Mémoires d'un cambrioleur retiré des affaires

By Arnould Galopin

The Project Gutenberg EBook of Mémoires d'un cambrioleur retiré des
affaires, by Arnould Galopin

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Title: Mémoires d'un cambrioleur retiré des affaires

Author: Arnould Galopin

Release Date: November 16, 2008 [EBook #27283]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'UN CAMBRIOLEUR ***




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                            ARNOULD GALOPIN
                                 ______

                                Mémoires
                            d'un Cambrioleur
                          retiré des affaires
                                 ______

                         ALBIN MICHEL, EDITEUR
                   PARIS, 22, RUE HUYGHENS, 22, PARIS




                      Il a été tiré de cet ouvrage

                   12 exemplaires sur PAPIER DU JAPON

                         numérotés à la presse

                               de 1 à 12

                30 exemplaires sur papier vergé pur fil

                         des PAPETERIES LAFUMA

                         numérotés à la presse

                               de 1 à 30


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                    _Copyright 1922 by Albin Michel_




OUVRAGES DU MÊME AUTEUR


  Sur la Ligne de Feu (Carnet de campagne d'un correspondant de guerre).
  Sur le Front de Mer (_Prix de l'Académie Française_).
  Les Poilus de la 9e.
  Les Gars de la Flotte.
  Le Requin d'Acier.
  La Mascotte des Poilus.
  Le Navire Invisible.
  La Sandale Rouge.
  La Ténébreuse Affaire de Green Park.
  L'Homme au Complet Gris.
  La Petite Loute.
  La Carmencita.
  L'Espionne du Cardinal.
  Le Docteur Oméga.
  La Reine de la Jungle.
  La Dame de la Lande.
  L'Homme à la Figure Bleue.
  Le Mystère de Grosvenor House.
  L'Etrange Aventure de Mr Gordon Reid.
  Le Roi qui n'a jamais régné.
  L'Auberge de Broadway.
  Le Horzain.
  Les Pêcheurs de Ceylan.
  La Chanson de Kenavo.
  Devant la Mer.
  Nos Frères de la Côte.
  Les Terres-Neuvas.
  Les Forçats de la Mer.




PREMIÈRE PARTIE




I

OU LE LECTEUR PEUT ÊTRE ASSURÉ QUE CE QU'IL VA LIRE N'A PAS ÉTÉ
IMAGINÉ A PLAISIR


Croyez-vous au Merveilleux?

On a déjà tant dit, écrit, argumenté sur la question qu'il semble que
le sujet soit épuisé.

Et pourtant, non!... Epuiser un sujet c'est le connaître à fond, et
qui peut se flatter d'avoir approfondi l'Inconnu?

Pour moi, je crois au Merveilleux. Qu'on l'appelle comme on voudra, il
n'y a point d'effet sans cause... Or, j'ai vu l'effet, qu'importe si
la cause doit être provisoirement classée sous ce vocable imprécis.

Je demande donc à ceux qui sont de mon avis de me suivre, non pas dans
le dédale obscur de raisonnements abstraits, mais tout simplement dans
les galeries du musée du Louvre.

D'ailleurs, je n'y force personne.

                   *       *       *       *       *

Donc, nous voici dans la longue enfilade des salles. Je tiens à vous
prévenir qu'il y fait aussi noir que dans la cervelle du plus fumeux
des philosophes.

Jusque-là, rien d'étrange. C'est la nuit, voilà tout. Les échos
soulevés par les pas sur le parquet se prolongent à l'infini.

Pour m'en tenir à ma comparaison avec ce qui touche au domaine de la
pensée, je dirai que ces échos ressemblent au «martèlement» d'une idée
obsédante, comme on en a dans les états de demi-rêve.

Les hautes fenêtres reçoivent, de l'extérieur, la lumière blafarde et
fausse des candélabres électriques.

Çà et là, percent des lueurs... Ce sont, aperçues dans un rayon
oblique, les dorures du lambris.

Le jour, c'est à peine si on les remarque--tant est grande leur
profusion--mais la nuit, ces rares éclats incertains ont quelque chose
d'inquiétant, comme des yeux qui veillent dans l'ombre.

Ailleurs, c'est le mystère, le silence, rien!

La nuit où je notai ces impressions était celle de Noël.

Les cloches de Saint-Germain-l'Auxerrois annonçaient la messe de
minuit et leur son pénétrait, assourdi, dans les galeries sombres,
aussi atone que la clarté lointaine des réverbères.

                   *       *       *       *       *

Deux gardiens poursuivant leur ronde nocturne venaient de s'engager
dans la salle des Antiquités Egyptiennes. L'un portait une lanterne
sourde. Précisons! Il importe de ne rien laisser dans le vague, que ce
qui demeure inexplicable.

Le premier s'appelait Bartissol et était du Midi... Il seyait au
second, qui était Bas-Breton, de se nommer Logarec.

--Entends, dit Bartissol! Voilà la messe qui sonne... Y en a qui vont
réveillonner et bambocher toute la nuit... Qu'est-ce que ça te dit à
toi, vieux?

--A moi?... rien, fit Logarec rêveur.

--Eh bien, à moi, ça me dit qu'on n'est pas de ceux-là, de ceux qui
font la fête!...

--Ah bien sûr!

--Tiens! voilà notre réveillon à nous.

Et le Méridional, d'un geste rageur, déposa lourdement sa lanterne sur
le sarcophage de la reine Tia.

Ils s'arrêtèrent et s'adossèrent à la clôture placée devant les
collections.

Le Breton renversa son bicorne sur sa nuque, croisa les bras et se mit
à suivre, en face de lui, les jeux de la lumière bleuâtre sur les
glaces de la fenêtre.

Là-bas, loin, sur la place, à l'origine de cette lumière, il suffit du
passage d'une phalène, d'un insecte gros comme un rien, pour qu'ici,
sur les vitres, ce soit une fantasmagorie énorme, aux larges ailes de
vampire.

On supposera peut-être que je prépare mon atmosphère? Non pas!... Que
les sceptiques tentent l'expérience! Je crois plutôt, en certaines
circonstances, à la collaboration secrète de phénomènes bizarres mus
par un agent insaisissable, et provoquant l'événement qu'aucune des
lois établies ne saurait expliquer.

C'est précisément en cela que consiste le Merveilleux.

Je ne dis rien d'autre que ce qui fut: un gardien du Louvre, qui se
trouvait être Breton, regardait se jouer la lumière électrique sur les
glaces d'une fenêtre de la salle des sarcophages.

Et ce gardien disait:

--Sais-tu, Bartissol, à quoi je songe?... aux nuits de Noël de chez
nous. Elles étaient bleues comme celle-ci, à cause du clair de lune
sur la neige, mais il y avait plus de neige dans ce temps-là
qu'aujourd'hui... ou bien c'est le pays qui n'est pas le même... On
allait en bande à la messe de minuit, et puis on revenait gelé, transi
et bien content de trouver une bonne bûche qui pétillait dans l'âtre.
Alors... on réveillonnait avec des crêpes, du boudin, et les anciens
racontaient des histoires.

--Ah oui! fit Bartissol, les vieux en ont toujours de bonnes.

--La plupart du temps, reprit le Breton, c'étaient des contes qui font
peur... Nous... les gosses, on dormait à moitié, mais on se réveillait
toujours dès qu'on parlait du Korrigan.

--Hé! railla Bartissol, qu'est-ce que c'est que ça, le Korrigan?

--C'est comme qui dirait une sorte de loup-garou...

--En as-tu vu?

--Moi... non, mais il y a des gens qui en ont vu.

--Et à quoi cela ressemble-t-il?... à une bête?

--Non... Ce serait plutôt un homme... certains croient que c'est un
damné... un mort qui revient, comprends-tu?

--Eh bien! vous êtes gais là-bas, en Bretagne... Chez nous, à Pézenas,
on réveillonne aussi, mais on chante et on boit, Bou Diou! et les
garçons dansent avec les filles... ça, c'est s'amuser, quoi!... Enfin,
bref, quelle figure a-t-il, ton Korrigan?

--Cela dépend... Quelquefois, on ne voit que deux yeux...

--Hein?... deux yeux, sans corps?

--Il paraît... Deux yeux qui brillent dans la nuit et qui se mettent à
vous poursuivre... D'autres fois, cela vous saisit brusquement par
derrière... vous renverse, et il y a des malheureux que l'on a trouvés
morts, la figure déchirée... le ventre ouvert...

--Brrr!...

L'homme du Midi tortilla sa longue moustache d'un geste vainqueur
d'ancien dragon et se mit à rire doucement. Il n'était pas de ceux qui
croient aux Korrigans ni aux contes de bonne femme.

Le petit Logarec, ancien quartier-maître de la flotte, se réservait et
n'en pensait pas moins.

Cependant, les deux gardiens tombèrent d'accord sur ce point qu'il
était abusif, à l'heure où tous les vivants s'amusent, de condamner
deux fonctionnaires à garder trois ou quatre personnages, défunts
depuis des siècles.

--Que l'on veille sur les diamants, dit Bartissol, je comprends; sur
les tableaux, passe encore, mais supposer que quelqu'un aura jamais
l'idée d'enlever une vieille dame comme cette reine-là...

--Des fois..., répliqua Logarec.

--Et que veux-tu qu'on en fasse?

--Toi ou moi, rien, pardi! mais un savant, un collectionneur! ces
gens-là n'ont pas des idées comme tout le monde... Avoue que c'est
drôle tout de même, ces antiquités... Je trouve que ça vous a quelque
chose d'impressionnant...

Et, tout en parlant, Logarec, rêveur, contemplait la glace qui
recouvrait le sarcophage dans lequel était enfermée la pauvre reine
Tia.

La tête et le haut du buste de la momie étaient dégagés des
bandelettes, ainsi que ses mains, ramenées sous le menton. Ce masque
de mort sévère, de couleur sombre, aux traits profondément accentués,
paraissait de bronze. On l'eût pu prendre pour une figure sculptée en
haut-relief, n'eût été une sorte d'humidité persistante entre les deux
bords des paupières.

Le gros oeil de cyclope de la lanterne sourde posée sur la glace
éclairait le visage en dessous et rebroussait de bas en haut toutes
les ombres.

Attiré, malgré lui, Bartissol regardait aussi.

--Non, vois-tu, fit Logarec, tu diras ce que tu voudras, mais ces
morts-là ne sont pas comme les autres... Te figures-tu bien ce que
nous serons, toi et moi, cinq ans seulement après qu'on nous aura
enterrés?...

--En voilà des idées... non, mais t'es pas un peu «marteau», mon
pauvre Logarec?

Bartissol avait la voix puissante et, dans le grand vide des hautes
salles, les échos de cette voix répercutée par les caissons
résonnaient étrangement.

Il s'en aperçut, sans doute, car il continua, baissant le ton:

--Satané «nigousse»! va! Il finirait par vous donner la tremblote.

Puis haussant les épaules:

--Ces Bretons! tous superstitieux comme des vieilles femmes.

Et, pour se donner une contenance, le Méridional, plus impressionné
qu'il ne voulait le paraître, repoussa de dépit la lanterne qui glissa
sur la glace du sarcophage.

Les ombres se déplacèrent violemment, bouleversant les traits de la
momie et, subitement, le visage de la reine Tia changea d'expression.

Bartissol tourna le dos.

Quant à Logarec, il coulait un regard furtif vers ce masque mystérieux
qui l'attirait étrangement.

Tout à coup, il tressaillit.

--Qu'as-tu donc? demanda Bartissol en faisant lui-même un mouvement
involontaire.

--Moi... rien... répondit Logarec.

Le Méridional fit claquer ses doigts.

--C'est toutes tes histoires aussi... Secouons-nous. Bon Dieu... Tiens,
entends-tu comme on chante dans la rue... A Pézenas, on est gai comme
cela... pas de fête sans chansons. Crier à pleine gorge, voilà qui
vous chasse les idées noires... mais on n'en a pas chez nous. Aussi,
on chante toujours... Je me rappelle, l'année où j'ai tiré au sort...

Brusquement, Bartissol se sentit saisir par le bras.

Logarec fixait sur lui deux yeux agrandis par la peur.

--Tu as entendu?... souffla-t-il.

--Quoi?... les «réveillonneurs» qui chantent?

--Non... là... je ne sais pas... Quelque chose a craqué!...

--Bah!... c'est une lame de parquet...

--Je ne crois pas... c'était comme qui dirait dans l'air...

--Tu ne vas pas croire que c'est le Korrigan... je suppose...

--Ne ris pas, Bartissol, je te dis que quelque chose a craqué...

--Eh oui... c'est le parquet... parbleu!

--Non... Cela sonnait le creux...

--Le creux!... le creux!... tu ferais devenir les gens fous, ma
parole... Tu sais pourtant bien que le parquet est mauvais, qu'il y a
un tas de lames qui fléchissent... même qu'on a déjà fait trente-six
enquêtes pour le réparer... mais avec l'administration!...

--Tu crois? interrogea Logarec anxieux...

--Quand je te le dis... tiens, prends la lanterne, tu vas voir... je
vais te montrer l'endroit où...

Bartissol n'acheva pas...

Un craquement bien distinct cette fois, sonore, indéniable, venait de
se faire entendre et, comme l'avait dit le Breton, il paraissait
s'être produit en l'air, à hauteur d'homme.

--Hein? balbutia Logarec, tu vois bien que ce n'est pas le parquet?...

--Ça vient des portes, alors, jeta Bartissol en se hâtant vers la
sortie.

Logarec, tenant en main la lanterne sourde, rejoignit son compagnon.

Ils examinèrent successivement les deux portes de dégagement, placées
vis-à-vis l'une de l'autre.

Elles étaient d'ailleurs fermées.

--Ça a pu craquer tout de même, hasarda Bartissol.

--Ici, peut-être...

Et Logarec désignait la grande vitrine qui fait face aux fenêtres.

Ils s'approchèrent.

Le rayon projeté par la lanterne sourde fit scintiller les dorures
d'un autre sarcophage vide, celui-là, et placé debout à gauche de la
baie.

A l'instant même où la projection mettait en lumière l'effigie du
personnage égyptien qui avait été enseveli dans cette haute boîte, un
nouveau craquement retentit... Et celui-là sonnait le creux... il
provenait sûrement du sarcophage!...

Les deux gardiens s'arrêtèrent et, d'un même mouvement, se montrèrent
le couvercle sommé d'une face grimaçante et surchargé de lamelles d'or.

Le sourire figé du Pharaon semblait rivé sur eux!

Puis, ce sourire s'effaça... les yeux d'émail brillèrent et parurent
glisser comme des yeux vivants qui suivent la fuite d'une image...

C'était maintenant un grincement continu... la figure virait à gauche
d'une seule pièce...

Et les gardiens n'avaient conscience que d'une chose... c'est que le
sarcophage allait s'ouvrir!...

De son mouvement lent et régulier, le couvercle continuait de tourner.

Cela ne dut pas en réalité durer plus de quelques secondes, mais, dans
l'état de surexcitation où se trouvaient les deux témoins de cet
effarant spectacle, ces secondes-là valaient une éternité.

J'ai déjà expliqué que le sarcophage était placé debout sur le côté
gauche de la porte vitrée qui fait communiquer les deux salles...

D'ailleurs tous les visiteurs du Louvre qui ont traversé ces galeries
avant leur réinstallation, se rappellent certainement cette gaine
oblongue, habillée de haut en bas de signes polychromes et terminée
par une effigie de roi mort qui vous regarde de façon inquiétante.
Pour peu qu'ils veuillent prendre, à cette heure nocturne, la place de
mes deux gardiens, ils conviendront sans peine du tragique de la
situation.

Logarec n'avait pas lâché la lanterne, et le tremblement qui agitait
son bras faisait courir sur le mur, au-dessus du sarcophage, à sa
droite, à sa gauche, des ombres fantastiques...

Un heurt sourd!...

Le couvercle venait de se rabattre sur le chambranle de la porte
vitrée...

Les deux gardiens comprirent, plutôt qu'ils ne le virent, que la
cavité de la bière béait devant eux.

La lumière, dans les mains de Logarec, dansait de façon désordonnée et
à cette lueur incertaine et mouvante, ils distinguaient dans la boîte
funèbre une vague forme humaine, toute droite, et qui bougeait.

Un bras noir se dressa soudain et, aussitôt, une silhouette démesurée
se profila sur la muraille.

Alors, ils n'y tinrent plus... Le Breton laissa choir sa lanterne et
tous deux prirent la fuite avec le sentiment très net que le Ramsès au
grand bras tendu les poursuivait.

Dans sa chute, la lumière s'était éteinte... En revanche, la clarté de
la lune entrait maintenant à flots par les fenêtres et étendait, de
distance en distance, de grands rectangles blancs régulièrement coupés
de croisillons noirs.

Et tandis que se multipliaient, se heurtaient, au profond des ténèbres,
les échos soulevés par les pas précipités des fugitifs, dans le pâle
rayon lunaire, un homme avançait sans bruit...




II

L'ALERTE


Logarec et Bartissol traversèrent en courant la salle où grimacent
dans les vitrines les innombrables divinités égyptiennes, la salle des
Colonnes, la salle des Bijoux Anciens... Ils franchirent la Rotonde
d'Apollon et se jetèrent comme des fous dans l'escalier que domine la
_Victoire de Samothrace_.

Là, Logarec osa se retourner.

Rien!...

Rien que les immenses ailes éployées de la colossale déesse décapitée.

Bartissol se devait de paraître audacieux jusqu'au bout.

--Il faut prévenir le chef, dit-il résolument.

--Vas-y... toi... fit Logarec...

--Non... suis-moi... il nous croira mieux si nous sommes deux.

Logarec se rendit d'autant plus volontiers à cette excellente raison
que ce vaste escalier sonore et vide le glaçait d'épouvante.

Ils montèrent.

                   *       *       *       *       *

Quelques minutes après, trois hommes arrivaient devant la _Victoire de
Samothrace_, puis grimpaient les marches qui précèdent la Rotonde
d'Apollon.

--C'est là, chef, indiqua Logarec en tendant une main qui tremblait
dans la direction des salles obscures.

Ils allaient poser le pied sur le seuil de la première galerie,
lorsqu'un autre veilleur, affolé, fit soudain irruption en bousculant
le gardien-chef qui fut projeté contre le mur.

--Quoi?... qu'est-ce qu'il y a encore? s'écria une grosse voix enrouée.

Logarec et Bartissol se tenaient prudemment l'un derrière l'autre.

L'homme, bouche bée, regardait son chef sans parvenir à articuler un
mot.

--Expliquez-vous à la fin, ordonna le supérieur... Vous avez vu
quelqu'un?...

--Eux... chef, bredouilla le veilleur... en désignant Logarec et
Bartissol... Je les ai aperçus... ils couraient... et puis, derrière
eux, un moment après... quelque chose est apparu... on aurait dit un
homme, mais je ne suis pas bien sûr... cela ne faisait pas de bruit...
on aurait juré...

--Où étiez-vous?

--Là, dans la salle des Bijoux Anciens...

--Et ce... que vous avez vu, venait d'où?

--De là-bas, répondit le veilleur, en montrant l'enfilade des salles...

--Mais, il fallait appeler, couper la retraite à cet homme, si homme
il y a... où est-il allé?

Le fonctionnaire eut un geste vague...

--Je crois qu'il est descendu, dit-il.

--Alors, les veilleurs d'en bas l'auront vu sortir..., qu'on aille les
chercher... ou plutôt non... je vais les faire monter.

Et il appela:

--Heurtebize!... Papillon!...

Deux gardiens somnolents montèrent pesamment l'escalier. Ils n'avaient
rien vu et considéraient, ahuris, un peu narquois, ce groupe de quatre
hommes dont trois étaient livides.

--Alors, par ici, s'écria le chef en se frappant le front...

Il fit quelques pas et, s'arrêtant devant la porte d'Apollon, il dit à
Bartissol:

--Allez me chercher Caraton.

Celui-ci arriva bientôt. C'était le préposé à la garde des Diamants de
la Couronne.

--Vous savez bien quelque chose? lui demanda le chef.

--Je sais qu'il y a alerte, mais j'ignore de quoi il s'agit.

--Alors vous n'avez rien vu?

--Rien, chef.

--Mais enfin, s'écria le gradé, cet homme n'a pourtant pas pu
s'envoler?...

--C'est que ce n'était pas un homme, murmura Logarec... du moins, un
homme vivant...

--Qu'est-ce que vous me chantez là? espèce de serin.

--Demandez à Bartissol, chef.

--C'est sorti d'un sarcophage, affirma le Méridional.

--Ah! pour le coup, c'est trop fort...

--Oui... le sarcophage s'est ouvert, ça... je l'ai vu... je ne rêvais
pas...

Le chef haussa les épaules, puis il dit brusquement:

--C'est bien... allons voir... suivez-moi tous et attention, hein? que
l'on referme les portes, après que nous serons passés.

Logarec, Bartissol, leur camarade de la salle des Bijoux Anciens, les
deux gardiens du grand escalier et celui de la galerie d'Apollon,
emboîtèrent le pas à leur supérieur.

On arriva dans la salle où avait eu lieu la scène fantastique, cause
de tout ce branle-bas.

Les deux gardiens, témoins de l'étrange aventure, poussèrent une
exclamation en désignant le sarcophage placé à gauche de la porte
vitrée... Le couvercle s'était refermé et la figure noire du Ramsès
fixait sur la petite troupe son immuable sourire énigmatique.

--Il était ouvert, pourtant, haleta Logarec...

--Quoi? fit le chef?... ce sarcophage?

--Oui, chef, il s'est ouvert devant nous.

Le supérieur incrédule fit pivoter le couvercle...

--Vous voyez, il n'y a rien, dit-il.

--C'est que la momie s'en est allée, alors.

--La momie?... quelle momie? vous savez bien que ce sarcophage-là est
toujours vide...

--Pourtant... la forme que nous avons vue...

--Moi aussi, j'ai vu quelque chose, intervint le gardien de la salle
des Bijoux Anciens.

--Eh! parbleu oui, fit le chef, vous avez vu passer ces deux
poltrons-là...

--Oui, mais derrière eux...

--Derrière eux?... vous avez aperçu leur ombre au clair de lune...
C'est stupide... toute cette histoire ne tient pas debout... que
chacun retourne à son poste et que cela soit fini.

Les gardiens se dispersèrent; on rouvrit les portes et les veilleurs
allèrent reprendre leur faction.

                   *       *       *       *       *

Le gardien-chef venait de s'engager dans l'escalier qui conduit à son
logement, situé sous les combles, lorsqu'un cri le cloua au sol.

Au même instant, il vit une masse débouler à ses pieds, trébucher et
se retenir au mur. Un bicorne roula sur les marches de l'escalier.

Le chef reconnut le gardien des Diamants de la Couronne.

--Parlez, qu'y a-t-il, mais parlez donc, animal!

Le pauvre garçon ne parvenait qu'à proférer un son rauque qui sortait
de sa gorge, continûment:

--O... ô... ô... oh!

Et son doigt tendu montrait la galerie d'Apollon...

Interloqué, le gardien-chef vint à ce malheureux qui tremblait et le
secoua rudement par les épaules.

--Mais parlez donc, s'écria-t-il, qu'est-ce qu'il y a?... qu'avez-vous
vu?

L'autre regardait le supérieur de ses grands yeux hagards..., ses
lèvres remuaient, mais il n'en sortait que des sons inintelligibles!...

A la fin, cependant, des mots se précisèrent:

--Il y a... il y a... balbutia-t-il.

--Quoi donc?... bon Dieu!

--Il y a... chef... qu'on a volé...

--On a volé!... Qu'est-ce qu'on a volé?

--Le... le... «Régent», chef..., oui... le... Régent!...

Et le gardien s'effondra sous le poids de cet aveu.

La face déjà congestionnée du chef devint pourpre..., la surprise,
l'émotion, la colère le suffoquaient.

Il se mit à crier à tue-tête:

--Vous êtes fou!... volé!... volé!... le Régent!... vous êtes fou!...
fou, vous dis-je.

Mais tout en se rassurant de la sorte, il n'en prenait pas moins le
subalterne par le bras, le poussait devant lui, et, son falot dans la
main droite, se ruait vers la galerie d'Apollon.

Alors, le malheureux gardien montra la vitrine où sont exposés les
Diamants de la Couronne:

--Là!... là!..., fit-il.

Il n'en dit pas davantage, mais le spectacle qui se présentait en ce
moment aux yeux du supérieur en disait plus long que tous les
commentaires.

Il rugit, serra les poings:

--Ah! vingt Dieux de vingt Dieux!... les misérables!...

Un rectangle, juste assez grand pour livrer passage à une main, était
nettement découpé dans la glace de la vitrine. Le morceau enlevé était
posé tout à côté; un petit amas de mastic où se voyaient encore des
empreintes de doigts, occupait le milieu de ce carré de verre. Et, à
la hauteur de l'ouverture béante, le fin support d'argent sur lequel
le célèbre joyau se présentait naguère, libre de tout contact, en
pleine lumière, ce support se courbait à sa place habituelle comme un
point d'interrogation, tendant ironiquement sa griffe vide!

C'était fou, en effet, invraisemblable, inadmissible!...

Et pourtant, le fait était là...

On avait volé le Régent, en plein musée du Louvre, à la barbe de son
gardien!




III

QUELQUES TRAITS DE LUMIÈRE SUR LE MYSTÈRE


Oui, on avait volé le Régent!

Et j'en puis ici fournir la certitude avec quelques preuves à l'appui,
puisque le voleur... c'était Moi!

Bien qu'assez réservé de ma nature, j'estime que le moment est
peut-être venu de me présenter.

Je me nomme George-Edgar Pipe, sujet anglais, cambrioleur
professionnel, et jouissant, en la matière, de quelque autorité.
Certes, mon nom n'a point d'éclat; il n'a figuré sur aucune manchette
de journal, bien que mes «exploits» aient, durant cinq années, défrayé
les chroniques des Deux-Mondes.

La raison de cette obscurité?... elle est bien simple; jamais je ne me
suis laissé prendre.

Le cas me paraît assez exceptionnel pour que j'en fasse ici mention;
il explique, au surplus, comment, si mes actions sont devenues
célèbres, mon nom est demeuré parfaitement ignoré.

Je ne taxerai pas à ce propos le Destin d'injustice, à l'exemple de
certains auteurs de mémoires. Cette obscurité me plaît... Je suis
modeste.

Toutefois, l'heure est venue de sortir de ma tour d'ivoire, d'abord
parce que, retiré des affaires, j'ai désormais quelques loisirs et,
ensuite, parce que la prescription m'est acquise et que ma liberté
n'aura pas à souffrir des aveux que je pourrai faire.

Donc, on s'est beaucoup occupé de moi sans me nommer jamais. Néanmoins,
mes «exploits» offrent tous un trait caractéristique auquel il est
aise de les reconnaître.

Ce trait est justement leur anonymat.

Tous les grands vols, cambriolages et autres coups d'audace dont
l'auteur est demeuré inconnu, tous ceux-là sont de moi.

Je peux bien le dire aujourd'hui, puisque la justice ne me fera plus
l'honneur de s'occuper de mon humble personne.

Je me ferai cependant un devoir d'exposer par le détail mes façons de
procéder.

Cette relation sera, je l'espère, de grand enseignement, car ne
s'improvise pas cambrioleur qui en a fantaisie.

C'est mieux qu'un métier, c'est un sacerdoce. Ses fidèles sont de
grands méconnus. Le cambrioleur n'est-il point, comme l'a si bien dit
Stevenson, le seul aventurier qui nous reste ici-bas?... Songez donc à
la lutte incessante qu'il livre, un contre tous, seul contre la
société civilisée tout entière. Et le courage donc? Avouez qu'il en
faut une jolie dose pour s'introduire la nuit dans une maison,
crocheter une serrure, forcer une porte sans savoir ce que l'on
trouvera derrière... Ah! on paye souvent bien cher, vous pouvez me
croire, les quelques bénéfices que l'on retire de telles expéditions.

La suite de ce récit me donnera raison ou tort, mais j'ai conscience
d'accomplir une oeuvre de justice en réhabilitant un art que trop de
maladroits ont compromis et que l'aveuglement des masses a taxé
stupidement d'infamie.

Mais, m'objectera-t-on, pourquoi vous, un sujet anglais, êtes-vous
venu vous faire la main en France?

L'explication est des plus simples.

J'avais, depuis longtemps, formé le projet d'enlever, non point de ces
objets de pacotille que tous les bourgeois ont chez eux, mais une
pièce rare, unique, qui eût un nom, une histoire et représentât une
fortune. Les pierreries célèbres, celles qu'ont portées les rois, me
semblaient répondre à mon dessein.

Pour quelle raison, alors, suis-je venu en France?

Sans doute, nous avons des diamants, de célèbres diamants comme ceux
de la couronne d'Angleterre, par exemple; mais, je le déclarerai tout
net: ils sont mieux gardés que chez vous. La France apparaît aux
étrangers comme un vrai pays de cocagne, et cela est particulièrement
vrai pour les gentlemen qui s'adonnent au cambriolage.

Ici, point de ces promiscuités fâcheuses avec des surveillants
d'éducation précaire... on n'est jamais obligé de se colleter avec des
malappris... Tout vous est largement ouvert... On est chez soi... Il
n'y a qu'à se baisser pour prendre, si le coeur vous en dit.

La France est, avant tout, le pays du savoir-vivre.

Autre motif: si l'on est pris--car il faut tout prévoir--si l'on est
pris, cela devient sérieux en Angleterre et désobligeant au possible:
dix ans de _hard labour_ pour la moindre des peccadilles, autant dire
la mort civile et naturelle par surcroît.

Inversement, que risque-t-on chez vous? Cinq ans, dix ans de
villégiature qu'on n'aurait jamais songé à s'offrir; un voyage au long
cours dans des régions clémentes, au climat sain et tempéré, sous des
cieux toujours bleus, au milieu de décors féeriques.

On s'évade facilement de ces régions-là... et l'on peut, au retour, se
refaire une situation. On a acquis de l'expérience et la considération
qui entoure généralement les voyageurs.

Voilà pourquoi j'ai choisi la France... Résolu à commettre un vol qui
en valût la peine, je décidai de m'emparer du Régent.

Pour mener mon projet à bien, je choisis le jour de Noël, qui est
d'heureux augure en Angleterre et, dans l'après-midi du 24 décembre,
je me mêlai aux nombreux curieux qui s'écrasaient dans les galeries du
Louvre.

Après un examen attentif des locaux, mon plan fut vite arrêté; je
devais attendre la nuit, sans trahir ma présence, dans les salles du
musée même.

Cela m'évitait d'avoir recours au procédé de l'escalade et s'accordait
mieux avec mon caractère qui ne désire qu'une chose: passer inaperçu.

Après avoir inspecté les diverses salles du Louvre, j'optai pour celle
des Antiquités égyptiennes, où sont exposées les momies, salle assez
peu fréquentée du public et, profitant d'un moment où il n'y avait
personne, je me glissai rapidement dans une haute boîte, sorte de
gaine oblongue qui--je m'en étais assuré quelques minutes
auparavant--était vide et pouvait contenir un locataire de ma modeste
corpulence.

Je ne sais s'il vous est arrivé d'habiter quelque temps dans
l'intérieur d'un sarcophage... Ceux qui l'auront tenté me
comprendront. A vrai dire, on y est très mal; on y respire à
grand'peine, et cela sent affreusement le moisi.

Mais la situation s'aggrave lorsqu'on y doit rester des heures comme
c'était mon cas.

La nuit vint; j'entendis fermer les portes... Les minutes s'écoulaient,
lentes, lentes! et j'avais l'impression, à la longue, de revivre les
millénaires qui nous séparent de la première dynastie.

J'étais fort indécis en somme... Comment sortirais-je de là? Je
n'avais encore rien trouvé lorsque, vers minuit, j'entendis les
gardiens pénétrer dans la salle. Ils s'arrêtèrent, se mirent à causer
et, n'ayant rien de mieux à faire, j'écoutai.

On sait quels étaient leurs propos. La contemplation prolongée de la
reine Tia, les considérations funèbres qui s'ensuivirent, la nuit, la
solitude et le naturel superstitieux de l'un d'eux les mettaient dans
un état d'infériorité certaine.

Ce me fut une inspiration. Plutôt que de compter sur le hasard qui
pourrait bien ne point se manifester, je résolus de mettre à profit
l'énervement de mes deux gêneurs et de frapper un grand coup.

C'est alors que je commençai à remuer doucement dans mon sarcophage.

L'effet fut prompt et rassurant... Les gardiens avaient peur... Ils
n'étaient plus à craindre. Je graduai mes effets de terreur en
souriant de leur épouvante... Alors, bien sûr de moi, je poussai
l'audace jusqu'à m'évader de mon coffre, je ne dirai pas à leur nez,
car ils fuyaient déjà à toutes jambes. J'étais libre de mes mouvements
et seul dans cette salle tout à l'heure trop bien surveillée.

N'avais-je pas raison de proclamer plus haut ma foi dans l'influence
que peut avoir le Merveilleux?

Cependant je n'étais pas au bout de mes peines. Il me fallait gagner
la galerie d'Apollon, où je savais qu'était exposé le Régent, mais que
je savais aussi spécialement gardée par un veilleur de nuit.

Je me lançai provisoirement sur les traces de mes deux nigauds, de ce
pas subreptice et silencieux qui convient au fantôme d'un Pharaon.

Je vis bien, en traversant une salle, que mon apparition faisait
quelque impression sur un gardien probablement dérangé dans son
sommeil... L'alarme allait être donnée; je ne pouvais songer
d'ailleurs à me risquer à l'aveuglette dans la galerie d'Apollon, et
comme je venais d'arriver en haut de l'escalier de la Victoire, je
m'aperçus que l'on avait là, fort à propos, reconstitué certain
portique orné de deux cariatides provenant, je crois, des ruines de
Delphes.

Ce détail a peu d'importance; ce qui en avait plus pour moi, c'est
qu'on avait, au fond de ce portique, tendu un rideau à la grecque dans
le dos des deux cariatides.

Je me cachai derrière ce rideau et attendis.

J'assistai dans cet incognito qui me sied au conciliabule d'un homme à
grosse voix et de mes deux gardiens de la salle des Antiquités
Egyptiennes, puis je compris que le veilleur des diamants était appelé
et convié à se joindre à la ronde.

Alors je sortis doucement de ma cachette et revins à pas de loup vers
la Rotonde.

Tout le monde était occupé à discuter dans la salle des momies.

Moi, le plus doucement possible, je gagnai la galerie d'Apollon...
Elle était vide, comme je m'en doutais.

Vite, ma petite lampe de poche, mon diamant de vitrier! Les feux du
Régent guident ma main à travers la vitrine... Zzz!... Zzz!... Zzz!...
Zzz!... quatre coups de diamant en rectangle... Je colle un paquet de
mastic sur la partie délimitée... Je tire à moi, la vitrine est
ouverte!... Je recueille le Régent, le mets dans mon gousset, puis
j'ouvre sans bruit une fenêtre à laquelle j'attache la cordelette de
soie qui ne me quitte jamais, et je me lance dans le vide.

Il était temps; des pas se rapprochaient.

Que l'on se figure, si l'on peut, la joie d'un heureux cambrioleur
arrivant sans accroc, au pied du mur du Louvre, avec le Régent dans sa
poche!...




IV

OU IL EST PROUVÉ UNE FOIS DE PLUS QUE L'HOMME N'EST QU'UN JOUET ENTRE
LES MAINS DU DESTIN


Je vois d'ici le lecteur sourire et je devine la pensée qui lui est
venue à l'esprit.

Il se dit évidemment: «Quel être naïf que ce cambrioleur qui se figure
pouvoir convertir en espèces un diamant connu de tous... Mais le
premier marchand auquel il l'offrira le fera tout de suite arrêter,
c'est certain.»

Non, ce n'est pas si certain que cela. Voyons, vous supposez bien
qu'un homme de mon acabit, un professionnel du cambriolage ne se
serait pas risqué à tenter un coup comme celui-là, s'il n'avait su
d'avance où placer le «produit de son travail». Je ne suis plus un
novice et la discrétion que j'observe en toutes choses m'a valu la
confiance, je dirai plus, l'amitié de certain négociant d'Amsterdam
qui s'entend, comme pas un, à tailler le diamant.

C'est à lui que je m'adresserai. Il partagera le Régent en plusieurs
morceaux et le vendra ainsi au détail, en prélevant, comme il est
juste, pour sa part, une sérieuse commission. Tout compte fait, il me
reviendra de cette vente quelques petits millions que je saurai
employer, je vous prie de le croire.

Edith, d'ailleurs, m'aidera de son mieux, car pour gaspiller l'argent,
elle n'a pas sa pareille.

Puisque je viens de prononcer le nom d'Edith, je crois que je ne dois
plus tarder à vous la présenter. Edith est ma maîtresse, une maîtresse
ravissante, exquise, jolie, comme le sont les Anglaises quand elles se
mettent à être jolies. Je l'ai connue à Ramsgate où j'étais allé me
reposer un peu des fatigues du métier, il y a de cela un an, et
j'avoue que, depuis notre première rencontre, elle a toujours fait
preuve d'une fidélité vraiment exemplaire. De plus, et cela est aussi
très appréciable, aucun nuage n'est venu ternir notre lune de miel.

Bien entendu, je n'ai jamais révélé ma profession à Edith, car les
femmes, si parfaites qu'elles soient, ont toujours une tendance à trop
bavarder et, bien que je m'honore de pratiquer le cambriolage, j'ai
craint qu'elle n'éprouvât quelque répugnance pour cette sorte d'art
que réprouve une morale trop étroite. Elle me croit, sinon riche, du
moins fort à l'aise et ignore, la pauvre chatte, que les deux billets
de mille francs qui se trouvent dans mon secrétaire constituent pour
l'instant toute ma fortune.

C'est, vous le devinez, à Edith que je songeais en regagnant
pédestrement mon domicile, là-haut, sur la butte Montmartre.

La période de morte-saison que je venais de traverser ne m'avait pas
permis de m'installer, comme je le souhaitais, dans un quartier
aristocratique, mais bientôt ce désir se trouverait exaucé, grâce au
Régent, et George-Edgar Pipe, au lieu d'habiter un petit logement
meublé de deux cents francs par mois, aurait son hôtel à lui, ses
domestiques, son auto.

Alors, les gens qui aujourd'hui le regardaient avec mépris,
ambitionneraient l'honneur de lui être présentés, car à Paris, comme à
Londres, cela est un fait constant, on ne s'inquiète guère de savoir
comment les gens se sont enrichis. Les moyens employés pour parvenir
importent peu, c'est le résultat qui est tout.

Or, le «résultat», je l'avais là, dans la poche de mon gilet, sous la
forme d'un petit polyèdre que je palpais amoureusement, de temps à
autre, entre le pouce et l'index.

Au moment où j'arrivais devant ma porte, une crainte me saisit. Depuis
que je vivais avec Edith, c'était la première fois que je découchais...

Comment allait-elle prendre la chose?

Bah! me dis-je, je trouverai bien un prétexte pour m'excuser... Et
tout en montant l'escalier, je préparais ma défense, mais, chose
curieuse, moi qui d'ordinaire ne manque pas d'imagination, j'avais
beau me torturer la cervelle, je ne trouvais rien... mais là,
absolument rien.

En désespoir de cause, je me résolus à invoquer l'excuse de l'attaque
nocturne... Cela réussit toujours et a l'avantage d'exciter
terriblement les nerfs des femmes... C'est cela... Je dirais que l'on
m'avait attaqué, que fort heureusement des agents étaient accourus à
mon appel, que l'on avait arrêté mes agresseurs, et que j'avais dû
aller au poste pour y décliner mes nom et qualité, subir la
confrontation de rigueur et signer une plainte en bonne et due forme...

Edith, à n'en pas douter, se laisserait facilement convaincre...
Peut-être ferait-elle un peu la moue, mais j'ai un moyen infaillible
pour dérider mon adorable maîtresse et la rendre plus aimante que
jamais.

J'introduisis doucement ma clef dans la serrure, ouvris la porte et la
refermai sans bruit, puis, après m'être débarrassé dans le vestibule
de mon chapeau et de mon pardessus, je me dirigeai vers la chambre
d'Edith--la nôtre par conséquent, car vous supposez bien que nous ne
faisions pas lit à part. D'ordinaire, une petite lampe d'albâtre
brûlait, toute la nuit, sur la cheminée, aussi fus-je assez surpris de
trouver la pièce obscure... J'avançai de quelques pas, cherchai en
tâtonnant le commutateur. Une clarté brusque jaillit et je constatai,
avec une émotion que l'on s'imagine sans peine, que le lit était vide.

Edith, elle aussi, avait découché!

Je ne pus croire, tout d'abord, à une telle audace de sa part. Edith
était plutôt d'une nature timide et il me semblait impossible qu'elle
eût pris, en ne me voyant pas rentrer, une si brutale décision. Sans
doute était-elle allée à ma rencontre... et je la verrais bientôt
reparaître... Peut-être aussi, comme elle était très peureuse,
s'était-elle réfugiée chez une voisine qui habitait sur le même palier
et nous rendait, de temps à autre, quelques menus services.

J'errais dans la chambre, comme une âme en peine, inquiet et furieux
tout à la fois, quand un billet placé sur la table de nuit frappa mes
regards. Je m'approchai vivement, m'emparai de ce papier et ne pus
retenir un cri de rage.

Edith était partie... elle avait, c'est le cas de le dire, filé à
l'anglaise!

  «Mon cher Edgar, m'expliquait-elle, l'air de Paris ne me vaut rien et
  je sens bien que je ne m'habituerai jamais à la vie française...
  Excusez-moi de vous quitter si brusquement, mais je ne pouvais plus y
  tenir... J'ai ce que nous appelons là-bas le _homesickness_[1] et j'ai
  besoin de me retremper un peu dans l'atmosphère du Strand et de
  Piccadilly. J'ose espérer que vous vous consolerez vite, et que vous
  m'excuserez aussi de vous avoir «emprunté» quelque argent pour couvrir
  mes frais de voyage et me permettre de vivre tranquille, en attendant
  que je trouve une situation. J'ai pris les deux mille francs qui
  étaient dans le secrétaire et je vous les renverrai peut-être un jour.
  Dans le cas où vous déménageriez, prévenez-moi poste restante, bureau
  de Charing Cross. Je ne vous dis pas adieu, Edgar, car j'espère bien
  vous revoir. Je vous aime encore, croyez-le, mais décidément, je
  m'ennuyais trop à Paris...»

  [1] Mal du pays.

Bien que je sois, depuis longtemps, cuirassé contre les coups du sort,
j'avoue que celui-là me sembla plutôt dur et que, dans ma rage, je
prodiguai à Edith tous les noms que le _slang_ de Whitechapel réserve
d'ordinaire aux affreuses créatures d'Aldgate ou de Drury-Lane... Il y
avait sur la cheminée un portrait de ma maîtresse, je le jetai sur le
parquet, le piétinai avec frénésie et lacérai furieusement le kimono
de soie bleue qu'elle avait oublié sur un fauteuil.

Ainsi, elle avait fui, la petite hypocrite, fui en emportant toutes
mes économies: ces deux mille francs sur lesquels je comptais pour
passer en Hollande!... Elle avait, au moyen d'une pince, forcé la
serrure de mon secrétaire...

Moi, Edgar Pipe, le «roi des cambrioleurs», j'avais été refait par une
femme! et cela, au moment où je venais d'accomplir une expédition qui
m'assurait la fortune.

J'explorai quand même les tiroirs de mon secrétaire, espérant qu'Edith,
prise de remords au moment de partir, m'aurait au moins laissé un ou
deux billets... Mais non... elle avait tout pris, la misérable, et je
me trouvais maintenant avec quarante francs en poche!!

Je me jetai tout habillé sur mon lit et ne tardai pas à m'endormir
profondément, car les émotions, chose bizarre, exercent sur moi une
singulière influence. Au lieu de m'énerver et de m'horripiler jusqu'à
l'exaspération, elles finissent par m'anéantir et je goûte alors un
sommeil de brute.

Plus je suis ennuyé, plus je dors et je dois à cette heureuse
disposition physique de supporter sans trop de tourments les épreuves
de la vie. En général, l'homme est mal armé contre l'adversité; dès
qu'un événement fâcheux vient déranger ses projets ou détruire ses
espérances, il se laisse aller au désespoir, crie, se lamente et
souhaite même la mort. Moi, j'éprouve d'abord une secousse des plus
violentes, mes nerfs se tendent à se briser, mais cet état de
surexcitation n'est que passager et ne tarde pas à faire place à un
profond abattement... Une sorte de torpeur s'empare de moi, paralyse
mes membres, jetant sur ma douleur comme un baume bienfaisant, et
pendant douze heures, et même davantage, je jouis d'un sommeil de
plomb que ne hante aucun rêve, que ne trouble aucun cauchemar. Quand
je me réveille, je suis calme, reposé, lucide et, de nouveau, prêt à
la lutte. La catastrophe qui s'est, la veille, abattue sur moi me
semble lointaine... lointaine, et je me demande même comment elle a pu
un instant troubler mon esprit.

Le lendemain du jour où j'avais appris en même temps, et la brusque
disparition d'Edith, et celle de mes deux mille francs, j'étais plus
calme que jamais.

Je m'habillai avec soin, me fis du thé, puis je m'assis dans un
fauteuil, ma Bible entre les mains.

Cela vous étonne peut-être qu'un cambrioleur lise la Bible?

Et pourquoi ne la lirait-il pas? Est-il défendu à un homme, à quelque
catégorie qu'il appartienne, de chercher des conseils dans les livres
saints?

J'en connais qui font de la Bible leur livre de chevet et ne valent
pas mieux que moi, bien qu'ils jouissent dans notre trompeuse société
d'une réputation inattaquable...

En somme, tout n'est-il pas convention en ce monde?

L'homme de loi qui passe sa vie à spolier des héritiers, le financier
qui ruine des centaines de petits rentiers, le marchand qui vend ses
denrées le triple de ce qu'il les a payées et trompe encore sur le
poids, l'individu taré qui épouse une femme pour sa fortune, le député
qui trafique de son mandat pour patronner de louches entreprises et
toucher des pots-de-vin en secret, ces gens-là sont-ils moins
méprisables que le cambrioleur qui dérobe au Louvre un des Diamants de
la Couronne?

Puisque l'argent est le but de la vie et que l'on n'est pas encore
arrivé à le supprimer, ne faut-il pas que l'on s'en procure? Et tenez,
puisque je vous parlais de la Bible... écoutez le conseil sur lequel
je viens justement de tomber:

  «La fortune est pour le riche une ville forte; la ruine des misérables,
  c'est leur pauvreté[2].»

  [2] _Proverbes_, X, 15.

Est-il rien de plus juste?

Grâce au Régent que j'ai là, dans ma poche, je pourrai bientôt me
réfugier dans cette «ville forte» dont parle l'Ecriture et devenir
l'égal des individus peu recommandables auxquels je faisais allusion
plus haut. Quel sera mon crime? Je n'aurai fait, en somme, que priver
le public parisien de la vue d'un diamant précieux, mais je suis sûr
que l'administration prévoyante ne manquera pas de remplacer la pierre
absente par une autre en toc qui fera absolument le même effet.

Il paraît d'ailleurs que, dans les musées, lorsqu'un vol se produit,
c'est toujours ainsi que l'on procède.

Qui pourra se plaindre? A qui aurai-je porté préjudice? à l'Etat...
Bah!... il est assez riche pour supporter cela.

Le Régent avait changé de main et il allait enfin être utile à
quelqu'un... Je m'étais laissé dire que ce diamant pesait 136
carats--environ vingt-huit grammes--et qu'il était estimé de douze à
quinze millions. Il faudrait vraiment que la fatalité s'en mêlât pour
que je n'en retirasse pas au moins deux millions... Je ne suis pas
ambitieux... deux modestes millions me suffiraient...

Quelle petite dinde que cette Edith! et comme elle regretterait son
coup de tête, quand elle apprendrait que je mène à Londres un train de
vie sinon fastueux, du moins assez enviable...

Elle chercherait sûrement à se rapprocher de moi et (je me connais)
elle aurait peu de chose à faire pour obtenir son pardon. Un homme
comme moi excuse facilement les fautes d'autrui et le petit
cambriolage auquel s'était livré Edith n'était, à mes yeux, qu'une
peccadille. L'acte en lui-même ne m'indignait nullement... ce que je
reprochais à la petite sotte, c'était de l'avoir accompli à l'heure où
j'avais besoin de toutes mes disponibilités pour établir
définitivement ma fortune.

J'allais être obligé, moi qui avais des millions en poche, de me
livrer, pour me procurer quelque argent, à un de ces menus
cambriolages qui sont parfois plus dangereux que les grands.

Je risquais non seulement de me faire arrêter, mais encore de perdre à
jamais le diamant que j'avais eu tant de peine à acquérir.

Tout en roulant dans mon esprit ces peu rassurantes pensées, je
consultais un petit carnet sur lequel j'avais noté, depuis mon arrivée
à Paris, les différents «coups» qui pouvaient être tentés, soit chez
des industriels, soit chez des rentiers, et offraient à l'«opérateur»
le moins de risques possible.

Nous autres, cambrioleurs, nous sommes généralement mieux renseignés
qu'on ne le croit. Un bavardage, une note parue dans les journaux, un
petit entrefilet de rien du tout, nous sont parfois de précieuses
indications. Un exemple entre cent. J'avais lu, quelques jours
auparavant, dans un grand journal du matin, qu'un sieur Bénoni,
rentier, demeurant 210, boulevard de Courcelles, avait oublié dans un
taxi une sacoche contenant soixante-douze mille francs en billets de
banque et que le chauffeur, un honnête Auvergnat, était venu lui
rapporter cette sacoche.

Ce simple fait divers avait retenu mon attention. Je l'avais découpé
et collé dans mon «diary». Je ne pensais pas, à cette minute, utiliser
le renseignement, car j'avais un autre projet en tête et ne
m'embarrassais point de semblables vétilles, mais aujourd'hui que la
petite canaillerie d'Edith me forçait à «remettre la main à la pâte»
et à travailler de nouveau dans le «demi-gros», je me mis à étudier
l'affaire Bénoni.

Il me parut que ce rentier qui se promenait avec une sacoche contenant
soixante-douze mille francs devait être pour un cambrioleur un
excellent gibier, et en procédant par déduction, j'en arrivai à
établir assez exactement--du moins à mon avis--le cas psychologique du
sieur Bénoni. C'était à coup sûr un homme qui brassait de grosses
affaires, achetait comptant et vendait de même, puisqu'il avait sur
lui de l'argent liquide. Il devait faire le commerce des objets d'art;
c'était un amateur ou un marchand, mais je le supposais plutôt amateur,
car un marchand est en général un homme prudent et méfiant, qui
n'oublierait pas dans un taxi un sac bourré de billets de banque. Il
n'y a qu'un amateur qui puisse avoir de ces distractions.




V

UNE SURPRISE A LAQUELLE JE NE M'ATTENDAIS PAS


Il était urgent que je me livrasse à une petite enquête sur ce Bénoni
qui me paraissait «bon à faire», comme nous disons en argot de métier.

Je me rendis donc boulevard de Courcelles, interrogeai habilement la
concierge, et ne tardai pas à acquérir la conviction que mes
prévisions étaient à peu près exactes. Le père Bénoni était un
antiquaire. On le disait fort riche, mais un peu «piqué» et ses
distractions étaient légendaires. C'est ainsi qu'il lui arrivait
souvent de sortir sans chapeau, d'oublier son pardessus, ou de laisser
un chauffeur de taxi se morfondre des heures devant une porte. Un
homme aussi étourdi était certainement peu ordonné; chez lui, tout
devait être en vrac, comme chez les brocanteurs. Le père Bénoni vivait
seul avec un vieux domestique, un ivrogne fieffé qui faisait, durant
l'absence de son maître, de fréquentes visites à un marchand de vins
établi au coin du boulevard et de la rue Desrenaudes.

Je ne tardai pas à lier connaissance avec ce domestique, qui se
nommait Alcide, et, au bout de vingt-quatre heures, nous étions les
meilleurs amis du monde. J'offris force tournées, il bavarda et je fus
bientôt aussi renseigné que lui sur les habitudes et les manies du
père Bénoni.

--Le vieux, me dit Alcide, est la crème des patrons... jamais un
reproche... et le ménage n'est pas dur à faire... un coup de balai de
temps en temps, quelques coups de plumeau par-ci par-là et c'est
tout... Avec ça de la liberté, autant qu'on en veut, car Monsieur sort
souvent... surtout le soir... Figurez-vous que, malgré ses
soixante-sept ans, il court encore le guilledou... Si c'est pas
honteux... un homme de son âge!... Mais je ne m'en plains pas, car
j'en profite pour aller au cinéma... J'adore ça le cinéma, et vous?

Alcide venait, sans qu'il s'en doutât, de me livrer l'appartement de
son patron. C'était d'ailleurs une bonne bête que cet Alcide, et pour
peu qu'on le flattât et surtout qu'on lui «rafraîchît la
dalle»--suivant sa propre expression--on en tirait tout ce qu'on
voulait. Je lui donnai rendez-vous pour le soir même au cinéma des
Ternes où il arriva, légèrement éméché.

En attendant que le spectacle commençât, nous causâmes, et mon nouvel
ami me documenta non seulement sur son patron, mais encore sur le
local où je m'apprêtais à pénétrer. La disposition des lieux m'était
maintenant familière, et j'étais sûr de ne pas faire un pas de clerc.
Tout en conversant avec le brave Alcide, j'explorais doucement ses
poches, car une idée m'était venue. J'espérais qu'il avait sur lui les
clefs de l'appartement, mais j'eus beau le fouiller avec ma dextérité
habituelle, je ne trouvai rien qu'une pipe, une blague à tabac et un
briquet.

Tout à coup, j'eus une inspiration... Je me tâtai, me tournai et me
retournai sur mon fauteuil, puis dis à mon compagnon d'un air contrit:

--Ah!... il m'en arrive une bonne... Figurez-vous que j'ai perdu mes
clefs...

--Alors, vous ne pourrez pas rentrer chez vous?

--C'est à craindre... bah! tant pis, je prendrai une chambre à
l'hôtel... satanées clefs, va!... Je les aurai perdues dans le métro...

--Moi, dit Alcide, j'étais comme vous autrefois, je perdais toujours
mes clefs... même que mon patron a failli me renvoyer pour cela, mais
maintenant, cela ne m'arrivera plus, car lorsque je m'absente, je les
laisse toujours chez le concierge.

J'étais fixé... l'effraction que je croyais pouvoir éviter devenait
nécessaire. Heureusement que j'avais sur moi un attirail complet de
cambrioleur.

Le spectacle commença. Alcide applaudit en voyant sur l'écran
l'annonce d'un film sensationnel intitulé _La Sandale Rouge_.

--Ah! me dit-il, ça, c'est un truc épatant... Je l'ai déjà vu trois
fois, et je ne m'en lasse jamais... Il y a là-dedans, un sacré type de
détective qui est joliment malin et un chien qui joue absolument comme
un homme.

Les scènes se succédaient avec une rapidité folle, car le film était
très long, paraît-il, et il fallait l'expédier en un nombre déterminé
de minutes, afin que le programme pût être épuisé à onze heures juste.

Par une ironie assez étrange, cela débutait par un cambriolage
accompli dans des conditions particulièrement difficiles, mais comme
on voyait bien que ce n'étaient pas des «professionnels» qui jouaient
dans cette pièce! Le cambrioleur était d'une maladresse insigne et
opérait avec une naïveté ridicule. Il forçait un coffre-fort comme il
eût ouvert un placard, et ne prenait même pas la peine de masquer avec
le pan de sa jaquette la petite lampe électrique suspendue à la
ceinture de son pantalon.

Quant au détective, c'était bien le plus grand benêt qui se pût voir,
et il serait à souhaiter que nous n'eussions jamais devant nous des
gaillards plus dégourdis.

Non, vraiment, ceux qui se figurent que des films semblables peuvent
inspirer les jeunes gens qui se destinent au cambriolage, ceux-là se
trompent étrangement. De pareils spectacles ne servent qu'à fausser
l'esprit des débutants, et à faire d'eux ce que nous appelons des
«mazettes». Ils veulent, dans la vie, opérer comme au cinéma et se
font cueillir à la douzaine.

Si un jour, je me décide à paraître sur l'écran--la chose n'est pas
impossible, après tout--alors, le public comprendra la différence
qu'il y a entre un vulgaire escarpe et un artiste de la cambriole.

Profitant d'un moment où Alcide était absolument empaumé par une scène
tragique, je me levai doucement, longeai dans l'obscurité l'étroit
couloir ménagé entre les fauteuils et, deux minutes après, j'étais
dans la rue.

