Project Gutenberg's Cours de philosophie positive. (4/6), by Auguste Comte This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Cours de philosophie positive. (4/6) Author: Auguste Comte Release Date: April 11, 2010 [EBook #31947] Language: French *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS DE PHILOSOPHIE *** Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) COURS DE PHILOSOPHIE POSITIVE PAR M. AUGUSTE COMTE ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE, RÉPÉTITEUR D'ANALYSE TRANSCENDANTE ET DE MÉCANIQUE RATIONNELLE A CETTE ÉCOLE, ET EXAMINATEUR DES CANDIDATS QUI S'Y DESTINENT. TOME QUATRIÈME, CONTENANT LA PHILOSOPHIE SOCIALE ET LES CONCLUSIONS GÉNÉRALES. PREMIÈRE PARTIE. PARIS, BACHELIER, IMPRIMEUR-LIBRAIRE, POUR LES SCIENCES, QUAI DES AUGUSTINS, Nº 55. 1839 AVIS DE L'ÉDITEUR. La publication de ce quatrième et dernier volume, beaucoup plus étendu qu'aucun des précédens, ne pouvant être complète avant la fin de 1839, l'auteur s'est décidé, pour satisfaire, autant que possible, une juste impatience, dont il est d'ailleurs fort honoré, à en publier aujourd'hui séparément la première partie. Formant un peu plus de la moitié du volume, elle comprend toute la portion dogmatique de la philosophie sociale, c'est-à-dire l'exposition fondamentale de la destination politique qui lui est propre, de l'esprit scientifique qui la caractérise, et de ses théories générales de l'existence et du mouvement des sociétés humaines. Conformément au tableau synoptique annexé, dès l'origine, au premier volume de cet ouvrage, la seconde moitié du volume actuel, qui paraîtra vraisemblablement en décembre prochain, contiendra ensuite toute la portion historique de cette philosophie sociale; elle sera terminée par les conclusions finales qui résultent graduellement de l'ensemble total de ce Traité. Sans cette décomposition en deux parties, l'étendue inusitée de ce tome quatrième fût devenue matériellement incommode, à moins de publier un volume de plus que l'éditeur ne l'avait annoncé dans son engagement primitif envers le public. En consentant à cette publication partielle, sans se dissimuler le grave inconvénient scientifique de toute séparation, même très méthodique, dans un volume aussi homogène, consacré à un système de démonstrations aussi continu, dont toutes les branches s'éclairent et se fortifient mutuellement, l'auteur espère que les lecteurs auxquels cette première partie pourrait inspirer quelques objections importantes voudront bien suspendre, jusqu'à l'entière appréciation du volume, leur jugement définitif, afin de prévenir toute décision prématurée, ultérieurement sujette à une rectification spontanée. Paris, le 24 juillet 1839. AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR. À une époque de divagation intellectuelle et de versatilité politique, toute longue persévérance dans une direction rigoureusement invariable peut, sans doute, être justement signalée au public, comme une sorte de garantie préliminaire, non-seulement de la sincérité et de la maturité des nouveaux principes qui lui sont soumis, mais peut-être aussi de leur rectitude, de leur consistance, et même de leur opportunité: car, de nos jours, rien n'est à la fois aussi difficile, aussi important, et aussi rare qu'un esprit pleinement conséquent. Tel est surtout le motif d'après lequel je crois devoir ici rappeler spécialement l'avis général contenu dans le préambule du premier volume de cet ouvrage, sur ma première manifestation, déjà ancienne et presque oubliée, de la plupart des conceptions fondamentales que je vais maintenant développer relativement à l'entière rénovation des théories sociales. La première partie de mon _Système de politique positive_, écrite et imprimée, en 1822, à l'âge de vingt-quatre ans, sous le titre primitif et spécial de _Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société_, et réimprimée en 1824, sous son titre définitif et plus général; ensuite mes _Considérations philosophiques sur les sciences et les savans_, publiées à la fin de 1825, dans les nos 7, 8 et 10 du _Producteur_; et enfin mes _Considérations sur le pouvoir spirituel_, insérées dans les nos 13, 20 et 21 du même recueil hebdomadaire, au commencement de 1826, ont, en effet, exposé, depuis long-temps, à tous les penseurs européens, les divers principes caractéristiques de l'ensemble de mes travaux ultérieurs sur la philosophie politique[1]. Chacun pourra s'en convaincre aisément par la comparaison directe de ces anciens écrits au volume que je publie maintenant comme dernier élément indispensable de mon système général de philosophie positive. [Footnote 1: Si j'écrivais ici une notice historique sur mes travaux en philosophie politique, je devrais même faire remonter l'énumération précédente jusqu'à un travail important publié, en 1820, dans un recueil intitulé l'_Organisateur_, et qui, quoiqu'il ne portât pas mon nom, m'était réellement propre. La marche générale des sociétés modernes depuis le onzième siècle y fut examinée en deux articles distincts, dont l'un exposa la décadence continue de l'ancien système politique, tandis que l'autre expliqua le développement graduel des élémens du système nouveau. Quoique ma découverte de la loi fondamentale de succession des trois états généraux de l'esprit humain et de la société ne fût point encore accomplie, j'ai tout lieu de croire que cette première ébauche n'a pas été sans quelque influence sur les travaux postérieurs de divers esprits distingués relativement à l'histoire politique des temps modernes.] Un retour aussi complet et aussi spontané à ces premières inspirations de la jeunesse, seulement perfectionnées, dans l'âge mûr, par une aussi longue série de méditations méthodiques sur le système entier de nos conceptions scientifiques, constitue, à mes yeux, une des épreuves les plus décisives qui puissent m'animer d'une confiance vraiment inébranlable dans la justesse fondamentale de la direction que je me suis ouverte, et dont la nouveauté doit tant faire sentir le besoin des vérifications les plus variées. Tous les juges compétens partageront, j'espère, la même impression, en voyant, dans ce quatrième volume, quelle consistance et quelle lucidité nouvelles mes principes essentiels de philosophie politique tirent naturellement de leur intime connexion avec les indispensables antécédens scientifiques que je leur ai graduellement préparés par les trois premiers volumes de ce Traité. C'est pourquoi je me féliciterai toujours d'avoir, dès l'origine, nettement écarté le conseil irrationnel que, dans leur bienveillante sollicitude, plusieurs hommes distingués avaient cru devoir me donner, de publier d'abord la partie de cet ouvrage relative à la science sociale. Trop exclusivement préoccupés du désir d'attirer sur mes travaux une attention plus prochaine et plus vive, ces amis n'avaient point senti que, par une aussi flagrante perturbation logique, j'aurais tendu à ruiner d'avance les principes fondamentaux de hiérarchie scientifique qui caractérisent le mieux ma philosophie, en même temps que je me serais ainsi radicalement privé, pour l'établissement des théories sociales, des divers fondemens nécessaires que doit leur offrir l'ensemble de la philosophie naturelle, et qui, dans nos temps d'anarchie intellectuelle, peuvent seuls déterminer enfin, entre tous les bons esprits, une communion réelle et durable. La longue période déjà écoulée depuis la production primordiale de ma philosophie politique, m'a souvent procuré des confirmations d'une autre sorte, et non moins précieuses, que je dois également indiquer ici, par la tendance irrécusable et incessamment croissante, quoique jusqu'à présent toujours très partielle, de la plupart des penseurs contemporains vers une philosophie analogue. Dans le cours de ces seize années, on n'a guère publié, j'ose le dire, d'ouvrages politiques de quelque portée, du moins en France, qui n'aient offert d'évidens témoignages de cette incomplète convergence, soit qu'elle ait spontanément résulté d'un même sentiment fondamental de nos principales nécessités sociales, sentiment toutefois bien rare et très vague jusqu'alors, soit que l'influence inaperçue ou dissimulée de mes premiers travaux ait, en effet, graduellement contribué à la produire[2]. Mais, dans l'un et l'autre cas, des inconséquences capitales et multipliées auraient pu, d'ordinaire, hautement dévoiler le défaut d'homogénéité on d'originalité d'une semblable direction, chez ceux même qui d'abord paraissaient l'avoir le mieux suivie. Quoique tous les aspects essentiels de ma philosophie sociale aient peut-être été déjà saisis isolément par quelques intelligences, ce qui m'autorise à croire à son opportunité, en me procurant certains points de contact avec les opinions les plus opposées, cependant je reste, malheureusement, encore le seul jusqu'ici en possession pleinement efficace du principe fondamental et du système rationnel de cette nouvelle doctrine. Envers tant d'éminens esprits qui, de nos jours, se sont sérieusement occupés de la rénovation des théories sociales, cette différence radicale doit, sans doute, tenir surtout à ce que aucun d'eux n'a pu avoir, comme moi, l'avantage, en quelque sorte accidentel, et néanmoins si important, d'être directement placé, par l'ensemble de son éducation, au seul point de vue intellectuel d'où l'on puisse aujourd'hui découvrir la véritable issue de cette immense difficulté philosophique. La publication de ce Traité, enfin complété par ce quatrième volume, aura, je l'espère, pour résultat plus ou moins prochain, de faire nettement comprendre à toutes les hautes intelligences l'indispensable nécessité de cette condition fondamentale, de leur faciliter, en même temps, les moyens d'y satisfaire, et, par suite, d'utiliser bientôt, au profit de la réorganisation sociale, tant d'estimables efforts, jusqu'ici laborieusement stériles. Paris, le 23 Décembre 1838 [Footnote 2: Je ne saurais, par exemple, méconnaître ce second cas chez des écrivains qui, en s'efforçant, plus ou moins heureusement, de s'approprier une partie de mes idées philosophiques ou politiques, se sont même textuellement emparés de pages entières, en négligeant d'ailleurs presque toujours d'indiquer un nom qu'ils savaient être trop ignoré du public. Ceux de mes lecteurs qui croiraient apercevoir quelque analogie entre certaines parties de ce volume et divers ouvrages antérieurs, devront donc, pour une équitable appréciation, prendre d'abord en considération indispensable les dates précises que je viens de rappeler. L'oubli d'une telle précaution pourrait entraîner à de graves injustices envers un philosophe qui ose se glorifier d'avoir toujours fait une part pleinement consciencieuse, et souvent beaucoup trop généreuse peut-être, à chacun de ses différens prédécesseurs, tandis que lui-même n'éleva jamais jusqu'ici la moindre réclamation contre les emprunts peu scrupuleux dont on a fréquemment honoré ses écrits, ses leçons, et jusqu'à ses conversations.] TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS LA PREMIÈRE PARTIE DU TOME QUATRIÈME. AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR AVIS DE L'AUTEUR 46e Leçon. Considérations politiques préliminaires sur la nécessité et l'opportunité de la _physique sociale_, d'après l'analyse fondamentale de l'état social actuel. 47e Leçon. Appréciation sommaire des principales tentatives philosophiques entreprises jusqu'ici pour constituer la science sociale. 48e Leçon. Caractères fondamentaux de la méthode positive dans l'étude rationnelle des phénomènes sociaux. 49e Leçon. Relations nécessaires de la physique sociale avec les autres branches fondamentales de la philosophie positive. 50e Leçon. Considérations préliminaires sur la statique sociale, ou théorie générale de l'ordre spontané des sociétés humaines. 51e Leçon. Lois fondamentales de la dynamique sociale, ou théorie générale du progrès naturel de l'humanité. COURS DE PHILOSOPHIE POSITIVE. QUARANTE-SIXIÈME LEÇON. Considérations politiques préliminaires sur la nécessité et l'opportunité de la _physique sociale_, d'après l'analyse fondamentale de l'état social actuel. Dans chacune des cinq parties précédentes de ce Traité, l'exploration philosophique a constamment reposé sur un état scientifique préexistant et unanimement reconnu, dont la constitution générale, quoique toujours plus ou moins incomplète jusqu'à présent, même à l'égard des phénomènes les moins compliqués et les mieux étudiés, satisfaisait déjà cependant, au moins en principe, même pour les cas les plus récens et les plus imparfaits, aux conditions fondamentales de la positivité, de manière à n'exiger ici qu'un simple travail d'appréciation rationnelle, toujours dirigé suivant des règles incontestables, et conduisant, presque spontanément, à l'indication motivée des principaux perfectionnemens ultérieurs, destinés surtout à dégager définitivement la science réelle de toute influence indirecte de l'ancienne philosophie. Il n'en peut plus être ainsi, malheureusement, dans cette sixième et dernière partie, consacrée à l'étude des phénomènes sociaux, dont les théories ne sont point encore sorties, même chez les plus éminens esprits, de l'état théologico-métaphysique, auquel tous les penseurs semblent aujourd'hui les concevoir comme devant être, par une fatale exception, indéfiniment condamnées. Sans changer de nature ni de destination, l'opération philosophique que j'ai osé entreprendre devient donc maintenant plus difficile et plus hardie, et doit présenter un nouveau caractère: au lieu de juger et d'améliorer, il s'agit désormais essentiellement de créer un ordre tout entier de conceptions scientifiques, qu'aucun philosophe antérieur n'a seulement ébauché, et dont la possibilité n'avait même jamais été nettement entrevue. Une telle création, fût-elle plus heureusement accomplie, ne saurait, évidemment, élever tout-à-coup cette branche complémentaire de la philosophie naturelle, qui se rapporte aux phénomènes les plus compliqués, au niveau rationnel des diverses sciences fondamentales déjà constituées, de celles même dont le développement est le moins avancé. Que cette fondation soit d'abord poussée au point, non-seulement de constater, pour tous les bons esprits, la possibilité actuelle de concevoir et de cultiver la science sociale à la manière des sciences pleinement positives, mais aussi de marquer nettement le vrai caractère philosophique de cette science définitive, et d'en établir solidement les principales bases, c'est là, sans doute, tout ce qu'il est permis de tenter de nos jours: en même temps, cela suffit essentiellement, comme j'espère le démontrer, à nos plus urgentes nécessités intellectuelles, et même aux besoins les plus impérieux de la pratique sociale, surtout actuelle. Ainsi réduite, l'opération n'en demeure pas moins trop étendue encore pour que je puisse lui accorder tout le développement convenable dans un ouvrage qui doit, avant tout, rester consacré à l'ensemble de la philosophie positive, où cette science nouvelle ne saurait figurer qu'à titre de l'un des éléments indispensables, celui de tous d'ailleurs dont l'importance mérite, à tant d'égards, de devenir aujourd'hui prépondérante. Par un Traité spécial de philosophie politique, j'exposerai ultérieurement, d'une manière directe et complète, la série de mes idées sur ce grand sujet, avec les diverses explications qu'il exige, et sans négliger les principales applications usuelles à l'état transitoire des sociétés actuelles. Ici, je dois nécessairement me restreindre aux considérations les plus générales, en me tenant toujours, aussi scrupuleusement que possible, au point de vue strictement scientifique, sans me proposer d'autre action immédiate que la résolution de notre anarchie intellectuelle, véritable source première de l'anarchie morale, et ensuite de l'anarchie politique, dont je n'aurai point ainsi à m'occuper directement. Mais l'extrême nouveauté d'une semblable doctrine rendrait ces considérations scientifiques presque inintelligibles, et essentiellement inefficaces, si cependant mon exposition ne devenait point, dans ce volume, à l'égard d'une science que je m'efforce de créer, beaucoup plus explicite et même plus spéciale qu'elle n'a dû l'être dans les volumes précédents, où je pouvais supposer le lecteur suffisamment familiarisé d'avance avec le fond du sujet. C'est pourquoi, avant même d'entrer méthodiquement en matière, je suis obligé, afin de placer définitivement l'esprit du lecteur au point de vue vraiment convenable, de consacrer préalablement cette leçon et la suivante à caractériser sommairement l'importance réelle d'une telle opération philosophique, et l'inanité radicale des principales tentatives dont elle a été jusqu'ici l'objet indirect. L'immense lacune fondamentale que laisse, évidemment, dans le système général de la philosophie positive, le déplorable état d'enfance prolongée où languit encore la science sociale, devrait suffire, sans doute, pour rendre hautement irrécusable, à toute intelligence véritablement philosophique, la stricte nécessité d'une entreprise destinée à imprimer enfin à l'esprit humain, si bien préparé déjà à tous autres égards, ce grand caractère d'unité de méthode et d'homogénéité de doctrine, indispensable à la plénitude de son développement spéculatif, et sans lequel même son activité pratique ne saurait avoir ni assez de noblesse, ni assez d'énergie. Mais, quelle que soit la profonde gravité intrinsèque d'une telle considération, qui, à vrai dire, embrasse implicitement toutes les autres, les meilleurs esprits sont aujourd'hui placés, relativement aux idées politiques, à un point de vue beaucoup trop superficiel et trop étroit pour devenir susceptibles d'en saisir immédiatement la portée effective, et d'y puiser un motif suffisant de soutenir, avec persévérance, la longue et pénible contention qu'exige, de toute nécessité, l'accomplissement graduel d'une opération aussi difficile. À l'état naissant, aucune science ne saurait être cultivée ni conçue isolément de l'art correspondant, comme je l'ai établi dans la quarantième leçon, où nous avons reconnu qu'une telle adhérence doit être naturellement d'autant plus intense et plus prolongée qu'il s'agit d'un ordre de phénomènes plus compliqué. Si donc la science biologique elle-même, malgré sa constitution plus avancée, nous a paru encore trop étroitement attachée à l'art médical, faut-il s'étonner de la tendance habituelle des hommes d'état à dédaigner, comme de vains jeux d'esprit, toutes les spéculations sociales qui ne sont point immédiatement liées à des opérations pratiques? Quelque aveugle que soit une semblable disposition, on doit, en ce cas, y persister avec d'autant plus d'opiniâtreté qu'on y croit voir le meilleur préservatif contre l'invasion pernicieuse des vagues et chimériques utopies, quoique l'expérience la plus décisive ait certes surabondamment prouvé la haute insuffisance de cette précaution si vantée, qui ne peut nullement empêcher le débordement journalier des plus extravagantes illusions. C'est afin de me conformer, autant que le comporte la nature de cet ouvrage, à ce qu'il y a de vraiment raisonnable au fond de cette puérile injonction, que je crois devoir destiner cette leçon tout entière à quelques explications préliminaires sur la relation fondamentale et directe de l'opération, purement abstraite en apparence, qui consiste à instituer aujourd'hui ce que j'ai nommé la _physique sociale_[3], avec l'ensemble des principaux besoins que le déplorable état des sociétés actuelles manifeste si énergiquement à tous les esprits sérieux et clairvoyants. Après cet éclaircissement préalable, sur lequel je serai ainsi dispensé de revenir ultérieurement, tous les véritables hommes d'état comprendront, j'espère, que, pour ne prétendre à aucune application actuelle et spéciale, ce grand travail n'en est pas moins irrécusablement susceptible d'une utilité réelle et capitale, sans laquelle il ne mériterait point, en effet, d'intéresser la sollicitude de ceux que préoccupe par dessus tout, à si juste titre, l'obligation, devenue chaque jour plus indispensable et, en apparence, plus difficile, de résoudre enfin l'effrayante constitution révolutionnaire des sociétés modernes. [Footnote 3: Cette expression, et celle, non moins indispensable, de _philosophie positive_, ont été construites, il y a dix-sept ans, dans mes premiers travaux de philosophie politique. Quoique aussi récens, ces deux termes essentiels ont déjà été en quelque sorte gâtés par les vicieuses tentatives d'appropriation de divers écrivains, qui n'en avaient nullement compris la vraie destination, malgré que j'en eusse, dès l'origine, par un usage scrupuleusement invariable, soigneusement caractérisé l'acception fondamentale. Je dois surtout signaler cet abus, à l'égard de la première dénomination, chez un savant belge qui l'a adoptée, dans ces dernières années, comme titre d'un ouvrage où il s'agit tout au plus de simple statistique.] Du point de vue élevé où nous ont graduellement placés les trois premiers volumes de ce Traité, l'ensemble de cette situation sociale se présente dans tout son jour, et sous l'aspect le plus simple, comme essentiellement caractérisé par une anarchie profonde et de plus en plus étendue, quoique d'ailleurs de nature purement transitoire, de tout le système intellectuel, pendant le long interrègne qui devait résulter de la décadence toujours croissante de la philosophie théologico-métaphysique, parvenue, de nos jours, à une impuissante décrépitude, et du développement continu, mais encore incomplet, de la philosophie positive, jusqu'ici trop étroite, trop spéciale et trop timide, pour s'emparer enfin du gouvernement spirituel de l'humanité. C'est jusque là qu'il faut remonter, afin de saisir réellement l'origine effective de l'état flottant et contradictoire où nous voyons aujourd'hui toutes les grandes notions sociales, et qui, par une invincible nécessité, trouble si déplorablement la vie morale et la vie politique: mais c'est aussi là seulement qu'on peut nettement apercevoir le système général des opérations successives, les unes philosophiques, les autres politiques, qui doivent peu à peu délivrer la société de cette fatale tendance à une imminente dissolution, et la conduire directement à une organisation nouvelle, à la fois plus progressive et plus consistante que celle qui reposa sur la philosophie théologique. Telle est la proposition capitale dont l'irrécusable démonstration résultera spontanément, j'espère, de l'ensemble de ce volume, et qui doit être ici le sujet sommaire d'une première ébauche d'explication générale, destinée surtout à caractériser l'impuissance également radicale des écoles politiques les plus opposées, et à constater l'indispensable nécessité d'introduire enfin, dans ces luttes aussi vaines qu'orageuses, un esprit entièrement nouveau, seul susceptible, par son ascendant graduellement universel, de guider nos sociétés vers le terme définitif de l'état révolutionnaire qui s'y développe sans cesse depuis trois siècles. L'ordre et le progrès, que l'antiquité regardait comme essentiellement inconciliables, constituent de plus en plus, par la nature de la civilisation moderne, deux conditions également impérieuses, dont l'intime et indissoluble combinaison caractérise désormais et la difficulté fondamentale et la principale ressource de tout véritable système politique. Aucun ordre réel ne peut plus s'établir, ni surtout durer, s'il n'est pleinement compatible avec le progrès; aucun grand progrès ne saurait effectivement s'accomplir, s'il ne tend finalement à l'évidente consolidation de l'ordre. Tout ce qui indique une préoccupation exclusive de l'un de ces deux besoins fondamentaux au préjudice de l'autre, finit par inspirer aux sociétés actuelles une répugnance instinctive, comme méconnaissant profondément la vraie nature du problème politique. Aussi la politique positive sera-t-elle surtout caractérisée, dans la pratique, par son aptitude tellement spontanée à remplir cette double indication, que l'ordre et le progrès y paraîtront directement les deux aspects nécessairement inséparables d'un même principe, suivant la propriété essentielle déjà graduellement réalisée, à certains égards, pour les diverses classes d'idées devenues maintenant positives. L'ensemble de ce volume ne laissera, j'espère, aucun doute sur l'extension effective aux idées politiques de cet attribut général du véritable esprit scientifique, qui représente toujours les conditions de la liaison et celles de l'avancement comme originairement identiques. Il me suffit, en ce moment, d'indiquer rapidement, à ce sujet, l'aperçu fondamental d'après lequel les notions réelles d'ordre et de progrès doivent être, en physique sociale, aussi rigoureusement indivisibles que le sont, en biologie, les notions d'organisation et de vie, d'où, aux yeux de la science, elles dérivent évidemment. Mais l'état présent du monde politique est encore très éloigné de cette inévitable conciliation finale. Car, le vice principal de notre situation sociale consiste, au contraire, en ce que les idées d'ordre et les idées de progrès se trouvent aujourd'hui profondément séparées, et semblent même nécessairement antipathiques. Depuis un demi-siècle que la crise révolutionnaire des sociétés modernes développe son vrai caractère, on ne peut se dissimuler qu'un esprit essentiellement rétrograde a constamment dirigé toutes les grandes tentatives en faveur de l'ordre, et que les principaux efforts entrepris pour le progrès ont toujours été conduits par des doctrines radicalement anarchiques. Sous ce rapport fondamental, les reproches mutuels que s'adressent aujourd'hui les partis les plus tranchés, ne sont, malheureusement, que trop mérités. Tel est le cercle profondément vicieux dans lequel s'agite si vainement la société actuelle, et qui n'admet d'autre issue finale que l'unanime prépondérance d'une doctrine également progressive et hiérarchique. Les observations d'après lesquelles je vais ici sommairement ébaucher cette importante appréciation, sont par leur nature, essentiellement applicables à toutes les populations européennes, dont la désorganisation a été réellement commune et même simultanée, quoiqu'à des degrés différens et avec diverses modifications, et qui ne sauraient non plus être réorganisées indépendamment les unes des autres, bien que assujéties à un ordre déterminé. Cependant, nous devons plus spécialement avoir en vue la société française, non-seulement parce que l'état révolutionnaire s'y manifeste d'une manière plus complète et plus évidente, mais aussi comme étant, au fond, malgré quelques apparences contraires, mieux préparée qu'aucune autre, sous tous les rapports importans, à une vraie réorganisation, ainsi que je l'établirai ultérieurement. Quelque infinie variété qui semble d'abord exister entre toutes les opinions douées aujourd'hui d'une véritable activité politique, on reconnaît aisément, par une judicieuse analyse, qu'elles sont, au contraire, circonscrites jusqu'à présent dans une sphère extrêmement étroite, puisqu'elles ne consistent réellement qu'en un mélange variable de deux ordres d'idées radicalement antagonistes, dont le second ne constitue même, à vrai dire, qu'une simple négation du premier, sans aucun dogme propre et nouveau. La situation actuelle des sociétés ne peut, en effet, devenir intelligible qu'autant qu'on y voit la suite et le dernier terme de la lutte générale entreprise, pendant le cours des trois siècles précédents, pour la démolition graduelle de l'ancien système politique. Or, d'un tel point de vue, on aperçoit aussitôt que si, depuis cinquante ans, l'irrévocable décomposition de ce système a commencé à manifester, avec une évidence toujours croissante, l'impérieuse nécessité de la fondation d'un système nouveau, le sentiment encore incomplet de ce besoin capital n'a cependant inspiré jusqu'ici aucune conception vraiment originale, directement appropriée à cette grande destination: en sorte que les idées théoriques sont aujourd'hui demeurées très inférieures aux nécessités pratiques, que, dans l'état normal de l'organisme social, elles devancent habituellement, afin d'en préparer la satisfaction régulière et paisible. Quoique, dès-lors, le principal mouvement politique ait dû changer entièrement de nature, et de purement critique, tel qu'il paraissait jusque-là, tendre de plus en plus à devenir distinctement organique, néanmoins, par une suite inévitable de cette immense lacune philosophique, il n'a pu cesser encore d'être toujours uniquement dirigé d'après les mêmes idées qui avaient guidé les divers partis pendant la longue durée de la lutte antérieure, et avec lesquelles tous les esprits s'étaient ainsi profondément familiarisés. Défenseurs et assaillans de l'ancien système, tous, par une inévitable et imperceptible transition, ont pareillement tenté de convertir leurs vieux appareils de guerre en instrumens de réorganisation, sans soupçonner leur inaptitude également nécessaire à cette nouvelle opération, dont la nature repousse, avec la même énergie, les deux sortes de principes, les uns comme évidemment rétrogrades, les autres comme exclusivement critiques. On ne saurait nier que tel ne soit essentiellement, encore aujourd'hui, le déplorable état intellectuel du monde politique. Toutes les idées d'ordre sont uniquement empruntées jusqu'ici à l'antique doctrine du système théologique et militaire, envisagé surtout dans sa constitution catholique et féodale; doctrine qui, du point de vue philosophique de ce Traité, représente incontestablement l'état théologique de la science sociale: de même, toutes les idées de progrès continuent à être exclusivement déduites de la philosophie purement négative qui, issue du protestantisme, a pris, au siècle dernier, sa forme finale et son développement intégral; et dont les diverses applications sociales, considérées dans leur ensemble, constituent, en réalité, l'état métaphysique de la politique. Les diverses classes de la société adoptent spontanément l'une ou l'autre de ces deux directions opposées, suivant leur disposition naturelle à éprouver davantage le besoin de conservation ou celui d'amélioration. Telle est la cause immédiate qui sépare aujourd'hui si profondément les deux principaux aspects de la question sociale, et qui détermine si fréquemment, dans la pratique, l'annulation réciproque des tentatives divergentes dont ils deviennent alternativement l'objet. À chaque nouvelle face que la marche naturelle des événemens vient faire successivement ressortir dans le besoin fondamental de notre époque, on remarque l'invariable tendance de l'école rétrograde à proposer, comme remède unique et universel, la restauration de la partie correspondante de l'ancien système politique; et l'on peut observer aussi la disposition non moins constante de l'école critique à rapporter exclusivement le mal à une trop incomplète destruction de ce système, d'où résulte toujours, comme inévitable et uniforme solution, le conseil de supprimer encore davantage toute puissance régulatrice[4]. Rarement, il est vrai, surtout aujourd'hui, chacune de ces deux doctrines antagonistes se présente dans toute sa plénitude et avec son homogénéité primitive: elles tendent de plus en plus à n'avoir cette existence exclusive que chez des esprits purement spéculatifs. Mais, le monstrueux alliage que, de nos jours, on tente d'établir entre ces principes incompatibles, et dont les divers degrés caractérisent les différentes nuances politiques existantes, ne saurait, évidemment, être doué d'aucune vertu étrangère aux élémens qui le composent, et ne tend, au contraire, en réalité, qu'à développer leur neutralisation mutuelle. Il est donc indispensable, pour la justesse et la netteté de notre analyse, que la politique théologique et la politique métaphysique soient d'abord envisagées chacune isolément et en elle-même, sauf à considérer ensuite leur antagonisme effectif, et à apprécier enfin les vaines combinaisons qu'on s'est efforcé d'instituer entre elles. [Footnote 4: En n'hésitant point à qualifier ici, avec la consciencieuse fermeté d'un esprit franchement scientifique, les deux tendances nécessaires, l'une rétrograde, l'autre anarchique, de nos principales écoles politiques, je crois devoir indiquer, une fois pour toutes, combien je suis éloigné d'en vouloir tirer la moindre induction défavorable aux intentions habituelles de leurs partisans respectifs. Par principe, je suis profondément convaincu que, surtout en politique, toute mauvaise intention est éminemment exceptionnelle, quoique la plupart des hommes engagés dans les luttes sociales soient ordinairement incapables d'apercevoir les plus graves conséquences réelles des doctrines qu'ils y professent. Chaque parti renferme, sans doute, un petit nombre d'ambitieux qui, souvent dénués de toute vraie conviction personnelle, ne se proposent d'autre but essentiel que d'exploiter la foi commune au profit de leur propre élévation: ceux-là, il faut savoir les braver et même les flétrir au besoin. Mais, à cette unique exception près, le bon côté de la nature humaine étant évidemment le seul qui puisse permettre des associations de quelque étendue et de quelque durée, aucune opinion politique ne saurait vivre sans avoir réellement en vue le bien public, quelque étroite et imparfaite notion qu'elle s'en forme d'ailleurs. Ainsi, ceux qu'on accuse aujourd'hui le plus justement de tendance rétrograde, ne veulent certainement que replacer le monde politique dans une situation vraiment normale, d'où il ne leur semble être sorti que pour se précipiter vers l'imminente dissolution de tout ordre social. Pareillement, ceux qui, à leur insu, tendent véritablement à l'anarchie, ne croient obéir qu'à l'évidente nécessité de détruire enfin irrévocablement un système politique devenu radicalement impropre à diriger désormais la société. L'erreur fondamentale des uns et des autres ne résulte même que d'une préoccupation trop exclusive de chacun des deux genres de conditions essentielles dont l'ensemble constitue la vraie définition du problème général de la politique actuelle.] Quelque pernicieuse que soit réellement aujourd'hui la politique théologique, aucun vrai philosophe ne saurait jamais oublier que la formation et le premier développement des sociétés modernes se sont accomplis sous sa bienfaisante tutelle, comme je parviendrai, j'espère, à le faire dignement ressortir dans la partie historique de ce volume. Mais il n'est pas moins incontestable que, depuis environ trois siècles, son influence a été, chez les peuples les plus avancés, essentiellement rétrograde, malgré les services partiels qu'elle a pu y rendre encore. Il serait certainement superflu de s'arrêter ici à aucune discussion spéciale de cette doctrine, pour constater maintenant sa haute insuffisance nécessaire, que la marche spontanée des événemens fait chaque jour si nettement ressortir. L'absence déplorable de toute vue réelle sur la réorganisation sociale peut seule expliquer l'absurde projet de donner aujourd'hui pour appui à l'ordre social un système politique qui n'a pu se soutenir lui-même devant le progrès naturel de l'intelligence et de la société. Dans la suite de ce volume, l'analyse historique des transformations successives qui ont graduellement amené l'entière dissolution du système catholique et féodal, démontrera, mieux qu'aucune argumentation directe, combien cette décadence est désormais radicale et irrévocable. L'école théologique ne sait habituellement expliquer une telle décomposition que par des causes presque fortuites et pour ainsi dire personnelles, hors de toute proportion raisonnable avec l'immensité des effets observés; ou bien, poussée à bout, elle recourt à son artifice ordinaire, et s'efforce, par une explication surnaturelle, de rattacher cette grande chaîne d'événemens à une sorte de mystérieuse fantaisie de la providence, qui se serait avisée de susciter à l'ordre social un temps d'épreuve, dont l'époque ni la durée, pas plus que le caractère, ne sauraient d'ailleurs être nullement motivés. Nous reconnaîtrons, au contraire, d'après l'ensemble des faits historiques, que toutes les grandes modifications successivement éprouvées par le système théologique et militaire ont, dès l'origine, et de plus en plus, constamment tendu vers l'élimination complète et définitive d'un régime auquel la loi fondamentale de l'évolution sociale assignait nécessairement un office simplement provisoire, quoique strictement indispensable. Il sera, dès-lors, évident que tous les efforts dirigés vers la restauration de ce système, même en supposant possible leur succès momentané, bien loin de pouvoir ramener la société à un état vraiment normal, ne sauraient aboutir qu'à la replacer dans la situation qui a nécessité la crise révolutionnaire, en l'obligeant à recommencer plus violemment la destruction d'un régime qui, depuis long-temps, a cessé d'être compatible avec ses progrès principaux. Quoique, par ces motifs, je doive écarter ici toute controverse à ce sujet, je crois néanmoins nécessaire d'y signaler un nouvel aspect philosophique, qui me paraît indiquer le plus simple et le plus sûr critérium de la valeur effective d'une doctrine sociale quelconque, et qui est plus spécialement décisif contre la politique théologique. Envisagé du seul point de vue logique, le problème fondamental de notre réorganisation sociale me semble nécessairement réductible à cette unique condition essentielle: construire une doctrine politique assez rationnellement conçue pour que, dans l'ensemble de son développement actif, elle puisse toujours être pleinement conséquente à ses propres principes. Aucune des doctrines existantes ne satisfait aujourd'hui, même par une grossière approximation, à cette grande obligation intellectuelle: toutes renferment, comme élémens indispensables, ainsi que je vais l'indiquer sommairement, des contradictions nombreuses et directes sur la plupart des points importans. C'est surtout en cela que leur profonde insuffisance est le plus nettement caractérisée. On peut, en effet, poser en principe que la doctrine qui, relativement aux diverses questions fondamentales de la politique, aurait fourni des solutions exactement concordantes, sans que la progression des applications réelles l'amenât jamais à se démentir, devrait, par cette seule épreuve indirecte, être reconnue suffisamment apte à réorganiser la société; puisque cette réorganisation intellectuelle doit principalement consister à rétablir enfin, dans le système profondément troublé de nos diverses idées sociales, une harmonie réelle et durable. Quand une telle régénération ne serait même d'abord exactement accomplie que dans une seule intelligence (et il faut bien que, au début, elle commence nécessairement ainsi), sa généralisation plus ou moins prochaine n'en resterait pas moins assurée; car le nombre des esprits ne saurait nullement augmenter les difficultés essentielles de la convergence intellectuelle, et ne peut influer que sur le temps nécessaire à sa réalisation. J'aurai soin de signaler, en cas opportun, l'éminente supériorité que doit, sous ce rapport, manifester spontanément la philosophie positive, qui, une fois étendue aux phénomènes sociaux, liera nécessairement les divers ordres des idées humaines beaucoup plus complétement qu'ils n'ont jamais pu l'être par aucune autre voie. Telle est la principale règle qui, dès l'origine de mes travaux en philosophie politique, m'a toujours dirigé dans l'exacte appréciation de mes progrès successifs vers la conception d'une véritable doctrine sociale. C'est de la politique théologique qu'on devrait surtout attendre l'entier accomplissement de cette grande condition logique, dont les difficultés fondamentales semblent spontanément annulées pour une doctrine qui se borne, en reproduisant le passé, à coordonner un système si nettement défini par une longue application, et si pleinement développé dans toutes ses diverses parties essentielles, qu'il paraît nécessairement à l'abri de toute grave inconséquence. Aussi l'école rétrograde préconise-t-elle habituellement, comme son attribut caractéristique, la parfaite cohérence de ses idées, opposée aux fréquentes contradictions de l'école révolutionnaire. Néanmoins, quoique la politique théologique soit, en effet, par des motifs aisément appréciables, moins inconséquente aujourd'hui que la politique métaphysique, il est très facile de constater chaque jour sa tendance de plus en plus irrésistible aux concessions les plus fondamentales, directement contraires à tous ses principes essentiels. Rien n'est plus propre, sans doute, qu'un tel ordre d'observations à mettre en pleine évidence la profonde inanité actuelle d'une doctrine qui ne possède pas même, en réalité, la qualité la plus spontanément correspondante à sa nature. L'ancien système politique se montre ainsi tellement détruit désormais que ses partisans les plus dévoués en ont radicalement perdu le vrai sentiment général. On peut le reconnaître sans peine, non-seulement dans la pratique active, mais aussi chez les esprits purement spéculatifs, même les plus éminens, modifiés, à leur insu, par l'invincible entraînement de leur siècle. Quelques exemples saillans suffiront ici pour indiquer au lecteur attentif l'extension facile d'un tel examen. La démonstration serait trop aisée, si, comme la rigueur logique l'exigerait évidemment, on considérait d'abord la doctrine rétrograde relativement aux élémens essentiels de la civilisation moderne. Il n'est point douteux, en effet, que le développement continu et la propagation croissante des sciences, de l'industrie, et même des beaux-arts, n'aient été historiquement la principale cause originaire, quoique latente, de la décadence radicale du système théologique et militaire, dont les pertes spontanées eussent paru, sans cela, susceptibles d'une réparation praticable. Aujourd'hui, c'est surtout l'ascendant graduel de l'esprit scientifique qui nous préserve à jamais d'aucune résurrection réelle de l'esprit théologique, dans quelques aberrations rétrogrades que le cours des événemens puisse momentanément tendre à entraîner la société: de même, sous le point de vue temporel, l'esprit industriel, chaque jour plus étendu et plus prépondérant, constitue certainement la garantie la plus efficace contre tout retour sérieux de l'esprit militaire ou féodal. Quoique les luttes politiques ne soient pas encore ostensiblement établies entre ces deux couples de principes, tel n'en est pas moins, au fond, le caractère actuel de notre véritable antagonisme social. Or, malgré cette incontestable opposition, exista-t-il jamais, dans le développement moderne de la politique théologique, aucun gouvernement ou même aucune école assez pleinement rétrogrades pour oser réellement poursuivre ou seulement concevoir la compression systématique des sciences, des beaux-arts, et de l'industrie? Sauf quelques actes isolés, et certains esprits excentriques, qui, de loin en loin, sont venus involontairement décéler l'incompatibilité fondamentale, n'est-il pas, au contraire, évident que tous les pouvoirs tiennent à honneur d'encourager leurs progrès journaliers? Telle est, sans doute, la première inconséquence actuelle de la politique rétrograde, annulant ainsi, par le développement spontané de ses actes journaliers, ses vains projets généraux de reconstruction d'un passé dont le sentiment fondamental est désormais involontairement perdu pour tous les hommes d'état. Bien que la moins apparente, cette contradiction devrait sembler la plus fondamentale et la plus décisive, précisément comme étant plus universelle et plus instinctive qu'aucune autre. Celui qui, de nos jours, a le plus fortement conçu et le plus vigoureusement poursuivi la rétrogradation politique, Bonaparte lui-même, indépendamment de ses autres incohérences, n'a-t-il pas sincèrement tenté de s'ériger, après tant d'autres chefs de la même école, en protecteur déclaré de l'industrie, des beaux-arts, et des sciences? Les esprits purement spéculatifs n'échappent guère davantage à cette irrésistible tendance, quoique bien plus aisément susceptibles, par leur position, de s'isoler du mouvement général. Qu'on analyse, par exemple, les vaines tentatives si fréquemment renouvelées, depuis deux siècles, par tant d'intelligences distinguées et quelquefois supérieures, pour subordonner, suivant la formule théologique, la raison à la foi; il sera facile d'en reconnaître la constitution radicalement contradictoire, qui établit la raison elle-même juge suprême d'une telle soumission, dont l'intensité et la durée dépendent uniquement ainsi de ses décisions variables, rarement trop sévères. Le plus éminent penseur de l'école catholique actuelle, l'illustre de Maistre, a rendu lui-même un témoignage, aussi éclatant qu'involontaire, à cette inévitable nécessité de sa philosophie, lorsque, renonçant à tout appareil théologique, il s'est efforcé, dans son principal ouvrage, de fonder le rétablissement de la suprématie papale sur de simples raisonnemens historiques et politiques, d'ailleurs, à certains égards, admirables, au lieu de se borner à le commander directement de droit divin, seul mode pleinement en harmonie avec la nature d'une semblable doctrine, et qu'un tel esprit, à une autre époque, n'eût point hésité sans doute à suivre exclusivement, si l'état général de l'intelligence humaine n'en eût pas empêché, même chez lui, l'entière prépondérance. Une vérification aussi décisive doit dispenser ici de toute indication ultérieure à ce sujet. Considérons maintenant des incohérences plus directes, et qui, quoique étant réellement moins profondes, doivent naturellement frapper davantage, en ce qu'elles montrent une flagrante contradiction mutuelle entre les diverses parties essentielles d'une même doctrine. L'examen attentif du passé nous offrira plus tard, sous ce rapport, de nombreuses et irrécusables preuves, puisque la démolition effective de l'ancien système politique a été surtout opérée par le violent antagonisme réciproque des principaux pouvoirs qui le constituaient. Mais, en se bornant ici, comme l'exige la nature de ce chapitre préliminaire, à la simple observation de l'époque actuelle, on peut journellement constater, chez les différentes sections de l'école rétrograde, un état prononcé d'opposition directe à divers points fondamentaux de leur doctrine commune. Le cas le plus important de ce genre consiste, sans doute, dans l'étrange unanimité que manifeste cette école à consentir à la suppression réelle de la principale base du système catholique et féodal, en renonçant à la division capitale entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, ou, ce qui revient au même, en acquiesçant à la subalternisation générale du premier envers le second. C'est peut-être la seule grande notion politique sur laquelle tous les partis s'accordent aujourd'hui essentiellement, quoique la saine philosophie n'y puisse voir qu'une aberration profondément funeste, d'ailleurs momentanément inévitable. À cet égard, les rois ne se montrent certes pas moins révolutionnaires que les peuples; et les prêtres eux-mêmes, non-seulement dans les divers pays protestans, mais aussi chez les nations restées nominalement catholiques, ont ainsi ratifié volontairement leur propre dégradation politique, soit en vue d'un ignoble intérêt, soit, tout au moins, d'après un vain esprit d'étroite nationalité. Comment les uns ou les autres pourraient-ils, dès-lors, rêver la restauration contradictoire d'un système qu'ils ont aussi radicalement méconnu? La réunion préalable de toutes les innombrables sectes engendrées par la décadence croissante du christianisme, devrait constituer, à cet égard, une indispensable opération préliminaire. Or, les projets éphémères tentés dans ce sens, surtout en Allemagne, par quelques hommes d'état contemporains, ont toujours rapidement échoué devant l'aveugle mais insurmontable obstination des divers gouvernemens à retenir la direction suprême du pouvoir théologique, dont l'indispensable centralisation devenait aussitôt impossible. Sous ce rapport, les brutales inconséquences de Bonaparte, au milieu de ses vains efforts pour rétablir l'ancien système politique, n'ont fait que reproduire plus vivement un exemple déjà très familier à tant d'autres princes. Quand, après sa chute, les rois ont entrepris d'instituer de concert, contre le développement ultérieur de l'état révolutionnaire, un haut pouvoir européen, ils n'ont pas même pensé à la moindre participation de l'ancienne autorité spirituelle, dont ils usurpaient ainsi complétement l'attribut le plus légitime. Cette usurpation a été spontanément exécutée d'une manière tellement radicale que ce conseil suprême s'est trouvé, en grande partie, composé de chefs hérétiques, et dominé par un prince schismatique, ce qui rendait sensible à tous les yeux l'impossibilité d'y introduire, à aucun titre, le pouvoir papal, comme M. l'abbé de La Mennais l'avait autrefois justement remarqué, avant sa conversion révolutionnaire. Sans doute, ce n'est pas seulement de nos jours que les rois, et même les papes, ont, à beaucoup d'égards essentiels, directement subordonné l'application de leurs principes religieux aux intérêts immédiats de leur domination temporelle. Mais de telles inconséquences, outre qu'elles sont devenues aujourd'hui plus nombreuses et plus profondes, se présentent surtout comme bien plus décisives, en montrant à quel point la pensée fondamentale de l'ancien système politique a cessé d'être prépondérante chez ceux mêmes qui en ont entrepris avec le plus d'ardeur la chimérique restauration, ainsi qu'on a pu le voir en tant de grandes occasions contemporaines, par exemple, à l'égard de la Grèce, de la Pologne, etc. Cet esprit d'incohérence et de division de l'école rétrograde s'est fréquemment manifesté de nos jours, à tous les vrais observateurs, sous des formes très variées, mais également significatives, soit dans les triomphes partiels et momentanés de la politique théologique, soit dans ses revers. Pour un parti aussi fier de sa prétendue cohésion, la possession du pouvoir devait sans doute rallier naturellement toutes les nuances secondaires vers la réalisation fondamentale d'une doctrine dont on avait tant vanté la liaison et l'homogénéité. N'avons-nous pas vu, au contraire, pendant de longues années, les scissions les plus prononcées éclater successivement entre les subdivisions de plus en plus nombreuses de ce parti triomphant, et servir enfin d'instrument immédiat à sa chute politique? Malgré l'intime et évidente relation de leurs causes, les partisans du catholicisme et ceux de la féodalité ne se sont-ils pas alors violemment séparés? Parmi ces derniers, les défenseurs de l'aristocratie et ceux de la royauté ne se sont-ils pas mutuellement combattus? En un mot, cette courte période n'a-t-elle point successivement reproduit, sous nos yeux, l'effective manifestation, irrécusable quoique sommaire, des mêmes principes essentiels de discorde et de décomposition qui, lentement développés pendant les siècles antérieurs, avaient réellement déterminé l'irrévocable dissolution du système théologique et féodal? Si, par impossible, un succès analogue venait à se renouveler, je ne crains pas d'affirmer que, malgré cette expérience formelle, des séparations beaucoup plus prononcées encore éclateraient nécessairement, et plus tôt, dans l'intérieur du parti rétrograde, par l'influence inévitable de l'incompatibilité chaque jour plus complète et mieux sentie de l'état social actuel avec l'ancien système politique, dont la véritable pensée générale tend même de plus en plus à s'effacer et à se perdre entièrement chez ses plus zélés partisans. Plus la politique théologique trouve aujourd'hui à se développer et à s'appliquer, plus elle engendre d'inconciliables subdivisions, que dissimule le vague assentiment accordé à ses principes généraux, tant qu'ils sont contenus à l'état spéculatif: c'est, du point de vue scientifique, le symptôme ordinaire de toute théorie incompatible avec les faits. Depuis que la mémorable secousse de 1830 a fait passer le parti rétrograde à la simple condition d'opposant, son incohérence radicale s'est manifestée d'une autre manière non moins décisive, qui, sans être vraiment nouvelle, n'avait jamais été jusqu'ici aussi pleinement caractérisée. Pendant le cours des trois derniers siècles, ce parti, quand il était réduit à la défensive, recourut spontanément plus d'une fois aux principes essentiels de la doctrine révolutionnaire, sans reculer devant le danger final d'une aussi monstrueuse inconséquence. On put voir, par exemple, l'école catholique invoquant formellement le dogme de la liberté de conscience, au sujet de ses co-religionnaires d'Angleterre, et surtout d'Irlande, etc., tout en continuant à réclamer l'énergique répression du protestantisme en France, en Autriche, etc. Lorsque, dans notre siècle, la coalition des rois a voulu enfin soulever sérieusement l'Europe contre l'intolérable domination de Bonaparte, elle a solennellement rendu le témoignage le moins équivoque à l'impuissance de la doctrine rétrograde et à l'énergie de la doctrine critique, en renonçant, dans cette circonstance capitale, à se servir de la première, pour invoquer uniquement la seconde, qu'elle reconnaissait ainsi involontairement seule susceptible aujourd'hui d'exercer une action réelle sur les populations civilisées, sans cesser néanmoins, par la plus étrange contradiction, d'avoir ultérieurement en vue la restauration finale de l'ancien système politique. Mais cet aveu implicite de la décrépitude irrévocable de la politique théologique ne put être, à aucune époque, aussi complet et aussi décisif que nous le voyons aujourd'hui, où l'école rétrograde, s'efforçant de systématiser à son usage le corps entier de la doctrine critique, entreprend, sous nos yeux, comme ressource extrême, la vaine résurrection du régime catholique et féodal à l'aide des principes mêmes qui ont effectivement servi à le détruire, et dont elle n'hésite plus à ratifier spéculativement les conséquences les plus anarchiques: une telle subversion ne paraissant d'ailleurs motivée que sur un simple changement survenu dans le personnel de la royauté, sans que le vrai caractère du principal mouvement politique ait été, du reste, aucunement modifié. Ceux qui président à cette singulière métamorphose, passent pour les habiles par excellence du parti dont ils signent aussi catégoriquement l'abdication politique, et même, à certains égards, la dégradation morale[5]! [Footnote 5: Les opinions littéraires pouvant offrir, convenablement analysées, un reflet fidèle et instructif de l'état général de l'esprit humain à chaque époque, je crois convenable d'indiquer ici, comme une utile vérification nouvelle de cette inconséquence caractéristique des partis actuels, la correspondance directement contradictoire que l'on peut observer entre les deux camps opposés en littérature et en politique. Chacun se souvient que le romantisme s'introduisit en France, dès le commencement de ce siècle, sous les auspices de l'école catholico-féodale, qui se fit long-temps une sorte d'obligation de parti de préconiser les plus monstrueuses aberrations des novateurs littéraires; tandis que l'école révolutionnaire défendant, au contraire, avec ardeur la vieille légitimité classique, tenta même plus d'une fois de la placer sous la ridicule protection de réglemens officiels. Une telle méprise ne tenait, sans doute, de part et d'autre, qu'à ce que la littérature romantique se produisit d'abord comme essentiellement vouée à la représentation des temps chrétiens et féodaux, pendant que la littérature classique paraissait exclusivement consacrée à l'antiquité payenne et républicaine. Ce rapprochement superficiel, tout à-fait indépendant du vrai caractère fondamental de chaque système littéraire, a néanmoins suffi pour que, les uns en l'honneur et les autres par aversion de catholicisme, aient également fermé les yeux sur l'inconséquence évidente d'une semblable appréciation, comparée aux principes généraux d'autorité absolue ou de liberté indéfinie dont ils s'efforçaient respectivement d'établir la prépondérance politique. La répartition des opinions littéraires commence à s'effectuer sans doute d'une manière plus conforme aux lois ordinaires de l'analogie, en ce sens du moins que l'anarchie politique cesse maintenant de répudier l'anarchie littéraire. Mais le mode primitif, d'ailleurs si récent, n'en laisse pas moins des traces pleinement suffisantes encore pour faire ressortir la réalité de l'observation précédente.] Après de telles observations, que chacun peut aisément prolonger, il serait certainement inutile de s'arrêter davantage à constater ici l'impuissance radicale d'une doctrine qui, profondément antipathique à la civilisation actuelle, contient d'ailleurs aujourd'hui tant d'élémens directement contraires à ses propres principes fondamentaux, et ne peut pas même rallier, en réalité, ni dans les succès, ni dans les revers, ses divers partisans, quoiqu'elle leur offre, dans le passé, le type le mieux défini, dont l'assidue contemplation semblerait devoir prévenir toute grave divergence. On sait que de Maistre a reproché au grand Bossuet, et, à certains égards, avec raison, surtout en ce qui concerne l'église gallicane, d'avoir sérieusement méconnu la vraie nature politique du catholicisme; il ne serait pas difficile, comme je l'ai ci-dessus indiqué, de signaler aussi, chez le célèbre auteur _du Pape_, plusieurs inconséquences, sinon analogues, du moins équivalentes. Et l'on prétendrait réorganiser les sociétés modernes d'après une théorie assez décrépite pour n'être plus, depuis long-temps, suffisamment comprise, même de ses plus illustres interprètes! En soumettant, à son tour, la politique métaphysique à une pareille appréciation, il faut, avant tout, ne jamais perdre de vue que sa doctrine, quoique exclusivement critique, et par suite purement révolutionnaire, n'en a pas moins mérité long-temps la qualification de progressive, comme ayant en effet présidé aux principaux progrès politiques accomplis dans le cours des trois derniers siècles, et qui devaient être essentiellement négatifs. Cette doctrine pouvait seule irrévocablement détruire un système qui, après avoir dirigé les premiers développemens de l'esprit humain et de la société, tendait ensuite, par sa nature, à perpétuer indéfiniment leur enfance. Aussi le triomphe politique de l'école métaphysique devait-il constituer, comme pour tout autre ordre d'idées, une indispensable préparation à l'avénement social de l'école positive, à laquelle est exclusivement réservée la terminaison réelle de l'époque révolutionnaire, par la fondation définitive d'un système aussi progressif que régulier. Si, conçu dans un sens absolu, chacun des dogmes qui composent la doctrine critique ne peut manifester, en effet, qu'un caractère directement anarchique, la partie historique de ce volume démontrera clairement que, considéré à son origine, et restreint à l'ancien système, contre lequel il fut toujours évidemment institué, il établit, au contraire, une condition nécessaire, quoique simplement provisoire, d'une nouvelle organisation politique, jusqu'à l'apparition de laquelle la dangereuse activité de cet appareil destructif ne peut ni ne doit entièrement cesser. Par une nécessité, aussi évidente que déplorable, inhérente à notre faible nature, le passage d'un système social à un autre ne peut jamais être direct et continu; il suppose toujours, pendant quelques générations au moins, une sorte d'interrègne plus ou moins anarchique, dont le caractère et la durée dépendent de l'intensité et de l'étendue de la rénovation à opérer: les progrès politiques les plus sensibles se réduisent alors essentiellement à la démolition graduelle de l'ancien système, toujours miné d'avance dans ses divers fondemens principaux. Ce renversement préalable est non-seulement inévitable, par la seule force des antécédens qui l'amènent, mais même strictement indispensable, soit pour permettre aux élémens du système nouveau, qui s'étaient jusqu'alors lentement développés en silence, de recevoir peu à peu l'institution politique, soit encore afin de stimuler à la réorganisation par l'expérience des inconvéniens de l'anarchie. Outre ces motifs incontestables, faciles à apprécier aujourd'hui, une considération nouvelle, purement intellectuelle, que je dois ici plus précisément indiquer, me semble propre à mettre en une plus parfaite évidence l'obligation directe d'une telle marche, en démontrant que, sans cette destruction préalable, l'esprit humain ne pourrait même s'élever nettement à la conception générale du système à constituer. La débile portée de notre intelligence, et la brièveté de la vie individuelle comparée à la lenteur du développement social, retiennent notre imagination, surtout à l'égard des idées politiques, vu leur complication supérieure, sous la plus étroite dépendance du milieu effectif dans lequel nous vivons actuellement. Même les plus chimériques utopistes, qui croient s'être entièrement affranchis de toute condition de réalité, subissent, à leur insu, cette insurmontable nécessité, en reflétant toujours fidèlement par leurs rêveries l'état social contemporain. À plus forte raison, la conception d'un véritable système politique, radicalement différent de celui qui nous entoure, doit-elle excéder les bornes fondamentales de notre faible intelligence. L'état d'enfance et d'empirisme où la science sociale a jusqu'ici constamment langui, a dû d'ailleurs contribuer sans doute à rendre plus impérieuse et surtout plus étroite cette obligation naturelle. Ainsi, à ne considérer même les révolutions sociales que dans leurs simples conditions intellectuelles, la démolition très avancée du système politique antérieur y constitue évidemment un indispensable préambule, sans lequel ni les plus éminens esprits ne sauraient apercevoir nettement la vraie nature caractéristique du système nouveau, profondément dissimulée par le spectacle prépondérant de l'ancienne organisation, ni enfin, en supposant surmontée cette première difficulté, la raison publique ne pourrait se familiariser assez avec cette nouvelle conception pour en seconder la réalisation graduelle par son inévitable participation. La plus forte tête de toute l'antiquité, le grand Aristote, a été lui-même tellement dominé par son siècle qu'il n'a pu seulement concevoir une société qui ne fût point nécessairement fondée sur l'esclavage, dont l'irrévocable abolition a néanmoins commencé quelques siècles après lui. Une vérification aussi décisive doit faire apprécier suffisamment l'empire effectif d'une telle obligation générale, que l'histoire des sciences manifeste d'ailleurs hautement par tant d'exemples irrécusables, même à l'égard d'idées beaucoup plus simples que les idées politiques. Ces diverses considérations fondamentales sont, par leur nature, éminemment applicables à l'immense révolution sociale au milieu de laquelle nous vivons, et dont l'ensemble des révolutions antérieures n'a réellement constitué qu'un indispensable préliminaire. La rénovation n'ayant jamais pu être jusque alors aussi profonde ni aussi étendue, comment la société aurait-elle échappé ici à cette condition de renversement préalable, qu'elle avait précédemment subie dans des transformations bien moins capitales? Sans doute, il eût été très préférable que la chute de l'ancien système politique se fût retardée jusqu'au moment où le nouveau système aurait été propre à lui succéder immédiatement, en prévenant toute discontinuité organique. Mais cette utopique supposition est trop hautement contradictoire avec les plus évidentes conditions de la nature humaine, pour mériter aucun examen sérieux. Si, malgré la démolition déjà presque entièrement accomplie, les plus éminens esprits n'aperçoivent encore que dans une vague obscurité le vrai caractère de la réorganisation sociale, qu'était-ce donc quand l'ancien système en pleine vigueur devait immédiatement interdire tout aperçu quelconque d'un tel avenir! Il est, au contraire, évident qu'une lutte plus intense et plus prolongée contre le régime antérieur, a dû nécessiter un développement plus énergique et une concentration plus systématique de l'action révolutionnaire, directement rattachée enfin, pour la première fois, à une doctrine complète de négation méthodique et continue de tout gouvernement régulier. Telle est la source nécessaire et pleinement légitime de la doctrine critique actuelle; d'où l'on peut apercevoir nettement la véritable explication générale, soit des indispensables services que cette doctrine a rendus jusqu'ici, soit des obstacles essentiels qu'elle oppose maintenant à la réorganisation finale des sociétés modernes. Étudié à son origine historique, chacun de ses divers dogmes principaux ne constitue réellement, comme je l'établirai plus tard, que le résultat transitoire de la décadence correspondante de l'ancien ordre social, dont cette systématisation abstraite a dû, par une réaction naturelle, accélérer beaucoup la décomposition spontanée, dès-lors irrévocablement formulée. Malheureusement, le caractère essentiel d'une telle opération philosophique, et surtout l'esprit métaphysique qui a dû présider à son accomplissement, devaient graduellement conduire à concevoir comme absolue, une doctrine que sa destination nécessaire rendait si évidemment relative au seul système qu'elle avait à détruire. Si ce grand travail critique pouvait recommencer aujourd'hui, peut-être ne serait-il point impossible, en l'entreprenant du point de vue positif, de construire en effet la doctrine révolutionnaire, en lui conservant avec soin toute son énergique efficacité contre l'ancien ordre social, sans l'ériger en obstacle systématique à toute organisation quelconque: j'espère, du moins, parvenir à démontrer que cette doctrine peut être ainsi conçue et utilisée désormais, dans une intention organique, et néanmoins sans aucune inconséquence, pendant toute la période d'activité plus ou moins indispensable qui devra lui rester encore jusqu'à la formation suffisamment ébauchée du nouveau système politique. Mais, laissons aux esprits vulgaires la puérile satisfaction de blâmer injustement la conduite politique de nos pères, tout en profitant des progrès indispensables que nous devons à leur énergique persévérance, et qui seuls peuvent nous permettre aujourd'hui de concevoir plus rationnellement l'ensemble de la politique moderne. Un esprit métaphysique, et, par suite, absolu, devait nécessairement diriger la formation effective de la doctrine révolutionnaire ou anti-théologique, puisque, sans la prépondérance préalable de cette doctrine, notre intelligence n'eût jamais pu s'établir réellement au point de vue positif, suivant ma théorie fondamentale du vrai développement général de la raison humaine. Enfin, par une considération plus spéciale et plus directe, ce caractère inévitablement absolu, imprimé d'abord aux dogmes critiques, pouvait seul développer assez leur énergie fondamentale pour les rendre susceptibles d'atteindre pleinement leur destination propre, en luttant avec succès contre la puissance alors si imposante qui restait encore à l'ancien système politique. Car, si l'on eût tenté jusqu'ici de subordonner à des conditions quelconques l'application réelle des principes critiques, comme ces conditions ne pouvaient être empruntées au nouvel ordre social, dont la vraie nature générale demeure, même aujourd'hui, essentiellement indéterminée chez les plus hautes intelligences, il est évident que de semblables restrictions, dès-lors uniquement dérivées de l'ordre existant, auraient inévitablement produit l'annulation politique de la doctrine révolutionnaire. Tel est, en aperçu, le mode fondamental suivant lequel l'indispensable négation du régime théologique et féodal a dû se convertir spontanément en négation systématique de tout ordre vraiment régulier. Mais, quelque satisfaisante que soit logiquement une pareille explication, cette déplorable nécessité finale n'en détermine pas moins aujourd'hui les plus pernicieuses conséquences, qui, dissimulées naturellement tant que la lutte contre l'ancien système a dû constituer le principal objet de la politique active, se manifestent, avec une gravité toujours croissante, depuis que ce système est assez détruit pour permettre et même pour exiger l'élaboration directe du système nouveau. C'est ainsi que, par une exagération, abusive quoique inévitable, la métaphysique révolutionnaire, après avoir rempli, pour la démolition du régime théologique et féodal, un indispensable office préliminaire dans le développement général des sociétés modernes, tend désormais de plus en plus, en vertu de l'essor qu'elle a dû imprimer à l'esprit d'anarchie, à entraver radicalement l'institution finale de ce même ordre politique dont sa protection nécessaire a tant préparé jusqu'ici le salutaire avénement. Quand le cours naturel des événemens a conduit aussi spontanément une doctrine quelconque à devenir directement hostile à sa destination primordiale, une telle subversion constitue sans doute, le symptôme le moins équivoque de sa prochaine décadence inévitable, ou elle annonce, du moins, que son activité doit bientôt cesser d'être prépondérante. Nous savons déjà que la politique théologique ou rétrograde, qui n'a de prétentions qu'à l'ordre, est devenue, à vrai dire, aussi essentiellement perturbatrice aujourd'hui, quoique d'une autre manière, que la politique métaphysique ou révolutionnaire. Si donc celle-ci, dont la seule qualité fondamentale n'a pu être que de servir jusqu'ici d'instrument général au progrès politique, constitue maintenant un obstacle direct au principal développement social, cette double démonstration sera certainement la plus propre à mettre en pleine évidence la nécessité fondamentale de remplacer désormais, par une doctrine vraiment nouvelle, deux doctrines plus ou moins surannées, dont chacune témoigne ainsi son impuissance finale à atteindre réellement le but même qu'elle s'était trop exclusivement proposé. Cet examen étant surtout fort grave envers la politique métaphysique, la seule qui mérite aujourd'hui une discussion sérieuse, comme ayant seule tendu à produire une apparence de système nouveau, je crois devoir ici arrêter spécialement l'attention du lecteur sur ce point capital, dont l'éclaircissement doit jeter une lumière si indispensable, quoique simplement provisoire, sur le vrai caractère fondamental de la société actuelle. Sous quelque aspect qu'on l'envisage, l'esprit général de la méthaphysique révolutionnaire consiste toujours à ériger systématiquement en état normal et permanent la situation nécessairement exceptionnelle et transitoire qui devait se développer chez les nations les plus avancées, depuis que l'impuissance de l'ancien ordre politique à diriger désormais le mouvement social avait commencé à y devenir irrécusable, jusqu'à la manifestation suffisamment caractérisée d'un ordre nouveau. Considérée dans son ensemble, cette doctrine, par une subversion directe et totale des notions politiques les plus fondamentales, représente le gouvernement comme étant, par sa nature, l'ennemi nécessaire de la société, contre lequel celle-ci doit se constituer soigneusement en état continu de suspicion et de surveillance, disposée sans cesse à restreindre de plus en plus sa sphère d'activité, afin d'empêcher ses empiètemens, en tendant finalement à ne lui laisser d'autres attributions réelles que les simples fonctions de police générale, sans aucune participation essentielle à la suprême direction de l'action collective et du développement social. Mais, malgré l'exactitude évidente d'une telle appréciation, la doctrine critique serait trop imparfaitement jugée si cette négation systématique de tout véritable gouvernement, après avoir été regardée comme une suite inévitable de la décadence du régime ancien, n'était point envisagée aussi comme une condition temporairement indispensable à la pleine efficacité de la lutte qui devait préparer l'avénement du régime nouveau, ainsi que je l'expliquerai spécialement en analysant plus tard cette dernière phase historique de l'évolution sociale. Il est, sans doute, très déplorable que, pour remplir suffisamment cette condition préliminaire, l'esprit humain ait été forcé de concevoir comme absolue et indéfinie une doctrine qui, depuis qu'elle n'est plus exclusivement employée à la démolition de l'ancien ordre politique, tend ainsi de plus en plus à devenir un obstacle direct à toute vraie réorganisation. Néanmoins, ce grave inconvénient doit sembler, du point de vue philosophique, malheureusement inséparable de notre faible nature. Non-seulement un tel caractère a dû spontanément résulter de l'état nécessairement métaphysique où notre intelligence était alors renfermée; mais, en outre, une opération sociale, dont l'accomplissement devait exiger deux ou trois siècles, aurait-elle pu, même dans l'état le plus avancé de la raison publique, ne point passer pour absolue et définitive, aux yeux du vulgaire? Enfin, ce qu'il faut surtout considérer, c'est que, sans un tel attribut, la métaphysique révolutionnaire eût été nécessairement impuissante à remplir convenablement son office essentiel contre l'ancien système politique. Car, la véritable nature du système nouveau étant profondément inconnue, si toute puissance directrice n'avait pas été, par une sorte de dogme formel, radicalement déniée au gouvernement, elle eût été, en réalité, inévitablement conservée ou rendue aux pouvoirs mêmes qu'il s'agissait de détruire, puisqu'ils prétendaient seuls à une semblable attribution, sans qu'on pût encore concevoir aucune meilleure manière de l'exercer. En considérant maintenant la doctrine critique sous un point de vue plus spécial, il est évident que le droit absolu du libre examen, ou le dogme de la liberté illimitée de conscience, constitue son principe le plus étendu et le plus fondamental, surtout en n'en séparant point ses conséquences les plus immédiates, relatives à la liberté de la presse, de l'enseignement, ou de tout autre mode quelconque d'expression et de communication des opinions humaines. C'est essentiellement par là que toutes les intelligences, quelles que soient leurs vaines intentions spéculatives, ont aujourd'hui réellement adhéré, d'une manière plus ou moins explicite, à l'esprit général de la doctrine révolutionnaire, dont elles font ainsi, les unes sciemment, les autres en contradiction avec leurs propres théories, un usage spontané et continu. Le droit individuel d'examen souverain sur toutes les questions sociales devait trop flatter l'orgueilleuse faiblesse de notre intelligence, pour que les conservateurs les plus systématiques de l'ancien régime social pussent eux-mêmes résister à un tel appât, et se résignassent à demeurer seuls humbles et soumis, au milieu d'esprits pleinement livrés à l'irrésistible élan de leur complète émancipation. Aussi, la contagion révolutionnaire est-elle devenue, sous ce rapport fondamental, véritablement universelle, et constitue-t-elle un des principaux caractères des moeurs sociales propres au siècle actuel. Dans la vie journalière, les plus zélés partisans de la politique théologique ne se montrent, d'ordinaire, guère moins disposés maintenant que leurs adversaires à juger exclusivement d'après leurs lumières personnelles, en tranchant, avec non moins de hardiesse et de légèreté, les débats les plus difficiles, et sans témoigner plus de déférence réelle envers leurs vrais supérieurs intellectuels. Ceux même qui, par leurs écrits, se constituent les défenseurs philosophiques du gouvernement spirituel, ne reconnaissent, au fond, comme les révolutionnaires qu'ils attaquent, d'autre véritable autorité suprême que celle de leur propre raison, dont l'irritable infaillibilité est toujours prête à s'insurger contre toute contradiction, dût-elle émaner des pouvoirs qu'ils préconisent le plus. Je signale de préférence chez le parti rétrograde cette invasion générale de l'esprit critique, qui caractérise la doctrine révolutionnaire proprement dite, afin de faire mieux ressortir l'étendue et la gravité d'une telle situation des intelligences. Historiquement envisagé, le dogme du droit universel, absolu, et indéfini d'examen, n'est réellement, comme je l'établirai en son lieu, que la consécration, sous la forme vicieusement abstraite commune à toutes les conceptions métaphysiques, de l'état passager de liberté illimitée où l'esprit humain a été spontanément placé, par une suite nécessaire de l'irrévocable décadence de la philosophie théologique, et qui doit naturellement durer jusqu'à l'avénement social de la philosophie positive[6]. En formulant cette absence effective de règles intellectuelles, il a, par une réaction inévitable, puissamment concouru à accélérer et à propager la dissolution finale de l'ancien pouvoir spirituel. Cette formule ne pouvait manquer d'être absolue, puisqu'on ne pouvait alors aucunement soupçonner le terme nécessaire que la marche générale de la raison humaine devait assigner à l'état transitoire qu'elle consacrait, et qui semble encore constituer même aujourd'hui, pour tant d'esprits éclairés, un état définitif. D'une autre part, il est ici très évident que, abstraction faite de l'impossibilité manifeste d'une telle appréciation, ce caractère absolu était strictement indispensable pour que ce dogme pût remplir, avec l'énergie suffisante, sa destination révolutionnaire. Car, s'il eût fallu subordonner le droit d'examen à des restrictions quelconques, l'esprit humain les aurait nécessairement empruntées aux seuls principes qu'il pût réellement concevoir, c'est-à-dire à ceux mêmes de l'ancien système social, dont l'indispensable destruction eût été ainsi directement entravée par l'opération philosophique qui n'avait d'autre objet essentiel que de la faciliter. Mieux on analysera cette phase singulière de notre développement social, plus on sera convaincu, je crois, que sans la conquête et l'usage de cette liberté illimitée de penser, aucune vraie réorganisation ne pouvait être préparée, puisque les principes qui doivent y présider n'auraient pu même être primitivement recherchés si les philosophes n'avaient exercé, dans toute sa plénitude, le droit d'examen; et que, d'ailleurs, si le public ne se fût point aussi attribué la même faculté, la discussion fondamentale qui doit inévitablement précéder et déterminer le triomphe effectif de ces principes serait devenue radicalement impossible. Quand de tels principes auront ainsi été établis, leur irrésistible prépondérance tendra à faire rentrer enfin le droit d'examen dans ses limites vraiment normales et permanentes, qui consistent, en général, à discuter, sous les conditions intellectuelles convenables, la liaison réelle des diverses conséquences avec des règles fondamentales uniformément respectées. Jusque alors, les opinions même qui plus tard seront effectivement destinées à soumettre les intelligences à une exacte discipline continue, en formulant les bases essentielles du nouvel ordre social, ne peuvent d'abord se manifester qu'au titre universel de simples pensées individuelles, produites en vertu du droit absolu d'examen, puisque leur suprématie légitime ne peut ultérieurement résulter que de l'assentiment volontaire par lequel le public les consacrera, à l'issue finale de la plus libre discussion. Toute autre manière de procéder à la réorganisation spirituelle, serait nécessairement illusoire, et pourrait être fort dangereuse, si, dans le vain espoir de hâter, par une politique toute matérielle, l'institution d'une telle unité, on prétendait assujétir à d'arbitraires réglemens l'exercice du droit d'examen, avant que le développement spontané de la raison publique eût graduellement établi les principes correspondans; aberration funeste, vers laquelle doit trop souvent entraîner aujourd'hui, chez tous les partis politiques, la médiocrité intellectuelle unie à l'inquiétude du caractère, animées par l'orgueilleuse possession momentanée d'un pouvoir quelconque. La suite de ce volume m'offrira naturellement des occasions réitérées d'expliquer de plus en plus l'ensemble de ma pensée sur cet important sujet: mais je crois l'avoir déjà assez nettement caractérisée pour que les lecteurs les moins attentifs ne puissent être aucunement choqués de mon appréciation générale du dogme révolutionnaire de la liberté illimitée de conscience, sans le triomphe duquel ce traité eût été évidemment impossible. [Footnote 6: Qu'il me soit permis, à ce sujet, de rappeler ici sommairement, comme pouvant encore être utile, la manière dont j'appréciais ce dogme, en 1822, dans l'introduction de mon _Système de politique positive_: «Il n'y a point de liberté de conscience en astronomie, en physique, en chimie, en physiologie même, en ce sens que chacun trouverait absurde de ne pas croire de confiance aux principes établis dans ces sciences par les hommes compétens. S'il en est autrement en politique, c'est uniquement parce que, les anciens principes étant tombés, et les nouveaux n'étant point encore formés, il n'y a point, à proprement parler, dans cet intervalle, de principes établis.» Après avoir d'abord, comme je m'y étais attendu, vivement choqué les préjugés révolutionnaires, une telle appréciation a cependant contribué, même alors, à désabuser un assez grand nombre de bons esprits, qui, jusque-là, n'avaient point senti convenablement la nécessité d'une nouvelle doctrine sociale, et regardaient le triomphe complet de la politique négative ou métaphysique comme le terme définitif de la révolution générale des sociétés modernes.] Quelque salutaire et même indispensable qu'ait été jusqu'ici, et que soit encore, à divers titres essentiels, ce grand principe de la doctrine critique, on ne saurait néanmoins douter, en l'examinant d'un point de vue vraiment philosophique, que non-seulement il ne peut nullement constituer un principe organique, comme on a dû le croire d'abord par l'illusion naturelle d'une longue habitude, mais qu'il tend même directement désormais à opposer de plus en plus un obstacle systématique à toute vraie réorganisation sociale, depuis que son activité destructive n'est plus essentiellement absorbée par la démolition, maintenant presque accomplie, de l'ancien ordre politique. Dans un cas quelconque, soit privé, soit public, l'état d'examen ne saurait être évidemment que provisoire, comme indiquant la situation d'esprit qui précède et prépare une décision finale, vers laquelle tend sans cesse notre intelligence, lors même qu'elle renonce à d'anciens principes pour s'en former de nouveaux. Prendre l'exception pour la règle, au point d'ériger, en ordre normal et permanent, l'interrègne passager qui accompagne inévitablement de telles transitions, c'est certainement méconnaître les nécessités les plus fondamentales de la raison humaine, qui, par dessus tout, a besoin de points fixes, seuls susceptibles de rallier utilement ses efforts spontanés, et chez laquelle, par suite, le scepticisme momentanément produit par le passage plus ou moins difficile d'un dogmatisme à un autre, constitue une sorte de perturbation maladive, qui ne saurait se prolonger sans de graves dangers au-delà des limites naturelles de la crise correspondante. Examiner toujours, sans se décider jamais, serait presque taxé de folie, dans la conduite privée. Comment la consécration dogmatique d'une semblable disposition chez tous les individus, pourrait-elle constituer la perfection définitive de l'ordre social, à l'égard d'idées dont la fixité est à la fois beaucoup plus essentielle et bien autrement difficile à établir[7]? N'est-il pas, au contraire, évident qu'une telle tendance est, par sa nature, radicalement anarchique, en ce que, si elle pouvait indéfiniment persister, elle empêcherait toute véritable organisation spirituelle? Chacun se reconnaît sans peine habituellement impropre, à moins d'une préparation spéciale, à former et même à juger les notions astronomiques, physiques, chimiques, etc., destinées à entrer dans la circulation sociale, et personne n'hésite néanmoins à les faire présider, de confiance, à la direction générale des opérations correspondantes; ce qui signifie que, sous ces divers rapports, le gouvernement intellectuel est déjà effectivement ébauché. Les notions les plus importantes et les plus délicates, celles qui, par leur complication supérieure, sont nécessairement accessibles à un moindre nombre d'intelligences, et supposent une préparation plus pénible et plus rare, resteraient-elles donc seules abandonnées à l'arbitraire et variable décision des esprits les moins compétens? Une aussi choquante anomalie ne saurait certainement être conçue comme permanente, sans tendre directement à la dissolution de l'état social, par la divergence toujours croissante des intelligences individuelles, exclusivement livrées désormais à l'impulsion désordonnée de leurs divers stimulans naturels, dans l'ordre d'idées le plus vague et le plus fécond en aberrations capitales. L'inertie spéculative commune à la plupart des esprits, et peut-être aussi, à un certain degré, la sage retenue du bon sens vulgaire, tendent, sans doute, à restreindre beaucoup ce développement spontané des divagations politiques. Mais, ces faibles influences qui, lorsque l'orgueil individuel n'est point très fortement stimulé, peuvent souvent prévenir le ridicule essor d'une impuissante activité, doivent être, au contraire, habituellement insuffisantes pour déraciner la vaine prétention de chacun à s'ériger toujours en arbitre souverain des diverses théories sociales; prétention que chaque homme sensé blâme d'ordinaire chez les autres, tout en réservant, sous une forme plus ou moins explicite, sa seule compétence personnelle. Or, une telle disposition suffirait évidemment, même abstraction faite de toute aberration active, pour entraver radicalement la réorganisation intellectuelle, en s'opposant à la convergence effective des esprits, qui ne sauraient être finalement ralliés sans la renonciation volontaire de la plupart d'entre eux à leur droit absolu d'examen individuel, sur des sujets aussi supérieurs à leur véritable portée, et dont la nature exige néanmoins, plus impérieusement qu'en aucun autre cas, une communion réelle et stable. Que sera-ce donc en ayant d'ailleurs égard à l'influence directe des inévitables divagations produites par l'ambition effrénée de tant d'intelligences incapables et mal préparées, dont chacune tranche à son gré, sans aucun contrôle réel, les questions les plus compliquées et les plus obscures, ne pouvant même y soupçonner les principales conditions qu'exigerait naturellement leur élaboration rationnelle? Ces diverses aberrations, qui se combattent mutuellement, tendent, il est vrai, à disparaître par suite même de la libre discussion; mais ce n'est jamais qu'après avoir exercé des ravages plus ou moins étendus, et surtout elles ne s'effacent que pour faire place à de nouvelles extravagances non moins dangereuses, dont la succession naturelle serait inépuisable: en sorte que l'issue finale de tous ces vains débats est toujours l'accroissement uniforme de l'anarchie intellectuelle. [Footnote 7: «Ni l'individu, ni l'espèce», disais-je, en 1826, dans mes _Considérations sur le pouvoir spirituel_, «ne sont destinés à consumer leur vie dans une activité stérilement raisonneuse, en dissertant continuellement sur la conduite qu'ils doivent tenir. C'est à l'_action_ qu'est essentiellement appelée la masse des hommes, sauf une fraction imperceptible, principalement vouée par nature à la contemplation.»] Aucune association quelconque, n'eût-elle qu'une destination spéciale et temporaire, et fût-elle limitée à un très petit nombre d'individus, ne saurait réellement subsister sans un certain degré de confiance réciproque, à la fois intellectuelle et morale, entre ses divers membres, dont chacun éprouve le besoin continu d'une foule de notions à la formation desquelles il doit rester étranger, et qu'il ne peut admettre que sur la foi d'autrui. Par quelle monstrueuse exception, cette condition élémentaire de toute société, si clairement vérifiée dans les cas les plus simples, pourrait-elle être écartée envers l'association totale de l'espèce humaine, c'est-à-dire là même où le point de vue individuel est le plus profondément séparé du point de vue collectif, et où chaque membre doit être ordinairement le moins apte, soit par nature, ou par position, à entreprendre une juste appréciation des maximes générales indispensables à la bonne direction de son activité personnelle? Quelque développement intellectuel qu'on puisse jamais supposer dans la masse des hommes, il est donc évident que l'ordre social demeurera toujours nécessairement incompatible avec la liberté permanente laissée à chacun, sans le préalable accomplissement d'aucune condition rationnelle, de remettre chaque jour en discussion indéfinie les bases mêmes de la société. La tolérance systématique ne peut exister, et n'a réellement jamais existé, qu'à l'égard des opinions regardées comme indifférentes ou comme douteuses, ainsi que le prouve la pratique même de la politique révolutionnaire, malgré sa proclamation absolue de la liberté de conscience. Chez les peuples où cette politique s'est sérieusement arrêtée à la halte du protestantisme, les innombrables sectes religieuses dans lesquelles s'y est décomposé le christianisme sont, chacune à part, trop impuissantes pour prétendre à une vraie domination spirituelle; mais, sur les divers points de doctrine ou de discipline qui leur sont restés communs, leur intolérance n'est certes pas moins tyrannique, surtout aux États-Unis, que celle tant reprochée au catholicisme. Lorsque, par une illusion d'abord inévitable, mais dont l'entier renouvellement est désormais impossible, la doctrine critique a été, au commencement de la révolution française, unanimement conçue comme organique, on sait avec quelle terrible énergie les directeurs naturels de ce grand mouvement ont tenté d'obtenir l'assentiment général, volontaire ou forcé, aux dogmes essentiels de la philosophie révolutionnaire, alors regardée comme la seule base possible de l'ordre social, et, par cela même, au-dessus de toute discussion radicale. J'aurai, dans la suite de ce volume, de fréquentes occasions de revenir sur un tel sujet, de manière à définir nettement les limites normales du droit d'examen, soit en ce qu'elles ont de commun à tous les états possibles de la société humaine, soit surtout en ce qui concerne les conditions spéciales d'existence de l'ordre social propre à la civilisation moderne. Qu'il me suffise ici, pour résumer sommairement l'analyse précédente, de rappeler que, depuis long-temps, le bon sens politique a hautement formulé ce premier besoin de toute organisation réelle, par cet admirable axiome de l'Église catholique: _In necessariis unitas, in dubiis libertas, in omnibus charitas_. Toutefois, cette belle maxime se borne évidemment à poser le problème, en signalant le but général vers lequel chaque société doit tendre à sa manière; mais sans pouvoir, en elle-même, suggérer jamais aucune idée de la vraie solution, c'est-à-dire, des principes susceptibles de constituer enfin cette indispensable unité, qui serait nécessairement illusoire, si elle ne résultait point d'abord d'une libre discussion fondamentale. Il serait certainement superflu d'analyser ici avec autant de soin tous les autres dogmes essentiels de la métaphysique révolutionnaire, que le lecteur attentif soumettra maintenant sans peine, par un procédé semblable, à une appréciation analogue, de manière à constater clairement dans tous les cas, comme je viens de le faire à l'égard du principe le plus important: la consécration absolue d'un aspect transitoire de la société moderne, suivant une formule, éminemment salutaire, et même strictement indispensable, quand on l'applique, conformément à sa destination historique, à la seule démolition de l'ancien système politique, mais qui, transportée mal à propos à la conception du nouvel ordre social, tend à l'entraver radicalement, en conduisant à la négation indéfinie de tout vrai gouvernement. Cela est surtout sensible pour le dogme de l'égalité, le plus essentiel et le plus actif après celui que je viens d'examiner, et qui d'ailleurs est en relation nécessaire avec le principe de la liberté illimitée de conscience, d'où devait évidemment résulter la proclamation, immédiate quoique indirecte, de l'égalité la plus fondamentale, celle des intelligences. Appliqué à l'ancien système, ce dogme a jusqu'ici heureusement secondé le développement naturel de la civilisation moderne, en présidant à la dissolution finale de la vieille classification sociale. Sans cet indispensable préambule, les forces destinées à devenir ensuite les élémens d'une nouvelle organisation n'auraient pu prendre tout l'essor convenable, et surtout ne pouvaient acquérir le caractère directement politique qui avait dû leur manquer jusque alors. L'absolu n'était pas ici moins _nécessaire_, dans la double acception de ce terme, que dans le cas précédent, puisque, si tout classement social n'avait pas été d'abord systématiquement dénié, les anciennes corporations dirigeantes eussent conservé spontanément leur prépondérance, par l'impossibilité où l'on devait être de concevoir autrement la classification politique, dont nous n'avons, même aujourd'hui, aucune idée suffisamment nette, vraiment appropriée au nouvel état de la civilisation. C'est donc seulement au nom de l'entière égalité politique qu'il a été possible jusqu'ici de lutter avec succès contre les anciennes inégalités, qui, après avoir long-temps secondé le développement des sociétés modernes, avaient fini, dans leur inévitable décadence, par devenir réellement oppressives. Mais une telle opposition constitue naturellement la seule destination progressive de ce dogme énergique, qui tend, à son tour, à empêcher toute véritable réorganisation, lorsque, prolongée outre mesure, son activité destructive, faute d'aliment convenable, se dirige aveuglément contre les bases mêmes d'un nouveau classement social. Car, quel qu'en puisse être le principe, ce classement sera certainement inconciliable avec cette prétendue égalité, qui, pour tous les bons esprits, ne saurait vraiment signifier aujourd'hui que le triomphe nécessaire des inégalités développées par la civilisation moderne sur celles dont l'enfance de la société avait dû jusque alors maintenir la prépondérance. Sans doute, chaque individu, quelle que soit son infériorité, a toujours le droit naturel, à moins d'une conduite anti-sociale très caractérisée, d'attendre de tous les autres le scrupuleux accomplissement continu des égards généraux inhérens à la dignité d'homme, et dont l'ensemble, encore fort imparfaitement apprécié, constituera de jour en jour le principe le plus usuel de la morale universelle. Mais, malgré cette grande obligation morale, qui n'a jamais été directement niée depuis l'abolition de l'esclavage, il est évident que les hommes ne sont ni égaux entre eux, ni même équivalens, et ne sauraient, par suite, posséder, dans l'association, des droits identiques, sauf, bien entendu, le droit fondamental, nécessairement commun à tous, du libre développement normal de l'activité personnelle, une fois convenablement dirigée. Pour quiconque a judicieusement étudié la véritable nature humaine, les inégalités intellectuelles et morales sont certainement bien plus prononcées, entre les divers organismes, que les simples inégalités physiques, qui préoccupent tant le vulgaire des observateurs. Or, le progrès continu de la civilisation, loin de nous rapprocher d'une égalité chimérique, tend, au contraire, par sa nature, à développer extrêmement ces différences fondamentales, en même temps qu'il atténue beaucoup l'importance des distinctions matérielles, qui d'abord les tenaient comprimées. Ce dogme absolu de l'égalité prend donc un caractère essentiellement anarchique, et s'élève directement contre le véritable esprit de son institution primitive, aussitôt que, cessant d'y voir un simple dissolvant transitoire de l'ancien système politique, on le conçoit aussi comme indéfiniment applicable au système nouveau. La même appréciation philosophique ne présente pas plus de difficultés envers le dogme de la souveraineté du peuple, seconde conséquence générale, non moins nécessaire, du principe fondamental de la liberté illimitée de conscience, ainsi finalement transporté de l'ordre intellectuel à l'ordre politique. Non-seulement cette nouvelle phase de la métaphysique révolutionnaire était inévitable comme proclamation directe de l'irrévocable décadence du régime ancien: mais elle était indispensable aussi pour préparer l'avénement ultérieur d'une nouvelle constitution. Tant que la nature de cet ordre final n'était point assez connue, les peuples modernes ne pouvaient comporter que des institutions purement provisoires, qu'ils devaient s'attribuer le droit absolu de changer à volonté, sans quoi, toutes les restrictions ne dérivant dès-lors que de l'ancien système, sa suprématie se serait trouvée, par cela seul, maintenue, et la grande révolution sociale eût nécessairement avorté. La consécration dogmatique de la souveraineté populaire a donc seule pu permettre la libre succession préalable des divers essais politiques qui, lorsque la rénovation intellectuelle sera suffisamment avancée, aboutiront enfin à l'installation d'un véritable système de gouvernement, susceptible de fixer régulièrement, à l'abri de tout arbitraire, les conditions permanentes et l'étendue normale des diverses souverainetés. Suivant tout autre procédé, cette réorganisation politique exigerait directement l'utopique participation désintéressée des pouvoirs mêmes qu'elle doit à jamais éteindre. Mais en appréciant, comme il convient, l'indispensable office transitoire de ce dogme révolutionnaire, aucun vrai philosophe ne saurait méconnaître aujourd'hui la fatale tendance anarchique d'une telle conception métaphysique, lorsque, dans son application absolue, elle s'oppose à toute institution régulière, en condamnant indéfiniment tous les supérieurs à une arbitraire dépendance envers la multitude de leurs inférieurs, par une sorte de transport aux peuples du droit divin tant reproché aux rois. Enfin, l'esprit général de la métaphysique révolutionnaire se manifeste d'une manière essentiellement analogue lorsqu'on envisage aussi la doctrine critique dans les relations internationales. Sous ce dernier aspect, la négation systématique de toute véritable organisation n'est certes pas moins absolue, ni moins évidente. La nécessité de l'ordre étant, en ce cas, bien plus équivoque et plus cachée, on peut même remarquer que l'absence de tout pouvoir régulateur a été ici plus naïvement proclamée qu'à aucun autre égard. Par l'annulation politique de l'ancien pouvoir spirituel, le principe fondamental de la liberté illimitée de conscience a dû aussitôt déterminer la dissolution spontanée de l'ordre européen, dont le maintien constituait directement l'attribution la plus naturelle de l'autorité papale. Les notions métaphysiques d'indépendance et d'isolement national, et, par suite, de non-intervention mutuelle, qui ne furent d'abord que la formulation abstraite de cette situation transitoire, ont dû, plus évidemment encore que pour la politique intérieure, présenter le caractère absolu sans lequel elles auraient alors nécessairement manqué leur but principal, et le manqueraient même essentiellement encore aujourd'hui, jusqu'à ce que la suffisante manifestation du nouvel ordre social vienne dévoiler suivant quelle loi les diverses nations doivent être finalement réassociées. Jusque alors, toute tentative de coordination européenne étant inévitablement dirigée par l'ancien système, elle tendrait réellement à ce monstrueux résultat, de subordonner la politique des peuples les plus civilisés à celle des nations les moins avancées, et qui, à ce titre, ayant conservé ce système dans un état de moindre décomposition, se trouveraient ainsi naturellement placées à la tête d'une semblable association. On ne saurait donc trop apprécier l'admirable énergie avec laquelle la nation française a conquis enfin, par tant d'héroïques dévouemens, le droit indispensable de transformer à son gré sa politique intérieure, sans s'assujétir à la moindre dépendance du dehors. Cet isolement systématique constituait évidemment une condition préliminaire de la régénération politique, puisque, dans toute autre hypothèse, les différens peuples, malgré leur inégal progrès, auraient dû être simultanément réorganisés, ce qui serait certainement chimérique, quoique la crise soit, au fond, partout homogène. Mais il ne reste pas moins incontestable, sous ce rapport, comme sous les précédens, que la métaphysique révolutionnaire, en consacrant à jamais cet esprit absolu de nationalité exclusive, tend directement à entraver aujourd'hui le développement de la réorganisation sociale, ainsi privée de l'un de ses principaux caractères. En ce sens, une telle conception, si elle pouvait indéfiniment prévaloir, aboutirait à faire rétrograder la politique moderne au-dessous de celle du moyen âge, à l'époque même où, en vertu d'une similitude chaque jour plus intime et plus complète, les divers peuples civilisés sont nécessairement appelés à constituer finalement une association à la fois plus étendue et plus régulière que celle qui fut jadis imparfaitement ébauchée par le système catholique et féodal. Ainsi, à cet égard, autant qu'à tous les autres, la politique métaphysique, après son indispensable influence pour préparer l'évolution définitive des sociétés modernes, constituerait désormais, par une application aveugle et démesurée, un obstacle direct à l'accomplissement réel de ce grand mouvement, en le représentant comme indéfiniment borné à une phase purement transitoire, déjà suffisamment parcourue. Pour compléter ici l'appréciation préliminaire de la doctrine révolutionnaire, il ne me reste plus qu'à lui appliquer sommairement le critérium logique qui déjà nous a fait juger, en elle-même, la doctrine rétrograde ou théologique, c'est-à-dire à constater son inconséquence radicale. Quoique cette inconséquence soit aujourd'hui encore plus intime et plus manifeste que dans le premier cas, elle doit néanmoins être envisagée comme étant, de toute nécessité, moins décisive contre la métaphysique révolutionnaire, non-seulement en ce qu'une récente formation l'y rend naturellement plus excusable, mais surtout parce qu'un tel vice n'empêche point essentiellement cette doctrine de remplir, avec une suffisante énergie, son office purement critique, qui n'exige point, à beaucoup près, cette exacte homogénéité de principes, indispensable à toute destination vraiment organique. Malgré de profonds dissentimens, les divers adversaires de l'ancien système politique ont pu, pendant le cours de l'opération révolutionnaire, se rallier aisément contre lui, autant que l'exigeait successivement chaque démolition partielle: il leur a suffi de concentrer la discussion sur les seuls points qui devaient alors leur être communs à tous, en ajournant après le succès les contestations relatives aux développemens ultérieurs de la doctrine critique; décomposition qui serait impossible à l'égard d'une opération organique, dont chaque partie doit toujours être considérée d'après sa relation fondamentale avec l'ensemble. Néanmoins, ce même mode d'appréciation logique, qui ci-dessus a si clairement caractérisé l'inanité fondamentale de la politique théologique, peut aussi, judicieusement employé, manifester non moins sensiblement l'insuffisance et la stérilité actuelles de la politique métaphysique. Car, si, par leur destination révolutionnaire, les diverses parties de cette dernière peuvent être dispensées d'une parfaite cohérence mutuelle, du moins faut-il évidemment que l'ensemble de la doctrine ne devienne jamais directement contraire au progrès même qu'il devait préparer, et ne tende point non plus à maintenir les bases essentielles du système politique qu'il se proposait de détruire; puisque, sous l'un ou l'autre aspect, l'inconséquence, dès-lors poussée jusqu'au renversement de l'opération primitive, constaterait irrécusablement l'inaptitude finale d'une doctrine, ainsi graduellement conduite, par le cours naturel de ses applications sociales, à prendre un caractère directement hostile à l'esprit même de son institution. Or, il est aisé de montrer que tel est, en effet, à ce double titre, le véritable état présent de la métaphysique révolutionnaire. Considérons-la d'abord parvenue à sa plus haute élévation possible, lorsque, pendant la phase la plus prononcée de la révolution française, et après avoir reçu tout son développement systématique, elle obtint momentanément une entière prépondérance politique, en étant conçue, par une illusion nécessaire, comme devant présider à la réorganisation sociale. Dans cette époque, courte mais décisive, la doctrine révolutionnaire manifeste, avec toute son énergie caractéristique, une homogénéité et une consistance éminemment remarquables, qu'elle a depuis irrévocablement perdues. Or, c'est précisément alors que, n'ayant plus à lutter intellectuellement contre l'ancien système, elle développe aussi, de la manière la moins équivoque, son esprit radicalement hostile à toute vraie réorganisation sociale, et finit même par se constituer violemment en opposition directe avec le mouvement fondamental de la civilisation moderne, au point de devenir, sous ce rapport, hautement rétrograde. Les causes essentielles de cette inévitable contradiction finale ayant été suffisamment analysées ci-dessus, il suffira maintenant de rappeler, en peu de mots, les principaux témoignages effectifs de cette tendance nécessaire de la métaphysique révolutionnaire à entraver directement le progrès naturel de ce même nouveau système social dont elle était primitivement destinée à préparer l'avénement politique. Une telle opposition s'était déjà ouvertement manifestée dès l'époque même de l'élaboration philosophique de cette doctrine, qu'on peut voir partout uniformément dominée par l'étrange notion métaphysique d'un prétendu état de nature, type primordial et invariable de tout état social. Cette notion, radicalement contraire à toute véritable idée de progrès, n'est nullement particulière au puissant sophiste qui a le plus participé, dans le siècle dernier, à la coordination définitive de la métaphysique révolutionnaire. Elle appartient également à tous les philosophes qui, à diverses époques et dans différens pays, ont spontanément concouru, sans aucun concert, à ce dernier essor de l'esprit métaphysique. Rousseau n'a fait réellement, par sa pressante dialectique, que développer jusqu'au bout la doctrine commune de tous les métaphysiciens modernes, en représentant, sous les divers aspects fondamentaux, l'état de civilisation comme une dégénération inévitablement croissante de ce premier type idéal. On voit même, d'après l'analyse historique, ainsi que je le montrerai plus tard, qu'un tel dogme constitue réellement la simple transformation métaphysique du fameux dogme théologique de la dégradation nécessaire de l'espèce humaine par le péché originel. Quoi qu'il en soit, faut-il s'étonner que, partant d'un semblable principe, l'école révolutionnaire ait été conduite à concevoir toute réformation politique comme essentiellement destinée à rétablir le plus complétement possible cet inqualifiable état primitif? Or, n'est-ce point là, en réalité, organiser systématiquement une rétrogradation universelle, quoique dans des intentions éminemment progressives? Les applications effectives ont été parfaitement conformes à cette constitution philosophique de la doctrine révolutionnaire. Aussitôt qu'il a fallu procéder au remplacement intégral du régime féodal et catholique, l'esprit humain, au lieu de considérer l'ensemble de l'avenir social, s'est surtout dirigé d'après les souvenirs imparfaits d'un passé très reculé, en s'efforçant de substituer à ce système caduc un système encore plus ancien, et, à ce titre, plus décrépit, mais aussi, par cela même, plus rapproché du type primordial. En haine d'un catholicisme trop arriéré, on a tenté d'instituer une sorte de polythéisme métaphysique, en même temps que, par une autre rétrogradation non moins caractérisée, on tendait à remplacer l'ordre politique du moyen âge par le régime, si radicalement inférieur, des Grecs et des Romains. Les élémens mêmes de la civilisation moderne, les seuls germes possibles d'un nouveau système social, ont aussi été finalement menacés par la prépondérance politique de la métaphysique révolutionnaire. De sauvages mais énergiques déclamations ont alors directement condamné l'essor industriel et artistique des sociétés modernes, au nom de la vertu et de la simplicité primitives. Enfin, l'esprit scientifique lui-même, principe unique d'une véritable organisation intellectuelle, n'a pas été, malgré ses imminens services, entièrement à l'abri de cette explosion anarchique et rétrograde, comme tendant à instituer, suivant la formule alors usitée, une aristocratie des lumières, aussi incompatible qu'aucune autre avec le rétablissement de l'égalité originelle[8]. Vainement l'école métaphysique a-t-elle ensuite présenté de semblables conséquences comme des résultats excentriques, et en quelque sorte fortuits, de la politique révolutionnaire. La filiation est, au contraire, pleinement normale et nécessaire, et ne saurait manquer de se réaliser de nouveau, si, par un concours d'événemens désormais impossible, cette politique recouvrait jamais une pareille prépondérance. Cette tendance contradictoire, et néanmoins irrésistible, à la rétrogradation sociale, en vue d'un plus parfait retour à l'état primitif, est tellement propre à la politique métaphysique, que, de nos jours, les nouvelles sectes éphémères de métaphysiciens, qui ont le plus orgueilleusement blâmé l'imitation révolutionnaire des types grecs et romains, n'ont pu éviter de reproduire involontairement, à un degré beaucoup plus prononcé, le même vice fondamental, en s'efforçant de reconstituer, d'une manière encore plus systématique, la confusion générale entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, et en préconisant, comme le dernier terme de la perfection sociale, une sorte de rétablissement de la théocratie égyptienne ou hébraïque, fondé sur un véritable fétichisme, vainement dissimulé sous le nom de panthéisme. [Footnote 8: Parmi tant de déplorables témoignages d'une telle aberration fondamentale, aucun ne m'a jamais semblé plus tristement décisif que l'exécrable condamnation du grand Lavoisier, qui suffira, dans la postérité la plus reculée, pour caractériser cette phase fatale de notre état révolutionnaire.] Depuis que les aberrations fondamentales déterminées par le triomphe momentané de la métaphysique révolutionnaire ont commencé à la discréditer essentiellement, son inconséquence caractéristique s'est surtout manifestée sous une autre forme non moins décisive, en ce que la doctrine critique a été inévitablement conduite à proclamer elle-même l'invariable conservation des bases générales de l'ancien système politique, dont elle avait à jamais détruit les principales conditions d'existence. On a pu, dès l'origine, apercevoir une semblable tendance, puisque la politique métaphysique n'est, au fond, qu'une simple émanation de la politique théologique, qu'elle devait d'abord seulement modifier. Chacun des divers réformateurs qui se sont succédé dans les trois derniers siècles, en poussant plus loin que ses prédécesseurs le développement de l'esprit critique, avait néanmoins toujours vainement prétendu, comme on sait, lui prescrire d'immuables bornes, en réalité incessamment reculées, empruntées aux principes mêmes de l'ancien système, dont aucun d'eux n'avait, à vrai dire, sciemment poursuivi la destruction totale, avec quelque énergie qu'il y participât en effet. Il est même évident que l'ensemble des droits absolus qui constituent la base usuelle de la doctrine révolutionnaire, se trouve garanti, en dernier ressort, par une sorte de consécration religieuse, réelle quoique vague, sans laquelle ces dogmes métaphysiques seraient nécessairement livrés à une discussion continue, qui compromettrait beaucoup leur efficacité. C'est toujours en invoquant, sous une forme de plus en plus générale, les principes fondamentaux de l'ancien système politique qu'on a effectivement procédé à la démolition successive des institutions, soit spirituelles, soit temporelles, destinées à en réaliser l'application: et nous reconnaîtrons en effet, sous le point de vue historique, que ce régime a été essentiellement décomposé par l'inévitable conflit de ses principaux élémens. De cette marche nécessaire, a dû graduellement résulter, dans l'ordre intellectuel, un christianisme de plus en plus amoindri ou simplifié, et réduit enfin à ce théisme vague et impuissant que, par un monstrueux rapprochement de termes, les métaphysiciens ont qualifié de _religion naturelle_, comme si toute religion n'était point nécessairement surnaturelle. En prétendant diriger la réorganisation sociale d'après cette étrange et vaine conception, l'école métaphysique, malgré sa destination purement révolutionnaire, a donc toujours implicitement adhéré, et souvent même, aujourd'hui surtout, sous une forme très explicite, au principe le plus fondamental de l'ancienne doctrine politique, qui représente l'ordre social comme reposant, de toute nécessité, sur une base théologique. Telle est maintenant la plus évidente et la plus pernicieuse inconséquence de la métaphysique révolutionnaire. Armée d'une semblable concession, l'école de Bossuet et de de Maistre aura toujours une incontestable supériorité logique sur les irrationnels détracteurs du catholicisme, qui, en proclamant le besoin d'une organisation religieuse, lui dénient néanmoins tous les élémens indispensables à sa réalisation sociale. Par cet inévitable acquiescement, l'école révolutionnaire concourt en effet aujourd'hui avec l'école rétrograde pour empêcher directement une véritable réorganisation des sociétés modernes, dont l'état intellectuel interdit essentiellement et de plus en plus toute politique théologique, comme l'esprit de ce Traité doit déjà l'avoir fait assez pressentir. La proclamation banale de la prétendue nécessité d'une telle politique, doit être désormais regardée comme réellement équivalente à une irrécusable déclaration d'impuissance à l'égard du problème fondamental de la civilisation actuelle. Quelles que soient les apparences, on ne saurait éviter de se reconnaître ainsi doublement incompétent, soit par la médiocrité de l'intelligence, soit par le peu d'énergie du caractère. Sous un pareil aspect, la société devrait paraître indéfiniment condamnée à l'anarchie intellectuelle qui la caractérise aujourd'hui, puisque si, d'une part, tous les esprits semblent admettre le besoin d'un régime théologique, tous, d'une autre part, s'accordent encore plus réellement à repousser irrévocablement ses principales conditions d'existence. N'est-il pas étrange, et même honteux, que ceux dont l'inconséquente politique conduit aussi nécessairement à l'éternelle consécration du désordre, s'efforcent encore, par de vaines et inconvenantes déclamations, de jeter une sorte de flétrissure morale sur la seule voie rationnelle qui reste désormais ouverte à une vraie réorganisation, par l'avénement social de la philosophie positive? À quel titre les diverses doctrines, soit théologiques, soit métaphysiques, dont l'expérience la plus étendue et la plus variée a si hautement témoigné l'impuissance radicale, oseraient-elles proscrire l'application de l'unique procédé intellectuel que la politique n'ait point encore essayé? Serait-ce parce qu'un tel procédé a déjà heureusement réorganisé, à la satisfaction universelle, tous les autres ordres des conceptions humaines[9]? [Footnote 9: Si, au nom de ceux qui conçoivent la réorganisation sociale sans la moindre intervention idéologique, je devais récriminer ici contre de telles déclamations, il ne serait peut-être pas impossible d'expliquer quelquefois, avec une certaine vraisemblance, un aussi étrange concours prohibitif de tant d'opinions, d'ailleurs incompatibles, par la tendance spontanée des divers esprits qui profitent aujourd'hui du vague et de la confusion des idées sociales à empêcher la philosophie positive de produire un éclaircissement final, qui, en dissipant à jamais de profondes illusions, devra nécessairement détrôner beaucoup de hautes renommées, et rendre désormais bien plus difficile la conquête d'un véritable ascendant intellectuel. Mais, sans nier entièrement la réalité de ce concert involontaire chez un petit nombre d'esprits, il est évidemment bien plus rationnel de le regarder comme le résultat nécessaire et inaperçu de notre situation intellectuelle, ainsi que je l'ai expliqué dans le texte.] Ce caractère d'inconséquence générale, qui, en détruisant l'ancien système, prétend néanmoins en maintenir les bases essentielles, n'est pas moins marqué dans l'application temporelle de la métaphysique révolutionnaire que dans son développement spirituel. Il s'y manifeste surtout par une tendance évidente à la conservation directe, sinon de l'esprit féodal proprement dit, du moins de l'esprit militaire, qui en constitue la véritable origine. Le triomphe passager de la politique métaphysique, momentanément conçue comme devant exclusivement présider à la réorganisation sociale, avait, il est vrai, d'abord déterminé, chez la nation française, un admirable élan de générosité universelle, qui proscrivait désormais toute tendance militaire directe. Mais ce n'était là qu'un vague instinct du vrai problème social, sans aucun aperçu de la solution réelle. Par suite de l'immense déploiement d'énergie défensive qu'a dû exiger le maintien du mouvement progressif contre la coalition armée des forces rétrogrades, ce sentiment primitif, qui n'était véritablement dirigé par aucun principe, a bientôt disparu sous le développement systématique de l'activité militaire la plus prononcée, avec tous ses caractères les plus oppressifs. Combien de fois, dans le cours de nos luttes politiques, l'école révolutionnaire, malgré ses intentions progressives, égarée par la frivole préoccupation d'un intérêt partiel ou fugitif, n'a-t-elle pas eu à se reprocher d'avoir préconisé la guerre, qui constitue cependant aujourd'hui la seule cause sérieuse propre à entraver et à ralentir gravement le mouvement fondamental des sociétés modernes! La doctrine critique est, en effet, si peu antipathique à l'esprit militaire, principale base temporelle de l'ancienne organisation politique, que le moindre sophisme suffira pour qu'elle entreprenne directement d'en empêcher l'inévitable décadence universelle, quand les intérêts révolutionnaires lui paraîtront l'exiger. On a, par exemple, imaginé, à cet effet, dans ces derniers temps, le spécieux prétexte de régulariser par la guerre l'action nécessaire des nations les plus avancées sur celles qui le sont moins, ce qui pourrait logiquement conduire à une conflagration universelle, si la nature de la civilisation moderne ne devait point mettre heureusement d'insurmontables obstacles au libre développement graduel d'une semblable aberration. De tels piéges, primitivement dressés par l'école rétrograde, sont, d'ordinaire, à l'aide de quelques précautions faciles, avidement accueillis par l'école révolutionnaire, qui semble ainsi disposée elle-même à seconder spontanément le rétablissement du système politique contre lequel elle a toujours lutté. Quand même une judicieuse analyse des débats journaliers ne constaterait point directement cette évidente inconséquence, il suffirait, ce me semble, afin de la caractériser hautement, de considérer les étranges efforts tentés de nos jours, avec un si déplorable succès momentané, par les différentes sections de l'école révolutionnaire, pour réhabiliter la mémoire de celui qui, dans les temps modernes, a le plus fortement poursuivi la rétrogradation politique, en consumant un immense pouvoir à la vaine restauration du système militaire et théologique. Du reste, en signalant ici, comme je le devais, cet esprit d'inconséquence rétrograde, il me paraîtrait injuste de ne point indiquer aussi, chez la portion la plus avancée de l'école révolutionnaire, une dernière sorte de contradiction, qui l'honore beaucoup, comme étant, en réalité, éminemment progressive. Il s'agit surtout de l'important principe de la centralisation politique, dont la haute nécessité n'est aujourd'hui bien comprise que par cette école, malgré l'évidente opposition d'une telle notion avec les dogmes d'indépendance et d'isolement qui constituent l'esprit de la doctrine critique. Sous ce rapport essentiel, les rôles semblent être désormais directement intervertis entre les deux doctrines principales qui se disputent encore si vainement l'ascendant politique. Avec ses superbes prétentions à l'ordre et à l'unité, la doctrine rétrograde prêche hautement la dispersion des foyers politiques, dans le secret espoir d'empêcher plus aisément la décadence de l'ancien système social chez les populations les plus arriérées, en les préservant de l'influence prépondérante des centres généraux de civilisation. La politique révolutionnaire, au contraire, encore justement fière d'avoir naguère présidé à l'immense concentration de forces que nécessita, en France, la lutte décisive contre la coalition des anciens pouvoirs, oublie ses maximes dissolvantes pour recommander avec énergie cette subordination systématique des foyers secondaires envers les principaux, qui, après avoir, au milieu du désordre universel, assuré à jamais le libre essor de la progression sociale, doit naturellement devenir dans la suite un si précieux auxiliaire de la vraie réorganisation, dès-lors susceptible d'être primitivement bornée à une population d'élite. En un mot, l'école révolutionnaire a seule compris que le développement continu de l'anarchie intellectuelle et morale exigeait, de toute nécessité, pour prévenir une imminente dislocation générale, une concentration