La marque des quatre

By Arthur Conan Doyle

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Title: La marque des quatre

Author: Arthur Conan Doyle

Translator: Jeanne de Polignac

Release date: July 3, 2025 [eBook #76433]

Language: French

Original publication: Paris: Librairie Hachette et Cie, 1896

Credits: Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


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  Au lecteur

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  La ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures.




  LA

  MARQUE DES QUATRE




  COULOMMIERS

  Imprimerie PAUL BRODARD.




  A. CONAN-DOYLE

  LA

  MARQUE DES QUATRE

  ROMAN ANGLAIS

  TRADUIT AVEC L'AUTORISATION DE L'AUTEUR

  PARIS
  LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
  79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

  1896
  Tous droits réservés.




LA

MARQUE DES QUATRE

I

La déduction élevée à la hauteur d'une science.


Sherlock Holmes alla prendre un flacon sur le coin de la cheminée,
puis, tirant de son écrin une seringue Pravaz, de ses doigts effilés
et nerveux il ajusta l'aiguille acérée au bout de l'instrument et
releva sa manche gauche. Un instant ses yeux restèrent fixés avec
une expression songeuse sur son avant-bras si musclé, son poignet si
nerveux, l'un et l'autre remplis d'innombrables cicatrices occasionnées
par toutes les piqûres qu'il se faisait. Enfin il se décida à
enfoncer l'aiguille sous la peau et, après avoir pressé la tige de
son instrument, il se laissa tomber dans un fauteuil de velours, en
poussant un long soupir de soulagement.

Trois fois par jour depuis bien des mois j'avais assisté à pareille
opération; mais je n'avais pu encore en prendre mon parti. Au
contraire, de jour en jour ce spectacle m'irritait davantage; chaque
nuit je sentais ma conscience se révolter devant la lâcheté qui
m'empêchait de protester ouvertement contre une telle manie. Bien des
fois j'avais fait le serment d'apaiser mes remords en accomplissant mon
devoir; mais l'air froid, ennuyé, de mon compagnon glaçait toujours les
paroles sur mes lèvres. Ses facultés extraordinaires, l'autorité que
lui donnaient ses connaissances si étendues, les nombreuses preuves que
j'avais eues de toutes ses qualités, tout contribuait à changer mon
hésitation en inertie, tant je craignais de le contrarier.

Cependant ce jour-là, soit que je fusse encore sous l'influence du
petit vin de Beaune dont j'avais arrosé mon déjeuner, soit que la
manière délibérée dont il procédait m'eût particulièrement exaspéré, je
me sentis incapable de me contenir davantage:

«Et qu'est-ce aujourd'hui, demandai-je, morphine ou cocaïne?»

Il interrompit la lecture d'un vieux bouquin imprimé en caractères
gothiques et leva nonchalamment les yeux sur moi:

«Cocaïne, répondit-il, solution à 7 pour 100. Auriez-vous envie d'en
tâter?

--Non, répliquai-je brusquement, je ne voudrais certes pas soumettre
à pareille épreuve une santé encore mal remise de la campagne
d'Afghanistan.»

Ma vivacité le fit sourire.

«Peut-être avez-vous raison, Watson, me dit-il. Je crois bien
qu'au point de vue physique l'influence de cette drogue peut être
pernicieuse; mais je trouve que c'est un stimulant d'une telle
puissance pour activer les fonctions du cerveau et lui donner de la
lucidité que peu m'importent ses effets secondaires.

--Songez donc à ce que vous faites, m'écriai-je vivement. Voyez ce que
vous risquez. Vous pouvez sans doute, comme vous le dites, produire
par ce moyen une surexcitation momentanée dans votre cerveau. Mais
ce processus purement pathologique est un processus morbide qui va
s'aggravant chaque jour et doit à la longue amener un affaiblissement
certain. Ne sentez-vous pas d'ailleurs vous-même la terrible réaction
qui se manifeste après chaque opération? Voyons, le jeu en vaut-il
la chandelle? A quoi bon, pour une jouissance passagère, risquer de
détruire les magnifiques facultés dont vous êtes doué? Remarquez bien
que je ne parle pas seulement en ami, mais aussi en médecin, et comme
tel je me sens jusqu'à un certain point responsable de votre santé.»

Ce petit discours, loin de le contrarier, sembla l'inciter à causer,
car il s'établit confortablement dans son fauteuil, les coudes appuyés,
les bouts des doigts réunis.

«Mon esprit, dit-il, ne peut rester en repos. Fournissez-moi soit
des problèmes à résoudre, soit un travail à faire, proposez-moi
l'énigme la plus indéchiffrable ou l'analyse la plus subtile, je me
sentirai aussitôt dans l'atmosphère qui me convient. C'est alors que
les stimulants artificiels me deviennent inutiles. Mais j'abhorre la
stupide monotonie de la vie courante. Je ne puis vivre sans excitation
intellectuelle, voilà pourquoi j'ai choisi une carrière spéciale, ou
plutôt pourquoi je l'ai créée; car je suis le seul au monde de mon
espèce.

--Le seul détective amateur? dis-je en soulevant mes paupières.

--Le seul détective _consultant_ amateur, rectifia-t-il. Je suis dans
ma partie la cour d'appel la plus haute, celle qui juge en dernier
ressort. Lorsque Greyson, ou Lestrade, ou Athelney Jones ne savent plus
où donner de la tête--ce qui par parenthèse leur arrive plus souvent
qu'à leur tour,--ils viennent m'exposer leur cas. J'examine les données
du problème et je me prononce ensuite avec l'autorité qui résulte des
connaissances particulières que j'ai amassées. Je ne cherche pas à me
prévaloir de mes succès. Jamais vous ne verrez mon nom figurer dans un
journal, mais le seul plaisir de travailler, la jouissance de découvrir
un champ où je puisse exercer mes facultés spéciales, voilà pour moi
les récompenses les plus enviables. D'ailleurs vous avez pu juger
vous-même de ma manière de procéder dans l'affaire Jefferson Hope.

--Certainement, dis-je, jamais je n'ai été plus étonné, et même j'ai
coordonné tout cela dans une petite brochure sous ce titre fantaisiste:
_Étude de rouge_.»

Il secoua la tête avec tristesse.

«Je l'ai parcourue, dit-il, et vraiment je ne puis vous en féliciter.
La science du détective est--ou devrait être--une science exacte. En
conséquence, l'exposé doit être précis, froid et dépourvu de cette
teinte romanesque que vous lui avez donnée. Votre procédé est donc
faux, absolument faux, et vous me faites l'effet d'avoir voulu tirer un
roman d'un théorème de géométrie.

--Mais le roman y était bien, répondis-je timidement. Je ne pouvais
pourtant pas dénaturer les faits.

--Certains auraient pu être passés sous silence, ou en tout cas être
mis moins en évidence. Le seul point à faire ressortir était ce procédé
d'analyse si curieux qui consiste à remonter de l'effet à la cause et
grâce auquel j'ai pu débrouiller la vérité.»

Cette critique d'un ouvrage destiné spécialement à être agréable à
Sherlock Holmes me contrariait vivement. J'étais même irrité de cette
personnalité, de cet égoïsme, qui lui faisaient exiger que chaque ligne
de ma brochure fût entièrement consacrée à faire ressortir ses facultés
extraordinaires et sa manière de les appliquer. Je m'étais bien aperçu
plus d'une fois, depuis notre cohabitation dans la maison de Baker
Street, qu'une certaine dose de vanité se mêlait à la conscience
qu'il avait de son réel mérite. Je me tus cependant, me contentant de
chercher une position confortable pour ma malheureuse jambe qui avait
été traversée par une balle Djezaïl lors de ma campagne d'Afghanistan
et qui depuis lors, tout en ne me refusant pas le service, me faisait
cruellement souffrir à chaque changement de temps. Je restais là
absorbé dans mes réflexions, lorsque Sherlock Holmes, rompant le
silence:

«Ma clientèle s'étend maintenant jusqu'au continent, dit-il, tout en
bourrant sa pipe. J'ai été consulté la semaine dernière par François Le
Villard, le détective français qui commence à percer si brillamment et
dont vous avez peut-être entendu parler. Il est doué de cette puissance
d'intuition qui est le propre de la race celte, mais il lui manque un
ensemble de connaissances exactes absolument essentiel pour atteindre
la perfection dans son art. Il s'agissait d'un testament et l'affaire
présentait vraiment un certain intérêt. J'ai pu le renvoyer à l'étude
de deux cas identiques, celui de Riga en 1857 et celui de Saint-Louis
en 1871. Cette piste l'a mené à la vraie solution. Voici la lettre que
j'ai reçue de lui ce matin pour me remercier de mon concours.»

Tout en parlant, Sherlock Holmes chiffonnait une feuille de papier
dans ses doigts. En la parcourant, je fus frappé de la profusion
d'expressions élogieuses, telles que _magnifiques_, _coups de maître_,
_tours de force_; c'était bien la preuve irrécusable de l'admiration du
détective français.

«On dirait un élève s'adressant à son maître, fis-je après avoir lu.

--Oh! il exagère bien un peu l'aide que je lui ai apportée, reprit
Sherlock Holmes avec une indifférence feinte. Il est lui-même très bien
doué, car, sur les trois qualités indispensables au parfait détective
il en possède deux. Il a le don d'observation et celui de déduction.
Ce qui lui manque, c'est uniquement la science, et ceci peut toujours
s'acquérir. Il traduit en ce moment mes petits ouvrages en français.

--Vos ouvrages?

--Comment? Vous ne savez pas? dit-il en souriant. Eh bien! oui, j'ai
sur la conscience plusieurs brochures traitant toutes de sujets
techniques. Voici le titre de l'une d'elles par exemple: _De la
distinction entre les cendres provenant des différents tabacs_. J'y
énumère cent quarante espèces de cigares, cigarettes et tabacs de
pipe, avec des gravures en couleur représentant la différence qui
existe entre toutes les cendres produites. C'est un point essentiel
qui se rencontre sans cesse dans les causes criminelles et qui est
souvent un indice de la plus haute importance. Affirmez d'une façon
sûre et certaine qu'un crime a été commis par un homme qui fumait un
lunkah indien, et vous aurez considérablement restreint le champ de vos
recherches. Pour un œil exercé il y a autant de différence entre les
cendres noires d'un trichinopoly et celles blanches et floconneuses du
tabac «bird's-eye» qu'entre un chou et une pomme de terre.

--Vous avez vraiment la spécialité des infiniment petits, remarquai-je.

--J'apprécie en effet leur importance. Tenez, j'ai publié une autre
brochure sur les différences constatées entre les traces des pas,
avec quelques considérations sur l'emploi du plâtre de Paris pour
mouler les empreintes. J'ai encore écrit un petit traité fort curieux
sur la manière dont un métier peut modifier la forme de la main,
avec des gravures représentant des mains de couvreurs, de marins, de
fabricants de bouchons, de compositeurs d'imprimerie, de tisserands et
de tailleurs de diamants. Tout cela a un très grand intérêt pratique au
point de vue de la science du détective, surtout lorsqu'on a affaire
à des cadavres inconnus, ou lorsqu'on veut découvrir les antécédents
d'un criminel.... Mais je vous fatigue peut-être avec mes lubies?

--Pas le moins du monde, répondis-je très franchement, vous
m'intéressez au plus haut degré, surtout depuis que j'ai eu l'occasion
de constater comment vous savez faire l'application de vos principes.
Mais dites-moi à ce propos, vous parliez d'observation et de déduction:
sûrement l'une ne va guère sans l'autre.

--Et pourquoi donc? pas toujours.»

Sur cette réponse il se renversa paresseusement dans son fauteuil en
tirant de sa pipe de petits nuages bleus.

«Tenez, en voulez-vous un exemple? L'observation me prouve que vous
avez été ce matin au bureau de poste de Wigmore Street, mais la
déduction m'amène à vous dire que vous y avez envoyé un télégramme.

--Parfaitement exact, dis-je, sur les deux points. Mais comment le
savez-vous? Car je suis entré là par hasard et je ne l'ai dit à
personne.

--C'est jeu d'enfant, répondit-il en souriant de ma surprise, et c'est
tellement simple qu'il est presque superflu de l'expliquer; cependant
voilà un exemple bien fait pour déterminer les limites qui séparent
l'observation de la déduction. Ainsi l'observation me prouve que vos
chaussures conservent un peu de boue rougeâtre. Eh bien! à l'entrée du
bureau de Wigmore Street on a défoncé la rue et rejeté de la terre sur
laquelle on est forcément obligé de passer. Cette terre a une teinte
rougeâtre spéciale et qu'à ma connaissance on ne retrouve nulle part
ailleurs dans le voisinage. Voilà où s'arrête l'observation, le reste
est du domaine de la déduction.

--Dites-moi donc comment vous avez procédé pour découvrir que j'avais
envoyé un télégramme.

--Eh bien! voici: je sais que vous n'avez pas écrit de lettre, puisque
nous sommes restés ensemble toute la matinée. J'avais vu aussi sur
votre bureau une provision de timbres et tout un paquet de cartes
postales. Pourquoi donc seriez-vous entré dans un bureau de poste, si
ce n'était pour envoyer un télégramme? En éliminant toutes les autres
suppositions, la seule qui reste est la vraie.

--Dans ce cas-ci, vous avez raison, répondis-je après un instant de
réflexion. C'est évidemment très simple. Mais m'en voudriez-vous si je
soumettais vos théories à une plus sévère épreuve?

--Au contraire, répondit-il, car cela m'empêcherait de prendre une
seconde dose de cocaïne. Je serai ravi de déchiffrer tout problème que
vous voudrez bien me proposer.

--Je vous ai entendu dire qu'il était difficile de posséder un objet
d'emploi usuel sans y laisser une empreinte de son individualité
suffisante pour qu'un observateur exercé puisse y lire bien des
choses. Or, voici une montre que j'ai seulement depuis peu de temps.
Auriez-vous la bonté de me donner votre opinion sur le caractère, ou
sur les habitudes, de son précédent propriétaire?»

Je lui tendis la montre, persuadé que j'allais m'amuser à ses dépens,
car l'épreuve me semblait au-dessus de ses forces et je comptais en
profiter pour rabattre son ton doctoral. Il soupesa la montre, regarda
attentivement le cadran, ouvrit le boîtier et examina les rouages,
d'abord à l'œil nu, puis avec une forte loupe. J'eus peine à dissimuler
un sourire en voyant l'air morne et le mouvement brusque avec lequel il
referma le boîtier et me rendit la montre.

«Elle ne dit pas grand'chose, dit-il. Cette montre vient d'être
nettoyée et cela restreint beaucoup le champ de mes observations.

--Vous avez raison, répondis-je, elle a été en effet nettoyée avant de
m'être envoyée.»

J'accusais intérieurement mon camarade de couvrir son insuccès d'une
bien piteuse excuse. Quelles autres données cette montre aurait-elle pu
lui fournir quand bien même elle n'aurait pas été nettoyée récemment?

«Mes observations, quoique peu satisfaisantes, n'ont cependant pas été
absolument infructueuses, ajouta-t-il, fixant au plafond un regard
morne et songeur. Sauf rectification de votre part, je serais enclin à
penser que cette montre vous vient de votre frère aîné qui en hérita
lui-même de votre père.

--Ce sont sans doute les initiales H. W., gravées sur le boîtier, qui
vous font croire cela.

--Précisément. Le W. se rapporte à votre nom de famille; de plus, cette
montre a été fabriquée il y a une cinquantaine d'années et le chiffre
a été gravé en même temps. Elle a donc été faite pour la génération
qui précède la nôtre. Or, si j'ai bonne mémoire, votre père est décédé
depuis plusieurs années. Comme les bijoux font généralement partie du
lot qui échoit dans l'héritage au fils aîné, et que celui-ci porte
souvent le même nom que son père, j'en conclus que cette montre devait
se trouver depuis la mort de votre père entre les mains de votre frère
aîné.

--Tout cela est vrai. Et ensuite?

--Votre frère était un homme insouciant, plus qu'insouciant,
désordonné. Il avait son avenir assuré, mais n'a pas su en profiter;
il a passé une partie de sa vie dans la misère, tout en connaissant
de temps à autre des jours plus fortunés. En fin de compte, il s'est
adonné à la boisson et il en est mort. Voilà à quoi se bornent mes
découvertes.»

Je bondis de ma chaise et me mis à arpenter nerveusement la chambre
avec une mauvaise humeur non déguisée.

«Ceci n'est pas digne de vous, Holmes, m'écriai-je; jamais je n'aurais
cru que vous pussiez vous abaisser jusque-là. Vous avez évidemment
fait une enquête sur l'histoire de mon malheureux frère, et vous
en profitez maintenant pour paraître ne l'apprendre qu'à l'aide de
moyens fantastiques; car vous n'espérez pas me faire croire que cette
vieille montre ait pu vous faire de telles révélations! C'est un
mauvais procédé de votre part, et, pour parler franc, ce n'est que du
charlatanisme!

--Mon cher docteur, reprit Holmes avec douceur, veuillez, je vous prie,
agréer mes excuses. Je n'avais considéré que le problème en lui-même,
oubliant combien la question vous touchait de près et pouvait vous être
pénible. Je vous donne ma parole, cependant, que je ne soupçonnais pas
l'existence de votre frère avant que vous m'eussiez fait voir cette
montre.

--Mais, alors, par quel miracle avez-vous pu découvrir ce que vous
m'avez dit? car tout cela est parfaitement exact!

--Vraiment? Eh bien! c'est de la chance, je n'avais que des
probabilités et je n'espérais pas être tombé si juste.

--Mais vous ne vous êtes cependant pas borné à deviner.

--Non, non, je ne devine jamais. C'est là une détestable habitude
qui détruit toute logique. Comme vous n'êtes pas initié au cours
que suivent mes pensées, vous ne pouvez voir combien l'observation
de faits, insignifiants en apparence, arrive à me fournir les
renseignements les plus utiles. Aussi tout cela vous paraît-il
merveilleux! Tenez, je vous ai d'abord dit que votre frère n'avait
ni soin ni ordre. Regardez bien le boîtier: vous remarquerez qu'il
est tout couturé et rayé, ce qui prouve l'habitude de porter dans la
même poche des objets durs tels que des sous ou des clefs. Il ne faut
pas être très malin pour conclure qu'un homme qui en use d'une façon
aussi insouciante avec une montre de cinquante louis n'a pas beaucoup
d'ordre. Est-il plus difficile de déduire en même temps que l'héritier
d'un bijou de cette valeur devait naturellement se trouver dans une
situation prospère?»

Je fis un signe d'assentiment et il continua:

«Bien souvent les prêteurs sur gage, en Angleterre, ont l'habitude
de graver avec une épingle, dans l'intérieur des montres qu'on leur
confie, le numéro du reçu qu'ils donnent en échange.

«C'est plus commode qu'une étiquette, puisque ce numéro ne peut
s'égarer et qu'une erreur devient ainsi impossible. Or, il n'y a
pas moins de quatre numéros de ce genre, visibles à la loupe sur
l'intérieur du boîtier, preuve que votre frère se trouvait souvent
dans une situation précaire, mais preuve aussi qu'il avait par moments
des retours de fortune qui lui permettaient de rentrer en possession
de sa montre. Enfin, veuillez regarder le boîtier intérieur: vous y
verrez des milliers d'éraflures produites par la clef autour des trous
destinés à la recevoir. Croyez-vous qu'un homme qui n'aurait pas eu des
habitudes d'intempérance aurait eu tant de peine à introduire une clef
dans son trou? Sachez-le bien, toutes les montres appartenant à des
ivrognes ont des marques semblables. Ils veulent remonter leur montre
le soir, leur main tremble et la clef s'échappe. Qu'y a-t-il de si
mystérieux dans tout cela?

--C'est clair comme le jour, répondis-je, et je regrette d'avoir été si
injuste vis-à-vis de vous. J'aurais dû avoir plus de confiance dans vos
merveilleuses facultés. Mais serait-il indiscret de vous demander si
vous avez en ce moment quelque affaire sur le chantier?

--Aucune, et c'est pourquoi je m'adonne à la cocaïne. Je ne puis vivre
sans un travail intellectuel quelconque. D'ailleurs quel autre but y
a-t-il dans la vie? Ouvrez la fenêtre et voyez ce qui se passe. Que
ce monde est triste, lugubre et vide! Le brouillard jaunâtre s'abat
sur les rues, il recouvre les maisons qu'il assombrit. Désespérance,
prosaïsme, vile matière, voilà ce qui nous entoure! A quoi bon
l'intelligence si elle n'a pas un champ où s'exercer? Tout n'est
que monotonie, docteur, la vie comme le crime, et les facultés qui
concourent à cette monotonie universelle sont les seules qui aient
droit d'asile sur cette terre.»

J'ouvrais déjà la bouche pour répondre à cette étrange théorie,
lorsque notre propriétaire frappa un petit coup sec à la porte et
entra, portant une carte sur un plateau.

«Il y a là une jeune fille qui demande Monsieur», dit-elle, en
s'adressant à mon compagnon.

«Miss Mary Morstan, lut-il sur la carte. Hum! je n'ai aucune souvenance
de ce nom. Madame Hudson, demandez donc à cette jeune personne
d'entrer. Ne vous en allez donc pas, docteur. Je préfère que vous
restiez là.»




II

Exposé de l'affaire.


Calme, presque compassée, miss Morstan fit son entrée. C'était une
jeune personne blonde, de taille moyenne, très soignée d'extérieur,
irréprochablement gantée et mise avec un goût parfait. Il y avait
malgré cela dans son costume une certaine simplicité qui indiquait une
fortune modeste. Sa robe était beige foncé, sans aucune garniture, et
son chapeau se composait d'une petite toque de même étoffe, relevée
seulement d'un côté par une légère plume blanche. Rien de régulier
dans les traits, rien de remarquable dans le teint, mais l'ensemble
était aimable et séduisant et de grands yeux bleus animaient cette
physionomie et la rendaient éminemment sympathique.

Dans les trois parties du monde que j'avais parcourues, dans les
nombreux pays que j'avais traversés, jamais il ne m'était arrivé de
rencontrer une figure reflétant plus clairement la délicatesse et la
sensibilité. Je m'aperçus, au moment où elle prit le siège que Sherlock
Holmes lui tendait, que ses lèvres s'agitaient, que sa main tremblait,
qu'en un mot tout dénotait en elle une violente émotion intérieure.

«Je viens vous trouver, monsieur Sherlock Holmes, lui dit-elle, parce
que Mrs Cecil Forrester, chez laquelle je suis placée, m'a raconté
avec quelle habileté vous aviez su démêler la vérité dans un ennui
domestique qu'elle a eu jadis. Votre talent non moins que votre bonté
ont fait sur elle la plus vive impression.

--Ah, oui, Mrs Cecil Forrester, reprit-il, je crois me rappeler
lui avoir rendu un léger service. Mais, si j'ai bonne mémoire, il
s'agissait d'une affaire bien peu compliquée.

--Tel n'était pas son avis, répondit miss Morstan. En tout cas vous
ne pourrez guère appliquer la même épithète au cas qui m'amène. Il
est difficile--je crois même qu'il est impossible--d'imaginer une
situation plus étrange et plus complètement inexplicable que celle dans
laquelle je me trouve.»

Holmes se frotta les mains, et une flamme s'alluma dans ses yeux. Il se
pencha en avant, la curiosité la plus vive se peignant sur ses traits
dont le fin profil lui donnait tant de ressemblance avec un oiseau de
proie.

«Exposez votre affaire», dit-il, avec le ton sec d'un homme de loi.

Je craignais d'être importun.

«Vous voudrez bien m'excuser», fis-je, en me levant.

Mais, à ma grande surprise, la jeune fille elle-même mit la main sur
mon bras pour me retenir.

«Si votre ami, dit-elle à Holmes, avait la bonté de rester, je lui en
serais très reconnaissante.»

Je me rassis donc.

«Voici en quelques mots le résumé des faits. Mon père, officier dans
un régiment indien, me renvoya en Angleterre lorsque j'étais toute
jeune encore. J'avais perdu ma mère et je me trouvais sans parents. Je
fus placée dans une bonne pension à Édimbourg et j'y restai jusqu'à ma
dix-septième année. En 1878, mon père, qui se trouvait être le plus
ancien des capitaines de son régiment, obtint un congé d'un an et
revint en Angleterre. Il me télégraphia de Londres qu'il était arrivé
à bon port et me pria de venir le rejoindre sur l'heure à l'hôtel
Langham. Autant que je m'en souviens, son message était très tendre
et très affectueux. En arrivant à Londres, je me fis conduire en
voiture à l'hôtel et là j'appris que le capitaine Morstan était bien
descendu en effet, mais qu'il était sorti la veille au soir et qu'il
n'était pas rentré depuis. J'attendis toute la journée sans recevoir
aucune nouvelle de mon père. Le soir, sur l'avis du maître de l'hôtel,
j'avisai la police et, le lendemain, je fis insérer des annonces dans
tous les journaux. Les recherches n'aboutirent à aucun résultat, et
depuis ce jour jusqu'à maintenant, jamais personne n'a plus entendu
parler de mon infortuné père. Il rentrait le cœur joyeux, espérant
trouver la paix, le repos; au lieu de cela....»

Elle porta la main à sa gorge et un sanglot lui coupa la parole.

«La date?» demanda Sherlock Holmes en ouvrant son carnet.

«C'est le 3 décembre 1878--il y a près de dix ans--qu'on le vit pour la
dernière fois.

--Et ses bagages?

--Ils étaient restés à l'hôtel, mais ils ne contenaient rien qui ait pu
fournir quelque indice: des vêtements, des livres et surtout beaucoup
de bibelots et d'objets curieux provenant de l'archipel Andaman, car il
avait fait partie de la garnison chargée de surveiller les condamnés
relégués dans ces îles.

--Avait-il des amis dans Londres?

--Un seul à ma connaissance, le major Sholto, du même régiment que lui,
du 34e fusiliers de Bombay. Le major avait pris sa retraite quelque
temps auparavant et demeurait à Upper Norwood. On a été naturellement
aux renseignements auprès de lui, mais il ne savait même pas que son
ancien camarade eût débarqué en Angleterre.

--Singulière affaire, remarqua Holmes.

--Cependant je ne vous ai pas encore dit ce qu'il y a de plus singulier
dans tout cela. Il y a environ six ans--ou plutôt, pour donner la date
précise, le 4 mai 1882--je lus dans le _Times_ une annonce demandant
l'adresse de miss Mary Morstan et ajoutant qu'il y allait de son
intérêt personnel. Mais le demandeur n'indiquait ni son nom, ni son
domicile. Je venais d'entrer comme institutrice dans la famille de Mrs
Cecil Forrester et, d'après son conseil, j'insérai mon adresse à la
colonne des annonces. Le même jour, je reçus par la poste une petite
boîte en carton contenant une très grosse perle d'un orient magnifique.
Pas un mot d'écrit n'accompagnait cet envoi. Depuis lors, chaque année
à la même date, j'ai reçu une boîte semblable contenant une perle aussi
belle, sans aucun indice qui pût faire connaître l'expéditeur. Un
expert a déclaré que ces perles étaient d'une espèce fort rare et d'une
très grande valeur. Du reste, vous pouvez en juger par vous-même.»

Et, tout en parlant, elle ouvrit une petite boîte et nous montra les
six plus belles perles que j'aie vues de ma vie.

«Votre récit est des plus intéressants, dit Sherlock Holmes. Vous
est-il arrivé autre chose?

--Oui, et pas plus tard qu'aujourd'hui; c'est même ce qui m'amène chez
vous. Ce matin j'ai reçu la lettre que voici et dont vous tiendrez sans
doute à prendre connaissance.

--Merci, dit Holmes. Donnez-moi aussi l'enveloppe, je vous
prie.--Timbrée de Londres S. W. et datée du 7 juillet.--Hum! empreinte
d'un pouce d'homme sur le coin, probablement du facteur.--Qualité du
papier: supérieure.--Enveloppe à 0 fr. 60 le paquet. C'est un homme
évidemment soucieux d'avoir du bon papier à lettre. Pas de marque de
fournisseur. «Trouvez-vous ce soir, à sept heures, devant le Lyceum
Théâtre près de la troisième colonne en partant de la gauche. Si vous
craignez quelque chose, faites-vous accompagner de deux amis. Vous
êtes une victime, mais on vous fera rendre justice. N'amenez pas de
gens de police. Tout serait perdu. Votre ami inconnu.» Eh bien! oui,
franchement, il y a là un joli mystère à débrouiller. Que comptez-vous
faire, miss Morstan?

--C'est justement ce que je viens vous demander.

--Alors, mon avis est d'aller au rendez-vous avec moi et avec... mon
Dieu, pourquoi pas? avec le Dr Watson; c'est précisément l'homme qu'il
nous faut, puisque votre correspondant vous dit d'amener deux amis, et
lui et moi nous avons travaillé en collaboration plus d'une fois.

--Mais sera-t-il assez bon pour venir? demanda-t-elle d'une voix
suppliante.

--Je serai heureux et fier, répondis-je avec l'accent le plus
convaincu, de pouvoir vous être utile.

--Que vous êtes bons tous les deux! reprit-elle. J'ai mené une vie très
retirée et n'ai pas d'amis auxquels je puisse m'adresser. Il suffira,
je pense, que je vienne vous prendre ici à six heures.

--Oui, mais pas plus tard, dit Holmes.--Encore une question. Cette
écriture est-elle la même que celle employée pour les adresses mises
sur les boîtes de perles?

--J'ai toutes ces adresses sur moi, répondit-elle en tirant de sa poche
six bandes de papier.

--Vous êtes assurément le modèle des clients, car vous avez le
sentiment très juste de ce qui peut être important. Voyons ce qui en
est.»

Il étala les papiers sur la table et je remarquai qu'il les examinait
en faisant aller rapidement ses yeux de l'un à l'autre.

«Quoique l'écriture des adresses soit déguisée et que celle de la
lettre ne le soit pas, prononça-t-il au bout d'un moment, il est bien
certain cependant que les deux émanent de la même main. Voyez comme
tous les _c_ minuscules sont pointus du haut, comme les _s_ finales
sont invariablement suivies du même paraphe. C'est assurément le même
individu qui a tracé toutes ces lettres. Je serais désolé de vous
donner un faux espoir, miss Morstan, mais y a-t-il une ressemblance
quelconque entre cette écriture et celle de votre père?

--Absolument aucune.

--Je le pensais bien. Nous vous attendrons donc à six heures.
Voulez-vous me permettre de garder ces papiers, car il n'est que trois
heures et demie, et je vais avoir le temps de travailler un peu cette
affaire. Au revoir donc.

--Au revoir», répéta notre visiteuse, et après avoir promené son regard
sympathique et aimable sur chacun de nous, elle reprit la boîte aux
perles et se retira.

De la fenêtre, je la regardai s'éloigner d'un pas rapide et cadencé
jusqu'à ce que sa petite toque à plume blanche se fût perdue au milieu
de la foule.

«Quelle femme séduisante!» m'écriai-je en m'adressant à mon compagnon.

Il avait rallumé sa pipe et fumait étendu, les paupières closes.

«Vraiment? dit-il, d'un air indifférent, je ne l'ai pas remarqué.

--Vous n'êtes qu'un automate, une machine à raisonnement, m'écriai-je.
Positivement, il y a des moments où vous n'êtes plus un homme.»

Mon indignation le fit sourire.

«Il est d'une importance capitale, dit-il, de ne pas laisser influencer
son jugement par des impressions personnelles. Je considère un client
comme une simple unité, un facteur dans un problème. Toute question
de sentiment fausse le jugement. Tenez, la femme la plus séduisante
que j'aie jamais vue a été pendue pour avoir empoisonné trois jeunes
enfants après les avoir assurés sur la vie à son profit, tandis que
l'homme le plus repoussant que je connaisse est un philanthrope qui
a dépensé plus de cinq ou six millions pour soulager la misère dans
Londres.

--Dans ce cas-ci, cependant....

--Dans aucun cas je ne fais d'exceptions. Lorsqu'on en admet, on fausse
les règles.--Avez-vous jamais fait de la graphologie? Que pensez-vous
de cette écriture?

--Elle est lisible et régulière, répondis-je; elle doit appartenir à un
homme dans les affaires, et à un homme assez énergique.»

Holmes secoua la tête.

«Examinez les lettres allongées, dit-il, elles dépassent à peine
les autres. Ce _d_ pourrait être un _a_ et cet _l_ un _e_. Les gens
énergiques, quelque illisibles qu'ils soient, allongent toujours
davantage ces lettres-là. D'ailleurs les _k_ dénotent un caractère
hésitant et les lettres majuscules la suffisance.--Maintenant je vais
sortir, car j'ai une petite enquête à faire, mais je serai de retour
dans une heure. Je vous recommande, en attendant, ce livre, un des plus
remarquables qui aient jamais été écrits. C'est _le Martyr de l'homme_,
de Winwood Reade.»

Je m'assis près de la fenêtre, le livre à la main, mais mon esprit
était bien loin des théories hardies énoncées par l'auteur. Je pensais
à la jeune personne qui venait de nous quitter. Je me rappelais
son sourire, sa voix si chaude et d'un timbre si sympathique et
je cherchais quel pouvait être l'étrange mystère qui enveloppait
son existence. Puisqu'elle avait dix-sept ans à l'époque de la
disparition de son père, cela lui en donnait vingt-sept maintenant,
âge charmant où la témérité de la jeunesse est déjà assagie par les
leçons de l'expérience. Je me laissais bercer ainsi par une douce
rêverie, lorsque, sentant tout à coup la pente dangereuse sur laquelle
s'acheminaient mes pensées, je me levai brusquement et me précipitai
à mon bureau pour me plonger dans un ouvrage de pathologie récemment
paru. Qu'étais-je en effet? Un pauvre chirurgien militaire, traînant
une jambe malade! Comment donc pouvais-je me permettre de semblables
rêves? Non, selon l'expression de Holmes, cette jeune femme ne devait
être pour moi qu'une unité, un simple facteur dans le problème. Si mon
avenir était sombre, mieux valait assurément l'envisager bravement
en face que de chercher à l'éclairer par les feux follets de mon
imagination.




III

A la recherche d'une solution.


Il était cinq heures et demie lorsque Holmes rentra. Il paraissait gai,
de très bonne humeur et, en attendant qu'il reprît, comme c'était son
habitude dans les cas pareils, un air sombre et morose, il se montrait
fort animé.

«Toute cette affaire n'est pas bien mystérieuse, dit-il, en buvant
la tasse de thé que je lui avais versée. Je ne vois guère qu'une
explication plausible.

--Quoi! vous avez déjà résolu le problème?

--Résolu, mon Dieu, ce serait trop dire. J'ai seulement découvert un
fait qui peut nous mener très loin, bien que tous les détails qui
l'environnent me manquent encore. Je viens de trouver, en consultant
la collection du _Times_, que le major Sholto, demeurant à Upper
Norwood et ex-officier au 34e fusiliers de Bombay, était mort le 8
avril 1882.

--Je suis peut-être bien peu intelligent, Holmes, mais je ne vois pas
de quelle utilité cette indication peut être.

--Vraiment? Vous m'étonnez.--Eh bien! écoutez. Le capitaine Morstan
disparaît. La seule personne avec laquelle il soit en relations à
Londres est le major Sholto, et celui-ci affirme n'avoir pas su la
présence de son ancien camarade dans la capitale. Cependant, quatre
ans après, Sholto meurt, _et juste une semaine après cette mort_, la
fille du capitaine Morstan reçoit un présent d'une grande valeur qui se
renouvelle chaque année; enfin dernièrement on lui écrit qu'elle est
une malheureuse victime. Pourquoi victime? A quoi peut se rapporter
ce mot, si ce n'est à la disparition de son père? Que signifient ces
cadeaux qu'on commence à lui envoyer, aussitôt après la mort de Sholto,
si ce n'est que l'héritier de ce Sholto est au courant du mystère
qui a entouré la fin de Morstan et trouve qu'il doit à la fille une
réparation? Voyons, avez-vous une autre solution qui puisse cadrer avec
tous ces faits?

