Cours de philosophie positive. (1/6)

By Auguste Comte

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Title: Cours de philosophie positive. (1/6)

Author: Auguste Comte

Release Date: April 4, 2010 [EBook #31881]
[Last updated: August 11, 2013]

Language: French


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COURS
DE
PHILOSOPHIE POSITIVE.

ÉVERAT, IMPRIMEUR, RUE DU CADRAN, Nº 16.




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ces formules tant bien que mal, cependant comme le format .txt ne se
prête pas très bien à cet exercice. Ces corrections pourront s'avérer
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précise le lecteur aura grand avantage à consulter la version HTML de
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COURS
DE
PHILOSOPHIE POSITIVE,

Par M. Auguste Comte,

ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE.


TOME PREMIER,

CONTENANT
LES PRÉLIMINAIRES GÉNÉRAUX ET LA PHILOSOPHIE
MATHÉMATIQUE.


PARIS.
ROUEN FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS,
RUE DE L'ÉCOLE DE MÉDECINE, Nº 13.
BRUXELLES,
AU DÉPÔT DE LA LIBRAIRIE MÉDICALE FRANÇAISE.

1830.



À MES ILLUSTRES AMIS

        M. le Baron Fourier, Secrétaire
        perpétuel de l'Académie Royale des
        Sciences,

        M. le Professeur G. M. D. de
        Blainville, Membre de l'Académie
        Royale des Sciences,


En témoignage de ma respectueuse affection,


Auguste Comte,

Ancien élève de l'École Polytechnique.




AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR.


Ce cours, résultat général de tous mes travaux depuis ma sortie de
l'École Polytechnique en 1816, fut ouvert pour la première fois en avril
1826. Après un petit nombre de séances, une maladie grave m'empêcha, à
cette époque, de poursuivre une entreprise encouragée, dès sa naissance,
par les suffrages de plusieurs savans du premier ordre, parmi lesquels
je pouvais citer dès-lors MM. Alexandre de Humboldt, de Blainville et
Poinsot, membres de l'Académie des Sciences, qui voulurent bien suivre
avec un intérêt soutenu l'exposition de mes idées. J'ai refait ce cours
en entier l'hiver dernier, à partir du 4 janvier 1829, devant un
auditoire dont avaient bien voulu faire partie M. Fourier, secrétaire
perpétuel de l'Académie des Sciences, MM. de Blainville, Poinsot,
Navier, membres de la même académie, MM. les professeurs Broussais,
Esquirol, Binet, etc., auxquels je dois ici témoigner publiquement ma
reconnaissance pour la manière dont ils ont accueilli cette nouvelle
tentative philosophique.

Après m'être assuré par de tels suffrages que ce cours pouvait utilement
recevoir une plus grande publicité, j'ai cru devoir, à cette intention,
l'exposer cet hiver à l'Athénée Royal de Paris, où il vient d'être
ouvert le 9 décembre. Le plan est demeuré complétement le même.
Seulement les convenances de cet établissement m'obligent à restreindre
un peu les développemens de mon cours. Ils se retrouvent tout entiers
dans la publication que je fais aujourd'hui de mes leçons, telles
qu'elles ont eu lieu l'année dernière.

Pour compléter cette notice historique, il est convenable de faire
observer, relativement à quelques-unes des idées fondamentales exposées
dans ce cours, que je les avais présentées antérieurement dans la
première partie d'un ouvrage intitulé _Système de politique positive_,
imprimée à cent exemplaires en mai 1822, et réimprimée ensuite en avril
1824, à un nombre d'exemplaires plus considérable. Cette première partie
n'a point encore été formellement publiée, mais seulement communiquée,
par la voie de l'impression, à un grand nombre de savans et de
philosophes européens. Elle ne sera mise définitivement en circulation
qu'avec la seconde partie que j'espère pouvoir faire paraître à la fin
de l'année 1830.

J'ai cru nécessaire de constater ici la publicité effective de ce
premier travail, parce que quelques idées offrant une certaine analogie
avec une partie des miennes, se trouvent exposées, sans aucune mention
de mes recherches, dans divers ouvrages publiés postérieurement, surtout
en ce qui concerne la rénovation des théories sociales. Quoique des
esprits différens aient pu, sans aucune communication, comme le montre
souvent l'histoire de l'esprit humain, arriver séparément à des
conceptions analogues en s'occupant d'une même classe de travaux, je
devais néanmoins insister sur l'antériorité réelle d'un ouvrage peu
connu du public, afin qu'on ne suppose pas que j'ai puisé le germe de
certaines idées dans des écrits qui sont, au contraire, plus récens.

Plusieurs personnes m'ayant déjà demandé quelques éclaircissemens
relativement au titre de ce cours, je crois utile d'indiquer ici, à ce
sujet, une explication sommaire.

L'expression _philosophie positive_ étant constamment employée, dans
toute l'étendue de ce cours, suivant une acception rigoureusement
invariable, il m'a paru superflu de la définir autrement que par l'usage
uniforme que j'en ai toujours fait. La première leçon, en particulier,
peut être regardée tout entière comme le développement de la définition
exacte de ce que j'appelle la _philosophie positive_. Je regrette
néanmoins d'avoir été obligé d'adopter, à défaut de tout autre, un terme
comme celui de _philosophie_, qui a été si abusivement employé dans une
multitude d'acceptions diverses. Mais l'adjectif _positive_ par lequel
j'en modifie le sens me paraît suffire pour faire disparaître, même au
premier abord, toute équivoque essentielle, chez ceux, du moins, qui en
connaissent bien la valeur. Je me bornerai donc, dans cet avertissement,
à déclarer que j'emploie le mot _philosophie_ dans l'acception que lui
donnaient les anciens, et particulièrement Aristote, comme désignant le
système général des conceptions humaines; et, en ajoutant le mot
_positive_, j'annonce que je considère cette manière spéciale de
philosopher qui consiste à envisager les théories, dans quelque ordre
d'idées que ce soit, comme ayant pour objet la coordination des faits
observés, ce qui constitue le troisième et dernier état de la
philosophie générale, primitivement théologique et ensuite métaphysique,
ainsi que je l'explique dès la première leçon.

Il y a, sans doute, beaucoup d'analogie entre ma _philosophie positive_
et ce que les savans anglais entendent, depuis Newton surtout, par
_philosophie naturelle_. Mais je n'ai pas dû choisir cette dernière
dénomination, non plus que celle de _philosophie des sciences_ qui
serait peut-être encore plus précise, parce que l'une et l'autre ne
s'entendent pas encore de tous les ordres de phénomènes, tandis que la
_philosophie positive_, dans laquelle je comprends l'étude des
phénomènes sociaux aussi bien que de tous les autres, désigne une
manière uniforme de raisonner applicable à tous les sujets sur lesquels
l'esprit humain peut s'exercer. En outre, l'expression _philosophie
naturelle_ est usitée, en Angleterre, pour désigner l'ensemble des
diverses sciences d'observation, considérées jusque dans leurs
spécialités les plus détaillées; au lieu que par _philosophie positive_,
comparé à _sciences positives_, j'entends seulement l'étude propre des
généralités des différentes sciences, conçues comme soumises à une
méthode unique, et comme formant les différentes parties d'un plan
général de recherches. Le terme que j'ai été conduit à construire est
donc, à la fois, plus étendu et plus restreint que les dénominations,
d'ailleurs analogues, quant au caractère fondamental des idées, qu'on
pourrait, de prime-abord, regarder comme équivalentes.


Paris, le 18 décembre 1829.




COURS
DE
PHILOSOPHIE POSITIVE.




PREMIÈRE LEÇON.

SOMMAIRE. Exposition du but de ce cours, ou considérations générales sur
la nature et l'importance de la philosophie positive.


L'objet de cette première leçon est d'exposer nettement le but du cours,
c'est-à-dire de déterminer exactement l'esprit dans lequel seront
considérées les diverses branches fondamentales de la philosophie
naturelle, indiquées par le programme sommaire que je vous ai présenté.

Sans doute, la nature de ce cours ne saurait être complétement
appréciée, de manière à pouvoir s'en former une opinion définitive, que
lorsque les diverses parties en auront été successivement développées.
Tel est l'inconvénient ordinaire des définitions relatives à des
systèmes d'idées très-étendus, quand elles en précèdent l'exposition.
Mais les généralités peuvent être conçues sous deux aspects, ou comme
aperçu d'une doctrine à établir, ou comme résumé d'une doctrine établie.
Si c'est seulement sous ce dernier point de vue qu'elles acquièrent
toute leur valeur, elles n'en ont pas moins déjà, sous le premier, une
extrême importance, en caractérisant dès l'origine le sujet à
considérer. La circonscription générale du champ de nos recherches,
tracée avec toute la sévérité possible, est, pour notre esprit, un
préliminaire particulièrement indispensable dans une étude aussi vaste
et jusqu'ici aussi peu déterminée que celle dont nous allons nous
occuper. C'est afin d'obéir à cette nécessité logique que je crois
devoir vous indiquer, dès ce moment, la série des considérations
fondamentales qui ont donné naissance à ce nouveau cours, et qui seront
d'ailleurs spécialement développées, dans la suite, avec toute
l'extension que réclame la haute importance de chacune d'elles.

Pour expliquer convenablement la véritable nature et le caractère propre
de la philosophie positive, il est indispensable de jeter d'abord un
coup-d'oeil général sur la marche progressive de l'esprit humain,
envisagée dans son ensemble: car une conception quelconque ne peut être
bien connue que par son histoire.

En étudiant ainsi le développement total de l'intelligence humaine dans
ses diverses sphères d'activité, depuis son premier essor le plus simple
jusqu'à nos jours, je crois avoir découvert une grande loi fondamentale,
à laquelle il est assujéti par une nécessité invariable, et qui me
semble pouvoir être solidement établie, soit sur les preuves
rationnelles fournies par la connaissance de notre organisation, soit
sur les vérifications historiques résultant d'un examen attentif du
passé. Cette loi consiste en ce que chacune de nos conceptions
principales, chaque branche de nos connaissances, passe successivement
par trois états théoriques différens: l'état théologique, ou fictif;
l'état métaphysique, ou abstrait; l'état scientifique, ou positif. En
d'autres termes, l'esprit humain, par sa nature, emploie successivement
dans chacune de ses recherches trois méthodes de philosopher, dont le
caractère est essentiellement différent et même radicalement opposé:
d'abord la méthode théologique, ensuite la méthode métaphysique, et
enfin la méthode positive. De là, trois sortes de philosophies, ou de
systèmes généraux de conceptions sur l'ensemble des phénomènes, qui
s'excluent mutuellement: la première est le point de départ nécessaire
de l'intelligence humaine; la troisième, son état fixe et définitif: la
seconde est uniquement destinée à servir de transition.

Dans l'état théologique, l'esprit humain dirigeant essentiellement ses
recherches vers la nature intime des êtres, les causes premières et
finales de tous les effets qui le frappent, en un mot, vers les
connaissances absolues, se représente les phénomènes comme produits par
l'action directe et continue d'agens surnaturels plus ou moins nombreux,
dont l'intervention arbitraire explique toutes les anomalies apparentes
de l'univers.

Dans l'état métaphysique, qui n'est au fond qu'une simple modification
générale du premier, les agens surnaturels sont remplacés par des forces
abstraites, véritables entités (abstractions personnifiées) inhérentes
aux divers êtres du monde, et conçues comme capables d'engendrer par
elles-mêmes tous les phénomènes observés, dont l'explication consiste
alors à assigner pour chacun l'entité correspondante.

Enfin, dans l'état positif, l'esprit humain reconnaissant
l'impossibilité d'obtenir des notions absolues, renonce à chercher
l'origine et la destination de l'univers, et à connaître les causes
intimes des phénomènes, pour s'attacher uniquement à découvrir, par
l'usage bien combiné du raisonnement et de l'observation, leurs lois
effectives, c'est-à-dire leurs relations invariables de succession et de
similitude. L'explication des faits, réduite alors à ses termes réels,
n'est plus désormais que la liaison établie entre les divers phénomènes
particuliers et quelques faits généraux, dont les progrès de la science
tendent de plus en plus à diminuer le nombre.

Le système théologique est parvenu à la plus haute perfection dont il
soit susceptible, quand il a substitué l'action providentielle d'un être
unique au jeu varié des nombreuses divinités indépendantes qui avaient
été imaginées primitivement. De même, le dernier terme du système
métaphysique consiste à concevoir, au lieu des différentes entités
particulières, une seule grande entité générale, la _nature_, envisagée
comme la source unique de tous les phénomènes. Pareillement, la
perfection du système positif, vers laquelle il tend sans cesse,
quoiqu'il soit très-probable qu'il ne doive jamais l'atteindre, serait
de pouvoir se représenter tous les divers phénomènes observables comme
des cas particuliers d'un seul fait général, tel que celui de la
gravitation, par exemple.

Ce n'est pas ici le lieu de démontrer spécialement cette loi
fondamentale du développement de l'esprit humain, et d'en déduire les
conséquences les plus importantes. Nous en traiterons directement, avec
toute l'extension convenable, dans la partie de ce cours relative à
l'étude des phénomènes sociaux[1]. Je ne la considère maintenant que
pour déterminer avec précision le véritable caractère de la philosophie
positive, par opposition aux deux autres philosophies qui ont
successivement dominé, jusqu'à ces derniers siècles, tout notre système
intellectuel. Quant à présent, afin de ne pas laisser entièrement sans
démonstration une loi de cette importance, dont les applications se
présenteront fréquemment dans toute l'étendue de ce cours, je dois me
borner à une indication rapide des motifs généraux les plus sensibles
qui peuvent en constater l'exactitude.

      [Note 1: Les personnes qui désireraient immédiatement à
      ce sujet des éclaircissemens plus étendus, pourront
      consulter utilement trois articles de _Considérations
      philosophiques sur les sciences et les savans_ que j'ai
      publiés, en novembre 1825, dans un recueil intitulé _le
      Producteur_ (nos 7, 8 et 10), et surtout la première partie
      de mon _Système de politique positive_, adressée, en avril
      1824, à l'Académie des Sciences, et où j'ai consigné, pour
      la première fois, la découverte de cette loi.]

En premier lieu, il suffit, ce me semble, d'énoncer une telle loi, pour
que la justesse en soit immédiatement vérifiée par tous ceux qui ont
quelque connaissance approfondie de l'histoire générale des sciences. Il
n'en est pas une seule, en effet, parvenue aujourd'hui à l'état
positif, que chacun ne puisse aisément se représenter, dans le passé,
essentiellement composée d'abstractions métaphysiques, et, en remontant
encore davantage, tout-à-fait dominée par les conceptions théologiques.
Nous aurons même malheureusement plus d'une occasion formelle de
reconnaître, dans les diverses parties de ce cours, que les sciences les
plus perfectionnées conservent encore aujourd'hui quelques traces
très-sensibles de ces deux états primitifs.

Cette révolution générale de l'esprit humain peut d'ailleurs être
aisément constatée aujourd'hui, d'une manière très-sensible, quoique
indirecte, en considérant le développement de l'intelligence
individuelle. Le point de départ étant nécessairement le même dans
l'éducation de l'individu que dans celle de l'espèce, les diverses
phases principales de la première doivent représenter les époques
fondamentales de la seconde. Or, chacun de nous, en contemplant sa
propre histoire, ne se souvient-il pas qu'il a été successivement, quant
à ses notions les plus importantes, _théologien_ dans son enfance,
_métaphysicien_ dans sa jeunesse, et _physicien_ dans sa virilité? Cette
vérification est facile aujourd'hui pour tous les hommes au niveau de
leur siècle.

Mais, outre l'observation directe, générale ou individuelle, qui prouve
l'exactitude de cette loi, je dois surtout, dans cette indication
sommaire, mentionner les considérations théoriques qui en font sentir la
nécessité.

La plus importante de ces considérations, puisée dans la nature même du
sujet, consiste dans le besoin, à toute époque, d'une théorie quelconque
pour lier les faits, combiné avec l'impossibilité évidente, pour
l'esprit humain à son origine, de se former des théories d'après les
observations.

Tous les bons esprits répètent, depuis Bacon, qu'il n'y a de
connaissances réelles que celles qui reposent sur des faits observés.
Cette maxime fondamentale est évidemment incontestable, si on
l'applique, comme il convient, à l'état viril de notre intelligence.
Mais en se reportant à la formation de nos connaissances, il n'en est
pas moins certain que l'esprit humain, dans son état primitif, ne
pouvait ni ne devait penser ainsi. Car, si d'un côté, toute théorie
positive doit nécessairement être fondée sur les observations, il est
également sensible, d'un autre côté, que, pour se livrer à
l'observation, notre esprit a besoin d'une théorie quelconque. Si en
contemplant les phénomènes, nous ne les rattachions point immédiatement
à quelques principes, non-seulement il nous serait impossible de
combiner ces observations isolées, et par conséquent, d'en tirer aucun
fruit, mais nous serions même entièrement incapables de les retenir; et,
le plus souvent, les faits resteraient inaperçus sous nos yeux.

Ainsi, pressé entre la nécessité d'observer pour se former des théories
réelles, et la nécessité non moins impérieuse de se créer des théories
quelconques pour se livrer à des observations suivies, l'esprit humain,
à sa naissance, se trouverait enfermé dans un cercle vicieux dont il
n'aurait jamais eu aucun moyen de sortir, s'il ne se fût heureusement
ouvert une issue naturelle par le développement spontané des conceptions
théologiques, qui ont présenté un point de ralliement à ses efforts, et
fourni un aliment à son activité. Tel est, indépendamment des hautes
considérations sociales qui s'y rattachent et que je ne dois pas même
indiquer en ce moment, le motif fondamental qui démontre la nécessité
logique du caractère purement théologique de la philosophie primitive.

Cette nécessité devient encore plus sensible en ayant égard à la
parfaite convenance de la philosophie théologique avec la nature propre
des recherches sur lesquelles l'esprit humain dans son enfance concentre
si éminemment toute son activité. Il est bien remarquable, en effet, que
les questions les plus radicalement inaccessibles à nos moyens, la
nature intime des êtres, l'origine et la fin de tous les phénomènes,
soient précisément celles que notre intelligence se propose par-dessus
tout dans cet état primitif, tous les problèmes vraiment solubles étant
presque envisagés comme indignes de méditations sérieuses. On en conçoit
aisément la raison; car c'est l'expérience seule qui a pu nous fournir
la mesure de nos forces; et, si l'homme n'avait d'abord commencé par en
avoir une opinion exagérée, elles n'eussent jamais pu acquérir tout le
développement dont elles sont susceptibles. Ainsi l'exige notre
organisation. Mais, quoi qu'il en soit, représentons-nous, autant que
possible, cette disposition si universelle et si prononcée, et
demandons-nous quel accueil aurait reçu à une telle époque, en la
supposant formée, la philosophie positive, dont la plus haute ambition
est de découvrir les lois des phénomènes, et dont le premier caractère
propre est précisément de regarder comme nécessairement interdits à la
raison humaine tous ces sublimes mystères, que la philosophie
théologique explique, au contraire, avec une si admirable facilité
jusque dans leurs moindres détails.

Il en est de même en considérant sous le point de vue pratique la nature
des recherches qui occupent primitivement l'esprit humain. Sous ce
rapport, elles offrent à l'homme l'attrait si énergique d'un empire
illimité à exercer sur le monde extérieur, envisagé comme entièrement
destiné à notre usage, et comme présentant dans tous ses phénomènes des
relations intimes et continues avec notre existence. Or, ces espérances
chimériques, ces idées exagérées de l'importance de l'homme dans
l'univers, que fait naître la philosophie théologique, et que détruit
sans retour la première influence de la philosophie positive, sont, à
l'origine, un stimulant indispensable, sans lequel on ne pourrait
certainement concevoir que l'esprit humain se fût déterminé
primitivement à de pénibles travaux.

Nous sommes aujourd'hui tellement éloignés de ces dispositions
premières, du moins quant à la plupart des phénomènes, que nous avons
peine à nous représenter exactement la puissance et la nécessité de
considérations semblables. La raison humaine est maintenant assez mûre
pour que nous entreprenions de laborieuses recherches scientifiques,
sans avoir en vue aucun but étranger capable d'agir fortement sur
l'imagination, comme celui que se proposaient les astrologues ou les
alchimistes. Notre activité intellectuelle est suffisamment excitée par
le pur espoir de découvrir les lois des phénomènes, par le simple désir
de confirmer ou d'infirmer une théorie. Mais il ne pouvait en être
ainsi dans l'enfance de l'esprit humain. Sans les attrayantes chimères
de l'astrologie, sans les énergiques déceptions de l'alchimie, par
exemple, où aurions-nous puisé la constance et l'ardeur nécessaires pour
recueillir les longues suites d'observations et d'expériences qui ont,
plus tard, servi de fondement aux premières théories positives de l'une
et l'autre classe de phénomènes?

Cette condition de notre développement intellectuel a été vivement
sentie depuis long-temps par Képler, pour l'astronomie, et justement
appréciée de nos jours par Berthollet, pour la chimie.

On voit donc, par cet ensemble de considérations, que, si la philosophie
positive est le véritable état définitif de l'intelligence humaine,
celui vers lequel elle a toujours tendu de plus en plus, elle n'en a pas
moins dû nécessairement employer d'abord, et pendant une longue suite de
siècles, soit comme méthode, soit comme doctrine provisoires, la
philosophie théologique; philosophie dont le caractère est d'être
spontanée, et, par cela même, la seule possible à l'origine, la seule
aussi qui pût offrir à notre esprit naissant un intérêt suffisant. Il
est maintenant très-facile de sentir que, pour passer de cette
philosophie provisoire à la philosophie définitive, l'esprit humain a
dû naturellement adopter, comme philosophie transitoire, les méthodes et
les doctrines métaphysiques. Cette dernière considération est
indispensable pour compléter l'aperçu général de la grande loi que j'ai
indiquée.

On conçoit sans peine, en effet, que notre entendement, contraint à ne
marcher que par degrés presque insensibles, ne pouvait passer
brusquement, et sans intermédiaires, de la philosophie théologique à la
philosophie positive. La théologie et la physique sont si profondément
incompatibles, leurs conceptions ont un caractère si radicalement
opposé, qu'avant de renoncer aux unes pour employer exclusivement les
autres, l'intelligence humaine a dû se servir de conceptions
intermédiaires, d'un caractère bâtard, propres, par cela même, à opérer
graduellement la transition. Telle est la destination naturelle des
conceptions métaphysiques: elles n'ont pas d'autre utilité réelle. En
substituant, dans l'étude des phénomènes, à l'action surnaturelle
directrice une entité correspondante et inséparable, quoique celle-ci ne
fût d'abord conçue que comme une émanation de la première, l'homme s'est
habitué peu à peu à ne considérer que les faits eux-mêmes, les notions
de ces agens métaphysiques ayant été graduellement subtilisées au point
de n'être plus, aux yeux de tout esprit droit, que les noms abstraits
des phénomènes. Il est impossible d'imaginer par quel autre procédé
notre entendement aurait pu passer des considérations franchement
surnaturelles aux considérations purement naturelles, du régime
théologique au régime positif.

Après avoir ainsi établi, autant que je puis le faire sans entrer dans
une discussion spéciale qui serait déplacée en ce moment, la loi
générale du développement de l'esprit humain, tel que je le conçois, il
nous sera maintenant aisé de déterminer avec précision la nature propre
de la philosophie positive; ce qui est l'objet essentiel de ce discours.

Nous voyons, par ce qui précède, que le caractère fondamental de la
philosophie positive est de regarder tous les phénomènes comme assujétis
à des _lois_ naturelles invariables, dont la découverte précise et la
réduction au moindre nombre possible sont le but de tous nos efforts, en
considérant comme absolument inaccessible et vide de sens pour nous la
recherche de ce qu'on appelle les _causes_, soit premières, soit
finales. Il est inutile d'insister beaucoup sur un principe devenu
maintenant aussi familier à tous ceux qui ont fait une étude un peu
approfondie des sciences d'observation. Chacun sait, en effet, que,
dans nos explications positives, même les plus parfaites, nous n'avons
nullement la prétention d'exposer les _causes_ génératrices des
phénomènes, puisque nous ne ferions jamais alors que reculer la
difficulté, mais seulement d'analyser avec exactitude les circonstances
de leur production, et de les rattacher les unes aux autres par des
relations normales de succession et de similitude.

Ainsi, pour en citer l'exemple le plus admirable, nous disons que les
phénomènes généraux de l'univers sont _expliqués_, autant qu'ils
puissent l'être, par la loi de la gravitation newtonienne, parce que,
d'un côté, cette belle théorie nous montre toute l'immense variété des
faits astronomiques, comme n'étant qu'un seul et même fait envisagé sous
divers points de vue; la tendance constante de toutes les molécules les
unes vers les autres en raison directe de leurs masses, et en raison
inverse des carrés de leurs distances; tandis que, d'un autre côté, ce
fait général nous est présenté comme une simple extension d'un phénomène
qui nous est éminemment familier, et que, par cela seul, nous regardons
comme parfaitement connu, la pesanteur des corps à la surface de la
terre. Quant à déterminer ce que sont en elles-mêmes cette attraction et
cette pesanteur, quelles en sont les causes, ce sont des questions que
nous regardons tous comme insolubles, qui ne sont plus du domaine de la
philosophie positive, et que nous abandonnons avec raison à
l'imagination des théologiens, ou aux subtilités des métaphysiciens. La
preuve manifeste de l'impossibilité d'obtenir de telles solutions, c'est
que, toutes les fois qu'on a cherché à dire à ce sujet quelque chose de
vraiment rationnel, les plus grands esprits n'ont pu que définir ces
deux principes l'un par l'autre, en disant, pour l'attraction, qu'elle
n'est autre chose qu'une pesanteur universelle, et ensuite, pour la
pesanteur, qu'elle consiste simplement dans l'attraction terrestre. De
telles explications, qui font sourire quand on prétend à connaître la
nature intime des choses et le mode de génération des phénomènes, sont
cependant tout ce que nous pouvons obtenir de plus satisfaisant, en nous
montrant comme identiques deux ordres de phénomènes, qui ont été si
long-temps regardés comme n'ayant aucun rapport entre eux. Aucun esprit
juste ne cherche aujourd'hui à aller plus loin.

Il serait aisé de multiplier ces exemples, qui se présenteront en foule
dans toute la durée de ce cours, puisque tel est maintenant l'esprit qui
dirige exclusivement les grandes combinaisons intellectuelles. Pour en
citer en ce moment un seul parmi les travaux contemporains, je choisirai
la belle série de recherches de M. Fourier sur la théorie de la
chaleur. Elle nous offre la vérification très-sensible des remarques
générales précédentes. En effet, dans ce travail, dont le caractère
philosophique est si éminemment positif, les lois les plus importantes
et les plus précises des phénomènes thermologiques se trouvent
dévoilées, sans que l'auteur se soit enquis une seule fois de la nature
intime de la chaleur, sans qu'il ait mentionné, autrement que pour en
indiquer le vide, la controverse si agitée entre les partisans de la
matière calorifique et ceux qui font consister la chaleur dans les
vibrations d'un éther universel. Et néanmoins les plus hautes questions,
dont plusieurs n'avaient même jamais été posées, sont traitées dans cet
ouvrage, preuve palpable que l'esprit humain, sans se jeter dans des
problèmes inabordables, et en se restreignant dans les recherches d'un
ordre entièrement positif, peut y trouver un aliment inépuisable à son
activité la plus profonde.

Après avoir caractérisé, aussi exactement qu'il m'est permis de le faire
dans cet aperçu général, l'esprit de la philosophie positive, que ce
cours tout entier est destiné à développer, je dois maintenant examiner
à quelle époque de sa formation elle est parvenue aujourd'hui, et ce qui
reste à faire pour achever de la constituer.

À cet effet, il faut d'abord considérer que les différentes branches de
nos connaissances n'ont pas dû parcourir d'une vitesse égale les trois
grandes phases de leur développement indiquées ci-dessus, ni, par
conséquent, arriver simultanément à l'état positif. Il existe, sous ce
rapport, un ordre invariable et nécessaire, que nos divers genres de
conceptions ont suivi et dû suivre dans leur progression, et dont la
considération exacte est le complément indispensable de la loi
fondamentale énoncée précédemment. Cet ordre sera le sujet spécial de la
prochaine leçon. Qu'il nous suffise, quant à présent, de savoir qu'il
est conforme à la nature diverse des phénomènes, et qu'il est déterminé
par leur degré de généralité, de simplicité et d'indépendance
réciproque, trois considérations qui, bien que distinctes, concourent au
même but. Ainsi, les phénomènes astronomiques d'abord, comme étant les
plus généraux, les plus simples, et les plus indépendans de tous les
autres, et successivement, par les mêmes raisons, les phénomènes de la
physique terrestre proprement dite, ceux de la chimie, et enfin les
phénomènes physiologiques, ont été ramenés à des théories positives.

Il est impossible d'assigner l'origine précise de cette révolution; car
on en peut dire avec exactitude, comme de tous les autres grands
événemens humains, qu'elle s'est accomplie constamment et de plus en
plus, particulièrement depuis les travaux d'Aristote et de l'école
d'Alexandrie, et ensuite depuis l'introduction des sciences naturelles
dans l'Europe occidentale par les Arabes. Cependant, vu qu'il convient
de fixer une époque pour empêcher la divagation des idées, j'indiquerai
celle du grand mouvement imprimé à l'esprit humain, il y a deux siècles,
par l'action combinée des préceptes de Bacon, des conceptions de
Descartes, et des découvertes de Galilée, comme le moment où l'esprit de
la philosophie positive a commencé à se prononcer dans le monde, en
opposition évidente avec l'esprit théologique et métaphysique. C'est
alors, en effet, que les conceptions positives se sont dégagées
nettement de l'alliage superstitieux et scolastique qui déguisait plus
ou moins le véritable caractère de tous les travaux antérieurs.

Depuis cette mémorable époque, le mouvement d'ascension de la
philosophie positive, et le mouvement de décadence de la philosophie
théologique et métaphysique, ont été extrêmement marqués. Ils se sont
enfin tellement prononcés, qu'il est devenu impossible aujourd'hui, à
tous les observateurs ayant conscience de leur siècle, de méconnaître la
destination finale de l'intelligence humaine pour les études positives,
ainsi que son éloignement désormais irrévocable pour ces vaines
doctrines et pour ces méthodes provisoires qui ne pouvaient convenir
qu'à son premier essor. Ainsi, cette révolution fondamentale
s'accomplira nécessairement dans toute son étendue. Si donc il lui reste
encore quelque grande conquête à faire, quelque branche principale du
domaine intellectuel à envahir, on peut être certain que la
transformation s'y opérera, comme elle s'est effectuée dans toutes les
autres. Car, il serait évidemment contradictoire de supposer que
l'esprit humain, si disposé à l'unité de méthode, conservât
indéfiniment, pour une seule classe de phénomènes, sa manière primitive
de philosopher, lorsqu'une fois il est arrivé à adopter pour tout le
reste une nouvelle marche philosophique, d'un caractère absolument
opposé.

Tout se réduit donc à une simple question de fait: la philosophie
positive, qui, dans les deux derniers siècles, a pris graduellement une
si grande extension, embrasse-t-elle aujourd'hui tous les ordres de
phénomènes? Il est évident que cela n'est point, et que, par conséquent,
il reste encore une grande opération scientifique à exécuter pour donner
à la philosophie positive ce caractère d'universalité, indispensable à
sa constitution définitive.

En effet, dans les quatre catégories principales de phénomènes naturels
énumérées tout à l'heure, les phénomènes astronomiques, physiques,
chimiques et physiologiques, on remarque une lacune essentielle relative
aux phénomènes sociaux, qui, bien que compris implicitement parmi les
phénomènes physiologiques, méritent, soit par leur importance, soit par
les difficultés propres à leur étude, de former une catégorie distincte.
Ce dernier ordre de conceptions, qui se rapporte aux phénomènes les plus
particuliers, les plus compliqués, et les plus dépendans de tous les
autres, a dû nécessairement, par cela seul, se perfectionner plus
lentement que tous les précédens, même sans avoir égard aux obstacles
plus spéciaux que nous considérerons plus tard. Quoi qu'il en soit, il
est évident qu'il n'est point encore entré dans le domaine de la
philosophie positive. Les méthodes théologiques et métaphysiques qui,
relativement à tous les autres genres de phénomènes, ne sont plus
maintenant employées par personne, soit comme moyen d'investigation,
soit même seulement comme moyen d'argumentation, sont encore, au
contraire, exclusivement usitées, sous l'un et l'autre rapport, pour
tout ce qui concerne les phénomènes sociaux, quoique leur insuffisance à
cet égard soit déjà pleinement sentie par tous les bons esprits, lassés
de ces vaines contestations interminables entre le droit divin et la
souveraineté du peuple.

Voilà donc la grande, mais évidemment la seule lacune qu'il s'agit de
combler pour achever de constituer la philosophie positive. Maintenant
que l'esprit humain a fondé la physique céleste, la physique terrestre,
soit mécanique, soit chimique; la physique organique, soit végétale,
soit animale, il lui reste à terminer le système des sciences
d'observation en fondant la _physique sociale_. Tel est aujourd'hui,
sous plusieurs rapports capitaux, le plus grand et le plus pressant
besoin de notre intelligence: tel est, j'ose le dire, le premier but de
ce cours, son but spécial.

Les conceptions que je tenterai de présenter relativement à l'étude des
phénomènes sociaux, et dont j'espère que ce discours laisse déjà
entrevoir le germe, ne sauraient avoir pour objet de donner
immédiatement à la physique sociale le même degré de perfection qu'aux
branches antérieures de la philosophie naturelle, ce qui serait
évidemment chimérique, puisque celles-ci offrent déjà entre elles à cet
égard une extrême inégalité, d'ailleurs inévitable. Mais elles seront
destinées à imprimer à cette dernière classe de nos connaissances, ce
caractère positif déjà pris par toutes les autres. Si cette condition
est une fois réellement remplie, le système philosophique des modernes
sera enfin fondé dans son ensemble; car aucun phénomène observable ne
saurait évidemment manquer de rentrer dans quelqu'une des cinq grandes
catégories dès lors établies des phénomènes astronomiques, physiques,
chimiques, physiologiques et sociaux. Toutes nos conceptions
fondamentales étant devenues homogènes, la philosophie sera
définitivement constituée à l'état positif; sans jamais pouvoir changer
de caractère, il ne lui restera qu'à se développer indéfiniment par les
acquisitions toujours croissantes qui résulteront inévitablement de
nouvelles observations ou de méditations plus profondes. Ayant acquis
par là le caractère d'universalité qui lui manque encore, la philosophie
positive deviendra capable de se substituer entièrement, avec toute sa
supériorité naturelle, à la philosophie théologique et à la philosophie
métaphysique, dont cette universalité est aujourd'hui la seule propriété
réelle, et qui, privées d'un tel motif de préférence, n'auront plus pour
nos successeurs qu'une existence historique.

Le but spécial de ce cours étant ainsi exposé, il est aisé de comprendre
son second but, son but général, ce qui en fait un cours de philosophie
positive, et non pas seulement un cours de physique sociale.

En effet, la fondation de la physique sociale complétant enfin le
système des sciences naturelles, il devient possible et même nécessaire
de résumer les diverses connaissances acquises, parvenues alors à un
état fixe et homogène, pour les coordonner en les présentant comme
autant de branches d'un tronc unique, au lieu de continuer à les
concevoir seulement comme autant de corps isolés. C'est à cette fin
qu'avant de procéder à l'étude des phénomènes sociaux je considérerai
successivement, dans l'ordre encyclopédique annoncé plus haut, les
différentes sciences positives déjà formées.

Il est superflu, je pense, d'avertir qu'il ne saurait être question ici
d'une suite de cours spéciaux sur chacune des branches principales de la
philosophie naturelle. Sans parler de la durée matérielle d'une
entreprise semblable, il est clair qu'une pareille prétention serait
insoutenable de ma part, et je crois pouvoir ajouter de la part de qui
que ce soit, dans l'état actuel de l'éducation humaine. Bien au
contraire, un cours de la nature de celui-ci exige, pour être
convenablement entendu, une série préalable d'études spéciales sur les
diverses sciences qui y seront envisagées. Sans cette condition, il est
bien difficile de sentir et impossible de juger les réflexions
philosophiques dont ces sciences seront les sujets. En un mot, c'est un
_Cours de philosophie positive_, et non de sciences positives, que je
me propose de faire. Il s'agit uniquement ici de considérer chaque
science fondamentale dans ses relations avec le système positif tout
entier, et quant à l'esprit qui la caractérise, c'est-à-dire, sous le
double rapport de ses méthodes essentielles et de ses résultats
principaux. Le plus souvent même je devrai me borner à mentionner ces
derniers d'après les connaissances spéciales pour tâcher d'apprécier
leur importance.

Afin de résumer les idées relativement au double but de ce cours, je
dois faire observer que les deux objets, l'un spécial, l'autre général,
que je me propose, quoique distincts en eux-mêmes, sont nécessairement
inséparables. Car, d'un côté, il serait impossible de concevoir un cours
de philosophie positive sans la fondation de la physique sociale,
puisqu'il manquerait alors d'un élément essentiel, et que, par cela
seul, les conceptions ne sauraient avoir ce caractère de généralité qui
doit en être le principal attribut, et qui distingue notre étude
actuelle de la série des études spéciales. D'un autre côté, comment
procéder avec sûreté à l'étude positive des phénomènes sociaux, si
l'esprit n'est d'abord préparé par la considération approfondie des
méthodes positives déjà jugées pour les phénomènes moins compliqués, et
muni, en outre, de la connaissance des lois principales des phénomènes
antérieurs, qui toutes influent, d'une manière plus ou moins directe,
sur les faits sociaux?

Bien que toutes les sciences fondamentales n'inspirent pas aux esprits
vulgaires un égal intérêt, il n'en est aucune qui doive être négligée
dans une étude comme celle que nous entreprenons. Quant à leur
importance pour le bonheur de l'espèce humaine, toutes sont certainement
équivalentes, lorsqu'on les envisage d'une manière approfondie. Celles,
d'ailleurs, dont les résultats présentent, au premier abord, un moindre
intérêt pratique, se recommandent éminemment, soit par la plus grande
perfection de leurs méthodes, soit comme étant le fondement
indispensable de toutes les autres. C'est une considération sur laquelle
j'aurai spécialement occasion de revenir dans la prochaine leçon.

Pour prévenir, autant que possible, toutes les fausses interprétations
qu'il est légitime de craindre sur la nature d'un cours aussi nouveau
que celui-ci, je dois ajouter sommairement aux explications précédentes
quelques considérations directement relatives à cette universalité de
connaissances spéciales, que des juges irréfléchis pourraient regarder
comme la tendance de ce cours, et qui est envisagée à si juste raison
comme tout-à-fait contraire au véritable esprit de la philosophie
positive. Ces considérations auront, d'ailleurs, l'avantage plus
important de présenter cet esprit sous un nouveau point de vue, propre à
achever d'en éclaircir la notion générale.

Dans l'état primitif de nos connaissances il n'existe aucune division
régulière parmi nos travaux intellectuels; toutes les sciences sont
cultivées simultanément par les mêmes esprits. Ce mode d'organisation
des études humaines, d'abord inévitable et même indispensable, comme
nous aurons lieu de le constater plus tard, change peu à peu, à mesure
que les divers ordres de conceptions se développent. Par une loi dont la
nécessité est évidente, chaque branche du système scientifique se sépare
insensiblement du tronc, lorsqu'elle a pris assez d'accroissement pour
comporter une culture isolée, c'est-à-dire quand elle est parvenue à ce
point de pouvoir occuper à elle seule l'activité permanente de quelques
intelligences. C'est à cette répartition des diverses sortes de
recherches entre différens ordres de savans, que nous devons évidemment
le développement si remarquable qu'a pris enfin de nos jours chaque
classe distincte des connaissances humaines, et qui rend manifeste
l'impossibilité, chez les modernes, de cette universalité de recherches
spéciales, si facile et si commune dans les temps antiques. En un mot,
la division du travail intellectuel, perfectionnée de plus en plus, est
un des attributs caractéristiques les plus importans de la philosophie
positive.

Mais, tout en reconnaissant les prodigieux résultats de cette division,
tout en voyant désormais en elle la véritable base fondamentale de
l'organisation générale du monde savant, il est impossible, d'un autre
côté, de n'être pas frappé des inconvéniens capitaux qu'elle engendre,
dans son état actuel, par l'excessive particularité des idées qui
occupent exclusivement chaque intelligence individuelle. Ce fâcheux
effet est sans doute inévitable jusqu'à un certain point, comme inhérent
au principe même de la division; c'est-à-dire que, par aucune mesure
quelconque, nous ne parviendrons jamais à égaler sous ce rapport les
anciens, chez lesquels une telle supériorité ne tenait surtout qu'au peu
de développement de leurs connaissances. Nous pouvons néanmoins, ce me
semble, par des moyens convenables, éviter les plus pernicieux effets de
la spécialité exagérée, sans nuire à l'influence vivifiante de la
séparation des recherches. Il est urgent de s'en occuper sérieusement;
car ces inconvéniens, qui, par leur nature, tendent à s'accroître sans
cesse, commencent à devenir très-sensibles. De l'aveu de tous, les
divisions, établies pour la plus grande perfection de nos travaux, entre
les diverses branches de la philosophie naturelle, sont finalement
artificielles. N'oublions pas que, nonobstant cet aveu, il est déjà bien
petit dans le monde savant le nombre des intelligences embrassant dans
leurs conceptions l'ensemble même d'une science unique, qui n'est
cependant à son tour qu'une partie d'un grand tout. La plupart se
bornent déjà entièrement à la considération isolée d'une section plus ou
moins étendue d'une science déterminée, sans s'occuper beaucoup de la
relation de ces travaux particuliers avec le système général des
connaissances positives. Hâtons-nous de remédier au mal, avant qu'il
soit devenu plus grave. Craignons que l'esprit humain ne finisse par se
perdre dans les travaux de détail. Ne nous dissimulons pas que c'est là
essentiellement le côté faible par lequel les partisans de la
philosophie théologique et de la philosophie métaphysique peuvent encore
attaquer avec quelque espoir de succès la philosophie positive.

Le véritable moyen d'arrêter l'influence délétère dont l'avenir
intellectuel semble menacé, par suite d'une trop grande spécialisation
des recherches individuelles, ne saurait être, évidemment, de revenir à
cette antique confusion des travaux, qui tendrait à faire rétrograder
l'esprit humain, et qui est, d'ailleurs, aujourd'hui heureusement
devenue impossible. Il consiste, au contraire, dans le perfectionnement
de la division du travail elle-même. Il suffit, en effet, de faire de
l'étude des généralités scientifiques une grande spécialité de plus.
Qu'une classe nouvelle de savans, préparés par une éducation convenable,
sans se livrer à la culture spéciale d'aucune branche particulière de la
philosophie naturelle, s'occupe uniquement, en considérant les diverses
sciences positives dans leur état actuel, à déterminer exactement
l'esprit de chacune d'elles, à découvrir leurs relations et leur
enchaînement, à résumer, s'il est possible, tous leurs principes propres
en un moindre nombre de principes communs, en se conformant sans cesse
aux maximes fondamentales de la méthode positive. Qu'en même temps, les
autres savans, avant de se livrer à leurs spécialités respectives,
soient rendus aptes désormais, par une éducation portant sur l'ensemble
des connaissances positives, à profiter immédiatement des lumières
répandues par ces savans voués à l'étude des généralités, et
réciproquement à rectifier leurs résultats, état de choses dont les
savans actuels se rapprochent visiblement de jour en jour. Ces deux
grandes conditions une fois remplies, et il est évident qu'elles peuvent
l'être, la division du travail dans les sciences sera poussée, sans
aucun danger, aussi loin que le développement des divers ordres de
connaissances l'exigera. Une classe distincte, incessamment contrôlée
par toutes les autres, ayant pour fonction propre et permanente de lier
chaque nouvelle découverte particulière au système général, on n'aura
plus à craindre qu'une trop grande attention donnée aux détails empêche
jamais d'apercevoir l'ensemble. En un mot, l'organisation moderne du
monde savant sera dès lors complétement fondée, et n'aura qu'à se
développer indéfiniment, en conservant toujours le même caractère.

Former ainsi de l'étude des généralités scientifiques une section
distincte du grand travail intellectuel, c'est simplement étendre
l'application du même principe de division qui a successivement séparé
les diverses spécialités; car, tant que les différentes sciences
positives ont été peu développées, leurs relations mutuelles ne
pouvaient avoir assez d'importance pour donner lieu, au moins d'une
manière permanente, à une classe particulière de travaux, et en même
temps la nécessité de cette nouvelle étude était bien moins urgente.
Mais aujourd'hui chacune des sciences a pris séparément assez
d'extension pour que l'examen de leurs rapports mutuels puisse donner
lieu à des travaux suivis, en même temps que ce nouvel ordre d'études
devient indispensable pour prévenir la dispersion des conceptions
humaines.

Telle est la manière dont je conçois la destination de la philosophie
positive dans le système général des sciences positives proprement
dites. Tel est, du moins, le but de ce cours.

Maintenant que j'ai essayé de déterminer, aussi exactement qu'il m'a été
possible de le faire, dans ce premier aperçu, l'esprit général d'un
cours de philosophie positive, je crois devoir, pour imprimer à ce
tableau tout son caractère, signaler rapidement les principaux avantages
généraux que peut avoir un tel travail, si les conditions essentielles
en sont convenablement remplies, relativement aux progrès de l'esprit
humain. Je réduirai ce dernier ordre de considérations à l'indication de
quatre propriétés fondamentales.

Premièrement l'étude de la philosophie positive, en considérant les
résultats de l'activité de nos facultés intellectuelles, nous fournit le
seul vrai moyen rationnel de mettre en évidence les lois logiques de
l'esprit humain, qui ont été recherchées jusqu'ici par des voies si peu
propres à les dévoiler.

Pour expliquer convenablement ma pensée à cet égard, je dois d'abord
rappeler une conception philosophique de la plus haute importance,
exposée par M. de Blainville dans la belle introduction de ses
_Principes généraux d'anatomie comparée_. Elle consiste en ce que tout
être actif, et spécialement tout être vivant, peut être étudié, dans
tous ses phénomènes sous deux rapports fondamentaux, sous le rapport
statique et sous le rapport dynamique, c'est-à-dire comme apte à agir et
comme agissant effectivement. Il est clair, en effet, que toutes les
considérations qu'on pourra présenter rentreront nécessairement dans
l'un ou l'autre mode. Appliquons cette lumineuse maxime fondamentale à
l'étude des fonctions intellectuelles.

Si l'on envisage ces fonctions sous le point de vue statique, leur étude
ne peut consister que dans la détermination des conditions organiques
dont elles dépendent; elle forme ainsi une partie essentielle de
l'anatomie et de la physiologie. En les considérant sous le point de vue
dynamique, tout se réduit à étudier la marche effective de l'esprit
humain en exercice, par l'examen des procédés réellement employés pour
obtenir les diverses connaissances exactes qu'il a déjà acquises, ce qui
constitue essentiellement l'objet général de la philosophie positive,
ainsi que je l'ai définie dans ce discours. En un mot, regardant toutes
les théories scientifiques comme autant de grands faits logiques, c'est
uniquement par l'observation approfondie de ces faits qu'on peut
s'élever à la connaissance des lois logiques.

Telles sont évidemment les deux seules voies générales, complémentaires
l'une de l'autre, par lesquelles on puisse arriver à quelques notions
rationnelles véritables sur les phénomènes intellectuels. On voit que,
sous aucun rapport, il n'y a place pour cette psychologie illusoire,
dernière transformation de la théologie, qu'on tente si vainement de
ranimer aujourd'hui, et qui, sans s'inquiéter ni de l'étude
physiologique de nos organes intellectuels, ni de l'observation des
procédés rationnels qui dirigent effectivement nos diverses recherches
scientifiques, prétend arriver à la découverte des lois fondamentales de
l'esprit humain, en le contemplant en lui-même, c'est-à-dire en faisant
complétement abstraction et des causes et des effets.

La prépondérance de la philosophie positive est successivement devenue
telle depuis Bacon; elle a pris aujourd'hui, indirectement, un si grand
ascendant sur les esprits même qui sont demeurés les plus étrangers à
son immense développement, que les métaphysiciens livrés à l'étude de
notre intelligence n'ont pu espérer de ralentir la décadence de leur
prétendue science qu'en se ravisant pour présenter leurs doctrines comme
étant aussi fondées sur l'observation des faits. À cette fin, ils ont
imaginé, dans ces derniers temps, de distinguer, par une subtilité fort
singulière, deux sortes d'observations d'égale importance, l'une
extérieure, l'autre intérieure, et dont la dernière est uniquement
destinée à l'étude des phénomènes intellectuels. Ce n'est point ici le
lieu d'entrer dans la discussion spéciale de ce sophisme fondamental. Je
dois me borner à indiquer la considération principale qui prouve
clairement que cette prétendue contemplation directe de l'esprit par
lui-même est une pure illusion.

On croyait, il y a encore peu de temps, avoir expliqué la vision, en
disant que l'action lumineuse des corps détermine sur la rétine des
tableaux représentatifs des formes et des couleurs extérieures. À cela
les physiologistes ont objecté avec raison que, si c'était comme
_images_ qu'agissaient les impressions lumineuses, il faudrait un autre
oeil pour les regarder. N'en est-il pas encore plus fortement de même
dans le cas présent?

Il est sensible, en effet, que, par une nécessité invincible, l'esprit
humain peut observer directement tous les phénomènes, excepté les siens
propres. Car, par qui serait faite l'observation? On conçoit,
relativement aux phénomènes moraux, que l'homme puisse s'observer
lui-même sous le rapport des passions qui l'animent, par cette raison
anatomique, que les organes qui en sont le siége sont distincts de ceux
destinés aux fonctions observatrices. Encore même que chacun ait eu
occasion de faire sur lui de telles remarques, elles ne sauraient
évidemment avoir jamais une grande importance scientifique, et le
meilleur moyen de connaître les passions sera-t-il toujours de les
observer en dehors; car tout état de passion très-prononcé, c'est-à-dire
précisément celui qu'il serait le plus essentiel d'examiner, est
nécessairement incompatible avec l'état d'observation. Mais, quant à
observer de la même manière les phénomènes intellectuels pendant qu'ils
s'exécutent, il y a impossibilité manifeste. L'individu pensant ne
saurait se partager en deux, dont l'un raisonnerait, tandis que l'autre
regarderait raisonner. L'organe observé et l'organe observateur étant,
dans ce cas, identiques, comment l'observation pourrait-elle avoir lieu?

Cette prétendue méthode psychologique est donc radicalement nulle dans
son principe. Aussi, considérons à quels procédés profondément
contradictoires elle conduit immédiatement! D'un côté, on vous
recommande de vous isoler, autant que possible, de toute sensation
extérieure, il faut surtout vous interdire tout travail intellectuel;
car, si vous étiez seulement occupés à faire le calcul le plus simple,
que deviendrait l'observation _intérieure_? D'un autre côté, après
avoir, enfin, à force de précautions, atteint cet état parfait de
sommeil intellectuel, vous devrez vous occuper à contempler les
opérations qui s'exécuteront dans votre esprit, lorsqu'il ne s'y
passera plus rien! Nos descendans verront sans doute de telles
prétentions transportées un jour sur la scène.

Les résultats d'une aussi étrange manière de procéder sont parfaitement
conformes au principe. Depuis deux mille ans que les métaphysiciens
cultivent ainsi la psychologie, ils n'ont pu encore convenir d'une seule
proposition intelligible et solidement arrêtée. Ils sont, même
aujourd'hui, partagés en une multitude d'écoles qui disputent sans cesse
sur les premiers élémens de leurs doctrines. L'_observation intérieure_
engendre presque autant d'opinions divergentes qu'il y a d'individus
croyant s'y livrer.

Les véritables savans, les hommes voués aux études positives, en sont
encore à demander vainement à ces psychologues de citer une seule
découverte réelle, grande ou petite, qui soit due à cette méthode si
vantée. Ce n'est pas à dire pour cela que tous leurs travaux aient été
absolument sans aucun résultat relativement aux progrès généraux de nos
connaissances, indépendamment du service éminent qu'ils ont rendu en
soutenant l'activité de notre intelligence, à l'époque où elle ne
pouvait pas avoir d'aliment plus substantiel. Mais on peut affirmer que
tout ce qui, dans leurs écrits, ne consiste pas, suivant la judicieuse
expression d'un illustre philosophe positif (M. Cuvier), en métaphores
prises pour des raisonnemens, et présente quelque notion véritable, au
lieu de provenir de leur prétendue méthode, a été obtenu par des
observations effectives sur la marche de l'esprit humain, auxquelles a
dû donner naissance, de temps à autre, le développement des sciences.
Encore même, ces notions si clair-semées, proclamées avec tant
d'emphase, et qui ne sont dues qu'à l'infidélité des psychologues à leur
prétendue méthode, se trouvent-elles le plus souvent ou fort exagérées,
ou très-incomplètes, et bien inférieures aux remarques déjà faites sans
ostentation par les savans sur les procédés qu'ils emploient. Il serait
aisé d'en citer des exemples frappans, si je ne craignais d'accorder ici
trop d'extension à une telle discussion: voyez, entre autres, ce qui est
arrivé pour la théorie des signes.

Les considérations que je viens d'indiquer, relativement à la science
logique, sont encore plus manifestes, quand on les transporte à l'art
logique.

En effet, lorsqu'il s'agit, non-seulement de savoir ce que c'est que la
méthode positive, mais d'en avoir une connaissance assez nette et assez
profonde pour en pouvoir faire un usage effectif, c'est en action qu'il
faut la considérer; ce sont les diverses grandes applications déjà
vérifiées que l'esprit humain en a faites qu'il convient d'étudier. En
un mot, ce n'est évidemment que par l'examen philosophique des sciences
qu'il est possible d'y parvenir. La méthode n'est pas susceptible d'être
étudiée séparément des recherches où elle est employée; ou, du moins, ce
n'est là qu'une étude morte, incapable de féconder l'esprit qui s'y
livre. Tout ce qu'on en peut dire de réel, quand on l'envisage
abstraitement, se réduit à des généralités tellement vagues, qu'elles ne
sauraient avoir aucune influence sur le régime intellectuel. Lorsqu'on a
bien établi, en thèse logique, que toutes nos connaissances doivent être
fondées sur l'observation, que nous devons procéder tantôt des faits aux
principes, et tantôt des principes aux faits, et quelques autres
aphorismes semblables, on connaît beaucoup moins nettement la méthode
que celui qui a étudié, d'une manière un peu approfondie, une seule
science positive, même sans intention philosophique. C'est pour avoir
méconnu ce fait essentiel, que nos psychologues sont conduits à prendre
leurs rêveries pour de la science, croyant comprendre la méthode
positive pour avoir lu les préceptes de Bacon ou le discours de
Descartes.

J'ignore si, plus tard, il deviendra possible de faire _à priori_ un
véritable cours de méthode tout-à-fait indépendant de l'étude
philosophique des sciences; mais je suis bien convaincu que cela est
inexécutable aujourd'hui, les grands procédés logiques ne pouvant encore
être expliqués avec la précision suffisante séparément de leurs
applications. J'ose ajouter, en outre, que lors même qu'une telle
entreprise pourrait être réalisée dans la suite, ce qui, en effet, se
laisse concevoir, ce ne serait jamais néanmoins que par l'étude des
applications régulières des procédés scientifiques qu'on pourrait
parvenir à se former un bon système d'habitudes intellectuelles; ce qui
est pourtant le but essentiel de l'étude de la méthode. Je n'ai pas
besoin d'insister davantage en ce moment sur un sujet qui reviendra
fréquemment dans toute la durée de ce cours, et à l'égard duquel je
présenterai spécialement de nouvelles considérations dans la prochaine
leçon.

Tel doit être le premier grand résultat direct de la philosophie
positive, la manifestation par expérience des lois que suivent dans leur
accomplissement nos fonctions intellectuelles, et, par suite, la
connaissance précise des règles générales convenables pour procéder
sûrement à la recherche de la vérité.

Une seconde conséquence, non moins importante, et d'un intérêt bien plus
pressant, qu'est nécessairement destiné à produire aujourd'hui
l'établissement de la philosophie positive définie dans ce discours,
c'est de présider à la refonte générale de notre système d'éducation.

En effet, déjà les bons esprits reconnaissent unanimement la nécessité
de remplacer notre éducation européenne, encore essentiellement
théologique, métaphysique et littéraire, par une éducation _positive_,
conforme à l'esprit de notre époque, et adaptée aux besoins de la
civilisation moderne. Les tentatives variées qui se sont multipliées de
plus en plus depuis un siècle, particulièrement dans ces derniers temps,
pour répandre et pour augmenter sans cesse l'instruction positive, et
auxquelles les divers gouvernemens européens se sont toujours associés
avec empressement quand ils n'en ont pas pris l'initiative, témoignent
assez que, de toutes parts, se développe le sentiment spontané de cette
nécessité. Mais, tout en secondant autant que possible ces utiles
entreprises, on ne doit pas se dissimuler que, dans l'état présent de
nos idées, elles ne sont nullement susceptibles d'atteindre leur but
principal, la régénération fondamentale de l'éducation générale. Car, la
spécialité exclusive, l'isolement trop prononcé qui caractérisent encore
notre manière de concevoir et de cultiver les sciences, influent
nécessairement à un haut degré sur la manière de les exposer dans
l'enseignement. Qu'un bon esprit veuille aujourd'hui étudier les
principales branches de la philosophie naturelle, afin de se former un
système général d'idées positives, il sera obligé d'étudier séparément
chacune d'elles d'après le même mode et dans le même détail que s'il
voulait devenir spécialement ou astronome, ou chimiste, etc.; ce qui
rend une telle éducation presque impossible et nécessairement fort
imparfaite, même pour les plus hautes intelligences placées dans les
circonstances les plus favorables. Une telle manière de procéder serait
donc tout-à-fait chimérique, relativement à l'éducation générale. Et
néanmoins celle-ci exige absolument un ensemble de conceptions positives
sur toutes les grandes classes de phénomènes naturels. C'est un tel
ensemble qui doit devenir désormais, sur une échelle plus ou moins
étendue, même dans les masses populaires, la base permanente de toutes
les combinaisons humaines; qui doit, en un mot, constituer l'esprit
général de nos descendans. Pour que la philosophie naturelle puisse
achever la régénération, déjà si préparée, de notre système
intellectuel, il est donc indispensable que les différentes sciences
dont elle se compose, présentées à toutes les intelligences comme les
diverses branches d'un tronc unique, soient réduites d'abord à ce qui
constitue leur esprit, c'est-à-dire, à leurs méthodes principales et à
leurs résultats les plus importans. Ce n'est qu'ainsi que l'enseignement
des sciences peut devenir parmi nous la base d'une nouvelle éducation
générale vraiment rationnelle. Qu'ensuite à cette instruction
fondamentale s'ajoutent les diverses études scientifiques spéciales,
correspondantes aux diverses éducations spéciales qui doivent succéder à
l'éducation générale, cela ne peut évidemment être mis en doute. Mais la
considération essentielle que j'ai voulu indiquer ici consiste en ce que
toutes ces spécialités, même péniblement accumulées, seraient
nécessairement insuffisantes pour renouveler réellement le système de
notre éducation, si elles ne reposaient sur la base préalable de cet
enseignement général, résultat direct de la philosophie positive définie
dans ce discours.

Non-seulement l'étude spéciale des généralités scientifiques est
destinée à réorganiser l'éducation, mais elle doit aussi contribuer aux
progrès particuliers des diverses sciences positives; ce qui constitue
la troisième propriété fondamentale que je me suis proposé de signaler.

En effet, les divisions que nous établissons entre nos sciences, sans
être arbitraires, comme quelques-uns le croient, sont essentiellement
artificielles. En réalité, le sujet de toutes nos recherches est un;
nous ne le partageons que dans la vue de séparer les difficultés pour
les mieux résoudre. Il en résulte plus d'une fois que, contrairement à
nos répartitions classiques, des questions importantes exigeraient une
certaine combinaison de plusieurs points de vue spéciaux, qui ne peut
guère avoir lieu dans la constitution actuelle du monde savant; ce qui
expose à laisser ces problèmes sans solution beaucoup plus long-temps
qu'il ne serait nécessaire. Un tel inconvénient doit se présenter
surtout pour les doctrines les plus essentielles de chaque science
positive en particulier. On en peut citer aisément des exemples
très-marquans, que je signalerai soigneusement, à mesure que le
développement naturel de ce cours nous les présentera.

J'en pourrais citer, dans le passé, un exemple éminemment mémorable, en
considérant l'admirable conception de Descartes relative à la géométrie
analytique. Cette découverte fondamentale, qui a changé la face de la
science mathématique, et dans laquelle on doit voir le véritable germe
de tous les grands progrès ultérieurs, qu'est-elle autre chose que le
résultat d'un rapprochement établi entre deux sciences, conçues
jusqu'alors d'une manière isolée? Mais l'observation sera plus décisive
en la faisant porter sur des questions encore pendantes.

Je me bornerai ici à choisir dans la chimie, la doctrine si importante
des proportions définies. Certainement, la mémorable discussion élevée
de nos jours, relativement au principe fondamental de cette théorie, ne
saurait encore, quelles que soient les apparences, être regardée comme
irrévocablement terminée. Car, ce n'est pas là, ce me semble, une simple
question de chimie. Je crois pouvoir avancer que, pour obtenir à cet
égard une décision vraiment définitive, c'est-à-dire, pour déterminer si
nous devons regarder comme une loi de la nature que les molécules se
combinent nécessairement en nombres fixes, il sera indispensable de
réunir le point de vue chimique avec le point de vue physiologique. Ce
qui l'indique, c'est que, de l'aveu même des illustres chimistes qui ont
le plus puissamment contribué à la formation de cette doctrine, on peut
dire tout au plus qu'elle se vérifie constamment dans la composition des
corps inorganiques; mais elle se trouve au moins aussi constamment en
défaut dans les composés organiques, auxquels il semble jusqu'à présent
tout-à-fait impossible de l'étendre. Or, avant d'ériger cette théorie en
un principe réellement fondamental, ne faudra-t-il pas d'abord s'être
rendu compte de cette immense exception? Ne tiendrait-elle pas à ce même
caractère général, propre à tous les corps organisés, qui fait que,
dans aucun de leurs phénomènes, il n'y a lieu à concevoir des nombres
invariables? Quoi qu'il en soit, un ordre tout nouveau de
considérations, appartenant également à la chimie et à la physiologie,
est évidemment nécessaire pour décider finalement, d'une manière
quelconque, cette grande question de philosophie naturelle.

Je crois convenable d'indiquer encore ici un second exemple de même
nature, mais qui, se rapportant à un sujet de recherches bien plus
particulier, est encore plus concluant pour montrer l'importance
spéciale de la philosophie positive dans la solution des questions qui
exigent la combinaison de plusieurs sciences. Je le prends aussi dans la
chimie. Il s'agit de la question encore indécise, qui consiste à
déterminer si l'azote doit être regardé, dans l'état présent de nos
connaissances, comme un corps simple ou comme un corps composé. Vous
savez par quelles considérations purement chimiques l'illustre Berzélius
est parvenu à balancer l'opinion de presque tous les chimistes actuels,
relativement à la simplicité de ce gaz. Mais ce que je ne dois pas
négliger de faire particulièrement remarquer, c'est l'influence exercée
à ce sujet sur l'esprit de M. Berzélius, comme il en fait lui-même le
précieux aveu, par cette observation physiologique, que les animaux qui
se nourrissent de matières non azotées renferment dans la composition de
leurs tissus tout autant d'azote que les animaux carnivores. Il est
clair, en effet, d'après cela, que pour décider réellement si l'azote
est ou non un corps simple, il faudra nécessairement faire intervenir la
physiologie, et combiner avec les considérations chimiques proprement
dites, une série de recherches neuves sur la relation entre la
composition des corps vivans et leur mode d'alimentation.

Il serait maintenant superflu de multiplier davantage les exemples de
ces problèmes de nature multiple, qui ne sauraient être résolus que par
l'intime combinaison de plusieurs sciences cultivées aujourd'hui d'une
manière tout-à-fait indépendantes. Ceux que je viens de citer suffisent
pour faire sentir, en général, l'importance de la fonction que doit
remplir dans le perfectionnement de chaque science naturelle en
particulier la philosophie positive, immédiatement destinée à organiser
d'une manière permanente de telles combinaisons, qui ne pourraient se
former convenablement sans elle.

Enfin, une quatrième et dernière propriété fondamentale que je dois
faire remarquer dès ce moment dans ce que j'ai appelé la philosophie
positive, et qui doit sans doute lui mériter plus que toute autre
l'attention générale, puisqu'elle est aujourd'hui la plus importante
pour la pratique, c'est qu'elle peut être considérée comme la seule base
solide de la réorganisation sociale qui doit terminer l'état de crise
dans lequel se trouvent depuis si long-temps les nations les plus
civilisées. La dernière partie de ce cours sera spécialement consacrée à
établir cette proposition, en la développant dans toute son étendue.
Mais l'esquisse générale du grand tableau que j'ai entrepris d'indiquer
dans ce discours manquerait d'un de ses élémens les plus
caractéristiques, si je négligeais de signaler ici une considération
aussi essentielle.

Quelques réflexions bien simples suffiront pour justifier ce qu'une
telle qualification paraît d'abord présenter de trop ambitieux.

Ce n'est pas aux lecteurs de cet ouvrage que je croirai jamais devoir
prouver que les idées gouvernent et bouleversent le monde, ou, en
d'autres termes, que tout le mécanisme social repose finalement sur des
opinions. Ils savent surtout que la grande crise politique et morale des
sociétés actuelles tient, en dernière analyse, à l'anarchie
intellectuelle. Notre mal le plus grave consiste, en effet, dans cette
profonde divergence qui existe maintenant entre tous les esprits
relativement à toutes les maximes fondamentales dont la fixité est la
première condition d'un véritable ordre social. Tant que les
intelligences individuelles n'auront pas adhéré par un assentiment
unanime à un certain nombre d'idées générales capables de former une
doctrine sociale commune, on ne peut se dissimuler que l'état des
nations restera, de toute nécessité, essentiellement révolutionnaire,
malgré tous les palliatifs politiques qui pourront être adoptés, et ne
comportera réellement que des institutions provisoires. Il est également
certain que si cette réunion des esprits dans une même communion de
principes peut une fois être obtenue, les institutions convenables en
découleront nécessairement, sans donner lieu à aucune secousse grave, le
plus grand désordre étant déjà dissipé par ce seul fait. C'est donc là
que doit se porter principalement l'attention de tous ceux qui sentent
l'importance d'un état de choses vraiment normal.

Maintenant, du point de vue élevé où nous ont placés graduellement les
diverses considérations indiquées dans ce discours, il est aisé à la
fois et de caractériser nettement dans son intime profondeur l'état
présent des sociétés, et d'en déduire par quelle voie on peut le changer
essentiellement. En me rattachant à la loi fondamentale énoncée au
commencement de ce discours, je crois pouvoir résumer exactement toutes
les observations relatives à la situation actuelle de la société, en
disant simplement que le désordre actuel des intelligences tient, en
dernière analyse, à l'emploi simultané des trois philosophies
radicalement incompatibles: la philosophie théologique, la philosophie
métaphysique et la philosophie positive. Il est clair, en effet, que si
l'une quelconque de ces trois philosophies obtenait en réalité une
prépondérance universelle et complète, il y aurait un ordre social
déterminé, tandis que le mal consiste surtout dans l'absence de toute
véritable organisation. C'est la coexistence de ces trois philosophies
opposées qui empêche absolument de s'entendre sur aucun point essentiel.
Or, si cette manière de voir est exacte, il ne s'agit plus que de savoir
laquelle des trois philosophies peut et doit prévaloir par la nature des
choses; tout homme sensé devra ensuite, quelles qu'aient pu être, avant
l'analyse de la question, ses opinions particulières, s'efforcer de
concourir à son triomphe. La recherche étant une fois réduite à ces
termes simples, elle ne paraît pas devoir rester long-temps incertaine;
car il est évident, par toutes sortes de raisons dont j'ai indiqué dans
ce discours quelques-unes des principales, que la philosophie positive
est seule destinée à prévaloir selon le cours ordinaire des choses.
Seule elle a été, depuis une longue suite de siècles, constamment en
progrès, tandis que ses antagonistes ont été constamment en décadence.
Que ce soit à tort ou à raison, peu importe; le fait général est
incontestable, et il suffit. On peut le déplorer, mais non le détruire,
ni par conséquent le négliger, sous peine de ne se livrer qu'à des
spéculations illusoires. Cette révolution générale de l'esprit humain
est aujourd'hui presque entièrement accomplie: il ne reste plus, comme
je l'ai expliqué, qu'à compléter la philosophie positive en y comprenant
l'étude des phénomènes sociaux, et ensuite à la résumer en un seul corps
de doctrine homogène. Quand ce double travail sera suffisamment avancé,
le triomphe définitif de la philosophie positive aura lieu spontanément,
et rétablira l'ordre dans la société. La préférence si prononcée que
presque tous les esprits, depuis les plus élevés jusqu'aux plus
vulgaires, accordent aujourd'hui aux connaissances positives sur les
conceptions vagues et mystiques, présage assez l'accueil que recevra
cette philosophie, lorsqu'elle aura acquis la seule qualité qui lui
manque encore, un caractère de généralité convenable.

En résumé, la philosophie théologique et la philosophie métaphysique se
disputent aujourd'hui la tâche, trop supérieure aux forces de l'une et
de l'autre, de réorganiser la société: c'est entre elles seules que
subsiste encore la lutte, sous ce rapport. La philosophie positive n'est
intervenue jusqu'ici dans la contestation que pour les critiquer toutes
deux, et elle s'en est assez bien acquittée pour les discréditer
entièrement. Mettons-la enfin en état de prendre un rôle actif, sans
nous inquiéter plus long-temps de débats devenus inutiles. Complétant la
vaste opération intellectuelle commencée par Bacon, par Descartes et par
Galilée, construisons directement le système d'idées générales que cette
philosophie est désormais destinée à faire indéfiniment prévaloir dans
l'espèce humaine, et la crise révolutionnaire qui tourmente les peuples
civilisés sera essentiellement terminée.

Tels sont les quatre points de vue principaux sous lesquels j'ai cru
devoir indiquer dès ce moment l'influence salutaire de la philosophie
positive, pour servir de complément essentiel à la définition générale
que j'ai essayé d'en exposer.

Avant de terminer, je désire appeler un instant l'attention sur une
dernière réflexion qui me semble convenable pour éviter, autant que
possible, qu'on se forme d'avance une opinion erronée de la nature de ce
cours.

En assignant pour but à la philosophie positive de résumer en un seul
corps de doctrine homogène l'ensemble des connaissances acquises,
relativement aux différens ordres de phénomènes naturels, il était loin
de ma pensée de vouloir procéder à l'étude générale de ces phénomènes en
les considérant tous comme des effets divers d'un principe unique, comme
assujétis à une seule et même loi. Quoique je doive traiter
spécialement cette question dans la prochaine leçon, je crois devoir,
dès à présent, en faire la déclaration, afin de prévenir les reproches
très-mal fondés que pourraient m'adresser ceux qui, sur un faux aperçu,
classeraient ce cours parmi ces tentatives d'explication universelle
qu'on voit éclore journellement de la part d'esprits entièrement
étrangers aux méthodes et aux connaissances scientifiques. Il ne s'agit
ici de rien de semblable; et le développement de ce cours en fournira la
preuve manifeste à tous ceux chez lesquels les éclaircissemens contenus
dans ce discours auraient pu laisser quelques doutes à cet égard.

Dans ma profonde conviction personnelle, je considère ces entreprises
d'explication universelle de tous les phénomènes par une loi unique
comme éminemment chimériques, même quand elles sont tentées par les
intelligences les plus compétentes. Je crois que les moyens de l'esprit
humain sont trop faibles, et l'univers trop compliqué pour qu'une telle
perfection scientifique soit jamais à notre portée, et je pense,
d'ailleurs, qu'on se forme généralement une idée très-exagérée des
avantages qui en résulteraient nécessairement, si elle était possible.
Dans tous les cas, il me semble évident que, vu l'état présent de nos
connaissances, nous en sommes encore beaucoup trop loin pour que de
telles tentatives puissent être raisonnables avant un laps de temps
considérable. Car, si on pouvait espérer d'y parvenir, ce ne pourrait
être, suivant moi, qu'en rattachant tous les phénomènes naturels à la
loi positive la plus générale que nous connaissions, la loi de la
gravitation, qui lie déjà tous les phénomènes astronomiques à une partie
de ceux de la physique terrestre. Laplace a exposé effectivement une
conception par laquelle on pourrait ne voir dans les phénomènes
chimiques que de simples effets moléculaires de l'attraction
newtonienne, modifiée par la figure et la position mutuelle des atomes.
Mais, outre l'indétermination dans laquelle resterait probablement
toujours cette conception, par l'absence des données essentielles
relatives à la constitution intime des corps, il est presque certain que
la difficulté de l'appliquer serait telle, qu'on serait obligé de
maintenir, comme artificielle, la division aujourd'hui établie comme
naturelle entre l'astronomie et la chimie. Aussi Laplace n'a-t-il
présenté cette idée que comme un simple jeu philosophique, incapable
d'exercer réellement aucune influence utile sur les progrès de la
science chimique. Il y a plus, d'ailleurs; car, même en supposant
vaincue cette insurmontable difficulté, on n'aurait pas encore atteint à
l'unité scientifique, puisqu'il faudrait ensuite tenter de rattacher à
la même loi l'ensemble des phénomènes physiologiques; ce qui, certes, ne
serait pas la partie la moins difficile de l'entreprise. Et, néanmoins,
l'hypothèse que nous venons de parcourir serait, tout bien considéré, la
plus favorable à cette unité si désirée.

Je n'ai pas besoin de plus grands détails pour achever de convaincre que
le but de ce cours n'est nullement de présenter tous les phénomènes
naturels comme étant au fond identiques, sauf la variété des
circonstances. La philosophie positive serait sans doute plus parfaite
s'il pouvait en être ainsi. Mais cette condition n'est nullement
nécessaire à sa formation systématique, non plus qu'à la réalisation des
grandes et heureuses conséquences que nous l'avons vue destinée à
produire. Il n'y a d'unité indispensable pour cela que l'unité de
méthode, laquelle peut et doit évidemment exister, et se trouve déjà
établie en majeure partie. Quant à la doctrine, il n'est pas nécessaire
qu'elle soit une; il suffit qu'elle soit homogène. C'est donc sous le
double point de vue de l'unité des méthodes et de l'homogénéité des
doctrines que nous considérerons, dans ce cours, les différentes classes
de théories positives. Tout en tendant à diminuer, le plus possible, le
nombre des lois générales nécessaires à l'explication positive des
phénomènes naturels, ce qui est, en effet, le but philosophique de la
science, nous regarderons comme téméraire d'aspirer jamais, même pour
l'avenir le plus éloigné, à les réduire rigoureusement à une seule.

J'ai tenté, dans ce discours, de déterminer, aussi exactement qu'il a
été en mon pouvoir, le but, l'esprit et l'influence de la philosophie
positive. J'ai donc marqué le terme vers lequel ont toujours tendu et
tendront sans cesse tous mes travaux, soit dans ce cours, soit de toute
autre manière. Personne n'est plus profondément convaincu que moi de
l'insuffisance de mes forces intellectuelles, fussent-elles même
très-supérieures à leur valeur réelle, pour répondre à une tâche aussi
vaste et aussi élevée. Mais ce qui ne peut être fait ni par un seul
esprit, ni en une seule vie, un seul peut le proposer nettement. Telle
est toute mon ambition.

Ayant exposé le véritable but de ce cours, c'est-à-dire fixé le point de
vue sous lequel je considérerai les diverses branches principales de la
philosophie naturelle, je compléterai, dans la leçon prochaine, ces
prolégomènes généraux, en passant à l'exposition du plan, c'est-à-dire à
la détermination de l'ordre encyclopédique qu'il convient d'établir
entre les diverses classes des phénomènes naturels, et par conséquent
entre les sciences positives correspondantes.




DEUXIÈME LEÇON.

SOMMAIRE. Exposition du plan de ce cours, ou considérations générales
sur la hiérarchie des sciences positives.


Après avoir caractérisé aussi exactement que possible, dans la leçon
précédente, les considérations à présenter dans ce cours sur toutes les
branches principales de la philosophie naturelle, il faut déterminer
maintenant le plan que nous devons suivre, c'est-à-dire, la
classification rationnelle la plus convenable à établir entre les
différentes sciences positives fondamentales, pour les étudier
successivement sous le point de vue que nous avons fixé. Cette seconde
discussion générale est indispensable pour achever de faire connaître
dès l'origine le véritable esprit de ce cours.

On conçoit aisément d'abord qu'il ne s'agit pas ici de faire la
critique, malheureusement trop facile, des nombreuses classifications
qui ont été proposées successivement depuis deux siècles, pour le
système général des connaissances humaines, envisagé dans toute son
étendue. On est aujourd'hui bien convaincu que toutes les échelles
encyclopédiques construites, comme celles de Bacon et de d'Alembert,
d'après une distinction quelconque des diverses facultés de l'esprit
humain, sont par cela seul radicalement vicieuses, même quand cette
distinction n'est pas, comme il arrive souvent, plus subtile que réelle;
car, dans chacune de ses sphères d'activité, notre entendement emploie
simultanément toutes ses facultés principales. Quant à toutes les autres
classifications proposées, il suffira d'observer que les différentes
discussions élevées à ce sujet ont eu pour résultat définitif de montrer
dans chacune des vices fondamentaux, tellement qu'aucune n'a pu obtenir
un assentiment unanime, et qu'il existe à cet égard presqu'autant
d'opinions que d'individus. Ces diverses tentatives ont même été, en
général, si mal conçues, qu'il en est résulté involontairement dans la
plupart des bons esprits une prévention défavorable contre toute
entreprise de ce genre.

Sans nous arrêter davantage sur un fait si bien constaté, il est plus
essentiel d'en rechercher la cause. Or, on peut aisément s'expliquer la
profonde imperfection de ces tentatives encyclopédiques, si souvent
renouvelées jusqu'ici. Je n'ai pas besoin de faire observer que, depuis
le discrédit général dans lequel sont tombés les travaux de cette nature
par suite du peu de solidité des premiers projets, ces classifications
ne sont conçues le plus souvent que par des esprits presque entièrement
étrangers à la connaissance des objets à classer. Sans avoir égard à
cette considération personnelle, il en est une beaucoup plus importante,
puisée dans la nature même du sujet, et qui montre clairement pourquoi
il n'a pas été possible jusqu'ici de s'élever à une conception
encyclopédique véritablement satisfaisante. Elle consiste dans le défaut
d'homogénéité qui a toujours existé jusqu'à ces derniers temps entre les
différentes parties du système intellectuel, les unes étant
successivement devenues positives, tandis que les autres restaient
théologiques ou métaphysiques. Dans un état de choses aussi incohérent,
il était évidemment impossible d'établir aucune classification
rationnelle. Comment parvenir à disposer, dans un système unique, des
conceptions aussi profondément contradictoires? c'est une difficulté
contre laquelle sont venus échouer nécessairement tous les
classificateurs, sans qu'aucun l'ait aperçue distinctement. Il était
bien sensible néanmoins, pour quiconque eût bien connu la véritable
situation de l'esprit humain, qu'une telle entreprise était prématurée,
et qu'elle ne pourrait être tentée avec succès que lorsque toutes nos
conceptions principales seraient devenues positives.

Cette condition fondamentale pouvant maintenant être regardée comme
remplie, d'après les explications données dans la leçon précédente, il
est dès lors possible de procéder à une disposition vraiment rationnelle
et durable d'un système dont toutes les parties sont enfin devenues
homogènes.

D'un autre côté, la théorie générale des classifications, établie dans
ces derniers temps par les travaux philosophiques des botanistes et des
zoologistes, permet d'espérer un succès réel dans un semblable travail,
en nous offrant un guide certain par le véritable principe fondamental
de l'art de classer, qui n'avait jamais été conçu distinctement
jusqu'alors. Ce principe est une conséquence nécessaire de la seule
application directe de la méthode positive à la question même des
classifications, qui, comme toute autre, doit être traitée par
observation, au lieu d'être résolue par des considérations _à priori_.
Il consiste en ce que la classification doit ressortir de l'étude même
des objets à classer, et être déterminée par les affinités réelles et
l'enchaînement naturel qu'ils présentent, de telle sorte que cette
classification soit elle-même l'expression du fait le plus général,
manifesté par la comparaison approfondie des objets qu'elle embrasse.

Appliquant cette règle fondamentale au cas actuel, c'est donc d'après la
dépendance mutuelle qui a lieu effectivement entre les diverses sciences
positives, que nous devons procéder à leur classification; et cette
dépendance, pour être réelle, ne peut résulter que de celle des
phénomènes correspondans.

Mais avant d'exécuter, dans un tel esprit d'observation, cette
importante opération encyclopédique, il est indispensable, pour ne pas
nous égarer dans un travail trop étendu, de circonscrire avec plus de
précision que nous ne l'avons fait jusqu'ici, le sujet propre de la
classification proposée.

Tous les travaux humains sont, ou de spéculation, ou d'action. Ainsi, la
division la plus générale de nos connaissances réelles consiste à les
distinguer en théoriques et pratiques. Si nous considérons d'abord cette
première division, il est évident que c'est seulement des connaissances
théoriques qu'il doit être question dans un cours de la nature de
celui-ci; car, il ne s'agit point d'observer le système entier des
notions humaines, mais uniquement celui des conceptions fondamentales
sur les divers ordres de phénomènes, qui fournissent une base solide à
toutes nos autres combinaisons quelconques, et qui ne sont, à leur tour,
fondées sur aucun système intellectuel antécédent. Or, dans un tel
travail, c'est la spéculation qu'il faut considérer, et non
l'application, si ce n'est en tant que celle-ci peut éclaircir la
première. C'est là probablement ce qu'entendait Bacon, quoique fort
imparfaitement, par cette _philosophie première_ qu'il indique comme
devant être extraite de l'ensemble des sciences, et qui a été si
diversement et toujours si étrangement conçue par les métaphysiciens qui
ont entrepris de commenter sa pensée.

Sans doute, quand on envisage l'ensemble complet des travaux de tout
genre de l'espèce humaine, on doit concevoir l'étude de la nature comme
destinée à fournir la véritable base rationnelle de l'action de l'homme
sur la nature, puisque la connaissance des lois des phénomènes, dont le
résultat constant est de nous les faire prévoir, peut seule évidemment
nous conduire, dans la vie active, à les modifier à notre avantage les
uns par les autres. Nos moyens naturels et directs pour agir sur les
corps qui nous entourent sont extrêmement faibles, et tout-à-fait
disproportionnés à nos besoins. Toutes les fois que nous parvenons à
exercer une grande action, c'est seulement parce que la connaissance des
lois naturelles nous permet d'introduire parmi les circonstances
déterminées sous l'influence desquelles s'accomplissent les divers
phénomènes, quelques élémens modificateurs, qui, quelque faibles qu'ils
soient en eux-mêmes, suffisent, dans certains cas, pour faire tourner à
notre satisfaction les résultats définitifs de l'ensemble des causes
extérieures. En résumé, _science, d'où prévoyance; prévoyance, d'où
action_: telle est la formule très-simple qui exprime, d'une manière
exacte, la relation générale de la _science_ et de l'_art_, en prenant
ces deux expressions dans leur acception totale.

Mais, malgré l'importance capitale de cette relation, qui ne doit jamais
être méconnue, ce serait se former des sciences une idée bien imparfaite
que de les concevoir seulement comme les bases des arts, et c'est à quoi
malheureusement on n'est que trop enclin de nos jours. Quels que soient
les immenses services rendus à l'_industrie_ par les théories
scientifiques, quoique, suivant l'énergique expression de Bacon, la
puissance soit nécessairement proportionnée à la connaissance, nous ne
devons pas oublier que les sciences ont, avant tout, une destination
plus directe et plus élevée, celle de satisfaire au besoin fondamental
qu'éprouve notre intelligence de connaître les lois des phénomènes. Pour
sentir combien ce besoin est profond et impérieux, il suffit de penser
un instant aux effets physiologiques de l'_étonnement_, et de considérer
que la sensation la plus terrible que nous puissions éprouver est celle
qui se produit toutes les fois qu'un phénomène nous semble s'accomplir
contradictoirement aux lois naturelles qui nous sont familières. Ce
besoin de disposer les faits dans un ordre que nous puissions concevoir
avec facilité (ce qui est l'objet propre de toutes les théories
scientifiques) est tellement inhérent à notre organisation, que, si nous
ne parvenions pas à le satisfaire par des conceptions positives, nous
retournerions inévitablement aux explications théologiques et
métaphysiques auxquelles il a primitivement donné naissance, comme je
l'ai exposé dans la dernière leçon.

J'ai cru devoir signaler expressément dès ce moment une considération
qui se reproduira fréquemment dans toute la suite de ce cours, afin
d'indiquer la nécessité de se prémunir contre la trop grande influence
des habitudes actuelles qui tendent à empêcher qu'on se forme des idées
justes et nobles de l'importance et de la destination des sciences. Si
la puissance prépondérante de notre organisation ne corrigeait, même
involontairement, dans l'esprit des savans, ce qu'il y a sous ce
rapport d'incomplet et d'étroit dans la tendance générale de notre
époque, l'intelligence humaine, réduite à ne s'occuper que de recherches
susceptibles d'une utilité pratique immédiate, se trouverait par cela
seul, comme l'a très-justement remarqué Condorcet, tout-à-fait arrêtée
dans ses progrès, même à l'égard de ces applications auxquelles on
aurait imprudemment sacrifié les travaux purement spéculatifs; car, les
applications les plus importantes dérivent constamment de théories
formées dans une simple intention scientifique, et qui souvent ont été
cultivées pendant plusieurs siècles sans produire aucun résultat
pratique. On en peut citer un exemple bien remarquable dans les belles
spéculations des géomètres grecs sur les sections coniques, qui, après
une longue suite de générations, ont servi, en déterminant la rénovation
de l'astronomie, à conduire finalement l'art de la navigation au degré
de perfectionnement qu'il a atteint dans ces derniers temps, et auquel
il ne serait jamais parvenu sans les travaux si purement théoriques
d'Archimède et d'Apollonius; tellement que Condorcet a pu dire avec
raison à cet égard: le matelot, qu'une exacte observation de la
longitude préserve du naufrage, doit la vie à une théorie conçue, deux
mille ans auparavant, par des hommes de génie qui avaient en vue de
simples spéculations géométriques.

Il est donc évident qu'après avoir conçu, d'une manière générale,
l'étude de la nature comme servant de base rationnelle à l'action sur la
nature, l'esprit humain doit procéder aux recherches théoriques, en
faisant complétement abstraction de toute considération pratique; car,
nos moyens pour découvrir la vérité sont tellement faibles, que si nous
ne les concentrions pas exclusivement vers ce but, et si, en cherchant
la vérité, nous nous imposions en même temps la condition étrangère d'y
trouver une utilité pratique immédiate, il nous serait presque toujours
impossible d'y parvenir.

Quoi qu'il en soit, il est certain que l'ensemble de nos connaissances
sur la nature, et celui des procédés que nous en déduisons pour la
modifier à notre avantage, forment deux systèmes essentiellement
distincts par eux-mêmes, qu'il est convenable de concevoir et de
cultiver séparément. En outre, le premier système étant la base du
second, c'est évidemment celui qu'il convient de considérer d'abord dans
une étude méthodique, même quand on se proposerait d'embrasser la
totalité des connaissances humaines, tant d'application que de
spéculation. Ce système théorique me paraît devoir constituer
exclusivement aujourd'hui le sujet d'un cours vraiment rationnel de
philosophie positive: c'est ainsi du moins que je le conçois. Sans
doute, il serait possible d'imaginer un cours plus étendu, portant à la
fois sur les généralités théoriques et sur les généralités pratiques.
Mais je ne pense pas qu'une telle entreprise, même indépendamment de son
étendue, puisse être convenablement tentée dans l'état présent de
l'esprit humain. Elle me semble, en effet, exiger préalablement un
travail très-important et d'une nature toute particulière, qui n'a pas
encore été fait, celui de former, d'après les théories scientifiques
proprement dites, les conceptions spéciales destinées à servir de bases
directes aux procédés généraux de la pratique.

Au degré de développement déjà atteint par notre intelligence, ce n'est
pas immédiatement que les sciences s'appliquent aux arts, du moins dans
les cas les plus parfaits; il existe entre ces deux ordres d'idées un
ordre moyen, qui, encore mal déterminé dans son caractère philosophique,
est déjà plus sensible quand on considère la classe sociale qui s'en
occupe spécialement. Entre les savans proprement dits et les directeurs
effectifs des travaux productifs il commence à se former de nos jours
une classe intermédiaire, celle des _ingénieurs_, dont la destination
spéciale est d'organiser les relations de la théorie et de la pratique.
Sans avoir aucunement en vue le progrès des connaissances scientifiques,
elle les considère dans leur état présent pour en déduire les
applications industrielles dont elles sont susceptibles. Telle est, du
moins, la tendance naturelle des choses, quoiqu'il y ait encore à cet
égard beaucoup de confusion. Le corps de doctrine propre à cette classe
nouvelle, et qui doit constituer les véritables théories directes des
différens arts, pourrait, sans doute, donner lieu à des considérations
philosophiques d'un grand intérêt et d'une importance réelle. Mais, un
travail qui les embrasserait conjointement avec celles fondées sur les
sciences proprement dites, serait aujourd'hui tout-à-fait prématuré;
car, ces doctrines intermédiaires entre la théorie pure et la pratique
directe ne sont point encore formées: il n'en existe jusqu'ici que
quelques élémens imparfaits relatifs aux sciences et aux arts les plus
avancés, et qui permettent seulement de concevoir la nature et la
possibilité de semblables travaux pour l'ensemble des opérations
humaines. C'est ainsi, pour en citer ici l'exemple le plus important,
qu'on doit envisager la belle conception de Monge, relativement à la
géométrie descriptive, qui n'est réellement autre chose qu'une théorie
générale des arts de construction. J'aurai soin d'indiquer
successivement le petit nombre d'idées analogues déjà formées et de
faire apprécier leur importance, à mesure que le développement naturel
de ce cours nous les présentera. Mais il est clair que des conceptions
jusqu'à présent aussi incomplètes ne doivent point entrer, comme partie
essentielle, dans un cours de philosophie positive qui ne doit
comprendre, autant que possible, que des doctrines ayant un caractère
fixe et nettement déterminé.

On concevra d'autant mieux la difficulté de construire ces doctrines
intermédiaires que je viens d'indiquer, si l'on considère que chaque art
dépend non-seulement d'une certaine science correspondante, mais à la
fois de plusieurs, tellement que les arts les plus importans empruntent
des secours directs à presque toutes les diverses sciences principales.
C'est ainsi que la véritable théorie de l'agriculture, pour me borner au
cas le plus essentiel, exige une intime combinaison de connaissances
physiologiques, chimiques, physiques et même astronomiques et
mathématiques: il en est de même des beaux-arts. On aperçoit aisément,
d'après cette considération, pourquoi ces théories n'ont pu encore être
formées, puisqu'elles supposent le développement préalable de toutes les
différentes sciences fondamentales. Il en résulte également un nouveau
motif de ne pas comprendre un tel ordre d'idées dans un cours de
philosophie positive, puisque, loin de pouvoir contribuer à la formation
systématique de cette philosophie, les théories générales propres aux
différens arts principaux doivent, au contraire, comme nous le voyons,
être vraisemblablement plus tard une des conséquences les plus utiles de
sa construction.

En résumé, nous ne devons donc considérer dans ce cours que les théories
scientifiques et nullement leurs applications. Mais avant de procéder à
la classification méthodique de ses différentes parties, il me reste à
exposer, relativement aux sciences proprement dites, une distinction
importante, qui achèvera de circonscrire nettement le sujet propre de
l'étude que nous entreprenons.

Il faut distinguer, par rapport à tous les ordres de phénomènes, deux
genres de sciences naturelles: les unes abstraites, générales, ont pour
objet la découverte des lois qui régissent les diverses classes de
phénomènes, en considérant tous les cas qu'on peut concevoir; les autres
concrètes, particulières, descriptives, et qu'on désigne quelquefois
sous le nom de sciences naturelles proprement dites, consistent dans
l'application de ces lois à l'histoire effective des différens êtres
existans. Les premières sont donc fondamentales, c'est sur elles
seulement que porteront nos études dans ce cours; les autres, quelle que
soit leur importance propre, ne sont réellement que secondaires, et ne
doivent point, par conséquent, faire partie d'un travail que son
extrême étendue naturelle nous oblige à réduire au moindre développement
possible.

La distinction précédente ne peut présenter aucune obscurité aux esprits
qui ont quelque connaissance spéciale des différentes sciences
positives, puisqu'elle est à peu près l'équivalent de celle qu'on énonce
ordinairement dans presque tous les traités scientifiques en comparant
la physique dogmatique à l'histoire naturelle proprement dite. Quelques
exemples suffiront d'ailleurs pour rendre sensible cette division, dont
l'importance n'est pas encore convenablement appréciée.

On pourra d'abord l'apercevoir très-nettement en comparant, d'une part,
la physiologie générale, et, d'une autre part, la zoologie et la
botanique proprement dites. Ce sont évidemment, en effet, deux travaux
d'un caractère fort distinct, que d'étudier, en général, les lois de la
vie, ou de déterminer le mode d'existence de chaque corps vivant, en
particulier. Cette seconde étude, en outre, est nécessairement fondée
sur la première.

Il en est de même de la chimie, par rapport à la minéralogie; la
première est évidemment la base rationnelle de la seconde. Dans la
chimie, on considère toutes les combinaisons possibles des molécules,
et dans toutes les circonstances imaginables; dans la minéralogie, on
considère seulement celles de ces combinaisons qui se trouvent réalisées
dans la constitution effective du globe terrestre, et sous l'influence
des seules circonstances qui lui sont propres. Ce qui montre clairement
la différence du point de vue chimique et du point de vue minéralogique,
quoique les deux sciences portent sur les mêmes objets, c'est que la
plupart des faits envisagés dans la première n'ont qu'une existence
artificielle, de telle manière qu'un corps, comme le chlore ou le
potassium, pourra avoir une extrême importance en chimie par l'étendue
et l'énergie de ses affinités, tandis qu'il n'en aura presque aucune en
minéralogie; et réciproquement, un composé, tel que le granit ou le
quartz, sur lequel porte la majeure partie des considérations
minéralogiques, n'offrira, sous le rapport chimique, qu'un intérêt
très-médiocre.

Ce qui rend, en général, plus sensible encore la nécessité logique de
cette distinction fondamentale entre les deux grandes sections de la
philosophie naturelle, c'est que non-seulement chaque section de la
physique concrète suppose la culture préalable de la section
correspondante de la physique abstraite, mais qu'elle exige même la
connaissance des lois générales relatives à tous les ordres de
phénomènes. Ainsi, par exemple, non seulement l'étude spéciale de la
terre, considérée sous tous les points de vue qu'elle peut présenter
effectivement, exige la connaissance préalable de la physique et de la
chimie, mais elle ne peut être faite convenablement, sans y introduire,
d'une part, les connaissances astronomiques, et même, d'une autre part,
les connaissances physiologiques; en sorte qu'elle tient au système
entier des sciences fondamentales. Il en est de même de chacune des
sciences naturelles proprement dites. C'est précisément pour ce motif
que la _physique concrète_ a fait jusqu'à présent si peu de progrès
réels, car elle n'a pu commencer à être étudiée d'une manière vraiment
rationnelle qu'après la _physique abstraite_, et lorsque toutes les
diverses branches principales de celle-ci ont pris leur caractère
définitif, ce qui n'a eu lieu que de nos jours. Jusqu'alors on n'a pu
recueillir à ce sujet que des matériaux plus ou moins incohérens, qui
sont même encore fort incomplets. Les faits connus ne pourront être
coordonnés de manière à former de véritables théories spéciales des
différens êtres de l'univers, que lorsque la distinction fondamentale
rappelée ci-dessus, sera plus profondément sentie et plus régulièrement
organisée, et que, par suite, les savans particulièrement livrés à
l'étude des sciences naturelles proprement dites, auront reconnu la
nécessité de fonder leurs recherches sur une connaissance approfondie de
toutes les sciences fondamentales, condition qui est encore aujourd'hui
fort loin d'être convenablement remplie.

L'examen de cette condition confirme nettement pourquoi nous devons,
dans ce cours de philosophie positive, réduire nos considérations à
l'étude des sciences générales, sans embrasser en même temps les
sciences descriptives ou particulières. On voit naître ici, en effet,
une nouvelle propriété essentielle de cette étude propre des généralités
de la physique abstraite; c'est de fournir la base rationnelle d'une
physique concrète vraiment systématique. Ainsi, dans l'état présent de
l'esprit humain, il y aurait une sorte de contradiction à vouloir
réunir, dans un seul et même cours, les deux ordres de sciences. On peut
dire, de plus, que quand même la physique concrète aurait déjà atteint
le degré de perfectionnement de la physique abstraite, et que, par
suite, il serait possible, dans un cours de philosophie positive,
d'embrasser à la fois l'une et l'autre, il n'en faudrait pas moins
évidemment commencer par la section abstraite, qui restera la base
invariable de l'autre. Il est clair, d'ailleurs, que la seule étude des
généralités des sciences fondamentales, est assez vaste par elle-même,
pour qu'il importe d'en écarter, autant que possible, toutes les
considérations qui ne sont pas indispensables; or, celles relatives aux
sciences secondaires seront toujours, quoi qu'il arrive, d'un genre
distinct. La philosophie des sciences fondamentales, présentant un
système de conceptions positives sur tous nos ordres de connaissances
réelles, suffit, par cela même, pour constituer cette _philosophie
première_ que cherchait Bacon, et qui étant destinée à servir désormais
de base permanente à toutes les spéculations humaines, doit être
soigneusement réduite à la plus simple expression possible.

Je n'ai pas besoin d'insister davantage en ce moment sur une telle
discussion, que j'aurai naturellement plusieurs occasions de reproduire
dans les diverses parties de ce cours. L'explication précédente est
assez développée pour motiver la manière dont j'ai circonscrit le sujet
général de nos considérations.

Ainsi, en résultat de tout ce qui vient d'être exposé dans cette leçon,
nous voyons: 1° que la science humaine se composant, dans son ensemble,
de connaissances spéculatives et de connaissances d'application, c'est
seulement des premières que nous devons nous occuper ici; 2° que les
connaissances théoriques ou les sciences proprement dites, se divisant
en sciences générales et sciences particulières, nous devons ne
considérer ici que le premier ordre, et nous borner à la physique
abstraite, quelque intérêt que puisse nous présenter la physique
concrète.

Le sujet propre de ce cours étant par là exactement circonscrit, il est
facile maintenant de procéder à une classification rationnelle vraiment
satisfaisante des sciences fondamentales, ce qui constitue la question
encyclopédique, objet spécial de cette leçon.

Il faut, avant tout, commencer par reconnaître que, quelque naturelle
que puisse être une telle classification, elle renfermera toujours
nécessairement quelque chose, sinon d'arbitraire, du moins d'artificiel,
de manière à présenter une imperfection véritable.

En effet, le but principal que l'on doit avoir en vue dans tout travail
encyclopédique, c'est de disposer les sciences dans l'ordre de leur
enchaînement naturel, en suivant leur dépendance mutuelle; de telle
sorte qu'on puisse les exposer successivement, sans jamais être entraîné
dans le moindre cercle vicieux. Or, c'est une condition qu'il me paraît
impossible d'accomplir d'une manière tout-à-fait rigoureuse. Qu'il me
soit permis de donner ici quelque développement à cette réflexion, que
je crois importante pour caractériser la véritable difficulté de la
recherche qui nous occupe actuellement. Cette considération, d'ailleurs,
me donnera lieu d'établir, relativement à l'exposition de nos
connaissances, un principe général dont j'aurai plus tard à présenter de
fréquentes applications.

Toute science peut être exposée suivant deux marches essentiellement
distinctes, dont tout autre mode d'exposition ne saurait être qu'une
combinaison, la marche _historique_, et la marche _dogmatique_.

Par le premier procédé, on expose successivement les connaissances dans
le même ordre effectif suivant lequel l'esprit humain les a réellement
obtenus, et en adoptant, autant que possible, les mêmes voies.

Par le second, on présente le système des idées tel qu'il pourrait être
conçu aujourd'hui par un seul esprit, qui, placé au point de vue
convenable, et pourvu des connaissances suffisantes, s'occuperait à
refaire la science dans son ensemble.

Le premier mode est évidemment celui par lequel commence, de toute
nécessité, l'étude de chaque science naissante; car, il présente cette
propriété, de n'exiger, pour l'exposition des connaissances, aucun
nouveau travail distinct de celui de leur formation, toute la didactique
se réduisant alors à étudier successivement, dans l'ordre
chronologique, les divers ouvrages originaux qui ont contribué aux
progrès de la science.

Le mode dogmatique, supposant au contraire, que tous ces travaux
particuliers ont été refondus en un système général, pour être présentés
suivant un ordre logique plus naturel, n'est applicable qu'à une science
déjà parvenue à un assez haut degré de développement. Mais, à mesure que
la science fait des progrès, l'ordre _historique_ d'exposition devient
de plus en plus impraticable, par la trop longue suite d'intermédiaires
qu'il obligerait l'esprit à parcourir; tandis que l'ordre _dogmatique_
devient de plus en plus possible, en même temps que nécessaire, parce
que de nouvelles conceptions permettent de présenter les découvertes
antérieures sous un point de vue plus direct.

C'est ainsi, par exemple, que l'éducation d'un géomètre de l'antiquité
consistait simplement dans l'étude successive du très-petit nombre de
traités originaux produits jusqu'alors sur les diverses parties de la
géométrie, ce qui se réduisait essentiellement aux écrits d'Archimède et
d'Apollonius; tandis que, au contraire, un géomètre moderne a
communément terminé son éducation, sans avoir lu un seul ouvrage
original, excepté relativement aux découvertes les plus récentes, qu'on
ne peut connaître que par ce moyen.

La tendance constante de l'esprit humain, quant à l'exposition des
connaissances, est donc de substituer de plus en plus à l'ordre
historique l'ordre dogmatique, qui peut seul convenir à l'état
perfectionné de notre intelligence.

Le problème général de l'éducation intellectuelle consiste à faire
parvenir, en peu d'années, un seul entendement, le plus souvent
médiocre, au même point de développement qui a été atteint, dans une
longue suite de siècles, par un grand nombre de génies supérieurs
appliquant successivement, pendant leur vie entière, toutes leurs forces
à l'étude d'un même sujet. Il est clair, d'après cela, que, quoiqu'il
soit infiniment plus facile et plus court d'apprendre que d'inventer, il
serait certainement impossible d'atteindre le but proposé, si l'on
voulait assujétir chaque esprit individuel à passer successivement par
les mêmes intermédiaires qu'a dû suivre nécessairement le génie
collectif de l'espèce humaine. De là, l'indispensable besoin de l'ordre
dogmatique, qui est surtout si sensible aujourd'hui pour les sciences
les plus avancées, dont le mode ordinaire d'exposition ne présente plus
presqu'aucune trace de la filiation effective de leurs détails.

Il faut, néanmoins, ajouter, pour prévenir toute exagération, que tout
mode réel d'exposition est, inévitablement, une certaine combinaison de
l'ordre dogmatique avec l'ordre historique, dans laquelle seulement le
premier doit dominer constamment et de plus en plus. L'ordre dogmatique
ne peut, en effet, être suivi d'une manière tout-à-fait rigoureuse; car,
par cela même qu'il exige une nouvelle élaboration des connaissances
acquises, il n'est point applicable, à chaque époque de la science, aux
parties récemment formées, dont l'étude ne comporte qu'un ordre
essentiellement historique, lequel ne présente pas, d'ailleurs, dans ce
cas, les inconvéniens principaux qui le font rejeter en général.

La seule imperfection fondamentale qu'on pourrait reprocher au mode
dogmatique, c'est de laisser ignorer la manière dont se sont formées les
diverses connaissances humaines, ce qui, quoique distinct de
l'acquisition même de ces connaissances, est, en soi, du plus haut
intérêt pour tout esprit philosophique. Cette considération aurait, à
mes yeux, beaucoup de poids, si elle était réellement un motif en faveur
de l'ordre historique. Mais il est aisé de voir qu'il n'y a qu'une
relation apparente entre étudier une science en suivant le mode dit
_historique_, et connaître véritablement l'histoire effective de cette
science.

En effet, non seulement les diverses parties de chaque science, qu'on
est conduit à séparer dans l'ordre _dogmatique_, se sont, en réalité,
développées simultanément et sous l'influence les unes des autres, ce
qui tendrait à faire préférer l'ordre _historique_: mais en considérant,
dans son ensemble, le développement effectif de l'esprit humain, on voit
de plus que les différentes sciences ont été, dans le fait,
perfectionnées en même temps et mutuellement; on voit même que les
progrès des sciences et ceux des arts ont dépendu les uns des autres,
par d'innombrables influences réciproques, et enfin que tous ont été
étroitement liés au développement général de la société humaine. Ce
vaste enchaînement est tellement réel que souvent, pour concevoir la
génération effective d'une théorie scientifique, l'esprit est conduit à
considérer le perfectionnement de quelque art qui n'a avec elle aucune
liaison rationnelle, ou même quelque progrès particulier dans
l'organisation sociale, sans lequel cette découverte n'eût pu avoir
lieu. Nous en verrons dans la suite de nombreux exemples. Il résulte
donc de là que l'on ne peut connaître la véritable histoire de chaque
science, c'est-à-dire, la formation réelle des découvertes dont elle se
compose, qu'en étudiant, d'une manière générale et directe, l'histoire
de l'humanité. C'est pourquoi tous les documens recueillis jusqu'ici
sur l'histoire des mathématiques, de l'astronomie, de la médecine, etc.,
quelque précieux qu'ils soient, ne peuvent être regardés que comme des
matériaux.

Le prétendu ordre _historique_ d'exposition, même quand il pourrait être
suivi rigoureusement pour les détails de chaque science en particulier,
serait déjà purement hypothétique et abstrait sous le rapport le plus
important, en ce qu'il considérerait le développement de cette science
comme isolé. Bien loin de mettre en évidence la véritable histoire de la
science, il tendrait à en faire concevoir une opinion très-fausse.

Ainsi, nous sommes certainement convaincus que la connaissance de
l'histoire des sciences est de la plus haute importance. Je pense même
qu'on ne connaît pas complétement une science tant qu'on n'en sait pas
l'histoire. Mais cette étude doit être conçue comme entièrement séparée
de l'étude propre et dogmatique de la science, sans laquelle même cette
histoire ne serait pas intelligible. Nous considérerons donc avec
beaucoup de soin l'histoire réelle des sciences fondamentales qui vont
être le sujet de nos méditations; mais ce sera seulement dans la
dernière partie de ce cours, celle relative à l'étude des phénomènes
sociaux, en traitant du développement général de l'humanité, dont
l'histoire des sciences constitue la partie la plus importante, quoique
jusqu'ici la plus négligée. Dans l'étude de chaque science, les
considérations historiques incidentes qui pourront se présenter, auront
un caractère nettement distinct, de manière à ne pas altérer la nature
propre de notre travail principal.

La discussion précédente, qui doit d'ailleurs, comme on le voit, être
spécialement développée plus tard, tend à préciser davantage, en le
présentant sous un nouveau point de vue, le véritable esprit de ce
cours. Mais, surtout, il en résulte, relativement à la question
actuelle, la détermination exacte des conditions qu'on doit s'imposer et
qu'on peut justement espérer de remplir dans la construction d'une
échelle encyclopédique des diverses sciences fondamentales.

On voit, en effet, que, quelque parfaite qu'on pût la supposer, cette
classification ne saurait jamais être rigoureusement conforme à
l'enchaînement historique des sciences. Quoi qu'on fasse, on ne peut
éviter entièrement de présenter comme antérieure telle science qui aura
cependant besoin, sous quelques rapports particuliers plus ou moins
importans, d'emprunter des notions à une autre science classée dans un
rang postérieur. Il faut tâcher seulement qu'un tel inconvénient n'ait
lieu relativement aux conceptions caractéristiques de chaque science,
car alors la classification serait tout-à-fait vicieuse.

Ainsi, par exemple, il me semble incontestable que, dans le système
général des sciences, l'astronomie doit être placée avant la physique
proprement dite, et néanmoins plusieurs branches de celle-ci, surtout
l'optique, sont indispensables à l'exposition complète de la première.

De tels défauts secondaires, qui sont strictement inévitables, ne
sauraient prévaloir contre une classification, qui remplirait d'ailleurs
convenablement les conditions principales. Ils tiennent à ce qu'il y a
nécessairement d'artificiel dans notre division du travail intellectuel.

Néanmoins, quoique, d'après les explications précédentes, nous ne
devions pas prendre l'ordre historique pour base de notre
classification, je ne dois pas négliger d'indiquer d'avance, comme une
propriété essentielle de l'échelle encyclopédique que je vais proposer,
sa conformité générale avec l'ensemble de l'histoire scientifique; en ce
sens, que, malgré la simultanéité réelle et continue du développement
des différentes sciences, celles qui seront classées comme antérieures
seront, en effet, plus anciennes et constamment plus avancées que celles
présentées comme postérieures. C'est ce qui doit avoir lieu
inévitablement si, en réalité, nous prenons, comme cela doit être, pour
principe de classification, l'enchaînement logique naturel des diverses
sciences, le point de départ de l'espèce ayant dû nécessairement être le
même que celui de l'individu.

Pour achever de déterminer avec toute la précision possible la
difficulté exacte de la question encyclopédique que nous avons à
résoudre, je crois utile d'introduire une considération mathématique
fort simple qui résumera rigoureusement l'ensemble des raisonnemens
exposés jusqu'ici dans cette leçon. Voici en quoi elle consiste.

Nous nous proposons de classer les sciences fondamentales. Or, nous
verrons bientôt que, tout bien considéré, il n'est pas possible d'en
distinguer moins de six; la plupart des savans en admettraient même
vraisemblablement un plus grand nombre. Cela posé, on sait que six
objets comportent 720 dispositions différentes. Les sciences
fondamentales pourraient donc donner lieu à 720 classifications
distinctes, parmi lesquelles il s'agit de choisir la classification
nécessairement unique, qui satisfait le mieux aux principales conditions
du problème. On voit que, malgré le grand nombre d'échelles
encyclopédiques successivement proposées jusqu'à présent, la discussion
n'a porté encore que sur une bien faible partie des dispositions
possibles; et néanmoins, je crois pouvoir dire sans exagération qu'en
examinant chacune de ces 720 classifications, il n'en serait peut-être
pas une seule en faveur de laquelle on ne pût faire valoir quelques
motifs plausibles; car, en observant les diverses dispositions qui ont
été effectivement proposées, on remarque entre elles les plus extrêmes
différences; les sciences qui sont placées par les uns à la tête du
système encyclopédique, étant renvoyées par d'autres à l'extrémité
opposée, et réciproquement. C'est donc dans ce choix d'un seul ordre
vraiment rationnel, parmi le nombre très-considérable des systèmes
possibles, que consiste la difficulté précise de la question que nous
avons posée.

Abordant maintenant d'une manière directe cette grande question,
rappelons-nous d'abord, que pour obtenir une classification naturelle et
positive des sciences fondamentales, c'est dans la comparaison des
divers ordres de phénomènes dont elles ont pour objet de découvrir les
lois que nous devons en chercher le principe. Ce que nous voulons
déterminer, c'est la dépendance réelle des diverses études
scientifiques. Or, cette dépendance ne peut résulter que de celle des
phénomènes correspondans.

En considérant sous ce point de vue tous les phénomènes observables,
nous allons voir qu'il est possible de les classer en un petit nombre de
catégories naturelles, disposées d'une telle manière, que l'étude
rationnelle de chaque catégorie soit fondée sur la connaissance des lois
principales de la catégorie précédente, et devienne le fondement de
l'étude de la suivante. Cet ordre est déterminé par le degré de
simplicité, ou, ce qui revient au même, par le degré de généralité des
phénomènes, d'où résulte leur dépendance successive, et, en conséquence,
la facilité plus ou moins grande de leur étude.

Il est clair, en effet, _à priori_, que les phénomènes les plus simples,
ceux qui se compliquent le moins des autres, sont nécessairement aussi
les plus généraux; car, ce qui s'observe dans le plus grand nombre de
cas est, par cela même, dégagé le plus possible des circonstances
propres à chaque cas séparé. C'est donc par l'étude des phénomènes les
plus généraux ou les plus simples qu'il faut commencer, en procédant
ensuite successivement jusqu'aux phénomènes les plus particuliers ou les
plus compliqués, si l'on veut concevoir la philosophie naturelle d'une
manière vraiment méthodique; car, cet ordre de généralité ou de
simplicité déterminant nécessairement l'enchaînement rationnel des
diverses sciences fondamentales par la dépendance successive de leurs
phénomènes, fixe ainsi leur degré de facilité.

En même temps, par une considération auxiliaire que je crois important
de noter ici, et qui converge exactement avec toutes les précédentes,
les phénomènes les plus généraux ou les plus simples se trouvant
nécessairement les plus étrangers à l'homme, doivent, par cela même,
être étudiés dans une disposition d'esprit plus calme, plus rationnelle,
ce qui constitue un nouveau motif pour que les sciences correspondantes
se développent plus rapidement.

