The Project Gutenberg EBook of Mémoires d'un cambrioleur retiré des affaires, by Arnould Galopin This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Mémoires d'un cambrioleur retiré des affaires Author: Arnould Galopin Release Date: November 16, 2008 [EBook #27283] Language: French *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'UN CAMBRIOLEUR *** Produced by Claudine Corbasson, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) ARNOULD GALOPIN ______ Mémoires d'un Cambrioleur retiré des affaires ______ ALBIN MICHEL, EDITEUR PARIS, 22, RUE HUYGHENS, 22, PARIS Il a été tiré de cet ouvrage 12 exemplaires sur PAPIER DU JAPON numérotés à la presse de 1 à 12 30 exemplaires sur papier vergé pur fil des PAPETERIES LAFUMA numérotés à la presse de 1 à 30 _Droits de traduction et reproduction réservés pour tous pays_ _Copyright 1922 by Albin Michel_ OUVRAGES DU MÊME AUTEUR Sur la Ligne de Feu (Carnet de campagne d'un correspondant de guerre). Sur le Front de Mer (_Prix de l'Académie Française_). Les Poilus de la 9e. Les Gars de la Flotte. Le Requin d'Acier. La Mascotte des Poilus. Le Navire Invisible. La Sandale Rouge. La Ténébreuse Affaire de Green Park. L'Homme au Complet Gris. La Petite Loute. La Carmencita. L'Espionne du Cardinal. Le Docteur Oméga. La Reine de la Jungle. La Dame de la Lande. L'Homme à la Figure Bleue. Le Mystère de Grosvenor House. L'Etrange Aventure de Mr Gordon Reid. Le Roi qui n'a jamais régné. L'Auberge de Broadway. Le Horzain. Les Pêcheurs de Ceylan. La Chanson de Kenavo. Devant la Mer. Nos Frères de la Côte. Les Terres-Neuvas. Les Forçats de la Mer. PREMIÈRE PARTIE I OU LE LECTEUR PEUT ÊTRE ASSURÉ QUE CE QU'IL VA LIRE N'A PAS ÉTÉ IMAGINÉ A PLAISIR Croyez-vous au Merveilleux? On a déjà tant dit, écrit, argumenté sur la question qu'il semble que le sujet soit épuisé. Et pourtant, non!... Epuiser un sujet c'est le connaître à fond, et qui peut se flatter d'avoir approfondi l'Inconnu? Pour moi, je crois au Merveilleux. Qu'on l'appelle comme on voudra, il n'y a point d'effet sans cause... Or, j'ai vu l'effet, qu'importe si la cause doit être provisoirement classée sous ce vocable imprécis. Je demande donc à ceux qui sont de mon avis de me suivre, non pas dans le dédale obscur de raisonnements abstraits, mais tout simplement dans les galeries du musée du Louvre. D'ailleurs, je n'y force personne. * * * * * Donc, nous voici dans la longue enfilade des salles. Je tiens à vous prévenir qu'il y fait aussi noir que dans la cervelle du plus fumeux des philosophes. Jusque-là, rien d'étrange. C'est la nuit, voilà tout. Les échos soulevés par les pas sur le parquet se prolongent à l'infini. Pour m'en tenir à ma comparaison avec ce qui touche au domaine de la pensée, je dirai que ces échos ressemblent au «martèlement» d'une idée obsédante, comme on en a dans les états de demi-rêve. Les hautes fenêtres reçoivent, de l'extérieur, la lumière blafarde et fausse des candélabres électriques. Çà et là, percent des lueurs... Ce sont, aperçues dans un rayon oblique, les dorures du lambris. Le jour, c'est à peine si on les remarque--tant est grande leur profusion--mais la nuit, ces rares éclats incertains ont quelque chose d'inquiétant, comme des yeux qui veillent dans l'ombre. Ailleurs, c'est le mystère, le silence, rien! La nuit où je notai ces impressions était celle de Noël. Les cloches de Saint-Germain-l'Auxerrois annonçaient la messe de minuit et leur son pénétrait, assourdi, dans les galeries sombres, aussi atone que la clarté lointaine des réverbères. * * * * * Deux gardiens poursuivant leur ronde nocturne venaient de s'engager dans la salle des Antiquités Egyptiennes. L'un portait une lanterne sourde. Précisons! Il importe de ne rien laisser dans le vague, que ce qui demeure inexplicable. Le premier s'appelait Bartissol et était du Midi... Il seyait au second, qui était Bas-Breton, de se nommer Logarec. --Entends, dit Bartissol! Voilà la messe qui sonne... Y en a qui vont réveillonner et bambocher toute la nuit... Qu'est-ce que ça te dit à toi, vieux? --A moi?... rien, fit Logarec rêveur. --Eh bien, à moi, ça me dit qu'on n'est pas de ceux-là, de ceux qui font la fête!... --Ah bien sûr! --Tiens! voilà notre réveillon à nous. Et le Méridional, d'un geste rageur, déposa lourdement sa lanterne sur le sarcophage de la reine Tia. Ils s'arrêtèrent et s'adossèrent à la clôture placée devant les collections. Le Breton renversa son bicorne sur sa nuque, croisa les bras et se mit à suivre, en face de lui, les jeux de la lumière bleuâtre sur les glaces de la fenêtre. Là-bas, loin, sur la place, à l'origine de cette lumière, il suffit du passage d'une phalène, d'un insecte gros comme un rien, pour qu'ici, sur les vitres, ce soit une fantasmagorie énorme, aux larges ailes de vampire. On supposera peut-être que je prépare mon atmosphère? Non pas!... Que les sceptiques tentent l'expérience! Je crois plutôt, en certaines circonstances, à la collaboration secrète de phénomènes bizarres mus par un agent insaisissable, et provoquant l'événement qu'aucune des lois établies ne saurait expliquer. C'est précisément en cela que consiste le Merveilleux. Je ne dis rien d'autre que ce qui fut: un gardien du Louvre, qui se trouvait être Breton, regardait se jouer la lumière électrique sur les glaces d'une fenêtre de la salle des sarcophages. Et ce gardien disait: --Sais-tu, Bartissol, à quoi je songe?... aux nuits de Noël de chez nous. Elles étaient bleues comme celle-ci, à cause du clair de lune sur la neige, mais il y avait plus de neige dans ce temps-là qu'aujourd'hui... ou bien c'est le pays qui n'est pas le même... On allait en bande à la messe de minuit, et puis on revenait gelé, transi et bien content de trouver une bonne bûche qui pétillait dans l'âtre. Alors... on réveillonnait avec des crêpes, du boudin, et les anciens racontaient des histoires. --Ah oui! fit Bartissol, les vieux en ont toujours de bonnes. --La plupart du temps, reprit le Breton, c'étaient des contes qui font peur... Nous... les gosses, on dormait à moitié, mais on se réveillait toujours dès qu'on parlait du Korrigan. --Hé! railla Bartissol, qu'est-ce que c'est que ça, le Korrigan? --C'est comme qui dirait une sorte de loup-garou... --En as-tu vu? --Moi... non, mais il y a des gens qui en ont vu. --Et à quoi cela ressemble-t-il?... à une bête? --Non... Ce serait plutôt un homme... certains croient que c'est un damné... un mort qui revient, comprends-tu? --Eh bien! vous êtes gais là-bas, en Bretagne... Chez nous, à Pézenas, on réveillonne aussi, mais on chante et on boit, Bou Diou! et les garçons dansent avec les filles... ça, c'est s'amuser, quoi!... Enfin, bref, quelle figure a-t-il, ton Korrigan? --Cela dépend... Quelquefois, on ne voit que deux yeux... --Hein?... deux yeux, sans corps? --Il paraît... Deux yeux qui brillent dans la nuit et qui se mettent à vous poursuivre... D'autres fois, cela vous saisit brusquement par derrière... vous renverse, et il y a des malheureux que l'on a trouvés morts, la figure déchirée... le ventre ouvert... --Brrr!... L'homme du Midi tortilla sa longue moustache d'un geste vainqueur d'ancien dragon et se mit à rire doucement. Il n'était pas de ceux qui croient aux Korrigans ni aux contes de bonne femme. Le petit Logarec, ancien quartier-maître de la flotte, se réservait et n'en pensait pas moins. Cependant, les deux gardiens tombèrent d'accord sur ce point qu'il était abusif, à l'heure où tous les vivants s'amusent, de condamner deux fonctionnaires à garder trois ou quatre personnages, défunts depuis des siècles. --Que l'on veille sur les diamants, dit Bartissol, je comprends; sur les tableaux, passe encore, mais supposer que quelqu'un aura jamais l'idée d'enlever une vieille dame comme cette reine-là... --Des fois..., répliqua Logarec. --Et que veux-tu qu'on en fasse? --Toi ou moi, rien, pardi! mais un savant, un collectionneur! ces gens-là n'ont pas des idées comme tout le monde... Avoue que c'est drôle tout de même, ces antiquités... Je trouve que ça vous a quelque chose d'impressionnant... Et, tout en parlant, Logarec, rêveur, contemplait la glace qui recouvrait le sarcophage dans lequel était enfermée la pauvre reine Tia. La tête et le haut du buste de la momie étaient dégagés des bandelettes, ainsi que ses mains, ramenées sous le menton. Ce masque de mort sévère, de couleur sombre, aux traits profondément accentués, paraissait de bronze. On l'eût pu prendre pour une figure sculptée en haut-relief, n'eût été une sorte d'humidité persistante entre les deux bords des paupières. Le gros oeil de cyclope de la lanterne sourde posée sur la glace éclairait le visage en dessous et rebroussait de bas en haut toutes les ombres. Attiré, malgré lui, Bartissol regardait aussi. --Non, vois-tu, fit Logarec, tu diras ce que tu voudras, mais ces morts-là ne sont pas comme les autres... Te figures-tu bien ce que nous serons, toi et moi, cinq ans seulement après qu'on nous aura enterrés?... --En voilà des idées... non, mais t'es pas un peu «marteau», mon pauvre Logarec? Bartissol avait la voix puissante et, dans le grand vide des hautes salles, les échos de cette voix répercutée par les caissons résonnaient étrangement. Il s'en aperçut, sans doute, car il continua, baissant le ton: --Satané «nigousse»! va! Il finirait par vous donner la tremblote. Puis haussant les épaules: --Ces Bretons! tous superstitieux comme des vieilles femmes. Et, pour se donner une contenance, le Méridional, plus impressionné qu'il ne voulait le paraître, repoussa de dépit la lanterne qui glissa sur la glace du sarcophage. Les ombres se déplacèrent violemment, bouleversant les traits de la momie et, subitement, le visage de la reine Tia changea d'expression. Bartissol tourna le dos. Quant à Logarec, il coulait un regard furtif vers ce masque mystérieux qui l'attirait étrangement. Tout à coup, il tressaillit. --Qu'as-tu donc? demanda Bartissol en faisant lui-même un mouvement involontaire. --Moi... rien... répondit Logarec. Le Méridional fit claquer ses doigts. --C'est toutes tes histoires aussi... Secouons-nous. Bon Dieu... Tiens, entends-tu comme on chante dans la rue... A Pézenas, on est gai comme cela... pas de fête sans chansons. Crier à pleine gorge, voilà qui vous chasse les idées noires... mais on n'en a pas chez nous. Aussi, on chante toujours... Je me rappelle, l'année où j'ai tiré au sort... Brusquement, Bartissol se sentit saisir par le bras. Logarec fixait sur lui deux yeux agrandis par la peur. --Tu as entendu?... souffla-t-il. --Quoi?... les «réveillonneurs» qui chantent? --Non... là... je ne sais pas... Quelque chose a craqué!... --Bah!... c'est une lame de parquet... --Je ne crois pas... c'était comme qui dirait dans l'air... --Tu ne vas pas croire que c'est le Korrigan... je suppose... --Ne ris pas, Bartissol, je te dis que quelque chose a craqué... --Eh oui... c'est le parquet... parbleu! --Non... Cela sonnait le creux... --Le creux!... le creux!... tu ferais devenir les gens fous, ma parole... Tu sais pourtant bien que le parquet est mauvais, qu'il y a un tas de lames qui fléchissent... même qu'on a déjà fait trente-six enquêtes pour le réparer... mais avec l'administration!... --Tu crois? interrogea Logarec anxieux... --Quand je te le dis... tiens, prends la lanterne, tu vas voir... je vais te montrer l'endroit où... Bartissol n'acheva pas... Un craquement bien distinct cette fois, sonore, indéniable, venait de se faire entendre et, comme l'avait dit le Breton, il paraissait s'être produit en l'air, à hauteur d'homme. --Hein? balbutia Logarec, tu vois bien que ce n'est pas le parquet?... --Ça vient des portes, alors, jeta Bartissol en se hâtant vers la sortie. Logarec, tenant en main la lanterne sourde, rejoignit son compagnon. Ils examinèrent successivement les deux portes de dégagement, placées vis-à-vis l'une de l'autre. Elles étaient d'ailleurs fermées. --Ça a pu craquer tout de même, hasarda Bartissol. --Ici, peut-être... Et Logarec désignait la grande vitrine qui fait face aux fenêtres. Ils s'approchèrent. Le rayon projeté par la lanterne sourde fit scintiller les dorures d'un autre sarcophage vide, celui-là, et placé debout à gauche de la baie. A l'instant même où la projection mettait en lumière l'effigie du personnage égyptien qui avait été enseveli dans cette haute boîte, un nouveau craquement retentit... Et celui-là sonnait le creux... il provenait sûrement du sarcophage!... Les deux gardiens s'arrêtèrent et, d'un même mouvement, se montrèrent le couvercle sommé d'une face grimaçante et surchargé de lamelles d'or. Le sourire figé du Pharaon semblait rivé sur eux! Puis, ce sourire s'effaça... les yeux d'émail brillèrent et parurent glisser comme des yeux vivants qui suivent la fuite d'une image... C'était maintenant un grincement continu... la figure virait à gauche d'une seule pièce... Et les gardiens n'avaient conscience que d'une chose... c'est que le sarcophage allait s'ouvrir!... De son mouvement lent et régulier, le couvercle continuait de tourner. Cela ne dut pas en réalité durer plus de quelques secondes, mais, dans l'état de surexcitation où se trouvaient les deux témoins de cet effarant spectacle, ces secondes-là valaient une éternité. J'ai déjà expliqué que le sarcophage était placé debout sur le côté gauche de la porte vitrée qui fait communiquer les deux salles... D'ailleurs tous les visiteurs du Louvre qui ont traversé ces galeries avant leur réinstallation, se rappellent certainement cette gaine oblongue, habillée de haut en bas de signes polychromes et terminée par une effigie de roi mort qui vous regarde de façon inquiétante. Pour peu qu'ils veuillent prendre, à cette heure nocturne, la place de mes deux gardiens, ils conviendront sans peine du tragique de la situation. Logarec n'avait pas lâché la lanterne, et le tremblement qui agitait son bras faisait courir sur le mur, au-dessus du sarcophage, à sa droite, à sa gauche, des ombres fantastiques... Un heurt sourd!... Le couvercle venait de se rabattre sur le chambranle de la porte vitrée... Les deux gardiens comprirent, plutôt qu'ils ne le virent, que la cavité de la bière béait devant eux. La lumière, dans les mains de Logarec, dansait de façon désordonnée et à cette lueur incertaine et mouvante, ils distinguaient dans la boîte funèbre une vague forme humaine, toute droite, et qui bougeait. Un bras noir se dressa soudain et, aussitôt, une silhouette démesurée se profila sur la muraille. Alors, ils n'y tinrent plus... Le Breton laissa choir sa lanterne et tous deux prirent la fuite avec le sentiment très net que le Ramsès au grand bras tendu les poursuivait. Dans sa chute, la lumière s'était éteinte... En revanche, la clarté de la lune entrait maintenant à flots par les fenêtres et étendait, de distance en distance, de grands rectangles blancs régulièrement coupés de croisillons noirs. Et tandis que se multipliaient, se heurtaient, au profond des ténèbres, les échos soulevés par les pas précipités des fugitifs, dans le pâle rayon lunaire, un homme avançait sans bruit... II L'ALERTE Logarec et Bartissol traversèrent en courant la salle où grimacent dans les vitrines les innombrables divinités égyptiennes, la salle des Colonnes, la salle des Bijoux Anciens... Ils franchirent la Rotonde d'Apollon et se jetèrent comme des fous dans l'escalier que domine la _Victoire de Samothrace_. Là, Logarec osa se retourner. Rien!... Rien que les immenses ailes éployées de la colossale déesse décapitée. Bartissol se devait de paraître audacieux jusqu'au bout. --Il faut prévenir le chef, dit-il résolument. --Vas-y... toi... fit Logarec... --Non... suis-moi... il nous croira mieux si nous sommes deux. Logarec se rendit d'autant plus volontiers à cette excellente raison que ce vaste escalier sonore et vide le glaçait d'épouvante. Ils montèrent. * * * * * Quelques minutes après, trois hommes arrivaient devant la _Victoire de Samothrace_, puis grimpaient les marches qui précèdent la Rotonde d'Apollon. --C'est là, chef, indiqua Logarec en tendant une main qui tremblait dans la direction des salles obscures. Ils allaient poser le pied sur le seuil de la première galerie, lorsqu'un autre veilleur, affolé, fit soudain irruption en bousculant le gardien-chef qui fut projeté contre le mur. --Quoi?... qu'est-ce qu'il y a encore? s'écria une grosse voix enrouée. Logarec et Bartissol se tenaient prudemment l'un derrière l'autre. L'homme, bouche bée, regardait son chef sans parvenir à articuler un mot. --Expliquez-vous à la fin, ordonna le supérieur... Vous avez vu quelqu'un?... --Eux... chef, bredouilla le veilleur... en désignant Logarec et Bartissol... Je les ai aperçus... ils couraient... et puis, derrière eux, un moment après... quelque chose est apparu... on aurait dit un homme, mais je ne suis pas bien sûr... cela ne faisait pas de bruit... on aurait juré... --Où étiez-vous? --Là, dans la salle des Bijoux Anciens... --Et ce... que vous avez vu, venait d'où? --De là-bas, répondit le veilleur, en montrant l'enfilade des salles... --Mais, il fallait appeler, couper la retraite à cet homme, si homme il y a... où est-il allé? Le fonctionnaire eut un geste vague... --Je crois qu'il est descendu, dit-il. --Alors, les veilleurs d'en bas l'auront vu sortir..., qu'on aille les chercher... ou plutôt non... je vais les faire monter. Et il appela: --Heurtebize!... Papillon!... Deux gardiens somnolents montèrent pesamment l'escalier. Ils n'avaient rien vu et considéraient, ahuris, un peu narquois, ce groupe de quatre hommes dont trois étaient livides. --Alors, par ici, s'écria le chef en se frappant le front... Il fit quelques pas et, s'arrêtant devant la porte d'Apollon, il dit à Bartissol: --Allez me chercher Caraton. Celui-ci arriva bientôt. C'était le préposé à la garde des Diamants de la Couronne. --Vous savez bien quelque chose? lui demanda le chef. --Je sais qu'il y a alerte, mais j'ignore de quoi il s'agit. --Alors vous n'avez rien vu? --Rien, chef. --Mais enfin, s'écria le gradé, cet homme n'a pourtant pas pu s'envoler?... --C'est que ce n'était pas un homme, murmura Logarec... du moins, un homme vivant... --Qu'est-ce que vous me chantez là? espèce de serin. --Demandez à Bartissol, chef. --C'est sorti d'un sarcophage, affirma le Méridional. --Ah! pour le coup, c'est trop fort... --Oui... le sarcophage s'est ouvert, ça... je l'ai vu... je ne rêvais pas... Le chef haussa les épaules, puis il dit brusquement: --C'est bien... allons voir... suivez-moi tous et attention, hein? que l'on referme les portes, après que nous serons passés. Logarec, Bartissol, leur camarade de la salle des Bijoux Anciens, les deux gardiens du grand escalier et celui de la galerie d'Apollon, emboîtèrent le pas à leur supérieur. On arriva dans la salle où avait eu lieu la scène fantastique, cause de tout ce branle-bas. Les deux gardiens, témoins de l'étrange aventure, poussèrent une exclamation en désignant le sarcophage placé à gauche de la porte vitrée... Le couvercle s'était refermé et la figure noire du Ramsès fixait sur la petite troupe son immuable sourire énigmatique. --Il était ouvert, pourtant, haleta Logarec... --Quoi? fit le chef?... ce sarcophage? --Oui, chef, il s'est ouvert devant nous. Le supérieur incrédule fit pivoter le couvercle... --Vous voyez, il n'y a rien, dit-il. --C'est que la momie s'en est allée, alors. --La momie?... quelle momie? vous savez bien que ce sarcophage-là est toujours vide... --Pourtant... la forme que nous avons vue... --Moi aussi, j'ai vu quelque chose, intervint le gardien de la salle des Bijoux Anciens. --Eh! parbleu oui, fit le chef, vous avez vu passer ces deux poltrons-là... --Oui, mais derrière eux... --Derrière eux?... vous avez aperçu leur ombre au clair de lune... C'est stupide... toute cette histoire ne tient pas debout... que chacun retourne à son poste et que cela soit fini. Les gardiens se dispersèrent; on rouvrit les portes et les veilleurs allèrent reprendre leur faction. * * * * * Le gardien-chef venait de s'engager dans l'escalier qui conduit à son logement, situé sous les combles, lorsqu'un cri le cloua au sol. Au même instant, il vit une masse débouler à ses pieds, trébucher et se retenir au mur. Un bicorne roula sur les marches de l'escalier. Le chef reconnut le gardien des Diamants de la Couronne. --Parlez, qu'y a-t-il, mais parlez donc, animal! Le pauvre garçon ne parvenait qu'à proférer un son rauque qui sortait de sa gorge, continûment: --O... ô... ô... oh! Et son doigt tendu montrait la galerie d'Apollon... Interloqué, le gardien-chef vint à ce malheureux qui tremblait et le secoua rudement par les épaules. --Mais parlez donc, s'écria-t-il, qu'est-ce qu'il y a?... qu'avez-vous vu? L'autre regardait le supérieur de ses grands yeux hagards..., ses lèvres remuaient, mais il n'en sortait que des sons inintelligibles!... A la fin, cependant, des mots se précisèrent: --Il y a... il y a... balbutia-t-il. --Quoi donc?... bon Dieu! --Il y a... chef... qu'on a volé... --On a volé!... Qu'est-ce qu'on a volé? --Le... le... «Régent», chef..., oui... le... Régent!... Et le gardien s'effondra sous le poids de cet aveu. La face déjà congestionnée du chef devint pourpre..., la surprise, l'émotion, la colère le suffoquaient. Il se mit à crier à tue-tête: --Vous êtes fou!... volé!... volé!... le Régent!... vous êtes fou!... fou, vous dis-je. Mais tout en se rassurant de la sorte, il n'en prenait pas moins le subalterne par le bras, le poussait devant lui, et, son falot dans la main droite, se ruait vers la galerie d'Apollon. Alors, le malheureux gardien montra la vitrine où sont exposés les Diamants de la Couronne: --Là!... là!..., fit-il. Il n'en dit pas davantage, mais le spectacle qui se présentait en ce moment aux yeux du supérieur en disait plus long que tous les commentaires. Il rugit, serra les poings: --Ah! vingt Dieux de vingt Dieux!... les misérables!... Un rectangle, juste assez grand pour livrer passage à une main, était nettement découpé dans la glace de la vitrine. Le morceau enlevé était posé tout à côté; un petit amas de mastic où se voyaient encore des empreintes de doigts, occupait le milieu de ce carré de verre. Et, à la hauteur de l'ouverture béante, le fin support d'argent sur lequel le célèbre joyau se présentait naguère, libre de tout contact, en pleine lumière, ce support se courbait à sa place habituelle comme un point d'interrogation, tendant ironiquement sa griffe vide! C'était fou, en effet, invraisemblable, inadmissible!... Et pourtant, le fait était là... On avait volé le Régent, en plein musée du Louvre, à la barbe de son gardien! III QUELQUES TRAITS DE LUMIÈRE SUR LE MYSTÈRE Oui, on avait volé le Régent! Et j'en puis ici fournir la certitude avec quelques preuves à l'appui, puisque le voleur... c'était Moi! Bien qu'assez réservé de ma nature, j'estime que le moment est peut-être venu de me présenter. Je me nomme George-Edgar Pipe, sujet anglais, cambrioleur professionnel, et jouissant, en la matière, de quelque autorité. Certes, mon nom n'a point d'éclat; il n'a figuré sur aucune manchette de journal, bien que mes «exploits» aient, durant cinq années, défrayé les chroniques des Deux-Mondes. La raison de cette obscurité?... elle est bien simple; jamais je ne me suis laissé prendre. Le cas me paraît assez exceptionnel pour que j'en fasse ici mention; il explique, au surplus, comment, si mes actions sont devenues célèbres, mon nom est demeuré parfaitement ignoré. Je ne taxerai pas à ce propos le Destin d'injustice, à l'exemple de certains auteurs de mémoires. Cette obscurité me plaît... Je suis modeste. Toutefois, l'heure est venue de sortir de ma tour d'ivoire, d'abord parce que, retiré des affaires, j'ai désormais quelques loisirs et, ensuite, parce que la prescription m'est acquise et que ma liberté n'aura pas à souffrir des aveux que je pourrai faire. Donc, on s'est beaucoup occupé de moi sans me nommer jamais. Néanmoins, mes «exploits» offrent tous un trait caractéristique auquel il est aise de les reconnaître. Ce trait est justement leur anonymat. Tous les grands vols, cambriolages et autres coups d'audace dont l'auteur est demeuré inconnu, tous ceux-là sont de moi. Je peux bien le dire aujourd'hui, puisque la justice ne me fera plus l'honneur de s'occuper de mon humble personne. Je me ferai cependant un devoir d'exposer par le détail mes façons de procéder. Cette relation sera, je l'espère, de grand enseignement, car ne s'improvise pas cambrioleur qui en a fantaisie. C'est mieux qu'un métier, c'est un sacerdoce. Ses fidèles sont de grands méconnus. Le cambrioleur n'est-il point, comme l'a si bien dit Stevenson, le seul aventurier qui nous reste ici-bas?... Songez donc à la lutte incessante qu'il livre, un contre tous, seul contre la société civilisée tout entière. Et le courage donc? Avouez qu'il en faut une jolie dose pour s'introduire la nuit dans une maison, crocheter une serrure, forcer une porte sans savoir ce que l'on trouvera derrière... Ah! on paye souvent bien cher, vous pouvez me croire, les quelques bénéfices que l'on retire de telles expéditions. La suite de ce récit me donnera raison ou tort, mais j'ai conscience d'accomplir une oeuvre de justice en réhabilitant un art que trop de maladroits ont compromis et que l'aveuglement des masses a taxé stupidement d'infamie. Mais, m'objectera-t-on, pourquoi vous, un sujet anglais, êtes-vous venu vous faire la main en France? L'explication est des plus simples. J'avais, depuis longtemps, formé le projet d'enlever, non point de ces objets de pacotille que tous les bourgeois ont chez eux, mais une pièce rare, unique, qui eût un nom, une histoire et représentât une fortune. Les pierreries célèbres, celles qu'ont portées les rois, me semblaient répondre à mon dessein. Pour quelle raison, alors, suis-je venu en France? Sans doute, nous avons des diamants, de célèbres diamants comme ceux de la couronne d'Angleterre, par exemple; mais, je le déclarerai tout net: ils sont mieux gardés que chez vous. La France apparaît aux étrangers comme un vrai pays de cocagne, et cela est particulièrement vrai pour les gentlemen qui s'adonnent au cambriolage. Ici, point de ces promiscuités fâcheuses avec des surveillants d'éducation précaire... on n'est jamais obligé de se colleter avec des malappris... Tout vous est largement ouvert... On est chez soi... Il n'y a qu'à se baisser pour prendre, si le coeur vous en dit. La France est, avant tout, le pays du savoir-vivre. Autre motif: si l'on est pris--car il faut tout prévoir--si l'on est pris, cela devient sérieux en Angleterre et désobligeant au possible: dix ans de _hard labour_ pour la moindre des peccadilles, autant dire la mort civile et naturelle par surcroît. Inversement, que risque-t-on chez vous? Cinq ans, dix ans de villégiature qu'on n'aurait jamais songé à s'offrir; un voyage au long cours dans des régions clémentes, au climat sain et tempéré, sous des cieux toujours bleus, au milieu de décors féeriques. On s'évade facilement de ces régions-là... et l'on peut, au retour, se refaire une situation. On a acquis de l'expérience et la considération qui entoure généralement les voyageurs. Voilà pourquoi j'ai choisi la France... Résolu à commettre un vol qui en valût la peine, je décidai de m'emparer du Régent. Pour mener mon projet à bien, je choisis le jour de Noël, qui est d'heureux augure en Angleterre et, dans l'après-midi du 24 décembre, je me mêlai aux nombreux curieux qui s'écrasaient dans les galeries du Louvre. Après un examen attentif des locaux, mon plan fut vite arrêté; je devais attendre la nuit, sans trahir ma présence, dans les salles du musée même. Cela m'évitait d'avoir recours au procédé de l'escalade et s'accordait mieux avec mon caractère qui ne désire qu'une chose: passer inaperçu. Après avoir inspecté les diverses salles du Louvre, j'optai pour celle des Antiquités égyptiennes, où sont exposées les momies, salle assez peu fréquentée du public et, profitant d'un moment où il n'y avait personne, je me glissai rapidement dans une haute boîte, sorte de gaine oblongue qui--je m'en étais assuré quelques minutes auparavant--était vide et pouvait contenir un locataire de ma modeste corpulence. Je ne sais s'il vous est arrivé d'habiter quelque temps dans l'intérieur d'un sarcophage... Ceux qui l'auront tenté me comprendront. A vrai dire, on y est très mal; on y respire à grand'peine, et cela sent affreusement le moisi. Mais la situation s'aggrave lorsqu'on y doit rester des heures comme c'était mon cas. La nuit vint; j'entendis fermer les portes... Les minutes s'écoulaient, lentes, lentes! et j'avais l'impression, à la longue, de revivre les millénaires qui nous séparent de la première dynastie. J'étais fort indécis en somme... Comment sortirais-je de là? Je n'avais encore rien trouvé lorsque, vers minuit, j'entendis les gardiens pénétrer dans la salle. Ils s'arrêtèrent, se mirent à causer et, n'ayant rien de mieux à faire, j'écoutai. On sait quels étaient leurs propos. La contemplation prolongée de la reine Tia, les considérations funèbres qui s'ensuivirent, la nuit, la solitude et le naturel superstitieux de l'un d'eux les mettaient dans un état d'infériorité certaine. Ce me fut une inspiration. Plutôt que de compter sur le hasard qui pourrait bien ne point se manifester, je résolus de mettre à profit l'énervement de mes deux gêneurs et de frapper un grand coup. C'est alors que je commençai à remuer doucement dans mon sarcophage. L'effet fut prompt et rassurant... Les gardiens avaient peur... Ils n'étaient plus à craindre. Je graduai mes effets de terreur en souriant de leur épouvante... Alors, bien sûr de moi, je poussai l'audace jusqu'à m'évader de mon coffre, je ne dirai pas à leur nez, car ils fuyaient déjà à toutes jambes. J'étais libre de mes mouvements et seul dans cette salle tout à l'heure trop bien surveillée. N'avais-je pas raison de proclamer plus haut ma foi dans l'influence que peut avoir le Merveilleux? Cependant je n'étais pas au bout de mes peines. Il me fallait gagner la galerie d'Apollon, où je savais qu'était exposé le Régent, mais que je savais aussi spécialement gardée par un veilleur de nuit. Je me lançai provisoirement sur les traces de mes deux nigauds, de ce pas subreptice et silencieux qui convient au fantôme d'un Pharaon. Je vis bien, en traversant une salle, que mon apparition faisait quelque impression sur un gardien probablement dérangé dans son sommeil... L'alarme allait être donnée; je ne pouvais songer d'ailleurs à me risquer à l'aveuglette dans la galerie d'Apollon, et comme je venais d'arriver en haut de l'escalier de la Victoire, je m'aperçus que l'on avait là, fort à propos, reconstitué certain portique orné de deux cariatides provenant, je crois, des ruines de Delphes. Ce détail a peu d'importance; ce qui en avait plus pour moi, c'est qu'on avait, au fond de ce portique, tendu un rideau à la grecque dans le dos des deux cariatides. Je me cachai derrière ce rideau et attendis. J'assistai dans cet incognito qui me sied au conciliabule d'un homme à grosse voix et de mes deux gardiens de la salle des Antiquités Egyptiennes, puis je compris que le veilleur des diamants était appelé et convié à se joindre à la ronde. Alors je sortis doucement de ma cachette et revins à pas de loup vers la Rotonde. Tout le monde était occupé à discuter dans la salle des momies. Moi, le plus doucement possible, je gagnai la galerie d'Apollon... Elle était vide, comme je m'en doutais. Vite, ma petite lampe de poche, mon diamant de vitrier! Les feux du Régent guident ma main à travers la vitrine... Zzz!... Zzz!... Zzz!... Zzz!... quatre coups de diamant en rectangle... Je colle un paquet de mastic sur la partie délimitée... Je tire à moi, la vitrine est ouverte!... Je recueille le Régent, le mets dans mon gousset, puis j'ouvre sans bruit une fenêtre à laquelle j'attache la cordelette de soie qui ne me quitte jamais, et je me lance dans le vide. Il était temps; des pas se rapprochaient. Que l'on se figure, si l'on peut, la joie d'un heureux cambrioleur arrivant sans accroc, au pied du mur du Louvre, avec le Régent dans sa poche!... IV OU IL EST PROUVÉ UNE FOIS DE PLUS QUE L'HOMME N'EST QU'UN JOUET ENTRE LES MAINS DU DESTIN Je vois d'ici le lecteur sourire et je devine la pensée qui lui est venue à l'esprit. Il se dit évidemment: «Quel être naïf que ce cambrioleur qui se figure pouvoir convertir en espèces un diamant connu de tous... Mais le premier marchand auquel il l'offrira le fera tout de suite arrêter, c'est certain.» Non, ce n'est pas si certain que cela. Voyons, vous supposez bien qu'un homme de mon acabit, un professionnel du cambriolage ne se serait pas risqué à tenter un coup comme celui-là, s'il n'avait su d'avance où placer le «produit de son travail». Je ne suis plus un novice et la discrétion que j'observe en toutes choses m'a valu la confiance, je dirai plus, l'amitié de certain négociant d'Amsterdam qui s'entend, comme pas un, à tailler le diamant. C'est à lui que je m'adresserai. Il partagera le Régent en plusieurs morceaux et le vendra ainsi au détail, en prélevant, comme il est juste, pour sa part, une sérieuse commission. Tout compte fait, il me reviendra de cette vente quelques petits millions que je saurai employer, je vous prie de le croire. Edith, d'ailleurs, m'aidera de son mieux, car pour gaspiller l'argent, elle n'a pas sa pareille. Puisque je viens de prononcer le nom d'Edith, je crois que je ne dois plus tarder à vous la présenter. Edith est ma maîtresse, une maîtresse ravissante, exquise, jolie, comme le sont les Anglaises quand elles se mettent à être jolies. Je l'ai connue à Ramsgate où j'étais allé me reposer un peu des fatigues du métier, il y a de cela un an, et j'avoue que, depuis notre première rencontre, elle a toujours fait preuve d'une fidélité vraiment exemplaire. De plus, et cela est aussi très appréciable, aucun nuage n'est venu ternir notre lune de miel. Bien entendu, je n'ai jamais révélé ma profession à Edith, car les femmes, si parfaites qu'elles soient, ont toujours une tendance à trop bavarder et, bien que je m'honore de pratiquer le cambriolage, j'ai craint qu'elle n'éprouvât quelque répugnance pour cette sorte d'art que réprouve une morale trop étroite. Elle me croit, sinon riche, du moins fort à l'aise et ignore, la pauvre chatte, que les deux billets de mille francs qui se trouvent dans mon secrétaire constituent pour l'instant toute ma fortune. C'est, vous le devinez, à Edith que je songeais en regagnant pédestrement mon domicile, là-haut, sur la butte Montmartre. La période de morte-saison que je venais de traverser ne m'avait pas permis de m'installer, comme je le souhaitais, dans un quartier aristocratique, mais bientôt ce désir se trouverait exaucé, grâce au Régent, et George-Edgar Pipe, au lieu d'habiter un petit logement meublé de deux cents francs par mois, aurait son hôtel à lui, ses domestiques, son auto. Alors, les gens qui aujourd'hui le regardaient avec mépris, ambitionneraient l'honneur de lui être présentés, car à Paris, comme à Londres, cela est un fait constant, on ne s'inquiète guère de savoir comment les gens se sont enrichis. Les moyens employés pour parvenir importent peu, c'est le résultat qui est tout. Or, le «résultat», je l'avais là, dans la poche de mon gilet, sous la forme d'un petit polyèdre que je palpais amoureusement, de temps à autre, entre le pouce et l'index. Au moment où j'arrivais devant ma porte, une crainte me saisit. Depuis que je vivais avec Edith, c'était la première fois que je découchais... Comment allait-elle prendre la chose? Bah! me dis-je, je trouverai bien un prétexte pour m'excuser... Et tout en montant l'escalier, je préparais ma défense, mais, chose curieuse, moi qui d'ordinaire ne manque pas d'imagination, j'avais beau me torturer la cervelle, je ne trouvais rien... mais là, absolument rien. En désespoir de cause, je me résolus à invoquer l'excuse de l'attaque nocturne... Cela réussit toujours et a l'avantage d'exciter terriblement les nerfs des femmes... C'est cela... Je dirais que l'on m'avait attaqué, que fort heureusement des agents étaient accourus à mon appel, que l'on avait arrêté mes agresseurs, et que j'avais dû aller au poste pour y décliner mes nom et qualité, subir la confrontation de rigueur et signer une plainte en bonne et due forme... Edith, à n'en pas douter, se laisserait facilement convaincre... Peut-être ferait-elle un peu la moue, mais j'ai un moyen infaillible pour dérider mon adorable maîtresse et la rendre plus aimante que jamais. J'introduisis doucement ma clef dans la serrure, ouvris la porte et la refermai sans bruit, puis, après m'être débarrassé dans le vestibule de mon chapeau et de mon pardessus, je me dirigeai vers la chambre d'Edith--la nôtre par conséquent, car vous supposez bien que nous ne faisions pas lit à part. D'ordinaire, une petite lampe d'albâtre brûlait, toute la nuit, sur la cheminée, aussi fus-je assez surpris de trouver la pièce obscure... J'avançai de quelques pas, cherchai en tâtonnant le commutateur. Une clarté brusque jaillit et je constatai, avec une émotion que l'on s'imagine sans peine, que le lit était vide. Edith, elle aussi, avait découché! Je ne pus croire, tout d'abord, à une telle audace de sa part. Edith était plutôt d'une nature timide et il me semblait impossible qu'elle eût pris, en ne me voyant pas rentrer, une si brutale décision. Sans doute était-elle allée à ma rencontre... et je la verrais bientôt reparaître... Peut-être aussi, comme elle était très peureuse, s'était-elle réfugiée chez une voisine qui habitait sur le même palier et nous rendait, de temps à autre, quelques menus services. J'errais dans la chambre, comme une âme en peine, inquiet et furieux tout à la fois, quand un billet placé sur la table de nuit frappa mes regards. Je m'approchai vivement, m'emparai de ce papier et ne pus retenir un cri de rage. Edith était partie... elle avait, c'est le cas de le dire, filé à l'anglaise! «Mon cher Edgar, m'expliquait-elle, l'air de Paris ne me vaut rien et je sens bien que je ne m'habituerai jamais à la vie française... Excusez-moi de vous quitter si brusquement, mais je ne pouvais plus y tenir... J'ai ce que nous appelons là-bas le _homesickness_[1] et j'ai besoin de me retremper un peu dans l'atmosphère du Strand et de Piccadilly. J'ose espérer que vous vous consolerez vite, et que vous m'excuserez aussi de vous avoir «emprunté» quelque argent pour couvrir mes frais de voyage et me permettre de vivre tranquille, en attendant que je trouve une situation. J'ai pris les deux mille francs qui étaient dans le secrétaire et je vous les renverrai peut-être un jour. Dans le cas où vous déménageriez, prévenez-moi poste restante, bureau de Charing Cross. Je ne vous dis pas adieu, Edgar, car j'espère bien vous revoir. Je vous aime encore, croyez-le, mais décidément, je m'ennuyais trop à Paris...» [1] Mal du pays. Bien que je sois, depuis longtemps, cuirassé contre les coups du sort, j'avoue que celui-là me sembla plutôt dur et que, dans ma rage, je prodiguai à Edith tous les noms que le _slang_ de Whitechapel réserve d'ordinaire aux affreuses créatures d'Aldgate ou de Drury-Lane... Il y avait sur la cheminée un portrait de ma maîtresse, je le jetai sur le parquet, le piétinai avec frénésie et lacérai furieusement le kimono de soie bleue qu'elle avait oublié sur un fauteuil. Ainsi, elle avait fui, la petite hypocrite, fui en emportant toutes mes économies: ces deux mille francs sur lesquels je comptais pour passer en Hollande!... Elle avait, au moyen d'une pince, forcé la serrure de mon secrétaire... Moi, Edgar Pipe, le «roi des cambrioleurs», j'avais été refait par une femme! et cela, au moment où je venais d'accomplir une expédition qui m'assurait la fortune. J'explorai quand même les tiroirs de mon secrétaire, espérant qu'Edith, prise de remords au moment de partir, m'aurait au moins laissé un ou deux billets... Mais non... elle avait tout pris, la misérable, et je me trouvais maintenant avec quarante francs en poche!! Je me jetai tout habillé sur mon lit et ne tardai pas à m'endormir profondément, car les émotions, chose bizarre, exercent sur moi une singulière influence. Au lieu de m'énerver et de m'horripiler jusqu'à l'exaspération, elles finissent par m'anéantir et je goûte alors un sommeil de brute. Plus je suis ennuyé, plus je dors et je dois à cette heureuse disposition physique de supporter sans trop de tourments les épreuves de la vie. En général, l'homme est mal armé contre l'adversité; dès qu'un événement fâcheux vient déranger ses projets ou détruire ses espérances, il se laisse aller au désespoir, crie, se lamente et souhaite même la mort. Moi, j'éprouve d'abord une secousse des plus violentes, mes nerfs se tendent à se briser, mais cet état de surexcitation n'est que passager et ne tarde pas à faire place à un profond abattement... Une sorte de torpeur s'empare de moi, paralyse mes membres, jetant sur ma douleur comme un baume bienfaisant, et pendant douze heures, et même davantage, je jouis d'un sommeil de plomb que ne hante aucun rêve, que ne trouble aucun cauchemar. Quand je me réveille, je suis calme, reposé, lucide et, de nouveau, prêt à la lutte. La catastrophe qui s'est, la veille, abattue sur moi me semble lointaine... lointaine, et je me demande même comment elle a pu un instant troubler mon esprit. Le lendemain du jour où j'avais appris en même temps, et la brusque disparition d'Edith, et celle de mes deux mille francs, j'étais plus calme que jamais. Je m'habillai avec soin, me fis du thé, puis je m'assis dans un fauteuil, ma Bible entre les mains. Cela vous étonne peut-être qu'un cambrioleur lise la Bible? Et pourquoi ne la lirait-il pas? Est-il défendu à un homme, à quelque catégorie qu'il appartienne, de chercher des conseils dans les livres saints? J'en connais qui font de la Bible leur livre de chevet et ne valent pas mieux que moi, bien qu'ils jouissent dans notre trompeuse société d'une réputation inattaquable... En somme, tout n'est-il pas convention en ce monde? L'homme de loi qui passe sa vie à spolier des héritiers, le financier qui ruine des centaines de petits rentiers, le marchand qui vend ses denrées le triple de ce qu'il les a payées et trompe encore sur le poids, l'individu taré qui épouse une femme pour sa fortune, le député qui trafique de son mandat pour patronner de louches entreprises et toucher des pots-de-vin en secret, ces gens-là sont-ils moins méprisables que le cambrioleur qui dérobe au Louvre un des Diamants de la Couronne? Puisque l'argent est le but de la vie et que l'on n'est pas encore arrivé à le supprimer, ne faut-il pas que l'on s'en procure? Et tenez, puisque je vous parlais de la Bible... écoutez le conseil sur lequel je viens justement de tomber: «La fortune est pour le riche une ville forte; la ruine des misérables, c'est leur pauvreté[2].» [2] _Proverbes_, X, 15. Est-il rien de plus juste? Grâce au Régent que j'ai là, dans ma poche, je pourrai bientôt me réfugier dans cette «ville forte» dont parle l'Ecriture et devenir l'égal des individus peu recommandables auxquels je faisais allusion plus haut. Quel sera mon crime? Je n'aurai fait, en somme, que priver le public parisien de la vue d'un diamant précieux, mais je suis sûr que l'administration prévoyante ne manquera pas de remplacer la pierre absente par une autre en toc qui fera absolument le même effet. Il paraît d'ailleurs que, dans les musées, lorsqu'un vol se produit, c'est toujours ainsi que l'on procède. Qui pourra se plaindre? A qui aurai-je porté préjudice? à l'Etat... Bah!... il est assez riche pour supporter cela. Le Régent avait changé de main et il allait enfin être utile à quelqu'un... Je m'étais laissé dire que ce diamant pesait 136 carats--environ vingt-huit grammes--et qu'il était estimé de douze à quinze millions. Il faudrait vraiment que la fatalité s'en mêlât pour que je n'en retirasse pas au moins deux millions... Je ne suis pas ambitieux... deux modestes millions me suffiraient... Quelle petite dinde que cette Edith! et comme elle regretterait son coup de tête, quand elle apprendrait que je mène à Londres un train de vie sinon fastueux, du moins assez enviable... Elle chercherait sûrement à se rapprocher de moi et (je me connais) elle aurait peu de chose à faire pour obtenir son pardon. Un homme comme moi excuse facilement les fautes d'autrui et le petit cambriolage auquel s'était livré Edith n'était, à mes yeux, qu'une peccadille. L'acte en lui-même ne m'indignait nullement... ce que je reprochais à la petite sotte, c'était de l'avoir accompli à l'heure où j'avais besoin de toutes mes disponibilités pour établir définitivement ma fortune. J'allais être obligé, moi qui avais des millions en poche, de me livrer, pour me procurer quelque argent, à un de ces menus cambriolages qui sont parfois plus dangereux que les grands. Je risquais non seulement de me faire arrêter, mais encore de perdre à jamais le diamant que j'avais eu tant de peine à acquérir. Tout en roulant dans mon esprit ces peu rassurantes pensées, je consultais un petit carnet sur lequel j'avais noté, depuis mon arrivée à Paris, les différents «coups» qui pouvaient être tentés, soit chez des industriels, soit chez des rentiers, et offraient à l'«opérateur» le moins de risques possible. Nous autres, cambrioleurs, nous sommes généralement mieux renseignés qu'on ne le croit. Un bavardage, une note parue dans les journaux, un petit entrefilet de rien du tout, nous sont parfois de précieuses indications. Un exemple entre cent. J'avais lu, quelques jours auparavant, dans un grand journal du matin, qu'un sieur Bénoni, rentier, demeurant 210, boulevard de Courcelles, avait oublié dans un taxi une sacoche contenant soixante-douze mille francs en billets de banque et que le chauffeur, un honnête Auvergnat, était venu lui rapporter cette sacoche. Ce simple fait divers avait retenu mon attention. Je l'avais découpé et collé dans mon «diary». Je ne pensais pas, à cette minute, utiliser le renseignement, car j'avais un autre projet en tête et ne m'embarrassais point de semblables vétilles, mais aujourd'hui que la petite canaillerie d'Edith me forçait à «remettre la main à la pâte» et à travailler de nouveau dans le «demi-gros», je me mis à étudier l'affaire Bénoni. Il me parut que ce rentier qui se promenait avec une sacoche contenant soixante-douze mille francs devait être pour un cambrioleur un excellent gibier, et en procédant par déduction, j'en arrivai à établir assez exactement--du moins à mon avis--le cas psychologique du sieur Bénoni. C'était à coup sûr un homme qui brassait de grosses affaires, achetait comptant et vendait de même, puisqu'il avait sur lui de l'argent liquide. Il devait faire le commerce des objets d'art; c'était un amateur ou un marchand, mais je le supposais plutôt amateur, car un marchand est en général un homme prudent et méfiant, qui n'oublierait pas dans un taxi un sac bourré de billets de banque. Il n'y a qu'un amateur qui puisse avoir de ces distractions. V UNE SURPRISE A LAQUELLE JE NE M'ATTENDAIS PAS Il était urgent que je me livrasse à une petite enquête sur ce Bénoni qui me paraissait «bon à faire», comme nous disons en argot de métier. Je me rendis donc boulevard de Courcelles, interrogeai habilement la concierge, et ne tardai pas à acquérir la conviction que mes prévisions étaient à peu près exactes. Le père Bénoni était un antiquaire. On le disait fort riche, mais un peu «piqué» et ses distractions étaient légendaires. C'est ainsi qu'il lui arrivait souvent de sortir sans chapeau, d'oublier son pardessus, ou de laisser un chauffeur de taxi se morfondre des heures devant une porte. Un homme aussi étourdi était certainement peu ordonné; chez lui, tout devait être en vrac, comme chez les brocanteurs. Le père Bénoni vivait seul avec un vieux domestique, un ivrogne fieffé qui faisait, durant l'absence de son maître, de fréquentes visites à un marchand de vins établi au coin du boulevard et de la rue Desrenaudes. Je ne tardai pas à lier connaissance avec ce domestique, qui se nommait Alcide, et, au bout de vingt-quatre heures, nous étions les meilleurs amis du monde. J'offris force tournées, il bavarda et je fus bientôt aussi renseigné que lui sur les habitudes et les manies du père Bénoni. --Le vieux, me dit Alcide, est la crème des patrons... jamais un reproche... et le ménage n'est pas dur à faire... un coup de balai de temps en temps, quelques coups de plumeau par-ci par-là et c'est tout... Avec ça de la liberté, autant qu'on en veut, car Monsieur sort souvent... surtout le soir... Figurez-vous que, malgré ses soixante-sept ans, il court encore le guilledou... Si c'est pas honteux... un homme de son âge!... Mais je ne m'en plains pas, car j'en profite pour aller au cinéma... J'adore ça le cinéma, et vous? Alcide venait, sans qu'il s'en doutât, de me livrer l'appartement de son patron. C'était d'ailleurs une bonne bête que cet Alcide, et pour peu qu'on le flattât et surtout qu'on lui «rafraîchît la dalle»--suivant sa propre expression--on en tirait tout ce qu'on voulait. Je lui donnai rendez-vous pour le soir même au cinéma des Ternes où il arriva, légèrement éméché. En attendant que le spectacle commençât, nous causâmes, et mon nouvel ami me documenta non seulement sur son patron, mais encore sur le local où je m'apprêtais à pénétrer. La disposition des lieux m'était maintenant familière, et j'étais sûr de ne pas faire un pas de clerc. Tout en conversant avec le brave Alcide, j'explorais doucement ses poches, car une idée m'était venue. J'espérais qu'il avait sur lui les clefs de l'appartement, mais j'eus beau le fouiller avec ma dextérité habituelle, je ne trouvai rien qu'une pipe, une blague à tabac et un briquet. Tout à coup, j'eus une inspiration... Je me tâtai, me tournai et me retournai sur mon fauteuil, puis dis à mon compagnon d'un air contrit: --Ah!... il m'en arrive une bonne... Figurez-vous que j'ai perdu mes clefs... --Alors, vous ne pourrez pas rentrer chez vous? --C'est à craindre... bah! tant pis, je prendrai une chambre à l'hôtel... satanées clefs, va!... Je les aurai perdues dans le métro... --Moi, dit Alcide, j'étais comme vous autrefois, je perdais toujours mes clefs... même que mon patron a failli me renvoyer pour cela, mais maintenant, cela ne m'arrivera plus, car lorsque je m'absente, je les laisse toujours chez le concierge. J'étais fixé... l'effraction que je croyais pouvoir éviter devenait nécessaire. Heureusement que j'avais sur moi un attirail complet de cambrioleur. Le spectacle commença. Alcide applaudit en voyant sur l'écran l'annonce d'un film sensationnel intitulé _La Sandale Rouge_. --Ah! me dit-il, ça, c'est un truc épatant... Je l'ai déjà vu trois fois, et je ne m'en lasse jamais... Il y a là-dedans, un sacré type de détective qui est joliment malin et un chien qui joue absolument comme un homme. Les scènes se succédaient avec une rapidité folle, car le film était très long, paraît-il, et il fallait l'expédier en un nombre déterminé de minutes, afin que le programme pût être épuisé à onze heures juste. Par une ironie assez étrange, cela débutait par un cambriolage accompli dans des conditions particulièrement difficiles, mais comme on voyait bien que ce n'étaient pas des «professionnels» qui jouaient dans cette pièce! Le cambrioleur était d'une maladresse insigne et opérait avec une naïveté ridicule. Il forçait un coffre-fort comme il eût ouvert un placard, et ne prenait même pas la peine de masquer avec le pan de sa jaquette la petite lampe électrique suspendue à la ceinture de son pantalon. Quant au détective, c'était bien le plus grand benêt qui se pût voir, et il serait à souhaiter que nous n'eussions jamais devant nous des gaillards plus dégourdis. Non, vraiment, ceux qui se figurent que des films semblables peuvent inspirer les jeunes gens qui se destinent au cambriolage, ceux-là se trompent étrangement. De pareils spectacles ne servent qu'à fausser l'esprit des débutants, et à faire d'eux ce que nous appelons des «mazettes». Ils veulent, dans la vie, opérer comme au cinéma et se font cueillir à la douzaine. Si un jour, je me décide à paraître sur l'écran--la chose n'est pas impossible, après tout--alors, le public comprendra la différence qu'il y a entre un vulgaire escarpe et un artiste de la cambriole. Profitant d'un moment où Alcide était absolument empaumé par une scène tragique, je me levai doucement, longeai dans l'obscurité l'étroit couloir ménagé entre les fauteuils et, deux minutes après, j'étais dans la rue. Du cinéma des Ternes au 210 du boulevard de Courcelles, il n'y a que deux pas, et pendant qu'Alcide suivait attentivement les phases palpitantes de la _Sandale Rouge_, un autre cambrioleur, qu'il ne soupçonnait pas, montait tranquillement l'escalier qui conduit à l'appartement de M. Bénoni. Le vieil antiquaire habitait au troisième et j'étais sûr, ce soir-là, de ne pas le rencontrer chez lui, car, ainsi que me l'avait appris ce bon Alcide, il passait sa soirée chez une petite poule des Batignolles. Au premier étage, je rencontrai une dame et m'effaçai poliment. Elle me décocha un petit coup d'oeil en coulisse et je crus remarquer que je ne lui étais pas indifférent. Je continuai à monter lentement, et arrivé au troisième, je me penchai sur la rampe de l'escalier... Personne!... J'écoutai quelques instants et, n'entendant aucun bruit, je m'approchai de la porte de l'antiquaire. Tirant alors de ma poche mon trousseau de cambrioleur, je me mis à caresser doucement la serrure qui s'ouvrit du premier coup, car cet étourdi d'Alcide n'avait même pas pris la précaution de donner un tour de clef. Je refermai la porte sans bruit et fis jouer le déclic de ma petite lampe de poche. J'étais dans une antichambre tendue d'andrinople; un tapis moelleux recouvrait le parquet; des meubles qui n'avaient rien d'ancien étaient placés le long de la muraille et je m'étonnai de ne pas trouver là quelqu'un de ces bahuts, de ces coffres à ferrures, de ces cassettes moyenageuses qui ornent habituellement l'intérieur d'un collectionneur. Ce qui me frappa aussi, ce fut l'extrême propreté de cet appartement où je m'attendais à voir tout pêle-mêle. Une grande porte en laqué blanc et à bouton de cuivre ouvragé s'offrait en face de moi. D'après le plan que m'avait involontairement fourni Alcide, c'était là que devait se trouver le cabinet de M. Bénoni. Il s'agissait de faire vite, car j'ignorais à quelle heure devait rentrer le bonhomme. Je tournai résolument le bouton, la porte s'ouvrit, mais ô surprise! un flot de clarté m'aveugla dès l'entrée, en même temps qu'une voix dure, prononçait, avec un accent bizarre: «Un pas de plus et vous êtes mort!...» C'est seulement à cette minute que j'aperçus celui qui me menaçait. Il se tenait debout, derrière un bureau et braquait sur moi le canon d'un revolver. C'était un homme d'une quarantaine d'années, solidement bâti, très brun, et dont les yeux brillaient comme des ampoules électriques. J'avais eu un mouvement de recul, mais la voix reprit, plus sèche, plus impérieuse: --Si vous tentez de fuir, je tire! Et ce disant, l'inconnu s'avança vers moi. Nous sommes, dans notre métier, préparés à toutes les surprises, mais avouez que celle-là était plutôt roide. Je me ressaisis cependant et cherchai une excuse: --Pardon... Monsieur... balbutiai-je. Je croyais trouver ici M. Bénoni à qui j'ai une affaire à proposer et... L'homme brun éclata de rire, eut un haussement d'épaules, puis m'ordonna de lever les mains, ce que je fis sans murmurer, car je voyais toujours le petit canon du revolver braqué entre mes deux yeux... --Je vous assure... repris-je... c'est à M. Bénoni que je désirais parler... il était d'ailleurs prévenu de ma visite... --Ah! répliqua mon interlocuteur d'un ton narquois... ah! il était prévenu de votre visite... Est-ce lui aussi qui vous avait prié de crocheter sa serrure?... --Je... --Taisez-vous, gredin... vous êtes un cambrioleur... un maladroit cambrioleur, voilà tout... C'était la première fois que l'on m'appelait maladroit et c'était la première fois aussi que je me trouvais face à face avec un de mes «fournisseurs» habituels. On a beau avoir du sang-froid, ces coups imprévus vous coupent bras et jambes. --Oui, un maladroit... reprit l'homme brun avec un haussement d'épaules... on prend ses informations, que diable! et l'on ne vient pas stupidement se jeter dans la gueule du loup... Ne sachant que répondre, je répétais machinalement le nom de M. Bénoni... --Qu'est-ce que vous me chantez avec votre Bénoni?... est-ce que je le connais, moi, votre Bénoni?... vous cherchez une défaite, mais ça ne prend pas... vous savez... Vous êtes ici chez le comte Melchior de Manzana, attaché d'ambassade... --Cependant... fis-je avec un peu plus d'assurance, c'est bien ici le troisième étage? --Mais non... idiot... c'est le deuxième... vous n'avez donc pas remarqué qu'il y a un entresol... Faut-il que vous soyez bouché, tout de même... Et vous vous livrez au cambriolage!... c'est probablement la première fois que vous opérez?... --Oui... c'est la première fois, avouai-je humblement, dans l'espoir d'attendrir l'homme au revolver... --Vous n'aurez pas de sitôt l'envie de recommencer, prononça-t-il sèchement, car je vais incontinent vous remettre entre les mains des sergents de ville... --Oh! je vous en supplie... ne faites pas cela... ayez pitié de moi... je ne vous ai, en somme, causé aucun préjudice... et puis, j'ai une circonstance atténuante... ce n'est pas chez vous que je venais... il y a erreur. --Vous êtes bon, vous, avec vos erreurs... Ah! vous prenez gaîment les choses! Vous vous introduisez chez les gens dans l'intention de mettre à sac leur appartement et quand vous tombez sur quelqu'un qui ne veut pas se laisser faire vous vous excusez, en disant: «Pardon... il y a erreur...» C'est commode cela... oui, très commode en vérité, mais je ne saurais admettre une telle excuse... mon devoir est de vous faire arrêter, car si je vous laissais partir, demain vous recommenceriez votre joli métier et feriez peut-être des victimes... --Oh! non, je vous le jure, répondis-je d'un ton larmoyant... --Ta, ta, ta!... tout ça, c'est de la blague... vous cherchez à m'apitoyer, mais vous n'y réussirez pas... D'ailleurs, vous ne dites pas un mot de vrai... vous prétendez vous être trompé d'étage, cela n'est pas exact... --Je vous jure que j'allais chez M. Bénoni... --Oui... dites que vous y êtes allé, et que, n'ayant rien trouvé chez lui, vous avez pensé vous rattraper ici... Ça ne prend pas... allez raconter cela à d'autres, mais pas à moi... Je crus devoir jouer le grand jeu. --Monsieur, écoutez-moi, répliquai-je... je sais qu'il sera bien difficile de vous convaincre... cependant... si vous voulez m'accorder quelques minutes d'attention... --Vous n'allez pas me faire une conférence, je suppose... Ah! non, en voilà assez!... Allons, ouste! descendez avec moi chez le concierge... --Une seconde, je vous en prie... --Descendez, vous dis-je... --Vous ne voulez pas m'écouter, vous avez tort!... Tenez, je m'explique... Je ne sais quelle est votre situation de fortune, mais si vous consentez à me laisser libre, je vous donne cinq cent mille francs... --Vous êtes fou... --Non... c'est sérieux... tout ce qu'il y a de plus sérieux... Vous m'avez pris pour un cambrioleur... eh bien! vous vous êtes trompé... je suis riche... riche à millions, entendez-vous. Mon interlocuteur me regarda d'un air inquiet... Comme je m'étais rapproché, il crut sans doute que j'allais me jeter sur lui, car il leva de nouveau son revolver, mais sans me laisser intimider par ce geste, je repris avec plus de force: --Oui... riche à millions et si vous voulez me promettre de ne rien tenter contre moi, je vais vous le prouver à l'instant. Il ne faut pas se fier aux apparences... Je sais que tout m'accuse, mais quand vous saurez pourquoi je tenais tant à m'introduire chez M. Bénoni, vous comprendrez tout... Il y a dans la vie... --Au but... et vivement... --J'y arrive, mais d'abord acceptez-vous mes conditions? --Cela dépend... --Il faut que je sois fixé... car si vous refusez, je n'ai aucune raison de vous révéler mon secret... --Cinq cent mille francs, avez-vous dit? --Oui, cinq cent mille francs... --Comptant?... --Presque... --Oui, je vois, vous cherchez à me monter le coup... --Je vous jure que je dis la vérité. L'homme brun me regardait fixement et je voyais bien que l'affaire l'intéressait. --Ecoutez, lui dis-je... vous êtes un gentleman... moi aussi, quoique toutes les apparences soient contre moi. --En effet... un gentleman qui a sur lui un trousseau de fausses clefs et qui crochette les serrures... --Ce n'était pas la vôtre que je voulais crocheter... bref... puisque le hasard m'a jeté entre vos mains, je suis prêt à vous acheter ma liberté... Cinq cent mille francs... acceptez-vous? --Oui, si vous payez immédiatement. --Bien, alors nous allons nous entendre... VI LE TOUT EST DE S'ENTENDRE La partie était engagée... On conviendra qu'elle était délicate. Mon interlocuteur avait un revolver... J'étais donc à sa merci. Comment allais-je me tirer de là? Je ne pouvais compter que sur mon seul talent de persuasion... Arriverais-je à convaincre l'homme que j'avais en face de moi et surtout à lui faire accepter la combinaison que j'allais lui proposer? Je serais obligé de lui montrer mon diamant, et comme il était le plus fort, il pouvait chercher à me l'enlever, mais j'étais résolu à tout... même à me faire tuer pour défendre mon bien. --Voulez-vous, dis-je, allumer la lampe qui se trouve sur votre bureau? Mon adversaire tourna le commutateur et une éblouissante clarté se répandit sur la table. M'approchant alors, je tirai de la poche de mon gilet le petit sac en peau dans lequel était enfermé mon trésor. --Voici, dis-je, une fortune de plusieurs millions. Et je fis scintiller le diamant sous la lampe. L'homme brun ouvrait des yeux larges comme des soucoupes; il devait se connaître en pierres précieuses, je vis cela tout de suite, car il eut une exclamation de surprise, puis, se tournant vers moi: --Où avez-vous eu cela? demanda-t-il. --Peu importe, répondis-je... Ce diamant est-il vrai ou faux? --Parbleu!... il est vrai, je le vois bien, il est même... Et en disant ces mots, il avança la main, mais je retirai vivement la mienne. --Jamais, prononça-t-il, vous ne vous débarrasserez de cet objet-là... --Vous croyez? --J'en suis à peu près sûr. --Ne vous inquiétez pas de cela... je sais où le _placer_. Nous nous regardâmes un instant. Mon interlocuteur semblait s'être radouci et il avait laissé retomber son bras droit... Je crus qu'il allait poser son revolver sur la table, mais il le gardait toujours à la main... --Vous voyez, dis-je, que je ne vous avais pas trompé... allons, acceptez-vous ma proposition? L'homme brun parut réfléchir, puis au bout d'un instant: --Eh bien oui... j'accepte, mais à une condition. --Laquelle? --C'est que vous allez immédiatement déposer ce diamant dans mon coffre-fort... --Ah!... fis-je, légèrement ému... et après? --Après... nous causerons... --Ne pouvons-nous causer maintenant? Que pouvez-vous craindre?... vous avez un revolver, moi, je n'en ai pas... Je suis à votre discrétion. --C'est vrai... eh bien, asseyez-vous sur ce divan, là, en face de moi. Je pris place sur le divan; mon interlocuteur s'assit dans un fauteuil, derrière son bureau et plaça son browning à côté de lui. Il avait tourné la lampe électrique dans ma direction, de sorte que je me trouvais en pleine lumière, tandis que lui m'apparaissait vaguement dans l'ombre... Ses yeux, qui brillaient comme deux escarboucles, étaient continuellement fixés sur les miens, et j'éprouvais une certaine gêne, sous l'influence de ce regard magnétique, inquiétant et narquois. --Puisque nous devenons associés, prononça-t-il enfin, il est assez juste que nous nous présentions l'un à l'autre... Mon nom, je crois déjà vous l'avoir dit, est Melchior de Manzana... et le vôtre? --Edgar Pipe. --Vous êtes sujet anglais? --Oui... --Je m'en étais aperçu à votre accent... Moi, je suis Colombien... Il y eut un silence, puis il reprit: --Maintenant que les présentations sont faites, revenons à notre affaire... Je ne vous demanderai pas comment le superbe diamant que vous venez de me montrer est tombé entre vos mains... Vous ne l'avez pas, je suppose, trouvé dans la rue... Vous l'avez, c'est le principal, mais je doute que nous nous en débarrassions facilement. --Si... très facilement... --Vous croyez? --J'en suis sûr... --Auriez-vous déjà acquéreur? --Oui... et non... Melchior de Manzana eut un mouvement d'impatience aussitôt réprimé, puis après avoir un instant tapoté du bout des doigts la plaque de verre qui recouvrait son bureau, il laissa tomber ces mots: --Cela n'est pas une réponse... expliquez-vous plus clairement, je vous prie... dites-moi ce que vous avez l'intention de faire de ce diamant... voilà certes un objet assez difficile à caser dans le commerce... aucun marchand ne vous le prendra. --Je le sais, aussi mon intention n'est-elle pas de l'offrir à un marchand. --Alors?... --J'ai un ami qui est lapidaire et... --Oui, je comprends... il fractionnera le diamant... c'est dans les choses possibles, mais cela diminuera considérablement sa valeur. --On en retirera toujours trois millions, au minimum. --Ah! tant que cela, vous croyez?... Moi, j'estime qu'une fois morcelé, il vaudra tout au plus deux millions... --Ce sera encore une bonne affaire... --Certes... mais dites-moi donc, je ne vois pas pourquoi nous ne partagerions pas... --Il me semble que vous aviez accepté cinq cent mille francs... --Oui... c'est vrai, mais j'ai réfléchi... J'estime maintenant que nous devons partager... J'étais pris... Que pouvais-je refuser à cet individu qui me tenait sous la menace de son revolver. Je souscrivis donc à toutes ses conditions, bien décidé à discuter plus tard, avec lui, quand je pourrais enfin exprimer librement ma pensée. Pour l'instant, j'étais dans la situation d'un homme qui se noie et qui cherche à se rattraper à la moindre branche, à la plus précaire des épaves. --Soit, dis-je, j'accepte... nous ferons deux parts égales, de la somme que nous retirerons du diamant. Et j'ajoutai hypocritement: --D'ailleurs, je serai très heureux de vous obliger, car j'avoue que vous m'êtes très sympathique. Melchior de Manzana me regarda avec méfiance. --N'exagérez pas, dit-il. --Je vous assure... --C'est bien, trancha-t-il... puisque nous sommes d'accord, remettez-moi l'objet, je vais le serrer dans mon coffre-fort. --Ah! pardon, fis-je... cela n'était pas dans nos conventions. --Possible... mais vous admettrez bien que je m'entoure de quelques garanties... Vous ne supposez pas que je vais vous laisser filer avec votre diamant... --Certes non, mais qui me dit qu'une fois que vous l'aurez enfermé dans votre coffre-fort, vous ne me flanquerez pas à la porte purement et simplement. Mon interlocuteur eut un petit haussement d'épaules. --Mon cher Pipe, répondit-il (il m'appelait son cher Pipe), permettez-moi de vous dire que vous manquez un peu de perspicacité... Voyons, il suffit de raisonner, que diable! Vous vous présentez chez moi en crochetant ma serrure, je vous reçois, le revolver à la main, nous discutons et finalement je consens à traiter avec vous... Au lieu de vous livrer à la police, comme c'était mon droit--je dirai plus, mon devoir--je fais taire tous mes scrupules d'honnête homme et je deviens... votre associé... Triste association, à la vérité, car le capital que vous m'apportez étant de source suspecte, je risque, par la suite, de devenir complice d'un vol... Je joue gros jeu, moi aussi, vous en conviendrez... --Evidemment... évidemment, mais vous vous compromettez davantage encore en conservant le diamant chez vous, dans votre propre secrétaire... Avez-vous donc l'intention de le vendre vous-même? --Non, mon cher Pipe, cela vous regarde... Quand nous aurons trouvé un acquéreur, je vous rendrai votre pierre précieuse et nous irons tous deux chez cet acquéreur. En un mot, nous ne nous quitterons plus un seul instant... A partir de cette minute, vous devenez mon hôte, mon commensal... vous vous installez ici... Je vous fais dresser un lit dans cette pièce, à côté du coffre-fort et vous pouvez ainsi surveiller votre «gage». Que vous faut-il de plus? Ce raisonnement était loin de me convaincre, mais dans la situation où je me trouvais, je devais tout accepter. Le revolver, un petit browning bronzé, était toujours sur la table et Manzana le caressait de temps à autre d'un geste nonchalant. La grande force, dans la vie, c'est de gagner du temps, car avec le temps les affaires les plus compliquées finissent souvent par s'arranger d'elles-mêmes... Je cédai donc et remis le diamant à Manzana. Il le regarda de nouveau, s'extasia sur son poids et sa limpidité, puis, ouvrant son coffre-fort, le plaça soigneusement sur la tablette du haut, dans une petite caisse à monnaie. Cela fait, il referma la porte de fer, mit la clef dans la poche de son gilet, puis, familièrement, vint s'asseoir sur le divan, à côté de moi. Il avait laissé son revolver sur la table et j'aurais pu, à ce moment, me jeter sur lui, l'étourdir d'un coup de poing et reprendre mon bien, mais je n'osai point... Manzana était un individu taillé en force, un gaillard au cou de taureau, aux mains énormes et il n'eût fait de moi qu'une bouchée... Je songeai aussi à me précipiter vers le bureau, à y prendre la petite arme sournoise qui s'y trouvait, mais je compris que cela serait impossible... Manzana était assis à ma droite et il lui suffisait d'étendre la main pour s'emparer du browning. Il valait mieux user de ruse, attendre une occasion plus favorable... En tout cas, j'étais bien résolu à ne plus lâcher mon homme d'une semelle. --Mon cher Pipe, me dit brusquement Manzana, vous êtes ma providence. Et comme je le regardais, ahuri... --Oui... ma providence!... Voyez comme la vie est drôle... j'étais perdu, ruiné, prêt à m'enfuir je ne sais où, quand vous avez eu la bonne idée de crocheter ma porte... Cela vous étonne, hein? A voir cet intérieur plutôt luxueux, on dirait que je roule sur l'or... Hélas! mon cher Pipe, je suis pauvre comme Job... Rien de ce qui est ici ne m'appartient... j'ai loué cet appartement tout meublé à une vieille rentière en ce moment à Nice et qui ne se doute certainement pas qu'elle ne verra plus la couleur de mon argent... Voyons, causons sérieusement... vous m'avez dit tout à l'heure que vous saviez où placer notre diamant... expliquez-vous... Est-ce que vous ne vous illusionnez pas un peu?... Votre ami, le lapidaire, est-il un homme sûr? Avez-vous déjà traité quelque affaire avec lui? Ne craignez-vous point qu'il vous dénonce lorsqu'il aura «l'objet» entre les mains? --Non... mon lapidaire est un honnête homme... --Ah!... et où demeure-t-il? --A Amsterdam... Manzana bondit sur le divan comme s'il eût touché une pile électrique... --A Amsterdam!... à Amsterdam!... et vous croyez que nous allons aller à Amsterdam? --Il le faudra bien... à moins que vous ne connaissiez ici quelqu'un qui consente à nous acheter le diamant... --Au fait, vous avez raison... j'étais stupide... eh bien, nous irons à Amsterdam, voilà tout... mais, en ce cas, il faudrait partir le plus tôt possible. --Je suis à vos ordres... Demain, si vous voulez?... --Demain, soit... D'ailleurs, cela tombe à merveille, car j'ai quelques raisons pour ne pas m'éterniser à Paris... ainsi, c'est entendu, nous allons à Amsterdam. Là, votre ami le lapidaire fractionne le diamant, en opère la vente, nous remet l'argent, nous partageons et tirons chacun de notre côté... Combien croyez-vous que tout cela demande de temps? --Un mois au minimum... --Oui, c'est ce que je pensais... Et vous avez, bien entendu, de quoi payer notre voyage? Je regardai Manzana d'un air effaré... --Comment? fit-il, vous hésitez à me faire cette légère avance... mais je vous la rembourserai, mon cher, soyez tranquille. --Alors, vous n'avez pas d'argent? --Mais puisque je vous ai dit tout à l'heure que j'étais à la côte... --Eh bien! nous voilà propres!... --Vous n'avez pas d'argent non plus? --Rien ou presque rien!... --Le diable vous emporte! Ainsi, c'était pour vous en procurer que vous veniez cambrioler mon appartement? --Pardon! Je ne venais pas précisément chez vous... je croyais m'introduire chez M. Bénoni, le locataire du dessus... --Oui... c'est juste... mais alors, il faut y aller, chez ce M. Bénoni, et sans tarder encore... --Trop tard! --Trop tard!... et pourquoi cela? --M. Bénoni doit être rentré maintenant. --Qu'en savez-vous? --J'en suis à peu près sûr... Vous pensez bien qu'avant de «partir en expédition», je m'étais renseigné... --Et qui donc vous avait renseigné? --Le domestique... --Il faudra vous aboucher avec lui, et cela dès demain... Peut-être que demain soir vous pourriez «tenter le coup» de nouveau. Manzana baissait de plus en plus dans mon estime. Cet homme, qui avait paru s'indigner que je crochetasse sa serrure, me pressait maintenant d'aller cambrioler ses voisins. C'était décidément un bien triste individu. Et dire que les circonstances m'avaient associé à une pareille fripouille! Comme je ne répondais pas, il s'emporta: --Eh bien... quand vous me regarderez avec un air hébété... Voyez-vous une autre solution? --Pour le moment... non. --Peut-être bien que demain vous aurez une inspiration... la nuit porte conseil... Allons, il est tard... c'est le moment de se mettre au lit... Je vous céderais bien ma chambre, mais méfiant comme vous l'êtes, vous verriez encore là quelque piège... Il est plus simple que nous couchions ici tous deux... près du coffre-fort... Venez avec moi, nous allons chercher un matelas et des couvertures. Manzana ouvrit une porte et me poussa devant lui. Nous traversâmes un salon confortablement meublé, une salle à manger gothique, puis nous arrivâmes dans la chambre, où régnait un affreux désordre... Le lit était défait; des habits, du linge, des chaussures traînaient çà et là, pêle-mêle. --Prenez le matelas, me dit-il, moi je me charge des couvertures. Quelques instants après, mon associé et moi étions installés dans le bureau, lui sur le divan, moi sur le matelas. Nous avions laissé l'électricité allumée et, de temps à autre, nos regards se rencontraient. Manzana finit par s'endormir. Je me soulevai doucement et le regardai. Il était couché sur le dos, la tête légèrement renversée... Son bras droit pendait le long du divan et sa main qui rasait presque le parquet tenait toujours le maudit browning! J'eus un moment l'idée de me précipiter sur cette main, de m'emparer du revolver. Au premier mouvement que je fis, Manzana se réveilla. Comme tous les gens qui n'ont pas la conscience tranquille, il ne dormait que d'un oeil. Décidément, il n'y avait rien à tenter. J'étais le prisonnier de cet homme! Avais-je été assez stupide aussi! J'aurais dû remarquer qu'il y avait un entresol dans la maison... Si j'avais été moins étourdi, j'aurais, à cette heure, reposé tranquillement chez moi, la sacoche bien garnie, grâce au père Bénoni, et prêt, dès le lendemain, à m'embarquer pour la Hollande. Au lieu de cela, j'étais maintenant l'associé d'un affreux rasta, capable de tout, et Dieu seul savait ce que me réservait l'avenir! Manzana pouvait me «jouer le tour», c'est-à-dire s'enfuir avec mon diamant; il était bien capable aussi de me supprimer pour demeurer seul propriétaire du Régent... Ainsi, j'avais risqué le plus audacieux des cambriolages pour enrichir un individu cynique et malappris qui, malgré la particule accolée à son nom, n'avait rien d'un gentleman! Ah! Edith! Edith! dans quelle situation m'aviez-vous mis, ingrate et stupide créature! VII OU J'APPRENDS A MIEUX CONNAITRE MON ASSOCIÉ Le lecteur s'imaginera sans peine ce que fut la nuit que je passai, boulevard de Courcelles, en compagnie de Melchior de Manzana. Je ne fermai pas l'oeil une minute et je crois que mon associé dormit très mal, lui aussi. Quand le jour parut, je m'assis sur mon matelas et regardai mon compagnon. Il était éveillé. --Eh bien, mon cher Pipe, me dit-il, avez-vous réfléchi? --A quoi? demandai-je. --Mais à notre affaire, parbleu! --Notre affaire!... elle n'est guère plus avancée qu'hier. --Certes, mais aujourd'hui, demain au plus tard, j'espère que nous serons tirés d'embarras. Nous allons sortir... vous tâcherez de vous aboucher de nouveau avec le domestique de M. Bénoni, de le faire parler et de savoir si son patron s'absente ce soir... --Je vous avouerai que je ne me sens plus aucun goût pour le cambriolage... La petite aventure de cette nuit m'a tout à fait refroidi... --Bah! il ne faut plus songer à cela... du nerf, que diable!... --Vous en parlez à votre aise... Et si je me fais pincer?... vous vous en moquez, n'est-ce pas? vous aurez toujours le diamant, tandis que moi... --Mais non... mais non... vous ne vous ferez pas pincer... Le tout est de bien prendre vos informations avant de risquer le coup... Il y eut un silence. Manzana s'était levé, moi aussi, et nous demeurions face à face, indécis et maussades. --Ecoutez, dis-je enfin, nous sommes associés, n'est-ce pas? --Mais certainement. --Or, deux associés, dans quelque affaire que ce soit, doivent courir les mêmes risques... Il ne serait pas juste que l'un assumât toutes les responsabilités, tandis que l'autre se contenterait tout bonnement de recueillir les bénéfices... --Je suis de cet avis, mon cher Pipe... --J'en étais persuadé, mon cher Manzana. Donc, puisque nous sommes bien d'accord, réglons un peu notre petite expédition de ce soir... --La vôtre, voulez-vous dire. --Pardon, mon cher ami, la nôtre... --Alors, vous croyez que je vais vous accompagner chez M. Bénoni? --Et pourquoi pas? --Cela n'a pas été convenu... --Voilà que vous me lâchez déjà... --Non, mais... --Mais quoi? --Je ne suis pas un cambrioleur, moi. --Cependant, vous n'hésitez pas à partager le produit d'un vol... vous êtes, par conséquent, mon complice et si, par malheur, je suis pris, tant pis pour vous... On vous arrête, on saisit le diamant et nous allons tous deux moisir en prison... Manzana était troublé. Il avança la main vers le revolver qu'il avait, l'instant d'avant, replacé sur son bureau, mais il la retira vivement, un peu honteux de ce geste qui prouvait trop la faiblesse de son argumentation. --Vous serez bien avancé, lui dis-je, quand vous m'aurez tué... Un coup de feu, cela fait du bruit... on viendra... vous serez pris et vous savez... ces petites plaisanteries-là coûtent cher... les travaux forcés à perpétuité... pour le moins... Mon interlocuteur me regarda fixement... Il eut sans doute conscience de l'infamie de sa conduite, car il me tendit la main, en disant: --Soit, je vous accompagnerai, mais à une condition... --Laquelle? --C'est que vous passerez le premier... --Si vous voulez... mais, vous savez, dans ce genre d'expédition, le premier n'est guère moins exposé que le second... Enfin, puisque vous y tenez... mais il est vraiment fâcheux que nous soyons obligés d'en arriver là... Voyons, vous n'avez pas dans vos relations un ami qui pourrait vous prêter deux mille francs?... Manzana eut un petit rire strident. --Si j'avais eu, répondit-il, un ami qui pût me prêter deux mille francs, je ne serais pas ici en ce moment... j'aurais depuis longtemps regagné la Colombie, où j'ai des intérêts... Cela m'eût, il est vrai, privé du plaisir de faire votre connaissance... Je ne relevai pas cette dernière phrase, que je trouvai du plus mauvais goût... Ce Manzana était un rustre, j'avais vu cela du premier coup, et j'éprouvais un vif dépit, à la pensée que j'allais être obligé de vivre avec lui, plusieurs semaines peut-être... Il est vrai que je comptais un peu sur le hasard pour me débarrasser de cet associé gênant... mais le hasard m'était si contraire, depuis quelques jours! Lorsque nous eûmes, tant bien que mal, réparé le désordre de notre toilette, que nous nous fûmes débarbouillés, peignés et brossés, Manzana me dit, en me posant familièrement sa grosse main sur l'épaule: --Mon cher Pipe, nous allons descendre... Vous avez bien quelque argent sur vous?... Je sortis mon porte-monnaie. --Voici, dis-je, toute ma fortune... Et j'étalai sur la table ce qui me restait... D'un rapide coup d'oeil, mon compagnon évalua la somme: --Trente-deux francs cinquante, dit-il... c'est maigre... Enfin, avec cela, nous irons toujours jusqu'à demain... Il prit son revolver, le glissa dans la poche de son pardessus, s'assura que le coffre-fort était bien fermé, puis me poussa vers la porte en disant: --Allons manger un morceau, je meurs de faim... Comme nous descendions, un homme montait les marches quatre à quatre, avec une petite bouteille dans chaque main. C'était cet idiot d'Alcide. En m'apercevant, il demeura bouche bée. --Comment! c'est vous, bégaya-t-il. --Vous voyez... --Vous m'avez salement lâché, hier soir... --Excusez-moi, mon bon Alcide, mais je me suis senti subitement indisposé... --La grippe, sans doute?... Tout le monde a la grippe. Figurez-vous que le patron est rentré cette nuit avec une fièvre de cheval... Le médecin dit que c'est grave... et si le vieux s'en tire, il sera sans doute obligé de garder le lit pendant un bon mois... Mais, à propos, c'est moi que vous alliez voir? --Non... j'étais venu rendre visite à un ami qui habite cette maison... Et de la main je désignai Manzana qui se tenait adossé à la rampe. --Ah! très bien... je croyais... Je vous quitte, car je suis pressé... le vieux attend après ses médicaments... Fichues, les séances de cinéma!... Quand Alcide eut disparu, je me rapprochai de mon compagnon et nous continuâmes de descendre. Une fois dans la rue, il demanda: --Quel est ce grand escogriffe?... le domestique de M. Bénoni, sans doute? --Oui... et vous avez entendu ce qu'il a dit? Son patron est couché... Donc, rien à faire... notre expédition est manquée? Manzana hocha lentement la tête. --Il faudra trouver autre chose, dit-il au bout d'un instant. Nous étions arrivés devant un café blanc qui fait l'angle de la place des Ternes et du faubourg Saint-Honoré... --Entrons ici, dis-je. Je commandai deux mokas avec des petits pains. Manzana, qui me parut affamé, mangeait et buvait en silence. Un pli barrait son front jaune et il avait, par instants, de petits mouvements d'impatience. On voyait qu'il réfléchissait... Tout à coup, il se frappa le front. --J'ai trouvé, dit-il. Et se penchant vers moi, il m'exposa le projet qui venait de germer dans sa cervelle de bandit. --Mon cher Pipe, me confia-t-il, je crois que nous sommes sauvés... --Ah! --Oui, mais l'affaire est assez délicate. --Un cambriolage? --Non... --Au fond, j'aime mieux ça. --Et moi aussi... mais voilà... nous allons nous heurter à bien des difficultés. --Expliquez-vous toujours. --Eh bien, je songe à vendre les meubles de mon appartement... --Mais ces meubles ne vous appartiennent pas? --Cela n'a aucune importance... le principal, c'est que je trouve un acquéreur... --Bah! des acquéreurs, vous en trouverez tant que vous voudrez, mais vous oubliez qu'il y a un concierge dans la maison. --Nous éloignerons le concierge sous un prétexte quelconque. --Mais avant de vous régler le montant de la vente que vous lui aurez consentie, l'acheteur prendra des renseignements... il voudra savoir si les meubles vous appartiennent réellement... Non... croyez-moi, si c'est tout ce que vous avez trouvé... --Voyez-vous une autre combinaison? --Pour le moment, non... mais peut-être qu'en réfléchissant... --Ne pourrait-on faire scier le diamant par un ouvrier lapidaire à qui on promettrait une forte récompense? Est-il nécessaire d'aller en Hollande? --Oui... car en Hollande, je vous l'ai déjà dit, j'ai un _ami_ sur lequel je puis compter... Il ne me dénoncera pas, celui-là. --Oui, je vois... vous vous entendrez avec lui... et je serai roulé. --Alors, rendez-moi mon diamant. --Quant à ça, non, par exemple... je l'ai, je le garde... --Pas pour vous seul, je suppose? --Bien sûr... bien sûr... Ah! tenez, mon cher Pipe, excusez-moi, je perds la tête. Voyons... raisonnons... vous êtes sûr que nous ne pouvons pas nous débarrasser de notre pierre, en la vendant, même au rabais, à quelque courtier marron? --Impossible. --Cependant, il y a des gens qui se prêtent à ce genre d'affaires? --Oui, mais un courtier marron, comme vous dites, ne dispose pas de deux ou trois millions... --Par son intermédiaire, il serait peut-être possible de trouver un ouvrier qui consentirait à fractionner notre diamant. --Non... car cet ouvrier nous dénoncerait aussitôt. Il y a des pierres précieuses qui sont connues, cataloguées, étiquetées, et la nôtre est de celles-là. --Elle appartenait à une collection? --Oui... --Au baron de Rothschild, peut-être? --Non... au musée du Louvre... --Ah! diable! mais alors, c'est un Diamant de la Couronne... le Régent, peut-être? --Vous l'avez dit. --Oui... oui... je comprends... fallait-il que je fusse bête!... j'aurais dû me douter que c'était le Régent... Je l'ai vu plus de dix fois, là-bas, dans sa vitrine et en le contemplant, je me suis dit souvent: «Si j'avais ce diamant-là dans ma poche!» --Eh bien, vous l'avez aujourd'hui, non pas dans votre poche, mais dans votre coffre-fort et vous n'êtes pas plus riche pour cela... --C'est vrai... je n'aurais jamais supposé qu'avec une fortune pareille dans son gousset, on pût mourir de faim. --Nous ne mourrons pas de faim, je l'espère, mais nous ne tenons pas encore nos millions... Je vous l'ai dit et je vous le répète, ce n'est qu'à Amsterdam que nous pourrons écouler ce «bibelot» gênant... Faites-moi confiance, c'est tout ce que je vous demande... Si vous voulez agir à votre guise, mener vous-même cette affaire, vous ferez tout manquer. Que demandez-vous? de l'argent... vous en aurez, soyez-en sûr, mais suivez mes conseils. Qu'avez-vous à craindre? que je vous dénonce? Le puis-je sans me dénoncer moi-même? Ce raisonnement parut convaincre Manzana. Il me tendit une main molle que je serrai sans effusion, et nous sortîmes du café. Dans la rue, il me prit le bras et nous nous acheminâmes vers l'Etoile. Tout en marchant, nous continuions, bien entendu, à échafauder combinaisons sur combinaisons, sans parvenir à en trouver une qui valût la peine d'être retenue. Nous venions de nous engager dans l'avenue des Champs-Elysées, quand une femme coiffée d'un chapeau tapageur et vêtue d'un long manteau de loutre, s'arrêta brusquement