--Mais quelle étrange réparation! et quelle singulière manière de s'y
prendre! Pourquoi écrirait-on plutôt maintenant qu'il y a six ans?
Il est vrai que la lettre parle bien de faire rendre justice. Mais
comment? On ne peut vraiment supposer que le père de miss Morstan vive
encore et nous ne connaissons pas d'autre fait auquel ce terme de
«rendre justice» puisse s'appliquer.»

Sherlock Holmes devint pensif.

«Évidemment, il y a là bien des lacunes, dit-il; espérons que notre
expédition de ce soir les comblera toutes.--Ah! voici le fiacre qui
amène miss Morstan. Êtes-vous prêt? Il faut partir, l'heure fixée est
déjà passée.»

Je pris mon chapeau et une canne plombée et je remarquai que Holmes,
tirant son revolver d'un tiroir, le glissait dans sa poche. Il pensait
évidemment que notre expédition pouvait devenir sérieuse.

Miss Morstan était emmitouflée dans un manteau de couleur sombre. Rien
sur ses traits ne trahissait les émotions qu'elle devait ressentir,
si ce n'est une légère pâleur; mais il eût fallu être de bronze pour
ne pas éprouver quelque malaise en s'embarquant dans une entreprise
du genre de la nôtre. Elle restait cependant parfaitement maîtresse
d'elle-même et c'est avec une entière lucidité d'esprit qu'elle
répondit aux quelques questions complémentaires posées par Sherlock
Holmes.

«Le major Sholto était très lié avec mon père qui parlait souvent
de lui dans ses lettres, nous dit-elle. Ils étaient tous les deux
officiers aux îles Andaman, ce qui les avait fait vivre dans une grande
intimité. A ce propos, on a trouvé dans le bureau de mon père un papier
fort curieux que personne n'a pu comprendre. Je ne suppose pas qu'il
ait la moindre importance, mais j'ai pensé que vous voudriez cependant
le voir et je vous l'ai apporté; le voici.»

Holmes déplia le papier avec soin et l'étala sur son genou, puis il
l'examina très scrupuleusement avec sa loupe.

«C'est du papier de fabrication indienne, remarqua-t-il, et cette
feuille est restée quelque temps épinglée sur une planche. Ce dessin
semble être le plan d'un vaste bâtiment comprenant un grand nombre de
cours, de corridors et de couloirs. Je vois aussi là une petite croix
à l'encre rouge et au-dessus, écrit d'un crayon un peu effacé: «3,37
en partant de la gauche». Dans le coin gauche, il y a un hiéroglyphe
curieux ressemblant à quatre croix tracées sur la même ligne et se
touchant entre elles. A côté, est écrit en caractères inégaux et
grossiers: «La marque des Quatre: Jonathan Small, Mahomet Singh,
Abdullah Khan, Dost Akbar». Non, j'avoue que je ne vois pas le rapport
que cela peut avoir avec notre affaire. Cependant ce document doit
posséder une sérieuse importance. Il a été conservé avec soin dans un
portefeuille, car l'endroit et l'envers sont aussi immaculés l'un que
l'autre.

--Nous l'avons trouvé en effet dans le portefeuille de mon père.

--Eh bien! gardez-le précieusement, miss Morstan, car il pourra nous
être utile. Je commence à penser que cette affaire est beaucoup plus
sérieuse et plus compliquée que je ne l'avais cru au début. J'ai besoin
de coordonner un peu mes idées.»

Il se renversa dans le fond de la voiture et je voyais à son front
plissé et à ses yeux vagues que son esprit travaillait activement.
Miss Morstan et moi, nous nous mîmes à causer à voix basse de notre
expédition et de ses conséquences possibles, mais notre compagnon ne se
départit pas de son silence jusqu'au terme de notre course.

C'était un soir de septembre, vers sept heures environ; la journée
avait été sombre et un brouillard très dense s'étendait sur la ville.
D'épais nuages obscurcissaient le ciel, donnant un air encore plus
lugubre aux rues boueuses. Dans le Strand, les becs de gaz étaient
réduits à jouer le rôle de tristes lampions éclairant à peine à
quelques pas le pavé gluant. Les illuminations brillantes des boutiques
s'éteignaient au milieu du brouillard et ne jetaient plus que des
lueurs incertaines sur les passants de la rue. Il y avait quelque chose
de fantastique dans cette succession indéfinie de visages, gais ou
tristes, heureux ou misérables, qui se remplaçaient tour à tour sous
les pâles rayons de cette lumière affaiblie: image de l'humanité qui
sort des ténèbres, paraît à la lumière et se replonge ensuite dans
l'obscurité! Je ne suis pas très impressionnable par nature; cependant
cette soirée lugubre, notre étrange expédition, tout contribuait à me
rendre nerveux et mal à l'aise. Je devinais que miss Morstan n'était
pas moins émue que moi. Holmes seul était trop maître de lui pour se
laisser influencer ainsi. Il tenait son calepin ouvert sur ses genoux
et de temps à autre, à la lueur de sa lanterne de poche, il y traçait
un signe ou une annotation.

Quand nous arrivâmes au Lyceum Théâtre, il y avait déjà foule devant
les entrées latérales, et sous le portique une longue file de hansoms,
de fiacres et de voitures de maître se succédait, y déposant leurs
clients des deux sexes, les uns en cravate blanche, les autres
dissimulant leurs diamants sous de riches manteaux. A peine avions-nous
atteint le troisième pilier, lieu fixé pour notre rendez-vous, qu'un
petit homme brun et à tournure dégagée, habillé comme un cocher de
fiacre, nous accosta.

«Escortez-vous miss Morstan? nous demanda-t-il.

--Je suis Miss Morstan en personne, répondit-elle, et ces deux
Messieurs sont mes amis.»

Notre interlocuteur s'approcha, fixant sur nous des yeux perçants et
inquisiteurs.

«Veuillez m'excuser, mademoiselle, dit-il d'un ton brusque, mais je
dois vous demander de me donner votre parole qu'aucun de vos compagnons
n'appartient à la police.

--Je vous en donne ma parole», répondit-elle.

Il fit entendre alors un léger coup de sifflet, et à ce signal s'avança
un fiacre dont il ouvrit la portière. L'homme monta sur le siège,
tandis que nous prenions place dans l'intérieur. Le cocher fouetta son
cheval aussitôt et nous partîmes à une allure des plus rapides.

Il faut avouer que notre situation était plutôt bizarre. Nous nous
dirigions vers une destination inconnue, dans un but encore ignoré. Et
cependant, ou tout cela n'était qu'une simple mystification,--hypothèse
inadmissible,--ou bien notre voyage allait, selon toute apparence,
être suivi des conséquences les plus sérieuses. L'attitude de miss
Morstan était toujours aussi déterminée et aussi pleine de sang-froid.
Je tentai de la distraire en lui racontant quelques épisodes de ma vie
en Afghanistan; mais, pour dire la vérité, j'étais moi-même si excité
par l'étrangeté de l'aventure et si curieux de savoir où on nous menait
que je m'embrouillais légèrement dans mes récits. Elle prétend encore
aujourd'hui que je lui ai raconté une palpitante histoire où il était
question d'une carabine qui vint tout à coup me regarder sous ma tente
au milieu de la nuit et d'un jeune tigre rayé avec lequel je fis feu
des deux coups. Au début, j'eus quelque idée de la direction que nous
prenions, mais la rapidité avec laquelle nous marchions, le brouillard
et mon ignorance de la topographie de Londres me firent bientôt perdre
tout point de repère. Je constatai seulement que le trajet était
très long. Sherlock Holmes, lui, n'était jamais pris en défaut, et il
murmurait les noms à mesure que le fiacre roulait à travers les places
et les rues tortueuses des faubourgs.

«Rochester Row, dit-il, puis, Vincent Square.--Ah! nous voici sur
la route du Pont de Vauxhall. Nous allons sûrement du côté des
Surrey.--Oui, je m'en doutais.--Nous sommes sur le pont; on voit même
la rivière.»

Nous eûmes en effet un aperçu fugitif de la Tamise, avec les becs de
gaz se reflétant sur la nappe d'eau calme et silencieuse. Mais notre
fiacre continuait sa course folle et déjà roulait sur l'autre rive où
il traversait tout un labyrinthe de rues.

«Wordsworth Road, reprit notre compagnon, Priory Road, Lark Hall Lane,
Stockwell Place, Robert Street, Cold Harbour Lane. Notre expédition ne
semble pas nous emmener vers les quartiers élégants.»

Nous entrions en effet dans un faubourg sale et repoussant où les
longues et sombres rangées de maisons bâties en briques étaient
seulement éclairées çà et là par la lueur criarde des boutiques de
marchands de vin. Puis une succession de villas à deux étages, toutes
précédées d'un jardin minuscule, et de nouveau encore ces interminables
lignes de grandes constructions de briques. Ce sont là les tentacules
monstres que la grande cité, pieuvre immense, jette dans la campagne.
Enfin le fiacre s'arrêta à la troisième maison d'une rangée de
constructions neuves. Les bâtiments alentour étaient tous inhabités et
celui devant lequel nous nous trouvions présentait une apparence aussi
triste que les autres. On n'y voyait aucune lumière, sauf à la fenêtre
de la cuisine. A peine cependant avions-nous frappé, qu'un serviteur
indien vint nous ouvrir la porte. Il portait sur la tête un turban
jaune et était vêtu de vêtements amples, retenus par une ceinture
également jaune. C'était un contraste étrange que cette silhouette
orientale apparaissant dans ce faubourg de Londres, sur le seuil d'une
vilaine maison de troisième ordre.

«Le sahib vous attend», dit-il. Et nous entendîmes aussitôt une voix
perçante qui criait de l'intérieur:

«Introduis-les, Khitmutgar, introduis-les tout de suite.»




IV

Récit de l'homme chauve.


Nous suivîmes l'Indien à travers un corridor sale, mal éclairé et plus
mal tapissé encore. Arrivé au fond, il ouvrit une porte sur la droite,
et nous aperçûmes à la clarté d'une lampe un petit homme à la tête
pointue dont le crâne luisant dominait une couronne de cheveux roux, à
la manière d'un pic neigeux émergeant des sapins. Il se tortillait les
mains sans interruption et ses traits n'étaient jamais au repos, se
contractant tantôt dans un sourire, tantôt dans une affreuse grimace.
Sa lèvre pendante laissait voir une rangée proéminente de dents jaunes
et mal plantées qu'il cherchait vainement à dissimuler en passant
constamment la main sur la partie inférieure de son visage. Malgré
sa calvitie, il avait l'air plutôt jeune et n'avait en effet qu'une
trentaine d'années.

«Votre serviteur, miss Morstan, répéta-t-il à plusieurs reprises d'une
voix grêle et stridente; votre serviteur, messieurs. Entrez, je vous
prie, dans mon petit sanctuaire. C'est tout petit, mademoiselle, mais
meublé selon mes goûts, une véritable oasis de l'art dans le désert
bruyant des quartiers sud de Londres.»

L'aspect de l'appartement dans lequel il nous introduisit nous frappa
de surprise; en rencontrant cette pièce luxueuse dans cette misérable
maison, on ressentait l'effet que produirait la vue du diamant le plus
rare enchâssé dans une vulgaire monture de cuivre. Les murs étaient
recouverts des tentures et des tapisseries les plus riches relevées
çà et là pour laisser voir quelque vase d'Orient, ou quelque tableau
luxueusement encadré.

Les tapis noir et jaune étaient si moelleux et si épais que le pied s'y
enfonçait agréablement comme dans un lit de mousse. Deux énormes peaux
de tigre jetées négligemment par terre et un grand narghileh posé sur
une natte dans un coin complétaient ce tableau de luxe oriental. Au
plafond était suspendue par un fil d'or presque invisible une lampe en
forme de colombe qui répandait en brûlant un parfum aromatique.

«Je suis monsieur Thaddeus Sholto», fit le petit homme, tout
en continuant à grimacer et à sourire. «Vous êtes miss Morstan
naturellement, et ces messieurs...?

--Monsieur Sherlock Holmes et le docteur Watson.

--Un docteur, vraiment? cria-t-il, très excité. Avez-vous votre
stéthoscope, docteur? Puis-je vous demander?... seriez-vous assez
bon?... Enfin voilà: j'ai beaucoup d'inquiétude au sujet de ma veine
cave, et si vous aviez la complaisance.... Oh! pour l'aorte je ne
crains rien, mais au sujet de la veine cave, je tiendrais infiniment à
avoir votre opinion.»

J'auscultai son cœur comme il me le demandait, sans y rien trouver
d'anormal; seulement, au tremblement qui le secouait de la tête aux
pieds, il était facile de constater la frayeur qui l'agitait.

«Tout me semble fonctionner régulièrement, dis-je. Vous n'avez rien à
craindre.

--Vous voudrez bien excuser mon inquiétude, n'est-ce pas, miss Morstan?
reprit-il tout joyeux. Je suis bien malade, et depuis longtemps
j'avais de grandes craintes. Aussi suis-je enchanté d'apprendre
qu'elles sont sans motif. Si votre père, miss Morstan, avait mieux
soigné sa maladie de cœur, il serait encore vivant à l'heure qu'il est.»

Je fus révolté d'entendre cet homme parler de cette façon légère et
brutale d'un sujet aussi douloureux. Miss Morstan devint d'une pâleur
de cire et fut obligée de s'asseoir.

«Mon cœur m'avait bien dit qu'il n'était plus de ce monde,
murmura-t-elle.

--Je puis vous donner tous les renseignements à ce sujet, ajouta-t-il,
et, qui plus est, vous faire rendre justice, et je le ferai, je vous
le jure, malgré tout ce qu'essaiera de dire mon frère Bartholomé. Je
suis très heureux d'avoir ici vos amis; car ils ne vous serviront pas
seulement d'escorte, mais ils seront encore les témoins de ce que
j'ai à vous révéler. A nous trois, nous sommes de force à résister
à Bartholomé. Mais ne nous adjoignons aucun étranger, aucun homme
de la police. Nous pouvons tout arranger entre nous d'une manière
satisfaisante sans l'aide de personne, et rien ne déplairait plus à mon
frère que de mêler le public à nos affaires.»

Il s'assit sur un siège très bas, et nous regarda en faisant clignoter
ses yeux clairs de myope.

«Pour ma part, dit Holmes, je puis vous assurer que tout ce que vous
nous confierez ne sortira pas d'ici.»

J'inclinai la tête en signe d'assentiment.

«Parfait, parfait, dit-il. Puis-je vous offrir un verre de chianti,
miss Morstan, ou du tokay? Je n'ai pas d'autres vins ici. Voulez-vous
que je débouche une bouteille?... Non. Bien, bien. J'espère que vous ne
craignez pas l'odeur du tabac, l'odeur balsamique du tabac oriental.
Je suis un peu nerveux et mon narghileh est pour moi un calmant
inappréciable.»

Il alluma son instrument, et la fumée se mit à filtrer en chantant à
travers l'eau de rose. Nous étions tous trois assis en demi-cercle,
la tête appuyée sur la main, tandis qu'au centre l'étrange petit être
au long crâne luisant tirait nerveusement de courtes bouffées du long
tuyau qu'il avait appliqué à ses lèvres.

«Lorsque je me décidai à vous faire cette communication, commença-t-il,
j'aurais pu vous donner mon adresse, mais j'ai craint que vous
n'accédiez pas à ma demande et que vous n'ameniez avec vous des gens
qui m'auraient déplu. J'ai donc pris la liberté de vous fixer un
rendez-vous qui permît à mon serviteur Williams de vous dévisager
d'abord. J'ai la confiance la plus entière dans sa discrétion, et
dans le cas où son inspection ne l'aurait pas satisfait, il avait des
ordres pour s'en tenir là. Vous ne m'en voudrez pas de ces précautions,
n'est-ce pas? mais je suis un peu sauvage et très raffiné dans mes
goûts. Or, je trouve qu'il n'y a rien de plus contraire à l'esthétique
qu'un agent de police. J'ai une répulsion instinctive pour le réalisme
brutal, quelle que soit sa forme, et je me mets rarement en contact
avec la foule vulgaire. Aussi je vis comme vous pouvez le voir, au
milieu d'une certaine élégance; et je crois que je peux m'intituler
l'ami des arts. Que voulez-vous? c'est là ma toquade. Tenez, ce paysage
est un Corot authentique, et quoique un expert puisse émettre quelque
doute sur ce Salvator Rosa, il n'y a pas d'erreur possible au sujet de
ce Bouguereau. Je dois vous avouer mon faible pour l'école française
moderne.

--Pardon, monsieur Sholto, interrompit miss Morstan, mais je suis
ici sur votre demande pour entendre une communication que vous avez
témoigné le désir de me faire. Il est déjà fort tard et je voudrais que
notre entrevue fût aussi courte que possible.

--Dans tous les cas, elle ne pourra qu'être assez longue, répondit-il,
car nous serons certainement obligés d'aller jusqu'à Norwood et de
voir mon frère Bartholomé. Nous irons tous ensemble et nous tâcherons
d'avoir le dessus. Il est furieux contre moi pour avoir pris le parti
qui me semblait le seul juste. J'ai eu une scène affreuse avec lui hier
soir, et vous ne pouvez vous imaginer combien il est terrible quand il
se met en colère.

--Si nous devons aller à Norwood, il serait peut-être préférable de
partir sur l'heure», hasardai-je.

Le petit homme partit d'un tel éclat de rire qu'il en devint cramoisi.

«Oh, voilà qui ne serait pas à faire, s'écria-t-il, je ne sais pas bien
comment nous serions reçus si je vous amenais ainsi à l'improviste,
sans que vous connaissiez d'abord nettement la situation; je vais
donc vous l'exposer, mais je dois avant tout vous prévenir qu'il
y a plusieurs points dans cette histoire que moi-même j'ignore
complètement, en conséquence je ne puis vous répéter que ce que je sais.

«Comme vous l'avez sans doute deviné, mon père était le major Sholto,
ex-officier de l'armée des Indes. Il prit sa retraite il y a environ
onze ans et vint habiter Pondichery Lodge, dans le quartier d'Upper
Norwood. Ayant fait de bonnes affaires aux Indes, où il avait amassé
une jolie fortune, il en avait rapporté une importante collection de
curiosités et avait ramené un personnel indien. Il acheta donc une
maison et y vécut avec un grand luxe. Il n'a jamais eu d'autres enfants
que mon frère jumeau Bartholomé et moi.

«Je me rappelle parfaitement le bruit que fit la singulière disparition
du capitaine Morstan. Nous en lûmes les détails dans les journaux avec
le plus grand intérêt, puisqu'il avait été l'ami de notre père, et nous
discutâmes librement l'affaire devant lui. Il mêlait ses suppositions
aux nôtres, et nous n'eussions jamais pu croire qu'il était le seul à
connaître ce qui s'était passé et la triste fin d'Arthur Morstan.

«Ce que nous savions toutefois, c'est qu'un danger mystérieux, mais
réel, menaçait notre père. Il n'aimait pas sortir seul et il avait
toujours comme portiers à Pondichery Lodge deux lutteurs de profession.
Williams, qui vous a conduits ici, était l'un d'eux. Il a été un
champion connu en Angleterre. Notre père n'avait jamais voulu nous
spécifier ses craintes, mais il professait une aversion marquée pour
tout individu ayant une jambe de bois. Un jour même il tira sur un
homme affligé de cette infirmité, et qui se trouva être tout simplement
un pauvre colporteur parfaitement inoffensif. Nous avons dû même payer
une grosse somme pour étouffer cette affaire. Mon frère et moi nous
avions toujours pensé que c'était là une simple lubie de notre père,
lorsque l'avenir se chargea de nous prouver le contraire.

«Au commencement de 1882, mon père reçut des Indes une lettre qui
le bouleversa de la plus étrange façon. En la lisant au déjeuner,
il faillit se trouver mal et c'est depuis lors qu'il est allé en
s'affaiblissant jusqu'à sa mort. Il nous fut impossible de découvrir
ce que contenait cette lettre; nous avions seulement pu constater
qu'elle était courte et écrite par une main inexpérimentée. A partir de
ce moment, le spleen dont le major se plaignait depuis des années ne
fit qu'augmenter rapidement, si bien qu'un jour, vers la fin d'avril,
on nous avertit que tout espoir était perdu, et que notre père nous
demandait pour nous faire une dernière communication.

«Lorsque nous entrâmes dans sa chambre il était soutenu par des
oreillers et ne respirait plus que péniblement. Il nous pria de fermer
la porte à clef et de nous mettre chacun d'un côté de son lit. Puis,
saisissant nos mains, il nous fit, d'une voix brisée par l'émotion
autant que par la souffrance, l'étrange récit que je vais tâcher de
vous répéter le plus fidèlement possible.

«Dans ce moment suprême, dit-il, il n'y a qu'une chose qui pèse sur ma
conscience: c'est la manière dont je me suis conduit vis-à-vis de la
fille du malheureux Morstan. La maudite avarice, qui a été toute ma vie
mon défaut capital, m'a fait retenir et garder la moitié du trésor qui
aurait dû lui appartenir. Et cependant je n'ai pas joui moi-même de
ces richesses, tant l'avarice est un vice aveugle et absurde! Le fait
seul de la possession était pour moi une telle jouissance que je ne
pouvais même supporter l'idée d'un partage. Voyez ce collier de perles
à côté de ce flacon de quinine. Je n'ai pas encore pu me décider à m'en
séparer, quoique je l'aie sorti avec l'intention de l'envoyer à cette
jeune fille. Vous, mes fils, vous lui donnerez, n'est-ce pas, une bonne
part du trésor d'Agra? Mais ne lui envoyez rien, même pas ce collier,
avant que j'aie quitté ce monde. Après tout, il y a eu des gens aussi
malades que moi et qui se sont remis.

«Je vais vous raconter maintenant comment est mort Morstan. Depuis des
années il avait une maladie de cœur qu'il cachait à tout le monde et
que moi seul connaissais. Pendant notre séjour aux Indes et par une
suite de circonstances extraordinaires, nous fûmes tous deux mis en
possession d'un trésor considérable. Je l'avais rapporté en Angleterre,
et quand Morstan y arriva à son tour, il débarqua directement chez
moi pour réclamer sa part. Il était venu à pied de la gare ici et fut
introduit par mon fidèle et vieux Lal Choudar, qui est mort depuis.
Morstan et moi n'étions pas d'accord quant au partage du trésor et
nous en vînmes à échanger des paroles fort aigres. A un moment Morstan
bondit de sa chaise au paroxysme de la colère, mais soudain il porta la
main à son cœur, son visage devint bleuâtre et il tomba à la renverse.
Dans sa chute, il heurta le coin du coffre qui renfermait le trésor et
se fit au front une profonde blessure. Lorsque je voulus le relever, je
constatai avec terreur qu'il avait cessé de vivre.

«Pendant quelques instants, je restai là à moitié fou, me demandant ce
que je devais faire. Mon premier mouvement avait été naturellement
d'appeler au secours; mais je me rendais compte combien je risquais
d'être pris pour un simple assassin. Cette mort subite au cours
d'une dispute, cette blessure à la tête, tout semblait m'accuser
formellement. De plus une enquête judiciaire aurait révélé tout ce qui
était relatif au trésor, et c'était ce que je voulais éviter à tout
prix. Morstan m'avait dit que personne au monde ne savait où il était
allé; pourquoi l'aurait-on découvert plus tard?

«J'en étais là de mes réflexions, lorsque j'aperçus sur le pas de
la porte Lal Choudar. Il entra doucement en fermant la porte à clef
derrière lui.--Ne craignez rien, Sahib, dit-il, personne ne saura que
vous l'avez tué. Cachez le cadavre, et bien malin celui qui découvrira
quelque chose.--Mais je ne l'ai pas tué! fis-je.--Lal Choudar secoua la
tête en souriant.--J'ai tout entendu, Sahib, reprit-il, j'ai entendu
la dispute et j'ai entendu le coup. Mais j'ai un sceau sur les lèvres.
Tous dorment dans la maison. Je vais vous aider à dissimuler le
corps.--Ceci suffit à me décider. Si mon propre serviteur ne croyait
pas à mon innocence, comment aurais-je pu espérer la faire prévaloir
devant une douzaine de jurés plus ou moins ineptes? Lal Choudar et moi
nous cachâmes le cadavre le même soir, et quelques jours après tous
les journaux de Londres ne parlaient que de la disparition mystérieuse
du capitaine Morstan. Vous voyez par ce récit que je n'ai rien à me
reprocher à ce sujet. Mais où je suis coupable, c'est d'avoir caché
non seulement le cadavre, mais encore le trésor, et d'avoir gardé par
devers moi la part de Morstan, comme si elle m'appartenait. Je désire
donc que vous fassiez une restitution. Approchez votre oreille de mes
lèvres; ce trésor est caché dans....»

«Juste à ce moment nous vîmes les traits de notre père se bouleverser
d'une façon effroyable, ses yeux s'ouvrirent démesurément, ses dents
s'entre-choquèrent, et il cria d'une voix que je n'oublierai jamais:
«Ne le laissez pas entrer! Pour l'amour de Dieu, ne le laissez pas
entrer!» Nous nous retournâmes tous deux vers la fenêtre en suivant la
direction de son regard, et nous pûmes distinguer, malgré l'obscurité
extérieure, un individu dont le visage s'écrasait contre la vitre.
C'était un homme à la barbe longue, à la chevelure inculte, dont le
regard exprimait d'une façon terrible la haine et la férocité. Mon
frère et moi, nous bondîmes vers la fenêtre, mais l'homme avait déjà
disparu. Lorsque nous revînmes auprès de mon père, sa tête s'était
inclinée sur sa poitrine et son cœur avait cessé de battre.

«Ce soir-là nous parcourûmes le jardin dans tous les sens sans trouver
trace de l'individu qui nous avait apparu; nous relevâmes seulement
sur la plate-bande au-dessous de la fenêtre la trace d'un seul pied.
Sans cette empreinte, nous aurions pu supposer que cette figure sauvage
et terrible n'était qu'un jeu de notre imagination. Mais bientôt nous
eûmes une preuve plus frappante encore qu'il se tramait quelque chose
dans l'ombre autour de nous, car le lendemain matin on constata que la
fenêtre de mon père avait été ouverte, que tous les meubles avaient
été fouillés, et sur la poitrine du cadavre était épinglé un chiffon
de papier qui portait ces mots: «La marque des quatre». Que signifiait
cette phrase? Quel avait été le mystérieux visiteur de la nuit? nous ne
le sûmes jamais. Selon toute apparence rien n'avait été volé, quoique
tout eût été mis sens dessus dessous. Naturellement mon frère et moi
nous fîmes un rapprochement entre cet étrange incident et les craintes
qui avaient hanté mon père de son vivant, cependant jusqu'ici tout cela
est resté encore une énigme pour nous.»

Le petit homme s'arrêta pour rallumer son narghileh et pendant quelques
instants sembla suivre sa pensée dans les nuages de fumée dont il
s'enveloppait. Nous avions tous été vivement impressionnés par ce récit
extraordinaire. Aux quelques mots qui avaient eu trait à la mort de
son père, miss Morstan était devenue blême et j'eus même, un instant,
la crainte qu'elle ne se trouvât mal. Je saisis une carafe en verre de
Venise qui se trouvait à ma portée et lui versai un verre d'eau.

Sherlock Holmes se tenait renversé sur sa chaise avec cette expression
absente qu'il savait prendre, les paupières baissées comme pour
voiler l'éclat de son regard. En portant mes yeux sur lui, je ne
pus m'empêcher de penser que le matin même il s'était encore plaint
amèrement de la monotonie de la vie; et voilà que nous nous trouvions
tout à coup en présence d'un problème qui demandait pour le résoudre
toutes les ressources de sa sagacité. Mr Thaddeus Sholto nous regarda
alternativement avec une satisfaction évidente en constatant l'effet
que son récit avait produit sur nous. Il reprit, tout en tirant de
temps en temps quelques bouffées de sa pipe:

«Comme vous pouvez le penser, nous fûmes, mon frère et moi, très
excités par l'idée de ce trésor auquel notre père avait fait allusion.
Pendant des semaines, pendant des mois, nous fouillâmes tous les coins
du jardin, nous le mîmes sens dessus dessous, sans arriver à rien
découvrir. Cela nous rendait fous de penser que le major allait nous
révéler l'endroit de la cachette au moment précis où il avait expiré.
Nous pouvions nous faire une idée de la splendeur des richesses cachées
par le collier de perles qui en avait été distrait; et même, au sujet
de ce collier nous eûmes, mon frère et moi, une légère discussion. Les
perles avaient évidemment une valeur considérable, et lui ne voulait
pas s'en séparer, car, entre nous, Bartholomé a un peu hérité du vice
paternel. Il prétendait qu'en offrant ce bijou à celle à notre père le
destinait, cela ferait jaser et pourrait nous attirer des désagréments.
Tout ce que je pus obtenir fut l'autorisation de rechercher l'adresse
de miss Morstan et de lui envoyer une perle séparée à intervalles
fixes, afin qu'elle sût bien qu'on ne l'oubliait pas.

--C'était une pensée très charitable de votre part, interrompit miss
Morstan. Vraiment, vous vous êtes montré bien bon pour moi.»

Le petit homme joignit les mains d'une façon suppliante:

«Nous n'étions que vos fidéicommissaires, dit-il, du moins c'est ainsi
que j'envisageais la chose, quoique Bartholomé ne fût pas tout à fait
de mon avis. Nous étions assez riches par nous-mêmes et je ne désirais
rien de plus. D'ailleurs il aurait été de bien mauvais goût de se
conduire vis-à-vis d'une jeune personne d'une façon aussi mesquine.
Les Français, qui ont vraiment une façon charmante de dire les choses,
affirment que «le mauvais goût mène au crime». Quoi qu'il en soit,
notre désaccord à ce sujet devint si aigu, que je jugeai préférable de
renoncer à la vie en commun. Je quittai donc Pondichery Lodge, emmenant
avec moi dans ma nouvelle demeure Williams et le vieux Khitmutgar.
Mais hier j'appris un événement de la plus haute importance. Le trésor
venait d'être enfin retrouvé! Je me mis sur l'heure en rapport avec
miss Morstan, et nous n'avons plus maintenant qu'à aller jusqu'à
Norwood en réclamer notre part. Déjà hier soir j'ai formulé mes
intentions à mon frère, et, si nous ne devons pas espérer être les
bienvenus chez lui, nous sommes sûrs en tout cas d'être attendus.»

Mr Thaddeus Sholto avait cessé de parler, et continuait de se
trémousser sur ses luxueux coussins. Pour nous, nous gardions le
silence, absorbés par la pensée des nouvelles complications qui
surgissaient de cette mystérieuse affaire.

Holmes fut le premier à se ressaisir et se leva brusquement.

«Vous avez parfaitement agi, monsieur, dit-il, depuis A jusqu'à Z.
Peut-être serons-nous assez heureux en retour pour éclaircir les
points qui restent encore obscurs à vos yeux. Mais, comme le disait
miss Morstan, il y a un moment, il est déjà tard et il vaudrait mieux
poursuivre notre enquête le plus rapidement possible.»

Sans se faire prier davantage, notre nouvelle connaissance roula le
tuyau de son narghileh et alla chercher derrière un rideau un long
pardessus ouaté garni d'un col et de manchettes d'astrakan. Après
l'avoir revêtu, il le boutonna jusqu'en haut, malgré la douceur de la
température, et compléta son accoutrement en mettant sur sa tête une
toque de castor muni d'oreillères tombant de chaque côté, de sorte
qu'on ne voyait plus de lui que son nez pointu et sa bouche grimaçante.

«Ma santé est bien délicate, dit-il, en nous montrant le chemin, et je
me vois réduit à vivre comme un pauvre infirme.»

Un fiacre nous attendait à la porte et tout était évidemment prévu
d'avance, puisque, dès que nous y fûmes montés, le cocher partit d'une
allure rapide. Thaddeus Sholto parlait sans discontinuer, sur un ton
perçant qui dominait le bruit de la voiture.

«Bartholomé est un garçon bien intelligent, dit-il. Devinez comment
il découvrit le trésor? Il était arrivé à se convaincre que mon père
l'avait caché dans sa demeure. Alors il releva le plan de la maison
de la façon la plus exacte. Il remarqua que la hauteur extérieure
du bâtiment était de soixante-quatorze pieds; mais en additionnant
la hauteur de chaque étage et en tenant compte de l'épaisseur des
planchers qu'il avait déterminée par des sondages, il n'arrivait
jamais à avoir comme élévation à l'intérieur que soixante-dix pieds.
Il manquait donc quatre pieds, qui ne pouvaient se retrouver qu'au
sommet de la maison. Il perça un trou dans le plafond d'une chambre
située au dernier étage et découvrit, comme il s'y attendait, un petit
grenier inconnu de tous. Là était le coffre renfermant le trésor; il le
descendit alors par le trou dans la pièce située au-dessous, et c'est
là qu'il est resté depuis. Il estime que la valeur des pierres atteint
au moins une douzaine de millions.»

A l'énoncé de ce chiffre énorme, nous nous regardâmes tous avec
stupéfaction. Miss Morstan, une fois ses droits reconnus, allait
devenir, de pauvre institutrice qu'elle était jusqu'alors, une riche
héritière. Assurément un véritable ami eût dû se réjouir d'une aussi
bonne nouvelle, et cependant, je dois l'avouer à ma honte, l'égoïsme
prit le dessus chez moi et je sentis mon cœur traversé par une
souffrance aiguë. Je murmurai quelques congratulations indistinctes et
je restai atterré, la tête penchée sur ma poitrine, sourd au bavardage
de notre compagnon. Celui-ci était évidemment un hypocondriaque de
premier ordre, et j'avais vaguement conscience qu'il détaillait tout
au long les symptômes qui l'inquiétaient, en me suppliant de lui
donner mon avis sur la composition et sur les effets des innombrables
élixirs dont il portait quelques spécimens dans une pharmacie de poche.
J'espère qu'il ne se rappellera jamais tout ce que j'ai pu lui répondre
ce soir-là. Holmes prétend qu'il m'a entendu le mettre en garde contre
l'immense danger qu'il pouvait courir en prenant plus de deux gouttes
d'huile de ricin, tandis que je lui recommandais, comme calmant, la
strychnine à haute dose. Quoi qu'il en soit, ce me fut un soulagement
de sentir le fiacre s'arrêter, et de voir le cocher ouvrir la portière.

«Voici Pondichery Lodge, miss Morstan», dit M. Thaddeus Sholto, et il
tendit la main à la jeune fille pour l'aider à descendre.




V

Le drame de Pondichery Lodge.


Il était près de onze heures quand nous arrivâmes au lieu où nous
attendait le dénouement tragique des aventures de cette nuit. Nous
avions laissé loin derrière nous le brouillard humide qui recouvrait
la grande cité et la nuit était passablement belle. Un vent chaud
soufflait de l'ouest et de gros nuages montaient lentement dans le
ciel, laissant de temps en temps le croissant de la lune jeter des
lueurs intermittentes. On y voyait assez pour se diriger; cependant
Thaddeus Sholto prit une des lanternes de la voiture pour mieux
éclairer notre chemin.

Pondichery Lodge était situé au milieu d'un jardin qu'entourait un mur
très élevé, hérissé de tessons de verre. Une simple porte très étroite
et garnie de ferrures y donnait seule accès. Notre guide frappa d'une
manière particulière en faisant ce _rat-tat-tat_... par lequel les
facteurs ont coutume de s'annoncer.

«Qui va là?» cria de l'intérieur une voix bourrue.

«C'est moi, Mac Murdo. Ne reconnaissez-vous donc plus ma manière de
frapper?»

On entendit la voix grommeler sourdement, puis des clefs
s'entre-choquèrent et la porte tourna lentement sur ses gonds, laissant
voir sur le seuil un homme de taille moyenne, mais remarquablement
large d'épaules. A la lueur de la lanterne, nous distinguâmes une tête
aux mâchoires saillantes, à l'œil clignotant et faux.

--C'est vous, monsieur Thaddeus. Quels sont ces gens qui vous
accompagnent? Je n'ai aucun ordre du maître à leur sujet.

--Vraiment, Mac Murdo? Cela m'étonne. J'avais prévenu hier soir mon
frère que j'amènerais quelques amis avec moi.

--Il n'est pas sorti de sa chambre de toute la journée, monsieur
Thaddeus, et, je vous le répète, je n'ai pas d'ordre. Vous savez qu'il
m'est impossible de violer ma consigne. Vous, vous pouvez entrer si
vous voulez, mais vos amis resteront où ils sont.»