Du cinéma des Ternes au 210 du boulevard de Courcelles, il n'y a que
deux pas, et pendant qu'Alcide suivait attentivement les phases
palpitantes de la _Sandale Rouge_, un autre cambrioleur, qu'il ne
soupçonnait pas, montait tranquillement l'escalier qui conduit à
l'appartement de M. Bénoni. Le vieil antiquaire habitait au troisième
et j'étais sûr, ce soir-là, de ne pas le rencontrer chez lui, car,
ainsi que me l'avait appris ce bon Alcide, il passait sa soirée chez
une petite poule des Batignolles.

Au premier étage, je rencontrai une dame et m'effaçai poliment. Elle
me décocha un petit coup d'oeil en coulisse et je crus remarquer que
je ne lui étais pas indifférent. Je continuai à monter lentement, et
arrivé au troisième, je me penchai sur la rampe de l'escalier...
Personne!... J'écoutai quelques instants et, n'entendant aucun bruit,
je m'approchai de la porte de l'antiquaire.

Tirant alors de ma poche mon trousseau de cambrioleur, je me mis à
caresser doucement la serrure qui s'ouvrit du premier coup, car cet
étourdi d'Alcide n'avait même pas pris la précaution de donner un tour
de clef.

Je refermai la porte sans bruit et fis jouer le déclic de ma petite
lampe de poche. J'étais dans une antichambre tendue d'andrinople; un
tapis moelleux recouvrait le parquet; des meubles qui n'avaient rien
d'ancien étaient placés le long de la muraille et je m'étonnai de ne
pas trouver là quelqu'un de ces bahuts, de ces coffres à ferrures, de
ces cassettes moyenageuses qui ornent habituellement l'intérieur d'un
collectionneur. Ce qui me frappa aussi, ce fut l'extrême propreté de
cet appartement où je m'attendais à voir tout pêle-mêle. Une grande
porte en laqué blanc et à bouton de cuivre ouvragé s'offrait en face
de moi. D'après le plan que m'avait involontairement fourni Alcide,
c'était là que devait se trouver le cabinet de M. Bénoni. Il
s'agissait de faire vite, car j'ignorais à quelle heure devait rentrer
le bonhomme.

Je tournai résolument le bouton, la porte s'ouvrit, mais ô surprise!
un flot de clarté m'aveugla dès l'entrée, en même temps qu'une voix
dure, prononçait, avec un accent bizarre: «Un pas de plus et vous êtes
mort!...»

C'est seulement à cette minute que j'aperçus celui qui me menaçait. Il
se tenait debout, derrière un bureau et braquait sur moi le canon d'un
revolver. C'était un homme d'une quarantaine d'années, solidement bâti,
très brun, et dont les yeux brillaient comme des ampoules électriques.

J'avais eu un mouvement de recul, mais la voix reprit, plus sèche,
plus impérieuse:

--Si vous tentez de fuir, je tire!

Et ce disant, l'inconnu s'avança vers moi.

Nous sommes, dans notre métier, préparés à toutes les surprises, mais
avouez que celle-là était plutôt roide.

Je me ressaisis cependant et cherchai une excuse:

--Pardon... Monsieur... balbutiai-je. Je croyais trouver ici M. Bénoni
à qui j'ai une affaire à proposer et...

L'homme brun éclata de rire, eut un haussement d'épaules, puis
m'ordonna de lever les mains, ce que je fis sans murmurer, car je
voyais toujours le petit canon du revolver braqué entre mes deux
yeux...

--Je vous assure... repris-je... c'est à M. Bénoni que je désirais
parler... il était d'ailleurs prévenu de ma visite...

--Ah! répliqua mon interlocuteur d'un ton narquois... ah! il était
prévenu de votre visite... Est-ce lui aussi qui vous avait prié de
crocheter sa serrure?...

--Je...

--Taisez-vous, gredin... vous êtes un cambrioleur... un maladroit
cambrioleur, voilà tout...

C'était la première fois que l'on m'appelait maladroit et c'était la
première fois aussi que je me trouvais face à face avec un de mes
«fournisseurs» habituels.

On a beau avoir du sang-froid, ces coups imprévus vous coupent bras et
jambes.

--Oui, un maladroit... reprit l'homme brun avec un haussement
d'épaules... on prend ses informations, que diable! et l'on ne vient
pas stupidement se jeter dans la gueule du loup...

Ne sachant que répondre, je répétais machinalement le nom de M.
Bénoni...

--Qu'est-ce que vous me chantez avec votre Bénoni?... est-ce que je le
connais, moi, votre Bénoni?... vous cherchez une défaite, mais ça ne
prend pas... vous savez... Vous êtes ici chez le comte Melchior de
Manzana, attaché d'ambassade...

--Cependant... fis-je avec un peu plus d'assurance, c'est bien ici le
troisième étage?

--Mais non... idiot... c'est le deuxième... vous n'avez donc pas
remarqué qu'il y a un entresol... Faut-il que vous soyez bouché, tout
de même... Et vous vous livrez au cambriolage!... c'est probablement
la première fois que vous opérez?...

--Oui... c'est la première fois, avouai-je humblement, dans l'espoir
d'attendrir l'homme au revolver...

--Vous n'aurez pas de sitôt l'envie de recommencer, prononça-t-il
sèchement, car je vais incontinent vous remettre entre les mains des
sergents de ville...

--Oh! je vous en supplie... ne faites pas cela... ayez pitié de moi...
je ne vous ai, en somme, causé aucun préjudice... et puis, j'ai une
circonstance atténuante... ce n'est pas chez vous que je venais... il
y a erreur.

--Vous êtes bon, vous, avec vos erreurs... Ah! vous prenez gaîment les
choses! Vous vous introduisez chez les gens dans l'intention de mettre
à sac leur appartement et quand vous tombez sur quelqu'un qui ne veut
pas se laisser faire vous vous excusez, en disant: «Pardon... il y a
erreur...» C'est commode cela... oui, très commode en vérité, mais je
ne saurais admettre une telle excuse... mon devoir est de vous faire
arrêter, car si je vous laissais partir, demain vous recommenceriez
votre joli métier et feriez peut-être des victimes...

--Oh! non, je vous le jure, répondis-je d'un ton larmoyant...

--Ta, ta, ta!... tout ça, c'est de la blague... vous cherchez à
m'apitoyer, mais vous n'y réussirez pas... D'ailleurs, vous ne dites
pas un mot de vrai... vous prétendez vous être trompé d'étage, cela
n'est pas exact...

--Je vous jure que j'allais chez M. Bénoni...

--Oui... dites que vous y êtes allé, et que, n'ayant rien trouvé chez
lui, vous avez pensé vous rattraper ici... Ça ne prend pas... allez
raconter cela à d'autres, mais pas à moi...

Je crus devoir jouer le grand jeu.

--Monsieur, écoutez-moi, répliquai-je... je sais qu'il sera bien
difficile de vous convaincre... cependant... si vous voulez m'accorder
quelques minutes d'attention...

--Vous n'allez pas me faire une conférence, je suppose... Ah! non, en
voilà assez!... Allons, ouste! descendez avec moi chez le concierge...

--Une seconde, je vous en prie...

--Descendez, vous dis-je...

--Vous ne voulez pas m'écouter, vous avez tort!... Tenez, je
m'explique... Je ne sais quelle est votre situation de fortune, mais
si vous consentez à me laisser libre, je vous donne cinq cent mille
francs...

--Vous êtes fou...

--Non... c'est sérieux... tout ce qu'il y a de plus sérieux... Vous
m'avez pris pour un cambrioleur... eh bien! vous vous êtes trompé...
je suis riche... riche à millions, entendez-vous.

Mon interlocuteur me regarda d'un air inquiet...

Comme je m'étais rapproché, il crut sans doute que j'allais me jeter
sur lui, car il leva de nouveau son revolver, mais sans me laisser
intimider par ce geste, je repris avec plus de force:

--Oui... riche à millions et si vous voulez me promettre de ne rien
tenter contre moi, je vais vous le prouver à l'instant. Il ne faut pas
se fier aux apparences... Je sais que tout m'accuse, mais quand vous
saurez pourquoi je tenais tant à m'introduire chez M. Bénoni, vous
comprendrez tout... Il y a dans la vie...

--Au but... et vivement...

--J'y arrive, mais d'abord acceptez-vous mes conditions?

--Cela dépend...

--Il faut que je sois fixé... car si vous refusez, je n'ai aucune
raison de vous révéler mon secret...

--Cinq cent mille francs, avez-vous dit?

--Oui, cinq cent mille francs...

--Comptant?...

--Presque...

--Oui, je vois, vous cherchez à me monter le coup...

--Je vous jure que je dis la vérité.

L'homme brun me regardait fixement et je voyais bien que l'affaire
l'intéressait.

--Ecoutez, lui dis-je... vous êtes un gentleman... moi aussi, quoique
toutes les apparences soient contre moi.

--En effet... un gentleman qui a sur lui un trousseau de fausses clefs
et qui crochette les serrures...

--Ce n'était pas la vôtre que je voulais crocheter... bref... puisque
le hasard m'a jeté entre vos mains, je suis prêt à vous acheter ma
liberté... Cinq cent mille francs... acceptez-vous?

--Oui, si vous payez immédiatement.

--Bien, alors nous allons nous entendre...




VI

LE TOUT EST DE S'ENTENDRE


La partie était engagée... On conviendra qu'elle était délicate. Mon
interlocuteur avait un revolver... J'étais donc à sa merci. Comment
allais-je me tirer de là? Je ne pouvais compter que sur mon seul
talent de persuasion... Arriverais-je à convaincre l'homme que j'avais
en face de moi et surtout à lui faire accepter la combinaison que
j'allais lui proposer? Je serais obligé de lui montrer mon diamant, et
comme il était le plus fort, il pouvait chercher à me l'enlever, mais
j'étais résolu à tout... même à me faire tuer pour défendre mon bien.

--Voulez-vous, dis-je, allumer la lampe qui se trouve sur votre bureau?

Mon adversaire tourna le commutateur et une éblouissante clarté se
répandit sur la table.

M'approchant alors, je tirai de la poche de mon gilet le petit sac en
peau dans lequel était enfermé mon trésor.

--Voici, dis-je, une fortune de plusieurs millions.

Et je fis scintiller le diamant sous la lampe.

L'homme brun ouvrait des yeux larges comme des soucoupes; il devait se
connaître en pierres précieuses, je vis cela tout de suite, car il eut
une exclamation de surprise, puis, se tournant vers moi:

--Où avez-vous eu cela? demanda-t-il.

--Peu importe, répondis-je... Ce diamant est-il vrai ou faux?

--Parbleu!... il est vrai, je le vois bien, il est même...

Et en disant ces mots, il avança la main, mais je retirai vivement la
mienne.

--Jamais, prononça-t-il, vous ne vous débarrasserez de cet objet-là...

--Vous croyez?

--J'en suis à peu près sûr.

--Ne vous inquiétez pas de cela... je sais où le _placer_.

Nous nous regardâmes un instant. Mon interlocuteur semblait s'être
radouci et il avait laissé retomber son bras droit... Je crus qu'il
allait poser son revolver sur la table, mais il le gardait toujours à
la main...

--Vous voyez, dis-je, que je ne vous avais pas trompé... allons,
acceptez-vous ma proposition?

L'homme brun parut réfléchir, puis au bout d'un instant:

--Eh bien oui... j'accepte, mais à une condition.

--Laquelle?

--C'est que vous allez immédiatement déposer ce diamant dans mon
coffre-fort...

--Ah!... fis-je, légèrement ému... et après?

--Après... nous causerons...

--Ne pouvons-nous causer maintenant? Que pouvez-vous craindre?... vous
avez un revolver, moi, je n'en ai pas... Je suis à votre discrétion.

--C'est vrai... eh bien, asseyez-vous sur ce divan, là, en face de moi.

Je pris place sur le divan; mon interlocuteur s'assit dans un fauteuil,
derrière son bureau et plaça son browning à côté de lui. Il avait
tourné la lampe électrique dans ma direction, de sorte que je me
trouvais en pleine lumière, tandis que lui m'apparaissait vaguement
dans l'ombre... Ses yeux, qui brillaient comme deux escarboucles,
étaient continuellement fixés sur les miens, et j'éprouvais une
certaine gêne, sous l'influence de ce regard magnétique, inquiétant et
narquois.

--Puisque nous devenons associés, prononça-t-il enfin, il est assez
juste que nous nous présentions l'un à l'autre... Mon nom, je crois
déjà vous l'avoir dit, est Melchior de Manzana... et le vôtre?

--Edgar Pipe.

--Vous êtes sujet anglais?

--Oui...

--Je m'en étais aperçu à votre accent... Moi, je suis Colombien...

Il y eut un silence, puis il reprit:

--Maintenant que les présentations sont faites, revenons à notre
affaire... Je ne vous demanderai pas comment le superbe diamant que
vous venez de me montrer est tombé entre vos mains... Vous ne l'avez
pas, je suppose, trouvé dans la rue... Vous l'avez, c'est le principal,
mais je doute que nous nous en débarrassions facilement.

--Si... très facilement...

--Vous croyez?

--J'en suis sûr...

--Auriez-vous déjà acquéreur?

--Oui... et non...

Melchior de Manzana eut un mouvement d'impatience aussitôt réprimé,
puis après avoir un instant tapoté du bout des doigts la plaque de
verre qui recouvrait son bureau, il laissa tomber ces mots:

--Cela n'est pas une réponse... expliquez-vous plus clairement, je
vous prie... dites-moi ce que vous avez l'intention de faire de ce
diamant... voilà certes un objet assez difficile à caser dans le
commerce... aucun marchand ne vous le prendra.

--Je le sais, aussi mon intention n'est-elle pas de l'offrir à un
marchand.

--Alors?...

--J'ai un ami qui est lapidaire et...

--Oui, je comprends... il fractionnera le diamant... c'est dans les
choses possibles, mais cela diminuera considérablement sa valeur.

--On en retirera toujours trois millions, au minimum.

--Ah! tant que cela, vous croyez?... Moi, j'estime qu'une fois morcelé,
il vaudra tout au plus deux millions...

--Ce sera encore une bonne affaire...

--Certes... mais dites-moi donc, je ne vois pas pourquoi nous ne
partagerions pas...

--Il me semble que vous aviez accepté cinq cent mille francs...

--Oui... c'est vrai, mais j'ai réfléchi... J'estime maintenant que
nous devons partager...

J'étais pris... Que pouvais-je refuser à cet individu qui me tenait
sous la menace de son revolver. Je souscrivis donc à toutes ses
conditions, bien décidé à discuter plus tard, avec lui, quand je
pourrais enfin exprimer librement ma pensée. Pour l'instant, j'étais
dans la situation d'un homme qui se noie et qui cherche à se rattraper
à la moindre branche, à la plus précaire des épaves.

--Soit, dis-je, j'accepte... nous ferons deux parts égales, de la
somme que nous retirerons du diamant.

Et j'ajoutai hypocritement:

--D'ailleurs, je serai très heureux de vous obliger, car j'avoue que
vous m'êtes très sympathique.

Melchior de Manzana me regarda avec méfiance.

--N'exagérez pas, dit-il.

--Je vous assure...

--C'est bien, trancha-t-il... puisque nous sommes d'accord,
remettez-moi l'objet, je vais le serrer dans mon coffre-fort.

--Ah! pardon, fis-je... cela n'était pas dans nos conventions.

--Possible... mais vous admettrez bien que je m'entoure de quelques
garanties... Vous ne supposez pas que je vais vous laisser filer avec
votre diamant...

--Certes non, mais qui me dit qu'une fois que vous l'aurez enfermé
dans votre coffre-fort, vous ne me flanquerez pas à la porte purement
et simplement.

Mon interlocuteur eut un petit haussement d'épaules.

--Mon cher Pipe, répondit-il (il m'appelait son cher Pipe),
permettez-moi de vous dire que vous manquez un peu de perspicacité...
Voyons, il suffit de raisonner, que diable! Vous vous présentez chez
moi en crochetant ma serrure, je vous reçois, le revolver à la main,
nous discutons et finalement je consens à traiter avec vous... Au lieu
de vous livrer à la police, comme c'était mon droit--je dirai plus,
mon devoir--je fais taire tous mes scrupules d'honnête homme et je
deviens... votre associé... Triste association, à la vérité, car le
capital que vous m'apportez étant de source suspecte, je risque, par
la suite, de devenir complice d'un vol... Je joue gros jeu, moi aussi,
vous en conviendrez...

--Evidemment... évidemment, mais vous vous compromettez davantage
encore en conservant le diamant chez vous, dans votre propre
secrétaire... Avez-vous donc l'intention de le vendre vous-même?

--Non, mon cher Pipe, cela vous regarde... Quand nous aurons trouvé un
acquéreur, je vous rendrai votre pierre précieuse et nous irons tous
deux chez cet acquéreur. En un mot, nous ne nous quitterons plus un
seul instant... A partir de cette minute, vous devenez mon hôte, mon
commensal... vous vous installez ici... Je vous fais dresser un lit
dans cette pièce, à côté du coffre-fort et vous pouvez ainsi
surveiller votre «gage». Que vous faut-il de plus?

Ce raisonnement était loin de me convaincre, mais dans la situation où
je me trouvais, je devais tout accepter. Le revolver, un petit
browning bronzé, était toujours sur la table et Manzana le caressait
de temps à autre d'un geste nonchalant.

La grande force, dans la vie, c'est de gagner du temps, car avec le
temps les affaires les plus compliquées finissent souvent par
s'arranger d'elles-mêmes... Je cédai donc et remis le diamant à
Manzana. Il le regarda de nouveau, s'extasia sur son poids et sa
limpidité, puis, ouvrant son coffre-fort, le plaça soigneusement sur
la tablette du haut, dans une petite caisse à monnaie. Cela fait, il
referma la porte de fer, mit la clef dans la poche de son gilet, puis,
familièrement, vint s'asseoir sur le divan, à côté de moi.

Il avait laissé son revolver sur la table et j'aurais pu, à ce moment,
me jeter sur lui, l'étourdir d'un coup de poing et reprendre mon bien,
mais je n'osai point... Manzana était un individu taillé en force, un
gaillard au cou de taureau, aux mains énormes et il n'eût fait de moi
qu'une bouchée... Je songeai aussi à me précipiter vers le bureau, à y
prendre la petite arme sournoise qui s'y trouvait, mais je compris que
cela serait impossible... Manzana était assis à ma droite et il lui
suffisait d'étendre la main pour s'emparer du browning. Il valait
mieux user de ruse, attendre une occasion plus favorable... En tout
cas, j'étais bien résolu à ne plus lâcher mon homme d'une semelle.

--Mon cher Pipe, me dit brusquement Manzana, vous êtes ma providence.

Et comme je le regardais, ahuri...

--Oui... ma providence!... Voyez comme la vie est drôle... j'étais
perdu, ruiné, prêt à m'enfuir je ne sais où, quand vous avez eu la
bonne idée de crocheter ma porte... Cela vous étonne, hein? A voir cet
intérieur plutôt luxueux, on dirait que je roule sur l'or... Hélas!
mon cher Pipe, je suis pauvre comme Job... Rien de ce qui est ici ne
m'appartient... j'ai loué cet appartement tout meublé à une vieille
rentière en ce moment à Nice et qui ne se doute certainement pas
qu'elle ne verra plus la couleur de mon argent... Voyons, causons
sérieusement... vous m'avez dit tout à l'heure que vous saviez où
placer notre diamant... expliquez-vous... Est-ce que vous ne vous
illusionnez pas un peu?... Votre ami, le lapidaire, est-il un homme
sûr? Avez-vous déjà traité quelque affaire avec lui? Ne craignez-vous
point qu'il vous dénonce lorsqu'il aura «l'objet» entre les mains?

--Non... mon lapidaire est un honnête homme...

--Ah!... et où demeure-t-il?

--A Amsterdam...

Manzana bondit sur le divan comme s'il eût touché une pile
électrique...

--A Amsterdam!... à Amsterdam!... et vous croyez que nous allons aller
à Amsterdam?

--Il le faudra bien... à moins que vous ne connaissiez ici quelqu'un
qui consente à nous acheter le diamant...

--Au fait, vous avez raison... j'étais stupide... eh bien, nous irons
à Amsterdam, voilà tout... mais, en ce cas, il faudrait partir le plus
tôt possible.

--Je suis à vos ordres... Demain, si vous voulez?...

--Demain, soit... D'ailleurs, cela tombe à merveille, car j'ai
quelques raisons pour ne pas m'éterniser à Paris... ainsi, c'est
entendu, nous allons à Amsterdam. Là, votre ami le lapidaire
fractionne le diamant, en opère la vente, nous remet l'argent, nous
partageons et tirons chacun de notre côté... Combien croyez-vous que
tout cela demande de temps?

--Un mois au minimum...

--Oui, c'est ce que je pensais... Et vous avez, bien entendu, de quoi
payer notre voyage?

Je regardai Manzana d'un air effaré...

--Comment? fit-il, vous hésitez à me faire cette légère avance... mais
je vous la rembourserai, mon cher, soyez tranquille.

--Alors, vous n'avez pas d'argent?

--Mais puisque je vous ai dit tout à l'heure que j'étais à la côte...

--Eh bien! nous voilà propres!...

--Vous n'avez pas d'argent non plus?

--Rien ou presque rien!...

--Le diable vous emporte! Ainsi, c'était pour vous en procurer que
vous veniez cambrioler mon appartement?

--Pardon! Je ne venais pas précisément chez vous... je croyais
m'introduire chez M. Bénoni, le locataire du dessus...

--Oui... c'est juste... mais alors, il faut y aller, chez ce M. Bénoni,
et sans tarder encore...

--Trop tard!

--Trop tard!... et pourquoi cela?

--M. Bénoni doit être rentré maintenant.

--Qu'en savez-vous?

--J'en suis à peu près sûr... Vous pensez bien qu'avant de «partir en
expédition», je m'étais renseigné...

--Et qui donc vous avait renseigné?

--Le domestique...

--Il faudra vous aboucher avec lui, et cela dès demain... Peut-être
que demain soir vous pourriez «tenter le coup» de nouveau.

Manzana baissait de plus en plus dans mon estime. Cet homme, qui avait
paru s'indigner que je crochetasse sa serrure, me pressait maintenant
d'aller cambrioler ses voisins. C'était décidément un bien triste
individu. Et dire que les circonstances m'avaient associé à une
pareille fripouille!

Comme je ne répondais pas, il s'emporta:

--Eh bien... quand vous me regarderez avec un air hébété... Voyez-vous
une autre solution?

--Pour le moment... non.

--Peut-être bien que demain vous aurez une inspiration... la nuit
porte conseil... Allons, il est tard... c'est le moment de se mettre
au lit... Je vous céderais bien ma chambre, mais méfiant comme vous
l'êtes, vous verriez encore là quelque piège... Il est plus simple que
nous couchions ici tous deux... près du coffre-fort... Venez avec moi,
nous allons chercher un matelas et des couvertures.

Manzana ouvrit une porte et me poussa devant lui. Nous traversâmes un
salon confortablement meublé, une salle à manger gothique, puis nous
arrivâmes dans la chambre, où régnait un affreux désordre... Le lit
était défait; des habits, du linge, des chaussures traînaient çà et là,
pêle-mêle.

--Prenez le matelas, me dit-il, moi je me charge des couvertures.

Quelques instants après, mon associé et moi étions installés dans le
bureau, lui sur le divan, moi sur le matelas. Nous avions laissé
l'électricité allumée et, de temps à autre, nos regards se
rencontraient. Manzana finit par s'endormir. Je me soulevai doucement
et le regardai. Il était couché sur le dos, la tête légèrement
renversée... Son bras droit pendait le long du divan et sa main qui
rasait presque le parquet tenait toujours le maudit browning!

J'eus un moment l'idée de me précipiter sur cette main, de m'emparer
du revolver. Au premier mouvement que je fis, Manzana se réveilla.
Comme tous les gens qui n'ont pas la conscience tranquille, il ne
dormait que d'un oeil. Décidément, il n'y avait rien à tenter. J'étais
le prisonnier de cet homme!

Avais-je été assez stupide aussi! J'aurais dû remarquer qu'il y avait
un entresol dans la maison... Si j'avais été moins étourdi, j'aurais,
à cette heure, reposé tranquillement chez moi, la sacoche bien garnie,
grâce au père Bénoni, et prêt, dès le lendemain, à m'embarquer pour la
Hollande.

Au lieu de cela, j'étais maintenant l'associé d'un affreux rasta,
capable de tout, et Dieu seul savait ce que me réservait l'avenir!
Manzana pouvait me «jouer le tour», c'est-à-dire s'enfuir avec mon
diamant; il était bien capable aussi de me supprimer pour demeurer
seul propriétaire du Régent...

Ainsi, j'avais risqué le plus audacieux des cambriolages pour enrichir
un individu cynique et malappris qui, malgré la particule accolée à
son nom, n'avait rien d'un gentleman!

Ah! Edith! Edith! dans quelle situation m'aviez-vous mis, ingrate et
stupide créature!




VII

OU J'APPRENDS A MIEUX CONNAITRE MON ASSOCIÉ


Le lecteur s'imaginera sans peine ce que fut la nuit que je passai,
boulevard de Courcelles, en compagnie de Melchior de Manzana. Je ne
fermai pas l'oeil une minute et je crois que mon associé dormit très
mal, lui aussi.

Quand le jour parut, je m'assis sur mon matelas et regardai mon
compagnon. Il était éveillé.

--Eh bien, mon cher Pipe, me dit-il, avez-vous réfléchi?

--A quoi? demandai-je.

--Mais à notre affaire, parbleu!

--Notre affaire!... elle n'est guère plus avancée qu'hier.

--Certes, mais aujourd'hui, demain au plus tard, j'espère que nous
serons tirés d'embarras. Nous allons sortir... vous tâcherez de vous
aboucher de nouveau avec le domestique de M. Bénoni, de le faire
parler et de savoir si son patron s'absente ce soir...

--Je vous avouerai que je ne me sens plus aucun goût pour le
cambriolage... La petite aventure de cette nuit m'a tout à fait
refroidi...

--Bah! il ne faut plus songer à cela... du nerf, que diable!...

--Vous en parlez à votre aise... Et si je me fais pincer?... vous vous
en moquez, n'est-ce pas? vous aurez toujours le diamant, tandis que
moi...

--Mais non... mais non... vous ne vous ferez pas pincer... Le tout est
de bien prendre vos informations avant de risquer le coup...

Il y eut un silence. Manzana s'était levé, moi aussi, et nous
demeurions face à face, indécis et maussades.

--Ecoutez, dis-je enfin, nous sommes associés, n'est-ce pas?

--Mais certainement.

--Or, deux associés, dans quelque affaire que ce soit, doivent courir
les mêmes risques... Il ne serait pas juste que l'un assumât toutes
les responsabilités, tandis que l'autre se contenterait tout bonnement
de recueillir les bénéfices...

--Je suis de cet avis, mon cher Pipe...

--J'en étais persuadé, mon cher Manzana. Donc, puisque nous sommes
bien d'accord, réglons un peu notre petite expédition de ce soir...

--La vôtre, voulez-vous dire.

--Pardon, mon cher ami, la nôtre...

--Alors, vous croyez que je vais vous accompagner chez M. Bénoni?

--Et pourquoi pas?

--Cela n'a pas été convenu...

--Voilà que vous me lâchez déjà...

--Non, mais...

--Mais quoi?

--Je ne suis pas un cambrioleur, moi.

--Cependant, vous n'hésitez pas à partager le produit d'un vol... vous
êtes, par conséquent, mon complice et si, par malheur, je suis pris,
tant pis pour vous... On vous arrête, on saisit le diamant et nous
allons tous deux moisir en prison...

Manzana était troublé. Il avança la main vers le revolver qu'il avait,
l'instant d'avant, replacé sur son bureau, mais il la retira vivement,
un peu honteux de ce geste qui prouvait trop la faiblesse de son
argumentation.

--Vous serez bien avancé, lui dis-je, quand vous m'aurez tué... Un
coup de feu, cela fait du bruit... on viendra... vous serez pris et
vous savez... ces petites plaisanteries-là coûtent cher... les travaux
forcés à perpétuité... pour le moins...

Mon interlocuteur me regarda fixement... Il eut sans doute conscience
de l'infamie de sa conduite, car il me tendit la main, en disant:

--Soit, je vous accompagnerai, mais à une condition...

--Laquelle?

--C'est que vous passerez le premier...

--Si vous voulez... mais, vous savez, dans ce genre d'expédition, le
premier n'est guère moins exposé que le second... Enfin, puisque vous
y tenez... mais il est vraiment fâcheux que nous soyons obligés d'en
arriver là... Voyons, vous n'avez pas dans vos relations un ami qui
pourrait vous prêter deux mille francs?...

Manzana eut un petit rire strident.

--Si j'avais eu, répondit-il, un ami qui pût me prêter deux mille
francs, je ne serais pas ici en ce moment... j'aurais depuis longtemps
regagné la Colombie, où j'ai des intérêts... Cela m'eût, il est vrai,
privé du plaisir de faire votre connaissance...

Je ne relevai pas cette dernière phrase, que je trouvai du plus
mauvais goût... Ce Manzana était un rustre, j'avais vu cela du premier
coup, et j'éprouvais un vif dépit, à la pensée que j'allais être
obligé de vivre avec lui, plusieurs semaines peut-être... Il est vrai
que je comptais un peu sur le hasard pour me débarrasser de cet
associé gênant... mais le hasard m'était si contraire, depuis quelques
jours!

Lorsque nous eûmes, tant bien que mal, réparé le désordre de notre
toilette, que nous nous fûmes débarbouillés, peignés et brossés,
Manzana me dit, en me posant familièrement sa grosse main sur l'épaule:

--Mon cher Pipe, nous allons descendre... Vous avez bien quelque
argent sur vous?...

Je sortis mon porte-monnaie.

--Voici, dis-je, toute ma fortune...

Et j'étalai sur la table ce qui me restait...

D'un rapide coup d'oeil, mon compagnon évalua la somme:

--Trente-deux francs cinquante, dit-il... c'est maigre... Enfin, avec
cela, nous irons toujours jusqu'à demain...

Il prit son revolver, le glissa dans la poche de son pardessus,
s'assura que le coffre-fort était bien fermé, puis me poussa vers la
porte en disant:

--Allons manger un morceau, je meurs de faim...

Comme nous descendions, un homme montait les marches quatre à quatre,
avec une petite bouteille dans chaque main.

C'était cet idiot d'Alcide.

En m'apercevant, il demeura bouche bée.

--Comment! c'est vous, bégaya-t-il.

--Vous voyez...

--Vous m'avez salement lâché, hier soir...

--Excusez-moi, mon bon Alcide, mais je me suis senti subitement
indisposé...

--La grippe, sans doute?... Tout le monde a la grippe. Figurez-vous
que le patron est rentré cette nuit avec une fièvre de cheval... Le
médecin dit que c'est grave... et si le vieux s'en tire, il sera sans
doute obligé de garder le lit pendant un bon mois... Mais, à propos,
c'est moi que vous alliez voir?

--Non... j'étais venu rendre visite à un ami qui habite cette maison...

Et de la main je désignai Manzana qui se tenait adossé à la rampe.

--Ah! très bien... je croyais... Je vous quitte, car je suis pressé...
le vieux attend après ses médicaments... Fichues, les séances de
cinéma!...

Quand Alcide eut disparu, je me rapprochai de mon compagnon et nous
continuâmes de descendre.

Une fois dans la rue, il demanda:

--Quel est ce grand escogriffe?... le domestique de M. Bénoni, sans
doute?

--Oui... et vous avez entendu ce qu'il a dit? Son patron est couché...
Donc, rien à faire... notre expédition est manquée?

Manzana hocha lentement la tête.

--Il faudra trouver autre chose, dit-il au bout d'un instant.

Nous étions arrivés devant un café blanc qui fait l'angle de la place
des Ternes et du faubourg Saint-Honoré...

--Entrons ici, dis-je.

Je commandai deux mokas avec des petits pains. Manzana, qui me parut
affamé, mangeait et buvait en silence. Un pli barrait son front jaune
et il avait, par instants, de petits mouvements d'impatience. On
voyait qu'il réfléchissait...

Tout à coup, il se frappa le front.

--J'ai trouvé, dit-il.

Et se penchant vers moi, il m'exposa le projet qui venait de germer
dans sa cervelle de bandit.

--Mon cher Pipe, me confia-t-il, je crois que nous sommes sauvés...

--Ah!

--Oui, mais l'affaire est assez délicate.

--Un cambriolage?

--Non...

--Au fond, j'aime mieux ça.

--Et moi aussi... mais voilà... nous allons nous heurter à bien des
difficultés.

--Expliquez-vous toujours.

--Eh bien, je songe à vendre les meubles de mon appartement...

--Mais ces meubles ne vous appartiennent pas?

--Cela n'a aucune importance... le principal, c'est que je trouve un
acquéreur...

--Bah! des acquéreurs, vous en trouverez tant que vous voudrez, mais
vous oubliez qu'il y a un concierge dans la maison.

--Nous éloignerons le concierge sous un prétexte quelconque.

--Mais avant de vous régler le montant de la vente que vous lui aurez
consentie, l'acheteur prendra des renseignements... il voudra savoir
si les meubles vous appartiennent réellement... Non... croyez-moi, si
c'est tout ce que vous avez trouvé...

--Voyez-vous une autre combinaison?

--Pour le moment, non... mais peut-être qu'en réfléchissant...

--Ne pourrait-on faire scier le diamant par un ouvrier lapidaire à qui
on promettrait une forte récompense? Est-il nécessaire d'aller en
Hollande?

--Oui... car en Hollande, je vous l'ai déjà dit, j'ai un _ami_ sur
lequel je puis compter... Il ne me dénoncera pas, celui-là.

--Oui, je vois... vous vous entendrez avec lui... et je serai roulé.

--Alors, rendez-moi mon diamant.

--Quant à ça, non, par exemple... je l'ai, je le garde...

--Pas pour vous seul, je suppose?

--Bien sûr... bien sûr... Ah! tenez, mon cher Pipe, excusez-moi, je
perds la tête. Voyons... raisonnons... vous êtes sûr que nous ne
pouvons pas nous débarrasser de notre pierre, en la vendant, même au
rabais, à quelque courtier marron?

--Impossible.

--Cependant, il y a des gens qui se prêtent à ce genre d'affaires?

--Oui, mais un courtier marron, comme vous dites, ne dispose pas de
deux ou trois millions...

--Par son intermédiaire, il serait peut-être possible de trouver un
ouvrier qui consentirait à fractionner notre diamant.

--Non... car cet ouvrier nous dénoncerait aussitôt. Il y a des pierres
précieuses qui sont connues, cataloguées, étiquetées, et la nôtre est
de celles-là.

--Elle appartenait à une collection?

--Oui...

--Au baron de Rothschild, peut-être?

--Non... au musée du Louvre...

--Ah! diable! mais alors, c'est un Diamant de la Couronne... le Régent,
peut-être?

--Vous l'avez dit.

--Oui... oui... je comprends... fallait-il que je fusse bête!...
j'aurais dû me douter que c'était le Régent... Je l'ai vu plus de dix
fois, là-bas, dans sa vitrine et en le contemplant, je me suis dit
souvent: «Si j'avais ce diamant-là dans ma poche!»

--Eh bien, vous l'avez aujourd'hui, non pas dans votre poche, mais
dans votre coffre-fort et vous n'êtes pas plus riche pour cela...

--C'est vrai... je n'aurais jamais supposé qu'avec une fortune
pareille dans son gousset, on pût mourir de faim.

--Nous ne mourrons pas de faim, je l'espère, mais nous ne tenons pas
encore nos millions... Je vous l'ai dit et je vous le répète, ce n'est
qu'à Amsterdam que nous pourrons écouler ce «bibelot» gênant...
Faites-moi confiance, c'est tout ce que je vous demande... Si vous
voulez agir à votre guise, mener vous-même cette affaire, vous ferez
tout manquer. Que demandez-vous? de l'argent... vous en aurez,
soyez-en sûr, mais suivez mes conseils. Qu'avez-vous à craindre? que
je vous dénonce? Le puis-je sans me dénoncer moi-même?

Ce raisonnement parut convaincre Manzana. Il me tendit une main molle
que je serrai sans effusion, et nous sortîmes du café.

Dans la rue, il me prit le bras et nous nous acheminâmes vers l'Etoile.

Tout en marchant, nous continuions, bien entendu, à échafauder
combinaisons sur combinaisons, sans parvenir à en trouver une qui
valût la peine d'être retenue. Nous venions de nous engager dans
l'avenue des Champs-Elysées, quand une femme coiffée d'un chapeau
tapageur et vêtue d'un long manteau de loutre, s'arrêta brusquement
devant nous, dévisagea un instant mon compagnon et s'écria, furieuse:

--Ah! voleur! ah! bandit!... je vous retrouve enfin!...

Et, des yeux, elle cherchait un agent.

Manzana, en proie à une terreur folle, demeura un instant cloué sur
place, incapable de faire un mouvement, mais il se ressaisit vite et,
m'empoignant par la manche de mon pardessus, m'entraîna dans une
course folle, pendant que la femme hurlait comme une possédée:

--Arrêtez-le... arrêtez-le!... c'est oune voleur!... oune assassin!...

Par bonheur, l'endroit où s'était déroulée cette courte scène était à
peu près désert, et il ne se trouva point, parmi les rares promeneurs
qui montaient ou descendaient l'avenue, un courageux citoyen pour se
lancer à notre poursuite... Seul, un petit télégraphiste nous donna un
instant la chasse, mais comme nous traversions au galop l'avenue
Friedland, un tramway qui s'était arrêté brusquement lui barra le
chemin... Il nous perdit un instant de vue et, quand il eut contourné
l'obstacle, nous nous étions déjà engagés dans la rue Balzac.

Manzana tremblait comme une feuille; de grosses gouttes de sueur
roulaient sur sa face brune. Dès qu'il se vit hors de danger, il
souffla bruyamment, passa son mouchoir sur son front et me dit d'une
voix sèche:

--Mon cher Pipe, nous ne pouvons demeurer un jour de plus à Paris...
La femme que vous venez de voir va me dénoncer à la police... et...

Il n'acheva pas... Les mots s'étranglaient dans sa gorge.

--Ne vous alarmez pas ainsi, répondis-je... Paris est vaste... avant
que l'on vous retrouve.

--Oh!... cette maudite femme est très puissante... elle a de hautes
relations... dans une heure, peut-être avant, j'aurai les agents de la
Sûreté à mes trousses... Je me doutais qu'elle était à Paris... Il
faut fuir... fuir le plus vite possible!... Allons n'importe où...
gagnons l'Angleterre; de là, nous verrons à passer en Hollande... mais
ne perdons pas une minute... rentrons chez moi, nous allons prendre
une décision.

Cette petite aventure m'avait certainement moins ému que Manzana. Je
dirai même qu'elle n'était point pour me déplaire, car elle rabattait
singulièrement le caquet de mon compagnon et mettait sur sa vie une
ombre plutôt fâcheuse.

Je m'étais bien douté, dès le premier instant, qu'il devait avoir un
passé des plus louches... mais je ne supposais pas qu'il pût être un
assassin. Décidément, il devenait par trop compromettant et il était
temps de le «semer», comme on dit vulgairement. A Paris, cela m'était
difficile, mais là-bas, à Londres, je pensais y arriver assez vite.

Il importait, pour le moment, de ne pas éveiller ses soupçons, d'avoir
l'air d'accepter, comme une chose toute naturelle, une situation que
le hasard semblait avoir compliquée à dessein. Ah! si j'avais eu mon
diamant en poche, comme j'eusse laissé arrêter avec plaisir ce
compagnon antipathique, car, je dois le dire, Manzana était
terriblement antipathique. Il avait un masque ingrat, des allures de
portefaix, une vilaine voix cuivrée qui vous écorchait les oreilles et
une certaine façon de rouler les _r_ qui m'horripilait.

Pour moi, qui ai l'usage du monde et qu'une certaine délicatesse
native pousse à rechercher les gens bien élevés, la compagnie de
Manzana était un véritable supplice.

Il y a des canailles qui ont un certain vernis et avec lesquelles un
gentleman peut parfois, sinon s'entendre, du moins vivre en bonne
intelligence, mais il y en a d'autres (et mon compagnon était de
celles-là) qui n'inspirent que mépris et dégoût.

Plaquer ce goujat, tel était mon dessein, mais pour cela, il fallait
que je rentrasse en possession de mon diamant et ce n'était pas chose
facile, car, je crois déjà l'avoir dit, mon horrible associé avait sur
moi l'avantage de la force.

Je ne pouvais lui opposer que la ruse, et c'est à quoi je m'employai.

Dès que nous fûmes rentrés boulevard de Courcelles, que nous nous
fûmes enfermés dans l'appartement que je partageais provisoirement
avec Manzana, ce dernier qui était encore tout bouleversé par la
petite scène de l'avenue des Champs-Elysées, m'exposa sa détresse, en
ayant soin, bien entendu, de se donner le beau rôle dans le drame
obscur que je croyais deviner.

Il me confia que la femme que nous avions rencontrée et qui l'avait si
odieusement interpellé avait été sa maîtresse, qu'il l'avait quittée
brusquement et qu'aujourd'hui elle cherchait à se venger de lui, en
inventant, comme toutes les maîtresses trompées, un tas de calomnies
sur son compte. Il n'avait heureusement rien à craindre, affirmait-il,
car si on l'arrêtait, il n'aurait pas de peine à faire tomber une à
une les accusations que porterait contre lui son ennemie, mais il
préférait éviter une confrontation désagréable dont parleraient sans
doute les journaux et qui jetterait sur son nom un discrédit fâcheux,
là-bas, en Colombie où ses proches occupaient tous de hautes
situations.

Je feignis de m'apitoyer sur son sort et de prendre pour argent
comptant toutes les stupidités qu'il me débitait, mais avec une
adresse machiavélique, je m'ingéniai à l'effrayer, distillant, goutte
à goutte mes petits effets de terreur, lui rappelant certaines
histoires d'innocents que l'on avait guillotinés, lui vantant
l'adresse et le flair des policiers français, exagérant à plaisir les
captures sensationnelles de malfaiteurs imaginaires.

J'arrivai de la sorte à le déprimer, à l'abrutir, et cet homme, qui
était mon maître quelques heures auparavant, ne tarda pas à devenir
presque mon esclave. Profitant de l'ascendant que j'exerçais
maintenant sur lui, je réglai seul nos préparatifs de départ. J'avais
eu un moment l'idée de vendre les meubles qui garnissaient mon
logement de Montmartre, mais je réfléchis que cela me serait
impossible, car j'étais en meublé, moi aussi, et mon concierge,
cerbère impitoyable, surveillait la maison avec un zèle exagéré. En
toute autre circonstance, je n'aurais pas hésité à tenter quelque bon
petit cambriolage qui m'eût assuré la tranquillité pour un mois ou
deux, mais aujourd'hui, j'étais craintif.

Oui, le croirait-on? Moi, Edgar Pipe, dont les exploits étaient
célèbres, quoique anonymes, je n'osais plus aujourd'hui tenter quoi
que ce fût, et cela, à cause de ce bandit de Manzana qui était, par la
force, devenu le dépositaire du Régent.

Et pourtant, il fallait fuir, quitter Paris le plus vite possible, car
je prévoyais bien que mon associé allait se faire pincer... Si on
l'arrêtait, j'étais perdu. On perquisitionnerait chez lui, on
trouverait le diamant et je verrais pour toujours s'écrouler mes rêves
d'avenir.

Manzana s'était étendu sur son divan. Il semblait réfléchir, mais en
réalité, il ne pensait à rien, car il était littéralement abruti. La
rencontre qu'il avait faite l'avait plongé dans une prostration
profonde...

--Voyons, lui dis-je, il faudrait prendre une décision.

--Evidemment, répondit-il... Je cherche... mais je ne trouve rien...

--Ecoutez, je crois avoir résolu le problème...

--Pas possible!

--Oh! ce n'est pas fameux, je vous préviens, mais enfin, faute de
grives...

--Oui... oui... exposez votre idée.




VIII

OU JE REPRENDS ENFIN L'AVANTAGE


Je rapprochai du divan la chaise sur laquelle j'étais assis à
califourchon, et dis à Manzana qui s'était soulevé sur son coude et me
regardait anxieux:

--Pour entreprendre le voyage en Hollande dont je vous ai parlé, il
nous fallait environ deux mille francs, mais puisque nous avons décidé
de passer en Angleterre, nous pouvons nous contenter d'une somme plus
modeste... Nous verrons là-bas, à nous arranger... J'ai d'ailleurs
quelques amis à Londres, et ils ne demanderont certes pas mieux que de
m'obliger... Pour le moment, il nous faudrait au minimum trois cents
francs...

--Vous croyez?

--Oui...

--Mais au point où nous en sommes, mon cher Pipe, trois cents francs
sont aussi difficiles à trouver que deux mille...

--Ce n'est pas mon avis...

--Vous verriez donc une combinaison?

--Oui...

--Mon cher Pipe, vous êtes vraiment un homme de ressource...

--Trêve de compliments, vous n'en pensez pas un mot...

--Je vous assure...

--Allons droit au but... Tout à l'heure, vous parliez de vendre les
meubles de cet appartement, mais je vous ai fait comprendre que cela
était impossible... Cependant, si vous ne pouvez faire argent des gros
meubles, vous pouvez assez facilement vendre cette pendule, ces
candélabres, cette statuette et les différents bibelots qui garnissent
le salon. Si l'on ne peut emporter une commode ou un buffet, il est
facile de sortir d'ici, en les dissimulant sous son pardessus, des
objets moins encombrants... Le concierge n'y verra que du bleu.

--Oui... oui... en somme, vous en revenez à ma première idée.

--Pas précisément, puisque la vôtre était impraticable... Allons, ne
perdons pas un instant, enveloppons tout de suite ce que nous voulons
vendre...

--C'est cela... cependant, êtes-vous sûr de trouver un acquéreur?

--Oui...

--Mais il exigera peut-être des renseignements... il ne consentira à
payer qu'à domicile.

--Ne vous inquiétez pas de cela... j'ai tout prévu...

Manzana ne me demanda pas d'explications.

Il était d'ailleurs dans un tel état d'avachissement que je faisais de
lui tout ce que je voulais. Il tressaillait au moindre bruit, allait à
chaque instant soulever le rideau de la fenêtre pour regarder dans la
rue et s'il apercevait quelqu'un immobile, sur le trottoir d'en face,
il s'imaginait aussitôt que la maison était surveillée, que des agents
de la Sûreté l'épiaient et qu'il allait être arrêté.

Au lieu de le rassurer, je prenais un malin plaisir à tout exagérer,
tactique assez habile, qui mettait mon ennemi à mon entière discrétion.

Je feignais d'être aussi inquiet que lui et lui rappelais
continuellement, par quelque allusion naïve, la dame au manteau de
loutre qui l'avait si vertement apostrophé en pleine rue.

C'est dans les circonstances critiques que l'on peut vraiment juger un
homme. Manzana, que j'avais pris tout d'abord pour un fieffé coquin à
qui on n'en remontrait pas, n'était au fond qu'un être pusillanime,
manquant totalement de sang-froid, en présence du danger. C'était une
brute capable d'un crime, un impulsif, un de ces malfaiteurs vulgaires
qui crânent, le revolver à la main, mais qui sont incapables de réagir
lorsqu'il s'agit de dépister la justice.

Je me promettais bien d'exploiter à mon profit le manque d'énergie de
mon associé, mais, pour le moment, il n'y avait qu'à attendre.

Pendant que nous emballions dans de vieux journaux les objets que nous
avions résolu de vendre, un coup de sonnette retentit à la porte
d'entrée...

--Ça y est!... murmura Manzana qui était devenu blême.

Et il restait là, planté devant moi, incapable d'une résolution
quelconque.

--Remettez-vous, lui dis-je, je vais ouvrir... Cachez-vous!... tenez,
dans ce placard... non... il est trop en vue!... Passez plutôt dans
votre chambre, et enfermez-vous à clef... Je vais parlementer avec le
visiteur... fiez-vous à moi, je ferai tout pour vous sauver...

Il y eut un nouveau coup de sonnette plus violent que le premier...

--Vite!... vite... dis-je à Manzana... disparaissez...

Il s'enfuit dans le salon, atteignit la porte de la chambre et
s'enferma à double tour.

Alors, très calme, j'allai ouvrir et me trouvai en présence d'un
facteur.

--M. Manzana?

--C'est moi.

--Voici une lettre recommandée, monsieur... Voulez-vous signer?

Je fis entrer le facteur et apposai sur le livre qu'il me tendait un
paraphe quelconque.

Cela fait, je lui remis vingt sous de pourboire et l'homme sortit, se
confondant en remerciements. J'appelai Manzana, mais il ne répondit
point. J'allai à la porte de sa chambre et fus obligé de parlementer
avec lui pendant près de cinq minutes, avant qu'il se décidât à ouvrir.

Enfin, il se laissa convaincre et sortit, pâle comme un linge.

--Ce n'était que le facteur, lui dis-je.

Mais comme il se méfiait encore, je lui tendis le pli que je tenais à
la main.

Nous revînmes dans le bureau, il jeta un rapide coup d'oeil autour de
lui, puis enfin tranquillisé, se décida à ouvrir la lettre.

--C'est la propriétaire qui m'écrit, dit-il... Elle m'annonce qu'elle
revient de Nice le 5 janvier, et me rappelle qu'à cette date j'aurai
mille francs à lui verser...

--Cela ne nous intéresse pas... continuons notre travail... Voyons...
voici une statuette qui vaut environ cent francs!... cette coupe qui
est en argent en vaut bien autant... quant à ce vase bleu qui est là,
sous vitrine, et à ce drageoir émaillé, nous nous en déferons
facilement.

Nous fîmes des paquets que nous plaçâmes sur la table du salon...

Aux candélabres, nous ajoutâmes un sucrier en argent, une pendulette,
une cafetière en vermeil, deux ou trois bibelots qui me parurent avoir
quelque prix, puis nous nous concertâmes.

--Je crois, dis-je à Manzana, qu'il est inutile d'attendre la nuit...
nous pouvons partir maintenant...

--Oui... en effet... mais ne pourriez-vous pas vous charger seul de la
vente de ces objets?

--Et vous?

--Moi, je resterais ici.

--Vous en avez de bonnes, vous... C'est cela, je vais vous laisser
seul et, quand je serai parti, vous filerez avec mon diamant... Non,
mon cher, je ne puis accepter cet arrangement-là... vous viendrez avec
moi ou il n'y a rien de fait.

--Mais vous savez que l'on est à ma recherche... si on m'arrête, vous
reviendrez dans cet appartement, forcerez mon coffre-fort et
reprendrez le Régent.

--Avec des suppositions pareilles, nous irions loin... Etes-vous, oui
ou non, disposé à passer en Angleterre?

--Certes...

--Eh bien, occupons-nous de trouver de l'argent...

Manzana ne répliqua point. Il avait compris que le mieux était de bien
s'entendre avec moi.

J'ai toujours été persuadé que cet homme avait eu à plusieurs reprises
l'idée de me tuer, mais qu'il avait manqué de «culot» au moment de
mettre son projet à exécution.

Pour l'instant, je lui étais utile. Il se croyait à tort ou à raison
traqué par la police et il se raccrochait à moi, comme un noyé à une
branche, quitte à me jouer quelque vilain tour lorsqu'il n'aurait plus
rien à craindre.

Dès que nous aurions gagné l'Angleterre, c'est moi qui aurais en main
«le beau jeu».

Nous nous apprêtions à sortir, après avoir bourré nos poches des
bibelots sur lesquels nous avions fixé notre choix, lorsqu'une idée me
vint à l'esprit.

--Nous allons, dis-je à Manzana, quitter cet appartement une partie de
la journée, car il ne faut pas se dissimuler que nous serons obligés
de faire plus d'une démarche avant de placer nos objets d'art... Si,
pendant notre absence, la police s'avisait d'opérer ici une descente,
et de perquisitionner... La chose ne se produira pas, je l'espère,
mais enfin, il faut tout prévoir...

--Vous avez raison, grogna mon associé... il faut que je prenne le
diamant.

--Ce sera plus prudent, je vous assure... Voyez un peu la tête que
nous ferions si, en rentrant, nous trouvions l'appartement bouleversé,
le coffre-fort ouvert et...

--Inutile d'insister, trancha mon compagnon... avec un mauvais
sourire...

Il tira de sa poche la clef du coffre-fort, mais avant d'ouvrir, il
hésita un instant.

--Eh bien, qu'attendez-vous?

Sans répondre, il prit son revolver et le posa sur une chaise, à côté
de lui.

Tout en faisant jouer la combinaison, il m'observait du coin de l'oeil,
mais je ne bronchai pas.

Il y eut un petit déclic bientôt suivi d'un autre, et la porte de fer
s'entre-bâilla. Alors, Manzana prenant le diamant, l'enfouit, après me
l'avoir montré, dans la poche de son gilet.

--Voyez où je le mets, dit-il.

--Votre poche n'est pas percée, au moins?

--Non... ne craignez rien... j'ai un gilet neuf.

Et ce disant, il glissa rapidement le revolver dans le gousset de
droite de son overcoat.

Nous sortîmes. Une fois dans la rue, je passai mon bras sous celui de
mon associé. Il se laissa faire sans paraître s'étonner de cette
familiarité dont il devinait la raison.

--On nous prendrait pour une paire d'amis, fit-il, avec un petit
ricanement...

--Il ne tient qu'à vous que nous le devenions, répondis-je
hypocritement.

Manzana eut un hochement de tête et se mit à siffloter entre ses dents.

J'attendais, je l'avoue, une autre réponse que celle-là, aussi, je
n'insistai pas.

J'avais cru que Manzana était devenu plus confiant, mais non, c'était
toujours la sombre brute que j'avais devinée, au début de nos
relations.

Ah! comme j'aurais plaisir à duper un pareil malotru et comme j'allais
m'y employer avec ardeur!

Il continuait de siffloter tout en marchant et comme cela
m'horripilait, je lui dis brusquement:

--Avez-vous remarqué cet homme qui est derrière nous? Ne vous
retournez pas, nous allons nous arrêter à une boutique et le laisser
passer... Si c'est nous qu'il suit, nous verrons bien...

Manzana était devenu verdâtre...

--Vous croyez?... balbutia-t-il.

Sans répondre, je l'entraînai vers un magasin de modes devant la glace
duquel nous demeurâmes immobiles, comme hypnotisés par les chapeaux
extravagants qui s'étalaient en montre. Les petites modistes amusées
par nos mines étranges nous faisaient des grimaces et riaient comme
des folles...

--Est-il passé? demanda Manzana qui, à ce moment, se souciait fort peu
des gracieuses midinettes...

--Oui, dis-je... Il s'en va là-bas... attendons encore... Ah! le voilà
qui tourne le coin d'une rue... on ne le voit plus... nous pouvons
nous remettre en route.

Manzana n'était qu'à demi rassuré. Il ne voulut point continuer tout
droit et m'obligea à faire un tas de détours...

--Vous savez, lui dis-je enfin, que vous m'entraînez vers les
fortifications, et ce n'est pas là que nous trouverons des marchands
d'objets d'art...

--C'est vrai... mais il fallait me le dire plus tôt... Vous êtes là,
collé contre moi... c'est plutôt vous qui me dirigez.

--Ah! elle est bonne, celle-là... vraiment, mon cher, vous devenez
insupportable...

--C'est possible... mais je voudrais bien vous voir à ma place...

--Je préfère en effet être à la mienne, répliquai-je avec aigreur.

--Oh! votre situation et la mienne se valent. Vous allez peut-être me
dire que vous êtes un honnête homme?

--Certes, je n'ai pas cette prétention... Je suis un voleur, un
vulgaire voleur, et vous le savez mieux que personne puisque vous avez
dans votre poche le «produit de mon travail»... Mais si, par hasard,
la police mettait la main sur moi, que pourrait-il m'arriver? Je
perdrais mon diamant... voilà tout...

--Et vous attraperiez au moins dix ans de prison...

--Non... vous exagérez... cinq, tout au plus... Encore faudrait-il
prouver que c'est moi qui ai volé le diamant... Comme on le trouverait
sur vous et non sur moi, je vous laisserais, soyez-en sûr, toute la
responsabilité de cette affaire... Vous seriez donc accusé de vol...
et cela viendrait s'ajouter aux autres... peccadilles que l'on peut
avoir à vous reprocher.

--Mon cher Pipe, grinça mon associé, vous êtes une petite canaille...

--Ah! vous croyez?

Manzana haussa les épaules et se contenta de murmurer:

--Quand notre affaire sera terminée, je vous assure que je ne tarderai
pas à vous lâcher.

--Et moi donc!... malheureusement, je crains que nous ne soyons encore
obligés de vivre assez longtemps ensemble... Mais trêve de sots
compliments, voici un marchand d'antiquités à qui nous pourrions, je
crois, offrir quelques-uns de nos objets... La boutique est
d'apparence modeste, l'homme que j'aperçois dans l'intérieur m'a l'air
d'un brave type... entrons...

--Non... non... répondit Manzana... pas ici...

--Et pourquoi?

--Je vous le dirai plus tard...