devant nous, dévisagea un instant mon compagnon et s'écria, furieuse: --Ah! voleur! ah! bandit!... je vous retrouve enfin!... Et, des yeux, elle cherchait un agent. Manzana, en proie à une terreur folle, demeura un instant cloué sur place, incapable de faire un mouvement, mais il se ressaisit vite et, m'empoignant par la manche de mon pardessus, m'entraîna dans une course folle, pendant que la femme hurlait comme une possédée: --Arrêtez-le... arrêtez-le!... c'est oune voleur!... oune assassin!... Par bonheur, l'endroit où s'était déroulée cette courte scène était à peu près désert, et il ne se trouva point, parmi les rares promeneurs qui montaient ou descendaient l'avenue, un courageux citoyen pour se lancer à notre poursuite... Seul, un petit télégraphiste nous donna un instant la chasse, mais comme nous traversions au galop l'avenue Friedland, un tramway qui s'était arrêté brusquement lui barra le chemin... Il nous perdit un instant de vue et, quand il eut contourné l'obstacle, nous nous étions déjà engagés dans la rue Balzac. Manzana tremblait comme une feuille; de grosses gouttes de sueur roulaient sur sa face brune. Dès qu'il se vit hors de danger, il souffla bruyamment, passa son mouchoir sur son front et me dit d'une voix sèche: --Mon cher Pipe, nous ne pouvons demeurer un jour de plus à Paris... La femme que vous venez de voir va me dénoncer à la police... et... Il n'acheva pas... Les mots s'étranglaient dans sa gorge. --Ne vous alarmez pas ainsi, répondis-je... Paris est vaste... avant que l'on vous retrouve. --Oh!... cette maudite femme est très puissante... elle a de hautes relations... dans une heure, peut-être avant, j'aurai les agents de la Sûreté à mes trousses... Je me doutais qu'elle était à Paris... Il faut fuir... fuir le plus vite possible!... Allons n'importe où... gagnons l'Angleterre; de là, nous verrons à passer en Hollande... mais ne perdons pas une minute... rentrons chez moi, nous allons prendre une décision. Cette petite aventure m'avait certainement moins ému que Manzana. Je dirai même qu'elle n'était point pour me déplaire, car elle rabattait singulièrement le caquet de mon compagnon et mettait sur sa vie une ombre plutôt fâcheuse. Je m'étais bien douté, dès le premier instant, qu'il devait avoir un passé des plus louches... mais je ne supposais pas qu'il pût être un assassin. Décidément, il devenait par trop compromettant et il était temps de le «semer», comme on dit vulgairement. A Paris, cela m'était difficile, mais là-bas, à Londres, je pensais y arriver assez vite. Il importait, pour le moment, de ne pas éveiller ses soupçons, d'avoir l'air d'accepter, comme une chose toute naturelle, une situation que le hasard semblait avoir compliquée à dessein. Ah! si j'avais eu mon diamant en poche, comme j'eusse laissé arrêter avec plaisir ce compagnon antipathique, car, je dois le dire, Manzana était terriblement antipathique. Il avait un masque ingrat, des allures de portefaix, une vilaine voix cuivrée qui vous écorchait les oreilles et une certaine façon de rouler les _r_ qui m'horripilait. Pour moi, qui ai l'usage du monde et qu'une certaine délicatesse native pousse à rechercher les gens bien élevés, la compagnie de Manzana était un véritable supplice. Il y a des canailles qui ont un certain vernis et avec lesquelles un gentleman peut parfois, sinon s'entendre, du moins vivre en bonne intelligence, mais il y en a d'autres (et mon compagnon était de celles-là) qui n'inspirent que mépris et dégoût. Plaquer ce goujat, tel était mon dessein, mais pour cela, il fallait que je rentrasse en possession de mon diamant et ce n'était pas chose facile, car, je crois déjà l'avoir dit, mon horrible associé avait sur moi l'avantage de la force. Je ne pouvais lui opposer que la ruse, et c'est à quoi je m'employai. Dès que nous fûmes rentrés boulevard de Courcelles, que nous nous fûmes enfermés dans l'appartement que je partageais provisoirement avec Manzana, ce dernier qui était encore tout bouleversé par la petite scène de l'avenue des Champs-Elysées, m'exposa sa détresse, en ayant soin, bien entendu, de se donner le beau rôle dans le drame obscur que je croyais deviner. Il me confia que la femme que nous avions rencontrée et qui l'avait si odieusement interpellé avait été sa maîtresse, qu'il l'avait quittée brusquement et qu'aujourd'hui elle cherchait à se venger de lui, en inventant, comme toutes les maîtresses trompées, un tas de calomnies sur son compte. Il n'avait heureusement rien à craindre, affirmait-il, car si on l'arrêtait, il n'aurait pas de peine à faire tomber une à une les accusations que porterait contre lui son ennemie, mais il préférait éviter une confrontation désagréable dont parleraient sans doute les journaux et qui jetterait sur son nom un discrédit fâcheux, là-bas, en Colombie où ses proches occupaient tous de hautes situations. Je feignis de m'apitoyer sur son sort et de prendre pour argent comptant toutes les stupidités qu'il me débitait, mais avec une adresse machiavélique, je m'ingéniai à l'effrayer, distillant, goutte à goutte mes petits effets de terreur, lui rappelant certaines histoires d'innocents que l'on avait guillotinés, lui vantant l'adresse et le flair des policiers français, exagérant à plaisir les captures sensationnelles de malfaiteurs imaginaires. J'arrivai de la sorte à le déprimer, à l'abrutir, et cet homme, qui était mon maître quelques heures auparavant, ne tarda pas à devenir presque mon esclave. Profitant de l'ascendant que j'exerçais maintenant sur lui, je réglai seul nos préparatifs de départ. J'avais eu un moment l'idée de vendre les meubles qui garnissaient mon logement de Montmartre, mais je réfléchis que cela me serait impossible, car j'étais en meublé, moi aussi, et mon concierge, cerbère impitoyable, surveillait la maison avec un zèle exagéré. En toute autre circonstance, je n'aurais pas hésité à tenter quelque bon petit cambriolage qui m'eût assuré la tranquillité pour un mois ou deux, mais aujourd'hui, j'étais craintif. Oui, le croirait-on? Moi, Edgar Pipe, dont les exploits étaient célèbres, quoique anonymes, je n'osais plus aujourd'hui tenter quoi que ce fût, et cela, à cause de ce bandit de Manzana qui était, par la force, devenu le dépositaire du Régent. Et pourtant, il fallait fuir, quitter Paris le plus vite possible, car je prévoyais bien que mon associé allait se faire pincer... Si on l'arrêtait, j'étais perdu. On perquisitionnerait chez lui, on trouverait le diamant et je verrais pour toujours s'écrouler mes rêves d'avenir. Manzana s'était étendu sur son divan. Il semblait réfléchir, mais en réalité, il ne pensait à rien, car il était littéralement abruti. La rencontre qu'il avait faite l'avait plongé dans une prostration profonde... --Voyons, lui dis-je, il faudrait prendre une décision. --Evidemment, répondit-il... Je cherche... mais je ne trouve rien... --Ecoutez, je crois avoir résolu le problème... --Pas possible! --Oh! ce n'est pas fameux, je vous préviens, mais enfin, faute de grives... --Oui... oui... exposez votre idée. VIII OU JE REPRENDS ENFIN L'AVANTAGE Je rapprochai du divan la chaise sur laquelle j'étais assis à califourchon, et dis à Manzana qui s'était soulevé sur son coude et me regardait anxieux: --Pour entreprendre le voyage en Hollande dont je vous ai parlé, il nous fallait environ deux mille francs, mais puisque nous avons décidé de passer en Angleterre, nous pouvons nous contenter d'une somme plus modeste... Nous verrons là-bas, à nous arranger... J'ai d'ailleurs quelques amis à Londres, et ils ne demanderont certes pas mieux que de m'obliger... Pour le moment, il nous faudrait au minimum trois cents francs... --Vous croyez? --Oui... --Mais au point où nous en sommes, mon cher Pipe, trois cents francs sont aussi difficiles à trouver que deux mille... --Ce n'est pas mon avis... --Vous verriez donc une combinaison? --Oui... --Mon cher Pipe, vous êtes vraiment un homme de ressource... --Trêve de compliments, vous n'en pensez pas un mot... --Je vous assure... --Allons droit au but... Tout à l'heure, vous parliez de vendre les meubles de cet appartement, mais je vous ai fait comprendre que cela était impossible... Cependant, si vous ne pouvez faire argent des gros meubles, vous pouvez assez facilement vendre cette pendule, ces candélabres, cette statuette et les différents bibelots qui garnissent le salon. Si l'on ne peut emporter une commode ou un buffet, il est facile de sortir d'ici, en les dissimulant sous son pardessus, des objets moins encombrants... Le concierge n'y verra que du bleu. --Oui... oui... en somme, vous en revenez à ma première idée. --Pas précisément, puisque la vôtre était impraticable... Allons, ne perdons pas un instant, enveloppons tout de suite ce que nous voulons vendre... --C'est cela... cependant, êtes-vous sûr de trouver un acquéreur? --Oui... --Mais il exigera peut-être des renseignements... il ne consentira à payer qu'à domicile. --Ne vous inquiétez pas de cela... j'ai tout prévu... Manzana ne me demanda pas d'explications. Il était d'ailleurs dans un tel état d'avachissement que je faisais de lui tout ce que je voulais. Il tressaillait au moindre bruit, allait à chaque instant soulever le rideau de la fenêtre pour regarder dans la rue et s'il apercevait quelqu'un immobile, sur le trottoir d'en face, il s'imaginait aussitôt que la maison était surveillée, que des agents de la Sûreté l'épiaient et qu'il allait être arrêté. Au lieu de le rassurer, je prenais un malin plaisir à tout exagérer, tactique assez habile, qui mettait mon ennemi à mon entière discrétion. Je feignais d'être aussi inquiet que lui et lui rappelais continuellement, par quelque allusion naïve, la dame au manteau de loutre qui l'avait si vertement apostrophé en pleine rue. C'est dans les circonstances critiques que l'on peut vraiment juger un homme. Manzana, que j'avais pris tout d'abord pour un fieffé coquin à qui on n'en remontrait pas, n'était au fond qu'un être pusillanime, manquant totalement de sang-froid, en présence du danger. C'était une brute capable d'un crime, un impulsif, un de ces malfaiteurs vulgaires qui crânent, le revolver à la main, mais qui sont incapables de réagir lorsqu'il s'agit de dépister la justice. Je me promettais bien d'exploiter à mon profit le manque d'énergie de mon associé, mais, pour le moment, il n'y avait qu'à attendre. Pendant que nous emballions dans de vieux journaux les objets que nous avions résolu de vendre, un coup de sonnette retentit à la porte d'entrée... --Ça y est!... murmura Manzana qui était devenu blême. Et il restait là, planté devant moi, incapable d'une résolution quelconque. --Remettez-vous, lui dis-je, je vais ouvrir... Cachez-vous!... tenez, dans ce placard... non... il est trop en vue!... Passez plutôt dans votre chambre, et enfermez-vous à clef... Je vais parlementer avec le visiteur... fiez-vous à moi, je ferai tout pour vous sauver... Il y eut un nouveau coup de sonnette plus violent que le premier... --Vite!... vite... dis-je à Manzana... disparaissez... Il s'enfuit dans le salon, atteignit la porte de la chambre et s'enferma à double tour. Alors, très calme, j'allai ouvrir et me trouvai en présence d'un facteur. --M. Manzana? --C'est moi. --Voici une lettre recommandée, monsieur... Voulez-vous signer? Je fis entrer le facteur et apposai sur le livre qu'il me tendait un paraphe quelconque. Cela fait, je lui remis vingt sous de pourboire et l'homme sortit, se confondant en remerciements. J'appelai Manzana, mais il ne répondit point. J'allai à la porte de sa chambre et fus obligé de parlementer avec lui pendant près de cinq minutes, avant qu'il se décidât à ouvrir. Enfin, il se laissa convaincre et sortit, pâle comme un linge. --Ce n'était que le facteur, lui dis-je. Mais comme il se méfiait encore, je lui tendis le pli que je tenais à la main. Nous revînmes dans le bureau, il jeta un rapide coup d'oeil autour de lui, puis enfin tranquillisé, se décida à ouvrir la lettre. --C'est la propriétaire qui m'écrit, dit-il... Elle m'annonce qu'elle revient de Nice le 5 janvier, et me rappelle qu'à cette date j'aurai mille francs à lui verser... --Cela ne nous intéresse pas... continuons notre travail... Voyons... voici une statuette qui vaut environ cent francs!... cette coupe qui est en argent en vaut bien autant... quant à ce vase bleu qui est là, sous vitrine, et à ce drageoir émaillé, nous nous en déferons facilement. Nous fîmes des paquets que nous plaçâmes sur la table du salon... Aux candélabres, nous ajoutâmes un sucrier en argent, une pendulette, une cafetière en vermeil, deux ou trois bibelots qui me parurent avoir quelque prix, puis nous nous concertâmes. --Je crois, dis-je à Manzana, qu'il est inutile d'attendre la nuit... nous pouvons partir maintenant... --Oui... en effet... mais ne pourriez-vous pas vous charger seul de la vente de ces objets? --Et vous? --Moi, je resterais ici. --Vous en avez de bonnes, vous... C'est cela, je vais vous laisser seul et, quand je serai parti, vous filerez avec mon diamant... Non, mon cher, je ne puis accepter cet arrangement-là... vous viendrez avec moi ou il n'y a rien de fait. --Mais vous savez que l'on est à ma recherche... si on m'arrête, vous reviendrez dans cet appartement, forcerez mon coffre-fort et reprendrez le Régent. --Avec des suppositions pareilles, nous irions loin... Etes-vous, oui ou non, disposé à passer en Angleterre? --Certes... --Eh bien, occupons-nous de trouver de l'argent... Manzana ne répliqua point. Il avait compris que le mieux était de bien s'entendre avec moi. J'ai toujours été persuadé que cet homme avait eu à plusieurs reprises l'idée de me tuer, mais qu'il avait manqué de «culot» au moment de mettre son projet à exécution. Pour l'instant, je lui étais utile. Il se croyait à tort ou à raison traqué par la police et il se raccrochait à moi, comme un noyé à une branche, quitte à me jouer quelque vilain tour lorsqu'il n'aurait plus rien à craindre. Dès que nous aurions gagné l'Angleterre, c'est moi qui aurais en main «le beau jeu». Nous nous apprêtions à sortir, après avoir bourré nos poches des bibelots sur lesquels nous avions fixé notre choix, lorsqu'une idée me vint à l'esprit. --Nous allons, dis-je à Manzana, quitter cet appartement une partie de la journée, car il ne faut pas se dissimuler que nous serons obligés de faire plus d'une démarche avant de placer nos objets d'art... Si, pendant notre absence, la police s'avisait d'opérer ici une descente, et de perquisitionner... La chose ne se produira pas, je l'espère, mais enfin, il faut tout prévoir... --Vous avez raison, grogna mon associé... il faut que je prenne le diamant. --Ce sera plus prudent, je vous assure... Voyez un peu la tête que nous ferions si, en rentrant, nous trouvions l'appartement bouleversé, le coffre-fort ouvert et... --Inutile d'insister, trancha mon compagnon... avec un mauvais sourire... Il tira de sa poche la clef du coffre-fort, mais avant d'ouvrir, il hésita un instant. --Eh bien, qu'attendez-vous? Sans répondre, il prit son revolver et le posa sur une chaise, à côté de lui. Tout en faisant jouer la combinaison, il m'observait du coin de l'oeil, mais je ne bronchai pas. Il y eut un petit déclic bientôt suivi d'un autre, et la porte de fer s'entre-bâilla. Alors, Manzana prenant le diamant, l'enfouit, après me l'avoir montré, dans la poche de son gilet. --Voyez où je le mets, dit-il. --Votre poche n'est pas percée, au moins? --Non... ne craignez rien... j'ai un gilet neuf. Et ce disant, il glissa rapidement le revolver dans le gousset de droite de son overcoat. Nous sortîmes. Une fois dans la rue, je passai mon bras sous celui de mon associé. Il se laissa faire sans paraître s'étonner de cette familiarité dont il devinait la raison. --On nous prendrait pour une paire d'amis, fit-il, avec un petit ricanement... --Il ne tient qu'à vous que nous le devenions, répondis-je hypocritement. Manzana eut un hochement de tête et se mit à siffloter entre ses dents. J'attendais, je l'avoue, une autre réponse que celle-là, aussi, je n'insistai pas. J'avais cru que Manzana était devenu plus confiant, mais non, c'était toujours la sombre brute que j'avais devinée, au début de nos relations. Ah! comme j'aurais plaisir à duper un pareil malotru et comme j'allais m'y employer avec ardeur! Il continuait de siffloter tout en marchant et comme cela m'horripilait, je lui dis brusquement: --Avez-vous remarqué cet homme qui est derrière nous? Ne vous retournez pas, nous allons nous arrêter à une boutique et le laisser passer... Si c'est nous qu'il suit, nous verrons bien... Manzana était devenu verdâtre... --Vous croyez?... balbutia-t-il. Sans répondre, je l'entraînai vers un magasin de modes devant la glace duquel nous demeurâmes immobiles, comme hypnotisés par les chapeaux extravagants qui s'étalaient en montre. Les petites modistes amusées par nos mines étranges nous faisaient des grimaces et riaient comme des folles... --Est-il passé? demanda Manzana qui, à ce moment, se souciait fort peu des gracieuses midinettes... --Oui, dis-je... Il s'en va là-bas... attendons encore... Ah! le voilà qui tourne le coin d'une rue... on ne le voit plus... nous pouvons nous remettre en route. Manzana n'était qu'à demi rassuré. Il ne voulut point continuer tout droit et m'obligea à faire un tas de détours... --Vous savez, lui dis-je enfin, que vous m'entraînez vers les fortifications, et ce n'est pas là que nous trouverons des marchands d'objets d'art... --C'est vrai... mais il fallait me le dire plus tôt... Vous êtes là, collé contre moi... c'est plutôt vous qui me dirigez. --Ah! elle est bonne, celle-là... vraiment, mon cher, vous devenez insupportable... --C'est possible... mais je voudrais bien vous voir à ma place... --Je préfère en effet être à la mienne, répliquai-je avec aigreur. --Oh! votre situation et la mienne se valent. Vous allez peut-être me dire que vous êtes un honnête homme? --Certes, je n'ai pas cette prétention... Je suis un voleur, un vulgaire voleur, et vous le savez mieux que personne puisque vous avez dans votre poche le «produit de mon travail»... Mais si, par hasard, la police mettait la main sur moi, que pourrait-il m'arriver? Je perdrais mon diamant... voilà tout... --Et vous attraperiez au moins dix ans de prison... --Non... vous exagérez... cinq, tout au plus... Encore faudrait-il prouver que c'est moi qui ai volé le diamant... Comme on le trouverait sur vous et non sur moi, je vous laisserais, soyez-en sûr, toute la responsabilité de cette affaire... Vous seriez donc accusé de vol... et cela viendrait s'ajouter aux autres... peccadilles que l'on peut avoir à vous reprocher. --Mon cher Pipe, grinça mon associé, vous êtes une petite canaille... --Ah! vous croyez? Manzana haussa les épaules et se contenta de murmurer: --Quand notre affaire sera terminée, je vous assure que je ne tarderai pas à vous lâcher. --Et moi donc!... malheureusement, je crains que nous ne soyons encore obligés de vivre assez longtemps ensemble... Mais trêve de sots compliments, voici un marchand d'antiquités à qui nous pourrions, je crois, offrir quelques-uns de nos objets... La boutique est d'apparence modeste, l'homme que j'aperçois dans l'intérieur m'a l'air d'un brave type... entrons... --Non... non... répondit Manzana... pas ici... --Et pourquoi? --Je vous le dirai plus tard... --Si nous continuons, nous allons nous promener toute la journée avec nos paquets... Il est déjà midi et demi et je commence à avoir faim... --Nous ne tarderons pas à trouver un autre marchand. --Soit... vous ne direz pas que je ne suis point conciliant. * * * * * Vingt minutes plus tard, nous entrions dans une boutique de bric-à-brac située en bordure d'un terrain vague. Le gros homme qui nous reçut nous décocha, dès l'entrée, un petit coup d'oeil malicieux. --Ah! ah! dit-il, ces messieurs ont sans doute quelque chose de bien à me proposer... mais ces messieurs tombent mal, car l'argent est rare en ce moment... on ne vend rien, mais là, rien du tout... Après tout, il est possible que je me trompe, ces messieurs veulent peut-être m'acheter quelque meuble... j'ai justement un joli trumeau Louis XVI que je leur céderai presque pour rien... --Non, trancha Manzana, nous venons vous offrir quelques objets de prix... --Oh! alors, si ce sont des objets de prix... allez voir ailleurs, je ne suis pas assez riche pour vous payer... Les affaires vont si mal!... Tenez, vous me croirez si vous voulez, mais je n'ai pas fait un sou, depuis deux jours... c'est à fermer sa porte... oui, là, positivement... Cependant... montrez toujours... je pourrai sans doute, à défaut d'argent, vous donner un petit conseil... Nous avions, mon compagnon et moi, déballé nos bibelots que le rusé marchand examinait attentivement, au fur et à mesure que nous les lui passions. --Messieurs, nous dit-il enfin, tout cela ne vaut pas grand'chose... à part la statuette et la coupe... je ne vois pas ce que vous pourrez tirer du reste... --Mais, insistai-je, ce sucrier et cette cafetière sont en argent. --Non... monsieur, non, détrompez-vous, ils sont en métal argenté... ce qui n'est pas la même chose... --Cependant... ils sont contrôlés... --Oh!... cela ne prouve rien... on contrôle tout aujourd'hui... même le melchior... cependant, oui, je crois que vous avez raison... c'est de l'argent, en effet, mais de l'argent à bas titre... Hum!... hum!... Et combien voulez-vous de tout cela?... Si vous me faites une offre raisonnable, je consentirai peut-être à vous en débarrasser, mais c'est bien pour vous obliger, je vous le jure, car voilà des objets que je ne vendrai peut-être jamais... c'est démodé... cela ne se demande plus... Enfin... parlez... --Cinq cents francs, dis-je sans sourciller... Le marchand eut un geste désespéré, suivi d'un petit rire qui ressemblait à un gloussement de poule. --Cinq cents francs! Cinq cents francs!... Ah! vous ne doutez de rien... Pourquoi pas mille francs, pendant que vous y êtes?... Allons, messieurs, je vois que nous sommes loin de compte... reprenez vos affaires et n'en parlons plus... Manzana, qui était d'une maladresse insigne, allait proposer un chiffre inférieur, mais je lui lançai un coup d'oeil et il se tut... Je suis, de par ma profession, rompu aux marchés de ce genre, et m'entends mieux que quiconque à discuter avec les receleurs... pardon, avec les commerçants... Je sais par expérience que, lorsqu'on a donné un chiffre, il ne faut jamais le baisser immédiatement, sinon l'on s'expose à recevoir une offre ridicule... Je fis donc mine de remballer les objets. Le marchand me regardait en souriant... --Voyons, dit-il enfin, raisonnez un peu, messieurs... comment voulez-vous que je paye cinq cents francs... --C'est bien!... c'est bien, répliquai-je d'un ton maussade, n'en parlons plus... du moment que vous ne vouliez pas acheter, ce n'était pas la peine de nous laisser déballer nos bibelots... et installer une exposition dans votre boutique... Le gros homme demeura un instant silencieux, puis s'écria tout à coup... --Vraiment, cela m'ennuie de ne pouvoir faire affaire avec vous... vous êtes certainement de braves et dignes jeunes gens et je suis sûr qu'une autre fois, vous m'apporterez quelque chose de plus avantageux... Tenez... je vous aligne deux cent cinquante francs... vous voyez que je suis arrangeant... C'est tout juste le prix auquel je revendrai ces machines-là... si je les revends... J'allais opposer au marchand un refus catégorique, mais cet imbécile de Manzana répondit aussitôt: --Soit, deux cent cinquante. Je n'avais plus rien à dire. --Maintenant, reprit le bonhomme, vous connaissez la loi, je dois vous payer à domicile... cependant, comme m'avez l'air d'honnêtes garçons et que je tiens à vous prouver ma confiance, je consentirai à vous payer ici... à condition toutefois que vous me montriez vos papiers... carte d'électeur, quittance de loyer ou... une pièce quelconque... --Voici, dit Manzana en exhibant froidement la lettre recommandée qu'il avait reçue, le matin même, de sa propriétaire. Quant à moi, je tendis un vieux passeport, qui avait appartenu, je crois, à un neveu de M. Lloyd George. Le marchand se contenta de ces pièces d'identité, et nous versa deux cents cinquante francs en billets crasseux dont Manzana s'empara aussitôt. Je trouvai le procédé assez indélicat, mais avec un rustre comme mon «associé» il fallait s'attendre à tout. Lorsque nous fûmes seuls, je crus toutefois devoir lui faire remarquer qu'il aurait pu, au moins, me laisser ramasser l'argent. Il se fâcha, voulut le prendre de haut, la dispute s'envenima au point qu'il me saisit au collet. Cet accès de colère lui coûta cher, car pendant qu'il me secouait en menaçant de m'étrangler, adroitement, d'un geste rapide, je plongeai ma main dans la poche de son overcoat et lui enlevai son browning. A la fin, honteux de sa brusquerie, il me fit des excuses que j'acceptai d'autant plus volontiers qu'il était à présent à ma merci. Ah! nous allions bien rire, tout à l'heure, lorsqu'il voudrait replacer le diamant dans le coffre-fort. IX UNE EXPLICATION ORAGEUSE J'ai toujours eu pour habitude de ne jamais désespérer de la Fortune, même quand elle semble devoir m'abandonner tout à fait. Le lecteur a déjà dû s'en apercevoir, et j'ose espérer qu'il n'a pas suivi, sans éprouver à mon endroit quelque inquiétude, les diverses péripéties de ce récit ou plutôt de cette confession. Il a dû remarquer aussi que, jusqu'à présent, le personnage sympathique dans toute cette histoire, c'est moi... moi, Edgar Pipe... un cambrioleur! Puissé-je jusqu'au bout mériter cette sympathie! Mon seul crime a été de vouloir m'enrichir aux dépens d'autrui et j'attends que celui qui n'a pas eu cette intention, au moins une fois dans sa vie, me jette la première pierre. Certes, je ne me fais pas meilleur que je ne suis, mais quand je me compare à certaines gens, je ne me trouve guère plus méprisable qu'eux. Seulement, voilà, il y a la manière... Le vol a ses degrés... Celui qui prend carrément dans la poche ou le domicile d'autrui, au risque de se faire tuer d'un coup de revolver, celui-là est considéré comme un bandit. Par contre, l'homme qui vole avec élégance, en y mettant des formes et, sans exposer sa peau, se trouve, au bout d'un certain temps, absous par l'opinion. Drôle de société tout de même que celle où nous vivons! Enfin! Que l'on me pardonne cette digression... mais j'estime que, lorsqu'on écrit ses mémoires, il ne faut rien celer de ses sentiments... On doit livrer au public toute sa vie, quitte à froisser certains puritains qui prêchent très haut la morale et sont pourtant, dans le privé, de bien tristes personnages. J'ai dit qu'après l'acte de violence auquel il s'était livré sur moi, Manzana s'était radouci. Il me remit même les deux cent cinquante francs que nous devions à la complaisance du marchand. --Vous êtes, dès maintenant, me dit-il, le caissier de notre association. --Et vous le principal actionnaire, n'est-ce pas? Un vilain sourire plissa sa face jaune et il me frappa sur l'épaule en s'extasiant sur mon esprit de repartie. Peut-être espérait-il par la flatterie se concilier mes bonnes grâces, mais la façon plutôt rude dont avaient commencé nos relations m'interdisait toute familiarité avec ce rasta colombien. Comme nous passions au coin de la rue d'Orchampt et de la rue Lepic, je lui dis à brûle-pourpoint: --Accompagnez-moi donc chez moi où j'ai besoin de prendre quelques papiers... --Vous habitez par ici? fit-il interloqué. --Oui, à deux pas... au 37 de la rue d'Orchampt. --Soit, allons-y, dit-il... il n'y a personne chez vous? --Pas que je sache, à moins qu'un cambrioleur n'ait eu l'idée de venir explorer mon appartement. Le concierge était sur le pas de la porte. --Tiens! monsieur Pipe! s'écria-t-il... alors, vous êtes revenu de voyage? --Oui, vous le voyez... mais je vais repartir pour quelques jours. S'il vient des lettres pour moi, vous les garderez... Nous montâmes. J'avais voulu faire passer Manzana devant, mais il s'y refusa obstinément. Une fois chez moi, je mis dans ma valise un complet, des bottines et quelques chemises, puis après avoir jeté un coup d'oeil sur ce home assez misérable où j'avais cependant vécu avec ma maîtresse des heures délicieuses, j'entraînai Manzana. --Vous êtes un malin, vous, me dit-il. Vous me faites vendre les objets qui garnissaient mon appartement, mais vous conservez précieusement les vôtres. --Mon cher, répliquai-je assez sèchement, si vous aviez un peu de flair, vous auriez deviné tout de suite que je suis comme vous, en meublé!... Vous supposez bien que si je m'étais arrangé un intérieur, je l'eusse fait avec un peu plus de goût... --En effet, accorda-t-il... ce n'est guère luxueux... Et il ajouta, narquois: --Vous viviez ici avec une petite femme, hein?... J'ai vu sur le lit un gracieux kimono... Alors, vous la plaquez comme cela, sans remords... Pourquoi ne l'emmenez-vous pas?... Une femme, c'est souvent utile... dans votre profession... Elle peut servir de rabatteuse et... dans les moments difficiles. Je lui décochai un tel regard qu'il n'osa pas achever. Décidément, ce gaillard-là était encore plus méprisable que je ne le supposais. --Voyons, lui dis-je... où allez-vous? rentrons-nous boulevard de Courcelles ou filons-nous directement à la gare. --J'ai besoin, répondit-il, de rentrer chez moi... mais ne croyez-vous pas que nous pourrions déjeuner?... --C'est une idée... Nous entrâmes dans un restaurant de la place Clichy et choisîmes une petite table placée tout au fond de la salle. Avant d'accrocher mon pardessus, je glissai sournoisement le revolver qui s'y trouvait dans la poche de derrière de ma jaquette. Manzana voulut évidemment faire comme moi, mais soudain je le vis pâlir et rouler des yeux en boules de loto... --Vous avez perdu quelque chose? demandai-je vivement. --Oui... répondit-il d'un ton bourru. --Serait-ce le diamant, grands dieux? Cette question éveillant en lui un nouveau soupçon, il porta aussitôt la main à son gilet. --Non, grogna-t-il... j'ai toujours l'objet... --Ah! tant mieux!... vous m'avez fait une de ces peurs... Durant tout le repas, Manzana ne dit pas un mot. Il était furieux, cela se voyait à sa figure, mais il était aussi fort inquiet. Il n'osa point me parler du revolver, bien qu'il fût à peu près sûr que c'était moi qui l'avais pris. Quand nous en fûmes au café, il alluma une cigarette et me dit d'un ton mi-plaisant, mi-sérieux: --Croyez-vous, Pipe, qu'il soit bien utile de retourner boulevard de Courcelles? --Ma foi, ce sera comme vous voudrez... Ne m'avez-vous pas dit tout à l'heure que vous aviez besoin de passer chez vous? --Oui, mais j'ai réfléchi... Il est préférable que nous ne remettions pas les pieds dans cet appartement... --Cependant, vous avez besoin de votre valise... Vous ne pouvez pas vous embarquer sans linge de rechange. --J'achèterai en route ce qui me sera nécessaire. --Acheter... acheter!... et avec quoi?... Vous semblez oublier que lorsque nous aurons payé notre déjeuner, il nous restera environ deux cent trente francs sur lesquels il faudra prélever nos frais de voyage. A notre arrivée à Londres, nous aurons à peine une vingtaine de francs... avec cela, nous n'irons pas loin. --Ne m'avez-vous pas dit que vous aviez des amis là-bas? --Oui, mais je ne puis aller comme cela, tout de go, leur emprunter de l'argent, le revolver sur la gorge. A ce mot de revolver, Manzana pâlit et une lueur mauvaise passa dans ses yeux. --Je croyais... balbutia-t-il. --Avouez, lui dis-je en riant, que dans notre association, je joue un rôle plutôt ridicule... Je vous «procure» un diamant qui doit vous assurer la fortune et je suis encore obligé de subvenir à tous les frais. Vous ne trouverez pas souvent, cher ami, un garçon aussi complaisant que moi... --N'était-ce pas convenu ainsi? --Oui, je ne dis pas, mais permettez-moi de m'étonner que vous ayez encore la prétention de renouveler votre garde-robe avec l'argent de notre voyage... Pourquoi ne voulez-vous pas rentrer chez vous pour y prendre ce qui vous est nécessaire?... --Je ne veux pas rentrer chez moi parce que je crains de me faire arrêter... --Mauvaise excuse, mon cher Manzana, mauvaise excuse!... Si l'on doit vous arrêter, vous le serez plutôt à la gare que boulevard de Courcelles. --C'est possible... mais je vous le répète, je ne retournerai pas à mon appartement. --Libre à vous, mais, en ce cas, ne comptez point sur moi pour vous acheter même une chemise... --Tant pis! je m'arrangerai comme je pourrai. Je vis bien qu'il était inutile d'insister. Manzana refusait de remettre les pieds boulevard de Courcelles, parce qu'il voulait éviter un petit drame dans lequel, cette fois, il n'aurait pas le premier rôle. Il se doutait bien que c'était moi qui avais pris son browning et il craignait que je ne me fisse rendre le diamant, en usant de l'argument péremptoire qu'il avait employé avec moi. Je réglai la note qui se montait à dix-neuf francs cinquante et demandai au garçon l'indicateur des chemins de fer. A ce moment, Manzana voulut s'absenter. --Un instant, dit-il, et je reviens... --Pas du tout, lui dis-je... je vous accompagne... --Mais, puisque je laisse ici mon chapeau et mon pardessus... --Ils ne valent pas le Régent, mon cher... je serais refait... Il n'insista pas, mais je vis bien qu'il était de plus en plus furieux. Avait-il réellement l'intention de «filer à l'anglaise» comme Edith? Je ne le crois point, mais je n'étais pas fâché de lui donner une petite leçon. Pour l'instant, je le tenais... c'était moi qui avais l'avantage, mais il fallait que je le conservasse, et jusqu'au bout. * * * * * Il était environ trois heures quand nous quittâmes le restaurant. Que faire jusqu'au départ du train de Londres? Manzana qui ne tenait guère, et pour cause, à se promener dans la rue, parlait déjà de se réfugier dans une brasserie... J'eus toutes les peines du monde à l'entraîner sur les boulevards extérieurs... sous prétexte de lui faire prendre l'air. Tout en cheminant, nous causions, ou plutôt non, c'est moi qui causais, car Manzana n'était guère loquace. Il était devenu morose et mâchonnait un cigare éteint. Il songeait évidemment à son revolver, à ce bon petit browning avec lequel il espérait me diriger à sa guise. --Tiens, lui dis-je tout à coup, nous sommes à deux pas de votre domicile... Pourquoi n'attendrions-nous pas dans votre appartement l'heure du dîner... Il fait un froid de canard dans la rue et cette valise que je porte me coupe le bras. --Je vous ai déjà dit, répliqua-t-il sèchement, que j'avais des raisons sérieuses pour ne pas retourner chez moi... --Oui... vous avez peur... --C'est possible... --Auriez-vous peur de moi, par hasard? Cette question lancée à brûle-pourpoint--un peu imprudemment, je l'avoue--amena sur le visage de Manzana un petit tressaillement. Il me regarda fixement, les dents serrées, l'oeil luisant et d'une voix grinçante, laissa tomber ces mots: --Vous ne réussirez pas, mon cher, à m'attirer dans un guet-apens. --Est-ce que vous devenez fou? --Oui... oui... je sais ce que je dis. --Je ne vous comprends pas... --Moi... je me comprends, cela suffit... Il jeta son cigare, bredouilla quelques mots que je n'entendis point, puis fit brusquement demi-tour. --Ah! bien, dis-je, la vie va être gaie avec vous, si vous continuez ainsi à faire la tête... Vous n'avez pourtant aucune raison d'être mécontent. Il y a deux jours, vous étiez dans une purée noire et songiez peut-être au suicide, quand je suis apparu... pour vous offrir un diamant... --Un diamant que nous ne placerons peut-être jamais! --Certes, s'il n'y avait que vous pour le placer, nous aurions le temps de crever de misère. Heureusement que je suis là. Mon associé eut un geste vague. --Alors, dis-je, vous croyez que vous allez vous promener éternellement avec le Régent dans votre poche? --J'en ai peur. --Manzana, vous n'êtes pas raisonnable... car dans toute cette affaire, si quelqu'un a le droit de se plaindre, c'est moi. Comment, je vous apporte la fortune, je consens à partager avec vous le produit de mon travail et, au lieu de me remercier, de sauter dans mes bras, vous avez l'air de me traiter en ennemi. Ah! on a bien raison de dire que cette maudite question d'argent amène toujours la brouille entre les meilleurs camarades. --Ne faites donc pas le bon apôtre... Est-ce que vous croyez que je n'ai pas deviné le fond de votre pensée?... Voyons... me prenez-vous pour un idiot? --Mon cher, vous me prêtez là des sentiments qui me froissent, je vous l'assure... J'ai fait un pacte avec vous et je suis toujours prêt à tenir mes engagements... --Oui, grogna Manzana... le revolver à la main... --Que voulez-vous dire? --Vous le savez aussi bien que moi. --Mon cher, vous divaguez... --Vraiment... La conversation en resta là. Nous étions arrivés en haut de la rue d'Amsterdam. La nuit tombait; un petit vent du nord soufflait sans interruption. Nous pressâmes le pas. Comme les passants étaient fort nombreux, à cette heure, et que nous risquions de nous trouver séparés, je repris le bras de Manzana. --Ah! encore, fit-il d'un ton brutal... Vous avez donc peur que je m'envole? --On ne peut pas savoir, mon cher... --Alors, prenez-moi le bras gauche... pas le droit... --Ah!... --Oui, j'ai mes raisons pour cela. --Comme vous voudrez, cher ami... un bras ou l'autre, cela n'a pas d'importance... Manzana haussa les épaules et je remarquai, qu'à partir de ce moment, il tint obstinément sa main droite collée contre sa poitrine. Il craignait évidemment que je ne cherchasse à lui subtiliser _notre_ diamant. J'y avais déjà songé, mais je n'avais pas tardé à reconnaître que cette tentative serait impossible. Ceux qui nous voyaient passer bras dessus, bras dessous, ne se doutaient certes pas que ces deux hommes, qui avaient l'air si fraternellement unis, n'attendaient qu'une occasion pour se jeter l'un sur l'autre. Je jouissais intérieurement de la colère de Manzana et j'envisageais déjà l'avenir avec moins d'inquiétude. Manzana était maintenant mon prisonnier et c'est ce qui le mettait en rage. Avouez que cet homme était réellement trop exigeant. Heureusement que le hasard se charge toujours d'arranger les choses. Comme nous longions la rue de Londres, Manzana me dit tout à coup: --Au fait, pourquoi me conduisez-vous à la gare Saint-Lazare... c'est généralement par la gare du Nord que l'on se rend en Angleterre... Par Calais, le voyage est bien plus court... --Evidemment, mais il est aussi moins sûr... Tous les malfaiteurs qui s'enfuient en Angleterre passent généralement par Calais, aussi cette ligne est-elle étroitement surveillée... Si j'étais seul, comme je n'ai rien à redouter, je partirais par le Nord, mais avec vous... --Oui... vous êtes un petit Saint Jean et moi une affreuse canaille... --Je ne vous l'aurais pas dit... --Mais vous le pensez... c'est tout comme... --Franchement, mon cher, que voulez-vous que je pense de vous après la petite scène des Champs-Elysées?... Et puis, ne m'avez-vous pas dit que vous vous attendiez à être arrêté?... Si vous croyez que cela m'amuse de voyager en compagnie d'un individu aussi compromettant que vous... Manzana ne releva pas cette dernière phrase. Il se contenta de marmonner quelques injures. Je compris cependant que j'avais été un peu loin, aussi cherchai-je immédiatement à atténuer le mauvais effet produit par mes blessantes allusions: --C'est votre faute, mon cher, si nous arrivons à nous dire des choses désagréables. Vous êtes, depuis quelques heures, d'une humeur de dogue... --Ah! vous trouvez? --Certes... et j'avoue que je ne m'explique pas ce brusque revirement de votre part. Je ne vous ai rien fait, en somme. Hier, vous disiez que j'étais votre Providence, et maintenant vous me traitez en ennemi... Manzana fixa dans les miens ses yeux luisants: --Je vous traite en ennemi, prononça-t-il lentement... parce que vous en êtes un et que vous cherchez à vous débarrasser de moi. --Oh! quelle idée!... --Je sais ce que je dis... mais, prenez garde... tâchez de ne pas me manquer, car moi, je vous préviens, je ne vous raterai pas... Vous m'avez chipé mon revolver, mais j'ai fort heureusement pour moi deux poings... et deux poings solides, je vous assure. --Il ne tient qu'à vous de ne pas en venir à cette pénible extrémité... Oui, je vous ai pris votre revolver, je le confesse, mais si vous voulez raisonner un peu, mon cher, vous serez obligé de reconnaître qu'il n'était pas juste que l'un eût à lui seul tous les atouts dans son jeu. Vous aviez le diamant... Vous aviez aussi le revolver, c'était vraiment trop, vous en conviendrez. J'ai voulu tout simplement égaliser les chances. Tant que vous respecterez vos engagements, vous n'aurez rien à craindre, mais si, par malheur, vous tentiez de vous enfuir, ma foi, tant pis pour vous!... je vous brûlerais la cervelle sans hésiter. --Et qui me prouve que vous n'avez pas l'intention de le faire, même si je respecte mes engagements? --Oh! mon cher, je crois que vous me prêtez là vos propres sentiments... Vous ne me supposez tout de même pas assez bête pour risquer un coup pareil sans y être forcé. Le malheur a voulu que je tombe entre vos mains, mais je ne songe même plus à cela. Mon but est de me débarrasser du diamant le plus vite possible et de vous tirer ma révérence. Je ne suis pas gourmand, un petit million me suffira, et ne supposez pas que je convoite votre part... Vous, au contraire, et j'ai tout lieu de le croire, vous voudriez vous attribuer la totalité de la vente, mais cela ne sera pas... Je m'y opposerai par tous les moyens, même quand je devrais sacrifier ma liberté. Manzana parut troublé par ce raisonnement et m'affirma la pureté de ses intentions, mais avec un gredin pareil, il fallait s'attendre à tout. C'était maintenant la paix... la paix armée, à vrai dire, et j'avais lieu d'espérer que cette trêve se prolongerait assez longtemps pour me permettre de mener à bien--c'est-à-dire au mieux de mes intérêts--cette triste aventure. Nous allâmes retenir deux places de coin pour le train du Havre qui partait à cinq heures; il était quatre heures un quart, nous avions donc quarante-cinq minutes devant nous. Nous en profitâmes pour aller manger un morceau sur le pouce, aux environs de la gare Saint-Lazare, car nous n'étions pas assez riches pour nous payer le luxe du wagon-restaurant. X LA JEUNE DAME EN DEUIL ET LES DEUX VIEUX MESSIEURS Vingt minutes avant le départ du train, nous étions confortablement installés, l'un en face de l'autre, dans un wagon de première classe. Le compartiment dans lequel nous nous trouvions était occupé par trois voyageurs seulement: deux vieux messieurs décorés et une jeune femme en deuil. Ces trois personnes, je l'appris en cours de route, étaient ensemble et devaient descendre à Rouen. Un peu après Mantes, à propos de je ne sais plus quoi, l'un des vieux messieurs adressa la parole à Manzana. Celui-ci répondit d'abord, par monosyllabes, et finit par donner libre cours à son habituelle faconde. Il se présenta comme attaché d'ambassade, puis se mit à parler de la Colombie, du Venezuela, de l'Uruguay. A l'entendre, il avait là-bas d'immenses propriétés, employait plus de mille travailleurs et se proposait d'acheter prochainement plusieurs centaines d'hectares à la Guyane. Les voyageurs l'écoutaient avec intérêt et l'un des vieux messieurs, qui était un peu sourd, s'était même rapproché pour mieux l'entendre. Mis en verve par les exclamations admiratives de ses voisins, Manzana pérorait, pérorait, lançait de grandes phrases ronflantes et semblait prendre plaisir à s'écouter parler. Dans le but d'émerveiller ses auditeurs et surtout la jeune dame qui buvait ses paroles, il tira de sa poche plusieurs parchemins portant les en-têtes de diverses ambassades et exhiba des photos de personnages officiels sud-américains. --Tiens, s'écria tout à coup l'un des vieux messieurs, voici un gentleman que je crois bien reconnaître... --C'est un de mes meilleurs amis, le senor José de Ravendoz, président de la République de San-Benito... répondit Manzana, tout heureux d'étaler ses relations... Nous avons été élevés ensemble au collège de Ricuerdo... Le vieux monsieur prétendit connaître très bien ce Ravendoz et ce fut pendant près de vingt minutes, entre Manzana et lui, un étourdissant dialogue auquel finirent par se mêler la jeune dame et l'autre voyageur. Je ne sais si vous êtes comme moi, mais lorsque je suis préoccupé, je ne puis entendre les gens bavarder autour de moi... Bien que sollicité à plusieurs reprises, j'avais répondu évasivement à mes compagnons de voyage et, comme ils insistaient pour avoir mon avis tantôt sur une question, tantôt sur une autre, je pris le parti de me renfoncer dans mon coin et de faire semblant de dormir. Manzana continuait de discourir, entassant mensonges sur mensonges, heureux de se voir admiré par des gens de distinction. Il s'était accoudé sur la banquette, dans une pose nonchalante, et ne se souciait pas plus de moi que d'une datte. Il apparaissait bien là sous son vrai jour et je pouvais l'étudier à loisir. C'était un être vide, prétentieux, adorant la flatterie, mais d'un esprit très borné et d'une éducation douteuse. Quel triste compagnon j'avais là, et comme il me tardait d'en être débarrassé! A Rouen, nos compagnons de voyage prirent congé de nous. Ce fut entre eux et Manzana un échange de politesses outrées. Mon associé, qui tenait décidément à passer pour un hidalgo, baisa galamment la main de la jeune femme et remit sa carte aux deux messieurs, en leur donnant rendez-vous à Monte-Carlo pour le mois suivant. --Quel bavard vous faites, lui dis-je, lorsque les gêneurs eurent disparu... --Mon cher, répondit Manzana, un homme du monde comme moi éprouve toujours un véritable plaisir à se retrouver avec des gens de sa condition. --Merci du compliment, mais permettez-moi de vous dire que ces gens m'ont tout l'air d'affreux rastas... Les deux vieux messieurs, malgré leurs grands airs et leurs gestes arrondis, n'ont rien d'aristocratique... Il suffit de regarder leurs mains et leurs pieds... Quant à la femme, c'est tout simplement une petite grue... Manzana devint pourpre: --Une grue! s'écria-t-il... une grue la senora Mariquita de Rosario!... Vous êtes fou, mon cher... On voit bien que vous n'avez pas souvent fréquenté des femmes du monde... --Possible; mais je suis assez physionomiste pour voir tout de suite à qui j'ai affaire... vous vous êtes tout simplement laissé empaumer par des aigrefins... et... Je n'achevai pas. Une idée m'était soudain venue à l'esprit. --Et le diamant? m'écriai-je... vous l'avez toujours, le diamant? Manzana eut un sourire méprisant, mais porta malgré tout la main à la poche de son gilet. --Oh... oooh! s'écria-t-il... c'est trop fort!... Ils... Je m'étais précipité sur lui et le secouais par les épaules en hurlant: --Ils vous l'ont pris, n'est-ce pas?... Nous sommes refaits!... vous vous êtes peut-être entendu avec eux, misérable!... Vite! vite! lançons-nous à la poursuite de ces bandits et je vous promets bien que si nous ne les retrouvons pas vous aurez affaire à moi... triple idiot! crétin! rastaquouère! Le train qui s'était arrêté pendant cinq minutes se remettait en marche. Nous bondîmes dans le couloir, bousculant les voyageurs, nous frayant un chemin à coups de coude. J'avais poussé Manzana devant moi et m'en servais comme d'un bélier pour dégager le passage. Enfin, au risque de nous rompre le cou, nous sautâmes sur le quai, au grand effroi des employés. Comme nous étions descendus presque à l'entrée du tunnel qui se trouve au bout du débarcadère, nous fûmes obligés de revenir sur nos pas pour gagner la sortie. Là, je questionnai à la hâte un employé qui me regarda d'un air niais. --Voyons! criai-je exaspéré... deux vieux messieurs... et une jeune femme... ils sont bien descendus ici... vous avez dû les voir?... --Sais pas!... répondit l'homme avec un accent traînant... adressez-vous au bureau de renseignements, moi j'suis là pour recevoir les billets... m'occupe pas d'la tête des gens!... Comprenant que je ne tirerais rien de ce butor, j'entraînai Manzana. Il avait maintenant perdu de sa belle assurance et se laissait conduire comme un enfant... Devant la gare, il y a une petite place qui va en montant vers la ville. Des fiacres archaïques avec des cochers rubiconds et malpropres stationnaient là dans l'attente des voyageurs. Quelques taxis qui avaient déjà été retenus disparaissaient les uns après les autres, mettant sur le sol des étincellements rapides. --Parbleu! pensai-je, nos gredins ont pris un taxi... mais nous les retrouverons... dussions-nous bouleverser toute la ville... Cependant, je restais là, planté devant la station de voitures, incapable d'une décision quelconque. Pour une fois, Manzana eut une bonne idée. --Nous n'avons qu'une chose à faire, dit-il, c'est de prendre une voiture et de nous faire conduire dans les principaux hôtels de Rouen... nous finirons bien par savoir où nos gens sont descendus... La colère m'étouffait! Je n'étais plus maître de moi et j'avais envie d'étrangler mon compagnon. Ah! si jamais je le retrouvais, le diamant, je me promettais bien de le garder pour moi seul et de faire ainsi payer à ce stupide Manzana les tortures que j'endurais à cause de lui... Je le poussai dans un fiacre, après avoir jeté ces mots au cocher: --Nous cherchons quelqu'un, menez-nous dans les grands hôtels de la ville. --Bien, monsieur, répondit l'homme..., mais c'est qu'il y a beaucoup d'hôtels ici... --Commencez par ceux de premier ordre... --Compris. Le fiacre partit à petite allure. Il était tiré par un pauvre cheval boiteux qui buttait à chaque pas et s'arrêtait, par instants, pour souffler. Dans la descente de la rue Jeanne-d'Arc, il accéléra un peu son train, mais nous n'allions guère plus vite que si nous avions suivi un convoi funèbre. A toute minute, je passais la tête par la portière et stimulais le zèle du cocher par la promesse d'un bon pourboire. Il avait beau cingler sa rosse, nous n'avancions pas. Et, dans mon exaspération, je déchargeais ma bile sur Manzana qui, blotti dans un coin de la voiture, me regardait d'un air ahuri... Je lui prodiguais toutes les injures que je savais et parfois, pris d'une rage subite, je lui empoignais les bras et lui enfonçais mes doigts dans la chair. Il ne disait rien... ce n'était plus un homme, c'était une vraie loque. J'allai même jusqu'à l'accuser d'être de complicité avec les rastas du wagon, mais je compris bientôt que cette accusation était ridicule. Il avait trop de raisons de tenir, lui aussi, au diamant, et il n'eût pas été assez naïf pour le partager avec trois personnes. Il s'était laissé rouler, voilà tout! Le fiacre s'arrêta enfin devant un hôtel situé au fond d'un jardin minuscule. Je me précipitai au bureau et interrogeai rapidement la caissière. Les renseignements qu'elle me fournit furent des plus vagues. Elle avait vu beaucoup de monde dans la soirée, des jeunes gens, des vieillards, quelques femmes, mais aucun de ces voyageurs ne répondait au signalement que j'en donnais. Nous visitâmes encore cinq hôtels. Partout ce furent les mêmes réponses ambiguës, jetées d'un ton sec, désagréable, et quand sonnèrent deux heures du matin, nous n'étions pas plus avancés qu'à notre sortie de la gare. Comme nous ne pouvions garder le cocher toute la nuit, je le fis stopper sur la place de la Cathédrale et demandai ce que je lui devais. --C'est dix-huit francs, répondit-il... et le pourboire en plus. Je me fouillai, mais au moment où j'introduisais la main dans la poche de côté de ma jaquette, un petit frisson me courut le long des reins... Mon portefeuille avait disparu! Ceux qui avaient dérobé le diamant à Manzana avaient aussi pris mon portefeuille! J'eus la présence d'esprit de ne rien laisser paraître de mon trouble en présence du cocher. Tirant de ma poche un papier quelconque, je dis avec aplomb: --Avez-vous la monnaie de cinq cents francs? Le bonhomme roula des yeux effarés. --Non?... fit-il... Vous croyez comme cela que l'on se promène avec la monnaie de cinq cents francs. --Où pourrait-on en faire? --Nulle part... tout est fermé maintenant... Et, comme je demeurais indécis: --Votre ami a peut-être de la monnaie, lui?... --Non... répondit Manzana, je n'en ai pas... Le cocher s'impatientait: --Oh! vous savez, cria-t-il, faut pas m'la faire, j'connais l'coup. Vous m'devez dix-huit francs, plus le pourboire... payez-moi... ou venez avec moi au poste de police... --C'est cela, dis-je... allons au poste... est-ce loin d'ici? --Non, là, à deux pas... place de l'Hôtel-de-Ville. Nous remontâmes en voiture, Manzana et moi. Le cocher fouetta son cheval. --Vraiment, questionna mon associé en se penchant à mon oreille, vous avez un billet de cinq cents francs? --Vous ne voyez donc pas que c'est de la frime?... Mon billet de cinq cents francs est une simple feuille de papier... Je suis sans un sou... vos amis m'ont dévalisé. --Comment! vous aussi!... Mais alors, qu'allons-nous dire en arrivant au poste? --Vous pensez bien que nous n'allons pas être assez stupides pour y aller... Ouvrez doucement la portière de votre côté, moi je vais faire de même... La voiture va assez lentement pour que nous puissions sauter à terre sans danger... Attention!... y êtes-vous? Nous arrivions, à ce moment, au coin d'une rue obscure. Nous quittâmes le fiacre si prestement et avec une telle légèreté que le pauvre cocher ne s'aperçut point de notre disparition. Quand le brimbalement des portières que nous avions laissées ouvertes l'avertit enfin de notre fuite, il poussa un juron formidable, mais nous étions déjà loin. Après avoir couru pendant environ un quart d'heure, en faisant le plus de détours possible, nous nous trouvâmes sur les quais. Il tombait une pluie glaciale et le vent qui soufflait par bourrasques faisait clignoter la flamme des réverbères. Nous nous mîmes à l'abri derrière un hangar et bientôt un douanier, qui nous prit sans doute pour des chapardeurs, nous chassa en nous accablant d'injures. Nous tentâmes de nous réfugier sous la porte d'un dock qui était demeurée entr'ouverte, mais un veilleur de nuit nous reçut comme des chiens errants. Enfin, grâce à la complaisance d'un employé de chemin de fer, nous trouvâmes un refuge dans un wagon réformé que l'on avait commencé à démolir. Une partie de la toiture en avait été enlevée et il faisait dans cette roulotte un froid sibérien. Manzana et moi nous blottîmes dans la paille et attendîmes ainsi le jour... Je ne sais à quoi songeait mon compagnon, mais moi, je sais que je fis, cette nuit-là, de bien tristes réflexions. Lorsque l'on est malheureux, comme je l'étais, le moindre souvenir vous attriste et l'on a envie de pleurer en se rappelant les heures heureuses que l'on a vécues autrefois. Je me revoyais à Ramsgate, tranquille, la poche bien garnie, à la suite d'une opération fructueuse, flirtant avec Edith que j'avais rencontrée au «Royal Oak». Puis nous partions pour Paris. C'était alors la lune de miel, de longues soirées d'amour devant un bon feu de bois, la vie joyeuse, les rêves sans fin que forment les amoureux... Je me souvenais aussi, avec une émotion délicieuse, de la nuit où je m'étais emparé du Régent et, je me mis à pleurer à chaudes larmes en songeant à ces deux disparus: Edith et le diamant... Manzana essaya de me consoler, mais je le rembarrai si brutalement qu'il ne dit plus un mot. Parfois, je l'injuriais sans mesure, puis, le voyant aussi malheureux que moi, je finissais par m'apitoyer sur son compte. C'était là, je le reconnais, de la pitié bien mal placée, mais on a pu remarquer, au cours de ce récit, que je suis, à certaines heures, d'une sensibilité exagérée. Quand parut le jour, un jour terne, maussade, mon compagnon et moi nous nous concertâmes. Nous allions rôder aux abords des hôtels; peut-être aurions-nous la chance d'y rencontrer un de nos voleurs. Nous irions aussi dans les gares, à l'heure du départ des trains, mais nous nous écarterions avec prudence de tout véhicule conduit par un cocher rubicond et traîné par une rosse clopinante. De dix heures du matin à midi, nous errâmes par les rues, l'estomac vide, les jambes molles, et je songeais déjà à vendre le revolver de Manzana, quand mon attention fut attirée soudain par un individu qui marchait devant nous... Il me semblait avoir déjà vu cette «charpente»-là quelque part... J'allais devancer l'homme afin d'apercevoir son visage quand une occasion s'offrit qui me permit de l'examiner à loisir. Il entra chez un bijoutier et, dès qu'il se présenta de profil, je le reconnus. C'était l'un des vieux messieurs de la veille. Ah! décidément, cette fois encore, le hasard faisait bien les choses! Le drôle était probablement venu dans cette boutique pour s'assurer, auprès du marchand, que le diamant n'était pas en toc. --Vite! dis-je à Manzana... faites comme moi, baissez votre chapeau sur vos yeux... s'il nous reconnaît tout est perdu. Postés tous deux au coin de la devanture, nous ne perdions pas un des gestes de notre voleur. Nous le vîmes tirer quelque chose de sa poche, le développer et le présenter au bijoutier qui eut une exclamation de surprise. Parbleu! il n'avait pas souvent vu des diamants comme le Régent. Il le regarda à la loupe, puis le posa sur une petite balance de cuivre, hocha longuement la tête et finalement le rendit au vieux monsieur. Celui-ci replaça le Régent dans le petit sac que l'on connaît, puis s'entretint un moment avec le bijoutier. Il cherchait évidemment à expliquer comment il se trouvait en possession d'une telle pierre précieuse... J'eus à ce moment l'idée de faire irruption dans la boutique, en compagnie de Manzana, de me donner comme inspecteur de la Sûreté, d'arrêter l'homme et de saisir le diamant, mais je compris tout de suite que cette façon de procéder n'amènerait pas le résultat que j'en attendais. Le marchand nous accompagnerait pour servir de témoin et, au commissariat, on confisquerait l'objet. Nous ne serions pas plus avancés que devant. --Attention! dis-je à Manzana... ouvrez l'oeil... nous allons filer cet individu-là quand il va sortir, mais n'oubliez pas que si nous le laissons échapper, si nous perdons sa piste, nous perdons aussi notre diamant. --Soyez tranquille... il ne nous échappera pas... Et mon compagnon traversa rapidement la rue. L'homme était maintenant sur le pas de la porte. Il causait avec le bijoutier, et je remarquai que celui-ci semblait chercher quelqu'un, un agent probablement, afin de lui signaler le particulier, mais en province, comme à Paris, quand on a besoin d'eux, les agents ne sont jamais là. Je m'étais tourné à demi pour que le vieux monsieur ne pût me reconnaître. Quand enfin il quitta le bijoutier, je fis à Manzana un signe d'intelligence et me lançai sur les traces de notre voleur. Le filou marchait d'un bon pas et il me parut que, pour un vieillard, il avait le jarret joliment élastique. Il descendit la rue Grand-Pont, tourna à droite, s'arrêta un instant pour acheter des journaux, puis s'installa sur le quai de la Bourse, à la terrasse d'un café. Manzana et moi, nous nous dissimulâmes derrière un kiosque. --Je crois que nous le tenons, dis-je. --Oui, répondit mon associé, mais nous ne pouvons nous jeter sur lui, en plein jour. Si encore nous savions à quel hôtel il est descendu. --Nous le saurons bientôt, soyez tranquille. Un quart d'heure s'écoula. Notre gredin lisait toujours son journal, mais il devait certainement attendre quelqu'un, car, de temps à autre, il jetait un rapide coup d'oeil dans la direction de la Bourse. Déjà, cela était visible, il commençait à s'impatienter, quand une femme s'approcha vivement de lui. --Voici votre senora, dis-je à Manzana. --Oui... oui, je l'ai bien reconnue... la garce!... Dès que la jeune femme se fut assise, notre individu se mit à lui expliquer quelque chose, en lui parlant à l'oreille. Il lui racontait évidemment la visite qu'il venait de faire au bijoutier et ce que celui-ci lui avait dit. Je m'étonnai cependant de ne pas voir arriver l'autre vieux monsieur, celui qui, la veille, avait entamé la conversation avec Manzana. Sans doute était-il parti en expédition, car ces gens que je considérais maintenant comme des bandits étaient des confrères... des cambrioleurs comme moi. Je devais même reconnaître qu'ils étaient très habiles et, en toute autre circonstance, j'aurais eu pour eux de l'admiration. Leur façon de travailler, quoique différant sensiblement de la mienne, n'en était pas moins très ingénieuse. Ils exerçaient probablement depuis longtemps, bien qu'ils ne fussent pas aussi vieux qu'ils s'efforçaient de le paraître. Ils avaient dû, pour inspirer plus de confiance, se coller une perruque et une barbe blanches, car rien n'impose le respect comme un vieillard à la chevelure de neige, décoré de la Légion d'honneur, même lorsqu'il s'est, de son propre chef, décerné cette haute distinction. La foule est gobeuse, elle aime ce qui est vénérable et ne se méfie presque jamais d'un vieux monsieur décoré. Quant à moi, ma façon de travailler est tout autre, je crois l'avoir déjà dit. Au lieu d'arborer des complets extravagants et des cravates multicolores, je préfère une mise simple et modeste qui permet de passer partout sans être remarqué. Ne pas être remarqué, c'est aussi une force, et je crois l'avoir suffisamment prouvé. Tout en me livrant à ces réflexions cambriolo-philosophiques, je ne quittais pas de l'oeil mon voleur et la jeune femme qui était assise à côté de lui. Cet homme portait ma fortune sur lui et j'étais prêt à tout tenter pour la lui reprendre... à tout, même au crime... Il est vrai que je pourrais, pour ce qui était de cette dernière solution, avoir recours à Manzana qui ne devait pas être un novice en la matière, si je m'en référais à l'opinion de la dame au manteau de loutre, entrevue aux Champs-Elysées. XI OU JE ME DÉCIDE A BRUSQUER LES CHOSES Lorsque le vieux monsieur et la jeune dame se levèrent, je fis un signe à Manzana et nous leur emboitâmes le pas. Ils n'allèrent pas loin. A cinquante mètres du café se trouve l'hôtel d'Albion. Ils y entrèrent. La «filature» devenait difficile, car nous ne pouvions, Manzana et moi, sales comme nous l'étions, pénétrer dans le hall où l'on apercevait un domestique en culotte courte, raide et grave comme un bonhomme en cire. J'eus par bonheur une inspiration. Roulant à la hâte mon mouchoir dans un journal, je confectionnai un petit paquet que je tins ostensiblement à la main, et me précipitai vers le bureau de l'hôtel, en disant: --C'est bien le locataire du 21 qui vient de rentrer avec une jeune femme, n'est-ce pas?... J'ai là quelque chose pour lui... --Non, répondit d'un ton maussade une vieille caissière aux cheveux acajou, ce n'est pas le nº 21 qui vient de rentrer... C'est le 34... vous faites erreur... En tout cas, si vous avez un paquet à remettre au 21, laissez-le à la caisse. --Merci, dis-je, en esquissant un gracieux sourire, je reviendrai. Manzana m'attendait devant la porte. --Eh bien? demanda-t-il. --Eh bien... j'ai déjà une indication... Je sais quel est le numéro de la chambre de notre voleur... c'est le 34... --Et son nom?... --Je l'ignore... mais qu'importe? Du moment que je sais où trouver l'homme... --Vous avez l'intention de vous introduire chez lui? --Mais... oui... et avec vous, je suppose. --C'est grave cela... --Et la perte de notre diamant, croyez-vous que ce ne soit pas plus grave? --Certes... mais le coup est dangereux à tenter... encore plus dangereux à réussir. --Nous tâcherons de ne pas le manquer... Voyez-vous une autre solution? --Pour le moment, non... --Il n'y en a pas d'autre, allez... --Et nous essayerions cela en plein jour? --Oui, ce serait préférable... --Et si nous sommes pris? --On ne nous prendra pas... --J'admire votre confiance... mais si cependant cela arrivait? --Nous perdrions notre diamant, mais nous ne serions pas inquiétés... Au contraire, on nous adresserait des félicitations. Manzana ouvrait des yeux larges comme des hublots. --Je ne vous comprends plus. Je fouillai dans ma poche et en tirai un carré de carton que je tendis à mon associé. --Une carte d'agent de la Sûreté, fit Manzana stupéfait... Ce n'est pas à vous, je suppose?... --Bien sûr... je l'ai prise à un grand dadais de policier qui habitait, à Paris, la même maison que moi... --Ah! très bien... et vous allez vous servir de cette carte pour pénétrer chez notre voleur? --Peut-être. --Mais moi?... --Vous?... vous êtes mon collègue... Du moment que je montre ma carte, cela vous dispense d'exhiber la vôtre... --Parfait... et ensuite? --Ensuite... ensuite!... je ne sais pas moi... tout dépendra des circonstances... il est bien difficile, dans ces sortes d'affaires, de prévoir comment cela tournera... Je n'ai qu'une crainte. --Laquelle? --C'est que le patron de l'hôtel ne nous fasse accompagner à la chambre 34. --Vous devez vous y attendre... --Cela gâterait tout... --Et si nous arrêtions l'homme quand il sortira? --Non, c'est stupide ce que vous proposez là... La foule s'amasserait, nous serions obligés d'aller au poste... là, on fouillerait notre voleur et le diamant serait confisqué. --Alors, si nous abordions carrément le type dans la rue en le menaçant, s'il ne nous rend pas le diamant, de le conduire au commissariat. --Toujours la même chose, mon cher... Au bruit de la discussion des gens nous entoureraient et l'affaire serait manquée... --Il faudrait pincer ce vilain individu, le soir, dans une rue déserte. --Oui, mais nous n'aurons pas cette chance, croyez-le. Tout en parlant, nous faisions les cent pas devant l'hôtel. --Ma foi, dis-je... risquons le coup maintenant; nous allons bien voir... vous êtes prêt à me seconder? --Il le faut bien, puisque nous sommes associés. --Oh! ne me le faites pas à l'association, n'est-ce pas? Vous voulez votre diamant... moi aussi, et si nous le retrouvons, j'espère que, cette fois, vous ne chercherez plus à me l'enlever. --Mon cher Pipe, je vous le jure... --Et vous me le laisserez? C'est moi qui en aurai la garde. --Voilà déjà que vous voulez tirer toute la couverture à vous... --J'ai bien le droit de me méfier après ce qui est arrivé... Si j'avais eu le diamant dans ma poche, nous n'en serions point où nous sommes... --C'est peut-être vrai... mais avouez que le diamant et le revolver, c'était vraiment trop pour vous et pas assez pour moi... Tenez, je vais vous proposer une combinaison... Si nous avons la chance de rentrer en possession de notre Régent, nous le porterons sur nous, à tour de rôle, une semaine chacun, mais celui qui en aura la garde cédera le revolver à l'autre, est-ce entendu? --Moi, je vais vous proposer autre chose. Dès que nous aurons trouvé quelque argent, et nous y arriverons sûrement là-bas, en Angleterre, nous louerons un coffre-fort dans une banque et y déposerons notre diamant, dans une boîte cachetée; mais il sera bien convenu avec le directeur de la banque, que nous ne pourrons retirer notre dépôt que tous les deux ensemble et en présence d'un employé... Comme cela, nous vivrons au moins tranquilles et ne serons pas continuellement à nous épier comme deux Peaux-Rouges sur le sentier de la guerre. --Ma foi, répondit Manzana, si vous voulez mon avis, je préfère encore la première solution. --Soit, accordai-je. C'est convenu... --Vous voyez qu'entre gens raisonnables, on finit toujours par s'entendre. --Mais oui... mais oui, j'en étais persuadé. J'ignorais quelles étaient réellement les intentions de Manzana, mais je savais bien que, moi, j'étais fermement décidé à lui enlever de force ce que je considérais comme mon bien. Lui, de son côté, devait avoir la même idée. En somme, nous avions discuté en pure perte; nous avions cherché à bluffer l'un et l'autre, mais nous restions sur nos positions. J'ajouterai qu'à la minute où avaient lieu ces pourparlers, j'étais prêt à céder sur tous les points, car pour le coup de force que nous allions tenter, j'avais absolument besoin de Manzana. Nous nous serrâmes la main. --Allons, dis-je, de l'audace! --Comptez sur moi, répondit mon associé. --Si personne ne nous accompagne à la chambre 34, nous entrons, je menace le voleur avec mon revolver, pendant que vous vous jetez sur la femme et la bâillonnez... Ensuite vous faites subir la même opération à l'homme, nous le ligotons et le fouillons aussitôt. --Je vous ferai remarquer que dans cette entreprise, c'est moi qui aurai la partie la plus difficile. --Si j'avais votre musculature, mon cher, j'assumerais volontiers cette tâche. Maintenant, réfléchissez bien... Si vous avez peur, dites-le... --Peur?... moi... allons donc... Une fois que j'y serai, vous verrez... le tout est de se mettre en train, mais attention, pas de blagues, hein? Si vous voyez, du premier coup, que l'affaire ne colle pas, ne commettez point d'imprudence. --Soyez tranquille, je n'opérerai qu'à bon escient. --Oui, je vois que vous avez bien tout combiné, tout prévu. Cependant permettez-moi de vous faire observer que vous avez oublié une chose. --Ah! et laquelle? --Vous avez supposé que l'on vous ouvrirait, dès que vous auriez frappé... et si notre homme, qui doit être un malin, se méfiait de quelque chose et refusait d'ouvrir, que feriez-vous? --Alors, nous trouverions une autre combinaison... nous attendrions qu'il sorte et, dès qu'il paraîtrait, nous le repousserions aussitôt dans la chambre en lui mettant le revolver sous le nez. --Et s'il a aussi un revolver? --On n'a pas pour habitude de sortir d'un appartement avec une arme à la main... Croyez-m'en, mon cher Manzana, ne nous livrons pas d'avance à des suppositions qui finiraient par émousser notre courage... Allons-y carrément, comme si nous étions de vrais agents de la Sûreté... La chose la plus fâcheuse qui puisse nous arriver, je vous l'ai déjà dit, c'est que nous soyons obligés d'aller au poste et de voir notre diamant passer de la poche de notre voleur dans celle du commissaire... et encore, peut-être bien que je trouverais un truc pour le ravir au commissaire. --Vous avez réponse à tout... eh bien essayons... Je suis votre homme. Nous pénétrâmes dans le hall de l'hôtel et, à notre grande surprise, personne ne s'avança à notre rencontre pour nous demander ce que nous désirions. Froidement, je traversai le vestibule et m'engageai dans l'escalier en compagnie de Manzana. Au premier étage, je consultai la liste des numéros. Le 34 se trouvait justement sur le palier où nous étions. --Cela va trop bien, pensai-je. Et je me sentis envahi par une indéfinissable inquiétude. J'écoutai, pendant quelques instants. Un homme toussa dans la chambre où je m'apprêtais à pénétrer. Je tirai mon revolver, fis un signe à Manzana et frappai légèrement à la porte. --Entrez, dit une voix enrouée. J'entrai en coup de vent, le revolver à la main. Mais, à ma grande surprise, au lieu de me trouver en présence du vieux monsieur que je croyais bien rencontrer, j'étais en face d'un homme de quarante ans environ, très blond et le visage entièrement rasé. J'allais me retirer, en m'excusant comme je pourrais, quand Manzana s'écria tout à coup: --Allez-y!... allez-y!... c'est lui, je le reconnais! En effet, moi aussi, je venais de reconnaître mon voleur... Au lieu d'avoir les cheveux blancs, il était blond et la barbe vénérable qu'il arborait la veille avait disparu, mais ce qu'il n'avait pu changer, c'étaient ses yeux, deux yeux noirs étranges et brillants dont l'un était un peu plus petit que l'autre. D'ailleurs, si j'avais pu conserver encore quelques doutes, la jeune femme de la veille se fût chargée de les dissiper, car elle venait soudain de sortir du cabinet de toilette attenant à la chambre. J'avais refermé la porte et je tenais mon arme braquée sur notre voleur. Je remarquai aussitôt que cet individu ne brillait point par le courage. Il me regardait avec un effarement ridicule et tremblait comme un chien mouillé. Déjà mon associé s'était jeté sur la femme, l'avait bâillonnée avec une serviette et roulée dans une couverture dont il avait solidement noué les deux extrémités. --A celui-là, maintenant! commandai-je. Manzana, avec une habileté qui dénotait une longue pratique, bâillonna également l'homme et lui attacha bras et jambes avec les embrasses des rideaux. Nous étions maîtres de la situation. Notre premier soin fut de fouiller le drôle, mais nous eûmes beau explorer ses poches, nous ne trouvâmes sur lui qu'un portefeuille dont je m'emparai, un porte-cigares en acier bruni et un trousseau de clefs. Parbleu! le gredin avait dû cacher le diamant dans sa valise. Nous ouvrîmes celle-ci, mais nous eûmes beau tourner et retourner tout ce qui s'y trouvait, nous ne découvrîmes absolument rien. Et pourtant, j'étais bien sûr que le misérable, lorsqu'il était rentré à l'hôtel, avait le diamant dans sa poche. Où l'avait-il caché? Je le fouillai de nouveau, regardai même dans ses bottines, le palpai en tous sens, mais rien! Manzana, qui suivait cette opération avec un intérêt que l'on devine, me souffla tout à coup: --Il l'a sans doute «refilé» à la femme. Nous démaillotâmes cette dernière, mais au moment où je commençais à explorer les poches de sa jupe, quelqu'un frappa à la porte trois petits coups rapides. Nous demeurâmes immobiles, retenant notre respiration. On frappa encore une fois, et une grosse voix demanda: «Ludovic... êtes-vous là?» Quelques secondes s'écoulèrent, puis le visiteur n'obtenant pas de réponse--et pour cause--se décida à s'en aller. Nous l'entendîmes descendre l'escalier, et quand le bruit de ses pas se fut éteint tout à fait, je continuai ma «fouille». Peut-être n'y mis-je point toute la réserve qu'un gentleman doit observer à l'égard d'une femme, mais bien m'en prit, car je découvris enfin, cousu à la jarretelle de la dame le petit sac en peau de daim qui contenait le diamant. Après m'être assuré que c'était bien mon Régent qui était enfermé dans ce sac, je glissai celui-ci dans la poche de mon gilet, aidai Manzana à reficeler la «senora», et nous nous dirigeâmes vers la porte. Je reconnais qu'à ce moment mon coeur battait une furieuse chamade et j'aurais bien donné dix ans de ma vie pour être dehors. Nous écoutâmes. Un petit craquement nous fit tressaillir et nous crûmes un moment que quelqu'un se tenait en arrêt, derrière la porte. Ce fut ensuite le martèlement rapide et léger d'une bottine de femme sur le tapis du couloir, puis le pas lourd d'un homme qui descendait l'escalier. En bas, on entendait un tintement de verres et d'assiettes et parfois la sonnerie tremblotante du téléphone qui couvrait tous les bruits. Je jetai un coup d'oeil sur nos deux «victimes»: elles n'avaient pas bougé de place et je me demandai si leurs bâillons ne les avaient pas étouffées. Pris d'un remords, je m'approchai doucement de l'homme. Il respirait à peu près normalement. Quant à la femme, son souffle était imperceptible et je constatai qu'elle était évanouie. Je desserrai un peu la serviette qui lui comprimait le visage, puis revins près de la porte devant laquelle Manzana se tenait accroupi. Je lui touchai l'épaule, il se retourna et nous nous consultâmes du regard. Il eut un petit signe de tête affirmatif et tourna doucement la clef. Deux secondes après, nous étions dans le couloir. Il était absolument désert. Sans nous presser, de l'air de deux paisibles voyageurs à la conscience tranquille, nous nous engageâmes dans l'escalier. Au moment où nous atteignions les dernières marches, un vieux monsieur que nous reconnûmes parfaitement, arrivait, accompagné d'un garçon d'hôtel, et nous l'entendîmes qui disait: «Ce n'est pas naturel... Je vous dis qu'ils sont dans leur chambre, je les ai entendus remuer.» J'avais, rapidement, en apercevant le vieux monsieur, tourné la tête du côté de la muraille et Manzana avait porté la main à son visage. Cette précaution était, je crois, bien inutile, car le voyageur n'eut même pas l'air de nous remarquer. Nous traversâmes à pas comptés le vestibule encombré de bagages et de porteurs, mais une fois dehors, nous nous mîmes à courir comme des fous, dans la direction d'un pont, et cinq minutes après, nous étions de l'autre côté de la Seine. Alors, seulement, nous respirâmes et, ce fut plus fort que nous, nous nous mîmes à rire aux éclats. Une grosse dame qui passait se figura sans doute que nous nous moquions d'elle et nous traita d'insolents en nous décochant un regard indigné, mais nous ne crûmes pas nécessaire de nous excuser. Nous engageant rapidement dans une rue bordée de docks et de magasins, nous pûmes enfin échanger nos impressions. --Hein? me dit Manzana, je crois que cela a été bien joué. --Supérieurement, mon cher... et je tiens à vous adresser tous mes compliments pour la façon merveilleuse dont vous avez bâillonné et ficelé nos voleurs... Sans vous, je le reconnais, je n'aurais pu mener à bien cette petite expédition. --Bah! J'ai fait ce que j'ai pu... Il ne s'agissait pas de lambiner... nous jouions notre liberté. --Et notre fortune... --Oui... et notre fortune... mais je crois qu'il serait bon de nous tenir sur nos gardes, car la police va s'occuper de cette affaire et commencer une enquête... --Evidemment... A Paris ce petit drame passerait presque inaperçu, mais ici, il va prendre des proportions colossales. La ville va être sens dessus dessous... --Que comptez-vous faire? --Mais partir et le plus vite possible encore... --Et de l'argent? --Attendez... nous en avons peut-être... Et, tirant de ma poche le portefeuille que j'avais dérobé à ma «victime», je me mis à l'explorer rapidement. Hélas!... il ne contenait en tout et pour tout qu'un billet de cinquante francs! --C'est maigre! fit Manzana... Quels purotins que ces gens-là... Et pourtant, ça en faisait des manières! on aurait dit qu'ils étaient les fils d'un nabab! après tout, c'était sans doute l'autre qui avait la galette, vous savez, celui qui est venu frapper à la porte... --Peut-être... En ce cas, il est fâcheux que nous ne soyons pas tombés aussi sur lui... Mais dites donc, mon cher, je ne sais si vous êtes comme moi, j'ai l'estomac dans les talons... Allons déjeuner... nous verrons ensuite à quitter la ville. Un caboulot portant comme enseigne «Aux Débardeurs» étalait devant nous sa façade malpropre, aux glaces étoilées. Nous y entrâmes et nous fîmes servir à une petite table, mais à peine fûmes-nous assis que je regrettai d'avoir choisi ce restaurant de cinquième ordre. Les gens qui étaient là nous regardaient avec étonnement. Nous mangeâmes, néanmoins, sans nous presser, un brouet infect que nous arrosâmes d'un cidre sur, puis nous nous levâmes. La salle était à ce moment presque vide. Seuls, quatre ou cinq pochards attablés devant une bouteille d'eau-de-vie jouaient aux cartes en s'injuriant comme des portefaix qu'ils étaient. Je me présentai au comptoir où trônait une grosse commère au visage couperosé et lui demandai combien je lui devais. Elle jeta un coup d'oeil sur la table que nous venions de quitter, fit un rapide calcul et répondit: --C'est six francs huit sous. Je lui tendis le billet de cinquante francs. Elle le prit, le retourna un moment entre ses doigts, l'examina devant la fenêtre, puis s'écria soudain en me foudroyant du regard: --Il est faux, votre billet! Il ne nous manquait plus que cela. Que pouvions-nous faire? discuter? cela n'eût avancé à rien. Je compris que le plus sage était de battre en retraite. Manzana était déjà dehors, moi, tout près de la porte. Avec la rapidité d'un zèbre poursuivi par un chasseur, je m'élançai dans la rue et pris ma course vers les quais, suivi de mon associé. Avant que la grosse débitante fût revenue de sa surprise et eût pu lancer quelqu'un à notre poursuite, nous avions disparu parmi l'encombrement des barriques et des balles de coton arrimées sur le port. Néanmoins, comme nous ne nous sentions pas en sûreté au milieu des débardeurs et des calfats qui allaient et venaient, nous enfilâmes une rue, puis une autre, marchâmes pendant près d'une heure, et nous arrêtâmes enfin devant un jardin public. --Entrons là, dis-je à Manzana. XII LA FACHEUSE NUIT Une large allée sablée, bordée de plantes exotiques, s'ouvrait devant nous et aboutissait à un grand bâtiment blanc flanqué à droite et à gauche d'énormes caisses peintes en vert où s'obstinaient à pousser des arbustes rachitiques. Un parc avec des parterres de fleurs d'hiver s'étendait à perte de vue, bordé dans le fond par une ligne d'arbres géants. Un bassin parsemé de nénuphars miroitait au soleil; des enfants accompagnés de leurs nounous jouaient sur le sable devant une rotonde garnie de bancs et de chaises. Un grand écriteau placé au coin d'une allée nous apprit que nous étions au Jardin des Plantes de Rouen. --Je crois, murmura mon compagnon, que l'on ne viendra pas nous chercher ici... --Je ne le pense pas... Asseyons-nous donc un peu au soleil pour nous reposer. Un banc était libre: nous y prîmes place et, tout en laissant errer notre regard sur les pelouses et les massifs de fusains, nous envisageâmes froidement la situation. --Nous ne pouvons retourner en ville, dis-je à Manzana. --Bah! et pourquoi? Rouen est vaste et c'est encore là que nous serons le plus en sûreté. Que voulez-vous que nous fassions par ici? Nous sommes en pleine campagne et nous ne tarderons pas à être remarqués. D'ailleurs, vous avez assez d'expérience pour savoir que c'est dans les villes que les gens comme nous arrivent le mieux à se débrouiller... --Vous oubliez que nous avons plusieurs ennemis à nos trousses; d'abord le cocher que nous avons si brusquement lâché, ensuite la débitante qui doit promener partout le faux billet de cinquante francs et enfin «nos victimes» de l'hôtel d'Albion... Vous supposez bien que cette dernière affaire a dû s'ébruiter... --C'est vrai, mais personne ne nous a vus. Qui donc nous accusera? Nos voleurs?... Ils ne peuvent donner de nous qu'un vague signalement... Nous n'avons à craindre que le cocher et la marchande de vins, mais il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour que nous ne les rencontrions pas... --La marchande de vins, possible, mais le cocher? Vous pensez bien qu'il doit traîner par toute la ville avec son affreuse guimbarde. --Il est assez facile de l'éviter... D'ailleurs, s'il nous apercevait, nous aurions le temps de nous enfuir avant qu'il nous ait désignés à un agent... --Vous devenez tout à fait optimiste, mon cher. --Ma foi, cela ne vaut-il pas mieux que de voir tout en noir? --Certes, répliquai-je, et il est probable que je serais dans le même état d'esprit que vous, si j'avais seulement deux petits billets de cent francs en poche, mais ce qui m'inquiète, ce qui me désespère, c'est cette maudite question d'argent!... --Il est vrai que c'est assez inquiétant... mais pour résoudre cette question-là, vous êtes sans contredit bien plus habile que moi... Je ne relevai pas l'allusion. Il y eut un assez long silence entre nous. Ce fut Manzana qui le rompit. --Tout cela, dit-il, ne doit pas nous faire oublier nos conventions. --Quelles conventions? --Comment!... vous ne vous en souvenez déjà plus? --Expliquez-vous. --Eh bien, n'avait-il pas été entendu que si nous retrouvions le diamant nous en aurions la garde à tour de rôle... or, c'est vous qui l'avez en ce moment... Vous le garderez donc une semaine, mais moi, je dois avoir le revolver... --Ah! c'est vrai, je n'y pensais plus... Oui, vous avez raison, mon cher, ce qui est convenu est convenu... je ne me dédis jamais... Voyons, nous sommes aujourd'hui jeudi... je garderai donc le diamant jusqu'à jeudi prochain... Et tout en parlant, je manipulais doucement le revolver qui était dans la poche de mon pardessus. --Oui... oui, mon cher associé, vous avez parfaitement raison... il ne doit plus y avoir aucune contestation entre nous... vous avez droit au revolver... le voici! Manzana prit l'arme que je lui passai d'un geste discret et l'enfouit précipitamment dans la poche gauche de sa jaquette. Juste à ce moment, un vieux monsieur vint s'asseoir à ma droite sur le banc. Il était vêtu d'une longue redingote noire montante que recouvrait un ample pardessus et coiffé d'un chapeau de feutre aux bords rigides. Je vis tout de suite que c'était un pasteur anglais et, sous un prétexte quelconque, j'engageai la conversation avec lui dans ma langue natale. Comme tous les clergymen, il était très bavard et ne tarda pas à se lancer dans de longues dissertations sur la corruption des moeurs et la navrante mentalité de la jeunesse d'aujourd'hui. Je l'écoutais d'un air recueilli et approuvais de la tête chaque fois qu'il s'interrompait pour me donner le temps de savourer toute la justesse de ses paroles. Je lui servis d'auditeur pendant environ trois quarts d'heure, mais comme il devenait passablement rasoir, et que le froid commençait à pincer dur, depuis que le soleil avait disparu, je pris congé du brave Révérend avec une onctueuse politesse et entraînai Manzana vers la sortie du jardin. --Qu'est-ce qu'il vous racontait donc, cet espèce d'English? demanda mon associé en riant. --Des choses très intéressantes, mon cher... Ah! c'est un excellent coeur, je vous assure, et il serait à souhaiter que nous rencontrions tous les jours de braves gens comme lui... Tenez, il m'a donné sa carte... Il s'appelle le Révérend Patterson... Retenez bien ce nom, Manzana, car c'est celui d'un excellent et digne homme... Mais hâtons le pas, si vous le voulez bien... car j'ai de sérieuses raisons pour ne plus me rencontrer avec lui. Nous étions sur une large avenue. Un tramway jaune arrêté à une station, devant nous, allait partir pour Rouen. --Montez, dis-je à Manzana en le poussant sur la plate-forme du véhicule. --Mais... fit-il en me regardant d'un air inquiet... avez-vous?... --Ne vous inquiétez pas de cela, montez vite. Le tramway partit. Lorsque le receveur vint demander le prix des places, je tirai de ma poche un gros porte-monnaie en cuir noir, l'ouvris d'un geste solennel et en tirai une pièce blanche. --Voyez, dis-je tout bas à Manzana, il est bien garni. Il y a de l'or et des billets... nous ferons le compte tout à l'heure. N'avais-je pas raison de vous dire que ce Révérend était un brave et digne homme? --Vous êtes un type épatant, murmura mon associé en me donnant une petite tape dans les côtes. Brave pasteur Patterson!... Si ces lignes vous tombent par hasard sous les yeux, veuillez, je vous prie, vous rappeler ces belles paroles de l'Ecriture: «Ce qu'on vous ravit, ne le réclamez point» et