croissante de l'action politique proprement dite. Par un tel ensemble de considérations préliminaires sur l'appréciation générale de la métaphysique révolutionnaire, son insuffisance fondamentale ne saurait maintenant être contestée. Sans doute, après l'usage actif et continu que l'esprit humain avait dû en faire, pendant le cours des trois derniers siècles, pour opérer la démolition graduelle de l'ancien système politique, il ne pouvait aucunement se dispenser d'abord de l'appliquer aussi à la réorganisation sociale, quand cette destruction, suffisamment avancée, est venue en dévoiler la nécessité. Toute autre manière de procéder eût été, à cette époque, certainement chimérique. Mais cette illusion naturelle, qu'une théorie alors impossible aurait seule pu prévenir, ne peut plus désormais être essentiellement reproduite, parce que le libre développement effectif d'une telle application a dû manifester à tous les esprits, par une impression ineffaçable, la nature purement anarchique et même l'influence directement rétrograde de la doctrine critique, quand son énergie dissolvante n'est plus absorbée par la lutte fondamentale qui constitua toujours sa seule destination propre. Ce double examen préliminaire de la politique théologique et de la politique métaphysique suffit ici, quoique très sommaire, pour caractériser nettement l'insuffisance nécessaire de chacune d'elles, à l'égard même de son but exclusif, en montrant que désormais, et de plus en plus, la seconde ne remplit guère mieux, en réalité, les principales conditions du progrès que la première celles de l'ordre. Mais leur appréciation respective demeurerait encore essentiellement incomplète, si, après les avoir séparément analysées, nous ne considérions pas brièvement le singulier antagonisme que le cours naturel des événemens a fini par établir entre elles, et dont l'explication, impossible de toute autre manière, résultera spontanément des bases ci-dessus indiquées, de façon à éclaircir davantage la vraie position générale de la question sociale actuelle. On peut aisément reconnaître aujourd'hui que, malgré leur opposition radicale, l'école rétrograde et l'école révolutionnaire, par une irrésistible nécessité, tendent réellement à entretenir mutuellement leur vie politique, en vertu même de leur neutralisation réciproque. Depuis un demi-siècle, d'éclatans triomphes successifs ont permis à chacune d'elles de développer librement sa véritable tendance, et, par suite, l'ont enfin amenée à constater irrévocablement son impuissance fondamentale pour atteindre réellement le but général que poursuit l'instinct des sociétés actuelles. Quoique simplement empirique, cette double conviction est maintenant devenue tellement profonde et universelle, qu'elle oppose désormais d'insurmontables obstacles à l'entière prépondérance politique de l'une ou de l'autre école, qui ne peuvent plus aspirer qu'à des succès aussi précaires qu'incomplets. Ainsi conduite à redouter presque également, quoiqu'à divers titres, l'ascendant absolu de chacune d'elles, la raison publique, à défaut d'un point d'appui plus rationnel et plus efficace, emploie tour à tour chaque doctrine à contenir les envahissemens indéfinis de l'autre. Lors même que le développement naturel des besoins sociaux paraît déterminer momentanément une préoccupation définitive en faveur de l'une des deux politiques, le dangereux essor qu'elle prend aussitôt ne tarde point à provoquer spontanément un inévitable retour proportionnel à la politique antagoniste, que vainement on avait cru éteinte à jamais. Cette misérable constitution oscillatoire de notre vie sociale se prolongera nécessairement jusqu'à ce qu'une doctrine réelle et complète, aussi véritablement organique que vraiment progressive, vienne enfin permettre de renoncer à cette périlleuse et insuffisante alternative, en satisfaisant, d'une manière directe et simultanée, aux deux aspects essentiels du grand problème politique. Alors seulement, les deux doctrines opposées tendront ensemble à disparaître irrévocablement devant une conception nouvelle, qui se présentera directement comme mieux adaptée à leurs destinations respectives. Mais, avant ce terme, chacune d'elles ayant pour principale utilité pratique d'empêcher le triomphe absolu de l'autre, elles continueront à constituer, malgré toute apparence contraire, deux inséparables élémens du mouvement politique fondamental, qui ne peut aujourd'hui être caractérisé que par leur commune participation, indispensable quoique insuffisante. Combien de fois, dans le déplorable cours de nos luttes contemporaines, le parti révolutionnaire et le parti rétrograde, aveuglés par un succès passager, n'ont-ils pas cru avoir anéanti pour toujours l'influence politique de leurs adversaires, sans que l'événement ait néanmoins jamais cessé de démentir bientôt avec éclat ces frivoles illusions! Le terrible triomphe de la doctrine critique a-t-il empêché, après peu d'années, l'entière réhabilitation de l'école catholico-féodale, qu'on s'était vainement flatté d'avoir détruite? De même, la réaction rétrograde, poursuivie par Bonaparte avec tant d'énergie, n'a-t-elle point finalement déterminé un retour universel vers l'école révolutionnaire, dont l'irrévocable compression avait été si emphatiquement célébrée? Après ces deux épreuves décisives, le développement journalier de notre situation politique n'a-t-il point successivement reproduit, sur une moindre échelle, la manifestation continue, plus ou moins prononcée, mais toujours irrécusable, de cette double tendance nécessaire? Il est clair, en effet, sous le point de vue philosophique, que la métaphysique révolutionnaire, en vertu de sa destination purement critique, aurait dû perdre aujourd'hui, à défaut d'aliment, sa principale activité politique, depuis que, l'ancien système étant assez détruit pour que son rétablissement soit évidemment impossible, l'attention générale a dû se porter surtout vers une réorganisation définitive, devenue chaque jour plus urgente. Mais, cette réorganisation ayant été jusqu'ici toujours réellement conçue, faute de principes nouveaux, d'après la doctrine théologique elle-même, la philosophie négative vient remplir, comme par le passé, un indispensable office social, en s'opposant au dangereux essor de cette politique rétrograde. Pareillement, sans les justes alarmes qu'inspire la prépondérance absolue de la politique révolutionnaire pour précipiter la société vers une imminente anarchie matérielle, l'ancienne doctrine serait aujourd'hui universellement discréditée, et réduite à une simple existence historique, depuis que le régime correspondant n'est plus, au fond, désormais compris ni voulu, même de ses prétendus partisans. Les deux doctrines sont donc, en réalité, appliquées maintenant, l'une autant que l'autre, dans une intention principalement négative, comme destinées à se neutraliser mutuellement, ce qui a dû sembler jusqu'ici le seul moyen praticable de prévenir les désastreuses conséquences qu'entraînerait naturellement la prépondérance totale d'aucune d'elles. Toutefois, il importe de remarquer aussi, en dernier lieu, que chacune de ces doctrines opposées constitue directement un indispensable élément de notre étrange situation politique, en concourant à la position générale du problème social, présenté par l'une sous l'aspect organique, et par l'autre sous le point de vue progressif, quoique l'opposition ainsi établie entre les deux grandes faces de la question doive tendre éminemment à en dissimuler la véritable nature. Dans le déplorable état actuel des idées politiques, il est évident que l'entière suppression de la doctrine rétrograde, s'il était possible de l'effectuer, ferait aussitôt disparaître le peu de notions d'ordre réel que nos intelligences ont encore conservées en politique, et qui toutes se rapportent inévitablement à l'ancien système social. En sens inverse, on ne peut davantage contester que, sans la doctrine révolutionnaire, toutes les idées de progrès politique, quelque vagues qu'elles soient aujourd'hui, s'effaceraient nécessairement sous la ténébreuse suprématie de l'ancienne philosophie. Au fond, comme chacune des deux doctrines est certainement impuissante désormais à atteindre réellement son but exclusif, leur efficacité pratique se borne essentiellement, sous ce rapport, à entretenir dans la société actuelle, quoique d'une manière très imparfaite, le double sentiment de l'ordre et du progrès. Bien que l'absence de tout principe vraiment propre à réaliser cette double indication fondamentale doive singulièrement amortir ce vague sentiment, sa perpétuelle conservation, par un mode quelconque, n'en constitue pas moins une indispensable nécessité préliminaire, pour rappeler sans cesse, soit aux philosophes, soit au public, les véritables conditions de la réorganisation sociale, que notre faible nature serait autrement si disposée à méconnaître. On peut donc, sous un tel aspect, considérer la question comme consistant à former une doctrine qui soit à la fois plus organique que la doctrine théologique et plus progressive que la doctrine métaphysique, seuls types actuels de ce double caractère, et dont la considération simultanée est, à ce titre, inévitable, jusqu'à l'entière solution de ce grand problème. Sans doute, l'ancien système politique ne doit être aucunement imité dans la conception du régime approprié à une civilisation aussi profondément différente. Mais l'assidue contemplation de l'ordre ancien n'en est pas moins strictement indispensable, comme pouvant seule indiquer les attributs essentiels de toute véritable organisation sociale, en obligeant l'avenir à régler presque tout ce qu'avait réglé le passé, quoique dans un autre esprit, et d'une manière plus parfaite. La conception générale du système théologique et militaire me semble même, par suite de son inévitable décrépitude, plus effacée aujourd'hui que ne l'exigeraient, sous ce rapport, les besoins réels de notre intelligence, surtout en ce qui concerne la division capitale entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, trop faiblement appréciée par les plus éminens philosophes de l'école catholique. C'est aux philosophes positifs qu'il appartiendra de restaurer, à leur usage idéal, d'après une étude approfondie du passé, ce que le mouvement général de la civilisation moderne a dû soustraire irrévocablement à la vie réelle. L'indispensable influence de la philosophie révolutionnaire pour obliger aujourd'hui les conceptions sociales à prendre un caractère vraiment progressif, est devenue tellement évidente qu'elle n'exige plus désormais aucune discussion. En prescrivant, avec une irrésistible énergie, de renoncer totalement à l'ancien système politique, elle entretient, au sein de la société actuelle, une précieuse stimulation, sans laquelle notre inertie spéculative se bornerait bientôt à proposer, comme solution finale du problème, de vaines modifications du régime décomposé. N'avons-nous pas vu néanmoins les divers pouvoirs contemporains réclamer souvent contre ces conditions nécessaires, en déclarant avec amertume que les principes révolutionnaires rendaient tout gouvernement désormais impossible? Cette banale protestation a même été doctoralement reproduite par plusieurs coteries spéculatives, qui, fières d'avoir enfin commencé à entrevoir péniblement la tendance anarchique de la doctrine révolutionnaire, ont cru, dans leur aveugle orgueil, devoir préconiser sa destruction immédiate comme une base suffisante de réorganisation sociale, sans apercevoir que, par cela seul, elles provoquaient nécessairement, contre leur propre intention, à la suprématie politique de l'école rétrograde. De quelque part qu'elle vienne, toute semblable déclaration équivaut réellement aujourd'hui à un aveu solennel d'impuissance politique. La doctrine révolutionnaire pouvant seule jusqu'ici poser avec efficacité l'une des deux classes de conditions fondamentales du problème social, on ne saurait, à cet égard, plus naïvement confesser une incompétence radicale, qu'en s'obstinant vainement à dénier à cette doctrine une telle attribution; l'écarter, ce serait vouloir résoudre le problème, abstraction faite de ses conditions essentielles. Il ne saurait exister qu'un unique moyen de parvenir plus tard à l'éliminer réellement, en remplissant mieux qu'elle-même le but principal qu'elle s'est proposée, et qu'elle seule encore, malgré ses immenses inconvéniens, poursuit maintenant avec une certaine efficacité. De toute autre manière, les déclamations absolues contre la philosophie révolutionnaire viendront toujours échouer finalement devant l'invincible attachement instinctif de la société actuelle à des principes qui, depuis trois siècles, ont dirigé tous ses progrès politiques, et qu'elle regarde, à juste titre, comme formulant seuls aujourd'hui d'indispensables conditions générales de son développement ultérieur. Chacun des dogmes essentiels qui composent cette doctrine constitue, en effet, une indication nécessaire à laquelle doit satisfaire, sous peine de nullité, toute tentative réelle de réorganisation sociale, pourvu toutefois qu'on cesse de prendre un vague énoncé du problème pour une vraie solution. Ainsi envisagés, ces principes rappellent, à divers titres, la consécration politique de certaines obligations capitales de morale universelle, que l'école rétrograde, malgré ses vaines prétentions, devait essentiellement méconnaître, parce que le régime qu'elle proclame a depuis long-temps perdu la faculté de les remplir. En ce sens, le dogme fondamental du libre examen oblige réellement la réorganisation spirituelle à résulter d'une action purement intellectuelle, déterminant, à l'issue d'une discussion complète, un assentiment volontaire et unanime, sans aucune intervention hétérogène des pouvoirs matériels pour hâter, par une inopportune perturbation, cette grande évolution philosophique. Pareillement, dans l'ordre temporel, le dogme de l'égalité et celui de la souveraineté populaire peuvent seuls imposer énergiquement aujourd'hui aux nouvelles classes et aux nouveaux pouvoirs l'impérieux devoir, si aisément oublié, de ne se développer et s'exercer qu'au profit du public, au lieu de tendre à l'exploitation des masses dans des intérêts individuels. Ces diverses moralités politiques, que jadis l'ancien système observa nécessairement pendant sa virilité, ne sont maintenues désormais, avec quelque efficacité, que par la doctrine révolutionnaire, dont l'inévitable décroissement commence même, sous ce rapport, à devenir très regrettable, tant que son office n'est point, à cet égard, mieux rempli. Jusque alors, sa suppression, si elle était possible, serait éminemment dangereuse, en livrant, sans contrôle, les sociétés actuelles aux diverses tendances oppressives qui se rattachent spontanément à l'ancien système politique. Si, par exemple, le dogme absolu du libre examen pouvait aussitôt disparaître, ne serions-nous point, par cela seul, immédiatement livrés au ténébreux despotisme des faiseurs ou des restaurateurs de religions, bientôt conduits, après un infructueux prosélytisme, à employer les mesures les plus tyranniques pour établir matériellement leur vaine unité rétrograde? Il en est de même à tout autre égard. Rien ne saurait donc autoriser les aveugles déclamations si fréquemment dirigées de nos jours contre la philosophie révolutionnaire, par tant de gouvernans et tant de docteurs qui ne peuvent pardonner à la société actuelle de ne point ratifier passivement leurs irrationnelles entreprises. Si cette philosophie devait vraiment empêcher toute réorganisation réelle, le mal serait dès-lors incurable, puisque son influence capitale constitue aujourd'hui un fait accompli, et ne peut cesser graduellement que par le développement même de cette réorganisation, dont elle était surtout destinée à préparer et à faciliter les voies. Mystiquement conçue dans un sens absolu et indéfini, la doctrine critique manifeste, sans doute, par sa nature, une tendance nécessairement anarchique, que j'ai ci-dessus assez caractérisée. Il serait néanmoins absurde d'exagérer cet inconvénient capital, au point de l'ériger en obstacle tout-à-fait insurmontable. On a beau déplorer aujourd'hui, au nom de l'ordre social, l'énergie toujours dissolvante de l'esprit d'analyse et d'examen: cet esprit n'en demeure pas moins éminemment salutaire, en obligeant à ne produire, pour présider à la réorganisation intellectuelle et morale, qu'une philosophie vraiment susceptible de supporter avec gloire l'indispensable épreuve décisive d'une discussion approfondie, librement prolongée jusqu'à l'entière conviction de la raison publique; condition fondamentale, à laquelle heureusement rien ne saurait désormais nous soustraire, quelque pénible qu'elle doive sembler à la plupart de ceux qui traitent maintenant la question sociale. Une telle philosophie pourra seule ultérieurement assigner à cet esprit analytique les vraies limites rationnelles qui doivent en prévenir les abus, en établissant, dans l'ordre des idées sociales, la distinction générale, déjà nettement caractérisée pour toutes les autres conceptions positives, entre le propre domaine du raisonnement et celui de la pure observation. Quoique contrainte, par le cours naturel des événemens, à diriger sa progression politique d'après une doctrine essentiellement négative, ainsi que je l'ai expliqué, la société actuelle n'a jamais renoncé aux lois fondamentales de la raison humaine; elle saura bien, en temps opportun, user des droits mêmes que cette doctrine lui confère pour s'engager de nouveau dans les liens d'une véritable organisation, quand les principes en auront été enfin conçus et appréciés. L'état de pleine liberté, ou plutôt de non-gouvernement, ne lui semble aujourd'hui nécessaire, à très juste titre, qu'afin de lui permettre un choix convenable, qu'elle n'a pu songer à s'interdire. Si quelques esprits excentriques comprennent le droit d'examiner comme imposant le devoir de ne se décider jamais, la raison publique ne saurait persévérer dans une telle aberration; et, de sa part, l'indécision prolongée ne prouve réellement autre chose que l'absence encore persistante des principes propres à terminer la délibération, et jusqu'à l'avénement desquels le débat ne pourrait en effet être clos sans compromettre dangereusement l'avenir social. De même, dans l'ordre temporel, en s'attribuant le droit général, provisoirement indispensable, quoique finalement anarchique, de choisir et de varier à son gré les institutions et les pouvoirs propres à la diriger, la société actuelle n'a nullement prétendu s'assujétir à l'exercice indéfini de ce droit, lors même que, cessant d'être nécessaire, il lui serait devenu nuisible. Ayant ainsi voulu seulement se procurer une faculté essentielle, bien loin d'imposer aucune entrave à ses progrès ultérieurs, elle ne saurait hésiter à soumettre ses choix aux règles fondamentales destinées à en garantir l'efficacité, lorsque enfin de telles conditions auront été réellement découvertes et reconnues. Jusque-là, quelle plus sage mesure pourrait-elle effectivement adopter, dans l'intérêt même de l'ordre futur, que de tenir librement ouverte la carrière politique, sans aucun vain assujétissement préalable, qui pût gêner l'essor encore ignoré du nouveau système social? À quel titre les vains détracteurs absolus de la politique révolutionnaire condamneraient-ils une telle situation, sans produire aucune conception vraiment propre à en préparer le terme définitif? Du reste, quand ce terme sera venu, qui oserait contester sérieusement à la société le droit général de se démettre régulièrement de ses attributions provisoires, lorsqu'elle aura trouvé enfin les organes spéciaux destinés à les exercer convenablement? Malgré tant d'amères récriminations contre l'attitude toujours hostile de la doctrine révolutionnaire, n'est-il pas, au contraire, évident que, de nos jours, les peuples ont, d'ordinaire, trop avidement accueilli les moindres apparences de principes de réorganisation, auxquelles, par un empressement funeste, ils voulaient sacrifier, sans motifs suffisans, des droits qui ne leur semblent qu'onéreux? Nos contemporains n'ont-ils pas, sous ce rapport, mérité bien plutôt, de la part des vrais philosophes, en beaucoup d'occasions capitales, le reproche d'une confiance généreusement exagérée, trop favorable à de dangereuses illusions, au lieu de la défiance systématique, si aigrement critiquée par ceux qui peut-être sentent secrètement leur impuissance radicale à soutenir une véritable discussion? Ainsi, la doctrine révolutionnaire, loin d'opposer d'insurmontables obstacles à la réorganisation politique des sociétés modernes, constitue, en réalité, d'une manière encore plus évidente et plus directe que ne le fait, de son côté, la doctrine rétrograde, l'indication d'un ordre indispensable de conditions générales, qui ne doivent jamais être négligées dans l'accomplissement d'une telle opération. Tel est donc le cercle profondément vicieux dans lequel l'esprit humain se trouve aujourd'hui renfermé à l'égard des idées sociales, obligé désormais, pour maintenir, d'une manière même très imparfaite, la position vraiment intégrale du problème politique, d'employer simultanément deux doctrines incompatibles, qui ne sauraient conduire à aucune solution réelle, et dont chacune, provisoirement indispensable, a néanmoins besoin d'être péniblement contenue par l'antagonisme de l'autre. Cette déplorable situation, qui, par sa nature, tendrait à se perpétuer indéfiniment, ne saurait admettre d'autre issue philosophique que l'uniforme prépondérance d'une doctrine nouvelle, destinée, en réunissant enfin, dans une commune solution, les conditions d'ordre et celles de progrès, à absorber irrévocablement les deux opinions opposées, en satisfaisant mieux que chacune d'elles, et sans la moindre inconséquence, à tous les divers besoins intellectuels des sociétés actuelles. La doctrine critique, et ensuite la doctrine rétrograde, ont successivement exercé une domination très prononcée et presque absolue, pendant le premier quart de siècle écoulé depuis le commencement de la révolution française; mais cette double expérience a suffi pour constater à jamais l'impuissance radicale de l'une et de l'autre à l'égard de la réorganisation sociale, toujours si vainement entreprise. Aussi, dans la seconde partie de ce demi-siècle, ces deux doctrines ont définitivement perdu leur activité prépondérante; et, malgré leur antipathie nécessaire, elles ont dû participer, à peu près également, à la direction journalière des débats politiques, où l'une fournit toutes les idées essentielles de gouvernement, et l'autre les principes d'opposition. À des intervalles de plus en plus rapprochés, la société, en attendant une marche plus rationnelle, accorde tour à tour à chacune d'elles une suprématie partielle et momentanée, selon que le cours naturel des événemens fait redouter davantage l'oppressive décrépitude du système ancien ou l'imminence de l'anarchie matérielle. Ces fréquentes fluctuations, qui caractérisent notre temps, sont souvent attribuées, chez les individus, à la corruption ou à la faiblesse humaines, qu'elles doivent, en effet, puissamment stimuler: mais cette explication, évidemment trop étroite, ne pouvant s'appliquer à la société prise en masse, qui, cependant, ne semble guère moins versatile, il faut bien rapporter surtout une telle tendance à la cause plus profonde et plus générale que je viens d'indiquer, et reconnaître que, même dans les cas privés, de semblables changemens doivent être souvent le résultat involontaire d'une nouvelle position, susceptible de rappeler plus spécialement le besoin de l'ordre ou celui du progrès, trop isolément sentis à une époque où si peu d'esprits comprennent réellement l'ensemble de notre état politique. Organe propre et spontané de ces déplorables oscillations, une troisième opinion, essentiellement stationnaire, a dû graduellement s'interposer entre la doctrine rétrograde et la doctrine révolutionnaire, formée en quelque sorte, sans aucune conception directe, de leurs débris communs. Malgré la nature bâtarde et la constitution contradictoire de cette opinion intermédiaire, il faut bien historiquement la qualifier aussi de doctrine, puisqu'elle trouve aujourd'hui tant d'emphatiques docteurs, qui s'efforcent de la présenter comme le type final de la philosophie politique. Humble et passive sous l'impétueux essor de l'esprit révolutionnaire, et même pendant la réaction rétrograde qui lui succéda, elle a depuis, par le discrédit croissant des deux doctrines antagonistes, obtenu peu à peu, sans effort, une prépondérance aussi active que le comporte son caractère équivoque. Depuis un quart de siècle, elle occupe principalement, et de plus en plus, par les différentes sectes qui s'y rattachent, l'ensemble de la scène politique, chez tous les peuples avancés. Les partis les plus opposés ont été graduellement contraints, pour conserver leur activité, d'adopter uniformément ses formules caractéristiques, au point de dissimuler souvent, aux observateurs mal préparés, la véritable nature du conflit social, qui, néanmoins, continue encore, de toute nécessité, à subsister uniquement, faute d'un mobile vraiment nouveau, entre l'esprit révolutionnaire et l'esprit rétrograde. Quoique ces deux moteurs ne cessent point d'être les seuls principes actifs des divers ébranlemens politiques, cependant le résultat final de leurs impulsions opposées tourne essentiellement, d'ordinaire, à l'uniforme accroissement de la doctrine mixte et stationnaire, dont l'ascendant universel, quoique provisoire, est désormais irrécusable. Cette évidente prépondérance, qui irrite, sans les instruire, les deux écoles actives, constitue, à mes yeux, le symptôme le plus caractéristique de la commune réprobation dont la raison publique, d'après nos grandes expériences contemporaines, tend de plus en plus à frapper définitivement les principes absolus de la doctrine rétrograde et de la doctrine révolutionnaire, malgré l'inévitable contradiction, ci-dessus expliquée, qui néanmoins l'oblige toujours à les employer spéculativement, en s'efforçant de les neutraliser les uns par les autres. Rien ne peut mieux indiquer qu'un tel symptôme la parfaite opportunité actuelle des essais philosophiques destinés à dégager réellement les sociétés modernes de cette orageuse situation, en produisant enfin directement les principes essentiels d'une vraie réorganisation politique. Une semblable élaboration, impraticable sous l'empire, oppressif ou entraînant, de l'une ou de l'autre des deux philosophies antagonistes, n'est devenue possible que depuis qu'une doctrine équivoque, interdisant, par sa nature, toute préoccupation exclusive, a permis de saisir le double caractère fondamental du problème social, dont toutes les faces n'avaient pu jusque alors être simultanément considérées. En même temps, cette doctrine bâtarde sert naturellement de guide à la société actuelle pour maintenir, d'une manière aussi précaire que pénible, mais seule provisoirement possible, l'ordre matériel indispensable à l'accomplissement de cette grande opération philosophique, et sans lequel la transition générale serait radicalement entravée. Tel est le double office, capital quoique nécessairement passager, que remplit aujourd'hui l'école stationnaire, dans la grande évolution finale des sociétés modernes. Peut-être notre faible nature exige-t-elle en effet, afin de développer pleinement cette indispensable influence, que les chefs de cette école se sentent animés d'une confiance absolue dans le triomphe définitif de leur doctrine, bien que cette illusion soit certainement beaucoup moins nécessaire, et par suite moins excusable, que je ne l'ai expliqué envers la doctrine révolutionnaire, où nous l'avons vue strictement inévitable. Mais, quoiqu'il en soit, ce grand service est, en réalité, profondément altéré par une erreur aussi fondamentale, qui tend à consacrer, comme type immuable de l'état social, la misérable transition que nous accomplissons aujourd'hui. Il serait, certes, bien superflu d'insister ici sur l'application spéciale, à cette doctrine intermédiaire, de notre universel critérium logique, fondé sur la considération d'inconséquence. Par la nature d'une telle doctrine, il est évident que l'inconséquence s'y trouve, de toute nécessité, directement érigée en principe, en sorte qu'elle y doit être spontanément encore plus profonde et plus complète que dans les deux doctrines extrêmes. À leur égard, les inconséquences radicales que nous avons ci-dessus indiquées sont seulement le résultat effectif de leur discordance fondamentale avec l'état présent de la civilisation; mais, ici, elles résident immédiatement dans la constitution propre de cet étrange système. La politique stationnaire fait hautement profession de maintenir les bases essentielles du régime ancien, pendant qu'elle entrave radicalement, par un ensemble de précautions méthodiques, ses plus indispensables conditions d'existence réelle. Pareillement, après une solennelle adhésion aux principes généraux de la philosophie révolutionnaire, qui constituent sa seule force logique contre la doctrine rétrograde, elle se hâte d'en prévenir régulièrement l'essor effectif, en suscitant à leur application journalière des obstacles péniblement institués. En un mot, cette politique, si fièrement dédaigneuse des utopies, se propose directement aujourd'hui la plus chimérique de toutes les utopies, en voulant fixer la société dans une situation contradictoire entre la rétrogradation et la régénération, par une vaine pondération mutuelle entre l'instinct de l'ordre et celui du progrès. Ne possédant aucun principe propre, elle est uniquement alimentée par les emprunts antipathiques qu'elle fait simultanément aux deux doctrines antagonistes. Tout en reconnaissant l'inaptitude fondamentale de chacune d'elles à diriger convenablement la société actuelle, sa conclusion finale consiste à les y appliquer de concert. Sans doute, une telle théorie sert utilement à la raison publique d'organe provisoire pour empêcher la dangereuse prépondérance absolue de l'une ou de l'autre philosophie; mais, par une nécessité non moins évidente, elle tend directement à prolonger, autant que possible, leur double existence, première base indispensable de l'action oscillatoire qui la caractérise. Ainsi, cette doctrine mixte, qui, considérée dans sa propre destination transitoire, concourt, par une influence nécessaire, ci-dessus expliquée, à préparer les voies définitives de la réorganisation sociale, constitue, au contraire, quand on l'envisage comme finale, un obstacle direct à cette réorganisation, soit en faisant méconnaître sa véritable nature, soit en tendant à perpétuer sans cesse les deux philosophies opposées qui l'entravent également aujourd'hui. Pourrions-nous espérer aucune vraie solution du double problème social, par une doctrine alternativement conduite, dans son application journalière, à consacrer systématiquement le désordre au nom du progrès, et la rétrogradation, ou une équivalente immobilité, au nom de l'ordre? Dans la partie historique de ce volume, j'expliquerai naturellement l'analyse fondamentale de l'ensemble tout spécial de conditions sociales, qui, pour l'Angleterre, d'après la marche caractéristique de son développement politique, a dû procurer à la monarchie parlementaire, tant proclamée par la doctrine mixte, une consistance éminemment exceptionnelle, dont le terme inévitable est néanmoins, là même, désormais imminent, ainsi que l'indique de plus en plus l'expérience contemporaine. Cet examen, qui serait ici très déplacé, mettra, j'espère, en pleine évidence l'erreur capitale des philosophes et des hommes d'état, qui, d'après l'appréciation vague ou superficielle d'un cas unique et passager, ont si vainement proposé et poursuivi, comme solution finale de la grande crise révolutionnaire des sociétés modernes, l'uniforme transplantation, sur le continent européen, d'un régime essentiellement local, alors irrévocablement privé de ses appuis les plus indispensables, et surtout du protestantisme organisé, qui, en Angleterre, constitua sa principale base spirituelle. L'état d'enfance où languit encore la science fondamentale du développement social, permet seul de comprendre comment une semblable aberration a pu aujourd'hui entraîner un grand nombre de bons esprits. Mais ce déplorable ascendant devra nous faire attacher, en lieu convenable, une extrême importance à la discussion ultérieure de cet unique aspect spécieux de la doctrine stationnaire, qu'une exacte analyse historique caractérisera spontanément, en constatant la profonde inanité nécessaire de cette métaphysique constitutionnelle sur la pondération et l'équilibre des divers pouvoirs, d'après une judicieuse appréciation de ce même état politique qui sert de base ordinaire à de telles fictions sociales. Au reste, tant d'immenses efforts entrepris, depuis un quart de siècle, afin de nationaliser en France, et chez les autres peuples restés nominalement catholiques, cette sorte de compromis transitoire entre l'esprit rétrograde et l'esprit révolutionnaire, sans que néanmoins ce vain régime ait pu encore acquérir, ailleurs que dans sa terre natale, aucune profonde consistance politique, suffiraient ici, sans doute, à défaut d'une démonstration directe, pour vérifier clairement, par une voie décisive, quoique empirique, l'impuissance radicale d'une semblable doctrine à l'égard de la grande question sociale. Cette prétendue solution n'aboutit évidemment, en réalité, qu'à faire passer la maladie de l'état aigu à l'état chronique, en tendant à la rendre incurable, par la consécration absolue et indéfinie de l'antagonisme transitoire qui en constitue le principal symptôme. D'après sa destination propre, une telle politique est nécessairement condamnée à n'avoir jamais aucun caractère vraiment tranché, afin de pouvoir devenir indifféremment rétrograde ou révolutionnaire, sans jamais être avec vigueur ni l'une ni l'autre, suivant les impulsions alternatives qui résultent spontanément du cours général des événemens, dont elle subit passivement l'irrésistible influence. Son principal mérite est d'avoir reconnu la double position fondamentale du problème social; elle a senti, en principe, combien il importe de concilier aujourd'hui les conditions de l'ordre et celles du progrès. Mais n'ayant réellement apporté, dans l'examen de la question, aucune idée nouvelle, destinée à la satisfaction simultanée de ces deux grands besoins sociaux, sa solution pratique dégénère inévitablement en un égal sacrifice de l'un à l'autre. Quant à l'ordre, en effet, elle est d'abord contrainte, par sa nature, à renoncer essentiellement à rétablir aucun véritable ordre intellectuel et moral, à l'égard duquel elle ne dissimule guère son inévitable incompétence. Or, ainsi bornée à la simple conservation d'un ordre purement matériel, la position générale de cette politique doit bientôt se trouver radicalement fausse, obligée de lutter journellement contre les conséquences naturelles d'un désordre dont elle a directement sanctionné le principe essentiel; ce qui la réduit, d'ordinaire, à ne pouvoir agir qu'à l'instant même où le danger est devenu imminent, et, par suite, souvent insurmontable. D'une autre part, cette importante fonction y demeure spontanément attribuée à la royauté, seul pouvoir encore vraiment actif de l'ancien système politique, surtout en France, et autour duquel tendent essentiellement à se rallier aujourd'hui tous ses autres débris, spirituels et temporels. Or, la pondération systématique, instituée par la métaphysique stationnaire, tout en proclamant le pouvoir royal comme principale base du gouvernement, l'entoure méthodiquement d'entraves toujours croissantes, qui, restreignant de plus en plus son activité propre, finiraient même par le dépouiller graduellement de l'énergique autorité qu'exige aujourd'hui l'accomplissement réel d'une telle destination, si le cours naturel de l'évolution sociale ne devait point prévenir l'entier développement de cette constitution contradictoire[10] qui veut le régime ancien, moins ses plus évidentes nécessités politiques, et qui a déjà conduit, en plus d'une grave occasion, jusqu'à dénier dogmatiquement aux rois le choix vraiment libre de leurs premiers agens. Les conditions du progrès ne sont pas, au fond, entendues, par cette politique parlementaire, d'une manière plus satisfaisante que celles de l'ordre véritable. Car, n'appliquant à la solution aucun principe propre et nouveau, les entraves que, dans l'intérêt de l'ordre, elle est forcée de mettre à l'esprit révolutionnaire, sont toutes nécessairement empruntées à l'ancien système politique, et, par suite, tendent inévitablement à prendre un caractère plus ou moins rétrograde et oppressif, selon l'explication fondamentale, ci-dessus établie, de la doctrine critique. On le vérifie aisément, par exemple, à l'égard des restrictions habituelles de la liberté d'écrire, du droit d'élection, etc., restrictions toujours puisées dans d'irrationnelles conditions matérielles, qui, éminemment arbitraires, par leur nature, oppriment et surtout irritent à un degré plus ou moins prononcé, sans que le but qu'on s'y propose soit jamais suffisamment atteint; la multitude des exclus étant ainsi nécessairement beaucoup plus choquée que ne peut être satisfait le petit nombre de ceux auxquels s'appliquent des priviléges aussi vicieusement motivés. [Footnote 10: Cette situation transitoire à été, de nos jours, très heureusement formulée par la célèbre maxime de M. Thiers: _Le roi règne, et ne gouverne pas_. L'immense crédit, si rapidement obtenu par cette subtile formule métaphysique, témoigne à la fois, et de l'irrévocable décadence de l'esprit monarchique, et de la nature éminemment passagère d'un régime fondé sur une telle inconséquence politique, qui n'est cependant qu'une exacte expression sommaire de ce qu'on nomme aujourd'hui l'esprit constitutionnel.] Tout examen plus spécial de la doctrine mixte ou stationnaire, qui n'est, à vrai dire, qu'une dernière phase générale de la politique métaphysique, serait ici prématuré, et d'ailleurs essentiellement inutile. Au point de vue où l'esprit du lecteur doit être maintenant établi, il est évident que la réorganisation finale des sociétés modernes ne saurait être aucunement dirigée par une théorie aussi précaire et subalterne, qui ne peut, au fond, que régulariser la lutte politique fondamentale, en tendant à l'éterniser, et qui, dans son utilité momentanée, ne se propose, en réalité, que cet office purement négatif, toujours très imparfaitement rempli d'ailleurs, empêcher les rois de rétrograder et les peuples de bouleverser. Quelque importance que puisse avoir cet incontestable service, une telle régénération ne s'accomplira point sans doute avec de simples empêchemens. Cette analyse fondamentale des trois systèmes d'idées qui président aujourd'hui à toutes les discussions politiques, a désormais suffisamment constaté, à des titres divers, mais également irrécusables, leur commune impuissance radicale pour diriger la réorganisation sociale, impuissance de jour en jour plus sentie par les meilleurs esprits, malgré l'évidente nécessité, ci-dessus expliquée, qui, d'ailleurs, exige provisoirement l'emploi simultané de ces trois doctrines, jusqu'à leur uniforme absorption définitive par une philosophie nouvelle, susceptible de satisfaire à la fois, d'après un même principe, aux différentes conditions générales du problème actuel. Afin de compléter ici une telle appréciation préliminaire, de manière à mieux manifester l'urgente opportunité d'une semblable philosophie, il nous reste maintenant à caractériser sommairement les principaux dangers sociaux qui résultent inévitablement de la déplorable prolongation d'un pareil état intellectuel, et qui tendent, par leur nature, à s'aggraver de jour en jour. Il eût été aussi injuste que prématuré de les considérer plus tôt, avant qu'on y pût saisir spontanément la participation directe et constante de la métaphysique révolutionnaire, de la métaphysique rétrograde, et de la métaphysique stationnaire. Quoique les deux dernières écoles s'accordent souvent, à cet égard, pour renvoyer surtout à la première, comme cause immédiate de la crise, le blâme principal, il est néanmoins évident que le développement continu des pernicieuses conséquences de l'anarchie intellectuelle, et par suite morale, doit leur être également imputé, puisque, aussi radicalement impuissantes à découvrir le remède, elles concourent d'ailleurs, non moins directement que leur antagoniste, à l'indéfinie prolongation du mal, dont elles entravent le vrai traitement. La profonde discordance qui existe aujourd'hui entre la marche générale des gouvernemens et le mouvement fondamental des sociétés, tient, sans doute, tout autant à l'esprit vicieusement hostile de la politique dirigeante qu'à la tendance finalement anarchique des opinions populaires. Sous les divers aspects que nous allons examiner, la perturbation sociale ne procède pas moins, en réalité, des rois que des peuples, avec cette différence aggravante contre les premiers, que la solution régulière semblerait devoir émaner d'eux. La plus universelle conséquence de cette fatale situation, son résultat le plus direct et plus funeste, source première de tous les autres désordres essentiels, consiste dans l'extension toujours croissante, et déjà effrayante, de l'anarchie intellectuelle, désormais constatée par tous les vrais observateurs, malgré l'extrême divergence de leurs opinions spéculatives sur sa cause et sa terminaison. C'est ici surtout qu'il importe de décharger rationnellement la politique révolutionnaire de la responsabilité trop exclusive qu'on s'efforce de rejeter sur elle, et que, d'ordinaire, elle-même accepte avec trop de facilité. Sans doute, cette anarchie résulte immédiatement du développement continu du droit absolu de libre examen, dogmatiquement conféré à tous les individus par le principe fondamental de la doctrine critique. Mais, comme je l'ai précédemment indiqué, le droit d'examiner n'impliquant point, par lui-même, l'absence nécessaire de toute décision fixe et commune, si néanmoins l'application de ce dogme produit aujourd'hui de tels effets, cela tient essentiellement à ce qu'il n'existe point encore de principes susceptibles de réaliser enfin la convergence fondamentale des intelligences; et, jusqu'à leur avènement, ce désordre doit inévitablement persister. Or, quoique la doctrine révolutionnaire, par une extension démesurée, tende directement, ainsi que je n'ai point hésité à le montrer sans détour, à perpétuer, d'une manière presque indéfinie, cette absence de principes de ralliement, une telle lacune me semble cependant devoir être encore plus justement reprochée à la politique stationnaire, qui prétend qu'il n'y a point lieu à s'occuper d'une semblable recherche, qu'elle interdit effectivement, et surtout à la doctrine rétrograde qui, par une proposition vraiment dérisoire, ose préconiser aujourd'hui, comme seule solution possible de l'anarchie intellectuelle, la chimérique réinstallation sociale de ces mêmes vains principes dont l'inévitable décrépitude a primitivement amené cette anarchie. Ces deux dernières doctrines tenteraient donc inutilement désormais, aux yeux impartiaux d'une saine philosophie, d'éluder la responsabilité, chaque jour plus imminente et plus grave, que doit aussi faire peser sur elles la pernicieuse prolongation d'un désordre qu'il serait fort injuste d'attribuer exclusivement à la doctrine qui paraît en constituer la cause immédiate et constante. Quoi qu'il en soit, il s'agit maintenant d'envisager surtout en elles-mêmes les suites effectives d'une situation générale, à laquelle concourent inévitablement, chacun à sa manière, les trois systèmes d'idées entre lesquels le monde politique est aujourd'hui si déplorablement partagé. Sans le motif d'équité que je viens de signaler, il importerait peu d'examiner ici à quel point ce désordre évident des esprits doit être imputé à une instigation directe, ou à une répression radicalement vicieuse. En vertu de leur complication supérieure, et par suite aussi de leur plus intime contact avec l'ensemble des passions humaines, les questions sociales devraient, par leur nature, encore plus scrupuleusement que toutes les autres, rester concentrées chez un petit nombre d'intelligences d'élite, que la plus forte éducation préliminaire, convenablement suivie d'études directes, aurait graduellement préparées à en poursuivre avec succès la difficile élaboration. Tel est, du moins, à cet égard, avec une pleine évidence, le véritable état normal de l'esprit humain, pour lequel toute autre situation constitue réellement, pendant les époques révolutionnaires, une sorte de cas pathologique plus ou moins caractérisé, d'ailleurs provisoirement inévitable et même indispensable, comme je l'ai expliqué. Quels doivent donc être les profonds ravages de cette maladie sociale, en un temps où tous les individus, quelque inférieure que puisse être leur intelligence, et malgré l'absence souvent totale de préparation convenable, sont indistinctement provoqués, par les plus énergiques stimulations, à trancher journellement, avec la plus déplorable légèreté, sans aucun guide, et sans le moindre frein, les questions politiques les plus fondamentales! Au lieu d'être surpris de l'effroyable divergence graduellement produite par l'universelle propagation, depuis un demi-siècle, de cette anarchique tendance, ne faudrait-il pas admirer bien plutôt que, grâces au bon sens naturel et à la modération intellectuelle de l'homme, le désordre ne soit point jusqu'ici plus complet, et qu'il subsiste encore çà et là quelques points vagues de ralliement sous la décomposition, toujours croissante néanmoins, des maximes sociales! Le mal est déjà parvenu à ce point que toutes les opinions politiques, quoique uniformément puisées dans le triple fond général que j'ai analysé, prennent aujourd'hui un caractère essentiellement individuel, par les innombrables nuances que comporte le mélange varié des trois ordres de principes vicieux. Excepté dans les cas d'entraînement, où les divergences radicales peuvent être momentanément dissimulées pendant la poursuite commune d'un moyen passager, dont chacun des prétendus coalisés conserve d'ailleurs d'ordinaire le secret espoir d'exploiter seul la réalisation, il devient maintenant de plus en plus impossible de faire vraiment adhérer, même un très petit nombre d'esprits, à une profession de foi politique un peu explicite, où le vague et l'ambiguïté d'un langage artificieux ne cherchent point à produire l'apparence illusoire d'un concours qui ne saurait exister. Or, il importe de noter ici, comme une évidente confirmation de ce que je viens d'indiquer sur l'égale participation inévitable des trois doctrines principales à la production de ce désordre intellectuel, que cette universelle divagation des esprits actuels n'est, certes, pas moins prononcée dans le camp purement stationnaire, et jusque dans le camp rétrograde, ainsi que je l'ai déjà montré, que dans le camp révolutionnaire proprement dit. Chacun des trois partis, en ses instans de naïveté, a même souvent déploré, avec une profonde amertume, la discordance plus intense dont il se croyait spécialement affecté, tandis que ses adversaires n'étaient point, à vrai dire, mieux partagés: la principale différence entre eux consistant réellement, sous ce rapport, en ce que chacun sent plus vivement ses propres misères. Dans les pays où cette décomposition intellectuelle a été régulièrement consacrée, dès l'origine de l'époque révolutionnaire, au seizième siècle, par la prépondérance politique du protestantisme, les divagations, sans être moins intenses, malgré leur uniformité théologique, ont été encore plus multipliées qu'ailleurs, parce que l'esprit humain, alors plus voisin de l'enfance, y a surtout profité de son émancipation naissante pour se livrer aveuglément à la discussion indéfinie des opinions religieuses, nécessairement les plus vagues, et par suite les plus discordantes de toutes, quand une énergique autorité spirituelle ne comprime point sans cesse leur essor divergent. Aucun pays n'a mieux vérifié cette inévitable tendance que les États-Unis de l'Amérique-Nord, où le christianisme s'est dissous en plusieurs centaines de sectes, radicalement discordantes, qui se subdivisent chaque jour davantage en opinions déjà presque individuelles, dont le classement serait aussi impraticable qu'inutile, et auxquelles d'ailleurs tendent à se mêler aujourd'hui d'innombrables dissidences politiques. Mais les nations assez heureusement préparées, par l'ensemble de leurs antécédents, pour avoir essentiellement évité, comme en France surtout, la halte trompeuse du protestantisme, et chez lesquelles l'esprit humain a pu ainsi, par une transition plus nette et plus rapide, passer directement de l'état pleinement catholique à l'état franchement révolutionnaire, ne pouvaient néanmoins échapper non plus à l'inévitable anarchie intellectuelle, nécessairement inhérente à tout exercice prolongé du droit absolu de libre examen individuel. Seulement, les aberrations, sans y être, certes, moins antisociales, y ont pris, par cela même, un caractère beaucoup moins vague, qui doit y moins entraver la réorganisation finale. Comme ces divagations, dont le champ est d'ailleurs inépuisable, tendent chaque jour à disparaître, sous le coup d'une insuffisante discussion, pour être aussitôt remplacées par de nouvelles extravagances, il peut être utile de conserver ici le souvenir distinct de quelques-unes des principales, qui ne sont point, à mes yeux, les plus graves, et que je choisis surtout à raison de leur actualité plus marquée. Qu'il me suffise donc d'énumérer successivement, en invoquant le témoignage de tous les observateurs bien informés, et sans attacher, du reste, aucune importance à l'ordre de ces indications: 1º l'étrange proposition économique de supprimer l'usage des monnaies, et, par suite, de ramener ainsi la société, en vue du progrès, au temps des échanges directs; 2º le projet de détruire les grandes capitales, centres principaux de la civilisation moderne, comme d'imminens foyers de corruption sociale; 3º l'idée d'un maximum de salaire journalier, fixé même à un taux très modique, que ne pourraient dépasser, en aucun cas, les bénéfices réels d'une industrie quelconque; 4º le principe, plus subversif encore, et néanmoins très dogmatiquement exposé de nos jours, d'une rigoureuse égalité de rétribution habituelle entre tous les travaux possibles; 5º enfin, dans une classe de notions politiques dont l'évidence plus grossière semblerait devoir prévenir toute illusion fondamentale, les dangereux sophismes de nos philantropes sur l'abolition absolue de la peine capitale, au nom d'une vaine assimilation métaphysique des plus indignes scélérats à de simples malades. Toutes ces aberrations diverses, et tant d'autres analogues, ou encore plus prononcées et plus nuisibles, se produisent d'ailleurs journellement au même titre universel que les opinions les mieux élaborées et les plus susceptibles de concourir utilement à la réorganisation sociale, sans qu'aucun des partis actuels puisse, à cet égard, établir réellement, parmi ses propres membres, la moindre discipline intellectuelle, lors même qu'il se sent le plus compromis, aux yeux de la raison publique, par de semblables égaremens. Il ne faut pas croire, en outre, que de telles extravagances soient aujourd'hui essentiellement réservées à quelques esprits excentriques ou mal organisés, comme les époques les plus régulières en ont fréquemment présenté. Ce qui caractérise le plus nettement, sous ce rapport, l'absence totale de principes généraux vraiment propres à diriger convenablement nos pensées politiques, c'est la déplorable universalité de cette tendance anarchique, la funeste disposition des intelligences même les plus normales à se laisser entraîner, souvent par l'unique impulsion d'une vanité très blâmable, à l'apologie momentanée des plus pernicieux paradoxes. Un tel spectacle ne m'a jamais semblé plus choquant que lorsqu'on peut l'observer, comme notre expérience journalière ne le comporte que trop, chez des esprits livrés à la culture habituelle de quelqu'une des sciences positives, et qui cependant ne sont, à cet égard, nullement retenus par l'étrange contraste que devrait naturellement leur offrir cette scrupuleuse sagesse, dont ils sont si justement fiers, à l'égard des moindres questions de la philosophie naturelle, comparée à la frivole présomption avec laquelle ils ne craignent point de trancher en passant, comme le vulgaire, sans aucune préparation rationnelle, les plus difficiles et les plus importants sujets qui soient accessibles à la raison humaine. Cette maladie ayant ainsi atteint désormais jusqu'aux intelligences qui, aujourd'hui, sont, incontestablement, les mieux disciplinées, rien ne saurait, sans doute, manifester ici avec plus d'énergie son effrayante extension actuelle. L'inévitable résultat général d'une semblable épidémie chronique a dû être, par une évidente nécessité, la démolition graduelle, maintenant presque totale, de la morale publique, qui, peu appuyée, chez la plupart des hommes, sur le sentiment direct, a besoin, par dessus tout, que les habitudes en soient constamment dirigées par l'uniforme assentiment des volontés individuelles à des règles invariables et communes, propres à fixer, en chaque grave occasion, la vraie notion du bien public. Telle est la nature éminemment complexe des questions sociales, que, même sans aucune intention sophistique, le pour et le contre peuvent y être soutenus, sur presque tous les points, d'une manière extrêmement plausible; car, il n'y a pas d'institution quelconque, pour si indispensable qu'elle puisse être au fond, qui ne présente, en réalité, de graves et nombreux inconvéniens, les uns partiels, les autres passagers; et, en sens inverse, l'utopie la plus extravagante offre toujours, comme on sait, quelques avantages incontestables. Or, la plupart des intelligences sont, sans doute, trop exclusivement préoccupées, soit en vertu de leur trop faible portée, soit, encore plus fréquemment peut-être, par une passion absorbante, pour être vraiment capables d'embrasser simultanément les divers aspects essentiels du sujet. Comment pourraient-elles donc s'abstenir de condamner successivement presque toutes les grandes maximes de morale publique, dont les défauts sont, d'ordinaire, très saillans, tandis que leurs motifs principaux, quoique réellement beaucoup plus décisifs, sont quelquefois profondément cachés, jusqu'à ce qu'une exacte analyse, souvent fort délicate, les ait mis en pleine lumière? Voilà surtout ce qui doit rendre tout véritable ordre moral nécessairement incompatible avec la vagabonde liberté des esprits actuels, si elle pouvait indéfiniment persister; puisque la plupart des règles sociales destinées à devenir usuelles ne sauraient être, sans perdre toute efficacité, abandonnées à l'aveugle et arbitraire décision d'un public incompétent. L'indispensable convergence des intelligences suppose donc, préalablement, la renonciation volontaire et motivée du plus grand nombre d'entre elles à leur droit souverain d'examen, qu'elles s'empresseront, sans doute, d'abdiquer spontanément, aussitôt qu'elles auront enfin trouvé des organes dignes d'exercer convenablement leur vaine suprématie provisoire. Si une telle condition est désormais évidente à l'égard des moindres notions scientifiques, pourrait-elle être sérieusement contestée envers les sujets les plus difficiles, et qui exigent aussi le plus d'unité? Jusqu'à sa réalisation suffisamment accomplie, les idées effectives de bien public, dégénérées en une vague philantropie, resteront toujours livrées, comme on le voit aujourd'hui, à la plus pernicieuse fluctuation, qui tend directement à leur ôter toute force véritable contre les énergiques impulsions d'un égoïsme vivement stimulé. Dans le triste cours journalier de nos luttes politiques, les hommes les plus judicieux et les plus honnêtes sont naturellement conduits à se taxer les uns les autres de folie ou de dépravation, d'après la vaine opposition de leurs principes sociaux; d'une autre part, en chaque grave occurence, les maximes politiques les plus contraires se trouvent habituellement soutenues par des partisans qui doivent sembler également recommandables: comment l'influence continue de ce double spectacle, essentiellement incompatible avec aucune conviction profonde et inébranlable, pourrait-elle, à la longue, laisser subsister, soit chez ceux qui y participent, soit même chez ceux qui l'admirent, une vraie moralité politique? À la vérité, cette démoralisation publique a été sensiblement retardée, de nos jours, par la prépondérance même de la doctrine révolutionnaire, à laquelle les deux autres doctrines l'imputent, d'ordinaire, d'une manière si injustement exclusive. Car, le parti révolutionnaire, en vertu de son caractère progressif, a dû être, plus qu'aucun autre, animé de véritables convictions, à la fois profondes et actives, qui, quelqu'en fût l'objet, devaient tendre spontanément à contenir et même à refouler l'égoïsme individuel. Une telle propriété s'est surtout développée pendant la mémorable phase d'illusion, ci-dessus caractérisée, où la métaphysique révolutionnaire a été, par un entraînement unanime, momentanément conçue comme directement destinée à réorganiser les sociétés modernes. Alors, en effet, s'accomplirent, sous l'énergique impulsion de cette doctrine, les plus admirables dévouemens sociaux dont puisse s'honorer l'histoire contemporaine, malgré toute déclamation rétrograde ou stationnaire. Mais, depuis qu'une telle illusion primitive a dû graduellement tendre à se dissiper sans retour, et que la doctrine critique a ainsi perdu sa principale autorité, les convictions qui s'y rattachent ont dû s'en trouver proportionnellement amorties, surtout en vertu de son inévitable mélange, chaque jour plus intime, avec la politique stationnaire, et même avec la politique rétrograde, ainsi que je l'ai précédemment expliqué. Quoique ces convictions soient, à vrai dire, moins effacées et moins stériles, encore aujourd'hui, surtout dans la jeunesse, que celles qu'inspirent communément les deux autres doctrines, elles ont cependant désormais trop peu d'énergie effective pour compenser suffisamment l'action dissolvante qui caractérise la métaphysique révolutionnaire, à l'égard même de ses propres partisans, en sorte que cette philosophie contribue maintenant, en réalité, presque autant que chacune de ses deux antagonistes, au débordement spontané de la démoralisation politique. La morale privée dépend heureusement de beaucoup d'autres conditions générales que celles d'opinions fixement établies. Dans les cas les plus usuels, le sentiment naturel y parle, sans doute, bien plus fortement qu'à l'égard des relations publiques. En outre, l'adoucissement continu de nos moeurs, d'après un développement intellectuel plus commun, par un goût plus familier, ainsi qu'un plus juste sentiment, des divers beaux-arts, l'amélioration graduelle des conditions à la suite des progrès toujours croissans de l'industrie humaine, ont dû puissamment contre-balancer, à cet égard, les influences désorganisatrices. Il faut d'ailleurs remarquer que ces influences, primitivement concentrées sur la vie politique proprement dite, n'ont dû se manifester que beaucoup plus tard, et avec une moindre intensité, envers la morale domestique ou personnelle, dont enfin les règles ordinaires, d'une démonstration plus facile, peuvent, par leur nature, supporter, jusqu'à un certain point, sans d'aussi imminens périls, la libre irruption des analyses individuelles. Toutefois, le temps est désormais venu où ces inévitables aberrations, jusque alors essentiellement dissimulées, commencent à développer éminemment leur dangereuse activité. Dès la première évolution de l'état révolutionnaire, cette action délétère sur la morale proprement dite s'était déjà annoncée par une grave atteinte à l'institution fondamentale du mariage, que la faculté du divorce aurait profondément altérée dans tous les pays protestans, si la décence publique et le bon sens individuel n'y avaient point jusqu'ici beaucoup amorti la pernicieuse influence des divagations théologico-métaphysiques. Mais cependant la morale privée ne pouvait, comme je viens de l'indiquer, être réellement attaquée, d'une manière directe et suivie, qu'après la décomposition presque totale de la morale publique. Aujourd'hui qu'un tel préliminaire est certes suffisamment accompli, l'action dissolvante menace immédiatement, avec une intensité toujours croissante, la morale domestique et même la morale personnelle, premier fondement nécessaire de toutes les autres. Sous quelque aspect qu'on les envisage, soit quant aux relations des sexes, à celles des âges, ou à celles des conditions, il est clair que les élémens nécessaires de toute sociabilité sont désormais, et doivent être de plus en plus, directement compromis par une discussion corrosive, que ne dominent point de véritables principes, et qui tend à mettre en question, sans aucune solution possible, les moindres idées de devoir. La famille, qui, au milieu des phases les plus agitées de la tempête révolutionnaire, avait été, sauf quelques attaques accessoires, essentiellement respectée, s'est trouvée, de nos jours, radicalement assaillie, dans sa double base indispensable, l'hérédité et le mariage, par des sectes insensées[11], qui, en rêvant la réorganisation, n'ont su, dans leur superbe médiocrité, développer réellement que la plus dangereuse anarchie. Nous avons vu même le principe le plus général et le plus vulgaire de la simple morale individuelle, la subordination nécessaire des passions à la raison, directement dénié par d'autres prétendus rénovateurs, qui, sans s'arrêter à l'expérience universelle, rationnellement sanctionnée par l'étude positive de la nature humaine, ont tenté, au contraire, d'établir, comme dogme fondamental de leur morale régénérée, la systématique domination des passions, dont l'activité spontanée ne leur a point paru sans doute assez encouragée par la simple démolition philosophique des barrières jusque alors destinées à en contenir l'impétueux essor, puisqu'ils ont cru devoir, en outre, la développer artificiellement par l'application continue des stimulans les plus énergiques. Ces diverses aberrations spéculatives ont déjà assez pénétré dans la vie sociale, pour qu'il soit aujourd'hui devenu loisible à chacun de se faire une sorte de facile mérite de ses passions même les plus désordonnées, les plus animales: si un tel débordement pouvait persister, les estomacs insatiables finiraient probablement par s'enorgueillir aussi de leur propre voracité. [Footnote 11: Nous avons vu surtout une secte éphémère, dans ses vains projets de régénération ou plutôt de domination universelle, offrir, pendant quelques années, à l'observateur attentif, par un concours d'aberrations qu'on avait cru jusque alors impossible, l'étrange conciliation fondamentale de la plus licencieuse anarchie avec le plus dégradant despotisme.] Vainement l'école rétrograde s'efforce-t-elle encore de rejeter exclusivement sur l'école révolutionnaire la responsabilité générale de ce nouvel ordre de divagations, dont elle-même n'est pas réellement moins coupable, d'après son aveugle et irrationnelle obstination à préconiser, comme seules bases intellectuelles de la sociabilité, des principes dont l'irrévocable impuissance actuelle n'a jamais été plus sensible que dans ce cas. Car, si les conceptions théologiques devaient véritablement constituer, dans l'avenir comme dans le passé, les immuables fondemens de la morale universelle, d'où vient qu'elles ont aujourd'hui perdu toute force réelle contre de semblables débordemens? Ne serait-ce pas désormais un cercle profondément vicieux que d'étayer d'abord, par de vains et laborieux artifices, les principes religieux, afin qu'ils pussent ensuite, ainsi destitués de tout pouvoir intrinsèque et direct, servir de points d'appui à l'ordre moral? Toute puissance sociale ne manifeste-t-elle pas nécessairement son efficacité générale, par l'indispensable épreuve préliminaire de sa propre élévation? Aucun office vraiment fondamental ne saurait donc maintenant appartenir à des croyances qui n'ont pu elles-mêmes résister au développement universel de la raison humaine, dont la virilité ne finira point sans doute par reconstruire les entraves oppressives que brisa pour jamais son adolescence. Il importe même de remarquer enfin, à ce sujet, que les diverses aberrations précédemment signalées ont toujours été conçues, de nos jours, par d'ardens restaurateurs des théories religieuses, violemment exaspérés contre toute philosophie vraiment positive, seule apte désormais à comprimer effectivement l'essor naturel de leurs divagations; on avait pu, depuis long-temps, constater aussi la justesse nécessaire d'une observation analogue, à l'égard des aberrations semblables d'origine purement protestante. Loin de pouvoir fournir aujourd'hui des bases réelles à la morale proprement dite, domestique ou personnelle, les croyances religieuses tendent de plus en plus, à vrai dire, à lui devenir doublement nuisibles, soit en s'opposant à son édification sur des fondemens plus solides, auprès des esprits, chaque jour plus nombreux, que ces croyances cessent de pouvoir dominer, soit même en ce que, chez ceux qui leur demeurent le moins infidèles, ces principes sont naturellement beaucoup trop vagues pour comporter aucune grande efficacité pratique sans l'active intervention continue de l'autorité sacerdotale, désormais essentiellement absorbée, chez les populations les plus avancées, par le soin difficile de sa propre conservation, de manière à ne plus oser, d'ordinaire, compromettre, par une intempestive répression, le faible crédit qu'elle s'y ménage encore. Parmi les intelligences un peu cultivées, l'expérience journalière ne montre-t-elle point, en effet, que la morale usuelle des hommes restés suffisamment religieux n'est nullement supérieure aujourd'hui, malgré l'anarchie intellectuelle, à celle de la plupart des esprits émancipés? La principale tendance pratique des croyances religieuses ne consiste-t-elle point le plus souvent, dans la vie sociale actuelle, à inspirer surtout, à la plupart de ceux qui les conservent avec quelque énergie, une haine instinctive et insurmontable contre tous ceux qui s'en sont affranchis, sans qu'il en résulte d'ailleurs aucune émulation réellement utile à la société? Ainsi, pour la morale privée, comme ci-dessus à l'égard de la morale publique, les principaux ravages, soit indirects, soit même directs, qu'exerce maintenant l'anarchie intellectuelle, doivent être, après un mûr examen, au moins aussi sévèrement imputés à la philosophie stationnaire, et surtout à la philosophie rétrograde, qu'à la philosophie révolutionnaire elle-même, qui en est seule habituellement accusée. Quoi qu'il en soit, il n'est ici que trop évident que toutes les différentes doctrines actuelles sont, à divers titres, presque également impuissantes, par leur nature, sous l'un et l'autre aspect, à opposer aucun frein énergique au développement continu de l'égoïsme individuel, qui s'enhardit aujourd'hui de plus en plus à réclamer directement, au nom de l'universelle anarchie des intelligences, le libre débordement des passions même les moins sociales. Suite nécessaire et directe d'un pareil désordre, vient maintenant, comme second caractère général de notre situation fondamentale, la corruption systématique, désormais érigée en un indispensable moyen de gouvernement. Ici, l'école stationnaire et l'école rétrograde ne sauraient parvenir à rejeter exclusivement sur l'école révolutionnaire une responsabilité commune, où leur double participation habituelle est certes la plus immédiate et même la plus prononcée. Les trois doctrines concourent nécessairement, quoique inégalement, à ce honteux résultat, en contribuant, chacune à sa manière, à l'absence de toutes vraies convictions politiques, ainsi que je l'ai expliqué. Quelque déplorable que soit évidemment une telle obligation, il faut aujourd'hui savoir y reconnaître sans détour une inévitable conséquence de cet état intellectuel, où l'impuissance et le discrédit des idées générales, devenues incapables de commander aucun acte réel, ne laissent plus d'autre ressource journalière, pour obtenir effectivement l'indispensable concours des individus au maintien précaire d'un ordre grossier, qu'un appel plus ou moins immédiat à des intérêts purement personnels. Il n'arrive presque jamais qu'une pareille influence trouve à s'exercer sur des hommes véritablement animés de convictions profondes. Rarement la nature humaine, dans les caractères même les moins élevés, s'avilit-elle assez pour comporter un système de conduite politique en opposition réelle avec de fortes convictions quelconques: un tel contraste continu finirait bientôt par paralyser essentiellement les facultés du sujet. Dans l'ordre scientifique, où les vraies convictions philosophiques sont aujourd'hui plus communes et mieux marquées, la corruption active n'est guère praticable, quoique les âmes n'y soient certes pas ordinairement d'une trempe plus énergique[12]. Ainsi, sauf quelques anomalies fort rares, il faut évidemment attribuer surtout, à l'état indécis et flottant où l'anarchie intellectuelle tient habituellement aujourd'hui toutes les idées sociales, l'extension rapide et facile d'une corruption qui tourne aisément à son gré les demi-convictions, vagues et insuffisantes, que présente désormais, de plus en plus exclusivement, le monde politique actuel. Non-seulement ce désordre des esprits permet seul le développement de la corruption politique, dont tout large exercice serait incompatible avec des convictions réelles et communes; mais on doit même avouer qu'il l'exige nécessairement, comme unique moyen praticable de déterminer maintenant une certaine convergence effective, dont l'ordre social, à quelque matérialité qu'il puisse être réduit, ne saurait se passer entièrement. On peut donc annoncer avec assurance l'imminente extension continue de ce honteux procédé, tant que l'anarchie intellectuelle tendra toujours à détruire graduellement toute forte conviction politique. [Footnote 12: Le cas le plus décisif à cet égard, est celui, assez fréquent de nos jours, des savans qui allient la plus honteuse versatilité politique à une invariable persévérance philosophique malgré les plus puissantes tentations, dans leurs opinions anti-religieuses, qui, sans doute, reposaient seules chez eux sur de véritables convictions.] Une telle explication ne saurait, sans doute, complétement absoudre les gouvernemens actuels de la dangereuse préférence que, dans leur aveugle et étroite sollicitude, ils accordent habituellement à l'emploi démesuré d'un pareil moyen. Car, l'absolu dédain, si stupidement systématique, qu'ils affectent d'ordinaire contre toute théorie sociale, et les entraves nombreuses, soit involontaires, soit calculées, dont ils s'efforcent, en ce genre, d'entourer aujourd'hui l'esprit humain, au lieu d'encourager son essor, tendent évidemment, d'une manière directe, à éterniser cet état transitoire, en empêchant la seule solution qu'il comporte. D'une autre part, ainsi obligés de subir cette immorale nécessité, nos gouvernemens l'aggravent encore dans l'exécution, en subordonnant presque toujours l'usage de ce moyen à la seule satisfaction immédiate de leurs intérêts spéciaux, sans aucun appel véritable à l'intérêt public, dont ils ne craignent pas de sacrifier ouvertement la considération générale au simple soin de leur propre conservation. Néanmoins, malgré ces torts irrécusables, il demeure évident que le développement graduel du système de corruption politique doit être aujourd'hui tout autant imputé aux gouvernés qu'aux gouvernans; non-seulement en ce sens que, si les uns y recourent, les autres l'acceptent, mais surtout en ce que leur état intellectuel commun en rend l'usage malheureusement inévitable. Dans leurs mutuelles relations journalières, les individus ne considèrent plus désormais, comme vraiment solides et efficaces, que les coopérations déterminées par l'intérêt privé: ils ne sauraient donc, sans inconséquence, reprocher aux gouvernemens une conduite analogue pour s'assurer le concours habituel dont ils ont besoin, à une époque où le désordre des idées empêche presque toujours de voir nettement en quoi consiste réellement l'intérêt public; les deux sortes d'action doivent nécessairement comporter des procédés semblables, sauf la seule différence d'intensité. A quelques perturbations, même matérielles, que la société se trouve actuellement exposée, on ne saurait douter, ce me semble, d'après une étude approfondie de cette orageuse situation, que les désastres ne fussent habituellement beaucoup plus graves encore si les divergences individuelles n'étaient contenues, à un certain degré, par l'influence directe des intérêts personnels, à défaut de toute autre voie plus satisfaisante et plus sûre. Quoique très grossier et fort précaire, quoiqu'il ne puisse garantir le présent sans compromettre gravement l'avenir, un tel moyen a cependant l'avantage incontestable de constituer un résultat spontané de la situation à laquelle il s'applique: car, la cause fondamentale qui oblige aujourd'hui à l'emploi passager de la corruption politique, est aussi celle qui, sous un autre aspect, en a permis le développement; en sorte que, par une évidente harmonie, cette corruption cessera d'être possible sur une grande échelle, aussitôt même que la société commencera à pouvoir comporter une meilleure discipline. Jusque alors, on peut compter sur l'inévitable accroissement naturel de ce misérable expédient, ainsi que le témoigne irrécusablement une expérience constante chez tous les peuples soumis à une longue pratique de ce que l'on nomme aujourd'hui le régime constitutionnel ou représentatif, toujours forcé d'organiser ainsi une certaine discipline matérielle au milieu d'un profond désordre intellectuel, et par suite, moral. Les juges impartiaux ont seulement le droit d'exiger que les gouvernemens actuels, au lieu de subir avec une sorte de joie cette fatale nécessité, et de se laisser aveuglément entraîner par l'attrait que doit présenter, à la paresse et à la médiocrité, l'usage immodéré de cette facile ressource, s'empressent désormais, au contraire, de favoriser méthodiquement, d'une manière continue, par les différens moyens dont ils disposent, la grande élaboration philosophique, à l'issue de laquelle les sociétés modernes pourront finalement entrer dans de meilleures voies. Pour concevoir, à cet égard, avec toute leur portée véritable, les tristes exigeances de notre époque, il importe de ne point restreindre la notion générale du système de corruption politique aux seules influences purement matérielles qu'on a coutume d'y considérer aujourd'hui; il y faut comprendre indistinctement, comme l'indique sa définition rationnelle, les divers modes quelconques par lesquels on tente de faire prédominer les motifs d'intérêt privé dans les questions d'intérêt public. Ainsi envisagé, ce système paraîtra beaucoup plus étendu, et à la fois bien plus dangereux, qu'on ne le suppose ordinairement. Je ne fais point seulement allusion à l'emploi des distinctions honorifiques, que tous les observateurs judicieux ont déjà l'habitude d'y joindre, comme capable de déterminer souvent, par la stimulation de la vanité, une corruption encore plus efficace et plus active que la vénalité directe. Mais il s'agit surtout ici de cette action bien autrement profonde, essentiellement propre aux temps actuels, par laquelle l'ensemble des institutions politiques concourt tout entier, d'une manière plus ou moins immédiate, à développer et à satisfaire, chez tous les individus doués de quelque énergie, les différentes sortes d'ambition. Sous ce rapport capital, non moins que sous le précédent, l'état présent de la société est éminemment corrupteur. En même temps que l'anarchie intellectuelle y a dissous tous les préjugés publics destinés à contenir l'essor des prétentions privées, l'irrévocable décomposition de l'ancienne classification sociale y a pareillement supprimé les diverses barrières qui s'opposaient au débordement des ambitions individuelles, désormais indistinctement appelées, au nom du progrès, à la plus complète extension politique. Entraînés par cette irrésistible tendance, les gouvernemens ont dû s'efforcer graduellement d'y satisfaire de plus en plus, en multipliant outre mesure les diverses fonctions publiques, en rendant chaque jour leur accès plus facile, et en renouvelant les titulaires aussi fréquemment que possible. Cédant d'abord à la nécessité, ils ont ensuite spontanément tenté de la convertir, par un développement artificiel et systématique, en une ressource générale, qui pouvait permettre d'intéresser à leur propre conservation la plupart des ambitieux actifs, ainsi associés à l'exploitation nationale. Il serait d'ailleurs inutile d'insister ici sur les dangers évidens que présente, par sa nature, un tel expédient politique, envisagé même uniquement sous le point de vue étroit de l'intérêt spécial des gouvernemens; car, il doit nécessairement provoquer beaucoup plus de prétentions qu'il n'en peut satisfaire, et, par suite, soulever, contre le régime établi, des passions bien autrement intenses que celles qui l'appuient. On conçoit, en outre, que l'application de ce procédé tend naturellement à le développer, d'une manière en quelque sorte indéfinie, qui ne saurait être limitée que par l'avénement d'une vraie réorganisation sociale. A considérer, par exemple, l'ensemble des choix faits, depuis un demi-siècle, même pour les plus éminentes fonctions politiques, la plupart de nos ambitieux ne doivent-ils point, en effet, conserver aussi quelque espoir raisonnable d'obtenir, à leur tour, une élévation ainsi motivée? Un tel espoir, convenablement entretenu chez tous les hommes politiques, constitue même évidemment l'un des principaux artifices pratiques habituellement employés par les gouvernemens pour maintenir aujourd'hui un certain ordre factice. La métaphysique révolutionnaire a, sans doute, directement fourni, comme je l'ai expliqué, le dissolvant universel qui a fini par nécessiter ce dangereux régime. Mais toutes nos écoles politiques participent inévitablement, chacune à sa manière, à son développement continu. Quant à la politique stationnaire, qui dirige principalement aujourd'hui l'action régulière, elle consacre d'abord, encore bien plus formellement que la doctrine critique elle-même, cette situation transitoire comme le type indéfini de la perfection sociale; prenant les moyens pour le but, elle érige, par exemple, l'égale admissibilité de tous les individus à toutes les fonctions publiques, en destination finale du mouvement général des sociétés modernes. Enfin, par une influence qui lui est essentiellement propre, elle aggrave directement la tendance corruptrice de l'époque actuelle, en liant de plus en plus les vaines conditions d'ordre qu'elle s'efforce d'instituer à la simple possession de la fortune, considérée même sans aucun égard au mode quelconque d'acquisition effective. En ce qui concerne la politique rétrograde, il est aisé de constater que, malgré ses orgueilleuses prétentions à la pureté morale, elle n'est pas aujourd'hui moins réellement corruptrice que ses deux antagonistes, ainsi que l'expérience l'a, sans doute, hautement témoigné. Le genre spécial de corruption qui lui appartient sur tout, consiste dans l'hypocrisie systématique, dont elle a eu tant besoin depuis que la décomposition du régime catholico-féodal est devenue assez profonde pour ne plus comporter, chez la plupart des esprits cultivés, que des convictions faibles et incomplètes. Dès l'origine de l'époque révolutionnaire, au seizième siècle, on a pu voir se développer, principalement dans l'ordre religieux, ce système d'hypocrisie de plus en plus élaboré, qui consentait aisément, d'une manière plus ou moins explicite, à l'émancipation réelle de toutes les intelligences d'une certaine portée, sous la seule condition, au moins tacite, d'aider à prolonger la soumission des masses: telle fut, éminemment, la politique des jésuites[13]. Ainsi, l'école rétrograde a réellement subi, sous ce rapport, depuis plus long-temps qu'aucune autre, et sous une forme qui n'est pas, certes, moins dangereuse, la fatalité commune, propre à notre état social. Serait-il possible, en principe, qu'une politique quelconque ne dût point nécessairement recourir davantage à la corruption, à mesure qu'elle est plus directement opposée au mouvement général de la société qu'elle prétend régir? [Footnote 13: Ce machiavélisme théologique a dû être radicalement ruiné lorsque la propagation du mouvement philosophique l'a finalement obligé, comme on le voit aujourd'hui, a étendre graduellement un tel privilége à tous les esprits actifs. Il en est résulte, en effet, cette sorte de mystification réciproquement universelle, où, dans les classes même les moins cultivées, chacun reconnaît la religion indispensable chez les autres, quoique superflue pour lui. Telle est, au fond, l'étrange issue définitive de trois siècles d'une laborieuse résistance au mouvement fondamental de la raison humaine!] Il résulte donc, de l'ensemble de ces explications, que l'obligation de maintenir une certaine discipline matérielle malgré l'absence de toute véritable organisation spirituelle, a dû conduire la politique à employer de plus en plus, comme ressort provisoire, indispensable quoique funeste, la corruption systématique, d'ailleurs spontanément issue de l'anarchie intellectuelle. A défaut d'autorité morale, l'ordre matériel exige, de toute nécessité, ou l'usage de la terreur, ou le recours à la corruption: or, ce dernier moyen, outre qu'il est aujourd'hui seul susceptible de quelque durée, présente, sans doute, après un scrupuleux examen, de moindres inconvéniens, comme étant mieux adapté à la nature des sociétés modernes, qui ne permet à la violence que des succès très passagers. Mais, tout en reconnaissant, du point de vue scientifique, ce qu'il y a d'inévitable et d'involontaire, à cet égard, dans la politique actuelle, il est impossible de ne point déplorer, avec une certaine amertume, le profond aveuglement qui empêche aujourd'hui les divers pouvoirs sociaux de faciliter autant que possible l'évolution intellectuelle et morale, qui pourra seule dispenser enfin d'un expédient aussi dégradant et aussi insuffisant. Il semble, au contraire, que les hommes d'état de tous les partis se soient maintenant concertés pour interdire, de toutes leurs forces, cette unique voie de salut, en frappant indistinctement d'une stupide réprobation absolue toute élaboration quelconque des théories sociales. Toutefois, cette aberration commune ne constitue elle-même, comme je vais le montrer, qu'une nouvelle conséquence générale, non moins nécessaire et aussi caractéristique que les précédentes, de l'état présent des populations les plus civilisées. Le troisième symptôme essentiel de notre situation sociale consiste, en effet, dans la prépondérance toujours croissante du point de vue purement matériel et immédiat à l'égard de toutes les questions politiques. En manifestant, avec une irrécusable évidence, la profonde insuffisance des diverses théories actuelles, l'expérience contemporaine a malheureusement développé, par une réaction inévitable, une irrationnelle répugnance absolue, aujourd'hui presque unanime, contre toute sorte de théories sociales. Il ne s'agit pas seulement ici de l'antagonisme général et spontané entre la pratique et la théorie, simplement aggravé par l'état d'enfance où languit encore la science sociale, suivant une explication rappelée au début de ce chapitre. La funeste tendance que je veux signaler est à la fois plus spéciale et plus profonde, essentiellement propre à la situation transitoire des sociétés actuelles. Dès l'origine même de l'ère révolutionnaire, il y a trois siècles, elle a commencé à se faire sentir, de la manière la moins équivoque, aussitôt que, le pouvoir spirituel ayant été partout annulé ou absorbé par le pouvoir temporel, toutes les hautes spéculations sociales ont dû être ainsi de plus en plus livrées désormais à des esprits essentiellement dominés par la préoccupation continue des affaires journalières. Cette indication historique suffit ici pour faire comprendre que les peuples et les rois ont dû pareillement concourir à la prépondérance graduelle d'une semblable disposition, nécessairement commune à toutes nos diverses écoles politiques, qui, sous ce rapport, méritent aujourd'hui, quoiqu'à divers titres, des reproches à peu près équivalens. Après avoir reconnu que la crise fondamentale des sociétés actuelles dérive surtout, en dernière analyse, de l'anarchie intellectuelle, dont la résolution, par une philosophie convenable, constitue ainsi le premier besoin de notre temps, on ne saurait trop déplorer cette irrationnelle unanimité du monde politique, qui, en proscrivant les recherches spéculatives, tend directement à interdire la seule issue réelle que puisse finalement comporter une telle situation. Depuis un demi-siècle que la réorganisation sociale a été si vainement entreprise, cette fausse voie a conduit à une foule d'essais successifs, qui, malgré leur insuffisance expérimentalement constatée, ont toujours été renouvelés dans le même esprit vicieux. Au lieu de s'occuper d'abord des doctrines relatives au nouvel ordre social, et ensuite des moeurs correspondantes, on s'est uniquement borné à la construction directe des institutions définitives, eu un temps où l'état de l'esprit humain indique avec tant d'évidence la seule possibilité d'institutions purement provisoires, réduites aux objets les plus indispensables, et n'ayant d'autre prétention d'avenir que de faciliter, autant que possible, l'évolution intellectuelle et morale qui devra déterminer enfin une vraie régénération politique. Toute l'élaboration qualifiée de constituante a dès-lors essentiellement consisté, en réalité, à morceler plus ou moins les anciens pouvoirs politiques, à organiser minutieusement entre eux des antagonismes factices et compliqués, à les rendre aussi de plus en plus précaires et amovibles, en les soumettant toujours davantage à des élections temporaires, etc.; mais sans jamais avoir changé, au fond, faute d'une véritable doctrine sociale, la nature générale du régime ancien, ni l'esprit qui préside à son exercice. En un mot, on s'est surtout occupé de contenir méthodiquement les divers pouvoirs ainsi conservés, au risque de les annuler, et l'on a continué à laisser entièrement indéterminés les principes destinés à diriger leur application effective. Ce travail subalterne et irrationnel, dans lequel la seule division politique vraiment capitale avait même été profondément écartée, a été ensuite pompeusement décoré du nom de constitution, et toujours voué à l'éternelle admiration de la postérité! Quoique la durée moyenne de ces prétendues constitutions n'ait été jusqu'ici que de dix ans au plus, chaque nouveau régime, malgré que son premier titre fût toujours l'insuffisance radicale du précédent, n'a jamais manqué jusqu'ici d'imposer, à son tour, sous des peines plus ou moins graves, l'uniforme obligation d'une foi générale à son triomphe absolu et indéfini. C'est ainsi que tous ces vains tâtonnemens empiriques, dont la succession, quelle qu'en soit l'invariable monotonie, serait, par sa nature, inépuisable, ont manifesté constamment une déplorable efficacité pour entraver profondément la vraie réorganisation sociale, soit en détournant les forces de l'esprit humain sur de puériles questions de formes politiques, soit aussi en empêchant directement, même par voie d'interdiction légale, les spéculations et les discussions philosophiques qui doivent finalement dévoiler les principes essentiels de cette réorganisation. Par cette double influence, le principal caractère de la maladie a été dissimulé autant que possible, et toute solution graduelle et paisible est devenue presque impraticable. Comment des esprits, dominés par une aberration aussi vicieusement systématique, peuvent-ils se faire illusion au point de se croire exempts de tous préjugés spéculatifs, et comment osent-ils en proscrire avec dédain l'élaboration rationnelle, lorsque eux-mêmes poursuivent la plus dangereuse et la plus absurde de toutes les utopies politiques, la construction directe d'un système général de gouvernement qui ne reposerait sur aucune véritable doctrine sociale! Une telle disposition serait, en effet, inexplicable aujourd'hui sans le ténébreux ascendant de la philosophie métaphysique, qui dénature et confond profondément toutes les notions politiques, comme elle le faisait jadis, pendant son triomphe passager, dans les autres ordres de conceptions humaines. Cette vaine prépondérance métaphysique des considérations purement matérielles, si abusivement qualifiées de pratiques, puisqu'elles conduisent à d'impraticables fictions, n'est pas seulement nuisible, d'une manière directe, au principal progrès politique des sociétés modernes: elle présente aussi, ce qui devrait toucher davantage les gouvernemens, de graves et imminens dangers pour l'ordre proprement dit, comme il est aisé de le reconnaître sommairement. Il en résulte effectivement la tendance universelle à rapporter uniformément tous les maux politiques à l'imperfection des institutions, au lieu de les attribuer surtout aux idées et aux moeurs sociales, qui sont aujourd'hui le siége fondamental de la maladie principale. De là, les efforts successifs, toujours essentiellement stériles, que nous avons vus jusqu'ici, et que nous reverrons, sans doute, trop souvent encore, pour chercher indéfiniment le remède dans des altérations de plus en plus profondes des institutions et des pouvoirs existans, sans que l'inanité des tentatives antérieures éclaire jamais suffisamment des esprits ainsi fourvoyés, auxquels la moindre modification nouvelle inspirera facilement, quand le mal sera plus vivement senti, une aveugle ardeur vers le funeste renouvellement d'essais analogues: tant sont faibles et infructueuses, surtout en politique, les leçons si vantées de la simple expérience, lorsque les résultats n'en sont point éclairés par une analyse vraiment rationnelle. On ne me supposera point, sans doute, l'intention de condamner ici toute modification politique proprement dite, même prochaine, avant l'époque finale où l'ensemble du système politique devra être entièrement régénéré, d'après l'application graduelle d'une nouvelle doctrine sociale, quand une fois cette doctrine aura été convenablement produite. Des modifications plus ou moins profondes à l'ordre politique actuel deviendront auparavant inévitables, et même indispensables, ne fût-ce qu'afin de rendre cet ordre plus progressif et mieux compatible avec l'évolution fondamentale, quoiqu'il ne faille pas d'ailleurs attacher, à ces transformations provisoires, une importance prépondérante, et qu'on doive surtout soigneusement empêcher qu'elles ne détournent du but principal. Mais ces modifications elles-mêmes, pour être pleinement conformes à leur vraie destination finale, devront être toujours dirigées par une première élaboration philosophique de l'ensemble de la question sociale. A plus forte raison, leur considération exclusive, ou seulement prépondérante, doit-elle être aujourd'hui regardée comme constituant directement une irrationnelle subversion de la vraie solution générale. Il est d'ailleurs incontestable, à mes yeux, que cette vicieuse préoccupation des institutions proprement dites, au préjudice des pures doctrines, outre ce qu'elle a maintenant d'évidemment prématuré, engendre aussi d'autres erreurs plus fondamentales, d'une nature permanente, en conduisant, même dans l'avenir social, à régler indéfiniment par l'ordre temporel ce qui dépend surtout de l'ordre spirituel. Par suite de l'aberration fatale qui, depuis trois siècles, a fait universellement négliger cette distinction capitale, les divers gouvernemens européens ont porté l'inévitable peine de leur aveugle participation à l'établissement d'une telle confusion, en devenant dès lors uniformément responsables de tous les maux des sociétés, de quelque source qu'ils fussent en effet dérivés. Malheureusement, cette illusion est encore plus nuisible à la société elle-même, par les perturbations et les désappointemens plus ou moins graves qu'elle y cause fréquemment aujourd'hui. Ce danger n'a jamais été plus évident et plus prononcé qu'à l'égard des attaques violentes et anarchiques dont les discussions contemporaines ont si souvent menacé l'institution fondamentale de la propriété. Après avoir d'abord judicieusement analysé ces critiques déclamatoires, tous les bons esprits devront convenir, ce me semble, que les inconvéniens tant reprochés à cette institution présentent, malgré l'exagération manifeste de plaintes semblables, une irrécusable réalité, qui mérite qu'on s'occupe convenablement d'y remédier, autant que le comporte la nature essentielle de l'état social moderne. Mais ils reconnaîtront aussi que les principaux remèdes sont ici nécessairement du ressort direct des opinions et des moeurs, sans que les réglemens politiques proprement dits y soient susceptibles d'aucune efficacité vraiment fondamentale; puisque tout se réduit surtout aux préjugés et aux usages publics qui, d'après une sage appréciation philosophique de l'ensemble du sujet, doivent habituellement diriger, dans l'intérêt social, l'exercice effectif de la propriété, en quelques mains qu'elle réside. On voit ainsi combien est profondément perturbatrice, et en même temps vaine et aveugle, cette tendance universelle des esprits actuels à tout rapporter aux institutions politiques, au lieu d'attendre surtout de la réorganisation intellectuelle et morale ce qu'elle seule peut donner. Les mêmes remarques pourront s'appliquer aux critiques analogues dirigées de nos jours contre l'institution du mariage, et en divers autres cas d'une importance majeure. Partout il sera facile de reconnaître combien est absurde et funeste ce puéril esprit réglementaire qui, uniquement occupé de l'ordre matériel, tendrait au bouleversement total de la société dans la vue d'apporter, à tout prix, à un inconvénient partiel ou mal apprécié, un remède essentiellement illusoire. Telle est néanmoins, à cet égard, la disposition si unanime des intelligences actuelles que les gouvernemens, partageant eux-mêmes l'erreur commune, ne savent habituellement en comprimer le dangereux essor qu'en étouffant brusquement la discussion, aussitôt qu'elle commence à devenir alarmante: mais ce brutal expédient, quoique pouvant être provisoirement indispensable, ne saurait certainement suffire; il se borne évidemment à ajourner la difficulté, sans la résoudre en aucune manière, ou plutôt en l'aggravant beaucoup. Ainsi, relativement à l'ordre, autant qu'à l'égard du progrès, il y a de graves et imminens périls, les uns indirects, les autres directs, dans l'hallucination fondamentale qui règne aujourd'hui, avec une si déplorable universalité, sur la vraie nature de la maladie sociale, regardée comme exclusivement physique, tandis qu'elle est surtout morale. Pendant que la théorie est principalement en souffrance, puisque aucune notion sociale n'est aujourd'hui fermement établie, l'esprit humain, détourné de ce premier but essentiel, est étroitement absorbé par l'unique considération de la pratique, où son action, dépourvue de toute direction rationnelle, devient, de toute nécessité, profondément perturbatrice. C'est surtout l'influence de cette aberration générale qui amoindrit de plus en plus, en réalité, la politique actuelle, de manière à n'y permettre qu'une très imparfaite et très précaire satisfaction, soit à l'ordre, soit au progrès, dont les véritables voies sont ainsi directement méconnues. Depuis que les modifications principales des anciennes institutions ont été vainement introduites ou essayées, sans que le malaise fondamental ait cessé de se faire sentir, les idées immédiates de progrès politique tendent ainsi à se restreindre graduellement désormais à de misérables substitutions de personnes, que ne dirige aucun plan véritable, ce qui constitue, pour ainsi dire, la plus honteuse dégradation politique, en tendant d'ailleurs à précipiter évidemment la société dans une inépuisable succession d'inutiles catastrophes. Pareillement, quant à l'ordre purement matériel, le seul dont on s'occupe aujourd'hui, son maintien habituel se trouve confié à un pouvoir regardé comme hostile, et continuellement affaibli par un antagonisme systématique, dont le développement spontané ne profite le plus souvent qu'à l'esprit d'anarchie, auquel chaque changement politique ouvre, d'ordinaire, de nouvelles voies légales. L'aveugle préoccupation exclusive du point de vue journalier ne permet plus habituellement le concours effectif des divers agens principaux d'un tel mécanisme, qu'à l'instant même où l'apparition directe de l'anarchie matérielle vient suspendre momentanément leurs vaines contestations, qui, après chaque orage, reprennent bientôt leur cours inévitable, jusqu'à ce que cette désorganisation successive détermine enfin une catastrophe, que personne, le plus souvent, n'a prévue, quelque imminente qu'elle dût sembler à tout observateur clairvoyant. Telles sont, sans doute, nécessairement les conséquences générales de l'irrationnelle disposition qui circonscrit aujourd'hui de plus en plus le champ des combinaisons politiques dans les seules considérations matérielles et immédiates, en écartant toute large spéculation d'avenir social. On peut ainsi juger clairement si l'analyse philosophique, qui représente l'anarchie intellectuelle comme la principale cause originaire de notre maladie sociale, est en effet aussi dépourvue d'utilité réelle et directe que l'osent prétendre les vains détracteurs de toute théorie politique. Un quatrième aspect général, suite et complément naturel des trois précédens, achève enfin de caractériser ici l'ensemble nécessaire de notre déplorable situation sociale, en montrant que la classe d'esprits auxquels une telle situation tend spontanément à conférer aujourd'hui la principale influence politique, doit être, d'ordinaire, profondément incompétente, et même essentiellement antipathique, à l'égard d'une véritable réorganisation: en sorte qu'une dernière illusion fondamentale des sociétés actuelles, et ce n'est pas certes la moins fatale, consiste à attendre vainement la solution du problème, de ceux-là mêmes qui ne peuvent être propres qu'à l'entraver inévitablement. Par un premier aperçu de ce sujet, on voit d'abord aisément, d'après les diverses explications précédentes, que la démolition graduelle de toutes les maximes sociales, et, en même temps, l'amoindrissement continu de l'action politique, tendent nécessairement de plus en plus, chez les divers partis actuels, à écarter d'une telle carrière les âmes élevées et les intelligences supérieures, pour livrer surtout le monde politique à la domination spontanée du charlatanisme et de la médiocrité. L'absence de toute conception nette et large de l'avenir social ne permet guère d'essor aujourd'hui qu'à l'ambition la plus vulgaire, à celle qui, dépourvue de toute destination vraiment politique, recherche instinctivement le pouvoir, non pour faire plus utilement prévaloir ses vues générales, mais uniquement comme moyen de satisfaire, le plus souvent, une ignoble avidité, et quelquefois, dans les cas les moins défavorables, un besoin puéril du commandement. A aucune autre époque, sans doute, la médiocrité présomptueuse et entreprenante n'a pu jamais avoir des chances aussi heureuses et aussi étendues. Tant que de vrais principes sociaux ne présideront point, soit à la direction de l'action politique, soit à l'appréciation de son exercice habituel, le plus absurde charlatanisme pourra toujours, par la magnificence de ses promesses, obtenir, auprès d'une société souffrante, privée de tout espoir rationnel, un certain succès momentané, malgré l'évidente inanité des divers essais antérieurs. Le nivellement provisoire, qui n'a d'autre destination finale que de permettre le libre avénement graduel des vrais organes ultérieurs du nouveau système social, ne sert encore, en réalité, qu'à l'intronisation successive d'éphémères coteries, qui viennent, tour à tour, témoigner, aux yeux du public, de leur profonde insuffisance politique, sans que cette surabondante confirmation puisse jamais écarter de nouveaux compétiteurs analogues, dont la succession serait naturellement inépuisable. D'un autre côté, la dispersion légale de l'action politique, la neutralisation systématique des divers pouvoirs, toujours préoccupés du soin difficile de leur propre conservation actuelle, et enfin les changemens personnels devenus de plus en plus fréquens, tout ce concours d'entraves, soit calculées, soit spontanées, ne doit-il pas éloigner avec dégoût toute noble et rationnelle ambition, presque assurée d'avance qu'on lui interdira la plénitude et la continuité d'ascendant indispensables à l'utile réalisation de ses plans généraux? Toutefois, il ne faut point exagérer, à cet égard, l'intensité ni le danger des obstacles qu'une telle situation présente à la vraie solution de nos difficultés fondamentales. Car, cet état même de demi-convictions et de demi-volontés[14], qui tient à notre anarchie intellectuelle et morale, tend, d'une autre part, à faciliter spécialement d'avance le triomphe universel d'une vraie conception sociale, qui, une fois produite enfin, n'aura à lutter ainsi contre aucune résistance vraiment active, reposant avec force sur de sérieuses convictions. Dès aujourd'hui, cet affaissement presque universel des esprits et des caractères politiques, cette dissémination et cette divergence presque indéfinies des diverses influences sociales, contribuent, sans doute, beaucoup au maintien de l'ordre matériel, qui, malgré les dangers propres à notre temps, présenterait probablement peu de graves difficultés à une politique rationnelle, vraiment propre à annuler les efforts, même concertés, des différentes coteries politiques, par la prépondérance spontanée de l'action convenable d'un judicieux gouvernement, auquel tant de ressources physiques sont déjà habituellement prodiguées. Ce serait tomber dans l'exagération satirique que de peindre les sociétés actuelles comme accueillant, de préférence, le charlatanisme et les illusions politiques: rien ne justifierait un semblable reproche, puisque jusqu'ici le choix d'une sage solution ne leur a jamais été permis. Quand il deviendra possible, on verra si l'attrait involontaire de promesses décevantes, et même la puissance naturelle des habitudes antérieures, empêchent en effet notre siècle d'adopter cette nouvelle voie avec une ardeur unanime et soutenue, dont il a déjà donné, à la moindre apparence d'une telle issue, tant d'irrécusables symptômes. Néanmoins, il demeure incontestable, d'après les remarques ci-dessus indiquées, que l'état présent des sociétés modernes tend spontanément à placer la direction habituelle du mouvement politique entre les mains les moins propres à le conduire sagement vers son véritable terme nécessaire. Cet inconvénient capital date réellement de l'origine historique de la situation révolutionnaire, et n'a fait aujourd'hui que se développer de plus en plus avec elle, à mesure qu'elle se caractérisait davantage. Mais, en jetant, sous ce rapport, un coup d'oeil général sur l'ensemble de l'histoire intellectuelle, il est aisé, ce me semble, de reconnaître, sans incertitude, que, pendant les trois derniers siècles, les esprits les plus éminens, dirigés surtout vers les sciences, ont, d'ordinaire, essentiellement négligé la politique, ce qui était loin d'avoir lieu dans l'antiquité, et même pendant le moyen âge. Par suite d'une telle disposition, désormais aussi prononcée que possible, il arrive donc naturellement que les questions les plus profondément difficiles et les plus gravement urgentes sont aujourd'hui livrées aux intelligences les moins compétentes et les plus mal préparées. Il serait, sans doute, inutile d'insister davantage ici sur la tendance directe d'un tel résultat à entraver extrêmement la vraie réorganisation finale des sociétés modernes. [Footnote 14: Dans ces derniers temps, M. Guizot me semble avoir très bien saisi cette face de notre situation sociale, qu'il a caractérisée, avec une justesse vraiment remarquable, en disant: «De nos jours, l'homme veut faiblement, mais il désire immensément.»] Afin de préciser, autant que possible, cette indispensable observation, il suffit maintenant d'ajouter, d'après une analyse plus spéciale, que la direction intellectuelle du monde politique actuel réside désormais essentiellement, surtout en France, dans la double classe, spontanément homogène, des légistes et des métaphysiciens, ou, pour une plus stricte exactitude, des avocats et des littérateurs. Par un examen historique ultérieur, je montrerai comment, jusqu'à l'avénement de la révolution française, le système général de la politique métaphysique, depuis sa naissance au moyen âge, avait eu principalement pour organes réguliers, d'une part les universités, d'une autre part les grandes corporations judiciaires; les premières constituant, aussi distinctement que le comportait la nature équivoque de ce régime bâtard, une sorte de pouvoir spirituel, et les autres possédant plus spécialement le pouvoir temporel. Depuis un demi-siècle, cette constitution fondamentale, essentiellement visible encore dans le reste de l'Europe, a subi, en France, sans cependant y changer nullement de nature, une importante modification générale, qui, malgré le rajeunissement passager qu'elle imprime à une telle politique, tend, néanmoins, au fond, à diminuer sa consistance sociale et à accélérer son irrévocable décomposition. Les juges y ont été désormais remplacés par les avocats, et les docteurs proprement dits par les simples littérateurs: c'est toujours le même ordre d'idées, une pareille métaphysique, mais avec des organes plus subalternes. Tout homme, pour ainsi dire, qui sait tenir une plume, quels que soient d'ailleurs ses vrais antécédens intellectuels, peut aujourd'hui aspirer, soit dans la presse, soit dans la chaire métaphysique, au gouvernement spirituel d'une société qui ne lui impose aucune condition rationnelle ou morale: le siége est vacant, chacun est encouragé à s'y poser à son tour. Pareillement, celui qui, d'après un suffisant exercice, a développé une pernicieuse aptitude absolue à disserter, avec une égale apparence d'habileté, pour ou contre une opinion ou une mesure quelconques, est, par cela seul, admis à concourir, dans le sein des plus éminens pouvoirs politiques, à la direction immédiate et souveraine des plus graves intérêts publics. C'est ainsi que des qualités purement secondaires, qui ne sauraient avoir d'emploi utile, ni même vraiment moral, que par leur intime subordination continue à de véritables principes, sont aujourd'hui devenues monstrueusement prépondérantes: l'expression, écrite ou orale, tend à détrôner la conception. À une époque de convictions indécises et flottantes, il a naturellement fallu des organes caractérisés par le vague de leurs habitudes intellectuelles et par leur défaut habituel d'opinions arrêtées. Cette harmonie générale doit être bien profonde et bien spontanée, pour s'être aussi rapidement et aussi complétement développée, et cela non-seulement à l'égard d'une unique doctrine politique, mais uniformément dans toutes les écoles actuelles, malgré leur extrême opposition: car, il est clair aujourd'hui, en dépit de vaines prétentions, que la politique rétrograde ne se trouve pas moins exclusivement dirigée, d'ordinaire, par des avocats et des littérateurs, devenus ainsi les patrons de leurs anciens maîtres, que ne le sont, de leur côté, la politique stationnaire, et même la politique révolutionnaire, d'où dérive primitivement cette dernière modification de l'état métaphysique, ainsi que je l'expliquerai plus tard. Quoiqu'il en soit, si une telle phase ne devait pas être nécessairement passagère, elle constituerait, ce me semble, la plus honteuse dégénération sociale, en investissant à jamais de la suprématie politique des classes aussi évidemment vouées, par leur nature, à la subalternité, dans tout ordre vraiment normal. En plaçant ainsi, en première ligne, les talens d'élocution on de style, la société fait aujourd'hui, pour les questions les plus fondamentales qu'elle puisse jamais agiter, ce qu'aucun homme sensé n'oserait habituellement tenter à l'égard de ses moindres affaires personnelles. Doit-on s'étonner que, par une semblable disposition, elle tende de plus en plus à constituer l'entière domination des sophistes et des déclamateurs? Par quelle étrange inconséquence peut-on si fréquemment déplorer leur pernicieuse influence, après leur avoir ainsi presque exclusivement ouvert, à l'unanime sollicitation des partis les plus contraires, toutes les grandes voies politiques? Cette indication sommaire suffit ici pour montrer nettement à quel funeste degré la marche radicalement vicieuse suivie jusqu'à présent dans l'élaboration intellectuelle de la réorganisation sociale, a été spontanément aggravée, en réalité, par le choix profondément irrationnel des organes correspondans. Quoique l'irrésistible ascendant d'une doctrine vraiment adaptée à l'état présent de la civilisation, doive nécessairement surmonter un tel obstacle, comme tous les autres, ce ne sera pas cependant l'un de ses moindres embarras pratiques que d'avoir à lutter ainsi contre la prééminence provisoire des classes actuellement en possession de la confiance publique. On peut, toutefois, compter sur le peu de cohésion propre aux divers élémens généraux d'un pouvoir aussi vaguement constitué pour seconder, par leur inévitable discordance, l'essor naturel du système final; l'influence politique des avocats, quelque prépondérante qu'elle soit aujourd'hui, sera, sans doute, encore plus aisément ruinée que ne l'a été celle des juges, quand elle pourra être enfin convenablement attaquée, d'une manière directe, dans ses fondemens essentiels. Cet examen sommaire des principaux traits caractéristiques de notre situation sociale, a suffisamment confirmé l'analyse fondamentale, ci-dessus expliquée, des divers élémens généraux qui la constituent; les effets se sont successivement montrés en pleine harmonie avec ce que les causes devaient faire prévoir. Nous pouvions déjà regarder ici comme suffisamment démontré qu'aucune des doctrines politiques existantes ne contient de solution possible à la grande crise des sociétés modernes: nous avons, en outre, reconnu maintenant que chacune d'elles, par des voies qui lui sont radicalement propres, tend nécessairement à faire prédominer des dispositions intellectuelles, aussi étroites qu'irrationnelles, directement contraires à la nature du problème, même à l'égard de l'objet trop exclusif qu'elle y poursuit spécialement. Il est d'ailleurs évident que les sentimens développés respectivement par ces différentes doctrines, ne sont pas, en général, plus satisfaisants que les idées correspondantes. D'abord, chaque doctrine, quoique ralliant très imparfaitement ses propres partisans, leur inspire inévitablement une violente antipathie générale contre toute autre école, dont ils ne pourraient sans inconséquence reconnaître le mérite propre; une doctrine vraiment rationnelle et complète pourra seule, tout en conservant son indépendante originalité, inspirer ultérieurement des dispositions plus équitables et plus conciliantes. Mais il faut, en outre, remarquer surtout, à ce sujet, que si l'une quelconque de ces doctrines politiques, et la doctrine révolutionnaire plus qu'aucune autre, en tant que déterminant d'actives convictions, profondes quoique partielles, peut développer, dans les ames élevées des sentimens vraiment généreux de différentes natures; d'un autre côté, il n'est pas, malheureusement, moins certain que, chez le vulgaire, chacune d'elles, tend moralement à exercer, de diverses manières, une influence anti-sociale très prononcée. Ainsi, la politique révolutionnaire tire, sans doute, sa principale force morale de l'essor, très légitime quoique souvent exagéré, qu'elle a la propriété d'imprimer à l'activité individuelle: néanmoins, même indépendamment d'un indisciplinable orgueil ainsi soulevé, on ne peut se dissimuler que sa redoutable énergie ne repose aussi, en partie, sur sa tendance spéciale au développement spontané et continu de ces sentimens de haine et même d'envie contre toute supériorité sociale, dont l'irruption, libre ou contenue, constitue une sorte d'état de rage chronique, très commun de nos jours, même en d'excellens naturels, où il aggrave beaucoup l'irrationnelle influence, déjà si pernicieuse, d'une disposition d'esprit trop exclusivement critique. De même, la politique rétrograde, de moins en moins compatible avec de vraies convictions chez toute intelligence un peu cultivée, tend directement, malgré ses vaines prétentions morales, à développer éminemment ces dispositions à la servilité et à l'hypocrisie, dont son règne passager nous a offert tant d'éclatans témoignages. Enfin, la politique stationnaire, outre la sanction implicite que sa doctrine de neutralisation accorde nécessairement aux vices simultanés des deux doctrines extrêmes, exerce aussi, d'une manière plus spéciale, une influence morale non moins désastreuse, par l'appel plus direct qu'elle ne peut éviter de faire, dans son application continue, aux instincts d'égoïsme et de corruption. La vaine opposition de nos diverses écoles politiques n'est donc pas moins pernicieuse sous le rapport moral que sous le rapport intellectuel: à l'un et à l'autre titre, elles tendent également à détourner la société des véritables voies d'une réorganisation finale. Si, intellectuellement envisagées, elles concourent à développer l'anarchie, il n'est pas moins incontestable que, considérées moralement, elles poussent ensemble à la discorde. Les uns, dans l'intérêt exclusif de leur propre conservation politique, au lieu de comprimer, chez les classes dirigeantes, une tendance à l'égoïsme et à la séparation, trop prépondérante aujourd'hui, s'efforcent de lui donner artificiellement un essor monstrueux, en osant leur représenter les prolétaires comme des sauvages prêts à les envahir; en même temps, par une réaction funeste quoique inévitable, les autres entreprennent de précipiter aveuglément les masses contre leurs véritables chefs naturels, sans l'indispensable coopération desquels elles ne sauraient nullement accomplir les améliorations fondamentales qu'elles doivent si légitimement poursuivre dans leur condition sociale. C'est ainsi que, par un désastreux concours, tous les partis actuels tendent, en divers sens, à éterniser, en l'aggravant sans cesse, la douloureuse situation sociale des peuples les plus civilisés. De telles conclusions préliminaires doivent produire d'abord une anxiété profondément pénible sur l'issue réelle que peut finalement comporter une semblable situation. Il faut peu s'étonner que des esprits généreux, et même éminens, mais irrationnels et surtout mal préparés, aient été quelquefois conduits aujourd'hui, par la contemplation trop exclusive d'un pareil spectacle, à une sorte de désespoir philosophique relativement à l'avenir social, qui devait leur sembler rapidement entraîné, par une invincible fatalité, soit vers un ténébreux et irrévocable despotisme, soit surtout vers une indéfinissable et imminente anarchie, soit enfin vers une déplorable alternative périodique de l'un à l'autre état. Une analyse peu approfondie de l'époque actuelle, et de ses antécédens immédiats, doit, en effet, inspirer des craintes analogues, en dirigeant une attention prépondérante sur le mouvement de décomposition, qui s'y trouve nécessairement beaucoup plus apparent que celui de régénération. L'étude de ce volume produira, j'espère, avec une pleine évidence, chez tout lecteur attentif et convenablement disposé, la consolante conviction que, par une progression contraire, dont la réalité n'est pas moins irrécusable, l'élite de l'espèce humaine, en résultat nécessaire et final de l'ensemble de ses diverses évolutions antérieures, touche aujourd'hui à l'avénement direct de l'ordre social le mieux adapté à sa nature, à cette seule condition indispensable que les élémens essentiels, déjà pré-existans, d'une telle organisation définitive, soient désormais, malgré les obstacles que présente leur dispersion actuelle, irrévocablement assemblés en un système général, par une philosophie politique vraiment digne de cette mission fondamentale. Il ne s'agit, en ce moment, pour compléter cette introduction, que de faire pressentir ici quel doit être nécessairement le caractère intellectuel de cette salutaire philosophie, dont le développement dogmatique sera ensuite graduellement exposé. Or, cette première indication ressort, ce me semble, avec une évidente spontanéité, de la grande démonstration préalable que je viens d'expliquer dans ce long préambule. Il suffit, pour cela, de replacer maintenant à jamais l'esprit du lecteur au point de vue général qui caractérise ce Traité, et que j'avais dû écarter ici momentanément afin d'exécuter, avec une convenable efficacité, cette indispensable excursion préliminaire dans le domaine ordinaire de la politique proprement dite. Car, la philosophie théologique et la philosophie métaphysique ayant seules librement entrepris jusqu'ici d'opérer la réorganisation politique des sociétés modernes, de manière à constater pleinement, d'après l'ensemble des explications précédentes, et par la voie expérimentale, et par une analyse rationnelle, leur profonde inanité nécessaire à l'égard d'une telle destination, il s'ensuit évidemment, ou que le problème ne comporterait réellement aucune solution, ce qui serait absurde à penser, ou qu'il ne nous reste plus qu'à recourir à la philosophie positive, puisque l'esprit humain a désormais vainement épuisé, en essais surabondans, toutes les autres voies intellectuelles, à moins qu'on ne parvînt à créer un quatrième mode fondamental de philosopher, utopie trop extravagante pour mériter la moindre discussion. D'un autre côté, l'ensemble des trois premiers volumes de ce Traité nous a clairement prouvé, de la manière la plus complète et la plus décisive, que, dans son évolution graduelle, et surtout pendant le cours des trois derniers siècles, cette philosophie positive a successivement opéré, à l'unanime satisfaction finale du monde intellectuel, la réorganisation totale des divers ordres antérieurs de conceptions humaines, qui avaient jadis si long-temps persisté, et quelques-uns jusqu'à une époque très récente, dans un état parfaitement équivalent à celui qu'on déplore aujourd'hui, à bon droit, envers les idées sociales, et qui, avant une telle rénovation, étaient aussi généralement regardés, par l'opinion contemporaine, comme indéfiniment condamnés, par leur nature, à n'en pouvoir sortir. Or, comment une philosophie qui n'est, certainement, ni anarchique, ni rétrograde, à l'égard des notions astronomiques, physiques, chimiques, et même biologiques, deviendrait-elle nécessairement, par une subite et étrange subversion, l'un ou l'autre, à l'égard des seules notions sociales, si elle y peut être convenablement appliquée? A quel titre, d'ailleurs, cette dernière catégorie d'idées pourrait-elle être rationnellement exceptée d'une telle application, qui a graduellement embrassé jusqu'ici toutes les catégories moins compliquées, y compris celle qui s'en rapproche immédiatement? Ou plutôt, serait-il possible que, dans son inévitable développement continu, la méthode positive ne finît point par s'étendre aussi, de toute nécessité, à ce dernier complément naturel de son domaine fondamental? Ainsi, en rapprochant les conclusions sociales déjà motivées dans ce discours du résultat philosophique général de l'ensemble des trois volumes précédens, on voit que l'analyse politique et l'analyse scientifique concourent directement, avec une irrécusable spontanéité, à démontrer que la philosophie positive, convenablement complétée, est seule capable de présider réellement aujourd'hui à la réorganisation finale des sociétés modernes. Quelque profonde conviction qui me lie à ma manière d'accomplir cette grande tâche philosophique, je tiens infiniment à séparer soigneusement d'avance ce principe capital, qui me paraît déjà suffisamment irrécusable, d'avec le mode effectif de réalisation que je vais tenter dans ce volume, afin que, lors même qu'une telle tentative serait finalement condamnée, la raison publique n'en tirât aucune induction défavorable contre une méthode seule susceptible d'opérer tôt ou tard le salut intellectuel de la société, et se bornât seulement à prescrire, à de plus heureux successeurs, des essais plus efficaces dans la même direction. En tous genres, et surtout en ce cas, la méthode est encore plus importante que la doctrine elle-même. C'est pourquoi, avant de terminer cette longue introduction, je crois devoir présenter sommairement, à cet égard, quelques dernières considérations préalables. Tout parallèle direct et spécial de cette nouvelle philosophie politique avec les théories sociales actuelles serait ici essentiellement prématuré, jusqu'à ce que son véritable esprit général ait pu être suffisamment caractérisé. Si je n'ai point manqué mon but, à mesure que la politique positive se développera graduellement dans le cours de ce volume, sa supériorité nécessaire et croissante sur toute autre manière de traiter ces questions se manifestera spontanément de plus en plus aux yeux du lecteur attentif, sans exiger presque jamais aucune comparaison formelle. Néanmoins, en continuant encore à écarter provisoirement toute appréciation scientifique proprement dite, et restant toujours au point de vue