--Si nous continuons, nous allons nous promener toute la journée avec
nos paquets... Il est déjà midi et demi et je commence à avoir faim...

--Nous ne tarderons pas à trouver un autre marchand.

--Soit... vous ne direz pas que je ne suis point conciliant.

                   *       *       *       *       *

Vingt minutes plus tard, nous entrions dans une boutique de
bric-à-brac située en bordure d'un terrain vague. Le gros homme qui
nous reçut nous décocha, dès l'entrée, un petit coup d'oeil malicieux.

--Ah! ah! dit-il, ces messieurs ont sans doute quelque chose de bien à
me proposer... mais ces messieurs tombent mal, car l'argent est rare
en ce moment... on ne vend rien, mais là, rien du tout... Après tout,
il est possible que je me trompe, ces messieurs veulent peut-être
m'acheter quelque meuble... j'ai justement un joli trumeau Louis XVI
que je leur céderai presque pour rien...

--Non, trancha Manzana, nous venons vous offrir quelques objets de
prix...

--Oh! alors, si ce sont des objets de prix... allez voir ailleurs, je
ne suis pas assez riche pour vous payer... Les affaires vont si
mal!... Tenez, vous me croirez si vous voulez, mais je n'ai pas fait
un sou, depuis deux jours... c'est à fermer sa porte... oui, là,
positivement... Cependant... montrez toujours... je pourrai sans doute,
à défaut d'argent, vous donner un petit conseil...

Nous avions, mon compagnon et moi, déballé nos bibelots que le rusé
marchand examinait attentivement, au fur et à mesure que nous les lui
passions.

--Messieurs, nous dit-il enfin, tout cela ne vaut pas grand'chose... à
part la statuette et la coupe... je ne vois pas ce que vous pourrez
tirer du reste...

--Mais, insistai-je, ce sucrier et cette cafetière sont en argent.

--Non... monsieur, non, détrompez-vous, ils sont en métal argenté...
ce qui n'est pas la même chose...

--Cependant... ils sont contrôlés...

--Oh!... cela ne prouve rien... on contrôle tout aujourd'hui... même
le melchior... cependant, oui, je crois que vous avez raison... c'est
de l'argent, en effet, mais de l'argent à bas titre... Hum!... hum!...
Et combien voulez-vous de tout cela?... Si vous me faites une offre
raisonnable, je consentirai peut-être à vous en débarrasser, mais
c'est bien pour vous obliger, je vous le jure, car voilà des objets
que je ne vendrai peut-être jamais... c'est démodé... cela ne se
demande plus... Enfin... parlez...

--Cinq cents francs, dis-je sans sourciller...

Le marchand eut un geste désespéré, suivi d'un petit rire qui
ressemblait à un gloussement de poule.

--Cinq cents francs! Cinq cents francs!... Ah! vous ne doutez de
rien... Pourquoi pas mille francs, pendant que vous y êtes?... Allons,
messieurs, je vois que nous sommes loin de compte... reprenez vos
affaires et n'en parlons plus...

Manzana, qui était d'une maladresse insigne, allait proposer un
chiffre inférieur, mais je lui lançai un coup d'oeil et il se tut...
Je suis, de par ma profession, rompu aux marchés de ce genre, et
m'entends mieux que quiconque à discuter avec les receleurs... pardon,
avec les commerçants... Je sais par expérience que, lorsqu'on a donné
un chiffre, il ne faut jamais le baisser immédiatement, sinon l'on
s'expose à recevoir une offre ridicule... Je fis donc mine de
remballer les objets.

Le marchand me regardait en souriant...

--Voyons, dit-il enfin, raisonnez un peu, messieurs... comment
voulez-vous que je paye cinq cents francs...

--C'est bien!... c'est bien, répliquai-je d'un ton maussade, n'en
parlons plus... du moment que vous ne vouliez pas acheter, ce n'était
pas la peine de nous laisser déballer nos bibelots... et installer une
exposition dans votre boutique...

Le gros homme demeura un instant silencieux, puis s'écria tout à
coup...

--Vraiment, cela m'ennuie de ne pouvoir faire affaire avec vous...
vous êtes certainement de braves et dignes jeunes gens et je suis sûr
qu'une autre fois, vous m'apporterez quelque chose de plus
avantageux... Tenez... je vous aligne deux cent cinquante francs...
vous voyez que je suis arrangeant... C'est tout juste le prix auquel
je revendrai ces machines-là... si je les revends...

J'allais opposer au marchand un refus catégorique, mais cet imbécile
de Manzana répondit aussitôt:

--Soit, deux cent cinquante.

Je n'avais plus rien à dire.

--Maintenant, reprit le bonhomme, vous connaissez la loi, je dois vous
payer à domicile... cependant, comme m'avez l'air d'honnêtes garçons
et que je tiens à vous prouver ma confiance, je consentirai à vous
payer ici... à condition toutefois que vous me montriez vos papiers...
carte d'électeur, quittance de loyer ou... une pièce quelconque...

--Voici, dit Manzana en exhibant froidement la lettre recommandée
qu'il avait reçue, le matin même, de sa propriétaire.

Quant à moi, je tendis un vieux passeport, qui avait appartenu, je
crois, à un neveu de M. Lloyd George.

Le marchand se contenta de ces pièces d'identité, et nous versa deux
cents cinquante francs en billets crasseux dont Manzana s'empara
aussitôt.

Je trouvai le procédé assez indélicat, mais avec un rustre comme mon
«associé» il fallait s'attendre à tout.

Lorsque nous fûmes seuls, je crus toutefois devoir lui faire remarquer
qu'il aurait pu, au moins, me laisser ramasser l'argent. Il se fâcha,
voulut le prendre de haut, la dispute s'envenima au point qu'il me
saisit au collet.

Cet accès de colère lui coûta cher, car pendant qu'il me secouait en
menaçant de m'étrangler, adroitement, d'un geste rapide, je plongeai
ma main dans la poche de son overcoat et lui enlevai son browning.

A la fin, honteux de sa brusquerie, il me fit des excuses que
j'acceptai d'autant plus volontiers qu'il était à présent à ma merci.

Ah! nous allions bien rire, tout à l'heure, lorsqu'il voudrait
replacer le diamant dans le coffre-fort.




IX

UNE EXPLICATION ORAGEUSE


J'ai toujours eu pour habitude de ne jamais désespérer de la Fortune,
même quand elle semble devoir m'abandonner tout à fait. Le lecteur a
déjà dû s'en apercevoir, et j'ose espérer qu'il n'a pas suivi, sans
éprouver à mon endroit quelque inquiétude, les diverses péripéties de
ce récit ou plutôt de cette confession. Il a dû remarquer aussi que,
jusqu'à présent, le personnage sympathique dans toute cette histoire,
c'est moi... moi, Edgar Pipe... un cambrioleur!

Puissé-je jusqu'au bout mériter cette sympathie!

Mon seul crime a été de vouloir m'enrichir aux dépens d'autrui et
j'attends que celui qui n'a pas eu cette intention, au moins une fois
dans sa vie, me jette la première pierre. Certes, je ne me fais pas
meilleur que je ne suis, mais quand je me compare à certaines gens, je
ne me trouve guère plus méprisable qu'eux. Seulement, voilà, il y a la
manière... Le vol a ses degrés... Celui qui prend carrément dans la
poche ou le domicile d'autrui, au risque de se faire tuer d'un coup de
revolver, celui-là est considéré comme un bandit. Par contre, l'homme
qui vole avec élégance, en y mettant des formes et, sans exposer sa
peau, se trouve, au bout d'un certain temps, absous par l'opinion.

Drôle de société tout de même que celle où nous vivons! Enfin!

Que l'on me pardonne cette digression... mais j'estime que, lorsqu'on
écrit ses mémoires, il ne faut rien celer de ses sentiments... On doit
livrer au public toute sa vie, quitte à froisser certains puritains
qui prêchent très haut la morale et sont pourtant, dans le privé, de
bien tristes personnages.

J'ai dit qu'après l'acte de violence auquel il s'était livré sur moi,
Manzana s'était radouci. Il me remit même les deux cent cinquante
francs que nous devions à la complaisance du marchand.

--Vous êtes, dès maintenant, me dit-il, le caissier de notre
association.

--Et vous le principal actionnaire, n'est-ce pas?

Un vilain sourire plissa sa face jaune et il me frappa sur l'épaule en
s'extasiant sur mon esprit de repartie.

Peut-être espérait-il par la flatterie se concilier mes bonnes grâces,
mais la façon plutôt rude dont avaient commencé nos relations
m'interdisait toute familiarité avec ce rasta colombien.

Comme nous passions au coin de la rue d'Orchampt et de la rue Lepic,
je lui dis à brûle-pourpoint:

--Accompagnez-moi donc chez moi où j'ai besoin de prendre quelques
papiers...

--Vous habitez par ici? fit-il interloqué.

--Oui, à deux pas... au 37 de la rue d'Orchampt.

--Soit, allons-y, dit-il... il n'y a personne chez vous?

--Pas que je sache, à moins qu'un cambrioleur n'ait eu l'idée de venir
explorer mon appartement.

Le concierge était sur le pas de la porte.

--Tiens! monsieur Pipe! s'écria-t-il... alors, vous êtes revenu de
voyage?

--Oui, vous le voyez... mais je vais repartir pour quelques jours.
S'il vient des lettres pour moi, vous les garderez...

Nous montâmes. J'avais voulu faire passer Manzana devant, mais il s'y
refusa obstinément.

Une fois chez moi, je mis dans ma valise un complet, des bottines et
quelques chemises, puis après avoir jeté un coup d'oeil sur ce home
assez misérable où j'avais cependant vécu avec ma maîtresse des heures
délicieuses, j'entraînai Manzana.

--Vous êtes un malin, vous, me dit-il. Vous me faites vendre les
objets qui garnissaient mon appartement, mais vous conservez
précieusement les vôtres.

--Mon cher, répliquai-je assez sèchement, si vous aviez un peu de
flair, vous auriez deviné tout de suite que je suis comme vous, en
meublé!... Vous supposez bien que si je m'étais arrangé un intérieur,
je l'eusse fait avec un peu plus de goût...

--En effet, accorda-t-il... ce n'est guère luxueux...

Et il ajouta, narquois:

--Vous viviez ici avec une petite femme, hein?... J'ai vu sur le lit
un gracieux kimono... Alors, vous la plaquez comme cela, sans
remords... Pourquoi ne l'emmenez-vous pas?... Une femme, c'est souvent
utile... dans votre profession... Elle peut servir de rabatteuse et...
dans les moments difficiles.

Je lui décochai un tel regard qu'il n'osa pas achever.

Décidément, ce gaillard-là était encore plus méprisable que je ne le
supposais.

--Voyons, lui dis-je... où allez-vous? rentrons-nous boulevard de
Courcelles ou filons-nous directement à la gare.

--J'ai besoin, répondit-il, de rentrer chez moi... mais ne croyez-vous
pas que nous pourrions déjeuner?...

--C'est une idée...

Nous entrâmes dans un restaurant de la place Clichy et choisîmes une
petite table placée tout au fond de la salle. Avant d'accrocher mon
pardessus, je glissai sournoisement le revolver qui s'y trouvait dans
la poche de derrière de ma jaquette. Manzana voulut évidemment faire
comme moi, mais soudain je le vis pâlir et rouler des yeux en boules
de loto...

--Vous avez perdu quelque chose? demandai-je vivement.

--Oui... répondit-il d'un ton bourru.

--Serait-ce le diamant, grands dieux?

Cette question éveillant en lui un nouveau soupçon, il porta aussitôt
la main à son gilet.

--Non, grogna-t-il... j'ai toujours l'objet...

--Ah! tant mieux!... vous m'avez fait une de ces peurs...

Durant tout le repas, Manzana ne dit pas un mot. Il était furieux,
cela se voyait à sa figure, mais il était aussi fort inquiet. Il n'osa
point me parler du revolver, bien qu'il fût à peu près sûr que c'était
moi qui l'avais pris.

Quand nous en fûmes au café, il alluma une cigarette et me dit d'un
ton mi-plaisant, mi-sérieux:

--Croyez-vous, Pipe, qu'il soit bien utile de retourner boulevard de
Courcelles?

--Ma foi, ce sera comme vous voudrez... Ne m'avez-vous pas dit tout à
l'heure que vous aviez besoin de passer chez vous?

--Oui, mais j'ai réfléchi... Il est préférable que nous ne remettions
pas les pieds dans cet appartement...

--Cependant, vous avez besoin de votre valise... Vous ne pouvez pas
vous embarquer sans linge de rechange.

--J'achèterai en route ce qui me sera nécessaire.

--Acheter... acheter!... et avec quoi?... Vous semblez oublier que
lorsque nous aurons payé notre déjeuner, il nous restera environ deux
cent trente francs sur lesquels il faudra prélever nos frais de
voyage. A notre arrivée à Londres, nous aurons à peine une vingtaine
de francs... avec cela, nous n'irons pas loin.

--Ne m'avez-vous pas dit que vous aviez des amis là-bas?

--Oui, mais je ne puis aller comme cela, tout de go, leur emprunter de
l'argent, le revolver sur la gorge.

A ce mot de revolver, Manzana pâlit et une lueur mauvaise passa dans
ses yeux.

--Je croyais... balbutia-t-il.

--Avouez, lui dis-je en riant, que dans notre association, je joue un
rôle plutôt ridicule... Je vous «procure» un diamant qui doit vous
assurer la fortune et je suis encore obligé de subvenir à tous les
frais. Vous ne trouverez pas souvent, cher ami, un garçon aussi
complaisant que moi...

--N'était-ce pas convenu ainsi?

--Oui, je ne dis pas, mais permettez-moi de m'étonner que vous ayez
encore la prétention de renouveler votre garde-robe avec l'argent de
notre voyage... Pourquoi ne voulez-vous pas rentrer chez vous pour y
prendre ce qui vous est nécessaire?...

--Je ne veux pas rentrer chez moi parce que je crains de me faire
arrêter...

--Mauvaise excuse, mon cher Manzana, mauvaise excuse!... Si l'on doit
vous arrêter, vous le serez plutôt à la gare que boulevard de
Courcelles.

--C'est possible... mais je vous le répète, je ne retournerai pas à
mon appartement.

--Libre à vous, mais, en ce cas, ne comptez point sur moi pour vous
acheter même une chemise...

--Tant pis! je m'arrangerai comme je pourrai.

Je vis bien qu'il était inutile d'insister. Manzana refusait de
remettre les pieds boulevard de Courcelles, parce qu'il voulait éviter
un petit drame dans lequel, cette fois, il n'aurait pas le premier
rôle. Il se doutait bien que c'était moi qui avais pris son browning
et il craignait que je ne me fisse rendre le diamant, en usant de
l'argument péremptoire qu'il avait employé avec moi.

Je réglai la note qui se montait à dix-neuf francs cinquante et
demandai au garçon l'indicateur des chemins de fer.

A ce moment, Manzana voulut s'absenter.

--Un instant, dit-il, et je reviens...

--Pas du tout, lui dis-je... je vous accompagne...

--Mais, puisque je laisse ici mon chapeau et mon pardessus...

--Ils ne valent pas le Régent, mon cher... je serais refait...

Il n'insista pas, mais je vis bien qu'il était de plus en plus furieux.

Avait-il réellement l'intention de «filer à l'anglaise» comme Edith?
Je ne le crois point, mais je n'étais pas fâché de lui donner une
petite leçon.

Pour l'instant, je le tenais... c'était moi qui avais l'avantage, mais
il fallait que je le conservasse, et jusqu'au bout.

                   *       *       *       *       *

Il était environ trois heures quand nous quittâmes le restaurant.

Que faire jusqu'au départ du train de Londres?

Manzana qui ne tenait guère, et pour cause, à se promener dans la rue,
parlait déjà de se réfugier dans une brasserie... J'eus toutes les
peines du monde à l'entraîner sur les boulevards extérieurs... sous
prétexte de lui faire prendre l'air.

Tout en cheminant, nous causions, ou plutôt non, c'est moi qui causais,
car Manzana n'était guère loquace.

Il était devenu morose et mâchonnait un cigare éteint. Il songeait
évidemment à son revolver, à ce bon petit browning avec lequel il
espérait me diriger à sa guise.

--Tiens, lui dis-je tout à coup, nous sommes à deux pas de votre
domicile... Pourquoi n'attendrions-nous pas dans votre appartement
l'heure du dîner... Il fait un froid de canard dans la rue et cette
valise que je porte me coupe le bras.

--Je vous ai déjà dit, répliqua-t-il sèchement, que j'avais des
raisons sérieuses pour ne pas retourner chez moi...

--Oui... vous avez peur...

--C'est possible...

--Auriez-vous peur de moi, par hasard?

Cette question lancée à brûle-pourpoint--un peu imprudemment, je
l'avoue--amena sur le visage de Manzana un petit tressaillement.

Il me regarda fixement, les dents serrées, l'oeil luisant et d'une
voix grinçante, laissa tomber ces mots:

--Vous ne réussirez pas, mon cher, à m'attirer dans un guet-apens.

--Est-ce que vous devenez fou?

--Oui... oui... je sais ce que je dis.

--Je ne vous comprends pas...

--Moi... je me comprends, cela suffit...

Il jeta son cigare, bredouilla quelques mots que je n'entendis point,
puis fit brusquement demi-tour.

--Ah! bien, dis-je, la vie va être gaie avec vous, si vous continuez
ainsi à faire la tête... Vous n'avez pourtant aucune raison d'être
mécontent. Il y a deux jours, vous étiez dans une purée noire et
songiez peut-être au suicide, quand je suis apparu... pour vous offrir
un diamant...

--Un diamant que nous ne placerons peut-être jamais!

--Certes, s'il n'y avait que vous pour le placer, nous aurions le
temps de crever de misère. Heureusement que je suis là.

Mon associé eut un geste vague.

--Alors, dis-je, vous croyez que vous allez vous promener
éternellement avec le Régent dans votre poche?

--J'en ai peur.

--Manzana, vous n'êtes pas raisonnable... car dans toute cette affaire,
si quelqu'un a le droit de se plaindre, c'est moi. Comment, je vous
apporte la fortune, je consens à partager avec vous le produit de mon
travail et, au lieu de me remercier, de sauter dans mes bras, vous
avez l'air de me traiter en ennemi. Ah! on a bien raison de dire que
cette maudite question d'argent amène toujours la brouille entre les
meilleurs camarades.

--Ne faites donc pas le bon apôtre... Est-ce que vous croyez que je
n'ai pas deviné le fond de votre pensée?... Voyons... me prenez-vous
pour un idiot?

--Mon cher, vous me prêtez là des sentiments qui me froissent, je vous
l'assure... J'ai fait un pacte avec vous et je suis toujours prêt à
tenir mes engagements...

--Oui, grogna Manzana... le revolver à la main...

--Que voulez-vous dire?

--Vous le savez aussi bien que moi.

--Mon cher, vous divaguez...

--Vraiment...

La conversation en resta là.

Nous étions arrivés en haut de la rue d'Amsterdam. La nuit tombait; un
petit vent du nord soufflait sans interruption. Nous pressâmes le pas.
Comme les passants étaient fort nombreux, à cette heure, et que nous
risquions de nous trouver séparés, je repris le bras de Manzana.

--Ah! encore, fit-il d'un ton brutal... Vous avez donc peur que je
m'envole?

--On ne peut pas savoir, mon cher...

--Alors, prenez-moi le bras gauche... pas le droit...

--Ah!...

--Oui, j'ai mes raisons pour cela.

--Comme vous voudrez, cher ami... un bras ou l'autre, cela n'a pas
d'importance...

Manzana haussa les épaules et je remarquai, qu'à partir de ce moment,
il tint obstinément sa main droite collée contre sa poitrine.

Il craignait évidemment que je ne cherchasse à lui subtiliser _notre_
diamant. J'y avais déjà songé, mais je n'avais pas tardé à reconnaître
que cette tentative serait impossible.

Ceux qui nous voyaient passer bras dessus, bras dessous, ne se
doutaient certes pas que ces deux hommes, qui avaient l'air si
fraternellement unis, n'attendaient qu'une occasion pour se jeter l'un
sur l'autre.

Je jouissais intérieurement de la colère de Manzana et j'envisageais
déjà l'avenir avec moins d'inquiétude. Manzana était maintenant mon
prisonnier et c'est ce qui le mettait en rage.

Avouez que cet homme était réellement trop exigeant.

Heureusement que le hasard se charge toujours d'arranger les choses.

Comme nous longions la rue de Londres, Manzana me dit tout à coup:

--Au fait, pourquoi me conduisez-vous à la gare Saint-Lazare... c'est
généralement par la gare du Nord que l'on se rend en Angleterre... Par
Calais, le voyage est bien plus court...

--Evidemment, mais il est aussi moins sûr... Tous les malfaiteurs qui
s'enfuient en Angleterre passent généralement par Calais, aussi cette
ligne est-elle étroitement surveillée... Si j'étais seul, comme je
n'ai rien à redouter, je partirais par le Nord, mais avec vous...

--Oui... vous êtes un petit Saint Jean et moi une affreuse canaille...

--Je ne vous l'aurais pas dit...

--Mais vous le pensez... c'est tout comme...

--Franchement, mon cher, que voulez-vous que je pense de vous après la
petite scène des Champs-Elysées?... Et puis, ne m'avez-vous pas dit
que vous vous attendiez à être arrêté?... Si vous croyez que cela
m'amuse de voyager en compagnie d'un individu aussi compromettant que
vous...

Manzana ne releva pas cette dernière phrase. Il se contenta de
marmonner quelques injures. Je compris cependant que j'avais été un
peu loin, aussi cherchai-je immédiatement à atténuer le mauvais effet
produit par mes blessantes allusions:

--C'est votre faute, mon cher, si nous arrivons à nous dire des choses
désagréables. Vous êtes, depuis quelques heures, d'une humeur de
dogue...

--Ah! vous trouvez?

--Certes... et j'avoue que je ne m'explique pas ce brusque revirement
de votre part. Je ne vous ai rien fait, en somme. Hier, vous disiez
que j'étais votre Providence, et maintenant vous me traitez en
ennemi...

Manzana fixa dans les miens ses yeux luisants:

--Je vous traite en ennemi, prononça-t-il lentement... parce que vous
en êtes un et que vous cherchez à vous débarrasser de moi.

--Oh! quelle idée!...

--Je sais ce que je dis... mais, prenez garde... tâchez de ne pas me
manquer, car moi, je vous préviens, je ne vous raterai pas... Vous
m'avez chipé mon revolver, mais j'ai fort heureusement pour moi deux
poings... et deux poings solides, je vous assure.

--Il ne tient qu'à vous de ne pas en venir à cette pénible
extrémité... Oui, je vous ai pris votre revolver, je le confesse, mais
si vous voulez raisonner un peu, mon cher, vous serez obligé de
reconnaître qu'il n'était pas juste que l'un eût à lui seul tous les
atouts dans son jeu. Vous aviez le diamant... Vous aviez aussi le
revolver, c'était vraiment trop, vous en conviendrez. J'ai voulu tout
simplement égaliser les chances. Tant que vous respecterez vos
engagements, vous n'aurez rien à craindre, mais si, par malheur, vous
tentiez de vous enfuir, ma foi, tant pis pour vous!... je vous
brûlerais la cervelle sans hésiter.

--Et qui me prouve que vous n'avez pas l'intention de le faire, même
si je respecte mes engagements?

--Oh! mon cher, je crois que vous me prêtez là vos propres
sentiments... Vous ne me supposez tout de même pas assez bête pour
risquer un coup pareil sans y être forcé. Le malheur a voulu que je
tombe entre vos mains, mais je ne songe même plus à cela. Mon but est
de me débarrasser du diamant le plus vite possible et de vous tirer ma
révérence. Je ne suis pas gourmand, un petit million me suffira, et ne
supposez pas que je convoite votre part... Vous, au contraire, et j'ai
tout lieu de le croire, vous voudriez vous attribuer la totalité de la
vente, mais cela ne sera pas... Je m'y opposerai par tous les moyens,
même quand je devrais sacrifier ma liberté.

Manzana parut troublé par ce raisonnement et m'affirma la pureté de
ses intentions, mais avec un gredin pareil, il fallait s'attendre à
tout.

C'était maintenant la paix... la paix armée, à vrai dire, et j'avais
lieu d'espérer que cette trêve se prolongerait assez longtemps pour me
permettre de mener à bien--c'est-à-dire au mieux de mes
intérêts--cette triste aventure.

Nous allâmes retenir deux places de coin pour le train du Havre qui
partait à cinq heures; il était quatre heures un quart, nous avions
donc quarante-cinq minutes devant nous. Nous en profitâmes pour aller
manger un morceau sur le pouce, aux environs de la gare Saint-Lazare,
car nous n'étions pas assez riches pour nous payer le luxe du
wagon-restaurant.




X

LA JEUNE DAME EN DEUIL ET LES DEUX VIEUX MESSIEURS


Vingt minutes avant le départ du train, nous étions confortablement
installés, l'un en face de l'autre, dans un wagon de première classe.

Le compartiment dans lequel nous nous trouvions était occupé par trois
voyageurs seulement: deux vieux messieurs décorés et une jeune femme
en deuil.

Ces trois personnes, je l'appris en cours de route, étaient ensemble
et devaient descendre à Rouen.

Un peu après Mantes, à propos de je ne sais plus quoi, l'un des vieux
messieurs adressa la parole à Manzana. Celui-ci répondit d'abord, par
monosyllabes, et finit par donner libre cours à son habituelle faconde.

Il se présenta comme attaché d'ambassade, puis se mit à parler de la
Colombie, du Venezuela, de l'Uruguay. A l'entendre, il avait là-bas
d'immenses propriétés, employait plus de mille travailleurs et se
proposait d'acheter prochainement plusieurs centaines d'hectares à la
Guyane.

Les voyageurs l'écoutaient avec intérêt et l'un des vieux messieurs,
qui était un peu sourd, s'était même rapproché pour mieux l'entendre.

Mis en verve par les exclamations admiratives de ses voisins, Manzana
pérorait, pérorait, lançait de grandes phrases ronflantes et semblait
prendre plaisir à s'écouter parler. Dans le but d'émerveiller ses
auditeurs et surtout la jeune dame qui buvait ses paroles, il tira de
sa poche plusieurs parchemins portant les en-têtes de diverses
ambassades et exhiba des photos de personnages officiels
sud-américains.

--Tiens, s'écria tout à coup l'un des vieux messieurs, voici un
gentleman que je crois bien reconnaître...

--C'est un de mes meilleurs amis, le senor José de Ravendoz, président
de la République de San-Benito... répondit Manzana, tout heureux
d'étaler ses relations... Nous avons été élevés ensemble au collège de
Ricuerdo...

Le vieux monsieur prétendit connaître très bien ce Ravendoz et ce fut
pendant près de vingt minutes, entre Manzana et lui, un étourdissant
dialogue auquel finirent par se mêler la jeune dame et l'autre
voyageur.

Je ne sais si vous êtes comme moi, mais lorsque je suis préoccupé, je
ne puis entendre les gens bavarder autour de moi...

Bien que sollicité à plusieurs reprises, j'avais répondu évasivement à
mes compagnons de voyage et, comme ils insistaient pour avoir mon avis
tantôt sur une question, tantôt sur une autre, je pris le parti de me
renfoncer dans mon coin et de faire semblant de dormir.

Manzana continuait de discourir, entassant mensonges sur mensonges,
heureux de se voir admiré par des gens de distinction.

Il s'était accoudé sur la banquette, dans une pose nonchalante, et ne
se souciait pas plus de moi que d'une datte. Il apparaissait bien là
sous son vrai jour et je pouvais l'étudier à loisir.

C'était un être vide, prétentieux, adorant la flatterie, mais d'un
esprit très borné et d'une éducation douteuse.

Quel triste compagnon j'avais là, et comme il me tardait d'en être
débarrassé!

A Rouen, nos compagnons de voyage prirent congé de nous.

Ce fut entre eux et Manzana un échange de politesses outrées. Mon
associé, qui tenait décidément à passer pour un hidalgo, baisa
galamment la main de la jeune femme et remit sa carte aux deux
messieurs, en leur donnant rendez-vous à Monte-Carlo pour le mois
suivant.

--Quel bavard vous faites, lui dis-je, lorsque les gêneurs eurent
disparu...

--Mon cher, répondit Manzana, un homme du monde comme moi éprouve
toujours un véritable plaisir à se retrouver avec des gens de sa
condition.

--Merci du compliment, mais permettez-moi de vous dire que ces gens m'ont
tout l'air d'affreux rastas... Les deux vieux messieurs, malgré leurs
grands airs et leurs gestes arrondis, n'ont rien d'aristocratique...
Il suffit de regarder leurs mains et leurs pieds... Quant à la femme,
c'est tout simplement une petite grue...

Manzana devint pourpre:

--Une grue! s'écria-t-il... une grue la senora Mariquita de
Rosario!... Vous êtes fou, mon cher... On voit bien que vous n'avez
pas souvent fréquenté des femmes du monde...

--Possible; mais je suis assez physionomiste pour voir tout de suite à
qui j'ai affaire... vous vous êtes tout simplement laissé empaumer par
des aigrefins... et...

Je n'achevai pas. Une idée m'était soudain venue à l'esprit.

--Et le diamant? m'écriai-je... vous l'avez toujours, le diamant?

Manzana eut un sourire méprisant, mais porta malgré tout la main à la
poche de son gilet.

--Oh... oooh! s'écria-t-il... c'est trop fort!... Ils...

Je m'étais précipité sur lui et le secouais par les épaules en hurlant:

--Ils vous l'ont pris, n'est-ce pas?... Nous sommes refaits!... vous
vous êtes peut-être entendu avec eux, misérable!... Vite! vite!
lançons-nous à la poursuite de ces bandits et je vous promets bien que
si nous ne les retrouvons pas vous aurez affaire à moi... triple
idiot! crétin! rastaquouère!

Le train qui s'était arrêté pendant cinq minutes se remettait en
marche. Nous bondîmes dans le couloir, bousculant les voyageurs, nous
frayant un chemin à coups de coude.

J'avais poussé Manzana devant moi et m'en servais comme d'un bélier
pour dégager le passage.

Enfin, au risque de nous rompre le cou, nous sautâmes sur le quai, au
grand effroi des employés.

Comme nous étions descendus presque à l'entrée du tunnel qui se trouve
au bout du débarcadère, nous fûmes obligés de revenir sur nos pas pour
gagner la sortie.

Là, je questionnai à la hâte un employé qui me regarda d'un air niais.

--Voyons! criai-je exaspéré... deux vieux messieurs... et une jeune
femme... ils sont bien descendus ici... vous avez dû les voir?...

--Sais pas!... répondit l'homme avec un accent traînant...
adressez-vous au bureau de renseignements, moi j'suis là pour recevoir
les billets... m'occupe pas d'la tête des gens!...

Comprenant que je ne tirerais rien de ce butor, j'entraînai Manzana.
Il avait maintenant perdu de sa belle assurance et se laissait
conduire comme un enfant...

Devant la gare, il y a une petite place qui va en montant vers la
ville.

Des fiacres archaïques avec des cochers rubiconds et malpropres
stationnaient là dans l'attente des voyageurs. Quelques taxis qui
avaient déjà été retenus disparaissaient les uns après les autres,
mettant sur le sol des étincellements rapides.

--Parbleu! pensai-je, nos gredins ont pris un taxi... mais nous les
retrouverons... dussions-nous bouleverser toute la ville...

Cependant, je restais là, planté devant la station de voitures,
incapable d'une décision quelconque.

Pour une fois, Manzana eut une bonne idée.

--Nous n'avons qu'une chose à faire, dit-il, c'est de prendre une
voiture et de nous faire conduire dans les principaux hôtels de
Rouen... nous finirons bien par savoir où nos gens sont descendus...

La colère m'étouffait! Je n'étais plus maître de moi et j'avais envie
d'étrangler mon compagnon.

Ah! si jamais je le retrouvais, le diamant, je me promettais bien de
le garder pour moi seul et de faire ainsi payer à ce stupide Manzana
les tortures que j'endurais à cause de lui...

Je le poussai dans un fiacre, après avoir jeté ces mots au cocher:

--Nous cherchons quelqu'un, menez-nous dans les grands hôtels de la
ville.

--Bien, monsieur, répondit l'homme..., mais c'est qu'il y a beaucoup
d'hôtels ici...

--Commencez par ceux de premier ordre...

--Compris.

Le fiacre partit à petite allure. Il était tiré par un pauvre cheval
boiteux qui buttait à chaque pas et s'arrêtait, par instants, pour
souffler. Dans la descente de la rue Jeanne-d'Arc, il accéléra un peu
son train, mais nous n'allions guère plus vite que si nous avions
suivi un convoi funèbre.

A toute minute, je passais la tête par la portière et stimulais le
zèle du cocher par la promesse d'un bon pourboire. Il avait beau
cingler sa rosse, nous n'avancions pas.

Et, dans mon exaspération, je déchargeais ma bile sur Manzana qui,
blotti dans un coin de la voiture, me regardait d'un air ahuri...

Je lui prodiguais toutes les injures que je savais et parfois, pris
d'une rage subite, je lui empoignais les bras et lui enfonçais mes
doigts dans la chair.

Il ne disait rien... ce n'était plus un homme, c'était une vraie
loque. J'allai même jusqu'à l'accuser d'être de complicité avec les
rastas du wagon, mais je compris bientôt que cette accusation était
ridicule. Il avait trop de raisons de tenir, lui aussi, au diamant, et
il n'eût pas été assez naïf pour le partager avec trois personnes.

Il s'était laissé rouler, voilà tout!

Le fiacre s'arrêta enfin devant un hôtel situé au fond d'un jardin
minuscule. Je me précipitai au bureau et interrogeai rapidement la
caissière.

Les renseignements qu'elle me fournit furent des plus vagues. Elle
avait vu beaucoup de monde dans la soirée, des jeunes gens, des
vieillards, quelques femmes, mais aucun de ces voyageurs ne répondait
au signalement que j'en donnais.

Nous visitâmes encore cinq hôtels. Partout ce furent les mêmes
réponses ambiguës, jetées d'un ton sec, désagréable, et quand
sonnèrent deux heures du matin, nous n'étions pas plus avancés qu'à
notre sortie de la gare.

Comme nous ne pouvions garder le cocher toute la nuit, je le fis
stopper sur la place de la Cathédrale et demandai ce que je lui devais.

--C'est dix-huit francs, répondit-il... et le pourboire en plus.

Je me fouillai, mais au moment où j'introduisais la main dans la poche
de côté de ma jaquette, un petit frisson me courut le long des
reins... Mon portefeuille avait disparu!

Ceux qui avaient dérobé le diamant à Manzana avaient aussi pris mon
portefeuille!

J'eus la présence d'esprit de ne rien laisser paraître de mon trouble
en présence du cocher. Tirant de ma poche un papier quelconque, je dis
avec aplomb:

--Avez-vous la monnaie de cinq cents francs?

Le bonhomme roula des yeux effarés.

--Non?... fit-il... Vous croyez comme cela que l'on se promène avec la
monnaie de cinq cents francs.

--Où pourrait-on en faire?

--Nulle part... tout est fermé maintenant...

Et, comme je demeurais indécis:

--Votre ami a peut-être de la monnaie, lui?...

--Non... répondit Manzana, je n'en ai pas...

Le cocher s'impatientait:

--Oh! vous savez, cria-t-il, faut pas m'la faire, j'connais l'coup.
Vous m'devez dix-huit francs, plus le pourboire... payez-moi... ou
venez avec moi au poste de police...

--C'est cela, dis-je... allons au poste... est-ce loin d'ici?

--Non, là, à deux pas... place de l'Hôtel-de-Ville. Nous remontâmes
en voiture, Manzana et moi. Le cocher fouetta son cheval.

--Vraiment, questionna mon associé en se penchant à mon oreille, vous
avez un billet de cinq cents francs?

--Vous ne voyez donc pas que c'est de la frime?... Mon billet de cinq
cents francs est une simple feuille de papier... Je suis sans un
sou... vos amis m'ont dévalisé.

--Comment! vous aussi!... Mais alors, qu'allons-nous dire en arrivant
au poste?

--Vous pensez bien que nous n'allons pas être assez stupides pour y
aller... Ouvrez doucement la portière de votre côté, moi je vais faire
de même... La voiture va assez lentement pour que nous puissions
sauter à terre sans danger... Attention!... y êtes-vous?

Nous arrivions, à ce moment, au coin d'une rue obscure. Nous quittâmes
le fiacre si prestement et avec une telle légèreté que le pauvre
cocher ne s'aperçut point de notre disparition. Quand le brimbalement
des portières que nous avions laissées ouvertes l'avertit enfin de
notre fuite, il poussa un juron formidable, mais nous étions déjà loin.

Après avoir couru pendant environ un quart d'heure, en faisant le plus
de détours possible, nous nous trouvâmes sur les quais. Il tombait une
pluie glaciale et le vent qui soufflait par bourrasques faisait
clignoter la flamme des réverbères.

Nous nous mîmes à l'abri derrière un hangar et bientôt un douanier,
qui nous prit sans doute pour des chapardeurs, nous chassa en nous
accablant d'injures. Nous tentâmes de nous réfugier sous la porte d'un
dock qui était demeurée entr'ouverte, mais un veilleur de nuit nous
reçut comme des chiens errants.

Enfin, grâce à la complaisance d'un employé de chemin de fer, nous
trouvâmes un refuge dans un wagon réformé que l'on avait commencé à
démolir. Une partie de la toiture en avait été enlevée et il faisait
dans cette roulotte un froid sibérien. Manzana et moi nous blottîmes
dans la paille et attendîmes ainsi le jour...

Je ne sais à quoi songeait mon compagnon, mais moi, je sais que je fis,
cette nuit-là, de bien tristes réflexions.

Lorsque l'on est malheureux, comme je l'étais, le moindre souvenir
vous attriste et l'on a envie de pleurer en se rappelant les heures
heureuses que l'on a vécues autrefois. Je me revoyais à Ramsgate,
tranquille, la poche bien garnie, à la suite d'une opération
fructueuse, flirtant avec Edith que j'avais rencontrée au «Royal Oak».
Puis nous partions pour Paris. C'était alors la lune de miel, de
longues soirées d'amour devant un bon feu de bois, la vie joyeuse, les
rêves sans fin que forment les amoureux... Je me souvenais aussi, avec
une émotion délicieuse, de la nuit où je m'étais emparé du Régent et,
je me mis à pleurer à chaudes larmes en songeant à ces deux disparus:
Edith et le diamant...

Manzana essaya de me consoler, mais je le rembarrai si brutalement
qu'il ne dit plus un mot.

Parfois, je l'injuriais sans mesure, puis, le voyant aussi malheureux
que moi, je finissais par m'apitoyer sur son compte.

C'était là, je le reconnais, de la pitié bien mal placée, mais on a pu
remarquer, au cours de ce récit, que je suis, à certaines heures,
d'une sensibilité exagérée.

Quand parut le jour, un jour terne, maussade, mon compagnon et moi
nous nous concertâmes. Nous allions rôder aux abords des hôtels;
peut-être aurions-nous la chance d'y rencontrer un de nos voleurs.
Nous irions aussi dans les gares, à l'heure du départ des trains, mais
nous nous écarterions avec prudence de tout véhicule conduit par un
cocher rubicond et traîné par une rosse clopinante.

De dix heures du matin à midi, nous errâmes par les rues, l'estomac
vide, les jambes molles, et je songeais déjà à vendre le revolver de
Manzana, quand mon attention fut attirée soudain par un individu qui
marchait devant nous... Il me semblait avoir déjà vu cette
«charpente»-là quelque part...

J'allais devancer l'homme afin d'apercevoir son visage quand une
occasion s'offrit qui me permit de l'examiner à loisir. Il entra chez
un bijoutier et, dès qu'il se présenta de profil, je le reconnus.

C'était l'un des vieux messieurs de la veille.

Ah! décidément, cette fois encore, le hasard faisait bien les choses!

Le drôle était probablement venu dans cette boutique pour s'assurer,
auprès du marchand, que le diamant n'était pas en toc.

--Vite! dis-je à Manzana... faites comme moi, baissez votre chapeau
sur vos yeux... s'il nous reconnaît tout est perdu.

Postés tous deux au coin de la devanture, nous ne perdions pas un des
gestes de notre voleur. Nous le vîmes tirer quelque chose de sa poche,
le développer et le présenter au bijoutier qui eut une exclamation de
surprise. Parbleu! il n'avait pas souvent vu des diamants comme le
Régent. Il le regarda à la loupe, puis le posa sur une petite balance
de cuivre, hocha longuement la tête et finalement le rendit au vieux
monsieur.

Celui-ci replaça le Régent dans le petit sac que l'on connaît, puis
s'entretint un moment avec le bijoutier. Il cherchait évidemment à
expliquer comment il se trouvait en possession d'une telle pierre
précieuse...

J'eus à ce moment l'idée de faire irruption dans la boutique, en
compagnie de Manzana, de me donner comme inspecteur de la Sûreté,
d'arrêter l'homme et de saisir le diamant, mais je compris tout de
suite que cette façon de procéder n'amènerait pas le résultat que j'en
attendais. Le marchand nous accompagnerait pour servir de témoin et,
au commissariat, on confisquerait l'objet. Nous ne serions pas plus
avancés que devant.

--Attention! dis-je à Manzana... ouvrez l'oeil... nous allons filer
cet individu-là quand il va sortir, mais n'oubliez pas que si nous le
laissons échapper, si nous perdons sa piste, nous perdons aussi notre
diamant.

--Soyez tranquille... il ne nous échappera pas...

Et mon compagnon traversa rapidement la rue.

L'homme était maintenant sur le pas de la porte. Il causait avec le
bijoutier, et je remarquai que celui-ci semblait chercher quelqu'un,
un agent probablement, afin de lui signaler le particulier, mais en
province, comme à Paris, quand on a besoin d'eux, les agents ne sont
jamais là.

Je m'étais tourné à demi pour que le vieux monsieur ne pût me
reconnaître. Quand enfin il quitta le bijoutier, je fis à Manzana un
signe d'intelligence et me lançai sur les traces de notre voleur.

Le filou marchait d'un bon pas et il me parut que, pour un vieillard,
il avait le jarret joliment élastique. Il descendit la rue Grand-Pont,
tourna à droite, s'arrêta un instant pour acheter des journaux, puis
s'installa sur le quai de la Bourse, à la terrasse d'un café.

Manzana et moi, nous nous dissimulâmes derrière un kiosque.

--Je crois que nous le tenons, dis-je.

--Oui, répondit mon associé, mais nous ne pouvons nous jeter sur lui,
en plein jour. Si encore nous savions à quel hôtel il est descendu.

--Nous le saurons bientôt, soyez tranquille.

Un quart d'heure s'écoula. Notre gredin lisait toujours son journal,
mais il devait certainement attendre quelqu'un, car, de temps à autre,
il jetait un rapide coup d'oeil dans la direction de la Bourse.

Déjà, cela était visible, il commençait à s'impatienter, quand une
femme s'approcha vivement de lui.

--Voici votre senora, dis-je à Manzana.

--Oui... oui, je l'ai bien reconnue... la garce!...

Dès que la jeune femme se fut assise, notre individu se mit à lui
expliquer quelque chose, en lui parlant à l'oreille. Il lui racontait
évidemment la visite qu'il venait de faire au bijoutier et ce que
celui-ci lui avait dit.

Je m'étonnai cependant de ne pas voir arriver l'autre vieux monsieur,
celui qui, la veille, avait entamé la conversation avec Manzana. Sans
doute était-il parti en expédition, car ces gens que je considérais
maintenant comme des bandits étaient des confrères... des cambrioleurs
comme moi.

Je devais même reconnaître qu'ils étaient très habiles et, en toute
autre circonstance, j'aurais eu pour eux de l'admiration. Leur façon
de travailler, quoique différant sensiblement de la mienne, n'en était
pas moins très ingénieuse. Ils exerçaient probablement depuis
longtemps, bien qu'ils ne fussent pas aussi vieux qu'ils s'efforçaient
de le paraître. Ils avaient dû, pour inspirer plus de confiance, se
coller une perruque et une barbe blanches, car rien n'impose le
respect comme un vieillard à la chevelure de neige, décoré de la
Légion d'honneur, même lorsqu'il s'est, de son propre chef, décerné
cette haute distinction.

La foule est gobeuse, elle aime ce qui est vénérable et ne se méfie
presque jamais d'un vieux monsieur décoré.

Quant à moi, ma façon de travailler est tout autre, je crois l'avoir
déjà dit. Au lieu d'arborer des complets extravagants et des cravates
multicolores, je préfère une mise simple et modeste qui permet de
passer partout sans être remarqué.

Ne pas être remarqué, c'est aussi une force, et je crois l'avoir
suffisamment prouvé.

Tout en me livrant à ces réflexions cambriolo-philosophiques, je ne
quittais pas de l'oeil mon voleur et la jeune femme qui était assise à
côté de lui. Cet homme portait ma fortune sur lui et j'étais prêt à
tout tenter pour la lui reprendre... à tout, même au crime... Il est
vrai que je pourrais, pour ce qui était de cette dernière solution,
avoir recours à Manzana qui ne devait pas être un novice en la matière,
si je m'en référais à l'opinion de la dame au manteau de loutre,
entrevue aux Champs-Elysées.




XI

OU JE ME DÉCIDE A BRUSQUER LES CHOSES


Lorsque le vieux monsieur et la jeune dame se levèrent, je fis un
signe à Manzana et nous leur emboitâmes le pas.

Ils n'allèrent pas loin. A cinquante mètres du café se trouve l'hôtel
d'Albion. Ils y entrèrent.

La «filature» devenait difficile, car nous ne pouvions, Manzana et moi,
sales comme nous l'étions, pénétrer dans le hall où l'on apercevait
un domestique en culotte courte, raide et grave comme un bonhomme en
cire.

J'eus par bonheur une inspiration. Roulant à la hâte mon mouchoir dans
un journal, je confectionnai un petit paquet que je tins
ostensiblement à la main, et me précipitai vers le bureau de l'hôtel,
en disant:

--C'est bien le locataire du 21 qui vient de rentrer avec une jeune
femme, n'est-ce pas?... J'ai là quelque chose pour lui...

--Non, répondit d'un ton maussade une vieille caissière aux cheveux
acajou, ce n'est pas le nº 21 qui vient de rentrer... C'est le 34...
vous faites erreur... En tout cas, si vous avez un paquet à remettre
au 21, laissez-le à la caisse.

--Merci, dis-je, en esquissant un gracieux sourire, je reviendrai.

Manzana m'attendait devant la porte.

--Eh bien? demanda-t-il.

--Eh bien... j'ai déjà une indication... Je sais quel est le numéro de
la chambre de notre voleur... c'est le 34...

--Et son nom?...

--Je l'ignore... mais qu'importe? Du moment que je sais où trouver
l'homme...

--Vous avez l'intention de vous introduire chez lui?

--Mais... oui... et avec vous, je suppose.

--C'est grave cela...

--Et la perte de notre diamant, croyez-vous que ce ne soit pas plus
grave?

--Certes... mais le coup est dangereux à tenter... encore plus
dangereux à réussir.

--Nous tâcherons de ne pas le manquer... Voyez-vous une autre solution?

--Pour le moment, non...

--Il n'y en a pas d'autre, allez...

--Et nous essayerions cela en plein jour?

--Oui, ce serait préférable...

--Et si nous sommes pris?

--On ne nous prendra pas...

--J'admire votre confiance... mais si cependant cela arrivait?

--Nous perdrions notre diamant, mais nous ne serions pas inquiétés...
Au contraire, on nous adresserait des félicitations.

Manzana ouvrait des yeux larges comme des hublots.

--Je ne vous comprends plus.

Je fouillai dans ma poche et en tirai un carré de carton que je tendis
à mon associé.

--Une carte d'agent de la Sûreté, fit Manzana stupéfait... Ce n'est
pas à vous, je suppose?...

--Bien sûr... je l'ai prise à un grand dadais de policier qui habitait,
à Paris, la même maison que moi...

--Ah! très bien... et vous allez vous servir de cette carte pour
pénétrer chez notre voleur?

--Peut-être.

--Mais moi?...

--Vous?... vous êtes mon collègue... Du moment que je montre ma carte,
cela vous dispense d'exhiber la vôtre...

--Parfait... et ensuite?

--Ensuite... ensuite!... je ne sais pas moi... tout dépendra des
circonstances... il est bien difficile, dans ces sortes d'affaires, de
prévoir comment cela tournera... Je n'ai qu'une crainte.

--Laquelle?

--C'est que le patron de l'hôtel ne nous fasse accompagner à la
chambre 34.

--Vous devez vous y attendre...

--Cela gâterait tout...

--Et si nous arrêtions l'homme quand il sortira?

--Non, c'est stupide ce que vous proposez là... La foule s'amasserait,
nous serions obligés d'aller au poste... là, on fouillerait notre
voleur et le diamant serait confisqué.

--Alors, si nous abordions carrément le type dans la rue en le
menaçant, s'il ne nous rend pas le diamant, de le conduire au
commissariat.

--Toujours la même chose, mon cher... Au bruit de la discussion des
gens nous entoureraient et l'affaire serait manquée...

--Il faudrait pincer ce vilain individu, le soir, dans une rue déserte.

--Oui, mais nous n'aurons pas cette chance, croyez-le.

Tout en parlant, nous faisions les cent pas devant l'hôtel.

--Ma foi, dis-je... risquons le coup maintenant; nous allons bien
voir... vous êtes prêt à me seconder?

--Il le faut bien, puisque nous sommes associés.

--Oh! ne me le faites pas à l'association, n'est-ce pas? Vous voulez
votre diamant... moi aussi, et si nous le retrouvons, j'espère que,
cette fois, vous ne chercherez plus à me l'enlever.

--Mon cher Pipe, je vous le jure...

--Et vous me le laisserez? C'est moi qui en aurai la garde.

--Voilà déjà que vous voulez tirer toute la couverture à vous...

--J'ai bien le droit de me méfier après ce qui est arrivé... Si
j'avais eu le diamant dans ma poche, nous n'en serions point où nous
sommes...

--C'est peut-être vrai... mais avouez que le diamant et le revolver,
c'était vraiment trop pour vous et pas assez pour moi... Tenez, je
vais vous proposer une combinaison... Si nous avons la chance de
rentrer en possession de notre Régent, nous le porterons sur nous, à
tour de rôle, une semaine chacun, mais celui qui en aura la garde
cédera le revolver à l'autre, est-ce entendu?

--Moi, je vais vous proposer autre chose. Dès que nous aurons trouvé
quelque argent, et nous y arriverons sûrement là-bas, en Angleterre,
nous louerons un coffre-fort dans une banque et y déposerons notre
diamant, dans une boîte cachetée; mais il sera bien convenu avec le
directeur de la banque, que nous ne pourrons retirer notre dépôt que
tous les deux ensemble et en présence d'un employé... Comme cela, nous
vivrons au moins tranquilles et ne serons pas continuellement à nous
épier comme deux Peaux-Rouges sur le sentier de la guerre.

--Ma foi, répondit Manzana, si vous voulez mon avis, je préfère encore
la première solution.

--Soit, accordai-je. C'est convenu...

--Vous voyez qu'entre gens raisonnables, on finit toujours par
s'entendre.

--Mais oui... mais oui, j'en étais persuadé.

J'ignorais quelles étaient réellement les intentions de Manzana, mais
je savais bien que, moi, j'étais fermement décidé à lui enlever de
force ce que je considérais comme mon bien. Lui, de son côté, devait
avoir la même idée.

En somme, nous avions discuté en pure perte; nous avions cherché à
bluffer l'un et l'autre, mais nous restions sur nos positions.

J'ajouterai qu'à la minute où avaient lieu ces pourparlers, j'étais
prêt à céder sur tous les points, car pour le coup de force que nous
allions tenter, j'avais absolument besoin de Manzana.

Nous nous serrâmes la main.

--Allons, dis-je, de l'audace!

--Comptez sur moi, répondit mon associé.

--Si personne ne nous accompagne à la chambre 34, nous entrons, je
menace le voleur avec mon revolver, pendant que vous vous jetez sur la
femme et la bâillonnez... Ensuite vous faites subir la même opération
à l'homme, nous le ligotons et le fouillons aussitôt.

--Je vous ferai remarquer que dans cette entreprise, c'est moi qui
aurai la partie la plus difficile.

--Si j'avais votre musculature, mon cher, j'assumerais volontiers
cette tâche. Maintenant, réfléchissez bien... Si vous avez peur,
dites-le...

--Peur?... moi... allons donc... Une fois que j'y serai, vous
verrez... le tout est de se mettre en train, mais attention, pas de
blagues, hein? Si vous voyez, du premier coup, que l'affaire ne colle
pas, ne commettez point d'imprudence.

--Soyez tranquille, je n'opérerai qu'à bon escient.

--Oui, je vois que vous avez bien tout combiné, tout prévu. Cependant
permettez-moi de vous faire observer que vous avez oublié une chose.

--Ah! et laquelle?

--Vous avez supposé que l'on vous ouvrirait, dès que vous auriez
frappé... et si notre homme, qui doit être un malin, se méfiait de
quelque chose et refusait d'ouvrir, que feriez-vous?

--Alors, nous trouverions une autre combinaison... nous attendrions
qu'il sorte et, dès qu'il paraîtrait, nous le repousserions aussitôt
dans la chambre en lui mettant le revolver sous le nez.

--Et s'il a aussi un revolver?

--On n'a pas pour habitude de sortir d'un appartement avec une arme à
la main... Croyez-m'en, mon cher Manzana, ne nous livrons pas d'avance
à des suppositions qui finiraient par émousser notre courage...
Allons-y carrément, comme si nous étions de vrais agents de la
Sûreté... La chose la plus fâcheuse qui puisse nous arriver, je vous
l'ai déjà dit, c'est que nous soyons obligés d'aller au poste et de
voir notre diamant passer de la poche de notre voleur dans celle du
commissaire... et encore, peut-être bien que je trouverais un truc
pour le ravir au commissaire.

--Vous avez réponse à tout... eh bien essayons... Je suis votre homme.

Nous pénétrâmes dans le hall de l'hôtel et, à notre grande surprise,
personne ne s'avança à notre rencontre pour nous demander ce que nous
désirions.

Froidement, je traversai le vestibule et m'engageai dans l'escalier en
compagnie de Manzana.

Au premier étage, je consultai la liste des numéros. Le 34 se trouvait
justement sur le palier où nous étions.

--Cela va trop bien, pensai-je.

Et je me sentis envahi par une indéfinissable inquiétude. J'écoutai,
pendant quelques instants. Un homme toussa dans la chambre où je
m'apprêtais à pénétrer. Je tirai mon revolver, fis un signe à Manzana
et frappai légèrement à la porte.

--Entrez, dit une voix enrouée.

J'entrai en coup de vent, le revolver à la main. Mais, à ma grande
surprise, au lieu de me trouver en présence du vieux monsieur que je
croyais bien rencontrer, j'étais en face d'un homme de quarante ans
environ, très blond et le visage entièrement rasé.

J'allais me retirer, en m'excusant comme je pourrais, quand Manzana
s'écria tout à coup:

--Allez-y!... allez-y!... c'est lui, je le reconnais!

En effet, moi aussi, je venais de reconnaître mon voleur... Au lieu
d'avoir les cheveux blancs, il était blond et la barbe vénérable qu'il
arborait la veille avait disparu, mais ce qu'il n'avait pu changer,
c'étaient ses yeux, deux yeux noirs étranges et brillants dont l'un
était un peu plus petit que l'autre.

D'ailleurs, si j'avais pu conserver encore quelques doutes, la jeune
femme de la veille se fût chargée de les dissiper, car elle venait
soudain de sortir du cabinet de toilette attenant à la chambre.

J'avais refermé la porte et je tenais mon arme braquée sur notre
voleur. Je remarquai aussitôt que cet individu ne brillait point par
le courage. Il me regardait avec un effarement ridicule et tremblait
comme un chien mouillé.

Déjà mon associé s'était jeté sur la femme, l'avait bâillonnée avec
une serviette et roulée dans une couverture dont il avait solidement
noué les deux extrémités.

--A celui-là, maintenant! commandai-je.

Manzana, avec une habileté qui dénotait une longue pratique, bâillonna
également l'homme et lui attacha bras et jambes avec les embrasses des
rideaux.

Nous étions maîtres de la situation. Notre premier soin fut de
fouiller le drôle, mais nous eûmes beau explorer ses poches, nous ne
trouvâmes sur lui qu'un portefeuille dont je m'emparai, un
porte-cigares en acier bruni et un trousseau de clefs.

Parbleu! le gredin avait dû cacher le diamant dans sa valise. Nous
ouvrîmes celle-ci, mais nous eûmes beau tourner et retourner tout ce
qui s'y trouvait, nous ne découvrîmes absolument rien.

Et pourtant, j'étais bien sûr que le misérable, lorsqu'il était rentré
à l'hôtel, avait le diamant dans sa poche.