Ayant ainsi indiqué la règle fondamentale qui doit présider à la
classification des sciences, je puis passer immédiatement à la
construction de l'échelle encyclopédique d'après laquelle le plan de ce
cours doit être déterminé, et que chacun pourra aisément apprécier à
l'aide des considérations précédentes.

Une première contemplation de l'ensemble des phénomènes naturels nous
porte à les diviser d'abord, conformément au principe que nous venons
d'établir, en deux grandes classes principales, la première comprenant
tous les phénomènes des corps bruts, la seconde tous ceux des corps
organisés.

Ces derniers sont évidemment, en effet, plus compliqués et plus
particuliers que les autres; ils dépendent des précédens, qui, au
contraire, n'en dépendent nullement. De là la nécessité de n'étudier les
phénomènes physiologiques qu'après ceux des corps inorganiques. De
quelque manière qu'on explique les différences de ces deux sortes
d'êtres, il est certain qu'on observe dans les corps vivans tous les
phénomènes, soit mécaniques, soit chimiques, qui ont lieu dans les corps
bruts, plus un ordre tout spécial de phénomènes, les phénomènes vitaux
proprement dits, ceux qui tiennent à l'_organisation_. Il ne s'agit pas
ici d'examiner si les deux classes de corps sont ou ne sont pas de la
même _nature_, question insoluble qu'on agite encore beaucoup trop de
nos jours, par un reste d'influence des habitudes théologiques et
métaphysiques; une telle question n'est pas du domaine de la philosophie
positive, qui fait formellement profession d'ignorer absolument _la
nature_ intime d'un corps quelconque. Mais il n'est nullement
indispensable de considérer les corps bruts et les corps vivans comme
étant d'une nature essentiellement différente pour reconnaître la
nécessité de la séparation de leurs études.

Sans doute, les idées ne sont pas encore suffisamment fixées sur la
manière générale de concevoir les phénomènes des corps vivans. Mais,
quelque parti qu'on puisse prendre à cet égard par suite des progrès
ultérieurs de la philosophie naturelle, la classification que nous
établissons n'en saurait être aucunement affectée. En effet,
regardât-on comme démontré, ce que permet à peine d'entrevoir l'état
présent de la physiologie, que les phénomènes physiologiques sont
toujours de simples phénomènes mécaniques, électriques et chimiques,
modifiés par la structure et la composition propres aux corps organisés,
notre division fondamentale n'en subsisterait pas moins. Car il reste
toujours vrai, même dans cette hypothèse, que les phénomènes généraux
doivent être étudiés avant de procéder à l'examen des modifications
spéciales qu'ils éprouvent dans certains êtres de l'univers, par suite
d'une disposition particulière des molécules. Ainsi, la division, qui
est aujourd'hui fondée dans la plupart des esprits éclairés sur la
diversité des lois, est de nature à se maintenir indéfiniment à cause de
la subordination des phénomènes et par suite des études, quelque
rapprochement qu'on puisse jamais établir solidement entre les deux
classes de corps.

Ce n'est pas ici le lieu de développer, dans ses diverses parties
essentielles, la comparaison générale entre les corps bruts et les corps
vivans, qui sera le sujet spécial d'un examen approfondi dans la section
physiologique de ce cours. Il suffit, quant à présent, d'avoir reconnu,
en principe, la nécessité logique de séparer la science relative aux
premiers de celle relative aux seconds, et de ne procéder à l'étude de
la _physique organique_ qu'après avoir établi les lois générales de la
_physique inorganique_.

Passons maintenant à la détermination de la sous-division principale
dont est susceptible, d'après la même règle, chacune de ces deux grandes
moitiés de la philosophie naturelle.

Pour la _physique inorganique_, nous voyons d'abord, en nous conformant
toujours à l'ordre de généralité et de dépendance des phénomènes,
qu'elle doit être partagée en deux sections distinctes, suivant qu'elle
considère les phénomènes généraux de l'univers, ou, en particulier, ceux
que présentent les corps terrestres. D'où la physique céleste, ou
l'astronomie, soit géométrique, soit mécanique; et la physique
terrestre. La nécessité de cette division est exactement semblable à
celle de la précédente.

Les phénomènes astronomiques étant les plus généraux, les plus simples,
les plus abstraits de tous, c'est évidemment par leur étude que doit
commencer la philosophie naturelle, puisque les lois auxquelles ils sont
assujétis influent sur celles de tous les autres phénomènes, dont
elles-mêmes sont, au contraire, essentiellement indépendantes. Dans tous
les phénomènes de la physique terrestre, on observe d'abord les effets
généraux de la gravitation universelle, plus quelques autres effets qui
leur sont propres, et qui modifient les premiers. Il s'ensuit que,
lorsqu'on analyse le phénomène terrestre le plus simple, non-seulement
en prenant un phénomène chimique, mais en choisissant même un phénomène
purement mécanique, on le trouve constamment plus composé que le
phénomène céleste le plus compliqué. C'est ainsi, par exemple, que le
simple mouvement d'un corps pesant, même quand il ne s'agit que d'un
solide, présente réellement, lorsqu'on veut tenir compte de toutes les
circonstances déterminantes, un sujet de recherches plus compliqué que
la question astronomique la plus difficile. Une telle considération
montre clairement combien il est indispensable de séparer nettement la
physique céleste et la physique terrestre, et de ne procéder à l'étude
de la seconde qu'après celle de la première, qui en est la base
rationnelle.

La physique terrestre, à son tour, se sous-divise, d'après le même
principe, en deux portions très-distinctes, selon qu'elle envisage les
corps sous le point de vue mécanique, ou sous le point de vue chimique.
D'où la physique proprement dite, et la chimie. Celle-ci, pour être
conçue d'une manière vraiment méthodique, suppose évidemment la
connaissance préalable de l'autre. Car, tous les phénomènes chimiques
sont nécessairement plus compliqués que les phénomènes physiques; ils en
dépendent sans influer sur eux. Chacun sait, en effet, que toute action
chimique est soumise d'abord à l'influence de la pesanteur, de la
chaleur, de l'électricité, etc., et présente, en outre, quelque chose de
propre qui modifie l'action des agens précédens. Cette considération,
qui montre évidemment la chimie comme ne pouvant marcher qu'après la
physique, la présente en même temps comme une science distincte. Car,
quelque opinion qu'on adopte relativement aux affinités chimiques, et
quand même on ne verrait en elles, ainsi qu'on peut le concevoir, que
des modifications de la gravitation générale produites par la figure et
par la disposition mutuelle des atômes, il demeurerait incontestable que
la nécessité d'avoir continuellement égard à ces conditions spéciales ne
permettrait point de traiter la chimie comme un simple appendice de la
physique. On serait donc obligé, dans tous les cas, ne fût-ce que pour
la facilité de l'étude, de maintenir la division et l'enchaînement que
l'on regarde aujourd'hui comme tenant à l'hétérogénéité des phénomènes.

Telle est donc la distribution rationnelle des principales branches de
la science générale des corps bruts. Une division analogue s'établit, de
la même manière, dans la science générale des corps organisés.

Tous les êtres vivans présentent deux ordres de phénomènes
essentiellement distincts, ceux relatifs à l'individu, et ceux qui
concernent l'espèce, surtout quand elle est sociable. C'est
principalement par rapport à l'homme, que cette distinction est
fondamentale. Le dernier ordre de phénomènes est évidemment plus
compliqué et plus particulier que le premier; il en dépend sans influer
sur lui. De là, deux grandes sections dans la _physique organique_, la
physiologie proprement dite, et la physique sociale, qui est fondée sur
la première.

Dans tous les phénomènes sociaux, on observe d'abord l'influence des
lois physiologiques de l'individu, et, en outre, quelque chose de
particulier qui en modifie les effets, et qui tient à l'action des
individus les uns sur les autres, singulièrement compliquée, dans
l'espèce humaine, par l'action de chaque génération sur celle qui la
suit. Il est donc évident que, pour étudier convenablement les
phénomènes sociaux, il faut d'abord partir d'une connaissance
approfondie des lois relatives à la vie individuelle. D'un autre côté,
cette subordination nécessaire entre les deux études ne prescrit
nullement, comme quelques physiologistes du premier ordre ont été portés
à le croire, de voir dans la physique sociale un simple appendice de la
physiologie. Quoique les phénomènes soient certainement homogènes, ils
ne sont point identiques, et la séparation des deux sciences est d'une
importance vraiment fondamentale. Car, il serait impossible de traiter
l'étude collective de l'espèce comme une pure déduction de l'étude de
l'individu, puisque les conditions sociales, qui modifient l'action des
lois physiologiques, sont précisément alors la considération la plus
essentielle. Ainsi, la physique sociale doit être fondée sur un corps
d'observations directes qui lui soit propre, tout en ayant égard, comme
il convient, à son intime relation nécessaire avec la physiologie
proprement dite.

On pourrait aisément établir une symétrie parfaite entre la division de
la physique organique et celle ci-dessus exposée pour la physique
inorganique, en rappelant la distinction vulgaire de la physiologie
proprement dite en végétale et animale. Il serait facile, en effet, de
rattacher cette sous-division au principe de classification que nous
avons constamment suivi, puisque les phénomènes de la vie animale se
présentent, en général du moins, comme plus compliqués et plus spéciaux
que ceux de la vie végétale. Mais la recherche de cette symétrie précise
aurait quelque chose de puéril, si elle entraînait à méconnaître ou à
exagérer les analogies réelles ou les différences effectives des
phénomènes. Or, il est certain que la distinction entre la physiologie
végétale et la physiologie animale, qui a une grande importance dans ce
que j'ai appelé la _physique concrète_, n'en a presque aucune dans la
_physique abstraite_, la seule dont il s'agisse ici. La connaissance des
lois générales de la vie, qui doit être, à nos yeux, le véritable objet
de la physiologie, exige la considération simultanée de toute la série
organique sans distinction de végétaux et d'animaux, distinction qui,
d'ailleurs, s'efface de jour en jour, à mesure que les phénomènes sont
étudiés d'une manière plus approfondie.

Nous persisterons donc à ne considérer qu'une seule division dans la
physique organique, quoique nous ayons cru devoir en établir deux
successives dans la physique inorganique.

En résultat de cette discussion, la philosophie positive se trouve donc
naturellement partagée en cinq sciences fondamentales, dont la
succession est déterminée par une subordination nécessaire et
invariable, fondée, indépendamment de toute opinion hypothétique, sur la
simple comparaison approfondie des phénomènes correspondans: ce sont
l'astronomie, la physique, la chimie, la physiologie, et enfin la
physique sociale. La première considère les phénomènes les plus
généraux, les plus simples, les plus abstraits et les plus éloignés de
l'humanité; ils influent sur tous les autres, sans être influencés par
eux. Les phénomènes considérés par la dernière sont, au contraire, les
plus particuliers, les plus compliqués, les plus concrets et les plus
directement intéressans pour l'homme; ils dépendent, plus ou moins, de
tous les précédens, sans exercer sur eux aucune influence. Entre ces
deux extrêmes, les degrés de spécialité, de complication et de
personnalité des phénomènes vont graduellement en augmentant, ainsi que
leur dépendance successive. Telle est l'intime relation générale que la
véritable observation philosophique, convenablement employée, et non de
vaines distinctions arbitraires, nous conduit à établir entre les
diverses sciences fondamentales. Tel doit donc être le plan de ce cours.

Je n'ai pu ici qu'esquisser l'exposition des considérations principales
sur lesquelles repose cette classification. Pour la concevoir
complétement, il faudrait maintenant, après l'avoir envisagée d'un point
de vue général, l'examiner relativement à chaque science fondamentale en
particulier. C'est ce que nous ferons soigneusement en commençant
l'étude spéciale de chaque partie de ce cours. La construction de cette
échelle encyclopédique, reprise ainsi successivement en partant de
chacune des cinq grandes sciences, lui fera acquérir plus d'exactitude,
et surtout mettra pleinement en évidence sa solidité. Ces avantages
seront d'autant plus sensibles que nous verrons alors la distribution
intérieure de chaque science s'établir naturellement d'après le même
principe, ce qui présentera tout le système des connaissances humaines
décomposé, jusque dans ses détails secondaires, d'après une
considération unique constamment suivie, celle du degré d'abstraction
plus ou moins grand des conceptions correspondantes. Mais des travaux de
ce genre, outre qu'ils nous entraîneraient maintenant beaucoup trop
loin, seraient certainement déplacés dans cette leçon, où notre esprit
doit se maintenir au point de vue le plus général de la philosophie
positive.

Néanmoins, pour faire apprécier aussi complétement que possible, dès ce
moment, l'importance de cette hiérarchie fondamentale, dont je ferai,
dans toute la suite de ce cours, des applications continuelles, je dois
signaler rapidement ici ses propriétés générales les plus essentielles.

Il faut d'abord remarquer, comme une vérification très-décisive de
l'exactitude de cette classification, sa conformité essentielle avec la
coordination, en quelque sorte spontanée, qui se trouve en effet
implicitement admise par les savans livrés à l'étude des diverses
branches de la philosophie naturelle.

C'est une condition ordinairement fort négligée par les constructeurs
d'échelles encyclopédiques, que de présenter comme distinctes les
sciences que la marche effective de l'esprit humain a conduit, sans
dessein prémédité, à cultiver séparément, et d'établir entr'elles une
subordination conforme aux relations positives que manifeste leur
développement journalier. Un tel accord est néanmoins évidemment le plus
sûr indice d'une bonne classification; car, les divisions qui se sont
introduites spontanément dans le système scientifique n'ont pu être
déterminées que par le sentiment long-temps éprouvé des véritables
besoins de l'esprit humain, sans qu'on ait pu être égaré par des
généralités vicieuses.

Mais, quoique la classification ci-dessus proposée remplisse entièrement
cette condition, ce qu'il serait superflu de prouver, il n'en faudrait
pas conclure que les habitudes généralement établies aujourd'hui par
expérience chez les savans, rendraient inutile le travail encyclopédique
que nous venons d'exécuter. Elles ont seulement rendu possible une telle
opération, qui présente la différence fondamentale d'une conception
rationnelle à une classification purement empirique. Il s'en faut
d'ailleurs que cette classification soit ordinairement conçue et surtout
suivie avec toute la précision nécessaire, et que son importance soit
convenablement appréciée; il suffirait, pour s'en convaincre, de
considérer les graves infractions qui sont commises tous les jours
contre cette loi encyclopédique, au grand préjudice de l'esprit humain.

Un second caractère très-essentiel de notre classification, c'est d'être
nécessairement conforme à l'ordre effectif du développement de la
philosophie naturelle. C'est ce que vérifie tout ce qu'on sait de
l'histoire des sciences, particulièrement dans les deux derniers
siècles, où nous pouvons suivre leur marche avec plus d'exactitude.

On conçoit, en effet, que l'étude rationnelle de chaque science
fondamentale exigeant la culture préalable de toutes celles qui la
précèdent dans notre hiérarchie encyclopédique, n'a pu faire de progrès
réels et prendre son véritable caractère, qu'après un grand
développement des sciences antérieures relatives à des phénomènes plus
généraux, plus abstraits, moins compliqués, et indépendans des autres.
C'est donc dans cet ordre que la progression, quoique simultanée, a dû
avoir lieu.

Cette considération me semble d'une telle importance, que je ne crois
pas possible de comprendre réellement, sans y avoir égard, l'histoire
de l'esprit humain. La loi générale qui domine toute cette histoire, et
que j'ai exposée dans la leçon précédente, ne peut être convenablement
entendue, si on ne la combine point dans l'application avec la formule
encyclopédique que nous venons d'établir. Car, c'est suivant l'ordre
énoncé par cette formule que les différentes théories humaines ont
atteint successivement, d'abord l'état théologique, ensuite l'état
métaphysique, et enfin l'état positif. Si l'on ne tient pas compte dans
l'usage de la loi de cette progression nécessaire, on rencontrera
souvent des difficultés qui paraîtront insurmontables, car il est clair
que l'état théologique ou métaphysique de certaines théories
fondamentales a dû temporairement coïncider et a quelquefois coïncidé en
effet avec l'état positif de celles qui leur sont antérieures dans notre
système encyclopédique, ce qui tend à jeter sur la vérification de la
loi générale une obscurité qu'on ne peut dissiper que par la
classification précédente.

En troisième lieu, cette classification présente la propriété
très-remarquable de marquer exactement la perfection relative des
différentes sciences, laquelle consiste essentiellement dans le degré de
précision des connaissances, et dans leur coordination plus ou moins
intime.

Il est aisé de sentir en effet que plus des phénomènes sont généraux,
simples et abstraits, moins ils dépendent des autres, et plus les
connaissances qui s'y rapportent peuvent être précises, en même temps
que leur coordination peut être plus complète. Ainsi, les phénomènes
organiques ne comportent qu'une étude à la fois moins exacte et moins
systématique que les phénomènes des corps bruts. De même, dans la
physique inorganique, les phénomènes célestes, vu leur plus grande
généralité et leur indépendance de tous les autres, ont donné lieu à une
science bien plus précise et beaucoup plus liée que celle des phénomènes
terrestres.

Cette observation, qui est si frappante dans l'étude effective des
sciences, et qui a souvent donné lieu à des espérances chimériques ou à
d'injustes comparaisons, se trouve donc complétement expliquée par
l'ordre encyclopédique que j'ai établi. J'aurai naturellement occasion
de lui donner toute son extension dans la leçon prochaine, en montrant
que la possibilité d'appliquer à l'étude des divers phénomènes l'analyse
mathématique, ce qui est le moyen de procurer à cette étude le plus haut
degré possible de précision et de coordination, se trouve exactement
déterminée par le rang qu'occupent ces phénomènes dans mon échelle
encyclopédique.

Je ne dois point passer à une autre considération, sans mettre le
lecteur en garde à ce sujet contre une erreur fort grave, et qui, bien
que très-grossière, est encore extrêmement commune. Elle consiste à
confondre le degré de précision que comportent nos différentes
connaissances avec leur degré de certitude, d'où est résulté le préjugé
très-dangereux que, le premier étant évidemment fort inégal, il en doit
être ainsi du second. Aussi parle-t-on souvent encore, quoique moins que
jadis, de l'inégale certitude des diverses sciences, ce qui tend
directement à décourager la culture des sciences les plus difficiles. Il
est clair, néanmoins, que la précision et la certitude sont deux
qualités en elles-mêmes fort différentes. Une proposition tout-à-fait
absurde peut être extrêmement précise, comme si l'on disait, par
exemple, que la somme des angles d'un triangle est égale à trois angles
droits; et une proposition très-certaine peut ne comporter qu'une
précision fort médiocre, comme lorsqu'on affirme, par exemple, que tout
homme mourra. Si, d'après l'explication précédente, les diverses
sciences doivent nécessairement présenter une précision très-inégale, il
n'en est nullement ainsi de leur certitude. Chacune peut offrir des
résultats aussi certains que ceux de toute autre, pourvu qu'elle sache
renfermer ses conclusions dans le degré de précision que comportent les
phénomènes correspondans, condition qui peut n'être pas toujours
très-facile à remplir. Dans une science quelconque, tout ce qui est
simplement conjectural n'est que plus ou moins probable, et ce n'est pas
là ce qui compose son domaine essentiel; tout ce qui est positif,
c'est-à-dire, fondé sur des faits bien constatés, est certain: il n'y a
pas de distinction à cet égard.

Enfin, la propriété la plus intéressante de notre formule
encyclopédique, à cause de l'importance et de la multiplicité des
applications immédiates qu'on en peut faire, c'est de déterminer
directement le véritable plan général d'une éducation scientifique
entièrement rationnelle. C'est ce qui résulte sur le champ de la seule
composition de la formule.

Il est sensible, en effet, qu'avant d'entreprendre l'étude méthodique de
quelqu'une des sciences fondamentales, il faut nécessairement s'être
préparé par l'examen de celles relatives aux phénomènes antérieurs dans
notre échelle encyclopédique, puisque ceux-ci influent toujours d'une
manière prépondérante sur ceux dont on se propose de connaître les lois.
Cette considération est tellement frappante, que, malgré son extrême
importance pratique, je n'ai pas besoin d'insister davantage en ce
moment sur un principe qui, plus tard, se reproduira d'ailleurs
inévitablement, par rapport à chaque science fondamentale. Je me
bornerai seulement à faire observer que, s'il est éminemment applicable
à l'éducation générale, il l'est aussi particulièrement à l'éducation
spéciale des savans.

Ainsi, les physiciens qui n'ont pas d'abord étudié l'astronomie, au
moins sous un point de vue général; les chimistes qui, avant de
s'occuper de leur science propre, n'ont pas étudié préalablement
l'astronomie et ensuite la physique; les physiologistes qui ne se sont
pas préparés à leurs travaux spéciaux par une étude préliminaire de
l'astronomie, de la physique et de la chimie, ont manqué à l'une des
conditions fondamentales de leur développement intellectuel. Il en est
encore plus évidemment de même pour les esprits qui veulent se livrer à
l'étude positive des phénomènes sociaux, sans avoir d'abord acquis une
connaissance générale de l'astronomie, de la physique, de la chimie et
de la physiologie.

Comme de telles conditions sont bien rarement remplies de nos jours, et
qu'aucune institution régulière n'est organisée pour les accomplir, nous
pouvons dire qu'il n'existe pas encore pour les savans, d'éducation
vraiment rationnelle. Cette considération est, à mes yeux, d'une si
grande importance, que je ne crains pas d'attribuer en partie à ce vice
de nos éducations actuelles, l'état d'imperfection extrême où nous
voyons encore les sciences les plus difficiles, état véritablement
inférieur à ce que prescrit en effet la nature plus compliquée des
phénomènes correspondans.

Relativement à l'éducation générale, cette condition est encore bien
plus nécessaire. Je la crois tellement indispensable, que je regarde
l'enseignement scientifique comme incapable de réaliser les résultats
généraux les plus essentiels qu'il est destiné à produire dans la
société pour la rénovation du système intellectuel, si les diverses
branches principales de la philosophie naturelle ne sont pas étudiées
dans l'ordre convenable. N'oublions pas que, dans presque toutes les
intelligences, même les plus élevées, les idées restent ordinairement
enchaînées suivant l'ordre de leur acquisition première; et que, par
conséquent, c'est un mal le plus souvent irrémédiable que de n'avoir pas
commencé par le commencement. Chaque siècle ne compte qu'un bien petit
nombre de penseurs capables, à l'époque de leur virilité, comme Bacon,
Descartes et Leïbnitz, de faire véritablement table rase, pour
reconstruire de fond en comble le système entier de leurs idées
acquises.

L'importance de notre loi encyclopédique pour servir de base à
l'éducation scientifique, ne peut être convenablement appréciée qu'en la
considérant aussi par rapport à la méthode, au lieu de l'envisager
seulement, comme nous venons de le faire, relativement à la doctrine.

Sous ce nouveau point de vue, une exécution convenable du plan général
d'études que nous avons déterminé doit avoir pour résultat nécessaire de
nous procurer une connaissance parfaite de la méthode positive, qui ne
pourrait être obtenue d'aucune autre manière.

En effet, les phénomènes naturels ayant été classés de telle sorte, que
ceux qui sont réellement homogènes restent toujours compris dans une
même étude, tandis que ceux qui ont été affectés à des études
différentes sont effectivement hétérogènes, il doit nécessairement en
résulter que la méthode positive générale sera constamment modifiée
d'une manière uniforme dans l'étendue d'une même science fondamentale,
et qu'elle éprouvera sans cesse des modifications différentes et de plus
en plus composées, en passant d'une science à une autre. Nous aurons
donc ainsi la certitude de la considérer dans toutes les variétés
réelles dont elle est susceptible, ce qui n'aurait pu avoir lieu, si
nous avions adopté une formule encyclopédique qui ne remplît pas les
conditions essentielles posées ci-dessus.

Cette nouvelle considération est d'une importance vraiment fondamentale;
car, si nous avons vu en général, dans la dernière leçon, qu'il est
impossible de connaître la méthode positive, quand on veut l'étudier
séparément de son emploi, nous devons ajouter aujourd'hui qu'on ne peut
s'en former une idée nette et exacte qu'en étudiant successivement, et
dans l'ordre convenable, son application à toutes les diverses classes
principales des phénomènes naturels. Une seule science ne suffirait
point pour atteindre ce but, même en la choisissant le plus
judicieusement possible. Car, quoique la méthode soit essentiellement
identique dans toutes, chaque science développe spécialement tel ou tel
de ses procédés caractéristiques, dont l'influence, trop peu prononcée
dans les autres sciences, demeurerait inaperçue. Ainsi, par exemple,
dans certaines branches de la philosophie, c'est l'observation
proprement dite; dans d'autres c'est l'expérience, et telle ou telle
nature d'expériences, qui constitue le principal moyen d'exploration. De
même, tel précepte général, qui fait partie intégrante de la méthode, a
été fourni primitivement par une certaine science; et, bien qu'il ait pu
être ensuite transporté dans d'autres, c'est à sa source qu'il faut
l'étudier pour le bien connaître; comme, par exemple, la théorie des
classifications.

En se bornant à l'étude d'une science unique, il faudrait sans doute
choisir la plus parfaite, pour avoir un sentiment plus profond de la
méthode positive. Or, la plus parfaite étant en même temps la plus
simple, on n'aurait ainsi qu'une connaissance bien incomplète de la
méthode, puisque on n'apprendrait pas quelles modifications essentielles
elle doit subir pour s'adapter à des phénomènes plus compliqués. Chaque
science fondamentale a donc, sous ce rapport, des avantages qui lui sont
propres; ce qui prouve clairement la nécessité de les considérer toutes,
sous peine de ne se former que des conceptions trop étroites et des
habitudes insuffisantes. Cette considération devant se reproduire
fréquemment dans la suite, il est inutile de la développer davantage en
ce moment.

Je dois néanmoins ici, toujours sous le rapport de la méthode, insister
spécialement sur le besoin, pour la bien connaître, non-seulement
d'étudier philosophiquement toutes les diverses sciences fondamentales,
mais de les étudier suivant l'ordre encyclopédique établi dans cette
leçon. Que peut produire de rationnel, à moins d'une extrême supériorité
naturelle, un esprit qui s'occupe de prime abord de l'étude des
phénomènes les plus compliqués, sans avoir préalablement appris à
connaître, par l'examen des phénomènes les plus simples, ce que c'est
qu'une _loi_, ce que c'est qu'_observer_, ce que c'est qu'une conception
positive, ce que c'est même qu'un raisonnement suivi? Telle est pourtant
encore aujourd'hui la marche ordinaire de nos jeunes physiologistes,
qui abordent immédiatement l'étude des corps vivans, sans avoir le plus
souvent été préparés autrement que par une éducation préliminaire
réduite à l'étude d'une ou deux langues mortes, et n'ayant, tout au
plus, qu'une connaissance très-superficielle de la physique et de la
chimie, connaissance presque nulle sous le rapport de la méthode,
puisqu'elle n'a pas été obtenue communément d'une manière rationnelle,
et en partant du véritable point de départ de la philosophie naturelle.
On conçoit combien il importe de réformer un plan d'études aussi
vicieux. De même, relativement aux phénomènes sociaux, qui sont encore
plus compliqués, ne serait-ce point avoir fait un grand pas vers le
retour des sociétés modernes à un état vraiment normal, que d'avoir
reconnu la nécessité logique de ne procéder à l'étude de ces phénomènes,
qu'après avoir dressé successivement l'organe intellectuel par l'examen
philosophique approfondi de tous les phénomènes antérieurs? On peut même
dire avec précision que c'est là toute la difficulté principale. Car, il
est peu de bons esprits qui ne soient convaincus aujourd'hui qu'il faut
étudier les phénomènes sociaux d'après la méthode positive. Seulement,
ceux qui s'occupent de cette étude, ne sachant pas et ne pouvant pas
savoir exactement en quoi consiste cette méthode, faute de l'avoir
examinée dans ses applications antérieures, cette maxime est jusqu'à
présent demeurée stérile pour la rénovation des théories sociales, qui
ne sont pas encore sorties de l'état théologique ou de l'état
métaphysique, malgré les efforts des prétendus réformateurs positifs.
Cette considération sera, plus tard, spécialement développée; je dois
ici me borner à l'indiquer, uniquement pour faire apercevoir toute la
portée de la conception encyclopédique que j'ai proposée dans cette
leçon.

Tels sont donc les quatre points de vue principaux, sous lesquels j'ai
dû m'attacher à faire ressortir l'importance générale de la
classification rationnelle et positive, établie ci-dessus pour les
sciences fondamentales.

Afin de compléter l'exposition générale du plan de ce cours, il me reste
maintenant à considérer une lacune immense et capitale, que j'ai laissée
à dessein dans ma formule encyclopédique, et que le lecteur a sans doute
déjà remarquée. En effet, nous n'avons point marqué dans notre système
scientifique le rang de la science mathématique.

Le motif de cette omission volontaire est dans l'importance même de
cette science, si vaste et si fondamentale. Car, la leçon prochaine
sera entièrement consacrée à la détermination exacte de son véritable
caractère général, et par suite à la fixation précise de son rang
encyclopédique. Mais pour ne pas laisser incomplet, sous un rapport
aussi capital, le grand tableau que j'ai tâché d'esquisser dans cette
leçon, je dois indiquer ici sommairement, par anticipation, les
résultats généraux de l'examen que nous entreprendrons dans la leçon
suivante.

Dans l'état actuel du développement de nos connaissances positives, il
convient, je crois, de regarder la science mathématique, moins comme une
partie constituante de la philosophie naturelle proprement dite, que
comme étant, depuis Descartes et Newton, la vraie base fondamentale de
toute cette philosophie, quoique, à parler exactement, elle soit à la
fois l'une et l'autre. Aujourd'hui, en effet, la science mathématique
est bien moins importante par les connaissances, très-réelles et
très-précieuses néanmoins, qui la composent directement, que comme
constituant l'instrument le plus puissant que l'esprit humain puisse
employer dans la recherche des lois des phénomènes naturels.

Pour présenter à cet égard une conception parfaitement nette et
rigoureusement exacte, nous verrons qu'il faut diviser la science
mathématique en deux grandes sciences, dont le caractère est
essentiellement distinct: la mathématique abstraite, ou le _calcul_, en
prenant ce mot dans sa plus grande extension, et la mathématique
concrète, qui se compose, d'une part de la géométrie générale, d'une
autre part de la mécanique rationnelle. La partie concrète est
nécessairement fondée sur la partie abstraite, et devient à son tour la
base directe de toute la philosophie naturelle, en considérant, autant
que possible, tous les phénomènes de l'univers comme géométriques ou
comme mécaniques.

La partie abstraite est la seule qui soit purement instrumentale,
n'étant autre chose qu'une immense extension admirable de la logique
naturelle à un certain ordre de déductions. La géométrie et la mécanique
doivent, au contraire, être envisagées comme de véritables sciences
naturelles, fondées ainsi que toutes les autres, sur l'observation,
quoique, par l'extrême simplicité de leurs phénomènes, elles comportent
un degré infiniment plus parfait de systématisation, qui a pu
quelquefois faire méconnaître le caractère expérimental de leurs
premiers principes. Mais ces deux sciences physiques ont cela de
particulier, que, dans l'état présent de l'esprit humain, elles sont
déjà et seront toujours davantage employées comme méthode, beaucoup plus
que comme doctrine directe.

Il est, du reste, évident qu'en plaçant ainsi la science mathématique à
la tête de la philosophie positive, nous ne faisons qu'étendre davantage
l'application de ce même principe de classification, fondé sur la
dépendance successive des sciences en résultat du degré d'abstraction de
leurs phénomènes respectifs, qui nous a fourni la série encyclopédique,
établie dans cette leçon. Nous ne faisons maintenant que restituer à
cette série son véritable premier terme, dont l'importance propre
exigeait un examen spécial plus développé. On voit, en effet, que les
phénomènes géométriques et mécaniques sont, de tous, les plus généraux,
les plus simples, les plus abstraits, les plus irréductibles, et les
plus indépendans de tous les autres, dont ils sont, au contraire, la
base. On conçoit pareillement que leur étude est un préliminaire
indispensable à celle de tous les autres ordres de phénomènes. C'est
donc la science mathématique qui doit constituer le véritable point de
départ de toute éducation scientifique rationnelle, soit générale, soit
spéciale, ce qui explique l'usage universel qui s'est établi depuis
long-temps à ce sujet, d'une manière empirique, quoiqu'il n'ait eu
primitivement d'autre cause que la plus grande ancienneté relative de la
science mathématique. Je dois me borner en ce moment à une indication
très-rapide de ces diverses considérations, qui vont être l'objet
spécial de la leçon suivante.

Nous avons donc exactement déterminé dans cette leçon, non d'après de
vaines spéculations arbitraires, mais en le regardant comme le sujet
d'un véritable problème philosophique, le plan rationnel qui doit nous
guider constamment dans l'étude de la philosophie positive. En résultat
définitif, la mathématique, l'astronomie, la physique, la chimie, la
physiologie, et la physique sociale; telle est la formule encyclopédique
qui, parmi le très-grand nombre de classifications que comportent les
six sciences fondamentales, est seule logiquement conforme à la
hiérarchie naturelle et invariable des phénomènes. Je n'ai pas besoin de
rappeler l'importance de ce résultat, que le lecteur doit se rendre
éminemment familier, pour en faire dans toute l'étendue de ce cours une
application continuelle.

La conséquence finale de cette leçon, exprimée sous la forme la plus
simple, consiste donc dans l'explication et la justification du grand
tableau synoptique placé au commencement de cet ouvrage, et dans la
construction duquel je me suis efforcé de suivre, aussi rigoureusement
que possible, pour la distribution intérieure de chaque science
fondamentale, le même principe de classification qui vient de nous
fournir la série générale des sciences.




TROISIÈME LEÇON.

SOMMAIRE. Considérations philosophiques sur l'ensemble de la science
mathématique.


En commençant à entrer directement en matière par l'étude philosophique
de la première des six sciences fondamentales établies dans la leçon
précédente, nous avons lieu de constater immédiatement l'importance de
la philosophie positive pour perfectionner le caractère général de
chaque science en particulier.

Quoique la science mathématique soit la plus ancienne et la plus
parfaite de toutes, l'idée générale qu'on doit s'en former n'est point
encore nettement déterminée. La définition de la science, ses
principales divisions, sont demeurées jusqu'ici vagues et incertaines.
Le nom multiple par lequel on la désigne habituellement suffirait même
seul pour indiquer le défaut d'unité de son caractère philosophique,
tel qu'il est conçu communément.

À la vérité, c'est seulement au commencement du siècle dernier que les
diverses conceptions fondamentales qui constituent cette grande science
ont pris chacune assez de développement pour que le véritable esprit de
l'ensemble pût se manifester clairement. Depuis cette époque,
l'attention des géomètres à été trop justement et trop exclusivement
absorbée par le perfectionnement spécial des différentes branches, et
par l'application capitale qu'ils en ont faite aux lois les plus
importantes de l'univers, pour pouvoir se diriger convenablement sur le
système général de la science.

Mais aujourd'hui le progrès des spécialités n'est plus tellement rapide,
qu'il interdise la contemplation de l'ensemble. La mathématique[2] est
maintenant assez développée, soit en elle-même, soit quant à ses
applications les plus essentielles, pour être parvenue à cet état de
consistance, dans lequel on doit s'efforcer de coordonner en un système
unique les diverses parties de la science, afin de préparer de nouveaux
progrès. On peut même observer que les derniers perfectionnemens
capitaux éprouvés par la science mathématique ont directement préparé
cette importante opération philosophique, en imprimant à ses principales
parties un caractère d'unité qui n'existait pas auparavant; tel est
éminemment et hors de toute comparaison l'esprit des travaux de
l'immortel auteur de la _Théorie des Fonctions_ et de la _Mécanique
analytique_.

      [Note 2: J'emploierai souvent cette expression au
      singulier, comme l'a proposé Condorcet, afin d'indiquer avec
      plus d'énergie l'esprit d'unité dans lequel je conçois la
      science.]

Pour se former une juste idée de l'objet de la science mathématique
considérée dans son ensemble, on peut d'abord partir de la définition
vague et insignifiante qu'on en donne ordinairement, à défaut de toute
autre, en disant qu'elle est _la science des grandeurs_, ou, ce qui est
plus positif, _la science qui a pour but la mesure des grandeurs_. Cet
aperçu scolastique a, sans doute, singulièrement besoin d'acquérir plus
de précision et plus de profondeur. Mais l'idée est juste au fond; elle
est même suffisamment étendue, lorsqu'on la conçoit convenablement. Il
importe d'ailleurs, en pareille matière, quand on le peut sans
inconvénient, de s'appuyer sur des notions généralement admises. Voyons
donc comment, en partant de cette grossière ébauche, on peut s'élever à
une véritable définition de la mathématique, à une définition qui soit
digne de correspondre à l'importance, à l'étendue et à la difficulté de
la science.

La question de _mesurer_ une grandeur ne présente par elle-même à
l'esprit d'autre idée que celle de la simple comparaison immédiate de
cette grandeur avec une autre grandeur semblable supposée connue, qu'on
prend pour _unité_ entre toutes celles de la même espèce. Ainsi, quand
on se borne à définir les mathématiques comme ayant pour objet la mesure
des grandeurs, on en donne une idée fort imparfaite, car il est même
impossible de voir par là comment il y a lieu, sous ce rapport, à une
science quelconque, et surtout à une science aussi vaste et aussi
profonde qu'est réputée l'être avec raison la science mathématique. Au
lieu d'un immense enchaînement de travaux rationnels très-prolongés, qui
offrent à notre activité intellectuelle un aliment inépuisable, la
science paraîtrait seulement consister, d'après un tel énoncé, dans une
simple suite de procédés mécaniques, pour obtenir directement, à l'aide
d'opérations analogues à la superposition des lignes, les rapports des
quantités à mesurer à celles par lesquelles on veut les mesurer.
Néanmoins, cette définition n'a point réellement d'autre défaut que de
n'être pas suffisamment approfondie. Elle n'induit point en erreur sur
le véritable but final des mathématiques; seulement elle présente comme
direct un objet qui, presque toujours, est, au contraire, fort
indirect, et par là, elle ne fait nullement concevoir la nature de la
science.

Pour y parvenir, il faut d'abord considérer un fait général, très-facile
à constater. C'est que la mesure _directe_ d'une grandeur, par la
superposition ou par quelque procédé semblable, est le plus souvent pour
nous une opération tout-à-fait impossible: en sorte que si nous n'avions
pas d'autre moyen pour déterminer les grandeurs que les comparaisons
immédiates, nous serions obligés de renoncer à la connaissance de la
plupart de celles qui nous intéressent.

On comprendra toute l'exactitude de cette observation générale, en se
bornant à considérer spécialement le cas particulier qui présente
évidemment le plus de facilité, celui de la mesure d'une ligne droite
par une autre ligne droite. Cette comparaison, qui, de toutes celles que
nous pouvons imaginer, est sans contredit la plus simple, ne peut
néanmoins presque jamais être effectuée immédiatement. En réfléchissant
à l'ensemble des conditions nécessaires pour qu'une ligne droite soit
susceptible d'une mesure directe, on voit que le plus souvent elles ne
peuvent point être remplies à la fois, relativement aux lignes que nous
désirons connaître. La première et la plus grossière de ces conditions,
celle de pouvoir parcourir la ligne d'un bout à l'autre, pour porter
successivement l'unité dans toute son étendue, exclut évidemment déjà la
très-majeure partie des distances qui nous intéressent le plus; d'abord
toutes les distances entre les différens corps célestes, ou de la terre
à quelqu'autre corps céleste, et ensuite même la plupart des distances
terrestres, qui sont si fréquemment inaccessibles. Quand cette première
condition se trouve accomplie, il faut encore que la longueur ne soit ni
trop grande ni trop petite, ce qui rendrait la mesure directe également
impossible; il faut qu'elle soit convenablement située, etc. La plus
légère circonstance, qui abstraitement ne paraîtrait devoir introduire
aucune nouvelle difficulté, suffira souvent, dans la réalité, pour nous
interdire toute mesure directe. Ainsi, par exemple, telle ligne que nous
pourrions mesurer exactement avec la plus grande facilité, si elle était
horizontale, il suffira de la concevoir redressée verticalement, pour
que la mesure en devienne impossible. En un mot, la mesure immédiate
d'une ligne droite, présente une telle complication de difficultés,
surtout quand on veut y apporter quelque exactitude, que presque jamais
nous ne rencontrons d'autres lignes susceptibles d'être mesurées
directement avec précision, du moins parmi celles d'une certaine
grandeur, que des lignes purement artificielles, créées expressément
par nous pour comporter une détermination directe, et auxquelles nous
parvenons à rattacher toutes les autres.

Ce que je viens d'établir relativement aux lignes se conçoit, à bien
plus forte raison, des surfaces, des volumes, des vitesses, des temps,
des forces, etc., et, en général, de toutes les autres grandeurs
susceptibles d'appréciation exacte, et qui, par leur nature, présentent
nécessairement beaucoup plus d'obstacles encore à une mesure immédiate.
Il est donc inutile de s'y arrêter, et nous devons regarder comme
suffisamment constatée l'impossibilité de déterminer, en les mesurant
directement, la plupart des grandeurs que nous désirons connaître. C'est
ce fait général qui nécessite la formation de la science mathématique,
comme nous allons le voir. Car, renonçant, dans presque tous les cas, à
la mesure immédiate des grandeurs, l'esprit humain a dû chercher à les
déterminer indirectement, et c'est ainsi qu'il a été conduit à la
création des mathématiques.

La méthode générale qu'on emploie constamment, la seule évidemment qu'on
puisse concevoir, pour connaître des grandeurs qui ne comportent point
une mesure directe, consiste à les rattacher à d'autres qui soient
susceptibles d'être déterminées immédiatement, et d'après lesquelles on
parvient à découvrir les premières, au moyen des relations qui existent
entre les unes et les autres. Tel est l'objet précis de la science
mathématique envisagée dans son ensemble. Pour s'en faire une idée
suffisamment étendue, il faut considérer que cette détermination
indirecte des grandeurs peut-être indirecte à des degrés fort différens.
Dans un grand nombre de cas, qui souvent sont les plus importans, les
grandeurs, à la détermination desquelles on ramène la recherche des
grandeurs principales qu'on veut connaître, ne peuvent point elles-mêmes
être mesurées immédiatement, et doivent par conséquent, à leur tour,
devenir le sujet d'une question semblable, et ainsi de suite; en sorte
que, dans beaucoup d'occasions, l'esprit humain est obligé d'établir une
longue suite d'intermédiaires entre le système des grandeurs inconnues
qui sont l'objet définitif de ses recherches, et le système des
grandeurs susceptibles de mesure directe, d'après lesquelles on
détermine finalement les premières, et qui ne paraissent d'abord avoir
avec celles-ci aucune liaison.

Quelques exemples vont suffire pour éclaircir ce que les généralités
précédentes pourraient présenter de trop abstrait.

Considérons, en premier lieu, un phénomène naturel très-simple qui
puisse néanmoins donner lieu à une question mathématique réelle et
susceptible d'applications effectives, le phénomène de la chute
verticale des corps pesans.

En observant ce phénomène, l'esprit le plus étranger aux conceptions
mathématiques reconnaît sur-le-champ que les deux quantités qu'il
présente, savoir: la hauteur d'où un corps est tombé, et le temps de sa
chute, sont nécessairement liées l'une à l'autre, puisqu'elles varient
ensemble, et restent fixes simultanément; ou, suivant le langage des
géomètres, qu'elles sont _fonction_ l'une de l'autre. Le phénomène,
considéré sous ce point de vue, donne donc lieu à une question
mathématique, qui consiste à suppléer à la mesure directe de l'une de
ces deux grandeurs lorsqu'elle sera impossible, par la mesure de
l'autre. C'est ainsi, par exemple, qu'on pourra déterminer indirectement
la profondeur d'un précipice, en se bornant à mesurer le temps qu'un
corps emploierait à tomber jusqu'au fond; et, en procédant
convenablement, cette profondeur inaccessible sera connue avec tout
autant de précision que si c'était une ligne horizontale placée dans les
circonstances les plus favorables à une mesure facile et exacte. Dans
d'autres occasions, c'est la hauteur d'où le corps est tombé qui sera
facile à connaître, tandis que le temps de la chute ne pourrait point
être observé directement; alors le même phénomène donnera lieu à la
question inverse, déterminer le temps d'après la hauteur; comme, par
exemple, si l'on voulait connaître quelle serait la durée de la chute
verticale d'un corps tombant de la lune sur la terre.

Dans l'exemple précédent, la question mathématique est fort simple, du
moins quand on n'a pas égard à la variation d'intensité de la pesanteur,
ni à la résistance du fluide que le corps traverse dans sa chute. Mais,
pour agrandir la question, il suffira de considérer le même phénomène
dans sa plus grande généralité, en supposant la chute oblique, et tenant
compte de toutes les circonstances principales. Alors, au lieu d'offrir
simplement deux quantités variables liées entr'elles par une relation
facile à suivre, le phénomène en présentera un plus grand nombre,
l'espace parcouru, soit dans le sens vertical, soit dans le sens
horizontal, le temps employé à le parcourir, la vitesse du corps à
chaque point de sa course, et même l'intensité et la direction de son
impulsion primitive, qui pourront aussi être envisagées comme variables,
et enfin, dans certains cas, pour tenir compte de tout, la résistance du
milieu et l'énergie de la gravité. Toutes ces diverses quantités seront
liées entr'elles, de telle sorte que chacune à son tour pourra être
déterminée indirectement d'après les autres, ce qui présentera autant de
recherches mathématiques distinctes qu'il y aura de grandeurs
coexistantes dans le phénomène considéré. Ce changement très-simple dans
les conditions physiques d'un problème pourra faire, comme il arrive en
effet pour l'exemple cité, qu'une recherche mathématique, primitivement
fort élémentaire, se place tout-à-coup au rang des questions les plus
difficiles, dont la solution complète et rigoureuse surpasse jusqu'à
présent toutes les plus grandes forces de l'esprit humain.

Prenons un second exemple dans les phénomènes géométriques. Qu'il
s'agisse de déterminer une distance qui n'est pas susceptible de mesure
directe; on la concevra généralement comme faisant partie d'une
_figure_, ou d'un système quelconque de lignes, choisi de telle manière
que tous ses autres élémens puissent être observés immédiatement; par
exemple, dans le cas le plus simple et auquel tous les autres peuvent se
réduire finalement, on considérera la distance proposée comme
appartenant à un triangle, dans lequel on pourrait déterminer
directement, soit un autre côté et deux angles, soit deux côtés et un
seul angle. Dès-lors, la connaissance de la distance cherchée, au lieu
d'être obtenue immédiatement, sera le résultat d'un travail mathématique
qui consistera à la déduire des élémens observés, d'après la relation
qui la lie avec eux. Ce travail pourra devenir successivement de plus
en plus compliqué, si les élémens supposés connus ne pouvaient, à leur
tour, comme il arrive le plus souvent, être déterminés que d'une manière
indirecte, à l'aide de nouveaux systèmes auxiliaires, dont le nombre,
dans les grandes opérations de ce genre, finit par devenir quelquefois
très-considérable. La distance une fois déterminée, cette seule
connaissance suffira fréquemment pour faire obtenir de nouvelles
quantités, qui offriront le sujet de nouvelles questions mathématiques.
Ainsi, quand on sait à quelle distance est situé un objet, la simple
observation, toujours possible, de son diamètre apparent, doit
évidemment permettre de déterminer indirectement, quelqu'inaccessible
qu'il puisse être, ses dimensions réelles, et, par une suite de
recherches analogues, sa surface, son volume, son poids même, et une
foule d'autres propriétés, dont la connaissance semblait devoir nous
être nécessairement interdite.

C'est par de tels travaux, que l'homme a pu parvenir à connaître,
non-seulement les distances des astres à la terre, et par suite,
entr'eux, mais leur grandeur effective, leur véritable figure, jusqu'aux
inégalités de leur surface, et, ce qui semble se dérober bien plus
encore à nos moyens d'investigation, leurs masses respectives, leurs
densités moyennes, les circonstances principales de la chute des corps
pesans à la surface de chacun d'eux, etc. Par la puissance des théories
mathématiques, tous ces divers résultats, et bien d'autres encore
relatifs aux différentes classes de phénomènes naturels, n'ont exigé
définitivement d'autres mesures immédiates que celles d'un très-petit
nombre de lignes droites, convenablement choisies, et d'un plus grand
nombre d'angles. On peut même dire, en toute rigueur, pour indiquer d'un
seul trait la portée générale de la science, que si l'on ne craignait
pas avec raison de multiplier sans nécessité les opérations
mathématiques, et si, par conséquent, on ne devait pas les réserver
seulement pour la détermination des quantités qui ne pourraient
nullement être mesurées directement, ou d'une manière assez exacte, la
connaissance de toutes les grandeurs susceptibles d'estimation précise
que les divers ordres de phénomènes peuvent nous offrir, serait
finalement réductible à la mesure immédiate d'une ligne droite unique et
d'un nombre d'angles convenable.

Nous sommes donc parvenu maintenant à définir avec exactitude la science
mathématique, en lui assignant pour but, la mesure _indirecte_ des
grandeurs, et disant qu'on s'y propose constamment de _déterminer les
grandeurs les unes par les autres, d'après les relations précises qui
existent entre elles_. Cet énoncé, au lieu de donner seulement
l'idée d'un art, comme le font jusqu'ici toutes les définitions
ordinaires, caractérise immédiatement une véritable science, et la
montre sur-le-champ composée d'un immense enchaînement d'opérations
intellectuelles, qui pourront évidemment devenir très compliquées, à
raison de la suite d'intermédiaires qu'il faudra établir entre les
quantités inconnues et celles qui comportent une mesure directe, du
nombre des variables co-existantes dans la question proposée, et de la
nature des relations que fourniront entre toutes ces diverses grandeurs
les phénomènes considérés. D'après une telle définition, l'esprit
mathématique consiste à regarder toujours comme liées entre elles toutes
les quantités que peut présenter un phénomène quelconque, dans la vue de
les déduire les unes des autres. Or, il n'y a pas évidemment de
phénomène qui ne puisse donner lieu à des considérations de ce genre;
d'où résulte l'étendue naturellement indéfinie et même la rigoureuse
universalité logique de la science mathématique: nous chercherons plus
loin à circonscrire aussi exactement que possible son extension effective.

Les explications précédentes établissent clairement la
justification du nom employé pour désigner la science que nous
considérons. Cette dénomination, qui a pris aujourd'hui une acception si
déterminée, signifie simplement par elle-même la _science_ en général. Une
telle désignation, rigoureusement exacte pour les Grecs, qui n'avaient
pas d'autre science réelle, n'a pu être conservée par les modernes que
pour indiquer les mathématiques comme la _science_ par excellence. Et, en
effet, la définition à laquelle nous venons d'être conduits, si on en
écarte la circonstance de la précision des déterminations, n'est autre
chose que la définition de toute véritable science quelconque, car
chacune n'a-t-elle pas nécessairement pour but de déterminer des
phénomènes les uns par les autres, d'après les relations qui existent
entre eux? Toute _science_ consiste dans la coordination des faits ; si
les diverses observations étaient entièrement isolées, il n'y aurait pas
de _science_. On peut même dire généralement que la _science_ est
essentiellement destinée à dispenser, autant que le comportent les
divers phénomènes, de toute observation directe, en permettant de
déduire du plus petit nombre possible de données immédiates, le plus
grand nombre possible de résultats. N'est-ce point là, en effet, l'usage
réel, soit dans la spéculation, soit dans l'action, des _lois_ que nous
parvenons à découvrir entre les phénomènes naturels? La science
mathématique ne fait, d'après cela, que  pousser au plus haut degré
possible, tant sous le rapport de la quantité que sous celui de la
qualité, sur les sujets véritablement de son ressort, le même genre de
recherches que poursuit, à des degrés plus ou moins inférieurs, chaque
science réelle, dans sa sphère respective.

C'est donc par l'étude des mathématiques, et seulement par elle, que
l'on peut se faire une idée juste et approfondie de ce que c'est qu'une
_science_. C'est là uniquement qu'on doit chercher à connaître avec
précision la méthode générale que l'esprit humain emploie constamment
dans toutes ses recherches positives, parce que nulle part ailleurs les
questions ne sont résolues d'une manière aussi complète, et les
déductions prolongées aussi loin avec une sévérité rigoureuse. C'est là
également que notre entendement a donné les plus grandes preuves de sa
force, parce que les idées qu'il y considère sont du plus haut degré
d'abstraction possible dans l'ordre positif. Toute éducation
scientifique qui ne commence point par une telle étude, pèche donc
nécessairement par sa base.

Nous avons jusqu'ici envisagé la science mathématique seulement dans son
ensemble total, sans avoir aucun égard à ses divisions. Nous devons
maintenant, pour compléter cette vue générale et nous former une juste
idée du caractère philosophique de la science, considérer sa division
fondamentale. Les divisions secondaires seront examinées dans les leçons
suivantes.

Cette division principale ne saurait être vraiment rationnelle, et
dériver de la nature même du sujet, qu'autant qu'elle se présentera
spontanément, en faisant l'analyse exacte d'une question mathématique
complète. Ainsi, après avoir déterminé ci-dessus quel est l'objet
général des travaux mathématiques, caractérisons maintenant avec
précision les divers ordres principaux de recherches dont ils se
composent constamment.

La solution complète de toute question mathématique se décompose
nécessairement en deux parties, d'une nature essentiellement distincte,
et dont la relation est invariablement déterminée. En effet, nous avons
vu que toute recherche mathématique a pour objet de déterminer des
grandeurs inconnues, d'après les relations qui existent entre elles et
des grandeurs connues. Or, il faut évidemment d'abord, à cette fin,
parvenir à connaître avec précision les relations existantes entre les
quantités que l'on considère. Ce premier ordre de recherches constitue
ce que j'appelle la partie _concrète_ de la solution. Quand elle est
terminée, la question change de nature; elle se réduit à une pure
question de nombres, consistant simplement désormais à déterminer des
nombres inconnus, lorsqu'on sait quelles relations précises les lient à
des nombres connus. C'est dans ce second ordre de recherches que
consiste ce que je nomme la partie _abstraite_ de la solution. De là
résulte la division fondamentale de la science mathématique générale en
deux grandes sciences, la mathématique abstraite et la mathématique
concrète.

Cette analyse peut être observée dans toute question mathématique
complète, quelque simple ou quelque compliquée qu'elle soit. Il suffira,
pour la faire bien comprendre, d'en indiquer un seul exemple.

Reprenant le phénomène déjà cité de la chute verticale d'un corps
pesant, et considérant le cas le plus simple, on voit que pour parvenir
à déterminer l'une par l'autre la hauteur d'où le corps est tombé et la
durée de sa chute, il faut commencer par découvrir la relation exacte de
ces deux quantités, ou, suivant le langage des géomètres, l'_équation_
qui existe entre elles. Avant que cette première recherche soit
terminée, toute tentative pour déterminer numériquement la valeur de
l'une de ces deux grandeurs par celle de l'autre serait évidemment
prématurée, car elle n'aurait aucune base. Il ne suffit pas de savoir
vaguement qu'elles dépendent l'une de l'autre, ce que tout le monde
aperçoit sur-le-champ, mais il faut déterminer en quoi consiste cette
dépendance; ce qui peut être fort difficile, et constitue en effet, dans
le cas actuel, la partie incomparablement supérieure du problème. Le
véritable esprit scientifique est si moderne et encore tellement rare,
que personne peut-être avant Galilée n'avait seulement remarqué
l'accroissement de vitesse qu'éprouve un corps dans sa chute, ce qui
exclut l'hypothèse, vers laquelle notre intelligence, toujours portée
involontairement à supposer dans chaque phénomène les _fonctions_ les
plus simples, sans aucun autre motif que sa plus grande facilité à les
concevoir, serait naturellement entraînée, la hauteur proportionnelle au
temps. En un mot, ce premier travail aboutit à la découverte de la loi
de Galilée. Quand cette partie concrète est terminée, la recherche
devient d'une tout autre nature. Sachant que les espaces parcourus par
le corps dans chaque seconde successive de sa chute croissent comme la
suite des nombres impairs, c'est alors une question purement numérique
et abstraite que d'en déduire ou la hauteur d'après le temps, ou le
temps par la hauteur, ce qui consistera à trouver que, d'après la loi
établie, la première de ces deux quantités est un multiple connu de la
seconde puissance de l'autre, d'où l'on devra finalement conclure la
valeur de l'une quand celle de l'autre sera donnée.

Dans cet exemple, la question concrète est plus difficile que la
question abstraite. Ce serait l'inverse, si l'on considérait le même
phénomène dans sa plus grande généralité, tel que je l'ai envisagé plus
haut pour un autre motif. Suivant les cas, ce sera tantôt la première,
tantôt la seconde de ces deux parties qui constituera la principale
difficulté de la question totale; la loi mathématique du phénomène
pouvant être très-simple, mais difficile à obtenir, et, dans d'autres
occasions, facile à découvrir, mais fort compliquée: en sorte que les
deux grandes sections de la science mathématique, quand on les compare
en masse, doivent être regardées comme exactement équivalentes en
étendue et en difficulté, aussi bien qu'en importance, ainsi que nous le
constaterons plus tard en considérant chacune d'elles séparément.

Ces deux parties, essentiellement distinctes, d'après l'explication
précédente, par l'objet que l'esprit s'y propose, ne le sont pas moins
par la nature des recherches dont elles se composent.

La première doit porter le nom de _concrète_, car elle dépend évidemment
du genre des phénomènes considérés, et doit varier nécessairement
lorsqu'on envisagera de nouveaux phénomènes; tandis que la seconde est
complétement indépendante de la nature des objets examinés, et porte
seulement sur les relations numériques qu'ils présentent, ce qui doit la
faire appeler _abstraite_. Les mêmes relations peuvent exister dans un
grand nombre de phénomènes différens, qui, malgré leur extrême
diversité, seront envisagés par le géomètre comme offrant une question
analytique, susceptible, en l'étudiant isolément, d'être résolue une
fois pour toutes. Ainsi, par exemple, la même loi qui règne entre
l'espace et le temps, quand on examine la chute verticale d'un corps
dans le vide, se retrouve pour d'autres phénomènes qui n'offrent aucune
analogie avec le premier ni entre eux: car elle exprime aussi la
relation entre l'aire d'un corps sphérique et la longueur de son
diamètre; elle détermine également le décroissement de l'intensité de la
lumière ou de la chaleur à raison de la distance des objets éclairés ou
échauffés, etc. La partie abstraite, commune à ces diverses questions
mathématiques, ayant été traitée à l'occasion d'une seule d'entre elles,
se trouvera l'être, par cela même, pour toutes les autres; tandis que la
partie concrète devra nécessairement être reprise pour chacune
séparément, sans que la solution de quelques-unes puisse fournir, sous
ce rapport, aucun secours direct pour celle des suivantes. Il est
impossible d'établir de véritables méthodes générales qui, par une
marche déterminée et invariable, assurent, dans tous les cas, la
découverte des relations existantes entre les quantités, relativement à
des phénomènes quelconques: ce sujet ne comporte nécessairement que des
méthodes spéciales pour telle ou telle classe de phénomènes
géométriques, ou mécaniques, ou thermologiques, etc. On peut, au
contraire, de quelque source que proviennent les quantités considérées,
établir des méthodes uniformes pour les déduire les unes des autres, en
supposant connues leurs relations exactes. La partie abstraite des
mathématiques est donc, de sa nature, générale; la partie concrète,
spéciale.

En présentant cette comparaison sous un nouveau point de vue, on peut
dire que la mathématique concrète a un caractère philosophique
essentiellement expérimental, physique, phénoménal; tandis que celui de
la mathématique abstraite est purement logique, rationnel. Ce n'est pas
ici le lieu de discuter exactement les procédés qu'emploie l'esprit
humain pour découvrir les lois mathématiques des phénomènes. Mais, soit
que l'observation précise suggère elle-même la loi, soit, comme il
arrive plus souvent, qu'elle ne fasse que confirmer la loi construite
par le raisonnement d'après les faits les plus communs; toujours est-il
certain que cette loi n'est envisagée comme réelle qu'autant qu'elle se
montre d'accord avec les résultats de l'expérience directe. Ainsi, la
partie concrète de toute question mathématique est nécessairement fondée
sur la considération du monde extérieur, et ne saurait jamais, quelle
qu'y puisse être la part du raisonnement, se résoudre par une simple
suite de combinaisons intellectuelles. La partie abstraite, au
contraire, quand elle a été d'abord bien exactement séparée, ne peut
consister que dans une série de déductions rationnelles plus ou moins
prolongée. Car, si l'on a une fois trouvé les équations d'un phénomène,
la détermination des unes par les autres des quantités qu'on y
considère, quelques difficultés d'ailleurs qu'elle puisse souvent
offrir, est uniquement du ressort du raisonnement. C'est à
l'intelligence qu'il appartient de déduire, de ces équations, des
résultats qui y sont évidemment compris, quoique d'une manière peut-être
fort implicite, sans qu'il y ait lieu à consulter de nouveau le monde
extérieur, dont la considération, devenue dès lors étrangère, doit même
être soigneusement écartée pour réduire le travail à sa véritable
difficulté propre.

On voit, par cette comparaison générale, dont je dois me borner ici à
indiquer les traits principaux, combien est naturelle et profonde la
division fondamentale établie ci-dessus dans la science mathématique.

Pour terminer l'exposition générale de cette division, il ne nous reste
plus qu'à circonscrire, aussi exactement que nous puissions le faire
dans ce premier aperçu, chacune des deux grandes sections de la science
mathématique.

La _mathématique concrète_ ayant pour objet de découvrir les _équations_
des phénomènes, semblerait, _à priori_, devoir se composer d'autant de
sciences distinctes qu'il y a de catégories réellement différentes pour
nous parmi les phénomènes naturels. Mais il s'en faut de beaucoup qu'on
soit encore parvenu à découvrir des lois mathématiques dans tous les
ordres de phénomènes; nous verrons même tout-à-l'heure que, sous ce
rapport, la majeure partie se dérobera très-vraisemblablement toujours à
nos efforts. En réalité, dans l'état présent de l'esprit humain, il n'y
a directement que deux grandes catégories générales de phénomènes dont
on connaisse constamment les équations; ce sont d'abord les phénomènes
géométriques, et ensuite les phénomènes mécaniques. Ainsi, la partie
concrète des mathématiques se compose donc de la géométrie et de la
mécanique rationnelle.

Cela suffit, il est vrai, pour lui donner un caractère complet
d'universalité logique, quand on considère l'ensemble des phénomènes du
point de vue le plus élevé de la philosophie naturelle. En effet, si
toutes les parties de l'univers étaient conçues comme immobiles, il n'y
aurait évidemment à observer que des phénomènes géométriques, puisque
tout se réduirait à des relations de forme, de grandeur, et de
situation; ayant ensuite égard aux mouvemens qui s'y exécutent, il y a
lieu à considérer de plus des phénomènes mécaniques. En appliquant ici,
après l'avoir suffisamment généralisée, une conception philosophique,
due à M. de Blainville, et déjà citée pour un autre usage dans la 1re
leçon (page 32), on peut donc établir que, vu sous le rapport statique,
l'univers ne présente que des phénomènes géométriques; et, sous le
rapport dynamique, que des phénomènes mécaniques. Ainsi la géométrie et
la mécanique constituent, par elles-mêmes, les deux sciences naturelles
fondamentales, en ce sens, que tous les effets naturels peuvent être
conçus comme de simples résultats nécessaires, ou des lois de l'étendue,
ou des lois du mouvement.

Mais, quoique cette conception soit toujours logiquement possible, la
difficulté est de la spécialiser avec la précision nécessaire, et de la
suivre exactement dans chacun des cas généraux que nous offre l'étude de
la nature, c'est-à-dire, de réduire effectivement chaque question
principale de philosophie naturelle, pour tel ordre de phénomènes
déterminé, à la question de géométrie ou de mécanique, à laquelle on
pourrait rationnellement la supposer ramenée. Cette transformation, qui
exige préalablement de grands progrès dans l'étude de chaque classe de
phénomènes, n'a été réellement exécutée jusqu'ici que pour les
phénomènes astronomiques, et pour une partie de ceux que considère la
physique terrestre proprement dite. C'est ainsi que l'astronomie,
l'acoustique, l'optique, etc., sont devenues finalement des applications
de la science mathématique à de certains ordres d'observations[3]. Mais,
ces applications n'étant point, par leur nature, rigoureusement
circonscrites, ce serait assigner à la science un domaine indéfini et
entièrement vague, que de les confondre avec elle, comme on le fait dans
la division ordinaire, si vicieuse à tant d'autres égards, des
mathématiques en pures et appliquées. Nous persisterons donc à regarder
la mathématique concrète comme uniquement composée de la géométrie et de
la mécanique.

      [Note 3: Je dois faire ici, par anticipation, une
      mention sommaire de la thermologie, à laquelle je
      consacrerai plus tard une leçon spéciale. La théorie
      mathématique des phénomènes de la chaleur a pris, par les
      mémorables travaux de son illustre fondateur, un tel
      caractère, qu'on peut aujourd'hui la concevoir, après la
      géométrie et la mécanique, comme une véritable troisième
      section distincte de la mathématique concrète, puisque M.
      Fourier a établi, d'une manière entièrement directe, les
      équations thermologiques, au lieu de se représenter
      hypothétiquement les questions comme des applications de la
      mécanique, ainsi qu'on a tenté de le faire pour les
      phénomènes électriques, par exemple. Cette grande
      découverte, qui, comme toutes celles qui se rapportent à la
      méthode, n'est pas encore convenablement appréciée, mérite
      singulièrement notre attention; car, outre son importance
      immédiate pour l'étude vraiment rationnelle et positive d'un
      ordre de phénomènes aussi universel et aussi fondamental,
      elle tend a relever nos espérances philosophiques, quant à
      l'extension future des applications légitimes de l'analyse
      mathématique, ainsi que je l'expliquerai dans le second
      volume de ce cours, en examinant le caractère général de
      cette nouvelle série de travaux. Je n'aurais pas hésité dès
      à présent à traiter la thermologie, ainsi conçue, comme une
      troisième branche principale de la mathématique concrète, si
      je n'avais craint de diminuer l'utilité de cet ouvrage en
      m'écartant trop des habitudes ordinaires.]

Quant à la _mathématique abstraite_, dont j'examinerai la division
générale dans la leçon suivante, sa nature est nettement et exactement
déterminée. Elle se compose de ce qu'on appelle le _calcul_, en prenant
ce mot dans sa plus grande extension, qui embrasse depuis les opérations
numériques les plus simples jusqu'aux plus sublimes combinaisons de
l'analyse transcendante. Le _calcul_ a pour objet propre de résoudre
toutes les questions de nombres. Son point de départ est, constamment et
nécessairement, la connaissance de relations précises, c'est-à-dire
d'_équations_, entre les diverses grandeurs que l'on considère
simultanément, ce qui est, au contraire, le terme de la mathématique
concrète. Quelque compliquées ou quelque indirectes que puissent être
d'ailleurs ces relations, le but final de la science du _calcul_ est
d'en déduire toujours les valeurs des quantités inconnues par celles des
quantités connues. Cette _science_, bien que plus perfectionnée
qu'aucune autre, est, sans doute, réellement peu avancée encore, en
sorte que ce but est rarement atteint d'une manière complétement
satisfaisante. Mais tel n'en est pas moins son vrai caractère. Pour
concevoir nettement la véritable nature d'une science, il faut toujours
la supposer parfaite.

Afin de résumer le plus philosophiquement possible les considérations
ci-dessus exposées sur la division fondamentale des mathématiques, il
importe de remarquer qu'elle n'est qu'une application du principe
général de classification qui nous a permis d'établir, dans la leçon
précédente, la hiérarchie rationnelle des différentes sciences
positives.

Si l'on compare, en effet, d'une part le calcul, et d'une autre part la
géométrie et la mécanique, on vérifie, relativement aux idées
considérées dans chacune de ces deux sections principales de la
mathématique, tous les caractères essentiels de notre méthode
encyclopédique. Les idées analytiques sont évidemment à la fois plus
abstraites, plus générales et plus simples que les idées géométriques
ou mécaniques. Bien que les conceptions principales de l'analyse
mathématique, envisagées historiquement, se soient formées sous
l'influence des considérations de géométrie ou de mécanique, au
perfectionnement desquelles les progrès du calcul sont étroitement liés,
l'analyse n'en est pas moins, sous le point de vue logique,
essentiellement indépendante de la géométrie et de la mécanique, tandis
que celles-ci sont, au contraire, nécessairement fondées sur la
première.

L'analyse mathématique est donc, d'après les principes que nous avons
constamment suivis jusqu'ici, la véritable base rationnelle du système
entier de nos connaissances positives. Elle constitue la première et la
plus parfaite de toutes les sciences fondamentales. Les idées dont elle
s'occupe, sont les plus universelles, les plus abstraites et les plus
simples que nous puissions réellement concevoir. On ne saurait tenter
d'aller plus loin, sous ces trois rapports équivalens, sans tomber
inévitablement dans les rêveries métaphysiques. Car, quel _substractum_
effectif pourrait-il rester dans l'esprit pour servir de sujet positif
au raisonnement, si on voulait supprimer encore quelque circonstance
dans les notions des quantités indéterminées, constantes ou variables,
telles que les géomètres les emploient aujourd'hui, afin de s'élever à
un prétendu degré supérieur d'abstraction, comme le croient les
ontologistes?

Cette nature propre de l'analyse mathématique permet de s'expliquer
aisément pourquoi, lorsqu'elle est convenablement employée, elle nous
offre un si puissant moyen, non-seulement pour donner plus de précision
à nos connaissances réelles, ce qui est évident de soi-même, mais
surtout pour établir une coordination infiniment plus parfaite dans
l'étude des phénomènes qui comportent cette application. Car, les
conceptions ayant été généralisées et simplifiées le plus possible, à
tel point qu'une seule question analytique, résolue abstraitement,
renferme la solution implicite d'une foule de questions physiques
diverses, il doit nécessairement en résulter pour l'esprit humain une
plus grande facilité à apercevoir des relations entre des phénomènes qui
semblaient d'abord entièrement isolés les uns des autres, et desquels on
est ainsi parvenu à tirer, pour le considérer à part, tout ce qu'ils ont
de commun. C'est ainsi qu'en examinant la marche de notre intelligence
dans la solution des questions importantes de géométrie et de mécanique,
nous voyons surgir naturellement, par l'intermédiaire de l'analyse, les
rapprochemens les plus fréquens et les plus inattendus entre des
problèmes qui n'offraient primitivement aucune liaison apparente, et
que nous finissons souvent par envisager comme identiques.
Pourrions-nous, par exemple, sans le secours de l'analyse, apercevoir la
moindre analogie entre la détermination de la direction d'une courbe à
chacun de ses points, et celle de la vitesse acquise par un corps à
chaque instant de son mouvement varié, questions qui, quelque diverses
qu'elles soient, n'en font qu'une, aux yeux du géomètre?

La haute perfection relative de l'analyse mathématique, comparée à
toutes les autres branches de nos connaissances positives, se conçoit
avec la même facilité, quand on a bien saisi son vrai caractère général.
Cette perfection ne tient pas, comme l'ont cru les métaphysiciens, et
surtout Condillac, d'après un examen superficiel, à la nature des signes
éminemment concis et généraux qu'on emploie comme instrumens de
raisonnement. Dans cette importante occasion spéciale, comme dans toutes
les autres, l'influence des signes a été considérablement exagérée, bien
qu'elle soit sans doute, très réelle, ainsi que l'avaient reconnu, avant
Condillac, et d'une manière bien plus exacte, la plupart des géomètres.
En réalité, toutes les grandes conceptions analytiques ont été formées
sans que les signes algébriques fussent d'aucun secours essentiel,
autrement que pour les exploiter après que l'esprit les avait obtenues.
La perfection supérieure de la science du calcul tient principalement à
l'extrême simplicité des idées qu'elle considère, par quelques signes
qu'elles soient exprimées: en sorte qu'il n'y a pas le moindre espoir, à
l'aide d'aucun artifice quelconque du langage scientifique, même en le
supposant possible, de perfectionner, au même degré, des théories qui,
portant sur des notions plus complexes, sont nécessairement condamnées,
par leur nature, à une infériorité logique plus ou moins grande suivant
la classe correspondante de phénomènes.

L'examen que nous avons tenté de faire, dans cette leçon, du caractère
philosophique de la science mathématique, resterait incomplet, si, après
l'avoir envisagée dans son objet et dans sa composition, nous
n'indiquions pas quelques considérations générales directement relatives
à l'étendue réelle de son domaine.

À cet effet, il est indispensable de reconnaître avant tout, pour se
faire une juste idée de la véritable nature des mathématiques, que, sous
le point de vue purement logique, cette science est, par elle-même,
nécessairement et rigoureusement universelle. Car il n'y a pas de
question quelconque qui ne puisse finalement être conçue comme
consistant à déterminer des quantités les unes par les autres d'après
certaines relations, et, par conséquent, comme réductible, en dernière
analyse, à une simple question de nombres. On le comprendra si l'on
remarque effectivement que, dans toutes nos recherches, à quelque ordre
de phénomènes qu'elles se rapportent, nous avons définitivement en vue
d'arriver à des nombres, à des doses. Quoique nous n'y parvenions le
plus souvent que d'une manière fort grossière et d'après des méthodes
très incertaines, il n'en est pas moins évident que tel est le terme
réel de tous nos problèmes quelconques. Ainsi, pour prendre un exemple
dans la classe de phénomène la moins accessible à l'esprit mathématique,
les phénomènes des corps vivans, considérés même, pour plus de
complication, dans le cas pathologique, n'est-il pas manifeste que
toutes les questions de thérapeutique peuvent être envisagées comme
consistant à déterminer les quantités de tous les divers modificateurs
de l'organisme qui doivent agir sur lui pour le ramener à l'état normal,
en admettant, suivant l'usage des géomètres, les valeurs nulles,
négatives, ou même contradictoires, pour quelques-unes de ces quantités
dans certains cas? Sans doute, une telle manière de se représenter la
question ne peut être en effet réellement suivie, comme nous allons le
voir, pour les phénomènes les plus complexes, parce qu'elle nous
présente dans l'application des difficultés insurmontables; mais quand
il s'agit de concevoir abstraitement toute la portée intellectuelle
d'une science, il importe de lui supposer l'extension totale dont elle
est logiquement susceptible.

On objecterait vainement contre une telle conception la division
générale des idées humaines selon les deux catégories de Kant, de la
quantité, et de la qualité, dont la première seule constituerait le
domaine exclusif de la science mathématique. Le développement même de
cette science a montré positivement depuis long-temps le peu de réalité
de cette superficielle distinction métaphysique. Car la conception
fondamentale de Descartes sur la relation du concret à l'abstrait en
mathématiques, a prouvé que toutes les idées de qualité étaient
réductibles à des idées de quantité. Cette conception, établie d'abord,
par son immortel auteur, pour les phénomènes géométriques seulement, a
été ensuite effectivement étendue par ses successeurs aux phénomènes
mécaniques; et elle vient de l'être de nos jours aux phénomènes
thermologiques. En résultat de cette généralisation graduelle, il n'y a
pas maintenant de géomètres qui ne la considèrent, dans un sens purement
théorique, comme pouvant s'appliquer à toutes nos idées réelles
quelconques, en sorte que tout phénomène soit logiquement susceptible
d'être représenté par une _équation_, aussi bien qu'une courbe ou un
mouvement, sauf la difficulté de la trouver, et celle de la _résoudre_,
qui peuvent être et sont souvent supérieures aux plus grandes forces de
l'esprit humain.

Mais si, pour se former une idée convenable de la science mathématique,
il importe de la concevoir comme étant nécessairement douée par sa
nature d'une rigoureuse universalité logique, il n'est pas moins
indispensable de considérer maintenant les grandes limitations réelles
qui, vu la faiblesse de notre intelligence, rétrécissent singulièrement
son domaine effectif, à mesure que les phénomènes se compliquent en se
spécialisant.

Toute question peut sans doute, ainsi que nous venons de le voir, être
conçue comme réductible à une pure question de nombres. Mais la
difficulté de la traiter réellement sous ce point de vue, c'est-à-dire
d'effectuer une telle transformation, est d'autant plus grande, dans les
diverses parties essentielles de la philosophie naturelle, que l'on
considère des phénomènes plus compliqués, en sorte que sauf pour les
phénomènes les plus simples et les plus généraux, elle devient bientôt
insurmontable.

On le sentira aisément, si l'on considère que, pour faire rentrer une
question dans le domaine de l'analyse mathématique, il faut d'abord
être parvenu à découvrir des relations précises entre les quantités
coexistantes dans le phénomène étudié, l'établissement de ces équations
des phénomènes étant le point de départ nécessaire de tous les travaux
analytiques. Or, cela doit être évidemment d'autant plus difficile,
qu'il s'agit de phénomènes plus particuliers, et par suite plus
compliqués. En examinant sous ce point de vue les diverses catégories
fondamentales des phénomènes naturels établis dans la leçon précédente,
on trouvera que, tout bien considéré, c'est seulement au plus pour les
trois premières, comprenant toute la _physique inorganique_, qu'on peut
légitimement espérer d'atteindre un jour ce haut degré de perfection
scientifique, autant du moins qu'une telle limite peut être posée avec
précision. Comme je dois plus tard traiter spécialement cette discussion
par rapport à chaque science fondamentale, il suffira de l'indiquer ici
de la manière la plus générale.

La première condition pour que des phénomènes comportent des lois
mathématiques susceptibles d'être découvertes, c'est évidemment que les
diverses quantités qu'ils présentent puissent donner lieu à des nombres
fixes. Or, en comparant, à cet égard, les deux grandes sections
principales de la philosophie naturelle, on voit que la _physique
organique_ tout entière, et probablement aussi les parties les plus
compliquées de la physique inorganique, sont nécessairement
inaccessibles, par leur nature, à notre analyse mathématique, en vertu
de l'extrême variabilité numérique des phénomènes correspondans. Toute
idée précise de nombres fixes est véritablement déplacée dans les
phénomènes des corps vivans, quand on veut l'employer autrement que
comme moyen de soulager l'attention, et qu'on attache quelque importance
aux relations exactes des valeurs assignées. Sous ce rapport, les
réflexions de Bichat, sur l'abus de l'esprit mathématique en
physiologie, sont parfaitement justes; on sait à quelles aberrations a
conduit cette manière vicieuse de considérer les corps vivans.

Les différentes propriétés des corps bruts, surtout les plus générales,
se présentent dans chacun d'eux avec des degrés presque invariables, ou
du moins elles n'éprouvent que des variations simples, séparées par de
longs intervalles d'uniformité, et qu'il est possible, en conséquence,
d'assujétir à des lois précises et régulières. Ainsi, les qualités
physiques d'un corps inorganique, principalement quand il est solide, sa
forme, sa consistance, sa pesanteur spécifique, son élasticité, etc.,
présentent, pour un temps considérable, une fixité numérique
remarquable, qui permet de les considérer réellement et utilement sous
un point de vue mathématique. On sait qu'il n'en est déjà plus ainsi à
beaucoup près pour les phénomènes chimiques que présentent les mêmes
corps, et qui, plus compliqués, dépendant d'un bien plus grand nombre de
circonstances, présentent des variations plus étendues, plus fréquentes,
et par suite plus irrégulières. Aussi, d'après quelques considérations
déjà indiquées dans la première leçon (page 45) et qui seront
spécialement développées dans le troisième volume de ce cours, on ne
peut pas seulement assurer aujourd'hui, d'une manière générale, qu'il y
ait lieu à concevoir des nombres fixes en chimie, même sous le rapport
le plus simple, quant aux proportions relatives des corps dans leurs
combinaisons, ce qui montre clairement combien un tel ordre de
phénomènes est encore loin de comporter de véritables lois
mathématiques. Admettons-en néanmoins, pour ce cas, la possibilité et
même la probabilité futures, afin de ne pas rendre trop minutieuse la
discussion de la limite générale qu'il s'agit d'établir ici par rapport
à l'extension, effectivement possible, du domaine réel de l'analyse
mathématique. Il n'y aura plus le moindre doute aussitôt que nous
passerons aux phénomènes que présentent les corps, considérés dans cet
état d'agitation intestine continuelle de leurs molécules, qui
constitue essentiellement ce que nous nommons la _vie_, envisagée de la
manière la plus générale, dans l'ensemble des êtres qui nous la
manifestent. En effet, un caractère éminemment propre aux phénomènes
physiologiques, et que leur étude plus exacte rend maintenant plus
sensible de jour en jour, c'est l'extrême instabilité numérique qu'ils
présentent, sous quelque aspect qu'on les examine, et que nous verrons
plus tard, quand l'ordre naturel des matières nous y conduira, être une
conséquence nécessaire de la définition même des corps vivans. Quant à
présent, il suffit de noter cette observation incontestable, vérifiée
par tous les faits, que chaque propriété quelconque d'un corps organisé,
soit géométrique, soit mécanique, soit chimique, soit vitale, est
assujétie, dans sa quantité, à d'immenses variations numériques
tout-à-fait irrégulières, qui se succèdent aux intervalles les plus
rapprochés sous l'influence d'une foule de circonstances, tant
extérieures qu'intérieures, variables elles-mêmes; en sorte que toute
idée de nombres fixes, et, par suite, de lois mathématiques que nous
puissions espérer d'obtenir, implique réellement contradiction avec la
nature spéciale de cette classe de phénomènes. Ainsi, quand on veut
évaluer avec précision, même uniquement les qualités les plus simples
d'un être vivant, par exemple sa densité moyenne, ou celle de l'une de
ses principales parties constituantes, sa température, la vitesse de sa
circulation intérieure, la proportion des élémens immédiats qui
composent ses solides ou ses fluides, la quantité d'oxigène qu'il
consomme en un temps donné, la masse de ses absorptions ou de ses
exhalations continuelles, etc., et, à plus forte raison, l'énergie de
ses forces musculaires, l'intensité de ses impressions, etc., il ne faut
pas seulement, ce qui est évident, faire, pour chacun de ces résultats,
autant d'observations qu'il y a d'espèces ou de races et de variétés
dans chaque espèce; on doit encore mesurer le changement
très-considérable qu'éprouve cette quantité en passant d'un individu à
un autre, et, quant au même individu, suivant son âge, son état de santé
ou de maladie, sa disposition intérieure, les circonstances de tout
genre incessamment mobiles sous l'influence desquelles il se trouve
placé, telles que la constitution atmosphérique, etc. Que peuvent donc
signifier ces prétendues évaluations numériques si soigneusement
enregistrées pour les divers phénomènes physiologiques ou même
pathologiques, et déduites, dans le cas le plus favorable, d'une seule
mesure réelle, lorsqu'il en faudrait une multitude? Elles ne peuvent
qu'induire en erreur sur la vraie marche des phénomènes, et ne doivent
être appliquées rationnellement que comme un moyen, pour ainsi dire
mnémonique, de fixer les idées. Dans tous les cas, il y a évidemment
impossibilité totale d'obtenir jamais de véritables lois mathématiques.
Il en est encore plus fortement de même pour les phénomènes sociaux, qui
offrent une complication encore supérieure, et, par suite, une
variabilité plus grande, comme nous l'établirons spécialement dans le
quatrième volume de ce cours.

Ce n'est pas néanmoins qu'on doive cesser, d'après cela, de concevoir,
en thèse philosophique générale, les phénomènes de tous les ordres comme
nécessairement soumis par eux-mêmes à des lois mathématiques, que nous
sommes seulement condamnés à ignorer toujours dans la plupart des cas, à
cause de la trop grande complication des phénomènes. Il n'y a en effet
aucune raison de penser que, sous ce rapport, les phénomènes les plus
complexes des corps vivans soient essentiellement d'une autre nature
spéciale que les phénomènes les plus simples des corps bruts. Car, s'il
était possible d'isoler rigoureusement chacune des causes simples qui
concourent à produire un même phénomène physiologique, tout porte à
croire qu'elle se montrerait douée, dans des circonstances déterminées,
d'un genre d'influence et d'une quantité d'action aussi exactement fixes
que nous le voyons dans la gravitation universelle, véritable type des
lois fondamentales de la nature. Ce qui engendre la variabilité
irrégulière des effets, c'est le grand nombre d'agens divers déterminant
à la fois un même phénomène, et d'où il résulte que, dans les phénomènes
très-compliqués, il n'y a peut-être pas deux cas rigoureusement
semblables. Nous n'avons pas besoin, pour trouver une telle difficulté,
d'aller jusqu'aux phénomènes des corps vivans. Elle se présente déjà
dans ceux des corps bruts, quand nous considérons les cas les plus
complexes; par exemple, en étudiant les phénomènes météorologiques. On
ne peut douter que chacun des nombreux agens qui concourent à la
production de ces phénomènes ne soit soumis séparément à des lois
mathématiques, quoique nous ignorions encore la plupart d'entr'elles;
mais leur multiplicité rend les effets observés aussi irrégulièrement
variables que si chaque cause n'était assujétie à aucune condition
précise.

La considération précédente conduit à apercevoir un second motif
distinct en vertu duquel il nous est nécessairement interdit, vu la
faiblesse de notre intelligence, de faire rentrer l'étude des phénomènes
les plus compliqués dans le domaine des applications de l'analyse
mathématique. En effet, indépendamment de ce que, dans les phénomènes
les plus spéciaux, les résultats effectifs sont tellement variables que
nous ne pouvons pas même y saisir des valeurs fixes, il suit de la
complication des cas, que, quand même nous pourrions connaître un jour
la loi mathématique à laquelle est soumis chaque agent pris à part, la
combinaison d'un aussi grand nombre de conditions rendrait le problème
mathématique correspondant tellement supérieur à nos faibles moyens, que
la question resterait le plus souvent insoluble. Ce n'est donc pas ainsi
qu'on peut faire une étude réelle et féconde de la majeure partie des
phénomènes naturels.

Pour apprécier aussi exactement que possible cette difficulté,
considérons à quel point se compliquent les questions mathématiques,
même relativement aux phénomènes les plus simples des corps bruts, quand
on veut rapprocher suffisamment l'état abstrait de l'état concret, en
ayant égard à toutes les conditions principales qui peuvent exercer sur
l'effet produit, une influence véritable. On sait, par exemple, que le
phénomène très-simple de l'écoulement d'un fluide, en vertu de sa seule
pesanteur, par un orifice donné, n'a pas jusqu'à présent de solution
mathématique complète, quand on veut tenir compte de toutes les
circonstances essentielles. Il en est encore ainsi, même pour le
mouvement encore plus simple d'un projectile solide dans un milieu
résistant.

Pourquoi l'analyse mathématique a-t-elle pu s'adapter, avec un succès
si admirable, à l'étude approfondie des phénomènes célestes? Parce
qu'ils sont, malgré les apparences vulgaires, beaucoup plus simples que
tous les autres. Le problème le plus compliqué qu'ils présentent, celui
de la modification que produit, dans le mouvement de deux corps tendant
l'un vers l'autre en vertu de leur gravitation, l'influence d'un
troisième corps agissant sur tous deux de la même manière, est bien
moins composé que le problème terrestre le plus simple. Et, néanmoins,
il offre déjà une telle difficulté, que nous n'en possédons encore que
des solutions approximatives. Il est même aisé de voir, en examinant ce
sujet plus profondément, que la haute perfection à laquelle a pu
s'élever l'astronomie solaire par l'emploi de la science mathématique
est encore essentiellement due à ce que nous avons profité avec adresse
de toutes les facilités particulières, et, pour ainsi dire,
accidentelles, qu'offrait pour la solution des problèmes la constitution
spéciale, très-favorable sous ce rapport, de notre système planétaire.
En effet, les planètes dont il se compose sont assez peu nombreuses,
mais surtout elles sont, en général, de masses fort inégales et bien
moindres que celle du soleil, et de plus fort éloignées les unes des
autres; elles ont des formes presque sphériques; leurs orbites sont
presque circulaires, et présentent de faibles inclinaisons mutuelles,
etc. Il résulte de cet ensemble de circonstances que les perturbations
sont le plus souvent peu considérables, et que pour les calculer il
suffit ordinairement de tenir compte, concurremment avec l'action du
soleil sur chaque planète en particulier, de l'influence d'une seule
autre planète, susceptible, par sa grosseur et sa proximité, de
déterminer des dérangemens sensibles. Mais si, au lieu d'un tel état de
choses, notre système solaire eût été composé d'un plus grand nombre de
planètes concentrées dans un moindre espace, et à peu près égales en
masse; si leurs orbites avaient offert des inclinaisons fort
différentes, et des excentricités considérables; si ces corps eussent
été d'une forme plus compliquée, par exemple, des ellipsoïdes
très-excentriques, etc.; il est certain qu'en supposant la même loi
réelle de gravitation, nous ne serions pas encore parvenus à soumettre
l'étude des phénomènes célestes à notre analyse mathématique, et
probablement nous n'eussions pas même pu démêler jusqu'à présent la loi
principale.

Ces conditions hypothétiques se trouveraient précisément réalisées au
plus haut degré dans les phénomènes chimiques, si on voulait les
calculer d'après la théorie de la gravitation générale.

En pesant convenablement les diverses considérations qui précèdent, on
sera convaincu, je crois, qu'en réduisant aux diverses parties de la
physique inorganique l'extension future des grandes applications
réellement possibles de l'analyse mathématique, j'ai bien plutôt exagéré
que rétréci l'étendue de son domaine effectif. Autant il importait de
rendre sensible la rigoureuse universalité logique de la science
mathématique, autant je devais signaler les conditions qui limitent pour
nous son extension réelle, afin de ne pas contribuer à écarter l'esprit
humain de la véritable direction scientifique dans l'étude des
phénomènes les plus compliqués, par la recherche chimérique d'une
perfection impossible.

Ainsi, tout en s'efforçant d'agrandir autant qu'on le pourra le domaine
réel des mathématiques, on doit reconnaître que les sciences les plus
difficiles sont destinées, par leur nature, à rester indéfiniment dans
cet état préliminaire qui prépare pour les autres l'époque où elles
deviennent accessibles aux théories mathématiques. Nous devons, pour les
phénomènes les plus compliqués, nous contenter d'analyser avec
exactitude les circonstances de leur production, de les rattacher les
uns aux autres d'une manière générale, de connaître le genre d'influence
qu'exerce chaque agent principal, etc.; mais sans les étudier sous le
point de vue de la quantité, et par conséquent sans espoir
d'introduire, dans les sciences correspondantes, ce haut degré de
perfection que procure, quant aux phénomènes les plus simples, un usage
convenable de la mathématique, soit sous le rapport de la précision de
nos connaissances, soit, ce qui est peut-être encore plus remarquable,
sous le rapport de leur coordination.

C'est par les mathématiques que la philosophie positive a commencé à se
former: c'est d'elles que nous vient la _méthode_. Il était donc
naturellement inévitable que, lorsque la même manière de procéder a dû
s'étendre à chacune des autres sciences fondamentales, on s'efforçât d'y
introduire l'esprit mathématique à un plus haut degré que ne le
comportaient les phénomènes correspondans; ce qui a donné lieu ensuite à
des travaux d'épuration plus ou moins étendus, comme ceux de Berthollet
sur la chimie, pour se dégager de cette influence exagérée. Mais chaque
science, en se développant, a fait subir à la méthode positive générale
des modifications déterminées par les phénomènes qui lui sont propres,
d'où résulte son génie spécial; c'est seulement alors qu'elle a pris son
véritable caractère définitif, qui ne doit jamais être confondu avec
celui d'aucune autre science fondamentale.

Ayant exposé, dans cette leçon, le but essentiel et la composition
principale de la science mathématique, ainsi que ses relations générales
avec l'ensemble de la philosophie naturelle, son caractère philosophique
se trouve déterminé, autant qu'il puisse l'être par un tel aperçu. Nous
devons passer maintenant à l'examen spécial de chacune des trois grandes
sciences dont elle est composée, le calcul, la géométrie et la
mécanique.




QUATRIÈME LEÇON.

SOMMAIRE. Vue générale de l'Analyse mathématique.


Dans le développement historique de la science mathématique depuis
Descartes, les progrès de la partie abstraite ont presque toujours été
déterminés par ceux de la partie concrète. Mais il n'en est pas moins
nécessaire, pour concevoir la science d'une manière vraiment
rationnelle, de considérer le calcul dans toutes ses branches
principales avant de procéder à l'étude philosophique de la géométrie et
de la mécanique. Les théories analytiques, plus simples et plus
générales que celles de la mathématique concrète, en sont, par
elles-mêmes, essentiellement indépendantes; tandis que celles-ci ont, au
contraire, de leur nature, un besoin continuel des premières, sans le
secours desquelles elles ne pourraient faire presque aucun progrès.
Quoique les principales conceptions de l'analyse conservent encore
aujourd'hui quelques traces très-sensibles de leur origine géométrique
ou mécanique, elles sont maintenant néanmoins essentiellement dégagées
de ce caractère primitif, qui ne se manifeste plus guère que pour
quelques points secondaires; en sorte que, depuis les travaux de
Lagrange surtout, il est possible, dans une exposition dogmatique, de
les présenter d'une manière purement abstraite, en un système unique et
continu. C'est ce que je vais entreprendre dans cette leçon et dans les
cinq suivantes, en me bornant, comme il convient à la nature de ce
cours, aux considérations les plus générales sur chaque branche
principale de la science du calcul.

Le but définitif de nos recherches dans la mathématique concrète étant
la découverte des _équations_, qui expriment les lois mathématiques des
phénomènes considérés, et ces _équations_ constituant le véritable point
de départ du calcul, dont l'objet est d'en déduire la détermination des
quantités les unes par les autres, je crois indispensable, avant d'aller
plus loin, d'approfondir, plus qu'on n'a coutume de le faire, cette idée
fondamentale d'_équation_, sujet continuel, soit comme terme, soit comme
origine, de tous les travaux mathématiques. Outre l'avantage de mieux
circonscrire le véritable champ de l'analyse, il en résultera
nécessairement cette importante conséquence, de tracer d'une manière
plus exacte la ligne réelle de démarcation entre la partie concrète et
la partie abstraite des mathématiques, ce qui complétera l'exposition
générale de la division fondamentale établie dans la leçon précédente.

On se forme ordinairement une idée beaucoup trop vague de ce que c'est
qu'une _équation_, lorsqu'on donne ce nom à toute espèce de relation
d'égalité entre deux fonctions _quelconques_ des grandeurs que l'on
considère. Car, si toute équation est évidemment une relation d'égalité,
il s'en faut de beaucoup que, réciproquement, toute relation d'égalité
soit une véritable _équation_, du genre de celles auxquelles, par leur
nature, les méthodes analytiques sont applicables.

Ce défaut de précision dans la considération logique d'une notion aussi
fondamentale en mathématiques, entraîne le grave inconvénient de rendre
à peu près inexplicable, en thèse générale, la difficulté immense et
capitale que nous éprouvons à établir la relation du concret à
l'abstrait, et qu'on fait communément ressortir avec tant de raison pour
chaque grande question mathématique prise à part. Si le sens du mot
_équation_ était vraiment aussi étendu qu'on le suppose habituellement
en le définissant, on ne voit point, en effet, de quelle grande
difficulté pourrait être réellement, en général, l'établissement des
équations d'un problème quelconque. Car tout paraîtrait consister ainsi
en une simple question de forme, qui ne devrait pas même exiger jamais
de grands efforts intellectuels, attendu que nous ne pouvons guère
concevoir de relation précise qui ne soit pas immédiatement une certaine
relation d'égalité, ou qui n'y puisse être promptement ramenée par
quelques transformations très-faciles.

Ainsi, en admettant, en général, dans la définition des _équations_,
toute espèce de _fonctions_, on ne rend nullement raison de l'extrême
difficulté qu'on éprouve le plus souvent à mettre un problème en
équation, et qui est si fréquemment comparable aux efforts qu'exige
l'élaboration analytique de l'équation une fois obtenue. En un mot,
l'idée abstraite et générale qu'on donne de l'_équation_ ne correspond
aucunement au sens réel que les géomètres attachent à cette expression
dans le développement effectif de la science. Il y a là un vice logique,
un défaut de corélation, qu'il importe beaucoup de rectifier.

Pour y parvenir, je distingue d'abord deux sortes de _fonctions_: les
fonctions _abstraites_, analytiques, et les fonctions _concrètes_. Les
premières peuvent seules entrer dans les véritables _équations_, en
sorte qu'on pourra désormais définir, d'une manière exacte et
suffisamment approfondie, toute _équation_: une relation d'égalité entre
deux fonctions _abstraites_ des grandeurs considérées. Afin de n'avoir
plus à revenir sur cette définition fondamentale, je dois ajouter ici,
comme un complément indispensable sans lequel l'idée ne serait point
assez générale, que ces fonctions abstraites peuvent se rapporter
non-seulement aux grandeurs que le problème présente en effet de
lui-même, mais aussi à toutes les autres grandeurs auxiliaires qui s'y
rattachent, et qu'on pourra souvent introduire, simplement par artifice
mathématique, dans la seule vue de faciliter la découverte des équations
des phénomènes. Je ne fais ici, dans cette explication, qu'emprunter
sommairement, par anticipation, le résultat d'une discussion générale de
la plus haute importance, qui se trouvera à la fin de cette leçon.
Revenons maintenant à la distinction essentielle des fonctions en
abstraites et concrètes.

Cette distinction peut être établie par deux voies essentiellement
différentes, complémentaires l'une de l'autre; _à priori_, et _à
posteriori_: c'est-à-dire, en caractérisant d'une manière générale la
nature propre de chaque espèce de fonctions, et ensuite en faisant, ce
qui est possible, l'énumération effective de toutes les fonctions
abstraites aujourd'hui connues, du moins quant aux élémens dont elles
se composent.

_A priori_, les fonctions que j'appelle _abstraites_ sont celles qui
expriment entre des grandeurs un mode de dépendance qu'on peut concevoir
uniquement entre nombres, sans qu'il soit besoin d'indiquer aucun
phénomène quelconque où il se trouve réalisé. Je nomme, au contraire,
fonctions _concrètes_ celles pour lesquelles le mode de dépendance
exprimé ne peut être défini ni conçu qu'en assignant un cas physique
déterminé, géométrique, mécanique, ou de tout autre nature, dans lequel
il ait effectivement lieu.

La plupart des fonctions, à leur origine, celles mêmes qui sont
aujourd'hui le plus purement _abstraites_, ont commencé par être
_concrètes_; en sorte qu'il est aisé de faire comprendre la distinction
précédente, en se bornant à citer les divers points de vue successifs
sous lesquels, à mesure que la science s'est formée, les géomètres ont
considéré les fonctions analytiques les plus simples. J'indiquerai pour
exemple les puissances, devenues en général fonctions abstraites, depuis
seulement les travaux de Viète et de Descartes. Ces fonctions x^2, x^3,
qui, dans notre analyse actuelle, sont si bien conçues comme simplement
_abstraites_, n'étaient, pour les géomètres de l'antiquité, que des
fonctions entièrement _concrètes_, exprimant la relation de la
superficie d'un carré ou du volume d'un cube à la longueur de leur côté.
Elles avaient si exclusivement à leurs yeux un tel caractère, que c'est
seulement d'après leur définition géométrique qu'ils avaient découvert
les propriétés algébriques élémentaires de ces fonctions, relativement à
la décomposition de la variable en deux parties, propriétés qui
n'étaient, à cette époque, que de vrais théorèmes de géométrie, auxquels
on n'a attaché que beaucoup plus tard un sens numérique.

J'aurai encore occasion de citer tout à l'heure, pour un autre motif, un
nouvel exemple très-propre à faire bien sentir la distinction
fondamentale que je viens d'exposer; c'est celui des fonctions
circulaires, soit directes, soit inverses, qui sont encore aujourd'hui
tantôt concrètes, tantôt abstraites, selon le point de vue sous lequel
on les envisage.

Considérant maintenant, _à posteriori_, cette division des fonctions,
après avoir établi le caractère général qui rend une fonction abstraite
ou concrète, la question de savoir si telle fonction déterminée est
véritablement abstraite, et par-là susceptible d'entrer dans de vraies
équations analytiques, va devenir une simple question de fait, puisque
nous allons énumérer toutes les fonctions de cette espèce.

Au premier abord, cette énumération semble impossible, les fonctions
analytiques distinctes étant évidemment en nombre infini. Mais, en les
partageant en _simples_ et _composées_, la difficulté disparaît. Car, si
le nombre des diverses fonctions considérées dans l'analyse mathématique
est réellement infini, elles sont, au contraire, même aujourd'hui,
composées d'un fort petit nombre de fonctions élémentaires, qu'on peut
aisément assigner, et qui suffisent évidemment pour décider du caractère
abstrait ou concret de telle fonction déterminée, qui sera de l'une ou
de l'autre nature, selon qu'elle se composera exclusivement de ces
fonctions abstraites simples, ou qu'elle en comprendra d'autres. Voici
le tableau de ces élémens fondamentaux de toutes nos combinaisons
analytiques, dans l'état présent de la science. On ne doit, évidemment,
considérer, à cet effet, que les fonctions d'une seule variable; celles
relatives à plusieurs variables indépendantes étant constamment, par
leur nature, plus ou moins _composées_.

Soit x la variable indépendante, y la variable corelative qui en dépend.
Les différens modes simples de dépendance abstraite que nous pouvons
maintenant concevoir entre y et x, sont exprimés par les dix formules
élémentaires suivantes, dans lesquelles chaque fonction est accouplée
avec son _inverse_, c'est-à-dire, avec celle qui aurait lieu, d'après
la fonction _directe_, si on y rapportait x à y, au lieu de rapporter y
à x:

1er couple /left/begin{array}{ll}1^{/rm o}/;y=a+x&/ldots/
/mbox{fonction}somme,// 2^{/rm o}/;y=a-x&/ldots/ /mbox{fonction
/em{diff/'erence}},/end{array}/right.

2me couple /left/begin{array}{ll}1^{/rm o}/;y=ax&/ldots/
/mbox{fonction}produit,// 2^{/rm o}/;y=/frac{a}{x}&/ldots/
/mbox{fonction}quotient,/end{array}/right.

3me couple /left/begin{array}{ll}1^{/rm o}/;y=x^a&/ldots/
/mbox{fonction}puissance,// 2^{/rm o}/;y=/sqrt[a]{x}&/ldots/
/mbox{fonction}racine,/end{array}/right.

4me couple /left/begin{array}{ll}1^{/rm o}/;y=a^x&/ldots/
/mbox{fonction}exponentielle,// 2^{/rm o}/;l_ax&/ldots/
/mbox{fonction}logarithmique,/end{array}/right.

5me couple[4] /left/begin{array}{ll}1^{/rm o}/;y=/mbox{sin}x&/ldots/
/mbox{/rm fonction}circulaire/;directe,// 2^{/rm
o}/;y=/mbox{arc(sin}=x)&/ldots/
/mbox{fonction}circulaire/;inverse./end{array}/right.


      [Note 4: Dans la vue d'augmenter autant que possible les
      ressources et l'étendue si insuffisantes de l'analyse
      mathématique, les géomètres comptent ce dernier couple de
      fonctions parmi les élémens analytiques. Quoique cette
      inscription soit strictement légitime, il importe de
      remarquer que les fonctions circulaires ne sont pas
      exactement dans le même cas que les autres fonctions
      abstraites élémentaires. Il y a entr'elles cette différence
      fort essentielle, que les fonctions des quatre premiers
      couples sont vraiment à la fois simples et abstraites,
      tandis que les fonctions circulaires, qui peuvent manifester
      successivement l'un et l'autre caractère suivant le point de
      vue sous lequel on les envisage et la manière dont elles
      sont employées, ne présentent jamais simultanément ces deux
      propriétés.

      La fonction sin x est introduite dans l'analyse comme une
      nouvelle fonction simple, quand on la conçoit seulement
      comme indiquant la relation géométrique dont elle dérive;
      mais alors elle n'est évidemment qu'une fonction _concrète_.
      Dans d'autres circonstances, elle remplit analytiquement les
      conditions d'une véritable fonction _abstraite_, lorsqu'on
      ne considère sin x que comme l'expression abrégée de la
      formule /frac{e^{x/sqrt{-1}}-e^{-x/sqrt{-1}}}{2/sqrt{-1}} ou
      de la série équivalente; mais sous ce dernier point de vue,
      ce n'est plus réellement une nouvelle fonction analytique,
      puisqu'elle ne se présente que comme un composé des
      précédentes.

      Néanmoins, les fonctions circulaires ont quelques qualités
      spéciales qui permettent de les maintenir au tableau des
      élémens rationnels de l'analyse mathématique.

      1º Elles sont susceptibles d'évaluation, quoique conservant
      leur caractère concret; ce qui autorise à les introduire
      dans les équations, tant qu'elles ne portent que sur des
      données, sans qu'il soit nécessaire d'avoir égard à leur
      expression algébrique.

      2º On sait effectuer sur les différentes fonctions
      circulaires, comparées entr'elles seulement, une certaine
      suite de transformations, qui n'exigent pas davantage la
      connaissance de leur définition analytique. Il en résulte
      évidemment la faculté d'introduire ces fonctions dans les
      équations, même par rapport aux inconnues, pourvu qu'il n'y
      entre pas concurremment des fonctions non-trigonométriques
      des mêmes variables.

      C'est donc uniquement dans les cas où les fonctions
      circulaires, relativement aux inconnues, sont combinées dans
      les équations avec des fonctions abstraites d'une autre
      espèce, qu'il est indispensable d'avoir égard à leur
      interprétation algébrique pour pouvoir résoudre les
      équations, et dès lors elles cessent, en effet, d'être
      traitées comme de nouvelles fonctions simples. Mais alors
      même, pourvu qu'on tienne compte de cette interprétation,
      leur admission n'empêche point les relations d'avoir le
      caractère de véritables _équations_ analytiques, ce qui est
      ici le but essentiel de notre énumération des fonctions
      abstraites élémentaires.

      Il est à remarquer, d'après les considérations indiquées
      dans cette note, que plusieurs autres fonctions concrètes
      peuvent être utilement introduites au nombre des élémens
      analytiques, si les conditions principales posées ci-dessus
      pour les fonctions circulaires ont été préalablement bien
      remplies. C'est ainsi, par exemple, que les travaux de M.
      Legendre, et récemment ceux de M. Jacobi, sur les fonctions
      _elliptiques_, ont vraiment agrandi le champ de l'analyse;
      il en est de même pour quelques intégrales définies obtenues
      par M. Fourier, dans la théorie de la chaleur.]

Tels sont les élémens très-peu nombreux qui composent directement toutes
les fonctions abstraites aujourd'hui connues. Quelque peu multipliés
qu'ils soient, ils suffisent évidemment pour donner lieu à un nombre
tout-à-fait infini de combinaisons analytiques.

Aucune considération rationnelle ne circonscrit rigoureusement _à
priori_ le tableau précédent, qui n'est que l'expression effective de
l'état actuel de la science. Nos élémens analytiques sont aujourd'hui
plus nombreux qu'ils ne l'étaient pour Descartes, et même pour Newton et
Leïbnitz; il y a tout au plus un siècle que les deux derniers couples
ont été introduits dans l'analyse par les travaux de Jean Bernouilli et
d'Euler. Sans doute on en admettra de nouveaux dans la suite; mais,
comme je l'indiquerai à la fin de cette leçon, nous ne pouvons pas
espérer qu'ils soient jamais fort multipliés, leur augmentation réelle
donnant lieu à de très-grandes difficultés.

Nous pouvons donc maintenant nous former une idée positive, et néanmoins
suffisamment étendue, de ce que les géomètres entendent par une
véritable _équation_. Cette explication est éminemment propre à nous
faire comprendre combien il doit être difficile d'établir réellement les
_équations_ des phénomènes, puisqu'on n'y est effectivement parvenu que
lorsqu'on a pu concevoir les lois mathématiques de ces phénomènes à
l'aide de fonctions entièrement composées des seuls élémens analytiques
que je viens d'énumérer. Il est clair, en effet, que c'est uniquement
alors que le problème devient vraiment _abstrait_, et se réduit à une
pure question de nombres, ces fonctions étant les seules relations
simples que nous sachions concevoir entre les nombres, considérés en
eux-mêmes. Jusqu'à cette époque de la solution, quelles que soient les
apparences, la question est encore essentiellement concrète, et ne
rentre pas dans le domaine du _calcul_. Or, la difficulté fondamentale
de ce passage du _concret_ à l'_abstrait_ consiste surtout, en général,
dans l'insuffisance de ce très-petit nombre d'élémens analytiques que
nous possédons, et d'après lesquels néanmoins, malgré le peu de variété
réelle qu'ils nous offrent, il faut parvenir à se représenter toutes
les relations précises que peuvent nous manifester tous les différens
phénomènes naturels. Vu l'infinie diversité qui doit nécessairement
exister à cet égard dans le monde extérieur, on comprend sans peine
combien nos conceptions doivent se trouver fréquemment au-dessous de la
véritable difficulté; surtout si l'on ajoute que, ces élémens de notre
analyse nous ayant été fournis primitivement par la considération
mathématique des phénomènes les plus simples, puisqu'ils ont tous,
directement ou indirectement, une origine géométrique, nous n'avons _à
priori_ aucune garantie rationnelle de leur aptitude nécessaire à
représenter les lois mathématiques de toute autre classe de phénomènes.
J'exposerai tout à l'heure l'artifice général, si profondément
ingénieux, par lequel l'esprit humain est parvenu à diminuer
singulièrement cette difficulté fondamentale que présente la relation du
concret à l'abstrait en mathématiques, sans cependant qu'il ait été
nécessaire de multiplier le nombre de ces élémens analytiques.

Les explications précédentes déterminent avec précision le véritable
objet et le champ réel de la mathématique abstraite; je dois passer
maintenant à l'examen de ses divisions principales, car nous avons
toujours jusqu'ici considéré le _calcul_ dans son ensemble total.

La première considération directe à présenter sur la composition de la
science du _calcul_, consiste à la diviser d'abord en deux branches
principales, auxquelles, faute de dénominations plus convenables, je
donnerai les noms de _calcul algébrique_ ou _algèbre_, et de _calcul
arithmétique_ ou _arithmétique_, mais en avertissant de prendre ces deux
expressions dans leur acception logique la plus étendue, au lieu du sens
beaucoup trop restreint qu'on leur attache ordinairement.

La solution complète de toute question de _calcul_, depuis la plus
élémentaire jusqu'à la plus transcendante, se compose nécessairement de
deux parties successives dont la nature est essentiellement distincte.
Dans la première, on a pour objet de transformer les équations
proposées, de façon à mettre en évidence le mode de formation des
quantités inconnues par les quantités connues; c'est ce qui constitue la
question _algébrique_. Dans la seconde, on a en vue d'_évaluer_ les
_formules_ ainsi obtenues, c'est-à-dire, de déterminer immédiatement la
valeur des nombres cherchés, représentés déjà par certaines fonctions
explicites des nombres donnés; telle est la question _arithmétique_[5].
On voit que, dans toute solution vraiment rationnelle, elle suit
nécessairement la question algébrique, dont elle forme le complément
indispensable, puisqu'il faut évidemment connaître la génération des
nombres cherchés avant de déterminer leurs valeurs effectives pour
chaque cas particulier. Ainsi, le terme de la partie algébrique devient
le point de départ de la partie arithmétique.

      [Note 5: Supposons, par exemple, qu'une question
      fournisse entre une grandeur inconnue x et deux grandeurs
      connues a et b l'équation: /[x^3 + 3ax = 2b/] comme il
      arriverait pour la trisection d'un angle. On voit, de suite,
      que la dépendance entre x d'une part, et a, b de l'autre,
      est complétement déterminée; mais, tant que l'équation
      conserve sa forme primitive, on n'aperçoit nullement de
      quelle manière l'inconnue dérive des données. C'est
      cependant ce qu'il faut découvrir avant de penser à
      l'évaluer. Tel est l'objet de la partie algébrique de la
      solution. Lorsque, par une suite de transformations qui ont
      successivement rendu cette dérivation de plus en plus
      sensible, on est arrivé à présenter l'équation proposée sous
      la forme /x = /sqrt[3]{b+/sqrt{b^2+a^3}} +
      /sqrt(3){b-/sqrt{b^2+a^3}}/ le rôle de l'algèbre est
      terminé; et, quand même on ne saurait point effectuer les
      opérations arithmétiques indiquées par cette formule, on en
      n'aurait pas moins obtenu une connaissance très-réelle et
      souvent fort importante. Le rôle de l'arithmétique
      consistera maintenant, en partant de cette formule, à faire
      trouver le nombre x quand les valeurs des nombres a et b
      auront été fixées.]

Le calcul _algébrique_ et le calcul _arithmétique_ diffèrent donc
essentiellement par le but qu'on s'y propose. Ils ne diffèrent pas moins
par le point de vue sous lequel on y considère les quantités,
envisagées, dans le premier, quant à leurs relations, et, dans le
second, quant à leurs valeurs. Le véritable esprit du _calcul_, en
général, exige que cette distinction soit maintenue avec la plus sévère
exactitude, et que la ligne de démarcation entre les deux époques de la
solution soit rendue aussi nettement tranchée que le permet la question
proposée. L'observation attentive de ce précepte, trop méconnu, peut
être d'un utile secours dans chaque question particulière, en dirigeant
les efforts de notre esprit, à un instant quelconque de la solution,
vers la véritable difficulté correspondante. À la vérité, l'imperfection
de la science du calcul oblige souvent, comme je l'expliquerai dans la
leçon suivante, à mêler très-fréquemment les considérations algébriques
et les considérations arithmétiques pour la solution d'une même
question. Mais, quoiqu'il soit impossible alors de partager l'ensemble
du travail en deux parties nettement tranchées, l'une purement
algébrique, et l'autre purement arithmétique, on pourra toujours éviter,
à l'aide des indications précédentes, de confondre les deux ordres de
considérations, quelque intime que puisse être jamais leur mélange.