pardonnez à celui qui vous a, dans un moment de gêne, emprunté votre bourse. Elle me fut bien utile, je vous l'assure, et j'ai plus d'une fois remercié le ciel de vous avoir placé sur ma route. Lorsque le tramway arriva à Rouen, il faisait déjà nuit. Les flammes des becs de gaz miroitaient dans le brouillard, comme des petites étoiles dans de l'eau trouble. A l'endroit où nous descendîmes l'agitation était intense. C'est vraiment une ville très animée que la ville de Rouen... C'est aussi une bien belle ville et je regrette que le temps m'ait manqué pour en visiter les monuments, qui sont célèbres, paraît-il, dans le monde entier. Nous nous mîmes en quête d'un hôtel et finîmes par en découvrir un qui, pour n'être point très luxueux, était du moins des plus pittoresques. Il se trouvait dans un quartier assez misérable et une rivière aux eaux noires en léchait les fondations. Pour y parvenir il fallait, comme à Venise, traverser un petit pont en dos d'âne et l'on pénétrait alors sous une voûte étroite, décorée de sculptures anciennes et de peintures à demi rongées se craquelant par places et formant en plein cintre de petites stalactites que les courants d'air balançaient mollement. Cet hôtel s'appelait--si j'ai bonne mémoire--l'hôtel de l'Eau-de-Robec. La chambre qu'on nous donna était vaste et aérée--un peu trop aérée même--car, bien que la porte et les fenêtres fussent fermées, les rideaux, jadis blancs, mais à présent couleur isabelle, se gonflaient de temps à autre comme les voiles d'un navire. Quant à l'ameublement, il était d'une sobriété monastique et la table, de style Louis XIV, boiteuse comme Mlle de La Vallière. Le lit, dissimulé au fond d'une alcôve, nous parut assez confortable, bien qu'environné de toiles d'araignée qui ressemblaient à des nids de salanganes. Une odeur de cuisine mal tenue flottait dans la pièce. --Pas très chic, notre logement, dit Manzana, lorsque le domestique, un gnome hydrocéphale qui nous avait accompagnés, eut pris congé de nous. --Bah! fis-je... le principal est que nous y soyons tranquilles et je ne pense pas que le Révérend Patterson vienne nous chercher ici... Mais, voyons, faisons un peu l'inventaire de la bourse que le plus heureux des hasards a fait tomber entre nos mains. Je la vidai sur la table et constatai qu'elle contenait exactement six cent huit francs... une fortune! Grâce à cet argent, nous allions pouvoir enfin gagner l'Angleterre, et peut-être la Hollande. Décidément, la Providence veillait sur nous. Après avoir absorbé, non sans répugnance, un horrible repas que nous fîmes monter dans notre chambre, nous nous disposâmes à nous mettre au lit. A ce moment, mes inquiétudes me reprirent. Devais-je partager le lit avec Manzana? J'hésitai longtemps, puis finalement, je trouvai une solution. Il y avait deux matelas, j'en mis un par terre, pris une couverture et m'installai le plus loin possible de la porte, sous laquelle passait un vent glacial. Je m'étais couché tout habillé, Manzana aussi d'ailleurs, et nous avions laissé la lampe allumée. Malgré les serments que nous avions échangés, nous continuions à nous regarder en ennemis. J'avais le diamant, Manzana le revolver, mais j'avais eu soin, lorsque je lui avais rendu cette arme, de _la rendre inoffensive_. --Dites donc, Pipe, me cria soudain mon associé, est-ce que vous avez chaud, vous? --Ma foi, non, pas précisément. --Si nous faisions allumer du feu... nous allons attraper la crève ici... --Du feu... du feu!... c'est facile à dire, mais n'avez-vous pas remarqué que la cheminée est condamnée... --Quelle turne de malheur, bon Dieu!... pourquoi aussi sommes-nous venus ici... Il ne manque pas d'hôtels où nous aurions été mieux et tout aussi tranquilles... --Bah! une nuit est vite passée! A une église voisine dix coups s'égrenèrent lentement. --Dix heures! dix heures seulement, grogna Manzana... Il se tut cependant et je crus qu'il s'était endormi, mais m'étant soulevé sur ma couche, je vis ses deux yeux qui brillaient dans l'alcôve. --Ah! ah! s'écria-t-il, vous regardiez si je dormais... Je parie que vous voulez encore me chiper le revolver. --Vous êtes malade, mon ami... --Alors, pourquoi me regardiez-vous? --Et vous?... Je pourrais vous retourner la question... est-ce que vous ne chercheriez point, par hasard, à me reprendre le diamant? --Ah!... Dieu de Dieu! cela devient énervant à la fin... Si nous continuons à nous méfier ainsi l'un de l'autre, nous finirons par devenir fous tous deux... --Cette situation est ridicule, j'en conviens, aussi la combinaison que je vous proposais, hier, serait-elle de beaucoup préférable... --Oui, le dépôt dans une banque... Ça, jamais! --Vous serez cependant obligé d'en venir là, je vous assure. --Non... je ne crois pas... D'ailleurs, j'espère que nous n'allons pas moisir en Angleterre. C'est un pays qui ne me dit rien... mais rien du tout. --Vous y avez séjourné longtemps? --Oh! une quinzaine, tout au plus. --Alors, vous n'avez pas pu apprécier le charme de la vie anglaise... Là-bas, ce n'est point comme ici la vie bruyante, extérieure... c'est la bonne petite vie de famille dans un cottage bien clos, devant un feu de houille et une bouteille de whisky. --Alors, quand nous... aurons réalisé notre fortune, c'est en Angleterre que vous vous retirerez? --Oui, si vous ne me tuez pas avant... Manzana se dressa sur son lit: --Non... mais à la fin, pour qui me prenez-vous? Je commence à en avoir assez de ces plaisanteries-là... --Calmez-vous... calmez-vous, ce n'était qu'une plaisanterie, comme vous dites; je n'en pense pas un mot. --A la bonne heure... car vous savez, moi, j'ai la tête près du bonnet. --Allons, dormons, cela vaudra mieux... --Dormir... dormir! est-ce que c'est possible avec vous... Ah! tenez, j'aimerais mieux perdre cinq cent mille francs sur notre affaire et avoir la paix tout de suite... Depuis que je vous connais, je n'ai pas fermé l'oeil une minute... --Je suis absolument dans le même cas... --Si cela continue, nous tomberons malades... --Mais non, mon cher, mais non!... Quand nous nous connaîtrons mieux, nous n'aurons plus de ces soupçons ridicules... il faut bien que nous nous habituions l'un à l'autre... --Je crois que nous y mettrons le temps... --Que voulez-vous, nos relations ont commencé de façon si... imprévue! Avouez tout de même que vous avez eu une sacrée veine... car, somme toute, vous bénéficiez simplement d'une erreur... Si au lieu de me tromper d'étage comme je l'ai fait, j'étais allé chez M. Bénoni, aujourd'hui je serais probablement en Hollande et vous... --Moi... mais je me serais débrouillé... j'ai des relations... --En ce cas, vous auriez bien dû vous en servir au lieu de vendre les bibelots de votre propriétaire... Mais à propos, c'est demain qu'elle revient... Elle va en faire une tête quand elle va voir son appartement dévalisé... --Ah! en voilà assez, à la fin... Savez-vous que vous commencez à m'échauffer les oreilles... Depuis une heure, vous semblez prendre un malin plaisir à me tarabuster... --Mais non... vous voyez bien que c'est pour rire... il faut bien s'amuser un peu, que diable! Allons, bonne nuit, mon cher associé, je vous promets que je vais essayer de dormir... c'est là une preuve que j'ai confiance en vous. --A la bonne heure! j'aime mieux cela... eh bien, dormons! mais c'est cette sacrée lumière aussi qui m'empêche de fermer l'oeil... --S'il ne faut que cela pour vous faire plaisir... Et j'éteignis la lampe. Avant de m'endormir, comme j'en avais réellement l'intention, je pris le diamant et le plaçai sur ma poitrine, dans la petite poche de ma chemise de flanelle... J'étais à peu près rassuré sur le compte de Manzana, mais je jugeai que cette précaution n'était peut-être pas inutile. Si pendant mon sommeil, il s'avisait de vouloir fouiller dans mes poches, il en serait pour ses frais. Je ne supposais pas qu'il voulût me tuer--cela l'eût entraîné trop loin--mais il était bien capable de me voler et je devais me tenir sur mes gardes. Déjà je commençais à sommeiller, quand un épouvantable vacarme se fit entendre dans l'hôtel. On ouvrait des portes, les marches craquaient sous des pas pesants et il y avait, par instants, comme un cliquetis de sabres. --Que se passe-t-il donc? demanda mon associé... est-ce que le feu serait à la maison, par hasard? Il ne nous manquerait plus que ça. Je n'eus pas le temps de répondre. Un coup violent appliqué contre le panneau de la porte retentit soudain, en même temps qu'une voix dure, impérieuse, lançait ces mots effarants: --Au nom de la loi, ouvrez! Nous nous étions levés et, dans l'obscurité, nous nous interrogions, à voix basse. A l'heure du danger, nous nous retrouvions unis. Fraternellement, nos deux mains s'étaient rencontrées. --C'est pour l'affaire de l'hôtel d'Albion, me souffla mon associé... Nous sommes fichus!... Avalez le diamant! Il en avait de bonnes, lui! Est-ce qu'on avale comme un noyau de cerise un diamant de cent trente-six carats! --Au nom de la loi, ouvrez! Il fallait se décider. --Nous aggravons notre cas, dis-je à Manzana. Ouvrons. Mais déjà la porte, cédant sous une violente poussée, s'abattait avec fracas et quatre hommes, dont l'un tenait une lampe à la main, faisaient irruption dans notre chambre. Derrière eux, des sergents de ville aux mines sévères formaient un barrage sombre. Un petit monsieur ceint d'une écharpe tricolore s'avança vers nous, menaçant: --Ah! ah!... dit-il, voici deux gaillards qui ne tenaient guère à faire notre connaissance. Je crois que nous avons eu la main heureuse... Eclairez-moi, Brindavoine, que je voie un peu leurs papiers!... Comprenant que, cette fois, je jouais mon dernier atout, j'avais repris mon aplomb. --Dieu! messieurs, que vous êtes pressés! m'écriai-je... Vous ne donnez même pas aux gens le temps de s'habiller... Alors, ce sont nos papiers que vous voulez... parfaitement! nous allons vous les montrer... Et, tirant de ma poche la carte d'agent de la Sûreté que l'on connaît, je la tendis froidement au commissaire, qui lut à haute voix: _Préfecture de Police... Casimir Bonneuil, inspecteur._ L'effet fut exactement celui que j'attendais. Le commissaire partit d'un bruyant éclat de rire et, me frappant familièrement sur l'épaule: --Monsieur Casimir Bonneuil, fit-il, vous êtes un joyeux vivant, je vois ça!... mais permettez-moi de vous dire que vous poussez tout de même la plaisanterie un peu loin... Etait-il bien nécessaire de nous laisser enfoncer la porte? --Je vous assure, répondis-je, que nous n'avions pas entendu la première sommation... nous étions éreintés et nous dormions comme des loirs. --Vous êtes probablement d'origine anglaise, monsieur Bonneuil... Je vois ça à votre accent... --Moi?... pas du tout... Je suis Français... ce qu'il y a de plus Français... mais j'ai vécu longtemps en Angleterre et, vous savez, l'accent anglais, ça se prend vite... C'est comme l'accent du Midi. --En effet... Et vous êtes ici pour une affaire sérieuse? --Très sérieuse... un vol de plusieurs millions. --Le vol de la Banque des Cotonniers Havrais, sans doute? --Non, mieux que cela... --Seriez-vous sur une piste? --Oui... depuis hier... et, je crois bien que, demain, je tiendrai mes «types». --Ah! ah!... et dans quel quartier pensez-vous les pincer? --Dans celui-ci, probablement... --Cela tombe à merveille... c'est donc à mon bureau que vous amènerez vos gens. Je vais prévenir les journalistes... Ils se plaignent justement qu'il n'y ait jamais «d'affaires» chez moi... Je compte sur vous, hein? Vous pourriez même me requérir, au besoin... Un coup de téléphone et j'accours... Mon commissariat est tout près d'ici, place Saint-Hilaire. --Je vous le promets... quel est votre numéro de téléphone? --5e canton, 123... Cela vous est bien égal, n'est-ce pas, que je vous aide dans cette opération?... C'est vous, bien entendu, qui en aurez tout l'honneur, mais il en rejaillira quand même quelque chose sur moi et le _Fanal de Rouen_ qui, depuis quelques mois, mène contre moi une odieuse campagne sous prétexte que je n'opère jamais d'arrestations, sera bien obligé de reconnaître que, le cas échéant, je n'hésite pas à payer de ma personne et à empoigner les malfaiteurs au collet. Le commissaire avait prononcé ces derniers mots d'un ton confidentiel, et il y avait dans son regard une sorte de supplication. Pour ce brave fonctionnaire en butte aux mesquines tracasseries de province, j'étais le _Deus ex machina_, celui sur qui il comptait pour relever son prestige aux yeux de ses chefs. Avouez qu'il y a tout de même de curieuses coïncidences! Il me remit sa carte, puis, après m'avoir serré la main: --A bientôt, me dit-il... il faut que je continue ma petite visite domiciliaire... Je ne sais pourquoi, j'ai reçu brusquement l'ordre d'opérer une descente dans tous les hôtels borgnes de mon district et il paraît que mes collègues accomplissent, en ce moment, la même mission... Je crois savoir que l'on tient à pincer des escarpes dangereux qui ont fait, hier, un mauvais coup dans la ville... Voyez-vous que l'on aille justement arrêter vos «gredins» et vous couper l'herbe sous le pied... ça serait une sale blague, hein? --Non... il n'y a pas de danger, mes gredins ne logent pas dans un hôtel borgne. --C'est juste... Des gens qui ont des millions en poche!... Allons, au revoir, mon cher monsieur Bonneuil!... N'oubliez pas la promesse que vous m'avez faite et... excusez-moi d'avoir si brusquement interrompu votre sommeil... --Oh!... dans notre métier, ne sommes-nous pas habitués à ces petites surprises! Le commissaire s'en alla, accompagné de son secrétaire Brindavoine. Les agents le suivirent, indolents et maussades. Cependant, l'un de ces derniers qui était, à ce qu'il nous dit, menuisier de son état, revint quelques instants après, rafistoler notre porte. Il replaça le panneau qui était tombé et revissa tant bien que mal la gâche de la serrure. Manzana avait rallumé la lampe. Lorsque nous fûmes seuls, il me donna une petite tape sur le ventre et, pouffant de rire: --Hein? elle est bonne, celle-là! fit-il. C'est égal, vous lui avez monté un joli bateau à ce gobeur de commissaire! Bien joué, monsieur Bonneuil! Bien joué!... Toutes mes félicitations! vous êtes vraiment un type merveilleux... J'acceptai avec modestie le compliment que voulait bien m'adresser Manzana... XIII OU MANZANA DEVIENT INQUIET Quelques instants après, nous nous recouchions et, pour la première fois depuis notre rencontre, nous dormîmes comme deux braves bourgeois qui n'ont rien à se reprocher. Lorsque nous nous éveillâmes, il faisait grand jour. Après m'être tâté pour m'assurer que le diamant était toujours dans le gousset de ma chemise de flanelle, je commandai deux cafés au lait avec des petits pains. Dès que le gnome hydrocéphale qui remplissait à l'hôtel l'office de valet de chambre eut installé devant nous deux tasses ébréchées, nous nous assîmes et, tout en croquant des rôties de pain beurré, nous élaborâmes un plan de campagne. Je dois dire toutefois que ce plan, ce fut moi qui le dressai, car Manzana qui semblait avoir maintenant pour moi une admiration sans bornes, approuvait tout ce que je proposais. Il comprenait qu'à présent j'étais l'âme de cette association qui avait si mal débuté, et menaçait peut-être de finir plus mal encore. --Mon cher ami, dis-je enfin, si vous le voulez bien, nous allons quitter le plus vite possible cette bonne et hospitalière ville de Rouen, mais vous devez supposer que nous n'allons pas être assez naïfs pour prendre le train du Havre qui passe ici, matin et soir... Ce serait le plus sûr moyen de se faire pincer, car la police, à la suite du drame de l'hôtel d'Albion, a dû établir une surveillance dans les gares. Nous allons tout simplement, gagner une petite station que nous n'aurons pas de peine à trouver sur l'indicateur et là, nous nous embarquerons dans un modeste train omnibus. --Vous pensez à tout, mon cher Pipe! s'exclama mon associé... mais, dites donc, avez-vous songé à notre arrivée au Havre? Il y aura de la police, là-bas, et pour peu que nous ayons été signalés... --J'ai prévu cela, mon cher, aussi descendrons-nous à la première gare avant Le Havre... D'ailleurs, je réfléchis, il est possible que nous ne prenions pas le train... --Ah!... vous songeriez à louer une auto? --Non... Je vous dirai cela tout à l'heure... j'ai besoin de me renseigner... --Faites-le vite, alors, car je ne me sens pas en sûreté. --Et moi donc? J'ai hâte de filer, croyez-le... nous commençons à connaître trop de monde ici: le cocher, la débitante, le pasteur, le commissaire de police... Nous nous apprêtions à sortir, quand je fis remarquer à Manzana qu'il serait peut-être prudent de lire un peu les journaux. Il approuva cette idée et nous envoyâmes chercher, par le groom à grosse tête, le _Fanal de Rouen_. J'étais curieux de savoir si cette feuille parlait de notre petite expédition de la veille. Je ne tardai pas à être fixé, mais ce que je lus me plongea dans un abîme d'étonnement. --Ecoutez, dis-je à Manzana. Sous le titre: «Le Mystère de l'hôtel d'Albion», on racontait ce qui suit: «Hier, dans notre ville d'ordinaire si paisible, depuis que les nombreux indésirables qui l'habitaient se sont réfugiés au Havre, un drame mystérieux s'est déroulé à l'Hôtel d'Albion, où l'on a découvert, dans la chambre nº 34, un homme et une femme bâillonnés et ligotés, à n'en pas douter, par des mains expertes...» Je regardai Manzana: --Voilà, dis-je, un compliment à votre adresse... --Oui... oui... continuez, fit mon associé d'un ton bourru. «... par des mains expertes. Délivrés immédiatement et soignés par un médecin que l'on avait fait appeler, ils ont déclaré avoir été attaqués par deux individus dont ils ont donné un signalement détaillé et sur la piste desquels notre intelligent chef de la Sûreté s'est lancé aussitôt. Grâce aux renseignements précis qu'il n'a pas tardé à recueillir, nous avons tout lieu d'espérer que les deux bandits seront arrêtés aujourd'hui.» Cet article inséré en première page, était suivi d'une petite note en italiques: _Dernière heure_. Et voici ce que disait cette note: «L'affaire de l'hôtel d'Albion se complique étrangement. Les deux personnes qui avaient été victimes de l'agression dont nous parlons plus haut et que M. Feuardent, juge d'instruction, avait convoquées à son cabinet, ont disparu subitement et, malgré les recherches opérées par le service de la Sûreté, il a été jusqu'alors impossible de retrouver leur trace.» --Parbleu...! m'écriai-je, ces gens-là ne tenaient pas plus que nous à dialoguer avec un juge d'instruction. Ils doivent avoir, eux aussi, la conscience terriblement chargée... Allons, tout cela est très bon pour nous... --Ah! vous croyez? fit Manzana. --Mais certainement, pendant que l'on recherchera les locataires de l'hôtel d'Albion, nous aurons le temps de filer... Cette affaire est trop compliquée pour des policiers de province... vous verrez qu'ils embrouilleront tout et n'aboutiront à rien... Profitons de leur affolement pour leur tirer notre révérence. --Vous avez toujours l'intention de gagner Le Havre? --Bien sûr... n'a-t-il pas été décidé que nous passerions en Angleterre...? --Nous n'y sommes pas encore. --Mais nous y serons bientôt... --Je le souhaite, mais je suis loin d'être aussi optimiste que vous... Les gares doivent être surveillées... --Mais puisque je vous ai déjà dit que nous ne prendrions pas le train... Combien faut-il vous le répéter de fois?... Manzana ne répliqua point, craignant sans doute de s'attirer quelqu'une de ces algarades que je ne lui ménageais guère depuis la veille. Il hocha lentement la tête, d'un air résigné, puis répondit simplement: --Je remets mon sort entre vos mains. Un autre se fût peut-être laissé prendre aux airs doucereux de Manzana, mais moi qui connaissais le drôle, je ne croyais plus un mot de ce qu'il disait. La soumission qu'il montrait n'était point sincère et je le sentais toujours aussi hostile. Je lisais au fond de sa pensée comme dans un livre et il devait bien s'en apercevoir, car chaque fois que je le regardais fixement, il paraissait gêné. Son plan, je ne le devinais que trop!... Il espérait me supprimer purement et simplement et rester seul propriétaire du diamant, mais il avait affaire à forte partie et, d'ailleurs, j'étais bien décidé à ne plus lui confier le Régent. Jusqu'alors j'avais échafaudé une foule de projets, tous plus insensés les uns que les autres, et, comme cela arrive généralement, au moment où je désespérais de tout, une inspiration m'était venue: J'avais trouvé le moyen de quitter Rouen, sans bourse délier... bien plus j'espérais, en cours de route, gagner quelque argent. L'idée n'avait rien de génial, mais elle ne fût certainement pas venue à l'esprit de Manzana. Après avoir réglé la note d'hôtel, je sortis avec mon associé. Il faisait un temps épouvantable. La pluie tombait à flots et il n'y avait pas un chat dans les rues. Nous nous mîmes un instant à l'abri sous un porche, mais comme l'averse continuait, nous relevâmes le col de notre pardessus et nous nous remîmes en route, courbés en deux, ruisselants d'eau, à demi aveuglés. Nous atteignîmes enfin les quais et là, nous pûmes nous mettre à l'abri dans une baraque en planches qui servait de bureau à une compagnie de navigation. Manzana ignorait toujours ce que j'avais l'intention de faire, mais il n'osait m'interroger, de peur de se faire encore rembarrer. De temps à autre, il me jetait un regard à la dérobée, mais je demeurais impassible, jugeant inutile de le mettre au courant de mes projets. Enfin, comme la pluie avait cessé, je lui touchai légèrement le bras: --Venez, lui dis-je. --Où cela? --A deux pas d'ici. Quelques minutes après, je m'arrêtais devant un grand cargo amarré à quai et dans lequel des hommes étaient en train d'empiler à fond de cale des balles de coton. Ce cargo était anglais; il s'appelait le _Good Star_, ce qui signifie _Bonne Etoile_. Ce nom me plaisait car, on a pu le voir, je suis assez superstitieux et m'imagine à tort ou à raison que certains noms doivent avoir sur notre destinée une réelle influence. M'approchant d'un gros homme à casquette galonnée, qui surveillait l'embarquement des marchandises, je lui dis en anglais: --Pardon, capitaine, n'auriez-vous point besoin, par hasard, de deux hommes de peine?... Le capitaine me toisa pendant quelques secondes, puis après avoir tiré deux ou trois bouffées de sa courte pipe en merisier, répondit d'un ton brusque: --Qu'est-ce que vous savez faire? --Oh! beaucoup de choses, captain... --Savez-vous arrimer une cargaison? --Oui, captain... --Pouvez-vous aussi tenir convenablement la barre? --Je le crois. --Savez-vous lover chaînes et filins? --Parfaitement, captain... --Vous pourriez, je le suppose, faire aussi un peu de cuisine? --Certes... captain. --Bien... quelles sont vos prétentions? --Ma foi... j'estime que trois livres par semaine... --Je vous en offre deux, pas un shilling de plus... c'est à prendre ou à laisser... Maintenant, je dois vous prévenir que je vous engage pour un voyage seulement... Une fois que nous serons arrivés à destination et que l'on aura procédé au déchargement, je n'aurai plus besoin de vos services... Acceptez-vous? --J'accepte, captain... mais à une condition. --Laquelle? --C'est que vous preniez aussi mon camarade... Et ce disant, je désignais Manzana qui se tenait près de nous... Le capitaine dévisagea mon associé, puis fronçant le sourcil: --Il a une sale tête, votre camarade... ce n'est sûrement pas un Anglais, cet oiseau-là... --Non, captain... --Il a l'air solide... on pourrait tout de même l'employer à vider les escarbilles et à charger les foyers... C'est entendu, je le prends... mêmes conditions que pour vous, mais dites-lui que s'il ne fait pas mon affaire, je le débarque au Havre... je n'aime pas les flémards, moi... Je transmis ces paroles à Manzana qui demeura tout interloqué. --Eh quoi, dit-il, vous m'avez engagé à bord de ce bateau sans me consulter? --Mon cher, répondis-je, il n'y avait pas à hésiter... d'ailleurs, je vous eusse consulté que cela n'eût avancé à rien. Il y a des situations que l'on doit accepter coûte que coûte... Nous sommes menacés, traqués comme de mauvaises bêtes, il faut absolument quitter cette ville. Or, pouvions-nous trouver une meilleure solution que celle-là? Mon associé ne répondit point. L'argument était, en effet, sans réplique, mais Manzana, paresseux comme une couleuvre, se lamentait déjà à la pensée qu'il allait être obligé de travailler, chose qui ne lui était peut-être jamais arrivée, car cet être au passé nébuleux avait dû exercer tous les métiers, excepté ceux qui exigent un effort physique trop violent. Je n'étais pas fâché de voir un peu la tête qu'il ferait quand le capitaine lui commanderait de porter des sacs de charbon ou de laver le pont à grande eau. L'épreuve serait dure, mais elle aurait sur mon triste compagnon un effet salutaire. J'ignorais où allait le _Good Star_. Je savais seulement qu'il ferait escale au Havre pour, de là, se diriger vers quelque port d'Angleterre. Il devait quitter Rouen à la marée descendante, c'est-à-dire à deux heures de l'après-midi, mais il n'était encore que dix heures du matin et qui sait si, avant le départ, quelque stupide policier ne viendrait pas nous rendre visite. Le _Good Star_, en sa qualité de navire marchand, était dispensé des formalités de police auxquelles sont soumis les vapeurs transportant des passagers, mais après la petite histoire de l'hôtel d'Albion, il était possible que le chef de la Sûreté de Rouen s'avisât de perquisitionner à bord des bateaux en partance. J'insistai auprès du capitaine pour prendre immédiatement mon service. Il y consentit. --Venez, dit-il. Et il nous présenta immédiatement au maître d'équipage, un gros homme aussi large que haut qui répondait au nom de Cowardly. On nous assigna immédiatement nos postes. --_Here_, me dit Cowardly, en me désignant le pont du bateau... Et prenant Manzana par le bras, il le poussa vers une écoutille où se trouvait un petit escalier de bois conduisant à l'entrepont. Comme mon associé demeurait immobile, ne sachant ce qu'il devait faire, Cowardly lui dit d'un ton brusque: --_Downstairs!_ Je m'approchai: --Mon camarade, expliquai-je au maître d'équipage, ne comprend pas l'anglais. Et je traduisis à Manzana l'ordre que l'on venait de lui donner: --On vous dit de descendre. --Où cela? --Mais dans la cale, parbleu! --Et vous? --Moi, jusqu'à nouvel ordre, je reste ici, sur le pont... --Ah! non, par exemple. Je n'accepte pas cela... Le truc est bien combiné, mais ça ne prend pas avec moi... pendant que je serai à fond de cale, vous filerez avec le diamant... Vraiment, mon cher, vous me prenez pour un imbécile... Le capitaine était derrière nous. Il ne comprenait rien à ce que nous disions, mais au ton de Manzana, il n'eut pas de peine à deviner que celui-ci faisait des difficultés pour descendre dans l'intérieur du navire. D'une violente poussée, il l'envoya rouler en bas de l'escalier et d'un coup de pied referma le panneau de l'écoutille... --Retenez bien, me dit-il, que vous n'êtes pas ici pour tenir des conversations... Au travail, et vivement!... Tenez, joignez-vous à cet homme et aidez-le à rouler cette balle de coton... J'obéis, sans murmurer, et cette docilité me valut tout de suite la confiance du capitaine. Il faut savoir se plier aux exigences de la vie et accepter toutes les situations, quelles qu'elles soient, du moment que l'on travaille à son salut. Quelle brute que ce Manzana! Pourvu qu'il n'aille point, par quelque extravagance, attirer sur nous l'attention de la police! XIV LA PREMIÈRE RENCONTRE QUE JE FIS SUR LE SOL ANGLAIS Le _Good Star_ devait, je l'ai dit, partir à deux heures de l'après-midi. En causant avec quelques matelots, anglais comme moi, j'appris qu'il se rendait directement à Londres, après escale au Havre. Décidément, j'étais servi à souhait. J'attendais cependant avec une inquiétude que l'on devine le moment où on larguerait les amarres et, tout en m'employant à bord le plus activement possible, je jetais de temps à autre un regard vers le quai. C'était là que pouvait surgir l'ennemi, sous forme d'un détective ou d'un agent de la police officielle. Par bonheur, la pluie s'était remise à tomber et les quais étaient absolument déserts. Un peu avant midi, j'eus une vive émotion. Deux hommes d'apparence assez louche s'étaient présentés à bord et avaient demandé le capitaine. Enfin, ils quittèrent le bateau, et ce furent les deux seuls visiteurs que nous eûmes sur le _Good Star_. Manzana, comme bien on pense, n'était pas tranquille à fond de cale et il éprouva le besoin de passer la tête par une écoutille, afin de s'assurer que j'étais toujours sur le pont. Le capitaine l'aperçut. Il eut un geste de colère, puis appelant le maître d'équipage, lui donna rapidement quelques ordres. Bientôt, Manzana reparaissait en compagnie du second qui, sans un mot, le conduisait à la passerelle et l'invitait à quitter le bord. Mon associé qui ne tenait pas à partir sans moi protestait avec la dernière énergie et m'appelait d'une voix désespérée, mais je me gardai bien de me montrer. Il fut enfin expulsé un peu brutalement par le maître d'équipage qui n'était rien moins que patient et, dès qu'il fut sur le quai, deux marins, sur un ordre, retirèrent la passerelle. Caché derrière une des cheminées du bateau, je voyais Manzana s'agiter comme un fou. De temps à autre, il mettait ses deux mains en porte-voix devant sa bouche et hurlait à tue-tête: --Pipe!... Edgar Pipe!... Vous savez bien que nous ne pouvons pas nous quitter ainsi... Rappelez-vous nos conventions... C'est mal ce que vous faites là!... Prenez garde!... Déjà le _Good Star_ se mettait en marche et le bruit de ses hélices frappant l'eau à coups saccadés couvrait les appels de mon associé... Je l'apercevais toujours gesticulant sous la pluie, mais peu à peu, il diminua, et ne fut bientôt plus qu'une petite silhouette noire trépignante et grotesque. Le hasard, on le voit, me servait à souhait une fois encore. Depuis près de cinq jours, je cherchais le moyen de me débarrasser d'un affreux rasta sans usages qui était de plus fort compromettant et voici que le capitaine du _Good Star_ dénouait, d'un simple geste, une situation qui menaçait de tourner au tragique. Ah! on a bien raison de dire que la vie n'est qu'une boîte à surprises. Tout ce que l'homme prépare, élabore avec soin en vue de cette chose insaisissable qu'on appelle le bonheur, tout cela s'écroule en un clin d'oeil, au moindre souffle, et c'est presque toujours ce que l'on n'a pas prévu qui finit par s'imposer à nous en bouleversant tous nos projets. Parfois, ce changement subit nous est funeste... Souvent aussi il nous est favorable, comme c'était le cas ici. Un étranger s'était fait mon auxiliaire. Ah! comme je le bénissais, ce brave capitaine du _Good Star_!... Cependant, je finis, à la réflexion, par m'apercevoir que, pour s'être modifiée de façon assez satisfaisante, ma situation n'en restait pas moins dangereuse. En effet, Manzana, qui sans être un aigle n'était pas tout à fait un imbécile, ne me lâcherait pas comme cela... et il y avait des chances pour qu'il me retrouvât, soit au Havre, notre première escale, soit en Angleterre, au moment de l'accostage du _Good Star_... S'il me manquait à cette dernière relâche, j'avais tout lieu de supposer qu'il ne me rejoindrait jamais. D'ailleurs, où trouverait-il de l'argent pour payer son voyage? Le _Good Star_ marchait bon train... C'était un superbe cargo, dernier modèle, qui pouvait, en pleine mer, filer ses quinze noeuds, mais en ce moment, il modérait son allure, afin de ne point soulever derrière lui trop de remous. Lorsque nous atteignîmes Villequier, un pilote monta à bord, et nous guida à travers les bancs de sable qui s'égrènent çà et là, sur la Seine, jusqu'à son embouchure. Après avoir aidé à arrimer la cargaison dans la cale, je m'occupai de la cuisine de l'équipage. Je devais, aux termes de nos conventions avec le capitaine, remplacer momentanément le maître-coq. C'était la première fois de ma vie que je remplissais les délicates fonctions de cuisinier, et je dois dire que je ne m'en tirai pas trop mal. Au lieu de confectionner de ces plats classiques que les connaisseurs apprécient trop facilement, j'improvisai des ragoûts étranges qui échappaient à la critique, et les matelots, à quelques exceptions près, se déclarèrent satisfaits de mes salmigondis. Le maître d'équipage Cowardly daigna même me complimenter sur certaine blanquette sauce poivrade, que je croyais bien avoir affreusement ratée et qui mit le feu au gosier de tous les marins. Ce que l'on but ce jour-là à bord du _Good Star_, on ne peut s'en faire une idée. La manoeuvre s'exécuta néanmoins sans trop d'à-coups. Les hommes furent plus gais que de coutume, voilà tout. Quand nous atteignîmes la mer, nous commençâmes à danser fortement et je ne tardai pas, hélas! à éprouver ce que mes compatriotes appellent le _sea-sickness_. Je fus horriblement malade et ne me rappelle rien de ma traversée... Je crois toutefois pouvoir affirmer que le capitaine et le maître d'équipage, furieux d'être privés de cuisinier, m'accablèrent d'injures et s'oublièrent même jusqu'à me frapper. Cependant, si abattu, si prostré que je fusse, je trouvais encore la force de palper de temps à autre la pochette qui contenait mon diamant... Lorsque nous entrâmes enfin dans la Tamise, je retrouvai tous mes moyens, et crus devoir m'excuser auprès du capitaine, mais le charme était rompu; je n'étais plus à ses yeux qu'un être ridicule, une sorte de fantoche encombrant, aussi m'annonça-t-il d'un ton bourru qu'il me retranchait une livre sur ma solde. J'eus l'air navré de cette diminution de salaire, mais au fond, je m'en moquais comme d'une guigne, puisque j'avais toujours en poche la bonne et solide bourse en cuir noir du Révérend Patterson. Certes, je me retirais bien de l'association que j'avais été obligé d'accepter, le revolver sous la gorge, et j'estimais comme le nommé Pangloss que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes. Ah! il devait en faire une tête, en ce moment, le Senor Manzana! Je me le représentais courant à travers les rues de Rouen, comme un chien perdu, dans la boue, et ma foi, j'avoue qu'il ne m'inspirait nulle compassion. Bien que je m'efforçasse de me rassurer complètement, une crainte finit cependant par me hanter et par s'incruster dans ma cervelle avec l'obstination d'une idée fixe. Si Manzana s'était fait prendre!... Qui sait si un agent de police ne l'avait point arrêté! Si cela s'était produit, j'étais sûr de mon affaire. Le gredin me dénoncerait et peut-être serais-je «cueilli» en débarquant sur le sol anglais. J'avais remarqué que le _Good Star_ avait un poste de T. S. F., et que l'on avait reçu plusieurs radios depuis notre départ. Je ne serais vraiment tranquille que lorsque j'aurais franchi la passerelle du cargo et j'aspirais à cet heureux moment, avec une émotion que l'on comprendra. Il arriva enfin! Le _Good Star_ s'amarra à quai, dans le bassin Sainte-Catherine, en amont de Tower-Bridge, et l'on procéda immédiatement au débarquement des marchandises. Nul agent ne m'attendait au ponton d'accostage... Manzana, en admettant qu'il eût prévenu la police, s'y était pris trop tard... J'étais maintenant dans mon pays, libre de mes mouvements, libre de mes actes et avec de l'argent en poche... Rien ne m'empêchait plus de passer en Hollande pour y vendre mon diamant. L'incident Manzana ne m'avait, en somme, retardé que de quelques jours. Ah! quelle riche idée j'avais eue de conserver le Régent sur moi après la petite expédition de l'hôtel d'Albion! Je procédai au déchargement du _Good Star_ avec un courage et un entrain extraordinaires... Jamais je n'avais eu tant de coeur au travail. Il me semblait qu'une vie nouvelle s'ouvrait devant moi. Tout en «coltinant» les caisses et les balles qu'un treuil à vapeur extrayait des flancs du cargo, je chantais éperdument et Cowardly dut, à deux reprises, me prier de mettre une sourdine à mon «gueuloir» pour employer sa propre expression. Le débarquement terminé, je touchai ce qui me revenait, puis je pris congé du capitaine et du maître d'équipage. Je cessais d'être marin pour redevenir gentleman, mais quelques instants plus tard, en passant devant la glace d'une boutique, je m'aperçus que je ressemblais plutôt à un «beggar» qu'à un gentleman. Mon linge n'était plus douteux, il était franchement sale. Quant à mes habits, ils auraient eu besoin d'un sérieux coup de fer. Je ne pouvais songer, vêtu comme je l'étais, à me risquer dans un quartier trop fréquenté où j'eusse immédiatement attiré l'attention des promeneurs et peut-être aussi celle des gens de police. A Londres, je n'avais rien à craindre, n'ayant aucun méfait connu sur la conscience, mais il arrive fréquemment que les individus suspects sont «raflés», conduits au poste, interrogés, fouillés, puis remis ensuite en liberté, avec des excuses. Ces sortes d'arrestations qui ne sont jamais maintenues, en Angleterre, sont, par un joyeux euphémisme, appelées «présentations». Elles ne tirent pas à conséquence et constituent ce que l'on pourrait appeler une «mesure préventive», mais j'avais de sérieuses raisons pour ne point me laisser englober dans une de ces rafles dont l'issue eût été désastreuse pour moi. Un gentleman, de si bonne famille soit-il, n'a point pour habitude de se promener avec un diamant de cent trente-six carats dans sa poche... Réfrénant, pour l'instant, les idées de luxe et de confort qui ont toujours exercé sur moi une irrésistible attraction, je choisis, dans un quartier de troisième ordre, un hôtel assez misérable qui portait pour enseigne: «Au Poisson Bleu». Il était situé dans Caledonian Road et fréquenté (je le constatai bientôt) par des gens assez louches aux professions multiples et à la mine plutôt inquiétante. Je ne fis, bien entendu, que poser le pied dans cet hôtel: juste le temps de passer une chemise neuve achetée dans un magasin des environs, de me donner un coup de brosse et de me faire cirer. Je me rendis ensuite chez le coiffeur, puis chez le chapelier et enfin chez un vieux tailleur juif qui consentit à donner sur l'heure un coup de fer à mes vêtements. Après ces diverses opérations, dont, le lecteur appréciera la nécessité, je me risquai gaillardement dans le centre de Londres. Quelques instants après, j'étais confortablement installé dans un restaurant de Leicester Square, et pour la première fois depuis la nuit de Noël, je pouvais enfin dîner tranquille. Mon repas terminé, j'allumai un superbe «cubanola», sirotai quelques liqueurs, puis sortis après avoir réglé ma note qui se montait à deux livres six shillings. Je me traitais bien, comme on voit, mais j'avais droit, ce me semble, à ce petit «dédommagement» après les heures sinistres que j'avais passées en compagnie de Manzana. Dehors, sur la place, des rampes électriques fulguraient dans la nuit, au-dessus des larges baies d'un music-hall... --Tiens, me dis-je, pourquoi pas? Et le cigare à la bouche, le chapeau en arrière, la figure aussi rouge que la tunique d'un horse-guard, j'entrai à l'Alhambra. La musique jouait, à ce moment, une scie en vogue que le public reprenait en choeur au refrain, et dont les paroles étaient celles-ci, à une légère variante près: _Tout va bien, tout est bien, Nous avons, Symphorien, Une veine... une veine, Une veine de chien!_ Cet air et ce couplet étaient pour moi de bon augure et, en m'acheminant vers le promenoir, je fredonnais tout guilleret: «Une veine... une veine... une veine de chien», quand, brusquement, je demeurai cloué sur place, bouche bée, bras ballants. Une femme en toilette tapageuse était là, devant moi, me regardant avec effarement, et cette femme, c'était Edith... cette petite dinde d'Edith, cause de tous les tourments que j'avais endurés depuis ma visite nocturne au musée du Louvre. Elle s'attendait sans doute à un éclat de ma part, mais quand elle vit qu'au lieu de prendre une mine courroucée, j'avais le sourire aux lèvres, elle se jeta dans mes bras, en murmurant: --Oh! Edgar! Edgar! pardonnez-moi!... Le public amusé par cette petite scène qui, en tout autre endroit eût paru scandaleuse, battait des mains, trépignait de joie et hurlait en me désignant: _Tout va bien, tout est bien, Il a une veine de chien..._ J'entraînai Edith au vestiaire, l'aidai à mettre son manteau et nous sortîmes. XV OU LE HASARD SE MET ENCORE UNE FOIS DE LA PARTIE Vous n'attendez point, n'est-ce pas, que je vous décrive par le menu les diverses phases de cette nouvelle lune de miel... Elle fut ce qu'elle est ordinairement dans ces rabibochages amoureux: ardente, enivrante, affolante... Edith repentante sut racheter ses torts et se les faire pardonner... Elle arriva même, pendant quelques jours, à me faire oublier le Régent. Hélas!... il fallut vite déchanter! Un beau matin, en fouillant dans mon portefeuille, je m'aperçus qu'il n'y restait plus qu'une pauvre petite bank-note de cinq livres... Nous avions vécu, ma maîtresse et moi, sur ce qu'elle avait conservé de mes deux mille francs et aussi sur la bourse du Révérend Patterson. Il fallait absolument que je trouvasse de l'argent. Un cambriolage seul pouvait me tirer d'affaire, mais je dois dire que le souvenir de ma dernière expédition me rendait très circonspect. Je n'osais pas avouer ma gêne à Edith, car les femmes, si aimantes soient-elles, acceptent assez mal ces confidences. Je résolus, encore une fois, de m'en remettre au hasard. J'annonçai à ma maîtresse que je serais absent toute la journée... Edith me regarda d'un air tout étonné: --Eh quoi, dit-elle, voilà que vous m'abandonnez déjà? --Pour jusqu'à ce soir seulement, chérie... il faut absolument que j'aille chez un de mes oncles qui habite Richmond... --Et cela vous a pris tout d'un coup... vous ne pouvez pas remettre cette visite? --Non, Edith... c'est très sérieux... il s'agit d'une question d'argent... --Oh! alors, allez... Il ne faut jamais, Edgar, remettre ces visites-là... Mais, au fait, j'y songe, je pourrais bien vous accompagner?... il y a longtemps que j'ai envie d'aller à la campagne... Pendant que vous vous rendriez chez votre oncle je vous attendrais quelque part. --Non, Edith... cela est impossible... mon oncle est très formaliste... S'il apprenait que l'on m'a vu à Richmond, en compagnie d'une femme, il ne me recevrait plus. --C'est donc un clergyman, votre oncle?... --Non... c'est un magistrat... un coroner. Edith n'insista plus. Je l'embrassai et partis. Où allais-je? Je n'en savais rien. Je venais d'atteindre Fleet Street, rue très fréquentée, comme on sait, et je m'étais engagé sur la chaussée pour changer de trottoir, quand une grosse dame, qui marchait devant moi, glissa soudain sur l'asphalte humide et, avec un bruit mat, s'étala sur le sol. Galamment, je l'aidai à se relever, mais elle avait dû se blesser en tombant, car elle était incapable de mettre un pied devant l'autre. Aidé de deux aimables citoyens, je la transportai chez un pharmacien et disparus prestement. J'étais, en effet, très pressé de voir ce que contenait le petit sac à main que j'avais, sans qu'elle s'en aperçût, subtilisé à la dame, et enfoui dans la poche de côté de mon pardessus. Ce ne fut qu'au bout d'un quart d'heure, dans l'allée déserte d'un square, que je pus enfin satisfaire ma curiosité. Pour une fois, j'avais eu la main heureuse. Le sac contenait exactement quatre billets de cinquante livres et deux de dix... au total deux cent vingt livres... La grosse dame était une propriétaire du nom de Dorothy Coxcomb. Une petite note épinglée à l'un des billets indiquait l'usage qu'elle voulait faire de son argent... et je dois reconnaître que ce placement était absolument ridicule, car les valeurs qu'elle se proposait d'acheter sombrèrent deux mois après, lors du fameux krach de la Banque Tymson and Co. De toute façon, la grosse dame eût été refaite et il valait encore mieux que ce fût Edgar Pipe qui profitât de son argent, plutôt que des banquiers sans scrupules qui sont la honte du Royaume-Uni et dont les victimes se comptent par milliers. Je jetai le sac dans un massif et plaçai soigneusement les bank-notes dans mon portefeuille qui n'était plus habitué à recevoir pareils locataires. Ce que c'est que l'argent, tout de même, et quelle heureuse influence il exerce sur notre esprit! Il n'y a qu'un instant, tout me paraissait gris et triste, maintenant, je voyais tout en rose et j'avais une envie folle de sauter, de gambader, de me jeter au cou des gens dans la rue. Bien entendu, au lieu de continuer à marcher à l'aventure, je rentrai chez moi--ou plutôt chez Edith. Elle s'apprêtait à sortir. --Comment? dit-elle, vous voilà déjà? --Vous voyez... j'ai eu la chance de rencontrer mon oncle dans Fleet Street et cela m'a épargné la peine d'aller à Richmond. --Vous paraissez tout joyeux... --Le plaisir de vous revoir, Edith... --Vraiment? --Pouvez-vous en douter? Je ne sais si Edith crut à la sincérité de mes sentiments; en tout cas, si elle pouvait avoir des doutes à ce sujet, elle n'en laissa rien paraître. Je l'emmenai à Regent's Park, puis de là chez Monico, dans Piccadilly. Nous allions mener la grande vie pendant quelques jours, puis, je partirais pour la Hollande. Je m'étais bien gardé de dire à Edith que j'avais sur moi un diamant de plusieurs millions; cependant, un jour ou plutôt une nuit, elle avait failli le découvrir. J'avais placé le Régent dans la petite poche de côté de ma chemise de flanelle et ma maîtresse l'avait, par hasard, senti sous sa main. --Tiens! demanda-t-elle, qu'est-ce que vous avez là, Edgar? --Oh! rien... répondis-je... --On dirait une petite pierre. --C'en est une, en effet... --Un souvenir? --Non... un fétiche... Edith éclata de rire. --Eh quoi? dit-elle, vous êtes comme les nègres... vous avez sur vous un gris-gris. --Vous le voyez. --C'est curieux... Je ne vous aurais pas cru si superstitieux. --Que voulez-vous, Edith, on ne se refait pas. --Et sérieusement... vous croyez au pouvoir de cette amulette?... Vous a-t-elle déjà porté bonheur, au moins? --Mais oui, Edith, puisque après vous avoir perdue, j'ai eu la joie de vous retrouver. --Grâce à votre gris-gris? --Grâce à mon gris-gris. --Et comment est-ce fait, cet objet-là? --Je vous l'ai déjà dit, c'est une simple pierre, mais une pierre qui ne vient pas des régions terrestres... --Je crois, Edgar, que vous vous moquez de moi, fit Edith en me donnant une petite tape sur la joue. --Mais non... je vous assure... Vous avez bien entendu parler des aérolithes?... --Non... qu'est-ce que c'est que ça? --Ce sont des pierres... des pierres qui tombent du ciel... Edith n'était pas très convaincue. Elle me regardait avec méfiance, mais n'osait mettre en doute ma parole... --En effet, conclut-elle. Si ces pierres tombent du ciel, comme vous dites, elles doivent évidemment porter bonheur... Montrez-moi donc un peu comment c'est fait ces pierres-là? --Une autre fois, Edith... Mon gris-gris est cousu dans une double enveloppe très dure... c'est toute une affaire que de le développer... Je vous promets de vous le montrer demain... --Vous m'en donnerez bien un petit morceau? --Si vous y tenez... --Bien sûr que j'y tiens... une pierre qui vient du ciel! * * * * * Edith était tenace et je savais bien qu'elle ne me laisserait point de répit que je ne lui eusse donné un morceau de mon amulette. Je me procurai donc un caillou quelconque que je lui présentai le lendemain. --Oh! ce n'est que cela, s'écria-t-elle. Ce n'est pas bien beau... Enfin, puisque ça porte chance. Je cassai le caillou au moyen d'un marteau et j'obtins ainsi deux éclats. J'en donnai un à ma maîtresse et serrai l'autre précieusement dans le petit sachet d'où j'avais préalablement enlevé le diamant. J'avais mis le Régent dans mon porte-monnaie, mais il était indispensable que je trouvasse une cachette plus sûre, car Edith, curieuse comme toutes les femmes, ne manquerait certainement pas de le découvrir... Où le mettre, grand Dieu! J'eus l'idée de le coudre dans la doublure de mon gilet ou dans la ceinture de mon pantalon, mais j'y renonçai... la doublure pouvait se déchirer, s'user au frottement, et je risquais de perdre mon trésor. Je songeai aussi à le dissimuler, dans notre chambre, sous une lame de parquet, à l'introduire entre deux briques de la cheminée ou à le loger tout en haut de l'armoire à glace, mais je reconnus que ces cachettes n'offraient aucune sécurité. Une bonne de l'hôtel pouvait le découvrir, et il était à présumer qu'elle ne m'aviserait point de sa trouvaille. Et pourtant, il fallait le dissimuler, coûte que coûte. Le lecteur s'étonnera sans doute de ce surcroît de précautions et se demandera probablement pourquoi je n'avais point jugé à propos de tout révéler à Edith. Hélas! l'expérience m'a appris que les femmes sont incapables de garder un secret. De plus, je ne pouvais avouer à ma maîtresse, qui me croyait un gentleman, que je n'étais qu'un vulgaire cambrioleur. Edith avait des principes. Elle se disait la nièce d'un pasteur, et bien qu'elle eût suivi une voie que la morale réprouve, elle n'en demeurait pas moins très «honnête»--au sens large du mot. Elle n'admettait point que l'homme qui doit, en toute chose, donner l'exemple à la femme, pût se laisser aller à commettre une mauvaise action, même pour conquérir la fortune. Je suis certain que si à cette époque Edith avait su quel genre d'individu j'étais, elle m'eût immédiatement dénoncé à la police. Plus tard, elle en arriva heureusement à changer d'avis, mais n'anticipons pas!... Il y avait là, n'est-il pas vrai? un curieux cas psychologique, une mauvaise interprétation des conventions sociales, mais le rigorisme ridicule de cette petite perruche est commun à nombre d'Anglaises. En France, j'en ai fait la remarque, les femmes sont beaucoup plus indulgentes, et aussi plus justes. Si elles aiment un cambrioleur, elles arrivent assez facilement à se laisser endoctriner par leur amant et se gardent bien de le dénoncer, surtout s'il leur procure, grâce à sa petite industrie, une vie facile, exempte de soucis, des toilettes et des bijoux. La générosité, d'où qu'elle vienne est toujours une qualité très appréciée des femmes et elles pardonnent tout à celui qui donne beaucoup. Il n'y a pas de sots métiers, il n'y a que de sottes gens, dit un proverbe français, et rien n'est plus vrai. Certes, si tout le monde était honnête sur terre, il serait criminel de raisonner ainsi, mais quand on voit, chaque jour, des aigrefins ruiner des milliers de gogos, il n'est pas téméraire d'admettre que le cambrioleur est bien moins méprisable que ces gens-là. Je ne reviendrai plus sur ce sujet, que j'ai déjà sommairement traité, mais que l'on me permette une dernière réflexion que je crois nécessaire. Il y a deux catégories de cambrioleurs: ceux qui opèrent en petit et ceux qui opèrent en grand. Les premiers, qui dévalisent ordinairement des chambres de bonnes et de modestes logements de travailleurs, n'ont droit à aucune indulgence, et si j'étais juge, je les «salerais» sans pitié. Les seconds, ceux qui ne s'en prennent qu'aux riches (et je m'honore d'appartenir à cette catégorie), ne causent en somme qu'un préjudice insignifiant à leurs victimes. C'est, en réalité, une sorte d'impôt sur le revenu qu'ils prélèvent, indûment, j'en conviens, mais qui m'objectera que les taxes votées par les Chambres soient toutes équitables? Ceci dit, je reviens à mes moutons qui s'étaient, je crois, un peu égarés. Ma seule préoccupation pour l'instant était de dérober mon diamant aux yeux d'Edith tout en le conservant sur moi. Le problème était délicat, et m'occupa l'esprit pendant de longues heures. J'imaginai les moyens les plus stupides, les plus extravagants... J'envisageai même comme dernière ressource l'ingestion quotidienne du Régent!!! Furieux de ne trouver aucune solution, je donnai soudain un grand coup de talon sur le parquet... Aïe!... un clou qui se trouvait dans ma bottine m'entra dans les chairs et me causa une douleur atroce... J'ôtai aussitôt ma chaussure, et me mis, avec le pied d'une chaise, à aplatir ce clou malencontreux. Pendant que je me livrais à cette opération, une idée que je qualifierai de lumineuse m'était venue tout à coup à l'esprit. XVI OU APPARAIT UN ONCLE QUI ME PORTE UN VIF INTÉRÊT Les idées sont ou géniales ou lumineuses: elles sont géniales quand elles sortent du cerveau, après de longues et laborieuses méditations, mais quand elles vous sont suggérées par un incident imprévu, elles sont simplement lumineuses. Celle que je venais d'avoir pouvait être rangée dans cette dernière catégorie... La chute d'une pomme orientait l'esprit de Newton vers les lois de la pesanteur... la simple vue d'un talon de bottine me fit pousser en anglais le mot qu'Archimède prononça en grec... Oui... j'avais trouvé!... La solution que je cherchais et qui me fuyait avec obstination se présentait à moi dans toute sa simplicité... et je me mis à rire comme un fou, tout en continuant d'aplatir mon clou avec le pied de la chaise. Edith qui se trouvait dans le cabinet de toilette accourut, étonnée: --Eh bien! demanda-t-elle, qu'y a-t-il donc, Edgar, est-ce que vous avez perdu la raison? Et tout en parlant, elle regardait d'un air inquiet, la bouteille de whisky posée devant moi sur la table... Quand elle eut constaté que le liquide était toujours au même niveau, elle parut plus inquiète encore, ne pouvant plus mettre sur le compte de l'ivresse l'étrangeté de ma conduite... --Ah! my darling, lui dis-je... Excusez-moi, mais je songe à une chose si drôle... Figurez-vous qu'hier... au moment où je traversais Fleet Street, une grosse dame a glissé sur la chaussée et est tombée d'une façon si comique que tout le monde s'est mis à rire... oui, tout le monde, même un austère Révérend qui était arrêté devant la station d'omnibus... --Vraiment, Edgar, vous n'êtes guère généreux... ainsi, voilà ce qui vous fait rire... une femme qui tombe! --Oh! rassurez-vous... j'ai été le premier à la relever... et à la conduire chez un pharmacien, car elle s'était légèrement blessée en prenant un peu trop brutalement contact avec le sol... --Vous êtes comme les paysans du Pays de Galles, mon cher, vous riez huit jours après d'un événement qui n'est pas bien comique, en somme. Je me gardai de protester contre cette appréciation qui n'était rien moins que flatteuse... J'aimais mieux passer pour un lourdaud du Pays de Galles, que de livrer mon secret. Le soir, quand Edith me proposa de sortir pour respirer un peu, je prétextai une terrible migraine. Elle sortit seule, ce qui lui arrivait quelquefois, et je profitai de son absence pour me livrer à un petit travail qui n'était pas des plus faciles. Je pris une de mes bottines--la droite, je m'en souviens--et commençai à enlever, avec la grosse lame de mon couteau, les plaques de cuir superposées qui formaient le talon. Je creusai ensuite dans la partie demeurée intacte une sorte de petite niche rectangulaire dans laquelle je logeai mon diamant, puis je replaçai par-dessus les lamelles de cuir que j'avais détachées, l'instant d'avant, et les assujettis solidement, au moyen de vis de cuivre et de petits clous à tête plate. Maintenant, le Régent ne me quitterait plus... et personne n'aurait l'idée de venir le chercher dans mon talon. Je recouvrais donc un peu de tranquillité... c'était tout ce que je désirais pour l'instant. Je me laissai donc vivre, pendant une huitaine, puis je songeai sérieusement à mon voyage en Hollande. J'avais d'abord eu l'intention d'emmener Edith avec moi, mais je jugeai que cela serait non seulement maladroit, mais encore très imprudent. Il valait mieux que je partisse seul, mais quel prétexte invoquer pour prendre congé de ma maîtresse, sans la froisser, et aussi sans rompre définitivement avec elle? Je tenais encore à Edith, malgré le petit tour qu'elle m'avait joué à Paris et qu'elle s'était d'ailleurs ingéniée à se faire pardonner... Certes, ce n'était plus de ma part un amour fou, mais enfin elle était bien la femme qu'il me fallait. J'avais déjà eu pas mal de maîtresses et, quand je comparais à Edith tous ces anciens «collages», je trouvais que, décidément, elle était bien supérieure, comme talents et comme esprit, à toutes les pécores qui avaient, pendant de longs jours et de plus longues nuits encore, empoisonné ma vie. Je tenais donc à conserver Edith... et j'étais prêt (ce qui est une preuve d'attachement) à lui passer bien des caprices et à excuser bien des fautes. Je crois qu'elle m'aimait aussi, mais son amour était malheureusement subordonné à l'état de mes finances... Je ne me faisais aucune illusion sur ce chapitre et j'étais persuadé que, le jour où je ne pourrais plus l'entretenir convenablement, elle chercherait aussitôt un autre protecteur. Les femmes ne sont des héroïnes que dans les romans, et il ne faut pas les soumettre à trop rude épreuve. L'amour dans un grenier, c'était bon en 1830. Aujourd'hui, la moindre maîtresse veut un petit salon, avec un piano et le rêve qu'elle poursuit, avec l'espoir de le réaliser un jour, c'est de trouver un bon gros capitaliste qui la couvre de bijoux et lui paye une auto. En général (et il y a heureusement des exceptions) la fidélité des femmes est en raison directe du bien-être qu'on leur procure et ceux qui s'imaginent être aimés pour eux-mêmes sont souvent des niais ou des outrecuidants. L'homme qui n'apporte que sa personne dans une association amoureuse risque fort de se voir adjoindre à bref délai des collaborateurs plus «sérieux». Or, comme je ne puis souffrir la collaboration en amour, je m'efforçais de trouver une raison pour conserver Edith à moi seul et la persuader que, bientôt, j'allais rouler sur l'or. Je lui confiai notamment que j'avais, à Amsterdam, un vieil oncle, riche à millions, qui m'aimait comme si j'eusse été son fils et qui me laisserait en mourant son énorme fortune. Ces discours avaient le don d'intéresser prodigieusement Edith et je suis convaincu qu'elle souhaitait _in petto_ la mort rapide de l'oncle de Hollande. Je m'aperçus aussi que je grandissais dans son estime et qu'elle paraissait, chaque jour, m'aimer davantage. Quand je l'eus bien préparée, je m'arrangeai pour que l'oncle imaginaire me donnât de ses nouvelles. Rien n'était plus facile. Il existe, à Londres, dans Augustin's street, une agence qui s'intitule «Tsit» et qui se charge, moyennant quelques shillings, de vous expédier, à volonté, une lettre timbrée de New-York, de Singapour ou de Nouka-Hiva. Un mari veut-il filer tranquillement le parfait amour avec une petite poule, il s'adresse à l'agence «Tsit». Trois semaines après, l'épouse délaissée reçoit de son volage époux une lettre des plus tendres dans laquelle il lui dit qu'il vient d'arriver en Amérique où les affaires s'annoncent bien. Un caissier qui a dévalisé son patron veut-il dépister la police, il envoie des îles Hawaï une longue lettre dans laquelle il fait son _mea culpa_ et où il annonce qu'il se fera un devoir de rembourser un jour la somme qu'il a été obligé de prélever dans la caisse confiée à sa garde, afin de se livrer en grand à l'élevage des moutons mérinos. Je connaissais depuis longtemps le directeur de l'agence «Tsit»; je puis même dire qu'il était mon ami. Je lui remis donc une lettre qu'il se chargea de me faire parvenir, timbrée et datée d'Amsterdam. Le soir même, en tête à tête avec ma maîtresse, je préparai mes batteries. Je parlai beaucoup de l'oncle Chaff (c'était le nom que j'avais donné à ce parent de fantaisie). Il sait votre adresse, au moins? demanda Edith. --Oui... je lui ai écrit, il y a quelques jours... --Vous avez bien fait... Voyez-vous qu'il meure et que personne ne vous avertisse? --Oh! de toute façon, je serais prévenu! Jusqu'alors Edith ne m'avait jamais interrogé sur ma famille, mais ce soir-là, elle me posa une foule de questions auxquelles je répondis de la meilleure grâce du monde. Je me confectionnai même une généalogie des plus huppées et m'apparentai sans vergogne aux plus grandes familles d'Angleterre. Edith était éblouie. --Je me suis bien doutée, dit-elle, la première fois que je vous ai vu, que vous deviez appartenir à la haute société... d'ailleurs, quand quelqu'un a de la race, cela se voit tout de suite... et vous, vous avez de la race... Ce compliment ne me parut pas exagéré... J'ai de la race, en effet, et bien des gens se sont laissé prendre à mon grand air de distinction. Cela prouve que bien que l'on soit issu du peuple, on peut néanmoins avoir de l'allure... Cela donne aussi un sérieux démenti aux affirmations de certains savants qui prétendent que l'aristocratie a sa marque spéciale et qu'un roturier ne peut point prétendre à cette élégance de manières, à cette distinction naturelle que possèdent seuls les gens bien nés. Quelle erreur! Mon père était valet de chambre et ma mère fille de taverne en Irlande. Il est vrai que je suis un enfant de l'amour et l'on sait que ces enfants-là sont toujours bien faits de leur personne. Bref, Edith était subjuguée... c'était tout ce que je désirais. J'étais sûr qu'elle ne se lancerait point, durant mon absence, dans quelque aventure galante... ou que, tout au moins, si elle le faisait, ce serait avec discrétion. A quelques jours de là, je recevais d'Amsterdam la lettre suivante: «Mon cher monsieur Edgar, «Votre oncle est en ce moment dangereusement malade et les médecins qui le soignent se montrent fort inquiets... Il parle souvent de vous et je crois qu'il désirerait vous embrasser. Vous savez comme il vous aime, le cher homme, et combien il souffre de ne plus vous voir. Je n'ose affirmer que votre présence le guérira, mais elle adoucira au moins ses derniers moments, car il se pourrait qu'il n'en eût plus pour bien longtemps, si j'en crois ce que dit le docteur Oldenschnock, qui ne quitte pas son chevet. J'espère, mon cher monsieur Edgar, qu'au reçu de cette lettre, vous vous mettrez immédiatement en route, et que nous aurons le plaisir de vous voir cette semaine. «Croyez à mon respectueux dévouement. «Cornélie Fassmosch.» En lisant cette lettre, je feignis une émotion qui n'échappa point à Edith. Elle demanda d'un air apitoyé: --Mauvaises nouvelles de votre oncle? --Hélas! oui... et je crains bien... --Ne vous désolez pas d'avance... Quel âge a-t-il? --Soixante-treize ans... --Ce n'est pas un âge exagéré! Rien n'était plus comique que cet apitoiement qui n'était pas plus sincère de la part d'Edith que de la mienne, au sujet d'un bonhomme qui n'existait pas. J'avais une envie folle de rire, mais comme ma maîtresse m'observait toujours, je fis le geste d'écraser une larme au coin de ma paupière. Il fut convenu que je m'embarquerais le lendemain soir dans le train qui part de Charing-Cross pour Douvres, à 9 h. 55. De Douvres, je gagnerais Ostende, et de là Amsterdam. Edith semblait navrée à l'idée de ce départ précipité, mais, pour la consoler, je lui promis que si la maladie de mon oncle se prolongeait, je la ferais venir en Hollande et la perspective de ce voyage lui rendit toute sa gaieté. XVII UNE OMBRE SUR LE PAYSAGE Ce soir-là, nous fîmes ce que les Français appellent la «bombe», mot qui vient de bombance, très probablement. J'emmenai Edith dîner à l'«Alexandra», Saint-George's Place, et là, je lui payai un souper qu'un lord ne lui eût certainement pas offert: oysters, anchory, salmon, trout, filled steak, minced lamb, vegetables marrow, water cress, apple turnover, vanilla ice, le tout arrosé de Champagne, de claret et de porto... La note se montait à cinq livres six pence exactement. Edith et moi nous étions très gais et nous décidâmes d'aller finir notre soirée à l'Olympia. Je sifflai un taxi qui vint immédiatement se ranger le long du trottoir. Un mendiant dont la figure était aussi noire que celle d'un nègre se précipita pour ouvrir la portière. J'aidai galamment Edith à monter dans le cab et j'allais prendre place à côté d'elle, quand soudain, mes yeux rencontrèrent ceux du mendiant qui se tenait toujours là, semblant attendre un pourboire... Le drôle me regardait avec un mauvais sourire. Au moment où j'allais mettre le pied dans la voiture, il m'empoigna par le bras, me fit brusquement décrire un demi-tour et me dit, en approchant sa figure sale de la mienne: --Non, monsieur Pipe..., non, vous ne m'échapperez pas... une fois passe, mais deux, jamais! Manzana!... c'était Manzana!... Je ne l'avais pas reconnu tout d'abord, sous la couche de crasse qui recouvrait son visage, mais je le reconnaissais maintenant à sa vilaine voix métallique. J'essayai de payer d'audace: --Monsieur, répondis-je, en prenant un accent étranger, vous vous trompez certainement... Veuillez me lâcher... ou j'appelle un policeman... --Eh bien, appelez, dit mon terrible associé, je ne demande pas mieux... nous irons au poste et, là, je dirai qui vous êtes... Dans l'intérieur du taxi, Edith s'affolait: --Oh! Edgar! Edgar!... criait-elle appelez un agent... qu'on nous débarrasse de ce vilain homme! --Rassurez-vous, ma chère, dis-je en m'efforçant de paraître calme... ce monsieur fait certainement erreur... je vais m'expliquer avec lui... rentrez à la maison, je vous rejoins dans un instant... Et, à voix basse, je glissai notre adresse au chauffeur qui partit sur-le-champ. Quand il eut disparu, je donnai à Manzana une petite tape sur l'épaule et lui dis d'un ton conciliant: --Voyons, mon ami, à quoi bon faire du scandale... et affoler une femme... Je vous croyais plus galant, ma parole... --Il s'agit bien de galanterie... je voudrais vous voir à ma place... Ah! c'est ainsi que vous m'avez plaqué! --Pardon, mon cher, s'il y en a un des deux qui a plaqué l'autre, c'est vous ce me semble... --Oh! n'essayez pas de jouer sur les mots... je ne suis pas un imbécile... Vous croyez donc que je n'ai pas deviné votre manège?... Vous vous êtes tout simplement entendu avec cette canaille de capitaine pour me faire expulser du bateau... --Vous dites des bêtises, Manzana... la fureur vous égare... Vous vous êtes conduit comme un niais. --Soyez poli, n'est-ce pas? Je ne suis point d'humeur à me laisser insulter par un gredin de votre espèce... --Calmez-vous, je vous prie, et raisonnez un peu... Grâce à moi, vous étiez embarqué sur un bateau qui nous emmenait en Angleterre... or, vous vous rappelez à quelles conditions on nous avait acceptés, vous et moi. Nous n'étions pas des passagers, mais de simples matelots... bien moins, des manoeuvres, des domestiques... Vous, vous étiez affecté au service de la cale, moi, à celui du pont. --Oui, bien entendu, vous m'aviez fait reléguer à fond de cale, afin de pouvoir vous enfuir plus facilement, au premier arrêt... --Vous dites des stupidités, Manzana... Si j'avais eu vraiment l'intention de fuir, je me serais esquivé après notre séparation... au lieu de cela, je me suis aussitôt mis au travail... Il fallait faire comme moi, mais non, méfiant comme vous êtes, vous n'avez pas pu demeurer au poste qui vous avait été assigné, il a fallu que vous remontiez pour voir un peu ce qui se passait sur le pont... le capitaine vous a aperçu et vous a immédiatement signifié votre congé... que pouvez-vous me reprocher? --En quittant le bateau, je vous ai appelé, vous ne m'avez pas répondu. --Je n'ai rien entendu, je vous l'assure, sans quoi je me fusse fait un devoir de partir avec vous... Nous étions associés, vous aviez ma parole et vous avez pu constater que, jusqu'alors, j'avais respecté mes engagements. --Mots que tout cela!... Je sais que vous n'êtes jamais embarrassé pour trouver de bonnes raisons... Bientôt, c'est moi qui vais avoir tous les torts... --Mais voyons, sérieusement, que me reprochez-vous?... Est-ce moi qui vous ai lâché, oui ou non? --Vous étiez quand même bien content d'être séparé de moi? --Qu'en savez-vous? --Vous vous disiez: cet idiot de Manzana ne me retrouvera jamais... --J'étais, au contraire, certain de vous revoir... Vous saviez que le _Good Star_ allait à Londres... si j'avais voulu vous plaquer, comme vous dites, je ne serais pas venu en Angleterre... Manzana ne trouva rien à répondre à ce dernier argument. Je voyais qu'il était furieux. Tout à coup il éclata: --Oui... oui... hurla-t-il, tout cela c'est très joli... c'est moi qui ai tort, c'est entendu... En attendant, vous vous payez des dîners de plusieurs livres dans les plus grands hôtels, vous avez des maîtresses, vous ne vous déplacez plus qu'en taxi... Et moi... moi, votre associé, j'en suis réduit à ouvrir les portières pour gagner quelques pence... Tel que vous me voyez, voilà, deux jours que je me nourris de croûtes de pain... --Si une livre peut vous obliger... --Je ne demande pas l'aumône, répliqua Manzana d'un air digne... J'entends que vous respectiez nos conventions... Jusqu'à ce que nous ayons pu vendre _notre diamant_ (et le drôle appuya sur ce mot) nous devons faire bourse commune... Tout ce qui est à vous m'appartient... --Même ma maîtresse? --Pourquoi pas? --Vraiment, mon cher, vous allez un peu fort... D'ailleurs, je vais vous apprendre une chose qui va singulièrement vous refroidir... Je n'ai plus le diamant... --Quoi?... qu'est-ce que vous dites?... Vous n'avez plus le diamant?... Vous... n'avez plus le diamant. Alors vous l'avez vendu, vendu à vil prix! Eh! parbleu, ça n'est pas étonnant... J'aurais dû m'en douter du premier coup... vous êtes un gredin... un ignoble individu... un... Manzana n'acheva pas. Un policeman s'était approché, attiré par le bruit de la dispute. Comme nous passions à ce moment sous un bec de gaz, il nous dévisagea tous deux et parut fort étonné de voir un gentleman comme moi en compagnie d'un individu d'aspect aussi minable que Manzana... --Voyez, dis-je, quand l'agent se fut éloigné, un peu plus, vous vous faisiez arrêter... --Possible... Je m'en moque, mais j'espère bien que l'on vous eût arrêté avec moi... et alors... --Alors?... --J'aurais dit... --Vous n'auriez rien dit du tout, car si vous croyez me tenir, je vous tiens aussi... Je ne suis pas un assassin, moi. --Un assassin!... un assassin!... il faudrait le prouver... --Ce sera très facile. --Ah! vraiment? fit Manzana, d'une voix sourde. --Oui... très facile... vous savez la dame de l'avenue des Champs-Elysées... eh bien, elle est ici... je l'ai rencontrée hier... --Vous cherchez à m'intimider, mais ça ne prend pas, mon cher. --Voulez-vous que je vous conduise chez elle? Manzana me regarda fixement. Nous étions arrivés à Regent's Street. Les candélabres électriques placés au milieu de la chaussée nous inondaient de leur clarté bleue. --Eh bien, oui, articula mon associé d'un ton sec... oui... j'accepte... conduisez-moi chez elle... --Vous le voulez? --Je l'exige... même. --C'est bien, suivez-moi... quoiqu'il soit déjà tard, je suis sûr que son secrétaire ne demandera pas mieux que de vous recevoir... --Son... secrétaire? --Oui... Manzana semblait avoir perdu de son assurance. Il faut croire que, tout en bluffant, j'avais touché juste. Il reprit cependant un peu d'aplomb et s'efforça de railler: --Je suis dans une tenue bien négligée, dit-il, pour me présenter devant cette dame... Nous irons la voir demain, si cela ne vous fait rien... En attendant, entrez donc avec moi dans ce grill-room... Je suis mort de faim. J'acquiesçai à son désir. Le drôle, évidemment, n'était pas rassuré; j'avais donc été bien inspiré en évoquant à brûle-pourpoint le souvenir de la dame des Champs-Elysées. Cependant, l'apparition de Manzana dans le grill-room avait soulevé un tollé général. Deux gentlemen s'écrièrent, en s'adressant au gérant: --Vous n'allez pas, je suppose, recevoir cet affreux «beggar»... --Nous ne sommes pas à Whitechapel ici! Le gérant s'approcha de mon triste compagnon: --Sortez!... Sortez! lui dit-il. Manzana voulut protester, mais deux garçons l'empoignèrent et le jetèrent hors de l'établissement. J'aurais pu profiter de cet incident pour m'esquiver, mais je reconnus que cela eût été maladroit. Il valait mieux en finir une fois pour toutes avec ce gredin. Je l'entraînai dans un bouge des environs de Soho Square. L'établissement dans lequel nous nous trouvions était rempli de vagabonds et de miséreux, de sorte que, maintenant, c'était moi qui me trouvais déplacé dans ce milieu. On me regardait avec méfiance et un farceur qui s'était approché me dit d'une affreuse voix canaille: --Vous savez... si vous cherchez quelqu'un pour faire un coup, je suis à votre disposition... avec moi, jamais d'ennuis... J'opère en douceur et à des prix modérés... Quand vous aurez besoin de mes services, vous n'aurez qu'à demander Bill Sharper... tout le monde me connaît ici... Lorsque je fus parvenu à me débarrasser de ce gêneur, je m'assis à côté de Manzana à qui je fis servir une ample portion de «minced lamb» et une pinte de stout. Tout en mangeant, il parlait et ne cessait de m'accabler de reproches... Il en revenait toujours à son expulsion du _Good Star_ et cherchait à rejeter sur moi toutes les responsabilités. --Comme je ne parle pas anglais, dit-il, vous en avez profité pour raconter sur mon compte quelque vilaine histoire au capitaine et c'est pour cela qu'il m'a débarqué. Enfin, n'en parlons plus. Je vous ai retrouvé, c'est le principal... causons un peu de choses sérieuses... Et notre diamant? --Je vous ai déjà dit que je ne l'avais plus. Les yeux de Manzana eurent un éclat sinistre. --Vous mentez, dit-il. --Je vous jure que je dis la vérité. --Racontez ça à d'autres, mais pas à moi... --Je ne l'ai plus, répétai-je avec force. --Alors, vous l'avez vendu? --Non... on me l'a pris... --On vous l'a pris... on vous l'a pris... et qui donc? J'eus un geste vague. --Et vous croyez, fit Manzana d'une voix grinçante, que vous allez vous en tirer comme ça?... Vous croyez qu'il suffit de dire «on me l'a pris» pour que tout soit fini entre nous... Ah! vous ne me connaissez pas, Edgar Pipe... Si demain, vous ne me montrez pas le diamant, je vais à l'ambassade de France et je dis que c'est vous qui avez volé le Régent. --Et moi, répondis-je d'un ton calme, je vais à Scotland Yard avec la dame que vous connaissez... Manzana s'efforça de rire, mais je vis bien qu'il était quand même troublé... Il avala une large lampée de stout et dit, après s'être essuyé les lèvres avec sa manche: --Vous ferez ce que vous voudrez, mais croyez bien que moi aussi je saurai agir... Tant pis pour vous!... Je vous avais prévenu. Dans toute cette affaire, j'ai été un imbécile... je n'aurais pas dû vous laisser le diamant... Vous êtes une affreuse petite canaille et je suis sûr maintenant que si vous aviez pu me supprimer, vous n'auriez pas hésité un instant. --Vous me prêtez là vos propres intentions... --Oui... oui, c'est bon, je suis fixé... Je me suis laissé rouler, mais ne supposez pas que vous aurez le dernier mot... --Bah! fis-je d'un air indifférent, dénoncez-moi, je m'en moque... J'attraperai cinq ans, voilà tout... mais vous... Manzana avait pâli. Le drôle avait peur, je le voyais bien... Il s'agissait de le dominer... de le tenir sous la menace d'une dénonciation... Il reprit, au bout d'un instant: --Allons, parlez-moi nettement... Vous prétendez que l'on vous a pris le diamant... Qui vous l'a pris? --Je l'ignore. --Ainsi, on est venu comme cela vous le chiper pendant que vous dormiez?... --Pendant que j'étais évanoui... --Ah! vraiment!... Vous ne m'aviez jamais dit que vous étiez sujet aux évanouissements... --J'aurais voulu vous voir à ma place. --Expliquez-vous, si vous le pouvez... --A quoi bon? Vous ne me croirez pas. --Dites toujours... Nous allons voir. --Eh bien! voici... A bord du _Good Star_, j'étais chargé du nettoyage... Je devais laver le pont, les bancs, les panneaux et je vous prie de croire que j'avais de l'ouvrage... Quand nous fûmes en mer, le capitaine voulut absolument me faire nettoyer l'extérieur de la lisse. Pour effectuer ce travail, j'étais obligé de me cramponner à tout ce que je trouvais sous ma main. Tout à coup, j'ai perdu l'équilibre et suis tombé à la mer... Je me suis débattu un instant, puis j'ai perdu connaissance... Quand je suis revenu à moi, j'étais à Gravesend, dans un hôpital... Je demandai aussitôt où se trouvaient mes effets, et l'on me répondit qu'on me les rendrait à ma sortie... --Et on vous les a rendus? --Oui, mais le diamant que je croyais retrouver dans la petite poche de mon gilet... le diamant avait disparu! Manzana me regarda fixement: --Comme roman, dit-il, c'est assez bien imaginé, mais ça ne prend pas avec moi... D'ailleurs, le diamant n'était pas du tout, comme vous le prétendez, dans la poche de votre gilet... il était dans le gousset de votre chemise de flanelle... Je ne crois pas un mot de ce que vous venez de me raconter... pas un traître mot... Vous avez tout simplement vendu notre diamant à quelque marchand sans scrupules... Vous l'avez vendu au rabais, bien entendu, mais vous pouviez consentir à ce sacrifice, puisque vous n'aviez plus à partager avec moi... Allons, Edgar Pipe, parlez franchement: «Combien l'avez-vous vendu?...» XVIII OU LE NOMMÉ BILL SHARPER COMMENCE A DEVENIR GÊNANT Pendant près d'un quart d'heure, Manzana s'efforça de me faire avouer, mais avec une ténacité qui le mit, à certains moments, hors de lui, je maintins la version que j'avais adoptée et qui allait devenir mon suprême argument. --C'est bien, dit-il à la fin, nous verrons demain... Pour l'instant, je tombe de fatigue... emmenez-moi coucher chez vous... --Impossible, je n'ai qu'une pièce et qu'un lit... --Vous mettrez un matelas par terre... --N'y comptez pas... --Et pourquoi cela? --Parce que je ne suis pas seul. --Ah!... c'est vrai... vous n'êtes pas seul... à présent que vous êtes en fonds, vous vous payez des femmes... Monsieur mène la grande vie, il dîne dans les grands restaurants... Vous ne me ferez tout de même pas accroire que c'est avec les six cents francs du pasteur que vous pouvez mener ce train-là. Vous allez peut-être me dire que vous avez fait un bon petit cambriolage qui vous a remis à flot... Racontez cela à d'autres!... Vous vivez sur l'argent du diamant, voilà tout!... --Je vous jure... --Jurez tant que vous voudrez, je maintiens ce que j'ai dit... Vous êtes une canaille. --Ah! en voilà assez, n'est-ce pas? --Quoi? Nous nous regardions tous deux. Mon associé allait bondir sur moi, quand plusieurs consommateurs s'interposèrent... En leur qualité d'Anglais, ils étaient prêts à me défendre contre Manzana. Je profitai très habilement de ce courant de sympathie et, m'adressant à eux: --Délivrez-moi de cet ivrogne, m'écriai-je. L'homme qui, l'instant d'avant, s'était présenté à moi sous le nom de Bill Sharper, me glissa à l'oreille: --Une demi-livre et je vous débarrasse de cet oiseau-là... --Entendu. --Payez d'avance. Je laissai négligemment tomber une petite pièce d'or de dix shillings. Manzana qui ne comprenait pas un mot d'anglais, continuait de gesticuler. A un moment, au comble de la fureur, il bondit sur moi, mais le nommé Bill Sharper qui était un hercule, l'empoigna par le col de son pardessus, le fit pivoter comme un toton et le colla sur une table où il le maintint, en lui appliquant délicatement un genou sur la poitrine. Je profitai de ce que mon ennemi était immobilisé pour m'esquiver en douce. Une fois dans la rue, je hélai un taxi et me fis conduire chez Edith. Ouf!... J'étais donc enfin débarrassé de ce bandit de Manzana, et je me promettais bien de ne plus retomber entre ses mains. D'ailleurs, j'étais résolu à tout... Je n'hésiterais pas, au besoin, à faire supprimer Manzana par ce Bill Sharper, qui me faisait l'effet d'un garçon très expéditif en affaires. Je trouvai Edith encore toute bouleversée par la scène à laquelle elle avait assisté. --Ah! vous voilà, s'écria-t-elle, en se jetant dans mes bras. Alors, vous êtes parvenu à faire entendre raison à ce vilain homme... --Oui... je l'ai fait arrêter et son compte est bon... --Il vous connaissait donc? --C'est un individu qui a été autrefois domestique chez mon père... un individu de sac et de corde que nous avions été obligés de livrer à la justice... Le hasard a voulu qu'il me retrouvât et il a essayé de m'intimider pour obtenir quelque argent. Je l'ai remis entre les mains d'un policeman et l'ai accompagné au poste... Il était justement recherché pour une affaire de vol avec effraction... --Quelle affreuse figure il avait... il m'a fait une peur!... --Tranquillisez-vous, ma chère, vous ne le reverrez pas de sitôt... --Vous croyez? --J'en suis sûr. --Ah! tant mieux. La conversation en resta là. Je ne sais si Edith ajouta foi à ce que je lui racontai. Elle parut, en tout cas, absolument rassurée. Quant à moi, je l'étais moins, car je craignais de retomber encore sur ce brigand de Manzana. Il ignorait mon adresse, mais si vaste que soit la ville de Londres, on arrive toujours à s'y rencontrer. D'ailleurs, il était certain que mon ennemi ferait tout pour me retrouver. Il n'y avait qu'un moyen de lui échapper: c'était de passer vivement en Hollande et d'emmener Edith avec moi. Le lendemain matin, je me levai de bonne heure avec l'intention de me rendre à la gare pour y prendre mes billets. Au moment où je mettais le pied sur le trottoir, un homme, qui se tenait dissimulé derrière un kiosque à journaux, se dressa soudain devant moi. C'était Bill Sharper! --Pardon, m'sieu Pipe, me dit-il en portant la main à son chapeau graisseux, est-ce que je ne pourrais pas causer avec vous un instant?... --Mais comment donc, mon cher, répondis-je avec un sourire que je m'efforçai de rendre le plus aimable possible... Parlez... Qu'y a-t-il pour votre service? Et, tout en disant cela, je continuais mon chemin. Bill Sharper m'emboîta le pas. Lorsque nous fûmes arrivés au coin de Coventry et de Leicester Square, il se rapprocha et me dit: --Ici, m'sieu Pipe, nous serons tranquilles pour causer... Nous pourrions bien entrer dans ce bar, mais je crois qu'il est préférable que nous restions dehors... les bars, c'est toujours plein de gens qui écoutent les conversations et en font souvent leur profit... --Parlez, mon ami, fis-je en dissimulant à grand'peine l'inquiétude qui m'agitait. --Eh bien, voici, m'sieu Pipe... Un service en vaut un autre, n'est-ce pas? Or, je vous ai débarrassé hier d'un individu gênant... --Et je vous en remercie infiniment... --Je suis très sensible à vos remerciements, m'sieu Pipe, mais vous savez, les affaires sont les affaires et, moi, je suis un _business-man_... Hier soir, j'avais jugé que dix shillings étaient suffisants pour le service que je voulais bien vous rendre, mais depuis... j'ai réfléchi... je trouve que c'est un peu maigre... --En effet, répondis-je, cela valait au moins une livre... Bill Sharper me regarda en souriant, puis reprit d'une voix éraillée, après avoir balancé la tête de droite et de gauche: --Vous êtes bien aimable, mais une livre c'est encore trop peu... Vous seriez un «purotin»... je ne dis pas... mais un homme qui est riche à millions... --Vous plaisantez... --Non... non... Je sais ce que je dis... Je suis renseigné... --Celui qui vous a renseigné a menti... --Nous verrons ça... En attendant, m'sieu Pipe, comme j'ai, ce matin, un effet de dix livres à payer, je vous serais obligé de vouloir bien m'ouvrir un crédit de pareille somme... --Dix livres, m'écriai-je... dix livres! mais je ne les ai pas sur moi... --En ce cas, m'sieu Pipe, remontez chez vous les chercher, je vous attendrai devant la porte... Il n'y avait pas à discuter, je le comprenais bien. Manzana avait parlé... il s'entendait peut-être avec ce Bill Sharper... On voulait me faire chanter. Un honnête homme, lorsqu'il tombe entre les mains de pareils aigrefins, n'a qu'à demander à la police aide et protection, mais moi, pour les raisons que le lecteur connaît, je ne pouvais user de ce moyen. Je devais donc «chanter», sans me faire prier, et c'est ce que je fis. Je remontai mon escalier, mais comme il était inutile que je misse Edith au courant de cette nouvelle aventure, je m'arrêtai au deuxième étage, tirai mon portefeuille de ma poche, y pris deux bank-notes de cinq livres et redescendis lentement trouver Bill Sharper. --Voici, dis-je, en lui glissant les billets dans la main... Le drôle se confondit en remerciements. --Merci, m'sieu Pipe!... M'sieu est bien bon... on voit qu'il comprend les affaires... Je suis tout à sa disposition, car moi, je sers fidèlement ceux qui me payent... Je déteste les gens qui lésinent et se font tirer l'oreille pour sortir leur argent... Si monsieur a encore besoin de moi, qu'il n'oublie pas que je suis à son entière disposition... J'aurais pu congédier sur-le-champ ce répugnant personnage, mais je jugeai qu'il était plus habile de le ménager et de le mettre dans mon jeu, du moins pour quelque temps. --Ecoutez, dis-je, en lui posant familièrement la main sur l'épaule. Vous êtes un garçon intelligent... Je crois que nous pourrons nous entendre... La façon dont vous avez trouvé mon adresse prouve que vous ne manquez pas de «prévoyance»... Voyons, maintenant que nous sommes des amis, vous pouvez bien me dire ce qui s'est passé hier soir, dans le bar du Soho, après mon départ... --Volontiers, m'sieu Pipe... du moment qu'vous payez vous avez bien le droit d'savoir, s'pas? Donc, hier soir, votre associé... --Mon associé? --Oui... celui dont je vous ai débarrassé... Il se prétend votre associé... Il affirme que vous êtes très riche... et que, lui, est ruiné par votre faute... Moi, vous comprenez, j'ai rien à voir là-dedans... S'il a été assez poire pour se laisser rouler, ça le regarde... --Cet homme ment, affirmai-je avec une indignation qui devait paraître sincère... il ment effrontément... C'est lui qui m'a ruiné, au contraire, et aujourd'hui, il essaie de se raccrocher à moi pour se faire entretenir. --Moi, vous savez, repartit Bill Sharper, je n'ai pas à entrer dans toutes ces histoires-là... ce que je cherche, c'est à gagner honnêtement ma vie, en rendant service à l'un et à l'autre... Votre associé n'a pas le sou, par conséquent, il ne m'intéresse pas... --Méfiez-vous de cet homme... il est de la police... --Vous croyez? --J'en suis sûr... --Alors, on l'aura à l'oeil, mais comme il ne comprend pas un mot d'anglais, il n'est pas bien dangereux... On peut sans crainte parler devant lui. --Ne vous y fiez pas... Nous étions arrivés devant Trafalgar Square. --Excusez-moi, me dit Bill Sharper, mais je suis obligé de vous quitter... Si par