purement politique, seul convenable à cette introduction, je crois devoir, afin de mieux marquer ici la destination finale d'une telle opération philosophique, indiquer, dès ce moment, d'une manière directe mais simplement générale, sa relation nécessaire avec le double besoin fondamental de notre époque. L'inévitable ascendant graduel d'une semblable doctrine sociale résultera surtout de sa parfaite cohérence logique dans l'ensemble de ses applications, propriété éminemment caractéristique, dont je ne saurais trop recommander la considération prépondérante, comme pouvant, mieux qu'aucune autre, lier intimement le point de vue politique au point de vue scientifique. Directement appliquée à l'état présent de la civilisation, la politique positive en embrassera simultanément tous les aspects essentiels, et fera cesser enfin cette déplorable opposition actuelle, ci-dessus appréciée, entre les deux ordres généraux de nécessités sociales, dont la commune satisfaction dépendra dès-lors d'un même principe. Non-seulement la politique contemporaine prendra désormais par là, dans toutes ses diverses parties, un caractère homogène et rationnel, qui semble aujourd'hui radicalement impossible: mais, en outre, on reconnaîtra, j'espère, avec une pleine évidence, que la même conception qui aura ainsi complétement coordonné le présent, l'aura aussi profondément rattaché à l'ensemble du passé, de manière à établir directement une exacte harmonie générale dans le système total des idées sociales, en faisant spontanément ressortir l'uniformité fondamentale de la vie collective de l'humanité; car cette conception ne pourra, par sa nature, être transportée à l'état social actuel, qu'après avoir préalablement subi l'épreuve générale, non moins décisive qu'indispensable, d'expliquer, sous le même point de vue, la suite continue des principales transformations antérieures de la société. Il importe de noter ici cette nouvelle condition, sans laquelle aucune vraie philosophie politique ne saurait évidemment exister, et qui, néanmoins, est si hautement négligée par toutes les écoles actuelles. Ce n'est point uniquement, en effet, comme on le croit d'ordinaire, la doctrine critique qui mérite nécessairement un tel reproche, en ne s'occupant essentiellement du passé que pour envelopper, dans une aveugle réprobation commune, tous les temps antérieurs à l'époque révolutionnaire. L'école rétrograde elle-même, malgré ses vaines prétentions à cet égard, et quoique ayant produit une certaine explication, d'ailleurs très vague et fort arbitraire, de l'ensemble du passé, se montre aujourd'hui radicalement impuissante à prolonger sa théorie historique jusqu'au seul point où elle pourrait acquérir une véritable importance politique en liant le présent au passé: encourant, en sens inverse, le même blâme général qu'elle impute justement à son antagoniste, elle se borne à maudire uniformément la situation fondamentale des sociétés modernes depuis trois siècles, qui ne lui paraît intelligible qu'en y supposant l'humanité parvenue, on ne sait comment, à une sorte de manie chronique, incurable à moins d'une miraculeuse intervention spéciale de la providence[15]. Cette subordination rationnelle de l'humanité à une même loi fondamentale de développement continu, qui représente l'évolution actuelle, quelle qu'en soit l'importance prépondérante, comme le résultat nécessaire de la suite graduelle des transformations antérieures, constituera certainement une propriété exclusive et spontanée de la nouvelle philosophie politique, qui se bornera, sous ce rapport, à étendre enfin aux phénomènes sociaux l'esprit général qui déjà domine à l'égard de tous les autres phénomènes naturels. Pour achever d'apprécier sommairement la cohérence et l'homogénéité qui devront inévitablement caractériser cette philosophie, il suffit de remarquer, en dernier lieu, que, en même temps qu'elle établira ainsi, soit au présent, soit au passé, la plus parfaite liaison dans le système entier des diverses notions sociales, elle rattachera ce système, d'une manière aussi directe qu'indissoluble, à l'ensemble total de la philosophie naturelle, qui, dès lors complétée par cette indispensable extension, réalisera désormais un état permanent et définitif d'unité intellectuelle jusque alors essentiellement chimérique, où tous les divers ordres principaux de conceptions humaines, irrévocablement soumis à une même méthode fondamentale, présenteront, envers tous les phénomènes possibles, une suite rationnelle de lois homogènes, qu'une rigoureuse hiérarchie scientifique ne cessera point de coordonner exactement. Quoique la considération de cette solidarité nécessaire doive, sans doute, paraître surtout scientifique, j'ai cependant jugé indispensable de la signaler dès ce moment, à cause de la puissante influence par laquelle une telle liaison tend évidemment à seconder l'ascendant graduel de la nouvelle philosophie politique. Car, la politique positive trouvera ainsi spontanément, chez tous les esprits, un point d'appui général, dont l'importance ne peut que s'accroître, et qui servira de base naturelle à son essor universel. Dans l'état irrationnel et désordonné de nos idées politiques, on ne peut guère soupçonner aujourd'hui quelle serait bientôt l'irrésistible énergie d'un mouvement philosophique, où l'entière rénovation de la science sociale serait dirigée par ce même esprit dont la supériorité est unanimement reconnue à l'égard de toutes les autres catégories de notions réelles. [Footnote 15: Cette disposition caractéristique de l'école catholique actuelle ne m'a jamais paru plus décisive qu'en l'observant chez l'illustre de Maistre, dont l'éminente supériorité philosophique n'a pu le préserver de cette capitale inconséquence, nécessairement propre à sa doctrine. Tout lecteur judicieux a dû être vivement choqué, à ce sujet, de l'étrange contraste que présentent la force et la netteté vraiment admirables avec lesquelles l'auteur _du Pape_ vient d'expliquer l'esprit fondamental de la politique du moyen âge, comparées à l'incohérence et à la frivolité de son irrationnelle appréciation des trois derniers siècles, où la société lui paraît subir brusquement une transformation tout-à-fait imprévue et inconcevable, sans aucunes racines antérieures. Le ton général de l'auteur, jusque alors grave et digne, devient aussitôt dédaigneux et même violent: finalement, un ouvrage qui a commencé par l'analyse très rationnelle des conditions nécessaires de tout ordre spirituel, vient déplorablement aboutir à une invocation formelle, aussi puérile que mystique, à la vierge Marie!] Telle est donc la principale propriété qui doive caractériser cette nouvelle philosophie politique. C'est surtout ainsi que, même chez les esprits les plus rebelles, elle devra nécessairement rencontrer certains points, plus ou moins étendus, d'un contact véritable, d'où son homogène développement saura toujours faire ressortir, de diverses manières, une suffisante régénération intellectuelle, en s'adaptant, sans répugnance et sans effort, aux convenances spéciales de chaque cas principal. Elle seule aujourd'hui peut vraiment parler à chaque classe de la société, à chaque parti politique, le langage le plus propre à faire pénétrer une vraie conviction, et maintenir néanmoins, à l'abri de toute altération, l'invincible originalité supérieure de son caractère fondamental. Seule elle peut, exempte de faiblesse comme d'inconséquence, embrassant, d'un point de vue suffisamment élevé, l'ensemble de la question sociale, rendre spontanément, à chacune des écoles les plus opposées, une exacte justice, pour ses services réels, soit anciens, soit même actuels. Nulle autre doctrine ne saurait maintenant, en rappelant, avec autorité, à chaque parti, la destination propre dont il s'honore, prescrire habituellement l'ordre au nom du progrès, et le progrès au nom de l'ordre; de telle sorte que les deux classes de recommandations se fortifient l'une l'autre, au lieu de tendre à s'annuler réciproquement, comme on le voit encore, par l'irrationnelle opposition que la politique stationnaire établit nécessairement entre elles. Pure, d'ailleurs, de tous les divers torts antérieurs, cette politique nouvelle ne doit craindre aucun reproche de tyrannie rétrograde, ni d'anarchie révolutionnaire. On ne pourra l'accuser que de nouveauté: elle répondra d'abord par l'évidente insuffisance de toutes les théories existantes, et ensuite en rappelant que, depuis deux siècles, le même esprit positif ne cesse, à d'autres titres, de fournir d'irrécusables preuves de sa prééminence nécessaire[16]. [Footnote 16: Seul placé jusqu'ici à ce nouveau point de vue de philosophie politique, on me pardonnera, j'espère, à ce titre, de citer ici mon expérience personnelle. Profondément imbu, de bonne heure, comme je devais d'abord l'être, de l'esprit révolutionnaire, envisagé dans toute sa portée philosophique, je ne crains pas néanmoins d'avouer, avec une sincère reconnaissance, et sans encourir aucune juste accusation d'inconséquence, la salutaire influence que la philosophie catholique, malgré sa nature évidemment rétrograde, a ultérieurement exercée sur le développement normal de ma propre philosophie politique, surtout par le célèbre Traité _du Pape_, non-seulement en me facilitant, dans mes travaux historiques, une saine appréciation générale du moyen âge, mais même en fixant davantage mon attention directe sur des conditions d'ordre éminemment applicables à l'état social actuel, quoique conçues pour un autre état. Je crois, de même, avoir déjà suffisamment prouvé, par le caractère général de ce long discours préliminaire, que la politique positive peut être pleinement équitable envers la politique rétrograde et la politique révolutionnaire, sans leur faire aucune vaine concession de principes, et sans qu'une telle disposition nuise davantage à la fermeté de son langage qu'à la netteté de ses vues. Quoique l'esprit positif doive nécessairement s'assujétir d'abord à tout expliquer, il ne saurait s'interdire une exacte appréciation finale, d'autant plus décisive qu'elle a été mieux motivée.] Considérée surtout quant à l'ordre, la politique positive n'aura, sans doute, jamais besoin d'aucune apologie directe, pour quiconque aura suffisamment apprécié, d'après l'ensemble des parties antérieures de ce Traité, quelle est, à cet égard, la tendance nécessaire d'une telle philosophie, à quelque catégorie d'idées qu'elle s'applique. La science réelle, envisagée du point de vue le plus élevé, n'a, en effet, d'autre but général que d'établir et de fortifier sans cesse l'ordre intellectuel, qui, ou ne saurait trop le rappeler, est la première base indispensable de tout autre ordre véritable. Quoique ce ne soit point ici le lieu convenable de traiter directement cette question fondamentale, ultérieurement réservée, je ne puis m'abstenir d'indiquer combien le désordre répugne profondément à l'esprit scientifique proprement dit, qui lui est certainement beaucoup plus antipathique, par sa nature, que l'esprit théologique lui-même, comme le savent aujourd'hui tous ceux qui ont un peu approfondi l'une et l'autre philosophie. A l'égard des idées politiques, l'expérience a désormais suffisamment prouvé que la méthode positive peut seule aujourd'hui discipliner réellement des intelligences devenues de plus en plus rebelles à l'autorité des hypothèses métaphysiques aussi bien qu'à l'emploi des fictions théologiques. Ne voyons-nous pas, au contraire, ce même esprit actuel, si vainement accusé de tendre au scepticisme absolu, accueillir toujours, avec un avide empressement, la moindre apparence de démonstration positive, lors même qu'elle est encore prématurée? Pourquoi en serait-il autrement envers les notions sociales, où le besoin de fixité doit être certes encore mieux senti, si en effet elles peuvent enfin être dominées aussi par l'esprit positif? Le sentiment fondamental des lois naturelles invariables, fondement primitif de toute idée d'ordre, relativement à des phénomènes quelconques, pourrait-il n'avoir plus la même efficacité philosophique, aussitôt que, complétement généralisé, il s'appliquera aussi aux phénomènes sociaux, désormais ramenés à de pareilles lois? La politique positive est certainement seule capable de contenir convenablement l'esprit révolutionnaire, parce qu'elle seule peut, sans faiblesse et sans inconséquence, lui rendre d'abord une exacte justice, et circonscrire rationnellement, entre ses vraies limites générales, son indispensable influence. Tant que cet esprit n'est attaqué, comme on le voit aujourd'hui, que d'une manière essentiellement absolue, sous les inspirations de la philosophie rétrograde, avec laquelle la politique stationnaire, dépourvue de tout principe propre, coïncide alors nécessairement, il résiste spontanément à ces vaines récriminations qui, quelque légitime qu'en puisse être le fondement partiel, ne sauraient neutraliser l'irrésistible besoin qu'éprouve maintenant notre intelligence de recourir à cet énergique ressort, suivant la théorie précédemment établie. Mais il n'en peut plus être ainsi quand la philosophie nouvelle, tout en manifestant son caractère éminemment organique, se montrera spontanément encore plus apte que la philosophie révolutionnaire elle-même à débarrasser finalement la société de tout vestige quelconque de l'ancien système politique. Alors seulement, la tendance anarchique des principes purement révolutionnaires pourra être directement combattue, au nom même de la révolution générale, avec un succès vraiment décisif, qui finira par amener graduellement l'entière absorption de la doctrine révolutionnaire actuelle, dont le principal office politique sera désormais mieux rempli par la philosophie positive. Indépendamment de ces services immédiats, la cause de l'ordre doit retirer aussi, d'une telle philosophie, des avantages qui, pour être moins directs ou moins saillans, ne sont pas d'une moindre importance politique. Telle sera, d'abord, une exacte appréciation scientifique de la vraie nature des diverses questions sociales, qui devra tant contribuer à la pacification fondamentale, en renvoyant à la réorganisation intellectuelle et morale, à laquelle ils se rapportent essentiellement, plusieurs sujets délicats, qui ne peuvent qu'entretenir, au sein de la société, une profonde irritation, aussi dangereuse que stérile, quand on s'obstine à les rattacher surtout à la réorganisation politique proprement dite, comme je l'ai précédemment expliqué. Ayant mis en pleine évidence que l'état présent des sociétés modernes ne saurait immédiatement comporter, de toute nécessité, que des institutions purement provisoires, la politique positive tendra spontanément ainsi à détourner des divers pouvoirs existans, et, à plus forte raison, de leurs titulaires quelconques, l'attention si exagérée que leur accorde encore l'opinion générale, pour concentrer, au contraire, tous les efforts principaux sur une sage rénovation fondamentale des idées sociales, et par suite des moeurs publiques. Les bons esprits ne sauraient craindre d'ailleurs que cette indispensable diversion rationnelle, dont le terme est nettement défini, puisse jamais dégénérer en une funeste indifférence politique, puisqu'une telle doctrine, incompatible avec tout vain prestige, ne s'est nullement interdit l'élaboration directe des institutions proprement dites, vers laquelle son activité se dirigera nécessairement dès qu'elle pourra acquérir une véritable importance. Jusque alors, outre que la perspective finale d'une entière régénération politique sera spontanément toujours rappelée, cette doctrine s'efforcera même accessoirement d'imprimer aux institutions établies les modifications diverses qui pourront être nécessaires pour que, au lieu d'entraver, elles secondent, autant que possible, l'évolution intellectuelle et morale. Mais, tant qu'ils rempliront cette indispensable condition, les pouvoirs provisoires, quelle que soit leur organisation, verront notablement augmenter leur sécurité effective par l'influence naturelle de la politique positive, seule capable de faire habituellement sentir aux peuples que, dans l'état présent de leurs idées, aucun changement politique ne saurait offrir une importance vraiment capitale, tandis que les perturbations plus ou moins graves qui en résultent, outre leurs inconvéniens propres, ont, au contraire, de toute nécessité, une funeste tendance à entraver le développement spontané de la solution finale, soit parce qu'elles en dissimulent momentanément l'indispensable besoin continu, soit en détournant l'attention publique. On doit aussi noter que l'esprit, éminemment relatif, de la philosophie positive, malgré son invariable unité, devra graduellement dissiper, au profit évident de l'ordre général, cette disposition absolue, aussi étroite qu'irrationnelle, commune à la politique théologique et à la politique métaphysique, qui les porte sans cesse à vouloir uniformément réaliser, dans tous les états possibles de la civilisation, leurs types respectifs d'immuables gouvernemens, et qui, par exemple, a conduit même à ne concevoir, de nos jours, d'autre moyen fondamental de civiliser Taïti qu'à l'aide d'une importation banale du protestantisme et du régime parlementaire! En considérant, sous le même aspect, une influence moins prononcée mais plus permanente de la politique positive, ou peut reconnaître, en second lieu, que, même à l'égard des maux politiques incurables, elle tend puissamment, par sa nature, à consolider l'ordre public, par le développement rationnel d'une sage résignation. La politique métaphysique, qui regarde l'action politique comme nécessairement indéfinie, ne saurait comporter une semblable disposition, dont l'influence habituelle, quoique constituant une vertu purement négative, offre un secours si indispensable, à tous égards, contre la douloureuse destinée de l'homme. Quant à la résignation religieuse, et surtout chrétienne, elle n'est, à vrai dire, malgré tant d'emphatiques éloges, qu'une prudente temporisation, qui fait supporter les malheurs présens en vue d'une ineffable félicité ultérieure. Il ne peut, évidemment, exister de vraie résignation, c'est-à-dire de disposition permanente à supporter, avec constance, et sans aucun espoir de compensation quelconque, des maux inévitables, que par suite d'un profond sentiment des lois invariables qui régissent tous les divers genres de phénomènes naturels. C'est donc exclusivement à la philosophie positive que se rapporte une telle disposition, à quelque sujet qu'elle s'applique, et, par conséquent, à l'égard aussi des maux politiques. S'il en est que la science réelle ne saurait convenablement atteindre, et je ne crois pas qu'on puisse en douter, elle y pourra, du moins, comme envers les fatalités non moins pénibles de la vie individuelle, mettre toujours en pleine évidence leur incurabilité nécessaire, de manière à calmer habituellement les douleurs qu'ils produisent par l'assidue conviction des lois naturelles qui les rendent insurmontables. A raison de sa complication supérieure, le monde politique doit être certes encore plus mal réglé que le monde astronomique, physique, chimique, ou biologique. D'où vient donc que les imperfections radicales de la condition humaine, contre lesquelles nous sommes toujours prêts à nous insurger avec indignation sous le premier rapport, nous trouvent, au contraire, essentiellement calmes et résignés sous tous les autres, quoiqu'elles n'y soient pas moins prononcées, ni moins choquantes? On ne saurait douter, ce me semble, que cet étrange contraste ne tienne surtout à ce que la philosophie positive n'a pu jusqu'ici développer notre sentiment fondamental des lois naturelles qu'envers les plus simples phénomènes, dont l'étude plus facile a dû se perfectionner d'abord. Quand la même condition intellectuelle aura été enfin remplie aussi relativement aux phénomènes sociaux, elle y produira nécessairement des conséquences analogues, en faisant pénétrer, dans la raison publique, les germes salutaires d'une judicieuse résignation politique, générale ou spéciale, provisoire ou indéfinie. Ce serait bien peu connaître les lois essentielles de la nature humaine, que de nier systématiquement l'efficacité nécessaire d'une telle conviction habituelle, pour concourir, à un haut degré, à la pacification fondamentale, en calmant la vaine inquiétude qu'inspire trop souvent le chimérique redressement de maux politiques vraiment inévitables. Aucun esprit juste ne redoutera d'ailleurs qu'une stupide apathie puisse jamais résulter de cette résignation rationnelle, qui n'a point le caractère passif de la résignation religieuse. Car, une semblable philosophie n'impose de soumission habituelle qu'à la nécessité pleinement démontrée, et prescrit, au contraire, le noble exercice direct de l'activité humaine, aussitôt que l'analyse du sujet permet d'en espérer une véritable efficacité quelconque. Pour caractériser enfin, par un dernier trait irrécusable, la tendance spontanée de la nouvelle philosophie politique au raffermissement général de l'ordre public, je dois ajouter ici, que, avant même qu'elle ait pu finalement établir aucune théorie sociale, elle tendra directement, par la seule influence de la méthode, à ramener les intelligences actuelles à un état vraiment normal. Car en imposant à la culture générale des questions politiques, une série nécessaire de conditions scientifiques, dont l'indispensable rationnalité ne puisse donner lieu à aucun soupçon d'arbitraire, elle aura, par cela même, dissipé le principal désordre, qui consiste surtout dans l'accès tout-à-fait illimité que la politique actuelle ouvre forcément, en ce genre, aux esprits les plus vulgaires et les moins préparés. La simple extension, à la catégorie des phénomènes sociaux, de ma hiérarchie scientifique fondamentale, présente aussitôt un puissant moyen de discipline intellectuelle, comme je l'ai indiqué au premier volume de ce Traité, en manifestant, avec une pleine évidence, propre à subjuguer finalement l'esprit le plus rebelle, la longue et difficile élaboration préliminaire qu'exige, par sa nature, toute rationnelle exploration des sujets sociaux, qui ne saurait comporter de succès vraiment scientifique que de la part d'intelligences fortement trempées, dignement préparées, quant à la méthode ou à la doctrine, par une étude préalable, suffisamment approfondie, de toutes les autres branches successives de la philosophie positive, afin de traiter convenablement les recherches les plus complexes que notre raison puisse aborder. Il serait certainement inutile d'insister davantage ici sur l'explication directe d'une influence aussi évidente, qui sera d'ailleurs spontanément examinée, à divers titres, dans la suite de ce volume. Cette sommaire indication suffit, sans doute, pour que, sous ce rapport capital, comme sous les divers aspects précédens, la tendance éminemment organique de la nouvelle philosophie politique ne puisse être sérieusement contestée par aucun de ceux qui ont étudié avec quelque soin le véritable esprit général de l'époque actuelle. Je devais m'attacher ici à signaler surtout, comme plus fréquemment méconnue, cette propriété capitale de la politique positive de pouvoir seule aujourd'hui développer spontanément, avec une énergique et féconde efficacité, le sentiment fondamental de l'ordre, soit public, soit même privé, que l'état présent de l'esprit humain livre, de toute nécessité, à la vicieuse et insuffisante protection de la politique stationnaire et de la politique rétrograde, en ce sens identiques. Relativement au progrès, l'aptitude, beaucoup moins contestée, d'une telle philosophie n'exige point, en ce moment, des explications aussi étendues. Car, à quelque sujet qu'il s'applique, l'esprit positif se montre toujours, par sa nature, directement progressif, étant sans cessé occupé à accroître la masse de nos connaissances et à en perfectionner la liaison: aussi les exemples usuels d'incontestable progression sont-ils surtout empruntés aujourd'hui aux diverses sciences positives. Sous le point de vue social, l'idée rationnelle de progrès, telle qu'on commence à la concevoir, c'est-à-dire de développement continu, avec tendance inévitable et permanente vers un but déterminé, doit être certainement attribuée, comme j'aurai lieu de l'expliquer spécialement dans la leçon suivante, à l'influence inaperçue de la philosophie positive, seule capable d'ailleurs de dégager irrévocablement cette grande notion de l'état vague et même flottant où elle se trouve encore, en assignant nettement le but nécessaire de la progression et sa véritable marche générale. Quoique le premier essor du sentiment de progrès social soit certainement dû en partie au christianisme, en vertu de sa solennelle proclamation d'une supériorité fondamentale de la nouvelle loi sur l'ancienne, il est néanmoins évident que la politique théologique, procédant d'après un type immuable, dont un passé déjà lointain offre seul la réalisation suffisante, doit être aujourd'hui regardée comme radicalement incompatible avec toute idée véritable de progrès continu, et manifeste, au contraire, ainsi que je l'ai montré, un caractère profondément rétrograde. La politique métaphysique, dogmatiquement envisagée, présenterait, à un degré presque aussi prononcé, d'après les mêmes motifs essentiels, une incompatibilité analogue, si la liaison beaucoup moindre de ses doctrines ne la rendait bien plus accessible à l'esprit général de notre temps. On peut remarquer, en effet, que les notions de progrès n'ont vraiment commencé à préoccuper vivement la raison publique que depuis que la métaphysique révolutionnaire a perdu son premier ascendant. C'est donc essentiellement à la politique positive qu'est désormais réservé le développement général de l'instinct progressif, comme celui de l'instinct organique. La seule idée de progrès qui soit réellement propre à la politique révolutionnaire, consiste dans la pleine extension continue de la liberté, c'est-à-dire, en termes plus positifs, de l'essor graduel des facultés humaines; ce qui constitue surtout une notion négative, en rappelant essentiellement une suppression croissante des diverses résistances. Or, même en ce sens restreint, la supériorité nécessaire de la politique positive ne saurait, ce me semble, être contestée. Car la vraie liberté ne peut consister, sans doute, qu'en une soumission rationnelle à la seule prépondérance, convenablement constatée, des lois fondamentales de la nature, à l'abri de tout arbitraire commandement personnel. La politique métaphysique a vainement tenté de consacrer ainsi son empire, en décorant de ce nom de lois les décisions quelconques, si souvent irrationnelles et désordonnées, des assemblées souveraines, quelle que soit leur composition; décisions d'ailleurs conçues, par une fiction fondamentale, qui ne peut changer leur nature, comme une fidèle manifestation des volontés populaires. Mais tout ce culte métaphysique des entités constitutionnelles ne saurait aujourd'hui vraiment dissimuler la tendance profondément arbitraire, qui caractérise nécessairement toute philosophie non positive. Tant que les phénomènes politiques ne seront point, à l'exemple de tous les autres, rattachés à d'invariables lois naturelles, et qu'ils continueront à être essentiellement rapportés à des volontés quelconques, soit divines, soit même humaines, l'arbitraire ne saurait être vraiment exclus des divers réglemens sociaux; et, par conséquent, malgré tous les artifices constitutionnels, la liberté restera forcément illusoire et précaire, à quelque volonté qu'on prétende d'ailleurs appliquer notre obéissance journalière. Je reviendrai naturellement plus tard sur cette importante considération. Mais, n'est-il pas, dès ce moment, évident que la liberté absolue dont la métaphysique révolutionnaire a doté aujourd'hui notre intelligence, ne lui sert finalement, en réalité, qu'à courir sans cesse d'une aberration à une autre, sous l'audacieux ascendant, momentanément irrésistible, des esprits les moins compétens? La politique positive pourra seule, en établissant de vrais principes sociaux, empêcher enfin ce déplorable entraînement, et substituer de plus en plus l'empire des convictions réelles à celui des volontés arbitraires; de telle sorte que, à cet égard, comme à tant d'autres, le besoin du progrès et celui de l'ordre seront spontanément confondus dans une commune satisfaction. Cette nouvelle philosophie sociale est tellement propre, par sa nature, à réaliser aujourd'hui l'entier accomplissement de tous les voeux légitimes que peut former la politique révolutionnaire, que seule elle saura même terminer convenablement l'opération critique qui en constitue le principal objet, en faisant graduellement disparaître, sans aucun espoir de retour, tout ce qui reste encore de l'ancien système politique, dont il ne doit finalement subsister que l'inaltérable souvenir d'une indispensable participation à l'évolution fondamentale de l'humanité. Jusqu'ici cette grande lutte a dû être, comme je l'ai déjà indiqué, ostensiblement dirigée par la métaphysique révolutionnaire, simplement secondée par le développement graduel et la propagation croissante de l'esprit positif. Mais, à vrai dire, ce dernier progrès naturel de la raison humaine donnait seul une irrésistible puissance à la doctrine qui lui servait ainsi d'organe provisoire, et dont la faible consistance logique eût été, sans un tel appui, incapable d'un aussi grand succès; comme on le sent avec évidence quand on relit aujourd'hui, de sang froid, la frivole et débile argumentation sophistique qui caractérise presque tous les écrits philosophiques du siècle dernier. Au point décisif où la lutte est maintenant parvenue, elle ne saurait être irrévocablement complétée que par l'intervention directe et prépondérante de la philosophie positive. Car, sous le rapport logique, qui finalement domine, la critique révolutionnaire est certainement impuissante aujourd'hui à renverser le système philosophique, trop profondément combiné, de l'école rétrograde, qui, dans toute discussion régulière, l'aurait bientôt amenée à convenir qu'elle accorde les principes essentiels du régime ancien en refusant leurs plus indispensables conséquences, ainsi que je l'ai expliqué: aussi l'esprit révolutionnaire se soutient-il, surtout maintenant, par un appel plus ou moins direct à des passions qui tendent d'ailleurs à s'amortir graduellement. L'école positive, seule pleinement conséquente, et par suite seule, au fond, vraiment progressive, en rendant d'ailleurs, sans la moindre altération de ses propres principes, une exacte justice philosophique à chacune des doctrines actuelles, pourra seule arrêter radicalement l'essor rétrograde, perturbateur quoique stérile, de l'école catholique, en posant directement, dans l'ordre des idées sociales, en présence de l'esprit religieux, son éternel antagoniste, l'esprit scientifique, qui l'a déjà réduit, dans toutes les autres catégories intellectuelles, à la plus irrévocable nullité, comme je crois l'avoir surabondamment prouvé par l'ensemble des trois autres volumes de ce Traité: et cette influence accessoire s'exercera spontanément, de manière à ne point déranger le cours général de l'opération principale, ainsi qu'on le voit d'ordinaire à l'égard d'une science quelconque, dont l'action critique, quelque énergique qu'elle soit, n'est jamais qu'une suite collatérale de son développement organique. À la vérité, l'esprit positif ne pourra ainsi enlever à jamais à l'esprit théologique toute influence politique, sans que la même condamnation n'enveloppe aussi, de toute nécessité, l'esprit métaphysique, qui, malgré sa rivalité, n'en est point, aux yeux de la science, essentiellement distinct. Mais cette double exclusion simultanée ne serait, sans doute, qu'un grand avantage de plus, aussi bien pour le progrès que pour l'ordre, à la fois non moins compromis aujourd'hui par la prépondérance momentanée des avocats que par la vaine opposition des prêtres. Considérant enfin la cause générale du progrès politique sous le point de vue pratique le plus étendu, on ne saurait méconnaître les puissantes ressources, nécessaires quoique indirectes, que la nouvelle philosophie politique doit graduellement présenter à l'amélioration fondamentale de la condition sociale des classes inférieures, qui constitue certainement la plus grave difficulté de la politique contemporaine. La politique révolutionnaire, qui seule a servi d'organe jusqu'ici à cette partie du problème social, n'a pu l'envisager encore que sous le point de vue insurrectionnel. Toute sa solution se réduit essentiellement d'ailleurs à déplacer la difficulté, en ouvrant artificiellement une issue plus ou moins large aux plus actives ambitions populaires; et c'est aussi ce que projette, à son imitation, la politique stationnaire, à cela près de la circonspection exagérée qui la caractérise habituellement. Mais cet irrationnel expédient, quelle que puisse être sa nécessité provisoire, laisse évidemment tout-à-fait intacte la question principale: une telle satisfaction, procurée à un petit nombre d'individus, ordinairement devenus ainsi les déserteurs de leur classe, ne saurait, à la longue, aucunement apaiser les justes plaintes des masses, dont la condition générale ne reçoit ainsi aucune amélioration décisive, à moins qu'on ne veuille décorer de ce nom les espérances, chimériques pour la plupart des individus, qu'entretient sans cesse l'appât dérisoire de cette sorte de jeu ascensionnel, non moins trompeur que tout autre jeu. Il est même incontestable qu'en développant des désirs démesurés, dont la commune satisfaction est impossible, en stimulant la tendance, déjà trop naturelle aujourd'hui, au déclassement universel, on ne décharge ainsi le présent qu'en aggravant beaucoup l'avenir, en suscitant de nouveaux et puissans obstacles à toute vraie réorganisation sociale. Telle est cependant, sur ce grand sujet, l'uniforme pensée des docteurs actuels. Ceux qui, de nos jours, ont le plus qualifié d'anarchique cette vaine solution, sont tombés, à cet égard, dans la plus étrange inconséquence, d'ailleurs éminemment dangereuse, en poursuivant encore davantage la méthode même qu'ils condamnaient, par l'inqualifiable proposition de supprimer directement toute propriété réelle; comme si cette absurde utopie pouvait, du reste, apporter au mal aucun remède durable. La masse de notre espèce étant évidemment destinée, d'après une insurmontable fatalité, à rester indéfiniment composée d'hommes vivant, d'une manière plus ou moins précaire, des fruits successifs d'un travail journalier, il est clair que le vrai problème social consiste, à cet égard, à améliorer la condition fondamentale de cette immense majorité, sans la déclasser nullement, et sans troubler l'indispensable économie générale. Mais une telle manière de concevoir la question est exclusivement réservée, par sa nature, à la politique positive, envisagée comme présidant à la classification finale des sociétés modernes. Quoique le développement d'une pareille recherche directe soit incompatible avec la nature essentiellement spéculative de ce Traité, je ne devais pas néanmoins négliger ici la mention sommaire d'un point de vue aussi important. En dissipant irrévocablement tout vain prestige, et rassurant pleinement les classes dirigeantes contre toute invasion de l'anarchie, la nouvelle philosophie pourra seule utilement diriger la politique populaire proprement dite, indépendamment de sa double efficacité spontanée, ci-dessus indiquée, soit pour détourner de l'ordre purement politique ce qui ressort de l'ordre intellectuel et moral, soit pour inspirer, à l'égard des maux finalement incurables, une sage et ferme résignation. On reconnaîtra d'ailleurs aisément, dans le cours de ce volume, que cette philosophie, en poussant nécessairement, à la tête du mouvement social, des capacités dont les droits légitimes sont presque aussi méconnus aujourd'hui que ceux des prolétaires, tend, par une liaison spontanée des têtes avec les bras, à imprimer à la cause commune un caractère de grandeur spéculative et de consistante unité, qui doit puissamment contribuer à son succès final, et qui ne saurait être autrement réalisé. Toute indication plus spéciale s'écarterait essentiellement de l'esprit spéculatif de cet ouvrage. J'aurai, du reste, dans la suite de ce volume, plusieurs occasions naturelles de faire directement sentir que la réorganisation spirituelle, en interposant habituellement, entre les ouvriers et leurs chefs, une commune autorité morale, aussi indépendante qu'éclairée, offrira plus tard la seule base régulière d'une paisible et équitable conciliation générale de leurs principaux conflits, presque abandonnés aujourd'hui à la brutale discipline d'un antagonisme purement matériel. Quelque imparfaits que doivent être encore les divers aperçus généraux que je viens d'ébaucher, ils suffisent néanmoins, ce me semble, pour faire ici nettement pressentir les principales propriétés politiques qui doivent nécessairement caractériser la philosophie positive, indifféremment considérée quant à l'ordre, ou quant au progrès. C'est ainsi que cette nouvelle philosophie sociale, malgré sa sévère appréciation rationnelle des différens partis existans, peut naturellement trouver, auprès de chacun d'eux, un irrécusable accès général, en se montrant apte à créer des moyens plus efficaces d'atteindre le but respectif qu'il poursuit trop exclusivement. Une telle politique, convenablement appliquée, pourra utiliser, dans l'intérêt de la réorganisation finale, au profit commun de son ascendant graduel, tous les événemens importans que comporte l'état présent de la société, avant même que d'avoir pu aucunement y intervenir. Soit que, dans un triomphe momentané, chaque parti manifeste plus profondément son insuffisance sociale; soit, au contraire, que, dans le désespoir d'une grave défaite, il se montre plus disposé à accueillir de nouveaux moyens d'action politique; soit enfin qu'une sorte de torpeur universelle mette plus à nu l'ensemble des besoins sociaux; la nouvelle philosophie pourra toujours saisir aujourd'hui une certaine issue générale, pour faire uniformément pénétrer, par une opportune application journalière, son enseignement fondamental. Toutefois, il faut, à mon gré, renoncer essentiellement d'avance, sous ce rapport, à toute vraie conversion de l'école rétrograde, intégralement considérée. Sauf d'heureuses anomalies individuelles, qui ne cessent d'être possibles, et qui pourront aujourd'hui même devenir plus fréquentes, il existe, entre la philosophie théologique et la philosophie positive, surtout à l'égard des idées sociales, une antipathie trop fondamentale, pour que la première puisse jamais apprécier suffisamment la seconde, malgré l'aptitude bien constatée de celle-ci à mieux satisfaire au besoin commun d'une vraie réorganisation: ici, comme en tout autre cas, la théologie s'éteindra nécessairement devant la physique, mais sans pouvoir se transformer, sous sa direction, au-delà de sa modification actuelle. Il faut d'ailleurs reconnaître, à ce sujet, que ce n'est point l'ordre, en général, que poursuit aujourd'hui l'école rétrograde, mais seulement un ordre unique et invariablement préconçu, auquel se rattachent surtout ou des habitudes d'esprit particulières, ou même l'instinct des intérêts spéciaux: en dehors de son exclusive utopie, tout lui semble également désordonné, et par suite, essentiellement indifférent. La politique stationnaire lui a même justement reproché, de nos jours, de prêter directement, aux plus pernicieuses tentatives de désordre, un coupable appui momentané, dans le vain espoir de pousser ainsi, avec plus d'énergie, à la restauration ultérieure de sa propre domination, qu'elle se flatterait de faire dès-lors accepter à la société, comme seule voie de salut contre une imminente anarchie matérielle. Dans son prétendu dévouement à l'ordre général, l'école rétrograde a donc fréquemment trahi sa disposition prépondérante à vouloir le moyen beaucoup plus que le but lui-même. Mais, l'école stationnaire, chez laquelle l'amour de l'ordre, sans être peut-être plus désintéressé au fond, est certainement, ce qui importe surtout, infiniment plus impartial, à raison même de son défaut caractéristique de principes propres et fixes, offrira spontanément, sous ce rapport, à la nouvelle philosophie politique, l'accès général auquel elle ne saurait raisonnablement prétendre auprès de l'école rétrograde. Quoique les vaines fictions métaphysiques de la politique constitutionnelle ou parlementaire tendent aujourd'hui à détourner gravement de la vraie solution, elles n'ont pu heureusement acquérir, sur le continent européen, un assez profond ascendant pour empêcher cette philosophie de faire utilement entendre sa voix rationnelle à une école aussi franchement disposée que l'est, certainement, en général, l'école stationnaire, à établir enfin, dans les sociétés modernes, un ordre vraiment stable, n'importe d'après quels principes. On peut donc espérer ainsi d'agir utilement, à un certain degré, sur cette partie essentielle du monde politique actuel. Néanmoins, je ne dois pas dissimuler ici que l'école purement révolutionnaire me paraît être aujourd'hui la seule sur laquelle la politique positive puisse exercer directement une action vraiment capitale; parce que, malgré tous ses graves inconvéniens, que je n'ai certes nullement déguisés, cette école a seule maintenant un caractère essentiellement progressif, qui, en dépit de tous ses préjugés, lui tient l'esprit toujours ouvert à de nouvelles inspirations politiques. Son but principal, l'entière élimination du régime ancien, la politique nouvelle le poursuivra aussi spontanément, et d'une manière bien plus efficace, quoique simplement accessoire. Tout ce que ses doctrines propres renferment de provisoirement indispensable, sera naturellement absorbé par la politique positive, tout en repoussant à jamais les tendances anarchiques, auxquelles, quoi qu'on en puisse dire, l'école révolutionnaire a déjà cessé de tenir spécialement, sous la seule condition, dès lors pleinement remplie, du progrès effectif. Enfin, quoique l'ancien système soit certes assez décomposé maintenant pour permettre, et même pour exiger, l'élaboration directe de la vraie réorganisation sociale, on peut cependant prévoir aisément que le cours naturel des événemens, qui n'attend pas toujours nos lentes préparations philosophiques, déterminera, plus ou moins prochainement, soit en vertu même de notre état intellectuel, soit à raison des fautes commises par les gouvernemens actuels, de nouvelles explosions pratiques de la doctrine révolutionnaire, dont j'indiquerai plus tard les principaux caractères, et qui, dès lors malheureusement inévitables, deviendront peut-être même relativement indispensables, afin d'ôter radicalement, à la fatale apathie de notre vaine intelligence, tout espoir quelconque de satisfaire, sans aucun frais d'invention fondamentale, aux conditions essentielles du problème social, par cette chimérique reconstruction de l'ancienne philosophie politique, qui constitue aujourd'hui la ressource banale de tant d'esprits incompétens. Sans intervenir directement en de tels conflits, autrement que pour utiliser les enseignemens qu'ils font naître, la politique positive, qui les aura prévus, ne saurait prétendre à y troubler les derniers actes de prépondérance de la métaphysique révolutionnaire. Du reste, cette nouvelle philosophie, essentiellement destinée, par sa nature, à imprimer un essor plus complet à toutes les diverses facultés réelles de notre intelligence, ne saurait, sans doute, tendre, à aucune époque, à atrophier une aussi importante disposition générale que celle qui constitue l'esprit critique proprement dit. Tout en le subordonnant désormais irrévocablement à l'esprit organique, elle lui ouvrira directement, comme je l'indiquerai en son lieu, de nouvelles et larges destinations politiques, bien autrement intéressantes que la fastidieuse reproduction actuelle des satires philosophiques du siècle dernier. Au lieu de continuer, au profit essentiel des avocats, une guerre monotone contre l'influence sacerdotale, l'esprit critique prendra, sans doute, une activité bien plus complète et plus incisive, en même temps que plus utile, lorsque, sous les inspirations générales de la philosophie positive, il entreprendra la démolition simultanée de toute puissance métaphysique ou théologique. En outre, les vrais élémens définitifs du nouveau système social ne prêteront que trop eux-mêmes, surtout dans l'origine, comme tous les pouvoirs naissans, à un large exercice direct, et plus ou moins continu, de l'esprit satirique, dont l'inévitable contrôle pourra exercer une très heureuse influence secondaire sur le développement graduel du caractère politique qui doit finalement appartenir à chacun d'eux. On ne peut donc douter, d'après un tel ensemble de motifs principaux, que la nouvelle philosophie sociale ne puisse justement espérer aujourd'hui de trouver, à divers titres, certains points d'appui naturels dans les sections les plus avancées de l'école révolutionnaire proprement dite. Quelles que soient cependant, même dans cette école, les dispositions favorables que puissent lui offrir les différentes parties du monde politique actuel, ces secours accessoires, très affaiblis d'ailleurs par une inévitable opposition de doctrines, ne sauraient évidemment dispenser, en aucune manière, cette philosophie de compter surtout directement sur sa supériorité scientifique, première et constante source de son ascendant graduel. Une philosophie sociale qui, prenant la science réelle pour base générale indispensable, appelle immédiatement aujourd'hui l'esprit scientifique à régénérer le monde politique, semble, au premier aspect, devoir surtout attendre, sinon une coopération active, du moins des encouragemens énergiques et soutenus, de la part de la classe choisie qu'elle tend spontanément à élever par degrés à une aussi éminente position fondamentale. Je dois ici naïvement avouer que, dans mes premiers travaux de philosophie politique, j'ai essentiellement partagé cette illusion très naturelle, dont une longue expérience personnelle m'a seule ensuite péniblement détrompé. L'indifférence politique de la plupart des savans actuels, quoique vraiment monstrueuse, en un temps où les questions sociales sont les plus belles et les plus urgentes de toutes, me paraissait alors tenir principalement au profond dégoût intellectuel que doit, en effet, leur inspirer d'abord le caractère vague et arbitraire des méthodes qui président encore à de telles recherches, opposé à la parfaite rationnalité des procédés scientifiques. Mais, malgré l'incontestable influence de cette première cause, un examen ultérieur m'a depuis graduellement conduit à reconnaître d'autres motifs, à la fois moins honorables et plus puissans, d'après lesquels cette nouvelle philosophie doit très peu compter sur les dispositions favorables des savans actuels, si même elle ne doit pas craindre, à certains égards, leur résistance plus ou moins ouverte, partielle d'ailleurs ou momentanée, à la propre ascension politique de leur classe[17]. [Footnote 17: Je crois devoir noter ici un trait vraiment caractéristique, bien propre à montrer à quel déplorable degré cette classe, malgré le vain orgueil de la plupart de ses membres, est aujourd'hui dépourvue de tout sentiment profond de sa vraie dignité sociale. Nos législateurs métaphysiciens ont introduit, il y a quelques années, dans la loi électorale française, une étrange disposition qui admet la qualité d'académicien à compter désormais pour cent francs dans le cens électoral, sauf à compléter en espèces le reste de la capacité. Or, les savans n'ont, certes, nullement témoigné, alors ni depuis, la moindre tendance à repousser avec indignation une telle décision législative, d'après laquelle tout savant équivaut politiquement à la moitié d'un électeur vulgaire: ils auraient plutôt voté de solennels remercîmens aux avocats pour l'octroi de cette gracieuseté, dont la plupart se sont empressés de profiter couramment.] Outre la commune participation fondamentale de toutes les diverses classes de la société à l'anarchie intellectuelle et morale qui caractérise si profondément notre époque, chacune d'elles a aussi sa manière propre de manifester plus spécialement ses tendances anarchiques. C'est ce que font d'abord les savans actuels par les vains conflits journaliers qui s'élèvent entre eux sur leurs attributions respectives, chaque fois qu'une même question, touchant simultanément à plusieurs branches essentielles de la philosophie naturelle, soulève des débats sans issue, qui témoignent clairement l'absence de toute véritable discipline scientifique. Mais, quelle que soit l'importance très significative de cette première considération, l'anarchie scientifique se révèle aujourd'hui surtout, d'une manière à la fois bien plus caractéristique et plus dangereuse, par l'unanime répugnance de nos savans contre toutes sortes de généralités, par leur prédilection exclusive, vicieusement systématisée, pour des spécialités de plus en plus étroites[18]. Ce n'est point ici le lieu de poser convenablement la grande question philosophique de la véritable harmonie fondamentale qui doit régner entre l'esprit d'ensemble et l'esprit de détail, et dont l'exacte appréciation ne peut constituer que l'une des principales conclusions finales de ce Traité. Dans l'analyse historique du développement intellectuel, nous aurons bientôt l'occasion d'apprécier déjà directement le spécieux paradoxe, graduellement élaboré pendant les deux derniers siècles, qui permet aujourd'hui à tant d'esprits médiocres de se faire même un facile mérite scientifique du rétrécissement excessif de leurs occupations journalières, au nom de cette étrange organisation du travail, incidemment signalée au second volume, qui assigne minutieusement les cadres respectifs des moindres spécialités, sans laisser aucune place déterminée à l'étude des rapports généraux, essentiellement abandonnée ainsi aux digressions accidentelles des divers savans, qui les cultiveraient, à titre de passe-temps, sans aucune préparation propre. Il deviendra dès lors irrécusable que ce prétendu principe ne constitue qu'une irrationnelle systématisation métaphysique, tendant à consacrer, comme absolue et indéfinie, la situation transitoire de notre intelligence pendant le premier âge de la philosophie positive, où l'esprit de détail devait, en effet, nécessairement régner, jusqu'à ce que la positivité eût successivement pénétré dans tous les ordres de phénomènes naturels, condition désormais suffisamment remplie. Quoi qu'il en soit, je ne dois ici distinctement indiquer, à ce sujet, que la simple considération politique, qui impose, avec tant d'évidence, l'indispensable obligation d'une entière généralité à toute philosophie aspirant réellement au gouvernement moral de l'humanité. C'est par cette unique qualité, comme je l'ai déjà fréquemment signalé, que la philosophie théologique et la philosophie métaphysique, malgré leur insuffisance et même leur décrépitude irrécusables, prolongent encore leur vaine prépondérance politique. Tant que la philosophie positive ne remplira point convenablement cette condition fondamentale, elle ne saurait sortir de son état présent de subalternité politique. L'expérience journalière ne montre-t-elle point, surtout en ce qui concerne les mesures ou les élections dirigées aujourd'hui par les corps savans, toutes les fois, en un mot, que l'esprit d'ensemble devient, à un degré quelconque, directement indispensable, que de bons esprits, entièrement étrangers à la science, mais habituellement placés à un point de vue général, sont finalement plus propres que les savans spéciaux, même au genre de gouvernement qui semblerait le plus devoir exclusivement appartenir à ceux-ci? On ne saurait nier aussi que l'imperfection ordinaire de l'enseignement scientifique ne tienne principalement aujourd'hui à cet éloignement pour l'esprit d'ensemble, dont nos savans s'enorgueillissent avec un si funeste aveuglement. Il est donc évident que, par cette irrationnelle disposition, ils contribuent eux-mêmes, autant que possible, à maintenir directement leur propre subalternité politique. Leurs sentimens sociaux sont, d'ailleurs, d'ordinaire, à la hauteur de leurs idées. En écartant habituellement la considération prépondérante des intérêts matériels, et en développant la faculté de saisir rapidement les diverses réactions sociales, la culture des sciences positives semblerait devoir, par sa nature, tendre puissamment à contenir, chez ceux qui s'y livrent, l'essor continu de l'égoïsme individuel: elle ne sert, au contraire, que trop souvent aujourd'hui, à le rendre plus systématique, et par suite plus corrupteur peut-être. Or, cette monstruosité passagère tient, sans doute, principalement au défaut d'idées générales chez les savans actuels, qui n'ont d'ailleurs, à cet égard, d'autre tort propre que d'en nier dogmatiquement l'indispensable nécessité. [Footnote 18: Cette aversion des généralités, cette antipathie prononcée contre tout généralisateur quelconque, de quelque manière qu'il puisse procéder, tiennent aussi, chez beaucoup de savans actuels, à un secret instinct d'égoïsme, que je crois devoir, avec ma franchise habituelle, caractériser ici en peu de mots, tout en avertissant d'ailleurs qu'il ne saurait, par sa nature, jamais exercer, même aujourd'hui, qu'une influence purement accessoire, comparativement à la grande cause intellectuelle indiquée dans le texte. La philosophie naturelle est déjà loin maintenant de ces temps primitifs, si bien décrits par Fontenelle, où la prudence paternelle croyait devoir soigneusement interdire la carrière scientifique, qui dès-lors ne pouvait essentiellement comporter que de vraies vocations, plus ou moins prononcées. Comme les organisations bien caractérisées sont, dans la nature humaine, éminemment exceptionnelles, et qu'aucune classe ne saurait être principalement composée d'anomalies, il a bien fallu, à mesure que la science, en se développant, acquérait plus d'importance sociale, qu'elle donnât accès à des intelligences plus vulgaires. Il arrive donc aujourd'hui, et il arrivera sans doute de plus en plus désormais, par suite même des encouragemens, d'ailleurs si utiles, prodigués aux diverses sciences spéciales, que les vocations réelles deviennent, proportionnellement, de moins en moins nombreuses dans le monde scientifique, qui tend de plus en plus à se composer, en majeure partie, d'individus peu éminens, ayant choisi cette profession au même titre que toute autre, et dont les travaux, sans pouvoir jamais imprimer à la science aucune impulsion capitale, maintiennent honorablement son état présent, avec quelques utiles améliorations graduelles. Or, ceux-là surtout doivent être habituellement acharnés, d'une manière plus absolue, contre toute philosophie générale, surtout positive, non-seulement en vertu d'un esprit plus étroit qui les empêche d'en saisir la portée réelle, mais aussi à cause de son inévitable influence pour réduire, à leur juste appréciation, leurs travaux ordinaires. Car, l'avénement des généralités vraiment positives ne permettra plus d'attacher une haute importance aux recherches de détail que dans le cas rare où elles tendront directement à déterminer de grands progrès; ce qui rendra nécessairement bien plus difficile l'accès des principales positions scientifiques, auxquelles les notabilités éphémères pourront ainsi de moins en moins prétendre, étant dès-lors régulièrement assujéties enfin à de vrais et inévitables jugemens. De ceux-là, principalement, provient le prétexte banal tiré des généralités vicieuses, comme si toutes les spécialités étaient ordinairement bonnes, et comme si ce n'était point surtout aux savans à distinguer judicieusement à cet égard, suivant leur fonction sociale de guides rationnels de l'opinion publique, qu'ils abandonnent ainsi, contre leur propre intention, aux seuls métaphysiciens.] Tout espoir de coopération quelconque de leur part, soit active, soit même passive, à la fondation d'une vraie philosophie politique, par l'extension convenable de la méthode positive à l'étude fondamentale des phénomènes sociaux, doit donc être aujourd'hui essentiellement abandonné. Ceux d'entre eux qui commencent à manifester une certaine ambition politique, préfèrent presque toujours jusqu'ici se mettre simplement au service des pouvoirs et des partis existans, sauf à n'y être, comme il doit arriver le plus souvent, que de purs instrumens pour les avocats et les autres métaphysiciens; au lieu d'essayer d'une politique nouvelle, vraiment propre à l'esprit scientifique, mais qui obligerait à se dégager de la routine vulgaire: les savans demeurés spéculatifs sont peut-être ordinairement moins inaccessibles encore aux inspirations générales de la philosophie positive. L'essor politique de cette philosophie ne saurait aujourd'hui être énergiquement secondé, dans le monde savant, sauf d'heureuses exceptions individuelles, que par les jeunes intelligences, dont l'ardeur naturelle pour les conceptions générales n'a encore été éteinte par l'influence prolongée des divers préjugés propres à chaque spécialité exclusive. En ce sens, les diverses institutions de haut enseignement scientifique, qui tendent à introduire de plus en plus, dans la société actuelle, fort au-delà des besoins réguliers des professions savantes, une jeunesse profondément imbue de l'esprit positif, constituent, à mes yeux, l'une des plus précieuses ressources que le passé nous ait ménagées pour aboutir graduellement à la réorganisation finale des sociétés modernes: telles sont, en France, les écoles de médecine, et surtout notre école Polytechnique, en vertu de son éminente positivité, et malgré son caractère incomplet. Une telle considération a d'autant plus d'importance, que, quels que soient, sous le point de vue philosophique, les irrécusables inconvéniens des savans actuels, il demeure néanmoins incontestable que l'esprit positif, qu'il s'agit maintenant d'étendre à la politique, ne saurait être, en général, convenablement développé, comme je l'ai si souvent prouvé, que chez ceux seulement qui, en temps opportun, ont reçu une forte éducation scientifique, ce qui ne peut guère avoir lieu aujourd'hui que pour les jeunes gens d'abord destinés aux différentes spécialités scientifiques, sauf quelques anomalies infiniment rares, sur lesquelles il ne faut pas compter. Cet aperçu sommaire des principaux points d'appui que l'état présent du monde social peut offrir à l'impulsion régénératrice de la nouvelle philosophie politique, complète suffisamment l'indication générale que je devais ébaucher, dans cette longue mais indispensable introduction, de la destination fondamentale d'une telle philosophie pour correspondre aux plus graves nécessités de notre époque. En plaçant définitivement l'esprit du lecteur au point de vue convenable, et en lui fournissant d'avance une sorte de programme rationnel de l'ensemble des conditions à remplir, le grand travail que je viens d'accomplir, quoique purement préliminaire, devra, j'espère, faciliter et, en même temps, abréger beaucoup l'opération principale; surtout, il en garantira la pleine efficacité politique, qui, sans un tel préambule général, eût essentiellement échappé à la plupart des esprits actuels, dont les habitudes politiques sont d'ordinaire si superficielles et si irrationnelles. Les hommes d'état les plus dédaigneux ne sauraient ainsi mettre en doute si la théorie que nous allons tenter de construire directement est vraiment susceptible d'une haute utilité pratique, puisqu'il est maintenant démontré que le besoin fondamental des sociétés actuelles est, par sa nature, éminemment théorique, et que, en conséquence, la réorganisation intellectuelle, et ensuite morale, doit nécessairement précéder et diriger la réorganisation politique proprement dite[19]. Toutefois, après avoir, pour satisfaire à la juste exigence des esprits actuels, établi d'abord, avec tout le soin convenable, cette grande et intime co-relation, il importe maintenant de retourner irrévocablement au point de vue strictement scientifique de ce Traité, et de poursuivre l'étude générale des phénomènes de la physique sociale dans des dispositions aussi purement spéculatives que celles qui président déjà à la culture habituelle des autres sciences fondamentales, en n'ayant d'autre ambition intellectuelle que de découvrir les véritables lois naturelles d'un dernier ordre de phénomènes, extrêmement remarquable, et qui n'a jamais été ainsi examiné; sans la prépondérance, désormais continue, d'une telle intention, notre opération philosophique avorterait nécessairement. Néanmoins, avant d'y procéder d'une manière directe, il me reste encore à considérer sommairement, dans la leçon suivante, les principaux efforts philosophiques déjà tentés pour constituer la science sociale, et dont l'appréciation générale doit éminemment tendre, surtout en vertu des habitudes actuelles, à mieux caractériser, sous divers rapports essentiels, la nature et l'esprit de cette dernière branche fondamentale de la philosophie positive. [Footnote 19: Les rapports généraux entre la théorie et la pratique, surtout en politique, seront, dans la suite de ce volume, comme on doit s'y attendre, directement soumis à une analyse rationnelle. Je dois seulement indiquer ici, à ce sujet, que, dans la politique, de même qu'en tout autre cas, toute confusion, ou simplement toute adhérence trop étroite, entre la théorie et la pratique, est également funeste à toutes deux, en étouffant l'essor de la première, et laissant la seconde s'agiter sans guide. On doit même reconnaître que les phénomènes sociaux, en vertu de leur complication supérieure, doivent exiger un plus grand intervalle intellectuel qu'en aucun autre sujet scientifique, entre les conceptions spéculatives, quelque positives qu'elles puissent être, et leur finale réalisation pratique. La nouvelle philosophie sociale doit donc se garantir soigneusement de la tendance, trop commune aujourd'hui, qui la porterait à se mêler activement au mouvement politique proprement dit, lequel doit surtout rester pour elle un sujet permanent d'observation capitale, où elle ne doit intervenir qu'en remplissant sa mission générale de haut enseignement. Néanmoins, la profonde confusion qui règne maintenant entre le gouvernement spirituel et le gouvernement temporel ne saurait, sans doute, toujours permettre à l'école positive de s'abstenir de toute participation directe, soit dans les divers pouvoirs constitués, soit au sein des partis existans, à la gestion journalière des affaires générales, ne fût-ce qu'afin d'y mieux faite prévaloir son influence fondamentale. Mais cette école devra scrupuleusement veiller à ce que cette incontestable utilité ne serve involontairement de motif habituel au vain égarement d'ambitions mal conçues. Car, une telle préoccupation active et continue des opérations journalières tend directement, surtout de nos jours, à empêcher ou à altérer toute conception vraiment rationnelle de l'ensemble du mouvement social, à moins qu'une forte élaboration préalable des véritables principes politiques ne prévienne cette pernicieuse fluctuation, chez quelques intelligences privilégiées, qui elles-mêmes agiraient sans doute encore plus sagement, soit pour elles, soit pour leur cause, en conservant une position purement philosophique, en tant, du moins, que le libre choix de leur mode propre d'influence politique pourrait leur être permis, ce qui, je l'avoue, n'est peut-être pas aujourd'hui toujours facultatif.] QUARANTE-SEPTIÈME LEÇON. Appréciation sommaire des principales tentatives philosophiques entreprises jusqu'ici pour constituer la science sociale. Le degré supérieur de complication, de spécialité, et en même temps d'intérêt, qui caractérise nécessairement les phénomènes sociaux, comparés à tous les autres phénomènes naturels, à ceux même de la vie individuelle, constitue, sans doute, d'après les principes généraux de hiérarchie scientifique établis dans l'ensemble de ce Traité, la cause la plus fondamentale de l'imperfection beaucoup plus prononcée que doit présenter leur étude, où l'esprit positif ne pouvait évidemment avoir aucun accès rationnel sans avoir préalablement commencé à dominer l'étude de tous les phénomènes plus simples; ce qui n'a été convenablement accompli que de nos jours, en vertu de l'importante révolution philosophique qui a donné naissance à la physiologie cérébrale, comme je l'ai expliqué à la fin du volume précédent. Mais, indépendamment de ce motif principal, déjà suffisamment indiqué, et qui d'ailleurs deviendra bientôt le sujet d'une appréciation directe, je crois devoir commencer, dès ce moment, à signaler une considération nouvelle, éminemment propre à expliquer, d'une manière toute spéciale, pourquoi l'esprit humain n'a pu jusqu'à présent fonder la science sociale sur des bases vraiment positives. Cette considération consiste en ce que, par la nature d'une telle étude, notre intelligence ne pouvait réellement, avant l'époque actuelle, y statuer sur un ensemble de faits assez étendu pour diriger convenablement ses spéculations rationnelles à l'égard des lois fondamentales des phénomènes sociaux. En expliquant sommairement, dès le début de cet ouvrage, l'invincible nécessité logique qui fait toujours exclusivement dépendre le premier essor spéculatif d'une doctrine quelconque de l'emploi spontané d'une méthode purement théologique, j'ai déjà suffisamment indiqué, même envers les plus simples phénomènes, l'impossibilité générale de former primitivement le système d'observations propre à servir de base immédiate à toute théorie positive (_voyez_ la première leçon). Or, les phénomènes sociaux, outre leur participation évidente et plus prononcée à cette obligation commune, présentent, sous un tel aspect, ce caractère éminemment spécial, que leur propre existence ne pouvait, dans l'origine, être assez développée pour comporter aucune observation vraiment scientifique, lors même que l'esprit humain eût été alors convenablement préparé. Dans tout autre sujet, par suite de l'immuable perpétuité des phénomènes, les observations rationnelles n'étaient d'abord impossibles qu'à cause de l'absence, long-temps inévitable, d'observateurs bien disposés. Mais, par une exception évidemment propre à la science sociale, et qui a dû spécialement contribuer à prolonger son enfance, il est clair que les phénomènes eux-mêmes y ont long-temps manqué de la plénitude et de la variété de développement indispensables à leur exploration scientifique, abstraction faite des conditions à remplir par les observateurs. Sans un lent et pénible essor spontané de l'état social dans une partie notable de l'espèce humaine, et jusqu'à ce que le cours naturel de l'évolution sociale y eût graduellement conduit à des modifications assez profondes et assez générales de la civilisation primitive, cette science devait nécessairement se trouver dépourvue de toute base expérimentale vraiment suffisante. Cette évidente considération nous servira plus tard à faire plus nettement ressortir l'indispensable office de la philosophie théologique pour diriger les premiers progrès de l'esprit humain et de la société. Mais nous ne devons l'employer ici qu'à mieux caractériser les entraves inévitables qui ont dû ainsi retarder la formation d'une véritable science sociale. Toute discussion directe et précise de la portée nécessaire de cet obstacle fondamental serait actuellement déplacée. Quand le moment sera venu d'effectuer, dans l'un des chapitres suivans, cette exacte détermination, je démontrerai, j'espère, avec une irrécusable évidence, que, par suite d'une telle obligation, judicieusement mesurée, la science sociale n'a commencé à devenir possible qu'en s'appuyant précisément sur l'analyse rationnelle de l'ensemble du développement accompli jusqu'à nos jours dans l'élite de l'espèce humaine, tout passé moins étendu devant être insuffisant. C'est ainsi que les conditions relatives à la succession même des phénomènes, coïncideront, d'une manière aussi rigoureuse que spontanée, avec celles déjà assez établies, par l'ensemble des trois volumes précédens, quant à la préparation de l'observateur d'après l'élaboration préalable des branches moins compliquées de la philosophie positive, pour assigner, sans aucune grave incertitude, le siècle actuel comme l'époque nécessaire de la formation définitive de la science sociale, jusque alors essentiellement impossible. Quoique ce ne soit point ici le lieu d'entreprendre convenablement cette importante démonstration, j'y crois devoir néanmoins indiquer une considération très propre à faire déjà pressentir une telle explication, en représentant le salutaire ébranlement général imprimé à notre intelligence par la révolution française, comme ayant été finalement indispensable pour permettre le développement de spéculations à la fois assez positives et assez étendues à l'égard des phénomènes sociaux. Jusque alors, en effet, les tendances fondamentales de l'humanité ne pouvaient être assez fortement caractérisées pour devenir, même chez les philosophes les plus éminens et les mieux disposés, le sujet d'une appréciation pleinement scientifique, propre à dissiper sans retour toute grave fluctuation. Tant que le système politique, qui, graduellement modifié, avait toujours présidé au développement antérieur de la société, n'était point encore ainsi attaqué directement dans son ensemble, de manière à manifester hautement l'impossibilité de perpétuer sa prépondérance, la notion fondamentale du progrès, première base nécessaire de toute véritable science sociale, ne pouvait aucunement acquérir la fermeté, la netteté, et la généralité sans lesquelles sa destination scientifique ne saurait être convenablement remplie. En un mot, la direction essentielle du mouvement social n'était point jusque alors suffisamment déterminée, et par suite les spéculations sociales se trouvaient toujours radicalement entravées par les vagues et chimériques conceptions de mouvemens oscillatoires ou circulaires, qui, même aujourd'hui, entretiennent encore, chez tant d'esprits distingués mais mal préparés, une si déplorable hésitation relativement à la vraie nature de la progression humaine. Or, la science sociale pourrait-elle réellement exister, tant qu'on ignore en quoi consiste cette progression fondamentale? Le fait même du développement général, dont une telle science doit étudier les lois principales, peut alors être essentiellement contesté; puisque, d'un semblable point de vue, l'humanité doit paraître indéfiniment condamnée à une arbitraire succession de phases toujours identiques, sans éprouver jamais aucune transformation vraiment nouvelle et définitive, graduellement dirigée vers un but exactement déterminé par l'ensemble de notre nature. Toute idée de progrès social était nécessairement interdite aux philosophes de l'antiquité, faute d'observations politiques assez complètes et assez étendues. Aucun d'eux, même parmi les plus éminens et les plus judicieux, n'a pu se soustraire à la tendance, alors aussi universelle que spontanée, à considérer directement l'état social contemporain comme radicalement inférieur à celui des temps antérieurs. Cette inévitable disposition était d'autant plus naturelle et légitime, que l'époque de ces travaux philosophiques coïncidait essentiellement, comme je l'expliquerai plus lard, avec celle de la décadence nécessaire du régime grec ou romain. Or, cette décadence qui, en considérant l'ensemble du passé social, constitue certainement un progrès véritable, en tant que préparation indispensable au régime plus avancé des temps postérieurs, ne pouvait être aucunement jugée de cette manière par les anciens, hors d'état de soupçonner une telle succession. J'ai déjà indiqué, dans la leçon précédente, la première ébauche générale de la notion, ou plutôt du sentiment, du progrès de l'humanité, comme ayant été d'abord nécessairement due au christianisme, qui, en proclamant directement la supériorité fondamentale de la loi de Jésus sur celle de Moïse, avait spontanément formulé cette idée, jusque alors inconnue, d'un état plus parfait remplaçant définitivement un état moins parfait, préalablement indispensable jusqu'à une époque déterminée[20]. Quoique le catholicisme n'ait fait, ainsi, sans doute, que servir d'organe général au développement naturel de la raison humaine, ce précieux office n'en constituera pas moins toujours, aux yeux impartiaux des vrais philosophes, un de ses plus beaux titres à notre impérissable reconnaissance. Mais, indépendamment des graves inconvéniens de mysticisme et de vague obscurité, qui sont inhérens à tout emploi quelconque de la méthode théologique, une telle ébauche était certainement insuffisante pour constituer aucun aperçu scientifique de la progression sociale. Car, cette progression se trouve ainsi nécessairement fermée par la formule même qui la proclame, puisqu'elle est alors irrévocablement bornée, de la manière la plus absolue, au seul avénement du christianisme, au-delà duquel l'humanité ne saurait faire un pas. Or, l'efficacité sociale de toute philosophie théologique quelconque étant aujourd'hui, et pour jamais, essentiellement épuisée, il est évident que cette conception présente désormais, en réalité, un caractère éminemment rétrograde, comme je l'ai déjà établi, en confirmation d'une irrécusable expérience, qui ne cesse de s'accomplir sous nos yeux. D'un point de vue purement scientifique, on conçoit aisément que la condition de continuité constitue un élément indispensable de la notion définitive du progrès de l'humanité, notion qui resterait nécessairement impuissante à diriger l'ensemble rationnel des spéculations sociales, si elle représentait la progression comme limitée, par sa nature, un état déterminé, depuis long-temps atteint. [Footnote 20: Il convient, ce me semble, de noter ici que cette grande notion appartient essentiellement au catholicisme, auquel le protestantisme ne l'a ensuite empruntée que d'une manière très imparfaite, et même radicalement vicieuse, non-seulement à cause de son recours vulgaire et irrationnel aux temps de la primitive église, mais aussi en vertu de sa tendance continue, plus aveugle encore et non moins prononcée, à proposer surtout pour guide aux peuples modernes la partie la plus arriérée et la plus dangereuse des Saintes-Écritures, c'est-à-dire celle qui concerne l'antiquité judaïque. On sait d'ailleurs que le mahométisme, en prolongeant, à sa manière, la même notion, n'a fait que tenter, à ce sujet, comme à tant d'autres, sans aucune amélioration réelle, une grossière imitation, évidemment dépourvue de toute véritable originalité.] Par ces divers motifs, on peut, dès ce moment, sentir, en aperçu, que la véritable idée du progrès, soit partiel, soit total, appartient exclusivement, de toute nécessité, à la philosophie positive, qu'aucune autre ne saurait, à cet égard, suppléer. Cette philosophie pourra seule dévoiler la vraie nature de la progression sociale, c'est-à-dire, caractériser le terme final, jamais pleinement réalisable, vers lequel elle tend à diriger l'humanité, et en même temps faire connaître la marche générale de ce développement graduel. Une telle attribution est déjà nettement vérifiée par l'origine toute moderne des seules idées de progrès continu qui aient aujourd'hui un caractère vraiment rationnel, et qui se rapportent surtout au développement effectif des sciences positives, d'où elles sont spontanément dérivées. On peut même remarquer que le premier aperçu satisfaisant de la progression générale appartient à un philosophe essentiellement dirigé par l'esprit géométrique, dont le développement, comme je l'ai si souvent expliqué, avait dû précéder celui de tout autre mode plus complexe de l'esprit scientifique. Mais, sans attacher à cette observation personnelle une importance exagérée, il demeure incontestable que le sentiment du progrès des sciences a pu seul inspirer à Pascal cet admirable aphorisme, à jamais fondamental: «Toute la succession des hommes, pendant la longue suite des siècles, doit être considérée comme un seul homme, qui subsiste toujours, et qui apprend continuellement.» Sur quelle autre base pouvait auparavant reposer un tel aperçu? Quelle qu'ait dû être l'immédiate efficacité de ce premier trait de lumière, il faut néanmoins reconnaître que les idées de progrès nécessaire et continu n'ont commencé à acquérir une vraie consistance philosophique, et à provoquer réellement un certain degré d'attention publique, que par suite de la mémorable controverse qui a ouvert, avec tant d'éclat, le siècle dernier, sur la comparaison générale entre les anciens et les modernes. Cette discussion solennelle, dont l'importance a été jusqu'ici peu sentie, constitue, à mes yeux, un véritable événement, d'ailleurs convenablement préparé, dans l'histoire universelle de la raison humaine, qui, pour la première fois, osait ainsi proclamer enfin directement son progrès fondamental. Or, il serait, sans doute, inutile de faire expressément remarquer que l'esprit scientifique animait surtout les principaux chefs de ce grand mouvement philosophique, et constituait seul toute la force réelle de leur argumentation générale, malgré la direction vicieuse qu'elle avait d'ailleurs à d'autres égards: on voit même que leurs plus illustres adversaires, par une contradiction bien décisive, faisaient hautement profession de préférer le cartésianisme à l'ancienne philosophie. Quelque sommaires que doivent être de telles indications, elles suffisent sans doute pour caractériser, d'une manière irrécusable, l'origine évidente de notre notion fondamentale du progrès humain, qui, spontanément issue du développement graduel des diverses sciences positives, y trouve encore aujourd'hui ses fondemens les plus inébranlables. De cette source nécessaire, cette grande notion a toujours tendu, dans le cours du siècle dernier, à s'étendre aussi de plus en plus au mouvement politique de la société. Toutefois, cette extension finale, comme je l'ai ci-dessus indiqué, ne pouvait acquérir aucune véritable importance propre, avant que l'énergique impulsion déterminée par la révolution française ne fût venue manifester hautement la tendance nécessaire de l'humanité vers un système politique, encore trop vaguement caractérisé, mais, avant tout, radicalement différent du système ancien. Néanmoins, quelque indispensable qu'ait dû être une telle condition préliminaire, elle est certainement bien loin de suffire, puisque, par sa nature, elle se borne essentiellement à donner une simple idée négative du progrès social. C'est uniquement à la philosophie positive, convenablement complétée par l'étude des phénomènes politiques, qu'il appartient d'achever ce qu'elle seule a réellement commencé, en représentant, dans l'ordre politique tout aussi bien que dans l'ordre scientifique, la suite intégrale des transformations antérieures de l'humanité comme l'évolution nécessaire et continue d'un développement inévitable et spontané, dont la direction finale et la marche générale sont exactement déterminées par des lois pleinement naturelles. L'impulsion révolutionnaire, sans laquelle ce grand travail eût été certainement illusoire et même impossible, ne saurait, évidemment, en dispenser à aucun titre. Il est même évident, comme je l'ai expliqué au chapitre précédent, qu'une prépondérance trop prolongée de la métaphysique révolutionnaire tend désormais, de diverses manières, à entraver directement toute saine conception du progrès politique. Quoi qu'il en soit, on ne doit plus s'étonner maintenant si la notion générale de la progression sociale demeure encore essentiellement vague et obscure, et, par suite, radicalement incertaine. Les idées sont même assez peu avancées aujourd'hui sur ce sujet fondamental, pour qu'une confusion capitale, qui, à des yeux vraiment scientifiques, doit sembler extrêmement grossière, n'ait point encore cessé de dominer habituellement la plupart des esprits actuels: je veux parler de ce sophisme universel, que les moindres notions de philosophie mathématique devraient aussitôt résoudre, et qui consiste à prendre un accroissement continu pour un accroissement illimité; sophisme qui, à la honte de notre siècle, sert presque toujours de base aux stériles controverses que nous voyons journellement se reproduire sur la thèse générale du progrès social. Si l'ensemble des diverses réflexions que je viens d'indiquer a pu d'abord paraître s'écarter réellement du sujet propre de la leçon actuelle, on doit maintenant sentir combien il s'y rapporte d'une manière directe et nécessaire. Ayant ainsi expliqué d'avance l'impossibilité fondamentale de constituer jusqu'à présent la véritable science du développement social, notre appréciation générale des tentatives quelconques, dès lors éminemment prématurées, dont cette grande fondation a pu être l'objet, se trouvera spontanément simplifiée et abrégée à un haut degré, de manière à n'exiger ici qu'une sommaire indication du principal caractère philosophique des travaux correspondans. Or, l'analyse précédente, quoique simplement ébauchée, suffit déjà pour montrer avec évidence, à ce sujet, que les conditions proprement politiques y ont, en général, exactement coïncidé avec les conditions purement scientifiques, de manière à retarder essentiellement jusqu'à nos jours, par leur concours spontané, la possibilité d'établir enfin la science sociale sur des bases vraiment positives. L'influence nécessaire de ce double obstacle est, par sa nature, tellement déterminée qu'elle s'étend, sans effort, avec une précision remarquable, jusqu'à la génération actuelle, qui, seule élevée sous l'impulsion pleinement efficace de la crise révolutionnaire, peut trouver enfin, pour la première fois, dans l'ensemble du passé social, une base suffisante d'exploration rationnelle, et qui, en même temps, peut être convenablement préparée à soumettre directement à la méthode positive l'étude générale des phénomènes sociaux, en vertu de l'introduction préalable de l'esprit positif dans toutes les autres branches fondamentales de la philosophie naturelle, y compris l'étude des phénomènes intellectuels et moraux, dont la positivité naissante ne date que du commencement de ce siècle. Comme l'accomplissement de ces deux grandes conditions était évidemment indispensable, il serait certainement inutile et même inopportun d'entreprendre ici aucune critique spéciale de tentatives philosophiques dont le succès devait être si nécessairement impossible. Y aurait-il lieu à démontrer expressément l'inanité radicale des efforts intellectuels destinés à constituer directement la science sociale, avant qu'elle pût reposer sur une base expérimentale suffisamment étendue, et sans que notre intelligence pût être aussi assez rationnellement préparée? Les développemens secondaires que pourrait seul utilement comporter un sujet aussi évident, seraient certainement incompatibles avec la destination principale de cet ouvrage. Je dois donc, à cet égard, me borner à caractériser ici par un rapide aperçu, le vice essentiel propre à chacune de ces diverses opérations philosophiques, ce qui, en vérifiant spécialement le jugement général que nous venons d'en porter d'avance, servira d'ailleurs à mieux manifester ensuite la vraie nature d'une entreprise encore essentiellement intacte. Quoique, d'après les explications précédentes, il ne s'agisse nullement d'esquisser ici, même à grands traits, l'histoire générale des travaux successifs de l'esprit humain relativement à la science sociale, je ne crois pas néanmoins devoir m'abstenir d'y mentionner d'abord le nom du grand Aristote, dont la mémorable _Politique_ constitue, sans doute, l'une des plus éminentes productions de l'antiquité, et du reste, a fourni jusqu'ici le type général de la plupart des travaux ultérieurs sur le même sujet. Les motifs fondamentaux ci-dessus exposés sont, par leur nature, éminemment applicables à un ouvrage où ne pouvait encore pénétrer aucun sentiment des tendances progressives de l'humanité, ni le moindre aperçu des lois naturelles de la civilisation, et qui devait être essentiellement dominé par les discussions métaphysiques sur le principe et la forme du gouvernement: il serait, certes, bien superflu d'insister, d'une manière quelconque, à l'égard d'un cas aussi évident. Mais, à une époque où l'esprit positif, naissant à peine, n'avait encore commencé à se manifester faiblement que dans la seule géométrie, et lorsque, en même temps, les observations politiques étaient nécessairement restreintes à un état social presque uniforme et purement préliminaire, envisagé même dans une population très circonscrite, il est vraiment prodigieux que l'intelligence humaine ait pu produire, en un tel sujet, un traité aussi avancé, et dont l'esprit général s'éloigne peut-être moins d'une vraie positivité qu'en aucun autre travail de ce père immortel de la philosophie. Qu'on relise, par exemple (et, même aujourd'hui, les meilleurs esprits peuvent encore le faire avec fruit), la judicieuse analyse par laquelle Aristote a si victorieusement réfuté les dangereuses rêveries de Platon et de ses imitateurs sur la communauté des biens; et l'on y reconnaîtra aisément des témoignages, aussi nombreux qu'irrécusables, d'une rectitude, d'une sagacité, et d'une force qui, en de semblables matières, n'ont jamais été surpassées jusqu'ici, et furent même rarement égalées. Toutefois, il ne faut pas oublier que cette intéressante appréciation serait, par sa nature, essentiellement étrangère à la principale destination de cet ouvrage. Il est trop évident, d'après nos explications antérieures, que la véritable science sociale ne pouvait être que d'institution moderne, et même d'origine toute récente, pour qu'il convienne ici de s'arrêter davantage aux travaux quelconques de l'antiquité, ne fût-ce qu'afin d'y rendre un respectueux hommage au premier essor du génie humain dans ce grand sujet, et malgré l'influence évidente que cette mémorable élaboration primitive a profondément exercée sur l'ensemble ultérieur des méditations philosophiques. En vertu du double motif général établi ci-dessus, il serait entièrement superflu de faire aucune mention spéciale de ces divers travaux successifs, d'ailleurs toujours uniformément conduits sur le type d'Aristote, simplement développé par l'accumulation spontanée de nouveaux matériaux classés à peu près selon les mêmes principes. Ces tentatives philosophiques ne peuvent commencer à nous occuper ici qu'à partir de l'époque où, d'une part, la prépondérance définitive de l'esprit positif dans l'étude rationnelle des phénomènes les moins compliqués a pu permettre de comprendre réellement en quoi consistent, en général, les lois naturelles, et où, d'une autre part, la vraie notion fondamentale de la progression humaine, soit partielle, soit totale, a pris enfin graduellement quelque consistance réelle: or, le concours de ces deux indications, convenablement appréciées, ne permet guère de remonter plus loin que vers le milieu du siècle dernier. La première et la plus importante série de travaux qui se présente comme directement destinée à constituer enfin la science sociale, est alors celle du grand Montesquieu, d'abord dans son Traité sur la politique romaine, et surtout ensuite dans son _Esprit des Lois_. Ce qui caractérise, à mes yeux, la principale force de ce mémorable ouvrage, de manière à témoigner irrécusablement de l'éminente supériorité de son illustre auteur sur tous les philosophes contemporains, c'est la tendance prépondérante qui s'y fait partout sentir à concevoir désormais les phénomènes politiques comme aussi nécessairement assujétis à d'invariables lois naturelles que tous les autres phénomènes quelconques: disposition si nettement prononcée, dès le début, par cet admirable chapitre préliminaire où, pour la première fois depuis l'essor primitif de la raison humaine, l'idée générale de _loi_ se trouve enfin directement définie, envers tous les sujets possibles, même politiques, suivant l'uniforme acception fondamentale que notre intelligence s'était déjà habituée à lui attribuer dans les plus simples recherches positives. Quelle que soit l'importance de cette innovation capitale, son origine philosophique ne saurait être méconnue, puisqu'elle résulte évidemment de l'entière généralisation finale d'une notion incomplète que le progrès continu des sciences avait dû graduellement rendre très familière à tous les esprits avancés, par une suite spontanée de l'impulsion décisive qu'avait produite, un siècle auparavant, la grande combinaison des travaux de Descartes, de Galilée, et de Képler, et que les travaux de Newton venaient de corroborer si heureusement. Mais cette incontestable filiation ne doit altérer, en aucune manière, l'originalité caractéristique de la conception de Montesquieu; car, tous les bons esprits savent assez aujourd'hui que c'est surtout en de pareilles extensions fondamentales que consistent réellement les progrès principaux de notre intelligence. On doit bien plutôt s'étonner qu'un pas semblable ait pu être conçu, en un temps où la méthode positive n'embrassait encore que les plus simples phénomènes naturels, sans avoir convenablement pénétré dans l'étude générale des corps vivans, et sans être même, à vrai dire, devenue suffisamment prépondérante envers les phénomènes purement chimiques. Cette admiration nécessaire ne pourra que s'accroître en ayant aussi égard au second aspect élémentaire ci-dessus signalé, et considérant que la notion fondamentale de la progression humaine, première base indispensable de toute véritable loi sociologique, ne pouvait avoir, pour Montesquieu, ni la netteté, ni la consistance, ni surtout la généralité complète qu'a pu lui faire acquérir ensuite le grand ébranlement politique sous l'impulsion duquel nous pensons aujourd'hui. A une époque où les plus éminens esprits, essentiellement préoccupés de vaines utopies métaphysiques, croyaient encore à la puissance absolue et indéfinie des législateurs, armés d'une autorité suffisante, pour modifier à volonté l'état social, combien ne fallait-il pas être en avant de son siècle pour oser concevoir, d'après une aussi imparfaite préparation, les divers phénomènes politiques comme toujours réglés, au contraire, par des lois pleinement naturelles, dont l'exacte connaissance devrait nécessairement servir de base rationnelle à toute sage spéculation sociale, finalement propre à guider utilement les combinaisons pratiques des hommes d'état! Malheureusement, les mêmes causes générales qui établissent, avec tant d'évidence, cette irrécusable prééminence philosophique de Montesquieu sur tous ses contemporains, font également sentir, d'une manière non moins prononcée, l'inévitable impossibilité de tout succès réel dans une entreprise aussi hautement prématurée, quant à son but principal, dont les conditions préliminaires les plus essentielles, soit scientifiques, soit politiques, étaient alors si loin d'un accomplissement suffisant. Il n'est que trop manifeste, en effet, que le projet fondamental de Montesquieu n'a été nullement réalisé dans l'ensemble de l'exécution de son travail, qui, malgré l'éminent mérite de certains détails, ne s'écarte pas essentiellement de la nature commune des divers travaux antérieurs, et ne tarde point, à vrai dire, à revenir, comme ceux-ci, au type primitif du Traité d'Aristote, dont il n'a pu d'ailleurs aucunement égaler, eu égard au temps, la rationnelle composition. Après avoir reconnu, en principe général, la subordination nécessaire des phénomènes sociaux à d'invariables lois naturelles, on ne voit plus, dans le cours de l'ouvrage, que les faits politiques y soient, en réalité, nullement rapportés au moindre aperçu de ces lois fondamentales: et même la stérile accumulation de ces faits, indifféremment empruntés, souvent sans aucune critique vraiment philosophique, aux états de civilisation les plus opposés, paraît directement repousser toute idée d'un véritable enchaînement scientifique, pour ne laisser ordinairement subsister qu'une liaison purement illusoire, fondée sur d'arbitraires rapprochemens métaphysiques. La nature générale des conclusions pratiques de Montesquieu vérifie clairement, ce me semble, combien l'exécution de son travail a été loin de correspondre à sa grande intention primitive. Car, cette pénible élaboration irrationnelle de l'ensemble total des sujets sociaux, n'aboutit finalement qu'à proclamer, comme type politique universel, le régime parlementaire des Anglais, dont l'insuffisance nécessaire, pour satisfaire aux besoins politiques fondamentaux des sociétés modernes, était, sans doute, beaucoup moins sensible alors qu'elle n'a dû le devenir aujourd'hui, mais sans être, au fond, guère moins réelle, puisque la situation générale n'a fait depuis que mieux manifester son principal caractère, déjà essentiellement établi à cette époque, comme j'aurai lieu de le démontrer plus tard. A la vérité, l'insignifiance même d'une telle issue honore, sous certains rapports, le caractère philosophique de Montesquieu, qui, entouré d'un vain débordement d'utopies métaphysiques, a su renoncer avec fermeté à l'ascendant vulgaire qu'il eût si aisément obtenu, pour restreindre scrupuleusement ses conclusions pratiques dans les limites très étroites imposées par son insuffisante théorie. Mais, la nécessité logique d'une semblable restriction, si évidemment inférieure aux besoins réels de la société, fournit, sans doute, indirectement une irrécusable confirmation générale de la direction vicieuse et illusoire qui a présidé à l'exécution réelle de cette grande opération philosophique, ainsi radicalement dépourvue de sa principale efficacité politique. La seule portion considérable d'un tel travail qui paraisse présenter une certaine positivité effective, est celle où Montesquieu s'efforce d'apprécier exactement l'influence sociale des diverses causes locales continues, dont l'ensemble peut être désigné, en politique, sous le nom de climat. Dans cette entreprise scientifique, évidemment inspirée d'ailleurs par le beau Traité d'Hippocrate, on reconnaît directement, en effet, une tendance constante à rattacher soigneusement, à l'imitation de la philosophie naturelle, les divers phénomènes observés à des forces réelles capables de les produire: mais il est très sensible aussi que ce but général a été essentiellement manqué. Sans rappeler aucunement ici une facile critique, déjà tant reproduite, et souvent avec bien peu de justice, par un grand nombre de philosophes postérieurs, on ne peut contester que Montesquieu n'ait, pour l'ordinaire, gravement méconnu la véritable influence politique des climats, qu'il a presque toujours extrêmement exagérée. Ce que je dois surtout faire remarquer à ce sujet, c'est la principale cause philosophique d'un tel ordre d'aberrations, nécessairement provenues d'une vaine tendance irrationnelle à analyser spécialement une pure modification avant que l'action fondamentale ait pu être convenablement appréciée[21]. Sans avoir aucunement établi en quoi consiste la progression sociale, ni quelles en sont les lois essentielles, il est évidemment impossible de se former la moindre idée juste des perturbations plus ou moins secondaires qui peuvent résulter du climat, ou de toute autre influence accessoire, même plus puissante, comme celle des diverses races humaines, ainsi que je l'expliquerai directement plus tard, quand je traiterai de la méthode en physique sociale. Nous reconnaîtrons alors que ces diverses perturbations quelconques ne peuvent affecter que la vitesse de la progression, dont aucun terme important ne saurait être ni supprimé, ni déplacé. Ainsi, quelque intérêt que puisse offrir leur analyse spéciale, elle ne peut comporter aucun succès rationnel, tant que les lois fondamentales du développement social ne sont point préalablement dévoilées. On s'explique aisément l'illusion très naturelle d'après laquelle Montesquieu, qui ne pouvait aucunement concevoir ces lois, et qui pourtant voulait, presque à tout prix, faire pénétrer enfin l'esprit positif dans le domaine des idées politiques, a été ainsi conduit à s'occuper avec prédilection du seul ordre régulier de spéculations sociales qui pût lui sembler propre à l'accomplissement spontané d'une telle condition philosophique. Mais cette aberration, alors fort excusable, si même elle pouvait être réellement évitée, n'en présente pas moins sous un nouveau jour l'immense et irrécusable lacune relative à l'opération fondamentale, dont la vicieuse exécution n'a pu fournir aucun guide convenable dans l'examen des questions secondaires. On n'a pu même apercevoir nullement ainsi cette remarque générale, qui ressort cependant, avec tant d'évidence, de l'ensemble des observations, et qui doit dominer toute la théorie politique des climats, savoir: que les causes physiques locales, très puissantes à l'origine de la civilisation, perdent successivement de leur empire à mesure que le cours naturel du développement humain permet davantage de neutraliser leur action. Une telle relation se serait, sans doute, spontanément présentée à Montesquieu, si, conformément à la nature du sujet, il avait pu procéder à la théorie politique du climat après avoir d'abord fixé l'indispensable notion fondamentale de la progression générale de l'humanité. [Footnote 21: C'est la même erreur logique que si, en astronomie, on prétendait déterminer les perturbations sans avoir d'abord apprécié les gravitations principales, comme je l'ai indiqué, en 1822, à la fin de mon _Système de politique positive_.] En résumé, ce grand philosophe a conçu, le premier, une entreprise capitale doublement prématurée, dans laquelle il devait radicalement échouer, soit en s'efforçant de soumettre à l'esprit positif l'étude générale des phénomènes sociaux avant qu'il eût même convenablement pénétré dans le système entier des connaissances biologiques, soit, sous le point de vue purement politique, en se proposant essentiellement de préparer la réorganisation sociale en un temps uniquement destiné à l'action révolutionnaire proprement dite. C'est là surtout ce qui explique pourquoi une aussi éminente intelligence, par suite même d'un avancement trop prononcé, a néanmoins exercé sur son siècle une action immédiate bien inférieure à celle d'un simple sophiste, tel que Rousseau, dont l'état intellectuel, beaucoup plus conforme à la disposition générale de ses contemporains, lui a permis de se constituer spontanément, avec tant de succès, l'organe naturel du mouvement purement révolutionnaire qui devait caractériser cette époque. Montesquieu ne pourra être pleinement apprécié que par notre postérité, où l'extension, finalement réalisée, de la philosophie positive à l'ensemble des spéculations sociales, fera profondément sentir la haute valeur de ces tentatives précoces qui, tout en manquant nécessairement un but encore trop éloigné, contribuent néanmoins, par de lumineuses et indispensables indications préliminaires, à poser convenablement la question générale qui devra être ultérieurement résolue. Depuis Montesquieu, le seul pas important qu'ait fait jusqu'ici la conception fondamentale de la _sociologie_[22], est dû à l'illustre et malheureux Condorcet, dans son mémorable ouvrage sur l'_Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain_, au sujet duquel une juste appréciation exige toutefois qu'on n'oublie point la haute participation préalable de son célèbre ami, le sage Turgot, dont les précieux aperçus primitifs sur la théorie générale de la perfectibilité humaine avaient sans doute utilement préparé la pensée de Condorcet. Ici, quoique, finalement, la grande opération philosophique, évidemment projetée par Montesquieu, ait encore, au fond, également avorté, et peut-être même d'une manière plus prononcée, il demeure néanmoins incontestable que, pour la première fois, la notion scientifique, vraiment primordiale, de la progression sociale de l'humanité, a été enfin nettement et directement introduite, avec toute la prépondérance universelle qu'elle doit exercer dans l'ensemble d'une telle science, ce qui, certainement, n'avait pas lieu chez Montesquieu. Sous ce point de vue, la principale force de l'ouvrage réside dans cette belle introduction où Condorcet expose immédiatement sa pensée générale, et caractérise son projet philosophique d'étudier l'enchaînement fondamental des divers états sociaux. Ce petit nombre de pages immortelles ne laisse vraiment à désirer, surtout pour l'époque, rien d'essentiel, en ce qui concerne la position totale de la question sociologique, qui, dans un avenir quelconque, reposera toujours, à mon gré, sur cet admirable énoncé, à jamais acquis à la science. Malheureusement, l'exécution de ce dessein capital est loin de correspondre, en aucune manière, à la grandeur d'un tel projet, qui, malgré cette infructueuse tentative, reste encore entièrement intact, comme il serait aujourd'hui superflu de le démontrer expressément ici. D'après les principes que j'ai établis, une judicieuse appréciation philosophique de la situation générale de l'esprit humain à cette époque peut, ce me semble, aisément expliquer à la fois et le succès de la conception et l'avortement de l'exécution, abstraction faite d'ailleurs de l'influence secondaire qu'a dû exercer, à l'un ou à l'autre titre, la nature spéciale de l'intelligence qui a servi d'organe à cette opération. [Footnote 22: Je crois devoir hasarder, dès à présent, ce terme nouveau, exactement équivalent à mon expression, déjà introduite, de _physique sociale_, afin de pouvoir désigner par un nom unique cette partie complémentaire de la philosophie naturelle qui se rapporte à l'étude positive de l'ensemble des lois fondamentales propres aux phénomènes sociaux. La nécessité d'une telle dénomination, pour correspondre à la destination spéciale de ce volume, fera, j'espère, excuser ici ce dernier exercice d'un droit légitime, dont je crois avoir toujours usé avec toute la circonspection convenable, et sans cesser d'éprouver une profonde répugnance pour toute habitude de néologisme systématique.] Il suffit, à cet effet, d'estimer, par aperçu, le progrès essentiel qu'avait dû faire, de Montesquieu à Condorcet, l'accomplissement graduel des deux grandes conditions, l'une scientifique, l'autre politique, dont j'ai ci-dessus établi la nécessité dans une telle élaboration. Sous le premier aspect, il faut surtout remarquer que l'admirable essor des sciences naturelles, et principalement de la chimie, pendant la seconde moitié du siècle dernier, avait dû tendre spontanément à développer, à un haut degré, chez tous les esprits avancés, la notion fondamentale des lois positives, ainsi devenue à la fois plus étendue et plus profonde, et par suite de plus en plus prépondérante. On doit même spécialement noter, à ce sujet, que cette époque est aussi celle où l'étude générale des corps vivans a commencé à prendre enfin une certaine consistance et un vrai caractère scientifique, au moins dans l'ordre anatomique et dans l'ordre taxonomique, si ce n'est encore dans l'ordre purement physiologique. Est-il étonnant dès lors qu'un esprit tel que celui de Condorcet, rationnellement préparé, sous la direction du grand d'Alembert, par de fortes méditations mathématiques, qui, par une position sociale éminemment philosophique, avait dû profondément ressentir l'impulsion des immenses progrès contemporains des sciences physico-chimiques, et qui, en outre, avait pu subir pleinement l'heureuse influence des mémorables travaux de Haller, de Jussieu, de Linné, de Buffon et de Vicq-d'Azir, sur les principales parties de la philosophie biologique, ait enfin distinctement conçu le projet fondamental de transporter directement aussi, dans l'étude spéculative des phénomènes sociaux, cette même méthode positive qui, depuis Descartes, n'avait jamais cessé de régénérer ainsi de plus en plus le système entier des connaissances humaines? Avec un ensemble d'antécédens aussi favorables, le génie plus éminent de Montesquieu eût réalisé, sans doute, de tout autres résultats, dans une pareille situation. Il faut cependant reconnaître, même d'après les explications que je viens d'indiquer, que la constitution générale de la science sociale sur des bases vraiment positives était encore, pour Condorcet lui-même, essentiellement prématurée, quoiqu'elle dût l'être beaucoup moins, sans doute, que pour Montesquieu. Car, il restait ainsi à traverser, en outre, une dernière station intermédiaire, dont la nécessité ne pouvait être éludée, en établissant le système rationnel, alors à peine ébauché, de la saine philosophie biologique, et surtout en complétant cette philosophie par l'extension directe de la méthode positive à l'étude des phénomènes intellectuels et moraux, indispensable révolution préliminaire, dont l'infortuné Condorcet n'a pu être témoin. Une telle lacune spéculative se fait partout sentir, de la manière la plus déplorable, dans l'ouvrage de Condorcet, et principalement au sujet de ces vagues et irrationnelles conceptions de perfectibilité indéfinie, où son imagination, dépourvue de tout guide et de tout frein scientifiques, empruntés aux véritables lois fondamentales de la nature humaine, s'égare à la vaine contemplation des espérances les plus chimériques et même les plus absurdes. De semblables aberrations, chez d'aussi grands esprits, sont bien propres à nous faire sentir combien il est radicalement impossible à notre faible intelligence de franchir avec succès aucun des nombreux intermédiaires que nous impose graduellement la marche générale de l'esprit humain. Sous le point de vue politique, il est également évident que la notion fondamentale du progrès social a dû devenir à la fois beaucoup plus nette et plus ferme, et finalement bien plus prépondérante pour Condorcet, qu'elle n'avait pu l'être pour Montesquieu. Car, même indépendamment de l'explosion caractéristique de 1789, on ne pouvait plus douter, au temps de Condorcet, de la tendance finale de l'espèce humaine à quitter irrévocablement l'ancien système social, quoique la nature générale du système nouveau ne pût être encore que très vaguement soupçonnée, et fût même presque toujours essentiellement méconnue. Ayant déjà suffisamment indiqué l'inévitable nécessité de cette condition capitale, et l'indispensable influence de son accomplissement graduel, je n'ai pas besoin d'y revenir spécialement ici. Mais, afin de compléter cette importante explication, je dois profiter de la précieuse occasion que me fournit, d'une manière à la fois si spontanée et si prononcée, le mémorable exemple de Condorcet, pour faire comprendre par quelle fatale réaction cette influence de l'esprit révolutionnaire, après avoir donné à l'idée de progression sociale une puissante impulsion primitive, qui ne pouvait alors être autrement produite, vient ensuite entraver radicalement, et d'une manière non moins nécessaire, son premier développement scientifique. Cette funeste propriété résulte spontanément des préjugés critiques que doit universellement établir la prépondérance absolue de la philosophie révolutionnaire, et qui s'opposent directement à toute saine appréciation du passé politique, et, par conséquent, à toute conception vraiment rationnelle de la progression continue et graduelle de l'humanité. Rien n'est, malheureusement, plus sensible, dans l'ouvrage de Condorcet, dont la lecture attentive fait, à chaque instant, ressortir cette contradiction fondamentale, aussi directe qu'étrange, de l'immense perfectionnement où l'espèce humaine y est représentée comme parvenue à la fin du dix-huitième siècle, comparé à l'influence éminemment rétrograde que l'auteur attribue, presque constamment, dans l'ensemble du passé, à toutes les doctrines, à toutes les institutions, à tous les pouvoirs effectivement prépondérans: quoique, du point de vue scientifique, le progrès total finalement accompli ne puisse être, sans doute, que le résultat général de l'accumulation spontanée des divers progrès partiels successivement réalisés depuis l'origine de la civilisation, en vertu de la marche nécessairement lente et graduelle de la nature humaine. Ainsi conçue, l'étude du passé ne présente plus, à vrai dire, qu'une sorte de miracle perpétuel, où l'on s'est même interdit d'abord la ressource vulgaire de la Providence. Pourrait-on, dès-lors, s'étonner que, malgré le mérite éminent et trop peu senti de plusieurs aperçus incidens, Condorcet n'ait réellement dévoilé aucune des lois véritables du développement humain, qu'il n'ait nullement soupçonné la nature essentiellement transitoire de la politique révolutionnaire, et que, finalement, il ait tout-à-fait manqué la conception générale de l'avenir social? Une expérience philosophique aussi tristement décisive doit faire profondément sentir combien toute prépondérance de l'esprit révolutionnaire est désormais incompatible avec l'étude vraiment rationnelle des lois positives de la progression sociale. Il faut, sans doute, soigneusement éviter, soit envers le passé, soit à l'égard du présent, que le sentiment scientifique de la subordination nécessaire des événemens sociaux à d'invariables lois naturelles dégénère jamais en une disposition systématique à un fatalisme ou à un optimisme également dégradans et pareillement dangereux: et c'est, en partie, pour ce motif que des caractères élevés peuvent seuls cultiver avec succès la physique sociale. Mais, il n'est pas moins évident, d'après le principe philosophique des conditions d'existence, établi surtout, dans le volume précédent, à l'égard des phénomènes biologiques quelconques, et éminemment applicable, par sa nature, aux phénomènes politiques, que toute force sociale long-temps active a dû nécessairement participer à la production générale du développement humain, suivant un mode déterminé, dont l'exacte analyse constitue, pour la science, une indispensable obligation permanente, comme je l'expliquerai spécialement, au chapitre suivant, en traitant directement de l'esprit fondamental qui doit appartenir à cette science nouvelle. Toute autre manière de procéder, par voie de négation systématique et continue de la nécessité ou de l'utilité des diverses grandes influences ou opérations politiques que l'histoire nous fait connaître, à la façon de Condorcet, doit promptement devenir destructive de toute étude vraiment rationnelle des phénomènes sociaux, et rendre, par conséquent, impossible la saine physique sociale, en y empêchant radicalement la position normale de chaque problème. On ne peut, à ce sujet, s'abstenir de contempler, avec une respectueuse admiration, la profonde supériorité philosophique de Montesquieu, qui, sans avoir pu, comme Condorcet, juger l'esprit révolutionnaire d'après l'expérience la plus caractéristique, avait su néanmoins s'affranchir essentiellement, à l'égard du passé, des préjugés critiques qui dominaient toutes les intelligences contemporaines, et qui avaient même gravement atteint sa propre jeunesse. Quoi qu'il en soit, les réflexions précédentes nous conduisent finalement à apprécier, avec une plus grande précision, la condition politique préliminaire ci-dessus établie pour la fondation d'une véritable science sociale. Car, nous voyons ainsi que cette fondation n'a pu devenir réalisable que depuis que l'esprit révolutionnaire a dû commencer à perdre son principal ascendant, ce qui, par une autre voie, nous ramène essentiellement à l'époque actuelle, comme nous l'avions déjà reconnu d'après la condition purement scientifique. Malgré que cette double explication générale soit ici, sans doute, extrêmement sommaire, elle suffira, j'espère, pour faire convenablement apprécier, ainsi que je l'avais annoncé, soit l'éminente valeur du projet philosophique conçu par Condorcet, soit l'avortement nécessaire et total de son exécution réelle. Si la vraie nature générale de l'opération a été enfin nettement dévoilée à jamais par cette mémorable tentative, il est également incontestable que l'entreprise reste encore tout entière à accomplir. Tous les esprits éclairés déploreront toujours profondément la tragique destinée de cet illustre philosophe, enlevé à l'humanité, dans la plénitude de sa carrière, par suite des sauvages aberrations de ses contemporains, et qui a su utiliser si noblement, au profit de la grande cause, jusqu'à sa mort glorieuse, en y donnant solennellement, avec une énergie aussi modeste que soutenue, l'un de ces exemples décisifs d'une sublime et touchante abnégation personnelle unie à une fermeté calme et inébranlable, que les croyances religieuses prétendaient pouvoir seules produire ou maintenir. Mais, quelques progrès qu'une aussi haute raison, appuyée d'un aussi noble caractère, n'eût pu manquer de faire, à la suite des grands événemens ultérieurs, si le temps ne lui avait pas été aussi déplorablement ravi, l'analyse précédente ne nous permet point de penser que Condorcet eût pu réellement parvenir jamais à rectifier, au degré suffisant, le vice fondamental d'une telle élaboration, dont les conditions essentielles, soit scientifiques, soit politiques, n'ont pu commencer enfin à être convenablement remplies que de nos jours, chez les intelligences même les plus éminentes et les plus avancées. Les deux tentatives philosophiques que je viens de caractériser sommairement, sont, à vrai dire, les seules jusqu'ici qui, malgré leur irrécusable précocité et leur inévitable avortement, doivent être envisagées comme dirigées suivant la véritable voie générale qui peut conduire finalement à la constitution positive de la science sociale; puisque cette science y est, du moins, toujours conçue de manière à reposer immédiatement sur l'ensemble des faits historiques, soit dans la pensée de Montesquieu, soit, encore plus distinctement, dans celle de Condorcet. Outre ces deux mémorables séries de travaux, qui, à ce titre, devaient exclusivement nous occuper ici, j'aurai naturellement l'occasion, dans l'un des chapitres suivans, d'apprécier suffisamment, quoique d'une manière purement incidente, quelques autres efforts, bien plus radicalement illusoires et nécessairement stériles, où l'on se proposait vainement de positiver la science sociale en la déduisant de quelqu'une des différentes sciences fondamentales déjà constituées; ce qui n'a pu avoir d'autre efficacité réelle que de mieux manifester l'urgence d'une opération aussi diversement poursuivie depuis un demi-siècle. Mais, afin de tirer de notre examen actuel toute l'utilité principale qu'il peut comporter pour le préalable éclaircissement général du but et de l'esprit de la grande fondation que j'ose entreprendre à mon tour, je crois devoir le compléter encore par quelques réflexions philosophiques sur la nature et l'objet de ce qu'on nomme l'_économie politique_. On ne peut, sans doute, nullement reprocher à nos économistes d'avoir prétendu établir la véritable science sociale, puisque les plus classiques d'entre eux se sont efforcés de représenter dogmatiquement, surtout de nos jours, le sujet général de leurs études comme entièrement distinct et indépendant de l'ensemble de la science politique, dont ils s'attachent toujours davantage à l'isoler parfaitement. Mais, malgré cet aveu décisif, dont la sincérité spontanée ne doit, certes, être aucunement suspectée, il n'est pas moins évident que ces philosophes se sont persuadés, de très bonne foi, qu'ils étaient enfin parvenus, à l'imitation des savans proprement dits, à soumettre enfin à l'esprit positif ce qu'ils appellent la science économique, et que chaque jour ils proposent leur manière de procéder comme le type d'après lequel toutes les théories sociales doivent être finalement régénérées. Cette illusion fort naturelle ayant, dans ce siècle, graduellement acquis assez de crédit, soit parmi le public, soit auprès des gouvernemens, pour donner lieu, sur les principaux points du monde civilisé, à l'institution de plusieurs chaires spéciales officiellement destinées à ce nouvel enseignement, il ne sera pas inutile ici de la caractériser succintement, afin de vérifier clairement que je ne dois pas me borner, ce qui me semblerait, à tous égards, bien préférable, à continuer une opération déjà commencée, mais qu'il s'agit, malheureusement, au contraire, et sans que rien puisse m'en dispenser, de tenter une création philosophique qui n'a jamais été jusqu'ici ébauchée ni même convenablement conçue par aucun de mes prédécesseurs. Quoique ce surcroît de démonstration doive, sans doute, paraître superflu à tout lecteur graduellement préparé, par l'étude attentive des trois volumes précédens, à pressentir suffisamment le véritable esprit philosophique et les conditions logiques essentielles de la science sociale, il n'en saurait être ainsi chez les intelligences, même fortement organisées, dépourvues, par la nature de leur éducation, du sentiment intime et familier de la vraie positivité scientifique, et à l'égard desquelles le rapide éclaircissement préalable qui va suivre doit avoir une importance réelle, m'en référant, d'ailleurs, bien entendu, à l'ensemble de ce volume, pour dissiper implicitement toutes les objections prématurées que pourrait soulever et toutes les incertitudes secondaires que pourrait laisser une aussi sommaire appréciation fondamentale de l'économie politique. Au point où ce Traité est maintenant parvenu, une simple considération préjudicielle, si elle pouvait être pleinement sentie, devrait suffire, ce me semble, à caractériser clairement cette inanité nécessaire des prétentions scientifiques de nos économistes, qui, presque toujours sortis des rangs des avocats ou des littérateurs, n'ont pu, certainement, puiser à aucune source régulière cet esprit habituel de rationnalité positive qu'ils croient avoir transporté dans leurs recherches. Inévitablement étrangers, par leur éducation, même envers les moindres phénomènes, à toute idée d'observation scientifique, à toute notion de loi naturelle, à tout sentiment de vraie démonstration, il est évident que, quelle que pût être la force intrinsèque de leur intelligence, ils n'ont pu tout-à-coup appliquer convenablement aux analyses les plus difficiles une méthode dont ils ne connaissaient nullement les plus simples applications, sans aucune autre préparation philosophique que quelques vagues et insuffisans préceptes de logique générale, incapables d'aucune efficacité réelle. Aussi l'ensemble de leurs travaux manifeste-t-il évidemment, de prime abord, à tout juge compétent et exercé, les caractères les plus décisifs des conceptions purement métaphysiques. On doit, toutefois, honorablement écarter, avant tout, le cas éminemment exceptionnel de l'illustre et judicieux philosophe Adam Smith, qui, sans avoir aucunement la vaine prétention de fonder, à ce sujet, une nouvelle science spéciale, s'est seulement proposé pour but, si bien réalisé dans son immortel ouvrage, d'éclaircir différens points essentiels de philosophie sociale, par ses lumineuses analyses relatives à la division du travail, à l'office fondamental des monnaies, à l'action générale des banques, etc., et à tant d'autres parties principales du développement industriel de l'humanité. Quoique ayant dû rester essentiellement engagé encore dans la philosophie métaphysique, comme tous ses contemporains, même les plus éminens, un esprit de cette trempe, qui d'ailleurs appartenait alors, d'une manière si distinguée, à l'école métaphysique la plus avancée, ne pouvait guère tomber profondément dans une telle illusion, précisément parce que l'ensemble de ses études préalables avait dû lui faire mieux sentir en quoi consiste surtout la vraie méthode scientifique, comme le témoignent clairement de précieux aperçus, trop peu appréciés, sur l'histoire philosophique des sciences, et notamment de l'astronomie, publiés parmi ses oeuvres posthumes. A cette seule exception près, aussi nettement expliquée, et dont les économistes s'autoriseraient vainement, il est, ce me semble, évident que toute la partie dogmatique de leur prétendue science présente, d'une manière également directe et profonde, le simple caractère métaphysique, malgré l'affectation illusoire des formes spéciales et du protocole habituel du langage scientifique, déjà grossièrement imité, du reste, sans plus de succès réel, en plusieurs autres occasions philosophiques fort antérieures, et, par exemple, dans les compositions théologico-métaphysiques du célèbre Spinosa. Celui qui, de nos jours, a présenté l'ensemble de cette doctrine économique sous l'aspect le plus rationnel et le mieux appréciable, le respectable Tracy, a fait directement, avec cette noble candeur philosophique qui le caractérisa toujours, l'aveu spontané et décisif d'une telle constitution métaphysique, en exécutant simplement son traité d'économie politique comme une quatrième partie de son traité général d'idéologie, entre la logique et la morale; et ce caractère fondamental, loin d'être borné à la seule coordination primitive, que l'on pourrait attribuer à d'accidentelles préoccupations systématiques, se montre, au contraire, pleinement soutenu, de la manière la plus naturelle et la plus prononcée, dans tout le cours du travail. Du reste, l'histoire contemporaine de cette prétendue science confirme, avec une irrésistible évidence, ce jugement direct sur sa nature purement métaphysique. Il est incontestable, en effet, d'après l'ensemble de notre passé intellectuel pendant les trois derniers siècles, sans avoir besoin de remonter plus haut, que la continuité et la fécondité sont les symptômes les moins équivoques de toutes les conceptions vraiment scientifiques. Quand les travaux actuels, au lieu de se présenter comme la suite spontanée et le perfectionnement graduel des travaux antérieurs, prennent, pour chaque auteur nouveau, un caractère essentiellement personnel, de manière à remettre sans cesse en question les notions les plus fondamentales; quand, d'un autre côté, la constitution dogmatique, loin d'engendrer aucun progrès réel et soutenu, ne détermine habituellement qu'une stérile reproduction de controverses illusoires, toujours