En cherchant à résumer le plus succinctement possible la distinction que
je viens d'établir, on voit que l'_algèbre_ peut se définir, en général,
comme ayant pour objet la _résolution_ des _équations_, ce qui, quoique
paraissant d'abord trop restreint, est néanmoins suffisamment étendu,
pourvu qu'on prenne ces expressions dans toute leur acception logique,
qui signifie transformer des fonctions _implicites_ en fonctions
_explicites_ équivalentes: de même, l'_arithmétique_ peut être définie
comme destinée à l'_évaluation_ des fonctions. Ainsi, en contractant les
expressions au plus haut degré, je crois pouvoir donner nettement une
juste idée de cette division, en disant, comme je le ferai désormais
pour éviter les périphrases explicatives, que l'_algèbre_ est le _calcul
des fonctions_, et l'_arithmétique_ le _calcul des valeurs_.

Il est aisé de comprendre par-là combien les définitions ordinaires sont
insuffisantes et même vicieuses. Le plus souvent, l'importance exagérée
accordée aux signes a conduit à distinguer ces deux branches
fondamentales de la science du calcul par la manière de désigner dans
chacune les sujets du raisonnement, ce qui est évidemment absurde en
principe et faux en fait. Même la célèbre définition donnée par Newton,
lorsqu'il a caractérisé l'_algèbre_ comme l'_arithmétique universelle_,
donne certainement une très-fausse idée de la nature de l'algèbre et de
celle de l'arithmétique[6].

      [Note 6: J'ai cru devoir signaler spécialement cette
      définition; parce qu'elle sert de base à l'opinion que
      beaucoup de bons esprits, étrangers à la science
      mathématique, se forment de la partie abstraite de cette
      science, sans considérer qu'à l'époque où cet aperçu a été
      formé, l'analyse mathématique n'était point assez développée
      pour que le caractère général propre à chacune de ses
      parties principales pût être convenablement saisi, ce qui
      explique pourquoi Newton a pu proposer alors une définition
      qu'il rejetterait certainement aujourd'hui.]

Après avoir établi la division fondamentale du _calcul_ en deux branches
principales, je dois comparer, en général, l'étendue, l'importance et la
difficulté de ces deux sortes de calcul, afin de n'avoir plus à
considérer que le _calcul des fonctions_, qui doit être le sujet
essentiel de notre étude.

Le _calcul des valeurs_, ou l'_arithmétique_, paraît, au premier abord,
devoir présenter un champ aussi vaste que celui de l'_algèbre_,
puisqu'il semble devoir donner lieu à autant de questions distinctes
qu'on peut concevoir de formules algébriques différentes à évaluer. Mais
une réflexion fort simple suffit pour montrer que le domaine du calcul
des valeurs est, par sa nature, infiniment moins étendu que celui du
calcul des fonctions. Car, en distinguant les fonctions en _simples_ et
_composées_, il est évident que lorsqu'on sait _évaluer_ les fonctions
simples, la considération des fonctions composées ne présente plus, sous
ce rapport, aucune difficulté. Sous le point de vue algébrique, une
fonction composée joue un rôle très-différent de celui des fonctions
élémentaires qui la constituent, et c'est de là précisément que naissent
toutes les principales difficultés analytiques. Mais il en est tout
autrement pour le calcul arithmétique. Ainsi, le nombre des opérations
arithmétiques, vraiment distinctes, est seulement marqué par celui des
fonctions abstraites élémentaires, dont j'ai présenté ci-dessus le
tableau très-peu étendu. L'évaluation de ces dix fonctions donne
nécessairement celle de toutes les fonctions, en nombre infini, que l'on
considère dans l'ensemble de l'analyse mathématique, telle, du moins,
qu'elle existe aujourd'hui. À quelques formules que puisse conduire
l'élaboration des équations, il n'y aurait lieu à de nouvelles
opérations arithmétiques que si l'on en venait à créer de véritables
nouveaux élémens analytiques, dont le nombre sera toujours, quoi qu'il
arrive, extrêmement petit. Le champ de l'_arithmétique_ est donc, par sa
nature, infiniment restreint, tandis que celui de l'_algèbre_ est
rigoureusement indéfini.

Il importe cependant de remarquer que le domaine du _calcul des valeurs_
est, en réalité, beaucoup plus étendu qu'on ne se le représente
communément. Car plusieurs questions, véritablement _arithmétiques_,
puisqu'elles consistent dans des _évaluations_, ne sont point
ordinairement classées comme telles, parce qu'on a l'habitude de ne les
traiter que comme incidentes, au milieu d'un ensemble de recherches
analytiques plus ou moins élevées: la trop haute opinion qu'on se forme
communément de l'influence des signes est encore la cause principale de
cette confusion d'idées. Ainsi, non-seulement la construction d'une
table de logarithmes, mais aussi le calcul des tables trigonométriques,
sont de véritables opérations arithmétiques d'un genre supérieur. On
peut citer encore comme étant dans le même cas, quoique dans un ordre
très-distinct et plus élevé, tous les procédés par lesquels on détermine
directement la valeur d'une fonction quelconque pour chaque système
particulier de valeurs attribuées aux quantités dont elle dépend,
lorsqu'on ne peut point parvenir à connaître généralement la forme
explicite de cette fonction. Sous ce point de vue, la résolution
_numérique_ des équations qu'on ne sait pas résoudre _algébriquement_,
et de même le calcul des intégrales définies dont on ignore les
intégrales générales, font réellement partie, malgré les apparences, du
domaine de l'_arithmétique_, dans lequel il faut nécessairement
comprendre tout ce qui a pour objet l'_évaluation_ des fonctions. Les
considérations relatives à ce but, sont en effet, constamment homogènes,
de quelques _évaluations_ qu'il s'agisse, et toujours bien distinctes
des considérations vraiment _algébriques_.

Pour achever de se former une juste idée de l'étendue réelle du calcul
des valeurs, on doit y comprendre aussi cette partie de la science
générale du calcul qui porte aujourd'hui spécialement le nom de
_théorie des nombres_, et qui est encore si peu avancée. Cette branche,
fort étendue par sa nature, mais dont l'importance dans le système
général de la science n'est pas très-grande, a pour objet de découvrir
les propriétés inhérentes aux différens nombres en vertu de leurs
valeurs et indépendamment de toute numération particulière. Elle
constitue donc une sorte d'_arithmétique transcendante_; c'est à elle
que conviendrait effectivement la définition proposée par Newton pour
l'_algèbre_.

Le domaine total de l'_arithmétique_ est donc, en réalité, beaucoup plus
étendu qu'on ne le conçoit ordinairement. Mais, néanmoins, quelque
développement légitime qu'on puisse lui accorder, il demeure certain
que, dans l'ensemble de la mathématique abstraite, le _calcul des
valeurs_ ne sera jamais qu'un point, pour ainsi dire, en comparaison du
_calcul des fonctions_, dans lequel la science consiste essentiellement.
Cette appréciation va devenir encore plus sensible par quelques
considérations qui me restent à indiquer sur la véritable nature des
questions arithmétiques en général, quand on les examine d'une manière
approfondie.

En cherchant à déterminer avec exactitude en quoi consistent proprement
les _évaluations_, on reconnaît aisément qu'elles ne sont pas autre
chose que de véritables _transformations_ des fonctions à évaluer,
transformations qui, malgré leur but spécial, n'en sont pas moins
essentiellement de la même nature que toutes celles enseignées par
l'analyse. Sous ce point de vue, le _calcul des valeurs_ pourrait être
conçu simplement comme un appendice et une application particulière du
_calcul des fonctions_, de telle sorte que l'_arithmétique_
disparaîtrait, pour ainsi dire, dans l'ensemble de la mathématique
abstraite, comme section distincte.

Pour bien comprendre cette considération, il faut observer que, lorsque
l'on propose d'_évaluer_ un nombre inconnu dont le mode de formation est
donné, il est, par le seul énoncé même de la question arithmétique, déjà
défini et exprimé sous une certaine forme; et qu'en l'_évaluant_, on ne
fait que mettre son expression sous une autre forme déterminée, à
laquelle on est habitué à rapporter la notion exacte de chaque nombre
particulier, en le faisant rentrer dans le système régulier de la
_numération_. L'_évaluation_ consiste si bien dans une simple
_transformation_, que lorsque l'expression primitive du nombre se trouve
elle-même conforme à la numération régulière, il n'y a plus, à
proprement parler, d'_évaluation_, ou plutôt on répond à la question par
la question même. Qu'on demande, par exemple, d'ajouter les deux nombres
trente et sept, on répondra en se bornant à répéter l'énoncé même de la
question, et on croira néanmoins avoir _évalué_ la somme, ce qui
signifie que, dans ce cas, la première expression de la fonction n'a pas
besoin d'être transformée; tandis qu'il n'en serait point ainsi pour
ajouter vingt-trois et quatorze, car alors la somme ne serait pas
immédiatement exprimée d'une manière conforme au rang qu'elle occupe
dans l'échelle fixe et générale de la numération.

En précisant, autant que possible, la considération précédente, on peut
dire qu'_évaluer_ un nombre n'est autre chose que mettre son expression
primitive sous la forme /[a + b/beta + c/beta^2 + d/beta^3 + e/beta^4
/ldots + p/beta^m/] /beta étant ordinairement égal à 10; et les
coefficiens a, b, c, d, etc. étant assujétis à ces conditions d'être
nombres entiers moindres que /beta, pouvant devenir nuls, mais jamais
négatifs. Ainsi, toute question arithmétique est susceptible d'être
posée comme consistant à mettre sous une telle forme une fonction
abstraite quelconque de diverses quantités que l'on suppose avoir déjà
elles-mêmes une forme semblable. On pourrait donc ne voir dans les
différentes opérations de l'arithmétique que de simples cas particuliers
de certaines transformations algébriques, sauf les difficultés
spéciales tenant aux conditions relatives à l'état des coefficiens.

Il résulte clairement, de ce qui précède, que la mathématique abstraite
se compose essentiellement du _calcul des fonctions_, qui en était
évidemment déjà la partie la plus importante, la plus étendue, et la
plus difficile. Tel sera donc désormais le sujet exclusif de nos
considérations analytiques. Ainsi, sans m'arrêter davantage au _calcul
des valeurs_, je vais passer immédiatement à l'examen de la division
fondamentale du _calcul des fonctions_.

Nous avons déterminé, au commencement de cette leçon, en quoi consiste
proprement la véritable difficulté qu'on éprouve à mettre en _équation_
les questions mathématiques. C'est essentiellement à cause de
l'insuffisance du très-petit nombre d'élémens analytiques que nous
possédons, que la relation du concret à l'abstrait est ordinairement si
difficile à établir. Essayons maintenant d'apprécier philosophiquement
le procédé général par lequel l'esprit humain est parvenu, dans un si
grand nombre de cas importans, à surmonter cet obstacle fondamental.

En considérant directement l'ensemble de cette question capitale, on est
naturellement conduit à concevoir d'abord un premier moyen pour
faciliter l'établissement des équations des phénomènes. Puisque le
principal obstacle à ce sujet vient du trop petit nombre de nos élémens
analytiques, tout semblerait se réduire à en créer de nouveaux. Mais ce
parti, quelque naturel qu'il paraisse, est véritablement illusoire,
quand on l'examine d'une manière approfondie. Quoiqu'il puisse
certainement être utile, il est aisé de se convaincre de son
insuffisance nécessaire.

En effet, la création d'une véritable nouvelle fonction abstraite
élémentaire présente, par elle-même, les plus grandes difficultés. Il y
a même, dans une telle idée, quelque chose qui semble contradictoire.
Car un nouvel élément analytique ne remplirait pas évidemment les
conditions essentielles qui lui sont propres, si on ne pouvait
immédiatement l'_évaluer_: or, d'un autre côté, comment _évaluer_ une
nouvelle fonction qui serait vraiment _simple_, c'est-à-dire, qui ne
rentrerait pas dans une combinaison de celles déjà connues? Cela paraît
presque impossible. L'introduction, dans l'analyse, d'une autre fonction
abstraite élémentaire, ou plutôt d'un autre couple de fonctions (car
chacune serait toujours accompagnée de son _inverse_), suppose donc
nécessairement la création simultanée d'une nouvelle opération
arithmétique, ce qui est certainement fort difficile.

Si nous cherchons à nous faire une idée des moyens que l'esprit humain
pourrait employer pour inventer de nouveaux élémens analytiques, par
l'examen des procédés à l'aide desquels il a effectivement conçu ceux
que nous possédons, l'observation nous laisse à cet égard dans une
entière incertitude, car les artifices dont il s'est déjà servi pour
cela sont évidemment épuisés. Afin de nous en convaincre, considérons le
dernier couple de fonctions simples qui ait été introduit dans
l'analyse, et à la formation duquel nous avons pour ainsi dire assisté,
savoir le quatrième couple, car, comme je l'ai expliqué, le cinquième
couple ne constitue pas, à proprement parler, de véritables nouveaux
élémens analytiques. La fonction a^x, et, par suite, son inverse, ont
été formées en concevant sous un nouveau point de vue une fonction déjà
connue depuis long-temps, les puissances, lorsque la notion en a été
suffisamment généralisée. Il a suffi de considérer une puissance
relativement à la variation de l'exposant, au lieu de penser à la
variation de la base, pour qu'il en résultât une fonction simple
vraiment nouvelle, la variation suivant alors une marche toute
différente. Mais cet artifice, aussi simple qu'ingénieux, ne peut plus
rien fournir. Car, en retournant, de la même manière, tous nos élémens
analytiques actuels, on n'aboutit qu'à les faire rentrer les uns dans
les autres.

Nous ne concevons donc nullement de quelle manière on pourrait procéder
à la création de nouvelles fonctions abstraites élémentaires,
remplissant convenablement toutes les conditions nécessaires. Ce n'est
pas à dire, néanmoins, que nous ayons atteint aujourd'hui la limite
effective posée à cet égard par les bornes de notre intelligence. Il est
même certain que les derniers perfectionnemens spéciaux de l'analyse
mathématique ont contribué à étendre nos ressources sous ce rapport, en
introduisant dans le domaine du calcul certaines intégrales définies,
qui, à quelques égards, tiennent lieu de nouvelles fonctions simples,
quoiqu'elles soient loin de remplir toutes les conditions convenables,
ce qui m'a empêché de les inscrire au tableau des vrais élémens
analytiques. Mais, tout bien considéré, je crois qu'il demeure
incontestable que le nombre de ces élémens ne peut s'accroître qu'avec
une extrême lenteur. Ainsi, ce ne peut être dans un tel procédé que
l'esprit humain ait puisé ses ressources les plus puissantes pour
faciliter autant que possible l'établissement des équations.

Ce premier moyen étant écarté, il n'en reste évidemment qu'un seul;
c'est, vu l'impossibilité de trouver directement les équations entre les
quantités que l'on considère, d'en chercher de correspondantes entre
d'autres quantités auxiliaires, liées aux premières suivant une certaine
loi déterminée, et de la relation desquelles on remonte ensuite à celle
des grandeurs primitives. Telle est, en effet, la conception,
éminemment féconde, que l'esprit humain est parvenu à fonder, et qui
constitue son plus admirable instrument pour l'exploration mathématique
des phénomènes naturels, l'_analyse_ dite _transcendante_.

En thèse philosophique générale, les quantités auxiliaires que l'on
introduit, au lieu des grandeurs primitives ou concurremment avec elles,
pour faciliter l'établissement des équations, pourraient dériver suivant
une loi quelconque des élémens immédiats de la question. Ainsi, cette
conception a beaucoup plus de portée que ne lui en ont supposé
communément, même les plus profonds géomètres. Il importe extrêmement de
se la représenter dans toute son étendue logique; car c'est peut-être en
établissant un mode général de _dérivation_ autre que celui auquel on
s'est constamment borné jusqu'ici, bien qu'il ne soit pas, évidemment,
le seul possible, qu'on parviendra un jour à perfectionner
essentiellement l'ensemble de l'analyse mathématique, et par suite à
fonder, pour l'investigation des lois de la nature, des moyens encore
plus puissans que nos procédés actuels, susceptibles, sans doute,
d'épuisement.

Mais, pour n'avoir égard qu'à la constitution présente de la science,
les seules quantités auxiliaires introduites habituellement à la place
des quantités primitives dans l'_analyse transcendante_, sont ce qu'on
appelle les élémens _infiniment petits_, les _différentielles_ de divers
ordres de ces quantités, si l'on conçoit cette analyse à la manière de
Leïbnitz; ou les _fluxions_, les _limites_ des rapports des
accroissemens simultanés des quantités primitives comparées les unes aux
autres, ou, plus brièvement, les _premières_ et _dernières raisons_ de
ces accroissemens, en adoptant la conception de Newton; ou bien, enfin,
les _dérivées_ proprement dites de ces quantités, c'est-à-dire, les
coefficiens des différens termes de leurs accroissemens respectifs,
d'après la conception de Lagrange. Ces trois manières principales
d'envisager notre analyse transcendante actuelle, et toutes les autres
moins distinctement tranchées que l'on a proposées successivement, sont,
par leur nature, nécessairement identiques, soit dans le calcul, soit
dans l'application, ainsi que je l'expliquerai d'une manière générale
dans la sixième leçon. Quant à leur valeur relative, nous verrons alors
que la conception de Leïbnitz a jusqu'ici, dans l'usage, une supériorité
incontestable, mais que son caractère logique est éminemment vicieux;
tandis que la conception de Lagrange, admirable par sa simplicité, par
sa perfection logique, par l'unité philosophique qu'elle a établie dans
l'ensemble de l'analyse mathématique, jusqu'alors partagée en deux
mondes presque indépendans, présente encore, dans les applications, de
graves inconvéniens, en ralentissant la marche de l'intelligence: la
conception de Newton tient à peu près le milieu sous ces divers
rapports, étant moins rapide, mais plus rationnelle que celle de
Leïbnitz, moins philosophique, mais plus applicable que celle de
Lagrange.

Ce n'est pas ici le lieu d'expliquer avec exactitude comment la
considération de ce genre de quantités auxiliaires introduites dans les
équations à la place des grandeurs primitives facilite réellement
l'expression analytique des lois des phénomènes. La sixième leçon sera
spécialement consacrée à cet important sujet, envisagé sous les
différens points de vue généraux auxquels a donné lieu l'analyse
transcendante. Je me borne en ce moment à considérer cette conception de
la manière la plus générale, afin d'en déduire la division fondamentale
du _calcul des fonctions_ en deux calculs essentiellement distincts,
dont l'enchaînement, pour la solution complète d'une même question
mathématique, est invariablement déterminé.

Sous ce rapport, et dans l'ordre rationnel des idées, l'analyse
transcendante se présente comme étant nécessairement la première,
puisqu'elle a pour but général de faciliter l'établissement des
équations, ce qui doit évidemment précéder la _résolution_ proprement
dite de ces équations, qui est l'objet de l'analyse ordinaire. Mais,
quoiqu'il importe éminemment de concevoir ainsi le véritable
enchaînement de ces deux analyses, il n'en est pas moins convenable,
conformément à l'usage constant, de n'étudier l'analyse transcendante
qu'après l'analyse ordinaire; car, si, au fond, elle en est par
elle-même logiquement indépendante, ou que, du moins, il soit possible
aujourd'hui de l'en dégager essentiellement, il est clair que son emploi
dans la solution des questions ayant toujours plus ou moins besoin
d'être complété par celui de l'analyse ordinaire, on serait contraint de
laisser les questions en suspens, si celle-ci n'avait été étudiée
préalablement.

En résultat de ce qui précède, le _calcul des fonctions_, ou
l'_algèbre_, en prenant ce mot dans sa plus grande extension, se compose
de deux branches fondamentales distinctes, dont l'une a pour objet
immédiat la _résolution_ des équations, lorsque celles-ci sont
immédiatement établies entre les grandeurs mêmes que l'on considère; et
dont l'autre, partant d'équations, beaucoup plus aisées à former en
général, entre des quantités indirectement liées à celles du problème, a
pour destination propre et constante d'en déduire, par des procédés
analytiques invariables, les équations correspondantes entre les
grandeurs directes que l'on considère, ce qui fait rentrer la question
dans le domaine du calcul précédent. Le premier calcul porte, le plus
souvent, le nom d'_analyse ordinaire_, ou d'_algèbre_ proprement dite;
le second constitue ce qu'on appelle l'_analyse transcendante_, qui a
été désignée par les diverses dénominations de _calcul infinitésimal_,
_calcul des fluxions et des fluentes_, _calcul des évanouissans_, etc.,
selon le point de vue sous lequel on l'a conçue. Pour écarter toute
considération étrangère, je proposerai de la nommer _calcul des
fonctions indirectes_, en donnant à l'analyse ordinaire le titre de
_calcul des fonctions directes_. Ces expressions, que je forme
essentiellement en généralisant et en précisant les idées de Lagrange,
sont destinées à indiquer simplement avec exactitude le véritable
caractère général propre à chacune des deux analyses.

Ayant établi la division fondamentale de l'analyse mathématique, je dois
maintenant considérer séparément l'ensemble de chacune de ses deux
parties, en commençant par le _calcul des fonctions directes_, et
réservant ensuite des développemens plus étendus aux diverses branches
du _calcul des fonctions indirectes_.




CINQUIÈME LEÇON.

SOMMAIRE. Considérations générales sur le calcul des fonctions directes.


D'après l'explication générale qui termine la leçon précédente, le
_calcul des fonctions directes_, ou l'_algèbre_ proprement dite, suffit
entièrement à la solution des questions mathématiques, quand elles sont
assez simples pour qu'on puisse former immédiatement les équations entre
les grandeurs mêmes que l'on considère, sans qu'il soit nécessaire
d'introduire à leur place ou conjointement avec elles aucun système de
quantités auxiliaires _dérivées_ des premières. À la vérité, dans le
plus grand nombre des cas importans, son emploi a besoin d'être précédé
et préparé par celui du _calcul des fonctions indirectes_, destiné à
faciliter l'établissement des équations. Mais quoique le rôle de
l'algèbre ne soit alors que secondaire, elle n'en a pas moins toujours
une part nécessaire dans la solution complète de la question, en sorte
que le _calcul des fonctions directes_ doit continuer à être, par sa
nature, la base fondamentale de toute l'analyse mathématique. Nous
devons donc, avant d'aller plus loin, considérer, d'une manière
générale, la composition rationnelle de ce calcul, et le degré de
développement auquel il est parvenu aujourd'hui.

L'objet définitif de ce calcul étant la _résolution_ proprement dite des
_équations_, c'est-à-dire, la découverte du mode de formation des
quantités inconnues par les quantités connues d'après les _équations_
qui existent entre elles; il présente naturellement autant de parties
différentes que l'on peut concevoir de classes d'équations vraiment
distinctes; et par conséquent, son étendue propre est rigoureusement
indéfinie, le nombre des fonctions analytiques susceptibles d'entrer
dans les équations, étant par lui-même tout-à-fait illimité, bien
qu'elles ne soient composées que d'un très-petit nombre d'élémens
primitifs.

La classification rationnelle des équations, doit être évidemment
déterminée par la nature des élémens analytiques dont se composent leurs
membres; toute autre classification serait essentiellement arbitraire.
Sous ce rapport, les analystes divisent d'abord les équations à une ou à
plusieurs variables en deux classes principales, selon qu'elles ne
contiennent que des fonctions des trois premiers couples (_voy._ le
tableau, 4^e. leçon, page 173), ou qu'elles renferment aussi des
fonctions, soit exponentielles, soit circulaires. Les dénominations de
fonctions _algébriques_ et fonctions _transcendantes_, données
communément à ces deux groupes principaux d'élémens analytiques, sont,
sans doute, fort peu convenables. Mais la division universellement
établie entre les équations correspondantes, n'en est pas moins
très-réelle, en ce sens que la résolution des équations contenant les
fonctions dites _transcendantes_, présente nécessairement plus de
difficultés que celles des équations dites _algébriques_. Aussi l'étude
des premières est-elle jusqu'ici excessivement imparfaite, à tel point
que souvent la résolution des plus simples d'entre elles, nous est
encore inconnue[7]; c'est sur l'élaboration des secondes que portent
presqu'exclusivement nos méthodes analytiques.

      [Note 7: Quelque simple que puisse paraître, par
      exemple, l'équation /[a^x + b^x = c^x,/] on ne sait point
      encore la _résoudre_; ce qui peut donner une idée de
      l'extrême imperfection de cette partie de l'algèbre.]

Ne considérant maintenant que ces équations _algébriques_, il faut
observer d'abord que, quoiqu'elles puissent souvent contenir des
fonctions _irrationnelles_ des inconnues aussi bien que des fonctions
_rationnelles_; on peut toujours, par des transformations plus ou moins
faciles, faire rentrer le premier cas dans le second; en sorte que c'est
de ce dernier que les analystes ont dû s'occuper uniquement, pour
résoudre toutes les équations _algébriques_.

Dans l'enfance de l'algèbre, ces équations avaient été classées d'après
le nombre de leurs termes. Mais cette classification était évidemment
vicieuse; comme séparant des cas réellement semblables, et en réunissant
d'autres qui n'avaient rien de commun qu'un caractère sans aucune
importance véritable[8]. Elle n'a été maintenue que pour les équations à
deux termes, susceptibles, en effet, d'une résolution commune qui leur
est propre.

      [Note 8: On a commis plus tard la même erreur momentanée
      dans les premiers temps du calcul infinitésimal, pour
      l'intégration des équations différentielles.]

La classification des équations, d'après ce qu'on appelle leurs
_degrés_, universellement admise depuis long-temps par les analystes,
est, au contraire, éminemment naturelle, et mérite d'être signalée ici.
Car, en ne comparant, dans chaque _degré_, que les équations qui se
correspondent, quant à leur complication relative, on peut dire que
cette distinction détermine rigoureusement la difficulté plus ou moins
grande de leur _résolution_. Cette gradation est sensible
effectivement, pour toutes les équations que l'on sait résoudre. Mais
on peut s'en rendre compte d'une manière générale, indépendamment du
fait de la résolution. Il suffit, pour cela, de considérer que
l'équation la plus générale de chaque degré comprend nécessairement
toutes celles des divers degrés inférieurs, en sorte qu'il en doit être
ainsi de la formule qui détermine l'inconnue. En conséquence, quelque
faible qu'on pût supposer _à priori_ la difficulté propre au _degré_ que
l'on considère, comme elle se complique inévitablement, dans
l'exécution, de celles que présentent tous les _degrés_ précédens, la
résolution offre donc réellement plus d'obstacles à mesure que le degré
de l'équation s'élève.

Cet accroissement de difficulté est tel, que jusqu'ici la résolution des
équations algébriques ne nous est connue que dans les quatre premiers
degrés seulement. À cet égard, l'algèbre n'a pas fait de progrès
considérables depuis les travaux de Descartes, et des analystes italiens
du seizième siècle, quoique, dans les deux derniers siècles, il n'ait
peut-être pas existé un seul géomètre qui ne se soit occupé de pousser
plus avant la résolution des équations. L'équation générale du cinquième
degré elle-même, a jusqu'ici résisté à toutes les tentatives.

La complication toujours croissante que doivent nécessairement
présenter les formules pour résoudre les équations à mesure que le degré
augmente, l'extrême embarras qu'occasione déjà l'usage de la formule du
quatrième degré, et qui le rend presqu'inapplicable, ont déterminé les
analystes à renoncer, par un accord tacite, à poursuivre de semblables
recherches, quoiqu'ils soient loin de regarder comme impossible
d'obtenir jamais la résolution des équations du cinquième degré, et de
plusieurs autres degrés supérieurs. La seule question de ce genre, qui
offrirait vraiment une grande importance, du moins sous le rapport
logique, ce serait la résolution générale des équations algébriques d'un
degré quelconque. Or, plus on médite sur ce sujet, plus on est conduit à
penser, avec Lagrange, qu'il surpasse réellement la portée effective de
notre intelligence. Il faut d'ailleurs observer que la formule qui
exprimerait la _racine_ d'une équation du degré m devrait nécessairement
renfermer des radicaux de l'ordre m (ou des fonctions d'une multiplicité
équivalente), à cause des m déterminations quelle doit comporter.
Puisque nous avons vu, de plus, qu'elle doit aussi embrasser, comme cas
particulier, celle qui correspond à tout autre degré inférieur, il
s'ensuit qu'elle contiendrait, en outre, inévitablement, des radicaux de
l'ordre m-1, d'autres de l'ordre m-2, etc., de telle manière que, s'il
était possible de la découvrir, elle offrirait presque toujours une trop
grande complication pour pouvoir être utilement employée, à moins qu'on
ne parvînt à la simplifier, en lui conservant cependant toute la
généralité convenable, par l'introduction d'un nouveau genre d'élémens
analytiques, dont nous n'avons encore aucune idée. Il y a donc lieu de
croire que, sans avoir déjà atteint sous ce rapport les bornes imposées
par la faible portée de notre intelligence, nous ne tarderions pas à les
rencontrer en prolongeant avec une activité forte et soutenue cette
série de recherches.

Il importe d'ailleurs d'observer que, même en supposant obtenue la
résolution des équations _algébriques_ d'un degré quelconque, on
n'aurait encore traité qu'une très-petite partie de l'_algèbre_
proprement dite, c'est-à-dire, du calcul des fonctions directes,
embrassant la résolution de toutes les équations que peuvent former les
fonctions analytiques aujourd'hui connues. Enfin, pour achever
d'éclaircir la considération philosophique de ce sujet, il faut
reconnaître que, par une loi irrécusable de la nature humaine, nos
moyens pour concevoir de nouvelles questions étant beaucoup plus
puissans que nos ressources pour les résoudre, ou, en d'autres termes,
l'esprit humain étant bien plus apte à imaginer qu'à raisonner, nous
resterons nécessairement toujours au-dessous de la difficulté, à quelque
degré de développement que parviennent jamais nos travaux intellectuels.
Ainsi, quand même on découvrirait un jour la résolution complète de
toutes les équations analytiques actuellement connues, ce qui, à
l'examen, doit être jugé tout-à-fait chimérique, il n'est pas douteux
qu'avant d'atteindre à ce but, et probablement même comme moyen
subsidiaire, on aurait déjà surmonté la difficulté bien moindre, quoique
très-grande cependant, de concevoir de nouveaux élémens analytiques,
dont l'introduction donnerait lieu à des classes d'équations que nous
ignorons complétement aujourd'hui; en sorte qu'une pareille imperfection
relative de la science algébrique se reproduirait encore, malgré
l'accroissement réel, très-important d'ailleurs, de la masse absolue de
nos connaissances.

Dans l'état présent de l'algèbre, la résolution complète des équations
des quatre premiers degrés, des équations binomes quelconques, de
certaines équations spéciales des degrés supérieurs, et d'un très-petit
nombre d'équations exponentielles, logarithmiques, ou circulaires,
constituent donc les méthodes fondamentales que présente le calcul des
fonctions directes pour la solution des problèmes mathématiques. Mais,
avec des élémens aussi bornés, les géomètres n'en sont pas moins
parvenus à traiter, d'une manière vraiment admirable, un très-grand
nombre de questions importantes, comme nous le reconnaîtrons
successivement dans la suite de ce volume. Les perfectionnemens généraux
introduits depuis un siècle dans le système total de l'analyse
mathématique ont eu pour caractère principal d'utiliser à un degré
immense ce peu de connaissances acquises sur le calcul des fonctions
directes, au lieu de tendre à les augmenter. Ce résultat a été obtenu à
un tel point, que le plus souvent ce calcul n'a de rôle effectif dans la
solution complète des diverses questions que par ses parties les plus
simples, celles qui se rapportent aux équations des deux premiers
degrés, à une seule ou à plusieurs variables.

L'extrême imperfection de l'algèbre, relativement à la résolution des
équations, a déterminé les analystes à s'occuper d'une nouvelle classe
de questions, dont il importe de marquer ici le véritable caractère.
Quand ils ont cru devoir renoncer à poursuivre plus long-temps la
résolution des équations algébriques des degrés supérieurs au quatrième,
ils se sont occupés de suppléer, autant que possible, à cette immense
lacune, par ce qu'ils ont nommé la _résolution numérique_ des équations.
Ne pouvant obtenir, dans la plupart des cas, la _formule_ qui exprime
quelle fonction explicite l'inconnue est des données, on a cherché, à
défaut de cette résolution, la seule réellement _algébrique_, à
déterminer, du moins, indépendamment de cette formule, la _valeur_ de
chaque inconnue pour tel ou tel système désigné de valeurs particulières
attribuées aux données. Par les travaux successifs des analystes, cette
opération incomplète et bâtarde, qui présente un mélange intime des
questions vraiment algébriques avec des questions purement
arithmétiques, a pu, du moins, être entièrement effectuée dans tous les
cas, pour des équations d'un degré et même d'une forme quelconques. Sous
ce rapport, les méthodes qu'on possède aujourd'hui sont suffisamment
générales, quoique les calculs auxquels elles conduisent soient souvent
presque inexécutables, à cause de leur complication. Il ne reste donc
plus, à cet égard, qu'à simplifier assez les procédés pour qu'ils
deviennent régulièrement applicables, ce qu'on peut espérer d'obtenir
dans la suite. D'après cet état du calcul des fonctions directes, on
s'efforce ensuite, dans l'application de ce calcul, de disposer, autant
que possible, les questions proposées de façon à n'exiger finalement que
cette résolution _numérique_ des équations.

Quelque précieuse que soit évidemment une telle ressource, à défaut de
la véritable solution, il est essentiel de ne pas méconnaître le vrai
caractère de ces procédés, que les analystes regardent avec raison
comme une algèbre fort imparfaite. En effet, il s'en faut de beaucoup
que nous puissions toujours réduire nos questions mathématiques à ne
dépendre, en dernière analyse, que de la résolution _numérique_ des
équations. Cela ne se peut que pour les questions tout-à-fait isolées,
ou vraiment finales, c'est-à-dire, pour le plus petit nombre. La plupart
des questions ne sont, en effet, que préparatoires, et destinées à
servir de préliminaire indispensable à la solution d'autres questions.
Or, pour un tel but, il est évident que ce n'est pas la _valeur_
effective de l'inconnue qu'il importe de découvrir, mais la _formule_
qui montre comment elle dérive des autres quantités considérées. C'est
ce qui arrive, par exemple, dans un cas très-étendu, toutes les fois
qu'une question déterminée renferme simultanément plusieurs inconnues.
Il s'agit alors, comme on sait, d'en faire, avant tout, la séparation.
En employant convenablement, à cet effet, le procédé simple et général
heureusement imaginé par les analystes, et qui consiste à rapporter
l'une des inconnues à toutes les autres, la difficulté disparaîtrait
constamment, si l'on savait toujours résoudre algébriquement les
équations considérées, sans que la résolution _numérique_ puisse être
alors d'aucune utilité. C'est uniquement faute de connaître la
résolution _algébrique_ des équations à une seule inconnue, qu'on est
obligé de traiter l'_élimination_ comme une question distincte, qui
forme une des plus grandes difficultés spéciales de l'algèbre ordinaire.
Quelque pénibles que soient les méthodes à l'aide desquelles on surmonte
cette difficulté, elles ne sont pas même applicables d'une manière
entièrement générale, à l'élimination d'une inconnue entre deux
équations de forme quelconque.

Dans les questions les plus simples, et lorsqu'on n'a véritablement à
résoudre qu'une seule équation à une seule inconnue, cette résolution
_numérique_ n'en est pas moins un procédé très-imparfait, même quand
elle est strictement suffisante. Elle présente, en effet, ce grave
inconvénient d'obliger à refaire toute la suite des opérations pour le
plus léger changement qui peut survenir dans une seule des quantités
considérées, quoique leur relation reste toujours la même, sans que les
calculs faits pour un cas puissent dispenser en aucune manière de ceux
qui concernent un autre cas très-peu différent, faute d'avoir pu
abstraire et traiter distinctement cette partie purement algébrique de
la question qui est commune à tous les cas résultant de la simple
variation des nombres donnés.

D'après les considérations précédentes, le calcul des fonctions
directes, envisagé dans son état actuel, se divise donc naturellement en
deux parties fort distinctes, suivant qu'on traite de la résolution
_algébrique_ des équations ou de leur résolution _numérique_. La
première partie, la seule vraiment satisfaisante, est malheureusement
fort peu étendue, et restera vraisemblablement toujours très-bornée; la
seconde, le plus souvent insuffisante, a du moins l'avantage d'une
généralité beaucoup plus grande. La nécessité de distinguer nettement
ces deux parties est évidente, à cause du but essentiellement différent
qu'on se propose dans chacune, et par suite, du point de vue propre sous
lequel on y considère les quantités. De plus, si on les envisage
relativement aux diverses méthodes dont chacune est composée, on trouve
dans leur distribution rationnelle une marche toute différente. En
effet, la première partie doit se diviser d'après la nature des
équations que l'on sait résoudre, et indépendamment de toute
considération relative aux _valeurs_ des inconnues. Dans la seconde
partie, au contraire, ce n'est pas suivant les _degrés_ des équations
que les procédés se distinguent naturellement, puisqu'ils sont
applicables à des équations d'un degré quelconque; c'est selon l'espèce
numérique des _valeurs_ des inconnues. Car, pour calculer directement
ces nombre sans les déduire des formules qui en feraient connaître les
expressions, le moyen ne saurait évidemment être le même, quand les
nombres ne sont susceptibles d'être évalués que par une suite
d'approximations toujours incomplète, que lorsqu'on peut les obtenir
exactement. Cette distinction si importante, dans la résolution
numérique des équations, des racines incommensurables, et des racines
commensurables, qui exigent des principes tout-à-fait différens pour
leur détermination, est entièrement insignifiante dans là résolution
algébrique, où la nature _rationnelle_ ou _irrationnelle_ des nombres
obtenus est un simple accident du calcul, qui ne peut exercer aucune
influence sur les procédés employés. C'est, en un mot, une simple
considération arithmétique. On en peut dire autant, quoique à un moindre
degré, de la distinction des racines commensurables elles-mêmes en
entières et fractionnaires. Enfin, il en est aussi de même, à plus forte
raison, pour la classification la plus générale des racines, en
_réelles_ et _imaginaires_. Toutes ces diverses considérations, qui sont
prépondérantes quant à la résolution numérique des équations, et qui
n'ont aucune importance dans la résolution algébrique, rendent de plus
en plus sensible la nature essentiellement distincte de ces deux parties
principales de l'algèbre proprement dite.

Ces deux parties, qui constituent l'objet immédiat du calcul des
fonctions directes, sont dominées par une troisième purement
spéculative, à laquelle l'une et l'autre empruntent leurs ressources les
plus puissantes, et qui a été très-exactement désignée par le nom
général de _théorie des équations_, quoique cependant elle ne porte
encore que sur les équations dites _algébriques_. La résolution
numérique des équations, à cause de sa généralité, exige spécialement
cette base rationnelle.

Cette dernière branche si importante de l'algèbre se divise
naturellement en deux ordres de questions, d'abord celles qui se
rapportent à la composition des équations, et ensuite celles qui
concernent leur transformation; ces dernières ayant pour objet de
modifier les racines d'une équation sans les connaître, suivant une loi
quelconque donnée, pourvu que cette loi soit uniforme relativement à
toutes ces racines[9].

      [Note 9: Je crois devoir, au sujet de la théorie des
      équations, signaler ici une lacune de quelque importance. Le
      principe fondamental sur lequel elle repose, et qui est si
      fréquemment appliqué dans toute l'analyse mathématique, la
      décomposition des fonctions algébriques, rationnelles, et
      entières, d'un degré quelconque, en facteurs du premier
      degré, n'est jamais employé que pour les fonctions d'une
      seule variable, sans que personne ait examiné si on doit
      l'étendre aux fonctions de plusieurs variables, ce que
      néanmoins on ne devrait pas laisser incertain. Quant aux
      fonctions de deux ou de trois variables, les considérations
      géométriques décident clairement, quoique d'une manière
      indirecte, que leur décomposition en facteurs est
      ordinairement impossible; car il en résulterait que chaque
      classe correspondante d'équations ne pourrait représenter
      une ligne ou une surface _sui generis_, et que son lieu
      géométrique rentrerait toujours dans le système de ceux
      appartenant à des équations de degré inférieur, de telle
      sorte que, de proche en proche, toute équation ne produirait
      jamais que des lignes droites ou des plans. Mais,
      précisément à cause de cette interprétation concrète, ce
      théorème, quoique purement négatif, me semble avoir une si
      grande importance pour la géométrie analytique, que je
      m'étonne qu'on n'ait pas cherché à établir directement une
      différence aussi caractéristique entre les fonctions à une
      seule variable et celles à plusieurs variables. Je vais
      rapporter ici sommairement la démonstration abstraite et
      générale que j'en ai trouvée, quoiqu'elle fût plus
      convenablement placée dans un traité spécial.

      1º Si f(x,y) pouvait se décomposer en facteurs du premier
      degré, on les obtiendrait en résolvant l'équation f(x,y)=0.
      Or, d'après les considérations indiquées dans le texte,
      cette équation, résolue par rapport à x, fournirait des
      formules qui contiendraient nécessairement divers radicaux,
      dans lesquels entrerait y. Les fonctions de y, renfermées
      sous chaque radical, ne sauraient évidemment être en général
      des puissances parfaites. Or, il faudrait qu'elles le
      devinssent pour que les facteurs élémentaires correspondans
      de f(x,y), et qui sont déjà du premier degré en x, fussent
      aussi du premier degré, ou même simplement rationnels,
      relativement à y. Cela ne pourra donc avoir lieu que dans
      certains cas particuliers, lorsque les coefficiens
      rempliront les conditions plus ou moins nombreuses, mais
      constamment déterminées, qu'exige la disparition des
      radicaux. Le même raisonnement s'appliquerait évidemment, à
      bien plus forte raison, aux fonctions de trois, quatre, etc.
      variables.

      2º Une autre démonstration, de nature très-différente, se
      tire de la mesure du degré de généralité des fonctions à
      plusieurs variables, lequel s'estime par le nombre de
      constantes arbitraires entrant dans leur expression la plus
      complète et la plus simple. Je me bornerai à l'indiquer pour
      les fonctions de deux variables; il serait aisé de l'étendre
      à celles qui en contiennent davantage.

      On sait que le nombre de constantes arbitraires contenues
      dans la formule générale d'une fonction du degré m à deux
      variables, est /frac{m(m+3)}{2}. Or, si une telle fonction
      pouvait seulement se décomposer en deux facteurs, l'un du
      degré n, et l'autre du degré m-n, le produit renfermerait un
      nombre de constantes arbitraires égal à /[/frac{n(n+3)}{2} +
      /frac{(m-n)(m-n+3)}{2}./] Ce nombre étant, comme il est aisé
      de le voir, inférieur au précédent de n(m-n), il en résulte
      qu'un tel produit, ayant moins de généralité que la fonction
      primitive, ne peut la représenter constamment. On voit même
      qu'une telle comparaison exigerait n(m-n) relations
      spéciales entre les coefficiens de cette fonction, qu'on
      trouverait aisément en développant l'identité.

      Ce nouveau genre de démonstration, fondé sur une
      considération ordinairement négligée, pourrait probablement
      être employé avec avantage dans plusieurs autres
      circonstances.]

Pour compléter cette rapide énumération générale des diverses parties
essentielles du calcul des fonctions directes, je dois enfin mentionner
expressément une des théories les plus fécondes et les plus importantes
de l'algèbre proprement dite, celle relative à la transformation des
fonctions en séries à l'aide de ce qu'on appelle la méthode des
coefficiens indéterminés. Cette méthode, si éminemment analytique, et
qui doit être regardée comme une des découvertes les plus remarquables
de Descartes, a sans doute perdu de son importance depuis l'invention et
le développement du calcul infinitésimal, dont elle pouvait tenir lieu
si heureusement sous quelques rapports particuliers. Mais l'extension
croissante de l'analyse transcendante, quoique ayant rendu cette méthode
bien moins nécessaire, en a, d'un autre côté, multiplié les applications
et agrandi les ressources; en sorte que par l'utile combinaison qui
s'est finalement opérée entre les deux théories, l'usage de la méthode
des coefficiens indéterminés est devenu aujourd'hui beaucoup plus étendu
qu'il ne l'était même avant la formation du calcul des fonctions
indirectes.

Après avoir esquissé le tableau général de l'algèbre proprement dite, il
me reste maintenant à présenter quelques considérations sur divers
points principaux du calcul des fonctions directes, dont les notions
peuvent être utilement éclaircies par un examen philosophique.

Les difficultés relatives à plusieurs symboles singuliers auxquels
conduisent les calculs algébriques et notamment aux expressions dites
_imaginaires_, ont été, ce me semble, beaucoup exagérées par suite des
considérations purement méthaphysiques qu'on s'est efforcé d'y
introduire, au lieu d'envisager ces résultats anormaux sous leur vrai
point de vue, comme de simples faits analytiques. En les concevant
ainsi, il est aisé de reconnaître, en thèse générale, que l'esprit de
l'analyse mathématique consistant à considérer les grandeurs sous le
seul point de vue de leurs relations, et indépendamment de toute idée de
valeur déterminée, il en résulte nécessairement pour les analystes
l'obligation constante d'admettre indifféremment toutes les sortes
d'expressions quelconques que pourront engendrer les combinaisons
algébriques. S'ils voulaient s'en interdire une seule, à raison de sa
singularité apparente, comme elle est toujours susceptible de se
présenter d'après certaines suppositions particulières sur les valeurs
des quantités considérées, ils seraient contraints d'altérer la
généralité de leurs conceptions, et en introduisant ainsi, dans chaque
raisonnement, une suite de distinctions vraiment étrangères, ils
feraient perdre à l'analyse mathématique, son principal avantage
caractéristique, la simplicité et l'uniformité des idées qu'elle
combine. L'embarras que l'intelligence éprouve ordinairement au sujet de
ces expressions singulières, me paraît provenir essentiellement de la
confusion vicieuse qu'elle fait à son insçu entre l'idée de _fonction_
et l'idée de _valeur_, ou, ce qui revient au même, entre le point de vue
_algébrique_, et le point de vue _arithmétique_. Si la nature de cet
ouvrage me permettait de présenter à cet égard les développemens
suffisans, il me serait, je crois, facile, par un usage convenable des
considérations indiquées dans cette leçon et dans les deux précédentes,
de dissiper les nuages dont une fausse manière de voir entoure
habituellement ces diverses notions. Le résultat de cet examen
démontrerait expressément que l'analyse mathématique est, par sa nature,
beaucoup plus claire, sous les différens rapports dont je viens de
parler, que ne le croient communément les géomètres eux-mêmes, égarés
par les objections vicieuses des métaphysiciens.

Relativement aux quantités négatives, qui, par suite du même esprit
métaphysique, ont donné lieu à tant de discussions déplacées, aussi
dépourvues de tout fondement rationnel que dénuées de toute véritable
utilité scientifique, il faut distinguer, en considérant toujours le
simple fait analytique, entre leur signification abstraite et leur
interprétation concrète, qu'on a presque toujours confondues jusqu'à
présent. Sous le premier rapport, la théorie des quantités négatives
peut être établie d'une manière complète par une seule vue algébrique.
Quant à la nécessité d'admettre ce genre de résultats concurremment avec
tout autre, elle dérive de la considération générale que je viens de
présenter: et quant à leur emploi comme artifice analytique pour rendre
les formules plus étendues, ce mécanisme de calcul ne peut réellement
donner lieu à aucune difficulté sérieuse. Ainsi, on peut envisager la
théorie abstraite des quantités négatives comme ne laissant rien
d'essentiel à désirer: elle ne présente vraiment d'obstacles que ceux
qu'on y introduit mal à propos par des considérations sophistiques.
Mais, il n'en est nullement de même pour leur théorie concrète.

Sous ce point de vue, elle consiste essentiellement dans cette admirable
propriété des signes + et - de représenter analytiquement les
oppositions de sens dont sont susceptibles certaines grandeurs. Ce
théorème général sur les relations du concret à l'abstrait en
mathématique, est une des plus belles découvertes que nous devions au
génie de Descartes, qui l'a obtenue comme un simple résultat de
l'observation philosophique convenablement dirigée. Un grand nombre de
géomètres ont tenté depuis d'en établir directement la démonstration
générale. Mais jusqu'ici leurs efforts ont été illusoires, soit qu'ils
aient essayé de trancher la difficulté par de vaines considérations
métaphysiques, ou par des comparaisons très-hasardées, soit qu'ils aient
pris de simples vérifications dans quelque cas particulier plus ou moins
borné pour de véritables démonstrations. Ces diverses tentatives
vicieuses, et le mélange hétérogène du point de vue abstrait avec le
point de vue concret, ont même introduit communément à cet égard une
telle confusion, qu'il devient nécessaire d'énoncer ici distinctement le
fait général, soit qu'on veuille se contenter d'en faire usage, soit
qu'on se propose de l'expliquer. Il consiste, indépendamment de toute
explication, en ce que: si dans une équation quelconque exprimant la
relation de certaines quantités susceptibles d'opposition de sens, une
ou plusieurs de ces quantités viennent à être comptées dans un sens
contraire à celui qu'elles affectaient quand l'équation a été
primitivement établie; il ne sera pas nécessaire de former directement
une nouvelle équation pour ce second état du phénomène; il suffira de
changer, dans la première équation, le signe de chacune des quantités
qui auront changé de sens, et l'équation ainsi modifiée coïncidera
toujours rigoureusement avec celle qu'on aurait trouvée en recommençant
à chercher pour ce nouveau cas la loi analytique du phénomène. C'est
dans cette coïncidence constante et nécessaire que consiste le théorême
général. Or, jusqu'ici on n'est point parvenu réellement à s'en rendre
compte directement; on ne s'en est assuré que par un grand nombre de
vérifications géométriques et mécaniques, qui sont, il est vrai, assez
multipliées et surtout assez variées pour qu'il ne puisse rester dans
aucun esprit juste le moindre doute sur l'exactitude et la généralité de
cette propriété essentielle, mais qui, sous le rapport philosophique, ne
dispensent nullement de chercher une explication aussi importante.
L'extrême étendue du théorême doit faire comprendre à la fois et la
difficulté capitale de cette recherche si souvent reprise
infructueusement, et la haute utilité dont serait sans doute, pour le
perfectionnement de la science mathématique, la conception générale de
cette grande vérité, l'esprit ne pouvant évidemment s'y élever qu'en se
plaçant à un point de vue d'où il découvrirait inévitablement de
nouvelles idées, par la considération directe et approfondie de la
relation du concret à l'abstrait. Quoi qu'il en soit, l'imperfection que
présente encore la science sous ce rapport, n'a point empêché les
géomêtres de faire l'usage le plus étendu et le plus important de cette
propriété dans toutes les parties de la mathématique concrète, où l'on
en éprouve un besoin presque continuel. On peut même retirer une
certaine utilité logique de la simple considération nette de ce fait
général, tel que je l'ai décrit ci-dessus; il en résulte, par exemple,
indépendamment de toute démonstration, que la propriété dont nous
parlons ne doit jamais être appliquée aux grandeurs qui affectent des
directions continuellement variables, sans donner lieu à une simple
opposition de sens: dans ce cas, le signe dont se trouve nécessairement
affecté tout résultat de calcul n'est susceptible d'aucune
interprétation concrète, et c'est à tort qu'on s'efforce quelquefois
d'en établir; cette circonstance a lieu, entre autres occasions, pour
les rayons vecteurs en géométrie, et pour les forces divergentes en
mécanique.

Un second théorême général sur la relation du concret à l'abstrait en
mathématique, que je crois devoir considérer expressément ici, est celui
qu'on désigne ordinairement sous le nom de principe de l'_homogénéité_.
Il est sans doute bien moins important dans ses applications que le
précédent. Mais il mérite particulièrement notre attention, comme ayant,
par sa nature, une étendue encore plus grande, puisqu'il s'applique
indistinctement à tous les phénomènes, et à cause de l'utilité réelle
qu'on en retire souvent pour la vérification de leurs lois analytiques.
Je puis d'ailleurs en exposer une démonstration directe et générale, qui
me semble fort simple. Elle est fondée sur cette seule observation,
évidente par elle-même: l'exactitude de toute relation entre des
grandeurs concrètes quelconques est indépendante de la valeur des
_unités_ auxquelles on les rapporte pour les exprimer en nombres. Par
exemple, la relation qui existe entre les trois côtés d'un triangle
rectangle, a lieu soit qu'on les évalue en mètres, ou en lieues, ou en
pouces, etc.

Il suit de cette considération générale, que toute équation qui exprime
la loi analytique d'un phénomène quelconque, doit jouir de cette
propriété de n'être nullement altérée, quand on fait subir simultanément
à toutes les quantités qui s'y trouvent, le changement correspondant à
celui qu'éprouveraient leurs unités respectives. Or, ce changement
consiste évidemment en ce que toutes les quantités de chaque espèce
deviendraient à la fois m fois plus petites, si l'unité qui leur
correspond devient m fois plus grande, ou réciproquement. Ainsi, toute
équation qui représente une relation concrète quelconque, doit offrir ce
caractère de demeurer la même, quand on y rend m fois plus grandes
toutes les quantités qu'elle contient, et qui expriment les grandeurs
entre lesquelles existe la relation, en exceptant toutefois les nombres
qui désignent simplement les _rapports_ mutuels de ces diverses
grandeurs, lesquels restent invariables dans le changement des unités.
C'est dans cette propriété que consiste la loi de l'homogénéité, suivant
son acception la plus étendue, c'est-à-dire, de quelques fonctions
analytiques que les équations soient composées.

Mais, le plus souvent, on ne considère que les cas où ces fonctions sont
de celles qu'on appelle particulièrement _algébriques_, et auxquelles la
notion de _degré_ est applicable. Dans ce cas, on peut préciser
davantage la proposition générale, en déterminant le caractère
analytique que doit présenter nécessairement l'équation pour que cette
propriété soit vérifiée. Il est aisé de voir alors, en effet, que, par
la modification ci-dessus exposée, tous les _termes_ du premier degré,
quelle que soit leur forme, rationnelle ou irrationnelle, entière ou
fractionnaire, deviendront m fois plus grands; tous ceux du second
degré, m^2 fois; ceux du troisième, m^3 fois, etc. Ainsi, les termes du
même degré, quelque diverse que puisse être leur composition, variant de
la même manière, et les termes de degrés différens variant dans une
proportion inégale, quelque similitude que puisse offrir leur
composition, il faudra nécessairement, pour que l'équation ne soit pas
troublée, que tous les termes qu'elle contient soient d'un même degré.
C'est en cela que consiste proprement le théorême ordinaire de
l'_homogénéité_; et c'est de cette circonstance que la loi générale à
tiré son nom, qui cependant cesse d'être exactement convenable pour
toute autre espèce de fonctions.

Afin de traiter ce sujet dans toute son étendue, il importe d'observer
une condition essentielle, à laquelle on devra avoir égard en appliquant
cette propriété, lorsque le phénomène exprimé par l'équation présentera
des grandeurs de natures diverses. En effet, il pourra arriver que les
unités respectives soient complétement indépendantes les unes des
autres, et alors le théorême de l'homogénéité aura lieu, soit par
rapport à toutes les classes correspondantes de quantités, soit qu'on ne
veuille considérer qu'une seule ou plusieurs d'entre elles. Mais, il
arrivera, dans d'autres occasions, que les diverses unités auront entre
elles des relations obligées, déterminées par la nature de la question.
Alors, il faudra avoir égard à cette subordination des unités dans la
vérification de l'homogénéité, qui n'existera plus en un sens purement
algébrique, et dont le mode précis variera suivant le genre des
phénomènes. Ainsi, par exemple, pour fixer les idées, quand on
considérera dans l'expression analytique des phénomènes géométriques, à
la fois des lignes, des aires, et des volumes, il faudra observer que
les trois unités correspondantes, sont nécessairement liées entre elles,
de telle sorte que, suivant la subordination généralement établie à cet
égard, lorsque la première devient m fois plus grande, la seconde le
devient m^2 fois, et la troisième m^3 fois. C'est avec une telle
modification que l'homogénéité existera dans les équations, où l'on
devra alors, si elles sont _algébriques_, estimer le degré de chaque
terme, en doublant les exposans des facteurs qui correspondent à des
aires, et triplant ceux des facteurs relatifs à des volumes[10].

Telles sont les principales considérations générales, très-insuffisantes
sans doute, mais auxquelles je suis contraint de me réduire par les
limites naturelles de ce cours, relativement au calcul des fonctions
directes. Nous devons passer maintenant à l'examen philosophique du
calcul des fonctions indirectes, dont l'importance et l'étendue bien
supérieures réclament un plus grand développement.

      [Note 10: J'ai été conduit, il y a douze ans, par mon
      enseignement journalier de la science mathématique, à
      construire cette théorie générale de l'homogénéité. J'ai
      trouvé depuis que M. Fourier, dans son grand ouvrage sur la
      chaleur, publié en 1822, avait suivi, de son côté, une
      marche essentiellement semblable. Malgré cette heureuse
      coïncidence, qu'a dû naturellement déterminer la
      considération directe d'un sujet aussi simple, je n'ai pas
      cru devoir ici renvoyer à sa démonstration; celle que je
      viens d'exposer ayant pour principal objet d'embrasser
      l'ensemble de la question, sans égard à aucune application
      spéciale.]

SIXIÈME LEÇON.

SOMMAIRE. Exposition comparative des divers points de vue généraux sous
lesquels on peut envisager le calcul des fonctions indirectes.

Nous avons déterminé, dans la quatrième leçon, le caractère
philosophique propre à l'analyse transcendante, de quelque manière qu'on
puisse la concevoir, en considérant seulement la nature générale de sa
destination effective dans l'ensemble de la science mathématique. Cette
analyse a été, comme on sait, présentée par les géomètres sous plusieurs
points de vue réellement distincts, quoique nécessairement équivalens,
et conduisant toujours à des résultats identiques. On peut les réduire à
trois principaux, ceux de Leïbnitz, de Newton et de Lagrange, dont tous
les autres ne sont que des modifications secondaires. Dans l'état
présent de la science, chacune de ces trois conceptions générales offre
des avantages essentiels qui lui appartiennent exclusivement, sans
qu'on soit encore parvenu à construire une méthode unique réunissant
toutes ces diverses qualités caractéristiques. En méditant sur
l'ensemble de cette grande question, on est convaincu, je crois, que
c'est dans la conception de Lagrange, que s'opérera un jour cette
combinaison. Quand cet important travail philosophique, qui exige une
profonde élaboration de toutes les idées mathématiques fondamentales,
sera convenablement exécuté; on pourra se borner alors, pour connaître
l'analyse transcendante, à la seule étude de cette conception
définitive; les autres ne présentant plus essentiellement qu'un intérêt
historique. Mais jusqu'à cette époque, la science devra être considérée,
sous ce rapport, comme étant dans un véritable état provisoire, qui
exige absolument, même pour l'exposition dogmatique de cette analyse, la
considération simultanée des divers modes généraux propres au calcul des
fonctions indirectes. Quelque peu satisfaisante que puisse paraître,
sous le rapport logique, cette multiplicité de conceptions d'un sujet
toujours identique, il est certain que, sans cette indispensable
condition, on ne pourrait se former aujourd'hui qu'une notion
très-insuffisante de cette analyse, soit en elle-même, soit surtout
relativement à ses applications, quelque fût le mode unique que l'on
aurait cru devoir choisir. Ce défaut de systématisation dans la partie
la plus importante de l'analyse mathématique, ne paraîtra nullement
étrange, si l'on considère, d'une part, son extrême étendue, sa
difficulté supérieure, et d'une autre part, sa formation presque
récente. La génération des géomètres est à peine renouvelée depuis la
production primitive de la conception destinée sans doute à coordonner
la science, de manière à lui imprimer un caractère fixe et uniforme;
ainsi, les habitudes intellectuelles n'ont pu encore, sous ce rapport,
être suffisamment formées.

S'il s'agissait ici de tracer l'histoire raisonnée de la formation
successive de l'analyse transcendante, il faudrait préalablement
distinguer avec soin du calcul des fonctions indirectes proprement dit,
l'idée mère de la méthode infinitésimale, laquelle peut être conçue par
elle-même, indépendamment de tout calcul. Nous verrions, dès-lors, que
le premier germe de cette idée, se trouve déjà dans le procédé constant,
employé par les géomètres grecs, sous le nom de _méthode d'exhaustion_,
pour passer de ce qui est relatif aux lignes droites à ce qui concerne
les lignes courbes, et qui consistait essentiellement à substituer à la
courbe la considération auxiliaire d'un polygone inscrit ou circonscrit,
d'après lequel on s'élevait à la courbe elle-même, en prenant
convenablement les limites des relations primitives.
Quelqu'incontestable que soit cette filiation des idées, on lui
donnerait une importance fort exagérée, en voyant dans cette méthode
d'exhaustion, l'équivalent réel de nos méthodes modernes, comme l'ont
fait plusieurs géomètres. Car, les anciens n'avaient aucun moyen
rationnel et général pour la détermination de ces limites, qui
constituait ordinairement la plus grande difficulté de la question; en
sorte que leurs solutions n'étaient point soumises à des règles
abstraites et invariables, dont l'application uniforme dût conduire avec
certitude à la connaissance cherchée, ce qui est le principal caractère
de notre analyse transcendante. En un mot, il restait à généraliser la
conception employée par les anciens, et surtout, en la considérant d'une
manière purement abstraite, à la réduire en calcul, ce qui leur était
impossible. La première idée qui ait été produite dans cette nouvelle
direction, remonte véritablement à notre grand géomètre Fermat, que
Lagrange a justement présenté comme ayant ébauché la formation directe
de l'analyse transcendante, par sa méthode pour la détermination des
_maxima_ et _minima_, et pour la recherche des tangentes, qui consistait
essentiellement, en effet, à introduire la considération auxiliaire des
accroissemens corélatifs des variables proposées, accroissemens
supprimés ensuite comme nuls, après que les équations avaient subi
certaines transformations convenables. Mais, quoique Fermat eût le
premier conçu cette analyse d'une manière vraiment abstraite, elle était
encore loin d'être régulièrement formée en un calcul général et
distinct, ayant sa notation propre, et surtout dégagé de la
considération superflue des termes, qui finissaient par n'être plus
comptés dans l'analyse de Fermat, après avoir néanmoins singulièrement
compliqué par leur présence toutes les opérations. C'est ce qu'a si
heureusement exécuté Leïbnitz un demi-siècle plus tard, après quelques
modifications intermédiaires apportées par Wallis, et surtout par
Barrow, aux idées de Fermat; et par là il a été le véritable créateur de
l'analyse transcendante, telle que nous l'employons aujourd'hui. Cette
découverte capitale était tellement mûre, comme toutes les grandes
conceptions de l'esprit humain au moment de leur manifestation, que
Newton, de son côté, était parvenu en même temps, ou un peu auparavant,
à une méthode exactement équivalente, en considérant cette analyse sous
un point de vue très-différent, et qui, bien que plus rationnel en
lui-même, est réellement moins convenable pour donner à la méthode
fondamentale commune toute l'étendue et la facilité que lui ont
imprimées les idées de Leïbnitz. Enfin, Lagrange, écartant les
considérations hétérogènes qui avaient guidé Leïbnitz et Newton, est
parvenu plus tard à réduire l'analyse transcendante, dans sa plus grande
perfection, à un système purement algébrique, auquel il ne manque encore
que plus d'aptitude aux applications.

Après ce coup-d'oeil sommaire sur l'histoire générale de l'analyse
transcendante, procédons à l'exposition dogmatique des trois conceptions
principales, afin d'apprécier exactement leurs propriétés
caractéristiques, et de constater l'identité nécessaire des méthodes qui
en dérivent. Commençons par celle de Leïbnitz.

Elle consiste, comme on sait, à introduire dans le calcul, pour
faciliter l'établissement des équations, les élémens infiniment petits
dont on considère comme composées les quantités entre lesquelles on
cherche des relations. Ces élémens ou _différentielles_ auront entre eux
des relations constamment et nécessairement plus simples et plus faciles
à découvrir que celles des quantités primitives, et d'après lesquelles
on pourrait ensuite, par un calcul spécial ayant pour destination propre
l'élimination de ces infinitésimales auxiliaires, remonter aux équations
cherchées, qu'il eût été le plus souvent impossible d'obtenir
directement. Cette analyse indirecte pourra l'être à des degrés divers;
car, si on trouve quelquefois trop de difficulté à former immédiatement
l'équation entre les différentielles mêmes des grandeurs que l'on
considère, il faudra, par un emploi redoublé du même artifice général,
traiter, à leur tour, ces différentielles comme de nouvelles quantités
primitives, et chercher la relation entre leurs élémens infiniment
petits, qui, par rapport aux objets définitifs de la question, seront
les _différentielles secondes_; et ainsi de suite, la même
transformation pouvant être répétée un nombre quelconque de fois, à la
condition toujours d'éliminer finalement le nombre de plus en plus grand
des quantités infinitésimales introduites comme auxiliaires.

Un esprit encore étranger à ces considérations n'aperçoit pas
sur-le-champ comment l'emploi de ces quantités auxiliaires peut
faciliter la découverte des lois analytiques des phénomènes; car les
accroissemens infiniment petits des grandeurs proposées étant de même
espèce qu'elles, leurs relations ne paraissent pas devoir s'obtenir plus
aisément, la valeur plus ou moins petite d'une quantité ne pouvant, en
effet, exercer aucune influence sur une recherche nécessairement
indépendante, par sa nature, de toute idée de valeur. Mais il est aisé,
néanmoins, de s'expliquer très-nettement, et d'une manière tout-à-fait
générale, à quel point, par un tel artifice, la question doit se
trouver simplifiée. Il faut, pour cela, commencer par distinguer les
différens ordres d'infiniment petits, dont on peut se faire une idée
fort précise, en considérant que ce sont ou les puissances successives
d'un même infiniment petit primitif, ou des quantités qu'on peut
présenter comme ayant avec ces puissances des rapports finis, en sorte
que, par exemple, les différentielles seconde, troisième, etc., d'une
même variable, sont classées comme infiniment petits du second ordre, du
troisième, etc., parce qu'il est aisé de montrer en elles des multiples
finis des puissances seconde, troisième, etc., d'une certaine
différentielle première. Ces notions préliminaires étant posées,
l'esprit de l'analyse infinitésimale consiste à négliger constamment les
quantités infiniment petites à l'égard des quantités finies, et,
généralement, les infiniment petits d'un ordre quelconque vis-à-vis tous
ceux d'un ordre inférieur. On conçoit immédiatement combien une telle
faculté doit faciliter la formation des équations entre les
différentielles des quantités, puisque, au lieu de ces différentielles,
on pourra substituer tels autres élémens qu'on voudra, et qui seraient
plus simples à considérer, en se conformant à cette seule condition, que
les nouveaux élémens ne diffèrent des précédens que de quantités
infiniment petites par rapport à eux. C'est ainsi qu'il sera possible,
en géométrie, de traiter les lignes courbes comme composées d'une
infinité d'élémens rectilignes, les surfaces courbes comme formées
d'élémens plans; et, en mécanique, les mouvemens variés comme une suite
infinie de mouvemens uniformes, se succédant à des intervalles de temps
infiniment petits. Vu l'importance de cette conception admirable, je
crois devoir ici, par l'indication sommaire de quelques exemples
principaux, achever d'éclaircir son caractère fondamental.

Qu'il s'agisse de déterminer, en chaque point d'une courbe plane dont
l'équation est donnée, la direction de sa tangente, question dont la
solution générale a été l'objet primitif qu'avaient en vue les
inventeurs de l'analyse transcendante. On considérera la tangente comme
une sécante qui joindrait deux points infiniment voisins; et alors, en
nommant dy et dx les différences infiniment petites des coordonnées de
ces deux points, les premiers élémens de la géométrie fourniront
immédiatement l'équation t=/frac{dy}{dx}, pour la tangente
trigonométrique de l'angle que fait avec l'axe des x la tangente
cherchée, ce qui, dans un système de coordonnées rectilignes, est la
manière la plus simple d'en fixer la position. Cette équation, commune à
toutes les courbes, étant posée, la question est réduite à un simple
problème analytique, qui consistera à éliminer les infinitésimales dx et
dy, introduites comme auxiliaires, en déterminant, dans chaque cas
particulier, d'après l'équation de la courbe proposée, le rapport de dy
à dx, ce qui se fera constamment par des procédés uniformes et
très-simples.

En second lieu, qu'on veuille connaître la longueur de l'arc d'une
courbe quelconque, considéré comme une fonction des coordonnées de ses
extrémités. Il serait impossible d'établir immédiatement l'équation
entre cet arc s et ces coordonnées, tandis qu'il est aisé de trouver la
relation correspondante entre les différentielles de ces diverses
grandeurs. Les plus simples théorèmes de la géométrie élémentaire
donneront, en effet, sur-le-champ, en considérant l'arc infiniment petit
ds comme une ligne droite, les équations /[ds^2 = dy^2 + dx^2,
/mbox{ou}ds^2 = dx^2 + dy^2 + dz^2, /] suivant que la courbe sera plane
ou à double courbure. Dans l'un et l'autre cas, la question est
maintenant tout entière du domaine de l'analyse, qui fera remonter,
d'après cette relation, à celle qui existe entre les quantités finies
elles-mêmes que l'on considère, par l'élimination des différentielles,
qui est l'objet propre du calcul des fonctions indirectes.

Il en serait de même pour la quadrature des aires curvilignes. Si la
courbe est plane et rapportée à des coordonnées rectilignes, on concevra
l'aire A comprise entre elle, l'axe des x, et deux coordonnées extrêmes,
comme augmentant d'une quantité infiniment petite dA, en résultat d'un
accroissement analogue de l'abcisse. Alors la relation entre ces deux
différentielles pourra s'obtenir immédiatement avec la plus grande
facilité, en substituant à l'élément curviligne de l'aire proposée le
rectangle formé par l'ordonnée extrême et l'élément de l'abcisse, dont
il ne diffère évidemment que d'une quantité infiniment petite du second
ordre, ce qui fournira aussitôt, quelle que soit la courbe, l'équation
différentielle très-simple /[dA = ydx,/] d'où le calcul des fonctions
indirectes, quand la courbe sera définie, apprendra à déduire l'équation
finie, objet immédiat du problème.

Pareillement, en dynamique, quand on voudra connaître l'expression de la
vitesse acquise à chaque instant par un corps animé d'un mouvement varié
suivant une loi quelconque, on considérera le mouvement comme uniforme
pendant la durée d'un élément infiniment petit du temps t, et on formera
ainsi immédiatement l'équation différentielle de=vdt, v désignant la
vitesse acquise quand le corps a parcouru l'espace e, et de là il sera
facile de conclure, par de simples procédés analytiques invariables, la
formule qui donnerait la vitesse dans chaque mouvement particulier,
d'après la relation correspondante entre le temps et l'espace; ou,
réciproquement, quelle serait cette relation si le mode de variation de
la vitesse était supposé connu, soit par rapport à l'espace, soit par
rapport au temps.

Enfin, pour indiquer une autre nature de questions, c'est par une marche
semblable que, dans l'étude des phénomènes thermologiques, comme l'a si
heureusement conçue M. Fourier, on peut former très-simplement, ainsi
que nous le verrons plus tard, l'équation différentielle générale qui
exprime la répartition variable de la chaleur dans un corps quelconque à
quelques influences qu'on le suppose soumis, d'après la seule relation,
fort aisée à obtenir, qui représente la distribution uniforme de la
chaleur dans un parallélipipède rectangle, en considérant
géométriquement tout autre corps comme décomposé en élémens infiniment
petits d'une telle forme, et thermologiquement le flux de chaleur comme
constant pendant un temps infiniment petit. Dès-lors, toutes les
questions que peut présenter la thermologie abstraite se trouveront
réduites, comme pour la géométrie et la mécanique, à de pures
difficultés d'analyse, qui consisteront toujours dans l'élimination des
différentielles introduites comme auxiliaires pour faciliter
l'établissement des équations.

Des exemples de nature aussi diverse sont plus que suffisans pour faire
nettement comprendre en général l'immense portée de la conception
fondamentale de l'analyse transcendante, telle que Leïbnitz l'a formée,
et qui constitue sans aucun doute la plus haute pensée à laquelle
l'esprit humain se soit jamais élevé jusqu'à présent.

On voit que cette conception était indispensable pour achever de fonder
la science mathématique, en permettant d'établir d'une manière large et
féconde, la relation du concret à l'abstrait. Sous ce rapport, elle doit
être envisagée comme le complément nécessaire de la grande idée-mère de
Descartes, sur la représentation analytique générale des phénomènes
naturels, idée qui n'a commencé à être dignement appréciée et
convenablement exploitée que depuis la formation de l'analyse
infinitésimale, sans laquelle elle ne pouvait encore produire, même en
géométrie, de résultats très-importans[11].

      [Note 11: Il est bien remarquable, en effet, que des
      hommes tels que Pascal, aient fait aussi peu d'attention à
      la conception fondamentale de Descartes, sans pressentir
      nullement la révolution générale qu'elle était
      nécessairement destinée à produire dans le système entier de
      la science mathématique. Cela est venu de ce que, sans le
      secours de l'analyse transcendante, cette admirable méthode
      ne pouvait réellement encore conduire à des résultats
      essentiels, qui ne pussent être obtenus presqu'aussi bien
      par la méthode géométrique des anciens. Les esprits mêmes
      les plus éminens ont toujours bien moins apprécié jusqu'ici
      les méthodes générales par leur simple caractère
      philosophique, que par les connaissances effectives qu'elles
      pouvaient procurer immédiatement.]

Quoique j'aie cru devoir, dans les considérations précédentes, insister
particulièrement sur l'admirable facilité que présente par sa nature
l'analyse transcendante pour la recherche des lois mathématiques de tous
les phénomènes, je ne dois pas négliger de faire ressortir une seconde
propriété fondamentale, peut-être aussi importante que la première, et
qui ne lui est pas moins inhérente: je veux parler de l'extrême
généralité des formules différentielles, qui expriment en une seule
équation chaque phénomène déterminé, quelque variés que puissent être
les sujets dans lesquels on le considère. Ainsi, sous le point de vue de
l'analyse infinitésimale, on voit, dans les exemples qui précèdent, une
seule équation différentielle donner les tangentes à toutes les courbes,
une autre leurs rectifications, une troisième leurs quadratures; et de
même, une formule invariable exprimer la loi mathématique de tout
mouvement varié; enfin une équation unique représenter constamment la
répartition de la chaleur dans un corps et pour un cas quelconques.
Cette généralité si éminemment remarquable, et qui est pour les
géomètres la base des considérations les plus élevées, est une heureuse
conséquence nécessaire et presqu'immédiate de l'esprit même de l'analyse
transcendante, surtout dans la conception de Leïbnitz. Elle résulte de
ce que, en substituant aux élémens infiniment petits des grandeurs
considérées, d'autres infinitésimales plus simples, qui seules entrent
dans les équations différentielles, ces infinitésimales se trouvent, par
leur nature, être constamment les mêmes pour chaque classe totale de
questions, quels que soient les objets divers du phénomène étudié.
Ainsi, par exemple, toute courbe, quelle qu'elle soit, étant toujours
décomposée en élémens rectilignes, on conçoit _à priori_ que la relation
entre ces élémens uniformes doit nécessairement être la même pour un
même phénomène géométrique quelconque, quoique l'équation finie
correspondante à cette loi différentielle doive varier d'une courbe à
une autre. Il en est évidemment de même dans tout autre cas quelconque.
L'analyse infinitésimale n'a donc pas seulement fourni un procédé
général pour former indirectement des équations qu'il eût été impossible
de découvrir d'une manière directe; elle a permis en outre de
considérer, pour l'étude mathématique des phénomènes naturels, un ordre
nouveau de lois plus générales et néanmoins offrant une signification
claire et précise à tout esprit habitué à leur interprétation. Ces lois
sont constamment les mêmes pour chaque phénomène, dans quelques objets
qu'on l'étudie, et ne changent qu'en passant d'un phénomène à un autre;
d'où l'on a pu d'ailleurs, en comparant ces variations, s'élever
quelquefois, par une vue encore plus générale, à des rapprochemens
positifs entre diverses classes de phénomènes tout-à-fait divers,
d'après les analogies présentées par les expressions différentielles de
leurs lois mathématiques. Dans l'étude philosophique de la mathématique
concrète, je m'attacherai à faire exactement apprécier cette seconde
propriété caractéristique de l'analyse transcendante, non moins
admirable que la première, et en vertu de laquelle le système entier
d'une science immense, comme la géométrie ou la mécanique, a pu se
trouver condensé en un petit nombre de formules analytiques, d'où
l'esprit humain peut déduire, par des règles certaines et invariables,
la solution de tous les problèmes particuliers.

Pour terminer l'exposition générale de la conception de Leïbnitz, il me
reste maintenant à considérer en elle-même la démonstration du procédé
logique auquel elle conduit, ce qui constitue malheureusement la partie
la plus imparfaite de cette belle méthode.

Dans les premiers temps de l'analyse infinitésimale, les géomètres les
plus célèbres, tels que les deux illustres frères Jean et Jacques
Bernouilli attachèrent, avec raison, bien plus d'importance à étendre,
en la développant, l'immortelle découverte de Leïbnitz, et à en
multiplier les applications, qu'à établir rigoureusement les bases
logiques sur lesquelles reposaient les procédés de ce nouveau
calcul[12]. Ils se contentèrent pendant long-temps de répondre par la
solution inespérée des problèmes les plus difficiles à l'opposition
prononcée de la plupart des géomètres du second ordre contre les
principes de la nouvelle analyse, persuadés sans doute, contrairement
aux habitudes ordinaires, que, dans la science mathématique bien plus
que dans aucune autre, on peut accueillir avec hardiesse les nouveaux
moyens, même quand leur rationnalité est imparfaite, pourvu qu'ils
soient féconds, puisque, les vérifications étant bien plus faciles et
plus multipliées, l'erreur ne saurait demeurer long-temps inaperçue.
Néanmoins, après le premier élan, il était impossible d'en rester là; et
il fallait revenir nécessairement sur les fondemens mêmes de l'analyse
leïbnitzienne pour constater généralement l'exactitude rigoureuse des
procédés employés, malgré les infractions apparentes qu'on s'y
permettait aux règles ordinaires du raisonnement. Leïbnitz, pressé de
répondre, avait lui-même présenté une explication tout-à-fait erronée,
en disant qu'il traitait les infiniment petits comme des
_incomparables_, et qu'il les négligeait vis-à-vis des quantités finies
_comme des grains de sable par rapport à la mer_, considération qui eût
complétement dénaturé son analyse, en la réduisant à n'être plus qu'un
simple calcul d'approximation, qui, sous ce rapport, serait radicalement
vicieux, puisqu'il serait impossible de prévoir, en thèse générale, à
quel point les opérations successives peuvent grossir ces erreurs
premières, dont l'accroissement pourrait même évidemment devenir ainsi
quelconque. Leïbnitz n'avait donc entrevu que d'une manière extrêmement
confuse les véritables fondemens rationnels de l'analyse qu'il avait
créée. Ses premiers successeurs se bornèrent d'abord à en vérifier
l'exactitude par la conformité de ses résultats, dans certains usages
particuliers, avec ceux que fournissait l'algèbre ordinaire ou la
géométrie des anciens, en reproduisant, autant qu'ils le pouvaient,
d'après les anciennes méthodes, les solutions de quelques problèmes,
une fois qu'elles avaient été obtenues par la méthode nouvelle, seule
capable primitivement de les faire découvrir. Quand cette grande
question a été considérée d'une manière plus générale, les géomètres, au
lieu d'aborder directement la difficulté, ont préféré l'éluder en
quelque sorte, comme l'ont fait Euler et d'Alembert, par exemple, en
démontrant abstraitement la conformité nécessaire et constante de la
conception de Leïbnitz, envisagée dans tous ses usages quelconques, avec
d'autres conceptions fondamentales de l'analyse transcendante, celle de
Newton surtout, dont l'exactitude était à l'abri de toute objection. Une
telle vérification générale est sans doute strictement suffisante pour
dissiper toute incertitude sur l'emploi légitime de l'analyse
leïbnitzienne. Mais la méthode infinitésimale est tellement importante,
elle présente encore, dans presque toutes les applications, une telle
supériorité effective sur les autres conceptions générales
successivement proposées, qu'il y aurait véritablement imperfection dans
le caractère philosophique de la science à ne pouvoir la justifier en
elle-même, et à la fonder logiquement sur des considérations d'un autre
ordre, qu'on cesserait ensuite d'employer efficacement. Il était donc
d'une importance réelle d'établir directement et d'une manière générale
la rationnalité nécessaire de la méthode infinitésimale. Après diverses
tentatives plus ou moins imparfaites pour y parvenir, les travaux
philosophiques de Lagrange ayant fortement reporté, vers la fin du
siècle dernier, l'attention des géomètres sur la théorie générale de
l'analyse infinitésimale, un géomètre très-recommandable, Carnot,
présenta enfin la véritable explication logique directe de la méthode de
Leïbnitz, en la montrant comme fondée sur le principe de la compensation
nécessaire des erreurs, ce qui est vraisemblablement, en effet, la
manifestation précise et lumineuse de ce que Leïbnitz avait vaguement et
confusément aperçu, en concevant les bases rationnelles de son analyse.
Carnot a rendu ainsi à la science un service essentiel[13], et dont
l'importance me semble n'être pas encore suffisamment appréciée,
quoique, comme nous le verrons à la fin de cette leçon, tout cet
échafaudage logique de la méthode infinitésimale proprement dite ne soit
susceptible très-vraisemblablement que d'une existence provisoire, en
tant que radicalement vicieux par sa nature. Je n'en crois pas moins,
cependant, devoir considérer ici, afin de compléter cette importante
exposition, le raisonnement général proposé par Carnot, pour légitimer
directement l'analyse de Leïbnitz. Voici en quoi il consiste
essentiellement.

      [Note 12: On ne peut contempler, sans un profond
      intérêt, le naïf enthousiasme de l'illustre Huyghens, au
      sujet de cette admirable création, quoique son âge avancé ne
      lui permît point d'en faire lui-même aucun usage important,
      et qu'il se fût déjà élevé sans ce puissant secours à des
      découvertes capitales. _Je vois avec surprise et avec
      admiration_, écrivait-il, en 1692, au marquis de L'Hôpital,
      _l'étendue et la fécondité de cet art; de quelque côté que
      je tourne la vue, j'en aperçois de nouveaux usages; enfin,
      j'y conçois un progrès et une spéculation infinis._]


      [Note 13: Voyez l'ouvrage remarquable qu'il a publié
      sous le titre de _Réflexions sur la Métaphysique du calcul
      infinitésimal_, et dans lequel on trouve d'ailleurs une
      exposition claire et utile, quoique trop peu approfondie, de
      tous les divers points de vue sous lesquels a été conçu le
      système général du calcul des fonctions indirectes.]


Lorsqu'on établit l'équation différentielle d'un phénomène, on substitue
aux élémens immédiats des diverses quantités considérées, d'autres
infinitésimales plus simples qui en diffèrent infiniment peu par rapport
à eux, et cette substitution constitue le principal artifice de la
méthode de Leïbnitz, qui, sans cela, n'offrirait aucune facilité réelle
pour la formation des équations. Carnot regarde une telle hypothèse
comme produisant véritablement une erreur dans l'équation ainsi obtenue,
et que, pour cette raison, il appelle _imparfaite_; seulement, il est
clair que cette erreur ne peut être qu'infiniment petite. Or, d'un autre
côté, tous les procédés analytiques, soit de différentiation, soit
d'intégration, qu'on applique à ces équations différentielles pour
s'élever aux équations finies en éliminant toutes les infinitésimales
introduites comme auxiliaires, produisent aussi constamment, par leur
nature, ainsi qu'il est aisé de le voir, d'autres erreurs analogues, en
sorte qu'il a pu s'opérer une exacte compensation, et que les équations
définitives peuvent, suivant l'expression de Carnot, être devenues
_parfaites_. Carnot considère comme un symptôme certain et invariable de
l'établissement effectif de cette compensation nécessaire, l'élimination
complète des diverses quantités infiniment petites, qui est constamment,
en effet, le but définitif de toutes les opérations de l'analyse
transcendante. Car, si on n'a jamais commis d'autres infractions aux
règles générales du raisonnement que celles ainsi exigées par la nature
même de la méthode infinitésimale, les erreurs infiniment petites
produites de cette manière n'ayant jamais pu engendrer que des erreurs
infiniment petites dans toutes les équations, les relations sont
nécessairement d'une exactitude rigoureuse aussitôt qu'elles n'ont plus
lieu qu'entre des quantités finies, puisqu'il ne saurait évidemment
exister alors que des erreurs finies, tandis qu'il n'a pu en survenir
aucune de ce genre. Tout ce raisonnement général est fondé sur la notion
des quantités infinitésimales, conçues comme indéfiniment décroissantes,
lorsque celles dont elles dérivent sont envisagées comme fixes.

Ainsi, pour éclaircir cette exposition abstraite par un seul exemple,
reprenons la question des tangentes, qui est la plus facile à analyser
complétement. On regardera l'équation t=/frac{dy}{dx} obtenue ci-dessus
comme affectée d'une erreur infiniment petite, puisqu'elle ne serait
tout-à-fait rigoureuse que pour la sécante. Maintenant, on achèvera la
solution en cherchant, d'après l'équation de chaque courbe, le rapport
entre les différentielles des coordonnées. Si cette équation est, je
suppose, y=ax^2, on aura évidemment /[dy = 2axdx + dx^2./]

Dans cette formule, on devra négliger le terme dx^2 comme infiniment
petit du second ordre. Dès lors la combinaison des deux équations
_imparfaites_ /[t=/frac{dy}{dx},/;dy = 2axdx,/] suffisant pour éliminer
entièrement les infinitésimales, le résultat fini t = 2ax sera
nécessairement rigoureux par l'effet de la compensation exacte des deux
erreurs commises puisqu'il ne pourrait, par sa nature, être affecté
d'une erreur infiniment petite, la seule néanmoins qu'il pût y avoir,
d'après l'esprit des procédés qui ont été suivis.

Il serait aisé de reproduire uniformément le même raisonnement par
rapport à toutes les autres applications générales de l'analyse de
Leïbnitz.

Cette ingénieuse théorie est sans doute plus subtile que solide, quand
on cherche à l'approfondir. Mais elle n'a cependant en réalité d'autre
vice logique radical que celui de la méthode infinitésimale elle-même,
dont elle est, ce me semble, le développement naturel et l'explication
générale, en sorte qu'elle doit être adoptée aussi long-temps qu'on
jugera convenable d'employer directement cette méthode.

Je passe maintenant à l'exposition générale des deux autres conceptions
fondamentales de l'analyse transcendante, en me bornant pour chacune à
l'idée principale, le caractère philosophique de cette analyse ayant
été, du reste, suffisamment déterminé ci-dessus, d'après la conception
de Leïbnitz, à laquelle j'ai dû spécialement m'attacher, parce qu'elle
permet de le saisir plus aisément dans son ensemble, et de le décrire
avec plus de rapidité.

Newton a présenté successivement, sous plusieurs formes différentes, sa
manière propre de concevoir l'analyse transcendante. Celle qui est
aujourd'hui le plus communément adoptée, du moins parmi les géomètres du
continent, a été désignée par Newton, tantôt sous le nom de _méthode des
premières et dernières raisons_, tantôt sous celui de _méthode des
limites_, qu'on emploie plus fréquemment.

Sous ce point de vue, l'esprit général de l'analyse transcendante
consiste à introduire comme auxiliaires, à la place des quantités
primitives ou concurremment avec elles, pour faciliter l'établissement
des équations, les limites des rapports des accroissemens simultanés de
ces quantités, ou, en d'autres termes, les dernières raisons de ces
accroissemens, limites ou dernières raisons qu'on peut aisément montrer
comme ayant une valeur déterminée et finie. Un calcul spécial, qui est
l'équivalent du calcul infinitésimal, est ensuite destiné à s'élever de
ces équations entre ces limites aux équations correspondantes entre les
quantités primitives elles-mêmes.

La faculté que présente une telle analyse pour exprimer plus aisément
les lois mathématiques des phénomènes tient, en général, à ce que le
calcul portant, non sur les accroissemens mêmes des quantités proposées,
mais sur les limites des rapports de ces accroissemens, on pourra
toujours substituer à chaque accroissement toute autre grandeur plus
simple à considérer, pourvu que leur dernière raison soit la raison
d'égalité, ou, en d'autres termes, que la limite de leur rapport soit
l'unité. Il est clair, en effet, que le calcul des limites ne saurait
être nullement affecté de cette substitution. En partant de ce principe,
on retrouve à peu près l'équivalent des facilités offertes par l'analyse
de Leïbnitz, qui sont seulement conçues alors sous un autre point de
vue. Ainsi, les courbes seront envisagées comme les limites d'une suite
de polygones rectilignes, les mouvemens variés comme les limites d'un
ensemble de mouvemens uniformes de plus en plus rapprochés, etc.

Qu'on veuille, par exemple, déterminer la direction de la tangente à une
courbe; on la regardera comme la limite vers laquelle tendrait une
sécante, qui tournerait autour du point donné, de manière que son second
point d'intersection se rapprochât indéfiniment du premier. En nommant
/Delta y et /Delta x les différences des coordonnées des deux points, on
aurait, à chaque instant, pour la tangente trigonométrique de l'angle
que fait la sécante avec l'axe des abcisses, t=/frac{/Delta y}{/Delta
x}; d'où, en prenant les limites, on déduira, relativement à la tangente
elle-même, cette formule générale d'analyse transcendante /[t =
L/frac{/Delta y}{/Delta x};[14]/] d'après laquelle le calcul des
fonctions indirectes enseignera, dans chaque cas particulier, quand
l'équation de la courbe sera donnée, à déduire la relation entre t et x,
en éliminant les quantités auxiliaires introduites. Si, pour achever la
solution, on suppose que y = ax^2 soit l'équation de la courbe proposée,
on aura évidemment, /[/Delta y = 2ax/Delta x + (/Delta x)^2;/] d'où l'on
conclura /[/frac{/Delta y}{/Delta x} = 2ax + /Delta x./] Or, il est
clair que la limite vers laquelle tend le second membre, à mesure que
/Delta x diminue, est 2ax. On trouvera donc par cette méthode, t=2ax,
comme nous l'avions obtenu ci-dessus pour le même cas, d'après l'analyse
de Leïbnitz.

      [Note 14: J'emploie la caractéristique L pour désigner
      la limite.]

Pareillement, quand on cherche la rectification d'une courbe, il faut
substituer à l'accroissement de l'arc s, la corde de cet accroissement,
qui est évidemment avec lui dans une relation telle, que la limite de
leur rapport est l'unité, et alors on trouve, en suivant d'ailleurs la
même marche qu'avec la méthode de Leïbnitz, cette équation générale des
rectifications /[/left(L/frac{/Delta s}{/Delta x}/right)^2 = 1 +
/left(L/frac{/Delta y}{/Delta x}/right)^2/] ou /[/left(L/frac{/Delta
s}{/Delta x}/right)^2 = 1 + /left(L/frac{/Delta y}{/Delta x}/right)^2 +
/left(L/frac{/Delta z}{/Delta x}/right)^2,/] selon que la courbe est
plane ou à double courbure. Il faudra maintenant, pour chaque courbe
particulière, passer de cette équation à celle entre l'arc et l'abcisse,
ce qui dépend du calcul transcendant proprement dit.

On reprendrait avec la même facilité, d'après la méthode des limites,
toutes les autres questions générales, dont la solution a été indiquée
ci-dessus, suivant la méthode infinitésimale.

Telle est, essentiellement, la conception que Newton s'était formée,
pour l'analyse transcendante, ou, plus exactement, celle que Maclaurin
et d'Alembert ont présentée comme la base la plus rationnelle de cette
analyse, en cherchant à fixer et à coordonner les idées de Newton à ce
sujet.

Je dois, néanmoins, avant de procéder à l'exposition de la conception de
Lagrange, signaler ici une autre forme distincte sous laquelle Newton a
présenté cette même méthode, et qui mérite de fixer particulièrement
notre attention, tant par son ingénieuse clarté dans quelques cas, que
comme ayant fourni la notation la mieux appropriée à cette manière
d'envisager l'analyse transcendante, et enfin, comme étant encore
aujourd'hui la forme spéciale du calcul des fonctions indirectes
communément adoptée par les géomètres anglais. Je veux parler du calcul
des _fluxions_ et des _fluentes_, fondé sur la notion générale des
_vitesses_.

Pour en faire concevoir l'idée-mère avec plus de facilité, considérons
toute courbe comme engendrée par un point animé d'un mouvement varié
suivant une loi quelconque. Les diverses quantités que la courbe peut
offrir, l'abcisse, l'ordonnée, l'arc, l'aire, etc., seront envisagées
comme simultanément produites par degrés successifs pendant ce
mouvement. La _vitesse_ avec laquelle chacune aura été décrite sera dite
la _fluxion_ de cette quantité, qui, en sens inverse, en serait nommée
la _fluente_. Dès lors, l'analyse transcendante consistera, dans cette
conception, à former immédiatement les équations entre les fluxions des
quantités proposées pour en déduire ensuite, par un calcul spécial, les
équations entre les fluentes elles-mêmes. Ce que je viens d'énoncer
relativement aux courbes peut d'ailleurs évidemment se transporter à des
grandeurs quelconques, envisagées, à l'aide d'une image convenable,
comme produites par le mouvement les unes des autres.

Il est aisé de comprendre l'identité générale et nécessaire de cette
méthode avec celle des limites, compliquée de l'idée étrangère du
mouvement. En effet, reprenant le cas de la courbe, si l'on suppose,
comme on peut évidemment toujours le faire, que le mouvement du point
décrivant est uniforme suivant une certaine direction, par exemple,
dans le sens de l'abcisse, alors la fluxion de l'abcisse sera constante,
comme l'élément du temps. Pour toutes les autres quantités engendrées,
le mouvement ne pourrait être conçu comme uniforme que pendant un temps
infiniment petit. Cela posé, la vitesse étant généralement, d'après sa
notion mécanique, le rapport de chaque espace au temps employé à le
parcourir, et ce temps étant ici proportionnel à l'accroissement de
l'abcisse, il s'ensuit que la fluxion de l'ordonnée, de l'arc, de
l'aire, etc., ne sont véritablement autre chose, en faisant disparaître
la considération intermédiaire du temps, que les dernières raisons des
accroissemens de ces diverses quantités comparés à celui de l'abcisse.
Cette méthode des fluxions et des fluentes n'est donc en réalité qu'une
manière de se représenter, d'après une comparaison mécanique, la méthode
des premières et dernières raisons, qui seule est réductible en calcul.
Elle comporte donc nécessairement les mêmes avantages généraux dans les
diverses applications principales de l'analyse transcendante, sans que
nous ayons besoin de le constater spécialement.

Je considère enfin la conception de Lagrange.

Elle consiste, dans son admirable simplicité, à se représenter l'analyse
transcendante comme un grand artifice algébrique, d'après lequel, pour
faciliter l'établissement des équations, on introduit, au lieu de
fonctions primitives ou avec elles, leurs fonctions _dérivées_,
c'est-à-dire, suivant la définition de Lagrange, le coëfficient du
premier terme de l'accroissement de chaque fonction, ordonné selon les
puissances ascendantes de l'accroissement de sa variable. Le calcul des
fonctions indirectes proprement dit, est toujours destiné, ainsi que
dans les conceptions de Leïbnitz et de Newton, à éliminer ces _dérivées_
employées comme auxiliaires, pour déduire de leurs relations les
équations correspondantes entre les grandeurs primitives.

L'analyse transcendante n'est alors autre chose qu'une simple extension
très-considérable de l'analyse ordinaire. C'était déjà depuis long-temps
un procédé familier aux géomètres, que d'introduire, dans les
considérations analytiques, au lieu des grandeurs mêmes qu'ils avaient à
étudier, leurs diverses puissances, ou leurs logarithmes, ou leurs
sinus, etc., afin de simplifier les équations, et même de les obtenir
plus aisément. La _dérivation_ successive est un artifice général de la
même nature, qui présente seulement beaucoup plus d'étendue, et procure,
en conséquence, pour ce but commun, des ressources bien plus
importantes.

Mais, quoiqu'on conçoive sans doute _à priori_ que la considération
auxiliaire de ces dérivées, _peut_ faciliter l'établissement des
équations, il n'est pas aisé d'expliquer pourquoi cela _doit_ être
nécessairement d'après le mode de dérivation adopté plutôt que suivant
toute autre transformation. Tel est le côté faible de la grande pensée
de Lagrange. On n'est point, en effet, réellement parvenu jusqu'ici à
saisir en général d'une manière abstraite, et sans rentrer dans les
autres conceptions de l'analyse transcendante, les avantages précis que
doit constamment présenter, par sa nature, cette analyse ainsi conçue,
pour la recherche des lois mathématiques des phénomènes. Il est
seulement possible de les constater, en considérant séparément chaque
question principale, et cette vérification devient même pénible, quand
on choisit une question compliquée.

Pour indiquer sommairement comment cette manière de concevoir l'analyse
transcendante peut s'adapter effectivement à la solution des problèmes
mathématiques, je me bornerai à reprendre sous ce point de vue le
problème le plus simple de tous ceux ci-dessus examinés, celui des
tangentes.

Au lieu de concevoir la tangente comme le prolongement de l'élément
infiniment petit de la courbe, suivant la notion de Leïbnitz; ou comme
la limite des sécantes, suivant les idées de Newton; Lagrange la
considère d'après ce simple caractère géométrique, analogue aux
définitions des anciens, d'être une droite telle qu'entre elle et la
courbe il ne peut passer, par le point de contact, aucune autre droite.
Dès lors, pour en déterminer la direction, il faut chercher l'expression
générale de sa distance à la courbe, dans un sens quelconque, dans celui
de l'ordonnée, par exemple, en un second point distinct du premier, et
disposer de la constante arbitraire relative à l'inclinaison de la
droite, qui entrera nécessairement dans cette expression, de manière à
diminuer cet écartement le plus possible. Or, cette distance étant
évidemment égale à la différence des deux ordonnées de la courbe et de
la droite qui correspondent à une même nouvelle abcisse x+h, sera
représentée par la formule /[(f'(x)-t)h + qh^2 + rh^3 + /mbox{/rm
etc.},/] où t désigne, comme ci-dessus, la tangente trigonométrique
inconnue de l'angle que fait avec l'axe des (x), la droite cherchée, et
f'(x), la fonction dérivée de l'ordonnée f(x). Cela posé, il est aisé de
voir qu'en disposant de t de façon à annuler le premier terme de la
formule précédente, on aura rendu l'intervalle des deux lignes le plus
petit possible, tellement que toute autre droite pour laquelle t
n'aurait point la valeur ainsi déterminée, s'écarterait nécessairement
davantage de la courbe proposée. On a donc, pour la direction de la
tangente cherchée, l'expression générale t=f'(x); résultat exactement
équivalent à ceux que fournissent la méthode infinitésimale, et la
méthode des limites. Il restera maintenant, dans chaque courbe
particulière, à trouver f'(x), ce qui est une pure question d'analyse,
tout-à-fait identique avec celles que prescrivent alors les autres
méthodes.

Après avoir suffisamment considéré dans leur ensemble les principales
conceptions générales successivement produites jusqu'ici pour l'analyse
transcendante, je ne dois pas m'arrêter à l'examen de quelques autres
théories proposées, telles que le _calcul des évanouissans_ d'Euler, qui
ne sont réellement que des modifications plus ou moins importantes, et
d'ailleurs inusitées, des méthodes précédentes. Il me reste maintenant,
afin de compléter cet ensemble de considérations, à établir la
comparaison et l'appréciation de ces trois méthodes fondamentales. Je
dois préalablement constater d'une manière générale, leur conformité
parfaite et nécessaire.

Il est d'abord évident, par ce qui précède, qu'à considérer ces trois
méthodes quant à leur destination effective, indépendamment des idées
préliminaires, elles consistent toutes en un même artifice logique
général, que j'ai caractérisé dans la quatrième leçon, savoir:
l'introduction d'un certain système des grandeurs auxiliaires,
uniformément corrélatives à celles qui sont l'objet propre de la
question, et qu'on leur substitue expressément pour faciliter
l'expression analytique des lois mathématiques des phénomènes,
quoiqu'elles doivent finalement être éliminées, à l'aide d'un calcul
spécial. C'est ce qui m'a déterminé à définir régulièrement l'analyse
transcendante _le calcul des fonctions indirectes_, afin de marquer son
vrai caractère philosophique, en écartant toute discussion sur la
manière la plus convenable de la concevoir et de l'appliquer. L'effet
général de cette analyse, quelle que soit la méthode employée, est donc
de faire rentrer beaucoup plus promptement chaque question mathématique
dans le domaine du _calcul_, et de diminuer ainsi considérablement la
difficulté capitale que présente ordinairement le passage du concret à
l'abstrait. Quoiqu'on fasse, on ne peut espérer que le calcul s'empare
jamais de chaque question de philosophie naturelle, géométrique, ou
mécanique, ou thermologique, etc., immédiatement à sa naissance, ce qui
serait évidemment contradictoire. Il y aura constamment dans tout
problème, un certain travail préliminaire à effectuer sans que le calcul
puisse être d'aucun secours, et qui ne saurait être, par sa nature,
assujéti à des règles abstraites et invariables; c'est celui qui a pour
objet propre l'établissement des _équations_, qui sont le point de
départ indispensable de toutes les recherches analytiques. Mais cette
élaboration préalable a été singulièrement simplifiée par la création de
l'analyse transcendante, qui a ainsi hâté l'époque où la solution
comporte l'application uniforme et précise de procédés généraux et
abstraits; en réduisant, dans chaque cas, ce travail spécial à la
recherche des équations entre les grandeurs auxiliaires, d'où le calcul
conduit ensuite aux équations directement relatives aux grandeurs
proposées, qu'il fallait, avant cette admirable conception, établir
immédiatement. Que ces équations indirectes soient des équations
_différentielles_, suivant la pensée de Leïbnitz; ou des équations _aux
limites_, conformément aux idées de Newton; ou enfin des équations
_dérivées_, d'après la théorie de Lagrange; le procédé général est
évidemment toujours le même.

Mais la coïncidence de ces trois méthodes principales ne se borne pas à
l'effet commun qu'elles produisent; elle existe, en outre, dans la
manière même de l'obtenir. En effet, non-seulement toutes trois
considèrent, à la place des grandeurs primitives, certaines grandeurs
auxiliaires; de plus, les quantités ainsi introduites subsidiairement,
sont exactement identiques dans les trois méthodes, qui ne diffèrent,
par conséquent, que par la manière de les envisager. C'est ce qu'on peut
aisément constater, en prenant pour terme général de comparaison une
quelconque des trois conceptions, celle de Lagrange surtout, la plus
propre à servir de type, comme étant la plus dégagée de considérations
étrangères. N'est-il pas évident, par la seule définition des _fonctions
dérivées_, qu'elles ne sont autre chose que ce que Leïbnitz appelle les
_coëfficiens différentiels_, ou les rapports de la différentielle de
chaque fonction à celle de la variable correspondante, puisque, en
déterminant la première différentielle, on devra, par la nature même de
la méthode infinitésimale, se borner à prendre le seul terme de
l'accroissement de la fonction qui contient la première puissance de
l'accroissement infiniment petit de la variable? De même, la fonction
dérivée n'est elle pas aussi par sa nature, la _limite_ nécessaire vers
laquelle tend le rapport entre l'accroissement de la fonction primitive
et celui de sa variable, à mesure que ce dernier diminue indéfiniment,
puisqu'elle exprime évidemment ce que devient ce rapport, en supposant
nul l'accroissement de la variable. Ce qu'on désigne par /frac{dy}{dx}
dans la méthode de Leïbnitz, ce qu'on devrait noter L /frac{/Delta
y}{/Delta x} dans celle de Newton, et ce que Lagrange a indiqué par
f'(x), est toujours une même fonction, envisagée sous trois points de
vue différens; les considérations de Leïbnitz et de Newton, consistant
proprement à faire connaître deux propriétés générales nécessaires de la
fonction dérivée. L'analyse transcendante, examinée abstraitement, et
dans son principe, est donc toujours la même, quelle que soit la
conception qu'on adopte: les procédés du calcul des fonctions indirectes
sont nécessairement identiques dans ces diverses méthodes, qui,
pareillement, doivent, pour une application quelconque, conduire
constamment à des résultats rigoureusement conformes.

Si maintenant nous cherchons à apprécier la valeur relative de ces trois
conceptions équivalentes, nous trouverons dans chacune des avantages et
des inconvéniens qui lui sont propres, et qui empêchent encore les
géomètres de s'en tenir strictement à une seule d'entr'elles, considérée
comme définitive.

La conception de Leïbnitz présente, incontestablement, dans l'ensemble
des applications, une supériorité très-prononcée, en conduisant d'une
manière beaucoup plus rapide, et avec bien moins d'efforts
intellectuels, à la formation des équations entre les grandeurs
auxiliaires. C'est à son usage que nous devons la haute perfection
qu'ont enfin acquise toutes les théories générales de la géométrie et de
la mécanique. Quelles que soient les diverses opinions spéculatives des
géomètres sur la méthode infinitésimale, envisagée abstraitement, tous
s'accordent tacitement à l'employer de préférence, aussitôt qu'ils ont à
traiter une question nouvelle, afin de ne point compliquer la difficulté
nécessaire par cet obstacle purement artificiel, provenant d'une
obstination déplacée à vouloir suivre une marche moins expéditive.
Lagrange lui-même, après avoir reconstruit sur de nouvelles bases
l'analyse transcendante, a rendu, avec cette haute franchise qui
convenait si bien à son génie, un hommage éclatant et décisif aux
propriétés caractéristiques de la conception de Leïbnitz, en la suivant
exclusivement dans le système entier de la _mécanique analytique_. Un
tel fait nous dispense, à ce sujet, de toute autre réflexion.

Mais quand on considère en elle-même, et sous le rapport logique, la
conception de Leïbnitz, on ne peut s'empêcher de reconnaître avec
Lagrange qu'elle est radicalement vicieuse, en ce que, suivant ses
propres expressions, la notion des infiniment petits, est une _idée
fausse_, qu'il est impossible, en effet, de se représenter nettement,
quoiqu'on se fasse quelquefois illusion à cet égard. L'analyse
transcendante, ainsi conçue, présente, à mes yeux, cette grande
imperfection philosophique, de se trouver encore essentiellement fondée
sur ces principes métaphysiques, dont l'esprit humain a eu tant de peine
à dégager toutes ses théories positives. Sous ce rapport, on peut dire
que la méthode infinitésimale porte vraiment l'empreinte caractéristique
de l'époque de sa fondation, et du génie propre de son fondateur. On
peut bien, il est vrai, par l'ingénieuse idée de la compensation des
erreurs, s'expliquer d'une manière générale, comme nous l'avons fait
ci-dessus, l'exactitude nécessaire des procédés généraux qui composent
la méthode infinitésimale. Mais cela seul n'est-il pas un inconvénient
radical, que d'être obligé de distinguer, en mathématique, deux classes
de raisonnemens, ceux qui sont parfaitement rigoureux, et ceux dans
lesquels on commet à dessein des erreurs qui devront se compenser plus
tard? Une conception qui conduit à des conséquences aussi étranges, est,
sans doute, rationnellement, bien peu satisfaisante.

Ce serait évidemment éluder la difficulté sans la résoudre, que de dire,
comme on l'a fait quelquefois, qu'il est possible, par rapport à chaque
question, de faire rentrer la méthode infinitésimale proprement dite
dans celle des limites, dont le caractère logique est irréprochable.
D'ailleurs, une telle transformation enlève presqu'entièrement à la
conception de Leïbnitz les avantages essentiels qui la recommandent si
éminemment, quant à la facilité et à la rapidité des opérations
intellectuelles.

Enfin n'eût-on même aucun égard aux importantes considérations qui
précèdent, la méthode infinitésimale n'en présenterait pas moins
évidemment, par sa nature, ce défaut capital de rompre l'unité de la
mathématique abstraite, en créant un calcul transcendant fondé sur des
principes si différens de ceux qui servent de base à l'analyse
ordinaire. Ce partage de l'analyse en deux mondes presque indépendans,
tend à empêcher la formation de conceptions analytiques véritablement
générales. Pour en bien apprécier les conséquences, il faudrait se
reporter, par la pensée, à l'état dans lequel se trouvait la science,
avant que Lagrange eût établi entre ces deux grandes sections une
harmonie générale et définitive.

Passant à la conception de Newton, il est évident que, par sa nature,
elle se trouve à l'abri des objections logiques fondamentales que
provoque la méthode de Leïbnitz. La notion des _limites_ est, en effet,
remarquable par sa netteté et par sa justesse. Dans l'analyse
transcendante présentée de cette manière, les équations sont envisagées
comme exactes dès l'origine, et les règles générales du raisonnement
sont aussi constamment observées que dans l'analyse ordinaire. Mais,
d'un autre côté, elle est bien loin d'offrir, pour la solution des
problèmes, d'aussi puissantes ressources que la méthode infinitésimale.
Cette obligation qu'elle impose de ne considérer jamais les
accroissemens des grandeurs séparément et en eux-mêmes, ni seulement
dans leurs rapports, mais uniquement dans les limites de ces rapports
ralentit considérablement la marche de l'intelligence pour la formation
des équations auxiliaires. On peut même dire qu'elle gêne beaucoup les
transformations purement analytiques. Aussi le calcul transcendant,
considéré séparément de ses applications, est-il loin d'offrir dans
cette méthode l'étendue et la généralité que lui a imprimées la
conception de Leïbnitz. C'est très-péniblement, par exemple, qu'on
parvient à étendre la théorie de Newton aux fonctions de plusieurs
variables indépendantes. Quoi qu'il en soit, c'est surtout par rapport
aux applications, que l'infériorité relative de cette théorie se trouve
marquée.

Je ne dois pas négliger à ce sujet de faire observer que plusieurs
géomètres du continent, en adoptant, comme plus rationnelle, la méthode
de Newton, pour servir de base à l'analyse transcendante, ont déguisé en
partie cette infériorité, par une grave inconséquence, qui consiste à
appliquer à cette méthode la notation imaginée par Leïbnitz pour la
méthode infinitésimale, et qui n'est réellement propre qu'à elle. En
désignant par /frac{dy}{dx} ce que, rationnellement, il faudrait, dans
la théorie des limites, noter L/frac{/Delta y}{/Delta x}, et en étendant
à toutes les autres notions analytiques ce déplacement de signes, on se
propose sans doute de combiner les avantages spéciaux des deux méthodes;
mais on ne parvient, en réalité, qu'à établir entr'elles une confusion
vicieuse, dont l'habitude tend à empêcher de se former des idées nettes
et exactes de l'une ou de l'autre. Il serait sans doute étrange, à
considérer cet usage en lui-même, que, par le seul moyen des signes, on
pût effectuer une véritable combinaison entre deux théories générales
aussi distinctes.

Enfin la méthode des limites, présente aussi, quoiqu'à un moindre degré,
l'inconvénient majeur que j'ai signalé ci-dessus, dans la méthode
infinitésimale, d'établir une séparation totale entre l'analyse
ordinaire et l'analyse transcendante. Car l'idée des _limites_, quoique
nette et rigoureuse, n'en est pas moins, par elle-même, comme Lagrange
l'a remarqué, une idée étrangère, dont les théories analytiques ne
devraient pas se trouver dépendantes.

Cette unité parfaite de l'analyse, ce caractère purement abstrait de ses
notions fondamentales, se trouvent au plus haut degré dans la conception
de Lagrange, et ne se trouvent que là. Elle est, pour cette raison, la
plus rationnelle et la plus philosophique de toutes. Écartant avec soin
toute considération hétérogène, Lagrange a réduit l'analyse
transcendante à son véritable caractère propre, celui d'offrir une
classe très-étendue de transformations analytiques, à l'aide desquelles
on facilite singulièrement l'expression des conditions des divers
problèmes. En même temps, cette analyse s'est nécessairement présentée
par là comme une simple extension de l'analyse ordinaire; elle n'a plus
été qu'une algèbre supérieure. Toutes les diverses parties, jusqu'alors
si incohérentes, de la mathématique abstraite, ont pu être conçues, dès
ce moment, comme formant un système unique.

Malheureusement, une conception douée, indépendamment de la notation si
simple et si lucide qui lui correspond, de propriétés aussi
fondamentales, et qui est, sans doute, destinée à devenir la théorie
définitive de l'analyse transcendante, à cause de sa haute supériorité
philosophique sur toutes les autres méthodes proposées, présente dans
son état actuel, trop de difficultés, quant aux applications, lorsqu'on
la compare à la conception de Newton, et surtout à celle de Leïbnitz,
pour pouvoir être encore exclusivement adoptée. Lagrange lui-même, n'est
parvenu que très-péniblement à retrouver, d'après sa méthode, les
résultats principaux déjà obtenus par la méthode infinitésimale pour la
solution des questions générales de géométrie et de mécanique; on peut
juger par là combien on trouverait d'obstacles à traiter, de la même
manière, des questions vraiment nouvelles et de quelque importance. Il
est vrai que Lagrange, en plusieurs occasions, a montré que les
difficultés, même artificielles, déterminent, dans les hommes de génie,
des efforts supérieurs, susceptibles de conduire à des résultats plus
étendus. C'est ainsi qu'en tentant d'adapter sa méthode à l'étude de la
courbure des lignes, qui paraissait si peu pouvoir en comporter
l'application, il s'est élevé à cette belle théorie des contacts, qui a
tant perfectionné cette partie importante de la géométrie. Mais, malgré
ces heureuses exceptions, la conception de Lagrange n'en est pas moins
jusqu'ici demeurée, dans son ensemble, essentiellement impropre aux
applications.