C'était là un contretemps inattendu. Thaddeus Sholto regarda autour de
lui d'une façon perplexe:

«C'est trop fort, Mac Murdo, dit-il; si je me porte garant pour eux,
cela doit vous suffire, il me semble. D'ailleurs, voici une jeune fille
qu'on ne peut vraiment laisser à cette heure se morfondre au milieu de
la route.

--Désolé, monsieur Thaddeus, reprit le portier d'un ton ferme. Il y a
des gens qui peuvent être de vos amis à vous, et ne pas être ceux de
mon maître. Il me paie bien pour que je fasse mon service et je le fais
en conscience. Or je ne connais aucune des personnes qui sont là.

--Oh si, vous en connaissez, Mac Murdo, s'écria Sherlock Holmes fort
à propos; car je ne pense pas que vous ayez pu m'oublier. Ne vous
rappelez-vous pas l'amateur qui, il y a quatre ans, le soir où on
donnait votre bénéfice chez Alison, a fourni trois assauts contre vous?

--Quoi, vous seriez monsieur Sherlock Holmes? s'écria l'ancien lutteur.
Bon Dieu, comment ai-je pu ne pas vous reconnaître? Si, au lieu de
rester là tranquillement derrière les autres, vous vous étiez approché
et vous m'aviez donné un certain coup de revers sur la mâchoire, je
vous aurais reconnu sans hésiter. Ah! on peut dire que vous avez
gaspillé les dons du bon Dieu, vous! Comme vous auriez pu viser haut
dans la partie, si vous aviez voulu!

--Vous voyez, Watson, me dit Holmes en riant, si le reste vient à me
manquer, j'aurai toujours une profession savante ouverte devant moi.
Et maintenant je suis sûr que ce brave camarade ne va pas nous laisser
ainsi dehors exposés au froid.

--Entrez, entrez donc, monsieur, vous et vos amis, répondit-il. Je vous
fais mes excuses, monsieur Thaddeus, mais j'ai des ordres très sévères.
Il fallait savoir qui étaient vos amis avant de les introduire.»

Une fois entrés, nous suivîmes une allée sablée qui serpentait dans
un jardin mal tenu pour aboutir à une construction quadrangulaire
fort massive et sans aucune architecture. Cette bâtisse se trouvait
dans une obscurité complète, sauf un angle éclairé par la lune dont
les rayons se reflétaient sur une des fenêtres du grenier. Le lugubre
aspect de cet énorme bâtiment, plongé dans un silence de mort, donnait
le frisson. Tout le premier, Sholto semblait mal à son aise et la
lanterne vacillait dans sa main tremblante.

«Je n'y comprends rien, dit-il. Il faut qu'il y ait eu quelque
malentendu. J'avais bien spécifié à Bartholomé que nous viendrions
le voir, et cependant ses fenêtres ne sont pas éclairées. Je ne sais
vraiment pas ce que cela veut dire.

--L'entrée de sa maison est-elle toujours aussi difficile à forcer?
demanda Holmes.

--Oui; il a continué les traditions de mon père. Il était son favori,
vous savez, et je m'imagine quelquefois que le major a dû lui en dire
plus long qu'à moi. Voici la fenêtre de Bartholomé, là, de ce côté,
éclairée par la lune. Mais il me semble bien qu'il n'y a aucune lumière
à l'intérieur.

--Aucune, dit Holmes, seulement j'aperçois une lueur à cette petite
fenêtre près de la porte.

--Ah! c'est la chambre de la femme de charge, de la vieille Mrs
Bernstone. Elle va pouvoir nous renseigner; seulement veuillez
m'attendre quelques secondes ici, car, comme elle n'est pas prévenue,
nous lui ferions une peur atroce si nous entrions tous à la fois. Mais
chut! qu'entends-je?»

Il éleva la lanterne; sa main tremblait tellement que les rayons
de lumière dansaient tout autour de nous. Miss Morstan saisit mon
bras et nous restâmes immobiles, le cœur battant, l'oreille tendue.
De la sombre demeure s'élevait un son plaintif, désolé, qui perçait
le silence de la nuit: c'étaient les gémissements aigus d'une femme
affolée par la peur.

«La voix de Mrs Bernstone, murmura Sholto. C'est la seule femme qui
habite la maison. Restez là. Je serai de retour dans un instant.»

Il se précipita vers la porte et frappa d'une manière particulière.
Une grande femme, déjà âgée, vint lui ouvrir et tressaillit de joie en
l'apercevant.

«Oh! monsieur Thaddeus, que je suis heureuse de vous voir! que je suis
donc heureuse, mon bon monsieur Thaddeus!»

Et nous l'entendîmes réitérer ses exclamations jusqu'au moment où, la
porte se refermant, elles ne parvinrent plus jusqu'à nous que comme un
murmure lointain et monotone.

Notre guide nous avait laissé la lanterne. Holmes la promena lentement
autour de lui, examinant tout soigneusement, depuis la maison jusqu'aux
tas de fumier répandus dans le jardin.

Miss Morstan resta seule avec moi, sa main dans la mienne. Quelle chose
singulière que l'amour! Nous ne nous étions jamais vus avant ce jour,
nous n'avions jamais échangé ni un mot, ni un regard de tendresse, et
cependant à l'heure où nous sentions un danger planer au-dessus de
nous, d'elles-mêmes nos mains s'étaient cherchées. Bien souvent depuis
je m'en suis étonné. Mais à ce moment il me parut tout simple de me
rapprocher d'elle, comme elle de son côté, ainsi qu'elle me l'a souvent
répété, vint d'instinct chercher auprès de moi aide et protection.
Nous étions donc là comme deux enfants, la main dans la main, et nos
cœurs se sentaient heureux en dépit des sombres mystères qui nous
environnaient.

«Quel étrange endroit!» dit-elle, en promenant ses regards autour
d'elle.

«En effet, répondis-je, c'est comme si tous les mulots d'Angleterre s'y
étaient donné rendez-vous. Cela me rappelle une colline que j'ai vue
près de Ballarat et où avaient opéré des chercheurs d'or.

--L'aspect est le même et pour la même raison, dit Holmes. Au lieu
de chercheurs d'or ce sont des chercheurs de trésor qui ont tout
bouleversé ici. Pensez donc qu'ils ont travaillé pendant six ans; qu'y
a-t-il rien d'étonnant à ce que ce jardin soit retourné comme une
carrière de sable?»

A ce moment la porte de la maison s'ouvrit violemment et Thaddeus
Sholto bondit vers nous, les bras levés au ciel, avec l'expression de
la plus vive terreur.

«Il est arrivé un malheur à Bartholomé, s'écria-t-il. Oh, j'ai trop
peur, ces émotions me tueront!»

Il pleurait presque dans sa frayeur, et cette figure malingre et
grimaçante, qui émergeait du large collet d'astrakan, semblait celle
d'un enfant peureux implorant protection.

«Entrons dans la maison, dit Holmes, de son ton autoritaire.

--Oui, je vous en prie, supplia Thaddeus Sholto; pour ma part, je suis
incapable de prendre la moindre décision.»

Nous le suivîmes tous dans la chambre de la femme de charge située à
gauche dans le corridor. La vieille femme, à moitié folle d'inquiétude,
se promenait de long en large en se tordant les mains. Mais la vue de
miss Morstan sembla la calmer un peu.

«Que Dieu bénisse votre doux et tendre visage! s'écria-t-elle en
sanglotant nerveusement, cela me fait du bien de vous voir; je viens
de passer une si terrible journée!»

Notre compagne caressa cette main émaciée qui portait les marques du
travail journalier, tout en murmurant ce que son cœur de femme lui
suggérait pour réconforter la pauvre créature. Une faible rougeur vint
colorer les joues pâles de cette dernière qui reprit:

«Monsieur s'est enfermé à clef et ne veut pas me répondre. Toute la
journée j'ai attendu qu'il m'appelât, car il défend en général qu'on
le dérange, mais il y a une heure, craignant qu'un malheur ne lui fût
arrivé, je suis montée au laboratoire et j'ai regardé par le trou de la
serrure. Allez, monsieur Thaddeus, allez-y, et voyez vous-même. Voilà
dix ans que je suis dans la maison; j'ai connu M. Bartholomé heureux,
je l'ai connu malheureux, mais jamais je ne lui ai vu une figure comme
celle-là.»

Sherlock Holmes prit la lampe et nous précéda; Thaddeus Sholto
tremblait tellement qu'on entendait ses dents s'entre-choquer; je fus
même obligé de passer mon bras sous le sien pour l'aider à monter
l'escalier, tant ses jambes lui refusaient tout service. Deux fois,
Holmes tira sa loupe de sa poche et examina attentivement, sur les
nattes posées en guise de tapis, ce qui me semblait à moi être tout
simplement de petits amas de poussière. Il montait lentement, marche
par marche, tenant la lampe près de terre et promenant son regard
perçant à droite et à gauche. Miss Morstan était restée en bas avec la
tremblante Mrs Bernstone.

Au troisième étage, l'escalier se terminait par un long couloir, orné
à droite d'un grand panneau de tapisserie indienne, et sur lequel à
gauche s'ouvraient trois portes. Holmes continuait à s'avancer de la
même manière lente et méthodique; nous nous tenions derrière lui en le
suivant de près, tandis que nos ombres allongées se profilaient dans le
corridor d'une façon fantastique; la troisième porte était celle que
nous cherchions. Holmes y frappa sans recevoir de réponse et essaya
alors de tourner la poignée. Mais la serrure était fermée à l'intérieur
et même un solide verrou avait été tiré, ainsi que nous pûmes nous
en convaincre en appliquant la lampe contre la rainure. On pouvait
cependant voir par le trou de la serrure. Sherlock Holmes, s'étant
penché pour regarder, se releva aussitôt en aspirant bruyamment.

«Il y a quelque chose de diabolique dans tout ceci, Watson, dit-il,
plus ému que je ne l'avais jamais vu. Qu'en pensez-vous?»

Je regardai à mon tour par l'étroite ouverture, et je reculai
d'horreur. Un rayon de lune pénétrait dans la chambre et l'éclairait
ainsi d'une lueur indécise et blafarde. Face à moi et comme suspendue
en l'air--car tout le reste du corps demeurait dans l'ombre,--je
n'apercevais qu'une tête, et cette tête était celle de notre compagnon
Thaddeus! Même crâne pointu, même calvitie, même couronne de cheveux
roux, même apparence exsangue. Mais un terrible sourire, une grimace
extraordinaire, en contractaient tous les traits, et dans cette chambre
silencieuse, éclairée seulement par un rayon de la lune, ce spectacle
était terrifiant. Telle était la ressemblance entre ce visage et celui
de notre petit ami, que je me retournai pour m'assurer qu'il était
toujours bien avec nous. Je me rappelai alors que, d'après ce qu'il
nous avait dit, son frère et lui étaient jumeaux.

«C'est horrible, murmurai-je à Holmes, que faut-il faire?

--Il faut ouvrir la porte», répondit-il, et, se jetant dessus, il pesa
de toutes ses forces contre elle. Elle craqua, grinça, mais ne céda
point. Nous nous arc-boutâmes alors tous les deux et cette fois elle
s'ouvrit brusquement; nous étions dans la chambre de Bartholomé Sholto.

Cette pièce avait servi de laboratoire de chimie. Contre le mur en face
de la porte, s'alignait sur une étagère une double rangée de fioles
bouchées à l'émeri et la table était couverte de petites lampes Bunsen,
d'éprouvettes et de cornues. Dans les coins on voyait des bonbonnes
d'acide enveloppées de paille. L'une d'elles semblait avoir été fêlée,
car un liquide noirâtre s'en était échappé et avait formé une espèce
de ruisseau qui répandait dans l'air une odeur acre rappelant celle
du goudron. Un escabeau placé sur un amoncellement de plâtras donnait
accès à un trou ouvert dans le plafond et assez large pour livrer
passage à un homme. Au pied de cet escabeau gisait une longue corde
à nœuds. Devant la table, effondré dans un fauteuil, le maître de la
maison était assis, la tête penchée sur l'épaule gauche, un sourire
énigmatique et spectral errant sur sa figure. Il était déjà raide et
froid et avait certainement cessé de vivre depuis plusieurs heures.
Je remarquai que non seulement ses traits, mais ses membres eux-mêmes
étaient tordus et contournés de la plus étrange façon. Près de lui sur
la table, on voyait une arme singulière: c'était un bâton fait d'un
bois noir et résistant, à l'extrémité duquel on avait grossièrement
fixé, à l'aide d'un bout de filin, une pierre en forme de marteau. A
côté, un chiffon de papier portait quelques mots griffonnés. Holmes y
jeta les yeux et nous le tendit.

«Voyez», dit-il, d'un ton significatif.

A la lumière de la lanterne, je pus lire avec un frisson d'horreur ces
mots: «La marque des quatre».

«Au nom du ciel, que signifie tout ceci? m'écriai-je.

--Cela signifie assassinat, dit-il en se penchant sur le cadavre. Ah!
je m'en doutais, voyez donc!»

Il me désigna une longue pointe brunâtre enfoncée dans la peau juste
au-dessus de l'oreille.

«Cela ressemble à une épine, dis-je.

--C'en est une en effet. Vous pouvez la retirer, mais faites bien
attention, car elle doit être empoisonnée.»

Je la pris entre le pouce et l'index et je l'arrachai si facilement que
c'est à peine si elle laissa une trace derrière elle. Seule, une petite
tache de sang marquait l'endroit de la piqûre.

«Tout ceci est un mystère indéchiffrable pour moi, dis-je. Plus nous
avançons et plus il s'obscurcit.

--Bien au contraire, répondit Holmes. Il s'éclaircit à chaque pas.
Il ne me manque plus que quelques anneaux pour reconstituer tout
l'enchaînement des faits.»

Nous avions à peu près oublié la présence de notre compagnon, depuis
que nous étions entrés dans la chambre. Il se tenait toujours sur le
seuil de la porte se tordant les mains, gémissant sourdement et nous
offrant ainsi l'image vivante de la terreur. Tout à coup il poussa un
cri strident:

«Le trésor est enlevé, dit-il, ils ont volé le trésor! Voici le trou
par lequel nous l'avons fait passer. J'ai aidé mon frère. Je suis le
dernier qui l'ait vu hier soir et je l'ai entendu fermer sa porte
pendant que je descendais.

--Quelle heure était-il?

--Il était dix heures. Et maintenant le voilà mort et la police va être
appelée et je vais être soupçonné d'être pour quelque chose dans tout
cela. Oh! oui, bien sûr. Mais vous ne le croyez pas, vous, messieurs!
N'est-ce pas, vous ne me soupçonnez pas? Est-ce que je vous aurais
amenés ici si j'avais été coupable? Oh, mon Dieu! mon Dieu! je crois
que je vais devenir fou.»

Il levait les bras au ciel, et agitait les jambes comme un épileptique.

«Vous n'avez aucune raison de vous tourmenter, Mr Sholto, dit Holmes
avec bonté en mettant la main sur son épaule; suivez seulement mon
conseil: prenez une voiture et allez raconter toute l'affaire à la
police, en lui proposant de l'aider autant que vous le pourrez. Nous
allons attendre ici votre retour.»

Le petit homme obéit comme un automate et nous l'entendîmes dégringoler
l'escalier dans l'obscurité.




VI

Théorie de Sherlock Holmes.


«Maintenant, Watson, dit Holmes en se frottant les mains, nous avons
une bonne demi-heure devant nous, tâchons d'en profiter. Comme je vous
l'ai dit, mon opinion est à peu près faite, mais il ne faut pas que
ma présomption m'entraîne sur une fausse piste. Quelque simple que
paraisse l'affaire, elle peut renfermer bien des dessous mystérieux.

--Vous trouvez cela simple? m'écriai-je.

--Sans aucun doute, affirma-t-il en prenant le ton doctoral d'un
professeur qui fait une conférence. Asseyez-vous là, dans ce coin, de
façon que vos empreintes ne puissent pas me gêner plus tard. Maintenant
commençons notre petit travail. En premier lieu, comment ces gens
ont-ils pu pénétrer ici, puis comment ont-ils pu en sortir? La porte
n'a pas été ouverte depuis hier au soir; examinons la fenêtre.»

Il prit la lampe pour mieux s'éclairer, tout en marmottant quelques
réflexions qui s'adressaient plutôt à lui-même qu'à moi. «La fenêtre
est fermée à l'intérieur.--La boiserie paraît très solide.--Il n'y a
pas de charnières apparentes à l'extérieur.--Voyons, ouvrons-la.--Pas
de gouttières ou de tuyaux, le toit hors de portée; cependant, un homme
est entré par cette fenêtre, puisqu'il a laissé l'empreinte de son pied
sur le rebord.--Il avait plu un peu hier soir, et voici une marque
ronde toute boueuse; la voilà de nouveau sur le plancher, et encore là,
près de la table. Voyez vous-même, Watson; quel précieux indice!»

Je regardai ces traces aux contours parfaitement définis.

«Mais ce n'est pas l'empreinte d'un pied, dis-je.

--Non, mais cela m'en dit bien plus long, car c'est celle laissée par
une jambe de bois. Regardez sur le rebord de la fenêtre, vous voyez la
marque d'une chaussure épaisse, garnie d'un gros talon ferré, et à
côté cette autre marque toute ronde.

--L'homme à la jambe de bois aurait donc passé par là?

--Parfaitement. Mais il n'était pas seul. Il a eu un aide, et un aide
fort habile qui a joué un rôle important dans l'affaire. Seriez-vous
capable d'escalader ce mur, vous, docteur?»

J'ouvris la fenêtre et je regardai. La lune donnait encore sur cette
partie de la maison. Nous étions au moins à vingt mètres du sol, et sur
ce mur de briques lisses je ne voyais ni arête ni creux qui permît au
pied de se poser.

«C'est absolument impossible, répondis-je.

--Sans aide, évidemment. Mais supposez que vous ayez dans cette chambre
un ami qui vous jetât une grosse corde semblable à celle que je vois
là dans le coin, après l'avoir assujettie par son extrémité à ce fort
crochet fiché dans le mur. Il me semble alors qu'avec un peu d'adresse
vous pourriez vous hisser jusqu'ici, même avec une jambe de bois.
Vous pourriez aussi bien redescendre de la même façon. Votre complice
remonterait alors la corde, la détacherait du crochet et la jetterait
dans un coin, puis, après avoir fermé la fenêtre, il reprendrait le
chemin par lequel il était venu. Je dois ajouter», continua-t-il, en
examinant la corde, «que notre invalide, tout en sachant bien grimper,
ne doit pas être un marin de profession. Ses mains sont loin d'être
endurcies, car ma loupe me permet d'apercevoir plusieurs taches de
sang, et surtout à l'extrémité du câble. D'où je conclus qu'en se
laissant glisser trop rapidement en bas, il s'est arraché la peau des
mains.

--Tout cela est fort bien, dis-je, mais l'énigme s'épaissit de plus
en plus. Quel est cet aide mystérieux? Comment est-il entré dans la
chambre?

--Oui, l'aide, répéta Holmes pensif. C'est certainement un être bien
intéressant à étudier et, grâce à lui, l'affaire sort tout à fait de
l'ordinaire. Il apporte un élément nouveau dans les annales criminelles
de notre pays, quoique des cas semblables se soient rencontrés dans les
Indes et, si j'ai bonne mémoire, en Sénégambie.

--Comment donc s'est-il introduit ici? répétai-je. La porte est fermée,
la fenêtre est inaccessible. Serait-il entré par la cheminée?

--J'y ai déjà pensé, répondit Holmes, mais l'ouverture est bien trop
étroite.

--Alors par où? persistai-je.

--Vous ne voulez pas appliquer mes procédés, dit-il en secouant la
tête. Combien de fois ne vous ai-je pas dit, qu'une fois toutes les
hypothèses matériellement inadmissibles, écartées, c'est parmi celles
qui restent, quelque improbables qu'elles puissent paraître, qu'il faut
chercher la vraie solution. Ici nous savons que cet individu n'a pu
entrer ni par la porte, ni par la fenêtre, ni par la cheminée. Il n'a
pas pu davantage se dissimuler dans cette pièce, où il est impossible
de se cacher. Par où donc est-il venu?

--Ah! par le trou du plafond, m'écriai-je.

--Naturellement. Il n'y a pas d'autre explication plausible. Ayez la
bonté de tenir un instant cette lampe et je vais inspecter la chambre
au-dessus, la cachette qui renfermait le trésor.»

Il monta sur l'escabeau et saisissant une poutre de chaque main, se
hissa dans le grenier. Puis, se couchant à plat ventre, il prit la
lampe que je lui tendais et je le suivis de la même façon.

La pièce dans laquelle nous nous trouvions avait environ trois mètres
sur deux. Le plancher était formé par des poutres entre lesquelles
s'étendait la mince couche de lattes et de plâtre de telle sorte qu'en
marchant il fallait sauter d'une solive à l'autre. Le plafond se
terminait en arête aiguë et suivait évidemment les contours du toit. Du
reste, aucun meuble; seule la poussière de plusieurs années s'était
accumulée sur le sol en couches épaisses.

«C'est bien cela», dit Sherlock Holmes, en touchant de la main la paroi
du mur, «j'aperçois une trappe qui donne à l'extérieur. Soulevons-la,
et voici le toit lui-même qui s'incline en pente assez douce. Nous
connaissons donc le chemin qu'a suivi notre numéro un. Voyons si nous
ne découvrons pas d'autres indices révélateurs.»

Il posa la lampe par terre et aussitôt, pour la seconde fois de la
soirée, une expression de surprise intense se dessina sur ses traits.
Pour moi, dès que mon regard eut suivi la direction du sien, je me
sentis frissonner de la tête aux pieds. On distinguait par terre des
empreintes nombreuses et très nettes, faites par un pied nu, bien
dessiné, parfaitement conformé, mais dont les dimensions n'étaient pas
moitié aussi grandes que celles d'un pied appartenant à un homme de
taille moyenne.

«Holmes, lui dis-je à l'oreille, un enfant a été mêlé à cet horrible
crime.»

En une seconde, Holmes était redevenu maître de lui.

«J'ai eu un instant d'hésitation, dit-il, quoique cependant tout cela
soit fort naturel. Si ma mémoire ne m'avait trahi, j'aurais dû m'y
attendre. Mais nous n'avons plus rien à voir ici, redescendons.

--Comment donc expliquez-vous de telles empreintes?» demandai-je avec
curiosité, lorsque nous nous retrouvâmes dans la pièce inférieure.

«Mon cher Watson, me dit-il avec un mouvement d'impatience, tâchez donc
d'analyser un peu les faits par vous-même. Puisque vous connaissez ma
méthode, appliquez-la et il sera ensuite intéressant de comparer les
résultats que nous aurons obtenus chacun de notre côté.

--Je ne puis trouver aucune explication rationnelle de tout ceci,
répondis-je.

--Bah! elle s'imposera bientôt à vous, reprit-il d'un ton
léger.--Quoique je croie n'avoir plus rien d'important à faire ici, je
ne veux cependant rien négliger.»

Il tira de sa poche une loupe et un mètre, puis se mettant à genoux, il
parcourut ainsi la chambre d'un bout à l'autre, prenant des mesures,
appliquant son nez long et mince contre le plancher, comparant et
examinant tout de ses yeux perçants, enfoncés dans leur orbite comme
ceux d'un oiseau de proie. Ses mouvements rapides, quoique silencieux
et discrets, ressemblaient à ceux d'un limier cherchant à démêler la
voie, et je pensais quel terrible criminel il eût fait, s'il avait
tourné contre les lois l'énergie et la sagacité qu'il mettait à les
défendre. Tout en travaillant ainsi, il se murmurait à lui-même des
phrases inintelligibles, quand soudain il poussa un cri de joie.

«Décidément, la veine est pour nous, dit-il. Tout va se simplifier
maintenant. Le numéro un a eu la malchance de mettre le pied dans du
goudron. Voyez son empreinte dans cette mare noirâtre formée par le
liquide qui s'est écoulé de la bonbonne.

--Eh bien!

--Eh bien! nous le tenons, voilà tout. Je connais un chien qui pourrait
suivre une telle piste jusqu'au bout du monde. Étant donné qu'une meute
est capable de chasser à travers tout un pays un hareng saur traîné par
terre, jusqu'où un chien, entraîné spécialement, pourra-t-il suivre une
odeur aussi forte que celle-ci? Cela ressemble à l'énoncé d'une règle
de trois.... Mais taisons-nous, car voici les respectables soutiens de
la loi.»

Le son de pas pesants, le bourdonnement de grosses voix, montaient
du rez-de-chaussée en même temps que la porte d'entrée se refermait
lourdement.

«Avant qu'ils arrivent, dit Holmes, tâtez donc les bras et les jambes
de ce pauvre diable. Que sentez-vous?

--Les muscles sont raides et durs comme du bois, répondis-je.

--Parfaitement. Ils sont bien plus contractés que dans le cas d'une
mort naturelle; de plus, voyez cette figure tordue, ce sourire étrange
que les anciens auteurs appellent le «risus sardonicus», et dites-moi
la conclusion que vous tirez de tout cela.

--La mort est due à un poison végétal d'une violence extrême,
répondis-je, à une substance comme la strychnine produisant des effets
tétaniques.

--C'est bien la première idée que j'ai eue en apercevant la contraction
des muscles et de la face. Aussi ai-je commencé par chercher comment le
poison avait été administré et, vous l'avez vu, j'ai aussitôt découvert
cette épine qui a été enfoncée ou plutôt lancée derrière l'oreille. Je
dis lancée, car, regardez: la partie du crâne où elle se trouvait est
juste dans la direction du trou fait dans le plafond; et maintenant,
examinez cette épine.»

Je la pris avec soin et la présentai à la lumière de la lampe. Elle
était longue, pointue, noirâtre, et la pointe semblait avoir été
enduite avec une substance gommeuse; l'extrémité opposée avait été
taillée et arrondie d'une façon spéciale à l'aide d'un couteau.

«Est-ce une épine qui pousse en Angleterre? demanda-t-il.

--Non, certainement.

--Avec toutes ces données, vous devez pouvoir arriver à une conclusion
juste.... Mais voici les agents officiels; nous autres irréguliers nous
n'avons qu'à battre en retraite.»

Les pas, qui s'étaient rapprochés peu à peu, résonnaient maintenant
bruyamment dans le corridor et un homme de haute taille, très fort,
vêtu d'un complet gris, entra brusquement dans la chambre. La figure
rouge, l'aspect sanguin, l'air convaincu de son importance, il cligna
ses petits yeux soulignés par de grosses poches bouffies, en promenant
çà et là un regard perçant. Sur ses talons marchait un agent en
uniforme et derrière eux venait le pauvre Thaddeus Sholto, encore tout
tremblant.

«En voilà une affaire, s'écria ce gros homme d'une voix rude et
enrouée, en voilà une belle affaire! Mais qui diable est là? Ah çà!
cette maison est bourrée comme un terrier de lapins.

--Il me semble que vous pourriez me reconnaître, monsieur Athelney
Jones, dit Holmes froidement.

--Mais certainement, certainement, vous êtes monsieur Sherlock Holmes,
le théoriste. Si je vous reconnais! Ah! je n'oublierai jamais le cours
que vous nous avez fait sur les causes, les effets, les déductions et
tout le tremblement, dans l'affaire des bijoux de Bishopgate. Il est
vrai que vous nous avez mis sur la vraie piste, mais avouez que le
hasard vous a mieux servi que votre habileté.

--Mon Dieu, c'est un raisonnement bien simple, qui m'a donné la
solution du problème.

--Allons, allons, reconnaissez-le donc sans fausse honte.... Mais cette
fois qu'est-ce qui nous attend? Une affaire médiocre, il me semble,
bien médiocre. Un crime épouvantable, c'est vrai; seulement, impossible
d'échafauder là-dessus la moindre théorie. C'est une veine que je me
sois justement trouvé à Norwood pour raison de service. J'étais dans
le poste même de police quand on est venu demander du secours. De quoi
pensez-vous que cet individu soit mort?

--Oh! ce n'est pas un cas où je puisse échafauder quelque théorie,
répliqua Holmes sèchement.

--Voyons, ne vous fâchez pas; je conviens qu'il vous arrive assez
souvent de mettre dans le mille. Mais qu'est-ce qu'on m'a dit? La
porte fermée à l'intérieur, des bijoux valant une douzaine de millions
disparus? Et la fenêtre, comment était-elle?

--Fermée, seulement un escabeau se trouvait devant.

--Eh bien, si elle était fermée, l'escabeau ne signifie rien, cela
tombe sous le sens. Après tout, l'homme a bien pu mourir d'une
attaque. Oui, mais il y a ces bijoux qui manquent. Ah! j'ai une
idée. Voyez-vous, j'ai de temps en temps comme cela des intuitions
soudaines. Veuillez sortir un instant, monsieur Sholto, et vous aussi,
sergent; votre ami peut rester, monsieur Holmes. Que penseriez-vous
de l'hypothèse suivante? Sholto avoue être resté avec son frère, hier
soir. Ce frère est mort subitement d'une attaque, et Sholto a emporté
le trésor. Hein? que dites-vous de cela?

--Je dis qu'évidemment le mort s'est ensuite levé pour aller
tranquillement fermer la porte à double tour.

--Hum! c'est vrai, il y a là une lacune. Soyons avant tout logiques. Ce
Thaddeus Sholto était avec son frère et, d'après ce que nous savons,
ils ont eu une discussion; mais voilà que l'autre est mort et que les
bijoux se sont envolés. Or, depuis que Thaddeus a quitté son frère,
personne n'a revu ce dernier et le lit qu'il occupait n'a pas été
défait. De plus, Thaddeus paraît bouleversé et son aspect est, comment
dirais-je? peu sympathique. Vous voyez la façon dont je tends mon filet
au-dessus de Thaddeus, les mailles commencent à l'enserrer étroitement.

--Vous n'êtes pas encore complètement au courant de tous les détails
de l'affaire, dit Holmes. Cette épine, que j'ai les meilleures raisons
de croire empoisonnée, était fichée dans le crâne de ce malheureux
à l'endroit où vous en voyez encore la marque. Ce papier, avec
l'inscription que vous pouvez y lire, était placé sur la table, et à
côté se trouvait cette arme bizarre terminée par une sorte de massue en
pierre. Comment tout cela concorde-t-il avec votre théorie?

--Cela la confirme en tous points, répliqua le gros détective d'un
ton important. La maison est pleine de curiosités indiennes. Thaddeus
a monté ici la massue; si l'épine est empoisonnée, il a pu mieux
que personne s'en servir pour accomplir le crime. Le papier n'est
évidemment qu'une frime, un simple trompe-l'œil. Le seul point à
élucider est de savoir comment il est sorti. Ah! mais voilà, j'aperçois
une ouverture dans le plafond.»

Avec une agilité que son apparence massive n'aurait guère fait
soupçonner, il s'élança sur les marches de l'escabeau et s'introduisit
dans le grenier. Une seconde après, il nous annonçait d'une voix
triomphante qu'il avait découvert la porte donnant sur le toit.

«Il est capable de tomber à peu près juste, remarqua Holmes, en
haussant les épaules, car il a parfois des éclairs de bon sens. Comme
dit le proverbe français: «Il n'y a pas de sots si incommodes que ceux
qui ont de l'esprit[1]».

  [1] En français dans le texte.

--Vous voyez bien, dit Athelney Jones en apparaissant de nouveau au
sommet de l'escalier, il vaut mieux s'en rapporter aux faits qu'à
toutes les théories possibles. Voilà mon opinion pleinement confirmée.
Il existe une trappe communiquant avec le toit et elle est restée
entr'ouverte.

--C'est moi qui l'ai ouverte.

--Oh vraiment! vous l'aviez donc déjà trouvée?»

Cette découverte sembla le déconcerter un peu.

«Quoi qu'il en soit, elle nous indique le chemin que notre individu a
pris pour s'en aller. Agent! cria-t-il.

--Voilà, monsieur, répondit une voix dans le corridor.

--Priez donc M. Sholto de revenir ici. Monsieur Sholto, je dois en
conscience vous prévenir que désormais toutes vos paroles pourront être
interprétées contre vous. Car, au nom de la Reine, je vous arrête sous
l'inculpation du meurtre commis sur la personne de votre frère.

--Ah! je vous l'avais bien dit, s'écria le pauvre petit être en se
tordant les mains et en jetant sur nous des regards égarés.

--N'ayez aucune inquiétude, monsieur Sholto, dit Holmes, je crois
pouvoir me faire fort de prouver clairement votre innocence.

--Prenez garde de promettre plus que vous ne pourrez tenir, monsieur
l'amateur de théories, prenez garde, dit le détective d'un ton aigre;
cela vous sera peut-être plus difficile que vous ne le pensez.

--Monsieur Jones, non seulement je ferai éclater l'innocence de ce
malheureux, mais, pour votre gouverne, je puis même vous donner le nom
et le signalement de l'un des deux individus qui ont pénétré hier soir
dans cette pièce. Son nom doit être: Jonathan Small. C'est un homme
qui n'a qu'une instruction rudimentaire, il est petit, énergique, et
amputé de la jambe droite; sa jambe de bois est usée du côté intérieur.
La chaussure qu'il porte au pied gauche est de fabrication grossière,
carrée du bout, avec un talon cerclé de fer. Enfin il est entre deux
âges, fortement bronzé par le soleil, et sort du bagne. Ces indications
sommaires pourront vous être de quelque utilité, surtout si vous notez
en outre qu'il doit avoir la peau intérieure des mains arrachée sur une
certaine largeur. Quant à son compagnon....

--Ah, il a un compagnon», interrompit Athelney Jones en ricanant,
quoiqu'il fût facile de voir l'impression produite sur lui par le ton
assuré d'Holmes.

«Son compagnon, reprit celui-ci en pivotant sur ses talons, est un
personnage fort étrange. Mais j'espère pouvoir vous les présenter tous
les deux, avant peu. Voulez-vous venir un instant, Watson, j'aurais un
mot à vous dire?»

Il m'emmena jusque sur le palier de l'escalier.

«Cet événement inattendu, dit-il, nous a fait perdre de vue le but réel
de notre excursion.

--C'est à quoi je pensais, répondis-je. Miss Morstan ne peut pas rester
plus longtemps dans cette sinistre maison.

--Non, il faut que vous la rameniez chez elle. Elle demeure chez Mrs
Cecil Forrester, dans le bas de Camberwell, assez près d'ici, comme
vous voyez. Je vous attendrai, dans le cas où vous voudriez revenir.
Mais peut-être vous sentez-vous trop fatigué?

--En aucune façon. D'ailleurs je crois qu'il me serait impossible de
dormir avant d'en savoir davantage sur cette affaire si extraordinaire.
J'ai déjà vu bien des spectacles effrayants, mais la succession rapide
de tant d'aventures étranges m'a, je vous assure, ébranlé tous les
nerfs. Aussi, au point où nous en sommes, je voudrais poursuivre
l'enquête avec vous.

--Votre aide me sera très utile, répondit-il, nous travaillerons pour
notre compte et nous laisserons ce brave Jones exulter en présence
de toutes les chimères qu'il se forge. Quand vous aurez ramené miss
Morstan, je voudrais que vous alliez jusqu'à Pinchin Lane, nº 3. C'est
sur le bord de l'eau, dans le quartier de Lambeth. La troisième maison
sur la droite est celle d'un empailleur nommé Sherman. Vous verrez sur
la fenêtre une belette saisissant un jeune lapin. Secouez le vieux
Sherman, dites-lui bonjour de ma part, et après lui avoir expliqué que
j'ai besoin de Toby tout de suite, ramenez ensuite ledit Toby avec vous
dans la voiture.

--Toby est un chien, je suppose.

--Oui, une espèce de vilain bâtard, mais qui a un nez extraordinaire.
Je préfère son assistance à celle de toute la police de Londres.

--C'est bon, je vous le ramènerai, dis-je. Il est une heure du matin.
Si je puis trouver un bon cheval, je serai de retour avant trois heures.