renouvelées, et n'avançant jamais: dès lors, on peut être certain qu'il ne s'agit point d'une doctrine positive quelconque, mais de pures dissertations théologiques ou métaphysiques. Or, n'est-ce point là le spectacle intellectuel que nous présente, depuis un demi-siècle, l'économie politique? Si nos économistes sont, en réalité, les successeurs scientifiques d'Adam Smith, qu'ils nous montrent donc en quoi ils ont effectivement perfectionné et complété la doctrine de ce maître immortel, quelles découvertes vraiment nouvelles ils ont ajoutées à ses heureux aperçus primitifs, essentiellement défigurés, au contraire, par un vain et puéril étalage des formes scientifiques. En considérant, d'un regard impartial, les stériles contestations qui les divisent sur les notions les plus élémentaires de _la valeur_, de _l'utilité_, de _la production_, etc., ne croirait-on pas assister aux plus étranges débats des scolastiques du moyen âge sur les attributions fondamentales de leurs pures entités métaphysiques, dont les conceptions économiques prennent de plus en plus le caractère, à mesure qu'elles sont dogmatisées et subtilisées davantage. Dans l'un, comme dans l'autre cas, le résultat final de ces absurdes et interminables discussions, est, le plus souvent, de dénaturer profondément les précieuses indications primitives du bon sens vulgaire, désormais converties en notions radicalement confuses, qui ne sont plus susceptibles d'aucune application réelle, et qui ne peuvent essentiellement engendrer que d'oiseuses disputes de mots. Ainsi, par exemple, tous les hommes sensés attachaient d'abord un sens nettement intelligible aux expressions indispensables de _produit_ et de _producteur_: depuis que la métaphysique économique s'est avisée de les définir, l'idée de production, à force de vicieuses généralisations, est devenue tellement vague et indéterminée que les esprits judicieux, qui se piquent d'exactitude et de clarté, sont maintenant obligés d'employer de pénibles circuits de langage pour éviter l'emploi de termes rendus profondément obscurs et équivoques. Un tel effet n'est-il point alors parfaitement analogue au pareil ravage produit auparavant par la métaphysique dans l'étude fondamentale de l'entendement humain, à l'égard, par exemple, des notions générales d'analyse et de synthèse, etc.? Il faut d'ailleurs soigneusement remarquer que l'aveu général de nos économistes sur l'isolement nécessaire de leur prétendue science, relativement à l'ensemble de la philosophie sociale, constitue implicitement une involontaire reconnaissance, décisive quoique indirecte, de l'inanité scientifique de cette théorie, qu'Adam Smith n'avait en garde de concevoir ainsi. Car, par la nature du sujet, dans les études sociales, comme dans toutes celles relatives aux corps vivans, les divers aspects généraux sont, de toute nécessité, mutuellement solidaires et rationnellement inséparables, au point de ne pouvoir être convenablement éclaircis que les uns par les autres, ainsi que la leçon suivante l'expliquera spécialement. Quand on quitte le monde des entités, pour aborder les spéculations réelles, il devient donc certain que l'analyse économique ou industrielle de la société ne saurait être positivement accomplie, abstraction faite de son analyse intellectuelle, morale, et politique, soit au passé, soit même au présent: en sorte que, réciproquement, cette irrationnelle séparation fournit un symptôme irrécusable de la nature essentiellement métaphysique des doctrines qui la prennent pour base. Tel est donc le jugement final que me semble mériter la prétendue science économique, considérée sous le rapport dogmatique. Mais, à son égard, il serait injuste d'oublier que, en l'envisageant du point de vue historique propre à ce volume, et dans une intention moins scientifique et plus politique, cette doctrine constitue réellement une dernière partie essentielle du système total de la philosophie critique, qui a exercé, pendant la période purement révolutionnaire, un office si indispensable, quoique simplement transitoire. L'économie politique, comme j'aurai lieu de l'expliquer ultérieurement dans l'analyse historique de cette grande époque, a participé, d'une manière qui lui est propre, et presque toujours fort honorable, à cette immense lutte intellectuelle, en discréditant radicalement l'ensemble de la politique industrielle que, depuis le moyen âge, développait de plus en plus l'ancien régime social, et qui en même temps devenait incessamment plus nuisible à l'essor général de l'industrie moderne, qu'elle avait d'abord utilement protégé. Cette fonction purement provisoire constitue, à vrai dire, la principale efficacité sociale d'une telle doctrine, sans que le vernis scientifique dont elle a vainement tenté de se couvrir y soit d'ailleurs d'aucune utilité réelle. Mais, si, à ce titre, elle partage spécialement la gloire générale de ce vaste déblai préliminaire, elle manifeste aussi, à sa manière, les graves inconvéniens politiques que nous avons reconnus, dans la leçon précédente, et que nous sentirons de plus en plus dans la suite, appartenir nécessairement désormais à l'ensemble de la philosophie révolutionnaire, depuis que le mouvement de décomposition a été poussé assez loin pour rendre de plus en plus indispensable la prépondérance finale du mouvement inverse de recomposition. Il n'est que trop aisé de constater, en effet, que l'économie politique, comme toutes les autres parties de cette philosophie, a également son mode spécial de systématiser l'anarchie; et les formes scientifiques qu'elle a empruntées de nos jours ne font, en réalité, qu'aggraver un tel danger, en tendant à le rendre plus dogmatique et plus étendu. Car cette prétendue science ne s'est point bornée, quant au passé, à critiquer, d'une manière beaucoup trop absolue, la politique industrielle des anciens pouvoirs européens, qui, malgré ses inconvéniens actuels, avaient certainement exercé long-temps une influence utile, et même indispensable au premier développement industriel des sociétés modernes. Il y a bien plus: l'esprit général de l'économie politique, pour quiconque l'a convenablement apprécié dans l'ensemble des écrits qui s'y rapportent, conduit essentiellement aujourd'hui à ériger en dogme universel l'absence nécessaire de toute intervention régulatrice quelconque, comme constituant, par la nature du sujet, le moyen le plus convenable de seconder l'essor spontané de la société; en sorte que, dans chaque occasion grave qui vient successivement à s'offrir, cette doctrine ne sait répondre, d'ordinaire, aux plus urgens besoins de la pratique, que par la vaine reproduction uniforme de cette négation systématique, à la manière de toutes les autres parties de la philosophie révolutionnaire. Pour avoir, plus ou moins imparfaitement, constaté, dans quelques cas particuliers, d'une importance fort secondaire, la tendance naturelle des sociétés humaines à un certain ordre nécessaire, cette prétendue science en a très vicieusement conclu l'inutilité fondamentale de toute institution spéciale, directement destinée à régulariser cette coordination spontanée, au lieu d'y voir seulement la source première de la possibilité d'une telle organisation, comme je l'expliquerai convenablement dans la suite[23]. Toutefois, quels que soient les dangers évidens de ce sophisme universel, dont les conséquences logiques, si elles pouvaient être pleinement et librement déduites, n'iraient à rien moins qu'à l'abolition méthodique de tout gouvernement réel, la justice exige qu'on remarque aussi, par une sorte de compensation, d'ailleurs très imparfaite, l'heureuse disposition simultanée de l'économie politique actuelle à représenter immédiatement, dans le genre le moins noble des relations sociales, les divers intérêts humains comme nécessairement solidaires, et par suite susceptibles d'une stable conciliation fondamentale. Quoique, par cette importante démonstration, les économistes n'aient fait, sans doute, que servir, plus ou moins fidèlement, d'organe philosophique à la conviction universelle que le bon sens vulgaire devait spontanément acquérir par suite du progrès commun et continu de l'industrie humaine dans l'ensemble des populations modernes, la saine philosophie ne leur en devra pas moins une éternelle reconnaissance de leurs heureux efforts pour dissiper le funeste et immoral préjugé qui, soit entre individus, soit entre peuples, représentait l'amélioration de la condition matérielle des uns comme ne pouvant résulter que d'une détérioration correspondante chez les autres, ce qui revenait, au fond, à nier ou à méconnaître le développement industriel, en supposant nécessairement constante la masse totale de nos richesses. Mais, malgré ce grand service, que la véritable science sociale devra soigneusement recueillir et compléter, la tendance métaphysique de l'économie politique à empêcher l'institution de toute discipline industrielle, n'en demeure pas moins éminemment dangereuse. Cette vaine et irrationnelle disposition à n'admettre que ce degré d'ordre qui s'établit de lui-même, équivaut évidemment, dans la pratique sociale, à une sorte de démission solennelle donnée par cette prétendue science à l'égard de chaque difficulté un peu grave que le développement industriel vient à faire surgir. Rien n'est, surtout, plus manifeste dans la fameuse et immense question économique des machines, qui, convenablement envisagée, coïncide avec l'examen général des inconvéniens sociaux immédiats inhérens à tout perfectionnement industriel quelconque, comme tendant à la perturbation plus ou moins profonde et plus ou moins durable du mode actuel d'existence des classes laborieuses. Aux justes et urgentes réclamations que soulève si fréquemment cette lacune fondamentale de notre ordre social, et au lieu d'y voir l'indice de l'une des applications les plus capitales et les plus pressantes de la vraie science politique, nos économistes ne savent que répéter, avec une impitoyable pédanterie, leur stérile aphorisme de liberté industrielle absolue. Sans réfléchir que toutes les questions humaines, envisagées sous un certain aspect pratique, se réduisent nécessairement à de simples questions de temps, ils osent répondre à toutes les plaintes que, à la longue, la masse de notre espèce, et même la classe d'abord lésée, doivent finir par éprouver, après ces perturbations passagères, une amélioration réelle et permanente: ce qui, malgré l'incontestable exactitude de cette conséquence nécessaire, peut être regardé comme constituant, de la part de cette prétendue science, une réponse vraiment dérisoire, où l'on paraît oublier que la vie de l'homme est fort loin de comporter une durée indéfinie. On ne peut, du moins, s'empêcher de reconnaître qu'une telle théorie proclame spontanément ainsi, d'une manière hautement irrécusable, sa propre impuissance sociale, en se montrant aussi radicalement dépourvue de toute relation fondamentale avec l'ensemble des principaux besoins pratiques. Les nombreux copistes, par exemple, qui souffrirent jadis de la révolution industrielle produite par l'usage de l'imprimerie, auraient-ils pu être suffisamment soulagés par la perspective, même indubitable, que, dans la génération suivante, il y aurait déjà autant d'ouvriers vivant de la typographie, et que, après quelques siècles, il en existerait beaucoup plus? Telle est pourtant l'habituelle consolation qui ressort spécialement de l'économie politique actuelle, dont cette étrange fin de non-recevoir suffirait, sans doute, à défaut de discussion rationnelle, pour caractériser indirectement l'inaptitude nécessaire à diriger, comme elle se le propose, l'essor industriel des sociétés modernes. Ainsi, malgré d'utiles éclaircissemens préliminaires dus à cette doctrine, et quoiqu'elle ait pu contribuer, à sa manière, à préparer une saine analyse historique en appelant directement l'attention des philosophes sur le développement fondamental de l'industrie humaine, on voit, en résumé, que l'appréciation politique de cette prétendue science confirme essentiellement, au fond, ce qu'avait dû faire prévoir son appréciation scientifique directe, en témoignant qu'on n'y doit nullement voir un élément déjà constitué de la future physique sociale, qui, par sa nature, ne saurait être convenablement fondée qu'en embrassant, d'une seule grande vue philosophique, l'ensemble rationnel de tous les divers aspects sociaux. [Footnote 23: Il convient peut-être de noter ici, à ce sujet, que les dangereuses rêveries reproduites de nos jours au sujet de l'institution fondamentale de la propriété, se sont, d'ordinaire, essentiellement autorisées, dans l'origine, des prétendues démonstrations de l'économie politique, pour se donner, à peu de frais, un certain appareil scientifique, qui chez beaucoup d'esprits mal cultivés, n'a que trop facilité leurs ravages: ce qui témoigne clairement de la vaine impuissance d'une telle doctrine, malgré ses prétentions illusoires, à contenir efficacement, même dans les sujets qui semblent le plus lui appartenir, l'esprit général d'anarchie, dont elle a, au contraire, puissamment secondé, en ce cas, le développement spontané.] Il est donc sensible, par suite de ces différentes explications, que l'espèce de prédilection passagère que l'esprit humain semble manifester, de nos jours, pour ce qu'on nomme l'économie politique, doit être surtout envisagée, en réalité, comme un nouveau symptôme caractéristique du besoin instinctif, déjà profondément senti, de soumettre enfin les études sociales à des méthodes vraiment positives, et, en même temps, du défaut actuel d'accomplissement effectif de cette grande condition philosophique, qui, une fois convenablement remplie, fera spontanément cesser tout l'intérêt intellectuel que paraît encore inspirer cette apparence illusoire. On pourrait d'ailleurs aisément signaler ici, au même titre principal, beaucoup d'autres indices généraux plus ou moins directs, mais presque également irrécusables, d'une telle disposition fondamentale, qui, à vrai dire, se manifeste réellement aujourd'hui dans tous les divers modes essentiels de l'exercice permanent de notre intelligence. Mais, pour éviter des détails faciles à suppléer, je dois me borner, en dernier lieu, à mentionner très rapidement, comme tendant, avec une efficacité bien supérieure, à ce grand but final, la disposition toujours croissante des esprits actuels vers les études historiques, et le notable perfectionnement qu'elles ont graduellement éprouvé dans les deux derniers siècles. C'est, certainement, à notre grand Bossuet qu'il faudra toujours rapporter la première tentative importante de l'esprit humain pour contempler, d'un point de vue suffisamment élevé, l'ensemble du passé social. Sans doute, les ressources, faciles mais illusoires, qui appartiennent à toute philosophie théologique, pour établir, entre les événemens humains, une certaine liaison apparente, ne permettent nullement d'utiliser aujourd'hui, dans la construction directe de la véritable science du développement social, des explications inévitablement caractérisées par la prépondérance, alors trop irrésistible en ce genre, d'une telle philosophie. Mais cette admirable composition, où l'esprit d'universalité, indispensable à toute conception semblable, est si vigoureusement apprécié, et même maintenu autant que le permettait la nature de la méthode employée, n'en demeurera pas moins, à jamais, un imposant modèle, toujours éminemment propre à marquer nettement le but général que doit se proposer sans cesse notre intelligence en résultat final de toutes nos analyses historiques, c'est-à-dire la coordination rationnelle de la série fondamentale des divers événemens humains d'après un dessein unique, à la fois plus réel et plus étendu que celui conçu par Bossuet. Il serait d'ailleurs superflu de rappeler expressément ici que la partie de cet immortel discours où l'auteur a pu s'affranchir spontanément des entraves inévitables que la philosophie théologique imposait à son éminent génie, brille encore aujourd'hui d'une foule d'aperçus historiques d'une justesse et d'une précision remarquables, qui n'ont jamais été surpassées depuis, ni quelquefois même égalées. Telle est surtout cette belle appréciation sommaire de l'ensemble de la politique romaine, au niveau de laquelle Montesquieu lui-même n'a pas, à mon avis, su toujours se maintenir. L'influence, directe ou indirecte, inaperçue ou sentie, de ce premier enseignement capital a, sans doute, puissamment contribué, dans le siècle dernier, et même dans celui-ci, au caractère de plus en plus satisfaisant qu'ont dû prendre graduellement les principales compositions historiques, surtout en France, en Angleterre, et ensuite en Allemagne. Néanmoins, il est incontestable, comme j'aurai lieu de le faire bientôt sentir spécialement, que, malgré ces intéressans progrès, si heureusement destinés à préparer sa rénovation finale, l'histoire n'a point encore cessé d'avoir un caractère essentiellement littéraire ou descriptif, et n'a nullement acquis une véritable nature scientifique, en établissant enfin une vraie filiation rationnelle dans la suite des événemens sociaux, de manière à permettre, comme pour tout autre ordre de phénomènes, et entre les limites générales imposées par une complication supérieure, une certaine prévision systématique de leur succession ultérieure. La témérité même dont une telle destination philosophique semble aujourd'hui entachée, pour la plupart des bons esprits, constitue peut-être, au fond, la confirmation la plus décisive de cette nature non scientifique de l'histoire actuelle, puisqu'une semblable prévision caractérise désormais, pour toute intelligence convenablement cultivée, toute espèce quelconque de science réelle, comme je l'ai si fréquemment montré dans les volumes précédens. Du reste, le facile crédit qu'obtiennent trop souvent encore de nébuleuses théories historiques qui, dans leur vague et mystérieuse obscurité, ne présentent aucune explication effective de l'ensemble des phénomènes, témoignerait, sans doute, assez des dispositions purement littéraires et métaphysiques dans lesquelles l'histoire continue aujourd'hui à être conçue et étudiée, par des intelligences demeurées essentiellement étrangères au grand mouvement scientifique des temps modernes, et qui, par conséquent, ne peuvent transporter, dans cette difficile étude, que les habitudes irrationnelles engendrées ou maintenues par leur vicieuse éducation. Enfin, la vaine séparation dogmatique que l'on s'efforce de conserver entre l'histoire et la politique vérifie directement, ce me semble, une telle appréciation: car, il est évident que la science historique, convenablement conçue, et la science politique, rationnellement traitée, coïncident, en général, de toute nécessité, comme la suite de ce volume le fera, j'espère, profondément sentir. Toutefois, malgré ces irrécusables observations, il faut savoir suffisamment interpréter l'heureux symptôme universel de régénération philosophique qu'indique, avec tant d'évidence, la prédilection, toujours et partout croissante, de notre siècle pour les travaux historiques, lors même que, faute de principes fixes d'un jugement rationnel, cette disposition s'égare si souvent sur de frivoles et illusoires compositions, inspirées plus d'une fois par le dessein réfléchi d'obtenir, à peu de frais, et d'exploiter rapidement, une renommée provisoire, en satisfaisant, en apparence, au goût dominant de l'époque. Parmi les nombreux témoignages contemporains que l'on pourrait aisément citer de cette importante transformation, aucun ne me semble plus décisif que l'heureuse introduction spontanée qui s'est graduellement opérée, de nos jours, en Allemagne, au sein même de la classe éminemment métaphysique des jurisconsultes, d'une école spécialement qualifiée d'historique, et qui, en effet, a pris pour tâche principale de lier, à chaque époque du passé, l'ensemble de la législation avec l'état correspondant de la société; ce qu'elle a quelquefois utilement ébauché, malgré la tendance au fatalisme ou à l'optimisme qu'on lui reproche justement d'ordinaire, et qui résulte spontanément de la nature nécessairement incomplète et même équivoque de ces intéressans travaux, encore essentiellement dominés par une philosophie toute métaphysique. Quelque sommaires qu'aient dû être les diverses indications générales contenues dans cette leçon, elles suffiront, sans doute, pour confirmer ici l'urgence et l'opportunité de la grande création philosophique dont la leçon précédente avait directement expliqué la destination fondamentale. Il faut que le besoin instinctif de constituer enfin la science sociale sur des bases vraiment positives, soit profondément réel, et même bien senti, quoique mal apprécié, pour que cette opération, malgré son peu de maturité rationnelle jusqu'à nos jours, ait été tentée avec tant d'opiniâtreté, et par des voies si variées. En même temps, l'analyse générale des principaux efforts nous a expliqué leur avortement nécessaire, et nous a fait comprendre qu'une telle entreprise, désormais suffisamment préparée, reste néanmoins tout entière à concevoir de façon à comporter une réalisation définitive. D'après cet ensemble de préliminaires, rien ne s'oppose plus maintenant à ce que nous puissions convenablement procéder, d'une manière directe, à cet éminent travail scientifique, comme je vais commencer à le faire dans la leçon suivante, en traitant immédiatement de la méthode en physique sociale. Mais la suite de ce volume fera, j'espère, naturellement ressortir la haute utilité continue de la double introduction générale que je viens de terminer entièrement, et sans laquelle notre exposition eût été nécessairement affectée d'embarras et d'obscurité, et qui était surtout indispensable pour garantir, dès l'origine, la réalité politique de la conception principale, en manifestant sa relation fondamentale avec l'ensemble des besoins sociaux, dont nous pourrons ainsi éliminer dorénavant la considération formelle, pour suivre, avec une pleine liberté philosophique, l'essor purement spéculatif qui doit maintenant prédominer jusqu'à la fin de ce Traité, où la coordination générale entre la théorie et la pratique devra, à son tour, devenir finalement prépondérante. QUARANTE-HUITIÈME LEÇON. Caractères fondamentaux de la méthode positive dans l'étude rationnelle des phénomènes sociaux. Dans toute science réelle, les conceptions relatives à la méthode proprement dite sont, par leur nature, essentiellement inséparables de celles qui se rapportent directement à la doctrine elle-même, comme je l'ai établi, en principe général, dès le début de ce Traité. Isolément d'aucune application effective, les plus justes notions sur la méthode se réduisent toujours nécessairement à quelques généralités incontestables mais très vagues, profondément insuffisantes pour diriger avec un vrai succès les diverses recherches de notre intelligence, parce qu'elles ne caractérisent point les modifications fondamentales que ces préceptes trop uniformes doivent éprouver à l'égard de chaque sujet considéré. Plus les phénomènes deviennent complexes et spéciaux, moins il est possible de séparer utilement la méthode d'avec la doctrine, puisque ces modifications acquièrent alors une intensité plus prononcée et une plus grande importance. Si donc nous avons dû jusqu'ici, à l'égard même des phénomènes les moins compliqués, soigneusement écarter cette vaine et stérile séparation préliminaire, nous ne saurions, sans doute, procéder autrement quand la complication supérieure du sujet, et en outre, son défaut actuel de positivité, nous en font évidemment une loi encore plus expresse. C'est surtout dans l'étude des phénomènes sociaux que la vraie notion fondamentale de la méthode ne peut effectivement résulter aujourd'hui que d'une première conception rationnelle de l'ensemble de la science, en sorte que les mêmes principes paraissent s'y rapporter alternativement ou à la méthode ou à la doctrine, suivant l'aspect sous lequel on les y considère. Une telle obligation philosophique doit éminemment augmenter les difficultés capitales que présente spontanément la première ébauche d'une science quelconque, et spécialement de celle-ci, où tout doit être ainsi simultanément créé. Toutefois, la suite de ce volume rendra, j'espère, incontestable la possibilité de satisfaire pleinement, de la manière la plus naturelle, à cette double condition intellectuelle, comme on a pu le pressentir jusqu'ici en reconnaissant, par un usage déjà très varié, que ma théorie fondamentale sur la marche générale et nécessaire de l'esprit humain manifeste successivement, avec une égale aptitude, le caractère scientifique et le caractère logique, selon les divers besoins des applications. Par ces motifs, il est donc sensible que, en sociologie, comme ailleurs, et même plus qu'ailleurs, la méthode positive ne saurait être essentiellement appréciée que d'après la considération rationnelle de ses principaux emplois, à mesure de leur accomplissement graduel: en sorte qu'il ne peut ici être nullement question d'un vrai traité logique préliminaire de la méthode en physique sociale. Néanmoins, il est, d'une autre part, évidemment indispensable, avant de procéder à l'examen direct de la science sociologique, de caractériser d'abord soigneusement son véritable esprit général, et l'ensemble des ressources fondamentales qui lui sont propres, ainsi que nous l'avons toujours fait, dans les trois volumes précédens, à l'égard des diverses sciences antérieures: l'extrême imperfection d'une telle science doit y rendre encore plus étroite cette obligation nécessaire. Quoique de pareilles considérations soient, sans doute, par leur nature, immédiatement relatives à la science elle-même, envisagée quant à ses conceptions les plus essentielles, on peut cependant les rapporter plus spécialement à la simple méthode, puisqu'elles sont surtout destinées à diriger ultérieurement notre intelligence dans l'étude effective de ce sujet difficile, ce qui justifie suffisamment le titre propre de la leçon actuelle. L'accomplissement graduel de cette opération préalable envers les autres sciences fondamentales, nous a jusqu'ici toujours entraînés spontanément à des explications d'autant plus élémentaires et plus explicites qu'il s'agissait d'une science plus compliquée et plus imparfaite. A l'égard des sciences les plus simples et les plus avancées, leur seule définition philosophique nous a d'abord presque suffi pour caractériser aussitôt leurs conditions et leurs ressources générales, sur lesquelles aucune incertitude capitale ne saurait aujourd'hui subsister chez tous les esprits convenablement éclairés. Mais il a fallu, de toute nécessité, procéder autrement quand les phénomènes, devenus plus complexes, n'ont plus permis de faire suffisamment ressortir la vraie nature essentielle d'une étude plus récente et moins constituée, si ce n'est à l'issue de discussions spéciales plus ou moins pénibles, heureusement superflues envers les sujets antérieurs. Dans la science biologique surtout, des explications élémentaires, qui eussent, pour ainsi dire, semblé puériles en tout autre cas, nous ont paru essentiellement indispensables, afin d'y mettre définitivement à l'abri de toute grave contestation les principaux fondemens d'une étude positive, dont la philosophie excite encore d'aussi profonds dissentimens chez les intelligences même les plus avancées. Par une suite inévitable de cette progression constante, il était aisé de prévoir qu'une pareille obligation doit devenir bien plus nécessaire et plus pénible relativement à la science du développement social, qui n'a jusqu'ici nullement atteint, sous aucun rapport, à une véritable positivité, et que les meilleurs esprits condamnent même aujourd'hui à n'y pouvoir jamais parvenir. On ne saurait donc s'étonner, en général, que les notions les plus simples et les plus fondamentales de la philosophie positive, rendues désormais heureusement triviales, à l'égard de sujets moins complexes et moins arriérés, par le progrès naturel de la raison humaine, exigent ici une sorte de discussion formelle, dont les résultats paraîtront, sans doute, à la plupart des juges éclairés, constituer aujourd'hui une innovation trop hardie, tout en s'y bornant à un faible équivalent proportionnel des conditions universellement admises envers tous les autres phénomènes quelconques. Quand on apprécie, à l'abri de toute prévention, le véritable état présent de la science sociale, avec cet esprit franchement positif que doivent aujourd'hui développer les saines études scientifiques, on ne peut réellement s'empêcher d'y reconnaître, sans aucune exagération, soit dans l'ensemble de la méthode, ou dans celui de la doctrine, la combinaison des divers caractères essentiels qui ont toujours distingué jadis l'enfance théologico-métaphysique des autres branches de la philosophie naturelle. En un mot, cette situation générale de la science politique actuelle, reproduit exactement sous nos yeux l'analogie fondamentale de ce que furent autrefois l'astrologie pour l'astronomie, l'alchimie pour la chimie, et la recherche de la panacée universelle pour le système des études médicales. La politique théologique et la politique métaphysique, malgré leur antagonisme pratique, peuvent ici, sans le moindre inconvénient réel, afin de simplifier l'examen, être enveloppées dans une considération commune, parce que, au fond, sous le point de vue scientifique, la seconde ne constitue, à vrai dire, qu'une modification générale de la première, dont elle ne diffère essentiellement que par un caractère moins prononcé, comme nous l'avons déjà tant reconnu envers tous les autres phénomènes naturels, et comme nous le constaterons de plus en plus à l'égard des phénomènes sociaux. Que les phénomènes soient rapportés à une intervention surnaturelle directe et continue, ou immédiatement expliqués par la vertu mystérieuse des entités correspondantes, cette diversité secondaire, entre des conceptions d'ailleurs finalement identiques, n'empêche nullement l'inévitable reproduction commune des attributs les plus caractéristiques, encore moins ici qu'en tout autre sujet philosophique. Ces caractères consistent principalement, quant à la méthode, dans la prépondérance fondamentale de l'imagination sur l'observation; et, quant à la doctrine, dans la recherche exclusive des notions absolues; d'où résulte doublement, pour destination finale de la science, la tendance inévitable à exercer une action arbitraire et indéfinie sur des phénomènes qui ne sont point regardés comme assujétis à d'invariables lois naturelles. En un mot, l'esprit général de toutes les spéculations humaines, à l'état théologico-métaphysique, est nécessairement à la fois idéal dans la marche, absolu dans la conception, et arbitraire dans l'application. Or, on ne saurait aucunement douter que tels ne soient encore aujourd'hui les caractères dominans de l'ensemble des spéculations sociales, sous quelque aspect qu'on les envisage. Pris, à ce triple égard, en un sens totalement inverse, cet esprit nous indiquera d'avance, par un utile contraste préliminaire, la disposition intellectuelle vraiment fondamentale qui doit maintenant présider à la création de la sociologie positive, et qui devra ensuite diriger toujours son développement continu. La philosophie positive est d'abord, en effet, profondément caractérisée, en un sujet quelconque, par cette subordination nécessaire et permanente de l'imagination à l'observation, qui constitue surtout l'esprit scientifique proprement dit, en opposition à l'esprit théologique ou métaphysique. Quoiqu'une telle philosophie offre, sans doute, à l'imagination humaine le champ le plus vaste et le plus fertile, comme nous l'a si hautement témoigné l'appréciation rationnelle des diverses sciences fondamentales, elle l'y restreint cependant sans cesse à découvrir ou à perfectionner l'exacte coordination de l'ensemble des faits observés ou les moyens d'entreprendre utilement de nouvelles explorations. C'est une semblable tendance habituelle à subordonner toujours les conceptions scientifiques aux faits dont elles sont seulement destinées à manifester la liaison réelle, qu'il s'agit, avant tout, d'introduire enfin dans le système des études sociales, où les observations vagues et mal circonscrites n'offrent encore aux raisonnemens vraiment scientifiques aucun fondement suffisant, et sont, d'ordinaire, arbitrairement modifiées elles-mêmes au gré d'une imagination diversement stimulée par des passions éminemment mobiles. En vertu de leur complication supérieure, et accessoirement de leur connexion plus intime avec l'ensemble des passions humaines, les spéculations politiques devaient rester plongées, plus profondément et plus long-temps que toutes les autres, dans cette déplorable situation philosophique, où elles languissent encore essentiellement, tandis que les études plus simples et moins stimulantes en ont été successivement dégagées pendant les trois derniers siècles. Mais il ne faut jamais oublier que, jusqu'à des temps plus ou moins rapprochés, tous les divers ordres des conceptions scientifiques, sans aucune exception, ont toujours offert un pareil état d'enfance, dont ils se sont affranchis d'autant plus tard que leur nature était plus complexe et plus spéciale, et d'où les plus compliqués n'ont pu réellement sortir que de nos jours; comme nous l'avons surtout reconnu, en terminant le volume précédent, à l'égard des phénomènes intellectuels et moraux de la vie individuelle, qui, si l'on excepte un très petit nombre d'esprits avancés, sont encore étudiés le plus souvent d'une manière presque aussi anti-scientifique que les phénomènes politiques eux-mêmes. C'est donc par une appréciation éminemment superficielle que l'on regarde habituellement aujourd'hui comme irrévocable et comme propre aux seuls sujets politiques cette disposition radicale au vague et à l'incertitude des observations, qui permet à l'imagination fallacieuse des sophistes et des rhéteurs d'y tourner pour ainsi dire à son gré l'interprétation des faits accomplis. La même imperfection a régné essentiellement jadis envers tous les autres sujets des spéculations humaines; il n'y a ici de vraiment particulier qu'une intensité plus prononcée et surtout inévitable prolongation, naturellement motivées par une complication supérieure, suivant ma théorie fondamentale du développement universel de l'esprit humain: et, par conséquent, la même théorie conduit à regarder, non-seulement comme possible, mais comme certaine et prochaine, l'extension nécessaire, à l'ensemble des spéculations sociales, d'une régénération philosophique analogue à celle qu'ont déjà plus ou moins éprouvée toutes nos autres études scientifiques; à cela près d'une difficulté intellectuelle beaucoup plus grande, et sauf les embarras que peut y susciter le contact plus direct des principales passions, ce qui ne devrait, sans doute, que stimuler davantage les efforts des véritables penseurs. Si, au lieu de considérer ainsi l'esprit général de la philosophie positive relativement au mode fondamental de procéder, on l'envisage maintenant quant au caractère essentiel des conceptions scientifiques, on peut reconnaître aisément que, conformément à notre première indication comparative, cette philosophie se distingue alors principalement de la philosophie théologico-métaphysique par une tendance constante et irrésistible à rendre nécessairement relatives toutes les notions qui, d'abord, étaient, au contraire, nécessairement absolues. Ce passage inévitable de l'absolu au relatif constitue, en effet, l'un des plus importans résultats philosophiques de chacune des révolutions intellectuelles qui ont successivement conduit les divers ordres de nos spéculations de l'état purement théologique ou métaphysique à l'état vraiment scientifique, ainsi que le lecteur a dû le remarquer, en tant d'occasions capitales, dans le cours des trois volumes précédens. Du point de vue purement scientifique, et en écartant toute idée d'application, on peut même regarder, ce me semble, un tel contraste général entre le relatif et l'absolu comme la manifestation la plus décisive de l'antipathie fondamentale qui sépare si profondément la philosophie moderne d'avec l'ancienne. Toute étude de la nature intime des êtres, de leurs causes premières et finales, etc., doit, évidemment, être toujours absolue, tandis que toute recherche des seules lois des phénomènes est éminemment relative, puisqu'elle suppose immédiatement un progrès continu de la spéculation subordonné au perfectionnement graduel de l'observation, sans que l'exacte réalité puisse être jamais, en aucun genre, parfaitement dévoilée: en sorte que le caractère relatif des conceptions scientifiques est nécessairement inséparable de la vraie notion des lois naturelles, aussi bien que la chimérique tendance aux connaissances absolues accompagne spontanément l'emploi quelconque des fictions théologiques ou des entités métaphysiques. Or, il serait ici superflu d'insister beaucoup pour constater aujourd'hui que cet esprit absolu caractérise encore essentiellement l'ensemble des spéculations sociales, qui, dans les diverses écoles actuelles, soit théologiques, soit métaphysiques, se montrent constamment dominées par l'uniforme considération d'un type politique immuable, d'ailleurs plus ou moins vaguement défini, mais toujours conçu de manière à interdire toute modification régulière des principales conceptions politiques d'après l'état éminemment variable de la civilisation humaine. Quoiqu'une telle notion, qui n'a pu reposer sur aucune élaboration vraiment rationnelle, doive spontanément engendrer, surtout de nos jours, de grandes divergences philosophiques, beaucoup moins prononcées toutefois qu'elles ne semblent l'être, cependant chacune des nombreuses opinions dont ce type fondamental a été le sujet lui conserve, au fond, la même immobilité nécessaire, à travers toutes les modifications successives que présente l'histoire générale du développement social. Cet esprit absolu est même tellement inhérent à la science politique actuelle, qu'il y constitue jusqu'ici le seul moyen général, malgré ses immenses inconvéniens, d'imposer un frein quelconque au cours naturel des divagations individuelles, et de prévenir le débordement imminent d'opinions arbitrairement variables. Aussi les divers philosophes qui, justement préoccupés du grave danger d'un tel absolutisme intellectuel, ont quelquefois tenté de s'en affranchir, mais sans avoir la force de s'élever jusqu'à la conception d'une politique vraiment positive, ont-ils inévitablement mérité le reproche, encore plus capital, de présenter toutes les notions politiques comme étant, par leur nature, radicalement incertaines et même arbitraires, parce qu'en effet ils détruisaient ainsi les fondemens habituels de leur faible consistance actuelle, sans y substituer aucune base nouvelle d'une fixité plus réelle et plus ferme. Ces tentatives mal conçues ont même jeté d'avance, à vrai dire, chez les juges les plus graves, une sorte de discrédit universel sur toute entreprise philosophique quelconque destinée à régénérer ainsi l'esprit général de la politique, qui, en perdant son absolutisme, semblerait aujourd'hui, aux yeux de beaucoup d'hommes éminemment respectables des divers partis actuels, devoir nécessairement perdre aussi sa stabilité, et par suite sa moralité. Mais ces craintes empiriques, quoique fort naturelles, seront aisément dissipées pour quiconque appréciera, sous ce rapport, par anticipation, du point de vue propre à ce Traité, le vrai caractère nécessaire de la sociologie positive, d'après la tendance fondamentale déjà manifestée, à cet égard, avec une si haute évidence, par toutes les branches antérieures de la philosophie naturelle, où l'on ne voit pas certes que, en cessant d'être absolues, pour n'être plus que purement relatives, les diverses notions scientifiques soient aucunement devenues arbitraires. Il est, au contraire, très manifeste que, par une telle transformation, ces notions ont acquis une consistance et une stabilité bien supérieures à leur vague immuabilité primitive, chacune d'elles ayant été ainsi graduellement engagée dans un système de relations qui s'étend et se fortifie sans cesse, et qui tend de plus en plus à prévenir toute grave divagation quelconque. On ne risquera donc nullement de tomber dans un dangereux scepticisme en détruisant irrévocablement cet esprit absolu qui caractérise si déplorablement aujourd'hui l'enfance prolongée de la science sociale, pourvu que ce ne soit, comme en tout autre cas, que le résultat spontané du passage nécessaire de cette science finale à l'état vraiment positif. Dans cette dernière opération fondamentale, la philosophie positive ne saurait, sans doute, démentir sa propriété universelle de ne jamais supprimer aucun moyen quelconque de coordination intellectuelle, sans lui en substituer immédiatement de plus efficaces et plus étendus. N'est-il point sensible, en effet, que cette transition positive de l'absolu au relatif offre aujourd'hui, en politique, le seul moyen réel de parvenir à des conceptions susceptibles de déterminer graduellement un assentiment unanime et durable? Quoique les deux dispositions essentielles que je viens d'examiner constituent certainement, par leur nature, l'une pour la méthode, l'autre pour la doctrine, la double condition fondamentale dont l'accomplissement continu devra directement caractériser la positivité effective de la science sociale, cependant leur considération n'est peut-être point la plus propre, de nos jours, à manifester clairement les symptômes les plus décisifs d'une telle transformation philosophique, en vertu de la connexité trop intime qui, dans cet ordre d'idées plus que dans aucun autre, existe encore entre la théorie et la pratique, et par suite de laquelle toute appréciation purement spéculative et abstraite, malgré son importance réellement prépondérante, ne doit ordinairement inspirer qu'un très faible intérêt et ne peut exciter qu'une insuffisante attention. Cette extrême adhérence, ou plutôt cette confusion presque totale, résulte nécessairement de l'imperfection de la science sociale, d'après sa complication supérieure, comme je l'ai établi, au commencement de ce volume, suivant une loi exposée dans le volume précédent. Aussi, afin de faire mieux ressortir cet indispensable éclaircissement préliminaire, dois-je maintenant considérer surtout, d'une manière spéciale et directe, l'esprit actuel de la politique relativement à l'application générale, et non plus quant à la science elle-même. Sous ce nouvel aspect, cet esprit se montre toujours hautement caractérisé par la chimérique tendance à exercer, sur les phénomènes correspondans, une action essentiellement illimitée, aberration qui, aujourd'hui bornée aux seuls phénomènes sociaux, a, comme je l'ai souvent fait voir, autrefois dominé, sous des formes plus ou moins équivalentes, quoiqu'à des degrés nécessairement moins prononcés, tous les autres ordres des conceptions humaines, tant qu'ils sont restés assujétis à une philosophie théologique ou métaphysique. Quoique la puissance effective de l'homme pour modifier à son gré des phénomènes quelconques ne puisse jamais résulter que d'une connaissance réelle de leurs propres lois naturelles, il est néanmoins incontestable que, dans tous les genres, l'enfance de la raison humaine a nécessairement coïncidé avec la prétention caractéristique à exercer, sur l'ensemble des phénomènes correspondans, une action essentiellement illimitée. Cette grande illusion primitive résulte toujours spontanément de l'ignorance des lois fondamentales de la nature, combinée avec l'hypothèse prépondérante du pouvoir arbitraire et indéfini alors attribué aux agens surnaturels ou même ensuite aux entités métaphysiques: car, cette vaine ambition se manifestant précisément à l'époque où l'homme influe réellement le moins sur ce qui l'entoure, il ne peut s'attribuer, en général, une telle autorité que par le secours indispensable de ces forces mystérieuses. L'histoire générale des opinions humaines vérifie clairement cette aberration fondamentale, à l'égard des phénomènes astronomiques, physiques, chimiques, et même biologiques, comme je l'ai noté, en plusieurs occasions, dans les parties antérieures de ce Traité. On conçoit aisément qu'une telle illusion doit, de toute nécessité, se prolonger d'autant plus que la complication croissante des diverses catégories principales de phénomènes naturels vient y retarder davantage la conception de véritables lois. Il faut d'ailleurs remarquer aussi, à ce sujet, le concours spontané d'une autre influence philosophique, qui doit puissamment seconder, sous ce rapport, cet obstacle fondamental au développement correspondant de la raison humaine, en ce que les différens phénomènes, en même temps qu'ils sont plus compliqués, deviennent, en général, d'autant plus modifiables, comme je l'ai souvent montré dans les deux volumes précédens. La cause essentielle de ces modifications plus étendues résultant du même principe qui détermine une plus grande complication, savoir la généralité décroissante des divers ordres de phénomènes, elle contribue inévitablement à perpétuer, sur la puissance effective de l'homme, une aberration primitive, ainsi devenue beaucoup plus difficile à démêler et par suite plus excusable. Cette double nécessité a dû spontanément affecter davantage l'étude des phénomènes sociaux, qui devaient, à ce titre, demeurer, plus long-temps et plus profondément que tous les autres, le sujet de semblables illusions. Mais, malgré cette inégalité naturelle, il importait beaucoup de montrer d'abord que, sous ce rapport, comme sous les deux autres aspects déjà indiqués, de tels attributs ne sont nullement particuliers à ce dernier ordre de phénomènes, et qu'ils ont, au contraire, toujours caractérisé l'enfance de la raison humaine, à l'égard de toutes les spéculations possibles, même les plus simples; similitude aussi précieuse qu'irrécusable, puisqu'elle doit faire concevoir aux vrais philosophes, en opposition aux préjugés actuels, l'espoir rationnel de parvenir à dissiper aussi une telle aberration dans le système des idées politiques, par la même voie fondamentale qui en a déjà dégagé tous les autres sujets principaux de nos recherches réelles. Quoi qu'il en soit, cette erreur générale ne subsiste plus essentiellement aujourd'hui que pour les seuls phénomènes sociaux, sauf quelques illusions analogues relatives aux phénomènes intellectuels et moraux, et dont les esprits un peu avancés se sont désormais suffisamment affranchis. Mais, en politique, il est évident que, malgré l'incontestable tendance des esprits actuels vers une plus saine philosophie, la disposition prépondérante des hommes d'état et même des publicistes, soit dans l'école théologique, soit dans l'école métaphysique, consiste encore habituellement à concevoir les phénomènes sociaux comme indéfiniment et arbitrairement modifiables, en continuant à supposer l'espèce humaine dépourvue de toute impulsion spontanée, et toujours prête à subir passivement l'influence quelconque du législateur, temporel ou spirituel, pourvu qu'il soit investi d'une autorité suffisante. Sous ce rapport capital, de même que sous tout autre, la politique théologique se montre naturellement moins inconséquente que sa rivale, en ce que, du moins, elle y explique, à sa manière, la monstrueuse disproportion qu'une telle opinion constitue nécessairement entre l'immensité des effets accomplis et l'exiguïté de ces prétendues causes, en y réduisant directement le législateur à n'être, en général, que le simple organe d'une puissance surnaturelle et absolue: ce qui, d'ailleurs, n'en aboutit que plus clairement, et d'une manière bien plus irrésistible, à la domination indéfinie du législateur, ainsi seulement assujéti à emprunter d'en haut sa principale autorité. L'école métaphysique, qui, de nos jours surtout, recourt d'une manière beaucoup plus vague et moins spéciale à l'artifice de la Providence, sans cesser cependant de reposer finalement sur une telle hypothèse, fait habituellement intervenir, dans ces vaines explications politiques, ses inintelligibles entités, et surtout sa grande entité générale de _la nature_, qui enveloppe aujourd'hui toutes les autres, et qui n'est évidemment qu'une dégénération abstraite du principe théologique. Dédaignant même toute subordination quelconque des effets aux causes, elle tente souvent d'éluder la difficulté philosophique en attribuant principalement au hasard la production des événemens observés; et quelquefois, quand l'inanité d'un tel expédient devient trop saillante, en exagérant, au degré le plus absurde, l'influence nécessaire du génie individuel sur la marche générale des affaires humaines. Quel que soit le mode, dont l'examen spécial serait ici très superflu, le résultat, dans l'une et l'autre école, est toujours, au fond, de représenter également l'action politique de l'homme comme essentiellement indéfinie et arbitraire, ainsi qu'on le croyait jadis à l'égard des phénomènes biologiques, chimiques, physiques, et même astronomiques, pendant l'enfance théologico-métaphysique, plus ou moins prolongée, des sciences correspondantes. Or, cette irrécusable aberration constitue aujourd'hui, à mes yeux, le caractère le plus décisif d'une telle enfance, encore persistante dans l'ordre des idées sociales. Elle indique, en effet, de la manière la plus directe et la moins équivoque, une répugnance systématique à envisager les phénomènes politiques comme assujétis à de véritables lois naturelles, dont l'immédiate application générale serait nécessairement ici, de même qu'en tout autre cas antérieur, d'imposer aussitôt à l'action politique des limites fondamentales, en dissipant sans retour la vaine prétention de gouverner à notre gré ce genre de phénomènes, aussi radicalement soustrait qu'aucun autre aux caprices humains ou sur-humains. Combinée avec la tendance, ci-dessus signalée, aux conceptions absolues, dont elle est spontanément inséparable, comme deux aspects co-relatifs d'une même philosophie, on y doit voir, ce me semble, la principale cause intellectuelle de la perturbation sociale actuelle; puisque l'espèce humaine se trouve ainsi livrée, sans aucune protection logique, à l'expérimentation désordonnée des diverses écoles politiques, dont chacune cherche à faire indéfiniment prévaloir son type immuable de gouvernement. Tant que la prépondérance effective de l'ancien système politique a interdit le libre examen des questions sociales, de tels inconvéniens ont dû se trouver dissimulés, et une certaine discipline intellectuelle a pu exister, par une sorte de compression extérieure, malgré la nature théologique de la philosophie politique. Mais, le cours naturel des divagations individuelles ne pouvait être ainsi que suspendu ou plutôt contenu, et l'irruption philosophique a dû s'opérer spontanément, à mesure que l'ascendant graduel de la politique métaphysique faisait prévaloir le droit général d'examen. Le danger fondamental d'une semblable philosophie politique a pu dès-lors se développer librement dans toute son étendue, jusqu'au point de remettre directement en question l'utilité générale de l'état social lui-même, puisque d'éloquens sophistes n'ont pas craint, comme on sait, de préconiser systématiquement la supériorité de la vie sauvage, telle qu'ils l'avaient rêvée. Parvenues à ce degré d'absurdité et de divergence, les utopies métaphysico-théologiques constatent, sans doute, avec une entière évidence, la haute impossibilité d'établir aujourd'hui, en politique, aucune notion vraiment stable et commune, tant qu'on continuera à y poursuivre la vaine recherche absolue du meilleur gouvernement, abstraction faite de tout état déterminé de civilisation, ou, ce qui est scientifiquement équivalent, tant que la société humaine y sera conçue comme marchant, sans direction propre, sous l'arbitraire impulsion du législateur. Il n'y a donc réellement désormais, en philosophie politique, d'ordre et d'accord possibles qu'en assujétissant les phénomènes sociaux, de la même manière que tous les autres, à d'invariables lois naturelles, dont l'ensemble circonscrit, pour chaque époque, à l'abri de toute grave incertitude, les limites fondamentales et le caractère essentiel de l'action politique proprement dite: en un mot, en introduisant à jamais, dans l'étude générale des phénomènes sociaux, ce même esprit positif, qui déjà a successivement régénéré et discipliné tous les autres genres des spéculations humaines, dont l'état primitif n'avait pas été, au fond, plus satisfaisant. De toute autre manière, et en conservant le même mode essentiel de philosopher, on ne saurait concevoir d'autre moyen de parvenir au degré convenable de fixité et de convergence, que de rétablir une suffisante compression intellectuelle, heureusement devenue aujourd'hui aussi évidemment chimérique que radicalement dangereuse. Il n'est pas moins sensible, d'un autre côté, que ce sentiment fondamental d'un mouvement social spontané et réglé par des lois naturelles, constitue nécessairement la véritable base scientifique de la dignité humaine, dans l'ordre des événemens politiques, puisque les principales tendances de l'humanité acquièrent ainsi un imposant caractère d'autorité, qui doit être toujours respecté, comme base prépondérante, par toute législation rationnelle: tandis que la croyance actuelle à la puissance indéfinie des combinaisons politiques, qui semble d'abord tant rehausser l'importance de l'homme, n'aboutit, à vrai dire, qu'à lui attribuer une sorte d'automatisme social, passivement dirigé par la suprématie absolue et arbitraire, soit de la Providence, soit du législateur humain, suivant le contraste général pleinement reconnu à l'égard de tous les autres phénomènes quelconques. Ces diverses explications sommaires doivent suffire ici pour rendre incontestable que, conformément à notre indication première, c'est réellement dans la rectification définitive d'une telle aberration que consiste, à tous égards, le noeud essentiel de la difficulté philosophique dans la régénération radicale de la science politique, dès lors caractérisée sous la forme la plus décisive, en un temps où les habitudes intellectuelles prépondérantes ne permettent guère de saisir convenablement les conceptions sociales que sous leur aspect pratique, et non sous le point de vue scientifique, et, à plus forte raison, sous le rapport logique proprement dit, que j'avais déjà suffisamment signalés. Afin de résumer utilement, par une considération finale, qui embrasse nécessairement toutes les autres, l'ensemble de ces indications préliminaires sur les conditions fondamentales que doit inévitablement remplir l'esprit général de la sociologie positive, il suffit enfin d'y appliquer directement aussi le principe de la prévision rationnelle, que j'ai tant présenté, envers toutes les parties antérieures de la philosophie naturelle, comme constituant le plus irrécusable critérium de la positivité scientifique. On peut donc, sous ce dernier point de vue, réduire ici la difficulté fondamentale à concevoir régulièrement désormais les phénomènes sociaux comme aussi susceptibles de prévision scientifique que tous les autres phénomènes quelconques, entre des limites de précision d'ailleurs compatibles avec leur complication supérieure, suivant la règle générale établie, à cet égard, dès le début de ce Traité. Cette manière d'envisager une telle rénovation philosophique présente, en effet, l'avantage spécial de rappeler directement à la fois, d'après le mode le plus expressif, les trois caractères essentiels que je viens d'examiner successivement depuis le commencement de ce chapitre, et qui tous se rapportent, sous des aspects distincts mais équivalens, à la subordination continue des diverses conceptions sociales à d'invariables lois naturelles, sans lesquelles les événemens politiques ne sauraient évidemment comporter aucune véritable prévision. La seule pensée d'une prévision rationnelle suppose donc, avant tout, que l'esprit humain a définitivement abandonné, en philosophie politique, la région des idéalités métaphysiques, pour s'établir à jamais sur le terrain des réalités observées, par une systématique subordination, directe et continue, de l'imagination à l'observation; elle exige, avec une autorité non moins évidente, que les conceptions politiques cessent d'être absolues pour devenir constamment relatives à l'état régulièrement variable de la civilisation humaine, afin que les théories, pouvant toujours suivre le cours naturel des faits, permettent de les prévoir réellement; enfin, elle implique aussi, de toute nécessité, l'inévitable limitation permanente de l'action politique d'après des lois exactement déterminées, puisque, s'il en était autrement, la série générale des événemens sociaux, toujours exposée à de profondes perturbations inspirées par l'accidentelle intervention prépondérante du législateur, soit divin, soit humain, ne pourrait être aucunement prévue avec une sécurité vraiment scientifique. Ainsi, nous pourrons désormais, pour faciliter l'examen philosophique, concentrer essentiellement sur ce grand attribut de prévision rationnelle l'ensemble des diverses conditions destinées à caractériser le véritable esprit fondamental de la politique positive. Cette concentration intellectuelle devient d'autant plus convenable que, dans ce sujet, comme dans tous les autres, et plus clairement même aujourd'hui qu'envers aucun autre, vu l'actualité plus frappante d'une semblable régénération, un tel attribut est éminemment propre à distinguer, d'une manière aussi profonde que directe, la nouvelle philosophie sociale d'avec l'ancienne. En effet, des événemens régis par des volontés surnaturelles peuvent bien laisser supposer des révélations, mais ils ne sauraient évidemment comporter aucune prévision scientifique, dont la seule pensée constituerait un vrai sacrilége: il en est essentiellement de même quand leur direction appartient à des entités métaphysiques, sauf la chance de révélation, qui serait dès lors perdue, si une telle conception n'était, au fond, une simple modification générale de la première. Rien n'est aujourd'hui plus sensible à l'égard des événemens politiques, pour lesquels la doctrine théologique et la doctrine métaphysique ne peuvent fournir habituellement qu'une aveugle et stérile consécration uniforme de tous les faits accomplis; puisque ces étranges modes d'explication s'appliqueraient, d'ordinaire, avec une égale facilité, à des événemens directement contraires, sans que ces vaines formules puissent jamais conduire, par elles-mêmes, à la moindre indication de l'avenir social. Si, néanmoins, on peut dire que, à toutes les époques, un grand nombre de faits politiques secondaires ont été généralement regardés comme susceptibles de prévision, cela vérifie seulement que, comme je l'ai établi, dès l'origine de ce Traité, la philosophie théologico-métaphysique n'a jamais pu être rigoureusement universelle, et qu'elle a dû être toujours plus ou moins tempérée, dans toute application, par l'inévitable mélange d'un positivisme faible et incomplet, dont l'accession, bien que éminemment subalterne, fut évidemment sans cesse indispensable à la marche réelle de l'esprit humain et de la société. Mais, quoiqu'une telle vérification soit particulièrement sensible, surtout aujourd'hui, envers les phénomènes politiques, elle n'empêche nullement que leur subordination prolongée à des conceptions théologiques ou métaphysiques ne les rende encore essentiellement incompatibles avec toute idée d'une prévision vraiment scientifique, si ce n'est à quelques égards secondaires et partiels, où la sorte de prévision vulgaire dont ils sont habituellement le sujet ne s'élève pas même au-dessus d'un empirisme aussi incertain que grossier, qui, malgré son utilité provisoire, ne saurait aucunement dissimuler le besoin fondamental de régénération de la philosophie politique. Dans l'état présent de vague et confuse irrationnalité des études sociales, l'ensemble des considérations préliminaires dont je viens de terminer l'indication pourrait aisément, avec quelques artifices d'exposition, passer pour une première réalisation générale de la grande rénovation philosophique qu'il s'agissait seulement ainsi de caractériser suffisamment: en un sujet aussi mal conçu jusqu'ici, de simples énoncés ont été souvent érigés, à bien moins de titres, en de vraies solutions. Toutefois, les esprits convenablement préparés par l'habitude profonde des conceptions vraiment scientifiques, se garantiront aisément d'une semblable illusion, en reconnaissant sans hésitation que les indispensables conditions successivement définies depuis le commencement de ce chapitre se rapportent uniquement, par leur nature, à la position fondamentale des questions en philosophie politique, et ne peuvent, en conséquence, aucunement suffire, par elles-mêmes, à mettre immédiatement sur la voie réelle de l'opération définitive. Nous avons ainsi simplement établi un important préambule général, qui pourra nous guider utilement, dans l'ensemble de ce volume, pour formuler nettement le but scientifique qu'il s'agit d'atteindre, et même pour en apprécier exactement le véritable accomplissement graduel. Il faut maintenant procéder, d'une manière directe, à une première exposition sommaire de l'esprit général de la physique sociale, dont les conditions essentielles sont désormais suffisamment caractérisées. Cet esprit devra d'ailleurs être surtout connu et apprécié ultérieurement, d'après l'application spontanée qui s'en fera continuellement dans le cours entier des leçons suivantes. Tout le principe philosophique d'un tel esprit se réduisant nécessairement, d'après les explications précédentes, à concevoir toujours les phénomènes sociaux comme inévitablement assujétis à de véritables lois naturelles, comportant régulièrement une prévision rationnelle, il s'agit donc de fixer ici, en général, quels doivent être le sujet précis et le caractère propre de ces lois, dont la suite de ce volume contiendra l'exposition effective, autant que le permet l'état naissant de la science que je m'efforce de créer. Or, à cette fin, il faut, avant tout, étendre convenablement, à l'ensemble des phénomènes sociaux, une distinction scientifique vraiment fondamentale, que j'ai établie et employée, dans toutes les parties de ce Traité, et principalement en philosophie biologique, comme radicalement applicable, par sa nature, à des phénomènes quelconques, et surtout à tous ceux que peuvent présenter des corps vivans, en considérant séparément, mais toujours en vue d'une exacte coordination systématique, l'état _statique_ et l'état _dynamique_ de chaque sujet d'études positives. Dans la simple biologie, c'est-à-dire pour l'étude générale de la seule vie individuelle, cette indispensable décomposition donne lieu, d'après les explications contenues au volume précédent, à distinguer rationnellement entre le point de vue purement anatomique, relatif aux idées d'organisation, et le point de vue physiologique proprement dit, directement propre aux idées de vie: ces deux aspects, spontanément séparés, presque en tout temps, se trouvant dès-lors exactement appréciés par une irrévocable analyse philosophique, qui en épure et en perfectionne la comparaison nécessaire. En sociologie, la décomposition doit s'opérer d'une manière parfaitement analogue, et non moins prononcée, en distinguant radicalement, à l'égard de chaque sujet politique, entre l'étude fondamentale des conditions d'existence de la société, et celle des lois de son mouvement continu. Cette différence me semble, dès à présent, assez caractérisée pour me permettre de prévoir que, dans la suite, son développement spontané pourra donner lieu à décomposer habituellement la physique sociale en deux sciences principales, sous les noms, par exemple, de statique sociale et dynamique sociale, aussi essentiellement distinctes l'une de l'autre que le sont aujourd'hui l'anatomie et la physiologie individuelles. Mais il serait certainement prématuré d'attacher maintenant aucune grave importance à cette distribution méthodique, à l'époque même de la première institution de la science. On peut d'ailleurs craindre que, sous ce rapport, une telle division tranchée de la science sociale n'y introduisît aujourd'hui cet inconvénient capital, trop conforme à la tendance dispersive des esprits actuels, de faire vicieusement négliger l'indispensable combinaison permanente de ces deux points de vue généraux, comme je l'ai expliqué, dans le volume précédent, pour la biologie, où nous avons reconnu que la division vulgaire entre l'anatomie et la physiologie tend désormais à s'effacer entièrement. En tout cas, une scission quelconque du travail sociologique serait évidemment inopportune, et même irrationnelle, tant que l'ensemble n'en aura pas été convenablement conçu. Mais cette importante considération ne saurait affecter, en aucune manière, ni la justesse intrinsèque, ni l'immédiate nécessité de notre distinction fondamentale entre l'étude statique et l'étude dynamique des phénomènes sociaux, pourvu que, au lieu d'y voir la source d'une division vicieuse ou pédantesque en deux sciences séparées, on l'applique seulement aujourd'hui à l'analyse continue de chaque théorie sociale, toujours utilement susceptible de ce double aspect positif. Pour mieux caractériser cette indispensable décomposition élémentaire, et afin d'en indiquer, dès ce moment, la portée pratique, je crois essentiel, avant de passer outre, de noter ici qu'un tel dualisme scientifique correspond, avec une parfaite exactitude, dans le sens politique proprement dit, à la double notion de l'ordre et du progrès, qu'on peut désormais regarder comme spontanément introduite dans le domaine général de la raison publique. Car, il est évident que l'étude statique de l'organisme social doit coïncider, au fond, avec la théorie positive de l'ordre, qui ne peut, en effet, consister essentiellement qu'en une juste harmonie permanente entre les diverses conditions d'existence des sociétés humaines: on voit, de même, encore plus sensiblement, que l'étude dynamique de la vie collective de l'humanité constitue nécessairement la théorie positive du progrès social, qui, en écartant toute vaine pensée de perfectibilité absolue et illimitée, doit naturellement se réduire à la simple notion de ce développement fondamental. En donnant, à la fois, plus d'intérêt et de clarté à la conception spéculative, plus de noblesse et de consistance à la considération pratique, ce double rapprochement, dont l'heureuse spontanéité ne saurait être contestée, me semble éminemment propre à manifester, d'une manière irrécusable, dès l'origine de la nouvelle philosophie politique, la correspondance générale et continue entre la science et l'application. Les véritables hommes d'état pourront ainsi équitablement apprécier s'il s'agit ici d'un vain exercice intellectuel, ou de principes philosophiques réellement susceptibles de pénétrer finalement avec efficacité dans la vie politique actuelle. Ils commenceront, j'espère, à sentir dès-lors le fidèle accomplissement naissant de la promesse que j'ai faite, au début de ce volume, de constituer une science sociale directement destinée à satisfaire convenablement au double besoin intellectuel des sociétés modernes, en établissant spontanément, sur d'inébranlables fondemens rationnels, la double notion élémentaire de l'ordre et du progrès, qui, par là, se trouve désormais profondément rattachée à l'ensemble continu des conceptions sociologiques, et même, par une suite nécessaire, au système entier des théories positives. Le sujet permanent de la science pourra être ainsi considéré, en philosophie politique, comme radicalement conforme à l'objet fondamental de l'art: les mêmes relations y étant envisagées sous deux points de vue distincts mais pleinement équivalens, avec les seules différences naturelles de l'abstrait au concret, et de la spéculation à l'action. Une science qui, au fond, aura constamment en vue, d'après ces explications, l'étude positive des lois réelles de l'ordre et du progrès, ne saurait être taxée d'une présomptueuse témérité spéculative, par les hommes d'action doués de quelque portée intellectuelle, lorsqu'elle prétendra pouvoir seule fournir les véritables bases rationnelles de l'ensemble des moyens pratiques applicables à la satisfaction effective de ce double besoin social: cette correspondance nécessaire finira, sans doute, par être jugée essentiellement analogue à l'harmonie générale, désormais unanimement admise en principe quoique fort imparfaitement développée encore, entre la science biologique et le système des arts qui s'y rapportent, surtout l'art médical. Enfin, il serait, je crois, superflu de faire expressément remarquer ici, à raison de sa haute évidence, la propriété spontanée que présente directement cette première conception philosophique de la sociologie positive, de lier désormais, d'une manière indissoluble, comme je l'ai annoncé au début de ce volume, les deux idées également fondamentales de l'ordre et du progrès, dont nous avons reconnu, dans la quarante-sixième leçon, que la déplorable opposition radicale constitue, en réalité, le principal symptôme caractéristique de la profonde perturbation des sociétés modernes. On ne saurait douter que, dès-lors, ces deux notions élémentaires, après avoir été isolément consolidées, n'acquièrent ainsi, par leur intime fusion rationnelle, une consistance intellectuelle inébranlable; puisqu'elles pourront, par là, devenir aussi nécessairement inséparables que le sont aujourd'hui, en philosophie biologique, les idées de l'organisation et de la vie, dont le dualisme scientifique procède exactement du même principe de philosophie positive. Les diverses propriétés essentielles que je viens d'indiquer se développeront naturellement dans la suite, à mesure que la philosophie positive manifestera graduellement, par l'étude rationnelle des phénomènes sociaux, son esprit aussi profondément organisateur que hautement progressif, au lieu de l'influence perturbatrice ou décourageante que de vains préjugés lui supposent encore trop souvent. Mais il m'a paru nécessaire de signaler ici sommairement le premier germe scientifique de ces importans attributs. D'après cette conception fondamentale, en définissant d'abord, suivant l'ordre méthodique, l'ensemble des lois purement statiques de l'organisme social, le vrai principe philosophique qui leur est propre me semble directement consister dans la notion générale de cet inévitable consensus universel qui caractérise les phénomènes quelconques des corps vivans, et que la vie sociale manifeste nécessairement au plus haut degré. Ainsi conçue, cette sorte d'anatomie sociale, qui constitue la sociologie statique, doit avoir pour objet permanent l'étude positive, à la fois expérimentale et rationnelle, des actions et réactions mutuelles qu'exercent continuellement les unes sur les autres toutes les diverses parties quelconques du système social, en faisant scientifiquement, autant que possible, abstraction provisoire du mouvement fondamental qui les modifie toujours graduellement. Sous ce premier point de vue, les prévisions sociologiques, fondées sur l'exacte connaissance générale de ces relations nécessaires, seront proprement destinées à conclure les unes des autres, en conformité ultérieure avec l'observation directe, les diverses indications statiques relatives à chaque mode d'existence sociale, d'une manière essentiellement analogue à ce qui se passe habituellement aujourd'hui en anatomie individuelle. Cet aspect préliminaire de la science politique suppose donc évidemment, de toute nécessité, que, contrairement aux habitudes philosophiques actuelles, chacun des nombreux élémens sociaux, cessant d'être envisagé d'une manière absolue et indépendante, soit toujours exclusivement conçu comme relatif à tous les autres, avec lesquels une solidarité fondamentale doit sans cesse le combiner intimement. Il serait, à mon gré, superflu de faire expressément ressortir ici la haute utilité continue d'une telle doctrine sociologique: car, elle doit d'abord servir, évidemment, de base indispensable à l'étude définitive du mouvement social, dont la conception rationnelle suppose préalablement la pensée continue de la conservation indispensable de l'organisme correspondant; mais, en outre, elle peut être, par elle-même, immédiatement employée à suppléer souvent, du moins provisoirement, à l'observation directe, qui, en beaucoup de cas, ne saurait avoir lieu constamment pour certains élémens sociaux, dont l'état réel pourra néanmoins se trouver ainsi suffisamment apprécié, d'après leurs relations scientifiques avec d'autres déjà connus. L'histoire des sciences peut surtout donner, dès ce moment, quelque idée de l'importance habituelle d'un tel secours, en rappelant, par exemple, comment les vulgaires aberrations des érudits sur les prétendues connaissances en astronomie supérieure attribuées aux anciens Égyptiens ont été irrévocablement dissipées, avant même qu'une plus saine érudition en eût fait justice, par la seule considération rationnelle d'une relation indispensable de l'état général de la science astronomique avec celui de la géométrie abstraite, alors évidemment dans l'enfance; il serait aisé de citer une foule de cas analogues, dont le caractère philosophique serait irrécusable. On doit d'ailleurs noter, à ce sujet, pour ne rien exagérer, que ces relations nécessaires entre les divers aspects sociaux ne sauraient être, par leur nature, tellement simples et précises que les résultats observés n'aient pu jamais provenir que d'un mode unique de coordination mutuelle. Une telle disposition d'esprit, déjà évidemment trop étroite en biologie, serait surtout essentiellement contraire à la nature encore plus complexe des spéculations sociologiques. Mais il est clair que l'exacte appréciation générale de ces limites de variation, normales et même anormales, constitue nécessairement alors, au moins autant qu'en anatomie individuelle, un indispensable complément de chaque théorie de sociologie statique, sans lequel l'exploration indirecte dont il s'agit pourrait souvent devenir erronée. N'écrivant point ici un traité spécial de philosophie politique, je n'y dois point méthodiquement établir la démonstration directe d'une telle solidarité fondamentale entre tous les aspects possibles de l'organisme social, sur laquelle d'ailleurs il n'existe guère maintenant, au moins en principe, de divergences capitales parmi les bons esprits. De quelque élément social que l'on veuille partir, chacun pourra aisément reconnaître, par un utile exercice scientifique, qu'il touche réellement toujours, d'une manière plus ou moins immédiate, à l'ensemble de tous les autres, même de ceux qui en paraissent d'abord le plus indépendans. La considération dynamique du développement intégral et continu de l'humanité civilisée permet, sans doute, d'opérer avec plus d'efficacité cette intéressante vérification du consensus social, en montrant avec évidence la réaction universelle, actuelle ou prochaine, de chaque modification spéciale. Mais cette indication pourra constamment être précédée, ou du moins suivie, par une confirmation purement statique; car, en politique, comme en mécanique, la communication des mouvemens prouve spontanément l'existence des liaisons nécessaires. Sans descendre, par exemple, jusqu'à la solidarité trop intime des diverses branches de chaque science ou de chaque art, n'est-il pas évident que les différentes sciences sont entre elles, ou presque tous les arts entre eux, dans une telle connexité sociale, que l'état bien connu d'une seule partie quelconque, suffisamment caractérisée, permet de prévoir, à un certain degré, avec une vraie sécurité philosophique, l'état général correspondant de chacune des autres, d'après les lois d'harmonie convenables? Par une considération plus étendue, on conçoit également l'indispensable relation continue qui lie aussi le système des sciences à celui des arts, pourvu qu'on ait toujours soin de supposer, comme l'exige clairement la nature du sujet, une solidarité moins intense à mesure qu'elle devient plus indirecte. Il en est évidemment de même quand, au lieu d'envisager l'ensemble des phénomènes sociaux au sein d'une nation unique, on l'examine simultanément chez diverses nations contemporaines, dont la continuelle influence réciproque ne saurait être contestée, surtout dans les temps modernes, quoique le consensus doive être ici, d'ordinaire, moins prononcé, à tous égards, et décroître d'ailleurs graduellement avec l'affinité des cas et la multiplicité des contacts, au point de s'effacer quelquefois presque entièrement, comme, par exemple, entre l'Europe occidentale et l'Asie orientale, dont les divers états généraux de société paraissent jusqu'ici à peu près indépendans. Sans insister davantage sur des notions élémentaires aussi peu contestables, je dois ici me borner, à ce sujet, à caractériser sommairement le seul cas essentiel où la solidarité fondamentale soit encore, sinon directement niée en principe, du moins profondément méconnue, et même radicalement négligée, en réalité. Ce cas est, malheureusement, le plus important de tous, puisqu'il concerne directement l'organisation sociale proprement dite, dont la théorie continue jusqu'à présent à être essentiellement conçue, d'une manière absolue et isolée, comme indépendante de l'analyse générale de la civilisation correspondante, dont elle ne peut cependant que constituer l'un des principaux élémens. Un tel vice appartient presque également aujourd'hui aux écoles politiques les plus opposées, soit théologiques, soit métaphysiques, qui toutes s'accordent ordinairement à disserter abstraitement sur le régime politique, sans penser à l'état co-relatif de civilisation, et aboutissent même le plus souvent, dans leurs vaines utopies immuables, à faire coïncider leur type politique le plus parfait avec l'enfance plus ou moins prononcée du développement humain. Pour mieux apprécier, d'un seul aspect, dans toute sa portée, l'ensemble de cette aberration habituelle, il faut, ce me semble, en poursuivant le cours rigoureux d'une exacte analyse historique, remonter jusqu'à sa véritable source philosophique, qui consiste essentiellement, à mes yeux, dans ce fameux dogme théologique où l'on rattache le développement général de la civilisation humaine à une prétendue dégradation originelle de l'homme. Ce dogme fondamental, que toutes les religions reproduisent, sous une forme quelconque, et dont la prépondérance intellectuelle devait toujours être secondée spontanément par le penchant ordinaire de notre nature à l'involontaire admiration du passé, conduit, en effet, d'une manière directe et nécessaire, à faire constamment coïncider la détérioration continue de la société humaine avec l'extension croissante de sa civilisation. Quand la philosophie théologique est graduellement passée à l'état métaphysique, ce dogme primitif a de plus en plus tendu à se transformer finalement, comme je l'ai déjà indiqué, en cette célèbre hypothèse, radicalement équivalente, qui sert encore de principale base systématique à la politique métaphysique, d'un chimérique état de nature, supérieur à l'état social, et dont le développement de la civilisation nous éloigne toujours davantage. On ne saurait ainsi méconnaître l'extrême gravité philosophique, et par suite même politique, d'une aberration aussi profondément enracinée dans l'intime constitution scientifique des diverses doctrines existantes, et qui, sans être désormais directement formulée et soutenue en principe général, continue cependant à dominer essentiellement l'ensemble des spéculations sociales, souvent d'ailleurs à l'insu de la plupart de ceux qui s'y livrent. Il serait néanmoins impossible que cette irrationnalité capitale résistât long-temps aujourd'hui à une saine discussion philosophique, car elle est en contradiction évidente avec beaucoup de notions de philosophie politique, qui, sans avoir pu encore acquérir une vraie consistance scientifique, obtiennent graduellement un certain ascendant intellectuel, soit en vertu des éclaircissemens spontanés qui ressortent du cours naturel des événemens, soit à cause du propre développement actuel de la raison publique. C'est ainsi que tous les publicistes éclairés reconnaissent maintenant une certaine solidarité partielle entre les diverses institutions politiques proprement dites, d'après laquelle quelques-unes s'excluent mutuellement, tandis que d'autres s'appuient et même s'appellent réciproquement: ce devait être là, sans doute, le premier pas direct vers la notion rationnelle du consensus fondamental du système spécial de ces institutions avec le système total de la civilisation humaine; puisque, dès lors, la seule vérification de cette co-relation, sous quelques rapports déterminés, suffit aussitôt pour en autoriser l'extension spontanée, quoique indirecte, à tous les sujets dont l'harmonie avec ceux-là est déjà reconnue, ce qui doit heureusement tendre aujourd'hui à multiplier, aussi bien qu'à simplifier, les moyens généraux de démonstration en philosophie politique. Je dois même signaler ici, comme indiquant une disposition intellectuelle encore plus rapprochée du véritable esprit de la statique sociale, cette reconnaissance, maintenant admise par les penseurs les plus avancés, surtout en France et en Allemagne, d'une constante solidarité nécessaire entre le pouvoir politique et le pouvoir civil: ce qui signifie, en langage positif, que les forces sociales prépondérantes finissent inévitablement par devenir aussi dirigeantes, ainsi que je l'énonçais, en 1822, dans mon _Système de politique positive_. Mais, quelle que soit l'évidente utilité actuelle de ces intéressants aperçus partiels, à titre d'éducation sociologique préliminaire de la raison publique, ce serait néanmoins profondément méconnaître les difficiles et impérieuses obligations de la méthode vraiment scientifique que de se croire aucunement dispensé, par ces heureux tâtonnemens, de la conception directe et rationnelle du consensus général de l'organisme social, laquelle se trouve ainsi seulement préparée, surtout en ce qui concerne sa vulgarisation finale. Un exemple pleinement décisif doit, ce me semble, faire aisément comprendre que ces vagues indications isolées, plutôt littéraires que scientifiques, ne sauraient jamais, malgré leur importance provisoire, suppléer à l'accomplissement réel de cette sévère prescription philosophique: car, depuis Aristote, et même avant lui, la plupart des philosophes ont constamment reproduit le célèbre aphorisme de la subordination nécessaire des lois aux moeurs, sans que ce premier germe de la saine philosophie politique les ait toutefois nullement empêchés d'envisager habituellement, pendant vingt siècles, le système des institutions comme essentiellement indépendant de l'état simultané de la civilisation, quelque flagrante que dût être, par sa nature, une telle contradiction générale. Suivant le cours naturel de toutes choses humaines, les principes intellectuels et les opinions philosophiques, tout autant que les moeurs sociales et les institutions politiques, subsistent nécessairement, en général, malgré leur caducité constatée et leurs inconvéniens reconnus, quand une fois ils ont pris réellement possession des esprits, en donnant lieu seulement à des inconséquences de plus en plus graves, jusqu'à ce que le développement fondamental de la raison humaine ait pu produire enfin de nouveaux principes, d'une généralité équivalente, et d'une rationnalité supérieure: car, dans l'ordre intellectuel, non moins que dans l'ordre matériel, l'homme éprouve, par-dessus tout, l'indispensable besoin d'une suprême direction quelconque, susceptible de soutenir son activité continue en ralliant fixement ses efforts spontanés. Aussi, sans méconnaître nullement la valeur passagère des divers essais de philosophie politique que je viens d'indiquer, je ne dois point hésiter à les regarder franchement comme non avenus aujourd'hui pour l'élaboration directe de l'esprit fondamental propre à la sociologie statique, où ils ne peuvent même aucunement servir désormais à concevoir rationnellement la haute participation nécessaire de l'ensemble du régime politique au consensus universel de l'organisme social. Dans la suite entière de ce volume, l'application spontanée et continue d'une telle notion élémentaire sera plus efficace encore qu'aucune démonstration méthodique, pour dissiper complétement toute incertitude réelle sur cette indispensable solidarité entre le système des pouvoirs et des institutions politiques et l'état général de la civilisation correspondante. Mais, malgré cette lumineuse vérification décisive, on n'en doit pas moins attacher une extrême importance, pour la constitution définitive de la science sociale, à l'explication rationnelle et directe de cette grande co-relation, comme je devrai ultérieurement l'entreprendre, par exemple, dans le Traité spécial de philosophie politique que j'ai annoncé en commençant ce volume. Tous les moyens scientifiques devront être alors convenablement combinés pour l'établissement final d'une notion aussi fondamentale, sur laquelle repose principalement le véritable esprit de l'ensemble de la statique sociale, et qui, par sa nature, peut surtout dissiper, plus immédiatement qu'aucune autre théorie sociologique, le funeste caractère absolu de nos diverses écoles politiques. Or, le principe scientifique de cette relation générale consiste essentiellement dans l'évidente harmonie spontanée qui doit toujours tendre à régner entre l'ensemble et les parties du système social, dont les élémens ne sauraient éviter d'être finalement combinés entre eux d'une manière pleinement conforme à leur propre nature. Il est clair, en effet, que non seulement les institutions politiques proprement dites et les moeurs sociales d'une part, les moeurs et les idées de l'autre, doivent être sans cesse réciproquement solidaires; mais, en outre, que tout cet ensemble se rattache constamment, par sa nature, à l'état correspondant du développement intégral de l'humanité, considérée dans tous ses divers modes quelconques d'activité, intellectuelle, morale, et physique, dont aucun système politique, soit temporel, soit spirituel, ne saurait jamais avoir, en général, d'autre objet réel que de régulariser convenablement l'essor spontané, afin de le mieux diriger vers un plus parfait accomplissement de son but naturel préalablement déterminé. Même aux époques révolutionnaires proprement dites, quoique toujours caractérisées par une insuffisante réalisation de cette harmonie fondamentale, elle continue néanmoins à être encore essentiellement appréciable, car elle ne pourrait totalement cesser que par l'entière dissolution de l'organisme social, dont elle constitue le principal attribut. En ces temps exceptionnels, et sauf les seules anomalies fortuites, qui ne sauraient laisser de traces profondes, on peut persister à regarder aussi le régime politique comme étant, à la longue, de toute nécessité, radicalement conforme à l'état correspondant de la civilisation, puisque les lacunes ou les perturbations qui se manifestent alors dans l'un proviennent surtout, en réalité, de dérangemens équivalens dans l'autre. L'immense révolution sociale au milieu de laquelle nous vivons ne fait elle-même que confirmer, d'une manière pleinement décisive, cette inévitable loi sociologique, d'après les explications préliminaires de la quarante-sixième leçon, dont l'ensemble a nettement démontré, contrairement à l'opinion commune, que le déplorable état actuel du régime politique résulte principalement de notre situation intellectuelle et ensuite morale, à laquelle doit d'abord s'adresser toute solution vraiment rationnelle, sans que les orageux essais, tentés ou à tenter, pour la régénération directe du système politique, soient réellement susceptibles d'aucune efficacité fondamentale. A la vérité, la théorie vulgaire attribue, en général, au législateur, la faculté permanente de rompre inopinément l'harmonie nécessaire que nous considérons, à la seule condition d'être préalablement armé d'une autorité suffisante; ce qui sans doute, équivaut essentiellement à une entière négation de cette solidarité continue. Mais il est aisé de reconnaître qu'une telle opinion, fondée, en apparence, sur de grands exemples, constitue directement un véritable cercle vicieux, résultant d'une pure illusion sur les sources générales du pouvoir politique, où l'on prend le symptôme pour le principe. Sans établir scientifiquement ici la théorie positive de l'autorité, il est évident que, d'après la nature même de l'état social, tout pouvoir quelconque y est nécessairement constitué par un assentiment correspondant, spontané ou réfléchi, explicite ou implicite, des diverses volontés individuelles, déterminées, suivant certaines convictions préalables, à concourir à une action commune, dont ce pouvoir est d'abord l'organe et devient ensuite le régulateur. Ainsi, l'autorité dérive réellement du concours, et non le concours de l'autorité, sauf la réaction inévitable; en sorte qu'aucun grand pouvoir ne saurait résulter que de dispositions fortement prépondérantes au sein de la société où il s'établit; et quand rien n'y prédomine hautement, les pouvoirs quelconques y sont, par suite, nécessairement faibles et languissans; la correspondance étant d'ailleurs, dans tous les cas, d'autant plus irrésistible qu'il s'agit d'une société plus étendue. La théorie ordinaire, en intervertissant radicalement cette relation générale, place évidemment notre intelligence dans cette étrange situation, symptôme habituel des conceptions métaphysiques, de ne pouvoir nullement comprendre quelles seraient les sources effectives de ces puissances politiques auxquelles on attribue ainsi une mystérieuse influence sociale, à moins de leur supposer directement une origine franchement surnaturelle, comme le fait, sans tant d'inconséquence, la politique théologique. D'un autre côté, aucun esprit juste ne saurait certes méconnaître la haute influence que, par une réaction nécessaire, l'ensemble du régime politique exerce, avec tant d'évidence, sur le système général de la civilisation, et que caractérise même si souvent l'action incontestable, heureuse ou funeste, des institutions, des mesures, ou des événemens purement politiques, jusque sur la marche propre des sciences et des arts, à tous les âges de la société, et encore plus dans son enfance. Mais il serait entièrement superflu de s'arrêter ici à cet aspect de la question, puisqu'il n'est nullement contesté, tandis que l'erreur commune consiste, au contraire, à l'exagérer irrationnellement, au point de placer directement la réaction secondaire au-dessus de l'action principale. Il est clair d'ailleurs que, vu leur inévitable co-relation scientifique, l'une et l'autre concourent à faire pareillement ressortir ce consensus fondamental de l'organisme social, qu'il s'agissait ici de signaler sommairement comme le principe philosophique de la sociologie statique, et dont la notion ne présente plus aujourd'hui de difficultés vraiment graves qu'en ce qui concerne la correspondance générale entre le régime politique et l'état simultané de la civilisation. Du reste, j'aurai naturellement plusieurs occasions importantes de revenir directement sur ce dernier sujet envisagé sous de nouveaux aspects rationnels, et indépendamment encore de l'analyse historique, soit en considérant plus loin les limites nécessaires de l'action politique proprement dite, soit surtout dans la cinquantième leçon, spécialement consacrée à l'appréciation préliminaire de la statique sociale. Sans attendre ces diverses explications, il était évidemment indispensable d'indiquer, dès ce moment, au lecteur, le point de vue essentiellement relatif sous lequel le système politique proprement dit sera toujours considéré dans cette première ébauche de la véritable science sociale. Un tel point de vue, substitué à la tendance absolue des théories ordinaires, constitue certainement le principal caractère scientifique de la positivité en philosophie politique, comme je l'ai montré au début de ce chapitre, et comme on le sentira, j'espère, d'autant mieux qu'on approfondira davantage ce sujet vraiment capital, où réside, à mon avis, le noeud élémentaire d'une telle difficulté philosophique. Nous n'aurons donc jamais à concevoir le régime politique que d'après sa relation continue, tantôt générale, tantôt spéciale, avec l'état correspondant de la civilisation humaine, isolément duquel il ne saurait, en aucun cas, être sainement jugé, et par l'impulsion graduelle duquel il tend toujours à être spontanément produit ou modifié. Si, d'un côté, cette conception présente toute idée de bien ou de mal politique comme nécessairement relative et variable, sans être pour cela nullement arbitraire puisque la relation est toujours rigoureusement déterminée; d'une autre part, elle devra fournir aussi la base rationnelle d'une théorie positive de l'ordre spontané des sociétés humaines, déjà vaguement entrevu, sous quelques rapports subalternes, par la politique métaphysique, dans ce qu'on nomme aujourd'hui l'économie politique, comme je l'ai assez indiqué au chapitre précédent. Car, la valeur d'un système politique quelconque ne pouvant ainsi essentiellement consister que dans son exacte harmonie avec l'état social correspondant, nous voyons par là que, sous un autre aspect, il est certainement impossible que, suivant le seul cours naturel des événemens, et sans aucune intervention calculée, une telle harmonie ne s'établisse point nécessairement. Une semblable philosophie pourrait, sans doute, quelquefois conduire momentanément à un dangereux optimisme, comme j'en ai déjà franchement averti: mais cette aberration passagère ne pourrait avoir lieu que chez des esprits peu scientifiques, qu'un défaut naturel de précision, aggravé par une vicieuse éducation intellectuelle, doit rendre radicalement impropres à cultiver, avec aucun succès réel, une science aussi profondément difficile. Toute intelligence convenablement organisée et rationnellement préparée, digne, en un mot, d'une telle destination, saura bien éviter scrupuleusement de jamais confondre, en ce genre de phénomènes pas plus qu'en aucun autre, cette notion scientifique d'un ordre spontané avec l'apologie systématique de tout ordre existant. Envers des phénomènes quelconques, la philosophie positive, d'après son principe fondamental des conditions d'existence, enseigne toujours, comme je l'ai souvent expliqué dans les volumes précédents, que, dans leurs relations à l'homme, il s'établit spontanément, d'après leurs lois naturelles, un certain ordre nécessaire; mais sans jamais prétendre que cet ordre ne présente point, sous cet aspect, de graves et nombreux inconvéniens, modifiables, à un certain degré, par une sage intervention humaine. Plus les phénomènes se compliquent en se spécialisant davantage, plus ces imperfections s'aggravent et se multiplient inévitablement; en sorte que les phénomènes biologiques sont surtout inférieurs, à cet égard, aux phénomènes de la nature inorganique. En vertu de leur complication supérieure, les phénomènes sociaux doivent donc être nécessairement les plus désordonnés de tous, en même temps qu'ils en sont aussi les plus modifiables, ce qui est loin de faire compensation. Si donc on considère, en général, la notion des lois naturelles, elle entraîne aussitôt l'idée correspondante d'un certain ordre spontané, toujours liée à toute conception d'harmonie quelconque. Mais cette conséquence n'est pas plus absolue que le principe d'où elle dérive. En le complétant par l'indispensable considération de la complication croissante des phénomènes, suivant la hiérarchie scientifique fondamentale établie au début de ce Traité, on complète aussi la conception de cet ordre, d'après l'accroissement simultané de son inévitable imperfection. Tel est, à cet égard, le véritable esprit caractéristique de la philosophie positive, sommairement rappelé ici dans son ensemble. On voit aisément combien il diffère profondément de cette tendance systématique à l'optimisme, dont l'origine est évidemment théologique, puisque l'hypothèse d'une direction providentielle, continuellement active dans la marche générale des événemens, peut seule naturellement conduire à l'idée de la perfection nécessaire de leur accomplissement graduel. Il faut cependant reconnaître que, dans le développement fondamental de la raison humaine, la conception positive est primitivement dérivée du dogme théologique lui-même, dont elle constitue la régénération finale, comme pourrait le confirmer une exacte analyse historique: mais c'est essentiellement de la même manière que le principe des conditions d'existence découle originairement de l'hypothèse des causes finales, et que la notion philosophique des lois mathématiques était antérieurement issue du mysticisme métaphysique sur la puissance des nombres; l'analogie est pleinement identique en tous ces cas divers. Elle tient toujours à cette tendance nécessaire de notre intelligence à conserver indéfiniment ses moyens généraux de raisonnement, à quelque âge qu'ils aient été découverts, en les appropriant ensuite graduellement à ses nouveaux modes d'activité, d'après certaines transformations convenables, qui conservent à ces précieuses inspirations primitives du génie humain toute leur valeur essentielle, en l'augmentant même radicalement par une indispensable épuration: comme je l'ai indiqué, il y a long-temps, dans l'écrit auquel j'ai déjà fait plusieurs allusions depuis le commencement de ce volume. Mais, en un cas quelconque, la moindre sagacité philosophique suffira pour faire aussitôt sentir les différences caractéristiques qui désormais séparent profondément le principe nouveau du dogme ancien. Au cas spécial que nous considérons ici, il est très clair que la philosophie positive, en indiquant la conformité spontanée de chaque régime politique effectif à la civilisation correspondante, afin que ce régime ait pu s'établir et surtout durer, enseigne aussi, d'une manière non moins nécessaire, que cet ordre naturel doit être le plus souvent fort imparfait, par suite de l'extrême complication des phénomènes. Bien loin donc de repousser, en ce genre, l'intervention humaine, une telle philosophie en provoque, au contraire, éminemment la sage et active application, à un plus haut degré que pour tous les autres phénomènes possibles, en représentant directement les phénomènes sociaux comme étant, par leur nature, à la fois les plus modifiables de tous, et ceux qui ont le plus besoin d'être utilement modifiés d'après les rationnelles indications de la science. Elle se réserve seulement la direction intellectuelle de cette indispensable intervention, dont elle circonscrit d'abord les limites nécessaires, soit générales, soit spéciales: sans en exagérer l'efficacité réelle, elle n'en interdit jamais l'usage que dans les seuls cas où il ne pourrait certainement constituer qu'une inutile consommation de forces, suivant la même économie fondamentale qu'envers tous les autres phénomènes naturels, et surtout indépendamment de tout vain prestige quelconque, soit divin, soit humain. L'extrême nouveauté d'une semblable philosophie politique pourra bien faire que, de prime abord, on se méprenne assez sur son vrai caractère pour adresser à son esprit général les reproches qui lui sont le plus antipathiques. Il faut même craindre peut-être, je n'hésite pas à le déclarer franchement, par suite de notre faible nature, où la vie affective l'emporte tant sur la vie rationnelle, que, lorsque cette philosophie commencera enfin à prendre quelque ascendant réel, elle ne soit systématiquement accusée de tiédeur sociale et d'indifférence politique, par ceux qui ont tant besoin, surtout aujourd'hui, de développer, à tout prix, une turbulente activité matérielle; car, les hommes de spéculation doivent rarement s'attendre à être convenablement appréciés par les hommes d'action. Sous le point de vue moral, la politique positive ne saurait jamais dignement répondre à de telles récriminations que par le seul aspect, suffisamment décisif, des résultats réels de son application journalière. Quant à la discussion philosophique, chacun peut aisément juger, d'après les aperçus précédens, comment elle saura la soutenir. Pour faire nettement ressortir, sous ce point de vue, la frivole irrationnalité de cette vaine accusation d'optimisme politique, il suffirait même de signaler l'inconséquence flagrante que présente inévitablement une telle accusation au sujet des phénomènes les plus complexes, tandis que personne n'oserait certes l'intenter aujourd'hui envers les phénomènes plus simples, que la philosophie positive représente, néanmoins, de toute nécessité, comme étant spontanément mieux réglés et moins modifiables. Et, cependant, il pourrait bien arriver que les mêmes esprits qui l'accuseront, en politique, de cet optimisme prétendu, lui adressassent simultanément, par une contradiction capitale, le reproche opposé de trop déprécier le gouvernement providentiel envers tout le reste de l'économie naturelle! Deux motifs principaux devaient ici me faire spécialement insister sur cette notion élémentaire du consensus fondamental propre à l'organisme social: soit d'abord en vertu de l'extrême importance philosophique de cette idée-mère de la statique sociale, qui doit, par sa nature, constituer la première base rationnelle de toute la nouvelle philosophie politique; soit aussi, accessoirement, parce que les considérations de sociologie purement dynamique devant spontanément dominer dans tout le reste de ce volume, comme étant aujourd'hui plus directement intéressantes et par suite mieux comprises, il devenait d'autant plus nécessaire de caractériser préalablement l'esprit général de la sociologie statique, qui n'y pourra ensuite être presque jamais envisagée que d'une manière indirecte ou implicite. Embrassée dans toute son étendue, c'est-à-dire sans écarter cette co-relation essentielle, maintenant assez examinée, entre l'idée de société et l'idée de gouvernement, une telle conception positive de l'harmonie sociale fournit spontanément, comme je l'avais annoncé, par l'ensemble de son application concrète, le fondement scientifique d'une saine théorie élémentaire de l'ordre politique proprement dit, soit spirituel, soit même temporel. Car, elle conduit directement à considérer toujours, à l'abri de tout arbitraire, l'ordre artificiel et volontaire comme un simple prolongement général de cet ordre naturel et involontaire vers lequel tendent nécessairement sans cesse, sous un rapport quelconque, les diverses sociétés humaines: en sorte que toute institution politique vraiment rationnelle, pour comporter une réelle et durable efficacité sociale, doit constamment reposer sur une exacte analyse préalable des tendances spontanées correspondantes, qui peuvent seules fournir à son autorité des racines suffisamment solides; en un mot, il s'agit essentiellement de contempler l'ordre, afin de le perfectionner convenablement, et nullement de le créer, ce qui serait impossible. Sous le point de vue scientifique, qui doit prévaloir en ce Traité, cette idée-mère de l'universelle solidarité sociale devient ici l'inévitable suite et le complément indispensable d'une notion fondamentale établie, dans le volume précédent, comme éminemment propre à l'étude des corps vivans. En toute rigueur scientifique, cette notion du consensus n'est point, sans doute, strictement particulière à une telle étude, et se présente directement comme devant être, par sa nature, nécessairement commune à tous les phénomènes, mais avec d'immenses différences d'intensité et de variété, et par suite d'importance philosophique. On peut dire, en effet, que, partout où il y a système quelconque, il doit exister dès-lors une certaine solidarité: l'astronomie elle-même, dans ses phénomènes purement mécaniques, nous en offre la première ébauche réelle, du moins en écartant l'idée d'univers, pour se réduire à la simple idée de monde, seule pleinement positive, comme je l'ai expliqué en son lieu; car, certains dérangemens d'un astre peuvent ainsi retentir sensiblement quelquefois sur un autre, par voie de gravitation modifiée. Mais on doit, à ce sujet, reconnaître, en principe, que le consensus devient toujours d'autant plus intime et plus prononcé qu'il s'applique à des phénomènes graduellement plus complexes et moins généraux: en sorte que, suivant ma hiérarchie scientifique élémentaire, l'étude des phénomènes chimiques forme, par sa nature, à ce titre, comme à tout autre, une sorte d'intermédiaire fondamental entre la philosophie inorganique et la philosophie organique, ainsi que chacun peut aisément s'en convaincre. D'après ce principe, il reste néanmoins incontestable que, conformément aux habitudes philosophiques prépondérantes, c'est surtout aux systèmes organiques, en vertu de leur plus grande complication, que conviendra toujours essentiellement la notion scientifique de solidarité et de consensus, malgré son universalité nécessaire. C'est seulement alors que cette notion, jusque-là purement accessoire, constitue directement la base indispensable de l'ensemble des conceptions positives; et sa prépondérance y devient toujours aussi d'autant plus prononcée qu'il s'agit d'organismes plus composés ou de phénomènes plus complexes et plus éminens. Ainsi, par exemple, le consensus animal est bien plus complet que le consensus végétal: de même, il se développe évidemment à mesure que l'animalité s'élève, jusqu'à son maximum dans la nature humaine; enfin, chez l'homme, l'appareil nerveux devient, plus qu'aucun autre, le principal siége de la solidarité biologique. En poursuivant rationnellement cette marche philosophique, d'après l'ensemble fondamental de nos connaissances positives, cette grande notion devait donc, _à priori_, acquérir, dans l'étude générale de l'organisme social, une prépondérance scientifique encore supérieure à celle que tous les bons esprits lui attribuent maintenant sans hésitation en biologie, vu l'incontestable surcroît de complication propre à ce nouvel ordre de phénomènes. Or l'esprit actuel de la philosophie politique faisant, au contraire, essentiellement abstraction continue de cette solidarité fondamentale entre tous les divers aspects sociaux, il importait, au plus haut degré, de résoudre directement une telle anomalie philosophique, comme je crois désormais y être convenablement parvenu, quoique par une explication sommaire, ultérieurement développable. Cette opération préliminaire était donc aussi indispensable à la coordination rationnelle de la physique sociale avec les autres sciences fondamentales, que nous l'avions déjà reconnu nécessaire à la propre institution générale de cette nouvelle science. Appréciée maintenant quant à la méthode proprement dite, objet spécial de ce chapitre, cette conception élémentaire du consensus social a pour destination essentielle de déterminer immédiatement avec une autorité et une spontanéité remarquables, l'un des principaux caractères de la méthode sociologique, celui de tous peut-être suivant lequel elle modifie le plus intimement, d'après la nature des phénomènes correspondans, l'ensemble de la méthode positive. En effet, puisque les phénomènes sociaux sont ainsi profondément connexes, leur étude réelle ne saurait donc être jamais rationnellement séparée; d'où résulte l'obligation permanente, aussi irrécusable que directe, de considérer toujours simultanément les divers aspects sociaux, soit en statique sociale, soit, par suite, en dynamique. Chacun d'eux peut, sans doute, devenir isolément le sujet préliminaire d'observations propres, et il faut bien qu'il en soit ainsi, à un certain degré, pour alimenter la science de matériaux convenables. Mais cette nécessité préalable ne s'applique même, en parfaite rigueur, qu'à la seule époque actuelle, où il s'agit de la première ébauche de la science, forcée d'employer d'abord, avec les précautions indispensables, les incohérentes observations qui ont dû résulter, à toute autre intention, des irrationnelles recherches antérieures. Quand la fondation de la science sera suffisamment avancée, la co-relation fondamentale des phénomènes servira, sans doute, de principal guide habituel dans leur exploration directe, comme je l'expliquerai spécialement ci-dessous. En tous cas, abstraction faite ici du mode propre d'observation immédiate, il est incontestable que, d'après cette solidarité nécessaire qui caractérise un tel sujet, aucun phénomène social, préalablement exploré par un moyen quelconque, ne saurait être utilement introduit dans la science tant qu'il reste conçu d'une manière isolée: et cela non-seulement sous le point de vue statique, où l'harmonie sociale est toujours directement considérée, mais aussi dans l'étude même du mouvement social, où le consensus, pour être moins immédiat, n'est pas, en réalité, moins prépondérant, ainsi que nous allons le reconnaître. Toute étude isolée des divers élémens sociaux est donc, par la nature de la science, profondément irrationnelle, et doit demeurer essentiellement stérile, à l'exemple de notre économie politique, fût-elle même mieux cultivée. Ceux donc qui s'efforcent aujourd'hui de dépecer encore davantage le système des études sociales, par une aveugle imitation du morcellement méthodique propre aux sciences inorganiques, tombent donc involontairement dans cette aberration capitale d'envisager comme un moyen essentiel de perfectionnement philosophique une disposition intellectuelle radicalement antipathique aux conditions fondamentales d'un tel sujet. Sans doute, la science sociale pourra être un jour rationnellement subdivisée avec utilité, à un certain degré: mais nous ne pouvons nullement savoir aujourd'hui en quoi consistera cette division ultérieure, puisque son vrai principe ne doit résulter que du développement graduel de la science, laquelle ne saurait certainement être fondée maintenant que d'après une étude d'ensemble; j'ai déjà prouvé ci-dessus, qu'il y aurait même un vrai danger philosophique à vouloir, dès ce moment, réaliser, à titre de décomposition permanente du travail, la distinction indispensable entre l'état statique et l'état dynamique, malgré son évidente rationnalité et son usage continu. A un âge quelconque de cette science, les recherches partielles qui pourront lui devenir nécessaires ne sauraient être convenablement indiquées et conçues que d'après les progrès de l'étude intégrale, qui signaleront spontanément les points spéciaux dont l'éclaircissement propre peut réellement concourir au perfectionnement direct du sujet. Suivant toute autre marche, on n'obtiendrait essentiellement qu'un stérile encombrement d'irrationnelles discussions spéciales, mal instituées et plus mal poursuivies, bien plutôt destiné à entraver radicalement la formation de la vraie philosophie politique qu'à lui préparer d'utiles matériaux, comme on le voit de nos jours. Il est donc incontestable que des conceptions et des études d'ensemble peuvent seules convenablement concourir aujourd'hui à la fondation directe de la sociologie positive, soit statique, soit dynamique; et que les travaux y doivent ensuite descendre graduellement à une spécialité croissante, en considérant toujours l'étude des élémens comme essentiellement dominée par celle du système, dont la notion générale de plus en plus nette devra continuellement fournir le principal éclaircissement de chaque aspect partiel, sauf d'inévitables réactions secondaires. On ne saurait nier que l'impérieuse obligation philosophique de suivre une telle marche, en vertu de la solidarité caractéristique de tous les phénomènes sociaux, n'augmente gravement les difficultés fondamentales que l'extrême complication du sujet doit déjà tant apporter à la culture rationnelle de cette nouvelle science naturelle, en y exigeant habituellement une contention intellectuelle plus intense et plus soutenue, pour ne laisser fuir ou s'effacer aucun des nombreux aspects simultanés qu'il y faudra nécessairement embrasser toujours. Mais cette condition est si évidemment prescrite par l'esprit de la science, qu'on n'y saurait voir qu'un puissant motif de plus de réserver exclusivement cette étude vraiment transcendante aux plus hautes intelligences scientifiques, mieux préparées que toutes les autres, par une sage et forte éducation, à supporter la continuité des plus grands efforts spéculatifs, et s'appliquant même sans relâche, plus scrupuleusement qu'en aucun cas, à seconder habituellement leur essor rationnel par une plus parfaite subordination des passions à la raison. Chacun peut aisément juger ainsi combien, à tous égards, les dispositions, soit intellectuelles, soit morales, qui prédominent aujourd'hui, et qui sont même quelquefois systématiquement préconisées, se trouvent radicalement contraires à l'accomplissement réel de la grande opération philosophique maintenant destinée à servir de base indispensable à la réorganisation sociale des peuples modernes; en sorte qu'il semblerait que plus le but est difficile à atteindre, moins on s'y prépare dignement. Il n'est point douteux qu'une aussi déplorable discordance entre les moyens et la fin ne doive contribuer beaucoup, quoique d'une manière indirecte, à la prolongation spontanée de la perturbation sociale, dont le vrai principe est essentiellement intellectuel, comme je crois l'avoir déjà presque surabondamment démontré. Pour mieux apprécier cet important caractère d'ensemble propre à la méthode sociologique, il faut regarder scientifiquement une telle condition comme n'appartenant pas d'une manière exclusive à la physique sociale, où elle atteint seulement sa plus entière prépondérance, mais comme étant, à un degré quelconque, nécessairement commune à toutes les diverses parties de l'étude générale des corps vivans, qui se distingue ainsi profondément, sous l'aspect purement logique, de toute la philosophie inorganique. Un aphorisme essentiellement empirique, converti mal à propos, par les métaphysiciens modernes, en dogme logique absolu et indéfini, prescrit, en tout sujet possible, de procéder constamment du simple au composé: mais il n'y en a pas, au fond, d'autre raison solide, si ce n'est qu'une telle marche convient, en effet, à la nature des sciences inorganiques, qui, par leur développement plus simple et plus rapide, et par leur perfection supérieure, devaient inévitablement servir jusqu'ici de type essentiel aux préceptes de la logique universelle. Toutefois, on ne saurait, en réalité, concevoir, à cet égard, de nécessité logique vraiment commune à toutes les spéculations possibles que cette évidente obligation d'aller toujours du connu à l'inconnu, à laquelle, certes, il serait difficile de se soustraire, et qui, par elle-même, n'impose directement aucune préférence constante. Mais il est clair que cette règle spontanée prescrit aussi bien de procéder du composé au simple que du simple au composé, suivant que, d'après la nature du sujet, l'un est mieux connu et plus immédiatement accessible que l'autre. Or, il existe nécessairement, sous ce point de vue, une différence fondamentale, qui ne saurait être éludée, entre l'ensemble de la philosophie inorganique et celui de la philosophie organique. Car, dans la première, où la solidarité, suivant nos explications précédentes, est très peu prononcée, et doit affecter faiblement l'étude du sujet, il s'agit d'explorer un système dont les élémens sont presque toujours bien plus connus que l'ensemble, et même d'ordinaire seuls directement appréciables, ce qui exige, en effet, qu'on y procède habituellement du cas le moins composé au plus composé. Mais, dans la seconde, au contraire, dont l'homme ou la société constitue l'objet principal, la marche opposée devient, le plus souvent, la seule vraiment rationnelle, par une autre suite nécessaire du même principe logique, puisque l'ensemble du sujet est certainement alors beaucoup mieux connu et plus immédiatement abordable que les diverses parties qu'on y distinguera ultérieurement. En étudiant le monde extérieur, c'est surtout l'ensemble qui nous échappe inévitablement, et qui nous demeurera toujours profondément inintelligible, comme je l'ai montré, principalement au second volume de ce Traité, où nous avons reconnu que l'idée d'univers ne saurait, par sa nature, jamais devenir vraiment positive, la notion du système solaire étant la plus complexe que nous puissions nettement concevoir. Au contraire, en philosophie biologique, ce sont les détails qui restent nécessairement inaccessibles, quand on veut y trop spécialiser l'étude: et on le vérifie clairement en observant que, dans cette seconde moitié de la philosophie naturelle, les êtres sont, en général, d'autant moins inconnus qu'ils sont plus complexes et plus élevés; en sorte que, par exemple, l'idée générale d'animal est certainement plus nette aujourd'hui que l'idée moins composée de végétal, et le devient toujours davantage à mesure qu'on se rapproche de l'homme, principale unité biologique, dont la notion, quoique la plus composée de toutes, constitue toujours le point de départ nécessaire d'un tel ensemble de spéculations. Ainsi, en comparant convenablement ces deux grandes moitiés de la philosophie naturelle, on voit certainement que, par les conditions fondamentales du sujet, c'est, dans un cas, le dernier degré de composition, et, dans l'autre le dernier degré de simplicité, dont l'examen réel nous reste inévitablement interdit: ce qui motive pleinement, sans doute, l'inversion générale, propre à chacune d'elles, de la marche rationnelle qui convient à l'autre. La sociologie n'est donc point la seule science où la nécessité de procéder habituellement de l'ensemble aux parties devienne prépondérante; la biologie elle-même a dû nous présenter déjà, par des motifs essentiellement analogues, et de la manière la moins équivoque, un tel caractère philosophique. Peut-être même la philosophie biologique proprement dite, trop récemment constituée, et sous l'influence trop prononcée d'une imitation empirique des sciences antérieures, n'a-t-elle point encore, à cet égard, complétement manifesté son véritable esprit: je suis du moins très disposé à le penser, et à prévoir que, dans la suite, à mesure que son originalité rationnelle s'établira davantage, cette marche prépondérante du plus composé au moins composé y deviendra plus directe et plus tranchée qu'on ne l'y voit aujourd'hui. Toutefois, il est évident que, par la nature de ses phénomènes, la physique sociale devait nécessairement présenter, comme nous l'avons déjà spécialement établi, le plus entier et le plus incontestable développement de cette grande modification logique, sans altérer néanmoins l'invariable unité de la méthode positive fondamentale. En effet, l'intime solidarité du sujet devient ici tellement supérieure à ce qu'offrait la simple biologie, que toute étude isolée d'aucun aspect partiel doit être immédiatement jugée comme profondément irrationnelle et radicalement stérile, pouvant tout au plus servir, à titre d'élaboration préalable, pour l'acquisition préliminaire des divers matériaux scientifiques, et sous la réserve, même alors, d'une indispensable révision finale. Au reste, pour prévenir, autant que possible, d'oiseuses et puériles discussions, aujourd'hui trop imminentes, il n'est pas inutile de rappeler ici, en terminant une telle explication, que la philosophie positive, subordonnant toujours l'idéalité à la réalité, ne saurait jamais admettre ces vaines controverses logiques, qu'engendre seule spontanément la philosophie métaphysique, sur la valeur absolue de telle ou telle méthode, abstraction faîte de toute application scientifique: les préférences, toujours purement relatives, qu'elle accorde à cet égard, ne pouvant, en aucun cas, résulter que d'une meilleure harmonie constatée entre les moyens et la fin, elles changeraient aussitôt d'objet, sans aucune vicieuse obstination et sans la moindre inconséquence philosophique, si l'exercice effectif venait à dévoiler ultérieurement l'infériorité de la méthode d'abord adoptée; ce qui certainement n'est point à craindre dans la question que nous venons d'examiner. Cette exposition préliminaire ayant désormais suffisamment caractérisé l'esprit fondamental propre à la sociologie statique, il nous reste maintenant, afin d'avoir préalablement déterminé le véritable esprit général de la nouvelle philosophie politique, à considérer aussi, d'une manière directe mais sommaire, la conception philosophique qui doit présider à l'étude dynamique des sociétés humaines, laquelle constitue immédiatement le principal objet de notre travail explicite. Outre que ce second sujet est, d'ordinaire, moins imparfaitement apprécié et plus familier, des développemens moins étendus pourront ici suffire, surtout par suite des explications précédentes, qui, d'avance, y auront beaucoup simplifié les plus grandes difficultés, d'après l'intime liaison qui, en un tel sujet, doit rationnellement exister entre la théorie de l'existence et celle du mouvement, ou, sous le point de vue purement politique, entre les lois de l'ordre et celles du progrès. Il faut d'ailleurs noter, accessoirement, que la prépondérance spontanée de la sociologie dynamique dans la suite entière de ce volume nous autorise, en ce moment, à réduire autant que possible une appréciation générale dont l'imperfection primitive, et même les lacunes secondaires, pourront être ainsi graduellement compensées par l'ensemble des leçons ultérieures. Quoique la conception statique de l'organisme social doive, par la nature du sujet, constituer la première base rationnelle de toute la sociologie, comme je viens de l'expliquer, il faut néanmoins reconnaître que non-seulement la dynamique sociale en forme la partie la plus directement intéressante, principalement de nos jours, mais surtout, sous le point de vue purement scientifique, qu'elle seule achève de donner, à l'ensemble de cette science