Le résultat final de la comparaison générale que je viens d'esquisser,
et qui exigerait de plus amples développemens, est donc, comme je
l'avais avancé en commençant cette leçon, que, pour connaître réellement
l'analyse transcendante, il faut non-seulement la considérer, dans son
principe, d'après les trois conceptions fondamentales distinctes,
produites par Leïbnitz, par Newton, et par Lagrange, mais, en outre,
s'habituer à suivre presqu'indifféremment d'après ces trois méthodes
principales, et surtout d'après les deux extrêmes, la solution de toutes
les questions importantes, soit du calcul des fonctions indirectes en
lui-même, soit de ses applications. C'est une marche que je ne saurais
trop fortement recommander à tous ceux qui désirent juger
philosophiquement cette admirable création de l'esprit humain, comme à
ceux qui veulent essentiellement apprendre à se servir avec succès et
avec facilité de ce puissant instrument. Dans toutes les autres parties
de la science mathématique, la considération de diverses méthodes pour
une seule classe de questions peut être utile, même indépendamment de
l'intérêt historique qu'elle présente; mais elle n'est point
indispensable: ici, au contraire, elle est strictement nécessaire.

Ayant déterminé avec précision, dans cette leçon, le caractère
philosophique du calcul des fonctions indirectes, d'après les
principales conceptions fondamentales dont il est susceptible, il me
reste maintenant à considérer, dans la leçon suivante, la division
rationnelle et la composition générale de ce calcul.




SEPTIÈME LEÇON.

SOMMAIRE. Tableau général du calcul des fonctions indirectes.


Par suite des considérations exposées dans la leçon précédente, on
conçoit que le calcul des fonctions indirectes se divise nécessairement
en deux parties, ou, pour mieux dire, se décompose en deux calculs
tout-à-fait distincts, quoique, par leur nature, intimement liés;
suivant qu'on se propose de trouver les relations entre les grandeurs
auxiliaires, dont l'introduction constitue l'esprit général de ce
calcul, d'après les relations entre les grandeurs primitives
correspondantes; ou qu'on cherche, en sens inverse, à découvrir ces
équations directes d'après les équations indirectes établies
immédiatement. Tel est, en effet, le double objet qu'on a
continuellement en vue dans l'analyse transcendante.

Ces deux calculs ont reçu différens noms, selon le point de vue sous
lequel a été envisagé l'ensemble de cette analyse. La méthode
infinitésimale proprement dite étant jusqu'ici la plus usitée, par les
raisons que j'ai discutées, presque tous les géomètres du continent
emploient habituellement, pour désigner ces deux calculs, les
dénominations de _calcul différentiel_ et de _calcul intégral_, établies
par Leïbnitz, et qui sont, en effet, des conséquences très-rationnelles
de sa conception. Newton, d'après sa méthode, a nommé le premier, le
_calcul des fluxions_, et le second le _calcul des fluentes_,
expressions communément adoptées en Angleterre. Enfin, en suivant la
théorie éminemment philosophique fondée par Lagrange, on appellerait
l'un, le _calcul des fonctions dérivées_ et l'autre le _calcul des
fonctions primitives_. Je continuerai à me servir des termes de
Leïbnitz, comme plus propres, dans notre langue, à la formation des
expressions secondaires, quoique je doive, d'après les explications
contenues dans la leçon précédente, employer concurremment toutes les
diverses conceptions, en me rapprochant, autant que possible, de celle
de Lagrange.

Le calcul différentiel est évidemment la base rationnelle du calcul
intégral. Car nous ne savons et ne pouvons savoir intégrer immédiatement
que les expressions différentielles produites par la différentiation des
diverses fonctions simples qui constituent les élémens généraux de notre
analyse. L'art de l'intégration consiste ensuite essentiellement à
ramener, autant que possible, tous les autres cas à ne dépendre
finalement que de ce petit nombre d'intégrations fondamentales.

En considérant l'ensemble de l'analyse transcendante, tel que je l'ai
caractérisé dans la leçon précédente, on ne voit pas d'abord quelle peut
être l'utilité propre du calcul différentiel, indépendamment de cette
relation nécessaire avec le calcul intégral, qui semble devoir être, par
lui-même, le seul directement indispensable. En effet, l'élimination des
infinitésimales ou des dérivées, introduites comme auxiliaires pour
faciliter l'établissement des équations, constituant, d'après ce que
nous avons vu, l'objet définitif et invariable du calcul des fonctions
indirectes; il est naturel de penser que le calcul qui enseigne à
déduire des équations entre ces grandeurs auxiliaires, celles qui ont
lieu entre les grandeurs primitives elles-mêmes, doit strictement
suffire aux besoins généraux de l'analyse transcendante, sans qu'on
aperçoive, au premier coup-d'oeil, quelle part spéciale et constante
peut avoir, dans une telle analyse, la solution de la question inverse.
Ce serait abusivement que, suivant l'usage ordinaire, pour expliquer
l'influence directe et nécessaire propre au calcul différentiel, on lui
assignerait la destination de former les équations différentielles,
d'où le calcul intégral fait parvenir ensuite aux équations finies. Car
la formation primitive des équations différentielles n'est, et ne peut
être, à proprement parler, l'objet d'aucun calcul, puisqu'elle
constitue, au contraire, par sa nature, le point de départ indispensable
de tout calcul quelconque. Comment, en particulier, le calcul
différentiel qui, par lui-même, se réduit à enseigner les moyens de
_différentier_ les diverses équations, pourrait-il être un procédé
général pour en établir? Ce qui, dans toute application de l'analyse
transcendante, facilite en effet la formation des équations, c'est la
_méthode_ infinitésimale, et non le _calcul_ infinitésimal, qui en est
parfaitement distinct, quoiqu'en étant le complément indispensable. Une
telle considération donnerait donc une fausse idée de la destination
spéciale qui caractérise le calcul différentiel dans le système général
de l'analyse transcendante.

Mais ce serait, néanmoins, concevoir bien imparfaitement la véritable
importance propre de cette première branche du calcul des fonctions
indirectes, que d'y voir seulement un simple travail préliminaire,
n'ayant d'autre objet général et essentiel que de préparer au calcul
intégral des fondemens indispensables. Comme les idées sont
ordinairement confuses à cet égard, je crois devoir expliquer
sommairement ici cette importante relation, telle que je la conçois, et
montrer que, dans chaque application quelconque de l'analyse
transcendante, une première part directe et nécessaire est constamment
assignée au calcul différentiel.

En formant les équations différentielles d'un phénomène quelconque, il
est bien rare qu'on se borne à introduire différentiellement les seules
grandeurs dont on cherche les relations. S'imposer cette condition, ce
serait diminuer inutilement les ressources que présente l'analyse
transcendante pour l'expression des lois mathématiques des phénomènes.
Le plus souvent on fait entrer aussi par leurs différentielles, dans ces
équations premières, d'autres grandeurs, dont la relation est déjà
connue ou supposée l'être, et sans la considération desquelles il serait
fréquemment impossible d'établir les équations. C'est ainsi, par
exemple, que dans le problème général de la rectification des courbes,
l'équation différentielle, /[ds^2 = dy^2 + dx^2, /mbox{/rm ou}ds^2 =
dx^2 + dy^2 + dz^2, /] n'est pas seulement établie entre la fonction
cherchée s et la variable indépendante x à laquelle on veut la
rapporter; mais on a introduit en même temps, comme intermédiaires
indispensables, les différentielles d'une ou deux autres fonctions y et
z, qui sont au nombre des données du problème; il n'eût pas été
possible de former immédiatement l'équation entre ds et dx, qui serait
d'ailleurs particulière à chaque courbe considérée. Il en est de même
pour la plupart des questions. Or, dans ces cas, il est évident que
l'équation différentielle n'est pas immédiatement propre à
l'intégration. Il faut, auparavant, que les différentielles des
fonctions supposées connues, qui ont été employées comme intermédiaires,
soient entièrement éliminées, afin que les équations se trouvent
établies entre les différentielles des seules fonctions cherchées et
celles des variables réellement indépendantes, après quoi la question ne
dépend plus effectivement que du calcul intégral. Or, cette élimination
préparatoire de certaines différentielles, afin de réduire les
infinitésimales au plus petit nombre possible, est simplement du ressort
du calcul différentiel. Car elle doit se faire, évidemment, en
déterminant, d'après les équations entre les fonctions supposées connues
prises pour intermédiaires, les relations de leurs différentielles, ce
qui n'est qu'une question de différentiation. Ainsi, par exemple, dans
le cas des rectifications, il faudra d'abord calculer dy ou dy et dz, en
différentiant l'équation ou les équations de chaque courbe proposée; et,
d'après ces expressions, la formule différentielle générale énoncée
ci-dessus ne contiendra plus que ds et dx; parvenue à ce point,
l'élimination des infinitésimales ne peut plus être achevée que par le
calcul intégral.

Tel est donc l'office général nécessairement propre au calcul
différentiel dans la solution totale des questions qui exigent l'emploi
de l'analyse transcendante: préparer, autant que possible, l'élimination
des infinitésimales, c'est-à-dire réduire, dans chaque cas, les
équations différentielles primitives à ne plus contenir que les
différentielles des variables réellement indépendantes et celles des
fonctions cherchées, en faisant disparaître, par la différentiation, les
différentielles de toutes les autres fonctions connues qui ont pu être
prises pour intermédiaires lors de la formation des équations
différentielles du problème.

Pour certaines questions, qui, quoiqu'en petit nombre, n'en ont pas
moins, ainsi que nous le verrons plus tard, une très-grande importance,
les grandeurs cherchées se trouvent même entrer directement, et non par
leurs différentielles, dans les équations différentielles primitives,
qui ne contiennent alors différentiellement que les diverses fonctions
connues, employées comme intermédiaires d'après l'explication
précédente. Ces cas sont, de tous, les plus favorables, car, il est
évident que le calcul différentiel suffit alors entièrement à
l'élimination complète des infinitésimales, sans que la question puisse
donner lieu à aucune intégration. C'est ce qui arrive, par exemple, dans
le problème des tangentes, en géométrie; dans celui des vitesses, en
mécanique, etc.

Enfin, plusieurs autres questions, dont le nombre est aussi fort petit,
mais dont l'importance n'est pas moins grande, présentent un second cas
d'exception, qui est, par sa nature, exactement l'inverse du précédent.
Ce sont celles où les équations différentielles se trouvent être
immédiatement propres à l'intégration, parce qu'elles ne contiennent,
dès leur première formation, que les infinitésimales relatives aux
fonctions cherchées ou aux variables réellement indépendantes, sans
qu'on ait été obligé d'introduire différentiellement d'autres fonctions
comme intermédiaires. Si, dans ces nouveaux cas, on a effectivement
employé ces dernières fonctions, comme, par hypothèse, elles entreront
directement et non par leurs différentielles, l'algèbre ordinaire
suffira pour les éliminer, et réduire la question à ne plus dépendre que
du calcul intégral. Le calcul différentiel n'aura donc alors aucune part
spéciale à la solution complète du problème, qui sera tout entière du
ressort du calcul intégral. La question générale des quadratures en
offre un exemple important, car l'équation différentielle étant alors,
dA=ydx, deviendra immédiatement propre à l'intégration aussitôt qu'on
aura éliminé, d'après l'équation de la courbe proposée, la fonction
intermédiaire y, qui n'y entre point différentiellement: la même
circonstance a lieu pour le problème des cubatures, et pour quelques
autres aussi essentiels.

En résultat général des considérations précédentes, il faut donc
partager en trois classes les questions mathématiques qui exigent
l'emploi de l'analyse transcendante: la première classe comprend les
problèmes susceptibles d'être entièrement résolus au moyen du seul
calcul différentiel, sans aucun besoin du calcul intégral; la seconde,
ceux qui sont, au contraire, entièrement du ressort du calcul intégral,
sans que le calcul différentiel ait aucune part à leur solution; enfin,
dans la troisième et la plus étendue, qui constitue le cas normal, les
deux autres n'étant que d'exception, les deux calculs ont successivement
une part distincte et nécessaire à la solution complète du problème, le
calcul différentiel faisant subir aux équations différentielles
primitives, une préparation indispensable à l'application du calcul
intégral. Telles sont exactement les relations générales de ces deux
calculs, dont on se forme communément des idées trop peu précises.

Jetons maintenant un coup-d'oeil général sur la composition rationelle
de chacun d'eux, en commençant, comme il convient évidemment, par le
calcul différentiel.

Dans l'exposition de l'analyse transcendante, on a l'habitude de mêler à
la partie purement analytique, qui se réduit au traité abstrait de la
différentiation et de l'intégration, l'étude de ses diverses
applications principales, surtout de celles qui concernent la géométrie.
Cette confusion d'idées, qui est une suite du mode effectif suivant
lequel la science s'est développée, présente, sous le rapport
dogmatique, de graves inconvéniens en ce qu'elle empêche de concevoir
convenablement, soit l'analyse, soit la géométrie. Devant considérer ici
la coordination la plus rationnelle possible, je ne comprendrai, dans le
tableau suivant, que le calcul des fonctions indirectes proprement dit,
réservant, pour la portion de ce volume relative à l'étude philosophique
de la mathématique concrète, l'examen général de ses grandes
applications géométriques et mécaniques[15].

      [Note 15: J'ai établi depuis long-temps, dans mon
      enseignement ordinaire de l'analyse transcendante, l'ordre
      que je vais exposer. Un nouveau professeur d'analyse
      transcendante à l'École Polytechnique, avec lequel je me
      félicite de m'être rencontré, M. Mathieu a adopté, dans son
      cours de cette année, une marche essentiellement semblable.]

La division fondamentale du calcul différentiel pur, ou du traité
général de la différentiation, consiste à distinguer deux cas, suivant
que les fonctions analytiques qu'il s'agit de différentier sont
_explicites_ ou _implicites_; d'où deux parties ordinairement désignées
par les noms de différentiation _des formules_ et différentiation _des
équations_. Il est aisé de concevoir _à priori_ l'importance de cette
classification. En effet, une telle distinction serait illusoire si
l'analyse ordinaire était parfaite, c'est-à-dire, si l'on savait
résoudre algébriquement toutes les équations; car alors il serait
possible de rendre _explicite_ toute fonction _implicite_; et, en ne la
différentiant que dans cet état, la seconde partie du calcul
différentiel rentrerait immédiatement dans la première, sans donner lieu
à aucune nouvelle difficulté. Mais la résolution algébrique des
équations étant, comme nous l'avons vu, encore presque dans l'enfance,
et ignorée jusqu'à présent pour le plus grand nombre des cas, on
comprend qu'il en doit être tout autrement; puisqu'il s'agit dès lors, à
proprement parler, de différentier une fonction sans la connaître, bien
qu'elle soit déterminée. La différentiation des fonctions implicites
constitue donc, par sa nature, une question vraiment distincte de celle
que présentent les fonctions explicites, et nécessairement plus
compliquée. Ainsi c'est évidemment par la différentiation des formules
qu'il faut commencer, et on parvient ensuite à ramener généralement à ce
premier cas la différentiation des équations, par certaines
considérations analytiques invariables, que je ne dois pas mentionner
ici.

Ces deux cas généraux de la différentiation sont encore distincts sous
un autre rapport également nécessaire, et trop important pour que je
néglige de le signaler. La relation obtenue entre les différentielles
est constamment plus indirecte, par rapport à celle des quantités
finies, dans la différentiation des fonctions implicites que dans celle
des fonctions explicites. On sait, en effet, d'après les considérations
présentées par Lagrange sur la formation générale des équations
différentielles, que, d'une part, la même équation primitive peut donner
lieu à un plus ou moins grand nombre d'équations dérivées de formes
très-diverses, quoique, au fond, équivalentes, suivant celles des
constantes arbitraires que l'on élimine, ce qui n'a pas lieu dans la
différentiation des formules explicites; et que, d'une autre part, le
système infini d'équations primitives différentes qui correspondent à
une même équation dérivée, présente une variété analytique bien plus
profonde que celle des diverses fonctions susceptibles d'une même
différentielle explicite, et qui ne se distinguent les unes des autres
que par un terme constant. Les fonctions implicites doivent donc être
envisagées comme étant réellement encore plus modifiées par la
différentiation que les fonctions explicites. Nous retrouverons tout à
l'heure cette considération relativement au calcul intégral, où elle
acquiert une importance prépondérante.

Chacune des deux parties fondamentales du calcul différentiel se
subdivise elle-même en deux théories très-distinctes, suivant qu'il
s'agit de différentier des fonctions à une seule variable, ou des
fonctions à plusieurs variables indépendantes. Ce second cas est, par sa
nature, tout-à-fait distinct du premier, et présente évidemment plus de
complication, même en ne considérant que les fonctions explicites, et à
plus forte raison pour les fonctions implicites. Du reste, l'un se
déduit généralement de l'autre, à l'aide d'un principe invariable fort
simple, qui consiste à regarder la différentielle totale d'une fonction
en vertu des accroissemens simultanés des diverses variables
indépendantes qu'elles contient, comme la somme des différentielles
partielles que produirait l'accroissement séparé de chaque variable
successivement, si toutes les autres étaient constantes. Il faut,
d'ailleurs, soigneusement remarquer à ce sujet une notion nouvelle
qu'introduit, dans le système de l'analyse transcendante, la distinction
des fonctions à une seule variable et à plusieurs: c'est la
considération de ces diverses fonctions dérivées spéciales, relatives à
chaque variable isolément, et dont le nombre croît de plus en plus à
mesure que l'ordre de la dérivation s'élève, et aussi quand les
variables sont plus multipliées. Il en résulte que les relations
différentielles propres aux fonctions de plusieurs variables, sont, par
leur nature, et bien plus indirectes, et surtout beaucoup plus
indéterminées que celles relatives aux fonctions d'une seule variable.
Cela est principalement sensible pour les fonctions implicites où, au
lieu des simples constantes arbitraires que l'élimination fait
disparaître quand on forme les équations différentielles propres aux
fonctions d'une seule variable, ce sont des fonctions arbitraires des
variables proposées qui se trouvent éliminées, d'où doivent résulter,
lors des intégrations, des difficultés spéciales.

Enfin, pour compléter ce tableau sommaire des diverses parties
essentielles du calcul différentiel proprement dit, je dois ajouter que,
dans la différentiation des fonctions implicites, soit à une seule
variable, soit à plusieurs, il faut encore distinguer le cas où il
s'agit de différentier à la fois diverses fonctions de ce genre, mêlées
dans certaines équations primitives, de celui où toutes ces fonctions
sont séparées.

Les fonctions sont évidemment, en effet, encore plus implicites dans le
premier cas que dans le second, si l'on considère que la même
imperfection de l'analyse ordinaire, qui empêche de convertir toute
fonction implicite en une fonction explicite équivalente, ne permet pas
davantage de séparer les fonctions qui entrent simultanément dans un
système quelconque d'équations. Il s'agit alors de différentier,
non-seulement sans savoir résoudre les équations primitives, mais même
sans pouvoir effectuer entr'elles les éliminations convenables, ce qui
constitue une nouvelle difficulté.

Tels sont donc l'enchaînement naturel et la distribution rationnelle des
diverses théories principales dont se compose le traité général de la
différentiation. On voit que, la différentiation des fonctions
implicites se déduisant de celle des fonctions explicites par un seul
principe constant, et la différentiation des fonctions à plusieurs
variables se ramenant, par un autre principe fixe, à celle des fonctions
à une seule variable, tout le calcul différentiel se trouve reposer, en
dernière analyse, sur la différentiation des fonctions explicites à une
seule variable, la seule qui s'exécute jamais directement. Or, il est
aisé de concevoir que cette première théorie, base nécessaire du système
entier, consiste simplement dans la différentiation des dix fonctions
simples, qui sont les élémens uniformes de toutes nos combinaisons
analytiques, et dont j'ai présenté le tableau (4e leçon, page 173). Car
la différentiation des fonctions composées se déduit évidemment, d'une
manière immédiate et nécessaire, de celle des fonctions simples qui les
constituent. C'est donc à la connaissance de ces dix différentielles
fondamentales, et à celle des deux principes généraux, ci-dessus
mentionnés, qui y ramènent tous les autres cas possibles, que se réduit,
à proprement parler, tout le traité de la différentiation. On voit, par
la combinaison de ces diverses considérations, combien est à la fois
simple et parfait le système entier du calcul différentiel proprement
dit. Il constitue certainement, sous le rapport logique, le spectacle le
plus intéressant que l'analyse mathématique puisse présenter à notre
intelligence.

Le tableau général que je viens d'esquisser sommairement offrirait,
néanmoins, une lacune essentielle, si je n'indiquais ici distinctement
une dernière théorie, qui forme, par sa nature, le complément
indispensable du traité de la différentiation. C'est celle qui a pour
objet la transformation constante des fonctions dérivées, en résultat
des changemens déterminés de variables indépendantes, d'où résulte la
possibilité de rapporter à de nouvelles variables toutes les formules
différentielles générales établies primitivement pour d'autres. Cette
question est maintenant résolue de la manière la plus complète et la
plus simple, comme toutes celles dont se compose le calcul différentiel.
On conçoit aisément l'importance générale qu'elle doit avoir dans les
applications quelconques de l'analyse transcendante, dont elle peut être
considérée comme augmentant les ressources fondamentales, en permettant
de choisir, pour former d'abord plus aisément les équations
différentielles, le système de variables indépendantes qui paraîtra le
plus avantageux, bien qu'il ne doive pas être maintenu plus tard. C'est
ainsi, par exemple, que la plupart des questions principales de la
géométrie se résolvent beaucoup plus aisément en rapportant les lignes
et les surfaces à des coordonnées rectilignes, et qu'on peut néanmoins
être conduit à les appliquer à des formes exprimées analytiquement, à
l'aide de coordonnées _polaires_, ou de toute autre manière. On pourra
commencer alors la solution différentielle du problème en employant
toujours le système rectiligne, mais seulement comme un intermédiaire,
d'après lequel, par la théorie générale que nous avons en vue ici, on
passera au système définitif, qu'il eût été quelquefois impossible de
considérer directement.

Dans la classification rationnelle que je viens d'exposer pour
l'ensemble du calcul différentiel, on serait naturellement tenté de
signaler une omission grave, puisque je n'ai pas sous-divisé chacune des
quatre parties essentielles d'après une autre considération générale,
qui semble d'abord fort importante en elle-même, celle de l'ordre plus
ou moins élevé de la différentiation. Mais il est aisé de comprendre que
cette distinction n'a aucune influence réelle dans le calcul
différentiel, en ce qu'elle n'y donne lieu à aucune difficulté nouvelle.
En effet, si le calcul différentiel n'était pas rigoureusement complet,
c'est-à-dire, si on ne savait point différentier indistinctement toute
fonction quelconque, la différentiation au second ordre, ou à un ordre
supérieur, de chaque fonction déterminée, pourrait engendrer des
difficultés spéciales. Mais la parfaite universalité du calcul
différentiel donne évidemment l'assurance de pouvoir différentier à un
ordre quelconque toutes les fonctions analytiques connues, la question
se réduisant sans cesse à une différentiation au premier ordre,
successivement redoublée. Ainsi, la considération des divers ordres de
différentielles peut bien donner naissance à de nouvelles remarques plus
ou moins importantes, surtout en ce qui concerne la formation des
équations différentielles, et les dérivées partielles successives des
fonctions à plusieurs variables. Mais elle ne saurait, évidemment,
constituer aucun nouveau problème général dans le traité de la
différentiation. Nous verrons tout à l'heure que cette distinction, qui
n'a, pour ainsi dire, aucune importance dans le calcul différentiel, en
acquiert, au contraire, une très-grande dans le calcul intégral, en
vertu de l'extrême imperfection de ce dernier calcul.

Enfin, quoique j'aie cru, en thèse générale, ne devoir nullement
envisager en ce moment les diverses applications principales du calcul
différentiel, il convient néanmoins de faire une exception pour celles
qui consistent dans la solution de questions purement analytiques, qui
doivent, en effet, être rationnellement placées à la suite du traité de
la différentiation proprement dite, à cause de l'homogénéité évidente
des considérations. Ces questions peuvent se réduire à trois
essentielles: 1º le développement en séries des fonctions à une seule ou
à plusieurs variables, ou, plus généralement, la transformation des
fonctions, qui constitue la plus belle et la plus importante application
du calcul différentiel à l'analyse générale, et qui comprend, outre la
série fondamentale découverte par Taylor, les séries si remarquables
trouvées par Maclaurin, par Jean Bernouilli, par Lagrange, etc.; 2º la
théorie générale des valeurs maxima et minima pour les fonctions
quelconques à une seule ou à plusieurs variables, un des plus
intéressans problèmes que puisse présenter l'analyse, quelque
élémentaire qu'il soit devenu aujourd'hui, et à la solution complète
duquel le calcul différentiel s'applique très-naturellement; 3º enfin,
la détermination générale de la vraie valeur des fonctions qui se
présentent sous une apparence indéterminée pour certaines hypothèses
faites sur les valeurs des variables correspondantes, ce qui est le
problème le moins étendu et le moins important des trois, quoiqu'il
mérite d'être noté ici. La première question est, sans contredit, la
principale sous tous les rapports: elle est aussi la plus susceptible
d'acquérir dans la suite une extension nouvelle, surtout en concevant,
d'une manière plus large qu'on ne l'a fait jusqu'ici, l'emploi du calcul
différentiel pour la transformation des fonctions, au sujet de laquelle
Lagrange a laissé quelques indications précieuses, qui n'ont encore été
ni généralisées ni suivies.

Je regrette beaucoup d'être obligé, par les limites nécessaires de cet
ouvrage, de me borner à des considérations sommaires aussi insuffisantes
sur tous les divers sujets que je viens de passer en revue, et qui
comporteraient, par leur nature, des développemens beaucoup plus
étendus, en continuant toujours néanmoins à rester dans les généralités
qui sont le sujet propre de ce cours. Je passe maintenant à l'exposition
également rapide du tableau systématique du calcul intégral proprement
dit, c'est-à-dire du traité abstrait de l'intégration.

La division fondamentale du calcul intégral est fondée sur le même
principe que celle ci-dessus exposée pour le calcul différentiel, en
distinguant l'intégration des formules différentielles explicites, et
l'intégration des différentielles implicites, ou des équations
différentielles. La séparation de ces deux cas est même bien plus
profonde relativement à l'intégration, que sous le simple rapport de la
différentiation. Dans le calcul différentiel, en effet, cette
distinction ne repose, comme nous l'avons vu, que sur l'extrême
imperfection de l'analyse ordinaire. Mais, au contraire, il est aisé de
voir que, quand même toutes les équations seraient résolues
algébriquement, les équations différentielles n'en constitueraient pas
moins un cas d'intégration tout-à-fait distinct de celui que présentent
les formules différentielles explicites. Car, en se bornant, par
exemple, au premier ordre et à une fonction unique y d'une seule
variable x, pour plus de simplicité, si l'on suppose résolue, par
rapport à /fracdy{dx}, une équation différentielle quelconque entre x,
y, et /frac{dy}{dx}, l'expression de la fonction dérivée se trouvant
alors contenir généralement la fonction primitive elle-même qui est
l'objet de la recherche, la question d'intégration n'aurait nullement
changé de nature, et la solution n'aurait fait réellement d'autre
progrès que d'avoir amené l'équation différentielle, proposée à ne plus
être que du premier degré relativement à la fonction dérivée, ce qui
est, en soi, de peu d'importance. La différentielle n'en serait donc pas
moins déterminée d'une manière à peu près aussi _implicite_
qu'auparavant, sous le rapport de l'intégration, qui continuerait à
présenter essentiellement la même difficulté caractéristique. La
résolution algébrique des équations ne pourrait faire rentrer le cas que
nous considérons dans la simple intégration des différentielles
explicites, que dans les occasions très-particulières où l'équation
différentielle proposée ne contiendrait point la fonction primitive
elle-même, ce qui permettrait, par conséquent, en la résolvant, de
trouver /frac{dy}{dx} en fonction de x seulement, et de réduire ainsi la
question aux quadratures.

La considération que je viens d'indiquer pour les équations
différentielles les plus simples aurait évidemment encore plus
d'importance pour celles des ordres supérieurs ou qui contiendraient
simultanément diverses fonctions de plusieurs variables indépendantes.
Ainsi, l'intégration des différentielles qui ne sont déterminées
qu'implicitement constitue par sa nature, et, sans aucun égard à l'état
de l'algèbre, un cas entièrement distinct de celui relatif aux
différentielles explicitement exprimées en fonction des variables
indépendantes. L'intégration des équations différentielles est donc
nécessairement plus compliquée que celle des différentielles explicites,
par l'élaboration desquelles le calcul intégral a pris naissance, et
dont ensuite on s'est efforcé de faire, autant que possible, dépendre
les autres. Tous les divers procédés analytiques proposés jusqu'ici pour
intégrer les équations différentielles, soit la séparation des
variables, soit la méthode des multiplicateurs, etc, ont en effet pour
but de ramener ces intégrations à celles des formules différentielles,
la seule qui, par sa nature, puisse être entreprise directement.
Malheureusement, quelqu'imparfaite que soit jusqu'ici cette base
nécessaire de tout le calcul intégral, l'art d'y réduire l'intégration
des équations différentielles est encore bien moins avancé.

Chacune de ces deux branches fondamentales du calcul intégral se
sous-divise ensuite en deux autres, comme dans le calcul différentiel,
et par des motifs exactement analogues (que je me dispenserai, par
conséquent, de reproduire), suivant que l'on considère des fonctions à
une seule variable ou des fonctions à plusieurs variables indépendantes.
Je ferai seulement observer que cette distinction est, comme la
précédente, encore plus importante pour l'intégration que pour la
différentiation. Cela est surtout remarquable, relativement aux
équations différentielles. En effet, celles qui se rapportent à
plusieurs variables indépendantes peuvent évidemment présenter cette
difficulté caractéristique, et d'un ordre bien plus élevé, que la
fonction cherchée soit définie différentiellement par une simple
relation entre ses diverses dérivées spéciales relatives aux différentes
variables prises séparément. De là résulte la branche la plus difficile,
et aussi la plus étendue du calcul intégral, ce qu'on nomme
ordinairement le _calcul intégral aux différences partielles_, créé par
d'Alembert, et dans lequel, suivant la juste appréciation de Lagrange,
les géomètres auraient dû voir réellement un calcul nouveau, dont le
caractère philosophique n'est pas assez exactement jugé. Une différence
très-saillante entre ce cas et celui des équations à une seule variable
indépendante consiste, comme je l'ai observé ci-dessus, dans les
fonctions arbitraires qui remplacent les simples constantes arbitraires
pour donner aux intégrales correspondantes toute la généralité
convenable.

À peine ai-je besoin de dire que cette branche supérieure de l'analyse
transcendante est encore entièrement dans l'enfance, puisque, seulement
dans le cas le plus simple, celui d'une équation du premier ordre entre
les dérivées partielles d'une seule fonction à deux variables
indépendantes, on ne sait point même jusqu'ici complétement ramener
l'intégration à celle des équations différentielles ordinaires.
L'intégration relative aux fonctions de plusieurs variables est beaucoup
plus avancée, dans le cas, infiniment plus simple, à la vérité, où il ne
s'agit que des formules différentielles explicites. On sait alors en
effet, quand ces formules remplissent les conditions convenables
d'intégrabilité, réduire constamment leur intégration aux quadratures.

Une nouvelle distinction générale, applicable, comme sous-division, à
l'intégration des différentielles explicites ou implicites, à une seule
variable ou à plusieurs, se tire de l'ordre plus ou moins élevé des
différentiations, qui ne donne lieu à aucune question spéciale dans le
calcul différentiel, ainsi que nous l'avons remarqué.

Relativement aux différentielles explicites, soit à une variable, soit à
plusieurs, la nécessité de distinguer leurs divers ordres ne tient qu'à
l'extrême imperfection du calcul intégral. En effet, si l'on savait
constamment intégrer toute formule différentielle du premier ordre,
l'intégration d'une formule du second ordre ou de tout autre ne
constituerait point, évidemment, une question nouvelle, puisqu'en
l'intégrant d'abord au premier ordre, on parviendrait à l'expression
différentielle de l'ordre immédiatement précédent, d'où, par une suite
convenable d'intégrations analogues, on serait certain de remonter
finalement à la fonction primitive, objet propre d'un tel travail. Mais
le peu de connaissances que nous possédons sur les intégrations
premières fait qu'il n'en est point ainsi, et que l'ordre plus ou moins
élevé des différentielles engendre des difficultés nouvelles. Car, ayant
des formules différentielles d'un ordre quelconque supérieur au premier,
il peut arriver qu'on sache les intégrer une première fois ou plusieurs
fois de suite, et que, néanmoins, on ne puisse remonter ainsi aux
fonctions primitives, si ces travaux préliminaires ont produit, pour les
différentielles d'un ordre inférieur, des expressions dont les
intégrales ne sont pas connues. Cette circonstance doit se présenter
d'autant plus fréquemment, le nombre des intégrales connues étant encore
fort petit, que ces intégrales successives sont généralement, comme on
sait, des fonctions très-différentes des dérivées qui les ont
engendrées.

Par rapport aux différentielles implicites, la distinction des ordres
est encore plus importante; car, outre le motif précédent, dont
l'influence est évidemment ici analogue, et même à un plus haut degré,
il est aisé de sentir que l'ordre supérieur des équations
différentielles donne lieu nécessairement à des questions d'une nature
nouvelle. En effet, sût-on même intégrer indistinctement toute équation
du premier ordre relative à une fonction unique, cela ne suffirait
point pour faire obtenir l'intégrale définitive d'une équation d'un
ordre quelconque, toute équation différentielle n'étant pas réductible à
celle d'un ordre immédiatement inférieur. Si l'on a par exemple, pour
déterminer une fonction y de la variable x, une relation quelconque
entre x, y, /frac{dy}{dx}, et /frac{d^2y}{dx^2}, on n'en pourra point
déduire immédiatement, en effectuant une première intégration, la
relation différentielle correspondante entre x, y, et /frac{dy}{dx},
d'où, par une seconde intégration on remonterait à l'équation primitive.
Cela n'aurait lieu nécessairement, du moins sans introduire de nouvelles
fonctions auxiliaires, que si l'équation du second ordre proposée ne
contenait point la fonction cherchée y, concourremment avec ses
dérivées. En thèse générale, les équations différentielles devront donc
réellement être envisagées comme présentant des cas d'autant plus
_implicites_ que leur ordre est plus élevé, et qui ne pourront rentrer
les uns dans les autres que par des méthodes spéciales, dont la
recherche constitue, par conséquent, une nouvelle classe de questions, à
l'égard desquelles on ne sait jusqu'ici presque rien, même pour les
fonctions d'une seule variable[16].

      [Note 16: Le seul cas important de ce genre qui ait été
      complétement traité jusqu'ici, est l'intégration générale
      des équations _linéaires_ d'un ordre quelconque, à
      coefficiens constans. Encore se trouve-t-elle dépendre
      finalement de la résolution algébrique des équations d'un
      degré égal à l'ordre de la différentiation.]

Au reste, quand ou examine, d'une manière très-approfondie, cette
distinction des divers ordres d'équations différentielles, on trouve
qu'elle pourrait rentrer constamment dans une dernière distinction
générale, relative aux équations différentielles, que j'ai encore à
signaler. En effet, les équations différentielles à une seule ou à
plusieurs variables indépendantes peuvent ne contenir simplement qu'une
seule fonction, ou bien, dans un cas évidemment plus compliqué et plus
implicite, qui correspond à la différentiation des fonctions implicites
simultanées, on peut avoir à déterminer en même temps plusieurs
fonctions d'après des équations différentielles où elles se trouvent
mêlées, concurremment avec leurs diverses dérivées. Il est clair qu'un
tel état de la question présente nécessairement une nouvelle difficulté
spéciale, celle d'établir la séparation des différentes fonctions
cherchées, en formant pour chacune, d'après les équations
différentielles proposées, une équation différentielle isolée, qui ne
contienne plus les autres fonctions ni leurs dérivées. Ce travail
préliminaire, qui est l'analogue de l'élimination en algèbre, est
évidemment indispensable avant de tenter aucune intégration directe,
puisqu'on ne peut entreprendre généralement, à moins d'artifices
spéciaux très-rarement applicables, de déterminer immédiatement à la
fois plusieurs fonctions distinctes. Or, il est aisé d'établir la
coïncidence exacte et nécessaire de cette nouvelle distinction avec la
précédente, relative à l'ordre des équations différentielles. On sait,
en effet, que la méthode générale pour isoler les fonctions dans les
équations différentielles simultanées, consiste essentiellement à former
des équations différentielles, séparément relatives à chaque fonction,
et dont l'ordre est égal à la somme de tous ceux des diverses équations
proposées. Cette transformation peut s'effectuer constamment. D'un autre
côté, toute équation différentielle d'un ordre quelconque relative à une
seule fonction pourrait évidemment se ramener toujours au premier ordre,
en introduisant un nombre convenable d'équations différentielles
auxiliaires, contenant simultanément les diverses dérivées antérieures
considérées comme nouvelles fonctions à déterminer. Ce procédé a même
été quelquefois employé avec succès, quoique, en général, il ne soit pas
normal. Ce sont donc deux genres de conditions nécessairement
équivalens, dans la théorie générale des équations différentielles, que
la simultanéité d'un plus ou moins grand nombre de fonctions, et l'ordre
de différentiation plus ou moins élevé d'une fonction unique. En
augmentant l'ordre des équations différentielles, on peut isoler toutes
les fonctions; et, en multipliant artificiellement le nombre des
fonctions, on peut ramener toutes les équations au premier ordre. Il n'y
a, par conséquent, dans l'un et l'autre cas, qu'une même difficulté,
envisagée sous deux points de vue différens. Mais, de quelque manière
qu'on la conçoive, cette nouvelle difficulté commune n'en est pas moins
réelle, et n'en constitue pas moins, par sa nature, une séparation
tranchée entre l'intégration des équations du premier ordre et celle des
équations d'un ordre supérieur. Je préfère indiquer la distinction sous
cette dernière forme, comme plus simple, plus générale et plus
rationnelle.

D'après les diverses considérations indiquées ci-dessus sur
l'enchaînement rationnel des différentes parties principales du calcul
intégral, on voit que l'intégration des formules différentielles
explicites du premier ordre à une seule variable est la base nécessaire
de toutes les autres intégrations, qu'on ne parvient jamais à effectuer
qu'autant qu'on peut les faire rentrer dans ce cas élémentaire, le seul
évidemment qui, par sa nature, soit susceptible d'être traité
directement. Cette intégration simple et fondamentale est souvent
désignée par l'expression commode de _quadratures_, attendu que toute
intégrale de ce genre Sf(x)dx, peut, en effet, être envisagée comme
représentant l'aire d'une courbe dont l'équation en coordonnées
rectilignes serait y=f(x). Une telle classe de questions correspond,
dans le calcul différentiel, au cas élémentaire de la différentiation
des fonctions explicites à une seule variable. Mais la question
intégrale est, par sa nature, bien autrement compliquée, et surtout
beaucoup plus étendue que la question différentielle. Celle-ci se réduit
nécessairement, en effet, comme nous l'avons vu, à la différentiation
des dix fonctions simples, élémens de toutes celles que l'analyse
considère. Au contraire, l'intégration des fonctions composées ne se
déduit point nécessairement de celle des fonctions simples, dont chaque
nouvelle combinaison doit présenter, sous le rapport du calcul intégral,
des difficultés spéciales. De là, l'étendue naturellement indéfinie, et
la complication si variée de la question des quadratures, sur laquelle,
malgré tous les efforts des analystes, on possède encore si peu de
connaissances complètes.

En décomposant cette question, comme il est naturel de le faire, suivant
les diverses formes que peut affecter la fonction dérivée, on distingue
d'abord le cas des fonctions algébriques, et ensuite celui des fonctions
transcendantes. L'intégration vraiment analytique de ce dernier ordre
d'expressions est jusqu'ici fort peu avancée, soit pour les fonctions
exponentielles, soit pour les fonctions logarithmiques, soit pour les
fonctions circulaires. On n'a traité encore qu'un très-petit nombre de
cas de ces trois divers genres, en les choisissant parmi les plus
simples, qui conduisent même ordinairement à des calculs extrêmement
pénibles. Ce que nous devons surtout remarquer à ce sujet sous le
rapport philosophique, c'est que les divers procédés de quadrature ne
tiennent à aucune vue générale sur l'intégration, et consistent en de
simples artifices de calcul fort incohérens entre eux, et dont le nombre
est très-multiplié, à cause de l'étendue très-bornée de chacun d'eux. Je
dois cependant signaler ici un de ces artifices qui, sans être
réellement une méthode d'intégration, est néanmoins remarquable par sa
généralité: c'est le procédé inventé par Jean Bernouilli, et connu sous
le nom de l'_intégration par parties_, d'après lequel toute intégrale
peut être ramenée à une autre, qui se trouve quelquefois être plus
facile à obtenir. Cette ingénieuse relation mérite d'être notée sous un
autre rapport, comme ayant offert la première idée de cette
transformation les unes dans les autres des intégrales encore inconnues,
qui a reçu dans ces derniers temps une plus grande extension, et dont M.
Fourier surtout a fait un usage si nouveau et si important pour les
questions analytiques engendrées par la théorie de la chaleur.

Quant à l'intégration des fonctions _algébriques_, elle est plus
avancée. Cependant, on ne sait encore presque rien relativement aux
fonctions irrationnelles, dont les intégrales n'ont été obtenues que
dans des cas extrêmement bornés, et surtout en les rendant rationnelles.
L'intégration des fonctions rationnelles est jusqu'ici la seule théorie
de calcul intégral qui ait pu être traitée d'une manière vraiment
complète: sous le rapport logique, elle en constitue donc la partie la
plus satisfaisante, mais peut-être aussi la moins importante. Il est
même essentiel de remarquer, pour avoir une juste idée de l'extrême
imperfection du calcul intégral, que ce cas si peu étendu n'est
entièrement résolu que pour ce qui concerne proprement l'intégration,
envisagée d'une manière abstraite; car, dans l'exécution, la théorie se
trouve le plus souvent, indépendamment de la complication des calculs,
tout-à-fait arrêtée par l'imperfection de l'analyse ordinaire, attendu
qu'elle fait dépendre finalement l'intégration de la résolution
algébrique des équations, ce qui en limite singulièrement l'usage.

Pour saisir, d'une manière générale, l'esprit des divers procédés
d'après lesquels on procède aux quadratures, nous devons reconnaître
d'ailleurs que, par leur nature, ils ne peuvent être fondés
primitivement que sur la différentiation des dix fonctions simples, dont
les résultats, considérés sous le point de vue inverse, établissent
autant de théorèmes immédiats de calcul intégral, les seuls qui puissent
être connus directement, tout l'art de l'intégration consistant ensuite,
comme je l'ai exprimé en commençant cette leçon, à faire rentrer, autant
que possible, toutes les autres quadratures dans ce petit nombre de
quadratures élémentaires, ce qui malheureusement nous est encore le plus
souvent inconnu.

Dans cette énumération raisonnée des diverses parties essentielles de
calcul intégral suivant leurs relations logiques, j'ai négligé à
dessein, pour ne pas interrompre l'enchaînement, de considérer
distinctement une théorie fort importante, qui forme implicitement une
portion de la théorie générale de l'intégration des équations
différentielles, mais que je dois ici signaler séparément, comme étant,
pour ainsi dire, en dehors du calcul intégral, et offrant néanmoins le
plus grand intérêt, soit par sa perfection rationnelle, soit par
l'étendue de ses applications. Je veux parler de ce qu'on appelle les
solutions _singulières_ des équations différentielles, dites
quelquefois, mais à tort, solutions _particulières_, qui ont été le
sujet de travaux très-remarquables de la part d'Euler et de Laplace, et
dont Lagrange surtout a présenté une si belle et si simple théorie
générale. On sait que Clairaut, qui le premier, eut occasion d'en
remarquer l'existence, y vit un paradoxe de calcul intégral, puisque ces
solutions ont pour caractère propre de satisfaire aux équations
différentielles sans être néanmoins comprises dans les intégrales
générales correspondantes. Lagrange a, depuis, expliqué ce paradoxe de
la manière la plus ingénieuse et la plus satisfaisante, en montrant
comment de telles solutions dérivent toujours de l'intégrale générale
par la variation des constantes arbitraires. Il a aussi, le premier,
convenablement apprécié l'importance de cette théorie, et c'est avec
raison qu'il lui a consacré, dans ses _leçons sur le calcul des
fonctions_, un si grand développement. Sous le point de vue rationnel,
cette théorie mérite en effet toute notre attention, par le caractère de
parfaite généralité qu'elle comporte, puisque Lagrange a exposé des
procédés invariables et fort simples pour trouver la solution
_singulière_ de toute équation différentielle quelconque qui en est
susceptible; et, ce qui n'est pas moins remarquable, ces procédés
n'exigent aucune intégration, consistant seulement dans des
différentiations, et par là même toujours applicables. La
différentiation est ainsi devenue, par un heureux artifice, un moyen de
suppléer dans certaines circonstances à l'imperfection du calcul
intégral. En effet, certains problèmes exigent surtout, par leur nature,
la connaissance de ces solutions _singulières_. Telles sont, par
exemple, en géométrie, toutes les questions où il s'agit de déterminer
une courbe d'après une propriété quelconque de sa tangente ou de son
cercle osculateur. Dans tous les cas de ce genre, après avoir exprimé
cette propriété par une équation différentielle, ce sera, sous le
rapport analytique, l'équation _singulière_ qui constituera l'objet le
plus important de la recherche, puisqu'elle seule représentera la courbe
demandée, l'intégrale générale, qui devient dès lors inutile à
connaître, ne devant désigner autre chose que le système des tangentes
ou des cercles osculateurs de cette courbe. On conçoit aisément, d'après
cela, toute l'importance de cette théorie, qui me semble n'être pas
encore suffisamment appréciée par la plupart des géomètres.

Enfin, pour achever de signaler le vaste ensemble de recherches
analytiques dont se compose le calcul intégral proprement dit, il me
reste à mentionner une théorie fort importante dans toutes les
applications de l'analyse transcendante, que j'ai dû laisser en dehors
du système comme n'étant pas réellement destinée à une véritable
intégration, et se proposant au contraire de remplacer la connaissance
des intégrales vraiment analytiques, qui sont le plus souvent ignorées.
On voit qu'il s'agit de la détermination des _intégrales définies_.

L'expression, toujours possible, des intégrales en séries indéfinies,
peut d'abord être envisagée comme un heureux moyen général de compenser
souvent l'extrême imperfection du calcul intégral. Mais l'emploi de
telles séries, à cause de leur complication et de la difficulté de
découvrir la loi de leurs termes, est ordinairement d'une médiocre
utilité sous le rapport algébrique, bien qu'on en ait déduit quelquefois
des relations fort essentielles. C'est surtout sous le rapport
arithmétique que ce procédé acquiert une grande importance, comme moyen
de calculer ce qu'on appelle les intégrales _définies_, c'est-à-dire,
les valeurs des fonctions cherchées pour certaines valeurs déterminées
des variables correspondantes.

Une recherche de cette nature correspond exactement, dans l'analyse
transcendante, à la résolution numérique des équations dans l'analyse
ordinaire. Ne pouvant obtenir le plus souvent la véritable intégrale,
celle qu'on nomme par opposition, l'intégrale _générale_ ou _indéfinie_,
c'est-à-dire, la fonction qui, différentiée, a produit la formule
différentielle proposée, les analystes ont dû s'attacher à déterminer,
du moins, sans connaître une telle fonction, les valeur numériques
particulières qu'elle prendrait en assignant aux variables des valeurs
désignées. C'est évidemment résoudre la question arithmétique, sans
avoir préalablement résolu la question algébrique correspondante, qui,
le plus souvent, est précisément la plus importante. Une telle analyse
est donc par sa nature, aussi imparfaite que nous avons vu l'être la
résolution numérique des équations. Elle présente, comme celle-ci, une
confusion vicieuse du point de vue arithmétique avec le point de vue
algébrique; d'où résultent, soit sous le rapport purement logique, soit
relativement aux applications, des inconvéniens analogues. Je puis donc
me dispenser de reproduire ici les considérations indiquées dans la
cinquième leçon au sujet de l'algèbre. On conçoit néanmoins que, dans
l'impossibilité où nous sommes presque toujours de connaître les
véritables intégrales, il est de la plus haute importance d'avoir pu
obtenir au moins cette solution incomplète et nécessairement
insuffisante. Or, c'est à quoi on est heureusement parvenu aujourd'hui
pour tous les cas, l'évaluation des intégrales définies ayant été
ramenée à des méthodes entièrement générales, qui ne laissent à désirer,
dans un grand nombre d'occasions, qu'une moindre complication des
calculs, but vers lequel se dirigent aujourd'hui toutes les
transformations spéciales des analystes. Regardant maintenant comme
parfaite cette sorte d'_arithmétique transcendante_, la difficulté, dans
les applications, se réduit essentiellement à ne faire dépendre
finalement la recherche proposée que d'une simple détermination
d'intégrales définies, ce qui, évidemment, ne saurait être toujours
possible, quelque habileté analytique qu'on puisse employer à effectuer
une transformation aussi forcée.

Par l'ensemble des considérations indiquées dans cette leçon, on voit
que, si le calcul différentiel constitue, de sa nature, un système
limité et parfait auquel il ne reste plus à ajouter rien d'essentiel, le
calcul intégral proprement dit, ou le simple traité de l'intégration,
présente nécessairement un champ inépuisable à l'activité de l'esprit
humain, indépendamment des applications indéfinies dont l'analyse
transcendante est évidemment susceptible. Les motifs généraux par
lesquels j'ai tâché de faire sentir, dans la cinquième leçon,
l'impossibilité de découvrir jamais la résolution algébrique des
équations d'un degré et d'une forme quelconques, ont sans aucun doute,
infiniment plus de force encore relativement à la recherche d'un procédé
unique d'intégration, invariablement applicable à tous les cas. _C'est_,
dit Lagrange, _un de ces problèmes dont on ne saurait espérer de
solution générale_. Plus on méditera sur ce sujet, plus on sera
convaincu, je ne crains pas de l'affirmer, qu'une telle recherche est
totalement chimérique, comme étant beaucoup trop supérieure à la faible
portée de notre intelligence, bien que les travaux des géomètres doivent
certainement augmenter dans la suite l'ensemble de nos connaissances
acquises sur l'intégration, et créer aussi des procédés d'une plus
grande généralité. L'analyse transcendante est encore trop près de sa
naissance, il y a surtout trop peu de temps qu'elle est conçue d'une
manière vraiment rationelle, pour que nous puissions nous faire une
juste idée de ce qu'elle pourra devenir un jour. Mais, quelles que
doivent être nos légitimes espérances, n'oublions pas de considérer
avant tout les limites imposées par notre constitution intellectuelle,
et qui, pour n'être pas susceptibles d'une détermination précise, n'en
ont pas moins une réalité incontestable.

Au lieu de tendre à imprimer au calcul des fonctions indirectes, tel que
nous le concevons aujourd'hui, une perfection chimérique, je suis porté
à penser que lorsque les géomètres auront épuisé les applications les
plus importantes de notre analyse transcendante actuelle, ils se
créeront plutôt de nouvelles ressources, en changeant le mode de
dérivation des quantités auxiliaires introduites pour faciliter
l'établissement des équations, et dont la formation pourrait suivre une
infinité d'autres lois que la relation très-simple qui a été choisie,
d'après une conception que j'ai déjà indiquée dans la quatrième leçon.
Les moyens de cette nature me paraissent susceptibles, en eux-mêmes,
d'une plus grande fécondité que ceux qui consisteraient seulement à
pousser plus loin notre calcul actuel des fonctions indirectes. C'est
une pensée que je soumets aux géomètres dont les méditations se sont
tournées vers la philosophie générale de l'analyse.

Du reste, quoique j'aie dû, dans l'exposition sommaire qui était l'objet
propre de cette leçon, rendre sensible l'état d'extrême imperfection où
se trouve encore le calcul intégral, on aurait une fausse idée des
ressources générales de l'analyse transcendante, si on accordait à cette
considération une trop grande importance. Il en est ici, en effet, comme
dans l'analyse ordinaire, où l'on est parvenu à utiliser, à un degré
immense, un très-petit nombre de connaissances fondamentales sur la
résolution des équations. Quelque peu avancés qu'ils soient réellement
jusqu'ici dans la science des intégrations, les géomètres n'en ont pas
moins tiré, de notions abstraites aussi peu multipliées, la solution
d'une multitude de questions de première importance en géométrie, en
mécanique, en thermologie, etc. L'explication philosophique de ce
double fait général résulte de l'importance et de la portée
nécessairement prépondérantes des connaissances abstraites, dont la
moindre se trouve naturellement correspondre à une foule de recherches
concrètes, l'homme n'ayant d'autre ressource pour l'extension successive
de ses moyens intellectuels, que dans la considération d'idées de plus
en plus abstraites et néanmoins positives.

Pour achever de faire connaître, dans toute son étendue, le caractère
philosophique de l'analyse transcendante, il me reste à considérer une
dernière conception par laquelle l'immortel Lagrange, que nous
retrouvons sur toutes les grandes voies de la science mathématique, a
rendu cette analyse encore plus propre à faciliter l'établissement des
équations dans les problèmes les plus difficiles, en considérant une
classe d'équations encore plus _indirectes_ que les équations
différentielles proprement dites. C'est le _calcul_ ou plutôt la
_méthode des variations_, dont l'appréciation générale sera l'objet de
la leçon suivante.




HUITIÈME LEÇON.

SOMMAIRE. Considérations générales sur le calcul des variations.


Afin de saisir avec plus de facilité le caractère philosophique de la
méthode des variations, il convient d'abord de considérer sommairement
la nature spéciale des problèmes dont la résolution générale a nécessité
la formation de cette analyse hyper-transcendante. Ce calcul est encore
trop près de son origine, les applications en ont été jusqu'ici trop peu
variées, pour qu'on pût en concevoir une idée générale suffisamment
claire, si je me bornais à une exposition purement abstraite de sa
théorie fondamentale, bien qu'une telle exposition doive être ensuite,
sans aucun doute, l'objet principal et définitif de cette leçon.

Les questions mathématiques qui ont donné naissance au _calcul des
variations_ consistent, en général, dans la recherche des _maxima_ et
des _minima_ de certaines formules intégrales indéterminées, qui
expriment la loi analytique de tel ou tel phénomène géométrique ou
mécanique, considéré indépendamment d'aucun sujet particulier. Les
géomètres ont désigné pendant long-temps toutes les questions de ce
genre par le nom commun de _problèmes des isopérimètres_, qui ne
convient cependant qu'au plus petit nombre d'entre elles.

Dans la théorie ordinaire des _maxima_ et _minima_, on se propose de
découvrir, relativement à une fonction donnée d'une seule ou de
plusieurs variables, quelles valeurs particulières il faut assigner à
ces variables pour que la valeur correspondante de la fonction proposée
soit un _maximum_ ou un _minimum_, par rapport à celles qui précèdent et
qui suivent immédiatement, c'est-à-dire qu'on cherche, à proprement
parler, à quel instant la fonction cesse de croître pour commencer à
décroître, ou réciproquement. Le calcul différentiel suffit pleinement,
comme on sait, à la résolution générale de cette classe de questions, en
montrant que les valeurs des diverses variables qui conviennent, soit au
_maximum_, soit au _minimum_, doivent toujours rendre nulles les
différentes dérivées du premier ordre de la fonction donnée, prises
séparément par rapport à chaque variable indépendante; et en indiquant
de plus un caractère propre à distinguer le _maximum_ du _minimum_, qui
consiste, dans le cas d'une fonction d'une seule variable, par exemple,
en ce que la fonction dérivée du second ordre doit prendre une valeur
négative pour le _maximum_, et positive pour le _minimum_. Telles sont,
du moins, les conditions fondamentales qui se rapportent au plus grand
nombre des cas; les modifications qu'elles doivent subir pour que la
théorie soit complétement applicable à certaines questions, sont
d'ailleurs également assujetties à des règles abstraites aussi
invariables, quoique plus compliquées.

La construction de cette théorie générale ayant fait disparaître
nécessairement le principal intérêt que les questions de ce genre
pouvaient inspirer aux géomètres, ils se sont élevés presque aussitôt à
la considération d'un nouvel ordre de problèmes, à la fois beaucoup plus
importans et d'une difficulté bien supérieure, ceux des _isopérimètres_.
Ce ne sont plus alors les valeurs des variables propres au _maximum_ ou
au _minimum_ d'une fonction donnée, qu'il s'agit de déterminer. C'est la
forme de la fonction elle-même qu'on se propose de découvrir, d'après la
condition du _maximum_ ou du _minimum_ d'une certaine intégrale définie,
seulement indiquée, qui dépend de cette fonction.

La plus ancienne question de cette nature est celle du solide de moindre
résistance, traitée par Newton, dans le second livre des _Principes_, où
il détermine quelle doit être la courbe méridienne d'un solide de
révolution, pour que la résistance éprouvée par ce corps dans le sens de
son axe, en traversant avec une vitesse quelconque un fluide immobile,
soit la plus petite possible. Mais la marche suivie par Newton n'avait
point un caractère assez simple, assez général et surtout assez
analytique, par la nature de sa méthode spéciale d'analyse
transcendante, pour qu'une telle solution pût suffire à entraîner les
géomètres vers ce nouvel ordre de problèmes. L'impulsion vraiment
décisive à cet égard ne pouvait guère partir que de l'un des géomètres
occupés sur le continent à élaborer et à appliquer la méthode
infinitésimale proprement dite. C'est ce que fit, en 1695, Jean
Bernouilli, en proposant le problème célèbre de la brachystochrone, qui
suggéra depuis une si longue suite de questions analogues. Il consiste à
déterminer la courbe qu'un corps pesant doit suivre pour descendre d'un
point à un autre dans le temps le plus court. En se bornant à la simple
chute dans le vide, seul cas qu'on ait d'abord considéré, on trouve
assez facilement que la courbe cherchée doit être une cycloïde
renversée, à base horizontale, ayant son origine au point le plus élevé.
Mais la question peut être singulièrement compliquée, soit en ayant
égard à la résistance du milieu, soit en tenant compte du changement
d'intensité de la pesanteur.

Quoique cette nouvelle classe de problèmes ait été primitivement fournie
par la mécanique, c'est néanmoins dans la géométrie qu'on a puisé plus
tard les sujets des principales recherches. Ainsi, on s'est proposé de
découvrir, parmi toutes les courbes de même contour tracées entre deux
points donnés, quelle est celle dont l'aire est un _maximum_ ou un
_minimum_, d'où est venu proprement le nom de _problème des
ipérimètres_; ou bien on a demandé que le _maximum_ et le _minimum_
eussent lieu pour la surface engendrée par la révolution de la courbe
cherchée autour d'un axe, ou pour le volume correspondant; dans d'autres
cas, c'était la hauteur verticale du centre de gravité de la courbe
inconnue, ou de la surface et du volume qu'elle pouvait engendrer, qui
devait devenir un _maximum_ ou un _minimum_, etc. Enfin, ces problèmes
ont été successivement variés et compliqués, pour ainsi dire à l'infini,
par les Bernouilli, par Taylor, et surtout par Euler, avant que Lagrange
en eût assujetti la solution à une méthode abstraite et entièrement
générale, dont la découverte a fait cesser l'empressement des géomètres
pour un tel ordre de recherches. Il ne s'agit point ici de tracer, même
sommairement, l'histoire de cette partie supérieure des mathématiques,
quelque intéressante qu'elle fût. Je n'ai fait l'énumération de
certaines questions principales choisies parmi les plus simples,
qu'afin de rendre sensible la destination générale qu'avait
essentiellement, à son origine, la méthode des variations.

On voit que, considérés sous le point de vue analytique, tous ces
problèmes consistent, par leur nature, à déterminer quelle forme doit
avoir une certaine fonction inconnue d'une ou de plusieurs variables,
pour que telle ou telle intégrale dépendante de cette fonction se trouve
avoir, entre des limites assignées, une valeur qui soit un _maximum_ ou
un _minimum_, relativement à toutes celles qu'elle prendrait si la
fonction cherchée avait une autre forme quelconque. Ainsi, par exemple,
dans le problème de la brachystochrone, on sait que si y=f(z),
x=/varphi(z) sont les équations rectilignes de la courbe cherchée, en
supposant les axes des x et des y horizontaux, et l'axe z des vertical,
le temps de la chute d'un corps pesant le long de cette courbe, depuis
le point dont l'ordonnée est z_1 jusqu'à celui dont l'ordonnée est z_2
est généralement exprimé par l'intégrale définie[17]. /[/int^{z_1}_{z_2}
/sqrt{/frac{1+(f'(z))^2+(/varphi'(z))^2}{2gz}}dz/.]

      [Note 17: J'emploie la notation simple et lumineuse
      proposée par M. Fourier, pour désigner les intégrales
      définies, en mentionnant distinctement leurs limites.]

Il faut donc trouver quelles doivent être les deux fonctions inconnues f
et /varphi pour que cette intégrale soit un minimum. De même, demander
quelle est, parmi toutes les courbes planes isopérimètres, celle qui
renferme la plus grande aire, c'est proposer de trouver, parmi toutes
les fonctions f(x) qui peuvent donner à l'intégrale /[/int
dx/sqrt{1+(f'(x))^2}/] une certaine valeur constante, celle qui rend un
maximum l'intégrale /int f(x)dx, prise entre les mêmes limites. Il en
est évidemment toujours ainsi dans toutes les autres questions de ce
genre.

Dans les solutions que les géomètres donnaient de ces problèmes avant
Lagrange, on se proposait essentiellement de les ramener à la théorie
ordinaire des maxima et minima. Mais les moyens employés pour effectuer
cette transformation consistaient en de simples artifices particuliers,
propres à chaque cas, et dont la découverte ne comportait point de
régles invariables et certaines, en sorte que toute question vraiment
nouvelle reproduisait constamment des difficultés analogues, sans que
les solutions déjà obtenues pussent être réellement d'aucun secours
essentiel, autrement que par les habitudes qu'elles avaient fait
contracter à l'intelligence. En un mot, cette branche des mathématiques
présentait alors l'imperfection nécessaire qui existe constamment tant
qu'on n'est point parvenu à saisir distinctement, pour la traiter d'une
manière abstraite et dès-lors générale, la partie commune à toutes les
questions d'une même classe.

En cherchant à réduire tous les divers problèmes des isopérimètres à
dépendre d'une analyse commune, organisée abstraitement en un calcul
distinct, Lagrange a été conduit à concevoir une nouvelle nature de
différentiations, auxquelles il a appliqué la caractéristique /delta, en
réservant la caractéristique d pour les simples différentielles
ordinaires. Ces différentielles d'une espèce nouvelle, qu'il a désignées
sous le nom de _variations_, consistent dans les accroissemens
infiniment petits que reçoivent les intégrales, non en vertu
d'accroissemens analogues de la part des variables correspondantes,
comme pour l'analyse transcendante ordinaire, mais en supposant que la
forme de la fonction placée sous le signe d'intégration vienne à changer
infiniment peu. Cette distinction se conçoit, par exemple, avec
facilité, relativement aux courbes, où l'on voit l'ordonnée ou toute
autre variable de la courbe, comporter deux sortes de différentielles
évidemment très-différentes, suivant que l'on passe d'un point à un
autre infiniment voisin sur la même courbe, ou bien au point
correspondant de la courbe infiniment voisine produite par une certaine
modification déterminée de la première[18]. Il est clair, du reste, que,
par leur nature, les _variations_ relatives de diverses grandeurs liées
entre elles par des lois quelconques, se calculent, à la caractéristique
près, exactement de la même manière que les différentielles. Enfin, on
déduit également de la notion générale des _variations_ les principes
fondamentaux de l'algorithme propre à cette méthode et qui consistent
simplement dans la faculté évidente de pouvoir transposer à volonté les
caractéristiques spécialement affectées aux variations avant ou après
celles qui correspondent aux différentielles ordinaires.

      [Note 18: Leïbnitz avait déjà considéré la comparaison
      d'une courbe à une autre infiniment voisine; c'est ce qu'il
      appelait _différentiatio de curvâ in curvam_. Mais cette
      comparaison n'avait aucune analogie avec la conception de
      Lagrange, les courbes de Leïbnitz étant renfermées dans une
      même équation générale, d'où elles se déduisent par le
      simple changement d'une constante arbitraire.]

Cette conception abstraite une fois formée, Lagrange a pu réduire
aisément, de la manière la plus générale, tous les problèmes des
isopérimètres à la simple théorie ordinaire des _maxima_ et des
_minima_. Pour se faire une idée nette de cette grande et heureuse
transformation, il faut préalablement considérer une distinction
essentielle à laquelle donnent lieu les diverses questions des
isopérimètres.

On doit, en effet, partager ces recherches en deux classes générales,
selon que les _maxima_ et _minima_ demandés sont _absolus_ ou
_relatifs_, pour employer les expressions abrégées des géomètres. Le
premier cas est celui où les intégrales définies indéterminées dont on
cherche le _maximum_ ou le _minimum_, ne sont assujetties, par la nature
du problème, à aucune condition; comme il arrive, par exemple, dans le
problème de la brachystochrone, où il s'agit de choisir entre toutes les
courbes imaginables. Le second cas a lieu, quand, au contraire, les
intégrales variables ne peuvent changer que suivant certaines
conditions, consistant ordinairement en ce que d'autres intégrales
définies, dépendant également des fonctions cherchées, conservent
constamment une même valeur donnée; comme, par exemple, dans toutes les
questions géométriques concernant les figures _isopérimètres_ proprement
dites, et où, par la nature du problème, l'intégrale relative à la
longueur de la courbe ou à l'aire de la surface, doit rester constante
pendant le changement de celle qui est l'objet de la recherche proposée.

Le calcul des variations donne immédiatement la solution générale des
questions de la première espèce. Car, il suit évidemment de la théorie
ordinaire des _maxima_ et _minima_, que la relation cherchée doit rendre
nulle la _variation_ de l'intégrale proposée par rapport à chaque
variable indépendante, ce qui donne la condition commune au maximum et
au minimum; et, comme caractère propre à distinguer l'un de l'autre, que
la variation du second ordre de la même intégrale doit être négative
pour le maximum et positive pour le minimum. Ainsi, par exemple, dans le
problème de la brachystochrone, on aura, pour déterminer la nature de la
courbe cherchée, l'équation de condition, /[/delta/int_{z_1}^{z_2}
/sqrt{/frac{1+(f'(z))^2+(/varphi'(z))^2}{2gz}}dz=0/] qui, se décomposant
en deux, par rapport aux deux fonctions inconnues f et /varphi qui sont
indépendantes l'une de l'autre, exprimera complètement la définition
analytique de la courbe demandée. La seule difficulté propre à cette
nouvelle analyse consiste dans l'élimination de la caractéristique
/delta, pour laquelle le calcul des variations fournit des règles
invariables et complètes, fondées, en général, sur le procédé de
l'intégration par parties, dont Lagrange a su tirer ainsi un parti
immense. Le but constant de cette première élaboration analytique, dans
l'exposition de laquelle je ne dois nullement entrer ici, est de faire
parvenir aux équations différentielles proprement dites, ce qui se peut
toujours, et par-là la question rentre dans le domaine de l'analyse
transcendante ordinaire, qui achève la solution, du moins en la ramenant
à l'algèbre pure, si on sait effectuer l'intégration. La destination
générale, propre à la méthode des variations, est d'opérer cette
transformation, pour laquelle Lagrange a établi des règles simples,
invariables, et d'un succès toujours assuré.

Je ne dois pas négliger, dans cette rapide indication générale, de faire
remarquer, comme un des plus grands avantages spéciaux de la méthode des
variations comparée aux solutions isolées qu'on avait auparavant des
problèmes des isopérimètres, l'importante considération de ce que
Lagrange appelle les _équations aux limites_, entièrement négligées
avant lui, et sans lesquelles néanmoins la plupart des solutions
particulières restaient nécessairement incomplètes. Quand les limites
des intégrales proposées doivent être fixes, leurs variations étant
nulles, il n'y a pas lieu d'en tenir compte. Mais il n'en est plus ainsi
quand ces limites, au lieu d'être rigoureusement invariables, sont
assujetties seulement à certaines conditions; comme, par exemple, si
les deux points entre lesquels doit être tracée la courbe cherchée ne
sont pas fixes, et doivent seulement rester sur des lignes ou des
surfaces données. Alors, il faut avoir égard aux variations de leurs
coordonnées, et établir entr'elles les relations correspondantes aux
équations de ces lignes ou de ces surfaces.

Cette considération essentielle n'est que le dernier complément d'une
considération plus générale et plus importante relative aux variations
des diverses variables indépendantes. Si ces variables sont réellement
indépendantes les unes des autres, comme lorsqu'on compare toutes les
courbes imaginables susceptibles d'être tracées entre deux points, il en
sera de même de leurs variations, et par suite les termes relatifs à
chacune de ces variations devront être séparément nuls dans l'équation
générale qui exprime le maximum ou le minimum. Mais si, au contraire, on
suppose les variables assujetties à de certaines conditions quelconques,
il faudra tenir compte de la relation qui en résulte entre leurs
variations, de telle sorte que le nombre des équations dans lesquelles
se décompose alors cette équation générale soit toujours égal à celui
seulement des variables qui restent vraiment indépendantes. C'est ainsi,
par exemple, qu'au lieu de chercher le plus court chemin pour aller
d'un point à un autre, en choisissant parmi tous les chemins possibles,
on peut se proposer de trouver seulement quel est le plus court entre
tous ceux qu'on peut suivre sur une surface quelconque donnée, question
dont la solution générale constitue certainement une des plus belles
applications de la méthode des variations.

Les problèmes où l'on considère de telles conditions modificatrices se
rapprochent beaucoup, par leur nature, de la seconde classe générale
d'applications de la méthode des variations, caractérisée ci-dessus
comme consistant dans la recherche des maxima et minima _relatifs_. Il y
a néanmoins, entre les deux cas, cette différence essentielle, que, dans
ce dernier, la modification est exprimée par une intégrale qui dépend de
la fonction cherchée, tandis que, dans l'autre, elle se trouve désignée
par une équation finie qui est immédiatement donnée. On conçoit par là,
que la recherche des maxima et minima _relatifs_ est toujours et
nécessairement plus compliquée que celle des maxima et minima _absolus_.
Heureusement, un théorème général fort important, trouvé avant
l'invention du calcul des variations, et qui est une des plus belles
découvertes dues au génie du grand Euler, donne un moyen uniforme et
très-simple de faire rentrer ces deux classes de questions l'une dans
l'autre. Il consiste, en ce que si l'on ajoute à l'intégrale qui doit
être un maximum ou un minimum un multiple constant et indéterminé de
celle qui doit rester constante par la nature du problème, il suffira de
chercher, suivant le procédé général de Lagrange, ci-dessus indiqué, le
maximum ou le minimum _absolu_ de cette expression totale. On peut
aisément concevoir, en effet, que la partie de la variation complète qui
proviendrait de la dernière intégrale doit aussi bien être nulle, à
cause de la constance de celle-ci, que la portion due à la première
intégrale, qui s'anéantit en vertu de l'état maximum ou minimum. Ces
deux conditions distinctes, s'accordent évidemment pour produire, sous
ce rapport, des effets exactement semblables.

Telle est, par aperçu, la manière générale dont la méthode des
variations s'applique à toutes les diverses questions qui composent ce
qu'on appelait la théorie des isopérimètres. On aura sans doute remarqué
dans cette exposition sommaire, à quel degré s'est trouvée utilisée par
cette nouvelle analyse la seconde propriété fondamentale de l'analyse
transcendante, appréciée dans la sixième leçon, savoir: la généralité
des expressions infinitésimales pour représenter un même phénomène
géométrique ou mécanique, en quelque corps qu'il soit considéré. C'est,
en effet, sur cette généralité que sont fondées, par leur nature, toutes
les solutions dues à la méthode des variations. Si une formule unique ne
pouvait point exprimer la longueur ou l'aire de toute courbe quelconque,
si on n'avait point une autre formule fixe pour désigner le temps de la
chute d'un corps pesant, suivant quelque ligne qu'il descende, etc.,
comment eût-il été possible de résoudre des questions qui exigent
inévitablement, par leur nature, la considération simultanée de tous les
cas que peuvent déterminer dans chaque phénomène les divers sujets qui
le manifestent?

Quelle que soit l'extrême importance de la théorie des isopérimètres, et
quoique la méthode des variations n'ait eu primitivement d'autre objet
que la résolution rationnelle et générale de cet ordre de problèmes, on
n'aurait cependant qu'une idée incomplète de cette belle analyse, si on
bornait là sa destination. En effet, la conception abstraite de deux
natures distinctes de différentiations, est évidemment applicable
non-seulement aux cas pour lesquels elle a été créée, mais aussi à tous
ceux qui présentent, par quelque cause que ce soit, deux manières
différentes de faire varier les mêmes grandeurs. C'est ainsi que
Lagrange lui-même a fait, dans sa _mécanique analytique_, une immense
application capitale de son calcul des variations, en l'employant à
distinguer les deux sortes de changemens que présentent si naturellement
les questions de mécanique rationnelle pour les divers points que l'on
considère, suivant que l'on compare les positions successives qu'occupe,
en vertu du mouvement, un même point de chaque corps dans deux instans
consécutifs, ou que l'on passe d'un point du corps à un autre dans le
même instant. L'une de ces comparaisons produit les différentielles
ordinaires; l'autre donne lieu aux variations, qui ne sont, là comme
partout, que des différentielles prises sous un nouveau point de vue.
C'est dans une telle acception générale qu'il faut concevoir le calcul
des variations, pour apprécier convenablement l'importance de cet
admirable instrument logique, le plus puissant que l'esprit humain ait
construit jusqu'ici.

La méthode des variations n'étant qu'une immense extension de l'analyse
transcendante générale, je n'ai pas besoin de constater spécialement
qu'elle est susceptible d'être envisagée sous les divers points de vue
fondamentaux que comporte le calcul des fonctions indirectes, considéré
dans son ensemble. Lagrange a inventé le calcul des variations d'après
la conception infinitésimale proprement dite, et même bien avant d'avoir
entrepris la reconstruction générale de l'analyse transcendante. Quand
il eut exécuté cette importante réformation, il montra aisément comment
elle pouvait aussi s'appliquer au calcul des variations, qu'il exposa
avec tout le développement convenable, suivant sa théorie des fonctions
dérivées. Mais, plus l'emploi de la méthode des variations est difficile
pour l'intelligence à cause du degré d'abstraction supérieur des idées
considérées, plus il importe de ménager dans son application les forces
de notre esprit, en adoptant la conception analytique la plus directe et
la plus rapide, c'est-à-dire, celle de Leïbnitz. Aussi Lagrange lui-même
l'a-t-il constamment préférée dans l'important usage qu'il a fait du
calcul des variations pour la _mécanique analytique_. Il n'existe pas,
en effet, la moindre hésitation à cet égard parmi les géomètres.

Afin d'éclaircir aussi complétement que possible le caractère
philosophique du calcul des variations, je crois devoir terminer en
indiquant sommairement ici une considération qui me semble importante,
et par laquelle je puis le rapprocher de l'analyse transcendante
ordinaire à un plus haut degré que Lagrange ne me paraît l'avoir
fait[19].

      [Note 19: Je me propose de développer plus tard cette
      considération nouvelle, dans un travail spécial sur le
      _calcul des variations_, qui a pour objet de présenter
      l'ensemble de cette analyse hyper-transcendante sous un
      nouveau point de vue, que je crois propre à en étendre la
      portée générale.]

Nous avons remarqué, d'après Lagrange, dans la leçon précédente, la
formation du calcul aux différences partielles, créé par d'Alembert,
comme ayant introduit, dans l'analyse transcendante, une nouvelle idée
élémentaire, la notion de deux sortes d'accroissemens distincts et
indépendans les uns des autres que peut recevoir une fonction de deux
variables, en vertu du changement de chaque variable séparément. C'est
ainsi que l'ordonnée verticale d'une surface, ou toute autre grandeur
qui s'y rapporte, varie de deux manières tout-à-fait distinctes et qui
peuvent suivre les lois les plus diverses, en faisant croître tantôt
l'une tantôt l'autre des deux coordonnées horizontales. Or, une telle
considération me semble très-rapprochée, par sa nature, de celle qui
sert de base générale à la méthode des variations. Celle-ci, en effet,
n'a réellement fait autre chose que transporter aux variables
indépendantes elles-mêmes la manière de voir déjà adoptée pour les
fonctions de ces variables, ce qui en a singulièrement agrandi l'usage.
Je crois, d'après cela, que, sous le seul rapport des conceptions
fondamentales, on peut envisager le calcul créé par d'Alembert, comme
ayant établi une transition naturelle et nécessaire entre le calcul
infinitésimal ordinaire et le calcul des variations, dont une telle
filiation me paraît devoir éclaircir et simplifier la notion générale.

D'après les diverses considérations indiquées dans cette leçon, la
méthode des variations se présente comme le plus haut degré de
perfection connu jusqu'ici de l'analyse des fonctions indirectes. Dans
son état primitif, cette dernière analyse s'est présentée comme un
puissant moyen général de faciliter l'étude mathématique des phénomènes
naturels, en introduisant, pour l'expression de leurs lois, la
considération de grandeurs auxiliaires choisies de telle manière, que
leurs relations soient nécessairement plus simples et plus aisées à
obtenir que celles des grandeurs directes. Mais la formation de ces
équations différentielles n'était point conçue comme pouvant comporter
aucunes règles générales et abstraites. Or, l'analyse des variations,
considérée sous le point de vue le plus philosophique, peut être
envisagée comme essentiellement destinée, par sa nature, à faire
rentrer, autant que possible, dans le domaine du calcul, l'établissement
même des équations différentielles, car tel est, pour un grand nombre de
questions importantes et difficiles, l'effet général des équations
_variées_ qui, encore plus _indirectes_ que les simples équations
différentielles par rapport aux objets propres de la recherche, sont
aussi bien plus aisées à former, et desquelles on peut ensuite, par des
procédés analytiques invariables et complets, destinés à éliminer le
nouvel ordre d'infinitésimales auxiliaires introduit, déduire ces
équations différentielles ordinaires, qu'il eût été souvent impossible
d'établir immédiatement. La méthode des variations constitue donc la
partie la plus sublime de ce vaste système de l'analyse mathématique
qui, partant des plus simples élémens de l'algèbre, organise, par une
succession d'idées non-interrompue, des moyens généraux de plus en plus
puissans pour l'étude approfondie de la philosophie naturelle, et qui,
dans son ensemble, présente, sans aucune comparaison, le monument le
plus imposant et le moins équivoque de la portée de l'esprit humain.
Mais, il faut reconnaître aussi que les conceptions habituellement
considérées dans la méthode des variations étant, par leur nature, plus
indirectes, plus générales, et surtout beaucoup plus abstraites que
toutes les autres, l'emploi d'une telle méthode exige nécessairement, et
d'une manière soutenue, le plus haut degré connu de contention
intellectuelle, pour ne jamais perdre de vue l'objet précis de la
recherche en suivant des raisonnemens qui offrent à l'esprit des points
d'appui aussi peu déterminés, et dans lesquels les signes ne sont
presque jamais d'aucun secours. On doit, sans doute, attribuer en
grande partie à cette difficulté nécessaire le peu d'usage réel que les
géomètres, excepté Lagrange, ont fait jusqu'ici d'une conception aussi
admirable.



NEUVIÈME LEÇON.

SOMMAIRE. Considérations générales sur le calcul aux différences finies.


Les diverses considérations fondamentales indiquées dans les cinq leçons
précédentes constituent réellement toutes les bases essentielles d'une
exposition complète de l'analyse mathématique, envisagée sous le point
de vue philosophique. Néanmoins, pour ne négliger aucune conception
générale vraiment importante relative à cette analyse, je crois devoir,
avant de passer à l'étude philosophique de la mathématique concrète,
expliquer très-sommairement le véritable caractère propre à un genre de
calcul fort étendu, et qui, bien que rentrant au fond dans l'analyse
ordinaire, est cependant encore regardé comme étant d'une nature
essentiellement distincte. Il s'agit de ce qu'on appelle le _calcul aux
différences finies_, qui sera le sujet spécial de cette leçon.

Ce calcul, créé par Taylor, dans son célèbre ouvrage intitulé _méthodes
incrumentorum_, consiste essentiellement, comme on sait, dans la
considération des accroissemens finis que reçoivent les fonctions par
suite d'accroissemens analogues de la part des variables
correspondantes. Ces accroissemens ou _différences_, auxquels on
applique la caractéristique /Delta, pour les distinguer des
_differentielles_ ou accroissemens infiniment petits, peuvent être, à
leur tour, envisagés comme de nouvelles fonctions, et devenir le sujet
d'une seconde considération semblable, et ainsi de suite, d'où résulte
la notion des différences des divers ordres successifs, analogues, au
moins en apparence, aux ordres consécutifs des différentielles. Un tel
calcul présente, évidemment, comme le calcul des fonctions indirectes,
deux classes générales de questions: 1º déterminer les différences
successives de toutes les diverses fonctions analytiques à une ou à
plusieurs variables, en résultat d'un mode d'accroissement défini des
variables indépendantes, que l'on suppose, en général, augmenter en
progression arithmétique; 2º réciproquement, en partant de ces
différences, ou, plus généralement, d'équations quelconques établies
entre elles, remonter aux fonctions primitives elles-mêmes, ou à leurs
relations correspondantes. D'où la décomposition de ce calcul total en
deux calculs distincts, auxquels on donne ordinairement les noms de
_calcul direct aux différences finies_, et de _calcul inverse aux
différences finies_, ce dernier étant aussi appelé quelquefois _calcul
intégral aux différences finies_. Chacun de ces deux calculs serait
d'ailleurs évidemment susceptible d'une distribution rationnelle
semblable à celle exposée dans la septième leçon pour le calcul
différentiel et le calcul intégral, ce qui me dispense d'en faire une
mention distincte.

Il n'est pas douteux que, par une telle conception, Taylor a cru fonder
un calcul d'une nature entièrement nouvelle, absolument distinct de
l'analyse ordinaire, et plus général que le calcul de Leïbnitz, quoique
consistant dans une considération analogue. C'est aussi de cette manière
que presque tous les géomètres ont jugé l'analyse de Taylor. Mais
Lagrange, avec sa profondeur habituelle, a clairement aperçu que ces
propriétés appartenaient bien plus aux formes et aux notations employées
par Taylor qu'au fond même de sa théorie. En effet, ce qui fait le
caractère propre de l'analyse de Leïbnitz, et la constitue en un calcul
vraiment distinct et supérieur, c'est que les fonctions dérivées sont,
en général, d'une toute autre nature que les fonctions primitives, en
sorte qu'elles peuvent donner lieu à des relations plus simples et d'une
formation plus facile, d'où résultent les admirables propriétés
fondamentales de l'analyse transcendante, expliquées dans les leçons
précédentes. Mais il n'en est nullement ainsi pour les _différences_
considérées par Taylor. Car ces différences sont, par leur nature, des
fonctions essentiellement semblables à celles qui les ont engendrées, ce
qui les rend impropres à faciliter l'établissement des équations, et ne
leur permet pas davantage de conduire à des relations plus générales.
Toute équation aux différences finies est vraiment, au fond, une
équation directement relative aux grandeurs mêmes dont on compare les
états successifs. L'échafaudage de nouveaux signes, qui fait illusion
sur le véritable caractère de ces équations, ne le déguise cependant que
d'une manière fort imparfaite, puisqu'on pourrait toujours le mettre
aisément en évidence en remplaçant constamment les _différences_ par les
combinaisons équivalentes des grandeurs primitives, dont elles ne sont
réellement autre chose que les désignations abrégées. Aussi, le calcul
de Taylor n'a-t-il jamais offert et ne peut-il offrir, dans aucune
question de géométrie ou de mécanique, ce puissant secours général que
nous avons vu résulter nécessairement de l'analyse de Leïbnitz. Lagrange
a, d'ailleurs, très-nettement établi que la prétendue analogie observée
entre le calcul aux différences et le calcul infinitésimal était
radicalement vicieuse, en ce sens que les formules propres au premier
calcul ne peuvent nullement fournir, comme cas particuliers, celles qui
conviennent au second, dont la nature est essentiellement distincte.

D'après l'ensemble de considérations que je viens d'indiquer, je crois
que le calcul aux différences finies est ordinairement classé à tort
dans l'analyse transcendante proprement dite, c'est-à-dire dans le
calcul des fonctions indirectes. Je le conçois, au contraire, en
adoptant pleinement les importantes réflexions de Lagrange, qui ne sont
pas encore suffisamment appréciées, comme étant seulement une branche
très-étendue et fort importante de l'analyse ordinaire, c'est-à-dire, de
ce que j'ai nommé le calcul des fonctions directes. Tel est, en effet,
ce me semble, son vrai caractère philosophique, que les équations qu'il
considère sont toujours, malgré la notation, de simples équations
_directes_.

En précisant, autant que possible, l'explication précédente, on doit
envisager le calcul de Taylor comme ayant constamment pour véritable
objet la théorie générale des _suites_, dont, avant cet illustre
géomètre, on n'avait encore considéré que les cas les plus simples.
J'aurais dû, rigoureusement, mentionner cette importante théorie en
traitant, dans la cinquième leçon, de l'algèbre proprement dite, dont
elle est une branche si étendue. Mais, afin d'éviter tout double emploi,
j'ai préféré ne la signaler qu'en considérant le calcul aux différences
finies, qui, réduit à sa plus simple expression générale, n'est autre
chose, dans toute son étendue, qu'une étude rationnelle complète des
questions relatives aux _suites_.

Toute _suite_, ou succession de nombres déduits les uns des autres
d'après une loi constante quelconque, donne lieu nécessairement à ces
deux questions fondamentales: 1º la loi de la suite étant supposée
connue, trouver l'expression de son terme général, de manière à pouvoir
calculer immédiatement un terme d'un rang quelconque, sans être obligé
de former successivement tous les précédens; 2º dans les mêmes
circonstances, déterminer la _somme_ d'un nombre quelconque de termes de
la suite en fonction de leurs rangs, en sorte qu'on puisse la connaître
sans être forcé d'ajouter continuellement ces termes les uns aux autres.
Ces deux questions fondamentales étant supposées résolues, on peut en
outre se proposer réciproquement de trouver la loi d'une série d'après
la forme de son terme général, ou l'expression de la somme. Chacun de
ses divers problèmes comporte d'autant plus d'étendue et de difficulté,
que l'on peut concevoir un plus grand nombre de _lois_ différentes pour
les séries, suivant le nombre de termes précédens dont chaque terme
dépend immédiatement, et suivant la fonction qui exprime cette
dépendance. On peut même considérer des séries à plusieurs indices
variables, comme l'a fait Laplace dans la _théorie analytique des
probabilités_, par l'analyse à laquelle il a donné le nom de _théorie
des fonctions génératrices_, bien qu'elle ne soit réellement qu'une
branche nouvelle et supérieure du calcul aux différences finies, ou de
la théorie générale des suites.

Les divers aperçus généraux que je viens d'indiquer ne donnent même
qu'une idée imparfaite de l'étendue et de la variété vraiment infinie
des questions auxquelles les géomètres se sont élevés d'après cette
seule considération des séries, si simple en apparence, et si bornée à
son origine. Elle présente nécessairement autant de cas divers que la
résolution algébrique des équations envisagée dans toute son étendue; et
elle est, par sa nature, beaucoup plus compliquée, tellement même
qu'elle en dépend toujours, pour conduire à une solution complète. C'est
assez faire pressentir quelle doit être encore son extrême imperfection,
malgré les travaux successifs de plusieurs géomètres du premier ordre.
Nous ne possédons, en effet, jusqu'ici que la solution totale et
rationnelle des plus simples questions de cette nature.

Il est maintenant aisé de concevoir l'identité nécessaire et parfaite
que j'ai annoncée ci-dessus, d'après les indications de Lagrange, entre
le calcul aux différences finies, et la théorie des suites prise dans
son ensemble. En effet, toute différentiation à la manière de Taylor
revient évidemment à trouver la _loi_ de formation d'une suite à un ou à
plusieurs indices variables, d'après l'expression de son terme général;
de même, toute intégration analogue peut être regardée comme ayant pour
objet la sommation d'une suite, dont le terme général serait exprimé par
la différence proposée. Sous ce rapport, les divers problèmes de calcul
aux différences, direct ou inverse, résolus par Taylor et par ses
successeurs, ont réellement une très-grande valeur, comme traitant des
questions importantes relativement aux suites. Mais il est fort douteux
que la forme et la notation introduites par Taylor apportent réellement
aucune facilité essentielle dans la solution des questions de ce genre.
Il serait peut-être plus avantageux pour la plupart des cas, et
certainement plus rationnel, de remplacer les _différences_ par les
termes mêmes dont elles désignent certaines combinaisons. Le calcul de
Taylor ne reposant pas sur une pensée fondamentale vraiment distincte,
et n'ayant de propre que son système de signes, il ne saurait y avoir
réellement, dans la supposition même la plus favorable, aucun avantage
important à le concevoir comme détaché de l'analyse ordinaire, dont il
n'est, à vrai dire, qu'une branche immense. Cette considération des
_différences_, le plus souvent inutile quand elle ne complique pas, me
semble conserver encore le caractère d'une époque où les idées
analytiques n'étant pas assez familières aux géomètres, ils devaient
naturellement préférer les formes spéciales propres aux simples
comparaisons numériques.

Quoi qu'il en soit, je ne dois pas terminer cette appréciation générale
du calcul aux différences finies, sans signaler une nouvelle notion à
laquelle il a donné naissance, et qui a pris ensuite une grande
importance. C'est la considération de ces fonctions _périodiques_ ou
_discontinues_, conservant toujours la même valeur pour une suite
infinie de valeurs assujéties à une certaine loi dans les variables
correspondantes, et qui doivent être nécessairement ajoutées aux
intégrales des équations aux différences finies pour les rendre
suffisamment générales, comme on ajoute de simples constantes
arbitraires à toutes les quadratures afin d'en compléter la généralité.
Cette idée, primitivement introduite par Euler, est devenue, dans ces
derniers temps, le sujet de travaux fort étendus de la part de M.
Fourier, qui l'a transportée dans le système général de l'analyse, et
qui en a fait un usage tellement neuf et si essentiel pour la théorie
mathématique de la chaleur que cette conception, dans son état actuel,
lui appartient vraiment d'une manière exclusive.

Afin de signaler complétement le caractère philosophique du calcul aux
différences finies, je ne dois pas négliger de mentionner ici rapidement
les principales applications générales qu'on en a faites jusqu'à
présent.

Il faudrait placer au premier rang, comme la plus étendue et la plus
importante, la solution des questions relatives aux suites, si, d'après
les explications données ci-dessus, la théorie générale des suites ne
devait pas être considérée comme constituant, par sa nature, le fond
même du calcul de Taylor. Cette grande classe de problèmes étant donc
écartée, la plus essentielle des véritables _applications_ de l'analyse
de Taylor, est sans doute, jusqu'ici, la méthode générale des
_interpolations_, si fréquemment et si utilement employée dans la
recherche des lois _empiriques_ des phénomènes naturels. La question
consiste, comme on sait, à intercaler, entre certains nombres donnés,
d'autres nombres intermédiaires assujétis à la même loi que l'on suppose
exister entre les premiers. On peut pleinement vérifier, dans cette
application principale du calcul de Taylor, combien, ainsi que je l'ai
expliqué plus haut, la considération des _différences_ est vraiment
étrangère et souvent gênante, relativement aux questions qui dépendent
de cette analyse. En effet, Lagrange a remplacé les formules
d'interpolation déduites de l'algorithme ordinaire du calcul aux
différences finies par des formules générales beaucoup plus simples, qui
sont aujourd'hui presque toujours préférées, et qui ont été trouvées
directement, sans faire jouer aucun rôle à la notion superflue des
_différences_, qui ne faisaient que compliquer la question.

Une dernière classe importante d'applications du calcul aux différences
finies, qui mérite d'être distinguée de la précédente, consiste dans
l'usage éminemment utile qu'on en fait, en géométrie, pour déterminer
par approximation la longueur et l'aire de quelque courbe que ce soit,
et, de même, la quadrature et la cubature d'un corps ayant une forme
quelconque. Ce procédé, qui peut d'ailleurs être conçu abstraitement
comme dépendant de la même recherche analytique que la question des
interpolations, présente souvent un supplément précieux aux méthodes
géométriques entièrement rationnelles, qui conduisent fréquemment à des
intégrations qu'on ne sait point encore effectuer, ou à des calculs
d'une exécution très-compliquée.

Telles sont les diverses considérations principales que j'ai cru devoir
indiquer relativement au calcul des différences finies. Cet examen
complète l'étude philosophique que je m'étais proposé d'esquisser pour
la mathématique abstraite. Nous devons maintenant procéder à un travail
semblable sur la mathématique concrète, où nous nous attacherons surtout
à concevoir comment, en supposant parfaite la science générale du
calcul, on a pu, par des procédés invariables, réduire à de pures
questions d'analyse tous les problèmes que peuvent présenter la
géométrie et la mécanique, et imprimer ainsi à ces deux bases
fondamentales de la philosophie naturelle, un degré de précision et
surtout d'unité, en un mot, un caractère de haute perfection, qu'une
telle marche pouvait seule leur communiquer.




DIXIÈME LEÇON.

SOMMAIRE. Vue générale de la géométrie.


D'après l'explication générale présentée dans la troisième leçon
relativement au caractère philosophique de la mathématique concrète,
comparé à celui de la mathématique abstraite, je n'ai pas besoin
d'établir ici, d'une manière spéciale, que la géométrie doit être
considérée comme une véritable science naturelle, seulement bien plus
simple et par suite beaucoup plus parfaite qu'aucune autre. Cette
perfection nécessaire de la géométrie, obtenue essentiellement par
l'application, qu'elle comporte si éminemment, de l'analyse
mathématique, fait ordinairement illusion sur la nature réelle de cette
science fondamentale, que la plupart des esprits conçoivent aujourd'hui
comme une science purement rationnelle, tout-à-fait indépendante de
l'observation. Il est néanmoins évident, pour quiconque examine avec
attention le caractère des raisonnemens géométriques, même dans l'état
actuel de la géométrie abstraite, que, si les faits qu'on y considère
sont beaucoup plus liés entr'eux que ceux relatifs à toute autre
science, il existe toujours cependant, par rapport à chaque corps étudié
par les géomètres, un certain nombre de phénomènes primitifs, qui,
n'étant établis par aucun raisonnement, ne peuvent être fondés que sur
l'observation, et constituent la base nécessaire de toutes les
déductions. L'erreur commune à cet égard doit être regardée comme un
reste d'influence de l'esprit métaphysique, qui a si long-temps dominé,
même dans les études géométriques. Indépendamment de sa gravité logique,
cette fausse manière de voir présente continuellement, dans les
applications de la géométrie rationnelle, les plus grands inconvéniens,
en ce qu'elle empêche de concevoir nettement le passage du concret à
l'abstrait.

La supériorité scientifique de la géométrie tient, en général, à ce que
les phénomènes qu'elle considère sont, nécessairement, les plus
universels et les plus simples de tous. Non-seulement tous les corps de
la nature peuvent évidemment donner lieu à des recherches géométriques,
aussi bien qu'à des recherches mécaniques, mais, de plus, les phénomènes
géométriques subsisteraient encore, quand même toutes les parties de
l'univers seraient supposées immobiles. La géométrie est donc, par sa
nature, plus générale que la mécanique. En même temps, ses phénomènes
sont plus simples; car ils sont évidemment indépendans des phénomènes
mécaniques, tandis que ceux-ci se compliquent toujours nécessairement
des premiers. Il en est de même, en comparant la géométrie à la
thermologie abstraite, qu'on peut concevoir aujourd'hui, depuis les
travaux de M. Fourier, ainsi que je l'ai indiqué dans la troisième
leçon, comme une nouvelle branche générale de la mathématique concrète.
En effet, les phénomènes thermologiques, considérés même indépendamment
des effets dynamiques qui les accompagnent presque constamment, surtout
dans les corps fluides, dépendent nécessairement des phénomènes
géométriques, puisque la forme des corps influe singulièrement sur la
répartition de la chaleur.

C'est pour ces diverses raisons que nous avons dû classer précédemment
la géométrie comme la première partie de la mathématique concrète, celle
dont l'étude, outre son importance propre, sert de base indispensable à
toutes les autres.

Avant de considérer directement l'étude philosophique des divers ordres
de recherches qui constituent la géométrie actuelle, il faut se faire
une idée nette et exacte de la destination générale de cette science,
envisagée dans son ensemble. Tel est l'objet de cette leçon.

On définit communément la géométrie d'une manière très-vague et
tout-à-fait vicieuse, en se bornant à la présenter comme _la science de
l'étendue_. Il conviendrait d'abord d'améliorer cette définition, en
disant, avec plus de précision, que la géométrie a pour objet la
_mesure_ de l'étendue. Mais une telle explication serait, par elle-même,
fort insuffisante, bien que, au fond, elle soit exacte. Un aperçu aussi
imparfait ne peut nullement faire connaître le véritable caractère
général de la science géométrique.

Pour y parvenir, je crois devoir éclaircir préalablement deux notions
fondamentales, qui, très-simples en elles-mêmes, ont été singulièrement
obscurcies par l'emploi des considérations métaphysiques.

La première est celle de l'_espace_, qui a donné lieu à tant de
raisonnemens sophistiques, à des discussions si creuses et si puériles
de la part des métaphysiciens. Réduite à son acception positive, cette
conception consiste simplement en ce que, au lieu de considérer
l'étendue dans les corps eux-mêmes, nous l'envisageons dans un milieu
indéfini, que nous regardons comme contenant tous les corps de
l'univers. Cette notion nous est naturellement suggérée par
l'observation, quand nous pensons à l'_empreinte_ que laisserait un
corps dans un fluide où il aurait été placé. Il est clair, en effet,
que, sous le rapport géométrique, une telle _empreinte_ peut être
substituée au corps lui-même, sans que les raisonnemens en soient
altérés. Quant à la nature physique de cet _espace_ indéfini, nous
devons spontanément nous le représenter, pour plus de facilité, comme
analogue au milieu effectif dans lequel nous vivons, tellement que si ce
milieu était liquide, au lieu d'être gazeux, notre _espace_ géométrique
serait sans doute conçu aussi comme liquide. Cette circonstance n'est
d'ailleurs évidemment que très-secondaire, l'objet essentiel d'une telle
conception étant seulement de nous faire envisager l'étendue séparément
des corps qui nous la manifestent. On comprend aisément _à priori_
l'importance de cette image fondamentale, puisqu'elle nous permet
d'étudier les phénomènes géométriques en eux-mêmes, abstraction faite de
tous les autres phénomènes qui les accompagnent constamment dans les
corps réels, sans cependant exercer sur eux aucune influence.
L'établissement régulier de cette abstraction générale doit être regardé
comme le premier pas qui ait été fait dans l'étude rationnelle de la
géométrie, qui eût été impossible s'il avait fallu continuer à
considérer avec la forme et la grandeur des corps l'ensemble de toutes
leurs autres propriétés physiques. L'usage d'une semblable hypothèse,
qui est peut-être la plus ancienne conception philosophique créée par
l'esprit humain, nous est maintenant devenu si familier, que nous avons
peine à mesurer exactement son importance, en appréciant les
conséquences qui résulteraient de sa suppression.

Les spéculations géométriques ayant pu ainsi devenir abstraites, elles
ont acquis non-seulement plus de simplicité, mais encore plus de
généralité. Tant que l'étendue est considérée dans les corps eux-mêmes,
on ne peut prendre pour sujet des recherches que les formes
effectivement réalisées dans la nature, ce qui restreindrait
singulièrement le champ de la géométrie. Au contraire, en concevant
l'étendue dans l'_espace_, l'esprit humain peut envisager toutes les
formes quelconques imaginables, ce qui est indispensable pour donner à
la géométrie un caractère entièrement rationnel.

La seconde conception géométrique préliminaire que nous devons examiner
est celle des différentes sortes d'étendue, désignées par les mots de
_volume_[20], _surface_, _ligne_, et même _point_, et dont l'explication
ordinaire est si peu satisfaisante.

      [Note 20: M. Lacroix a critiqué avec raison l'expression
      de _solide_, communément employée par les géomètres pour
      désigner un _volume_. Il est certain, en effet, que lorsque
      nous voulons considérer séparément une certaine portion de
      l'_espace_ indéfini, conçu comme gazeux, nous en solidifions
      par la pensée l'enceinte extérieure, en sorte qu'une _ligne_
      et une _surface_ sont habituellement, pour notre esprit,
      tout aussi _solides_ qu'un _volume_. On peut même remarquer
      que, le plus souvent, afin que les corps se pénètrent
      mutuellement avec plus de facilité, nous sommes obligés de
      nous représenter comme creux l'intérieur des _volumes_, ce
      qui rend encore plus sensible l'impropriété du mot
      _solide_.]

Quoiqu'il soit évidemment impossible de concevoir aucune étendue
absolument privée de l'une quelconque des trois dimensions
fondamentales, il n'est pas moins incontestable que, dans une foule
d'occasions, même d'une utilité immédiate, les questions géométriques ne
dépendent que de deux dimensions, considérées séparément de la
troisième, ou d'une seule dimension, considérée séparément des deux
autres. D'un autre côté, indépendamment de ce motif direct, l'étude de
l'étendue à une seule dimension et ensuite à deux se présente clairement
comme un préliminaire indispensable pour faciliter l'étude des corps
complets ou à trois dimensions, dont la théorie immédiate serait trop
compliquée. Tels sont les deux motifs généraux qui obligent les
géomètres à considérer isolément l'étendue sous le rapport d'une ou de
deux dimensions, aussi bien que relativement à toutes les trois
ensemble.

C'est afin de pouvoir penser, d'une manière permanente, à l'étendue dans
deux sens ou dans un seul, que l'esprit humain se forme les notions
générales de _surface_, et de _ligne_. Les expressions hyperboliques
habituellement employées par les géomètres pour les définir, tendent à
en faire concevoir une fausse idée. Mais, examinées en elles-mêmes,
elles n'ont d'autre destination que de nous permettre de raisonner avec
facilité sur ces deux genres d'étendue, en faisant complétement
abstraction de ce qui ne doit pas être pris en considération. Or, il
suffit, pour cela, de concevoir la dimension que l'on veut éliminer
comme devenue graduellement de plus en plus petite, les deux autres
restant les mêmes, jusqu'à ce qu'elle soit parvenue à un tel degré de
ténuité qu'elle ne puisse plus fixer l'attention. C'est ainsi qu'on
acquiert naturellement l'idée réelle d'une _surface_, et, par une
seconde opération analogue, l'idée d'une _ligne_, en renouvelant pour la
largeur ce qu'on a d'abord fait pour l'épaisseur. Enfin, si l'on répète
encore le même travail, on parvient à l'idée d'un _point_, ou d'une
étendue considérée uniquement par rapport à son lieu, abstraction faite
de toute grandeur, et destinée, par conséquent, à préciser les
positions. Les surfaces ont d'ailleurs évidemment la propriété générale
de circonscrire exactement les volumes; et, de même les lignes, à leur
tour, circonscrivent les surfaces, et sont limitées par les points. Mais
cette considération, à laquelle on a donné souvent trop d'importance,
n'est que secondaire.

Les surfaces et les lignes sont donc réellement toujours conçues avec
trois dimensions; il serait, en effet, impossible de se représenter une
surface autrement que comme une plaque extrêmement mince, et une ligne
autrement que comme un fil infiniment délié. Il est même évident que le
degré de ténuité attribué par chaque individu aux dimensions dont il
veut faire abstraction, n'est pas constamment identique, car il doit
dépendre du degré de finesse de ses observations géométriques
habituelles. Ce défaut d'uniformité n'a d'ailleurs aucun inconvénient
réel, puisqu'il suffit, pour que les idées de surface et de ligne
remplissent la condition essentielle de leur destination, que chacun se
représente les dimensions à négliger comme plus petites que toutes
celles dont ses expériences journalières lui donnent occasion
d'apprécier la grandeur.

On doit sans doute regretter qu'il soit encore nécessaire aujourd'hui
d'indiquer expressément une explication aussi simple que la précédente,
dans un ouvrage tel que celui-ci. Mais j'ai cru devoir signaler
rapidement ces considérations à cause du nuage ontologique dont une
fausse manière de voir enveloppe ordinairement ces notions premières. On
voit par là combien sont dépourvues de toute espèce de sens les
discussions fantastiques des métaphysiciens sur les fondemens de la
géométrie. On doit aussi remarquer que ces idées primordiales sont
habituellement présentées par les géomètres d'une manière peu
philosophique, puisqu'ils exposent, par exemple, les notions des
différentes sortes d'étendue dans un ordre absolument inverse de leur
enchaînement naturel, ce qui engendre souvent, pour l'enseignement
élémentaire, les plus graves inconvéniens.

Ces préliminaires étant posés, nous pouvons procéder directement à la
définition générale de la géométrie, en concevant toujours cette science
comme ayant pour but final la _mesure_ de l'étendue.

Il est tellement nécessaire d'entrer à cet égard dans une explication
approfondie, fondée sur la distinction des trois espèces d'étendue, que
la notion de _mesure_ n'est pas exactement la même par rapport aux
surfaces et aux volumes que relativement aux lignes, en sorte que, sans
cet examen, on se formerait une fausse idée de la nature des questions
géométriques.

Si l'on prend le mot _mesure_ dans son acception mathématique directe et
générale, qui signifie simplement l'évaluation des _rapports_ qu'ont
entr'elles des grandeurs homogènes quelconques, on doit considérer, en
géométrie, que la _mesure_ des surfaces et des volumes, par opposition
à celle des lignes, n'est jamais conçue, même dans les cas les plus
simples et les plus favorables, comme s'effectuant immédiatement. On
regarde comme directe la comparaison de deux lignes; celle de deux
surfaces ou de deux volumes est, au contraire, constamment indirecte. En
effet, on conçoit que deux lignes puissent être superposées; mais la
superposition de deux surfaces, ou, à plus forte raison, celle de deux
volumes, est évidemment impossible à établir dans le plus grand nombre
des cas; et, lors même qu'elle devient rigoureusement praticable, une
telle comparaison n'est jamais ni commode, ni susceptible d'exactitude.
Il est donc bien nécessaire d'expliquer en quoi consiste proprement la
mesure vraiment géométrique d'une surface ou d'un volume.

Il faut considérer, pour cela, que, quelle que puisse être la forme d'un
corps, il existe toujours un certain nombre de lignes, plus ou moins
faciles à assigner, dont la longueur suffit pour définir exactement la
grandeur de sa surface ou de son volume. La géométrie, regardant ces
lignes comme seules susceptibles d'être mesurées immédiatement, se
propose de déduire, de leur simple détermination, le rapport de la
surface ou du volume cherchés, à l'unité de surface ou à l'unité de
volume. Ainsi l'objet général de la géométrie, relativement aux surfaces
et aux volumes, est proprement de ramener toutes les comparaisons de
surfaces ou de volumes, à de simples comparaisons de lignes.

Outre la facilité immense que présente évidemment une telle
transformation pour la mesure des volumes et des surfaces, il en
résulte, en la considérant d'une manière plus étendue et plus
scientifique, la possibilité générale de réduire à des questions de
lignes, toutes les questions relatives aux volumes et aux surfaces,
envisagés quant à leur grandeur. Tel est souvent l'usage le plus
important des expressions géométriques qui déterminent les surfaces et
les volumes en fonction des lignes correspondantes.

Ce n'est pas que les comparaisons immédiates entre surfaces ou entre
volumes ne soient jamais employées. Mais de telles mesures ne sont pas
regardées comme géométriques, et on n'y voit qu'un supplément
quelquefois nécessaire, quoique trop rarement applicable, à
l'insuffisance ou à la difficulté des procédés vraiment rationnels.
C'est ainsi que souvent on détermine le volume d'un corps, et, dans
certains cas, sa surface, d'après son poids. De même, en d'autres
occasions, quand on peut substituer au volume proposé un volume liquide
équivalent, on établit immédiatement la comparaison de deux volumes, en
profitant de la propriété que présentent les masses liquides, de
pouvoir prendre aisément toutes les formes qu'on veut leur donner. Mais
tous les moyens de cette nature sont purement mécaniques, et la
géométrie rationnelle les rejette nécessairement.

Pour rendre plus sensible la différence de ces déterminations avec les
véritables mesures géométriques, je citerai un seul exemple
très-remarquable, la manière dont Galilée évalua le rapport de l'aire de
la cycloïde ordinaire à celle du cercle générateur. La géométrie de son
temps étant encore trop inférieure à la solution rationnelle d'un tel
problème, Galilée imagina de chercher ce rapport par une expérience
directe. Ayant pesé le plus exactement possible deux lames de même
matière et d'égale épaisseur, dont l'une avait la forme d'un cercle et
l'autre celle de la cycloïde engendrée, il trouva le poids de celle-ci
constamment triple de celui de la première, d'où il conclut que l'aire
de la cyloïde est triple de celle du cercle générateur, résultat
conforme à la véritable solution obtenue plus tard par Pascal et Wallis.
Un tel succès, sur lequel d'ailleurs Galilée n'avait pas pris le change,
tient évidemment à l'extrême simplicité réelle du rapport cherché; et on
conçoit l'insuffisance nécessaire de semblables expédiens, même
lorsqu'ils seraient effectivement praticables.

On voit clairement, d'après ce qui précède, en quoi consistent
proprement la partie de la géométrie relative aux volumes et celle
relative aux surfaces. Mais on ne conçoit pas aussi nettement le
caractère de la géométrie des lignes, puisque nous avons semblé, pour
simplifier l'exposition, considérer la mesure des lignes comme se fesant
immédiatement. Il faut donc, par rapport à elles, un complément
d'explication.

À cet effet, il suffit de distinguer, entre la ligne droite et les
lignes courbes; la mesure de la première étant seule regardée comme
directe, et celle des autres comme constamment indirecte. Bien que la
superposition soit quelquefois rigoureusement praticable pour les lignes
courbes, il est évident néanmoins que la géométrie vraiment rationnelle
doit la rejeter nécessairement, comme ne comportant, lors même qu'elle
est possible, aucune exactitude. La géométrie des lignes a donc pour
objet général de ramener constamment la mesure des lignes courbes à
celle des lignes droites; et par suite, sous un point de vue plus
étendu, de réduire à de simples questions de lignes droites toutes les
questions relatives à la grandeur des courbes quelconques. Pour
comprendre la possibilité d'une telle transformation, il faut remarquer
que, dans toute courbe quelconque, il existe constamment certaines
droites dont la longueur doit suffire pour déterminer celle de la
courbe. Ainsi, dans un cercle, il est évident que de la longueur du
rayon on doit pouvoir conclure celle de la circonférence; de même, la
longueur d'une ellipse dépend de celle de ses deux axes; la longueur
d'une cycloïde, du diamètre du cercle générateur, etc.; et si, au lieu
de considérer la totalité de chaque courbe, on demande plus généralement
la longueur d'un arc quelconque, il suffira d'ajouter, aux divers
paramètres rectilignes qui déterminent l'ensemble de la courbe, la corde
de l'arc proposé, ou les coordonnées de ses extrémités. Découvrir la
relation qui existe entre la longueur d'une ligne courbe et celle de
semblables lignes droites, tel est le problème général qu'on a
essentiellement en vue dans la partie de la géométrie relative à l'étude
des lignes.

En combinant cette considération avec celles précédemment exposées sur
les volumes et sur les surfaces, on peut se former une idée très-nette
de la science géométrique, conçue dans son ensemble, en lui assignant
pour destination générale de réduire finalement les comparaisons de
toutes les espèces d'étendue, volumes, surfaces, ou lignes, à de simples
comparaisons de lignes droites, les seules regardées comme pouvant être
effectuées immédiatement, et qui, en effet, ne sauraient évidemment être
ramenées à d'autres plus faciles. En même temps qu'une telle conception
manifeste clairement le véritable caractère de la géométrie, elle me
semble propre à faire apercevoir, d'un coup-d'oeil unique, son utilité
et sa perfection.

Afin de compléter rigoureusement cette explication fondamentale, il me
reste à indiquer comment il peut y avoir, en géométrie, une section
spéciale relative à la ligne droite, ce qui paraît d'abord incompatible
avec le principe que la mesure de cette classe de lignes doit être
toujours regardée comme immédiate.

Elle l'est, en effet, par rapport à celle des lignes courbes, et de tous
les autres objets que la géométrie considère. Mais il est évident que
l'estimation d'une ligne droite ne peut être envisagée comme directe
qu'autant qu'on peut immédiatement porter sur elle l'unité linéaire. Or,
c'est ce qui présente le plus souvent des difficultés insurmontables,
comme j'ai eu occasion de l'exposer spécialement pour un autre motif
dans la troisième leçon. On doit alors faire dépendre la mesure de la
droite proposée d'autres mesures analogues, susceptibles d'être
immédiatement effectuées. Il y a donc nécessairement une première étude
géométrique distincte, exclusivement consacrée à la ligne droite; elle a
pour objet de déterminer les lignes droites, les unes par les autres,
d'après les relations propres aux figures quelconques résultant de leur
assemblage. Cette partie préliminaire de la géométrie, qui semble pour
ainsi dire imperceptible quand on envisage l'ensemble de la science, est
néanmoins susceptible d'un très-grand développement, lorsqu'on veut la
traiter dans toute son étendue. Elle est évidemment d'autant plus
importante, que, toutes les mesures géométriques devant se ramener,
autant que possible, à celle des lignes droites, l'impossibilité de
déterminer ces dernières suffirait pour rendre incomplète la solution de
chaque question quelconque.