--Et moi, dit Holmes, je vais voir ce que je puis tirer de Mme
Bernstone et du serviteur indien, qui, d'après ce que m'a dit Mr
Thaddeus, couche dans une mansarde voisine. Puis j'étudierai les
procédés du fameux Jones et je subirai ses plaisanteries qui, à la
vérité, manquent un peu de sel. Mais Gœthe, avec sa grande connaissance
des hommes, n'a-t-il pas dit:

  «Wir sind gewohnt dass die Menschen verhöhnen, was sie nicht
  verstehen![2]»

Gœthe est toujours plein de profondeur.»

  [2] «Nous sommes habitués à voir les gens se moquer de ce qu'ils ne
  comprennent pas.»




VII

Incident du baril.


Je me servis du fiacre qui avait amené les gens de la police pour
ramener miss Morstan. Grâce à ce don céleste particulier aux femmes,
elle avait tout supporté de la façon la plus courageuse tant qu'elle
s'était sentie nécessaire pour réconforter une créature plus faible
qu'elle; et je l'avais trouvée tenant compagnie à la tremblante femme
de charge avec une apparence très calme et parfaitement naturelle.
Mais, à peine en voiture, elle commença par se trouver mal, puis, sous
l'émotion des incidents de la nuit, elle éclata en sanglots violents.
Elle m'a souvent dit depuis qu'elle m'avait trouvé bien froid et bien
distrait pendant ce voyage. Elle ne se doutait pas du combat que je
livrais en moi-même et des efforts que je faisais pour me contenir.
Ma sympathie et ma tendresse allaient tout entières vers elle, comme,
dans le jardin, ma main avait spontanément été chercher la sienne.
Nous aurions pu vivre des années au milieu de toutes les conventions
dont on entoure la vie et je n'aurais pas, je le sentais, appris à
connaître cette nature douce et vaillante comme un seul jour avait
suffi pour me la faire apprécier, grâce à cette succession d'événements
étranges. Deux pensées cependant arrêtaient sur mes lèvres tous les
mots de tendresse que j'aurais voulu lui murmurer. En premier lieu,
elle se trouvait près de moi faible et sans défense, l'esprit et les
nerfs tout ébranlés, et c'eût été une trahison que de la forcer à
écouter en un pareil moment l'aveu de mon amour. En outre, et c'était
là le plus terrible, elle était riche. Si Holmes réussissait dans
ses recherches, elle allait devenir une héritière. Était-il honnête,
était-il loyal, pour un pauvre médecin en demi-solde, de tirer ainsi
parti des circonstances qui lui avaient valu une intimité si prompte?
Elle aurait été en droit de me considérer comme un vulgaire coureur
de dot. Et je ne pouvais supporter la pensée de lui donner de moi
une pareille opinion. Ce trésor d'Agra s'élevait entre nous comme
une barrière infranchissable. Il était près de deux heures du matin,
lorsque nous arrivâmes chez Mrs Cecil Forrester. Les domestiques
étaient couchés depuis longtemps, mais Mme Forrester avait pris un tel
intérêt à la singulière communication reçue par miss Morstan, qu'elle
était restée debout pour attendre son retour. Elle nous ouvrit la porte
elle-même; c'était une femme entre deux âges et très aimable; elle me
conquit le cœur par la façon affectueuse dont elle entoura de son bras
la taille de son amie et par l'intonation maternelle que sa voix prit
pour s'adresser à elle. On sentait qu'elle ne la considérait pas comme
une personne à ses gages, mais comme une amie très chère. Quand je lui
eus été présenté, Mme Forrester me demanda très simplement de vouloir
bien entrer et de lui faire un récit complet de toutes nos aventures.
Mais j'arguai que j'avais une mission importante à remplir, tout en
promettant de revenir et de tenir ces dames au courant de tout ce qui
pourrait survenir. Au moment où ma voiture s'ébranlait, je me retournai
et je revois encore maintenant le tableau qui s'offrit à ma vue: cette
porte entr'ouverte, ce vestibule éclairé, avec l'escalier au fond, un
rayon de lumière venant frapper le baromètre accroché au mur et surtout
le groupe charmant que formaient, sur le seuil, ces deux silhouettes
si gracieusement enlacées. Au milieu des horreurs et des mystères dans
lesquels nous nous débattions, ce simple coup d'œil jeté sur le calme
d'un intérieur anglais était vraiment reposant.

Plus je réfléchissais à l'énigme qui nous occupait, plus elle
m'apparaissait terrible et indéchiffrable. Pendant qu'à la lumière
des becs de gaz mon fiacre roulait à travers les rues silencieuses,
je repassais dans mon esprit toute la succession de ces étranges
événements. La première partie du problème était, il est vrai, résolue.
La mort du capitaine Morstan, l'envoi des perles, l'annonce faite dans
les journaux, la lettre, tout nous avait été expliqué. Mais voilà que
nous nous heurtions maintenant à un mystère bien plus profond, bien
plus tragique. Le trésor indien, le plan singulier trouvé dans les
papiers de Morstan, la scène étrange au lit de mort du major Sholto, la
découverte du trésor, puis aussitôt après, l'assassinat de celui qui
l'avait découvert, les circonstances étranges qui entouraient ce crime,
les empreintes que nous avions relevées, cette massue extraordinaire,
l'inscription laissée sur la table et qui correspondait aux mots écrits
sur le plan du capitaine Morstan.... Quel labyrinthe que tout cela et
quel homme aurait espéré s'y reconnaître à moins d'être doué de toutes
les qualités merveilleuses que possédait mon ami?

Pinchin Lane située dans les fonds de Lambeth se composait d'un
ramassis de maisons basses et misérables. Il me fallut frapper
plusieurs fois au Nº 3 avant qu'on se décidât à me répondre. A la fin
cependant, j'aperçus une lueur filtrer à travers les persiennes et une
tête apparut à la fenêtre au-dessus de la porte.

«Voulez-vous passer votre chemin, vagabond, ivrogne! dit une voix. Si
vous continuez à faire tant de tapage je vais lâcher mes quarante-trois
chiens à vos trousses.

--C'est précisément pour vous demander d'en lâcher un que je suis venu,
dis-je.

--Voulez-vous filer, encore une fois! cria la voix. Dieu me pardonne,
voici mon revolver et je fais feu sur vous si vous ne vous garez pas.

--Je vous répète que je veux un de vos chiens, m'écriai-je.

--Pas tant d'histoires, hurla M. Sherman, et sauvez-vous, car, lorsque
j'aurai compté jusqu'à trois, je tire.

--M. Sherlock Holmes», commençai-je.... Ce nom produisit un effet si
magique que la fenêtre se referma instantanément et une seconde après
la porte s'ouvrait devant moi.

M. Sherman était un grand vieillard sec, aux épaules voûtées, au cou
long et décharné, le nez affublé de lunettes bleues.

«Un ami de M. Sherlock Holmes sera toujours le bienvenu, dit-il, entrez
donc, monsieur. Mais ne vous approchez pas trop de ce blaireau, il
mord.»

Puis s'adressant à un furet qui passait une tête pointue aux yeux roses
à travers les barreaux d'une cage:

«Ah! le méchant qui veut donner un vilain coup de dent au monsieur!
Ceci, ajouta-t-il, n'est qu'un orvet bien inoffensif, n'y faites pas
attention, monsieur; comme il n'a pas de crochets venimeux je lui
permets de rôder à travers la chambre, cela éloigne les insectes.
J'espère que vous ne m'en voudrez pas de la façon un peu brusque dont
je vous ai accueilli tout à l'heure. Mais, voyez-vous, les enfants
cherchent toujours à me tourmenter, et il y en a bien souvent qui
viennent crier comme cela dans la rue pour me réveiller. Qu'y a-t-il
pour le service de M. Sherlock Holmes, monsieur?

--Il a besoin d'un de vos chiens.

--De Toby, sans doute?

--Oui, précisément.

--Toby loge au nº 7 par ici, à gauche.»

Il passa devant moi en m'éclairant avec son flambeau et s'avança
lentement au milieu de la plus curieuse réunion d'animaux qu'on
pût voir. A la lueur incertaine et tremblotante de la bougie, je
distinguais vaguement dans tous les coins et de tous les côtés
des yeux perçants, dont le regard brillant se dirigeait sur nous.
Au-dessus de nos têtes, les poutres elles-mêmes servaient de perchoirs
à des volatiles solennels qui, réveillés par le son de nos voix, se
dandinaient paresseusement d'une jambe sur l'autre.

Toby n'était qu'un horrible chien à long poil et aux oreilles
tombantes, moitié braque et moitié épagneul, blanc avec des taches
brunes, et qui se tortillait en marchant de la façon la plus
disgracieuse. Il consentit après quelque hésitation à prendre de ma
main un morceau de sucre que le vieil empailleur m'avait remis et, la
connaissance ainsi faite, il voulut bien me suivre jusqu'au fiacre
dans lequel il monta avec moi sans faire la moindre difficulté. Trois
heures sonnaient à l'horloge du Palais, au moment où la voiture
s'arrêta devant Pondichery Lodge.

L'ancien lutteur, Mac Murdo, avait été arrêté par surcroît et avait
déjà été conduit au poste en compagnie de M. Sholto. C'étaient deux
agents qui gardaient la petite porte, mais ils me laissèrent passer
avec le chien lorsque je me fus recommandé du détective.

Holmes était sur le pas de la porte et fumait sa pipe, les mains dans
les poches.

«Ah! vous l'avez ramené, dit-il, brave chien, va! Athelney Jones n'est
plus là. Depuis votre départ les mesures les plus énergiques ont été
prises; ç'a été un beau spectacle. En plus de l'ami Thaddeus, le
portier, la femme de charge, le domestique indien ont été également
arrêtés. La maison nous appartient maintenant; il ne s'y trouve plus
qu'un agent en haut. Laissez donc le chien là et montez avec moi.»

Nous attachâmes Toby à la table du vestibule et nous grimpâmes
l'escalier. La chambre était dans l'état où nous l'avions laissée, si
ce n'est qu'on avait étendu un drap sur le cadavre. Un agent de police
sommeillait dans un coin, l'air éreinté.

«Prêtez-moi votre lanterne sourde, agent», dit mon compagnon. Puis,
s'adressant à moi: «Veuillez donc attacher ce petit morceau de carton
autour de mon cou de manière qu'il pende devant moi. Merci, je suis
obligé d'enlever mes bottines et mes chaussettes et je vous prierai de
les descendre avec vous tout à l'heure, car je vais faire un peu de
gymnastique. Ah! ayez donc la complaisance de tremper mon mouchoir dans
le goudron.... C'est cela. Maintenant, montez un instant avec moi dans
le grenier.»

Nous nous hissâmes par le trou. Holmes dirigea la lumière de sa
lanterne sur les empreintes imprimées dans la poussière pour les
examiner une fois encore.

«Je désire tout particulièrement que vous examiniez bien ces
empreintes, dit-il. Y remarquez-vous quelque chose d'extraordinaire?

--Ce sont celles faites par le pied d'un enfant ou par celui d'une
femme assez petite.

--A part cela, n'y voyez-vous rien de particulier?

--Mon Dieu, non!

--Vraiment? Eh bien! regardez. Voici dans la poussière l'empreinte d'un
pied droit. Je pose mon pied droit à côté. Ne trouvez-vous pas une
différence?

--Vos doigts de pied sont tous réunis, tandis que dans l'autre
empreinte les doigts sont nettement séparés les uns des autres.

--C'est cela; voilà le point important, ne l'oubliez pas. Maintenant
allez donc jusqu'à la trappe qui donne sur le toit, et sentez la
planche formant le seuil. Je ne veux pas bouger d'ici puisque je tiens
ce mouchoir à la main.»

Je fis ce qu'il me conseillait et je perçus immédiatement une forte
odeur de goudron.

«Voyez-vous, c'est là que notre individu a posé le pied en partant.
Puisque vous-même avez pu le suivre à la piste, je pense que ce ne
sera qu'un jeu pour Toby. Allez donc vite le détacher, et, du jardin,
regardez-moi faire l'acrobate.»

Avant que je fusse arrivé dans le jardin, Sherlock Holmes était déjà
sur le toit, et d'en bas, avec sa lanterne, il ressemblait à un énorme
ver luisant qui aurait rampé dans la gouttière. Il disparut un instant
derrière les cheminées, puis il se montra de nouveau, mais pour
disparaître encore de l'autre côté de la maison. Lorsque j'eus fait le
tour du bâtiment, je l'aperçus assis à l'extrémité du toit.

«Est-ce vous, Watson? me cria-t-il.

--Oui.

--Voici l'endroit. Mais quelle est la machine sombre que je vois là en
bas?

--Un tonneau pour recevoir l'eau de pluie.

--A-t-il un couvercle?

--Oui.

--Pas de trace d'échelle?

--Non.

--Que le diable emporte l'animal! Il y a de quoi se casser cent fois
le cou. Et cependant je dois bien être capable de passer là où il a
passé lui-même. Le tuyau de la gouttière paraît assez solide. Allons-y
gaiement.»

J'entendis un bruit de pieds et de mains faisant résonner le zinc,
puis j'aperçus le point lumineux formé par la lanterne qui glissait
lentement le long du mur. Enfin, Holmes sauta légèrement sur le tonneau
et de là à terre.

«Mon homme était facile à filer, me dit-il tout en remettant ses
chaussettes et ses bottines. Les tuiles sont ébranlées sur tout le
parcours qu'il a suivi et dans sa précipitation voici ce qu'il a laissé
tomber. Mon diagnostic, comme vous dites, vous autres médecins, se
trouve ainsi confirmé.»

Tout en parlant il me tendait un petit étui fait de pailles de
plusieurs couleurs tressées ensemble et orné de perles de clinquant.

Comme forme et comme dimension, cet objet ressemblait assez à un
porte-cigarettes; mais il contenait une demi-douzaine d'épines
noirâtres, pointues à un bout et arrondies de l'autre, absolument
semblables à celle dont on s'était servi contre Bartholomé Sholto.

«Ce sont d'infernales machines, dit Holmes. Prenez bien garde de ne pas
vous piquer. Mais je suis ravi de les avoir, car il est probable que
notre individu n'en possède pas d'autres et nous aurons ainsi moins
de chances d'en sentir une nous arriver sous la peau. Pour ma part,
voyez-vous, j'aimerais cent fois mieux recevoir une bonne balle d'un
fusil de munition. Vous sentez-vous de taille à faire une dizaine de
kilomètres, Watson?

--Certainement, répondis-je.

--Votre jambe ne s'en ressentira pas?

--Non, non.

--En chasse donc, mon vieux chien; brave Toby, va, sens bien cela,
Toby, sens cela.»

Tout en parlant, il mettait le mouchoir imbibé de goudron sous le nez
de l'animal, tandis que celui-ci, les pattes écartées et raidies, le
reniflait avec l'expression la plus comique, comme un connaisseur
l'aurait fait du bouquet d'un cru fameux. Holmes jeta alors son
mouchoir au loin, attacha une forte corde au collier du chien et le
mena au pied du tonneau sous la gouttière. L'animal se mit aussitôt à
aboyer fortement et d'une façon précipitée; puis, le nez à terre, la
queue en l'air, il s'élança sur la piste en tirant la corde de toutes
ses forces et en prenant une allure que nous avions toutes les peines
du monde à suivre.

L'horizon commençait à s'éclaircir vers l'est et une lumière blafarde
nous permettait de voir à quelques pas devant nous. Derrière,
s'élevait, sinistre et désolée, la grande maison aux fenêtres obscures,
aux murs sombres. Nous coupions à travers le jardin, franchissant les
tranchées et les trous dont il était semé. Ces tas de terre remuée, les
buissons mal tenus du parc, contribuaient à donner à tout l'ensemble un
aspect effrayant, qui s'harmonisait complètement avec le terrible drame
dont ces lieux avaient été le théâtre.

En atteignant le mur d'enceinte, Toby se mit à le suivre en courant,
en gémissant de toutes ses forces, et finalement il s'arrêta à un
angle ombragé par un jeune hêtre. A l'intersection des deux murailles
plusieurs briques avaient été détachées, et, dans les vides laissés, on
voyait de nombreuses traces qui prouvaient qu'on s'était fréquemment
servi de cette échelle d'un nouveau genre. Holmes l'escalada, et
prenant le chien que je lui tendais, il le déposa de l'autre côté du
mur.

«Voici l'endroit où l'homme à la jambe de bois a posé la main, me
dit-il, lorsque je le rejoignis. Voyez cette petite tache de sang
sur le mortier. C'est une vraie chance qu'il n'ait pas plu depuis
hier! Malgré les vingt-quatre heures écoulées, l'odeur ne se sera pas
évaporée sur le chemin.»

Je dois avouer que je ne partageais guère sa confiance. Cette route
était si passante. Mes craintes furent vite dissipées cependant, car
Toby, sans une minute d'hésitation, empauma la voie et se mit à trotter
devant nous à l'allure qui lui était familière. L'odeur pénétrante du
goudron dominait évidemment toutes les autres.

«N'allez pas croire, dit Holmes, que pour réussir cette affaire
j'escompte le hasard qui a permis à un des criminels de mettre par
mégarde le pied dans cette substance odorante. Non, j'ai maintenant
bien assez de points de repère pour arriver à la solution de plusieurs
autres façons. Mais, comme celle-ci est la plus simple, il serait
stupide de négliger une pareille bonne fortune et je tiens à en
profiter. Et cependant, sans cela, cette affaire aurait pu devenir le
joli problème d'intelligence que j'avais espéré au début; mais avec
une piste aussi facile à suivre, où sera le mérite?

--Où il sera? m'écriai-je. Mais je vous assure, Holmes, que je suis
pénétré d'admiration pour tout ce que vous venez de faire; vous avez
été encore plus merveilleux que dans l'affaire Jefferson Hope. Ici le
mystère est bien plus profond, bien plus inexplicable. Comment, par
exemple, avez-vous pu donner avec une telle assurance le signalement de
l'homme à la jambe de bois?

--Mais, mon pauvre garçon, c'est là l'A-B-C du métier. Je ne veux pas
poser devant vous et je vais vous étaler tout mon jeu, vous verrez
comme c'est simple. Dans un bagne, deux officiers appartenant à la
troupe qui garde les forçats sont mis au courant d'un secret important,
concernant un trésor caché. Un plan de l'endroit où gît ce trésor a
été tracé par un Anglais appelé Jonathan Small. Vous vous rappelez que
nous avons vu ce nom inscrit sur le document trouvé parmi les papiers
du capitaine Morstan, document qui fut signé par tous les associés sous
cette rubrique romanesque: «La marque des quatre». Grâce à ce plan, les
deux officiers, ou plutôt l'un d'eux déterre le trésor et l'emporte en
Angleterre, négligeant, d'après ce que nous supposons, de remplir une
des clauses de la convention passée entre tous les associés. Maintenant
pourquoi Jonathan Small n'a-t-il pas eu sa part du trésor? La réponse
est facile à faire. Le document que nous possédons est daté d'une
époque à laquelle Morstan était en contact journalier avec les forçats.
Jonathan Small et ses compagnons étaient alors au bagne, et, ne pouvant
en sortir, ont été frustrés de la part à laquelle ils prétendaient.

--Mais tout cela ne repose que sur de vagues hypothèses, remarquai-je.

--Pardon, mieux que cela, car c'est la seule explication plausible à
donner aux faits; nous verrons si par la suite tout concorde aussi
bien. Le major Sholto a dû pendant quelques années jouir tranquillement
de son trésor. Mais un beau jour il reçoit des Indes une lettre qui
le bouleverse. Que pouvait-elle contenir? Elle lui apprenait sans
doute, que les individus qu'il avait lésés étaient libérés, ou qu'ils
s'étaient évadés, ce qui paraît bien plus probable; autrement il aurait
su la durée de leur peine et il n'aurait pu éprouver aucune surprise.
Mais à cette nouvelle quel est son premier soin? C'est de se garder
contre un homme à la jambe de bois, un Européen, remarquez bien,
puisqu'il croit le reconnaître dans un colporteur sur lequel il tire
un coup de pistolet. Or, parmi les signataires du plan, je ne relève
qu'un nom européen, tous les autres étant indiens ou musulmans. Voilà
ce qui nous permet d'affirmer en toute assurance que l'homme à la jambe
de bois n'est autre que Jonathan Small. Ce raisonnement vous paraît-il
pécher en quelque point?

--Non certainement, il est clair et précis.

--Bon, mettons-nous alors à la place de Jonathan Small et envisageons
les choses à son point de vue. Il vient en Angleterre dans un double
but: celui de revendiquer ce à quoi il croit avoir droit, et aussi
celui de se venger de l'homme qui l'a trompé. Il a découvert la
retraite de Sholto et vraisemblablement lié des intelligences avec
quelqu'un de la maison. Il y a ce maître d'hôtel Lal Rad, que nous
n'avons pas vu, et dont Mrs Bernstone est loin de faire l'éloge. Small
nécessairement n'a pu découvrir l'endroit où était caché le trésor,
puisque le major et un serviteur de confiance qui venait de mourir
avaient toujours été seuls à le savoir. Tout à coup Small apprend que
le major est à toute extrémité. Affolé à la pensée que le secret de
la cachette allait mourir avec lui, Small, bravant tout, parvient
jusqu'à la fenêtre du moribond et il faut la présence des deux fils
pour l'empêcher d'entrer. Dans un transport de rage cependant, il
pénètre cette même nuit dans la chambre mortuaire, fouille tous les
papiers dans l'espoir de découvrir quelque note relative au trésor et
finalement laisse sa carte de visite sous la forme de l'inscription
épinglée sur le cadavre. Il s'était sans doute dit d'avance que si
jamais il venait à tuer le major, il laisserait derrière lui la preuve
que ce n'était pas là un assassinat vulgaire mais bien, au point de vue
des quatre associés, un pur acte de justice. Ces prétentions bizarres
sont assez fréquentes dans les annales du crime et sont souvent très
utiles pour mettre sur la trace du coupable. Suivez-vous bien toutes
mes déductions?

--Parfaitement.

--Eh bien, à quoi se bornait pour le moment le rôle de Jonathan
Small? Simplement à suivre de loin et en secret toutes les recherches
faites pour découvrir le trésor. Peut-être même n'habitait-il pas
en Angleterre d'une façon continue et n'y revenait-il que de temps
à autre. Mais un beau jour on découvre la cachette du grenier et il
l'apprend aussitôt, ce qui nous prouve une fois de plus la présence
d'un complice dans la maison. Cependant, avec sa jambe de bois,
Jonathan est incapable d'atteindre, sans éveiller l'attention, l'étage
où loge Bartholomé Sholto. Il prend donc comme associé un être bizarre
qui s'acquitte de cette tâche, mais qui dans son trajet trempe son pied
nu dans le goudron, et voilà ce qui nous oblige à employer Toby et à
faire faire à un brave officier en demi-solde une jolie trotte de huit
kilomètres sans égards pour l'état dans lequel se trouve son tendon
d'Achille.

--Mais c'est l'associé de Jonathan Small et non lui-même qui a commis
le crime?

--Certainement, et même contre le gré de Jonathan qui a dû en éprouver
une violente colère, si j'en juge par la manière dont il a frappé
plusieurs fois du pied en entrant dans la chambre. Il ne nourrissait
aucun ressentiment contre Bartholomé Sholto et il demandait simplement
que celui-ci fût lié et bâillonné; car il n'avait pas la moindre
envie de risquer la potence. Cependant il n'y pouvait plus rien, les
instincts sauvages de son camarade s'étaient donnés carrière et le
poison avait déjà fait son œuvre. Jonathan Small n'avait donc plus
qu'à laisser cette inscription comme trace de son passage, à descendre
jusque dans le jardin le coffre renfermant le trésor et à prendre
ensuite pour son compte le même chemin. Voilà, d'après ce que je
peux débrouiller, comment ont dû s'enchaîner les événements. Si vous
voulez maintenant son signalement, j'ajouterai qu'il doit être entre
deux âges et avoir le teint bronzé par le soleil, suite de son séjour
prolongé dans le climat brûlant de l'archipel Andaman. La dimension de
ses enjambées nous permet de calculer sa taille et nous savons de plus
qu'il porte toute sa barbe, puisque son aspect hirsute est ce qui a le
plus frappé Thaddeus Sholto lorsqu'il l'a entrevu à la fenêtre de la
chambre où son père agonisait. Je ne vois guère autre chose à ajouter.

--Et le complice?

--Ah! pour celui-là, le mystère n'est pas bien difficile à percer.
Mais vous saurez bientôt par vous-même à quoi vous en tenir. Que
cette matinée est belle! Voyez flotter au ciel ce petit nuage rose;
ne dirait-on pas une plume arrachée à quelque gigantesque flamant? Et
voici le disque rouge du soleil qui s'élève au-dessus des brouillards
de Londres. Sa lueur éclaire bien des gens différents et cependant
parmi eux tous, je gagerais qu'aucun ne se trouve lancé dans une
aventure aussi étrange que celle à laquelle nous sommes mêlés. Comme
nous sentons combien nous sommes peu de chose, nous et nos ambitions
mesquines et nos efforts de pygmées, en présence du merveilleux
spectacle que nous offre la concentration de toutes les forces de la
nature! Possédez-vous bien Jean-Paul et ses ouvrages?

--Assez bien, c'est par Coclyle que je suis remonté jusqu'à lui.

--C'est comme si vous remontiez un ruisseau jusqu'au lac où il prend
naissance. Eh bien, il a fait une remarque curieuse, mais pleine de
profondeur. La principale preuve de la grandeur réelle de l'homme,
dit-il, réside dans la conscience qu'il a de sa propre faiblesse. En
effet n'est-ce pas le signe d'une véritable noblesse que d'être capable
de se comparer et de s'apprécier aussi justement? Il y a dans Richter
un vaste champ ouvert à nos pensées.... Mais avez-vous un revolver sur
vous?

--Non, je n'ai que mon bâton.

--Si nous arrivons jusqu'à leur tanière il est possible que nous ayons
besoin d'une arme quelconque. Je vous abandonnerai Jonathan, mais si
l'autre veut faire le méchant, je le tuerai net.»

Et ce disant il tira son revolver et ne le remit dans la poche de son
veston qu'après l'avoir chargé.

Pendant ce temps, tout en suivant notre guide Toby, nous avions
parcouru le chemin champêtre et tout bordé de villas qui conduisait à
la métropole. Maintenant nous arrivions à l'entrée d'un dédale de rues
où circulaient déjà les ouvriers et les employés des Docks; des femmes
sales et déguenillées ouvraient les volets ou balayaient le seuil des
portes. Chez les marchands de vin, les clients commençaient à arriver
et on voyait se succéder des travailleurs au rude aspect, s'essuyant
avec leur manche la barbe encore mouillée des ablutions du matin.
Des chiens de toute sorte rôdaient çà et là et nous dévisageaient
curieusement, tandis que nous suivions toujours notre incomparable
Toby qui, lui, ne jetait un regard ni à droite, ni à gauche, mais
continuait à trotter le nez à terre en grognant sourdement, comme
pour nous montrer combien la voie était chaude. Nous avions traversé
Streatham, Brixton, Comberwell et nous nous trouvions maintenant dans
l'avenue de Kennington, ayant obliqué par de petites rues étroites vers
l'est du périmètre de Londres. Les individus sur la piste desquels nous
étions semblaient avoir cherché à dérouter toute poursuite en faisant
de nombreux zigzags. Toutes les fois qu'ils avaient trouvé une petite
rue sensiblement parallèle, ils avaient soigneusement évité de prendre
l'artère principale. Au bout de l'avenue de Kennington ils avaient
tourné à gauche en prenant par Bond Street et Miles Street. A l'endroit
où cette dernière rue arrive à Knight's Palace, Toby hésita un instant,
puis il commença à courir en avant et en arrière, une oreille en
l'air, l'autre pendante, présentant au plus haut point l'image de
l'indécision; enfin il se mit à tracer des cercles concentriques tout
en nous regardant de temps à autre, comme pour nous demander de prendre
son embarras en pitié.

«Que diable a donc ce chien? grommela Holmes. Ils n'ont certainement
pas pris un fiacre, et ils ne se sont pas envolés en ballon.

--Peut-être se sont-ils arrêtés ici quelque temps, suggérai-je.

--Ah! tout va bien, le voilà reparti», dit mon compagnon en poussant un
soupir de soulagement.

Toby était reparti en effet; après avoir reniflé de tous côtés, il
avait tout d'un coup pris son parti et s'était élancé avec une ardeur
et une assurance plus grandes que jamais. La voie paraissait bien plus
chaude maintenant; il n'avait même plus besoin de mettre le nez par
terre et il tirait de toutes ses forces sur le trait en cherchant à
prendre le galop. Je regardai Holmes et, à l'éclat de ses yeux, je
jugeai qu'il pensait enfin toucher au but.

Nous descendîmes ainsi l'avenue de Elms jusqu'au grand chantier de
bois de la raison sociale Broderiek et Nelson contre la taverne de
l'Aigle blanc. Là, le chien, fou d'excitation, se précipita dans la
cour où les scieurs de long étaient déjà au travail; puis, bondissant
à travers la sciure et les copeaux, il suivit une allée, traversa
un passage pratiqué entre deux piles de bois, et finalement avec un
aboiement de triomphe s'élança sur un grand tonneau qu'on n'avait pas
encore descendu de la charrette qui l'avait amené. Assis là, la langue
pendante, l'œil clignotant, Toby se reposait maintenant, guettant
de l'un ou de l'autre de nous un signe d'approbation. Les douves du
tonneau et les roues de la charrette étaient couvertes d'un liquide
noirâtre et tout l'air était imprégné d'une forte odeur de goudron.

Sherlock Holmes et moi, nous nous regardâmes d'abord avec
consternation, puis nous éclatâmes en même temps, tous les deux, d'un
immense fou rire.




VIII

Les irréguliers de Baker Street.


«Qu'allons-nous faire maintenant? demandai-je. Voilà Toby perdu de
réputation.

--Il a fait ce qu'il a pu», dit Holmes en faisant descendre le chien
et en l'emmenant hors du chantier. «Pensez à la quantité de goudron
qu'on charrie chaque jour à travers Londres et dans cette saison en
particulier où l'on en consomme beaucoup pour enduire les bois. Comment
s'étonner que le pauvre Toby ait pris le change? Nous ne saurions
vraiment lui en vouloir.

--Mais ne faut-il pas maintenant retrouver la bonne piste?

--Évidemment et par bonheur nous n'avons pas loin à aller. Il est
clair que l'hésitation du chien au coin de Knight's Palace provenait
des deux pistes différentes qui s'éloignaient dans des directions
opposées. Puisque nous avons commencé par la mauvaise, nous n'avons
plus maintenant qu'à prendre l'autre.»

Cela ne fut pas difficile. Ramené à l'endroit où il avait été en
défaut, Toby se remit à tracer un grand cercle, puis partit rapidement
dans une nouvelle direction.

«Prenons garde qu'il ne nous conduise à l'endroit d'où l'on a apporté
le tonneau de goudron, remarquai-je.

--J'y ai déjà pensé. Mais remarquez qu'il reste sur le trottoir, tandis
que le tonneau n'a pu passer que sur la chaussée. Nous sommes donc sur
la bonne piste.»

Elle se dirigeait vers la rivière, traversant Belmond Place et Princes
Street. Au bout de Broad Street elle nous amena jusqu'au bord de l'eau
à un petit embarcadère en bois. Toby, une fois là, se prit à gémir en
regardant tristement l'eau qui courait au-dessous de lui.

«Pas de veine, dit Holmes. Ils se sont embarqués ici.»

Il y avait plusieurs barques ou canots amarrés près de l'embarcadère.
Nous fîmes faire à Toby le tour de chacun d'eux, mais, après les avoir
flairés consciencieusement l'un après l'autre, il ne donna aucun signe
de reconnaissance.

Près de ce débarcadère assez primitif, s'élevait une petite maison
en briques; sur la fenêtre on voyait un écriteau portant en grosses
lettres l'enseigne suivante: «Mordecai Smith», et au-dessous: «Bateaux
à louer à l'heure ou à la journée». Une seconde inscription placée
au-dessus de la porte nous apprit que parmi les embarcations à
louer figurait une embarcation à vapeur; on aurait d'ailleurs pu le
deviner en voyant sur la jetée un grand tas de coke. Sherlock Holmes
promena lentement ses regards autour de lui et une expression de
désappointement profond se refléta sur ses traits.

«Voilà qui prend mauvaise tournure, dit-il. Ces gredins sont plus forts
que je ne croyais. Ils semblent avoir tout prévu pour dérober leurs
traces, et je crains bien qu'ils ne se soient préalablement entendus
avec les gens de cette maison.»

Comme nous approchions de la porte, elle s'ouvrit brusquement et un
petit gamin tout frisé, de six ans environ, se précipita dehors,
poursuivi par une grosse femme à la figure rougeaude qui tenait une
grande éponge à la main.

«Veux-tu bien revenir, Jeannot, cria-t-elle, vas-tu te laisser laver;
allons ici, vilain drôle! Si ton père rentre et te trouve dans cet
état-là, tu auras de ses nouvelles.

--Quel gentil petit bonhomme! dit Holmes, avec diplomatie. Quelles
bonnes joues roses il a le gaillard! Voyons, Jeannot, qu'est-ce qui
pourrait bien te faire plaisir?»

Le gamin réfléchit un instant.

«Un schelling, dit-il.

--N'y a-t-il rien que tu aimerais mieux?

--J'aimerais mieux deux schellings», répondit le petit phénomène après
une nouvelle réflexion.

«Parfait, mon ami, les voici. Un bien bel enfant, mistress Smith.

--Dieu vous bénisse, monsieur, il est beau en effet et bien avancé
pour son âge. Il ne l'est même que trop, car je ne peux plus en venir
à bout, surtout lorsque mon homme s'absente pour plusieurs jours comme
cela lui arrive quelquefois.

--Est-ce que Mr Smith serait absent en ce moment? dit Holmes d'un ton
désappointé. Je le regretterais bien, car je voulais lui parler.

--Il est parti depuis hier matin, monsieur, et, pour vous dire la
vérité, son absence commence à m'inquiéter. Mais, s'il s'agit d'une
location de bateau, je puis parfaitement le remplacer.

--J'aurais voulu louer la chaloupe à vapeur.

--Bon Dieu, monsieur, c'est précisément la chaloupe qu'il a prise. Et
c'est même ce qui me chiffonne, car je sais qu'elle n'a de charbon que
juste de quoi aller à Woolwich et en revenir. S'il était parti sur une
autre embarcation, je n'aurais pas été inquiète; souvent il va jusqu'à
Gravesend, et, s'il trouve à s'employer là, il y reste. Mais à quoi
peut servir une chaloupe à vapeur sans charbon?

--Il peut en avoir acheté dans quelque dépôt le long de la rivière.

--Ce n'est pas impossible, monsieur, mais ce n'est guère dans ses
habitudes. Que de fois je l'ai entendu crier contre les prix qu'on
demande dans ces endroits-là pour quelques mauvais sacs! D'ailleurs
cet homme à la jambe de bois ne me revient pas avec sa vilaine figure
et son accent bizarre. Pourquoi venait-il à tout bout de champ nous
déranger?

--Un homme à la jambe de bois? dit Holmes en éprouvant une agréable
surprise.

--Oui, monsieur, un individu tout bronzé, et avec une tête de singe,
qui est venu plus d'une fois causer avec mon excellent mari. C'est
lui qui est arrivé le réveiller hier soir, et, qui plus est, Smith
l'attendait, sans doute, car la chaloupe était déjà sous vapeur. Je
vous le dis franchement, monsieur, je ne suis pas rassurée.

--Mais, ma pauvre mistress Smith, dit Holmes en haussant les épaules,
vous vous effrayez sans motif. Puisque c'était au milieu de la nuit,
comment savez-vous que c'est bien l'homme à la jambe de bois qui est
venu? Vous ne pouvez en être sûre.

--Je l'ai reconnu à la voix, monsieur, une voix rude et enrouée, et je
ne m'y suis pas trompée, allez. Il a frappé à la fenêtre vers trois
heures du matin.--Allons debout, camarade, a-t-il dit, voici l'heure de
prendre le service. Mon homme a réveillé Gim, c'est notre fils aîné,
et ils sont partis sans même me dire un mot. J'ai même pu entendre la
jambe de bois sonner sur le pavé.

--Et cet homme à la jambe de bois était-il seul?