nouvelle, son caractère philosophique le plus tranché, en faisant directement prévaloir la notion qui distingue le plus la sociologie proprement dite de la simple biologie, c'est-à-dire l'idée-mère du progrès continu, ou plutôt du développement graduel de l'humanité. Dans un traité méthodique de philosophie politique, il conviendrait, sans doute, d'analyser d'abord les impulsions individuelles qui deviennent les élémens propres de cette force progressive de l'espèce humaine, en les rapportant à cet instinct fondamental, résultat éminemment complexe du concours nécessaire de toutes nos tendances naturelles, qui pousse directement l'homme à améliorer sans cesse, sous tous les rapports, sa condition quelconque, ou, en termes plus rationnels mais équivalens, à toujours développer, à tous égards, l'ensemble de sa vie, physique, morale, et intellectuelle, autant que le comporte alors le système de circonstances où il se trouve placé. En regardant ici cette notion préliminaire comme étant déjà suffisamment éclaircie aujourd'hui chez les esprits avancés, nous devons immédiatement considérer la conception élémentaire de la dynamique sociale, c'est-à-dire l'étude de cette succession continue, envisagée dans l'ensemble de l'humanité. Pour fixer plus convenablement les idées, il importe d'établir préalablement, par une indispensable abstraction scientifique, suivant l'heureux artifice judicieusement institué par Condorcet, l'hypothèse nécessaire d'un peuple unique, auquel seraient idéalement rapportées toutes les modifications sociales consécutives effectivement observées chez des populations distinctes. Cette fiction rationnelle s'éloigne beaucoup moins de la réalité qu'on n'a coutume de le supposer: car, sous le point de vue politique, les vrais successeurs de tels ou tels peuples sont certainement ceux qui, utilisant et poursuivant leurs efforts primitifs, ont prolongé leurs progrès sociaux, quels que soient le sol qu'ils habitent, et même la race d'où ils proviennent; en un mot, c'est surtout la continuité politique qui doit régler la succession sociologique, quoique la communauté de patrie doive d'ailleurs influer extrêmement, dans les cas ordinaires, sur cette continuité. Mais, sans entreprendre ici un tel examen, réservé naturellement à un traité spécial, où l'idée de nation ou de peuple serait directement soumise à l'analyse positive, il suffit à notre but d'employer habituellement l'hypothèse proposée, à titre de simple artifice scientifique, dont l'utilité n'est pas contestable. Cela posé, le véritable esprit général de la sociologie dynamique consiste à concevoir chacun de ces états sociaux consécutifs comme le résultat nécessaire du précédent et le moteur indispensable du suivant, selon le lumineux axiome du grand Leibnitz: _Le présent est gros de l'avenir_. La science a dès-lors pour objet, sous ce rapport, de découvrir les lois constantes qui régissent cette continuité, et dont l'ensemble détermine la marche fondamentale du développement humain. En un mot, la dynamique sociale étudie les lois de la succession, pendant que la statique sociale cherche celles de la co-existence: en sorte que l'application générale de la première soit proprement de fournir à la politique pratique la vraie théorie du progrès, en même temps que la seconde forme spontanément celle de l'ordre; ce qui ne doit pas laisser le moindre doute rationnel sur l'aptitude nécessaire d'une telle combinaison philosophique à satisfaire convenablement au double besoin fondamental des sociétés actuelles. D'après une telle définition, la dynamique sociale se présente directement avec un pur caractère scientifique, qui permettrait d'écarter comme oiseuse la controverse si agitée encore sur le perfectionnement humain, et dont la prépondérance devra terminer en effet cette stérile discussion, en la transportant à jamais du champ de l'idéalité dans celui de la réalité, en tant du moins que sont terminables les contestations essentiellement métaphysiques. Si l'on ne devait point craindre de tomber dans une puérile affectation, et surtout de paraître éluder une prétendue difficulté fondamentale que la philosophie positive dissipe spontanément, comme je vais l'indiquer, il serait facile, à mon gré, de traiter la physique sociale tout entière sans employer une seule fois le mot de _perfectionnement_, en le remplaçant toujours par l'expression simplement scientifique de _développement_, qui désigne, sans aucune appréciation morale, un fait général incontestable. Il est même évident qu'une telle notion abstraite n'est point, par sa nature, exclusivement propre à la sociologie, et qu'elle existe déjà, d'une manière essentiellement analogue, dans l'étude de la vie individuelle, où les biologistes en font maintenant un usage continuel, qui donne lieu à l'analyse comparative des différens âges de l'organisme, surtout animal. Ce rapprochement scientifique, en indiquant le premier germe de cette considération, est aussi très propre à caractériser l'intention purement spéculative qui doit d'abord présider à son emploi continu, en écartant d'oiseuses et irrationnelles controverses sur le mérite respectif des divers états consécutifs, pour se borner à étudier les lois de leur succession effective. Mais il faut reconnaître que l'enchaînement nécessaire des différens états sociaux constitue, en philosophie politique, par la nature du sujet, une conception bien autrement prépondérante que ne peut l'être, en philosophie biologique, la suite individuelle des âges. Cette grande notion de la série sociale, retrouve, soit pour la science, ou même pour la seule méthode, son véritable équivalent en biologie, non dans l'analyse des âges, mais uniquement dans la conception de la série organique fondamentale, comme je l'expliquerai directement à la fin de ce chapitre. Ayant déjà préalablement démontré l'existence nécessaire des lois sociologiques dans le cas le plus difficile et le plus incertain, c'est-à-dire quant à l'état statique, il serait, sans doute, inutile d'insister formellement ici sur la nécessité beaucoup mieux appréciable et bien moins contestée des lois dynamiques proprement dites. En tout temps et en tout lieu, le seul cours ordinaire de notre vie individuelle, malgré son extrême brièveté, a constamment suffi pour permettre d'apercevoir, même involontairement, certaines modifications notables, survenues, à divers égards, dans l'état social, et dont les plus anciens tableaux de l'existence humaine constatent déjà, avec tant de naïveté, l'intéressant témoignage, abstraction faite de toute appréciation systématique. Or, c'est la lente accumulation, graduelle mais continue, de ces changemens successifs qui constitue peu à peu le mouvement social, dont la durée d'une génération doit ordinairement séparer les divers pas un peu tranchés, puisque c'est surtout par le renouvellement constant des adultes que s'opèrent, en politique, les variations élémentaires les plus appréciables, celles que comporte le même individu devant être le plus souvent trop peu sensibles. A une époque où la rapidité moyenne de cette progression fondamentale semble, à tous les yeux, notablement accélérée, quelle que soit d'ailleurs l'opinion morale qu'on s'en forme, personne ne peut plus contester la réalité d'un mouvement, profondément senti par ceux-là même qui le maudissent. La controverse rationnelle ne peut donc exister aujourd'hui que sur la subordination constante de ces grands phénomènes dynamiques à des lois naturelles invariables; ce qui, en principe, ne saurait comporter aucune discussion pour quiconque serait directement placé au point de vue général de la philosophie positive, condition, il est vrai, trop rarement remplie encore. Mais, en complétant l'observation, il sera facile de constater, sous quelque aspect qu'on envisage la société, que ses modifications successives sont toujours assujéties à un ordre déterminé, dont l'explication rationnelle, d'après l'étude de la nature humaine, est déjà possible en un assez grand nombre de cas pour que, dans les autres, on puisse espérer de l'apercevoir ultérieurement. Cet ordre présente d'ailleurs une fixité remarquable, que manifeste essentiellement l'exacte comparaison des développemens parallèles, observés chez des populations distinctes et indépendantes, comme chacun peut aisément en retrouver des exemples caractéristiques, dont les principaux seront d'ailleurs spontanément appréciés dans la partie historique de ce volume. Puis donc que, d'une part, l'existence du mouvement social est désormais incontestable, et que, d'une autre part, la succession des divers états de la société ne se fait, sous aucun rapport, dans un ordre arbitraire, il faut bien regarder, de toute nécessité, ce grand phénomène continu comme soumis à des lois naturelles aussi positives, quoique plus compliquées, que celles de tous les autres phénomènes quelconques, à moins d'employer l'artifice théologique d'une providence permanente, ou de recourir à la vertu mystique des entités métaphysiques. Il n'y a point, en effet, d'autre alternative intellectuelle; aussi est-ce seulement sur la catégorie des phénomènes sociaux que devra réellement se terminer, dans notre siècle, la lutte fondamentale, directement établie depuis trois siècles, entre l'esprit positif et l'esprit théologico-métaphysique. A jamais chassées successivement de toutes les autres classes de spéculations humaines, du moins en principe, la philosophie théologique et la philosophie métaphysique ne dominent plus maintenant que dans le système des études sociales: c'est de ce dernier domaine qu'il s'agit enfin de les exclure aussi; ce qui doit surtout résulter de la conception fondamentale du mouvement social comme soumis nécessairement à d'invariables lois naturelles, au lieu d'être régi par des volontés quelconques. Quoique les lois fondamentales de la solidarité sociale se vérifient surtout dans cet état de mouvement, un tel phénomène, malgré son invariable unité nécessaire, peut être utilement soumis, pour faciliter l'observation préalable, à une décomposition rationnelle permanente, d'après les divers aspects élémentaires mais co-relatifs de l'existence humaine, alternativement envisagée comme physique, morale, intellectuelle, et enfin politique. Or, sous quelqu'un de ces points de vue préliminaires qu'on envisage d'abord l'ensemble du mouvement général de l'humanité, depuis les temps historiques les plus anciens jusqu'à nos jours, il sera facile de constater que les divers pas se sont constamment enchaînés dans un ordre déterminé, comme la partie historique de ce volume le démontrera spontanément, en indiquant les lois principales de cette succession nécessaire. Je dois ici me borner essentiellement à citer surtout l'évolution intellectuelle, la plus irrécusable et la mieux caractérisée de toutes, en tant que moins entravée et plus avancée qu'aucune autre, et ayant dû, à ce titre, servir presque toujours de guide fondamental. La principale partie de cette évolution, celle qui a le plus influé sur la progression générale, consiste sans doute dans le développement continu de l'esprit scientifique, à partir des travaux primitifs des Thalès et des Pythagore, jusqu'à ceux des Lagrange et des Bichat. Or, aucun homme éclairé ne saurait douter aujourd'hui que, dans cette longue succession d'efforts et de découvertes, le génie humain n'ait toujours suivi une marche exactement déterminée, dont l'exacte connaissance préalable aurait en quelque sorte permis à une intelligence suffisamment informée de prévoir, avant leur réalisation plus ou moins prochaine, les progrès essentiels réservés à chaque époque, suivant l'heureux aperçu déjà indiqué, au commencement du siècle dernier, par l'illustre Fontenelle. Quoique les considérations historiques n'aient dû être qu'incidemment signalées, et pour des motifs purement accessoires, dans les trois premiers volumes de ce Traité, chacun a pu néanmoins y constater spontanément de nombreux et irrécusables exemples de cette succession nécessaire, plus compliquée mais aussi peu arbitraire qu'aucune loi naturelle proprement dite, soit en ce qui concerne les propres développemens de chaque science isolée, soit quant à l'influence mutuelle des diverses branches de la philosophie naturelle. Les principes posés d'avance, au début de cet ouvrage, sur la marche fondamentale de notre intelligence, et sur la hiérarchie générale des sciences, ont dû faciliter beaucoup de telles observations, et leur imprimer surtout, dès l'origine, une ineffaçable rationnalité, qui pourra simplifier ensuite, à un haut degré, l'analyse historique, quand nous devrons y procéder directement. On a donc ainsi pu s'assurer déjà, en des cas importuns et variés, que, sous ce rapport, les grands progrès de chaque époque, et même de chaque génération, résultaient nécessairement toujours de l'état immédiatement antérieur: en sorte que les hommes de génie, auxquels ils sont, d'ordinaire, trop exclusivement attribués, ne se présentaient essentiellement que comme les organes propres d'un mouvement prédéterminé, qui, à leur défaut, se fût ouvert d'autres issues; ainsi que l'histoire le vérifie souvent, de la manière la plus sensible, en montrant plusieurs esprits éminens tout préparés à faire simultanément la même grande découverte, qui n'a dû cependant avoir qu'un seul organe. Toutes les parties quelconques de l'évolution humaine comportent, au fond, comme nous le constaterons plus tard, des observations essentiellement analogues, quoique plus compliquées et moins appréciables. Il serait certainement superflu de s'arrêter ici à aucune pareille indication, même sommaire, en ce qui concerne les arts proprement dits, dont la progression naturelle, soit spéciale, soit combinée, est aujourd'hui suffisamment évidente. L'exception apparente relative aux beaux-arts recevra, spontanément, dans notre étude directe de la dynamique sociale, une explication rationnelle, pleinement suffisante, j'espère, pour empêcher désormais les bons esprits de voir dans ce cas essentiel une sorte de grave objection contre l'ensemble régulier du mouvement nécessaire et continu de l'humanité. Quant à la partie de ce grand mouvement qui semble aujourd'hui la moins réductible à des lois naturelles, c'est-à-dire le mouvement politique proprement dit, encore conçu comme arbitrairement régi par des volontés convenablement puissantes, chacun pourra cependant reconnaître, avec la même certitude au moins qu'en aucun autre cas, que les divers systèmes politiques se sont certainement succédé historiquement, suivant une filiation très rationnellement appréciable, dans un ordre exactement déterminé, que je ne crains pas de présenter d'avance comme encore plus inévitable que celui des divers états, généraux, et surtout spéciaux, de l'intelligence humaine, ainsi que nous le verrons en son lieu. Afin de mieux développer d'ailleurs cet indispensable sentiment préliminaire de l'existence nécessaire de lois positives en dynamique sociale, sous quelque aspect qu'on l'envisage, le lecteur pourra s'aider utilement de la solidarité fondamentale déjà constatée, pour l'état statique, entre tous les divers élémens sociaux. Elle doit, à plus forte raison, subsister pendant le mouvement, qui, sans cela, finirait par déterminer spontanément, comme en mécanique, l'entière décomposition du système. Or, la considération d'une telle connexité simplifie et fortifie à la fois les démonstrations préalables de l'ordre dynamique nécessaire, puisqu'il suffit ainsi de l'avoir constaté sous un rapport quelconque, pour qu'on soit aussitôt rationnellement autorisé à étendre d'avance le même principe à tous les autres aspects sociaux; ce qui lie directement entre elles toutes les preuves partielles que l'on peut successivement acquérir de la réalité de cette notion scientifique. Dans le choix et l'usage de ces diverses vérifications, j'engage le lecteur à remarquer d'abord que, par la nature du sujet, les lois de la dynamique sociale doivent être nécessairement d'autant mieux saisissables qu'elles concernent des populations plus étendues, où les perturbations secondaires ont moins d'influence, de même que je l'ai déjà indiqué envers les lois statiques. Il faut d'ailleurs noter ici, à cet égard, comme plus spécialement dynamique, cette réflexion analogue que les lois fondamentales deviennent aussi, de toute nécessité, d'autant plus irrésistibles, et par suite plus appréciables, qu'elles s'appliquent à une civilisation plus avancée, puisque le mouvement social, d'abord vague et incertain, doit naturellement se prononcer et se consolider davantage à mesure qu'il se prolonge, en surmontant, avec une énergie croissante, toutes les influences accidentelles. Cette double considération permanente, applicable à tous les aspects sociaux, pourra, j'espère, convenablement employée, guider heureusement le lecteur dans le travail préliminaire que je dois lui indiquer ici, et dont je ne saurais le dispenser, afin de suivre utilement l'étude du volume actuel. Quant à la coordination philosophique de ces preuves partielles préalables, dont la combinaison n'est nullement indifférente à la science, je dois enfin avertir aussi le lecteur que l'évolution fondamentale de l'humanité, comparativement appréciée sous les divers aspects sociaux, doit être, par la nature du sujet, d'autant plus nécessairement assujétie à d'impérieuses lois naturelles qu'elle concerne des phénomènes plus composés, où les irrégularités provenues d'influences individuelles quelconques doivent naturellement s'effacer davantage. On conçoit ainsi quelle irrationnelle inconséquence il doit y avoir aujourd'hui, par exemple, à regarder, d'une part, le mouvement scientifique comme soumis à des lois positives, et, d'une autre part, le mouvement politique comme essentiellement arbitraire; car, au fond, celui-ci, en vertu de sa complication supérieure, dominant davantage les perturbations individuelles, doit être encore plus inévitablement prédéterminé que l'autre, où le génie personnel exerce certainement plus d'empire, comme nous allons le reconnaître directement en traitant des limites fondamentales de l'action sociale. Quelque paradoxal que doive aujourd'hui sembler un tel principe, je ne doute pas qu'il ne soit finalement confirmé par un examen approfondi du sujet. Conformément à ma première indication, on vérifie maintenant, d'une manière aussi irrécusable que spontanée, la possibilité de caractériser sommairement ici le véritable esprit général de la sociologie dynamique, en se bornant à y étudier l'incontestable développement continu de l'humanité, qui en constitue le vrai sujet scientifique, sans se prononcer aucunement sur la fameuse question du perfectionnement humain. Il me serait aisé de persister jusqu'au bout dans une telle disposition, en écartant totalement cette controverse si agitée, qui semble aujourd'hui, par suite des irrationnelles préoccupations de notre philosophie politique, devoir fournir l'indispensable fondement primitif du système entier des conceptions sociales: la prétendue prépondérance de cette discussion se trouverait dès-lors irrévocablement appréciée, quoique indirectement, par la seule exécution de cette étude complète de l'évolution humaine, abstraction faite de toute considération de perfectibilité. Mais, quelque utile que pût être cette stricte rigueur scientifique, qui devrait en effet régner en un traité méthodique, et quoique une semblable disposition spéculative doive même prédominer immédiatement dans toute la suite de ce volume, je dois cependant ici, dans une première ébauche rationnelle, attacher une importance réelle aux divers éclaircissemens fondamentaux que peut exiger l'état philosophique actuel, quand même ils devraient paraître, du point de vue scientifique final, purement accessoires et secondaires. C'est pourquoi je crois utile d'examiner maintenant, en peu de mots, mais directement, cette célèbre contestation philosophique, trop puérilement vantée; elle nous servira d'ailleurs de transition naturelle à l'appréciation rationnelle des limites générales de l'action politique. L'esprit essentiellement relatif dans lequel doivent être désormais conçues toutes les notions quelconques de la politique positive, doit d'abord nous faire ici écarter irrévocablement, comme aussi vaine qu'oiseuse, la vague controverse métaphysique sur l'accroissement du bonheur de l'homme aux divers âges de la civilisation: ce qui élimine spontanément la seule partie essentielle de la question sur laquelle il soit vraiment impossible d'obtenir jamais un assentiment réel et permanent. Puisque le bonheur de chacun exige une suffisante harmonie entre l'ensemble du développement de ses différentes facultés, et le système total des circonstances quelconques qui dominent sa vie, et puisque, d'une autre part, un tel équilibre tend toujours à s'établir spontanément à un certain degré, il ne saurait y avoir lieu à comparer positivement, ni par aucun sentiment direct, ni même par aucune voie rationnelle, quant au bonheur individuel, des situations sociales dont l'entier rapprochement est certainement impossible: autant vaudrait, pour ainsi dire, poser la question insoluble et inintelligible du bonheur respectivement propre aux divers organismes animaux, ou aux deux sexes de chaque espèce. Après avoir ainsi écarté sans retour cet inépuisable texte de déclamations puériles ou de stériles dissertations, l'analyse positive de la vague notion actuelle du perfectionnement humain n'y laisse plus, au fond, subsister d'autre idée fondamentale que la pensée éminemment scientifique d'un développement continu de la nature humaine, envisagée sous tous ses divers aspects essentiels, suivant une harmonie constante, et d'après des lois invariables d'évolution. Or, cette conception, sans laquelle il ne peut exister aucune véritable science sociale, présente certainement, d'après même les seules explications préliminaires ci-dessus indiquées, la plus incontestable réalité: il n'y a aucune discussion possible avec ceux qui la méconnaîtraient; pas plus que, dans une science quelconque, avec ceux qui en rejettent les notions fondamentales, par exemple, en biologie, la série organique, dont la série sociologique constitue d'ailleurs l'équivalent philosophique. Il est donc évident que l'humanité se développe sans cesse par le cours graduel de sa civilisation, surtout quant aux plus éminentes facultés de notre nature, sous les divers rapports physique, moral, intellectuel, et finalement politique: c'est-à-dire que ces facultés, existantes mais comparativement engourdies d'abord, prennent peu à peu, par un exercice de plus en plus étendu et régulier, un essor de plus en plus complet, dans les limites générales qu'impose l'organisme fondamental de l'homme. Toute la question philosophique, pour motiver l'équivalence finale entre les deux idées de développement et de perfectionnement, l'une théorique, l'autre pratique, se réduit donc maintenant à prononcer si ce développement évident doit être regardé comme nécessairement accompagné, en réalité, d'une amélioration correspondante, ou d'un progrès proprement dit. Or, quoique la science pût aisément s'abstenir de résoudre directement un tel doute pratique, sans cesser néanmoins de poursuivre utilement ses libres recherches spéculatives, je ne dois pas cependant hésiter à déclarer ici, de la manière la plus explicite, que cette amélioration continue, ce progrès constant, me semblent aussi irrécusables que le développement même d'où ils dérivent: pourvu toutefois qu'on ne cesse de les concevoir, ainsi que ce développement, comme inévitablement assujétis, sous chaque aspect quelconque, à des limites fondamentales, les unes générales, les autres spéciales, que la science pourra ultérieurement caractériser, au moins dans les cas les plus importans; ce qui élimine aussitôt la chimérique conception d'une perfectibilité illimitée. Il doit être d'ailleurs toujours sous-entendu que, pour cette amélioration, comme pour ce développement, on considérera essentiellement l'ensemble de l'humanité, au lieu d'un peuple isolé. Cela posé, le développement humain me semble, en effet, entraîner constamment, sous tous les divers aspects principaux de notre nature, une double amélioration croissante, non-seulement dans la condition fondamentale de l'homme, ce qui serait aujourd'hui difficilement contestable, mais même aussi, ce qui est beaucoup moins apprécié, dans nos facultés correspondantes: le terme propre de _perfectionnement_ convient surtout à ce second attribut du progrès. Sous le premier point de vue, je n'ai pas besoin de m'arrêter ici à démontrer nullement l'évidente amélioration que l'évolution sociale a fait éprouver au système extérieur de nos conditions d'existence, soit par une action croissante et sagement dirigée sur le monde ambiant, d'après le progrès des sciences et des arts, soit par l'adoucissement constant de nos moeurs, soit enfin par le perfectionnement graduel de l'organisation sociale: sous ce dernier rapport surtout, qui est le plus controversé de nos jours, la suite de ce volume ne laissera, j'espère, aucun doute, malgré la prétendue rétrogradation politique attribuée au moyen âge, où les progrès ont été, au contraire, principalement politiques. Un fait général irrécusable répond suffisamment, en ce premier sens, à toutes les déclamations sophistiques: c'est l'accroissement constant et continu de la population humaine sur la surface entière du globe, par suite de sa civilisation, quoique les individus y satisfassent beaucoup mieux à l'ensemble de leurs besoins physiques. Il faut qu'une telle tendance à l'amélioration continue de la condition humaine soit bien spontanée et profondément irrésistible pour avoir pu persévérer malgré les énormes fautes, surtout politiques, qui, en tout temps, ont dû absorber ou neutraliser la majeure partie de nos diverses forces. Même à notre époque révolutionnaire, malgré la discordance plus prononcée entre le système politique et l'état général de la civilisation, il n'est pas douteux que l'amélioration se prolonge, non-seulement sous le rapport physique et sous le rapport intellectuel, ce qui est évident, mais aussi, au fond, sous le rapport moral, quoique la désorganisation passagère y doive plus profondément troubler l'évolution fondamentale. Quant au second aspect de la question, c'est-à-dire à une certaine amélioration graduelle et fort lente de la nature humaine, entre des limites très étroites mais ultérieurement appréciables quoique peu connues jusqu'à présent, il me semble rationnellement impossible, du point de vue de la vraie philosophie biologique, de ne point admettre ici, jusqu'à un certain degré, le principe irrécusable de l'illustre Lamarck, malgré ses immenses et évidentes exagérations, sur l'influence nécessaire d'un exercice homogène et continu pour produire, dans tout organisme animal, et surtout chez l'homme, un perfectionnement organique, susceptible d'être graduellement fixé dans la race, après une persistance suffisamment prolongée. En considérant surtout, pour une question aussi délicate, le cas le mieux caractérisé, c'est-à-dire celui du développement intellectuel, on ne peut, ce me semble, refuser d'admettre, sans que toutefois l'expérience ait encore suffisamment prononcé[24], une plus grande aptitude naturelle aux combinaisons d'esprit chez les peuples très civilisés, indépendamment de toute culture quelconque, ou, ce qui est équivalent, une moindre aptitude chez les nations peu avancées; pourvu que la comparaison soit toujours établie, autant que possible, entre des individus d'un organisme cérébral analogue, et surtout, par exemple, chez les intelligences moyennes. Quoique les facultés intellectuelles doivent être, sans doute, principalement modifiées par l'évolution sociale, cependant leur moindre intensité relative dans la constitution fondamentale de l'homme me semble autoriser à conclure, en quelque sorte _à fortiori_, de leur amélioration supposée, au perfectionnement proportionnel des aptitudes plus prononcées et non moins exercées, sauf toutefois l'éventuelle révision ultérieure d'un tel aperçu philosophique, d'après la convenable exécution directe d'un indispensable examen scientifique. Sous le rapport moral surtout, il me paraît incontestable que le développement graduel de l'humanité tend à déterminer constamment, et réalise en effet à un certain degré, une prépondérance croissante des plus nobles penchans de notre nature, ainsi que je l'expliquerai en son lieu. Quoique les plus mauvais instincts continuent nécessairement à subsister, en modifiant seulement leurs manifestations, cependant un exercice moins soutenu et plus comprimé doit tendre à les amortir graduellement; et leur régularisation croissante finit certainement par les faire concourir involontairement au maintien de la bonne économie sociale, surtout dans les organismes peu prononcés, qui constituent l'immense majorité. [Footnote 24: On a souvent tenté des essais persévérans pour décider si de jeunes sauvages, pris de très bonne heure, pourraient devenir, par une éducation convenable, et d'après un ensemble de circonstances favorables, aussi aptes à notre vie sociale que les Européens actuels. L'événement paraît avoir presque toujours indiqué, au contraire, une tendance, pour ainsi dire irrésistible, surtout sous le rapport moral, à reprendre spontanément la vie sauvage, malgré toutes les précautions employées: ce qui, ce me semble, constituerait un puissant motif de décision dans la question proposée. Mais, quoique ces sortes d'expériences aient été ordinairement inspirées par les intentions les plus sages et les plus bienveillantes, elles ont été jusqu'ici conçues et poursuivies d'une manière trop peu rationnelle, pour que je croie franchement pouvoir leur attribuer déjà une vraie valeur scientifique.] Ces diverses explications suffisent ici, quoique très sommaires, pour établir clairement que le développement continu de l'humanité peut être toujours considéré comme un vrai perfectionnement graduel, entre les limites convenables. On a donc le droit rationnel d'admettre, en sociologie, l'équivalence nécessaire de ces deux termes généraux, ainsi qu'on le fait habituellement, en biologie, dans l'étude comparative de l'organisme animal. Néanmoins, je dois, ce me semble, persister à employer surtout la première expression, qui, heureusement, n'a pas encore été gâtée par un usage irrationnel, et qui paraît spécialement convenable à une destination scientifique. Cette préférence est, à mes yeux, d'autant plus motivée que, même sous l'aspect pratique, la qualification de _développement_ a, par sa nature, le précieux avantage de déterminer directement en quoi consiste, de toute nécessité, le _perfectionnement_ réel de l'humanité; car, il indique aussitôt le simple essor spontané, graduellement secondé par une culture convenable, des facultés fondamentales toujours préexistantes qui constituent l'ensemble de notre nature, sans aucune introduction quelconque de facultés nouvelles. La seconde expression n'ayant point une telle propriété, surtout à raison du vicieux emploi qu'on en a tant fait de nos jours, nous devrons désormais, sans aucune affectation pédantesque, y renoncer essentiellement, mais en prenant toujours la première dans son entière extension philosophique, soit scientifique, soit pratique, maintenant assez définie. Pour achever ici de caractériser sommairement cette conception préliminaire du développement humain, qui constitue le sujet propre de toute la sociologie dynamique, j'y dois encore signaler, sous un dernier point de vue, la disposition générale qu'elle doit spontanément produire à toujours considérer l'état social, envisagé sous tous ses divers aspects principaux, comme ayant été essentiellement aussi parfait, à chaque époque, que le comportait l'âge correspondant de l'humanité, combiné avec le système co-relatif des circonstances quelconques sous l'empire desquelles s'accomplissait son évolution actuelle. Cette tendance philosophique, sans laquelle, j'ose le dire, l'histoire resterait radicalement incompréhensible, devient naturellement ici l'indispensable complément de la disposition intellectuelle, exactement analogue, ci-dessus établie quant à la sociologie statique: l'une est au progrès, ce que l'autre est à l'ordre; et toutes deux résultent nécessairement du même principe évident, c'est-à-dire de cette prépondérance irrévocable du point de vue relatif sur le point de vue absolu, qui distingue principalement, en un sujet quelconque, le véritable esprit général propre à la philosophie positive. Si les divers élémens sociaux ne peuvent point, à la longue, ne pas observer spontanément entre eux cette harmonie universelle, premier principe de l'ordre réel; de même chacun d'eux, ou leur ensemble, ne saurait éviter, à chaque époque, d'être essentiellement aussi avancé que le permettait le système total des diverses influences, intérieures ou extérieures, de son accomplissement effectif. Pas plus dans un cas que dans l'autre, il ne s'agit ainsi de causes finales, ni de direction providentielle quelconque. C'est toujours, pour le mouvement, comme nous l'avons déjà reconnu pour l'existence, la simple suite nécessaire de cet ordre spontané, résultant d'invariables lois naturelles, envers tous les phénomènes possibles, et qui seulement doit se manifester d'une manière moins régulière, mais pareillement inévitable, à l'égard des phénomènes sociaux, soit statiques, soit dynamiques, en vertu de leur complication supérieure. Le même principe doit, sans doute, directement exclure aussi, à ce nouveau sujet, cette irrationnelle accusation d'optimisme prétendu, sur laquelle je me suis déjà suffisamment expliqué en ce qui concerne la statique sociale, et qui, certes, n'est pas ici moins étrange. Ce serait sans doute attribuer aux mesures politiques proprement dites une puissance inintelligible, radicalement contraire à l'ensemble des observations, que de leur attribuer principalement les progrès sociaux, comme je vais le montrer directement. Puis donc que le perfectionnement effectif résulte surtout du développement spontané de l'humanité, comment pourrait-il, à chaque époque, n'être pas essentiellement ce qu'il pouvait être d'après l'ensemble de la situation? Mais cette disposition rationnelle n'exclut nullement, comme je l'ai déjà établi, la possibilité, et même la nécessité, des aberrations quelconques, soit involontaires, soit même volontaires, qui doivent ici être naturellement plus prononcées qu'en aucun autre cas, quoique néanmoins toujours renfermées inévitablement entre certaines limites fondamentales, imposées par l'ensemble des conditions du sujet, et sans l'existence desquelles le phénomène général du progrès continu deviendrait évidemment inexplicable. Une telle considération philosophique tend seulement à faire prévaloir, dans l'examen habituel des phénomènes sociaux, soit accomplis, soit actuels, cette sage indulgence scientifique, qui dispose à mieux apprécier, et même à saisir avec plus de facilité, la vraie filiation historique des événemens, sans exclure, en aucune manière, quand le cas l'exige, ni une sévère réprobation, ni surtout la libre conception directe de la plus active intervention humaine, comme la suite de ce volume le rendra, j'espère, pleinement incontestable. L'ensemble des considérations précédentes amène naturellement l'examen de la conception fondamentale propre à la sociologie dynamique sous un dernier aspect capital, plus éminemment susceptible qu'aucun autre de manifester directement, dans la pratique, le vrai caractère philosophique de la politique positive. Il s'agit du principe des limites générales de l'action politique quelconque, dont la notion rationnelle doit surtout dissiper immédiatement aujourd'hui l'esprit idéal, absolu, et illimité, qui, sous l'influence prépondérante de la philosophie métaphysique, domine encore habituellement le système des spéculations sociales, comme je l'ai expliqué au début de cette leçon. Nul homme sensé ne saurait désormais méconnaître d'abord l'existence nécessaire de pareilles limites, abstraction faite de leur détermination effective, à moins de continuer un usage sérieux de l'antique hypothèse théologique, qui représente le législateur comme le simple organe d'une providence directe et continue, à l'influence de laquelle on ne saurait, en effet, admettre aucunes limites. Notre temps n'exige plus la moindre réfutation rationnelle de semblables conceptions, qui ont même cessé d'être réellement comprises de leurs plus déterminés partisans, quoique les habitudes intellectuelles contractées sous leur longue prépondérance soient encore loin d'être, de nos jours, suffisamment rectifiées. Dans un ordre quelconque de phénomènes, l'action humaine étant toujours nécessairement très limitée, malgré la puissance du concours le plus étendu, dirigé par les plus ingénieux artifices, il serait évidemment impossible de comprendre à quel titre les phénomènes sociaux pourraient être seuls exceptés de cette restriction fondamentale, suite inévitable de l'existence même des lois naturelles. Quelles que puissent être les décevantes inspirations de l'orgueil humain, tout homme d'état, après un suffisant exercice de l'autorité politique, doit être ordinairement très convaincu, par sa propre expérience personnelle, de la réalité de ces limites nécessaires imposées à l'action politique par l'ensemble des influences sociales, et auxquelles il faut bien qu'il attribue l'avortement habituel de la majeure partie des vains projets qu'il avait d'abord secrètement rêvés: peut-être même ce sentiment doit-il être d'autant plus complet, quoique le plus souvent dissimulé, que le pouvoir a été plus étendu, parce que son impuissance à lutter contre les lois naturelles du phénomène a dû devenir plus décisive, à moins toutefois que l'intelligence n'ait pu alors suffisamment résister à l'ivresse spontanée qui en résulte si fréquemment. Sans insister davantage sur ce principe évident, sans lequel la véritable science sociale ne saurait aucunement exister, il faut maintenant signaler l'aptitude nécessaire de la nouvelle philosophie politique à déterminer sans incertitude, comme application directe et continue de son développement scientifique, avec toute la précision que comporte la nature du sujet et qui suffit aux besoins réels, en quoi consistent ces limites fondamentales, soit générales ou spéciales, soit permanentes ou actuelles. Il faut, à cet effet, apprécier d'abord en quoi la marche invariable du développement humain peut être affectée par l'ensemble des causes quelconques de variation qui peuvent y être appliquées, sans aucune distinction entre elles; et ensuite on examinera quel rang d'importance peut occuper, parmi ces divers modificateurs possibles, l'action volontaire et calculée de nos combinaisons politiques: tel est l'ordre rationnel prescrit par la nature du sujet, en considérant d'ailleurs le premier point comme beaucoup plus capital, en principe général, que ne peut l'être le second, et même comme seul pleinement accessible aujourd'hui. Sous ce point de vue principal, on doit préalablement concevoir les phénomènes sociaux comme étant, de toute nécessité, en vertu même de leur complication supérieure, les plus modifiables de tous, d'après la loi philosophique que j'ai démontrée à cet égard dans les deux volumes précédens. Ainsi, l'ensemble des lois sociologiques comporte naturellement des limites de variation plus étendues que ne le permet même le système des lois biologiques proprement dites, et, à plus forte raison, celui des lois chimiques, ou physiques, ou surtout astronomiques. Si donc, parmi les diverses causes modificatrices, l'intervention humaine occupe le même rang d'influence proportionnelle, comme il est naturel de le supposer d'abord, son influence devra donc être en effet plus considérable dans le premier cas que dans aucun autre, malgré toute apparence contraire. Tel est le premier fondement scientifique des espérances rationnelles d'une réformation systématique de l'humanité: et, à ce titre, les illusions de ce genre doivent certainement sembler plus excusables qu'en tout autre sujet. Mais, quoique les modifications, produites par des causes quelconques, soient ainsi nécessairement plus grandes, dans l'ordre des phénomènes politiques, qu'envers des phénomènes plus simples et moins variés, elles ne sauraient cependant s'élever jamais, là comme ailleurs, et même plus qu'ailleurs, au-dessus de la nature de pures modifications, c'est-à-dire qu'elles demeurent toujours radicalement subordonnées aux lois fondamentales, soit statiques, soit dynamiques, qui règlent l'harmonie constante des divers élémens sociaux et la filiation continue de leurs variations successives. Il n'y a pas d'influence perturbatrice, soit extérieure, soit humaine, qui puisse faire co-exister, dans le monde politique réel, des élémens antipathiques, ni altérer, à aucun titre, les vraies lois naturelles du développement de l'humanité: pourvu, bien entendu, que, dans l'étude positive de la solidarité sociale et de l'évolution humaine, on ait pris d'abord en suffisante considération l'ensemble des causes constantes, soit intérieures, soit aussi extérieures, sous l'empire total desquelles doivent s'accomplir de tels phénomènes, ainsi que je l'expliquerai spécialement dans la leçon suivante. L'inévitable prépondérance graduelle des influences continues, quelque imperceptible que puisse d'abord sembler leur pouvoir, est aujourd'hui admise envers tous les phénomènes naturels; il faudra bien qu'on l'applique aussi aux phénomènes sociaux, aussitôt qu'on y étendra la même manière de philosopher. En quoi donc peuvent consister les incontestables modifications dont l'organisme et la vie politiques sont éminemment susceptibles, puisque rien n'y peut altérer ni les lois de l'harmonie ni celles de la succession? Cet irrationnel étonnement, trop naturel aujourd'hui pour être aucunement blâmé par la philosophie, dispose à oublier que, dans tous les ordres de phénomènes, les modifications portent toujours exclusivement sur leur intensité et sur leur mode secondaire d'accomplissement effectif, mais sans pouvoir jamais affecter ni leur nature propre ni leur filiation principale, ce qui, en élevant la cause perturbatrice au-dessus de la cause fondamentale, détruirait aussitôt toute l'économie des lois réelles du sujet. Appliqué au monde politique, cet indispensable principe de philosophie positive y montre, en général, que, sous le rapport statique, les diverses variations possibles n'y sauraient jamais consister que dans l'intensité plus ou moins prononcée des différentes tendances spontanément propres à l'ensemble de chaque situation sociale, envisagée d'un point de vue quelconque, mais sans que rien puisse, en aucun cas, empêcher ni produire ces tendances respectives, ni, en un mot, les dénaturer: de même, sous le rapport dynamique, l'évolution fondamentale de l'humanité devra être ainsi conçue comme seulement modifiable, à certains degrés déterminés, quant à sa simple vitesse, mais sans aucun renversement quelconque dans l'ordre fondamental du développement continu, et sans qu'aucun intermédiaire un peu important puisse être entièrement franchi. On peut se faire, à tous égards, une juste idée philosophique de la vraie nature essentielle de ces variations réelles en les assimilant surtout aux variations analogues de l'organisme animal, qui leur sont exactement comparables, comme assujéties à des pareilles conditions, soit statiques, soit dynamiques; avec cette seule différence rationnelle, déjà prévue ci-dessus, que les modifications sociales peuvent et doivent devenir plus étendues et plus variées que les simples modifications biologiques, en supposant, bien entendu, un milieu et un organisme constans. La saine théorie générale de ces limites de variation étant encore essentiellement à établir, en biologie, comme nous l'avons reconnu au volume précédent, depuis les travaux de Lamarck qui en ont indiqué le principe, on ne saurait espérer que la sociologie puisse être aujourd'hui plus avancée à cet égard. Mais il suffit ici d'en avoir caractérisé, sous ce point de vue, le véritable esprit général, soit quant à la statique ou à la dynamique sociales. Or, en considérant directement, à l'un ou à l'autre titre, le principe que je viens de poser, il sera, je pense, impossible de le contester sérieusement, d'après l'ensemble des observations politiques: sa consistance se développera d'ailleurs ultérieurement, par son usage spontané dans tout le reste de ce volume. Dans l'ordre intellectuel, plus aisément appréciable aujourd'hui, il n'y a aucune influence accidentelle, ni aucune supériorité individuelle, qui puisse, par exemple, transporter à une époque les découvertes vraiment réservées à une époque postérieure, d'après la marche fondamentale de l'esprit humain, ni réciproquement. L'histoire des sciences vérifie surtout, de la manière la plus irrécusable, cette intime dépendance des génies même les plus éminens envers l'état contemporain de la raison humaine, dont il serait superflu de citer ici aucun des innombrables exemples, principalement en ce qui tient au perfectionnement des diverses méthodes d'investigation, soit rationnelles, soit expérimentales. Il en est ainsi, à plus forte raison, dans les arts proprement dits, surtout en ce qui dépend aussi des moyens mécaniques de suppléer à l'action humaine. On n'en saurait douter davantage, au fond, à l'égard même du développement moral de notre nature, dont le caractère est certainement réglé surtout, à chaque époque, par l'état correspondant de l'évolution sociale, quelles que soient les modifications volontaires dérivées de l'éducation, et même les modifications spontanées relatives à l'organisation individuelle. Chacun des modes fondamentaux de l'existence sociale détermine un certain système de moeurs co-relatives, dont la physionomie commune se retrouve aisément chez tous les individus, au milieu de leurs différences caractéristiques: il y a certainement, par exemple, tel état de l'humanité où les meilleurs naturels contractent nécessairement des habitudes de férocité, dont s'affranchissent, presque sans effort, des natures bien inférieures, vivant dans une société plus avancée. Il en est essentiellement de même sous le point de vue politique proprement dit, comme l'analyse historique le confirmera directement plus tard. Enfin, si l'un voulait rapporter tous les faits ou les diverses réflexions qui établissent l'existence effective de ces limites nécessaires de variation dont je viens déposer le principe rationnel, on serait peu à peu involontairement conduit à reproduire successivement toutes les considérations essentielles qui prouvent la subordination réelle des phénomènes sociaux à d'invariables lois naturelles: parce qu'un tel principe ne constitue, en effet, qu'une rigoureuse application générale d'une telle conception philosophique. Après cette sommaire circonscription scientifique du champ général des modifications sociales, de quelque source qu'elles puissent provenir, on ne saurait exiger que je traite ici la question sous le second point de vue précédemment indiqué, c'est-à-dire, quant au classement définitif des diverses influences modificatrices, suivant leur importance respective. Une telle recherche serait aujourd'hui éminemment prématurée, puisque la détermination principale, dont elle ne peut être qu'un simple complément, n'a pu encore être soumise à aucune élaboration rationnelle, et n'a pas même été suffisamment examinée, en biologie, dans un cas beaucoup moins difficile, comme je l'ai ci-dessus remarqué. Ainsi, les trois sources générales de variation sociale me paraissant résulter, 1º de la race, 2º du climat, 3º de l'action politique proprement dite, envisagée dans toute son extension scientifique, il ne peut nullement convenir de ici rechercher si leur importance relative est vraiment conforme à cet ordre d'énonciation ou à tout autre. Quand même cette détermination ne serait point évidemment déplacée dans l'état naissant de la science, les lois de la méthode obligeraient du moins à en ajourner l'exposition directe après l'examen du sujet principal, afin d'éviter une irrationnelle confusion entre les phénomènes fondamentaux et leurs modifications diverses, comme je l'ai remarqué, à l'occasion du climat, dans le chapitre précédent. Du reste, un tel classement doit avoir aujourd'hui d'autant moins d'intérêt pratique que l'influence des combinaisons politiques étant, de ces trois causes modificatrices, la seule suffisamment accessible à notre intervention, c'est nécessairement vers elle que devra surtout se diriger l'attention générale, quoiqu'il y eût un grave inconvénient scientifique à supposer d'avance, par ce seul motif, que sa portée réelle est, en effet, prépondérante, en préjugeant, d'après un vicieux entraînement, le résultat final d'une exacte comparaison directe, dont l'examen doit rester ultérieurement réservé. Mais si cette comparaison n'est pas encore convenablement préparée, il faut reconnaître aussi que son exécution actuelle n'importe aucunement à l'institution générale du véritable esprit de la politique positive. Car, il suffit, à cet égard, d'avoir posé, comme je viens de le faire, le principe scientifique qui caractérise et circonscrit les modifications compatibles avec la nature des phénomènes sociaux, quelles que puissent être les sources propres et directes de ces variations quelconques. Si, sous ce rapport, j'ai paru surtout avoir en vue l'action politique proprement dite, c'est uniquement à cause de l'irrationnelle prépondérance qu'on a coutume de lui attribuer encore, et qui tend aujourd'hui à empêcher directement toute vraie notion des lois sociologiques. Aussi me bornerai-je, à ce sujet, à signaler, en outre, d'après l'ensemble des explications antérieures, le principe spécial de l'illusion très naturelle qui entretient maintenant ce sophisme involontaire, chez ceux-là mêmes qui se croient pleinement affranchis de la philosophie théologique, d'où il est d'abord évidemment émané. Cette illusion consiste en ce que les diverses opérations politiques, soit temporelles, soit spirituelles, n'ayant pu avoir d'efficacité sociale qu'autant qu'elles étaient conformes aux tendances correspondantes de l'humanité, elles semblent, à des spectateurs prévenus ou irréfléchis, avoir produit ce qu'une évolution spontanée, mais peu apparente, a seule essentiellement déterminé. En procédant ainsi, on néglige évidemment les cas nombreux et caractéristiques, dont l'histoire abonde, où l'autorité politique la plus étendue n'a pu laisser bientôt aucune trace profonde de son développement le plus énergique et le mieux soutenu, uniquement parce qu'elle était surtout dirigée en sens contraire du mouvement général de la civilisation contemporaine, ainsi que le témoignent les irrécusables exemples de Julien, de Philippe II, de Bonaparte, etc. On peut même regarder, à cet égard, comme plus décisifs encore, sous le point de vue scientifique, les cas inverses, malheureusement beaucoup plus rares, mais néanmoins très appréciables dans l'ensemble du développement humain, où l'action politique, également soutenue par une puissante autorité, a néanmoins avorté dans la poursuite d'améliorations trop prématurées, malgré la tendance progressive qui était en sa faveur: l'histoire intellectuelle, aussi bien que l'histoire politique proprement dite, en offrent d'incontestables exemples. Fergusson a judicieusement remarqué que même l'action d'un peuple sur un autre, soit par la conquête ou autrement, quoique la plus intense de toutes les forces semblables, n'y pouvait, en général réaliser essentiellement que les modifications conformes à ses propres tendances, dont le développement se trouvait ainsi seulement un peu plus accéléré ou un peu plus étendu qu'il n'eût pu l'être spontanément. En politique, comme dans les sciences, l'opportunité fondamentale constitue toujours la principale condition de toute grande et durable influence, quelle que puisse être la valeur personnelle de l'homme supérieur auquel le vulgaire attribue une action sociale dont il n'a pu être que l'heureux organe. Ce pouvoir quelconque de l'individu sur l'espèce est d'ailleurs assujéti réellement à ces limites générales, lors même qu'il ne s'agit que des effets les plus aisés à produire, soit en bien, soit même en mal. Dans les époques révolutionnaires, par exemple, ceux qui s'attribuent, avec un si étrange orgueil, le facile mérite d'avoir développé chez leurs contemporains l'essor de passions anarchiques, ne s'aperçoivent pas que, même en ce cas, leur déplorable triomphe apparent n'est dû surtout qu'à une disposition spontanée, déterminée par l'ensemble de la situation sociale correspondante, qui a produit le relâchement provisoire et partiel de l'harmonie générale: comme on peut aisément le vérifier aujourd'hui, à l'égard des principales aberrations sociales, dérivées du dévergondage moral, résultant de notre anarchie intellectuelle; il en fut de même en tout temps. Du reste, après avoir ainsi reconnu, par le concours naturel de tant de motifs divers, l'existence effective des limites générales de variation propres aux phénomènes sociaux, et spécialement des modifications dépendantes de l'action politique systématisée, temporelle ou spirituelle; après avoir, en même temps, établi le vrai principe scientifique destiné à qualifier et à circonscrire de telles modifications; c'est évidemment au développement direct de la science sociale à déterminer, en chaque cas, l'influence propre et la portée actuelle de ce principe général, qui ne saurait aucunement dispenser d'une appréciation immédiate et particulière de la situation correspondante. C'est par de semblables appréciations, empiriquement opérées, qu'a pu être guidé jusqu'ici l'heureux instinct des hommes de génie qui ont réellement exercé sur l'humanité une grande et profonde action, à un titre et sous un rapport quelconques: c'est uniquement ainsi qu'ils ont pu rectifier grossièrement les indications illusoires ou vicieuses des doctrines irrationnelles et chimériques qui dominaient le plus souvent leur raison. En tout genre, comme je l'ai établi dès l'origine de cet ouvrage, la prévoyance est la vraie source de l'action. Les vagues habitudes intellectuelles qui prévalent encore en philosophie politique pourraient bien aujourd'hui conduire, d'après les diverses considérations précédentes, à méconnaître entièrement la portée pratique d'une science nouvelle qui dissipe ainsi sans retour, dans leurs fondemens spéculatifs, ces ambitieuses illusions relatives à l'action indéfinie de l'homme sur la civilisation: aussi la physique sociale doit-elle, à ce titre, s'attendre à être d'abord taxée quelquefois de nous réduire à la simple observation passive des événemens humains, sans aucune puissante intervention continue. Il est néanmoins certain que le principe ci-dessus posé quant aux limites rationnelles de l'action politique établit directement, au contraire, de la manière la plus incontestable et la plus précise, le vrai point de contact fondamental entre la théorie et la pratique sociales. C'est surtout ainsi que l'art politique peut enfin commencer à prendre un caractère judicieusement systématique, en cessant d'être essentiellement dirigé d'après des principes arbitraires tempérés par des notions empiriques; c'est ainsi, en un mot, qu'il pourra éprouver une transformation analogue à celle qui s'accomplit aujourd'hui pour l'art médical, celui de tous auquel la nature des phénomènes doit le plus permettre de l'assimiler. Puisque, en effet, notre intervention politique quelconque ne saurait, en aucun cas, avoir de véritable efficacité sociale, soit quant à l'ordre ou quant au progrès, qu'en s'appuyant directement sur les tendances correspondantes de l'organisme ou de la vie politiques, afin d'en seconder, par de judicieux artifices, le développement spontané, il faut donc, à cette fin, connaître avant tout, avec autant de précision que possible, ces lois naturelles d'harmonie et de succession, qui déterminent, à chaque époque, et sous chaque aspect social, ce que l'évolution humaine est prête à produire, en signalant même les principaux obstacles susceptibles d'être écartés. En un mot, ainsi que je l'indiquai dans mon écrit de 1822, la marche de la civilisation ne s'exécute pas à proprement parler, suivant une ligne droite, mais selon une série d'oscillations, inégales et variables, comme dans la locomotion animale, autour d'un mouvement moyen, qui tend toujours à prédominer, et dont l'exacte connaissance permet de régulariser d'avance la prépondérance naturelle, en diminuant ces oscillations et les tâtonnemens plus ou moins funestes qui leur correspondent. Ce serait, toutefois, exagérer, sans doute, la portée réelle d'un tel art, cultivé même aussi rationnellement que possible, et appliqué avec toute l'extension convenable, que de lui attribuer la propriété d'empêcher, en tous les cas, les révolutions violentes qui naissent des entraves qu'éprouve le cours spontané de l'évolution humaine. Dans l'organisme social, en vertu de sa complication supérieure, les maladies et les crises sont nécessairement encore plus inévitables, à beaucoup d'égards, que dans l'organisme individuel. Mais, alors même que la science réelle est forcée de reconnaître essentiellement son impuissance momentanée devant de profonds désordres ou d'irrésistibles entraînemens, elle peut encore utilement concourir à adoucir et surtout à abréger les crises, d'après l'exacte appréciation de leur principal caractère, et la prévision rationnelle de leur issue finale, sans renoncer jamais à une sage intervention, à moins d'une impossibilité convenablement constatée. Ici, comme ailleurs, et même plus qu'ailleurs, il ne s'agit point de gouverner les phénomènes, mais seulement d'en modifier le développement spontané; ce qui exige évidemment qu'on en connaisse préalablement les lois réelles. Par un tel ensemble de notions préliminaires, d'abord statiques et ensuite dynamiques, le véritable esprit général propre à la nouvelle philosophie politique me semble désormais suffisamment caractérisé, de manière à fixer la position rationnelle des questions sociologiques. Sans admirer ni maudire les faits politiques, et en y voyant essentiellement, comme en toute autre science, de simples sujets d'observation, la physique sociale considère donc chaque phénomène sous le double point de vue élémentaire de son harmonie avec les phénomènes co-existans et de son enchaînement avec l'état antérieur et l'état postérieur du développement humain; elle s'efforce, à l'un et à l'autre titre, de découvrir, autant que possible, les vraies relations générales qui lient entre eux tous les faits sociaux; chacun d'eux lui paraît _expliqué_, dans l'acception vraiment scientifique du terme, quand il a pu être convenablement rattaché, soit à l'ensemble de la situation correspondante, soit à l'ensemble du mouvement précédent, en écartant toujours soigneusement toute vaine et inaccessible recherche de la nature intime et du mode essentiel de production des phénomènes quelconques. Développant au plus haut degré le sentiment social, cette science nouvelle, selon la célèbre formule de Pascal, dès lors pleinement réalisée, représente nécessairement, d'une manière directe et continue, la masse de l'espèce humaine, soit actuelle, soit passée, soit même future, comme constituant, à tous égards, et de plus en plus, ou dans l'ordre des lieux, ou dans celui des temps, une immense et éternelle unité sociale, dont les divers organes, individuels on nationaux, unis sans cesse par une intime et universelle solidarité, concourent inévitablement, chacun suivant un mode et un degré déterminés, à l'évolution fondamentale de l'humanité, conception vraiment capitale, et toute moderne, qui doit devenir ultérieurement la principale base rationnelle de la morale positive. Conduisant enfin, de même que toute autre science réelle, avec la précision que comporte l'excessive complication propre à ses phénomènes, à l'exacte prévision systématique des événemens qui doivent résulter, soit d'une situation donnée, soit d'un ensemble donné d'antécédens, la science politique fournit directement aussi à l'art politique, non-seulement l'indispensable détermination préalable des diverses tendances spontanées qu'il doit seconder, mais aussi l'indication générale des principaux moyens qu'il peut y appliquer, de manière à éviter, autant que possible, toute action nulle ou éphémère, et dès lors dangereuse, en un mot toute vicieuse consommation des forces quelconques. Ayant ainsi terminé l'indispensable examen préliminaire du véritable esprit général qui doit caractériser la nouvelle philosophie politique, ce qui a dû être bien plus difficile qu'envers les sciences déjà constituées, il faut maintenant procéder, comme dans les parties antérieures de ce traité, à l'appréciation rationnelle de l'ensemble des divers moyens fondamentaux convenables à la nature et à la destination, désormais suffisamment définies, de la science sociologique. D'après une loi philosophique, établie surtout par les deux volumes précédens, nous devons d'abord nous attendre, en vertu de la plus grande complication des phénomènes, à trouver, en sociologie, un système de ressources scientifiques, directes ou indirectes, plus varié et plus développé qu'à l'égard d'aucune autre branche essentielle de la philosophie naturelle, sans excepter même la biologie. Cette loi nécessaire continue, en effet, à subsister aussi en ce nouveau cas, qui en constitue finalement la plus entière application possible, sans que d'ailleurs une telle extension de moyens y puisse non plus compenser réellement l'imperfection nécessairement croissante des diverses sciences à mesure que leurs phénomènes deviennent plus complexes. Mais l'extrême nouveauté du sujet doit y rendre aujourd'hui cette inévitable extension beaucoup plus délicate à vérifier qu'à l'égard de toute autre science, et bien que je doive ici la noter, en l'expliquant sommairement, sous chacun des divers aspects principaux, je puis à peine espérer qu'elle soit suffisamment reconnue avant que le développement graduel de la science en reproduise spontanément la confirmation, avec quelque énergie logique qu'elle dérive réellement de la nature d'une telle étude. La physique sociale devant être, de toute nécessité, profondément subordonnée au système des sciences fondamentales relatives aux différentes classes successives de phénomènes plus généraux et moins compliqués, d'après la hiérarchie scientifique que j'ai établie, il faut y distinguer d'abord deux ordres principaux de ressources essentielles: les unes, directes, consistent dans les divers moyens d'exploration qui lui sont propres; les autres, indirectes, mais non moins indispensables, résultent des relations nécessaires de la sociologie avec le système des sciences antérieures, qui doivent y fournir, à tant de titres, de précieuses indications continues. Je dois terminer la leçon actuelle par une sommaire appréciation générale du premier ordre de moyens scientifiques. Quant au second, pour le mieux caractériser, j'en ferai le sujet propre et séparé de la leçon suivante, qui constituera donc le complément rationnel de celle-ci. En sociologie, comme en biologie, l'exploration scientifique emploie concuremment les trois modes fondamentaux que j'ai distingués, dès le second volume de ce Traité, dans l'art général d'observer: c'est-à-dire, l'observation pure; l'expérimentation proprement dite; et enfin la méthode comparative, essentiellement adaptée à toute étude quelconque sur les corps vivans. Il s'agit donc d'apprécier sommairement ici la portée relative et le caractère propre de ces trois procédés successifs, en ce qui concerne la nature et la destination, précédemment définies, de cette science nouvelle. Quant à la simple observation, on se forme certainement encore des notions très imparfaites et même radicalement vicieuses, à beaucoup d'égards, de ce qu'elle peut et doit être en sociologie sociale. L'anarchique influence sociale de la philosophie métaphysique du siècle dernier, s'étendant de la doctrine à la méthode, a tendu, par un aveugle instinct de destruction, à empêcher en quelque sorte toute ultérieure réorganisation intellectuelle, en ruinant d'avance les seules bases logiques sur lesquelles pussent reposer des analyses vraiment scientifiques, par cette absurde théorie du pyrrhonisme historique, qui prolonge encore aujourd'hui son action délétère, quoique son principe ne soit plus ostensiblement soutenu. Exagérant, au degré le plus désordonné, au sujet des événemens sociaux, les difficultés générales communes à toute exacte observation quelconque, et surtout les difficultés spéciales que doivent spontanément susciter des phénomènes aussi compliqués, sans tenir un compte scrupuleux des diverses précautions, expérimentales ou rationnelles, qui peuvent nous en garantir suffisamment, ces aberrations sophistiques, volontaires ou involontaires, ont été souvent poussées jusqu'à dénier dogmatiquement toute vraie certitude aux observations sociales, même directes. Les explications préliminaires établies, au début de ce Traité (voyez la deuxième leçon), sur la distinction indispensable et constante entre la certitude et la précision, à l'égard d'un sujet quelconque, permettront de résoudre aisément ces divers sophismes, envers lesquels je ne dois pas insister, et qui, en leur attribuant toute la portée qu'on ne saurait leur refuser sans inconséquence, tendraient aussi bien à détruire radicalement la certitude des sciences même les plus simples et les plus parfaites que celles des démonstrations sociales, par une influence commune aux conceptions purement métaphysiques. Depuis que cette aberration fondamentale n'est plus ouvertement professée, le scepticisme systématique, reculant des observations immédiates aux seules observations médiates, s'est retranché derrière l'incertitude fondamentale des témoignages humains, pour continuer à méconnaître la valeur positive des divers renseignemens historiques. Quelques géomètres ont même poussé la complaisance ou la naïveté jusqu'à tenter, à ce sujet, d'après leur illusoire théorie des chances, de lourds et ridicules calculs sur l'accroissement nécessaire de cette prétendue incertitude par le seul laps du temps: ce qui, outre le grave danger social de seconder des aberrations profondément nuisibles, en les décorant ainsi d'une imposante apparence de rationnalité, a d'ailleurs offert plus d'une fois le fâcheux inconvénient de discréditer radicalement l'esprit mathématique auprès de beaucoup d'hommes sensés, trop peu éclairés pour le juger directement, mais justement révoltés de tels abus. Des philosophes moins vicieusement préoccupés des déclamations sophistiques contre la valeur scientifique des témoignages, leur ont cependant attribué assez d'autorité pour en déduire quelquefois le principe d'une irrationnelle division des sciences, en testimoniales et non-testimoniales: ce qui prouve clairement le malheureux crédit que de tels sophismes conservent encore, à un certain degré, même chez d'excellens esprits, qui ont trop faiblement envisagé l'ensemble du domaine intellectuel. La distinction ci-dessus rappelée suffira spontanément, sous ce second aspect comme sous le premier, pour dissiper la confusion d'idées qui constitue la première source logique de ces grossières erreurs, contre lesquelles le bon sens vulgaire a heureusement toujours protesté[25]. À l'un et à l'autre titre, c'est par une involontaire inconséquence que l'on restreint aux seules études sociales la portée destructive d'un tel paradoxe, qui, une fois pleinement admis, s'appliquerait au fond, de toute nécessité, aux divers ordres quelconques de nos connaissances réelles; si l'esprit humain pouvait jamais être vraiment conséquent jusqu'au bout, lorsqu'il procède d'après des principes extravagans. Car, il est évident, malgré la division illusoire que je viens de citer, que toutes les sciences diverses, même les plus simples, ont un indispensable besoin de ce qu'on nomme les preuves testimoniales, c'est-à-dire, d'admettre continuellement, dans l'élaboration fondamentale de leurs théories les plus positives, des observations qui n'ont pu être directement faites, ni même répétées, par ceux qui les emploient, et dont la réalité ne repose que sur le fidèle témoignage des explorateurs primitifs: ce qui n'empêche nullement de les employer sans cesse, en concurrence avec des observations immédiates. Une telle nécessité est trop manifeste, même en astronomie, et, à plus forte raison, dans les sciences plus complexes et moins avancées, pour exiger ici aucune explication: la science mathématique elle-même n'en est certainement point aussi affranchie qu'on le suppose d'ordinaire, sans que d'ailleurs cette sorte d'exception spontanée pût nullement infirmer l'incontestable justesse de cette remarque constante. Quelle science pourrait sortir de l'état naissant, quelle vraie division du travail intellectuel pourrait s'organiser, même en y amoindrissant excessivement l'étendue des spéculations propres, si chacun ne voulait employer que ses observations personnelles? Aussi personne n'ose-t-il, à vrai dire, le soutenir directement, parmi les plus systématiques partisans du pyrrhonisme historique. D'où vient donc qu'un tel paradoxe ne s'applique réellement aujourd'hui qu'aux seuls phénomènes sociaux? C'est, au fond, parce qu'il fait partie intégrante de l'arsenal philosophique, construit par la métaphysique révolutionnaire, pour la démolition intellectuelle de l'ancien système politique. Beaucoup d'esprits peu avancés se croiraient encore presque forcés de rentrer sous le joug, trop fraîchement et trop imparfaitement secoué, de la philosophie catholique, s'ils admettaient, par exemple, l'authenticité essentielle des récits bibliques, dont la négation méthodique fut le premier motif de ces aberrations logiques: tel est, d'ordinaire, le grave inconvénient actuel de toute disposition anti-théologique qui ne repose point sur un suffisant développement préalable de l'esprit positif. [Footnote 25: Ces objections irrationnelles ne sont vraiment susceptibles de quelque portée spécieuse qu'à l'égard des détails secondaires, qui, par la nature des phénomènes sociaux, ne sauraient guère y être, en effet, connus avec une pleine certitude. Mais, d'après les explications antérieures de cette leçon, il est évident que les faits trop spécialisés ne sauraient précisément avoir, en sociologie, aucune véritable importance scientifique, en y procédant surtout de l'ensemble aux parties, comme je l'ai prouvé. Les faits d'un certain degré de généralité ou de composition, les seuls que la science doive habituellement embrasser, ne sauraient être aucunement affectés des diverses chances d'erreur tant exagérées, en ce genre, par de prétendus philosophes.] À de telles aberrations, encore trop nuisibles, se mêlent aujourd'hui de plus en plus des erreurs moins grossières, mais presque aussi fâcheuses, sur l'empirisme systématique que l'on s'efforce d'imposer aux observations sociales, surtout historiques, lorsqu'on y interdit dogmatiquement, à titre d'impartialité, l'emploi d'aucune théorie quelconque. Il serait difficile, sans doute, d'imaginer un dogme logique plus radicalement contraire au véritable esprit fondamental de la philosophie positive, aussi bien qu'au caractère spécial qu'il doit affecter dans l'étude propre des phénomènes sociaux. En quelque ordre de phénomènes que ce puisse être, même envers les plus simples, aucune véritable observation n'est possible qu'autant qu'elle est primitivement dirigée et finalement interprétée par une théorie quelconque: tel est, en effet, le besoin logique qui a déterminé, dans l'enfance de la raison humaine, le premier essor de la philosophie théologique, comme je l'ai établi dès le commencement de cet ouvrage, et comme je l'expliquerai bientôt d'une manière plus spéciale. Loin de dispenser aucunement de cette obligation fondamentale, la philosophie positive ne fait, au contraire, que la développer et la satisfaire de plus en plus, à mesure qu'elle multiplie et perfectionne les relations des phénomènes. Il est désormais évident, du point de vue vraiment scientifique, que toute observation isolée, entièrement empirique, est essentiellement oiseuse, et même radicalement incertaine: la science ne saurait employer que celles qui se rattachent, au moins hypothétiquement, à une loi quelconque; c'est une telle liaison qui constitue la principale différence caractéristique entre les observations des savans et celles du vulgaire, qui cependant embrassent essentiellement les mêmes faits, avec la seule distinction des points de vue; les observations autrement conduites ne peuvent servir tout au plus qu'à titre de matériaux provisoires, exigeant même le plus souvent une indispensable révision ultérieure. Une telle prescription logique doit, par sa nature, devenir d'autant plus irrésistible qu'il s'agit de phénomènes plus compliqués, où, sans la lumineuse indication d'une théorie préalable, d'ailleurs plus efficace quand elle est plus réelle, l'observateur ne saurait même le plus souvent ce qu'il doit regarder dans le fait qui s'accomplit sous ses yeux: c'est alors par la liaison des faits précédens qu'on apprend vraiment à voir les faits suivans. On ne peut, à cet égard, élever aucun doute en considérant successivement les études astronomiques, physiques, et chimiques, et surtout enfin les diverses études biologiques, où, en vertu de l'extrême complication des phénomènes, les bonnes observations sont si difficiles et encore si rares, précisément à cause de la plus grande imperfection des théories positives. En suivant cette irrésistible analogie scientifique, il est donc évident d'avance que les observations sociales quelconques, soit statiques, soit dynamiques, relatives au plus haut degré de complication possible des phénomènes naturels, doivent exiger, plus nécessairement encore que toutes les autres, l'emploi continu de théories fondamentales destinées à lier constamment les faits qui s'accomplissent aux faits accomplis; contrairement au précepte profondément irrationnel si doctoralement soutenu de nos jours, et dont l'application facile nous inonde de tant d'oiseuses descriptions. Plus on réfléchira sur ce sujet, plus on sentira nettement que, surtout en ce genre, mieux on aura lié entre eux les faits connus, mieux on pourra, non-seulement apprécier, mais même apercevoir, les faits encore inexplorés. Je conviens que, envers de tels phénomènes, encore plus qu'à l'égard de tous les autres, cette nécessité logique doit augmenter gravement l'immense difficulté fondamentale que présente déjà, par la nature du sujet, la première institution rationnelle de la sociologie positive, où l'on est ainsi obligé, en quelque sorte, de créer simultanément les observations et les lois, vu leur indispensable connexité, qui constitue une sorte de cercle vicieux, d'où l'on ne peut sortir qu'en se servant d'abord de matériaux mal élaborés et de doctrines mal conçues. L'ensemble de ce volume fera juger comment je me suis acquitté d'une fonction intellectuelle aussi délicate, dont la juste appréciation préalable me vaudra, j'espère, quelque indulgence. Quoi qu'il en soit, il est évident que l'absence de toute théorie positive est aujourd'hui ce qui rend les observations sociales si vagues et si incohérentes. Les faits ne manquent point, sans doute, puisque, dans cet ordre de phénomènes encore plus clairement qu'en aucun autre, les plus vulgaires sont nécessairement les plus importans, malgré les puériles prétentions des vains collecteurs d'anecdotes secrètes: mais ils restent profondément stériles, et même essentiellement inaperçus, quoique nous y soyons plongés, faute des dispositions intellectuelles et des indications spéculatives, indispensables à leur véritable exploration scientifique[26]. Vu l'excessive complication de tels phénomènes, leur observation statique ne saurait devenir vraiment efficace qu'en se dirigeant désormais d'après une connaissance, au moins ébauchée, des lois essentielles de la solidarité sociale; et il en est encore plus évidemment de même envers les faits dynamiques, qui n'auraient aucun sens fixe si d'abord ils n'étaient rattachés, fût-ce par une simple hypothèse provisoire, aux lois fondamentales du développement social. Ainsi, l'esprit d'ensemble n'est donc pas seulement indispensable, en physique sociale, pour concevoir et poser convenablement les questions scientifiques, de manière à permettre le progrès effectif de la science, comme je l'ai déjà expliqué dans ce chapitre: on voit maintenant qu'il doit aussi diriger essentiellement même l'exploration directe, afin qu'elle puisse acquérir et conserver un caractère vraiment rationnel, et réaliser les espérances légitimes qu'on s'en forme d'abord. C'est uniquement par-là que tant de précieuses veilles, si souvent perdues à l'élaboration pénible d'une érudition consciencieuse mais stérile, pourront être enfin utilisées, pour le développement de la saine philosophie sociale, et à l'honneur croissant des estimables esprits qui s'y livrent, lorsque les érudits, guidés par les théories positives de la sociologie, sauront finalement ce qu'ils doivent regarder au milieu des faits qu'ils recueillent, et à quel usage rationnel ils doivent destiner leurs travaux d'exploration. Bien loin de proscrire, en aucune manière, la véritable érudition, envisagée sous tous les divers aspects possibles, la nouvelle philosophie politique lui fournira sans cesse, par une stimulation et une alimentation également spontanées, de nouveaux et plus grands sujets, des points de vue inespérés, une plus noble destination, et, par suite, une plus haute dignité scientifique. Elle n'écartera essentiellement que les travaux sans but, sans principe, et sans caractère, qui ne tendent qu'a encombrer la science d'oiseuses et puériles dissertations ou d'aperçus vicieux et incohérens; comme la physique actuelle condamne les simples compilateurs d'observations purement empiriques: et toutefois même, quant au passé, elle rendra justice au zèle respectable de ceux qui, malgré de frivoles dédains philosophiques, et quoique guidés seulement par d'irrationnelles conceptions, ont entretenu, avec une opiniâtreté instinctive, l'habitude essentielle des laborieuses recherches historiques. Sans doute, en ce genre de phénomènes, ainsi qu'en tout autre, et même davantage qu'en aucun autre, attendu sa complication supérieure, on pourra craindre que l'emploi direct et continu des théories scientifiques n'altère quelquefois les observations réelles, en y faisant voir mal à propos la vérification illusoire de certains préjugés spéculatifs, dépourvus d'un fondement suffisant. Mais cet inconvénient spontané de l'exploration rationnelle peut être essentiellement évité, dans tous les cas importans, à l'aide des précautions que suggère toujours la culture effective de la science, et en subordonnant les premiers rapprochemens aux rectifications ultérieures fondées sur un ensemble de faits plus étendu. Si l'on pouvait voir, en un tel danger, un motif suffisant de rétablir la prépondérance d'un empirisme prétendu, on ne ferait, en réalité, que substituer aux indications de théories plus ou moins rationnelles, mais sans cesse rectifiables, les inspirations de doctrines essentiellement métaphysiques, dont l'application ne comporte aucune stabilité; puisque l'absence de toute conception directrice serait d'ailleurs nécessairement chimérique. En transportant habituellement notre intelligence du domaine de l'idéalité dans celui de la réalité, les théories positives doivent évidemment, par leur nature, exposer infiniment moins que toutes les autres à voir dans les faits ce qui n'y est point. Caractérisées par une subordination continue et systématique de l'imagination à l'observation, leur usage exclusif dispose directement l'observateur à se prémunir sans cesse contre un tel entraînement; et, quoique la faiblesse de notre intelligence ne permette point de garantir qu'il y résistera toujours avec succès, un tel régime est néanmoins le plus propre, sans aucun doute, à prévenir ce grave danger spéculatif, qui tend à altérer, par sa base indispensable, le système entier de la science réelle. Il serait, certes, fort étrange que la considération de ce péril pût aujourd'hui conduire à motiver, en philosophie politique, le maintien de la méthode métaphysique, qui, par sa nature, y plonge nécessairement notre intelligence d'une manière presque indéfinie, en offrant toujours des chances plausibles d'une vague vérification historique aux plus irrationnelles préoccupations quelconques. [Footnote 26: On croit souvent que les phénomènes sociaux doivent être très faciles a observer, parce qu'ils sont très communs, et que l'observateur, d'ordinaire, y participe lui-même plus ou moins. Mais ce sont précisément cette vulgarité et cette personnalité qui doivent nécessairement concourir, avec une complication supérieure, à rendre plus difficile ce genre d'observations, en éloignant directement l'observateur des dispositions intellectuelles convenables à une exploration vraiment scientifique. On n'observe bien, en général, qu'en se plaçant en dehors, et l'influence prépondérante d'une théorie quelconque, surtout positive, peut seule produire et maintenir, envers les phénomènes sociaux, une telle inversion habituelle du point de vue spontané. Je ne parle ici d'ailleurs que des conditions purement spéculatives, sans considérer même l'hallucination plus ou moins profonde que l'entraînement des passions détermine si naturellement en un tel sujet, et qui ne peut évidemment être suffisamment prévenue ou dissipée que par l'intime et familière préoccupation des théories les plus positives.] On voit donc que, par la nature même de la science sociale, l'observation proprement dite y a nécessairement besoin, d'une manière plus profonde encore et plus spéciale qu'en aucun autre cas, d'une intime subordination continue à l'ensemble des spéculations positives sur les lois réelles de la solidarité ou de la succession de phénomènes aussi éminemment compliqués. Aucun fait social ne saurait avoir de signification vraiment scientifique sans être immédiatement rapproché de quelque autre fait social: purement isolé, il reste inévitablement à l'état stérile de simple anecdote, susceptible tout au plus de satisfaire une vaine curiosité, mais incapable d'aucun usage rationnel. Une telle subordination doit sans doute augmenter directement la difficulté fondamentale, déjà si prononcée, qui caractérise les observations sociales, et doit ainsi concourir aujourd'hui à rendre, en ce genre, les bons observateurs encore plus rares, quoique elle doive, au contraire, les multiplier ultérieurement, à mesure que la science réelle se développera. Mais cette condition intellectuelle est si évidemment imposée par la nature du sujet, qu'on ne saurait voir, dans la remarque précédente, qu'une confirmation nouvelle de la nécessité, déjà surabondamment prouvée, en quelque sorte, depuis le commencement de ce volume, de ne confier désormais la culture habituelle des théories sociales qu'aux esprits les mieux organisés, convenablement préparés par l'éducation la plus rationnelle. Du reste, le précepte logique sur lequel je viens d'insister n'est, à vrai dire, que la suite naturelle et l'indispensable complément de l'obligation fondamentale, antérieurement établie dans cette leçon, de rendre l'esprit d'ensemble essentiellement prépondérant dans les études sociologiques, en y procédant surtout du système aux élémens. Enfin, ce précepte lui-même, envisagé sous un autre aspect, constitue, à mes yeux, d'une manière aussi décisive que directe, l'évidente vérification générale, envers l'observation pure, de cette inévitable extension des moyens essentiels d'exploration que j'ai ci-dessus rappelée devoir _à priori_ caractériser la science sociologique. Car, ainsi explorés d'après des vues rationnelles de solidarité ou de succession, les phénomènes sociaux comportent, sans aucun doute, des moyens d'observation bien plus variés et plus étendus que tous les autres phénomènes moins compliqués. C'est ainsi que non-seulement l'inspection immédiate ou la description directe des événemens quelconques, mais encore la considération des coutumes les plus insignifiantes en apparence, l'appréciation des diverses sortes de monumens, l'analyse et la comparaison des langues, etc., et une foule d'autres voies plus ou moins importantes, peuvent offrir à la sociologie d'utiles moyens continus d'exploration positive: en un mot, tout esprit rationnel, préparé par une éducation convenable, pourra parvenir, après un suffisant exercice, à convertir instantanément en précieuses indications sociologiques les impressions spontanées qu'il reçoit de presque tous les événemens que la vie sociale peut lui offrir, d'après les points de contact plus ou moins directs qu'il y saura toujours apercevoir avec les plus hautes notions de la science, en vertu de l'universelle connexité des divers aspects sociaux. Si donc cette connexité caractéristique constitue d'abord la principale source des difficultés propres aux observations sociales, on voit finalement aussi que, par une sorte de compensation incomplète, elle tend nécessairement à y étendre et y varier, au plus haut degré, les procédés essentiels d'exploration scientifique. Le second mode fondamental de l'art d'observer, où l'expérimentation proprement dite, semble, par une première appréciation, devoir être entièrement interdit à la science nouvelle que nous constituons ici: ce qui d'ailleurs ne l'empêcherait nullement de pouvoir être pleinement positive. Mais, en y regardant avec attention, on peut aisément reconnaître que cette science n'est point, en réalité, totalement privée, par sa nature, d'une telle ressource générale, quoique ce ne soit pas, à beaucoup près, la principale qu'elle doive employer. Il suffit, pour cela, d'y distinguer convenablement, d'après la nature des phénomènes, entre l'expérimentation directe et l'expérimentation indirecte, comme je l'ai fait dans les deux volumes précédens. Nous avons surtout reconnu, au troisième volume, que le vrai caractère philosophique du mode expérimental ne consiste point essentiellement dans cette institution artificielle des circonstances du phénomène, qui, pour le vulgaire des savans, constitue aujourd'hui le principal attribut d'un tel genre d'explorations. Que le cas soit naturel ou factice, nous savons que l'observation y mérite réellement toujours le nom propre d'expérimentation, toutes les fois que l'accomplissement normal du phénomène y éprouve, d'une manière quelconque, une altération bien déterminée, sans que la spontanéité de cette altération puisse détruire l'efficacité scientifique propre à toute modification des circonstances habituelles du phénomène pour en mieux éclairer la production effective. C'est surtout en ce sens que le mode expérimental peut réellement appartenir aux recherches sociologiques. Envers les études purement biologiques, nous avons constaté que, d'après la complication et la solidarité nécessaires de leurs phénomènes, les expériences directes, par voie artificielle, y devaient être le plus souvent d'une institution trop difficile et d'une interprétation trop équivoque pour qu'on y dût rationnellement compter beaucoup sur leur usage habituel. Cette complication et cette solidarité étant ici bien plus prononcées encore, il est évident qu'un tel genre d'expériences ne saurait aucunement convenir à la sociologie, quand même il y serait moralement admissible et physiquement praticable. Une perturbation factice dans l'un quelconque des élémens sociaux, devant nécessairement, soit par les lois d'harmonie ou celles de succession, retentir bientôt sur tous les autres, l'expérience, abstraction faite de son institution chimérique, serait alors radicalement dépourvue de toute importante valeur scientifique, par l'irrécusable impossibilité d'isoler suffisamment aucune des conditions ni aucun des résultats du phénomène: en sorte qu'il faut peu regretter qu'un tel mode d'exploration devienne ici essentiellement inapplicable. Mais j'ai démontré, en philosophie biologique, que les cas pathologiques, par suite même de leur spontanéité, constituaient, en général, le véritable équivalent scientifique de la pure expérimentation, en ce que, quoique indirectes, les expériences naturelles qu'ils nous offrent sont plus éminemment appropriées à l'étude des corps vivans, envisagés sous un aspect quelconque, et cela d'autant plus qu'il s'agissait de phénomènes plus complexes et d'organismes plus éminens. Or, les mêmes considérations philosophiques sont, à plus forte raison, essentiellement applicables aux études sociologiques, et y doivent conduire à des conclusions semblables, et encore mieux motivées, sur la prépondérance nécessaire de l'analyse pathologique, comme mode indirect d'expérimentation convenable à l'organisme le plus élevé et aux phénomènes les plus composés qu'on puisse concevoir. Ici, cette analyse pathologique consiste essentiellement dans l'examen des cas, malheureusement trop fréquens, où les lois fondamentales, soit de l'harmonie, soit de la filiation, éprouvent, dans l'état, social, des perturbations plus ou moins prononcées, par des causes accidentelles ou passagères, d'ailleurs spéciales ou générales, comme on le voit surtout aux diverses époques révolutionnaires, et principalement aujourd'hui. Ces perturbations quelconques constituent, pour l'organisme social, l'analogue exact des maladies proprement dites de l'organisme individuel: et je ne crains pas d'avancer que cette assimilation philosophique sera d'autant mieux appréciée, à tous égards, proportion gardée de l'inégale complication des organismes, qu'on la soumettra à une discussion plus approfondie. Dans l'un et l'autre cas, c'est sans doute faire un noble usage de la raison humaine, comme je l'ai indiqué au volume précédent, que de l'appliquer à mieux dévoiler les lois réelles de notre nature, soit individuelle, soit sociale, par l'analyse scientifique des désordres plus ou moins graves dont son développement est nécessairement accompagné. Mais si, envers les recherches biologiques proprement dites, nous avons déjà reconnu que l'exploration pathologique y est jusqu'ici fort imparfaitement instituée, on conçoit d'avance combien elle doit être encore plus vicieuse à l'égard des questions sociologiques elles-mêmes, où l'on n'en a jamais tiré, à vrai dire, aucun secours important, quoique les matériaux y abondent. Cette stérilité radicale tient surtout à ce que l'expérimentation quelconque, directe ou indirecte, peut encore moins se passer que la simple observation d'une subordination fondamentale à des conceptions rationnelles, pour acquérir une véritable utilité scientifique. Les motifs de cette indispensable subordination étant nécessairement les mêmes que dans le cas précédemment discuté, il serait entièrement superflu d'en reproduire ici l'indication sommaire, dont la pratique sociale ne nous offre que trop l'éclatante confirmation journalière. Ne voyons-nous pas, surtout aujourd'hui, les expériences politiques les plus désastreuses incessamment renouvelées, avec des modifications aussi insignifiantes qu'irrationnelles, quoique leurs premiers accomplissemens eussent dû suffire pour faire pleinement apprécier l'inefficacité et le danger des expédiens proposés? Je sais quelle est, à cet égard, la part capitale qu'il faut faire à l'inévitable ascendant des passions humaines: mais aussi on oublie trop, d'un autre côté, que le défaut d'une analyse rationnelle suffisamment prépondérante doit constituer directement l'une des principales causes de l'infructueux enseignement tant reproché aux expériences sociales, dont le cours spontané deviendrait, sans doute, plus instructif, s'il pouvait être mieux observé. On pense, il est vrai, que les cas de perturbation sociale sont impropres à dévoiler les lois fondamentales de l'organisme politique, que l'on regarde alors comme détruites ou du moins suspendues: c'est la même erreur qu'envers l'organisme individuel; et elle est ici bien plus excusable, puisque l'état normal lui-même n'est point encore suffisamment conçu comme soumis à de véritables lois. Mais, au fond, le principe essentiel, établi surtout par les travaux de l'illustre Broussais, destiné désormais à caractériser l'esprit philosophique de la pathologie positive, est, par sa nature, aussi bien applicable à l'organisme social qu'à l'organisme individuel. En tous deux, les cas pathologiques ne sauraient constituer aucune violation réelle des lois fondamentales de l'organisme normal, dont les phénomènes essentiels sont alors modifiés seulement dans leurs divers degrés, sans pouvoir jamais l'être dans leur nature ni dans leurs relations, comme je l'ai expliqué en philosophie biologique. Les perturbations sociales surtout sont nécessairement du même ordre que les modifications déterminées dans l'ensemble des lois sociologiques par les différentes causes secondaires dont j'ai ci-dessus circonscrit l'influence générale entre d'inévitables limites: il n'y a de distinction réelle à établir, sous ce rapport, que de la discontinuité des unes à la continuité des autres, ce qui ne saurait certainement altérer le principe. Puis donc que les lois fondamentales subsistent toujours essentiellement en un état quelconque de l'organisme social, il y a lieu de conclure rationnellement, avec les précautions convenables, de l'analyse scientifique des perturbations à la théorie positive de l'existence normale. Tel est le fondement philosophique de l'utilité essentielle propre à cette sorte d'expérimentation indirecte et involontaire pour dévoiler l'économie réelle du corps social d'une manière plus prononcée que ne peut le faire la simple observation, dont elle constitue ainsi, comme en tout autre sujet, l'indispensable complément général. Par sa nature, ce procédé est applicable à tous les ordres de recherches sociologiques, soit qu'il s'agisse de l'existence ou du mouvement, envisagés l'un ou l'autre sous un aspect quelconque, physique, intellectuel, moral ou politique, et à tous les degrés possibles de l'évolution sociale, où les perturbations n'ont malheureusement jamais manqué. Quant à son extension effective, il serait prématuré de vouloir ici la mesurer en général, puisque ce procédé n'a pu être encore réellement appliqué à aucune recherche de philosophie politique, et ne pourra devenir usuel que par le développement ultérieur de la nouvelle science que je m'efforce de constituer. Mais il était néanmoins indispensable de le signaler aussi en le caractérisant sommairement, comme l'un des moyens fondamentaux d'exploration propres à la physique sociale. Considérant enfin la méthode comparative proprement dite, je dois d'abord, à ce sujet, renvoyer le lecteur aux explications fondamentales que j'ai suffisamment présentées, en philosophie biologique, pour démontrer la prépondérance nécessaire d'un tel procédé dans les études quelconques dont les corps vivans peuvent devenir le sujet, et avec une évidence d'autant plus irrésistible que les phénomènes se compliquent davantage ou que l'organisme s'élève. Ces motifs essentiels étant ici essentiellement les mêmes, à un degré plus prononcé, je puis abréger notre examen actuel en chargeant le lecteur d'opérer, sous les modifications convenables, cette reproduction spontanée. Je dois maintenant me borner à signaler suffisamment les seules différences capitales par lesquelles se distingue nécessairement l'application générale de l'art comparatif à l'ensemble des recherches sociologiques. Une aveugle imitation du procédé biologique entraînerait d'abord à méconnaître irrationnellement les vraies analogies logiques entre les deux sciences, puisque la comparaison des diverses parties de la hiérarchie animale, que nous avons vu constituer, en biologie, le principal caractère de la méthode comparative, ne saurait, au contraire, avoir, en sociologie, qu'une importance secondaire. Mais c'est qu'au fond, comme nous allons le reconnaître, ce n'est point là, pour cette dernière science, le véritable équivalent scientifique de la conception fondamentale de la série organique. Toutefois, je suis convaincu que la prépondérance trop prolongée de la philosophie théologico-métaphysique dans un tel ordre d'idées inspire aujourd'hui un dédain fort irrationnel contre tout rapprochement scientifique de la société humaine avec aucune autre société animale. Quand les études sociales seront enfin convenablement dirigées par l'esprit positif, on ne tardera point, sans doute, à y reconnaître l'utilité permanente, et, en plusieurs cas, la nécessité, d'y introduire, à un certain degré, la comparaison sociologique de l'homme aux autres animaux, et surtout aux mammifères les plus élevés, du moins après que les sociétés animales, encore si mal connues, auront été enfin mieux observées et mieux appréciées. Les motifs d'une telle comparaison sont fort analogues à ceux qui nous en ont expliqué, dans le volume précédent, la haute importance pour l'étude de la vie individuelle, en ce qui concerne les phénomènes intellectuels et moraux, dont les phénomènes sociaux constituent la suite nécessaire et le complément naturel. Après avoir long-temps méconnu cette importance envers le premier cas, tous les bons esprits commencent aujourd'hui à y sentir la réalité et la portée d'un procédé aussi capital: il en sera ultérieurement de même à l'égard du second cas, quoique ce mode y doive être moins essentiel. Le principal défaut d'un tel ordre de comparaisons sociologiques sera, sans doute, d'être borné, par sa nature, aux seules considérations statiques, sans pouvoir atteindre jusqu'aux considérations dynamiques, qui doivent constituer, surtout de nos jours, le sujet prépondérant et direct de la science. Cette restriction résulte évidemment de ce que l'état social des animaux, sans être, en réalité, aussi absolument fixe qu'on l'imagine, n'éprouve essentiellement, depuis que la prépondérance humaine s'est pleinement développée, que d'imperceptibles variations, nullement comparables à la progression continue de l'humanité, envisagée même dans son essor primitif le moins prononcé. Mais réduite à la statique sociale, l'utilité scientifique d'une telle comparaison me semble vraiment incontestable, pour y mieux caractériser les lois les plus élémentaires de la solidarité fondamentale, en manifestant directement, avec une évidence irrésistible, leur vérification spontanée dans l'état de société le plus imparfait, de manière à pouvoir même quelquefois inspirer, en outre, d'utiles inductions sur la société humaine. Rien n'est plus propre surtout à faire ressortir combien sont pleinement naturelles les principales relations sociales, que tant d'esprits sophistiques croient encore aujourd'hui pouvoir transformer au gré de leurs vaines prétentions: ils cesseront, sans doute, de regarder comme factices et arbitraires les liens fondamentaux de la famille humaine, en les retrouvant, avec le même caractère essentiel, chez les animaux, et d'une manière d'autant plus prononcée que l'organisme y devient plus élevé, plus rapproché de l'organisme humain. En un mot, pour tout ce qui concerne les premiers germes des relations sociales, les premières institutions qui ont fondé spontanément l'unité de la famille ou de la tribu, dans cette partie élémentaire de la sociologie qui se confond presque avec la biologie intellectuelle et morale ou du moins avec ce qu'on nomme l'histoire naturelle de l'homme, dont elle semble constituer un simple prolongement général, il y aura, non-seulement un grand avantage scientifique, mais une vraie nécessité philosophique, à employer convenablement la comparaison rationnelle de la société humaine aux autres sociétés animales; comme quelques philosophes l'ont déjà soupçonné, et surtout Fergusson, qui en a le mieux pressenti l'importance. Peut-être même ne faudra-t-il point, à cet égard, se borner absolument, parmi les sociétés animales, à celles qui offrent un caractère de coopération vraiment volontaire, analogue à celui des sociétés humaines; quoique leur considération doive être, par ce motif, essentiellement prépondérante, l'esprit scientifique, étendant un tel mode d'exploration jusqu'à son dernier terme logique, pourra trouver aussi quelque utilité, sous ce rapport, à descendre jusqu'à l'examen de ces étranges sociétés, propres aux animaux inférieurs, où une coopération involontaire résulte d'une indissoluble union organique, soit par simple adhérence, soit aussi par continuité réelle[27]. En supposant que la science ne dût immédiatement retirer aucun avantage direct de cet entier développement rationnel de la comparaison sociologique, il n'en serait certainement point ainsi de la méthode, qui y gagnerait aussitôt une plus parfaite homogénéité, par suite d'une plus exacte similitude avec la manière de procéder dans les études biologiques. L'habituelle comparaison scientifique, aussi bien sociale qu'individuelle, de l'homme aux autres animaux, est éminemment propre, par sa nature, à mieux éliminer cet esprit absolu qui constitue encore aujourd'hui le vice principal de la philosophie politique. Il me semble d'ailleurs, même sous le rapport pratique, que l'insolent orgueil qui porte certaines castes à se regarder en quelque sorte comme d'une autre espèce que le reste de l'humanité n'est pas, en réalité, sans quelque intime affinité philosophique avec l'irrationnel dédain contre tout rapprochement effectif entre la nature humaine et les autres natures animales. Néanmoins, quelle que soit l'importance scientifique de ces diverses considérations, elles ne sauraient essentiellement convenir qu'à un traité méthodique et spécial de philosophie sociale, tel que celui déjà annoncé, où elles exerceront ultérieurement leur influence nécessaire. Mais, ici, dans cette première conception de la science, où, par des motifs précédemment expliqués, je dois surtout avoir en vue la dynamique sociale, à laquelle ce genre de comparaisons est presque inapplicable, il est évident que je ne saurais en faire aucun usage important, au moins direct. Toutefois, à ce titre même, il était, ce me semble, d'autant plus indispensable de signaler ici, avec plus d'insistance, cette partie de la méthode comparative, afin qu'elle ne restât point inaperçue, ce qui aurait de graves inconvéniens scientifiques, comme je viens de l'indiquer. Les procédés logiques fréquemment usités sont ordinairement assez caractérisés par leur application effective, pour que leur préalable appréciation générale puisse, au contraire, se réduire au plus indispensable examen de leur propriétés fondamentales. [Footnote 27: On a quelquefois comparé l'ensemble de l'humanité à une sorte d'immense polype, s'étendant sur le globe entier. Mais cette métaphore pédantesque, où l'on s'efforce de caractériser un phénomène très connu en l'assimilant à un autre qui l'est beaucoup moins, témoigne réellement une très imparfaite appréciation philosophique de notre solidarité sociale, et surtout une haute ignorance biologique du genre d'existence propre aux polypiers. Elle conduit à rapprocher une association volontaire et facultative d'une participation involontaire et indissoluble; un système dont les divers élémens, malgré leur originalité propre, s'affectent toujours réciproquement, est ainsi assimilé à un système essentiellement inverse, où les parties, quoique inséparables, n'exercent jamais directement aucune action mutuelle, au point que les unes périssent pendant que les autres naissent, sans que le reste en soit aucunement altéré.] Afin que les principales formes distinctes propres, en sociologie, à la méthode comparative soient ici toujours considérées dans l'ordre successif de leur importance croissante, je dois maintenant y signaler le mode capital qui consiste en un rapprochement rationnel des divers états co-existans de la société humaine sur les différentes portions de la surface terrestre, envisagés surtout chez des populations pleinement indépendantes les unes des autres. Rien n'est plus propre qu'un tel procédé à caractériser nettement les diverses phases essentielles de l'évolution humaine, dès lors susceptibles d'être simultanément explorées, de manière à faire ressortir, d'une manière plus directe et plus sensible, leurs attributs prépondérans. Bien que la progression fondamentale de l'humanité soit nécessairement unique, en ce qui concerne le développement total, il est néanmoins incontestable que, par un concours de causes sociales, fort mal analysé jusqu'ici dans la plupart des cas, des populations très considérables, et surtout très variées, n'ont encore atteint qu'à des degrés inégalement inférieurs de ce développement général; en sorte que, par suite de cette inégalité, les divers états antérieurs des nations les plus civilisées se retrouvent aujourd'hui essentiellement, malgré d'inévitables différences secondaires, chez les peuples contemporains répartis en divers lieux du globe[28]. Comme l'observation proprement dite, dont il constitue la modification la plus spontanée, ce mode comparatif présente d'abord l'avantage évident d'être pareillement applicable aux deux ordres essentiels de spéculations sociologiques, les unes statiques, les autres dynamiques, de manière à vérifier également les lois de l'existence et celles du mouvement, ou même à fournir quelquefois, à leur égard, de précieuses inductions directes. En second lieu, il s'étend essentiellement aujourd'hui, en réalité, à tous les degrés possibles de l'évolution sociale, dont tous les traits caractéristiques peuvent ainsi être effectivement soumis à notre immédiate observation: depuis les malheureux habitans de la terre de Feu jusqu'aux peuples les plus avancés de l'Europe occidentale, on ne saurait imaginer aucune nuance sociale qui ne se trouve actuellement réalisée en certains points du globe, et même presque toujours en plusieurs localités nettement séparées. Dans la partie historique de ce volume, j'aurai l'occasion de montrer que certaines phases intéressantes, quoique secondaires, du développement social, dont l'histoire de notre civilisation ne laisse aucuns vestiges appréciables, ne peuvent être connues que par cette indispensable exploration comparative: et ce ne sont pas, comme on pourrait le croire, les degrés les plus inférieurs de l'évolution humaine, à l'égard desquels une telle propriété n'est plus aujourd'hui contestable. Même pour les phases les plus historiques, il y a toujours de nombreux intermédiaires qui ne comportent également que ce mode indirect d'observation. Telles sont les principales propriétés qui caractérisent, en sociologie, cette seconde partie essentielle de la méthode comparative, si heureusement destinée à vérifier les indications directes de l'analyse historique proprement dite, et surtout même à combler suffisamment ses inévitables lacunes. L'usage général de ce procédé sociologique est éminemment rationnel, puisqu'il repose directement sur le principe, ci-dessus établi, de l'identité nécessaire et constante du développement fondamental de l'humanité, d'après l'irrésistible prépondérance du type commun de la nature humaine, au milieu des diversités quelconques de climat, et même de race, les différences réelles ne pouvant affecter que la vitesse effective de chaque évolution sociale. [Footnote 28: Sans sortir d'une même nation, on pourrait, jusqu'à un certain point, comparer, par un rapprochement encore plus intime, les principales phases de la civilisation humaine, en y considérant l'état social des différentes classes, très inégalement contemporaines. La capitale du monde civilisé renferme aujourd'hui dans son sein des représentans plus ou moins fidèles de presque tous les degrés antérieurs de l'évolution sociale, surtout sous le rapport intellectuel. Mais, malgré leur apparente facilité, de telles observations sont, par leur nature, trop peu décisives, pour acquérir jamais une véritable importance scientifique, à cause de l'inévitable influence commune qu'exerce, même alors, l'esprit général de l'époque, et qui ne permet une exacte analyse de ces incontestables différences qu'à l'aide d'une théorie sociologique déjà très avancée, sans laquelle on s'exposerait ainsi à de graves erreurs.] Mais, après avoir convenablement apprécié les précieux attributs d'un tel procédé, il importe beaucoup, pour la constitution rationnelle de la nouvelle philosophie politique, de prévenir, à cet égard, une exagération trop naturelle aujourd'hui, en signalant maintenant, avec non moins de scrupule, les graves dangers scientifiques qui lui sont propres, et qui, malgré tous ses avantages réels, ne permettent nullement de lui confier la principale direction des observations sociologiques. Son premier défaut, à la fois le plus grave et le plus inévitable, consiste en ce que, par sa nature, il n'a aucun égard à la succession nécessaire des divers états sociaux, qu'il tend directement, au contraire, à présenter comme co-existans. Un usage trop exclusif, ou seulement même trop prépondérant, de ce mode d'exploration pourrait donc conduire souvent à méconnaître, d'une manière plus ou moins vicieuse, l'ordre fondamental suivant lequel ces différens degrés de l'évolution humaine ont dû résulter les uns des autres; et l'on peut ajouter qu'il y conduirait infailliblement, si cet ordre n'était pas déjà essentiellement établi par une meilleure voie scientifique: or, nous savons combien une telle notion est capitale en sociologie, ce qui doit faire apprécier toute l'importance d'un pareil inconvénient. Pour en mieux saisir la portée, il faut considérer, en second lieu, que l'incohérence spontanée, propre à ce genre d'observations sociologiques comparatives, ne permet guère, quand elles sont isolément employées, d'apercevoir exactement la filiation réelle des divers systèmes de société, même en supposant que l'ordre positif en fût préalablement connu. A l'un et à l'autre titre, il serait aisé de citer ici une foule d'exemples irrécusables de semblables erreurs, chez les philosophes les plus distingués; mais la nature éminemment dogmatique de cet ouvrage m'oblige à m'abstenir de pareilles indications critiques, auxquelles le lecteur suppléera facilement. En continuant à m'en tenir aux préceptes, je dois signaler enfin l'inconvénient, non moins caractéristique, de ce mode comparatif, de tendre à faire mal apprécier les divers cas ainsi observés, en y prenant de simples modifications secondaires pour des phases principales du développement social. C'est surtout par-là qu'on a été conduit à se former les notions les plus vicieuses sur l'influence politique du climat, en attribuant à son action des différences sociales qui devaient être surtout rapportées à l'inégalité d'évolution; quelquefois, mais plus rarement, la méprise, toujours pareillement irrationnelle, a été inverse: il est clair, en effet, que, dans l'usage propre d'un tel procédé, rien ne saurait directement indiquer à laquelle des deux classes doit réellement appartenir chaque diversité constatée. La même tendance vicieuse se manifeste aussi, à un degré ordinairement plus prononcé, en ce qui concerne les différentes races humaines. Car, ces comparaisons sociologiques simultanées doivent souvent avoir lieu, surtout dans les cas importans, entre des populations appartenant à des variétés distinctes de l'espèce humaine; attendu que cette modification physiologique paraît avoir été, en beaucoup d'occasions, une des causes essentielles, si ce n'est même la principale, de l'inégale vitesse d'une évolution toujours nécessairement commune. On est donc ainsi essentiellement exposé à confondre l'influence de la race et celle de l'âge social, soit qu'on exagère ou qu'on méconnaisse l'une ou l'autre. Il faut d'ailleurs ajouter que le climat vient aussi introduire habituellement une troisième source d'interprétation des phénomènes comparatifs, qui, alternativement conforme et contraire à chacune des deux autres, tend à augmenter les chances inévitables d'illusion sociologique, et à rendre presque inextricable l'analyse comparative dont on avait attendu d'irrécusables lumières. D'après cette double appréciation contradictoire, suffisamment exacte quoique très sommaire, nous sommes spontanément conduits à vérifier spécialement, pour ce mode usuel de la méthode comparative en sociologie, ce qui a déjà été nettement constaté ci-dessus, d'abord quant à l'observation proprement dite, et ensuite pour l'expérimentation: c'est-à-dire, la haute impossibilité d'employer utilement un tel procédé sans que son application primitive et son interprétation finale soient constamment dirigées par une première conception rationnelle, très générale sans doute mais pleinement positive, de l'ensemble du développement fondamental de l'humanité. Rien ne saurait dispenser d'une condition philosophique aussi clairement reproduite sous diverses faces, par l'examen attentif de la nature des recherches sociologiques. Son accomplissement continu pourra seul prévenir ou tempérer suffisamment les graves inconvéniens, que nous avons reconnus propres à ce mode d'exploration, et permettra dès-lors de développer librement les précieux attributs qui le caractérisent. On voit ainsi de plus en plus combien sont absurdes et dangereuses, soit pour la théorie ou la pratique, quant à la science ou à la méthode, les vaines déclamations sophistiques des partisans de l'empirisme systématique, ou des aveugles détracteurs absolus de toute spéculation sociale; puisque c'est précisément à mesure qu'elles s'élèvent et se généralisent que les principales notions de philosophie politique deviennent à la fois plus réelles et plus efficaces, l'illusion et la stérilité étant surtout réservées aux conceptions trop étroites et trop spéciales, soit scientifiques, soit logiques. Mais, en poursuivant le cours régulier de notre sujet, il résulte évidemment de la conclusion précédente que cette première ébauche indispensable de la sociologie générale, qui doit nécessairement diriger l'application habituelle des divers modes d'exploration ci-dessus appréciés, repose directement elle-même sur l'usage primitif d'une nouvelle méthode d'observation, dont le caractère plus rationnel, mieux adapté à la nature des phénomènes, soit spontanément exempt des graves dangers que les autres présentent, à différens titres, désormais suffisamment examinés. Or, c'est ce qui existe en effet, et nous sommes ainsi finalement conduits, par une marche graduelle, à l'appréciation directe de cette dernière partie de la méthode comparative que je dois distinguer, en sociologie, sous le nom de _méthode historique_ proprement dite, dans laquelle réside essentiellement, par la nature même d'une telle science, la seule base fondamentale sur laquelle puisse réellement reposer le système de la logique politique. La comparaison historique des divers états consécutifs de l'humanité ne constitue pas seulement le principal artifice scientifique de la nouvelle philosophie politique: son développement rationnel formera directement aussi le fond même de la science, en ce qu'elle pourra offrir de plus caractéristique à tous égards. C'est surtout ainsi que la science sociologique doit d'abord se distinguer profondément de la science biologique proprement dite, ainsi que je l'expliquerai spécialement dans la leçon suivante. En effet, le principe positif de cette indispensable séparation philosophique résulte de cette influence nécessaire des diverses générations humaines sur les générations suivantes, qui, graduellement accumulée d'une manière continue, finit bientôt par constituer la considération prépondérante de l'étude directe du développement social. Tant que cette prépondérance n'est point immédiatement reconnue, cette étude positive de l'humanité doit rationnellement paraître un simple prolongement spontané de l'histoire naturelle de l'homme. Mais, ce caractère scientifique, fort convenable en se bornant aux premières générations, s'efface nécessairement de plus en plus à mesure que l'évolution sociale commence à se manifester davantage, et doit se transformer finalement, quand une fois le mouvement humain est bien établi, en un caractère tout nouveau, directement propre à la science sociologique, où les considérations historiques doivent immédiatement prévaloir. Quoique cette analyse historique ne semble destinée, par sa nature, qu'à la seule sociologie dynamique, il est néanmoins incontestable qu'elle s'étend nécessairement au système entier de la science, sans aucune distinction de parties, en vertu de leur parfaite solidarité. Outre que la dynamique sociale constitue finalement le principal objet de la science, on sait d'ailleurs, comme je l'ai précédemment expliqué, que la statique sociale en est, au fond, rationnellement inséparable, malgré l'utilité réelle d'une telle distinction spéculative, puisque les lois de l'existence se manifestent surtout pendant le mouvement. Ce n'est pas seulement sous le point de vue scientifique proprement dit que l'usage prépondérant de la méthode historique doit donner à la sociologie son principal caractère philosophique: c'est encore, et peut-être même d'une manière plus prononcée, sous l'aspect purement logique. On doit, en effet, reconnaître, comme je l'établirai directement dans la leçon suivante, que, par la création spontanée de cette nouvelle branche essentielle de la méthode comparative fondamentale, la sociologie aura aussi perfectionné, à son tour, suivant un mode qui lui était exclusivement réservé, l'ensemble de la méthode positive, au profit commun de toute la philosophie naturelle, et d'une manière dont la haute importance scientifique peut à peine être entrevue aujourd'hui des meilleurs esprits. Dès à présent, nous pouvons signaler cette méthode historique comme offrant la vérification la plus naturelle et l'application la plus étendue de cet attribut caractéristique que nous avons démontré ci-dessus dans la marche habituelle propre à la science sociologique, et qui consiste à procéder surtout de l'ensemble aux détails. Cette indispensable condition permanente des études sociales vraiment rationnelles se manifeste spontanément, au plus haut degré, et de la manière la plus directe, dans tout travail réellement historique, qui, sans cela, dégénérerait inévitablement en une simple compilation de matériaux provisoires, avec quelque talent qu'il fût d'ailleurs exécuté. Puisque c'est surtout dans leur développement que les divers élémens sociaux sont nécessairement solidaires et inséparables, il s'ensuit qu'aucune filiation partielle, entièrement isolée, ne saurait avoir de réalité, et que toute explication de ce genre, avant de pouvoir devenir, à aucun égard, spéciale, doit d'abord reposer sur une conception générale et simultanée de l'évolution fondamentale. Que peut signifier, par exemple, l'histoire exclusive, et surtout partielle, d'une seule science ou d'un seul art, sans être préalablement rattachée à une telle étude de l'ensemble du progrès humain[29]? [Footnote 29: On a publié récemment, sur l'histoire des sciences mathématiques en Italie pendant le dix-septième siècle, un travail singulièrement propre, par son excessive spécialité, à caractériser, d'après un exemple très prononcé, cette indispensable nécessité de l'esprit d'ensemble en toute étude vraiment historique. Il ne s'agit nullement ici des graves erreurs de détail déjà signalées, à l'égard de cet ouvrage, par divers savans, et surtout par un géomètre aussi éclairé que modeste (M. Chasles), qui, dans sa critique, en général très rationnelle, s'est montré fort supérieur a l'auteur, en ce qui concerne la véritable intelligence de l'histoire mathématique. La seule conception du sujet suffit, à mes yeux, pour témoigner évidemment une profonde ignorance du vrai caractère de l'_histoire_, consistant surtout dans la prépondérance générale et continue de la filiation sur la description; caractère qui devrait naturellement sembler plus marqué dans toute histoire intellectuelle. On peut excuser, d'après les préjugés régnans, la restriction de ces recherches historiques aux seules sciences mathématiques, quoique leur développement ait été réellement lié, surtout alors, à celui des autres sciences, et même à l'ensemble du progrès humain. Mais on ne saurait s'abstenir de condamner hautement l'irrationnelle limitation du sujet à une seule nation et à un seul siècle, dans un travail qui, au lieu du modeste titre d'_Annales_, est ambitieusement qualifié d'_Histoire_: comme si les progrès mathématiques faits d'un côté des Alpes avaient pu être alors indépendans de ceux accomplis simultanément, d'une manière si éminente, de l'autre côté; et comme si d'ailleurs l'état géométrique du dix-septième siècle avait pu s'isoler de l'ensemble du progrès antérieur. Si ce choix irrationnel avait été inspiré par un vain esprit d'étroite nationalité, il n'en serait pas plus excusable, surtout aujourd'hui, et chez un savant. D'un tel genre de composition, où l'histoire mathématique rétrograde certainement, à divers égards importans, au-dessous du caractère plus philosophique qu'elle avait déjà acquis, il ne resterait qu'à descendre, en vue d'une plus parfaite spécialité, à l'histoire d'une seule province en une seule année! Certes, si l'on eût systématiquement projeté la plus intense condensation possible de symptômes d'irrationnalité dans le simple titre d'un ouvrage, il eût été difficile d'y mieux parvenir que par cet essor spontané d'une vicieuse philosophie. Aussi cette production, quoique accueillie, suivant l'usage, par un concert d'emphatiques éloges, n'a-t-elle, au fond, exercé, au-delà d'une certaine coterie, aucune influence réelle sur le mouvement actuel de l'esprit humain: déjà essentiellement oubliée, elle restera, sans doute, définitivement classée comme un simple travail de bénédictin, sauf le zèle opiniâtre et la scrupuleuse modestie qui caractérisaient ordinairement ces respectables compilateurs.] Il en est de même à tout autre titre, et principalement pour ce qu'on nomme si abusivement l'histoire politique proprement dite, comme si une véritable histoire quelconque pouvait n'être pas plus ou moins