Où l'avait-il caché?

Je le fouillai de nouveau, regardai même dans ses bottines, le palpai
en tous sens, mais rien!

Manzana, qui suivait cette opération avec un intérêt que l'on devine,
me souffla tout à coup:

--Il l'a sans doute «refilé» à la femme.

Nous démaillotâmes cette dernière, mais au moment où je commençais à
explorer les poches de sa jupe, quelqu'un frappa à la porte trois
petits coups rapides.

Nous demeurâmes immobiles, retenant notre respiration. On frappa
encore une fois, et une grosse voix demanda: «Ludovic... êtes-vous là?»

Quelques secondes s'écoulèrent, puis le visiteur n'obtenant pas de
réponse--et pour cause--se décida à s'en aller.

Nous l'entendîmes descendre l'escalier, et quand le bruit de ses pas
se fut éteint tout à fait, je continuai ma «fouille».

Peut-être n'y mis-je point toute la réserve qu'un gentleman doit
observer à l'égard d'une femme, mais bien m'en prit, car je découvris
enfin, cousu à la jarretelle de la dame le petit sac en peau de daim
qui contenait le diamant.

Après m'être assuré que c'était bien mon Régent qui était enfermé dans
ce sac, je glissai celui-ci dans la poche de mon gilet, aidai Manzana
à reficeler la «senora», et nous nous dirigeâmes vers la porte.

Je reconnais qu'à ce moment mon coeur battait une furieuse chamade et
j'aurais bien donné dix ans de ma vie pour être dehors.

Nous écoutâmes. Un petit craquement nous fit tressaillir et nous
crûmes un moment que quelqu'un se tenait en arrêt, derrière la porte.
Ce fut ensuite le martèlement rapide et léger d'une bottine de femme
sur le tapis du couloir, puis le pas lourd d'un homme qui descendait
l'escalier.

En bas, on entendait un tintement de verres et d'assiettes et parfois
la sonnerie tremblotante du téléphone qui couvrait tous les bruits.

Je jetai un coup d'oeil sur nos deux «victimes»: elles n'avaient pas
bougé de place et je me demandai si leurs bâillons ne les avaient pas
étouffées.

Pris d'un remords, je m'approchai doucement de l'homme. Il respirait à
peu près normalement. Quant à la femme, son souffle était
imperceptible et je constatai qu'elle était évanouie. Je desserrai un
peu la serviette qui lui comprimait le visage, puis revins près de la
porte devant laquelle Manzana se tenait accroupi. Je lui touchai
l'épaule, il se retourna et nous nous consultâmes du regard. Il eut un
petit signe de tête affirmatif et tourna doucement la clef.

Deux secondes après, nous étions dans le couloir. Il était absolument
désert. Sans nous presser, de l'air de deux paisibles voyageurs à la
conscience tranquille, nous nous engageâmes dans l'escalier.

Au moment où nous atteignions les dernières marches, un vieux monsieur
que nous reconnûmes parfaitement, arrivait, accompagné d'un garçon
d'hôtel, et nous l'entendîmes qui disait: «Ce n'est pas naturel... Je
vous dis qu'ils sont dans leur chambre, je les ai entendus remuer.»

J'avais, rapidement, en apercevant le vieux monsieur, tourné la tête
du côté de la muraille et Manzana avait porté la main à son visage.

Cette précaution était, je crois, bien inutile, car le voyageur n'eut
même pas l'air de nous remarquer.

Nous traversâmes à pas comptés le vestibule encombré de bagages et de
porteurs, mais une fois dehors, nous nous mîmes à courir comme des
fous, dans la direction d'un pont, et cinq minutes après, nous étions
de l'autre côté de la Seine.

Alors, seulement, nous respirâmes et, ce fut plus fort que nous, nous
nous mîmes à rire aux éclats. Une grosse dame qui passait se figura
sans doute que nous nous moquions d'elle et nous traita d'insolents en
nous décochant un regard indigné, mais nous ne crûmes pas nécessaire
de nous excuser. Nous engageant rapidement dans une rue bordée de
docks et de magasins, nous pûmes enfin échanger nos impressions.

--Hein? me dit Manzana, je crois que cela a été bien joué.

--Supérieurement, mon cher... et je tiens à vous adresser tous mes
compliments pour la façon merveilleuse dont vous avez bâillonné et
ficelé nos voleurs... Sans vous, je le reconnais, je n'aurais pu mener
à bien cette petite expédition.

--Bah! J'ai fait ce que j'ai pu... Il ne s'agissait pas de lambiner...
nous jouions notre liberté.

--Et notre fortune...

--Oui... et notre fortune... mais je crois qu'il serait bon de nous
tenir sur nos gardes, car la police va s'occuper de cette affaire et
commencer une enquête...

--Evidemment... A Paris ce petit drame passerait presque inaperçu,
mais ici, il va prendre des proportions colossales. La ville va être
sens dessus dessous...

--Que comptez-vous faire?

--Mais partir et le plus vite possible encore...

--Et de l'argent?

--Attendez... nous en avons peut-être...

Et, tirant de ma poche le portefeuille que j'avais dérobé à ma
«victime», je me mis à l'explorer rapidement.

Hélas!... il ne contenait en tout et pour tout qu'un billet de
cinquante francs!

--C'est maigre! fit Manzana... Quels purotins que ces gens-là... Et
pourtant, ça en faisait des manières! on aurait dit qu'ils étaient les
fils d'un nabab! après tout, c'était sans doute l'autre qui avait la
galette, vous savez, celui qui est venu frapper à la porte...

--Peut-être... En ce cas, il est fâcheux que nous ne soyons pas tombés
aussi sur lui... Mais dites donc, mon cher, je ne sais si vous êtes
comme moi, j'ai l'estomac dans les talons... Allons déjeuner... nous
verrons ensuite à quitter la ville.

Un caboulot portant comme enseigne «Aux Débardeurs» étalait devant
nous sa façade malpropre, aux glaces étoilées. Nous y entrâmes et nous
fîmes servir à une petite table, mais à peine fûmes-nous assis que je
regrettai d'avoir choisi ce restaurant de cinquième ordre. Les gens
qui étaient là nous regardaient avec étonnement.

Nous mangeâmes, néanmoins, sans nous presser, un brouet infect que
nous arrosâmes d'un cidre sur, puis nous nous levâmes. La salle était
à ce moment presque vide. Seuls, quatre ou cinq pochards attablés
devant une bouteille d'eau-de-vie jouaient aux cartes en s'injuriant
comme des portefaix qu'ils étaient.

Je me présentai au comptoir où trônait une grosse commère au visage
couperosé et lui demandai combien je lui devais. Elle jeta un coup
d'oeil sur la table que nous venions de quitter, fit un rapide calcul
et répondit:

--C'est six francs huit sous.

Je lui tendis le billet de cinquante francs. Elle le prit, le retourna
un moment entre ses doigts, l'examina devant la fenêtre, puis s'écria
soudain en me foudroyant du regard:

--Il est faux, votre billet!

Il ne nous manquait plus que cela. Que pouvions-nous faire? discuter?
cela n'eût avancé à rien.

Je compris que le plus sage était de battre en retraite. Manzana était
déjà dehors, moi, tout près de la porte. Avec la rapidité d'un zèbre
poursuivi par un chasseur, je m'élançai dans la rue et pris ma course
vers les quais, suivi de mon associé.

Avant que la grosse débitante fût revenue de sa surprise et eût pu
lancer quelqu'un à notre poursuite, nous avions disparu parmi
l'encombrement des barriques et des balles de coton arrimées sur le
port. Néanmoins, comme nous ne nous sentions pas en sûreté au milieu
des débardeurs et des calfats qui allaient et venaient, nous enfilâmes
une rue, puis une autre, marchâmes pendant près d'une heure, et nous
arrêtâmes enfin devant un jardin public.

--Entrons là, dis-je à Manzana.




XII

LA FACHEUSE NUIT


Une large allée sablée, bordée de plantes exotiques, s'ouvrait devant
nous et aboutissait à un grand bâtiment blanc flanqué à droite et à
gauche d'énormes caisses peintes en vert où s'obstinaient à pousser
des arbustes rachitiques. Un parc avec des parterres de fleurs d'hiver
s'étendait à perte de vue, bordé dans le fond par une ligne d'arbres
géants. Un bassin parsemé de nénuphars miroitait au soleil; des
enfants accompagnés de leurs nounous jouaient sur le sable devant une
rotonde garnie de bancs et de chaises.

Un grand écriteau placé au coin d'une allée nous apprit que nous
étions au Jardin des Plantes de Rouen.

--Je crois, murmura mon compagnon, que l'on ne viendra pas nous
chercher ici...

--Je ne le pense pas... Asseyons-nous donc un peu au soleil pour nous
reposer.

Un banc était libre: nous y prîmes place et, tout en laissant errer
notre regard sur les pelouses et les massifs de fusains, nous
envisageâmes froidement la situation.

--Nous ne pouvons retourner en ville, dis-je à Manzana.

--Bah! et pourquoi? Rouen est vaste et c'est encore là que nous serons
le plus en sûreté. Que voulez-vous que nous fassions par ici? Nous
sommes en pleine campagne et nous ne tarderons pas à être remarqués.
D'ailleurs, vous avez assez d'expérience pour savoir que c'est dans
les villes que les gens comme nous arrivent le mieux à se
débrouiller...

--Vous oubliez que nous avons plusieurs ennemis à nos trousses;
d'abord le cocher que nous avons si brusquement lâché, ensuite la
débitante qui doit promener partout le faux billet de cinquante francs
et enfin «nos victimes» de l'hôtel d'Albion... Vous supposez bien que
cette dernière affaire a dû s'ébruiter...

--C'est vrai, mais personne ne nous a vus. Qui donc nous accusera? Nos
voleurs?... Ils ne peuvent donner de nous qu'un vague signalement...
Nous n'avons à craindre que le cocher et la marchande de vins, mais il
y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour que nous ne les
rencontrions pas...

--La marchande de vins, possible, mais le cocher? Vous pensez bien
qu'il doit traîner par toute la ville avec son affreuse guimbarde.

--Il est assez facile de l'éviter... D'ailleurs, s'il nous apercevait,
nous aurions le temps de nous enfuir avant qu'il nous ait désignés à
un agent...

--Vous devenez tout à fait optimiste, mon cher.

--Ma foi, cela ne vaut-il pas mieux que de voir tout en noir?

--Certes, répliquai-je, et il est probable que je serais dans le même
état d'esprit que vous, si j'avais seulement deux petits billets de
cent francs en poche, mais ce qui m'inquiète, ce qui me désespère,
c'est cette maudite question d'argent!...

--Il est vrai que c'est assez inquiétant... mais pour résoudre cette
question-là, vous êtes sans contredit bien plus habile que moi...

Je ne relevai pas l'allusion.

Il y eut un assez long silence entre nous. Ce fut Manzana qui le
rompit.

--Tout cela, dit-il, ne doit pas nous faire oublier nos conventions.

--Quelles conventions?

--Comment!... vous ne vous en souvenez déjà plus?

--Expliquez-vous.

--Eh bien, n'avait-il pas été entendu que si nous retrouvions le
diamant nous en aurions la garde à tour de rôle... or, c'est vous qui
l'avez en ce moment... Vous le garderez donc une semaine, mais moi, je
dois avoir le revolver...

--Ah! c'est vrai, je n'y pensais plus... Oui, vous avez raison, mon
cher, ce qui est convenu est convenu... je ne me dédis jamais...
Voyons, nous sommes aujourd'hui jeudi... je garderai donc le diamant
jusqu'à jeudi prochain...

Et tout en parlant, je manipulais doucement le revolver qui était dans
la poche de mon pardessus.

--Oui... oui, mon cher associé, vous avez parfaitement raison... il ne
doit plus y avoir aucune contestation entre nous... vous avez droit au
revolver... le voici!

Manzana prit l'arme que je lui passai d'un geste discret et l'enfouit
précipitamment dans la poche gauche de sa jaquette.

Juste à ce moment, un vieux monsieur vint s'asseoir à ma droite sur le
banc. Il était vêtu d'une longue redingote noire montante que
recouvrait un ample pardessus et coiffé d'un chapeau de feutre aux
bords rigides.

Je vis tout de suite que c'était un pasteur anglais et, sous un
prétexte quelconque, j'engageai la conversation avec lui dans ma
langue natale.

Comme tous les clergymen, il était très bavard et ne tarda pas à se
lancer dans de longues dissertations sur la corruption des moeurs et
la navrante mentalité de la jeunesse d'aujourd'hui.

Je l'écoutais d'un air recueilli et approuvais de la tête chaque fois
qu'il s'interrompait pour me donner le temps de savourer toute la
justesse de ses paroles.

Je lui servis d'auditeur pendant environ trois quarts d'heure, mais
comme il devenait passablement rasoir, et que le froid commençait à
pincer dur, depuis que le soleil avait disparu, je pris congé du brave
Révérend avec une onctueuse politesse et entraînai Manzana vers la
sortie du jardin.

--Qu'est-ce qu'il vous racontait donc, cet espèce d'English? demanda
mon associé en riant.

--Des choses très intéressantes, mon cher... Ah! c'est un excellent
coeur, je vous assure, et il serait à souhaiter que nous rencontrions
tous les jours de braves gens comme lui... Tenez, il m'a donné sa
carte... Il s'appelle le Révérend Patterson... Retenez bien ce nom,
Manzana, car c'est celui d'un excellent et digne homme... Mais hâtons
le pas, si vous le voulez bien... car j'ai de sérieuses raisons pour
ne plus me rencontrer avec lui.

Nous étions sur une large avenue. Un tramway jaune arrêté à une
station, devant nous, allait partir pour Rouen.

--Montez, dis-je à Manzana en le poussant sur la plate-forme du
véhicule.

--Mais... fit-il en me regardant d'un air inquiet... avez-vous?...

--Ne vous inquiétez pas de cela, montez vite.

Le tramway partit. Lorsque le receveur vint demander le prix des
places, je tirai de ma poche un gros porte-monnaie en cuir noir,
l'ouvris d'un geste solennel et en tirai une pièce blanche.

--Voyez, dis-je tout bas à Manzana, il est bien garni. Il y a de l'or
et des billets... nous ferons le compte tout à l'heure. N'avais-je pas
raison de vous dire que ce Révérend était un brave et digne homme?

--Vous êtes un type épatant, murmura mon associé en me donnant une
petite tape dans les côtes.

Brave pasteur Patterson!... Si ces lignes vous tombent par hasard sous
les yeux, veuillez, je vous prie, vous rappeler ces belles paroles de
l'Ecriture: «Ce qu'on vous ravit, ne le réclamez point» et pardonnez à
celui qui vous a, dans un moment de gêne, emprunté votre bourse. Elle
me fut bien utile, je vous l'assure, et j'ai plus d'une fois remercié
le ciel de vous avoir placé sur ma route.

Lorsque le tramway arriva à Rouen, il faisait déjà nuit. Les flammes
des becs de gaz miroitaient dans le brouillard, comme des petites
étoiles dans de l'eau trouble.

A l'endroit où nous descendîmes l'agitation était intense. C'est
vraiment une ville très animée que la ville de Rouen... C'est aussi
une bien belle ville et je regrette que le temps m'ait manqué pour en
visiter les monuments, qui sont célèbres, paraît-il, dans le monde
entier.

Nous nous mîmes en quête d'un hôtel et finîmes par en découvrir un qui,
pour n'être point très luxueux, était du moins des plus pittoresques.

Il se trouvait dans un quartier assez misérable et une rivière aux
eaux noires en léchait les fondations. Pour y parvenir il fallait,
comme à Venise, traverser un petit pont en dos d'âne et l'on pénétrait
alors sous une voûte étroite, décorée de sculptures anciennes et de
peintures à demi rongées se craquelant par places et formant en plein
cintre de petites stalactites que les courants d'air balançaient
mollement.

Cet hôtel s'appelait--si j'ai bonne mémoire--l'hôtel de l'Eau-de-Robec.

La chambre qu'on nous donna était vaste et aérée--un peu trop aérée
même--car, bien que la porte et les fenêtres fussent fermées, les
rideaux, jadis blancs, mais à présent couleur isabelle, se gonflaient
de temps à autre comme les voiles d'un navire. Quant à l'ameublement,
il était d'une sobriété monastique et la table, de style Louis XIV,
boiteuse comme Mlle de La Vallière.

Le lit, dissimulé au fond d'une alcôve, nous parut assez confortable,
bien qu'environné de toiles d'araignée qui ressemblaient à des nids de
salanganes.

Une odeur de cuisine mal tenue flottait dans la pièce.

--Pas très chic, notre logement, dit Manzana, lorsque le domestique,
un gnome hydrocéphale qui nous avait accompagnés, eut pris congé de
nous.

--Bah! fis-je... le principal est que nous y soyons tranquilles et je
ne pense pas que le Révérend Patterson vienne nous chercher ici...
Mais, voyons, faisons un peu l'inventaire de la bourse que le plus
heureux des hasards a fait tomber entre nos mains.

Je la vidai sur la table et constatai qu'elle contenait exactement six
cent huit francs... une fortune!

Grâce à cet argent, nous allions pouvoir enfin gagner l'Angleterre, et
peut-être la Hollande.

Décidément, la Providence veillait sur nous.

Après avoir absorbé, non sans répugnance, un horrible repas que nous
fîmes monter dans notre chambre, nous nous disposâmes à nous mettre au
lit.

A ce moment, mes inquiétudes me reprirent.

Devais-je partager le lit avec Manzana?

J'hésitai longtemps, puis finalement, je trouvai une solution. Il y
avait deux matelas, j'en mis un par terre, pris une couverture et
m'installai le plus loin possible de la porte, sous laquelle passait
un vent glacial.

Je m'étais couché tout habillé, Manzana aussi d'ailleurs, et nous
avions laissé la lampe allumée.

Malgré les serments que nous avions échangés, nous continuions à nous
regarder en ennemis.

J'avais le diamant, Manzana le revolver, mais j'avais eu soin, lorsque
je lui avais rendu cette arme, de _la rendre inoffensive_.

--Dites donc, Pipe, me cria soudain mon associé, est-ce que vous avez
chaud, vous?

--Ma foi, non, pas précisément.

--Si nous faisions allumer du feu... nous allons attraper la crève
ici...

--Du feu... du feu!... c'est facile à dire, mais n'avez-vous pas
remarqué que la cheminée est condamnée...

--Quelle turne de malheur, bon Dieu!... pourquoi aussi sommes-nous
venus ici... Il ne manque pas d'hôtels où nous aurions été mieux et
tout aussi tranquilles...

--Bah! une nuit est vite passée!

A une église voisine dix coups s'égrenèrent lentement.

--Dix heures! dix heures seulement, grogna Manzana...

Il se tut cependant et je crus qu'il s'était endormi, mais m'étant
soulevé sur ma couche, je vis ses deux yeux qui brillaient dans
l'alcôve.

--Ah! ah! s'écria-t-il, vous regardiez si je dormais... Je parie que
vous voulez encore me chiper le revolver.

--Vous êtes malade, mon ami...

--Alors, pourquoi me regardiez-vous?

--Et vous?... Je pourrais vous retourner la question... est-ce que
vous ne chercheriez point, par hasard, à me reprendre le diamant?

--Ah!... Dieu de Dieu! cela devient énervant à la fin... Si nous
continuons à nous méfier ainsi l'un de l'autre, nous finirons par
devenir fous tous deux...

--Cette situation est ridicule, j'en conviens, aussi la combinaison
que je vous proposais, hier, serait-elle de beaucoup préférable...

--Oui, le dépôt dans une banque... Ça, jamais!

--Vous serez cependant obligé d'en venir là, je vous assure.

--Non... je ne crois pas... D'ailleurs, j'espère que nous n'allons pas
moisir en Angleterre. C'est un pays qui ne me dit rien... mais rien du
tout.

--Vous y avez séjourné longtemps?

--Oh! une quinzaine, tout au plus.

--Alors, vous n'avez pas pu apprécier le charme de la vie anglaise...
Là-bas, ce n'est point comme ici la vie bruyante, extérieure... c'est
la bonne petite vie de famille dans un cottage bien clos, devant un
feu de houille et une bouteille de whisky.

--Alors, quand nous... aurons réalisé notre fortune, c'est en
Angleterre que vous vous retirerez?

--Oui, si vous ne me tuez pas avant...

Manzana se dressa sur son lit:

--Non... mais à la fin, pour qui me prenez-vous? Je commence à en
avoir assez de ces plaisanteries-là...

--Calmez-vous... calmez-vous, ce n'était qu'une plaisanterie, comme
vous dites; je n'en pense pas un mot.

--A la bonne heure... car vous savez, moi, j'ai la tête près du bonnet.

--Allons, dormons, cela vaudra mieux...

--Dormir... dormir! est-ce que c'est possible avec vous... Ah! tenez,
j'aimerais mieux perdre cinq cent mille francs sur notre affaire et
avoir la paix tout de suite... Depuis que je vous connais, je n'ai pas
fermé l'oeil une minute...

--Je suis absolument dans le même cas...

--Si cela continue, nous tomberons malades...

--Mais non, mon cher, mais non!... Quand nous nous connaîtrons mieux,
nous n'aurons plus de ces soupçons ridicules... il faut bien que nous
nous habituions l'un à l'autre...

--Je crois que nous y mettrons le temps...

--Que voulez-vous, nos relations ont commencé de façon si... imprévue!
Avouez tout de même que vous avez eu une sacrée veine... car, somme
toute, vous bénéficiez simplement d'une erreur... Si au lieu de me
tromper d'étage comme je l'ai fait, j'étais allé chez M. Bénoni,
aujourd'hui je serais probablement en Hollande et vous...

--Moi... mais je me serais débrouillé... j'ai des relations...

--En ce cas, vous auriez bien dû vous en servir au lieu de vendre les
bibelots de votre propriétaire... Mais à propos, c'est demain qu'elle
revient... Elle va en faire une tête quand elle va voir son
appartement dévalisé...

--Ah! en voilà assez, à la fin... Savez-vous que vous commencez à
m'échauffer les oreilles... Depuis une heure, vous semblez prendre un
malin plaisir à me tarabuster...

--Mais non... vous voyez bien que c'est pour rire... il faut bien
s'amuser un peu, que diable! Allons, bonne nuit, mon cher associé, je
vous promets que je vais essayer de dormir... c'est là une preuve que
j'ai confiance en vous.

--A la bonne heure! j'aime mieux cela... eh bien, dormons! mais c'est
cette sacrée lumière aussi qui m'empêche de fermer l'oeil...

--S'il ne faut que cela pour vous faire plaisir...

Et j'éteignis la lampe.

Avant de m'endormir, comme j'en avais réellement l'intention, je pris
le diamant et le plaçai sur ma poitrine, dans la petite poche de ma
chemise de flanelle...

J'étais à peu près rassuré sur le compte de Manzana, mais je jugeai
que cette précaution n'était peut-être pas inutile. Si pendant mon
sommeil, il s'avisait de vouloir fouiller dans mes poches, il en
serait pour ses frais. Je ne supposais pas qu'il voulût me tuer--cela
l'eût entraîné trop loin--mais il était bien capable de me voler et je
devais me tenir sur mes gardes.

Déjà je commençais à sommeiller, quand un épouvantable vacarme se fit
entendre dans l'hôtel. On ouvrait des portes, les marches craquaient
sous des pas pesants et il y avait, par instants, comme un cliquetis
de sabres.

--Que se passe-t-il donc? demanda mon associé... est-ce que le feu
serait à la maison, par hasard? Il ne nous manquerait plus que ça.

Je n'eus pas le temps de répondre.

Un coup violent appliqué contre le panneau de la porte retentit
soudain, en même temps qu'une voix dure, impérieuse, lançait ces mots
effarants:

--Au nom de la loi, ouvrez!

Nous nous étions levés et, dans l'obscurité, nous nous interrogions, à
voix basse.

A l'heure du danger, nous nous retrouvions unis. Fraternellement, nos
deux mains s'étaient rencontrées.

--C'est pour l'affaire de l'hôtel d'Albion, me souffla mon associé...
Nous sommes fichus!... Avalez le diamant!

Il en avait de bonnes, lui! Est-ce qu'on avale comme un noyau de
cerise un diamant de cent trente-six carats!

--Au nom de la loi, ouvrez!

Il fallait se décider.

--Nous aggravons notre cas, dis-je à Manzana. Ouvrons.

Mais déjà la porte, cédant sous une violente poussée, s'abattait avec
fracas et quatre hommes, dont l'un tenait une lampe à la main,
faisaient irruption dans notre chambre. Derrière eux, des sergents de
ville aux mines sévères formaient un barrage sombre.

Un petit monsieur ceint d'une écharpe tricolore s'avança vers nous,
menaçant:

--Ah! ah!... dit-il, voici deux gaillards qui ne tenaient guère à
faire notre connaissance. Je crois que nous avons eu la main
heureuse... Eclairez-moi, Brindavoine, que je voie un peu leurs
papiers!...

Comprenant que, cette fois, je jouais mon dernier atout, j'avais
repris mon aplomb.

--Dieu! messieurs, que vous êtes pressés! m'écriai-je... Vous ne
donnez même pas aux gens le temps de s'habiller... Alors, ce sont nos
papiers que vous voulez... parfaitement! nous allons vous les
montrer...

Et, tirant de ma poche la carte d'agent de la Sûreté que l'on connaît,
je la tendis froidement au commissaire, qui lut à haute voix:

  _Préfecture de Police... Casimir Bonneuil, inspecteur._

L'effet fut exactement celui que j'attendais.

Le commissaire partit d'un bruyant éclat de rire et, me frappant
familièrement sur l'épaule:

--Monsieur Casimir Bonneuil, fit-il, vous êtes un joyeux vivant, je
vois ça!... mais permettez-moi de vous dire que vous poussez tout de
même la plaisanterie un peu loin... Etait-il bien nécessaire de nous
laisser enfoncer la porte?

--Je vous assure, répondis-je, que nous n'avions pas entendu la
première sommation... nous étions éreintés et nous dormions comme des
loirs.

--Vous êtes probablement d'origine anglaise, monsieur Bonneuil... Je
vois ça à votre accent...

--Moi?... pas du tout... Je suis Français... ce qu'il y a de plus
Français... mais j'ai vécu longtemps en Angleterre et, vous savez,
l'accent anglais, ça se prend vite... C'est comme l'accent du Midi.

--En effet... Et vous êtes ici pour une affaire sérieuse?

--Très sérieuse... un vol de plusieurs millions.

--Le vol de la Banque des Cotonniers Havrais, sans doute?

--Non, mieux que cela...

--Seriez-vous sur une piste?

--Oui... depuis hier... et, je crois bien que, demain, je tiendrai mes
«types».

--Ah! ah!... et dans quel quartier pensez-vous les pincer?

--Dans celui-ci, probablement...

--Cela tombe à merveille... c'est donc à mon bureau que vous amènerez
vos gens. Je vais prévenir les journalistes... Ils se plaignent
justement qu'il n'y ait jamais «d'affaires» chez moi... Je compte sur
vous, hein? Vous pourriez même me requérir, au besoin... Un coup de
téléphone et j'accours... Mon commissariat est tout près d'ici, place
Saint-Hilaire.

--Je vous le promets... quel est votre numéro de téléphone?

--5e canton, 123... Cela vous est bien égal, n'est-ce pas, que je vous
aide dans cette opération?... C'est vous, bien entendu, qui en aurez
tout l'honneur, mais il en rejaillira quand même quelque chose sur moi
et le _Fanal de Rouen_ qui, depuis quelques mois, mène contre moi une
odieuse campagne sous prétexte que je n'opère jamais d'arrestations,
sera bien obligé de reconnaître que, le cas échéant, je n'hésite pas à
payer de ma personne et à empoigner les malfaiteurs au collet.

Le commissaire avait prononcé ces derniers mots d'un ton confidentiel,
et il y avait dans son regard une sorte de supplication.

Pour ce brave fonctionnaire en butte aux mesquines tracasseries de
province, j'étais le _Deus ex machina_, celui sur qui il comptait pour
relever son prestige aux yeux de ses chefs.

Avouez qu'il y a tout de même de curieuses coïncidences!

Il me remit sa carte, puis, après m'avoir serré la main:

--A bientôt, me dit-il... il faut que je continue ma petite visite
domiciliaire... Je ne sais pourquoi, j'ai reçu brusquement l'ordre
d'opérer une descente dans tous les hôtels borgnes de mon district et
il paraît que mes collègues accomplissent, en ce moment, la même
mission... Je crois savoir que l'on tient à pincer des escarpes
dangereux qui ont fait, hier, un mauvais coup dans la ville...
Voyez-vous que l'on aille justement arrêter vos «gredins» et vous
couper l'herbe sous le pied... ça serait une sale blague, hein?

--Non... il n'y a pas de danger, mes gredins ne logent pas dans un
hôtel borgne.

--C'est juste... Des gens qui ont des millions en poche!... Allons, au
revoir, mon cher monsieur Bonneuil!... N'oubliez pas la promesse que
vous m'avez faite et... excusez-moi d'avoir si brusquement interrompu
votre sommeil...

--Oh!... dans notre métier, ne sommes-nous pas habitués à ces petites
surprises!

Le commissaire s'en alla, accompagné de son secrétaire Brindavoine.

Les agents le suivirent, indolents et maussades. Cependant, l'un de
ces derniers qui était, à ce qu'il nous dit, menuisier de son état,
revint quelques instants après, rafistoler notre porte. Il replaça le
panneau qui était tombé et revissa tant bien que mal la gâche de la
serrure.

Manzana avait rallumé la lampe.

Lorsque nous fûmes seuls, il me donna une petite tape sur le ventre et,
pouffant de rire:

--Hein? elle est bonne, celle-là! fit-il. C'est égal, vous lui avez
monté un joli bateau à ce gobeur de commissaire! Bien joué, monsieur
Bonneuil! Bien joué!... Toutes mes félicitations! vous êtes vraiment
un type merveilleux...

J'acceptai avec modestie le compliment que voulait bien m'adresser
Manzana...




XIII

OU MANZANA DEVIENT INQUIET


Quelques instants après, nous nous recouchions et, pour la première
fois depuis notre rencontre, nous dormîmes comme deux braves bourgeois
qui n'ont rien à se reprocher.

Lorsque nous nous éveillâmes, il faisait grand jour. Après m'être tâté
pour m'assurer que le diamant était toujours dans le gousset de ma
chemise de flanelle, je commandai deux cafés au lait avec des petits
pains. Dès que le gnome hydrocéphale qui remplissait à l'hôtel
l'office de valet de chambre eut installé devant nous deux tasses
ébréchées, nous nous assîmes et, tout en croquant des rôties de pain
beurré, nous élaborâmes un plan de campagne.

Je dois dire toutefois que ce plan, ce fut moi qui le dressai, car
Manzana qui semblait avoir maintenant pour moi une admiration sans
bornes, approuvait tout ce que je proposais. Il comprenait qu'à
présent j'étais l'âme de cette association qui avait si mal débuté, et
menaçait peut-être de finir plus mal encore.

--Mon cher ami, dis-je enfin, si vous le voulez bien, nous allons
quitter le plus vite possible cette bonne et hospitalière ville de
Rouen, mais vous devez supposer que nous n'allons pas être assez naïfs
pour prendre le train du Havre qui passe ici, matin et soir... Ce
serait le plus sûr moyen de se faire pincer, car la police, à la suite
du drame de l'hôtel d'Albion, a dû établir une surveillance dans les
gares. Nous allons tout simplement, gagner une petite station que nous
n'aurons pas de peine à trouver sur l'indicateur et là, nous nous
embarquerons dans un modeste train omnibus.

--Vous pensez à tout, mon cher Pipe! s'exclama mon associé... mais,
dites donc, avez-vous songé à notre arrivée au Havre? Il y aura de la
police, là-bas, et pour peu que nous ayons été signalés...

--J'ai prévu cela, mon cher, aussi descendrons-nous à la première gare
avant Le Havre... D'ailleurs, je réfléchis, il est possible que nous
ne prenions pas le train...

--Ah!... vous songeriez à louer une auto?

--Non... Je vous dirai cela tout à l'heure... j'ai besoin de me
renseigner...

--Faites-le vite, alors, car je ne me sens pas en sûreté.

--Et moi donc? J'ai hâte de filer, croyez-le... nous commençons à
connaître trop de monde ici: le cocher, la débitante, le pasteur, le
commissaire de police...

Nous nous apprêtions à sortir, quand je fis remarquer à Manzana qu'il
serait peut-être prudent de lire un peu les journaux.

Il approuva cette idée et nous envoyâmes chercher, par le groom à
grosse tête, le _Fanal de Rouen_. J'étais curieux de savoir si cette
feuille parlait de notre petite expédition de la veille. Je ne tardai
pas à être fixé, mais ce que je lus me plongea dans un abîme
d'étonnement.

--Ecoutez, dis-je à Manzana.

Sous le titre: «Le Mystère de l'hôtel d'Albion», on racontait ce qui
suit:

  «Hier, dans notre ville d'ordinaire si paisible, depuis que les
  nombreux indésirables qui l'habitaient se sont réfugiés au Havre, un
  drame mystérieux s'est déroulé à l'Hôtel d'Albion, où l'on a découvert,
  dans la chambre nº 34, un homme et une femme bâillonnés et ligotés, à
  n'en pas douter, par des mains expertes...»

Je regardai Manzana:

--Voilà, dis-je, un compliment à votre adresse...

--Oui... oui... continuez, fit mon associé d'un ton bourru.

  «... par des mains expertes. Délivrés immédiatement et soignés par un
  médecin que l'on avait fait appeler, ils ont déclaré avoir été
  attaqués par deux individus dont ils ont donné un signalement détaillé
  et sur la piste desquels notre intelligent chef de la Sûreté s'est
  lancé aussitôt. Grâce aux renseignements précis qu'il n'a pas tardé à
  recueillir, nous avons tout lieu d'espérer que les deux bandits seront
  arrêtés aujourd'hui.»

Cet article inséré en première page, était suivi d'une petite note en
italiques: _Dernière heure_.

Et voici ce que disait cette note: «L'affaire de l'hôtel d'Albion se
complique étrangement. Les deux personnes qui avaient été victimes de
l'agression dont nous parlons plus haut et que M. Feuardent, juge
d'instruction, avait convoquées à son cabinet, ont disparu subitement
et, malgré les recherches opérées par le service de la Sûreté, il a
été jusqu'alors impossible de retrouver leur trace.»

--Parbleu...! m'écriai-je, ces gens-là ne tenaient pas plus que nous à
dialoguer avec un juge d'instruction. Ils doivent avoir, eux aussi, la
conscience terriblement chargée... Allons, tout cela est très bon pour
nous...

--Ah! vous croyez? fit Manzana.

--Mais certainement, pendant que l'on recherchera les locataires de
l'hôtel d'Albion, nous aurons le temps de filer... Cette affaire est
trop compliquée pour des policiers de province... vous verrez qu'ils
embrouilleront tout et n'aboutiront à rien... Profitons de leur
affolement pour leur tirer notre révérence.

--Vous avez toujours l'intention de gagner Le Havre?

--Bien sûr... n'a-t-il pas été décidé que nous passerions en
Angleterre...?

--Nous n'y sommes pas encore.

--Mais nous y serons bientôt...

--Je le souhaite, mais je suis loin d'être aussi optimiste que vous...
Les gares doivent être surveillées...

--Mais puisque je vous ai déjà dit que nous ne prendrions pas le
train... Combien faut-il vous le répéter de fois?...

Manzana ne répliqua point, craignant sans doute de s'attirer
quelqu'une de ces algarades que je ne lui ménageais guère depuis la
veille.

Il hocha lentement la tête, d'un air résigné, puis répondit simplement:

--Je remets mon sort entre vos mains.

Un autre se fût peut-être laissé prendre aux airs doucereux de Manzana,
mais moi qui connaissais le drôle, je ne croyais plus un mot de ce
qu'il disait. La soumission qu'il montrait n'était point sincère et je
le sentais toujours aussi hostile. Je lisais au fond de sa pensée
comme dans un livre et il devait bien s'en apercevoir, car chaque fois
que je le regardais fixement, il paraissait gêné. Son plan, je ne le
devinais que trop!... Il espérait me supprimer purement et simplement
et rester seul propriétaire du diamant, mais il avait affaire à forte
partie et, d'ailleurs, j'étais bien décidé à ne plus lui confier le
Régent.

Jusqu'alors j'avais échafaudé une foule de projets, tous plus insensés
les uns que les autres, et, comme cela arrive généralement, au moment
où je désespérais de tout, une inspiration m'était venue: J'avais
trouvé le moyen de quitter Rouen, sans bourse délier... bien plus
j'espérais, en cours de route, gagner quelque argent.

L'idée n'avait rien de génial, mais elle ne fût certainement pas venue
à l'esprit de Manzana.

Après avoir réglé la note d'hôtel, je sortis avec mon associé. Il
faisait un temps épouvantable. La pluie tombait à flots et il n'y
avait pas un chat dans les rues.

Nous nous mîmes un instant à l'abri sous un porche, mais comme
l'averse continuait, nous relevâmes le col de notre pardessus et nous
nous remîmes en route, courbés en deux, ruisselants d'eau, à demi
aveuglés.

Nous atteignîmes enfin les quais et là, nous pûmes nous mettre à
l'abri dans une baraque en planches qui servait de bureau à une
compagnie de navigation.

Manzana ignorait toujours ce que j'avais l'intention de faire, mais il
n'osait m'interroger, de peur de se faire encore rembarrer.

De temps à autre, il me jetait un regard à la dérobée, mais je
demeurais impassible, jugeant inutile de le mettre au courant de mes
projets.

Enfin, comme la pluie avait cessé, je lui touchai légèrement le bras:

--Venez, lui dis-je.

--Où cela?

--A deux pas d'ici.

Quelques minutes après, je m'arrêtais devant un grand cargo amarré à
quai et dans lequel des hommes étaient en train d'empiler à fond de
cale des balles de coton.

Ce cargo était anglais; il s'appelait le _Good Star_, ce qui signifie
_Bonne Etoile_.

Ce nom me plaisait car, on a pu le voir, je suis assez superstitieux
et m'imagine à tort ou à raison que certains noms doivent avoir sur
notre destinée une réelle influence.

M'approchant d'un gros homme à casquette galonnée, qui surveillait
l'embarquement des marchandises, je lui dis en anglais:

--Pardon, capitaine, n'auriez-vous point besoin, par hasard, de deux
hommes de peine?...

Le capitaine me toisa pendant quelques secondes, puis après avoir tiré
deux ou trois bouffées de sa courte pipe en merisier, répondit d'un
ton brusque:

--Qu'est-ce que vous savez faire?

--Oh! beaucoup de choses, captain...

--Savez-vous arrimer une cargaison?

--Oui, captain...

--Pouvez-vous aussi tenir convenablement la barre?

--Je le crois.

--Savez-vous lover chaînes et filins?

--Parfaitement, captain...

--Vous pourriez, je le suppose, faire aussi un peu de cuisine?

--Certes... captain.

--Bien... quelles sont vos prétentions?

--Ma foi... j'estime que trois livres par semaine...

--Je vous en offre deux, pas un shilling de plus... c'est à prendre ou
à laisser... Maintenant, je dois vous prévenir que je vous engage pour
un voyage seulement... Une fois que nous serons arrivés à destination
et que l'on aura procédé au déchargement, je n'aurai plus besoin de
vos services... Acceptez-vous?

--J'accepte, captain... mais à une condition.

--Laquelle?

--C'est que vous preniez aussi mon camarade...

Et ce disant, je désignais Manzana qui se tenait près de nous...

Le capitaine dévisagea mon associé, puis fronçant le sourcil:

--Il a une sale tête, votre camarade... ce n'est sûrement pas un
Anglais, cet oiseau-là...

--Non, captain...

--Il a l'air solide... on pourrait tout de même l'employer à vider les
escarbilles et à charger les foyers... C'est entendu, je le prends...
mêmes conditions que pour vous, mais dites-lui que s'il ne fait pas
mon affaire, je le débarque au Havre... je n'aime pas les flémards,
moi...

Je transmis ces paroles à Manzana qui demeura tout interloqué.

--Eh quoi, dit-il, vous m'avez engagé à bord de ce bateau sans me
consulter?

--Mon cher, répondis-je, il n'y avait pas à hésiter... d'ailleurs, je
vous eusse consulté que cela n'eût avancé à rien. Il y a des
situations que l'on doit accepter coûte que coûte... Nous sommes
menacés, traqués comme de mauvaises bêtes, il faut absolument quitter
cette ville. Or, pouvions-nous trouver une meilleure solution que
celle-là?

Mon associé ne répondit point. L'argument était, en effet, sans
réplique, mais Manzana, paresseux comme une couleuvre, se lamentait
déjà à la pensée qu'il allait être obligé de travailler, chose qui ne
lui était peut-être jamais arrivée, car cet être au passé nébuleux
avait dû exercer tous les métiers, excepté ceux qui exigent un effort
physique trop violent.

Je n'étais pas fâché de voir un peu la tête qu'il ferait quand le
capitaine lui commanderait de porter des sacs de charbon ou de laver
le pont à grande eau. L'épreuve serait dure, mais elle aurait sur mon
triste compagnon un effet salutaire.

J'ignorais où allait le _Good Star_. Je savais seulement qu'il ferait
escale au Havre pour, de là, se diriger vers quelque port d'Angleterre.

Il devait quitter Rouen à la marée descendante, c'est-à-dire à deux
heures de l'après-midi, mais il n'était encore que dix heures du matin
et qui sait si, avant le départ, quelque stupide policier ne viendrait
pas nous rendre visite. Le _Good Star_, en sa qualité de navire
marchand, était dispensé des formalités de police auxquelles sont
soumis les vapeurs transportant des passagers, mais après la petite
histoire de l'hôtel d'Albion, il était possible que le chef de la
Sûreté de Rouen s'avisât de perquisitionner à bord des bateaux en
partance.

J'insistai auprès du capitaine pour prendre immédiatement mon service.
Il y consentit.

--Venez, dit-il.

Et il nous présenta immédiatement au maître d'équipage, un gros homme
aussi large que haut qui répondait au nom de Cowardly.

On nous assigna immédiatement nos postes.

--_Here_, me dit Cowardly, en me désignant le pont du bateau...

Et prenant Manzana par le bras, il le poussa vers une écoutille où se
trouvait un petit escalier de bois conduisant à l'entrepont.

Comme mon associé demeurait immobile, ne sachant ce qu'il devait faire,
Cowardly lui dit d'un ton brusque:

--_Downstairs!_

Je m'approchai:

--Mon camarade, expliquai-je au maître d'équipage, ne comprend pas
l'anglais.

Et je traduisis à Manzana l'ordre que l'on venait de lui donner:

--On vous dit de descendre.

--Où cela?

--Mais dans la cale, parbleu!

--Et vous?

--Moi, jusqu'à nouvel ordre, je reste ici, sur le pont...

--Ah! non, par exemple. Je n'accepte pas cela... Le truc est bien
combiné, mais ça ne prend pas avec moi... pendant que je serai à fond
de cale, vous filerez avec le diamant... Vraiment, mon cher, vous me
prenez pour un imbécile...

Le capitaine était derrière nous. Il ne comprenait rien à ce que nous
disions, mais au ton de Manzana, il n'eut pas de peine à deviner que
celui-ci faisait des difficultés pour descendre dans l'intérieur du
navire. D'une violente poussée, il l'envoya rouler en bas de
l'escalier et d'un coup de pied referma le panneau de l'écoutille...

--Retenez bien, me dit-il, que vous n'êtes pas ici pour tenir des
conversations... Au travail, et vivement!... Tenez, joignez-vous à cet
homme et aidez-le à rouler cette balle de coton...

J'obéis, sans murmurer, et cette docilité me valut tout de suite la
confiance du capitaine. Il faut savoir se plier aux exigences de la
vie et accepter toutes les situations, quelles qu'elles soient, du
moment que l'on travaille à son salut.

Quelle brute que ce Manzana! Pourvu qu'il n'aille point, par quelque
extravagance, attirer sur nous l'attention de la police!




XIV

LA PREMIÈRE RENCONTRE QUE JE FIS SUR LE SOL ANGLAIS


Le _Good Star_ devait, je l'ai dit, partir à deux heures de
l'après-midi. En causant avec quelques matelots, anglais comme moi,
j'appris qu'il se rendait directement à Londres, après escale au Havre.

Décidément, j'étais servi à souhait.

J'attendais cependant avec une inquiétude que l'on devine le moment où
on larguerait les amarres et, tout en m'employant à bord le plus
activement possible, je jetais de temps à autre un regard vers le quai.

C'était là que pouvait surgir l'ennemi, sous forme d'un détective ou
d'un agent de la police officielle.

Par bonheur, la pluie s'était remise à tomber et les quais étaient
absolument déserts.

Un peu avant midi, j'eus une vive émotion. Deux hommes d'apparence
assez louche s'étaient présentés à bord et avaient demandé le
capitaine. Enfin, ils quittèrent le bateau, et ce furent les deux
seuls visiteurs que nous eûmes sur le _Good Star_.

Manzana, comme bien on pense, n'était pas tranquille à fond de cale et
il éprouva le besoin de passer la tête par une écoutille, afin de
s'assurer que j'étais toujours sur le pont.

Le capitaine l'aperçut.

Il eut un geste de colère, puis appelant le maître d'équipage, lui
donna rapidement quelques ordres. Bientôt, Manzana reparaissait en
compagnie du second qui, sans un mot, le conduisait à la passerelle et
l'invitait à quitter le bord.

Mon associé qui ne tenait pas à partir sans moi protestait avec la
dernière énergie et m'appelait d'une voix désespérée, mais je me
gardai bien de me montrer. Il fut enfin expulsé un peu brutalement par
le maître d'équipage qui n'était rien moins que patient et, dès qu'il
fut sur le quai, deux marins, sur un ordre, retirèrent la passerelle.

Caché derrière une des cheminées du bateau, je voyais Manzana s'agiter
comme un fou. De temps à autre, il mettait ses deux mains en
porte-voix devant sa bouche et hurlait à tue-tête:

--Pipe!... Edgar Pipe!... Vous savez bien que nous ne pouvons pas nous
quitter ainsi... Rappelez-vous nos conventions... C'est mal ce que
vous faites là!... Prenez garde!...

Déjà le _Good Star_ se mettait en marche et le bruit de ses hélices
frappant l'eau à coups saccadés couvrait les appels de mon associé...
Je l'apercevais toujours gesticulant sous la pluie, mais peu à peu, il
diminua, et ne fut bientôt plus qu'une petite silhouette noire
trépignante et grotesque.

Le hasard, on le voit, me servait à souhait une fois encore.

Depuis près de cinq jours, je cherchais le moyen de me débarrasser
d'un affreux rasta sans usages qui était de plus fort compromettant et
voici que le capitaine du _Good Star_ dénouait, d'un simple geste, une
situation qui menaçait de tourner au tragique.

Ah! on a bien raison de dire que la vie n'est qu'une boîte à surprises.

Tout ce que l'homme prépare, élabore avec soin en vue de cette chose
insaisissable qu'on appelle le bonheur, tout cela s'écroule en un clin
d'oeil, au moindre souffle, et c'est presque toujours ce que l'on n'a
pas prévu qui finit par s'imposer à nous en bouleversant tous nos
projets.

Parfois, ce changement subit nous est funeste... Souvent aussi il nous
est favorable, comme c'était le cas ici.

Un étranger s'était fait mon auxiliaire. Ah! comme je le bénissais, ce
brave capitaine du _Good Star_!...

Cependant, je finis, à la réflexion, par m'apercevoir que, pour s'être
modifiée de façon assez satisfaisante, ma situation n'en restait pas
moins dangereuse.

En effet, Manzana, qui sans être un aigle n'était pas tout à fait un
imbécile, ne me lâcherait pas comme cela... et il y avait des chances
pour qu'il me retrouvât, soit au Havre, notre première escale, soit en
Angleterre, au moment de l'accostage du _Good Star_... S'il me
manquait à cette dernière relâche, j'avais tout lieu de supposer qu'il
ne me rejoindrait jamais.

D'ailleurs, où trouverait-il de l'argent pour payer son voyage?

Le _Good Star_ marchait bon train... C'était un superbe cargo, dernier
modèle, qui pouvait, en pleine mer, filer ses quinze noeuds, mais en
ce moment, il modérait son allure, afin de ne point soulever derrière
lui trop de remous. Lorsque nous atteignîmes Villequier, un pilote
monta à bord, et nous guida à travers les bancs de sable qui
s'égrènent çà et là, sur la Seine, jusqu'à son embouchure.

Après avoir aidé à arrimer la cargaison dans la cale, je m'occupai de
la cuisine de l'équipage. Je devais, aux termes de nos conventions
avec le capitaine, remplacer momentanément le maître-coq. C'était la
première fois de ma vie que je remplissais les délicates fonctions de
cuisinier, et je dois dire que je ne m'en tirai pas trop mal. Au lieu
de confectionner de ces plats classiques que les connaisseurs
apprécient trop facilement, j'improvisai des ragoûts étranges qui
échappaient à la critique, et les matelots, à quelques exceptions près,
se déclarèrent satisfaits de mes salmigondis. Le maître d'équipage
Cowardly daigna même me complimenter sur certaine blanquette sauce
poivrade, que je croyais bien avoir affreusement ratée et qui mit le
feu au gosier de tous les marins.

Ce que l'on but ce jour-là à bord du _Good Star_, on ne peut s'en
faire une idée.

La manoeuvre s'exécuta néanmoins sans trop d'à-coups. Les hommes
furent plus gais que de coutume, voilà tout.

Quand nous atteignîmes la mer, nous commençâmes à danser fortement et
je ne tardai pas, hélas! à éprouver ce que mes compatriotes appellent
le _sea-sickness_. Je fus horriblement malade et ne me rappelle rien
de ma traversée... Je crois toutefois pouvoir affirmer que le
capitaine et le maître d'équipage, furieux d'être privés de cuisinier,
m'accablèrent d'injures et s'oublièrent même jusqu'à me frapper.
Cependant, si abattu, si prostré que je fusse, je trouvais encore la
force de palper de temps à autre la pochette qui contenait mon
diamant...

Lorsque nous entrâmes enfin dans la Tamise, je retrouvai tous mes
moyens, et crus devoir m'excuser auprès du capitaine, mais le charme
était rompu; je n'étais plus à ses yeux qu'un être ridicule, une sorte
de fantoche encombrant, aussi m'annonça-t-il d'un ton bourru qu'il me
retranchait une livre sur ma solde. J'eus l'air navré de cette
diminution de salaire, mais au fond, je m'en moquais comme d'une
guigne, puisque j'avais toujours en poche la bonne et solide bourse en
cuir noir du Révérend Patterson.

Certes, je me retirais bien de l'association que j'avais été obligé
d'accepter, le revolver sous la gorge, et j'estimais comme le nommé
Pangloss que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Ah! il devait en faire une tête, en ce moment, le Senor Manzana!

Je me le représentais courant à travers les rues de Rouen, comme un
chien perdu, dans la boue, et ma foi, j'avoue qu'il ne m'inspirait
nulle compassion.

Bien que je m'efforçasse de me rassurer complètement, une crainte
finit cependant par me hanter et par s'incruster dans ma cervelle avec
l'obstination d'une idée fixe.

Si Manzana s'était fait prendre!...

Qui sait si un agent de police ne l'avait point arrêté! Si cela
s'était produit, j'étais sûr de mon affaire. Le gredin me dénoncerait
et peut-être serais-je «cueilli» en débarquant sur le sol anglais.

J'avais remarqué que le _Good Star_ avait un poste de T. S. F., et que
l'on avait reçu plusieurs radios depuis notre départ. Je ne serais
vraiment tranquille que lorsque j'aurais franchi la passerelle du
cargo et j'aspirais à cet heureux moment, avec une émotion que l'on
comprendra.

Il arriva enfin!

Le _Good Star_ s'amarra à quai, dans le bassin Sainte-Catherine, en
amont de Tower-Bridge, et l'on procéda immédiatement au débarquement
des marchandises.

Nul agent ne m'attendait au ponton d'accostage... Manzana, en
admettant qu'il eût prévenu la police, s'y était pris trop tard...
J'étais maintenant dans mon pays, libre de mes mouvements, libre de
mes actes et avec de l'argent en poche... Rien ne m'empêchait plus de
passer en Hollande pour y vendre mon diamant.

L'incident Manzana ne m'avait, en somme, retardé que de quelques jours.

Ah! quelle riche idée j'avais eue de conserver le Régent sur moi après
la petite expédition de l'hôtel d'Albion!

Je procédai au déchargement du _Good Star_ avec un courage et un
entrain extraordinaires... Jamais je n'avais eu tant de coeur au
travail. Il me semblait qu'une vie nouvelle s'ouvrait devant moi. Tout
en «coltinant» les caisses et les balles qu'un treuil à vapeur
extrayait des flancs du cargo, je chantais éperdument et Cowardly dut,
à deux reprises, me prier de mettre une sourdine à mon «gueuloir» pour
employer sa propre expression.

Le débarquement terminé, je touchai ce qui me revenait, puis je pris
congé du capitaine et du maître d'équipage.

Je cessais d'être marin pour redevenir gentleman, mais quelques
instants plus tard, en passant devant la glace d'une boutique, je
m'aperçus que je ressemblais plutôt à un «beggar» qu'à un gentleman.

Mon linge n'était plus douteux, il était franchement sale. Quant à mes
habits, ils auraient eu besoin d'un sérieux coup de fer.

Je ne pouvais songer, vêtu comme je l'étais, à me risquer dans un
quartier trop fréquenté où j'eusse immédiatement attiré l'attention
des promeneurs et peut-être aussi celle des gens de police. A Londres,
je n'avais rien à craindre, n'ayant aucun méfait connu sur la
conscience, mais il arrive fréquemment que les individus suspects sont
«raflés», conduits au poste, interrogés, fouillés, puis remis ensuite
en liberté, avec des excuses.

Ces sortes d'arrestations qui ne sont jamais maintenues, en Angleterre,
sont, par un joyeux euphémisme, appelées «présentations». Elles ne
tirent pas à conséquence et constituent ce que l'on pourrait appeler
une «mesure préventive», mais j'avais de sérieuses raisons pour ne
point me laisser englober dans une de ces rafles dont l'issue eût été
désastreuse pour moi. Un gentleman, de si bonne famille soit-il, n'a
point pour habitude de se promener avec un diamant de cent trente-six
carats dans sa poche...

Réfrénant, pour l'instant, les idées de luxe et de confort qui ont
toujours exercé sur moi une irrésistible attraction, je choisis, dans
un quartier de troisième ordre, un hôtel assez misérable qui portait
pour enseigne: «Au Poisson Bleu». Il était situé dans Caledonian Road
et fréquenté (je le constatai bientôt) par des gens assez louches aux
professions multiples et à la mine plutôt inquiétante. Je ne fis, bien
entendu, que poser le pied dans cet hôtel: juste le temps de passer
une chemise neuve achetée dans un magasin des environs, de me donner
un coup de brosse et de me faire cirer. Je me rendis ensuite chez le
coiffeur, puis chez le chapelier et enfin chez un vieux tailleur juif
qui consentit à donner sur l'heure un coup de fer à mes vêtements.
Après ces diverses opérations, dont, le lecteur appréciera la
nécessité, je me risquai gaillardement dans le centre de Londres.

Quelques instants après, j'étais confortablement installé dans un
restaurant de Leicester Square, et pour la première fois depuis la
nuit de Noël, je pouvais enfin dîner tranquille.

Mon repas terminé, j'allumai un superbe «cubanola», sirotai quelques
liqueurs, puis sortis après avoir réglé ma note qui se montait à deux
livres six shillings. Je me traitais bien, comme on voit, mais j'avais
droit, ce me semble, à ce petit «dédommagement» après les heures
sinistres que j'avais passées en compagnie de Manzana.

Dehors, sur la place, des rampes électriques fulguraient dans la nuit,
au-dessus des larges baies d'un music-hall...

--Tiens, me dis-je, pourquoi pas?

Et le cigare à la bouche, le chapeau en arrière, la figure aussi rouge
que la tunique d'un horse-guard, j'entrai à l'Alhambra.

La musique jouait, à ce moment, une scie en vogue que le public
reprenait en choeur au refrain, et dont les paroles étaient celles-ci,
à une légère variante près:

  _Tout va bien, tout est bien,
  Nous avons, Symphorien,
  Une veine... une veine,
  Une veine de chien!_

Cet air et ce couplet étaient pour moi de bon augure et, en
m'acheminant vers le promenoir, je fredonnais tout guilleret: «Une
veine... une veine... une veine de chien», quand, brusquement, je
demeurai cloué sur place, bouche bée, bras ballants.

Une femme en toilette tapageuse était là, devant moi, me regardant
avec effarement, et cette femme, c'était Edith... cette petite dinde
d'Edith, cause de tous les tourments que j'avais endurés depuis ma
visite nocturne au musée du Louvre.