--Je ne saurais vraiment le dire, monsieur, je n'ai entendu personne
d'autre.

--Je regrette bien ce contretemps, mistress Smith, car j'avais
besoin d'une chaloupe à vapeur, et on m'avait donné d'excellents
renseignements sur le.... Voyons, rappelez-moi donc son nom.

--L'_Aurora_, monsieur.

--Ah oui, est-ce que ce n'est pas une vieille chaloupe très large
peinte en vert avec une bande jaune?

--Non pas. C'est la petite merveille la mieux construite de toute la
Tamise. Elle vient d'être fraîchement repeinte en noir avec deux raies
rouges.

--Merci bien. J'espère que vous aurez bientôt des nouvelles de
M. Smith. Je vais moi-même descendre la rivière, et si je voyais
l'_Aurora_, je lui ferais connaître vos inquiétudes. Vous m'avez dit
que le tuyau de la cheminée était tout noir, n'est-ce pas?

--Non, monsieur, noir avec une bande blanche.

--Ah oui, c'est vrai, c'est la coque qui est noire. Bonjour, mistress
Smith. Voici un batelier avec sa barque, Watson; nous allons la
prendre et traverser la rivière.--La première des choses avec des
gens de cette catégorie, continua Holmes, tandis que nous prenions
place dans l'embarcation, est de ne jamais leur laisser croire que les
renseignements qu'ils vous donnent puissent avoir pour vous la moindre
importance; sinon, ils se referment instantanément comme des huîtres.
Si au contraire vous avez l'air de les écouter presque à votre corps
défendant, comme je viens de le faire, vous avez bien des chances de
tirer d'eux tout ce que vous voulez savoir.

--Ce qui nous reste à faire, dis-je, est maintenant tout indiqué.

--Et comment l'entendez-vous, dites-moi?

--Nous allons prendre une barque, et explorer toute la rivière jusqu'à
ce que nous ayons retrouvé l'_Aurora_.

--Mais, mon pauvre ami, ce serait une tâche colossale. L'_Aurora_
peut s'être arrêtée sur l'une ou l'autre rive entre ici et Greenwich.
Or, avant d'arriver au port, il y a tout un labyrinthe de quais qui
s'étendent sur nombre de kilomètres. Il faudrait des semaines et des
semaines à un homme seul pour les explorer tous.

--Servons-nous alors de la police.

--Non, non, bien qu'au dernier moment j'aie envie de prendre Athelney
Jones avec nous. Ce n'est pas un méchant homme et je serais désolé
de lui porter un préjudice qui puisse nuire à sa carrière. Mais pour
l'instant, étant donné tout ce que j'ai déjà fait, je désire continuer
à travailler seul.

--Ne pourrions-nous pas alors insérer dans les journaux une annonce
adressée aux gardes-quais pour les prier de nous renseigner?

--Ce serait encore bien pis! Les assassins apprendraient ainsi que nous
les serrons de près et s'empresseraient de fuir, tandis que maintenant
ils comptent sans doute quitter le pays; seulement rien ne les presse
tant qu'ils se croient en sûreté. La façon dont se démène Jones ne peut
que nous être utile, car les journaux vont certainement rendre compte
de toutes ses démarches, et nos fugitifs seront convaincus que tout le
monde s'est emballé sur une fausse piste.

--Qu'allons-nous faire, alors? demandai-je au moment où nous
débarquions près du Pénitencier de Milbank.

--Ce que nous allons faire? Monter dans ce fiacre qui passe, rentrer
chez nous, déjeuner et dormir une bonne heure. Car tout me fait croire
que nous aurons encore à veiller cette nuit. Cocher, arrêtez-vous à
un bureau télégraphique. En tout cas, nous allons garder Toby, qui
trouvera peut-être encore l'occasion de se rendre utile.»

Nous nous arrêtâmes au bureau de Great Peter Street, d'où Holmes envoya
une dépêche.

«A qui croyez-vous que j'aie télégraphié? me demanda-t-il, en remontant
en voiture.

--Je n'en sais, ma foi, rien.

--Vous rappelez-vous l'escouade de mes petits agents de Baker Street,
que j'ai employés dans l'affaire de Jefferson Hope?

--Certainement, dis-je en riant.

--Voici encore une affaire où ils peuvent m'être d'un secours précieux.
Si je ne réussis pas avec eux, j'ai encore d'autres cordes à mon arc,
mais je veux commencer par les mettre à l'épreuve. Ma dépêche était
adressée à mon petit lieutenant Wiggins, ce vilain voyou que vous
connaissez, et je pense que lui et sa bande seront chez nous avant que
nous ayons fini de déjeuner.»

Il était alors entre huit et neuf heures du matin et, après toutes les
émotions de la nuit, je sentais la réaction s'opérer. Harassé comme je
l'étais, mes idées se brouillaient, mes membres se courbaturaient. Il
me manquait, d'ailleurs, l'enthousiasme professionnel qui soutenait mon
compagnon et je ne pouvais, comme lui, ne voir dans toute cette affaire
qu'un simple problème d'intelligence à résoudre.

Bartholomé Sholto avait, il est vrai, été assassiné, mais j'avais
entendu dire si peu de bien sur son compte que je ne me sentais
pas capable d'en vouloir beaucoup à ses meurtriers. Le trésor,
toutefois, m'intéressait davantage; en bonne justice il appartenait,
du moins en partie, à miss Morstan. Tant qu'il y aurait une chance
de le reconquérir, j'étais prêt à consacrer ma vie à cette œuvre.
Et cependant, si je venais à le retrouver, cela ne constituerait-il
pas une barrière infranchissable entre elle et moi? Mais combien
mesquin, combien égoïste aurait été mon amour, s'il s'était laissé
influencer par une semblable pensée! Si Holmes s'était juré d'arrêter
les coupables, j'avais, moi, dix raisons meilleures pour arriver à
découvrir le trésor.

Après avoir pris un bain et avoir fait une toilette complète, je me
sentis passablement réconforté. En entrant dans le salon, je trouvai le
déjeuner servi et Holmes était déjà en train de verser le café.

«Regardez donc, dit-il en me tendant avec un sourire un journal tout
ouvert. Ce merveilleux Jones et l'inévitable reporter ont percé déjà
tout le mystère à jour. Mais, au fait, vous devez en avoir par-dessus
la tête de toute cette affaire. Commencez donc par avaler votre jambon
et vos œufs.»

Je pris le journal et vis un article intitulé: «Une mystérieuse
affaire à Upper Norwood: Hier soir vers minuit, disait le _Standard_,
M. Bartholomé Sholto, de Pondichery Lodge, a été trouvé mort dans sa
chambre et tout porte à croire qu'on se trouve en présence d'un crime.
Cependant, d'après nos informations, le cadavre ne portait aucune trace
de violence; mais une magnifique collection de bijoux indiens dont M.
Sholto avait hérité de son père, avait disparu. Ce sont MM. Sherlock
Holmes et le Dr Watson qui ont les premiers découvert le cadavre; ils
étaient venus voir la victime, accompagnés de M. Thaddeus Sholto le
frère. Grâce à une chance inespérée, M. Athelney Jones, l'agent si
connu, se trouvait alors au poste de police d'Upper Norwood et a pu
se rendre immédiatement sur le théâtre du drame. Son expérience et
sa sagacité l'ont mis aussitôt sur la trace des criminels, et, sans
plus tarder, il a arrêté Thaddeus Sholto, le frère de la victime, Mrs
Bernstone, la femme de charge, un maître d'hôtel indien, appelé Lal
Rad, et le concierge Mac Murdo. Celui ou ceux qui ont commis le crime
étaient, à coup sûr, parfaitement au courant des êtres de la maison;
car M. Jones, grâce à ses connaissances techniques si connues, grâce
aussi au talent d'observation qui le distingue, a prouvé d'une manière
concluante que les misérables n'avaient pu entrer ni par la porte,
ni par la fenêtre, mais qu'ils s'étaient introduits par le toit en
se servant d'une trappe qui donnait dans une chambre communiquant
avec celle dans laquelle le cadavre a été découvert. On se trouve en
présence d'un crime parfaitement prémédité. L'énergie et l'activité
déployées par les représentants de la force publique prouvent combien
il est utile d'avoir dans de pareilles circonstances une tête qui sache
raisonner et commander tout à la fois. Voilà le meilleur argument à
invoquer pour ceux qui demandent la décentralisation des agents de
police; car ne voit-on pas combien il est indispensable qu'ils puissent
se porter le plus tôt possible à l'endroit où le devoir les appelle?»

«Eh bien! qu'en dites-vous? dit Holmes en ricanant, sa tasse de café à
la main. N'est-ce pas superbe?

--Je trouve que nous avons eu une rude chance de ne pas être arrêtés
nous-mêmes.

--C'est aussi mon opinion, et même, à l'heure qu'il est, je ne réponds
pas encore de notre sûreté, si ce brave Jones est repris de son beau
zèle.»

A ce moment, la sonnette tinta violemment et nous entendîmes notre
propriétaire, Mrs Hudson, pousser des exclamations d'horreur.

«Mon Dieu! Holmes, dis-je en me soulevant sur mon siège, je crois
vraiment que voici la police à nos trousses.

--Non, nous n'en sommes pas encore là. Ce sont des agents qui n'ont
rien d'officiel, simplement mes petits irréguliers de Baker Street.»

Tandis qu'il parlait, un clapotis de pieds déchaussés se faisait
entendre dans l'escalier en même temps qu'un bruit confus de voix
criardes, et une douzaine de petits gamins sales et déguenillés firent
irruption dans le salon. Malgré tout, une certaine discipline régnait
parmi eux, car, à peine entrés, ils se mirent sur un rang, en face de
nous, attendant avec impatience la communication qu'on avait à leur
faire. L'un d'eux, plus grand et plus âgé que les autres, se porta en
avant avec un air de supériorité bien comique chez cet horrible petit
voyou.

«J'ai reçu votre télégramme, M'sieur, dit-il, et je les ai amenés au
plus vite. J'ai déboursé trois schellings et six pence pour les billets.

--C'est bien, dit Holmes en tirant l'argent de sa poche. Mais, à
l'avenir, Wiggins, les autres vous feront leur rapport et vous viendrez
seul me communiquer ce que vous aurez appris. Je ne puis laisser
envahir ma maison de cette manière. Cependant pour aujourd'hui il vaut
autant que vous entendiez tous mes instructions. Je tiens à savoir
où se trouve une chaloupe à vapeur nommée l'_Aurora_, dont le patron
s'appelle Mordecai Smith; cette chaloupe est peinte en noir avec deux
raies rouges et sa cheminée est noire avec une bande blanche. Elle
doit être amarrée quelque part dans la rivière, mais il faut que l'un
des gamins se tienne à l'embarcadère de Mordecai Smith (en face de
Millbank) pour voir si elle ne rentre pas. Partagez-vous la besogne
et explorez soigneusement les deux rives. Enfin, dès que vous saurez
quelque chose, faites-le-moi savoir. Tout cela est-il clair?

--Oui, patron, dit Wiggins.

--Je vous paierai au tarif habituel et celui qui découvrira le bateau
touchera une guinée. Voici une journée d'avance, et maintenant
décampez.»

Il leur donna à chacun un schelling et ils s'élancèrent aussitôt dans
l'escalier et de là dans la rue.

«Si la chaloupe est bien dans la rivière, ils la découvriront, dit
Holmes en se levant de table et en allumant sa pipe. Ils peuvent
pénétrer partout, voir tout, être toujours aux écoutes, et cela sans
attirer l'attention de personne. Je parie bien qu'avant ce soir ils
l'auront dénichée. Jusque-là, nous n'avons qu'à attendre patiemment,
puisque nous ne pouvons reprendre la piste qu'après avoir eu des
nouvelles, soit de l'_Aurora_, soit de M. Mordecai Smith.

--Nous pourrions bien donner nos restes à Toby, dis-je en me levant.
Est-ce que vous allez vous coucher, Holmes?

--Non, je ne me sens pas las. Je suis vraiment bâti d'une drôle de
façon. Je ne me rappelle pas avoir été jamais fatigué par un excès de
travail, tandis que l'inaction m'éreinte. Je vais fumer une bonne pipe
en réfléchissant à l'étrange affaire que m'a procurée ma jolie cliente.
Du reste, impossible de trouver une tâche plus facile que la nôtre. Si
un homme à jambe de bois ne se rencontre pas souvent, un être comme son
complice ne se voit pour ainsi dire jamais dans nos régions.

--Encore ce complice!

--Je ne veux pas faire de mystère avec vous; mais, du reste, vous
devez déjà vous être formé une opinion. Cet individu a, d'après les
empreintes laissées par lui, un pied très petit qui n'a jamais été
emprisonné dans aucune chaussure; il est donc d'une très grande
agilité; enfin il possédait un bâton armé d'une masse de pierre et des
dards empoisonnés. Que concluez-vous de tout cela?

--C'est un sauvage! m'écriai-je, peut-être un des associés indiens de
Jonathan Small.

--Pas tout à fait. Au premier abord, en voyant ces armes étranges,
j'ai eu la même idée. Mais les empreintes des pieds étaient trop
caractéristiques pour ne pas modifier mon opinion. Quelques-uns des
habitants de la Péninsule indienne sont de petite taille, mais aucun
ne possède de pareilles extrémités. Le mahométan qui porte la sandale
a l'orteil écarté, parce qu'une courroie le sépare généralement des
autres doigts. De plus, les dards empoisonnés n'ont pu être lancés
qu'au moyen d'une sarbacane. Et maintenant, de quel pays est notre
sauvage?

--De l'Amérique du Sud», hasardai-je.

Holmes étendit la main et prit sur une étagère un gros volume.

«Voici la première partie d'un dictionnaire géographique qu'on
publie en ce moment, et qui fait autorité. Voyons, que lisons-nous
ici? Archipel Andaman, situé à trois cent quarante milles au nord
de Sumatra, dans le golfe du Bengale, etc., climat humide, bancs de
corail, requins, bagne à Port Blair, île de Rutland, cotonniers,...
voyons, voyons. Ah! nous y voici. Les aborigènes des îles Andaman
peuvent revendiquer le privilège d'être la plus petite race du
globe, quoique certains savants l'accordent aux Bushmans d'Afrique,
aux Indiens Diggers d'Amérique ou aux habitants de la Terre de Feu.
Leur taille moyenne n'atteint pas 1 m. 25 et encore bien des adultes
ayant fini de grandir n'arrivent pas jusque-là. Ces insulaires, d'un
caractère sombre, insociable et cruel, sont cependant capables de
témoigner l'amitié la plus dévouée à ceux qui ont su gagner leur
confiance.--Notez bien tout cela, Watson. Je continue.--Ils sont
généralement très laids, avec une grosse tête mal taillée, de petits
yeux féroces et des membres tout contournés, possèdent des pieds et des
mains remarquablement petits. Ils sont si intraitables et si farouches
que tous les efforts des fonctionnaires anglais n'ont pu réussir à
les mettre en confiance. Enfin ils ont toujours été la terreur des
marins qui font naufrage sur leurs côtes, car ils assomment les
survivants avec des massues de pierre ou les tuent à coups de flèches
empoisonnées. Ces massacres se terminent invariablement par un festin
d'anthropophages.--Quel charmant et aimable peuple, n'est-ce pas,
Watson? Si l'individu que nous poursuivons avait été livré à lui-même,
nous aurions sans doute trouvé bien d'autres atrocités commises; je
suis sûr que Jonathan Small paierait maintenant bien cher pour n'avoir
pas employé un pareil complice.

--Mais, comment a-t-il pu s'associer cet étrange compagnon?

--Ah! vous m'en demandez trop long. Toutefois, ne savons-nous pas que
ce Small a séjourné aux îles Andaman? Qu'y a-t-il donc d'extraordinaire
à ce qu'il ait emmené un indigène de là-bas? Mais, soyez tranquille,
avec le temps tout sera tiré au clair. Seulement à cette heure, mon
cher Watson, vous avez l'air parfaitement éreinté. Étendez-vous donc
sur ce canapé, je vais tâcher de vous endormir.»

Il prit son violon et se mit à jouer en sourdine une sorte de rêverie
douce et mélancolique, qu'il improvisait sans doute, car il était
doué sous ce rapport d'une facilité remarquable. Je vois encore d'ici
sa haute silhouette tandis qu'il faisait mouvoir son archet d'un air
pénétré; puis je me sentis peu à peu bercé par ces flots d'harmonie,
jusqu'à ce que j'eusse atteint le pays des songes où la gracieuse
figure de Mary Morstan me faisait de loin signe de venir la rejoindre.




IX

En défaut.


Je ne me réveillai que fort tard dans l'après-midi; mais je me sentis
alors parfaitement reposé. Sherlock Holmes était tel que je l'avais
laissé, si ce n'est qu'il avait déposé son violon pour se plonger dans
une lecture qui semblait l'absorber tout entier. En m'entendant remuer,
il se retourna vers moi, et je pus voir une profonde inquiétude peinte
sur ses traits.

«Vous avez rudement dormi, dit-il. Je craignais que notre conversation
ne vous éveillât.

--Je n'ai rien entendu, répondis-je, vous avez donc eu du nouveau?

--Non, hélas! et j'avoue que cela me désoriente tout à fait. Je
comptais bien sur des renseignements sérieux à l'heure qu'il est.
Wiggins vient de me faire son rapport. Nulle trace de la chaloupe.
C'est on ne peut plus contrariant, car chaque minute de retard a son
importance.

--Puis-je vous être utile? Je me sens maintenant parfaitement dispos et
je suis tout prêt à passer une seconde nuit blanche.

--Non, il n'y a rien à faire, il n'y a qu'à attendre patiemment. Si
nous sortons, les renseignements pourraient venir en notre absence, et
ce serait autant de temps perdu. Pour vous, vous êtes libre, mais moi,
je dois rester ici à monter la faction.

--Alors, je vais courir voir Mrs Cecil Forrester; elle me l'a demandé
hier.

--Voir Mrs Cecil Forrester? demanda Holmes avec un clin d'œil malin.

--Eh bien! oui, elle et miss Morstan. Elles désirent vivement être
tenues au courant des événements.

--A votre place, je ne leur en dirais pas trop long. Il faut toujours
se méfier un peu des femmes, même des meilleures.»

Je ne m'abaissai pas jusqu'à discuter un pareil blasphème, mais: «Je
serai de retour dans une heure ou deux, ajoutai-je.

--Parfait, bonne chance alors. Mais, dites donc, puisque vous traversez
la rivière, vous pourriez bien rendre Toby à son maître, car je ne
pense pas que nous ayons encore à nous en servir.»

Je pris donc le chien et le ramenai chez le vieux naturaliste de
Pinchin Lane auquel je remis en même temps un demi-souverain. A
Camberwell, je trouvai miss Morstan un peu fatiguée après toutes les
aventures de la nuit, mais très anxieuse, ainsi que Mrs Forrester, de
savoir les nouvelles. Je leur racontai tout ce que nous avions fait
en supprimant cependant les détails les plus effrayants. Ainsi, à
propos de l'assassinat de Mr Sholto, je ne dis rien des circonstances
qui l'avaient accompagné et de la manière dont il avait été accompli.
Malgré toutes ces précautions, les pauvres femmes n'en furent pas moins
très émues de ce que je leur apprenais.

«C'est un véritable roman! s'écria Mrs Forrester. Une pauvre femme
dépouillée de ce qui lui revint, un trésor de douze millions, un nègre
anthropophage, un brigand avec une jambe de bois, cela remplace le
dragon ou le traître traditionnel.

--N'oublions pas les deux chevaliers sauveurs, ajouta miss Morstan, en
me jetant un doux regard.

--Mais, Mary, toute votre fortune dépend de la tournure que
prendront les événements. Je ne comprends pas que vous restiez aussi
indifférente? Pensez donc combien cela doit être agréable d'être aussi
riche et de voir le monde entier à ses pieds.»

J'éprouvai un frémissement joyeux en voyant combien miss Morstan
restait calme devant une pareille perspective. Et même elle secoua
la tête d'un mouvement hautain comme pour dire que tout cela ne la
touchait que peu.

«C'est le sort de Mr Thaddeus Sholto qui m'inquiète, dit-elle; il s'est
conduit avec tant de bonté et de loyauté que, pour moi, c'est la seule
chose importante dans tout ceci; il faut absolument réduire à néant
l'accusation terrible et si peu fondée qui pèse sur lui.»

Il était déjà tard lorsque je quittai Camberwell et je ne rentrai chez
moi qu'à la nuit tombante. Dans le salon, je trouvai le livre de mon
compagnon et sa pipe posés sur une chaise; mais lui n'y était plus.
Je cherchai dans toute la pièce, s'il n'avait pas laissé un mot à mon
adresse, sans rien trouver.

«Je pense que Mr Sherlock Holmes est sorti, dis-je à Mrs Hudson,
lorsqu'elle vint fermer les volets.

--Non, monsieur. Il est rentré dans sa chambre. Savez-vous bien, me
dit-elle tout bas, que j'ai des inquiétudes sur sa santé.

--Pourquoi donc, mistress Hudson?

--Mais, il est si étrange. Après votre départ il s'est mis à marcher de
long en large, à marcher, si bien que j'étais excédée de l'entendre.
Puis il parlait tout haut. Chaque fois que la sonnette tintait, il
se précipitait sur le palier de l'escalier en me criant: «Qu'est-ce
que c'est, mistress Hudson?» Et maintenant qu'il s'est enfermé, je
l'entends encore se promener comme avant. J'espère qu'il ne va pas
tomber malade, monsieur. J'ai essayé de lui conseiller une potion
calmante, mais il s'est retourné vers moi et m'a lancé un tel regard
que je ne sais vraiment pas comment j'ai trouvé mon chemin pour sortir
de la chambre.

--Inutile de vous inquiéter ainsi, mistress Hudson, dis-je. Je l'ai
déjà vu comme cela, mais en ce moment il a une affaire qui le préoccupe
un peu.»

Je feignais l'indifférence pour répondre à notre excellente
propriétaire, mais, en entendant pendant toute cette longue nuit
résonner le bruit des pas de mon ami, je me sentais moi-même mal à
l'aise, car je savais combien son esprit investigateur devait s'irriter
de l'inaction à laquelle il se voyait condamné.

A l'heure du déjeuner, je le vis apparaître, l'air fatigué, l'œil
incertain, les joues colorées d'une rougeur fébrile.

«Vous vous surmenez vraiment trop, mon ami, lui dis-je. Je vous ai
entendu vous promener toute la nuit.

--Oui, il m'était impossible de dormir. Cet infernal problème me
tourmente trop. Quelle guigne d'être arrêté par un si mince obstacle,
quand tout le reste marche si bien! Quoi, j'ai découvert les hommes, la
chaloupe, tout, en un mot, et je ne puis plus en avoir aucune nouvelle.
J'ai pris encore d'autres agents, j'ai employé tous les moyens, la
rivière a été explorée sur chacune de ses rives, et rien, toujours
rien. Mrs Smith elle-même n'a pas entendu parler de son mari. J'en
suis amené à me demander s'ils n'ont pas coulé bas l'embarcation. Mais
cependant c'est trop improbable.

--Et si Mrs Smith nous avait lancés sur une fausse piste?

--Non, je ne le crois pas. D'après l'enquête à laquelle je me suis
livré, il existe bien une chaloupe répondant au signalement donné;
seulement n'aurait-elle pas pu remonter la rivière? J'ai envisagé
cette éventualité et j'ai des hommes qui vont pousser leurs recherches
jusqu'à Richmond. S'il n'y a rien de nouveau aujourd'hui, je me mettrai
moi-même en campagne demain et alors je m'attacherai plutôt à retrouver
les hommes que l'embarcation. Mais, sûrement, sûrement, nous devons
apprendre quelque chose auparavant.»

Cependant ni Wiggins, ni les autres agents employés ne donnèrent signe
de vie. La plupart des journaux parlèrent du drame de Norwood et tous
chargeaient le malheureux Thaddeus Sholto. La seule chose qu'ils nous
apprirent fut que la justice devait instrumenter le lendemain. Dans la
soirée, je poussai jusqu'à Camberwell, pour raconter nos malheurs à ces
dames, et, à mon retour, je trouvai Holmes très abattu et très sombre.
Il répondit à peine à mes questions, mais s'absorba dans une analyse
chimique des plus compliquées, chauffant ses cornues et produisant des
vapeurs dont l'horrible odeur me chassa net de l'appartement. Jusqu'aux
heures les plus avancées de la nuit, j'entendis tinter les éprouvettes
et je sus ainsi qu'il s'occupait toujours à son expérience si peu
odoriférante.

Il faisait à peine jour, lorsque je me réveillai en sursaut, et, à ma
grande surprise, je vis Holmes debout au pied de mon lit. Il était vêtu
d'un grossier costume de marin, surcot et écharpe rouge autour du cou.

«Je m'en vais parcourir la rivière, Watson, me dit-il. J'ai bien
réfléchi à tout ceci, et je ne vois plus qu'une manière d'expliquer les
choses. Il faut en tout cas m'assurer de ce que vaut mon hypothèse.

--Je puis vous accompagner, n'est-ce pas?

--Non, vous me serez bien plus utile en restant ici et en me servant de
représentant. Je regrette de m'éloigner, car, selon toute probabilité,
j'aurai quelque renseignement dans la journée, quoique Wiggins ait été
fort peu encourageant hier au soir. Décachetez donc toutes les lettres
ou télégrammes qui arriveraient à mon adresse, et si vous apprenez du
nouveau, agissez d'après votre propre inspiration. Puis-je compter sur
vous?

--Certainement.

--Je crains qu'il ne vous soit difficile de me télégraphier, car je ne
sais pas moi-même où je me trouverai. Toutefois, si j'ai un peu de
veine, je ne dois pas rester absent très longtemps et mon excursion ne
sera pas infructueuse.»

A l'heure du déjeuner, je n'avais pas eu de ses nouvelles; en ouvrant
le _Standard_, j'y vis un nouvel article relatif à notre affaire.
«Le drame d'Upper Norwood, disait-on, semble encore plus mystérieux
qu'on ne pouvait le supposer au premier abord. De nouvelles preuves
permettent d'affirmer que M. Thaddeus Sholto n'a pu en aucune façon
tremper dans le crime. Aussi a-t-il été remis en liberté hier en même
temps que Mrs Bernstone, la femme de charge. Il est probable cependant
que la police suit une nouvelle piste, et comme c'est Mr Athelney
Jones, de Scotland Yard, qui dirige les recherches, on peut se fier à
son activité et à sa sagacité bien connues. On s'attend d'un moment à
l'autre à de nouvelles arrestations.»

«Allons, tout cela n'est pas trop mauvais, pensai-je. En tout cas
voici l'ami Sholto hors de cause. Je me demande ce que peut être cette
nouvelle piste, à moins que ce ne soit là un cliché stéréotypé qu'on
sort toutes les fois que la police a commis quelque gaffe.»

En jetant le journal sur la table, j'aperçus aux faits divers l'annonce
suivante:

«Bonne récompense: tous ceux qui pourront donner des renseignements
sur le nommé Mordecai Smith, patron marinier, et sur son fils Jim, qui
tous les deux, vers trois heures du matin, mardi dernier, ont quitté
le ponton de Smith à bord de la chaloupe à vapeur l'_Aurora_ (cette
chaloupe est noire avec deux raies rouges et sa cheminée est également
noire avec une bande blanche), recevront la somme de cent vingt-cinq
francs. S'adresser soit à Mrs Smith, à l'appontement Smith, soit 221
_bis_, Baker Street, pour toute information concernant le susdit
Mordecai Smith ou la chaloupe l'_Aurora_.»

Cette annonce ne pouvait avoir été insérée que par Holmes, l'adresse de
Baker Street en était la preuve. Je trouvai l'idée heureuse, car si cet
avis tombait sous les yeux des criminels en fuite, ils ne pouvaient y
voir que l'inquiétude bien naturelle d'une femme dont le mari a disparu.

La journée se traîna lentement. Chaque fois que retentissait le marteau
de la porte, ou qu'un pas pressé se faisait entendre dans la rue, je
m'imaginais que c'était, soit Holmes qui revenait, soit quelqu'un
apportant les renseignements demandés dans le journal. J'essayai bien
de lire, mais mes pensées s'envolaient vers notre singulière enquête
et vers la paire de coquins si étrangement assortis auxquels nous
donnions la chasse. Je me demandais si le raisonnement de mon compagnon
ne contenait pas quelque lacune énorme et s'il ne se préparait pas
une immense déception. Son esprit si vif et si chercheur n'avait-il
pas par hasard échafaudé toute son ingénieuse théorie sur des bases
complètement erronées? Je ne l'avais, il est vrai, jamais vu se
tromper; mais qui peut se vanter d'être infaillible? Les subtilités
dans lesquelles se complaisait toujours sa logique, sa préférence à
admettre les explications les plus compliquées et les plus bizarres
devaient, il me semblait, l'amener facilement à commettre une erreur.
Cependant, d'autre part, j'avais moi-même apprécié les preuves qu'il
m'avait fournies et approuvé toutes ses déductions. En me remémorant
l'enchaînement des faits, en voyant combien les détails les plus
insignifiants en apparence concouraient à renforcer sa thèse, j'étais
forcé d'avouer que si celle d'Holmes était fausse, la véritable devait,
en tout cas, être tout aussi étrange, tout aussi extraordinaire.

A trois heures de l'après-midi, j'entendis un violent coup de
sonnette, puis dans le vestibule quelqu'un qui s'exprimait sur un
ton d'autorité, et on introduisit dans le salon un visiteur qui, à
ma grande surprise, se trouva n'être autre que Mr Athelney Jones. Ce
n'était plus cependant le maître aux allures brusques et doctrinaires
qui s'érigeait en professeur de bon sens au moment où il s'embarquait
avec tant d'assurance dans l'affaire d'Upper Norwood. Il semblait
maintenant abattu et son attitude était humble et presque repentante.

«Bonjour, monsieur, bonjour, dit-il. M. Sherlock Holmes est sorti,
m'a-t-on dit.

--Oui, et je ne puis savoir quand il rentrera. Mais si vous désirez
l'attendre, prenez donc cette chaise et veuillez accepter un cigare.

--Avec plaisir, dit-il en passant sur sa figure un grand foulard rouge.

--Un peu de whiskey et de soda?

--Mon Dieu, la moitié d'un verre. Il fait très chaud pour la saison
et j'ai bien des occupations et bien des soucis. Vous savez quelles
étaient mes idées sur cette affaire de Norwood?

--Vous nous les aviez exprimées.

--Eh bien! j'ai été obligé d'en rabattre. J'avais tendu mon filet
tout autour de M. Sholto et je comptais l'enserrer dans ses mailles,
quand il s'est échappé par un trou qui se trouvait au beau milieu: il
nous a fourni un alibi indiscutable. Depuis le moment où il est sorti
de la chambre de son frère, il s'est toujours trouvé en présence de
quelqu'un. Ce n'est donc pas lui qui a pu escalader le toit et pénétrer
dans la maison par la trappe. Voilà une affaire bien obscure et qui met
mon honneur professionnel en jeu; un peu d'aide me ferait plaisir.

--Nous avons tous besoin d'aide de temps à autre, dis-je.

--Votre ami, M. Sherlock Holmes, est un homme très extraordinaire,
monsieur, me dit-il brusquement sur un ton confidentiel. Personne
n'arrive à sa hauteur. J'ai déjà vu ce jeune homme aux prises avec
bien des affaires et il n'en est pas une seule qu'il ne soit arrivé à
tirer au clair. Il manque tout à fait de méthode et est un peu prompt
à se formuler une théorie, mais, en résumé, je crois qu'il aurait
fait le détective le plus accompli, et je suis prêt à en convenir
devant n'importe qui. Il m'a envoyé ce matin un télégramme qui me fait
présumer qu'il a recueilli des indices importants au sujet de cette
affaire Sholto. Du reste, voici sa dépêche.»

Il la tira de sa poche et me la tendit.

Elle était datée de Poplar à midi. En voici le texte: «Allez
immédiatement à Baker Street. Si je ne suis pas rentré, attendez-moi.
Je suis de près les assassins de Sholto. Vous n'aurez qu'à nous
accompagner cette nuit, si vous désirez assister à l'hallali.»

«Voilà qui prend bonne tournure, dis-je. Il a évidemment retrouvé la
piste.

--Ah! ah! il a donc été aussi en défaut? s'écria Jones avec une
satisfaction évidente. Voyez-vous, les plus malins d'entre nous se
trouvent parfois tout désorientés. Après tout, c'est peut-être un
faux espoir qu'il nous donne là. Mais il est de mon devoir, comme
représentant de la force publique, de ne rien négliger. Ah! j'entends
quelqu'un; peut-être est-ce lui.»

Un pas lourd montait l'escalier en même temps que le bruit d'une
respiration sifflante et oppressée arrivait jusqu'à nous.

L'individu qui accomplissait cette ascension, trop pénible pour ses
forces, fut obligé de s'arrêter une fois ou deux en route, mais à
la fin il atteignit le palier et entra dans le salon. Son extérieur
répondait bien à l'idée que nous avions pu nous en faire déjà. C'était
un individu âgé, habillé, comme un marin, d'un vieux surcot boutonné
jusqu'au cou. Son dos était voûté, ses genoux tremblotaient et sa
respiration était celle d'un homme fortement asthmatique. Il s'appuyait
sur un gros bâton de chêne et ses épaules se soulevaient sous l'effort
qu'il faisait pour introduire un peu d'air dans ses poumons. Un
mouchoir de couleur entourait son cou, cachait le bas de sa figure,
et on ne voyait guère de lui qu'une paire d'yeux noirs et brillants,
ombragés par d'épais sourcils tout blancs, et ses longs favoris
grisonnants qui encadraient sa figure. En somme il me fit l'effet d'un
respectable maître marinier que la vieillesse aurait fait tomber dans
la misère.

«Que voulez-vous, mon brave?» demandai-je.

Il regarda tout autour de lui de cette manière lente et méthodique
particulière aux vieillards.

«Monsieur Sherlock Holmes est-il ici? dit-il.

--Non, mais je le remplace. Quelque communication que vous ayez à lui
transmettre, vous pouvez me la faire.

--C'est à lui-même que je désire parler, dit-il.

--Mais je vous répète que je suis son représentant. Est-ce à propos du
bateau de Mordecai Smith?

--Oui, je sais bien où se trouve le bateau, comme je sais où sont les
hommes que poursuit M. Holmes et aussi le trésor; tout, je sais tout.

--Ah, dites-le-moi vite alors, et je le lui répéterai.

--C'est à lui-même que je veux parler, répéta-t-il avec l'obstination
d'un vieillard.

--Eh bien, il faut que vous l'attendiez.

--Non, non, je ne vais pas m'amuser à perdre toute une journée pour le
bon plaisir du premier venu. Puisque M. Holmes n'est pas là, tant pis
pour M. Holmes. Qu'il se débrouille tout seul. D'ailleurs vos figures
ne me reviennent pas, et je ne veux rien vous dire.»

Il se glissa du côté de la porte, mais pas assez vite pour qu'Athelney
Jones n'eût eu le temps de lui barrer le chemin.

«Halte-là! camarade, dit-il. Vous avez un renseignement important
à nous donner et vous n'allez pas vous esquiver ainsi. Nous vous
garderons, que vous le veuillez ou non, jusqu'au retour de notre ami.»

Le vieux continua sa marche vers la sortie, mais, en voyant Athelney
Jones appuyer son large dos contre la porte, il comprit l'inutilité de
toute tentative.

«Voilà une drôle de manière de traiter les gens, cria-t-il en frappant
par terre avec son gourdin. Je viens ici pour causer avec un monsieur,
et vous autres, que je n'ai jamais vus de ma vie, vous me traitez comme
si j'étais un prisonnier.

--Ne craignez rien, dis-je. Nous vous indemniserons pour le temps que
nous vous ferons perdre. Asseyez-vous là sur ce canapé, vous n'aurez
pas trop longtemps à attendre.»

Il traversa la pièce d'assez mauvaise grâce et s'assit la tête dans les
mains. Jones et moi nous reprîmes notre conversation en continuant à
fumer. Tout à coup la voix de Holmes se fit entendre:

«Il me semble que vous pourriez tout au moins m'offrir un cigare»,
disait-il.