hasard, j'apprenais du nouveau, je vous préviendrais immédiatement... --Oui... c'est vrai... vous connaissez mon adresse... Mais, dites-moi, comment l'avez-vous découverte? --En vous faisant suivre, parbleu... --Vous êtes très habile, monsieur Sharper... --Non... Je connais mon métier, voilà tout... --Vous auriez fait un excellent détective... --On me l'a souvent dit. --Vous m'avez l'air aussi d'un garçon décidé... --Ça dépend comme vous l'entendez. --Je veux dire que vous savez, quand il le faut, prendre une résolution énergique. --Pour ça... oui! --Voulez-vous gagner cent livres?... --Qui ne voudrait pas gagner cent livres? --Oh! minute!... il faut d'abord savoir si vous acceptez ce que je vais vous proposer... --Proposez toujours... allez! Il y a de fortes chances pour que j'accepte... De quoi s'agit-il? J'eus l'air de réfléchir, puis je laissai, d'un ton grave, tomber ces mots: --Je ne puis rien vous dire pour le moment... Voulez-vous que nous nous retrouvions demain matin? --Si vous voulez... Où cela? --Chez moi. --Arundell street? --Oui. --A quelle heure? --Vers onze heures du matin... --Entendu... J'y serai. Nous nous serrâmes la main et nous nous quittâmes devant le Guild Hall. Lorsque Bill Sharper eut disparu au coin de King street, je me dirigeai rapidement vers la gare de Charing Cross. Une fois là, au lieu de prendre un seul billet pour Douvres, j'en pris deux... puis je regagnai mon domicile--ou plutôt celui d'Edith. Ma maîtresse n'était pas encore levée. --Eh! quoi, dit-elle en m'apercevant, vous voilà déjà? --Est-ce un reproche? --Non... mon cher, mais je ne vous attendais pas avant midi... --J'ai terminé mes courses plus tôt que je ne pensais... --Alors, nous déjeunons en ville? --Oui, Edith, si vous voulez... quoique j'eusse préféré que notre logeuse nous servît à déjeuner dans notre chambre... Vous allez avoir beaucoup d'ouvrage aujourd'hui, et peut-être ferions-nous bien de ne pas perdre de temps. Edith s'était dressée sur sa couche et, la tête entre les mains, me regardait d'un air étonné. --Beaucoup d'ouvrage... dites-vous?... --Oui... nos malles... --La vôtre... --Et la vôtre aussi, Edith, car je vous emmène... --Vrai? --Ai-je l'air de quelqu'un qui plaisante?... Ma maîtresse se leva d'un bond et me jetant ses bras autour du cou, me couvrit de baisers, en sautant de joie, comme une petite fille à qui on promet une poupée... --Oh! Edgar!... ça, c'est bien! vous êtes gentil comme tout... Alors, nous allons en Hollande! Quel bonheur! On dit que c'est si joli, la Hollande... J'ai reçu dernièrement une carte postale d'une de mes amies qui est à Rotterdam... une jolie carte postale où l'on voit des petits moulins et des boys avec des casquettes de fourrure, des culottes rouges et des sabots de bois... Oh! vrai! Je suis contente, Edgar, mon petit Edgar chéri! oui, bien contente! Pour une surprise, en voilà une!... et une belle!... Oui, oui, il faut déjeuner ici... Je vais sonner miss Mellis pour qu'elle nous prépare des côtelettes pendant que je vais m'habiller... C'est le moment d'étrenner ma robe beige et mon manteau de «cross-crew»... Et elle disparut, riant aux éclats, dans le cabinet de toilette. XIX VISITEURS IMPRÉVUS Peut-être le lecteur s'étonnera-t-il que j'aie pris brusquement la résolution d'emmener Edith en Hollande. Quelques mots d'explication me semblent nécessaires. L'ignoble individu qui s'appelait Bill Sharper connaissait mon adresse... Si je laissais Edith à Londres, le bandit, furieux d'avoir été joué, trouverait certainement le moyen de s'introduire auprès de ma maîtresse. De complicité avec Manzana, il la terroriserait, la menacerait et finirait par lui faire avouer que j'étais parti pour la Hollande, Bill Sharper ne comprendrait pas grand'chose à cette disparition, mais Manzana comprendrait, lui. Il songerait immédiatement au lapidaire d'Amsterdam dont je lui avais souvent parlé et il s'arrangerait pour venir me retrouver... Dans le cas où il lui serait impossible d'entreprendre ce voyage, il me dénoncerait à la police et je serais «cueilli» avant d'avoir pu vendre mon diamant... ce précieux diamant que je tenais toujours caché dans le talon droit de ma bottine... En m'enfuyant avec Edith, j'enlevais à mes ennemis le seul témoin qui pût les renseigner. Le lendemain, quand Bill Sharper viendrait au rendez-vous que je lui avais assigné, il trouverait visage de bois. Pendant qu'il me chercherait dans Londres, en compagnie de Manzana, je voguerais tranquillement vers la Hollande. Bien entendu, je ne reviendrais pas de sitôt en Angleterre. Lorsque j'aurais touché mes millions, je m'embarquerais pour l'Amérique et m'arrangerais là-bas, avec Edith, une jolie petite existence... Pour l'instant, Londres était dangereux, il fallait fuir au plus vite. Nous déjeunâmes tranquillement, Edith et moi, puis nous fîmes nos malles, ce qui ne nous prit pas beaucoup de temps car nous avions très peu de choses à mettre dedans. Ma garde-robe, comme celle d'Edith, avait besoin d'être considérablement augmentée et je me promettais bien de le faire, dès que j'aurais enfin converti en bank-notes ce maudit diamant qui commençait à devenir terriblement embarrassant. Pendant que nous procédions à nos préparatifs, Edith, aussi joyeuse qu'une petite pensionnaire qui part en vacances, me posait une foule de questions auxquelles je répondais parfois par quelque plaisanterie, car j'étais très gai, ce jour-là, et j'avoue que j'étais aussi impatient que ma maîtresse de quitter l'Angleterre. Je dois dire aussi que la perspective de ne pas être séparé d'Edith m'était fort agréable... Je déteste la solitude. Quand je suis seul, j'ai souvent des idées noires; avec une petite folle comme Edith, je n'aurais pas le temps de m'ennuyer. J'avais d'abord décidé de l'emmener à Amsterdam, mais je me ravisai. Il était préférable de la laisser soit à La Haye, soit à Haarlem, car les femmes sont curieuses et je ne tenais pas à ce qu'elle me suivît et arrivât à découvrir l'adresse de mon lapidaire. J'avais inventé l'histoire de l'oncle Chaff, il fallait que, jusqu'au bout, Edith fût persuadée que c'était lui mon bailleur de fonds. Je pouvais donc jouer de l'oncle Chaff tant qu'il me plairait et le faire mourir au moment opportun. Ah! misérable Manzana, comme vous alliez être roulé! Peut-être que si vous vous étiez mieux comporté envers moi, j'aurais fait votre fortune, mais maintenant, j'eusse mieux aimé jeter cent mille livres dans la Tamise que de vous donner un shilling. Edith aurait votre part, et il était plus naturel qu'il en fût ainsi. Vers trois heures de l'après-midi, je réglai la note d'hôtel et priai notre logeuse d'envoyer chercher un taxi. Quelques instants après, une maid vint nous avertir que le taxi était en bas, mais que le chauffeur refusait de monter pour prendre les bagages. Ils n'étaient pas bien lourds, à la vérité, mais j'hésitais à les charger sur mon dos; on a beau ne pas être fier, il y a des cas où l'on tient à conserver sa réputation de gentleman, surtout devant une maîtresse qui vous croit fils de millionnaires. --Trouvez-moi quelqu'un pour enlever cela, dis-je d'un ton bref... il ne manque pas de gens dans la rue qui ne demandent qu'à gagner une couronne... La maid descendit immédiatement et, quelques instants après, elle remontait en disant: --J'ai trouvé quelqu'un, sir. Un pas lourd résonna dans l'escalier, puis une silhouette énorme s'encadra dans le chambranle de la porte. --On a demandé un porteur, fit une affreuse voix grasseyante, me voilà! Et l'homme qui venait de prononcer ces mots me regardait d'un oeil narquois. C'était Bill Sharper! Il salua avec affectation, eut un petit rire qui ressemblait au bruit que fait une poulie mal graissée, puis s'avançant au milieu de la pièce, s'écria, au grand effarement d'Edith: --Ah! ah! les amoureux, vous vous apprêtiez à nous quitter, à ce que je vois... Et les rendez-vous... les affaires importantes?... Voulant à tout prix éviter un scandale, je m'approchai de Bill Sharper et lui glissai à l'oreille: --Pas un mot de plus... il y a cent livres pour vous... --Cent livres. C'est bon à prendre, répondit la brute à haute voix, mais j'marche pas... --Cependant... --Oh!... y a pas de cependant... quand Bill Sharper dit qu'il ne marche pas... y a rien à faire... Faudrait tout d'même pas m'prendre pour un «cockney», monsieur Edgar Pipe!... --Voyons, mon ami! --Y a pas d'ami qui tienne... moi, j'aime pas qu'on s'paye ma tête... Ce matin, vous me donnez rendez-vous pour le lendemain, sous prétexte que vous avez une affaire à me proposer et pssst!... Monsieur s'apprêtait à me glisser entre les doigts... Voyons, monsieur Edgar Pipe, c'est-y des procédés honnêtes, ça?... Moi, j'suis c'que j'suis, mais quand j'donne ma parole, ça vaut un écrit... --Mais, insinuai-je... vous vous trompez... je ne quitte pas Londres... c'est madame qui s'en va et je l'accompagnais à la gare... --Non... voyez-vous, on ne me fait pas prendre un bec de gaz pour la lune... Monsieur Pipe, cette malle est bien la vôtre, n'est-ce pas? Et, d'ailleurs, la meilleure preuve que vous étiez près de filer, c'est que vous aviez pris deux billets à Charing Cross. Avouez que ma police est bien faite... Je vis tout de suite que j'étais perdu... J'avais échappé à Manzana pour tomber sur une bande de maîtres chanteurs qui ne me lâcheraient pas facilement. Edith qui ne comprenait rien à cet imbroglio, commençait à se fâcher: --C'est ridicule tout cela, s'écria-t-elle... attendez, je vais appeler un policeman. --Allons, ma belle, dit Sharper, tâchez de vous tenir tranquille, ou sans cela... Et il la repoussa au fond de la pièce. --Edgar! Edgar! suppliait ma maîtresse, vous n'allez pas me laisser brutaliser par ce rustre... Il est ivre, vous le voyez bien... Bill Sharper éclata de rire... Les choses allaient se gâter, il fallait absolument que je sortisse de là, mais comment? M'attaquer à Bill Sharper, il n'y fallait pas songer. Cet homme était un hercule et il n'eût fait de moi qu'une bouchée. Il ne me restait qu'une solution: parlementer, mais cela était bien délicat, surtout devant Edith. Je m'approchai du drôle et lui glissai rapidement ces mots: --Descendons... nous nous expliquerons en bas. --Mais pas du tout, répliqua-t-il... Nous sommes très bien ici pour causer... Ah! oui, je comprends, vous ne voulez pas mettre madame au courant de vos petites histoires, mais bah! elle les apprendra tôt ou tard. Elle doit bien se douter d'ailleurs que vous n'êtes pas le prince de Galles... Edith, toute troublée, me regardait d'un air effaré. Evidemment... tout cela devait lui sembler étrange. Ma rencontre avec Manzana pouvait, à la rigueur, s'expliquer mais comment lui faire admettre que Bill Sharper ne m'avait jamais vu? D'ailleurs, le gredin avait plusieurs fois prononcé mon nom et maintenant, il devenait plus précis: --Voyons, Edgar Pipe, disait-il (il ne m'appelait déjà plus monsieur), il s'agit de s'entendre. Votre ami Manzana prétend que vous l'avez volé et que vous détenez indûment un gage qui est sa propriété autant que la vôtre... --C'est un affreux mensonge, m'écriai-je, Manzana veut me faire chanter... Edith crut devoir prendre ma défense. --Oui... oui... s'écria-t-elle, il y a là-dessous une vilaine affaire de chantage... M. Edgar Pipe, mon ami, est un honnête homme, incapable de conserver par devers lui ce qui ne lui appartient pas... Si ce M. Manzana a quelque chose à réclamer, pourquoi ne vient-il pas lui-même? Pauvre petite Edith! si elle avait pu se douter!... Bill Sharper, sans paraître entendre ce qu'elle disait continuait de discourir... --M. Manzana, dit-il, n'a aucune raison pour me tromper. Je le crois sincère... En tout cas, il a remis sa cause entre mes mains et je dois me renseigner... D'abord Edgard Pipe, puisque vous prétendez n'avoir rien à vous reprocher, pourquoi vous apprêtiez-vous à quitter Londres?... Le temps n'est guère propice aux villégiatures... Vous ne pouvez donc pas invoquer l'excuse d'un petit voyage d'agrément... --M. Pipe, répondit vivement Edith, a un oncle qui est très malade, et il allait lui rendre visite... Voyons, Edgar, montrez donc à monsieur la lettre que vous avez reçue de Hollande... --Mauvaise excuse, ricana Sharper... Puisque M. Pipe savait qu'il allait s'absenter, pourquoi m'a-t-il donné rendez-vous pour demain? J'expliquai à Sharper qu'au moment où je lui fixais ce rendez-vous, je n'avais pas encore reçu la lettre en question. --Il fallait me faire prévenir, murmura-t-il. --Et où cela? fis-je en haussant les épaules... j'ignore votre adresse. --Vous n'aviez qu'à déposer un mot à mon nom au bar du Soho où nous avons fait connaissance... --C'est vrai, je n'y ai pas songé... --Allons! trêve de discours... nous perdons notre temps en ce moment... --Certainement... et je dois vous prévenir, mon cher Sharper, que vous vous occupez là d'une affaire qui ne vous rapportera absolument rien... --Vous croyez?... Moi, je ne suis pas de cet avis... --Vous verrez... et si j'ai un conseil à vous donner, vous feriez mieux d'accepter les cent livres que je vous ai offertes tout à l'heure... --Non... je préfère attendre... Je suis sûr que ces cent livres-là feront des petits. --Vous vous illusionnez. --C'est possible... nous verrons... En attendant, il serait peut-être bon que nous consultions M. Manzana... Il est justement en bas... Je vais le prier de monter... Edith en entendant ces mots se mit à pousser des cris terribles: --Non! non!... hurlait-elle, je ne veux pas voir cet homme, il me fait peur!... Je ne veux pas qu'il monte... Je suis ici chez moi!... Miss Mellis!... Miss Mellis! allez chercher la police!... --Vous... si vous appelez... dit Bill Sharper... Et il fit avec ses énormes mains le geste d'étrangler quelqu'un. Edith, plus morte que vive, s'était blottie contre moi. --Rassurez-vous, lui dis-je, pendant que Bill Sharper descendait l'escalier... il ne vous arrivera rien... Je suis victime d'une bande de gredins qui, me sachant riche, ont inventé une affreuse histoire pour me perdre... Ne vous étonnez de rien... avant peu tous ces gens-là seront arrêtés et nous en apprendrons de belles sur leur compte... Faites-moi confiance, Edith... vous savez que je vous aime et que mon seul désir est de vous rendre heureuse. Ma maîtresse me serra la main avec force et cette étreinte me redonna du courage. Déjà Bill Sharper revenait, accompagné de Manzana et d'un autre individu à figure patibulaire, qu'il me présenta comme un interprète. --Ah! traître! ah! bandit! s'écria Manzana dès qu'il m'aperçut... vous menez vie joyeuse... vous vous payez des femmes... D'un geste, Bill Sharper l'invita à se taire, mais comme Manzana qui était fou de rage continuait de m'insulter, il lui imposa silence en lui envoyant un coup de coude dans les côtes. Mon associé se calma. --Messieurs, dit Bill Sharper, après avoir refermé la porte à double tour, il ne s'agit pas en ce moment de se disputer comme des portefaix... M. Manzana, ici présent, a porté contre M. Edgar Pipe une accusation grave... il faut que nous sachions si M. Manzana a raison... oui ou non. Interprète, traduisez mes paroles au plaignant. Lorsque cet ordre eut été exécuté, Manzana commença de parler et, au fur et à mesure que les mots sortaient de ses lèvres, l'homme à figure patibulaire traduisait d'une voix enrouée. Manzana prétendit que nous étions associés pour la vente d'un diamant, que ce diamant lui appartenait comme à moi, mais que je m'étais enfui subitement afin de garder pour moi seul l'objet qui était notre «commune propriété». J'arguai, pour ma défense, que l'on m'avait dérobé le diamant. Manzana soutint ou que je l'avais vendu à vil prix ou que je l'avais encore sur moi. --Je vois, dit Bill Sharper, que ces messieurs ne pourront jamais s'entendre... Ce qu'il y a de certain (d'ailleurs personne ne le conteste) c'est qu'il y avait un diamant... Il semble peu probable que M. Edgar Pipe se le soit laissé prendre... Quand on porte sur soi un diamant de plusieurs millions on le cache soigneusement... Pour ma part, je ne crois pas un traître mot de ce que M. Pipe nous a raconté... De deux choses l'une: ou il a bazardé l'objet, ou il l'a encore sur lui... S'il l'a bazardé, il doit nous montrer l'argent... s'il l'a conservé, il doit nous présenter le gage. Manzana s'écria: --Il portait toujours le diamant dans la poche de côté de sa chemise... fouillez-le. --C'est une excellente idée, en effet, approuva Bill Sharper. XX LES AMIS DE MANZANA Ce fut Bill Sharper lui-même qui se chargea de me fouiller et je dois reconnaître qu'il le fit avec une habileté qui dénotait une longue pratique. Il s'appropria, sans même s'excuser, mon portefeuille, mon canif et mes clefs... puis, après avoir exploré une à une toutes mes poches, avoir soigneusement tâté la doublure de mon veston et celle de mon gilet, il promena ses énormes mains sur ma poitrine... --Oh! oh! s'écria-t-il... je sens quelque chose là... --C'est le diamant! s'écria Manzana... Je vous disais bien qu'il l'avait encore sur lui... Bill Sharper souleva délicatement la petite patte de ma chemise de flanelle et s'empara du sachet qui avait autrefois contenu le Régent, mais qui ne renfermait plus maintenant que la pierre de lune-fétiche dont j'avais donné un morceau à Edith. Bill Sharper, d'une main fiévreuse, ouvrit immédiatement le petit sac, en tira la pierre et la présentant à Manzana: --Est-ce là votre diamant? demanda-t-il avec une affreuse grimace. --Non!... Non!... répondit Manzana qui avait pâli subitement... Non... vous voyez bien que c'est un caillou. --Alors? Il y eut un silence. Mes deux ennemis--Manzana surtout--ne comprenaient rien à cette substitution... Ils me regardaient fixement, attendant sans doute que je leur donnasse l'explication du mystère. Ce fut Bill Sharper qui rompit le silence. --Monsieur Edgar Pipe, dit-il, veuillez nous expliquer comment une pierre précieuse a pu dans votre poche, se changer en caillou. --C'est bien simple, répondis-je; ceux qui m'ont dérobé le diamant ont mis cette pierre à la place... --En manière de plaisanterie? --Probablement... --Et vous conserviez cela? --Je n'avais pas songé à m'en défaire... Bill Sharper demanda à Manzana, par l'intermédiaire de l'interprète: --Quel est votre avis? --Parbleu, le gredin se moque de nous. Edgar Pipe, vous êtes un rusé compère, mais il faudra bien, coûte que coûte, que vous me disiez où vous avez caché le Régent. --Je vous répète qu'on me l'a volé. --Ah! et d'où vient l'argent que vous avez en portefeuille?... --Cet argent n'est pas à moi... il est à madame... --Oui... affirma Edith en saisissant la balle au bond... cet argent m'appartient et vous allez me le rendre, je suppose... --Certainement, répondit Bill Sharper, mais à une condition... c'est que vous nous en indiquiez la source... --Insolent! --Ah! vous voyez... vous ne pouvez répondre... Cet argent est bien à Edgar Pipe... cela ne fait aucun doute... Se tournant alors vers moi, Bill Sharper me dit d'une voix grave: --Monsieur Edgar Pipe, puisque vous ne voulez pas vous expliquer de bonne grâce, nous allons être obligés de vous emmener avec nous... --M'emmener, m'écriai-je, et où cela? --Vous le verrez... --Mais à quel titre vous substituez-vous à Manzana? Si quelqu'un a des comptes à me demander, c'est lui... lui seul, entendez-vous! Bill Sharper laissa d'un ton gouailleur tomber ces mots: --M. Manzana est aujourd'hui mon client!... n'est-il pas naturel que je prenne ses intérêts? Je m'y entends assez en affaires litigieuses... j'ai été autrefois clerc chez un solicitor. Je vis bien en quelles mains j'étais tombé. Ces gens ne me lâcheraient point que je n'eusse avoué où se trouvait le diamant, mais j'étais bien résolu à ne leur céder jamais. D'ailleurs, si étroitement surveillé que je fusse par ces bandits, il arriverait bien un moment où je leur glisserais entre les mains. Ma situation était cependant des plus graves, et je devais m'attendre à toutes les surprises. Bill Sharper et l'ignoble individu qui lui servait d'interprète se livrèrent dans notre domicile à une perquisition en règle, pendant que Manzana, appuyé contre la porte, me défiait du regard. Lorsqu'ils eurent tout bouleversé, puis ouvert nos malles, sans rien découvrir d'ailleurs, ils se consultèrent un instant et Bill Sharper, s'approchant d'Edith, lui dit d'une voix qu'il s'efforçait d'adoucir: --Madame, il faut vous prêter à une petite formalité que nous jugeons nécessaire. Et, comme Edith le regardait d'un air effaré, ne comprenant pas où il voulait en venir: --Oui, une formalité... une toute petite formalité, expliqua le bandit... Je dois m'assurer que vous ne cachez pas sur vous le diamant, et si vous le permettez, je vais vous fouiller. --Me fouiller!... me fouiller! s'écria Edith avec indignation... mais je ne veux pas! Je refuse... vous n'avez pas le droit de me toucher... Je vous préviens que si vous approchez, j'appelle... Bill Sharper fit un signe à l'interprète et celui-ci, passant vivement derrière Edith, lui comprima la bouche au moyen d'un foulard sale. La pauvrette eut beau se débattre, elle dut subir les odieux attouchements de Bill Sharper qui la dépouilla sans pudeur de tous ses vêtements. Bien entendu, il ne trouva rien qu'un petit sachet de soie dans lequel Edith avait cousu le morceau de pierre de lune que je lui avais donné et qu'elle conservait comme fétiche. Pendant que les trois misérables examinaient avec attention ce caillou qui les intriguait, d'un bond, Edith se précipita vers la fenêtre, l'ouvrit et, se penchant dans le vide, appela désespérément, d'une voix glapissante: --A moi! à moi!... à l'assassin! En moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, Manzana et ses deux complices avaient disparu. J'en étais débarrassé, mais je n'étais cependant pas au bout de mes peines, car maintenant, j'allais avoir affaire à la police, ce qui, pour moi, n'était pas sans danger. Déjà, on entendait, en bas, un bruit de voix dans le vestibule. --A moi! à moi!... ne cessait de crier Edith tout en se rhabillant. Guidé par ses cris, un énorme policeman accompagné d'un chauffeur de taxi, monta jusqu'à notre palier. --Eh bien... qu'y a-t-il? s'écria l'agent en se précipitant sur moi... vous voulez faire violence à madame?... J'eus toutes les peines du monde à lui faire entendre qu'il faisait erreur. Il fallut qu'Edith s'en mêlât, mais alors le policeman qui n'avait pas l'esprit très ouvert ne comprit plus rien du tout... Quand il commença à saisir quelque chose de cette histoire, le chauffeur embrouilla tout... --Venez avec moi au poste, dit l'agent... nous allons voir à tirer cette affaire-là au clair. J'essayai de persuader à ma maîtresse que ma présence était inutile et compliquerait tout, mais elle insista pour que je vinsse déposer avec elle. Le poste se trouvait tout près de là, dans Wardour Street. Un constable grincheux reçut la déposition d'Edith, puis la mienne, et il avoua ne rien comprendre à cette affaire... Il finit par en déduire que je vivais en concubinage avec Edith et que le mari de cette dernière, me croyant riche, avait, en compagnie de deux malandrins, essayé de me faire chanter. Pendant qu'il inscrivait mes réponses sur un registre placé devant lui, un gentleman des plus corrects, au visage rasé, aux habits d'une coupe impeccable, était entré dans la pièce et s'était assis sur une chaise, tout près de la porte. Il avait déplié un numéro du _Times_ et demeurait immobile, la moitié du corps cachée par le journal. Il faut croire cependant que notre affaire le captivait plus que la lecture du _Times_, car lorsque nous nous apprêtâmes à sortir, Edith et moi, il se leva brusquement et, après nous avoir salués avec la plus exquise politesse, me dit en souriant: --C'est très curieux cette aventure... oui, très curieux... elle m'intéresse énormément et je vais m'en occuper... Vous avez affaire, monsieur Pipe, à de rusés gredins dont le signalement correspond exactement à celui de deux malfaiteurs de ma connaissance... Quant au troisième, il me semble jouer, dans tout cela, un rôle assez singulier... Rentrez chez vous... Je vais vous suivre et si, comme je le crois, vos ennemis rôdent toujours autour de votre maison, je saurai bien les reconnaître. En tout cas, continuez à vaquer à vos affaires comme si de rien n'était... je veille sur vous. Et l'inconnu, après avoir prononcé ces mots, s'inclina galamment devant ma maîtresse, me serra la main et sortit du poste. --Vous connaissez ce gentleman? demanda Edith, une fois que nous fûmes dans la rue. --Non... pas le moins du monde, c'est la première fois que je le vois. --Il est très bien, n'est-ce pas? --Oui, en effet. --Et vous croyez qu'il va réellement s'occuper de nous?... --Je ne sais. --Oh! Edgar, quelle épouvantable scène! Si elle devait se renouveler, je crois que j'en mourrais... --Tranquillisez-vous... nous ne reverrons pas ces gens-là... Ils n'ont plus rien à faire chez nous. --Avouez quand même que cette affaire est bien étrange. --Je vous l'expliquerai en détail, Edith, et vous verrez qu'elle est des plus simples, au contraire. Nous étions arrivés devant notre maison. Je m'effaçai pour laisser Edith pénétrer dans le vestibule. Elle était toute tremblante. --Si nous allions, dit-elle, trouver encore dans notre chambre un de ces vilains hommes? --Ne craignez rien, répondis-je... d'ailleurs, je passe devant vous. Au premier étage, une femme courroucée sortit d'un petit salon. C'était miss Mellis, notre logeuse. --Vous comprenez, me dit-elle, c'est la première fois qu'un tel scandale se produit dans la maison... et comme je ne veux point qu'il se renouvelle, je vous serai obligée de partir le plus vite possible... --C'est ce que nous allions faire, ce n'est pas notre faute s'il est venu ici des cambrioleurs... vous devriez vous estimer heureuse qu'ils aient choisi notre logement plutôt que le vôtre... Si votre maison était mieux gardée, pareille chose ne se serait pas produite... La logeuse, sans répondre, rentra dans la pièce qui lui servait à la fois de salon et de bureau. Dès que nous fûmes rentrés dans notre chambre, Edith, en voyant le désordre qui y régnait, se mit à pleurer à chaudes larmes et j'eus toutes les peines du monde à la consoler. --Bah! lui dis-je, en l'aidant à replacer dans l'armoire le linge que Bill Sharper et son acolyte avaient éparpillé sur le parquet... bah!... le mal n'est pas bien grand!... vos chemises et vos jupons sont un peu chiffonnés, mais avec un coup de fer, il n'y paraîtra plus... Le plus à plaindre dans toute cette affaire, c'est moi... --Vraiment? --Mais oui... N'avez-vous pas remarqué que ces misérables m'ont pris mon portefeuille? --Et vous n'avez plus d'argent? --Plus un penny. --Vous en serez quitte pour retourner chez votre oncle de Richmond. --Cette fois, il ne voudra rien entendre. --Vous lui direz que vous avez absolument besoin d'argent pour aller en Hollande. --Oh! si j'avais le malheur de prononcer devant lui le nom de mon oncle Chaff, il me mettrait immédiatement à la porte... --Alors? --Alors, je vais voir... il vous reste bien quelques livres, Edith? --Oh! une... tout juste... --Ce sera suffisant pour aller jusqu'à demain soir... d'ici là, j'aviserai. --Vous ont-ils pris aussi vos billets de chemin de fer? --Evidemment, puisqu'ils ont emporté mon portefeuille et que les tickets étaient dedans... Edith s'était assise et demeurait songeuse, pendant que je replaçais soigneusement dans ma malle divers objets épars sur le tapis... --Edgar, dit-elle au bout d'un instant, plus je réfléchis à cette aventure, plus je la trouve étrange... Comment se fait-il que ces vilains hommes vous connaissent?... Quelles relations de tels bandits peuvent-ils avoir avec un gentleman comme vous? --C'est pourtant bien simple, Edith... oui, c'est tout ce qu'il y a de plus simple... Le nommé Manzana a été, comme je vous l'ai déjà dit, domestique chez mes parents et comme il avait dérobé dans la chambre de ma mère un superbe diamant, nous l'avons fait arrêter... Or, savez-vous ce que le drôle a dit devant le juge d'instruction?... Il a prétendu que c'était moi qui étais le voleur... Faute de preuves, on l'a relâché, mais le misérable a juré de me faire chanter et, chaque fois qu'il me retrouve, il me réclame le diamant afin de le rendre à mon père, prétend-il... Vous saisissez la petite combinaison, n'est-ce pas? --Pas très bien... car Manzana sait parfaitement que l'on ne trouvera pas ce diamant sur vous... --Bien sûr... mais il espère ainsi m'intimider et me tirer de l'argent... et vous voyez, son truc réussit, puisqu'il est parvenu aujourd'hui à me chiper mon portefeuille... Il joue du diamant comme d'un appât... c'est un prétexte, voilà tout... c'est de cette façon qu'il amorce la convoitise de ses complices. Chaque fois qu'il me retrouve dans une ville, il recrute quelques malfaiteurs et leur dit: «Je connais un homme qui a sur lui un diamant évalué à plusieurs millions... voulez-vous m'aider à le lui prendre?» Bien entendu, il trouve toujours des amateurs et, à défaut de diamant, il me soulage des bank-notes que j'ai sur moi. --Mais ce misérable peut vous poursuivre toute votre vie... Pourquoi n'avez-vous pas raconté cela au constable? --Parce qu'on eût commencé une enquête et que ces formalités judiciaires eussent retardé, sinon compromis, mon voyage en Hollande... --Cependant, l'enquête se fera quand même? --Oui, mais elle ne nécessitera pas ma présence continuelle à Londres... On classera l'affaire dans la catégorie des cambriolages ordinaires... tandis que si je me prétendais victime d'une bande de maîtres chanteurs, les interrogatoires n'en finiraient plus. --Cependant, le constable qui a reçu notre déposition a bien écrit sur son registre «Tentative de chantage»... --Vous en êtes sûre?... --Oh! oui... pendant qu'il écrivait, je lisais par-dessus son épaule... --Bah! nous verrons... le principal c'est que je puisse passer en Hollande le plus tôt possible... Avais-je convaincu Edith? Cela était douteux, car je crois qu'en lui fournissant toutes ces explications, j'avais bafouillé quelque peu. J'étais, en ce moment, dans la situation d'un homme que se noie et se débat furieusement. On reconnaîtra qu'il me fallait une jolie présence d'esprit, pour ne pas perdre la tête, au milieu de toutes ces tribulations... Jamais, peut-être, je n'avais été si menacé... Toutes les complications fondaient sur moi, dru comme grêle... J'étais pris dans un filet qui se resserrait peu à peu... D'un bond je pouvais encore me dégager, peut-être, mais qui sait si ce bond n'aurait pas pour résultat de me faire trébucher et tomber dans un nouveau piège ouvert sous mes pas! XXI UNE EXPÉDITION ASSEZ AUDACIEUSE Le plus cuisant de mes soucis, celui qui me hantait à présent, c'était la question d'argent... J'avais eu la chance, quelques jours auparavant, de dévaliser une bonne dame victime d'un accident, mais il ne fallait plus compter sur semblable aubaine. D'ailleurs, j'étais surveillé... Outre Manzana et ses deux acolytes, je serais certainement filé par l'élégant gentleman qui avait bien voulu si spontanément s'intéresser à moi. Celui-là était sans doute un détective. Si d'un côté, il me protégeait contre mes ennemis, de l'autre, il m'enlevait tous moyens d'existence, puisqu'il m'empêchait d'exercer le petit métier auquel je devais le plus clair de mes ressources. Et pourtant, il me fallait de l'argent si je voulais passer en Hollande. Edith qui me supposait pourvu d'oncles généreux ne se montrait pas trop inquiète, mais moi, au fur et à mesure que les heures filaient, je sentais grandir mon angoisse. Je ne sais si quelqu'un de mes lecteurs s'est jamais trouvé dans une situation analogue à la mienne (ce que je ne crois pas), mais s'il en existe un, celui-là pourra comprendre ma détresse. Il y a vraiment des heures dans la vie où l'on souhaiterait que la foudre vous tombât sur la tête et vous pulvérisât, mais ces accidents-là n'arrivent généralement qu'à ceux qui ne les souhaitent pas. Edith ayant manifesté le désir d'aller dîner au restaurant, je lui fis comprendre que cela serait imprudent. --Mes ennemis me guettent peut-être en bas, lui dis-je... A quoi bon nous exposer à une nouvelle aventure? --Alors, demanda-t-elle, nous ne pourrons plus nous risquer dehors? --Je n'ai pas dit cela... Je tiens simplement à vous mettre en garde contre ce qui pourrait nous arriver aujourd'hui... Demain, il y aura du nouveau... --Et du bon? --Je l'espère... J'avais dit cela machinalement, pour dire quelque chose, car, à ce moment, ma pensée était ailleurs... Oui, je venais d'avoir une idée, mais une idée qui n'avait rien à voir avec les préoccupations d'Edith... et je me demandais comment je pourrais bien la mettre à exécution. C'était tellement fou, tellement audacieux que je la repoussai tout d'abord, mais peu à peu, je finis par la trouver plus réalisable... Je me gardai bien de faire part à Edith du projet que je roulais dans ma tête, car ma maîtresse n'était point une confidente. J'étais obligé de lui cacher tout de ma vie et de mentir continuellement avec elle. Peut-être est-ce à ce manque de sincérité que je devais le vif amour qu'elle avait pour moi--car Edith m'aimait, j'en étais sûr... Dire que cet amour serait allé jusqu'à un sublime dévouement, cela paraîtrait sans doute exagéré, mais enfin ma maîtresse avait pour moi une réelle affection, surtout depuis qu'elle connaissait l'existence de l'oncle Chaff, ce brave homme qui voulait, avant de mourir, remettre toute son immense fortune entre mes mains. Des oncles comme ceux-là ne se douteront jamais combien ils sont chéris non seulement de leurs neveux mais encore des maîtresses de ces derniers. * * * * * La nuit était maintenant complète. Je tournai le commutateur et une éblouissante clarté emplit notre chambre. --Je crois, dis-je à Edith, qu'il serait temps de dîner... --C'est aussi mon avis, Edgar, mais je n'oserai jamais, après ce qui s'est passé, descendre commander notre repas à miss Mellis. --Et pourquoi cela?... Ne l'avons-nous pas payée ce matin? Attendez, je vais aller la trouver, moi, et vous allez voir qu'elle fera absolument ce que nous voudrons. Nous ne lui devons rien, en somme; je ne vois pas pourquoi nous hésiterions à lui demander quelque chose. Edith ne paraissait pas convaincue. Quant à moi, je n'étais rien moins que rassuré, car je m'étais déjà aperçu que miss Mellis, notre logeuse, était plutôt froide avec moi. Je serais obligé de déployer tous mes talents de séduction pour l'amadouer. Réussirais-je? Je trouvai miss Mellis dans son petit salon. Elle était assise devant un bureau d'acajou et serrait dans un petit sac de toile des pièces et des bank-notes. En m'apercevant, elle glissa vivement le sac dans un tiroir et me regarda par-dessus ses lunettes. Miss Mellis était une petite femme au teint fade, aux cheveux très blonds bien qu'elle approchât de la soixantaine. Son unique oeil bleu--elle était borgne--avait la fixité inquiétante d'un oeil de serpent. --Que désirez-vous? demanda-t-elle d'un ton sec. --Madame, fis-je en m'inclinant de quarante-cinq degrés, je tenais à vous présenter mes excuses, bien que je ne sois pour rien dans le pénible incident que vous savez... Il a pu m'échapper, tantôt, quelques mots un peu vifs, et croyez que je le regrette sincèrement. Néanmoins, comme cela était décidé, nous quitterons demain notre logement. --J'y compte bien, répondit la désagréable petite femme... si c'est tout ce que vous aviez à me dire... --Je voulais vous dire aussi que nous avons l'intention de dîner dans notre chambre. --C'est bien, quand Mary sera rentrée, je vous ferai monter à dîner... Il y a ce soir du fillet-steak et des cauliflowers... Miss Mellis, qui ne tenait point sans doute à prolonger la conversation, remit ses lunettes qu'elle avait posées à côté d'elle sur un tabouret et se plongea dans la lecture d'un livre de religion. --Et alors? fit Edith lorsque je reparus... --Tout s'est bien passé, répondis-je... nous aurons notre dîner... Et je me laissai tomber dans un fauteuil, pendant qu'Edith attachait avec des faveurs les pièces de lingerie que les grosses mains de Bill Sharper avaient quelque peu froissées. Nous demeurâmes longtemps silencieux; ma maîtresse eût bien voulu causer, mais moi j'avais besoin de me recueillir un peu. L'idée dont j'ai parlé plus haut m'obsédait de plus en plus. La bonne apporta le dîner. Je remarquai que miss Mellis nous avait réduits à la portion congrue. Décidément, il était temps que nous quittions sa pension. Pendant tout le repas, Edith ne me parla que du diamant. A présent qu'elle était plus calme, elle commençait à raisonner et ses questions ne laissaient pas que de m'embarrasser un peu. Quand les femmes se mettent à vous interroger, elles deviennent insupportables. Je répondis comme je pus, mais je vis bien qu'un doute subsistait dans l'esprit de ma maîtresse. A la fin, elle laissa tomber ces mots: --Vous êtes, mon cher, un être bien énigmatique... --Ah! fis-je en m'efforçant de rire, vous vous en apercevez aujourd'hui... --Oui, aujourd'hui seulement. --Cela prouve alors que vous êtes peu perspicace... La discussion s'envenima. Edith me décocha une épithète qui me déplut; je ripostai par une autre. Alors, elle se monta: --C'est bien, dit-elle, je vous connais maintenant... Vous cachiez votre jeu, mais votre mauvais naturel a quand même repris le dessus... Je sais ce qui me reste à faire. Elle prit son chapeau, l'épingla dans sa chevelure d'une main nerveuse, jeta son manteau sur ses épaules et me dit en me regardant fixement: --Inutile de m'attendre, vous savez! --Voyons, Edith, insistai-je, cherchant à la retenir... Si je vous ai dit quelque chose de blessant, je le regrette sincèrement et je vous fais toutes mes excuses... --Non!... non! laissez-moi! --Allons! soyez raisonnable... Vous avez dit tout à l'heure que j'étais un être énigmatique... c'est possible, mais vous voudrez bien reconnaître cependant que je ne suis pas un mauvais diable... et si l'un de nous deux a des raisons pour se plaindre de l'autre, il me semble que c'est moi... --Que voulez-vous dire? --Voyons... vous le savez bien... --Non... je ne saisis pas... --Vous oubliez vite... Edith avait certainement compris à quoi je faisais allusion, car elle devint toute rouge et ne répondit pas. --Allons, fis-je en l'embrassant, soyez raisonnable... j'ai tout oublié... Elle résistait encore, mais mollement et je me montrai si tendre, si câlin, si caressant qu'elle finit par jeter son manteau sur une chaise et par ôter son chapeau. La paix était faite et nous la scellâmes d'un long baiser... Je n'étais plus maintenant un être énigmatique mais un amour d'homme... un petit Edgar chéri... le plus parfait des amants. La soirée s'acheva en délicieuses causeries, en projets, en espoirs. Je promis à Edith de l'emmener le lendemain à Douvres, puis de là en Hollande et je lui jurai que sur le premier argent provenant de l'héritage de l'oncle Chaff, je lui paierais un joli collier de perles et une superbe aigrette en diamants... Bref, je l'éblouis, et la pauvre petite, fascinée par l'éclat des cadeaux que je faisais miroiter, je ne dirai pas à ses yeux, mais à son esprit, tomba dans mes bras en murmurant: --Oh! Edgar! Edgar! que vous êtes gentil et comme je vous aime!... J'étais à peu près sûr de mon effet, car je sais par expérience que les femmes ne résistent jamais à l'appât d'un bijou... Edith était vaincue... du moins je l'avais reconquise... C'est tout ce que je désirais. Il n'eût plus manqué qu'elle devînt une ennemie, elle aussi! Manzana, Bill Sharper et Edith, c'eût été trop vraiment et j'eusse fatalement succombé sous le poids de tant d'inimitiés. Je la déshabillai et la mis au lit comme un petit enfant. Elle ne tarda pas à s'assoupir et à rêver sans doute de colliers de perles et d'aigrettes de diamants... Quand j'eus acquis la certitude qu'elle était bien endormie, je pris mon canif et, tout doucement, fis une profonde entaille dans le fauteuil d'où je retirai une grosse poignée de crin noir. Passant ensuite dans le cabinet de toilette, je procédai, sans bruit, à un camouflage des plus habiles. Au moyen des diverses pâtes dont Edith se servait pour sa toilette, je me teignis la peau en rouge, dessinai un cercle noir autour de mes yeux, puis éparpillant le crin sur ma tête, je me fis une perruque frisée (une vraie perruque de Papou). Je me confectionnai ensuite une barbe et une moustache que je collai sur mon visage avec un peu de seccotine. Afin que ma tignasse de crin ne pût tomber, je coiffai une casquette de voyage, puis, après avoir retourné mon veston qui était doublé d'une étoffe à carreaux verts et rouges, et l'avoir endossé à l'envers, je relevai mon pantalon jusqu'aux genoux, ôtai mes bottines et mis des pantoufles de feutre. Ainsi camouflé, j'étais horrible, tellement horrible qu'en me regardant dans la glace je me fis peur... oui, là, sérieusement. Le lecteur se demandera sans doute ce que signifiait cette mascarade... On va voir qu'elle avait un but... un but utile. Edith dormait toujours; j'entendais à travers le rideau du cabinet de toilette sa respiration régulière et douce. J'éteignis alors l'électricité, revins dans la chambre, gagnai la porte à pas de loup, et m'engageai dans l'escalier, mon étui de pipe à la main. Arrivé sur le palier où se trouvait le salon de miss Mellis, je m'arrêtai. Par la baie vitrée, j'aperçus la logeuse. Elle était assise devant son bureau et je crus tout d'abord qu'elle lisait, mais l'ayant observée plus attentivement, je remarquai que, de temps à autre, sa tête s'inclinait brusquement, puis se relevait de même comme si elle saluait quelqu'un. Miss Mellis dormait. J'ouvris la porte du salon et m'avançai vers la logeuse, le bras tendu, comme prêt à faire feu sur elle... avec mon étui de pipe. Elle se réveilla en sursaut, m'aperçut, voulut crier, mais les mots s'étranglèrent dans sa gorge; elle se dressa, battit l'air de ses mains et tomba évanouie. Sans perdre une seconde, j'ouvris le tiroir de son bureau, y pris le sac de toile dans lequel je l'avais vue serrer son argent, quelques heures auparavant, puis d'un pas léger, je regagnai ma chambre. Edith ne s'était pas réveillée. Passant dans le cabinet de toilette, j'ouvris la fenêtre, lançai dans le vide ma perruque et ma barbe de crin, me débarbouillai à grande eau, puis quand j'eus fait disparaître les dernières traces de mon horrible maquillage et remis un peu d'ordre dans ma tenue, j'ouvris doucement le sac de miss Mellis et fis l'inventaire de ce qui s'y trouvait... Il contenait quatre-vingts livres en bank-notes, dix couronnes et vingt-cinq shillings... On voit que ma petite expédition n'avait pas été inutile. J'eus un moment l'idée de jeter par la fenêtre le sac de toile, mais je jugeai plus prudent de le brûler dans la cheminée où flambait un bon feu de houille. --Que faites-vous donc, Edgar, bredouilla Edith qui s'était à demi réveillée, vous ne vous couchez donc pas? Elle n'entendit probablement point la réponse que je lui fis, car elle se rendormit presque aussitôt. Je venais de passer mon pyjama et je m'apprêtais à boire un peu de whisky, quand des cris affreux retentirent dans l'escalier... Cette fois, Edith se dressa d'un bond sur son lit. --Mon Dieu!... s'écria-t-elle... qu'y a-t-il donc?... Le feu est-il à la maison? Courageusement, je m'étais précipité vers la porte. --Oh! Edgar! Edgar! où allez-vous? --Mais porter secours à la personne qui appelle... il me semble reconnaître la voix de miss Mellis... Si elle est menacée, puis-je la laisser assassiner? Et malgré les supplications de ma maîtresse, je me lançai dans l'escalier. Je trouvai miss Mellis sur le palier du premier étage. Sa bonne Mary se tenait à côté d'elle. Toutes deux tremblaient affreusement et poussaient des cris perçants. Dès qu'elles m'aperçurent, elles se précipitèrent dans mes bras. Pour elles, j'étais le sauveur, et il fallait voir comme elles me serraient. Ce fut miss Mellis qui recouvra la première l'usage de la parole: --Oh! monsieur! s'écria-t-elle... oh! monsieur! si vous saviez! c'est affreux... je... je... Elle s'arrêta, suffoquant, puis reprit, en proie à une terreur folle: --Je suis sûre qu'il est encore ici... oui... j'en suis sûre... j'ai entendu marcher dans la cuisine... Pour la rassurer, j'allai explorer l'office, la cuisine et une petite lingerie qui donnait sur le palier, mais comme on doit s'y attendre, je ne découvris point le malfaiteur... --Il faudrait prévenir la police, bégaya la maid... allez-y vous... Monsieur. Une voix venant du rez-de-chaussée prononça ces mots: --La police est prévenue, rassurez-vous. Et un homme qui montait lentement l'escalier s'arrêta bientôt devant nous. XXII OU JE PRENDS UNE RAPIDE DÉCISION C'était un gentleman de taille moyenne, solidement charpenté, vêtu avec élégance. Son regard était si aigu que quelque chose persistait encore de cette acuité, quand il ne vous regardait plus. Ses joues glabres, très fermes, semblaient usées par le rasoir. Les maxillaires en saillaient, plus robustes, agités vers les apophyses d'un petit tic rapide et régulier. Je le reconnus immédiatement, car il avait une de ces figures que l'on n'oublie jamais lorsqu'on les a vues une fois. J'avais fait sa rencontre, le jour même, au poste de police et c'était lui qui avait paru s'intéresser si vivement à moi. Il se présenta: --Allan Dickson, détective. A ce nom, je sentis mes jambes fléchir sous moi... et un petit frisson me courut le long des reins... Ainsi, c'était donc lui, lui dont le nom était dans tous les journaux... cet homme terrible à qui on devait la capture de tant de malfaiteurs. Jamais, fort heureusement, nous ne nous étions trouvés face à face... Jamais, malgré toute son habileté, il n'avait eu l'honneur de m'appréhender. S'il avait pu se douter qu'il avait devant lui le «cambrioleur masqué d'Euston Road», le «voyageur invisible de Gravesend», le «faux clergyman de Winchester», le «vagabond de Ramsgate», et aussi le «possesseur du Régent»! Dans un ordre différent, mes titres valaient certes les siens; nous étions deux adversaires dignes l'un de l'autre... Il s'agissait de jouer serré, car la moindre imprudence de ma part pouvait me livrer à Allan Dickson. Miss Mellis un peu revenue de son émotion avait fait entrer le détective dans le salon et commençait à lui expliquer ce qui s'était passé. Comme, par discrétion, j'avais voulu me retirer, Allan Dickson me retint: --Non... non, restez, dit-il... vous habitez la maison... vous pourrez peut-être me donner quelques précieuses indications. Le ton avec lequel il avait prononcé ces mots me troubla légèrement... Se douterait-il? Mais non, cela était impossible... mon coup avait été trop bien combiné! Une chose me tracassait toutefois. J'avais laissé les bank-notes de miss Mellis dans ma chambre, mais les livres et les shillings se trouvaient dans les deux poches de mon gilet et cliquetaient doucement dès que je faisais le moindre geste. Je pris le parti de faire le moins de mouvements possible. --Voyons, articula Allan Dickson, vous dormiez, dites-vous, quand cet homme est entré dans la pièce où nous sommes en ce moment? --Oui, monsieur, répondit miss Mellis... je dormais en effet... ici les journées sont très dures et quand arrive le soir... --Vous avez cependant pu l'apercevoir? --Oh! oui, monsieur... Comme je vous vois en ce moment... et... tenez... rien que d'y penser, je suis près de m'évanouir... --Rassurez-vous, voyons... vous savez bien que vous n'avez plus rien à craindre maintenant... --Je le sais, monsieur... mais c'est, plus fort que moi... tant que je vivrai, j'aurai toujours présente à l'esprit la figure de cet affreux individu... --Voyons, donnez-moi un signalement... --Oh!... quelque chose d'horrible, de fantastique, de diabolique... Si j'étais superstitieuse, je croirais que c'est Satan en personne qui s'est introduit chez moi ce soir... --Ce n'est pas un signalement que vous me donnez là... précisez, je vous prie. --Je précise... Il avait une affreuse figure rouge... et ses yeux formaient comme deux trous noirs au milieu de son visage... Quant à ses cheveux et à sa barbe, ils étaient noirs et frisés, mais bizarres... on aurait dit des cheveux de nègre... --Et son costume? --Etrange aussi... un veston à carreaux... quelque chose comme un habit d'arlequin... --Cet homme vous a-t-il parlé? --Non, monsieur... il m'a seulement regardée avec des yeux terribles qui brillaient comme ceux d'un chat enragé. --Y a-t-il une double issue dans cette maison? --Non, monsieur... il n'y en a qu'une... --Alors, le malfaiteur est ici... car je suis en faction depuis huit heures, dans la rue, et n'ai vu sortir personne... --Cependant, fit miss Mellis, cet homme a bien dû entrer par la porte? --Avant huit heures, alors... Et encore, non, car l'agent que j'avais posté devant votre maison n'a vu qu'une vieille dame et une bonne pénétrer ici. --La vieille dame est ma locataire du second... quant à la bonne, c'est la mienne... la voici. --Donc, pas d'homme... Votre agresseur se trouvait par conséquent dans la maison depuis longtemps... J'admirais, malgré moi, l'imperturbable logique du détective et je commençais à être sérieusement inquiet... Parfois il me regardait, comme pour me demander mon avis et je hochais affirmativement la tête, d'un petit air entendu. --Où se trouvait le sac que l'on vous a dérobé? continua Dickson. --Ici, répondit Miss Mellis en désignant l'un des tiroirs de son petit bureau d'acajou. --Quelqu'un savait-il que vous le placiez là d'ordinaire? --Mes locataires pouvaient le savoir... Allan Dickson se tourna vers moi, mais je ne bronchai pas. J'étais décidément mal à l'aise... Il demanda tout à coup: --Combien avez-vous de locataires? --Cinq, monsieur... la vieille dame que vous avez aperçue, un officier qui est en ce moment aux environs de Londres, un rentier paralysé qui ne sort jamais de chez lui... puis monsieur Pipe ici présent et... sa femme... miss Edith... Allan Dickson demeura un instant pensif, puis braquant sur moi ses yeux gris qui avaient l'éclat de l'acier: --Que pensez-vous de cela, monsieur Pipe? --Puisque vous voulez bien me demander mon avis, répondis-je, je crois, comme vous, que le malfaiteur devait être caché dans la maison... Il m'a d'ailleurs semblé, pendant que je dînais dans ma chambre, entendre quelqu'un descendre l'escalier... --Ah! voyez-vous... fit le détective... En tout cas, l'homme est encore ici... --Si c'était... le rentier paralysé? dis-je à l'oreille d'Allan Dickson... On a souvent vu des gens qui simulent des infirmités, afin de mieux dérouter la police... --Peut-être, mais... pour l'instant, je ne vois rien à tenter... demain, au jour, j'aviserai et je crois, monsieur Pipe que vous pourrez m'être très utile... En attendant, voulez-vous m'accorder quelques minutes d'entretien... en particulier? --Avec plaisir... où cela? --Chez vous, si vous n'y voyez pas d'inconvénient. --Mais comment donc! Permettez cependant que je monte prévenir ma femme... elle est couchée... je crois, et vous comprenez... --Oui... oui, c'est tout naturel. Je montai quatre à quatre les escaliers, en proie à une agitation que le lecteur devinera sans peine. Je me voyais perdu... Les réticences de Dickson, ses sous-entendus et aussi cette entrevue qu'il voulait absolument avoir avec moi, tout cela n'était pas naturel. Le drôle me soupçonnait et il espérait, en venant chez moi, trouver la preuve ou tout au moins l'indice qu'il cherchait. A cette minute, j'étais décidé à tout, même à sauter du troisième étage dans la rue. --Qu'avez-vous donc, Edgar? demanda Edith en me voyant si troublé. --Rien... rien... ah! j'ai eu bien tort de courir au secours de cette vieille folle de miss Mellis... un détective l'a interrogée--vous savez ce gentleman que nous avons rencontré au poste--et il va monter ici pour causer un peu avec moi... Tirez les rideaux du lit, Edith... il ne serait pas convenable que cet homme vous vît au lit. Et tout en parlant, j'enfilais à la hâte mes bottines, ces précieuses bottines dont l'un des talons contenait une fortune. J'étais, on le sait, en pyjama mais j'avais conservé en dessous ma chemise de jour et mon gilet dans les poches duquel j'entendais sonner les pièces d'or de miss Mellis. Quant au portefeuille contenant les bank-notes, j'avais eu soin, avant de descendre, de le glisser sous le lit. Je le ramassai vivement sans attirer l'attention d'Edith et l'introduisis entre mon gilet de flanelle et ma peau. J'étais prêt aussi à endosser mon pardessus, quand Allan Dickson entra sans frapper, et cette incorrection me prouva qu'il ne me considérait déjà plus comme un simple témoin, mais comme un inculpé envers qui toute politesse est superflue. --Monsieur Pipe, dit-il en entrant, nous avons à causer sérieusement. Et aussitôt, il s'assit dans l'unique fauteuil qui garnissait notre chambre. --Oui, reprit-il, il faut que nous tirions au clair cette affaire-là... et vous allez m'y aider, j'en suis sûr. Voyons... vous avez une autre pièce que celle-ci?... --Oh! un simple cabinet de toilette. --Il donne sur la rue? --Oui... sur la rue... --Bien... Vous habitez ici avec Mme Pipe? --Oui... --Personne n'est venu vous rendre visite ce soir? --Personne... --Ah!... Voilà qui est curieux... Figurez-vous, monsieur Pipe, que j'ai, de la rue, aperçu à l'une de vos fenêtres, un homme qui allait et venait... --C'était moi, assurément... --Alors, c'est vous qui avez ouvert tout à coup la fenêtre et lancé ceci dans la rue? Et Allan Dickson, tirant de sa poche la poignée de crin qui avait servi à mon camouflage, me la présenta en disant: --Quelle idée vous avez eue, cher monsieur, d'arracher le crin de ce fauteuil... Tenez, on voit très bien, ici, l'ouverture que vous avez pratiquée dans l'étoffe... J'étais perdu, je le sentais bien, mais j'essayais quand même de conserver mon calme. Allan Dickson fixait sur moi son oeil d'acier, cet oeil terrible, aigu et térébrant comme une mèche de scalpel, cet oeil qui avait déjà percé tant de consciences et extirpé des aveux à tant de malfaiteurs... --Vous avez eu tort, ajouta-t-il en riant, d'abîmer ainsi ce fauteuil... votre logeuse vous fera certainement payer cette dégradation... Je ne trouvais rien à répondre et Allan Dickson jouissait de ma confusion... Il me tenait et jouait avec moi comme un chat avec une souris. Je crus devoir payer d'audace: --Pardon, monsieur, fis-je d'un ton sec, est-ce un interrogatoire que vous avez l'intention de me faire subir? --Peut-être, répondit le détective... Mon devoir est de me renseigner... et vous seul pouvez me donner les éclaircissements dont j'ai besoin. Vous êtes un habile homme, monsieur Pipe, malheureusement pour vous, les imprudences auxquelles vous vous êtes livré pourraient très bien vous attirer des ennuis... et, croyez-le, c'est dans votre intérêt que je vous pose toutes ces questions afin que vous soyez préparé à vous défendre dans le cas où la justice vous demanderait des comptes... --Et pourquoi me demanderait-elle des comptes?... N'a-t-on pas le droit d'arracher, si cela vous plaît, une poignée de crin à un fauteuil? --Evidemment, mais on a aussi le droit de vous demander quel usage vous vouliez faire de ce crin? Etait-ce pour vous fabriquer une perruque ou une fausse barbe? Un rire nerveux s'empara de moi et je balbutiai, en regardant fixement le détective: --Ah! ah! ah!... une perruque!... une fausse barbe!... et pourquoi?... oui, pourquoi, je vous le demande? Allan Dickson avait maintenant une mine sévère: --Allons, dit-il, n'essayez pas de plaisanter, monsieur Pipe... Défendez-vous, au contraire, cela vaudra mieux... ou sinon... --Sinon? --Je me verrai obligé de vous arrêter. --M'arrêter... moi! vous voulez rire, monsieur... on n'arrête que les malfaiteurs... M'arrêter, parce que j'ai arraché une poignée de crin à un fauteuil... ah! ah! ah!... je crois que vous cherchez à m'intimider. --Ecoutez, reprit le détective... --Je vous écoute. --Avez-vous quelquefois, de la rue, observé la maison où nous sommes, en ce moment? --Ma foi, j'avoue que... --Eh bien, si, un soir, vous vous étiez posté sur le trottoir d'en face, vous auriez pu vous convaincre que, malgré les rideaux qui garnissent vos fenêtres, on voit tout ce qui se passe ici... Votre cabinet de toilette, surtout, est très lumineux... Je compris qu'Allan Dickson m'avait aperçu au moment où je procédais à la petite opération que l'on sait..., je compris qu'il me tenait... que le fil conducteur qu'il avait dans la main allait bientôt se changer en lasso et que je serais bel et bien à la merci de cet homme. --Défendez-vous, mais défendez-vous donc, me cria Edith, à travers les rideaux du lit, vous ne voyez donc pas que l'on cherche à vous compromettre... Je ne le voyais que trop, mais tout ce dont j'aurais pu arguer pour ma défense n'eût servi absolument à rien. En ce moment, je songeais à autre chose... Allan Dickson qui lisait sans doute dans ma pensée, s'était levé brusquement. Je le vis mettre la main à sa poche, pour y prendre sans doute son revolver, mais avant qu'il eût achevé ce geste, je m'étais précipité vers la porte dont la clef était demeurée à l'extérieur, et l'avais vivement refermée à double tour. Avant que le détective eût pu faire sauter la serrure, j'étais déjà dans la rue. Soudain, une silhouette se dressa devant moi, puis une autre, un policeman émergea de l'ombre... une affreuse voix hurla à deux ou trois reprises: «Arrêtez-le!... arrêtez-le!» Une balle siffla à mon oreille, mais j'échappai aux mains tendues qui essayaient de me saisir, je glissai entre les gens qui s'efforçaient de me barrer le chemin, et bientôt je m'enfonçais dans une rue obscure, puis dans une autre et réussissais à faire perdre ma trace à ceux qui me poursuivaient. Je suis sûr qu'il ne s'était pas écoulé deux minutes entre le moment où j'avais si brusquement lâché Allan Dickson et celui où je me retrouvai, seul, essoufflé, flageolant sur mes jambes devant un grand bâtiment au fronton duquel je pouvais lire, à la lueur d'un réverbère clignotant dans la nuit: _Robinson brothers and Co_ Je n'étais pas encore sauvé. Mes ennemis étaient sans doute parvenus à retrouver ma piste, car j'entendis bientôt, au bout de la rue, un bruit de pas précipités. J'étais à ce moment en pleine lumière et si je me mettais à fuir, on m'apercevrait certainement. Ma décision fut vite prise. Je longeai le mur du bâtiment contre lequel je m'adossais et apercevant une petite porte couronnée d'une imposte que l'on avait laissée ouverte, je me hissai jusqu'à cette baie, à la force du poignet, et me glissai dans l'intérieur de la maison. XXIII LA MAISON DU BON DIEU J'étais maintenant dans un couloir encombré à droite et à gauche, de caisses et de ballots symétriquement rangés et sur lesquels on avait étalé une grande bâche de toile cirée. Je demeurai un instant immobile, craignant que mes bottines en touchant un peu trop brutalement le sol n'eussent éveillé dans ce couloir des échos inquiétants, mais rien ne bougea autour de moi. Ceux qui me cherchaient ne tardèrent pas à passer devant la maison, et j'entendis ces mots prononcés par une grosse voix enrouée: «Il a dû filer par Wardour Street». A n'en pas douter, c'était la voix de Bill Sharper... Ainsi, je n'avais pas seulement à mes trousses le détective Allan Dickson... J'étais aussi poursuivi par les acolytes de Manzana. Si je parvenais à échapper à tant d'ennemis, j'aurais vraiment de la veine! Pendant près d'un quart d'heure, je demeurai blotti contre les marchandises qui s'entassaient dans le couloir, puis, certain que l'on avait perdu ma trace, je commençai à envisager avec plus de calme la situation. Deux solutions s'offraient à moi: ou repasser par l'imposte et revenir dans la rue, ou demeurer jusqu'au jour dans le magasin qui me servait momentanément de refuge. Je le connaissais bien ce magasin, pour y être venu souvent, lorsque j'avais besoin de quelque objet de toilette. Je savais où étaient situés tous les rayons auxquels je m'étais, maintes fois, approvisionné, sans bourse délier, bien entendu. Après m'être orienté un instant, je finis par m'y reconnaître... J'étais dans la partie affectée à la quincaillerie. En montant un étage, j'arriverais à l'ameublement et au deuxième, je trouverais le rayon de confections pour hommes. Je venais de m'apercevoir que j'étais en pyjama et que je ne pourrais m'exhiber en cette tenue dans les rues de Londres... Mon signalement avait dû déjà être donné à tous les postes de police et il convenait que je fisse choix d'un complet plus décent. Tout en gravissant à pas de loup un large escalier recouvert d'un tapis rouge, je me félicitais d'être justement tombé dans une maison où je pourrais réparer, à peu de frais, le désordre de ma toilette. Il y a vraiment des hasards providentiels et j'étais encore une fois servi par la chance. J'étais déjà arrivé au premier étage, quand j'entendis soudain un bruit de voix. Je me jetai à plat ventre le long d'un meuble et demeurai immobile. Deux veilleurs de nuit passèrent près de moi. Ils tenaient chacun une petite lampe électrique qui mettait sur le parquet un long cône lumineux. Quand ils eurent disparu, je continuai mon ascension et arrivai enfin au rayon de confections pour hommes... Là, s'ouvraient, à droite et à gauche, de petits couloirs où j'apercevais à la lueur d'une ampoule électrique en verre dépoli des rangées d'habits suspendus à une longue tringle. Çà et là, un mannequin sinistre dans son immobilité se dressait à l'extrémité d'une travée, pareil à un malfaiteur méditant un mauvais coup. Je faillis en renverser un qui gémit lamentablement sur son socle. En le remettant d'aplomb, je constatai qu'il avait absolument la même taille et la même carrure que moi. Je le pris à bras-le-corps, l'étendis doucement sur le parquet et commençai de le déshabiller, mais chaque fois que je le remuais un peu fort, il faisait entendre un petit grincement qui ressemblait à une plainte... Je lui enlevai sans difficulté sa jaquette et son gilet, mais je mis au moins un quart d'heure à lui retirer son pantalon. Par bonheur, le rayon était très mal gardé ce soir-là, de sorte que je ne fus point dérangé pendant cette opération. Lorsque j'eus complètement déshabillé le mannequin, je le repoussai sans bruit sous un comptoir et revêtis les habits que je lui avais volés. Ils m'allaient dans la perfection. Je glissai dans une des poches de ma jaquette le portefeuille qui contenait les bank-notes de miss Mellis et que j'avais eu, comme on sait, la précaution de dissimuler entre ma chemise et ma peau, fis passer de mon ancien gilet dans le neuf les livres et les shillings que j'avais répartis dans les deux goussets de côté, puis je me mis en quête d'un pardessus. Ici, je me le rappelle, se place un incident qui faillit m'être fatal. Un gardien que je n'avais pas entendu venir, se montra tout à coup. Il arrivait droit vers moi et il m'était impossible de l'éviter. Fort heureusement, je ne perdis pas mon sang-froid. Je demeurai immobile, les bras raides, les deux talons réunis, la tête légèrement inclinée à droite et le veilleur me prenant pour un mannequin, passa près de moi sans s'arrêter. L'alerte avait été vive et j'eus quelques secondes de terrible émotion. Je redoublai de prudence et atteignis enfin le rayon des pardessus. J'en avais déjà essayé plusieurs, quand je tombai sur une magnifique pelisse qui m'allait comme un gant. Je pensai qu'une fourrure me serait plus utile qu'un overcoat de drap, aussi gardai-je la pelisse sans hésiter. Autant que j'en pouvais juger, elle devait être doublée de loutre et l'étoffe qui la recouvrait était soyeuse et douce au toucher. Il ne me manquait plus qu'un chapeau, mais je mis bien une demi-heure à trouver le rayon de chapellerie. Je le découvris enfin et arrêtai mon choix sur un chapeau mou. J'étais maintenant équipé de pied en cap, il ne me restait plus qu'à attendre l'ouverture du magasin pour me glisser dehors. J'ignorais quelle heure il était, car j'avais laissé ma montre chez moi... Cet oubli était heureusement réparable. Au rayon de la bijouterie, je choisis un superbe chronomètre en or avec une chaîne de même métal et passai à mes doigts quatre ou cinq bagues qui me parurent d'un bon poids. Pendant que j'y étais, je fis aussi ample provision de bijoux de femme... Je ne savais pas, à ce moment, si je reverrais jamais Edith, mais si ce bonheur m'était refusé, je ferais facilement accepter à une remplaçante cette orfèvrerie de luxe. Mes «emplettes» terminées, je me blottis sous un comptoir et attendis le jour. Quelques veilleurs de nuit se montrèrent bientôt et je les entendis, pendant près de vingt minutes, ouvrir et refermer les «boîtes de ronde». Dix minutes plus tôt, je me serais sans doute fait prendre, mais j'avais eu la chance de pénétrer dans le magasin au moment où les hommes de garde venaient justement de finir leur tournée. Je n'avais plus qu'une inquiétude. Parviendrais-je sans être remarqué à sortir de la maison Robinson and Co? A l'heure de l'ouverture des magasins, les employés se précipiteraient en foule dans les différents rayons... Comment les éviter? Je songeai à descendre dans les sous-sols, mais à la réflexion, je compris que cela ne m'avancerait à rien. On me découvrirait aussi bien en bas qu'en haut. Le plus simple était de me dissimuler sous un comptoir, le plus près possible de la porte, et c'est ce que je fis. Dieu que cette nuit me parut longue! Enfin le jour parut, un jour terne et triste d'hiver. Le magasin fut éclairé d'une lueur grise et froide qui filtrait à travers les stores, puis, dans la rue, les voitures des laitiers commencèrent à rouler... Bientôt, des garçons se mirent en devoir d'enlever les housses qui recouvraient les vitrines et les comptoirs, pendant que d'autres roulaient de petits chariots qui faisaient un vacarme de tous les diables... Là-bas, dans la lumière plus vive d'un hall vitré, je distinguais un homme galonné qui donnait des ordres d'une voix tonitruante. Soudain, j'entendis remuer à quelques pas de moi et j'aperçus un jeune homme qui me regardait avec de gros yeux ronds. Il était accroupi sous le même comptoir que moi et je ne l'avais pas remarqué tout d'abord car le coin où il se trouvait était très sombre... Il parut d'abord effrayé, puis voyant que j'étais aussi étonné que lui, il se rapprocha doucement et me dit à voix basse: --Vous attendez l'ouverture? --Oui. --Encore dix minutes... C'est la première fois que vous venez «travailler» ici? --Oui... --Alors, je vais vous donner un conseil... Ne vous pressez pas de sortir... Ici, nous sommes en sûreté... nous sommes sous le comptoir des emballages et il est bien rare que l'on commence les paquets avant neuf heures... Quand vous entendrez sonner la cloche, vous n'aurez qu'à me suivre, mais par exemple, il faudra enlever votre chapeau et le tenir à la main. --Et pourquoi cela? demandai-je, un peu méfiant. --Parce que, de la sorte, on vous prendra pour un employé... D'ailleurs, fiez-vous à moi, voilà quinze jours que je viens ici... j'ai l'habitude de la maison... J'admirai le sang-froid de ce jeune homme. Je l'avais d'abord pris pour un détective, mais son superbe complet, ses bottines neuves, son chapeau neuf et le joli pardessus qu'il tenait roulé sous son bras prouvaient suffisamment qu'il venait comme moi, de se vêtir, sans bourse délier, aux rayons si bien assortis de la maison Robinson and Co. Il avait, ma foi, une figure des plus sympathiques. --Vous comprenez, me dit-il sur un ton de confidence, ils gagnent assez d'argent dans cette boîte-là, ils peuvent bien, de temps en temps, nous offrir quelques vêtements... Ce débutant avait, comme on le voit, de bons principes. J'en eusse certainement fait un habile «opérateur» si j'avais pu m'occuper de lui, mais d'autres préoccupations m'assiégeaient... j'avais trop d'affaires sur les bras. Tout ce que je souhaitais pour l'instant, c'était de sortir du magasin et de m'éloigner de Londres le plus vite possible. Je n'avais pas encore de plan bien arrêté, mais je mettrais tout en oeuvre pour échapper à Allan Dickson. Celui-là seul était à craindre, car avec lui, il était impossible de ruser, tandis qu'avec Manzana et Bill Sharper, je pouvais encore m'en tirer. --Attention! me dit soudain mon «confrère»... on ouvre les portes. Il y eut un roulement prolongé, puis un bruit de pas rapides, qui s'accentua, devint formidable. Une cloche se mit à tinter. Et, peu à peu, le silence se fit, troublé seulement de temps à autre par un ordre lancé à haute voix, un chiffre annoncé à la caisse. --C'est le moment, me dit le jeune homme... ôtez donc votre chapeau. Nous sortîmes tous deux de dessous notre comptoir. --Tiens, s'écria un employé qui nous avait aperçus, d'où viennent-ils ceux-là... Vite! Vite! Mac Ferson, appelez un policeman! Mais, avant que le nommé Mac Ferson, un gros lourdaud d'inspecteur qui était en train de rajuster sa cravate blanche devant une glace, eût eu le temps de se retourner, mon compagnon et moi étions déjà sur le trottoir. Un taxi passait, je le hélai et laissant là le jeune homme qui semblait fort désireux de faire plus ample connaissance avec moi, je disparus en moins de dix secondes, roulant à toute allure vers un quartier plus sûr. J'avais jeté une adresse quelconque au chauffeur, mais quand nous eûmes atteint Trafalgar Square, je lui dis: --East Finchley, faites vite... bon pourboire! East Finchley se trouve dans la banlieue de Londres, au-dessus de Middlesex, c'est-à-dire fort loin de l'hôtel de miss Mellis et des magasins Robinson. Je voulais, comme on dit, me donner de l'air, et j'en avais besoin, après les terribles émotions que je venais d'avoir. Maintenant, j'étais libre... il s'agissait de ne plus retomber sous la coupe d'Allan Dickson. J'avais de l'argent en poche, j'étais vêtu de neuf, je pouvais donc envisager l'avenir avec quelque confiance... A moins de jouer tout à fait de malheur, je devais réussir à quitter l'Angleterre qui, décidément, devenait trop dangereuse. J'étais forcé de renoncer à Edith, mais pouvais-je faire passer l'amour avant ma sécurité personnelle? XXIV UN MAUVAIS RÊVE Le taxi venait de quitter Marylebone Road et s'engageait dans Albany street, quand je crus remarquer qu'une auto rouge nous suivait. C'était peut-être une idée, mais, pour en avoir le coeur net, je commandai à mon chauffeur de tourner brusquement à droite, ce qu'il fit à la première rue qui se présenta. L'auto rouge tourna également et je ne tardai pas à la revoir, à cent mètres environ derrière moi. --Activez... activez!... dis-je au chauffeur... il y a deux livres pour vous si vous semez la voiture qui nous suit. L'homme mit toute l'avance à l'allumage, mais je voyais bien que l'auto rouge gagnait sur nous. Il y avait dans mon taxi, dissimulées dans un petit coffre, trois bouteilles que le cabman avait mises en réserve. Je les pris les unes après les autres et les lançai par la portière de façon qu'elles tombassent presque au milieu de la rue. Elles se brisèrent avec fracas, semant sur le sol de gros éclats de verre... L'un d'eux fut fatal à l'auto rouge. Bientôt, je la vis qui ralentissait, puis s'arrêtait. --Ça y est! s'écria mon chauffeur... ça y est!... Ils ont crevé! --Marchez... marchez toujours! J'avais décidément plaqué ceux qui me suivaient, car, le doute n'était pas possible, on s'était mis à ma poursuite. Probablement qu'un détective m'avait pris en filature à la sortie des magasins Robinson, et cela, sur les indications de l'inspecteur à cravate blanche qui avait tenu à faire montre de zèle. En tout cas, le détective en était pour ses frais. Ce gentleman ne ferait jamais ma connaissance. Arrivé à East Finchley, je réglai mon chauffeur et lui donnai un royal pourboire. Quand il eut disparu, je me dirigeai rapidement vers la gare du métro, pris le train pour une destination quelconque, roulai pendant trois quarts d'heure, changeai de ligne deux ou trois fois, puis, finalement, m'arrêtai à Kensington. Là, j'entrai dans un grill-room, ingurgitai un beefsteak arrosé d'une pinte d'ale, puis je me mis en quête d'un hôtel. Elégant comme je l'étais, depuis ma visite aux magasins Robinson, je ne pouvais loger dans un bouge, aussi fus-je obligé de prendre une chambre au Victoria Palace. Allan Dickson et Bill Sharper n'auraient certes pas l'idée de venir me chercher là! Je n'y séjournerais pas longtemps d'ailleurs, car mon intention était de quitter Londres le plus tôt possible. J'avais pensé tout d'abord à me rendre en Hollande, mais pouvais-je risquer ce voyage, maintenant que Manzana, Bill Sharper, Allan Dickson et Edith allaient être ligués contre moi. Ma maîtresse, en apprenant quel genre d'individu j'étais, n'hésiterait point, pour s'innocenter et prouver qu'elle ignorait mes louches trafics, à raconter l'histoire de l'oncle Chaff. Manzana, de son côté, parlerait du lapidaire d'Amsterdam, et Allan Dickson, qui n'était pas un imbécile, comprendrait sans peine pourquoi je tenais tant à passer en Hollande. Ah! je n'étais pas encore près de le vendre, mon diamant! Ereinté, fourbu, n'en pouvant plus, je me couchai, après avoir vérifié la petite cachette où reposait le Régent. Comme une vis du talon de ma bottine s'était un peu desserrée, je la fixai avec la pointe de mon canif. Un quart d'heure après, je dormais comme un bienheureux. Quand je me réveillai, il faisait grand jour. Un rayon de soleil, semblable à une longue flèche d'or, se jouait sur mon lit... et ce rayon de soleil si rare à Londres, surtout en hiver, me parut d'heureux augure. Il symbolisait pour moi l'espérance et la réussite, il semblait me dire: «Ta vie jusqu'alors si triste va enfin s'éclairer pour toujours». Je me levai, procédai avec soin à ma toilette, puis sonnai pour me faire monter à déjeuner. Le garçon qui répondit à mon appel avait l'air tout drôle... Il me regardait comme si j'eusse été une bête curieuse. --Eh bien, lui dis-je... avez-vous entendu? Il ne répondit pas. Quelques instants après, il revenait avec un plateau sur lequel il y avait deux tasses et des toasts. Cette fois encore il me regarda de façon bizarre. --Vous croyez me reconnaître, sans doute? lui dis-je d'un ton sec. Il s'inclina et sortit. «C'est un fou», pensai-je... Et, sans plus me soucier de lui, je m'attablai et me versai du thé. Tout en croquant mes rôties, je regardais ma jaquette et ma pelisse que j'avais étalées sur le dossier d'un fauteuil. J'avais eu décidément la main heureuse en choisissant ces habits. Le complet était d'une couleur discrète, agréable à l'oeil. Quant à la pelisse, c'était une vraie pelisse de millionnaire. Au lieu d'être doublée en loutre d'Hudson (c'est-à-dire en rat d'Amérique), elle l'était en vraie loutre et devait valoir au moins dans les cinq à six mille francs. Il ne me manquait plus qu'un peu de linge, et j'eus un moment l'idée d'aller visiter, durant la nuit, quelques-uns des rayons de la maison Robinson, mais je renonçai à ce projet. Puisque j'avais de l'argent en poche, à quoi bon risquer une expédition semblable qui pouvait très mal finir? Maintenant que j'étais délivré de mes ennemis, il s'agissait de manoeuvrer avec prudence jusqu'à ce que j'eusse mis entre eux et moi plusieurs centaines de kilomètres. J'en étais là de mes réflexions, quand il me sembla entendre dans la chambre voisine de la mienne un bruit étouffé. Je prêtai l'oreille et perçus une sorte de bredouillement confus; par instants, une porte s'ouvrait sur le palier; des gens allaient et venaient dans le couloir, d'un pas rapide et feutré. Je pensai tout d'abord qu'il y avait un malade dans l'hôtel, mais bientôt des rires étouffés se firent entendre. Une porte condamnée se trouvait à gauche de la table devant laquelle j'étais assis, et je crus remarquer que, de temps à autre, une ombre venait intercepter le petit filet de lumière qui passait par la serrure. J'étais très inquiet. Quand on a, comme moi, la conscience un peu chargée, on se tient continuellement sur ses gardes. J'allais sonner pour demander ma note, quand on frappa à la porte. C'était le garçon. --Monsieur, me dit-il avec une politesse que l'on sentait de commande, il y a quelqu'un qui voudrait vous parler. --A moi? --Oui, monsieur. --Je n'attends personne... il y a certainement une erreur... que celui qui veut me voir fasse passer sa carte. --La voici, monsieur, le visiteur m'a justement prié de vous la remettre. Et en disant ces mots, il me tendait un petit carré de bristol que je pris d'un geste brusque et sur lequel je lus avec effarement: _Allan Dickson, détective_. Ce fut, on peut le dire, un terrible coup de foudre que je supportai assez vaillamment. Je passai ma jaquette, rectifiai le noeud de ma cravate, puis dis au garçon qui attendait toujours, balançant son plateau, d'un air stupide: --Faites entrer ce gentleman! Allan Dickson parut. Il était d'une élégance impeccable et j'admirai la belle assurance avec laquelle il pénétrait dans ma chambre. Au lieu de se jeter sur moi, et de me passer les «handcuffs» il s'assit tranquillement dans l'unique fauteuil qui garnissait la pièce, croisa sans façon ses jambes, et me dit, en enroulant autour de son index, d'un petit tournoiement rapide, le cordon de son monocle: --Monsieur Edgar Pipe, vous êtes un habile homme... tous mes compliments!... C'est la première fois, je l'avoue, qu'un «client» me brûle ainsi la politesse... Ce détective était vraiment un homme bien élevé... D'autres eussent dit «malfaiteur», mais lui, par un euphémisme charmant dont je lui sus gré, me qualifiait indulgemment de «client»... J'eus une légère inclination de tête et répondis, d'un ton dégagé: --Je crois, mon cher maître, qu'il y a entre nous un petit malentendu... et si vous le permettez... je vais, en deux mots... --Inutile... cher monsieur... ce serait du temps perdu... Vous vous expliquerez devant le constable..., lui seul a qualité pour vous entendre... moi, je dois simplement me borner à vous conduire à Bow Street. Il n'y avait qu'à se soumettre et c'est ce que je fis... J'eus bien, un moment, l'idée de sauter dans la rue par la fenêtre qui était grande ouverte, mais ma chambre se trouvait au quatrième étage et je n'eus pas le courage de tenter un pareil saut. Je pris donc mon chapeau et ma pelisse et m'avançai vers la porte... Allan Dickson s'était levé d'un bond et m'avait empoigné par la manche. --Oh! ne craignez rien, dis-je en souriant, je n'ai nullement l'intention de vous fausser compagnie... Mon unique désir est de comparaître le plus tôt possible devant la justice, afin de me laver de l'accusation qui pèse sur moi... Vous voyez que je suis un «client» raisonnable... Cependant, en raison de la docilité même dont je fais preuve, j'ose espérer que vous aurez pour moi quelque indulgence et ne refuserez pas de répondre à une question qui me brûle les lèvres... Comment avez-vous pu me découvrir ici?... --Oh!... c'est bien simple, Monsieur Pipe, répondit Allan Dickson... J'avais, je l'avoue, tout à fait perdu votre piste et je n'espérais même plus vous retrouver, quand j'ai reçu, à mon bureau, un coup de téléphone... C'est vous-même qui me demandiez, paraît-il... alors, je suis venu. --Vous voulez rire, je suppose? --Non... pas du tout... c'est l'exacte vérité... vous m'avez appelé, sans vous en douter, peut-être. Alors, une personne obligeante qui vous a entendu a bien voulu me prévenir... Ah! monsieur Pipe, il est parfois dangereux de rêver et surtout de parler en rêvant... On laisse ainsi échapper certaines confidences qui vous trahissent, car il y a toujours, derrière les murs, des oreilles indiscrètes... surtout dans les hôtels... Vous comprenez, maintenant? Hélas! oui... Je ne comprenais que trop! Je m'étais dénoncé moi-même... Décidément, la fatalité me poursuivait. J'avais cru, un instant, pouvoir remonter le courant; mais tous mes efforts avaient été vains et j'étais, à l'heure présente, entraîné vers l'abîme!!... DEUXIÈME PARTIE I OU JE QUITTE LE MONDE POUR ME RETIRER A READING Je juge inutile de rappeler ici les diverses péripéties de mon procès. Il a fait d'ailleurs assez de bruit. Je fus condamné pour cambriolage à main armée, bien que le solicitor désigné d'office pour me défendre eût essayé de prouver que l'arme dont je m'étais servi n'était qu'un vulgaire étui de pipe, mais la déposition de miss Mellis fut accablante. Cette respectable personne soutint, avec un acharnement féroce, qu'elle avait parfaitement vu le canon d'un revolver de gros calibre braqué sur elle, et le tribunal la crut. Malgré l'éloquence un peu théâtrale de mon solicitor je me vis donc octroyer cinq ans de «hard labour»! Par bonheur pour moi, il n'avait pas été question de l'affaire Robinson... A la fin de l'audience, on me conduisit au «Justice box» et, le lendemain, après une foule de formalités odieuses et ridicules, j'étais transféré à la geôle de Reading. Nombre de touristes français connaissent Reading, cette charmante localité des environs de Londres, située entre Maidenhead et Basingstoke, dans un site agréable, presque au bord de la Tamise. C'est là que l'été, les «clerks» et les «shopkeepers» de Londres vont se remettre des fatigues de la semaine, avec leurs petites amies ou leurs épouses. Au temps de ma prime jeunesse, j'étais souvent venu à Reading avec mes parents, mais, à cette époque, le paysage n'était pas encore gâté par la silhouette imposante et hostile d'un pénitencier. La campagne s'étendait verdoyante, coupée, çà et là, de larges allées de sable, que bordaient de riants cottages. Il paraît que c'est lord Strange, un philanthrope de la nouvelle école, qui a eu l'idée de faire édifier une prison à Reading, parce que l'air y est très pur, et que l'on doit prendre soin de la santé des criminels. Cette fausse humanité n'est-elle pas révoltante? Quelle influence peut avoir sur la santé des détenus un air salubre qu'ils ne respirent jamais, puisqu'ils sont continuellement confinés dans une cellule où le jour ne pénètre que par un étroit vasistas ouvrant la plupart du temps sur les cuisines, la buanderie ou l'usine servant à produire la lumière électrique? Toutefois, il est juste de reconnaître que les cellules de ce «home forcé» sont des mieux aménagées. Outre l'éclairage électrique, elles comportent une table, une chaise en bambou et une crédence où voisinent, avec des commentaires de la Bible, quelques livres de voyage et d'histoire. Le lit très simple, monté sur un sommier métallique, a cet aspect d'élégance sobre que donnent l'extrême propreté et le luisant du cuivre soigneusement entretenu. C'est, en réalité, un asile confortable et je comprends très bien maintenant que de pauvres diables préfèrent cette hospitalité à l'abri précaire des garnis borgnes ou des logis de rencontre. Cependant, ce luxe «pénitentiaire» a quelque chose d'ironique. Il semble dire aux malheureux qui viennent échouer dans la geôle de Reading: «Voyez comme on est bien ici...» Mais une trappe aux ferrures énormes, qui se dessine sur le parquet, ne tarde pas à refroidir l'enthousiasme des détenus et à leur rappeler les anciens supplices imaginés par les bourreaux de la Tour de Londres... Cette trappe, par les rainures de laquelle monte une affreuse odeur de catacombes, c'est la trappe du «Tread Mill», et l'on verra bientôt ce que signifient ces deux mots, qui évoquent à l'esprit du profane la reposante vision d'un spectacle champêtre!... * * * * * Dès que j'arrivai à Reading, un gardien galonné, qui semblait m'attendre, me conduisit au «Record Office» où je trouvai un gentleman imposant, lequel consigna sur un grand registre à coins de cuivre mes nom, prénoms et qualité. Il écrivait lentement, les lèvres et l'oeil gauche plissés avec effort, comme s'il eût été pris soudain d'une violente colique. --Pipe! Edgar Pipe!... répéta-t-il plusieurs fois... Le gardien galonné lui remit alors l'argent que l'on avait trouvé sur moi et que la loi anglaise voulait bien considérer comme «ma propriété». J'en allais payer les intérêts à un taux assez élevé, et il me semblait juste qu'on le portât à mon actif. --On vous rendra cette somme à votre sortie, me dit le comptable... mais le règlement vous autorise à prélever sur ce dépôt deux shillings par semaine... sur lesquels on vous retiendra six pence pour l'entretien de la chapelle... Mon geôlier m'emmena ensuite dans un petit vestibule aux murs blanchis à la chaux, et là, me pria poliment de lui remettre mes bottines et mes bretelles... Je lui tendis mes bretelles, sans hésiter, mais quand il s'agit de lui donner mes bottines, j'eus un petit tremblement dont on devine la cause... Je m'exécutai cependant: --Voici, fis-je, d'une voix émue, en lui présentant mes chaussures... ces chaussures précieuses dont l'une contenait des millions... Et, à cette minute, je sentis mes yeux se mouiller... Ainsi, c'était fait de mon avenir... le beau rêve que j'avais caressé s'envolait pour toujours!... Le gardien prit les bottines et avec de la craie inscrivit à la hâte sur les deux semelles le chiffre 33. C'était mon matricule!... Maintenant Edgar Pipe n'existait plus... il serait, pendant cinq ans, rayé du nombre des humains... Il n'était plus qu'un numéro! --On vous les rendra, quand vous sortirez... --Vraiment? fis-je incrédule. --Mais bien sûr... les effets des détenus demeurent leur propriété... Bien plus... comme ces bottines sont usées, on vous les ressemelera dans les ateliers... à vos frais, bien entendu... Je ressentis un choc au coeur... et l'espoir que j'avais eu, un moment, fit place à un accablement profond... J'essayai, néanmoins, de soutenir que mes bottines étaient encore en très bon état et qu'il était inutile de les réparer. L'homme les examina, puis répondit, avec un hochement de tête: --L'administration jugera... moi, ça ne me regarde pas... Et jetant les chaussures dans un coin, il ouvrit une petite porte et me poussa devant lui. Nous suivîmes un long couloir, montâmes un petit escalier en colimaçon et arrivâmes devant une grille à travers les barreaux de laquelle on apercevait un petit homme chauve qui empilait sur un large comptoir des paquets numérotés... --Eh! père Bowspritt, cria mon geôlier, un complet pour ce gentleman, s'il vous plaît! Le petit homme chauve leva la tête, me toisa un instant, puis articula d'une voix aigre: --Taille numéro 2, carrure moyenne... J'ai justement là quelque chose qui fera l'affaire... Et il ajouta, en riant: --C'est presque neuf... car