Elle s'attendait sans doute à un éclat de ma part, mais quand elle vit
qu'au lieu de prendre une mine courroucée, j'avais le sourire aux
lèvres, elle se jeta dans mes bras, en murmurant:

--Oh! Edgar! Edgar! pardonnez-moi!...

Le public amusé par cette petite scène qui, en tout autre endroit eût
paru scandaleuse, battait des mains, trépignait de joie et hurlait en
me désignant:

  _Tout va bien, tout est bien,
  Il a une veine de chien..._

J'entraînai Edith au vestiaire, l'aidai à mettre son manteau et nous
sortîmes.




XV

OU LE HASARD SE MET ENCORE UNE FOIS DE LA PARTIE


Vous n'attendez point, n'est-ce pas, que je vous décrive par le menu
les diverses phases de cette nouvelle lune de miel...

Elle fut ce qu'elle est ordinairement dans ces rabibochages amoureux:
ardente, enivrante, affolante...

Edith repentante sut racheter ses torts et se les faire pardonner...
Elle arriva même, pendant quelques jours, à me faire oublier le Régent.

Hélas!... il fallut vite déchanter!

Un beau matin, en fouillant dans mon portefeuille, je m'aperçus qu'il
n'y restait plus qu'une pauvre petite bank-note de cinq livres...

Nous avions vécu, ma maîtresse et moi, sur ce qu'elle avait conservé
de mes deux mille francs et aussi sur la bourse du Révérend Patterson.
Il fallait absolument que je trouvasse de l'argent. Un cambriolage
seul pouvait me tirer d'affaire, mais je dois dire que le souvenir de
ma dernière expédition me rendait très circonspect.

Je n'osais pas avouer ma gêne à Edith, car les femmes, si aimantes
soient-elles, acceptent assez mal ces confidences.

Je résolus, encore une fois, de m'en remettre au hasard. J'annonçai à
ma maîtresse que je serais absent toute la journée...

Edith me regarda d'un air tout étonné:

--Eh quoi, dit-elle, voilà que vous m'abandonnez déjà?

--Pour jusqu'à ce soir seulement, chérie... il faut absolument que
j'aille chez un de mes oncles qui habite Richmond...

--Et cela vous a pris tout d'un coup... vous ne pouvez pas remettre
cette visite?

--Non, Edith... c'est très sérieux... il s'agit d'une question
d'argent...

--Oh! alors, allez... Il ne faut jamais, Edgar, remettre ces
visites-là... Mais, au fait, j'y songe, je pourrais bien vous
accompagner?... il y a longtemps que j'ai envie d'aller à la
campagne... Pendant que vous vous rendriez chez votre oncle je vous
attendrais quelque part.

--Non, Edith... cela est impossible... mon oncle est très
formaliste... S'il apprenait que l'on m'a vu à Richmond, en compagnie
d'une femme, il ne me recevrait plus.

--C'est donc un clergyman, votre oncle?...

--Non... c'est un magistrat... un coroner.

Edith n'insista plus.

Je l'embrassai et partis.

Où allais-je? Je n'en savais rien.

Je venais d'atteindre Fleet Street, rue très fréquentée, comme on sait,
et je m'étais engagé sur la chaussée pour changer de trottoir, quand
une grosse dame, qui marchait devant moi, glissa soudain sur
l'asphalte humide et, avec un bruit mat, s'étala sur le sol.

Galamment, je l'aidai à se relever, mais elle avait dû se blesser en
tombant, car elle était incapable de mettre un pied devant l'autre.

Aidé de deux aimables citoyens, je la transportai chez un pharmacien
et disparus prestement. J'étais, en effet, très pressé de voir ce que
contenait le petit sac à main que j'avais, sans qu'elle s'en aperçût,
subtilisé à la dame, et enfoui dans la poche de côté de mon pardessus.

Ce ne fut qu'au bout d'un quart d'heure, dans l'allée déserte d'un
square, que je pus enfin satisfaire ma curiosité.

Pour une fois, j'avais eu la main heureuse. Le sac contenait
exactement quatre billets de cinquante livres et deux de dix... au
total deux cent vingt livres... La grosse dame était une propriétaire
du nom de Dorothy Coxcomb. Une petite note épinglée à l'un des billets
indiquait l'usage qu'elle voulait faire de son argent... et je dois
reconnaître que ce placement était absolument ridicule, car les
valeurs qu'elle se proposait d'acheter sombrèrent deux mois après,
lors du fameux krach de la Banque Tymson and Co. De toute façon, la
grosse dame eût été refaite et il valait encore mieux que ce fût Edgar
Pipe qui profitât de son argent, plutôt que des banquiers sans
scrupules qui sont la honte du Royaume-Uni et dont les victimes se
comptent par milliers.

Je jetai le sac dans un massif et plaçai soigneusement les bank-notes
dans mon portefeuille qui n'était plus habitué à recevoir pareils
locataires.

Ce que c'est que l'argent, tout de même, et quelle heureuse influence
il exerce sur notre esprit! Il n'y a qu'un instant, tout me paraissait
gris et triste, maintenant, je voyais tout en rose et j'avais une
envie folle de sauter, de gambader, de me jeter au cou des gens dans
la rue.

Bien entendu, au lieu de continuer à marcher à l'aventure, je rentrai
chez moi--ou plutôt chez Edith.

Elle s'apprêtait à sortir.

--Comment? dit-elle, vous voilà déjà?

--Vous voyez... j'ai eu la chance de rencontrer mon oncle dans Fleet
Street et cela m'a épargné la peine d'aller à Richmond.

--Vous paraissez tout joyeux...

--Le plaisir de vous revoir, Edith...

--Vraiment?

--Pouvez-vous en douter?

Je ne sais si Edith crut à la sincérité de mes sentiments; en tout cas,
si elle pouvait avoir des doutes à ce sujet, elle n'en laissa rien
paraître.

Je l'emmenai à Regent's Park, puis de là chez Monico, dans Piccadilly.

Nous allions mener la grande vie pendant quelques jours, puis, je
partirais pour la Hollande.

Je m'étais bien gardé de dire à Edith que j'avais sur moi un diamant
de plusieurs millions; cependant, un jour ou plutôt une nuit, elle
avait failli le découvrir. J'avais placé le Régent dans la petite
poche de côté de ma chemise de flanelle et ma maîtresse l'avait, par
hasard, senti sous sa main.

--Tiens! demanda-t-elle, qu'est-ce que vous avez là, Edgar?

--Oh! rien... répondis-je...

--On dirait une petite pierre.

--C'en est une, en effet...

--Un souvenir?

--Non... un fétiche...

Edith éclata de rire.

--Eh quoi? dit-elle, vous êtes comme les nègres... vous avez sur vous
un gris-gris.

--Vous le voyez.

--C'est curieux... Je ne vous aurais pas cru si superstitieux.

--Que voulez-vous, Edith, on ne se refait pas.

--Et sérieusement... vous croyez au pouvoir de cette amulette?... Vous
a-t-elle déjà porté bonheur, au moins?

--Mais oui, Edith, puisque après vous avoir perdue, j'ai eu la joie de
vous retrouver.

--Grâce à votre gris-gris?

--Grâce à mon gris-gris.

--Et comment est-ce fait, cet objet-là?

--Je vous l'ai déjà dit, c'est une simple pierre, mais une pierre qui
ne vient pas des régions terrestres...

--Je crois, Edgar, que vous vous moquez de moi, fit Edith en me
donnant une petite tape sur la joue.

--Mais non... je vous assure... Vous avez bien entendu parler des
aérolithes?...

--Non... qu'est-ce que c'est que ça?

--Ce sont des pierres... des pierres qui tombent du ciel...

Edith n'était pas très convaincue. Elle me regardait avec méfiance,
mais n'osait mettre en doute ma parole...

--En effet, conclut-elle. Si ces pierres tombent du ciel, comme vous
dites, elles doivent évidemment porter bonheur... Montrez-moi donc un
peu comment c'est fait ces pierres-là?

--Une autre fois, Edith... Mon gris-gris est cousu dans une double
enveloppe très dure... c'est toute une affaire que de le développer...
Je vous promets de vous le montrer demain...

--Vous m'en donnerez bien un petit morceau?

--Si vous y tenez...

--Bien sûr que j'y tiens... une pierre qui vient du ciel!

                   *       *       *       *       *

Edith était tenace et je savais bien qu'elle ne me laisserait point de
répit que je ne lui eusse donné un morceau de mon amulette.

Je me procurai donc un caillou quelconque que je lui présentai le
lendemain.

--Oh! ce n'est que cela, s'écria-t-elle. Ce n'est pas bien beau...
Enfin, puisque ça porte chance.

Je cassai le caillou au moyen d'un marteau et j'obtins ainsi deux
éclats. J'en donnai un à ma maîtresse et serrai l'autre précieusement
dans le petit sachet d'où j'avais préalablement enlevé le diamant.

J'avais mis le Régent dans mon porte-monnaie, mais il était
indispensable que je trouvasse une cachette plus sûre, car Edith,
curieuse comme toutes les femmes, ne manquerait certainement pas de le
découvrir...

Où le mettre, grand Dieu!

J'eus l'idée de le coudre dans la doublure de mon gilet ou dans la
ceinture de mon pantalon, mais j'y renonçai... la doublure pouvait se
déchirer, s'user au frottement, et je risquais de perdre mon trésor.

Je songeai aussi à le dissimuler, dans notre chambre, sous une lame de
parquet, à l'introduire entre deux briques de la cheminée ou à le
loger tout en haut de l'armoire à glace, mais je reconnus que ces
cachettes n'offraient aucune sécurité. Une bonne de l'hôtel pouvait le
découvrir, et il était à présumer qu'elle ne m'aviserait point de sa
trouvaille.

Et pourtant, il fallait le dissimuler, coûte que coûte.

Le lecteur s'étonnera sans doute de ce surcroît de précautions et se
demandera probablement pourquoi je n'avais point jugé à propos de tout
révéler à Edith.

Hélas! l'expérience m'a appris que les femmes sont incapables de
garder un secret. De plus, je ne pouvais avouer à ma maîtresse, qui me
croyait un gentleman, que je n'étais qu'un vulgaire cambrioleur.

Edith avait des principes. Elle se disait la nièce d'un pasteur, et
bien qu'elle eût suivi une voie que la morale réprouve, elle n'en
demeurait pas moins très «honnête»--au sens large du mot. Elle
n'admettait point que l'homme qui doit, en toute chose, donner
l'exemple à la femme, pût se laisser aller à commettre une mauvaise
action, même pour conquérir la fortune.

Je suis certain que si à cette époque Edith avait su quel genre
d'individu j'étais, elle m'eût immédiatement dénoncé à la police.

Plus tard, elle en arriva heureusement à changer d'avis, mais
n'anticipons pas!... Il y avait là, n'est-il pas vrai? un curieux cas
psychologique, une mauvaise interprétation des conventions sociales,
mais le rigorisme ridicule de cette petite perruche est commun à
nombre d'Anglaises.

En France, j'en ai fait la remarque, les femmes sont beaucoup plus
indulgentes, et aussi plus justes. Si elles aiment un cambrioleur,
elles arrivent assez facilement à se laisser endoctriner par leur
amant et se gardent bien de le dénoncer, surtout s'il leur procure,
grâce à sa petite industrie, une vie facile, exempte de soucis, des
toilettes et des bijoux.

La générosité, d'où qu'elle vienne est toujours une qualité très
appréciée des femmes et elles pardonnent tout à celui qui donne
beaucoup.

Il n'y a pas de sots métiers, il n'y a que de sottes gens, dit un
proverbe français, et rien n'est plus vrai.

Certes, si tout le monde était honnête sur terre, il serait criminel
de raisonner ainsi, mais quand on voit, chaque jour, des aigrefins
ruiner des milliers de gogos, il n'est pas téméraire d'admettre que le
cambrioleur est bien moins méprisable que ces gens-là.

Je ne reviendrai plus sur ce sujet, que j'ai déjà sommairement traité,
mais que l'on me permette une dernière réflexion que je crois
nécessaire. Il y a deux catégories de cambrioleurs: ceux qui opèrent
en petit et ceux qui opèrent en grand.

Les premiers, qui dévalisent ordinairement des chambres de bonnes et
de modestes logements de travailleurs, n'ont droit à aucune indulgence,
et si j'étais juge, je les «salerais» sans pitié.

Les seconds, ceux qui ne s'en prennent qu'aux riches (et je m'honore
d'appartenir à cette catégorie), ne causent en somme qu'un préjudice
insignifiant à leurs victimes. C'est, en réalité, une sorte d'impôt
sur le revenu qu'ils prélèvent, indûment, j'en conviens, mais qui
m'objectera que les taxes votées par les Chambres soient toutes
équitables?

Ceci dit, je reviens à mes moutons qui s'étaient, je crois, un peu
égarés.

Ma seule préoccupation pour l'instant était de dérober mon diamant aux
yeux d'Edith tout en le conservant sur moi.

Le problème était délicat, et m'occupa l'esprit pendant de longues
heures.

J'imaginai les moyens les plus stupides, les plus extravagants...
J'envisageai même comme dernière ressource l'ingestion quotidienne du
Régent!!!

Furieux de ne trouver aucune solution, je donnai soudain un grand coup
de talon sur le parquet... Aïe!... un clou qui se trouvait dans ma
bottine m'entra dans les chairs et me causa une douleur atroce...
J'ôtai aussitôt ma chaussure, et me mis, avec le pied d'une chaise, à
aplatir ce clou malencontreux.

Pendant que je me livrais à cette opération, une idée que je
qualifierai de lumineuse m'était venue tout à coup à l'esprit.




XVI

OU APPARAIT UN ONCLE QUI ME PORTE UN VIF INTÉRÊT


Les idées sont ou géniales ou lumineuses: elles sont géniales quand
elles sortent du cerveau, après de longues et laborieuses méditations,
mais quand elles vous sont suggérées par un incident imprévu, elles
sont simplement lumineuses.

Celle que je venais d'avoir pouvait être rangée dans cette dernière
catégorie... La chute d'une pomme orientait l'esprit de Newton vers
les lois de la pesanteur... la simple vue d'un talon de bottine me fit
pousser en anglais le mot qu'Archimède prononça en grec...

Oui... j'avais trouvé!...

La solution que je cherchais et qui me fuyait avec obstination se
présentait à moi dans toute sa simplicité... et je me mis à rire comme
un fou, tout en continuant d'aplatir mon clou avec le pied de la
chaise.

Edith qui se trouvait dans le cabinet de toilette accourut, étonnée:

--Eh bien! demanda-t-elle, qu'y a-t-il donc, Edgar, est-ce que vous
avez perdu la raison?

Et tout en parlant, elle regardait d'un air inquiet, la bouteille de
whisky posée devant moi sur la table...

Quand elle eut constaté que le liquide était toujours au même niveau,
elle parut plus inquiète encore, ne pouvant plus mettre sur le compte
de l'ivresse l'étrangeté de ma conduite...

--Ah! my darling, lui dis-je... Excusez-moi, mais je songe à une chose
si drôle... Figurez-vous qu'hier... au moment où je traversais Fleet
Street, une grosse dame a glissé sur la chaussée et est tombée d'une
façon si comique que tout le monde s'est mis à rire... oui, tout le
monde, même un austère Révérend qui était arrêté devant la station
d'omnibus...

--Vraiment, Edgar, vous n'êtes guère généreux... ainsi, voilà ce qui
vous fait rire... une femme qui tombe!

--Oh! rassurez-vous... j'ai été le premier à la relever... et à la
conduire chez un pharmacien, car elle s'était légèrement blessée en
prenant un peu trop brutalement contact avec le sol...

--Vous êtes comme les paysans du Pays de Galles, mon cher, vous riez
huit jours après d'un événement qui n'est pas bien comique, en somme.

Je me gardai de protester contre cette appréciation qui n'était rien
moins que flatteuse... J'aimais mieux passer pour un lourdaud du Pays
de Galles, que de livrer mon secret.

Le soir, quand Edith me proposa de sortir pour respirer un peu, je
prétextai une terrible migraine. Elle sortit seule, ce qui lui
arrivait quelquefois, et je profitai de son absence pour me livrer à
un petit travail qui n'était pas des plus faciles. Je pris une de mes
bottines--la droite, je m'en souviens--et commençai à enlever, avec la
grosse lame de mon couteau, les plaques de cuir superposées qui
formaient le talon. Je creusai ensuite dans la partie demeurée intacte
une sorte de petite niche rectangulaire dans laquelle je logeai mon
diamant, puis je replaçai par-dessus les lamelles de cuir que j'avais
détachées, l'instant d'avant, et les assujettis solidement, au moyen
de vis de cuivre et de petits clous à tête plate.

Maintenant, le Régent ne me quitterait plus... et personne n'aurait
l'idée de venir le chercher dans mon talon.

Je recouvrais donc un peu de tranquillité... c'était tout ce que je
désirais pour l'instant.

Je me laissai donc vivre, pendant une huitaine, puis je songeai
sérieusement à mon voyage en Hollande. J'avais d'abord eu l'intention
d'emmener Edith avec moi, mais je jugeai que cela serait non seulement
maladroit, mais encore très imprudent. Il valait mieux que je partisse
seul, mais quel prétexte invoquer pour prendre congé de ma maîtresse,
sans la froisser, et aussi sans rompre définitivement avec elle? Je
tenais encore à Edith, malgré le petit tour qu'elle m'avait joué à
Paris et qu'elle s'était d'ailleurs ingéniée à se faire pardonner...
Certes, ce n'était plus de ma part un amour fou, mais enfin elle était
bien la femme qu'il me fallait. J'avais déjà eu pas mal de maîtresses
et, quand je comparais à Edith tous ces anciens «collages», je
trouvais que, décidément, elle était bien supérieure, comme talents et
comme esprit, à toutes les pécores qui avaient, pendant de longs jours
et de plus longues nuits encore, empoisonné ma vie. Je tenais donc à
conserver Edith... et j'étais prêt (ce qui est une preuve
d'attachement) à lui passer bien des caprices et à excuser bien des
fautes.

Je crois qu'elle m'aimait aussi, mais son amour était malheureusement
subordonné à l'état de mes finances... Je ne me faisais aucune
illusion sur ce chapitre et j'étais persuadé que, le jour où je ne
pourrais plus l'entretenir convenablement, elle chercherait aussitôt
un autre protecteur.

Les femmes ne sont des héroïnes que dans les romans, et il ne faut pas
les soumettre à trop rude épreuve. L'amour dans un grenier, c'était
bon en 1830. Aujourd'hui, la moindre maîtresse veut un petit salon,
avec un piano et le rêve qu'elle poursuit, avec l'espoir de le
réaliser un jour, c'est de trouver un bon gros capitaliste qui la
couvre de bijoux et lui paye une auto. En général (et il y a
heureusement des exceptions) la fidélité des femmes est en raison
directe du bien-être qu'on leur procure et ceux qui s'imaginent être
aimés pour eux-mêmes sont souvent des niais ou des outrecuidants.

L'homme qui n'apporte que sa personne dans une association amoureuse
risque fort de se voir adjoindre à bref délai des collaborateurs plus
«sérieux».

Or, comme je ne puis souffrir la collaboration en amour, je
m'efforçais de trouver une raison pour conserver Edith à moi seul et
la persuader que, bientôt, j'allais rouler sur l'or. Je lui confiai
notamment que j'avais, à Amsterdam, un vieil oncle, riche à millions,
qui m'aimait comme si j'eusse été son fils et qui me laisserait en
mourant son énorme fortune.

Ces discours avaient le don d'intéresser prodigieusement Edith et je
suis convaincu qu'elle souhaitait _in petto_ la mort rapide de l'oncle
de Hollande. Je m'aperçus aussi que je grandissais dans son estime et
qu'elle paraissait, chaque jour, m'aimer davantage.

Quand je l'eus bien préparée, je m'arrangeai pour que l'oncle
imaginaire me donnât de ses nouvelles.

Rien n'était plus facile. Il existe, à Londres, dans Augustin's street,
une agence qui s'intitule «Tsit» et qui se charge, moyennant quelques
shillings, de vous expédier, à volonté, une lettre timbrée de New-York,
de Singapour ou de Nouka-Hiva.

Un mari veut-il filer tranquillement le parfait amour avec une petite
poule, il s'adresse à l'agence «Tsit».

Trois semaines après, l'épouse délaissée reçoit de son volage époux
une lettre des plus tendres dans laquelle il lui dit qu'il vient
d'arriver en Amérique où les affaires s'annoncent bien.

Un caissier qui a dévalisé son patron veut-il dépister la police, il
envoie des îles Hawaï une longue lettre dans laquelle il fait son _mea
culpa_ et où il annonce qu'il se fera un devoir de rembourser un jour
la somme qu'il a été obligé de prélever dans la caisse confiée à sa
garde, afin de se livrer en grand à l'élevage des moutons mérinos.

Je connaissais depuis longtemps le directeur de l'agence «Tsit»; je
puis même dire qu'il était mon ami. Je lui remis donc une lettre qu'il
se chargea de me faire parvenir, timbrée et datée d'Amsterdam.

Le soir même, en tête à tête avec ma maîtresse, je préparai mes
batteries. Je parlai beaucoup de l'oncle Chaff (c'était le nom que
j'avais donné à ce parent de fantaisie).

Il sait votre adresse, au moins? demanda Edith.

--Oui... je lui ai écrit, il y a quelques jours...

--Vous avez bien fait... Voyez-vous qu'il meure et que personne ne
vous avertisse?

--Oh! de toute façon, je serais prévenu!

Jusqu'alors Edith ne m'avait jamais interrogé sur ma famille, mais ce
soir-là, elle me posa une foule de questions auxquelles je répondis de
la meilleure grâce du monde. Je me confectionnai même une généalogie
des plus huppées et m'apparentai sans vergogne aux plus grandes
familles d'Angleterre.

Edith était éblouie.

--Je me suis bien doutée, dit-elle, la première fois que je vous ai vu,
que vous deviez appartenir à la haute société... d'ailleurs, quand
quelqu'un a de la race, cela se voit tout de suite... et vous, vous
avez de la race...

Ce compliment ne me parut pas exagéré... J'ai de la race, en effet, et
bien des gens se sont laissé prendre à mon grand air de distinction.

Cela prouve que bien que l'on soit issu du peuple, on peut néanmoins
avoir de l'allure... Cela donne aussi un sérieux démenti aux
affirmations de certains savants qui prétendent que l'aristocratie a
sa marque spéciale et qu'un roturier ne peut point prétendre à cette
élégance de manières, à cette distinction naturelle que possèdent
seuls les gens bien nés.

Quelle erreur!

Mon père était valet de chambre et ma mère fille de taverne en Irlande.

Il est vrai que je suis un enfant de l'amour et l'on sait que ces
enfants-là sont toujours bien faits de leur personne.

Bref, Edith était subjuguée... c'était tout ce que je désirais.
J'étais sûr qu'elle ne se lancerait point, durant mon absence, dans
quelque aventure galante... ou que, tout au moins, si elle le faisait,
ce serait avec discrétion.

A quelques jours de là, je recevais d'Amsterdam la lettre suivante:

  «Mon cher monsieur Edgar,

  «Votre oncle est en ce moment dangereusement malade et les médecins qui
  le soignent se montrent fort inquiets... Il parle souvent de vous et
  je crois qu'il désirerait vous embrasser. Vous savez comme il vous
  aime, le cher homme, et combien il souffre de ne plus vous voir. Je
  n'ose affirmer que votre présence le guérira, mais elle adoucira au
  moins ses derniers moments, car il se pourrait qu'il n'en eût plus
  pour bien longtemps, si j'en crois ce que dit le docteur Oldenschnock,
  qui ne quitte pas son chevet. J'espère, mon cher monsieur Edgar, qu'au
  reçu de cette lettre, vous vous mettrez immédiatement en route, et que
  nous aurons le plaisir de vous voir cette semaine.

  «Croyez à mon respectueux dévouement.

  «Cornélie Fassmosch.»

En lisant cette lettre, je feignis une émotion qui n'échappa point à
Edith.

Elle demanda d'un air apitoyé:

--Mauvaises nouvelles de votre oncle?

--Hélas! oui... et je crains bien...

--Ne vous désolez pas d'avance... Quel âge a-t-il?

--Soixante-treize ans...

--Ce n'est pas un âge exagéré!

Rien n'était plus comique que cet apitoiement qui n'était pas plus
sincère de la part d'Edith que de la mienne, au sujet d'un bonhomme
qui n'existait pas.

J'avais une envie folle de rire, mais comme ma maîtresse m'observait
toujours, je fis le geste d'écraser une larme au coin de ma paupière.

Il fut convenu que je m'embarquerais le lendemain soir dans le train
qui part de Charing-Cross pour Douvres, à 9 h. 55. De Douvres, je
gagnerais Ostende, et de là Amsterdam.

Edith semblait navrée à l'idée de ce départ précipité, mais, pour la
consoler, je lui promis que si la maladie de mon oncle se prolongeait,
je la ferais venir en Hollande et la perspective de ce voyage lui
rendit toute sa gaieté.




XVII

UNE OMBRE SUR LE PAYSAGE


Ce soir-là, nous fîmes ce que les Français appellent la «bombe», mot
qui vient de bombance, très probablement. J'emmenai Edith dîner à
l'«Alexandra», Saint-George's Place, et là, je lui payai un souper
qu'un lord ne lui eût certainement pas offert: oysters, anchory,
salmon, trout, filled steak, minced lamb, vegetables marrow, water
cress, apple turnover, vanilla ice, le tout arrosé de Champagne, de
claret et de porto... La note se montait à cinq livres six pence
exactement. Edith et moi nous étions très gais et nous décidâmes
d'aller finir notre soirée à l'Olympia.

Je sifflai un taxi qui vint immédiatement se ranger le long du
trottoir. Un mendiant dont la figure était aussi noire que celle d'un
nègre se précipita pour ouvrir la portière. J'aidai galamment Edith à
monter dans le cab et j'allais prendre place à côté d'elle, quand
soudain, mes yeux rencontrèrent ceux du mendiant qui se tenait
toujours là, semblant attendre un pourboire...

Le drôle me regardait avec un mauvais sourire.

Au moment où j'allais mettre le pied dans la voiture, il m'empoigna
par le bras, me fit brusquement décrire un demi-tour et me dit, en
approchant sa figure sale de la mienne:

--Non, monsieur Pipe..., non, vous ne m'échapperez pas... une fois
passe, mais deux, jamais!

Manzana!... c'était Manzana!...

Je ne l'avais pas reconnu tout d'abord, sous la couche de crasse qui
recouvrait son visage, mais je le reconnaissais maintenant à sa
vilaine voix métallique.

J'essayai de payer d'audace:

--Monsieur, répondis-je, en prenant un accent étranger, vous vous
trompez certainement... Veuillez me lâcher... ou j'appelle un
policeman...

--Eh bien, appelez, dit mon terrible associé, je ne demande pas
mieux... nous irons au poste et, là, je dirai qui vous êtes...

Dans l'intérieur du taxi, Edith s'affolait:

--Oh! Edgar! Edgar!... criait-elle appelez un agent... qu'on nous
débarrasse de ce vilain homme!

--Rassurez-vous, ma chère, dis-je en m'efforçant de paraître calme...
ce monsieur fait certainement erreur... je vais m'expliquer avec
lui... rentrez à la maison, je vous rejoins dans un instant...

Et, à voix basse, je glissai notre adresse au chauffeur qui partit
sur-le-champ.

Quand il eut disparu, je donnai à Manzana une petite tape sur l'épaule
et lui dis d'un ton conciliant:

--Voyons, mon ami, à quoi bon faire du scandale... et affoler une
femme... Je vous croyais plus galant, ma parole...

--Il s'agit bien de galanterie... je voudrais vous voir à ma place...
Ah! c'est ainsi que vous m'avez plaqué!

--Pardon, mon cher, s'il y en a un des deux qui a plaqué l'autre,
c'est vous ce me semble...

--Oh! n'essayez pas de jouer sur les mots... je ne suis pas un
imbécile... Vous croyez donc que je n'ai pas deviné votre manège?...
Vous vous êtes tout simplement entendu avec cette canaille de
capitaine pour me faire expulser du bateau...

--Vous dites des bêtises, Manzana... la fureur vous égare... Vous vous
êtes conduit comme un niais.

--Soyez poli, n'est-ce pas? Je ne suis point d'humeur à me laisser
insulter par un gredin de votre espèce...

--Calmez-vous, je vous prie, et raisonnez un peu... Grâce à moi, vous
étiez embarqué sur un bateau qui nous emmenait en Angleterre... or,
vous vous rappelez à quelles conditions on nous avait acceptés, vous
et moi. Nous n'étions pas des passagers, mais de simples matelots...
bien moins, des manoeuvres, des domestiques... Vous, vous étiez
affecté au service de la cale, moi, à celui du pont.

--Oui, bien entendu, vous m'aviez fait reléguer à fond de cale, afin
de pouvoir vous enfuir plus facilement, au premier arrêt...

--Vous dites des stupidités, Manzana... Si j'avais eu vraiment
l'intention de fuir, je me serais esquivé après notre séparation... au
lieu de cela, je me suis aussitôt mis au travail... Il fallait faire
comme moi, mais non, méfiant comme vous êtes, vous n'avez pas pu
demeurer au poste qui vous avait été assigné, il a fallu que vous
remontiez pour voir un peu ce qui se passait sur le pont... le
capitaine vous a aperçu et vous a immédiatement signifié votre
congé... que pouvez-vous me reprocher?

--En quittant le bateau, je vous ai appelé, vous ne m'avez pas répondu.

--Je n'ai rien entendu, je vous l'assure, sans quoi je me fusse fait
un devoir de partir avec vous... Nous étions associés, vous aviez ma
parole et vous avez pu constater que, jusqu'alors, j'avais respecté
mes engagements.

--Mots que tout cela!... Je sais que vous n'êtes jamais embarrassé
pour trouver de bonnes raisons... Bientôt, c'est moi qui vais avoir
tous les torts...

--Mais voyons, sérieusement, que me reprochez-vous?... Est-ce moi qui
vous ai lâché, oui ou non?

--Vous étiez quand même bien content d'être séparé de moi?

--Qu'en savez-vous?

--Vous vous disiez: cet idiot de Manzana ne me retrouvera jamais...

--J'étais, au contraire, certain de vous revoir... Vous saviez que le
_Good Star_ allait à Londres... si j'avais voulu vous plaquer, comme
vous dites, je ne serais pas venu en Angleterre...

Manzana ne trouva rien à répondre à ce dernier argument. Je voyais
qu'il était furieux.

Tout à coup il éclata:

--Oui... oui... hurla-t-il, tout cela c'est très joli... c'est moi qui
ai tort, c'est entendu... En attendant, vous vous payez des dîners de
plusieurs livres dans les plus grands hôtels, vous avez des maîtresses,
vous ne vous déplacez plus qu'en taxi... Et moi... moi, votre associé,
j'en suis réduit à ouvrir les portières pour gagner quelques pence...
Tel que vous me voyez, voilà, deux jours que je me nourris de croûtes
de pain...

--Si une livre peut vous obliger...

--Je ne demande pas l'aumône, répliqua Manzana d'un air digne...
J'entends que vous respectiez nos conventions... Jusqu'à ce que nous
ayons pu vendre _notre diamant_ (et le drôle appuya sur ce mot) nous
devons faire bourse commune... Tout ce qui est à vous m'appartient...

--Même ma maîtresse?

--Pourquoi pas?

--Vraiment, mon cher, vous allez un peu fort... D'ailleurs, je vais
vous apprendre une chose qui va singulièrement vous refroidir... Je
n'ai plus le diamant...

--Quoi?... qu'est-ce que vous dites?... Vous n'avez plus le
diamant?... Vous... n'avez plus le diamant. Alors vous l'avez vendu,
vendu à vil prix! Eh! parbleu, ça n'est pas étonnant... J'aurais dû
m'en douter du premier coup... vous êtes un gredin... un ignoble
individu... un...

Manzana n'acheva pas.

Un policeman s'était approché, attiré par le bruit de la dispute.

Comme nous passions à ce moment sous un bec de gaz, il nous dévisagea
tous deux et parut fort étonné de voir un gentleman comme moi en
compagnie d'un individu d'aspect aussi minable que Manzana...

--Voyez, dis-je, quand l'agent se fut éloigné, un peu plus, vous vous
faisiez arrêter...

--Possible... Je m'en moque, mais j'espère bien que l'on vous eût
arrêté avec moi... et alors...

--Alors?...

--J'aurais dit...

--Vous n'auriez rien dit du tout, car si vous croyez me tenir, je vous
tiens aussi... Je ne suis pas un assassin, moi.

--Un assassin!... un assassin!... il faudrait le prouver...

--Ce sera très facile.

--Ah! vraiment? fit Manzana, d'une voix sourde.

--Oui... très facile... vous savez la dame de l'avenue des
Champs-Elysées... eh bien, elle est ici... je l'ai rencontrée hier...

--Vous cherchez à m'intimider, mais ça ne prend pas, mon cher.

--Voulez-vous que je vous conduise chez elle?

Manzana me regarda fixement. Nous étions arrivés à Regent's Street.
Les candélabres électriques placés au milieu de la chaussée nous
inondaient de leur clarté bleue.

--Eh bien, oui, articula mon associé d'un ton sec... oui...
j'accepte... conduisez-moi chez elle...

--Vous le voulez?

--Je l'exige... même.

--C'est bien, suivez-moi... quoiqu'il soit déjà tard, je suis sûr que
son secrétaire ne demandera pas mieux que de vous recevoir...

--Son... secrétaire?

--Oui...

Manzana semblait avoir perdu de son assurance.

Il faut croire que, tout en bluffant, j'avais touché juste.

Il reprit cependant un peu d'aplomb et s'efforça de railler:

--Je suis dans une tenue bien négligée, dit-il, pour me présenter
devant cette dame... Nous irons la voir demain, si cela ne vous fait
rien... En attendant, entrez donc avec moi dans ce grill-room... Je
suis mort de faim.

J'acquiesçai à son désir.

Le drôle, évidemment, n'était pas rassuré; j'avais donc été bien
inspiré en évoquant à brûle-pourpoint le souvenir de la dame des
Champs-Elysées.

Cependant, l'apparition de Manzana dans le grill-room avait soulevé un
tollé général.

Deux gentlemen s'écrièrent, en s'adressant au gérant:

--Vous n'allez pas, je suppose, recevoir cet affreux «beggar»...

--Nous ne sommes pas à Whitechapel ici!

Le gérant s'approcha de mon triste compagnon:

--Sortez!... Sortez! lui dit-il.

Manzana voulut protester, mais deux garçons l'empoignèrent et le
jetèrent hors de l'établissement.

J'aurais pu profiter de cet incident pour m'esquiver, mais je reconnus
que cela eût été maladroit. Il valait mieux en finir une fois pour
toutes avec ce gredin.

Je l'entraînai dans un bouge des environs de Soho Square.

L'établissement dans lequel nous nous trouvions était rempli de
vagabonds et de miséreux, de sorte que, maintenant, c'était moi qui me
trouvais déplacé dans ce milieu. On me regardait avec méfiance et un
farceur qui s'était approché me dit d'une affreuse voix canaille:

--Vous savez... si vous cherchez quelqu'un pour faire un coup, je suis
à votre disposition... avec moi, jamais d'ennuis... J'opère en douceur
et à des prix modérés... Quand vous aurez besoin de mes services, vous
n'aurez qu'à demander Bill Sharper... tout le monde me connaît ici...

Lorsque je fus parvenu à me débarrasser de ce gêneur, je m'assis à
côté de Manzana à qui je fis servir une ample portion de «minced lamb»
et une pinte de stout.

Tout en mangeant, il parlait et ne cessait de m'accabler de
reproches... Il en revenait toujours à son expulsion du _Good Star_ et
cherchait à rejeter sur moi toutes les responsabilités.

--Comme je ne parle pas anglais, dit-il, vous en avez profité pour
raconter sur mon compte quelque vilaine histoire au capitaine et c'est
pour cela qu'il m'a débarqué. Enfin, n'en parlons plus. Je vous ai
retrouvé, c'est le principal... causons un peu de choses sérieuses...
Et notre diamant?

--Je vous ai déjà dit que je ne l'avais plus.

Les yeux de Manzana eurent un éclat sinistre.

--Vous mentez, dit-il.

--Je vous jure que je dis la vérité.

--Racontez ça à d'autres, mais pas à moi...

--Je ne l'ai plus, répétai-je avec force.

--Alors, vous l'avez vendu?

--Non... on me l'a pris...

--On vous l'a pris... on vous l'a pris... et qui donc?

J'eus un geste vague.

--Et vous croyez, fit Manzana d'une voix grinçante, que vous allez
vous en tirer comme ça?... Vous croyez qu'il suffit de dire «on me l'a
pris» pour que tout soit fini entre nous... Ah! vous ne me connaissez
pas, Edgar Pipe... Si demain, vous ne me montrez pas le diamant, je
vais à l'ambassade de France et je dis que c'est vous qui avez volé le
Régent.

--Et moi, répondis-je d'un ton calme, je vais à Scotland Yard avec la
dame que vous connaissez...

Manzana s'efforça de rire, mais je vis bien qu'il était quand même
troublé...

Il avala une large lampée de stout et dit, après s'être essuyé les
lèvres avec sa manche:

--Vous ferez ce que vous voudrez, mais croyez bien que moi aussi je
saurai agir... Tant pis pour vous!... Je vous avais prévenu. Dans
toute cette affaire, j'ai été un imbécile... je n'aurais pas dû vous
laisser le diamant... Vous êtes une affreuse petite canaille et je
suis sûr maintenant que si vous aviez pu me supprimer, vous n'auriez
pas hésité un instant.

--Vous me prêtez là vos propres intentions...

--Oui... oui, c'est bon, je suis fixé... Je me suis laissé rouler,
mais ne supposez pas que vous aurez le dernier mot...

--Bah! fis-je d'un air indifférent, dénoncez-moi, je m'en moque...
J'attraperai cinq ans, voilà tout... mais vous...

Manzana avait pâli.

Le drôle avait peur, je le voyais bien... Il s'agissait de le
dominer... de le tenir sous la menace d'une dénonciation...

Il reprit, au bout d'un instant:

--Allons, parlez-moi nettement... Vous prétendez que l'on vous a pris
le diamant... Qui vous l'a pris?

--Je l'ignore.

--Ainsi, on est venu comme cela vous le chiper pendant que vous
dormiez?...

--Pendant que j'étais évanoui...

--Ah! vraiment!... Vous ne m'aviez jamais dit que vous étiez sujet aux
évanouissements...

--J'aurais voulu vous voir à ma place.

--Expliquez-vous, si vous le pouvez...

--A quoi bon? Vous ne me croirez pas.

--Dites toujours... Nous allons voir.

--Eh bien! voici... A bord du _Good Star_, j'étais chargé du
nettoyage... Je devais laver le pont, les bancs, les panneaux et je
vous prie de croire que j'avais de l'ouvrage... Quand nous fûmes en
mer, le capitaine voulut absolument me faire nettoyer l'extérieur de
la lisse. Pour effectuer ce travail, j'étais obligé de me cramponner à
tout ce que je trouvais sous ma main. Tout à coup, j'ai perdu
l'équilibre et suis tombé à la mer... Je me suis débattu un instant,
puis j'ai perdu connaissance... Quand je suis revenu à moi, j'étais à
Gravesend, dans un hôpital... Je demandai aussitôt où se trouvaient
mes effets, et l'on me répondit qu'on me les rendrait à ma sortie...

--Et on vous les a rendus?

--Oui, mais le diamant que je croyais retrouver dans la petite poche
de mon gilet... le diamant avait disparu!

Manzana me regarda fixement:

--Comme roman, dit-il, c'est assez bien imaginé, mais ça ne prend pas
avec moi... D'ailleurs, le diamant n'était pas du tout, comme vous le
prétendez, dans la poche de votre gilet... il était dans le gousset de
votre chemise de flanelle... Je ne crois pas un mot de ce que vous
venez de me raconter... pas un traître mot... Vous avez tout
simplement vendu notre diamant à quelque marchand sans scrupules...
Vous l'avez vendu au rabais, bien entendu, mais vous pouviez consentir
à ce sacrifice, puisque vous n'aviez plus à partager avec moi...
Allons, Edgar Pipe, parlez franchement: «Combien l'avez-vous vendu?...»




XVIII

OU LE NOMMÉ BILL SHARPER COMMENCE A DEVENIR GÊNANT


Pendant près d'un quart d'heure, Manzana s'efforça de me faire avouer,
mais avec une ténacité qui le mit, à certains moments, hors de lui, je
maintins la version que j'avais adoptée et qui allait devenir mon
suprême argument.

--C'est bien, dit-il à la fin, nous verrons demain... Pour l'instant,
je tombe de fatigue... emmenez-moi coucher chez vous...

--Impossible, je n'ai qu'une pièce et qu'un lit...

--Vous mettrez un matelas par terre...

--N'y comptez pas...

--Et pourquoi cela?

--Parce que je ne suis pas seul.

--Ah!... c'est vrai... vous n'êtes pas seul... à présent que vous êtes
en fonds, vous vous payez des femmes... Monsieur mène la grande vie,
il dîne dans les grands restaurants... Vous ne me ferez tout de même
pas accroire que c'est avec les six cents francs du pasteur que vous
pouvez mener ce train-là. Vous allez peut-être me dire que vous avez
fait un bon petit cambriolage qui vous a remis à flot... Racontez cela
à d'autres!... Vous vivez sur l'argent du diamant, voilà tout!...

--Je vous jure...

--Jurez tant que vous voudrez, je maintiens ce que j'ai dit... Vous
êtes une canaille.

--Ah! en voilà assez, n'est-ce pas?

--Quoi?

Nous nous regardions tous deux. Mon associé allait bondir sur moi,
quand plusieurs consommateurs s'interposèrent... En leur qualité
d'Anglais, ils étaient prêts à me défendre contre Manzana.

Je profitai très habilement de ce courant de sympathie et, m'adressant
à eux:

--Délivrez-moi de cet ivrogne, m'écriai-je.

L'homme qui, l'instant d'avant, s'était présenté à moi sous le nom de
Bill Sharper, me glissa à l'oreille:

--Une demi-livre et je vous débarrasse de cet oiseau-là...

--Entendu.

--Payez d'avance.

Je laissai négligemment tomber une petite pièce d'or de dix shillings.

Manzana qui ne comprenait pas un mot d'anglais, continuait de
gesticuler. A un moment, au comble de la fureur, il bondit sur moi,
mais le nommé Bill Sharper qui était un hercule, l'empoigna par le col
de son pardessus, le fit pivoter comme un toton et le colla sur une
table où il le maintint, en lui appliquant délicatement un genou sur
la poitrine.

Je profitai de ce que mon ennemi était immobilisé pour m'esquiver en
douce.

Une fois dans la rue, je hélai un taxi et me fis conduire chez Edith.

Ouf!... J'étais donc enfin débarrassé de ce bandit de Manzana, et je
me promettais bien de ne plus retomber entre ses mains. D'ailleurs,
j'étais résolu à tout...

Je n'hésiterais pas, au besoin, à faire supprimer Manzana par ce Bill
Sharper, qui me faisait l'effet d'un garçon très expéditif en affaires.

Je trouvai Edith encore toute bouleversée par la scène à laquelle elle
avait assisté.

--Ah! vous voilà, s'écria-t-elle, en se jetant dans mes bras. Alors,
vous êtes parvenu à faire entendre raison à ce vilain homme...

--Oui... je l'ai fait arrêter et son compte est bon...

--Il vous connaissait donc?

--C'est un individu qui a été autrefois domestique chez mon père... un
individu de sac et de corde que nous avions été obligés de livrer à la
justice... Le hasard a voulu qu'il me retrouvât et il a essayé de
m'intimider pour obtenir quelque argent. Je l'ai remis entre les mains
d'un policeman et l'ai accompagné au poste... Il était justement
recherché pour une affaire de vol avec effraction...

--Quelle affreuse figure il avait... il m'a fait une peur!...

--Tranquillisez-vous, ma chère, vous ne le reverrez pas de sitôt...

--Vous croyez?

--J'en suis sûr.

--Ah! tant mieux.

La conversation en resta là. Je ne sais si Edith ajouta foi à ce que
je lui racontai. Elle parut, en tout cas, absolument rassurée.

Quant à moi, je l'étais moins, car je craignais de retomber encore sur
ce brigand de Manzana. Il ignorait mon adresse, mais si vaste que soit
la ville de Londres, on arrive toujours à s'y rencontrer. D'ailleurs,
il était certain que mon ennemi ferait tout pour me retrouver. Il n'y
avait qu'un moyen de lui échapper: c'était de passer vivement en
Hollande et d'emmener Edith avec moi.

Le lendemain matin, je me levai de bonne heure avec l'intention de me
rendre à la gare pour y prendre mes billets.

Au moment où je mettais le pied sur le trottoir, un homme, qui se
tenait dissimulé derrière un kiosque à journaux, se dressa soudain
devant moi.

C'était Bill Sharper!

--Pardon, m'sieu Pipe, me dit-il en portant la main à son chapeau
graisseux, est-ce que je ne pourrais pas causer avec vous un
instant?...

--Mais comment donc, mon cher, répondis-je avec un sourire que je
m'efforçai de rendre le plus aimable possible... Parlez... Qu'y a-t-il
pour votre service?

Et, tout en disant cela, je continuais mon chemin.

Bill Sharper m'emboîta le pas.

Lorsque nous fûmes arrivés au coin de Coventry et de Leicester Square,
il se rapprocha et me dit:

--Ici, m'sieu Pipe, nous serons tranquilles pour causer... Nous
pourrions bien entrer dans ce bar, mais je crois qu'il est préférable
que nous restions dehors... les bars, c'est toujours plein de gens qui
écoutent les conversations et en font souvent leur profit...

--Parlez, mon ami, fis-je en dissimulant à grand'peine l'inquiétude
qui m'agitait.

--Eh bien, voici, m'sieu Pipe... Un service en vaut un autre, n'est-ce
pas? Or, je vous ai débarrassé hier d'un individu gênant...

--Et je vous en remercie infiniment...

--Je suis très sensible à vos remerciements, m'sieu Pipe, mais vous
savez, les affaires sont les affaires et, moi, je suis un
_business-man_... Hier soir, j'avais jugé que dix shillings étaient
suffisants pour le service que je voulais bien vous rendre, mais
depuis... j'ai réfléchi... je trouve que c'est un peu maigre...

--En effet, répondis-je, cela valait au moins une livre...

Bill Sharper me regarda en souriant, puis reprit d'une voix éraillée,
après avoir balancé la tête de droite et de gauche:

--Vous êtes bien aimable, mais une livre c'est encore trop peu... Vous
seriez un «purotin»... je ne dis pas... mais un homme qui est riche à
millions...

--Vous plaisantez...

--Non... non... Je sais ce que je dis... Je suis renseigné...

--Celui qui vous a renseigné a menti...

--Nous verrons ça... En attendant, m'sieu Pipe, comme j'ai, ce matin,
un effet de dix livres à payer, je vous serais obligé de vouloir bien
m'ouvrir un crédit de pareille somme...

--Dix livres, m'écriai-je... dix livres! mais je ne les ai pas sur
moi...

--En ce cas, m'sieu Pipe, remontez chez vous les chercher, je vous
attendrai devant la porte...

Il n'y avait pas à discuter, je le comprenais bien. Manzana avait
parlé... il s'entendait peut-être avec ce Bill Sharper... On voulait
me faire chanter.

Un honnête homme, lorsqu'il tombe entre les mains de pareils aigrefins,
n'a qu'à demander à la police aide et protection, mais moi, pour les
raisons que le lecteur connaît, je ne pouvais user de ce moyen. Je
devais donc «chanter», sans me faire prier, et c'est ce que je fis.

Je remontai mon escalier, mais comme il était inutile que je misse
Edith au courant de cette nouvelle aventure, je m'arrêtai au deuxième
étage, tirai mon portefeuille de ma poche, y pris deux bank-notes de
cinq livres et redescendis lentement trouver Bill Sharper.

--Voici, dis-je, en lui glissant les billets dans la main...

Le drôle se confondit en remerciements.

--Merci, m'sieu Pipe!... M'sieu est bien bon... on voit qu'il comprend
les affaires... Je suis tout à sa disposition, car moi, je sers
fidèlement ceux qui me payent... Je déteste les gens qui lésinent et
se font tirer l'oreille pour sortir leur argent... Si monsieur a
encore besoin de moi, qu'il n'oublie pas que je suis à son entière
disposition...

J'aurais pu congédier sur-le-champ ce répugnant personnage, mais je
jugeai qu'il était plus habile de le ménager et de le mettre dans mon
jeu, du moins pour quelque temps.

--Ecoutez, dis-je, en lui posant familièrement la main sur l'épaule.
Vous êtes un garçon intelligent... Je crois que nous pourrons nous
entendre... La façon dont vous avez trouvé mon adresse prouve que vous
ne manquez pas de «prévoyance»... Voyons, maintenant que nous sommes
des amis, vous pouvez bien me dire ce qui s'est passé hier soir, dans
le bar du Soho, après mon départ...

--Volontiers, m'sieu Pipe... du moment qu'vous payez vous avez bien le
droit d'savoir, s'pas? Donc, hier soir, votre associé...

--Mon associé?

--Oui... celui dont je vous ai débarrassé... Il se prétend votre
associé... Il affirme que vous êtes très riche... et que, lui, est
ruiné par votre faute... Moi, vous comprenez, j'ai rien à voir
là-dedans... S'il a été assez poire pour se laisser rouler, ça le
regarde...

--Cet homme ment, affirmai-je avec une indignation qui devait paraître
sincère... il ment effrontément... C'est lui qui m'a ruiné, au
contraire, et aujourd'hui, il essaie de se raccrocher à moi pour se
faire entretenir.

--Moi, vous savez, repartit Bill Sharper, je n'ai pas à entrer dans
toutes ces histoires-là... ce que je cherche, c'est à gagner
honnêtement ma vie, en rendant service à l'un et à l'autre... Votre
associé n'a pas le sou, par conséquent, il ne m'intéresse pas...

--Méfiez-vous de cet homme... il est de la police...

--Vous croyez?

--J'en suis sûr...

--Alors, on l'aura à l'oeil, mais comme il ne comprend pas un mot
d'anglais, il n'est pas bien dangereux... On peut sans crainte parler
devant lui.

--Ne vous y fiez pas...

Nous étions arrivés devant Trafalgar Square.

--Excusez-moi, me dit Bill Sharper, mais je suis obligé de vous
quitter... Si par hasard, j'apprenais du nouveau, je vous préviendrais
immédiatement...

--Oui... c'est vrai... vous connaissez mon adresse... Mais, dites-moi,
comment l'avez-vous découverte?

--En vous faisant suivre, parbleu...

--Vous êtes très habile, monsieur Sharper...

--Non... Je connais mon métier, voilà tout...

--Vous auriez fait un excellent détective...

--On me l'a souvent dit.

--Vous m'avez l'air aussi d'un garçon décidé...

--Ça dépend comme vous l'entendez.

--Je veux dire que vous savez, quand il le faut, prendre une
résolution énergique.

--Pour ça... oui!

--Voulez-vous gagner cent livres?...

--Qui ne voudrait pas gagner cent livres?

--Oh! minute!... il faut d'abord savoir si vous acceptez ce que je
vais vous proposer...

--Proposez toujours... allez! Il y a de fortes chances pour que
j'accepte... De quoi s'agit-il?

J'eus l'air de réfléchir, puis je laissai, d'un ton grave, tomber ces
mots:

--Je ne puis rien vous dire pour le moment... Voulez-vous que nous
nous retrouvions demain matin?

--Si vous voulez... Où cela?

--Chez moi.

--Arundell street?

--Oui.

--A quelle heure?

--Vers onze heures du matin...

--Entendu... J'y serai.

Nous nous serrâmes la main et nous nous quittâmes devant le Guild Hall.

Lorsque Bill Sharper eut disparu au coin de King street, je me
dirigeai rapidement vers la gare de Charing Cross.

Une fois là, au lieu de prendre un seul billet pour Douvres, j'en pris
deux... puis je regagnai mon domicile--ou plutôt celui d'Edith.

Ma maîtresse n'était pas encore levée.

--Eh! quoi, dit-elle en m'apercevant, vous voilà déjà?

--Est-ce un reproche?

--Non... mon cher, mais je ne vous attendais pas avant midi...

--J'ai terminé mes courses plus tôt que je ne pensais...

--Alors, nous déjeunons en ville?

--Oui, Edith, si vous voulez... quoique j'eusse préféré que notre
logeuse nous servît à déjeuner dans notre chambre... Vous allez avoir
beaucoup d'ouvrage aujourd'hui, et peut-être ferions-nous bien de ne
pas perdre de temps.

Edith s'était dressée sur sa couche et, la tête entre les mains, me
regardait d'un air étonné.

--Beaucoup d'ouvrage... dites-vous?...

--Oui... nos malles...

--La vôtre...

--Et la vôtre aussi, Edith, car je vous emmène...

--Vrai?

--Ai-je l'air de quelqu'un qui plaisante?...

Ma maîtresse se leva d'un bond et me jetant ses bras autour du cou, me
couvrit de baisers, en sautant de joie, comme une petite fille à qui
on promet une poupée...

--Oh! Edgar!... ça, c'est bien! vous êtes gentil comme tout... Alors,
nous allons en Hollande! Quel bonheur! On dit que c'est si joli, la
Hollande... J'ai reçu dernièrement une carte postale d'une de mes
amies qui est à Rotterdam... une jolie carte postale où l'on voit des
petits moulins et des boys avec des casquettes de fourrure, des
culottes rouges et des sabots de bois... Oh! vrai! Je suis contente,
Edgar, mon petit Edgar chéri! oui, bien contente! Pour une surprise,
en voilà une!... et une belle!... Oui, oui, il faut déjeuner ici... Je
vais sonner miss Mellis pour qu'elle nous prépare des côtelettes
pendant que je vais m'habiller... C'est le moment d'étrenner ma robe
beige et mon manteau de «cross-crew»...

Et elle disparut, riant aux éclats, dans le cabinet de toilette.




XIX

VISITEURS IMPRÉVUS


Peut-être le lecteur s'étonnera-t-il que j'aie pris brusquement la
résolution d'emmener Edith en Hollande. Quelques mots d'explication me
semblent nécessaires.

L'ignoble individu qui s'appelait Bill Sharper connaissait mon
adresse... Si je laissais Edith à Londres, le bandit, furieux d'avoir
été joué, trouverait certainement le moyen de s'introduire auprès de
ma maîtresse.

De complicité avec Manzana, il la terroriserait, la menacerait et
finirait par lui faire avouer que j'étais parti pour la Hollande, Bill
Sharper ne comprendrait pas grand'chose à cette disparition, mais
Manzana comprendrait, lui.

Il songerait immédiatement au lapidaire d'Amsterdam dont je lui avais
souvent parlé et il s'arrangerait pour venir me retrouver... Dans le
cas où il lui serait impossible d'entreprendre ce voyage, il me
dénoncerait à la police et je serais «cueilli» avant d'avoir pu vendre
mon diamant... ce précieux diamant que je tenais toujours caché dans
le talon droit de ma bottine...

En m'enfuyant avec Edith, j'enlevais à mes ennemis le seul témoin qui
pût les renseigner. Le lendemain, quand Bill Sharper viendrait au
rendez-vous que je lui avais assigné, il trouverait visage de bois.

Pendant qu'il me chercherait dans Londres, en compagnie de Manzana, je
voguerais tranquillement vers la Hollande. Bien entendu, je ne
reviendrais pas de sitôt en Angleterre. Lorsque j'aurais touché mes
millions, je m'embarquerais pour l'Amérique et m'arrangerais là-bas,
avec Edith, une jolie petite existence...

Pour l'instant, Londres était dangereux, il fallait fuir au plus vite.

Nous déjeunâmes tranquillement, Edith et moi, puis nous fîmes nos
malles, ce qui ne nous prit pas beaucoup de temps car nous avions très
peu de choses à mettre dedans.

Ma garde-robe, comme celle d'Edith, avait besoin d'être
considérablement augmentée et je me promettais bien de le faire, dès
que j'aurais enfin converti en bank-notes ce maudit diamant qui
commençait à devenir terriblement embarrassant.

Pendant que nous procédions à nos préparatifs, Edith, aussi joyeuse
qu'une petite pensionnaire qui part en vacances, me posait une foule
de questions auxquelles je répondais parfois par quelque plaisanterie,
car j'étais très gai, ce jour-là, et j'avoue que j'étais aussi
impatient que ma maîtresse de quitter l'Angleterre.

Je dois dire aussi que la perspective de ne pas être séparé d'Edith
m'était fort agréable... Je déteste la solitude. Quand je suis seul,
j'ai souvent des idées noires; avec une petite folle comme Edith, je
n'aurais pas le temps de m'ennuyer.