Nous bondîmes tous les deux. Devant nous Holmes, assis tranquillement,
nous regardait en ayant l'air de s'amuser beaucoup.

«Holmes! m'écriai-je. Vous ici! Mais qu'est devenu le vieux?

--Le voici, dit-il, en nous montrant une touffe de cheveux blancs. Le
voici tout entier, avec sa perruque, ses favoris, ses sourcils, etc. Je
pensais bien que mon déguisement était assez réussi, mais je n'espérais
pas qu'il pût résister à pareille épreuve.

--Ah! farceur, s'écria Jones, riant aux éclats. Quel acteur vous
auriez fait! Vous aviez même cette façon de toussoter particulière
aux pauvres, et le tremblotement de vos jambes se paierait deux cents
francs par semaine. Cependant j'ai bien cru un instant reconnaître
l'éclat de vos yeux. Mais vous voyez que vous ne nous auriez pas
échappé facilement.

--J'ai travaillé toute la journée sous ce déguisement, dit Holmes en
allumant son cigare. Trop de gens dans le monde du crime me connaissent
maintenant, surtout depuis que notre ami ici présent s'est mis à
publier quelques-unes des affaires où j'ai été mêlé; aussi ne puis-je
guère me mettre en chasse sans me déguiser un peu. Vous avez reçu ma
dépêche?

--Oui, et c'est ce qui m'a fait venir ici.

--Et que devient votre enquête?

--Elle s'est terminée en queue de poisson. J'ai dû relâcher deux de mes
prisonniers, et il n'existe aucune preuve contre ceux qui restent sous
clef.

--Peu importe. Je vous donnerai deux autres individus à coffrer à
leur place. Mais il faut que vous promettiez de m'obéir complètement.
Officiellement vous recueillerez tout l'honneur de notre expédition,
seulement vous devrez suivre mes instructions à la lettre. Est-ce bien
convenu?

--Parfaitement, pourvu que vous m'aidiez à m'emparer des criminels.

--Bon, en premier lieu, j'ai besoin qu'un bateau de la police, une
chaloupe à vapeur très bonne marcheuse, se trouve à l'escalier de
Westminster avant sept heures.

--Ce sera facile. Il y en a toujours dans ces parages, et, en tout cas,
je peux traverser la rue et téléphoner pour m'en assurer.

--Puis il me faudra deux hommes solides en cas de bataille.

--Nous en aurons deux ou trois dans le bateau. Est-ce tout?

--Lorsque nous tiendrons nos individus, le trésor sera à nous.--Or, je
crois que mon ami serait très heureux de porter lui-même le coffret à
la jeune personne à laquelle la moitié de toutes ces richesses revient
de droit. Je voudrais donc qu'elle fût la première à l'ouvrir. Qu'en
pensez-vous, Watson?

--Cela me ferait, en effet, un très grand plaisir.

--Le procédé n'est guère régulier, dit Jones en secouant la tête. Mais
tout est si irrégulier dans cette affaire!... Je crois donc que je
puis fermer les yeux là-dessus. Cependant, il faut que le trésor soit
ensuite remis entre les mains des autorités, et il y devra rester
jusqu'à la fin de toute la procédure.

--Certainement, rien de plus facile. Autre chose. Je désirerais
vivement avoir quelques renseignements de la bouche même de Jonathan
Small. Car, vous savez combien j'aime à pénétrer les moindres détails
des affaires dont je m'occupe. Voyez-vous donc quelque inconvénient à
ce que, en dehors de tout interrogatoire officiel, j'aie, soit chez
moi, soit ailleurs, une conversation avec le prisonnier, celui-ci
restant toujours sous bonne garde?

--Mon Dieu, vous êtes le maître de la situation. D'ailleurs rien ne me
prouve encore l'existence de ce Jonathan Small. Cependant, si vous lui
mettez la main au collet, je ne vois pas pourquoi je vous refuserais
l'entrevue que vous me demandez.

--Tout est bien entendu, alors?

--Parfaitement. Désirez-vous encore autre chose?

--Seulement vous voir partager notre dîner, si vous le voulez bien. Il
sera servi dans une demi-heure. Nous aurons des huîtres, une paire
de grouses, et certains vins blancs dont vous me direz des nouvelles.
Voyez-vous, Watson, vous n'avez jamais suffisamment reconnu mes mérites
comme maîtresse de maison.»




X

Comment périt l'insulaire Andaman.


Le dîner fut très gai. Holmes, lorsqu'il le voulait, était un causeur
charmant, et ce soir-là il le voulut bien. Il semblait sous l'influence
d'une sorte d'excitation nerveuse et je ne l'avais jamais vu aussi
brillant, passant rapidement d'un sujet à un autre--des représentations
des miracles au moyen âge à la fabrication de la poterie à la même
époque, des violons de Stradivarius au culte de Boudha dans l'île de
Ceylan, ou aux cuirassés de l'avenir,--et émettant sur chaque chose
des théories spéciales qui témoignaient des études particulières qu'il
avait faites. Cette belle humeur provenait de la réaction qui s'opérait
en lui après l'abattement si complet des jours précédents. Athelney
Jones, de son côté, prouva qu'en dehors de ses fonctions il savait
être un agréable compagnon et savoura le dîner tout à fait en «bon
vivant». Quant à moi, je me sentais profondément heureux en pensant que
nous touchions au but et la gaieté de Holmes rejaillissait sur moi.
Cependant, pendant le repas, personne ne fit allusion aux événements
qui nous réunissaient d'une façon aussi imprévue.

Lorsque le couvert fut enlevé, Holmes regarda sa montre et remplit
trois verres de porto.

«Une dernière rasade, dit-il, au succès de notre petite expédition. Et
maintenant il est grand temps de partir. Avez-vous un revolver, Watson?

--J'ai chez moi mon vieux revolver d'ordonnance.

--Vous feriez bien de le prendre, alors, car il faut tout prévoir.
J'avais commandé un fiacre pour six heures et demie; il nous attend.»

Il était sept heures passées lorsque nous atteignîmes l'embarcadère de
Westminster, où se trouvait déjà la chaloupe que nous avions demandée.
Holmes l'examina en connaisseur.

«Y a-t-il quelque signe qui dénote que ce bateau appartient à la
police?

--Oui, cette lanterne verte sur le bordage.

--Enlevez-la, alors.»

Cette précaution prise, nous nous embarquâmes, pour démarrer aussitôt.
Jones, Holmes et moi, nous étions assis à l'arrière; un homme se
trouvait au gouvernail, un autre surveillait la machine, et deux
solides agents se tenaient à l'avant.

«Où allons-nous? demanda Jones.

--A la Tour; dites-leur de stopper en face des chantiers de Jacobson.»

Notre embarcation marchait on ne peut mieux. Nous filions comme des
flèches, laissant derrière nous les nombreuses gabares qui, ralenties
par les lourdes charges qu'elles portaient, paraissaient rester
immobiles. Holmes eut un sourire satisfait en nous voyant dépasser
facilement un des vapeurs faisant le service sur la rivière.

«Je crois que nous pourrions battre à la course tous les bateaux de la
Tamise, dit-il.

--Tous, répondis-je, c'est beaucoup dire, mais il n'y en a certainement
guère qui puissent lutter avec nous.

--C'est que nous allons avoir à donner la chasse à l'_Aurora_, et
elle a la réputation d'être un clipper de premier ordre. Mais il faut
maintenant que je vous dise où en sont nos affaires, Watson. Vous vous
souvenez combien j'étais agacé de me voir arrêté par un contretemps
stupide?...

--Parfaitement.

--Eh bien, j'ai donné à mon esprit le repos qui lui était nécessaire en
me plongeant dans une analyse chimique. Un de nos grands hommes d'État
n'a-t-il pas dit que la meilleure façon de se reposer était de changer
la nature de ses occupations? C'est parfaitement exact. Aussi, lorsque
j'eus réussi à liquéfier mon hydrocarbure, je revins au problème des
Sholto et j'y réfléchis à nouveau. Nos gamins avaient parcouru toute la
rivière sans résultat. La chaloupe n'était amarrée à aucun embarcadère,
à aucun ponton, et cependant elle n'était pas de retour. Je ne pouvais
croire qu'ils l'eussent coulée pour mieux dissimuler leurs traces,
quoique je gardasse cette hypothèse en réserve pour le cas où toutes
les autres viendraient à me faire faillite. Je savais en effet que
ce Small était doué d'une espèce de malice grossière, mais je ne le
croyais pas capable d'une ruse pareille; il aurait fallu pour cela
qu'il fût d'un niveau intellectuel plus relevé. Mais, pensai-je, nous
savons qu'il était à Londres depuis longtemps déjà, puisqu'il exerçait
sur Pondichery Lodge une surveillance incessante; il ne pouvait donc,
selon toute probabilité, partir brusquement sans mettre ordre à ses
affaires, ce qui a toujours bien dû lui demander au moins une journée.

--Je ne trouve pas votre raisonnement très juste, interrompis-je.
N'est-il pas bien plus probable qu'il avait arrangé toutes ses affaires
avant de s'embarquer dans son expédition?

--Non, je ne le pense pas. Il devait s'être ménagé une retraite
assurée en cas de besoin et évidemment il ne l'abandonnerait que
quand il serait certain que tout danger était écarté. Mais une autre
considération me frappa. Jonathan Small s'était certainement rendu
compte combien l'extérieur étrange de son compagnon, de quelque façon
qu'il l'eût déguisé, avait dû éveiller l'attention autour de lui. Il
était bien assez fin pour voir que, si la présence de ce phénomène
était signalée à Norwood, elle mettrait évidemment sur leurs traces.
Aussi, ayant quitté le repaire qu'il s'était choisi à la faveur de
la nuit, c'est aussi pendant qu'il ferait encore nuit qu'il voulait
y rentrer. Or, d'après le témoignage de Mrs Smith, il était trois
heures passées quand ils vinrent héler le bateau. Une heure plus
tard environ, le jour allait se lever et les passants commenceraient
à circuler. J'en conclus qu'ils n'avaient pas dû aller bien loin. Ils
auront payé largement le silence de Smith et auront gardé sa chaloupe
pour le moment où ils pourraient fuir définitivement. Puis ils sont
rentrés chez eux aussitôt que possible, emportant le trésor, et
comptant, un jour ou deux plus tard, après avoir vu ce que diraient
les journaux et s'être assurés qu'on ne les soupçonnait pas, comptant,
dis-je, profiter de la nuit pour rejoindre, soit à Gravesend, soit dans
l'estuaire de la Tamise, quelque navire sur lequel ils avaient déjà
retenu leur passage pour l'Amérique ou bien les colonies.

--Mais, le bateau de Smith, ils n'ont pas pu l'emporter chez eux comme
le trésor?

--Très juste. Aussi j'étais convaincu que, quoique introuvable, cette
chaloupe ne devait pas être bien loin. Je me mis alors à la place de
Small, et je me demandai quel raisonnement un homme comme lui avait
bien pu tenir. Sans doute il avait pensé qu'en renvoyant le bateau
chez son propriétaire, ou en l'amarrant à un embarcadère, il donnait
trop beau jeu à la police dans le cas où elle serait sur ses traces.
Il lui fallait donc le cacher et en même temps l'avoir sous la main.
Comment cela? qu'aurais-je fait si j'avais été dans sa peau? Une
seule solution s'offrit à mon esprit. J'aurais confié la chaloupe à
quelque constructeur de bateaux sous prétexte d'un léger changement
à y faire. Je l'aurais ainsi amenée dans un chantier où elle aurait
été parfaitement dissimulée et d'où cependant j'aurais pu en quelques
heures, si besoin était, l'avoir de nouveau à ma disposition.

--C'est très simple, en effet.

--Ce sont précisément les choses les plus simples qu'on est exposé à
négliger. Quoi qu'il en soit, je résolus de partir de cette donnée.
Je me mis aussitôt en campagne, déguisé en marin, et je commençai
à parcourir tous les chantiers de la rivière. J'en fis quinze sans
aucun résultat; mais au seizième, à celui de Jacobson, j'appris que
l'_Aurora_ lui avait été confiée deux jours auparavant par un homme
avec une jambe de bois qui l'avait chargé de changer quelque chose
au gouvernail. «Et il n'y a rien à faire à ce gouvernail, me dit le
contremaître. Tenez, la voilà là-bas, avec ses deux raies rouges.» Au
même moment, qui vis-je arriver? Mordecai Smith lui-même, l'introuvable
Mordecai. Je n'aurais évidemment pas su que c'était lui; mais il était
fortement sous l'influence de l'alcool et il se mit à hurler son nom
ainsi que celui de son bateau. «Il me le faut pour ce soir à huit
heures, criait-il, à huit heures précises, vous entendez: car j'ai
affaire à deux particuliers qui n'aiment pas à attendre.» On l'avait
évidemment largement payé, et il paraissait avoir de l'argent plein les
poches, distribuant des schellings à tous les ouvriers autour de lui.
Je le suivis à quelque distance, jusqu'à ce que je le vis entrer dans
une brasserie; je revins alors au chantier et ayant rencontré en chemin
un de mes gamins, je le plaçai en sentinelle près de la chaloupe, en
lui donnant consigne de rester au bord de la rivière et d'agiter son
mouchoir dès que l'_Aurora_ se mettrait en route. Pour nous, nous
allons nous maintenir au milieu du fleuve et ce serait bien du malheur
si nous n'empoignions pas les assassins, le trésor et le reste.

--Tout cela est fort bien combiné, dit Jones, que ces gens-là soient
les vrais coupables ou non; mais si j'avais eu à diriger l'affaire,
j'aurais placé mes hommes dans le chantier de Jacobson et j'aurais
empoigné mes individus dès qu'ils auraient reparu.

--Et ils n'auraient jamais reparu, reprit Holmes. Ce Small est trop
malin, il enverra certainement quelqu'un en éclaireur, et au moindre
soupçon il se terrerait de nouveau pour une semaine au moins.

--Mais vous auriez pu filer Mordecai Smith et dénicher ainsi leur
repaire, dis-je.

--Oh! j'aurais bien perdu mon temps. Il y a cent à parier contre un que
Smith ne sait pas où ils perchent. Tant qu'il aura de quoi boire et
qu'il sera bien payé, que lui importe le reste! Les autres doivent se
contenter de lui envoyer leurs instructions. Non, non, j'ai bien tout
pesé et le parti que j'ai pris est le meilleur.»

Pendant que cette conversation avait lieu, nous avions passé
successivement sous les nombreux ponts jetés sur la Tamise. Lorsque
nous arrivâmes à hauteur de la Cité, les derniers rayons du soleil
faisaient étinceler la croix qui domine Saint-Paul et, avant
d'atteindre la Tour, l'obscurité était déjà profonde.

«Voici le chantier de Jacobson, dit Holmes, en nous montrant une forêt
de mâts et de cordages sur la rive de Surrey. Croisons lentement de
long en large à l'abri de ces bateaux pleins de sable.» Il tira une
lorgnette de sa poche et examina le rivage. «Ma sentinelle est à son
poste, dit-il, mais elle n'agite pas son mouchoir.

--Si nous descendions un peu le fleuve et que nous stoppions là pour
les attendre?» dit Jones avec animation.

Nous étions tous très excités, jusqu'aux agents et aux bateliers qui
n'avaient cependant qu'une vague idée du but de notre expédition.

«Nous n'avons le droit de rien préjuger, répondit Holmes. Il y a dix
chances contre une pour qu'ils descendent la rivière, mais nous n'en
sommes pas certains. D'ici nous pouvons surveiller l'entrée du chantier
tout en étant assez bien dissimulés. La nuit sera plutôt claire,
il faut donc rester où nous sommes. Regardez-moi tous ces gens qui
grouillent là-bas, à la lueur des becs de gaz. Ils viennent de terminer
leur travail dans le chantier. Quelque misérables qu'ils soient, chacun
d'eux renferme en lui une parcelle de l'éternelle flamme. Qui le dirait
en les voyant? Comme cela paraît improbable! Ah! l'homme est vraiment
une énigme bien singulière!

--Quelqu'un l'a défini: une âme renfermée dans l'enveloppe d'un animal,
suggérai-je.

--Winwood Read a dit d'excellentes choses à ce sujet, reprit Holmes.
Il nous explique que si l'homme, pris individuellement, demeure un
problème insoluble, une réunion d'hommes, au contraire, nous offre
des données d'une certitude mathématique. Ainsi, par exemple, vous ne
pouvez savoir d'avance comment dans un cas donné se comportera un homme
isolé, tandis que vous pouvez préciser d'une façon certaine comment
agira un groupe d'hommes dans les mêmes circonstances. La statistique
le prouve; les individus varient, les moyennes restent invariables.
Mais il me semble apercevoir un mouchoir. Certainement on agite quelque
chose de blanc là-bas.

--C'est votre gamin, m'écriai-je. Je le vois distinctement.

--Et voici l'_Aurora_, s'exclama Holmes. Elle file comme le vent.
Chauffez, mécanicien, chauffez à toute vapeur et rattrapons cette
chaloupe, qui porte un fanal jaune. Si jamais elle venait à nous
échapper, par l'enfer, je ne me le pardonnerais jamais.»

L'_Aurora_ avait glissé inaperçue dans la rivière et s'était faufilée
derrière deux ou trois petites embarcations de façon qu'elle avait déjà
presque atteint sa vitesse entière au moment où nous la vîmes. Elle
semblait voler en descendant le courant et longeait la rive en marchant
d'un train insensé. Jones l'examina attentivement et secoua la tête:

«Elle file joliment bien, dit-il. Je ne sais si nous pourrons
l'atteindre.

--Il le faut, s'écria Holmes en grinçant des dents, il le faut. A toute
vapeur, chauffeurs. Donnez tout ce que vous pourrez, dussions-nous
brûler le bateau, il faut que nous les rattrapions.»

La chasse était commencée. Les chaudières de l'_Aurora_ ronflaient
bruyamment et ses puissantes machines sifflaient et résonnaient comme
pour donner passage à la respiration du géant de métal. Sa proue
effilée coupait les eaux calmes de la rivière et les rejetait en deux
grosses vagues à droite et à gauche. Pour nous, nous bondissions
derrière elle, fortement secoués par chaque effort que faisait
notre embarcation. Un puissant fanal fixé à l'avant projetait sa
lumière jaunâtre devant nous; une large tache sombre nous indiquait
l'_Aurora_, tandis que les tourbillons d'écume laissés par elle dans
son sillage témoignaient de la vitesse à laquelle elle marchait. Notre
bateau, lancé comme une flèche, dépassait successivement les barques,
les vapeurs, les navires marchands, se glissant derrière les uns,
contournant les autres... Des voix nous hélaient dans l'obscurité, mais
l'_Aurora_ filait toujours et nous ne quittions pas sa trace.

«Du charbon! du charbon!» cria Holmes en jetant un regard dans la
chambre des machines, tandis que la lueur du foyer se reflétant sur sa
figure anxieuse accusait le relief de ses traits énergiques. «Faites
éclater la chaudière, s'il le faut.

--Je crois que nous gagnons un peu sur elle, dit Jones, l'œil rivé sur
l'_Aurora_.

--Et moi, j'en suis sûr, criai-je. Nous allons la rejoindre dans
quelques minutes.»

Au même moment, la malchance voulut qu'un remorqueur avec trois barques
derrière lui se mît à traverser la rivière devant nous. Il fallut
mettre toute la barre de côté pour éviter une collision et, avant que
nous eussions pu reprendre notre route, l'_Aurora_ avait bien gagné
deux cents mètres. Nous ne l'avions cependant pas perdue de vue.
Au crépuscule sombre et incertain avait succédé une nuit claire et
étoilée. Nos chaudières donnaient tout ce qu'elles pouvaient et leur
mince enveloppe vibrait et craquait comme si elles avaient participé à
notre excitation. Nous avions dépassé le bassin de radoub, les docks
de la Compagnie des Indes, les quais interminables de Deptfort et nous
avions même doublé l'île des Chiens. La tache sombre qui fuyait devant
nous revêtait maintenant des contours mieux définis et nous pouvions
distinguer nettement la silhouette élégante de l'_Aurora_. Jones ayant
dirigé sur elle la lumière du fanal, nous pûmes voir les personnages
qui occupaient le pont. Un homme était assis à l'arrière et se penchait
sur un objet noir placé entre ses jambes. A côté de lui gisait une
masse sombre qu'on aurait pu prendre pour un chien de Terre-Neuve.
Un gamin tenait la barre, tandis que les reflets rougeâtres du foyer
me permettaient d'apercevoir le vieux Smith, nu jusqu'à la ceinture
et entassant charbon sur charbon, pour triompher enfin dans cette
course où des vies humaines se trouvaient être l'enjeu. Au début,
les passagers de l'_Aurora_ avaient pu se demander si vraiment nous
étions lancés à leur poursuite; maintenant ils n'en pouvaient plus
douter, tant nous suivions exactement leurs tours et leurs détours. A
Greenwich, trois cents mètres nous séparaient d'eux. A Blackwell, il
n'y en avait plus que deux cent cinquante. J'ai forcé bien des animaux
et dans bien des pays divers au cours de mon aventureuse carrière,
mais jamais sport ne m'a fait éprouver d'aussi violentes palpitations
que cette chasse insensée à l'homme se déroulant ainsi au milieu de la
Tamise. Peu à peu, mètre par mètre, nous gagnions du terrain. Dans le
silence de la nuit on entendait distinctement ronfler et craquer la
machine de l'_Aurora_. L'homme de l'arrière se tenait toujours penché
et semblait faire quelque chose avec ses mains, tandis que de minute en
minute il levait les yeux pour mesurer du regard la distance qui les
séparait encore de nous. Nous nous rapprochions de plus en plus. Jones
héla les fugitifs et les somma de stopper. Les deux bateaux volaient à
une allure vertigineuse, et il n'y avait guère plus de quatre longueurs
entre eux. Maintenant la rivière s'étendait libre devant nous; nous
étions entre la levée de Borking d'un côté et les tristes marais de
Plumstead de l'autre. A l'injonction de Jones, l'homme de l'arrière
se redressa et, nous menaçant de ses deux poings crispés, nous envoya
de sa grosse voix enrouée une bordée de malédictions. Il paraissait
grand et vigoureux, et tandis qu'il se tenait ainsi debout, les jambes
écartées, je pus voir qu'à droite il n'avait qu'une jambe de bois.
Aux exclamations furieuses qu'il poussait, le paquet qui gisait sur
le pont s'agita et j'aperçus alors la silhouette d'un petit homme
noir, le plus petit que j'aie jamais vu, avec une grosse tête difforme
surmontée d'une épaisse chevelure en broussaille. Holmes avait déjà
tiré son revolver et je saisis le mien, à l'aspect de cet être sauvage
et difforme. Il était enveloppé dans un grand manteau ou dans une
couverture de couleur sombre qui ne laissait voir que sa figure; mais
quelle figure! Jamais des traits humains n'ont pu exprimer à ce point
la bestialité et la cruauté. Ses petits yeux brillaient, éclairés d'un
feu sombre, et ses lèvres épaisses s'entr'ouvraient dans une horrible
grimace, tandis qu'il grinçait et claquait des dents comme l'aurait
fait un animal féroce.

«Faites feu si vous lui voyez lever la main», me dit Holmes sans se
départir de son sang-froid.

Nous n'étions plus alors qu'à une longueur du bateau et nous touchions
presque nos ennemis. Je les vois encore tous les deux comme ils
m'apparaissaient alors à la lueur du fanal; l'Européen debout, les
jambes écartées, vomissant des imprécations, le nain avec sa face
hideuse, son aspect sauvage, nous montrant dans sa fureur ses grosses
dents jaunâtres. Ce fut fort heureux pour nous de les apercevoir aussi
distinctement, car, à ce moment, le nain prit sous son manteau un
morceau de bois court et arrondi de la taille d'une règle, et le porta
à ses lèvres. Nos revolvers partirent en même temps. Il tourna sur
lui-même, leva ses bras au ciel et, avec une sorte de hoquet rauque,
tomba dans le fleuve. J'aperçus un instant au milieu d'un tourbillon
d'écume ses yeux venimeux et encore menaçants, puis plus rien. Au même
moment, l'homme à la jambe de bois se jeta sur la barre et la mettant
toute de côté fit tourner brusquement la chaloupe dans la direction
de la rive sud, tandis qu'emportés par notre course nous rasions sa
poupe et la dépassions. Nous virâmes en quelques secondes, mais déjà
l'_Aurora_ abordait le rivage. C'était un endroit sauvage et désolé, un
vaste marais où la lune faisait scintiller les flaques d'eau stagnante,
ne montrant aux alentours que quelques plantes à moitié pourries.
La chaloupe, avec un bruit sourd, donna de la proue contre la rive,
l'avant se dressant en l'air tandis que l'arrière restait à hauteur de
l'eau. Le fugitif sauta à terre, mais sa jambe de bois s'enfonça tout
entière dans ce terrain marécageux. En vain multipliait-il ses efforts,
en vain se tordait-il sur le sol. Il ne pouvait ni avancer, ni reculer.
En constatant son impuissance, il se mit à pousser des hurlements de
rage et faisait aller furieusement son autre pied dans la boue; mais
il n'arriva ainsi qu'à enfoncer plus profondément encore sa jambe
de bois dans cette boue collante. Lorsque notre bateau vint ranger
l'autre, nous fûmes obligés de lui jeter un bout de filin et encore ne
put-il s'en tirer qu'en enroulant le câble sous ses épaules, ce qui
nous permit de le hisser à notre bord comme quelque poisson vomi par
l'enfer. Les deux Smith, père et fils, étaient restés assis sur leur
pont l'air abattu. Sur notre ordre, ils ne firent aucune difficulté
pour venir nous rejoindre. Nous amarrâmes l'_Aurora_ pour la prendre à
la remorque. Sur le pont, se voyait un solide coffre en fer travaillé
à la mode indienne; c'était évidemment celui qui renfermait le fatal
trésor des Sholto; mais la clef manquait. Son poids était considérable;
nous le transportâmes dans notre petite cabane, puis nous nous mîmes
à remonter lentement le fleuve en projetant de tous côtés la lueur de
notre fanal, sans cependant apercevoir aucune trace du petit Andaman.
La Tamise devait retenir dans quelqu'une de ses sombres profondeurs le
cadavre de son étrange visiteur.

«Regardez donc, dit Holmes en nous montrant un panneau de notre
chaloupe. Il n'était que temps de tirer.»

Derrière l'endroit où nous nous étions tenus, je vis enfoncé dans le
bois un de ces petits dards dont nous ne connaissions que trop bien
les effets meurtriers. Il avait dû passer juste entre nous deux au
moment où nous avions fait feu. Holmes sourit en le regardant et haussa
les épaules de l'air indifférent qui lui était habituel. Mais, pour
moi, j'avoue que je faillis me trouver mal en pensant de combien peu
nous venions d'échapper à une mort épouvantable.




XI

Le trésor d'Agra.


Notre prisonnier s'était assis dans la cabine en face de ce coffret
de fer dont la conquête représentait pour lui de si longs et de si
terribles efforts. C'était un individu tout brûlé par le soleil, à
l'œil indifférent, et dont la peau parcheminée et couturée de rides
disait la vie au grand air, une vie de dur labeur. Son menton en
saillie indiquait une volonté de fer. Il devait avoir une cinquantaine
d'années, car sa chevelure noire et crépue était sillonnée par de
nombreux fils blancs. Au repos, sa figure n'avait rien de déplaisant,
tandis que lorsqu'il se mettait en colère ses sourcils épais et son
menton pointu lui donnaient une expression terrible, ainsi que j'avais
pu m'en convaincre. En ce moment, assis avec ses mains chargées
de menottes sur les genoux, la tête penchée sur sa poitrine, il
contemplait de ses yeux perçants la cassette, cause première de tous
ses méfaits. Je crus voir qu'il y avait plus de chagrin que de rage
dans son maintien, et même à un moment où il levait les yeux sur moi,
je surpris dans son regard un éclair de malicieuse gaieté.

«Eh bien, Jonathan Small, dit Jones en allumant un cigare, tout cela a
bien mal tourné pour vous!

--Mon Dieu, oui, monsieur, répondit-il franchement. Je ne puis guère
éviter mon sort maintenant. Mais je vous jure sur la Bible que je n'ai
pas touché du bout du doigt M. Sholto. C'est cet infernal petit Touga
qui lui a lancé un de ces maudits dards. Pour moi, je n'y suis pour
rien. J'ai été aussi désolé de sa mort que s'il avait été mon parent.
Aussi, j'ai régalé ce vilain démon avec le bout du câble, mais le mal
était fait et je ne pouvais y remédier.

--Prenez un cigare, dit Holmes, et donnez une accolade à ma gourde, car
vous êtes tout mouillé. Comment donc pouviez-vous espérer qu'un homme
aussi petit et aussi chétif que ce nègre fût en mesure de lutter avec
M. Sholto et de le maintenir jusqu'à ce que vous ayez eu le temps de
vous hisser par la fenêtre au moyen de la corde?

--Vous avez l'air, monsieur, d'en savoir aussi long que si vous aviez
assisté à toute l'affaire. La vérité est que j'espérais trouver la
chambre vide. Je connaissais assez les habitudes de la maison pour
savoir que c'était l'heure où M. Sholto descendait généralement dîner.
Je ne veux rien cacher, car mon meilleur moyen de défense est de dire
la vérité. Ah! s'il s'était agi du vieux major, je l'aurais assassiné
d'un cœur joyeux. Je ne me serais pas plus soucié de lui donner un coup
de couteau que de fumer ce cigare. Mais je trouve bien dur de me voir
compromis au sujet de ce jeune Sholto contre lequel je n'ai en somme
jamais eu aucun grief.

--Vous êtes actuellement entre les mains de M. Athelney Jones, de
Scotland Yard; il va vous amener chez moi et je vous demanderai un
récit très exact des faits. Il faudra bien tout me dire; car j'espère
alors pouvoir vous être utile. Je pense être en mesure de prouver que
le poison a agi assez rapidement pour que la victime fût déjà morte
quand vous avez pénétré dans la chambre.

--Et c'est parfaitement vrai, monsieur. Mon sang n'a fait qu'un tour en
voyant cette tête grimaçante et toute penchée de côté, qui fixait sur
moi son regard vitreux au moment où j'escaladais la fenêtre. Je faillis
en tomber à la renverse, monsieur, et je crois que j'aurais tué Touga
s'il ne s'était pas sauvé. C'est même sa précipitation à fuir qui lui
a fait oublier sa massue et sa provision de dards. Il m'a avoué cela
par la suite et je pense que c'est ce qui vous a mis sur nos traces,
quoique je ne puisse comprendre encore comment vous nous avez aussi
bien dépistés. Du reste, je ne vous en garde pas rancune. Mais avouez
qu'il est dur, ajouta-t-il avec un sourire amer, quand on a, comme
moi, le droit de réclamer sa part d'une bonne douzaine de millions,
de passer la première moitié de sa vie à travailler comme maçon dans
l'archipel Andaman et la seconde, selon toute probabilité, à creuser la
terre au bagne de Dartmoor. Ce fut un jour fatal pour moi que celui où
je vis pour la première fois le marchand Achmet et où j'entendis parler
du trésor d'Agra. Maudit trésor! il n'a jamais été qu'une source de
malheurs pour ceux qui l'ont possédé: Achmet a été assassiné, le major
Sholto n'a vécu que dans des transes perpétuelles, son fils a été tué,
et moi je passerai toute mon existence en prison.»

A ce moment Athelney Jones introduisit sa grosse tête et ses larges
épaules dans la cabine.

«C'est tout à fait une petite soirée de famille, dit-il. Je vous
demanderai de me passer un instant votre gourde, Holmes. Eh bien, je
crois que nous pouvons nous congratuler réciproquement. Quel dommage
que nous n'ayons pu avoir l'autre vivant! Mais il n'y a vraiment pas eu
moyen. Seulement, Holmes, avouez que vous avez eu de la chance; c'est
tout juste si nous avons pu rattraper cette maudite chaloupe.

--Tout est bien qui finit bien, dit Holmes. Mais je ne savais pas que
l'_Aurora_ fût aussi bonne marcheuse.

--Smith prétend qu'il n'y en a guère pour la battre sur toute la
rivière, et il affirme que s'il avait eu un autre homme pour l'aider à
la machine nous ne l'aurions jamais gagné de vitesse. Il jure qu'il ne
savait rien de l'affaire de Norvood.

--Et il dit vrai, s'écria notre prisonnier, il n'en savait pas le
premier mot. J'ai choisi sa chaloupe parce qu'on m'avait dit qu'elle
marchait bien. Mais nous ne l'avons tenu au courant de rien, nous
l'avons seulement bien payé et nous lui avons promis une grosse somme
dès que nous aurions rejoint à Gravesend le paquebot l'_Esméralda_ en
partance pour le Brésil.

--Eh bien, s'il n'a rien à se reprocher, nous veillerons à ce qu'il ne
lui arrive rien de fâcheux. Si nous sommes prompts à arrêter les gens,
nous sommes moins prompts à les condamner.»

C'était amusant de voir combien dans sa suffisance Jones commençait à
se donner des airs d'importance au sujet de la capture que nous venions
d'opérer. Un sourire qui se dessina sur la figure de Holmes me prouva
qu'il n'avait rien perdu de ce petit discours.

«Nous voici bientôt au port de Wauxhall, dit Jones: c'est là, docteur
Watson, que nous allons vous débarquer avec le trésor. Inutile de vous
dire que je prends une grosse responsabilité en agissant ainsi. C'est
tout ce qu'il y a de plus irrégulier, mais je n'ai qu'une parole.
Cependant, étant donnée l'importance du dépôt qui vous est confié, je
dois, par acquit de conscience, vous faire accompagner par un agent.
Vous allez prendre une voiture, je pense?

--Certainement.

--C'est dommage que nous n'ayons pas la clef du coffre afin d'en faire
d'abord un inventaire. Vous serez obligé de le forcer. Eh! l'ami, où
est cette clef?

--Au fond de la rivière, répondit Small brusquement.

--Hum! ce n'était pas la peine de nous donner encore cette complication
de plus. Nous avons eu assez à faire, grâce à vous. Quoi qu'il en soit,
Watson, je n'ai pas besoin de vous recommander la plus grande prudence.
Rapportez le coffre avec vous à Baker Street. C'est là que nous vous
attendrons avant d'aller au poste de police.»

Je débarquai à Wauxhall, avec ma lourde cassette, en même temps qu'un
gros agent fort jovial qu'on m'adjoignit comme compagnon. Un quart
d'heure plus tard nous étions chez Mrs Cecil Forrester. La servante
sembla fort étonnée d'une visite aussi tardive. Elle nous expliqua
que Mrs Cecil Forrester était sortie pour toute la journée et qu'elle
ne rentrerait probablement que très tard, mais que miss Morstan était
dans le salon. Je m'y rendis donc avec le coffret, tandis que l'agent
restait complaisamment dans le fiacre.

Miss Morstan était assise près de la fenêtre entr'ouverte. Une étoffe
blanche presque transparente l'enveloppait, deux taches rouges
produites par des rubans se voyaient à son cou et à sa taille. La
douce lueur d'une lampe tamisée par l'abat-jour se jouait sur ses
traits tout à la fois doux et sérieux et donnait un reflet sombre et
métallique aux boucles de sa luxuriante chevelure, tandis qu'elle se
tenait renversée dans un fauteuil d'osier. Son bras blanc, sa main
effilée pendaient le long de son siège, et tout dans sa pose comme dans
son expression dénotait une mélancolie qui l'envahissait tout entière.
Au son de mes pas, elle sauta sur ses pieds et une teinte rose qui
indiquait à la fois sa surprise et sa joie colora ses joues pâles.

«J'avais bien entendu une voiture s'arrêter, dit-elle, mais je pensais
que c'était Mrs Forrester qui rentrait de bonne heure. Jamais je
n'aurais cru que ce fût vous. Quelles nouvelles apportez-vous?

--J'apporte mieux que des nouvelles», dis-je en déposant la cassette
sur la table et en m'efforçant de prendre un ton enjoué, malgré le
poids qui oppressait ma poitrine. «J'apporte bien mieux que toutes les
nouvelles de la terre. Je vous apporte la fortune!»

Elle jeta un coup d'œil sur le coffre en fer.