celui qui l'a porté ne l'a pas gardé longtemps... Certes, il eût sans doute préféré l'user, mais M. John en a jugé autrement... Voici le complet... je n'ai plus qu'à coudre le matricule. Si je ne me trompe, c'est le numéro 33... --C'est bien cela, dit le gardien. Le petit homme, sans se presser, enfila une aiguille, chercha pendant un instant dans un tiroir, puis fixa au vêtement qui allait devenir le mien une étiquette de toile. Cela fait, il prit dans une armoire une calotte de drap qui ressemblait au polo des Horse guards et passa le paquet à travers la grille. --Déshabillez-vous, me dit le gardien. J'obéis, et troquai l'élégant costume que je devais à la générosité de MM. Robinson and Co contre l'affreuse houppelande des détenus, une sorte de «combinaison» de toile grise parsemée d'as de trèfle[3]. [3] C'est l'uniforme des prisonniers anglais. J'étais maintenant métamorphosé en clown, et je suis sûr que j'eusse obtenu un joli succès en figurant, sous cet accoutrement, dans une pantomime de l'Olympia. Je fus ensuite conduit chez le «hair dresser» qui me rasa le visage et la tête à la tondeuse, puis, après avoir assisté à un office que marmotta exprès pour moi l'aumônier de la prison (coût: un shilling six pence), je fus «incarcerated» dans la cellule 33 qui devait, pendant cinq années, abriter feu Edgar Pipe! Seul... j'étais seul!... A partir du moment où j'avais franchi le seuil de ma geôle, je demeurerais séparé du monde... Le seul être que j'apercevrais--et encore à travers un judas--serait un gardien indifférent et maussade. Je devrais souffrir en silence, ronger mon frein dans l'isolement le plus complet, oublier jusqu'à la voix humaine... Les printemps succéderaient aux hivers, les automnes aux étés, et je serais toujours là, entre ces quatre murs, pendant qu'au dehors, sur les jolies pelouses de Reading, les bourgeois de Londres, ivres de soleil et le coeur en fête, célébreraient joyeusement les jours de repos avec leurs familles ou leurs maîtresses... Je me jetai sur mon lit et pleurai comme un enfant... En adoptant la dangereuse profession de cambrioleur, je savais certes à quoi je m'exposais... Je n'ignorais pas qu'un jour ou l'autre la société me contraindrait à une villégiature forcée dans quelque geôle du Royaume-Uni, mais je ne m'étais jamais imaginé que la claustration fût une chose aussi pénible. D'abord, je fus en proie à une sorte d'anéantissement, de stupeur, puis une rage folle s'empara de moi et je me demandai un moment si je n'allais pas me briser la tête contre la muraille. A la nuit tombante, je retrouvai cependant un peu de calme et fis honneur au maigre repas qu'on me passa par un guichet. Je me déshabillai dès que retentit la cloche du coucher et me glissai sous ma couverture, mais il me fut impossible de fermer l'oeil. Quand neuf heures sonnèrent à l'horloge de Reading Gaol qui possède, par parenthèse, un carillon des plus sonores, je me levai, en proie à une impatience fébrile et me mis à arpenter, pieds nus, ma cellule. Je montai ensuite sur une chaise et cherchai à jeter un coup d'oeil par la fenêtre. Au prix de difficultés inouïes, je parvins à me hisser jusqu'à l'entablement et y demeurai suspendu. Des ombres passaient et repassaient dans une grande cour à demi obscure; c'étaient probablement des gardiens qui allaient prendre leur service de nuit. De temps à autre j'entendais de longs appels, un grand bruit de verrous et, par-dessus tout cela, le ronflement sourd et régulier de la machine à vapeur qui distribue l'électricité dans la prison. Enfin, vers dix heures, les couloirs et les fenêtres des cellules furent moins lumineux et un silence relatif remplaça le vacarme de tout à l'heure. Je me recouchai. Mille idées plus confuses les unes que les autres se heurtaient dans mon cerveau, et parmi elles, il en était une qui m'obsédait, me revenait continuellement à l'esprit: «Si je m'évadais?» La chose ne me semblait pas impossible, en somme. Ma cellule était au rez-de-chaussée, et j'avais remarqué que les barreaux de la fenêtre étaient très espacés... l'un d'eux n'avait même pas l'air bien solide... Pendant quelques instants, j'élaborai tout un programme d'évasion, que le raisonnement me fit bientôt repousser. M'enfuir? Est-ce que je le pouvais? Et mon diamant?... Bien que je ne fusse pas certain de le retrouver à l'expiration de ma peine, rien ne m'autorisait non plus à supposer qu'on le découvrirait... Mes bottines n'avaient nullement besoin d'être ressemelées et il se pouvait très bien qu'on les laissât telles qu'elles étaient. De plus, si les semelles étaient un peu usées, les talons n'étaient même pas tournés... Il faudrait vraiment que les cordonniers de la prison manquassent de travail pour entreprendre une réparation qui n'avait rien d'urgent... J'avais peut-être tort de m'alarmer ainsi... et puis... et puis... Le sommeil finit par me terrasser, mais il fut hanté d'affreux cauchemars... Je voyais Edith, au bras d'Allan Dickson... Tous deux me regardaient en riant et me prodiguaient les plus basses injures; ensuite, c'était l'horrible visage de Manzana qui m'apparaissait... Le gredin avait en main une de mes bottines et je le voyais qui, avec un tournevis, s'apprêtait à enlever la petite rondelle de cuir qui cachait le diamant. Il clignait de l'oeil d'un air narquois et chantonnait une romance ridicule que j'avais entendue autrefois, à Londres, dans un music-hall... Puis, Edith revenait, appuyée cette fois sur l'épaule de Manzana. Elle avait mis le diamant dans ses cheveux et j'étais ébloui par les feux qu'il jetait... La figure de ma maîtresse était rayonnante et, parfois, après un bruyant éclat de rire, elle attirait vers elle l'ignoble Manzana, et le baisait sur les lèvres. Je dus, à cette minute, me lever d'un bond et pousser des cris épouvantables, car le guichet de ma geôle s'ouvrit avec un bruit sec, et je vis l'oeil sévère d'un gardien qui me regardait fixement... Je me laissai retomber sur mon lit et m'assoupis de nouveau, mais pour être aussitôt repris par une affreuse vision... Mr John Ellis, le bourreau de Londres, tressait délicatement une énorme corde de chanvre et me la montrait de temps à autre, en faisant le geste de se la passer autour du cou... Le lendemain, quand sonna la cloche du réveil, j'étais brisé, moulu, anéanti. Je me levai cependant, et endossai mon horrible livrée. Comme je l'avais mise à l'envers, je la retirai pour la retourner, et une petite étiquette que je n'avait pas remarquée la veille frappa mes regards. Sur cette étiquette, je lus un nom qui me fit frissonner: «Calcraft!...» Le précédent propriétaire de ma houppelande avait lui-même écrit son nom sur l'étroite bande de toile, et ce nom était celui d'un dangereux malfaiteur pendu récemment à Reading. Les journaux avaient longuement parlé de cette exécution qui avait été très mouvementée, car Calcraft, qui tenait à la vie, s'était débattu avec fureur entre les mains du bourreau... Je comprenais maintenant pourquoi le petit homme chauve avait tenu à faire remarquer que ce vêtement avait été «très peu porté», et je me souvenais de la plaisanterie macabre qu'il avait lancée en faisant allusion à M. John... Ainsi, je portais la défroque d'un condamné à mort! On avouera que c'était jouer de malheur... et que je ne pouvais vraiment pas conserver cette «tunique de Nessus» qui me brûlait le corps. On a beau ne pas être superstitieux, il y a quand même des coïncidences fâcheuses bien faites pour jeter le trouble dans le cerveau le mieux équilibré. Je me mis à cogner à la porte de ma cellule, fis un vacarme de tous les diables et exigeai que l'on me donnât un autre vêtement... On finit par y consentir, mais cela prit plus de deux heures. Il fallut qu'on en référât au gardien-chef, que celui-ci allât trouver le surveillant général, lequel exposa l'affaire au directeur, et enfin, après une longue suite de pourparlers, on m'apporta un «complet neuf». Le scandale que j'avais provoqué dans la prison me fit considérer comme un détenu «rebellious» et je fus, à partir de ce moment, regardé d'un mauvais oeil par mes gardiens... Hélas! tout cela était de peu d'importance, en comparaison de ce qui allait m'arriver... Pendant huit jours, je mangeai, comme on dit, mon pain blanc... L'heure du supplice allait bientôt sonner! II LE SUPPLICE DE LA ROUE J'ai parlé plus haut de cette trappe mystérieuse qui s'ouvre dans les cellules des prisons anglaises. Les planches dont elle est formée sont au nombre de quatre, solides, rugueuses, et offrent un contraste frappant avec les lamelles de parquet qui l'entourent. Ceux qui la voient pour la première fois la regardent avec effroi, même s'ils ignorent à quoi elle sert... Quand on l'a vue s'ouvrir, hélas! on y songe toute la vie!... Cette trappe est celle du «Tread-Mill», cet instrument de torture digne du moyen âge et que la barbarie des lois anglaises a conservé dans son arsenal judiciaire. J'avais souvent entendu parler du Tread-Mill, mais, ne faisant pas ma société habituelle des malfaiteurs, je n'avais pu recueillir aucun renseignement sur cette terrible punition. Je m'imaginais qu'elle devait manquer d'agrément, mais j'étais loin de supposer qu'elle pût être aussi cruelle. J'allais bientôt, moi, Edgar Pipe, le gentleman élégant, à qui tout travail manuel répugnait, faire connaissance avec le fameux «moulin de discipline»... J'allais savoir ce que c'est que la torture physique, après avoir enduré, sans faiblir, toutes les tortures morales. S'il est vrai que l'on doive tout pardonner à ceux qui ont beaucoup souffert, je pense que le lecteur, dès qu'il aura lu le récit de mon douloureux séjour à Reading, aura pour moi quelque pitié. Jusqu'alors, il n'a connu qu'un Edgar Pipe assez insouciant, parfois même un peu cynique, se riant de tout et plein d'une folle confiance en soi... Bientôt, il verra un Edgar Pipe déprimé, affaibli, désespéré, terrassé... un Edgar Pipe qui ne sera plus que l'ombre de lui-même, une sorte de brute aux yeux caves, aux gestes endoloris, un spectre ambulant insensible à tout, un déchet d'humanité... une épave!... Et je suis sûr que les gens de coeur seront, malgré eux, amenés à se dire: «Un simple cambrioleur méritait-il pareil châtiment?» C'est généralement à l'heure où l'homme qui a souffert recommence à espérer que la lourde main de la destinée s'abat de nouveau sur lui. Depuis huit jours que j'étais à Reading, je commençais à prendre mon mal en patience et à m'accoutumer au régime cellulaire si dur pour ceux qui, comme moi, aiment la société bruyante, quand un matin, à huit heures vingt exactement, la cloche de la prison résonna comme un glas. A ce tintement lugubre, j'avais tressailli malgré moi, comme à l'approche d'un malheur. Bientôt, des pas lourds retentirent dans les couloirs, une sonnette s'agita, et une affreuse voix enrouée que j'entends encore se mit à répéter sur un ton monotone: --_Tread-Mill... Tread-Mill... Look out there_[4]. [4] Moulin à pédales... Moulin à pédales... Gare là! Aussitôt, la porte de ma cellule s'ouvrit avec fracas, je fus poussé vers la trappe par des mains brutales, et je me trouvai assis sur une sellette de fer pendant que mes pieds reposaient sur une large lame de bois à demi inclinée. Instinctivement je jetai un coup d'oeil dans le trou noir qui béait au-dessous de moi, et je distinguai une énorme solive munie de palettes, qui ressemblait absolument à la roue d'un moulin à eau. --Gare à vous, me dit un gardien. C'est la première fois que vous faites du Tread-Mill... pédalez, pédalez ferme! Surtout, ne manquez par les aubes!... Si vous vous arrêtez une seconde, vous vous faites accrocher les jambes... --_Take care_! hurla quelqu'un... _forwards_[5]. [5] Attention!... En avant!... La roue commença à tourner doucement. Elle était dure à mettre en marche et, bien que des centaines de pieds appuyassent à la fois sur les palettes fixées dans l'arbre de couche, le démarrage ne se faisait que difficilement. Peu à peu, le mouvement s'accentua, devint plus rapide, et l'on entendit un ronflement sonore pareil à celui d'un volant de machine. Je sentais sous mes pieds tourner les aubes et, dès que l'une avait passé, je rattrapais vivement l'autre, tremblant à chaque seconde de la manquer et de me faire broyer les jambes. Je ne sais si je me fais bien comprendre, car en écrivant ces lignes je suis encore si troublé que ma plume tremble dans ma main et que ma tête s'égare. Ceux qui n'ont pas vu fonctionner un Tread-Mill ne peuvent se rendre compte du danger qu'à chaque seconde court le malheureux détenu astreint à ce travail d'écureuil. Je suais sang et eau et je m'attendais toujours à manquer pied, mais, à la longue, j'acquis plus d'habileté. J'avais à peu près «attrapé» ce que les prisonniers appellent la «cadence»... et je menais régulièrement le «train». J'étais cependant à la merci d'une défaillance... Qu'un malaise me prît, qu'une faiblesse ou une crampe immobilisât mes muscles et c'était la catastrophe... Mes oreilles tintaient, j'entendais un grand bruit de cloches et des papillons de feu dansaient devant mes yeux... Les veines de mon cou étaient gonflées à éclater et il me semblait que je ne pourrais plus tenir longtemps. Néanmoins, je pédalais toujours, machinalement pour ainsi dire, et je me demandais avec angoisse quand ce supplice allait prendre fin. Pour qu'il cessât immédiatement, j'eusse donné mon diamant... que dis-je... vingt ans de ma vie. Soudain, dans une des cellules retentit un cri sinistre, un de ces cris qui glacent d'effroi ceux qui les entendent... puis ce fut le silence... Le Tread-Mill s'arrêta, il y eut, un instant, un bruit de pas précipités, de sourds gémissements, puis le calme se rétablit et le surveillant-chef lança de nouveau son lugubre avertissement: --_Take care!... Forwards!..._ Et la roue se remit à tourner. * * * * * J'apprenais, quelques instants après, par une conversation entre gardiens, qu'un vieux détenu, un vétéran de la geôle, s'était fait couper les jambes par le Tread-Mill... Le lendemain, on l'enterrait quelque part et tout était dit. Est-ce qu'on a le temps à Reading de s'apitoyer sur ceux qui s'évadent par la mort de la prison modèle de lord Strange? Chaque jour, nous devions «tourner la roue» pendant vingt minutes, le matin, et une demi-heure, l'après-midi. Le lecteur a pu se rendre compte par la courte description que j'ai faite du «moulin de discipline» de l'effet que ce supplice quotidien doit avoir sur l'organisme déjà affaibli des détenus. Les solides, les robustes résistent; les faibles succombent. Un de moins! dit la justice... Une victime de plus, répond l'humanité! La justice anglaise est certes une belle institution... Je dirai même que notre code, qui n'est point tout à fait _up to date_, protège assez le criminel, et s'efforce d'éviter les condamnations injustes... On peut aussi affirmer qu'en Angleterre, lorsqu'un homme est condamné, il l'est presque toujours _justement_. Ce qu'il y a d'horrible, dans nos institutions, c'est la répression. Les juges condamnent un homme au «hard labour» pour vol et à la pendaison pour crime. Or, cette dernière peine est la plupart du temps moins cruelle que la première... et il vaut souvent mieux être pendu que de tourner la roue pendant cinq ans... A l'heure où j'écris ces lignes, dans ma villa d'été de Ramsgate, face à la mer, devant un joli bureau d'acajou, je me demande si c'est bien moi, Edgar Pipe, qui suis encore là, et si je ne suis pas la réincarnation du malheureux détenu qui «pédalait» à Reading, matin et soir, en compagnie de deux cents autres camarades, sous l'oeil placide du surveillant Ruggle... Oh! ce Ruggle!... je le revois encore et je ne puis songer à lui sans un mouvement de colère. C'était un être impitoyable qui n'avait jamais dû s'émouvoir de sa vie. Il me rappelle ces froids inquisiteurs qui regardaient torturer les gens avec une impassibilité de statue. Nous l'avions surnommé «Jack Ketch» et nous le haïssions tous, de ce qui nous restait de coeur et d'âme. J'avais eu, un jour, affaire à lui. Je me sentais malade et craignais de m'évanouir en tournant la roue. Eh bien, le misérable me força à me lever et, comme je lui faisais remarquer que je n'aurais certainement pas la force de faire marcher mes jambes, il répondit, avec un affreux ricanement: --Tant pis, alors, vous serez broyé... des individus de votre espèce, il y en a trop ici. Je ne sais à quelle espèce appartenaient mes codétenus, mais je ne crois pas me vanter en soutenant que je valais mieux que la plupart d'entre eux, qui étaient tous des chevaux de retour, et appartenaient à cette basse pègre que les Londoniens désignent avec mépris sous la nom de «Black Rascals». Ce jour-là, je faillis bien me faire broyer les tibias, mais la Providence veillait sans doute sur moi, car j'eus la force d'accomplir jusqu'au bout ma pénible tâche. Je ne cherche pas à me faire plaindre, loin de là, et que le lecteur ne s'imagine point que je dose à dessein mes effets, dans le but de l'émouvoir sur ma triste personne, mais puisque j'écris mes mémoires, j'estime que je dois tout dire. Avouez qu'il ne serait pas juste tout de même que je me donnasse continuellement le vilain rôle... Il faut bien que, de temps à autre, je parle de mes souffrances... c'est même nécessaire, je dirai plus, très moral, car, en me lisant, les jeunes gens qui auraient l'intention de mal faire seront certainement retenus sur la pente fatale, par la crainte de terribles répressions. Au bout d'un an de Tread-Mill, je n'étais plus que l'ombre de moi-même. J'étais devenu un véritable squelette, et le médecin de la prison jugea prudent de m'envoyer à l'infirmerie... Quelle ne fut pas ma surprise en retrouvant là le jeune homme au complet neuf et aux bottines vernies dont j'avais fait, une nuit, la connaissance, sous un des comptoirs de la maison Robinson and Co. --Eh! quoi, lui dis-je, vous êtes ici? --Vous le voyez... --Pour longtemps? --Deux ans. --Seulement? --Vous trouvez que ce n'est pas suffisant?... Deux ans de «hard labour» pour une paire de boucles d'oreilles, je trouve au contraire que c'est bien payé. Et le jeune homme, profitant de ce que le gardien qui nous surveillait s'était approché de la fenêtre, me confia brièvement son aventure... --Certes, dit-il à voix basse, depuis que je «travaille», j'ai bien mérité vingt ans de Tread-Mill, mais on ne m'a jamais inquiété pour les autres «affaires»... Il a fallu que je me fasse prendre bêtement chez un bijoutier de Russel street, un vieux juif rusé comme un renard... Je dois vous dire que j'ai une petite amie, une ravissante «girl» qui a nom Maisie... Je l'aime à la folie, ce qui est assez naturel, et lui fais de temps à autre quelques petits cadeaux, sans bourse délier, bien entendu. Mais vous, qui êtes de la partie, vous savez comme moi que ces cadeaux-là coûtent souvent fort cher... et la preuve, c'est que je suis ici pour deux ans!... Bref, j'étais entré chez ce juif qui s'appelle Manassé, dans l'intention de choisir un cadeau pour Maisie, dont c'était la fête, le lendemain. Après m'être fait montrer des bracelets, des bagues et des pendentifs, j'arrêtai mon choix sur une superbe paire de boucles d'oreilles et, profitant d'un moment où le marchand avait le dos tourné, je la mis vivement dans ma poche. Par malheur, le vieux grigou avait aperçu mon geste dans une glace. Il ne dit rien, mais m'enferma dans sa boutique et alla chercher un policeman. --Vous n'avez pas eu l'idée de vous débarrasser des boucles d'oreilles? --Non... car cela a été si vite fait que je n'y ai vu que du «bleu». D'ailleurs, je croyais toujours le père Manassé derrière moi, dans une petite pièce attenant à la boutique... J'ai donc été pris, en flagrant délit... jugé, condamné... et voilà... --Le châtiment est dur, en vérité!... --Oui, mais jusqu'à présent je suis parvenu à couper au Tread-Mill. --Ah! et comment cela? --En entretenant une plaie que j'ai à la jambe... --Et vous restez couché toute la journée? --Non... Dans l'après-midi, on m'emploie à la cordonnerie... --Ah!... et vous ressemelez les chaussures? --Non... je mets des pièces invisibles... c'est ma spécialité... Je travaille même pour les surveillants... --De sorte que vous tirerez vos deux années de «hard labour» sans avoir tâté du moulin? --Je l'espère... mais, je crains bien qu'on ne me fasse redoubler... --Ah! --Oui... il en est déjà question... Il y eut un long silence... Le gardien s'était rapproché. Nous prîmes tous deux des poses alanguies et quand il se fut éloigné de nouveau, je dis à mon «camarade»: --Il est presque certain que l'on vous fera faire ce qu'ils appellent du «rabiot»... le mieux, voyez-vous, serait de vous évader. --Vous en parlez à votre aise, vous!... Si vous croyez que c'est facile... --Et si je vous en donnais les moyens? --Vous? --Oui, moi... --Je vous bénirais jusqu'à la fin de mes jours... mais c'est sérieux, ce que vous dites? --Tout ce qu'il y a de plus sérieux. --Oh!... expliquez-moi cela! --Plus tard... Pour le moment, il faut que vous me rendiez un service... --Si je le puis, je ne demande pas mieux... De quoi s'agit-il? J'hésitai un instant, puis me rapprochant du lit de mon compagnon: --Allez-vous tous les jours à la cordonnerie? --Oui, dans l'après-midi... --Bien... écoutez attentivement ce que je vais vous dire... --J'écoute... --Pourriez-vous retrouver une paire de bottines qui portent sous chaque semelle le numéro 33 et me les apporter ici? --Oh! oh!... ce que vous me demandez là est bien difficile... enfin, j'essaierai... Vous tenez beaucoup à rentrer en possession de ces chaussures? --Oui... car c'est grâce à elles que nous pourrons nous évader... --Pas possible? --Je vous l'affirme. --Je vous promets d'essayer... mais deux bottines, c'est difficile à dissimuler... Peut-être pourrai-je en apporter une d'abord... --Dans ce cas, apportez le pied droit... --Entendu... III HORRIBLE VISION Je regrettai, quelques instants après, ce que je venais de dire, mais, tant pis! le sort en était jeté... D'ailleurs, qu'avais-je à craindre?... De deux choses l'une: ou mon codétenu parviendrait à s'emparer de mes bottines, ou cela lui serait impossible... Il n'aurait certainement pas l'idée de regarder dans le «talon droit»... Il n'y avait qu'une chose à craindre: c'était qu'il ne se fît pincer, mais il saurait probablement déjouer la surveillance des gardiens. Une fois en possession de ma précieuse chaussure, je retirerais du talon le diamant qui s'y trouvait caché et le dissimulerais habilement dans quelque coin de ma cellule... Quant au projet d'évasion, j'y songerais ensuite, mais rien n'était moins sûr que sa réussite. Ma foi, tant pis!... le principal était, pour l'instant, de rentrer en possession de mon diamant! Ah! avec quelle joie je le palperais de nouveau!... Avec quel bonheur je le regarderais, la nuit, dans ma cellule, à la lueur de la petite ampoule placée près de mon lit!... Cette fois, j'en étais sûr, personne ne viendrait me le prendre, car je lui trouverais une petite cachette bien close, une petite niche invisible... Il me semblait que je supporterais tout sans me plaindre, que je «pédalerais» même avec une joie féroce, si je pouvais retrouver mon Régent... Ce serait certes la première fois que l'on verrait un «détenu millionnaire» faire tourner la roue de Reading... Oui, mais voilà!... si toute évasion était impossible, aurais-je la force de supporter quatre ans encore les tortures du «hard labour»? Chaque jour, j'encourageais mon codétenu, qui s'appelait Crafty, en faisant allusion à notre fuite prochaine... Je lui tenais, comme on dit, la dragée devant les lèvres et il était prêt à tout tenter pour s'emparer de mes chaussures. Malheureusement, le temps passait, je voyais arriver le moment où on me renverrait en cellule et les recherches de Crafty n'avaient encore donné aucun résultat. Enfin, l'avant-veille du jour où l'infirmier-chef allait signer mon exeat, Crafty me dit, le soir, à son retour des ateliers: --Je sais enfin où sont vos bottines, mais il m'est impossible de m'en emparer... car on les a enfermées à clef dans un casier à claire-voie... --Forcez la serrure... --Vous n'y pensez pas... D'ailleurs, c'est une serrure énorme... il faudrait un merlin pour en venir à bout... --Alors, fis-je d'un air désappointé, vous êtes encore ici pour deux ans et moi pour quatre... Vous ne tenez donc pas à revoir votre Maisie? --Si j'y tiens!... pouvez-vous me demander cela... mais j'en meurs d'envie, j'en deviens fou... --Alors, de l'audace... et de la ruse... Ah! si je pouvais m'introduire dans les ateliers, je vous assure que j'arriverais bien à forcer cette maudite serrure... --Non... vous n'y arriveriez pas, je vous l'affirme. --Alors... j'essaierais d'un autre moyen. --Je voudrais bien vous y voir... --Où se trouvent les ateliers de cordonnerie? --Comment? vous ne savez pas? Ils sont juste au-dessous de nous... La conversation en resta là. Deux jours après, j'étais de nouveau en cellule et j'avais une fois encore perdu confiance. Crafty, malgré toute l'audace qu'il avait pu déployer, n'avait abouti à rien... Avant que nous nous quittions, il m'avait serré la main d'un air désolé, puis m'avait dit: --J'ai fait tout ce que j'ai pu... j'essayerai encore... mais si je m'emparais des bottines, que devrais-je en faire? Je n'avais pas eu le temps de répondre à cette question, car déjà un gardien m'entraînait. Rentré dans mon box, je fis plutôt de tristes réflexions. Quelle imprudence j'avais commise en chargeant Crafty d'une mission qu'il ne pouvait véritablement point mener à bien. Maintenant, il était capable de commettre quelque «gaffe», de vouloir quand même s'emparer des bottines, dans l'espoir d'y trouver quelqu'un de ces menus outils qui servent aux détenus à scier les barreaux de leur cellule... Et puis, je ne le connaissais pas plus que cela, ce Crafty... N'était-ce pas un de ces individus que les gardiens placent auprès des autres détenus, dans le but de provoquer leurs confidences? S'il allait parler? Cette histoire de bottines paraîtrait assez bizarre... On rechercherait les chaussures numéro 33, et on en examinerait semelles et talons, afin de s'assurer qu'elles ne recélaient rien de suspect... Cette minutieuse inspection amènerait certainement les gardiens à découvrir le diamant et non seulement je me trouverais privé d'une fortune sur laquelle je comptais pour «m'établir honnête homme», mais je serais sous le coup de nouvelles poursuites... et il était possible que cette autre affaire me valût encore quelques années de prison... Il est vrai que ces années-là seraient plus douces, puisque je les passerais en France où les prisons, au dire des criminalistes anglais, sont plutôt des «sanatoria» que des geôles de punition... Ces réflexions que je ressassais chaque jour eurent pour résultat de me décourager tout à fait... Je tombai dans le marasme, et il m'arrivait souvent de ne plus pouvoir marcher... J'avais les jambes comme paralysées et elles ne retrouvaient leur vigueur que lorsque j'étais obligé de les appuyer sur les «aubes» du Tread-Mill. Bientôt, je n'eus même plus la force de penser. Je devenais stupide et demeurais plusieurs heures à la même place, sans faire un mouvement, les yeux fixés sur une fissure du plafond ou une lame du parquet. Je m'étais amusé, au début de mon incarcération, à marquer sur la muraille, avec la pointe d'une épingle, les jours que j'aurais à passer dans la geôle de Reading... Cela faisait 1.825 jours... mais j'avais fini par m'embrouiller au milieu de cette multitude de signes gravés sur la pierre et avais abandonné le petit travail qui consistait, chaque soir, à biffer un chiffre. C'était maintenant l'indifférence la plus complète de ma part... Je vivais comme un animal... comme une brute. Je n'avais même plus la notion du temps... Les heures sonnaient, mais je ne les entendais pas. Je me demandais parfois, quand une lueur de lucidité traversait ma pauvre cervelle, si je vivais encore, si tout ce que je voyais autour de moi était bien réel, et si, parti pour un autre monde, je ne poursuivais pas un mauvais rêve commencé sur la terre. Cet état d'hébétude, cette «asthénie» persistante avaient cependant une heureuse influence sur mon état général, car elles me maintenaient dans une sorte de somnolence qui apaisait mes nerfs... J'ai reconnu d'ailleurs que, si j'étais resté à Reading l'homme que j'étais lorsque j'y entrai, je n'aurais pu supporter plus de deux mois la vie terrible qui m'était faite. L'individu s'habitue à tout. Prenez un élégant de Londres, emmenez-le dans le bouge le plus sordide et dites-lui: «Tu vivras ici, pendant deux ans». Il vous répondra immédiatement: «Vivre ici deux ans?... Jamais... j'aimerais mieux me tuer!» Supposez qu'on le laisse croupir dans ce bouge, il ne se tuera pas et s'accoutumera même peu à peu à cette ambiance de pourriture et de misère. S'il en était autrement, les hôtes de la geôle de Reading pourraient-ils résister cinq ans... et même dix ans, à leur terrible claustration? Je recevais parfois, comme les autres détenus, la visite de l'aumônier, le révérend Mac Laughan, mais tout ce qu'il me disait, au lieu de me réconforter, me plongeait dans une tristesse profonde. Sa voix monotone, ses gestes pleins d'onction, ses révérences, sa façon même de lever l'index vers le plafond, en prononçant le nom du Très Haut, finissaient par m'horripiler, et j'attendais avec impatience le moment où il regagnerait la porte. On voit à quel point d'affaiblissement j'étais arrivé... J'eusse préféré quelques ronds de saucisson et un verre de stout à tous les conseils spirituels du brave homme. Il remarqua sans doute le peu d'attention que je prêtais à ses discours, car il ne revint plus et je m'aperçus qu'à partir du jour où il cessa ses visites, les gardiens se montrèrent immédiatement plus sévères et plus injustes. Sans doute leur avait-il confié que j'étais un individu de la plus basse espèce, un de ces criminels endurcis que la religion elle-même est impuissante à relever. Je fus dès lors classé dans la catégorie des «sauvages» et traité comme un vulgaire Botocudo. Un jour, je m'en souviens, le directeur de la prison vint me voir dans ma cellule. C'était un gentleman en jaquette noire et gilet blanc, très haut sur jambes et affligé d'un tic ridicule de la face. --Numéro 33, me dit-il, en clignant de l'oeil et en ramenant sa bouche vers son oreille... vous êtes, paraît-il, un incorrigible... Son oeil reprit sa place normale, mais sa bouche fut agitée d'un petit mouvement de gauche à droite qui me fit pouffer de rire. Il me regarda sévèrement, cligna de l'oeil encore une fois et s'en alla furieux, en disant: --Numéro 33..., vous êtes un cynique personnage et... vous finirez mal... je vous le prédis... --_Good bye_! lui criai-je, en continuant de rire aux éclats... Je ne devais certainement pas jouir de toute ma raison, car autrement, j'eusse reçu avec plus de courtoisie ce pauvre homme qui remplissait, somme toute, une pénible mission... Le soir, je me vis réduit au quart de portion, et cette privation de nourriture dura huit jours. Le directeur s'était vengé. N'eût-il pas été plus sage de me faire examiner par un médecin? * * * * * Je devenais sale et n'avais même plus le courage de me débarbouiller, ce qui est un signe certain de déchéance physique... J'encourus deux ou trois punitions pour ma mauvaise tenue et un jour--c'était en hiver--deux gardiens m'entraînèrent dans la cour, à demi nu, et me frictionnèrent pendant un quart d'heure avec une brosse de chiendent, ce qui amusa beaucoup les autres geôliers qui formaient le cercle autour de moi... Je contractai une fluxion de poitrine et fus, pendant plusieurs jours, entre la vie et la mort. J'aurais pu essayer de faire punir les deux brutes, mais j'étais si heureux d'être exempt de Tread-Mill, que je ne dis rien... D'ailleurs, à quoi cela eût-il servi de porter plainte? A Reading, les détenus ont toujours tort! Est-ce que les procédés dont on use envers les condamnés dans cette prison modèle ne sont pas tous empreints de la plus grande bienveillance et de la plus large humanité? Ceux qui en douteraient n'auraient, pour s'en convaincre, qu'à consulter la grande affiche apposée dans le couloir du lavabo et qui est signée et approuvée par trois des plus grands philanthropes d'Angleterre. Je ne connais pas ces trois gentlemen, mais je ne serais pas étonné qu'ils eussent fait installer chez eux un Tread-Mill à côté d'une pelouse de tennis, pour développer leurs muscles, ainsi que ceux de leurs enfants et de leurs épouses. Et même, je ne désespère pas de voir un jour ces grands philanthropes préconiser, par raison d'hygiène, le Tread-Mill à domicile. Ma fluxion de poitrine me fut très «salutaire», car elle me permit de me reposer un bon mois dans un lit beaucoup plus moelleux que celui de ma cellule. Je lus beaucoup, pendant ce mois-là, et mon cerveau qui était presque vide recommença à se meubler un peu. L'aumônier qui s'était décidé à revenir me voir me trouva dans de meilleures dispositions d'esprit, et attribua ce brusque changement à la lecture des livres saints. A dater de ce jour, il multiplia ses visites et fut tellement touché de mon attitude pieuse et recueillie qu'il me prit sous sa protection et promit de faire abréger ma peine. --Combien avez-vous encore de temps à faire? me demanda-t-il un jour. --Je l'ignore, répondis-je. --Est-ce possible? --Hélas! c'est la vérité... Cette étonnante amnésie parut le troubler. --C'est bien, dit-il, je m'informerai. Le lendemain, il m'apprenait que j'avais déjà tiré quatre cents jours et qu'il m'en restait encore quatorze cent vingt-cinq à faire... Et il ajouta: --L'année prochaine, à l'occasion des fêtes du «New-Year's Day», Sa Majesté le Roi graciera quelques condamnés... je tâcherai d'attirer sur vous sa Très Haute bienveillance... Je remerciai comme il convenait le digne révérend, bien que je n'eusse qu'une médiocre confiance en sa promesse. La guigne me poursuivait et je ne supposais pas qu'elle dût m'abandonner, tant que je serais à Reading. Je crois à l'influence des milieux, et suis persuadé qu'ils exercent sur notre individu une sorte «d'envoûtement» que peuvent seuls combattre les voyages et l'éloignement, car plus on reste dans un endroit où l'on n'a eu que du malheur, plus on attire autour de soi ce que j'appellerai les mauvais «fluides». Je sortis de l'infirmerie un lundi matin, et, quand je traversai l'étroite cour pavée qui conduisait au bâtiment où se trouvait ma cellule, je fus singulièrement impressionné par un spectacle auquel j'étais loin de m'attendre. Un détenu, encadré de deux hommes en noir, s'avançait d'un pas chancelant. Derrière lui venaient le pasteur, le directeur en redingote sombre, deux surveillants et un individu à mine sinistre qui tenait à la main une petite valise verte. En m'apercevant, le détenu me fit un signe de tête et s'écria d'une voix vibrante: --Adieu! camarade!... adieu! Priez pour moi! Je sentis un frisson m'envahir. --Où donc conduit-on cet homme? demandai-je au gardien qui m'accompagnait. --A la chambre de justice, dit-il en se découvrant. Je me découvris aussi et demeurai cloué sur place, mon bonnet à la main. Au fond de la cour, une petite porte s'ouvrit en grinçant et une cloche se mit à tinter. M. John Ellis, le bourreau de Londres, venait de prendre livraison du condamné... IV OU JE LE REVOIS ENFIN! Rentré dans ma cellule, je songeai longtemps au pauvre garçon que je n'avais fait qu'entrevoir et je dis même pour lui une courte prière. J'aurais bien voulu savoir quel était cet homme, et pourquoi on l'avait condamné à mort, mais le gardien que j'interrogeai me répondit d'un ton brutal: --Cela ne vous regarde pas... C'était un numéro dans votre genre, et vous pourriez bien, un jour, suivre le même chemin que lui... Je n'insistai pas. Pendant plusieurs jours, je demeurai très troublé. L'adieu que m'avait lancé cet inconnu, au seuil de la mort, m'avait profondément remué et je regrettai de ne pas lui avoir adressé les paroles de paix que l'on dit au chevet des agonisants. Cet homme, était mon frère, après tout, un frère malheureux, que la fatalité avait sans doute poursuivi dès sa naissance! Je revois toujours son visage pâle et ses grands yeux qui ressemblaient à deux trous noirs. J'ai su plus tard, en consultant les journaux de l'époque, qu'il s'appelait Gulf, un nom prédestiné! Avec un nom pareil pouvait-il aller autre part qu'à l'abîme... * * * * * Mal remis de ma fluxion de poitrine, anémié par la manque de nourriture, épuisé par le travail meurtrier du Tread-Mill, je n'avais plus figure humaine. En dehors des heures de travail, j'étais toujours étendu sur mon lit... A force de vivre dans l'isolement et d'arrêter mon attention sur les moindres bruits, mon oreille était devenue d'une finesse extraordinaire, et cela au point que je ne pouvais presque plus dormir, car le plus léger frôlement me réveillait. Un soir, après une journée terriblement fatigante, je commençais à fermer les yeux, quand un petit coup sec, suivi immédiatement de trois autres, puis de trois autres encore, attira mon attention. Cela était assez rapide, mais toujours très régulier, rythmé selon une certaine cadence. --Toc... toc, toc, toc!... Celui qui frappait devait se servir de ses doigts et le bruit était tout proche, il semblait venir de la cellule qui se trouvait à ma droite... J'avais souvent entendu dire que, parfois, les détenus, dans les maisons centrales, s'entretiennent entre eux au moyen d'un «abécé» appelé _Correspondance Knock_. A tout hasard, je me mis à compter les coups en les faisant correspondre dans mon esprit aux lettres de l'alphabet. Tout d'abord, je n'obtins que des phrases confuses qui n'avaient aucun sens, mais comme les frappements continuaient, je parvins à en assembler quelques-unes parmi lesquelles je distinguai très nettement les mots suivants: «Ami... ami... écoutez... vous aussi... répondez». Je me levai, m'approchai de la muraille, et, avec mon index replié, tapai plusieurs coups qui voulaient dire: «Qui êtes-vous?» On répondit aussitôt, et je déchiffrai un nom: «Crafty?»... Eh quoi! c'était mon compagnon d'infirmerie qui voulait causer avec moi!... Qu'avait-il à me dire? Au moment où il allait frapper de nouveau, un gardien qui faisait sa ronde passa dans le couloir... Peut-être avait-il entendu quelque chose, car il demeura assez longtemps immobile, devant ma cellule. Il s'éloigna enfin et, quand la lueur jaune de son falot eut cessé d'éclairer la petite ouverture circulaire placée au-dessus de ma porte, je repris avec mon voisin la conversation interrompue. J'eus, pendant un certain temps, beaucoup de peine à saisir ce que Crafty voulait me dire, mais j'y arrivai enfin, grâce à cette curieuse faculté d'intuition que les prisonniers arrivent à acquérir. Et voici ce que m'apprit mon camarade: Il était parvenu à s'emparer de mes bottines et les avait rapportées de l'atelier. Pour les cacher, il avait soulevé la trappe qui faisait communiquer sa cellule avec le Tread-Mill... Il était sûr que l'on ne pouvait les découvrir, car elles étaient placées dans une anfractuosité de la muraille, au niveau de l'arbre de couche du moulin. Il me donna ces indications, moitié en frappant, moitié en collant sa bouche à la muraille et en parlant très bas. Ainsi, mon diamant était là, à deux mètres de moi à peine... une planche seule m'en séparait!... mais était-il sûr que j'allais le retrouver?... N'avait-il pas disparu du talon qui le contenait?... Pourvu, au moins, que les cordonniers de la prison n'aient pas eu l'idée de ressemeler mes chaussures! On devine l'angoisse qui s'était emparée de moi... Je demandai à Crafty comment il s'y était pris pour ouvrir la trappe, et il me donna aussitôt le moyen de soulever la mienne, mais soit que le système de fermeture ne fût pas le même dans les deux cellules, soit que je ne susse point m'y prendre, je n'arrivai pas à faire jouer la ferrure qui supportait l'énorme bloc de chêne... Je passai une nuit épouvantable et je me relevai même plusieurs fois pour me livrer à de nouveaux essais qui ne donnèrent aucun résultat. Pour la première fois, depuis que j'étais à Reading, j'attendis avec une impatience folle le coup de cloche qui annonçait le Tread-Mill. Enfin, il retentit et nos boxes s'ouvrirent. Au lieu de m'installer sur la sellette de fer, comme je le faisais chaque jour, je me glissai entre la muraille et la roue et parvins, en m'aplatissant, comme un chat qui passe sous une porte, à atteindre l'endroit où Crafty avait caché mes bottines. Je les saisis d'une main prompte, et les glissai entre ma chemise et ma peau, puis je m'apprêtai à regagner ma place, mais à ce moment, le surveillant lançait son terrible: _Take care, forwards_! La roue allait se mettre en mouvement! J'eus l'idée de crier, d'appeler à l'aide, mais je compris que tout était inutile. Déjà l'énorme treuil démarrait en grinçant, actionné par les pieds des détenus. Aujourd'hui encore, quand je songe à cette minute terrible, affolante, je me demande comment j'arrivai, sans me faire broyer, à atteindre l'extrémité inférieure de ma sellette, à m'y hisser et à reprendre avec les autres condamnés «la cadence du Moulin». Cela est pour moi une énigme. Tout ce que je me rappelle, c'est que, quand le supplice eut pris fin, j'avais les mains et les genoux en sang. Mais, à ce moment, j'étais insensible à tout... j'eusse été écorché vif que je ne m'en serais même pas aperçu... Je n'avais qu'un désir: retrouver mon diamant, le prendre dans ma main, le contempler longuement à la lumière diffuse qui passait par mon vasistas. Cette minute arriva enfin et j'oubliai toutes mes souffrances, toutes mes angoisses... Les ouvriers de la cordonnerie n'avaient pas touché à mes chaussures... elles étaient intactes et je retrouvai la petite rondelle de cuir vissée sous le talon droit telle que je l'avais laissée... Cependant, elle tenait bien, et, pour l'arracher, il m'eût fallu un outil. Je la rongeai avec mes dents et parvins à extraire le diamant de sa gangue... Dieu! qu'il me parut beau!... Comme il brillait!... quels feux il jetait. On eût dit un soleil! Je le baisai à plusieurs reprises dans une sorte de joie fébrile, et telle était mon exaltation que je n'entendais plus rien de ce qui se passait autour de moi... Je n'entendais même point ce pauvre Crafty qui frappait au mur comme un sourd, pour me demander si j'avais retrouvé mes bottines. Quand je fus enfin revenu à la raison, je lui répondis, mais comme il avait l'air de vouloir prolonger la conversation, je prétextai un malaise subit, pour qu'il me laissât en paix. Cependant, la première effervescence calmée, je me sentis de nouveau en proie à une mortelle inquiétude... Où cacher mon diamant? L'administration de la geôle de Reading n'a pas jugé à propos de mettre des poches à nos vêtements et les sandales qu'elle nous alloue n'ont même pas de talon. Je ne pouvais donc replacer le Régent dans sa «niche», car, pour cela, j'eusse été obligé de conserver mes bottines, et il n'y fallait pas songer. Toute la nuit, je réfléchis, tenant mon diamant dans ma main. Enfin, au jour, je trouvai une cachette provisoire. Je le glissai dans mon traversin et logeai mes bottines dans ma paillasse. Au coup de cloche annonçant le Tread-Mill, j'étais le premier installé sur ma sellette et... je pédalai ce jour-là avec une ardeur juvénile... J'aurais, je crois, pédalé toute la journée sans éprouver la moindre fatigue. Tant il est vrai que le moral commande en maître au physique, et que les défaillances du corps proviennent presque toujours d'une mauvaise disposition d'esprit. Une subite transformation s'était opérée en moi: j'avais rajeuni de dix ans! Il faut croire que la joie que j'avais au coeur se reflétait sur mon visage, car le gardien Jimb qui m'apportait, chaque jour, ma cruche d'eau, s'écria dès qu'il ouvrit la porte: --Peste! trente-trois, vous avez l'air joliment heureux aujourd'hui, est-ce que votre libération serait proche? --Hélas! non, répondis-je... j'ai encore, je crois, plus d'un millier de jours à tirer... mais j'ai reconnu qu'il était stupide de se faire du mauvais sang... --Bien sûr... bien sûr... murmura le gardien, en jetant autour de lui un coup d'oeil méfiant... Il y a des détenus ici qui se minent et ils ont bien tort... aussi, ils tombent malades et finissent par se laisser «glisser»... Encore deux, ce matin, qui sont allés dormir sous la pelouse de Green-Park... C'est effrayant ce que ça se dégarnit ici... Bientôt, il n'y aura plus assez de monde pour faire marcher le Tread-Mill. Et le gardien sortit en chantonnant. C'était la première fois que cet homme m'adressait la parole, et j'en conclus que s'il ne me parlait jamais, c'était à cause de mon air maussade et triste. On n'aime guère les «faces ténébreuses», et souvent, au lieu d'attirer la pitié, elles n'inspirent à certaines gens que du dédain et parfois de la haine. Depuis que j'étais en possession de mon diamant, je vivais une vie nouvelle faite de résignation et d'espoir... d'espoir surtout! Les beaux projets que j'avais naguère abandonnés, je les reprenais l'un après l'autre et je me remettais à penser à Edith... Oui, à mesure que mon sang recommençait à bouillonner, je songeais à l'amour que je croyais avoir enterré définitivement, le jour où j'avais franchi le seuil de la geôle de Reading. Edith, à présent, occupait avec le diamant toutes mes pensées, et je ne désespérais pas de la reconquérir. Maintenant, je pourrais tout lui dire, lui révéler mes fautes passées. D'abord, elle me repousserait, cela était à peu près certain; cependant, quand je ferais miroiter à ses yeux (non pas mon diamant, car les femmes sont trop bavardes), mais la radieuse existence que je pouvais lui offrir, elle serait sans doute désarmée. Son rigorisme ne tiendrait point devant des millions. Ce qui d'ailleurs m'incitait à supposer que je ne lui faisais pas tout à fait horreur c'est que, lors de mon procès, où elle avait été, bien entendu, citée comme témoin, elle ne m'avait point chargé... Je me rappelle même qu'à une question d'un des juges qui lui demandait ce qu'elle pensait de moi, elle avait répondu: «M. Edgar Pipe est peut-être un malhonnête homme, mais je suis obligée de reconnaître qu'il a un coeur d'or.» Or, une femme qui trouve que l'on a un coeur d'or, ne peut vous tenir rigueur de quelques peccadilles. Cependant, le temps avait marché depuis que j'avais quitté Edith... Elle avait certainement rencontré un nouveau protecteur, car elle détestait la solitude, et elle devait avoir oublié déjà le malheureux Edgar Pipe. Je me trouverais donc en face d'un rival qu'il serait pourtant, je crois, assez facile de supplanter, à moins qu'il ne fût un nabab, ce qui me paraissait peu probable. Enfin, nous verrions... Il était possible aussi que je rencontrasse une autre Edith, qui me ferait vite oublier la première. J'avais d'ailleurs l'intention de quitter l'Angleterre et d'aller faire un séjour aux Indes, où j'espérais vendre mon diamant à quelque maharadjah «multimillionnaire». Une ombre, cependant, obscurcissait ces jolis projets d'avenir: Manzana!! Le drôle pouvait me guetter à ma sortie de prison, s'attacher à mes pas et empoisonner de nouveau mon existence. Comme il n'avait pas été question du diamant au procès et que, depuis, aucun journal n'avait annoncé qu'on l'eût découvert sur le condamné de Reading, il demeurerait persuadé que je l'avais vendu, que j'avais caché l'argent quelque part et, de complicité avec cet affreux Bill Sharper, il essayerait encore de me faire chanter. Qui sait même, si, en désespoir de cause, il ne me dénoncerait pas à la police française... La prescription ne m'était pas encore acquise et l'on m'arrêterait sûrement. Il est vrai qu'il faudrait prouver que c'était moi le voleur du Régent... Or, qui m'accuserait? Manzana?... _Testis unus, testis nullus_... Toutes ces noires réflexions finirent par influer sur mon moral et me rendirent de nouveau taciturne et maussade. Je ne retrouvais un peu de tranquillité que lorsque je songeais à cette fameuse fête du New Year's Day, dont m'avait parlé le pasteur. Si, à cette occasion, j'avais la chance de bénéficier d'une réduction de peine, j'étais sauvé, car Manzana, qui me croyait condamné pour cinq ans, me «manquerait» à la sortie. Au moment où j'aurais eu besoin de toute ma tranquillité d'esprit, voilà que justement j'étais tracassé, tourmenté par mon ami Crafty, qui me demandait à chaque instant, à travers la muraille: --A quand notre évasion?... Vous en occupez-vous?... Je ne puis plus résister au Tread-Mill... Si nous ne quittons pas cette maudite prison je serai mort avant un mois. J'essayai de le rassurer, et j'y réussis, pendant quelques jours, mais le pauvre garçon devenait de plus en plus pressant. --Hâtez-vous, disait-il... Je suis décidé à tout... Certes, moi aussi, j'étais décidé à tout... mais pas pour l'instant. Le pasteur, dont je recevais la visite trois fois par semaine, s'occupait toujours de moi et se faisait fort d'obtenir ma grâce, en raison de ma bonne conduite et de mon sincère repentir. Devais-je, par une tentative d'évasion qui avorterait sans doute, compromettre une affaire qui s'annonçait si bien? Devais-je, pour tenir parole à Crafty, m'exposer à voir ma peine doublée, et laisser mes os à Reading? Cependant, le pauvre Crafty s'impatientait. --Voyons... pour quand? demandait-il... Je vous assure que je n'en puis plus... Mes forces sont à bout! Pendant plusieurs jours, il frappa furieusement au mur, exigeant une réponse que je donnais immédiatement et qui tenait toujours dans ces quatre mots: «Patience!... l'heure est proche!»... puis les coups cessèrent, la cellule devint silencieuse... J'appris que Crafty avait été transporté à l'infirmerie... --Bah! me dis-je, il se reposera pendant quelques semaines. Au fond, je n'étais point fâché de ne plus être obligé de lui répondre... J'avais cru m'apercevoir qu'un gardien que nous avions surnommé «Oeil de crabe» s'arrêtait souvent dans le couloir entre la cellule de Crafty et la mienne, sans doute pour nous épier. Un jour où l'autre, il nous aurait surpris, et mes notes de conduite eussent été diminuées de plusieurs points, ce qui était la façon de punir les condamnés qui attendaient leur «conditionnelle». La fête du New Year's Day approchait et ce n'était pas le moment de se faire signaler au surveillant général. V PAUVRE CRAFTY! Ma seule préoccupation, pour l'instant, était de me débarrasser de mes bottines; nous aurions sûrement, avant peu, une visite de literie, et il était temps que je les fisse disparaître. Je les déchirai donc à coups de dents, roulai les semelles, les aplatis en pesant dessus de tout mon poids, et en fis une sorte de boule que je lançai, à l'heure du travail, dans le trou du Tread-Mill. Si l'on retrouvait quelque jour ce paquet informe, on supposerait qu'il avait été déchiqueté par les rats, très nombreux à Reading, à cause du voisinage de la Tamise. Restait mon diamant. Je le roulai dans le pan de devant de ma chemise, et l'attachai solidement au moyen de deux ou trois lisières arrachées à mes sandales. Bien malin serait celui qui viendrait le chercher là!... D'ailleurs, ce n'était qu'une cachette provisoire, car j'avais l'intention de soulever une lame de parquet et de l'introduire dessous, mais cela demanderait de longues heures de travail. J'étais à peu près tranquille pour le moment, cependant la fatigue ne tarda pas à me reprendre et j'eus de fréquents étourdissements. Une fois même, je dus m'évanouir, car je me retrouvai couché sur le plancher de ma cellule, la tête près de la porte. Par bonheur, aucun gardien ne m'avait aperçu. Si «Oeil-de-Crabe» avait eu la malencontreuse idée de regarder par le guichet de mon box, il aurait aussitôt appelé, croyant que j'avais voulu me donner la mort, et on m'eût incontinent transporté à l'infirmerie. Là, on m'aurait aussitôt déshabillé pour me mettre au lit et mon diamant eût certainement été découvert. Je devais, sans tarder, le mettre en lieu sûr, et c'est ce que je fis, mais comme je n'arrivais pas à soulever la lamelle du parquet, je le calai solidement dans la partie inférieure de la planche inclinée qui garnissait la fenêtre de ma cellule. Maintenant, je pouvais m'évanouir tout à mon aise, le diamant était en sûreté. Je n'avais plus qu'une crainte--je devenais méfiant en diable--c'était qu'on ne me transportât à l'infirmerie, que je n'y demeurasse plusieurs semaines et qu'une fois que je serais rétabli on ne me changeât de cellule, mais cette éventualité ne se produirait certainement point. Je dépérissais de jour en jour, et les troubles que j'ai signalés devenaient plus fréquents. Il m'arrivait parfois de tomber brusquement comme si j'avais reçu un coup de massue, et je perdais connaissance pendant quelques minutes. Quand je revenais à moi, j'y voyais à peine et mes oreilles bourdonnaient avec une telle force que je n'entendais plus rien... J'étais en outre agité d'un tremblement convulsif des jambes et me trémoussais de façon désordonnée. --Quand vous aurez fini de danser, me dit un jour «Oeil-de-Crabe» qui m'observait par le guichet. Lorsqu'il vit que, malgré son avertissement, je n'en continuais pas moins à gigoter, il appela le surveillant-chef. --Vous ne voyez donc pas, dit le gradé, que cet homme est atteint de «quaker's dance»... allez vite chercher le docteur Murderer. J'appris bientôt par ce digne praticien, un petit vieillard paternel et doux, que le «quaker's dance», qui a beaucoup d'analogie avec le _delirium tremens_ des alcooliques, est une maladie très commune à Reading. Elle est, paraît-il, provoquée par l'anémie des prisons, et le tremblement qui l'accompagne est dû au travail épuisant du Tread-Mill. Lorsque l'on a «tourné le moulin» on conserve, toute sa vie, dans les jambes, un petit sautillement auquel les gens de police ne se trompent jamais. Pour ma part, j'ai eu la chance d'échapper à cette dégradante infirmité, parce que j'étais jeune et vigoureux, mais combien de pauvres détenus en sont restés affligés! --Mon ami, me dit le bon docteur Murderer, tous les médicaments que je pourrais vous donner ne vous procureraient aucun soulagement... il n'y a qu'un remède... la liberté... Néanmoins, comme le règlement m'autorise à vous exempter de Tread-Mill, un jour sur deux, je vais donner des ordres en conséquence... Et il me quitta en hochant tristement la tête. La liberté!... oui, je le savais aussi bien que lui! Il n'y avait qu'elle qui pût me guérir, mais arriverait-elle assez vite? Le lendemain, je n'allai pas au «moulin» et je profitai de ce jour de repos pour demeurer étendu sur mon lit. J'aurais bien voulu dormir, mais depuis longtemps, le sommeil me fuyait. Je m'assoupissais pendant quelques minutes, puis me réveillais en sursaut, trempé de sueur, en proie à une soif ardente que je ne parvenais pas à apaiser, bien que je vidasse régulièrement ma cruche, chaque jour. Ce qui m'était surtout désagréable, c'était d'entendre le maudit carillon de Reading, qui, toutes les heures, répétait les premières mesures d'un hymne intitulé _Nearer to Thee, my God_[6] et qui me rappelait ce que l'homme cherche toujours à oublier, c'est-à-dire «le grand saut dans l'éternité». [6] Plus près de toi, mon Dieu! Je trouve vraiment que les philanthropes qui ont présidé à l'installation de la geôle modèle de Reading auraient pu se dispenser d'ajouter cette note lugubre à tout leur arsenal de torture. Pour le prisonnier, l'heure qui sonne est une distraction... elle apporte aussi avec elle un espoir... Une de moins!... songe le malheureux détenu! Et cette fuite du temps, trop lente à son gré, lui semble malgré tout bien douce, puisqu'elle le rapproche insensiblement du jour où il quittera sa défroque de clown pour retourner parmi les vivants. Pourquoi faut-il qu'un horrible carillon vienne, toutes les soixante minutes, égrener ses tintements sinistres comme pour dire au prisonnier avec une cruelle ironie: «Tu peux compter les heures, va, mais il en est une que, bientôt, tu entendras pour la dernière fois.» La loi anglaise est bien dure pour ceux qu'elle frappe, et il ne serait pas trop tôt qu'elle s'humanisât un peu et marchât avec le progrès... Je crois que cela arrivera lorsque les juges renonceront enfin à siéger en perruque poudrée et remiseront parmi les curiosités des siècles défunts leurs oripeaux ridicules. Y renonceront-ils jamais? Le code britannique aurait certes besoin d'être remanié, car il retarde vraiment trop. Au moment où, dans le monde entier, tout est en marche vers un système social plus en rapport avec les moeurs actuelles, où chez tous les peuples les lois ont été «retouchées», pourquoi l'Angleterre continue-t-elle à marquer le pas avec tant d'indolence?... * * * * * Le nouveau régime auquel j'avais été soumis, grâce au docteur Murderer, apaisa un peu mes nerfs; les tremblements qui m'agitaient devinrent moins violents, mais les étourdissements persistèrent, et c'étaient eux qui m'inquiétaient le plus, car je craignais qu'ils ne me prissent au moment où je serais en train de tourner le «moulin». De plus, je faisais de la neurasthénie, ce qui n'a rien d'étonnant avec un régime pareil, et la confiance que j'avais eue en l'avenir m'abandonnait peu à peu... Ce qu'il m'eût fallu, c'était une cure d'air mais peut-être deviendrait-elle inutile si mon incarcération se prolongeait. Un matin que j'étais exempt de Tread-Mill, la cloche de notre chapelle se mit à sonner tristement, à petits coups étouffés, comme honteuse d'avoir encore à annoncer la mort d'un détenu... C'est effrayant ce qu'il mourait de monde à Reading, depuis quelques semaines! En entendant ce glas, je me mis à pleurer. Pourquoi? Je n'aurais pu le dire. Ce n'était pas la première fois que j'entendais tinter la «gloomy» (c'est ainsi que l'on appelait la cloche du temple) et jamais je ne m'étais senti ému comme ce jour-là. Etait-ce pressentiment, crainte ou pitié? Je n'aurais pu le dire. Ce qu'il y a de certain, c'est que j'étais troublé au delà de toute expression et que je souffrais le martyre. Quand le geôlier vint m'apporter ma pitance, je ne pus résister au désir de l'interroger. C'était un brave garçon qui ne dédaignait pas, à certains moments, de tailler une bavette avec moi. Il avait fait la guerre en Afghanistan et aimait à raconter ses exploits, comme la plupart des militaires qui ont vu le feu de près ou même de loin. --Savez-vous qui est mort ce matin, lui demandai-je. --Oui, dit-il à voix basse (car Oeil-de-Crabe rôdait dans les environs), c'est le numéro 34... --Le 34?... --Oui, celui qui était votre voisin de cellule, il y a quelques jours encore... Il paraît qu'il a eu une mort affreuse... Il était devenu comme fou et on a été obligé de lui mettre la camisole de force... Ah! certes, le pauvre diable est plus heureux «comme ça»... Au moins, il ne souffre plus... Et le geôlier qui avait encore conservé la faculté de s'émouvoir, sortit en disant: --Il avait pourtant l'air d'un bon garçon!... c'était doux comme une petite fille... et si poli!... Sûr qu'on lui pardonnera là-haut! Je me jetai sur mon lit et me mis à sangloter... Pauvre Crafty!... Pauvre Crafty!... Ainsi, c'était lui!... Ah! je m'expliquais maintenant pourquoi cette maudite cloche m'avait tant troublé!... Il y avait entre Crafty et moi un lien que la mort elle-même n'était point parvenue à rompre, et, par une sorte de télépathie indéniable, nos deux âmes communiaient étroitement dans la religion du souvenir... Sa pensée était venue à moi, à travers les murs de la prison, et la mienne maintenant allait à lui!... Pauvre Crafty!... Il ne me trompait pas quand il disait qu'il n'en avait plus pour longtemps... et me suppliait de «hâter notre évasion». Il sentait déjà venir la mort et croyait l'éviter en fuyant, comme si l'on échappait jamais à la «Rôdeuse» de Reading, lorsqu'elle vous a une fois marqué de son doigt fatal! Ainsi, mon camarade était mort, mort sans que je pusse rien faire pour lui, moi qui aurais tant désiré lui être utile! Et c'était à ce malheureux que je devais ma fortune. C'était grâce à lui que j'avais retrouvé mon diamant!... A quelques jours de là, le directeur, suivi du surveillant général et d'un gardien, entra dans ma cellule. Ces trois visiteurs avaient la mine sévère et je vis tout de suite qu'il allait se passer quelque chose... --Fouillez partout, commanda le directeur. Immédiatement, le surveillant et le gardien se mirent à bouleverser mon lit, à palper ma paillasse et mon traversin, puis, ils examinèrent le parquet, introduisant la lame de leur couteau entre chaque rainure. Ensuite, ils cherchèrent derrière la planche qui garnissait la fenêtre et je tremblais qu'ils ne découvrissent mon diamant, mais il était tellement bien dissimulé qu'il échappa à leurs regards. Le directeur vint alors se planter devant moi et demanda d'un ton dur: --Où sont vos bottines? Je feignis le plus profond ahurissement, puis, ôtant une de mes pantoufles, je la lui montrai, en disant: --Voilà, monsieur le Directeur... Il eut un haussement d'épaules: --Ce ne sont pas vos sandales que je veux voir, ce sont vos bottines... Je pris un air complètement idiot et répondis en roulant des yeux stupides: --Je n'ai pas de bottines, monsieur le Directeur... j'en ai eu, autrefois, mais on me les a enlevées quand je suis entré ici... --Oui... c'est de celles-là que je veux parler... elles ont disparu... un complice les a volées dans le magasin et vous les a remises... --Comment, fis-je, aurait-il pu me les remettre sans qu'on l'aperçût... et puis, qu'en aurais-je fait? --Elles contenaient sans doute quelque objet que vous teniez à ravoir? --Monsieur le Directeur, je ne comprends rien à tout cela. --Cependant, vos bottines ont disparu. --Alors, je ne sais pas plus que vous ce qu'elles sont devenues... Le directeur qui ne m'avait jamais pardonné de lui avoir ri au nez, lors de notre première entrevue, me regarda en clignant de l'oeil et en faisant aller sa bouche d'une oreille à l'autre (tic qui lui était familier et que la colère semblait exagérer encore) puis, il me menaça gravement de son index en bégayant: --Prenez garde!... sacripant!... prenez garde!... Je courbai la tête sans répondre. Il sortit, suivi de ses deux subordonnés, et je l'entendis qui disait, dans le couloir: --Ce n'est pas fini, cette affaire-là... non, ce n'est pas fini... Il faudra bien que je la tire au clair... Je devinai sans peine ce qui s'était passé. Le pauvre Crafty, dans son délire, avait dû parler, un gardien avait surpris ses paroles et «en avait référé» au directeur, qui avait immédiatement ordonné une enquête. Elle avait abouti à la constatation que l'on sait et, maintenant, tout le personnel de Reading cherchait mes bottines... Cet incident n'était pas fait, on le suppose, pour hausser la moyenne de mes notes et me valoir la «cote d'amour» sur laquelle comptait le pasteur. Je m'aperçus que l'on redoublait de surveillance et qu'un oeil était continuellement fixé sur moi, un oeil vert, sans éclat, mauvais et sinistre, qui me donnait le frisson. --Cela va mal pour vous, mon fils, me dit le pasteur à quelque temps de là... Je viens de consulter votre dossier et je me suis aperçu qu'on y avait ajouté quelques lignes vraiment regrettables... Je doute que, maintenant, nous puissions obtenir facilement votre libération conditionnelle... C'est dommage!... Oui, c'est vraiment dommage, car l'affaire était en bonne voie, et vous arriviez presque en tête de liste... Ah! quel malheur, mon Dieu, quel malheur!... vous n'aviez plus que quelques mois à attendre!... Le plus navré, c'était certainement moi, et je tombai, à partir de ce jour, dans un douloureux abattement... Ainsi, je sombrais au moment d'atteindre le port!... J'étais, brusquement, replongé dans l'abîme. Si cuirassé que je fusse contre l'adversité, je supportai difficilement ce coup-là! Mon diamant ne suffisait même plus à me consoler et il y avait des moments où je le chargeais de toutes les malédictions! Je n'avais eu que du malheur, depuis que je m'en étais emparé. Tout s'était effondré autour de moi et je finissais par croire qu'il était ensorcelé... Ah!... j'étais bien puni de mon ambition!... J'avais voulu conquérir la fortune, mener une vie calme, paisible, redevenir un honnête homme et j'avais chaque jour roulé, d'échelon en échelon, jusqu'au fond du gouffre où s'éteignent tous les espoirs. Moi, qui avais réussi les plus dangereux cambriolages, moi qui avais toujours glissé avec une adresse merveilleuse entre les mains de la police, j'étais arrivé à me faire prendre, comme le dernier des débutants, à l'heure même où j'avais si vaillamment gagné ma retraite! Je finissais par croire qu'il y a, sur terre, une somme de bonheur dont on peut disposer, à un certain moment de la vie, mais que l'on ne retrouve jamais, une fois qu'on l'a épuisée. J'avais, comme on dit, mangé mon pain blanc en premier... Maintenant, je goûtais au pain amer de l'adversité. Ma vie d'aventures avait pris fin, et au lieu des espaces ensoleillés prometteurs de délices infinies, dont je rêvais encore, quelques semaines auparavant, je voyais se dresser devant moi un grand mur sombre, infranchissable, dont la crête se perdait dans le ciel gris. Ma pensée se reportait sans cesse au cimetière de Reading où dormait mon pauvre Crafty et il me semblait entrevoir, au milieu des herbes folles, une petite croix de bois noir avec cette courte inscription en lettres blanches: _Here lies Edgar Pipe_[7] [7] Ci-gît Edgar Pipe. Je me faisais l'effet d'un vieillard accablé d'infirmités, qui souhaite la mort afin de ne plus souffrir... Quand on en est arrivé à ce fâcheux état d'esprit, rien ne saurait plus vous émouvoir. Il y eut encore une exécution à Reading, celle d'un nommé «148», qui avait, dans un accès de rage, étranglé un geôlier. Eh bien! le croirait-on? j'enviai le sort de ce condamné. Le pasteur m'avait pris en pitié. Il venait, chaque jour, me lire la Bible, mais cette lecture, au lieu de me consoler, me rendait fou furieux... On voit à quel degré de mécréance j'étais descendu. --Mon fils, me dit un soir le ministre, je considère que mes visites sont inutiles... Et il s'en alla navré, après un grand geste de suprême miséricorde... Le lendemain, je le faisais appeler... C'était le seul être humain avec qui je pusse causer et si sa présence et ses lectures m'étaient pénibles, son absence l'était davantage encore... Il me fallait quelqu'un à qui me raccrocher, car je sentais bien que si je ne voyais plus personne, j'allais finir par me tuer... VI LE «SINISTRE» PROVIDENTIEL Le printemps était revenu, et le soleil qui visitait de temps à autre ma cellule (oh bien peu!... quelques minutes seulement) ne fit qu'aggraver ma peine... Sa lumière, au lieu de me réchauffer le coeur, me rendait plus triste que jamais, car elle me rappelait la vie... la vie que je cherchais à oublier! Je me cachais la figure dans mes draps pour ne point le voir, mais je crois que jamais il ne brilla plus que ce printemps-là... L'Angleterre elle-même semblait s'être débarrassée de ses éternels brouillards... Je me sentais «descendre» de jour en jour, et j'avais conscience d'être devenu complètement une brute, quand il se produisit, à Reading, un événement que les journaux enregistrèrent sous le mot de «sinistre» et qui eut sur ma destinée le plus heureux effet. Une nuit, le feu prit à la prison. Il débuta par les magasins et les ateliers et, malgré les efforts des «fire-men» accourus de Londres et des environs, se propagea jusqu'aux bâtiments cellulaires. On ouvrit aussitôt les portes de nos boxes, et le directeur donna l'ordre de nous conduire dans la cour. Je pris mon diamant, le fixai à la hâte, au moyen d'un noeud, dans le pan de devant de ma chemise et suivis mes compagnons. Une fois que nous fûmes dans le grand «yard» pavé qui s'étend devant la chapelle, on s'aperçut tout à coup que l'on avait oublié d'évacuer les prisonniers qui se trouvaient à l'infirmerie. Il y eut alors une minute d'affolement parmi le personnel. En présence du danger qui menaçait les pauvres malades, j'avais retrouvé toute mon énergie et j'étais redevenu, par un phénomène que j'attribue à une subite excitation nerveuse, l'Edgar Pipe des anciens jours. Sans que personne me l'eût commandé, je m'élançai avec les «fire-men» dans la fournaise, gravis en courant un escalier que les flammes commençaient à lécher, empoignai dans mes bras un malheureux immobilisé dans son lit, le descendis rapidement dans la cour et retournai ensuite, au risque de me faire griller, en chercher un autre. A la fin, comme personne n'osait plus s'aventurer dans l'escalier en feu, je me dévouai, aux applaudissements de tous et fus assez heureux pour ramener le dernier malade, un vieillard paralysé que la terreur rendait fou et qui poussait des cris déchirants. Je n'étais que légèrement brûlé aux mains et aux bras, car pour pénétrer dans le brasier, j'avais eu soin de m'envelopper d'une couverture mouillée. Je fus le seul, avec deux autres détenus, à coopérer au sauvetage et chacun s'accorda à reconnaître que j'avais été le plus audacieux... De l'avis même des «fire-men» j'étais un héros... et mon numéro--j'allais dire mon nom--circula bientôt dans tous les groupes. A cinq heures du matin, on était enfin parvenu à noyer l'incendie. Les magasins et les ateliers avaient été en partie détruits. Quant à la maison de détention proprement dite, ainsi que le pavillon où logeait le directeur, ils étaient intacts. Par contre, le hangar qui abritait la machinerie du Tread-Mill et celui où se trouvait la fameuse «chambre» de justice, avaient flambé comme un feu de paille et je soupçonne fort les détenus, qui faisaient la chaîne et se passaient les seaux d'eau, de n'avoir pas montré beaucoup d'empressement à protéger ces deux affreuses bicoques. J'avais eu la chance, en opérant mes sauvetages, de ne pas perdre mon diamant... Je le sentais toujours sur mon abdomen... je le sentais d'autant plus qu'il s'était, sous l'effort que j'avais déployé, profondément enfoncé dans ma chair où il avait même, par endroits, produit de légères érosions. Je m'apprêtais à prendre la file, à la suite de mes compagnons que l'on allait reconduire dans leurs cellules quand le directeur me fit appeler, ainsi que les deux autres détenus qui s'étaient en même temps que moi distingués par leur courage. Il nous félicita et eut même quelques paroles émues assez «réussies», mais ce fut moi qui recueillis la plus grande part de cette gerbe d'éloges: --Numéro trente-trois, me dit-il, vous venez, en quelques minutes, de racheter un passé regrettable et je ne veux plus voir en vous qu'un héroïque et brave garçon... Dès aujourd'hui, je vais rendre compte de votre belle conduite au lord Chief of Justice et je ne doute pas qu'il ne vous accorde à bref délai une sérieuse réduction de peine... et peut-être votre grâce... Allez!... Ayez confiance! Pour vous l'heure de la libération est proche. Et, chose stupéfiante, inouïe, inimaginable, le directeur de la prison de Reading serra la main au numéro trente-trois... C'était la première fois qu'on voyait chose pareille, et les gardiens, quand je passai devant eux, me saluèrent militairement. Au déjeuner, j'eus double ration avec une pinte de pale-ale et une tasse de thé; au dîner, on me servit une excellente oxtail soup, du roast-beef avec des pickles, un pudding et du stout... et je recommençai à trouver la vie agréable. De Tread-Mill, il n'en fut plus question, d'abord parce que le moulin ne fonctionnait plus, ensuite parce que j'étais en instance de libération et que, comme tel, je devais être dispensé de tout travail. Quinze jours après, le 17 avril (j'ai retenu la date), le directeur me faisait appeler et me lisait un long factum duquel il ressortait que M. «Trente-Trois», condamné à cinq ans de Hard Labour pour cambriolage à main armée, bénéficiait d'une mesure de clémence et obtenait sa grâce immédiate «eu égard au grand courage et à la parfaite abnégation de soi-même qu'il avait montrés en sauvant lors de l'incendie de la prison de Reading, et ce dans des circonstances particulièrement périlleuses, les numéros 29, 56 et 127, tous trois en danger de mort.» L'Association d'Assistance aux Condamnés Repentants que dirigeait le pasteur de la maison pénitentiaire m'allouait, en outre, afin de me permettre de reprendre ma place dans la société, une somme de cinquante livres, payable à la caisse de l'économat, le jour de ma sortie... De plus,--oh! ce n'est pas fini--la Fondation Evangélique de Londres me faisait don de vingt autres livres et l'Armée du Salut de cinq, total soixante-quinze livres qui, ajoutées à ma masse, laquelle se montait à seize livres et aux quatre-vingts livres de miss Mellis dont je gardais la propriété, portaient mon avoir à cent soixante et onze livres!... Je trouvai que ce petit dédommagement était assez juste et que, somme toute, il y avait encore de braves gens en Angleterre. La santé m'était revenue tout d'un coup et j'attendais avec une impatience que comprendront tous ceux qui ont, comme moi, tâté de la prison, l'heure de ma levée d'écrou. Elle arriva enfin!... On me rendit les effets que j'avais, on s'en souvient, achetés à si bon compte aux magasins Robinson and Co, mais comme je n'avais plus de bottines, le pasteur voulut bien me faire cadeau d'une paire qu'il ne mettait plus et je me trouvai de nouveau habillé en «gentleman». Je devais, à la vérité, avoir plutôt triste mine avec ma tête rasée, mon chapeau défoncé, mes habits chiffonnés et mes larges chaussures à bouts carrés, mais quand on a porté, pendant près de trois ans, la combinaison ornée de fleurs de trèfle qui est l'uniforme des prisons anglaises, on n'a pas le droit de se montrer difficile. D'ailleurs on arrive, après un long séjour en cellule, à ne plus avoir, faute de glace, la notion de l'élégance. Lorsque je franchis le seuil trop hospitalier de la prison de Reading et que je me trouvai dans la rue, que je vis autour de moi des hommes, des femmes, des enfants, des chiens, des chevaux, des autos, je demeurai un instant ébloui, comme un hibou surpris par l'aurore, mais presque aussitôt, je me ressaisis et jetai un rapide coup d'oeil autour de moi. Bientôt, j'eus un soupir de satisfaction... car je venais d'acquérir la certitude que Manzana n'était point parmi les passants qui m'environnaient... Cela m'encouragea à me rendre à Londres. C'était encore là, ma foi, que je serais le plus en sûreté. --Pardon!... la gare?... demandai-je avec une extrême politesse à un gros policeman qui trônait au milieu d'un refuge, comme un Bouddha sur un piédestal. L'homme eut un regard ironique et répondit en me toisant des pieds à la tête: --Ah! ah!... on sort du bocal, hein?... Riche idée... voici la belle saison!... Et alors, comme cela, on retourne à Londres voir ses amis!... et on va s'en donner tant que ça pourra jusqu'à ce qu'on revienne ici. --Pardon, sir, répondis-je très digne, je vous ai demandé le chemin de la gare... Le policeman s'inclina cérémonieusement: --Gentleman... excusez-moi... vous êtes sans doute le prince de Galles... pardon!... je m'étais mépris... tout le monde n'est pas physionomiste... La gare?... elle est là, devant vous, mais je dois prévenir Votre Excellence que le train de Londres vient de partir... et que le prochain est à cinq heures cinquante-quatre... «Imbécile!» pensai-je en tournant les talons... Ainsi, à peine rendu à la liberté, j'étais déjà la risée des gens de police!... Ce premier contact avec le monde «civilisé» m'avait désagréablement impressionné, mais je n'étais pas au bout de mes surprises. Un peu plus loin, un bon bourgeois tenant par la main un petit garçon me désigna au gamin qui fixa sur moi des yeux effarés. Sur le pas des portes, les boutiquiers me regardaient avec mépris, et j'entendis l'un d'eux dire à son voisin: --On les relâche donc tous à la prison de Reading... cela promet... la rubrique des faits divers ne chômera pas... --Je trouve, répondit un autre, que l'on est trop indulgent pour ces oiseaux-là... Si j'étais quelque chose dans le gouvernement, je proposerais une bonne loi qui nous débarrasserait pour longtemps de canailles pareilles... La voilà bien la charité sociale! Un homme sort de prison, il ne trouvera personne pour lui tendre la main... personne ne l'aidera à se relever. Il expiera sa réhabilitation plus durement que son crime. Et l'on s'étonne après cela qu'il y ait tant de récidivistes!... J'étais, je l'avoue, quelque peu refroidi, et moi qui avais quitté Reading avec de bonnes pensées plein la tête, je commençais à sentir la haine s'amasser dans mon coeur. En passant devant la glace d'une devanture, je me regardai à la dérobée et j'eus peine à me reconnaître. Comment! c'était moi, cet individu grotesque et repoussant... C'était moi cet affreux chemineau, à la peau couleur safran, aux yeux caves et farouches, à l'allure minable et inquiétante... Ah! je comprenais maintenant pourquoi tout le monde me regardait... Je mettais une tache sombre sur la gaieté de la ville... Pour ces gens paisibles, j'étais le vagabond dont il faut se méfier, le spectre du Mal, l'homme prêt à tout, le fauve redoutable sorti de la Ménagerie de Reading!... A la gare, dès que j'eus pris mon billet, un employé m'invita poliment à ne pas stationner dans la salle d'attente, et comme je m'étais réfugié sur le trottoir, un policeman m'ordonna de descendre sur la chaussée. Un autre détenu qui avait été libéré en même temps que moi arpentait librement, la pipe à la bouche, la cour de la gare, et personne ne faisait attention à lui. Cela m'étonna tout d'abord, mais je finis par comprendre... Cet homme portait un costume d'ouvrier, et il y en avait vingt comme lui qui attendaient le train... Rien ne le différenciait de ceux qui l'entouraient et il avait l'air d'être de leur compagnie, tandis que moi, avec ma pelisse sous le bras, ma jaquette chiffonnée, mon chapeau déformé, ma chemise fripée qui, faute de doubles boutons, bâillait sur la poitrine, j'attirais immédiatement l'attention des passants. Des centaines d'yeux étaient braqués sur moi et je sentais le rouge de la honte me monter à la face. Si jamais j'ai désiré voir la nuit arriver, ce fut bien ce jour-là!... Ce jour-là aussi je pus mesurer la profondeur de la muflerie humaine!... VII OU JE DEVIENS L'AMI DE Mme CORA ET DE M. BOBBY Quand j'arrivai à Londres, mon premier soin fut de courir chez un chemisier et chez un bottier, puis j'allai ensuite chez un petit tailleur de Commercial Road qui consentit, moyennant deux shillings, à donner un coup de fer à mes habits. Cet homme aussi vit bien que je sortais de prison, mais il se garda de me questionner... Il y avait chez lui une glace dans laquelle je pus me regarder à loisir et je remarquai que ce qui me rendait surtout affreux c'était ma tête rasée, sur laquelle oscillait un chapeau trop grand. J'eus l'idée d'acheter une perruque que je porterais jusqu'à ce que mes cheveux eussent repoussé. Je fus longtemps à la découvrir, cette perruque, mais enfin j'y parvins et celui qui me la vendit, un vieux receleur de Johnson Street, me la fit payer très cher, car il me prit sans doute pour quelque malfaiteur qui voulait échapper à la police. Je coiffai aussitôt ce «postiche» d'occasion qui s'adaptait assez exactement à ma tête et pris congé du «broker» qui crut devoir me serrer la main et me décocher un petit coup d'oeil malicieux. Je me mis ensuite à la recherche d'un logement et cela me prit deux bonnes heures. Je ne pouvais, on le comprend, m'installer dans un bouge, et ma mauvaise mine m'empêchait d'arrêter mon choix sur un hôtel de second et même de troisième ordre. Fort heureusement, le hasard vint à mon secours, une fois encore. Dans une petite rue de Limehouse, un des bas quartiers de Londres, un écriteau attira mes regards: _Bedroom to let._ J'hésitai un instant, puis me décidai à entrer. La maison avait plutôt mauvaise apparence. C'était une affreuse bâtisse aux murs fendillés sur la façade de laquelle on avait récemment passé une couche de badigeon rouge qui s'effritait déjà par endroits. Je suivis un étroit couloir et arrivai dans une petite cour vitrée où j'aperçus une servante qui lavait du linge. --C'est ici, demandai-je, qu'il y a une chambre à louer? La maid me regarda un instant avec de gros yeux ronds, essuya ses mains à son tablier et répondit, avec un affreux accent gallois: --Attendez, j'vas chercher Mme Cora. J'attendis près du baquet de la laveuse, les pieds dans l'eau. Soudain, un joyeux éclat de rire retentit près de moi. Je me retournai vivement mais je n'aperçus personne... Presque aussitôt une horrible voix canaille qui rappelait celle des beggars de Whitechapel entonna une chanson de matelots ordurière et stupide. J'allais fuir, quand une grosse dame parut. C'était Mme Cora. Elle avait une perruque rousse; sa bouche était d'un rouge exagéré et ses yeux que surmontaient des sourcils d'un noir de jais décrivaient deux courbes tellement régulières qu'on les devinait tracées avec un pinceau. Quant à son teint, il avait cet incarnat factice que donne à la peau le «crayon Primrose» et son visage luisait comme un phare. Elle était vêtue d'un peignoir de soie bleue sous lequel ballottait une poitrine molle, maintenue par un large ruban de faille. En m'apercevant, elle inclina légèrement la tête, esquissa un sourire et demanda, d'une petite voix d'enfant: --Monsieur désire? --J'ai vu que vous aviez une chambre à louer, madame, et je désirerais en connaître le prix. --C'est quinze shillings par semaine... ameublement confortable, vue sur la rue... A ce moment, les éclats de rire se firent entendre de nouveau. --Ne faites pas attention, me dit Mme Cora, c'est Bobby qui s'amuse... Nous disions donc: vue sur la rue... tranquillité parfaite... On peut sortir et rentrer à volonté... mais vous savez, je ne veux pas de chiens ici... je les ai en horreur car ils font peur à Bobby... Il est si impressionnable, ce pauvre Bobby... Figurez-vous que l'autre jour, il a été pris d'une crise terrible et j'ai bien cru que j'allais le perdre... Un maudit bull s'était introduit dans cette cour et aboyait avec fureur... il a même eu l'audace de monter au premier, dans la chambre où se trouve Bobby... Mais je suis là qui vous parle de mon coco adoré, et j'oublie de vous montrer la chambre... Voulez-vous prendre la peine de me suivre, monsieur? Et Mme Cora s'engagea dans l'escalier. Elle avait pour gravir plus facilement les marches, retroussé son peignoir bleu et me montrait des mollets énormes emprisonnés dans des bas transparents, de couleur claire. --Oh! oh!... faisait Bobby de sa vilaine voix nasillarde... Je l'aperçus enfin, ce Bobby. C'était un gros perroquet gris qui circulait librement dans une pièce du premier étage, semant sans pudeur sur le grand tapis rouge des ordures larges comme des shillings. --Croyez-vous qu'il est joli, s'extasia Mme Cora. Un connaisseur me disait dernièrement qu'il n'en avait jamais vu de pareil... et je le crois sans peine... Bobby vaut au moins cent livres... oui, monsieur... mais pour mille, je ne le céderais pas... Et si vous saviez comme il est intelligent... il comprend tout... je n'ai qu'à lui donner un ordre pour qu'il m'obéisse aussitôt... Je pensai, à part moi, que Mme Cora aurait bien dû donner à son perroquet l'ordre de respecter un peu plus le tapis rouge. Nous arrivâmes à la chambre. Elle était, je dois le dire, presque confortable, quoique d'une propreté douteuse. La grosse dame fit glisser sur leur tringle les doubles rideaux afin que sans doute je pusse mieux voir la poussière qui garnissait les meubles et les taches répandues sur le fauteuil et le couvre-lit, puis elle me demanda si «je me décidais». Je répondis affirmativement, car je ne me sentais plus le courage de chercher un autre logement. Alors, elle devint aimable, presque provocante... --Vous serez très bien ici, dit-elle... et si vous vous ennuyez, je pourrai de temps en temps vous tenir compagnie... Chez moi, vous savez, c'est la vie de famille et tous mes locataires sont un peu mes enfants. --Vous avez d'autres locataires? --Oui, quatre, mais des garçons très sérieux qui partent le matin et ne rentrent que le soir. Deux sont employés aux Docks. --Ah!... et les deux autres? --L'un est commis voyageur, et l'autre coiffeur pour dames... Vous les verrez, d'ailleurs, car le samedi soir, nous avons l'habitude de nous réunir pour jouer au poker... Ce sont des locataires tout ce qu'il y a de plus comme il faut... le commis voyageur surtout... Et, tout en me donnant ces explications, la grosse dame me frôlait légèrement en me faisant les yeux doux, mais voyant que je ne répondais pas à ses avances, elle me dit brusquement: --Nous sommes d'accord, n'est-ce pas? La chambre vous plaît... eh bien, c'est une affaire entendue... quinze shillings par semaine et payables d'avance... Je lui tendis une livre, et comme elle n'avait pas de monnaie sur elle, je lui dis de remettre les cinq shillings à la bonne... J'avais absolument besoin de repos et désirais me débarrasser au plus vite de cette logeuse un peu trop familière. Elle me laissa enfin. Dès qu'elle fut partie, je donnai un tour de clef et m'assis dans l'unique fauteuil qui, avec deux chaises de velours grenat, garnissait la pièce. Mon séjour prolongé à la geôle de Reading m'avait fait perdre l'habitude de la marche et j'étais tellement éreinté, tellement fourbu que je m'endormis presque aussitôt. Quand je me réveillai, il faisait nuit. La lueur d'un réverbère placé en face, dans la rue, éclairait ma chambre. Une faim atroce me tenaillait l'estomac. Je me levai, assujettis ma perruque qui s'était un peu dérangée pendant mon sommeil, m'assurai que mon diamant était toujours dans la pochette de ma chemise de dessous, puis, je mis mon chapeau, ouvris la porte et m'engageai à tâtons dans un escalier obscur. En m'entendant descendre, le maudit perroquet se mit à pousser des exclamations auxquelles se mêlaient quelques mots de «slang»... --Ah! vous voulez probablement dîner, me dit Mme Cora, en s'avançant sur le palier... Vous savez, je donne également à manger... c'est deux shillings six par repas. J'acceptai l'offre de la grosse dame et, quelques instants après, j'étais installé entre elle et Bobby devant une petite table recouverte d'une nappe à carreaux jaunes et rouges. Mme Cora faisait elle-même le