politique. L'irrationnel esprit de spécialité exclusive qui prend, de nos jours, un si déplorable ascendant passager, aurait pour résultat final de réduire l'histoire à une vaine accumulation de monographies incohérentes, où toute idée de la filiation réelle, et nécessairement simultanée, des divers événemens humains se perdrait inévitablement au milieu du stérile encombrement de ces confuses descriptions. C'est donc essentiellement sur l'ensemble de l'évolution sociale que devront d'abord porter ces comparaisons historiques des divers âges de la civilisation, afin d'avoir un vrai caractère scientifique, conforme à la nature et à la destination de la science; c'est uniquement ainsi qu'on pourra parvenir à des conceptions susceptibles de diriger heureusement l'étude ultérieure des divers sujets spéciaux; au lieu de la marche vicieuse qu'inspire aujourd'hui l'aveugle imitation absolue d'un mode exclusivement propre à la philosophie inorganique, et qui ne saurait convenir à la philosophie organique, surtout envers les phénomènes sociaux. Enfin, on doit noter ici, sous le point de vue pratique, que la prépondérance générale de la méthode historique proprement dite dans les études sociales a aussi l'heureuse propriété de développer spontanément le sentiment social, en mettant dans une pleine évidence, aussi directe que continue, cet enchaînement nécessaire des divers événemens humains qui nous inspire aujourd'hui, même pour les plus lointains, un intérêt immédiat, en nous rappelant l'influence réelle qu'ils ont exercée sur l'avénement graduel de notre propre civilisation. Suivant la belle remarque de Condorcet, aucun homme éclairé ne saurait maintenant penser, par exemple, aux batailles de Marathon et de Salamine, sans en apercevoir aussitôt les importantes conséquences pour les destinées actuelles de l'humanité. Il serait inutile d'insister davantage sur une telle propriété, qui recevra naturellement, dans tout le reste de ce volume, une application continuelle, soit explicite, soit surtout implicite. Aucune démonstration formelle ne saurait ici devenir nécessaire pour constater l'aptitude spontanée de l'histoire à faire hautement ressortir l'intime subordination générale des divers âges sociaux. Il importe seulement, à ce sujet, de ne pas confondre un tel sentiment de la solidarité sociale avec cet intérêt sympathique que doivent exciter spontanément tous les tableaux quelconques de la vie humaine, et que de simples fictions peuvent même pareillement inspirer. Le sentiment dont il s'agit ici est à la fois plus profond, puisqu'il devient en quelque sorte personnel, et plus réfléchi, comme résultant surtout d'une conviction scientifique: il ne saurait être convenablement développé par l'histoire vulgaire, à l'état purement descriptif; mais exclusivement par l'histoire rationnelle et positive, envisagée comme une science réelle, et disposant l'ensemble des événemens humains en séries coordonnées qui montrent avec évidence leur enchaînement graduel. Réservée d'abord à des esprits d'élite, cette nouvelle forme du sentiment social pourra ensuite appartenir, avec une moindre intensité, à l'universalité des intelligences, à mesure que les résultats généraux de la physique sociale deviendront suffisamment populaires. Elle y complétera nécessairement la notion plus sensible et plus élémentaire de la solidarité habituelle entre les individus et les peuples contemporains, en indiquant, par une conception encore plus noble et plus parfaite de l'unité humaine, les diverses générations successives de l'humanité comme concourant aussi à un même but final, dont la réalisation graduelle exigeait, de la part de chacune d'elles, une participation déterminée. Cette disposition rationnelle à voir des coopérateurs dans les hommes de tous les temps se manifeste à peine aujourd'hui à l'égard des sciences, et uniquement même pour les plus avancées: la prépondérance philosophique de la méthode historique lui donnera seule tout son développement, en l'étendant à tous les aspects possibles de la vie humaine, de manière à entretenir convenablement, d'après une appréciation réfléchie, ce respect fondamental envers nos ancêtres, indispensable à l'état normal de la société, et si fortement ébranlé aujourd'hui par la philosophie métaphysique. Examinons maintenant, d'une manière directe quoique sommaire, la véritable marche fondamentale d'une méthode comparative aussi heureusement douée de propriétés capitales. L'esprit essentiel de cette méthode historique proprement dite me paraît consister dans l'usage rationnel des séries sociales, c'est-à-dire dans une appréciation successive des divers états de l'humanité qui montre, d'après l'ensemble des faits historiques, l'accroissement continu de chaque disposition quelconque, physique, intellectuelle, morale, ou politique, combiné avec le décroissement indéfini de la disposition opposée, d'où devra résulter la prévision scientifique de l'ascendant final de l'une et de la chute définitive de l'autre, pourvu qu'une telle conclusion soit d'ailleurs pleinement conforme au système des lois générales du développement humain, dont l'indispensable prépondérance sociologique ne doit jamais être méconnue. Devant faire nécessairement une application très étendue et très variée d'un tel mode d'exploration, il me suffit ici d'en signaler rapidement le principe, dont la rationnalité est aussi peu contestable que l'utilité. C'est ainsi que les mouvemens de la société, et ceux même de l'esprit humain, peuvent être réellement prévus, à un certain degré, pour chaque époque déterminée, et sous chaque aspect essentiel, même en ce qui semble d'abord le plus désordonné, d'après une exacte connaissance préalable du sens uniforme des modifications graduelles indiquées par une judicieuse analyse historique, en passant toujours, suivant l'esprit de la science, des phénomènes plus composés à ceux qui le sont moins. Par une heureuse coïncidence, ces prévisions scientifiques devront être, en effet, d'autant plus rapprochées de la réalité qu'il s'agira de phénomènes plus importans, plus généraux, parce qu'alors les causes continues prédominent davantage dans le mouvement social, et les perturbations y ont une moindre part. Les lois de la solidarité peuvent ensuite conduire à étendre la même certitude rationnelle à l'étude des aspects secondaires et spéciaux, d'après leurs relations statiques avec les premiers, de façon à y compenser partiellement la moindre sécurité que devrait inspirer, à leur égard, l'usage direct de ce mode d'exploration successive. En s'attachant à obtenir, en général, le seul degré de précision compatible avec l'excessive complication de ces phénomènes, sur lesquels tant d'influences, les unes régulières, les autres accidentelles, agissent constamment, on pourra parvenir ainsi à des conclusions essentiellement suffisantes pour diriger utilement l'ensemble des applications. Les principales de ces applications, celles qui concernent l'art politique, auront surtout un haut degré de rationnalité, puisque la partie du mouvement fondamental dont elles dépendent davantage doit être, au fond, moins troublée qu'aucune autre par les diverses influences irrégulières, comme je l'ai expliqué ci-dessus, malgré le préjugé contraire. Pour se familiariser convenablement avec cette méthode historique, de manière à bien saisir et à développer judicieusement son véritable esprit, il est indispensable de l'appliquer d'abord au passé, en cherchant à déduire chaque situation historique bien connue de l'ensemble de ses antécédens graduels, pourvu qu'on se prémunisse suffisamment contre la perspective empirique d'un résultat préexistant. Quelque singulière que semble d'abord une telle marche, il est néanmoins certain que, dans une science quelconque, on n'apprend à prédire rationnellement l'avenir qu'après avoir en quelque sorte prédit le passé, puisque tel est, au fond, le premier usage nécessaire des relations observées entre des faits accomplis, dont la succession antérieure fait découvrir la succession future. Parvenue à l'examen de l'époque actuelle, avec l'autorité intellectuelle nécessairement procurée par cette coordination graduelle de toutes les époques précédentes, la méthode historique pourra seule permettre d'en opérer avec succès une exacte analyse fondamentale, où chaque élément soit vraiment apprécié comme il doit l'être, d'après la série sociologique dont il fait partie. Vainement les hommes d'état insistent-ils sur la nécessité des observations politiques: comme ils n'observent essentiellement que le présent, et tout au plus un passé très récent, leur maxime avorte nécessairement dans l'application. Par la nature de tels phénomènes, l'observation du présent est radicalement insuffisante; elle n'acquiert une véritable valeur scientifique, et ne peut devenir une source certaine de prévisions rationnelles que d'après la comparaison avec le passé, envisagé même dans son ensemble total. Rigoureusement isolée, l'observation du présent deviendrait une cause très puissante d'illusions politiques, en exposant à confondre sans cesse les faits principaux avec les faits secondaires, à mettre de bruyantes manifestations éphémères au-dessus des tendances fondamentales, ordinairement peu éclatantes, et surtout à regarder comme ascendans des pouvoirs, des institutions, ou des doctrines, qui sont, au contraire, en déclin. Il est évident, par la nature du sujet, que la comparaison approfondie du présent au passé constitue le principal moyen d'exploration propre à prévenir ou à corriger ces inconvéniens capitaux. Or, cette comparaison ne peut être pleinement lumineuse et décisive qu'autant qu'elle embrasse essentiellement l'ensemble du passé, graduellement apprécié: elle expose à des erreurs d'autant plus graves qu'on l'arrête à une époque plus rapprochée. Aujourd'hui surtout, où le mélange des divers élémens sociaux, les uns prêts à triompher, les autres sur le point de s'éteindre, doit d'abord paraître si profondément confus, on peut dire spécialement que la plupart des fausses appréciations politiques tiennent principalement à ce que les spéculations habituelles n'embrassent point un passé assez étendu, presque tous nos hommes d'état, dans les divers partis actuels, ne remontant guère au-delà du siècle dernier, sauf les plus abstraits d'entre eux qui se hasardent quelquefois jusqu'au siècle précédent, et les philosophes eux-mêmes osant à peine dépasser rarement le seizième siècle: en sorte que l'ensemble de l'époque révolutionnaire n'est pas même ordinairement conçu par ceux qui en recherchent si vainement la terminaison, quoiqu'un tel ensemble ne corresponde, au fond, qu'à une simple phase transitoire du mouvement fondamental. Quelle que soit la haute supériorité intrinsèque de cette méthode sociologique, elle peut cependant, comme tout autre procédé scientifique quelconque, entraîner à de graves erreurs, chez des esprits peu rationnels ou mal préparés. L'analyse mathématique elle-même, aujourd'hui si justement préconisée, peut néanmoins exposer, par exemple, à l'inconvénient essentiel, trop souvent réalisé, de prendre des signes pour des idées: on ne saurait nier que, surtout de nos jours, elle ne serve quelquefois à déguiser, sous un imposant verbiage, l'inanité des conceptions. Il n'y a point de méthode scientifique, parmi les plus recommandables, qui n'offre, à sa manière, des dangers équivalens, sans que leur existence nuise aucunement au crédit de ces moyens logiques, parce que ces dangers ne sauraient jamais provenir que d'une imparfaite appréciation ou d'une vicieuse application de la méthode correspondante. On doit étendre les mêmes considérations aux diverses méthodes sociologiques, et surtout à la méthode historique proprement dite, qui, pareillement, ne peut nullement égarer tant qu'elle est convenablement conçue et employée. Elle n'a d'inconvéniens propres, sous ce rapport, que la difficulté plus éminente d'y remplir toujours cette indispensable condition, à cause des obstacles plus essentiels que présente la complication supérieure du sujet. Sans espérer que les illusions qu'elle peut inspirer soient jamais susceptibles d'être entièrement évitées, quelques précautions qu'on emploie, il est du moins utile d'en signaler sommairement le principal caractère. Il consiste surtout à prendre un décroissement continu pour une tendance à l'extinction totale, ou réciproquement, suivant cette sorte de sophisme mathématique (déjà indiqué, en un cas analogue, dans le chapitre précédent), qui fait confondre des variations continues, en plus ou en moins, avec des variations illimitées. Un exemple fort sensible suffira, par son étrangeté même, pour signaler ici un tel danger de la méthode des séries historiques, plus nettement que par aucune explication abstraite, tout en indiquant d'ailleurs spontanément le mode général de prévenir de semblables illusions, dans les cas nombreux où elles ne sauraient être aussi vivement senties d'abord. En considérant l'ensemble du développement social sous le rapport très simple du régime alimentaire de l'homme, on ne saurait méconnaître, à mon gré, la tendance constante de l'homme civilisé à une alimentation de moins en moins abondante. Que l'on compare, à cet égard, les nations sauvages avec les peuples cultivés, soit dans les chants homériques, soit dans les récits de nos voyageurs; que l'on oppose pareillement la vie des campagnes à celle des villes; et qu'enfin on considère même la différence appréciable entre deux de nos générations consécutives. Partout on verra l'observation comparative confirmer essentiellement ce singulier résultat, qui se rattache d'ailleurs à une loi sociologique plus étendue, comme j'aurai lieu de le montrer ultérieurement. D'une autre part, un tel décroissement est en harmonie parfaite avec les lois fondamentales de la nature humaine, par suite d'une prépondérance croissante de l'exercice intellectuel et moral à mesure que l'homme se civilise davantage. Rien n'est donc mieux constaté, soit par la voie expérimentale, soit par la voie rationnelle. Personne cependant oserait-il ici conclure de cet incontestable décroissement continu, si évidemment limité, à une véritable extinction ultérieure? Or, l'erreur, trop grossière alors pour n'être pas immédiatement rectifiée, peut, en beaucoup d'autres occasions, devenir bien plus spécieuse, et quelquefois presque inévitable, sans s'appuyer même sur des motifs aussi plausibles, à cause de la complication plus grande du cas alors exploré. L'exemple précédent suffit pour indiquer l'inévitable recours qu'il faut dès lors employer aux lois constantes de notre nature, dont l'ensemble, toujours maintenu pendant le cours entier de l'évolution sociale, fournit à l'analyse sociologique directe un indispensable moyen général de vérification continue, comme je l'expliquerai spécialement au chapitre suivant. Puisque le phénomène social, conçu en totalité, n'est, au fond, qu'un simple développement de l'humanité, sans aucune création réelle de facultés quelconques, ainsi que je l'ai établi ci-dessus, toutes les dispositions effectives que l'observation sociologique pourra successivement dévoiler devront donc se retrouver, au moins en germe, dans ce type primordial, que la biologie a construit d'avance pour la sociologie, afin de circonscrire ses aberrations spontanées. Ainsi, aucune loi de succession sociale, indiquée même, avec toute l'autorité possible, par la méthode historique, ne devra être finalement admise qu'après avoir été rationnellement rattachée, d'une manière d'ailleurs directe ou indirecte, mais toujours incontestable, à la théorie positive de la nature humaine: toutes les inductions qui ne pourraient soutenir un tel contrôle, finiraient nécessairement, à l'issue d'un plus mûr examen sociologique, par être immédiatement reconnues illusoires, soit que les observations eussent été trop partielles ou trop peu prolongées. C'est dans cette exacte harmonie continue entre les conclusions directes de l'analyse historique et les notions préalables de la théorie biologique de l'homme que devra surtout consister la principale force scientifique des démonstrations sociologiques. On voit ainsi se confirmer de plus en plus, et à tous égards, cette prépondérance philosophique de l'esprit d'ensemble sur l'esprit de détail, que je me suis tant efforcé, dans ce chapitre, de faire nettement ressortir comme le principal caractère intellectuel de cette nouvelle science. Tel est donc le mode général d'exploration le mieux approprié à la vraie nature des recherches sociologiques. Sa prépondérance y est, à divers titres essentiels, pleinement équivalente, d'après les indications précédentes, à celle de la comparaison zoologique dans l'étude de la vie individuelle. L'usage continu qui s'en fera spontanément, en tout le reste de ce volume, confirmera hautement cette similitude logique, en témoignant que la succession nécessaire des divers états sociaux correspond exactement, sous le point de vue scientifique, à la coordination graduelle des divers organismes, eu égard à la différence des deux sciences: la série sociale, convenablement établie, ne saurait être, certes, ni moins réelle, ni moins utile, que la série animale. Quand l'application effective de ce nouveau moyen aura été assez développée pour que ses propriétés caractéristiques aient pu devenir, à tous les yeux éclairés, suffisamment prononcées, on y reconnaîtra, je le présume, une modification assez tranchée de l'exploration positive fondamentale pour la classer finalement, à la suite de l'observation pure, de l'expérimentation, et de la comparaison proprement dite, comme un quatrième et dernier mode essentiel de l'art d'observer, destiné, sous le nom spécial de méthode historique, à l'analyse des phénomènes les plus compliqués, et prenant sa source philosophique dans le mode immédiatement précédent, par la comparaison biologique des âges. La leçon suivante me présentera naturellement une importante occasion de motiver directement cette tendance définitive. En terminant cette préalable appréciation générale de la méthode historique proprement dite, comme constituant le meilleur mode d'exploration sociologique, je ne dois pas négliger de faire remarquer ici que la nouvelle philosophie politique, consacrant, d'après un libre examen rationnel, les anciennes indications de la raison publique, restitue enfin à l'histoire l'entière plénitude de ses droits scientifiques pour servir de première base indispensable à l'ensemble des sages spéculations sociales, malgré les sophismes, trop accrédités encore, d'une vaine métaphysique qui tend à écarter, en politique, toute large considération du passé. C'est ainsi que, dans les autres branches quelconques de la philosophie naturelle, les diverses parties antérieures de ce Traité nous ont jusqu'ici toujours représenté l'esprit positif, si injustement accusé de tendance perturbatrice, comme essentiellement disposé, au contraire, à confirmer, dans les dispositions fondamentales de chaque science, les précieuses inspirations primitives du bon sens vulgaire, dont la science réelle ne saurait être, à tous égards, qu'un spécial prolongement systématique, et qu'une stérile métaphysique peut seule conduire à dédaigner. Ici, bien loin de restreindre l'influence nécessaire que la raison humaine attribua, de tout temps, à l'histoire dans les combinaisons politiques, la nouvelle philosophie sociale l'augmente radicalement et à un haut degré: ce ne sont plus ainsi des conseils ou des leçons que la politique demande seulement à l'histoire pour perfectionner ou rectifier des inspirations qui n'en sont point émanées; c'est sa propre direction générale qu'elle va désormais exclusivement chercher dans l'ensemble des déterminations historiques. Après avoir ainsi exécuté suffisamment, dans ce chapitre, l'indispensable examen préliminaire du véritable esprit général qui doit caractériser la sociologie, et des divers moyens essentiels d'exploration qui lui sont propres, il me reste à compléter cette opération en considérant, plus rapidement, dans la leçon suivante, ses différentes relations nécessaires avec les autres sciences principales, afin que sa vraie constitution philosophique soit enfin irrévocablement établie, de façon à nous permettre ensuite de procéder directement, avec une véritable sécurité scientifique, à l'élaboration pleinement rationnelle de ce grand sujet. QUARANTE-NEUVIÈME LEÇON. Relations nécessaires de la physique sociale avec les autres branches fondamentales de la philosophie positive. Avec quelque scrupuleuse exactitude que l'on s'efforçât de se diriger constamment, dans la nouvelle philosophie politique, d'après l'esprit général, à la fois scientifique et logique, que je viens de caractériser, les conditions essentielles de la positivité n'y sauraient être, en réalité, suffisamment remplies, tant que la science sociale y serait conçue et cultivée comme entièrement isolée, sans avoir convenablement égard aux indispensables relations indiquées par son véritable rang encyclopédique. La subordination rationnelle de la physique sociale envers l'ensemble des autres sciences fondamentales, suivant la hiérarchie scientifique que j'ai établie, constitue, à mes yeux, un principe d'une telle importance qu'il comprend, en quelque sorte, d'une manière implicite et indirecte mais nécessaire, toutes les diverses prescriptions philosophiques relatives au mode propre d'institution générale de cette science nouvelle, tandis qu'il ne pourrait, au contraire, être suppléé par aucune d'elles. On peut maintenant assurer, sans aucune exagération, que c'est surtout le défaut d'accomplissement réel de cette grande condition préalable, dont rien ne saurait dispenser, qui a, de nos jours, essentiellement paralysé tous les efforts tentés, même par les meilleurs esprits, pour traiter les questions sociales d'une manière vraiment positive, transformation dont la nécessité et même la possibilité ne sont plus, au fond, susceptibles désormais d'aucune contestation directe, quoique personne n'ait jusqu'ici convenablement saisi l'ensemble des obligations intellectuelles qu'impose une telle rénovation. Soit qu'on envisage le système des diverses données indispensables immédiatement fournies à la sociologie par les différentes sciences antérieures, soit qu'on ait égard à la considération, encore plus importante sans doute, des saines habitudes spéculatives que peut seule y développer leur étude préliminaire, l'appréciation journalière des essais actuels pour constituer une vraie philosophie politique ne permet point d'hésiter à regarder cette lacune capitale comme la principale cause de leur avortement radical, et de la direction vicieuse que finissent par suivre involontairement à cet égard les intelligences qui semblaient d'abord les mieux disposées[30]. Il importe donc beaucoup d'examiner ici directement l'ensemble de ces relations nécessaires, quoique leur explication soit implicitement comprise dans les considérations analogues déjà présentées à l'égard des autres sciences fondamentales, surtout au volume précédent envers la science biologique, ce qui nous permettra d'abréger maintenant, à un haut degré, cette indispensable opération, sans nuire aucunement à son efficacité essentielle. [Footnote 30: Pour mieux caractériser ici cette importante observation, je crois devoir en indiquer, avec franchise, un exemple remarquable et récent, qui me sembla doublement décisif, soit parce qu'il se rapporte à un esprit présentant d'incontestables symptômes d'une véritable force scientifique, malgré la déplorable éducation métaphysique qui le domine essentiellement, soit aussi parce que l'aberration dont il s'agit résulte d'un emploi abusif de la méthode historique proprement dite, la plus convenable néanmoins aux saines explorations sociologiques. Dans l'importante discussion qui eut lieu, en France, en 1831, sur l'hérédité de la pairie, l'un des plus éminens défenseurs de cette hérédité (M. Guizot), afin de produire son opinion sous un aspect vraiment scientifique, s'efforça de la motiver principalement par cette prétendue indication historique, que, d'après l'ensemble du passé, la marche progressive de la civilisation humaine tend nécessairement à augmenter sans cesse l'influence sociale et politique de l'hérédité. Un tel argument, de la part d'un tel esprit, ne saurait, sans doute, être regardé comme un simple artifice de circonstance; il suppose une sincère et profonde conviction personnelle, au moins momentanée: et cependant on pourrait à peine imaginer une observation plus radicalement et plus directement contraire à l'universelle réalité des phénomènes sociaux. En se rappelant que partout les diverses professions étaient, dans l'origine, essentiellement héréditaires, que d'abord on héritait même de l'esclavage et de la liberté, et que, jusqu'à des temps très rapprochés, la naissance constitua toujours la principale condition d'un pouvoir quelconque, quand on considère, en un mot, les divers témoignages, aussi décisifs que nombreux, qui montrent, au contraire, l'influence sociale de l'hérédité comme constamment décroissante à mesure que l'évolution humaine s'accomplit, il devient presque impossible de comprendre une hallucination aussi complète, chez un esprit aussi distingué, qui, appliquant à son sujet le meilleur mode d'exploration directe, a pourtant _vu_, dans des phénomènes aussi caractérisés, l'inverse de la réalité la moins équivoque. Cette aberration décisive me paraît singulièrement propre à faire sentir combien l'excessive complication des observations sociales exige, de toute nécessité, que l'esprit s'y prépare rationnellement à _voir_, non-seulement d'après une indispensable conception préliminaire de l'ensemble du développement humain, mais, avant tout, par une étude préalable et graduelle des divers systèmes d'observations scientifiques déjà soumis à une exploration pleinement positive envers des phénomènes plus simples.] Cette intime subordination philosophique n'a jamais pu être plus irrécusable et plus prononcée que dans le cas actuel, où elle est néanmoins si profondément méconnue jusqu'ici. Elle y résulte immédiatement, en effet, du rang incontestable que notre hiérarchie fondamentale assigne nécessairement aux phénomènes sociaux après toutes les autres catégories principales de phénomènes naturels, en vertu de la complication supérieure, de la spécialité plus complète, et de la personnalité plus directe, qui les distinguent si hautement même des phénomènes les plus élevés de la vie individuelle. Pour concevoir, en général, comment ces caractères irrécusables déterminent ainsi l'étroite dépendance rationnelle de la science sociologique envers les différentes branches antérieures de la philosophie naturelle, il suffit de considérer d'abord que l'étude positive du développement social suppose, de toute nécessité, la co-relation continue de ces deux notions indispensables, l'humanité qui accomplit le phénomène, et l'ensemble constant des influences extérieures quelconques, ou le milieu scientifique proprement dit, qui domine cette évolution partielle et secondaire de l'une des races animales. Sans l'usage permanent d'un tel dualisme philosophique, aucune spéculation sociale ne saurait, évidemment, jamais comporter une vraie positivité. Or, le premier terme de ce dualisme fondamental subordonne directement la sociologie à l'ensemble de la philosophie organique, qui fait seul connaître les véritables lois de la nature humaine; et le second la lie aussi, d'une manière non moins inévitable, au système entier de la philosophie inorganique, duquel seul peut dériver une juste appréciation des conditions extérieures d'existence de l'humanité. En un mot, l'une de ces deux grandes sections de la philosophie naturelle détermine, en sociologie, l'agent du phénomène, et l'autre le milieu où il se développe. Comment l'étude d'une telle évolution pourrait-elle devenir aucunement positive, tant qu'elle sera toujours poursuivie en y faisant abstraction totale de cette double co-relation? Tel est, sous le point de vue purement scientifique, le principe propre et direct de la subordination nécessaire de la science sociale envers l'ensemble de la philosophie naturelle. On voit que, sous ce rapport, nous sommes spontanément conduits à envelopper ici, dans une commune appréciation sommaire, les trois parties essentielles de la philosophie inorganique proprement dite, la chimie, la physique, et l'astronomie, toutes également relatives à l'étude du milieu social. Cette concentration naturelle du sujet, qui permettra d'abréger beaucoup la leçon actuelle, ne saurait d'ailleurs y altérer essentiellement la netteté des considérations principales, pourvu que, en temps opportun, le mode de participation philosophique propre à chacune de ces trois sciences soit suffisamment signalé. Quant à la méthode proprement dite, l'indispensable obligation de subordonner convenablement les études sociales au système graduel des autres études fondamentales, résulte, d'une manière encore plus directe et plus évidente, de la complication supérieure qui caractérise de tels phénomènes, dont l'examen scientifique ne saurait être utilement tenté qu'après la préparation rationnelle résultant de l'examen préalable des autres catégories successives de phénomènes moins compliqués. Telle est la double appréciation philosophique à laquelle nous devons ici spécialement procéder, dans les limites qui viennent d'être indiquées, en parcourant en sens inverse notre série encyclopédique, afin de considérer d'abord les relations les plus intimes et les plus directes, comme à l'égard de tous les cas analogues traités dans les volumes précédens. Nous devrons ensuite, pour compléter cette indispensable opération, caractériser enfin la réaction nécessaire, soit scientifique, soit logique, que la sociologie, une fois constituée, devra, par sa nature, exercer ultérieurement, à son tour, sur l'ensemble des sciences antérieures, réaction encore moins soupçonnée aujourd'hui que l'action principale elle-même. Relativement à la biologie, la profonde subordination philosophique de la science sociale est tellement incontestable que personne n'oserait plus, désormais en méconnaître directement le principe évident, parmi ceux qui, dans l'application réelle, n'y ont essentiellement aucun égard. Cette contradiction presque universelle entre la maxime et l'usage ne tient pas seulement aujourd'hui à la conception radicalement vicieuse des études sociales: elle résulte aussi du caractère philosophique beaucoup trop imparfait que présente encore la science biologique elle-même chez la plupart des esprits actuels, sauf un petit nombre d'éminentes exceptions, comme je l'ai spécialement établi dans la quarantième leçon. Il faut, sous ce dernier point de vue, attribuer surtout cette insuffisante prépondérance actuelle de la philosophie biologique dans l'ensemble des théories sociales, à l'imperfection plus prononcée qui distingue la partie transcendante de la biologie, relative à l'étude générale des phénomènes intellectuels et moraux. C'est, en effet, par une telle partie que doit naturellement s'établir la principale subordination directe de la sociologie envers la biologie, dont les autres branches ne sauraient cependant y être immédiatement négligées. Or, la physiologie cérébrale étant d'institution toute récente, et son état scientifique naissant, encore trop vaguement ébauché, ayant été à peine reconnu des esprits même les plus avancés (_voyez_ la quarante-cinquième leçon), on ne saurait s'étonner que les relations fondamentales entre la sociologie et la biologie n'aient pu être jusqu'ici convenablement organisées. Quand on s'en occupera directement, il y faudra distinguer sous deux aspects principaux, également indispensables, l'un primitif, l'autre continu, la dépendance inévitable des saines études sociales envers l'étude préalable de la nature humaine. Sous le premier rapport, la biologie doit d'abord fournir le point de départ nécessaire de l'ensemble des spéculations sociales, d'après l'analyse fondamentale de la sociabilité humaine, et des diverses conditions organiques qui déterminent son caractère propre. Mais, en outre, les termes les plus élémentaires de la série sociale ne pouvant comporter presque aucune exploration directe, ils doivent être essentiellement construits en appliquant la théorie positive de la nature humaine à l'ensemble de circonstances correspondant, en concevant les faibles renseignemens isolés que peut immédiatement admettre cette première ébauche de la société comme bien plutôt destinés à faciliter et à perfectionner cette détermination rationnelle qu'à suggérer eux-mêmes le vrai caractère d'une telle enfance de l'humanité. Quand le développement social est devenu trop prononcé pour qu'une pareille déduction continue à rester possible, comme je l'expliquerai ci-dessous, alors commence, sous le second point de vue, une invariable participation sociologique, toutefois moins directe et moins spéciale, de la théorie biologique de l'homme, à laquelle l'évolution de l'humanité doit, évidemment, se montrer toujours conforme. Il en résulte, dans le système entier des études sociologiques, soit statiques, soit dynamiques, de précieuses vérifications continues, et quelquefois même d'heureuses indications générales, ainsi que je l'ai déjà indiqué à la fin de la leçon précédente. Ces vérifications et ces indications sont immédiatement fondées, avec une irrésistible rationnalité, sur l'invariabilité nécessaire de l'organisme humain, dont les diverses dispositions caractéristiques soit physiques, soit morales, soit intellectuelles, doivent se retrouver essentiellement les mêmes à tous les degrés de l'échelle sociale, et toujours identiquement coordonnées entre elles, le développement plus ou moins étendu que l'état social leur procure ne pouvant jamais altérer aucunement leur nature, ni, par conséquent, créer ou détruire des facultés quelconques, ou seulement même intervertir leur mutuelle pondération primitive. À toute époque de l'évolution humaine, un aperçu sociologique direct ne saurait donc être scientifiquement admis, quelque puissantes que semblent d'ailleurs les inductions historiques sur lesquelles il repose, s'il est contradictoire aux lois connues de la nature humaine: si, par exemple, il suppose, chez la plupart des individus, un caractère très prononcé de bonté ou de méchanceté; s'il représente les affections sympathiques comme habituellement supérieures aux affections personnelles; s'il indique une prépondérance effective et commune des facultés intellectuelles sur les facultés affectives, etc. Dans tous les cas semblables, qui sont, à vrai dire, bien plus multipliés déjà que ne doit d'abord le faire présumer l'extrême imperfection actuelle de la théorie biologique de l'homme, les propositions sociologiques quelconques devront être aussi bien soumises, d'après ce seul contrôle, à une indispensable rectification ultérieure, que si elles supposaient à la vie humaine une durée exorbitante, ou si elles contredisaient, à tout autre égard matériel, les lois physiques de l'humanité: puisque les conditions intellectuelles et morales de l'existence humaine, quoique plus difficiles à apprécier, et par suite beaucoup moins connues jusqu'ici que ses conditions matérielles, ne sont certainement, au fond, ni moins réelles, ni moins impérieuses, lorsque enfin on parvient à les dévoiler nettement. C'est ainsi, par exemple, que, d'un tel point de vue biologique, toutes les doctrines politiques actuelles devraient être proclamées radicalement vicieuses, par cet unique motif scientifique que, dans leur irrationnelle appréciation des phénomènes politiques, soit actuels, soit antérieurs, elles conduisent toujours à admettre, les unes chez les gouvernans, les autres chez les gouvernés, un degré habituel de perversité ou d'imbécillité, un esprit de concert ou de calcul, profondément incompatibles avec les notions les plus positives sur la nature humaine, dès lors constituée, chez des classes entières, en état permanent de monstruosité pathologique, ce ce qui est évidemment absurde. Un exemple aussi décisif peut donner une juste idée des précieuses ressources générales que la sociologie positive devra retirer constamment de sa subordination fondamentale envers la biologie, surtout quand la physiologie cérébrale, si heureusement instituée par le génie de Gall, sera enfin convenablement cultivée. Quelle que soit l'extrême importance réelle de telles indications, primitives ou continues, on ne peut se dissimuler que les principaux philosophes biologistes les ont aujourd'hui presque toujours conçues d'une manière vicieusement exagérée, qui tendrait à faire entièrement disparaître la sociologie comme science directe et distincte, en la réduisant à n'être plus qu'un simple corollaire final de la science de l'homme, abstraction faite de toute observation historique proprement dite. Cette grande aberration philosophique fut surtout très marquée chez l'illustre Cabanis, et Gall lui-même ne sut point s'en garantir suffisamment. Sans être, certes, aussi profondément irrationnelle que la tendance analogue de la plupart des physiciens et des chimistes à traiter, à son tour, la biologie comme une simple dérivation de la philosophie inorganique, une telle disposition intellectuelle n'est peut-être pas moins nuisible aux progrès réels de l'esprit humain; car, si elle pouvait prévaloir, elle empêcherait, de toute nécessité, l'indispensable essor de la science sociale. On conçoit, en effet, d'après les explications précédentes, que la première ébauche de la série sociale, considérée dans ses termes originaires, doive surtout résulter, à titre de déduction directe, de la théorie biologique de l'homme, indépendamment d'une exploration historique alors impossible ou trop défectueuse. Mais une telle manière de procéder deviendrait nécessairement illusoire pour l'étude ultérieure de l'évolution sociale, si l'on prétendait persister encore à déterminer essentiellement _à priori_ le développement effectif, au lieu de l'étudier d'après des observations immédiates et spéciales. Le phénomène principal de la sociologie, celui qui établit avec la plus haute évidence son originalité scientifique, c'est-à-dire l'influence graduelle et continue des générations humaines les unes sur les autres, se trouverait dès-lors essentiellement absorbé, ou du moins dissimulé au point d'être entièrement méconnu, en vertu de l'impossibilité manifeste où serait ainsi notre intelligence de deviner les principales phases effectives d'une évolution aussi complexe, sans l'indispensable prépondérance directe de l'analyse historique proprement dite. Quand même les lois fondamentales de la nature humaine seraient un jour beaucoup mieux connues qu'elles ne peuvent jamais l'être, notre force de déduction serait certainement impuissante à en tirer des conséquences aussi difficiles et aussi lointaines. Dans les premières générations humaines, quand l'évolution sociale commence à peine à manifester quelques caractères vagues et indécis d'une progression encore flottante et imperceptible, cette déduction est possible à un certain degré, et devient même indispensable, comme nous l'avons vu, au point de dominer d'abord l'observation directe. Mais, au contraire, aussitôt que le mouvement social est réellement établi, l'influence successive et croissante des générations antérieures devient bientôt la principale cause des modifications graduelles qu'il présente, et dès-lors le mode essentiel d'exploration doit radicalement changer, afin d'être toujours rationnellement conforme à la vraie nature des phénomènes correspondans. L'analyse historique y devient alors, de toute nécessité, à jamais prépondérante, et les indications purement biologiques, malgré leur inévitable importance, n'y peuvent plus être utilement employées qu'au simple titre d'un précieux auxiliaire général et surtout d'un indispensable contrôle fondamental. C'est ainsi que, jusque dans la philosophie inorganique, à l'égard de phénomènes infiniment moins compliqués, lors même que, comme en astronomie, les lois élémentaires en sont parfaitement connues, l'observation propre et immédiate dirige essentiellement l'exploration, aussitôt que le cas devient assez composé pour que la pure déduction cesse d'être praticable: ce qui doit, _à fortiori_, rendre désormais incontestable une semblable nécessité scientifique, à l'égard des phénomènes les plus complexes que notre intelligence puisse explorer. Dans la simple histoire de la vie individuelle, les biologistes ne se croient nullement dispensés de recourir à l'analyse directe des âges, comme principal moyen d'exploration, quoique l'état primitif de l'organisme, combiné avec la nature propre du milieu correspondant, constitue, sans doute, la première cause générale de la suite des variations ultérieures. Par quelle étrange inconséquence se croiraient-ils donc affranchis d'une telle obligation scientifique, à l'égard d'une évolution bien autrement compliquée, à la fois plus étendue et plus prolongée, à laquelle concourent, d'une manière de plus en plus intense et variée, les divers individus et surtout les diverses générations? Aussi ces vaines tentatives n'ont-elles jamais pu recevoir aucune exécution réelle, et n'ont-elles vraiment servi qu'à mieux manifester aujourd'hui l'évidente urgence de la régénération fondamentale des études sociales, ainsi poursuivie par tant de voies diverses. Mais, à l'état même de simple projet, elles sont déjà profondément nuisibles, en faisant disparaître entièrement, ou, ce qui est équivalent au fond, en reléguant comme subalterne, la seule classe d'observations sur laquelle puisse véritablement reposer la science sociale, quelques secours qu'elle doive emprunter à l'ensemble des sciences antérieures, et surtout à la biologie elle-même. Bien loin de pouvoir enfin élever, comme on le suppose, le système des études sociales à un état vraiment positif, il est évident qu'une telle aberration philosophique, en faisant directement méconnaître le développement continu de l'humanité, ou du moins en le réduisant à une progression peu caractérisée et vaguement définie, tend directement, en général, sauf quelques améliorations secondaires, à prolonger l'enfance actuelle de la philosophie politique. Le principal vice intellectuel de cette philosophie consiste aujourd'hui, comme nous l'avons reconnu, dans cet esprit absolu qu'elle fait présider à toutes les spéculations sociales. Or, un tel esprit est nécessairement maintenu par la vaine théorie que nous examinons, et qui, abstraction faite de tout état social déterminé, tend à subordonner directement toutes les considérations sociales à la conception absolue d'un type politique immuable, mieux défini sans doute que les types purement théologiques ou métaphysiques, mais aussi essentiellement contraire au génie éminemment relatif de la vraie philosophie politique. La plupart des philosophes biologistes ont ainsi été involontairement conduits à cette funeste aberration pratique de regarder comme inhérens à la nature fondamentale de l'homme, et par suite comme indestructibles, des modifications sociales réellement passagères, propres à un état déterminé du développement humain. On peut voir, par exemple, comment l'illustre Gall lui-même, malgré son éminente sagacité philosophique, dédaignant mal à propos les considérations sociales, pour n'employer que d'imparfaites notions physiologiques, d'ailleurs déplacées, a été entraîné, au sujet de la guerre, à une sorte de déclamation scientifique, entièrement indigne de son génie, en voulant établir l'immobilité prétendue des tendances militaires de l'humanité, malgré l'ensemble des témoignages historiques, qui indiquent, au contraire, avec tant d'évidence, le décroissement graduel de l'esprit guerrier à mesure que le développement humain s'accomplit, décroissement d'ailleurs pleinement conforme au système mieux approfondi des lois fondamentales de notre nature. Il serait aisé d'indiquer beaucoup d'autres cas analogues, plus ou moins prononcés, où la vicieuse prépondérance des considérations biologiques, et l'irrationnel dédain des notions historiques, ont pareillement conduit à méconnaître profondément la véritable évolution sociale, et à supposer une fixité chimérique à des dispositions essentiellement variables. Cette influence doublement nuisible, qui tend directement à détruire à la fois et la vraie conception philosophique de la science sociale et sa principale destination pratique, est surtout très marquée dans la plupart des théories relatives à l'éducation, presque toujours considérée ainsi, à la manière de la philosophie théologico-métaphysique, abstraction faite de l'état co-relatif de la civilisation humaine. L'ensemble des explications précédentes, quoique très sommaires, me paraît ne pouvoir laisser aucun doute essentiel ni sur l'indispensable subordination fondamentale de la sociologie envers la biologie, ni sur la notion radicalement fausse que les physiologistes s'en forment aujourd'hui. Au lieu de constituer un simple appendice de la biologie, la physique sociale doit être certainement conçue comme une science parfaitement distincte, directement fondée sur des bases qui lui sont propres, mais profondément rattachée, soit dans son point de départ, soit dans son développement continu, au système entier de la philosophie biologique. J'ai dû ci-dessus examiner surtout cette relation nécessaire sous le point de vue scientifique proprement dit, qui pouvait seul exiger une vraie discussion générale. Quant à la méthode, l'analogie logique des deux sciences est trop évidente pour qu'il faille ici spécialement insister sur l'irrécusable nécessité, de la part des sociologistes, de préparer d'abord leur intelligence par une étude convenablement approfondie des méthodes biologiques. Malgré l'imperfection actuelle de ces divers modes d'exploration, dont le caractère propre est jusqu'ici trop peu prononcé, c'est là seulement que nous pouvons préalablement apprécier le véritable esprit général qui doit diriger toutes les études quelconques relatives aux corps vivans, et qui doit nécessairement devenir encore plus prépondérant dans les études sociales. C'est uniquement ainsi que l'on pourra suffisamment rectifier les habitudes plus rigoureuses, mais trop étroites, que l'intelligence aurait d'abord contractées par une étude trop exclusive de la philosophie inorganique, quelle qu'en soit l'indispensable nécessité préliminaire. Rien ne saurait surtout dispenser d'étudier à une telle source la méthode comparative proprement dite, sur laquelle doit principalement reposer, en sociologie comme en biologie, l'exploration rationnelle, quoique suivant un mode très différent, suffisamment caractérisé par la leçon précédente. Enfin, la sociologie y devra pareillement emprunter à la biologie un principe philosophique très précieux, destiné à y devenir extrêmement usuel, et qui y recevra même son plus entier développement scientifique: il s'agit de cette heureuse transformation positive du dogme des causes finales, qui constitue l'indispensable principe des conditions d'existence, directement apprécié au volume précédent. On sait que ce principe, résultat nécessaire de la distinction générale entre l'état statique et l'état dynamique, appartient surtout à l'étude des corps vivans, où cette distinction est beaucoup plus prononcée qu'ailleurs, et à laquelle en effet l'esprit humain est surtout redevable de cette importante opération philosophique: c'est donc là seulement que la notion générale en peut être aujourd'hui convenablement acquise. Mais, quelle que soit sa haute utilité directe dans l'étude de la vie individuelle, la science sociale doit en faire, par sa nature, une application encore plus étendue et plus essentielle. C'est en vertu de ce principe vraiment fondamental que, rapprochant directement l'une de l'autre les deux acceptions philosophiques du mot _nécessaire_[31], la nouvelle philosophie politique tendra spontanément, en ce qui concerne au moins toutes les dispositions sociales d'une haute importance, à représenter sans cesse comme inévitable ce qui se manifeste d'abord comme indispensable, et réciproquement. Il faut qu'un tel esprit soit éminemment propre à la nature des études sociales, puisqu'on s'y trouve également amené par les voies philosophiques les plus opposées, ainsi que l'indique surtout ce bel aphorisme politique de l'illustre de Maistre: _Tout ce qui est nécessaire, existe_. [Footnote 31: Je ne puis m'abstenir, à cette occasion, d'indiquer ici sommairement la pensée générale d'un travail entièrement neuf sur la philosophie du langage, dont l'exécution rationnelle, qui ne saurait m'appartenir, serait à mes yeux, d'une haute utilité permanente. Ce travail consisterait en une opération inverse de celle qu'on exécute habituellement à l'égard des synonymes proprement dits. Au lieu de rapprocher ainsi les mots divers qui ont des acceptions identiques ou fort analogues, je proposerais de composer une sorte de dictionnaire des équivoques, où l'on comparerait, au contraire, les différentes acceptions fondamentales d'un terme unique. Le double sens du mot _nécessaire_, que je viens d'indiquer, me paraît offrir un des exemples les mieux caractérisés, soit de la nature de cette opération nouvelle, soit de l'heureuse influence que pourrait exercer son convenable accomplissement sur le développement graduel et l'extension universelle du véritable esprit philosophique. Il ne faut pas croire, en effet, que cette confusion apparente puisse jamais être accidentelle: on y doit toujours voir le précieux et irrécusable témoignage d'une certaine coïncidence fondamentale, admirablement sentie par la raison publique, entre les deux idées ainsi rapprochées. Si l'on pouvait, en chacun des cas principaux, remonter jusqu'à la première époque effective d'une telle modification du langage, il en résulterait, surtout pour les temps modernes, une source importante de nouveaux documens historiques sur l'éducation progressive de la raison humaine. Enfin, un tel travail, exécuté aussi comparativement entre les diverses langues contemporaines, afin de recevoir tout son développement rationnel, donnerait lieu, sans doute, à de nouvelles et intéressantes remarques sur le caractère intellectuel des différens peuples. Outre les connaissances philologiques spéciales qu'exigerait cette opération philosophique, elle devrait surtout être constamment dirigée, comme tout mode quelconque d'exploration sociale, par une conception positive de la véritable marche fondamentale de l'esprit humain et de la société, sans quoi elle ne contribuerait qu'à encombrer la science d'irrationnels matériaux, déjà trop multipliés: en sorte qu'un tel travail ne saurait guère convenir aujourd'hui à nos simples littérateurs, ni même à nos érudits.] Après avoir ainsi rationnellement établi l'indispensable subordination générale de la sociologie envers l'ensemble de la philosophie biologique, elle se trouve aussi, par cela seul, scientifiquement rattachée d'abord, par une relation indirecte, mais spontanée et inévitable, au système entier de la philosophie inorganique, auquel nous savons déjà que la biologie est immédiatement liée. Telle est, en effet, la propriété capitale de la hiérarchie positive que nous avons organisée entre les différentes sciences fondamentales, qu'il suffirait rigoureusement, en chaque cas, d'y avoir convenablement motivé l'enchaînement le plus direct pour donner aussitôt le droit de déterminer la vraie position encyclopédique, sans aucun examen spécial des liaisons moins intimes. Mais, indépendamment de cette évidente subordination médiate, la physique sociale se rattache aussi de la manière la plus prononcée à l'ensemble de la philosophie inorganique par d'importantes relations propres et immédiates, dont j'ai ci-dessus indiqué le principe nécessaire, et qu'il s'agit maintenant de caractériser sommairement. En premier lieu, cette philosophie peut seule convenablement analyser le système total des diverses conditions extérieures, chimiques, physiques et astronomiques, sous l'empire desquelles s'accomplit l'évolution sociale, et qui doivent surtout exercer une influence prépondérante pour déterminer, conjointement avec les conditions organiques, sa vitesse fondamentale. Comment pourrait-on concevoir rationnellement les phénomènes sociaux, sans avoir d'abord exactement apprécié, sous ces différens rapports essentiels, le milieu réel où ils se développent? L'harmonie générale qui doit toujours exister entre l'humanité civilisée et le théâtre de sa progression collective, dérive nécessairement du même principe philosophique que nous avons vu constituer directement le véritable esprit fondamental de la biologie proprement dite, quant à la co-relation permanente, à la fois inévitable et indispensable, entre la nature individuelle de tout être vivant et la constitution propre du milieu correspondant. Toutes les perturbations extérieures quelconques qui affecteraient l'existence individuelle de l'homme ne sauraient manquer aussi d'altérer consécutivement son existence sociale; et, réciproquement, celle-ci ne pourrait, sans doute, être gravement troublée par des modifications du milieu qui ne dérangeraient aucunement la première. En vertu de cette identité nécessaire, je puis donc ici, pour accélérer notre travail, me dispenser de reproduire spécialement l'appréciation méthodique de ces différentes conditions inorganiques de la vie sociale, qui d'ailleurs ne sont guère susceptibles de contestation sérieuse, aussitôt qu'on les soumet directement à un examen scientifique, dont le développement doit être renvoyé au Traité spécial de philosophie politique déjà ci-dessus annoncé. Le volume précédent a suffisamment caractérisé ces diverses influences extérieures, en ce qui concerne la vie individuelle; je dois surtout renvoyer à la quarantième leçon, relativement aux conditions astronomiques, les plus méconnues de toutes, et celles néanmoins dont la prépondérance est la plus prononcée. J'ai fait voir alors que l'existence des corps vivans, et principalement l'existence humaine, était nécessairement subordonnée à l'ensemble des différentes données astronomiques, soit statiques, soit dynamiques, qui caractérisent notre planète, envisagée, quant à sa rotation journalière ou à sa circulation annuelle; et j'ai signalé, en général, le genre d'influence biologique propre à chacune de ces conditions principales. Or, sans reproduire, sous un nouvel aspect, cette importante appréciation, que le lecteur transportera aisément au cas actuel, il est évident que, par cela même, de telles considérations doivent devenir pareillement indispensables à la conception rationnelle de l'ensemble des phénomènes sociaux. Il en est également ainsi, d'après des motifs analogues, pour les conditions physiques proprement dites de l'existence individuelle, et par suite sociale, soit en ce qui concerne l'état thermométrique, l'état barométrique et hygrométrique, ou l'état électrique, etc., du milieu ambiant, et semblablement aussi à l'égard des conditions essentiellement chimiques relatives à la composition de l'atmosphère, à la nature des eaux, à celle des terrains, etc. Quelque intéressant que dût être, sans doute, un tableau méthodique du système très complexe des conditions inorganiques du développement social, son inévitable étendue ne permet aucunement de l'ébaucher ici. Mais un tel point de vue n'a besoin, ce me semble, que d'être distinctement signalé pour atteindre suffisamment le but propre de ce chapitre, en rendant irrécusable, d'après des aperçus spéciaux faciles à suppléer, la haute subordination directe de la sociologie positive envers l'ensemble de la philosophie inorganique. En renvoyant, à cet égard, aux indications suffisantes du volume précédent, je dois seulement signaler, en général, l'influence sociologique propre à ces diverses conditions extérieures comme étant nécessairement encore plus prononcée que leur influence purement biologique, quoique d'ailleurs essentiellement analogue. Cette intensité supérieure n'est ici, du point de vue scientifique, qu'une suite naturelle de la prépondérance toujours croissante d'un tel ordre de conditions, à mesure que l'organisme se complique davantage, ou qu'on y considère des phénomènes plus élevés: ce qui a lieu, au plus haut degré possible, d'une manière directe et continue, dans l'étude rationnelle des phénomènes sociaux, où l'on envisage immédiatement l'organisme le plus composé, et les plus éminentes manifestations. Il faut d'ailleurs noter, à ce sujet, comme tendant à développer plus complétement cette inévitable prépondérance, qu'un tel organisme est, en outre, regardé comme susceptible d'une durée en quelque sorte indéfinie, de manière à rendre sensibles des modifications graduelles que la brièveté de la vie individuelle ne permettrait point de manifester suffisamment. Les conditions astronomiques éprouvent surtout, avec une évidence plus prononcée, cet accroissement naturel d'influence, quand on passe du cas individuel au cas social. En reprenant, sous ce rapport, les diverses considérations indiquées dans la quarantième leçon, le lecteur reconnaîtra facilement que les différentes perturbations hypothétiques, soit statiques, soit dynamiques, qui ne seraient point poussées à un assez haut degré d'intensité pour affecter gravement l'existence individuelle, altéreraient, au contraire, profondément l'existence sociale, qui exige un concours bien plus parfait de circonstances favorables. Non-seulement, par exemple, il est évident que les dimensions propres de notre planète ont plus d'importance scientifique en sociologie qu'en biologie, puisqu'elles assignent d'abord d'insurmontables limites générales à l'extension ultérieure de la population humaine, ce qui doit être pris en grave considération dans le système positif des spéculations politiques: mais il en est encore ainsi en beaucoup d'autres cas, moins immédiatement appréciables. Parmi les conditions dynamiques, qu'on examine, entre autres, sous ce point de vue, le degré réel d'obliquité de l'écliptique, la stabilité essentielle des pôles de rotation, et surtout la faible excentricité de l'orbite, on sentira facilement que, si cet ensemble de données fondamentales était notablement troublé, sans cependant l'être assez pour que l'existence individuelle fût aucunement compromise, notre vie sociale ne pourrait échapper à une profonde altération correspondante. De telles réflexions, en vérifiant directement la dépendance nécessaire de la véritable science du développement humain envers le système général de la philosophie inorganique, et surtout à l'égard de la philosophie astronomique qui en est la base indispensable, feront même comprendre que la sociologie positive n'était point rationnellement possible sans que cette philosophie eût été préalablement perfectionnée à un degré beaucoup plus élevé qu'on ne doit d'abord le penser. On voit, en effet, quant à l'astronomie, que la conception scientifique du développement social, envisagé dans l'ensemble de sa durée quelconque, était essentiellement impossible tant que la stabilité fondamentale de notre constitution astronomique, soit par rapport à la rotation ou à la translation, n'avait pas été convenablement démontrée, d'après l'application générale de la loi de la gravitation, puisque la continuité de cette évolution exige d'abord, entre certaines limites, une telle stabilité. Une appréciation semblable peut avoir lieu envers les conditions physiques et chimiques, afin d'établir que la surface de notre planète est maintenant parvenue, à tous égards, à un état essentiellement normal, sauf des accidens trop rares, trop partiels, et trop imprévus pour que la sagesse humaine n'en doive pas faire primitivement abstraction; ou que, du moins, l'écorce du globe ne comporte plus que des variations tellement limitées et surtout tellement graduelles qu'elles ne sauraient gravement affecter le cours naturel de l'évolution sociale, dont la pensée serait certainement inconciliable avec l'irruption brusque et fréquente de bouleversemens physico-chimiques très étendus dans le théâtre de la vie humaine. Bien loin donc que, sous ces divers aspects, la vraie philosophie politique puisse aucunement s'isoler de la philosophie inorganique, il y aurait beaucoup plutôt lieu de craindre que celle-ci ne fût point, à ces derniers titres, assez avancée aujourd'hui pour fournir à la première les notions préalables dont elle a besoin, si, suivant la marche fondamentale déjà suffisamment motivée au chapitre précédent, on ne devait point y procéder d'abord à la détermination la plus générale des lois propres au développement social, en écartant sagement les questions accessoires ou préliminaires qui seraient ou trop peu abordables ou même trop prématurées, sauf à les reprendre ultérieurement en descendant graduellement à une précision plus parfaite. Au premier coup d'oeil, cette subordination nécessaire semblerait d'ailleurs exiger, dans la philosophie inorganique, un perfectionnement radical, qu'elle ne saurait jamais admettre, comme je l'ai démontré dans le second volume, en ce qui concerne les lois astronomiques les plus générales, relatives à l'action mutuelle des différens mondes. Mais, ici, l'harmonie nécessaire que nous avons toujours constatée, à tous égards, entre le possible et l'indispensable n'éprouve réellement aucune altération quelconque; puisque, si ces notions cosmiques sont profondément inaccessibles, comme on n'en saurait douter, leur inutilité effective n'est pas moins évidente en sociologie qu'en biologie, vu l'entière indépendance, rigoureusement constatée désormais, des phénomènes intérieurs de notre monde, seuls susceptibles d'influence sociale, envers ces phénomènes universels, essentiellement étrangers à l'astronomie positive. On peut appliquer des réflexions analogues à beaucoup d'autres cas, plus usuels quoique moins prononcés, et partout l'on reconnaîtra, en appréciant avec exactitude la subordination fondamentale de la philosophie sociologique relativement aux différentes branches de la philosophie inorganique, que celle-ci, malgré son imperfection actuelle, est déjà assez avancée, sous tous les aspects principaux, pour n'apporter aujourd'hui aucun obstacle essentiel à la constitution rationnelle de la science sociale, pourvu qu'on ait toujours la prudente habileté d'éliminer provisoirement des recherches intempestives. Afin de prévenir, autant que possible, toute interprétation vicieuse d'une telle subordination, maintenant incontestable, il convient de préciser davantage la notion générale de l'influence sociale propre aux diverses conditions inorganiques, en remarquant que, par sa nature, elle ne saurait affecter les lois caractéristiques du développement humain, toujours essentiellement invariables, mais seulement la vitesse effective de l'évolution totale ou de ses diverses phases principales, du moins en se restreignant à des variations compatibles avec l'existence du phénomène. Nous avons vu, en général, au chapitre précédent, que toutes les causes perturbatrices quelconques ne sauraient immédiatement agir que sur cette vitesse propre. J'ai suffisamment démontré, dans la quarante-deuxième leçon, que les êtres vivans ne sont point, comme on l'a tant dit, indéfiniment modifiables sous l'empire des circonstances extérieures quelconques; que ces modifications, circonscrites entre d'étroites limites générales, jusqu'ici d'ailleurs peu connues, ne peuvent jamais affecter que les degrés des divers phénomènes, sans changer aucunement leur nature; et qu'enfin, lorsque les influences perturbatrices excèdent notablement ces limites, l'organisme, au lieu de se modifier, est nécessairement détruit. Or, cet important principe de philosophie biologique devant être, par sa nature, d'autant plus applicable qu'il s'agit d'un organisme plus complexe et d'une vie plus éminente, quoique l'être devienne alors plus modifiable, il faut nécessairement l'étendre aussi, à plus forte raison, à l'étude positive du développement social. La marche fondamentale de ce développement doit donc être envisagée comme tenant à l'essence même du phénomène, et, par suite, essentiellement identique dans toutes les hypothèses possibles sur le milieu correspondant. Sans doute, on peut aisément imaginer, suivant les indications précédentes, qu'une évolution aussi délicate soit radicalement empêchée par diverses perturbations extérieures, surtout astronomiques, qui n'iraient pas même jusqu'à détruire directement notre espèce. Mais, tant que cette évolution restera possible, il faudra toujours la concevoir assujétie aux mêmes lois essentielles, et ne pouvant varier que dans sa vitesse, en traversant, avec plus ou moins de rapidité, chacun des états intermédiaires dont elle se compose, sans que leur succession nécessaire ni leur tendance finale puissent jamais être réellement altérées. Une telle altération excéderait d'ailleurs le pouvoir même des causes biologiques; si, par exemple, on admettait quelques modifications tranchées dans l'organisme humain, ou que l'on pensât, ce qui serait scientifiquement équivalent, à l'hypothétique développement social d'une autre race animale, il faudrait toujours supposer, pour l'ensemble du développement, une marche fondamentale commune: telle est, du moins, la condition philosophique imposée par la nature d'un tel sujet, qui ne saurait devenir pleinement positif qu'autant qu'il pourra être ainsi conçu; on doit donc, à plus forte raison, étendre une pareille appréciation aux causes purement inorganiques. Du reste, une telle disposition intellectuelle n'est, au fond, que la suite spontanée et le complément indispensable de l'esprit général que la philosophie positive nous a nettement manifesté, sous ce rapport, en tant d'autres occasions antérieures, où, en poursuivant la vérification spéciale de ma hiérarchie scientifique, nous avons constamment reconnu que si, dans toute l'étendue de cette hiérarchie, les phénomènes moins généraux s'accomplissent nécessairement sous l'inévitable prépondérance des phénomènes plus généraux, cette subordination ne peut altérer, en aucune manière, leurs lois propres, mais seulement l'étendue et la durée de leurs manifestations réelles. Pour compléter cet aperçu préliminaire de la relation générale entre la philosophie sociologique et l'ensemble de la philosophie inorganique, je dois enfin signaler, à ce sujet, une nouvelle considération directe, d'autant plus importante ici qu'elle s'applique surtout, par sa nature, aux connaissances physico-chimiques, qui, dans les indications précédentes, ont pu paraître négligées comparativement aux doctrines astronomiques. Il s'agit de l'action réelle de l'homme sur le monde extérieur, dont le développement graduel constitue, sans doute, l'un des principaux aspects de l'évolution sociale, et sans l'essor de laquelle on peut même dire que l'ensemble de cette évolution n'eût pas été possible, puisqu'elle eût été arrêtée, à sa naissance, par la prépondérance des obstacles matériels propres à la condition humaine. En un mot, la progression, soit politique, soit morale, soit intellectuelle, de l'humanité, est nécessairement inséparable de sa progression matérielle, en vertu de l'intime solidarité mutuelle qui caractérise le cours naturel des phénomènes sociaux, d'après la leçon précédente. Or, il est évident que l'action de l'homme sur la nature dépend principalement de ses connaissances acquises quant aux lois réelles des phénomènes inorganiques, quoique la philosophie biologique n'y puisse être, sans doute, aucunement étrangère. Il faut, en outre, reconnaître, à cet égard, que la physique proprement dite, et même encore plus la chimie, constituent surtout la base propre du pouvoir humain, l'astronomie, malgré sa participation capitale, ne pouvant y concourir que par une indispensable prévoyance, au lieu d'une modification directe du milieu ambiant. Voilà donc un nouveau motif général, d'une irrécusable évidence, et qu'il suffit de signaler ici, pour faire hautement ressortir l'impossibilité radicale d'une étude rationnelle du développement social, sans la combinaison immédiate et permanente des spéculations sociologiques avec l'ensemble des doctrines de la philosophie inorganique. Dans tout ce qui précède, j'ai dû m'abstenir soigneusement de considérer aussi cette philosophie relativement à la méthode, afin de simplifier notre appréciation, en réduisant ici l'examen aux seules notions susceptibles d'être sérieusement contestées aujourd'hui. Au point où ce Traité est maintenant parvenu, je n'ai plus besoin de m'arrêter expressément à démontrer l'indispensable nécessité logique de se préparer convenablement aux saines études sociales en apprenant à connaître la méthode positive fondamentale dans ses applications réelles les mieux caractérisées. Malgré son importance prépondérante, ce grand précepte ressort tellement ici de la nature du sujet, il s'appuie d'ailleurs si fortement déjà sur les considérations analogues établies dans les autres sections de cet ouvrage, qu'il suffit d'énoncer simplement une proposition philosophique à l'égard de laquelle la partie antérieure de ce volume ne saurait laisser aucun doute direct, et que la suite de notre travail confirmera spontanément de plus en plus. Je me borne donc, sous ce rapport, à renvoyer le lecteur aux divers motifs généraux exposés, dans le volume précédent, en établissant une pareille nécessité envers la science biologique proprement dite. Le cas actuel ne saurait comporter, à cet égard, d'autre remarque propre, si ce n'est que ces différentes considérations acquièrent ici beaucoup plus de gravité encore, d'après la complication bien supérieure des phénomènes, et même indépendamment de la perturbation spéciale que les passions humaines tendent si hautement à introduire en de telles études. Afin que l'extension des ressources logiques soit toujours en suffisante harmonie avec l'accroissement des difficultés scientifiques, suivant la loi philosophique que j'ai établie à ce sujet, et qui a déjà été spécialement vérifiée, quant aux moyens propres d'exploration directe, à la fin du chapitre précédent, il faut réellement se féliciter de cette subordination profonde qui lie rationnellement la sociologie à l'ensemble de la philosophie naturelle. Convenablement appréciée, et sagement utilisée, cette relation capitale, qui d'abord semble augmenter la complication naturelle du sujet, constitue, au contraire, sous le point de vue logique, la principale base de son heureuse élaboration positive, en y introduisant spontanément une indispensable préparation intellectuelle, dont l'esprit humain, si faible appréciateur, même aujourd'hui, de la pure méthode, n'aurait pu directement assez sentir la haute importance. Il convient, à cet égard, de noter spécialement l'extension non moins spontanée d'une telle préparation à toutes les parties antérieures de la philosophie positive, et surtout à la philosophie inorganique. Car, c'est uniquement par cette extension complète que la méthode positive peut être préalablement assez connue pour devenir réellement applicable à l'étude de phénomènes aussi éminemment compliqués, suivant un principe posé dès le début de ce Traité, et depuis constamment vérifié; chaque branche essentielle de la philosophie naturelle devant, comme nous l'avons si souvent constaté, développer spécialement l'un des attributs caractéristiques de la méthode fondamentale, qui ne peut être convenablement apprécié qu'en l'étudiant à sa source propre. Il ne suffira donc pas aux sociologistes de se préparer à leurs difficiles spéculations en apprenant d'abord, par une profonde appréciation de la philosophie biologique, à développer, dans des cas moins compliqués, l'esprit général de leurs travaux, et les principaux moyens d'exploration qui leur conviennent, comme je l'ai ci-dessus indiqué. Outre que la biologie ne saurait être, à son tour, rationnellement conçue sans son indispensable subordination à l'ensemble de la philosophie inorganique, c'est uniquement par l'étude directe de cette philosophie que les sociologistes peuvent suffisamment connaître les caractères les plus élémentaires de la méthode positive, d'autant mieux appréciables que les phénomènes sont moins compliqués. C'est ainsi seulement que l'on peut se faire une juste idée générale des attributs essentiels de la positivité scientifique, de ce qui constitue l'explication réelle d'un phénomène quelconque, des conditions invariables d'une exploration vraiment rationnelle, soit par voie d'observation pure, soit par expérimentation, et enfin du véritable esprit qui doit toujours présider à l'institution et à l'usage des hypothèses scientifiques quelconques: or, il est clair que, sous ces divers aspects, la sociologie a un besoin indispensable de notions et surtout d'habitudes préalables, qui ne sauraient être autrement établies. Le défaut d'accomplissement réel de cette grande condition logique constitue, à mes yeux, comme je l'ai déjà indiqué, la principale cause intellectuelle de l'avortement radical des tentatives effectuées jusqu'ici pour la régénération des études sociales, dont la positivité est, à vrai dire, hautement désirée aujourd'hui, sans que les moyens préliminaires en soient encore convenablement appréciés. Enfin, cette préparation capitale de notre intelligence ne doit pas seulement, pour avoir une entière efficacité, embrasser l'étude générale de toutes les diverses parties essentielles de la philosophie naturelle: il n'importe pas moins au succès d'une telle opération que son accomplissement effectif soit graduellement conforme à l'ordre hiérarchique de complication croissante que j'ai établi entre elles en commençant ce Traité. Le respect constant d'un tel ordre tend à conduire régulièrement notre intelligence, suivant une série de nuances presque insensibles, de l'admirable simplicité qui caractérise les spéculations astronomiques jusqu'à l'excessive complication propre aux spéculations sociales; et l'on sait qu'il n'y a de dispositions vraiment efficaces et indestructibles que celles qui sont ainsi progressivement introduites, par degrés aussi rapprochés que possible: toute grave altération de cette succession nécessaire, transporterait inévitablement, dans les études sociologiques, des habitudes d'irrationnalité, qui n'y sont que trop naturelles, surtout de nos jours. Telles sont les vraies conditions générales, difficiles mais indispensables, de la seule éducation scientifique préliminaire propre à développer systématiquement l'introduction spontanée de l'esprit positif dans l'ensemble des théories sociales. Par une suite inévitable de cette intime subordination logique, on ne saurait enfin méconnaître, en poursuivant jusqu'au bout les conséquences évidentes d'un tel principe, la nécessité rigoureuse de faire, avant tout, reposer cette éducation préalable des sociologistes vraiment rationnels sur une convenable appréciation de la philosophie mathématique, même abstraction faite de l'indispensable participation directe de cette philosophie à l'élaboration fondamentale des principales parties de la philosophie inorganique, dont la connaissance, quoique simplement générale, ne saurait être aujourd'hui suffisamment obtenue sans un certain recours spécial à cette base primordiale de toute la philosophie positive. C'est là seulement que les sociologistes, comme tous les autres esprits livrés à l'étude de la nature, pourront d'abord développer le vrai sentiment élémentaire de l'évidence scientifique, et contracter l'habitude fondamentale d'une argumentation rationnelle et décisive, en un mot apprendre à satisfaire convenablement aux conditions purement logiques de toute spéculation positive, en étudiant la positivité universelle à sa véritable source primitive. Il n'y a ici de particulier à la sociologie que l'évidente obligation de fortifier d'autant plus ces dispositions préalables que la complication supérieure des phénomènes en rend l'accomplissement spontané à la fois plus difficile et plus indispensable. Du reste, toute idée de nombre effectif et de loi mathématique étant déjà directement interdite en biologie, comme je l'ai suffisamment expliqué, elle doit être, à plus forte raison, radicalement exclue des spéculations encore plus compliquées de la sociologie, sans qu'il soit d'ailleurs nécessaire d'insister ici spécialement sur un tel axiome philosophique, au sujet duquel je me borne à renvoyer le lecteur aux explications fondamentales de la quarantième leçon. La seule aberration de ce genre qui eût pu mériter quelque discussion sérieuse, si l'ensemble de ce Traité ne nous en avait d'avance radicalement dispensé, c'est la vaine prétention d'un grand nombre de géomètres à rendre positives les études sociales d'après une subordination chimérique à l'illusoire théorie mathématique des chances. C'est là l'illusion propre des géomètres en philosophie politique, comme celle des biologistes y consiste surtout, ainsi que je l'ai ci-dessus expliqué, à vouloir ériger la sociologie en simple corollaire ou appendice de la biologie, en y supprimant, dans l'un et l'autre cas, l'indispensable prépondérance de l'analyse historique. Il faut néanmoins convenir que l'aberration des géomètres est, à tous égards, infiniment plus vicieuse et beaucoup plus nuisible que l'autre; outre que les erreurs philosophiques quelconques sont, en général, bien autrement tenaces chez les géomètres, directement affranchis, par la haute abstraction de leurs travaux, de toute subordination rigoureuse à l'étude réelle de la nature. Quelque grossière que soit évidemment une telle illusion, elle était néanmoins essentiellement excusable, quand l'esprit éminemment philosophique de l'illustre Jacques Bernouilli conçut, le premier, cette pensée générale, dont la production, à une telle époque, constituait réellement le précieux et irrécusable symptôme du besoin déjà pressenti de rendre par-là positives, à défaut d'une meilleure voie alors impossible à soupçonner, les principales théories sociales; besoin prématuré pour ce temps, mais qui n'y pouvait être éprouvé, même ainsi, que par une intelligence vraiment supérieure. L'erreur était beaucoup moins excusable lorsque Condorcet reproduisit ultérieurement, sous une forme plus directe et plus systématique, le même espoir chimérique, dont l'expression, encore profondément mêlée à son célèbre ouvrage posthume, y confirme clairement l'état flottant de son intelligence quant à la conception fondamentale de la science sociale, suivant les explications directes de l'avant-dernière leçon. Mais il est vraiment impossible d'excuser chez Laplace la stérile reproduction d'une telle aberration philosophique, alors que l'état général de la raison humaine commençait déjà à permettre d'entrevoir le véritable esprit fondamental de la saine philosophie politique, si bien préparé, comme je l'ai montré, par les travaux de Montesquieu et de Condorcet lui-même, et d'ailleurs puissamment stimulé par l'ébranlement radical de la société. À plus forte raison ne saurait-on nullement pallier la prolongation actuelle de cette absurde illusion parmi les imitateurs subalternes, qui, sans rien ajouter au fond du sujet, se bornent à répéter, dans un lourd verbiage algébrique, l'expression surannée de ces vaines prétentions, par un abus grossier du crédit si justement attaché désormais au véritable esprit mathématique. Bien loin d'indiquer, comme il y a un siècle, l'instinct prématuré de l'indispensable rénovation des études sociales, cette aberration ne constitue aujourd'hui, à mes yeux, que l'involontaire témoignage décisif d'une profonde impuissance philosophique, d'ailleurs combinée, d'ordinaire, avec une sorte de manie algébrique, maintenant trop familière au vulgaire des géomètres, et peut-être aussi quelquefois stimulée par le désir, si commun de nos jours, de se créer, à peu de frais, une certaine réputation, éphémère mais productive, de haute portée politique. Serait-il possible, en effet, d'imaginer une conception plus radicalement irrationnelle que celle qui consiste à donner pour base philosophique, ou pour principal moyen d'élaboration finale, à l'ensemble de la science sociale, une prétendue théorie mathématique, où, prenant habituellement des signes pour des idées, suivant le caractère usuel des spéculations purement métaphysiques, on s'efforce d'assujétir au calcul la notion nécessairement sophistique de la probabilité numérique, qui conduit directement à donner notre propre ignorance réelle pour la mesure naturelle du degré de vraisemblance de nos diverses opinions?[32] Aussi aucun homme sensé n'a-t-il été, dans la pratique sociale, effectivement converti de nos jours à cette étrange aberration, quoique sans pouvoir en démêler le sophisme fondamental. Tandis que les vraies théories mathématiques ont fait, depuis un siècle, de si grands et si utiles progrès, cette absurde doctrine, sauf les occasions de calcul abstrait qu'elle a pu susciter, n'a véritablement subi, pendant le même temps, malgré de nombreux et importans essais, aucune amélioration essentielle, et se retrouve aujourd'hui placée dans le même cercle d'erreurs primitives, quoique la fécondité des conceptions constitue certainement, à l'égard d'une science quelconque, le symptôme le moins équivoque de la réalité des spéculations. [Footnote 32: J'ai déjà sommairement indiqué, au commencement de 1835, dans le second volume de ce Traité, mon opinion directe sur l'appréciation philosophique d'une telle théorie, par une note importante de la vingt-septième leçon, où j'ai d'ailleurs annoncé l'intention ultérieure de traiter expressément ce sujet spécial de philosophie mathématique, si cet ouvrage comporte une seconde édition. La justice me fait ici un heureux devoir d'ajouter que, depuis cette époque, l'un des plus judicieux géomètres de notre siècle (M. Poinsot), avec cette lucide sagacité philosophique qui le caractérise habituellement, a, sous ce rapport, utilement entrepris, dans une mémorable discussion académique, de prévenir le vulgaire mathématique contre une nouvelle invasion momentanée de cette aberration surannée, alors identiquement reproduite, avec une sorte de fracas scientifique, par un analyste beaucoup moins rationnel.] À quelques aberrations philosophiques qu'ait pu donner lieu jusqu'ici une fausse appréciation des relations indispensables de la science sociale avec les diverses sciences antérieures, les différentes indications contenues dans ce chapitre ne peuvent maintenant laisser aucune grave incertitude sur la subordination vraiment fondamentale, à la fois scientifique et logique, qui fait préalablement dépendre l'étude positive des phénomènes sociaux de l'ensemble de la philosophie naturelle tout entière: en sorte que la position encyclopédique assignée, dès le début de ce Traité, à la physique sociale, dans la hiérarchie générale des sciences, se trouve désormais suffisamment motivée d'après un examen direct. Les principales de ces relations sont d'une telle évidence intrinsèque qu'il est presque honteux, pour l'état présent de la raison humaine, qu'on soit forcé de démontrer formellement aujourd'hui, soit la nécessité de ne procéder à l'étude des phénomènes les plus compliqués qu'après s'y être convenablement préparé par l'étude graduelle des phénomènes plus simples, soit aussi, quant à la doctrine, l'indispensable obligation générale de connaître d'abord l'agent du phénomène que l'on se propose d'analyser et le milieu où ce phénomène s'accomplit. Mais la funeste prépondérance actuelle de la philosophie métaphysique en un tel sujet y a si radicalement vicié les notions même les plus élémentaires, que, malgré la puissance naturelle des considérations précédentes, si spontanément fortifiées par l'ensemble de ce Traité, je dois craindre peut-être que cette haute connexité scientifique ne soit, au fond, la partie la moins goûtée, sinon la plus contestée, de ma doctrine philosophique, même après que la suite de ce volume en aura indirectement confirmé, à divers égards essentiels, la réalité et l'importance. Cette crainte me semble d'autant plus légitime que ce grand précepte de philosophie positive se trouve nécessairement en opposition directe avec l'un des plus profonds caractères de nos moeurs politiques, l'appel immédiat, si doux à la fois à notre orgueil et à notre paresse, adressé, par la philosophie métaphysique, à toutes les intelligences quelconques, pour traiter, sans aucune préparation rationnelle, les diverses questions sociales, en les regardant, du moins implicitement, comme des sujets de simple inspiration. Un tel motif devait donc me faire attacher ici une importance toute spéciale à l'explication sommaire de ces diverses relations indispensables, sur lesquelles, malgré leur haute évidence propre, je n'ai point, sans doute, trop insisté, quoique cependant toutes les notions principales me semblent avoir été suffisamment indiquées. Pour terminer convenablement l'opération encyclopédique qui constitue le sujet particulier de ce chapitre, il me reste maintenant à considérer en sens inverse cette connexité fondamentale, en appréciant, à son tour, la réaction philosophique nécessaire de la physique sociale sur l'ensemble des sciences antérieures, soit quant à la doctrine ou à la méthode. Il serait, en ce moment, prématuré de considérer ici, à ce sujet, l'inévitable influence générale que la sociologie doit ultérieurement exercer sur le système des autres sciences fondamentales par cela seul que, constituant le dernier élément essentiel de la philosophie positive, cette philosophie, dès-lors irrévocablement complétée, permettra enfin de rationaliser directement la culture, encore essentiellement empirique, des différentes sciences actuelles, en les faisant concevoir désormais, malgré leur indispensable séparation, comme des branches distinctes d'un tronc nécessairement unique, dont la considération prépondérante devra toujours présider, sans aucune vaine prétention d'universalité, aux divers travaux spéciaux, au lieu de l'anarchique dispersion qui caractérise aujourd'hui le mode effectif de développement de la philosophie naturelle. L'examen direct de cette haute régénération scientifique appartient exclusivement, par sa nature, à la fin de ce volume, où il fournira l'une des conclusions finales de l'ensemble de ce Traité. Nous devons ici nous borner à apprécier, sous un point de vue plus spécial, la réaction immédiate de la sociologie sur tout le reste de la philosophie naturelle, en vertu des principales propriétés, soit scientifiques, soit logiques, qui caractérisent son esprit fondamental, d'après les explications du chapitre précédent. Quant à la doctrine, le principe essentiel de cette universelle réaction résulte d'abord de cette évidente considération philosophique que toutes les spéculations scientifiques quelconques, en tant que travaux humains, doivent être, de toute nécessité, profondément subordonnées à la vraie théorie générale du développement de l'humanité. Si, par une hypothèse évidemment chimérique, on pouvait concevoir cette théorie devenue jamais assez parfaite pour qu'aucun obstacle intellectuel n'y bornât la libre plénitude de ses déductions les plus précises, il est clair que la hiérarchie scientifique, dès-lors totalement intervertie, présenterait désormais, _à priori_, les différentes sciences comme de simples parties de cette science unique. Quoique la faiblesse de notre intelligence et l'extrême complication d'une telle étude ne puissent, sans doute, aucunement permettre à l'esprit humain de réaliser jamais une pareille situation philosophique, cette supposition est néanmoins très propre à faire immédiatement comprendre la légitime intervention générale de la vraie science sociale dans tous les ordres possibles de spéculations humaines. À la vérité, cette haute intervention semble d'abord appartenir plutôt à la théorie biologique de notre nature, et c'est ainsi que quelques philosophes ont commencé à en entrevoir le germe. Il n'est pas douteux, en effet, que la connaissance de l'homme individuel doive exercer directement une influence secrète mais inévitable sur toutes les sciences quelconques, puisque nos travaux portent nécessairement l'empreinte ineffaçable des facultés qui les produisent. Mais, en approfondissant davantage cette grande considération, on peut aisément reconnaître que cette influence universelle doit proprement appartenir à la théorie de l'évolution sociale beaucoup plus qu'à celle de l'homme individuel, quoique, sous ce rapport surtout, la sociologie soit naturellement inséparable de la biologie. Cette restriction plus précise résulte évidemment de ce que le développement de l'esprit humain n'est possible que par l'état social, dont la considération directe doit donc prévaloir toutes les fois qu'il s'agit immédiatement des résultats quelconques de ce développement. Tel est donc, en aperçu, le premier titre philosophique de la physique sociale à son inévitable intervention intellectuelle dans la culture effective des diverses parties de la philosophie naturelle proprement dite. Je me borne maintenant, à ce sujet, à poser simplement le principe nécessaire de cette grande relation, qui sera plus tard convenablement examinée. En ce moment, il convient de considérer seulement des relations plus spéciales et plus aisément appréciables, qui résultent spontanément de nos diverses explications antérieures. D'abord, il est clair que la sociologie devra naturellement perfectionner l'étude des vrais rapports essentiels qui unissent entre elles les différentes sciences, puisque cette étude constitue nécessairement une partie importante de la statique sociale, directement destinée à mettre en évidence les lois réelles d'un tel enchaînement, comme celles de tous les autres cas de connexité fondamentale entre les divers élémens quelconques de notre civilisation. C'est seulement ainsi que l'étude habituelle de ces liaisons mutuelles, dès-lors irrévocablement établie sur le terrain de la réalité, pourra enfin prendre un caractère vraiment positif, susceptible d'écarter à jamais ces spéculations vagues et arbitraires qui distinguent aujourd'hui tant d'essais encyclopédiques, sans excepter la plupart de ceux si malheureusement tentés par les savans eux-mêmes, à l'imitation stérile des purs métaphysiciens. Mais, quelle que soit l'importance de cette première considération, cette heureuse tendance spontanée de la sociologie à manifester avec évidence le véritable esprit général de chaque science fondamentale d'après l'ensemble de ses relations avec toutes les autres, sera nécessairement encore plus prononcée dans l'étude directe de la dynamique sociale, en vertu de ce principe, déjà souvent employé dans ce volume, que la vraie coordination doit être surtout dévoilée par le cours naturel du développement commun. Tous les savans qui ont médité avec quelque force sur l'ensemble de leur sujet propre ont certainement senti quels importans secours spéciaux peuvent fournir les indications historiques correspondantes pour régulariser, à un certain degré, l'essor spontané des découvertes scientifiques, en évitant surtout les tentatives chimériques ou trop prématurées. Il serait inutile d'insister ici sur un tel attribut de l'histoire des sciences, qui ne saurait être contesté aujourd'hui par aucun de ceux qui ont fait, en une science quelconque, des découvertes réelles de quelque portée: le grand Lagrange était surtout profondément pénétré de cette haute relation philosophique, qu'il a si admirablement utilisée, et dont il a même spontanément formulé le principe, autant que le permettaient ses travaux, comme je vais l'indiquer plus spécialement ci-dessous. Or, il est clair, d'après la leçon précédente, que la véritable histoire scientifique, c'est-à-dire la théorie de la filiation réelle des principales découvertes, n'existe encore en aucune manière. Les divers essais vainement décorés de ce titre, par des esprits qui n'en pouvaient comprendre la portée philosophique, n'ont pu être jusqu'ici que de simples compilations, d'ailleurs provisoirement utiles, de matériaux plus ou moins irrationnels, qui ne sauraient même, comme nous l'avons vu, être ultérieurement employés à la construction directe d'aucune doctrine historique sans une indispensable révision préliminaire, et qui certainement sont fort impropres, dans leur état actuel, à suggérer d'heureuses indications scientifiques. Mais, quoique une telle érudition bibliographique et biographique tende plutôt à étouffer l'essor spontané du génie humain qu'à en seconder le développement, ce qui explique la répugnance instinctive qu'elle inspire d'ordinaire aux vrais inventeurs, la propriété nécessaire que nous apprécions dans la véritable histoire des sciences n'en demeure pas moins incontestable. Cette propriété ne pourra donc réaliser pleinement son heureuse influence pour régulariser le progrès naturel des différentes sciences que par suite de la fondation directe de la physique sociale, sans laquelle nous avons reconnu qu'aucune histoire spéciale ne saurait être rationnellement conçue, et qui doit imprimer immédiatement à de tels travaux la direction philosophique qui leur manque essentiellement jusqu'ici. On ne peut, sans doute, méconnaître, sous ce rapport, les améliorations spéciales que cette nouvelle science fondamentale tendra nécessairement à introduire dans chacune des autres, aussi bien que dans leur coordination générale, puisqu'il est certain qu'aucune science quelconque ne saurait être profondément comprise tant qu'on n'en a point apprécié la véritable histoire essentielle. Convenablement approfondie, cette considération nous amène, naturellement, en dernier lieu, à apprécier aussi la réaction nécessaire de la sociologie sur l'ensemble des sciences antérieures, en ce qui concerne la méthode proprement dite. Il ne peut encore être question de combiner ici les diverses notions fondamentales que les différentes parties de cet ouvrage ont dû successivement fournir à cet égard, pour en construire directement une théorie générale et complète de la méthode positive. Cette opération capitale doit rationnellement appartenir à la fin de ce volume, puisque les indications spontanées que la suite de notre travail devait, à ce sujet, graduellement développer ne sauraient être terminées tant qu'il reste à examiner une dernière branche essentielle de notre système philosophique. Mais, nous avons reconnu, dans toutes les parties antérieures de ce Traité, que chacune des diverses sciences fondamentales possède, par sa nature, l'importante propriété de manifester spécialement l'un des principaux attributs de la méthode positive universelle, quoique tous doivent nécessairement se retrouver, à un certain degré, dans toutes les autres sciences, en vertu de notre invariable unité logique. Nous n'avons donc ici qu'à caractériser, sous ce rapport, à l'égard de la physique sociale, sa participation propre et directe à la composition élémentaire du fonds commun de nos ressources intellectuelles. Or, au point où ce volume est maintenant parvenu, il est déjà facile de reconnaître que cette coopération logique de la nouvelle science n'a pas, sans doute, une moindre importance générale que celle des diverses sciences antérieures, y compris même la biologie. Il résulte, en effet, de la leçon précédente que la fondation de la sociologie positive tend directement à augmenter l'ensemble de nos principaux moyens de spéculation quelconque, en y introduisant, comme dernier élément essentiel, ce mode général d'exploration que j'ai signalé sous le nom de _méthode historique_ proprement dite, qui, après un usage convenable, constituera réellement plus tard un quatrième mode fondamental d'observation, à la suite du procédé comparatif de la biologie, dont il présente certainement une modification assez profonde pour mériter d'en être finalement distingué. Ce nouveau moyen d'investigation, dont la manifestation était, par sa nature, si évidemment réservée à la sociologie, est vraiment, au fond, plus ou moins applicable à tous les ordres quelconques de spéculations scientifiques. Il suffit, pour cela, suivant le principe incontestable ci-dessus indiqué, de concevoir chaque découverte quelconque, à l'instant où elle s'accomplit, comme constituant un véritable phénomène social, faisant partie de la série générale du développement humain, et, à ce titre, soumis aux lois de succession et aux méthodes d'exploration qui caractérisent cette grande évolution. D'un tel point de départ, dont la rationnalité ne saurait être méconnue, on embrasse aussitôt l'entière universalité nécessaire de la méthode historique, dès-lors envisagée dans toute son éminente dignité intellectuelle. N'est-il point sensible, en effet, que, par une telle méthode, les diverses découvertes scientifiques deviennent, à un certain degré, susceptibles d'une vraie prévision rationnelle, d'après une exacte appréciation du mouvement antérieur de la science, convenablement interprété suivant les lois fondamentales de la marche réelle de l'esprit humain? Parvenue à une telle spécialité, la prévision historique ne saurait sans doute, d'après les explications du chapitre précédent, comporter des déterminations bien précises: mais elle pourra certainement fournir d'heureuses indications préliminaires sur le sens général des progrès immédiats, de manière à éviter surtout, en grande partie, l'énorme déperdition des forces intellectuelles qui se consument aujourd'hui en essais essentiellement hasardés, dont la plupart ne comportent aucun succès réel. Comparant ainsi convenablement l'état présent de chaque science, ou même de chaque grand sujet scientifique, à la suite philosophique des états antérieurs, il deviendra, sans doute, possible d'assujétir ultérieurement l'art des découvertes à une sorte de théorie rationnelle, qui puisse utilement guider les efforts instinctifs du génie individuel, dont la marche propre ne saurait être vraiment indépendante du développement collectif de l'esprit humain, quelque illusion naturelle que puisse inspirer, à cet égard, le sentiment exagéré de la supériorité personnelle, malheureusement si disposée, d'ordinaire, surtout en ce genre, à un isolement chimérique. La méthode historique est donc destinée, en dominant désormais l'usage systématique de toutes les autres méthodes scientifiques quelconques, à leur procurer une plénitude de rationnalité qui leur manque essentiellement encore, en transportant, autant que possible, à l'ensemble cette progression sagement ordonnée qui n'existe aujourd'hui que pour les détails: le choix habituel des sujets de recherches, jusqu'ici presque arbitraire, ou du moins éminemment empirique, tendra dès-lors à acquérir, à un certain degré, ce caractère vraiment scientifique que présente seule maintenant l'investigation partielle de chacun d'eux. Mais, pour que ces hautes propriétés puissent être convenablement réalisées, il est indispensable que cette méthode transcendante, si difficile et si délicate par sa nature, soit elle-même toujours subordonnée aux conditions philosophiques qu'impose le véritable esprit général de la science où elle prend spécialement naissance, tel qu'il a été suffisamment caractérisé dans la leçon précédente. La principale de ces conditions consiste, ainsi que nous l'avons établi, à ne jamais considérer l'ensemble du développement propre de chaque science isolément de la progression totale de l'esprit humain, ni même de l'évolution fondamentale de l'humanité. Ainsi, la physique sociale, qui fournit spontanément cette nouvelle méthode, devra donc aussi plus ou moins présider ultérieurement à son application graduelle, au moins d'après sa conception générale du développement humain[33]. Tout usage trop partiel ou trop isolé d'un tel mode d'investigation, suivant l'irrationnelle tendance dispersive des esprits actuels, serait essentiellement inefficace, ou ne pourrait réaliser qu'une faible partie des importans avantages qu'on doit s'en promettre pour le progrès des sciences, en exposant même peut-être à certaines aberrations spéciales. Quoique, d'après notre principe invariable de l'uniformité fondamentale de la méthode positive, l'état présent des sciences doive nécessairement offrir déjà quelques traces spontanées de ce moyen supérieur de spéculation, cependant sa complication caractéristique et son développement à peine naissant ne sauraient permettre d'en apercevoir actuellement des exemples très prononcés, et surtout assez variés pour constituer une manifestation pleinement décisive. Le système entier de nos diverses connaissances positives n'en présente encore, à mes yeux, qu'un seul témoignage vraiment irrécusable, qu'il faut aller puiser, comme on devait s'y attendre, dans la science mathématique, si hautement destinée, par sa nature, à raison de son essor plus simple et plus rapide, à fournir spontanément d'avance quelques exemples plus ou moins appréciables de tous les procédés logiques possibles, aussi bien d'ailleurs, malgré le préjugé actuel, que de presque toutes les aberrations. Ce précieux exemple m'est fourni par ces sublimes chapitres préliminaires des diverses sections de la _Mécanique analytique_, si peu appréciés du vulgaire des géomètres parce qu'ils ne contiennent aucune formule, et qui constituent, à mon gré, la preuve la plus décisive de l'éminente supériorité philosophique de Lagrange sur tous les géomètres postérieurs à Descartes et à Leïbnitz. En exposant cette admirable filiation des principales conceptions de l'esprit humain relativement à la mécanique rationnelle, depuis l'origine de la science jusqu'à nos jours, le génie de Lagrange a certainement pressenti le véritable esprit général de la méthode historique, par cela seul qu'il a choisi une telle appréciation fondamentale pour base préliminaire de l'ensemble de ses propres spéculations scientifiques. Je ne saurais donc, sous ce rapport, trop fortement recommander ici, non-seulement aux géomètres, si étrangers, d'ordinaire, à de telles pensées, mais à toutes les intelligences vraiment philosophiques, l'assidue méditation de ces éminentes compositions, où réside, à ma connaissance, le seul exemple réel qui puisse donner jusqu'ici une idée convenable de la véritable histoire, telle que je l'ai caractérisée, bien que leur auteur n'eût certes aucune prétention au titre vulgaire d'historien. [Footnote 33: J'ai exposé d'avance, dans le second volume de ce Traité, un exemple caractéristique de l'utilité scientifique de cette méthode historique, en établissant, surtout d'après elle, la théorie positive des hypothèses vraiment rationnelles en philosophie naturelle et principalement en physique. Plus on méditera sur ce grand sujet, mieux on sentira, en principe, que la véritable philosophie de chaque science est nécessairement inséparable de son histoire réelle, c'est-à-dire d'une exacte appréciation générale de la filiation effective de l'ensemble de ses progrès principaux. La similitude essentielle qui doit inévitablement régner entre la marche intellectuelle de l'individu et celle de l'espèce, indique évidemment qu'on ne saurait convenablement saisir la coordination pleinement rationnelle des diverses conceptions scientifiques, si l'on n'est point guidé par la vraie théorie de leur enchaînement historique, que la physique sociale peut seule réellement fournir à chaque science spéciale. C'est ainsi que l'institution de cette dernière science fondamentale doit sembler directement indispensable à l'entier développement systématique de toutes les autres. On voit aussi par-là quelle extension capitale notre nouvelle philosophie politique procure spontanément à l'influence nécessaire de l'histoire dans l'ensemble des spéculations humaines, comme je l'avais annoncé en terminant le précédent chapitre.] Quoique nécessairement très sommaires, les indications précédentes suffisent, sans doute, pour constater que l'inévitable réaction universelle de la science sociale sur le système des sciences antérieures n'a pas moins d'importance sous le point de vue purement logique que sous l'aspect directement scientifique. Tandis que, d'une part, la sociologie positive tend à lier profondément entre elles toutes les autres sciences, soit par leur commune subordination philosophique à la théorie générale du développement humain, soit par la manifestation spontanée et continue de leurs vraies relations mutuelles, on voit aussi maintenant que, d'une autre part, elle tend à superposer, à l'ensemble de leurs divers modes propres d'investigation, une méthode plus élevée, dont l'application judicieuse pourra diriger avec plus d'efficacité leur usage rationnel, de manière à bannir, autant que possible, l'empirisme et le tâtonnement. Ainsi, l'intime dépendance nécessaire où, par la nature de ses phénomènes, la physique sociale est si évidemment placée entre toutes les sciences antérieures, comme nous l'avons d'abord reconnu, se trouve réciproquement accompagnée d'une double influence capitale, non moins inévitable, qu'elle doit, à son tour, exercer constamment sur elles, de manière à leur rendre des offices essentiellement équivalens à ceux qu'elle en aura reçus, quoique d'une autre nature. On peut donc apercevoir déjà cette éminente propriété caractéristique d'une telle science de former pour ainsi dire le noeud principal du faisceau scientifique fondamental, par suite de ses divers rapports naturels, soit de subordination, soit de direction, avec toutes les autres, ainsi que je l'expliquerai ultérieurement. C'est par-là que la vraie coordination homogène de nos diverses sciences réelles tend à ressortir spontanément de leur développement positif, au lieu d'être vainement empruntée à des conceptions anti-scientifiques sur une chimérique unité des différens phénomènes quelconques, comme on l'a jusqu'ici exclusivement tenté. L'ensemble des considérations indiquées dans ce chapitre complète suffisamment la grande opération philosophique entreprise dans le chapitre précédent pour caractériser directement le véritable esprit général de la dernière science fondamentale, en manifestant ses diverses relations nécessaires avec l'ensemble de toutes les autres. Indépendamment de son indispensable influence pour diriger la formation rationnelle de la saine philosophie politique, cette intime et mutuelle connexité, à la fois scientifique et logique, présente immédiatement, avant même que la science ait pu se développer convenablement, cette haute utilité sociale, si précieuse aujourd'hui, de commencer à réaliser spontanément une certaine discipline intellectuelle, en assujétissant les scrutateurs quelconques des questions sociales à une longue et difficile préparation scientifique, dont la parfaite rationnalité ne saurait laisser le moindre soupçon d'arbitraire, comme je l'avais annoncé dans la quarante-sixième leçon. Par la complication supérieure de ses phénomènes, aussi bien que par son essor plus récent, la science sociale devra, sans doute, toujours rester, par sa nature, plus ou moins inférieure, sous les rapports spéculatifs les plus importans, à toutes les autres sciences fondamentales. On peut cependant sentir, d'après l'ensemble d'une telle appréciation, que l'application convenable de moyens d'investigation et de vérification plus étendus qu'en aucune autre science, suivant notre loi constante, pourra lui procurer une rationnalité bien supérieure à ce que doit faire espérer l'état présent de l'esprit humain. La parfaite unité spontanée d'un tel sujet, malgré son immense extension, la solidarité plus prononcée de ses divers aspects quelconques, sa marche caractéristique des questions les plus générales vers des recherches graduellement plus spéciales, enfin l'emploi plus fréquent et plus important des considérations _à priori_ d'après les indications fournies par les sciences antérieures, et surtout par la théorie biologique de la nature humaine, doivent faire concevoir de plus hautes espérances de la dignité spéculative d'une telle science que ne pourra l'indiquer ici l'imparfaite réalisation que je vais maintenant ébaucher directement, et dont la principale destination doit être, à mes yeux, de mieux caractériser, par une manifestation plus sensible et plus efficace, l'esquisse fondamentale que je viens de terminer de la vraie nature générale de cette nouvelle philosophie politique et du véritable esprit scientifique qui doit présider à sa construction ultérieure. CINQUANTIÈME LEÇON. Considérations préliminaires sur la statique sociale, ou théorie générale de l'ordre spontané des sociétés humaines. D'après les divers motifs essentiels indiqués dans l'avant-dernière leçon, la partie spécialement dynamique de la science sociale doit nécessairement attirer, d'une manière prépondérante et même presque exclusive, notre attention directe et explicite: non-seulement parce que l'intérêt plus puissant et plus immédiat qu'elle inspire naturellement, surtout aujourd'hui, permet de mieux apprécier son vrai caractère philosophique; mais aussi en vertu de l'aptitude spontanée des phénomènes du mouvement à manifester, avec une plus irrésistible évidence, les lois réelles de la solidarité fondamentale. Néanmoins, le traité méthodique et spécial de philosophie politique, annoncé au début de ce volume, devra ultérieurement contenir une analyse approfondie et développée de l'ensemble des conditions quelconques d'existence communes à toutes les sociétés humaines, et des lois d'harmonie correspondantes, avant de procéder à l'étude propre des lois de succession. Quoique les limites naturelles de ce volume, et la destination plus générale du Traité dont il fait partie, doivent essentiellement m'interdire ici cette importante opération préalable, je crois devoir consacrer cependant la leçon actuelle à présenter sommairement, sur ce premier aspect élémentaire de la physique sociale, quelques considérations préliminaires, sans lesquelles la suite de notre travail ne saurait être convenablement comprise, en les restreignant d'ailleurs aux indications les plus indispensables, et laissant au lecteur à compléter lui-même graduellement ces notions statiques, autant que le comporte l'état naissant de la science, à mesure que nous apprécierons ensuite le développement historique de l'humanité. Malgré son inévitable rapidité actuelle, cet indispensable préambule statique ne peut atteindre suffisamment son but rationnel qu'en étant déjà conçu ici d'après la même marche scientifique qui devra ultérieurement diriger, sur une plus grande échelle, une telle analyse sociologique. Cette marche consiste surtout à examiner successivement les trois ordres principaux de considérations sociologiques, de plus en plus composées et spéciales, qui s'enchaînent nécessairement en un tel sujet, en appréciant les conditions générales d'existence sociale relatives d'abord à l'individu, ensuite à la famille, et enfin à la société proprement dite, dont la notion, parvenue à son entière extension scientifique, tend à embrasser la totalité de l'espèce humaine, et principalement l'ensemble de la race blanche. En ce qui concerne l'individu, nous pouvons préalablement écarter ici, comme devenue aujourd'hui heureusement superflue pour tous les esprits éclairés, toute démonstration formelle de la sociabilité fondamentale de l'homme. La théorie cérébrale de l'illustre Gall, aura surtout rendu, sous ce rapport, un immense service philosophique, en dissipant à jamais, par les seules voies maintenant capables de produire une conviction réelle et durable, les aberrations métaphysiques du siècle dernier sur ce sujet capital, déjà empiriquement signalées d'après l'exploration spéciale et directe de l'état sauvage. Cette théorie a non-seulement établi scientifiquement l'irrésistible tendance sociale de la nature humaine; elle a même détruit les fausses appréciations qui avaient systématiquement conduit à la méconnaître; et qui consistaient principalement, d'une part, à attribuer aux combinaisons intellectuelles une chimérique prépondérance dans la conduite générale de la vie humaine, pendant que, d'une autre part, on exagérait, au degré le plus absurde, l'influence absolue des besoins sur la prétendue création des facultés. Outre cette précieuse analyse biologique, une simple considération de philosophie sociologique, que je crois utile d'indiquer ici, suffirait à mettre directement en évidence la haute irrationnalité nécessaire de l'étrange doctrine qui fait uniquement dériver l'état social de l'utilité fondamentale que l'homme en retire pour la satisfaction plus parfaite de ses divers besoins individuels. Car, cette incontestable utilité, quelque influence qu'on lui suppose, n'a pu réellement se manifester qu'après un long développement préalable de la société dont on lui attribue ainsi la création. Un tel cercle vicieux paraîtra d'autant plus décisif que l'on réfléchira davantage aux vrais caractères de la première enfance de l'humanité, où les avantages individuels de l'association sont éminemment douteux, si même on ne peut dire, en beaucoup de cas, qu'elle augmente bien moins les ressources que les charges, comme on ne le voit encore que trop dans les derniers rangs des sociétés les plus avancées. Il est donc pleinement évident que l'état social n'eût jamais existé, s'il n'avait pu résulter que d'une conviction quelconque de son utilité individuelle, puisque cette conviction, bien loin de pouvoir précéder l'établissement d'un tel mode d'existence, quelque habileté qu'on supposât même à ceux auxquels on attribue ce chimérique calcul, n'a pu, au contraire, commencer à se développer graduellement que d'après l'accomplissement déjà très avancé de l'évolution sociale. Ce sentiment est encore assez faiblement enraciné, pour que, de nos jours, d'audacieux sophistes aient pu, sans être réputés aliénés, tenter directement de l'ébranler, en niant dogmatiquement une semblable utilité, par un déplorable abus de la liberté nécessairement issue de notre anarchie intellectuelle. La sociabilité essentiellement spontanée de l'espèce humaine, en vertu d'un penchant instinctif à la vie commune, indépendamment de tout calcul personnel, et souvent malgré les intérêts individuels les plus énergiques, ne saurait donc être désormais aucunement contestée, en principe, par ceux-là même qui ne prendraient point en suffisante considération les lumières indispensables que fournit maintenant, à ce sujet, la saine théorie biologique de notre nature intellectuelle et morale. Je ne saurais d'ailleurs m'arrêter ici à la moindre appréciation directe des divers caractères spécifiques, soit physiques, soit moraux, soit intellectuels, qui, une fois l'existence sociale ainsi spontanément établie, tendent naturellement à lui faire bientôt acquérir plus d'étendue et de stabilité, par le développement même qu'elle procure à l'ensemble des besoins humains. Ces différentes explications élémentaires, d'ailleurs utilement ébauchées par la physiologie actuelle, ne sauraient convenir qu'à un traité spécial: elles surchargeraient évidemment un volume déjà trop étendu. En les supposant ici suffisamment effectuées, comme le permet essentiellement l'état présent de nos connaissances biologiques, je dois seulement avertir, en général, qu'on y attribue d'ordinaire une importance exagérée à la considération isolée de chaque condition propre, surtout en ce qui concerne les caractères purement physiques, même ceux dont l'influence sociale est la plus irrécusable, comme la nudité naturelle de l'homme, son enfance moins protégée et plus prolongée, etc. Quelle que soit la puissance réelle propre à chacune de ces diverses conditions, et spécialement à cette dernière circonstance, pour fortifier et développer notre sociabilité spontanée, c'est principalement leur ensemble total qu'il conviendrait d'apprécier, comme seul pleinement caractéristique, puisque la plupart de ces particularités se retrouvent d'ailleurs séparément chez d'autres espèces sociables, sans y produire des effets semblables. En général, toute cette partie préliminaire de la sociologie pourra être un jour très utilement éclairée par l'analyse comparative des différentes sociétés animales, comme je l'ai indiqué dans l'avant-dernier chapitre. Sans insister ici sur cette appréciation trop spéciale, il importe seulement à mon objet principal de signaler, d'après l'ensemble d'une telle opération, l'influence nécessaire des plus importans attributs généraux de notre nature pour donner à la société humaine le caractère fondamental qui lui appartient constamment, et que son développement quelconque ne saurait jamais altérer. Il faut, à cet effet, considérer d'abord cette énergique prépondérance des facultés affectives sur les facultés intellectuelles, qui, moins prononcée chez l'homme qu'en aucun autre animal, détermine cependant, avec tant d'évidence, la première notion essentielle sur notre véritable nature, aujourd'hui si heureusement représentée, à cet égard, par l'ensemble de la physiologie cérébrale, ainsi que nous l'avons reconnu à la fin du volume précédent. Quoique la continuité d'action constitue certainement, en un genre quelconque, une indispensable condition préalable de succès réel, l'homme cependant, comme tout autre animal, répugne spontanément à une telle persévérance, et ne trouve d'abord un vrai plaisir dans l'exercice de son activité propre qu'autant qu'elle est suffisamment variée: cette diversité importe même, sous ce rapport, davantage que la modération d'intensité, surtout dans les cas les plus ordinaires, où aucun instinct n'est hautement prononcé. Les facultés intellectuelles étant naturellement les moins énergiques, leur activité, pour peu qu'elle se prolonge identiquement à un certain degré, détermine, chez la plupart des hommes, une véritable fatigue, bientôt insupportable: aussi est-ce principalement à leur exercice que s'applique ce _dolce far niente_, dont tous les âges de la civilisation ont partout reproduit, sous des formes plus ou moins naïves, l'expression universelle et caractéristique. Néanmoins, c'est surtout de l'usage convenablement opiniâtre de ces hautes facultés que doivent évidemment dépendre, pour l'espèce comme pour l'individu, les modifications graduelles de l'existence humaine pendant le cours naturel de notre évolution sociale: en sorte que, par une déplorable coïncidence, l'homme a précisément le plus besoin du genre d'activité auquel il est le moins propre. Les imperfections physiques et les nécessités morales de sa condition lui imposent, plus impérieusement qu'à aucun autre animal, l'indispensable obligation d'employer constamment son intelligence à améliorer sa situation primitive; aussi est-il, à cet effet, le plus intelligent de tous les animaux, en quoi l'on doit, sans doute, reconnaître une certaine harmonie: mais cette harmonie, comme toutes les autres co-relations réelles, est extrêmement imparfaite; puisque l'intelligence de l'homme est fort loin d'être spontanément assez prononcée pour que son exercice un peu soutenu puisse être habituellement supporté sans une irrésistible fatigue, qu'une stimulation énergique et constante peut seule prévenir ou tempérer. Au lieu de déplorer vainement cette insurmontable discordance, nous devons la noter comme un premier document essentiel fourni à la sociologie par la biologie, et qui doit radicalement influer sur le caractère général des sociétés humaines, indépendamment de la puissance évidente que nous reconnaîtrons à une pareille cause, dans la leçon suivante, pour concourir à la détermination fondamentale de la vitesse ou plutôt de la lenteur de notre évolution sociale. Il en résulte immédiatement ici que presque tous les hommes sont, par leur nature, éminemment impropres au travail intellectuel, et voués essentiellement à une activité matérielle: en sorte que l'état spéculatif, de plus en plus indispensable, ne peut être convenablement produit et surtout maintenu chez eux, que d'après une puissante impulsion hétérogène, sans cesse entretenue par des penchans moins élevés mais plus énergiques. Quelle que soit, à cet égard, la haute importance des nombreuses différences individuelles, elles consistent nécessairement en une simple inégalité de degré, comme en tout autre cas, sans que les plus éminentes natures soient jamais vraiment affranchies de cette commune obligation. Sous ce rapport, les hommes peuvent être surtout classés scientifiquement suivant la noblesse ou la spécialité croissantes des facultés affectives par lesquelles est effectivement produite l'excitation intellectuelle. En parcourant l'échelle générale ascendante de cet ensemble de facultés diverses, d'après la lumineuse théorie de Gall, on voit aisément que, chez le plus grand nombre des hommes, la tension intellectuelle n'est habituellement entretenue, comme chez les animaux, sauf quelques rares et courts élans de cette activité purement spéculative qui caractérise toujours le type humain, que par la stimulation grossière mais énergique dérivée des besoins fondamentaux de la vie organique, et des instincts les plus universels de la vie animale, dont les organes appartiennent essentiellement à la partie postérieure du cerveau. La nature individuelle de l'homme devient, en général, d'autant plus éminente, que cette indispensable excitation étrangère résulte de penchans plus élevés, plus particuliers à notre espèce, et dont le siége anatomique réside dans les portions de l'encéphale de plus en plus rapprochées de la partie antéro-supérieure de la région frontale, sans que cependant l'activité purement spontanée de cette noble région soit jamais assez prononcée, même dans les cas les plus exceptionnels, pour n'exiger aucune autre impulsion, au moins jusqu'à ce que l'habitude de la méditation soit devenue convenablement prépondérante, ce qui est d'ailleurs infiniment rare. Pour prévenir toute fausse appréciation philosophique de cette évidente infériorité fondamentale des facultés intellectuelles, qui, chez le premier des animaux, subordonne nécessairement leur activité soutenue à l'indispensable excitation prépondérante des facultés affectives les plus vulgaires, il importe maintenant d'ajouter que l'on peut seulement regretter, à ce sujet, le degré réel d'une telle infériorité, dont la notion générale ne saurait d'ailleurs