«C'est donc là le trésor? demanda-t-elle froidement.

--Oui! c'est le grand trésor d'Agra. La moitié vous appartient, l'autre
revient à Thaddeus Sholto. Vous allez avoir chacun une demi-douzaine
de millions. Pensez-y donc! près de trois cent mille livres de rentes.
Vous allez devenir une des riches héritières d'Angleterre. N'est-ce pas
beau cela?»

Il faut croire que j'avais exagéré les expansions de ma joie et que
celles-ci sonnaient faux, car je vis ses sourcils se contracter et elle
me regarda d'un air singulier.

«Si j'ai tout cela, dit-elle, c'est à vous que je le devrai.

--Non, non, répondis-je, pas à moi, mais à mon ami Sherlock Holmes.
Avec toute la meilleure volonté du monde je n'aurais jamais pu suivre
une piste qui, malgré ses facultés merveilleuses, l'a mis un instant en
défaut. Et même au dernier moment nous avons encore failli échouer.

--Asseyez-vous donc, je vous en prie, docteur Watson, dit-elle, et
racontez-moi tout ce qui s'est passé.»

En quelques mots je la mis au courant de ce qui était advenu depuis que
je ne l'avais vue la dernière fois: les nouvelles idées de Holmes, la
découverte de l'_Aurora_, l'arrivée d'Athelney Jones, notre expédition
de la soirée, enfin notre chasse enragée le long de la Tamise. Elle
écoutait ce récit, la lèvre frémissante, l'œil brillant. Lorsque je dis
combien le dard empoisonné avait passé près de nous, elle devint si
pâle que je crus qu'elle allait se trouver mal.

«Ce n'est rien, dit-elle, tandis que je m'empressais de lui verser un
verre d'eau. Me voici déjà remise. Seulement, en voyant combien mes
amis se sont exposés pour moi, j'ai été toute bouleversée.

--Tout cela est fini à cette heure, répondis-je, et ce n'était pas
si terrible. Maintenant je ne vous raconterai plus rien d'effrayant,
mais parlons de choses plus intéressantes, puisque voici le trésor.
Qu'y a-t-il de plus intéressant que lui? J'ai demandé la permission de
vous l'apporter, pensant que vous seriez heureuse de le contempler la
première.

--J'en serai certainement très heureuse», dit-elle, sans cependant que
sa voix prît la moindre intonation joyeuse. Elle avait sans doute pensé
qu'il serait peu aimable de sa part de paraître indifférente à une
conquête qui nous avait donné tant de mal.

«Quel joli coffre! dit-elle, en l'examinant. C'est un travail indien,
n'est-ce pas?

--Oui, c'est ainsi qu'on travaille le métal à Bénarès.

--Et comme il est lourd! s'écria-t-elle, en essayant de le soulever.
Cette cassette seule doit avoir une valeur considérable. Où en est la
clef?

--Small l'a jetée dans la Tamise, répondis-je. Il faut que je me serve
pour l'ouvrir des pincettes de Mrs Forrester.»

Sur le devant du coffre se voyait un fermoir sculpté représentant un
Boudha accroupi. Je passai en dessous l'extrémité des pincettes et m'en
servis comme d'un levier. Le fermoir sauta avec un bruit sec. D'une
main tremblante, je soulevai le couvercle et nous restâmes tous les
deux stupéfaits, les yeux fixés à l'intérieur du coffre. Il était vide!

Je compris pourquoi, malgré cela, il était si lourd. Son enveloppe
métallique avait deux centimètres d'épaisseur. Il était de plus très
massif et très solide comme si on l'avait destiné à contenir des objets
d'une grande valeur; mais, je le répète, on ne voyait à l'intérieur ni
un bijou ni un atome de métal précieux. Il était vide, tout ce qu'il y
a de plus vide.

«Le trésor s'est envolé», dit tranquillement miss Morstan.

En entendant ces mots, il me sembla qu'on m'enlevait un grand poids.
Je ne m'étais pas rendu bien compte jusque-là de tout ce que m'avait
fait souffrir ce trésor d'Agra. C'était très mal sans doute, j'agissais
ainsi en égoïste, en ami peu fidèle, mais je ne voyais qu'une chose,
c'est que la barrière d'or qui me séparait d'elle avait enfin disparu.

«Dieu soit loué!» m'écriai-je, et ce cri partait du fond du cœur.

Elle me regarda d'un air interrogateur en souriant finement.

«Pourquoi dites-vous cela? me demanda-t-elle.

--Parce que vous voilà de nouveau à ma portée, dis-je en lui prenant la
main, sans qu'elle songeât à la retirer; parce que je vous aime, Mary,
aussi sincèrement que jamais homme ait pu aimer une femme; parce que ce
trésor, ces richesses me fermaient la bouche et que maintenant qu'ils
ont disparu je puis vous avouer mon amour. Voilà pourquoi j'ai dit:
Dieu soit loué!

--Alors moi aussi je répéterai: Dieu soit loué!» murmura-t-elle,
tandis que je l'attirais vers moi.

Si un trésor avait été perdu cette nuit-là, je sais que, pour ma part,
j'en avais conquis un autre.




XII

L'étrange histoire de Jonathan Small.


Il était vraiment d'un caractère patient, l'agent que j'avais laissé
dans le fiacre, car ce ne fut qu'au bout d'un temps considérable que
je le rejoignis. Lorsque je lui appris que la cassette était vide, sa
figure s'allongea sensiblement.

«Voici notre prime dans l'eau, dit-il tristement. Adieu l'argent, adieu
toute récompense, tandis que si nous avions rapporté le trésor, Sam
Browns et moi nous aurions reçu chacun une jolie pièce d'or.

--Mais Mr Thaddeus Sholto est riche, dis-je, et il voudra certainement
vous récompenser quand même.»

L'inspecteur secoua la tête d'un air découragé.

«Mauvaise affaire, dit-il, et Mr Athelney Jones sera de cet avis.»

Il ne se trompait pas, car le détective eut l'air fort déconfit
lorsqu'en arrivant à Baker Street je lui présentai le coffret vide.
Holmes et lui venaient seulement d'arriver avec leur prisonnier; ils
avaient, en effet, changé leur programme, et avaient commencé par aller
faire leur rapport à un poste de police. Mon compagnon était étendu
dans son fauteuil avec l'expression distraite qui lui était habituelle,
tandis que Small se tenait assis en face de lui l'air abattu et sa
jambe de bois croisée sur l'autre. Cependant, lorsque je montrai que
la cassette ne contenait plus rien, il se renversa sur sa chaise, en
éclatant de rire.

«Ceci est encore un coup de votre façon, Small, dit Athelney Jones,
d'un ton fort mécontent.

--Oui, certainement, s'écria-t-il d'un air de triomphe. J'ai envoyé le
trésor là où vous ne pourrez jamais aller le repêcher. Il était à moi
d'abord, et, du moment où il m'échappait, je tenais avant tout à ce que
personne d'autre ne pût en profiter. Il n'y a pas un être au monde,
vous m'entendez bien, qui ait le droit d'y prétendre avec moi, si ce
n'est trois malheureux qui comptent encore parmi les déportés aux îles
Andaman. Et comme je sais qu'ils ne pourront pas plus en jouir que moi,
c'est aussi bien en leur nom qu'au mien propre que j'ai agi, car nous
sommes liés par la _marque des quatre_, et je suis sûr qu'ils auraient
fait ce que j'ai fait, c'est-à-dire qu'ils auraient jeté le trésor dans
la Tamise plutôt que de le voir s'en aller aux parents et aux amis de
ce Sholto ou de Morstan. Ce n'est pas pour enrichir ces gens-là que
nous avons fait l'affaire Achmet. Vous trouverez donc le trésor là où
vous trouverez la clef du coffre et le cadavre du petit Touga. Quand
j'ai vu que votre chaloupe allait nous atteindre, j'ai tenu à tout
mettre en lieu sûr. Ah! vous avez fait là une excursion qui ne vous
rapportera pas grand'chose!

--Vous cherchez à nous tromper, Small, dit Athelney Jones, d'un ton
sec; si vous aviez vraiment voulu jeter le trésor dans la Tamise, il
vous aurait été bien plus facile d'y jeter la cassette tout entière,
contenant et contenu.

--Plus facile pour moi, c'est vrai, mais aussi plus facile pour vous,
répondit-il avec un clignement d'œil malicieux. L'homme qui a été assez
malin pour me dépister serait bien assez habile pour retirer un coffret
en fer du fond de la rivière. Mais maintenant que les bijoux sont
éparpillés sur un parcours d'une dizaine de kilomètres, c'est une autre
affaire. Et pourtant cela m'a serré le cœur; je suis devenu à moitié
fou de rage, voyez-vous, quand vous vous êtes mis à nous donner la
chasse. Enfin, ce n'est plus le moment de se lamenter. J'ai eu quelques
hauts dans ma vie, j'ai eu surtout bien des bas, mais cela m'a appris
au moins à ne jamais pleurer sur ce qui était irrémédiable.

--Tout cela est très grave, Small, reprit le détective. Si vous aviez
aidé la justice au lieu de lui jouer un tour pareil, vous auriez eu
quelques droits à l'indulgence du tribunal.

--La justice? grogna l'ex-forçat, vous parlez de justice? Est-ce
qu'elle n'est pas tout entière de mon côté la justice? Alors vous
trouveriez juste que je renonce à ce que j'ai péniblement gagné en
faveur de gens qui n'ont jamais rien fait? Voulez-vous savoir quels
sont mes droits? Écoutez: vingt longues années passées dans ces marais
fiévreux, vingt longues années d'un travail incessant au milieu des
miasmes délétères des mangliers, la nuit enfermé dans d'ignobles
baraques, pêle-mêle, avec les forçats, dévoré par les moustiques,
torturé par les fièvres, maltraité par tous ces maudits surveillants
noirs, trop heureux de pouvoir se revenger sur un blanc.... Voilà
comment j'ai gagné le trésor d'Agra, et vous venez ensuite me parler
de justice, parce que je n'ai pu supporter la pensée de voir d'autres
jouir de ce qui m'avait coûté si cher! Non, non, voyez-vous, j'aimerais
mieux être pendu vingt fois, ou recevoir dans la peau un des dards de
Touga, que de traîner toute mon existence dans une cellule de galérien
pendant qu'un autre vivrait dans un palais tranquille et heureux, grâce
à l'argent qui devrait m'appartenir.»

Small avait rejeté son masque d'impassibilité, les mots s'échappaient
tumultueusement de ses lèvres, ses yeux lançaient des éclairs, et il
faisait cliqueter ses menottes en se tordant convulsivement les mains.
En voyant sa fureur et sa rage, je compris la terreur éprouvée par le
major Sholto en apprenant que le forçat dépouillé par lui s'était lancé
à sa poursuite.

«Vous oubliez que nous ignorons toute cette histoire, dit Holmes
tranquillement. Vous ne nous l'avez pas racontée et il nous est
impossible de savoir jusqu'à quel point la justice a pu, dans le
principe, se trouver de votre côté.

--Eh bien, monsieur, je conviens que vous m'avez toujours parlé très
poliment, quoique je voie bien que c'est à vous que je suis redevable
de cette jolie paire de bracelets. Mais je ne vous en veux pas. Vous
avez joué franc jeu, la chance vous a favorisé, voilà tout. Aussi,
puisque vous désirez connaître mon histoire, je suis prêt à tout vous
raconter et chacune de mes paroles sera l'expression de la vérité
la plus pure. Je le jure par le Dieu tout-puissant. Soyez seulement
assez bon pour mettre le verre près de moi, de façon que je puisse me
rafraîchir, si je me sens le gosier trop sec.--Là, merci.

«Je suis né dans le comté de Worcester près de Pershore. Je vous
garantis que vous trouveriez encore maintenant une quantité de Small
dans ces parages-là, si vous vouliez vous en donner la peine. J'ai eu
souvent envie d'aller y faire un petit tour, mais, à vrai dire, je
n'ai jamais fait grand honneur à ma famille et je ne sais pas trop
la réception qui m'y attendrait. Tous ces gens-là étaient de petits
fermiers, tranquilles, assidus aux offices, connus et estimés dans leur
pays, tandis que moi j'ai toujours été assez mauvais sujet. Enfin,
vers l'âge de dix-huit ans, je cessai de les ennuyer: car, m'étant
embarqué dans une mauvaise affaire à propos d'une fille, je ne pus
m'en tirer qu'en acceptant le «Schelling de la Reine[3]», et en me
faisant incorporer au 3e grenadiers qui partait pour les Indes. Je
n'étais cependant pas destiné à faire longtemps le métier de soldat.
Je commençais à être à peu près décrassé et à savoir manier mon fusil,
lorsque j'eus un jour la fâcheuse idée d'aller me baigner dans le
Gange. Par bonheur, j'avais avec moi un sergent de ma compagnie, John
Holders, un des meilleurs nageurs de toute l'armée. Tandis que j'étais
au milieu du fleuve, un crocodile me happa la jambe droite et me la
coupa, juste au-dessus du genou, aussi proprement qu'un chirurgien
aurait pu le faire. L'émotion, jointe à la perte de mon sang, me fit
perdre connaissance et j'allais me noyer, quand Holders m'empoigna et
m'amena jusque sur le rivage. A la suite de cet accident, je restai
cinq mois à l'hôpital et lorsqu'enfin je pus me traîner dehors avec
cette béquille rivée à ma cuisse, je me trouvai rayé des contrôles de
l'armée comme invalide et impropre à tout service actif.

  [3] La prime d'engagement.

«Mon sort, vous le voyez, était plutôt cruel, à vingt ans infirme et
incapable de rien faire. Malgré tout, mon malheur se trouva devenir
pour moi une bonne fortune. Un planteur d'indigo, nommé Abel White,
avait besoin d'un contremaître pour surveiller ses coolies et les faire
travailler. Or, c'était un ami de mon colonel, et celui-ci s'était
fort intéressé à moi depuis mon accident. Enfin, pour tout résumer en
quelques mots, le colonel me recommanda chaudement à Mr White. Comme
j'avais surtout à parcourir la plantation à cheval pour m'assurer du
travail fait et prendre en note les paresseux, ma jambe n'était pas un
obstacle, car il me restait assez de pince pour me tenir bien en selle.
Mes appointements étaient considérables, mon logement confortable, et
j'envisageais gaiement la perspective de passer le reste de ma vie dans
une plantation d'indigo. Mon maître était un homme fort aimable et il
lui arrivait souvent de venir dans ma petite cabane fumer une pipe avec
moi; dans ces pays-là, voyez-vous, les gens de race blanche se sentent
au cœur l'un pour l'autre des tendresses qui leur seraient inconnues
dans leur patrie.

«Mais quand j'ai eu de la veine, elle n'a jamais duré longtemps. Un
beau jour, sans aucun présage précurseur, la grande révolte éclata. La
veille, les Indes paraissaient aussi calmes et aussi tranquilles que
les comtés de Surrey ou de Kent. Le lendemain, deux cent mille démons
noirs étaient déchaînés et le pays présentait vraiment l'image de
l'enfer. Mais, messieurs, vous connaissez, sans doute, tout cela aussi
bien et même bien mieux que moi; car la lecture n'est pas mon fort. Je
ne sais donc que ce que j'ai vu de mes propres yeux. Notre plantation
était à un endroit appelé Muttra, près de la frontière nord-ouest.
Chaque nuit, le ciel était éclairé par des lueurs sinistres. C'était
quelque habitation de colon qui brûlait, et chaque jour nous voyions
passer de petites troupes d'Européens traînant à leur suite leurs
femmes et leurs enfants et se dirigeant vers Agra, où se trouvait la
garnison la plus rapprochée. Mr Abel White était un homme fort entêté.
Il s'était mis dans la cervelle que la révolte avait été très exagérée
et qu'elle se calmerait aussi rapidement qu'elle avait surgi. Aussi,
tandis que le pays autour de lui était tout entier en feu, il restait
tranquillement sous sa véranda à boire des grogs au whiskey et à fumer
de longues pipes. Vous pensez bien que je ne l'abandonnai pas, pas plus
du reste que ne le fit Dawson, le teneur de livres de la plantation,
dont la femme tenait le ménage du maître. Mais, un beau jour, la
tourmente s'abattit sur nous.

«Ce matin-là, je m'étais rendu à une plantation éloignée et dans la
soirée je rentrais lentement à la maison, lorsque j'aperçus tout à coup
ce qui me sembla être un paquet de vêtements tout au fond d'un profond
ravin. En m'en approchant, un frisson d'horreur me glaça jusqu'aux
os; c'était la femme de Dawson, toute tailladée à coups de sabre et
déjà à moitié dévorée par les chacals et par les chiens indigènes. Un
peu plus loin, sur la route même, le cadavre de Dawson gisait la face
contre terre; il tenait encore à la main un revolver déchargé, et près
de lui étaient étendus les corps de quatre cipayes qu'il avait tués
avant de succomber lui-même. Je restais là, me demandant quel parti
prendre, quand je vis une fumée épaisse s'échapper de l'habitation de
Mr Abel White, tandis que des colonnes de flammes s'élançaient dans les
airs. Il était donc trop tard pour aller au secours de mon maître et
je n'aurais pu que risquer ma propre vie, sans la moindre utilité, en
m'avançant davantage. De loin, je pouvais apercevoir des centaines de
démons noirs, portant encore la veste rouge, qui entouraient la maison
incendiée en dansant et en hurlant. Quelques-uns d'entre eux m'ayant
signalé, une ou deux balles sifflèrent à mes oreilles. Alors je me
jetai dans les prairies et galopai une partie de la nuit jusqu'à ce
que je me trouvasse sain et sauf dans les murs d'Agra.

«Cependant, même dans cette ville, la sécurité était loin d'être
absolue. Tout le pays était soulevé; on se serait cru au milieu d'un
essaim d'abeilles. Lorsque les Anglais parvenaient à se grouper, ils
restaient bien maîtres du terrain aussi loin que leurs fusils pouvaient
porter; mais voilà tout, et, partout ailleurs, la fuite était leur
seule ressource. C'était la lutte de millions de forcenés contre
quelques centaines d'hommes, et, détail bien cruel, ces ennemis que
nous combattions n'étaient autres que nos propres troupes, nos troupes
d'élite, infanterie, cavalerie, artillerie, instruites et entraînées
par nous avec tant de soin, qui maintenant se rassemblaient dans leurs
camps au son de nos propres sonneries et tournaient contre nous les
armes que nous leur avions données.

«Dans Agra se trouvait réuni le 3e fusiliers du Bengale, quelques
Sikhs, deux pelotons de cavalerie et une batterie d'artillerie. On
avait créé en outre un corps de volontaires, composé d'employés et de
marchands et je demandai à en faire partie, malgré ma jambe de bois.
Dans les premiers jours de juillet, nous marchâmes à la rencontre des
rebelles et nous les battîmes à Shahgunge, mais le manque de munitions
nous força à rétrograder et à rentrer dans la ville.

«Cependant nous recevions de tous côtés les nouvelles les plus
alarmantes; cela n'avait rien d'étonnant, car, si vous consultez la
carte, vous verrez que nous nous trouvions au centre du pays soulevé,
n'ayant pour nous appuyer que Luchnow, à plus de trois cents kilomètres
à l'est de Cawnpore, presque aussi éloignée dans la direction du sud.
Dans toute cette région on n'entendait plus parler que de crimes et
d'atrocités sans nom.

«Agra est une ville considérable remplie de fanatiques et de mécréants
de toute espèce. Aussi notre poignée d'hommes se sentait perdue
dans le labyrinthe de ses petites rues étroites et tortueuses, et
notre chef prit le parti de s'établir de l'autre côté de la rivière,
dans l'ancienne citadelle. Je ne sais, messieurs, si vous avez
entendu parler de ce fort si curieux. C'est une des choses les plus
extraordinaires que j'aie rencontrées et cependant Dieu sait si j'ai vu
de drôles de pays.

«En premier lieu, ses dimensions sont énormes, et je suis sûr que son
enceinte contient un nombre respectable d'hectares. Tout un quartier
est moderne: c'est là qu'on cantonna la garnison en même temps que
les femmes, les enfants, les magasins, etc., et encore tout cela n'en
occupa-t-il qu'une faible partie. Cependant ce quartier moderne est
bien moins considérable encore que le vieux quartier qui est, du reste,
complètement abandonné et où les scorpions et les mille-pattes règnent
en maîtres. Celui-ci se compose uniquement de cours spacieuses, reliées
par des passages tortueux, ou séparées les unes des autres par un
dédale de longs corridors. Rien de plus facile que de s'y perdre. Aussi
ne s'y aventurait-on que rarement, si ce n'est quelque patrouille munie
de torches.

«La rivière baigne le mur d'enceinte de la citadelle et la protège
en avant; mais, sur les deux autres faces et sur les derrières, de
nombreuses portes s'ouvrent sur la campagne; il fallait nécessairement
les garder aussi bien dans le vieux quartier que dans celui qui était
occupé par nos troupes. Comme nous manquions de monde et que nous
avions à peine assez d'hommes pour garnir les saillants et pour servir
les pièces, il nous était impossible de mettre à chacune des ouvertures
une garde suffisante. On organisa alors un poste central au milieu de
l'enceinte et on ne mit à chaque porte qu'un blanc avec deux ou trois
indigènes sous ses ordres. Je fus désigné ainsi pour être de garde
pendant quelques heures chaque nuit à une poterne isolée qui donnait
sur la face sud-ouest, et on mit sous mes ordres deux soldats sikhs;
j'avais la consigne de tirer un coup de feu à la moindre alerte, de
façon que le poste central pût m'envoyer immédiatement du secours. Mais
comme ce poste se trouvait à plus de deux cents mètres de moi, et que
j'en étais séparé par tout un labyrinthe de passages et de corridors,
il me semblait impossible qu'aucun secours pût arriver à temps en cas
d'une attaque imprévue.

«Quoi qu'il en fût, j'étais assez fier du commandement qui m'avait été
confié malgré mon inexpérience et ma jambe en moins. Deux nuits de
suite, je montai la garde avec mes indigènes. C'étaient de grands et
solides gaillards à l'aspect farouche, nommés, l'un Mahomet Singh et
l'autre Abdullah Khan, tous les deux vieux soldats et s'étant battus
autrefois contre nous à Chibiau-Wallah. Quoiqu'ils sussent assez bien
l'anglais, je ne parvenais pas à en tirer grand'chose. Ils préféraient
rester assis côte à côte et bavarder toute la nuit dans leur étrange
langage. Quant à moi, je me tenais en dehors de la porte, contemplant
les sinuosités de la large rivière, ou les lumières vacillantes de la
grande ville qui s'étendait à mes pieds. Le roulement des tambours,
le bruit des tam-tams, les cris et les hurlements des rebelles, ivres
d'opium et d'alcool, ne nous permettaient pas d'oublier un instant les
dangereux voisins dont le fleuve seul nous séparait. Toutes les deux
heures, l'officier de service faisait sa ronde et s'assurait que tout
était en ordre.

«La troisième nuit, le ciel était obscur et le temps mauvais; il
tombait une petite pluie fine et pénétrante, et les heures de garde
s'écoulaient bien lentement. Plusieurs fois, j'essayai d'entamer la
conversation avec mes Sikhs, mais tous mes efforts échouèrent devant
leur mutisme. A deux heures du matin, la ronde passa et vint rompre un
moment la monotonie de cette nuit. Voyant qu'il était impossible de
causer avec mes compagnons, je tirai ma pipe et je déposai mon mousquet
pour faire flamber une allumette. Au même instant, les deux Sikhs se
jetèrent sur moi. L'un d'eux saisit mon fusil et appuya le bout du
canon sur mon front, tandis que l'autre, me mettant un poignard sous
la gorge, jura à voix basse qu'il l'enfoncerait jusqu'à la garde si
j'essayais de faire un mouvement.

«Ma première idée fut que ces hommes étaient d'accord avec les rebelles
et qu'une attaque se préparait; or, si les cipayes parvenaient à
s'emparer de notre poste, la place ne pouvait plus résister et les
femmes et les enfants subiraient le même sort qu'à Cawnpore. Peut-être,
messieurs, allez-vous croire que je cherche à me faire valoir, mais je
vous donne ma parole qu'à cette pensée, et malgré la pointe du poignard
qui m'entrait dans la gorge, j'ouvris la bouche pour pousser un cri,
dût-il être mon dernier, afin de donner l'alarme au poste central.
L'homme qui me tenait sembla lire en moi, car à ce moment il murmura
à mon oreille: «Pas un mot! la citadelle n'a rien à craindre. Les
rebelles, que Dieu confonde, n'ont pas passé la rivière.» Je sentis
qu'il disait vrai et en même temps je lisais dans ses yeux sombres
qu'au premier son proféré par moi j'étais un homme mort. Aussi je me
décidai à garder le silence et à voir ce qu'on attendait de moi.

«Écoutez-moi, bien, Sahib», dit le plus grand et le plus sauvage des
deux, celui qu'on appelait Abdullah Khan: «Il faut à cette heure ou
vous mettre avec nous, ou que nous nous assurions de votre silence
pour toujours. L'affaire est trop sérieuse pour nous permettre
d'hésiter. Vous allez jurer sur la croix des chrétiens de vous livrer
corps et âme à nous, ou bien cette nuit votre cadavre sera jeté dans
le fossé et nous irons rejoindre nos frères dans l'armée des rebelles.
Choisissez: la mort ou la vie, il n'y a pas de milieu; tout ce que nous
pouvons faire, c'est de vous accorder trois minutes pour vous décider;
l'heure s'avance et il faut que tout soit fini avant que la ronde
repasse.

«--Me décider à quoi? demandai-je. Vous ne m'avez même pas dit ce que
vous vouliez de moi. Mais si vous conspirez contre la sécurité du fort,
jamais je ne me mettrai avec vous, je vous le jure! Enfoncez donc votre
poignard et que tout soit fini.

«--La sécurité du fort n'a rien à voir en cette affaire, répondit-il.
Nous voulons seulement vous faire gagner ce que vos compatriotes sont
venus chercher dans ce pays-ci: la richesse. Si vous consentez à
marcher ce soir avec nous, nous allons vous jurer sur ce poignard nu,
et par le triple serment auquel jamais Sikh n'a failli, que nous vous
donnerons loyalement votre part, c'est-à-dire un quart du trésor. Nous
ne pouvons faire mieux.

«--Mais de quel trésor? demandai-je. J'ai aussi envie que vous de
devenir riche, seulement dites-moi comment il faut s'y prendre.

«--Vous allez alors, reprit-il, jurer sur le corps de votre père, sur
l'honneur de votre mère, sur la croix de votre religion, de ne pas
faire un geste, de ne pas dire un mot, soit aujourd'hui, soit plus
tard, qui puisse se tourner contre nous.

«--Je le jure, répondis-je, sous la réserve que la citadelle ne doit
courir aucun danger de ce fait.

«--Alors mon camarade et moi nous jurons à notre tour que vous recevrez
un quart du trésor qui sera partagé également entre nous quatre.

«--Mais nous ne sommes que trois? dis-je.

«--Non, il y a aussi Dost Akbar qui doit avoir sa part. Mais j'ai le
temps de vous raconter toute l'histoire en les attendant. Garde la
porte, Mahomet Singh, et préviens-nous lorsque tu les verras s'avancer.
Voici ce qui en est, Sahib, et si je vous révèle tout cela, c'est que,
sachant combien vous autres blancs êtes fidèles à vos serments, je
sais aussi que nous pouvons maintenant compter sur vous. Si vous aviez
été un de ces Hindous menteurs, vous auriez eu beau jurer par tous les
faux dieux qui remplissent leurs temples, votre sang aurait déjà rougi
mon poignard, et votre cadavre serait étendu maintenant dans la boue
du fossé. Mais le Sikh sait apprécier l'Anglais comme l'Anglais sait
apprécier le Sikh. Ouvrez donc vos oreilles et écoutez ce que j'ai à
vous dire.

«Dans les provinces du Nord, il existe un rajah qui, bien que son
territoire soit restreint, est possesseur d'immenses richesses. Son
père lui en a légué quelques-unes, mais il en a amassé encore bien
plus lui-même, car il est d'un naturel vil et intéressé et aime mieux
entasser son or en cachette plutôt que de le dépenser. Lorsque la
révolte éclata, il chercha à ménager le lion aussi bien que le tigre,
à vivre en bons termes avec les cipayes, en même temps qu'avec les
Anglais. Bientôt cependant il crut que l'heure des blancs avait sonné;
car de toutes parts il n'entendait parler que de massacres et de
défaites subies par eux. Cependant, en homme prudent, il s'arrangea
pour que, quelle que fût l'issue de la lutte, il pût toujours
conserver au moins la moitié de son trésor. Il garda avec lui tout
son or et tout son argent, le cachant dans les souterrains de son
palais, tandis qu'il enferma dans une cassette de fer les pierres les
plus précieuses et les perles les plus rares, puis il remit ce dépôt
à un serviteur de confiance déguisé en marchand avec la mission de
gagner la citadelle d'Agra, et de l'y mettre en sûreté jusqu'à ce que
le pays fût rentré dans le calme. De cette manière, si les rebelles
viennent à triompher, il conservera son or et son argent, tandis que,
si c'est la Compagnie, les bijoux lui resteront. Ayant ainsi fait deux
parts de sa fortune, le misérable a embrassé le parti des cipayes qui
paraissait l'emporter dans les parages où il se trouvait. Or, faites-y
bien attention, Sahib, une pareille conduite ne légitime-t-elle pas
nos actes, quand nous voulons faire passer le trésor de ce traître
entre les mains de ceux qui sont restés fidèles? Le prétendu marchand
voyage sous le nom d'Achmet; il est en ce moment dans la ville d'Agra
et cherche à pénétrer dans la citadelle. Mon frère de lait, Dost
Akbar, qui connaît son secret, voyage avec lui et lui a promis de le
faire entrer cette nuit par une poterne latérale qui n'est autre que
celle-ci. Quand le serviteur du rajah arrivera, il nous trouvera là,
Mahomet Sing et moi, pour lui souhaiter la bienvenue. L'endroit est
solitaire, personne ne saura qu'il est venu. Le marchand Achmet aura
disparu de ce monde, voilà tout, et nous, nous aurons chacun notre part
de l'immense trésor du rajah. Qu'en dites-vous, Sahib?»

«Il est bien évident que dans le comté de Worcester la vie d'un homme
passe pour être sacrée et compte pour quelque chose; mais quand on voit
tout à feu et à sang autour de soi, et que la mort vous guette à chaque
tournant, on envisage les choses bien différemment. Je me souciais donc
de la vie du marchand Achmet comme d'un fétu de paille, tandis que les
révélations ayant trait au trésor m'impressionnèrent au dernier point.
Je me mis à penser à tout ce que je pourrais faire, une fois de retour
au pays, et à l'ébahissement des miens lorsqu'ils verraient l'ancien
vaurien revenu les poches cousues d'or.... Aussi ma résolution fut-elle
prise en un instant. Cependant Abdullah Khan, croyant que j'hésitais
encore, insista de nouveau:

«Pensez donc, Sahib, que, si cet homme tombe entre les mains du
commandant, il sera pendu ou fusillé, et tous les bijoux seront
confisqués par le gouvernement, sans que personne en bénéficie.
Puisque c'est entre nos mains qu'il peut tomber, pourquoi ne pas peser
sur les événements pour qu'ils tournent à notre profit? Les bijoux
se trouveront aussi bien entre nos mains que dans les coffres de la
Compagnie. Il y en aura assez pour nous rendre tous riches et puissants
et personne ne saura rien de l'affaire, puisque, ici, nous n'avons plus
aucune relation avec le monde extérieur; vous le voyez, Sahib, tout
nous favorise. Dites-moi donc si vous êtes avec nous, ou si nous devons
vous traiter en ennemi.

«--Je suis avec vous corps et âme, répondis-je.

«--Voilà qui va bien», fit-il en me rendant mon mousquet. «Vous voyez
que nous avons confiance en vous et que nous croyons à vos serments
comme vous pouvez croire aux nôtres. Nous n'avons plus alors qu'à
attendre patiemment mon frère de lait et le marchand.

«--Votre frère de lait connaît-il vos intentions? demandai-je.

«--C'est lui qui a tout imaginé, tout combiné. Allons maintenant à la
poterne et montons la garde avec Mahomet Singh.»

«La pluie tombait toujours sans discontinuer, car nous nous trouvions
au commencement de la saison humide. De gros nuages, épais et sombres,
obscurcissaient le ciel, et il était difficile d'y voir plus loin
qu'à quelques pas. Un fossé profond s'étendait devant la porte, mais
à certains endroits il était presque à sec et on pouvait le traverser
facilement. J'éprouvai une sensation étrange en me trouvant là entre
ces deux Indiens sauvages en train de guetter le malheureux qui
accourait de lui-même au-devant de la mort.

«Tout à coup, je distinguai la lueur d'une lanterne sourde de l'autre
côté de la douve. Puis cette lumière disparut derrière la levée pour
apparaître de nouveau, s'avançant dans notre direction.

«--Les voici! m'écriai-je.

«--Vous allez lui crier «Qui Vive?» comme c'est l'habitude, Sahib,
murmura Abdullah. Il faut qu'il ne puisse avoir aucune méfiance.
Donnez-nous l'ordre de le mener à l'intérieur des remparts et nous lui
ferons son affaire, pendant que vous resterez ici à surveiller les
alentours. Tenez votre lanterne prête, afin que nous puissions nous
assurer que c'est bien notre homme.»

«La lueur tremblotante continuait à s'avancer malgré quelque temps
d'arrêt, jusqu'à ce qu'il me fût possible de distinguer deux
silhouettes qui se détachaient en noir de l'autre côté du fossé. Je les
laissai dégringoler la rampe opposée, patauger dans la boue du fond et
remonter à moitié l'autre pente avant de les interpeller.

«--Qui vive? dis-je à mi-voix.

«--Amis! nous fut-il répondu.

«Je démasquai ma lanterne et la dirigeai sur eux. En tête, marchait
un énorme Sikh dont la barbe noire descendait jusqu'à la ceinture. Je
n'avais jamais vu, si ce n'est dans les foires, un pareil géant. Le
second était un petit homme, très gros, tout rond, coiffé d'un large
turban jaune et portant un paquet enveloppé dans un châle. Il semblait
en proie à la frayeur la plus intense, car ses mains tremblaient,
comme agitées par une fièvre violente, et il faisait aller de droite
et de gauche sa tête, au milieu de laquelle on voyait étinceler deux
petits yeux brillants et vifs, tout comme une souris qui s'avance hors
de son trou. Je frissonnai d'abord à l'idée du meurtre qui allait se
commettre, mais je pensai au trésor et mon cœur redevint dur comme un
roc. En apercevant un blanc devant lui, il poussa une exclamation de
joie et courut vers moi.

«Protégez-moi, Sahib, dit-il haletant; protégez l'infortuné marchand
Achmet. J'ai traversé le pays de Rajpootana pour venir me réfugier dans
la citadelle d'Agra. J'ai été volé, battu, maltraité, parce que je
suis un ami fidèle de la Compagnie. Béni soit le jour où je me vois de
nouveau en sûreté, moi et le peu que je possède.

«--Qu'avez-vous donc dans ce paquet? demandai-je.

«--Un coffret en fer, répondit-il, qui renferme deux ou trois petits
souvenirs de famille sans aucune valeur pour d'autres, mais auxquels
je tiens. Cependant, ne me prenez pas pour un mendiant, je saurai
reconnaître votre protection, jeune Sahib, et celle de votre chef, si
je puis trouver ici l'abri que j'implore.»

«Je ne me sentais pas le courage de soutenir plus longtemps cette
conversation. Plus je regardais cette grosse figure effarée, plus je
trouvais cruel de tuer ce malheureux de sang-froid. Il fallait pourtant
en finir.

«Menez-le au poste principal», dis-je.

«Les deux Sikhs le mirent entre eux deux, tandis que le géant marchait
derrière et ils pénétrèrent ainsi dans l'ombre formée par la voûte.
Vous le voyez, la mort l'environnait déjà de toutes parts.