J'avais d'abord décidé de l'emmener à Amsterdam, mais je me ravisai.
Il était préférable de la laisser soit à La Haye, soit à Haarlem, car
les femmes sont curieuses et je ne tenais pas à ce qu'elle me suivît
et arrivât à découvrir l'adresse de mon lapidaire. J'avais inventé
l'histoire de l'oncle Chaff, il fallait que, jusqu'au bout, Edith fût
persuadée que c'était lui mon bailleur de fonds. Je pouvais donc jouer
de l'oncle Chaff tant qu'il me plairait et le faire mourir au moment
opportun.

Ah! misérable Manzana, comme vous alliez être roulé!

Peut-être que si vous vous étiez mieux comporté envers moi, j'aurais
fait votre fortune, mais maintenant, j'eusse mieux aimé jeter cent
mille livres dans la Tamise que de vous donner un shilling. Edith
aurait votre part, et il était plus naturel qu'il en fût ainsi.

Vers trois heures de l'après-midi, je réglai la note d'hôtel et priai
notre logeuse d'envoyer chercher un taxi.

Quelques instants après, une maid vint nous avertir que le taxi était
en bas, mais que le chauffeur refusait de monter pour prendre les
bagages. Ils n'étaient pas bien lourds, à la vérité, mais j'hésitais à
les charger sur mon dos; on a beau ne pas être fier, il y a des cas où
l'on tient à conserver sa réputation de gentleman, surtout devant une
maîtresse qui vous croit fils de millionnaires.

--Trouvez-moi quelqu'un pour enlever cela, dis-je d'un ton bref... il
ne manque pas de gens dans la rue qui ne demandent qu'à gagner une
couronne...

La maid descendit immédiatement et, quelques instants après, elle
remontait en disant:

--J'ai trouvé quelqu'un, sir.

Un pas lourd résonna dans l'escalier, puis une silhouette énorme
s'encadra dans le chambranle de la porte.

--On a demandé un porteur, fit une affreuse voix grasseyante, me voilà!

Et l'homme qui venait de prononcer ces mots me regardait d'un oeil
narquois.

C'était Bill Sharper!

Il salua avec affectation, eut un petit rire qui ressemblait au bruit
que fait une poulie mal graissée, puis s'avançant au milieu de la
pièce, s'écria, au grand effarement d'Edith:

--Ah! ah! les amoureux, vous vous apprêtiez à nous quitter, à ce que
je vois... Et les rendez-vous... les affaires importantes?...

Voulant à tout prix éviter un scandale, je m'approchai de Bill Sharper
et lui glissai à l'oreille:

--Pas un mot de plus... il y a cent livres pour vous...

--Cent livres. C'est bon à prendre, répondit la brute à haute voix,
mais j'marche pas...

--Cependant...

--Oh!... y a pas de cependant... quand Bill Sharper dit qu'il ne
marche pas... y a rien à faire... Faudrait tout d'même pas m'prendre
pour un «cockney», monsieur Edgar Pipe!...

--Voyons, mon ami!

--Y a pas d'ami qui tienne... moi, j'aime pas qu'on s'paye ma tête...
Ce matin, vous me donnez rendez-vous pour le lendemain, sous prétexte
que vous avez une affaire à me proposer et pssst!... Monsieur
s'apprêtait à me glisser entre les doigts... Voyons, monsieur Edgar
Pipe, c'est-y des procédés honnêtes, ça?... Moi, j'suis c'que j'suis,
mais quand j'donne ma parole, ça vaut un écrit...

--Mais, insinuai-je... vous vous trompez... je ne quitte pas
Londres... c'est madame qui s'en va et je l'accompagnais à la gare...

--Non... voyez-vous, on ne me fait pas prendre un bec de gaz pour la
lune... Monsieur Pipe, cette malle est bien la vôtre, n'est-ce pas? Et,
d'ailleurs, la meilleure preuve que vous étiez près de filer, c'est
que vous aviez pris deux billets à Charing Cross. Avouez que ma police
est bien faite...

Je vis tout de suite que j'étais perdu... J'avais échappé à Manzana
pour tomber sur une bande de maîtres chanteurs qui ne me lâcheraient
pas facilement.

Edith qui ne comprenait rien à cet imbroglio, commençait à se fâcher:

--C'est ridicule tout cela, s'écria-t-elle... attendez, je vais
appeler un policeman.

--Allons, ma belle, dit Sharper, tâchez de vous tenir tranquille, ou
sans cela...

Et il la repoussa au fond de la pièce.

--Edgar! Edgar! suppliait ma maîtresse, vous n'allez pas me laisser
brutaliser par ce rustre... Il est ivre, vous le voyez bien...

Bill Sharper éclata de rire...

Les choses allaient se gâter, il fallait absolument que je sortisse de
là, mais comment?

M'attaquer à Bill Sharper, il n'y fallait pas songer. Cet homme était
un hercule et il n'eût fait de moi qu'une bouchée.

Il ne me restait qu'une solution: parlementer, mais cela était bien
délicat, surtout devant Edith.

Je m'approchai du drôle et lui glissai rapidement ces mots:

--Descendons... nous nous expliquerons en bas.

--Mais pas du tout, répliqua-t-il... Nous sommes très bien ici pour
causer... Ah! oui, je comprends, vous ne voulez pas mettre madame au
courant de vos petites histoires, mais bah! elle les apprendra tôt ou
tard. Elle doit bien se douter d'ailleurs que vous n'êtes pas le
prince de Galles...

Edith, toute troublée, me regardait d'un air effaré.

Evidemment... tout cela devait lui sembler étrange. Ma rencontre avec
Manzana pouvait, à la rigueur, s'expliquer mais comment lui faire
admettre que Bill Sharper ne m'avait jamais vu? D'ailleurs, le gredin
avait plusieurs fois prononcé mon nom et maintenant, il devenait plus
précis:

--Voyons, Edgar Pipe, disait-il (il ne m'appelait déjà plus monsieur),
il s'agit de s'entendre. Votre ami Manzana prétend que vous l'avez
volé et que vous détenez indûment un gage qui est sa propriété autant
que la vôtre...

--C'est un affreux mensonge, m'écriai-je, Manzana veut me faire
chanter...

Edith crut devoir prendre ma défense.

--Oui... oui... s'écria-t-elle, il y a là-dessous une vilaine affaire
de chantage... M. Edgar Pipe, mon ami, est un honnête homme, incapable
de conserver par devers lui ce qui ne lui appartient pas... Si ce M.
Manzana a quelque chose à réclamer, pourquoi ne vient-il pas lui-même?

Pauvre petite Edith! si elle avait pu se douter!...

Bill Sharper, sans paraître entendre ce qu'elle disait continuait de
discourir...

--M. Manzana, dit-il, n'a aucune raison pour me tromper. Je le crois
sincère... En tout cas, il a remis sa cause entre mes mains et je dois
me renseigner... D'abord Edgard Pipe, puisque vous prétendez n'avoir
rien à vous reprocher, pourquoi vous apprêtiez-vous à quitter
Londres?... Le temps n'est guère propice aux villégiatures... Vous ne
pouvez donc pas invoquer l'excuse d'un petit voyage d'agrément...

--M. Pipe, répondit vivement Edith, a un oncle qui est très malade, et
il allait lui rendre visite... Voyons, Edgar, montrez donc à monsieur
la lettre que vous avez reçue de Hollande...

--Mauvaise excuse, ricana Sharper... Puisque M. Pipe savait qu'il
allait s'absenter, pourquoi m'a-t-il donné rendez-vous pour demain?

J'expliquai à Sharper qu'au moment où je lui fixais ce rendez-vous, je
n'avais pas encore reçu la lettre en question.

--Il fallait me faire prévenir, murmura-t-il.

--Et où cela? fis-je en haussant les épaules... j'ignore votre adresse.

--Vous n'aviez qu'à déposer un mot à mon nom au bar du Soho où nous
avons fait connaissance...

--C'est vrai, je n'y ai pas songé...

--Allons! trêve de discours... nous perdons notre temps en ce moment...

--Certainement... et je dois vous prévenir, mon cher Sharper, que vous
vous occupez là d'une affaire qui ne vous rapportera absolument rien...

--Vous croyez?... Moi, je ne suis pas de cet avis...

--Vous verrez... et si j'ai un conseil à vous donner, vous feriez
mieux d'accepter les cent livres que je vous ai offertes tout à
l'heure...

--Non... je préfère attendre... Je suis sûr que ces cent livres-là
feront des petits.

--Vous vous illusionnez.

--C'est possible... nous verrons... En attendant, il serait peut-être
bon que nous consultions M. Manzana... Il est justement en bas... Je
vais le prier de monter...

Edith en entendant ces mots se mit à pousser des cris terribles:

--Non! non!... hurlait-elle, je ne veux pas voir cet homme, il me fait
peur!... Je ne veux pas qu'il monte... Je suis ici chez moi!... Miss
Mellis!... Miss Mellis! allez chercher la police!...

--Vous... si vous appelez... dit Bill Sharper...

Et il fit avec ses énormes mains le geste d'étrangler quelqu'un.

Edith, plus morte que vive, s'était blottie contre moi.

--Rassurez-vous, lui dis-je, pendant que Bill Sharper descendait
l'escalier... il ne vous arrivera rien... Je suis victime d'une bande
de gredins qui, me sachant riche, ont inventé une affreuse histoire
pour me perdre... Ne vous étonnez de rien... avant peu tous ces
gens-là seront arrêtés et nous en apprendrons de belles sur leur
compte... Faites-moi confiance, Edith... vous savez que je vous aime
et que mon seul désir est de vous rendre heureuse.

Ma maîtresse me serra la main avec force et cette étreinte me redonna
du courage.

Déjà Bill Sharper revenait, accompagné de Manzana et d'un autre
individu à figure patibulaire, qu'il me présenta comme un interprète.

--Ah! traître! ah! bandit! s'écria Manzana dès qu'il m'aperçut... vous
menez vie joyeuse... vous vous payez des femmes...

D'un geste, Bill Sharper l'invita à se taire, mais comme Manzana qui
était fou de rage continuait de m'insulter, il lui imposa silence en
lui envoyant un coup de coude dans les côtes.

Mon associé se calma.

--Messieurs, dit Bill Sharper, après avoir refermé la porte à double
tour, il ne s'agit pas en ce moment de se disputer comme des
portefaix... M. Manzana, ici présent, a porté contre M. Edgar Pipe une
accusation grave... il faut que nous sachions si M. Manzana a
raison... oui ou non. Interprète, traduisez mes paroles au plaignant.

Lorsque cet ordre eut été exécuté, Manzana commença de parler et, au
fur et à mesure que les mots sortaient de ses lèvres, l'homme à figure
patibulaire traduisait d'une voix enrouée.

Manzana prétendit que nous étions associés pour la vente d'un diamant,
que ce diamant lui appartenait comme à moi, mais que je m'étais enfui
subitement afin de garder pour moi seul l'objet qui était notre
«commune propriété».

J'arguai, pour ma défense, que l'on m'avait dérobé le diamant. Manzana
soutint ou que je l'avais vendu à vil prix ou que je l'avais encore
sur moi.

--Je vois, dit Bill Sharper, que ces messieurs ne pourront jamais
s'entendre... Ce qu'il y a de certain (d'ailleurs personne ne le
conteste) c'est qu'il y avait un diamant... Il semble peu probable que
M. Edgar Pipe se le soit laissé prendre... Quand on porte sur soi un
diamant de plusieurs millions on le cache soigneusement... Pour ma
part, je ne crois pas un traître mot de ce que M. Pipe nous a
raconté... De deux choses l'une: ou il a bazardé l'objet, ou il l'a
encore sur lui... S'il l'a bazardé, il doit nous montrer l'argent...
s'il l'a conservé, il doit nous présenter le gage.

Manzana s'écria:

--Il portait toujours le diamant dans la poche de côté de sa
chemise... fouillez-le.

--C'est une excellente idée, en effet, approuva Bill Sharper.




XX

LES AMIS DE MANZANA


Ce fut Bill Sharper lui-même qui se chargea de me fouiller et je dois
reconnaître qu'il le fit avec une habileté qui dénotait une longue
pratique. Il s'appropria, sans même s'excuser, mon portefeuille, mon
canif et mes clefs... puis, après avoir exploré une à une toutes mes
poches, avoir soigneusement tâté la doublure de mon veston et celle de
mon gilet, il promena ses énormes mains sur ma poitrine...

--Oh! oh! s'écria-t-il... je sens quelque chose là...

--C'est le diamant! s'écria Manzana... Je vous disais bien qu'il
l'avait encore sur lui...

Bill Sharper souleva délicatement la petite patte de ma chemise de
flanelle et s'empara du sachet qui avait autrefois contenu le Régent,
mais qui ne renfermait plus maintenant que la pierre de lune-fétiche
dont j'avais donné un morceau à Edith.

Bill Sharper, d'une main fiévreuse, ouvrit immédiatement le petit sac,
en tira la pierre et la présentant à Manzana:

--Est-ce là votre diamant? demanda-t-il avec une affreuse grimace.

--Non!... Non!... répondit Manzana qui avait pâli subitement... Non...
vous voyez bien que c'est un caillou.

--Alors?

Il y eut un silence.

Mes deux ennemis--Manzana surtout--ne comprenaient rien à cette
substitution...

Ils me regardaient fixement, attendant sans doute que je leur donnasse
l'explication du mystère.

Ce fut Bill Sharper qui rompit le silence.

--Monsieur Edgar Pipe, dit-il, veuillez nous expliquer comment une
pierre précieuse a pu dans votre poche, se changer en caillou.

--C'est bien simple, répondis-je; ceux qui m'ont dérobé le diamant ont
mis cette pierre à la place...

--En manière de plaisanterie?

--Probablement...

--Et vous conserviez cela?

--Je n'avais pas songé à m'en défaire...

Bill Sharper demanda à Manzana, par l'intermédiaire de l'interprète:

--Quel est votre avis?

--Parbleu, le gredin se moque de nous. Edgar Pipe, vous êtes un rusé
compère, mais il faudra bien, coûte que coûte, que vous me disiez où
vous avez caché le Régent.

--Je vous répète qu'on me l'a volé.

--Ah! et d'où vient l'argent que vous avez en portefeuille?...

--Cet argent n'est pas à moi... il est à madame...

--Oui... affirma Edith en saisissant la balle au bond... cet argent
m'appartient et vous allez me le rendre, je suppose...

--Certainement, répondit Bill Sharper, mais à une condition... c'est
que vous nous en indiquiez la source...

--Insolent!

--Ah! vous voyez... vous ne pouvez répondre... Cet argent est bien à
Edgar Pipe... cela ne fait aucun doute...

Se tournant alors vers moi, Bill Sharper me dit d'une voix grave:

--Monsieur Edgar Pipe, puisque vous ne voulez pas vous expliquer de
bonne grâce, nous allons être obligés de vous emmener avec nous...

--M'emmener, m'écriai-je, et où cela?

--Vous le verrez...

--Mais à quel titre vous substituez-vous à Manzana? Si quelqu'un a des
comptes à me demander, c'est lui... lui seul, entendez-vous!

Bill Sharper laissa d'un ton gouailleur tomber ces mots:

--M. Manzana est aujourd'hui mon client!... n'est-il pas naturel que
je prenne ses intérêts? Je m'y entends assez en affaires
litigieuses... j'ai été autrefois clerc chez un solicitor.

Je vis bien en quelles mains j'étais tombé. Ces gens ne me lâcheraient
point que je n'eusse avoué où se trouvait le diamant, mais j'étais
bien résolu à ne leur céder jamais. D'ailleurs, si étroitement
surveillé que je fusse par ces bandits, il arriverait bien un moment
où je leur glisserais entre les mains.

Ma situation était cependant des plus graves, et je devais m'attendre
à toutes les surprises.

Bill Sharper et l'ignoble individu qui lui servait d'interprète se
livrèrent dans notre domicile à une perquisition en règle, pendant que
Manzana, appuyé contre la porte, me défiait du regard. Lorsqu'ils
eurent tout bouleversé, puis ouvert nos malles, sans rien découvrir
d'ailleurs, ils se consultèrent un instant et Bill Sharper,
s'approchant d'Edith, lui dit d'une voix qu'il s'efforçait d'adoucir:

--Madame, il faut vous prêter à une petite formalité que nous jugeons
nécessaire.

Et, comme Edith le regardait d'un air effaré, ne comprenant pas où il
voulait en venir:

--Oui, une formalité... une toute petite formalité, expliqua le
bandit... Je dois m'assurer que vous ne cachez pas sur vous le diamant,
et si vous le permettez, je vais vous fouiller.

--Me fouiller!... me fouiller! s'écria Edith avec indignation... mais
je ne veux pas! Je refuse... vous n'avez pas le droit de me toucher...
Je vous préviens que si vous approchez, j'appelle...

Bill Sharper fit un signe à l'interprète et celui-ci, passant vivement
derrière Edith, lui comprima la bouche au moyen d'un foulard sale.

La pauvrette eut beau se débattre, elle dut subir les odieux
attouchements de Bill Sharper qui la dépouilla sans pudeur de tous ses
vêtements.

Bien entendu, il ne trouva rien qu'un petit sachet de soie dans lequel
Edith avait cousu le morceau de pierre de lune que je lui avais donné
et qu'elle conservait comme fétiche.

Pendant que les trois misérables examinaient avec attention ce caillou
qui les intriguait, d'un bond, Edith se précipita vers la fenêtre,
l'ouvrit et, se penchant dans le vide, appela désespérément, d'une
voix glapissante:

--A moi! à moi!... à l'assassin!

En moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, Manzana et ses deux
complices avaient disparu.

J'en étais débarrassé, mais je n'étais cependant pas au bout de mes
peines, car maintenant, j'allais avoir affaire à la police, ce qui,
pour moi, n'était pas sans danger.

Déjà, on entendait, en bas, un bruit de voix dans le vestibule.

--A moi! à moi!... ne cessait de crier Edith tout en se rhabillant.

Guidé par ses cris, un énorme policeman accompagné d'un chauffeur de
taxi, monta jusqu'à notre palier.

--Eh bien... qu'y a-t-il? s'écria l'agent en se précipitant sur moi...
vous voulez faire violence à madame?...

J'eus toutes les peines du monde à lui faire entendre qu'il faisait
erreur. Il fallut qu'Edith s'en mêlât, mais alors le policeman qui
n'avait pas l'esprit très ouvert ne comprit plus rien du tout... Quand
il commença à saisir quelque chose de cette histoire, le chauffeur
embrouilla tout...

--Venez avec moi au poste, dit l'agent... nous allons voir à tirer
cette affaire-là au clair.

J'essayai de persuader à ma maîtresse que ma présence était inutile et
compliquerait tout, mais elle insista pour que je vinsse déposer avec
elle.

Le poste se trouvait tout près de là, dans Wardour Street. Un
constable grincheux reçut la déposition d'Edith, puis la mienne, et il
avoua ne rien comprendre à cette affaire... Il finit par en déduire
que je vivais en concubinage avec Edith et que le mari de cette
dernière, me croyant riche, avait, en compagnie de deux malandrins,
essayé de me faire chanter.

Pendant qu'il inscrivait mes réponses sur un registre placé devant lui,
un gentleman des plus corrects, au visage rasé, aux habits d'une
coupe impeccable, était entré dans la pièce et s'était assis sur une
chaise, tout près de la porte. Il avait déplié un numéro du _Times_ et
demeurait immobile, la moitié du corps cachée par le journal. Il faut
croire cependant que notre affaire le captivait plus que la lecture du
_Times_, car lorsque nous nous apprêtâmes à sortir, Edith et moi, il
se leva brusquement et, après nous avoir salués avec la plus exquise
politesse, me dit en souriant:

--C'est très curieux cette aventure... oui, très curieux... elle
m'intéresse énormément et je vais m'en occuper... Vous avez affaire,
monsieur Pipe, à de rusés gredins dont le signalement correspond
exactement à celui de deux malfaiteurs de ma connaissance... Quant au
troisième, il me semble jouer, dans tout cela, un rôle assez
singulier... Rentrez chez vous... Je vais vous suivre et si, comme je
le crois, vos ennemis rôdent toujours autour de votre maison, je
saurai bien les reconnaître. En tout cas, continuez à vaquer à vos
affaires comme si de rien n'était... je veille sur vous.

Et l'inconnu, après avoir prononcé ces mots, s'inclina galamment
devant ma maîtresse, me serra la main et sortit du poste.

--Vous connaissez ce gentleman? demanda Edith, une fois que nous fûmes
dans la rue.

--Non... pas le moins du monde, c'est la première fois que je le vois.

--Il est très bien, n'est-ce pas?

--Oui, en effet.

--Et vous croyez qu'il va réellement s'occuper de nous?...

--Je ne sais.

--Oh! Edgar, quelle épouvantable scène! Si elle devait se renouveler,
je crois que j'en mourrais...

--Tranquillisez-vous... nous ne reverrons pas ces gens-là... Ils n'ont
plus rien à faire chez nous.

--Avouez quand même que cette affaire est bien étrange.

--Je vous l'expliquerai en détail, Edith, et vous verrez qu'elle est
des plus simples, au contraire.

Nous étions arrivés devant notre maison. Je m'effaçai pour laisser
Edith pénétrer dans le vestibule. Elle était toute tremblante.

--Si nous allions, dit-elle, trouver encore dans notre chambre un de
ces vilains hommes?

--Ne craignez rien, répondis-je... d'ailleurs, je passe devant vous.

Au premier étage, une femme courroucée sortit d'un petit salon.
C'était miss Mellis, notre logeuse.

--Vous comprenez, me dit-elle, c'est la première fois qu'un tel
scandale se produit dans la maison... et comme je ne veux point qu'il
se renouvelle, je vous serai obligée de partir le plus vite possible...

--C'est ce que nous allions faire, ce n'est pas notre faute s'il est
venu ici des cambrioleurs... vous devriez vous estimer heureuse qu'ils
aient choisi notre logement plutôt que le vôtre... Si votre maison
était mieux gardée, pareille chose ne se serait pas produite...

La logeuse, sans répondre, rentra dans la pièce qui lui servait à la
fois de salon et de bureau.

Dès que nous fûmes rentrés dans notre chambre, Edith, en voyant le
désordre qui y régnait, se mit à pleurer à chaudes larmes et j'eus
toutes les peines du monde à la consoler.

--Bah! lui dis-je, en l'aidant à replacer dans l'armoire le linge que
Bill Sharper et son acolyte avaient éparpillé sur le parquet...
bah!... le mal n'est pas bien grand!... vos chemises et vos jupons
sont un peu chiffonnés, mais avec un coup de fer, il n'y paraîtra
plus... Le plus à plaindre dans toute cette affaire, c'est moi...

--Vraiment?

--Mais oui... N'avez-vous pas remarqué que ces misérables m'ont pris
mon portefeuille?

--Et vous n'avez plus d'argent?

--Plus un penny.

--Vous en serez quitte pour retourner chez votre oncle de Richmond.

--Cette fois, il ne voudra rien entendre.

--Vous lui direz que vous avez absolument besoin d'argent pour aller
en Hollande.

--Oh! si j'avais le malheur de prononcer devant lui le nom de mon
oncle Chaff, il me mettrait immédiatement à la porte...

--Alors?

--Alors, je vais voir... il vous reste bien quelques livres, Edith?

--Oh! une... tout juste...

--Ce sera suffisant pour aller jusqu'à demain soir... d'ici là,
j'aviserai.

--Vous ont-ils pris aussi vos billets de chemin de fer?

--Evidemment, puisqu'ils ont emporté mon portefeuille et que les
tickets étaient dedans...

Edith s'était assise et demeurait songeuse, pendant que je replaçais
soigneusement dans ma malle divers objets épars sur le tapis...

--Edgar, dit-elle au bout d'un instant, plus je réfléchis à cette
aventure, plus je la trouve étrange... Comment se fait-il que ces
vilains hommes vous connaissent?... Quelles relations de tels bandits
peuvent-ils avoir avec un gentleman comme vous?

--C'est pourtant bien simple, Edith... oui, c'est tout ce qu'il y a de
plus simple... Le nommé Manzana a été, comme je vous l'ai déjà dit,
domestique chez mes parents et comme il avait dérobé dans la chambre
de ma mère un superbe diamant, nous l'avons fait arrêter... Or,
savez-vous ce que le drôle a dit devant le juge d'instruction?... Il a
prétendu que c'était moi qui étais le voleur... Faute de preuves, on
l'a relâché, mais le misérable a juré de me faire chanter et, chaque
fois qu'il me retrouve, il me réclame le diamant afin de le rendre à
mon père, prétend-il... Vous saisissez la petite combinaison, n'est-ce
pas?

--Pas très bien... car Manzana sait parfaitement que l'on ne trouvera
pas ce diamant sur vous...

--Bien sûr... mais il espère ainsi m'intimider et me tirer de
l'argent... et vous voyez, son truc réussit, puisqu'il est parvenu
aujourd'hui à me chiper mon portefeuille... Il joue du diamant comme
d'un appât... c'est un prétexte, voilà tout... c'est de cette façon
qu'il amorce la convoitise de ses complices. Chaque fois qu'il me
retrouve dans une ville, il recrute quelques malfaiteurs et leur dit:
«Je connais un homme qui a sur lui un diamant évalué à plusieurs
millions... voulez-vous m'aider à le lui prendre?» Bien entendu, il
trouve toujours des amateurs et, à défaut de diamant, il me soulage
des bank-notes que j'ai sur moi.

--Mais ce misérable peut vous poursuivre toute votre vie... Pourquoi
n'avez-vous pas raconté cela au constable?

--Parce qu'on eût commencé une enquête et que ces formalités
judiciaires eussent retardé, sinon compromis, mon voyage en Hollande...

--Cependant, l'enquête se fera quand même?

--Oui, mais elle ne nécessitera pas ma présence continuelle à
Londres... On classera l'affaire dans la catégorie des cambriolages
ordinaires... tandis que si je me prétendais victime d'une bande de
maîtres chanteurs, les interrogatoires n'en finiraient plus.

--Cependant, le constable qui a reçu notre déposition a bien écrit sur
son registre «Tentative de chantage»...

--Vous en êtes sûre?...

--Oh! oui... pendant qu'il écrivait, je lisais par-dessus son épaule...

--Bah! nous verrons... le principal c'est que je puisse passer en
Hollande le plus tôt possible...

Avais-je convaincu Edith? Cela était douteux, car je crois qu'en lui
fournissant toutes ces explications, j'avais bafouillé quelque peu.
J'étais, en ce moment, dans la situation d'un homme que se noie et se
débat furieusement.

On reconnaîtra qu'il me fallait une jolie présence d'esprit, pour ne
pas perdre la tête, au milieu de toutes ces tribulations... Jamais,
peut-être, je n'avais été si menacé... Toutes les complications
fondaient sur moi, dru comme grêle... J'étais pris dans un filet qui
se resserrait peu à peu... D'un bond je pouvais encore me dégager,
peut-être, mais qui sait si ce bond n'aurait pas pour résultat de me
faire trébucher et tomber dans un nouveau piège ouvert sous mes pas!




XXI

UNE EXPÉDITION ASSEZ AUDACIEUSE


Le plus cuisant de mes soucis, celui qui me hantait à présent, c'était
la question d'argent... J'avais eu la chance, quelques jours
auparavant, de dévaliser une bonne dame victime d'un accident, mais il
ne fallait plus compter sur semblable aubaine.

D'ailleurs, j'étais surveillé... Outre Manzana et ses deux acolytes,
je serais certainement filé par l'élégant gentleman qui avait bien
voulu si spontanément s'intéresser à moi.

Celui-là était sans doute un détective.

Si d'un côté, il me protégeait contre mes ennemis, de l'autre, il
m'enlevait tous moyens d'existence, puisqu'il m'empêchait d'exercer le
petit métier auquel je devais le plus clair de mes ressources.

Et pourtant, il me fallait de l'argent si je voulais passer en
Hollande.

Edith qui me supposait pourvu d'oncles généreux ne se montrait pas
trop inquiète, mais moi, au fur et à mesure que les heures filaient,
je sentais grandir mon angoisse.

Je ne sais si quelqu'un de mes lecteurs s'est jamais trouvé dans une
situation analogue à la mienne (ce que je ne crois pas), mais s'il en
existe un, celui-là pourra comprendre ma détresse.

Il y a vraiment des heures dans la vie où l'on souhaiterait que la
foudre vous tombât sur la tête et vous pulvérisât, mais ces
accidents-là n'arrivent généralement qu'à ceux qui ne les souhaitent
pas.

Edith ayant manifesté le désir d'aller dîner au restaurant, je lui fis
comprendre que cela serait imprudent.

--Mes ennemis me guettent peut-être en bas, lui dis-je... A quoi bon
nous exposer à une nouvelle aventure?

--Alors, demanda-t-elle, nous ne pourrons plus nous risquer dehors?

--Je n'ai pas dit cela... Je tiens simplement à vous mettre en garde
contre ce qui pourrait nous arriver aujourd'hui... Demain, il y aura
du nouveau...

--Et du bon?

--Je l'espère...

J'avais dit cela machinalement, pour dire quelque chose, car, à ce
moment, ma pensée était ailleurs... Oui, je venais d'avoir une idée,
mais une idée qui n'avait rien à voir avec les préoccupations
d'Edith... et je me demandais comment je pourrais bien la mettre à
exécution. C'était tellement fou, tellement audacieux que je la
repoussai tout d'abord, mais peu à peu, je finis par la trouver plus
réalisable...

Je me gardai bien de faire part à Edith du projet que je roulais dans
ma tête, car ma maîtresse n'était point une confidente. J'étais obligé
de lui cacher tout de ma vie et de mentir continuellement avec elle.
Peut-être est-ce à ce manque de sincérité que je devais le vif amour
qu'elle avait pour moi--car Edith m'aimait, j'en étais sûr... Dire que
cet amour serait allé jusqu'à un sublime dévouement, cela paraîtrait
sans doute exagéré, mais enfin ma maîtresse avait pour moi une réelle
affection, surtout depuis qu'elle connaissait l'existence de l'oncle
Chaff, ce brave homme qui voulait, avant de mourir, remettre toute son
immense fortune entre mes mains. Des oncles comme ceux-là ne se
douteront jamais combien ils sont chéris non seulement de leurs neveux
mais encore des maîtresses de ces derniers.

                   *       *       *       *       *

La nuit était maintenant complète. Je tournai le commutateur et une
éblouissante clarté emplit notre chambre.

--Je crois, dis-je à Edith, qu'il serait temps de dîner...

--C'est aussi mon avis, Edgar, mais je n'oserai jamais, après ce qui
s'est passé, descendre commander notre repas à miss Mellis.

--Et pourquoi cela?... Ne l'avons-nous pas payée ce matin? Attendez,
je vais aller la trouver, moi, et vous allez voir qu'elle fera
absolument ce que nous voudrons. Nous ne lui devons rien, en somme; je
ne vois pas pourquoi nous hésiterions à lui demander quelque chose.

Edith ne paraissait pas convaincue.

Quant à moi, je n'étais rien moins que rassuré, car je m'étais déjà
aperçu que miss Mellis, notre logeuse, était plutôt froide avec moi.
Je serais obligé de déployer tous mes talents de séduction pour
l'amadouer.

Réussirais-je?

Je trouvai miss Mellis dans son petit salon. Elle était assise devant
un bureau d'acajou et serrait dans un petit sac de toile des pièces et
des bank-notes.

En m'apercevant, elle glissa vivement le sac dans un tiroir et me
regarda par-dessus ses lunettes.

Miss Mellis était une petite femme au teint fade, aux cheveux très
blonds bien qu'elle approchât de la soixantaine. Son unique oeil
bleu--elle était borgne--avait la fixité inquiétante d'un oeil de
serpent.

--Que désirez-vous? demanda-t-elle d'un ton sec.

--Madame, fis-je en m'inclinant de quarante-cinq degrés, je tenais à
vous présenter mes excuses, bien que je ne sois pour rien dans le
pénible incident que vous savez... Il a pu m'échapper, tantôt,
quelques mots un peu vifs, et croyez que je le regrette sincèrement.
Néanmoins, comme cela était décidé, nous quitterons demain notre
logement.

--J'y compte bien, répondit la désagréable petite femme... si c'est
tout ce que vous aviez à me dire...

--Je voulais vous dire aussi que nous avons l'intention de dîner dans
notre chambre.

--C'est bien, quand Mary sera rentrée, je vous ferai monter à dîner...
Il y a ce soir du fillet-steak et des cauliflowers...

Miss Mellis, qui ne tenait point sans doute à prolonger la
conversation, remit ses lunettes qu'elle avait posées à côté d'elle
sur un tabouret et se plongea dans la lecture d'un livre de religion.

--Et alors? fit Edith lorsque je reparus...

--Tout s'est bien passé, répondis-je... nous aurons notre dîner...

Et je me laissai tomber dans un fauteuil, pendant qu'Edith attachait
avec des faveurs les pièces de lingerie que les grosses mains de Bill
Sharper avaient quelque peu froissées.

Nous demeurâmes longtemps silencieux; ma maîtresse eût bien voulu
causer, mais moi j'avais besoin de me recueillir un peu.

L'idée dont j'ai parlé plus haut m'obsédait de plus en plus.

La bonne apporta le dîner. Je remarquai que miss Mellis nous avait
réduits à la portion congrue. Décidément, il était temps que nous
quittions sa pension.

Pendant tout le repas, Edith ne me parla que du diamant. A présent
qu'elle était plus calme, elle commençait à raisonner et ses questions
ne laissaient pas que de m'embarrasser un peu. Quand les femmes se
mettent à vous interroger, elles deviennent insupportables. Je
répondis comme je pus, mais je vis bien qu'un doute subsistait dans
l'esprit de ma maîtresse.

A la fin, elle laissa tomber ces mots:

--Vous êtes, mon cher, un être bien énigmatique...

--Ah! fis-je en m'efforçant de rire, vous vous en apercevez
aujourd'hui...

--Oui, aujourd'hui seulement.

--Cela prouve alors que vous êtes peu perspicace...

La discussion s'envenima. Edith me décocha une épithète qui me déplut;
je ripostai par une autre. Alors, elle se monta:

--C'est bien, dit-elle, je vous connais maintenant... Vous cachiez
votre jeu, mais votre mauvais naturel a quand même repris le dessus...
Je sais ce qui me reste à faire.

Elle prit son chapeau, l'épingla dans sa chevelure d'une main nerveuse,
jeta son manteau sur ses épaules et me dit en me regardant fixement:

--Inutile de m'attendre, vous savez!

--Voyons, Edith, insistai-je, cherchant à la retenir... Si je vous ai
dit quelque chose de blessant, je le regrette sincèrement et je vous
fais toutes mes excuses...

--Non!... non! laissez-moi!

--Allons! soyez raisonnable... Vous avez dit tout à l'heure que
j'étais un être énigmatique... c'est possible, mais vous voudrez bien
reconnaître cependant que je ne suis pas un mauvais diable... et si
l'un de nous deux a des raisons pour se plaindre de l'autre, il me
semble que c'est moi...

--Que voulez-vous dire?

--Voyons... vous le savez bien...

--Non... je ne saisis pas...

--Vous oubliez vite...

Edith avait certainement compris à quoi je faisais allusion, car elle
devint toute rouge et ne répondit pas.

--Allons, fis-je en l'embrassant, soyez raisonnable... j'ai tout
oublié...

Elle résistait encore, mais mollement et je me montrai si tendre, si
câlin, si caressant qu'elle finit par jeter son manteau sur une chaise
et par ôter son chapeau.

La paix était faite et nous la scellâmes d'un long baiser...

Je n'étais plus maintenant un être énigmatique mais un amour
d'homme... un petit Edgar chéri... le plus parfait des amants.

La soirée s'acheva en délicieuses causeries, en projets, en espoirs.
Je promis à Edith de l'emmener le lendemain à Douvres, puis de là en
Hollande et je lui jurai que sur le premier argent provenant de
l'héritage de l'oncle Chaff, je lui paierais un joli collier de perles
et une superbe aigrette en diamants... Bref, je l'éblouis, et la
pauvre petite, fascinée par l'éclat des cadeaux que je faisais
miroiter, je ne dirai pas à ses yeux, mais à son esprit, tomba dans
mes bras en murmurant:

--Oh! Edgar! Edgar! que vous êtes gentil et comme je vous aime!...

J'étais à peu près sûr de mon effet, car je sais par expérience que
les femmes ne résistent jamais à l'appât d'un bijou... Edith était
vaincue... du moins je l'avais reconquise... C'est tout ce que je
désirais. Il n'eût plus manqué qu'elle devînt une ennemie, elle aussi!

Manzana, Bill Sharper et Edith, c'eût été trop vraiment et j'eusse
fatalement succombé sous le poids de tant d'inimitiés.

Je la déshabillai et la mis au lit comme un petit enfant. Elle ne
tarda pas à s'assoupir et à rêver sans doute de colliers de perles et
d'aigrettes de diamants...

Quand j'eus acquis la certitude qu'elle était bien endormie, je pris
mon canif et, tout doucement, fis une profonde entaille dans le
fauteuil d'où je retirai une grosse poignée de crin noir. Passant
ensuite dans le cabinet de toilette, je procédai, sans bruit, à un
camouflage des plus habiles.

Au moyen des diverses pâtes dont Edith se servait pour sa toilette, je
me teignis la peau en rouge, dessinai un cercle noir autour de mes
yeux, puis éparpillant le crin sur ma tête, je me fis une perruque
frisée (une vraie perruque de Papou). Je me confectionnai ensuite une
barbe et une moustache que je collai sur mon visage avec un peu de
seccotine.

Afin que ma tignasse de crin ne pût tomber, je coiffai une casquette
de voyage, puis, après avoir retourné mon veston qui était doublé
d'une étoffe à carreaux verts et rouges, et l'avoir endossé à l'envers,
je relevai mon pantalon jusqu'aux genoux, ôtai mes bottines et mis
des pantoufles de feutre.

Ainsi camouflé, j'étais horrible, tellement horrible qu'en me
regardant dans la glace je me fis peur... oui, là, sérieusement.

Le lecteur se demandera sans doute ce que signifiait cette mascarade...

On va voir qu'elle avait un but... un but utile.

Edith dormait toujours; j'entendais à travers le rideau du cabinet de
toilette sa respiration régulière et douce.

J'éteignis alors l'électricité, revins dans la chambre, gagnai la
porte à pas de loup, et m'engageai dans l'escalier, mon étui de pipe à
la main.

Arrivé sur le palier où se trouvait le salon de miss Mellis, je
m'arrêtai. Par la baie vitrée, j'aperçus la logeuse. Elle était assise
devant son bureau et je crus tout d'abord qu'elle lisait, mais l'ayant
observée plus attentivement, je remarquai que, de temps à autre, sa
tête s'inclinait brusquement, puis se relevait de même comme si elle
saluait quelqu'un.

Miss Mellis dormait.

J'ouvris la porte du salon et m'avançai vers la logeuse, le bras tendu,
comme prêt à faire feu sur elle... avec mon étui de pipe.

Elle se réveilla en sursaut, m'aperçut, voulut crier, mais les mots
s'étranglèrent dans sa gorge; elle se dressa, battit l'air de ses
mains et tomba évanouie.

Sans perdre une seconde, j'ouvris le tiroir de son bureau, y pris le
sac de toile dans lequel je l'avais vue serrer son argent, quelques
heures auparavant, puis d'un pas léger, je regagnai ma chambre.

Edith ne s'était pas réveillée.

Passant dans le cabinet de toilette, j'ouvris la fenêtre, lançai dans
le vide ma perruque et ma barbe de crin, me débarbouillai à grande eau,
puis quand j'eus fait disparaître les dernières traces de mon
horrible maquillage et remis un peu d'ordre dans ma tenue, j'ouvris
doucement le sac de miss Mellis et fis l'inventaire de ce qui s'y
trouvait...

Il contenait quatre-vingts livres en bank-notes, dix couronnes et
vingt-cinq shillings...

On voit que ma petite expédition n'avait pas été inutile.

J'eus un moment l'idée de jeter par la fenêtre le sac de toile, mais
je jugeai plus prudent de le brûler dans la cheminée où flambait un
bon feu de houille.

--Que faites-vous donc, Edgar, bredouilla Edith qui s'était à demi
réveillée, vous ne vous couchez donc pas?

Elle n'entendit probablement point la réponse que je lui fis, car elle
se rendormit presque aussitôt.

Je venais de passer mon pyjama et je m'apprêtais à boire un peu de
whisky, quand des cris affreux retentirent dans l'escalier...

Cette fois, Edith se dressa d'un bond sur son lit.

--Mon Dieu!... s'écria-t-elle... qu'y a-t-il donc?... Le feu est-il à
la maison?

Courageusement, je m'étais précipité vers la porte.

--Oh! Edgar! Edgar! où allez-vous?

--Mais porter secours à la personne qui appelle... il me semble
reconnaître la voix de miss Mellis... Si elle est menacée, puis-je la
laisser assassiner?

Et malgré les supplications de ma maîtresse, je me lançai dans
l'escalier.

Je trouvai miss Mellis sur le palier du premier étage. Sa bonne Mary
se tenait à côté d'elle. Toutes deux tremblaient affreusement et
poussaient des cris perçants.

Dès qu'elles m'aperçurent, elles se précipitèrent dans mes bras.

Pour elles, j'étais le sauveur, et il fallait voir comme elles me
serraient.

Ce fut miss Mellis qui recouvra la première l'usage de la parole:

--Oh! monsieur! s'écria-t-elle... oh! monsieur! si vous saviez! c'est
affreux... je... je...

Elle s'arrêta, suffoquant, puis reprit, en proie à une terreur folle:

--Je suis sûre qu'il est encore ici... oui... j'en suis sûre... j'ai
entendu marcher dans la cuisine...

Pour la rassurer, j'allai explorer l'office, la cuisine et une petite
lingerie qui donnait sur le palier, mais comme on doit s'y attendre,
je ne découvris point le malfaiteur...

--Il faudrait prévenir la police, bégaya la maid... allez-y vous...
Monsieur.

Une voix venant du rez-de-chaussée prononça ces mots:

--La police est prévenue, rassurez-vous.

Et un homme qui montait lentement l'escalier s'arrêta bientôt devant
nous.




XXII

OU JE PRENDS UNE RAPIDE DÉCISION


C'était un gentleman de taille moyenne, solidement charpenté, vêtu
avec élégance. Son regard était si aigu que quelque chose persistait
encore de cette acuité, quand il ne vous regardait plus. Ses joues
glabres, très fermes, semblaient usées par le rasoir. Les maxillaires
en saillaient, plus robustes, agités vers les apophyses d'un petit tic
rapide et régulier.

Je le reconnus immédiatement, car il avait une de ces figures que l'on
n'oublie jamais lorsqu'on les a vues une fois. J'avais fait sa
rencontre, le jour même, au poste de police et c'était lui qui avait
paru s'intéresser si vivement à moi.

Il se présenta:

--Allan Dickson, détective.

A ce nom, je sentis mes jambes fléchir sous moi... et un petit frisson
me courut le long des reins...

Ainsi, c'était donc lui, lui dont le nom était dans tous les
journaux... cet homme terrible à qui on devait la capture de tant de
malfaiteurs. Jamais, fort heureusement, nous ne nous étions trouvés
face à face... Jamais, malgré toute son habileté, il n'avait eu
l'honneur de m'appréhender. S'il avait pu se douter qu'il avait devant
lui le «cambrioleur masqué d'Euston Road», le «voyageur invisible de
Gravesend», le «faux clergyman de Winchester», le «vagabond de
Ramsgate», et aussi le «possesseur du Régent»! Dans un ordre différent,
mes titres valaient certes les siens; nous étions deux adversaires
dignes l'un de l'autre...

Il s'agissait de jouer serré, car la moindre imprudence de ma part
pouvait me livrer à Allan Dickson.

Miss Mellis un peu revenue de son émotion avait fait entrer le
détective dans le salon et commençait à lui expliquer ce qui s'était
passé.

Comme, par discrétion, j'avais voulu me retirer, Allan Dickson me
retint:

--Non... non, restez, dit-il... vous habitez la maison... vous pourrez
peut-être me donner quelques précieuses indications.

Le ton avec lequel il avait prononcé ces mots me troubla légèrement...
Se douterait-il? Mais non, cela était impossible... mon coup avait été
trop bien combiné!

Une chose me tracassait toutefois. J'avais laissé les bank-notes de
miss Mellis dans ma chambre, mais les livres et les shillings se
trouvaient dans les deux poches de mon gilet et cliquetaient doucement
dès que je faisais le moindre geste.

Je pris le parti de faire le moins de mouvements possible.

--Voyons, articula Allan Dickson, vous dormiez, dites-vous, quand cet
homme est entré dans la pièce où nous sommes en ce moment?

--Oui, monsieur, répondit miss Mellis... je dormais en effet... ici
les journées sont très dures et quand arrive le soir...

--Vous avez cependant pu l'apercevoir?

--Oh! oui, monsieur... Comme je vous vois en ce moment... et...
tenez... rien que d'y penser, je suis près de m'évanouir...

--Rassurez-vous, voyons... vous savez bien que vous n'avez plus rien à
craindre maintenant...

--Je le sais, monsieur... mais c'est, plus fort que moi... tant que je
vivrai, j'aurai toujours présente à l'esprit la figure de cet affreux
individu...

--Voyons, donnez-moi un signalement...

--Oh!... quelque chose d'horrible, de fantastique, de diabolique... Si
j'étais superstitieuse, je croirais que c'est Satan en personne qui
s'est introduit chez moi ce soir...

--Ce n'est pas un signalement que vous me donnez là... précisez, je
vous prie.

--Je précise... Il avait une affreuse figure rouge... et ses yeux
formaient comme deux trous noirs au milieu de son visage... Quant à
ses cheveux et à sa barbe, ils étaient noirs et frisés, mais
bizarres... on aurait dit des cheveux de nègre...

--Et son costume?

--Etrange aussi... un veston à carreaux... quelque chose comme un
habit d'arlequin...

--Cet homme vous a-t-il parlé?

--Non, monsieur... il m'a seulement regardée avec des yeux terribles
qui brillaient comme ceux d'un chat enragé.

--Y a-t-il une double issue dans cette maison?

--Non, monsieur... il n'y en a qu'une...

--Alors, le malfaiteur est ici... car je suis en faction depuis huit
heures, dans la rue, et n'ai vu sortir personne...

--Cependant, fit miss Mellis, cet homme a bien dû entrer par la porte?

--Avant huit heures, alors... Et encore, non, car l'agent que j'avais
posté devant votre maison n'a vu qu'une vieille dame et une bonne
pénétrer ici.

--La vieille dame est ma locataire du second... quant à la bonne,
c'est la mienne... la voici.

--Donc, pas d'homme... Votre agresseur se trouvait par conséquent dans
la maison depuis longtemps...

J'admirais, malgré moi, l'imperturbable logique du détective et je
commençais à être sérieusement inquiet...

Parfois il me regardait, comme pour me demander mon avis et je hochais
affirmativement la tête, d'un petit air entendu.

--Où se trouvait le sac que l'on vous a dérobé? continua Dickson.

--Ici, répondit Miss Mellis en désignant l'un des tiroirs de son petit
bureau d'acajou.

--Quelqu'un savait-il que vous le placiez là d'ordinaire?

--Mes locataires pouvaient le savoir...

Allan Dickson se tourna vers moi, mais je ne bronchai pas.

J'étais décidément mal à l'aise...

Il demanda tout à coup:

--Combien avez-vous de locataires?

--Cinq, monsieur... la vieille dame que vous avez aperçue, un officier
qui est en ce moment aux environs de Londres, un rentier paralysé qui
ne sort jamais de chez lui... puis monsieur Pipe ici présent et... sa
femme... miss Edith...

Allan Dickson demeura un instant pensif, puis braquant sur moi ses
yeux gris qui avaient l'éclat de l'acier:

--Que pensez-vous de cela, monsieur Pipe?

--Puisque vous voulez bien me demander mon avis, répondis-je, je crois,
comme vous, que le malfaiteur devait être caché dans la maison... Il
m'a d'ailleurs semblé, pendant que je dînais dans ma chambre, entendre
quelqu'un descendre l'escalier...

--Ah! voyez-vous... fit le détective... En tout cas, l'homme est
encore ici...

--Si c'était... le rentier paralysé? dis-je à l'oreille d'Allan
Dickson... On a souvent vu des gens qui simulent des infirmités, afin
de mieux dérouter la police...

--Peut-être, mais... pour l'instant, je ne vois rien à tenter...
demain, au jour, j'aviserai et je crois, monsieur Pipe que vous
pourrez m'être très utile... En attendant, voulez-vous m'accorder
quelques minutes d'entretien... en particulier?

--Avec plaisir... où cela?

--Chez vous, si vous n'y voyez pas d'inconvénient.

--Mais comment donc! Permettez cependant que je monte prévenir ma
femme... elle est couchée... je crois, et vous comprenez...

--Oui... oui, c'est tout naturel.

Je montai quatre à quatre les escaliers, en proie à une agitation que
le lecteur devinera sans peine. Je me voyais perdu...

Les réticences de Dickson, ses sous-entendus et aussi cette entrevue
qu'il voulait absolument avoir avec moi, tout cela n'était pas
naturel. Le drôle me soupçonnait et il espérait, en venant chez moi,
trouver la preuve ou tout au moins l'indice qu'il cherchait. A cette
minute, j'étais décidé à tout, même à sauter du troisième étage dans
la rue.

--Qu'avez-vous donc, Edgar? demanda Edith en me voyant si troublé.

--Rien... rien... ah! j'ai eu bien tort de courir au secours de cette
vieille folle de miss Mellis... un détective l'a interrogée--vous
savez ce gentleman que nous avons rencontré au poste--et il va monter
ici pour causer un peu avec moi... Tirez les rideaux du lit, Edith...
il ne serait pas convenable que cet homme vous vît au lit.

Et tout en parlant, j'enfilais à la hâte mes bottines, ces précieuses
bottines dont l'un des talons contenait une fortune. J'étais, on le
sait, en pyjama mais j'avais conservé en dessous ma chemise de jour et
mon gilet dans les poches duquel j'entendais sonner les pièces d'or de
miss Mellis. Quant au portefeuille contenant les bank-notes, j'avais
eu soin, avant de descendre, de le glisser sous le lit. Je le ramassai
vivement sans attirer l'attention d'Edith et l'introduisis entre mon
gilet de flanelle et ma peau. J'étais prêt aussi à endosser mon
pardessus, quand Allan Dickson entra sans frapper, et cette
incorrection me prouva qu'il ne me considérait déjà plus comme un
simple témoin, mais comme un inculpé envers qui toute politesse est
superflue.

--Monsieur Pipe, dit-il en entrant, nous avons à causer sérieusement.

Et aussitôt, il s'assit dans l'unique fauteuil qui garnissait notre
chambre.

--Oui, reprit-il, il faut que nous tirions au clair cette
affaire-là... et vous allez m'y aider, j'en suis sûr. Voyons... vous
avez une autre pièce que celle-ci?...

--Oh! un simple cabinet de toilette.

--Il donne sur la rue?

--Oui... sur la rue...

--Bien... Vous habitez ici avec Mme Pipe?

--Oui...

--Personne n'est venu vous rendre visite ce soir?

--Personne...

--Ah!... Voilà qui est curieux... Figurez-vous, monsieur Pipe, que
j'ai, de la rue, aperçu à l'une de vos fenêtres, un homme qui allait
et venait...

--C'était moi, assurément...

--Alors, c'est vous qui avez ouvert tout à coup la fenêtre et lancé
ceci dans la rue?

Et Allan Dickson, tirant de sa poche la poignée de crin qui avait
servi à mon camouflage, me la présenta en disant:

--Quelle idée vous avez eue, cher monsieur, d'arracher le crin de ce
fauteuil... Tenez, on voit très bien, ici, l'ouverture que vous avez
pratiquée dans l'étoffe...

J'étais perdu, je le sentais bien, mais j'essayais quand même de
conserver mon calme.

Allan Dickson fixait sur moi son oeil d'acier, cet oeil terrible, aigu
et térébrant comme une mèche de scalpel, cet oeil qui avait déjà percé
tant de consciences et extirpé des aveux à tant de malfaiteurs...

--Vous avez eu tort, ajouta-t-il en riant, d'abîmer ainsi ce
fauteuil... votre logeuse vous fera certainement payer cette
dégradation...

Je ne trouvais rien à répondre et Allan Dickson jouissait de ma
confusion... Il me tenait et jouait avec moi comme un chat avec une
souris.

Je crus devoir payer d'audace:

--Pardon, monsieur, fis-je d'un ton sec, est-ce un interrogatoire que
vous avez l'intention de me faire subir?

--Peut-être, répondit le détective... Mon devoir est de me
renseigner... et vous seul pouvez me donner les éclaircissements dont
j'ai besoin. Vous êtes un habile homme, monsieur Pipe, malheureusement
pour vous, les imprudences auxquelles vous vous êtes livré pourraient
très bien vous attirer des ennuis... et, croyez-le, c'est dans votre
intérêt que je vous pose toutes ces questions afin que vous soyez
préparé à vous défendre dans le cas où la justice vous demanderait des
comptes...

--Et pourquoi me demanderait-elle des comptes?... N'a-t-on pas le
droit d'arracher, si cela vous plaît, une poignée de crin à un
fauteuil?

--Evidemment, mais on a aussi le droit de vous demander quel usage
vous vouliez faire de ce crin? Etait-ce pour vous fabriquer une
perruque ou une fausse barbe?

Un rire nerveux s'empara de moi et je balbutiai, en regardant fixement
le détective:

--Ah! ah! ah!... une perruque!... une fausse barbe!... et pourquoi?...
oui, pourquoi, je vous le demande?

Allan Dickson avait maintenant une mine sévère:

--Allons, dit-il, n'essayez pas de plaisanter, monsieur Pipe...
Défendez-vous, au contraire, cela vaudra mieux... ou sinon...

--Sinon?

--Je me verrai obligé de vous arrêter.

--M'arrêter... moi! vous voulez rire, monsieur... on n'arrête que les
malfaiteurs... M'arrêter, parce que j'ai arraché une poignée de crin à
un fauteuil... ah! ah! ah!... je crois que vous cherchez à m'intimider.

--Ecoutez, reprit le détective...

--Je vous écoute.

--Avez-vous quelquefois, de la rue, observé la maison où nous sommes,
en ce moment?

--Ma foi, j'avoue que...

--Eh bien, si, un soir, vous vous étiez posté sur le trottoir d'en
face, vous auriez pu vous convaincre que, malgré les rideaux qui
garnissent vos fenêtres, on voit tout ce qui se passe ici... Votre
cabinet de toilette, surtout, est très lumineux...

Je compris qu'Allan Dickson m'avait aperçu au moment où je procédais à
la petite opération que l'on sait..., je compris qu'il me tenait...
que le fil conducteur qu'il avait dans la main allait bientôt se
changer en lasso et que je serais bel et bien à la merci de cet homme.

--Défendez-vous, mais défendez-vous donc, me cria Edith, à travers les
rideaux du lit, vous ne voyez donc pas que l'on cherche à vous
compromettre...

Je ne le voyais que trop, mais tout ce dont j'aurais pu arguer pour ma
défense n'eût servi absolument à rien.

En ce moment, je songeais à autre chose...

Allan Dickson qui lisait sans doute dans ma pensée, s'était levé
brusquement. Je le vis mettre la main à sa poche, pour y prendre sans
doute son revolver, mais avant qu'il eût achevé ce geste, je m'étais
précipité vers la porte dont la clef était demeurée à l'extérieur, et
l'avais vivement refermée à double tour.

Avant que le détective eût pu faire sauter la serrure, j'étais déjà
dans la rue.

Soudain, une silhouette se dressa devant moi, puis une autre, un
policeman émergea de l'ombre... une affreuse voix hurla à deux ou
trois reprises: «Arrêtez-le!... arrêtez-le!» Une balle siffla à mon
oreille, mais j'échappai aux mains tendues qui essayaient de me saisir,
je glissai entre les gens qui s'efforçaient de me barrer le chemin,
et bientôt je m'enfonçais dans une rue obscure, puis dans une autre et
réussissais à faire perdre ma trace à ceux qui me poursuivaient.

Je suis sûr qu'il ne s'était pas écoulé deux minutes entre le moment
où j'avais si brusquement lâché Allan Dickson et celui où je me
retrouvai, seul, essoufflé, flageolant sur mes jambes devant un grand
bâtiment au fronton duquel je pouvais lire, à la lueur d'un réverbère
clignotant dans la nuit:

  _Robinson brothers and Co_

Je n'étais pas encore sauvé. Mes ennemis étaient sans doute parvenus à
retrouver ma piste, car j'entendis bientôt, au bout de la rue, un
bruit de pas précipités. J'étais à ce moment en pleine lumière et si
je me mettais à fuir, on m'apercevrait certainement.

Ma décision fut vite prise. Je longeai le mur du bâtiment contre
lequel je m'adossais et apercevant une petite porte couronnée d'une
imposte que l'on avait laissée ouverte, je me hissai jusqu'à cette
baie, à la force du poignet, et me glissai dans l'intérieur de la
maison.