Telles sont donc, suivant leur enchaînement naturel, les diverses
parties fondamentales de la géométrie rationnelle. On voit que, pour
suivre dans son étude générale un ordre vraiment dogmatique, il faut
considérer d'abord la géométrie des lignes, en commençant par la ligne
droite, et passer ensuite à la géométrie des surfaces, pour traiter
enfin celle des volumes. Il y a lieu de s'étonner, sans doute, qu'une
classification méthodique qui dérive aussi simplement de la nature même
de la science n'ait pas été constamment suivie.

Après avoir déterminé avec précision l'objet général et définitif des
recherches géométriques, il faut maintenant considérer la science sous
le rapport du champ embrassé par chacune de ses trois sections
fondamentales.

Ainsi envisagée, la géométrie est évidemment susceptible, par sa
nature, d'une extension rigoureusement indéfinie; car la mesure des
lignes, des surfaces ou des volumes, présente nécessairement autant de
questions distinctes que l'on peut concevoir de formes différentes,
assujetties à des définitions exactes, et le nombre en est évidemment
infini.

Les géomètres se sont bornés d'abord à considérer les formes les plus
simples que la nature leur fournissait immédiatement, ou qui se
déduisaient de ces élémens primitifs par les combinaisons les moins
compliquées. Mais ils ont senti, depuis Descartes, que, pour constituer
la science de la manière la plus philosophique, il fallait
nécessairement la faire porter, en général, sur toutes les formes
imaginables. Ils ont ainsi acquis la certitude raisonnée que cette
géométrie abstraite comprendrait inévitablement, comme cas particuliers,
toutes les diverses formes réelles que le monde extérieur pourrait
présenter, de façon à n'être jamais pris au dépourvu. Si, au contraire,
on s'était toujours réduit à la seule considération de ces formes
naturelles, sans s'y être préparé par une étude générale et par l'examen
spécial de certaines formes hypothétiques plus simples, il est clair que
les difficultés auraient été le plus souvent insurmontables au moment de
l'application effective. C'est donc un principe fondamental, dans la
géométrie vraiment rationnelle, que la nécessité de considérer, autant
que possible, toutes les formes qu'on peut concevoir rigoureusement.

L'examen le moins approfondi suffit pour faire comprendre que ces formes
présentent une variété tout-à-fait infinie. Relativement aux lignes
courbes, en les regardant comme engendrées par le mouvement d'un point
assujetti à une certaine loi, il est clair qu'on aura, en général,
autant de courbes différentes que l'on supposera de lois différentes
pour ce mouvement, qui peut évidemment s'opérer suivant une infinité de
conditions distinctes, quoiqu'il puisse arriver accidentellement
quelquefois que de nouvelles générations produisent des courbes déjà
obtenues. Ainsi, pour me borner aux seules courbes planes, si un point
se meut de manière à rester constamment à la même distance d'un point
fixe, il engendrera un cercle; si c'est la somme ou la différence de ses
distances à deux points fixes qui demeure constante, la courbe décrite
sera une ellipse ou une hyperbole; si c'est leur produit, on aura une
courbe toute différente; si le point s'écarte toujours également d'un
point fixe et d'une droite fixe, il décrira une parabole; s'il tourne
sur un cercle en même temps que ce cercle roule sur une ligne droite, on
aura une cycloïde; s'il s'avance le long d'une droite, tandis que cette
droite, fixée par une de ses extrémités, tourne d'une manière
quelconque, il en résultera ce qu'on appelle, en général, des spirales
qui, à elles seules, présentent évidemment autant de courbes
parfaitement distinctes, qu'on peut supposer de relations différentes
entre ces deux mouvemens de translation et de rotation, etc., etc.
Chacune de ces diverses courbes peut ensuite en fournir de nouvelles,
par les différentes constructions générales que les géomètres ont
imaginées, et qui donnent naissance aux développées, aux épicycloïdes,
aux caustiques, etc., etc. Enfin il existe évidemment une variété encore
plus grande parmi les courbes à double courbure.

Relativement aux surfaces, les formes en sont nécessairement bien plus
diverses encore, en les regardant comme engendrées par le mouvement des
lignes. En effet, la forme peut alors varier, non seulement en
considérant, comme dans les courbes, les différentes lois en nombre
infini auxquelles peut être assujetti le mouvement de la ligne
génératrice, mais aussi en supposant que cette ligne elle-même vienne à
changer de nature, ce qui n'a pas d'analogue dans les courbes, les
points qui les décrivent ne pouvant avoir aucune figure distincte. Deux
classes de conditions très-diverses peuvent donc faire varier les formes
des surfaces, tandis qu'il n'en existe qu'une seule pour les lignes. Il
est inutile de citer spécialement une série d'exemples propres à
vérifier cette multiplicité doublement infinie qu'on remarque parmi les
surfaces. Il suffirait, pour s'en faire une idée, de considérer
l'extrême variété que présente le seul groupe des surfaces dites
_réglées_, c'est-à-dire engendrées par une ligne droite, et qui comprend
toute la famille des surfaces cylindriques, celle des surfaces coniques,
la classe plus générale des surfaces développantes quelconques, etc. Par
rapport aux volumes, il n'y a lieu à aucune considération spéciale,
puisqu'ils ne se distinguent entr'eux que par les surfaces qui les
terminent.

Afin de compléter cet aperçu géométrique, il faut ajouter que les
surfaces elles-mêmes fournissent un nouveau moyen général de concevoir
des courbes nouvelles, puisque toute courbe peut être envisagée comme
produite par l'intersection de deux surfaces. C'est ainsi, en effet,
qu'ont été obtenues les premières lignes qu'on puisse regarder comme
vraiment inventées par les géomètres, puisque la nature donnait
immédiatement la ligne droite et le cercle. On sait que l'ellipse, la
parabole et l'hyperbole, les seules courbes complétement étudiées par
les anciens, avaient été seulement conçues, dans l'origine, comme
résultant de l'intersection d'un cône à base circulaire par un plan
diversement situé. Il est évident que par l'emploi combiné de ces
différens moyens généraux pour la formation des lignes et des surfaces,
on pourrait produire une suite rigoureusement infinie de formes
distinctes, en partant seulement d'un très-petit nombre de figures
directement fournies par l'observation.

Du reste, tous les divers moyens immédiats pour l'invention des formes,
n'ont presque plus aucune importance, depuis que la géométrie
rationnelle a pris, entre les mains de Descartes, son caractère
définitif. En effet, comme nous le verrons spécialement dans la douzième
leçon, l'invention des formes se réduit aujourd'hui à l'invention des
équations, en sorte que rien n'est plus aisé que de concevoir de
nouvelles lignes et de nouvelles surfaces, en changeant à volonté les
fonctions introduites dans les équations. Ce simple procédé abstrait
est, sous ce rapport, infiniment plus fécond que les ressources
géométriques directes, développées par l'imagination la plus puissante,
qui s'appliquerait uniquement à cet ordre de conceptions. Il explique
d'ailleurs, de la manière la plus générale et la plus sensible, la
variété nécessairement infinie des formes géométriques, qui correspond
ainsi à la diversité des fonctions analytiques. Enfin, il montre non
moins clairement que les différentes formes de surfaces doivent être
encore plus multipliées que celles des lignes, puisque les lignes sont
représentées analytiquement par des équations à deux variables, tandis
que les surfaces donnent lieu à des équations à trois variables, qui
présentent nécessairement une plus grande diversité.

Les considérations précédemment indiquées suffisent pour montrer
nettement l'extension rigoureusement infinie que comporte, par sa
nature, chacune des trois sections générales de la géométrie,
relativement aux lignes, aux surfaces et aux volumes, en résultat de la
variété infinie des corps à mesurer.

Pour achever de nous faire une idée exacte et suffisamment étendue de la
nature des recherches géométriques, il est maintenant indispensable de
revenir sur la définition générale donnée ci-dessus, afin de la
présenter sous un nouveau point de vue, sans lequel l'ensemble de la
science ne serait que fort imparfaitement conçu.

En assignant pour but à la géométrie la _mesure_ de toutes les sortes de
lignes, de surfaces et de volumes, c'est-à-dire, comme je l'ai expliqué,
la réduction de toutes les comparaisons géométriques à de simples
comparaisons de lignes droites, nous avons évidemment l'avantage
d'indiquer une destination générale très-précise et très-facile à
saisir. Mais, si écartant toute définition, on examine la composition
effective de la science géométrique, on sera d'abord porté à regarder la
définition précédente comme beaucoup trop étroite, car il n'est pas
douteux que la majeure partie des recherches qui constituent notre
géométrie actuelle ne paraissent nullement avoir pour objet la _mesure_
de l'étendue. C'est probablement une telle considération qui maintient
encore, pour la géométrie, l'usage de ces définitions vagues, qui ne
comprennent tout que parce qu'elles ne caractérisent rien. Je crois
néanmoins, malgré cette objection fondamentale, pouvoir persister à
indiquer la _mesure_ de l'étendue comme le but général et uniforme de la
science géométrique, et en y comprenant cependant tout ce qui entre dans
sa composition réelle. En effet, si, au lieu de se borner à considérer
isolément les diverses recherches géométriques, on s'attache à saisir
les questions principales, par rapport auxquelles toutes les autres,
quelque importantes qu'elles soient, ne doivent être regardées que comme
secondaires, on finira par reconnaître que la _mesure_ des lignes, des
surfaces et des volumes, est le but invariable, quelquefois _direct_, et
le plus souvent _indirect_, de tous les travaux géométriques. Cette
proposition générale étant fondamentale, puisqu'elle peut seule donner à
notre définition toute sa valeur, il est indispensable d'entrer à ce
sujet dans quelques développemens.

En examinant avec attention les recherches géométriques qui ne
paraissent point se rapporter à la _mesure_ de l'étendue, on trouve
qu'elles consistent essentiellement dans l'étude des diverses
_propriétés_ de chaque ligne ou de chaque surface, c'est-à-dire, en
termes précis, dans la connaissance des différens modes de génération,
ou du moins de définition, propres à chaque forme que l'on considère.
Or, on peut aisément établir, de la manière la plus générale, la
relation nécessaire d'une telle étude avec la question de _mesure_, pour
laquelle la connaissance la plus complète possible des propriétés de
chaque forme est un préliminaire indispensable. C'est ce que concourent
à prouver deux considérations également fondamentales, quoique de nature
tout-à-fait distincte.

La première, purement scientifique, consiste à remarquer que si l'on ne
connaissait, pour chaque ligne ou pour chaque surface, d'autre propriété
caractéristique que celle d'après laquelle les géomètres l'ont
primitivement conçue, il serait le plus souvent impossible de parvenir à
la solution des questions relatives à sa _mesure_. En effet, il est
facile de sentir que les différentes définitions dont chaque forme est
susceptible ne sont pas toutes également propres à une telle
destination, et qu'elles présentent même, sous ce rapport, les
oppositions les plus complètes. Or, d'un autre côté, la définition
primitive de chaque forme n'ayant pu évidemment être choisie d'après
cette condition, il est clair qu'on ne doit pas s'attendre, en général,
à la trouver la plus convenable; d'où résulte la nécessité d'en
découvrir d'autres, c'est à dire d'étudier, autant que possible, les
_propriétés_ de la forme proposée. Qu'on suppose, par exemple, que le
cercle soit défini, la courbe qui, sous le même contour, renferme la
plus grande aire, ce qui est certainement une propriété tout-à-fait
caractéristique, on éprouverait évidemment des difficultés
insurmontables pour déduire d'un tel point de départ la solution des
questions fondamentales relatives à la rectification ou à la quadrature
de cette courbe. Il est clair, _à priori_, que la propriété d'avoir tous
ses points à égale distance d'un point fixe, doit nécessairement
s'adapter bien mieux à des recherches de cette nature, sans qu'elle soit
précisément la plus convenable. De même, Archimède eût-il jamais pu
découvrir la quadrature de la parabole, s'il n'avait connu de cette
courbe d'autre propriété que d'être la section d'un cône à base
circulaire, par un plan parallèle à sa génératrice? Les travaux purement
spéculatifs des géomètres précédens, pour transformer cette première
définition, ont évidemment été des préliminaires indispensables à la
solution directe d'une telle question. Il en est de même, à plus forte
raison, relativement aux surfaces. Il suffirait, pour s'en faire une
juste idée, de comparer, par exemple, quant à la question de la cubature
ou de la quadrature, la définition ordinaire de la sphère avec celle,
non moins caractéristique sans doute, qui consisterait à regarder un
corps sphérique comme celui qui, sous la même aire, contient le plus
grand volume.

Je n'ai pas besoin d'indiquer un plus grand nombre d'exemples pour faire
comprendre, en général, la nécessité de connaître, autant que possible,
toutes les propriétés de chaque ligne ou de chaque surface, afin de
faciliter la recherche des rectifications, des quadratures, et des
cubatures, qui constitue l'objet final de la géométrie. On peut même
dire que la principale difficulté des questions de ce genre consiste à
employer, dans chaque cas, la propriété qui s'adapte le mieux à la
nature du problème proposé. Ainsi en continuant à indiquer, pour plus de
précision, la mesure de l'étendue, comme la destination générale de la
géométrie, cette première considération, qui touche directement au fond
du sujet, démontre clairement la nécessité d'y comprendre l'étude,
aussi approfondie que possible, des diverses générations ou définitions
propres à une même forme.

Un second motif, d'une importance au moins égale, consiste en ce qu'une
telle étude est indispensable pour organiser, d'une manière rationnelle,
la relation de l'abstrait au concret en géométrie.

La science géométrique devant considérer, ainsi que je l'ai indiqué
ci-dessus, toutes les formes imaginables qui comportent une définition
exacte, il en résulte nécessairement, comme nous l'avons remarqué, que
les questions relatives aux formes quelconques présentées par la nature,
sont toujours implicitement comprises dans cette géométrie abstraite,
supposée parvenue à sa perfection. Mais quand il faut passer
effectivement à la géométrie concrète, on rencontre constamment une
difficulté fondamentale, celle de savoir auxquels des différens types
abstraits on doit rapporter, avec une approximation suffisante, les
lignes ou les surfaces réelles qu'il s'agit d'étudier. Or, c'est pour
établir une telle relation qu'il est particulièrement indispensable de
connaître le plus grand nombre possible de propriétés de chaque forme
considérée en géométrie.

En effet, si l'on se bornait toujours à la seule définition primitive
d'une ligne ou d'une surface, en supposant même qu'on pût alors la
_mesurer_ (ce qui, d'après le premier genre de considérations, serait
le plus souvent impossible), ces connaissances resteraient presque
nécessairement stériles dans l'application, puisqu'on ne saurait point
ordinairement reconnaître cette forme dans la nature, quand elle s'y
présenterait. Il faudrait pour cela que le caractère unique, d'après
lequel les géomètres l'auraient conçue, fût précisément celui dont les
circonstances extérieures comporteraient la vérification, coïncidence
purement fortuite, sur laquelle évidemment on ne doit pas compter, bien
qu'elle puisse avoir lieu quelquefois. Ce n'est donc qu'en multipliant
autant que possible les propriétés caractéristiques de chaque forme
abstraites, que nous pouvons être assurés d'avance de la reconnaître à
l'état concret, et d'utiliser ainsi tous nos travaux rationnels, en
vérifiant, dans chaque cas, la définition qui est susceptible d'être
constatée directement. Cette définition est presque toujours unique dans
des circonstances données, et varie, au contraire, pour une même forme,
avec des circonstances différentes: double motif de détermination.

La géométrie céleste nous fournit, à cet égard, l'exemple le plus
mémorable, bien propre à mettre en évidence la nécessité générale d'une
telle étude. On sait, en effet, que l'ellipse a été reconnue par Képler
comme étant la courbe que décrivent les planètes autour du soleil et les
satellites autour de leurs planètes. Or, cette découverte fondamentale,
qui a renouvelé l'astronomie, eût-elle jamais été possible, si l'on
s'était toujours borné à concevoir l'ellipse comme la section oblique
d'un cône circulaire par un plan? Aucune telle définition ne pouvait
évidemment comporter une semblable vérification. La propriété la plus
usuelle de l'ellipse, que la somme des distances de tous ses points à
deux points fixes soit constante, est bien plus susceptible sans doute,
par sa nature, de faire reconnaître la courbe dans ce cas; mais elle
n'est point encore directement convenable. Le seul caractère qui puisse
être alors vérifié immédiatement, est celui qu'on tire de la relation
qui existe dans l'ellipse entre la longueur des distances focales et
leur direction, l'unique relation qui admette une interprétation
astronomique, comme exprimant la loi qui lie la distance de la planète
au soleil au temps écoulé depuis l'origine de sa révolution. Il a donc
fallu que les travaux purement spéculatifs des géomètres grecs sur les
propriétés des sections coniques eussent préalablement présenté leur
génération sous une multitude de points de vue différens, pour que
Képler ait pu passer ainsi de l'abstrait au concret, en choisissant
parmi tous ces divers caractères celui qui pouvait le plus facilement
être constaté pour les orbites planétaires.

Je puis citer encore un exemple du même ordre, relativement aux
surfaces, en considérant l'importante question de la figure de la terre.
Si on n'avait jamais connu d'autre propriété de la sphère que son
caractère primitif d'avoir tous ses points également distans d'un point
intérieur, comment aurait-on pu jamais découvrir que la surface de la
terre était sphérique? Il a été nécessaire pour cela de déduire
préalablement de cette définition de la sphère quelques propriétés
susceptibles d'être vérifiées par des observations effectuées uniquement
à la surface, comme, par exemple, le rapport constant qui existe pour la
sphère entre la longueur du chemin parcouru le long d'un méridien
quelconque en s'avançant vers un pôle, et la hauteur angulaire de ce
pôle sur l'horizon en chaque point. Il en a été évidemment de même, et
avec une bien plus longue suite de spéculations préliminaires, pour
constater plus tard que la terre n'était point rigoureusement sphérique,
mais que sa forme est celle d'un ellipsoïde de révolution.

Après de tels exemples, il serait sans doute inutile d'en rapporter
d'autres, que chacun peut d'ailleurs aisément multiplier. On y vérifiera
toujours que, sans une connaissance très-étendue des diverses
propriétés de chaque forme, la relation de l'abstrait au concret en
géométrie serait purement accidentelle, et que, par conséquent, la
science manquerait de l'un de ses fondemens les plus essentiels.

Tels sont donc les deux motifs généraux qui démontrent pleinement la
nécessité d'introduire en géométrie une foule de recherches qui n'ont
pas pour objet direct la _mesure_ de l'étendue, en continuant cependant
à concevoir une telle mesure comme la destination finale de toute la
science géométrique. Ainsi, nous pouvons conserver les avantages
philosophiques que présentent la netteté et la précision de cette
définition, et y comprendre néanmoins, d'une manière très-rationnelle,
quoiqu'indirecte, toutes les recherches géométriques connues, en
considérant celles qui ne paraissent point se rapporter à la _mesure_ de
l'étendue, comme destinées soit à préparer la solution des questions
finales, soit à permettre l'application des solutions obtenues.

Après avoir reconnu, en thèse générale, les relations intimes et
nécessaires de l'étude des propriétés des lignes et des surfaces avec
les recherches qui constituent l'objet définitif de la géométrie, il est
d'ailleurs évident que, dans la suite de leurs travaux, les géomètres ne
doivent nullement s'astreindre à ne jamais perdre de vue un tel
enchaînement. Sachant, une fois pour toutes, combien il importe de
varier le plus possible les manières de concevoir chaque forme, ils
doivent poursuivre cette étude sans considérer immédiatement de quelle
utilité peut être telle ou telle propriété spéciale pour les
rectifications, les quadratures ou les cubatures. Ils entraveraient
inutilement leurs recherches, en attachant une importance puérile à
l'établissement continu de cette coordination. L'esprit humain doit
procéder, à cet égard, comme il le fait en toute occasion semblable,
quand, après avoir conçu, en général, la destination d'une certaine
étude, il s'attache exclusivement à la pousser le plus loin possible, en
faisant complétement abstraction de cette relation, dont la
considération perpétuelle compliquerait tous ses travaux.

L'explication générale que je viens d'exposer est d'autant plus
indispensable, que, par la nature même du sujet, cette étude des
diverses propriétés de chaque ligne et de chaque surface compose
nécessairement la très-majeure partie de l'ensemble des recherches
géométriques. En effet, les questions immédiatement relatives aux
rectifications, aux quadratures et aux cubatures, sont évidemment, par
elles-mêmes, en nombre fort limité pour chaque forme considérée. Au
contraire, l'étude des propriétés d'une même forme présente à
l'activité de l'esprit humain un champ naturellement indéfini, où l'on
peut toujours espérer de faire de nouvelles découvertes. Ainsi, par
exemple, quoique les géomètres se soient occupés depuis vingt siècles,
avec plus ou moins d'activité sans doute, mais sans aucune interruption
réelle, de l'étude des sections coniques, ils sont loin de regarder ce
sujet si simple comme épuisé; et il est certain en effet qu'en
continuant à s'y livrer, on ne manquerait pas de trouver encore des
propriétés inconnues de ces diverses courbes. Si les travaux de ce genre
se sont considérablement ralentis depuis environ un siècle, ce n'est pas
qu'ils soient terminés; cela tient seulement, comme je l'expliquerai
tout-à-l'heure, à ce que la révolution philosophique opérée en géométrie
par Descartes a dû singulièrement diminuer l'importance de semblables
recherches.

Il résulte des considérations précédentes que non-seulement le champ de
la géométrie est nécessairement infini à cause de la variété des formes
à considérer, mais aussi en vertu de la diversité des points de vue sous
lesquels une même forme peut être envisagée. Cette dernière conception
est même celle qui donne l'idée la plus large et la plus complète de
l'ensemble des recherches géométriques. On voit que les études de ce
genre consistent essentiellement, pour chaque ligne ou pour chaque
surface, à rattacher tous les phénomènes géométriques qu'elle peut
présenter à un seul phénomène fondamental, regardé comme définition
primitive.

Après avoir exposé, d'une manière générale et pourtant précise, l'objet
final de la géométrie, et montré comment la science, ainsi définie,
comprend une classe de recherches très-étendue qui ne paraissaient point
d'abord s'y rapporter nécessairement, il me reste à considérer, dans son
ensemble, la méthode à suivre pour la formation de cette science. Cette
dernière explication est indispensable pour compléter ce premier aperçu
du caractère philosophique de la géométrie. Je me bornerai en ce moment
à indiquer à cet égard la considération la plus générale, cette
importante notion fondamentale devant être développée et précisée dans
les leçons suivantes.

L'ensemble des questions géométriques peut être traité suivant deux
méthodes tellement différentes, qu'il en résulte, pour ainsi dire, deux
sortes de géométries, dont le caractère philosophique ne me semble pas
avoir été encore convenablement saisi. Les expressions de géométrie
_synthétique_ et géométrie _analytique_, habituellement employées pour
les désigner, en donnent une très-fausse idée. Je préférerais de
beaucoup les dénominations purement historiques de _géométrie des
anciens_ et _géométrie des modernes_, qui ont, du moins, l'avantage de
ne pas faire méconnaître leur vrai caractère. Mais je propose d'employer
désormais les expressions régulières de _géométrie spéciale_ et
_géométrie générale_, qui me paraissent propres à caractériser avec
précision la véritable nature des deux méthodes.

Ce n'est point, en effet, dans l'emploi du calcul, comme on le pense
communément, que consiste précisément la différence fondamentale entre
la manière dont nous concevons la géométrie depuis Descartes, et la
manière dont les géomètres de l'antiquité traitaient les questions
géométriques. Il est certain, d'une part, que l'usage du calcul ne leur
était point entièrement inconnu, puisqu'ils faisaient, dans leur
géométrie, des applications continuelles et fort étendues de la théorie
des proportions, qui était pour eux, comme moyen de déduction, une sorte
d'équivalent réel, quoique très-imparfait et surtout extrêmement borné,
de notre algèbre actuelle. On peut même employer le calcul d'une manière
beaucoup plus complète qu'ils ne l'ont fait pour obtenir certaines
solutions géométriques, qui n'en auront pas moins le caractère essentiel
de la géométrie ancienne; c'est ce qui arrive très-fréquemment, par
rapport à ces problèmes de géométrie à deux ou à trois dimensions,
qu'on désigne vulgairement sous le nom de _déterminés_. D'un autre côté,
quelque capitale que soit l'influence du calcul dans notre géométrie
moderne, plusieurs solutions, obtenues sans algèbre, peuvent manifester
quelquefois le caractère propre qui la distingue de la géométrie
ancienne, quoique, en thèse générale, l'analyse soit indispensable; j'en
citerai, comme exemple, la méthode de Roberval pour les tangentes, dont
la nature est essentiellement moderne, et qui cependant conduit, en
certains cas, à des solutions complètes, sans aucun secours du calcul.
Ce n'est donc point par l'instrument de déduction employé qu'on doit
principalement distinguer les deux marches que l'esprit humain peut
suivre en géométrie.

La différence fondamentale, jusqu'ici imparfaitement saisie, me paraît
consister réellement dans la nature même des questions considérées. En
effet, la géométrie, envisagée dans son ensemble, et supposée parvenue à
son entière perfection, doit, comme nous l'avons vu, d'une part,
embrasser toutes les formes imaginables, et d'une autre part, découvrir
toutes les propriétés de chaque forme. Elle est susceptible, d'après
cette double considération, d'être traitée suivant deux plans
essentiellement distinctifs: soit en groupant ensemble toutes les
questions, quelque diverses qu'elles soient, qui concernent une même
forme, et isolant celles relatives à des corps différens, quelque
analogie qui puisse exister entre elles; soit, au contraire, en
réunissant sous un même point de vue toutes les recherches semblables, à
quelques formes diverses qu'elles se rapportent d'ailleurs, et séparant
les questions relatives aux propriétés réellement différentes d'un même
corps. En un mot, l'ensemble de la géométrie peut être essentiellement
ordonné ou par rapport aux corps étudiés, ou par rapport aux phénomènes
à considérer. Le premier plan, qui est le plus naturel, a été celui des
anciens; le second, infiniment plus rationnel, est celui des modernes
depuis Descartes.

Tel est, en effet, le caractère principal de la géométrie ancienne,
qu'on étudiait, une à une, les diverses lignes et les diverses surfaces,
ne passant à l'examen d'une nouvelle forme que lorsqu'on croyait avoir
épuisé tout ce que pouvaient offrir d'intéressant les formes connues
jusqu'alors. Dans cette manière de procéder, quand on entreprenait
l'étude d'une courbe nouvelle, l'ensemble des travaux exécutés sur les
précédentes ne pouvait présenter directement aucune ressource
essentielle, autrement que par l'exercice géométrique auquel il avait
dressé l'intelligence. Quelle que pût être la similitude réelle des
questions proposées sur deux formes différentes, les connaissances
complètes acquises pour l'une ne pouvaient nullement dispenser de
reprendre pour l'autre l'ensemble de la recherche. Aussi la marche de
l'esprit n'était-elle jamais assurée; en sorte qu'on ne pouvait être
certain d'avance d'obtenir une solution quelconque, quelqu'analogue que
fût le problème proposé à des questions déjà résolues. Ainsi, par
exemple, la détermination des tangentes aux trois sections coniques ne
fournissait aucun secours rationnel pour mener la tangente à
quelqu'autre courbe nouvelle, comme le conchoïde, la cissoïde, etc. En
un mot, la géométrie des anciens était, suivant l'expression proposée
ci-dessus, essentiellement _spéciale_.

Dans le système des modernes, la géométrie est, au contraire, éminemment
_générale_, c'est-à-dire, relative à des formes quelconques. Il est aisé
de comprendre d'abord que toutes les questions géométriques de
quelqu'intérêt peuvent être proposées par rapport à toutes les formes
imaginables. C'est ce qu'on voit directement pour les problèmes
fondamentaux, qui constituent, d'après les explications données dans
cette leçon, l'objet définitif de la géométrie, c'est-à-dire, les
rectifications, les quadratures, et les cubatures. Mais cette remarque
n'est pas moins incontestable, même pour les recherches relatives aux
diverses _propriétés_ des lignes et des surfaces, et dont les plus
essentielles, telles que la question des tangentes ou des plans tangens,
la théorie des courbures, etc., sont évidemment communes à toutes les
formes quelconques. Les recherches très-peu nombreuses qui sont vraiment
particulières à telle ou telle forme n'ont qu'une importance extrêmement
secondaire. Cela posé, la géométrie moderne consiste essentiellement à
abstraire, pour la traiter à part, d'une manière entièrement générale,
toute question relative à un même phénomène géométrique, dans quelques
corps qu'il puisse être considéré. L'application des théories
universelles ainsi construites à la détermination spéciale du phénomène
dont il s'agit dans chaque corps particulier, n'est plus regardée que
comme un travail subalterne, à exécuter suivant des règles invariables
et dont le succès est certain d'avance. Ce travail est, en un mot, du
même ordre que l'évaluation numérique d'une formule analytique
déterminée. Il ne peut y avoir sous ce rapport d'autre mérite que celui
de présenter, dans chaque cas, la solution nécessairement fournie par la
méthode générale, avec toute la simplicité et l'élégance que peut
comporter la ligne ou la surface considérée. Mais on n'attache
d'importance réelle qu'à la conception et à la solution complète d'une
nouvelle question propre à une forme quelconque. Les travaux de ce
genre sont seuls regardés comme faisant faire à la science de véritables
pas. L'attention des géomètres, ainsi dispensée de l'examen des
particularités des diverses formes, et dirigée tout entière vers les
questions générales, a pu s'élever par là à la considération de
nouvelles notions géométriques, qui, appliquées aux courbes étudiées par
les anciens, en ont fait découvrir des propriétés importantes qu'ils
n'avaient pas même soupçonnées. Telle est la géométrie depuis la
révolution radicale opérée par Descartes dans le système général de la
science.

La simple indication du caractère fondamental propre à chacune des deux
géométries, suffit sans doute pour mettre en évidence l'immense
supériorité nécessaire de la géométrie moderne. On peut même dire
qu'avant la grande conception de Descartes, la géométrie rationnelle
n'était pas vraiment constituée sur des bases définitives, soit sous le
rapport abstrait, soit sous le rapport concret. En effet, pour la
science considérée spéculativement, il est clair qu'en continuant
indéfiniment, comme l'ont fait les modernes avant Descartes et même un
peu après, à suivre la marche des anciens, en ajoutant quelques
nouvelles courbes au petit nombre de celles qu'ils avaient étudiées, les
progrès, quelque rapides qu'ils eussent pû être, n'auraient été, après
une longue suite de siècles, que fort peu considérables par rapport au
système général de la géométrie, vu l'infinie variété des formes qui
seraient toujours restées à étudier. Au contraire, à chaque question
résolue suivant la marche des modernes, le nombre des problèmes
géométriques à résoudre se trouve, une fois pour toutes, diminué
d'autant, par rapport à tous les corps possibles. Sous un second point
de vue, du défaut complet de méthodes générales il résultait que les
géomètres anciens, dans toutes leurs recherches, étaient entièrement
abandonnés à leurs propres forces, sans avoir jamais la certitude
d'obtenir tôt ou tard une solution quelconque. Si cette imperfection de
la science était éminemment propre à mettre dans tout son jour leur
admirable sagacité, elle devait rendre leurs progrès extrêmement lents:
on peut s'en faire une idée par le temps considérable qu'ils ont employé
à l'étude des sections coniques. La géométrie moderne, assurant d'une
manière invariable la marche de notre esprit, permet, au contraire,
d'utiliser au plus haut degré possible les forces de l'intelligence, que
les anciens devaient consumer fréquemment sur des questions bien peu
importantes.

Une différence non moins capitale se manifeste entre les deux systèmes,
quand on vient à considérer la géométrie sous le rapport concret. En
effet, nous avons remarqué plus haut que la relation de l'abstrait au
concret en géométrie ne peut être solidement fondée sur des bases
rationnelles qu'autant qu'on fait directement porter les recherches sur
toutes les formes imaginables. En n'étudiant les lignes et les surfaces
qu'une à une, quel que soit le nombre, toujours nécessairement fort
petit, de celles qu'on aura considérées, l'application de théories
semblables aux formes réellement existantes dans la nature n'aura jamais
qu'un caractère essentiellement accidentel, puisque rien n'assure que
ces formes pourront effectivement rentrer dans les types abstraits
envisagés par les géomètres.

Il y a certainement, par exemple, quelque chose de fortuit dans
l'heureuse relation qui s'est établie entre les spéculations des
géomètres grecs sur les sections coniques et la détermination des
véritables orbites planétaires. En continuant sur le même plan les
travaux géométriques, on n'avait point, en général, le droit d'espérer
de semblables coïncidences; et il eût été possible, dans ces études
spéciales, que les recherches des géomètres se fussent dirigées sur des
formes abstraites indéfiniment inapplicables, tandis qu'ils en auraient
négligé d'autres, susceptibles peut-être d'une application importante et
prochaine. Il est clair, du moins, que rien ne garantissait
positivement l'applicabilité nécessaire des spéculations géométriques.
Il en est tout autrement dans la géométrie moderne. Par cela seul qu'on
y procède par questions générales, relatives à des formes quelconques,
on a d'avance la certitude évidente que les formes réalisées dans le
monde extérieur se sauraient jamais échapper à chaque théorie, si le
phénomène géométrique qu'elle envisage vient à s'y présenter.

Par ces diverses considérations, on voit que le système de géométrie des
anciens porte essentiellement le caractère de l'enfance de la science,
qui n'a commencé à devenir complétement rationnelle que par suite de la
révolution philosophique opérée par Descartes. Mais il est évident, d'un
autre côté, que la géométrie n'a pu être conçue d'abord que de cette
manière _spéciale_. La géométrie _générale_ n'eût point été possible, et
la nécessité n'eût pu même en être sentie, si une longue suite de
travaux spéciaux sur les formes les plus simples n'avait point
préalablement fourni des bases à la conception de Descartes, et rendu
sensible l'impossibilité de persister indéfiniment dans la philosophie
géométrique primitive.

En précisant autant que possible cette dernière considération, il faut
même en conclure que, quoique la géométrie que j'ai appelé _générale_
doive être aujourd'hui regardée comme la seule véritable géométrie
dogmatique, celle à laquelle nous nous bornerons essentiellement,
l'autre n'ayant plus, principalement, qu'un intérêt historique,
néanmoins il n'est pas possible de faire disparaître entièrement la
géométrie _spéciale_ dans une exposition rationnelle de la science. On
peut sans doute se dispenser, comme on l'a fait depuis environ un
siècle, d'emprunter directement à la géométrie ancienne tous les
résultats qu'elle a fournis. Les recherches les plus étendues et les
plus difficiles dont elle était composée, ne sont plus même
habituellement présentées aujourd'hui que d'après la méthode moderne.
Mais, par la nature même du sujet, il est nécessairement impossible de
se passer absolument de la méthode ancienne, qui, quoi qu'on fasse,
servira toujours dogmatiquement de base préliminaire à la science, comme
elle l'a fait historiquement. Le motif en est facile à comprendre. En
effet, la géométrie _générale_ étant essentiellement fondée, comme nous
l'établirons bientôt, sur l'emploi du calcul, sur la transformation des
considérations géométriques en considérations analytiques, une telle
manière de procéder ne saurait s'emparer du sujet immédiatement à son
origine. Nous savons que l'application de l'analyse mathématique, par
sa nature, ne peut jamais commencer aucune science quelconque,
puisqu'elle ne saurait avoir lieu que lorsque la science a déjà été
assez cultivée pour établir, relativement aux phénomènes considérés,
quelques _équations_ qui puissent servir de point de départ aux travaux
analytiques. Ces équations fondamentales une fois découvertes, l'analyse
permettra d'en déduire une multitude de conséquences, qu'il eût été même
impossible de soupçonner d'abord; elle perfectionnera la science à un
degré immense, soit sous le rapport de la généralité des conceptions,
soit quant à la coordination complète établie entre elles. Mais, pour
constituer les bases mêmes d'une science naturelle quelconque, jamais,
évidemment, la simple analyse mathématique ne saurait y suffire, pas
même pour les démontrer de nouveau lorsqu'elles ont été déjà fondées.
Rien ne peut dispenser, à cet égard, de l'étude directe du sujet,
poussée jusqu'au point de la découverte de relations précises. Tenter de
faire rentrer la science, dès son origine, dans le domaine du calcul, ce
serait vouloir imposer à des théories portant sur des phénomènes
effectifs, le caractère de simples procédés logiques, et les priver
ainsi de tout ce qui constitue leur corrélation nécessaire avec le monde
réel. En un mot, une telle opération philosophique, si par elle-même
elle n'était pas nécessairement contradictoire, ne saurait aboutir
évidemment qu'à replonger la science dans le domaine de la métaphysique,
dont l'esprit humain a eu tant de peine à se dégager complétement.

Ainsi, la géométrie des anciens aura toujours, par sa nature, une
première part nécessaire et plus ou moins étendue dans le système total
des connaissances géométriques. Elle constitue une introduction
rigoureusement indispensable à la géométrie _générale_. Mais c'est à
cela que nous devons la réduire dans une exposition complétement
dogmatique. Je considérerai donc directement, dans la leçon suivante,
cette géométrie _spéciale_ ou _préliminaire_, restreinte exactement à
ses limites nécessaires, pour ne plus m'occuper ensuite que de l'examen
philosophique de la géométrie _générale_ ou _définitive_, la seule
vraiment rationnelle, et qui aujourd'hui compose essentiellement la
science.




ONZIÈME LEÇON.

SOMMAIRE. Considérations générales sur la géométrie _spéciale_ ou
_préliminaire_.


La méthode géométrique des anciens devant avoir nécessairement, d'après
les motifs indiqués à la fin de la leçon précédente, une part
préliminaire dans le système dogmatique de la géométrie, pour fournir à
la géométrie _générale_ des fondemens indispensables, il convient
maintenant de fixer d'abord en quoi consiste strictement cette fonction
préalable de la géométrie _spéciale_, ainsi réduite au moindre
développement possible.

En la considérant sous ce point de vue, il est aisé de reconnaître qu'on
pourrait la restreindre à la seule étude de la ligne droite pour ce qui
concerne la géométrie des lignes, à la quadrature des aires planes
rectilignes, et enfin à la cubature des corps terminés par des faces
planes. Les propositions élémentaires relatives à ces trois questions
fondamentales constituent, en effet, le point de départ nécessaire de
toutes les recherches géométriques; elles seules ne peuvent être
obtenues que par une étude directe du sujet; tandis qu'au contraire la
théorie complète de toutes les autres formes quelconques, même celle du
cercle et des surfaces et volumes qui s'y rapportent, peut aujourd'hui
rentrer entièrement dans le domaine de la géométrie _générale_ ou
_analytique_, ces élémens primitifs fournissant déjà des _équations_,
qui suffisent pour permettre l'application du calcul aux questions
géométriques, qui n'eût pas été possible sans cette condition préalable.

Il résulte de cette considération que, dans l'usage ordinaire, on donne
à la géométrie _élémentaire_ plus d'étendue qu'il ne serait
rigoureusement nécessaire, puisque, outre la ligne droite, les polygones
et les polyèdres, on y comprend aussi le cercle et les corps _ronds_,
dont l'étude pourrait cependant être aussi purement _analytique_ que
celle, par exemple, des sections coniques. Une vénération irréfléchie
pour l'antiquité contribue, sans doute, à maintenir ce défaut de
méthode. Mais comme ce respect n'a point empêché de faire rentrer dans
le domaine de la géométrie moderne la théorie des sections coniques, il
faut bien que, relativement aux formes circulaires, l'habitude
contraire, encore universelle, soit fondée sur d'autres motifs. La
raison la plus sensible qu'on en puisse donner, c'est le grave
inconvénient qu'il y aurait, pour l'enseignement ordinaire, à ajourner à
une époque assez éloignée de l'éducation mathématique la solution de
plusieurs questions essentielles, susceptibles d'une application
immédiate et continuelle à une foule d'usages importans. Pour procéder,
en effet, de la manière la plus rationnelle, ce ne serait qu'à l'aide du
calcul intégral qu'on pourrait obtenir les intéressans résultats,
relatifs à la mesure de la longueur ou de l'aire du cercle, ou à la
quadrature de la sphère, etc., établis par les anciens d'après des
considérations extrêmement simples. Cet inconvénient serait peu
important, à l'égard des esprits destinés à étudier l'ensemble de la
science mathématique, et l'avantage de procéder avec une rationnalité
parfaite aurait, comparativement, une bien plus grande valeur. Mais, le
cas contraire étant encore le plus fréquent, on a dû s'attacher à
conserver dans la géométrie élémentaire proprement dite des théories
aussi essentielles. En admettant l'influence d'une telle considération,
et ne restreignant plus cette géométrie préliminaire à ce qui est
strictement indispensable, on peut même concevoir l'utilité, pour
certains cas particuliers, d'y introduire plusieurs études importantes
qui en ont été généralement exclues, comme celles des sections
coniques, de la cycloïde, etc., afin de renfermer, dans un enseignement
borné, le plus grand nombre possible de connaissances usuelles, quoique,
même sous le simple rapport du temps, il fût préférable de suivre la
marche la plus rationnelle.

Je ne dois point, à ce sujet, tenir compte ici des avantages que peut
présenter cette extension habituelle de la méthode géométrique des
anciens au-delà de la destination nécessaire qui lui est propre, par la
connaissance plus profonde qu'on acquiert ainsi de cette méthode, et par
la comparaison instructive qui en résulte avec la méthode moderne. Ce
sont là des qualités qui, dans l'étude d'une science quelconque,
appartiennent à la marche que nous avons nommée _historique_, et
auxquelles il faut savoir renoncer franchement, quand on a bien reconnu
la nécessité de suivre la marche vraiment _dogmatique_. Après avoir
conçu toutes les parties d'une science de la manière la plus
rationnelle, nous savons combien il importe, pour compléter cette
éducation, d'étudier l'_histoire_ de la science, et par conséquent, de
comparer exactement les diverses méthodes que l'esprit humain a
successivement employées; mais ces deux séries d'études doivent être, en
général, comme nous l'avons vu, soigneusement séparées. Cependant, dans
le cas dont il s'agit ici, la méthode géométrique des modernes est
peut-être encore trop récente pour qu'il ne convienne pas, afin de la
mieux caractériser par la comparaison, de traiter d'abord, suivant la
méthode des anciens, certaines questions qui, par leur nature, doivent
rentrer rationnellement dans la géométrie moderne.

Quoi qu'il en soit, écartant maintenant ces diverses considérations
accessoires, nous voyons que cette introduction à la géométrie, qui ne
peut être traitée que suivant la méthode des anciens, est strictement
réductible à l'étude de la ligne droite, des aires polygonales et des
polyèdres. Il est même vraisemblable qu'on finira par la restreindre
habituellement à ces limites nécessaires, quand les grandes notions
analytiques seront devenues plus familières, et qu'une étude de
l'ensemble des mathématiques sera universellement regardée comme la base
philosophique de l'éducation générale.

Si cette portion préliminaire de la géométrie, qui ne saurait être
fondée sur l'application du calcul, se réduit, par sa nature, à une
suite de recherches fondamentales très-peu étendues, il est certain,
d'un autre côté, qu'on ne peut la restreindre davantage, quoique, par un
véritable abus de l'esprit analytique, on ait quelquefois essayé, dans
ces derniers temps, de présenter sous un point de vue purement
algébrique l'établissement des théorèmes principaux de la géométrie
élémentaire. C'est ainsi qu'on a prétendu démontrer par de simples
considérations abstraites d'analyse mathématique la relation constante
qui existe entre les trois angles d'un triangle rectiligne, la
proposition fondamentale de la théorie des triangles semblables, la
mesure des rectangles, celle des parallélipipèdes, etc., en un mot,
précisément les seules propositions géométriques qui ne puissent être
obtenues que par une étude directe du sujet, sans que le calcul soit
susceptible d'y avoir aucune part. Je ne signalerais point ici de telles
aberrations, si elles n'avaient pas été déterminées par l'intention
évidente de perfectionner, au plus haut degré possible, le caractère
philosophique de la science géométrique, en la faisant rentrer
immédiatement, dès sa naissance, dans le domaine des applications de
l'analyse mathématique. Mais l'erreur capitale commise à cet égard par
quelques géomètres doit être soigneusement remarquée, parce qu'elle
résulte de l'exagération irréfléchie de cette tendance aujourd'hui
très-naturelle et éminemment philosophique, qui porte à étendre de plus
en plus l'influence de l'analyse dans les études mathématiques. La
contemplation des résultats prodigieux auxquels l'esprit humain est
parvenu en suivant une telle direction, a dû involontairement entraîner
à croire que même les fondemens de la mathématique concrète pourraient
être établis sur de simples considérations analytiques. Ce n'est point,
en effet, pour la géométrie seulement que nous devons noter de
semblables aberrations; nous aurons bientôt à en constater de
parfaitement analogues relativement à la mécanique, à l'occasion des
prétendues démonstrations analytiques du parallélogramme des forces.
Cette confusion logique a même aujourd'hui bien plus de gravité en
mécanique, où elle contribue effectivement à répandre encore un nuage
métaphysique sur le caractère général de la science; tandis que, du
moins en géométrie, ces considérations abstraites ont été jusqu'ici
laissées en dehors, sans s'incorporer à l'exposition normale de la
science.

D'après les principes présentés dans cet ouvrage, sur la philosophie
mathématique, il n'est pas nécessaire d'insister beaucoup pour faire
sentir le vice d'une telle manière de procéder. Nous avons déjà reconnu,
en effet, que le calcul n'étant et ne pouvant être qu'un moyen de
déduction, c'est s'en former une idée radicalement fausse que de vouloir
l'employer à établir les fondemens élémentaires d'une science
quelconque; car, sur quoi reposeraient, dans une telle opération, les
argumentations analytiques? Un travail de cette nature, bien loin de
perfectionner véritablement le caractère philosophique d'une science,
constituerait un retour vers l'état métaphysique, en présentant des
connaissances réelles comme de simples abstractions logiques.

Quand on examine en elles-mêmes ces prétendues démonstrations
analytiques des propositions fondamentales de la géométrie élémentaire,
on vérifie aisément leur insignifiance nécessaire. Elles sont toutes
fondées sur une manière vicieuse de concevoir le principe de
l'_homogénéité_, dont j'ai exposé, dans la cinquième leçon, la véritable
notion générale. Ces démonstrations supposent que ce principe ne permet
point d'admettre la coexistence dans une même équation de nombres
obtenus par des comparaisons concrètes différentes, ce qui est
évidemment faux et visiblement contraire à la marche constante des
géomètres. Aussi, il est facile de reconnaître qu'en employant la loi de
l'homogénéité dans cette acception arbitraire et illégitime, on pourrait
parvenir à _démontrer_ avec tout autant de rigueur apparente des
propositions dont l'absurdité est manifeste au premier coup-d'oeil. En
examinant avec attention, par exemple, le procédé à l'aide duquel on a
tenté de prouver analytiquement que la somme des trois angles d'un
triangle rectiligne quelconque est constamment égale à deux angles
droits, on voit qu'il est fondé sur cette notion préliminaire, que si
deux triangles ont deux de leurs angles respectivement égaux, le
troisième angle sera aussi, de part et d'autre, nécessairement égal. Ce
premier point étant accordé, la relation proposée s'en déduit
immédiatement, d'une manière très-exacte et fort simple. Or, la
considération analytique, d'après laquelle on a voulu établir cette
proposition préalable, est d'une telle nature que, si elle pouvait être
juste, on en déduirait rigoureusement, en la reproduisant en sens
inverse, cette absurdité palpable, que deux cotés d'un triangle
suffisent, sans aucun angle, à l'entière détermination du troisième
côté. On peut faire des remarques analogues sur toutes les
démonstrations de ce genre, dont le sophisme sera ainsi vérifié d'une
manière parfaitement sensible.

Plus nous devons ici considérer la géométrie comme étant aujourd'hui
essentiellement analytique, plus il était nécessaire de prémunir les
esprits contre cette exagération abusive de l'analyse mathématique,
suivant laquelle on prétendrait se dispenser de toute observation
géométrique proprement dite, en établissant sur de pures abstractions
algébriques les fondemens mêmes de cette science naturelle. J'ai dû
attacher d'autant plus d'importance à caractériser des aberrations ainsi
liées au développement normal de l'esprit humain, qu'elles ont été pour
ainsi dire consacrées dans ces derniers temps par l'assentiment formel
d'un géomètre fort distingué, dont l'autorité exerce sur l'enseignement
élémentaire de la géométrie une très-grande influence.

Je crois devoir remarquer à cette occasion que, sous plus d'un autre
rapport, on a, ce me semble, trop perdu de vue le caractère de science
naturelle nécessairement inhérent à la géométrie. Il est aisé de le
reconnaître, en considérant les vains efforts tentés si long-temps par
les géomètres pour _démontrer_ rigoureusement, non à l'aide du calcul,
mais d'après certaines constructions, plusieurs propositions
fondamentales de la géométrie élémentaire. Quoi qu'on puisse faire, on
ne saurait évidemment éviter de recourir quelquefois en géométrie à la
simple observation immédiate, comme moyen d'établir divers résultats.
Si, dans cette science, les phénomènes que l'on considère sont, en vertu
de leur extrême simplicité, beaucoup plus liés entr'eux que ceux
relatifs à toute autre science physique, il doit néanmoins s'en trouver
nécessairement quelques-uns qui ne peuvent être déduits, et qui servent
au contraire de point de départ. Qu'il convienne, en thèse générale,
pour la plus grande perfection rationnelle de la science, de les
réduire au plus petit nombre possible, cela est sans doute
incontestable; mais il serait absurde de prétendre les faire disparaître
complétement. J'avoue d'ailleurs que je trouve moins d'inconvéniens
réels à étendre un peu au delà de ce qui serait strictement nécessaire
le nombre de ces notions géométriques ainsi établies par l'observation
immédiate, pourvu qu'elles soient d'une simplicité suffisante, qu'à en
faire le sujet de démonstrations compliquées et indirectes, même quand
ces démonstrations peuvent être logiquement irréprochables.

Après avoir caractérisé aussi exactement que possible la véritable
destination dogmatique de la géométrie des anciens réduite à son moindre
développement indispensable, il convient de considérer sommairement dans
son ensemble chacune des parties principales dont elle doit se composer.
Je crois pouvoir me borner ici à envisager la première et la plus
étendue de ces parties, celle qui a pour objet l'étude de la ligne
droite; les deux autres sections, savoir: la quadrature des polygones et
la cubature des polyèdres, ne pouvant donner lieu, vu leur nature trop
restreinte, à aucune considération philosophique de quelque importance,
distincte de celles indiquées dans la leçon précédente relativement à
la mesure des aires et des volumes en général.

La question définitive que l'on a constamment en vue dans l'étude de la
ligne droite, consiste proprement à déterminer les uns par les autres
les divers élémens d'une figure rectiligne quelconque, ce qui permet de
connaître toujours indirectement une ligne droite dans quelques
circonstances qu'elle puisse être placée. Ce problème fondamental est
susceptible de deux solutions générales, dont la nature est tout-à-fait
distincte, l'une graphique, l'autre algébrique. La première, quoique
fort imparfaite, est celle qu'on doit considérer d'abord, parce qu'elle
dérive spontanément de l'étude directe du sujet; la seconde, bien plus
parfaite sous les rapports les plus importans, ne peut être étudiée
qu'en dernier lieu, parce qu'elle est fondée sur la connaissance
préalable de l'autre.

La solution graphique consiste à _rapporter_ à volonté la figure
proposée, soit avec les mêmes dimensions, soit surtout avec des
dimensions variées dans une proportion quelconque. Le premier mode ne
peut guère être mentionné que pour mémoire, comme étant le plus simple,
et celui que l'esprit doit envisager d'abord, car il est, évidemment,
d'ailleurs presque entièrement inapplicable par sa nature. Le second
est, au contraire, susceptible de l'application la plus étendue et la
plus utile. Nous en faisons encore aujourd'hui un usage important et
continuel, non-seulement pour représenter exactement les formes des
corps et leurs positions mutuelles, mais même pour la détermination
effective des grandeurs géométriques, quand nous n'avons pas besoin
d'une grande précision. Les anciens, vu l'imperfection de leurs
connaissances géométriques, employaient ce procédé d'une manière
beaucoup plus étendue, puisqu'il a été long-temps le seul qu'ils pussent
appliquer, même dans les déterminations précises les plus importantes.
C'est ainsi, par exemple, qu'Aristarque de Samos estimait la distance
relative du soleil et de la lune à la terre, en prenant des mesures sur
un triangle construit le plus exactement possible de façon à être
semblable au triangle rectangle formé par les trois astres, à l'instant
où la lune se trouve en quadrature, et où, en conséquence, il suffirait,
pour définir le triangle, d'observer l'angle à la terre. Archimède
lui-même, quoiqu'ayant, le premier, introduit en géométrie les
déterminations calculées, a plusieurs fois employé de semblables moyens.
La formation de la trigonométrie n'y a pas fait même renoncer
entièrement, quoiqu'elle en ait beaucoup diminué l'usage; les Grecs et
les Arabes ont continué à s'en servir pour une foule de recherches, où
nous regardons aujourd'hui l'emploi du calcul comme indispensable.

Cette exacte reproduction d'une figure quelconque suivant une échelle
différente, ne peut présenter aucune grande difficulté théorique lorsque
toutes les parties de la figure proposée sont comprises dans un même
plan. Mais, si l'on suppose, comme il arrive le plus souvent, qu'elles
soient situées dans des plans différens, on voit naître alors un nouvel
ordre de considérations géométriques. La figure artificielle, qui est
constamment plane, ne pouvant plus, en ce cas, être une image
parfaitement fidèle de la figure réelle, il faut d'abord fixer avec
précision le mode de représentation, ce qui donne lieu aux divers
systèmes de _projection_. Cela posé, il reste à déterminer suivant
quelles lois les phénomènes géométriques se correspondent dans les deux
figures. Cette considération engendre une nouvelle série de recherches
géométriques, dont l'objet définitif est proprement de découvrir comment
on pourra remplacer les constructions en relief par des constructions
planes. Les anciens ont eu à résoudre plusieurs questions élémentaires
de ce genre, pour les divers cas où nous employons aujourd'hui la
trigonométrie sphérique; et principalement pour les différens problèmes
relatifs à la sphère céleste. Telle était la destination de leurs
_analemnes_, et des autres figures planes qui ont suppléé pendant si
long-temps à l'usage du calcul. On voit par là que les anciens
connaissaient réellement les élémens de ce que nous nommons maintenant
la _géométrie descriptive_, quoiqu'ils ne les eussent point conçus d'une
manière distincte et générale.

Je crois convenable de signaler ici rapidement, à cette occasion, le
véritable caractère philosophique de cette géométrie descriptive, bien
que, comme étant une science essentiellement d'application, elle ne
doive pas être comprise dans le domaine propre de cet ouvrage, tel que
je l'ai circonscrit en commençant.

Toutes les questions quelconques de géométrie à trois dimensions,
donnent lieu nécessairement, quand on considère leur solution graphique,
à une difficulté générale qui leur est propre, celle de substituer aux
diverses constructions en relief nécessaires pour les résoudre, et qui
sont presque toujours d'une exécution impossible, de simples
constructions planes équivalentes, susceptibles de déterminer finalement
les mêmes résultats. Sans cette indispensable conversion, chaque
solution de ce genre serait évidemment incomplète et réellement
inapplicable dans la pratique, quoique, pour la théorie, les
constructions dans l'espace soient ordinairement préférables comme plus
directes. C'est afin de fournir les moyens généraux d'effectuer
constamment une telle transformation que la _géométrie descriptive_ a
été créée, et constituée en un corps de doctrine distinct et homogène
par une vue de génie de notre illustre Monge. Il a préalablement conçu
un mode uniforme de représenter les corps par des figures tracées sur un
seul plan, à l'aide des _projections_ sur deux plans différens,
ordinairement perpendiculaires entre eux, et dont l'un est supposé
tourner autour de leur intersection commune pour venir se confondre avec
le prolongement de l'autre; il a suffi, dans ce système, ou dans tout
autre équivalent, de regarder les points et les lignes, comme déterminés
par leurs projections, et les surfaces par les projections de leurs
génératrices. Cela posé, Monge, analysant avec une profonde sagacité les
divers travaux partiels de ce genre exécutés avant lui d'après une foule
de procédés incohérens, et considérant même, d'une manière générale et
directe, en quoi devaient consister constamment les questions
quelconques de cette nature, a reconnu qu'elles étaient toujours
réductibles à un très-petit nombre de problèmes abstraits invariables,
susceptibles d'être résolus séparément une fois pour toutes par des
opérations uniformes, et qui se rapportent essentiellement les uns aux
contacts et les autres aux intersections des surfaces. Ayant formé des
méthodes simples et entièrement générales pour la solution graphique de
ces deux ordres de problèmes, toutes les questions géométriques
auxquelles peuvent donner lieu les divers arts quelconques de
construction, la coupe des pierres, la charpente, la perspective, la
gnonomonique, la fortification, etc., ont pu être traitées désormais
comme de simples cas particuliers d'une théorie unique, dont
l'application invariable conduira toujours nécessairement à une solution
exacte, susceptible d'être facilitée dans la pratique en profitant des
circonstances propres à chaque cas.

Cette importante création mérite singulièrement de fixer l'attention de
tous les philosophes qui considèrent l'ensemble des opérations de
l'espèce humaine, comme étant un premier pas, et jusqu'ici le seul
réellement complet, vers cette rénovation générale des travaux humains,
qui doit imprimer à tous nos arts un caractère de précision et de
rationnalité, si nécessaire à leurs progrès futurs. Une telle révolution
devait, en effet, commencer inévitablement par cette classe de travaux
industriels qui se rapporte essentiellement à la science la plus simple,
la plus parfaite, et la plus ancienne. Elle ne peut manquer de
s'étendre successivement dans la suite, quoique avec moins de facilité,
à toutes les autres opérations pratiques. Nous aurons même bientôt
occasion de remarquer que Monge, qui a conçu plus profondément que
personne la véritable philosophie des arts, avait essayé d'ébaucher pour
l'industrie mécanique une doctrine correspondante à celle qu'il avait si
heureusement formée pour l'industrie géométrique, mais sans obtenir pour
ce cas, dont la difficulté est bien supérieure, aucun autre succès que
celui d'indiquer assez nettement la direction que doivent prendre les
recherches de cette nature.

Quelqu'essentielle que soit réellement la conception de la géométrie
descriptive, il importe beaucoup de ne pas se méprendre sur la véritable
destination qui lui est si expressément propre, comme l'ont fait,
surtout dans les premiers temps de cette découverte, ceux qui y ont vu
un moyen d'agrandir le domaine général et abstrait de la géométrie
rationnelle. L'événement n'a nullement répondu depuis à ces espérances
mal conçues. Et, en effet, n'est-il pas évident que la géométrie
descriptive n'a de valeur spéciale que comme science d'application,
comme constituant la véritable théorie propre des arts géométriques?
Considérée sous le rapport abstrait, elle ne saurait introduire aucun
ordre vraiment distinct de spéculations géométriques. Il ne faut point
perdre de vue que, pour qu'une question géométrique tombe dans le
domaine propre de la géométrie descriptive, elle doit nécessairement
avoir toujours été résolue préalablement par la géométrie spéculative,
dont ensuite, comme nous l'avons vu, les solutions ont constamment
besoin d'être préparées pour la pratique de manière à suppléer aux
constructions en relief par des constructions planes, substitution qui
constitue réellement la seule fonction caractéristique de la géométrie
descriptive.

Il convient néanmoins de remarquer ici que, sous le rapport de
l'éducation intellectuelle, l'étude de la géométrie descriptive présente
une importante propriété philosophique, tout-à-fait indépendante de sa
haute utilité industrielle. C'est l'avantage qu'elle offre si
éminemment, en habituant à considérer dans l'espace des systèmes
géométriques quelquefois très-composés, et à suivre exactement leur
correspondance continuelle avec les figures effectivement tracées,
d'exercer ainsi au plus haut degré de la manière la plus sûre et la plus
précise, cette importante faculté de l'esprit humain qu'on appelle
l'_imagination_ proprement dite, et qui consiste, dans son acception
élémentaire et positive, à se représenter nettement, avec facilité, un
vaste ensemble variable d'objets fictifs, comme s'ils étaient sous nos
yeux.

Enfin, pour achever d'indiquer la nature générale de la géométrie
descriptive en déterminant son caractère logique, nous devons observer
que si, par le genre de ses solutions, elle appartient à la géométrie
des anciens, d'un autre côté elle se rapproche de la géométrie des
modernes par l'espèce des questions qui la composent. Ces questions
sont, en effet, éminemment remarquables par cette généralité que nous
avons vue, dans la dernière leçon, constituer le vrai caractère
fondamental de la géométrie moderne; les méthodes y sont toujours
conçues comme applicables à des formes quelconques, les particularités
propres à chaque forme n'y pouvant avoir qu'une influence purement
secondaire. Les solutions y sont donc graphiques comme la plupart de
celles des anciens, et générales comme celles des modernes.

Après cette importante digression, dont le lecteur aura sans doute
reconnu la nécessité, poursuivons l'examen philosophique de la géométrie
_spéciale_, considérée toujours comme réduite à son moindre
développement possible, pour servir d'introduction indispensable à la
géométrie _générale_. Ayant suffisamment envisagé la solution graphique
du problème fondamental relatif à la ligne droite, c'est-à-dire, de la
détermination les uns par les autres des divers élémens d'une figure
rectiligne quelconque, nous devons maintenant en examiner d'une manière
générale la solution algébrique.

Cette seconde solution, dont il est inutile ici d'apprécier expressément
la supériorité évidente, appartient nécessairement, par la nature même
de la question, au système de la géométrie ancienne, quoique le procédé
logique employé l'en fasse ordinairement séparer mal à propos. Nous
avons lieu de vérifier ainsi, sous un rapport très-important, ce qui a
été établi en général dans la leçon précédente, que ce n'est point par
l'emploi du calcul qu'on doit distinguer essentiellement la géométrie
moderne de celle des anciens. Les anciens sont, en effet, les vrais
inventeurs de la trigonométrie actuelle, tant sphérique que rectiligne,
qui seulement était beaucoup moins parfaite entre leurs mains, vu
l'extrême infériorité de leurs connaissances algébriques. C'est donc
réellement dans cette leçon, et non, comme on pourrait le croire
d'abord, dans celles que nous consacrerons ensuite à l'examen
philosophique de la géométrie _générale_, qu'il convient d'apprécier le
caractère de cette importante théorie préliminaire, habituellement
comprise à tort dans ce qu'on appelle la _géométrie analytique_, et qui
n'est effectivement qu'un complément de la _géométrie élémentaire_
proprement dite.

Toutes les figures rectilignes pouvant être décomposées en triangles,
il suffit évidemment de savoir déterminer les uns par les autres les
divers élémens d'un triangle, ce qui réduit la _polygonométrie_ à la
simple _trigonométrie_.

Pour qu'une telle question puisse être résolue algébriquement, la
difficulté consiste essentiellement à former entre les angles et les
côtés d'un triangle trois équations distinctes, qui, une fois obtenues,
réduiront évidemment tous les problèmes trigonométriques à de pures
recherches de calcul. En considérant de la manière la plus générale
l'établissement de ces équations, on voit naître immédiatement une
distinction fondamentale relativement au mode d'introduction des angles
dans le calcul, suivant qu'on les y fera entrer directement par eux-mêmes
ou par les arcs circulaires qui leur sont proportionnels, ou que, au
contraire, on leur substituera certaines droites, comme, par exemple,
les cordes de ces arcs qui leur sont inhérentes, et que, par cette
raison, on appelle ordinairement leurs lignes trigonométriques. De ces
deux systèmes de trigonométrie, le second a dû être, à l'origine, le
seul adopté, comme étant le seul praticable, puisque l'état de la
géométrie permettait alors de trouver assez aisément des relations
exactes entre les côtés des triangles et les lignes trigonométriques des
angles, tandis qu'il eût été absolument impossible, à cette époque,
d'établir des équations entre les côtés et les angles eux-mêmes. La
solution pouvant aujourd'hui être obtenue indifféremment dans l'un et
dans l'autre système, ce motif de préférence ne subsiste plus. Mais les
géomètres n'en ont pas moins dû persister à suivre par choix le système
primitivement admis par nécessité; car, la même raison qui a permis
ainsi d'obtenir les équations trigonométriques avec beaucoup plus de
facilité, doit également, comme il est encore plus aisé de le concevoir
_à priori_, rendre ces équations bien plus simples, puisqu'elles
existent alors seulement entre des lignes droites, au lieu d'être
établies entre des lignes droites et des arcs de cercle. Une telle
considération a d'autant plus d'importance qu'il s'agit là de formules
éminemment élémentaires, destinées à être continuellement employées dans
toutes les parties de la science mathématique aussi bien que dans toutes
ses diverses applications.

On peut objecter, il est vrai, que, lorsqu'un angle est donné, c'est
toujours en effet par lui-même et non par sa ligne trigonométrique; et
que, lorsqu'il est inconnu, c'est sa valeur angulaire qu'il s'agit
proprement de déterminer, et non celle d'aucune de ses lignes
trigonométriques. Il semble, d'après cela, que de telles lignes ne sont
entre les côtés et les angles qu'un intermédiaire inutile, qui doit
être finalement éliminé, et dont l'introduction ne paraît point
susceptible de simplifier la recherche qu'on se propose. Il importe, en
effet, d'expliquer avec plus de généralité et de précision qu'on ne le
fait d'ordinaire l'immense utilité réelle de cette manière de procéder.
Elle consiste en ce que l'introduction de ces grandeurs auxiliaires
partage la question totale de la trigonométrie en deux autres
essentiellement distinctes, dont l'une a pour objet de passer des angles
à leurs lignes trigonométriques ou réciproquement, et dont l'autre se
propose de déterminer les côtés des triangles par les lignes
trigonométriques de leurs angles ou réciproquement. Or, la première de
ces deux questions fondamentales est évidemment susceptible, par sa
nature, d'être entièrement traitée et réduite en tables numériques une
fois pour toutes, en considérant tous les angles possibles, puisqu'elle
ne dépend que de ces angles, et nullement des triangles particuliers où
ils peuvent entrer dans chaque cas; tandis que la solution de la seconde
question doit nécessairement être renouvelée, du moins sous le rapport
arithmétique, à chaque nouveau triangle qu'il faut résoudre. C'est
pourquoi la première portion du travail total, qui serait précisément la
plus pénible, n'est plus comptée ordinairement, étant toujours faite
d'avance; tandis que si une telle décomposition n'avait point été
instituée, on se serait trouvé évidemment dans l'obligation de
recommencer dans chaque cas particulier le calcul tout entier. Telle est
la propriété essentielle du système trigonométrique adopté, qui, en
effet, ne présenterait réellement aucun avantage effectif si, pour
chaque angle à considérer, il fallait calculer continuellement sa ligne
trigonométrique ou réciproquement: l'intermédiaire serait alors plus
gênant que commode.

Afin de comprendre nettement la vraie nature de cette conception, il
sera utile de la comparer à une conception encore plus importante,
destinée à produire un effet analogue, soit sous le rapport algébrique,
soit surtout sous le rapport arithmétique, l'admirable théorie des
logarithmes. En examinant d'une manière philosophique l'influence de
cette théorie, on voit, en effet, que son résultat général est d'avoir
décomposé toutes les opérations arithmétiques imaginables en deux
parties distinctes, dont la première, qui est la plus compliquée, est
susceptible d'être exécutée à l'avance une fois pour toutes, comme ne
dépendant que des nombres à considérer et nullement des diverses
combinaisons quelconques dans lesquelles ils peuvent entrer, et qui
consiste à se représenter tous les nombres comme des puissances
assignables d'un nombre constant; la seconde partie du calcul, qui doit
nécessairement être recommencée pour chaque formule nouvelle à évaluer,
étant dès lors réduite à exécuter sur ces exposans des opérations
corrélatives infiniment plus simples. Je me borne à indiquer ce
rapprochement, que chacun peut aisément développer.

Nous devons de plus observer comme une propriété, secondaire
aujourd'hui, mais capitale à l'origine, du système trigonométrique
adopté, la circonstance très-remarquable que la détermination des angles
par leurs lignes trigonométriques ou réciproquement, est susceptible
d'une solution arithmétique, la seule qui soit directement indispensable
pour la destination propre de la trigonométrie, sans avoir préalablement
résolu la question algébrique correspondante. C'est sans doute à une
telle particularité que les anciens ont dû de pouvoir connaître la
trigonométrie. La recherche ainsi conçue a été d'autant plus facile que,
les anciens ayant pris naturellement la corde pour ligne
trigonométrique, les tables se trouvaient avoir été d'avance construites
en partie pour un tout autre motif, en vertu du travail d'Archimède sur
la rectification du cercle, d'où résultait la détermination effective
d'une certaine suite de cordes, en sorte que, lorsque plus tard
Hipparque eut inventé la trigonométrie, il put se borner à compléter
cette opération par des intercalations convenables, ce qui marque
nettement la filiation des idées à cet égard.

Afin d'esquisser entièrement cet aperçu philosophique de la
trigonométrie, il convient d'observer maintenant que l'extension du même
motif qui conduit à remplacer les angles ou les arcs de cercle par des
ligues droites dans la vue de simplifier les équations, doit aussi
porter à employer concurremment plusieurs lignes trigonométriques, au
lieu de se borner à une seule, comme le faisaient les anciens, pour
perfectionner ce système en choisissant celle qui sera algébriquement la
plus convenable en telle ou telle occasion. Sous ce rapport, il est
clair que le nombre de ces lignes n'est par lui-même nullement limité;
pourvu qu'elles soient déterminées d'après l'arc, et que réciproquement
elles le déterminent, suivant quelque loi qu'elles en dérivent
d'ailleurs, elles sont aptes à lui être substituées dans les équations.
En se bornant aux constructions les plus simples, les Arabes et les
modernes ensuite ont successivement porté à quatre ou à cinq le nombre
des lignes trigonométriques _directes_, qui pourrait être étendu bien
davantage. Mais, au lieu de recourir à des formations géométriques qui
finiraient par devenir très-compliquées, on conçoit avec une extrême
facilité autant de nouvelles lignes trigonométriques que peuvent
l'exiger les transformations analytiques, au moyen d'un artifice
remarquable, qui n'est pas ordinairement saisi d'une manière assez
générale. Il consiste, sans multiplier immédiatement les lignes
trigonométriques propres à chaque arc considéré, à en introduire de
nouvelles en regardant cet arc comme déterminé indirectement par toutes
les lignes relatives à un arc qui soit une fonction très-simple du
premier. C'est ainsi, par exemple, que souvent, pour calculer un angle
avec plus de facilité, on déterminera, au lieu de son sinus, le sinus de
sa moitié ou de son double, etc. Une telle création de lignes
trigonométriques _indirectes_ est évidemment bien plus féconde que tous
les procédés géométriques immédiats pour en obtenir de nouvelles. On
peut dire, d'après cela, que le nombre des lignes trigonométriques
effectivement employées aujourd'hui par les géomètres est réellement
indéfini, puisque, à chaque instant pour ainsi dire, les transformations
analytiques peuvent conduire à l'augmenter par le procédé que je viens
d'indiquer. Seulement, on n'a donné jusqu'ici de noms spéciaux qu'à
celles de ces lignes _indirectes_ qui se rapportent au complément de
l'arc primitif, les autres ne revenant pas assez fréquemment pour
nécessiter de semblables dénominations, ce qui a fait communément
méconnaître la véritable étendue du système trigonométrique.

Cette multiplicité des lignes trigonométriques fait naître évidemment,
dans la trigonométrie, une troisième question fondamentale, l'étude des
relations qui existent entre ces diverses lignes; puisque, sans une
telle connaissance, on ne pourrait point utiliser, pour les besoins
analytiques, cette variété de grandeurs auxiliaires, qui n'a pourtant
pas d'autre destination. Il est clair, en outre, d'après la
considération indiquée tout à l'heure, que cette partie essentielle de
la trigonométrie, quoique simplement préparatoire, est, par sa nature,
susceptible d'une extension indéfinie quand on l'envisage dans son
entière généralité, tandis que les deux autres sont nécessairement
circonscrites dans un cadre rigoureusement défini.

Je n'ai pas besoin d'ajouter expressément que ces trois parties
principales de la trigonométrie doivent être étudiées dans un ordre
précisément inverse de celui suivant lequel nous les avons vues dériver
nécessairement de la nature générale du sujet; car la troisième est
visiblement indépendante des deux autres, et la seconde de celle qui
s'est présentée la première, la résolution des triangles proprement
dite, qui doit, pour cette raison, être traitée en dernier lieu, ce qui
rendait d'autant plus importante la considération de la filiation
naturelle.

Il était inutile d'envisager ici distinctement la trigonométrie
sphérique, qui ne peut donner lieu à aucune considération philosophique
spéciale, puisque, quelque essentielle qu'elle soit par l'importance et
la multiplicité de ses usages, on ne peut plus la traiter aujourd'hui,
dans son ensemble, que comme une simple application de la trigonométrie
rectiligne, qui fournit immédiatement ses équations fondamentales, en
substituant au triangle sphérique l'angle trièdre correspondant.

J'ai cru devoir indiquer cette exposition sommaire de la philosophie
trigonométrique, qui pourrait d'ailleurs donner lieu à beaucoup d'autres
considérations intéressantes, afin de rendre sensibles, par un exemple
important, cet enchaînement rigoureux et cette ramification successive
que présentent les questions les plus simples en apparence de la
géométrie élémentaire.

Avant ainsi suffisamment considéré pour le but de cet ouvrage le
caractère propre de la géométrie _spéciale_, réduite à sa seule
destination dogmatique, de fournir à la géométrie _générale_ une base
préliminaire indispensable, nous devons désormais porter toute notre
attention sur la véritable science géométrique, envisagée dans son
ensemble de la manière la plus rationnelle. Il faut d'abord, à cet
effet, soigneusement examiner la grande idée-mère de Descartes, sur
laquelle elle est entièrement fondée, ce qui fera l'objet de la leçon
suivante.




DOUZIÈME LEÇON.

SOMMAIRE. Conception fondamentale de la géométrie _générale_ ou
_analytique_.


La géométrie _générale_ étant entièrement fondée sur la transformation
des considérations géométriques en considérations analytiques
équivalentes, nous devons d'abord examiner directement et d'une manière
approfondie la belle conception d'après laquelle Descartes a établi
uniformément la possibilité constante d'une telle corélation. Outre son
extrême importance propre, comme moyen de perfectionner éminemment la
science géométrique, ou plutôt de la constituer dans son ensemble sur
des bases rationnelles, l'étude philosophique de cette admirable
conception doit avoir à nos yeux un intérêt d'autant plus élevé, qu'elle
caractérise avec une parfaite évidence la méthode générale à employer
pour organiser les relations de l'abstrait au concret en mathématique,
par la représentation analytique des phénomènes naturels. Il n'y a
point, dans la philosophie mathématique, de pensée qui mérite davantage
de fixer toute notre attention.

Afin de parvenir à exprimer par de simples relations analytiques tous
les divers phénomènes géométriques que l'on peut imaginer, il faut
évidemment établir d'abord un mode général pour représenter
analytiquement les sujets mêmes dans lesquels ces phénomènes résident,
c'est-à-dire les lignes ou les surfaces à considérer. Le _sujet_ étant
ainsi habituellement envisagé sous un point de vue purement analytique,
on comprend que dès-lors il a été possible de concevoir de la même
manière les _accidens_ quelconques dont il est susceptible.

Pour organiser la représentation des formes géométriques par des
équations analytiques, on doit surmonter préalablement une difficulté
fondamentale, celle de réduire à des idées simplement numériques les
élémens généraux des diverses notions géométriques; en un mot, de
substituer, en géométrie, de pures considérations de _quantité_ à toutes
les considérations de _qualité_.

À cet effet, observons d'abord que toutes les idées géométriques se
rapportent nécessairement à ces trois catégories universelles: la
grandeur, la forme et la position des étendues à considérer. Quant à la
première, il n'y a évidemment aucune difficulté; elle rentre
immédiatement dans les idées de nombres. Pour la seconde, il faut
remarquer qu'elle est toujours réductible par sa nature à la troisième.
Car la forme d'un corps résulte évidemment de la position mutuelle des
différens points dont il est composé, en sorte que l'idée de position
comprend nécessairement celle de forme, et que toute circonstance de
forme peut être traduite par une circonstance de position. C'est ainsi,
en effet, que l'esprit humain a procédé pour parvenir à la
représentation analytique des formes géométriques, la conception n'étant
directement relative qu'aux positions. Toute la difficulté élémentaire
se réduit donc proprement à ramener les idées quelconques de situation à
des idées de grandeur. Telle est la destination immédiate de la
conception préliminaire sur laquelle Descartes a établi le système
général de la géométrie analytique.

Son travail philosophique a simplement consisté, sous ce rapport, dans
l'entière généralisation d'un procédé élémentaire qu'on peut regarder
comme naturel à l'esprit humain, puisqu'il se forme pour ainsi dire
spontanément chez toutes les intelligences, même les plus vulgaires. En
effet, quand il s'agit d'indiquer la situation d'un objet sans le
montrer immédiatement, le moyen que nous adoptons toujours, et le seul
évidemment qui puisse être employé, consiste à rapporter cet objet à
d'autres qui soient connus, en assignant la grandeur des élémens
géométriques quelconques, par lesquels on le conçoit lié à ceux-ci[21].
Ces élémens constituent ce que Descartes, et d'après lui tous les
géomètres, ont appelé les _coordonnées_ de chaque point considéré, qui
sont nécessairement au nombre de deux si l'on sait d'avance dans quel
plan le point est situé, et au nombre de trois, s'il peut se trouver
indifféremment dans une région quelconque de l'espace. Autant de
constructions différentes on peut imaginer pour déterminer la position
d'un point, soit sur un plan, soit dans l'espace, autant on conçoit de
systèmes de coordonnées distincts, qui sont susceptibles, par
conséquent, d'être multipliés à l'infini. Mais quelque soit le système
adopté, on aura toujours ramené les idées de situation à de simples
idées de grandeur, en sorte que l'on se représentera le déplacement d'un
point comme produit par de pures variations numériques dans les valeurs
de ses coordonnées. Pour ne considérer d'abord que le cas le moins
compliqué, celui de la géométrie plane, c'est ainsi qu'on détermine le
plus souvent la position d'un point sur un plan, par ses distances plus
ou moins grandes à deux droites fixes supposées connues, qu'on nomme
_axes_, et qu'on suppose ordinairement perpendiculaires entre elles. Ce
système est le plus adopté, à cause de sa simplicité; mais les géomètres
en emploient quelquefois encore une infinité d'autres. Ainsi, la
position d'un point sur un plan peut être déterminée par ses distances à
deux points fixes; ou par sa distance à un seul point fixe, et la
direction de cette distance, estimée par l'angle plus ou moins grand
qu'elle fait avec une droite fixe, ce qui constitue le système des
coordonnées dites _polaires_, le plus usité après celui dont nous avons
parlé d'abord; ou par les angles que forment les droites allant du point
variable à deux points fixes avec la droite qui joint ces derniers; ou
par les distances de ce point à une droite fixe et à un point fixe, etc.
En un mot, il n'y a pas de figure géométrique quelconque d'où l'on ne
puisse déduire un certain système de coordonnées, plus ou moins
susceptible d'être employé.

      [Note 21: C'est ainsi, par exemple, que nous déterminons
      habituellement la position des lieux sur la terre par leurs
      distances plus ou moins grandes à l'équateur et à un premier
      méridien.]

Une observation générale qu'il importe de faire à cet égard, c'est que
tout système de coordonnées revient à déterminer un point, dans la
géométrie plane, par l'intersection de deux lignes, dont chacune est
assujétie à certaines conditions fixes de détermination; une seule de
ces conditions restant variable, et tantôt l'une, tantôt une autre,
selon le système considéré. On ne saurait, en effet, concevoir d'autre
moyen de construire un point que de le marquer par la rencontre de deux
lignes quelconques. Ainsi, dans le système le plus fréquent, celui des
_coordonnées rectilignes_ proprement dites, le point est déterminé par
l'intersection de deux droites, dont chacune reste constamment parallèle
à un axe fixe, en s'en éloignant plus ou moins; dans le système
_polaire_, c'est la rencontre d'un cercle de rayon variable et dont le
centre est fixe, avec une droite mobile assujétie à tourner autour de ce
centre, qui marque la position du point; en choisissant d'autres
systèmes, le point pourrait être désigné par l'intersection de deux
cercles, ou de deux autres lignes quelconques, etc. En un mot, assigner
la valeur d'une des coordonnées d'un point dans quelque système que ce
puisse être, c'est toujours nécessairement déterminer une certaine ligne
sur laquelle ce point doit être situé. Les géomètres de l'antiquité
avaient déjà fait cette remarque essentielle, qui servait de base à leur
méthode des _lieux géométriques_, dont ils faisaient un si heureux usage
pour diriger leurs recherches dans la résolution des problèmes de
géométrie _déterminés_, en appréciant isolément l'influence de chacune
des deux conditions par lesquelles était défini chaque point constituant
l'objet, direct ou indirect, de la question proposée: c'est précisément
cette méthode dont la systématisation générale a été pour Descartes le
motif immédiat des travaux qui l'ont conduit à fonder la géométrie
analytique.

Après avoir nettement établi cette conception préliminaire, en vertu de
laquelle les idées de position, et, par suite implicitement, toutes les
notions géométriques élémentaires, sont réductibles à de simples
considérations numériques, il est aisé de concevoir directement, dans
son entière généralité, la grande idée-mère de Descartes, relative à la
représentation analytique des formes géométriques, ce qui constitue
l'objet propre de cette leçon. Je continuerai à ne considérer d'abord,
pour plus de facilité, que la géométrie à deux dimensions, la seule que
Descartes ait traitée, devant ensuite examiner séparément sous le même
point de vue ce qui est propre à la théorie des surfaces ou des courbes
à double courbure.

D'après la manière d'exprimer analytiquement la position d'un point sur
un plan, on peut aisément établir que, par quelque propriété qu'une
ligne quelconque puisse être définie, cette définition est toujours
susceptible d'être remplacée par une équation correspondante entre les
deux coordonnées variables du point qui décrit cette ligne, équation qui
sera dès lors la représentation analytique de la ligne proposée, dont
tout phénomène devra se traduire par une certaine modification
algébrique de son équation. Si l'on suppose, en effet, qu'un point se
meuve sur un plan sans que son cours soit déterminé en aucune manière,
on devra évidemment regarder ses deux coordonnées, dans quelque système
que ce soit, comme deux variables entièrement indépendantes l'une de
l'autre. Mais, si au contraire ce point est assujéti à décrire une
certaine ligne quelconque, il faudra nécessairement concevoir que ses
coordonnées conservent entre elles, dans toutes les positions qu'il peut
prendre, une certaine relation permanente et précise, susceptible, par
conséquent, d'être exprimée par une équation convenable, qui deviendra
la définition analytique très-nette et très-rigoureuse de la ligne
considérée, puisqu'elle exprimera une propriété algébrique exclusivement
relative aux coordonnées de tous les points de cette ligne. Il est
clair, en effet, que lorsqu'un point n'est soumis à aucune condition, sa
situation n'est déterminée qu'autant qu'on donne à la fois ses deux
coordonnées, distinctement l'une de l'autre; tandis que quand le point
doit se trouver sur une ligne définie, une seule coordonnée suffit pour
fixer entièrement sa position. La seconde coordonnée est donc alors une
_fonction_ déterminée de la première, ou, en d'autres termes, il doit
exister entre elles une certaine _équation_, d'une nature correspondante
à celle de la ligne sur laquelle le point est assujéti à rester. En un
mot, chacune des coordonnées d'un point l'obligeant à être situé sur une
certaine ligne, on conçoit réciproquement que la condition, de la part
d'un point, de devoir appartenir à une ligne définie d'une manière
quelconque, équivaut à assigner la valeur de l'une des deux coordonnées,
qui se trouve, dans ce cas, être entièrement dépendante de l'autre. La
relation analytique qui exprime cette dépendance peut être plus ou moins
difficile à découvrir; mais on doit évidemment en concevoir toujours
l'existence, même dans les cas où nos moyens actuels seraient
insuffisans pour la faire connaître. C'est par cette simple
considération que, indépendamment des vérifications particulières sur
lesquelles est ordinairement établie cette conception fondamentale à
l'occasion de telle ou telle définition de ligne, on peut démontrer,
d'une manière entièrement générale, la nécessité de la représentation
analytique des lignes par les équations.

En reprenant en sens inverse les mêmes réflexions, on mettrait aussi
facilement en évidence la nécessité géométrique de la représentation de
toute équation à deux variables, dans un système déterminé de
coordonnées, par une certaine ligne, dont une telle relation serait, à
défaut d'aucune autre propriété connue, une définition
très-caractéristique, et qui aura pour destination scientifique de fixer
immédiatement l'attention sur la marche générale des solutions de
l'équation, qui se trouvera ainsi notée de la manière la plus sensible
et la plus simple. Cette peinture des équations est un des avantages
fondamentaux les plus importans de la géométrie analytique, qui a par là
réagi au plus haut degré sur le perfectionnement général de l'analyse
elle-même, non seulement en assignant aux recherches purement abstraites
un but nettement déterminé et une carrière inépuisable, mais, sous un
rapport encore plus direct, en fournissant un nouveau moyen
philosophique de méditation analytique, qui ne pourrait être remplacé
par aucun autre. En effet, la discussion purement algébrique d'une
équation en fait sans doute connaître les solutions de la manière la
plus précise, mais en les considérant seulement une à une, de telle
sorte que, par cette voie, leur marche générale ne saurait être conçue
qu'en résultat définitif d'une longue et pénible suite de comparaisons
numériques, après laquelle l'activité intellectuelle doit ordinairement
se trouver émoussée. Au contraire, le lieu géométrique de l'équation
étant uniquement destiné à représenter distinctement et avec une
netteté parfaite le résumé de cet ensemble de comparaisons, permet de le
considérer directement en fesant complètement abstraction des détails
qui l'ont fourni, et par là peut indiquer à notre esprit des vues
analytiques générales, auxquelles nous serions difficilement parvenus de
toute autre manière, faute d'un moyen de caractériser clairement leur
objet. Il est évident, par exemple, que la simple inspection de la
courbe logarithmique ou de la courbe y = /sin x fait connaître d'une
manière bien plus distincte le mode général de variations des
logarithmes par rapport aux nombres ou des sinus par rapport aux arcs,
que ne pourrait le permettre l'étude la plus attentive d'une table de
logarithmes ou d'une table trigonométrique. On sait que ce procédé est
devenu aujourd'hui entièrement élémentaire, et qu'on l'emploie toutes
les fois qu'il s'agit de saisir nettement le caractère général de la loi
qui règne dans une suite d'observations précises d'un genre quelconque.

Revenant à la représentation des lignes par les équations, qui est notre
objet principal, nous voyons que cette représentation est, par sa
nature, tellement fidèle, que la ligne ne saurait éprouver aucune
modification, quelque légère qu'elle soit, sans déterminer dans
l'équation un changement correspondant. Cette complète exactitude donne
même lieu souvent à des difficultés spéciales, en ce que, dans notre
système de géométrie analytique, les simples déplacemens des lignes se
fesant aussi bien ressentir dans les équations que les variations
réelles de grandeur ou de forme, on pourrait être exposé à confondre
analytiquement les uns avec les autres, si les géomètres n'avaient pas
découvert une méthode ingénieuse expressément destinée à les distinguer
constamment. Cette méthode est fondée sur ce que, bien qu'il soit
impossible de changer analytiquement à volonté la position d'une ligne
par rapport aux axes des coordonnées, on peut changer d'une manière
quelconque la situation des axes eux-mêmes, ce qui est évidemment
équivalent; dès lors, à l'aide des formules générales très-simples par
lesquelles on opère cette transformation d'axes, il devient aisé de
reconnaître si deux équations différentes ne sont que l'expression
analytique d'une même ligne diversement située, ou se rapportent à des
lieux géométriques vraiment distincts, puisque, dans le premier cas,
l'une d'elles doit rentrer dans l'autre en changeant convenablement les
axes ou les autres constantes du système de coordonnées considéré. Du
reste, il faut remarquer à ce sujet que les inconvéniens généraux de
cette nature paraissent, en géométrie analytique, devoir être
strictement inévitables; puisque les idées de position étant, comme nous
l'avons vu, les seules idées géométriques immédiatement réductibles à
des considérations numériques, et les notions de forme ne pouvant y être
ramenées qu'en voyant en elles des rapports de situation, il est
impossible que l'analyse ne confonde point d'abord les phénomènes de
forme avec de simples phénomènes de position, les seuls que les
équations expriment directement.

Pour compléter l'explication philosophique de la conception fondamentale
qui sert de base à la géométrie analytique, je crois devoir indiquer ici
une nouvelle considération générale, qui me semble particulièrement
propre à mettre dans tout son jour cette représentation nécessaire des
lignes par des équations à deux variables. Elle consiste en ce que
non-seulement, ainsi que nous l'avons établi, toute ligne définie doit
nécessairement donner lieu à une certaine équation entre les deux
coordonnées de l'un quelconque de ses points; mais, de plus, toute
définition de ligne peut être envisagée comme étant déjà elle-même une
équation de cette ligne dans un système de coordonnées convenable.

Il est aisé d'établir ce principe, en faisant d'abord une distinction
logique préliminaire relativement aux diverses sortes de définition. La
condition rigoureusement indispensable de toute définition, c'est de
distinguer l'objet défini d'avec tout autre, en assignant une propriété
qui lui appartienne exclusivement. Mais ce but peut être atteint, en
général, de deux manières très-différentes: ou par une définition
simplement _caractéristique_, c'est-à-dire, indiquant une propriété qui,
quoique vraiment exclusive, ne fait pas connaître la génération de
l'objet; ou par une définition réellement _explicative_, c'est-à-dire,
caractérisant l'objet par une propriété qui exprime un de ses modes de
génération. Par exemple, en considérant le cercle comme la ligne qui,
sous le même contour, renferme la plus grande aire, on a évidemment une
définition du premier genre; tandis qu'en choisissant la propriété
d'avoir tous ses points à égale distance d'un point fixe, ou toute autre
semblable, on a une définition du second genre. Il est, du reste,
évident, en thèse générale, que quand même un objet quelconque ne serait
d'abord connu que par une définition _caractéristique_, on ne devrait
pas moins l'envisager comme susceptible de définitions _explicatives_,
que ferait nécessairement découvrir l'étude ultérieure de cet objet.

Cela posé, il est clair que ce n'est point aux définitions simplement
_caractéristiques_ que peut s'appliquer l'observation générale annoncée
ci-dessus, qui représente toute définition de ligne comme étant
nécessairement une équation de cette ligne dans un certain système de
coordonnées. On ne peut l'entendre que des définitions vraiment
_explicatives_. Mais, en ne considérant que celle-ci, le principe est
aisé à constater. En effet, il est évidemment impossible de définir la
génération d'une ligne, sans spécifier une certaine relation entre les
deux mouvemens simples, de translation ou de rotation, dans lesquels se
décomposera à chaque instant le mouvement du point qui la décrit. Or, en
se formant la notion la plus générale de ce que c'est qu'un _système de
coordonnées_, et admettant tous les systèmes possibles, il est clair
qu'une telle relation ne sera autre chose que l'_équation_ de la ligne
proposée, dans un système de coordonnées d'une nature correspondante à
celle du mode de génération considéré. Ainsi, par exemple, la définition
vulgaire du cercle peut évidemment être envisagée comme étant
immédiatement l'_équation polaire_ de cette courbe, en prenant pour pôle
le centre du cercle; de même, la définition élémentaire de l'ellipse ou
de l'hyperbole, comme étant la courbe engendrée par un point qui se meut
de telle manière que la somme ou la différence de ses distances à deux
points fixes demeure constante, donne sur-le-champ, pour l'une ou
l'autre courbe, l'équation y+x=c, en prenant pour système de coordonnées
celui dans lequel on déterminerait la position d'un point par ses
distances à deux points fixes, et choisissant pour ces pôles les deux
foyers donnés; pareillement encore, la définition ordinaire de la
cycloïde quelconque fournirait directement, pour cette courbe,
l'équation y=mx, en adoptant comme coordonnées de chaque point l'arc
plus ou moins grand qu'il marque sur un cercle de rayon invariable à
partir du point de contact de ce cercle avec une droite fixe, et la
distance rectiligne de ce point de contact à une certaine origine prise
sur cette droite. On peut faire des vérifications analogues et aussi
faciles relativement aux définitions habituelles des spirales, des
épicycloïdes, etc. On trouvera constamment qu'il existe un certain
système de coordonnées, dans lequel on obtient immédiatement une
équation très-simple de la ligne proposée, en se bornant à écrire
algébriquement la condition imposée par le mode de génération que l'on
considère.

Outre son importance directe, comme moyen de rendre parfaitement
sensible la représentation nécessaire de toute ligne par une équation,
la considération précédente me paraît pouvoir offrir une véritable
utilité scientifique, en caractérisant avec exactitude la principale
difficulté générale qu'on rencontre dans l'établissement effectif de
ces équations, et, par conséquent, en fournissant une indication
intéressante relativement à la marche à suivre dans les recherches de ce
genre, qui, par leur nature, ne sauraient comporter des règles complètes
et invariables. En effet, si une définition quelconque de ligne, du
moins parmi celles qui indiquent un mode de génération, fournit
directement l'équation de cette ligne dans un certain système de
coordonnées, ou pour mieux dire constitue par elle-même cette équation,
il s'ensuit que la difficulté qu'on éprouve souvent à découvrir
l'équation d'une courbe, d'après telle ou telle de ses propriétés
caractéristiques, difficulté qui quelquefois est très-grande, ne doit
provenir essentiellement que de la condition qu'on s'impose
ordinairement d'exprimer analytiquement cette courbe à l'aide d'un
système de coordonnées désigné, au lieu d'admettre indifféremment tous
les systèmes possibles. Ces divers systèmes ne peuvent pas être
regardés, en géométrie analytique, comme étant tous également
convenables; pour différens motifs, dont les plus importans vont être
discutés ci-dessous, les géomètres croient devoir presque toujours
rapporter, autant que possible, les courbes à des coordonnées
rectilignes proprement dites. Or, on conçoit, d'après ce qui précède,
que souvent ces coordonnées uniques ne seront pas celles relativement
auxquelles l'équation de la courbe se trouverait immédiatement établie
par la définition proposée. La principale difficulté que présente la
formation de l'équation d'une ligne consiste donc réellement, en
général, dans une certaine transformation de coordonnées. Sans doute,
cette considération n'assujétit point l'établissement de ces équations à
une véritable méthode générale complète, dont le succès soit toujours
assuré nécessairement, ce qui, par la nature même du sujet, est
évidemment chimérique; mais une telle vue peut nous éclairer utilement à
cet égard sur la marche qu'il convient d'adopter pour parvenir au but
proposé. Ainsi, après avoir d'abord formé l'équation préparatoire qui
dérive spontanément de la définition que l'on considère, il faudra, pour
obtenir l'équation relative au système de coordonnées qui doit être
admis définitivement, chercher à exprimer en fonction de ces dernières
coordonnées celles qui correspondent naturellement au mode de génération
dont il s'agit. C'est sur ce dernier travail qu'il est évidemment
impossible de donner des préceptes invariables et précis. On peut dire
seulement qu'on aura d'autant plus de ressources à cet égard, qu'on
saura davantage de véritable géométrie analytique, c'est-à-dire, qu'on
connaîtra l'expression algébrique d'un plus grand nombre de phénomènes
géométriques différens.

Pour compléter l'exposition philosophique de la conception qui sert de
base à la géométrie analytique, il me reste à indiquer les
considérations relatives au choix du système de coordonnées qui est, en
général, le plus convenable, ce qui fournira l'explication rationnelle
de la préférence unanimement accordée au système rectiligne ordinaire,
préférence qui a été plutôt jusqu'ici l'effet d'un sentiment empirique
de la supériorité de ce système, que le résultat exact d'une analyse
directe et approfondie.

Afin de décider nettement entre tous les divers systèmes de coordonnées,
il est indispensable de distinguer avec soin les deux points de vue
généraux, inverses l'un de l'autre, propres à la géométrie analytique,
savoir: la relation de l'algèbre à la géométrie, fondée sur la
représentation des lignes par les équations; et réciproquement la
relation de la géométrie à l'algèbre fondée sur la peinture des
équations par les lignes.

Il est évident que, dans toute recherche quelconque de géométrie
générale, ces deux points de vue fondamentaux se trouvent nécessairement
combinés sans cesse, puisqu'il s'agit toujours de passer
alternativement, et à des intervalles pour ainsi dire insensible, des
considérations géométriques aux considérations analytiques, et des
considérations analytiques aux considérations géométriques. Mais la
nécessité de les séparer ici momentanément n'en est pas moins réelle;
car la réponse à la question de méthode que nous examinons est, en
effet, comme nous allons le voir, fort loin de pouvoir être la même sous
l'un et sous l'autre de ces deux rapports, en sorte que sans cette
distinction on ne saurait s'en former aucune idée nette.

Sous le premier point de vue, rigoureusement isolé, le seul motif qui
puisse faire préférer un système de coordonnées à un autre, ne peut être
que la plus grande simplicité de l'équation de chaque ligne, et la
facilité plus grande d'y parvenir. Or, il est aisé de voir qu'il
n'existe et ne doit exister aucun système de coordonnées méritant à cet
égard une préférence constante sur tous les autres. En effet, nous avons
remarqué ci-dessus que, pour chaque définition géométrique proposée, on
peut concevoir un système de coordonnées dans lequel l'équation de la
ligne s'obtient immédiatement et se trouve nécessairement être en même
temps fort simple: de plus, ce système varie inévitablement avec la
nature de la propriété caractéristique que l'on considère. Ainsi, le
système rectiligne ne saurait être, en ce sens, constamment le plus
avantageux, quoiqu'il soit souvent très-favorable; il n'en est
probablement pas un seul qui, dans certains cas particuliers, ne doive
à cet égard lui être préféré, aussi bien qu'à tout autre système.

Il n'en est, au contraire, nullement de même sous le second point de
vue. On peut, en effet, facilement établir, en thèse générale, que le
système rectiligne ordinaire doit s'adapter nécessairement mieux que
tout autre à la peinture des équations par les lieux géométriques
correspondans, c'est-à-dire que cette peinture y est constamment plus
simple et plus fidèle.

Considérons, pour cela, que, tout système de coordonnées consistant à
déterminer un point par l'intersection de deux lignes, le système propre
à fournir les lieux géométriques les plus convenables doit être celui
dans lequel ces deux lignes sont les plus simples possibles, ce qui
restreint d'abord le choix à ne pouvoir porter que sur des systèmes
_rectilignes_. À la vérité, il y a évidemment une infinité de systèmes
qui méritent ce nom, c'est-à-dire qui n'emploient que des lignes droites
pour déterminer les points, outre le système ordinaire qui assigne pour
coordonnées les distances à deux droites fixes; tel serait, par exemple,
celui dans lequel les coordonnées de chaque point se trouveraient être
les deux angles que font les droites qui aboutissent de ce point à deux
points fixes avec la droite de jonction de ces derniers; en sorte que
cette première considération n'est pas rigoureusement suffisante pour
expliquer la préférence accordée unanimement au système ordinaire. Mais,
en examinant d'une manière plus approfondie la nature de tout système de
coordonnées, nous avons reconnu, en outre, que chacune des deux lignes
dont la rencontre détermine le point considéré, doit nécessairement
offrir à chaque instant, parmi ses diverses conditions quelconques de
détermination, une seule condition variable, qui donne lieu à l'ordonnée
correspondante, et toutes les autres fixes, qui constituent les _axes_
du système, en prenant ce terme dans son acception mathématique la plus
étendue: la variation est indispensable pour que toutes les positions
puissent être considérées, et la fixité ne l'est pas moins pour qu'il
existe des moyens de comparaison. Ainsi, dans tous les systèmes
_rectilignes_, chacune des deux droites sera assujétie à une condition
fixe, et l'ordonnée résultera de la condition variable. Sous ce rapport,
il est évident, en thèse générale, que le système le plus favorable à la
construction des lieux géométriques, sera nécessairement celui d'après
lequel la condition variable de chaque droite sera la plus simple
possible, sauf à compliquer pour cela, s'il le faut, la condition fixe.
Or, de toutes les manières possibles de déterminer deux droites
mobiles, la plus aisée à suivre géométriquement est certainement celle
dans laquelle, la direction de chaque droite restant invariable, elle ne
fait que se rapprocher ou s'éloigner plus ou moins d'un axe constant. Il
serait, par exemple, évidemment plus difficile de se figurer nettement
le déplacement d'un point produit par l'intersection de deux droites,
qui tourneraient chacune autour d'un point fixe en fesant avec un
certain axe un angle plus ou moins grand, comme dans le système de
coordonnées précédemment indiqué. Telle est la véritable explication
générale de la propriété fondamentale que présente, par sa nature, le
système rectiligne ordinaire, d'être plus apte qu'aucun autre à la
représentation géométrique des équations, comme étant celui dans lequel
il est le plus aisé de concevoir le déplacement d'un point en résultat
du changement de valeur de ses coordonnées. Pour sentir nettement toute
la force de cette considération, il suffirait, par exemple, de comparer
soigneusement ce système avec le système polaire, dans lequel cette
image géométrique si simple et si aisée à suivre, de deux droites se
mouvant chacune parallèlement à l'axe correspondant, se trouve remplacée
par le tableau compliqué d'une série infinie de cercles concentriques
coupés par une droite assujétie à tourner autour d'un point fixe. Il
est d'ailleurs facile de concevoir _à priori_ quelle doit être, pour la
géométrie analytique, l'extrême importance d'une propriété aussi
profondément élémentaire, qui, par cette raison, doit se reproduire à
chaque instant et prendre une valeur progressivement croissante dans
tous les travaux quelconques de cette nature[22].

      [Note 22: Devant me borner ici à la comparaison la plus
      générale, je n'ai point considéré plusieurs autres
      inconvéniens élémentaires de moindre importance, mais
      cependant fort graves, que présente le système des
      coordonnées polaires, comme de ne point admettre
      d'interprétation géométrique pour le signe du rayon recteur,
      et même d'assigner quelquefois un point unique pour diverses
      solutions distinctes, d'où il résulte que la peinture des
      équations y est nécessairement imparfaite. Quels que soient
      ces inconvéniens, comme plusieurs systèmes autres que le
      système rectiligne ordinaire pourraient aussi en être
      exempts, il ne fallait point en tenir compte pour établir la
      supériorité générale de ce dernier.]

En précisant davantage la considération qui démontre la supériorité du
système de coordonnées ordinaire sur tout autre quant à la peinture des
équations, on peut même se rendre compte de l'utilité que présente sous
ce rapport l'usage habituel de prendre autant que possible les deux axes
perpendiculaires entre eux plutôt qu'avec aucune autre inclinaison. Sous
le rapport de la représentation des lignes par les équations, cette
circonstance secondaire n'est pas plus universellement convenable que
nous n'avons vu l'être la nature même du système; puisque, suivant les
occasions, toute autre inclinaison des axes peut mériter à cet égard la
préférence. Mais, sous le point de vue inverse, il est aisé de voir que
des axes rectangulaires permettent constamment de peindre les équations
d'une manière plus simple et même plus fidèle. Car, avec des axes
obliques, l'espace se trouvant partagé par eux en régions dont
l'identité n'est plus parfaite, il en résulte que, si le lieu
géométrique de l'équation s'étend à la fois dans toutes ces régions, il
y présentera, à raison de la seule inégalité des angles, des différences
de figure qui, ne correspondant à aucune diversité analytique,
altéreront nécessairement l'exactitude rigoureuse du tableau, en se
mêlant aux résultats propres des comparaisons algébriques. Par exemple,
une équation comme x^m + y^m = c, qui, par sa symétrie parfaite, devrait
donner évidemment une courbe composée de quatre quarts identiques, sera
représentée, au contraire, en prenant des axes non-rectangulaires, par
un lieu géométrique dont les quatre parties seront inégales. On voit que
le seul moyen d'éviter toute disconvenance de ce genre est de supposer
droit l'angle des deux axes.

La discussion précédente établit clairement que, si, sous l'un des deux
points de vue fondamentaux continuellement combinés en géométrie
analytique, le système des coordonnées rectilignes proprement dit n'a
aucune supériorité constante sur tout autre; comme il n'est pas non plus
à cet égard constamment inférieur, sa plus grande aptitude nécessaire et
absolue à la peinture des équations doit lui faire généralement accorder
la préférence, quoiqu'il puisse évidemment arriver, dans quelques cas
particuliers, que le besoin de simplifier les équations et de les
obtenir plus aisément détermine les géomètres à adopter un système moins
parfait. C'est, en effet, d'après le système rectiligne, que sont
ordinairement construites les théories les plus essentielles de
géométrie générale, destinées à exprimer analytiquement les phénomènes
géométriques les plus importans. Quand on juge nécessaire d'en choisir
un autre, c'est presque toujours le système polaire auquel on s'arrête,
ce système étant d'une nature assez opposée à celle du système
rectiligne pour que les équations trop compliquées relativement à
celui-ci deviennent, en général, suffisamment simples par rapport à
l'autre. Les coordonnées polaires ont d'ailleurs souvent l'avantage de
comporter une signification concrète plus directe et plus naturelle,
comme il arrive en mécanique pour les questions géométriques auxquelles
donne lieu la théorie des mouvemens de rotation, et dans presque tous
les cas de géométrie céleste.

Afin de simplifier l'exposition, nous n'avons jusqu'ici considéré la
conception fondamentale de la géométrie analytique que relativement aux
seules courbes planes, dont l'étude générale avait été l'objet unique de
la grande rénovation philosophique opérée par Descartes. Il s'agit
maintenant, pour compléter cette importante explication, de montrer
sommairement de quelle manière cette pensée élémentaire a été étendue,
environ un siècle après, par notre illustre Clairaut, à l'étude générale
des surfaces et des courbes à double courbure. Les considérations
indiquées ci-dessus me permettront de me borner à ce sujet à l'examen
rapide de ce qui est strictement propre à ce nouveau cas.

L'entière détermination analytique d'un point dans l'espace exige
évidemment qu'on assigne les valeurs de trois coordonnées; par exemple,
d'après le système le plus fréquemment adopté et qui correspond au
système _rectiligne_ de la géométrie plane, des distances de ce point à
trois plans fixes, ordinairement perpendiculaires entre eux, ce qui
présente le point comme l'intersection de trois plans dont la direction
est invariable. On pourrait également employer les distances du point
mobile à trois points fixes, ce qui le déterminerait par la rencontre de
trois sphères à centre constant. De même, la position d'un point serait
définie en donnant sa distance plus ou moins grande à un point fixe, et
la direction de cette distance, au moyen des deux angles que fait cette
droite avec deux axes invariables; c'est le système _polaire_ propre à
la géométrie à trois dimensions; le point est alors construit par
l'intersection d'une sphère à centre constant avec deux cônes droits à
base circulaire dont les axes et le sommet commun ne changent pas. En un
mot, il y a évidemment, dans ce cas, au moins la même variété infinie
entre les divers systèmes possibles de coordonnées que nous avons déjà
observée pour la géométrie à deux dimensions. En général, il faut
concevoir un point comme toujours déterminé par l'intersection de trois
surfaces quelconques, ainsi qu'il l'était auparavant par celle de deux
lignes; chacune de ces trois surfaces a pareillement toutes ses
conditions de détermination constantes, excepté une, qui donne lieu à la
coordonnée correspondante, dont l'influence géométrique propre est ainsi
d'astreindre le point à être situé sur cette surface.

Cela posé, il est clair que si les trois coordonnées d'un point sont
entièrement indépendantes entre elles, ce point pourra prendre
successivement dans l'espace toutes les positions possibles. Mais, si le
point est assujéti à rester sur une certaine surface, définie d'une
manière quelconque, alors deux coordonnées suffisent évidemment pour
déterminer à chaque instant sa situation, puisque la surface proposée
tiendra lieu de la condition imposée par la troisième coordonnée. On
doit donc concevoir nécessairement dans ce cas, sous le point de vue
analytique, cette dernière coordonnée comme une fonction déterminée des
deux autres, celles-ci demeurant entre elles complétement indépendantes.
Ainsi, il y aura entre les trois coordonnées variables une certaine
équation permanente, et qui sera unique afin de correspondre au degré
précis d'indétermination de la position du point. Cette équation, plus
ou moins facile à découvrir, mais toujours possible, sera la définition
analytique de la surface proposée, puisqu'elle devra se vérifier pour
tous les points de cette surface, et seulement pour eux. Si la surface
vient à éprouver un changement quelconque, même un simple déplacement,
l'équation devra subir une modification correspondante plus ou moins
profonde. En un mot, tous les phénomènes géométriques quelconques
relatifs aux surfaces seront susceptibles d'être traduits par certaines
conditions analytiques équivalentes propres aux équations à trois
variables, et c'est dans l'établissement et l'interprétation de cette
harmonie générale et nécessaire que consistera essentiellement la
science de la géométrie analytique à trois dimensions.

Considérant ensuite cette conception fondamentale sous le point de vue
inverse, on voit de la même manière que toute équation à trois variables
peut être, en général, représentée géométriquement par une surface
déterminée, primitivement définie d'après la propriété
très-caractéristique, que les coordonnées de tous ses points conservent
toujours entre elles la relation énoncée dans cette équation. Ce lieu
géométrique changera évidemment, pour la même équation, suivant le
système de coordonnées qui servira à la construction de ce tableau. En
adoptant, par exemple, le système rectiligne, il est clair que dans
l'équation entre les trois variables x, y, z, chaque valeur particulière
attribuée à z, donnera une équation entre x et y, dont le lieu
géométrique sera une certaine ligne située dans un plan parallèle au
plan des x, y, et à une distance de ce dernier égale à la valeur de z,
de telle sorte que le lieu géométrique total se présentera comme composé
d'une suite infinie de lignes superposées dans une série de plans
parallèles, sauf les interruptions qui pourront exister, et formera, par
conséquent, une véritable surface. Il en serait de même en considérant
tout autre système de coordonnées, quoique la construction géométrique
de l'équation devînt plus difficile à suivre.

Telle est la conception élémentaire, complément de l'idée-mère de
Descartes, sur laquelle est fondée la géométrie générale relativement
aux surfaces. Il serait inutile de reprendre directement ici les autres
considérations indiquées ci-dessus par rapport aux lignes, et que chacun
peut aisément étendre aux surfaces, soit pour montrer que toute
définition d'une surface par un mode quelconque de génération est
réellement une équation directe de cette surface dans un certain système
de coordonnées, soit pour déterminer entre tous les divers systèmes de
coordonnées possibles quel est généralement le plus convenable.
J'ajouterai seulement, sous ce dernier rapport, que la supériorité
nécessaire du système rectiligne ordinaire, quant à la peinture des
équations, est évidemment encore plus prononcée dans la géométrie
analytique à trois dimensions que dans celle à deux, à cause de la
complication géométrique incomparablement plus grande qui résulterait
alors du choix de tout autre système, ainsi qu'on peut le vérifier de la
manière la plus sensible en considérant, par opposition, le système
polaire en particulier, qui est, pour les surfaces comme pour les
courbes, et en vertu des mêmes motifs, le plus usité après le système
rectiligne proprement dit.

Afin de compléter l'exposition générale de la conception fondamentale
relative à l'étude analytique des surfaces, nous aurons encore à
examiner philosophiquement, dans la quatorzième leçon, un dernier
perfectionnement de la plus haute importance, que Monge a récemment
introduit dans les élémens mêmes de cette théorie, pour la
classification des surfaces en familles naturelles, établies d'après le
mode de génération, et exprimées algébriquement par des équations
différentielles communes, ou par des équations finies contenant des
fonctions arbitraires.

Considérons maintenant le dernier point de vue élémentaire de la
géométrie analytique à trois dimensions, celui qui se rapporte à la
représentation algébrique des courbes, envisagées dans l'espace de la
manière la plus générale. En continuant à suivre le principe constamment
employé ci-dessus, celui du degré d'indétermination du lieu géométrique,
correspondant au degré d'indépendance des variables, il est évident, en
thèse générale, que, lorsque un point doit être situé sur une certaine
courbe quelconque, une seule coordonnée suffit pour achever de
déterminer entièrement sa position, par l'intersection de cette courbe
avec la surface qui résulte de cette coordonnée. Ainsi, dans ce cas, les
deux autres coordonnées du point doivent être conçues comme des
fonctions nécessairement déterminées et distinctes de la première. Par
conséquent, toute ligne, considérée dans l'espace, est donc représentée
analytiquement, non plus par une seule équation, mais par le système de
deux équations entre les trois coordonnées de l'un quelconque de ses
points. Il est clair, en effet, d'un autre côté, que chacune de ces
équations, envisagée séparément, exprimant une certaine surface, leur
ensemble présente la ligne proposée comme l'intersection de deux
surfaces déterminées. Telle est la manière la plus générale de concevoir
la représentation algébrique d'une ligne dans la géométrie analytique à
trois dimensions. Cette conception est ordinairement envisagée d'une
manière trop étroite, lorsqu'on se borne à considérer une ligne comme
déterminée par le système de ses deux _projections_ sur deux des plans
coordonnés, système caractérisé analytiquement par cette particularité
que chacune des deux équations de la ligne ne contient alors que deux
des trois coordonnées, au lieu de renfermer simultanément les trois
variables. Cette considération, qui consiste à regarder la ligne comme
l'intersection de deux surfaces cylindriques parallèles à deux des trois
axes des coordonnées, outre l'inconvénient d'être bornée au système
rectiligne ordinaire, a le défaut, lorsqu'on croit devoir s'y réduire
strictement, d'introduire des difficultés inutiles dans la
représentation analytique des lignes, puisque la combinaison de ces
deux cylindres ne saurait être évidemment toujours la plus convenable
pour former les équations d'une ligne. Ainsi, envisageant cette notion
fondamentale dans son entière généralité, il faudra, dans chaque cas,
parmi l'infinité de couples de surfaces dont l'intersection pourrait
produire la courbe proposée, choisir celui qui se prêtera le mieux à
l'établissement des équations, comme se composant des surfaces les plus
connues. Par exemple, s'agit-il d'exprimer analytiquement un cercle dans
l'espace, il sera évidemment préférable de le considérer comme
l'intersection d'une sphère et d'un plan, plutôt que suivant toute autre
combinaison de surfaces qui pourrait également le produire.