service et s'efforçait à des gestes gracieux qui la rendaient parfaitement ridicule. Qu'était-ce au juste que cette logeuse? Malgré ses petits airs de franchise et d'abandon, elle ne m'inspirait qu'une médiocre confiance. J'étais, à n'en pas douter, tombé dans une de ces maisons louches comme il y en a tant à Whitechapel, et si j'étais relativement tranquille au sujet de ma personne, je l'étais beaucoup moins pour ma bourse. Tout en mangeant, avec des minauderies de petite maîtresse, Mme Cora me posait une foule de questions qui ne laissaient pas que de m'embarrasser un peu. Quand serré de trop près, je ne savais que répondre, je passais mon doigt sur la tête de Bobby, lequel s'était pris pour moi d'une subite affection. Il me regardait continuellement de son gros oeil rond, en se tortillant maladroitement sur son perchoir et se rapprochait de plus en plus. Au dessert, il grimpa sur mon épaule et se mit à tirer les cheveux de ma perruque, tout en laissant tomber sur ma jaquette les shillings qu'il posait d'ordinaire sur le tapis. La grosse dame était dans le ravissement. --Croyez-vous qu'il est mignon, disait-elle... Regardez donc comme il est drôle... il veut jouer avec vous... c'est la première fois que je le vois si familier avec un étranger... Sans doute que vous lui plaisez... les bêtes ont parfois un flair étonnant... Bobby a compris que vous étiez un brave homme, et il est tout de suite devenu votre ami. Ah! ce n'est pas à M. Bill Sharper qu'il ferait une fête pareille! Je ne sais pourquoi, il ne peut pas le souffrir... et pourtant, ce n'est pas un mauvais garçon!... Bill Sharper! Ce nom me fit courir par tout le corps un long frisson, et Mme Cora dut s'apercevoir de mon trouble, car elle demanda: --Vous êtes indisposé? --Non... non... répondis-je vivement, c'est Bobby qui vient de me tirer les cheveux... La grosse dame partit d'un bruyant éclat de rire. --Ah! le gredin!... fit-elle en pouffant... ah! le petit espiègle... Il veut sans doute s'assurer que vos cheveux tiennent bien... Alors, c'est vrai?... il vous a fait mal?... Ah! ça, c'est curieux, par exemple!... c'est même extraordinaire!... Et Mme Cora se trémoussait sur sa chaise comme une petite folle. Evidemment, elle s'était aperçue que j'avais une perruque... Je ne savais plus quelle contenance prendre... je me sentais profondément grotesque et ne trouvais rien à répondre. --Bah!... dit la logeuse, il est bien permis à un homme de porter de faux cheveux... les femmes en portent bien... En tout cas, permettez-moi de vous dire que cela vous va très bien. Vous ressemblez à Rico, un tzigane que j'ai beaucoup connu et avec lequel... Elle s'arrêta subitement, craignant sans doute de se laisser glisser sur la pente des confidences... Mme Cora ne parut pas s'étonner outre mesure que je portasse une perruque; d'ailleurs, elle ne s'étonnait de rien... C'était une personne très avertie dont les clients s'étaient employés sans doute à parfaire l'éducation. Peut-être même avait-elle déjà deviné d'où je sortais, mais elle était trop bien élevée pour faire allusion à un petit «accident» qui devait être assez commun dans le monde qu'elle fréquentait. Elle me comblait d'amabilités--peut-être en souvenir de Rico--et Bobby qui avait décidément renoncé à me tirer les cheveux s'acharnait après le bout de mon oreille... Très habilement, je ramenai la conversation sur un sujet qui m'intéressait plus que tout autre. --Alors, dis-je, Bobby n'aime pas M. Bill Sharper... --Oh, pas du tout, et cela est même assez singulier, car M. Bill Sharper ne sait quelles gentillesses lui faire... il lui donne souvent des friandises et je gage qu'à son retour de voyage, il va encore lui apporter quelque chose... --Ah! M. Bill Sharper est en voyage? --Oui... jusqu'à la fin de la semaine... il se déplace beaucoup en ce moment... c'est d'ailleurs son métier qui veut cela... C'est vraiment dommage que Bobby ne l'aime pas, car c'est un bon garçon, et si drôle, si amusant!... D'ailleurs, vous le verrez et je suis sûre qu'il vous plaira tout de suite. --Je n'en doute pas. Il revient, avez-vous dit à la fin de la semaine? --Oui, il sera ici samedi... ou dimanche, au plus tard... --Je serai fort heureux de faire sa connaissance... Le repas s'achevait. Bobby, que la chaleur avait fini par engourdir, dormait, la tête sous son aile. La bonne, que nous n'avions pas vue de la soirée, ouvrit tout à coup la porte de la pièce et fit un signe à sa maîtresse. --Je vous demande pardon, dit Mme Cora, mais on a besoin de moi... Je reviens dans un instant. A travers la baie vitrée, j'avais aperçu la longue silhouette d'un horse-guard qui titubait légèrement et, à côté de lui, l'ombre menue d'une femme coiffée d'un grand chapeau à plumes. Il y eut dans l'escalier un bruit de pas, un murmure confus parvint jusqu'à moi, puis le silence se rétablit. Cinq minutes après, Mme Cora, encore tout essoufflée, avait repris sa place en face de moi. Elle m'offrit un verre de whisky que j'acceptai, mais cette liqueur exquise dont j'avais perdu le goût à Reading, ne tarda pas à me tourner la tête et, bien que la conversation de la logeuse, qui avait rapproché sa chaise de la mienne, commençât à devenir intéressante, je me vis obligé de prendre congé, en prétextant--ce qui était vrai d'ailleurs--un léger étourdissement. Cette brusque retraite parut contrarier vivement Mme Cora qui aurait voulu causer plus longuement sans doute, mais j'étais vraiment trop malade pour accéder à son désir. Une fois dans ma chambre, je me passai immédiatement un peu d'eau sur le visage, me déshabillai, après avoir fermé ma porte à double tour et jeté un coup d'oeil sous le lit et derrière les doubles rideaux, puis j'essayai de dormir, mais le horse-guard et sa compagne faisaient un tel vacarme dans la chambre voisine qu'il me fut à peu près impossible de fermer l'oeil de la nuit. Je croyais, à chaque instant que le bruit avait cessé, mais bientôt il reprenait de plus belle! Un peu avant le jour, je m'assoupis cependant, puis ne tardai pas à m'endormir profondément. Quand je me réveillai, les douze coups de midi sonnaient à une église voisine. Je me levai et, tout en procédant à ma toilette, je réfléchis sur ma situation présente. L'asile que j'avais momentanément choisi n'était décidément pas sûr; il me fallait en trouver un autre. Pour ma première démarche, je n'avais vraiment pas de chance, car avouez que c'était jouer de malheur que d'avoir arrêté mon choix sur une maison meublée qu'habitait justement Bill Sharper! La logeuse ne m'avait nommé que celui-là, mais qui sait si je n'allais pas apprendre que Manzana logeait aussi dans cet hôtel borgne. Il fallait que je déguerpisse au plus vite, car j'étais exposé, à chaque minute, à faire chez Mme Cora de mauvaises rencontres. D'ailleurs, de toute façon, je ne serais pas resté dans ce boarding-house. La propriétaire était trop aimable, et cette amabilité, que j'attribuais à ma ressemblance avec le regretté Rico, m'eût obligé à des sacrifices vraiment trop héroïques. J'annonçai donc à Mme Cora que je ne rentrerais probablement pas dîner, et je partis après avoir amicalement serré la patte à Bobby. J'allai déjeuner dans un restaurant italien tenu, comme toujours, par un Allemand, puis je me mis à la recherche d'un nouveau logement. VIII CELLE QUE JE N'ATTENDAIS PAS Une heure après, je m'arrêtais devant un énorme bâtiment sur la façade duquel courait une longue bande de calicot avec ces mots: «Caledonian Hotel». C'était une sorte de caravansérail fréquenté par le peuple des docks, les mariniers de la Tamise et les matelots en congé... On entrait là-dedans et on en sortait sans que personne vous remarquât. L'hôtel avait deux cents chambres, ainsi que l'attestait la petite notice collée sur la vitre du bureau et il était, on en conviendra, bien difficile au logeur de surveiller tant de locataires. Je résolus donc de m'établir au Caledonian Hotel, mais avant d'y pénétrer, je me rendis chez un fripier de Shadwell et troquai contre une vareuse, un caban, un béret et un pantalon de matelot, les effets trop élégants que je portais et qui compromettaient ma sécurité. J'abandonnai aussi ma perruque au marchand, qui me la paya deux shillings. Quand je sortis de chez lui, personne n'eût pu reconnaître sous son costume de marin le gentleman ridicule qui, la veille, dînait en tête à tête avec la logeuse de Limehouse. J'avais enfin trouvé le seul déguisement qui me convînt, celui qui me permettrait de passer partout sans me faire remarquer. Je ne pouvais plus rester à Londres, où j'étais exposé à rencontrer Bill Sharper et peut-être Manzana. Mon seul désir était de m'embarquer, de gagner les régions lointaines, de vendre mon diamant et de redevenir un honnête homme. Je m'engagerais à bord d'un bateau quelconque comme soutier, comme aide-chauffeur, ou comme graisseur, mais ce que je souhaitais, c'était quitter au plus vite le sol de l'Angleterre. Je me présentai donc au Caledonian Hôtel, m'inscrivis sur le livre de police sous le nom de Jim Perkins, et obtins, sans autres formalités, une chambre au quatrième étage. Pour la première fois depuis ma sortie de Reading, je me sentis enfin tranquille et pus dormir tout à mon aise. Je prenais mes repas dans la salle commune de l'hôtel, en compagnie de matelots et de mariniers et ne tardai pas à me lier avec quelques braves garçons qui promirent de me trouver un engagement. En attendant, j'errais sur les quais, causant avec les dockmen, m'intéressant à l'arrivée et au départ des navires, m'offrant même parfois pour un coup de main, lorsque j'en trouvais l'occasion. Un soir, un de mes nouveaux camarades m'annonça que le capitaine du _Humbug_, un voilier de trois cent cinquante tonneaux, en partance pour l'Amérique du Sud, cherchait à compléter son équipage. Je me présentai à ce capitaine qui s'appelait Wright et j'eus la chance d'être accepté. --Jeudi le départ, me dit le capitaine Wright... A la tombée de la nuit, il faudra rallier le bord. Je promis d'être exact au rendez-vous et retournai au Caledonian Hotel. J'avais encore une journée à passer à Londres, et je résolus de me payer un peu de bon temps. En compagnie de deux nouveaux amis nommés Dick et Funny, j'allai dîner à la «Tortue Volante», un restaurant de matelots réputé pour ses «sheep's trotters», et ensuite, nous résolûmes de finir notre soirée au concert. Il y a dans Pennington street un music-hall très mal famé où les marins en bordée vont faire un peu de boucan avant de se rembarquer. C'est une étroite construction précédée d'un long couloir dans lequel on rencontre les demi-mondaines du Wapping. La salle, garnie de bancs à dossier solidement scellés au parquet, est flanquée d'une galerie, sorte de promenoir demi-circulaire où l'on peut consommer pour six pence des boissons frelatées. Ce soir-là, c'était «great event»... On annonçait les débuts d'une chanteuse qui avait modestement pris le nom de «miss Nightingale», c'est-à-dire «Mlle Rossignol». Des affiches la représentaient avec un corps d'oiseau et les boniments les plus outranciers la désignaient à la curiosité des spectateurs, comme «une des étoiles les plus brillantes du firmament artistique». En compagnie de Dick et de Funny, je pris place aux premiers rangs et, comme le spectacle ne commençait pas assez vite, nous donnâmes le signal du «branle-bas». Immédiatement, des centaines de pieds chaussés de gros souliers à clous se mirent à frapper en cadence les planches du parquet, d'où monta bientôt une poussière jaune, aussi opaque, aussi épaisse qu'un brouillard londonien. L'orchestre préluda enfin par la «Marche des Joyeux Garçons de Southwark», et toute la salle reprit en choeur le refrain: _With his nancy on his knee, And his arm around her waist..._ Une gaieté folle s'était emparée de la salle entière, et les spectateurs hurlaient avec une telle force que l'on n'entendait plus la musique dans laquelle cependant dominaient les instruments de cuivre. Enfin, la partie de concert commença. Le public emballé par le nom de «Miss Nightingale» la réclamait à grands cris et les modestes chanteuses qui précédaient la grande étoile ne parvenaient pas à se faire entendre. Soudain je tressaillis. Je venais d'apercevoir dans une travée voisine de la mienne une femme à la toilette minable, une de ces pauvres roulures comme on en rencontre dans les rues de Whitechapel, et cette femme, je ne me trompais point... c'était Edith! Quel contraste offrait aujourd'hui la malheureuse fille avec la belle, l'éblouissante, la brillante Edith que j'avais, trois années auparavant, retrouvée dans un des plus grands concerts de Londres... Que lui était-il donc arrivé?... Quel terrible événement avait ainsi précipité sa chute? Le sentiment qui s'empara de moi, à cet instant, fut celui de la pitié... Sans plus me soucier de mes camarades que s'ils n'existaient pas, je me levai et allai m'asseoir à côté de mon ancienne maîtresse. Tout d'abord, elle ne me reconnut pas et comme je m'étais approché d'elle, mon épaule contre la sienne, elle me repoussa d'un geste rageur en m'appelant «ivrogne». Alors, je la regardai bien en face et d'une voix dans laquelle je m'efforçai de mettre toute la douceur possible, je l'appelai par son nom: --Edith! Elle eut un petit soubresaut, suivi d'un mouvement de recul, puis, me reconnaissant enfin, murmura tristement: --Edgar!... Et je vis qu'elle pleurait. --Venez, lui dis-je... Elle obéit et nous allâmes nous asseoir dans le pourtour à un endroit qui était à peu près désert... Dans la salle, le boucan était à son comble et le régisseur avait dû paraître sur la scène, pour annoncer que si le bruit continuait on allait suspendre la représentation... --Edith!... fis-je, en prenant les mains de la jeune femme... vous ne m'en voulez pas? Elle leva vers moi ses grands yeux bleus embués de larmes: --Vous en vouloir, Edgar... et pourquoi? --Mais... à cause de... l'affaire... --Oh! non... je ne vous en veux pas... vous avez pu avoir des torts... mais vous avez toujours été bon pour moi... tandis que... Elle n'acheva pas. --Que voulez-vous dire?... voyons... parlez... --Je vous assure, Edgar, que je n'en ai pas la force... --Vous êtes malade?... --Non... j'ai faim... Cela avait été dit d'une voix si basse que c'est à peine si je pus entendre ce navrant aveu... --Que dites-vous, Edith... que dites-vous?... Vous avez faim?... --Oui... Et elle ajouta, honteuse, en détournant la tête: --Voilà deux jours que je n'ai pas mangé... --Cependant, vous êtes venue au concert... vous avez dû payer votre place? --Ici... les femmes comme moi... ne payent pas. J'étais ému plus que je ne saurais le dire et je sentais mes yeux se mouiller. Je pris Edith par le bras et l'entraînai hors de la salle, au moment même où miss Nightingale commençait ses roulades. Il y avait, en face du music-hall, un petit restaurant brillamment éclairé. Je voulus y faire entrer Edith, mais elle me saisit vivement le bras, en disant: --Oh non... non! pas ici! Et elle me guida vers une rue sombre, m'entraîna dans une autre et enfin, s'arrêtant devant une petite boutique peinte en rouge: --Là! si vous voulez, dit-elle. Nous entrâmes. La salle était presque vide. Nous nous assîmes, dans le fond et je commandai à dîner... Edith ne mangeait pas, elle dévorait. Ainsi, c'était donc vrai, la malheureuse mourait de faim! J'aurais voulu connaître immédiatement son histoire, apprendre comment elle avait pu tomber dans une telle misère, mais je n'osais l'interroger. Quand elle eut terminé son repas, elle demanda: --Où allez-vous maintenant? Edgar. --Mais chez vous, si vous voulez... --Chez moi! fit-elle tristement... chez moi!... mon domicile maintenant, c'est la rue!... Je n'en pouvais croire mes oreilles... Etait-il possible que mon Edith en fût arrivée là? --Venez à mon hôtel. Et je l'emmenai au Caledonian. Lorsque nous fûmes seuls, je la fis asseoir et lui prenant les mains: --Edith!... Edith!... je vous en prie... dites-moi tout, confiez-vous à moi... Vous savez que je suis votre ami, moi... que je vous ai bien aimée... que je vous aime toujours. Elle éclata en sanglots. J'attendis que la crise fut calmée, puis la suppliai de parler. Elle y consentit enfin, d'une voix hésitante: --Aussitôt après votre malheur, dit-elle, j'ai été obligée de quitter le petit appartement que nous occupions chez miss Mellis... et de me réfugier dans le Strand. J'étais encore toute bouleversée par cette «histoire»... Et d'abord, je vous ai maudit, Edgar... mais depuis... depuis que j'ai appris à mieux connaître la vie, je vous ai excusé... Elle s'arrêta un instant, comme si elle cherchait à rassembler ses idées, et poursuivit: --Oui... je vous ai excusé... car, en somme, si à Paris, je n'avais pas pris les deux mille francs qui se trouvaient dans votre secrétaire... peut-être bien que... --Ne parlons plus de cela, Edith, je vous en prie... Ne vous ai-je point pardonné depuis longtemps?... --Oui, je sais... mais j'ai honte de cette vilaine action... j'étais heureuse, à ce moment, vous ne me refusiez rien... --Mais puisque c'est oublié, vous dis-je... Continuez votre récit... --Mon... récit!... ah oui!... Où en étais-je donc?... --Au moment où vous avez quitté le logement de miss Mellis... --Ah! oui... c'est vrai... J'étais donc allée m'installer dans un boarding-house du Strand... quand, un jour, en descendant de chez moi, je me suis trouvée nez à nez dans la rue avec cet horrible individu qui nous a fait une telle peur, vous savez... ce Bill Sharper... --Oui... oui... je me souviens de ce bandit. --Oh!... un bandit, vous pouvez le dire, mais en comparaison de l'autre... c'est encore un gentleman... --L'autre?... --Oui, vous savez bien, Manzana... --Le gredin! en voilà un qui a fait mon malheur! --Et le mien aussi, Edgar... --Comment cela? --Attendez, vous allez tout savoir et si vous avez souffert, vous verrez que, moi aussi, j'ai été bien malheureuse... Donc, Bill Sharper a commencé par m'intimider. «Ah! vous voilà, vous, m'a-t-il dit... vous ferez bien de vous cacher, car la police vous recherche... vous allez probablement être arrêtée... Votre amant a parlé... Il paraît que vous étiez sa complice et que c'est à votre instigation qu'il a commis le vol que vous savez...» Je me récriai, naturellement, mais il insista et me terrorisa à tel point que je m'enfuis de mon logement pour me réfugier dans celui qu'il m'avait offert... --Comment? vous êtes allée chez Bill Sharper? --J'étais folle... je ne savais plus ce que je faisais, et la crainte d'être arrêtée m'eût fait commettre les pires folies... Chez lui, je trouvai l'autre... Manzana, celui qui prétend que vous l'avez volé... Ils me parlaient toujours de mon arrestation prochaine et semblaient s'efforcer de me soustraire à la justice... Bref, je suis devenue leur chose... ils ont fait de moi ce qu'ils ont voulu... Après m'avoir terrorisée, ils m'ont compromise en m'emmenant avec eux dans leurs expéditions et, finalement, je suis restée seule avec Manzana. Vous dire ce que ce misérable m'a persécutée, non, c'est à n'y pas croire... Il me battait, oui. Edgar, ce misérable a osé me battre... Il me faisait horreur... mais je n'osais le quitter, car il m'avait menacée de me tuer si je tentais de fuir... Il me surveillait continuellement et... même quand je descendais dans la rue pour exercer l'infâme métier auquel il m'avait contrainte, je le voyais toujours derrière moi, avec ses yeux brillants qui me donnaient le frisson... --Ainsi, malheureuse, depuis le jour où j'ai été arrêté... --Oh! Edgar! Edgar! je vous en supplie, pardonnez-moi... je vous l'ai dit, j'étais folle. Cet homme m'avait terrorisée, compromise, et une fois dans l'engrenage... --Et vous êtes toujours avec lui? --Non... Edgar... non, j'ai enfin eu le courage de le quitter... J'étais malade, ceci se passait avant-hier... il m'a quand même obligée à me lever pour aller faire dans le Strand ma triste promenade quotidienne... Alors, profitant d'un moment où il était entré dans un débit de tabac... je me suis enfuie... Je me suis mise à courir droit devant moi. Arrivée sur les quais, j'ai eu un moment l'idée de me jeter dans la Tamise et si je ne l'ai pas fait, c'est parce qu'un policeman qui m'avait aperçue m'a forcée à m'en aller... Depuis, j'ai erré comme une âme en peine, m'écartant le plus possible du quartier où se trouve Manzana... Voilà deux nuits que je passe dehors... et, quand vous m'avez rencontrée, j'étais entrée au music-hall pour me reposer un peu, car je ne tenais plus sur mes jambes... Je savais que là on ne me chasserait pas, puisque les rôdeuses des quais sont admises gratuitement dans ces affreux endroits, pour servir d'amusement aux matelots... Vous le voyez, Edgar, j'ai bien souffert... Condamnez-moi si vous voulez, mais c'est la fatalité qui m'a conduite là!... Pour toute réponse, j'attirai Edith contre moi et déposai sur son front pâle un baiser de pardon... C'était moi, en réalité, qui avais fait le malheur de cette femme... c'était moi qui l'avais poussée au bord de l'abîme... Manzana avait fait le reste! Il y eut entre Edith et moi un long silence; elle avait appuyé sa tête sur mon épaule et sanglotait doucement. J'évitais de prononcer un mot, craignant de raviver sa douleur. Enfin, quand elle parut plus calme, je lui dis: --Et maintenant, Edith, qu'allez-vous faire? Elle me regarda avec étonnement, puis comme je demeurais silencieux, elle se remit à pleurer... J'avais lu dans ses yeux la question qu'elle n'osait me poser, et je souffrais autant qu'elle... --Ne vous ai-je pas dit, fis-je doucement, que je quittais l'Angleterre... Je m'embarque demain pour l'Amérique du Sud. La secousse avait été trop violente, je le vis bien au geste de désespoir d'Edith, et je repris aussitôt: --Mais, soyez tranquille... je ne vous abandonnerai pas. Ecoutez moi, je vous en prie, et vous allez voir que je ne veux que votre bien... Je suis, pour des motifs que vous comprendrez plus tard, forcé de m'expatrier... Vous, de votre côté, vous ne pouvez demeurer à Londres... Il n'y a qu'un endroit où vous puissiez être en sûreté... et cet endroit, c'est Paris, car Manzana a de sérieuses raisons pour ne pas retourner dans cette ville... Or, vous allez, dès demain, partir pour la France... et vous prendrez une chambre dans notre ancien quartier... Dans un mois, ou plutôt non, un mois et demi, vous irez tous les jours à la poste restante de la place des Abbesses... vous y trouverez bientôt une lettre à votre adresse... Je vous apprendrai où je suis, vous me répondrez, et quand je le pourrai, ou je vous dirai de venir me rejoindre, ou c'est moi qui viendrai... De temps à autre, je vous enverrai quelque argent... Je compte cependant que vous redeviendrez une honnête femme... comme moi je tâcherai de redevenir un honnête homme... Il y a entre nous un fossé de boue... il faut laisser au soleil le temps de le dessécher peu à peu... Lorsque nous nous retrouverons, le passé sera oublié, et nous vivrons heureux... Peut-être reviendrons-nous en Angleterre, car c'est notre pays à tous deux et si misérable, si criminel qu'on ait été, on n'oublie jamais son pays... Edith leva vers moi ses grands yeux que l'espoir rendait plus brillants et balbutia ce simple mot: --Merci! IX CE QUI DEVAIT ARRIVER Le lendemain, je conduisis Edith à la station de Waterloo, pris son billet, lui remis cinquante livres et ne quittai la gare que lorsque j'eus vu le train disparaître. Nos adieux furent touchants et je puis dire que de part et d'autre les paroles que nous échangeâmes étaient sincères. Il ne me restait plus qu'à regagner le _Humbug_. Le capitaine ne m'attendait qu'à la fin de l'après-midi, mais je jugeai plus prudent de monter à bord avant l'heure fixée, car une fois sur le bâtiment, je n'aurais plus à redouter les mauvaises rencontres. C'est souvent--j'en ai fait la constatation--à l'heure où l'on se croit à l'abri de tout danger qu'une tuile vous tombe sur la tête et j'en avais reçu trop, depuis quelque temps, pour ne pas chercher à protéger ma triste personne. Le capitaine Wright me reçut avec cordialité... --Ah! vous voilà, fit-il;... à la bonne heure... Au moins, vous, vous n'êtes pas en retard. Vous allez voir que les autres ne seront pas si pressés... mais, à propos... puisque vous êtes là, je vais vous charger d'une commission... Vous connaissez Pensylvania road?... --Oui... très bien... --Il y a là un hôtel... au numéro 16 ou 18... le «Swan Hôtel»... pas moyen de se tromper... Vous entrerez et direz au patron: «Je viens de la part du capitaine Wright... est-ce que les cailles sont arrivées?» Il saura ce que cela veut dire et vous répondra oui ou non... S'il vous dit non, vous lui demanderez quand elles arriveront et s'il faut que je retarde mon départ... Vous avez bien compris?... J'allais envoyer un commissionnaire, mais puisque vous êtes là, il est inutile que je dépense trois shillings. Je partis immédiatement, mais comme depuis ma «villégiature» à Reading, j'étais devenu très mauvais marcheur, je hélai un taxi, à une centaine de mètres des quais, et jetai au chauffeur l'adresse que m'avait donnée le capitaine Wright. J'avais pris une voiture fermée, jugeant que cela était plus sûr. J'allais être obligé de passer dans le quartier qu'habitait Manzana, et je ne tenais pas à rencontrer mon ancien associé. J'étais, il est vrai, très documenté sur son compte et pouvais le faire arrêter; mais lui, de son côté, avait une arme contre moi, et bien qu'elle fût un peu émoussée, elle ne laissait pas d'être encore dangereuse. J'eus la chance d'arriver sans incident au «Swan Hôtel». J'entrai au 16 de Pensylvania road. Il y avait là un débit borgne, à la devanture duquel un cygne aux ailes éployées s'ébattait dans un lac bleu. Avisant un gros homme qui se tenait derrière un comptoir, je lui demandai poliment «si les cailles étaient arrivées». Il eut un mouvement de surprise, puis répondit, après m'avoir toisé: --Qui vous envoie? --Le capitaine Wright. Sa figure s'éclaira: --Ah! très bien, fit-il... vous comprenez, on tient à savoir à qui on a affaire... Non... les cailles ne sont pas encore arrivées... mais Bill Sharper, qui est allé les chercher, sera sans doute ici dans un instant... Voulez-vous l'attendre? --Merci... il faut que je regagne le _Humbug_... --Ah! c'est fâcheux... oui... bien fâcheux... vous devriez attendre une demi-heure... comme cela, nous serions fixés... Supposez qu'il y ait un retard... que la cargaison n'arrive que demain... --Je repasserai, si vous le voulez bien... --C'est cela, revenez dans une demi-heure, nous serons certainement fixés. J'allais sortir, quand une auto s'arrêta devant la porte. Un homme vêtu d'un complet gris clair sortit de la voiture et pénétra dans le café. C'était Bill Sharper... --Ça y est, dit-il... les voilà!... Manzana me suit, il les amène!... Je flageolais sur mes jambes... une sueur froide coulait le long de mes tempes... Bill Sharper me dévisageait, mais je voyais bien qu'il ne me reconnaissait pas... Il lança un coup d'oeil au patron qui répondit: --C'est un matelot du _Humbug_... Il venait voir si les cailles étaient arrivées... Bill Sharper me regardait toujours. --C'est curieux, dit-il enfin, il me semble que je vous ai vu quelque part. --C'est possible, répondis-je en prenant l'accent gallois... mais moi, je ne me rappelle pas votre physionomie... --Dites donc ma «gueule», allez! A quoi bon faire des façons entre nous... Allons, patron, deux verres de gin... et du bon! Afin de dérouter Bill Sharper qui s'obstinait à me dévisager, je tenais l'oeil droit à moitié fermé et m'efforçais de prendre un air ahuri. Nous trinquâmes, Bill Sharper avala sa consommation d'un trait et je crus devoir, par politesse, offrir une autre tournée... Une voiture, suivie presque immédiatement d'une autre, venait de stopper le long du trottoir. Cette fois, j'étais perdu, car j'allais me trouver en présence de Manzana et le drôle me reconnaîtrait bien, lui... Il ouvrit la porte du bar et je l'entendis qui disait, de son affreuse voix cuivrée: --Mesdames, donnez-vous la peine d'entrer... Je vous offre une collation avant de vous conduire à bord... Cinq malheureuses femmes en toilettes fripées firent leur apparition... et je compris tout. C'étaient là les «cailles» dont parlait le capitaine Wright. Bill Sharper était allé les chercher à Paris et Manzana en avait pris livraison à la gare. Ces pauvres filles, alléchées par la promesse d'une situation lucrative à l'étranger, et poussées par l'amour des voyages qui sommeille au coeur de toute femme, avaient répondu à l'annonce lancée par les «trafiquants» et allaient dans quelques heures s'embarquer pour des régions inconnues, où les attendaient sans doute les pires surprises. On voit à quel degré d'avilissement en était arrivé Manzana pour oser faire un commerce semblable. Mais que penser aussi de ce capitaine Wright qui devait sans doute, lui aussi, toucher une jolie commission sur les «cailles»... Décidément, quoique je ne fusse pas ce que l'on appelle un parangon de vertu, je m'estimais cependant bien au-dessus de tous ces misérables... Ce qui prouve que l'on peut être un cambrioleur sans avoir pour cela cessé d'être, au fond, un brave homme. Après avoir fait asseoir ses cinq cailles devant une petite table de marbre, Manzana leur servit des sandwiches, des pickles et de la bière, puis il s'approcha de Bill Sharper toujours debout, avec moi, devant le comptoir... --Et la traversée?... elle a été bonne, demanda-t-il. --Ne m'en parle pas... répondit le cornac de ces dames... une mer épouvantable!... Mes cailles débecquetaient à plein gosier et demandaient qu'on les débarque... A présent, les voilà un peu calmées, mais j'crois qu'elles commencent déjà à se méfier des voyages... Manzana me regardait d'un air soupçonneux. J'avais toujours mon béret à la main et je continuais à cligner de l'oeil. Il faut croire que j'étais méconnaissable avec ma tête rasée, mon teint plombé, mon visage émacié, car mon ex-associé ne parut plus s'occuper de moi. Je cherchais un prétexte pour brusquer compagnie à ces tristes personnages, mais n'en trouvant point, je me contentai de saluer et de me diriger vers la porte. --Eh! matelot! s'écria Bill Sharper... c'est comme ça qu'on largue les amis... Encore un verre, que diable!... Je fus obligé de revenir devant le comptoir et d'accepter une nouvelle consommation... J'étais horriblement inquiet car je venais de remarquer que Bill Sharper et Manzana avaient échangé un coup d'oeil... --Tu ne trouves pas, dit soudain Sharper, que ce matelot-là ressemble comme deux gouttes d'eau à quelqu'un que nous avons bien connu? --J'avais déjà fait cette remarque, répondit Manzana en souriant... oui, la ressemblance est frappante, en effet... c'est peut-être son frère... Et Manzana vint se planter devant moi pour m'examiner encore. Soudain, je le vis sourire; son affreuse figure eut une expression de joie indicible. Je me sentis perdu et m'élançai vers la porte. --Arrête-le!... arrête-le!... hurlait Manzana en s'adressant à Bill Sharper... arrête-le!... Je suis sûr maintenant que c'est lui! J'étais déjà dans la rue. Oubliant complètement que mon taxi m'attendait toujours, je me ruai au milieu de la foule, assez dense dans Pensylvania à cette heure du jour. J'avoue que, cette fois, je perdis la tête. Au lieu de me jeter dans une rue, puis dans une autre, afin de dépister mes deux ennemis, je filai tout droit comme un imbécile, poursuivi par Bill Sharper et cet horrible Manzana. Les drôles n'osaient point crier: «Au voleur!... au voleur!...» car ils avaient de sérieuses raisons pour ne pas appeler la police à leur aide. Les pas se rapprochaient derrière moi; un rapide claquement de semelles m'avertissait que j'étais serré de près. Bientôt, j'arrivais devant la grille d'un square. J'étais essouflé, je ne tenais plus sur mes jambes et je fus obligé de m'arrêter. Le séjour prolongé que j'avais fait à Reading m'avait considérablement affaibli et je n'étais décidément plus qu'une loque humaine. Je trouvai encore la force d'entrer dans le square, de m'enfoncer dans une allée, mais déjà Manzana arrivait. Alors, je pris une résolution héroïque... Tirant mon diamant de ma poche, je le portai à ma bouche et l'avalai! Avaler un diamant de cent trente-six carats, cela n'est point aussi facile qu'on pourrait le supposer... Je dus m'y reprendre à trois fois avant d'engloutir le Régent dans les profondeurs de mon oesophage. J'y parvins cependant, mais au prix de quels efforts! Manzana était devant moi. --Ah! canaille! s'écria-t-il, enfin, je te tiens! --Oui... et on le tient bien, grinça Bill Sharper, en me posant son énorme patte sur l'épaule... X UN MAUVAIS ARRANGEMENT VAUT MIEUX QU'UN BON PROCÈS Je regardai fixement mes ennemis. --Que me voulez-vous? demandai-je. Bill Sharper et Manzana se mirent à rire aux éclats... --Ah! ah! ah!... elle est bien bonne, s'écria mon ex-associé, il demande ce que nous lui voulons... On va te le dire, fripouille... Allons, suis-nous... --Vous suivre?... et pourquoi? --On te le dira. --Non... je ne vous suivrai pas... Bill Sharper me mit son poing devant la figure... --Si tu veux faire de la rouspétance, grogna-t-il... je t'assomme... --Et après? fis-je d'un ton calme... Sharper parut surpris de mon sang-froid, mais Manzana lui dit aussitôt: --Tiens-le bien, je vais le fouiller. --Si vous faites cela, j'appelle, dis-je avec force... Je n'ai rien à craindre, moi... j'ai payé ma dette, tandis que vous autres vous avez plus d'un compte à régler avec la justice... --Possible, répliqua Manzana, mais toi aussi tu as des comptes à rendre... Je haussai dédaigneusement les épaules. Mes deux ennemis s'impatientaient. --Allons!... finissons-en, dit Bill Sharper, nous n'allons pas rester ici jusqu'à ce soir... Et brusquement, il me saisit les poignets. Je tentai de me dégager, mais ce fut en vain, j'étais pris comme dans un étau. Déjà, Manzana explorait mes poches... Tant pis, pensai-je, advienne que pourra. Et par trois fois, je criai: --A moi!... A moi!... Au secours! Le gardien du square accourut, suivi de deux courageux citoyens. --Canaille! va, rugit Bill Sharper, en desserrant son étreinte, tu nous le paieras! Et il s'enfuit avec Manzana, poursuivi par une bande de gens qui hurlaient à leurs trousses: --Arrêtez-les!... Arrêtez-les!... Ils n'allèrent pas bien loin, car deux policemen et trois soldats se jetèrent sur eux près de la grille du square. Comme Sharper qui, on le sait, était d'une force herculéenne, résistait avec fureur, l'un des agents de police lui appliqua sur le bras droit un coup sec, avec son bâton d'ébène[8] et le bandit fut ainsi réduit à l'impuissance. [8] En Angleterre les policemen usent toujours de ce moyen pour dompter les malfaiteurs récalcitrants. Quelques minutes après, nous étions tous réunis dans un bureau de police où un constable procédait immédiatement à notre interrogatoire... --Où est le plaignant? demanda-t-il. Je m'avançai, un peu troublé: --C'est moi... --Bien, fit le constable... parlez sans acrimonie, dites la vérité, rien que la vérité... levez la main droite et jurez... Je jurai en répétant les mots conventionnels que me soufflait un vieux scribe à tête de vautour, assis devant une table de bois noir. Le constable dit alors d'un ton bref: --Cuckold, recevez la plainte de ce marin... Comme j'hésitais, le constable, très obligeamment, me tendit la perche: --Voyons, mon ami, ne vous troublez pas... vous êtes ici devant des hommes qui ne demandent qu'à vous soutenir, si vous êtes réellement dans votre droit... Les agents affirment que vous avez été attaqué... S'agit-il d'une vengeance ou d'une tentative de vol? Connaissez-vous vos agresseurs? --Non, monsieur. --Alors, il s'agit d'une tentative de vol... écrivez, Cuckold... tentative de vol dans un lieu public sur la personne de... votre nom, plaignant? --Jim Perkins, répondis-je avec aplomb. --Bien... sur quel bâtiment êtes-vous embarqué? --Sur le _Humbug_, captain Wright... Manzana, qui maintenant comprenait l'anglais et le parlait assez couramment, s'avança vers le constable: --Cet homme ment, dit-il... Il ne s'appelle pas Perkins, mais Edgar Pipe... Il sort de la prison de Reading... c'est un escroc, un cambrioleur... Si vous voulez avoir des renseignements sur lui, vous n'avez qu'à vous adresser au bureau de police de Coventry... --Parfaitement, appuya Bill Sharper d'une voix dolente, en soutenant avec sa main gauche son bras tuméfié. Le constable me regarda fixement et demanda: --Qu'avez-vous à répondre? --Ces gens mentent effrontément, dis-je avec aplomb... Ce sont d'affreux drôles qui se livrent à un commerce infâme... Si vous en doutez, vous n'avez qu'à envoyer un agent au Swan Hotel, dans Paddington, et vous ne tarderez pas à être fixé... --Cela ne m'explique pas pourquoi ils vous ont attaqué... --Pour me voler, monsieur... Le constable, qui ne comprenait absolument rien à toute cette histoire, roulait des yeux effarés et répétait, en frappant du pied: --Tout cela est louche... vous m'avez tous l'air de fieffés gredins... d'affreux voleurs et... --S'il y a un voleur ici, s'exclama Bill Sharper, il est dans la peau de M. Edgar Pipe, le plaignant... Demandez-lui donc pourquoi il a été enfermé à la prison de Reading... Demandez-lui aussi ce qu'il a fait du diamant... --Cet homme est fou, répliquai-je en haussant les épaules... Il me prend pour un autre... Moi, je ne puis dire qu'une chose, c'est que je m'appelle Jim Perkins, matelot à bord du _Humbug_, captain Wright... J'ajoute que ces gredins ont essayé de me dévaliser et je porte plainte contre eux... Je les accuse, en outre, de se livrer à un commerce que la loi poursuit avec rigueur... --Le diamant!... Dites-nous ce que vous avez fait du diamant! hurlait Manzana en me montrant le poing... Le constable était littéralement ahuri... Il consulta un agent, puis le scribe à tête de vautour, et conclut: --Cette affaire n'est pas de mon ressort, elle est trop embrouillée... Je crois d'ailleurs qu'il y a lieu de se livrer à une enquête pour établir l'identité du plaignant et celle des accusés... Signez-moi trois bulletins, d'incarcération, Cuckold... et que l'on conduise ces gaillards-là au poste central de la Cité. Je crus devoir protester. --Pardon, fis-je, mon identité est facile à établir... Il n'y a qu'à envoyer un agent à bord du _Humbug_... --Taisez-vous, rugit le constable... Je n'ai pas de leçons à recevoir de vous... Allons, que l'on me débarrasse au plus vite de toute cette racaille... Il n'y avait rien à dire. Il fallait se soumettre. Pendant que je montais, en compagnie de Bill Sharper et de Manzana, dans l'omnibus de police où quatre agents avaient déjà pris place, je roulais dans ma tête les projets les plus extravagants. A force d'envisager sous toutes ses faces ma triste situation, je finis par me convaincre que la fuite seule pouvait me sauver, car les dépositions de Bill Sharper et de Manzana allaient faire revenir sur l'eau l'affaire du diamant. Bien qu'ils ne pussent rien prouver, on n'en ouvrirait pas moins une enquête, et, finalement, je serais remis entre les mains de magistrats curieux qui s'aboucheraient avec la police française. Je nierais, bien entendu, mais le «corps du délit»--le diamant--que je portais sur moi (ou plutôt en moi) finirait bien par me trahir. Ah! ils étaient loin de se réaliser, les beaux rêves que j'avais formés! L'horizon, au lieu de s'élargir, se resserrait de plus en plus autour de moi, et la prison m'attendait, au bout de l'impasse où m'avait acculé la fatalité! Tout le long du trajet, Sharper et Manzana me décochèrent d'affreux regards chargés de haine et, de temps à autre, mon ancien associé qui était mon plus redoutable ennemi laissait échapper des paroles de menace. La lutte, cela était certain, s'engagerait surtout entre lui et moi... Mes moyens de défense seraient bien précaires et je finirais par succomber. Nous arrivâmes au poste central. Là, on nous enferma dans un cabanon obscur, en attendant que le chief-inspector voulût bien nous interroger... Or, il se trouva que, par hasard, le chief-inspector était absent. Il avait été appelé dans la banlieue de Londres et ne devait rentrer que le lendemain matin. J'étais donc condamné à subir pendant près de douze heures l'odieuse compagnie de Bill Sharper et de Manzana qui ne cessaient de m'injurier. Bill Sharper, que son bras faisait horriblement souffrir, se montrait le plus acharné contre moi... --Chien de malheur, grogna-t-il, tu me le paieras, va!... Je veux te faire pendre ou perdre mon nom... Si la justice ne s'en charge pas, c'est à moi que tu auras affaire!... --Cela ne vous avancera guère, répliquai-je à cette brute... Si vous pouvez me perdre, n'oubliez pas que, moi aussi, j'ai en main de quoi vous envoyer au Tread-Mill... Et je lui énumérai, avec force détails, les différents méfaits qu'il avait commis, durant mon incarcération, de complicité avec Manzana. Il parut étonné que je fusse si bien documenté, mais il ne tenta pas de nier... comprenant sans doute que je tenais ces renseignements de source sûre... Il se contenta de murmurer: --C'est bon!... c'est bon!... il faudra prouver... --J'ai un témoin, répondis-je, un témoin qui n'hésitera pas, je vous en réponds, à déposer, sous la foi du serment, et à vous confondre tous les deux... Ah!... vous ne vous attendiez pas à cela, hein? Vous voyez que, moi aussi, j'ai ma police. --On la connaît «votre police», glapit Manzana... oui, on la connaît, elle s'appelle Edith... mais elle aura son compte, elle aussi. --J'en doute... --Ah! vraiment? --Oui... car vous en aurez tous deux pour dix ans au moins... et vous savez, dix ans de hard-labour... cela équivaut à la pendaison... Si l'on peut supporter cinq ans de Tread-Mill, c'est tout... Je puis vous en parler savamment, moi qui viens d'en tâter... Il y eut un silence. Bill Sharper et Manzana étaient désagréablement impressionnés. Profitant astucieusement de leur trouble, je repris: --Ah! c'est qu'ils sont impitoyables, les geôliers de Reading... J'ai vu un prisonnier qui n'était plus qu'un squelette ambulant qui n'avait plus que le souffle; eh bien! ils l'ont forcé à tourner la roue jusqu'au bout... c'est-à-dire jusqu'à ce que le moulin lui broie les jambes... Ainsi, vous voyez à quoi vous aurez abouti... Pour vous venger de moi, vous aurez tout simplement signé votre arrêt de mort... Manzana eut un cri de rage: --Nous ne sommes pas encore condamnés, misérable! --Non, répondis-je avec calme, mais vous le serez sûrement. --Alors, rugit Bill Sharper, c'est bien vrai, vous parlerez... --Oui... et non seulement je parlerai, mais je fournirai des preuves... --Nous nierons... --La «personne» qui vous a accompagnés dans vos expéditions viendra témoigner... --Elle n'osera pas... --Ah! vous croyez?... Eh bien! détrompez-vous, elle viendra... je n'aurai qu'un mot à dire et elle m'obéira... Vous voyez, votre cas est plus grave que le mien... L'affaire du diamant n'est qu'une bagatelle à côté du cambriolage d'Euston Road, de celui de Haymarket, du vol avec effraction de Portland Place, de la tentative de meurtre de London-Bridge et des affaires louches du Swan Hôtel... Bill Sharper et Manzana, en m'entendant énumérer, par ordre chronologique, leurs différents méfaits, demeurèrent atterrés. --Je vois, dit Bill Sharper, au bout d'un instant, que l'on vous a fait des confidences, mais celle qui vous a renseigné a exagéré... Si elle était, en ce moment, en face de nous, vous verriez qu'elle serait moins affirmative. --Devant vous, peut-être, car elle vous sait capables de tout, mais quand vous serez tous deux devant les juges et qu'elle n'aura rien à redouter, je vous garantis bien qu'elle ne craindra pas de parler... Qu'a-t-elle à risquer? --Pardi! la prison, comme nous... --Elle n'a pas été votre complice... Vous l'avez forcée à vous accompagner, mais elle prouvera que vous l'aviez terrorisée... D'ailleurs, quand la justice saura à quel affreux métier vous l'avez contrainte, quand elle aura fait citer les locataires de la maison que vous habitiez, les juges auront pitié d'elle et s'ils la condamnent, la peine sera légère... En tout cas, elle est prête à tout risquer... par vengeance... et vous savez comment les femmes se vengent lorsqu'on les a poussées à bout... Manzana et Bill Sharper réfléchissaient. Ils comprenaient à présent la «gaffe» qu'ils avaient commise et ils regrettaient sans doute la petite scène du square... J'appuyai mon argumentation d'un aveu qui les déconcerta tout à fait: --Quels gens stupides vous êtes, messieurs... Ainsi, vous vous figurez que j'ai encore le diamant!... Eh bien, détrompez-vous... on me l'a pris dès que j'ai été arrêté. Il y a eu une enquête... j'ai affirmé qu'on me l'avait donné pour le vendre... Il y a eu échange de télégrammes entre Paris et Londres... des agents de la Sûreté française sont venus m'interroger... Bref, on a jugé prudent d'étouffer l'affaire... Du moment que le gouvernement français rentrait en possession du Régent, il n'y avait pas lieu de soulever un scandale... --Alors, fit Manzana d'un air incrédule, le diamant est aujourd'hui en France? --Oui, et si vous voulez vous payer le voyage de Paris, vous pourrez le voir au Louvre, sur son écrin, dans la vitrine où sont exposés les bijoux de la Couronne. A ce moment, comme pour protester contre ce mensonge, le Régent me tenaillait sournoisement l'estomac. --Je ne crois pas un mot de toute cette histoire, dit Manzana. Vous êtes un roublard, et vous avez dû mettre le diamant en lieu sûr, avant d'être arrêté... Bill Sharper intervint: --Voyons... c'est pas tout ça, dit-il, le diamant... on s'en moque. Il y a une chose plus sérieuse... Je le voyais venir, mais je feignais de ne pas comprendre. --Oui, reprit-il... il y a une chose plus sérieuse... et si vous voulez m'écouter... --Parlez, lui dis-je. --Eh bien, voici: nous nous sommes tous les trois engagés dans une vilaine passe d'où nous sortirons sans doute, mais en y laissant des plumes... Voulez-vous que je vous donne mon avis, mais là, franchement... Il s'arrêta, un peu gêné, puis laissa, d'un ton grave, tomber ces mots: --Il ne tient qu'à nous d'arranger cette affaire-là... Si Pipe a eu des torts, nous en avons eu aussi... Quand cette maudite question d'argent est en jeu, cela fait toujours du vilain... Donc, écoutez bien ce que je vais vous dire... vous verrez que je parle en homme raisonnable... Si je ne sais pas très bien m'exprimer, je sais voir juste... et de loin... Or, en continuant à nous jeter à la tête des paquets d'ordures, nous agissons tout simplement comme des serins... Nous faisons le jeu de la police, voilà tout... Ne croyez-vous pas qu'il serait préférable de s'entendre? Il se tut pour nous permettre sans doute de donner notre avis, mais comme nous demeurions silencieux, il reprit, d'un ton conciliant: --Moi, vous savez, c'est mon avis que je vous donne... et si je le donne, c'est parce que je le crois bon... Suivez-moi bien... Si vous ne m'approuvez pas, vous me le direz. Il ne tient qu'à nous de sortir d'ici, mais pour cela, il s'agit de s'entendre... Ne croyez pas que j'aie peur... non, pas du tout, car les accusations qu'Edgar Pipe veut lancer contre nous ne reposent sur rien de sérieux... Ce sont des inventions de femme hystérique et rien de plus... Néanmoins, aux yeux des magistrats qui voient partout des coupables, les choses peuvent traîner en longueur et, jusqu'à ce que notre innocence soit démontrée, on nous gardera en prison... Ne vaudrait-il pas mieux faire la paix? Nous renoncerions, Manzana et moi, à accuser Edgar Pipe, et lui, de son côté, ne tenterait rien contre nous. Nous dirions que nous l'avions attaqué parce que nous croyions le reconnaître, mais que nous avons été trompés par une ressemblance... Ce sont des choses qui arrivent tous les jours, cela... Pipe, et c'est son intérêt, dira qu'il ne nous reconnaît pas, et l'affaire sera terminée... Voyez, je suis bon garçon... je ne demande qu'à arranger les choses... XI COMMENT ON SÈME LES GÊNEURS Je n'étais pas dupe du «bon garçonnisme» de Bill Sharper et je savais très bien que le drôle ne pensait pas un mot de ce qu'il disait, mais comme ce qu'il nous proposait servait mes intérêts aussi bien que les siens, je déclarai me rallier à sa proposition. Quant à Manzana, fourbe comme toujours, il se fit tirer l'oreille, prétendit qu'il n'avait pas très bien compris, mais finit par accepter. Alors, nous dressâmes nos batteries et préparâmes les réponses que nous ferions au chief-inspector. Les choses se passèrent comme nous l'espérions. Manzana et Bill Sharper avouèrent s'être trompés et m'avoir attaqué à tort, et moi, de mon côté, je retirai ma plainte. Le chief-inspector, après nous avoir adressé un petit speech aigre-doux, nous fit remettre en liberté. Dès que nous nous retrouvâmes tous trois dans la rue, Bill Sharper et Manzana, au lieu de me quitter, m'emboîtèrent le pas avec insistance, sous prétexte que de bons camarades comme nous ne devaient plus se séparer. Je devinai immédiatement quel était leur but. Les misérables voulaient m'entraîner dans quelque bouge et là renouveler sur moi la tentative qui avait échoué la veille. L'expérience m'avait rendu prudent et je me tenais sur mes gardes. --Voyez-vous, me dit Bill Sharper, le tout est de s'entendre, camarade. Maintenant que la paix est faite, nous allons dîner ensemble. --Avec plaisir, répondis-je, mais il faut auparavant que j'aille retrouver le capitaine Wright qui doit certainement se demander ce que je suis devenu... --Le capitaine Wright! s'écria Bill Sharper, je le connais, c'est un de mes meilleurs amis... J'irais bien le voir avec vous, mais je suis obligé de retourner à Pensylvania Road. Vous me retrouverez au Swan Hôtel, où je vous attendrai avec Manzana. --C'est cela, dis-je... dans une heure, je serai au Swan... Nous nous serrâmes la main et nous nous séparâmes. J'avais à peine fait une centaine de mètres que je m'arrêtai soudain: je venais de remarquer que j'étais suivi. Je m'en doutais, d'ailleurs, car j'avais, l'instant d'avant, remarqué que Manzana avait fait un petit signe à deux affreux mendiants. Il y a entre les malfaiteurs de Londres une sorte de franc-maçonnerie; ils se soutiennent et se reconnaissent à certains gestes, ou même à un simple coup d'oeil. Mes ennemis me faisaient «filer». M'approchant brusquement des ignobles individus qui m'emboîtaient le pas, je leur dis en les menaçant du doigt: --Vous autres, si vous continuez à me suivre, je vous signale à un policeman... Les deux drôles jouèrent l'étonnement et jurèrent leurs grands dieux qu'ils ne me suivaient pas... Pendant qu'ils se répandaient en protestations, je hélai un taxi, jetai une adresse quelconque au cabman et les laissai, tout interdits, au milieu de la rue. Lorsque j'eus roulé pendant une demi-heure, je descendis, réglai le chauffeur et m'enfonçai dans la première rue qui se trouva devant moi. Mon intention n'était pas, comme on le suppose, de retourner à bord du _Humbug_... Je ne savais pas encore ce que j'allais faire, mais j'étais résolu à quitter Londres coûte que coûte... Par bonheur, Bill Sharper et Manzana n'étaient point parvenus à me «subtiliser» mon portefeuille. Je pouvais donc monter dans un train quelconque et mettre plusieurs dizaines de kilomètres entre mes ennemis et moi. Comme je me trouvais dans les environs de Waterloo-Station, je résolus de prendre un billet pour Southampton. Une fois dans ce port, je tâcherais de me faire embarquer sur quelque bâtiment en partance pour l'étranger. Après avoir jeté un rapide coup d'oeil derrière moi, je m'apprêtais à entrer dans la gare, quand un gentleman vêtu à la dernière mode me posa familièrement la main sur l'épaule, en disant: --Tiens! M. Edgar Pipe!... C'était Allan Dickson, le roi des détectives, celui qui, on se le rappelle, m'avait arrêté quelques années auparavant, dans cet hôtel de Kensington où je me croyais si bien caché. Je saluai le gentleman et allais continuer mon chemin, quand il me retint: --Eh quoi! monsieur Pipe, dit-il, vous ne semblez pas satisfait de me revoir... Est-ce que vous me garderiez rancune au sujet du petit incident du Victoria Palace? Si cela était, vous auriez tort, car si je vous ai arrêté, avouez que c'était un peu votre faute... Vous m'avez demandé, alors, je suis venu... --C'est vrai, dis-je en souriant, excusez-moi... mais vous comprenez... --Oui... oui... je comprends... on n'aime guère revoir les gens qui... enfin... vous n'avez plus rien à craindre, maintenant, puisque vous avez payé votre dette... J'avoue que le tribunal vous a un peu «salé», mais vous êtes malheureusement tombé sur des juges très sévères... Une semaine plus tard, vous auriez eu la chance de vous en tirer avec deux ans, car c'était M. Serey, le bon Juge, comme nous l'appelons, qui présidait les audiences... Que voulez-vous?... on ne peut pas toujours avoir de la chance... Mais à propos, il paraît que vous êtes un héros? --Moi? --Oui, vous... Et, comme j'avais l'air étonné: --Quel homme modeste vous faites, monsieur Pipe, et moi qui vous croyais vaniteux en diable... Voyez comme on se trompe parfois... Ainsi, vous ne vous souvenez même plus de l'acte de courage qui vous a valu récemment une réduction de peine... --Ah! oui, l'incendie de Reading... --Il paraît que vous avez été merveilleux... --J'ai fait mon devoir, voilà tout. --Vous avez fait plus que votre devoir, mon ami, car rien ne vous forçait à vous jeter au milieu des flammes pour sauver vos camarades... Je suis au courant, le directeur m'a tout raconté et je vous avoue que j'ai été émerveillé de votre audace... oui, là, sérieusement... et, tenez, je vais vous faire un aveu: maintenant que je vous connais mieux, je serais désolé d'avoir à vous arrêter de nouveau. --Je pense que vous n'aurez pas cette peine, car je suis décidé à redevenir un honnête homme. Allan Dickson me regarda en souriant, et me frappant sur l'épaule: --C'est très bien cela, dit-il... et je suis heureux de vous voir adopter cette belle résolution... Que faites-vous, à présent?... vous êtes marin, ce me semble?... Très bien, cela... Rien de tel que les voyages pour vous changer les idées... Et vous partez bientôt? --Je devais partir, mais le bateau à bord duquel j'étais engagé a eu une avarie... --De sorte que vous êtes encore à Londres pour quelque temps? --A moins que je ne trouve un autre bâtiment prêt à appareiller... Pendant que je parlais, Allan Dickson regardait de temps à autre autour de lui, d'un air méfiant... --Est-ce que ce n'est pas un de vos amis qui vous attend là-bas?... demanda-t-il, en me désignant d'un coup d'oeil un individu de mauvaise mine qui se tenait près du guichet des billets... --Non... répondis-je, personne ne m'attend... et, d'ailleurs, je n'ai plus d'amis... --Cependant, cet homme semble singulièrement s'intéresser à vous... --Possible!... mais je ne le connais pas... à moins... mais, oui, j'y songe... --A moins? fit Allan Dickson en me regardant fixement... --Ecoutez, lui dis-je, vous pouvez me rendre un grand service et, du même coup, débarrasser Londres de deux gredins dangereux. --Je suis tout oreilles... De quoi s'agit-il? --Voici: Je vous ai dit, tout à l'heure, que je m'efforçais de redevenir un honnête homme... --Et je vous félicite de cette résolution... --Oui... mais c'est plus difficile que je ne croyais... --Et pourquoi? --Parce que, lorsqu'on a vécu, comme moi, au milieu de gens sans aveu, on retrouve toujours sur sa route des misérables prêts à vous faire chanter... On est rempli de bonnes intentions, on s'efforce de reprendre sa place dans la société, de vivre honnêtement de son travail, mais on a compté sans les gredins qui vous ont connu autrefois et qui se dressent toujours devant vous, au moment où l'on voudrait les savoir à dix pieds sous terre... Depuis que je suis sorti de prison, je n'ai pas eu, je vous l'assure, une minute de tranquillité... --Mais, objecta Allan Dickson, qu'avez-vous à craindre des gens dont vous parlez?... Vous avez payé votre dette, la justice n'a rien à vous reprocher... --C'est vrai, mais supposez que demain, je trouve une situation honorable, ces misérables ne manqueront pas de faire savoir à celui qui aura consenti à m'employer que je suis un ancien pensionnaire de Reading... --Vous n'ignorez pas que la loi punit les calomniateurs... --Oh... si peu!... et puis ceux qui emploient de pareils moyens demeurent, la plupart du temps, introuvables... n'empêche que leur coup a porté... Un beau matin, on est congédié, sans motif, et on doit se mettre à la recherche d'un nouvel emploi... Pendant ce temps, on tombe souvent dans la misère et on en arrive à perdre tout courage... --Mon cher Pipe, me dit Allan Dickson, vous m'avez l'air, en ce moment, de voir tout en noir... Il faut vous remonter, _by God_! --Hélas! je le voudrais, mais la fatalité me poursuit... --N'employez donc pas de ces grands mots-là... Est-ce que ça existe, la fatalité?... Allons, au revoir... tâchez de persévérer dans vos bonnes intentions et si quelqu'un cherche à vous nuire, venez me trouver... j'aurai vite fait de vous débarrasser de ce gêneur... --Merci... il se pourrait que j'eusse besoin de vous avant peu... --Tout à votre disposition, mon cher Pipe, vous savez où je demeure?... Non?... tenez, voici ma carte... Je suis toujours chez moi le matin, de dix heures à midi... Allons, _good bye_!... et bon courage! Et le détective, tournant les talons, disparut dans une des salles d'attente de la gare. Resté seul, je réfléchis un instant et j'étais, je l'avoue, assez perplexe. Devais-je quitter Londres avant d'avoir dénoncé à Allan Dickson Bill Sharper et Manzana? J'avais eu un moment l'idée de raconter au détective les petites expéditions de ces deux bandits, mais l'affaire du diamant m'avait retenu. Je me dirigeai donc vers le ticket-office et pris modestement un billet de troisième. Un train partait pour Southampton à six heures trente... Il était six heures, j'avais par conséquent une demi-heure devant moi. J'entrai dans un petit restaurant situé en face de la gare et me fis servir un «ox-tail soup», une tranche de roast-beef et une bouteille de bière. J'avais à peine absorbé mon «ox-tail» que la porte du restaurant s'ouvrait tout à coup, livrant passage à deux hommes: Bill Sharper et Manzana! Etait-ce le hasard qui les avait conduits dans l'établissement où je me trouvais? M'avaient-ils fait suivre? Cette dernière hypothèse était la plus admissible. Ils s'avancèrent vers moi, d'un air grave, comme des gens qui ont une importante mission à remplir, et, arrivés devant ma table, s'arrêtèrent brusquement, en me regardant de façon inquiétante. Ils étaient tous deux très pâles et je remarquai que les mains de Manzana étaient agitées d'un tremblement convulsif. --Tiens! vous voilà, dis-je, sans paraître remarquer le trouble de mes ennemis... mais asseyez-vous donc, je vous en prie... Voulez-vous accepter quelque chose? --Il ne s'agit pas de cela, répondit Bill Sharper... nous avons une explication à vous demander... --Une explication?... parlez... je vous écoute. --Non... pas ici... sortons. --Comme vous voudrez... mais laissez-moi au moins achever cette tranche de roast-beef... --Non... sortons immédiatement. J'affectais toujours le plus grand calme, mais je sentais mon coeur battre à coups précipités dans ma poitrine. --Très bien, dis-je, je suis à vous. Et, après avoir réglé ma note, je me levai et suivis Bill Sharper et Manzana. Ils m'entraînèrent dans la gare de Waterloo et là, en un coin désert, ils s'expliquèrent enfin. Ce fut Manzana qui prit la parole. Sa voix tremblait et il avalait la moitié de ses mots: --Monsieur Pipe, me dit-il, d'un ton qu'il s'efforçait de rendre solennel, vous êtes un traître. --Un traître? --Oui, ne faites pas l'étonné, vous savez parfaitement ce que je veux dire. --Je vous assure... --N'assurez rien... je vous répète que vous êtes un traître... et je le prouve... --Oui, parfaitement... nous pouvons le prouver, appuya Bill Sharper de sa grosse voix de basse... --Je le prouve, reprit Manzana, qui devenait de plus en plus nerveux... Vous vous êtes sans doute imaginé que nous sommes des imbéciles auxquels on peut monter le coup comme à des conscrits... mais nous sommes plus malins que vous, monsieur Pipe... oui, dix fois plus malins que vous... Nous avons aussi plus d'honnêteté, car lorsque nous donnons notre parole, nous avons l'habitude de la tenir... --Parfaitement, grogna Sharper... --Mais vous, monsieur Pipe, poursuivit Manzana, vous ignorez ce que c'est qu'une parole d'honneur... Ces circonlocutions ridicules commençaient à m'agacer... --Au fait, dis-je... où voulez-vous en venir? --Ne faites pas votre petit saint Jean, railla mon ex-associé... vous savez très bien ce que je veux dire... --Pas le moins du monde... expliquez-vous... je commence à perdre patience... --C'est dommage... oui, c'est vraiment dommage!... Ah! monsieur Edgar Pipe perd patience... Monsieur Edgar Pipe est devenu bien irritable. Et, tout en parlant, Manzana se rapprochait de moi, menaçant, agressif... Bill Sharper ricanait en balançant son énorme tête... --Vous voulez des explications, dit Manzana... eh bien! nous allons vous en donner, canaille... traître! mouchard!... Oui, nous sommes fixés sur votre compte... vous êtes un «indicateur»... vous renseignez les détectives... on vous a vu faire vos confidences à Mr Allan Dickson... mais je vous préviens que vous êtes «filé»... que vous aurez continuellement quelqu'un à vos trousses et--retenez bien ceci--si vous avez le malheur de revoir Allan Dickson... eh bien... nous vous saignerons comme un poulet... vous entendez... comme un poulet... --Parfaitement, grinça Bill Sharper en tirant à demi de sa poche un énorme couteau à cran d'arrêt... Je consultai l'horloge de la gare... Il était exactement six heures vingt-neuf, le train de Southampton partait dans une minute et quelques retardataires piquaient, dans la direction du quai d'embarquement un pas de gymnastique effréné. --Au revoir, messieurs, m'écriai-je subitement. Et plantant là mes deux ennemis, je pris ma course vers le train... Manzana et Sharper se lancèrent à ma poursuite, mais quand ils arrivèrent à l'entrée du quai, la grille se referma brusquement. Pendant qu'ils couraient à la porte de la salle des bagages, le train se mit en marche et j'aperçus de loin Manzana qui me montrait le poing. XII «LE SEA-GULL» J'avais «semé» mes ennemis, mais je n'étais pas encore sauvé. Les drôles étaient bien capables de me signaler à la police et de me faire arrêter, au débarcadère de Southampton. Il leur suffisait d'aller trouver le chef de gare, de lui raconter une histoire quelconque et la farce était jouée. On me ramènerait à Londres et c'était tout ce que désiraient les affreux chenapans qui avaient juré d'avoir ma peau. Je résolus donc de descendre en cours de route. A Byfleet, la première station à laquelle s'arrêtait le train, j'ouvris la portière et sautai sur le quai. Ce n'est que le surlendemain seulement que je me risquai à gagner Southampton. Maintenant, il s'agissait de quitter l'Angleterre le plus vite possible et je m'abouchai immédiatement avec quelques matelots qui m'indiquèrent les bâtiments en partance. Je m'étais imaginé que j'arriverais facilement à m'embarquer, mais je m'aperçus bientôt que tous les capitaines n'étaient pas aussi «coulants» que le capitaine Wright. Tous me demandèrent des papiers, exigèrent des références et je me vis blackboulé partout où je me présentai. Je commençais à perdre courage, quand un matelot qui fumait sa pipe, assis sur une borne, me donna un renseignement utile: --Ecoutez, camarade, me dit-il, si vous tenez absolument à trouver un engagement, je connais un bateau sur lequel on vous prendra sans doute, mais vous savez, c'est un bateau bizarre... --Qu'importe... comment s'appelle-t-il? --Le _Sea-Gull_... Tenez, c'est ce voilier blanc qui est amarré à quai, entre le paquebot de France et la malle de Jersey. --Vous pourriez me recommander? --Oh! pour ça, non!... Je ne connais personne à bord... Présentez-vous vous-même, vous verrez bien ce qu'on vous dira... Le patron de ce _Sea-Gull_ recrute en ce moment son équipage... Il y a quatre garçons qui ont déjà été engagés. Essayez toujours, vous verrez. --Merci, dis-je, je vais suivre votre conseil. Et je me dirigeai vers le _Sea-Gull_. C'était un grand yacht blanc gréé en brick-goélette; le mât de misaine était à phares carrés; le grand mât avait une voile à corne et un «flèche». A l'arrière, on voyait un capot vitré sur les côtés duquel étaient accrochées deux bouées. Aucune passerelle ne reliait le yacht au quai. --Pourrais-je parler au patron? demandai-je à un matelot qui était en train de briquer avec ardeur le tillac du bateau... L'homme me regarda d'un air ahuri... puis mit son index à son oreille et secoua négativement la tête, pour me faire comprendre qu'il était sourd. Je m'adressai à un autre marin, un grand diable, maigre comme une flamme de sémaphore, et jaune comme un citron. Il fit un geste auquel je ne compris rien et disparut par une écoutille. Ils sont bizarres, en effet, pensai-je, les gens du _Sea-Gull_... Après avoir interpellé encore deux autres matelots, sans obtenir de réponse, j'allais battre en retraite, quand un gros homme vêtu d'un complet de molleton bleu et coiffé d'une casquette galonnée, apparut sur le pont. --Pardon, monsieur, lui criai-je... je désirerais parler au patron du _Sea-Gull_. --Le patron du _Sea-Gull_, c'est moi... Que me voulez-vous? --J'ai entendu dire que vous cherchiez des hommes d'équipage... et... je viens me proposer. --J'ai en effet besoin de matelots... mais ce qu'il me faut surtout, ce sont de bons gabiers... êtes-vous gabier? --Oui, patron... --Il y a longtemps que vous servez? --Oh! dix ans au moins. --C'est bien, embarquez... Je crus que l'on allait m'envoyer la passerelle, mais personne ne bougea à bord du yacht... --Eh bien? avez-vous entendu? --Oui, patron... mais... --Mais quoi? --La passerelle?... --La passerelle... est-ce que vous supposez qu'on va la placer exprès pour vous?... Sautez dans les haubans... Au risque de me rompre le cou, je pris mon élan, fis un bond de deux mètres, parvins à saisir un des haubans de bâbord et me laissai glisser sur le pont du bateau. Je m'étais affreusement écorché les mains, mais il faut croire que la petite gymnastique à laquelle je venais de me livrer avait émerveillé le gros homme, car il dit en hochant la tête: --Parfait!... vous jouez la difficulté, à ce que je vois... vous avez voulu m'épater... approchez un peu... Je m'avançai, joignis les talons et demeurai immobile... Le patron m'examina pendant quelques instants, envoya par-dessus bord un jet de salive noire et me dit: --Vous avez toujours servi sur les bâtiments de commerce? --Oui, patron... --Appelez-moi capitaine... --Oui, capitaine. --Etes-vous déjà allé aux Indes? --Oui, capitaine. --Par le canal ou par le Cap? --Plaît-il? --Je vous demande si c'est par Suez ou par le Cap? --Par Suez... --Bien entendu!... par Suez!... Ils sont tous les mêmes... Ça ne pense qu'à se faire remorquer ces cocos-là... Eh bien, moi, tel que vous me voyez... j'ai trente ans de navigation... vous entendez... trente ans... et je ne l'ai seulement jamais vu votre sale canal... Moi, ma route, c'est le Cap... oui, mon ami... Southampton, Lisbonne, Madère, Bonne-Espérance, Zanzibar, les Maldives et Ceylan... Voilà la vraie route des Indes et celui qui me dirait le contraire, je lui enverrais immédiatement ma botte dans le bas des reins... Il n'y a que les marins d'occasion qui passent par le canal... Le capitaine cracha de nouveau et reprit d'un ton méprisant: --Oui, les marins d'occasion... ceux qui apprennent la navigation dans les écoles... mais les vieux routiers comme moi doublent toujours le Cap... --Le fait est, approuvai-je, que par le Cap... --C'est bon... montrez-moi un peu vos papiers... --Mes papiers?... Je vais vous dire... hier soir, je les avais encore, mais ce matin, en me réveillant... --Oui, je vois... vous vous êtes saoulé hier comme un Ecossais et vous vous êtes fait dévaliser... Ah! bougre d'ivrogne, vous vous en êtes envoyé des verres de gin et de whisky, hein? Combien? --Je ne sais... une vingtaine, peut-être. --Une vingtaine!... seulement... et c'est ça qui vous a tourné la tête... Ah! ah! ah! les voilà bien les marins d'aujourd'hui, ça se saoule avec vingt petits verres!... De mon temps, mon garçon, il fallait deux pintes de schnick pour nous coucher par terre... oui, deux pintes et il y en avait même qui allaient jusqu'à trois... Décidément, il n'y a plus d'hommes aujourd'hui... Enfin, ça n'est pas tout ça... vous n'avez pas de papiers... pas même un simple certificat... Sur un navire de commerce, on vous ferait arrêter, mais moi, je m'en moque... Ce ne sont pas les papiers qui font les bons marins. Si je vous ai demandé les vôtres, c'était pour la forme... Ici, à mon bord, personne n'a de papiers... Je ne sais même pas le nom de mes hommes... Ils se présentent, je les accepte, et les baptise aussitôt... Passons aux conditions. Nous allons aux Indes... c'est vingt-cinq livres pour la traversée... autant pour le retour... ça vous va? --Oui, capitaine. --Bon... maintenant, on ne descend pas à terre aux escales... --Cela m'est égal. --La discipline ici est très sévère... Comme je suis le maître, le _seul_ maître, entendez-vous, à bord du _Sea-Gull_, j'ai tenu à y maintenir les anciennes traditions de la marine à voiles... Je vous donnerai d'ailleurs une copie du règlement. Donc, nous sommes d'accord, n'est-ce pas? --Oui, capitaine. --Eh bien, vous êtes des nôtres... à partir d'aujourd'hui, vous vous appelez «Colombo»... chaque marin du _Sea-Gull_ porte le nom d'une ville maritime... Venez, je vais vous présenter à Cardiff, le maître d'équipage. Le capitaine s'engagea dans une écoutille et je descendis derrière lui. Nous suivîmes la coursive d'entrepont et arrivâmes dans une petite pièce carrée qui prenait jour par un hublot. Un homme gigantesque, assis sur une caisse, se dressa à demi, dès que nous pénétrâmes dans la chambre. C'était Cardiff. Jamais de ma vie je n'ai vu pareil colosse. Je ne puis mieux comparer Cardiff qu'à un gorille du Gabon. Sa tête énorme, au front bas, ses yeux gris mobiles et perçants, enfouis sous des sourcils broussailleux, sa poitrine vaste et velue, ses bras démesurément longs, ses jambes torses reposant sur deux gros pieds plats, tout en lui rappelait le singe anthropoïde de l'Afrique Equatoriale. --Cardiff, dit le capitaine, voici un nouveau gabier... Il ne nous manque plus que trois hommes... Dès que je les aurai trouvés, nous appareillerons... --Hon!... fit l'homme-gorille. --Pour l'instant, gardez-le près de vous et faites-lui lire le règlement du bord. --Hon!... --Ensuite, vous lui ferez préparer les feux. --Hon!... --Vous pourrez aussi lui faire faire quelques épissures... --Hon!... Lorsque le capitaine eut disparu, Cardiff s'assit sur son coffre, alluma une petite pipe en terre, en tira quelques bouffées et prit dans sa poche un carnet tout crasseux qu'il me tendit en disant: --Règlement... Il était plutôt dur, le règlement... mais bah!... j'étais prêt à tout accepter pour échapper à Bill Sharper et à Manzana. Tant que nous n'aurions pas quitté Southampton, je ne serais pas tranquille. Mes ennemis pouvaient encore me découvrir. Il leur suffisait pour cela de questionner quelques marins du port... Bien que Manzana et Bill Sharper ne fussent point très perspicaces, ils ne manqueraient pas quand même, en apprenant qu'il y avait à quai un navire suspect, de venir s'informer si je ne faisais point partie de l'équipage. Dans quel navire, en effet, pouvais-je me réfugier, si ce n'était dans un navire suspect? Je tremblais, à chaque instant, de voir apparaître mes deux gredins. Quand j'eus parcouru le fameux règlement que Cardiff m'avait présenté, je demandai au colosse s'il désirait que je lui rendisse quelque service. Il secoua négativement la tête. Pendant près d'une heure, nous demeurâmes en face l'un de l'autre, sans parler. Cardiff, toujours assis sur sa caisse, moi, debout devant lui. De temps à autre il me décochait un regard en dessous, puis retombait dans son assoupissement de brute. Quel singulier type que ce maître d'équipage sous les ordres duquel j'allais me trouver désormais! Tout d'abord, je l'avais pris pour un Gallois, mais à quelques mots qu'il prononça enfin je reconnus qu'il était Ecossais. Lorsqu'il eut fumé deux pipes, il se leva, mais il était tellement grand qu'il était obligé de marcher en baissant la tête, car l'endroit où nous nous trouvions n'avait pas plus d'un mètre soixante-quinze de hauteur et Cardiff, je l'ai dit, était un géant. Après avoir tourné dans la chambre, il sortit d'un équipet une grosse bouteille verte, la déboucha lentement, puis en porta le goulot à ses lèvres. Quand il remit le bouchon, une forte odeur de gin se répandit dans la pièce. Cardiff me regarda; ses yeux gris luisaient comme des projecteurs et son affreux visage avait maintenant une expression étrange. Il ralluma sa pipe et reprit son impassibilité de Bouddha. Je commençais à trouver le temps long en compagnie de ce marin silencieux, lorsqu'un coup de sifflet retentit soudain sur le pont du navire. Cardiff eut un grognement, s'étira en faisant craquer ses énormes membres, puis se dressa, comme à regret, en disant: --_Come, mate!_[9] [9] Viens, camarade. Et il me poussa doucement devant lui. Ce qui me surprit, ce fut que Cardiff m'appelât _mate_. Ce mot, en argot maritime, signifie camarade, et n'est guère employé qu'entre matelots de même grade ou de même spécialité. Il est très rare qu'un maître d'équipage appelle ainsi un subordonné. J'en conclus que Cardiff, malgré son apparence bestiale, n'était pas au fond un méchant homme... c'était un ours, un ours mal léché sans doute, mais avec lequel il serait peut-être possible de s'entendre. Sur le pont du _Sea-Gull_, nous trouvâmes tout l'équipage réuni... et quel équipage, grand Dieu! Il y avait là des nègres, des Malais, des Hindous, des Chinois et des hommes de race indécise. L'Europe était représentée par le capitaine, Cardiff, trois matelots et moi. Tous ces marins semblaient très dociles, et rompus à la plus sévère discipline. L'appareillage se fit avec un ensemble parfait; les ordres étaient exécutés avec une merveilleuse précision et dans le plus profond silence. On eût cru assister à une de ces scènes de féerie magistralement réglées comme on en voit quelquefois à l'Olympia de Londres. J'aidai mes nouveaux camarades à étarquer la grand'voile, pendant que d'autres hissaient le foc et le grand foc. Le capitaine, sûr de sa manoeuvre, avait refusé l'aide d'un remorqueur. Sur les quais, une foule de curieux assistaient à l'appareillage, se demandant sans doute comment le _Sea-Gull_ arriverait à se déhaler, au milieu de tous les bateaux qui encombraient le port. Les amarres furent larguées et le navire, plein vent arrière, glissa doucement sur le Southampton Water. Le capitaine se tenait à la barre, attentif, le sourcil froncé, modifiant insensiblement, pour éviter un empannage, la direction de son bâtiment. Lorsque nous atteignîmes la pointe de Calshot, comme nous avions maintenant de l'espace devant nous, il lança un coup de sifflet. Tous les hommes de l'équipage se rangèrent au pied des haubans de bâbord et de tribord attendant les ordres. Je m'étais joint à eux, mais j'avoue qu'à ce moment mon coeur battait plus vite que l'habitude... Je comprenais que nous allions monter dans la mâture et je me sentais plutôt mal à l'aise, car c'était la première fois que je remplissais les délicates et périlleuses fonctions de gabier. J'aurais préféré faire partie de l'équipe du grand mât qui, elle, n'était astreinte à aucune gymnastique et n'avait qu'à peser sur les drisses de grand'voile et de flèche, mais j'étais désigné pour la misaine où il y avait cinq vergues à guinder: le cacatois, le perroquet, le volant, le fixe et la vergue basse. Il faudrait assujettir les voiles d'étai et, pour cela, demeurer en équilibre sur les barres, au risque de piquer une tête dans le vide. Le capitaine, qui tenait le gouvernail d'une main et son sifflet de l'autre, lança un nouveau commandement et les matelots s'accrochant aux échelles de haubans montèrent dans la mâture. J'eus la chance d'être désigné pour la vergue basse et me tirai assez bien de l'effort que l'on exigeait de moi. S'il m'eût fallu grimper jusqu'au cacatois, je crois bien que je n'aurais pas tardé à décrire dans l'espace une fâcheuse trajectoire. Lorsque les vergues furent brassées, un coup de sifflet nous rappela tous sur le pont et je commençai à respirer plus librement. Maintenant, Cardiff avait remplacé le capitaine à la barre. Nous étions dans le Solent et le navire filait grand largue avec un petit clapotement qui devenait de plus en plus bruyant à mesure que la vitesse augmentait. A présent, j'étais libre: bientôt plusieurs milles me sépareraient de la Grande-Bretagne et comme nous n'avions pas la T. S. F. à bord, nous allions nous trouver pour longtemps sans communication aucune avec la terre. Manzana et Bill Sharper n'étaient décidément plus à craindre. Edgar Pipe et son diamant fuyaient vers les régions lointaines!... XIII PASSAGERS MYSTÉRIEUX J'avais entendu dire que nous allions aux Indes, mais je n'en étais pas sûr. Je cherchai à me renseigner auprès des trois matelots européens qui étaient à bord. L'un d'eux, un Français, affirma que nous allions tout simplement en Espagne; l'autre, un Anglais, soutint que nous ne dépasserions point le Cap de Bonne-Espérance; quant au troisième, un Irlandais, il avoua qu'il ne savait rien. La curiosité qui me poussait à m'informer de notre itinéraire était assez ridicule, en somme, car le but du voyage serait toujours le même pour moi. Que nous allions aux Indes ou en Chine, cela importait peu. Le principal était que je m'éloignasse le plus possible de l'Angleterre et le _Sea-Gull_ semblait aussi pressé que moi de fuir la côte. Dès que nous eûmes dépassé les «Needles», récifs dangereux qui se trouvent, comme on sait, à la pointe extrême de l'île de Wight, nous mîmes le cap au sud-quart-sud-ouest. Malheureusement, le vent qui jusqu'alors avait été favorable, changea brusquement, et nous fûmes obligés de louvoyer, ce qui retarda beaucoup notre marche. Néanmoins, le _Sea-Gull_ tenait merveilleusement le «près» et faisait, avec le vent, un angle de quatre quarts, soit quarante-cinq degrés. Il avait cependant un défaut, il gîtait beaucoup et, à certains moments, le pont offrait une déclivité telle que nous devions nous cramponner à la lisse et aux superstructures pour ne pas être envoyés par-dessus bord. Ce brick-goélette, comme tous les bateaux de plaisance, était très fin de formes, et il y avait lieu de s'étonner que le capitaine eût choisi un tel bâtiment pour faire de longs voyages. D'ailleurs, tout était mystère sur le _Sea-Gull_. J'avais cru jusqu'alors que celui qui le commandait en était le propriétaire, mais j'appris bientôt par le matelot irlandais que nous avions deux passagers à bord: un homme et une femme. Il me semblait en effet étonnant que le capitaine voyageât pour son seul plaisir. * * * * * La première journée que je passai sur le _Sea-Gull_ fut des plus calmes. On ne m'employa qu'à des manoeuvres insignifiantes et j'eus la chance, lorsque la brise fraîchit et qu'il fallut carguer perroquet et cacatois, de ne pas faire partie de la bordée de service. A la nuit, le capitaine--je ne sais si j'ai dit qu'il s'appelait Ross--fit, selon la vieille coutume maritime, à laquelle certains navigateurs sont restés fidèles, prendre un ris dans la voilure et il ne resta plus sur le pont que le marin de quart, la bordée de tribord et l'homme de barre. Mes camarades et moi, après avoir pris notre repas, nous nous réfugiâmes dans le gaillard d'avant et installâmes nos hamacs. Cardiff, son éternelle pipe aux dents, assista à notre coucher, puis, quand il vit que tout était en ordre, il se retira dans sa chambre. Dès qu'il eut disparu, quelqu'un ralluma la camoufle, la voila prudemment avec l'étamine bleue d'un pavillon et une partie de l'équipage se mit à jouer aux cartes. Je remarquai que les plus acharnés parmi les joueurs étaient les nègres et les Chinois. Ces gens ne se comprenaient pas entre eux, mais ils suppléaient aux paroles par une mimique étrange, coupée de temps à autre, d'interjections rauques et traînantes. Je fus assez étonné de ne pas voir circuler d'argent, mais l'Irlandais, qui était mon voisin de hamac, m'apprit qu'ils jouaient sur parole et qu'ils régleraient leurs comptes à la fin de la traversée, lorsqu'ils auraient touché leur solde. Il y eut, à un certain moment, une vive discussion qui se termina par un assaut de boxe entre un nègre et un Chinois. Le nègre mit son adversaire knock out et la partie recommença, pendant que deux matelots relevaient le Chinois, qui était quelque peu meurtri et le couchaient dans son hamac. Mon voisin de lit, l'Irlandais (je me rappelle qu'il s'appelait Solway), bavard comme tous ses compatriotes, avait fait glisser sur leur tringle les garcettes de son hamac et s'était rapproché de moi. --Sur quel bateau étiez-vous avant de venir ici? demanda-t-il. --Sur le _Black-Star_, répondis-je... --Un long courrier? --Oui... --Moi, j'étais sur le _Newcastle_, un vieux bâtiment plein de rats qui repose maintenant par le fond, dans le canal de Saint-Georges. --C'est la première traversée que vous faites sur le _Sea-Gull_? --Oui... d'ailleurs tout l'équipage est dans mon cas... nous sommes tous nouveaux à bord... --Pas possible? --Quoi?... vous ne le saviez pas? --Non, je vous assure... mais à qui appartient le bateau sur lequel nous sommes? --A personne... ou du moins si, il appartient à un armateur anglais qui l'a loué aux deux passagers qui sont à bord... Ce sont eux qui ont engagé le capitaine Ross et l'ont chargé de recruter l'équipage. --Ah!... et sait-on quels sont ces gens? --On dit--mais je ne pourrais rien affirmer--que c'est un lord qui voyage avec sa maîtresse... Je l'ai aperçu avant-hier, quand il a embarqué... Il a une drôle de tête... --Et la femme? --Elle était tellement emmitouflée qu'on ne lui voyait que les yeux et le bout du nez... --Ils ont des domestiques avec eux? --Non... --Comment... pas même un groom? --Je ne crois pas... --Et depuis leur embarquement, ils n'ont point paru sur le pont? --Non... ils ne bougent pas de leur appartement... il n'y a que le capitaine et le steward qui les approchent... --Bizarre!... --Oui... bizarre, comme vous dites... moi, j'ai dans l'idée que ces particuliers-là ont fait quelque sale coup et qu'ils ont frété le _Sea-Gull_ pour échapper à la police... --Mais avant le départ, il y a eu une visite à bord? --Oui... j'y ai même assisté, mais le capitaine avait eu soin de cacher les deux passagers dans la cale avec tous leurs bagages... --Alors, le capitaine est de mèche avec eux? --Probable! Cette conversation fut interrompue par l'arrivée brusque de Cardiff. En apercevant le falot qui était toujours allumé, il poussa un hurlement de fauve, se précipita sur les joueurs, leur administra une volée de coups de poings, déchira les cartes, puis éteignit la lumière et disparut. Cardiff, on le voit, s'y entendait à maintenir l'ordre à bord. Quand il eut refermé la porte, les nègres et les Chinois regagnèrent à tâtons leurs hamacs et jusqu'à la relève de minuit le silence le plus complet régna dans la chambrée. Au matin, quand je parus sur le pont, le capitaine Ross m'appela: --Venez dans ma cabine, j'ai à vous parler... Je le suivis en tremblant. Quelle nouvelle tuile, pensai-je, vais-je encore recevoir sur la tête?... Dès que nous fûmes seuls, le capitaine me dit: --Je vous ai observé hier pendant toute la journée et j'ai pu me convaincre que vous êtes marin, comme moi je suis évêque... vous vous tenez sur les barres comme un dromadaire sur une balançoire et vous ne savez même pas déborder la vergue de la hune et frapper les palans sur les galhaubans... Je pensais que vous pourriez faire un gabier supplémentaire de basse-voile, mais vous ne seriez même pas capable de larguer le dormant de l'écoute... et d'amarrer le conducteur sur les cosses d'empointure lorsqu'elles sont larguées... Tout ce que me disait le capitaine était pour moi de l'hébreu, mais comme j'avais l'air de protester, il s'écria: --Un gabier, vous?... Jamais de la vie!... --Cependant, je vous assure qu'à bord du _Black-Star_... --Quoi?... que faisiez-vous à bord du _Black-Star_?... vous briquiez la poulaine, hein?... c'est tout ce que vous pouvez faire... Tenez, je vais vous prouver que vous êtes nul en navigation... que vous n'avez jamais mis les pieds sur un navire à voiles... Je suppose que le hale-bas du foc soit cassé... par quoi le remplacez-vous?... Ha! vous restez là comme un cachalot qui a avalé une gaffe... vous ne savez pas!... Et quand un hunier se déchire, comment vous y prenez-vous pour le réparer sans le carguer?... Vous voyez, vous demeurez bouche bée... Vous êtes gabier comme la tige de mes bottes et vous m'avez monté le coup, quand vous vous êtes présenté!... Je ne sais ce qui me retient de vous débarquer séance tenante... Le capitaine Ross, d'un tour de langue changea sa chique de côté, puis après avoir juré tout ce qu'il savait, et m'avoir prodigué un tas de noms qu'un horse-guard n'eût pas entendus sans rougir, il parut se calmer un peu... --C'est bien, dit-il... cela m'apprendra à engager un matelot sans lui faire faire un petit voyage dans les vergues... Je vous avais promis vingt-cinq livres pour la traversée... je vous diminue de moitié... et dorénavant, au lieu de grimper dans la mâture, vous resterez à la cuisine, avec le maître-cook... Vous savez éplucher les oignons et les pommes de terre, je suppose?... Allez, rompez, et que je ne vous voie plus... descendez trouver Zanzibar et dites-lui de ma part que, comme vous étiez trop bête pour faire un gabier, je vous ai nommé laveur de vaisselle... Je saluai et sortis, affectant d'être navré de ma disgrâce, mais très heureux, au fond, de ce changement de situation... J'étais maintenant certain de ne pas me rompre le cou en tombant des hunes. Je m'engageai dans le petit escalier à pente roide qui conduisait à la cuisine et, cinq minutes après, je me présentais à M. Zanzibar, un nègre du plus beau noir dont la peau humide