«Je restai en dehors avec ma lanterne, écoutant la cadence de leurs
pas à mesure qu'ils s'éloignaient le long des couloirs déserts. Tout
d'un coup, le silence se fit; puis aussitôt j'entendis un murmure de
voix, le bruit d'une lutte, le son de coups portés; enfin, ce qui me
fit frissonner, une course précipitée, une respiration haletante et,
en levant ma lanterne, je vis le gros homme courant comme le vent, la
figure traversée par une balafre sanglante, tandis que l'énorme Sikh
à la longue barbe noire bondissait comme un tigre sur ses talons un
poignard à la main.

«De ma vie je n'ai vu un homme courir aussi vite que ce petit marchand.
Il gagnait visiblement sur le Sikh et il était clair que s'il pouvait
franchir le rempart, il serait sauvé. Je sentais déjà la compassion me
gagner, quand soudain la pensée du trésor vint me rendre de nouveau
toute mon insensibilité. Au moment où il arrivait à ma hauteur, je lui
jetai mon fusil entre les jambes et il roula deux fois sur lui-même
comme un lapin qu'on boule. Avant qu'il eût pu se relever, le Sikh
était sur lui et lui enfonçait par deux fois son couteau dans le flanc.
L'homme ne poussa pas un cri, ne fit plus un mouvement, mais resta là
à la place même où il était tombé. Je crois encore que la chute seule
avait dû suffire à le tuer. Vous voyez, messieurs, que je tiens ma
parole. Je vous raconte toute l'affaire telle qu'elle s'est passée, que
les faits soient en ma faveur ou non.»

Jonathan Small s'interrompit alors un instant, et de ses mains chargées
de menottes prit le verre où Holmes lui avait préparé un mélange de
whiskey et d'eau. Cet homme produisait sur moi, je l'avoue, une horreur
profonde, non seulement à cause de ce crime dans lequel il avait
volontairement trempé, mais surtout à cause de la manière délibérée
et de l'indifférence avec laquelle il nous le racontait. Quel que dût
être le châtiment qui l'attendait, il m'était impossible d'éprouver
pour lui la moindre compassion. Sherlock Holmes et Jones restaient
immobiles, vivement intéressés par l'histoire qu'ils entendaient; mais
cependant l'expression d'un profond dégoût était également peinte sur
leurs visages. Small dut s'en apercevoir, car en reprenant son récit
il témoigna, aussi bien par le son de sa voix que dans sa façon de
s'exprimer, une certaine hésitation.

«C'était assurément très mal, dit-il, mais je voudrais bien savoir
combien de gens à ma place auraient hésité entre l'aubaine qui m'était
offerte et la perspective d'avoir le cou coupé. De plus, du moment où
il avait pénétré dans la citadelle, c'était ma vie ou la sienne qui
était en jeu. Car, s'il s'était échappé, toute l'affaire se serait
découverte; j'aurais été traduit devant la cour martiale et évidemment
fusillé; on n'était, je vous le jure, guère disposé à l'indulgence à ce
moment-là.

--Continuez votre récit, dit Holmes sèchement.

--Eh bien, tandis que Mahomet Singh montait la garde à la poterne,
Dost Akbar et moi nous transportâmes le cadavre dans l'intérieur. Il
pesait lourd, allez, malgré sa petite taille. Nous le déposâmes à un
endroit que les Sikhs avaient déjà préparé. C'était à quelque distance,
dans une grande cour déserte à laquelle aboutissait un long couloir
tortueux. Tout alentour, les murs de briques tombaient en ruine et, au
milieu, le sol s'était effondré de façon à former une tombe naturelle.
Ce fut là que nous mîmes le corps du marchand Achmet et, après l'avoir
recouvert avec les briques ramassées à côté, nous revînmes chercher le
trésor.

«Il était resté là où Achmet l'avait laissé tomber aux premiers coups
qu'on lui avait portés. C'était ce même coffre que vous voyez devant
vous ouvert sur cette table. La clef était attachée à cette poignée
ciselée, au moyen d'un cordon de soie. Nous l'ouvrîmes, et la lueur
de la lanterne fit resplendir à nos yeux une collection de pierres
précieuses pareilles à celles dont me faisaient rêver les contes de
fées que je lisais dans mon enfance à Pershore. C'était un véritable
éblouissement. Lorsque nous eûmes longuement savouré ce merveilleux
spectacle, nous tirâmes toutes les pierres de la cassette et nous
dressâmes une liste. Il y avait cent quarante-trois diamants de la
plus belle eau, y compris une pierre appelée, je crois, «le Grand
Mogol» et qu'on dit être la seconde comme grosseur de toutes celles
qui existent; puis il y avait quatre-vingt-sept émeraudes superbes,
cent soixante-dix rubis, dont quelques-uns, il est vrai, assez petits,
quarante escarboucles, deux cent dix saphirs, soixante et une agates,
beaucoup de béryls, d'onyx, d'œils-de-chat, de turquoises, et une
foule d'autres pierres dont, à cette époque, j'ignorais encore le nom,
bien que j'aie appris à les connaître depuis. De plus, nous comptâmes
environ trois cents très belles perles, dont douze étaient enchâssées
dans une couronne d'or, et à ce propos je dois dire que ce dernier
bijou manquait quand j'ai repris, l'autre jour, la cassette.

«Après avoir compté nos trésors, nous les remîmes dans le coffre et
nous retournâmes à la poterne les montrer à Mahomet Singh. Puis nous
renouvelâmes solennellement le serment d'être toujours fidèles les uns
aux autres et de ne jamais trahir notre secret. D'un commun accord,
nous résolûmes de cacher nos richesses dans un lieu sûr jusqu'à ce que
le pays eût retrouvé sa tranquillité et que nous pussions alors en
effectuer le partage. Il nous fallait, en effet, patienter; si on avait
trouvé sur nous des pierres aussi précieuses, les soupçons se seraient
éveillés, et, d'un autre côté, nous n'avions aucun endroit où les
dissimuler. Nous portâmes donc le coffre dans la cour où nous avions
enterré le cadavre et là, dans la partie du mur la mieux conservée,
nous fîmes un trou et nous y déposâmes notre trésor. Nous notâmes
soigneusement l'endroit, et le jour suivant je fis quatre plans, un
pour chacun de nous et chacun signé «_La marque des quatre_», car nous
avions juré que jamais aucun de nous n'agirait autrement que pour
l'association tout entière, de façon que les droits de tous fussent
toujours sauvegardés. Et ce serment, je puis l'affirmer, la main sur
mon cœur, je n'y ai jamais failli.

«Il est, je pense, inutile, messieurs, de vous raconter ce qu'est
devenue la révolte des Indes. Lorsque Wilson se fut emparé de Delhi et
que sir Colin eut débloqué Lucknow, la résistance devint impossible.
Des renforts arrivèrent en masse et Nana-Sahib se vit obligé de passer
la frontière. Une colonne volante sous les ordres du colonel Greathed
poussa jusqu'à Agra et en chassa les Pandies. La paix semblait être
revenue et nous autres, les quatre associés, nous commencions à espérer
que le temps était enfin arrivé où nous pourrions effectuer le partage
de nos richesses et tirer chacun de notre côté, quand soudain nous
vîmes tous nos rêves s'effondrer brusquement. Nous fûmes, en effet,
arrêtés sous l'inculpation d'avoir assassiné Achmet.

«Voici ce qui était arrivé. Lorsque le rajah confia son trésor à
Achmet, il pensait bien pouvoir compter sur lui. Mais les Orientaux
sont si méfiants qu'il trouva néanmoins plus sûr de donner à un autre
serviteur de confiance la mission de surveiller le premier, avec la
consigne de suivre Achmet comme son ombre sans jamais le perdre de
vue. Le soir du meurtre, cet homme, voyant le faux marchand entrer par
la poterne, crut qu'il avait trouvé un refuge dans la citadelle. Le
lendemain il réussit à y pénétrer lui-même, mais une fois là il ne put
découvrir aucune trace d'Achmet. Cela lui parut si étrange qu'il en
parla à un sergent des gardes, lequel fit son rapport au commandant.
On procéda immédiatement à une enquête qui amena la découverte du
cadavre. C'est ainsi qu'au moment où nous nous croyions au bout de
nos tribulations, nous fûmes arrêtés tous les quatre et passâmes en
justice sous l'inculpation d'assassinat, l'un parce qu'il accompagnait
la victime cette nuit-là, et les trois autres parce qu'ils étaient
de garde à la porte. Durant tout le procès il ne fut pas question
des bijoux; car entre temps le rajah avait été destitué et exilé, et
personne n'avait intérêt à les retrouver. Cependant on fit toutes les
preuves du crime et notre culpabilité fut clairement démontrée. Les
trois Sikhs furent condamnés aux travaux forcés à perpétuité, tandis
que j'étais moi-même condamné à mort; mais ma peine fut commuée et
j'eus à subir le même châtiment que mes complices.

«Notre situation était vraiment étrange. Nous étions forcés de traîner
le boulet sans grande chance de nous évader jamais, alors que chacun
de nous était maître d'un secret qui nous aurait permis de vivre dans
un palais le jour où nous aurions pu en profiter. C'était vraiment un
supplice infernal que de supporter tous les mauvais traitements du
dernier surveillant venu, de n'avoir que du riz à manger et de l'eau
à boire, tandis que ces immenses richesses étaient là à nous attendre
dans le trou où nous les avions enfouies. J'aurais pu en devenir fou,
mais je suis doué d'une force de volonté rare; aussi je tins bon, me
contentant d'attendre mon heure.

«Je crus enfin la voir venir. D'Agra on m'avait expédié à Madras, et
de là à l'île de Blair dans l'archipel Andaman. Les forçats européens
sont rares dans cette colonie, aussi j'y acquis bientôt une situation
privilégiée. On m'accorda une case à Hope Town, petite ville située
sur le versant du mont Harriet, et je pus jouir d'une certaine
indépendance. C'est un endroit triste et fiévreux; toute la région
qui entoure les défrichements que nous avons créés est infestée de
cannibales et ceux-ci ne cherchaient que l'occasion de nous envoyer
dans la peau un dard empoisonné. Toute la journée nous étions occupés
à bêcher, à creuser, à faire des plantations, etc., mais le soir nous
étions libres de notre temps. J'appris alors à préparer les médicaments
pour le docteur et j'acquis ainsi quelques bribes de connaissances
médicales. Mais je n'avais toujours qu'une idée fixe, celle de
m'évader: seulement je me trouvais à plusieurs centaines de milles
de la côte la plus rapprochée, dans une région où le vent ne souffle
presque jamais, et n'était-ce pas là une difficulté insurmontable?

«Le docteur, Mr Somerton, était un jeune homme gai, bon vivant et très
amateur de sport; aussi les autres jeunes officiers se réunissaient-ils
volontiers le soir chez lui, pour jouer aux cartes. La salle où je
préparais mes drogues était située à côté du salon sur lequel s'ouvrait
même une petite fenêtre. Bien souvent, lorsque je me sentais trop
enclin à la mélancolie, j'éteignais ma lampe et je restais là à écouter
leur conversation et à m'intéresser à la partie. Je suis assez joueur
moi-même et je trouvais presque aussi amusant de voir jouer les autres
que de tenir les cartes pour mon propre compte. Il y avait là le major
Sholto, le capitaine Morstan et le lieutenant Bromley-Brown, tous les
trois officiers dans les corps indigènes, puis le docteur lui-même, et
enfin deux ou trois agents du service pénitentiaire, vieux malins qui
jouaient un jeu très serré sans s'aventurer jamais. Ils formaient ainsi
une petite coterie très fermée.

«Mais bientôt je fis une remarque curieuse: les militaires perdaient
toujours tandis que les civils ne faisaient que gagner. Je ne veux pas
toutefois en conclure que ces derniers corrigeaient le hasard, toujours
est-il que cela se passait ainsi. Les gens du service pénitentiaire
n'avaient guère fait autre chose que jouer aux cartes depuis leur
arrivée dans l'archipel Andaman. Ils connaissaient à fond leur jeu
réciproque, toutes les malices qu'ils employaient, et mettaient à
profit cette expérience, tandis que les autres jouaient simplement
pour passer le temps et jetaient leurs cartes comme elles venaient.
Chaque nuit, les militaires s'appauvrissaient davantage et, plus ils
perdaient, plus ils voulaient jouer. Le major Sholto était le plus gros
perdant. Au début, il réglait toujours ses différences en or ou en
billets de banque, mais bientôt il en fut réduit à faire des billets et
cela pour de grosses sommes. Quelquefois il se rattrapait un peu, juste
de quoi reprendre courage, puis la chance tournait de nouveau et il
s'enferrait de plus en plus. On le voyait toute la journée errer avec
une mine sombre et sinistre, puis bientôt il se mit à boire plus que de
raison.

«Une nuit sa perte fut plus forte encore que de coutume. J'étais assis
dans ma cabane quand le capitaine Morstan et lui vinrent à passer, se
dirigeant à tâtons vers leurs logements. Ils étaient très liés tous les
deux et ne se quittaient jamais. Le major maudissait sa malchance.

«--C'est fini, Morstan, disait-il à ce moment-là. Je vais être obligé
de quitter l'armée. Je suis un homme fichu.

«--Allons donc, mon vieux», dit l'autre en lui frappant sur l'épaule.
«J'ai traversé, moi aussi, bien des mauvaises passes.... Et
pourtant....»

«C'est tout ce que je pus entendre, mais cela suffit pour me faire
réfléchir. Deux ou trois jours plus tard, je rencontrai le major Sholto
flânant sur la plage, et je profitai de l'occasion pour l'aborder.

«--Major, lui dis-je, je voudrais bien vous demander un conseil.

«--Eh bien, Small, qu'y a-t-il donc?» répondit-il en retirant son
cigare de sa bouche.

«--Voilà, monsieur, repris-je. Je sais où est caché un trésor qui vaut
une douzaine de millions, et comme je ne peux en profiter moi-même, que
faut-il faire? J'ai pensé que le mieux serait peut-être de confier mon
secret aux autorités, une pareille action pourrait me valoir la remise
de ma peine.

«--Une douzaine de millions, Small!» balbutia-t-il, hors de lui et me
fixant de toutes ses forces pour voir si je parlais sérieusement.

«--Certainement, monsieur, au bas mot; ce trésor se compose uniquement
de pierres précieuses et de perles. Il n'y a qu'à se baisser pour
le prendre. Et le plus curieux de l'affaire c'est que son véritable
possesseur a été mis hors la loi et ne peut donc rien en réclamer, de
sorte qu'il appartiendra au premier qui mettra la main dessus.

«--Au gouvernement alors, grommela-t-il, au gouvernement, Small.» Mais
il prononça ces mots d'une façon si étrange que dans mon for intérieur
je sentais que je le tenais.

«--Vous êtes donc d'avis, monsieur, que je devrais m'adresser au
gouverneur général?» dis-je d'un air calme.

«--Voyons, voyons, il ne faut jamais prendre un parti trop vite, ou
sans cela on se ménage des regrets pour l'avenir. Racontez-moi ce qui
en est, Small, et dites-moi bien tout.»

«Je lui fis mon récit tout en y apportant quelques légères
modifications, afin qu'il ne pût deviner l'endroit de la cachette.
Lorsque j'eus terminé, il resta muet et plongé dans ses réflexions,
mais, à la crispation de ses lèvres, je pouvais voir qu'il se livrait
en lui un violent combat intérieur.

«Tout cela est très grave, Small», dit-il enfin. «Il ne faut en
souffler mot à personne et je reviendrai bientôt en causer avec vous.»

«Deux jours après, au beau milieu de la nuit, je le vis arriver, une
lanterne à la main, et accompagné de son ami, le capitaine Morstan.

«Je voudrais, dit-il, que le capitaine Morstan pût entendre votre
histoire de votre propre bouche, Small.»

«Je ne fis que répéter ce que j'avais dit déjà.

«C'est bien l'accent de la vérité, n'est-il pas vrai, Morstan, et ne
croyez-vous pas maintenant que nous pouvons nous embarquer dans cette
affaire?»

«Le capitaine fit un signe d'assentiment.

«Écoutez bien, Small, reprit le major. Nous avons beaucoup causé, mon
vieil ami que voici et moi, de ce que vous m'aviez révélé et nous avons
fini par conclure qu'en somme votre secret ne concerne vraiment en rien
le gouvernement, mais que c'est là une affaire purement personnelle qui
ne regarde que vous. Vous avez donc le droit d'en tirer le parti qui
vous semblera le plus profitable. Maintenant voici la question qui se
pose. Combien demandez-vous de votre secret? Nous aurions assez envie
de prendre la chose en mains, ou tout au moins de l'examiner à fond, si
nous arrivons à nous entendre sur les conditions.»

«Il essayait de s'exprimer d'une façon calme et indifférente, mais je
pouvais lire dans ses yeux l'excitation et l'avidité qui les faisaient
briller.

«Pour cela, messieurs», répondis-je en essayant aussi de parler avec
sang-froid tout en ressentant une fièvre égale à la sienne, «quand
on se trouve dans la situation où je suis, il n'y a pas deux façons
de comprendre un marché pareil. Vous allez nous aider à nous évader,
moi et mes trois compagnons. Nous vous prendrons alors dans notre
association et nous vous donnerons un cinquième à partager entre vous.

«--Hum! dit-il, un cinquième, ce n'est guère tentant.

«--Cela ferait plus de douze cent mille francs pour chacun de vous,
dis-je.

«--Mais comment pouvons-nous favoriser votre évasion? Vous savez bien
que vous nous demandez là une chose impossible.

«--En aucune façon, répondis-je. J'y ai mûrement réfléchi et j'ai prévu
tous les détails. Le seul obstacle qui nous arrête est l'impossibilité
où nous sommes de nous procurer un bateau capable d'accomplir une
longue traversée et de réunir des vivres en quantité suffisante. Or, à
Calcutta ou à Madras, il serait facile de trouver un petit yacht comme
celui qu'il nous faudrait. Amenez-nous-en un; nous monterons à bord
pendant la nuit, et si vous nous débarquez sur un point quelconque de
la côte indienne, vous aurez accompli tout ce que nous vous demandons.

«--Si encore vous étiez seul, dit-il.

«--Tous les quatre ou personne, répondis-je; nous l'avons juré, nous ne
devons jamais agir que pour l'association entière.

«--Vous voyez, Morstan, dit le major, Small est un homme de parole. Il
ne lâche pas ses amis. Je crois que nous pouvons avoir toute confiance
en lui.

«--C'est une vilaine affaire, répondit l'autre, et cependant, comme
vous le dites, cet argent nous sauverait.

«--Eh bien, Small, dit Sholto, nous allons donc essayer de vous faire
sortir d'ici. Mais il faut auparavant que nous nous assurions de
la vérité de votre récit. Dites-moi où la cassette est cachée, je
demanderai une permission et je profiterai du bateau qui fait le
service tous les mois pour aller aux Indes et faire mon enquête.

«--N'allons pas si vite», dis-je, devenant d'autant plus calme que
l'autre s'emballait davantage. «Il faut que j'aie le consentement de
mes trois camarades. Je vous ai déjà dit que nous ne marchions jamais
les uns sans les autres.

«--Quelle bêtise! s'écria-t-il; puisque nous sommes d'accord, pourquoi
nous inquiéter de ces trois vilains noirs?

«--Qu'ils soient noirs ou qu'ils soient bleus», dis-je, «ils sont mes
associés et nous ne nous séparerons pas.»

«Une seconde entrevue eut lieu à laquelle assistèrent Mahomet Singh,
Abdullah Khan et Dost Akbar. Après une longue conférence, nous
convînmes de l'arrangement suivant: Nous nous engagions à donner à
chacun des deux officiers un plan de la citadelle d'Agra avec toutes
les indications nécessaires pour retrouver l'endroit où était caché
le trésor. Le major Sholto devait aller aux Indes pour s'assurer
de notre véracité. Lorsqu'il aurait trouvé la cassette, il la
laisserait là, fréterait un petit yacht bien approvisionné qu'il
enverrait mouiller dans les eaux de l'île Rutland et sur lequel nous
nous évaderions, puis reviendrait prendre son service. Le capitaine
Morstan demanderait alors à son tour une permission et viendrait nous
rejoindre à Agra, où s'effectuerait le partage du trésor, la part du
major devant être remise au capitaine. Nous jurâmes de la façon la plus
solennelle de respecter toutes ces conventions et nous trouvâmes pour
cela des formules de serment telles que jamais on n'a pu en inventer
d'aussi terribles, que jamais lèvres humaines n'ont pu en proférer
de semblables. Je passai toute la nuit à travailler, mais, le matin
venu, les deux plans étaient tracés portant tous les deux «_la marque
des quatre_», c'est-à-dire nos quatre signatures, la mienne, celles
d'Abdullah, d'Akbar et de Mahomet.

«Ma longue histoire, messieurs, doit commencer à vous paraître
fastidieuse, et mon ami M. Jones est sans doute pressé de me sentir
en sûreté derrière d'épais verrous. Je vais donc abréger le plus
possible. Ce misérable Sholto partit bien pour les Indes, mais il ne
revint pas. Peu de temps après, le capitaine Morstan nous montra son
nom qui figurait sur la liste des passagers d'un paquebot. Un de ses
oncles était mort lui laissant une jolie fortune, et il avait quitté le
service. Malgré cela, il fut assez canaille pour nous voler tous les
cinq de la plus odieuse façon. Morstan se rendit à Agra, dès qu'il le
put. Mais, comme nous nous y attendions, il n'y trouva plus le trésor.
Le misérable avait tout volé, sans remplir une seule des conditions
auxquelles il s'était engagé, lorsque nous lui avions livré notre
secret. A partir de ce jour, je ne vécus plus que pour la vengeance.
J'y pensais le jour, j'en rêvais la nuit. Cela devint pour moi une
obsession irrésistible. La loi, le bagne, rien ne pouvait m'arrêter.
M'évader, découvrir Sholto et l'étrangler de mes propres mains,
telle était mon unique préoccupation. Les richesses mêmes du trésor
d'Agra n'occupaient dans mon esprit qu'une place secondaire auprès du
châtiment que je réservais au major.

«Toutes les fois que, dans ma vie, j'ai voulu fermement une chose, je
l'ai exécutée. Mais cette fois, bien des longues années se traînèrent
lentement avant que mon heure arrivât. Je vous ai dit que j'avais
recueilli quelques notions de médecine. Un jour, tandis que le Dr
Somerton était alité en proie à une fièvre violente, une escouade de
forçats rencontra dans les bois un jeune Andaman. Il était presque
mourant et s'était réfugié dans un endroit solitaire pour y rendre
le dernier soupir. J'entrepris de le guérir, quoiqu'il eût autant
de malice qu'une petite vipère, et au bout de deux mois j'eus la
satisfaction de le voir de nouveau sur pied et parfaitement remis. Il
se prit d'une espèce de passion pour moi et, refusant de retourner
dans sa forêt, il était toujours fourré dans ma cabane. J'appris ainsi
quelques mots de sa langue et cela augmenta encore son affection pour
moi.

«Touga--c'était son nom--était très bon marin et possédait un grand
et confortable canot. Lorsque je compris combien il m'était dévoué et
qu'il serait prêt à tout pour me servir, je pensai qu'avec son aide une
évasion devenait possible. Je lui en parlai et il fut convenu qu'une
nuit il amènerait son bateau à un vieil embarcadère abandonné où l'on
ne plaçait jamais de sentinelles et où il me serait facile de monter
à bord. Je lui recommandai de se munir d'un grand nombre de gourdes
pleines d'eau et d'une provision d'ignames, de noix de coco et de
patates.

«Ce petit Touga était d'une fidélité à toute épreuve; impossible
de rencontrer un ami plus sûr. Aussi, à l'heure dite, son bateau
m'attendait à l'embarcadère. Mais, par malheur, un gardien rôdait par
là, c'était un misérable Pathan qui n'avait jamais laissé échapper
l'occasion de m'injurier ou de me brutaliser. J'avais toujours juré
de me venger de lui, et voilà que le destin semblait le placer sur
ma route pour que je pusse payer la dette de rancune que j'avais
contractée envers lui, avant de quitter l'île. Il se tenait sur la
rive, la carabine sur l'épaule et me tournant le dos. Je cherchai une
pierre pour lui en écraser la tête, mais je n'en vis point auprès
de moi. Alors il me vint une idée bizarre: n'avais-je pas une arme
toute trouvée dans ma jambe de bois? Je m'assis donc, protégé par
l'obscurité, et enlevai ma béquille. Puis en trois bonds je fus sur
lui. Il épaula bien sa carabine, mais au même moment il tombait le
crâne fracassé. J'avais frappé si fort que vous pouvez encore voir la
marque du coup sur le bois. Nous tombâmes tous les deux, car je ne
pouvais me tenir en équilibre sur une seule jambe, mais lorsque je me
relevai, je vis qu'il ne remuait plus. Je courus au bateau et une heure
plus tard nous étions en pleine mer.

«Touga avait emporté avec lui tout ce qu'il possédait, ses armes, ses
dieux, etc. Il avait entre autres choses une longue lance en bambou
et une natte faite avec des filaments de noix de coco. Avec ces deux
objets j'organisai un mât et une voile. Pendant dix jours nous fûmes
ballottés au gré des vents, comptant sur le hasard pour nous sauver,
quand le onzième nous fûmes recueillis par un navire qui transportait
de Singapour à Jeddah tout un convoi de pèlerins malais. C'était une
réunion bien étrange, mais Touga et moi nous nous arrangeâmes pour
vivre en bonne intelligence avec eux. Ils avaient d'ailleurs une
excellente qualité, ils nous laissaient parfaitement tranquilles et ne
nous adressaient aucune question.

«Si je vous racontais par le menu toutes les aventures que nous avons
eu à traverser, mon petit camarade et moi, je crois que vous m'en
voudriez fort, car le soleil levant nous retrouverait encore ici.
Qu'il vous suffise de savoir que nous errâmes longtemps à travers
le monde, sans jamais parvenir à atteindre Londres. Cependant je ne
perdais pas un seul instant mon objectif de vue. Chaque nuit, Sholto
m'apparaissait et bien des fois je l'ai tué ainsi en songe. A la fin
cependant, il y a trois ou quatre ans environ, nous abordâmes en
Angleterre. Je découvris assez facilement la retraite de Sholto et je
cherchai à savoir s'il avait fait argent du trésor, ou s'il l'avait
conservé tel quel. Je me liai avec quelqu'un qui pouvait m'être utile.
Je ne nomme personne, ne voulant pas mettre un autre dans l'embarras à
cause de moi. Et j'acquis bien vite la certitude que les bijoux étaient
toujours entre ses mains. J'essayai alors d'arriver jusqu'à lui de bien
des manières différentes, mais il était trop méfiant et il se faisait
toujours garder par deux lutteurs de profession, sans compter ses fils
et son Khitmutgar.

«Un jour cependant, on m'avertit qu'il était sur le point de mourir.
Je courus aussitôt vers sa demeure et m'introduisis dans le jardin,
me sentant devenir à moitié fou à la pensée qu'il allait peut-être
m'échapper ainsi; je mis ma tête à la fenêtre et je l'aperçus étendu
sur son lit avec ses deux fils à ses côtés. J'allais me précipiter
dans la chambre, prêt à lutter contre ces trois hommes, lorsque je vis
tout à coup sa figure se contracter et je compris qu'il était mort.
Cette même nuit, je pénétrai dans son appartement et je bouleversai
tous ses papiers, espérant y découvrir quelque indication au sujet de
l'endroit où il avait caché nos bijoux. Je ne trouvai rien, absolument
rien, et je m'enfuis au paroxysme de la rage et de la fureur. Avant
de partir, il me vint à l'idée que si jamais je retrouvais mes trois
amis Sikhs, ils seraient heureux de savoir que j'avais laissé derrière
moi un symbole de notre haine, j'inscrivis donc _la marque des quatre_
telle qu'elle avait été apposée sur le plan, sur un bout de papier que
j'épinglai sur la poitrine du cadavre. Non, certainement, on ne pouvait
le mettre en terre sans que les malheureux qu'il avait volés et trahis
ne vinssent porter ainsi témoignage contre lui!

«A ce moment-là, je gagnais ma vie en exhibant Touga dans les foires
et autres endroits de ce genre, comme étant un nègre cannibale. Il
mangeait de la viande crue et dansait la danse guerrière devant le
public, de sorte qu'à la fin de chaque journée nous avions toujours
assez de gros sous pour en remplir un chapeau. Je n'avais cependant pas
cessé de me tenir au courant de ce qui se passait à Pondichery Lodge,
mais pendant quelques années je n'appris rien de nouveau, si ce n'est
que les recherches pour découvrir le trésor continuaient toujours.
L'événement attendu depuis si longtemps se produisit enfin. Le trésor
était retrouvé et il était déposé tout en haut de la maison dans le
laboratoire de chimie de M. Bartholomé Sholto. J'allai immédiatement
passer l'examen des lieux, mais je vis qu'avec ma jambe de bois il me
serait impossible de grimper jusque-là. On m'informa cependant qu'une
trappe s'ouvrait sur le toit et on m'indiqua l'heure à laquelle M.
Sholto descendait dîner. J'imaginai donc un plan qui me parut assez
facile à exécuter avec l'aide de Touga. J'emmenai mon sauvage, après
avoir enroulé une longue corde autour de ses reins. Il était leste
comme un chat et il arriva bien vite jusqu'au toit; mais, pour son
propre malheur, Bartholomé Sholto se trouvait encore dans la chambre.
Touga crut faire un coup de maître en le tuant, et lorsque je me hissai
jusque-là au moyen de la corde, je le trouvai enchanté de son exploit
et parcourant les pièces fier comme un paon. Aussi tomba-t-il de son
haut lorsque je me jetai sur lui pour le corriger à coups de corde, en
le traitant de petit démon assoiffé de sang. Je saisis la cassette et
la fis descendre par le câble; puis je pris à mon tour le même chemin
après avoir laissé _la marque des quatre_ sur la table; je tenais à
bien montrer que les bijoux avaient enfin fait retour à leurs légitimes
propriétaires. Touga retira alors la corde, ferma la fenêtre, et
ressortit par où il était entré.

«Je crois que maintenant je n'ai plus grand'chose à vous dire. J'avais
entendu un matelot raconter que la chaloupe de Smith, l'_Aurora_, était
une excellente marcheuse et je pensai qu'elle pourrait nous servir pour
nous sauver. Je m'entendis donc avec le vieux Smith et je lui promis
une grosse somme d'argent payable lorsque nous serions arrivés sains
et saufs à bord du navire sur lequel j'avais retenu notre passage.
Il devait se douter qu'il y avait quelque chose de louche dans notre
affaire, mais je ne lui avais rien confié de nos secrets. Tout ceci,
messieurs, est l'exacte vérité et, si je vous fais ce récit, ce n'est
pas pour vous amuser, car vous m'avez joué un trop vilain tour, mais
parce que je pense que c'est là ma meilleure défense, tout révéler sans
rien omettre, prouver combien le major Sholto a agi lâchement envers
moi, et montrer enfin que je suis complètement innocent de la mort de
son fils.

--Votre histoire est très intéressante, dit Sherlock Holmes. On ne
pourrait inventer un meilleur cadre pour une affaire aussi palpitante.
La dernière partie de votre récit ne m'a rien appris, si ce n'est que
vous avez apporté vous-même la corde avec vous, ce que j'ignorais. A
propos, j'espérais que Touga avait perdu tous ses dards et cependant il
a encore pu nous en lancer un, sur le bateau.

--Il les avait tous perdus, monsieur, c'est vrai, sauf celui qui était
dans sa sarbacane.

--Ah oui, c'est juste, dit Holmes, je n'y avais pas pensé.

--Y a-t-il encore quelque autre point sur lequel vous désirez être
édifié? demanda le forçat d'un air aimable.

--Merci, je ne vois plus rien, répondit mon compagnon.

--Eh bien, Holmes, dit Athelney Jones, vous êtes un homme aux volontés
duquel il faut se prêter et nous rendons tous justice à vos talents,
mais le devoir est le devoir et je me suis déjà avancé beaucoup en
faisant ce que votre ami et vous m'avez demandé. Je me sentirai plus
tranquille lorsque notre beau raconteur d'histoires sera soigneusement
enfermé à triple tour. Le fiacre est toujours à la porte et deux agents
nous attendent en bas. Je vous remercie bien, messieurs, de votre
concours; vous aurez naturellement à comparaître comme témoins. En
attendant, je vous souhaite le bonsoir.

--Bonsoir donc, messieurs, dit Jonathan Small à son tour.

--Passez le premier, Small, fit prudemment Jones au moment de sortir.
Je ne tiens pas à faire connaissance avec votre jambe de bois, comme
l'individu que vous avez si bien arrangé aux îles Andaman.»

Après être resté quelque temps à fumer en silence: «Eh bien, dis-je,
tout à coup, voici le quatrième acte de notre drame terminé. Seulement
je crains que ce ne soit la dernière affaire où il me soit permis
d'étudier vos procédés. Miss Morstan m'a fait l'honneur de m'accorder
sa main.»

Holmes fit entendre un grognement lugubre.

«C'était ce que je craignais, dit-il, je ne puis vraiment pas vous
adresser de compliments.»

Ces paroles me froissèrent vivement.

«Avez-vous quelque raison pour désapprouver mon choix? demandai-je.

--Pas la moindre. Je crois, au contraire, que c'est une des plus
charmantes jeunes filles que j'aie jamais rencontrées et elle pourrait
se rendre excessivement utile dans un travail comme celui auquel nous
venons de nous livrer. C'est tout à fait là sa voie. Voyez comme elle a
soigneusement conservé ce plan d'Agra, trouvé parmi les papiers de son
père. Mais l'amour n'est qu'un sentiment et tout ce qui est sentiment
se trouve en opposition directe avec la froide raison, la seule chose à
mon avis qu'on doive considérer en ce monde. Pour mon compte, je ne me
marierai jamais, à moins que je ne perde tout à fait la tête.

--J'espère, dis-je en riant, que la mienne saura résister à cette
épreuve. Mais vous avez l'air bien fatigué.

--Oui, c'est la réaction qui se produit. Pendant une semaine au moins,
je vais me sentir mou comme une chique.

--C'est étrange, dis-je, comme ce que j'appellerais chez un autre de la
paresse peut chez vous alterner avec des accès d'activité et de vigueur
incroyables.

--Oui, répondit-il, il y a en moi l'étoffe d'un parfait fainéant, en
même temps que celle d'un gaillard très énergique. Je pense souvent à
ces vers de Gœthe:

  Schade dass die Natur nur einen
  Menschen aus dir schuf,
  Denn zum würdigen Mann war
  Und zum Schelmen der Stoff[4].

  [4] «Il est dommage que la nature n'ait créé en toi qu'un seul homme,
  car il y avait l'étoffe d'un honnête homme et d'un scélérat.»

«Mais, à propos de cette affaire de Norwood, vous voyez qu'ils avaient
bien, comme je le pensais, un complice dans la maison; c'est évidemment
Lal Rad, le maître d'hôtel. Jones a donc actuellement la gloire
indiscutable d'avoir pris au moins un poisson dans le grand coup de
filet qu'il avait donné.

--Cette gloire me semble mince, remarquai-je. C'est vous qui avez tout
fait dans cette affaire. Si, pour mon compte, j'y gagne une femme, si
Jones en retire de l'honneur, que vous restera-t-il donc à vous, je
vous prie?

--A moi, dit Sherlock Holmes, il me restera toujours ce flacon de
cocaïne.»

Et il étendit sa longue main fine et blanche vers la bouteille.


FIN




TABLE DES MATIÈRES


     I. -- La déduction élevée à la hauteur d'une science.       1

    II. -- Exposé de l'affaire.                                 19

   III. -- A la recherche d'une solution.                       31

    IV. -- Récit de l'homme chauve.                             41

     V. -- Le drame de Pondichery Lodge.                        62

    VI. -- Théorie de Sherlock Holmes.                          77

   VII. -- Incident du baril.                                   95

  VIII. -- Les irréguliers de Baker Street.                    119

    IX. -- En défaut.                                          138

     X. -- Comment périt l'insulaire Andaman.                  159

    XI. -- Le trésor d'Agra.                                   178

   XII. -- L'étrange histoire de Jonathan Small.               191


Coulommiers.--Imp. P. BRODARD.--95-96.





*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MARQUE DES QUATRE ***


    

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exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org.

This website includes information about Project Gutenberg™,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.