À la vérité, cette manière de concevoir la représentation des lignes par
des équations dans la géométrie analytique à trois dimensions, engendre,
par sa nature, un inconvénient nécessaire, celui d'une certaine
confusion analytique, consistant en ce que la même ligne peut se trouver
ainsi exprimée, avec un même système de coordonnées, par une infinité de
couples d'équations différens, vu l'infinité de couples de surfaces qui
peuvent la former, ce qui peut présenter quelques difficultés pour
reconnaître cette ligne à travers tous les déguisemens algébriques dont
elle est susceptible. Mais il existe un procédé général fort simple
pour faire disparaître cet inconvénient, se priver des facilités qui
résultent de cette variété de constructions géométriques. Il suffit, en
effet, quel que soit le système analytique établi primitivement pour une
certaine ligne, de pouvoir en déduire le système correspondant à un
couple unique de surfaces uniformément engendrées, par exemple, à celui
des deux surfaces cylindriques qui _projettent_ la ligne proposée sur
deux des plans coordonnés, surfaces qui évidemment seront toujours
identiques de quelque manière que la ligne ait été obtenue, et ne
varieront que lorsque cette ligne elle-même changera. Or, en choisissant
ce système fixe, qui est effectivement le plus simple, on pourra
généralement déduire des équations primitives celles qui leur
correspondent dans cette construction spéciale, en les transformant, par
deux éliminations successives, en deux équations ne contenant chacune
que deux des coordonnées variables, et qui conviendront par cela seul
aux deux surfaces de projection. Telle est réellement la principale
destination de cette sorte de combinaison géométrique, qui nous offre
ainsi un moyen invariable et certain de reconnaître l'identité des
lignes malgré la diversité quelquefois très-grande de leurs équations.

Après avoir considéré dans son ensemble la conception fondamentale de
la géométrie analytique sous les principaux aspects élémentaires qu'elle
peut présenter, il convient, pour compléter, sous le rapport
philosophique, une telle esquisse, de signaler ici les imperfections
générales que présente encore cette conception, soit relativement à la
géométrie, soit relativement à l'analyse.

Relativement à la géométrie, il faut remarquer que les équations ne sont
propres jusqu'ici qu'à représenter des lieux géométriques entiers, et
nullement des portions déterminées de ces lieux géométriques. Il serait
cependant nécessaire, dans plusieurs circonstances, de pouvoir exprimer
analytiquement une partie de ligne ou de surface, et même une ligne ou
surface _discontinue_ composée d'une suite de sections appartenant à des
figures géométriques distinctes, par exemple le contour d'un polygone ou
la surface d'un polyèdre. La thermologie surtout donne lieu fréquemment
à de semblables considérations, auxquelles notre géométrie analytique
actuelle se trouve nécessairement inapplicable. Néanmoins il importe
d'observer que, dans ces derniers temps, les travaux de M. Fourier sur
les fonctions discontinues ont commencé à remplir cette grande lacune,
et ont par là directement introduit un nouveau perfectionnement
essentiel dans la conception fondamentale de Descartes. Mais cette
manière de représenter des formes hétérogènes ou partielles, étant
fondée sur l'emploi de séries trigonométriques procédant selon les sinus
d'une suite infinie d'arcs multiples, ou sur l'usage de certaines
intégrales définies équivalentes à ces séries et dont l'intégrale
générale est ignorée, présente encore trop de complication pour pouvoir
être immédiatement introduite dans le système propre de la géométrie
analytique.

Relativement à l'analyse, il faut commencer par reconnaître que
l'impossibilité où nous sommes de concevoir géométriquement pour des
équations contenant quatre, cinq variables ou un plus grand nombre, une
représentation analogue à celles que comportent toutes les équations à
deux ou à trois variables, ne doit pas être envisagée comme une
imperfection de notre système de géométrie analytique, car elle tient
évidemment à la nature même du sujet. L'analyse étant nécessairement
plus générale que la géométrie, puisqu'elle est relative à tous les
phénomènes possibles, il serait peu philosophique de vouloir constamment
trouver parmi les seuls phénomènes géométriques une représentation
concrète de toutes les lois que l'analyse peut exprimer. Mais il existe
une autre imperfection de moindre importance qu'on doit réellement
envisager comme provenant de la manière même dont nous concevons la
géométrie analytique. Elle consiste en ce que notre représentation
actuelle des équations à deux ou à trois variables par des lignes ou des
surfaces est évidemment toujours plus ou moins incomplète, puisque, dans
la construction du lieu géométrique, nous n'avons égard qu'aux solutions
_réelles_ des équations, sans tenir aucun compte des solutions
_imaginaires_. La marche générale de ces dernières serait cependant, par
sa nature, tout aussi susceptible que celle des autres d'une peinture
géométrique. Il résulte de cette omission que le tableau graphique de
l'équation est constamment imparfait, et quelquefois même au point qu'il
n'y a plus de représentation géométrique, lorsque l'équation n'admet que
des solutions imaginaires. Cependant, même dans ce dernier cas, il y
aurait évidemment lieu de distinguer sous le rapport géométrique des
équations aussi différentes en elles-mêmes que celles-ci, par exemple,
/[x^2+y^2+1=0,/;x^6+y^4+1=0,/;y^2+e^x=0./] On sait de plus que cette
imperfection principale entraîne souvent, dans la géométrie analytique à
deux ou à trois dimensions, une foule d'inconvéniens secondaires, tenant
à ce que plusieurs modifications analytiques se trouvent ne correspondre
à aucun phénomène géométrique.

Un de nos plus grands géomètres actuels, M. Poinsot, a présenté une
considération très-ingénieuse et fort simple, à laquelle on n'a pas fait
communément assez d'attention, et qui permet, lorsque les équations sont
peu compliquées, de concevoir la représentation graphique des solutions
imaginaires, en se bornant à peindre leurs rapports quand ils sont
réels[23]. Mais cette considération, qu'il serait aisé de généraliser
abstraitement, est jusqu'ici trop peu susceptible d'être effectivement
employée, à cause de l'état extrême d'imperfection où se trouve encore
la résolution algébrique des équations, et d'où il résulte ou que la
forme des racines imaginaires est le plus souvent ignorée, ou qu'elle
présente une trop grande complication; en sorte que de nouveaux travaux
sont indispensables à cet égard, avant qu'on puisse regarder comme
comblée cette lacune essentielle de notre géométrie analytique.

      [Note 23: M. Poinsot a montré, par exemple, dans son
      excellent _mémoire sur l'analyse des sections angulaires_,
      que l'équation x^2+y^2+a^2=0, ordinairement écartée comme
      n'ayant pas de lieu géométrique, peut être représentée, de
      la manière la plus simple et la plus nette, par une
      hyperbole équilatère, qui remplit à son égard le même office
      que le cercle pour l'équation x^2+y^2-a^2=0.]

L'exposition philosophique essayée dans cette leçon de la conception
fondamentale de la géométrie analytique, nous montre clairement que
cette science consiste essentiellement à déterminer quelle est, en
général, l'expression analytique de tel ou tel phénomène géométrique
propre aux lignes ou aux surfaces, et réciproquement à découvrir
l'interprétation géométrique de telle ou telle considération analytique.
Nous avons maintenant à examiner, en nous bornant aux questions
générales les plus importantes, comment les géomètres sont parvenus à
établir effectivement cette belle harmonie, et à imprimer ainsi à la
science géométrique, envisagée dans son ensemble total, le caractère
parfait de rationalité et de simplicité qu'elle présente aujourd'hui si
éminemment. Tel sera l'objet essentiel des deux leçons suivantes, l'une,
consacrée à l'étude générale des lignes, et l'autre, à l'étude générale
des surfaces.




TREIZIÈME LEÇON.

SOMMAIRE. De la géométrie _générale_ à deux dimensions.


D'après la marche habituellement adoptée jusqu'à ce jour pour
l'exposition de la science géométrique, la destination vraiment
essentielle de la géométrie analytique n'est encore sentie que d'une
manière fort imparfaite, qui ne correspond nullement à l'opinion que
s'en forment les véritables géomètres, depuis que l'extension des
conceptions analytiques à la mécanique rationnelle a permis de s'élever
à quelques idées générales sur la philosophie mathématique. La
révolution fondamentale opérée par la grande pensée de Descartes n'est
point encore dignement appréciée dans notre éducation mathématique, même
la plus haute. À la manière dont elle est ordinairement présentée et
surtout employée, cette admirable méthode ne semblerait d'abord avoir
d'autre but réel que de simplifier l'étude des sections coniques, ou de
quelques autres courbes, considérées toujours une à une suivant l'esprit
de la géométrie ancienne, ce qui serait sans doute de fort peu
d'importance. On n'a point encore convenablement senti que le véritable
caractère distinctif de notre géométrie moderne, ce qui constitue son
incontestable supériorité, consiste à étudier, d'une manière entièrement
générale, les diverses questions relatives à des lignes ou à des
surfaces quelconques, en transformant les considérations et les
recherches géométriques en considérations et en recherches analytiques.
Il est remarquable que dans les établissemens, même les plus justement
célèbres, consacrés à la haute instruction mathématique, on n'ait point
institué de cours vraiment dogmatique de géométrie générale, conçu d'une
manière à la fois distincte et complète[24]. Cependant une telle étude
est la plus propre à manifester clairement le vrai caractère
philosophique de la science mathématique, en démontrant avec une netteté
parfaite l'organisation générale de la relation de l'abstrait au concret
dans la théorie mathématique d'un ordre quelconque de phénomènes
naturels.

      [Note 24: La profonde médiocrité qu'on observe
      généralement à cet égard, surtout dans l'enseignement de la
      partie élémentaire des mathématiques, quoique deux siècles
      se soient écoulés déjà depuis la publication de la géométrie
      de Descartes, montre combien notre éducation mathématique
      ordinaire est encore loin de correspondre au véritable état
      de la science; ce qui tient sans doute, en grande partie, on
      ne doit pas se le dissimuler, à l'extrême infériorité de la
      plupart des personnes auxquelles on confie un enseignement
      aussi important, sur la haute direction duquel les
      véritables chefs de la science ne sont d'ailleurs admis à
      exercer aucune influence régulière et permanente.]

Ces considérations indiquent assez quelle peut être, outre son extrême
importance philosophique, l'utilité spéciale et directe de l'exposition
à laquelle nous conduit maintenant le plan de cet ouvrage. Il s'agit
donc, en partant de la conception fondamentale expliquée dans la leçon
précédente, relativement à la représentation analytique des formes
géométriques, d'examiner comment les géomètres sont parvenus à réduire
toutes les questions de géométrie générale à de pures questions
d'analyse, en déterminant les lois analytiques de tous les phénomènes
géométriques, c'est-à-dire les modifications algébriques qui leur
correspondent dans les équations des lignes et des surfaces. Je ne
m'occuperai d'abord que des courbes, et même des courbes planes,
réservant pour la leçon suivante l'étude générale des surfaces et des
courbes à double courbure. L'esprit de cet ouvrage prescrit d'ailleurs
de se borner à l'examen philosophique des questions générales les plus
importantes, et surtout d'écarter toute application à des formes
particulières. Le but essentiel que nous devons avoir en vue ici, est
seulement de constater avec précision comment la conception
fondamentale de Descartes a établi le système général de la science
géométrique sur des bases rationnelles et définitives. Toute autre étude
rentrerait dans un traité spécial de géométrie; mais, quant à celle-ci,
elle est indispensable pour l'objet que nous nous proposons. On peut
sans doute concevoir _à priori_, comme je l'ai indiqué dans la leçon
précédente, que, une fois le sujet des recherches géométriques
représenté analytiquement, tous les _accidens_ ou phénomènes quelconques
dont il est susceptible doivent comporter nécessairement une
interprétation semblable. Mais il est clair qu'une telle considération
ne dispense nullement, même sous le simple rapport philosophique,
d'étudier l'organisation effective de cette harmonie générale entre la
géométrie et l'analyse, dont on ne se formerait sans cela qu'une idée
vague et confuse, entièrement insuffisante.

La première et la plus simple question qu'on puisse se proposer
relativement à une courbe quelconque, c'est de connaître, d'après son
équation[25], le nombre de points nécessaire à sa détermination. Outre
l'importance propre d'une telle notion, qui n'est pas établie jusqu'ici
d'une manière assez rationnelle, je crois devoir exposer avec quelque
développement la solution générale de ce problème élémentaire, parce
qu'elle me semble éminemment apte, sous le rapport de la méthode, vu
l'extrême simplicité des considérations analytiques correspondantes, à
faire saisir le véritable esprit de la géométrie analytique,
c'est-à-dire la corrélation nécessaire et continue entre le point de vue
concret et le point de vue abstrait.

      [Note 25: Je considérerai toujours, pour fixer les
      idées, à moins d'avertissement formel, le système de
      coordonnées rectilignes ordinaire, soit dans cette leçon,
      soit dans la suivante.]

Pour résoudre complétement cette question, il faut distinguer deux cas,
suivant que la courbe proposée est définie analytiquement par son
équation la plus générale, c'est-à-dire convenant à toutes les positions
de la courbe relativement aux axes, ou par une équation particulière et
plus simple, qui n'a lieu que dans une certaine situation de la courbe à
l'égard des axes.

Dans le premier cas, il est évident que la condition, de la part de la
courbe, de devoir passer par un point donné, équivaut analytiquement à
ce que les constantes arbitraires que renferme son équation générale
conservent entre elles la relation marquée par la substitution des
coordonnées particulières de ce point dans cette équation. Chaque point
donné imposant ainsi à ces constantes une certaine condition algébrique,
pour que la courbe soit entièrement déterminée il faudra donc assigner
un nombre de points égal au nombre des constantes arbitraires contenues
dans son équation. Telle est la règle générale. Il convient cependant
d'observer qu'elle pourrait induire en erreur, et indiquer un nombre de
points trop considérable, si, dans l'équation proposée, le nombre des
termes distincts renfermant les constantes arbitraires était moindre que
celui de ces constantes, auquel cas il faudrait évidemment juger du
nombre de points nécessaire à l'entière détermination de la courbe,
seulement par celui de ces termes, ce qui signifierait géométriquement
que les constantes considérées pourraient alors éprouver certains
changemens sans qu'il en résultât aucun pour la courbe. Tel serait, par
exemple, le cas du cercle, si on le définissait comme la courbe décrite
par le sommet d'un angle de grandeur invariable qui se meut de manière à
ce que chacun de ses côtés passe toujours par un certain point fixe. Il
faut donc, pour plus de généralité, compter séparément le nombre des
constantes entrant dans l'équation de la courbe proposée et le nombre
des termes qui les contiennent, et déterminer combien de points exige
l'entière spécification de la courbe par le plus petit de ces deux
nombres, à moins qu'ils ne soient égaux.

Quand une courbe n'est primitivement définie que par une équation du
genre de celles que nous avons nommées plus haut _particulières_, on
peut, à l'aide d'une transformation invariable et fort simple, faire
rentrer ce cas dans le précédent, en _généralisant_ convenablement
l'équation proposée. Il suffit, pour cela, de rapporter la courbe,
d'après les formules connues, à un nouveau système d'axes, dont la
situation par rapport aux premiers soit regardée comme indéterminée. Si
cette transformation ne change pas essentiellement la composition
analytique de l'équation primitive, ce sera la preuve que celle-ci était
déjà suffisamment générale; dans le cas contraire, elle le sera devenue,
et dès lors la question se résoudra facilement par l'application de la
règle précédemment établie. On peut même observer, pour simplifier
encore davantage cette solution, que cette généralisation de l'équation
introduira toujours, quelle que soit l'équation primitive, trois
nouvelles constantes arbitraires, savoir les deux coordonnées de la
nouvelle origine et l'inclinaison des nouveaux axes sur les anciens; en
sorte que, sans effectuer le calcul, on pourra connaître le nombre des
constantes arbitraires qui entreraient dans l'équation la plus générale,
et par suite en déduire directement le nombre de points nécessaire à la
détermination de la courbe proposée, toutes les fois du moins qu'on
pourra être certain d'avance, ce qui a lieu très-fréquemment, que le
nombre des termes qui contiendraient ces constantes ne serait pas
moindre que celui des constantes elles-mêmes.

Afin de montrer à quel degré de facilité peut parvenir la solution
générale de cette question, il importe de remarquer que, l'opération
analytique prescrite pour la résoudre se réduisant à une simple
énumération, cette énumération peut être faite avant même que l'équation
de la courbe soit obtenue, et d'après sa seule définition géométrique.
Il suffit, en effet, d'analyser cette définition sous ce point de vue,
en estimant combien de points donnés, ou de droites données soit en
longueur, soit en direction, ou de cercles donnés, etc., elle exige pour
l'entière détermination de la courbe proposée. Cela posé, on saura aussi
d'avance combien il devra entrer de constantes arbitraires dans
l'équation la plus générale de cette courbe, en considérant que chaque
point fixe donné par la définition en introduira deux, chaque droite
donnée également deux, chaque longueur donnée une, chaque cercle
entièrement donné trois, etc. On pourra donc juger immédiatement par là
du nombre de points qu'exige la détermination de la courbe, avec autant
d'exactitude que si l'on avait sous les yeux son équation générale; à
cela près néanmoins de la restriction indiquée ci-dessus pour le cas où
le nombre des termes renfermant les constantes arbitraires serait
inférieur à celui des constantes; restriction qu'on pourra souvent
reconnaître comme inapplicable, si l'analyse de la définition proposée a
montré clairement que les données qu'elle prescrit ne pourraient
nullement varier, soit isolément, soit ensemble, sans qu'il en résultât
pour la courbe un changement quelconque. Mais, lorsque cette restriction
devra être réellement appliquée, cette considération ne fournira d'abord
qu'une limite supérieure du nombre cherché, qui ne pourra être alors
entièrement connu qu'en consultant effectivement l'équation générale.

J'ai supposé jusqu'ici que les points par lesquels on veut déterminer le
cours d'une ligne fussent absolument quelconques; mais, pour compléter
la méthode, il faut examiner le cas où l'on introduirait parmi eux des
points _singuliers_, c'est-à-dire distincts de tous les autres par une
propriété caractéristique quelconque, comme ce que l'on nomme les
_foyers_ dans les sections coniques, les _sommets_, les _centres_, les
points d'_inflexion_ ou de _rebroussement_, etc. Ces points ayant tous
pour caractère d'être uniques, ou du moins déterminés, dans une même
courbe, leurs deux coordonnées sont donc chacune une fonction
déterminée, connue ou inconnue, des constantes qui spécifient
exactement la courbe proposée. Ainsi, donner un seul de ces points,
c'est imposer à ces constantes arbitraires deux conditions algébriques,
ce qui, par conséquent, équivaut analytiquement à donner deux points
ordinaires. La règle générale et fort simple se réduit donc, à cet
égard, à compter toujours pour deux chaque point _singulier_, par
quelque propriété qu'il puisse être défini: à cela près, on rentrera
dans la loi établie ci-dessus.

Toute application spéciale de la théorie générale que je viens
d'indiquer serait ici déplacée. Je crois cependant utile de remarquer,
au sujet de cette application, que le nombre de points nécessaires à
l'entière détermination de chaque courbe, quoique constituant une
circonstance fort importante, n'est point aussi intimement lié qu'on le
croirait d'abord, soit à la nature analytique de l'équation, soit à la
forme géométrique de la ligne. Ainsi, par exemple, on trouve, d'après la
méthode précédente, que la parabole ordinaire, et même les paraboles de
tous les degrés, la logarithmique, la cycloïde, la spirale d'Archimède,
etc., exigent également quatre points pour leur détermination, quoiqu'on
n'ait pu découvrir jusqu'ici aucune autre propriété commune entre des
courbes aussi différentes sous le rapport analytique que sous le
rapport géométrique. Il est néanmoins vraisemblable que cette analogie
ne doit pas être entièrement isolée.

Je choisirai, comme second exemple intéressant, parmi les questions
élémentaires relatives à l'étude générale des lignes, la détermination
des _centres_ dans une courbe plane quelconque. Le caractère géométrique
du _centre_ d'une figure étant, en général, d'être le milieu de toutes
les cordes qui y passent, il en résulte évidemment que, si l'on y place
l'origine du système des coordonnées rectilignes, les points de la
figure auront, deux à deux, par rapport à une telle origine, des
coordonnées égales et de signe contraire. On peut donc reconnaître
immédiatement, d'après l'équation d'une courbe quelconque, si elle a
pour centre l'origine actuelle des coordonnées, puisqu'il suffit
d'examiner si cette équation n'est point altérée, en y changeant à la
fois les signes des deux coordonnées variables, ce qui exige, dans le
cas où il n'y entre que des fonctions algébriques, rationnelles et
entières, que les termes soient tous de degré pair ou tous de degré
impair, suivant le degré de l'équation. Cela posé, quand un tel
changement trouble l'équation, il faut déplacer l'origine d'une manière
indéterminée, et chercher à disposer des deux constantes arbitraires que
cette transformation introduit dans l'équation pour les coordonnées de
la nouvelle origine, de façon à ce que l'équation puisse jouir,
relativement aux nouveaux axes, de la propriété précédente. Si, par des
valeurs réelles convenables des coordonnées de la nouvelle origine, on
peut faire disparaître tous les termes qui empêchaient l'équation de
présenter ce caractère analytique, la courbe aura un centre dont ces
valeurs feront connaître la position: dans le cas contraire, il sera
constaté que la courbe n'a point de centre.

Parmi les questions de géométrie générale à deux dimensions dont la
solution complète ne dépend que de l'analyse ordinaire, je crois devoir
encore indiquer ici celle qui se rapporte à la détermination des
conditions de la _similitude_ entre des courbes quelconques d'un même
_genre_, c'est-à-dire susceptibles d'une même définition ou _équation_,
qui ne les distingue les unes des autres que par les diverses valeurs de
certaines constantes arbitraires relatives à la grandeur de chacune
d'elles. Cette question, importante en elle-même, a d'autant plus
d'intérêt sous le rapport de la méthode, que le phénomène géométrique
qu'il s'agit alors de caractériser analytiquement, est évidemment
purement relatif à la forme, et nullement un phénomène de situation, ce
qui, comme nous l'avons remarqué dans la leçon précédente, donne
toujours lieu à des difficultés spéciales par rapport à notre système
de géométrie analytique, où les idées de position sont seules
directement considérées.

L'emploi de l'analyse différentielle fournirait immédiatement la
solution de ce problème général, en étendant aux courbes, comme il
convient, la définition élémentaire de la similitude pour les figures
rectilignes. Il suffirait, en effet, 1º de calculer, d'après l'équation
de chacune des deux courbes, l'angle de _contingence_ en un point
quelconque, et d'exprimer que cet angle a la même valeur dans les deux
courbes pour des points correspondans; 2º d'après l'expression
différentielle générale de la longueur d'un élément infiniment petit de
chaque courbe, d'exprimer que les élémens homologues des deux courbes
sont entre eux dans un rapport constant. Les conditions analytiques de
la similitude se trouveraient ainsi dépendre des deux premières
fonctions dérivées de l'ordonnée rapportée à l'abcisse. Mais le problème
peut être résolu d'une manière beaucoup plus simple, et néanmoins tout
aussi générale, quoique moins directe, par le simple usage de l'analyse
ordinaire.

Pour cela, il faut d'abord remarquer une propriété élémentaire que
peuvent toujours présenter deux figures semblables de forme quelconque,
quand elles sont placées dans une situation _parallèle_, c'est-à-dire,
de telle façon que tous les élémens de chacune soient respectivement
parallèles aux élémens homologues de l'autre, ce que la similitude
permet évidemment de faire constamment. Dans cette situation, il est
aisé de voir que, si on joint deux à deux par des droites les points
homologues des deux figures, toutes ces lignes de jonction concourront
nécessairement en un point unique, à partir duquel leurs longueurs,
comptées jusqu'à l'une et à l'autre des deux figures semblables, auront
entre elles un rapport constant, égal à celui des deux figures. Il
résulte immédiatement de cette propriété, considérée sous le point de
vue analytique, que, si l'origine des coordonnées rectilignes est
supposée placée au point particulier dont nous venons de parler, les
points homologues des deux courbes semblables auront des coordonnées
constamment proportionnelles, en sorte que l'équation de la première
courbe devra rentrer dans celle de la seconde, en y changeant x en mx,
et y en my, m étant une constante arbitraire égale au rapport linéaire
des deux figures. Avec des coordonnées polaires z et /varphi, dont le
pôle serait placé au même point, les deux équations deviendraient
identiques en changeant seulement z en mz dans l'une d'elles, sans
changer /varphi. La vérification d'un tel caractère algébrique suffira
donc évidemment pour constater la similitude. Mais, de sa
non-vérification, il est clair qu'on ne devra point conclure
immédiatement la dissimilitude des deux courbes comparées, puisque
l'origine ou le pôle pourraient n'être pas placés au point unique pour
lequel cette relation a lieu, ou même que les deux courbes pourraient
n'être pas posées actuellement dans la situation _parallèle_. Il est
néanmoins facile de généraliser et de compléter la méthode sous l'un et
l'autre de ces deux rapports, quoiqu'il semble d'abord impossible
analytiquement de modifier la situation relative de deux courbes. Il
suffira pour cela de changer, à l'aide des formules connues, à la fois
l'origine et la direction des axes si les coordonnées sont rectilignes,
ou le pôle et la direction de l'axe si elles sont polaires, mais en
effectuant cette transformation seulement dans l'une des deux équations.
On cherchera alors à disposer des trois constantes arbitraires
introduites par là, pour que cette équation ainsi modifiée présente,
relativement à l'autre, la propriété analytique indiquée. Si cette
relation peut avoir lieu d'après certaines valeurs réelles des
constantes arbitraires, les deux courbes seront semblables; sinon, leur
dissimilitude sera constatée.

Quoiqu'il ne convienne point de considérer ici aucune application
spéciale de la théorie précédente, je crois cependant utile d'indiquer
à ce sujet une remarque générale. Elle consiste en ce que, toutes les
fois que l'équation d'une courbe, simplifiée le plus possible par la
disposition des axes, ne renfermera qu'une seule constante arbitraire,
toutes les courbes de ce genre seront nécessairement semblables entre
elles. On peut augmenter l'utilité de cette observation, en ce que, sans
considérer même l'équation de la courbe, il suffira d'examiner, dans ce
cas, si sa définition géométrique primitive ne fait dépendre que d'une
seule donnée l'entière détermination de sa grandeur[26]. Quand, au
contraire, l'équation la plus simple de la courbe proposée contiendra
deux constantes arbitraires ou davantage, ou, ce qui est exactement
équivalent, lorsque la définition fera dépendre sa grandeur de plusieurs
données distinctes, les courbes de ce genre ne pourront être semblables
qu'à l'aide de certaines relations entre ces constantes ou ces données,
qui consisteront ordinairement dans leur proportionnalité. C'est ainsi
que toutes les paraboles d'un même degré, d'ailleurs quelconque, sont
semblables entre elles, aussi bien que toutes les logarithmiques, toutes
les cycloïdes ordinaires, tous les cercles, etc.; tandis que deux
ellipses ou deux hyperboles, par exemple, ne sont semblables qu'autant
que leurs axes sont proportionnels.

      [Note 26: Cette propriété, qui est une conséquence
      évidente de la théorie indiquée ci-dessus, pourrait
      d'ailleurs être établie directement par une considération
      fort simple. Il suffirait de remarquer que, dans ce cas, les
      diverses courbes de ce genre pourraient coïncider en les
      construisant sur une échelle différente, d'où résulte
      clairement leur similitude nécessaire.]

Je me borne à ce petit nombre de questions générales relatives aux
lignes, parmi celles dont la solution complète dépend seulement de
l'analyse ordinaire. On n'y doit pas comprendre la détermination de ce
qu'on appelle les _foyers_, la recherche des _diamètres_, etc., et
plusieurs autres problèmes de ce genre, qui, bien que susceptibles
d'être proposés et résolus pour des courbes quelconques, n'ont de
véritable intérêt qu'à l'égard des sections coniques. Relativement aux
_diamètres_, par exemple, c'est-à-dire aux lieux géométriques des
milieux d'un système quelconque de cordes parallèles, il est aisé de
former une méthode générale pour déduire de l'équation d'une courbe
l'équation commune de tous ses diamètres. Mais une telle considération
ne peut faciliter l'étude d'une courbe qu'autant que les diamètres se
trouvent être des lignes plus simples et plus connues que la courbe
primitive; et même cette recherche n'a vraiment une grande utilité que
lorsque tous les diamètres sont des lignes droites. Or, c'est ce qui n'a
lieu que dans les courbes du second degré. Pour toutes les autres, les
diamètres sont, en général, des courbes aussi peu connues et souvent
même d'une étude plus difficile que la courbe proposée. C'est pourquoi
je ne dois point ici considérer une telle question, ni aucune autre
semblable, quoique, dans les traités spéciaux de géométrie analytique,
il convînt d'ailleurs de les présenter d'abord, autant que possible,
sous un point de vue entièrement général.

Je passe donc immédiatement à l'examen des théories de géométrie
générale à deux dimensions qui ne peuvent être complétement établies
qu'à l'aide de l'analyse transcendante.

La première et la plus simple d'entre elles consiste dans la
détermination des tangentes aux courbes planes. Ayant eu occasion, dans
la sixième leçon, d'indiquer la solution générale de cet important
problème, d'après chacun des divers points de vue fondamentaux propres à
l'analyse transcendante, il est inutile d'y revenir ici. Je ferai
seulement observer à ce sujet que la question fondamentale ainsi
considérée suppose connu le point de contact de la droite avec la
courbe, tandis que la tangente peut être déterminée par plusieurs autres
conditions, qu'il faut alors faire rentrer dans la précédente, en
déterminant préalablement les coordonnées du point de contact, ce qui
est ordinairement très-facile. Ainsi, par exemple, si la tangente est
assujétie à passer par un point donné extérieur à la courbe, les
coordonnées de ce point devant satisfaire à la formule générale de
l'équation de la tangente à cette courbe, formule qui contient les
coordonnées inconnues du point de contact, ce dernier point sera
déterminé par une telle relation combinée avec l'équation de la courbe
proposée. De même, si la tangente cherchée doit être parallèle à une
droite donnée, il faudra égaler le coéfficient général qui marque sa
direction en fonction des coordonnées du point de contact à celui qui
détermine celle de la droite donnée, et la combinaison de cette
condition avec l'équation de la courbe fera encore connaître ces
coordonnées.

Afin de considérer sous un point de vue plus étendu les problèmes
relatifs aux tangentes, il peut être utile d'exprimer distinctement la
relation qui doit exister entre les deux constantes arbitraires
contenues dans l'équation générale d'une ligne droite et les diverses
constantes propres à une courbe quelconque donnée, pour que la droite
soit tangente à la courbe. À cet effet, il suffit d'observer que les
deux constantes par lesquelles se trouve fixée à chaque instant la
position de la tangente étant des fonctions connues des coordonnées du
point de contact, l'élimination de ces deux coordonnées entre ces deux
formules et l'équation de la courbe proposée fournira une relation
indépendante du point de contact et contenant seulement les constantes
des deux lignes, qui sera le caractère analytique cherché du phénomène
d'un contact indéterminé. On se servirait, par exemple, de telles
expressions pour déterminer une tangente commune à deux courbes données,
en calculant les deux constantes propres à cette droite d'après les deux
relations qu'entraînerait ainsi son contact avec l'une et l'autre
courbe.

La question fondamentale des tangentes est le point de départ de
plusieurs autres recherches générales plus ou moins importantes
relativement aux courbes, qu'il est aisé d'en faire dépendre. La plus
directe et la plus simple de ces questions secondaires consiste dans la
détermination des _asymptotes_, ou du moins des _asymptotes_
rectilignes, les seules, en général, qu'il soit intéressant de
connaître, parce qu'elles seules contribuent réellement à faciliter
l'étude d'une courbe. On sait que l'_asymptote_ est une droite qui
s'approche indéfiniment et d'aussi près qu'on veut d'une courbe, sans
cependant pouvoir jamais l'atteindre rigoureusement. Elle peut donc être
envisagée comme une tangente dont le point de contact s'éloigne à
l'infini. Ainsi, pour la déterminer, il suffit de supposer infinies les
coordonnées du point de contact dans les deux formules générales qui
expriment, d'après l'équation de la courbe, en fonction de ces
coordonnées, les deux constantes par lesquelles est fixée la position de
la tangente. Si ces deux constantes prennent alors des valeurs réelles
et compatibles entre elles, la courbe donnée aura des asymptotes dont un
tel calcul fera connaître le nombre et la situation; si ces valeurs sont
imaginaires ou incompatibles, ce sera la preuve que la courbe proposée
n'a point d'asymptotes, du moins rectilignes. On voit que cette
détermination est exactement analogue à celle d'une tangente menée par
un point de la courbe dont les coordonnées seraient finies. Il arrivera
seulement, dans un assez grand nombre de cas, que les deux valeurs
cherchées se présenteront sous une forme indéterminée, ce qui est un
inconvénient général des formules algébriques, quoiqu'il doive sans
doute avoir lieu plus fréquemment en attribuant aux variables des
valeurs infinies. Mais on sait qu'il existe une méthode analytique
générale pour estimer la vraie valeur de toute expression semblable; il
suffira donc alors d'y recourir.

On peut rattacher aussi, quoique d'une manière beaucoup moins directe, à
la théorie des tangentes, la théorie tout entière des divers points
_singuliers_, dont la détermination contribue éminemment à la
connaissance de toute courbe qui en présente, comme les points
d'_inflexion_, les points _multiples_, les points de _rebroussement_,
etc. Relativement aux points d'_inflexion_, par exemple, c'est-à-dire à
ceux où une courbe de concave devient convexe, ou de convexe concave, il
faut d'abord examiner le caractère analytique immédiatement propre à la
concavité ou à la convexité, ce qui dépend de la manière dont varie la
direction de la tangente. Quand la courbe est concave vers l'axe des
abcisses, elle fait avec lui un angle de plus en plus petit à mesure
qu'elle s'en éloigne; au contraire, lorsqu'elle est convexe, l'angle
qu'elle fait avec l'axe devient de plus en plus grand en s'en écartant
davantage. On peut donc directement reconnaître, d'après l'équation
d'une courbe, le sens de sa courbure à chaque instant: il suffit
d'examiner si le coéfficient qui marque l'inclinaison de la tangente,
c'est-à-dire la fonction dérivée de l'ordonnée, prend des valeurs
croissantes ou des valeurs décroissantes à mesure que l'ordonnée
augmente; dans le premier cas, la courbe tourne sa convexité vers l'axe
des abcisses; dans le second, sa concavité. Cela posé, s'il y a
_inflexion_ en quelque point, c'est-à-dire si la courbure change de
sens, il est clair qu'en ce point l'inclinaison de la tangente sera
devenue un _maximum_ ou un _minimum_, suivant qu'il s'agira du passage
de la convexité à la concavité, ou du passage inverse. On trouvera donc
en quels points ce phénomène peut avoir lieu, à l'aide de la théorie
ordinaire des _maxima_ et _minima_, dont l'application à cette recherche
apprendra évidemment que, pour l'abcisse du point d'inflexion, la
seconde fonction dérivée de l'ordonnée proposée doit être nulle, ce qui
suffira pour déterminer l'existence et la position de ce point. Cette
recherche peut ainsi être rattachée à la théorie des tangentes,
quoiqu'elle soit ordinairement présentée d'après la théorie du cercle
osculateur. Il en serait de même, avec plus ou moins de difficulté,
relativement à tous les autres points _singuliers_.

Un second problème fondamental que présente l'étude générale des
courbes, et dont la solution complète exige un emploi plus étendu de
l'analyse transcendante, est l'importante question de la mesure de la
_courbure_ des courbes au moyen du cercle _osculateur_ en chaque point,
dont la découverte suffirait seule pour immortaliser le nom du grand
Huyghens.

Le cercle étant la seule courbe qui présente en tous ses points une
courbure uniforme, d'autant plus grande d'ailleurs que le rayon est plus
petit, quand les géomètres se sont proposé de soumettre à une
estimation précise la courbure de toute autre courbe quelconque, ils ont
dû naturellement la comparer en chaque point au cercle qui pouvait avoir
avec elle le plus intime contact possible, et qu'ils ont nommé, pour
cette raison, cercle _osculateur_, afin de le distinguer des cercles
simplement _tangens_, qui sont en nombre infini au même point de courbe,
tandis que le cercle osculateur est évidemment unique. En considérant
cette question sous un autre aspect, on conçoit que la courbure d'une
courbe en chaque point pourrait aussi être estimée par l'angle plus ou
moins grand de deux élémens consécutifs, qu'on appelle angle de
_contingence_. Mais, il est aisé de reconnaître que ces deux mesures
sont nécessairement équivalentes, puisque le centre du cercle osculateur
sera d'autant plus éloigné que cet angle de contingence sera plus obtus:
on voit même, sous le point de vue analytique, que l'expression du rayon
de ce cercle fournit immédiatement la valeur de cet angle. D'après cette
conformité évidente des deux points de vue, les géomètres ont dû
préférer habituellement la considération du cercle osculateur, comme
plus étendue et se prêtant mieux à la déduction des autres théories
géométriques qui se rattachent à cette conception fondamentale.

Cela posé, la manière la plus simple et la plus directe de déterminer
le cercle osculateur consiste à l'envisager, d'après la méthode
infinitésimale proprement dite, comme passant par trois points
infiniment voisins de la courbe proposée, ou, en d'autres termes, comme
ayant avec elle deux élémens consécutifs communs, ce qui le distingue
nettement de tous les cercles simplement tangens, avec lesquels la
courbe n'a qu'un seul élément commun. Il résulte de cette notion, en
ayant égard à la construction nécessaire pour décrire un cercle passant
par trois points donnés, que le centre du cercle osculateur, ou ce qu'on
appelle le _centre de courbure_ de la courbe en chaque point, peut être
regardé comme le point d'intersection de deux normales infiniment
voisines, en sorte que la question se réduit à trouver ce dernier point.
Or, cette recherche est facile, en formant, d'après l'équation générale
de la tangente à une courbe quelconque, celle de la normale qui lui est
perpendiculaire, et faisant ensuite varier d'une quantité infiniment
petite, dans cette dernière équation, les coordonnées du point de
contact, afin de passer à la normale infiniment voisine: la
détermination de la solution commune à ces deux équations, qui sont du
premier degré par rapport aux deux coordonnées du point d'intersection,
suffit pour faire trouver les deux formules générales qui expriment les
coordonnées du centre de courbure d'une courbe en un point quelconque.
Ces formules une fois obtenues, la recherche du rayon de courbure
n'offre plus aucune difficulté, puisqu'elle se réduit à calculer la
distance de ce centre de courbure au point correspondant de la courbe.
En appelant /alpha, /beta, les coordonnées rectilignes du centre de
courbure d'une courbe quelconque en un point dont les coordonnées sont
x, y, et nommant r le rayon de courbe, on trouve par cette méthode les
formules connues. /[/alpha =
x-/frac{/frac{dy}{dx}/left(1+/frac{dy^2}{dx^2}/right)}{/frac{d^2y}{dx^2}},
;/beta
= y+/frac{/left(1+/frac{dy^2}{dx^2}/right)}{/frac{d^2y}{dx^2}},/]
/[r=/frac{/left(1+/frac{dy^2}{dx^2}/right)^{/frac{3}{2}}}{/frac{d^2y}
{dx^2}}/]

On conçoit de quelle importance est la détermination du rayon de
courbure, et combien la discussion de la manière générale dont il varie
aux différens points d'une courbe, doit contribuer à la connaissance
approfondie de cette courbe. Cet élément a surtout ceci de
très-remarquable, entre tous les autres sujets ordinaires de recherches
dans la géométrie analytique, qu'il se rapporte directement, par sa
nature, à la forme même de la courbe, sans dépendre aucunement de sa
position. On voit que, sous le rapport analytique, il exige la
considération simultanée des deux premières fonctions dérivées de
l'ordonnée.

La théorie des centres de courbure conduit naturellement à l'importante
notion des _développées_, qui sont maintenant définies comme étant les
lieux géométriques de tous les centres de courbure de chaque courbe en
ses différens points, quoique, au contraire, dans la conception
primitive de cette branche de la géométrie, Huyghens eût déduit l'idée
du cercle osculateur de celle de la développée, directement envisagée
comme engendrant par son développement la courbe primitive, ou la
_développante_. Il est aisé de reconnaître que ces deux manières de voir
rentrent l'une dans l'autre. Cette développée présente évidemment, par
quelque mode qu'on l'obtienne, deux propriétés générales et nécessaires
relativement à la courbe quelconque, dont elle dérive: la première,
d'avoir pour tangentes les normales à celle-ci; et la seconde, que la
longueur de ses arcs soit égale à celle des rayons de courbure
correspondans de la développante. Quant au moyen d'obtenir l'équation de
la développée d'une courbe donnée, il est clair qu'entre les deux
formules citées ci-dessus pour exprimer les coordonnées du centre de
courbure, il suffit d'éliminer, dans chaque cas, les coordonnées x, y,
du point correspondant de la courbe proposée, à l'aide de l'équation de
cette courbe: l'équation en /alpha, /beta qui résultera de
l'élimination, sera celle de la développée demandée. On pourrait
également entreprendre de résoudre la question inverse, c'est-à-dire de
trouver la développante d'après la développée. Mais il faut remarquer
qu'une élimination analogue à la précédente ne fournirait alors, pour la
courbe cherchée, qu'une équation contenant, outre x et y, les deux
fonctions dérivées dy/dx, d^2y/dx^2; en sorte qu'après cette analyse
préparatoire, la solution complète du problème exigerait encore
l'intégration de cette équation différentielle du second ordre ce qui,
vu l'extrême imperfection du calcul intégral, serait le plus souvent
impossible, si, par la nature propre d'une telle recherche, la courbe
demandée ne devait point, comme j'ai eu occasion de l'indiquer dans la
septième leçon, être représentée par la solution _singulière_, que la
simple différentiation peut toujours faire obtenir, l'intégrale générale
ne désignant ici que le système des cercles osculateurs, dont la
connaissance n'est point l'objet de la question proposée. Il en serait
de même toutes les fois qu'on aurait à déterminer une courbe d'après une
propriété quelconque de son rayon de courbure. Cet ordre de questions
est exactement analogue aux problèmes plus simples qui constituent ce
que, dans l'origine de l'analyse transcendante, on appelait la _Méthode
inverse des tangentes_, où l'on se proposait de déterminer une courbe
par une propriété donnée de sa tangente en un point quelconque.

Par des considérations géométriques plus ou moins compliquées, analogues
à celle qui fournit les développées, les géomètres ont déduit d'une même
courbe primitive quelconque diverses autres courbes secondaires, dont
les équations peuvent être obtenues d'après des procédés semblables. Les
plus remarquables d'entre elles sont les _caustiques_ par réflexion ou
par réfraction, dont la première idée est due à Tschirnaüs, quoique
Jacques Bernouilli en ait seul établi la véritable théorie générale. Ce
sont, comme on sait, des courbes formées par l'intersection continuelle
des rayons de lumière infiniment voisins qu'on supposerait réfléchis ou
réfractés par la courbe primitive. En partant de la loi géométrique de
la réflexion ou de la réfraction de la lumière, consistant en ce que
l'angle de réflexion est égal à l'angle d'incidence, ou en ce que le
sinus de l'angle de réfraction est un multiple constant et connu du
sinus de l'angle d'incidence, il est évident que la recherche de ces
_caustiques_ se réduit à une pure question de géométrie, parfaitement
semblable à celle des développées, conçues comme formées par
l'intersection continuelle des normales infiniment voisines. Le problème
se résoudra donc analytiquement en suivant une marche analogue, au sujet
de laquelle toute autre indication serait ici superflue. Le calcul sera
seulement plus laborieux, surtout si les rayons incidens ne sont pas
supposés parallèles entre eux ou émanés d'un même point.

Les développées, les caustiques, et toutes les autres lignes déduites
d'une même courbe principale à l'aide de constructions analogues, sont
formées par les intersections continuelles de droites infiniment
voisines soumises à une certaine loi. Mais on peut aussi, en
généralisant le plus possible cette considération géométrique, concevoir
des courbes produites par l'intersection continuelle de certaines
courbes infiniment voisines, assujéties à une même loi quelconque. Cette
loi consiste ordinairement en ce que toutes ces courbes sont
représentées par une équation commune, d'ailleurs quelconque, d'où elles
dérivent successivement en donnant diverses valeurs à une certaine
constante arbitraire. On peut alors se proposer de trouver le lieu
géométrique des points d'intersection de ces courbes consécutives, qui
correspondent à des valeurs infiniment rapprochées de cette constante
arbitraire conçue comme variant d'une manière continue. Leïbnitz a
imaginé le premier les recherches de cette nature, qui ont ensuite été
fort étendues par Clairaut et surtout par Lagrange. Pour traiter le cas
le plus simple, celui que je viens de caractériser exactement, il suffit
évidemment de différentier l'équation générale proposée par rapport à la
constante arbitraire que l'on considère, et d'éliminer ensuite cette
constante entre cette équation différentielle et l'équation primitive;
on obtiendra ainsi, entre les deux coordonnées variables, une équation
indépendante de cette constante, qui sera celle de la courbe cherchée,
dont la forme différera souvent beaucoup de celle des courbes
génératrices. Lagrange a établi, au sujet de cette relation géométrique,
un important théorème général, en montrant que, sous le point de vue
analytique, la courbe ainsi obtenue et les courbes génératrices ont
nécessairement une même équation différentielle, dont l'intégrale
complète représente le système des courbes génératrices, tandis que sa
solution _singulière_ correspond à la courbe des intersections.

J'ai considéré jusqu'ici la théorie de la courbure des courbes suivant
l'esprit de la méthode infinitésimale proprement dite, qui s'adapte en
effet bien plus simplement qu'aucune autre à toute recherche de ce
genre. La conception de Lagrange, relativement à l'analyse
transcendante, présentait surtout, par sa nature, de grandes
difficultés spéciales pour la solution directe d'une telle question,
comme je l'ai déjà remarqué dans la sixième leçon. Mais ces difficultés
ont si heureusement excité le génie de Lagrange, qu'elles l'ont conduit
à la formation de la théorie générale des contacts, dont l'ancienne
théorie du cercle osculateur se trouve n'être plus qu'un cas particulier
fort simple. Il importe au but de cet ouvrage de considérer maintenant
cette belle conception, qui est peut-être, sous le rapport
philosophique, l'objet le plus profondément intéressant que puisse
offrir jusqu'ici la géométrie analytique.

Comparons une courbe quelconque donnée y=f(x) à une autre courbe
variable z=/varphi(x), et cherchons à nous former une idée précise des
divers degrés d'intimité qui pourront exister entre ces deux courbes, en
un point commun, suivant les relations qu'on supposera entre la fonction
/varphi et la fonction f. Il suffira pour cela de considérer la distance
verticale des deux courbes en un autre point de plus en plus rapproché
du premier, afin de la rendre successivement la moindre possible, eu
égard à la corrélation des deux fonctions. Si h désigne l'accroissement
qu'éprouve l'abcisse en passant à ce nouveau point, cette distance, qui
est égale à la différence des deux ordonnées correspondantes, pourra
être développée, d'après la formule de Taylor, suivant les puissances
ascendantes de h, et aura pour expression la série,
/[D=/left(f'(x)-/varphi(x)/right)h +
/left(f''(x)-/varphi''(x)/right)/frac{h^2}{1.2}/] /[+
/left(f'''(x)-/varphi'''(x)/right)/frac{h^3}{1.2.3} + /mbox{/rm etc}./]
En concevant, ce qui est évidemment toujours possible, h tellement
petit, que le premier terme de cette série soit supérieur à la somme de
tous les autres, il est clair que la courbe z aura avec la courbe y un
rapprochement d'autant plus intime, que la nature de la fonction
variable /varphi permettra de supprimer un plus grand nombre de termes
dans ce développement, à partir du premier. Le degré d'intimité des deux
courbes sera donc exactement apprécié, sous le point de vue analytique,
par le nombre plus ou moins grand de fonctions dérivées successives de
leurs ordonnées qui auront la même valeur au point que l'on considère.
De là, l'importante conception générale des divers ordres de _contacts_
plus ou moins parfaits, dont la notion du cercle osculateur comparé aux
cercles simplement tangens n'avait présenté jusqu'alors qu'un seul
exemple particulier. Ainsi, après la simple intersection, le premier
degré de rapprochement entre deux courbes a lieu quand les premières
dérivées de leurs ordonnées sont égales; c'est le _contact du premier
ordre_, ou ce qu'on appelle ordinairement le simple contact, parce qu'il
a été long-temps le seul connu. Le _contact du second ordre_ exige de
plus que les secondes dérivées des fonctions f et /varphi soient égales:
en y joignant encore l'égalité de leurs troisièmes dérivées, on
constitue un _contact du troisième ordre_, et ainsi de suite à l'infini.
Au delà du premier ordre, les contacts portent souvent le nom
d'_osculations_ du premier ordre, du second ordre, etc.

Les contacts du premier et du second ordre peuvent être caractérisés
géométriquement par une observation fort simple, en ce qu'il en résulte
évidemment que les deux courbes comparées ont au point commun, dans un
cas, la même tangente, et, dans l'autre, le même cercle de courbure,
puisque la tangente à chaque courbe dépend de la première dérivée de son
ordonnée, et le cercle de courbure, des deux premières dérivées
successives. Mais cette considération ne conviendrait plus au-delà du
second ordre pour déterminer l'idée géométrique du contact. Lagrange
s'est borné, sous ce rapport, à assigner le caractère général qui
résulte immédiatement de l'analyse ci-dessus indiquée, et qui consiste
en ce que lorsque la courbe z est déterminée de manière à avoir avec la
courbe y un contact de l'ordre n, produit analytiquement par l'égalité
de toutes les fonctions dérivées jusqu'à celle de l'ordre n, aucune
autre courbe z, de même nature que la précédente, mais qui ne
satisferait qu'à un moindre nombre de conditions analytiques, et qui,
par conséquent, n'aurait avec la courbe y qu'un contact moins intime, ne
pourrait passer entre les deux courbes, puisque l'intervalle de
celles-ci a reçu la plus petite valeur dont il était susceptible d'après
une telle relation des deux équations.

Lorsqu'on a particularisé la nature de la courbe z ainsi comparée à une
courbe quelconque donnée y, l'ordre du contact le plus intime qu'elle
peut avoir avec celle-ci dépend évidemment du nombre plus ou moins grand
de constantes arbitraires que renferme son équation la plus générale, un
contact de l'ordre n exigeant n+1 conditions analytiques, qui ne
sauraient être remplies qu'avec un pareil nombre de constantes
disponibles. Par conséquent, une ligne droite, dont l'équation la plus
générale contient seulement deux constantes arbitraires, ne peut avoir
avec une courbe quelconque qu'un contact du premier ordre: d'où découle
la théorie ordinaire des tangentes. L'équation du cercle renfermant, en
général, trois constantes arbitraires, le cercle peut avoir avec une
courbe quelconque un contact du second ordre, et de là résulte, comme
cas particulier, l'ancienne théorie du cercle osculateur. En
considérant une parabole, comme il y a quatre constantes arbitraires
dans son équation la plus complète et la plus simple, elle est
susceptible, comparée à toute autre courbe, d'une intimité plus
profonde, qui peut aller jusqu'au contact du troisième ordre: de même,
une ellipse comporterait un contact du quatrième ordre, etc.

La considération précédente est propre à suggérer une interprétation
géométrique de cette théorie générale des contacts, qui me semble
destinée à compléter le travail de Lagrange, en assignant, pour définir
directement les divers ordres de contacts, un caractère concret plus
simple et plus clair que celui indiqué par Lagrange. En effet, ce nombre
plus ou moins grand de constantes arbitraires contenues dans une
équation a pour signification géométrique, comme nous l'avons établi en
commençant cette leçon, le nombre des points nécessaires à l'entière
détermination de la courbe correspondante, lequel se trouve ainsi
marquer le degré d'intimité dont cette courbe est susceptible
relativement à toute autre. Or, d'un autre côté, la loi analytique qui
exprime ce contact par l'égalité d'un pareil nombre de dérivées
successives des deux ordonnées, indique évidemment que les deux courbes
ont alors autant de points infiniment voisins communs; puisque, d'après
la nature des différentielles, il est clair que la différentielle de
l'ordre n dépend de la comparaison de n+1 ordonnées consécutives. On
peut donc se faire directement une idée nette des divers ordres de
contacts, en disant qu'ils consistent dans la communauté d'un nombre
plus ou moins grand de points infiniment voisins entre les deux courbes.
En termes plus rigoureux, on définirait, par exemple, l'ellipse
osculatrice au troisième ordre, en la regardant comme la limite vers
laquelle tendraient les ellipses passant par cinq points de la courbe
proposée, à mesure que quatre de ces points supposés mobiles se
rapprocheraient indéfiniment du cinquième supposé fixe.

Cette théorie générale des contacts est évidemment propre, par sa
nature, à fournir une connaissance de plus en plus profonde de la
courbure d'une courbe quelconque, en lui comparant successivement
diverses courbes connues, susceptibles d'un contact de plus en plus
intime; ce qui permettrait de rendre aussi exacte qu'on voudrait la
mesure de la courbure, en changeant convenablement le terme de
comparaison. Ainsi, il est clair, d'après les considérations
précédentes, que l'assimilation de tout arc de courbe infiniment petit à
un arc de parabole, en ferait connaître la courbure avec plus de
précision que par l'emploi du cercle osculateur; et la comparaison avec
l'ellipse procurerait encore plus d'exactitude, etc.; en sorte qu'en
destinant chaque type primitif à approfondir l'étude du type suivant, on
pourrait perfectionner à l'infini la théorie des courbes. Mais la
nécessité d'avoir une connaissance nette et familière de la courbe ainsi
adoptée comme unité de courbure, détermine les géomètres à renoncer à
cette haute perfection spéculative, pour se contenter, en réalité, de
comparer toutes les courbes au cercle seulement, en vertu de
l'uniformité de courbure, propriété caractéristique du cercle. Aucune
autre courbe, en effet, ne peut être regardée, sous ce rapport, comme
assez simple et assez connue pour pouvoir être utilement employée,
quoique l'on n'ignore plus que le cercle n'est pas l'unité de courbure
la plus convenable abstraitement. Lagrange s'est donc borné
définitivement à déduire de sa conception générale la théorie du cercle
osculateur, ainsi présentée sous un point de vue purement analytique. Il
est même remarquable que de cette seule considération il ait pu conclure
avec facilité les deux propriétés fondamentales ci-dessus indiquées pour
les développées, que la simple analyse paraissait d'abord si peu propre
à établir.

J'ai cru devoir considérer la théorie des contacts des courbes dans sa
plus grande extension spéculative, afin d'en faire saisir convenablement
le véritable caractère. Quoiqu'on doive la réduire finalement à la
seule détermination effective du cercle osculateur, il y a sans doute,
sous le rapport philosophique, une profonde différence entre concevoir
cette dernière considération, pour ainsi dire, comme le dernier terme
des efforts de l'esprit humain dans l'étude des courbes, ainsi qu'on le
faisait avant Lagrange, et n'y voir, au contraire, qu'un simple cas
particulier d'une théorie générale très-étendue, à l'examen duquel on
doit habituellement se borner, en sachant néanmoins que d'autres
comparaisons pourraient perfectionner davantage la doctrine géométrique.

Après avoir envisagé les principales questions de géométrie générale
relatives aux propriétés des courbes, il me reste à signaler celles qui
se rapportent aux rectifications et aux quadratures, dans lesquelles
consiste proprement, suivant l'explication donnée dans la dixième leçon,
le but définitif de la science géométrique. Mais ayant eu occasion
précédemment (_voyez_ la 6me leçon) d'établir les formules générales
qui expriment, à l'aide de certaines intégrales, la longueur et l'aire
d'une courbe plane quelconque dont l'équation rectiligne est donnée, et
devant d'ailleurs m'interdire ici toute application à aucune courbe
particulière, cette partie importante du sujet se trouve suffisamment
traitée. Je me bornerai seulement à indiquer les formules propres à
déterminer l'aire et le volume des corps produits par la révolution des
courbes planes autour de leurs axes.

Supposons, comme on peut évidemment toujours le faire, que l'axe de
rotation soit pris pour axe des abcisses; et, suivant l'esprit de la
méthode infinitésimale proprement dite, la seule bien convenable
jusqu'ici aux recherches de cette nature, concevons que l'abcisse
augmente d'une quantité infiniment petite: cet accroissement déterminera
dans l'arc et dans l'aire de la courbe des augmentations différentielles
analogues qui, par la révolution autour de l'axe, engendreront les
_élémens_ de la surface et du volume cherchés. Il est aisé de voir que,
en négligeant seulement un infiniment petit du second ordre tout au
plus, on pourra regarder ces élémens comme égaux à la surface et au
volume du tronc de cône ou du cylindre correspondant, ayant pour hauteur
la différentielle de l'abcisse, et pour rayon de sa base l'ordonnée du
point considéré. D'après cela, en appelant S et V la surface et le
volume demandés, les plus simples propositions de la géométrie
élémentaire fourniront immédiatement les équations différentielles
générales /[dS=2/pi ydx,/;dV=/pi y^2dx./] Ainsi, lorsque la relation
entre y et x sera donnée dans chaque cas particulier, les valeurs de S
et de V seront exprimées par les deux intégrales /[S=2/pi /int
yds,/;V=/pi/int y^2dx;/] prises entre les limites convenables. Telles
sont les formules invariables d'après lesquelles, depuis Leïbnitz, les
géomètres ont résolu un grand nombre de questions de ce genre, quand les
progrès du calcul intégral l'ont permis.

On pourrait aussi comprendre au nombre des recherches de géométrie
générale à deux dimensions, l'importante détermination des centres de
gravité des arcs ou des aires appartenant à des courbes quelconques,
quoique cette considération ait son origine dans la mécanique
rationnelle. Car, en définissant le centre de gravité comme étant le
_centre des moyennes distances_, c'est-à-dire un point dont la distance
à un plan ou à un axe quelconque est la moyenne arithmétique entre les
distances de tous les points du corps à ce plan ou à cet axe, il est
clair que cette question devient purement géométrique, et peut être
traitée sans aucun recours à la mécanique. Mais, malgré une telle
considération, dont nous reconnaîtrons plus tard l'importance pour
généraliser suffisamment et avec facilité la notion du centre de
gravité, il est certain, d'un autre côté, que la destination
essentielle de cette recherche doit continuer à la faire classer plus
convenablement parmi les questions de mécanique; quoique, par sa nature
propre, et aussi par le caractère analytique de la méthode
correspondante, elle appartienne réellement à la géométrie, ce qui m'a
engagé à l'indiquer ici par anticipation.

Telles sont les principales questions fondamentales dont se compose le
système actuel de notre géométrie générale à deux dimensions. On voit
que, sous le rapport analytique, elles peuvent être nettement
distinguées en trois classes: la première, comprenant les recherches
géométriques qui dépendent seulement de l'analyse ordinaire; la seconde,
celles dont la solution exige l'emploi du calcul différentiel; la
troisième, enfin, celles qui ne peuvent être résolues qu'à l'aide du
calcul intégral.

Il nous reste maintenant à considérer sous le même aspect, dans la leçon
suivante, l'ensemble de la géométrie générale à trois dimensions.




QUATORZIÈME LEÇON.

SOMMAIRE. De la géométrie _générale_ à trois dimensions.


L'étude des surfaces se compose d'une suite de questions générales
exactement analogues à celles indiquées dans la leçon précédente par
rapport aux lignes. Il est inutile de considérer ici distinctement
celles qui ne dépendent que de l'analyse ordinaire, car elles se
résolvent par des méthodes essentiellement semblables; soit qu'il
s'agisse de connaître le nombre des points nécessaires à l'entière
détermination d'une surface, soit qu'on s'occupe de la recherche des
centres, soit qu'on demande les conditions précises de la similitude
entre deux surfaces du même genre, etc. Il n'y a d'autre différence
analytique que d'envisager des équations à trois variables au lieu
d'équations à deux variables. Je passe donc immédiatement aux questions
qui exigent l'emploi de l'analyse transcendante, en insistant seulement
sur les considérations nouvelles qu'elles présentent relativement aux
surfaces.

La première théorie générale est celle des plans tangens. En se servant
de la méthode infinitésimale proprement dite, on peut aisément trouver
l'équation du plan qui touche une surface quelconque en un point donné,
et qui est alors défini comme coïncidant avec la surface dans une
étendue infiniment petite tout autour du point de contact. Il suffit, en
effet, de considérer que, afin de remplir une telle condition,
l'accroissement infiniment petit reçu par l'ordonnée verticale en
résultat des accroissemens infiniment petits des deux coordonnées
horizontales, doit être le même pour le plan que pour la surface, et
cela indépendamment d'aucune relation déterminée entre ces deux derniers
accroissemens, sans quoi la coïncidence n'aurait pas lieu en tout sens.
D'après cette idée, l'analyse donne immédiatement l'équation générale:
/[z-z' = /frac{dz'}{dx'}(x-x') + /frac{dz'}{dy'}(y-y')/] pour celle du
plan tangent, x', y', z', désignant les coordonnées du point de contact.
La détermination de ce plan, dans chaque cas particulier, se trouve
ainsi réduite à une simple différentiation de l'équation de la surface
proposée.

On peut aussi obtenir cette équation générale du plan tangent, en
faisant dépendre sa recherche de la seule théorie des tangentes aux
courbes planes. Il faut, pour cela, considérer ce plan, ainsi qu'on le
fait habituellement en géométrie descriptive, comme déterminé par les
tangentes à deux sections planes quelconques de la surface passant au
point donné. En choisissant les plans de ces sections parallèles à deux
des plans coordonnés, on parvient sur-le-champ à l'équation précédente.
Cette manière de concevoir le plan tangent donne lieu d'établir
facilement un important théorème de géométrie générale, que Monge a
démontré le premier, et qui consiste en ce que les tangentes à toutes
les courbes qu'on peut tracer en un même point sur une surface
quelconque sont toujours comprises dans un même plan.

Enfin, il est encore possible de parvenir à l'équation générale du plan
tangent en le considérant comme perpendiculaire à la normale
correspondante, et définissant celle-ci par sa propriété géométrique
directe d'être le chemin _maximum_ ou _minimum_ pour aller d'un point
extérieur à la surface. La méthode ordinaire des _maxima_ et _minima_
suffit pour former, d'après cette notion, les deux équations de la
normale, en appliquant cette méthode à l'expression de la distance
entre deux points, l'un situé sur la surface, l'autre extérieur, dont
le premier conçu comme variable, est ensuite supposé fixe quand les
conditions analytiques ont été exprimées, tandis que le second,
primitivement constant, est alors envisagé comme mobile, et décrit la
droite cherchée. Les équations de la normale une fois obtenues, on en
déduit aisément celle du plan tangent. Cette ingénieuse manière de
l'établir est également due à Monge.

La question fondamentale que nous venons d'examiner devient, comme dans
le cas des courbes, la base d'un grand nombre de recherches relatives à
la détermination du plan tangent, lorsqu'on remplace le point de contact
donné par d'autres conditions équivalentes. Le plan tangent ne peut
point évidemment être déterminé par un seul point donné extérieur, comme
l'est la tangente: il faut l'assujétir à contenir une droite donnée; à
cela près, l'analogie est parfaite, et les deux questions se résolvent
de la même manière. Il en est de même si le plan tangent doit être
parallèle à un plan donné, ce qui fixe la valeur des deux constantes qui
assignent sa direction, et par suite détermine les coordonnées du point
de contact, dont ces constantes sont, pour chaque surface désignée, des
fonctions connues. Enfin on peut aussi trouver comme dans les courbes,
la relation analytique qui exprime généralement le simple phénomène du
contact entre un plan et une surface, sans spécifier le lieu de ce
contact; d'où résulte pareillement la solution de plusieurs questions
relatives aux plans tangens, entr'autres celle qui consiste à déterminer
un plan qui touche à la fois trois surfaces quelconques données,
recherche analogue à celle de la tangente commune à deux courbes.

La théorie générale des contacts plus ou moins intimes qui peuvent
exister entre deux surfaces quelconques par suite des relations plus ou
moins nombreuses de leurs équations, se forme d'après une méthode
exactement semblable à celle indiquée dans la leçon précédente
relativement aux courbes, en exprimant, à l'aide de la série de Taylor
pour les fonctions de deux variables, la distance verticale des deux
surfaces en un second point voisin de leur point d'intersection, et dont
les coordonnées horizontales auraient reçu deux accroissemens h et k
entièrement indépendans l'un de l'autre. La considération de cette
distance, développée selon les puissances croissantes de h et k, et dans
l'expression de laquelle on suprimera successivement les termes du
premier degré en h et k, ensuite ceux du second, etc., déterminera les
conditions analytiques des contacts de différens ordres que peuvent
avoir les deux surfaces suivant le plus ou moins grand nombre de
constantes arbitraires contenues dans l'équation générale de celle qu'on
regarde comme variable. Mais, malgré la conformité de méthode, cette
théorie présentera avec celle des courbes une différence fondamentale
relativement au nombre de ces conditions, par suite de la nécessité où
l'on se trouve dans ce cas de considérer deux accroissemens indépendant
au lieu d'un seul. Il en résulte, en effet, que, afin que chaque contact
ait lieu dans tous les sens possibles autour du point commun, on doit
annuler séparément tous les différens termes du même degré
correspondant, et, dont le nombre augmentera d'autant plus que ce degré
ou l'ordre du contact sera plus élevé. Ainsi, après la condition de
l'égalité des deux ordonnées verticales z nécessaire pour la simple
intersection, on trouvera que le contact du premier ordre exige, en
outre, deux relations distinctes, consistant dans l'égalité respective
des deux fonctions dérivées partielles du premier ordre propres à chaque
ordonnée verticale. En passant au contact du second ordre, il faudra
ajouter encore trois nouvelles conditions, à cause des trois termes
distincts du second degré en h et k dans l'expression de la distance, et
dont la suppression complète exigera l'égalité respective des trois
fonctions dérivées partielles du second ordre relatives au z de chaque
surface. On trouvera de la même manière que le contact du troisième
ordre donne lieu en outre à quatre autres relations, et ainsi de suite,
le nombre des dérivées partielles de chaque ordre restant constamment
égal au nombre de termes en h et k du degré correspondant. Il est aisé
d'en conclure, en général, que le nombre total des conditions distinctes
nécessaires au contact de l'ordre n, a pour valeur (n+1)(n+2)/2, tandis
que dans les courbes, il était simplement égal à n+1.

Par suite de cette seule différence essentielle, la théorie des surfaces
est loin d'offrir à cet égard la même facilité et de comporter la même
perfection que celle des courbes. Quand on se borne au contact du
premier ordre, il y a parité complète, puisque ce contact n'exige que
trois conditions, auxquelles on peut toujours satisfaire à l'aide des
trois constantes arbitraires que renferme l'équation générale d'un plan;
de là résulte, comme cas particulier, la théorie des plans tangens,
exactement analogue à celle des tangentes aux courbes, et présentant la
même utilité pour étudier la forme d'une surface quelconque. Mais il
n'en est plus ainsi lorsqu'on considère le contact du second ordre, afin
de mesurer la courbure des surfaces. Il serait naturel alors de comparer
toutes les surfaces à la sphère, la seule qui présente une courbure
uniforme, comme on compare toutes les courbes au cercle. Or, le contact
du second ordre entre deux surfaces exigeant six conditions, tandis que
l'équation la plus générale d'une sphère contient seulement quatre
constantes arbitraires, il n'est pas possible de trouver, en chaque
point d'une surface quelconque, une sphère qui soit complétement
osculatrice en tous sens, au lieu que nous avons vu un arc de courbe
infiniment petit pouvoir toujours être assimilé à un certain arc de
cercle. D'après cette impossibilité de mesurer la courbure d'une surface
en chaque point à l'aide d'une seule sphère, les géomètres ont déterminé
les coordonnées du centre et le rayon d'une sphère qui, au lieu d'être
osculatrice en tout sens indistinctement, le serait seulement dans une
certaine direction particulière, correspondante à un rapport donné entre
les deux accroissemens h et k. Il suffit alors, en effet, pour établir
ce contact du second ordre _relatif_, d'ajouter, aux trois conditions
ordinaires du contact du premier ordre, la condition unique qui résulte
de la suppression totale des termes du second degré en h et k envisagés
collectivement, sans qu'il soit nécessaire de les annuler chacun
séparément; le nombre des relations se trouve par là seulement égal à
celui des constantes disponibles renfermées dans l'équation générale de
la sphère, qui est ainsi déterminée. Ce procédé se réduit proprement à
étudier la courbure d'une surface en chaque point par celle des
différentes courbes que tracerait sur cette surface une suite de plans
menés par la normale correspondante.

D'après la formule générale qui exprime le rayon de courbure de chacune
de ces sections normales en fonction de sa direction, Euler, auquel est
essentiellement due toute cette théorie, a découvert plusieurs théorèmes
importans relatifs à une surface quelconque. Il a d'abord aisément
établi que, parmi toutes les sections normales d'une surface en un même
point, on en pouvait distinguer deux principales, dont la courbure,
comparée à celle de toutes les autres, était un _minimum_ pour la
première, et un _maximum_ pour la seconde, et dont les plans présentent
cette circonstance remarquable d'être constamment perpendiculaires entre
eux. Il a fait voir ensuite que, quelle que pût être la surface
proposée, et sans qu'il fût même nécessaire de la définir, la courbure
de ces deux sections principales suffisait seule pour déterminer
complétement celle d'une autre section normale quelconque, à l'aide
d'une formule invariable et très-simple, d'après l'inclinaison du plan
de cette section sur celui de la section de plus grande ou de plus
petite courbure. En considérant cette formule comme l'équation polaire
d'une certaine courbe plane, il en a déduit une ingénieuse construction,
éminemment remarquable par sa généralité et par sa simplicité. Elle
consiste en ce que, si l'on construit une ellipse telle que les
distances d'un de ses foyers aux deux extrémités du grand axe soient
égales aux deux rayons de courbure _maximum_ et _minimum_, le rayon de
courbure de toute autre section normale sera égal à celui des rayons
vecteurs de l'ellipse qui fera avec l'axe un angle double de
l'inclinaison du plan de cette section sur celui d'une des sections
principales. Cette ellipse se change en une hyperbole construite de la
même manière, quand les deux sections principales ne tournent pas leur
concavité dans le même sens: enfin elle devient une parabole, lorsque la
surface est du genre de celles qui peuvent être engendrées par une ligne
droite, ou qu'elle présente une _inflexion_ au point que l'on considère.
De cette belle propriété fondamentale, on a conclu plus tard un grand
nombre de théorèmes secondaires plus ou moins intéressans, que ce n'est
pas ici le lieu d'indiquer. Je dois seulement signaler le théorème
essentiel par lequel Meunier a complété le travail d'Euler, en
rattachant la courbure de toutes les courbes quelconques qui peuvent
être tracées sur une surface en un même point, à celle des sections
normales, les seules qu'Euler eût considérées. Ce théorème consiste en
ce que le centre de courbure de toute section oblique peut être envisagé
comme la projection sur le plan de cette section, du centre de courbure
correspondant à la section normale qui passerait par la même tangente:
d'où Meunier a déduit une construction fort simple, d'après laquelle,
par l'emploi d'un cercle analogue à l'ellipse d'Euler, on détermine la
courbure des sections obliques, connaissant celle des sections normales;
en sorte que, par la combinaison des deux théorèmes, la seule courbure
des deux sections normales _principales_ suffit pour obtenir celle de
toutes les autres courbes qu'on peut tracer sur une surface d'une
manière quelconque en chaque point considéré.

La théorie précédente permet d'étudier complétement, point par point, la
courbure d'une surface quelconque. Afin de lier plus aisément entre
elles les considérations relatives aux divers points d'une même surface,
les géomètres ont cherché à déterminer ce qu'ils appellent les _lignes
de courbure_ d'une surface, c'est-à-dire, celles qui jouissent de la
propriété que les normales consécutives à la surface peuvent y être
regardées comme comprises dans un même plan. En chaque point d'une
surface quelconque, il existe deux de ces lignes, qui se trouvent être
constamment perpendiculaires entre elles, et dont les directions
coïncident à leur origine avec celles des deux sections normales
_principales_ considérées ci-dessus, ce qui peut dispenser d'envisager
distinctement ces dernières. La détermination de ces lignes de courbure
s'effectue très-simplement sur les surfaces les plus usuelles, telles
que les surfaces cylindriques, coniques, et de révolution. Cette
nouvelle considération fondamentale est d'ailleurs devenue le point de
départ de plusieurs autres recherches générales moins importantes, comme
celle des _surfaces de courbure_, qui sont les lieux géométriques des
centres de courbure des diverses sections _principales_; celle des
surfaces développables formées par les normales à la surface menées aux
différens points de chaque ligne de courbure, etc.

Pour terminer l'examen de la théorie de la courbure, il me reste à
indiquer sommairement ce qui se rapporte aux _courbes à double
courbure_, c'est-à-dire, à celles qui ne peuvent être contenues dans un
plan.

Quant à la détermination de leurs tangentes, elle n'offre évidemment
aucune difficulté. Si la courbe est donnée analytiquement par les
équations de ses projections sur deux des plans coordonnées, les
équations de sa tangente seront simplement celles des tangentes à ces
deux projections, ce qui fait rentrer la question dans le cas des
courbes planes. Si, sous un point de vue plus général, la définition
analytique de la courbe consiste, ainsi que l'indique la douzième leçon,
dans le système des équations des deux surfaces quelconques dont elle
serait l'intersection, on regardera la tangente comme étant
l'intersection des plans tangens à ces deux surfaces, et le problème
sera ramené à celui du plan tangent, résolu ci-dessus.

La courbure des courbes de cette nature donne lieu à l'établissement
d'une notion nouvelle fort importante. En effet, dans une courbe plane,
la courbure se trouve être suffisamment appréciée en mesurant
l'inflexion plus ou moins grande des élémens consécutifs les uns sur les
autres, qui est estimée indirectement par le rayon du cercle osculateur.
Mais il n'en est nullement ainsi dans une courbe qui n'est point plane.
Les élémens consécutifs n'étant plus alors contenus dans un même plan,
on ne peut avoir une idée exacte de la courbure qu'en considérant
distinctement les angles qu'ils forment entre eux et aussi les
inclinaisons mutuelles des plans qui les comprennent. Il faut donc,
avant tout, commencer par fixer ce qu'on doit entendre à chaque instant
par _le plan_ de la courbe, c'est-à-dire, celui que déterminent trois
points infiniment voisins, et qu'on appelle, pour cette raison, le plan
_osculateur_, qui change continuellement d'un point à un autre. La
position de ce plan une fois obtenue, la mesure de la courbure
ordinaire, à l'aide du cercle osculateur, ne présente plus évidemment
aucune difficulté nouvelle. Quant à la seconde courbure, elle est
estimée par l'angle plus ou moins grand que forment entre eux deux plans
osculateurs consécutifs, et dont il est aisé de trouver généralement
l'expression analytique. Pour établir plus d'analogie entre la théorie
de cette courbure et celle de la première, on pourrait également la
regarder comme mesurée indirectement d'après le rayon de la sphère
_osculatrice_ qui passerait par quatre points infiniment voisins de la
courbe proposée, et dont l'équation se formerait de la même manière que
celle du plan osculateur. On l'apprécie ordinairement par la courbure
maximum que présente, au point considéré, la surface développable qui
est le lieu géométrique de toutes les tangentes à la courbe proposée.

Nous devons passer maintenant à l'indication des questions de géométrie
générale à trois dimensions qui dépendent du calcul intégral; elles
comprennent la quadrature des surfaces courbes, et la cubature des
volumes correspondans.

Relativement à la quadrature des surfaces courbes, il faut, pour établir
l'équation différentielle générale, concevoir la surface partagée en
élémens plans infinimens petits dans tous les sens, par quatre plans
perpendiculaires deux à deux aux axes des coordonnées x et y. Chacun de
ces élémens, situé dans le plan tangent correspondant, aurait évidemment
pour projection horizontale, le rectangle formé par les différentielles
des deux coordonnées horizontales, et dont l'aire serait dxdy. Cette
aire donnera celle de l'élément lui-même, d'après un théorème
élémentaire fort simple, en la divisant par le cosinus de l'angle que
fait le plan tangent avec le plan des x, y. On trouvera ainsi que
l'expression de cet élément est généralement: /[d^2S =
dxdy/sqrt{/frac{dz^2}{dx^2}+/frac{dz^2}{dy^2}+1}/] C'est donc par la
double intégration de cette formule différentielle à deux variables
qu'on connaîtra, dans chaque cas particulier, l'aire de la surface
proposée, autant que pourra le permettre l'imperfection actuelle du
calcul intégral. Les limites de chaque intégrale successive seront
déterminées par la nature des surfaces dont l'intersection avec celle
que l'on considère devra circonscrire l'étendue à mesurer, en sorte que,
dans l'application de cette méthode générale, il faudra apporter un soin
particulier à la manière de fixer les constantes arbitraires ou les
fonctions arbitraires introduites par l'intégration.

Relativement à la cubature des volumes terminés par les surfaces
courbes, le système de plans à l'aide duquel nous venons de différentier
l'aire, peut aussi servir immédiatement à décomposer le volume en
élémens polyèdres. Il est clair, en effet, que l'espace infiniment petit
du second ordre compris entre ces quatre plans, doit être envisagé,
suivant l'esprit de la méthode infinitésimale, comme égal au
parallélipipède rectangle ayant pour hauteur l'ordonnée verticale z du
point que l'on considère et pour base le rectangle dxdy, puisque leur
différence est évidemment un infiniment petit du troisième ordre,
moindre que dzdydz. D'après cela, un des plus simples théorèmes de la
géométrie élémentaire fournira directement, pour l'expression
différentielle du volume cherché, l'équation générale /[d^2V = zdxdy;/]
d'où l'on déduira, par une double intégration, dans chaque cas
particulier, la valeur effective de ce volume, en ayant le même égard
que précédemment à la détermination des limites de chaque intégrale,
conformément à la nature des surfaces qui devront circonscrire
latéralement le volume proposé.

Sans entrer ici dans aucun détail relatif à la solution définitive de
l'une ou de l'autre de ces deux questions fondamentales, il peut être
utile de remarquer, d'après les équations différentielles précédentes,
une analogie générale et singulière qui existe nécessairement entre
elles, et qui permettrait de transformer toute recherche relative à la
quadrature en une recherche correspondante relative à la cubature. On
voit, en effet, que les deux équations différentielles ne diffèrent que
par le changement de z en /sqrt{dz^2/dx^2+dz^2/dy^2+1} en passant de la
seconde à la première. Ainsi l'aire d'une surface courbe quelconque peut
être regardée comme numériquement égale au volume d'un corps terminé par
une surface dont l'ordonnée verticale aurait à chaque instant pour
valeur la sécante de l'angle que fait avec le plan horizontal le plan
tangent correspondant à la surface primitive, les limites étant
d'ailleurs supposées respectivement les mêmes.

Pour terminer l'examen philosophique de la géométrie générale à trois
dimensions, il me reste à considérer sommairement la belle conception
fondamentale établie par Monge relativement à la classification
analytique des surfaces en familles naturelles, qui doit être regardée
comme le perfectionnement le plus important qu'ait reçu la science
géométrique depuis Descartes et Leïbnitz.

Quand on se propose d'étudier, sous un point de vue général, les
propriétés spéciales des diverses surfaces, la première difficulté qui
se présente consiste dans l'absence d'une bonne classification,
déterminée par les caractères géométriques les plus essentiels, et
d'ailleurs suffisamment simple. Dès la fondation de la géométrie
analytique, les géomètres ont été involontairement conduits à classer
les surfaces, comme les courbes, par la forme et le degré de leurs
équations, seule considération qui s'offrît d'elle-même à l'esprit pour
servir de base à une distinction dont l'importance n'avait d'abord été
nullement sentie. Mais il est aisé de voir que ce principe de
classification, convenablement applicable aux équations du premier et du
second degré, ne remplit aucune des conditions principales auxquels doit
satisfaire un tel travail. En effet, on sait que Newton, en discutant
l'équation générale du troisième degré à deux variables, pour se borner
à la simple énumération des diverses courbes planes qu'elle peut
représenter, a reconnu que, bien qu'elles fussent toutes nécessairement
indéfinies en tout sens, on devait en distinguer 74 espèces
particulières, aussi différentes les unes des autres que le sont entre
elles les trois courbes du second degré. Quoique personne n'ait analysé
sous le même point de vue l'équation générale du quatrième degré à deux
variables, il n'est pas douteux qu'elle ne dût faire naître un nombre
beaucoup plus considérable encore de courbes distinctes; et ce nombre
devrait évidemment augmenter avec une prodigieuse rapidité d'après le
degré de l'équation. Si maintenant l'on passe aux équations à trois
variables, qui, vu leur plus grande complication, présentent
nécessairement bien plus de variété, il est incontestable que le nombre
des surfaces vraiment distinctes qu'elles peuvent exprimer doit être
encore plus multiplié, et croître beaucoup plus rapidement d'après le
degré. Cette multiplicité devient telle, qu'on s'est toujours borné à
analyser ainsi les équations des deux premiers degrés, aucun géomètre
n'ayant tenté pour les surfaces du troisième degré ce qu'a exécuté
Newton pour les courbes correspondantes. Il suit donc de cette
considération évidente que, quand même l'imperfection de l'algèbre ne
s'opposerait pas à l'emploi indéfini d'un procédé semblable, la
classification générale des surfaces par le degré et la forme de leurs
équations serait entièrement impraticable. Mais ce motif n'est pas le
seul qui doive faire rejeter une telle classification; il n'est point
même le plus important. En effet, cette manière de disposer les
surfaces, outre l'impossibilité de la suivre, se trouve directement
contraire à la principale destination de toute bonne classification
quelconque, consistant à rapprocher le plus les uns des autres les
objets qui offrent les relations les plus importantes, et à éloigner
ceux dont les analogies ont peu de valeur. L'identité du degré de leurs
équations est, pour les surfaces, un caractère d'une valeur géométrique
très-médiocre, qui n'indique pas même exactement le nombre des points
nécessaires à l'entière détermination de chacune. La propriété commune
la plus importante à considérer entre des surfaces consiste évidemment
dans leur mode de génération; toutes celles qui sont engendrées de la
même manière devant offrir nécessairement une grande analogie
géométrique, tandis qu'elles ne sauraient avoir que de très-faibles
ressemblances si elles sont engendrées d'après des modes essentiellement
différens. Ainsi, par exemple, toutes les surfaces cylindriques, quelle
que soit la forme de leur base, constituent une même famille naturelle,
dont les diverses espèces présentent un grand nombre de propriétés
communes de première importance: il en est de même pour toutes les
surfaces coniques, et aussi pour toutes les surfaces de révolution, etc.
Or, cet ordre naturel se trouve complétement détruit par la
classification fondée sur le degré des équations. Car des surfaces
assujéties à un même mode de génération, les surfaces cylindriques, par
exemple, peuvent fournir des équations de tous les degrés imaginables,
à raison de la seule différence secondaire de leurs bases; tandis, que
d'un autre côté, des équations d'un même degré quelconque expriment
souvent des surfaces de nature géométrique opposée, les unes
cylindriques, les autres coniques, ou de révolution, etc. Une telle
classification analytique est donc radicalement vicieuse, comme séparant
ce qui doit être réuni, et rapprochant ce qui doit être distingué.
Cependant, la géométrie générale étant entièrement fondée sur l'emploi
des considérations et des méthodes analytiques, il est indispensable que
la classification puisse prendre aussi un caractère analytique.

Tel était donc l'état précis de la difficulté fondamentale, si
heureusement vaincue par Monge: les familles naturelles entre les
surfaces étant clairement établies sous le point de vue géométrique
d'après le mode de génération, il fallait découvrir un genre de
relations analytiques destiné à présenter constamment une interprétation
abstraite de ce caractère concret. Cette découverte capitale était
rigoureusement indispensable pour achever de constituer la théorie
générale des surfaces.

La considération, que Monge a employée pour y parvenir, consiste dans
cette observation générale, aussi simple que directe: les surfaces
assujéties à un même mode de génération sont nécessairement
caractérisées par une certaine propriété commune de leur plan tangent en
un point quelconque; en sorte qu'en exprimant analytiquement cette
propriété d'après l'équation générale du plan tangent à une surface
quelconque, on formera une équation différentielle représentant à la
fois toutes les surfaces de cette famille.

Ainsi, par exemple, toute surface cylindrique présente ce caractère
exclusif: que le plan tangent en un point quelconque de la surface est
constamment parallèle à la droite fixe qui indique la direction des
génératrices. D'après cela, il est aisé de voir que les équations de
cette droite étant supposées être /[x=az,/;y=bz,/] l'équation générale
du plan tangent établie ci-dessus donnera, pour l'équation
différentielle commune à toutes les surfaces cylindriques,
/[a/frac{dz}{dx} + b/frac{dz}{dy} =1./]

De même, relativement aux surfaces coniques, elles sont toutes
caractérisées sous ce point de vue par la propriété nécessaire que leur
plan tangent en un point quelconque passe constamment par le sommet du
cône. Si donc /alpha, /beta, /gamma, désignent les coordonnées de ce
sommet, on trouvera immédiatement /[(x-/alpha)/frac{dz}{dx} +
(y-/beta)/frac{dz}{dy} = z-/gamma,/] pour l'équation différentielle
représentant la famille entière des surfaces coniques.

Dans les surfaces de révolution, le plan tangent en un point quelconque
est toujours perpendiculaire au plan _méridien_, c'est-à-dire à celui
qui passe par ce point et par l'axe de la surface. Afin d'exprimer
analytiquement cette propriété d'une manière plus simple, supposons que
l'axe de révolution soit pris pour celui des z: l'équation
différentielle commune à toute cette famille de surfaces, sera
/[y/frac{dz}{dx}-x/frac{dz}{dy} = 0./]

Il serait superflu de citer ici un plus grand nombre d'exemples pour
établir clairement, en général, que, quel que soit le mode de
génération, toutes les surfaces d'une même famille naturelle sont
susceptibles d'être représentées analytiquement par une même équation
_aux différences partielles_ contenant des constantes arbitraires,
d'après une propriété commune de leur plan tangent.

Afin de compléter cette correspondance fondamentale et nécessaire entre
le point de vue géométrique et le point de vue analytique, Monge a
considéré en outre les équations finies qui sont les intégrales de ces
équations différentielles, et qu'on peut d'ailleurs presque toujours
facilement obtenir aussi par des recherches directes. Chacune de ces
équations finies doit, comme on le sait par la théorie générale de
l'intégration, contenir une fonction arbitraire, si l'équation
différentielle est seulement du premier ordre; ce qui n'empêche pas que
de telles équations, quoique beaucoup plus générales que celles dont on
s'occupe ordinairement, ne présentent un sens nettement déterminé, soit
sous le rapport géométrique, soit sous le simple rapport analytique.
Cette fonction arbitraire correspond à ce qu'il y a d'indéterminé dans
la génération des surfaces proposées, à la base, par exemple, si les
surfaces sont cylindriques ou coniques, à la courbe méridienne, si elles
sont de révolution, etc.[27]. Dans certains cas même, l'équation finie
d'une famille de surfaces contient à la fois deux fonctions arbitraires,
affectées à des combinaisons distinctes des coordonnées variables; c'est
ce qui a lieu lorsque l'équation différentielle correspondante doit être
du second ordre; sous le point de vue géométrique, cette indétermination
plus grande indique une famille plus générale, et néanmoins
caractérisée. Telle est, par exemple, la famille des surfaces
développables, qui comprend, comme subdivisions, toutes les surfaces
cylindriques, toutes les surfaces coniques, et une infinité d'autres
familles analogues, et qui peut cependant être nettement définie, dans
sa plus grande généralité, comme étant l'_enveloppe_ de l'espace
parcouru par un plan qui se meut en restant toujours tangent à deux
surfaces fixes quelconques, ou comme le lieu géométrique de toutes les
tangentes à une même courbe quelconque à double courbure. Ce groupe
naturel de surfaces a, pour équation différentielle invariable, cette
équation très-simple, découverte par Euler, entre les trois dérivées
partielles du second ordre, /[/left(/frac{d^2z}{dxdy}/right)^2 =
/frac{d^2z}{dx^2}/frac{d^2z}{dy^2}/].

      [Note 27: On trouve, par exemple, soit d'après les
      considérations directes de géométrie analytique, soit en
      résultat des méthodes d'intégration, que les surfaces
      cylindriques et les surfaces coniques ont pour équations
      finies /x-az = /varphi(y-bz),/; /frac{x-/alpha}{z-/gamma} =
      /varphi/left(/frac{y-/beta}{z-/gamma}/right)/ /varphi,
      désignant une fonction entièrement arbitraire.]

L'équation finie contient donc nécessairement deux fonctions arbitraires
distinctes, qui correspondent géométriquement aux deux surfaces
indéterminées sur lesquelles doit glisser le plan générateur, ou aux
deux équations quelconques de la courbe directrice.

Quoiqu'il soit utile de considérer les équations finies des familles
naturelles de surfaces, on conçoit néanmoins que l'indétermination des
fonctions arbitraires qu'elles renferment inévitablement, doit les
rendre peu propres à des travaux analytiques soutenus, pour lesquels il
est bien préférable d'employer les équations différentielles, où il
n'entre que de simples constantes arbitraires, malgré leur nature
indirecte. C'est par là que l'étude générale et régulière des propriétés
des diverses surfaces est réellement devenue possible, le point de vue
commun ayant pu ainsi être saisi et séparé par l'analyse. On conçoit
qu'une telle conception ait permis de découvrir des résultats d'un degré
de généralité et d'intérêt infiniment supérieurs à ceux qu'on pouvait
obtenir auparavant. Pour ne citer qu'un seul exemple très-simple, qui
est fort loin d'être le plus remarquable, c'est par une semblable
méthode de géométrie analytique qu'on a pu reconnaître cette singulière
propriété de toute équation _homogène_ à trois variables, de représenter
nécessairement une surface conique dont le sommet est situé à l'origine
des coordonnées; de même, parmi les recherches plus difficiles, il a
été possible de déterminer, à l'aide du calcul des variations, le plus
court chemin d'un point à un autre sur une surface développable
quelconque, sans qu'il fût nécessaire de la particulariser, etc.

J'ai cru devoir ici accorder quelque développement à l'exposition
philosophique de cette belle conception de Monge, qui constitue, sans
contredit, son premier titre à la gloire, et dont la haute importance ne
me semble point avoir encore été dignement sentie, excepté par Lagrange,
si juste appréciateur de tous ses émules. Je regrette même d'être
réduit, par les limites naturelles de cet ouvrage, à une indication
aussi imparfaite, où je n'ai pu seulement signaler l'heureuse réaction
nécessaire de cette nouvelle géométrie sur le perfectionnement de
l'analyse, quant à la théorie générale des équations différentielles à
plusieurs variables.

En méditant sur cette classification philosophique des surfaces,
essentiellement analogue aux méthodes naturelles que les physiologistes
ont tenté d'établir en zoologie et en botanique, on est conduit à se
demander si les courbes elles-mêmes ne comportent pas une opération
semblable. Vu la variété infiniment moindre qui existe entre elles, un
tel travail est à la fois moins important et plus difficile, les
caractères qui pourraient servir de base n'étant point alors à beaucoup
près aussi tranchés. Il a donc été naturel que l'esprit humain s'occupât
d'abord de classer les surfaces. Mais on doit sans doute espérer que cet
ordre de considérations s'étendra plus tard jusqu'aux courbes. On peut
même apercevoir déjà entre elles quelques familles vraiment naturelles,
comme celle des paraboles quelconques, et celle des hyperboles
quelconques, etc. Néanmoins, il n'a été encore produit aucune conception
générale directement propre à déterminer une telle classification.

Ayant ainsi exposé aussi nettement qu'il m'a été possible, dans cette
leçon et dans l'ensemble des quatre précédentes, le véritable caractère
philosophique de la section la plus générale et la plus simple de la
mathématique concrète, je dois maintenant entreprendre le même travail
relativement à la science immense et plus compliquée de la mécanique
rationnelle. Ce sera l'objet des quatre leçons suivantes.




QUINZIÈME LEÇON.

SOMMAIRE. Considérations philosophiques sur les principes fondamentaux
de la mécanique rationnelle.


Les phénomènes mécaniques sont, par leur nature, comme nous l'avons déjà
remarqué, à la fois plus particuliers, plus compliqués et plus concrets
que les phénomènes géométriques. Aussi, conformément à l'ordre
encyclopédique établi dans cet ouvrage, plaçons-nous la mécanique
rationnelle après la géométrie dans cette exposition philosophique de la
mathématique concrète, comme étant nécessairement d'une étude plus
difficile, et par suite moins perfectionnée. Les questions géométriques
sont toujours complétement indépendantes de toute considération
mécanique, tandis que les questions mécaniques se compliquent
constamment des considérations géométriques, la forme des corps devant
influer inévitablement sur les phénomènes du mouvement ou de
l'équilibre. Cette complication est souvent telle, que le plus simple
changement dans la forme d'un corps suffit seul pour augmenter
extrêmement les difficultés du problème de mécanique dont il est le
sujet, comme on peut s'en faire une idée en considérant, par exemple,
l'importante détermination de la gravitation mutuelle de deux corps en
résultat de celle de toutes leurs molécules, question qui n'est encore
complétement résolue qu'en supposant à ces corps une forme sphérique, et
où, par conséquent, le principal obstacle vient évidemment des
circonstances géométriques.

Puisque nous avons reconnu dans les leçons précédentes que le caractère
philosophique de la science géométrique était encore altéré à un certain
degré par un reste d'influence très-sensible de l'esprit métaphysique,
on doit s'attendre naturellement, vu cette plus grande complication
nécessaire de la mécanique rationnelle, à l'en trouver bien plus
profondément affectée. C'est ce qui n'est, en effet, que trop facile à
constater. Le caractère de science naturelle, encore plus évidemment
inhérent à la mécanique qu'à la géométrie, est aujourd'hui complétement
déguisé dans presque tous les esprits, par l'emploi des considérations
ontologiques. On remarque, dans toutes les notions fondamentales de
cette science, une confusion profonde et continuelle entre le point de
vue abstrait et le point de vue concret, qui empêche de distinguer
nettement ce qui est réellement physique de ce qui est purement logique,
et de séparer avec exactitude les conceptions artificielles uniquement
destinées à faciliter l'établissement des lois générales de l'équilibre
ou du mouvement, des faits naturels fournis par l'observation effective
du monde extérieur, qui constituent les bases réelles de la science. On
peut même reconnaître que l'immense perfectionnement de la mécanique
rationnelle depuis un siècle, soit sous le rapport de l'extension de ses
théories, soit quant à leur coordination, a fait en quelque sorte
rétrograder sous ce rapport la conception philosophique de la science,
qui est communément exposée aujourd'hui d'une manière beaucoup moins
nette que Newton ne l'avait présentée. Ce développement ayant été, en
effet, essentiellement obtenu par l'usage de plus en plus exclusif de
l'analyse mathématique, l'importance prépondérante de cet admirable
instrument a fait graduellement contracter l'habitude de ne voir dans la
mécanique rationnelle que de simples questions d'analyse; et, par une
extension abusive, quoique très-naturelle, d'une telle manière de
procéder, on a tenté d'établir, _a priori_, d'après des considérations
purement analytiques, jusqu'aux principes fondamentaux de la science,
que Newton s'était sagement borné à présenter comme des résultats de la
seule observation. C'est ainsi, par exemple, que Daniel Bernouilli,
d'Alembert, et, de nos jours, Laplace, ont essayé de prouver la règle
élémentaire de la composition des forces par des démonstrations
uniquement analytiques, dont Lagrange seul a bien aperçu l'insuffisance
radicale et nécessaire. Tel est, maintenant encore, l'esprit qui domine
plus ou moins chez tous les géomètres. Il est néanmoins évident en thèse
générale, comme nous l'avons plusieurs fois remarqué, que l'analyse
mathématique, quelle que soit son extrême importance, dont j'ai tâché de
donner une juste idée, ne saurait être, par sa nature, qu'un puissant
moyen de déduction, qui, lorsqu'il est applicable, permet de
perfectionner une science au degré le plus éminent, après que les
fondemens en ont été posés, mais qui ne peut jamais suffire à établir
ces bases elles-mêmes. S'il était possible de constituer entièrement la
science de la mécanique d'après de simples conceptions analytiques, on
ne pourrait se représenter comment une telle science deviendrait jamais
vraiment applicable à l'étude effective de la nature. Ce qui établit la
réalité de la mécanique rationnelle, c'est précisément, au contraire,
d'être fondée sur quelques faits généraux, immédiatement fournis par
l'observation, et que tout philosophe vraiment positif doit envisager,
ce me semble, comme n'étant susceptibles d'aucune explication
quelconque. Il est donc certain qu'on a abusé en mécanique de l'esprit
analytique, beaucoup plus encore qu'en géométrie. L'objet spécial de
cette leçon est d'indiquer comment, dans l'état actuel de la science, on
peut établir nettement son véritable caractère philosophique, et la
dégager définitivement de toute influence métaphysique, en distinguant
constamment le point de vue abstrait du point de vue concret, et en
effectuant une séparation exacte entre la partie simplement
expérimentale de la science, et la partie purement rationnelle. D'après
le but de cet ouvrage, un tel travail doit nécessairement précéder les
considérations générales sur la composition effective de cette science,
qui seront successivement exposées dans les trois leçons suivantes.

Commençons par indiquer avec précision l'objet général de la science.

On a l'habitude de remarquer d'abord, et avec beaucoup de raison, que la
mécanique ne considère point, non-seulement les causes premières des
mouvemens, qui sont en dehors de toute philosophie positive, mais même
les circonstances de leur production, lesquelles, quoique constituant
réellement un sujet intéressant de recherches positives dans les
diverses parties de la _physique_, ne sont nullement du ressort de la
mécanique, qui se borne à envisager le mouvement en lui-même, sans
s'enquérir de quelle manière il a été déterminé. Ainsi les _forces_ ne
sont autre chose, en mécanique, que les mouvemens produits ou tendant à
se produire; et deux forces qui impriment à un même corps la même
vitesse dans la même direction sont regardées comme identiques, quelque
diverse que puisse être leur origine, soit que le mouvement provienne
des contractions musculaires d'un animal, ou de la pesanteur vers un
centre attractif, ou du choc d'un corps quelconque, ou de la dilatation
d'un fluide élastique, etc. Mais, quoique cette manière de voir soit
heureusement devenue aujourd'hui tout-à-fait familière, il reste encore
aux géomètres à opérer, sinon dans la conception même, du moins dans le
langage habituel, une réforme essentielle pour écarter entièrement
l'ancienne notion métaphysique des _forces_, et indiquer plus nettement
qu'on ne le fait encore le véritable point de vue de la mécanique[28].

      [Note 28: Il importe de remarquer aussi que le nom même
      de la science est extrêmement vicieux, en ce qu'il rappelle
      seulement une de ses applications les plus secondaires, ce
      qui devient habituellement une source de confusion, qui
      oblige à ajouter fréquemment l'adjectif _rationnelle_, dont
      la répétition, quoiqu'indispensable, est fastidieuse. Les
      philosophes allemands, pour éviter cet inconvénient, ont
      créé la dénomination beaucoup plus philosophique de
      _phoronomie_, employée dans le traité d'Hermann, et dont
      l'adoption générale serait très-désirable.]

Cela posé, on peut caractériser d'une manière très-précise le problème
général de la mécanique rationnelle. Il consiste à déterminer l'effet
que produiront sur un corps donné différentes forces quelconques
agissant simultanément, lorsqu'on connaît le mouvement simple qui
résulterait de l'action isolée de chacune d'elles; ou, en prenant la
question en sens inverse, à déterminer les mouvemens simples dont la
combinaison donnerait lieu à un mouvement composé connu. Cet énoncé
montre exactement quelles sont nécessairement les données et les
inconnues de toute question mécanique. On voit que l'étude de l'action
d'une force unique n'est jamais, à proprement parler, du domaine de la
mécanique rationnelle, où elle est toujours supposée connue, car le
second problème général n'est susceptible d'être résolu que comme étant
l'inverse du premier. Toute la mécanique porte donc essentiellement sur
la combinaison des forces, soit que de leur concours il résulte un
mouvement dont il faut étudier les diverses circonstances, soit que par
leur neutralisation mutuelle le corps se trouve dans un état
d'équilibre dont il s'agit de fixer les conditions caractéristiques.

Les deux problèmes généraux, l'un direct, l'autre inverse, dans la
solution desquels consiste la science de la mécanique, ont, sous le
rapport des applications, une importance égale; car, tantôt les
mouvemens simples peuvent être immédiatement étudiés par l'observation,
tandis que la connaissance du mouvement qui résultera de leur
combinaison ne saurait être obtenue que par la théorie; et tantôt, au
contraire, le mouvement composé peut seul être effectivement observé,
tandis que les mouvemens simples, dont on le regardera comme le produit,
ne sont susceptibles d'être déterminés que rationnellement. Ainsi, par
exemple, dans le cas de la chute oblique des corps pesans à la surface
de la terre, on connaît les deux mouvemens simples que prendrait le
corps par l'action isolée de chacune des forces dont il est animé,
savoir, la direction et la vitesse du mouvement uniforme que produirait
la seule impulsion, et la loi d'accélération du mouvement vertical
varié, qui résulterait de la seule pesanteur; dès-lors, on se propose de
découvrir les diverses circonstances du mouvement composé produit par
l'action combinée de ces deux forces, c'est-à-dire de déterminer la
trajectoire que décrira le mobile, sa direction et sa vitesse acquise à
chaque instant, le temps qu'il emploiera à parvenir à une certaine
position, etc.; on pourra, pour plus de généralité, joindre aux deux
forces données la résistance du milieu ambiant, pourvu que la loi en
soit également connue. La mécanique céleste présente un exemple capital
de la question inverse, dans la détermination des forces qui produisent
le mouvement des planètes autour du soleil, ou des satellites autour des
planètes. On ne peut alors connaître immédiatement que le mouvement
composé, et c'est d'après les circonstances caractéristiques de ce
mouvement, telles que les lois de Képler les ont résumées, qu'il faut
remonter aux forces élémentaires dont les astres doivent être conçus
animés pour correspondre aux mouvemens effectifs; ces forces une fois
connues, les géomètres peuvent utilement reprendre la question sous le
point de vue opposé, qu'il eût été impossible de suivre primitivement.

La véritable destination générale de la mécanique rationnelle étant
ainsi nettement conçue, considérons maintenant les principes
fondamentaux sur lesquels elle repose, et d'abord examinons un artifice
philosophique de la plus haute importance relativement à la manière dont
les corps doivent être envisagés en mécanique. Cette conception mérite
d'autant plus notre attention qu'elle est encore habituellement
entourée d'un épais nuage métaphysique, qui en fait méconnaître la vraie
nature.

Il serait entièrement impossible d'établir aucune proposition générale
sur les lois abstraites de l'équilibre ou du mouvement, si on ne
commençait par regarder les corps comme absolument _inertes_,
c'est-à-dire comme tout-à-fait incapables de modifier spontanément
l'action des forces qui leur sont appliquées. Mais la manière dont cette
conception fondamentale est ordinairement présentée me semble
radicalement vicieuse. D'abord cette notion abstraite, qui n'est qu'un
simple artifice logique imaginé par l'esprit humain pour faciliter la
formation de la mécanique rationnelle, ou plutôt pour la rendre
possible, est souvent confondue avec ce qu'on appelle fort improprement
_la loi d'inertie_, qui doit être regardée, ainsi que nous le verrons
plus bas, comme un résultat général de l'observation. En second lieu, le
caractère de cette idée est d'ordinaire tellement indécis, qu'on ne sait
point exactement si cet état passif des corps est purement hypothétique,
ou s'il représente la réalité des phénomènes naturels. Enfin, il résulte
fréquemment de cette indétermination, que l'esprit est involontairement
porté à regarder les lois générales de la mécanique rationnelle comme
étant par elles-mêmes exclusivement applicables à ce que nous appelons
les corps bruts, tandis qu'elles se vérifient nécessairement, au
contraire, tout aussi bien dans les corps organisés, quoique leur
application précise y rencontre de bien plus grandes difficultés. Il
importe beaucoup de rectifier sous ces divers rapports les notions
habituelles.

Nous devons nettement reconnaître avant tout que cet état passif des
corps est une pure abstraction, directement contraire à leur véritable
constitution.

Dans la manière de philosopher primitivement employée par l'esprit
humain, on concevait, en effet, la matière comme étant réellement par sa
nature essentiellement inerte ou passive, toute activité lui venant
nécessairement du dehors, sous l'influence de certains êtres surnaturels
ou de certaines entités métaphysiques. Mais depuis que la philosophie
positive a commencé à prévaloir, et que l'esprit humain s'est borné à
étudier le véritable état des choses, sans s'enquérir des _causes_
premières et génératrices, il est devenu évident pour tout observateur
que les divers corps naturels nous manifestent tous une activité
spontanée plus ou moins étendue. Il n'y a sous ce rapport, entre les
corps bruts et ceux que nous nommons par excellence _animés_, que de
simples différences de degrés. D'abord, les progrès de la philosophie
naturelle ont pleinement démontré, comme nous le constaterons
spécialement plus tard, qu'il n'existe point de matière vivante
proprement dite _sui generis_, puisqu'on retrouve dans les corps animés
des élémens exactement identiques à ceux que présentent les corps
inanimés. De plus, il est aisé de reconnaître dans ces derniers une
activité spontanée exactement analogue à celle des corps vivans, mais
seulement moins variée. N'y eût-il dans toutes les molécules matérielles
d'autre propriété que la pesanteur, cela suffirait pour interdire à tout
physicien de les regarder comme essentiellement passives. Ce serait
vainement qu'on voudrait présenter les corps sous un point de vue
entièrement inerte dans l'acte de la pesanteur, en disant qu'ils ne font
alors qu'obéir à l'attraction du globe terrestre. Cette considération
fût-elle exacte, on n'aurait fait évidemment que déplacer la difficulté,
en transportant à la masse totale de la terre l'activité refusée aux
molécules isolées. Mais, de plus, on voit clairement que, dans sa chute
vers le centre de notre globe, un corps pesant est tout aussi actif que
la terre elle-même, puisqu'il est prouvé que chaque molécule de ce corps
attire une partie équivalente de la terre tout autant qu'elle en est
attirée, quoique cette dernière attraction produise seule un effet
sensible, à raison de l'immense inégalité des deux masses. Enfin, dans
une foule d'autres phénomènes également universels, thermologiques,
électriques, ou chimiques, la matière nous présente évidemment une
activité spontanée très-variée, dont nous ne saurions plus la concevoir
entièrement privée. Les corps vivans ne nous offrent réellement à cet
égard d'autre caractère particulier que de manifester, outre tous ces
divers genres d'activité, quelques-uns qui leur sont propres, et que les
physiologistes tendent d'ailleurs de plus en plus à envisager comme une
simple modification des précédens. Quoi qu'il en soit, il est
incontestable que l'état purement passif, dans lequel les corps sont
considérés en mécanique rationnelle, présente, sous le point de vue
physique, une véritable absurdité.

Examinons maintenant comment il est possible qu'une telle supposition
soit employée sans aucun inconvénient dans l'établissement des lois
abstraites de l'équilibre et du mouvement, qui n'en seront pas moins
susceptibles ensuite d'être convenablement appliquées aux corps réels.
Il suffit, pour cela, d'avoir égard à l'importante remarque préliminaire
rappelée ci-dessus, que les mouvemens sont simplement considérés en
eux-mêmes dans la mécanique rationnelle, sans aucun égard au mode
quelconque de leur production. De là résulte évidemment, pour me
conformer au langage adopté, la faculté de remplacer à volonté toute
force par une autre d'une nature quelconque, pourvu qu'elle soit capable
d'imprimer au corps exactement le même mouvement. D'après cette
considération évidente, on conçoit qu'il est possible de faire
abstraction des diverses forces qui sont réellement inhérentes aux
corps, et de regarder ceux-ci comme seulement sollicités par des forces
extérieures, puisqu'on pourra substituer à ces forces intérieures des
forces extérieures mécaniquement équivalentes. Ainsi, par exemple,
quoique tout corps soit nécessairement pesant, et que nous ne puissions
même concevoir réellement un corps qui ne le serait pas, les géomètres
considèrent, dans la mécanique abstraite, les corps comme étant d'abord
entièrement dépouillés de cette propriété, qui est implicitement
comprise au nombre des forces extérieures, si l'on a envisagé, comme il
convient, un système de forces tout-à-fait quelconque. Que le corps,
dans sa chute, soit mû par une attraction interne, ou qu'il obéisse à
une simple impulsion extérieure, cela est indifférent pour la mécanique
rationnelle, si le mouvement effectif se trouve être exactement
identique, et l'on pourra par conséquent adopter de préférence la
dernière conception. Il en est nécessairement ainsi relativement à
toute autre propriété naturelle, qu'il sera toujours possible de
remplacer par la supposition d'une action externe, construite de manière
à produire le même mouvement, ce qui permettra de se représenter le
corps comme purement passif; seulement, à mesure que l'observation ou
l'expérience feront connaître avec plus de précision les lois de ces
forces intérieures, il faudra toujours modifier en conséquence le
système des forces extérieures qu'on leur substitue hypothétiquement, ce
qui conduira souvent à une très-grande complication. Ainsi, par exemple,
l'observation ayant appris que le mouvement vertical d'un corps en vertu
de sa pesanteur n'est point uniforme, mais continuellement accéléré, on
ne pourra point l'assimiler à celui qu'imprimerait au corps une
impulsion unique dont l'action ne se renouvellerait plus, puisqu'il en
résulterait évidemment une vitesse constante: on sera donc obligé de
concevoir le corps comme ayant reçu successivement, à des intervalles de
temps infiniment petits, une série infinie de chocs infiniment petits,
tels que, la vitesse produite par chacun s'ajoutant d'une manière
continue à celle qui résulte de l'ensemble des précédens, le mouvement
effectif soit indéfiniment varié; et si l'expérience prouve que
l'accélération du mouvement est uniforme, on supposera tous ces chocs
successifs constamment égaux entre eux: dans tout autre cas, il faudra
leur supposer, soit pour la direction, soit pour l'intensité, une
relation exactement conforme à la loi réelle de la variation du
mouvement; mais, à ces conditions, il est clair que la substitution sera
toujours possible.

Il serait inutile d'insister beaucoup pour faire sentir l'indispensable
nécessité de supposer les corps dans cet état complétement passif, où
l'on n'a plus à considérer que les forces extérieures qui leur sont
appliquées, afin d'établir les lois abstraites de l'équilibre et du
mouvement. On conçoit que s'il fallait d'abord tenir compte de la
modification quelconque que le corps peut imprimer, en vertu de ses
forces naturelles, à l'action de chacune de ces puissances extérieures,
on ne pourrait établir, en mécanique rationnelle, la moindre proposition
générale, d'autant plus que cette modification est loin, dans la plupart
des cas, d'être exactement connue. Ce n'est donc qu'en commençant par en
faire totalement abstraction, pour ne penser qu'à la réaction des forces
les unes sur les autres, qu'il devient possible de fonder une mécanique
abstraite, de laquelle on passera ensuite à la mécanique concrète, en
restituant aux corps leurs propriétés actives naturelles, primitivement
écartées. Cette restitution constitue, en effet, la principale
difficulté qu'on éprouve pour opérer la transition de l'abstrait au
concret en mécanique, difficulté qui limite singulièrement dans la
réalité les applications importantes de cette science, dont le domaine
théorique est, en lui-même, nécessairement indéfini. Afin de donner une
idée de la portée de cet obstacle fondamental, on peut dire que, dans
l'état actuel de la science mathématique, il n'y a vraiment qu'une seule
propriété naturelle et générale des corps dont nous sachions tenir
compte d'une manière convenable, c'est la pesanteur, soit terrestre,
soit universelle; et encore faut-il supposer, dans ce dernier cas, que
la forme des corps est suffisamment simple. Mais si cette propriété se
complique de quelques autres circonstances physiques, comme la
résistance des milieux, les frottemens, etc., si même les corps sont
seulement supposés à l'état fluide, ce n'est encore que fort
imparfaitement qu'on est parvenu jusqu'ici à en apprécier l'influence
dans les phénomènes mécaniques. A plus forte raison nous est-il
impossible de prendre en considération les propriétés électriques ou
chimiques, et, bien moins encore, les propriétés physiologiques. Aussi
les grandes applications de la mécanique rationnelle sont-elles
réellement bornées jusqu'ici aux seuls phénomènes célestes, et même à
ceux de notre système solaire, où il suffit d'avoir uniquement égard à
une gravitation générale, dont la loi est simple et bien déterminée, et
qui présente néanmoins des difficultés qu'on ne sait point encore
surmonter complétement, lorsqu'on veut tenir un compte exact de toutes
les actions secondaires susceptibles d'effets appréciables. On conçoit
par là à quel degré les questions doivent se compliquer quand on passe à
la mécanique terrestre, dont la plupart des phénomènes, même les plus
simples, ne comporteront probablement jamais, vu la faiblesse de nos
moyens réels, une étude purement rationnelle et pourtant exacte d'après
les lois générales de la mécanique abstraite, quoique la connaissance de
ces lois, d'ailleurs évidemment indispensable, puisse souvent conduire à
des _indications_ importantes.