XXIII

LA MAISON DU BON DIEU


J'étais maintenant dans un couloir encombré à droite et à gauche, de
caisses et de ballots symétriquement rangés et sur lesquels on avait
étalé une grande bâche de toile cirée.

Je demeurai un instant immobile, craignant que mes bottines en
touchant un peu trop brutalement le sol n'eussent éveillé dans ce
couloir des échos inquiétants, mais rien ne bougea autour de moi.

Ceux qui me cherchaient ne tardèrent pas à passer devant la maison, et
j'entendis ces mots prononcés par une grosse voix enrouée: «Il a dû
filer par Wardour Street».

A n'en pas douter, c'était la voix de Bill Sharper... Ainsi, je
n'avais pas seulement à mes trousses le détective Allan Dickson...
J'étais aussi poursuivi par les acolytes de Manzana. Si je parvenais à
échapper à tant d'ennemis, j'aurais vraiment de la veine!

Pendant près d'un quart d'heure, je demeurai blotti contre les
marchandises qui s'entassaient dans le couloir, puis, certain que l'on
avait perdu ma trace, je commençai à envisager avec plus de calme la
situation.

Deux solutions s'offraient à moi: ou repasser par l'imposte et revenir
dans la rue, ou demeurer jusqu'au jour dans le magasin qui me servait
momentanément de refuge. Je le connaissais bien ce magasin, pour y
être venu souvent, lorsque j'avais besoin de quelque objet de
toilette. Je savais où étaient situés tous les rayons auxquels je
m'étais, maintes fois, approvisionné, sans bourse délier, bien entendu.

Après m'être orienté un instant, je finis par m'y reconnaître...
J'étais dans la partie affectée à la quincaillerie. En montant un
étage, j'arriverais à l'ameublement et au deuxième, je trouverais le
rayon de confections pour hommes. Je venais de m'apercevoir que
j'étais en pyjama et que je ne pourrais m'exhiber en cette tenue dans
les rues de Londres... Mon signalement avait dû déjà être donné à tous
les postes de police et il convenait que je fisse choix d'un complet
plus décent.

Tout en gravissant à pas de loup un large escalier recouvert d'un
tapis rouge, je me félicitais d'être justement tombé dans une maison
où je pourrais réparer, à peu de frais, le désordre de ma toilette. Il
y a vraiment des hasards providentiels et j'étais encore une fois
servi par la chance. J'étais déjà arrivé au premier étage, quand
j'entendis soudain un bruit de voix. Je me jetai à plat ventre le long
d'un meuble et demeurai immobile. Deux veilleurs de nuit passèrent
près de moi. Ils tenaient chacun une petite lampe électrique qui
mettait sur le parquet un long cône lumineux. Quand ils eurent disparu,
je continuai mon ascension et arrivai enfin au rayon de confections
pour hommes... Là, s'ouvraient, à droite et à gauche, de petits
couloirs où j'apercevais à la lueur d'une ampoule électrique en verre
dépoli des rangées d'habits suspendus à une longue tringle. Çà et là,
un mannequin sinistre dans son immobilité se dressait à l'extrémité
d'une travée, pareil à un malfaiteur méditant un mauvais coup. Je
faillis en renverser un qui gémit lamentablement sur son socle. En le
remettant d'aplomb, je constatai qu'il avait absolument la même taille
et la même carrure que moi. Je le pris à bras-le-corps, l'étendis
doucement sur le parquet et commençai de le déshabiller, mais chaque
fois que je le remuais un peu fort, il faisait entendre un petit
grincement qui ressemblait à une plainte... Je lui enlevai sans
difficulté sa jaquette et son gilet, mais je mis au moins un quart
d'heure à lui retirer son pantalon.

Par bonheur, le rayon était très mal gardé ce soir-là, de sorte que je
ne fus point dérangé pendant cette opération. Lorsque j'eus
complètement déshabillé le mannequin, je le repoussai sans bruit sous
un comptoir et revêtis les habits que je lui avais volés. Ils
m'allaient dans la perfection. Je glissai dans une des poches de ma
jaquette le portefeuille qui contenait les bank-notes de miss Mellis
et que j'avais eu, comme on sait, la précaution de dissimuler entre ma
chemise et ma peau, fis passer de mon ancien gilet dans le neuf les
livres et les shillings que j'avais répartis dans les deux goussets de
côté, puis je me mis en quête d'un pardessus.

Ici, je me le rappelle, se place un incident qui faillit m'être fatal.
Un gardien que je n'avais pas entendu venir, se montra tout à coup. Il
arrivait droit vers moi et il m'était impossible de l'éviter. Fort
heureusement, je ne perdis pas mon sang-froid. Je demeurai immobile,
les bras raides, les deux talons réunis, la tête légèrement inclinée à
droite et le veilleur me prenant pour un mannequin, passa près de moi
sans s'arrêter. L'alerte avait été vive et j'eus quelques secondes de
terrible émotion. Je redoublai de prudence et atteignis enfin le rayon
des pardessus. J'en avais déjà essayé plusieurs, quand je tombai sur
une magnifique pelisse qui m'allait comme un gant. Je pensai qu'une
fourrure me serait plus utile qu'un overcoat de drap, aussi gardai-je
la pelisse sans hésiter. Autant que j'en pouvais juger, elle devait
être doublée de loutre et l'étoffe qui la recouvrait était soyeuse et
douce au toucher. Il ne me manquait plus qu'un chapeau, mais je mis
bien une demi-heure à trouver le rayon de chapellerie. Je le découvris
enfin et arrêtai mon choix sur un chapeau mou. J'étais maintenant
équipé de pied en cap, il ne me restait plus qu'à attendre l'ouverture
du magasin pour me glisser dehors. J'ignorais quelle heure il était,
car j'avais laissé ma montre chez moi... Cet oubli était heureusement
réparable. Au rayon de la bijouterie, je choisis un superbe
chronomètre en or avec une chaîne de même métal et passai à mes doigts
quatre ou cinq bagues qui me parurent d'un bon poids. Pendant que j'y
étais, je fis aussi ample provision de bijoux de femme... Je ne savais
pas, à ce moment, si je reverrais jamais Edith, mais si ce bonheur
m'était refusé, je ferais facilement accepter à une remplaçante cette
orfèvrerie de luxe.

Mes «emplettes» terminées, je me blottis sous un comptoir et attendis
le jour.

Quelques veilleurs de nuit se montrèrent bientôt et je les entendis,
pendant près de vingt minutes, ouvrir et refermer les «boîtes de
ronde».

Dix minutes plus tôt, je me serais sans doute fait prendre, mais
j'avais eu la chance de pénétrer dans le magasin au moment où les
hommes de garde venaient justement de finir leur tournée.

Je n'avais plus qu'une inquiétude. Parviendrais-je sans être remarqué
à sortir de la maison Robinson and Co?

A l'heure de l'ouverture des magasins, les employés se précipiteraient
en foule dans les différents rayons... Comment les éviter?

Je songeai à descendre dans les sous-sols, mais à la réflexion, je
compris que cela ne m'avancerait à rien. On me découvrirait aussi bien
en bas qu'en haut. Le plus simple était de me dissimuler sous un
comptoir, le plus près possible de la porte, et c'est ce que je fis.

Dieu que cette nuit me parut longue!

Enfin le jour parut, un jour terne et triste d'hiver. Le magasin fut
éclairé d'une lueur grise et froide qui filtrait à travers les stores,
puis, dans la rue, les voitures des laitiers commencèrent à rouler...

Bientôt, des garçons se mirent en devoir d'enlever les housses qui
recouvraient les vitrines et les comptoirs, pendant que d'autres
roulaient de petits chariots qui faisaient un vacarme de tous les
diables... Là-bas, dans la lumière plus vive d'un hall vitré, je
distinguais un homme galonné qui donnait des ordres d'une voix
tonitruante.

Soudain, j'entendis remuer à quelques pas de moi et j'aperçus un jeune
homme qui me regardait avec de gros yeux ronds. Il était accroupi sous
le même comptoir que moi et je ne l'avais pas remarqué tout d'abord
car le coin où il se trouvait était très sombre...

Il parut d'abord effrayé, puis voyant que j'étais aussi étonné que lui,
il se rapprocha doucement et me dit à voix basse:

--Vous attendez l'ouverture?

--Oui.

--Encore dix minutes... C'est la première fois que vous venez
«travailler» ici?

--Oui...

--Alors, je vais vous donner un conseil... Ne vous pressez pas de
sortir... Ici, nous sommes en sûreté... nous sommes sous le comptoir
des emballages et il est bien rare que l'on commence les paquets avant
neuf heures... Quand vous entendrez sonner la cloche, vous n'aurez
qu'à me suivre, mais par exemple, il faudra enlever votre chapeau et
le tenir à la main.

--Et pourquoi cela? demandai-je, un peu méfiant.

--Parce que, de la sorte, on vous prendra pour un employé...
D'ailleurs, fiez-vous à moi, voilà quinze jours que je viens ici...
j'ai l'habitude de la maison...

J'admirai le sang-froid de ce jeune homme.

Je l'avais d'abord pris pour un détective, mais son superbe complet,
ses bottines neuves, son chapeau neuf et le joli pardessus qu'il
tenait roulé sous son bras prouvaient suffisamment qu'il venait comme
moi, de se vêtir, sans bourse délier, aux rayons si bien assortis de
la maison Robinson and Co. Il avait, ma foi, une figure des plus
sympathiques.

--Vous comprenez, me dit-il sur un ton de confidence, ils gagnent
assez d'argent dans cette boîte-là, ils peuvent bien, de temps en
temps, nous offrir quelques vêtements...

Ce débutant avait, comme on le voit, de bons principes. J'en eusse
certainement fait un habile «opérateur» si j'avais pu m'occuper de lui,
mais d'autres préoccupations m'assiégeaient... j'avais trop
d'affaires sur les bras. Tout ce que je souhaitais pour l'instant,
c'était de sortir du magasin et de m'éloigner de Londres le plus vite
possible. Je n'avais pas encore de plan bien arrêté, mais je mettrais
tout en oeuvre pour échapper à Allan Dickson.

Celui-là seul était à craindre, car avec lui, il était impossible de
ruser, tandis qu'avec Manzana et Bill Sharper, je pouvais encore m'en
tirer.

--Attention! me dit soudain mon «confrère»... on ouvre les portes.

Il y eut un roulement prolongé, puis un bruit de pas rapides, qui
s'accentua, devint formidable.

Une cloche se mit à tinter.

Et, peu à peu, le silence se fit, troublé seulement de temps à autre
par un ordre lancé à haute voix, un chiffre annoncé à la caisse.

--C'est le moment, me dit le jeune homme... ôtez donc votre chapeau.

Nous sortîmes tous deux de dessous notre comptoir.

--Tiens, s'écria un employé qui nous avait aperçus, d'où viennent-ils
ceux-là... Vite! Vite! Mac Ferson, appelez un policeman!

Mais, avant que le nommé Mac Ferson, un gros lourdaud d'inspecteur qui
était en train de rajuster sa cravate blanche devant une glace, eût eu
le temps de se retourner, mon compagnon et moi étions déjà sur le
trottoir.

Un taxi passait, je le hélai et laissant là le jeune homme qui
semblait fort désireux de faire plus ample connaissance avec moi, je
disparus en moins de dix secondes, roulant à toute allure vers un
quartier plus sûr.

J'avais jeté une adresse quelconque au chauffeur, mais quand nous
eûmes atteint Trafalgar Square, je lui dis:

--East Finchley, faites vite... bon pourboire!

East Finchley se trouve dans la banlieue de Londres, au-dessus de
Middlesex, c'est-à-dire fort loin de l'hôtel de miss Mellis et des
magasins Robinson.

Je voulais, comme on dit, me donner de l'air, et j'en avais besoin,
après les terribles émotions que je venais d'avoir.

Maintenant, j'étais libre... il s'agissait de ne plus retomber sous la
coupe d'Allan Dickson.

J'avais de l'argent en poche, j'étais vêtu de neuf, je pouvais donc
envisager l'avenir avec quelque confiance... A moins de jouer tout à
fait de malheur, je devais réussir à quitter l'Angleterre qui,
décidément, devenait trop dangereuse. J'étais forcé de renoncer à
Edith, mais pouvais-je faire passer l'amour avant ma sécurité
personnelle?




XXIV

UN MAUVAIS RÊVE


Le taxi venait de quitter Marylebone Road et s'engageait dans Albany
street, quand je crus remarquer qu'une auto rouge nous suivait.
C'était peut-être une idée, mais, pour en avoir le coeur net, je
commandai à mon chauffeur de tourner brusquement à droite, ce qu'il
fit à la première rue qui se présenta.

L'auto rouge tourna également et je ne tardai pas à la revoir, à cent
mètres environ derrière moi.

--Activez... activez!... dis-je au chauffeur... il y a deux livres
pour vous si vous semez la voiture qui nous suit.

L'homme mit toute l'avance à l'allumage, mais je voyais bien que
l'auto rouge gagnait sur nous.

Il y avait dans mon taxi, dissimulées dans un petit coffre, trois
bouteilles que le cabman avait mises en réserve. Je les pris les unes
après les autres et les lançai par la portière de façon qu'elles
tombassent presque au milieu de la rue. Elles se brisèrent avec fracas,
semant sur le sol de gros éclats de verre...

L'un d'eux fut fatal à l'auto rouge.

Bientôt, je la vis qui ralentissait, puis s'arrêtait.

--Ça y est! s'écria mon chauffeur... ça y est!... Ils ont crevé!

--Marchez... marchez toujours!

J'avais décidément plaqué ceux qui me suivaient, car, le doute n'était
pas possible, on s'était mis à ma poursuite.

Probablement qu'un détective m'avait pris en filature à la sortie des
magasins Robinson, et cela, sur les indications de l'inspecteur à
cravate blanche qui avait tenu à faire montre de zèle. En tout cas, le
détective en était pour ses frais. Ce gentleman ne ferait jamais ma
connaissance.

Arrivé à East Finchley, je réglai mon chauffeur et lui donnai un royal
pourboire. Quand il eut disparu, je me dirigeai rapidement vers la
gare du métro, pris le train pour une destination quelconque, roulai
pendant trois quarts d'heure, changeai de ligne deux ou trois fois,
puis, finalement, m'arrêtai à Kensington.

Là, j'entrai dans un grill-room, ingurgitai un beefsteak arrosé d'une
pinte d'ale, puis je me mis en quête d'un hôtel.

Elégant comme je l'étais, depuis ma visite aux magasins Robinson, je
ne pouvais loger dans un bouge, aussi fus-je obligé de prendre une
chambre au Victoria Palace.

Allan Dickson et Bill Sharper n'auraient certes pas l'idée de venir me
chercher là!

Je n'y séjournerais pas longtemps d'ailleurs, car mon intention était
de quitter Londres le plus tôt possible.

J'avais pensé tout d'abord à me rendre en Hollande, mais pouvais-je
risquer ce voyage, maintenant que Manzana, Bill Sharper, Allan Dickson
et Edith allaient être ligués contre moi. Ma maîtresse, en apprenant
quel genre d'individu j'étais, n'hésiterait point, pour s'innocenter
et prouver qu'elle ignorait mes louches trafics, à raconter l'histoire
de l'oncle Chaff. Manzana, de son côté, parlerait du lapidaire
d'Amsterdam, et Allan Dickson, qui n'était pas un imbécile,
comprendrait sans peine pourquoi je tenais tant à passer en Hollande.

Ah! je n'étais pas encore près de le vendre, mon diamant!

Ereinté, fourbu, n'en pouvant plus, je me couchai, après avoir vérifié
la petite cachette où reposait le Régent. Comme une vis du talon de ma
bottine s'était un peu desserrée, je la fixai avec la pointe de mon
canif.

Un quart d'heure après, je dormais comme un bienheureux.

Quand je me réveillai, il faisait grand jour. Un rayon de soleil,
semblable à une longue flèche d'or, se jouait sur mon lit... et ce
rayon de soleil si rare à Londres, surtout en hiver, me parut
d'heureux augure. Il symbolisait pour moi l'espérance et la réussite,
il semblait me dire: «Ta vie jusqu'alors si triste va enfin s'éclairer
pour toujours».

Je me levai, procédai avec soin à ma toilette, puis sonnai pour me
faire monter à déjeuner.

Le garçon qui répondit à mon appel avait l'air tout drôle... Il me
regardait comme si j'eusse été une bête curieuse.

--Eh bien, lui dis-je... avez-vous entendu?

Il ne répondit pas.

Quelques instants après, il revenait avec un plateau sur lequel il y
avait deux tasses et des toasts.

Cette fois encore il me regarda de façon bizarre.

--Vous croyez me reconnaître, sans doute? lui dis-je d'un ton sec.

Il s'inclina et sortit.

«C'est un fou», pensai-je... Et, sans plus me soucier de lui, je
m'attablai et me versai du thé.

Tout en croquant mes rôties, je regardais ma jaquette et ma pelisse
que j'avais étalées sur le dossier d'un fauteuil. J'avais eu
décidément la main heureuse en choisissant ces habits. Le complet
était d'une couleur discrète, agréable à l'oeil. Quant à la pelisse,
c'était une vraie pelisse de millionnaire. Au lieu d'être doublée en
loutre d'Hudson (c'est-à-dire en rat d'Amérique), elle l'était en
vraie loutre et devait valoir au moins dans les cinq à six mille
francs. Il ne me manquait plus qu'un peu de linge, et j'eus un moment
l'idée d'aller visiter, durant la nuit, quelques-uns des rayons de la
maison Robinson, mais je renonçai à ce projet. Puisque j'avais de
l'argent en poche, à quoi bon risquer une expédition semblable qui
pouvait très mal finir? Maintenant que j'étais délivré de mes ennemis,
il s'agissait de manoeuvrer avec prudence jusqu'à ce que j'eusse mis
entre eux et moi plusieurs centaines de kilomètres.

J'en étais là de mes réflexions, quand il me sembla entendre dans la
chambre voisine de la mienne un bruit étouffé. Je prêtai l'oreille et
perçus une sorte de bredouillement confus; par instants, une porte
s'ouvrait sur le palier; des gens allaient et venaient dans le couloir,
d'un pas rapide et feutré. Je pensai tout d'abord qu'il y avait un
malade dans l'hôtel, mais bientôt des rires étouffés se firent
entendre.

Une porte condamnée se trouvait à gauche de la table devant laquelle
j'étais assis, et je crus remarquer que, de temps à autre, une ombre
venait intercepter le petit filet de lumière qui passait par la
serrure.

J'étais très inquiet. Quand on a, comme moi, la conscience un peu
chargée, on se tient continuellement sur ses gardes.

J'allais sonner pour demander ma note, quand on frappa à la porte.

C'était le garçon.

--Monsieur, me dit-il avec une politesse que l'on sentait de commande,
il y a quelqu'un qui voudrait vous parler.

--A moi?

--Oui, monsieur.

--Je n'attends personne... il y a certainement une erreur... que
celui qui veut me voir fasse passer sa carte.

--La voici, monsieur, le visiteur m'a justement prié de vous la
remettre.

Et en disant ces mots, il me tendait un petit carré de bristol que je
pris d'un geste brusque et sur lequel je lus avec effarement: _Allan
Dickson, détective_.

Ce fut, on peut le dire, un terrible coup de foudre que je supportai
assez vaillamment.

Je passai ma jaquette, rectifiai le noeud de ma cravate, puis dis au
garçon qui attendait toujours, balançant son plateau, d'un air stupide:

--Faites entrer ce gentleman!

Allan Dickson parut. Il était d'une élégance impeccable et j'admirai
la belle assurance avec laquelle il pénétrait dans ma chambre. Au lieu
de se jeter sur moi, et de me passer les «handcuffs» il s'assit
tranquillement dans l'unique fauteuil qui garnissait la pièce, croisa
sans façon ses jambes, et me dit, en enroulant autour de son index,
d'un petit tournoiement rapide, le cordon de son monocle:

--Monsieur Edgar Pipe, vous êtes un habile homme... tous mes
compliments!... C'est la première fois, je l'avoue, qu'un «client» me
brûle ainsi la politesse...

Ce détective était vraiment un homme bien élevé... D'autres eussent
dit «malfaiteur», mais lui, par un euphémisme charmant dont je lui sus
gré, me qualifiait indulgemment de «client»...

J'eus une légère inclination de tête et répondis, d'un ton dégagé:

--Je crois, mon cher maître, qu'il y a entre nous un petit
malentendu... et si vous le permettez... je vais, en deux mots...

--Inutile... cher monsieur... ce serait du temps perdu... Vous vous
expliquerez devant le constable..., lui seul a qualité pour vous
entendre... moi, je dois simplement me borner à vous conduire à Bow
Street.

Il n'y avait qu'à se soumettre et c'est ce que je fis... J'eus bien,
un moment, l'idée de sauter dans la rue par la fenêtre qui était
grande ouverte, mais ma chambre se trouvait au quatrième étage et je
n'eus pas le courage de tenter un pareil saut.

Je pris donc mon chapeau et ma pelisse et m'avançai vers la porte...

Allan Dickson s'était levé d'un bond et m'avait empoigné par la manche.

--Oh! ne craignez rien, dis-je en souriant, je n'ai nullement
l'intention de vous fausser compagnie... Mon unique désir est de
comparaître le plus tôt possible devant la justice, afin de me laver
de l'accusation qui pèse sur moi... Vous voyez que je suis un «client»
raisonnable... Cependant, en raison de la docilité même dont je fais
preuve, j'ose espérer que vous aurez pour moi quelque indulgence et ne
refuserez pas de répondre à une question qui me brûle les lèvres...
Comment avez-vous pu me découvrir ici?...

--Oh!... c'est bien simple, Monsieur Pipe, répondit Allan Dickson...
J'avais, je l'avoue, tout à fait perdu votre piste et je n'espérais
même plus vous retrouver, quand j'ai reçu, à mon bureau, un coup de
téléphone... C'est vous-même qui me demandiez, paraît-il... alors, je
suis venu.

--Vous voulez rire, je suppose?

--Non... pas du tout... c'est l'exacte vérité... vous m'avez appelé,
sans vous en douter, peut-être. Alors, une personne obligeante qui
vous a entendu a bien voulu me prévenir... Ah! monsieur Pipe, il est
parfois dangereux de rêver et surtout de parler en rêvant... On laisse
ainsi échapper certaines confidences qui vous trahissent, car il y a
toujours, derrière les murs, des oreilles indiscrètes... surtout dans
les hôtels... Vous comprenez, maintenant?

Hélas! oui... Je ne comprenais que trop! Je m'étais dénoncé moi-même...

Décidément, la fatalité me poursuivait.

J'avais cru, un instant, pouvoir remonter le courant; mais tous mes
efforts avaient été vains et j'étais, à l'heure présente, entraîné
vers l'abîme!!...




DEUXIÈME PARTIE

I

OU JE QUITTE LE MONDE POUR ME RETIRER A READING


Je juge inutile de rappeler ici les diverses péripéties de mon procès.
Il a fait d'ailleurs assez de bruit.

Je fus condamné pour cambriolage à main armée, bien que le solicitor
désigné d'office pour me défendre eût essayé de prouver que l'arme
dont je m'étais servi n'était qu'un vulgaire étui de pipe, mais la
déposition de miss Mellis fut accablante. Cette respectable personne
soutint, avec un acharnement féroce, qu'elle avait parfaitement vu le
canon d'un revolver de gros calibre braqué sur elle, et le tribunal la
crut. Malgré l'éloquence un peu théâtrale de mon solicitor je me vis
donc octroyer cinq ans de «hard labour»! Par bonheur pour moi, il
n'avait pas été question de l'affaire Robinson...

A la fin de l'audience, on me conduisit au «Justice box» et, le
lendemain, après une foule de formalités odieuses et ridicules,
j'étais transféré à la geôle de Reading.

Nombre de touristes français connaissent Reading, cette charmante
localité des environs de Londres, située entre Maidenhead et
Basingstoke, dans un site agréable, presque au bord de la Tamise.

C'est là que l'été, les «clerks» et les «shopkeepers» de Londres vont
se remettre des fatigues de la semaine, avec leurs petites amies ou
leurs épouses. Au temps de ma prime jeunesse, j'étais souvent venu à
Reading avec mes parents, mais, à cette époque, le paysage n'était pas
encore gâté par la silhouette imposante et hostile d'un pénitencier.
La campagne s'étendait verdoyante, coupée, çà et là, de larges allées
de sable, que bordaient de riants cottages. Il paraît que c'est lord
Strange, un philanthrope de la nouvelle école, qui a eu l'idée de
faire édifier une prison à Reading, parce que l'air y est très pur, et
que l'on doit prendre soin de la santé des criminels. Cette fausse
humanité n'est-elle pas révoltante? Quelle influence peut avoir sur la
santé des détenus un air salubre qu'ils ne respirent jamais,
puisqu'ils sont continuellement confinés dans une cellule où le jour
ne pénètre que par un étroit vasistas ouvrant la plupart du temps sur
les cuisines, la buanderie ou l'usine servant à produire la lumière
électrique?

Toutefois, il est juste de reconnaître que les cellules de ce «home
forcé» sont des mieux aménagées.

Outre l'éclairage électrique, elles comportent une table, une chaise
en bambou et une crédence où voisinent, avec des commentaires de la
Bible, quelques livres de voyage et d'histoire.

Le lit très simple, monté sur un sommier métallique, a cet aspect
d'élégance sobre que donnent l'extrême propreté et le luisant du
cuivre soigneusement entretenu.

C'est, en réalité, un asile confortable et je comprends très bien
maintenant que de pauvres diables préfèrent cette hospitalité à l'abri
précaire des garnis borgnes ou des logis de rencontre. Cependant, ce
luxe «pénitentiaire» a quelque chose d'ironique. Il semble dire aux
malheureux qui viennent échouer dans la geôle de Reading: «Voyez comme
on est bien ici...» Mais une trappe aux ferrures énormes, qui se
dessine sur le parquet, ne tarde pas à refroidir l'enthousiasme des
détenus et à leur rappeler les anciens supplices imaginés par les
bourreaux de la Tour de Londres...

Cette trappe, par les rainures de laquelle monte une affreuse odeur de
catacombes, c'est la trappe du «Tread Mill», et l'on verra bientôt ce
que signifient ces deux mots, qui évoquent à l'esprit du profane la
reposante vision d'un spectacle champêtre!...

                   *       *       *       *       *

Dès que j'arrivai à Reading, un gardien galonné, qui semblait
m'attendre, me conduisit au «Record Office» où je trouvai un gentleman
imposant, lequel consigna sur un grand registre à coins de cuivre mes
nom, prénoms et qualité. Il écrivait lentement, les lèvres et l'oeil
gauche plissés avec effort, comme s'il eût été pris soudain d'une
violente colique.

--Pipe! Edgar Pipe!... répéta-t-il plusieurs fois...

Le gardien galonné lui remit alors l'argent que l'on avait trouvé sur
moi et que la loi anglaise voulait bien considérer comme «ma
propriété». J'en allais payer les intérêts à un taux assez élevé, et
il me semblait juste qu'on le portât à mon actif.

--On vous rendra cette somme à votre sortie, me dit le comptable...
mais le règlement vous autorise à prélever sur ce dépôt deux shillings
par semaine... sur lesquels on vous retiendra six pence pour
l'entretien de la chapelle...

Mon geôlier m'emmena ensuite dans un petit vestibule aux murs blanchis
à la chaux, et là, me pria poliment de lui remettre mes bottines et
mes bretelles... Je lui tendis mes bretelles, sans hésiter, mais quand
il s'agit de lui donner mes bottines, j'eus un petit tremblement dont
on devine la cause...

Je m'exécutai cependant:

--Voici, fis-je, d'une voix émue, en lui présentant mes chaussures...
ces chaussures précieuses dont l'une contenait des millions... Et, à
cette minute, je sentis mes yeux se mouiller...

Ainsi, c'était fait de mon avenir... le beau rêve que j'avais caressé
s'envolait pour toujours!...

Le gardien prit les bottines et avec de la craie inscrivit à la hâte
sur les deux semelles le chiffre 33. C'était mon matricule!...
Maintenant Edgar Pipe n'existait plus... il serait, pendant cinq ans,
rayé du nombre des humains... Il n'était plus qu'un numéro!

--On vous les rendra, quand vous sortirez...

--Vraiment? fis-je incrédule.

--Mais bien sûr... les effets des détenus demeurent leur propriété...
Bien plus... comme ces bottines sont usées, on vous les ressemelera
dans les ateliers... à vos frais, bien entendu...

Je ressentis un choc au coeur... et l'espoir que j'avais eu, un moment,
fit place à un accablement profond...

J'essayai, néanmoins, de soutenir que mes bottines étaient encore en
très bon état et qu'il était inutile de les réparer.

L'homme les examina, puis répondit, avec un hochement de tête:

--L'administration jugera... moi, ça ne me regarde pas...

Et jetant les chaussures dans un coin, il ouvrit une petite porte et
me poussa devant lui. Nous suivîmes un long couloir, montâmes un petit
escalier en colimaçon et arrivâmes devant une grille à travers les
barreaux de laquelle on apercevait un petit homme chauve qui empilait
sur un large comptoir des paquets numérotés...

--Eh! père Bowspritt, cria mon geôlier, un complet pour ce gentleman,
s'il vous plaît!

Le petit homme chauve leva la tête, me toisa un instant, puis articula
d'une voix aigre:

--Taille numéro 2, carrure moyenne... J'ai justement là quelque chose
qui fera l'affaire...

Et il ajouta, en riant:

--C'est presque neuf... car celui qui l'a porté ne l'a pas gardé
longtemps... Certes, il eût sans doute préféré l'user, mais M. John en
a jugé autrement... Voici le complet... je n'ai plus qu'à coudre le
matricule. Si je ne me trompe, c'est le numéro 33...

--C'est bien cela, dit le gardien.

Le petit homme, sans se presser, enfila une aiguille, chercha pendant
un instant dans un tiroir, puis fixa au vêtement qui allait devenir le
mien une étiquette de toile. Cela fait, il prit dans une armoire une
calotte de drap qui ressemblait au polo des Horse guards et passa le
paquet à travers la grille.

--Déshabillez-vous, me dit le gardien.

J'obéis, et troquai l'élégant costume que je devais à la générosité de
MM. Robinson and Co contre l'affreuse houppelande des détenus, une
sorte de «combinaison» de toile grise parsemée d'as de trèfle[3].

  [3] C'est l'uniforme des prisonniers anglais.

J'étais maintenant métamorphosé en clown, et je suis sûr que j'eusse
obtenu un joli succès en figurant, sous cet accoutrement, dans une
pantomime de l'Olympia.

Je fus ensuite conduit chez le «hair dresser» qui me rasa le visage et
la tête à la tondeuse, puis, après avoir assisté à un office que
marmotta exprès pour moi l'aumônier de la prison (coût: un shilling
six pence), je fus «incarcerated» dans la cellule 33 qui devait,
pendant cinq années, abriter feu Edgar Pipe!

Seul... j'étais seul!...

A partir du moment où j'avais franchi le seuil de ma geôle, je
demeurerais séparé du monde... Le seul être que j'apercevrais--et
encore à travers un judas--serait un gardien indifférent et maussade.
Je devrais souffrir en silence, ronger mon frein dans l'isolement le
plus complet, oublier jusqu'à la voix humaine... Les printemps
succéderaient aux hivers, les automnes aux étés, et je serais toujours
là, entre ces quatre murs, pendant qu'au dehors, sur les jolies
pelouses de Reading, les bourgeois de Londres, ivres de soleil et le
coeur en fête, célébreraient joyeusement les jours de repos avec leurs
familles ou leurs maîtresses...

Je me jetai sur mon lit et pleurai comme un enfant...

En adoptant la dangereuse profession de cambrioleur, je savais certes
à quoi je m'exposais... Je n'ignorais pas qu'un jour ou l'autre la
société me contraindrait à une villégiature forcée dans quelque geôle
du Royaume-Uni, mais je ne m'étais jamais imaginé que la claustration
fût une chose aussi pénible.

D'abord, je fus en proie à une sorte d'anéantissement, de stupeur,
puis une rage folle s'empara de moi et je me demandai un moment si je
n'allais pas me briser la tête contre la muraille.

A la nuit tombante, je retrouvai cependant un peu de calme et fis
honneur au maigre repas qu'on me passa par un guichet.

Je me déshabillai dès que retentit la cloche du coucher et me glissai
sous ma couverture, mais il me fut impossible de fermer l'oeil.

Quand neuf heures sonnèrent à l'horloge de Reading Gaol qui possède,
par parenthèse, un carillon des plus sonores, je me levai, en proie à
une impatience fébrile et me mis à arpenter, pieds nus, ma cellule. Je
montai ensuite sur une chaise et cherchai à jeter un coup d'oeil par
la fenêtre. Au prix de difficultés inouïes, je parvins à me hisser
jusqu'à l'entablement et y demeurai suspendu.

Des ombres passaient et repassaient dans une grande cour à demi
obscure; c'étaient probablement des gardiens qui allaient prendre leur
service de nuit.

De temps à autre j'entendais de longs appels, un grand bruit de
verrous et, par-dessus tout cela, le ronflement sourd et régulier de
la machine à vapeur qui distribue l'électricité dans la prison.

Enfin, vers dix heures, les couloirs et les fenêtres des cellules
furent moins lumineux et un silence relatif remplaça le vacarme de
tout à l'heure.

Je me recouchai. Mille idées plus confuses les unes que les autres se
heurtaient dans mon cerveau, et parmi elles, il en était une qui
m'obsédait, me revenait continuellement à l'esprit: «Si je m'évadais?»

La chose ne me semblait pas impossible, en somme. Ma cellule était au
rez-de-chaussée, et j'avais remarqué que les barreaux de la fenêtre
étaient très espacés... l'un d'eux n'avait même pas l'air bien
solide...

Pendant quelques instants, j'élaborai tout un programme d'évasion, que
le raisonnement me fit bientôt repousser.

M'enfuir? Est-ce que je le pouvais?

Et mon diamant?...

Bien que je ne fusse pas certain de le retrouver à l'expiration de ma
peine, rien ne m'autorisait non plus à supposer qu'on le
découvrirait... Mes bottines n'avaient nullement besoin d'être
ressemelées et il se pouvait très bien qu'on les laissât telles
qu'elles étaient. De plus, si les semelles étaient un peu usées, les
talons n'étaient même pas tournés... Il faudrait vraiment que les
cordonniers de la prison manquassent de travail pour entreprendre une
réparation qui n'avait rien d'urgent... J'avais peut-être tort de
m'alarmer ainsi... et puis... et puis...

Le sommeil finit par me terrasser, mais il fut hanté d'affreux
cauchemars... Je voyais Edith, au bras d'Allan Dickson... Tous deux me
regardaient en riant et me prodiguaient les plus basses injures;
ensuite, c'était l'horrible visage de Manzana qui m'apparaissait... Le
gredin avait en main une de mes bottines et je le voyais qui, avec un
tournevis, s'apprêtait à enlever la petite rondelle de cuir qui
cachait le diamant. Il clignait de l'oeil d'un air narquois et
chantonnait une romance ridicule que j'avais entendue autrefois, à
Londres, dans un music-hall... Puis, Edith revenait, appuyée cette
fois sur l'épaule de Manzana. Elle avait mis le diamant dans ses
cheveux et j'étais ébloui par les feux qu'il jetait... La figure de ma
maîtresse était rayonnante et, parfois, après un bruyant éclat de rire,
elle attirait vers elle l'ignoble Manzana, et le baisait sur les
lèvres.

Je dus, à cette minute, me lever d'un bond et pousser des cris
épouvantables, car le guichet de ma geôle s'ouvrit avec un bruit sec,
et je vis l'oeil sévère d'un gardien qui me regardait fixement...

Je me laissai retomber sur mon lit et m'assoupis de nouveau, mais pour
être aussitôt repris par une affreuse vision... Mr John Ellis, le
bourreau de Londres, tressait délicatement une énorme corde de chanvre
et me la montrait de temps à autre, en faisant le geste de se la
passer autour du cou...

Le lendemain, quand sonna la cloche du réveil, j'étais brisé, moulu,
anéanti. Je me levai cependant, et endossai mon horrible livrée. Comme
je l'avais mise à l'envers, je la retirai pour la retourner, et une
petite étiquette que je n'avait pas remarquée la veille frappa mes
regards. Sur cette étiquette, je lus un nom qui me fit frissonner:
«Calcraft!...»

Le précédent propriétaire de ma houppelande avait lui-même écrit son
nom sur l'étroite bande de toile, et ce nom était celui d'un dangereux
malfaiteur pendu récemment à Reading.

Les journaux avaient longuement parlé de cette exécution qui avait été
très mouvementée, car Calcraft, qui tenait à la vie, s'était débattu
avec fureur entre les mains du bourreau...

Je comprenais maintenant pourquoi le petit homme chauve avait tenu à
faire remarquer que ce vêtement avait été «très peu porté», et je me
souvenais de la plaisanterie macabre qu'il avait lancée en faisant
allusion à M. John...

Ainsi, je portais la défroque d'un condamné à mort!

On avouera que c'était jouer de malheur... et que je ne pouvais
vraiment pas conserver cette «tunique de Nessus» qui me brûlait le
corps. On a beau ne pas être superstitieux, il y a quand même des
coïncidences fâcheuses bien faites pour jeter le trouble dans le
cerveau le mieux équilibré.

Je me mis à cogner à la porte de ma cellule, fis un vacarme de tous
les diables et exigeai que l'on me donnât un autre vêtement... On
finit par y consentir, mais cela prit plus de deux heures. Il fallut
qu'on en référât au gardien-chef, que celui-ci allât trouver le
surveillant général, lequel exposa l'affaire au directeur, et enfin,
après une longue suite de pourparlers, on m'apporta un «complet neuf».

Le scandale que j'avais provoqué dans la prison me fit considérer
comme un détenu «rebellious» et je fus, à partir de ce moment, regardé
d'un mauvais oeil par mes gardiens...

Hélas! tout cela était de peu d'importance, en comparaison de ce qui
allait m'arriver...

Pendant huit jours, je mangeai, comme on dit, mon pain blanc...

L'heure du supplice allait bientôt sonner!




II

LE SUPPLICE DE LA ROUE


J'ai parlé plus haut de cette trappe mystérieuse qui s'ouvre dans les
cellules des prisons anglaises. Les planches dont elle est formée sont
au nombre de quatre, solides, rugueuses, et offrent un contraste
frappant avec les lamelles de parquet qui l'entourent.

Ceux qui la voient pour la première fois la regardent avec effroi,
même s'ils ignorent à quoi elle sert... Quand on l'a vue s'ouvrir,
hélas! on y songe toute la vie!...

Cette trappe est celle du «Tread-Mill», cet instrument de torture
digne du moyen âge et que la barbarie des lois anglaises a conservé
dans son arsenal judiciaire.

J'avais souvent entendu parler du Tread-Mill, mais, ne faisant pas ma
société habituelle des malfaiteurs, je n'avais pu recueillir aucun
renseignement sur cette terrible punition. Je m'imaginais qu'elle
devait manquer d'agrément, mais j'étais loin de supposer qu'elle pût
être aussi cruelle.

J'allais bientôt, moi, Edgar Pipe, le gentleman élégant, à qui tout
travail manuel répugnait, faire connaissance avec le fameux «moulin de
discipline»... J'allais savoir ce que c'est que la torture physique,
après avoir enduré, sans faiblir, toutes les tortures morales.

S'il est vrai que l'on doive tout pardonner à ceux qui ont beaucoup
souffert, je pense que le lecteur, dès qu'il aura lu le récit de mon
douloureux séjour à Reading, aura pour moi quelque pitié. Jusqu'alors,
il n'a connu qu'un Edgar Pipe assez insouciant, parfois même un peu
cynique, se riant de tout et plein d'une folle confiance en soi...
Bientôt, il verra un Edgar Pipe déprimé, affaibli, désespéré,
terrassé... un Edgar Pipe qui ne sera plus que l'ombre de lui-même,
une sorte de brute aux yeux caves, aux gestes endoloris, un spectre
ambulant insensible à tout, un déchet d'humanité... une épave!...

Et je suis sûr que les gens de coeur seront, malgré eux, amenés à se
dire: «Un simple cambrioleur méritait-il pareil châtiment?»

C'est généralement à l'heure où l'homme qui a souffert recommence à
espérer que la lourde main de la destinée s'abat de nouveau sur lui.

Depuis huit jours que j'étais à Reading, je commençais à prendre mon
mal en patience et à m'accoutumer au régime cellulaire si dur pour
ceux qui, comme moi, aiment la société bruyante, quand un matin, à
huit heures vingt exactement, la cloche de la prison résonna comme un
glas.

A ce tintement lugubre, j'avais tressailli malgré moi, comme à
l'approche d'un malheur.

Bientôt, des pas lourds retentirent dans les couloirs, une sonnette
s'agita, et une affreuse voix enrouée que j'entends encore se mit à
répéter sur un ton monotone:

--_Tread-Mill... Tread-Mill... Look out there_[4].

  [4] Moulin à pédales... Moulin à pédales... Gare là!

Aussitôt, la porte de ma cellule s'ouvrit avec fracas, je fus poussé
vers la trappe par des mains brutales, et je me trouvai assis sur une
sellette de fer pendant que mes pieds reposaient sur une large lame de
bois à demi inclinée. Instinctivement je jetai un coup d'oeil dans le
trou noir qui béait au-dessous de moi, et je distinguai une énorme
solive munie de palettes, qui ressemblait absolument à la roue d'un
moulin à eau.

--Gare à vous, me dit un gardien. C'est la première fois que vous
faites du Tread-Mill... pédalez, pédalez ferme! Surtout, ne manquez
par les aubes!... Si vous vous arrêtez une seconde, vous vous faites
accrocher les jambes...

--_Take care_! hurla quelqu'un... _forwards_[5].

  [5] Attention!... En avant!...

La roue commença à tourner doucement. Elle était dure à mettre en
marche et, bien que des centaines de pieds appuyassent à la fois sur
les palettes fixées dans l'arbre de couche, le démarrage ne se faisait
que difficilement.

Peu à peu, le mouvement s'accentua, devint plus rapide, et l'on
entendit un ronflement sonore pareil à celui d'un volant de machine.

Je sentais sous mes pieds tourner les aubes et, dès que l'une avait
passé, je rattrapais vivement l'autre, tremblant à chaque seconde de
la manquer et de me faire broyer les jambes.

Je ne sais si je me fais bien comprendre, car en écrivant ces lignes
je suis encore si troublé que ma plume tremble dans ma main et que ma
tête s'égare.

Ceux qui n'ont pas vu fonctionner un Tread-Mill ne peuvent se rendre
compte du danger qu'à chaque seconde court le malheureux détenu
astreint à ce travail d'écureuil.

Je suais sang et eau et je m'attendais toujours à manquer pied, mais,
à la longue, j'acquis plus d'habileté. J'avais à peu près «attrapé» ce
que les prisonniers appellent la «cadence»... et je menais
régulièrement le «train».

J'étais cependant à la merci d'une défaillance...

Qu'un malaise me prît, qu'une faiblesse ou une crampe immobilisât mes
muscles et c'était la catastrophe...

Mes oreilles tintaient, j'entendais un grand bruit de cloches et des
papillons de feu dansaient devant mes yeux... Les veines de mon cou
étaient gonflées à éclater et il me semblait que je ne pourrais plus
tenir longtemps. Néanmoins, je pédalais toujours, machinalement pour
ainsi dire, et je me demandais avec angoisse quand ce supplice allait
prendre fin.

Pour qu'il cessât immédiatement, j'eusse donné mon diamant... que
dis-je... vingt ans de ma vie.

Soudain, dans une des cellules retentit un cri sinistre, un de ces
cris qui glacent d'effroi ceux qui les entendent... puis ce fut le
silence...

Le Tread-Mill s'arrêta, il y eut, un instant, un bruit de pas
précipités, de sourds gémissements, puis le calme se rétablit et le
surveillant-chef lança de nouveau son lugubre avertissement:

--_Take care!... Forwards!..._

Et la roue se remit à tourner.

                   *       *       *       *       *

J'apprenais, quelques instants après, par une conversation entre
gardiens, qu'un vieux détenu, un vétéran de la geôle, s'était fait
couper les jambes par le Tread-Mill...

Le lendemain, on l'enterrait quelque part et tout était dit.

Est-ce qu'on a le temps à Reading de s'apitoyer sur ceux qui s'évadent
par la mort de la prison modèle de lord Strange?

Chaque jour, nous devions «tourner la roue» pendant vingt minutes, le
matin, et une demi-heure, l'après-midi.

Le lecteur a pu se rendre compte par la courte description que j'ai
faite du «moulin de discipline» de l'effet que ce supplice quotidien
doit avoir sur l'organisme déjà affaibli des détenus. Les solides, les
robustes résistent; les faibles succombent.

Un de moins! dit la justice...

Une victime de plus, répond l'humanité!

La justice anglaise est certes une belle institution... Je dirai même
que notre code, qui n'est point tout à fait _up to date_, protège assez
le criminel, et s'efforce d'éviter les condamnations injustes... On
peut aussi affirmer qu'en Angleterre, lorsqu'un homme est condamné, il
l'est presque toujours _justement_.

Ce qu'il y a d'horrible, dans nos institutions, c'est la répression.

Les juges condamnent un homme au «hard labour» pour vol et à la
pendaison pour crime. Or, cette dernière peine est la plupart du temps
moins cruelle que la première... et il vaut souvent mieux être pendu
que de tourner la roue pendant cinq ans...

A l'heure où j'écris ces lignes, dans ma villa d'été de Ramsgate, face
à la mer, devant un joli bureau d'acajou, je me demande si c'est bien
moi, Edgar Pipe, qui suis encore là, et si je ne suis pas la
réincarnation du malheureux détenu qui «pédalait» à Reading, matin et
soir, en compagnie de deux cents autres camarades, sous l'oeil placide
du surveillant Ruggle...

Oh! ce Ruggle!... je le revois encore et je ne puis songer à lui sans
un mouvement de colère. C'était un être impitoyable qui n'avait jamais
dû s'émouvoir de sa vie.

Il me rappelle ces froids inquisiteurs qui regardaient torturer les
gens avec une impassibilité de statue.

Nous l'avions surnommé «Jack Ketch» et nous le haïssions tous, de ce
qui nous restait de coeur et d'âme.

J'avais eu, un jour, affaire à lui. Je me sentais malade et craignais
de m'évanouir en tournant la roue. Eh bien, le misérable me força à me
lever et, comme je lui faisais remarquer que je n'aurais certainement
pas la force de faire marcher mes jambes, il répondit, avec un affreux
ricanement:

--Tant pis, alors, vous serez broyé... des individus de votre espèce,
il y en a trop ici.

Je ne sais à quelle espèce appartenaient mes codétenus, mais je ne
crois pas me vanter en soutenant que je valais mieux que la plupart
d'entre eux, qui étaient tous des chevaux de retour, et appartenaient
à cette basse pègre que les Londoniens désignent avec mépris sous la
nom de «Black Rascals».

Ce jour-là, je faillis bien me faire broyer les tibias, mais la
Providence veillait sans doute sur moi, car j'eus la force d'accomplir
jusqu'au bout ma pénible tâche.

Je ne cherche pas à me faire plaindre, loin de là, et que le lecteur
ne s'imagine point que je dose à dessein mes effets, dans le but de
l'émouvoir sur ma triste personne, mais puisque j'écris mes mémoires,
j'estime que je dois tout dire.

Avouez qu'il ne serait pas juste tout de même que je me donnasse
continuellement le vilain rôle... Il faut bien que, de temps à autre,
je parle de mes souffrances... c'est même nécessaire, je dirai plus,
très moral, car, en me lisant, les jeunes gens qui auraient
l'intention de mal faire seront certainement retenus sur la pente
fatale, par la crainte de terribles répressions.

Au bout d'un an de Tread-Mill, je n'étais plus que l'ombre de
moi-même. J'étais devenu un véritable squelette, et le médecin de la
prison jugea prudent de m'envoyer à l'infirmerie...

Quelle ne fut pas ma surprise en retrouvant là le jeune homme au
complet neuf et aux bottines vernies dont j'avais fait, une nuit, la
connaissance, sous un des comptoirs de la maison Robinson and Co.

--Eh! quoi, lui dis-je, vous êtes ici?

--Vous le voyez...

--Pour longtemps?

--Deux ans.

--Seulement?

--Vous trouvez que ce n'est pas suffisant?... Deux ans de «hard
labour» pour une paire de boucles d'oreilles, je trouve au contraire
que c'est bien payé.

Et le jeune homme, profitant de ce que le gardien qui nous surveillait
s'était approché de la fenêtre, me confia brièvement son aventure...

--Certes, dit-il à voix basse, depuis que je «travaille», j'ai bien
mérité vingt ans de Tread-Mill, mais on ne m'a jamais inquiété pour
les autres «affaires»... Il a fallu que je me fasse prendre bêtement
chez un bijoutier de Russel street, un vieux juif rusé comme un
renard... Je dois vous dire que j'ai une petite amie, une ravissante
«girl» qui a nom Maisie... Je l'aime à la folie, ce qui est assez
naturel, et lui fais de temps à autre quelques petits cadeaux, sans
bourse délier, bien entendu. Mais vous, qui êtes de la partie, vous
savez comme moi que ces cadeaux-là coûtent souvent fort cher... et la
preuve, c'est que je suis ici pour deux ans!... Bref, j'étais entré
chez ce juif qui s'appelle Manassé, dans l'intention de choisir un
cadeau pour Maisie, dont c'était la fête, le lendemain. Après m'être
fait montrer des bracelets, des bagues et des pendentifs, j'arrêtai
mon choix sur une superbe paire de boucles d'oreilles et, profitant
d'un moment où le marchand avait le dos tourné, je la mis vivement
dans ma poche. Par malheur, le vieux grigou avait aperçu mon geste
dans une glace. Il ne dit rien, mais m'enferma dans sa boutique et
alla chercher un policeman.

--Vous n'avez pas eu l'idée de vous débarrasser des boucles d'oreilles?

--Non... car cela a été si vite fait que je n'y ai vu que du «bleu».
D'ailleurs, je croyais toujours le père Manassé derrière moi, dans une
petite pièce attenant à la boutique... J'ai donc été pris, en flagrant
délit... jugé, condamné... et voilà...

--Le châtiment est dur, en vérité!...

--Oui, mais jusqu'à présent je suis parvenu à couper au Tread-Mill.

--Ah! et comment cela?

--En entretenant une plaie que j'ai à la jambe...

--Et vous restez couché toute la journée?

--Non... Dans l'après-midi, on m'emploie à la cordonnerie...

--Ah!... et vous ressemelez les chaussures?

--Non... je mets des pièces invisibles... c'est ma spécialité... Je
travaille même pour les surveillants...

--De sorte que vous tirerez vos deux années de «hard labour» sans
avoir tâté du moulin?

--Je l'espère... mais, je crains bien qu'on ne me fasse redoubler...

--Ah!

--Oui... il en est déjà question...

Il y eut un long silence... Le gardien s'était rapproché. Nous prîmes
tous deux des poses alanguies et quand il se fut éloigné de nouveau,
je dis à mon «camarade»:

--Il est presque certain que l'on vous fera faire ce qu'ils appellent
du «rabiot»... le mieux, voyez-vous, serait de vous évader.

--Vous en parlez à votre aise, vous!... Si vous croyez que c'est
facile...

--Et si je vous en donnais les moyens?

--Vous?

--Oui, moi...

--Je vous bénirais jusqu'à la fin de mes jours... mais c'est sérieux,
ce que vous dites?

--Tout ce qu'il y a de plus sérieux.

--Oh!... expliquez-moi cela!

--Plus tard... Pour le moment, il faut que vous me rendiez un
service...

--Si je le puis, je ne demande pas mieux... De quoi s'agit-il?

J'hésitai un instant, puis me rapprochant du lit de mon compagnon:

--Allez-vous tous les jours à la cordonnerie?

--Oui, dans l'après-midi...

--Bien... écoutez attentivement ce que je vais vous dire...

--J'écoute...

--Pourriez-vous retrouver une paire de bottines qui portent sous
chaque semelle le numéro 33 et me les apporter ici?

--Oh! oh!... ce que vous me demandez là est bien difficile... enfin,
j'essaierai... Vous tenez beaucoup à rentrer en possession de ces
chaussures?

--Oui... car c'est grâce à elles que nous pourrons nous évader...

--Pas possible?

--Je vous l'affirme.

--Je vous promets d'essayer... mais deux bottines, c'est difficile à
dissimuler... Peut-être pourrai-je en apporter une d'abord...

--Dans ce cas, apportez le pied droit...

--Entendu...




III

HORRIBLE VISION


Je regrettai, quelques instants après, ce que je venais de dire, mais,
tant pis! le sort en était jeté...

D'ailleurs, qu'avais-je à craindre?... De deux choses l'une: ou mon
codétenu parviendrait à s'emparer de mes bottines, ou cela lui serait
impossible... Il n'aurait certainement pas l'idée de regarder dans le
«talon droit»... Il n'y avait qu'une chose à craindre: c'était qu'il
ne se fît pincer, mais il saurait probablement déjouer la surveillance
des gardiens. Une fois en possession de ma précieuse chaussure, je
retirerais du talon le diamant qui s'y trouvait caché et le
dissimulerais habilement dans quelque coin de ma cellule...

Quant au projet d'évasion, j'y songerais ensuite, mais rien n'était
moins sûr que sa réussite.

Ma foi, tant pis!... le principal était, pour l'instant, de rentrer en
possession de mon diamant!

Ah! avec quelle joie je le palperais de nouveau!... Avec quel bonheur
je le regarderais, la nuit, dans ma cellule, à la lueur de la petite
ampoule placée près de mon lit!... Cette fois, j'en étais sûr,
personne ne viendrait me le prendre, car je lui trouverais une petite
cachette bien close, une petite niche invisible...

Il me semblait que je supporterais tout sans me plaindre, que je
«pédalerais» même avec une joie féroce, si je pouvais retrouver mon
Régent...

Ce serait certes la première fois que l'on verrait un «détenu
millionnaire» faire tourner la roue de Reading...

Oui, mais voilà!... si toute évasion était impossible, aurais-je la
force de supporter quatre ans encore les tortures du «hard labour»?

Chaque jour, j'encourageais mon codétenu, qui s'appelait Crafty, en
faisant allusion à notre fuite prochaine... Je lui tenais, comme on
dit, la dragée devant les lèvres et il était prêt à tout tenter pour
s'emparer de mes chaussures. Malheureusement, le temps passait, je
voyais arriver le moment où on me renverrait en cellule et les
recherches de Crafty n'avaient encore donné aucun résultat.

Enfin, l'avant-veille du jour où l'infirmier-chef allait signer mon
exeat, Crafty me dit, le soir, à son retour des ateliers:

--Je sais enfin où sont vos bottines, mais il m'est impossible de m'en
emparer... car on les a enfermées à clef dans un casier à
claire-voie...

--Forcez la serrure...

--Vous n'y pensez pas... D'ailleurs, c'est une serrure énorme... il
faudrait un merlin pour en venir à bout...

--Alors, fis-je d'un air désappointé, vous êtes encore ici pour deux
ans et moi pour quatre... Vous ne tenez donc pas à revoir votre Maisie?

--Si j'y tiens!... pouvez-vous me demander cela... mais j'en meurs
d'envie, j'en deviens fou...

--Alors, de l'audace... et de la ruse... Ah! si je pouvais
m'introduire dans les ateliers, je vous assure que j'arriverais bien à
forcer cette maudite serrure...

--Non... vous n'y arriveriez pas, je vous l'affirme.

--Alors... j'essaierais d'un autre moyen.

--Je voudrais bien vous y voir...

--Où se trouvent les ateliers de cordonnerie?

--Comment? vous ne savez pas? Ils sont juste au-dessous de nous...

La conversation en resta là.

Deux jours après, j'étais de nouveau en cellule et j'avais une fois
encore perdu confiance.

Crafty, malgré toute l'audace qu'il avait pu déployer, n'avait abouti
à rien...

Avant que nous nous quittions, il m'avait serré la main d'un air
désolé, puis m'avait dit:

--J'ai fait tout ce que j'ai pu... j'essayerai encore... mais si je
m'emparais des bottines, que devrais-je en faire?

Je n'avais pas eu le temps de répondre à cette question, car déjà un
gardien m'entraînait.

Rentré dans mon box, je fis plutôt de tristes réflexions.

Quelle imprudence j'avais commise en chargeant Crafty d'une mission
qu'il ne pouvait véritablement point mener à bien. Maintenant, il
était capable de commettre quelque «gaffe», de vouloir quand même
s'emparer des bottines, dans l'espoir d'y trouver quelqu'un de ces
menus outils qui servent aux détenus à scier les barreaux de leur
cellule...