luisait comme celle d'un phoque sortant de l'onde. Lorsque j'entrai, Zanzibar était en train de moduler sur un énorme ocarina de métal blanc une mélodie tropicale. Tout en jouant, il remuait la tête, roulait de gros yeux blancs et, de ses pieds nus, frappait le sol en cadence. Dès qu'il me vit, il ôta l'ocarina de ses lèvres et demanda: --Qui tu veux-ti, missié? A défaut de lettre d'introduction, je lui exposai de vive voix le but de ma visite. Il m'écouta en souriant, puis, quand j'eus terminé: --Mi, bi content, dit-il... Oui bi content d'avoir camarade... Triste ici!... Tous deux nous rigoli, nous joui ocarina, pi dansi... Comment ti t'appelles? --Colombo, répondis-je (on se rappelle que c'était le nom que m'avait donné le capitaine). --Mi, Zanzibar... mais pas vrai... mi pas Zanzibar... Mi Batouala. Nous nous serrâmes la main et Zanzibar, pour fêter ma bienvenue, déboucha une fiole de rhum. Au bout de quelques jours nous étions les meilleurs amis du monde et nous passions notre temps à nous raconter des histoires et à jouer de l'ocarina. J'avais autrefois pratiqué cet instrument stupide et j'en jouais assez bien, mais pour Zanzibar j'étais un artiste. Quand je voulais le charmer, je lui disais de chanter sa mélodie et je l'accompagnais à la tierce. Alors, il ne se tenait plus de joie et nous recommencions vingt fois de suite le même air. Cependant, ce concert déplut aux passagers mystérieux dont l'appartement se trouvait situé au bout de la coursive d'entrepont. Ils se plaignirent au capitaine et celui-ci, non content de confisquer l'ocarina, fit donner vingt-cinq coups de corde à Zanzibar. Je revois encore le malheureux garçon quand il revint à sa cuisine après avoir subi ce châtiment barbare. Il avait les épaules et le dos zébrés de grandes raies bleuâtres et souffrait atrocement. Je le pansai du mieux que je pus et m'efforçai de le consoler. Pauvre Zanzibar! Ce qui l'affectait surtout, c'était d'être privé de son ocarina. Je promis de lui confectionner un instrument plus harmonieux, et il fallut qu'immédiatement je me misse au travail. Avec une boîte à cigares, sur laquelle je tendis des fils de fer de diverses grosseurs, je fabriquai une sorte de cithare d'une sonorité parfaite. J'en fis aussi une pour moi et nous reprîmes enfin nos duos que personne, cette fois, ne vint interrompre, car le bruit ne parvenait point jusqu'aux oreilles des passagers. A quelques jours de là le matelot qui remplissait les fonctions de steward s'étant cassé le bras en tombant dans la cale, c'est moi qui fus désigné par le capitaine pour le remplacer. Mon service consista donc à servir à table les deux mystérieux personnages qui étaient, on le sait, les vrais maîtres du navire. La première fois que je parus devant eux, mes plats à la main, ils me regardèrent avec méfiance. A la longue, ils s'habituèrent à moi et devinrent même très familiers, ce qui dénotait chez eux un manque complet d'éducation. Sûrement, ce gentleman n'était pas un lord, comme le prétendait l'Irlandais. C'était un individu quelconque, aux gestes gauches, à la physionomie commune et totalement dépourvu d'élégance bien qu'il soignât beaucoup sa personne et se parfumât à outrance. On voyait du premier coup d'oeil que cet homme-là n'avait pas toujours eu de la fortune. Il avait dû s'enrichir tout d'un coup, soit par quelque spéculation heureuse, soit par quelque entreprise louche... ou peut-être par une colossale escroquerie. Quant à la femme qui était assez jolie, mais maquillée comme une fille, elle était digne de son seigneur et maître. Elle fumait les coudes sur la table et bavardait à tort et à travers, avec une voix cassée de noceuse. Ils m'appelèrent d'abord M. Colombo, puis Colombo tout court, et enfin «mon petit Colombo». Ils devinrent même avec moi d'une telle liberté que je fus, une fois ou deux, obligé de leur faire respectueusement observer qu'ils allaient un peu loin. Ils n'en continuèrent pas moins à plaisanter avec moi de façon stupide. Ils me posaient une foule de questions indiscrètes, me forçaient à boire avec eux et bientôt, après leur dîner, ils me retinrent à jouer aux cartes. Dès lors ce furent d'interminables parties et je devins le commensal de ces gens louches. J'avais d'abord résisté à leurs sollicitations, par crainte du capitaine, mais quand je m'aperçus que ce dernier me traitait avec plus d'égards, depuis que j'étais l'ami de ses passagers, je profitai largement de leur hospitalité et ne vécus que très peu à la cuisine, au grand désespoir de Zanzibar qui en était réduit à jouer seul de la cithare... Nous étions maintenant en vue des côtes de Portugal, mais contrairement à ce que je croyais, le _Sea-Gull_ ne s'arrêterait pas à Lisbonne. Ainsi en avaient décidé M. et Mme Pickmann--c'était le nom que se donnaient les deux étranges passagers dont j'étais devenu le familier. Ils ne semblaient pas tenir à descendre à terre, du moins pour le moment. XIV OU JE MANOEUVRE AVEC ASSEZ D'HABILETÉ Un jour, M. Pickmann, qui maintenant me consultait sur tout, me posa quelques questions qui me parurent bizarres. Il me demanda entre autres quelles étaient les formalités de débarquement dans les ports et, quand je lui eus dit que tout navire était soumis à la visite, il parut singulièrement troublé... et regarda sa femme d'un air inquiet. Je ne tardai pas à acquérir la preuve que mes deux «amis» n'avaient pas la conscience bien nette et je me mis à les surveiller de près. L'homme, depuis quelque temps, était plus réservé, mais la femme, très loquace, surtout après les repas, laissait parfois échapper des paroles imprudentes. C'est ainsi qu'un soir, tandis que nous émettions quelques idées sur la vie et ses surprises, elle murmura tristement: --Ah!... mon petit Colombo, la fortune ne fait pas le bonheur, allez... et une bonne petite existence bien tranquille, exempte de soucis, est cent fois préférable à une existence de luxe et de plaisirs comme celle que nous pouvons mener maintenant, M. Pickmann et moi. --Certes, répondis-je... vous avez bien raison... Ce que nous devons rechercher avant tout, c'est la tranquillité d'esprit. M. Pickmann lança à sa femme un regard furieux, mais il était trop tard, le coup était porté... Je commençais à comprendre pourquoi, à certains moments, les deux passagers du _Sea-Gull_ étaient si tristes et si préoccupés. Evidemment, le remords ou plutôt la crainte de l'avenir commençait à les torturer. Je résolus d'user de diplomatie et de provoquer des confidences. Pendant quelques jours, M. et Mme Pickmann se tinrent sur leurs gardes, et affectèrent une réserve qui ne pouvait durer. Ces gens étaient trop exubérants, trop bavards pour cesser brusquement de raconter des histoires. Peu à peu, ils redevinrent aussi loquaces, la femme surtout, et nous reprîmes, en jouant aux cartes, nos petites conversations. Mme Pickmann adorait le poker et tous les soirs, après dîner, me provoquait à ce jeu, au grand mécontentement de son mari qui aurait préféré faire une partie d'échecs... Tout en taquinant les cartes, nous buvions, bien entendu et vers minuit, Mme Pickmann--ma petite Dolly, comme l'appelait son époux--était généralement grise. Alors, elle bavardait comme une pie borgne et me documentait peu à peu sur son existence passée... J'appris ainsi que son mari (ou du moins l'homme à qui elle donnait ce nom) avait occupé une situation dans une grande banque de Londres. A cette époque, le couple ne devait pas rouler sur l'or, puisqu'il habitait dans les environs de Soho Square, quartier qui n'a rien d'aristocratique. Ils n'avaient même pas de bonne et c'était Dolly qui faisait la cuisine et lavait la vaisselle... Cette dernière confidence, qui était au moins imprudente, valut à Mme Pickmann, de la part de son mari, un coup d'oeil irrité, mais la bavarde, très allumée par le whisky, n'en continua pas moins à étaler devant moi les petites misères de sa vie d'antan. --A quoi bon se gêner devant Colombo, dit-elle, n'est-il pas notre ami? D'ailleurs nous n'avons pas à nous en cacher, nous n'avons pas toujours été riches... Avant de devenir millionnaires, nous avons joliment tiré le diable par la queue... --Vous avez probablement fait un héritage? interrogeai-je, tout en battant les cartes... --Oui... répondit M. Pickmann... oui, nous avons eu la chance de faire un héritage... Une vieille tante que nous voyions rarement nous a laissé sa fortune... --Et une jolie fortune, allez, s'écria Mme Pickmann... c'est à n'y pas croire... --Tous mes compliments, dis-je... Il y a bien des gens qui voudraient être à votre place... mais comment se fait-il qu'au lieu de manger cette belle fortune à Londres, vous alliez vous fixer à l'étranger?... Cette question parut embarrasser beaucoup Mme Pickmann, aussi laissa-t-elle son mari répondre. --Vous comprenez, dit Pickmann qui ne manquait pas d'esprit d'à-propos, à Londres, beaucoup de gens nous ont connus pauvres... Il nous serait bien difficile, du jour au lendemain, de faire figure dans la haute société... tandis qu'à l'étranger... --Oui... vous avez raison... mais cela ne vous ennuie pas un peu de quitter l'Angleterre? --Certes. Mais nous y reviendrons dans quelques années... --Pour l'instant, vous allez aux Indes? --Non, à Madagascar... --Tiens, quelle idée! --Ah! tu vois, dit Mme Pickmann en regardant son mari, Colombo est de mon avis... Il trouve étonnant que nous allions à Madagascar, dans un pays de sauvages... --J'ai mes raisons pour aller à Madagascar... répliqua sèchement Pickmann... c'est une île ravissante, le climat y est très sain... --Hum!... fis-je. --Vous connaissez Madagascar? --Oh! très bien, mentis-je avec aplomb. --Ah! vraiment! s'écria Mme Pickmann vivement intéressée... donnez-nous donc quelques détails, alors?... mon petit Colombo... --Volontiers... mais je crains de vous désillusionner un peu... --Ça ne fait rien... dites toujours. --Eh bien, Madagascar n'est point, à mon avis, le pays rêvé pour des gens riches comme vous et qui désirent profiter de la vie... Le climat y est très rude, c'est plein de moustiques dont la piqûre donne des fièvres et les habitants sont loin d'être hospitaliers. Ils sont méfiants, détestent l'étranger et ne savent quelles vexations lui faire subir... Tenez, un exemple... Il y a cinq ans, j'étais à Majunga... --Tiens! glapit Mme Pickmann, c'est justement à Majunga que nous allons... Je secouai tristement la tête et continuai: --Oui... j'étais à Majunga. Le bateau sur lequel je me trouvais avait fait escale dans ce port à la suite d'une avarie de machine, et comme la réparation devait prendre au moins quinze jours, j'avais obtenu, ainsi qu'une partie de l'équipage, l'autorisation de descendre à terre et de vivre à l'hôtel... Ah! les hôtels de Majunga!... Mais cela n'est rien encore... Figurez-vous qu'à peine débarqué, je me vois suivi par deux grands escogriffes qui, finalement, m'arrêtent et me demandent mes papiers... Je les leur montre et je croyais en avoir fini avec les formalités... ah bien oui!... ça ne faisait que commencer... On m'emmène au bureau de police et l'on me fouille... J'avais beau protester, affirmer que je faisais partie de l'équipage du _Quickly_, les policiers ne voulaient rien entendre... Ils prétendaient que j'étais un individu de sac et de corde, venu à Majunga pour échapper à la justice de mon pays... Bref, mon incarcération dura deux jours et, sans l'intervention du Consul britannique, je crois que je moisirais encore dans les prisons de Madagascar... Je ne suis pas le seul, d'ailleurs, à qui pareille mésaventure soit arrivée... le second de notre bâtiment, un Anglais comme moi, fut aussi arrêté et maintenu au secret, pendant huit jours... Ah! ne me parlez pas de Madagascar, mes amis, c'est le pays de la méfiance et du soupçon... Il suffit qu'on soit Anglais pour qu'immédiatement on devienne suspect... Cela tient à ce que l'île est en butte aux querelles religieuses... Les catholiques et les protestants, qui sont à couteaux tirés, ne savent quelles niches se faire... Si l'on est sujet du Royaume-Uni, immédiatement on a contre soi tous les prêtres de l'île qui sont heureux d'embêter les pasteurs... Pendant que je débitais cette histoire imaginée de toutes pièces, j'observais attentivement M. et Mme Pickmann et je voyais leurs figures changer à vue d'oeil... J'avais touché juste... mes deux nouveaux riches ne tenaient pas à faire connaissance avec la justice... C'étaient deux escrocs, deux voleurs plutôt et ils étaient loin de se douter que leur ami Colombo, qui les renseignait si complaisamment sur Madagascar où il n'avait jamais mis les pieds, était un confrère... --Alors, demanda Pickmann, quelle région me conseilleriez-vous? --Ma foi, je ne sais, répondis-je... Cela dépend de vous... Puisque vous avez loué un yacht, c'est que vous désirez voyager, voir du pays... --Ah! oui, dit Mme Pickmann d'un ton grincheux, parlons-en du yacht! Ce qu'on s'y ennuie, grand Dieu! --Pourquoi avoir loué ce bateau, où vous êtes plutôt à l'étroit, au lieu de prendre quelque bon paquebot sur lequel vous auriez eu de belles cabines et une nourriture de choix?... Cette question parut gêner M. et Mme Pickmann... --Nous voulions être seuls, déclara enfin le mari... Nous désirions aussi éviter un tas de formalités... --En ce cas, vous avez fait un mauvais calcul, car un yacht est soumis à plus de formalités qu'un paquebot... Vous allez voir ça quand vous débarquerez... Pour le coup, Pickmann se troubla et je vis sa femme pâlir... Mes soupçons se précisaient de plus en plus... J'avais bien affaire à deux filous cherchant--assez maladroitement d'ailleurs--à dépister la police. --Vraiment! s'écria Mme Pickmann, qui ne pouvait tenir sa langue, ce n'était pas la peine de payer si cher la location de ce maudit yacht... --Serait-il indiscret, dis-je, de vous demander combien vous avez loué ce bateau? --Un prix fou, monsieur... un prix fou... tenez, vous ne devineriez jamais... --Cinq mille livres? --Ah! vous n'y êtes pas... Quinze mille, monsieur... oui, quinze mille... pour deux mois... --C'est un peu cher, en effet... --Parbleu, mon mari s'est fait rouler... Si encore pour ce prix, nous étions dispensés de toutes les formalités de douane et de police. --N'y comptez pas... --Cependant, si nous nous faisions débarquer dans quelque petit port?... --Vous auriez encore plus d'ennuis... Il y eut un silence. Ce fut M. Pickmann qui reprit: --Ecoutez, Colombo, vous m'avez l'air d'un brave garçon... vous avez pu constater que nous sommes pour vous des amis... que nous vous traitons en camarade... --Et je vous en sais gré, répondis-je... --Eh bien! donnez-nous un conseil... Vous êtes très au courant, en votre qualité de marin, des différents usages de la navigation... Comment pourrions-nous débarquer sans être importunés par les douaniers, les officiers de port et les inspecteurs de police?... Cela va vous paraître bizarre, mais je suis d'une nervosité telle que je ne puis me soumettre, sans devenir fou furieux, à toutes les chinoiseries administratives auxquelles sont astreints les voyageurs ordinaires... C'est stupide, direz-vous, mais on ne se refait pas... Je pris un air grave et parus réfléchir longuement... M. et Mme Pickmann ne me quittaient pas des yeux, attendant avec une visible inquiétude les paroles que j'allais prononcer. --Ma foi, dis-je enfin, la question est très embarrassante, et j'avoue... --Voyons, voyons! cherchez bien, supplia Mme Pickmann, vous êtes un homme de ressource et je suis sûre que vous allez trouver quelque chose... Je demeurai silencieux pendant quelques secondes, puis laissai tomber ces mots: --Il y aurait peut-être un moyen de tout arranger, mais il faut que je m'informe... Patientez un jour ou deux... surtout ne consultez pas le capitaine. --Nous ne lui dirons rien, répondit Mme Pickmann, d'ailleurs, il me déplaît souverainement ce bonhomme-là... --Bien... fiez-vous à moi... Pickmann me prit les mains et me dit d'une voix qui tremblait un peu: --Ecoutez, Colombo..., il y a mille livres pour vous, si vous arrivez à nous éviter les formalités du débarquement... Je pris un air indigné: --Je ne fais jamais payer mes services, quand il s'agit d'obliger des amis... Vous êtes de braves gens, vous avez eu pour moi trop de bontés pour que j'accepte quoi que ce soit... Je ne suis qu'un simple marin, mais j'ai du coeur... et quand je me dévoue, c'est sans arrière-pensée... M. et Mme Pickmann étaient ébahis. Jamais ils ne se seraient attendus, c'est certain, à rencontrer tant de désintéressement chez un vulgaire matelot... Ils me serrèrent les mains avec effusion, les larmes aux yeux, en me comblant de bénédictions. Les deux nigauds étaient pris au piège et j'étais, maintenant, le maître de la situation. A quelques jours de là, au moment où nous approchions des Canaries, je simulai tout à coup une vive inquiétude, et Mme Pickmann, remarquant mon air soucieux, me demanda avec intérêt: --Qu'avez-vous donc, mon bon Colombo, vous serait-il arrivé quelque chose? --Non... répondis-je... non... rien du tout... --Mais vous paraissez préoccupé? --En effet... il y a en ce moment de vilains nuages à l'horizon. --Grand Dieu!... allons-nous avoir une tempête? --Non... il ne s'agit pas de cela. Demeurez dans votre cabine... N'en bougez pas surtout avant que je revienne... Et je sortis, laissant mes deux oiseaux dans les transes. Suivant ma tactique habituelle, je graduais savamment mes effets, sachant par expérience que c'est le meilleur moyen d'affoler ceux que l'on veut perdre. Au bout d'une heure, je reparus, complètement rasséréné. --Tout va bien, maintenant, dis-je d'un ton joyeux... --Que s'est-il donc passé, mon bon Colombo? demanda Mme Pickmann... --Oh! rien, répondis-je, mais j'ai craint un moment que nous n'ayons une visite... Une chaloupe à vapeur venait droit sur nous... Il paraît que ceux qui la montaient se sont contentés des signaux que leur a faits le capitaine car ils ont immédiatement viré de bord... Puissions-nous être aussi heureux une autre fois... M. et Mme Pickmann étaient maintenant tranquillisés... Ils se mirent à table et firent honneur au repas que je leur servis. Certes, ces repas étaient loin d'être succulents!... Ils étaient, comme on sait, préparés par Zanzibar, et le brave nègre nous confectionnait des plats qui eussent sans doute flatté le palais des Canaques mais qui n'avaient rien pour flatter celui des Européens... C'étaient toujours des salmis épicés, pimentés, où dominait un affreux goût de cannelle et de clou de girofle... Heureusement M. et Mme Pickmann, comme tous les gens habitués aux tristes nourritures de Soho Square, n'étaient pas difficiles. Ils mangeaient comme quatre, buvaient comme six et se déclaraient satisfaits du régime du bord. Moi qui étais plus délicat, je préparais mes plats moi-même, au grand désespoir de ce pauvre Zanzibar qui multipliait ses mélanges, persuadé qu'un jour ou l'autre, je finirais bien par le féliciter sur sa cuisine. Brave Zanzibar! c'était un bon celui-là et il s'était sincèrement attaché à moi. Il n'y a que dans ces coeurs simples que l'on trouve une réelle affection. Il était aux petits soins pour moi et s'ingéniait à m'être agréable. C'était le seul être que je fréquentasse à bord--hormis M. et Mme Pickmann, bien entendu. D'ailleurs, je ne me trouvais point en contact avec les hommes de l'équipage, car je ne couchais même plus dans mon hamac. J'occupais avec Zanzibar une cabine d'entrepont où il y avait deux lits--deux cadres plutôt. Le capitaine avait bien fait quelques difficultés avant de m'autoriser à prendre un de ces lits qui était celui du steward, mais enfin, il y avait consenti en maugréant. Master Ross n'ignorait point que j'étais au mieux avec ses deux passagers et, bien que cela lui déplût souverainement, il avait assez d'esprit pour ne rien laisser paraître de sa mauvaise humeur. Un jour, cependant, il me fit appeler et me dit: --J'ai remarqué que M. et Mme Pickmann vous traitent, non pas en domestique, mais en ami. Vous êtes un roublard, vous avez su les empaumer... Moi, je m'en fiche... du moment qu'ils sont satisfaits de vous, je n'ai rien à dire... Cependant, puisqu'ils vous ont pris tout à fait à leur service, il est assez naturel qu'ils vous paient... Arrangez-vous avec eux comme vous l'entendrez, mais moi, je vous supprime votre solde. --C'est bien, dis-je, je m'entendrai avec eux... Je me gardai, bien entendu, de rapporter cette conversation à mes amis... D'ailleurs, je m'en moquais de ma solde... N'était-ce pas moi le plus riche du bateau? Il est vrai que ma fortune reposait uniquement sur un diamant dont je ne pouvais me débarrasser, mais j'espérais bien qu'avant peu ma situation se modifierait sérieusement et que je jouirais enfin d'une tranquillité bien gagnée. Oh! ce diamant! Quelles tortures il m'avait fait endurer! Ce n'est qu'à force d'émétique que j'étais parvenu à le «désingurgiter», mais il avait dû sérieusement me détériorer l'estomac, car j'étais parfois pris d'atroces douleurs, qui me faisaient pousser des hurlements. XV LA MALLETTE EN PEAU DE PORC Le _Sea-Gull_ filait toujours et se comportait à la lame de façon merveilleuse. Il est juste de dire aussi qu'il était supérieurement gouverné, car le capitaine Ross était un maître ès-navigation. Quant à Cardiff, malgré son apparence de brute, il possédait aussi de réelles qualités de marin. Certes, tous deux ne valaient pas cher et je les soupçonnais d'avoir quelques «pavés» sur la conscience, mais qui n'en a pas?... L'équipage, lui, était un ramassis de vagabonds, de coureurs de quais, de forbans et je crois bien que le seul honnête homme du bord, c'était Zanzibar. Oui... parmi tous ces blancs, ces jaunes et ces «peaux cuivrées», c'était sûrement mon ami Zanzibar qui détenait le record de l'honnêteté. Il m'avait, un jour, raconté sa vie, une vie simple, exempte de complications, une vraie vie d'enfant, et j'avais été ému jusqu'aux larmes de la candeur et de l'innocence de ce colosse de six pieds... Il était originaire du Congo et n'avait qu'une ambition: amasser quelques milliers de francs et retourner en Afrique auprès de sa vieille mère Maouda dont il me parlait sans cesse. J'avais décidé M. et Mme Pickmann à monter, de temps à autre, sur le pont quand la mer était belle et le vent presque nul. Je ne les accompagnais point, car on eût pu s'étonner de l'intimité qui existait entre deux richards et un simple matelot... Bientôt, ils prirent goût à ces cures d'air et il arrivait souvent qu'ils demeurassent sur le pont du _Sea-Gull_ des journées entières enfouis dans leurs rocking-chairs. Nous ne nous retrouvions que le soir, et c'étaient alors d'interminables parties de poker, coupées de confidences et d'interrogations. Jusqu'alors, ils ne m'avaient dit de leur vie que ce qu'ils en pouvaient livrer sans se compromettre, et c'était vraiment trop peu pour moi qui suis curieux de nature et avais, en outre, de sérieuses raisons pour me documenter complètement sur ces deux mystérieux personnages. Un jour, profitant de ce qu'ils étaient mollement étendus dans leurs confortables fauteuils, le long du rouf arrière, je résolus d'opérer dans leur appartement une petite perquisition. J'aime à savoir à qui j'ai affaire, à être «renseigné» sur ceux que je fréquente. Je pénétrai donc chez eux, après avoir eu soin de semer des coquilles de noix dans la coursive de l'escalier d'entrepont de façon à être prévenu de leur arrivée, dans le cas où ils abrégeraient leur sieste en plein air. L'appartement qu'ils occupaient, à bord du _Sea-Gull_, se composait de quatre pièces: salle à manger, drawing-room, chambre à deux lits et cabinet de toilette. La porte de la salle à manger était grande ouverte, celle du drawing-room aussi, mais la chambre (je m'en doutais un peu) était fermée à clef. Je me glissai alors jusqu'à la lampisterie où j'avais remarqué, au cours d'une brève visite, des trousseaux de clefs accrochés à la cloison. Je fis mon choix parmi ces trousseaux et revins à l'appartement de mes amis, en ayant bien soin de ne pas écraser les coquilles de noix de la coursive. A bord des yachts, les clefs ouvrent généralement toutes les portes--j'ai souvent fait cette remarque--et cela tient à ce que les propriétaires n'emportant jamais en croisière d'objets de valeur n'ont point besoin de fermer leur «rooms», si ce n'est pendant la nuit, et encore se servent-ils plutôt de verrous intérieurs appelés «safety-locks». Après deux ou trois essais infructueux, j'ouvris enfin la porte de la chambre. Celle-ci ne contenait, en fait de bagages, qu'une valise bon marché, une serviette de maroquin munie d'une serrure et une petite mallette rigide en peau de porc. Seules, la serviette et la mallette m'intéressaient, mais il eût été de la dernière imprudence de les forcer. Je les secouai et constatai qu'elles contenaient des papiers. Je songeai bien, un moment, à dévisser les serrures, mais je reconnus que cela était impossible. Alors, l'idée me vint de fouiller dans le tiroir d'une table fixée à la cloison et je fus bien inspiré, car, sous un amas de chiffons, je sentis deux petites clefs réunies entre elles par un anneau brisé. C'étaient les clefs de la serviette et de la mallette. J'ouvris d'abord la serviette. Elle contenait divers papiers et des coupures de journaux. Je pris au hasard deux ou trois de ces coupures et les mis dans ma poche. Cela fait, j'ouvris la mallette. O stupéfaction! Elle était remplie de bank-notes!... J'en fis à la hâte le dénombrement et en comptai dix liasses de chacune vingt mille livres!... soit environ deux cent mille livres! une fortune... une fortune colossale!... de quoi mener jusqu'à la fin de ses jours une existence de nabab! Je fus sur le point d'enfouir ces billets dans ma poche, mais je me ravisai. Agir de la sorte eût été stupide... il y avait mieux à faire. Je refermai serviette et mallette, remis les clefs où je les avais prises et sortis de la chambre après avoir donné un tour de clef. J'avoue que j'étais un peu troublé... la vue de ces bank-notes m'avait ébloui et mille pensées confuses se heurtaient dans mon esprit. Comme mon diamant que je sentais là, dans la pochette de ma chemise, me semblait maintenant misérable et mesquin à côté de ces jolis billets que je venais de voir et dont je croyais encore sentir sous mes doigts le papier doux et satiné... Je me ressaisis enfin et, m'approchant d'un hublot, me mis à lire les coupures de journaux que j'avais dérobées. La première contenait ces quelques lignes: _«Le vol de la Banque d'Angleterre._ «Un vol considérable a été commis samedi dernier au préjudice de la Banque d'Angleterre. Une liasse de billets représentant environ deux cent mille livres a disparu du coffre où l'avait serrée le caissier principal. A la dernière heure, on affirme que l'auteur de ce vol serait un nommé Richard Stone, sous-caissier adjoint, jusqu'alors très bien noté par ses chefs.» L'autre coupure annonçait que les soupçons qui pesaient sur Richard Stone venaient de se préciser et que la police était sur les traces du voleur qui, en compagnie de sa maîtresse, avait précipitamment quitté son domicile de Russel Street. J'étais maintenant fixé sur l'identité du ménage Pickmann. Ainsi, comme je m'en étais douté du premier coup, Pickmann était un voleur, mais j'avoue que depuis que j'avais vu la mallette aux bank-notes, j'éprouvais pour lui une réelle admiration... Deux cent mille livres! En voilà un, ma foi, qui n'y allait pas avec le dos de la cuiller. Quand il s'y mettait, c'était sérieux... Pour son coup d'essai, il avait eu la main heureuse. Au moins, lui, avait eu l'esprit de faire main basse sur des valeurs solides, facilement négociables et cela lui avait coûté moins de peine que de subtiliser un diamant au Musée du Louvre. Il n'avait eu qu'à allonger le bras, enfouir les liasses dans ses poches, prendre son chapeau et quitter la banque. Maintenant, fier comme un lord, il voguait sur mer, dans un yacht frété pour la circonstance, vers des régions lointaines et s'il n'avait pas eu le malheur de rencontrer Edgar Pipe sur sa route, son bonheur était assuré. Malheureusement, il avait rencontré Edgar Pipe, comme Edgar Pipe lui-même avait rencontré Manzana! Ce qui prouve que l'on n'est jamais complètement heureux et qu'il faut toujours que, dans la vie, on trouve un caillou sur son chemin. Je me sentais tout joyeux et je me mis à chanter. Zanzibar qui m'entendit sortit aussitôt de sa cuisine et me dit avec un large sourire qui découvrait ses dents blanches: --Ti, content, Missié Colombo... ti chanti, je crois... Veux-tu faire misique?... --Si je le veux, mais certainement, mon bon Zanzibar... Tu es un ami, toi... je ne puis rien te refuser... --Oh! ti bi gentil, Colombo... ti bi bon pour pauvre nègre... --Et je serai meilleur encore, mon ami, sois-en persuadé... --Oh! s'écria le noir enthousiasmé, ti pas un homme, Colombo... ti le bon Dieu, pour sûr!... Zanzibar prit sur une étagère les deux boîtes à cigares, me tendit la mienne et nous commençâmes à jouer sur ces cithares improvisées qui rendaient un petit son aigre d'épinette. Nous jouâmes une heure, nous jouâmes deux heures et je crois bien que nous ne nous serions pas arrêtés, si je ne m'étais aperçu que c'était l'heure du dîner et que M. et Mme Pickmann devaient attendre leur repas. Zanzibar remisa, bien à regret, les deux boîtes à cigares et s'occupa de sa cuisine. Ce jour-là, les plats que je servis à mes «amis» étaient plutôt étranges, mais le grand air leur avait donné de l'appétit et ils ingurgitèrent sans broncher les ragoûts innommables de Zanzibar. Après le dîner, ils me retinrent, comme d'habitude, pour faire la partie, et nous parlâmes surtout des ports où les fameuses formalités de débarquement seraient le moins compliquées. --Je crois, leur dis-je, que le Congo français serait assez sûr... --Oh! déclara Pickmann, pour rien au monde, je ne débarquerai au Congo... Je veux un pays civilisé où il y ait des distractions... Vous comprenez que si je me paye un voyage, ce n'est pas pour aller m'enterrer dans une région peuplée de nègres... --Et le Cap... que diriez-vous du Cap? --Le Cap est une ville anglaise... et vous savez comme les Anglais sont formalistes. --Alors le Japon? --Oh! non... pas le Japon, s'écria Mme Pickmann... --Ma foi, fis-je... je ne vois pas... alors... Où sommes-nous, maintenant? --Le capitaine disait tantôt que nous étions à proximité du golfe des Canaries. --Eh bien... il n'y a qu'à dire au capitaine que vous avez changé d'avis et, qu'au lieu d'aller à Madagascar, vous préférez vous diriger sur le Brésil... Cela simplifiera même votre voyage. --Oui, en effet, vous avez raison... c'est curieux que je n'aie pas songé plus tôt au Brésil... Hein? qu'en dis-tu, Dolly? Mme Pickmann approuva mon idée. --D'autant plus, reprit Pickmann, que du Brésil on peut se rendre facilement dans la République Argentine... Il faudrait tout de suite prévenir le capitaine... --Si vous voulez, proposai-je, je vais aller le chercher? --Oui, c'est cela, Colombo, allez le chercher. Quelques minutes après, j'étais devant Master Ross: --Eh bien, qu'y a-t-il? --Capitaine, les passagers veulent vous parler. La figure du gros homme se rembrunit... --Me parler? fit-il, et pourquoi? Ils ont à se plaindre de quelque chose à bord? --Non, capitaine, je ne crois pas... --Alors? --Je crois qu'ils veulent vous demander un conseil. --Bien..., dites-leur que je descends... J'allai retrouver M. et Mme Pickmann... --Le capitaine vient tout de suite, leur dis-je... je vous laisse... --Et pourquoi cela? protesta Pickmann... mais non, pas du tout, vous allez rester... Est-ce que nous ne sommes pas libres d'avoir qui nous voulons avec nous?... Il ne manquerait plus que le capitaine nous adressât une observation à ce sujet... Nous payons assez cher pour avoir le droit de faire ce qu'il nous plaît... Restez, Colombo..., restez... Il y eut bientôt à la porte un petit coup discret: --Entrez! dit Pickmann d'un ton bref. Master Ross entra. Pour se présenter devant ses passagers, il avait revêtu sa tenue numéro un. Il se balançait gauchement, roulant sa casquette entre ses gros doigts noueux, déformés par les rhumatismes. M. et Mme Pickmann avaient pris un air digne... Ces parvenus apparaissaient maintenant dans toute leur goujaterie et tenaient à faire sentir à cet homme qu'il était à leurs ordres. Habitué, depuis son enfance, à respecter ceux qui payent, Master Ross conservait la position militaire. --Capitaine, dit enfin Pickmann, après avoir allumé un cigare... je vous ai fait demander pour vous ordonner de modifier notre itinéraire... --A votre gré, monsieur, répondit le capitaine avec une légère inclination de tête. --Oui, décidément, Madagascar est trop loin... et puis, c'est un pays malsain... Maintenant, nous allons au Brésil. --A votre gré, monsieur... --Et nous voulons y arriver vite, vous entendez... --Cela dépendra du vent, monsieur... c'est lui notre maître... --Oui... oui, je sais, mais en admettant qu'il nous soit favorable, combien mettrons-nous de temps pour atteindre Rio-de-Janeiro? --Environ vingt jours... peut-être moins, peut-être plus... mais si nous avons le vent contre nous, nous mettrons trente jours au moins... --C'est une vraie maringote votre bateau. --Il est bon marcheur, monsieur, mais comme tous les navires à voiles, il est soumis aux caprices du vent... --Enfin! il faut en prendre son parti... eh bien, changez votre route dès maintenant. --Cela ne m'est pas possible, monsieur. --Pas possible! et pourquoi cela? --Parce que je n'ai plus d'eau douce à bord et que je dois aussi me réapprovisionner... --Et où comptez-vous donc vous réapprovisionner? --A Santa-Cruz... c'est le point le plus proche... --Et vous pensez y arriver quand? --Demain soir, si le vent le permet... --Le diable soit du vent... Ah! on ne m'y reprendra plus, je vous assure, à prendre passage sur des navires à voiles... --En ce cas, répondit humblement Master Ross... je n'aurai plus l'honneur de vous transporter... et je le regrette... --Bah!... avec l'argent que je vous ai donné, vous aurez presque de quoi vivre de vos rentes... --Monsieur oublie sans doute que mon équipage ne travaille pas pour rien. J'aurais pu donner un cinglant démenti au capitaine Ross, mais, je me gardai bien de le faire... Lui, de son côté, craignait sans doute que je ne protestasse, car pour m'amadouer, il daigna sourire... --C'est bien, trancha Pickmann... faites pour le mieux... --Monsieur peut compter sur moi... c'est moi-même qui tiendrai la barre, afin de tracer la route au plus juste... C'est tout ce que monsieur avait à me dire? --Oui... Le capitaine Ross salua et il allait se retirer quand Pickmann le retint. --Ah! à propos, dit-il... vous savez, je n'aime pas à être dérangé... j'espère qu'à notre arrivée à Santa-Cruz vous m'éviterez les désagréments d'une visite à bord... --Je ne puis vous le promettre, monsieur... Tout dépendra des autorités maritimes... Si elles jugent à propos de venir à bord, je ne pourrai pas les en empêcher... --Mais je suis chez moi ici... Personne n'a le droit de venir voir ce qui se passe sur mon bateau... --Les autorités maritimes ont toujours le droit de visiter un navire... --Même un yacht? --Oui, monsieur... --Et si vous refusiez? --On nous enverrait d'abord un coup de canon à blanc, puis, si nous n'obtempérions pas aux ordres de ces messieurs, on nous canonnerait pour de bon et on nous coulerait. --Mais ce sont là des moeurs de sauvages? --Ce sont les lois en usage sur mer... --Et quelle est donc la brute qui les a faites, ces lois? --Je l'ignore, monsieur. --C'est bien... allez!... Cent livres pour vous si vous, parvenez à évincer les gêneurs... --J'essaierai, monsieur. Quand le capitaine fut sorti, Pickmann me regarda en souriant: --Hein? dit-il, vous avez vu comme je lui ai parlé, à votre capitaine? --Oui, vous l'avez un peu secoué... --Il faut les mener comme ça, ces gaillards-là... sans quoi, ils n'auraient aucun respect pour vous... Pickmann et sa femme, j'en avais la certitude, étaient des malappris. Vraiment de telles gens ne sont pas dignes d'êtres riches... XVI UNE VOIX DANS LA NUIT Le lendemain soir, comme l'avait annoncé le capitaine Ross, le _Sea-Gull_ mouillait à un mille de Santa-Cruz. Le canot était armé aussitôt et se dirigeait vers la côte. Il fit quatre voyages, puis quand le réapprovisionnement eut été effectué, on leva l'ancre et l'on se remit en route. Pickmann était rayonnant. --Vous voyez, me dit-il, personne n'est venu nous déranger... Je crois, mon cher Colombo, que vous exagériez un peu... Les autorités maritimes n'en finiraient pas, si elles devaient visiter tous les navires qui s'arrêtent dans les ports. --Il n'en sera pas de même à Rio-de-Janeiro, je vous l'assure... --Vous croyez? --Je puis vous l'affirmer. --Ah!... Pickmann devint songeur. Il se ressaisit cependant et proposa un poker, mais au bout d'une demi-heure, il posa les cartes et se remit à bavarder. Il fallait à tout prix que cet homme parlât... Il avait besoin de s'étourdir pour chasser les noires pensées qui l'assaillaient sans trêve. Il parla à tort et à travers, raconta des histoires stupides qui faisaient rire Mme Pickmann aux éclats, lança des plaisanteries de table d'hôte, puis éprouva le besoin de s'occuper un peu de l'avenir. --Une fois à Rio-de-Janeiro, dit-il, je louerai une villa, quelque chose de grand, de luxueux et je donnerai des soirées... J'aurai une auto, des chevaux et de nombreux domestiques... Je ne sais pourquoi, mais il me semble que je me plairai au Brésil... J'ai entendu dire que Rio était une ville très agréable et que l'on y menait la grande vie... Vous resterez avec nous, Colombo... vous serez notre intendant et je vous payerai grassement... --Je vous remercie, répondis-je... mais je ne puis accepter votre offre... --Et pourquoi cela? --Parce que j'ai en Angleterre une femme et quatre enfants... --Une femme, passe encore, mais quatre enfants... je vous plains!... Enfin, on peut arranger cela... Vous ferez venir votre femme... elle sait coudre, au moins? --Oui. --Eh bien, nous lui confierons la direction de la lingerie... quant à vos enfants, je trouverai bien le moyen de les employer. --Nous verrons, dis-je... je réfléchirai. --C'est cela, Colombo, réfléchissez... rien ne presse. Nous avons encore vingt jours devant nous... un mois peut-être... Allons, je crois qu'il est temps de se mettre au lit... Bonsoir! En rentrant dans ma chambre, je trouvai Zanzibar tout en larmes. --Qu'as-tu donc? demandai-je... Le pauvre nègre ne parvenait pas à articuler une parole. Enfin, il finit par me faire comprendre que, pendant mon absence, Cardiff était venu, l'avait surpris en train de jouer de la «misique» et avait brisé nos deux boîtes à cigares... La perte de ces instruments mettait le désespoir dans l'âme de l'infortuné Zanzibar. J'arrivai cependant à le consoler en lui promettant de lui confectionner un banjo. --Oh! soupira-t-il... un banjo! Et il sauta de son lit pour venir m'embrasser les mains. Il fallut que je lui expliquasse comment je le fabriquerais ce banjo, avec quoi, et c'est seulement quand j'eus satisfait sa curiosité qu'il consentit à se recoucher. Pauvre garçon! Sa vie n'était pas compliquée à celui-là... Pourvu qu'il eût une «misique» et qu'on ne lui donnât pas de coups de corde, il était heureux comme un roi. Pendant qu'il reposait en rêvant sans doute de banjo, moi dont la tête était bourrée de projets, j'étais plongé dans de ténébreuses méditations. Soudain, une idée me vint à l'esprit et je résolus immédiatement de la mettre à exécution. Je me levai, ouvris sans bruit la porte de la chambre et, pieds nus, me glissai dans la coursive. Arrivé devant la cloison de pitchpin derrière laquelle je savais que se trouvait le lit de Pickmann, je donnai deux grands coups de poing dans le panneau... --Qu'y a-t-il?... qu'y a-t-il? demanda Pickmann réveillé en sursaut. Alors, collant ma bouche contre le bois, je prononçai d'une voix nasillarde: --Richard Stone!... --Qui m'appelle? bégaya Pickmann encore à moitié endormi. --Richard Stone! répétai-je en haussant le ton... m'entendez-vous? Cette fois, Pickmann ne répondit pas. Le coup était porté. Je regagnai ma chambre à pas de loup et me remis au lit. J'étais sûr maintenant que Richard Stone, le voleur de la Banque d'Angleterre, habitait bien dans la peau de Pickmann. En répondant «qui m'appelle?» le misérable s'était trahi. Il s'était ensuite ressaisi, mais trop tard. Je m'étais donc assuré de la véritable identité du personnage. A présent, je le tenais. Avant huit jours, il serait à ma merci. Le lendemain, quand je servis le déjeuner de mes deux «amis», je remarquai qu'ils étaient très pâles. C'est à peine s'ils touchèrent aux plats que je leur présentai... Eux qui d'ordinaire étaient si loquaces demeurèrent muets pendant tout le repas. --Que vous est-il donc arrivé? demandai-je, vous êtes tout drôles aujourd'hui?... Pickmann jeta un coup d'oeil à sa femme, puis répondit, en s'efforçant de sourire: --Nous avons mal reposé, cette nuit! la mer était un peu dure et nous avons encore le coeur tout barbouillé! --Ce ne sera rien, dis-je en regardant fixement Pickmann... Allez vous étendre au grand air, là-haut, sur le pont, et vous verrez que, dans une heure, vous ne ressentirez plus rien... Voulez-vous que j'aille vous préparer vos rockings-chairs? --Non, c'est inutile, je vous remercie. --Vous avez tort... l'air vous ferait du bien... Pickmann ne voulut rien entendre... Il était bien décidé à rester dans sa cabine. --Ce sera comme vous voudrez, lui dis-je... en tout cas, si vous avez besoin de quelque chose, je suis à votre disposition... vous n'aurez qu'à me sonner... Et je fis un pas vers la porte. --Non... ne vous en allez pas, Colombo, s'écria Pickmann... restez... Mme Pickmann avait regagné sa chambre. Son mari s'était étendu sur le sopha du salon et s'efforçait de fumer un cigare qu'il rallumait à chaque instant. Pour m'occuper, je frottais avec un chiffon de laine les meubles en acajou qui garnissaient la pièce. Tout à coup, Pickmann se leva, fit quelques pas de long en large, puis vint se planter devant moi. Il voulait me demander quelque chose, cela était visible; pourtant, il hésitait. --Mon cher Colombo, dit-il enfin... vous devez être au courant de tout ce qui se passe sur ce navire? --Ma foi... pas plus que ça, car je vis presque continuellement dans l'entrepont. --Oui... je sais... mais avant d'être à mon service, vous faisiez partie de l'équipage... vous circuliez partout... --A peu près. --Par conséquent, vous avez dû voir l'_autre_ passager. --L'autre passager? --Oui, il paraît qu'il y a à bord un gentleman qui ne bouge pas de sa cabine... --Qui vous a dit cela? --Quelqu'un qui est bien renseigné. --Le capitaine? --Non... Je voyais bien que Pickmann était gêné. Il plaidait le faux pour savoir le vrai, mais il s'y prenait d'une façon stupide. Il reprit, d'un petit air entendu: --Hein? Colombo, vous ignoriez que nous eussions un étranger à bord... Je ne sais quel est cet individu, ni pourquoi il se cache avec tant de soin... Ce doit être quelque original... à moins que ce ne soit un malfaiteur... Informez-vous donc... tâchez de savoir quelque chose... Il serait vraiment scandaleux que le capitaine eût embarqué un homme sans me prévenir!... J'entends être seul à bord de ce bateau... seul, entendez-vous... J'ai payé assez cher pour avoir le droit d'être le maître ici... --Evidemment, approuvai-je... --Ne perdez pas un instant, Colombo, faites une enquête... au besoin, donnez quelque argent aux matelots pour provoquer leurs confidences... Tenez... Et Pickmann me glissa dans la main une poignée de livres. --Non... non! m'écriai-je, gardez cela... je les ferai bien parler... soyez-en sûr... Et je rendis à Pickmann les pièces d'or qu'il m'avait données. Bien entendu, je ne fis aucune enquête, et pour cause. Après avoir quitté mon «voleur», j'allai retrouver Zanzibar et me mis à confectionner le banjo que je lui avais promis. Cela me prit près de quatre heures, mais je fis un instrument très présentable qui avait, de plus, une sonorité merveilleuse. Le nègre ne se tenait plus de joie... Il s'empara du banjo et se mit à en jouer avec amour... J'avais fait un heureux! * * * * * Quand je revis Pickmann, je le trouvai un peu plus calme. --Et alors? demanda-t-il en me frappant sur l'épaule. --Rien! --Le passager? --Il n'y a pas de passager. --Cependant... je vous affirme... --J'ai visité le bateau de fond en comble... du pont à la cale, et je puis vous assurer que Mme Pickmann et vous êtes les seuls maîtres à bord... Pickmann me regardait avec deux yeux inquiets... Supposait-il que je ne lui disais pas la vérité?... Se méfiait-il de moi? Il crut devoir, pour se concilier mes bonnes grâces, jouer une petite scène d'attendrissement qui était assez nature. --Mon bon Colombo, dit-il, vous savez l'amitié que Mme Pickmann et moi avons pour vous... nous sommes prêts à tous les sacrifices pour assurer votre avenir et celui de votre famille... Voyons, parlez-moi franchement, comme à un ami... Ne craignez pas de vous confier à moi... Je sais que Master Ross est votre chef et que vous lui devez obéissance, mais cet homme ne fera jamais pour vous ce que je suis disposé à faire... Il vous donne des gages ridicules, il abuse de vous... Ici, Pickmann s'interrompit, cherchant ses mots, puis, il reprit: --Entre le capitaine et moi, vous ne devez pas hésiter... Il est votre maître, mais moi, je suis votre ami... Dites-moi la vérité, toute la vérité, et je vous jure que ce que vous me confierez ne sera point répété... Master Ross vous a défendu de parler, n'est-ce pas?... --Je vous assure... --Si... si, il vous a défendu de parler, il vous a intimidé, menacé, mais vous n'avez rien à craindre... vous pouvez tout me dire... Qu'il y ait un passager à bord, cela m'est égal, mais je veux le connaître... --Je vous donne ma parole que personne ne se cache sur ce navire... on vous a mal renseigné... ou plutôt on a cherché, dans un but que je ne puis comprendre, à jeter le trouble dans votre esprit... Pickmann parut très embarrassé. --C'est bien, dit-il... mais, vous savez, vous ne m'avez pas convaincu... --Je le regrette. --Malgré tout, vous êtes encore mon ami, n'est-ce pas? --Pouvez-vous en douter? --Et... si, par hasard, vous appreniez qu'il se trame quelque chose contre moi, vous m'avertiriez, je suppose? --Je vous le promets. --Bien, Colombo, merci!... Je vois que vous êtes un brave garçon et que je puis compter sur vous... Ouvrez l'oeil, écoutez ce qui se dit... répétez-moi tout... un mot qui pour vous n'aurait aucune importance peut être pour moi une indication précieuse... Plus tard, vous comprendrez... Je ne vous en dis pas plus pour l'instant... Pickmann, en parlant, avait les larmes aux yeux et j'avoue qu'il me fit pitié, mais je ne pouvais plus revenir sur la décision que j'avais prise. La partie était engagée, j'avais de sérieux atouts dans mon jeu, il s'agissait de ne pas perdre la tête... Avant huit jours, je serais le maître de la situation... XVII UN COUP DE TRAFALGAR Je ne sais à combien de milles nous étions des Canaries, quand un matin, nous commençâmes à danser de façon inquiétante. J'ouvris le hublot de ma chambre et observai la mer. La brise s'était levée. Le ciel, qui s'assombrissait de plus en plus à l'horizon, passait rapidement du gris plombé à la nuance terne de l'étain. Par instants, de petites langues de feu couraient entre les nuages; des vagues marbrées d'écume blanche se poursuivaient sans relâche et l'eau prenait une teinte sinistre. C'était le gros temps qui s'annonçait. Bientôt, le vent se mit à chanter, puis à ronfler comme un orgue géant, chassant devant lui des fumées d'embruns. Les lames s'élevaient de plus en plus, et venaient s'abattre en claquant contre la coque du _Sea-Gull_. Je refermai le hublot par lequel venait de pénétrer un paquet de mer. --Ça beaucoup mauvais, missié Colombo, me dit Zanzibar, qui se tenait derrière moi... ti vas voir tout à l'heure. Sur le pont, on entendait des pas précipités et la voix du capitaine Ross qui hurlait comme un fou: --_Up stairs, topmen! haul down topsails... lash up! Make haste!_ La goélette courait au plus près en faisant des sauts de carpe, et, trop chargée de toile dans les hauts, gîtait sur bâbord, avec une bande terrible. Zanzibar et moi étions obligés, pour conserver notre équilibre, de nous cramponner à l'épontille de notre cabine. Le bon nègre, qui naviguait depuis longtemps, et avait déjà essuyé pas mal de coups de Trafalgar, riait comme un enfant, et ne cessait de répéter: --Ti vas voir, missié Colombo... ça joli fox-trott tout à l'heure... J'étais loin de partager la confiance du brave garçon, car je me demandais avec angoisse si le _Sea-Gull_ résisterait à la tempête... C'était, en somme, un bateau de plaisance, et bien qu'il parût robuste, il était à craindre que la bourrasque ne l'endommageât sérieusement... Il ne me manquerait plus que ça: faire naufrage en plein Atlantique, et couler par le fond avec mon Régent. Et la prophétie d'une vieille tireuse de cartes de Russel Street que j'avais consultée quelques années auparavant me revenait à l'esprit. Cette bonne femme, qui s'appelait miss Mowlouse, m'avait en effet prédit que j'étais menacé de périr par immersion et que, par conséquent, je devais redouter les «voyages sur l'eau». Si tout de même elle avait dit vrai?... Cependant, une chose me rassurait: ne m'avait-elle pas dit aussi que je finirais mes jours dans l'opulence... Laquelle de ces deux prédictions était la vraie? Je ne crois guère aux prophéties des tireuses de cartes, mais le vieux fonds de superstition qui sommeille au coeur de tout homme se réveillait en moi au moment du danger. On a beau jouer à l'esprit fort, il y a des moments dans la vie où l'on est, malgré soi, hanté par ces influences singulières que M. Lloyd George, lecteur passionné du grand Will, et mystique comme tous les Gallois, désigne dans ses mémoires (encore un qui écrit ses mémoires!) sous le vocable assez abscons d'«advertisement». Zanzibar, lui, qui n'était pas du pays de Galles, et n'avait jamais lu Shakespeare, ne s'embarrassait pas de semblables futilités. Il riait, imitait le bruit du vent, celui des vagues heurtant la coque du _Sea-Gull_, et se livrait à des contorsions grotesques chaque fois qu'une secousse menaçait de lui faire perdre l'équilibre. Il y eut soudain une violente rafale suivie bientôt d'un claquement sinistre. Le vent, comme je l'appris, quelques instants plus tard, venait de déchirer un hunier que l'on n'avait pas eu le temps de carguer, et la voile en lambeaux battait maintenant dans l'espace, comme un énorme pavillon «fouettant» au bout de sa drisse. Je ne sais rien de plus impressionnant que le crépitement d'une voile humide qui, n'étant plus retenue par ses écoutes, se tourmente en tous sens pour se débarrasser de sa vergue. --Du monde au cargue-point des basses voiles! commandait le capitaine Ross d'une voix aiguë, qui se confondait parfois avec le sifflement des cordages. Le _Sea-Gull_ gémissait dans toute son armature, et la voile déchirée continuait de battre avec un bruit d'ailes formidable. Ce qui devait arriver, arriva. Le mât, sous la pression de la toile, se rompit et tomba sur bâbord avec un fracas terrifiant. --Oh! ça mauvais! cria Zanzibar qui ne riait plus. Le _Sea-Gull_ s'était incliné de telle façon que sa lisse effleurait l'eau. Il demeura dans cette position critique l'espace de trente secondes environ, puis se redressa sous un coup de barre et, lentement, vira de bord. Maître Ross mettait le yacht debout au vent, afin de pouvoir prendre des ris dans la voilure, manoeuvre qui s'exécuta rapidement, mais la brise fraîchissait de plus en plus, et on fut bientôt forcé de «capeyer». Les matelots qui, je dois le reconnaître, avaient fait preuve d'une habileté merveilleuse, pendant tout le temps que dura cette manoeuvre, essayèrent ensuite de ramener sur le pont le mât qui pendait, retenu par ses haubans, en dehors du _Sea-Gull_ et dont la partie supérieure, toujours garnie de ses vergues, faisait fortement gîter le bateau. Le capitaine Ross fit couper les haubans et les étais, et l'on parvint, aux prix de difficultés inouïes, à ramener le maudit mât sur le pont. Poussé par la curiosité, je m'étais hissé jusqu'au panneau avant. Une vive agitation régnait parmi les matelots, qui après avoir tenté une réparation de fortune, finirent par y renoncer. Sur un petit bateau, on peut à la rigueur remplacer un mât par un espars, mais sur un bâtiment d'un tonnage un peu élevé, cela est impossible. Tout ce que l'on pouvait faire, c'était de résister à la bourrasque, «d'étaler le coup», comme on dit, mais ensuite, il serait impossible de continuer le voyage. Il faudrait rallier quelque port, afin de se procurer un nouveau mât, ce qui demanderait au moins une huitaine, et peut-être davantage. Maître Ross était furieux, il s'en prenait à tous les hommes de l'équipage, comme s'ils eussent été solidairement responsables de l'accident, mais j'entendis son second qui disait, d'un ton maussade: «On a cargué trop tard». La vérité, c'est que ce jour-là maître Ross, qui était légèrement pris de boisson (cela lui arrivait cinq jours sur sept), avait totalement manqué de présence d'esprit, et soit que sa vue fût troublée, soit qu'il pensât à autre chose, n'avait pas vu venir le grain... Quand il avait commandé «d'arriser», il n'était plus temps. Heureusement qu'il avait eu la précaution de faire, quelques heures auparavant, rouler les hautes voiles, car sans cela nous n'aurions pas pu éviter la catastrophe. Pour le moment, nous fuyions vent arrière, et refaisions, par conséquent, la route que nous avions déjà parcourue après avoir quitté les Canaries. Quand la tempête se fut calmée, j'allai rejoindre M. et Mme Pickmann, qui devaient être dans les transes. Je les trouvai, en effet, très émus, et aussi très malades. Ils étaient étendus sur le tapis de leur salle à manger, en proie à de terribles nausées. Tous deux étaient encore en costume de nuit: le mari en pyjama, la femme en chemise, et c'est à peine s'ils relevèrent la tête, lorsque j'entrai. --Ah! c'est vous, mon bon Colombo, bégaya Mme Pickmann... Que s'est-il passé? grand Dieu!... --Nous avons eu une avarie, répondis-je... --Grave? demanda Pickmann. --Oui... notre mât de misaine s'est rompu. --Alors? --Alors!! Je ne sais ce que va faire le capitaine. --Ah! soupira la femme, il n'y a qu'à nous que ces choses-là arrivent... Tout avait si bien marché jusqu'ici... --Espérons, dis-je, que ça s'arrangera... Mme Pickmann, qui semblait moins malade que son mari, était parvenue à se mettre debout. Elle était dans un état pitoyable. Ses faux cheveux avaient glissé sur son oreille gauche, et sa chemise, déjà très échancrée, avait glissé de ses épaules, découvrant une opulente poitrine que j'aurais crue moins ferme... --Voyons, mon petit Colombo, me dit-elle, parlez-nous franchement... que va-t-il arriver? Nous ne sommes pas en danger, au moins? Vous avez l'air inquiet, je suis sûre que vous ne dites pas tout ce que vous savez... Elle redressa ses faux cheveux, remonta vivement sa chemise, et reprit: --Ne nous cachez rien... M. Pickmann et moi nous voulons tout savoir. --Aucun danger ne vous menace, répondis-je. --Bien sûr? --Je vous l'affirme. Pickmann s'était assis sur le divan et se tenait la tête à deux mains... Il souffrait, cela était visible, et n'avait même pas la force de m'interroger... Il me rappelait ce personnage d'opérette qui, terrassé par le mal de mer, répond à un chef de pirates: «Pendez-moi, mais ne me remuez pas.» La femme, plus énergique, s'inquiétait de la situation. Elle me posait, d'une voix entrecoupée de hoquets, des questions rapides dans lesquelles cette même phrase revenait sans cesse: --Si nous sommes en danger, dites-le... Je la rassurai du mieux que je pus, et j'allais me retirer, quand on frappa à la porte. --Entrez, dit Mme Pickmann sans même prendre la peine de jeter un manteau sur ses épaules. La porte s'ouvrit doucement et la grosse figure rougeaude du capitaine Ross apparut dans l'entre-bâillement. --Pardon, dit-il, un peu confus... Je croyais... Et il allait battre en retraite, quand Mme Pickmann le rappela: --Voyons, capitaine... parlez... Qu'y a-t-il? Le vieux loup de mer, sa casquette galonnée à la main, salua gauchement: --Je voulais dire à M. Pickmann, fit-il, que notre mât de misaine s'est rompu, et que nous ne pouvons continuer notre route... --Et alors?... et alors?... s'écria Pickmann, qui avait subitement retrouvé son énergie. --Alors, monsieur, nous allons être obligés de regagner les Canaries... et de nous réfugier dans le port de Santa-Cruz afin de réparer l'avarie... Cela demandera une huitaine de jours environ... --Huit jours! murmura Pickmann... --Oui, au moins... à condition, toutefois, que nous puissions trouver des charpentiers qui exécutent immédiatement le travail... --Et si nous n'en trouvons pas?... --Oh! ce ne sont pas les charpentiers qui manquent à Santa-Cruz... mais ce port est très fréquenté!... Peut-être y a-t-il dans les cales d'autres bateaux que la tempête a endommagés... Dans ce cas, nous serions obligés d'attendre notre tour... --C'est bien, dit sèchement Pickmann, en se reprenant la tête entre les mains. L'effort qu'il venait de faire l'avait anéanti, et il se laissa retomber sur son divan, où il demeura inerte. Comme personne ne lui adressait plus la parole, le capitaine se retira. --Tout cela ne vous semble pas louche? me demanda Mme Pickmann. --Ma foi non, répondis-je... Maître Ross est bien obligé de relâcher dans un port... Comme Santa-Cruz est le port le plus rapproché, c'est celui-là qu'il a choisi... Ne vous tourmentez pas... Reposez-vous, je reviendrai vous voir avant le déjeuner. J'avais déjà la main sur le bouton de la porte, quand Pickmann lança d'une voix pâteuse: --Rien... à part ça, Colombo? --Non... rien... --Vous n'avez toujours pas vu _l'autre_ passager? --Vous y tenez, décidément... --Cherchez bien... car je suis sûr... Une violente nausée l'empêcha de continuer. --Ce pauvre homme, dit Mme Pickmann, voyez comme il est malade... Vous ne connaissez pas un remède contre le mal de mer, mon bon Colombo... Je souffre horriblement, moi aussi... c'est affreux... Ce mauvais temps ne va donc pas cesser! --Couchez-vous, dis-je... dans une heure je vous apporterai du thé... D'ailleurs, nous serons bientôt en eau calme... --Vous croyez? --Oui... lorsque nous aurons atteint le port de Santa-Cruz... --Ah! Mme Pickmann ne paraissait pas convaincue... Elle eût voulu sans doute m'interroger encore, mais les forces lui manquèrent, et elle se laissa tomber sur le divan, à côté de son mari... XVIII OU JE MURIS MON PLAN J'allai retrouver Zanzibar qui préparait en chantant une horrible mixture destinée à l'équipage. --Ti sais pas, dit-il... Bateau retourni Canaries... Ça bon, Canaries... plein de bananes... moi m'en coller plein le fisil... Là-bas, chez nous, bananes plus jolies encore, ti verras ça si ti viens avec moi... et pis beaucoup de dattes aussi... et noix de coco... tout plein... tout plein... Ti verras, Colombo, ti verras... Je n'écoutais point... Trop de pensées, pour l'instant, se heurtaient dans ma tête... Ce qui m'inquiétait surtout, c'était cette escale que nous allions être obligés de faire à Santa-Cruz... Toutes mes combinaisons, tous mes projets s'effondraient soudain... ou étaient pour le moins retardés... Quelles nouvelles complications allaient surgir encore? Ah! décidément, je n'étais pas au bout de mes peines... Jamais je n'ai tant réfléchi que pendant les six heures que le _Sea-Gull_ mit à atteindre Santa-Cruz. Et ces réflexions, comme on le verra bientôt, ne furent pas inutiles. Mon imagination un peu endormie depuis quelque temps s'était brusquement réveillée et avait échafaudé tout un scénario qui eût certainement émerveillé Allan Dickson. Cet homme qui m'avait tant fait souffrir, puisque c'était à cause de lui que j'avais tâté du «Tread Mill», allait sans doute devenir ma Providence... Mais n'anticipons pas... J'estime que lorsque l'on écrit ses mémoires, on doit classer par ordre tous les événements qu'on y relate, et donner à chacun l'importance et la place qu'il convient. J'ai lu beaucoup de mémoires, dans ma vie: les Confessions du grand Jean-Jacques, les Mémoires du Chevalier de Grammont, ceux de Chateaubriand et de l'inimitable Berlioz, mais tout en admirant ces chefs-d'oeuvre, je trouve que leurs auteurs, et M. de Chateaubriand surtout, ont trop insisté sur certains détails, qui eussent certainement gagné à être un peu écourtés... Je ne doute pas que cette appréciation d'un cambrioleur ne fasse sourire certains critiques, mais chacun juge à sa façon... avec son bon sens. Ce que j'apprécie surtout dans les mémoires, c'est la franchise. Or, à part Rousseau qui a tout avoué (même les choses les plus _schocking_) je suis obligé de reconnaître que les autres mémorialistes se sont un peu trop flattés, et n'ont pas hésité à allonger leur récit, pour nous faire mieux savourer les beautés de leur éloquence, et les brillantes qualités dont les avait doués la nature. Je n'ai point l'outrecuidance de me comparer à ces maîtres, mais j'ai le mérite de ne rien céler de mes défauts et de ne point me regarder dans un miroir avec trop de complaisance. Je dis ce qui est, un peu brutalement parfois, et ne me fais jamais meilleur que je ne suis; j'ai le malheur d'être un triste individu et j'ai le courage de l'avouer. Combien consentiraient à en faire autant?... Qu'on me pardonne encore cette petite digression, mais elle était, je crois, nécessaire, ne serait-ce que pour rappeler à mes lecteurs qu'Edgar Pipe leur livre sa vie tout entière, comme à des juges impartiaux. Puisse l'aveu que je fais de mes fautes me valoir quelque pitié de la part de ceux qui n'ont jamais cessé de suivre la belle ligne droite de l'honnêteté, et que l'amour du travail a préservés des «écarts» dont je me repens aujourd'hui... Le _Sea-Gull_, sous son grand foc et sa voile d'artimon, filait en tanguant vers les Canaries. Il avait marché plus vite que nous ne nous y attendions, car avant la nuit il mouillait en rade de Santa-Cruz, en face de Ténériffe. L'île de Ténériffe réunit, grâce à ses vallées, à son plateau et à ses côtes, tous les genres de température, excepté celle de l'hiver. Beaucoup d'Anglais préfèrent même le séjour de Ténériffe à celui de l'Italie, aussi Santa-Cruz est-elle très fréquentée. J'eus l'occasion de le constater, car le capitaine Ross, dès que nous fûmes stabilisés sur nos ancres, fit armer le canot et m'envoya à terre avec quelques matelots pour chercher des provisions. La ville me parut agréable. Ses rues droites, larges, aérées, ont des trottoirs pavés de pierres rondes et inégales que bordent des dalles de lave. On rencontre là nombre d'étrangers: des négociants des différentes parties du monde que distingue leur costume national. Après avoir fait nos achats, nous nous offrîmes quelques «chiroutes» et plusieurs verres de vin de Madère, puis nous regagnâmes le bord. Cette petite promenade n'avait pas été inutile. Elle m'avait permis de jeter un coup d'oeil sur le port où de nombreux bâtiments, les uns chargés de bananes, les autres de tonneaux de vin, s'apprêtaient à prendre le large. Je vis aussi deux ou trois vapeurs dont l'un, qui portait le pavillon espagnol, allait se mettre en route pour Cadix, ainsi que me l'apprit un marin anglais qui fumait sa pipe à l'ombre d'une véranda, devant un flacon de whisky. Dès que j'eus rallié le _Sea-Gull_, et rendu compte de ma mission à Maître Ross, j'allai porter à M. et Mme Pickmann le repas qu'avait préparé Zanzibar. Je les trouvai complètement remis de leur malaise. Ils avaient fait toilette, et semblaient m'attendre avec impatience. --Ah! mon bon Colombo, s'écria Mme Pickmann dès que j'entrai dans la salle à manger, quelle aventure! Jamais je n'aurais cru que le mal de mer pût rendre si malade... Si cela devait recommencer, j'aimerais mieux débarquer tout de suite. --Libre à vous, répondis-je... la ville est curieuse à visiter... et si vous voulez, après déjeuner, aller vous dégourdir un peu les jambes... --Non... répondit sèchement Pickmann... D'ailleurs, je ne me sens pas bien... Il s'assit avec sa femme devant la table où je venais de déposer un plat de poisson, et demanda soudain: --Est-ce anglais, Santa-Cruz? J'eus peine à réprimer un sourire devant tant d'ignorance. --Non... répondis-je... c'est une possession espagnole... --Ah! oui... c'est vrai... je ne sais où j'avais la tête... J'espère qu'on ne va pas venir à bord opérer une visite, au moins? --Ma foi, je n'en sais rien... mais il est plus que probable que, lorsque nous serons amarrés à quai, la douane fera son apparition. --Quoi! nous n'allons pas demeurer en rade? --Non... dans quelques heures, nous allons gagner le port... c'est nécessaire... on ne peut pas «réparer» en pleine mer... --Vous êtes sûr de ce que vous dites, Colombo? --Oui... Pickmann lança un coup d'oeil à sa femme qui ne broncha pas. Il y eut un silence, puis il reprit: --Bah! la douane se contentera d'examiner les bagages... les grosses malles, les caisses. Je ne pense pas qu'elle ouvre les valises et les sacs à main... --Qui sait? Les douaniers prennent parfois plaisir à ennuyer le monde... Ce sont des êtres maussades qui, furieux de voir les gens voyager et se payer des distractions, quand eux demeurent rivés à leur poste, se vengent en soumettant le touriste à une foule de formalités qu'ils compliquent à plaisir. J'ai connu un douanier anglais, du nom de Nasty, qui n'était jamais si heureux que lorsqu'il avait obligé une dame à déballer toutes ses toilettes, et jusqu'à son linge le plus intime. --Cependant, nous ne faisons pas de contrebande... Si on nous a laissés partir d'Angleterre, c'est que nous étions en règle avec la douane... --Avec la douane anglaise, oui... mais ici, n'oubliez pas que nous sommes en Espagne. --Eh bien, dit Mme Pickmann, pour que ces messieurs du Custom-House n'aient pas le plaisir de chiffonner mes toilettes, je vais les étaler dans cette pièce. Mme Pickmann exagérait évidemment quand elle parlait de ses toilettes, car sa garde-robe, comme la mienne, n'était pas des mieux «fournies». Elle possédait en tout et pour tout une cape de drap noir, ornée d'arabesques grenat, un costume tailleur, une jupe foncée et quelques corsages aux tons criards. Quant à son mari, il n'avait que deux pauvres complets, celui qu'il portait tous les jours et un autre de teinte verdâtre, accroché dans une armoire. Et quels complets! grand Dieu!... Ils eussent tout au plus convenu à Bill Sharper ou à Manzana. Comme on voyait bien que ces gens-là étaient dans une purée noire avant le coup qui devait les enrichir!... Tout ce qu'ils possédaient était neuf: malles, habits, linge, bottines... Ils s'étaient renippés vivement, au décrochez-moi ça, pressés qu'ils étaient de quitter Londres. Il était même assez extraordinaire qu'ils fussent parvenus à fuir, puisque, avant leur embarquement, les journaux avaient déjà parlé d'eux... L'affaire avait fait beaucoup de bruit, beaucoup plus de bruit que celle du Régent, car les journaux français (que j'avais lus avec la plus grande attention) n'avaient pas soufflé mot de la disparition de _mon_ diamant. A quoi devais-je attribuer ce silence? Etait-ce un piège? Espérait-on ainsi donner confiance au voleur et le pincer plus facilement? Je crois plutôt que l'administration du musée du Louvre, après avoir prévenu la police, avait jugé inutile d'ébruiter un vol qui devait la «gêner» un peu, et qu'en attendant l'arrestation du coupable elle avait remplacé le Régent par un bouchon de carafe quelconque. Tout en mangeant, Pickmann et sa femme continuaient de bavarder, mais on les sentait inquiets. Je m'efforçai d'ailleurs d'augmenter cette inquiétude. Cela faisait partie du plan que j'avais élaboré... Je dosais mes effets, avec l'habileté d'un Allan Dickson qui s'apprête à confondre un malfaiteur. --Bah! qu'avez-vous à craindre, fis-je d'un petit air sournois, vos papiers sont en règle, n'est-ce pas? --Oh!... certes... très en règle, bégaya M. Pickmann en devenant rouge comme un piment. --Alors... tout est pour le mieux... --D'ailleurs, les douaniers ne nous demanderont pas nos papiers... --Les douaniers... non, mais les gens de police. --Les gens de police! Ont-ils le droit de pénétrer ici? --Pourquoi pas? Pickmann sursauta: --Mais je ne suis pas un malfaiteur! s'écria-t-il... je... --Voyons, calmez-vous... y a-t-il là de quoi se monter?... Vous êtes un honnête homme, vous avez des papiers... Que pouvez-vous craindre? --Rien... rien, assurément... Mais je me rappelle maintenant que je n'ai pas fait viser nos passeports... --On ne les examinera pas à la loupe. Il suffira de les présenter, et si on s'apercevait, par hasard, qu'ils n'ont pas été timbrés au départ, vous diriez qu'en Angleterre certains personnages connus sont dispensés de cette formalité... Est-ce que vous croyez que M. Lloyd George lorsqu'il va de Londres à Cannes ou à Paris fait chaque fois viser ses passeports?... --Je ne suis pas M. Lloyd George. --Vous pouvez être un homme de qualité quand même... Il y a à Londres beaucoup de Pickmann... Il en existe même un qui, si je ne me trompe, est allié à la famille de Connaught... Ne seriez-vous pas celui-là? --Non... Mme Pickmann qui, jusque-là, était demeurée silencieuse, ce qui me surprenait fort, crut devoir ajouter: --Nous sommes des gens de modeste condition... Je le voyais bien, parbleu! elle n'avait pas besoin de le dire. Décidément, ils étaient plus stupides encore que je ne le supposais, et j'avais la partie belle avec eux. Comme ils s'étaient un peu rassurés, je crus devoir, avant de les quitter, leur donner un premier «coup d'assommoir». --Ah! à propos, fis-je d'un air distrait, vous me souteniez l'autre jour qu'il y avait à bord de ce bateau un personnage mystérieux... Eh bien! c'est vous qui aviez raison... --Vous l'avez vu? demanda Pickmann, d'une voix tremblante. --Oui... Il y a une heure à peine. --Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit plus tôt? --Je n'y ai pas songé... --Comment est-il? --Grand... entièrement rasé... assez élégant, ma foi... Il me semble avoir déjà vu cette tête-là quelque part... à Londres, probablement... --C'est lui! lança imprudemment Mme Pickmann. Je la regardai. Pour expliquer le trouble qui l'agitait, elle ajouta en me prenant le bras: --Ecoutez, mon bon Colombo... Puisque vous êtes un ami, nous pouvons tout vous dire... Eh bien!... cet homme est un de nos parents... --Ah! --Oui... un affreux gredin qui nous a joué des tours pendables, et qui veut aujourd'hui s'emparer de notre fortune... Il est capable de tout, même de nous assassiner... --Ne craignez rien... Je suis là. --Ne pourriez-vous, demanda Pickmann, le faire expulser du bateau par le capitaine?... Si Maître Ross arrive à nous en débarrasser, d'une façon ou d'une autre, il y a mille livres pour lui. --Non... c'est moi qui vous en débarrasserai... --Oh! mon cher Colombo... que vous êtes gentil!... Alors, les mille livres seront pour vous... Je vous le promets... Voulez-vous un acompte? --Non... j'ai confiance en vous. --Et comment nous en débarrasserez-vous? --Mais d'une façon bien simple... En lui faisant piquer une tête par-dessus bord. Mme Pickmann se jeta dans mes bras, et me serrant à m'étouffer: --A la bonne heure! s'écria-t-elle... au moins vous, vous êtes un homme! --Oui, approuva Pickmann... et un homme de décision... mais prenez garde... le gaillard est habile... Et que dira le capitaine quand il s'apercevra de la disparition de ce passager? --Soyez tranquille, je saurai m'y prendre... On croira à un accident... Il paraît que cet homme, qui reste tout le jour enfermé dans sa cabine, se promène, la nuit, sur le pont. Je me dissimulerai derrière le rouf et, au moment où il ne s'y attendra pas, je me précipiterai sur lui, et l'enverrai par-dessus le bastingage. --C'est cela! c'est cela! fit Pickmann en battant des mains... par-dessus le bastingage... Ah! décidément, Colombo, vous êtes notre providence!... Et, tenez... ce n'est pas mille livres que je vous donnerai... mais deux mille... oui, deux mille, ma parole d'honneur. Je pris congé des Pickmann, écoeuré. Décidément, ces gens-là étaient d'affreuses canailles, et je n'avais plus à les ménager. XIX «ALEA JACTA EST» Le soir même, le _Sea-Gull_ entrait dans le port de Santa-Cruz, et s'amarrait à quai, en face d'un dock. Après l'allumage des feux de position, Maître Ross nous réunit tous et nous adressa le petit speech suivant: --Vous savez, sans doute, que nous allons demeurer ici une huitaine... peut-être plus... Nous allons donc profiter de cette relâche pour briquer le pont, et faire les cuivres. Il faudra aussi laver les voiles et, quand la toilette de l'extérieur sera faite, nous nous occuperons de l'entrepont et de la cale. Je ne veux point cependant vous traiter en esclaves. Je suis un brave homme, moi, et tous mes matelots sont mes enfants... Je vais établir un roulement... Un jour, ce sera la bordée de tribord qui sera libre, un autre jour, celle de bâbord... Seulement, je vous préviens, celui qui rentrera en état d'ivresse sera bouclé jusqu'à l'appareillage... Quant aux cuisiniers (et il désigna Zanzibar et moi), ils seront exempts de service un jour sur deux, à tour de rôle... Ceux qui voudront toucher une avance sur leur décompte n'auront qu'à venir me trouver... Je sais ce que c'est que s'amuser, j'ai été jeune, moi aussi... Rompez, mes enfants. Je n'avais jamais vu le capitaine Ross si aimable... Je crois qu'il avait peur que quelques-uns de ses marins ne le quittassent pour s'engager sur un «bananier». Les engagements contractés à bord du _Sea-Gull_ n'avaient pas été visés par l'Inscription maritime, et il n'avait, par conséquent, aucun moyen de retenir ses hommes. Je trouvai Zanzibar désolé. Il se faisait une fête, le pauvre nègre, de descendre à terre avec moi pour «rigoli un pitit peu», et voilà que le capitaine nous consignait l'un après l'autre à la cuisine. Cette décision n'était pas pour me déplaire, car j'avais besoin d'être seul, aussi bien à bord qu'à terre. Le grand coup que je méditais devait être préparé en secret. Zanzibar ne m'eût pas trahi, cela était certain, mais il m'eût gêné, et j'étais heureux de me sentir libre. Il était facile maintenant d'aller à terre... Il suffisait pour cela de franchir la passerelle qui reliait le navire au quai. Je n'abusais cependant point des «sorties», car je craignais que, pendant mon absence, mes deux Pickmann ne commissent quelque imprudence. Chaque fois que je les voyais, ils me demandaient si j'avais aperçu le passager qu'ils désignaient maintenant sous le nom de Dickie, et sur lequel ils me fournirent un tas de renseignements stupides. Ne fallait-il point qu'ils parussent documentés sur ce parent scélérat qui convoitait leur fortune? Et les niais se figurant que je «donnais dans le panneau», comme on dit vulgairement, me bourraient le crâne avec ardeur. Ils allaient même un peu fort, surtout Mme Pickmann, qui s'était prise pour moi d'une chaude... trop chaude amitié et m'embrassait avec une passion vraie ou simulée dès que je me trouvais seul avec elle. Allait-elle me proposer aussi d'assassiner son mari? Ma foi, je commençais à le croire. Mme Pickmann était certes une assez jolie brune, bien qu'elle fût déjà un peu marquée, mais elle ne «m'inspirait» guère car j'aime les femmes avec lesquelles on peut encore causer, quand on a fini de rire, et la conversation de cette opulente lady était d'une banalité désespérante. Son mari lui était certainement supérieur, quoiqu'il n'eût rien d'un intellectuel. C'était un gros roublard, capable de rouler certaines gens, mais absolument sans défense lorsqu'il se trouvait en face de quelqu'un qui le dominait. Il était, de plus, dépourvu de sens moral, on en a eu la preuve. Trop lâche pour se débarrasser d'un ennemi, il n'hésitait pas à payer pour le faire supprimer. J'avais éprouvé, je l'avoue, quelque pitié pour lui, en le voyant effaré, larmoyant, tassé dans son fauteuil comme un impotent, mais à présent, il me dégoûtait, et sa vue même m'était odieuse. Heureusement que j'allais bientôt lui tirer ma révérence. En attendant que tous mes «préparatifs» fussent terminés, je continuais de le terroriser en lui parlant du passager imaginaire, ce Dickie qui faisait, paraît-il, le déshonneur de la famille Pickmann. Chaque matin, je lui rendais compte des faits et gestes de Dickie... Tantôt, je l'avais aperçu en ville, tantôt je l'avais surpris rôdant dans la coursive d'entrepont. --Ce misérable, me dit un soir Pickmann, a dû s'entendre avec le capitaine, et lui promettre une forte prime... --C'est possible, répondis-je... --Alors, ce Ross serait un affreux gredin... J'ai bien envie de le faire appeler et de lui demander de quel droit il a accepté un étranger sur un bateau qui m'appartient pour deux mois encore... --Gardez-vous en bien... Si vous voulez tout compromettre, vous n'avez que ça à faire... Au lieu d'avoir un ennemi, vous en aurez deux à bord, et, ma foi, je ne réponds plus de rien... --Oui, Colombo a raison, intervint Mme Pickmann, ce serait la dernière des gaffes... Laisse donc agir Colombo... C'est un homme intelligent, lui, et qui a de la décision. Certes, j'avais de la décision, elle allait bientôt s'en apercevoir! Cependant, il fallait se hâter. Le capitaine Ross avait eu la chance de trouver un mât de goélette qui, une fois raboté à sa base, s'adapterait parfaitement dans l'emplanture de l'ancien, et sous deux jours au plus tard, le _Sea-Gull_ serait en état de reprendre la mer. Le lendemain (c'était mon tour de sortie), je fis dans une boutique de Santa-Cruz achat d'un revolver d'occasion, puis me rendis sur le quai, à un endroit où l'on procédait au chargement des bananes. Il y avait là deux vapeurs espagnols: la _Dona-Isabelle_ et le _Pescador_... J'appris par un homme d'équipage, un Anglais comme moi, que ces deux bateaux se rendaient à Cadix, et que l'équipage de l'un, le _Pescador_, n'était pas au complet. Je me fis présenter au capitaine, un gros homme à la figure couturée de cicatrices, et qui baragouinait un peu d'anglais. --Il me faut un soutier, un graisseur et un aide-chauffeur, me dit-il. --Je puis, répondis-je, remplir l'office de soutier... --Je le pense bien, dit-il en riant... ce n'est pas un métier qui exige un long apprentissage... Nous partons vendredi, c'est-à-dire dans trois jours... Apportez-moi vos papiers au moment de l'appareillage... Soixante-quinze pesetas par semaine... Ça vous va? --Oui, capitaine. --Bien... entendu... Au revoir!... J'étais «embarqué». Il ne me restait plus qu'à trouver des papiers, mais j'espérais bien m'en procurer à bord du _Sea-Gull_. Il me suffirait pour cela d'aller faire une petite «perquisition» dans le gaillard d'avant. Cette nuit-là, je dormis mal. Le plan que j'allais mettre à exécution était des plus audacieux, et aussi des plus délicats. Il s'agissait de ne rien laisser au hasard. Je répétai mentalement plus de dix fois la scène que j'allais jouer dans quelques heures, car j'avais appris en revenant à bord que le _Sea-Gull_, complètement réparé, se remettrait en route le lendemain dans l'après-midi. A côté de moi, Zanzibar ronflait comme un orgue, et j'enviai la sérénité de ce bon nègre. Moi, j'allais me relancer dans l'aventure, et Dieu seul savait comment tout cela finirait. Vers le matin, je m'assoupis, et dormis une heure environ, mais quand je m'éveillai (j'ai toujours eu le réveil triste), je vis tout en noir... Je n'avais plus aucune confiance en moi, et une crainte que le raisonnement n'arrivait pas à vaincre me revenait continuellement à l'esprit. Je me levai, et après avoir bu un thé fortement additionné d'alcool, je retrouvai un peu d'énergie. --Ti pas bien gai ci matin, me dit le brave Zanzibar... Ti pas content quitti Santa-Cruz... Ti malade, peut-être? --Non... mais j'ai mal dormi. --Mi trop ronfli, s'pas? Ti fallait siffli, si ronflais trop fort... Le bon Zanzibar avait une mine piteuse, mais sa gaîté naturelle reprit bien vite le dessus, et il s'efforça, par mille contorsions grotesques, de me dérider un peu. Je m'étais attaché à ce brave garçon, et cela me faisait de la peine de l'abandonner. J'eus un moment l'idée de l'emmener avec moi, mais j'y renonçai... Seul, j'aurais sans doute bien du mal à me tirer d'affaire, mais avec un nègre pour compagnon, je risquais de compromettre ma manière qui est, on le sait, de «passer inaperçu». Pendant deux heures, j'errai comme une âme en peine dans la coursive d'entrepont, puis, profitant d'un moment où les hommes étaient réunis en haut pour l'appareillage, je me glissai dans le gaillard d'avant. Il y avait là une dizaine de hamacs roulés sur leurs garcettes, et, en face de ces hamacs, le long de la cloison, des boîtes de bois noir portant toutes une étiquette, et dans lesquelles les matelots serraient leurs effets de petit équipement et leurs papiers. Sur l'une de ces étiquettes, je lus un nom: Jim Corbett. J'ouvris la boîte qui était simplement fermée au moyen d'une petite lanière de cuir passée dans deux pitons, m'emparai des papiers de Corbett, que je mis vivement dans la poche de ma vareuse, et regagnai aussitôt la coursive. Il était temps. Déjà l'escalier du panneau avant craquait sous l'énorme poids de Cardiff. J'allai retrouver Zanzibar, qui était en train de préparer le déjeuner de l'équipage... et celui de M. et Mme Pickmann. --Ah! ti voilà, s'écria le nègre, ti sais, nous partir midi... --Comment cela? m'écriai-je... De qui tiens-tu ce renseignement? --De missié Cardiff... Li a dit faire déjeuner pour dix heures et demie... Je regardai l'heure au coucou de notre cabine. Il était neuf heures vingt. Je m'habillai à la hâte, car j'étais encore en tenue de corvée, puis, quand je fus prêt, je pris un flacon de rhum, remplis deux petits gobelets d'étain que je pris sur une étagère, et dis à Zanzibar: --A ta santé! mon vieux... --A la tienne! missié Colombo, répondit le brave nègre en me regardant avec étonnement... Ti bois beaucoup de rhum aujourd'hui! --Oui, Zanzibar... car je me sens un peu malade, et j'ai besoin de me redonner du cran... beaucoup de cran... Nous trinquâmes. Zanzibar vida son gobelet d'un trait, le reposa sur la planchette placée à côté du fourneau, et me regarda longuement. On eût dit que le pauvre garçon devinait que j'allais le quitter... --Ti tout drôle, missié Colombo, me dit-il... ti devrais ti couchi un peu... Il était maintenant neuf heures et demie. Je m'assurai que mon revolver était toujours dans ma poche, tirai de mon carnet une carte que j'avais précieusement conservée, sans me douter qu'un jour elle me serait _si utile_, et je m'engageai dans le couloir cloisonné conduisant au logement de M. et Mme Pickmann. Devant la porte, je me recueillis un instant, puis je frappai. Ce fut Pickmann qui vint m'ouvrir. --Ah! Colombo... mon cher Colombo, s'écria-t-il, quoi de neuf, ce matin? Sans répondre, je fermai la porte au verrou, puis tendant à Pickmann la carte d'Allan Dickson, cette carte que le grand détective m'avait remise naguère à la station de Waterloo, je prononçai, d'un ton solennel: --Richard Stone... au nom du Roi, je vous arrête! XX UNE SCÈNE NAVRANTE Pickmann se retint à un meuble pour ne pas tomber... Il voulut parler, mais les mots s'étranglèrent dans sa gorge... Ce fut sa femme qui, la première, parvint à articuler quelques paroles: --Colombo... mon petit Colombo... Voyons... vous voulez plaisanter... vous savez bien que nous sommes d'honnêtes gens. --Richard Stone, répétai-je... au nom du Roi, je vous arrête... Pickmann se ressaisit: --D'abord, pourquoi m'appelez-vous Richard Stone?... mon nom est Pickmann... --Richard Stone, répliquai-je (et j'appuyai sur les syllabes), inutile de nier... je sais tout... C'est vous le voleur de la Banque d'Angleterre... Je vous ai reconnu, quand vous vous êtes embarqué à Southampton... J'avais en poche votre signalement ainsi que celui de votre maîtresse... --Pardon, se récria la femme, je suis l'épouse légitime de M. Pickmann. Je crus inutile de répondre... Posant ma main gauche sur l'épaule de Richard Stone, je repris, en enflant la voix: --Préparez-vous à me suivre... Mais auparavant, veuillez me remettre les clefs de vos malles... --Voici, fit Stone d'une voix blanche, en me tendant un trousseau de clefs. --C'est bien... passez devant moi... et vous aussi, madame... --Oh! mon petit Colombo, gémit la triste compagne du voleur. --Il n'y a plus de Colombo, répondis-je sèchement... vous avez devant vous M. Allan Dickson, détective... Allons, hâtons-nous... --C'est dégoûtant d'agir ainsi, murmura Mme Pickmann. --Il est encore plus dégoûtant, répliquai-je, en la regardant sévèrement, de s'approprier le bien d'autrui. Pickmann ne disait rien. Tout à coup, il fit un signe à sa femme, mais j'avais deviné leurs intentions: ils voulaient se jeter sur moi. Braquant sur l'homme le canon de mon revolver, je dis d'un ton sec: --A la moindre velléité de résistance, je vous tue sans pitié... c'est mon droit. Les Pickmann étaient atterrés. --Allons... ouvrez-moi vos malles! Nous étions maintenant dans la chambre à coucher. Il y avait là une armoire en pitchpin encastrée dans la cloison et formant placard. Mes anciens «amis» avaient maintenant une mine si bouleversée que, vraiment, ils me faisaient de la peine, mais ce n'était pas le moment de se laisser apitoyer... Il fallait mener cette affaire vite... et bien. Docilement, avec des gestes maladroits, l'homme sortait d'une malle de pauvres nippes toutes fripées, du linge commun, sans marque, et qui avait encore la raideur du neuf. La femme s'était jetée dans un fauteuil, et sanglotait, la tête entre les mains. J'étais de plus en plus ému devant cette détresse, et dus me faire violence pour continuer à jouer mon rôle... Ces gens, après tout, avaient été bons pour moi, ils me considéraient comme leur ami, et je les avais trahis. Oh! argent! maudit argent! quelles vilenies tu nous fais parfois commettre! Les malles étaient vides... Pickmann--ou du moins Richard Stone--tourna vers moi une pauvre figure décomposée: --Voyez... il n'y a rien, dit-il. --Bon... les valises, maintenant... Les sanglots de la femme redoublèrent. Richard Stone, toujours à genoux sur le parquet, demeurait immobile. --Eh bien!... avez-vous entendu... répétai-je, vos valises! --Je n'en ai qu'une... elle contient seulement des papiers sans importance. --Ouvrez-la. Le malheureux se mit debout. En chancelant, il se dirigea vers un coin de la pièce, et faisant glisser un rideau sur sa tringle, découvrit un petit réduit qui servait de cabinet de débarras. Il y avait là une valise toute neuve, une de ces valises en pégamoïd comme en ont les gens modestes qui vont en villégiature dans les «petits trous pas chers». Cependant Richard Stone ne parvenait pas à l'ouvrir. Je lui donnai un coup de main et arrivai assez facilement à faire jouer la serrure récalcitrante--l'habitude!... --Je vous l'avais bien dit, murmura le malheureux Stone... elle ne contient que des papiers... et des faux-cols sales. --C'est bien... à l'autre... --Quelle autre? --Mais votre mallette en peau de porc. Stone devint blême... sa bouche s'agita comme s'il mâchait du caoutchouc... Quant à sa femme, elle se laissa glisser de son fauteuil, et s'agenouilla en bégayant: --Oh! Colombo!... pardon... monsieur Allan Dickson, ayez pitié de nous... Vous savez bien que nous ne sommes pas de méchantes gens... Nous vous l'avons prouvé... Nous avions pour vous beaucoup d'amitié... nous... --La mallette! fis-je d'un ton impératif... Si vous ne voulez pas me la remettre, je vais la prendre moi-même. Stone comprit que tout était perdu. Il s'exécuta. --Oh! oh! fis-je, après avoir ouvert la mallette coffre-fort, voilà des papiers qui ressemblent joliment à des bank-notes... Mais vous en avez une vraie collection... _By God_, quand vous vous y mettez, Richard Stone... c'est pour de bon... Combien cela représente-t-il de livres? --Je ne sais... balbutia le malheureux. --Ah! vous ne savez pas?... Eh bien! nous allons compter un peu... Si j'en crois les journaux, il doit y avoir là deux cent mille livres... Voyons... Vous avez eu soin de faire des liasses... c'est une bonne précaution... Richard Stone. On voit que vous avez l'habitude de manier des fonds... Si je ne me trompe, vous étiez sous-caissier adjoint à la Banque d'Angleterre... Ah! il est fort heureux que la banque n'ait pas plusieurs employés comme vous... car elle serait vite à sec... Permettez-moi de vous dire cependant que vous avez eu la main un peu lourde... Ne pouviez-vous vous contenter d'une vingtaine de mille livres?... Vous vous êtes dit sans doute que lorsque l'on prend on ne saurait trop prendre... mais vous avez fait un faux calcul... Le «trou» était vraiment trop considérable, aussi s'en est-on aperçu tout de suite... Il est vrai que vous eussiez «payé» autant pour vingt mille livres que pour deux cent mille... Cinq ans de «hard labour» pour le moins... plus peut-être, car on vous refusera certainement le bénéfice des circonstances atténuantes... Ah!... la cellule, le moulin de discipline!... le mal de mer n'est rien à côté de cela... Vous résisterez peut-être à la terrible vie de Reading... mais votre complice... quel sort sera le sien!... pauvre femme! Et, en disant ces derniers mots, je regardais d'un air attendri Mme Richard Stone, qui, debout, au milieu de la pièce, semblait ne plus avoir conscience de ce qui se passait. Pourtant, elle entendit ce que je venais de dire, un long frisson l'agita, elle poussa un cri rauque, et vint de nouveau se jeter à mes pieds, en bégayant: --Oh! pitié!... monsieur... pitié!... Si vous nous arrêtez... c'est la mort pour mon mari et pour moi... Stone, ahuri, ne disait rien. Son regard était celui d'un fou. --Pitié! continuait la femme en m'embrassant les genoux... Nous sommes des misérables... et je me repens de ce que nous avons fait... Vous êtes, je le sais, obligé d'accomplir votre devoir, car vous êtes un honnête homme, vous, mais je vous en supplie... laissez-vous attendrir... Vous avez du coeur, n'est-ce pas?... Vous ne voudriez pas envoyer à la mort deux pauvres êtres qui ont cédé à un moment de folie... Nous étions si malheureux, mon mari et moi!... Il se tuait à travailler pour arriver à peine à gagner de quoi nous faire vivre... J'avais beau faire mon ménage moi-même, dépenser le moins possible, il nous était impossible de joindre les deux bouts... On est si peu payé à la Banque d'Angleterre... Si les grands chefs s'allouent des traitements scandaleux, les pauvres petits employés comme mon mari ont des appointements dérisoires... Tenez, monsieur, vous ne le croiriez pas. Il y a quelques mois, j'ai été malade, eh bien! nous n'avons pas pu acheter des médicaments... c'est la vérité, je vous le jure... Richard souffrait, car c'est un brave homme que Richard... Un jour, il a perdu la tête... Alors... alors! Oh! c'est affreux!... Je vous en supplie, monsieur Dickson, au nom de l'amitié que nous avions pour vous quand nous vous considérions comme un simple matelot... épargnez-nous. Prenez-le, ce maudit argent... rendez-le à la Banque d'Angleterre, mais ne nous arrêtez pas... J'en mourrais... et Richard aussi... J'étais ému... je sentais mes yeux se mouiller... Quel homme ne se fût pas apitoyé devant une telle détresse?... J'avais honte de ma conduite à l'égard de ces malheureux que j'avais indignement trompés... C'était lâche ce que j'avais fait... c'était ignoble... Pour un peu, j'eusse tout avoué à ces pauvres gens, mais le sens pratique qui ne m'abandonne jamais, même dans les circonstances les plus graves, refréna le mouvement de générosité auquel j'étais près d'obéir... Moi aussi j'avais souffert... et j'allais souffrir encore si je ne profitais pas de l'occasion qui m'était offerte de m'enrichir enfin... Je relevai la femme, toujours prostrée à mes pieds, la regardai longuement, et laissai tomber ces mots: --Croyez, madame, que je souffre autant que vous... Jamais, depuis que j'exerce le métier de détective, je n'ai été si troublé que je le suis en ce moment... Moi aussi, je m'étais attaché à vous, et j'ai hésité longtemps avant de me décider à accomplir ce que je considère comme mon devoir... Je vous plains, oui, je vous plains de tout mon coeur... et, tenez, dussé-je un jour payer cher ce geste d'humanité, je consens... Richard Stone s'était approché. Sa femme m'embrassait les mains en bégayant: --Oh! je savais bien que vous étiez bon... je savais bien que vous aviez du coeur... monsieur Dickson... --Je consens, repris-je, presque à voix basse, en courbant la tête comme un homme écrasé par l'aveu qu'il va faire... je consens à vous sauver... --Oh! merci!... merci!... s'écria Stone. Je vous dois plus que la vie... et tenez... cet argent... eh bien! je vous en donne la moitié... oui, la moitié... ce n'est pas trop, pour récompenser un tel service. Je pris un air offensé: --Vous ne m'avez pas compris... et la proposition que vous me faites me blesse profondément... Je croyais que vous m'aviez mieux jugé... --Pardon... fit Mme Stone... mon mari supposait... --Que j'étais un de ces individus que l'on peut acheter... il s'est grossièrement trompé... Si je cède en ce moment à la pitié, je ne saurais le faire au détriment de ma dignité... et ternir, par un acte indélicat, toute une vie d'honneur et de droiture. Les fonctions que j'exerce me mettent parfois dans des situations bien pénibles, et il me faut souvent une réelle volonté pour les remplir. Cependant, si je suis impitoyable quand je me trouve en présence de bandits professionnels, je sais aussi faire preuve d'indulgence à l'égard des malheureux qui, dans une heure d'égarement, ont commis une lourde faute... M. et Mme Stone me regardaient, anxieux. --Je vous remercie avec reconnaissance, dit Stone, en s'inclinant. Il ignorait où je voulais en venir, mais il avait quand même repris confiance. --Oui, monsieur Dickson... nous vous remercions du fond du coeur, ajouta la femme d'une voix sanglotante. Je conservais toujours un air grave, l'air qui sied à l'homme de police obligé d'accomplir une pénible mission. --Je dois, repris-je, après avoir réfléchi un instant, prendre avant tout les intérêts de ceux dont je suis le représentant... Or, ici, je représente la Banque d'Angleterre... Elle a été lésée... Deux cent mille livres manquent dans ses caisses... Vous me direz qu'elle est assez riche pour supporter une pareille perte, mais si l'on raisonnait ainsi, où irions-nous? grand Dieu!... Du moment que la Banque rentrera dans son argent, elle devra s'estimer satisfaite, mais la sanction sur laquelle elle compte pour inspirer à ceux qui seraient tentés de vous imiter une crainte que j'appellerai salutaire... cette sanction lui échappera. Il faut que vous disparaissiez à jamais... Stone roulait des yeux égarés. Je ménageais mes effets, comme l'avait fait avec moi Allan Dickson, et je crois que si le grand détective avait pu me voir et m'entendre, il n'eût rien trouvé à reprendre à ma façon de procéder. La leçon qu'il m'avait donnée--et qui m'avait coûté si cher--n'avait pas été inutile. --Oui, Stone, repris-je... vous allez disparaître... Pour tout le monde, mais surtout pour la Banque d'Angleterre, il faut que vous soyez rayé du nombre des vivants... --Comment, monsieur Dickson! s'écria le pauvre Stone effaré... vous voulez... --Laissez-moi donc achever, voyons... Oui, il faut que vous disparaissiez... A partir de ce jour, vous n'existez plus... Je dirai qu'au moment où je me suis présenté pour vous arrêter, vous vous êtes donné la mort... et que votre femme affolée, s'est jetée à la mer... et s'est noyée, bien entendu... Voilà donc une première question réglée. Les voleurs ont, par le suicide, échappé à la Justice, mais reste la question d'argent. Si je vous enlève la totalité de la somme qui se trouve ici, il vous sera impossible de payer la location du _Sea-Gull_, et le capitaine vous fera arrêter... La police officielle s'emparera de l'affaire et le vol de la Banque reviendra sur l'eau... Vous serez jugés, condamnés, et je ne pourrai point vous sauver, cette fois... Donc, voici ce que j'ai décidé... Je rendrai à la Banque d'Angleterre cent cinquante mille livres, et vous en laisserai cinquante mille... Avec cela, vous pourrez vous tirer d'affaire, et mener au Brésil ou ailleurs, sous le nom de Pickmann, une petite vie tranquille... --Oh! merci! merci! monsieur Dickson, s'écria Mme Stone en couvrant mes mains de baisers... Vous êtes un brave coeur... Oui, cinquante mille livres nous suffiront... Nous avons des goûts modestes... vous le savez bien. Richard Stone me remerciait, lui aussi, et appelait sur ma tête toutes les bénédictions du ciel... Il alla prendre dans la mallette en peau de porc les cent cinquante mille livres que je devais rendre à la Banque d'Angleterre, et me les remit, en disant: --Voici, monsieur Dickson... Veuillez vérifier. --Inutile, j'ai confiance en vous... Au moment où je vous sauve la vie, vous ne voudriez pas me tromper, je suppose. Et j'enfouis les liasses dans les poches de ma vareuse, dans celles de mon pantalon, puis entre ma chemise et ma peau. Cela fait, je dis à mes deux voleurs: --Maintenant, vous allez continuer à faire route pour le Brésil, à bord de ce bâtiment... --Et le capitaine... fit Stone... que dira-t-il?... Il sait que... --Le capitaine ne sait rien... Vous pensez bien que je n'ai pas été assez sot, quand je me suis présenté à lui, pour lui révéler le but exact de ma mission... J'avais en main un ordre du lord chief of Justice et de l'inspecteur principal de Scotland Yard... Cet ordre porte simplement ces mots: «Allan Dickson, détective accrédité auprès des autorités judiciaires du Royaume-Uni, est à la recherche d'un malfaiteur... Tous ceux à qui il montrera la présente sont invités à le seconder et au besoin à lui prêter main-forte»... Le capitaine a bien cherché à savoir quel était l'homme que je soupçonnais. Je me suis retranché derrière le secret professionnel. --Mais, demanda Stone... que lui direz-vous en quittant ce bateau? --Je lui dirai que je croyais avoir découvert parmi les hommes de son équipage un récidiviste dangereux, mais que j'avais été trompé par une vague ressemblance... --Et vous allez partir? --Oui... aujourd'hui même... et si là-bas, vous lisez les journaux, vous apprendrez un jour que la Banque d'Angleterre est rentrée en possession de cent cinquante mille livres... --Et comment expliquerez-vous la disparition des cinquante autres... celles que vous avez la générosité de me laisser? --Je dirai qu'au moment où vous vous êtes donné la mort, vous aviez déjà dépensé cet argent... que vous l'aviez perdu au jeu dans un casino quelconque... cela se voit journellement... --Oh! monsieur Dickson... quelle reconnaissance nous vous devons, ma femme et moi... et si, un jour, vous venez au Brésil... --Il est possible que j'aille un jour vous rendre visite, car j'ai pour vous une réelle sympathie--je viens de vous le prouver d'ailleurs.