Après avoir expliqué la véritable nature de la conception fondamentale
relative à l'état dans lequel les corps doivent être supposés en
mécanique rationnelle, il nous reste à considérer les faits généraux ou
les _lois physiques du mouvement_ qui peuvent fournir une base réelle
aux théories dont la science se compose. Cette importante exposition est
d'autant plus indispensable, que, comme je l'ai indiqué ci-dessus,
depuis qu'on s'est écarté de la route suivie par Newton, on a
complétement méconnu le vrai caractère de ces lois, dont la notion
ordinaire est encore essentiellement métaphysique.

Les lois fondamentales du mouvement me semblent pouvoir être réduites à
trois, qui doivent être envisagées comme de simples résultats de
l'observation, dont il est absurde de vouloir établir _à priori_ la
réalité, bien qu'on l'ait tenté fréquemment.

La première loi est celle qu'on désigne fort mal à propos sous le nom de
_loi d'inertie_. Elle a été découverte par Képler. Elle consiste
proprement en ce que tout mouvement est naturellement rectiligne et
uniforme, c'est-à-dire que tout corps soumis à l'action d'une force
unique quelconque, qui agit sur lui instantanément, se meut constamment
en ligne droite et avec une vitesse invariable. L'influence de l'esprit
métaphysique se manifeste particulièrement dans la manière dont cette
loi est communément présentée. Au lieu de se borner à la regarder comme
un fait observé, on a prétendu la démontrer abstraitement, par une
application du principe de la raison suffisante, qui n'a pas la moindre
solidité. En effet, pour expliquer, par exemple, la nécessité du
mouvement rectiligne, on dit que le corps devait suivre la ligne droite,
parce qu'il n'y a pas de raison pour qu'il s'écarte d'un côté plutôt que
d'un autre de sa direction primitive. Il est aisé de constater
l'invalidité radicale et même l'insignifiance complète d'une telle
argumentation. D'abord, comment pourrions-nous être assurés _qu'il n'y a
pas de raison_ pour que le corps se dévie? que pouvons-nous savoir à cet
égard, autrement que par l'expérience? Les considérations _à priori_
fondées sur la _nature_ des choses ne nous sont-elles pas complétement
et nécessairement interdites en philosophie positive? D'ailleurs un tel
principe, même quand on l'admettrait, ne comporte par lui-même qu'une
application vague et arbitraire. Car, à l'origine du mouvement,
c'est-à-dire à l'instant même où l'argument devrait être employé, il est
clair que la trajectoire du corps n'a point encore de caractère
géométrique déterminé, et que c'est seulement après que le corps a
parcouru un certain espace qu'on peut constater quelle ligne il décrit.
Il est évident, par la géométrie, que le mouvement initial, au lieu
d'être regardé comme rectiligne, pourrait être indifféremment supposé
circulaire, parabolique, ou suivant toute autre ligne tangente à la
trajectoire effective, en sorte que la même argumentation répétée pour
chacune de ces lignes, ce qui serait tout aussi légitime, conduirait à
une conclusion absolument indéterminée. Pour peu qu'on réfléchisse sur
un tel raisonnement, on ne tardera pas à reconnaître que, comme toutes
les prétendues explications métaphysiques, il se réduit réellement à
répéter en termes abstraits le fait lui-même, et à dire que les corps
ont une tendance naturelle à se mouvoir en ligne droite, ce qui était
précisément la proposition à établir. L'insignifiance de ces
considérations vagues et arbitraires finira par devenir palpable si l'on
remarque que, par suite de semblables argumens, les philosophes de
l'antiquité, et particulièrement Aristote, avaient, au contraire,
regardé le mouvement circulaire comme naturel aux astres, en ce qu'il
est le plus _parfait_ de tous, conception qui n'est également que
l'énonciation abstraite d'un phénomène mal analysé.

Je me suis borné à indiquer la critique des raisonnemens ordinaires
relativement à la première partie de la loi d'inertie. On peut faire des
remarques parfaitement analogues au sujet de la seconde partie, qui
concerne l'invariabilité de la vitesse, et qu'on prétend aussi pouvoir
démontrer abstraitement, en se bornant à dire qu'il n'y a pas de raison
pour que le corps se meuve jamais plus lentement ou plus rapidement qu'à
l'origine du mouvement.

Ce n'est donc point sur de telles considérations qu'on peut solidement
établir une loi aussi importante, qui est un des fondemens nécessaires
de toute la mécanique rationnelle. Elle ne saurait avoir de réalité
qu'autant qu'on la conçoit comme basée sur l'observation. Mais, sous ce
point de vue, l'exactitude en est évidente d'après les faits les plus
communs. Nous avons continuellement occasion de reconnaître qu'un corps
animé d'une force unique se meut constamment en ligne droite; et, s'il
se dévie, nous pouvons aisément constater que cette modification tient à
l'action simultanée de quelque autre force, active ou passive: enfin les
mouvemens curvilignes eux-mêmes nous montrent clairement, par les
phénomènes variés dus à ce qu'on appelle la _force centrifuge_, que les
corps conservent constamment leur tendance naturelle à se mouvoir en
ligne droite. Il n'y a pour ainsi dire aucun phénomène dans la nature
qui ne puisse nous fournir une vérification sensible de cette loi, sur
laquelle est en partie fondée toute l'économie de l'univers. Il en est
de même relativement à l'uniformité du mouvement. Tous les faits nous
prouvent que, si le mouvement primitivement imprimé se ralentit toujours
graduellement et finit par s'éteindre entièrement, cela provient des
résistances que les corps rencontrent sans cesse, et sans lesquelles
l'expérience nous porte à penser que la vitesse demeurerait indéfiniment
constante, puisque nous voyons augmenter sensiblement la durée de ce
mouvement à mesure que nous diminuons l'intensité de ces obstacles. On
sait que le simple mouvement d'un pendule écarté de la verticale, qui,
dans les circonstances ordinaires, se maintient à peine pendant quelques
minutes, a pu se prolonger jusqu'à plus de trente heures, en diminuant
autant que possible le frottement au point de la suspension, et faisant
osciller le corps dans un vide très-approché, lors des expériences de
Borda à l'Observatoire de Paris pour déterminer la longueur du pendule à
secondes par rapport au mètre. Les géomètres citent aussi avec beaucoup
de raison, comme une preuve manifeste de la tendance naturelle des corps
à conserver indéfiniment leur vitesse acquise, l'invariabilité
rigoureuse qu'on remarque si clairement dans les mouvemens célestes,
qui, s'exécutant dans un milieu d'une rareté extrême, se trouvent dans
les circonstances les plus favorables à une parfaite observation de la
loi d'inertie, et qui, en effet, depuis vingt siècles qu'on les étudie
avec quelque exactitude, ne nous présentent point encore la moindre
altération certaine, quant à la durée des rotations, ou à celle des
révolutions, quoique la suite des temps et le perfectionnement de nos
moyens d'appréciation doivent probablement nous dévoiler un jour
quelques variations encore inconnues.

Nous devons donc regarder comme une grande loi de la nature cette
tendance spontanée de tous les corps à se mouvoir en ligne droite et
avec une vitesse constante. Vu la confusion extrême des idées communes
relativement à ce premier principe fondamental, il peut être utile de
remarquer expressément ici que cette loi naturelle est tout aussi
applicable aux corps vivans qu'aux corps inertes pour lesquels on la
croit souvent exclusivement établie. Quelle que soit l'origine de
l'impulsion qu'il a reçue, un corps vivant tend à persister, comme un
corps inerte, dans la direction de son mouvement, et à conserver sa
vitesse acquise: seulement il peut se développer en lui des forces
susceptibles de modifier ou de supprimer ce mouvement, tandis que, pour
les autres corps, ces modifications sont exclusivement dues à des agens
extérieurs. Mais, dans ce cas même, nous pouvons acquérir une preuve
directe et personnelle de l'universalité de la loi d'inertie, en
considérant l'effort très-sensible que nous sommes obligés de faire pour
changer la direction ou la vitesse de notre mouvement effectif, à tel
point, que lorsque ce mouvement est très-rapide, il nous est impossible
de le modifier ou de le suspendre à l'instant précis où nous le
désirerions.

La seconde loi fondamentale du mouvement est due à Newton. Elle consiste
dans le principe de l'égalité constante et nécessaire entre l'action et
la réaction; c'est-à-dire, que toutes les fois qu'un corps est mû par un
autre d'une manière quelconque, il exerce sur lui, en sens inverse, une
réaction telle, que le second perd, en raison des masses, une quantité
de mouvement exactement égale à celle que le premier a reçue. On a
essayé quelquefois d'établir aussi _à priori_, ce théorème général de
philosophie naturelle, qui n'en est pas plus susceptible que le
précédent. Mais il a été beaucoup moins le sujet de considérations
sophistiques, et presque tous les géomètres s'accordent maintenant à le
regarder d'après Newton comme un simple résultat de l'observation, ce
qui me dispense ici de toute discussion analogue à celle de la loi
d'inertie. Cette égalité dans l'action réciproque des corps se manifeste
dans tous les phénomènes naturels, soit que les corps agissent les uns
sur les autres par impulsion, soit qu'ils agissent par attraction; il
serait superflu d'en citer ici des exemples. Nous avons même tellement
occasion de constater cette mutualité dans nos observations les plus
communes, que nous ne saurions plus concevoir un corps agissant sur un
autre, sans que celui-ci réagisse sur lui.

Je crois devoir seulement indiquer, dès ce moment, au sujet de cette
seconde loi du mouvement, une remarque qui me semble importante, et qui
d'ailleurs sera convenablement développée dans la dix-septième leçon.
Elle consiste en ce que le célèbre principe de d'Alembert, d'après
lequel on parvient à transformer si heureusement toutes les questions de
dynamique en simples questions de statique, n'est vraiment autre chose
que la généralisation complète de la loi de Newton, étendue à un système
quelconque de forces. Ce principe en effet coïncide évidemment avec
celui de l'égalité entre l'action et la réaction, lorsqu'on ne considère
que deux forces. Une telle corrélation permet de concevoir désormais la
proposition générale de d'Alembert comme ayant une base expérimentale,
tandis qu'elle n'est communément établie jusqu'ici que sur des
considérations abstraites peu satisfaisantes.

La troisième loi fondamentale du mouvement me paraît consister dans ce
que je propose d'appeler le principe de l'indépendance ou de la
coexistence des mouvemens, qui conduit immédiatement à ce qu'on appelle
vulgairement la composition des forces. Galilée est, à proprement
parler, le véritable inventeur de cette loi, quoiqu'il ne l'ait point
conçue précisément sous la forme que je crois devoir préférer ici.
Considérée sous le point de vue le plus simple, elle se réduit à ce fait
général, que tout mouvement exactement commun à tous les corps d'un
système quelconque n'altère point les mouvemens particuliers de ces
différens corps les uns à l'égard des autres, mouvemens qui continuent à
s'exécuter comme si l'ensemble du système était immobile. Pour énoncer
cet important principe avec une précision rigoureuse, qui n'exige plus
aucune restriction, il faut concevoir que tous les points du système
décrivent à la fois des droites parallèles et égales, et considérer que
ce mouvement général, avec quelque vitesse et dans quelque direction
qu'il puisse avoir lieu, n'affectera nullement les mouvemens relatifs.

Ce serait vainement qu'on tenterait d'établir par aucune idée _à priori_
cette grande loi fondamentale, qui n'en est pas plus susceptible que les
deux précédentes. On pourrait, tout au plus, concevoir que si les corps
du système sont entre eux à l'état de repos, ce déplacement commun, qui
ne change évidemment ni leurs distances ni leurs situations respectives,
ne saurait altérer cette immobilité relative: encore même, l'ignorance
absolue où nous sommes nécessairement de la nature intime des corps et
des phénomènes, ne nous permet point d'affirmer rationnellement, avec
une sécurité parfaite, que l'introduction de cette circonstance nouvelle
ne modifiera pas d'une manière inconnue les conditions primitives du
système. Mais l'insuffisance d'une telle argumentation devient surtout
sensible quand on essaie de l'appliquer au cas le plus étendu et le plus
important, à celui où les différens corps du système sont en mouvement
les uns à l'égard des autres. En s'attachant à faire abstraction, aussi
complétement que possible, des observations si connues et si variées qui
nous font reconnaître alors l'exactitude physique de ce principe, il
sera facile de constater qu'aucune considération rationnelle ne nous
donne le droit de conclure _a priori_ que le mouvement général ne fera
naître aucun changement dans les mouvemens particuliers. Cela est
tellement vrai, que lorsque Galilée a exposé pour la première fois cette
grande loi de la nature, il s'est élevé de toutes parts une foule
d'objections _a priori_ tendant à prouver l'impossibilité rationnelle
d'une telle proposition, qui n'a été unanimement admise, que lorsqu'on a
abandonné le point de vue logique pour se placer au point de vue
physique.

C'est donc seulement comme un simple résultat général de l'observation
et de l'expérience que cette loi peut être en effet solidement établie.
Mais, ainsi considérée, il est évident qu'aucune proposition de
philosophie naturelle n'est fondée sur des observations aussi simples,
aussi diverses, aussi multipliées, aussi faciles à vérifier. Il ne
s'opère point dans le monde réel un seul phénomène dynamique qui n'en
puisse offrir une preuve sensible; et toute l'économie de l'univers
serait évidemment bouleversée de fond en comble, si on supposait que
cette loi n'existât plus. C'est ainsi, par exemple, que dans le
mouvement général d'un vaisseau, quelque rapide qu'il puisse être et
suivant quelque direction qu'il ait lieu, les mouvemens relatifs
continuent à s'exécuter, sauf les altérations provenant du roulis et du
tangage, exactement comme si le vaisseau était immobile, en se composant
avec le mouvement total pour un observateur qui n'y participerait pas.
De même, nous voyons continuellement le déplacement général d'un foyer
chimique, ou d'un corps vivant, n'affecter en aucune manière les
mouvemens internes qui s'y exécutent. C'est ainsi surtout, pour citer
l'exemple le plus important, que le mouvement du globe terrestre ne
trouble nullement les phénomènes mécaniques qui s'opèrent à sa surface
ou dans son intérieur. On sait que l'ignorance de cette troisième loi du
mouvement a été précisément le principal obstacle scientifique qui s'est
opposé pendant si long-temps à l'établissement de la théorie de
Copernic, contre laquelle une telle considération présentait alors, en
effet, des objections insurmontables, dont les coperniciens n'avaient
essayé de se dégager que par de vaines subtilités métaphysiques avant la
découverte de Galilée. Mais, depuis que le mouvement de la terre a été
universellement reconnu, les géomètres l'ont présenté, avec raison,
comme offrant lui-même une confirmation essentielle de la réalité de
cette loi. Laplace a proposé à ce sujet une considération indirecte fort
ingénieuse, que je crois utile d'indiquer ici, parce qu'elle nous montre
le principe de l'indépendance des mouvemens sous la vérification d'une
expérience continuelle et très-sensible. Elle consiste à remarquer que,
si le mouvement général de la terre pouvait altérer en aucune manière
les mouvemens particuliers qui s'exécutent à sa surface, cette
altération ne saurait évidemment être la même pour tous ces mouvemens
quelle que fût leur direction, et qu'ils en seraient nécessairement
diversement affectés suivant l'angle plus ou moins grand que ferait
cette direction avec celle du mouvement du globe. Ainsi, par exemple, le
mouvement oscillatoire d'un pendule devrait alors nous présenter des
différences très-considérables selon l'azimuth du plan vertical dans
lequel il s'exécute, et qui lui donne une direction tantôt conforme,
tantôt contraire, et fort inégalement contraire, à celle du mouvement de
la terre; tandis que l'expérience ne nous manifeste jamais, à cet égard,
la moindre variation, même en mesurant le phénomène avec l'extrême
précision que comporte, sous ce rapport, l'état actuel de nos moyens
d'observation.

Afin de prévenir toute interprétation inexacte et toute application
vicieuse de la troisième loi du mouvement, il importe de remarquer que,
par sa nature, elle n'est relative qu'aux mouvemens de translation, et
qu'on ne doit jamais l'étendre à aucun mouvement de rotation. Les
mouvemens de translation sont évidemment, en effet, les seuls qui
puissent être rigoureusement communs, pour le degré aussi bien que pour
la direction, à toutes les diverses parties d'un système quelconque.
Cette exacte parité ne saurait jamais avoir lieu quand il s'agit d'un
mouvement de rotation, qui présente toujours nécessairement des
inégalités entre les diverses parties du système, suivant qu'elles sont
plus ou moins éloignées du centre de la rotation. C'est pourquoi tout
mouvement de ce genre tend constamment à altérer l'état du système, et
l'altère en effet si les conditions de liaison entre les diverses
parties ne constituent pas une résistance suffisante. Ainsi, par
exemple, dans le cas d'un vaisseau, ce n'est pas le mouvement général de
progression qui peut troubler les mouvemens particuliers; le dérangement
n'est dû qu'aux effets secondaires du roulis et du tangage, qui sont des
mouvemens de rotation. Qu'une montre soit simplement transportée dans
une direction quelconque avec autant de rapidité qu'on voudra, mais sans
tourner nullement, elle n'en sera jamais affectée; tandis qu'un médiocre
mouvement de rotation suffira seul pour déranger promptement sa marche.
La différence entre ces deux effets deviendrait surtout sensible, en
répétant l'expérience sur un corps vivant. Enfin, c'est par suite d'une
telle distinction, que nous ne saurions avoir aucun moyen de constater,
par des phénomènes purement terrestres, la réalité du mouvement de
translation de la terre, qui n'a pu être découvert que par des
observations célestes; tandis que, relativement à son mouvement de
rotation, il détermine nécessairement à la surface de la terre, vu
l'inégalité de force centrifuge entre les différens points du globe, des
phénomènes très-sensibles, quoique peu considérables, dont l'analyse
pourrait suffire pour démontrer, indépendamment de toute considération
astronomique, l'existence de cette rotation.

Le principe de l'indépendance ou de la coexistence des mouvemens étant
une fois établi, il est facile de concevoir qu'il conduit immédiatement
à la règle élémentaire ordinairement usitée pour ce qu'on appelle la
_composition des forces_, qui n'est vraiment autre chose qu'une nouvelle
manière de considérer et d'énoncer la troisième loi du mouvement. En
effet, la proposition du parallélogramme des forces, envisagée sous le
point de vue le plus positif, consiste proprement en ce que, lorsqu'un
corps est animé à la fois de deux mouvemens uniformes dans des
directions quelconques, il décrit, en vertu de leur combinaison, la
diagonale du parallélogramme dont il eût dans le même temps décrit
séparément les côtés en vertu de chaque mouvement isolé. Or n'est-ce pas
là évidemment une simple application directe du principe de
l'indépendance des mouvemens, d'après lequel le mouvement particulier du
corps le long d'une certaine droite n'est nullement troublé par le
mouvement général qui entraîne parallèlement à elle-même la totalité de
cette droite le long d'une autre droite quelconque? Cette considération
conduit sur-le-champ à la construction géométrique énoncée par la règle
du parallélogramme des forces. C'est ainsi que ce théorème fondamental
de la mécanique rationnelle me paraît être présenté directement comme
une loi naturelle, ou du moins comme une application immédiate d'une des
plus grandes lois de la nature. Telle est, à mon gré, la seule manière
vraiment philosophique d'établir solidement cette importante
proposition, pour écarter définitivement tous les nuages métaphysiques
dont elle est encore environnée et la mettre complétement à l'abri de
toute objection réelle. Toutes les prétendues démonstrations analytiques
qu'on a successivement essayé d'en donner d'après des considérations
purement abstraites, outre qu'elles reposent ordinairement sur une
interprétation vicieuse et sur une fausse application du principe
analytique de l'homogénéité, supposent d'ailleurs que la proposition est
_évidente_ par elle-même dans certains cas particuliers, quand les deux
forces, par exemple, agissent suivant une même droite, évidence qui ne
peut résulter alors que de l'observation effective de la loi naturelle
de l'indépendance des mouvemens, dont l'indispensabilité se trouve ainsi
irrécusablement manifestée. Il serait étrange, en effet, pour quiconque
envisage directement la question sous un point de vue philosophique,
que, par de simples combinaisons logiques, l'esprit humain pût ainsi
découvrir une loi réelle de la nature, sans consulter aucunement le
monde extérieur.

Cette notion étant de la plus haute importance quant à la manière de
concevoir la mécanique rationnelle, et s'écartant beaucoup de la marche
habituellement adoptée aujourd'hui, je crois devoir la présenter encore
sous un dernier point de vue qui achèvera de l'éclaircir, en montrant
que, malgré tous les efforts des géomètres pour éluder à cet égard
l'emploi des considérations expérimentales, la loi physique de
l'indépendance des mouvemens reste implicitement, même de leur aveu
unanime, une des bases essentielles de la mécanique, quoique présentée
sous une forme différente et à une autre époque de l'exposition.

Il suffit, pour cela, de reconnaître que cette loi, au lieu d'être
exposée directement dans l'étude des prolégomènes de la science, se
retrouve plus tard admise par tous les géomètres, comme établissant le
principe de la proportionnalité des vitesses aux forces, base nécessaire
de la dynamique ordinaire.

Afin de saisir convenablement le vrai caractère de cette question, il
faut remarquer que les rapports des forces peuvent être déterminés de
deux manières différentes, soit par le procédé statique, soit par le
procédé dynamique. En effet, nous ne jugeons pas toujours du rapport de
deux forces d'après l'intensité plus ou moins grande des mouvemens
qu'elles peuvent imprimer à un même corps. Nous l'apprécions fréquemment
aussi d'après de simples considérations d'équilibre mutuel, en regardant
comme égales les forces qui, appliquées en sens contraire, suivant une
même droite, se détruisent réciproquement, et ensuite comme double,
triple, etc. d'une autre, la force qui ferait équilibre à deux, trois,
etc., forces égales à celle-ci, et toutes directement opposées à la
seconde. Ce nouveau moyen de mesure est, en réalité, tout aussi usité
que le précédent. Cela posé, la question consiste essentiellement à
savoir si les deux moyens sont toujours et nécessairement équivalens,
c'est-à-dire si, les rapports des forces étant d'abord seulement définis
par la considération statique, il s'ensuivra, sous le point de vue
dynamique, qu'elles imprimeront à une même masse des vitesses qui leur
soient exactement proportionnelles. Cette corrélation n'est nullement
évidente par elle-même; tout au plus peut-on concevoir _à priori_ que
les plus grandes forces doivent nécessairement donner les plus grandes
vitesses. Mais l'observation seule peut décider si c'est à la première
puissance de la force ou à toute autre fonction croissante que la
vitesse est proportionnelle.

C'est pour déterminer quelle est, à cet égard, la véritable loi de la
nature, que, de l'aveu de tous les géomètres et particulièrement de
Laplace, il faut considérer le fait général de l'indépendance ou de la
coexistence des mouvemens. Il est facile de voir, d'après le
raisonnement de Laplace, que la théorie de la proportionnalité des
vitesses aux forces est une conséquence nécessaire et immédiate de ce
fait général, appliqué à deux forces qui agissent dans la même
direction. Car, si un corps, en vertu d'une certaine force, a parcouru
un espace déterminé suivant une certaine droite, et qu'on vienne à
ajouter, selon la même direction, une seconde force égale à la première;
d'après la loi de l'indépendance des mouvemens, cette nouvelle force ne
fera que déplacer la totalité de la droite d'application d'une égale
quantité dans le même temps, sans altérer le mouvement du corps le long
de cette droite, en sorte que par la composition des deux mouvemens, ce
corps aura effectivement parcouru un espace double de celui qui
correspondait à la force primitive. Telle est la seule manière dont on
puisse réellement constater la proportionnalité générale des vitesses
aux forces, que je dois ainsi me dispenser de regarder comme une
quatrième loi fondamentale du mouvement, puisqu'elle rentre dans la
troisième.

Il est donc évident que, quand on a cru pouvoir se dispenser en
mécanique du fait général de l'indépendance des mouvemens pour établir
la loi fondamentale de la composition des forces, la nécessité de
regarder cette proposition de philosophie naturelle comme une des bases
indispensables de la science s'est reproduite inévitablement pour
démontrer la loi non moins importante des forces proportionnelles aux
vitesses, ce qui met cette nécessité hors de toute contestation. Ainsi
quel a été le résultat réel de tous les efforts intellectuels qui ont
été tentés pour éviter d'introduire directement, dans les prolégomènes
de la mécanique, cette observation fondamentale? seulement de paraître
s'en dispenser en statique, et de ne la prendre évidemment en
considération qu'aussitôt qu'on passe à la dynamique. Tout se réduit
donc effectivement à une simple transposition. Il est clair qu'un
résultat aussi peu important n'est nullement proportionné à la
complication des procédés indirects qui ont été employés pour y
parvenir, quand même ces procédés seraient logiquement irréprochables,
et nous avons expressément reconnu le contraire. Il est donc, sous tous
les rapports, beaucoup plus satisfaisant de se conformer franchement et
directement à la nécessité philosophique de la science, et, puisqu'elle
ne saurait se passer d'une base expérimentale, de reconnaître nettement
cette base dès l'origine. Aucune autre marche ne peut rendre
complétement positive une science qui, sans de tels fondemens,
conserverait encore un certain caractère métaphysique.

Telles sont donc les trois lois physiques du mouvement qui fournissent à
la mécanique rationnelle une base expérimentale suffisante, sur laquelle
l'esprit humain, par de simples opérations logiques, et sans consulter
davantage le monde extérieur, peut solidement établir l'édifice
systématique de la science. Quoique ces trois lois me semblent pouvoir
suffire, je ne vois _à priori_ aucune raison de n'en point augmenter le
nombre, si on parvenait effectivement à constater qu'elles ne sont pas
strictement complètes. Cette augmentation me paraîtrait un fort léger
inconvénient pour la perfection rationnelle de la science, puisque ces
lois ne sauraient jamais évidemment être très-multipliées; je
regarderais comme préférable, en thèse générale, d'en établir une ou
deux de plus, si, pour l'éviter, il fallait recourir à des
considérations trop détournées, qui fussent de nature à altérer le
caractère positif de la science. Mais l'ensemble des trois lois
ci-dessus exposées remplit convenablement, à mes yeux, toutes les
conditions essentielles réellement imposées par la nature des théories
de la mécanique rationnelle. En effet, la première, celle de Képler,
détermine complétement l'effet produit par une force unique agissant
instantanément: la seconde, celle de Newton, établit la règle
fondamentale pour la communication du mouvement par l'action des corps
les uns sur les autres; enfin la troisième, celle de Galilée, conduit
immédiatement au théorème général relatif à la composition des
mouvemens. On conçoit, d'après cela, que toute la mécanique des
mouvemens uniformes ou des forces instantanées peut être entièrement
traitée comme une conséquence directe de la combinaison de ces trois
lois, qui, étant de leur nature extrêmement précises, sont évidemment
susceptibles d'être aussitôt exprimées par des équations analytiques
faciles à obtenir. Quant à la partie la plus étendue et la plus
importante de la mécanique, celle qui en constitue essentiellement la
difficulté, c'est-à-dire la mécanique des mouvemens variés ou des forces
continues, on peut concevoir, d'une manière générale, la possibilité de
la ramener à la mécanique élémentaire dont nous venons d'indiquer le
caractère, par l'application de la méthode infinitésimale, qui permettra
de substituer, pour chaque instant infiniment petit, un mouvement
uniforme au mouvement varié, d'où résulteront immédiatement les
équations différentielles relatives à cette dernière espèce de
mouvemens. Il sera sans doute fort important d'établir directement et
avec précision, dans les leçons suivantes, la manière générale
d'employer une telle méthode pour résoudre les deux problèmes essentiels
de la mécanique rationnelle, et de considérer soigneusement les
principaux résultats que les géomètres ont ainsi obtenus relativement
aux lois abstraites de l'équilibre et du mouvement. Mais il est, dès ce
moment, évident que la science se trouve réellement fondée par
l'ensemble des trois lois physiques établies ci-dessus, et que tout le
travail devient désormais purement rationnel, devant consister seulement
dans l'usage à faire de ces lois pour la solution des différentes
questions générales. En un mot, la séparation entre la partie
nécessairement physique et la partie simplement logique de la science me
semble pouvoir être ainsi nettement effectuée d'une manière exacte et
définitive.

Pour terminer cet aperçu général du caractère philosophique de la
mécanique rationnelle, il ne nous reste plus maintenant qu'à considérer
sommairement les divisions principales de cette science, les divisions
secondaires devant être envisagées dans les leçons suivantes.

La première et la plus importante division naturelle de la mécanique
consiste à distinguer deux ordres de questions, suivant qu'on se propose
la recherche des conditions de l'équilibre, ou l'étude des lois du
mouvement, d'où la _statique_, et la _dynamique_. Il suffit d'indiquer
une telle division, pour en faire comprendre directement la nécessité
générale. Outre la différence effective qui existe évidemment entre ces
deux classes fondamentales de problèmes, il est aisé de concevoir _à
priori_ que les questions de statique doivent être, en général, par leur
nature, bien plus faciles à traiter que les questions de dynamique.
Cela résulte essentiellement de ce que, dans les premières, on fait,
comme on l'a dit avec raison, _abstraction du temps_; c'est-à-dire que,
le phénomène à étudier étant nécessairement instantané, on n'a pas
besoin d'avoir égard aux variations que les forces du système peuvent
éprouver dans les divers instans successifs. Cette considération qu'il
faut, au contraire, introduire dans toute question de dynamique, y
constitue un élément fondamental de plus, qui en fait la principale
difficulté. Il suit, en thèse générale, de cette différence radicale,
que la statique tout entière, quand on la traite comme un cas
particulier de la dynamique, correspond seulement à la partie de
beaucoup la plus simple de la dynamique, à celle qui concerne la théorie
des mouvemens uniformes, comme nous l'établirons spécialement dans la
leçon suivante.

L'importance de cette division est bien clairement vérifiée par
l'histoire générale du développement effectif de l'esprit humain. Nous
voyons, en effet, que les anciens avaient acquis quelques connaissances
fondamentales très-essentielles relativement à l'équilibre, soit des
solides, soit des fluides, comme on le voit surtout par les belles
recherches d'Archimède, quoiqu'ils fussent encore fort éloignés de
posséder une statique rationnelle vraiment complète. Au contraire, ils
ignoraient entièrement la dynamique, même la plus élémentaire; la
première création de cette science toute moderne est due à Galilée.

Après cette division fondamentale, la distinction la plus importante à
établir en mécanique consiste à séparer, soit dans la statique, soit
dans la dynamique, l'étude des solides et celle des fluides. Quelque
essentielle que soit cette division, je ne la place qu'en seconde ligne,
et subordonnée à la précédente, suivant la méthode établie par Lagrange,
car c'est, ce me semble, s'exagérer son influence que de la constituer
division principale, comme on le fait encore dans les traités ordinaires
de mécanique. Les principes essentiels de statique ou de dynamique sont,
en effet, nécessairement les mêmes pour les fluides que pour les
solides; seulement les fluides exigent d'ajouter aux conditions
caractéristiques du système une considération de plus, celle relative à
la variabilité de forme, qui définit généralement leur constitution
mécanique propre. Mais, tout en plaçant cette distinction au rang
convenable, il est facile de concevoir _à priori_ son extrême
importance, et de sentir, en général, combien elle doit augmenter la
difficulté fondamentale des questions, soit dans la statique, soit
surtout dans la dynamique. Car cette parfaite indépendance réciproque
des molécules, qui caractérise les fluides, oblige de considérer
séparément chaque molécule, et, par conséquent, d'envisager toujours,
même dans le cas le plus simple, un système composé d'une infinité de
forces distinctes. Il en résulte, pour la statique, l'introduction d'un
nouvel ordre de recherches, relativement à la figure du système dans
l'état d'équilibre, question très-difficile par sa nature, et dont la
solution générale est encore peu avancée, même pour le seul cas de la
pesanteur universelle. Mais la difficulté est encore plus sensible dans
la dynamique. En effet, l'obligation où l'on se trouve alors strictement
de considérer à part le mouvement propre de chaque molécule, pour faire
une étude vraiment complète du phénomène, introduit dans la question,
envisagée sous le point de vue analytique, une complication jusqu'à
présent inextricable en général, et qu'on n'est encore parvenu à
surmonter, même dans le cas très-simple d'un fluide uniquement mû par sa
pesanteur terrestre, qu'à l'aide d'hypothèses fort précaires, comme
celle de Daniel Bernouilli sur le parallélisme des tranches, qui
altèrent d'une manière notable la réalité des phénomènes. On conçoit
donc, en thèse générale, la plus grande difficulté nécessaire de
l'hydrostatique, et surtout de l'hydrodynamique, par rapport à la
statique et à la dynamique proprement dites, qui sont en effet bien plus
avancées.

Il faut ajouter à ce qui précède, pour se faire une juste idée générale
de cette différence fondamentale, que la définition caractéristique par
laquelle les géomètres distinguent les solides et les fluides en
mécanique rationnelle, n'est véritablement, à l'égard des uns comme à
l'égard des autres, qu'une représentation exagérée, et, par conséquent,
strictement infidèle de la réalité. En effet, quant aux fluides
principalement, il est clair que leurs molécules ne sont point
réellement dans cet état rigoureux d'indépendance mutuelle où nous
sommes obligés de les supposer en mécanique, en les assujétissant
seulement à conserver entre elles un volume constant s'il s'agit d'un
liquide, ou, s'il s'agit d'un gaz, un volume variable suivant une
fonction donnée de la pression, par exemple, en raison inverse de cette
pression, d'après la loi de Mariotte. Un grand nombre de phénomènes
naturels sont, au contraire, essentiellement dus à l'adhérence mutuelle
des molécules d'un fluide, liaison qui est seulement beaucoup moindre
que dans les solides. Cette adhésion, dont on fait abstraction pour les
fluides mathématiques, et qu'il semble, en effet, presqu'impossible de
prendre convenablement en considération, détermine, comme on sait, des
différences très-sensibles entre les phénomènes effectifs et ceux qui
résultent de la théorie, soit pour la statique, soit surtout, pour la
dynamique, par exemple relativement à l'écoulement d'un liquide pesant
par un orifice déterminé, où l'observation s'écarte notablement de la
théorie quant à la dépense de liquide en un temps donné.

Quoique la définition mathématique des solides se trouve représenter
beaucoup plus exactement leur état réel, on a cependant plusieurs
occasions de reconnaître la nécessité de tenir compte en certains cas de
la possibilité de séparation mutuelle qui existe toujours entre les
molécules d'un solide, si les forces qui leur sont appliquées,
acquièrent une intensité suffisante, et dont on fait complétement
abstraction en mécanique rationnelle. C'est ce qu'on peut aisément
constater surtout dans la théorie de la rupture des solides, qui, à
peine ébauchée par Galilée, par Huyghens, et par Leïbnitz, se trouve
aujourd'hui dans un état fort imparfait et même très-précaire, malgré
les travaux de plusieurs autres géomètres, et qui néanmoins serait
importante pour éclairer plusieurs questions de mécanique terrestre,
principalement de mécanique industrielle. On doit pourtant remarquer, à
ce sujet, que cette imperfection est à la fois beaucoup moins sensible
et bien moins importante que celle ci-dessus notée, relativement à la
mécanique des fluides. Car elle se trouve ne pouvoir nullement influer
sur les questions de mécanique céleste, qui constituent réellement,
comme nous avons eu plusieurs occasions de le reconnaître, la principale
application, et probablement la seule qui puisse être jamais vraiment
complète, de la mécanique rationnelle.

Enfin nous devons encore signaler, en thèse générale, dans la mécanique
actuelle, une lacune, secondaire il est vrai, mais qui n'est pas sans
importance, relativement à la théorie d'une classe de corps qui sont
dans un état intermédiaire entre la solidité et la fluidité rigoureuses,
et qu'on pourrait appeler semi-fluides, ou semi-solides: tels sont par
exemple, d'une part, les sables, et, d'une autre part, les fluides à
l'état gélatineux. Il a été présenté quelques considérations
rationnelles au sujet de ces corps, sous le nom _fluides imparfaits_,
surtout relativement à leurs surfaces d'équilibre. Mais leur théorie
propre n'a jamais été réellement établie d'une manière générale et
directe.

Tels sont les principaux aperçus généraux que j'ai cru devoir indiquer
sommairement pour faire apprécier le caractère philosophique qui
distingue la mécanique rationnelle, envisagée dans son ensemble. Il
s'agit maintenant, en considérant sous le même point de vue
philosophique la composition effective de la science, d'apprécier
comment, par les importans travaux successifs des plus grands
géomètres, cette seconde section générale si étendue, si essentielle, et
si difficile de la mathématique concrète, a pu être élevée à cet éminent
degré de perfection théorique qu'elle a atteint de nos jours dans
l'admirable traité de Lagrange, et qui nous présente toutes les
questions abstraites qu'elle est susceptible d'offrir, ramenées, d'après
un principe unique, à ne plus dépendre que de recherches purement
analytiques, comme nous l'avons déjà reconnu pour les problèmes
géométriques. Ce sera l'objet des trois leçons suivantes; la première
consacrée à la _statique_, la seconde à la dynamique, et la troisième, à
l'examen des théorèmes généraux de la mécanique rationnelle.




SEIZIÈME LEÇON.

SOMMAIRE. Vue générale de la statique.


L'ensemble de la mécanique rationnelle peut être traité d'après deux
méthodes générales essentiellement distinctes et inégalement parfaites,
suivant que la statique est conçue d'une manière directe, ou qu'elle est
considérée comme un cas particulier de la dynamique. Par la première
méthode, on s'occupe immédiatement de découvrir un principe d'équilibre
suffisamment général, qu'on applique ensuite à la détermination des
conditions d'équilibre de tous les systèmes de forces possibles. Par la
seconde, au contraire, on cherche d'abord quel serait le mouvement
résultant de l'action simultanée des diverses forces quelconques
proposées, et on en déduit les relations qui doivent exister entre ces
forces pour que ce mouvement soit nul.

La statique étant nécessairement d'une nature plus simple que la
dynamique, la première méthode a pu seule être employée à l'origine de
la mécanique rationnelle. C'est, en effet, la seule qui fût connue des
anciens, entièrement étrangers à toute idée de dynamique, même la plus
élémentaire. Archimède, vrai fondateur de la statique, et auquel sont
dues toutes les notions essentielles que l'antiquité possédait à cet
égard, commence à établir la condition d'équilibre de deux poids
suspendus aux deux extrémités d'un levier droit, c'est-à-dire la
nécessité que ces poids soient en raison inverse de leurs distances au
point d'appui du levier; et il s'efforce ensuite de ramener autant que
possible à ce principe unique la recherche des relations d'équilibre
propres à d'autres systèmes de forces. Pareillement, quant à la statique
des fluides, il pose d'abord son célèbre principe, consistant en ce que
tout corps plongé dans un fluide perd une partie de son poids égale au
poids du fluide déplacé; et ensuite il en déduit, dans un grand nombre
de cas, la théorie de la stabilité des corps flottans. Mais le principe
du levier n'avait point par lui-même une assez grande généralité pour
qu'il fût possible de l'appliquer réellement à la détermination des
conditions d'équilibre de tous les systèmes de forces. Par quelques
ingénieux artifices qu'on ait successivement essayé d'en étendre
l'usage, on n'a pu effectivement y ramener que les systèmes composés de
forces parallèles. Quant aux forces dont les directions concourent, on a
d'abord essayé de suivre une marche analogue, en imaginant de nouveaux
principes directs d'équilibre spécialement propres à ce cas plus
général, et parmi lesquels il faut surtout remarquer l'heureuse idée de
Stévin, relative à l'équilibre du système de deux poids posés sur deux
plans inclinés adossés. Cette nouvelle idée-mère eût peut-être suffi
strictement pour combler la lacune que laissait dans la statique le
principe d'Archimède, puisque Stévin était parvenu à en déduire les
rapports d'équilibre entre trois forces appliquées en un même point,
dans le cas du moins où deux de ces forces sont à angles droits; et il
avait même remarqué que les trois forces sont alors entre elles comme
les trois côtés d'un triangle dont les angles seraient égaux à ceux
formés par ces trois forces. Mais, la dynamique ayant été fondée dans le
même temps par Galilée, les géomètres cessèrent de suivre l'ancienne
marche statique directe, préférant procéder à la recherche des
conditions d'équilibre d'après les lois dès lors connues de la
composition des forces. C'est par cette dernière méthode que Varignon
découvrit la véritable théorie générale de l'équilibre d'un système de
forces appliquées en un même point, et que plus tard d'Alembert établit
enfin, pour la première fois, les équations d'équilibre d'un système
quelconque de forces appliquées aux différens points d'un corps solide
de forme invariable. Cette méthode est encore aujourd'hui la plus
universellement employée.

Au premier abord, elle semble peu rationnelle, puisque, la dynamique
étant plus compliquée que la statique, il ne paraît nullement convenable
de faire dépendre celle-ci de l'autre. Il serait, en effet, plus
philosophique de ramener au contraire, s'il est possible, la dynamique à
la statique, comme on y est parvenu depuis. Mais on doit néanmoins
reconnaître que, pour traiter complétement la statique comme un cas
particulier de la dynamique, il suffit d'avoir formé seulement la partie
la plus élémentaire de celle-ci, la théorie des mouvemens uniformes,
sans avoir aucun besoin de la théorie des mouvemens variés. Il importe
d'expliquer avec précision cette distinction fondamentale.

A cet effet, observons d'abord qu'il existe, en général, deux sortes de
forces: 1º les forces que j'appelle _instantanées_, comme les
impulsions, qui n'agissent sur un corps qu'à l'origine du mouvement, en
l'abandonnant à lui-même aussitôt qu'il est en marche; 2º les forces
qu'on appelle assez improprement _accélératrices_, et que je préfère
nommer _continues_, comme les attractions, qui agissent sans cesse sur
le mobile pendant toute la durée du mouvement. Cette distinction
équivaut évidemment à celle des mouvemens _uniformes_ et des mouvemens
_variés_; car il est clair, en vertu de la première des trois lois
fondamentales du mouvement exposées dans la leçon précédente, que toute
force instantanée doit nécessairement produire un mouvement uniforme,
tandis que toute force continue doit, au contraire, par sa nature,
imprimer au mobile un mouvement indéfiniment varié. Cela posé, on
conçoit fort aisément, _à priori_, comme je l'ai déjà indiqué plusieurs
fois, que la partie de la dynamique relative aux forces instantanées ou
aux mouvemens uniformes doit être, sans aucune comparaison, infiniment
plus simple que celle qui concerne les forces continues ou les mouvemens
variés, et dans laquelle consiste essentiellement toute la difficulté de
la dynamique. La première partie présente une telle facilité, qu'elle
peut être traitée dans son ensemble comme une conséquence immédiate des
trois lois fondamentales du mouvement, ainsi que je l'ai expressément
remarqué à la fin de la leçon précédente. Or il est maintenant aisé de
concevoir, en thèse générale, que c'est seulement de cette première
partie de la dynamique qu'on a besoin pour constituer la statique comme
un cas particulier de la dynamique.

En effet, le phénomène d'équilibre, dont il s'agit alors de découvrir
les lois, est évidemment, par sa nature, un phénomène instantané, qui
doit être étudié sans aucun égard au temps. La considération du temps ne
s'introduit que dans les recherches relatives à ce qu'on appelle la
_stabilité_ de l'équilibre; mais ces recherches ne font plus, à
proprement parler, partie de la statique, et rentrent essentiellement
dans la dynamique. En un mot, suivant l'aphorisme ordinaire déjà cité,
on fait toujours, en statique, abstraction du temps. Il en résulte qu'on
y peut regarder comme instantanées toutes les forces que l'on considère,
sans que les théories cessent pour cela d'avoir toute la généralité
nécessaire. Car, à chaque époque de son action, une force continue peut
toujours évidemment être remplacée par une force instantanée
mécaniquement équivalente, c'est-à-dire susceptible d'imprimer au mobile
une vitesse égale à celle que lui donne effectivement en cet instant la
force proposée. A la vérité, il faudra, dans le moment infiniment petit
suivant, substituer à cette force instantanée une nouvelle force de même
nature, pour représenter le changement effectif de la vitesse, de telle
sorte que, en dynamique, où l'on doit considérer l'état du mobile dans
les divers instans successifs, on retrouvera nécessairement par la
variation de ces forces instantanées la difficulté fondamentale
inhérente à la nature des forces continues, et qui n'aura fait que
changer de forme. Mais, en statique, où il ne s'agit d'envisager les
forces que dans un instant unique, on n'aura point à tenir compte de ces
variations, et les lois générales de l'équilibre, ainsi établies en
considérant toutes les forces comme instantanées, n'en seront pas moins
applicables à des forces continues, pourvu qu'on ait soin, dans cette
application, de substituer à chaque force continue la force instantanée
qui lui correspond en ce moment.

On conçoit donc nettement par là comment la statique abstraite peut être
traitée avec facilité comme une simple application de la partie la plus
élémentaire de la dynamique, celle qui se rapporte aux mouvemens
uniformes. La manière la plus convenable d'effectuer cette application
consiste à remarquer que, lorsque des forces quelconques sont en
équilibre, chacune d'entre elles, considérée isolément, peut être
regardée comme détruisant l'effet de l'ensemble de toutes les autres.
Ainsi la recherche des conditions de l'équilibre se réduit, en général,
à exprimer que l'une quelconque des forces du système, est égale et
directement opposée à la _résultante_ de toutes les autres. La
difficulté ne consiste donc, dans cette méthode, qu'à déterminer cette
résultante, c'est-à-dire à _composer_ entre elles les forces proposées.
Cette composition s'effectue immédiatement pour le cas de deux forces
d'après la troisième loi fondamentale du mouvement, et l'on en déduit
ensuite la composition d'un nombre quelconque de forces. La question
élémentaire présente, comme on sait, deux cas essentiellement distincts,
suivant que les deux forces à composer agissent dans des directions
convergentes ou dans des directions parallèles. Chacun de ces deux cas
peut être traité comme dérivant de l'autre, d'où résulte parmi les
géomètres une certaine divergence dans la manière d'établir les lois
élémentaires de la composition des forces, suivant le cas que l'on
choisit pour point de départ. Mais, sans contester la possibilité
rigoureuse de procéder autrement, il me semble plus rationnel, plus
philosophique et plus strictement conforme à l'esprit de cette manière
de traiter la statique, de commencer par la composition des forces qui
concourent, d'où l'on déduit naturellement celle des forces parallèles
comme cas particulier, tandis que la déduction inverse ne peut se faire
qu'à l'aide de considérations indirectes, qui, quelque ingénieuses
qu'elles puissent être, présentent nécessairement quelque chose de
forcé.

Après avoir établi les lois élémentaires de la composition des forces,
les géomètres, avant de les appliquer à la recherche des conditions de
l'équilibre, leur font éprouver ordinairement une importante
transformation, qui, sans être complétement indispensable, présente
néanmoins, sous le rapport analytique, la plus haute utilité, par
l'extrême simplification qu'elle introduit dans l'expression algébrique
des conditions d'équilibre. Cette transformation consiste dans ce qu'on
appelle la théorie des _momens_, dont la propriété essentielle est de
réduire analytiquement toutes les lois de la composition des forces à de
simples additions et soustractions. La dénomination de _momens_,
entièrement détournée aujourd'hui de sa signification première, ne
désigne plus maintenant que la considération abstraite du produit d'une
force par une distance. Il faut distinguer, comme on sait, deux sortes
de _momens_, les momens par rapport à un point, qui indiquent le produit
d'une force par la perpendiculaire abaissée de ce point sur sa
direction, et les momens par rapport à un plan, qui désignent le produit
de la force par la distance de son point d'application à ce plan. Les
premiers ne dépendent évidemment que de la direction de la force, et
nullement de son point d'application; ils sont spécialement appropriés
par leur nature à la théorie des forces non parallèles: les seconds au
contraire, ne dépendent que du point d'application de la force, et
nullement de sa direction; ils sont donc essentiellement destinés à la
théorie des forces parallèles. Nous aurons occasion d'indiquer plus bas
par quelle heureuse idée fondamentale M. Poinsot est parvenu à attribuer
généralement, et de la manière la plus naturelle, une signification
concrète directe à l'un et à l'autre genre de momens, qui n'avaient
réellement avant lui qu'une valeur abstraite.

La notion des momens une fois établie, leur théorie élémentaire consiste
essentiellement dans ces deux propriétés générales très-remarquables,
qu'on déduit aisément de la composition des forces: 1º si l'on considère
un système de forces toutes situées dans un même plan, et disposées
d'ailleurs d'une manière quelconque, le moment de leur résultante, par
rapport à un point quelconque de ce plan, est égal à la somme algébrique
des momens de toutes les composantes par rapport à ce même point, en
attribuant à ces divers momens le signe convenable, d'après le sens
suivant lequel chaque force tendrait à faire tourner son bras de levier
autour de l'origine des momens supposée fixe; 2º en considérant un
système de forces parallèles disposées d'une manière quelconque dans
l'espace, le moment de leur résultante par rapport à un plan quelconque
est égal à la somme algébrique des momens de toutes les composantes par
rapport à ce même plan, le signe de chaque moment étant alors
naturellement déterminé, conformément aux règles ordinaires, d'après le
signe propre à chacun des facteurs dont il se compose. Le premier de ces
deux théorèmes fondamentaux a été découvert par un géomètre auquel la
mécanique rationnelle doit beaucoup, et dont la mémoire a été dignement
relevée par Lagrange d'un injuste oubli, Varignon. La manière dont
Varignon établit ce théorème dans le cas de deux composantes, d'où
résulte immédiatement le cas général, est même spécialement remarquable.
En effet, regardant le moment de chaque force par rapport à un point
comme évidemment proportionnel à l'aire du triangle qui aurait ce point
pour sommet et pour base la droite qui représente la force, Varignon,
d'après la loi du parallélogramme des forces, présente d'abord le
théorème des momens sous une forme géométrique très-simple, en
démontrant que si, dans le plan d'un parallélogramme, on prend un point
quelconque, et que l'on considère les trois triangles ayant ce point
pour sommet commun, et pour bases les deux côtés contigus du
parallélogramme et la diagonale correspondante, le triangle construit
sur la diagonale sera constamment équivalent à la somme où à la
différence des triangles construits sur les deux côtés; ce qui est en
soi, comme l'observe avec raison Lagrange, un beau théorème de
géométrie, indépendamment de son utilité en mécanique.

A l'aide de cette théorie des momens, on parvient à exprimer aisément
les relations analytiques qui doivent exister entre les forces dans
l'état d'équilibre, en considérant d'abord, pour plus de facilité, les
deux cas particuliers d'un système de forces toutes situées d'une
manière quelconque dans un même plan, et d'un système quelconque de
forces parallèles. Chacun de ces deux systèmes exige, en général, trois
équations d'équilibre, qui consistent: 1º pour le premier, en ce que la
somme algébrique des produits de chaque force, soit par le cosinus, soit
par le sinus de l'angle qu'elle fait avec une droite fixe prise
arbitrairement dans le plan soit séparément nulle, ainsi que la somme
algébrique des momens de toutes les forces par rapport à un point
quelconque de ce plan; 2º pour le second, en ce que la somme algébrique
de toutes les forces proposées soit nulle, ainsi que la somme algébrique
de leurs momens pris séparément par rapport à deux plans différens
parallèles à la direction commune de ces forces. Après avoir traité ces
deux cas préliminaires, il est facile d'en déduire celui d'un système de
forces tout-à-fait quelconque. Il suffit, pour cela, de concevoir chaque
force du système décomposée en deux, l'une située dans un plan fixe
quelconque, l'autre perpendiculaire à ce plan. Le système proposé se
trouvera dès lors remplacé par l'ensemble de deux systèmes secondaires
plus simples, l'un composé de forces dirigées toutes dans un même plan,
l'autre de forces toutes perpendiculaires à ce plan et conséquemment
parallèles entre elles. Comme ces deux systèmes partiels ne sauraient
évidemment se faire équilibre l'un à l'autre, il faudra donc, pour que
l'équilibre puisse avoir lieu dans le système général primitif, qu'il
existe dans chacun d'eux en particulier, ce qui ramène la question aux
deux questions préliminaires déjà traitées. Telle est du moins la
manière la plus simple de concevoir, en traitant la statique par la
méthode dynamique, la recherche générale des conditions analytiques de
l'équilibre pour un système quelconque de forces; quoiqu'il fût
d'ailleurs possible évidemment, en compliquant la solution, de résoudre
directement le problème dans son entière généralité, de façon à y faire
rentrer au contraire, comme une simple application, les deux cas
préliminaires. Quelque marche qu'on juge à propos d'adopter, on trouve
pour l'équilibre d'un système quelconque de forces, les six équations
suivantes: /[SPcos/alpha = 0,/;SPcos/beta = 0,/;SPcos/gamma = 0,/]
/[SP(ycos/alpha-xcos/beta) = 0,/;SP(zcos/alpha-xcos/gamma) = 0,/]
/[SP(ycos/gamma-zcos/beta) = 0;/] en désignant par P l'intensité de
l'une quelconque des forces du système, par /alpha, /beta, /gamma, les
angles que forme sa direction avec trois axes fixes rectangulaires
choisis arbitrairement, et par x, y, z, les coordonnées de son point
d'application relativement à ces trois axes. J'emploie ici la
caractéristique S pour désigner la somme des produits semblables,
propres à toutes les forces du système P, P', P'', etc.

Telle est, en substance, la manière de procéder à la détermination des
conditions générales de l'équilibre, en concevant la statique comme un
cas particulier de la dynamique élémentaire. Mais, quelque simple que
soit en effet cette méthode, il serait évidemment plus rationnel et plus
satisfaisant de revenir, s'il est possible, à la méthode des anciens, en
dégageant la statique de toute considération dynamique, pour procéder
directement à la recherche des lois de l'équilibre envisagé en lui-même,
à l'aide d'un principe d'équilibre suffisamment général, établi
immédiatement. C'est effectivement ce que les géomètres ont tenté, quand
une fois les équations générales de l'équilibre ont été découvertes par
la méthode dynamique. Mais ils ont surtout été déterminés à établir une
méthode statique directe, par un motif philosophique d'un ordre plus
élevé et en même temps plus pressant que le besoin de présenter la
statique sous un point de vue logique plus parfait. C'est maintenant ce
qu'il nous importe éminemment d'expliquer, puisque telle est la marche
qui a conduit Lagrange à imprimer à l'ensemble de la mécanique
rationnelle cette haute perfection philosophique qui la caractérise
désormais.

Ce motif fondamental résulte de la nécessité où l'ont se trouve pour
traiter, en général, les questions les plus difficiles et les plus
importantes de la dynamique, de les faire rentrer dans de simples
questions de statique. Nous examinerons spécialement, dans la leçon
suivante, le célèbre principe général de dynamique découvert par
d'Alembert, et à l'aide duquel toute recherche relative au mouvement
d'un corps ou d'un système quelconque, peut être convertie immédiatement
en un problème d'équilibre. Ce principe, qui, sous le point de vue
philosophique, n'est vraiment, comme je l'ai déjà indiqué dans la leçon
précédente, que la plus grande généralisation possible de la seconde
loi fondamentale du mouvement, sont depuis près d'un siècle de base
permanente à la solution de tous les grands problèmes de dynamique, et
doit évidemment désormais recevoir de plus en plus une telle
destination, vu l'admirable simplification qu'il apporte dans les
recherches les plus difficiles. Or il est clair qu'une semblable manière
de procéder oblige nécessairement à traiter à son tour la statique par
une méthode directe, sans la déduire de la dynamique, qui ainsi est, au
contraire, entièrement fondée sur elle. Ce n'est pas qu'il y ait, à
proprement parler, aucun véritable cercle vicieux à persister encore
dans la marche ordinaire exposée ci-dessus, puisque la partie
élémentaire de la dynamique, sur laquelle seule on a fait reposer la
statique, se trouve, en réalité, être complétement distincte de celle
qu'on ne peut traiter qu'en la réduisant à la statique. Mais il n'en est
pas moins évident que l'ensemble de la mécanique rationnelle ne présente
alors, en procédant ainsi, qu'un caractère philosophique peu
satisfaisant, à cause de l'alternative fréquente entre le point de vue
statique et le point de vue dynamique. En un mot, la science, mal
coordonnée, se trouve, par là, manquer essentiellement d'unité.

L'adoption définitive et l'usage universel du principe de d'Alembert
rendaient donc indispensable aux progrès futurs de l'esprit humain une
refonte radicale du système entier de la mécanique rationnelle, où, la
statique étant traitée directement d'après une loi primitive d'équilibre
suffisamment générale, et la dynamique rappelée à la statique,
l'ensemble de la science pût acquérir un caractère d'unité désormais
irrévocable. Telle est la révolution éminemment philosophique exécutée
par Lagrange dans son admirable traité de _mécanique analytique_, dont
la conception fondamentale servira toujours de base à tous les travaux
ultérieurs des géomètres sur les lois de l'équilibre et du mouvement,
comme nous avons vu la grande idée mère de Descartes devoir diriger
indéfiniment toutes les spéculations géométriques.

En examinant les recherches des géomètres antérieurs sur les propriétés
de l'équilibre, pour y puiser un principe direct de statique qui pût
offrir toute la généralité nécessaire, Lagrange s'est arrêté à choisir
le _principe des vitesses virtuelles_, devenu désormais si célèbre par
l'usage immense et capital qu'il en a fait. Ce principe, découvert
primitivement par Galilée dans le cas de deux forces, comme une
propriété générale que manifestait l'équilibre de toutes les machines,
avait été, plus tard, étendu par Jean Bernouilli à un nombre quelconque
de forces, constituant un système quelconque; et Varignon avait ensuite
remarqué expressément l'emploi universel qu'il était possible d'en faire
en statique. La combinaison de ce principe avec celui de d'Alembert a
conduit Lagrange à concevoir et à traiter la mécanique rationnelle tout
entière comme déduite d'un seul théorème fondamental, et à lui donner
ainsi le plus haut degré du perfection qu'une science puisse acquérir
sous le rapport philosophique, une rigoureuse unité.

Pour concevoir nettement avec plus de facilité le principe général des
vitesses virtuelles, il est encore utile de le considérer d'abord dans
le simple cas de deux forces, comme l'avait fait Galilée. Il consiste
alors en ce que, deux forces se faisant équilibre à l'aide d'une machine
quelconque, elles sont entre elles en raison inverse des espaces que
parcouraient dans le sens de leurs directions leurs points
d'application, si on supposait que le système vînt à prendre un
mouvement infiniment petit: ces espaces portent le nom de _vitesses
virtuelles_, afin de les distinguer des vitesses réelles qui auraient
effectivement lieu si l'équilibre n'existait pas. Dans cet état
primitif, ce principe, qu'on peut très-aisément vérifier relativement à
toutes les machines connues, présente déjà une grande utilité pratique,
vu l'extrême facilité avec laquelle il permet d'obtenir effectivement
la condition mathématique d'équilibre d'une machine quelconque, dont la
constitution serait même entièrement inconnue. En appelant _moment
virtuel_ ou simplement _moment_, suivant l'acception primitive de ce
terme parmi les géomètres, le produit de chaque force par sa _vitesse
virtuelle_, produit qui, en effet, mesure alors l'effort de la force
pour mouvoir la machine, on peut simplifier beaucoup l'énonce du
principe en se bornant à dire que, dans ce cas, les momens des deux
forces doivent être égaux et de signe contraire pour qu'il y ait
équilibre; le signe positif ou négatif de chaque _moment_ est déterminé
d'après celui de la vitesse virtuelle, qu'on estimera, conformément à
l'esprit ordinaire de la théorie mathématique des signes, positive ou
négative selon que, par le mouvement fictif que l'on imagine, la
projection du point d'application se trouverait tomber sur la direction
même de la force ou sur son prolongement. Cette expression abrégée du
principe des vitesses virtuelles est surtout utile pour énoncer ce
principe d'une manière générale, relativement à un système de forces
tout-à-fait quelconque. Il consiste alors en ce que la somme algébrique
des momens virtuels de toutes les forces, estimés suivant la règle
précédente, doit être nulle pour qu'il y ait équilibre; et cette
condition doit avoir lieu distinctement par rapport à tous les
mouvemens élémentaires que le système pourrait prendre en vertu des
forces dont il est animé. En appelant P, P', P'', etc., les forces
proposées, et, suivant la notation ordinaire de Lagrange, /delta/rho,
/delta/rho', /delta/rho'', etc., les vitesses virtuelles
correspondantes, ce principe se trouve immédiatement exprimé par
l'équation /[P/delta/rho + P'/delta/rho' + P''/delta/rho'' + /mbox{/rm
etc.} = 0,/] ou, plus brièvement, /[/int P/delta/rho = 0,/] dans
laquelle, par les travaux de Lagrange, la mécanique rationnelle tout
entière peut être regardée comme implicitement renfermée. Quant à la
statique, la difficulté fondamentale de développer convenablement cette
équation générale se réduira essentiellement, lorsque toutes les forces
dont il faut tenir compte seront bien connues, à une difficulté purement
analytique, qui consistera à rapporter, dans chaque cas, d'après les
conditions de liaison caractéristiques du système considéré, toutes les
variations infiniment petites /delta p, /delta p', etc., au plus petit
nombre possible de variations réellement indépendantes, afin d'annuler
séparément les divers groupes de termes relatifs à chacune de ces
dernières variations, ce qui fournit, pour l'équilibre, autant
d'équations distinctes qu'il pourrait exister de mouvemens élémentaires
vraiment différens par la nature du système proposé. En supposant que
les forces soient entièrement quelconques, et qu'elles soient appliquées
aux divers points d'un corps solide, qui ne soit d'ailleurs assujetti à
aucune condition particulière, on parvient aussi immédiatement et de la
manière la plus simple aux six équations générales de l'équilibre
rapportées ci-dessus d'après la méthode dynamique. Si le solide, au lieu
d'être complétement libre, doit être plus ou moins gêné, il suffit
d'introduire au nombre des forces du système les résistances qui en
résultent après les avoir convenablement définies, ce qui ne fera
qu'ajouter quelques nouveaux termes à l'équation fondamentale. Il en est
de même quand la forme du solide n'est point supposée rigoureusement
invariable, et qu'on vient, par exemple, à considérer son élasticité. De
semblables modifications n'ont d'autre effet, sous le point de vue
logique, que de compliquer plus ou moins l'équation des vitesses
virtuelles, qui ne cesse point pour cela de conserver nécessairement son
entière généralité, quoique ces conditions secondaires puissent
quelquefois rendre presqu'inextricables les difficultés purement
analytiques que présente la solution effective de la question proposée.

Tant que le théorème des vitesses virtuelles n'avait été conçu que comme
une propriété générale de l'équilibre, on avait pu se borner à le
vérifier par sa conformité constante avec les lois ordinaires de
l'équilibre déjà obtenues autrement, et dont il présentait ainsi un
résumé très-utile par sa simplicité et son uniformité. Mais, pour faire
de ce théorème fondamental la base effective de toute la mécanique
rationnelle, en un mot, pour la convertir en un véritable principe, il
était indispensable de l'établir directement sans le déduire d'aucun
autre, ou du moins en ne supposant que des propositions préliminaires
susceptibles par leur extrême simplicité d'être présentées comme
immédiates. C'est ce qu'a si heureusement exécuté Lagrange par son
ingénieuse démonstration fondée sur le principe des mouffles et dans
laquelle il parvient à prouver généralement le théorème des vitesses
virtuelles avec une extrême facilité, en imaginant un poids unique, qui,
à l'aide de mouffles convenablement construites, se trouve remplacer
simultanément toutes les forces du système. On a successivement proposé
depuis quelques autres démonstrations directes et générales du principe
des vitesses virtuelles, mais qui, beaucoup plus compliquées que celle
de Lagrange, ne lui sont, en réalité, nullement supérieures quant à la
rigueur logique. Pour nous, sous le point de vue philosophique, nous
devons regarder ce théorème général comme une conséquence nécessaire des
lois fondamentales du mouvement, d'où elle peut être déduite de diverses
manières, et qui devient ensuite le point de départ effectif de la
mécanique rationnelle tout entière.

L'emploi d'un tel principe ramenant l'ensemble de la science à une
parfaite unité, il devient évidemment fort peu intéressant désormais de
connaître d'autres principes plus généraux encore, en supposant qu'on
puisse en obtenir. On peut donc regarder comme essentiellement oiseuses
par leur nature les tentatives qui pourraient être projetées pour
substituer quelque nouveau principe à celui des vitesses virtuelles. Un
tel travail ne saurait plus perfectionner nullement le caractère
philosophique fondamental de la mécanique rationnelle, qui, dans le
traité de Lagrange, est aussi fortement coordonnée qu'elle puisse jamais
l'être. On n'y pourrait réellement avoir en vue d'autre utilité
effective que de simplifier considérablement les recherches analytiques
auxquelles la science est maintenant réduite, ce qui doit paraître
presque impossible quand on envisage avec quelle admirable facilité le
principe des vitesses virtuelles a été adapté par Lagrange à
l'application uniforme de l'analyse mathématique.

Telle est donc la manière incomparablement la plus parfaite de concevoir
et de traiter la statique, et par suite l'ensemble de la mécanique
rationnelle. Dans un ouvrage tel que celui-ci surtout, nous ne pouvions
hésiter un seul moment à accorder à cette méthode une préférence
éclatante sur tout autre, puisque son principal avantage caractéristique
est de perfectionner au plus haut degré la philosophie de cette science.
Cette considération doit avoir à nos yeux bien plus d'importance que
nous ne pouvons en attribuer en sens inverse aux difficultés propres
qu'elle présente encore fréquemment dans les applications, et qui
consistent essentiellement dans l'extrême contention intellectuelle
qu'elle exige souvent, ce qui peut être regardé comme étant jusqu'à un
certain point inhérent à toute méthode très-générale où les questions
quelconques sont constamment ramenées à un principe unique. Néanmoins
ces difficultés sont assez grandes jusqu'ici pour qu'on ne puisse point
encore regarder la méthode de Lagrange comme vraiment élémentaire, de
manière à pouvoir dispenser entièrement d'en considérer aucune autre
dans un enseignement dogmatique. C'est ce qui m'a déterminé à
caractériser d'abord avec quelques développemens la méthode dynamique
proprement dite, la seule encore généralement usitée. Mais ces
considérations ne peuvent être évidemment que provisoires; les
principaux embarras qu'occasione l'emploi de la conception de Lagrange
n'ayant réellement d'autre cause essentielle que sa nouveauté. Une telle
méthode n'est point indéfiniment destinée sans doute à l'usage exclusif
d'un très-petit nombre de géomètres, qui en ont seuls encore une
connaissance assez familière pour utiliser convenablement les admirables
propriétés qui la caractérisent: elle doit certainement devenir plus
tard aussi populaire dans le monde mathématique que la grande conception
géométrique de Descartes, et ce progrès général serait vraisemblablement
déjà presqu'effectué si les notions fondamentales de l'analyse
transcendante étaient plus universellement répandues.

Je ne croirais pas avoir convenablement caractérisé toutes les notions
philosophiques essentielles relatives à la statique rationnelle, si je
ne faisais maintenant une mention distincte d'une nouvelle conception
fort importante, introduite dans la science par M. Poinsot, et que je
regarde comme le plus grand perfectionnement qu'ait éprouvé, sous le
point de vue philosophique, le système général de la mécanique, depuis
la régénération opérée par Lagrange, quoiqu'elle ne soit pas exactement
dans la même direction. Il s'agit, comme on voit, de l'ingénieuse et
lumineuse théorie des couples, que M. Poinsot a si heureusement créée
pour perfectionner directement dans ses conceptions fondamentales la
mécanique rationnelle, et dont la portée ne me paraît point avoir été
encore suffisamment appréciée par la plupart des géomètres. On sait que
ces _couples_, ou systèmes de forces parallèles égales et contraires,
avaient à peine été remarqués avant M. Poinsot comme une sorte de
paradoxe en statique, et qu'il s'est emparé de cette notion isolée pour
en faire immédiatement le sujet d'une théorie fort étendue et
entièrement originale relative à la transformation, à la composition et
à l'usage de ces groupes singuliers, qu'il a montrés doués de propriétés
si remarquables par leur généralité et leur simplicité. Ces propriétés
fondamentales consistent essentiellement: 1º sous le rapport de la
direction, en ce que l'effet d'un couple dépend seulement de la
direction de son plan ou de son axe, et nullement de la position de ce
plan, ni de celle du couple dans le plan; 2º quant à l'intensité, en ce
que l'effet d'un couple ne dépend proprement ni de la valeur de chacune
des forces égales qui le composent, ni du bras de levier sur lequel
elles agissent, mais uniquement du produit de cette force par cette
distance, auquel M. Poinsot a donné avec raison le nom de moment du
couple.

En adoptant la méthode dynamique proprement dite pour procéder à la
recherche des conditions générales de l'équilibre, M. Poinsot l'a
présentée sous un point de vue complétement neuf à l'aide de sa
conception des couples, qui l'a considérablement simplifiée et
éclaircie. Pour caractériser ici sommairement cette variété de la
méthode dynamique, il suffira de concevoir que, en ajoutant en un point
quelconque du système deux forces égales à chacune de celles que l'on
considère et qui agissent, en sens contraire l'une de l'autre, suivant
une droite parallèle à sa direction, on pourra ainsi, sans jamais
altérer évidemment l'état du système proposé, le regarder comme
remplacé: 1º par un système de forces égales aux forces primitives
transportées toutes parallèlement à leurs directions au point unique que
l'on aura choisi, et qui, en conséquence, seront généralement
réductibles en une seule; 2º par un système de couples ayant pour mesure
de leur intensité les momens des forces proposées relativement à ce même
point, et dont les plans, passant tous en ce même point, les rendront
aussi réductibles généralement à un couple unique. On voit, d'après
cela, avec quelle facilité on pourra procéder ainsi à la détermination
des relations d'équilibre, puisqu'il suffira de trouver, par les lois
connues de la composition des forces convergentes, cette résultante
unique, afin d'exprimer qu'elle est nulle; et ensuite, par les lois que
M. Poinsot a établies pour la composition des couples, obtenir également
ce couple résultant, et l'annuler aussi séparément; car il est clair
que, la force et le couple ne pouvant se détruire mutuellement,
l'équilibre ne saurait exister qu'en les supposant individuellement
nuls.

Il faut, sans doute, reconnaître que cette nouvelle manière de procéder
n'est point indispensable pour appliquer la méthode dynamique à la
détermination des conditions générales de l'équilibre. Mais, outre
l'extrême simplification qu'elle introduit dans une telle recherche,
nous devons surtout apprécier, quant aux progrès généraux de la science,
la clarté inattendue qu'elle y apporte, c'est-à-dire l'aspect éminemment
lucide sous lequel elle présente une partie essentielle de ces
conditions d'équilibre, toutes celles qui sont relatives aux _momens_
des forces proposées, et qui constituent la plus importante moitié des
équations statiques. Ces _momens_, qui n'indiquaient jusqu'alors qu'une
considération purement abstraite, artificiellement introduite dans la
statique pour faciliter l'expression algébrique des lois de l'équilibre,
ont pris désormais une signification concrète parfaitement distincte,
et sont entrés aussi naturellement que les forces elles-mêmes dans les
spéculations statiques, comme étant la mesure directe des couples
auxquels ces forces donnent immédiatement naissance. On conçoit aisément
_à priori_ quelle facilité cette interprétation générale et élémentaire
doit nécessairement procurer pour la combinaison de toutes les idées
relatives à la théorie des momens, comme on en voit déjà d'ailleurs la
preuve effective dans l'extension et le perfectionnement de cette
importante théorie, par les travaux de M. Poinsot lui-même.

Quelles que soient, en réalité, les qualités fondamentales de la
conception de M. Poinsot par rapport à la statique, on doit néanmoins
reconnaître, ce me semble, que c'est surtout au perfectionnement de la
dynamique qu'elle se trouve, par sa nature, essentiellement destinée; et
je crois pouvoir assurer, à cet égard, que cette conception n'a point
encore exercé jusqu'ici son influence la plus capitale. Il faut la
regarder, en effet, comme directement propre à perfectionner sous un
rapport très-important les élémens mêmes de la dynamique générale, en
rendant la notion des mouvemens de rotation aussi naturelle, aussi
familière, et presqu'aussi simple que celle des mouvemens de
translation. Car le couple peut être envisagé comme l'élément naturel
du mouvement de rotation, aussi bien que la force l'est du mouvement de
translation. Ce n'est pas ici le lieu d'indiquer plus distinctement
cette considération, qui sera convenablement reproduite dans les leçons
suivantes. Nous devons seulement concevoir, en thèse générale, qu'un
usage bien entendu de la théorie des couples établit la possibilité de
rendre l'étude des mouvemens de rotation, qui constitue jusqu'ici la
partie la plus compliquée et la plus obscure de la dynamique, aussi
élémentaire et aussi nette que l'étude des mouvemens de translation.
Nous aurons occasion de constater effectivement plus tard à quel degré
de simplicité et de clarté M. Poinsot est parvenu à réduire ainsi
diverses propositions essentielles, relatives aux mouvemens de rotation,
et qui n'étaient établies avant lui que de la manière la plus pénible et
la plus indirecte, principalement en ce qui concerne les propriétés des
_aires_, dont il a même sensiblement augmenté l'étendue et régularisé
l'application sous divers rapports importans, surtout, en dernier lieu,
quant à la détermination de ce qu'on appelle le _plan invariable_.

Pour compléter ces considérations philosophiques sur l'ensemble de la
statique, je crois devoir ajouter ici l'indication sommaire d'une
dernière notion générale, qu'il me paraît utile d'introduire dans la
théorie de l'équilibre, de quelque manière qu'on ait d'ailleurs jugé
convenable de l'établir.

Quand on veut se faire une juste idée de la nature des diverses
équations qui expriment les conditions de l'équilibre d'un système
quelconque de forces, il est, ce me semble, insuffisant de se borner à
constater que l'ensemble de ces équations est indispensable pour
l'équilibre, et l'établit inévitablement. Il faut, de plus, pouvoir
assigner nettement la signification statique distinctement propre à
chacune de ces équations envisagée isolément, c'est-à-dire déterminer
avec précision en quoi chacune contribue séparément à la production de
l'équilibre, analyse à laquelle on ne s'attache point ordinairement,
quoiqu'elle soit, sans doute, importante. Par quelque méthode qu'on
procède à l'établissement des équations statiques, il est clair _à
priori_ que l'équilibre ne peut résulter que de la destruction de tous
les mouvemens élémentaires que le corps pourrait prendre en vertu des
forces dont il est animé, si ces forces n'avaient point entr'elles les
relations nécessaires pour se contrebalancer exactement. Ainsi chaque
équation prise à part doit nécessairement anéantir un de ces mouvemens,
en sorte que l'ensemble de ces équations produise l'équilibre, par
l'impossibilité où se trouve dès-lors, le corps de se mouvoir d'aucune
manière. Examinons maintenant sommairement le principe général d'après
lequel une telle analyse me semble pouvoir s'opérer dans un cas
quelconque.

En considérant le mouvement sous le point de vue le plus positif, comme
le simple transport d'un corps d'un lieu dans un autre, indépendamment
du mode quelconque suivant lequel il peut être produit, il est évident
que tout mouvement doit être envisagé, dans le cas le plus général,
comme nécessairement composé à la fois de _translation_ et de
_rotation_. Ce n'est pas, sans doute, qu'il ne puisse réellement exister
de translation sans rotation, ou de rotation sans translation; mais on
doit regarder l'un et l'autre cas comme étant d'exception, le cas normal
consistant en effet dans la coexistence de ces deux sortes de mouvemens,
qui s'accompagnent constamment à moins de conditions particulières
très-précises, et par suite fort rares, relativement aux circonstances
du phénomène. Cela est tellement vrai, que la seule vérification de l'un
de ces mouvemens est habituellement regardée avec raison par les
géomètres, qui connaissent toute la portée de cette observation
élémentaire, comme un puissant motif, non d'affirmer, mais de présumer
très-vraisemblablement l'existence de l'autre. Ainsi, par exemple, la
seule connaissance du mouvement de rotation du soleil sur son axe,
parfaitement constaté depuis Galilée, serait _à priori_ pour un
géomètre une preuve presque certaine d'un mouvement de translation de
cet astre accompagné de toutes ses planètes, quand même les astronomes
n'auraient point commencé déjà à reconnaître effectivement, par des
observations directes, la réalité de ce transport, dans un sens encore
peu déterminé. Pareillement, c'est d'après une semblable considération
qu'on admet communément, avec raison, outre le motif d'analogie,
l'existence d'un mouvement de rotation dans les planètes même à l'égard
desquelles on n'a point encore pu le constater directement, par cela
seul qu'elles ont un mouvement de translation bien connu autour du
soleil.

Il résulte de cette première analyse que les équations qui expriment les
conditions d'équilibre d'un corps, sollicité par des forces quelconques,
doivent avoir pour objet, les unes de détruire tout mouvement de
translation, les autres d'anéantir tout mouvement de rotation. Voyons
maintenant, d'après le même point de vue, afin de compléter cet aperçu
général, quel doit être _a priori_ le nombre des équations de chaque
espèce.

Quant à la translation, il suffit de considérer que, pour empêcher un
corps de marcher dans un sens quelconque, il faut évidemment l'en
empêcher selon trois axes principaux situés dans des plans différens, et
qu'on suppose d'ordinaire perpendiculaires entr'eux. En effet, quelle
progression serait possible, par exemple, dans un corps qui ne pourrait
avancer ni de l'est à l'ouest ou de l'ouest à l'est, ni du nord au sud
ou du sud au nord, ni enfin du haut en bas ou du bas en haut? Toute
progression dans un autre sens quelconque, pouvant évidemment se
concevoir comme composée de progressions partielles correspondantes dans
ces trois sens principaux, serait dès lors devenue nécessairement
impossible. D'un autre côté, il est clair qu'on ne doit pas considérer
moins de trois mouvemens élémentaires indépendans, car le corps pourrait
se mouvoir dans le sens d'un des axes, sans avoir aucune translation
dans le sens d'aucun des deux autres. On conçoit ainsi que, en général,
trois équations de condition seront nécessaires et suffisantes pour
établir, dans un système quelconque, l'équilibre de translation; et
chacune d'elles sera spécialement destinée à détruire un des trois
mouvemens de translation élémentaires que le corps pourrait prendre.

On peut présenter une considération exactement analogue relativement à
la rotation: il n'y a de nouvelle difficulté que celle d'apercevoir
distinctement une image mécanique plus compliquée. La rotation d'un
corps dans un plan ou autour d'un axe quelconque, pouvant toujours se
concevoir décomposée en trois rotations élémentaires dans les trois
plans coordonnés ou autour des trois axes, il est clair que, pour
empêcher toute rotation dans un corps, il faut aussi l'empêcher de
tourner séparément par rapport à chacun de ces trois plans ou de ces
trois axes. Trois équations sont donc, pareillement, nécessaires et
suffisantes pour établir l'équilibre de rotation; et l'on aperçoit, avec
la même facilité que dans le cas précédent, la destination mécanique
propre à chacune d'elles.

En appliquant l'analyse précédente à l'ensemble des six équations
générales rapportées au commencement de cette leçon, pour l'équilibre
d'un corps solide animé de forces quelconques, il est aisé de
reconnaître que les trois premières sont relatives à l'équilibre de
translation, et les trois autres à l'équilibre de rotation. Dans le
premier groupe, la première équation empêche la translation suivant
l'axe des x, la seconde suivant l'axe des y, et la troisième suivant
l'axe des z. Dans le second groupe, la première équation empêche le
corps de tourner suivant le plan des x, y, la seconde suivant le plan
des x, z, et la troisième suivant le plan des y, z. On conçoit nettement
par là comment la coexistence de toutes ces équations établit
nécessairement l'équilibre.

Cette décomposition serait encore utile pour réduire, dans chaque cas,
les équations d'équilibre au nombre strictement nécessaire, quand on
vient à particulariser plus ou moins le système de forces considéré, au
lieu de le supposer entièrement quelconque. Sans entrer ici dans aucun
détail spécial à ce sujet, il suffira de dire, conformément au point de
vue précédent, que, la particularisation du système proposé restreignant
plus ou moins les mouvemens possibles, soit quant à la translation, soit
quant à la rotation, après avoir d'abord exactement déterminé dans
chaque cas, ce qui sera toujours facile, en quoi consiste cette
restriction, il faudra supprimer, comme superflues, les équations
d'équilibre relatives aux translations ou aux rotations qui ne peuvent
avoir lieu, et conserver seulement celles qui se rapportent aux
mouvemens restés possibles. C'est ainsi que, suivant la limitation plus
ou moins grande du système de forces particulier que l'on considère, il
peut, au lieu de six équations nécessaires en général pour l'équilibre,
n'en plus subsister que trois, ou deux, ou même une seule, qu'il sera
par là facile d'obtenir dans chaque cas.

On doit faire des remarques parfaitement analogues quant aux
restrictions de mouvemens qui résulteraient, non de la constitution
spéciale du système des forces, mais des gênes plus ou moins étroites
auxquelles le corps pourrait être assujetti dans certains cas, et qui
produiraient des effets semblables. Il suffirait également alors de voir
nettement quels mouvemens sont rendus impossibles par la nature des
conditions imposées, et de supprimer les équations d'équilibre qui s'y
rapportent, en conservant celles relatives aux mouvemens restés libres.
C'est ainsi, par exemple, que, dans le cas d'un système quelconque de
forces, on trouverait que les trois dernières équations suffisent pour
l'équilibre, si le corps est retenu par un point fixe autour duquel il
peut tourner librement en tout sens, tout mouvement de translation étant
alors devenu impossible; de même on verrait les équations d'équilibre
être au nombre de deux, ou même se réduire à une seule, s'il y avait à
la fois deux points fixes, suivant que le corps pourrait ou non glisser
le long de l'axe qui les joint; et enfin on arriverait à reconnaître que
l'équilibre existe nécessairement sans aucune condition, quelles que
soient les forces du système, si le corps solide présente trois points
fixes non en ligne droite. Enfin on pourrait encore employer le même
ordre de considérations lorsque les points, au lieu d'être
rigoureusement fixes, seraient seulement astreints à demeurer sur des
courbes ou des surfaces données.

L'esprit de l'analyse que je viens d'esquisser est, comme on le voit,
entièrement indépendant de la méthode quelconque d'après laquelle auront
été obtenues les équations de l'équilibre. Mais les diverses méthodes
générales sont loin cependant de se prêter avec la même facilité à
l'application de cette règle. Celle qui s'y adapte le mieux, c'est
incontestablement la méthode statique proprement dite, fondée, comme
nous l'avons vu, sur le principe des vitesses virtuelles. On doit
mettre, en effet, au nombre des propriétés caractéristiques de ce
principe, la netteté parfaite avec laquelle il analyse naturellement le
phénomène de l'équilibre, en considérant distinctement chacun des
mouvemens élémentaires que permettent les forces du système, et
fournissant aussitôt une équation d'équilibre spécialement relative à ce
mouvement. La méthode dynamique ne présente point cet avantage
important. Il faut reconnaître toutefois que, dans la manière dont M.
Poinsot l'a conçue, elle se trouve à cet égard considérablement
améliorée, puisque la seule distinction des conditions d'équilibre
relatives aux forces et de celles qui concernent les couples,
distinction qui s'établit alors nécessairement, réalise par elle-même la
détermination séparée entre l'équilibre de translation et l'équilibre de
rotation. Mais la méthode dynamique ordinaire, exclusivement usitée en
statique avant la réforme de M. Poinsot, et que j'ai caractérisée dans
son ensemble au commencement de cette leçon, ne remplit nullement cette
condition essentielle, sans laquelle néanmoins il me paraît impossible
de concevoir nettement l'expression analytique des lois générales de
l'équilibre.

Après avoir considéré les diverses manières principales de parvenir aux
lois exactes de l'équilibre abstrait pour un système quelconque des
forces, en supposant les corps dans cet état complétement passif que
nous avions d'abord reconnu, quoique purement hypothétique, être
strictement indispensable à l'établissement des principes fondamentaux
de la mécanique rationnelle; nous devons maintenant examiner comment les
géomètres ont pu tenir compte des propriétés générales naturelles aux
corps réels, et auxquelles il faut nécessairement avoir égard dans toute
application effective de la mécanique abstraite. La seule que l'on sache
jusqu'ici prendre en considération d'une manière vraiment complète,
c'est la pesanteur terrestre. Voyons comment on a pu l'introduire, en
effet, dans les équations statiques. Cet important examen constitue,
sans doute, dans l'ordre strictement logique de nos études
philosophiques, une anticipation vicieuse sur la partie de ce cours
relative à la physique proprement dite, où nous envisagerons
spécialement la science de la pesanteur. Mais la théorie des centres de
gravité, à laquelle se réduit essentiellement cette étude statique de la
pesanteur terrestre, joue un rôle trop étendu et trop important dans
toutes les parties de la mécanique rationnelle, pour que nous puissions
nous dispenser de l'indiquer ici, à l'exemple de tous les géomètres,
quoique ce ne soit pas strictement régulier. Du reste, je dois faire
observer à ce sujet qu'on éviterait presqu'entièrement tout ce qu'il y a
vraiment d'irrationnel dans cette disposition scientifique, sans se
priver néanmoins des avantages capitaux que présente la résolution
préalable d'une telle question, si on contractait l'habitude de classer
la théorie des centres de gravité parmi les recherches de pure
géométrie, comme je l'ai proposé à la fin de la treizième leçon.

Pour tenir compte de la pesanteur terrestre, dans les questions
statiques, il suffit, comme on sait, de se représenter, sous ce rapport,
chaque corps homogène comme un système de forces parallèles et égales,
appliquées à toutes les molécules du corps, et dont il faut déterminer
complétement la résultante, qu'on introduira dès lors sans aucune
difficulté parmi les forces extérieures primitives. En réalité, ce
parallélisme et cette égalité des pesanteurs moléculaires ne sont
effectivement que des approximations, puisque, de fait, toutes ces
forces concourraient au centre de la terre si cette planète était
rigoureusement sphérique, et que leur intensité absolue, indépendamment
des inégalités qui tiennent à la force centrifuge produite par le
mouvement de rotation de la terre, varie en raison inverse des carrés
des distances des molécules correspondantes au centre de notre globe.
Mais, quand il ne s'agit que des masses terrestres à notre disposition,
auxquelles sont ordinairement destinées ces applications de la statique,
les dimensions n'en sont jamais assez grandes pour que le défaut de
parallélisme et d'égalité entre les pesanteurs des diverses molécules de
chaque masse, doive être réellement pris en considération. On suppose
donc alors, avec raison, toutes ces forces rigoureusement parallèles et
égales, ce qui simplifie extrêmement la question de leur composition. En
effet, leur résultante est, dès ce moment, égale à leur somme, et agit
suivant une droite parallèle à leur direction commune, en sorte que son
intensité et sa direction sont immédiatement connues. Toute la
difficulté se réduit donc à trouver son point d'application,
c'est-à-dire ce qu'on appelle le _centre de gravité_ du corps. D'après
les propriétés générales du point d'application de la résultante dans un
système quelconque de forces parallèles, la distance de ce point à un
plan quelconque est égale à la somme des momens de toutes les forces du
système par rapport à ce même plan, divisée par la somme de ces forces
elles-mêmes. En appliquant cette formule au centre de gravité, et ayant
égard à la simplification que produit alors l'égalité de toutes les
forces proposées, on trouve que la distance du centre de gravité à un
plan quelconque est égale à la somme des distances de tous les points du
corps considéré, divisée par le nombre de ces points; c'est-à-dire, que
cette distance est, ce qu'on appelle proprement la moyenne arithmétique
entre les distances de tous les points proposés. Cette considération
fondamentale réduit évidemment la notion du centre de gravité à être
purement géométrique, puisqu'en le cherchant ainsi comme _centre des
moyennes distances_, suivant la dénomination très-rationnelle des
anciens géomètres, la question ne conserve plus aucune trace de son
origine mécanique, et consiste seulement dans ce problème de géométrie
générale: Étant donné un système quelconque de points disposés entr'eux
d'une manière déterminée, trouver un point dont la distance à un plan
quelconque soit moyenne entre les distances de tous les points donnés à
ce même plan. Il y aurait, comme je l'ai déjà indiqué, des avantages
importans à concevoir habituellement ainsi la notion générale du centre
de gravité, en faisant complétement abstraction de toute considération
de pesanteur, car cette idée simple et purement géométrique est
précisément celle qu'on doit s'en former dans la plupart des théories
principales de la mécanique rationnelle, surtout quand on envisage les
grandes propriétés dynamiques du centre des moyennes distances, où
l'idée hétérogène et surabondante de la gravité introduit ordinairement
une complication et une obscurité vicieuses. Cette manière de concevoir
la question conduit naturellement, il est vrai, à l'exclure de la
mécanique pour la faire rentrer dans la géométrie, comme je l'ai
proposé. Si je ne l'ai pas ainsi classée effectivement, c'est uniquement
afin de ne m'écarter que le moins possible des habitudes universellement
reçues, quoique je fusse très-convaincu qu'une telle transposition
serait la seule disposition vraiment rationnelle. Quoi qu'il en soit de
cette discussion d'ordre, ce qui importe essentiellement c'est de ne
point se méprendre sur la véritable nature de la question, à
quelqu'époque et sous quelque dénomination qu'on juge convenable de la
traiter.

La seule définition géométrique du centre de gravité donnerait
immédiatement le moyen de le déterminer, si le système des points que
l'on considère n'était composé que d'un nombre fini de points isolés,
car il en résulterait directement alors des formules très-simples et qui
n'auraient nullement besoin d'être transformées pour exprimer les
coordonnées du point cherché, relativement à trois axes rectangulaires
fixes arbitrairement. Mais ces formules fondamentales ne peuvent plus
être employées sans transformation, aussitôt qu'il s'agit d'un système
composé d'une infinité de points formant un véritable corps continu, ce
qui est le cas ordinaire. Car le numérateur et le dénominateur de chaque
formule devenant dès lors simultanément infinis, ces formules n'offrent
plus aucune signification distincte, et ne sauraient être appliquées
qu'après avoir été convenablement transformées. C'est dans cette
transformation générale que consiste, sous le rapport analytique, toute
la difficulté fondamentale de la question du centre de gravité envisagée
sous le point de vue le plus étendu. Or il est clair que le calcul
intégral donne immédiatement les moyens de la surmonter, puisque ces
deux sommes infinies qui constituent les deux termes de chaque formule,
sont évidemment par elles-mêmes de véritables intégrales, dont celle qui
exprime le dénominateur commun des trois formules se rapporte aux
élémens géométriques infiniment petits de la masse considérée, et celle
qui représente le numérateur propre à chaque formule se rapporte aux
produits de ces élémens par leurs coordonnées correspondantes. Il suit
de là, pour ne considérer ici que le cas le plus général, qu'en
décomposant le corps seulement en élémens infiniment petits dans deux
sens par deux séries de plans infiniment rapprochés parallèles les uns
au plan des x, z, les autres au plan des y, z, on trouvera aussitôt les
formules fondamentales, /[x_1 = /frac{/iint xzdxdy}{/iint zdxdy},/;y_1 =
/frac{/iint yzdxdy}{/iint zdxdy},/;z_1 = /frac{1}{2}/frac{/iint
z^2dxdy}{/iint zdydx}/] qui feront connaître les trois coordonnées du
centre de gravité du volume d'un corps homogène de forme quelconque,
limité par une surface dont l'équation en x, y, et z, est supposée
donnée. On obtiendra de la même manière, pour le centre de gravité de la
surface seule de ce corps, les formules /[x_1 = /frac{/iint
xdxdy/sqrt{1+/frac{dz^2}{dx^2}+/frac{dz^2}{dy^2}}}{/iint
dxdy/sqrt{1+/frac{dz^2}{dx^2}+/frac{dz^2}{dy^2}}}/]

/[y_1 = /frac{/iint
ydxdy/sqrt{1+/frac{dz^2}{dx^2}+/frac{dz^2}{dy^2}}}{/iint
dxdy/sqrt{1+/frac{dz^2}{dx^2}+/frac{dz^2}{dy^2}}}/] /[z_1 = /frac{/iint
zdxdy/sqrt{1+/frac{dz^2}{dx^2}+/frac{dz^2}{dy^2}}}{/iint
dxdy/sqrt{1+/frac{dz^2}{dx^2}+/frac{dz^2}{dy^2}}}/] La détermination des
centres de gravité sera donc réduite ainsi, dans chaque cas particulier,
à des recherches purement analytiques, tout-à-fait analogues à celles
qu'exigent, comme nous l'avons vu, les quadratures et les cubatures.
Seulement, ces intégrations étant, en général, plus compliquées, l'état
d'extrême imperfection dans lequel se trouve jusqu'ici le calcul
intégral permettra bien plus rarement encore de parvenir à une solution
définitive. Mais ces formules générales n'en ont pas moins, par
elles-mêmes, une importance capitale, pour introduire la considération
du centre de gravité dans les théories générales de la mécanique
analytique, ainsi que nous aurons spécialement occasion de le
reconnaître bientôt. Il faut d'ailleurs considérer, quant à la question
même, que ces formules éprouvent de très-grandes simplifications, quand
on vient à supposer que la surface qui termine le corps proposé est une
surface de révolution, ce qui heureusement a lieu dans la plupart des
applications vraiment importantes.

Telle est donc essentiellement la manière de tenir compte de la
pesanteur terrestre dans les applications de la statique abstraite.
Quant à la pesanteur universelle, on peut dire que jusqu'ici elle n'a
été prise en considération d'une manière vraiment complète, que
relativement aux corps sphériques. Ce n'est pas que, lorsque la loi de
la gravitation est supposée connue, et surtout en la concevant
inversement proportionnelle au carré de la distance, comme dans la
véritable pesanteur universelle, on ne puisse aisément construire, à
l'aide d'intégrales convenables, des formules qui expriment l'attraction
d'un corps de figure et de constitution quelconques sur un point donné,
et même sur un autre corps. Mais ces expressions symboliques générales
sont demeurées jusqu'ici le plus souvent inapplicables, faute de pouvoir
effectuer les intégrations qu'elles indiquent, même quand on suppose,
pour simplifier la question, que chaque corps est homogène. Ce n'est
encore que par une approximation fort imparfaite qu'on a pu parvenir à
la détermination définitive dans le cas très-simple de l'attraction de
deux ellipsoïdes, et les approximations n'ont pu être conduites jusqu'au
degré de précision convenable, qu'en supposant ces elipsoïdes très-peu
différens de la sphère, ce qui a lieu heureusement pour toutes nos
planètes. Il faut d'ailleurs considérer que, dans la réalité, ces
formules supposent la connaissance préalable de la loi de la densité à
l'intérieur de chaque corps proposé, ce que nous ignorons jusqu'ici
complétement.

Dans l'état présent de cette importante et difficile théorie, on peut
dire que les théorèmes primitifs de Newton sur l'attraction des corps
sphériques constituent effectivement encore la partie la plus utile de
cet ordre de notions. Ces propriétés si remarquables, et que Newton a si
simplement établies, consistent, comme on sait, en ce que 1º
l'attraction d'une sphère dont toutes les molécules attirent en raison
inverse du carré de la distance, est la même, sur un point extérieur
quelconque, que si la masse entière de cette sphère était toute
condensée à son centre; 2º quand un point est placé dans l'intérieur
d'une sphère dont les molécules agissent sur lui suivant cette même loi,
il n'éprouve absolument aucune attraction de la part de toute la portion
du globe qui se trouve à une plus grande distance que lui du centre, du
moins, en supposant, si le globe n'est pas homogène, que chacune de ses
couches sphériques concentriques présente en tous ses points la même
densité.

La pesanteur est la seule force naturelle dont nous sachions réellement
tenir compte en statique rationnelle: encore voit-on combien cette étude
est encore peu avancée par rapport à la gravité universelle. Quant aux
circonstances extérieures générales, dont on a dû également faire
d'abord complétement abstraction pour établir les lois rationnelles de
la mécanique, comme le frottement, la résistance des milieux, etc., on
peut dire que nous ne connaissons encore nullement la manière de les
introduire dans les relations fondamentales données par la mécanique
analytique, car on n'y est parvenu jusqu'ici qu'à l'aide d'hypothèses
fort précaires, et même évidemment inexactes, qui ne peuvent être
réellement considérées, dans le plus grand nombre des cas, que comme
propres à fournir des exercices de calcul. Du reste, nous devrons
naturellement revenir sur ce sujet dans la partie de ce cours relative à
la physique proprement dite.

Pour compléter l'examen philosophique de l'ensemble de la statique, il
nous reste enfin à considérer sommairement la manière générale d'établir
la théorie de l'équilibre, lorsque le corps auquel les forces sont
appliquées est supposé se trouver à l'état fluide, soit liquide, soit
gazeux.

L'hydrostatique peut être complétement traitée d'après deux méthodes
générales parfaitement distinctes, suivant qu'on cherche directement les
lois de l'équilibre des fluides d'après des considérations statiques
exclusivement propres à cette classe de corps, ou qu'on se borne à les
déduire simplement des principes fondamentaux qui ont déjà fourni les
équations statiques des corps solides, en ayant seulement égard, comme
il convient, aux nouvelles conditions caractéristiques qui résultent de
la fluidité.

La première méthode a dû naturellement commencer par être la seule
employée, comme étant primitivement la plus facile, sinon la plus
rationnelle. Tel a été effectivement le caractère des travaux des
géomètres du dix-septième et du dix-huitième siècle sur cette importante
section de la mécanique générale. Divers principes statiques
particuliers aux fluides, et plus ou moins satisfaisans, ont été
successivement proposés, principalement à l'occasion de la célèbre
question dans laquelle les géomètres se proposaient de déterminer _à
priori_ la véritable figure de la terre, supposée originairement toute
fluide, question capitale qui, envisagée dans son ensemble, se rattache
en effet, directement ou indirectement, à toutes les théories
essentielles de l'hydrostatique. On sait que Huyghens avait d'abord
essayé de la résoudre, en prenant pour principe d'équilibre la
perpendicularité évidemment nécessaire de la pesanteur à la surface
libre du fluide. Newton de son côté avait, à la même époque, choisi pour
considération fondamentale la nécessité non moins évidente de l'égalité
de poids entre les deux colonnes fluides allant du centre, l'une au
pôle, l'autre à un point quelconque de l'équateur. Bouguer, en discutant
plus tard cette importante question, montra clairement que ces deux
manières de procéder étaient également vicieuses, en ce que le principe
d'Huyghens et celui de Newton, bien que tous deux incontestables, ne
s'accordaient point, dans un grand nombre de cas, à donner la même forme
à la masse fluide en équilibre, ce qui mettait pleinement en évidence
leur insuffisance commune. Mais Bouguer se trompa gravement à son tour,
en croyant que la réunion de ces deux principes, lorsqu'ils
s'accordaient à indiquer une même figure, était entièrement suffisante
pour l'équilibre. Clairaut, dans son immortel traité _de la figure de la
terre_, découvrit, le premier, les véritables lois générales de
l'équilibre d'une masse fluide, en parlant de la considération évidente
de l'équilibre isolé d'un canal quelconque infiniment petit; et, d'après
ce _criterium_ infaillible, il montra qu'il pouvait exister une infinité
de cas dans lesquels la combinaison exigée par Bouguer se trouvait
observée sans que cependant l'équilibre eût lieu. Depuis que l'ouvrage
de Clairaut eut fondé dans son ensemble l'hydrostatique rationnelle,
plusieurs grands géomètres, continuant à adopter la même manière
générale de procéder, s'occupèrent d'établir la théorie mathématique de
l'équilibre des fluides sur des considérations plus naturelles et plus
distinctes que celle employée par son illustre inventeur. On doit
principalement distinguer, à cet égard, les travaux de Maclaurin et
surtout ceux d'Euler, qui ont donné à cette théorie fondamentale la
forme simple et régulière qu'elle a maintenant dans tous les traités
ordinaires, en la fondant sur le principe de l'égalité de pression en
tout sens, qu'on peut regarder comme une loi générale indiquée par
l'observation relativement à la constitution statique des fluides. Ce
principe est incontestablement, en effet, le plus convenable qu'on
puisse employer dans une telle recherche, lorsqu'on veut traiter
directement par quelque considération propre aux fluides la théorie de
leur équilibre, dont il fournit immédiatement les équations générales
avec une extrême facilité. Il suffit alors, pour les obtenir le plus
simplement possible, après avoir conçu la masse fluide partagée en
molécules cubiques par trois séries de plans infiniment rapprochés,
parallèles aux trois plans coordonnés, d'exprimer que chaque molécule
est également pressée suivant les trois axes perpendiculaires à ses
faces par l'ensemble des forces du système, la pression de la molécule
en chaque sens étant égale à la différence des pressions exercées sur
les deux faces opposées correspondantes. On trouve ainsi que la loi
mathématique de l'équilibre d'un fluide quelconque, par quelques forces
qu'il soit sollicité, est exprimée par les trois équations:
/[/frac{dP}{dx} = pX,/;/frac{dP}{dy} = pY,/;/frac{dP}{dz} = pZ,/] où P
exprime la pression supportée par la molécule dont les coordonnées sont
x, y, z, et la densité ou pesanteur spécifique p, et X, Y, Z, désignent
les composantes totales des forces dont le fluide est animé suivant les
trois axes coordonnés. Comme on peut évidemment déduire, de l'ensemble
de ces trois équations, la formule /[P = /int p(Xdx + Ydy + Zdz)/] pour
la détermination de la pression en chaque point, quand les forces seront
connues ainsi que la loi de la densité, il est possible de donner une
autre forme analytique à la loi générale de l'équilibre des fluides, en
se bornant à dire que la fonction différentielle, placée ici sous le
signe S, doit satisfaire aux conditions connues d'intégrabilité
relativement aux trois variables indépendantes x, y, z, ce qui est
précisément l'expression très-simple trouvée primitivement par Clairaut
quant à la théorie mathématique de l'hydrostatique.

L'étude de l'équilibre des fluides donne constamment lieu à une nouvelle
question générale fort importante qui leur est propre, celle qui
consiste à déterminer, dans le cas d'équilibre, la figure de la surface
qui limite la masse fluide. La solution abstraite de cette question est
implicitement comprise dans la formule fondamentale précédente,
puisqu'il suffit évidemment de supposer que la pression est nulle ou du
moins constante, pour caractériser les points de la surface, ce qui
donne indistinctement /[Xdx + Ydy + Zdz = 0/] quant à l'équation
différentielle générale de cette surface. Toute la difficulté concrète
se réduit donc essentiellement, en chaque cas, à connaître la loi réelle
relative à la variation de la densité dans l'intérieur de la masse
fluide proposée, à moins qu'elle ne soit homogène, détermination qui
présente des obstacles tout-à-fait insurmontables dans les applications
les plus importantes. Si l'on en fait abstraction, la question ne
présente dès lors qu'une recherche analytique plus ou moins compliquée,
consistant dans l'intégration, le plus souvent encore inconnue, de
l'équation précédente. On doit remarquer d'ailleurs que cette équation
est, par sa nature, assez générale pour qu'on puisse l'appliquer même à
l'équilibre d'une masse fluide qui serait animée d'un mouvement de
rotation déterminé, comme l'exige surtout la grande question de la
figure des planètes. Il suffit alors en effet de comprendre, parmi les
forces du système proposé, les forces centrifuges qui résultent de ce
mouvement de rotation.

Telle est, par aperçu, la manière générale d'établir la théorie
mathématique de l'équilibre des fluides, en la fondant directement sur
des principes statiques particuliers à ce genre de corps. On conçoit,
comme je l'ai déjà indiqué, que cette méthode ait dû d'abord être seule
employée; car, à l'époque des premières recherches, les différences
caractéristiques entre les solides et les fluides devaient
nécessairement paraître trop considérables pour qu'aucun géomètre pût
alors se proposer d'appliquer à ceux-ci les principes généraux
uniquement destinés aux autres, en ayant seulement égard, dans cette
déduction, à quelques nouvelles conditions spéciales. Mais, quand les
lois fondamentales de l'hydrostatique ont enfin été obtenues, et que
l'esprit humain, cessant d'être préoccupé de la difficulté de leur
établissement, a pu mesurer avec justesse la diversité réelle qui existe
entre la théorie des fluides et celle des solides, il était impossible
qu'il ne cherchât point à les ramener toutes deux aux mêmes principes
essentiels, et qu'il ne reconnût pas, en thèse générale, l'applicabilité
nécessaire des règles fondamentales de la statique à l'équilibre des
fluides, pourvu qu'on tînt compte convenablement de la variabilité de
forme qui les caractérise. En un mot, la science ne pouvait rester sous
ce rapport dans son état primitif, où l'on accordait une importance
évidemment exagérée aux conditions propres aux fluides. Mais, pour
subordonner l'hydrostatique à la statique proprement dite, et augmenter
ainsi par une plus grande unité la perfection rationnelle de la science,
il était indispensable que la théorie abstraite de l'équilibre fût
préalablement traitée d'après un principe statique suffisamment général,
qui seul pouvait être directement appliqué aux fluides aussi bien qu'aux
solides, car on ne pouvait point recourir, à cet effet, aux équations
d'équilibre proprement dites, dans la formation desquelles on avait
toujours eu, nécessairement, plus ou moins égard à l'invariabilité du
système. Cette condition inévitable a été remplie, lorsque Lagrange a
conçu la manière de fonder la statique, et par suite toute la mécanique
rationnelle, sur le seul principe des vitesses virtuelles. Ce principe
est évidemment, en effet, par sa nature, tout aussi directement
applicable aux fluides qu'aux solides, et c'est là une de ses propriétés
les plus précieuses. Dès lors l'hydrostatique, philosophiquement classée
à son rang naturel, n'a plus été, dans le traité de Lagrange, qu'une
division secondaire de la statique. Quoique cette manière de la
concevoir n'ait pas encore pu devenir suffisamment familière, et que la
méthode hydrostatique directe soit restée jusqu'ici la seule usuelle, il
n'est pas douteux que la méthode de Lagrange finira par être
habituellement et exclusivement adoptée, comme étant celle qui imprime à
la science son véritable caractère définitif, en la faisant dériver tout
entière d'un principe unique.

Pour se représenter nettement, en général, comment le principe des
vitesses virtuelles peut conduire aux équations fondamentales de
l'équilibre des fluides, il suffit de considérer que tout ce qu'une
telle application exige de particulier consiste seulement à comprendre
parmi les forces quelconques du système une force nouvelle, la pression
exercée sur chaque molécule, qui introduira un terme de plus dans
l'équation générale, ou, plus exactement, qui donnera lieu à trois
nouveaux momens virtuels, si l'on distingue, comme il convient, les
variations séparément relatives à chacun des trois axes coordonnés. En
procédant ainsi, on parviendra immédiatement aux trois équations
générales de l'équilibre des fluides, qui ont été rapportées ci-dessus
d'après la méthode hydrostatique proprement dite. Si le fluide considéré
est liquide, il faudra concevoir le système assujéti à cette condition
caractéristique de pouvoir changer de forme, sans cependant jamais
changer de volume. Cette condition d'incompressibilité s'introduira
d'autant plus naturellement dans l'équation générale des vitesses
virtuelles, qu'elle peut s'exprimer immédiatement, comme l'a fait
Lagrange, par une formule analytique analogue à celle des termes de
cette équation, en exprimant que la variation du volume est nulle, ce
qui même a permis à Lagrange de se représenter abstraitement cette
incompressibilité comme l'effet d'une certaine force nouvelle, dont il
suffit d'ajouter le moment virtuel à ceux des forces du système. Si l'on
veut établir, au contraire, la théorie de l'équilibre pour les fluides
gazeux, il faudra remplacer la condition de l'incompressibilité par
celle qui assujétit le volume du fluide à varier suivant une fonction
déterminée de la pression, par exemple en raison inverse de cette
pression, conformément à la loi physique sur laquelle Mariotte a fondé
toute la mécanique des gaz. Cette nouvelle circonstance donnera lieu à
une équation analogue à celle des liquides, quoique plus compliquée.
Seulement cette dernière section de la théorie générale de l'équilibre,
outre les grandes difficultés analytiques qui lui sont propres, se
ressentira nécessairement, dans les applications, de l'incertitude où
l'on est encore sur la véritable loi des gaz relativement à la fonction
de la pression qui exprime réellement la densité, car la loi de
Mariotte, si précieuse par son extrême simplicité, ne peut
malheureusement être regardée que comme une approximation, qui,
suffisamment exacte pour des circonstances moyennes, ne saurait être
étendue rigoureusement à un cas quelconque.

Tel est le caractère fondamental de la méthode incontestablement la plus
rationnelle qu'on puisse employer pour former la théorie abstraite de
l'équilibre des fluides, et que nous devons regarder, surtout dans cet
ouvrage, comme constituant désormais la conception définitive de
l'hydrostatique. Cette conception paraîtra d'autant plus philosophique
que, dans la statique ainsi traitée, on trouve une suite de cas en
quelque sorte intermédiaires entre les solides et les fluides, lorsqu'on
considère les questions relatives aux corps solides susceptibles de
changer de forme jusqu'à un certain degré d'après des lois déterminées,
c'est-à-dire quand on tient compte de la flexibilité et de
l'élasticité, ce qui établit, sous le rapport analytique, une filiation
naturelle qui fait passer, par une succession de recherches
presqu'insensible, des systèmes dont la forme est rigoureusement
invariable à ceux où elle est au contraire éminemment variable.

Après avoir examiné sommairement comment la statique rationnelle,
envisagée dans son ensemble, a pu être élevée enfin à ce haut degré de
perfection spéculative où toutes les questions qu'elle est susceptible
de présenter, constamment traitées d'après un principe unique
directement établi, sont uniformément réduites à de simples problèmes
d'analyse mathématique, nous devons maintenant entreprendre la même
étude relativement à la dernière branche de la mécanique générale,
nécessairement plus étendue, plus compliquée, et par suite plus
difficile, celle qui a pour objet la théorie du mouvement. Ce sera le
sujet de la leçon suivante.




DIX-SEPTIÈME LEÇON.

SOMMAIRE. Vue générale de la dynamique.


L'objet essentiel de la dynamique consiste, comme nous l'avons vu, dans
l'étude des mouvemens variés produits par les forces _continues_, la
théorie des mouvemens uniformes dus aux forces _instantanées_ n'étant
entièrement qu'une simple conséquence immédiate des trois lois
fondamentales du mouvement. Dans cette dynamique des mouvemens variés ou
des forces continues on distingue ordinairement et avec raison deux cas
généraux, suivant qu'on considère le mouvement d'un point ou celui d'un
corps. Sous le point de vue le plus positif, cette distinction revient à
concevoir que, dans certains cas, toutes les parties du corps prennent
exactement le même mouvement, en sorte qu'il suffit alors en effet de
déterminer le mouvement d'une seule molécule, chacune se mouvant comme
si elle était isolée, sans aucun égard aux conditions de liaison du
système; tandis que, dans le cas le plus général, chaque portion du
corps ou chaque corps du système prenant un mouvement distinct, il faut
examiner ces divers effets et connaître l'influence qu'exercent sur eux
les relations qui caractérisent le système considéré. La seconde théorie
étant évidemment plus compliquée que la première, c'est par celle-ci
qu'il convient nécessairement de commencer l'étude spéciale de la
dynamique, même quand on les déduit toutes deux de principes uniformes.
Tel est aussi l'ordre que nous adopterons ici dans l'indication de nos
considérations philosophiques.

Relativement au mouvement d'un point, nous savons déjà que la question
générale consiste à déterminer exactement toutes les circonstances du
mouvement curviligne composé, résultant de l'action simultanée de
diverses forces continues quelconques, en supposant entièrement connu le
mouvement rectiligne que prendrait le mobile sous l'influence exclusive
de chaque force envisagée isolément. Nous avons également constaté que
ce problème était susceptible, comme tout autre, d'être considéré en
sens inverse, lorsqu'on se proposait, au contraire, de découvrir par
quelles forces le corps est sollicité, d'après les circonstances
caractéristiques directement connues du mouvement composé.

Mais, avant d'entrer dans l'examen philosophique de ces deux questions
générales, nous devons d'abord arrêter notre attention sur une théorie
préliminaire fort importante, celle du mouvement varié envisagé en
lui-même, c'est-à-dire conformément à l'expression ordinaire, la théorie
du mouvement rectiligne produit par une seule force continue, agissant
indéfiniment selon la même direction. Cette théorie élémentaire est
indispensable pour établir les notions fondamentales qui se reproduisent
sans cesse dans toutes les parties de la dynamique. Voici en quoi elle
consiste essentiellement, d'après notre manière de concevoir la
mécanique rationnelle.