comporter aucune réclamation rationnelle. L'économie sociale serait, sans doute, bien plus satisfaisante, si, dans la nature essentielle de l'homme, cette prépondérance des passions pouvait être moins prononcée, ce que notre imagination peut aisément supposer. Mais si cette diminution idéale s'étendait jusqu'à l'inversion totale d'une pareille constitution, en concevant transporté aux facultés intellectuelles l'ascendant spontané de nos facultés affectives, cette nouvelle disposition de notre nature, bien loin de perfectionner réellement l'organisme social, en rendrait la notion radicalement inintelligible: comme si (par une métaphore utile quoique grossière), à force d'amoindrir le frottement sur nos routes, on pouvait parvenir à l'y éteindre entièrement, ce qui, au lieu d'y améliorer la locomotion, en rendrait le mécanisme aussitôt contradictoire aux lois les plus fondamentales du mouvement. Car, la prépondérance actuelle de nos facultés affectives n'est pas seulement indispensable pour retirer continuellement notre faible intelligence de sa léthargie native, mais aussi pour donner à son activité quelconque un but permanent et une direction déterminée, sans lesquels elle s'égarerait nécessairement en de vagues et incohérentes spéculations abstraites, ainsi que je l'ai indiqué au volume précédent, à moins de supposer à notre entendement une force tellement supérieure que nous ne saurions en concevoir la moindre idée nette, lors même que nous imaginerions la région frontale devenue prépondérante dans l'ensemble du cerveau humain. Les plus mystiques efforts de l'extase théologique, pour s'élever à la notion de purs esprits, entièrement affranchis de tous besoins organiques, et étrangers à toutes les passions animales et humaines, n'ont effectivement abouti, chez les plus hautes intelligences, comme chacun peut aisément le reconnaître, qu'à la simple représentation d'une sorte d'idiotisme transcendant, éternellement absorbé par une contemplation essentiellement vaine et presque stupide de la majesté divine: tant les plus utopiques rêveries sont inévitablement subordonnées à l'empire irrésistible de la réalité, dût-elle rester inaperçue ou méconnue. Ainsi, sous ce premier aspect capital, l'économie élémentaire de notre organisme social est nécessairement ce qu'elle doit être, sauf le degré qui seul pourrait être autrement conçu, sans qu'il convienne d'ailleurs de se livrer à de stériles regrets sur cette exhorbitante prépondérance de la vie affective comparée à la vie intellectuelle. Il faut enfin reconnaître, à ce sujet, que nous pouvons effectivement, entre d'étroites limites, diminuer graduellement un tel ascendant nécessaire, ou plutôt que cette faible rectification résulte spontanément du développement continu de la civilisation humaine, qui, par l'exercice toujours croissant de notre intelligence, tend de plus en plus à lui subordonner nos penchans, comme je l'indiquerai plus spécialement au chapitre suivant, quoique, du reste, on n'ait certes jamais à craindre, sous ce rapport, l'inversion réelle de l'ordre fondamental. Le second caractère essentiel auquel nous devons avoir égard pour l'appréciation sociologique préliminaire de notre nature individuelle, consiste en ce que, outre l'ascendant général de la vie affective sur la vie intellectuelle, les instincts les moins élevés, les plus spécialement égoïstes, ont, dans l'ensemble de notre organisme moral, une irrécusable prépondérance sur les plus nobles penchans, directement relatifs à la sociabilité. Nous sommes heureusement dispensés aujourd'hui de discuter méthodiquement les aberrations et les sophismes métaphysiques qui, dans le siècle dernier, s'efforçaient de réduire dogmatiquement au seul égoïsme le système de notre nature morale, en méconnaissant radicalement cette admirable spontanéité qui nous fait irrésistiblement compatir aux douleurs quelconques de tous les êtres sensibles, et surtout de nos semblables, aussi bien que participer involontairement à leurs joies, au point d'oublier quelquefois en leur faveur le soin continu de notre propre conservation. L'école écossaise avait déjà utilement ébauché la réfutation de ces dangereuses extravagances: mais la physiologie cérébrale en a surtout fait, de nos jours, irrévocablement justice, en leur substituant à jamais une plus fidèle représentation de la nature humaine. Quelle que soit l'importance capitale de cette indispensable rectification, sans laquelle notre existence morale serait nécessairement inintelligible, il faut néanmoins reconnaître, d'après cette saine théorie biologique de l'homme, que nos diverses affections sociales sont malheureusement très inférieures en persévérance et en énergie à nos affections purement personnelles, quoique le bonheur commun doive surtout dépendre de la satisfaction continue des premières, qui seules, après nous avoir spontanément conduits d'abord à l'état social, le maintiennent essentiellement d'ordinaire contre la divergence fondamentale des plus puissans instincts individuels. En appréciant convenablement la haute influence sociologique de cette dernière grande donnée biologique, on doit d'abord concevoir, comme envers la première, la nécessité radicale d'une telle condition, dont le degré seul peut être raisonnablement déploré. Par des motifs essentiellement analogues à ceux de l'explication précédente, il est aisé de comprendre, en effet, que cette indispensable prépondérance des instincts personnels peut seule imprimer à notre existence sociale un caractère nettement déterminé et fermement soutenu, en assignant un but permanent et énergique à l'emploi direct et continu de notre activité individuelle. Car, malgré les justes plaintes auxquelles peut donner lieu l'ascendant exagéré des intérêts privés sur les intérêts publics, il demeure incontestable que la notion de l'intérêt général ne saurait avoir aucun sens intelligible sans celle de l'intérêt particulier, puisque la première ne peut évidemment résulter que de ce que la seconde offre de commun chez les divers individus. Quelle que pût être la puissance des affections sympathiques, dans une idéale rectification de notre nature, nous ne saurions cependant jamais souhaiter habituellement pour les autres que ce que nous désirons pour nous-mêmes, sauf les cas très rares et fort secondaires où un raffinement de délicatesse morale, essentiellement impossible sans l'habitude de la méditation intellectuelle, peut nous faire suffisamment apprécier, à l'égard d'autrui, des moyens de bonheur auxquels nous n'attachons plus presque aucune importance personnelle. Si donc on pouvait supprimer en nous la prépondérance nécessaire des instincts personnels, on aurait radicalement détruit notre nature morale au lieu de l'améliorer, puisque les affections sociales, dès-lors privées d'une indispensable direction, tendraient bientôt, malgré cet hypothétique ascendant, à dégénérer en une vague et stérile charité, inévitablement dépourvue de toute grande efficacité pratique. Quand la morale des peuples avancés nous a prescrit, en général, la stricte obligation d'aimer nos semblables comme nous-mêmes[34], elle a formulé, de la manière la plus admirable, le précepte le plus fondamental, avec ce juste degré d'exagération qu'exige nécessairement l'indication d'un type quelconque, au-dessous duquel la réalité ne sera jamais que trop maintenue. Mais, dans ce sublime précepte, l'instinct personnel ne cesse point de servir de guide et de mesure à l'instinct social, comme l'exigeait la nature du sujet: de toute autre manière, le but du principe eût été essentiellement manqué; car, en quoi et comment celui qui ne s'aimerait point pourrait-il aimer autrui? Ainsi, bien loin que la constitution de l'homme soit, à cet égard, radicalement vicieuse, on voit, au contraire, qu'il serait impossible de concevoir nettement, à l'ensemble des affections sociales, aucune autre destination réelle que celle de tempérer et de modifier, à un degré plus ou moins profond, le système des penchans personnels, dont la prépondérance habituelle est aussi indispensable qu'inévitable, sans quoi l'existence sociale ne saurait avoir qu'un caractère vague et indéterminé, qui repousserait toute prévoyance régulière de la série des actions humaines. Il n'y a donc de vraiment regrettable, sous ce rapport, comme sous le premier point de vue ci-dessus examiné, que la trop faible intensité effective de ce modérateur nécessaire, dont la voix est si souvent étouffée, même chez les meilleurs naturels, où il parvient si rarement à commander directement la conduite. En ce sens, seul admissible, on doit concevoir, d'après un judicieux rapprochement de ces deux cas, l'instinct sympathique et l'activité intellectuelle comme destinés surtout à suppléer mutuellement à leur commune insuffisance sociale. On peut dire, en effet, que si l'homme devenait plus bienveillant, cela équivaudrait essentiellement, dans la pratique sociale, à le supposer plus intelligent, non-seulement en vertu du meilleur emploi qu'il ferait alors spontanément de son intelligence réelle, mais aussi en ce que celle-ci ne serait plus autant absorbée par la discipline, indispensable quoique imparfaite, qu'elle doit s'efforcer d'imposer constamment à l'énergique prépondérance spontanée des penchans égoïstes. Mais la relation n'est pas moins exacte réciproquement, bien qu'elle y doive être moins appréciable; car, tout vrai développement intellectuel équivaut finalement, pour la conduite générale de la vie humaine, à un accroissement direct de la bienveillance naturelle, soit en augmentant l'empire de l'homme sur ses passions, soit en rendant plus net et plus vif le sentiment habituel des réactions déterminées par les divers contacts sociaux. Si, sous le premier aspect, on doit hautement reconnaître qu'aucune grande intelligence ne saurait se développer convenablement sans un certain fond de bienveillance universelle, qui peut seul procurer à son libre élan un but assez éminent et un assez large exercice, de même, en sens inverse, il ne faut pas douter davantage que tout noble essor intellectuel ne tende directement à faire prévaloir les sentimens de sympathie générale, non-seulement en écartant les impulsions égoïstes, mais encore en inspirant habituellement, en faveur de l'ordre fondamental, une sage prédilection spontanée, qui, malgré sa froideur ordinaire, peut aussi heureusement concourir au maintien de la bonne harmonie sociale que des penchans plus vifs et moins opiniâtres. Les reproches moraux qu'on a le plus justement adressés à la culture intellectuelle, ne me paraissent, en général, même abstraction faite de toute exagération irrationnelle, reposer essentiellement que sur une fausse appréciation philosophique: au lieu de convenir au développement propre de l'intelligence, ils s'appliquent réellement, au contraire, dans la plupart des cas, à des intelligences trop inférieures à leurs fonctions sociales, et dont la spontanéité peu prononcée a davantage exigé la stimulation factice due aux penchans les plus énergiques, c'est-à-dire aux moins désintéressés. On ne peut donc plus contester la double harmonie continue qui rattache directement l'un à l'autre les deux principaux modérateurs de la vie humaine, l'activité intellectuelle et l'instinct social, dont l'influence fondamentale, quoique ainsi fortifiée, reste néanmoins, de toute nécessité, toujours plus ou moins subalterne envers l'inévitable prépondérance de l'instinct personnel, indispensable moteur primitif de l'existence réelle. La première destination de la morale universelle, en ce qui concerne l'individu, consiste surtout à augmenter autant que possible cette double influence modératrice, dont l'extension graduelle constitue aussi le premier résultat spontané du développement général de l'humanité, comme l'indiquera plus spécialement la leçon suivante. [Footnote 34: A cette belle formule usuelle, le respectable Tracy croyait devoir hautement préférer la formule indéterminée de saint Jean: _Aimez-vous les uns les autres_. Cette étrange prédilection n'est, à vrai dire, qu'un nouveau témoignage involontaire de la tendance caractéristique aux conceptions vagues et absolues, que toute philosophie métaphysique inspire spontanément, même aux meilleurs esprits.] Telles sont donc, sous le premier aspect élémentaire, les deux sortes de conditions naturelles dont la combinaison détermine essentiellement le caractère fondamental de notre existence sociale. D'une part, l'homme ne peut être heureux, même abstraction faite des impérieuses nécessités de sa subsistance matérielle, que d'après un travail soutenu, plus ou moins dirigé par l'intelligence; et cependant l'exercice intellectuel lui est spontanément antipathique: il n'y a et ne doit y avoir de profondément actif en lui que les facultés purement affectives, dont la prépondérance nécessaire fixe le but et la direction de l'état social. En même temps, dans l'économie réelle de cette vie affective, les penchans sociaux sont les seuls éminemment propres à produire et à maintenir le bonheur privé, puisque leur essor simultané, loin d'être contenu par aucun antagonisme individuel, se fortifie directement, au contraire, de son extension graduelle: et, néanmoins, l'homme est et doit être essentiellement dominé par l'ensemble de ses instincts personnels, seuls vraiment susceptibles d'imprimer à la vie sociale une impulsion constante et un cours régulier. Cette double opposition nous indique déjà le véritable germe scientifique de la lutte fondamentale, dont nous devrons bientôt considérer le développement continu, entre l'esprit de conservation et l'esprit d'amélioration, le premier nécessairement inspiré surtout par les instincts purement personnels, et le second par la combinaison spontanée de l'activité intellectuelle avec les divers instincts sociaux[35]. [Footnote 35: On croit le plus souvent, au contraire, que l'esprit d'innovation résulte surtout des instincts essentiellement personnels. Mais cette illusion ne tient qu'à la fausse appréciation des nombreuses réactions intellectuelles et sociales que détermine nécessairement une civilisation très développée, dans les actes même qui paraissent les plus simples produits d'un égoïsme direct. Sauf l'inévitable agitation périodiquement suscitée par les premiers besoins matériels, l'homme isolé, et dont l'intelligence n'a point été éveillée, est, de sa nature, comme tout autre animal, éminemment conservateur. Ce sont, d'ordinaire, les inépuisables désirs inspirés par les rapprochemens sociaux, et l'inquiète prévoyance de notre intelligence, qui suggèrent principalement le besoin et la pensée des changemens graduels de la condition humaine. En toute autre hypothèse, l'évolution sociale eût été certes infiniment plus rapide que l'histoire ne nous l'indique, si son essor avait pu dépendre surtout des instincts les plus énergiques, au lieu d'avoir à lutter contre l'inertie politique qu'ils tendent spontanément à produire dans la plupart des cas.] Nous devons maintenant procéder à une pareille appréciation scientifique envers le second ordre général, signalé au début de ce chapitre, des considérations élémentaires de statique sociale, c'est-à-dire quant à celles qui concernent la famille proprement dite, après avoir ainsi suffisamment examiné, pour notre objet principal, les notions directement relatives à l'individu, et avant de passer aux explications définitives immédiatement propres à la société générale. Un système quelconque devant nécessairement être formé d'élémens qui lui soient essentiellement homogènes, l'esprit scientifique ne permet point de regarder la société humaine comme étant réellement composée d'individus. La véritable unité sociale consiste certainement dans la seule famille, au moins réduite au couple élémentaire qui en constitue la base principale. Cette considération fondamentale ne doit pas seulement être appliquée en ce sens physiologique, que les familles deviennent des tribus, comme celles-ci des nations; en sorte que l'ensemble de notre espèce pourrait être conçu comme le développement graduel d'une famille primitivement unique, si les diversités locales n'opposaient point trop d'obstacles à une telle supposition. Nous devons ici envisager surtout cette notion élémentaire sous le point de vue politique, en ce que la famille présente spontanément le véritable germe nécessaire des diverses dispositions essentielles qui caractérisent l'organisme social. Une telle conception constitue donc, par sa nature, un intermédiaire indispensable entre l'idée de l'individu et celle de l'espèce ou de la société. Il y aurait autant d'inconvéniens scientifiques à vouloir le franchir dans l'ordre spéculatif, qu'il y a de dangers réels, dans l'ordre pratique, à prétendre aborder directement la vie sociale sans l'inévitable préparation de la vie domestique. Sous quelque aspect qu'on l'envisage, cette transition nécessaire se reproduit toujours, soit quant aux notions élémentaires de l'harmonie fondamentale, soit pour l'essor spontané des sentimens sociaux. C'est par là seulement que l'homme commence réellement à sortir de sa pure personnalité, et qu'il apprend d'abord à vivre dans autrui, tout en obéissant à ses instincts les plus énergiques. Aucune autre société ne saurait être aussi intime que cette admirable combinaison primitive, où s'opère une sorte de fusion complète de deux natures en une seule. Par l'imperfection radicale du caractère humain, les divergences individuelles sont habituellement trop prononcées pour comporter, en aucun autre cas, une association aussi profonde. L'expérience ordinaire de la vie ne confirme que trop, en effet, que les hommes ont besoin de ne point vivre entre eux d'une manière trop familière, afin de pouvoir supporter mutuellement les diverses infirmités fondamentales de notre nature morale, soit intellectuelle, soit surtout affective. On sait que les communautés religieuses elles-mêmes, malgré la haute puissance du lien spécial qui les unissait, étaient intérieurement tourmentées par de profondes discordances habituelles, qu'il est essentiellement impossible d'éviter quand on veut réaliser la conciliation chimérique de deux qualités aussi incompatibles que l'intimité et l'extension des relations humaines. Cette parfaite intimité n'a pu même s'établir dans la simple famille que d'après l'énergique spontanéité du but commun, combinée avec l'institution non moins naturelle d'une indispensable subordination. Quelques vaines notions qu'on se forme aujourd'hui de l'égalité sociale, toute société, même la plus restreinte, suppose, par une évidente nécessité, non-seulement des diversités, mais aussi des inégalités quelconques: car il ne saurait y avoir de véritable société sans le concours permanent à une opération générale, poursuivie par des moyens distincts, convenablement subordonnés les uns aux autres. Or la plus entière réalisation possible de ces conditions élémentaires appartient inévitablement à la seule famille, où la nature a fait tous les frais essentiels de l'institution. Ainsi, malgré les justes reproches qu'a pu souvent mériter, à divers titres, une abusive prépondérance passagère de l'esprit de famille, il n'en constituera pas moins toujours, et à tous égards, la première base essentielle de l'esprit social, sauf les modifications régulières qu'il doit graduellement subir par le cours spontané de l'évolution humaine. Les graves atteintes que reçoit directement aujourd'hui cette institution fondamentale, doivent donc être regardées comme les plus effrayans symptômes de notre tendance transitoire à la désorganisation sociale. Mais, de telles attaques, suite naturelle de l'inévitable exagération de l'esprit révolutionnaire en vertu de notre anarchie intellectuelle, ne sont surtout véritablement dangereuses qu'à cause de l'impuissante décrépitude actuelle des croyances sur lesquelles on fait encore exclusivement reposer les idées de famille, comme toutes les autres notions sociales. Tant que la double relation essentielle qui constitue la famille continuera à n'avoir d'autres bases intellectuelles que les doctrines religieuses, elle participera nécessairement, à un degré quelconque, au discrédit croissant que de tels principes doivent irrévocablement éprouver dans l'état présent du développement humain. La philosophie positive, aussi spontanément réorganisatrice à cet égard qu'à tous les autres, peut seule désormais, en transportant finalement l'ensemble des spéculations sociales du domaine des vagues idéalités dans le champ des réalités irrécusables, asseoir, sur des bases naturelles vraiment inébranlables, l'esprit fondamental de famille, avec les modifications convenables au caractère moderne de l'organisme social. Par le cours spontané de l'évolution sociale, la constitution générale de la famille humaine, bien loin d'être invariable, reçoit progressivement, de toute nécessité, des modifications plus ou moins profondes, dont l'ensemble me paraît offrir, à chaque grande époque du développement, la plus exacte mesure de l'importance réelle du changement total alors opéré dans la société correspondante. C'est ainsi, par exemple, que la polygamie des peuples arriérés doit y imprimer nécessairement à la famille un tout autre caractère que celui qu'elle manifeste chez les nations assez avancées pour être déjà parvenues à réaliser cette vie pleinement monogame vers laquelle tend toujours notre nature. De même, la famille ancienne, dont une portion des esclaves faisait essentiellement partie, devait, sans doute, radicalement différer de la famille moderne, principalement réduite à la parenté directe du couple fondamental, ou au premier degré d'affinité, et dans laquelle d'ailleurs l'autorité du chef est beaucoup moindre. Mais nous devons ici faire abstraction totale de ces diverses modifications quelconques, dont l'appréciation réelle appartient directement à la partie historique de ce volume. Il s'agit uniquement, en ce chapitre, de considérer la famille sous l'aspect scientifique le plus élémentaire, c'est-à-dire en ce qu'elle offre de nécessairement commun à tous les cas sociaux, en regardant la vie domestique comme la base constante de la vie sociale. Sous un tel point de vue, la théorie sociologique de la famille peut être essentiellement réduite à l'examen rationnel de deux ordres fondamentaux de relations nécessaires, savoir la subordination des sexes, et ensuite celle des âges, dont l'une institue la famille, tandis que l'autre la maintient. Dans l'ensemble du règne animal, un certain degré primitif de société volontaire, au moins temporaire, à quelques égards comparable à la société humaine, commence inévitablement, en effet, à partir de ce point de l'échelle biologique ascendante où cesse tout hermaphroditisme; et il y est toujours déterminé d'abord par l'union sexuelle, et ensuite par l'éducation des petits. Si la comparaison sociologique doit y être essentiellement bornée aux oiseaux et surtout aux mammifères, c'est essentiellement parce que ces deux grandes classes d'animaux supérieurs peuvent seules offrir une suffisante réalisation de ce double caractère élémentaire, principe nécessaire de toute coordination domestique. On ne saurait trop respectueusement admirer cette universelle disposition naturelle, première base nécessaire de toute société, par laquelle, dans l'état de mariage, même très imparfait, l'instinct le plus énergique de notre animalité, à la fois satisfait et contenu, se trouve spontanément dirigé de manière à devenir la source primitive de la plus douce harmonie, au lieu de troubler le monde par ses impétueux débordemens. Les audacieux sophistes qui, de nos jours, renouvelant, en temps trop opportun, d'antiques aberrations, ont directement tenté de porter la hache métaphysique jusque sur ces racines élémentaires de l'ordre social, ont été, sans doute, profondément blâmables s'ils n'ont fait ainsi qu'obéir sciemment eux-mêmes aux ignobles passions qu'ils s'efforçaient d'exciter chez les autres, ou déplorablement aveugles si, au contraire, comme dans la plupart des cas, ils n'ont cédé qu'à l'involontaire extension de la routine anarchique propre à notre malheureuse époque. En toute hypothèse, une triste fatalité ne permettait point d'espérer que l'institution fondamentale du mariage échapperait seule à l'ébranlement révolutionnaire que toutes les autres notions sociales avaient dû subir, d'après l'inévitable décadence de la philosophie théologique qui leur servait si dangereusement de base exclusive. Quand la philosophie positive pourra directement entreprendre de consolider à jamais cette indispensable subordination des sexes, principe essentiel du mariage et par suite de la famille, elle prendra son point de départ, comme en tout autre sujet capital, dans une exacte connaissance de la nature humaine, suivie d'une judicieuse appréciation de l'ensemble du développement social, et de la phase générale qu'il accomplit maintenant; ce qui devra tendre immédiatement à éliminer irrévocablement toutes les déclamations sophistiques, inspirées par l'ignorance ou par la dépravation, et dont le seul résultat pratique ne saurait être que de dégrader l'homme sous prétexte de le perfectionner. Sans doute l'institution du mariage éprouve nécessairement, comme toutes les autres, des modifications spontanées par le cours graduel de l'évolution humaine: le mariage moderne, tel que le catholicisme l'a finalement constitué, diffère radicalement, à divers titres, du mariage romain, de même que celui-ci différait notablement déjà du mariage grec, et tous deux encore davantage du mariage égyptien ou oriental, même depuis l'établissement de la monogamie. Que ces modifications successives, tendant à développer sans cesse la nature essentielle de ce lien fondamental, ne soient point aujourd'hui parvenues à leur dernier terme; que la grande réorganisation sociale réservée à notre siècle doive également marquer, sous un rapport aussi capital, son vrai caractère général: cela ne saurait être aucunement contesté. Mais l'esprit absolu de notre philosophie politique porte trop à confondre, à ce sujet, de simples modifications spontanées avec le bouleversement total de l'institution. Nous sommes aujourd'hui, à cet égard, malgré notre vain étalage de la supériorité moderne, dans une situation morale fort analogue à celle des temps principaux de la philosophie grecque, où la tendance instinctive et inaperçue à la régénération chrétienne de la famille et de la société, donnait déjà naissance, pendant ce long interrègne intellectuel, à des aberrations essentiellement semblables, ainsi que le témoigne surtout la célèbre satire d'Aristophane, où tout le dévergondage actuel se trouve d'avance si rudement stigmatisé. En quoi doivent principalement consister ces inévitables modifications ultérieures du mariage moderne, c'est ce dont la physique sociale doit aujourd'hui interdire rationnellement l'examen direct, comme éminemment prématuré, d'après sa tendance fondamentale, expliquée dans la quarante-huitième leçon, à procéder toujours de l'ensemble aux détails, conformément à l'évidente nature du sujet, dont l'irrésistible autorité scientifique ne saurait jamais être mieux prononcée qu'en un tel cas, puisque l'étude spéciale de ces modifications quelconques doit être nécessairement subordonnée à la conception générale, encore profondément ignorée, du vrai système de la réorganisation sociale, sous peine d'égarer l'imagination humaine à la dangereuse et irrationnelle poursuite d'utopies vagues et indéfinies, uniquement susceptibles de troubler sans but la vie réelle. Tout ce qu'on peut maintenant garantir, à cet égard, avec une pleine certitude, c'est que, quelque profonds qu'on puisse supposer ces changemens spontanés, dont l'analyse historique nous indiquera d'ailleurs bientôt le véritable sens général, ils resteront, de toute nécessité, constamment conformes à l'invariable esprit fondamental de l'institution, qui seul constitue ici notre objet principal. Or, cet esprit consiste toujours dans cette inévitable subordination naturelle de la femme envers l'homme, dont tous les âges de la civilisation reproduisent, sous des formes variées, l'ineffaçable caractère, et que la nouvelle philosophie politique saura définitivement préserver de toute grave tentative anarchique, en lui ôtant à jamais ce vain caractère religieux qui ne peut plus servir aujourd'hui qu'à la compromettre, pour la rattacher immédiatement à la base inébranlable fournie par la connaissance réelle de l'organisme individuel et de l'organisme social. Déjà la saine philosophie biologique, surtout d'après l'importante théorie de Gall, commence à pouvoir faire scientifiquement justice de ces chimériques déclamations révolutionnaires sur la prétendue égalité des deux sexes, en démontrant directement, soit par l'examen anatomique, soit par l'observation physiologique, les différences radicales, à la fois physiques et morales, qui, dans toutes les espèces animales, et surtout dans la race humaine, séparent profondément l'un de l'autre, malgré la commune prépondérance nécessaire du type spécifique. Rapprochant, autant que possible, l'analyse des sexes de celle des âges, la biologie positive tend finalement à représenter le sexe féminin, principalement chez notre espèce, comme nécessairement constitué, comparativement à l'autre, en une sorte d'état d'enfance continue, qui l'éloigne davantage, sous les plus importans rapports, du type idéal de la race. Complétant, à sa manière, cette indispensable appréciation scientifique, la sociologie montrera d'abord l'incompatibilité radicale de toute existence sociale avec cette chimérique égalité des sexes, en caractérisant les fonctions spéciales et permanentes que chacun d'eux doit exclusivement remplir dans l'économie naturelle de la famille humaine, qui les fait spontanément concourir au but commun par des voies profondément distinctes, sans que leur subordination nécessaire puisse aucunement nuire à leur bonheur réel, éminemment attaché, pour l'un comme pour l'autre, à un sage développement de sa propre nature. Les principales considérations indiquées, dans la première partie de ce chapitre, sur l'examen sociologique de notre constitution individuelle, permettraient déjà d'ébaucher utilement une telle opération philosophique; car, les deux parties essentielles de cet examen peuvent directement établir, en principe, l'une l'infériorité fondamentale, et l'autre la supériorité secondaire, de l'organisme féminin, envisagé sous le point de vue social. Ayant d'abord égard à la relation générale entre les facultés intellectuelles et les facultés affectives, nous avons, en effet, reconnu que la prépondérance nécessaire de celles-ci, dans l'ensemble de notre nature, est cependant moins prononcée chez l'homme qu'en aucun autre animal; et qu'un certain degré spontané d'activité spéculative constitue le principal attribut cérébral de l'humanité, ainsi que la première source du caractère profondément tranché de notre organisme social. Or, sous ce rapport, on ne peut sérieusement contester aujourd'hui l'évidente infériorité relative de la femme, bien autrement impropre que l'homme à l'indispensable continuité aussi bien qu'à la haute intensité du travail mental, soit en vertu de la moindre force intrinsèque de son intelligence, soit à raison de sa plus vive susceptibilité morale et physique, si antipathique à toute abstraction et à toute contention vraiment scientifiques. L'expérience la plus décisive a toujours éminemment confirmé, à parité de rang en chaque sexe, même dans les beaux-arts, et sous le concours des plus favorables circonstances, cette irrécusable subalternité organique du génie féminin, malgré les aimables caractères qui distinguent, d'ordinaire, ses spirituelles et gracieuses compositions. Quant aux fonctions quelconques de gouvernement, fussent-elles réduites à l'état le plus élémentaire, et purement relatives à la conduite générale de la simple famille, l'inaptitude radicale du sexe féminin y est encore plus prononcée, la nature du travail y exigeant surtout une infatigable attention à un ensemble de relations plus compliqué, dont aucune partie ne doit être négligée, et en même temps une plus impartiale indépendance de l'esprit envers les passions, en un mot, plus de raison. Ainsi, sous ce premier aspect, l'invariable économie effective de la famille humaine ne saurait jamais être réellement intervertie, à moins de supposer une chimérique transformation de notre organisme cérébral. Les seuls résultats possibles d'une lutte insensée contre les lois naturelles, qui, de la part des femmes, fournirait de nouveaux témoignages involontaires de leur propre infériorité, ne saurait être que de leur interdire, en troublant gravement la famille et la société, le seul genre de bonheur compatible pour elles avec l'ensemble de ces lois. En second lieu, nous avons pareillement reconnu ci-dessus que, dans le système réel de notre vie affective, les instincts personnels dominent nécessairement les instincts sympathiques ou sociaux, dont l'influence ne peut et ne doit que modifier la direction essentiellement imprimée par la prépondérance des premiers, sans pouvoir ni devoir jamais devenir les moteurs habituels de l'existence effective. C'est par l'examen comparatif de cette grande relation naturelle, si importante quoique secondaire envers la précédente, que l'on peut surtout apprécier directement l'heureuse destination sociale éminemment réservée au sexe féminin. Il est incontestable, en effet, quoique ce sexe participe inévitablement, à cet égard comme à l'autre, au type commun de l'humanité, que les femmes sont, en général, aussi supérieures aux hommes par un plus grand essor spontané de la sympathie et de la sociabilité, qu'elles leur sont inférieures quant à l'intelligence et à la raison. Ainsi, leur fonction propre et essentielle, dans l'économie fondamentale de la famille et par suite de la société, doit être spontanément de modifier sans cesse, par une plus énergique et plus touchante excitation immédiate de l'instinct social, la direction générale toujours primitivement émanée, de toute nécessité, de la raison trop froide ou trop grossière qui caractérise habituellement le sexe prépondérant. On voit que pour cette appréciation sommaire des attributs sociaux de chaque sexe, j'ai écarté à dessein la considération vulgaire des différences purement matérielles sur lesquelles on fait irrationnellement reposer une telle subordination fondamentale, qui, d'après les indications précédentes, doit être, au contraire, essentiellement rattachée aux plus nobles propriétés de notre nature cérébrale. Des deux attributs généraux qui séparent l'humanité de l'animalité, le plus essentiel et le plus prononcé démontre irrécusablement, sous le point de vue social, la prépondérance nécessaire et invariable du sexe mâle, tandis que l'autre caractérise directement l'indispensable fonction modératrice à jamais dévolue à la femme, même indépendamment des soins maternels, qui constituent évidemment sa plus importante et sa plus douce destination spéciale, mais sur lesquels on insiste, d'ordinaire, d'une manière trop exclusive, qui ne fait point assez dignement comprendre la vocation sociale directe et personnelle du sexe féminin. Considérons maintenant, sous un semblable point de vue scientifique, l'autre élément fondamental de la famille humaine, c'est-à-dire la co-relation spontanée entre les enfans et les parens, qui, généralisée ensuite dans l'ensemble de la société, y produit toujours, à un degré quelconque, la subordination naturelle des âges. Ici, les aberrations, d'ailleurs très graves, issues de notre anarchie intellectuelle, sont d'un tout autre genre que dans le cas précédent. La discipline naturelle est, sous ce second aspect élémentaire, trop irrécusable et trop irrésistible pour que jamais elle puisse être sérieusement contestée, malgré les atteintes indirectes et secondaires que l'esprit de famille a dû aussi recevoir de nos jours à cet égard, par une suite inévitable du mouvement général de décomposition sociale, et pareillement surtout en vertu de l'irrévocable impuissance politique où est nécessairement parvenue la philosophie théologique, sur laquelle reposait, d'une manière si déplorablement exclusive, tout le système des notions domestiques, comme celui des notions sociales. Quelle que soit l'importance réelle de ces diverses altérations, nos ardens champions des droits politiques de la femme ne se sont pas encore avisés de construire une doctrine analogue en faveur de l'enfance, qui est loin d'ailleurs d'inspirer la même sollicitude, faute de pouvoir aussi vivement stimuler le zèle spontané de ses défenseurs spéciaux. C'est ce qui permettra d'examiner ici plus sommairement ce second élément essentiel de la théorie sociologique de la famille, sans nuire aucunement à son indispensable appréciation philosophique. Malgré l'entraînement de l'analogie et l'absence actuelle de toute vraie discipline spirituelle, on ne doit guère craindre aujourd'hui que, de la chimérique égalité des sexes, l'esprit d'aberration métaphysique puisse réellement passer à aucune conception dogmatique de l'égalité sociale des âges, après laquelle il ne lui resterait plus qu'à proclamer aussi, par un dernier progrès, l'égalité universelle des races animales. Quoique notre anarchie intellectuelle puisse fournir, pour ainsi dire, à toutes les thèses quelconques, des argumens et des sophistes déjà disponibles, la raison publique, quelque imparfait qu'en soit encore le développement, impose nécessairement un certain terme à l'essor des divagations individuelles, quand elles viennent directement choquer un instinct vraiment fondamental. Aucune économie naturelle ne peut mériter, sans doute, plus d'admiration que cette heureuse subordination spontanée qui, après avoir ainsi constitué la famille humaine, devient ensuite le type nécessaire de toute sage coordination sociale. Tous les âges de la civilisation ont rendu, sous des formes diverses, un hommage décisif à l'excellence de ce type fondamental, que l'homme a même pris involontairement pour modèle lorsqu'il a voulu rêver, dans la conception du gouvernement providentiel, la plus parfaite direction possible de l'ensemble des événemens. En quel autre cas social, pourrait-on trouver, au même degré, de la part de l'inférieur, la plus respectueuse obéissance spontanément imposée, sans le moindre avilissement, d'abord par la nécessité et ensuite par la reconnaissance; et, chez le supérieur, l'autorité la plus absolue unie au plus entier dévouement, trop naturel et trop doux pour mériter proprement le nom de devoir? Il est certainement impossible que, dans des relations plus étendues et moins intimes, l'indispensable discipline de la société puisse jamais pleinement réaliser ces admirables caractères de la discipline domestique: la soumission ne saurait y être aussi complète ni aussi spontanée, la protection aussi touchante ni aussi dévouée. Mais la vie de famille n'en demeurera pas moins, à cet égard, l'école éternelle de la vie sociale, soit pour l'obéissance, soit pour le commandement, qui doivent nécessairement, en tout autre cas, se rapprocher, autant que possible, de ce modèle élémentaire. L'avenir ne pourra, sous ce rapport, que se conformer, comme le passé, à cette invariable obligation naturelle, avec les modifications spontanées que le cours graduel de l'évolution sociale devra déterminer en cette partie de la constitution domestique, aussi bien qu'envers la précédente; modifications dont il serait d'ailleurs prématuré, en l'un et l'autre cas, d'entreprendre aujourd'hui l'appréciation spéciale. Néanmoins, à toutes les époques de décomposition, de pernicieux sophistes ont directement tenté de détruire radicalement cette admirable économie naturelle, en arguant, suivant l'usage, de quelques inconvéniens partiels ou secondaires contre l'ensemble de l'organisation. Leur prétendue rectification s'est toujours réduite à intervertir entièrement la comparaison fondamentale, et, au lieu de proposer la famille pour modèle à la société, ils ont cru témoigner un grand génie politique en s'efforçant, au contraire, de constituer la famille à l'image de la société, et d'une société alors fort mal ordonnée, en vertu même de l'état exceptionnel qui permettait l'essor de telles rêveries. Notre profonde anarchie intellectuelle offre de trop dangereuses ressources à l'inévitable renouvellement de ces aberrations surannées pour que la nouvelle philosophie politique doive dédaigner, en temps opportun, de les soumettre directement à une discussion spéciale, indépendamment de sa principale tendance spontanée à faire prévaloir un tout autre esprit social, tendance qui peut seule nous occuper ici. Ces folles utopies aboutiraient doublement à la ruine radicale de toute vraie discipline domestique, soit en ôtant aux parens la direction réelle et presque la simple connaissance de leurs enfans, par une monstrueuse exagération de l'indispensable influence de la société sur l'éducation de la jeunesse, soit en privant les fils de la transmission héréditaire des ressources paternelles, essentiellement accumulées à leur intention: détruisant ainsi tour à tour, d'une manière spéciale, l'obéissance et le commandement. Quoique tout examen formel de telles extravagances fût nécessairement déplacé dans ce Traité, je devais cependant y signaler, à leur occasion propre, l'aptitude générale de la politique positive à consolider spontanément toutes les notions fondamentales de l'ordre social, qu'elle seule peut aujourd'hui protéger, avec une véritable efficacité, contre les divagations métaphysiques dont l'inévitable décadence de la philosophie théologique a dû permettre le développement de plus en plus étendu. Avant même aucune discussion directe, cette heureuse propriété résultera nécessairement, surtout dans le cas actuel, de l'esprit général qui caractérise la nouvelle philosophie politique, d'après les explications de la quarante-huitième leçon, où nous avons reconnu sa tendance constante à subordonner toujours la conception de l'ordre artificiel à l'observation de l'ordre naturel, dont l'admirable économie est ici très évidente. L'étude directe de la sociologie dynamique fournira d'ailleurs de nombreuses et importantes occasions de reconnaître, d'après une judicieuse analyse historique, que, dans le développement réel de l'évolution sociale, les modifications spontanées finalement produites par le cours graduel des événemens sont ordinairement très supérieures à ce que les plus éminens réformateurs auraient osé concevoir d'avance: ce qui devra faire sentir combien il importe de ne pas trop anticiper sur la succession nécessaire des diverses parties de la réorganisation, en voulant à la fois tout renouveler, jusque dans les moindres détails, suivant la routine métaphysique des constitutions actuelles. Pour compléter la sommaire appréciation sociologique de la subordination domestique, il importe d'y remarquer aussi sa haute propriété, non moins caractéristique, d'établir spontanément la première notion élémentaire de la perpétuité sociale, en rattachant, de la manière la plus directe et la plus irrésistible, l'avenir au passé. Généralisés autant que possible, cette idée et ce sentiment, après avoir passé des pères aux ancêtres, se transforment finalement en ce respect universel pour nos prédécesseurs, qui doit être, à tous égards, regardé comme indispensable à toute économie sociale. Sous des formes quelconques, il n'y a point d'état social qui n'en doive constamment offrir d'importans témoignages. La moindre prépondérance des traditions à mesure que l'esprit humain se développe, sa préférence croissante de la transmission écrite à la transmission orale, doivent, sans doute, modifier beaucoup, chez les peuples modernes, sinon l'intensité, du moins l'expression d'une telle disposition nécessaire. Mais, à quelque degré que puisse jamais parvenir la progression sociale, il sera toujours d'une importance capitale que l'homme ne se croie pas né d'hier, et que l'ensemble de ses institutions et de ses moeurs tende constamment à lier, par un système convenable de signes intellectuels et matériels, ses souvenirs du passé total à ses espérances d'un avenir quelconque. Le caractère éminemment révolutionnaire de notre temps devait, de toute nécessité, introduire, à cet égard, plus directement qu'à tout autre, un profond ébranlement provisoire, sans lequel l'imagination humaine aurait été trop entravée dans son élan vers l'indispensable rénovation du système social. Mais il n'est point douteux que l'extension indéfinie et la consécration absolue de ce dédain passager du passé politique ne tendent gravement aujourd'hui à altérer directement l'instinct fondamental de la sociabilité humaine. Il serait évidemment inutile d'insister ici pour faire ressortir, à ce sujet, l'aptitude spontanée de la nouvelle philosophie politique à rétablir convenablement les conditions normales de toute véritable harmonie sociale. Une philosophie qui prend nécessairement l'histoire pour principale base scientifique, qui représente, à tous égards, les hommes de tous les temps, aussi bien que de tous les lieux, comme d'indispensables coopérateurs à une même évolution fondamentale, intellectuelle ou matérielle, morale ou politique, et qui, en un cas quelconque, s'efforce toujours de rattacher le progrès actuel à l'ensemble des antécédens réels, doit être certainement jugée bien plus propre aujourd'hui qu'aucune autre à régulariser l'idée et le sentiment de la continuité sociale, sans encourir le danger de cette servile et irrationnelle admiration du passé, qui devait jadis, sous l'empire de la philosophie théologique, tant entraver le développement humain. On voit aisément, par exemple, que l'étude des sciences positives est, en ce moment, la seule partie du système intellectuel où cette respectueuse coordination du présent au passé, ait pu spontanément résister avec efficacité à l'entraînement universel de la métaphysique révolutionnaire, qui, en tout autre genre, ferait presque envisager la raison et la justice comme des créations contemporaines. Dans un Traité spécial de philosophie politique, il conviendrait, sans doute, afin d'opérer une plus exacte appréciation de l'influence sociale élémentaire propre à l'esprit de famille, de considérer aussi, d'une manière distincte, les relations fraternelles, qui lui sont accessoirement inhérentes. Mais, quelque douceur, ou trop souvent quelque amertume, que ces liaisons naturelles puissent répandre sur la vie privée, elles ont habituellement trop peu d'importance politique pour qu'il convienne ici de nous y arrêter spécialement. Quand elles acquièrent, à cet égard, une haute portée, elles se rattachent nécessairement à une notable inégalité d'âge, et alors elles rentrent essentiellement, quoiqu'à un moindre degré, dans le genre de subordination domestique qui vient d'être considéré. Toutes les fois, en effet, que la coordination fraternelle est assez fortement établie pour exercer une véritable influence politique, c'est évidemment parce que les aînés, prenant une sorte d'ascendant paternel, artificiel ou spontané, maintiennent l'unité domestique contre les divergences individuelles, alors trop peu contenues par de moindres sentimens naturels. Sous ce rapport, comme sous les précédens, mais à un degré fort inférieur, on ne saurait douter que l'état désordonné de la société actuelle ne laisse une lacune réelle dans la constitution générale de la famille humaine, et que par conséquent, l'absolue égalité fraternelle ne doive être, au fond, aussi transitoire que les autres, et pareillement destinée à se dissiper ultérieurement sous une nouvelle organisation spontanée de la hiérarchie domestique, conformément au nouveau caractère que le cours fondamental de l'évolution humaine devra imprimer à toutes les parties quelconques du système social pour régulariser entre elles une exacte homogénéité et une solidarité complète. Quoique ces modifications secondaires doivent évidemment être encore plus impérieusement ajournées que les dispositions principales, dont nous avions déjà reconnu que l'examen actuel serait essentiellement prématuré, il n'était peut-être point inutile ici, pour mieux caractériser, à cet égard, l'esprit nécessaire de la nouvelle philosophie politique, d'y faire distinctement pressentir que si, à ce titre, ainsi qu'à tout autre, l'inévitable réorganisation des sociétés modernes a dû commencer par une indispensable décomposition préliminaire de l'ancienne discipline, elle ne saurait être finalement condamnée à se composer réellement de simples lacunes. Si une telle considération paraît d'abord exclusivement pratique, et par suite peu convenable au travail purement théorique qui doit nous occuper maintenant, il faut surtout remarquer, indépendamment de la trop grande confusion actuelle de ces deux points de vue, que la véritable science sociale, soit pour la juste appréciation du passé, soit pour la saine conception de l'avenir, ne saurait échapper à l'obligation philosophique d'attacher une indispensable importance à des élémens qui, en tout temps, ont toujours fait une partie plus ou moins essentielle de la hiérarchie domestique. Ne voulant construire aucune utopie, et nous proposant seulement d'observer l'économie fondamentale des sociétés réelles, nous devons signaler à l'analyse scientifique toutes les dispositions quelconques dont l'invariable permanence doit nous faire suffisamment présumer la gravité véritable. L'ensemble des indications présentées dans cette seconde partie du chapitre actuel, caractérise assez désormais, pour le principal objet de ce volume, la haute portée sociale directement propre aux divers aspects essentiels de l'ordre spontané de la famille humaine, ainsi appréciée, non-seulement comme l'élément effectif de la société, mais comme lui offrant aussi, à tous égards, le premier type naturel de sa constitution radicale. Il nous reste maintenant, afin d'avoir ici, autant que le comporte l'esprit de notre travail, sommairement ébauché la théorie élémentaire de la statique sociale, à considérer, en troisième et dernier lieu, sous un point de vue analogue, l'analyse directe de la société générale, envisagée comme formée de familles et non d'individus, et toujours examinée en ce que sa structure fondamentale offre de nécessairement commun à tous les temps et à tous les lieux, ainsi que nous venons de le faire successivement en ce qui concerne l'individu et ensuite la famille. Bien loin que la simplicité constitue la mesure principale de la perfection réelle, le système entier des études biologiques concourt à montrer, au contraire, que la perfection croissante de l'organisme animal consiste surtout dans la spécialité de plus en plus prononcée des diverses fonctions accomplies par les organes de plus en plus distincts, et néanmoins toujours exactement solidaires, dont il devient graduellement composé en se rapprochant davantage de l'organisme humain, combinant ainsi de plus en plus l'unité du but avec la diversité des moyens. Or, tel est éminemment le caractère propre de notre organisme social, et la principale cause de sa supériorité nécessaire sur tout organisme individuel. Nous ne pouvons, sans doute, admirer convenablement un phénomène continuellement accompli sous nos yeux, et auquel nous participons nous-mêmes nécessairement. Mais, en s'isolant, autant que possible, par la pensée, du système habituel de l'économie sociale, peut-on réellement concevoir, dans l'ensemble des phénomènes naturels, un plus merveilleux spectacle que cette convergence régulière et continue d'une immensité d'individus, doués chacun d'une existence pleinement distincte et, à un certain degré, indépendante, et néanmoins tous disposés sans cesse, malgré les différences plus ou moins discordantes de leurs talens et surtout de leurs caractères, à concourir spontanément, par une multitude de moyens divers, à un même développement général, sans s'être d'ordinaire, nullement concertés, et le plus souvent à l'insu de la plupart d'entre eux, qui ne croient obéir qu'à leurs impulsions personnelles? Telle est, du moins, l'idéalité scientifique du phénomène, en le dégageant abstraitement des chocs et des incohérences journellement inséparables d'un organisme aussi profondément compliqué, et qui, dans les temps même de plus grande perturbation maladive, n'empêchent point l'accomplissement essentiel et permanent des fonctions principales. Cette invariable conciliation de la séparation des travaux avec la coopération des efforts, d'autant plus prononcée et plus admirable que la société se complique et s'étend davantage, constitue, en effet, le caractère fondamental des opérations humaines, quand on s'élève du simple point de vue domestique au vrai point de vue social. Les sociétés plus ou moins complexes qu'on peut observer chez beaucoup d'animaux supérieurs, présentent déjà, sans doute, en certain cas, et surtout, comme chez l'homme sauvage, pour la chasse ou pour la guerre, une première ébauche rudimentaire d'une coordination plus ou moins volontaire, mais à un degré trop partiel, trop circonscrit, et d'ailleurs trop temporaire, pour être convenablement assimilées à l'état même le plus imparfait de l'association propre à notre espèce. Notre simple vie domestique, qui, à tous égards, contient nécessairement le germe essentiel de la vie sociale proprement dite, a dû toujours manifester bien davantage le développement spontané d'une certaine spécialisation individuelle des diverses fonctions communes, sans laquelle la famille humaine ne pourrait suffisamment remplir sa destination caractéristique. On doit néanmoins reconnaître que la séparation des travaux n'y saurait jamais être directement très prononcée, soit à raison du trop petit nombre des individus, soit surtout, par un motif plus profond et moins connu, parce qu'une telle division tendrait bientôt à devenir antipathique à l'esprit fondamental de la famille. Car, d'un côté, l'éducation domestique, essentiellement fondée sur l'imitation, doit naturellement disposer les enfans à poursuivre les opérations paternelles, au lieu d'entreprendre de nouvelles fonctions; et, en même temps, il n'est pas douteux que toute séparation très marquée dans les occupations habituelles des différens membres n'y doive nécessairement altérer l'unité domestique, objet capital de cette association élémentaire. Plus on méditera sur ce grand sujet, mieux on sentira que la spécialisation des travaux, qui constitue le principe élémentaire de la société générale, ne saurait être, au fond, celui de la simple famille, quoique devant s'y trouver à un certain degré. Malgré l'imperfection du langage, qui porte souvent à confondre l'idée de famille dans celle de société, il est incontestable que l'ensemble des relations domestiques ne correspond point à une association proprement dite, mais qu'il compose une véritable _union_, en attribuant à ce terme toute son énergie intrinsèque. A raison de sa profonde intimité, la liaison domestique est donc d'une tout autre nature que la liaison sociale. Son vrai caractère est essentiellement moral, et très accessoirement intellectuel; ou, en termes anatomiques, elle correspond bien davantage à la région moyenne du cerveau humain qu'à la région antérieure. Fondée principalement sur l'attachement et la reconnaissance, l'union domestique est surtout destinée à satisfaire directement, par sa seule existence, l'ensemble de nos instincts sympathiques, indépendamment de toute pensée de coopération active et continue à un but quelconque, si ce n'est à celui même de sa propre institution. Quoiqu'une coordination habituelle entre des travaux distincts s'y doive spontanément établir à un certain degré, son influence y est tellement secondaire que lorsque, malheureusement, elle demeure le seul principe de liaison, l'union domestique tend nécessairement à dégénérer en une simple association, et même le plus souvent elle ne tarde point à se dissoudre essentiellement. Dans les combinaisons sociales proprement dites, l'économie élémentaire présente inévitablement un caractère inverse: le sentiment, de coopération, jusqu'alors accessoire, devient, à son tour, prépondérant, et l'instinct sympathique, malgré son indispensable persistance, ne peut plus former le lien principal. Sans doute, l'homme est, en général, assez heureusement organisé pour aimer ses coopérateurs, quelque nombreux et quelque lointains qu'ils puissent être, ou même quelque indirecte que soit leur participation effective. Mais un tel sentiment, dû à une précieuse réaction de l'intelligence sur la sociabilité, ne saurait certainement, par sa nature, avoir jamais assez d'énergie pour diriger la vie sociale. Quand même un convenable exercice aurait pu développer suffisamment l'ensemble de nos instincts sociaux, la médiocrité intellectuelle de la plupart des hommes ne leur permet point de se former, à beaucoup près, une idée assez nette de relations trop étendues, trop détournées, et trop étrangères à leurs propres occupations, pour qu'il en puisse résulter une vraie stimulation sympathique, susceptible de quelque efficacité durable. C'est donc exclusivement dans la vie domestique que l'homme doit chercher habituellement le plein et libre essor de ses affections sociales; et c'est peut-être à ce titre spécial qu'elle constitue le mieux une indispensable préparation à la vie sociale proprement dite: car, la concentration est aussi nécessaire aux sentimens que la généralisation aux pensées. Les hommes même les plus éminens, qui parviennent à tourner, avec une énergie réelle, le cours naturel de leurs instincts sympathiques vers l'ensemble de l'espèce ou de la société, y sont presque toujours poussés par les désappointemens moraux d'une vie domestique dont la destination a été manquée faute d'un suffisant accomplissement des conditions convenables: et quelque douce que leur soit alors une aussi imparfaite compensation, cet amour abstrait de l'espèce ne saurait nullement comporter cette plénitude de satisfaction de nos dispositions affectueuses que peut seul procurer un attachement très limité et surtout individuel. Quoi qu'il en soit, de tels cas sont d'ailleurs trop évidemment exceptionnels pour devoir influer sur aucune étude fondamentale de l'économie sociale. Ainsi, malgré l'indispensable participation directe, soit primitive, soit continue, de l'instinct sympathique à tous les cas possibles d'association humaine, il doit rester incontestable que, lorsqu'on passe de la considération d'une famille unique à la coordination générale des diverses familles, le principe de la coopération finit nécessairement par prévaloir. La philosophie métaphysique du siècle dernier, surtout dans l'école française, a sans doute commis une erreur capitale en attribuant à ce principe la création même de l'état social, puisqu'il est, au contraire, évident que la coopération, bien loin d'avoir pu produire la société, en suppose nécessairement le préalable établissement spontané. Toutefois, la gravité d'une telle aberration me paraît éminemment tenir à une confusion radicale entre la vie domestique et la vie sociale, trop ordinaire aux spéculations métaphysiques. Car, en séparant convenablement deux modes d'association aussi différens, cette assertion, soigneusement restreinte à la combinaison la plus compliquée, paraîtrait certainement peu choquante, malgré qu'elle y constituât encore une irrationnelle exagération. Quoique la participation distincte et simultanée à une opération commune n'ait aucunement pu déterminer le rapprochement primitif des familles humaines, elle seule a pu cependant imprimer à leur association spontanée un caractère prononcé et une consistance durable. L'étude attentive des moindres degrés de la vie sauvage nous montre clairement cette situation primordiale où les diverses familles, quelquefois fortement liées pour un but temporaire, retournent, presque comme les animaux, à leur indépendance isolée, aussitôt que l'expédition, ordinairement de guerre ou de chasse, est suffisamment accomplie, quoique déjà quelques opinions communes, formulées dans un certain langage uniforme, tendent à les réunir, d'une manière permanente, en tribus plus ou moins nombreuses. C'est donc sur le principe de la coopération, spontanée ou concertée, d'ailleurs toujours conçu dans son entière extension philosophique, que devra surtout reposer désormais notre analyse scientifique pour cette ébauche préliminaire de la dernière partie de la statique sociale, où nous considérons directement la coordination fondamentale des familles, dont le vrai caractère propre dépend essentiellement d'un tel principe, quoique son établissement et son maintien n'aient pu avoir lieu sans la participation préalable et permanente de l'instinct sympathique, destiné, en outre, à répandre sur tous les actes de la vie sociale un indispensable charme moral. Un traité spécial de philosophie politique pourrait seul permettre de développer convenablement l'étendue et la portée de ce grand principe, auquel la société humaine doit nécessairement les plus importans attributs qui la distinguent des autres agglomérations de familles animales. Le judicieux Fergusson en avait dignement pressenti la valeur scientifique, en y rattachant sa classification, d'ailleurs si imparfaite, des animaux en sociables et politiques, ceux-ci étant essentiellement caractérisés par la tendance à concerter les divers efforts individuels pour accomplir une opération commune. Par leur théorie de la division du travail, les économistes ont utilement concouru à vulgariser une telle notion, mais en paraissant la restreindre irrationnellement à des cas beaucoup trop subalternes, de manière à en suggérer une idée extrêmement étroite, si l'on excepte toutefois l'illustre Adam Smith et de nos jours Tracy, qui l'ont bien plus philosophiquement appréciée, l'un en vertu de sa haute supériorité, et l'autre d'après son habitude plus intime des généralités, quoique métaphysiques. Un principe aussi évident, dont la réalisation, de plus en plus complète, a toujours constitué une indispensable condition de tout développement humain, devait sembler d'abord à l'abri de toute grave atteinte, à quelque degré que notre anarchie intellectuelle pût autoriser les divagations individuelles, d'autant plus que la nature du sujet semblait alors plus heureusement préservée du contact des passions humaines. Mais, après avoir vu la philosophie métaphysique nier systématiquement, à la stupide satisfaction de tous les beaux esprits contemporains, l'utilité fondamentale de la société elle-même, ce qui, sans doute, doit implicitement comprendre toutes les aberrations possibles, pourrait-on s'étonner réellement de la production d'aucun sophisme partiel, quelque important qu'en soit l'objet, et quelque absurde qu'en soit la pensée? Aussi, de nos jours, une sorte de métaphysique spéciale a-t-elle été dogmatiquement formulée pour attaquer directement l'antique maxime sociale de la répartition nécessaire des travaux humains, et de la spécialisation correspondante des occupations individuelles. La sage circonscription de nos opérations, et l'opiniâtre persévérance de nos efforts, n'ont plus été regardés comme d'indispensables conditions de nos succès quelconques: poursuivre à la fois beaucoup d'occupations différentes, et passer à dessein de l'une à l'autre avec toute la rapidité possible, tel est le nouveau plan de travail universel qu'on a osé aujourd'hui recommander systématiquement à l'humanité civilisée, comme essentiellement _attrayant_[36]. Il n'y a peut-être point d'exemple plus propre à vérifier, d'une manière pleinement irrécusable, combien l'absence totale de discipline intellectuelle, en ce qui concerne les spéculations les plus difficiles, empêche nécessairement aujourd'hui d'assigner aucun terme réel au cours spontané des aberrations philosophiques, dont l'essor antérieur n'avait jamais pu être aussi libre, parce que l'anarchie mentale n'avait jamais été aussi complète. Une telle notion ayant été ainsi attaquée, quelle maxime sociale pourrait vraiment être respectée? [Footnote 36: Quoiqu'il ne soit nullement convenable de s'arrêter ici à la moindre analyse spéciale de tels sophismes, il ne faut pas cependant oublier, même en ce cas, que l'esprit général de la saine philosophie politique doit toujours faire accorder quelque attention à tout ce qui a pu obtenir effectivement un certain crédit social. Car, la judicieuse appréciation de toute semblable influence peut ordinairement devenir l'indice plus ou moins direct d'un vrai besoin intellectuel, dont l'illusoire satisfaction avait permis à ces diverses aberrations de susciter momentanément une sorte d'école nouvelle. La société ne saurait se tromper complétement sur ses besoins réels, quoiqu'elle soit souvent égarée sur les moyens convenables d'y satisfaire. Aussi le lecteur aura-t-il lieu ci-après de remarquer spontanément que, au milieu des folles conceptions dont il s'agit ici, réside un certain pressentiment confus des vrais inconvéniens généraux inhérens au principe de la répartition des travaux humains, malgré que ces inconvéniens y aient été d'ailleurs ridiculement exagérés, et surtout irrationnellement séparés d'avantages infiniment supérieurs, suivant la nature ordinaire des doctrines métaphysiques.] Sans nous arrêter davantage à ces divagations caractéristiques, procédons directement à la sommaire analyse scientifique de ce principe fondamental de la coopération continue de toutes les familles humaines d'après leur application spontanée à des travaux spéciaux et séparés. Pour apprécier convenablement cette coopération et cette distribution nécessaires, comme constituant la condition la plus essentielle de notre vie sociale, abstraction faite de la vie domestique, il faut la concevoir dans toute son étendue rationnelle, c'est-à-dire l'appliquer à l'ensemble de toutes nos diverses opérations quelconques, au lieu de la borner, comme il est trop ordinaire, à de simples usages matériels. Alors, elle conduit immédiatement à regarder non-seulement les individus et les classes, mais aussi, à beaucoup d'égards, les différens peuples, comme participant à la fois, suivant un mode propre et un degré spécial exactement déterminés, à une oeuvre immense et commune, dont l'inévitable développement graduel lie d'ailleurs aussi les coopérateurs actuels à la série de leurs prédécesseurs quelconques et même à la suite de leur divers successeurs. C'est donc la répartition continue des différens travaux humains qui constitue principalement la solidarité sociale, et qui devient la cause élémentaire de l'étendue et de la complication croissante de l'organisme social, ainsi susceptible d'être conçu comme embrassant l'ensemble de notre espèce. Quoique l'homme ne puisse guère subsister dans un état d'isolement volontaire, cependant la famille, véritable unité sociale, peut, sans aucun doute, vivre séparément, parce qu'elle peut réaliser en son sein l'ébauche de division du travail indispensable à une satisfaction grossière de ses premiers besoins, ainsi que la vie sauvage nous en offre de nombreux exemples, quoique toujours plus ou moins exceptionnels. Mais, avec un tel mode d'existence, il n'y a point encore de vraie société, et le rapprochement spontané des familles est sans cesse exposé à d'imminentes ruptures temporaires, souvent provoquées par les moindres occasions. C'est seulement quand la répartition régulière des travaux humains a pu devenir convenablement étendue que l'état social a pu commencer à acquérir spontanément une consistance et une stabilité supérieures à l'essor quelconque des divergences particulières. En aucun temps, les sophistes qui ont le plus amèrement déclamé contre la vie sociale n'auraient certainement jamais pu être assez conséquens à leur propre doctrine pour donner eux-mêmes l'exemple de cette existence solitaire qu'ils avaient tant prônée, quoique personne, sans doute, ne se fût opposé à leur retraite: une telle logique ne serait praticable que chez les sauvages, s'ils pouvaient avoir de tels docteurs. L'habitude de cette coopération partielle est, en effet, éminemment propre à développer, par voie de réaction intellectuelle, l'instinct social, en inspirant spontanément à chaque famille un juste sentiment continu de son étroite dépendance envers toutes les autres, et, en même temps, de sa propre importance personnelle, chacune pouvant alors se regarder comme remplissant, à un certain degré, une véritable fonction publique, plus ou moins indispensable à l'économie générale, mais inséparable du système total. Ainsi envisagée, l'organisation sociale tend de plus en plus à reposer sur une exacte appréciation des diversités individuelles, en répartissant les travaux humains de manière à appliquer chacun à la destination qu'il peut le mieux remplir, non-seulement d'après sa nature propre, le plus souvent trop peu prononcée en aucun sens, mais aussi d'après son éducation effective, sa position actuelle, en un mot suivant l'ensemble de ses principaux caractères quelconques; en sorte que toutes les organisations individuelles soient finalement utilisées pour le bien commun, sans en excepter même les plus vicieuses ou les plus imparfaites, sauf les seuls cas de monstruosité prononcée: tel est, du moins, le type idéal qu'on doit dès lors concevoir comme une limite fondamentale de l'ordre réel, qui s'en rapproche nécessairement de plus en plus, sans pouvoir néanmoins y parvenir jamais, ainsi que nous l'expliquera bientôt l'étude directe du développement graduel de l'humanité. C'est surtout en ce sens que l'organisme social doit ressembler toujours davantage à l'organisme domestique, dont la principale propriété consiste en effet dans l'admirable spontanéité de la double subordination qui le caractérise, comme nous l'avons reconnu ci-dessus: quoique malheureusement la complication et l'étendue si supérieures du premier ne puissent nullement permettre de le concevoir jamais réglé d'après un ensemble de différences naturelles aussi hautement irrécusables, tendant à prévenir essentiellement toute grave incertitude sur la vraie destination propre à chacun des organes, et toute discussion dangereuse sur leur hiérarchie respective; en sorte que la discipline sociale doit être nécessairement beaucoup plus artificielle, et, à ce titre, plus imparfaite, que la discipline domestique, dont la nature a fait d'avance tous les frais essentiels. Il serait, sans doute, inutile d'insister ici davantage sur l'indication générale des attributs fondamentaux de cette coopération distributive et spéciale, principe nécessaire de tous les travaux humains, et dont l'esprit de notre temps, sauf quelques aberrations exceptionnelles, est plutôt porté à s'exagérer la puissance, ou du moins à méconnaître les limites et les conditions. Pour en compléter suffisamment l'indispensable appréciation sociologique, nous devons surtout examiner maintenant l'ensemble des nécessités qu'il impose, d'après les inconvéniens essentiels qui lui sont propres, comme je l'avais déjà ébauché, en 1826, dans le second article de mes _Considérations sur le pouvoir spirituel_. C'est principalement sur un tel examen que me semble devoir reposer immédiatement la théorie élémentaire de la statique sociale proprement dite, puisqu'on y doit trouver le véritable germe scientifique de la co-relation nécessaire entre l'idée de société et l'idée de gouvernement. Quelques économistes ont déjà signalé certains inconvéniens graves d'une division exagérée du travail matériel, mais sous un aspect beaucoup trop subalterne, et surtout sans remonter nullement jusqu'au principe philosophique d'une telle appréciation. Dès le début de ce Traité (voyez la première leçon), j'ai moi-même caractérisé, dans le cas bien plus important de l'ensemble du travail scientifique, les fâcheuses conséquences intellectuelles de l'esprit de spécialité exclusive qui domine aujourd'hui, et dont les volumes précédens m'ont fourni plusieurs occasions capitales de constater l'imminent danger philosophique. Il s'agit ici, abstraction faite de toute vérification plus ou moins étendue, d'apprécier directement le principe général d'une telle influence, afin de saisir convenablement la vraie destination du système spontané de moyens essentiels d'une indispensable préservation continue. Toute décomposition quelconque devant nécessairement tendre à déterminer une dispersion correspondante, la répartition fondamentale des travaux humains ne saurait éviter de susciter, à un degré proportionnel, des divergences individuelles, à la fois intellectuelles et morales, dont l'influence combinée doit exiger, dans la même mesure, une discipline permanente, propre à prévenir ou à contenir sans cesse leur essor discordant. Si, d'une part, en effet, la séparation des fonctions sociales permet à l'esprit de détail un heureux développement, impossible de toute autre manière, elle tend spontanément, d'une autre part, à étouffer l'esprit d'ensemble, ou du moins à l'entraver profondément. Pareillement, sous le point de vue moral, en même temps que chacun est ainsi placé sous une étroite dépendance envers la masse, il en est naturellement détourné par le propre essor de son activité spéciale, qui le rappelle constamment à son intérêt privé, dont il n'aperçoit que très vaguement la vraie relation avec l'intérêt public. À l'un et à l'autre titre, les inconvéniens essentiels de la spécialisation augmentent nécessairement comme ses avantages caractéristiques, sans que ce soit d'ailleurs en même rapport, pendant le cours spontané de l'évolution sociale. La spécialité croissante des idées habituelles et des relations journalières doit inévitablement tendre, dans un genre quelconque, à rétrécir de plus en plus l'intelligence, quoiqu'en l'aiguisant sans cesse en un sens unique, et à isoler toujours davantage l'intérêt particulier d'un intérêt commun devenu de plus en plus vague et indirect; tandis que, d'ailleurs, les affections sociales, graduellement concentrées entre les individus de même profession, y deviennent de plus en plus étrangères à toutes les autres classes, faute d'une suffisante analogie de moeurs et de pensées. C'est ainsi que le même principe qui a seul permis le développement et l'extension de la société générale, menace, sous un autre aspect, de la décomposer en une multitude de corporations incohérentes, qui semblent presque ne point appartenir à la même espèce: et c'est aussi par-là que la première cause élémentaire de l'essor graduel de l'habileté humaine paraît destinée à produire ces esprits très capables sous un rapport unique et monstrueusement ineptes sous tous les autres aspects, trop communs aujourd'hui chez les peuples les plus civilisés, où ils excitent l'admiration universelle. Si l'on a souvent justement déploré, dans l'ordre matériel, l'ouvrier exclusivement occupé, pendant sa vie entière, à la fabrication des manches de couteaux ou des têtes d'épingle, la saine philosophie ne doit peut-être pas, au fond, faire moins regretter, dans l'ordre intellectuel, l'emploi exclusif et continu d'un cerveau humain à la résolution de quelques équations ou au classement de quelques insectes: l'effet moral, en l'un et l'autre cas, est malheureusement fort analogue; c'est toujours de tendre essentiellement à inspirer une désastreuse indifférence pour le cours général des affaires humaines, pourvu qu'il y ait sans cesse des équations à résoudre et des épingles à fabriquer. Quoique cette sorte d'automatisme humain ne constitue heureusement que l'extrême influence dispersive du principe de la spécialisation, sa réalisation, déjà trop fréquente, et d'ailleurs de plus en plus imminente, doit faire attacher à l'appréciation d'un tel cas une véritable importance scientifique, comme éminemment propre à caractériser la tendance générale, et à manifester plus vivement l'indispensable nécessité de sa répression permanente. D'après cette sommaire indication philosophique, que le lecteur pourra développer aisément, la destination sociale du gouvernement me paraît surtout consister à contenir suffisamment et à prévenir autant que possible cette fatale disposition à la dispersion fondamentale des idées, des sentimens et des intérêts, résultat inévitable du principe même du développement humain, et qui, si elle pouvait suivre sans obstacle son cours naturel, finirait inévitablement par arrêter la progression sociale, sous tous les rapports importans. Cette conception constitue, à mes yeux, la première base positive et rationnelle de la théorie élémentaire et abstraite du gouvernement proprement dit, envisagé dans sa plus noble et plus entière extension scientifique, c'est-à-dire, comme caractérisé, en général, par l'universelle réaction nécessaire, d'abord spontanée et ensuite régularisée, de l'ensemble sur les parties. Il est clair, en effet, que le seul moyen réel d'empêcher une telle dispersion consiste à ériger cette indispensable réaction en une nouvelle fonction spéciale, susceptible d'intervenir convenablement dans l'accomplissement habituel de toutes les diverses fonctions particulières de l'économie sociale, pour y rappeler sans cesse la pensée de l'ensemble et le sentiment de la solidarité commune, avec d'autant plus d'énergie que l'essor plus étendu de l'activité individuelle doit tendre à les effacer davantage. C'est ainsi que doit être conçue, ce me semble, l'éminente participation du gouvernement au développement fondamental de la vie sociale, indépendamment des grossières attributions d'ordre matériel auxquelles on veut réduire aujourd'hui sa destination générale. Quoique n'exécutant par lui-même aucun progrès social déterminé, il contribue nécessairement dès lors à tous ceux que la société peut faire sous un aspect quelconque, et qui, sans son intervention universelle et continue, deviendraient bientôt impossibles, d'après l'oblitération graduelle des facultés humaines à la suite d'une spécialisation déréglée. La nature même d'une telle action indique assez qu'elle ne doit pas être simplement matérielle, mais aussi et surtout intellectuelle et morale, de manière à montrer déjà la double nécessité distincte de ce qu'on nomme le gouvernement temporel et le gouvernement spirituel, dont la rationnelle subordination se présentera bientôt à nous comme la plus haute amélioration qui ait pu jusqu'ici être réalisée dans le système général de l'organisation sociale, sous l'heureuse influence, aujourd'hui trop méconnue, du catholicisme prépondérant. Enfin, l'intensité de cette fonction régulatrice, bien loin de devoir décroître à mesure que l'évolution humaine s'accomplit, doit, au contraire, devenir de plus en plus indispensable, pourvu qu'elle soit convenablement conçue et exercée, puisque son principe essentiel est inséparable de celui même du développement. C'est donc la prédominance habituelle de l'esprit d'ensemble qui constitue nécessairement le caractère invariable du gouvernement, sous quelque aspect qu'on l'envisage. Puisqu'on ne saurait, sans doute, à aucun titre, faire d'exception, à cet égard, pour le gouvernement intellectuel, ou simplement scientifique, on peut ici concevoir directement l'anarchique irrationnalité de cette antipathie systématique contre toute doctrine générale quelconque, qui distingue si déplorablement la plupart des savans actuels, aveugles prôneurs d'une spécialisation routinière, affranchie de toute discipline philosophique, et dont l'essor trop exclusif finirait par arrêter tout progrès réel, en consumant les forces de notre intelligence sur des minuties de plus en plus misérables. L'esprit d'ensemble et l'esprit de détail sont également indispensables à l'économie sociale; ils doivent alternativement prédominer dans le cours spontané de l'évolution humaine, suivant la nature des principaux progrès que sa marche fondamentale réserve successivement à chaque époque: or, l'analyse approfondie des plus grands besoins de la société actuelle nous indique certes déjà, avec une irrécusable évidence, que si, pendant les trois derniers siècles, l'esprit de détail a dû être prépondérant, soit pour opérer la décomposition finale de l'ancienne organisation, soit surtout pour faciliter l'indispensable développement des élémens d'un ordre nouveau, c'est maintenant à l'esprit d'ensemble qu'il appartient exclusivement de présider à la réorganisation sociale, comme je l'établirai directement d'après l'exacte appréciation historique des sociétés modernes. Quoi qu'il en soit, après avoir ainsi préalablement signalé la destination élémentaire et constante du gouvernement, envisagé dans toute son extension philosophique, il faut maintenant expliquer, d'un autre côté, comment une telle action tend spontanément à se produire, indépendamment de toute combinaison systématique, suivant le cours naturel de l'économie sociale: ce qui complétera suffisamment notre appréciation préliminaire de la statique sociale proprement dite, autant que peuvent le comporter les limites nécessaires et le plan général de ce Traité. Puisque cette universelle tendance dispersive, inhérente à la spécialisation fondamentale des travaux humains, a dû nécessairement, d'après les explications précédentes, exister sans cesse et même se développer de plus en plus, il a bien fallu aussi que l'influence proprement destinée à la neutraliser suffisamment ait été pareillement spontanée et susceptible d'un accroissement proportionnel, afin que l'économie sociale ait pu subsister et surtout poursuivre son essor continu. On peut, en effet, reconnaître aisément que, considérée sous un nouvel aspect général, cette répartition graduelle des opérations humaines doit inévitablement établir une subordination élémentaire toujours croissante, qui tend de plus en plus à faire naturellement ressortir le gouvernement du sein de la société elle-même, comme le montrerait directement l'analyse attentive de chaque subdivision un peu prononcée qui vient à s'introduire dans un travail quelconque. Cette indispensable subordination n'est pas seulement matérielle, comme on le croit d'ordinaire; elle est aussi et surtout intellectuelle et morale; c'est-à-dire qu'elle exige, outre la soumission pratique, un certain degré correspondant de confiance réelle, soit dans la capacité, soit dans la probité, des organes spéciaux auxquels est ainsi exclusivement confiée désormais une fonction jusque alors universelle. Rien n'est certainement plus sensible dans le système très développé de notre économie sociale, où chaque jour, par une suite nécessaire de la grande subdivision actuelle du travail humain, chacun de nous fait spontanément reposer, à beaucoup d'égards, le maintien même de sa propre vie sur l'aptitude et la moralité d'une foule d'agens presque inconnus, dont l'ineptie ou la perversité pourraient gravement affecter des masses souvent fort étendues. Une telle condition appartient nécessairement à tous les modes quelconques de l'existence sociale: si elle est mal à propos attribuée surtout aux sociétés industrielles, c'est uniquement parce qu'elle y doit être ordinairement plus prononcée, à raison d'une spécialisation plus intime; mais on la retrouve certainement tout aussi inévitable dans les sociétés purement militaires, comme le montre clairement, par exemple, l'analyse statique d'une armée, d'un vaisseau, etc., ou de toute autre corporation active d'un genre quelconque. L'exacte appréciation scientifique de cette subordination élémentaire et spontanée en fait, ce me semble, nettement découvrir la loi principale, qui me paraît surtout consister en ce que les diverses sortes d'opérations particulières se placent naturellement sous la direction continue de celles d'un degré de généralité immédiatement supérieur. On peut aisément s'en convaincre en analysant avec soin chaque spécialisation quelconque du travail humain, à l'instant où elle prend un caractère nettement séparé; puisque l'opération qui se dégage ainsi est toujours nécessairement plus particulière que la fonction antérieure d'où elle émane, et envers laquelle son propre accomplissement continu doit demeurer ultérieurement subordonné. Sans que ce soit ici le lieu de développer convenablement une telle loi, destinée à constituer une des plus importantes conclusions finales de l'ensemble de ce volume, je ne crois pas devoir m'abstenir de signaler, dès ce moment, la nouvelle portée philosophique qu'acquiert ainsi le principe fondamental sur lequel j'ai fait toujours reposer, depuis le commencement de ce Traité, la hiérarchie scientifique, et qui maintenant, passant à l'état politique, tend finalement à fournir, par un autre ordre d'applications de la même idée-mère, le premier germe rationnel d'une saine classification des fonctions sociales, nécessairement conforme au système réel des relations humaines. En continuant notre travail, et surtout dans la cinquante-septième leçon, j'expliquerai spécialement la vérification de cette loi sociologique à l'égard de la vie industrielle des sociétés modernes: quant aux sociétés militaires, leur régularité plus parfaite y rend cette confirmation tellement évidente qu'elle n'exige aucun éclaircissement direct, quoique ce ne soit pas leur observation qui m'ait suggéré d'abord une telle pensée, d'origine essentiellement scientifique. Une fois admise, cette loi fait aussitôt comprendre la liaison spontanée de cette subordination sociale élémentaire avec la subordination politique proprement dite, base indispensable du gouvernement, et qui se présente ainsi comme le dernier degré nécessaire d'une hiérarchie de plus en plus étendue. Car, les diverses fonctions particulières de l'économie sociale étant dès lors naturellement engagées dans des relations d'une généralité croissante, toutes doivent graduellement tendre à s'assujétir finalement à l'universelle direction émanée de la fonction la plus générale du système entier, directement caractérisée par l'action constante de l'ensemble sur les parties, conformément aux explications précédentes. D'un autre côté, les organes nécessaires de cette action régulatrice doivent être puissamment secondés, dans leur propre développement naturel, par une autre conséquence inévitable de la répartition croissante des travaux humains, qui favorise éminemment l'essor fondamental des inégalités intellectuelles et morales. Il est clair, en effet, que cet essor doit rester presque entièrement comprimé tant que la confuse concentration primitive des opérations quelconques, réduisant l'homme à une vie essentiellement domestique, absorbe toute son activité principale pour la satisfaction continue des plus simples besoins de la seule famille. Quoique les différences individuelles vraiment tranchées se fassent certainement sentir dans un état social quelconque, cependant la division du travail, et le loisir qu'elle a pu procurer, ont été surtout indispensables au développement prononcé des prééminences intellectuelles, sur lesquelles repose nécessairement, en majeure partie, l'ascendant politique durable. Il faut d'ailleurs noter que les travaux intellectuels sont loin, par leur nature, de pouvoir comporter une subdivision réelle aussi détaillée que celle des opérations matérielles; en sorte qu'ils devraient pareillement être moins affectés de la tendance dispersive qui en résulte nécessairement, malgré la fâcheuse influence qu'ils ont dû en éprouver. On n'a plus besoin, sans doute, d'expliquer aujourd'hui la propriété essentielle de la civilisation de développer toujours davantage les inégalités morales, et encore plus les inégalités intellectuelles. Mais il importe de remarquer, à ce sujet, que les forces morales et intellectuelles ne comportent point, en elles-mêmes, une véritable composition totale, à la simple manière des forces physiques: aussi, quoique éminemment susceptibles du concours social, qu'elles seules même peuvent convenablement organiser, elles se prêtent beaucoup moins à la coopération directe; d'où doit résulter une nouvelle cause très puissante de l'inégalité plus radicale qu'elles tendent à établir entre les hommes. Qu'il ne s'agisse que de lutter de vigueur physique, ou même de richesse; quelle que puisse être la supériorité propre d'un individu ou d'une famille, une coalition suffisamment nombreuse des moindres individualités sociales en viendra aisément à bout: en sorte que, par exemple, la plus immense fortune particulière ne saurait soutenir, à aucun égard, une concurrence réelle avec la puissance financière d'une nation un peu étendue, dont le trésor public n'est cependant formé que d'une multitude de cotisations minimes. Mais, au contraire, si l'entreprise dépend surtout d'une haute valeur intellectuelle, comme au sujet d'une grande conception scientifique ou poétique, il n'y aura pas de réunion d'esprits ordinaires, pour si vaste qu'on la suppose, qui puisse aucunement lutter avec un Descartes ou un Corneille. Il en sera certainement de même sous le rapport moral; lorsque, par exemple, la société aura besoin d'un grand dévouement, elle ne pourra parvenir à le composer avec la vaine accumulation de dévouemens médiocres très multipliés. À l'un et à l'autre titre, le nombre des individus ne peut alors influer que sur l'espoir d'y mieux trouver l'organe essentiellement unique de la fonction proposée; une fois manifesté, il n'y aura point de multitude qui puisse faire équilibre à sa prépondérance fondamentale. C'est surtout à raison de cet éminent privilége, que les forces intellectuelles et morales tendent nécessairement de plus en plus à dominer le monde social, depuis qu'une convenable répartition des travaux humains a suffisamment permis leur développement propre. Telle est donc la tendance élémentaire de toute société humaine à un gouvernement spontané. Cette tendance nécessaire est en harmonie, dans notre nature individuelle, avec un système correspondant de penchans spéciaux, les uns vers le commandement, les autres vers l'obéissance. Sous le premier aspect d'abord, il ne faut point, sans doute, regarder la disposition trop vulgaire à commander comme le signe d'une vraie vocation de gouvernement, qui doit être infiniment rare, à cause de l'éminente prépondérance qu'elle exige. C'est ainsi, par exemple, que les femmes, en général si passionnées pour la domination, sont d'ordinaire si radicalement impropres à tout gouvernement, même domestique, soit en vertu d'une raison moins développée, soit aussi par la mobile irritabilité d'un caractère plus imparfait. En une foule d'autres occasions, on peut également remarquer la tendance de l'homme à se croire surtout destiné aux attributions qui lui conviennent le moins, d'après l'illusion inaperçue qui fait si souvent regarder un vif désir comme un signe de vocation réelle. Quoi qu'il en soit, sans que la disposition à commander doive, par elle-même, indiquer aucune aptitude au gouvernement, il faut néanmoins reconnaître qu'elle est indispensable à son exercice, tant pour inspirer, à l'ensemble de la société, une confiance incompatible avec notre propre irrésolution, que pour permettre, au système personnel de nos facultés politiques, de développer toute l'énergie convenable, afin de pouvoir surmonter les inévitables résistances que doivent offrir les cas même les plus favorables: ce qui, chez une heureuse organisation, érige en une qualité réelle et importante le puéril orgueil du vulgaire. À un tel caractère prépondérant, doit correspondre et correspond, en effet, chez la plupart des hommes, une disposition inverse à l'obéissance, non moins prononcée dans la nature éminemment complexe de l'organisme humain. Si les hommes étaient spontanément aussi indisciplinables qu'on le suppose souvent aujourd'hui, on ne saurait aucunement comprendre comment ils auraient pu jamais être vraiment disciplinés. Il est, au contraire, évident que nous sommes tous plus ou moins enclins à respecter involontairement chez nos semblables une supériorité quelconque, surtout intellectuelle ou morale, même indépendamment de tout désir personnel de la voir s'exercer à notre avantage: et cet instinct de soumission n'est, en réalité, que trop souvent prodigué à des apparences mensongères. Quelque désordonnée que soit aujourd'hui, par suite de notre anarchie spirituelle, la soif universelle du commandement, il n'est personne, sans doute, qui, dans un secret et scrupuleux examen privé, n'ait souvent senti, plus ou moins profondément, combien il est doux d'obéir, lorsque nous pouvons réaliser le bonheur, de nos jours presque impossible, d'être convenablement déchargés, par de sages et dignes guides, de la pesante responsabilité d'une direction générale de notre conduite: un tel sentiment est peut-être surtout éprouvé par ceux qui seraient les plus propres à mieux commander. À l'instant même des plus violentes convulsions politiques, quand l'économie sociale semble momentanément menacée d'une prochaine dissolution, l'instinct des masses populaires vient encore manifester spontanément, d'une nouvelle manière irrécusable, cette irrésistible tendance sociale, qui, jusque dans l'accomplissement des démolitions les plus révolutionnaires, leur inspire volontairement une scrupuleuse obéissance envers les supériorités intellectuelles et morales dont elles suivent spontanément la direction, et dont elles ont même souvent sollicité immédiatement la domination temporaire, éprouvant alors, par dessus tout, l'urgent besoin d'une autorité prépondérante. Ainsi, la spontanéité fondamentale des diverses dispositions individuelles se montre essentiellement en harmonie avec le cours nécessaire de l'ensemble des relations sociales pour établir que la subordination politique est, en général, aussi inévitable qu'indispensable; ce qui complète ici l'ébauche élémentaire de la statique sociale proprement dite. La condensation et l'abstraction, peut-être excessives, des principales conceptions indiquées dans les trois parties de ce chapitre, pourront d'abord mettre obstacle à leur juste appréciation directe: mais l'usage continu, quoique le plus souvent implicite, qui s'en fera naturellement en tout le reste de ce volume, dissipera, j'espère, suffisamment cette première incertitude, pourvu qu'on s'habitue, contrairement à nos usages, à accorder enfin aux méditations politiques le genre de contention intellectuelle qu'elles exigent. Dans ces trois ordres consécutifs de considérations statiques, la vie individuelle s'est montrée surtout caractérisée par la prépondérance nécessaire et directe des instincts personnels, la vie domestique par l'essor continu des instincts sympathiques, et la vie sociale par le développement spécial des influences intellectuelles; chacun de ces trois degrés essentiels de l'existence humaine étant d'ailleurs nécessairement destiné à préparer le suivant, d'après le cours spontané de leur inaltérable succession. Un tel enchaînement scientifique présente, en lui-même, ce précieux avantage pratique de préparer, dès ce moment, la rationnelle coordination de la morale universelle, d'abord personnelle, ensuite domestique, et finalement sociale; la première assujétissant à une sage discipline la conservation fondamentale de l'individu, la seconde tendant à faire prédominer, autant que possible, la sympathie sur l'égoïsme, et la dernière à diriger de plus en plus l'ensemble de nos divers penchans d'après les lumineuses indications d'une raison convenablement développée, toujours préoccupée de la considération directe de l'économie générale, de manière à faire habituellement concourir au but commun toutes les facultés quelconques de notre nature, selon les lois qui leur sont propres. Après cette indication préalable des théories élémentaires de la sociologie statique, nous devons maintenant procéder, dans tout le reste de notre travail, à l'étude sommaire, mais directe et continue, de la dynamique sociale, en consacrant d'abord la leçon suivante à une première appréciation fondamentale de l'évolution humaine, envisagée dans son ensemble total, conformément au véritable esprit général de la nouvelle philosophie politique, suffisamment caractérisée par l'avant-dernier chapitre. CINQUANTE-UNIÈME LEÇON. Lois fondamentales de la dynamique sociale, ou théorie générale du progrès naturel de l'humanité. Afin de mieux apprécier les lois fondamentales de la progression sociale, il importe de faire ici précéder leur exposition directe par une première explication sommaire du sens nécessaire de cette grande évolution, ainsi que de sa vitesse propre, et de la subordination naturelle de ses divers élémens principaux; ce qui résulte spontanément des différentes notions déjà établies depuis le commencement de ce volume. Or, en considérant, du point de vue scientifique le plus élevé, l'ensemble total du développement humain, on est d'abord conduit à le concevoir, en général, comme consistant essentiellement à faire de plus en plus ressortir les facultés caractéristiques de l'humanité, comparativement à celles de l'animalité, et surtout par rapport aux facultés qui nous sont communes avec tout le règne organique, quoique celles-ci continuent toujours à former nécessairement la base primordiale de l'existence humaine, aussi bien que de toute autre vie animale. C'est en ce sens philosophique que la plus éminente civilisation doit être, au fond, jugée pleinement conforme à la nature, puisqu'elle ne constitue réellement qu'une manifestation plus prononcée des principales propriétés de notre espèce, qui, primitivement dissimulées par un inévitable engourdissement, ne pouvaient devenir suffisamment saillantes que dans un haut degré de la vie sociale, pour laquelle leur destination exclusive ne saurait être contestée. Le système entier de la philosophie biologique concourt à démontrer, ainsi que je l'ai expliqué au volume précédent, que, dans l'ensemble de la hiérarchie animale, la dignité fondamentale propre à chaque race est surtout déterminée par la prépondérance générale de plus en plus prononcée de la vie animale sur la vie organique, à mesure qu'on s'approche davantage de l'organisme humain. Sous un tel aspect philosophique, notre évolution sociale ne constitue donc réellement que le terme le plus extrême d'une progression générale, continuée sans interruption parmi tout le règne vivant, depuis les simples végétaux et les moindres animaux, en passant successivement aux derniers animaux pairs, remontant ensuite jusqu'aux oiseaux et aux mammifères, et, chez ceux-ci, s'élevant graduellement vers les carnassiers et les singes: la prédominance nécessaire des fonctions purement organiques devenant partout de moins en moins marquée, et le développement des fonctions animales proprement dites, principalement celui des fonctions intellectuelles et morales, tendant, au contraire, de plus en plus vers un ascendant vital, qui toutefois ne saurait jamais être pleinement obtenu, même dans la plus haute perfection de la nature humaine. Cette indispensable appréciation comparative détermine essentiellement la première notion scientifique qu'il faut se former de l'ensemble du progrès humain, ainsi rattaché à la série universelle du perfectionnement animal, dont il réalise le plus éminent degré. L'analyse générale de notre progression sociale démontre, en effet, avec une irrécusable évidence, que, malgré l'invariabilité nécessaire des diverses dispositions fondamentales de notre nature, les plus élevées d'entre elles sont dans un état continu de développement relatif, qui tend de plus en plus à les ériger à leur tour en puissances prépondérantes de l'existence humaine, quoiqu'une telle inversion de l'économie primitive ne puisse, ni même ne doive, jamais être complétement obtenue. Tel se manifeste déjà, d'après le chapitre précédent, le caractère essentiel de notre organisme social, quand on se borne à l'envisager d'abord dans son état purement statique, abstraction faite de son mouvement nécessaire. Mais ce caractère doit être naturellement encore plus prononcé dans l'étude directe de ses variations continues, comme le confirme aisément une première appréciation générale de leur succession graduelle. En développant, à un degré immense et toujours croissant, l'action de l'homme sur le monde extérieur, la civilisation semble d'abord devoir concentrer de plus en plus notre attention vers les soins de notre seule existence matérielle, dont l'entretien et l'amélioration constituent, en apparence, le principal objet de la plupart des occupations sociales. Mais un examen plus approfondi démontre, au contraire, que ce développement tend continuellement à faire prévaloir les plus éminentes facultés de la nature humaine, soit par la sécurité même qu'il inspire nécessairement à l'égard des besoins physiques, dont la considération devient ainsi de moins en moins absorbante, soit par l'excitation directe et continue qu'il imprime nécessairement aux fonctions intellectuelles et même aux sentimens sociaux, dont le double essor graduel lui est évidemment indispensable. Dans notre enfance sociale, les instincts relatifs à la conservation matérielle sont tellement prépondérans, que l'instinct sexuel lui-même, malgré sa grossière énergie primitive, en est d'abord essentiellement dominé[37]: les affections domestiques sont alors, sans aucun doute, beaucoup moins prononcées, et les affections sociales demeurent circonscrites à une imperceptible fraction de l'humanité, hors de laquelle tout devient étranger et même ennemi; les diverses passions haineuses restent certainement, après les appétits physiques, le principal mobile habituel de l'existence humaine. Sous ces divers aspects, il est incontestable que l'essor continu de la civilisation développe nécessairement de plus en plus nos penchans les plus nobles et nos plus généreux sentimens, qui, seules bases possibles des associations humaines, doivent y recevoir spontanément une culture de plus en plus spéciale. Quant aux facultés intellectuelles, l'imprévoyance habituelle qui, au milieu des plus imminens besoins, caractérise la vie sauvage, constate clairement le peu d'influence réelle qu'exerce alors la raison sur la conduite générale de l'homme: ces facultés y sont d'ailleurs encore essentiellement engourdies, ou du moins il n'y a d'activité prononcée que chez les plus inférieures d'entr'elles, celles immédiatement relatives à l'exercice des sens extérieurs; les facultés d'abstraction et de combinaison demeurent presque entièrement inertes, sauf quelques courts élans exceptionnels; et la curiosité grossière qu'inspire involontairement le spectacle de la nature se contente alors pleinement des moindres ébauches d'explication théologique; enfin, les divertissemens, principalement distingués par une violente activité musculaire, et s'élevant tout au plus jusqu'à la simple manifestation d'une adresse purement physique, y sont, d'ordinaire, aussi peu favorables au développement de l'intelligence qu'à celui de la sociabilité. A tous ces titres, la supériorité toujours croissante de la civilisation est certainement encore plus irrécusable que sous le rapport moral, de manière à ne plus exiger désormais aucune démonstration formelle. Sous quelque aspect que l'on étudie l'existence comparative de l'homme aux divers âges successifs de la société, on trouvera donc constamment que le résultat général de notre évolution fondamentale ne consiste pas seulement à améliorer la condition matérielle de l'homme, par l'extension continue de son action sur le monde extérieur; mais aussi et surtout à développer, par un exercice de plus en plus prépondérant, nos facultés les plus éminentes, soit en diminuant sans cesse l'empire des appétits physiques[38], et en stimulant davantage les divers instincts sociaux, soit en excitant continuellement l'essor des fonctions intellectuelles, même les plus élevées, et en augmentant spontanément l'influence habituelle de la raison sur la conduite de l'homme. En ce sens, le développement individuel reproduit nécessairement sous nos yeux, dans une succession plus rapide et plus familière, dont l'ensemble est alors mieux appréciable, quoique moins prononcé, les principales phases du développement social. Aussi l'un et l'autre ont-ils essentiellement pour but commun de subordonner, autant que possible, la satisfaction normale des instincts personnels à l'exercice habituel des instincts sociaux, et, en même temps, d'assujétir nos diverses passions quelconques aux règles imposées par une intelligence de plus en plus prépondérante, dans la vue d'identifier toujours davantage l'individu avec l'espèce. Sous le point de vue anatomique, on pourrait nettement caractériser une telle tendance, en la faisant surtout consister à déterminer par l'exercice un ascendant de plus en plus marqué chez les différens organes de l'appareil cérébral, à mesure qu'ils s'éloignent davantage de la région vertébrale pour se rapprocher de la région frontale. Tel est du moins le type idéal dont la réalisation de plus en plus parfaite caractérise nécessairement le cours spontané de l'évolution humaine, soit dans l'individu, soit, à un degré bien supérieur, dans l'espèce elle-même, quoique nos efforts quelconques ne puissent jamais nous conduire effectivement jusqu'à cette limite fondamentale. Une pareille notion permet aisément de distinguer, en général, les parts respectives de la nature et de l'art dans notre développement continu, qui doit être jugé pleinement naturel, en ce qu'il tend à faire de plus en plus prévaloir les attributs essentiels de l'humanité comparée à l'animalité, en constituant l'empire des facultés évidemment destinées à diriger toutes les autres; mais qui, en même temps, se présente comme éminemment artificiel puisqu'il doit consister à obtenir, par un exercice convenable de nos diverses facultés, un ascendant d'autant plus marqué pour chacune d'elles qu'elle est primitivement moins énergique: d'où résulte directement l'explication scientifique de cette lutte éternelle et indispensable entre notre humanité et notre animalité, toujours reconnue, depuis l'origine de la civilisation, par tous les vrais explorateurs de l'homme, et déjà consacrée sous tant de formes diverses avant que la philosophie positive pût en fixer le véritable caractère. [Footnote 37: Une voracité démesurée, un goût violent pour les divers stimulans physiques, se manifestent constamment dans la vie sauvage, quand le dénûment qu'elle doit si fréquemment produire n'y vient pas imposer une sobriété involontaire, qui a trop souvent fait illusion. Il en est de même, au fond, malgré l'état de nudité, quant à l'ardeur pour la parure, alors indiquée surtout par un tatouage plus on moins compliqué: elle s'y montre certainement bien plus prononcée d'ordinaire que chez les hommes très civilisés.] [Footnote 38: La nature humaine ne saurait, sans doute, jamais parvenir réellement à ce raffinement de délicatesse, déjà rêvé peut-être par quelques imaginations exaltées ou plutôt maladives, d'étendre, en quelque sorte, aux besoins habituels d'incrétion, ce sentiment de honte qui, dès l'origine de la civilisation, accompagne de plus en plus la satisfaction des divers besoins d'excrétion. Mais il n'en demeure pas moins incontestable que l'entretien continu de notre existence matérielle prend une importance de moins en moins exclusive par le développement graduel de l'évolution humaine, et occupe de moins en moins nos pensées dans l'ensemble de la vie réelle. En un mot, les diverses considérations purement personnelles tendent de plus en plus à s'effacer, à tous égards, devant les considérations directement sociales.] La direction nécessaire de l'ensemble total de l'évolution humaine étant ainsi suffisamment définie par cette appréciation préliminaire, nous devons maintenant considérer cette évolution relativement à sa vitesse fondamentale et commune, abstraction faite des différences quelconques qui peuvent résulter, soit du climat, soit même de la race, ou de toutes les autres causes modificatrices, dont j'ai précédemment établi que l'influence effective devait être, autant que possible, systématiquement écartée dans une première ébauche rationnelle de la dynamique sociale. Or, en nous bornant, sous ce rapport, aux seules causes universelles, il est d'abord évident que cette vitesse doit être essentiellement déterminée d'après l'influence combinée des principales conditions naturelles, relatives d'une part à l'organisme humain, d'une autre part au milieu où il se développe. Mais l'invariabilité même de ces diverses conditions fondamentales, l'impossibilité rigoureuse de suspendre ou de restreindre leur empire, ne permettent point de mesurer exactement leur importance respective, quoique nous ne puissions aucunement douter que notre développement spontané ne dût être nécessairement accéléré ou retardé par tout changement favorable ou contraire que l'on supposerait opéré dans ces différentes influences élémentaires, soit organiques, soit inorganiques; en imaginant, par exemple, que notre appareil cérébral offrît une moindre infériorité anatomique de la région frontale, ou que notre planète devînt plus grande ou mieux habitable, etc. L'analyse sociologique ne saurait donc, par sa nature, convenablement atteindre, à cet égard, que les conditions générales simplement accessoires, en vertu des variations appréciables dont elles doivent être spontanément susceptibles. Parmi ces puissances secondaires mais continues, qui concourent à déterminer la vitesse naturelle du développement humain, on peut d'abord signaler, d'après Georges Leroy, l'influence permanente de l'_ennui_, d'ailleurs fort exagérée, et même vicieusement appréciée, par cet ingénieux philosophe. Ainsi que tout autre animal, l'homme ne saurait être heureux sans une activité suffisamment complète de ses diverses facultés quelconques, suivant un degré d'intensité et de persévérance sagement proportionnel à l'activité intrinsèque de chacune d'elles: quelle que puisse être sa situation effective, il tend sans cesse à remplir, autant que possible, cette indispensable condition du bonheur. La difficulté plus prononcée qu'il doit éprouver à réaliser un développement compatible avec la supériorité spéciale de sa nature, le rend nécessairement plus sujet que les autres animaux à cet état remarquable de pénible langueur, qui indique à la fois l'existence réelle des facultés et leur insuffisante activité, et qui, en effet, deviendrait également inconciliable, soit avec une atonie radicale, d'où ne résulterait aucune urgente tendance, soit avec une vigueur idéale, spontanément susceptible d'un infatigable exercice. Une telle disposition, à la fois intellectuelle et morale, que nous voyons chaque jour exciter encore à tant d'efforts toutes les natures douées de quelque énergie, a dû, sans doute, puissamment contribuer, dans l'enfance de l'humanité, à accélérer notre essor spontané, par l'inquiète agitation qu'elle inspire, soit pour l'avide recherche de nouvelles sources d'émotions, soit pour un plus intense développement de notre propre activité directe. Toutefois, cette influence secondaire n'a pu devenir très prononcée que dans un état social déjà assez avancé pour faire convenablement sentir le besoin, d'abord si faible, d'exercer à leur tour les plus éminentes facultés de notre nature, qui en sont nécessairement aussi les moins énergiques. Les facultés les plus prononcées, c'est-à-dire les moins élevées, comportent un si commode exercice, que, dans l'état normal, elles ne sauraient guère déterminer un véritable ennui, susceptible de produire une heureuse réaction cérébrale: les sauvages, de même que les enfans, ne s'ennuient point habituellement, tant que leur activité physique, seule importante alors, n'est nullement entravée; un sommeil facile et prolongé les empêche essentiellement, à la manière des animaux, de sentir péniblement leur torpeur intellectuelle. Ainsi, en représentant l'ennui comme le principal mobile originaire de notre développement social, G. Leroy a irrationnellement confondu un symptôme avec un principe, outre l'erreur évidente qui lui faisait trop exclusivement attribuer à l'homme une telle propriété. Mais, malgré cette fausse appréciation, il était néanmoins indispensable ici de signaler sommairement la haute participation nécessaire de cette influence générale pour accélérer spontanément la vitesse propre de notre évolution sociale, déterminée d'avance par l'ensemble des causes fondamentales. Je dois indiquer, en second lieu, la durée ordinaire de la vie humaine comme influant peut-être plus profondément sur cette vitesse qu'aucun autre élément appréciable. En principe, il ne faut point se dissimuler que notre progression sociale repose essentiellement sur la mort; c'est-à-dire que les pas successifs de l'humanité supposent nécessairement le renouvellement continu, suffisamment rapide, des agens du mouvement général, qui, habituellement presque imperceptible dans le cours de chaque vie individuelle, ne devient vraiment prononcé qu'en passant d'une génération à la suivante. L'organisme social subit, à cet égard, et d'une manière non moins impérieuse, la même condition fondamentale que l'organisme individuel, où, après un temps déterminé, les diverses parties constituantes, inévitablement devenues, par suite même des phénomènes vitaux, radicalement impropres à concourir davantage à sa composition, doivent être graduellement remplacées par de nouveaux élémens. Pour apprécier convenablement une telle nécessité sociale, il serait superflu de recourir à la supposition chimérique d'une durée indéfinie de la vie humaine, d'où résulterait évidemment la suppression presque totale et très prochaine du mouvement progressif. Sans aller jusqu'à cette extrême limite, il suffirait, par exemple, d'imaginer que la durée effective fût seulement décuplée, en concevant d'ailleurs que ses diverses époques naturelles conservassent les mêmes proportions respectives. Si rien n'était changé, du reste, dans la constitution fondamentale du cerveau humain, une telle hypothèse déterminerait, ce me semble, un ralentissement inévitable, quoique impossible à mesurer, dans notre développement social. Car, la lutte indispensable et permanente, qui s'établit spontanément entre l'instinct de conservation sociale, caractère habituel de la vieillesse, et l'instinct d'innovation, attribut ordinaire de la jeunesse, se trouverait dès-lors notablement altérée en faveur du premier élément de cet antagonisme nécessaire. Par l'extrême imperfection de notre nature morale, et surtout intellectuelle, ceux mêmes qui ont le plus puissamment contribué, dans leur virilité, aux progrès généraux de l'esprit humain ou de la société, ne sauraient ensuite conserver trop long-temps leur juste prépondérance sans devenir involontairement plus ou moins hostiles à des développemens ultérieurs, auxquels ils auraient cessé de pouvoir dignement concourir. Mais, si, d'une part, on ne saurait douter qu'une durée trop prolongée de la vie humaine ne tendît nécessairement à retarder notre évolution sociale, il n'est pas moins incontestable, d'une autre part, qu'une existence trop éphémère deviendrait, à d'autres titres, un obstacle non moins essentiel à la progression générale, en attribuant, au contraire, un empire exagéré à l'instinct d'innovation. La résistance indispensable que lui oppose spontanément l'opiniâtre instinct conservateur de la vieillesse, peut seule, en effet, suffisamment obliger l'esprit d'amélioration à subordonner convenablement ses efforts actuels à l'ensemble des résultats antérieurs. Sans ce frein fondamental, notre faible nature serait certainement trop disposée à se contenter le plus souvent de tentatives ébauchées et d'aperçus incomplets, qui ne pourraient permettre aucun développement profond et persévérant: tant est réellement prononcé notre éloignement spontané pour la pénible continuité de travaux qu'exige nécessairement toute convenable maturation de nos projets quelconques. Or, il est évident que telle serait, en effet, la suite inévitable d'une notable diminution dans la durée effective de la vie humaine, si, par exemple, on la supposait réduite au quart, ou peut-être même à la simple moitié, de sa valeur actuelle. Notre évolution sociale serait donc, par sa nature, également incompatible, quoique d'après des motifs contraires, avec un renouvellement trop lent ou trop rapide des diverses générations humaines; à moins de supposer, dans un changement convenable de notre organisme cérébral, une compensation chimérique, dès-lors correspondante à un état trop indéterminé pour que les hypothèses scientifiques puissent utilement s'y arrêter. Toutefois, les irrationnels partisans des causes finales s'efforceraient vainement d'appliquer une telle considération à la justification philosophique de leur absurde optimisme. Car, si, à cet égard, comme à tout autre, l'ordre réel se trouve nécessairement plus ou moins conforme à la marche effective des phénomènes, il s'en faut malheureusement de beaucoup, sous ce rapport, encore plus évidemment que sous aucun autre, que la vraie disposition de l'économie naturelle soit aussi favorable à sa destination essentielle qu'il serait aisé de le concevoir. Il n'est guère possible de douter que la brièveté excessive de la vie humaine ne constitue, au contraire, une des principales causes secondaires de la lenteur de notre développement social, quoique cette lenteur dépende surtout de l'extrême imperfection de notre organisme: et, certes, aucune autre grande harmonie ne saurait être véritablement compromise, si la durée de notre vie, toujours comprise entre les limites nécessaires que je viens d'indiquer, se trouvait doublée ou même triplée, malgré l'argumentation arbitraire des vains apologistes du gouvernement providentiel. L'extrême rapidité d'une existence individuelle, dont trente ans à peine, au milieu de nombreuses entraves physiques et morales, peuvent être pleinement utilisés autrement qu'en préparations à la vie ou à la mort, établit évidemment, en tout genre, un insuffisant équilibre entre ce que l'homme peut convenablement concevoir et ce qu'il peut réellement exécuter. Tous ceux qui surtout se sont noblement voués au développement direct de l'esprit humain ont toujours senti, sans doute, avec une profonde amertume, combien le temps, même le plus sagement employé, manquait essentiellement à l'élaboration de leurs conceptions les mieux arrêtées, dont ils n'ont pu, d'ordinaire, réaliser que la moindre partie. Ce serait en vain que, d'après une superficielle appréciation, on regarderait le renouvellement plus rapide des coopérateurs successifs comme réparant suffisamment pour l'espèce la durée trop circonscrite de l'activité individuelle. Malgré l'importance évidente de cette compensation nécessaire, elle est certainement, par sa nature, fort imparfaite, soit à raison de la perte de temps qu'exige la préparation de chaque successeur, soit surtout en ce que cette succession spontanée est toujours nécessairement très incomplète, par l'impossibilité de se placer directement au point de vue propre et dans la direction précise des travaux antérieurs, impossibilité d'autant plus prononcée que les nouveaux collaborateurs ont eux-mêmes plus de valeur réelle. La continuité des efforts successifs ne peut être pleinement établie, entre divers individus, qu'à l'égard d'opérations extrêmement simples, et presque entièrement matérielles, où les diverses forces humaines peuvent aisément s'ajouter: elle ne saurait jamais être organisée d'une manière vraiment satisfaisante pour les travaux les plus difficiles et les plus éminens, où rien ne saurait remplacer suffisamment la précieuse influence d'une persévérante unité; les forces intellectuelles et morales ne sont pas plus susceptibles de morcellement et d'addition entre successeurs qu'entre contemporains; et, quoi qu'en puissent croire les défenseurs systématiques de la dissémination indéfinie des efforts individuels, une certaine concentration est constamment indispensable à l'accomplissement des progrès humains. Nous devons enfin signaler sommairement, parmi les causes générales qui modifient spontanément la vitesse fondamentale de notre évolution sociale, l'accroissement naturel de la population humaine, qui contribue surtout à l'accélération continue de ce grand mouvement. Cet accroissement a toujours été justement regardé comme le symptôme le moins équivoque de l'amélioration graduelle de la condition humaine; et rien ne saurait être sans doute plus irrécusable quand on envisage cette augmentation dans l'ensemble de notre espèce, ou du moins entre toutes les nations vraiment solidaires à un certain degré. Mais il ne s'agit nullement ici d'une telle considération, trop incontestable aujourd'hui, malgré les critiques exagérées, ou même vicieuses, de nos économistes: elle serait d'ailleurs évidemment étrangère à notre sujet actuel. Je dois seulement indiquer maintenant la condensation progressive de notre espèce comme un dernier élément général concourant a régler la vitesse effective du mouvement social. On peut d'abord aisément reconnaître que cette influence contribue toujours beaucoup, surtout à l'origine, à déterminer, dans l'ensemble du travail humain, une division de plus en plus spéciale, nécessairement incompatible avec un trop petit nombre de coopérateurs. En outre, par une propriété plus intime et moins connue, quoique encore plus capitale, une telle condensation stimule directement, d'une manière très puissante, au développement plus rapide de l'évolution sociale, soit en poussant les individus à tenter de nouveaux efforts pour s'assurer, par des moyens plus raffinés, une existence qui autrement deviendrait ainsi plus difficile, soit aussi en obligeant la société à réagir avec une énergie plus opiniâtre et mieux concertée pour lutter suffisamment contre l'essor plus puissant des divergences particulières. À l'un et à l'autre titre, on voit qu'il ne s'agit point ici de l'augmentation absolue du nombre des individus, mais surtout de leur concours plus intense sur un espace donné, conformément à l'expression spéciale dont j'ai fait usage, et qui est éminemment applicable aux grands centres de population, où, en tout temps, les principaux progrès de l'humanité durent, en effet, recevoir constamment leur première élaboration. En créant de nouveaux besoins et des difficultés nouvelles, cette agglomération graduelle développe spontanément aussi des