--Puisse cette sympathie ne pas m'être funeste... Enfin!... La Banque recouvrera une partie des fonds volés... ce sera déjà quelque chose... Comme elle avait promis une prime de dix mille livres à celui qui retrouverait le voleur... ou l'argent, je toucherai cette prime... Ce sera ma commission dans cette affaire... et la Banque ne perdra donc que soixante mille livres au lieu de deux cent mille... Mais, attention! n'allez pas vous faire prendre... Voyez-vous que là-bas, en Angleterre, on ait les numéros des bank-notes volées... --Rien à craindre, répondit Stone... c'est moi qui, à la Banque, comptais les liasses, et les serrais ensuite dans les coffres... Je suis sûr qu'on ne possède pas les numéros des bank-notes... --Vous en êtes absolument sûr? --Oui... vous pouvez me croire. Cette réponse que j'avais provoquée à dessein me rassurait complètement. On entendait dans le navire des pas précipités, des coups de sifflet, des appels et un long grincement de poulies. Le _Sea-Gull_ appareillait. Il était temps que je file. --Adieu, dis-je aux époux Stone... suivez bien exactement mes recommandations. N'oubliez pas que le moindre mot, la plus légère imprudence peuvent vous perdre. Si vous faisiez prendre, je ne pourrais plus rien pour vous. --Vous retournez en Angleterre? demanda Stone. --Oui, et le plus vite possible. --Vous êtes bien heureux... Nous autres, nous voguons vers l'exil et nous ne reverrons jamais notre pays... c'est dur, croyez-le... --Le «hard labour» est encore plus dur... Allons, séparons-nous... Stone me serra la main et sa femme m'embrassa avec effusion. Je brusquai la séparation, en disant: --De la prudence, continuez à vivre sur ce bateau comme vous l'avez fait jusqu'alors et... méfiez-vous du capitaine... J'allais sortir quand Stone me retint: --Et l'autre? demanda-t-il. --Quel autre? --L'individu qui ne sort jamais de sa cabine et se promène la nuit sur le pont. --Ne vous en inquiétez pas, je l'emmène avec moi. Adieu! XXI NOUVELLES INQUIÉTUDES Au lieu de me diriger vers la cuisine où m'attendait ce pauvre Zanzibar, je montai sur le pont par l'escalier du panneau arrière, m'engageai sur la passerelle, et quittai pour toujours le _Sea-Gull_. Libre! j'étais libre!... Libre avec cent cinquante mille livres en poche... et un diamant qui en valait bien autant... J'étais certainement, à l'heure actuelle, l'homme le plus riche de Santa-Cruz. A peine sorti du _Sea-Gull_, j'allai m'installer sur un petit promontoire situé à gauche du port. De cet endroit, j'apercevais très distinctement le bassin où était encore amarré le bâtiment du capitaine Ross. Je voyais les hommes courir sur le pont et procéder à l'appareillage. Le _Sea-Gull_ allait sortir sans se faire remorquer. On avait déjà hissé les focs et la voile d'artimon. Une demi-heure s'écoula, puis une heure... La goélette était toujours à quai, et la passerelle n'avait pas encore été enlevée. Que se passait-il donc? Les Stone auraient-ils parlé? Non. Cela était impossible... Ils avaient tout intérêt à se taire... Alors?... Peut-être s'était-on aperçu de mon absence et le capitaine me faisait-il rechercher? Je ne vivais plus... Enfin, les ailes blanches du _Sea-Gull_ battirent au vent, et il glissa lentement le long du quai... Il allait prendre le large... Pourvu qu'il continuât sa route et ne s'arrêtât point en rade. Je le suivais d'un oeil inquiet. Bientôt, il quitta le chenal et s'engagea en haute mer. A cette minute, je me sentis rassuré. On hissait les huniers et le «flèche» arrière... La brise était faible et le capitaine Ross étalait toute sa toile... Peu à peu, le _Sea-Gull_ diminua, parut s'enfoncer dans la mer, et quand je n'aperçus plus à l'horizon que ses hautes voiles, je me mis à fredonner gaiement le _Britannia, Britannia rules the waves_, qui est, comme on sait, l'hymne de la marine anglaise. Maintenant, la goélette semblait s'être engloutie dans les flots... Richard Stone et sa femme, délestés de cent cinquante mille livres, voguaient vers le Brésil, terre hospitalière s'il en fût et l'une des plus belles contrées du monde. De quoi pouvaient-ils se plaindre?... Ils avaient de l'argent, et pourraient là-bas, filer une bonne petite existence, à l'ombre des palmiers, des bambous et des cacaoyers... Ils n'avaient qu'une chose à redouter: c'était que la police avisée par T. S. F. ne les arrêtât au débarcadère de Rio... Mais cela était peu probable... En tout cas, si on les arrêtait, qu'avais-je à craindre?... Rien... absolument rien... Qui donc les croirait quand ils affirmeraient qu'un détective leur avait «soulevé» cent cinquante mille livres? J'étais donc tranquille de ce côté... de l'autre, c'est-à-dire en ce qui concernait ma propre sécurité, je l'étais moins... J'allais de nouveau voyager, retourner en Europe, et Dieu seul savait quelles nouvelles surprises me réservait l'avenir... Il était à peu près certain que je ne rencontrerais plus Bill Sharper, ni Manzana... mais le hasard est si capricieux... Enfin, je verrais bien... Ma situation s'était, en tout cas, sérieusement améliorée, puisque j'étais maintenant en possession de cent cinquante mille livres... Mon diamant me devenait inutile... qu'en ferais-je à présent? Cependant, une nouvelle inquiétude ne tarda pas à m'envahir. S'il était facile de dissimuler le Régent, il était beaucoup moins facile de dissimuler les liasses de bank-notes dont mes poches étaient remplies. J'étais littéralement bourré de billets. J'en avais partout, dans ma vareuse, dans mon pantalon, sur ma poitrine. Comment pourrais-je, avec un pareil chargement, remplir mes fonctions de soutier à bord du vapeur espagnol qui devait m'emmener à Cadix? Avant de descendre en ville, je m'efforçai de mieux «arrimer» sur mon individu le précieux «chargement» qui devait assurer mon existence future... Je glissai toutes mes bank-notes entre ma chemise de flanelle et ma peau, mais cela me donnait un tel embonpoint que je me vis de nouveau obligé de répartir ces jolis papiers dans mes poches. Décidément, il m'était impossible de m'embarquer avec ce matelas de bank-notes... Que faire? Jusqu'à la nuit, je demeurai sur le promontoire où je m'étais installé pour surveiller le départ du _Sea-Gull_. Quand l'obscurité se fit, assez brusquement, comme dans toutes les régions voisines des tropiques, je rentrai en ville. Je venais de changer complètement mes batteries... Au lieu de me diriger vers le port où m'attendait le vapeur espagnol, je m'acheminai vers un quartier où l'on voyait de nombreuses boutiques. Des gens vêtus de costumes bizarres circulaient dans les rues: il y avait là des Arabes, des nègres, des Chinois... et des Anglais, bien entendu, car il n'est pas un endroit du monde où l'on ne rencontre un fils de la fière Albion avec son Baedeker à la main. L'Anglais est un grand voyageur. Il est partout, excepté en Angleterre. Les Français, qui sont narquois, prétendent que nous voyageons beaucoup parce que notre pays manque de gaieté... et que nous allons chercher chez les autres ce que nous ne trouvons pas chez nous. C'est possible. J'ai dit plus haut que j'avais renoncé à m'embarquer comme soutier... J'avais une idée (on a pu remarquer que j'ai quelquefois des idées, et je crois que j'aurais pu faire un romancier). Or, cette idée, qui n'avait rien de génial, devait, si elle réussissait, me conduire enfin au port où je ferais ma dernière escale. Après avoir arrêté une chambre dans un hôtel espagnol tenu par un Bavarois, je fis emplette d'une belle valise en cuir, munie de solides serrures. Je rentrai à l'hôtel, mis mes bank-notes dans la valise, gardai celle-ci à la main, bien entendu, et me rendis dans divers magasins. J'achetai un veston gris à martingale avec plis dans le dos, une culotte bouffante, des bas de laine écossais, des souliers jaunes à larges semelles, une casquette de drap, un gilet en poil de chameau, des chemises de flanelle, et un manteau imperméable. Mes emplettes terminées, je réintégrai ma «cuarto», me débarbouillai, et revêtis mon complet de touriste. Au restaurant où j'allai ensuite (toujours avec ma valise), je fis la connaissance d'un pasteur anglais, qui était venu aux Canaries rendre visite à un de ses parents. Ce révérend, qui était fort bavard, devint bientôt mon ami. Il m'apprit qu'il partait le lendemain pour Cadix. De là, il se rendrait à Madrid, pour assister à une course de taureaux; ensuite, il regagnerait l'Angleterre en traversant la France qu'il ne connaissait pas, et dont les nombreuses attractions excitaient sa curiosité. La compagnie de ce pasteur m'était précieuse. Il ne me manquait plus que des papiers, car je ne pouvais songer à utiliser ceux que j'avais dérobés à Jim Corbett... Je me les procurai assez facilement. Il y avait à côté de nous, à table, un gros Anglais qui buvait portos sur portos et qui ne tarda pas à être complètement ivre. Le pasteur et moi le reconduisîmes à son hôtel, et je ne manquai pas, durant le trajet, d'explorer les poches de ce brave compatriote. J'étais maintenant «nanti» et je pouvais présenter aux agents de police et aux employés du bateau «les papiers du colonel George Flick, né à Birmingham, le 16 octobre 1880, titulaire de l'ordre de la Couronne des Indes et de la Military Cross». La seule chose que j'eusse à craindre maintenant, c'était que cet intempérant colonel ne s'embarquât sur le même vapeur que moi, mais je me tiendrais sur mes gardes. Par bonheur, le pasteur et moi le retrouvâmes le lendemain au même restaurant, et il nous raconta sa mésaventure. J'appris aussi qu'il resterait encore à Santa-Cruz une quinzaine de jours... Je ne risquais donc pas de le rencontrer sur le bateau. Tout s'arrangeait au gré de mes désirs et je me sentais plus tranquille. J'employai la journée qui me restait à parcourir la ville, toujours en compagnie du révérend, qui devenait passablement rasoir. L'heure du départ arriva enfin. Je pris mes billets ainsi que ceux du pasteur (générosité qui me valut la bénédiction du brave homme) et n'eus à décliner ni mon nom ni celui de mon compagnon. A Santa-Cruz, on est moins formaliste qu'en Angleterre. Du moment que l'on paie, on ne vous demande pas qui vous êtes, ni d'où vous venez... Le paquebot sur lequel nous nous embarquâmes, s'appelait le _Velasquez_. Il était peint en bleu, un bleu cru, criard et commun qui eût fait hurler sans nul doute l'illustre parrain dont il avait pris le nom. Ses cabines étaient loin d'être confortables, mais quand on a, comme moi, habité des taudis infects, on ne se montre guère difficile. Cependant, à peine à bord, je compris qu'il me serait impossible de me promener continuellement avec ma valise à la main. Je ne pouvais pourtant pas la laisser dans ma cabine. Je pris dont le parti de simuler un malaise, et pendant les trois jours que dura la traversée, je demeurai couché. Le pasteur venait me voir, et le steward m'apportait mes repas. Nous atteignîmes enfin Cadix. Là, le révérend et moi nous nous séparâmes, et je pris aussitôt le train pour Algésiras. Je m'étais renseigné. Mon but était de gagner Gibraltar, et de prendre là le P. E. A. N. O., c'est-à-dire le _Péninsulaire Oriental_ qui devait, en quarante-huit heures, me déposer à Marseille. Il y a, à Cadix, un petit chemin de fer que l'on appelle la «Tortuga» et qui vous conduit quelquefois à Algésiras... Je dis quelquefois, car il arrive que le train s'arrête en route. Sa machine est très vieille et s'essouffle facilement. Elle a besoin de continuelles réparations, que l'on exécute souvent durant le trajet. Les voyageurs sont alors obligés de descendre, et de camper dans la plaine, en attendant que la «Tortuga» puisse repartir. J'eus la chance de ne pas m'arrêter en route et j'arrivai assez rapidement à Algésiras, ville de douze mille habitants, devant laquelle, en 1801, l'amiral Linois vainquit la flotte anglaise. Une baie sépare Algésiras de Gibraltar, et on la traverse en une demi-heure environ, à bord d'une vedette. A Gibraltar, je me retrouvais chez moi, c'est-à-dire en Angleterre, et mon orgueil national qui venait d'être un peu humilié à Algésiras s'enflamma de nouveau devant le colossal rocher que nous avons transformé en forteresse, et qui commande l'entrée de la mer méditerranéenne. Pourquoi faut-il, hélas! que lorsque je me retrouve en territoire anglais, il m'arrive toujours quelque mésaventure? A Gibraltar, les difficultés commencèrent. D'abord, on nous demanda nos papiers, puis les douaniers visitèrent nos valises. J'eus beau affirmer que la mienne ne contenait rien qui fût _liable to duty_, on me força à l'ouvrir, et l'on s'imagine sans peine la stupéfaction du douanier quand il vit mon matelas de bank-notes. Il appela son chef qui ne fut pas moins étonné que lui, puis me posa quelques questions auxquelles je répondis avec mon aplomb habituel: --Cet argent est destiné au gouvernement anglais... Je suis le colonel George Flick, attaché d'ambassade... Les douaniers s'inclinèrent et me firent même des excuses, mais ce petit incident m'avait mis, comme on dit, la puce à l'oreille. Si je m'embarquais à bord du _Péninsulaire Oriental_, on me forcerait sans doute à ouvrir encore ma valise... J'avoue que je me trouvais bien embarrassé. Comme le _Péninsulaire_ ne passait que le lendemain à quatre heures de l'après-midi, j'avais tout le temps de réfléchir. Je songeai à déposer une partie de ma fortune dans une banque de Gibraltar, et à conserver sur moi l'autre moitié, mais cette solution ne me satisfaisait point. Après m'être longtemps torturé l'esprit, je résolus de retourner à Cadix, et de prendre le train pour Madrid. Là, je m'embarquerais dans le Sud-Express et filerais sur Saint-Sébastien... Après... dame!... après, je verrais... XXII OU TOUT COMMENCE A S'ARRANGER Cependant, mon arrivée à Gibraltar avait déjà été signalée. Les douaniers avaient jasé, et le chef de police me faisait surveiller. Partout où j'allais, ma valise à la main, je voyais, derrière moi, un grand escogriffe, chaussé de sandales à semelles de paille. Je résolus de le semer, et y parvins assez facilement, puis je me réfugiai dans un café où se trouvaient réunis une dizaine de soldats anglais. J'y demeurai jusqu'à la nuit tombante, et réussis à m'embarquer dans la dernière vedette qui fait le service entre Gibraltar et Algésiras. A onze heures du soir, j'étais de nouveau à Cadix... Je pris une chambre dans un quartier populeux et, le lendemain, dès le lever du soleil, je sortais, ma valise à la main. Cadix est, ma foi, une fort jolie ville. Ses maisons badigeonnées de nuances claires sont plaisantes à voir, et je me suis laissé dire que ses habitants sont réputés pour leur amour du plaisir, leur vivacité, leur talent de repartie et aussi leur élégance... Le port est en relations d'affaires avec le monde entier et expédie surtout en Angleterre de nombreux minerais. Cette ville m'a beaucoup plu, et il est possible que j'y revienne un jour, avec Edith... Pauvre Edith! qu'était-elle devenue? Les quelques livres que je lui avais données lors de son départ devaient tirer à leur fin!... Brusquement, de sombres pensées m'envahirent... Le passé d'Edith défila devant mes yeux. Je la revis rôdant dans le Strand, surveillée par Manzana... arpentant le trottoir comme ces «street-walkers» qui m'ont toujours fait horreur... et je me demandai si vraiment je devais aller la retrouver à Paris... Mais, bientôt, j'étais pris de pitié pour elle, au souvenir de ses malheurs et je la plaignais. N'était-ce pas moi qui l'avais précipitée dans l'abîme?... Nous étions deux malheureux que la fatalité avait poursuivis... Si Edith avait de lourdes fautes sur la conscience, avais-je le droit, moi, le numéro trente-trois de Reading Gaol, de lui adresser des reproches? Elle avait souffert, moi aussi... Le mieux était de tout oublier, car un homme comme moi doit être indulgent envers les autres... Quand on s'appelle Edgar Pipe, on ne peut guère s'instituer redresseur de torts. Il est vrai que dans la vie ce sont généralement les gens les plus tarés qui posent à la vertu, mais moi, je déteste les faux bonshommes... Ne serait-ce pas ignoble de repousser aujourd'hui, parce que je suis riche, une pauvre fille qui a eu pour moi de l'amour, et qui en a encore--plus qu'avant peut-être, car elle a pu apprécier mon coeur. D'ailleurs, je lui avais promis de ne pas l'abandonner, et je n'ai qu'une parole... Tout en roulant ces bonnes pensées dans ma tête, j'étais arrivé à la gare. Je voulus m'informer de l'heure des trains, mais ne sachant pas un mot d'espagnol, je dus recourir à un interprète, un Allemand, qui prononçait l'anglais comme un juif de Russel street. Il m'apprit qu'il y avait un train pour Madrid à huit heures quinze du soir... mais que l'on n'y acceptait que des voyageurs de première classe. J'aimais mieux cela, au moins je pourrais me reposer dans un wagon bien capitonné... Je devenais difficile depuis que j'avais de la fortune... Ce luxe que j'avais toujours envié, j'allais donc enfin pouvoir me le payer!... Ah! brave Richard Stone, quelle reconnaissance je vous devais, et comme je regrettais de vous avoir si odieusement trompé! C'est vraiment une chose dégoûtante que ce que nous appelons en Angleterre le _struggle for life_. Comme cette maudite question d'argent rend parfois les hommes cruels et féroces... pas tous, cependant, car j'étais bien sûr que le pauvre Zanzibar, qui n'était qu'un nègre, eût été incapable d'une lâcheté. Je pourrais vous raconter comment j'allai de Cadix à Madrid et de Madrid à Saint-Sébastien, mais j'écris des mémoires et non un roman de voyages. Mon récit ne reprend d'ailleurs quelque intérêt qu'à Saint-Sébastien. J'étais là, tout près de la France, il ne s'agissait plus que de passer la frontière sans attirer l'attention des douaniers. Je résolus de me reposer quelques jours, avant de me remettre en route. J'avais besoin de réfléchir longuement, car j'arrivais à ma dernière escale, et il eût été stupide de tout compromettre par une imprudence au moment de toucher au port. J'avais décidé, je crois l'avoir dit, de me fixer momentanément à Paris. A Paris! quelle audace! diront certains lecteurs... Non, je savais ce que je faisais, on le verra plus loin... Avec moi, on va toujours de surprises en surprises. Une fois à Paris, je déposerais petit à petit ma fortune dans plusieurs banques, mais il me fallait pour cela me procurer un état civil. Les papiers du colonel Flick ne pouvaient me servir, d'abord parce que le colonel pouvait un jour apprendre que j'usurpais son nom, ensuite, parce que ce nom qui est très bien porté en Angleterre, sonne très mal en France... J'arriverais bien, avec de l'argent (que n'a-t-on pas quand on y met le prix?) à faire établir toutes les pièces d'identité qui m'étaient nécessaires. Je sais que l'on peut très bien vivre dans une ville sans avoir à produire à chaque instant son acte de naissance ou son casier judiciaire, mais il faut toujours être muni de papiers... D'ailleurs, pour effectuer mes dépôts en banque, des pièces d'identité me seraient nécessaires. J'avais pris une chambre sur la Concha, dans un splendide hôtel dont les fenêtres donnaient sur la mer. C'était la saison à Saint-Sébastien. Le roi et la reine venaient d'arriver, et toute l'aristocratie espagnole les avait suivis... Je profitai de mon séjour dans cette ville pour monter ma garde-robe. Je me fis faire plusieurs complets, un smoking, des chaussures, et redevins tout à fait un gentleman. Cependant, avec ma valise en cuir jaune que je traînais toujours avec moi, je finissais par me faire remarquer. On me prenait pour un marchand de diamants, et un jour, un client de l'hôtel me demanda si je n'avais pas quelques perles à vendre... Une autre fois, une vieille dame offrit de me céder des rubis, et un garçon d'hôtel me pria de lui expertiser une bague ornée de pierres fines qu'un voyageur lui avait laissée en gage. C'était à devenir fou. Ce qui m'ennuyait aussi, c'était de voir les autres s'amuser et de ne pouvoir les imiter. Avec cette valise que je n'osais pas abandonner cinq minutes, je ne pouvais aller ni au casino, ni au théâtre, ni au dancing. Je trouvai, cependant, le moyen de m'en débarrasser, et voici comment... J'achetai deux grosses serviettes de maroquin, dans lesquelles je serrai mes précieuses bank-notes, et me rendis à la Banco de España. Là, je louai un coffre dont on me donna le clef, et je pus, dès lors, jouir un peu de la vie. Je me fis inscrire au casino, taillai un petit bac, et gagnai cinquante mille pesetas. Le lendemain j'en gagnai soixante mille, et le surlendemain quatre-vingt mille... Cette veine insolente me rendit un moment suspect, et les inspecteurs ne me quittèrent plus des yeux... Je finis par perdre fort heureusement, et, dès lors, les joueurs me rendirent leur estime... Je perdis même assez gros, mais je sus m'arrêter à temps. Tous les jours, j'allais à la banque, ouvrais mon coffre, m'y enfouissais à demi, et comptais mes bank-notes. J'avais fait la connaissance au cercle d'un jeune Américain, nommé James Bruce, qui jouait un jeu d'enfer. J'avais beau lui conseiller de se modérer, il ne m'écoutait pas, et comme la guigne le poursuivait, il finit par se ruiner. Ce qui devait arriver arriva... Un soir qu'il avait joué sur parole, il perdit cent mille pesetas. --C'est la fin, me dit-il. --Comment cela? demandai-je. --Oui, je suis arrivé au bout de mon rouleau... J'ai tenu un coup sur parole... Je n'ai plus qu'à me brûler la cervelle. --Vous êtes fou, lui dis-je... Est-ce qu'on se brûle la cervelle pour cent mille pesetas... Venez me voir demain à mon hôtel, je vous prêterai cette somme. --Merci, me dit-il... Nous nous quittâmes. Le lendemain, à mon réveil, le valet de chambre m'apportait une lettre. Je déchirai l'enveloppe et lus: «Mon cher monsieur Flick, «Hier soir vous avez bien voulu m'offrir cent mille pesetas. J'avais accepté, mais depuis, j'ai réfléchi... Ces cent mille pesetas, je les perdrai sûrement, car la déveine me poursuit. Je suis ruiné, et ne me relèverai jamais... Il ne me reste qu'à me brûler la cervelle, et c'est ce que je vais faire... Adieu!... «Votre reconnaissant quand même, «James BRUCE.» Je me levai, m'habillai à la hâte, et courus Calle del Retiro où habitait le malheureux. Je trouvai son domestique éploré, Bruce s'était tué. Pauvre garçon! Comme j'avais été son dernier ami, je m'occupai de le faire enterrer et payai tous les frais. Nous fûmes trois à suivre le convoi: son valet de chambre, sa logeuse et moi, car l'enterrement avait lieu à neuf heures du matin, et les joueurs, en général, se lèvent fort tard. Pendant qu'un corbillard traîné par deux chevaux maigres le transportait à sa dernière demeure, sous une pluie battante, ceux qu'il avait enrichis (car Bruce avait laissé plus de quatre millions de pesetas sur le tapis) dormaient tranquillement dans une chambre bien chaude. Sur les instances de la logeuse, une brave femme que ce suicide avait affolée, je consentis à examiner les papiers laissés par Bruce. Il n'avait pour toute famille qu'un vieil oncle éloigné qui habitait Baltimore, et avec lequel, d'après ce qu'il m'avait confié, il n'entretenait plus de relations. Je jugeai inutile de prévenir le vieux Yankee... Bruce n'avait pas d'héritiers. Il était donc assez naturel que je gardasse tout ce qu'il possédait: une montre marquée à ses initiales, deux bagues et divers papiers d'identité. Je réglai la logeuse, ainsi que le valet de chambre, et regagnai mon hôtel. Si j'ai été guéri de la passion du jeu, c'est à ce pauvre ami que je le dois... Depuis cet affreux drame, je n'ai jamais touché une carte. Après avoir longtemps réfléchi, je finis, non sans répugnance, par prendre une résolution qui s'imposait: me substituer au disparu... Une fois que je serais à Paris, je me ferais appeler James Bruce... Le signalement de ce joueur malheureux correspondait assez exactement au mien: même figure rasée, même taille, même corpulence, même couleur d'yeux et de cheveux... Si l'on me demandait des papiers lorsque j'effectuerais mon dépôt en banque, je pourrais au moins en fournir. J'eusse préféré user d'un autre moyen, mais en attendant que je changeasse encore «d'identité», j'adopterais le nom de Bruce. Cette importante question réglée, il me fallait gagner la France. J'avais pour cela deux raisons que l'on connaîtra bientôt. Depuis que je pouvais montrer des papiers, j'avais repris confiance, mais ce que je pouvais montrer plus difficilement, c'étaient mes bank-notes. Les déposer dans une banque espagnole, il n'y fallait pas songer. D'autre part, les emporter dans ma valise, c'était bien compromettant. Il est vrai que j'étais maintenant sujet américain, et que les Américains passent à tort ou à raison pour des originaux, mais vraiment, c'était pousser l'originalité un peu loin que de voyager avec cent cinquante mille livres dans une valise! A Hendaye, on visite les bagages, et les douaniers qui ouvriraient ma valise ne manqueraient pas de prévenir le commissaire spécial de service à la gare. Ces douaniers ont beau voir beaucoup de choses, dont ils ne s'étonnent pas, ils éprouveraient certainement quelque surprise en découvrant mon trésor... Un homme qui voyage sans le sou est toujours suspect, mais celui qui a trop d'argent sur lui ne l'est pas moins. Je pris le parti de bourrer mes poches de bank-notes et d'en loger la plus grande partie dans la doublure de mon pardessus. J'allai donc chercher mes serviettes à la Banco de España, et de retour à l'hôtel, après avoir eu soin de boucher avec une cigarette le trou de la serrure, je procédai à mon «matelassage». Ce travail accompli, je me regardai dans l'armoire à glace, en tenant mon pardessus sous le bras, et certain que je pouvais circuler dans les rues sans me faire remarquer, je réglai ma note d'hôtel, hélai un cocher, et me fis conduire à la gare... Ce jour-là, c'était course de taureaux à Saint-Sébastien, et ma voiture se fraya difficilement un chemin à travers la foule qui se dirigeait vers la plazza. Enfin, j'arrivai à la station de chemin de fer... Un quart d'heure après, j'étais confortablement installé dans un wagon de première, et bientôt, je filais vers la France. Il y avait dans mon compartiment deux messieurs qui m'avaient l'air d'affreux rastas et une dame très maquillée. Me rappelant la petite aventure qui m'était arrivée avec Manzana dans le train du Havre, je me gardai bien d'engager la conversation avec ces voyageurs. Dès que nous eûmes dépassé la frontière, les deux messieurs s'endormirent, et la dame se mit à lire un roman français... A Bayonne, ils descendirent, et je demeurai seul jusqu'à Bordeaux. Là montèrent trois gentlemen, qui, durant tout le trajet, ne parlèrent que des Balkans et de la question d'Orient. L'un d'eux, ainsi que je l'appris en écoutant leur conversation, était un ministre français, un petit barbu à binocle, dont j'ai oublié le nom. Les deux autres devaient être des députés. Avec de tels compagnons, je me sentais en sûreté. Je ne dormis point cependant, et quand on annonça le premier service du restaurant, je demeurai dans mon wagon. Dieu! que le voyage me parut long. Il me semblait que jamais je n'atteindrais Paris... Enfin, le train s'arrêta. Nous étions à la gare d'Orsay. J'arrêtai une chambre au Terminus et me fis servir à dîner, après avoir remis dans mes deux serviettes de maroquin mes précieuses bank-notes. Paris comptait un millionnaire de plus! * * * * * Le lendemain, je pris un taxi, me fis conduire dans quatre banques, où j'effectuai le dépôt de ma fortune, et à midi j'étais enfin tranquille. J'avais gardé sur moi une centaine de livres. Pour la première fois, depuis longtemps, je commençai à respirer. Je fis une promenade à pied, aux Champs-Elysées, déjeunai dans un grand restaurant, et me dirigeai ensuite vers Montmartre. On se rappelle que j'avais recommandé à Edith de s'installer dans notre ancien quartier. J'espérais que peut-être le hasard me la ferait rencontrer, mais j'eus beau parcourir toutes les rues de la Butte, je ne l'aperçus point... Etait-elle à Paris?... Bien qu'elle m'eût promis de s'y rendre, ne s'était-elle pas ravisée à Southampton, au moment de s'embarquer? Mais non, cela était impossible. Il y avait trop de sincérité, trop d'amour dans son regard, lorsque nous nous étions séparés. D'ailleurs, ne désirait-elle pas échapper à ce Bill Sharper et à cet horrible Manzana qui la terrorisaient? Je résolus donc de m'établir momentanément à Montmartre. C'est un quartier que j'ai toujours aimé. On y rencontre des artistes, des littérateurs et de jolies femmes... et l'on n'y voit point de ces bourgeois stupides qui s'offusquent de tout et se calfeutrent dans leurs appartements à partir de neuf heures du soir. Montmartre est le quartier de la joie, de l'esprit... et on y travaille aussi, quoi qu'en disent certains grincheux qui ont peiné toute leur vie pour n'arriver à rien. XXIII LA PETITE OUVRIÈRE QUI TROTTE SOUS LA PLUIE Je m'installai rue de Maistre, dans une chambre meublée des plus modestes. De ma fenêtre, j'apercevais le cimetière Montmartre qui est, sans contredit, l'un des plus gais de Paris, avec ses arbres où chantent des milliers d'oiseaux, et ses jolies allées bordées de géraniums et de fusains... C'est aussi un cimetière «artistique» (si je puis m'exprimer ainsi). Là dorment J.-J. Henner, Paul Delaroche, Horace Vernet, A. de Neuville, Ary Scheffer, Berlioz, Henri Heine, Stendhal, Alfred de Vigny, les frères Goncourt et Emile Zola. Ces illustres défunts n'y sont pas enfermés entre deux murailles grises comme à Westminster... Ils ont au-dessus d'eux le grand ciel bleu, l'immensité. Ceux qui trouvent que la vue d'un cimetière a quelque chose de triste sont, à mon avis, des gens primitifs qui ne comprennent rien, dont l'esprit obtus est incapable de penser... et de se souvenir. Chaque jour, je faisais une longue promenade dans les rues qui montent vers le Sacré-Coeur, espérant enfin rencontrer Edith... Mais les jours succédaient aux jours, et je commençais à croire que, décidément, ma maîtresse n'avait pu se résoudre à quitter l'Angleterre. Ainsi, elle m'avait trompé, l'astucieuse créature! Ses pleurs, ses serments, tout cela c'était du «chiqué», comme on dit en France, et je rageais d'avoir, dans toute cette affaire, joué le rôle de M. Jobard. Je finis cependant par me rassurer un peu. J'avais promis à ma maîtresse de lui écrire poste restante, mais la date que je lui avais fixée était bien vague... et bien lointaine encore... Tant que les délais ne seraient pas expirés, je n'avais pas le droit de maudire Edith... Je lisais beaucoup les journaux anglais, non point pour y savourer l'éloquence mielleuse de M. Lloyd George, mais pour me tenir au courant des petits drames que nous appelons chez nous _Diary misdeeds_. Or, un matin, en ouvrant la _Morning Post_, un titre en caractères gras attira soudain mon attention: _THE WHITE-TRACT_ Et je lus: «Notre grand détective Allan Dickson, qui, depuis quelques années, a remplacé le pauvre Herlokolms actuellement interné à Bedlam, vient de mettre la main sur deux ignobles trafiquants nommés Bill Sharper et Manzana. Cernés dans un bar de Pennsylvania, ces bandits ont opposé une résistance désespérée. Conduits au poste de police et interrogés par le Chief-Inspector, ils ont fini par entrer dans la voie des aveux et par reconnaître que, depuis plusieurs mois, ils se livraient à la «traite des blanches». Ce ne serait point, paraît-il, le seul méfait qu'on aurait à leur reprocher, car Allan Dickson a relevé contre eux des charges accablantes: attaques nocturnes, vol avec effraction, tentative d'assassinat... Il est probable qu'avant peu ces dangereux malfaiteurs seront pour longtemps logés à Reading. Allan Dickson, que nous avons vu ce matin, est persuadé que l'instruction de cette affaire durera plusieurs semaines, et qu'elle amènera la découverte d'un grand nombre de méfaits dont les auteurs avaient jusqu'à présent échappé à la justice.» Tout s'arrangeait au gré de mes désirs. Je n'avais plus à craindre ni Bill Sharper, ni Manzana... Il est vrai que ce dernier n'était pas bien dangereux, puisque je ne risquais point--et pour cause--de le rencontrer à Paris, mais Bill Sharper, qui venait souvent en France pour y chercher des «cailles», aurait pu, un jour ou l'autre, se trouver en face de moi, et j'avais de sérieuses raisons pour l'éviter... du moins pour le moment. De ces deux ennemis, celui que je haïssais le plus, c'était certainement Manzana, car cet homme m'avait trop fait souffrir. Sa vilaine figure jaune, ses yeux fourbes, son affreuse voix cuivrée, et jusqu'à sa façon de prononcer monsieur Pipe (au lieu de Païpe), tout en lui m'était odieux... Et puis... et puis... il y avait une chose qui me le rendait plus odieux encore: la façon dont il avait abusé d'Edith... Ah! décidément, Allan Dickson venait de me rendre encore un fier service... Je dis _encore_, car si aujourd'hui j'étais riche, c'était grâce à lui... La carte qu'il m'avait remise à la gare de Waterloo avait été le talisman qui avait opéré sur le pauvre Richard Stone un si merveilleux effet... Si je devais à Allan Dickson trois ans de «hard labour», je lui devais aussi une fortune de cent cinquante mille livres... et j'estimais que la compensation était largement suffisante... «On n'a rien sans peine», dit un proverbe français dont j'ai pu, mieux que tout autre, vérifier la justesse. Les jours passaient et je n'avais guère, jusqu'à présent, joui de mon énorme fortune. Je vivais modestement dans ma chambre de la rue de Maistre... Sur mon palier habitait un peintre du nom de Gerbier, un grand garçon sympathique et doux, que je voyais assez souvent, et que j'aidais parfois de ma bourse, car, comme tous les artistes qui se consacrent uniquement à l'Art, il était très pauvre. Plutôt que de faire du commerce et de vendre à l'Amérique des faux Corot et des faux Carrière, il préférait manger du pain sec et boire de l'eau. Il n'y a qu'en France que l'on voit de ces héroïsmes!... Gerbier n'était pas seulement un peintre de talent, c'était aussi un remarquable violoniste, et il ne refusait point, quand je l'en priais, de me jouer les sonates de Bach, les danses de Brahms ou les concertos de Wieniawski. Comme il se plaignait toujours d'avoir un mauvais violon, un jour, pour lui faire une surprise, je lui payai un Bergonzi qu'un luthier de la rue de Rome avait garanti excellent... Il l'était, en effet--trop peut-être--car à partir du jour où il eut cet instrument entre les mains, Gerbier laissa ses couleurs sécher sur sa palette... Je fus obligé, pour qu'il se remît au travail, de «confisquer» le violon. Je ne lui permettais plus de jouer qu'une heure le matin et deux heures le soir. Jusqu'à présent, cet artiste était mon seul ami. Je lui dois beaucoup, car il m'a appris à aimer et aussi à apprécier des artistes tels que Cézanne, Renoir, Degas, Toulouse-Lautrec et Matisse... Gerbier, je dois le reconnaître, n'abusa point de ma générosité. D'autres à sa place se fussent cramponnés à moi et m'eussent saigné à blanc, mais lui se montra très digne, et j'eus toujours beaucoup de peine à lui faire accepter quelque argent. Si ces lignes lui tombent sous les yeux, il ne sera peut-être pas très flatté d'avoir eu pour ami un cambrioleur, mais Gerbier a l'esprit large, et il... comprendra. L'homme n'est rien, c'est le geste qui est tout. D'ailleurs, le cambrioleur qui oblige ses semblables est, à mon avis, plus estimable que le riche qui ne dénoue jamais les cordons de sa bourse... Mon existence à Montmartre était celle d'un petit rentier, et les gens qui me voyaient passer ne se doutaient certes point que j'étais un millionnaire. Il est vrai que rien ne distingue le millionnaire des autres hommes. Un jour que dans la rue Tholozé j'avais été surpris par la pluie, et me hâtais vers un café tout proche, j'aperçus devant moi une femme simplement mise, mais joliment bien tournée, ma foi. Elle portait une de ces enveloppes en serge noire que les Parisiennes appellent «une toilette»--je n'ai jamais pu savoir pourquoi--et cette toilette qui devait être pleine d'étoffes ou de lingerie paraissait fort lourde, car à chaque instant la femme la faisait passer d'un bras à l'autre. L'eau ruisselait sur la pauvre petite robe de l'ouvrière et dégouttait de son modeste chapeau dont les bords s'étaient à demi rabattus. Galamment, je m'avançai, avec mon parapluie (un bon Anglais, quand le temps n'est pas sûr, a toujours la précaution de prendre son parapluie et de relever le bas de son pantalon). --Mademoiselle, dis-je d'une petite voix flûtée, voulez-vous me permettre de vous abriter? --Vous êtes bien aimable, monsieur... je vous remercie beaucoup... Et, en disant ces mots, la femme tournait vers moi son visage rose. --Edith!... ma chère Edith! --Edgar!... quoi... c'est vous!... Ah! quelle surprise! --Ma petite Edith!... Et, prenant sa «toilette», je la passai à mon bras... La pluie redoublait, une pluie droite, maussade, qui claquait sur le pavé. On se serait cru à Londres. --Entrons ici, dis-je en désignant un petit café de la rue des Abbesses où j'allais quelquefois prendre mon apéritif. Quand nous pénétrâmes dans cet établissement, j'entendis le garçon qui disait à un consommateur: «Tiens, v'là l'Anglais de la rue de Maistre qui a fait un «levage»... pas mal, la petite poule!» Nous nous assîmes, et je commandai deux grogs. Edith et moi, nous étions si émus que nous ne trouvions rien à nous dire. Nous avions l'air aussi bête que deux jeunes amoureux à leur premier rendez-vous... Edith me regardait, j'avais pris sa petite main dans les miennes et la caressais doucement... --Vous voyez, dis-je enfin... je suis venu... --Je le savais bien, Edgar, que vous viendriez... Vous n'êtes pas allé en Amérique? --Non... --Et vous avez bien fait... Vous êtes tranquille, maintenant? --Tranquille? --Oui... vous... ne craignez plus... --Je ne crains plus rien, Edith... --Quel bonheur!... Alors, nous allons pouvoir vivre heureux... En attendant que vous trouviez un emploi, je travaillerai... nous ne manquerons de rien... Je serrai plus fort la petite main... Bonne et chère Edith! Elle offrait de travailler... pour me nourrir... Quel dévouement! C'est à ces choses-là que l'on juge vraiment les femmes... J'aurais pu la rassurer, lui avouer tout de suite que «j'avais fait fortune», mais je préférais la laisser causer. Il m'était agréable de l'étudier un peu. La femme que je retrouvais était si différente de l'autre, de celle qui était partie un jour en emportant mes deux mille francs, que je ne la reconnaissais plus. Autrefois, Edith ne rêvait que luxe et toilettes, c'était une gentille maîtresse, très aimante à certains moments, mais avant tout préoccupée de son teint, de ses ongles et de ses cheveux... L'Edith de Londres était une poupée de luxe, celle que je retrouvais était vraiment une femme, et une femme admirable, embellie, purifiée grâce aux leçons de cette déesse si cruelle que l'on nomme l'Adversité... Au lieu de faire commerce de son corps, comme tant d'autres malheureuses, elle s'était mise à travailler... Ses jolis petits doigts étaient noirs de piqûres d'aiguilles, et sa pâleur, ses yeux rougis par les veilles, disaient le dur labeur auquel elle s'était astreinte... Pauvre Edith!... --Alors, lui dis-je, vous rentrez chez vous? --Non, répondit-elle... quand vous m'avez rencontrée j'allais reporter mon ouvrage... --Vous avez dû bien souffrir depuis que nous ne nous sommes vus... --Oui... Edgar... les premiers temps ont été durs... et je vous avoue que j'ai été bien près de céder au découragement, mais Dieu m'a protégée... J'ai eu la chance de rencontrer une brave dame, qui m'a recommandée à un entrepreneur de confections, et on m'a donné tout de suite de l'ouvrage... Oh! cela n'a pas marché tout seul, les premiers jours... J'avais perdu l'habitude de coudre... Songez donc que je n'avais pas touché une aiguille depuis ma sortie de pension!... Je n'allais pas vite au début, mais maintenant je suis devenue assez habile... et gagne bien ma vie... --Ah!... et qu'est-ce que cela vous rapporte, la couture? --Cela dépend... il y a des travaux qui sont assez ingrats, mais d'autres qui sont meilleurs... Quand j'ai des blouses à faire, par exemple, comme celles que je reporte aujourd'hui, je puis me faire soixante francs par semaine... Soixante francs par semaine et elle trouvait, la malheureuse, qu'elle gagnait bien sa vie! --J'espère, reprit-elle, que l'on va avant peu me donner un travail plus soigné, alors, cela ira mieux encore... Mais je suis là qui parle de moi, et j'oublie de vous demander ce que vous avez fait depuis notre séparation... Et votre diamant? --N'en parlons pas, Edith, il m'a causé trop d'ennuis... --Alors, c'était sérieux... vous aviez un diamant? un vrai?... --Oui... un vrai... Pour le moment, sachez, my darling, que je suis riche... riche à millions... Edith me regardait, un peu inquiète, se demandant si le malheur ne m'avait pas troublé la raison... --Oui... riche à millions, repris-je, et l'ouvrage que vous reportez maintenant à votre confectionneur sera le dernier... Bientôt, nous reprendrons la grande vie... Au lieu de végéter dans une chambre garnie, nous aurons notre hôtel, à nous, des domestiques, une auto... Vous serez une lady, Edith, car avant peu, vous deviendrez ma femme... Vous voulez bien, n'est-ce pas? --Oh! Edgar... pouvez-vous le demander?... Mais tout cela est trop beau, et j'ai peur... --Peur de quoi, Edith? --Je ne sais... c'est ridicule ce que je dis là, mais... --Rassurez-vous, Edith... Allons, venez... Nous allons prendre un taxi... Il faut que vous reportiez votre ouvrage... Plus tard, je vous expliquerai tout... XXIV RÉDEMPTION La pluie avait cessé. Un joli soleil de printemps dorait la façade des maisons. L'air était doux, une brise molle courait par les rues. Je hélai un taxi, et après y avoir fait monter Edith, jetai au chauffeur l'adresse qu'elle m'avait donnée... --Mais vous êtes toute trempée, remarquai-je... Vous allez prendre froid... Il faut rentrer chez vous pour vous changer. Edith sourit tristement. --Ce serait difficile, dit-elle... car je n'ai qu'une robe... celle que j'ai sur le dos... Mais ne craignez rien, je suis habituée à la pluie... Ce n'est pas la première fois que je reçois une averse... Je crois que décidément il pleut autant à Paris qu'à Londres... seulement (je ne sais si c'est une idée) la pluie de Paris me semble plus gaie que celle de Londres. Nous arrivions au bas de la rue Notre-Dame-de-Lorette, et le taxi allait s'engager dans le faubourg Montmartre, quand Edith me saisit vivement le bras, en disant: --Oh! non... non... ne passons pas par là... --Et pourquoi? --Je vous le dirai tout à l'heure. Je donnai l'ordre au chauffeur de prendre la rue Bourdaloue et la rue Laffitte... --Figurez-vous, me dit Edith, au bout d'un instant, que l'autre jour... dans le faubourg Montmartre, devant un petit bar... j'ai aperçu Bill Sharper... Oui, Edgar... je l'ai vu comme je vous vois... et l'ai bien reconnu... Lui aussi m'a reconnue, car il m'a suivie aussitôt, mais je m'étais approchée d'un agent, et il n'a pas osé m'aborder... Il demeurait planté au bord du trottoir et attendait le moment où je me remettrais en route... J'ai profité d'un encombrement pour m'esquiver et me suis mise à courir comme une folle... Oh! cet homme!... si j'allais le rencontrer encore! --Tranquillisez-vous, ma petite Edith, vous ne le reverrez plus... --Est-ce possible? --Puisque je vous le dis... Bill Sharper est en ce moment entre les mains de la justice... --Oh! si vous pouviez dire vrai! --C'est certain... Manzana aussi a été arrêté... --Comment, ils étaient donc tous les deux à Paris? --Non... on les a arrêtés à Londres... dans un établissement de Pennsylvania Street... C'est Allan Dickson qui les a capturés. --Allan Dickson!... ce maudit détective qui avait l'air de tant s'intéresser à nous et qui, cependant, est cause de tous nos malheurs... Oh! ne me parlez jamais de cet individu-là, Edgar... --Allan Dickson a fait son devoir, Edith. Il y eut un silence. Ma maîtresse me regarda un instant, puis, me pressant tendrement la main. --Ne pensons plus à cela, dit-elle... Ne sommes-nous pas heureux, maintenant? --Oui, Edith, nous sommes heureux... et vous avez raison, il faut oublier le passé... Figurons-nous que nous avons fait un mauvais rêve. Nous étions devant la maison où ma maîtresse allait reporter ses blouses. --Renvoyez votre taxi, dit-elle, car je vais peut-être en avoir pour un certain temps... Il m'arrive quelquefois de poser une heure avant de pouvoir remettre mon ouvrage... ensuite, il faut que je fasse établir mon bon pour passer à la caisse, et ces messieurs ne sont jamais pressés. --Inutile de passer à la caisse, Edith... Laissez-leur les quelques francs que vous devez toucher... Nous n'avons plus besoin de cela maintenant. --Non, Edgar... j'ai travaillé, j'entends être payée. Pourquoi laisser mon argent à ces gens-là?... Et puis, j'y tiens à cet argent... c'est le dernier que j'aurai gagné de mes mains, je veux le conserver... J'ai idée qu'il me portera bonheur... --C'est bien... je vous attends. --Renvoyez votre taxi. Je me contentai de sourire... Est-ce qu'un millionnaire regarde à quelques misérables francs? Edith pénétra dans la maison, s'engagea dans un long couloir... et je suivis un instant sa gracieuse silhouette... Quand je l'eus perdue de vue, je me calai dans la voiture, les pieds sur le strapontin, allumai un cigare et me pris à réfléchir. Tout jusqu'à présent semblait me favoriser... J'étais riche, j'avais retrouvé ma maîtresse... que pouvais-je désirer de plus? Mais une ombre passa subitement sur mon bonheur... Je venais de sentir sous ma main le diamant maudit qui avait bouleversé ma vie... Trois ans et demi s'étaient écoulés depuis la nuit où je l'avais enlevé de sa vitrine... Trois ans et demi!... Aucun journal n'avait, comme je l'ai dit, parlé de ce vol qui était pourtant d'importance... L'administration du musée du Louvre avait dû, cependant, avertir la police... des agents s'étaient évidemment livrés à une enquête qui n'avait pas abouti et l'affaire devait être aujourd'hui classée. Néanmoins, on pouvait la rouvrir, cette enquête, d'un moment à l'autre, et cela pendant six ans et demi encore... puisqu'en France les vols de ce genre (vols avec effraction) se prescrivent par dix ans. Si Manzana, au cours de l'interrogatoire qu'on lui ferait subir allait parler de cette affaire? Bah! que dirait-il? Qu'un nommé Edgar Pipe avait dérobé le Régent... Mais où trouver Edgar Pipe? Il n'existait plus... Tout cela ne laissait pas de m'inquiéter, bien que je m'efforçasse de trouver des raisons propres à me rassurer. Soudain, une idée me vint à l'esprit... une idée que j'avais eue déjà, mais que j'avais tout d'abord repoussée. Aujourd'hui, elle me paraissait moins saugrenue, et je m'y arrêtai avec complaisance, la triturai, la retournai, la mis au point, en un mot, et quand je l'eus bien envisagée sous toutes ses faces, je partis d'un bruyant éclat de rire... J'avais trouvé... Oui... j'avais trouvé le moyen de me débarrasser de mon diamant d'une façon assez originale, et l'on verra plus loin que le moyen était simple... très simple, même, et devait réussir... à la condition toutefois que je n'attendisse point trop longtemps... Restait une autre question qui me semblait assez compliquée... Devais-je avouer à Edith l'origine de ma fortune? Ma maîtresse était, depuis quelque temps, devenue si honnête qu'elle pouvait prendre très mal cette révélation... Il valait mieux ne pas la mettre au courant du petit drame du _Sea-Gull_, drame dans lequel j'avais, somme toute, joué un rôle odieux... Et puis, en avouant, je donnais à Edith une arme contre moi. Une brouille pouvait, un jour ou l'autre, survenir entre nous, à la suite d'une de ces scènes si fréquentes dans les ménages irréguliers... et même dans les autres... Ma maîtresse, cédant à un coup de tête, pouvait me dénoncer... Elle le regretterait ensuite, cela était certain, mais le coup serait porté... Il ne faut jamais être trop confiant avec les femmes qui sont des petits êtres charmants, mais impulsifs et auxquels la jalousie fait parfois commettre les pires sottises. Edith, il est vrai, connaissait maintenant la vie, et était renseignée sur mon passé, mais il me semblait inutile de lui apprendre cette nouvelle canaillerie... J'en avais déjà bien assez sur la conscience!... Réflexion faite, il n'y avait qu'un homme qui pût me tirer de là, c'était ce bon oncle Chaff, ce septuagénaire affectueux, sur le sort duquel Edith s'était si gentiment apitoyée, au moment où je devais partir pour la Hollande... Je dirais donc à ma maîtresse qu'après l'avoir quittée à Waterloo Station, je m'étais rendu en Hollande... Le reste était facile à imaginer--ce n'est pas l'imagination qui me manque, heureusement--et le petit roman que j'échafauderais dissiperait tous les doutes qui pourraient subsister dans l'esprit d'Edith. On peut être un cambrioleur et hériter d'un oncle généreux... S'il n'y avait que les honnêtes gens qui pussent hériter, on verrait certainement moins de millionnaires. Ma conscience était maintenant en repos. Quand j'aurais mis à exécution le projet dont j'ai parlé tout à l'heure et qui devait me débarrasser du Régent, je serais à l'abri de tout danger. Je consultai ma montre... Il y avait trois quarts d'heure qu'Edith m'avait quitté... Je descendis de taxi et me mis à arpenter nerveusement le trottoir... On la faisait poser, mais elle s'en doutait, la malheureuse... Enfin, elle reparut... Elle était toute rouge, et semblait très excitée... --Qu'avez-vous donc? demandai-je... --Oh! ne m'en parlez pas, Edgar... Ces gens-là ne sont pas seulement des malappris... ce sont... Elle n'acheva pas. --Voyons, expliquez-vous... qu'est-il arrivé? --Rien, fort heureusement, mais c'est écoeurant de voir des choses semblables... Non seulement M. Armand nous chicane sur l'ouvrage, et nous oblige à refaire sur place certains plis qu'il trouve mal faits, mais encore, il prend avec les ouvrières des privautés vraiment trop... comment dirai-je... je ne trouve pas le mot, Edgar... mais vous me comprenez... --Est-ce qu'il aurait essayé?... --Oui... mais je l'ai remis à sa place... et comme il insistait, je l'ai giflé... --Ah! vous avez bien fait, par exemple!... Ce M. Armand n'a que ce qu'il mérite... --Heureusement que je ne me retrouverai plus en face de lui... Je voyais bien que, depuis quelque temps, il tournait autour de moi, mais je n'avais pas l'air de m'en apercevoir... Enfin, aujourd'hui, il s'est enhardi... nous étions seuls, dans son bureau... Ah! Edgar, que les hommes sont dégoûtants! --Pas tous, Edith... --Non..., non, Edgar, fit Edith en souriant, pas tous... Comment voulez-vous qu'une femme seule et qui a besoin de travailler, ne succombe pas un jour ou l'autre... Tenez, justement, le voici ce goujat... M. Armand sortait, en effet, de son magasin. C'était un petit homme obèse, au dos rond, au nez en forme de banane et à la figure eczémateuse. En nous apercevant, il hâta le pas, serrant les jambes, comme s'il s'attendait à recevoir un coup de pied quelque part. Je lui décochai deux ou trois épithètes plutôt malsonnantes, qu'il encaissa sans sourciller, puis, me tournant vers Edith: --Nous retournons à Montmartre, n'est-ce pas? --Oui... si vous voulez... Nous remontâmes en taxi... Vingt minutes après, j'étais chez ma maîtresse... Elle habitait rue Girardon, une petite chambre... bien pauvrement meublée, mais d'une propreté merveilleuse... Sur la cheminée, entre deux vases bon marché, s'étalait ma photographie... une pauvre photo toute craquelée qui avait dû voyager beaucoup, elle aussi, et avoir pas mal d'aventures. --Vous voyez, fit Edith, ce n'est pas très luxueux ici... mais j'aime cette petite chambre... J'y ai souvent pensé à vous, Edgar, et votre portrait m'a plus d'une fois redonné du courage... car c'est surtout depuis que je suis malheureuse que j'ai appris à vous aimer... Un long baiser scella cet aveu qui... cette fois, partait du coeur. XXV OU J'ÉPROUVE UNE DERNIÈRE SURPRISE Edith et moi nous habitâmes une huitaine la petite mansarde de la rue Girardon... C'était charmant... Edith était gaie comme un oiseau, et moi, je me sentais revivre. Quelquefois, quand venait la nuit, nous nous accoudions sur l'appui de la fenêtre, et regardions Paris qui, dans la brume, avec ses lumières, ressemblait à un lac immense dans lequel se refléteraient les étoiles. Autrefois, il nous avait fait horreur, ce grand et beau Paris, mais à présent, nous l'aimions, car c'était là qu'avait enfin commencé notre bonheur... Un soir que nous venions d'ébaucher des projets d'avenir, comme Edith s'étonnait que je fusse devenu riche tout d'un coup, je lui dis, en lui prenant les mains: --La malchance finit toujours par abandonner sa proie, Edith, et l'homme qui a beaucoup souffert trouve ici-bas sa récompense... Je ne sais si, dans l'autre monde, on nous demandera compte de nos actes, mais ce qu'il y a de certain, c'est que, sur cette terre, il y a déjà une justice... --Edgar, me dit ma maîtresse, vous vous exprimez en ce moment comme un pasteur... et j'aime à vous entendre parler ainsi. --Plût au ciel que j'eusse été un pasteur... au lieu d'être ce que j'ai été... un cambrioleur! --Mais, en ce cas, Edgar, vous ne m'auriez pas connue... --Qui sait?... Il y a des êtres qui sont nés pour se rencontrer... Je vous disais donc qu'il arrive toujours un moment où nos maux doivent prendre fin... et ce moment est arrivé... après l'affreux malheur qui m'a frappé si cruellement et m'a, pendant de longs mois, retranché du nombre des vivants... Quand je vous ai retrouvée à Londres, dans ce music-hall de Pennington, j'avais décidé de m'embarquer pour l'Amérique du Sud... Mais le hasard qui est notre grand maître--appelons-le la Providence, si vous préférez,--n'a point permis que je quittasse l'Europe... Le bateau qui devait m'emmener en Amérique, a eu subitement une avarie, et, comme je voulais fuir Londres le plus vite possible, je me suis fait engager sur le premier bâtiment venu... et savez-vous où il allait ce bâtiment?... Vous ne devineriez jamais, Edith... Il allait en Hollande... Peut-être comprenez-vous déjà... --Oui... oui, s'écria ma maîtresse... je comprends... en Hollande, vous avez retrouvé votre oncle... et... --Non, je ne l'ai pas retrouvé... Le pauvre homme était mort quand je suis arrivé, mais il avait laissé un testament en bonne et due forme... --Et vous avez hérité? --De toute sa fortune... oui, Edith. --Alors, vous avez pu prouver que vous étiez réellement Edgar Pipe... --Oui... j'ai pu le prouver... La vieille gouvernante de mon cher oncle, que j'ai d'ailleurs récompensée largement, a témoigné en ma faveur devant les officiers ministériels et les banquiers chez lesquels la fortune du _de cujus_ était déposée... --Du _de cujus_, dites-vous, je croyais que votre oncle s'appelait Chaff? --Oui... Edith, il s'appelait Chaff... _de cujus_ est un terme de droit qui sert à désigner le défunt dont on hérite... Bref, j'ai hérité... J'ai aujourd'hui une fortune qui nous permettra de mener la grande vie... --C'est bien vrai, tout ce que vous me racontez là?... Vous pouvez tout m'avouer, Edgar, vous savez bien que je ne vous trahirai pas... Vous avez vendu votre diamant, n'est-ce pas? Pour toute réponse, je tirai le Régent de ma poche et le montrai à ma maîtresse, en disant: --Vous faut-il une preuve? Edith, toute confuse, se jeta dans mes bras: --Oh! pardonnez-moi, Edgar... Je n'aurais pas dû vous parler ainsi... Je suis folle... Mais voulez-vous me permettre de vous poser encore une question?... --Parlez... --Ce diamant?... Comment est-il tombé entre vos mains?... --Je l'ai volé, Edith. --Oh!... et vous êtes sûr qu'il est vrai? --Regardez-le, plutôt. Et, m'approchant de la petite lampe qui brûlait au fond de la pièce, je fis miroiter le Régent aux yeux de ma maîtresse... La pauvre alouette était éblouie, fascinée... --Qu'il est joli! s'écria-t-elle, en se rapprochant doucement de moi. --Je vous crois, Edith... Ce diamant est unique au monde... Songez donc, il a appartenu à la Couronne de France... Avec le Ko-I-Noor que les Anglais ont trouvé jadis, en pillant les trésors des Rajahs de Lahore, c'est un des plus beaux que l'on connaisse. --Et vous allez le vendre? --Y songez-vous, Edith?... Vous oubliez que je suis maintenant un honnête homme... --C'est vrai... Alors, vous allez le rendre. --Oui... --C'est dommage!... Vous pourriez le faire scier... c'est facile, je crois... et vous obtiendriez ainsi quatre ou cinq éclats que l'on pourrait monter en boucles d'oreilles, en bagues et en pendentifs. --Et qui porterait ces boucles d'oreilles, ces bagues et ces pendentifs? --Mais... moi, Edgar... Vous savez bien que j'ai toujours aimé les diamants. Je regardai ma maîtresse avec sévérité, puis, laissai d'un ton grave tomber ces mots: --C'est vous, Edith, qui osez dire une chose pareille?... Il y eut un silence... Je jouais merveilleusement mon rôle d'honnête homme outragé... Edith baissait la tête, et je voyais sa poitrine se soulever, à petits coups saccadés. Elle pleurait. --Allons! lui dis-je en l'embrassant, oublions tout cela... Vous en aurez des bijoux... mais je ne les aurai pas volés... Il y a des diamants qui portent malheur, et le Régent est de ceux-là... Je ne serai vraiment tranquille que lorsque je l'aurai reporté au Louvre... --Et si l'on vous arrêtait, fit Edith, en me regardant de ses grands yeux humides? --Non... je n'ai rien à craindre... j'ai tout prévu. J'avais tout prévu, en effet, mais l'objection d'Edith venait cependant de me troubler... Toute la nuit, je réfléchis, et pesai, comme on dit, «le pour et le contre»... M'arrêter? le pouvait-on? Je ne serais pas assez stupide pour avouer que j'étais le voleur du Régent, et que n'ayant pu le vendre, je venais le restituer à son propriétaire, c'est-à-dire à l'Etat... J'inventerais une histoire quelconque--je ne suis jamais en peine pour inventer--et ma démarche me vaudrait certainement les félicitations de l'administration du Musée... Qui sait même si l'on ne m'offrirait pas une récompense... que je refuserais, bien entendu, car lorsque l'on se met à devenir honnête, il faut le demeurer jusqu'au bout... Le matin, quand je me levai, j'avais préparé le petit discours que je tiendrais au haut fonctionnaire qui voudrait bien me recevoir... J'avais prévu toutes les questions que l'on pourrait me poser et j'étais sûr d'y répondre sans embarras. J'embrassai tendrement Edith, en lui donnant rendez-vous pour midi et demi à la station des omnibus du Pont des Saints-Pères, et j'allai chez moi faire toilette. Je revêtis mon plus beau complet, me pomponnai, me bichonnai, puis, après m'être longuement regardé dans la glace je pris mon chapeau et mes gants et descendis. Une fois dans la rue, je hélai un taxi: --Au musée du Louvre! dis-je au chauffeur. --D'quel côté? demanda l'homme. --Côté du quai... --Bon... Durant tout le trajet, je repassai dans ma tête le petit speech que j'allais débiter, mais au fur et à mesure que j'approchais du but, je me sentais de plus en plus inquiet... Si tout de même?... Mais non, je me forgeais des idées stupides... Depuis quand arrête-t-on un homme qui vient restituer un objet volé?... Et puis... et puis!... Ah! décidément, je devenais bien timoré depuis que j'étais entré dans, la peau d'un honnête homme... Je perdais tous mes moyens... je ne me reconnaissais plus... Quand je descendis de taxi devant le Louvre, j'avais retrouvé tout mon aplomb. Je réglai le chauffeur et m'engageai dans la cour du Carrousel... L'idée m'était venue tout d'abord, de me rendre directement au cabinet du Conservateur, mais il n'était que dix heures et demie, et je savais qu'à Paris, comme à Londres, les fonctionnaires de l'Etat viennent très tard à leur bureau... quand ils y viennent. Je résolus donc d'entrer au musée, en attendant onze heures... et j'éprouvai, je l'avoue, une petite émotion en pénétrant dans ces salles que j'avais parcourues trois ans et demi auparavant, la veille de Noël, avec, dans ma poche, un diamant qui ne ressemblait en rien à celui dont j'allais m'emparer... Je montai au premier étage, longeai la galerie française du XVIIIe siècle, la salle des Primitifs, et arrivai au Salon Carré... Mon émoi grandissait. Je m'arrêtai un instant devant le _Repas chez Simon le Pharisien_, par Paul Véronèse, puis allai me planter devant la _Mona Lisa_, de Léonard de Vinci... Les visiteurs étaient assez rares, car depuis qu'il faut payer pour entrer dans les musées, nombre de gens s'abstiennent d'y venir... Il y avait là quelques Anglais, en complets gris ou beiges, et une dizaines d'Anglaises avec des chapeaux ridicules. De temps à autre, on voyait des hommes, jeunes pour la plupart, coiffés de grands feutres mous, qui traversaient la salle, en habitués de la maison, et se répandaient dans la grande galerie des écoles étrangères... Des femmes d'âge mûr, le nez chevauché de lunettes, arrivèrent bientôt, munies, comme les hommes, de boîtes de couleurs. Tous ces gens s'installaient le long de la grande galerie et dressaient leurs chevalets. Les gardiens, empressés, sortaient des placards ménagés dans les plinthes des toiles où s'étalaient des ébauches plus ou moins avancées, les unes fort réussies, les autres hideuses ou ridicules. Soudain, une bande d'étrangers, conduits par un interprète d'agence, fit irruption dans le Salon Carré. Les tableaux ne semblaient guère les intéresser, sauf les «_Noces de Cana_» qui, par leur dimension, étonnent toujours les profanes (songez donc, une toile de 6 m. 66 de haut sur 9 m. 90 de large). Je me mêlai aux groupes, qui bientôt arrivaient dans la salle où sont exposés les diamants de la Couronne. Au centre de la galerie, la vitrine que je connaissais bien, hélas! ne manqua pas d'attirer leur attention. Mes touristes s'arrêtaient devant ces merveilles et les contemplaient avec des yeux de convoitise... Les femmes surtout étaient éblouies... Et les cris d'admiration se croisaient à la vue des solitaires reposant sur leurs écrins de peluche blanche, tandis que l'interprète psalmodiait, d'une voix de pasteur: --Voici les diamants de la Couronne... Le _Régent_, le plus beau diamant connu... il pèse cent trente-six carats, c'est-à-dire environ vingt-huit grammes, et est estimé de douze à quinze millions... Je ne pus m'empêcher de sourire, en voyant tous ces badauds s'extasier devant une pierre fausse, car l'administration du Louvre avait, comme je m'en doutais, remplacé par un fac-similé le diamant que j'avais dans ma poche. Je dus reconnaître cependant que l'imitation était parfaite, et faisait le plus grand honneur au talent de l'artiste qui avait taillé ce «strass». --Cette épée est celle de Charles X, continuait l'interprète, la garde et la poignée sont en or ciselé. Remarquez, messieurs et dames, que tous les dessins que vous voyez sur la garde et la coquille sont faits de pierres enchâssées... Des murmures approbateurs soulignaient la diction du guide, et couvraient par instants sa voix. J'éprouvais une joie secrète à suivre cette foule de curieux qui bayaient d'admiration en contemplant un diamant faux... Mais il n'y avait donc pas un connaisseur parmi tous ces gens-là!... Onze heures sonnèrent à l'église Saint-Germain-l'Auxerrois et le timbre vibrant de cette cloche, qui me rappelait ma triste nuit de Noël, me rappela aussi que j'avais une démarche, à accomplir... Je m'approchai d'un gardien et lui demandai où se trouvait le cabinet du directeur. --Oh! monsieur, répondit l'homme, le Directeur vient bien rarement, mais si vous voulez voir le Conservateur de service... il est peut-être là... Est-ce pour une affaire personnelle? --Oui... --Veuillez me suivre, je vais vous conduire. Tout en emboîtant le pas au gardien, je pensais à part moi: «C'était peut-être celui-là qui était de garde dans la salle des Antiquités Egyptiennes, la nuit où j'ai volé le Régent...» Nous suivîmes une galerie, puis une autre, et arrivâmes enfin dans un couloir où s'ouvraient plusieurs portes capitonnées. Un gardien en manches de chemise était en train de brosser sa redingote devant une fenêtre. --Heurtebize, dit mon guide, voici un monsieur qui voudrait parler au Conservateur pour une affaire personnelle. Le nommé Heurtebize endossa vivement sa redingote, et s'avançant vers moi: --Si monsieur veut bien me donner sa carte... Je fouillai dans mon portefeuille, mais je n'y trouvai point de carte, bien entendu, car j'avais oublié--on ne pense pas à tout--de faire graver une centaine de bristols au nom de James Bruce... Le brave fonctionnaire voyant mon embarras me conduisit vers une petite table sur laquelle je trouvai des formules imprimées... J'inscrivis mon nom sur une de ces feuilles... --Veuillez attendre, monsieur, dit le gardien. Dix minutes après, j'étais devant M. le Conservateur, un petit vieillard très affable, qui était assis devant un grand bureau de chêne encombré de revues et de journaux. Il se souleva à demi sur son fauteuil et m'invita à m'asseoir. --Monsieur, lui dis-je, je viens ici accomplir un devoir... Il me regarda d'un air étonné. --Oui... repris-je... un devoir... Il y a trois ans et demi, un misérable s'est rendu coupable d'un vol... A son lit de mort, il a tout avoué... et m'a prié de rapporter au Musée du Louvre l'objet qu'il avait dérobé... --Et quel est cet objet? demanda le Conservateur dont les yeux s'étaient allumés. --Voici, dis-je, en présentant le Régent à mon interlocuteur. Celui-ci le prit, le posa sur sa table sans même l'examiner, puis me dit en souriant: --Je vous remercie, monsieur... La démarche que vous venez de faire auprès de moi vous honore... mais permettez-moi de vous dire que ce diamant n'est pas le Régent... --Pourtant! Monsieur... --Non... ce n'est pas le Régent... Le Régent n'est jamais sorti du Louvre... --Cependant... ce diamant? --Est faux, monsieur... c'est un vulgaire strass, merveilleusement travaillé, il faut le reconnaître, mais qui ne vaut pas plus de cinq à six cents francs... Je le connais bien, car c'est moi-même qui l'ai commandé à un tailleur de pierres fines de Paris... Il y a trois ans... ou plutôt non, trois ans et demi, la châsse dans laquelle sont enfermés les diamants de la Couronne, et qui, comme vous le savez peut-être, descend chaque soir dans les sous-sols, cette châsse ne fonctionnait plus... Comme la réparation pouvait durer plusieurs semaines, l'administration du Louvre, par prudence, a cru devoir, en secret, remplacer le Régent par un diamant faux... et elle a sagement agi, vous en conviendrez, puisque, sans cette précaution, le Régent eût disparu... Je ne vous en remercie pas moins, monsieur, votre démarche est celle d'un galant homme. Je ne trouvais rien à dire tant j'étais stupéfait... Pour une surprise, c'en était une, et une belle!... Le Conservateur continuait: --Le voleur, qui, à son lit de mort, vous a confié ce faux diamant, avait sans doute essayé de le vendre?... --Peut-être... mais il n'en a pas soufflé mot. Il m'a dit simplement qu'il voulait, avant de mourir, libérer sa conscience... --Voilà un vol audacieux qui n'aura guère rapporté à son auteur... Quel était cet homme? --Un Anglais, du nom de Spring, qui était détenu à la prison de Pentonville... Il faut vous dire, monsieur, que je suis inspecteur des prisons, et que, comme tel, je puis m'entretenir avec les détenus... Maintenant, ce Spring a sans doute été arrêté, avant d'avoir pu proposer le diamant à quelque lapidaire... S'il avait su qu'il était faux, il me l'eût certainement avoué... Je ne suppose pas qu'un homme près de quitter la vie s'amuse à jouer les Mark Twain... --Je ne le suppose pas non plus... Il y eut un silence. Le Conservateur reprit: --Maintenant, nous avons deux faux Régent, car j'en avais fait tailler un autre... toujours par précaution... S'il vous était agréable, monsieur, de conserver celui que vous venez de me rapporter, je me ferais un plaisir de vous l'offrir. --Merci... Qu'en ferais-je?... --Je n'insiste pas... L'entrevue prit fin sur ces mots. Je sortis complètement ahuri... Ainsi, ce diamant qui avait, c'est le cas de le dire, empoisonné ma vie... ce diamant était faux!!! Si je n'avais pas eu la chance de rencontrer Richard Stone, je serais aujourd'hui plus misérable que devant! Avouez tout de même que l'administration du Louvre est vraiment par trop facétieuse. Elle expose des richesses aux yeux des badauds... excite les convoitises, et qu'offre-t-elle aux audacieux qui risquent le plus hardi des cambriolages: un diamant faux!... Mes compatriotes ont la réputation d'être des humoristes, mais je crois que les Français ne le sont pas moins... Je me suis aperçu aussi qu'ils n'étaient pas très connaisseurs, puisque le bijoutier de Rouen à qui s'était adressé le vieil escroc rencontré dans le train, avait paru s'extasier sur la beauté d'une pierre fausse. Manzana, lui aussi, s'y était laissé prendre... Cette aventure m'a complètement désillusionné... et j'en suis arrivé à croire que les diamants en toc font autant d'effet que les vrais. A quoi bon tenir tant à ces maudits cailloux qui font commettre les pires folies!... Tout dans la vie n'est qu'illusion, hors l'amour... et les bank-notes... et encore, l'amour!... Je tiens les bank-notes... et je les tiens bien... Quant à l'amour, nous verrons... S'il me trahissait un jour, j'aurais encore pour me consoler de jolis petits papiers soyeux, aussi doux à caresser qu'une chevelure de femme... Je sais que certains vont se gausser de moi, mais je ne m'en formalise pas, puisque je suis le premier à rire aujourd'hui de ma déconvenue. Bien que les mémoires, si l'on s'en tient à la formule classique, ne comportent point d'épilogue, je crois cependant devoir ajouter quelques lignes à ce long récit de ma vie... Edgar Pipe n'existe plus... James Bruce non plus... J'ai foi, comme le grand Balzac, en l'influence heureuse ou néfaste de certains noms... J'ai donc pris un pseudonyme... un pseudonyme ronflant, car le millionnaire qui se respecte ne peut afficher un nom vulgaire. Ce nom, vous le connaissez tous, et le voyez souvent dans les chroniques mondaines des journaux, mais je me garderai bien de le dévoiler ici... on comprendra pourquoi. _Mon âme a son secret, ma vie a son mystère..._ Qu'il suffise de savoir que je cherche à racheter par une existence exemplaire les fautes de jadis... Je suis devenu ce que l'on peut vraiment appeler un gentleman, et ma chère Edith est la plus fidèle et la plus adorable des épouses--car nous sommes mariés maintenant. Je vis au milieu du luxe, mais comme je me rappelle mes tristes débuts, je sais être charitable au besoin. Ah! C'est tout de même bon d'être un honnête homme! Il est vrai que c'est si facile d'être honnête quand on est riche!... FIN TABLE DES MATIÈRES PREMIÈRE PARTIE I. OU LE LECTEUR PEUT ÊTRE ASSURÉ QUE CE QU'IL VA LIRE N'A PAS ÉTÉ IMAGINÉ A PLAISIR 5 II. L'ALERTE 14 III. QUELQUES TRAITS DE LUMIÈRE SUR LE MYSTÈRE 20 IV. OU IL EST PROUVÉ UNE FOIS DE PLUS QUE L'HOMME N'EST QU'UN JOUET ENTRE LES MAINS DU DESTIN 26 V. UNE SURPRISE A LAQUELLE JE NE M'ATTENDAIS PAS. 35 VI. LE TOUT EST DE S'ENTENDRE 43 VII. OU J'APPRENDS A MIEUX CONNAITRE MON ASSOCIÉ 53 VIII. OU JE REPRENDS ENFIN L'AVANTAGE 64 IX. UNE EXPLICATION ORAGEUSE 75 X. LA JEUNE DAME EN DEUIL ET LES DEUX VIEUX MESSIEURS 86 XI. OU JE ME DÉCIDE A BRUSQUER LES CHOSES 98 XII. LA FACHEUSE NUIT 109 XIII. OU MANZANA DEVIENT INQUIET 122 XIV. LA PREMIÈRE RENCONTRE QUE JE FIS SUR LE SOL ANGLAIS 130 XV. OU LE HASARD SE MET ENCORE UNE FOIS DE LA PARTIE 138 XVI. OU APPARAIT UN ONCLE QUI ME PORTE UN VIF INTÉRÊT 146 XVII. UNE OMBRE SUR LE PAYSAGE 153 XVIII. OU LE NOMMÉ BILL SHARPER COMMENCE A DEVENIR GÊNANT 162 XIX. VISITEURS IMPRÉVUS 170 XX. LES AMIS DE MANZANA 178 XXI. UNE EXPÉDITION ASSEZ AUDACIEUSE 187 XXII. OU JE PRENDS UNE RAPIDE DÉCISION 196 XXIII. LA MAISON DU BON DIEU 205 XXIV. UN MAUVAIS RÊVE 212 DEUXIÈME PARTIE I. OU JE QUITTE LE MONDE POUR ME RETIRER A READING 219 II. LE SUPPLICE DE LA ROUE 228 III. HORRIBLE VISION 237 IV. OU JE LE REVOIS ENFIN! 245 V. PAUVRE CRAFTY! 254 VI. LE «SINISTRE» PROVIDENTIEL 264 VII. OU JE DEVIENS L'AMI DE Mme CORA ET DE M. BOBBY 271 VIII. CELLE QUE JE N'ATTENDAIS PAS 280 IX. CE QUI DEVAIT ARRIVER 290 X. UN MAUVAIS ARRANGEMENT VAUT MIEUX QU'UN BON PROCÈS 296 XI. COMMENT ON SÈME LES GÊNEURS 306 XII. «LE SEA-GULL» 315 XIII. PASSAGERS MYSTÉRIEUX 324 XIV. OU JE MANOEUVRE AVEC ASSEZ D'HABILETÉ 333 XV. LA MALLETTE EN PEAU DE PORC 343 XVI. UNE VOIX DANS LA NUIT 353 XVII. UN COUP DE TRAFALGAR 361 XVIII. OU JE MURIS MON PLAN 368 XIX. «ALEA JACTA EST» 377 XX. UNE SCÈNE NAVRANTE 384 XXI. NOUVELLES INQUIÉTUDES 395 XXII. OU TOUT COMMENCE A S'ARRANGER 402 XXIII. LA PETITE OUVRIÈRE QUI TROTTE SOUS LA PLUIE 411 XXIV. RÉDEMPTION 419 XXV. OU J'ÉPROUVE UNE DERNIÈRE SURPRISE 425 ASSOCIATION LINOTYPISTE 23, rue Turgot.--Tél.: Trudaine 61.79 [Notes sur la version électronique: L'orthographe et la typographie sont conformes à l'édition papier. Seules les erreurs manifestes d'imprimerie ont été corrigées. La table des matières a été rajoutée.] End of the Project Gutenberg EBook of Mémoires d'un cambrioleur retiré des affaires, by Arnould Galopin *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'UN CAMBRIOLEUR *** ***** This file should be named 27283-8.txt or 27283-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/2/7/2/8/27283/ Produced by Claudine Corbasson, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email [email protected]. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director [email protected] Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.