Nous avons précédemment remarqué que, dans la question dynamique
directe, il fallait nécessairement supposer connu l'effet de chaque
force unique, la véritable inconnue du problème général étant l'effet
déterminé par le concours de toutes les forces. Cette observation est
incontestable. Mais, d'après cela, quel peut être l'objet de cette
partie préliminaire de la dynamique qu'on destine à l'étude du mouvement
résultant de l'action d'une seule force continue? La contradiction
apparente ne tient qu'aux expressions peu exactes qu'on emploie
ordinairement, et d'après lesquelles une telle question semblerait aussi
distincte et aussi directe que les véritables questions dynamiques,
tandis qu'elle n'est réellement qu'un préliminaire. Pour en concevoir
nettement le vrai caractère, il faut observer que le mouvement varié
produit par une seule force continue peut être défini de plusieurs
manières, qui dépendent les unes des autres, et qui, par conséquent, ne
sauraient jamais être données simultanément, quoique chacune puisse être
séparément la plus convenable, d'où résulte la nécessité de savoir
passer, en général, de l'une quelconque d'entre elles à toutes les
autres: c'est dans ces transformations que consiste proprement la
théorie générale préliminaire du mouvement varié, désignée fort
inexactement sous le nom d'étude de l'action d'une force unique. Ces
diverses définitions équivalentes d'un même mouvement varié résultent de
la considération simultanée des trois fonctions fondamentales
distinctes, quoique co-relatives, qu'on y peut envisager, l'espace, la
vitesse et la force, conçus comme dépendant du temps écoulé. La loi du
mouvement peut être immédiatement donnée par la relation entre l'espace
parcouru et le temps écoulé, et alors il importe d'en déduire la
_vitesse acquise_ par le mobile à chaque instant, c'est-à-dire celle du
mouvement uniforme qui aurait lieu si, la force continue cessant tout à
coup d'agir, le corps ne se mouvait plus qu'en vertu de l'impulsion
naturelle résultant, d'après la loi d'inertie, du mouvement déjà
effectué: il est également intéressant de déterminer aussi quelle est, à
chaque instant, l'intensité de la force continue, comparée à celle d'une
force accélératrice constante bien connue, telle, par exemple, que la
gravité terrestre, la seule force de ce genre qui nous soit assez
familière pour servir habituellement de type convenable. Dans d'autres
occasions, au contraire, le mouvement pourra être naturellement défini
par la loi qui règle la variation de la vitesse en raison du temps, et
d'où il faudra conclure celle relative à l'espace, ainsi que celle qui
concerne la force. Il en serait de même si la définition primitive du
mouvement consistait dans la loi de la force continue, qui pourrait
n'être pas toujours immédiatement donnée en fonction du temps, mais
quelquefois par rapport à l'espace, comme par exemple lorsqu'il s'agit
de la gravitation universelle, ou d'autres fois relativement à la
vitesse, ainsi qu'on le voit pour la résistance des milieux. Enfin, si
l'on considère cet ordre de questions sous le point de vue le plus
étendu, il faut concevoir, en général, que la définition d'un mouvement
varié peut être donnée par une équation quelconque, pouvant contenir à
la fois ces quatre variables dont une seule est indépendante, le temps,
l'espace, la vitesse, et la force; le problème consistera à déduire de
cette équation la détermination distincte des trois lois
caractéristiques relatives à l'espace, à la vitesse et à la force, en
fonction du temps, et, par suite, en corélation mutuelle. Ce problème
général se réduit constamment à une recherche purement analytique, à
l'aide des deux formules dynamiques fondamentales qui expriment, en
fonction du temps, la vitesse et la force, quand on suppose connue la
loi relative à l'espace.

La méthode infinitésimale conduit à ces deux formules avec la plus
grande facilité. Il suffit en effet, pour les obtenir, de considérer,
suivant l'esprit de cette méthode, le mouvement comme uniforme pendant
la durée d'un même intervalle de temps infiniment petit, et comme
uniformément accéléré pendant deux intervalles consécutifs. Dès lors, la
vitesse, supposée momentanément constante, d'après la première
considération, sera naturellement exprimée par la différentielle de
l'espace divisée par celle du temps; et, de même, la force continue,
d'après la seconde considération, sera évidemment mesurée par le rapport
entre l'accroissement infiniment petit de la vitesse, et le temps
employé à produire cet accroissement. Ainsi, en appelant t le temps
écoulé, e l'espace parcouru, v la vitesse acquise et /varphi l'intensité
de la force continue à chaque instant, la corrélation générale et
nécessaire de ces quatre variables simultanées sera exprimée
analytiquement par les deux formules fondamentales, /[v =
/frac{de}{dt},/; /varphi = /frac{dv}{dt} = /frac{d^2e}{dt^2}./] D'après
ces formules, toutes les questions relatives à cette théorie
préliminaire du mouvement varié se réduiront immédiatement à de simples
recherches analytiques, qui consisteront ou dans des différentiations,
ou, le plus souvent, dans des intégrations. En considérant le cas le
plus général, où la définition primitive du mouvement proposé serait
donnée seulement par une équation entre les quatre variables, le
problème analytique consistera dans l'intégration d'une équation
différentielle du second ordre, relative à la fonction e, et qui pourra
être fréquemment inexécutable, vu l'extrême imperfection actuelle du
calcul intégral.

La conception fondamentale de Lagrange, relativement à l'analyse
transcendante, l'ayant nécessairement obligé à se priver des facilités
qu'offre l'emploi de la méthode infinitésimale pour l'établissement des
deux formules dynamiques précédentes, il a été conduit à présenter cette
théorie sous un nouveau point de vue, dont on n'a pas communément, ce me
semble, assez apprécié l'importance, et qui me paraît singulièrement
propre à éclaircir la véritable nature de ces notions élémentaires.
Lagrange a montré dans sa _théorie des fonctions analytiques_ que cette
considération dynamique consistait réellement à concevoir un mouvement
varié quelconque comme composé à chaque instant d'un certain mouvement
uniforme et d'un autre mouvement uniformément varié, en l'assimilant au
mouvement vertical d'un corps pesant lancé avec une impulsion initiale.
Mais, pour donner à cette lumineuse conception toute sa valeur
philosophique, je crois devoir la présenter sous un point de vue plus
étendu que ne l'a fait Lagrange, comme donnant lieu à une théorie
complète de l'assimilation des mouvemens, exactement semblable à la
théorie générale des contacts des courbes et des surfaces, exposée dans
les treizième et quatorzième leçons.

À cet effet, supposons deux mouvemens rectilignes quelconques, définis
par les équations e=f(t), E=F(t); que les deux mobiles soient parvenus
au bout du temps t à une même situation; et considérons leur distance
mutuelle après un certain temps t+h. Cette distance, qui sera égale à la
différence des valeurs correspondantes des deux fonctions f et F aura
évidemment pour expression, d'après la formule de Taylor, la série
/[(f'(t)-F'(t))h + (f''(t)-F''(t))/frac{h^2}{1.2.} +/]
/[(f'''(t)-F'''(t))/frac{h^3}{1.2.3.} + /mbox{/rm etc.}/] À l'aide de
cette série, on pourra, par des considérations entièrement analogues à
celles employées dans la théorie des courbes, se faire une idée nette de
l'assimilation plus ou moins parfaite des deux mouvemens, suivant les
relations analytiques plus ou moins étendues des deux fonctions
primitives f et F. Si leurs dérivées du premier ordre ont une même
valeur, il existera entre les deux mouvemens ce qu'on pourrait appeler
une _assimilation du premier ordre_, semblable au contact du premier
ordre dans les courbes, et qu'on pourra caractériser, sous le rapport
concret, en disant alors que le mouvement des deux corps sera le même
pendant un instant infiniment petit. Si, en outre, les deux dérivées du
second ordre prennent encore la même valeur, l'assimilation des
mouvemens deviendra plus intime, et s'élèvera au second ordre; elle
consistera physiquement alors en ce que les deux mobiles auront le même
mouvement pendant deux instans infiniment petits consécutifs.
Pareillement, en ajoutant à ces deux premières relations l'égalité des
troisièmes dérivées, on établira, entre les mouvemens considérés, une
_assimilation du troisième ordre_, qui les fera coïncider pendant trois
_instans_ consécutifs, et ainsi de suite indéfiniment. Le degré de
similitude des deux mouvemens, déterminé analytiquement par le nombre de
fonctions dérivées successives qui auront respectivement la même valeur,
aura toujours pour interprétation concrète la coïncidence des deux
mobiles pendant un nombre égal d'instans consécutifs; comme nous avons
vu l'ordre du contact des courbes mesuré géométriquement par la
communauté d'un nombre correspondant d'élémens successifs. Si la loi
caractéristique de l'un des mouvemens proposés contient, dans son
expression analytique, quelques constantes arbitraires, on pourra
l'_assimiler_ à un autre mouvement quelconque jusqu'à un _ordre_ marqué
par le nombre de ces constantes, qui seront alors déterminées d'après
les équations destinées à établir, suivant la théorie précédente, ce
degré d'intimité entre les deux mouvemens.

Cette conception fondamentale conduit à apercevoir la possibilité, du
moins sous le point de vue abstrait, d'acquérir une connaissance de plus
en plus approfondie d'un mouvement varié quelconque, en le comparant
successivement à une suite de mouvemens connus, dont la loi analytique
dépende d'un nombre de plus en plus grand de constantes arbitraires, et
qui pourront, par conséquent, avoir avec lui une coïncidence de plus en
plus prolongée. Mais, de même que nous avons vu la théorie générale des
contacts des lignes, appliquée à la mesure de la courbure les unes par
les autres, devoir se réduire effectivement à la comparaison d'une
courbe quelconque d'abord avec une ligne droite et ensuite avec un
cercle, ces deux lignes étant les seules qu'on puisse regarder comme
assez connues pour servir utilement de type à l'égard des autres,
pareillement la théorie dynamique relative à la mesure des mouvemens les
uns par les autres doit être réellement limitée à la comparaison
effective de tout mouvement varié, d'abord avec un mouvement uniforme où
l'espace est proportionnel au temps, et ensuite avec un mouvement
uniformément varié où l'espace croît en raison du carré du temps; ou
bien, afin de tout embrasser en une seule considération, avec un
mouvement composé d'un mouvement uniforme, et d'un autre uniformément
varié, tel que celui d'un corps pesant animé d'une impulsion initiale.
Ces deux mouvemens élémentaires sont, en effet, comme le remarque
Lagrange, les seuls dont nous ayons réellement une notion assez
familière pour que nous puissions les appliquer avec succès à la mesure
de tous les autres. En établissant cette assimilation, on trouve,
d'après la théorie précédente, que tout mouvement varié peut être à
chaque instant comparé à celui d'un corps pesant qui aurait reçu une
vitesse initiale égale à la première dérivée de l'espace parcouru
envisagé comme une fonction du temps écoulé, et qui serait animé d'une
gravité mesurée par la seconde dérivée de cette même fonction, ce qui
nous fait rentrer dans les deux formules fondamentales obtenues
ci-dessus par la méthode infinitésimale. Le mouvement proposé coïncidera
pendant un instant infiniment petit avec le mouvement uniforme exprimé
dans la première partie de cette comparaison, et pendant deux instans
consécutifs avec le mouvement uniformément accéléré qui correspond à la
seconde partie. On se formera donc ainsi une idée nette du mouvement du
mobile à chaque moment, et de la manière dont il varie d'un moment à
l'autre, ce qui est strictement suffisant.

Quoique la conception de Lagrange, telle que je l'ai généralisée,
conduise finalement aux mêmes résultats que la théorie ordinaire, il est
aisé de sentir cependant sa supériorité rationnelle, puisque ces deux
théorèmes fondamentaux, dans lesquels on avait vu jusqu'alors le terme
absolu des efforts de l'esprit humain, relativement à l'étude des
mouvemens variés, peuvent être envisagés maintenant comme une simple
application particulière d'une méthode très-générale, qui nous permet
abstraitement d'entrevoir une mesure beaucoup plus parfaite de tout
mouvement varié, quoique de puissans motifs de convenance nous obligent
à considérer seulement la mesure primitivement adoptée. On conçoit,
d'après ce qui précède, que si la nature nous offrait un exemple simple
et familier d'un mouvement rectiligne dans lequel l'espace croîtrait
proportionnellement au cube du temps, en ajoutant à nos notions
dynamiques ordinaires la considération habituelle de ce mouvement, nous
obtiendrions une connaissance plus approfondie de la nature d'un
mouvement varié quelconque, qui pourrait alors avoir avec le triple
mouvement ainsi composé une assimilation du troisième ordre, ce qui nous
permettrait d'envisager directement, par une seule vue de l'esprit,
l'état du mobile pendant trois instans consécutifs, tandis que nous
sommes maintenant forcés de nous arrêter à deux instans. Sous le rapport
analytique, au lieu de nous borner aux deux premières fonctions dérivées
de l'espace relativement au temps, cette méthode reviendrait à
considérer simultanément la troisième dérivée, qui aurait dès lors aussi
une signification dynamique, dont elle est actuellement dépourvue. Dans
cette supposition, de même que nous concevons habituellement la force
accélératrice pour nous représenter les changemens de la vitesse, nous
aurions pareillement une considération dynamique propre à nous figurer
les variations de la force continue. Notre étude générale des mouvemens
variés deviendrait encore plus parfaite si, étendant cette hypothèse, il
existait en outre un mouvement connu dans lequel l'espace fût
proportionnel à la quatrième puissance du temps, et ainsi de suite. Mais
en réalité, parmi les mouvemens simples où l'espace parcouru se trouve
croître proportionnellement à une puissance entière et positive du temps
écoulé, l'observation ne nous faisant connaître que le mouvement
uniforme produit par une impulsion unique et le mouvement uniformément
accéléré qui résulte de la pesanteur terrestre suivant la découverte de
Galilée, nous sommes contraints de nous arrêter aux deux premiers degrés
de la théorie précédente pour la mesure générale des mouvemens variés
quelconques. Telle est la véritable explication philosophique de la
méthode universellement adoptée, estimée à sa valeur réelle.

J'ai cru devoir insister sur cette explication, parce que cette
conception fondamentale me semble n'être pas encore appréciée d'une
manière convenable, quoiqu'elle soit la base de la dynamique tout
entière.

Après l'examen général de cette importante théorie préliminaire, je
passe maintenant à considérer sommairement le caractère philosophique de
la véritable dynamique rationnelle directe, c'est-à-dire de l'étude du
mouvement curviligne produit par l'action simultanée de diverses forces
continues quelconques, en continuant à supposer d'abord que le mobile
soit regardé comme un point, ou, ce qui revient au même, que toutes les
molécules du corps prenant exactement le même mouvement, chacune se
meuve isolément sans être affectée par sa liaison avec les autres.

On doit distinguer, en général, dans le mouvement curviligne d'une
molécule soumise à l'action de forces quelconques, deux cas
très-différens, suivant qu'elle est d'ailleurs entièrement libre, de
manière à devoir décrire la trajectoire qui résultera naturellement de
la combinaison des forces proposées, ou que, au contraire, elle est
astreinte à se mouvoir sur une seule courbe ou sur une surface donnée.
La théorie fondamentale du mouvement curviligne peut être établie dans
son ensemble suivant deux modes fort distincts, en prenant pour base
l'un ou l'autre de ces deux cas, car chacun d'eux peut être traité
directement et se trouve en même temps susceptible de se rattacher à
l'autre, les deux considérations étant presqu'également naturelles selon
le point de vue où l'esprit se place. En parlant du premier cas, il
suffira, pour en déduire le second, de regarder la résistance, tant
active que passive, de la courbe ou de la surface sur laquelle le corps
est assujetti à rester, comme une nouvelle force à joindre à celles du
système proposé, ainsi que nous avons vu qu'on a coutume de le faire en
statique. Si, au contraire, on préfère d'établir d'abord la théorie du
second cas, on y ramènera ensuite le premier, en considérant le mobile
comme forcé à décrire la courbe qu'il doit effectivement parcourir, ce
qui suffira entièrement pour former les équations fondamentales, malgré
que cette courbe soit alors primitivement inconnue. Quoique cette
dernière méthode ne soit point ordinairement employée, il convient, je
crois, de les caractériser ici toutes deux, pour donner le plus
complétement possible une juste idée de la théorie générale du mouvement
curviligne, car chacune d'elles a, ce me semble, des avantages importans
qui lui sont propres. Considérons d'abord la première.

Examinant, en premier lieu, le mouvement curviligne d'une molécule
entièrement libre soumise à l'action de forces continues quelconques, on
peut former de deux manières distinctes les équations fondamentales de
ce mouvement, en les déduisant par deux modes différens de la théorie
du mouvement rectiligne. Le premier mode, qui a d'abord été le plus
employé par les géomètres, quoique, sous le rapport analytique, il ne
soit pas le plus simple, consiste à décomposer à chaque instant la
résultante totale des forces continues qui agissent sur le mobile en
deux forces, l'une dirigée selon la tangente à la trajectoire qu'il
décrit, l'autre suivant la normale. Considérons alors pendant un instant
infiniment petit, le mouvement comme rectiligne et ayant lieu dans la
direction de la tangente, d'après la première loi fondamentale du
mouvement. La progression du corps en ce sens ne sera évidemment due
qu'à la première de ces deux composantes, à laquelle, par conséquent, on
pourra appliquer la formule élémentaire rapportée ci-dessus par le
mouvement rectiligne. Cette composante, qui est d'ailleurs égale à la
force accélératrice totale multipliée par le cosinus de son inclinaison
sur la tangente, sera donc exprimée par la seconde fonction dérivée de
l'arc de la courbe relativement au temps. En développant cette équation
par les formules géométriques connues, et introduisant dans le calcul
les composantes de la force accélératrice totale parallèlement aux trois
axes coordonnés rectangulaires, on parvient finalement aux trois
équations fondamentales ordinaires du mouvement curviligne Le second
mode, plus simple et plus régulier, dû à Euler, et depuis généralement
adopté, consiste à obtenir immédiatement ces équations en décomposant
directement le mouvement du corps à chaque instant, ainsi que la force
continue totale dont il est animé, en trois autres dans le sens des
trois axes coordonnés. D'après la troisième loi fondamentale du
mouvement, le mouvement selon chaque axe étant indépendant des mouvemens
suivant les deux autres n'est dû qu'à la composante totale des forces
accélératrices parallèlement à cet axe, en sorte que le mouvement
curviligne se trouve ainsi continuellement remplacé par le système de
trois mouvemens rectilignes, à chacun desquels on peut aussitôt
appliquer la théorie dynamique préliminaire indiquée ci-dessus. En
nommant X, Y, Z, les composantes totales, parallèlement aux trois axes
des x, des y, et des z, des forces continues qui agissent à chaque
instant dt sur la molécule dont les coordonnées sont x, y, z, on obtient
ainsi immédiatement les équations /[/frac{d^2x}{dt^2} =
X,/;/frac{d^2y}{dt^2} = Y,/;/frac{d^2z}{dt^2} = Z,/] auxquelles on ne
parvient que par un assez long calcul en suivant le premier mode.

Telles sont les équations différentielles fondamentales du mouvement
curviligne, d'après lesquelles les questions quelconques de dynamique
relatives à un corps dont toutes les molécules prennent exactement le
même mouvement se réduisent immédiatement à des problèmes purement
analytiques, lorsque les données ont été convenablement exprimées. En
considérant d'abord la question générale directe, qui est la plus
importante, on se propose, connaissant la loi des forces continues dont
le corps est animé, de déterminer toutes les circonstances de son
mouvement effectif. Pour cela, de quelque manière que cette loi soit
donnée, ou en fonction du temps, ou en fonction des coordonnées, ou en
fonction de la vitesse, il suffira en général d'intégrer ces trois
équations du second ordre, ce qui donnera lieu à des difficultés
analytiques plus ou moins élevées, que l'imperfection du calcul intégral
pourra rendre fréquemment insurmontables. Les six constantes arbitraires
successivement introduites par cette intégration se détermineront
d'ailleurs en ayant égard aux circonstances de l'état initial du mobile,
dont les équations différentielles n'ont pu conserver aucune trace. On
obtiendra ainsi les trois coordonnées du corps en fonction du temps, de
manière à pouvoir assigner exactement sa position à chaque instant; et
on trouvera ensuite les deux équations caractéristiques de la courbe
qu'il décrit, en éliminant le temps entre ces trois expressions. Quant
à la vitesse acquise par le mobile à une époque quelconque, on pourra
dès lors la déterminer aussi d'après les valeurs de ses trois
composantes, dans le sens des axes, /frac{dx}{dt}, /frac{dy}{dt},
/frac{dz}{dt}. Il est d'ailleurs utile de remarquer, à cet égard, que
cette vitesse v sera souvent susceptible d'être immédiatement calculée
par une combinaison fort simple des trois équations différentielles
fondamentales, qui donne évidemment la formule générale /[v^2 = 2/int
(Xdx + Ydy + Zdz),/] à l'aide de laquelle une seule intégration suffira
pour la détermination directe de la vitesse, lorsque l'expression placée
sous le signe /int satisfera aux conditions connues d'intégrabilité
relativement aux trois variables x, y, z, envisagées comme
indépendantes. Cette propriété n'a pas lieu, sans doute, relativement à
toutes les forces continues possibles, ni même par rapport à toutes
celles que nous présentent en effet les phénomènes naturels, puisque,
par exemple, elle ne saurait se vérifier pour les forces qui
représentent la résistance des milieux, ou les frottemens, ou, en
général, quant à toutes celles dont la loi primitive dépend du temps ou
de la vitesse elle-même. La remarque précédente n'en est pas moins
regardée avec raison par les géomètres comme ayant une extrême
importance pour simplifier les recherches analytiques auxquelles se
réduisent les problèmes de dynamique, car la condition énoncée se
vérifie constamment, ainsi qu'il est aisé de le prouver, dans un cas
particulier fort étendu, qui comprend toutes les grandes applications de
la dynamique rationnelle à la mécanique céleste, c'est-à-dire celui où
toutes les forces continues dont le corps est animé sont des tendances
vers des centres fixes, agissant suivant une fonction quelconque de la
distance du corps à chaque centre, mais indépendamment de la direction.

Si, prenant maintenant en sens inverse la théorie générale du mouvement
curviligne d'une molécule libre, on se propose de déterminer, au
contraire, d'après les circonstances caractéristiques du mouvement
effectif, la loi des forces accélératrices qui ont pu le produire, la
question sera nécessairement beaucoup plus simple sous le rapport
analytique, puisqu'elle ne consistera essentiellement qu'en des
différentiations. Car il sera toujours possible alors, par des
recherches préliminaires plus ou moins compliquées, qui ne pourront
porter que sur des considérations purement géométriques, de déduire, de
la définition primitive du mouvement proposé, les valeurs des trois
coordonnées du mobile à chaque instant en fonction du temps écoulé; et
dès lors, en différentiant deux fois ces trois expressions, on obtiendra
les composantes des forces continues suivant les trois axes, d'où l'on
pourra conclure immédiatement la loi de la force accélératrice totale,
de quelque nature qu'elle soit. C'est ainsi que nous verrons, dans la
seconde section de ce cours, les trois lois géométriques fondamentales
trouvées par Képler pour les mouvemens des corps célestes qui composent
notre système solaire, nous conduire nécessairement à la loi de
gravitation universelle, qui devient ensuite la base de toute la
mécanique générale de l'univers.

Après avoir établi la théorie du mouvement curviligne d'une molécule
libre, il est aisé d'y faire rentrer le cas où cette molécule est
assujétie, au contraire, à rester sur une courbe donnée. Il suffit,
comme je l'ai indiqué, de comprendre alors, parmi les forces continues
auxquelles la molécule est primitivement soumise, la résistance totale
exercée par la courbe proposée, ce qui permettra évidemment de
considérer le mobile comme entièrement libre. Toute la difficulté propre
à ce second cas se réduit donc essentiellement à analyser avec
exactitude cette résistance. Or il faut, à cet effet, distinguer
d'abord, dans la résistance de la courbe, deux parties très-différentes
qu'on pourrait appeler, pour les caractériser nettement, l'une
_statique_, l'autre _dynamique_. La résistance _statique_ est celle qui
aurait lieu lors même que le corps serait immobile; elle provient de la
pression exercée sur la courbe proposée par les forces accélératrices
dont il est animé; ainsi on l'obtiendra en déterminant la composante de
la force continue totale suivant la normale à la courbe donnée au point
que l'on considère. La résistance _dynamique_ a une origine toute
différente; elle n'est engendrée que par le mouvement, et résulte de la
tendance perpétuelle du corps à abandonner la courbe qu'il est forcé de
décrire, pour continuer à suivre, en vertu de la première loi
fondamentale du mouvement, la direction de la tangente. Cette seconde
résistance, qui se manifeste dans le passage du corps d'un élément de la
courbe à l'élément suivant, est évidemment dirigée à chaque instant
selon la normale à la courbe située dans le plan osculateur, et pourra,
par conséquent, n'avoir pas la même direction que la résistance
statique, si le plan osculateur ne contient pas la droite suivant
laquelle agit la force accélératrice totale. C'est à cette résistance
dynamique qu'on donne, en général, le nom de _force centrifuge_, tenant
à ce que les seules forces accélératrices considérées d'abord par les
géomètres étaient des forces _centripètes_, ou des tendances vers des
centres fixes. Quant à son intensité, en concevant cette force
centrifuge comme une nouvelle force accélératrice, elle sera mesurée par
la composante normale que produit, dans chaque instant infiniment petit,
la vitesse du mobile, lorsqu'il passe d'un élément de la courbe à un
autre. On trouve aisément ainsi, après avoir éliminé les infinitésimales
auxiliaires introduites d'abord naturellement par cette considération,
que la force centrifuge est continuellement égale au carré de la vitesse
effective du mobile divisé par le rayon de courbure correspondant de la
courbe proposée. Du reste, cette expression fondamentale, aussi bien que
la direction même de la force centrifuge, pourraient être entièrement
obtenues par le calcul, en introduisant préalablement cette force, d'une
manière complétement indéterminée, dans les trois équations
différentielles générales du mouvement curviligne rapportées ci-dessus.
Quoi qu'il en soit, après avoir déterminé la résistance dynamique, on la
composera convenablement avec la résistance statique, et, en faisant
entrer la résistance totale parmi les forces proposées, le problème sera
immédiatement ramené au cas précédent. La question la plus remarquable
de ce genre consiste dans l'étude du mouvement oscillatoire d'un corps
pesant sur une courbe quelconque (et particulièrement sur un cercle ou
sur une cycloïde), dont l'examen philosophique doit naturellement être
renvoyé à la partie de ce cours qui concerne la physique proprement
dite.

Il serait superflu de considérer distinctement ici le cas où le mobile,
au lieu de devoir décrire une courbe donnée, serait seulement assujéti à
rester sur une certaine surface. C'est essentiellement par les mêmes
considérations qu'on ramène ce nouveau cas, d'ailleurs peu important
dans les applications, à celui d'un corps libre. Il n'y a d'autre
différence réelle qu'en ce qu'alors la trajectoire du mobile n'est pas
d'abord entièrement déterminée, et qu'on est obligé, pour la connaître,
de joindre à l'équation de la surface proposée une autre équation
fournie par l'étude dynamique du problème.

Considérons maintenant, par aperçu, le second mode général distingué
précédemment pour construire la théorie fondamentale du mouvement
curviligne d'une molécule isolée, en partant, au contraire, du cas où la
molécule est préalablement assujétie à décrire une courbe donnée.

Toute la difficulté réelle consiste alors à établir directement le
théorème fondamental relatif à la mesure de la forme centrifuge. Or
c'est ce qu'on peut faire aisément, en considérant d'abord le mouvement
uniforme du corps dans un cercle, en vertu d'une impulsion initiale, et
sans aucune force accélératrice, ainsi que l'a supposé Huyghens, auquel
est due la base de cette théorie. La force centrifuge est dès lors
évidemment proportionnelle au sinus-verse de l'arc de cercle décrit dans
un instant infiniment petit, convenablement comparé au temps
correspondant, d'où il est facile de conclure, comme l'a fait Huyghens,
qu'elle a pour expression le carré de la vitesse constante avec laquelle
le mobile décrit le cercle divisé par le rayon de ce cercle. Ce résultat
une fois obtenu, en le combinant avec une autre notion fondamentale due
à Huyghens, on en déduit immédiatement la valeur de la force centrifuge
dans une courbe quelconque. Il suffit, pour cela, de concevoir que la
détermination de cette force exigeant seulement la considération
simultanée de deux élémens consécutifs de la courbe proposée, le
mouvement peut être continuellement envisagé comme ayant lieu dans le
cercle osculateur correspondant, puisque ce cercle présente relativement
à la courbe deux élémens successifs communs. On peut donc directement
transporter à une courbe quelconque l'expression de la force centrifuge
trouvée primitivement pour le cas du cercle, et établir, comme dans la
première méthode, mais bien plus simplement, qu'elle est généralement
égale au carré de la vitesse divisé par le rayon du cercle osculateur.
Cette manière de procéder présente l'avantage de donner une idée plus
nette de la force centrifuge.

Le cas du mouvement dans une courbe déterminée étant ainsi traité
préalablement avec toute la généralité convenable, il est aisé d'y
ramener celui d'un corps entièrement libre, décrivant la trajectoire qui
doit naturellement résulter de l'action simultanée de certaines forces
accélératrices quelconques. Il suffit, en effet, suivant l'indication
précédemment exprimée, de concevoir le corps comme assujéti à rester sur
la courbe qu'il décrira réellement, ce qui revient évidemment au même,
puisqu'il importe peu, en dynamique, le corps ne pouvant point
véritablement parcourir toute autre courbe, qu'il y soit contraint par
la nature des forces dont il est animé, ou par des conditions de liaison
spéciales. Dès lors ce mouvement donnera naissance à une véritable force
centrifuge, exprimée par la formule générale trouvée ci-dessus.
Maintenant il est clair que, si la force continue totale dont le mobile
est animé a été d'abord conçue comme décomposée à chaque instant en deux
autres, l'une dirigée suivant la tangente à la trajectoire, et l'autre
selon la normale située dans le plan osculateur, cette dernière doit
nécessairement être égale et directement opposée à la force centrifuge.
Or, cette composante normale ayant pour expression la force continue
totale multipliée par le cosinus de l'angle que sa direction forme avec
la normale, en égalant cette valeur à celle de la force centrifuge, on
formera une équation fondamentale d'où l'on pourra déduire les équations
générales du mouvement curviligne précédemment obtenues par une autre
méthode. On n'aura, pour cela, d'autre transformation à faire que
d'introduire dans cette équation, au lieu de la force continue totale et
de sa direction, ses composantes selon les trois axes coordonnés, et de
remplacer, dans la formule qui exprime la force centrifuge, la vitesse
et le rayon de courbure par leurs valeurs générales en fonction des
coordonnées. L'équation ainsi obtenue se décomposera naturellement en
trois, si l'on considère que, devant avoir lieu pour quelque système que
ce soit de forces accélératrices et pour une trajectoire quelconque,
elle doit se vérifier séparément par rapport à chacune des trois
coordonnées, envisagées momentanément comme trois variables entièrement
indépendantes. Ces trois équations se trouveront être exactement
identiques à celles rapportées ci-dessus. Quoique cette manière de les
obtenir soit bien moins directe, et qu'elle exige un plus grand appareil
analytique, j'ai cependant cru nécessaire de l'indiquer distinctement,
parce qu'elle me semble propre à éclairer, sous un rapport fort
important, la théorie ordinaire du mouvement curviligne, en rendant
sensible l'existence de la force centrifuge, même dans le cas d'un corps
libre, notion sur laquelle la méthode habituellement adoptée aujourd'hui
laisse communément beaucoup d'incertitude et d'obscurité.

Ayant suffisamment étudié, dans ce qui précède, le caractère général de
la partie de la dynamique relative au mouvement d'un point, ou, ce qui
revient au même, d'un corps dont toutes les molécules se meuvent
identiquement, nous devons maintenant examiner, sous un semblable point
de vue, la partie de la dynamique la plus difficile et la plus étendue,
celle qui se rapporte au cas plus réel du mouvement d'un système de
corps liés entre eux d'une manière quelconque, et dont les mouvemens
propres sont altérés par les conditions dépendantes de leur liaison. Je
considérerai soigneusement, dans la leçon suivante, les résultats
généraux obtenus jusqu'ici par les géomètres, relativement à cet ordre
de recherches. Je dois donc me borner strictement ici à caractériser la
méthode générale d'après laquelle on est parvenu à convertir tous les
problèmes de cette nature en de pures questions d'analyse.

Dans cette dernière partie de la dynamique, il faut préalablement
établir une nouvelle notion élémentaire, relativement à la mesure des
forces. En effet, les forces considérées jusqu'ici étant toujours
appliquées à une molécule unique, ou du moins agissant toutes sur un
même corps, leur intensité se trouvait être suffisamment mesurée, en
ayant seulement égard à la vitesse plus ou moins grande qu'elles
pouvaient imprimer au mobile à chaque instant. Mais, quand on vient à
envisager simultanément les mouvemens de plusieurs corps différens,
cette manière de mesurer les forces devient évidemment insuffisante,
puisqu'on ne saurait se dispenser de tenir compte de la masse de chaque
mobile, aussi bien que de sa vitesse. Pour la prendre convenablement en
considération, les géomètres ont établi cette notion fondamentale, que
les forces susceptibles d'imprimer à diverses masses une même vitesse
sont exactement entre elles comme ces masses; ou, en d'autres termes,
que les forces sont proportionnelles aux masses, aussi bien que nous les
avons reconnues, dans la quinzième leçon, d'après la troisième loi
physique du mouvement, être proportionnelles aux vitesses. Tous les
phénomènes relatifs à la communication du mouvement par le choc, ou de
toute autre manière, ont constamment confirmé la supposition de cette
nouvelle proportionnalité. Il en résulte évidemment que lorsqu'il faut
comparer, dans le cas le plus général, des forces qui impriment à des
masses inégales des vitesses différentes, chacune d'elles doit être
mesurée d'après le produit de la masse sur laquelle elle agit par la
vitesse correspondante. Ce produit, auquel les géomètres ont donné
communément le nom de _quantité de mouvement_, détermine exactement, en
effet, la force d'impulsion d'un corps dans le choc, la _percussion_
proprement dite, ainsi que la _pression_ qu'un corps peut exercer contre
tout obstacle fixe à son mouvement. Telle est la nouvelle notion
élémentaire relative à la mesure générale des forces, dont il serait
peut-être convenable de faire une quatrième et dernière loi fondamentale
du mouvement, en tant du moins que cette notion n'est point réellement
susceptible, comme quelques géomètres l'ont pensé, d'être logiquement
déduite des notions précédentes, et ne saurait être solidement établie
que sur des considérations physiques qui lui soient propres.

Cette notion préliminaire étant établie, examinons maintenant la
conception générale d'après laquelle peut être traitée la dynamique d'un
système quelconque de corps soumis à l'action de forces quelconques. La
difficulté caractéristique de cet ordre de questions consiste
essentiellement dans la manière de tenir compte de la liaison des
différens corps du système, en vertu de laquelle leurs réactions
mutuelles altéreront nécessairement les mouvemens propres que chaque
corps prendrait, s'il était seul, par l'influence des forces qui le
sollicitent, sans qu'on sache nullement _à priori_ en quoi peut
consister cette altération. Ainsi, pour choisir un exemple très-simple,
et néanmoins important, dans le célèbre problème du mouvement d'un
pendule composé, qui a été primitivement le principal sujet des
recherches des géomètres sur cette partie supérieure de la dynamique, il
est évident que, par suite de la liaison établie entre les corps ou les
molécules les plus rapprochés du point de suspension, et les corps ou
les molécules qui en sont les plus éloignés, il s'exercera une réaction
telle que ni les uns ni les autres n'oscilleront comme s'ils étaient
libres, le mouvement des premiers étant retardé, et celui des derniers
étant accéléré en vertu de la nécessité où ils se trouvent d'osciller
simultanément, sans qu'aucun principe dynamique déjà établi puisse faire
connaître la loi qui détermine ces réactions. Il en est de même dans
tous les autres cas relatifs au mouvement d'un système de corps. On
éprouve donc évidemment ici le besoin de nouvelles conceptions
dynamiques. Les géomètres, obéissant à ce sujet, à l'habitude imposée
presque constamment par la faiblesse de l'esprit humain, ont d'abord
traité cette nouvelle série de recherches, en créant pour ainsi dire un
nouveau principe particulier relativement à chaque question
essentielle. Telles ont été l'origine et la destination des diverses
propriétés générales du mouvement que nous examinerons dans la leçon
suivante, et qui, primitivement envisagées comme autant de _principes_
indépendans les uns des autres, ne sont plus aujourd'hui, aux yeux des
géomètres, que des théorèmes remarquables fournis simultanément par les
équations dynamiques fondamentales. On peut suivre, dans la _Mécanique
analytique_, l'histoire générale de cette série de travaux, que Lagrange
a présentée d'une manière si profondément intéressante pour l'étude de
la marche progressive de l'esprit humain. Cette manière de procéder a
été continuellement adoptée jusqu'à d'Alembert, qui a mis fin à toutes
ces recherches isolées, en s'élevant à une conception générale sur la
manière de tenir compte de la réaction dynamique des corps d'un système
en vertu de leurs liaisons, et en établissant par suite les équations
fondamentales du mouvement d'un système quelconque. Cette conception,
qui a toujours servi depuis, et qui servira indéfiniment de base à
toutes les recherches relatives à la dynamique des corps, consiste
essentiellement à faire rentrer les questions de mouvement dans de
simples questions d'équilibre, à l'aide de ce célèbre principe général
auquel l'accord unanime des géomètres a donné, avec tant de raison, le
nom de principe de d'Alembert. Considérons donc maintenant ce principe
d'une manière directe.

Lorsque, par les réactions que divers corps exercent les uns sur les
autres en vertu de leur liaison, chacun d'eux prend un mouvement
différent de celui que les forces dont il est animé lui eussent imprimé
s'il eût été libre, on peut évidemment regarder le mouvement naturel
comme décomposé en deux, dont l'un est celui qui aura effectivement
lieu, et dont l'autre, par conséquent, a été détruit. Le principe de
d'Alembert consiste proprement en ce que tous les mouvemens de ce
dernier genre, ou, en d'autres termes, les quantités de mouvemens
perdues ou gagnées par les différens corps du système dans leur
réaction, se font nécessairement équilibre, en ayant égard aux
conditions de liaison qui caractérisent le système proposé. Cette
lumineuse conception générale a été d'abord entrevue par Jacques
Bernouilli dans un cas particulier; car telle est évidemment la
considération qu'il emploie pour résoudre le problème du pendule
composé, lorsqu'il regarde la quantité de mouvement perdue par le corps
le plus rapproché du point de suspension, et la quantité de mouvement
gagnée par celui qui en est le plus éloigné, comme devant nécessairement
satisfaire à la loi d'équilibre du levier, relativement au point de
suspension, ce qui le conduit à former immédiatement une équation
susceptible de déterminer le centre d'oscillation du système de poids le
plus simple. Mais cette idée n'était, pour Jacques Bernouilli, qu'un
artifice isolé qui n'ôte rien au mérite de la grande conception de
d'Alembert, dont la propriété essentielle consiste dans son entière
généralité nécessaire.

En considérant le principe de d'Alembert sous le point de vue le plus
philosophique, on peut, ce me semble, en reconnaître le véritable germe
primitif dans la seconde loi fondamentale du mouvement (voyez la
quinzième leçon), établie par Newton sous le nom d'égalité de la
réaction à l'action. Le principe de d'Alembert coïncide exactement, en
effet, avec cette loi de Newton, quand on envisage seulement un système
de deux corps, agissant l'un sur l'autre suivant la ligne qui les joint.
Ce principe peut donc être envisagé comme la plus grande généralisation
possible de la loi de la réaction égale et contraire à l'action; et
cette manière nouvelle de le concevoir me paraît propre à faire
ressortir sa véritable nature, en lui donnant ainsi un caractère
physique, au lieu du caractère purement logique qui lui avait été
imprimé par d'Alembert. En conséquence nous ne verrons désormais dans ce
grand principe que notre seconde loi du mouvement étendue à un nombre
quelconque de corps, disposés entr'eux d'une manière quelconque.

D'après ce principe général, on conçoit que toute question de dynamique
pourra être immédiatement convertie en une simple question de statique,
puisqu'il suffira de former, dans chaque cas, les équations d'équilibre
entre les mouvemens détruits; ce qui donne la certitude nécessaire de
pouvoir mettre en équation un problème quelconque de dynamique, et de le
faire ainsi dépendre uniquement de recherches analytiques. Mais la forme
sous laquelle le principe de d'Alembert a été primitivement conçu n'est
point la plus convenable pour effectuer avec facilité cette
transformation fondamentale, vu la grande difficulté qu'on éprouve
souvent à discerner quels doivent être les mouvemens détruits, comme on
peut pleinement s'en convaincre par l'examen attentif du _Traité de
dynamique_ de d'Alembert, dont les solutions sont ordinairement si
compliquées. Hermann, et surtout Euler ont cherché à faire disparaître
la considération embarrassante des quantités de mouvement perdues ou
gagnées, en remplaçant les mouvemens détruits par les mouvemens
primitifs composés avec les mouvemens effectifs pris en sens contraire,
ce qui revient évidemment au même, puisque, quand une force a été
décomposée en deux, on peut réciproquement substituer à l'une des
composantes la combinaison de la résultante avec l'autre composante
prise en sens contraire. Dès lors le principe de d'Alembert, envisagé
sous ce nouveau point de vue, consiste simplement, en ce que les
mouvemens effectifs conformes à la liaison des corps du système devront
nécessairement, étant pris en sens inverse, faire toujours équilibre aux
mouvemens primitifs qui résulteraient de la seule action des forces
proposées sur chaque corps supposé libre; ce qui peut d'ailleurs être
établi directement, car il est évident que le système serait en
équilibre si on imprimait à chaque corps une quantité de mouvement égale
et contraire à celle qu'il prendra effectivement. Cette nouvelle forme
donnée par Euler au principe de d'Alembert est la plus convenable pour
en faire usage, comme ne prenant en considération que les mouvemens
primitifs et les mouvemens effectifs, qui sont les véritables élémens du
problème dynamique, dont les uns constituent les données et les autres
les inconnues. Tel est, en effet, le point de vue définitif sous lequel
le principe de d'Alembert a été habituellement conçu depuis.

Les questions relatives au mouvement étant ainsi généralement réduites,
de la manière la plus simple possible, à de pures questions d'équilibre,
la méthode la plus philosophique pour traiter la dynamique rationnelle
consiste à combiner le principe de d'Alembert avec le principe des
vitesses virtuelles, qui fournit directement, comme nous l'avons vu dans
la leçon précédente, toutes les équations nécessaires à l'équilibre
d'un système quelconque. Telle est la combinaison conçue par Lagrange,
et si admirablement développée dans sa _Mécanique analytique_, qui a
élevé la science générale de la mécanique abstraite au plus haut degré
de perfection que l'esprit humain puisse ambitionner sous le rapport
logique, c'est-à-dire à une rigoureuse unité, toutes les questions qui
peuvent s'y rapporter étant désormais uniformément rattachées à un
principe unique, d'après lequel la solution définitive d'un problème
quelconque ne présente plus nécessairement que des difficultés
analytiques. Pour établir le plus simplement possible la formule
générale de la dynamique, concevons que toutes les forces accélératrices
du système quelconque proposé aient été décomposées parallèlement aux
trois axes des coordonnées, et soient X, Y, Z, les groupes de forces
correspondant aux axes des x, y, z; en désignant par m la masse du
système, il devra y avoir équilibre, d'après le principe de d'Alembert,
entre les quantités primitives de mouvement mX, mY, mZ, et les quantités
de mouvement effectives prises en sens contraire, qui seront évidemment
exprimées par -m{d^2x}/over{dt^2}, -m{d^2y}/over{dt^2},
-m{d^2z}/over{dt^2}, suivant les trois axes. Ainsi, appliquant à cet
ensemble de forces le principe général des vitesses virtuelles, en ayant
soin de distinguer les variations relatives aux différens axes, on
obtiendra l'équation /[/int m/left(X-/frac{d^2x}{dt^2}/right)/delta x +
/int m/left(Y-/frac{d^2y}{dt^2}/right)/delta y +/] /[/int
m/left(Z-/frac{d^2z}{dt^2}/right)/delta z = 0,/] qui peut être regardée
comme comprenant implicitement toutes les équations nécessaires pour
l'entière détermination des diverses circonstances relatives au
mouvement d'un système quelconque de corps sollicités par des forces
quelconques. Les équations explicites se déduiront convenablement, dans
chaque cas, de celle formule générale, en réduisant toutes les
variations au plus petit nombre possible, d'après les conditions de
liaison qui caractériseront le système proposé, ce qui fournira autant
d'équations distinctes qu'il restera de variations réellement
indépendantes.

Afin de faire ressortir, sous le point de vue philosophique, toute la
fécondité de cette formule, et de montrer qu'elle comprend
rigoureusement l'ensemble total de la dynamique, il convient de
remarquer qu'on en pourrait même tirer, comme un simple cas particulier,
la théorie du mouvement curviligne d'une molécule unique; que nous avons
spécialement considérée dans la première partie de cette leçon. En effet
il est évident que, si toutes les forces continues proposées agissent
sur une seule molécule, la masse m disparaît de l'équation générale
précédente, qui, en distinguant séparément le mouvement virtuel relatif
à chaque axe, fournit immédiatement les trois équations fondamentales
établies ci-dessus pour le mouvement d'un point. Mais, bien qu'on doive
considérer cette filiation, sans laquelle on ne concevrait pas toute
l'étendue réelle de la formule générale de la dynamique, la théorie du
mouvement d'une seule molécule n'exige point véritablement l'emploi du
principe de d'Alembert, qui est essentiellement destiné à l'étude
dynamique des systèmes de corps. Cette première théorie est trop simple
par elle-même, et résulte trop immédiatement des lois fondamentales du
mouvement, pour que je n'aie pas cru devoir, conformément à l'usage
ordinaire, la présenter d'abord isolément, afin de rendre plus nettes
les importantes notions générales auxquelles elle donne naissance,
quoique nous devions finir par la faire rentrer, en vue d'une
coordination plus parfaite, dans la formule invariable qui renferme
nécessairement toutes les théories dynamiques possibles.

Ce serait sortir des limites naturelles de ce cours que d'indiquer ici
aucune application spéciale de cette formule générale à la solution
effective d'un problème dynamique quelconque, la méthode devant être le
seul objet essentiel de nos considérations philosophiques, sauf
l'indication des résultats principaux qu'elle a produits, et dont nous
nous occuperons dans la leçon suivante. Je crois cependant devoir
rappeler à ce sujet, comme une conception vraiment relative à la
_méthode_ bien plus qu'à la _science_, la distinction nécessaire,
signalée dans la leçon précédente, entre les mouvemens de _translation_
et les mouvemens de _rotation_. Pour étudier convenablement le mouvement
d'un système quelconque, il faut, en effet, l'envisager comme composé
d'une translation commune à toutes ses parties, et d'une rotation propre
à chacun de ses points autour d'un certain axe constant ou variable. Par
des motifs de simplification analytique dont nous aurons occasion, dans
la leçon suivante, d'indiquer l'origine, les géomètres considèrent
toujours de préférence le mouvement de rotation d'un système quelconque
relativement à son centre de gravité, ou, pour mieux dire, à son centre
des moyennes distances, qui présente, sous ce rapport, des propriétés
générales très-remarquables, dont la découverte est due à Euler. Dès
lors l'analyse complète du mouvement d'un système animé de forces
quelconques consiste essentiellement: 1º à déterminer à chaque instant
la vitesse du centre de gravité et la direction dans laquelle il se
meut, ce qui suffit pour faire connaître, comme nous le constaterons,
tout ce qui concerne la translation du système; 2º à déterminer
également à chaque instant la direction de l'axe instantané de rotation
passant par le centre de gravité, et la vitesse de rotation de chaque
partie du système autour de cet axe. Il est clair, en effet, que toutes
les circonstances secondaires du mouvement pourront nécessairement être
déduites, dans chaque cas, de ces deux déterminations principales.

La formule générale de la dynamique, établie ci-dessus, est évidemment,
par sa nature, tout aussi directement applicable au mouvement des
fluides qu'à celui des solides, pourvu qu'on prenne convenablement en
considération les conditions qui caractérisent l'état fluide, soit
liquide, soit gazeux, ce que nous avons eu occasion d'indiquer dans la
leçon précédente au sujet de l'équilibre. Aussi d'Alembert, après avoir
découvert le principe fondamental qui lui a permis, vu les progrès de la
statique, de traiter dans son ensemble la dynamique d'un système
quelconque, en a-t-il fait immédiatement application à l'établissement
des équations générales du mouvement des fluides, entièrement inconnues
jusqu'alors. Ces équations s'obtiennent surtout avec une grande facilité
d'après le principe des vitesses virtuelles, tel qu'il est exprimé par
la formule générale précédente. Cette partie de la dynamique ne laisse
donc réellement rien à désirer sous le rapport concret, et ne présente
plus que des difficultés purement analytiques, relatives à l'intégration
des équations aux différences partielles auxquelles on parvient. Mais il
faut reconnaître que cette intégration générale offrant jusqu'ici des
obstacles insurmontables, les connaissances effectives qu'on peut
déduire de cette théorie sont encore extrêmement imparfaites, même dans
les cas les plus simples; ce qui nous semblera sans doute inévitable, en
considérant la grande complication que nous avons déjà reconnue à cet
égard dans les questions de pure statique, dont la nature est cependant
bien moins complexe. Le seul problème de l'écoulement d'un liquide
pesant par un orifice donné, quelque facile qu'il doive paraître, n'a pu
encore être résolu d'une manière vraiment satisfaisante. Afin de
simplifier suffisamment les recherches analytiques dont il dépend, les
géomètres ont été obligés d'adopter la célèbre hypothèse proposée par
Daniel Bernouilli sous le nom de _parallélisme des tranches_, qui permet
de ne considérer le mouvement que par tranches, au lieu de devoir
l'envisager molécule à molécule. Mais cette hypothèse, qui consiste à
regarder chaque section horizontale du liquide comme se mouvant en
totalité et prenant la place de la suivante, est évidemment en
contradiction formelle avec la réalité dans presque tous les cas,
excepté dans un petit nombre de circonstances choisies pour ainsi dire
expressément, à cause des mouvemens latéraux dont une telle hypothèse
fait complétement abstraction, et dont l'existence sensible impose
nécessairement la loi d'étudier isolément le mouvement de chaque
molécule. La science générale de l'hydrodynamique ne peut donc
réellement être encore envisagée que comme étant à sa naissance, même
relativement aux liquides, et à plus forte raison à l'égard des gaz.
Mais il importe éminemment de reconnaître, d'un autre côté, que tous les
grands travaux qui restent à faire sous ce rapport consistent
essentiellement dans les progrès de la seule analyse mathématique, les
équations fondamentales du mouvement des fluides étant irrévocablement
établies.

Après avoir considéré sous ses divers aspects principaux le caractère
général de la méthode en mécanique rationnelle, et indiqué comment
toutes les questions qu'elle petit offrir se réduisent à des recherches
purement analytiques, il nous reste maintenant, pour compléter l'examen
philosophique de cette science fondamentale, à envisager, dans la leçon
suivante, les résultats principaux obtenus par l'esprit humain en
procédant ainsi, c'est-à-dire les propriétés générales les plus
remarquables de l'équilibre et du mouvement.




DIX-HUITIÈME LEÇON.

SOMMAIRE. Considérations sur les théorèmes généraux de mécanique
rationnelle.


Le but et l'esprit de cet ouvrage, aussi bien que son étendue naturelle,
nous interdisent nécessairement ici tout développement spécial relatif à
l'application des équations fondamentales de l'équilibre et du
mouvement, à la solution effective d'aucun problème mécanique
particulier. Néanmoins, on ne se formerait qu'une idée incomplète du
caractère philosophique de la mécanique rationnelle envisagée dans son
ensemble, si, après avoir convenablement étudié la méthode, on ne
considérait enfin les grands résultats théoriques de la science,
c'est-à-dire les principales propriétés générales de l'équilibre et du
mouvement découvertes jusqu'ici par les géomètres, et qui nous restent
maintenant à examiner. Ces diverses propriétés ont été conçues dans
l'origine comme autant de véritables _principes_, dont chacun était
destiné primitivement à procurer la solution d'un certain ordre de
nouveaux problèmes mécaniques, supérieurs aux méthodes connues
jusqu'alors. Mais, depuis que l'ensemble de la mécanique rationnelle a
pris son caractère systématique définitif, chacun de ces anciens
_principes_ a été ramené à n'être plus qu'un simple _théorème_ plus ou
moins général, résultat nécessaire des théories fondamentales de la
statique et de la dynamique abstraites: c'est seulement sous ce point de
vue philosophique que nous devons les envisager ici. Commençons par ceux
qui se rapportent à la statique.

Le théorème le plus remarquable qui ait été déduit jusqu'à présent des
équations générales de l'équilibre est la célèbre propriété,
primitivement découverte par Torricelli, relativement à l'équilibre des
corps pesans. Elle consiste proprement en ce que, quand un système
quelconque de corps pesans est dans sa situation d'équilibre, son centre
de gravité est nécessairement placé au point le plus bas ou le plus haut
possible, comparativement à toutes les positions qu'il pourrait prendre
d'après toute autre situation du système. Torricelli à d'abord présenté
cette propriété comme immédiatement vérifiée par les conditions
d'équilibre connues de tous les systèmes de poids considérés
jusqu'alors. Mais les considérations générales d'après lesquelles il a
tenté ensuite de la démontrer directement sont réellement peu
satisfaisantes, et offrent un exemple sensible de la nécessité de se
défier, dans les sciences mathématiques, de toute idée dont le caractère
n'est point parfaitement précis, quelque plausible qu'elle puisse
d'ailleurs paraître. En effet le raisonnement de Torricelli consiste
essentiellement à remarquer que la tendance naturelle du poids étant de
descendre, il y aura nécessairement équilibre si le centre de gravité se
trouve placé le plus bas possible. L'insuffisance de cette considération
est évidente, puisqu'elle n'explique point pourquoi il y a également
équilibre quand le centre de gravité est placé le plus haut possible, et
qu'elle tendrait même à démontrer que ce second cas d'équilibre ne peut
exister, tandis que, sous le point de vue théorique, il est aussi réel
que le premier, quoique, par le défaut de stabilité, on ait rarement
occasion de l'observer dans la pratique. Ainsi, pour choisir un exemple
très-simple, la loi d'équilibre d'un pendule exige que le centre de
gravité du poids soit placé sur la verticale menée par le point de
suspension, ce qui offre une vérification palpable du théorème de
Torricelli; mais, quand on fait abstraction de la stabilité, il est
évident que ce centre de gravité peut d'ailleurs être indifféremment
au-dessus ou au-dessous du point de suspension, l'équilibre ayant
également lieu dans les deux cas.

La véritable démonstration générale du théorème de Torricelli consiste à
le déduire du principe fondamental des vitesses virtuelles, qui le
fournit immédiatement avec la plus grande facilité. Il suffit, en effet,
pour cela, d'appliquer directement ce principe à l'équilibre d'un
système quelconque de corps pesans, à l'égard duquel il donne aussitôt
l'équation /[/int Pdz = 0,/] où P désigne un quelconque des poids, et z
la hauteur verticale de son centre de gravité. Or, d'après la définition
générale du centre de gravité de tout système de poids, on a évidemment
en nommant P. le poids total du système, et z, l'ordonnée verticale de
son centre de gravité, la relation /[/int Pdz = P_1dz_1./] Ainsi
l'équation des vitesses virtuelles devient, dans ce cas, dz_1 = 0; ce
qui, conformément à la théorie analytique générale des _maxima_ et
_minima_, démontre immédiatement que la hauteur verticale du centre de
gravité du système est alors un _maximum_ ou un _minimum_, comme
l'indique le théorème de Torricelli.

Cette importante propriété, indépendamment du grand intérêt qu'elle
présente sous le point de vue physique, peut même être avantageusement
employée pour faciliter la solution générale de plusieurs problèmes
essentiels de statique rationnelle, relativement aux corps pesans.
Ainsi, par exemple, elle suffit à l'entière résolution de la célèbre
question de la _chaînette_, c'est-à-dire de la figure que prend une
chaîne pesante suspendue à deux points fixes, et ensuite librement
abandonnée à la seule influence de la gravité, en la supposant
parfaitement flexible, et de plus inextensible. En effet, le théorème de
Torricelli indiquant alors que le centre de gravité doit être placé le
plus bas possible, le problème appartient immédiatement à la théorie
générale des isopérimètres, indiquée dans la huitième leçon, puisqu'il
se réduit à déterminer, parmi toutes les courbes de même contour tracées
entre les deux points fixes donnés, quelle est celle qui jouit de cette
propriété caractéristique, que la hauteur verticale de son centre de
gravité totale soit un _minimum_, condition qui suffit pour déterminer
complétement, à l'aide du calcul des variations, l'équation
différentielle, et ensuite l'équation finie de la courbe cherchée. Il
en est de même dans quelques autres questions intéressantes relatives à
l'équilibre des poids.

Le théorème de Torricelli a éprouvé plus tard une importante
généralisation par les travaux de Maupertuis, qui, sous le nom de _loi
du repos_, a découvert une propriété très-étendue de l'équilibre, dont
celle ci-dessus considérée n'est plus qu'un simple cas particulier.
C'est seulement à la pesanteur terrestre, ou à la gravité proprement
dite, que s'applique la loi trouvée par Torricelli. Celle de Maupertuis
s'étend, au contraire, à toutes les forces attractives qui peuvent faire
tendre les corps d'un système quelconque vers des centres fixes, ou les
uns vers les autres, suivant une fonction quelconque de la distance,
indépendante de la direction, ce qui comprend toutes les grandes forces
naturelles. On sait que, dans ce cas, l'expression P/delta p+P'/delta
p'+ etc., qui forme le premier membre de l'équation générale des
vitesses virtuelles, se trouve nécessairement être toujours une
différentielle exacte. Par conséquent, le principe des vitesses
virtuelles consiste alors proprement en ce que la variation de son
intégrale est nulle, ce qui indique évidemment, d'après la théorie
fondamentale des _maxima_ et _minima_, que cette intégrale /int P/delta
p est constamment, dans le cas d'équilibre, un _maximum_ ou un
_minimum_. C'est en cela que consiste la loi de Maupertuis, considérée
sous le point de vue le plus général, et déduite ainsi directement avec
une extrême simplicité du principe fondamental des vitesses virtuelles,
qui doit nécessairement renfermer implicitement toutes les propriétés
auxquelles peut donner lieu la théorie de l'équilibre. Le théorème de
Maupertuis a été présenté par Lagrange sous un aspect plus concret et
plus remarquable, en le rattachant à la notion des _forces vives_, dont
nous nous occuperons plus bas. Lagrange, considérant que l'intégrale
/int P/delta p envisagée par Maupertuis est nécessairement toujours,
d'après la théorie analytique générale du mouvement, le complément de la
somme des forces vives du système à une certaine constante, en a conclu
que cette somme de forces vives est un _minimum_ lorsque l'intégrale
précédente est un _maximum_, et réciproquement. D'après cela, le
théorème de Maupertuis peut être envisagé plus simplement comme
consistant en ce que la situation d'équilibre d'un système quelconque
est constamment celle dans laquelle la somme des forces vives se trouve
être un _maximum_ ou un _minimum_. Il est évident que, dans le cas
particulier de la pesanteur terrestre, cette loi coïncide exactement
avec celle de Torricelli, la force vive étant alors égale, comme on
sait, au produit du poids par la hauteur verticale du centre de
gravité, laquelle doit donc devenir nécessairement un _maximum_ ou un
_minimum_, s'il y a équilibre.

Une autre propriété générale très-remarquable de l'équilibre, qui peut
être regardée comme le complément indispensable du théorème de
Torricelli et de Maupertuis, consiste dans la distinction fondamentale
des cas de _stabilité_ ou d'_instabilité_ de l'équilibre. On sait que
l'équilibre peut être _stable_ ou _instable_, c'est-à-dire que le corps,
infiniment peu écarté de sa situation d'équilibre, peut tendre à y
revenir, et y retourne en effet après un certain nombre d'oscillations
bientôt anéanties par la résistance du milieu, les frottemens, etc., ou
bien qu'il tend, au contraire, à s'en éloigner de plus en plus, pour ne
s'arrêter que dans une nouvelle position d'équilibre stable. Ce que nous
appelons physiquement l'état de _repos_ d'un corps n'est réellement
autre chose que l'_équilibre stable_, car le _repos_ abstrait, tel que
les géomètres le conçoivent, lorsqu'ils supposent un corps qui ne serait
sollicité par aucune force, ne saurait évidemment exister dans la
nature, où il ne peut y avoir que des équilibres plus ou moins durables.
L'équilibre _instable_, au contraire, constitue effectivement ce que le
vulgaire appelle proprement _équilibre_, qui désigne toujours un état
plus ou moins passager et artificiel. La propriété générale que nous
considérons maintenant, et dont la démonstration complète est due à
Lagrange, consiste en ce que, dans un système quelconque, l'équilibre
est _stable_ ou _instable_, suivant que l'intégrale envisagée par
Maupertuis, et qui a été indiquée, ci-dessus, se trouve être un
_minimum_ ou un _maximum_; ou, ce qui revient au même, comme nous
l'avons dit, suivant que la somme des forces vives est un _maximum_ ou
un _minimum_. Ce beau théorème de mécanique, appliqué au cas le plus
simple et le plus remarquable, à celui de l'équilibre des corps pesans
considéré par Torricelli, apprend alors que le système est dans un état
d'équilibre stable, quand le centre de gravité est placé le plus bas
possible, et dans un état d'équilibre instable quand, au contraire, le
centre de gravité est placé le plus haut possible, ce qu'il est aisé de
vérifier directement pour les systèmes les moins compliqués. Ainsi, par
exemple, l'équilibre d'un pendule est évidemment stable, quand le centre
de gravité du poids se trouve être situé au dessus du point de
suspension, et instable quand il est au dessous. De même, un ellipsoïde
de révolution, posé sur un plan horizontal, est en équilibre stable
quand il repose sur le sommet de son petit axe, et en équilibre instable
quand c'est sur le sommet de son grand axe. La seule observation aurait
suffi sans doute pour distinguer les deux états dans des cas aussi
simples. Mais la théorie la plus profonde a été nécessaire pour dévoiler
aux géomètres que cette distinction fondamentale était également
applicable aux systèmes les plus composés, en montrant que lorsque
l'intégrale relative à la somme des momens virtuels est un _minimum_, le
système ne peut faire autour de sa situation d'équilibre que des
oscillations très-petites et dont l'étendue est déterminée, tandis que,
si cette intégrale est, au contraire, un _maximum_, ces oscillations
peuvent acquérir et acquièrent en effet une étendue finie et quelconque.
Il est d'ailleurs inutile d'avertir que, par leur nature, ces
propriétés, ainsi que les précédentes, ont lieu dans les fluides tout
aussi bien que dans les solides, ce qui est également le caractère de
toutes les propriétés mécaniques générales à l'examen desquelles nous
avons destiné cette leçon.

Considérons maintenant les théorèmes généraux de mécanique relatifs au
mouvement.

Depuis que ces propriétés ont cessé d'être envisagées comme autant de
_principes_, et qu'on n'y a vu que des simples résultats nécessaires des
théories dynamiques fondamentales, la manière la plus directe et la plus
convenable de les établir consiste à les présenter, ainsi que l'a fait
Lagrange, comme des conséquences immédiates de l'équation générale de
la dynamique, déduite de la combinaison du principe d'Alembert avec le
principe des vitesses virtuelles, telle que nous l'avons exposée dans la
leçon précédente. On doit mettre au nombre des avantages les plus
sensibles de cette méthode, comme Lagrange l'a justement remarqué, cette
facilité qu'elle offre pour la démonstration de ces grands théorèmes de
dynamique dans leur plus grande généralité, démonstration à laquelle on
ne pouvait autrement parvenir que par des considérations indirectes et
fort compliquées. Néanmoins la nature de ce cours nous interdit
d'indiquer spécialement ici chacune de ces démonstrations, et nous
devons nous borner à considérer seulement les divers résultats.

Le premier théorème général de dynamique est celui que Newton a
découvert relativement au mouvement du centre de gravité d'un système
quelconque, et qui est habituellement connu sous le nom de _principe de
la conservation du mouvement du centre de gravité_. Newton a reconnu le
premier et démontré par des considérations extrêmement simples, au
commencement de son grand traité des _principes mathématiques de la
philosophie naturelle_, que l'action mutuelle des corps d'un système les
uns sur les autres, soit par attraction, soit par impulsion, en un mot
d'une manière quelconque, en ayant convenablement égard à l'égalité
constante et nécessaire entre la réaction et l'action, ne peut nullement
altérer l'état du centre de gravité, en sorte que, s'il n'y a pas
d'autres forces accélératrices que ces actions réciproques, et si les
forces extérieures du système se réduisent seulement à des forces
instantanées, le centre de gravité restera toujours immobile ou se
mouvera uniformément en ligne droite. D'Alembert a, depuis, généralisé
cette propriété, et prouvé que, quelqu'altération que puisse introduire
l'action mutuelle des corps du système dans le mouvement de chacun
d'eux, le centre de gravité n'en est jamais affecté, et que son
mouvement a constamment lieu comme si toutes les forces du système y
étaient directement appliquées parallèlement à leur direction, quelles
que soient les forces extérieures de ce système, et en supposant
seulement qu'il ne présente aucun point fixe. C'est ce qu'il est aisé de
démontrer, en développant, dans la formule générale de la dynamique, les
équations relatives au mouvement de translation, qui, par la propriété
analytique fondamentale du centre de gravité, se trouvent coïncider avec
celles qu'aurait fourni le mouvement isolé de ce centre si la masse
totale du système y eût été supposée condensée, et qu'on l'eût conçue
animée de toutes les forces extérieures du système. Le principal
avantage de ce beau théorème est de pouvoir ainsi, en ce qui concerne le
mouvement du centre de gravité, faire rentrer le cas d'un corps ou d'un
système quelconque dans celui d'une molécule unique. Comme le mouvement
de translation d'un système doit être estimé par le mouvement de son
centre de gravité, on parvient donc de cette manière à réduire la
seconde partie de la dynamique à la première pour tout ce qui se
rapporte aux mouvemens de translation, d'où résulte, ainsi qu'il est
aisé de le sentir, une importante simplification dans la solution de
tout problème dynamique particulier, puisqu'on peut alors négliger, dans
cette partie de la recherche, les effets de l'action mutuelle de tous
les corps proposés, dont la détermination constitue ordinairement la
principale difficulté de chaque question.

On ne se fait pas communément une assez juste idée de l'entière
généralité théorique des grands résultats de la mécanique rationnelle,
qui sont nécessairement applicables, par eux-mêmes, à tous les ordres de
phénomènes naturels, puisque nous avons reconnu que les lois
fondamentales sur lesquelles repose tout l'édifice systématique de la
science ne souffrent d'exception dans aucune classe quelconque de
phénomènes, et constituent les faits les plus généraux de l'univers
réel, quoiqu'on paraisse ordinairement, dans ce genre de conceptions,
avoir seulement en vue le monde inorganique. Aussi est-il à propos, ce
me semble, de faire remarquer formellement ici, au sujet de cette
première propriété générale du mouvement, que le théorème a également
lieu dans les corps vivans comme dans les corps inanimés. Quelle que
puisse être, en effet, la nature des phénomènes qui caractérisent les
corps vivans, ils ne sauraient consister tout au plus qu'en certaines
actions particulières des molécules les unes sur les autres, qui ne
s'observeraient point dans les corps bruts, sans qu'on doive douter
d'ailleurs que la réaction y soit toujours, aussi bien qu'en tout autre
cas, égale au contraire à l'action. Ainsi, par la nature même du
théorème que nous venons de considérer, il doit nécessairement se
vérifier aussi bien pour les corps vivans que pour les corps bruts,
puisque le mouvement du centre de gravité est indépendant de ces actions
intérieures mutuelles. Il en résulte, par exemple, qu'un corps vivant,
quel que soit le jeu interne de ses organes, ne saurait de lui-même
déplacer son centre de gravité, quoiqu'il puisse faire exécuter à
quelques-uns de ses points certains mouvemens partiels autour de ce
centre. Ne vérifie-t-on pas clairement, en effet, que la locomotion
totale d'un corps vivant serait entièrement impossible sans le secours
extérieur que lui fournit la résistance et le frottement du sol sur
lequel il se meut, ou du fluide qui le contient? On peut faire des
remarques exactement analogues, relativement à toutes les autres
propriétés dynamiques générales qui nous restent à considérer, et pour
chacune desquelles je me dispenserai, par conséquent, d'indiquer
spécialement son applicabilité nécessaire aux corps vivans aussi bien
qu'aux corps inertes.

Le second théorème général de dynamique consiste dans le célèbre et
important _principe des aires_, dont la première idée est due à Képler,
qui découvrit et démontra fort simplement cette propriété pour le cas du
mouvement d'une molécule unique, ou en d'autres termes, d'un corps dont
tous les points se meuvent identiquement. Képler établit, par les
considérations les plus élémentaires, que si la force accélératrice
totale dont une molécule est animée tend constamment vers un point fixe,
le rayon vecteur du mobile décrit autour de ce point des aires égales en
temps égaux, de telle sorte que l'aire décrite au bout d'un temps
quelconque croît proportionnellement à ce temps. Il fit voir en outre
que, réciproquement, si une semblable relation a été vérifiée dans le
mouvement d'un corps par rapport à un certain point, c'est une preuve
suffisante de l'action sur ce corps d'une force dirigée sans cesse vers
ce point. Cette belle propriété se déduit d'ailleurs très-aisément des
équations générales du mouvement curviligne d'une molécule, exposées
dans la leçon précédente, en plaçant l'origine des coordonnées au centre
des forces, et considérant l'expression de l'aire décrite sur l'un
quelconque des plans coordonnés par la projection correspondante du
rayon vecteur du mobile. Cette découverte de Képler est d'autant plus
remarquable qu'elle a eu lieu avant que la dynamique eût été réellement
créée par Galilée. Nous aurons occasion de remarquer, dans la partie
astronomique de ce cours, que Képler ayant reconnu que les rayons
vecteurs des planètes décrivent autour du soleil des aires
proportionnelles aux temps, ce qui constitue la première de ses trois
grandes lois astronomiques, en conclut ainsi que les planètes sont
continuellement animées d'une tendance vers le soleil, dont il était
réservé à Newton de découvrir la loi.

Mais, quelle que soit l'importance de ce premier théorème des aires, qui
est ainsi une des bases essentielles de la mécanique céleste, on ne doit
plus y voir aujourd'hui que le cas particulier le plus simple du grand
théorème général des aires, découvert presque simultanément et sous des
formes différentes par d'Arcy, par Daniel Bernouilli et par Euler, vers
le milieu du siècle dernier. La découverte de Képler n'était relative
qu'au mouvement d'un point: celle de d'Arcy se rapporte au mouvement de
tout système quelconque de corps agissant les uns sur les autres d'une
manière quelconque, ce qui constitue un cas, non-seulement plus
compliqué, mais même essentiellement différent, à cause de ces actions
mutuelles. Le théorème consiste alors en ce que, par suite de ces
influences réciproques, l'aire que décrira séparément le rayon vecteur
de chaque molécule du système à chaque instant autour d'un point
quelconque pourra bien être altérée, mais que la somme algébrique des
aires ainsi décrites par les projections sur un plan quelconque des
rayons vecteurs de toutes les molécules, en donnant à chacune de ces
aires le signe convenable d'après la règle ordinaire, ne souffrira aucun
changement, en sorte que, s'il n'y à pas d'autres forces accélératrices
dans le système que ces actions mutuelles, cette somme des aires
décrites demeurera invariable en un temps donné, et croîtra par
conséquent proportionnellement au temps. Quand le système ne présente
aucun point fixe, cette propriété remarquable a lieu relativement à un
point quelconque de l'espace; tandis qu'elle se vérifie seulement en
prenant le point fixe pour centre des aires, si le système en offre un.
Enfin, lorsque les corps du système sont animés de forces accélératrices
extérieures, si ces forces tendent constamment vers un même point, le
théorème des aires subsiste encore, mais uniquement à l'égard de ce
point. Cette dernière partie de la proposition générale fournit
évidemment comme cas particulier, le théorème de Képler, en supposant
que le système se réduise à une seule molécule.

Dans l'application de ce théorème, on remplace ordinairement la somme
des aires correspondantes à toutes les molécules du système par la somme
équivalente des produits de la masse de chaque corps par l'aire qui s'y
rapporte, ce qui dispense de partager le système en molécules de même
masse.

Telle est la forme sous laquelle le théorème général des aires a été
découvert par d'Arcy; c'est celle qu'on emploie habituellement. Comme
l'aire décrite par le rayon vecteur de chaque corps dans un instant
infiniment petit, est évidemment proportionnelle au produit de la
vitesse de ce corps par sa distance au point fixe que l'on considère, on
peut substituer à la somme des aires la somme des _momens_ par rapport à
ce point de toutes les forces du système projetées sur un même plan
quelconque. Sous ce point de vue, le théorème des aires présente,
suivant la remarque de Laplace, une propriété générale du mouvement
analogue à une de celles de l'équilibre, puisqu'il consiste alors en ce
que cette somme des momens, nulle dans le cas de l'équilibre, est
constante dans le cas du mouvement. C'est ainsi que ce théorème a été
trouvé par Euler et par Daniel Bernouilli.

Quelle que soit l'interprétation concrète qu'on juge convenable de lui
donner, il est une simple conséquence analytique directe de la formule
générale de la dynamique. Il suffit, pour l'en déduire, de développer
cette formule en formant les équations qui se rapportent au mouvement de
rotation, et dans lesquelles on apercevra immédiatement l'expression
analytique du théorème des aires ou des momens, en ayant égard aux
conditions ci-dessus indiquées. Sous le rapport analytique, on peut dire
que l'utilité de ce théorème consiste essentiellement à fournir dans
tous les cas trois intégrales premières des équations générales du
mouvement qui sont par elles-mêmes du second ordre, ce qui tend à
faciliter singulièrement la solution définitive de chaque problème
dynamique particulier.

Le théorème des aires suffit pour déterminer, dans le mouvement général
d'un système quelconque, tout ce qui se rapporte aux mouvemens de
rotation, comme le théorème du centre de gravité détermine tout ce qui
est relatif aux mouvemens de translation. Ainsi, par la seule
combinaison de ces deux propriétés générales, on pourrait procéder à
l'étude complète du mouvement d'un système quelconque de corps, soit
quant à la translation, soit quant à la rotation.

Je ne dois pas négliger de signaler sommairement ici, au sujet du
théorème des aires, la clarté inespérée et la simplicité admirable que
M. Poinsot y a introduites en y appliquant sa conception fondamentale
relative aux mouvemens de rotation, que nous avons considérée sous le
point de vue statique dans la seizième leçon. En substituant aux aires,
ou aux momens considérés jusqu'alors par les géomètres, les couples
qu'engendrent les forces proposées, M. Poinsot a fait éprouver à cette
théorie un perfectionnement philosophique très-important, qui ne me
paraît pas encore avoir été suffisamment senti. Il a donné ainsi une
valeur concrète, un sens dynamique propre et direct, à ce qui n'était
auparavant qu'un simple énoncé géométrique d'une partie des équations
fondamentales du mouvement. Une aussi heureuse transformation générale
est destinée, sans doute, à accroître nécessairement les ressources de
l'esprit humain pour l'élaboration des idées dynamiques, en tout ce qui
concerne la théorie des mouvemens de rotation. On peut voir dans le
beau mémoire de M. Poinsot sur les propriétés des momens et des aires,
qui se trouve annexé à sa _Statique_, avec quelle facilité il est
parvenu, d'après cette lumineuse conception, non-seulement à rendre
élémentaire une théorie jusqu'alors fondée sur la plus haute analyse,
mais à découvrir à cet égard de nouvelles propriétés générales
très-remarquables, que nous ne devons point considérer ici, et qu'il eût
été difficile d'obtenir par les méthodes antérieures.

Le théorème des aires a été, pour l'illustre Laplace, l'origine de la
découverte d'une autre propriété dynamique très-remarquable, celle de ce
qu'il a nommé le _plan invariable_, dont la considération est surtout si
importante dans la mécanique céleste. La somme des aires projetées par
tous les corps du système sur un plan quelconque étant constante en un
temps donné, Laplace a cherché la direction du plan à l'égard duquel
cette somme se trouvait être la plus grande possible. Or, d'après la
manière dont ce plan de la plus grande aire ou du plus grand moment est
déterminé, Laplace a démontré que sa direction est nécessairement
indépendante de la réaction mutuelle des différentes parties du système,
en sorte que, par sa nature, ce plan doit rester continuellement
invariable, quelles que puissent jamais être les altérations introduites
dans la situation de ces corps par leurs influences réciproques, pourvu
qu'il ne survienne aucune nouvelle force extérieure. On conçoit aisément
de quelle importance doit être, comme nous l'expliquerons spécialement
dans la seconde partie de ce cours, la détermination d'un tel plan
relativement à notre système solaire, puisque, en y rapportant tous nos
mouvemens célestes, il nous procure l'inappréciable avantage d'avoir un
terme de comparaison nécessairement fixe, à travers tous les dérangemens
que l'action mutuelle de nos planètes pourra faire subir dans la suite
des temps à leurs distances, à leurs révolutions et même aux plans de
leurs orbites, ce qui est une première condition évidemment
indispensable pour que nous puissions exactement connaître en quoi
consistent ces altérations. Malheureusement nous aurons occasion de
remarquer que l'incertitude où nous sommes jusqu'ici relativement à la
valeur exacte de plusieurs données essentielles, ne nous permet pas
encore de déterminer avec toute la précision suffisante la situation de
ce plan. Mais cette difficulté d'application n'affecte en aucune manière
le caractère de ce beau théorème, considéré sous le point de vue de la
mécanique rationnelle, le seul que nous devions adopter ici.

La théorie du plan invariable a été notablement perfectionnée dans ces
derniers temps par M. Poinsot, qui a dû naturellement y transporter sa
conception propre relativement à la théorie générale des aires ou des
momens. Il a d'abord considérablement simplifié la notion fondamentale
de ce plan, de façon à la rendre aussi élémentaire qu'il est possible,
en montrant qu'un tel plan n'est réellement autre chose que le plan du
couple général résultant de tous les couples engendrés par les
différentes forces du système, ce qui le définit immédiatement par une
propriété dynamique très-sensible, au lieu de la seule propriété
géométrique du maximum des aires. Quand une conception quelconque a été
vraiment simplifiée dans sa nature, l'élaboration en étant par cela même
facilitée, elle ne saurait manquer de prendre plus d'extension et de
conduire à des résultats nouveaux: telle est, en effet, la marche
ordinaire de l'esprit humain dans les sciences, que les théories les
plus fécondes en découvertes n'ont été le plus souvent, à leur origine,
qu'un moyen de rendre plus simple la solution de questions déjà
traitées. Le travail que nous considérons ici en a offert une nouvelle
preuve. Car la théorie de M. Poinsot a permis d'introduire un plus haut
degré de précision dans la détermination du plan invariable propre à
notre système solaire, en signalant et rectifiant une importante lacune
que Laplace y avait laissée. Ce grand géomètre, en calculant la
situation du plan du _maximum_ des aires, avait cru ne devoir prendre
en considération que les aires principales, produites par la circulation
des planètes autour du soleil, sans tenir aucun compte de celles dues
aux mouvemens des satellites autour des planètes, ou à la rotation de
tous ces astres et du soleil lui-même. M. Poinsot vient de prouver la
nécessité d'avoir égard à ces divers élémens, sans quoi le plan ainsi
déterminé ne pourrait point être regardé comme rigoureusement
invariable; et en cherchant la direction du véritable plan invariable
aussi exactement que le comporte l'imperfection actuelle de la plupart
des données, il a fait voir que ce plan diffère sensiblement de celui
trouvé par Laplace; ce qu'il est facile de concevoir par la seule
considération de l'aire immense que doit introduire dans le calcul la
masse énorme du soleil, quoique sa rotation soit très-lente.

Pour compléter l'indication des propriétés dynamiques les plus
importantes relatives au mouvement de rotation, il convient maintenant
de signaler ici les beaux théorèmes découverts par Euler sur ce qu'il a
nommé les _momens d'inertie_ et les _axes principaux_, qu'on doit mettre
au nombre des résultats généraux les plus importans de la mécanique
rationnelle. Euler a donné le nom de _moment d'inertie_ d'un corps à
l'intégrale qui exprime la somme des produits de la masse de chaque
molécule par le carré de sa distance à l'axe autour duquel le corps
tourne, intégrale dont la considération doit évidemment être
très-essentielle, puisqu'elle peut être naturellement regardée comme la
mesure exacte de l'énergie de rotation du corps. Quand la masse proposée
est homogène, ce moment d'inertie se détermine comme les autres
intégrales analogues relatives à la forme d'un corps; lorsque, au
contraire, cette masse est hétérogène, il faut de plus connaître la loi
de la densité dans les diverses couches qui la composent, et, à cela
près, l'intégration n'est alors seulement que plus compliquée. Cette
notion étant établie, Euler, comparant, en général, les momens d'inertie
d'un même corps quelconque par rapport à tous les axes de rotation
imaginables passant en un point donné, détermina les axes relativement
auxquels le moment d'inertie doit être un _maximum_ ou un _minimum_, en
considérant surtout ceux qui se coupent au centre de gravité, et qui se
distinguent en ce qu'ils produisent nécessairement des momens moindres
que si, avec la même direction, ils étaient placés partout ailleurs. Il
découvrit ainsi qu'il existe constamment, en un point quelconque d'un
corps, et particulièrement au centre de gravité, trois axes
rectangulaires, tels que le moment d'inertie du corps est un _maximum_ à
l'égard de l'un d'entre eux, et un _minimum_ à l'égard d'un autre. Ces
axes sont d'ailleurs caractérisés par une autre propriété commune qui
leur sert habituellement aujourd'hui de définition analytique, et qui
constitue, en effet, pour l'analyse, le principal avantage que l'on
trouve à rapporter le mouvement du corps à ces trois axes. Cette
propriété consiste en ce que, lorsque ces trois axes sont pris pour ceux
des coordonnées x, y, z, les intégrales /int xzdm, /int xydm, /int yzdm
(m exprimant la masse du corps), sont nulles relativement au corps tout
entier, ce qui simplifie notablement les équations générales du
mouvement de rotation. Mais le principal théorème dynamique découvert
par Euler à l'égard de ces axes, et d'après lequel il les a justement
appelés _axes principaux de rotation_, consiste dans la stabilité des
rotations qui leur correspondent; c'est-à-dire, que si le corps a
commencé à tourner autour d'un de ces axes, cette rotation persistera
indéfiniment de la même manière, ce qui n'aurait pas lieu pour tout
autre axe quelconque, la rotation instantanée s'exécutant en général
autour d'un axe continuellement variable. Ce système des axes principaux
est généralement unique dans chaque corps: cependant, si tous les momens
d'inertie étaient constamment égaux entre eux, la direction de ces axes
deviendrait totalement indéterminée, pourvu qu'on les choisît toujours
perpendiculaires entre eux, ce qui a lieu, par exemple, dans une sphère
homogène, où l'on peut regarder comme des axes permanens de rotation
tous les systèmes d'axes rectangulaires passant par le centre. Il y
aurait encore un certain degré d'indétermination si le corps était un
solide de révolution, l'axe géométrique étant alors un des axes
dynamiques principaux; mais les deux autres pouvant évidemment être pris
à volonté dans un plan perpendiculaire au premier. La détermination des
axes principaux présente souvent de grandes difficultés en considérant
des corps de figure et de constitution quelconques; mais elle s'effectue
avec une extrême facilité dans les cas peu compliqués, que la mécanique
céleste nous présente heureusement comme les plus communs. Par exemple
dans un ellipsoïde homogène, ou même seulement composé de couches
semblables et concentriques d'inégale densité, mais dont chacune est
homogène, les trois diamètres conjugués rectangulaires sont eux-mêmes
les axes dynamiques principaux: le moment d'inertie du corps est un
_maximum_ relativement du plus petit de ces diamètres, et un _minimum_ à
l'égard du plus grand. Quand les axes principaux d'un corps ou d'un
système sont déterminés ainsi que les momens d'inertie correspondans, si
le système ne tourne pas autour de l'un de ces axes, Euler a établi des
formules générales très-simples, qui font connaître constamment les
angles que doit faire avec eux la droite autour de laquelle s'exécute
spontanément la rotation instantanée, et la valeur du moment d'inertie
qui s'y rapporte, ce qui suffit pour l'analyse complète du mouvement de
rotation.

Tels sont les théorèmes généraux de dynamique qui se rapportent
directement à l'entière détermination du mouvement d'un corps ou d'un
système quelconque, soit quant à la translation, soit quant à la
rotation. Mais outre ces propriétés fondamentales, les géomètres en ont
encore découvert plusieurs autres très-générales, qui, sans être aussi
strictement indispensables, méritent singulièrement d'être signalés dans
un examen philosophique de la mécanique rationnelle, à cause de leur
extrême importance pour la simplification des recherches spéciales.

La première et la plus remarquable d'entre elles, celle qui présente les
plus précieux avantages pour les applications, consiste dans le célèbre
théorème de la _conservation des forces vives_. La découverte primitive
en est due à Huyghens, qui fonda sur cette considération sa solution du
problème du centre d'oscillation. La notion en fut ensuite généralisée
par Jean Bernouilli, car Huyghens ne l'avait établi que relativement au
mouvement des corps pesans. Mais Jean Bernouilli, accordant une
importance exagérée et vicieuse à la fameuse distinction introduite par
Leïbnitz, entre les forces _mortes_ et les forces _vives_, tenta
vainement d'ériger ce théorème en une loi primitive de la nature, tandis
qu'il ne saurait être qu'une conséquence plus ou moins générale des
théories dynamiques fondamentales. Les travaux les plus importans dont
cette propriété du mouvement ait été le sujet sont certainement ceux de
l'illustre Daniel Bernouilli, qui donna au théorème des forces vives sa
plus grande extension, ainsi que la forme systématique sous laquelle
nous le concevons aujourd'hui, et qui en fit surtout un si heureux usage
pour l'étude du mouvement des fluides.

On sait que, depuis Leïbnitz, les géomètres appellent _force vive_ d'un
corps le produit de sa masse par le carré de sa vitesse, en faisant
d'ailleurs complétement abstraction des considérations trop vagues qui
avaient conduit Leïbnitz à former une telle expression. Le théorème
général que nous envisageons ici consiste en ce que quelques altérations
qui puissent survenir dans le mouvement de chacun des corps d'un système
quelconque en vertu de leur action réciproque, la somme des forces vives
de tous ces corps reste constamment la même en un temps donné. C'est ce
qu'on démontre aujourd'hui avec la plus grande facilité d'après les
équations fondamentales du mouvement d'un système quelconque, et
surtout, comme l'a fait Lagrange, en partant de la formule générale de
la dynamique exposée dans la leçon précédente. Sous le point de vue
analytique, l'extrême utilité de ce beau théorème consiste
essentiellement en ce qu'il fournit toujours d'avance une première
équation finie entre les masses et les vitesses des différens corps du
système. Cette relation, qui peut être envisagée comme une des
intégrales définitives des équations différentielles du mouvement,
suffit à l'entière solution du problème, toutes les fois qu'il est
réductible à la détermination du mouvement d'un seul des corps que l'on
considère, détermination qui s'effectue alors avec une grande facilité.

Mais pour se faire une juste idée de cette importante propriété, il est
indispensable de remarquer qu'elle est assujétie à une limitation
considérable, qui ne permet point, sous le rapport de la généralité, de
la placer sur la même ligne que les théorèmes précédemment examinés.
Cette limitation, découverte à la fin du dernier siècle par Carnot,
consiste en ce que la somme des forces vives subit constamment une
diminution dans le choc des corps qui ne sont pas parfaitement
élastiques, et généralement toutes les fois que le système éprouve un
changement brusque quelconque. Carnot a démontré qu'alors il y a une
perte de forces vives égale à la somme des forces vives dues aux
vitesses perdues par ce changement. Ainsi le théorème de la conservation
des forces vives n'a lieu qu'autant que le mouvement du système varie
seulement par degrés insensibles, ou qu'il ne survient de choc qu'entre
des corps doués d'une élasticité parfaite. Cette importante
considération complète la notion générale qu'on doit se former d'une
propriété aussi remarquable.

De tous les grands théorèmes de mécanique rationnelle, celui que nous
venons d'envisager est sans contredit le plus important pour les
applications à la mécanique industrielle; c'est-à-dire en ce qui
concerne la théorie du mouvement des machines, en tant qu'elle est
susceptible d'être établie d'une manière exacte et précise. Le théorème
des forces vives a commencé à fournir jusqu'ici, sous ce point de vue,
des indications générales très-précieuses, qui ont été surtout
présentées avec une netteté et une concision parfaites dans le travail
de Carnot, auquel on n'a ajouté depuis rien de vraiment essentiel. Ce
théorème présente directement, en effet, la considération dynamique
d'une machine quelconque sous son véritable aspect, en montrant que,
dans toute transmission et modification du mouvement effectuée par une
machine, il y a simplement échange de force vive entre la masse du
moteur et celle du corps à mouvoir. Cet échange serait complet,
c'est-à-dire toute la force vive du moteur serait utilisée en évitant
les changemens brusques, si les frottemens, la résistance des milieux,
etc., n'en absorbaient nécessairement une portion plus ou moins
considérable suivant que la machine est plus ou moins compliquée. Cette
notion met dans tout son jour l'absurdité de ce qu'on a appelé le
mouvement perpétuel, en indiquant même d'une manière générale à quel
instant la machine abandonnée à sa seule impulsion primitive doit
s'arrêter spontanément; mais cette absurdité est d'ailleurs de sa nature
tellement sensible, qu'Huyghens avait, au contraire, fondé en partie sa
démonstration du théorème des forces vives sur l'évidence manifeste
d'une telle impossibilité. Quoi qu'il en soit, ce théorème donne une
idée nette de la véritable perfection dynamique d'une machine, en la
réduisant à utiliser la plus grande fraction possible de la force vive
du moteur, ce qui ne peut avoir lieu généralement qu'en s'efforçant de
simplifier le mécanisme autant que le comporte la nature du moteur. On
conçoit en effet que si l'on mesure, comme il semble naturel de le
faire, l'effet dynamique utile d'un moteur en un temps donné par le
produit du poids qu'il peut élever et de la hauteur à laquelle il le
transporte, cet effet équivaut immédiatement, d'après les lois du
mouvement vertical des corps pesans, à une force vive, et non à une
quantité de mouvement. Sous ce point de vue, la fameuse discussion
soulevée par Leïbnitz au sujet des forces vives, et à laquelle prirent
part tous les grands géomètres de cette époque, ne doit point être
regardée comme aussi dépourvue de réalité que d'Alembert a paru le
croire. On s'était sans doute mépris en pensant que la mécanique
rationnelle était intéressée dans cette contestation, qui ne saurait en
effet, selon la remarque de d'Alembert, exercer sur elle la moindre
influence réelle. Le point de vue théorique et le point de vue pratique
n'avaient pas été assez soigneusement séparés par les géomètres qui
suivirent cette discussion. Mais, sous le seul point de vue de la
mécanique industrielle, elle n'en avait pas moins une véritable
importance. Elle pourrait même être utilement reprise aujourd'hui, car
les objections qui ont été faites contre la mesure vulgaire de la valeur
dynamique des moteurs méritent d'être prises en sérieuse considération,
vu qu'il semble en effet peu rationnel de prendre pour unité un
mouvement qui n'est point uniforme.

Mais, quelque décision qu'on finisse par adopter sur cette contestation
non-terminée, l'application du théorème des forces vives n'en conservera
pas moins toute son importance pour montrer sous son vrai jour la
destination réelle des machines, en prouvant que nécessairement elles
font perdre en vitesse ou en temps ce qu'elles font gagner en force ou
réciproquement, de telle sorte que leur utilité consiste essentiellement
à échanger les uns dans les autres les divers facteurs de l'effet à
produire, sans pouvoir jamais l'augmenter par elles-mêmes dans sa
totalité, et en lui faisant constamment subir au contraire une
inévitable diminution, ordinairement très-notable. Il est douteux, du
reste, que l'application de ce théorème puisse à aucune époque être
poussée beaucoup plus loin que les indications générales de ce genre,
car le véritable calcul _à priori_ de l'effet précis d'une machine
quelconque donnée présente, comme problème de dynamique, une trop grande
complication, et exige la connaissance exacte d'un trop grand nombre de
relations encore complétement inconnues, pour pouvoir être efficacement
tenté dans la plupart des cas[29].

      [Note 29: La véritable théorie propre de la mécanique
      industrielle, qui n'est nullement, ainsi qu'on le croit
      souvent, une simple dérivation de la _phoronomie_ ou
      mécanique rationnelle, et qui se rapporte à un ordre d'idées
      complétement distinct, n'a point encore été conçue. Il en
      est, à cet égard, comme de toute autre _science
      d'application_ dont l'esprit humain ne possède jusqu'ici que
      quelques élémens insuffisans, selon la remarque indiquée
      dans notre seconde leçon. La mécanique industrielle,
      abstraction faite de la formation des moteurs, qui dépend de
      l'ensemble de nos connaissances sur la nature, se compose de
      deux classes de recherches très-différentes, les unes
      dynamiques, les autres géométriques. Les premières ont pour
      objet la détermination des appareils les plus convenables,
      afin d'utiliser autant que possible les forces motrices
      données; c'est-à-dire d'obtenir entre la force vive du corps
      à mouvoir et celle du moteur le rapport le plus rapproché de
      l'unité, en ayant égard aux modifications exigées dans la
      vitesse par la destination connue de la machine. Quant aux
      autres, on s'y propose de changer à volonté, à l'aide d'un
      mécanisme convenable, les lignes décrites par les points
      d'application des forces. En un mot, le mouvement est
      modifié, dans les unes, quant à son intensité; dans les
      autres, quant à sa direction. Les premières se rapportent à
      une doctrine entièrement neuve, au sujet de laquelle il n'a
      encore été produit aucune conception directe et vraiment
      rationnelle. Il en est à peu près de même pour les autres,
      qui dépendent de cette _géométrie de situation_ entrevue par
      Leïbnitz, mais qui n'a fait jusqu'ici presqu'aucun progrès.
      Je ne connais, à cet égard, d'autre travail réel qu'une
      ingénieuse considération élémentaire présentée par Monge, et
      qui, quoique simplement empirique, mérite d'être notée ici,
      ne fut-ce que pour indiquer la véritable nature de cet ordre
      d'idées.

      Monge est parti de cette observation, très-plausible en
      effet, que, dans la réalité, les mouvemens exécutés par les
      machines sont ou rectilignes ou circulaires, chacun pouvant
      être d'ailleurs ou continu ou alternatif. Il a, dès lors,
      envisagé toute machine comme destinée, sous le rapport
      géométrique, à transformer ces divers mouvemens élémentaires
      les uns dans les autres. Cela posé, en épuisant toutes les
      combinaisons diverses qu'une telle transformation peut
      offrir, il en a vu résulter nécessairement dix séries
      d'appareils dans lesquelles peuvent être rangées toutes les
      machines connues, ainsi que celles qu'on imaginera plus
      tard. Les tableaux résultant de cette classification peuvent
      donc être envisagés comme présentant au mécanicien les
      moyens empiriques de résoudre, dans chaque cas, le problème
      de la transformation du mouvement, en choisissant, parmi
      tous les appareils propres à remplir la condition proposée,
      celui qui présente d'ailleurs le plus d'avantages.]

Le mouvement d'un système quelconque présente une autre propriété
générale très-remarquable, quoique moins importante, soit sous le
rapport analytique, soit surtout sous le rapport physique, que celle qui
vient d'être examinée: c'est la propriété exprimée par le célèbre
théorème général de dynamique auquel Maupertuis a donné la dénomination
si vicieuse de _principe de la moindre action_.

La filiation des idées au sujet de cette découverte remonte à une époque
très éloignée, car les géomètres de l'antiquité avaient déjà fait
quelques remarques qu'on peut concevoir aujourd'hui comme équivalentes
à la vérification de ce théorème dans le cas particulier le plus simple.
Ptolémée, en effet, observe expressément, quant à la loi de la réflexion
de la lumière, que par la nature de cette loi, la lumière en se
réfléchissant se trouve suivre le plus court chemin possible pour
parvenir d'un point à un autre. Lorsque Descartes et Snellius eurent
découvert la loi réelle de la réfraction, Fermat rechercha si on ne
pourrait point y arriver _à priori_ d'après quelque considération
analogue à la remarque de Ptolémée. Le _minimum_ ne pouvant alors avoir
lieu relativement à la longueur du chemin parcouru, puisque la route
rectiligne eût été possible dans ce cas, Fermat présuma qu'il existerait
à l'égard du temps. Il se proposa donc, en regardant la route de la
lumière comme composée de deux droites différentes, séparées, sous un
angle inconnu, à la surface du corps réfringent, quelle devait être
cette direction relative pour que le temps employé par la lumière dans
son trajet fût le moindre possible, et il eut le bonheur de trouver
d'après cette seule considération une loi de la réfraction exactement
conforme à celle directement déduite des observations par Snellius et
par Descartes. Cette belle solution est d'ailleurs éminemment
remarquable dans l'histoire générale des progrès de l'analyse
mathématique, comme ayant offert à Fermat la première application
importante de sa célèbre méthode _de maximis et minimis_, qui contient
le véritable germe primitif du calcul différentiel.

La comparaison de la remarque de Ptolémée avec le travail de Fermat
envisagé sous le point de vue dynamique, devint pour Maupertuis la base
de la découverte du théorème que nous considérons. Quoiqu'égaré, bien
plus que conduit, par de vagues considérations métaphysiques sur la
prétendue économie des forces dans la nature, il finit par arriver à ce
résultat important, que la trajectoire d'un corps soumis à l'action de
forces quelconques devait nécessairement être telle, que l'intégrale du
produit de la vitesse du mobile par l'élément de la courbe décrite fût
toujours un _minimum_, relativement à sa valeur dans toute autre courbe.
Mais Lagrange est avec justice généralement regardé par les géomètres
actuels comme le véritable fondateur de ce théorème, non-seulement pour
l'avoir généralisé autant que possible, mais surtout pour en avoir
découvert la véritable démonstration en le rattachant aux théories
dynamiques fondamentales, et en le dégageant des notions confuses et
arbitraires que Maupertuis avait employées. Il ne subsiste maintenant
d'autre trace du travail de Maupertuis que le nom qu'il a imposé à ce
théorème, et dont l'impropriété est universellement reconnue, quoique,
pour plus de brièveté, on ait continué à s'en servir. Le théorème, tel
qu'il a été établi par Lagrange relativement à un système quelconque de
corps, consiste en ce que, quelles que soient leurs attractions
réciproques, ou leurs tendances vers des centres fixes, les trajectoires
décrites par ces corps sont toujours telles que la somme des produits de
la masse de chacun d'eux, et de l'intégrale relative à sa vitesse
multipliée par l'élément de la courbe correspondante, est nécessairement
un _maximum_ ou un _minimum_, cette somme étant étendue à la totalité du
système. Il importe d'ailleurs de remarquer que la démonstration de ce
théorème général étant fondée sur le théorème des forces vives, il est
inévitablement assujéti aux mêmes limitations que celui-ci.

Outre la belle propriété du mouvement contenue dans cette proposition
remarquable, on conçoit que, sous le rapport analytique, elle peut être
envisagée comme un nouveau moyen de former les équations différentielles
qui doivent conduire à la détermination de chaque mouvement spécial. Il
suffit, en effet, conformément à la méthode générale des _maxima_ et
_minima_ fournie par le calcul des variations, d'exprimer que la somme
précédemment indiquée est un _maximum_ ou un _minimum_ (soit absolu,
soit relatif suivant les cas), en rendant sa variation nulle. Lagrange a
expressément montré comment, d'après cette seule considération, on peut,
en général, retrouver la formule fondamentale de la dynamique. Mais,
quelqu'utile que puisse être en certains cas une telle manière de
procéder, il ne faut point s'exagérer son importance; car on ne doit pas
perdre de vue qu'elle ne fournit par elle-même aucune intégrale finie
des équations du mouvement; elle se borne seulement à établir ces
équations d'une autre manière, qui peut quelquefois être plus
convenable. Sous ce rapport, le théorème de la moindre action est
certainement moins précieux que celui des forces vives. Quoi qu'il en
soit, il convient de remarquer ici avec Lagrange que l'ensemble de ces
deux théorèmes peut être regardé, en thèse générale, comme suffisant
pour l'entière détermination du mouvement d'un corps.

Le théorème de la moindre action a aussi été présenté par Lagrange sous
une autre forme générale, spécialement destinée à rendre plus sensible
son interprétation concrète. En effet, l'élément de la trajectoire
pouvant évidemment être remplacé dans l'énoncé de ce théorème par le
produit équivalent de la vitesse et de l'élément du temps, le théorème
consiste alors en ce que chaque corps du système décrit constamment une
courbe telle que la somme des forces vives consommées en un temps donné
pour parvenir d'une position à une autre est nécessairement un _maximum_
ou un _minimum_.

L'histoire philosophique des travaux relatifs au théorème de la moindre
action est particulièrement propre à mettre dans tout son jour
l'insuffisance complète et le vice radical des considérations
métaphysiques employées comme moyens de découvertes scientifiques. On ne
peut nier sans doute que le principe théologique et métaphysique des
causes finales n'ait eu ici quelque utilité, en contribuant dans
l'origine à éveiller l'attention des géomètres sur cette importante
propriété dynamique, et même en leur fournissant à cet égard quelques
indications vagues. L'esprit de ce cours, tel que nous l'avons déjà
expressément signalé, et tel qu'il se développera de plus en plus par la
suite, nous prescrit, en effet, de regarder, en thèse générale, les
hypothèses théologiques et métaphysiques comme ayant été utiles et même
nécessaires aux progrès réels de l'intelligence humaine, en soutenant
son activité aussi long-temps qu'a duré l'absence de conceptions
positives d'une généralité suffisante. Mais, alors même, les nombreux
inconvéniens fondamentaux inhérens à une telle manière de procéder
vérifient clairement qu'elle ne peut être envisagée que comme
provisoire. L'exemple actuel en offre une preuve sensible. Car, sans
l'introduction des considérations exactes et réelles fondées sur les
lois générales de la mécanique, on disputerait encore, ainsi que le
remarque Lagrange avec tant de raison, sur ce qu'il faut entendre par
_la moindre action_ de la nature, la prétendue économie des forces
consistant tantôt dans l'espace, tantôt dans le temps, et le plus
souvent n'étant en effet ni l'une ni l'autre. Il est d'ailleurs évident
que cette propriété n'a point ce caractère absolu qu'on avait d'abord
voulu lui imposer, puisqu'elle éprouve dans un grand nombre de cas des
restrictions déterminées. Mais ce qui rend surtout manifeste le vice
radical des considérations primitives, c'est que, d'après l'analyse
exacte de la question traitée par Lagrange, on voit que l'intégrale
ci-dessus définie n'est nullement assujettie à être nécessairement un
_minimum_, et qu'elle peut, au contraire, être tout aussi bien un
_maximum_, comme il arrive effectivement en certains cas, le véritable
théorème général consistant seulement en ce que la variation de cette
intégrale est nulle: que devient alors l'_économie_ des forces, de
quelque manière qu'on prétende caractériser l'_action_? L'insuffisance
et même l'erreur de l'argumentation de Maupertuis sont dès lors
pleinement évidentes. Dans cette occasion, comme dans toutes celles où
il a pu jusqu'ici y avoir concours, la comparaison a expressément
constaté la supériorité immense et nécessaire de la philosophie positive
sur la philosophie théologique et métaphysique, non-seulement quant à la
justesse et à la précision des résultats effectifs, mais même quant à
l'étendue des conceptions et à l'élévation réelle du point de vue
intellectuel.

Pour compléter cette énumération raisonnée des propriétés générales du
mouvement, je crois devoir enfin signaler ici une dernière proposition
fort remarquable, qu'on ne place point ordinairement dans la même
catégorie que les précédentes, et qui mérite cependant, à un aussi haut
degré, de fixer notre attention, soit par sa beauté intrinsèque, soit
surtout par l'importance et l'étendue de ses applications aux problèmes
dynamiques les plus difficiles. Il s'agit du célèbre théorème général
découvert par Daniel Bernouilli, sur la _coexistence des petites
oscillations_. Voici en quoi il consiste.

Nous avons vu, en commençant cette leçon, qu'il existe, pour tout
système de forces, une situation d'équilibre _stable_, celle dans
laquelle la somme des forces vives est un des _maximum_, suivant la loi
de Maupertuis généralisée par Lagrange. Quand le système est infiniment
peu écarté de cette situation par une cause quelconque, il tend à y
revenir, en faisant autour d'elle une suite d'oscillations infiniment
petites, graduellement diminuées et bientôt détruites par la résistance
du milieu et les frottemens, et qu'on peut assimiler à celles d'un
pendule d'une longueur convenable soumis à l'influence d'une gravité
déterminée. Mais plusieurs causes différentes peuvent faire
simultanément osciller le système de diverses manières autour de la
position de stabilité. Cela posé, le théorème de Daniel Bernouilli
consiste en ce que toutes les espèces d'oscillations infiniment petites
produites par ces divers dérangemens simultanés, quelle que soit leur
nature, ne font simplement que se superposer, en coexistant sans se
nuire, chacune d'elles ayant lieu comme si elle était seule. On conçoit
aisément l'extrême importance de cette belle proposition pour faciliter
l'étude d'un tel genre de mouvemens, puisqu'il suffit d'après cela
d'analyser isolément chaque sorte d'oscillations produite par chaque
perturbation séparée. Cette décomposition est surtout de la plus grande
utilité dans les recherches relatives au mouvement des fluides, où un
tel ordre de considérations se présente presque constamment. Mais la
propriété découverte par Daniel Bernouilli n'est pas moins intéressante
sous le rapport physique que sous le point de vue logique. En effet,
envisagée comme une loi de la nature, elle explique directement, de la
manière la plus satisfaisante, une foule de faits divers, que
l'observation avait depuis long-temps constatés, et qu'on cherchait
vainement à concevoir jusqu'alors. Telle est, par exemple, la
coexistence des ondes produites à la surface d'un liquide, lorsqu'elle
se trouve agitée à la fois en plusieurs points différens par diverses
causes quelconques. Telle est, surtout, dans l'acoustique, la
simultanéité des sons distincts produits par divers ébranlemens de
l'air. Cette coexistence qui a lieu sans confusion entre les
différentes ondes sonores, avait évidemment été souvent observée,
puisqu'elle est une des bases essentielles du mécanisme de notre
audition; mais elle paraissait inexplicable; on n'y voit plus maintenant
qu'une conséquence immédiate du beau théorème de Daniel Bernouilli.

En considérant ce théorème sous le point de vue le plus philosophique,
on ne le trouve peut-être pas moins remarquable par la manière dont il
résulte des équations générales du mouvement, que par son importance
analytique ou physique. En effet cette coexistence des divers ordres
d'oscillations infiniment petites d'un système quelconque, autour de sa
situation de stabilité, a lieu parce que l'équation différentielle qui
exprime la loi de l'un quelconque de ces mouvemens se trouve être
_linéaire_, et conséquemment de la classe de celles dont l'intégrale
générale est nécessairement la simple somme d'un certain nombre
d'intégrales particulières. Ainsi, sous le rapport analytique, la
superposition des divers mouvemens oscillatoires a pour cause l'espèce
de superposition qui s'établit alors entre les différentes intégrales
correspondantes. Cette importante corrélation est certainement, comme
l'observe avec raison Laplace, un des plus beaux exemples de cette
harmonie nécessaire entre l'abstrait et le concret, dont la philosophie
mathématique nous a offert tant de vérifications admirables.

Telles sont les principales considérations philosophiques relatives aux
différens théorèmes généraux découverts jusqu'ici dans la mécanique
rationnelle, et qui tous dérivent, comme de simples déductions
analytiques plus ou moins éloignées, des lois fondamentales du mouvement
sur lesquelles repose le système entier de la science phoronomique.
L'examen sommaire de ces théorèmes, dont l'ensemble constitue un des
monumens les plus imposans de l'activité de l'intelligence humaine
convenablement dirigée, était indispensable pour achever de déterminer
le caractère philosophique de la science de l'équilibre et du mouvement,
déjà suffisamment tracé dans les leçons précédentes, à l'égard de la
méthode. Nous pouvons donc maintenant nous former nettement une idée
générale de la nature propre de cette seconde branche de la mathématique
concrète, ce qui devait être le seul objet essentiel de notre travail à
ce sujet.



Je me suis efforcé, dans ce volume, de faire sentir, autant qu'il a été
en mon pouvoir, en quoi consiste réellement la philosophie
mathématique, soit quant à ses conceptions abstraites, soit quant à ses
divers ordres de considérations concrètes, soit enfin quant à la
corrélation intime et permanente qui existe nécessairement entre les
unes et les autres. Je regrette vivement que les limites dans lesquelles
j'ai dû me renfermer, vu la destination de cet ouvrage, ne m'aient point
permis de faire passer, autant que je l'aurais désiré, dans l'esprit du
lecteur mon sentiment profond de la nature de cette immense et admirable
science, qui, base nécessaire de la philosophie positive tout entière,
constitue d'ailleurs évidemment, en elle-même, le témoignage le plus
irrécusable de la portée du génie humain. Mais j'espère que les penseurs
qui n'ont pas le malheur d'être entièrement étrangers à cette science
fondamentale pourront, d'après les réflexions que j'ai indiquées,
parvenir à en concevoir nettement le véritable caractère philosophique.

Pour présenter un aperçu vraiment complet de la philosophie mathématique
dans son état actuel, j'ai indiqué d'avance (voyez la 3e Leçon) qu'il
me reste encore à considérer une troisième branche de la mathématique
concrète, celle qui consiste dans l'application de l'analyse à l'étude
des phénomènes thermologiques, dernière grande conquête de l'esprit
humain, due à l'illustre ami dont je déplore la perte récente,
l'immortel Fourier, qui vient de laisser dans le monde savant une si
profonde lacune, long-temps destinée à être de jour en jour plus
fortement sentie. Mais, afin de ne m'écarter que le moins possible des
habitudes encore universellement adoptées, j'ai annoncé que je croyais
devoir ajourner cet important examen jusqu'à ce que l'ordre naturel des
considérations exposées dans cet ouvrage nous ait conduits à la partie
de la physique qui traite de la thermologie. Quoiqu'une telle
transposition ne soit point véritablement rationnelle, il n'en saurait
résulter cependant qu'un inconvénient secondaire, l'appréciation
philosophique que je présenterai ayant d'ailleurs exactement le même
caractère que si elle eût été placée à son véritable rang logique.

Considérant donc maintenant la philosophie mathématique comme
complétement caractérisée, nous devons procéder à l'examen de son
application plus ou moins parfaite à l'étude des divers ordres de
phénomènes naturels suivant leur degré de simplicité, application qui,
par elle-même, est d'ailleurs évidemment propre à jeter un nouveau jour
sur les vrais principes de cette philosophie, et sans laquelle, en
effet, ils ne sauraient être convenablement appréciés. Tel sera l'objet
du volume suivant, en nous conformant à l'ordre encyclopédique
rigoureusement déterminé dans la seconde leçon, d'après la nature
spéciale de chacune des classes principales de phénomènes que nous avons
établies, et, par conséquent, en commençant par les phénomènes
astronomiques à l'étude approfondie desquels la science mathématique est
éminemment destinée.


FIN DU TOME PREMIER.




TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS LE TOME PREMIER.


Dédicace v

Avertissement de l'auteur.

Tableau synoptique de l'ensemble du cours de philosophie positive.

1re LEÇON.--Exposition du but de ce cours, ou considérations générales
sur la nature et l'importance de la philosophie positive.

2e LEÇON.--Exposition du plan de ce cours, ou considérations générales
sur la hiérarchie des sciences positives.

3e LEÇON.--Considérations philosophiques sur l'ensemble de la science
mathématique.

4e LEÇON.--Vue générale de l'analyse mathématique.

5e LEÇON.--Considérations générales sur le calcul des fonctions
directes.

6e LEÇON.--Exposition comparative des divers points de vue généraux
sous lesquels on peut envisager le calcul des fonctions indirectes.

7e LEÇON.--Tableau général du calcul des fonctions indirectes.

8e LEÇON.--Considérations générales sur le calcul des variations.

9e LEÇON.--Considérations générales sur le calcul aux différences
finies.

10e LEÇON.--Vue générale de la géométrie.

11e LEÇON.--Considérations générales sur la géométrie _spéciale_ ou
_préliminaire_.

12e LEÇON.--Conception fondamentale de la géométrie _générale_ ou
_analytique_.

13e LEÇON.--De la géométrie _générale_ à deux dimensions.

14e LEÇON.--De la géométrie _générale_ à trois dimensions.

15e LEÇON.--Considérations philosophiques sur les principes
fondamentaux de la mécanique rationnelle.

16e LEÇON.--Vue générale de la statique.

17e LEÇON.--Vue générale de la dynamique.

18e LEÇON.--Considérations sur les théorèmes généraux de mécanique
rationnelle.




ERRATA DU TOME PREMIER.

NOTE DU TRANSCRIPTEUR: Ces erreurs ont été corrigées dans le présent
document. La liste en est reproduite ici seulement pour fin de
référence.


Page 147, ligne 25, _au lieu de_ idées, _lisez_ conceptions.

201 1 fait, _lisez_ sait.

236 12 M. Fournier, _lisez_ M. Fourier.

248 26 _supprimez_ ou moins.

351 17 _après_ influe, _ajoutez_ singulièrement.

420 11 _au lieu de_ signes, _lisez_ lignes.

469 1 jusqu'ici, _lisez_ jusqu'à ce jour.

504 20 intensité, _lisez_ intimité.

508 18, _après_ volume du, _ajoutez_ tronc de cône ou du.

509 3, _au lieu de_ S=2/pi/int ydx, _lisez_ S=2/pi/int yds.

530 20 divers individus, _lisez_ diverses espèces.

534 dernière ligne de la note, _avant_ désignant, _ajoutez_.

556 6 _au lieu de_ relations, _lisez_ actions.

624 4 opérations, _lisez_ équations.









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Auguste Comte

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Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.