moyens nouveaux, non-seulement quant au progrès, mais aussi pour l'ordre même, en neutralisant de plus en plus les diverses inégalités physiques, et donnant, au contraire, un ascendant croissant aux forces intellectuelles et morales, nécessairement maintenues dans leur subalternéité primitive chez toute population trop restreinte. Telle est, en aperçu, l'influence réelle d'une semblable condensation continue, abstraction faite d'abord de la durée effective de sa formation. Si maintenant on l'envisage aussi relativement à cette rapidité plus ou moins grande, il sera facile d'y découvrir une nouvelle cause d'accélération générale du mouvement social, par la perturbation directe que doit ainsi éprouver l'antagonisme fondamental entre l'instinct de conservation et l'instinct d'innovation, ce dernier devant évidemment acquérir dès-lors un surcroît notable d'énergie. En ce sens, l'influence sociologique d'un plus prompt accroissement de population doit être, par sa nature, essentiellement analogue à celle que nous venons d'apprécier pour la durée de la vie humaine: car, il importe peu que le renouvellement plus fréquent des individus tienne à la moindre longévité des uns ou à la multiplication plus hâtive des autres. Aucun nouvel examen n'est donc ici nécessaire pour caractériser aussi la tendance naturelle de cette diminution graduelle dans la période du doublement de la population à accélérer davantage l'évolution sociale, en imprimant un nouvel essor à l'esprit d'amélioration. Toutefois, en terminant ces courtes indications, il ne faut pas négliger de remarquer, comme dans le cas précédent, que si cette condensation et cette rapidité parvenaient jamais à dépasser un certain degré déterminé, elles cesseraient nécessairement de favoriser une telle accélération, et lui susciteraient, au contraire, spontanément de puissans obstacles. La première pourrait être conçue assez exagérée pour présenter même d'insurmontables difficultés au maintien convenable de l'existence humaine, par quelques sages artifices qu'on s'efforçât d'en éluder les conséquences; et, quant à la seconde, on pourrait, sans doute, l'imaginer assez démesurée pour s'opposer radicalement à l'indispensable stabilité des entreprises sociales, de manière à équivaloir à une notable diminution de notre longévité. Mais, à vrai dire, le mouvement effectif de la population humaine est toujours demeuré jusqu'ici, même dans les cas les plus favorables, malgré les irrationnelles exagérations de Malthus, fort inférieur aux limites naturelles où doivent commencer de tels inconvéniens, dont on n'a pu réellement se former encore empiriquement une faible idée que d'après les perturbations exceptionnelles quelquefois occasionnées par des migrations trop étendues et trop subites, d'ailleurs très rarement accomplies. Notre postérité, dans un avenir trop éloigné pour devoir inspirer aujourd'hui aucune préoccupation raisonnable, aura seule à s'inquiéter gravement de cette double tendance spontanée, à laquelle la petitesse de notre planète, et la limitation nécessaire de l'ensemble quelconque des ressources humaines, devront faire ultérieurement attacher une extrême importance, quand notre espèce, parvenue à une population totale environ décuple du taux actuel, se trouvera partout aussi condensée qu'elle l'est déjà en Europe occidentale. À cette inévitable époque, le développement plus complet de la nature humaine, et la connaissance plus exacte des lois véritables de l'évolution sociale, fourniront, sans doute, pour résister avec succès à de telles causes de destruction, des moyens nouveaux de divers genres, dont nous ne saurions encore nous former aucune idée nette, sans que d'ailleurs il convienne, par suite, d'examiner ici s'il pourra toujours y avoir, sous ce rapport, une suffisante compensation totale. Dans une aussi rapide appréciation des divers élémens généraux qui concourent à modifier, par une influence plus ou moins mesurable, la vitesse fondamentale du développement humain, je ne saurais croire avoir suffisamment caractérisé, ni même convenablement mentionné, toutes les causes réelles qui participent à cette détermination profondément complexe, et dont un traité méthodique et spécial de philosophie politique pourrait seul offrir l'analyse et la coordination. Mais, parmi les influences secondaires, en écartant, comme je le devais, tout ce qui concerne les perturbations quelconques, et m'attachant uniquement à l'étude abstraite de ce sujet difficile, je crois avoir assez examiné désormais les principales d'entre elles, soit pour l'usage ultérieur d'une telle notion dans la suite de notre travail, soit même pour indiquer d'avance l'extension naturelle d'une semblable opération à toute autre cause analogue qu'on voudrait ensuite considérer. Afin d'avoir ici entièrement préparé l'explication directe des lois fondamentales de la dynamique sociale, il ne me reste donc plus maintenant qu'à définir très brièvement la subordination principale que doivent constamment présenter entre eux les divers aspects du développement humain, comme je l'ai annoncé au début de ce chapitre. Malgré l'inévitable solidarité qui règne sans cesse, suivant les principes déjà établis, parmi les différens élémens de notre évolution sociale, il faut bien aussi que, au milieu de leurs mutuelles réactions continues, l'un de ces ordres généraux de progrès soit spontanément prépondérant, de manière à imprimer habituellement à tous les autres une indispensable impulsion primitive, quoique lui-même doive ultérieurement recevoir, à son tour, de leur propre évolution, un essor nouveau. Il suffit ici de discerner immédiatement cet élément prépondérant, dont la considération devra diriger l'ensemble de notre exposition dynamique, sans nous occuper d'ailleurs expressément de la subordination spéciale des autres envers lui ou entre eux, qui se manifestera suffisamment ensuite par l'exécution spontanée d'un tel travail. Or, ainsi réduite, la détermination ne saurait présenter aucune grave difficulté, puisqu'il suffit de distinguer l'élément social dont le développement pourrait le mieux être conçu abstraction faite de celui de tous les autres, malgré leur universelle connexité nécessaire; tandis que la notion s'en reproduirait, au contraire, inévitablement dans la considération directe du développement de ceux-ci. À ce caractère doublement décisif, on ne saurait hésiter à placer en première ligne l'évolution intellectuelle, comme principe nécessairement prépondérant de l'ensemble de l'évolution de l'humanité. Si le point de vue intellectuel doit prédominer, ainsi que je l'ai expliqué au chapitre précédent, dans la simple étude statique de l'organisme social proprement dit, à plus forte raison en doit-il être de même pour l'étude directe du mouvement général des sociétés humaines. Quoique notre faible intelligence y ait, sans doute, un indispensable besoin de l'éveil primitif et de la stimulation continue qu'impriment les appétits, les passions et les sentimens, c'est cependant sous sa direction nécessaire qu'a toujours dû s'accomplir l'ensemble de la progression humaine. C'est seulement ainsi, et par l'influence de plus en plus prononcée de l'intelligence sur la conduite générale de l'homme et de la société, que la marche graduelle de notre espèce a pu réellement acquérir ces caractères de consistante régularité et de persévérante continuité qui la distinguent si profondément de l'essor vague, incohérent, et stérile, des espèces animales les plus élevées, quoique nos appétits, nos passions, et même nos sentimens primitifs, se retrouvent essentiellement chez beaucoup d'entre elles, et avec une énergie supérieure, au moins à plusieurs égards importans. Si l'analyse statique de notre organisme social le montre reposant finalement, de toute nécessité, sur un certain système d'opinions fondamentales, comment les variations graduelles d'un tel système pourraient-elles ne pas exercer une influence prépondérante sur les modifications successives que doit présenter la vie continue de l'humanité? Aussi, dans tous les temps, depuis le premier essor du génie philosophique, on a toujours reconnu, d'une manière plus ou moins distincte, mais constamment irrécusable, l'histoire de la société comme étant surtout dominée par l'histoire de l'esprit humain. La raison publique a même, depuis long-temps, profondément sanctionné cette appréciation générale, en établissant spontanément, dans toutes les langues civilisées, une synonymie caractéristique entre les termes destinés à désigner, en un genre quelconque, la principale influence directrice, et les mots consacrés à l'indication spéciale de notre organe pensant. Ainsi, d'après l'évidente nécessité scientifique de coordonner l'ensemble de l'analyse historique par rapport à une évolution prépondérante, afin de prévenir la confusion et l'obscurité que toute autre marche produirait inévitablement, soit dans l'exposition, soit même dans la conception, d'un tel système de développemens solidaires et simultanés, nous devons évidemment choisir ici, ou plutôt conserver, l'histoire générale de l'esprit humain, comme guide naturel et permanent de toute étude historique de l'humanité. Par une suite, moins comprise, mais également rigoureuse et indispensable, du même principe, il faudra surtout nous attacher, dans cette histoire intellectuelle, à la considération prédominante des conceptions les plus générales et les plus abstraites, qui exigent plus spécialement l'exercice de nos facultés mentales les plus éminentes, dont les organes correspondent à la partie antérieure de la région frontale. C'est donc l'appréciation successive du système fondamental des opinions humaines relatives à l'ensemble des phénomènes quelconques, en un mot, l'histoire générale de la _philosophie_, quel que soit d'ailleurs son caractère effectif, théologique, métaphysique, ou positif, qui devra nécessairement présider à la coordination rationnelle de notre analyse historique. Toute autre branche essentielle de l'histoire intellectuelle, même l'histoire des beaux-arts (y compris la poésie), malgré son extrême importance, ne pourrait, sans de graves dangers, être artificiellement appelée à cet indispensable office: parce que les facultés d'expression, plus intimement liées aux facultés affectives, et dont les organes se rapprochent, en effet, davantage de la partie moyenne du cerveau proprement dit, ont dû être, en tout temps, subordonnés, dans l'économie réelle du mouvement social, aux facultés de conception directe, sans excepter les époques de leur plus grande influence réelle. Le seul inconvénient scientifique propre à un tel choix spécial, c'est de disposer à négliger quelquefois, dans le cours des opérations historiques, la solidarité fondamentale de toutes les diverses parties constituantes du développement humain: mais cette funeste tendance dériverait également de tout autre choix analogue, et cependant un choix quelconque est strictement nécessaire. Un pareil danger doit même être moins intense et moins imminent quand on dirige de préférence l'ensemble de l'analyse historique d'après l'élément social qui a réellement le plus influé sur l'évolution totale, et dont la considération doit, en effet, plus spontanément rappeler celle de tous les autres. Mais une telle propriété ne saurait nullement dispenser de la stricte obligation rationnelle de se représenter, autant que possible, par tous les moyens convenables, la notion directe et continue de l'universelle connexité des divers aspects du développement social, dont notre faible intelligence ne doit être que trop disposée, surtout d'après les habitudes dispersives de nos temps de spécialité exagérée, à perdre de vue l'indispensable unité. Le meilleur criterium que puisse comporter, à cet égard, la nature du sujet, afin de prévenir ou de rectifier les aberrations qui pourraient résulter d'une prépondérance historique trop isolée, consiste à comparer fréquemment entre elles les différentes parties essentielles de ce développement général, pour s'assurer si les variations qu'on a cru apercevoir dans l'une d'entr'elles correspondent en effet à des variations équivalentes dans chacune des autres: sans une semblable vérification, les changemens primitifs auraient été nécessairement mal appréciés, soit par exagération, soit même par illusion. On reconnaîtra, j'espère, dans la suite de ce chapitre, et de plus en plus dans tout le reste de notre travail, que cette confirmation rationnelle s'applique spontanément, au plus haut degré, à notre conception fondamentale de l'analyse historique. Pour faire convenablement ressortir, dès l'origine, une telle propriété, il me suffira de démontrer ici que les lois dynamiques générales, d'abord déduites de l'observation isolée du développement intellectuel de l'humanité, sont pleinement en harmonie avec celles que dévoile ensuite l'examen spécial de son développement matériel: une telle liaison naturelle entre les deux termes les plus extrêmes doit, évidemment, indiquer d'avance, à plus forte raison, le concours analogue de tous les divers aspects intermédiaires. Après avoir ainsi préalablement caractérisé d'abord la direction générale, ensuite la vitesse essentielle, et enfin l'ordre nécessaire, de l'ensemble de l'évolution humaine, nous pouvons maintenant procéder, sans aucun autre préambule, à l'examen direct de la conception fondamentale de la dynamique sociale, en considérant surtout, conformément aux explications précédentes, les lois naturelles propres à la marche inévitable de l'esprit humain. Or, le vrai principe scientifique d'une telle théorie me paraît entièrement consister dans la grande loi philosophique que j'ai découverte, en 1822, sur la succession constante et indispensable des trois états généraux primitivement théologique, transitoirement métaphysique, et finalement positif, par lesquels passe toujours notre intelligence, en un genre quelconque de spéculations. C'est donc ici que doit être naturellement placée l'appréciation immédiate de cette loi vraiment fondamentale, destinée dès lors à servir de base continue à l'ensemble de notre analyse historique, dont l'objet essentiel sera nécessairement d'en expliquer et d'en développer la notion générale, par un usage graduellement plus étendu et plus précis, dans la suite entière du passé humain. Quelle que doive être spontanément la difficulté spéciale d'un tel examen primitif, cependant les explications générales indiquées, à cet égard, dès le début de ce Traité, et surtout les nombreuses applications, aussi décisives que variées, que j'ai fait ensuite continuellement de ma loi des trois états dans les volumes précédens et dans la première partie de celui-ci, doivent heureusement me permettre d'abréger beaucoup ici cette indispensable démonstration directe, sans nuire aucunement à sa clarté propre, et sans altérer davantage son efficacité ultérieure. Le lecteur s'étant ainsi spontanément familiarisé d'avance, par cette longue préparation graduelle, avec l'interprétation et la destination d'une telle loi, il serait d'abord entièrement superflu de lui en indiquer maintenant, d'une manière spéciale, la simple vérification effective dans les diverses parties quelconques du domaine intellectuel. Tous ceux qui possèdent quelques connaissances réelles sur l'histoire générale de l'esprit humain ont dû, sans doute, déjà exécuter, par eux-mêmes, cette immédiate confirmation historique, préalablement indiquée, d'une manière irrécusable, pour tous les bons esprits, d'après la marche actuelle de notre développement individuel, depuis l'enfance jusqu'à la virilité, comme je l'ai signalé au commencement du premier volume. On peut appliquer à cette importante vérification les divers moyens quelconques d'exploration rationnelle que nous avons reconnus, dans la quarante-huitième leçon, devoir appartenir aux études sociologiques, soit l'observation pure, directe ou indirecte, soit même l'expérimentation, soit surtout chacune des nombreuses formes distinctes de la méthode comparative: dix-sept ans de méditation continue sur ce grand sujet, discuté sous toutes ses faces, et soumis à tous les contrôles possibles, m'autorisent à affirmer d'avance, sans la moindre hésitation scientifique, que toujours on verra ces différentes explorations, partielles ou totales, convenablement opérées, converger finalement vers l'irrésistible confirmation d'une telle proposition historique, qui me semble maintenant aussi pleinement démontrée qu'aucun des faits généraux actuellement admis dans les autres parties de la philosophie naturelle. Depuis la découverte de cette loi des trois états, tous les savans positifs, doués de quelque portée philosophique, sont vraiment convenus de son exactitude spéciale envers leurs diverses sciences respectives, quoique tous ne l'aient point explicitement proclamée jusqu'ici. Les seules objections réelles que j'aie ordinairement rencontrées ne portaient point sur le fait lui-même, mais uniquement sur son entière universalité dans les diverses parties quelconques du domaine intellectuel. Ce grand fait général me semble ainsi implicitement reconnu déjà, par tous les esprits avancés, à l'égard des différentes sciences qui sont aujourd'hui positives; c'est-à-dire que la triple évolution intellectuelle est maintenant admise pour tous les cas où elle a pu être essentiellement accomplie. On ne me paraît y appliquer aucune autre restriction capitale que la prétendue impossibilité d'étendre aussi la même notion aux spéculations sociales. Mais cette irrationnelle limitation, qu'aucun principe ne saurait certes justifier, ne signifie réellement, en fait, que le non-accomplissement actuel de l'évolution totale à l'égard d'un tel ordre de conceptions; quoique cependant la science sociale soit aussi déjà sortie, malgré sa complication supérieure, de l'état purement théologique, et qu'elle ait aujourd'hui pleinement atteint presque partout l'état métaphysique proprement dit, sans s'être encore d'ailleurs directement élevée, si ce n'est dans ce Traité, à l'état vraiment positif. Quelque naturelle que doive sembler la situation provisoire indiquée par cette demi-conviction empirique, une telle disposition serait, par sa nature, essentiellement stérile, en s'opposant à toute application générale de cette loi, dont le principal usage philosophique doit consister précisément dans la régénération totale des théories sociales. Toutefois, le temps seul, que rien ne saurait entièrement suppléer, devra graduellement dissiper cette hésitation fondamentale, sans que j'aie besoin d'ajouter ici, quant à ce fait général, envisagé dans toute sa plénitude rationnelle, aucune explication directe à l'irrésistible démonstration qui ressortira spontanément, à ce sujet, de l'ensemble de ce volume. À quoi bon s'arrêter à convaincre spécialement ceux qui, après une telle lecture, persisteraient à soutenir dogmatiquement l'impossibilité de rendre enfin la science sociale aussi positive que toutes les autres moins compliquées, malgré l'évidente réalisation naissante de cette dernière transformation philosophique? Par ces motifs, nous ne devons donc insister ici sur aucune immédiate vérification historique de notre triple évolution fondamentale de l'esprit humain: chaque lecteur pourra sans peine exécuter spontanément ce travail préliminaire, s'il ne l'a déjà suffisamment ébauché pendant l'étude successive des volumes précédens. Mais, au contraire, il importe beaucoup de concentrer directement une attention spéciale sur l'explication philosophique de cette grande loi, qui, à l'état de simple fait général, resterait nécessairement dépourvue de sa principale efficacité scientifique. Cette généralité empirique, qui, en toute autre science, pourrait déjà avoir une valeur suffisante, ne saurait pleinement convenir à la nature propre de la sociologie, d'après les principes logiques établis, à ce sujet, dans la quarante-huitième leçon. En une telle science, nous avons reconnu la possibilité caractéristique d'y concevoir _à priori_ toutes les relations fondamentales des phénomènes, indépendamment de leur exploration directe, d'après les bases indispensables fournies d'avance par la théorie biologique de l'homme. Nous savons aussi que l'usage convenable de cette éminente propriété peut seul procurer aux doctrines sociologiques toute l'énergie rationnelle qui leur est nécessaire pour surmonter suffisamment les obstacles plus prononcés que doit rencontrer leur application réelle; outre qu'un tel contrôle doit constituer, d'ordinaire, la plus irrécusable confirmation de l'exactitude essentielle des inductions historiques proprement dites. Or, une telle opération ne saurait, sans doute, à l'un ou à l'autre titre, présenter, en aucun cas, un intérêt plus capital qu'à l'égard de la loi la plus fondamentale qui puisse être jamais appliquée à l'ensemble de la dynamique sociale. Nous devons donc ici soigneusement caractériser les divers motifs généraux, puisés dans l'exacte connaissance de la nature humaine, qui ont dû rendre, d'une part inévitable, d'une autre part indispensable, cette succession nécessaire des phénomènes sociaux, directement envisagés quant à l'évolution intellectuelle qui domine essentiellement leur marche principale. Toutefois, ayant déjà suffisamment indiqué, à ce sujet, les motifs purement logiques, d'abord dans le discours préliminaire du premier volume, et ensuite, en beaucoup d'occasions importantes, dans tout le cours de ce Traité, je pourrai, en y renvoyant d'avance le lecteur, m'occuper surtout maintenant des motifs moraux et sociaux, sans m'exposer d'ailleurs à scinder mal à propos une démonstration philosophique dont toutes les parties sont spontanément solidaires. L'inévitable nécessité d'une telle évolution intellectuelle a pour premier principe élémentaire la tendance primitive de l'homme à transporter involontairement le sentiment intime de sa propre nature à l'universelle explication radicale de tous les phénomènes quelconques. Quoiqu'on ait justement signalé, depuis l'essor spécial du génie philosophique, la difficulté fondamentale de se connaître soi-même, il ne faut point cependant attacher un sens trop absolu à cette remarque générale, qui ne peut être relative qu'à un état déjà très avancé de la raison humaine. L'esprit humain a dû, en effet, parvenir à un degré notable de raffinement dans ses méditations habituelles avant de pouvoir s'étonner de ses propres actes, en réfléchissant sur lui-même une activité spéculative que le monde extérieur devait d'abord si exclusivement provoquer. Si, d'une part, l'homme se regarde nécessairement, à l'origine, comme le centre de tout, il est alors, d'une autre part, non moins inévitablement disposé à s'ériger aussi en type universel. Il ne saurait concevoir d'autre explication primitive à des phénomènes quelconques que de les assimiler, autant que possible, à ses propres actes, les seuls dont il puisse jamais croire comprendre le mode essentiel de production, par la sensation naturelle qui les accompagne directement. On peut donc établir, en renversant l'aphorisme ordinaire, que l'homme, au contraire, ne connaît d'abord essentiellement que lui-même; ainsi, toute sa philosophie primitive doit principalement consister à transporter, plus ou moins heureusement, cette seule unité spontanée à tous les autres sujets qui peuvent successivement attirer son attention naissante. L'application ultérieure qu'il parvient graduellement à instituer de l'étude du monde extérieur à celle de sa propre nature, constitue finalement le plus irrécusable symptôme de sa pleine maturité philosophique, aujourd'hui même trop incomplète encore, ainsi que je l'ai suffisamment expliqué dans la quarantième leçon, où nous avons hautement caractérisé une telle subordination comme la première base nécessaire de la biologie positive. Mais, à l'origine, un esprit entièrement inverse préside inévitablement à toutes les théories humaines, où le monde est, au contraire, toujours subordonné à l'homme, aussi bien dans l'ordre spéculatif que dans l'ordre actif. Sans doute, notre intelligence n'aura enfin atteint à une rationnalité parfaitement normale que d'après la conciliation fondamentale de ces deux grandes directions philosophiques, jusqu'ici antagonistes, mais pouvant devenir suffisamment complémentaires l'une de l'autre: j'espère démontrer, en effet, à la fin de ce volume, que cette conciliation est désormais possible; et son principe général constituera la conclusion la plus essentielle de l'ensemble de ce Traité. Quoi qu'il en soit, une telle harmonie, qui peut à peine être aujourd'hui entrevue dans la plus haute contention du génie philosophique, ne pouvait, certes, aucunement diriger le premier essor spontané de la raison humaine. Or, dans l'évidente nécessité de suivre alors exclusivement l'une de ces deux marches inverses, notre intelligence n'aurait pu, sans doute, hésiter, quand même le choix eût été facultatif, à prendre celle qui résultait directement du seul point de départ naturellement possible. Telle est donc l'origine spontanée de la philosophie théologique, dont le véritable esprit élémentaire consiste, en effet, à expliquer la nature intime des phénomènes et leur mode essentiel de production en les assimilant, autant que possible, aux actes produits par les volontés humaines, d'après notre tendance primordiale à regarder tous les êtres quelconques comme vivant d'une vie analogue à la nôtre, et d'ailleurs le plus souvent supérieure, à cause de leur plus grande énergie habituelle: ainsi que je l'ai indiqué, en 1825, dans le premier article de mes _Considérations philosophiques sur les sciences et les savans_. Cet expédient fondamental est si hautement exclusif que l'homme n'a pu véritablement y renoncer, même dans l'état le plus avancé de son évolution intellectuelle, qu'en cessant réellement de poursuivre ces inaccessibles recherches, pour se restreindre désormais à la seule détermination des simples lois des phénomènes, abstraction faite de leurs causes proprement dites: disposition d'esprit qui suppose évidemment une tardive maturité de la raison humaine. Lorsque, encore aujourd'hui, momentanément soustrait à cette récente discipline positive, le génie humain tente de franchir aussi ces inévitables limites, il retombe involontairement de nouveau, fût-ce à l'égard des phénomènes les moins compliqués, dans le cercle primitif des aberrations spontanées, parce qu'il reprend nécessairement un but et un point de départ essentiellement analogues, en attribuant la production des phénomènes à des volontés spéciales, d'ailleurs intérieures ou plus ou moins extérieures. Pour me borner ici à un seul exemple pleinement décisif, auquel chacun pourra joindre aisément beaucoup de cas équivalens, il me suffira d'indiquer, à une époque très rapprochée, en un sujet scientifique aussi simple que possible, la mémorable aberration philosophique de l'illustre Mallebranche relativement à l'explication fondamentale des lois mathématiques du choc élémentaire des corps solides. Quand un tel esprit, en un siècle aussi éclairé, n'a pu finalement concevoir d'autre moyen réel d'expliquer une semblable théorie qu'en recourant formellement à l'activité continue d'une providence directe et spéciale, une pareille vérification doit, sans doute, rendre pleinement irrécusable l'inévitable tendance de notre intelligence vers une philosophie radicalement théologique, toutes les fois que nous voulons pénétrer, à un titre quelconque, jusqu'à la nature intime des phénomènes, suivant la disposition générale qui caractérise nécessairement toutes nos spéculations primitives. Cette irrésistible spontanéité originaire de la philosophie théologique, constitue sa propriété la plus fondamentale, et la première source de son long ascendant nécessaire. La destination caractéristique d'une telle philosophie, seule apte à ouvrir à notre évolution intellectuelle une indispensable issue primordiale, en résulte, en effet, immédiatement. Dès le début de ce Traité, et ensuite dans toutes ses diverses parties, nous avons suffisamment reconnu l'impossibilité primitive, en un sujet quelconque, d'aucune théorie vraiment positive, c'est-à-dire de toute conception rationnellement fondée sur un système convenable d'observations préalables: puisque, indépendamment du temps considérable qu'exige évidemment la lente accumulation de telles observations, notre esprit ne pourrait même les entreprendre sans être d'abord dirigé et ensuite continuellement sollicité par quelques théories préliminaires. Chacune des branches essentielles de la philosophie naturelle nous a successivement fourni de nouveaux motifs de vérifier que, quoi qu'on en puisse dire, l'empirisme absolu serait non-seulement tout-à-fait stérile, mais même radicalement impossible à notre intelligence, qui, en aucun genre, ne saurait, évidemment, se passer d'une doctrine quelconque, réelle ou chimérique, vague ou précise, destinée surtout à rallier et à stimuler ses efforts spontanés, afin d'établir une indispensable continuité spéculative, sans laquelle l'activité mentale s'éteindrait nécessairement. Pourquoi, par exemple, nos immenses compilations scientifiques de prétendues _observations_ météorologiques sont-elles aujourd'hui si profondément dépourvues de toute véritable utilité, et même de toute signification sérieuse? C'est, sans doute, en vertu de leur caractère machinalement empirique. Elles ne sauraient acquérir une valeur réelle, et ne deviendront susceptibles d'efficacité spéculative, que lorsqu'elles seront habituellement dirigées par une théorie proprement dite, quelque hypothétique qu'elle dût être d'abord. Ceux qui attendraient, au contraire, que, dans un sujet aussi compliqué, cette théorie fût suggérée par les observations elles-mêmes, méconnaîtraient totalement la marche nécessaire de l'esprit humain, qui, jusque dans ses plus simples recherches, a toujours dû faire précéder les observations scientifiques par une conception quelconque des phénomènes correspondans. Si le lecteur réunit ici convenablement les vérifications nombreuses et variées que tout le cours de ce Traité nous a successivement offertes de cette indispensable obligation intellectuelle, nous serons dispensé d'insister davantage sur une proposition aussi incontestable. Je rappellerai seulement, d'une manière spéciale, d'après la quarante-septième leçon, la confirmation plus prononcée d'une telle nécessité envers les spéculations sociales, non-seulement en vertu de leur complication supérieure, mais aussi par cette particularité caractéristique qu'un long développement préalable de l'esprit humain et de la société a pu seul y constituer suffisamment les phénomènes eux-mêmes, indépendamment de toute préparation des observateurs, et de toute accumulation des observations. Enfin, il n'est pas inutile ici d'indiquer, en général, que les diverses vérifications partielles de cette proposition fondamentale, dans les différens ordres de phénomènes, doivent, par la nature du sujet, se fortifier mutuellement, à raison de notre tendance constante à l'unité des méthodes et à l'homogénéité des doctrines, qui nous disposerait involontairement à étendre graduellement la philosophie théologique d'une classe de spéculations primitives à une autre classe, quand même chacune d'elles ne serait point isolément assujétie, par des motifs propres et directs, à cette insurmontable obligation générale. Tel est donc, sous le simple point de vue logique, l'indispensable office primordial, exclusivement affecté à la philosophie théologique, dans l'évolution fondamentale de notre intelligence, où l'essor de l'imagination doit nécessairement, en un genre quelconque, toujours devancer l'essor de l'observation, aussi bien pour l'espèce que pour l'individu. A cette seule philosophie, il appartenait, en vertu de son admirable spontanéité caractéristique, de dégager réellement l'esprit humain du cercle radicalement vicieux où il paraissait d'abord irrévocablement enchaîné, entre les deux nécessités opposées, également impérieuses, d'observer préalablement pour parvenir à des conceptions convenables, et de concevoir d'abord des théories quelconques pour entreprendre avec efficacité des observations suivies. Ce fatal antagonisme logique ne pouvait évidemment comporter d'autre solution que celle naturellement procurée par l'inévitable essor primitif de la philosophie théologique, en assimilant, autant que possible, tous les phénomènes quelconques aux actes humains: soit directement d'après la fiction originaire qui anime spécialement chaque corps d'une vie plus ou moins semblable à la nôtre; soit ensuite indirectement d'après l'hypothèse, à la fois plus durable et plus féconde, qui superpose, à l'ensemble du monde visible, un monde habituellement invisible, peuplé d'agens sur-humains plus ou moins généraux, dont la souveraine activité détermine continuellement tous les phénomènes appréciables, en modifiant, à son gré, une matière vouée sans elle à une totale inertie. Dans ce second état surtout, mieux connu et moins éloigné de nos idées, quoiqu'il n'ait jamais pu être primordial, la philosophie théologique fournit les ressources les plus faciles et les plus étendues pour satisfaire aux besoins naissans d'une intelligence alors disposée à préférer naïvement les explications les plus illusoires: à chaque nouvel embarras que peut offrir le spectacle de la nature, il suffit, en effet, d'opposer ou la conception d'une volonté nouvelle chez l'agent idéal correspondant, ou, tout au plus, la création peu coûteuse d'un agent nouveau. Quelque vaines que doivent maintenant paraître ces puériles spéculations, il ne faut oublier, en aucun sujet, que toujours et partout elles ont pu seules tirer le génie humain de sa torpeur primitive, en offrant à son activité permanente l'unique aliment spontané qui pût exister d'abord. Outre que le choix n'était point libre, il faut d'ailleurs noter, comme je l'ai déjà indiqué au début de ce Traité, qu'un tel exercice se trouvait alors parfaitement adapté à la nature générale de notre faible intelligence, que les plus sublimes solutions obtenues sans aucune contention profonde et soutenue pouvaient exclusivement intéresser. Il nous est possible aujourd'hui, sous l'influence d'une éducation convenable, de nous attacher vivement à la seule recherche des simples lois des phénomènes, abstraction faite de leurs causes proprement dites, premières ou finales; et encore, malgré les plus sages précautions continues, ne revient-on que trop souvent à la curiosité enfantine qui prétend surtout à connaître l'origine et la fin de toutes choses. Mais cette salutaire sévérité rationnelle n'est certainement devenue praticable que depuis que la masse de nos connaissances réelles a pu être, en chaque genre, assez considérable pour nous faire concevoir un espoir raisonnable de découvrir finalement ces lois naturelles, dont la poursuite effective ne pouvait, dans l'enfance du génie humain, comporter le moindre succès. Si donc notre intelligence ne s'était point d'abord exclusivement appliquée, par une irrésistible prédilection instinctive, à ces recherches inaccessibles auxquelles correspond exclusivement la philosophie théologique, elle aurait inévitablement persévéré dans sa léthargie initiale, faute du seul exercice qu'elle pût alors comporter. Mieux on méditera sur ce grand sujet, et plus on reconnaîtra que la nature des questions concourt parfaitement avec celle des méthodes pour faire doublement ressortir l'indispensable ascendant de la philosophie théologique dans l'enfance de la raison humaine. A ces divers motifs purement intellectuels, viennent se joindre, non moins spontanément, les motifs moraux et surtout sociaux qui, par eux-mêmes, rendraient hautement incontestable une telle nécessité. Sous le premier point de vue, la philosophie théologique est caractérisée, à l'origine, par cette heureuse propriété de pouvoir seule alors animer l'homme d'une confiance suffisamment énergique, en lui inspirant, au sujet de sa position générale et de sa puissance finale, un sentiment fondamental de suprématie universelle, qui, malgré sa chimérique exagération, a été long-temps indispensable au développement graduel de notre action réelle. On a souvent contemplé avec étonnement le contraste profond, en apparence si inexplicable, qui se manifeste toujours, dans l'enfance de l'humanité, entre la faible portée effective de nos moyens quelconques, et la domination indéfinie que nous aspirons à exercer sur le monde extérieur. Cette discordance apparente est parfaitement analogue, dans l'ordre actif, à celle que nous venons d'apprécier dans l'ordre spéculatif. Elle résulte naturellement, ainsi que celle-ci, de la tendance initiale qui a spontanément produit la philosophie théologique; et, par suite, elle doit plus spécialement attacher l'homme à une telle philosophie. Car, en regardant tous les phénomènes comme uniquement régis par des volontés surhumaines, il peut espérer de modifier, au gré de ses désirs, l'ensemble de la nature entière; non, sans doute, d'après ses ressources personnelles, dont la misérable insuffisance doit être alors trop évidente, mais en vertu de l'empire illimité qu'il attribue à ces puissances idéales, pourvu qu'il parvienne, à l'aide des sollicitations convenables, à se concilier leur intervention arbitraire. Si, au contraire, il pouvait d'abord concevoir le monde strictement assujéti à des lois invariables, l'impossibilité évidente où il se trouverait d'en modifier aucunement l'exercice aussi bien que de les connaître, lui inspirerait, de toute nécessité, un fatal découragement, qui l'empêcherait de sortir jamais de son apathie primitive, autant que de sa torpeur mentale. Depuis qu'un lent et pénible développement social, à la fois intellectuel et matériel, nous a laborieusement conduits à exercer enfin sur la nature une action suffisamment étendue, nous avons pu apprendre à nous passer graduellement, pour le soulagement de nos misères, des divers secours surnaturels, en même temps qu'une longue expérience nous a fait amèrement sentir leur stérilité radicale. Mais, à l'origine, les dispositions humaines devaient être nécessairement inverses, parce que la situation générale avait un caractère essentiellement contraire. La confiance, et par suite le courage, ne pouvaient alors nous venir que d'en haut, grace aux illusions inévitables qui nous promettaient ainsi une puissance presque illimitée, dont nous ne pouvions encore nullement soupçonner l'inanité. On voit que je fais même ici, à dessein, abstraction totale des diverses espérances relatives à la vie future, qui n'ont pu acquérir que très tardivement une haute importance sociale, comme l'histoire le confirme, ainsi que je l'expliquerai bientôt. Antérieurement à cette dernière influence, la philosophie théologique avait déjà produit essentiellement l'essor continu de notre énergie morale, en même temps que celui de notre activité mentale, par cela seul qu'elle nous faisait spontanément entrevoir, dans toutes nos entreprises quelconques, la possibilité permanente d'une irrésistible assistance. Si, même aux époques les plus avancées, on s'efforce d'apprécier, par une analyse convenablement approfondie, l'influence réelle de l'esprit religieux sur la conduite générale de la vie humaine, on trouvera toujours que la puissante confiance qu'il inspire souvent résulte bien davantage, en chaque cas, de la croyance immédiate à un secours actuel et spécial, que de l'uniforme perspective, indirecte et lointaine, d'aucune existence future. Tel est, ce me semble, le principal caractère de la situation remarquable que produit spontanément, dans l'ensemble du cerveau humain, l'important phénomène, à la fois intellectuel et moral, de la _prière_, parvenu à sa pleine efficacité physiologique, dont les admirables propriétés sont incontestables, au premier âge de notre évolution fondamentale. Depuis la décroissance, dès long-temps pendante, de l'esprit religieux, on a dû naturellement créer la notion de _miracle_ proprement dit, pour caractériser les événemens, dès lors exceptionnels, attribués à une spéciale intervention divine. Mais une telle notion indique clairement que le principe général des lois naturelles a déjà commencé à devenir très familier, et même, à divers égards, prépondérant, puisqu'elle ne saurait avoir d'autre sens que d'en désigner, par voie d'antagonisme, la suspension momentanée. À l'origine, et tant que la philosophie théologique est pleinement dominante, il n'y a point de miracles, parce que tout paraît également merveilleux, comme le témoignent irrécusablement les naïves descriptions de la poésie antique, où les événemens les plus vulgaires sont intimement mêlés aux plus monstrueux prodiges, et reçoivent spontanément des explications analogues. Minerve intervient pour ramasser le fouet d'un guerrier dans de simples jeux militaires, aussi bien que pour le protéger contre toute une armée. De nos jours même, quel est le vrai dévot qui n'importunera presque autant sa divinité à raison des moindres convenances personnelles qu'au sujet des plus grands intérêts humains? En tout temps, le ministère sacerdotal a dû être, sans doute, beaucoup plus activement occupé des demandes journalières de ses fidèles relativement à la sollicitation spéciale des faveurs immédiates de la Providence, qu'à l'égard du sort éternel de chacun d'eux. Quoi qu'il en soit d'ailleurs, cette distinction n'affecte nullement la propriété fondamentale que nous examinons ici dans la philosophie théologique de pouvoir d'abord seule animer et soutenir notre courage moral, aussi bien qu'éveiller et diriger notre activité intellectuelle. Il faut enfin remarquer, à ce sujet, afin d'apprécier convenablement toute l'irrésistible énergie de la tendance primitive de l'homme vers une telle philosophie, que l'influence affective a dû puissamment fortifier l'influence spéculative, pour nous attacher encore davantage à de semblables conceptions; comme je l'ai déjà indiqué, à divers titres spéciaux, dans les parties antérieures de cet ouvrage. On comprend, en effet, d'après l'extrême faiblesse relative des organes purement intellectuels dans l'ensemble de notre organisme cérébral, quelle haute importance a dû avoir, à l'origine, quant à l'excitation mentale, l'attrayante perspective morale de ce pouvoir illimité de modifier, à notre gré, la nature entière, sous la direction de cette philosophie théologique, par l'assistance des agens suprêmes dont elle entoure notre existence, à laquelle l'économie fondamentale du monde est ainsi essentiellement subordonnée. Un état très avancé du développement scientifique a pu permettre enfin de concevoir la culture journalière des connaissances réelles sans aucun autre motif déterminant que la pure satisfaction directe qu'inspire l'exercice convenable de notre activité intellectuelle, jointe au doux plaisir que procure la découverte de la vérité: encore est-il fort douteux que cette simple stimulation pût habituellement suffire, si elle n'était point soutenue par les impulsions collatérales de la gloire, de l'ambition, ou de passions moins élevées et plus énergiques, si ce n'est toutefois chez un très petit nombre d'éminens esprits, et après qu'ils ont pu suffisamment contracter les habitudes nécessaires. Mais toute supposition de ce genre, serait, au contraire, profondément incompatible avec la véritable constitution de la nature humaine, d'abord dans la torpeur initiale de notre débile intelligence, que peuvent à peine émouvoir les plus énergiques stimulans, et même ensuite jusqu'à l'époque, plus ou moins tardive suivant le sujet des recherches, où l'essor préliminaire de la science est déjà assez perfectionné pour comporter des succès spéculatifs d'un haut intérêt propre, ce qui certainement suppose toujours, dans les cas les plus favorables, une culture fort améliorée. Dans l'indispensable élaboration qui doit longuement préparer un tel état spéculatif, notre activité mentale ne saurait être convenablement encouragée que par les énergiques déceptions de la philosophie théologique, relativement à la prépondérance universelle de l'homme et à son empire illimité sur le monde extérieur; comme je l'ai déjà signalé au sujet de l'astrologie et de l'alchimie. Aujourd'hui même, où, chez les esprits un peu avancés, cette philosophie primitive ne domine plus essentiellement qu'à l'égard des seules spéculations sociales, on peut encore vérifier directement, à ce sujet, une telle tendance, en y remarquant quelle peine éprouve notre intelligence à renoncer, en ce genre, aux chimères, parfaitement analogues, qui nous promettent aussi de modifier à notre gré le cours total des phénomènes politiques, et sans lesquelles il semble qu'un tel ordre de recherches ne pourrait plus nous inspirer un suffisant intérêt scientifique. La participation évidente de cette propriété au maintien actuel de la politique théologico-métaphysique, peut nous donner immédiatement une faible idée de l'influence primitive d'un pareil caractère, quand il s'étendait pleinement à toutes les parties quelconques du système intellectuel, et lorsque, par conséquent, l'homme ne pouvait avoir aucun moyen régulier, même indirect, de garantir sa raison contre l'entraînement de semblables illusions. Ainsi, pendant que, d'une part, la philosophie théologique, intellectuellement envisagée, correspondait seule au mode spontané de l'investigation humaine et à la nature primordiale de nos recherches, elle seule aussi, considérée moralement, pouvait d'abord développer notre énergie active, en faisant toujours briller, au milieu des profondes misères de notre situation originaire, l'espoir entraînant d'un empire absolu sur le monde extérieur, comme une digne récompense promise à nos efforts spéculatifs. Quant aux considérations sociales, qui, à leur tour, établissent, d'une manière non moins décisive, cette indispensable nécessité primitive, nous pouvons ici nous borner, malgré leur extrême importance, à les indiquer très sommairement, puisqu'elles doivent, par leur nature, se représenter spécialement, avec tous les développemens convenables, dans l'ensemble des trois chapitres suivans, en examinant l'histoire générale de l'état théologique de l'humanité; cette utile abréviation d'une démonstration déjà si étendue aura d'autant moins d'inconvéniens que ce dernier ordre de motifs est peut-être aujourd'hui le moins contestable de tous. Il faut, à cet effet, apprécier convenablement, sous deux points de vue principaux, la haute destination sociale de la philosophie théologique, soit pour présider d'abord à l'organisation fondamentale de la société, soit ensuite pour y permettre l'existence permanente d'une classe spéculative. Sous le premier aspect, on doit reconnaître que la formation de toute société réelle, susceptible de consistance et de durée, suppose nécessairement, d'une manière continue, l'influence prépondérante d'un certain système préalable d'opinions communes, propre à contenir suffisamment l'impétueux essor naturel des divergences individuelles. Une telle obligation restant même irrécusable dans l'état social le mieux développé, où tant de causes spontanées, intérieures et extérieures, concourent, avec tant d'énergie, à lier profondément l'individu à la société, il serait, à plus forte raison, impossible de s'y soustraire à l'origine, quand les familles adhèrent encore si faiblement entr'elles par un petit nombre de relations aussi précaires qu'incomplètes. Quelque puissance sociale qu'on attribue au concours des intérêts, et même à la sympathie des sentimens, ce concours et cette sympathie ne sauraient certainement suffire pour constituer la moindre société durable, si la communauté intellectuelle, déterminée par l'adhésion unanime à certaines notions fondamentales, ne vient point convenablement y prévenir ou y corriger d'inévitables discordances habituelles. Malgré la faible énergie naturelle de nos organes purement intellectuels dans l'ensemble réel de notre économie cérébrale, nous avons cependant reconnu, au chapitre précédent, que l'intelligence doit nécessairement présider, non à la vie domestique, mais à la vie sociale, et, à plus forte raison, à la vie politique. C'est seulement par elle que peut être effectivement organisée cette réaction générale de la société sur les individus, qui caractérise la destination fondamentale du gouvernement, et qui exige, avant tout, un système convenable d'opinions communes, relatives au monde et à l'humanité. On ne saurait donc méconnaître, en principe, l'indispensable nécessité politique d'un tel système, à une époque quelconque de l'évolution humaine, et encore moins dans l'enfance de la société. Mais, d'un autre côté, on ne peut nier davantage que l'esprit humain, dont la préalable activité doit fournir cette base première de l'organisation sociale, ne soit, à son tour, exclusivement développable que par la société elle-même, dont l'essor est réellement inséparable de celui de l'intelligence, quoique une abstraction scientifique, d'ailleurs partiellement utile, tende trop souvent à faire oublier cette irrécusable connexité. Voilà donc, sous un nouvel aspect, l'humanité, à son origine, encore enchaînée politiquement, comme elle l'était déjà logiquement, dans un cercle radicalement vicieux, par l'opposition totale de deux nécessités également irrésistibles. Or, à ce second titre, aussi bien qu'au premier, la seule issue possible résulte, alors, évidemment, de l'admirable spontanéité qui caractérise la philosophie théologique. En vertu de cette heureuse propriété fondamentale, une telle philosophie était éminemment destinée à diriger exclusivement la première organisation sociale, comme seule apte à former d'abord un système suffisant d'opinions communes. Il importe d'observer, à cet égard, que, le plus souvent, on conçoit très vicieusement, à mon gré, cette haute fonction sociale de la philosophie théologique, quand on la fait surtout résulter de la sorte de discipline spontanément produite par la perspective de la vie future. Quelle que soit l'influence réelle de cette dernière croyance, on lui attribue certainement, à tous égards, une importance exagérée, surtout pour le premier âge de l'humanité, où l'histoire nous montre la philosophie théologique, déjà investie d'une haute prépondérance politique, avant que notre tendance spontanée à supposer l'éternité d'existence ait pu exercer une grande action sociale. Il est d'ailleurs incontestable que, par sa nature, une semblable croyance n'a jamais pu fournir, à vrai dire, qu'une haute sanction à un système préalable d'opinions communes, sans avoir pu aucunement participer elle-même à la formation de ce système quelconque. Or, c'est une telle formation spontanée qui, à mes yeux, constitue directement la principale destination sociale propre à la philosophie théologique, pour servir de première base au développement politique de l'humanité, aussi bien qu'à son essor intellectuel et moral. Cette philosophie est maintenant parvenue à un tel état de décomposition, que même ses plus zélés partisans ont dû perdre essentiellement le sentiment réel de sa tendance primitive à inspirer naturellement une certaine communauté d'idées, tandis que, depuis quelques siècles, elle ne contribue que trop, au contraire, à produire de profondes discordances intellectuelles, par suite de sa désorganisation croissante. En la jugeant néanmoins, comme toute autre institution quelconque, d'après les temps de sa principale vigueur, et non par le spectacle de sa décrépitude, on ne pourra plus méconnaître son aptitude fondamentale à établir originairement, sous les conditions convenables, une suffisante communion intellectuelle, qui constitue, sans aucun doute, surtout alors, sa destination politique la plus capitale, en comparaison de laquelle la police directe de la vie future n'a jamais pu avoir qu'une importance très secondaire, malgré le préjugé inverse qui a dû régner, avec tant d'exagération, depuis que la religion est assez effacée pour ne plus laisser habituellement d'autre souvenir énergique que celui de ses plus grossières impressions. Outre cette haute attribution sociale, la prépondérance primitive de la philosophie théologique a été politiquement indispensable au développement intellectuel de l'humanité sous un autre aspect général, comme pouvant seule instituer, au sein de la société, une classe spéciale régulièrement consacrée à l'activité spéculative. Sans être, par sa nature, aussi fondamental que le précédent, dont il constitue d'ailleurs une suite nécessaire, ce second point de vue n'a pas, au fond, une moindre efficacité pour l'ensemble de notre grande démonstration sociologique, où, de plus, il offre spontanément le double avantage d'une appréciation plus facile et d'une application plus prolongée; car, sous ce rapport, la prééminence sociale de la philosophie théologique a duré, pour ainsi dire, jusqu'à nos jours, chez les peuples les plus avancés. Nous ne pouvons maintenant nous former directement une juste idée des immenses difficultés que devait offrir, dans l'enfance de l'humanité, le premier établissement, même grossièrement ébauché, d'une certaine division continue entre la théorie et la pratique, irrévocablement réalisée par l'existence permanente d'une classe principalement spéculative. Mais notre faiblesse intellectuelle nous dispose tellement, en tous genres, à la routine la plus matérielle, que, même aujourd'hui, malgré le raffinement de nos habitudes mentales, nous éprouvons une peine extrême à apprécier suffisamment toute nouvelle opération quelconque qui n'est point immédiatement susceptible d'un intérêt pratique. Ce terme de comparaison peut faire comprendre, quoique très imparfaitement, combien il était impossible, au premier âge social, d'instituer directement, chez des populations exclusivement composées de guerriers et d'esclaves, une corporation essentiellement dégagée des soins militaires et industriels, et dont l'activité caractéristique fût surtout intellectuelle. En des temps aussi grossiers, une telle classe n'eût pu être certainement ni établie ni tolérée, si la marche nécessaire de la société ne l'avait déjà spontanément introduite, et même antérieurement investie d'une autorité naturelle plus ou moins respectée, d'après l'inévitable prépondérance primordiale de la philosophie théologique. Tel est, sous ce second aspect, l'office politique fondamental de cette philosophie primitive, instituant ainsi une corporation spéculative, dont l'existence sociale, loin de pouvoir comporter aucune discussion préalable, devait, au contraire, essentiellement précéder et même diriger l'organisation régulière de toutes les autres classes, comme nous le prouvera bientôt l'analyse historique. Quelle que dût être la confusion originaire des travaux intellectuels chez ces castes sacerdotales, et malgré l'inanité nécessaire de leurs principales recherches, il reste néanmoins incontestable que l'esprit humain leur devra toujours la première division effective entre la théorie et la pratique, impossible à réaliser alors d'aucune autre manière. Il serait, sans doute, inutile d'insister ici sur l'évidente portée intellectuelle et sociale d'une telle division, la plus importante et la plus difficile de celles qu'a dû exiger, dans notre évolution totale, l'organisation de l'ensemble du travail humain. Le progrès mental, destiné à diriger tous les autres, eût été certainement arrêté, presque à sa naissance, si la société avait pu rester exclusivement composée de familles uniquement livrées, soit aux soins de l'existence matérielle, soit à l'entraînement d'une brutale activité militaire. Tout notre essor spirituel supposait d'abord l'existence spontanée d'une classe privilégiée, jouissant du loisir physique indispensable à la culture intellectuelle, et en même temps poussée, par sa position sociale, à développer, autant que possible, le genre d'activité spéculative compatible avec l'état primitif de l'humanité: double propriété de l'institution sacerdotale naturellement établie par la philosophie théologique. Quoique, dans la décrépitude inévitable de cette antique philosophie, la classe théologique, par un entier renversement de sa destination originaire, ait dû aujourd'hui, malgré le loisir qu'elle n'a point perdu, parvenir graduellement à une sorte de léthargie mentale, cela ne doit jamais faire oublier que tout les premiers travaux intellectuels, en un genre quelconque, sont nécessairement émanés d'elle. Sans son établissement spontané, toute notre activité, dès lors exclusivement pratique, se serait bornée à un certain perfectionnement, bientôt arrêté, de quelques simples procédés et instrumens militaires ou industriels. Les plus éminentes facultés de notre nature restant à jamais dissimulées dans leur engourdissement primitif, le caractère général de la société humaine serait, en réalité, toujours demeuré très peu supérieur à celui des sociétés de grands singes. C'est ainsi que la philosophie théologique, après avoir nécessairement présidé à l'organisation politique du premier âge social, y a spontanément réalisé les conditions politiques préliminaires du développement ultérieur de l'esprit humain, par l'institution permanente d'une classe spéculative. Telles sont, en aperçu, d'après cet ensemble d'indications, les principales propriétés caractéristiques, intellectuelles, morales, et sociales, qui concourent, de la manière la plus irrésistible, à procurer à la philosophie théologique une suprématie universelle, aussi indispensable qu'inévitable, à l'origine de l'évolution humaine. Si j'ai autant insisté sur cette première partie de la grande démonstration sociologique que nous poursuivons, ce n'est pas seulement parce qu'elle en doit être aujourd'hui la plus contestée, ou, pour mieux dire, la seule controversable pour les esprits les plus avancés, que je dois avoir essentiellement en vue. J'ai cru surtout devoir le faire parce qu'un tel point de départ me semble, par la nature du sujet, contenir le principe fondamental de la démonstration tout entière, que nous pouvons maintenant terminer rapidement, en renvoyant d'ailleurs aux nombreuses indications déjà signalées dans les volumes précédens et aux développemens directs auxquels va être consacrée la suite de celui-ci. Au point où ce Traité est actuellement parvenu, il serait très superflu d'y prouver dogmatiquement la tendance finale de toutes les conceptions humaines à un état purement positif. Elle a été, en fait, aussi pleinement constatée que possible, par l'ensemble des volumes précédents, envers toutes les sciences proprement dites, à l'égard desquelles d'ailleurs elle a cessé aujourd'hui de pouvoir être méconnue: et, quant aux spéculations sociales, les seules qui n'aient point encore subi une telle transformation, tout le volume actuel est destiné à les y assujétir aussi. Ainsi, le terme effectif de l'évolution intellectuelle n'est pas plus susceptible de contestation que son point de départ nécessaire. Quelque irrésistible ascendant primordial que nous venions de reconnaître, en principe, à la philosophie théologique, en vertu de sa spontanéité caractéristique, chacun des motifs fondamentaux qui expliquent et justifient un tel empire intellectuel le montrent en même temps comme nécessairement provisoire, puisqu'ils consistent toujours à constater, à divers titres, la parfaite harmonie naturelle de cette philosophie avec les besoins propres à l'état primitif de l'humanité, et qui ne sauraient être les mêmes, ni par suite, comporter la même philosophie, quand l'évolution sociale est suffisamment développée. Le lecteur peut aisément reprendre, sous ce point de vue, toutes ces différentes considérations principales, et partout il reconnaîtra que, lorsqu'on en prolonge l'application générale jusqu'à un état social très avancé, elles constatent, non moins spontanément, l'indispensable décadence finale de la philosophie théologique, et l'urgent avénement de la philosophie positive: c'est même en cela que consiste surtout l'extrême délicatesse logique d'une telle argumentation, dont un esprit sophistique pourrait si facilement abuser pour nier dogmatiquement, d'une manière absolue, toute véritable utilité quelconque de la philosophie théologique, à l'éternel détriment de la science historique, dès-lors radicalement impossible. En ayant d'abord égard à la destination intellectuelle, on trouvera constamment, en un sujet quelconque, que l'ascendant spontané de la philosophie théologique, après avoir exclusivement déterminé le premier éveil de notre intelligence, et présidé même à ses progrès successifs tant qu'aucune philosophie plus réelle n'était encore devenue suffisamment possible, a dû nécessairement finir par tendre partout à la compression de l'esprit humain, depuis que son antagonisme radical avec la philosophie positive a pu commencer à se caractériser nettement. De même, dans l'ordre moral, il est au moins aussi évident que la confiance consolante et l'active énergie, si heureusement inspirées, au premier âge de l'humanité, par les illusions d'une telle philosophie, ont graduellement tendu à se changer, en dernier lieu, sous son empire trop prolongé, en une terreur oppressive et une langueur apathique, dont les exemples ne sont que trop communs, à partir du moment où, sa prépondérance s'étant trouvée compromise, elle a dû retenir au lieu de pousser. La supériorité finale de la philosophie positive est aussi indubitable à ce titre qu'au précédent, comme l'ensemble de notre analyse historique le démontrera spontanément: à elle seul il appartient, dans l'état viril de la raison humaine, de développer en nous, au milieu de nos entreprises les plus hardies, une vigueur inébranlable et une constance réfléchie, directement tirées de notre propre nature, sans aucune assistance extérieure, et sans aucune entrave chimérique. Enfin, sous le point de vue social, malgré que l'ascendant réel de la philosophie théologique ait dû, à cet égard, se prolonger davantage, il serait inutile aujourd'hui de constater formellement que, bien loin de tendre à lier les hommes, suivant sa destination originaire, elle contribue essentiellement à les diviser; de même que, après avoir créé l'activité spéculative, elle a dû aboutir à l'entraver radicalement. La propriété de réunir, comme celles de stimuler et de diriger, appartiennent désormais, d'une manière de plus en plus exclusive, depuis la décadence des croyances religieuses, à l'ensemble des conceptions positives, seules capables aujourd'hui d'établir spontanément, d'un bout du monde à l'autre, sur des bases aussi durables qu'étendues, une véritable communauté intellectuelle, pouvant servir de fondement solide à la plus vaste organisation politique. A tous ces titres divers, une expérience progressive commence à faire assez hautement pressentir la destinée respective des deux philosophies pour que je doive maintenant insister davantage sur une telle appréciation, qui, déjà intellectuellement accomplie dans tout le cours de ce Traité, le sera bientôt moralement et politiquement, à un degré tout aussi décisif, par la suite entière de ce volume. L'analyse historique nous expliquera clairement, d'après l'ensemble du passé social, la décadence continue de la première et l'essor correspondant de la seconde, à partir même des premiers progrès de la raison humaine. Quoiqu'il doive sembler d'abord paradoxal de regarder la philosophie théologique comme étant déjà, et depuis long-temps, en pleine décroissance intellectuelle au moment même où elle accomplissait sa plus sublime mission politique, nous reconnaîtrons bientôt, avec une entière évidence scientifique, que le catholicisme, son plus noble ouvrage social, a dû être aussi son dernier effort, à cause des germes primitifs de désorganisation qui devaient dès-lors se développer d'une manière de plus en plus rapide. Nous pouvons donc nous borner ici, pour notre démonstration fondamentale, à caractériser le principe général de l'inévitable tendance élémentaire qui entraîne finalement l'esprit humain vers une philosophie positive de plus en plus exclusive, dans toutes les parties quelconques du système intellectuel. D'après les lois fondamentales de la nature humaine, le développement de l'espèce, comme celui de l'individu, après un suffisant exercice préalable de l'ensemble de nos facultés, doit finir par attribuer spontanément à la raison une prééminence de plus en plus caractérisée sur l'imagination, quoique l'essor de celle-ci ait dû d'abord, de toute nécessité, être long-temps prépondérant. C'est ainsi que, dans l'un ou l'autre cas, les plus éminens attributs de l'humanité tendent graduellement vers l'ascendant général auquel ils étaient destinés, dès l'origine, malgré leur moindre énergie organique, et qui peut seul assujétir notre économie cérébrale à une harmonie durable. Les mêmes motifs élémentaires qui imposent une telle marche à l'organisme individuel, la prescrivent aussi, avec une puissance bien plus irrésistible, à l'organisme social, en vertu de sa complication supérieure, et de sa perpétuité caractéristique. Malgré l'inévitable ascendant primitif de la philosophie théologique, on peut maintenant affirmer qu'une telle manière de philosopher n'a jamais été, pour notre intelligence, qu'une sorte de pis-aller, vers lequel une prédilection spontanée ne nous a d'abord si exclusivement entraînés que par l'impossibilité radicale d'une meilleure philosophie. En un sujet quelconque, quand, après une préparation convenable, la concurrence des méthodes est devenue vraiment possible, l'homme n'a jamais hésité à substituer de plus en plus la recherche des lois réelles des phénomènes à celle de leurs causes primordiales, comme à la fois mieux adaptée à sa portée effective et à ses besoins véritables, quoique l'entraînement des habitudes antérieures, qu'aucune éducation rationnelle n'a jusqu'ici suffisamment combattues, ait dû, sans doute, le faire souvent retomber dans le renouvellement passager de ses premières illusions. À proprement parler, la philosophie théologique, même dans notre première enfance, individuelle ou sociale, n'a jamais pu être rigoureusement universelle: c'est-à-dire que, pour tous les ordres quelconques de phénomènes, les faits les plus simples et les plus communs ont toujours été regardés comme essentiellement assujétis à des lois naturelles, au lieu d'être attribués à l'arbitraire volonté des agens surnaturels. L'illustre Adam Smith a, par exemple, très heureusement remarqué, dans ses essais philosophiques, qu'on ne trouvait, en aucun temps, ni en aucun pays, un dieu pour la pesanteur. Il en est ainsi, en général, même à l'égard des sujets les plus compliqués, envers tous les phénomènes assez élémentaires et assez familiers pour que la parfaite invariabilité de leurs relations effectives ait toujours dû frapper spontanément l'observateur le moins préparé. Dans l'ordre moral et social, qu'une vaine opposition voudrait aujourd'hui systématiquement interdire à la philosophie positive, il y a eu nécessairement, en tout temps, la pensée des lois naturelles, relativement aux plus simples phénomènes de la vie journalière, comme l'exige évidemment la conduite générale de notre existence réelle, individuelle ou sociale, qui n'aurait pu jamais comporter aucune prévoyance quelconque, si tous les phénomènes humains avaient été rigoureusement attribués à des agens surnaturels, puisque dès lors la prière aurait logiquement constitué la seule ressource imaginable pour influer sur le cours habituel des actions humaines. On doit même remarquer, à ce sujet, que c'est, au contraire, l'ébauche spontanée des premières lois naturelles propres aux actes individuels ou sociaux qui, fictivement transportée à tous les phénomènes du monde extérieur, a d'abord fourni, d'après nos explications précédentes, le vrai principe fondamental de la philosophie théologique. Ainsi, le germe élémentaire de la philosophie positive est certainement tout aussi primitif, au fond, que celui de la philosophie théologique elle-même, quoiqu'il n'ait pu se développer que beaucoup plus tard. Une telle notion importe extrêmement à la parfaite rationnalité de notre théorie sociologique, puisque, la vie humaine ne pouvant jamais offrir aucune véritable création quelconque, mais toujours une simple évolution graduelle, l'essor final de l'esprit positif deviendrait scientifiquement incompréhensible, si, dès l'origine, on n'en concevait, à tous égards, les premiers rudimens nécessaires. Depuis cette situation primitive, à mesure que nos observations se sont spontanément étendues et généralisées, cet essor d'abord à peine appréciable, a constamment suivi, sans cesser long-temps d'être subalterne, une progression très lente mais continue, la philosophie théologique restant toujours essentiellement réservée pour les phénomènes, de moins en moins nombreux, dont les lois naturelles ne pouvaient encore être aucunement connues. On peut donc regarder avec exactitude cette philosophie comme n'ayant jamais été intellectuellement destinée, à l'égard de chaque grand sujet permanent de nos spéculations, qu'à y entretenir provisoirement notre activité mentale, par le seul exercice fondamental qu'elle pût alors comporter, jusqu'à ce que l'accès en fût devenu graduellement abordable à l'esprit positif, seul appelé, d'après sa nature, à une rigoureuse universalité finale, à la fois logique et politique, s'étendant à toutes les idées comme à tous les individus. Cette tendance définitive n'a dû toutefois commencer à se caractériser irrévocablement, avec une énergie toujours croissante, que depuis l'époque très récente où les lois naturelles ont pu être enfin dévoilées dans des phénomènes assez nombreux et assez variés pour que l'esprit humain pût concevoir, en principe, l'existence nécessaire de lois analogues envers tous les phénomènes quelconques, quelque éloignée que dût être jamais leur découverte effective. Quoique la fluctuation intellectuelle constitue, comme je l'ai expliqué, la principale maladie de notre siècle, on y redoute cependant beaucoup toute opinion vraiment décisive, faute de sentir sur quelles bases on pourrait l'asseoir. Aussi, malgré l'irrésistible évidence de cet entraînement graduel de l'esprit humain vers la philosophie positive, on voudrait conserver à la philosophie théologique une éternelle autorité, en rêvant entre elles une conciliation chimérique, d'après une fausse appréciation de leur antagonisme fondamental. Mais les explications variées contenues, à ce sujet, dans les trois volumes précédens, ne peuvent certainement laisser désormais aucun doute sur l'incompatibilité radicale des deux philosophies, soit pour la méthode ou pour la doctrine, quand une fois leur caractère respectif est suffisamment développé. Il est vrai que, de prime abord, on n'aperçoit pas une inévitable antipathie entre la recherche des lois réelles des phénomènes et celle de leurs causes essentielles: pourvu que l'étude physique reste toujours subordonnée, en général, au dogme théologique, son développement propre peut, en effet, s'opérer d'abord sans conduire à aucun choc direct, l'une des deux philosophies ne paraissant alors destinée qu'à explorer les détails, plus ou moins secondaires, d'un ordre fondamental, dont l'autre doit seule apprécier l'ensemble. L'essor effectif de la philosophie positive a dû même dépendre primitivement de cette subalternité spontanée; car, s'il eût pu en être autrement, cette philosophie étant beaucoup trop faible, à l'origine, pour résister avec succès à une collision immédiate, son premier élan eût été nécessairement comprimé à jamais. Mais, depuis que les observations, perdant peu à peu leur incohérence originaire, ont tendu graduellement vers d'importantes relations, l'opposition fondamentale des méthodes a développé de plus en plus, entre les doctrines, une inévitable hostilité, à l'égard d'un sujet quelconque. Avant qu'aucun antagonisme direct soit devenu ouvertement prononcé, cette antipathie élémentaire s'est partout dévoilée, soit par la répugnance instinctive de l'esprit positif pour les vaines explications absolues de la philosophie théologique, soit par l'irrésistible dédain qu'inspirait celle-ci pour la marche circonspecte et les modestes recherches de la nouvelle école: toutefois, l'étude des lois réelles paraissait encore pouvoir se concilier avec celle des causes essentielles. Quand des lois naturelles de quelque portée ont pu être enfin découvertes, cette intime opposition continue n'a pas tardé à manifester, à tous égards, une incompatibilité de plus en plus caractéristique, entre la prépondérance de l'imagination et celle de la raison, entre l'esprit absolu et l'esprit relatif, et surtout entre l'antique hypothèse de la souveraine direction des événemens quelconques par des volontés arbitraires et la possibilité de plus en plus irrécusable de les prévoir ou de les modifier d'après les seules voies rationnelles d'une sagesse humaine. Jusqu'à ce que la collision fondamentale ait pu s'étendre à toutes les parties du système intellectuel, ce qui n'a eu lieu que de nos jours, l'indispensable spécialité des diverses recherches scientifiques a dû dissimuler, à ceux mêmes qui les poursuivaient avec la plus décisive efficacité, la tendance inévitable de leur ensemble inaperçu vers une philosophie nouvelle, finalement inconciliable avec la prépondérance effective de la philosophie théologique. Les esprits spéciaux ont pu croire alors, de très bonne foi, que, s'interdisant radicalement toute enquête sur la nature intime des êtres et sur le mode essentiel de production des phénomènes, les recherches de la physique n'étaient, au fond, nullement opposées aux explications de la théologie. Mais cette illusion provisoire a dû graduellement se dissiper sans retour à mesure que l'esprit scientifique, devenu moins timide en même temps que plus général, devait involontairement discréditer ces conceptions théologiques, par cela seul qu'il les proclamait inaccessibles à la raison humaine. Introduisant spontanément dans nos recherches une marche toute nouvelle, le progrès d'un tel esprit n'a pu éviter de faire hautement ressortir, sous le rapport purement logique, le contraste décisif entre la scrupuleuse rationnalité des procédés appliqués au but le plus abordable et la frivole témérité des tentatives destinées à dévoiler les plus impénétrables mystères. Quant à la doctrine proprement dite, l'impossibilité radicale de concilier la subordination des phénomènes à d'invariables lois naturelles avec leur assujétissement absolu à des volontés éminemment mobiles, a dû nécessairement devenir de plus en plus irrécusable, comme je l'ai tant de fois expliqué, dans les diverses parties de ce Traité, à l'égard de tous les ordres quelconques de phénomènes. La conception provisoire d'une providence universelle, combinée avec des lois spéciales qu'elle-même se serait imposées, ne constitue certainement qu'une concession involontaire de l'esprit théologique à l'esprit positif, par une sorte de compromis spontané, qu'a dû inspirer, en temps convenable, l'évolution nécessaire de notre intelligence, comme l'analyse historique nous l'expliquera bientôt directement. Cette transaction générale, que le catholicisme a dû surtout organiser, en interdisant l'usage habituel des miracles et des prophéties, si prépondérant dans toute l'antiquité, me semble caractériser, dans l'ordre religieux, une situation transitoire essentiellement analogue à celle qu'indique, dans l'ordre monarchique, l'institution de ce qu'on a nommé la royauté constitutionnelle: à l'un et à l'autre titre, de telles notions doivent être, par leur nature, d'irrécusables symptômes de déclin graduel. Quoi qu'il en soit, c'est surtout dans l'application générale que doivent spontanément devenir incontestables, pour le vulgaire, les différences radicales des diverses philosophies quelconques, que si peu d'esprits peuvent spécialement juger. Or, sous ce point de vue final, nous avons déjà successivement reconnu, de la manière la plus décisive, envers tous les phénomènes appréciables, la haute impossibilité nécessaire de concilier suffisamment aucune philosophie théologique avec cette tendance fondamentale à développer nos moyens rationnels, soit de prévoir les événemens naturels, soit de les modifier par notre intervention, qui constitue la destination la plus caractéristique de la philosophie positive. C'est, en effet, d'après ce double attribut que cette philosophie a dû surtout obtenir spontanément, chez tous les hommes, un ascendant de plus exclusif. En comparant chaque jour, à l'un et à l'autre titre, son heureuse et féconde aptitude à satisfaire de mieux en mieux les plus urgens besoins intellectuels de l'humanité avec l'évidente stérilité radicale des vaines conceptions de la théologie, la raison publique, indépendamment de toute lutte directe, n'a pu s'abstenir de condamner involontairement ces explications chimériques à une désuétude de plus en plus complète, qui devait déterminer graduellement leur décadence irrévocable, à mesure qu'une discussion rationnelle ferait directement ressortir leur inanité nécessaire. Tel est le principal aspect sous lequel a dû se manifester progressivement, avec le plus de netteté, la tendance finale de l'homme vers une philosophie pleinement positive, chez ceux mêmes qui sont restés le plus fidèles à la philosophie théologique, et qui, sans en faire néanmoins un usage plus réel dans la vie journalière, lui ont encore conservé, en principe, une insuffisante prédilection, uniquement fondée désormais sur sa généralité caractéristique, jusqu'à ce que, par l'inévitable systématisation totale de l'esprit positif, elle ait aussi perdu ce dernier attribut, seul titre légitime qui lui reste maintenant à la suprématie sociale. Après avoir ainsi suffisamment caractérisé, d'abord le point de départ nécessaire, et ensuite le terme inévitable, de l'évolution intellectuelle de l'humanité, notre grande démonstration sociologique n'exige plus que l'appréciation générale, dès lors presque spontanée, de l'état intermédiaire. J'ai déjà fait sentir, en beaucoup d'occasions intéressantes, combien il importe, en principe, de n'examiner, en un sujet quelconque, les cas essentiellement intermédiaires que sous l'indispensable influence d'une exacte analyse préalable des deux cas extrêmes entre lesquels ils sont surtout destinés à opérer une transition graduelle. La question actuelle nous présente, par sa nature, l'application la plus capitale d'un tel précepte logique: car, une fois reconnu que l'esprit humain doit toujours partir de l'état théologique et arriver constamment à l'état positif, on peut aisément comprendre la nécessité, à la fois inévitable et indispensable, qui l'oblige sans cesse à passer de l'un à l'autre à l'aide de l'état métaphysique, qui ne saurait avoir d'autre destination fondamentale. Cela résulte directement, comme je l'ai déjà tant indiqué dans les diverses parties de ce Traité, de l'opposition trop radicale qui existe naturellement entre l'esprit théologique et l'esprit positif, et du caractère bâtard et mobile des conceptions métaphysiques, susceptibles de s'adapter également au déclin graduel de l'un et à l'essor préalable de l'autre, de manière à ménager, autant que possible, à notre intelligence, si antipathique à tout changement brusque, une transition presque imperceptible. A mesure que la théologie se retire du domaine spéculatif, et avant que la physique puisse définitivement s'y établir, l'occupation spontanée de la métaphysique le prépare provisoirement; en sorte que, dans chaque cas, toute contestation de suprématie entre ces trois philosophies peut, au fond, se réduire à une simple question d'opportunité, jugée d'après l'examen rationnel du développement fondamental de l'esprit humain. Cette modification métaphysique de la philosophie théologique s'opère naturellement, en un sujet quelconque, par la substitution graduelle de l'entité à la divinité, lorsque les conceptions religieuses se généralisent en diminuant sans cesse le nombre des agens surnaturels aussi bien que leur intervention active, et surtout quand elles parviennent, sinon en réalité du moins en principe, à une rigoureuse unité suprême. Dans ce dernier état général de la philosophie théologique, l'action surnaturelle, perdant sa spécialité primitive, n'a pu habituellement abandonner la direction immédiate du phénomène sans y laisser, à sa place, une mystérieuse entité, d'abord nécessairement émanée d'elle, mais à laquelle, par l'usage journalier, l'esprit humain a dû rapporter, d'une manière de plus en plus exclusive, la production particulière de chaque événement. Or, cette étrange manière de philosopher a dû être long-temps nécessaire, soit pour faciliter le déclin graduel de la théologie en éliminant peu à peu l'intervention spéciale des causes surnaturelles, soit pour préparer l'essor progressif de la physique en habituant toujours davantage à la considération exclusive des phénomènes: à l'un et à l'autre titre, cette situation transitoire constitue à la fois un symptôme inévitable et un indispensable concours. Du reste, l'esprit général d'une telle philosophie doit être essentiellement analogue, quant à la méthode et quant à la doctrine, à celui de la philosophie théologique, dont elle ne saurait jamais devenir qu'une pure modification principale. Elle possède seulement, par sa nature, une moindre consistance intellectuelle, et surtout, par suite, une puissance sociale beaucoup moins intense, de manière à convenir infiniment mieux à une simple destination critique qu'à aucune véritable organisation. Mais ces caractères, pleinement adaptés à son office transitoire dans l'ensemble de l'évolution humaine, soit individuelle, soit sociale, ne la rendent que d'autant moins susceptible de résister profondément à l'essor graduel de l'esprit positif. D'une part, la subtilité croissante des conceptions métaphysiques tend ainsi à réduire de plus en plus leurs entités caractéristiques à ne pouvoir consister qu'en de simples dénominations abstraites des phénomènes correspondans, de manière à pousser finalement jusqu'au ridicule le plus décisif la manifestation spontanée de l'inanité radicale propre à de telles explications; ce qui n'eût pas été, sans doute, autant possible envers les formes purement théologiques. En second lieu, l'impuissance organique d'une semblable philosophie, en vertu de son inconséquence fondamentale, doit empêcher, sous l'aspect politique, les modifications successives qu'elle apporte nécessairement au régime théologique de pouvoir lutter, avec la même efficacité qu'à l'origine, contre l'essor social de l'esprit positif. Toutefois, à l'un et à l'autre titre, la nature éminemment équivoque et mobile de la philosophie métaphysique proprement dite, la rend susceptible, par les innombrables modifications qu'elle peut offrir, de mieux échapper que la philosophie théologique elle-même à une discussion rationnelle, égarée sous de vagues et insaisissables nuances, tant que l'esprit positif, encore imparfaitement généralisé, n'a pu directement attaquer le seul principe actuel de leur autorité commune, en s'attribuant enfin l'entière universalité qui leur est également propre. Quoi qu'il en soit, on ne saurait méconnaître, en général, l'aptitude intellectuelle de la métaphysique à soutenir provisoirement, à l'égard d'un sujet quelconque, notre activité spéculative, jusqu'à ce qu'elle puisse admettre une alimentation plus substantielle, tout en nous éloignant déjà du régime purement théologique et nous préparant toujours davantage au régime vraiment positif: cette philosophie présente d'ailleurs nécessairement la même propriété essentielle pour diriger la transition politique qui accompagne continuellement cette grande transition logique. Sans faire oublier les graves dangers, intellectuels et sociaux, qui, malheureusement, caractérisent aussi la philosophie métaphysique, une telle appréciation explique le vrai principe général de l'ascendant universel qu'elle a fini par acquérir provisoirement chez les populations les plus avancées, où il suppose, de toute nécessité, le sentiment instinctif, qui ne saurait être totalement erroné, d'un certain office indispensable rempli par une telle philosophie dans l'évolution fondamentale de l'humanité. L'irrésistible nécessité de cette phase transitoire est donc maintenant aussi irrécusable qu'elle puisse l'être avant que son analyse directe, soit spéciale, soit générale, s'effectue spontanément dans l'ensemble de notre opération historique. Quoique notre grande démonstration sociologique se trouve ainsi essentiellement terminée désormais, je crois cependant, afin de n'omettre, autant que possible, sur un sujet aussi capital et aussi difficile, aucune indication essentielle, devoir ici recommander directement au lecteur la nécessité d'avoir continuellement égard à ma théorie préliminaire de la vraie hiérarchie scientifique, dans toute considération quelconque de cette grande loi de la triple évolution intellectuelle, soit pour l'appliquer, soit même pour l'apprécier. Dès le début de ce Traité (_voyez_ la 2º leçon), j'ai présenté cette hiérarchie fondamentale comme la suite naturelle et l'indispensable complément de ma loi des trois états: l'usage spontané que j'en ai fait depuis successivement, envers tous les ordres de phénomènes, a dû faire suffisamment ressortir cette intime connexité philosophique. Néanmoins, il n'est pas inutile de la rappeler formellement ici, soit pour prévenir les seules objections spécieuses qu'une irrationnelle érudition scientifique pourrait inspirer contre la loi d'évolution que je viens d'établir directement, soit pour faire acquérir aux diverses vérifications spéciales toute leur portée logique, en les disposant ainsi de manière à s'éclairer et à se fortifier mutuellement. Sous le premier aspect, je puis affirmer n'avoir jamais trouvé d'argumentation sérieuse en opposition à cette loi, depuis dix-sept ans que j'ai eu le bonheur de la découvrir, si ce n'est celle que l'on fondait sur la considération de la simultanéité, jusqu'ici nécessairement très commune, des trois philosophies chez les mêmes intelligences. Or, un tel ordre d'objections ne peut être convenablement résolu que par l'usage rationnel de notre hiérarchie scientifique, qui, disposant les diverses parties essentielles de la philosophie naturelle selon leur complication et leur spécialité croissantes, conformément à l'ensemble de leurs vraies affinités, fait aussitôt comprendre que leur essor graduel a dû nécessairement suivre la même succession; en sorte qu'une seule phase de l'évolution totale a pu faire provisoirement coïncider l'état théologique de l'une d'elles avec l'état métaphysique et même avec l'état positif d'une partie antérieure, à la fois plus simple et plus générale, malgré la tendance continue de l'esprit humain à l'unité de méthode. Ces anomalies apparentes étant ainsi pleinement régularisées, la difficulté ne serait vraiment insoluble que si la simultanéité pouvait présenter un caractère inverse; ce dont je défie qu'on puisse indiquer un seul exemple réel, qui d'ailleurs ne saurait prouver que la nécessité de perfectionner, ou tout au plus de rectifier, notre théorie hiérarchique, sans qu'il en dût rejaillir aucune incertitude légitime sur la loi d'évolution elle-même. En second lieu, les secours réciproques qui peuvent ainsi s'établir spontanément entre les études spéciales des divers développemens spéculatifs n'ont pas une moindre importance sociologique. Car, il en résulte la faculté fondamentale de suppléer heureusement, en beaucoup de cas, à l'insuffisance de l'exploration directe. Quand une telle hiérarchie a été d'abord bien comprise et pleinement reconnue, elle doit, en effet, souvent permettre de déterminer d'avance, à une époque quelconque, avec une pleine rationnalité, le caractère général d'un certain ordre de spéculations humaines, d'après une suffisante connaissance préalable de l'état réel de la catégorie antérieure, ou même, en sens inverse, quoique avec moins de précision, de celui de la catégorie postérieure. Un pareil concours spontané se rattache directement au principe logique établi dans la quarante-huitième leçon, sur les lumières indispensables que l'étude des harmonies peut fournir à celle des successions, par la nature des recherches sociologiques. La suite entière de ce volume montrera naturellement, en effet, quoique d'une manière implicite et indirecte, mais avec une évidence toujours croissante, que cette théorie de la hiérarchie scientifique, d'après le degré de généralité des divers phénomènes, constitue la principale base de toute la statique sociale, au moins en ce qui concerne l'ordre intellectuel, et même, comme conséquence, envers l'ordre matériel, de manière à embrasser finalement l'ensemble de l'ordre politique. Je n'ai pas besoin maintenant d'insister davantage sur l'importance sociologique d'une théorie aussi indispensable, sans laquelle l'histoire de l'esprit humain devrait rester, j'ose le garantir, essentiellement inintelligible, et dont le lecteur a déjà graduellement acquis, dans le cours successif des trois volumes précédens, une notion exacte et familière: je devais seulement caractériser ici, d'une manière spéciale, l'indispensable obligation de ne jamais la négliger, soit en établissant, soit en développant la saine philosophie historique, dont nous venons de poser enfin le premier fondement nécessaire, par cette grande loi relative à la triple évolution intellectuelle de l'humanité. Afin que cette loi puisse convenablement remplir une telle destination scientifique, il ne me reste plus actuellement, pour compléter et confirmer cette longue et difficile démonstration, qu'à établir sommairement, en principe, que l'ensemble du développement matériel doit suivre inévitablement une marche, non-seulement analogue, mais même parfaitement correspondante, à celle que nous venons de prouver d'après le seul développement intellectuel, auquel le système entier de la progression sociale devait être, par sa nature, profondément subordonné, comme je l'ai expliqué dans la première partie de ce chapitre. Cette étude supplémentaire étant aujourd'hui beaucoup mieux conçue que la théorie principale, je n'aurai besoin, après une rapide appréciation totale de l'évolution matérielle, que d'insister ici convenablement sur sa co-relation, fort mal entendue jusqu'ici, avec l'évolution intellectuelle, qui se trouvera dès-lors aussi pleinement caractérisée dans l'ordre actif qu'elle l'est déjà dans l'ordre spéculatif, quoique la simplicité bien plus grande de cette opération subsidiaire nous permette heureusement de l'abréger beaucoup, sans nuire aucunement à sa destination scientifique. Il s'agira surtout d'expliquer l'intime connexité qui lie nécessairement les deux termes extrêmes et le terme transitoire du développement temporel des sociétés humaines aux phases correspondantes dont nous venons de démontrer la succession fondamentale pour leur développement spirituel[39]. [Footnote 39: Ces qualifications politiques de _temporel_ et _spirituel_ devant être naturellement d'un fréquent usage, dans les six chapitres suivans, pour l'ensemble de notre analyse historique, je dois ici directement avertir, en général, que je leur conserverai toujours exactement la destination régulière à laquelle la philosophie catholique les a consacrées depuis des siècles. Outre l'indispensable besoin, en philosophie politique, de ces deux termes importans, qui ne peuvent être encore constamment remplacés par des expressions plus rationnelles, il n'est pas inutile d'ailleurs de rattacher, autant que possible, sans aucune vaine affectation, les formules actuelles aux anciennes habitudes, afin de mieux rappeler le sentiment fondamental de la continuité sociale, qu'on est aujourd'hui si vicieusement disposé à dédaigner.] Tous les divers moyens généraux d'exploration rationnelle applicables aux recherches politiques, ont déjà spontanément concouru à constater, d'une manière également décisive, l'inévitable tendance primitive de l'humanité à une vie principalement militaire, et sa destination finale, non moins irrésistible, à une existence essentiellement industrielle. Aussi aucune intelligence un peu avancée ne refuse-t-elle désormais de reconnaître, plus ou moins explicitement, le décroissement continu de l'esprit militaire et l'ascendant graduel de l'esprit industriel, comme une double conséquence nécessaire de notre évolution progressive, qui a été, de nos jours, assez judicieusement appréciée, à cet égard, par la plupart de ceux qui s'occupent convenablement de philosophie politique. En un temps d'ailleurs où se manifeste continuellement, sous des formes de plus en plus variées, et avec une énergie toujours croissante, même au sein des armées, la répugnance caractéristique des sociétés modernes pour la vie guerrière; quand, par exemple, l'insuffisance totale des vocations militaires est partout devenue de plus en plus irrécusable d'après l'obligation de plus en plus indispensable du recrutement forcé, rarement suivi d'une persistance volontaire; l'expérience journalière dispenserait, sans doute, de toute démonstration directe, au sujet d'une notion ainsi graduellement tombée dans le domaine public. Malgré l'immense développement exceptionnel de l'activité militaire, momentanément déterminé, au commencement de ce siècle, par l'inévitable entraînement qui a dû succéder à d'irrésistibles circonstances anomales, notre instinct industriel et pacifique n'a pas tardé à reprendre, d'une manière plus rapide, le cours régulier de son développement prépondérant, de façon à assurer réellement, sous ce rapport, le repos fondamental du monde civilisé, quoique l'harmonie européenne doive fréquemment sembler compromise, en conséquence du défaut provisoire de toute organisation systématique des relations internationales; ce qui, sans pouvoir vraiment produire la guerre, suffit toutefois pour inspirer souvent de dangereuses inquiétudes. Il ne saurait donc être ici nullement question de constater, par une discussion heureusement superflue, ni le premier terme, ni surtout le dernier de la progression sociale, relativement au caractère général de l'existence temporelle, dont l'appréciation directe ressortira d'ailleurs, dans les six chapitres suivans, de l'ensemble de notre analyse historique. Seulement, une telle marche n'ayant jamais été suffisamment rattachée aux lois essentielles de la nature humaine et aux indispensables conditions du développement social, il nous reste à signaler, en principe, sa participation nécessaire à l'évolution fondamentale de l'humanité. L'invincible antipathie de l'homme primitif pour tout travail régulier, ne lui laisse évidemment à exercer d'autre activité soutenue que celle de la vie guerrière, la seule à laquelle il puisse alors être essentiellement propre, et qui constitue d'ailleurs, à l'origine, le moyen le plus simple de se procurer sa subsistance, même indépendamment d'une trop fréquente antropophagie: la marche générale de l'individu est, à cet égard, pleinement conforme à celle de l'espèce. Quelque déplorable que doive sembler d'abord une telle nécessité, son universalité caractéristique et son développement continu, en des temps même assez avancés pour que l'existence matérielle pût reposer sur d'autres bases, doivent faire sentir à tous les vrais philosophes que ce régime militaire, auquel la société a été si long-temps et si complétement assujétie, doit avoir rempli un éminent et indispensable office, du moins provisoire, dans la progression générale de l'humanité. Il est aisé de concevoir, en effet, quelle que soit maintenant la prépondérance sociale de l'esprit industriel, que l'évolution matérielle des sociétés humaines a dû, au contraire, long-temps exiger l'ascendant exclusif de l'esprit militaire, sous le seul empire duquel l'industrie humaine pouvait se développer convenablement. Les motifs généraux de cette indispensable tutelle sont essentiellement analogues à ceux de la semblable fonction provisoire accomplie par l'esprit religieux pour préparer l'essor ultérieur de l'esprit scientifique, d'après les explications précédentes. Car, elle tient surtout à ce que l'esprit industriel, bien loin de pouvoir diriger d'abord la société temporelle, y supposait, au contraire, par sa nature, l'existence préalable d'un développement déjà considérable, qui ne pouvait donc s'être opéré que sous l'influence nécessaire de l'esprit militaire, sans l'heureuse spontanéité duquel les diverses familles seraient demeurées essentiellement isolées, de manière à empêcher toute importante division de l'ensemble du travail humain, et par suite tout progrès régulier et continu de notre industrie. Les propriétés sociales, et surtout politiques, de l'activité militaire, quoique ne devant exercer qu'une prépondérance provisoire dans l'évolution fondamentale de l'humanité, sont, à l'origine, parfaitement nettes et décisives, en un mot, pleinement conformes à la haute fonction civilisatrice qu'elles doivent alors remplir. Plusieurs philosophes ont déjà suffisamment reconnu, à ce sujet, l'aptitude spontanée d'un tel mode d'existence à développer des habitudes de régularité et de discipline, qui n'auraient pu d'abord être autrement produites, et sans lesquelles aucun vrai régime politique ne pouvait, évidemment, s'organiser. Nul autre but suffisamment énergique n'aurait pu, en effet, établir une association durable et un peu étendue entre les familles humaines que l'impérieux besoin de se réunir, d'après une inévitable subordination quelconque, pour une expédition guerrière, ou même pour la simple défense commune. Jamais l'objet de l'association ne peut être plus sensible ni plus urgent, jamais les conditions élémentaires du concours ne sauraient devenir plus irrésistibles. Tout cet ensemble d'attributs se trouve admirablement adapté à la nature et aux besoins des sociétés primitives, qui ne pouvaient, sans doute, apprendre réellement l'ordre à aucune autre école qu'à celle de la guerre, comme on peut, même aujourd'hui, s'en former une faible idée à l'égard des individus exceptionnels que la discipline industrielle ne peut suffisamment assouplir, et qui, sous ce rapport, nous représentent, autant que possible, l'ancien type humain. Ainsi, malgré de vaines rêveries poétiques sur l'institution primordiale des pouvoirs politiques, on ne saurait douter que les premiers gouvernemens n'aient dû être, de toute nécessité, essentiellement militaires, quand on se borne à n'y envisager que les simples considérations temporelles, de même que l'autorité spirituelle ne pouvait y être d'abord que purement théologique. Cet ascendant naturel de l'esprit guerrier n'a pas été seulement indispensable à la consolidation originaire des sociétés politiques; il a surtout présidé à leur agrandissement continu, qui ne pouvait s'opérer autrement sans une excessive lenteur, comme nous le montrera clairement l'ensemble de l'analyse historique: et cependant, une telle extension était préalablement indispensable, à un certain degré, au développement final de l'industrie humaine. La marche temporelle de l'humanité présente donc, par sa nature, à sa première période, un cercle vicieux parfaitement analogue à celui que nous avons reconnu dans la marche spirituelle, et dont la seule issue possible résulte, en l'un et l'autre cas, de l'heureux essor spontané d'une tendance préliminaire. À la vérité, ce régime militaire a dû avoir partout, pour base politique indispensable, l'esclavage individuel des producteurs, afin de permettre aux guerriers le libre et plein développement de leur activité caractéristique. Sans cette condition nécessaire, la grande opération sociale qui devait être accomplie, en temps convenable, par la progression continue d'un système militaire fortement conçu et sagement poursuivi, eût été, dans l'antiquité, radicalement manquée, ainsi que je l'expliquerai bientôt. Quoique toute discussion à ce sujet fût ici prématurée, j'y dois cependant indiquer, d'une autre part, cette institution fondamentale de l'esclavage ancien comme destinée à organiser une indispensable préparation graduelle à la plénitude ultérieure de la vie industrielle, ainsi irrésistiblement et exclusivement imposée, malgré notre native aversion du travail, à la majeure partie de l'humanité, dont une laborieuse persévérance devenait dès lors la première condition finale. En se reportant, autant que notre pensée peut le faire, à une telle situation primitive, on ne saurait méconnaître la nécessité correspondante de cette énergique stimulation, en ayant convenablement égard à l'ensemble des conditions réelles du développement humain. La juste horreur que nous inspire aujourd'hui cette institution si long-temps universelle tient surtout à ce que nous devons être spontanément disposés à l'apprécier d'après l'esclavage moderne, celui de nos colonies, qui constitue, par sa nature, une véritable monstruosité politique, l'esclavage organisé, au sein même de l'industrie, de l'ouvrier au capitaliste, d'une manière également dégradante pour tous deux; tandis que l'esclavage ancien, assujétissant le producteur au militaire, tendait à développer pareillement leurs activités opposées, de manière à déterminer finalement leur concours spontané à une même progression sociale, comme je l'établirai spécialement dans la cinquante-troisième leçon. Quelque irrécusable que doive ainsi devenir l'universelle nécessité politique, pour l'évolution primitive de l'humanité, d'un exercice long-temps prépondérant de l'activité militaire, aussi indispensable qu'inévitable, les principes même que je viens d'indiquer nous expliqueront plus tard, avec non moins d'évidence, la nature essentiellement provisoire d'une telle destination sociale, dont l'importance a dû constamment décroître, à mesure que la vie industrielle a pu poursuivre son développement graduel. Tandis que l'activité industrielle présente spontanément cette admirable propriété de pouvoir être simultanément stimulée chez tous les individus et chez tous les peuples, sans que l'essor des uns soit inconciliable avec celui des autres, il est clair, au contraire, que la plénitude de la vie militaire dans une partie notable de l'humanité suppose et détermine finalement, en tout le reste, une inévitable compression, qui constitue même le principal office social d'un tel régime, en considérant l'ensemble du monde civilisé. Aussi, pendant que l'époque industrielle ne comporte d'autre terme général que celui, encore indéterminé, assigné à l'existence progressive de notre espèce par le système des lois naturelles, l'époque militaire a dû être, de toute nécessité, essentiellement limitée aux temps d'un suffisant accomplissement graduel des conditions préalables qu'elle était destinée à réaliser. Ce but principal a été atteint lorsque la majeure partie du monde civilisé s'est trouvée enfin réunie sous une même domination, comme l'ont opéré, dans notre série européenne, les conquêtes progressives de Rome. Dès lors, l'activité militaire a dû, évidemment, manquer à la fois d'objet et d'aliment: aussi sa prépondérance est-elle, depuis ce terme inévitable, devenue constamment décroissante, de manière à ne plus dissimuler l'ascension graduelle de l'esprit industriel, dont l'avénement progressif était ainsi désormais convenablement préparé, comme je l'expliquerai bientôt, d'une manière directe, dans la partie historique de ce volume. Mais, malgré cet enchaînement nécessaire, l'état industriel diffère si radicalement de l'état militaire, que le passage général de l'un à l'autre régime social ne comportait certainement pas davantage un accomplissement immédiat que la succession correspondante, dans l'ordre spirituel, entre l'esprit théologique et l'esprit positif. De là résulte enfin, avec une pleine évidence, l'indispensable intervention générale d'une situation intermédiaire, parfaitement semblable à l'état métaphysique de l'évolution intellectuelle, où l'humanité a pu se dégager de plus en plus de la vie militaire et préparer toujours davantage la prépondérance finale de la vie industrielle. Le caractère, nécessairement équivoque et flottant, d'une telle phase sociale, où les diverses classes de légistes devaient surtout occuper, en apparence, la scène politique, a dû d'abord essentiellement consister, comme je l'expliquerai au cinquante-cinquième chapitre, dans la substitution habituelle de l'organisation militaire défensive à la première organisation offensive, et ensuite même dans l'involontaire subordination générale, de plus en plus prononcée, de l'esprit guerrier à l'instinct producteur. Cette phase transitoire n'étant pas encore totalement accomplie, sa nature propre, quoique éminemment vague, peut aujourd'hui être appréciée par intuition directe. Telle est donc, en principe, la triple évolution temporelle que devra successivement nous manifester, dans l'ensemble du passé, le développement fondamental de l'humanité. Quelque sommaire que dût être ici cette indication générale, il est, sans doute, impossible à tout esprit philosophique de n'être point d'abord vivement frappé de l'analogie essentielle que présente spontanément cette irrécusable progression avec notre loi primordiale sur la succession nécessaire des trois états principaux de l'esprit humain. Mais, outre cette évidente similitude, il importe surtout à la grande démonstration sociologique dont nous ébauchons ainsi le complément politique, de reconnaître directement la connexité fondamentale des deux évolutions, en caractérisant suffisamment l'affinité naturelle qui a dû toujours régner, d'abord entre l'esprit théologique et l'esprit militaire, ensuite entre l'esprit scientifique et l'esprit industriel, et, par conséquent aussi, entre les deux fonctions transitoires des métaphysiciens et des légistes. Un tel éclaircissement complémentaire doit porter notre démonstration à son dernier degré de précision et de consistance, de manière à la rendre pleinement susceptible de servir immédiatement de base rationnelle à l'ensemble ultérieur de notre analyse historique. Comme l'expérience universelle témoigne, sans doute, assez hautement de l'évidente réalité de cette remarquable concordance, il suffit essentiellement à notre but d'en exposer ici sommairement le principe nécessaire. La rivalité plus ou moins prononcée qui a si souvent troublé l'harmonie générale entre le pouvoir théologique et le pouvoir militaire, a quelquefois dissimulé, aux yeux des philosophes, leur affinité fondamentale. Mais, en principe, il ne saurait, évidemment, exister de rivalité véritable que parmi les divers élémens d'un même système politique, par suite de cette émulation spontanée qui, en tout concours humain, doit ordinairement prendre d'autant plus d'extension et d'intensité que le but devient plus important et plus indirect, et que, par suite, les moyens sont plus distincts et plus indépendans, sans jamais empêcher cependant une inévitable participation, volontaire ou instinctive, à la destination commune. Quand deux pouvoirs, toujours également énergiques, naissent, grandissent, et déclinent simultanément, malgré la différence de leurs natures, on peut être assuré qu'ils appartiennent nécessairement à un régime unique, quelles que puissent être leurs contestations habituelles: la lutte continue ne prouverait, par elle-même, une incompatibilité radicale, que si elle avait lieu, au contraire, entre deux élémens appelés à des fonctions analogues, et qu'elle fît constamment coïncider l'accroissement graduel de l'un avec la décadence continue de l'autre. Dans le cas actuel, il est surtout évident que, en un système politique quelconque, il doit y avoir sans cesse une profonde rivalité entre la puissance spéculative et la puissance active, qui, par la faiblesse de notre nature, doivent être si fréquemment disposées à méconnaître leur coordination nécessaire, et à dédaigner les limites générales de leurs attributions réciproques. Quelle que soit même, parmi les élémens du régime moderne, l'irrécusable affinité sociale entre la science et l'industrie, il faut pareillement s'attendre, de leur part, à d'inévitables conflits ultérieurs, à mesure que leur commun ascendant politique deviendra plus prononcé: ils sont déjà clairement annoncés, soit par l'intime antipathie, à la fois intellectuelle et morale, qu'inspire à l'une la subalternité naturelle des travaux de l'autre, combinée cependant avec une inévitable supériorité de richesse, soit aussi par la répugnance instinctive de celle-ci pour l'abstraction caractéristique des recherches de la première, et pour le juste orgueil qui l'anime. Ces objections préliminaires étant ainsi écartées, rien n'empêche plus d'apercevoir d'abord, d'une manière directe, le lien fondamental qui unit spontanément, avec tant d'énergie, la puissance théologique et la puissance militaire, et qui, à une époque quelconque, a toujours été vivement senti et dignement respecté par tous les hommes d'une haute portée qui ont réellement participé à l'une ou à l'autre, malgré l'entraînement des rivalités politiques. On conçoit, en effet, qu'aucun régime militaire ne saurait s'établir et surtout durer qu'en reposant préalablement sur une suffisante consécration théologique, sans laquelle l'intime subordination qu'il exige ne pourrait être ni assez complète ni assez prolongée. Chaque époque impose, à cet égard, par des voies spéciales, des exigences équivalentes: à l'origine, où la restriction et la proximité du but ne prescrivent point une soumission d'esprit aussi absolue, le peu d'énergie ordinaire de liens sociaux encore imparfaits ne permet point d'assurer un concours permanent, autrement que par l'autorité religieuse dont les chefs de guerre se trouvent alors naturellement investis; en des temps plus avancés, le but devient tellement vaste et lointain et la participation tellement indirecte, que, malgré les habitudes de discipline déjà profondément contractées, la coopération continue resterait insuffisante et précaire si elle n'était garantie par de convenables convictions théologiques, déterminant spontanément, envers les supérieurs militaires, une confiance aveugle et involontaire, d'ailleurs trop souvent confondue avec une abjecte servilité, qui n'a jamais pu être qu'exceptionnelle. Sans cette intime co-relation à l'esprit théologique, il est évident que l'esprit militaire n'aurait jamais pu remplir la haute destination sociale qui lui était réservée pour l'ensemble de l'évolution humaine; aussi son principal ascendant n'a-t-il pu être pleinement réalisé que dans l'antiquité, où les deux pouvoirs se trouvaient nécessairement concentrés, en général, chez les mêmes chefs. Il importe d'ailleurs de noter qu'une autorité spirituelle quelconque n'aurait pu suffisamment convenir à la fondation et à la consolidation du gouvernement militaire, qui exigeait spécialement, par sa nature, l'indispensable concours de la philosophie théologique, et non d'aucune autre. Quels que soient, par exemple, les incontestables et éminens services que, dans les temps modernes, la philosophie naturelle a rendus à l'art de la guerre, l'esprit scientifique, par les habitudes de discussion rationnelle qu'il tend nécessairement à propager, n'en est pas moins naturellement incompatible avec l'esprit militaire: on sait assez, en effet, que cet assujétissement graduel d'un tel art aux prescriptions de la science réelle a toujours été amèrement déploré, par les guerriers les mieux caractérisés, comme constituant une décadence croissante du vrai régime militaire, à l'origine successive de chaque modification principale. L'affinité spéciale des pouvoirs temporels militaires pour les pouvoirs spirituels théologiques est donc ici, en principe, suffisamment expliquée. On peut d'abord croire qu'une telle coordination, est au fond, moins indispensable, en sens inverse, à l'ascendant politique de l'esprit théologique, puisqu'il a existé des sociétés purement théocratiques, tandis qu'on n'en connaît aucune exclusivement militaire, quoique les sociétés anciennes aient dû presque toujours manifester à la fois l'une et l'autre nature, à des degrés plus ou moins également prononcés. Mais un examen plus approfondi fera constamment apercevoir l'efficacité nécessaire du régime militaire pour consolider et surtout pour étendre l'autorité théologique, ainsi développée par une continuelle application politique, comme l'instinct sacerdotal l'a toujours radicalement senti. Nous allons d'ailleurs reconnaître que l'esprit religieux n'est pas, à sa manière, moins antipathique que l'esprit militaire lui-même à l'essor prépondérant de l'esprit industriel. Ainsi, outre la mutuelle affinité radicale des deux élémens essentiels du système politique primitif, on voit que des répugnances et des sympathies communes, aussi bien que de semblables intérêts généraux, se réunissent nécessairement pour établir toujours une indispensable combinaison, non moins intime que spontanée, entre deux pouvoirs qui partout devaient concourir, dans l'ensemble de l'évolution humaine, à une même destination fondamentale, inévitable quoique provisoire. Il serait inutile d'insister ici davantage sur le principe sociologique de cette solidarité nécessaire de deux puissances politiques que l'analyse historique nous représentera bientôt, avec tant d'évidence, constamment appelées à se consolider et à se corriger réciproquement. Le dualisme fondamental de la politique moderne est, par sa nature, encore plus irrécusable que celui qui vient d'être caractérisé. Nous sommes aujourd'hui très convenablement placés pour le mieux apprécier, précisément parce que les deux élémens n'en sont pas encore investis de leur ascendant politique définitif, quoique déjà leur développement social soit suffisamment prononcé. Quand la puissance scientifique et la puissance industrielle auront pu acquérir ultérieurement tout l'essor politique qui leur est réservé, et que, par suite, leur rivalité radicale se sera pareillement prononcée, la philosophie éprouvera peut-être plus d'obstacles à leur faire reconnaître une similitude d'origine et de destination, une conformité de principes et d'intérêts, qui ne sauraient être gravement contestées tant qu'une lutte commune contre l'ancien système politique doit spontanément contenir d'inévitables divergences. Sans nous arrêter ici spécialement au principe fondamental, déjà implicitement établi par l'ensemble de ce Traité, et qui subordonne profondément l'une à l'autre, d'une manière aussi directe qu'évidente, la connaissance réelle des lois de la nature et l'action de l'homme sur le monde extérieur, il convient surtout, pour mieux préparer notre analyse historique, de signaler maintenant l'éminent concours nécessaire de chacune de ces deux puissances sociales au triomphe politique de l'autre, en secondant radicalement ses efforts propres contre son principal antagoniste. J'ai déjà indiqué ci-dessus, à une autre intention, la secrète incompatibilité entre l'esprit scientifique et l'esprit militaire. On ne saurait contester davantage l'antipathie naturelle de l'esprit industriel, développé à un degré suffisant, contre l'ascendant général de l'esprit théologique. Du point de vue pleinement religieux, dont nos plus zélés conservateurs sont habituellement fort éloignés aujourd'hui, la modification volontaire des phénomènes, d'après les règles d'une sagesse purement humaine, ne doit pas sembler, au fond, moins impie que leur immédiate prévision rationnelle; car, l'une et l'autre supposent pareillement des lois invariables, finalement inconciliables avec des volontés quelconques, comme je l'ai expliqué, à tant d'égards importans, dans les diverses parties de ce Traité. Suivant la logique, barbare mais rigoureuse, des peuples arriérés, toute intervention active de l'homme pour améliorer à son profit l'économie générale de la nature, doit certainement constituer une sorte d'injurieux attentat au gouvernement providentiel. Il n'est pas douteux, en effet, qu'une prépondérance trop absolue de l'esprit religieux tend nécessairement, en elle-même, à engourdir l'essor industriel de l'humanité, par le sentiment exagéré d'un stupide optimisme, comme on peut le vérifier en tant d'occasions décisives. Si cette désastreuse conséquence n'a pas été plus souvent et surtout plus complétement réalisée, cela tient uniquement à la sagesse sacerdotale, qui a su manier, avec une convenable habileté, un pouvoir aussi dangereux, de manière à développer son heureuse influence civilisatrice, en neutralisant, autant que possible, par une indispensable continuité de prudens efforts, son action spontanément délétère, ainsi que je l'expliquerai historiquement dans les trois chapitres suivans. On ne saurait donc méconnaître, en général, la haute influence politique par laquelle l'essor graduel de l'industrie humaine doit naturellement seconder l'ascendant progressif de l'esprit scientifique dans son inévitable antagonisme envers l'esprit religieux, sans compter l'importante stimulation journalière par laquelle l'industrie et la science s'alimentent mutuellement, quand elles sont l'une et l'autre convenablement préparées. Le passé politique de ces deux élémens fondamentaux du système moderne ayant dû jusqu'ici principalement consister dans leur commune substitution graduelle à la puissance sociale des élémens correspondans du système ancien, il faut bien que notre attention soit surtout fixée sur l'assistance nécessaire qu'ils se sont réciproquement fournie pour une telle opération préliminaire. Mais ce concours critique peut aisément faire entrevoir quelle force et quelle efficacité devront spontanément acquérir ces liens généraux, quand ce grand dualisme politique aura pu enfin recevoir le caractère directement organique qui lui manque essentiellement jusqu'ici, afin de diriger convenablement la réorganisation finale des sociétés modernes, comme je l'expliquerai spécialement dans la cinquante-septième leçon, en résultat de notre analyse historique. Ayant ainsi suffisamment caractérisé, pour notre objet actuel, la double affinité politique qui unit profondément l'un à l'autre les deux élémens principaux de chacun des deux états extrêmes propres à l'évolution fondamentale de l'humanité, il serait inutile d'accomplir expressément la même opération philosophique envers l'état intermédiaire. La solidarité spontanée des deux puissances convergentes, spirituelle et temporelle, qui constituent le régime transitoire, est d'ailleurs une suite nécessaire de celle dont nous venons d'apprécier sommairement le principe à l'égard du régime initial et du régime définitif. Sa réalité est, du reste, aujourd'hui tellement irrécusable, qu'elle ne saurait exiger ici aucune indication directe: ce n'est pas en voyant à l'oeuvre les métaphysiciens et les légistes qu'on pourrait jamais méconnaître, malgré d'inévitables rivalités, leur affinité fondamentale, qui ne saurait permettre d'éteindre réellement la prépondérance politique des uns sans dissiper à la fois l'ascendant philosophique des autres. Nous pouvons donc regarder maintenant comme essentiellement terminée l'indispensable explication complémentaire qu'exigeait d'abord, par sa nature, notre loi fondamentale de l'évolution humaine, avant de pouvoir être convenablement appliquée, d'une manière directe, à l'étude générale de ce grand phénomène, qui sera toujours dominée, dans les leçons suivantes, par la considération préalable de ce triple dualisme successif, base nécessaire, à mes yeux, de la saine philosophique historique. Il ne sera pas inutile, en terminant, de signaler la conformité implicite d'une telle loi de succession, à la fois intellectuelle et matérielle, ainsi que sociale et politique, avec la coordination spontanée que l'instinct ordinaire de la raison publique a toujours communément établie dans l'ensemble du passé social, en y distinguant le monde ancien et le monde moderne, séparés et réunis par le moyen-âge. Sans engager aucune vaine discussion d'époques sur un rapprochement qui, en lui-même, ne saurait être précis, on ne peut certainement méconnaître une véritable analogie entre cet aperçu vulgaire et la loi sociologique que je me suis efforcé de démontrer ici, et qui, sous ce rapport, peut être regardée comme surtout destinée à rendre rationnelle et féconde, par une exacte conception scientifique, une vague notion empirique, demeurée jusqu'à présent essentiellement stérile. Bien loin de craindre qu'une telle coïncidence, d'ailleurs évidemment spontanée, puisse aucunement diminuer le mérite philosophique de mes travaux spéculatifs, je dois, au contraire, m'en prévaloir directement, à titre de haute confirmation générale du système total de mes recherches, en vertu de cet aphorisme capital de philosophie positive, si souvent reproduit dans les diverses parties de ce Traité, qui impose, en principe, à toutes les saines théories scientifiques, l'indispensable obligation d'un point de départ suffisamment conforme aux indications spontanées de la raison publique, dont la science réelle ne saurait constituer à tous égards, qu'un simple prolongement spécial. La suite des considérations de dynamique sociale indiquées dans ce long et important chapitre, ayant désormais assez établi la loi fondamentale de l'évolution humaine, et, par conséquent, les bases essentielles de la vraie philosophie historique, dont la quarante-huitième leçon avait déjà convenablement caractérisé l'esprit et la méthode, nous devons maintenant appliquer directement cette grande conception sociologique à l'appréciation effective de l'ensemble du passé humain. Tel sera le principal objet successif des six chapitres suivans, conformément au tableau synoptique annexé, en 1850, au premier volume de ce Traité. FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE DU TOME QUATRIÈME. End of the Project Gutenberg EBook of Cours de philosophie positive. (4/6), by Auguste Comte *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS DE PHILOSOPHIE *** ***** This file should be named 31947-8.txt or 31947-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/3/1/9/4/31947/ Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email [email protected]. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director [email protected] Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.