Et puis, je ne le connaissais pas plus que cela, ce Crafty...
N'était-ce pas un de ces individus que les gardiens placent auprès des
autres détenus, dans le but de provoquer leurs confidences? S'il
allait parler?

Cette histoire de bottines paraîtrait assez bizarre... On
rechercherait les chaussures numéro 33, et on en examinerait semelles
et talons, afin de s'assurer qu'elles ne recélaient rien de suspect...
Cette minutieuse inspection amènerait certainement les gardiens à
découvrir le diamant et non seulement je me trouverais privé d'une
fortune sur laquelle je comptais pour «m'établir honnête homme», mais
je serais sous le coup de nouvelles poursuites... et il était possible
que cette autre affaire me valût encore quelques années de prison...

Il est vrai que ces années-là seraient plus douces, puisque je les
passerais en France où les prisons, au dire des criminalistes anglais,
sont plutôt des «sanatoria» que des geôles de punition...

Ces réflexions que je ressassais chaque jour eurent pour résultat de
me décourager tout à fait... Je tombai dans le marasme, et il
m'arrivait souvent de ne plus pouvoir marcher... J'avais les jambes
comme paralysées et elles ne retrouvaient leur vigueur que lorsque
j'étais obligé de les appuyer sur les «aubes» du Tread-Mill. Bientôt,
je n'eus même plus la force de penser. Je devenais stupide et
demeurais plusieurs heures à la même place, sans faire un mouvement,
les yeux fixés sur une fissure du plafond ou une lame du parquet. Je
m'étais amusé, au début de mon incarcération, à marquer sur la
muraille, avec la pointe d'une épingle, les jours que j'aurais à
passer dans la geôle de Reading... Cela faisait 1.825 jours... mais
j'avais fini par m'embrouiller au milieu de cette multitude de signes
gravés sur la pierre et avais abandonné le petit travail qui
consistait, chaque soir, à biffer un chiffre.

C'était maintenant l'indifférence la plus complète de ma part... Je
vivais comme un animal... comme une brute. Je n'avais même plus la
notion du temps... Les heures sonnaient, mais je ne les entendais pas.

Je me demandais parfois, quand une lueur de lucidité traversait ma
pauvre cervelle, si je vivais encore, si tout ce que je voyais autour
de moi était bien réel, et si, parti pour un autre monde, je ne
poursuivais pas un mauvais rêve commencé sur la terre.

Cet état d'hébétude, cette «asthénie» persistante avaient cependant
une heureuse influence sur mon état général, car elles me maintenaient
dans une sorte de somnolence qui apaisait mes nerfs... J'ai reconnu
d'ailleurs que, si j'étais resté à Reading l'homme que j'étais lorsque
j'y entrai, je n'aurais pu supporter plus de deux mois la vie terrible
qui m'était faite.

L'individu s'habitue à tout.

Prenez un élégant de Londres, emmenez-le dans le bouge le plus sordide
et dites-lui: «Tu vivras ici, pendant deux ans». Il vous répondra
immédiatement: «Vivre ici deux ans?... Jamais... j'aimerais mieux me
tuer!» Supposez qu'on le laisse croupir dans ce bouge, il ne se tuera
pas et s'accoutumera même peu à peu à cette ambiance de pourriture et
de misère.

S'il en était autrement, les hôtes de la geôle de Reading
pourraient-ils résister cinq ans... et même dix ans, à leur terrible
claustration?

Je recevais parfois, comme les autres détenus, la visite de l'aumônier,
le révérend Mac Laughan, mais tout ce qu'il me disait, au lieu de me
réconforter, me plongeait dans une tristesse profonde. Sa voix
monotone, ses gestes pleins d'onction, ses révérences, sa façon même
de lever l'index vers le plafond, en prononçant le nom du Très Haut,
finissaient par m'horripiler, et j'attendais avec impatience le moment
où il regagnerait la porte.

On voit à quel point d'affaiblissement j'étais arrivé... J'eusse
préféré quelques ronds de saucisson et un verre de stout à tous les
conseils spirituels du brave homme.

Il remarqua sans doute le peu d'attention que je prêtais à ses
discours, car il ne revint plus et je m'aperçus qu'à partir du jour où
il cessa ses visites, les gardiens se montrèrent immédiatement plus
sévères et plus injustes. Sans doute leur avait-il confié que j'étais
un individu de la plus basse espèce, un de ces criminels endurcis que
la religion elle-même est impuissante à relever.

Je fus dès lors classé dans la catégorie des «sauvages» et traité
comme un vulgaire Botocudo.

Un jour, je m'en souviens, le directeur de la prison vint me voir dans
ma cellule.

C'était un gentleman en jaquette noire et gilet blanc, très haut sur
jambes et affligé d'un tic ridicule de la face.

--Numéro 33, me dit-il, en clignant de l'oeil et en ramenant sa bouche
vers son oreille... vous êtes, paraît-il, un incorrigible...

Son oeil reprit sa place normale, mais sa bouche fut agitée d'un petit
mouvement de gauche à droite qui me fit pouffer de rire.

Il me regarda sévèrement, cligna de l'oeil encore une fois et s'en
alla furieux, en disant:

--Numéro 33..., vous êtes un cynique personnage et... vous finirez
mal... je vous le prédis...

--_Good bye_! lui criai-je, en continuant de rire aux éclats...

Je ne devais certainement pas jouir de toute ma raison, car autrement,
j'eusse reçu avec plus de courtoisie ce pauvre homme qui remplissait,
somme toute, une pénible mission...

Le soir, je me vis réduit au quart de portion, et cette privation de
nourriture dura huit jours.

Le directeur s'était vengé.

N'eût-il pas été plus sage de me faire examiner par un médecin?

                   *       *       *       *       *

Je devenais sale et n'avais même plus le courage de me débarbouiller,
ce qui est un signe certain de déchéance physique... J'encourus deux
ou trois punitions pour ma mauvaise tenue et un jour--c'était en
hiver--deux gardiens m'entraînèrent dans la cour, à demi nu, et me
frictionnèrent pendant un quart d'heure avec une brosse de chiendent,
ce qui amusa beaucoup les autres geôliers qui formaient le cercle
autour de moi...

Je contractai une fluxion de poitrine et fus, pendant plusieurs jours,
entre la vie et la mort. J'aurais pu essayer de faire punir les deux
brutes, mais j'étais si heureux d'être exempt de Tread-Mill, que je ne
dis rien... D'ailleurs, à quoi cela eût-il servi de porter plainte? A
Reading, les détenus ont toujours tort! Est-ce que les procédés dont
on use envers les condamnés dans cette prison modèle ne sont pas tous
empreints de la plus grande bienveillance et de la plus large humanité?

Ceux qui en douteraient n'auraient, pour s'en convaincre, qu'à
consulter la grande affiche apposée dans le couloir du lavabo et qui
est signée et approuvée par trois des plus grands philanthropes
d'Angleterre.

Je ne connais pas ces trois gentlemen, mais je ne serais pas étonné
qu'ils eussent fait installer chez eux un Tread-Mill à côté d'une
pelouse de tennis, pour développer leurs muscles, ainsi que ceux de
leurs enfants et de leurs épouses.

Et même, je ne désespère pas de voir un jour ces grands philanthropes
préconiser, par raison d'hygiène, le Tread-Mill à domicile.

Ma fluxion de poitrine me fut très «salutaire», car elle me permit de
me reposer un bon mois dans un lit beaucoup plus moelleux que celui de
ma cellule. Je lus beaucoup, pendant ce mois-là, et mon cerveau qui
était presque vide recommença à se meubler un peu. L'aumônier qui
s'était décidé à revenir me voir me trouva dans de meilleures
dispositions d'esprit, et attribua ce brusque changement à la lecture
des livres saints.

A dater de ce jour, il multiplia ses visites et fut tellement touché
de mon attitude pieuse et recueillie qu'il me prit sous sa protection
et promit de faire abréger ma peine.

--Combien avez-vous encore de temps à faire? me demanda-t-il un jour.

--Je l'ignore, répondis-je.

--Est-ce possible?

--Hélas! c'est la vérité...

Cette étonnante amnésie parut le troubler.

--C'est bien, dit-il, je m'informerai.

Le lendemain, il m'apprenait que j'avais déjà tiré quatre cents jours
et qu'il m'en restait encore quatorze cent vingt-cinq à faire...

Et il ajouta:

--L'année prochaine, à l'occasion des fêtes du «New-Year's Day», Sa
Majesté le Roi graciera quelques condamnés... je tâcherai d'attirer
sur vous sa Très Haute bienveillance...

Je remerciai comme il convenait le digne révérend, bien que je n'eusse
qu'une médiocre confiance en sa promesse. La guigne me poursuivait et
je ne supposais pas qu'elle dût m'abandonner, tant que je serais à
Reading.

Je crois à l'influence des milieux, et suis persuadé qu'ils exercent
sur notre individu une sorte «d'envoûtement» que peuvent seuls
combattre les voyages et l'éloignement, car plus on reste dans un
endroit où l'on n'a eu que du malheur, plus on attire autour de soi ce
que j'appellerai les mauvais «fluides».

Je sortis de l'infirmerie un lundi matin, et, quand je traversai
l'étroite cour pavée qui conduisait au bâtiment où se trouvait ma
cellule, je fus singulièrement impressionné par un spectacle auquel
j'étais loin de m'attendre. Un détenu, encadré de deux hommes en noir,
s'avançait d'un pas chancelant. Derrière lui venaient le pasteur, le
directeur en redingote sombre, deux surveillants et un individu à mine
sinistre qui tenait à la main une petite valise verte.

En m'apercevant, le détenu me fit un signe de tête et s'écria d'une
voix vibrante:

--Adieu! camarade!... adieu! Priez pour moi! Je sentis un frisson
m'envahir.

--Où donc conduit-on cet homme? demandai-je au gardien qui
m'accompagnait.

--A la chambre de justice, dit-il en se découvrant. Je me découvris
aussi et demeurai cloué sur place, mon bonnet à la main.

Au fond de la cour, une petite porte s'ouvrit en grinçant et une
cloche se mit à tinter.

M. John Ellis, le bourreau de Londres, venait de prendre livraison du
condamné...




IV

OU JE LE REVOIS ENFIN!


Rentré dans ma cellule, je songeai longtemps au pauvre garçon que je
n'avais fait qu'entrevoir et je dis même pour lui une courte prière.

J'aurais bien voulu savoir quel était cet homme, et pourquoi on
l'avait condamné à mort, mais le gardien que j'interrogeai me répondit
d'un ton brutal:

--Cela ne vous regarde pas... C'était un numéro dans votre genre, et
vous pourriez bien, un jour, suivre le même chemin que lui...

Je n'insistai pas.

Pendant plusieurs jours, je demeurai très troublé.

L'adieu que m'avait lancé cet inconnu, au seuil de la mort, m'avait
profondément remué et je regrettai de ne pas lui avoir adressé les
paroles de paix que l'on dit au chevet des agonisants.

Cet homme, était mon frère, après tout, un frère malheureux, que la
fatalité avait sans doute poursuivi dès sa naissance!

Je revois toujours son visage pâle et ses grands yeux qui
ressemblaient à deux trous noirs. J'ai su plus tard, en consultant les
journaux de l'époque, qu'il s'appelait Gulf, un nom prédestiné!

Avec un nom pareil pouvait-il aller autre part qu'à l'abîme...

                   *       *       *       *       *

Mal remis de ma fluxion de poitrine, anémié par la manque de
nourriture, épuisé par le travail meurtrier du Tread-Mill, je n'avais
plus figure humaine. En dehors des heures de travail, j'étais toujours
étendu sur mon lit...

A force de vivre dans l'isolement et d'arrêter mon attention sur les
moindres bruits, mon oreille était devenue d'une finesse
extraordinaire, et cela au point que je ne pouvais presque plus dormir,
car le plus léger frôlement me réveillait.

Un soir, après une journée terriblement fatigante, je commençais à
fermer les yeux, quand un petit coup sec, suivi immédiatement de trois
autres, puis de trois autres encore, attira mon attention. Cela était
assez rapide, mais toujours très régulier, rythmé selon une certaine
cadence.

--Toc... toc, toc, toc!...

Celui qui frappait devait se servir de ses doigts et le bruit était
tout proche, il semblait venir de la cellule qui se trouvait à ma
droite...

J'avais souvent entendu dire que, parfois, les détenus, dans les
maisons centrales, s'entretiennent entre eux au moyen d'un «abécé»
appelé _Correspondance Knock_.

A tout hasard, je me mis à compter les coups en les faisant
correspondre dans mon esprit aux lettres de l'alphabet. Tout d'abord,
je n'obtins que des phrases confuses qui n'avaient aucun sens, mais
comme les frappements continuaient, je parvins à en assembler
quelques-unes parmi lesquelles je distinguai très nettement les mots
suivants: «Ami... ami... écoutez... vous aussi... répondez».

Je me levai, m'approchai de la muraille, et, avec mon index replié,
tapai plusieurs coups qui voulaient dire: «Qui êtes-vous?»

On répondit aussitôt, et je déchiffrai un nom: «Crafty?»...

Eh quoi! c'était mon compagnon d'infirmerie qui voulait causer avec
moi!... Qu'avait-il à me dire?

Au moment où il allait frapper de nouveau, un gardien qui faisait sa
ronde passa dans le couloir... Peut-être avait-il entendu quelque
chose, car il demeura assez longtemps immobile, devant ma cellule.

Il s'éloigna enfin et, quand la lueur jaune de son falot eut cessé
d'éclairer la petite ouverture circulaire placée au-dessus de ma porte,
je repris avec mon voisin la conversation interrompue.

J'eus, pendant un certain temps, beaucoup de peine à saisir ce que
Crafty voulait me dire, mais j'y arrivai enfin, grâce à cette curieuse
faculté d'intuition que les prisonniers arrivent à acquérir.

Et voici ce que m'apprit mon camarade:

Il était parvenu à s'emparer de mes bottines et les avait rapportées
de l'atelier. Pour les cacher, il avait soulevé la trappe qui faisait
communiquer sa cellule avec le Tread-Mill... Il était sûr que l'on ne
pouvait les découvrir, car elles étaient placées dans une
anfractuosité de la muraille, au niveau de l'arbre de couche du moulin.

Il me donna ces indications, moitié en frappant, moitié en collant sa
bouche à la muraille et en parlant très bas.

Ainsi, mon diamant était là, à deux mètres de moi à peine... une
planche seule m'en séparait!... mais était-il sûr que j'allais le
retrouver?... N'avait-il pas disparu du talon qui le contenait?...
Pourvu, au moins, que les cordonniers de la prison n'aient pas eu
l'idée de ressemeler mes chaussures!

On devine l'angoisse qui s'était emparée de moi...

Je demandai à Crafty comment il s'y était pris pour ouvrir la trappe,
et il me donna aussitôt le moyen de soulever la mienne, mais soit que
le système de fermeture ne fût pas le même dans les deux cellules,
soit que je ne susse point m'y prendre, je n'arrivai pas à faire jouer
la ferrure qui supportait l'énorme bloc de chêne...

Je passai une nuit épouvantable et je me relevai même plusieurs fois
pour me livrer à de nouveaux essais qui ne donnèrent aucun résultat.

Pour la première fois, depuis que j'étais à Reading, j'attendis avec
une impatience folle le coup de cloche qui annonçait le Tread-Mill.

Enfin, il retentit et nos boxes s'ouvrirent.

Au lieu de m'installer sur la sellette de fer, comme je le faisais
chaque jour, je me glissai entre la muraille et la roue et parvins, en
m'aplatissant, comme un chat qui passe sous une porte, à atteindre
l'endroit où Crafty avait caché mes bottines. Je les saisis d'une main
prompte, et les glissai entre ma chemise et ma peau, puis je
m'apprêtai à regagner ma place, mais à ce moment, le surveillant
lançait son terrible: _Take care, forwards_!

La roue allait se mettre en mouvement!

J'eus l'idée de crier, d'appeler à l'aide, mais je compris que tout
était inutile. Déjà l'énorme treuil démarrait en grinçant, actionné
par les pieds des détenus.

Aujourd'hui encore, quand je songe à cette minute terrible, affolante,
je me demande comment j'arrivai, sans me faire broyer, à atteindre
l'extrémité inférieure de ma sellette, à m'y hisser et à reprendre
avec les autres condamnés «la cadence du Moulin». Cela est pour moi
une énigme. Tout ce que je me rappelle, c'est que, quand le supplice
eut pris fin, j'avais les mains et les genoux en sang.

Mais, à ce moment, j'étais insensible à tout... j'eusse été écorché
vif que je ne m'en serais même pas aperçu... Je n'avais qu'un désir:
retrouver mon diamant, le prendre dans ma main, le contempler
longuement à la lumière diffuse qui passait par mon vasistas.

Cette minute arriva enfin et j'oubliai toutes mes souffrances, toutes
mes angoisses...

Les ouvriers de la cordonnerie n'avaient pas touché à mes
chaussures... elles étaient intactes et je retrouvai la petite
rondelle de cuir vissée sous le talon droit telle que je l'avais
laissée... Cependant, elle tenait bien, et, pour l'arracher, il m'eût
fallu un outil.

Je la rongeai avec mes dents et parvins à extraire le diamant de sa
gangue...

Dieu! qu'il me parut beau!... Comme il brillait!... quels feux il
jetait. On eût dit un soleil! Je le baisai à plusieurs reprises dans
une sorte de joie fébrile, et telle était mon exaltation que je
n'entendais plus rien de ce qui se passait autour de moi... Je
n'entendais même point ce pauvre Crafty qui frappait au mur comme un
sourd, pour me demander si j'avais retrouvé mes bottines.

Quand je fus enfin revenu à la raison, je lui répondis, mais comme il
avait l'air de vouloir prolonger la conversation, je prétextai un
malaise subit, pour qu'il me laissât en paix.

Cependant, la première effervescence calmée, je me sentis de nouveau
en proie à une mortelle inquiétude...

Où cacher mon diamant?

L'administration de la geôle de Reading n'a pas jugé à propos de
mettre des poches à nos vêtements et les sandales qu'elle nous alloue
n'ont même pas de talon. Je ne pouvais donc replacer le Régent dans sa
«niche», car, pour cela, j'eusse été obligé de conserver mes bottines,
et il n'y fallait pas songer.

Toute la nuit, je réfléchis, tenant mon diamant dans ma main.

Enfin, au jour, je trouvai une cachette provisoire.

Je le glissai dans mon traversin et logeai mes bottines dans ma
paillasse.

Au coup de cloche annonçant le Tread-Mill, j'étais le premier installé
sur ma sellette et... je pédalai ce jour-là avec une ardeur
juvénile... J'aurais, je crois, pédalé toute la journée sans éprouver
la moindre fatigue.

Tant il est vrai que le moral commande en maître au physique, et que
les défaillances du corps proviennent presque toujours d'une mauvaise
disposition d'esprit.

Une subite transformation s'était opérée en moi: j'avais rajeuni de
dix ans!

Il faut croire que la joie que j'avais au coeur se reflétait sur mon
visage, car le gardien Jimb qui m'apportait, chaque jour, ma cruche
d'eau, s'écria dès qu'il ouvrit la porte:

--Peste! trente-trois, vous avez l'air joliment heureux aujourd'hui,
est-ce que votre libération serait proche?

--Hélas! non, répondis-je... j'ai encore, je crois, plus d'un millier
de jours à tirer... mais j'ai reconnu qu'il était stupide de se faire
du mauvais sang...

--Bien sûr... bien sûr... murmura le gardien, en jetant autour de lui
un coup d'oeil méfiant... Il y a des détenus ici qui se minent et ils
ont bien tort... aussi, ils tombent malades et finissent par se
laisser «glisser»... Encore deux, ce matin, qui sont allés dormir sous
la pelouse de Green-Park... C'est effrayant ce que ça se dégarnit
ici... Bientôt, il n'y aura plus assez de monde pour faire marcher le
Tread-Mill.

Et le gardien sortit en chantonnant.

C'était la première fois que cet homme m'adressait la parole, et j'en
conclus que s'il ne me parlait jamais, c'était à cause de mon air
maussade et triste.

On n'aime guère les «faces ténébreuses», et souvent, au lieu d'attirer
la pitié, elles n'inspirent à certaines gens que du dédain et parfois
de la haine.

Depuis que j'étais en possession de mon diamant, je vivais une vie
nouvelle faite de résignation et d'espoir... d'espoir surtout!

Les beaux projets que j'avais naguère abandonnés, je les reprenais
l'un après l'autre et je me remettais à penser à Edith... Oui, à
mesure que mon sang recommençait à bouillonner, je songeais à l'amour
que je croyais avoir enterré définitivement, le jour où j'avais
franchi le seuil de la geôle de Reading.

Edith, à présent, occupait avec le diamant toutes mes pensées, et je
ne désespérais pas de la reconquérir.

Maintenant, je pourrais tout lui dire, lui révéler mes fautes passées.

D'abord, elle me repousserait, cela était à peu près certain;
cependant, quand je ferais miroiter à ses yeux (non pas mon diamant,
car les femmes sont trop bavardes), mais la radieuse existence que je
pouvais lui offrir, elle serait sans doute désarmée.

Son rigorisme ne tiendrait point devant des millions.

Ce qui d'ailleurs m'incitait à supposer que je ne lui faisais pas tout
à fait horreur c'est que, lors de mon procès, où elle avait été, bien
entendu, citée comme témoin, elle ne m'avait point chargé... Je me
rappelle même qu'à une question d'un des juges qui lui demandait ce
qu'elle pensait de moi, elle avait répondu: «M. Edgar Pipe est
peut-être un malhonnête homme, mais je suis obligée de reconnaître
qu'il a un coeur d'or.»

Or, une femme qui trouve que l'on a un coeur d'or, ne peut vous tenir
rigueur de quelques peccadilles.

Cependant, le temps avait marché depuis que j'avais quitté Edith...
Elle avait certainement rencontré un nouveau protecteur, car elle
détestait la solitude, et elle devait avoir oublié déjà le malheureux
Edgar Pipe.

Je me trouverais donc en face d'un rival qu'il serait pourtant, je
crois, assez facile de supplanter, à moins qu'il ne fût un nabab, ce
qui me paraissait peu probable. Enfin, nous verrions... Il était
possible aussi que je rencontrasse une autre Edith, qui me ferait vite
oublier la première.

J'avais d'ailleurs l'intention de quitter l'Angleterre et d'aller
faire un séjour aux Indes, où j'espérais vendre mon diamant à quelque
maharadjah «multimillionnaire».

Une ombre, cependant, obscurcissait ces jolis projets d'avenir:
Manzana!!

Le drôle pouvait me guetter à ma sortie de prison, s'attacher à mes
pas et empoisonner de nouveau mon existence. Comme il n'avait pas été
question du diamant au procès et que, depuis, aucun journal n'avait
annoncé qu'on l'eût découvert sur le condamné de Reading, il
demeurerait persuadé que je l'avais vendu, que j'avais caché l'argent
quelque part et, de complicité avec cet affreux Bill Sharper, il
essayerait encore de me faire chanter.

Qui sait même, si, en désespoir de cause, il ne me dénoncerait pas à
la police française... La prescription ne m'était pas encore acquise
et l'on m'arrêterait sûrement.

Il est vrai qu'il faudrait prouver que c'était moi le voleur du
Régent... Or, qui m'accuserait? Manzana?... _Testis unus, testis
nullus_...

Toutes ces noires réflexions finirent par influer sur mon moral et me
rendirent de nouveau taciturne et maussade. Je ne retrouvais un peu de
tranquillité que lorsque je songeais à cette fameuse fête du New
Year's Day, dont m'avait parlé le pasteur.

Si, à cette occasion, j'avais la chance de bénéficier d'une réduction
de peine, j'étais sauvé, car Manzana, qui me croyait condamné pour
cinq ans, me «manquerait» à la sortie.

Au moment où j'aurais eu besoin de toute ma tranquillité d'esprit,
voilà que justement j'étais tracassé, tourmenté par mon ami Crafty,
qui me demandait à chaque instant, à travers la muraille:

--A quand notre évasion?... Vous en occupez-vous?... Je ne puis plus
résister au Tread-Mill... Si nous ne quittons pas cette maudite prison
je serai mort avant un mois.

J'essayai de le rassurer, et j'y réussis, pendant quelques jours, mais
le pauvre garçon devenait de plus en plus pressant.

--Hâtez-vous, disait-il... Je suis décidé à tout...

Certes, moi aussi, j'étais décidé à tout... mais pas pour l'instant.
Le pasteur, dont je recevais la visite trois fois par semaine,
s'occupait toujours de moi et se faisait fort d'obtenir ma grâce, en
raison de ma bonne conduite et de mon sincère repentir.

Devais-je, par une tentative d'évasion qui avorterait sans doute,
compromettre une affaire qui s'annonçait si bien? Devais-je, pour
tenir parole à Crafty, m'exposer à voir ma peine doublée, et laisser
mes os à Reading?

Cependant, le pauvre Crafty s'impatientait.

--Voyons... pour quand? demandait-il... Je vous assure que je n'en
puis plus... Mes forces sont à bout!

Pendant plusieurs jours, il frappa furieusement au mur, exigeant une
réponse que je donnais immédiatement et qui tenait toujours dans ces
quatre mots: «Patience!... l'heure est proche!»... puis les coups
cessèrent, la cellule devint silencieuse...

J'appris que Crafty avait été transporté à l'infirmerie...

--Bah! me dis-je, il se reposera pendant quelques semaines.

Au fond, je n'étais point fâché de ne plus être obligé de lui
répondre... J'avais cru m'apercevoir qu'un gardien que nous avions
surnommé «Oeil de crabe» s'arrêtait souvent dans le couloir entre la
cellule de Crafty et la mienne, sans doute pour nous épier.

Un jour où l'autre, il nous aurait surpris, et mes notes de conduite
eussent été diminuées de plusieurs points, ce qui était la façon de
punir les condamnés qui attendaient leur «conditionnelle».

La fête du New Year's Day approchait et ce n'était pas le moment de se
faire signaler au surveillant général.




V

PAUVRE CRAFTY!


Ma seule préoccupation, pour l'instant, était de me débarrasser de mes
bottines; nous aurions sûrement, avant peu, une visite de literie, et
il était temps que je les fisse disparaître.

Je les déchirai donc à coups de dents, roulai les semelles, les
aplatis en pesant dessus de tout mon poids, et en fis une sorte de
boule que je lançai, à l'heure du travail, dans le trou du Tread-Mill.

Si l'on retrouvait quelque jour ce paquet informe, on supposerait
qu'il avait été déchiqueté par les rats, très nombreux à Reading, à
cause du voisinage de la Tamise.

Restait mon diamant.

Je le roulai dans le pan de devant de ma chemise, et l'attachai
solidement au moyen de deux ou trois lisières arrachées à mes
sandales. Bien malin serait celui qui viendrait le chercher là!...

D'ailleurs, ce n'était qu'une cachette provisoire, car j'avais
l'intention de soulever une lame de parquet et de l'introduire dessous,
mais cela demanderait de longues heures de travail.

J'étais à peu près tranquille pour le moment, cependant la fatigue ne
tarda pas à me reprendre et j'eus de fréquents étourdissements. Une
fois même, je dus m'évanouir, car je me retrouvai couché sur le
plancher de ma cellule, la tête près de la porte. Par bonheur, aucun
gardien ne m'avait aperçu.

Si «Oeil-de-Crabe» avait eu la malencontreuse idée de regarder par le
guichet de mon box, il aurait aussitôt appelé, croyant que j'avais
voulu me donner la mort, et on m'eût incontinent transporté à
l'infirmerie. Là, on m'aurait aussitôt déshabillé pour me mettre au
lit et mon diamant eût certainement été découvert.

Je devais, sans tarder, le mettre en lieu sûr, et c'est ce que je fis,
mais comme je n'arrivais pas à soulever la lamelle du parquet, je le
calai solidement dans la partie inférieure de la planche inclinée qui
garnissait la fenêtre de ma cellule.

Maintenant, je pouvais m'évanouir tout à mon aise, le diamant était en
sûreté. Je n'avais plus qu'une crainte--je devenais méfiant en
diable--c'était qu'on ne me transportât à l'infirmerie, que je n'y
demeurasse plusieurs semaines et qu'une fois que je serais rétabli on
ne me changeât de cellule, mais cette éventualité ne se produirait
certainement point.

Je dépérissais de jour en jour, et les troubles que j'ai signalés
devenaient plus fréquents. Il m'arrivait parfois de tomber brusquement
comme si j'avais reçu un coup de massue, et je perdais connaissance
pendant quelques minutes. Quand je revenais à moi, j'y voyais à peine
et mes oreilles bourdonnaient avec une telle force que je n'entendais
plus rien... J'étais en outre agité d'un tremblement convulsif des
jambes et me trémoussais de façon désordonnée.

--Quand vous aurez fini de danser, me dit un jour «Oeil-de-Crabe» qui
m'observait par le guichet.

Lorsqu'il vit que, malgré son avertissement, je n'en continuais pas
moins à gigoter, il appela le surveillant-chef.

--Vous ne voyez donc pas, dit le gradé, que cet homme est atteint de
«quaker's dance»... allez vite chercher le docteur Murderer.

J'appris bientôt par ce digne praticien, un petit vieillard paternel
et doux, que le «quaker's dance», qui a beaucoup d'analogie avec le
_delirium tremens_ des alcooliques, est une maladie très commune à
Reading. Elle est, paraît-il, provoquée par l'anémie des prisons, et
le tremblement qui l'accompagne est dû au travail épuisant du
Tread-Mill. Lorsque l'on a «tourné le moulin» on conserve, toute sa
vie, dans les jambes, un petit sautillement auquel les gens de police
ne se trompent jamais.

Pour ma part, j'ai eu la chance d'échapper à cette dégradante
infirmité, parce que j'étais jeune et vigoureux, mais combien de
pauvres détenus en sont restés affligés!

--Mon ami, me dit le bon docteur Murderer, tous les médicaments que je
pourrais vous donner ne vous procureraient aucun soulagement... il n'y
a qu'un remède... la liberté... Néanmoins, comme le règlement
m'autorise à vous exempter de Tread-Mill, un jour sur deux, je vais
donner des ordres en conséquence...

Et il me quitta en hochant tristement la tête.

La liberté!... oui, je le savais aussi bien que lui! Il n'y avait
qu'elle qui pût me guérir, mais arriverait-elle assez vite?

Le lendemain, je n'allai pas au «moulin» et je profitai de ce jour de
repos pour demeurer étendu sur mon lit. J'aurais bien voulu dormir,
mais depuis longtemps, le sommeil me fuyait.

Je m'assoupissais pendant quelques minutes, puis me réveillais en
sursaut, trempé de sueur, en proie à une soif ardente que je ne
parvenais pas à apaiser, bien que je vidasse régulièrement ma cruche,
chaque jour. Ce qui m'était surtout désagréable, c'était d'entendre le
maudit carillon de Reading, qui, toutes les heures, répétait les
premières mesures d'un hymne intitulé _Nearer to Thee, my God_[6] et
qui me rappelait ce que l'homme cherche toujours à oublier,
c'est-à-dire «le grand saut dans l'éternité».

  [6] Plus près de toi, mon Dieu!

Je trouve vraiment que les philanthropes qui ont présidé à
l'installation de la geôle modèle de Reading auraient pu se dispenser
d'ajouter cette note lugubre à tout leur arsenal de torture.

Pour le prisonnier, l'heure qui sonne est une distraction... elle
apporte aussi avec elle un espoir... Une de moins!... songe le
malheureux détenu! Et cette fuite du temps, trop lente à son gré, lui
semble malgré tout bien douce, puisqu'elle le rapproche insensiblement
du jour où il quittera sa défroque de clown pour retourner parmi les
vivants.

Pourquoi faut-il qu'un horrible carillon vienne, toutes les soixante
minutes, égrener ses tintements sinistres comme pour dire au
prisonnier avec une cruelle ironie: «Tu peux compter les heures, va,
mais il en est une que, bientôt, tu entendras pour la dernière fois.»

La loi anglaise est bien dure pour ceux qu'elle frappe, et il ne
serait pas trop tôt qu'elle s'humanisât un peu et marchât avec le
progrès... Je crois que cela arrivera lorsque les juges renonceront
enfin à siéger en perruque poudrée et remiseront parmi les curiosités
des siècles défunts leurs oripeaux ridicules.

Y renonceront-ils jamais?

Le code britannique aurait certes besoin d'être remanié, car il
retarde vraiment trop. Au moment où, dans le monde entier, tout est en
marche vers un système social plus en rapport avec les moeurs
actuelles, où chez tous les peuples les lois ont été «retouchées»,
pourquoi l'Angleterre continue-t-elle à marquer le pas avec tant
d'indolence?...

                   *       *       *       *       *

Le nouveau régime auquel j'avais été soumis, grâce au docteur Murderer,
apaisa un peu mes nerfs; les tremblements qui m'agitaient devinrent
moins violents, mais les étourdissements persistèrent, et c'étaient
eux qui m'inquiétaient le plus, car je craignais qu'ils ne me prissent
au moment où je serais en train de tourner le «moulin». De plus, je
faisais de la neurasthénie, ce qui n'a rien d'étonnant avec un régime
pareil, et la confiance que j'avais eue en l'avenir m'abandonnait peu
à peu...

Ce qu'il m'eût fallu, c'était une cure d'air mais peut-être
deviendrait-elle inutile si mon incarcération se prolongeait.

Un matin que j'étais exempt de Tread-Mill, la cloche de notre chapelle
se mit à sonner tristement, à petits coups étouffés, comme honteuse
d'avoir encore à annoncer la mort d'un détenu...

C'est effrayant ce qu'il mourait de monde à Reading, depuis quelques
semaines!

En entendant ce glas, je me mis à pleurer.

Pourquoi? Je n'aurais pu le dire. Ce n'était pas la première fois que
j'entendais tinter la «gloomy» (c'est ainsi que l'on appelait la
cloche du temple) et jamais je ne m'étais senti ému comme ce jour-là.

Etait-ce pressentiment, crainte ou pitié? Je n'aurais pu le dire. Ce
qu'il y a de certain, c'est que j'étais troublé au delà de toute
expression et que je souffrais le martyre.

Quand le geôlier vint m'apporter ma pitance, je ne pus résister au
désir de l'interroger. C'était un brave garçon qui ne dédaignait pas,
à certains moments, de tailler une bavette avec moi. Il avait fait la
guerre en Afghanistan et aimait à raconter ses exploits, comme la
plupart des militaires qui ont vu le feu de près ou même de loin.

--Savez-vous qui est mort ce matin, lui demandai-je.

--Oui, dit-il à voix basse (car Oeil-de-Crabe rôdait dans les environs),
c'est le numéro 34...

--Le 34?...

--Oui, celui qui était votre voisin de cellule, il y a quelques jours
encore... Il paraît qu'il a eu une mort affreuse... Il était devenu
comme fou et on a été obligé de lui mettre la camisole de force... Ah!
certes, le pauvre diable est plus heureux «comme ça»... Au moins, il
ne souffre plus...

Et le geôlier qui avait encore conservé la faculté de s'émouvoir,
sortit en disant:

--Il avait pourtant l'air d'un bon garçon!... c'était doux comme une
petite fille... et si poli!... Sûr qu'on lui pardonnera là-haut!

Je me jetai sur mon lit et me mis à sangloter...

Pauvre Crafty!... Pauvre Crafty!...

Ainsi, c'était lui!... Ah! je m'expliquais maintenant pourquoi cette
maudite cloche m'avait tant troublé!... Il y avait entre Crafty et moi
un lien que la mort elle-même n'était point parvenue à rompre, et, par
une sorte de télépathie indéniable, nos deux âmes communiaient
étroitement dans la religion du souvenir... Sa pensée était venue à
moi, à travers les murs de la prison, et la mienne maintenant allait à
lui!...

Pauvre Crafty!... Il ne me trompait pas quand il disait qu'il n'en
avait plus pour longtemps... et me suppliait de «hâter notre évasion».
Il sentait déjà venir la mort et croyait l'éviter en fuyant, comme si
l'on échappait jamais à la «Rôdeuse» de Reading, lorsqu'elle vous a
une fois marqué de son doigt fatal!

Ainsi, mon camarade était mort, mort sans que je pusse rien faire pour
lui, moi qui aurais tant désiré lui être utile! Et c'était à ce
malheureux que je devais ma fortune. C'était grâce à lui que j'avais
retrouvé mon diamant!...

A quelques jours de là, le directeur, suivi du surveillant général et
d'un gardien, entra dans ma cellule.

Ces trois visiteurs avaient la mine sévère et je vis tout de suite
qu'il allait se passer quelque chose...

--Fouillez partout, commanda le directeur.

Immédiatement, le surveillant et le gardien se mirent à bouleverser
mon lit, à palper ma paillasse et mon traversin, puis, ils examinèrent
le parquet, introduisant la lame de leur couteau entre chaque rainure.
Ensuite, ils cherchèrent derrière la planche qui garnissait la fenêtre
et je tremblais qu'ils ne découvrissent mon diamant, mais il était
tellement bien dissimulé qu'il échappa à leurs regards.

Le directeur vint alors se planter devant moi et demanda d'un ton dur:

--Où sont vos bottines?

Je feignis le plus profond ahurissement, puis, ôtant une de mes
pantoufles, je la lui montrai, en disant:

--Voilà, monsieur le Directeur...

Il eut un haussement d'épaules:

--Ce ne sont pas vos sandales que je veux voir, ce sont vos bottines...

Je pris un air complètement idiot et répondis en roulant des yeux
stupides:

--Je n'ai pas de bottines, monsieur le Directeur... j'en ai eu,
autrefois, mais on me les a enlevées quand je suis entré ici...

--Oui... c'est de celles-là que je veux parler... elles ont disparu...
un complice les a volées dans le magasin et vous les a remises...

--Comment, fis-je, aurait-il pu me les remettre sans qu'on
l'aperçût... et puis, qu'en aurais-je fait?

--Elles contenaient sans doute quelque objet que vous teniez à ravoir?

--Monsieur le Directeur, je ne comprends rien à tout cela.

--Cependant, vos bottines ont disparu.

--Alors, je ne sais pas plus que vous ce qu'elles sont devenues...

Le directeur qui ne m'avait jamais pardonné de lui avoir ri au nez,
lors de notre première entrevue, me regarda en clignant de l'oeil et
en faisant aller sa bouche d'une oreille à l'autre (tic qui lui était
familier et que la colère semblait exagérer encore) puis, il me menaça
gravement de son index en bégayant:

--Prenez garde!... sacripant!... prenez garde!...

Je courbai la tête sans répondre.

Il sortit, suivi de ses deux subordonnés, et je l'entendis qui disait,
dans le couloir:

--Ce n'est pas fini, cette affaire-là... non, ce n'est pas fini... Il
faudra bien que je la tire au clair...

Je devinai sans peine ce qui s'était passé. Le pauvre Crafty, dans son
délire, avait dû parler, un gardien avait surpris ses paroles et «en
avait référé» au directeur, qui avait immédiatement ordonné une
enquête. Elle avait abouti à la constatation que l'on sait et,
maintenant, tout le personnel de Reading cherchait mes bottines...

Cet incident n'était pas fait, on le suppose, pour hausser la moyenne
de mes notes et me valoir la «cote d'amour» sur laquelle comptait le
pasteur. Je m'aperçus que l'on redoublait de surveillance et qu'un
oeil était continuellement fixé sur moi, un oeil vert, sans éclat,
mauvais et sinistre, qui me donnait le frisson.

--Cela va mal pour vous, mon fils, me dit le pasteur à quelque temps
de là... Je viens de consulter votre dossier et je me suis aperçu
qu'on y avait ajouté quelques lignes vraiment regrettables... Je doute
que, maintenant, nous puissions obtenir facilement votre libération
conditionnelle... C'est dommage!... Oui, c'est vraiment dommage, car
l'affaire était en bonne voie, et vous arriviez presque en tête de
liste... Ah! quel malheur, mon Dieu, quel malheur!... vous n'aviez
plus que quelques mois à attendre!...

Le plus navré, c'était certainement moi, et je tombai, à partir de ce
jour, dans un douloureux abattement...

Ainsi, je sombrais au moment d'atteindre le port!... J'étais,
brusquement, replongé dans l'abîme.

Si cuirassé que je fusse contre l'adversité, je supportai
difficilement ce coup-là!

Mon diamant ne suffisait même plus à me consoler et il y avait des
moments où je le chargeais de toutes les malédictions!

Je n'avais eu que du malheur, depuis que je m'en étais emparé. Tout
s'était effondré autour de moi et je finissais par croire qu'il était
ensorcelé... Ah!... j'étais bien puni de mon ambition!... J'avais
voulu conquérir la fortune, mener une vie calme, paisible, redevenir
un honnête homme et j'avais chaque jour roulé, d'échelon en échelon,
jusqu'au fond du gouffre où s'éteignent tous les espoirs.

Moi, qui avais réussi les plus dangereux cambriolages, moi qui avais
toujours glissé avec une adresse merveilleuse entre les mains de la
police, j'étais arrivé à me faire prendre, comme le dernier des
débutants, à l'heure même où j'avais si vaillamment gagné ma retraite!

Je finissais par croire qu'il y a, sur terre, une somme de bonheur
dont on peut disposer, à un certain moment de la vie, mais que l'on ne
retrouve jamais, une fois qu'on l'a épuisée. J'avais, comme on dit,
mangé mon pain blanc en premier... Maintenant, je goûtais au pain amer
de l'adversité. Ma vie d'aventures avait pris fin, et au lieu des
espaces ensoleillés prometteurs de délices infinies, dont je rêvais
encore, quelques semaines auparavant, je voyais se dresser devant moi
un grand mur sombre, infranchissable, dont la crête se perdait dans le
ciel gris.

Ma pensée se reportait sans cesse au cimetière de Reading où dormait
mon pauvre Crafty et il me semblait entrevoir, au milieu des herbes
folles, une petite croix de bois noir avec cette courte inscription en
lettres blanches:

  _Here lies Edgar Pipe_[7]

  [7] Ci-gît Edgar Pipe.

Je me faisais l'effet d'un vieillard accablé d'infirmités, qui
souhaite la mort afin de ne plus souffrir...

Quand on en est arrivé à ce fâcheux état d'esprit, rien ne saurait
plus vous émouvoir.

Il y eut encore une exécution à Reading, celle d'un nommé «148», qui
avait, dans un accès de rage, étranglé un geôlier. Eh bien! le
croirait-on? j'enviai le sort de ce condamné.

Le pasteur m'avait pris en pitié. Il venait, chaque jour, me lire la
Bible, mais cette lecture, au lieu de me consoler, me rendait fou
furieux... On voit à quel degré de mécréance j'étais descendu.

--Mon fils, me dit un soir le ministre, je considère que mes visites
sont inutiles...

Et il s'en alla navré, après un grand geste de suprême miséricorde...

Le lendemain, je le faisais appeler... C'était le seul être humain
avec qui je pusse causer et si sa présence et ses lectures m'étaient
pénibles, son absence l'était davantage encore...

Il me fallait quelqu'un à qui me raccrocher, car je sentais bien que
si je ne voyais plus personne, j'allais finir par me tuer...




VI

LE «SINISTRE» PROVIDENTIEL


Le printemps était revenu, et le soleil qui visitait de temps à autre
ma cellule (oh bien peu!... quelques minutes seulement) ne fit
qu'aggraver ma peine... Sa lumière, au lieu de me réchauffer le coeur,
me rendait plus triste que jamais, car elle me rappelait la vie... la
vie que je cherchais à oublier!

Je me cachais la figure dans mes draps pour ne point le voir, mais je
crois que jamais il ne brilla plus que ce printemps-là... L'Angleterre
elle-même semblait s'être débarrassée de ses éternels brouillards...

Je me sentais «descendre» de jour en jour, et j'avais conscience
d'être devenu complètement une brute, quand il se produisit, à Reading,
un événement que les journaux enregistrèrent sous le mot de
«sinistre» et qui eut sur ma destinée le plus heureux effet.

Une nuit, le feu prit à la prison. Il débuta par les magasins et les
ateliers et, malgré les efforts des «fire-men» accourus de Londres et
des environs, se propagea jusqu'aux bâtiments cellulaires.

On ouvrit aussitôt les portes de nos boxes, et le directeur donna
l'ordre de nous conduire dans la cour. Je pris mon diamant, le fixai à
la hâte, au moyen d'un noeud, dans le pan de devant de ma chemise et
suivis mes compagnons.

Une fois que nous fûmes dans le grand «yard» pavé qui s'étend devant
la chapelle, on s'aperçut tout à coup que l'on avait oublié d'évacuer
les prisonniers qui se trouvaient à l'infirmerie. Il y eut alors une
minute d'affolement parmi le personnel.

En présence du danger qui menaçait les pauvres malades, j'avais
retrouvé toute mon énergie et j'étais redevenu, par un phénomène que
j'attribue à une subite excitation nerveuse, l'Edgar Pipe des anciens
jours.

Sans que personne me l'eût commandé, je m'élançai avec les «fire-men»
dans la fournaise, gravis en courant un escalier que les flammes
commençaient à lécher, empoignai dans mes bras un malheureux
immobilisé dans son lit, le descendis rapidement dans la cour et
retournai ensuite, au risque de me faire griller, en chercher un
autre. A la fin, comme personne n'osait plus s'aventurer dans
l'escalier en feu, je me dévouai, aux applaudissements de tous et fus
assez heureux pour ramener le dernier malade, un vieillard paralysé
que la terreur rendait fou et qui poussait des cris déchirants.

Je n'étais que légèrement brûlé aux mains et aux bras, car pour
pénétrer dans le brasier, j'avais eu soin de m'envelopper d'une
couverture mouillée. Je fus le seul, avec deux autres détenus, à
coopérer au sauvetage et chacun s'accorda à reconnaître que j'avais
été le plus audacieux...

De l'avis même des «fire-men» j'étais un héros... et mon
numéro--j'allais dire mon nom--circula bientôt dans tous les groupes.

A cinq heures du matin, on était enfin parvenu à noyer l'incendie. Les
magasins et les ateliers avaient été en partie détruits. Quant à la
maison de détention proprement dite, ainsi que le pavillon où logeait
le directeur, ils étaient intacts. Par contre, le hangar qui abritait
la machinerie du Tread-Mill et celui où se trouvait la fameuse
«chambre» de justice, avaient flambé comme un feu de paille et je
soupçonne fort les détenus, qui faisaient la chaîne et se passaient
les seaux d'eau, de n'avoir pas montré beaucoup d'empressement à
protéger ces deux affreuses bicoques.

J'avais eu la chance, en opérant mes sauvetages, de ne pas perdre mon
diamant... Je le sentais toujours sur mon abdomen... je le sentais
d'autant plus qu'il s'était, sous l'effort que j'avais déployé,
profondément enfoncé dans ma chair où il avait même, par endroits,
produit de légères érosions.

Je m'apprêtais à prendre la file, à la suite de mes compagnons que
l'on allait reconduire dans leurs cellules quand le directeur me fit
appeler, ainsi que les deux autres détenus qui s'étaient en même temps
que moi distingués par leur courage.

Il nous félicita et eut même quelques paroles émues assez «réussies»,
mais ce fut moi qui recueillis la plus grande part de cette gerbe
d'éloges:

--Numéro trente-trois, me dit-il, vous venez, en quelques minutes, de
racheter un passé regrettable et je ne veux plus voir en vous qu'un
héroïque et brave garçon... Dès aujourd'hui, je vais rendre compte de
votre belle conduite au lord Chief of Justice et je ne doute pas qu'il
ne vous accorde à bref délai une sérieuse réduction de peine... et
peut-être votre grâce... Allez!... Ayez confiance! Pour vous l'heure
de la libération est proche.

Et, chose stupéfiante, inouïe, inimaginable, le directeur de la prison
de Reading serra la main au numéro trente-trois...

C'était la première fois qu'on voyait chose pareille, et les gardiens,
quand je passai devant eux, me saluèrent militairement.

Au déjeuner, j'eus double ration avec une pinte de pale-ale et une
tasse de thé; au dîner, on me servit une excellente oxtail soup, du
roast-beef avec des pickles, un pudding et du stout... et je
recommençai à trouver la vie agréable.

De Tread-Mill, il n'en fut plus question, d'abord parce que le moulin
ne fonctionnait plus, ensuite parce que j'étais en instance de
libération et que, comme tel, je devais être dispensé de tout travail.

Quinze jours après, le 17 avril (j'ai retenu la date), le directeur me
faisait appeler et me lisait un long factum duquel il ressortait que
M. «Trente-Trois», condamné à cinq ans de Hard Labour pour cambriolage
à main armée, bénéficiait d'une mesure de clémence et obtenait sa
grâce immédiate «eu égard au grand courage et à la parfaite abnégation
de soi-même qu'il avait montrés en sauvant lors de l'incendie de la
prison de Reading, et ce dans des circonstances particulièrement
périlleuses, les numéros 29, 56 et 127, tous trois en danger de mort.»

L'Association d'Assistance aux Condamnés Repentants que dirigeait le
pasteur de la maison pénitentiaire m'allouait, en outre, afin de me
permettre de reprendre ma place dans la société, une somme de
cinquante livres, payable à la caisse de l'économat, le jour de ma
sortie... De plus,--oh! ce n'est pas fini--la Fondation Evangélique de
Londres me faisait don de vingt autres livres et l'Armée du Salut de
cinq, total soixante-quinze livres qui, ajoutées à ma masse, laquelle
se montait à seize livres et aux quatre-vingts livres de miss Mellis
dont je gardais la propriété, portaient mon avoir à cent soixante et
onze livres!...

Je trouvai que ce petit dédommagement était assez juste et que, somme
toute, il y avait encore de braves gens en Angleterre.

La santé m'était revenue tout d'un coup et j'attendais avec une
impatience que comprendront tous ceux qui ont, comme moi, tâté de la
prison, l'heure de ma levée d'écrou.

Elle arriva enfin!...

On me rendit les effets que j'avais, on s'en souvient, achetés à si
bon compte aux magasins Robinson and Co, mais comme je n'avais plus de
bottines, le pasteur voulut bien me faire cadeau d'une paire qu'il ne
mettait plus et je me trouvai de nouveau habillé en «gentleman».

Je devais, à la vérité, avoir plutôt triste mine avec ma tête rasée,
mon chapeau défoncé, mes habits chiffonnés et mes larges chaussures à
bouts carrés, mais quand on a porté, pendant près de trois ans, la
combinaison ornée de fleurs de trèfle qui est l'uniforme des prisons
anglaises, on n'a pas le droit de se montrer difficile. D'ailleurs on
arrive, après un long séjour en cellule, à ne plus avoir, faute de
glace, la notion de l'élégance.

Lorsque je franchis le seuil trop hospitalier de la prison de Reading
et que je me trouvai dans la rue, que je vis autour de moi des hommes,
des femmes, des enfants, des chiens, des chevaux, des autos, je
demeurai un instant ébloui, comme un hibou surpris par l'aurore, mais
presque aussitôt, je me ressaisis et jetai un rapide coup d'oeil
autour de moi.

Bientôt, j'eus un soupir de satisfaction... car je venais d'acquérir
la certitude que Manzana n'était point parmi les passants qui
m'environnaient... Cela m'encouragea à me rendre à Londres. C'était
encore là, ma foi, que je serais le plus en sûreté.

--Pardon!... la gare?... demandai-je avec une extrême politesse à un
gros policeman qui trônait au milieu d'un refuge, comme un Bouddha sur
un piédestal.

L'homme eut un regard ironique et répondit en me toisant des pieds à
la tête:

--Ah! ah!... on sort du bocal, hein?... Riche idée... voici la belle
saison!... Et alors, comme cela, on retourne à Londres voir ses
amis!... et on va s'en donner tant que ça pourra jusqu'à ce qu'on
revienne ici.

--Pardon, sir, répondis-je très digne, je vous ai demandé le chemin de
la gare...

Le policeman s'inclina cérémonieusement:

--Gentleman... excusez-moi... vous êtes sans doute le prince de
Galles... pardon!... je m'étais mépris... tout le monde n'est pas
physionomiste... La gare?... elle est là, devant vous, mais je dois
prévenir Votre Excellence que le train de Londres vient de partir...
et que le prochain est à cinq heures cinquante-quatre...

«Imbécile!» pensai-je en tournant les talons...

Ainsi, à peine rendu à la liberté, j'étais déjà la risée des gens de
police!...

Ce premier contact avec le monde «civilisé» m'avait désagréablement
impressionné, mais je n'étais pas au bout de mes surprises.

Un peu plus loin, un bon bourgeois tenant par la main un petit garçon
me désigna au gamin qui fixa sur moi des yeux effarés. Sur le pas des
portes, les boutiquiers me regardaient avec mépris, et j'entendis l'un
d'eux dire à son voisin:

--On les relâche donc tous à la prison de Reading... cela promet...
la rubrique des faits divers ne chômera pas...

--Je trouve, répondit un autre, que l'on est trop indulgent pour ces
oiseaux-là... Si j'étais quelque chose dans le gouvernement, je
proposerais une bonne loi qui nous débarrasserait pour longtemps de
canailles pareilles...

La voilà bien la charité sociale! Un homme sort de prison, il ne
trouvera personne pour lui tendre la main... personne ne l'aidera à se
relever. Il expiera sa réhabilitation plus durement que son crime. Et
l'on s'étonne après cela qu'il y ait tant de récidivistes!...

J'étais, je l'avoue, quelque peu refroidi, et moi qui avais quitté
Reading avec de bonnes pensées plein la tête, je commençais à sentir
la haine s'amasser dans mon coeur.

En passant devant la glace d'une devanture, je me regardai à la
dérobée et j'eus peine à me reconnaître.

Comment! c'était moi, cet individu grotesque et repoussant... C'était
moi cet affreux chemineau, à la peau couleur safran, aux yeux caves et
farouches, à l'allure minable et inquiétante... Ah! je comprenais
maintenant pourquoi tout le monde me regardait... Je mettais une tache
sombre sur la gaieté de la ville... Pour ces gens paisibles, j'étais
le vagabond dont il faut se méfier, le spectre du Mal, l'homme prêt à
tout, le fauve redoutable sorti de la Ménagerie de Reading!...

A la gare, dès que j'eus pris mon billet, un employé m'invita poliment
à ne pas stationner dans la salle d'attente, et comme je m'étais
réfugié sur le trottoir, un policeman m'ordonna de descendre sur la
chaussée.

Un autre détenu qui avait été libéré en même temps que moi arpentait
librement, la pipe à la bouche, la cour de la gare, et personne ne
faisait attention à lui. Cela m'étonna tout d'abord, mais je finis par
comprendre...

Cet homme portait un costume d'ouvrier, et il y en avait vingt comme
lui qui attendaient le train... Rien ne le différenciait de ceux qui
l'entouraient et il avait l'air d'être de leur compagnie, tandis que
moi, avec ma pelisse sous le bras, ma jaquette chiffonnée, mon chapeau
déformé, ma chemise fripée qui, faute de doubles boutons, bâillait sur
la poitrine, j'attirais immédiatement l'attention des passants.

Des centaines d'yeux étaient braqués sur moi et je sentais le rouge de
la honte me monter à la face.

Si jamais j'ai désiré voir la nuit arriver, ce fut bien ce jour-là!...

Ce jour-là aussi je pus mesurer la profondeur de la muflerie humaine!...




VII

OU JE DEVIENS L'AMI DE Mme CORA ET DE M. BOBBY


Quand j'arrivai à Londres, mon premier soin fut de courir chez un
chemisier et chez un bottier, puis j'allai ensuite chez un petit
tailleur de Commercial Road qui consentit, moyennant deux shillings, à
donner un coup de fer à mes habits.

Cet homme aussi vit bien que je sortais de prison, mais il se garda de
me questionner...

Il y avait chez lui une glace dans laquelle je pus me regarder à
loisir et je remarquai que ce qui me rendait surtout affreux c'était
ma tête rasée, sur laquelle oscillait un chapeau trop grand. J'eus
l'idée d'acheter une perruque que je porterais jusqu'à ce que mes
cheveux eussent repoussé. Je fus longtemps à la découvrir, cette
perruque, mais enfin j'y parvins et celui qui me la vendit, un vieux
receleur de Johnson Street, me la fit payer très cher, car il me prit
sans doute pour quelque malfaiteur qui voulait échapper à la police.
Je coiffai aussitôt ce «postiche» d'occasion qui s'adaptait assez
exactement à ma tête et pris congé du «broker» qui crut devoir me
serrer la main et me décocher un petit coup d'oeil malicieux.

Je me mis ensuite à la recherche d'un logement et cela me prit deux
bonnes heures. Je ne pouvais, on le comprend, m'installer dans un
bouge, et ma mauvaise mine m'empêchait d'arrêter mon choix sur un
hôtel de second et même de troisième ordre. Fort heureusement, le
hasard vint à mon secours, une fois encore.

Dans une petite rue de Limehouse, un des bas quartiers de Londres, un
écriteau attira mes regards:

  _Bedroom to let._

J'hésitai un instant, puis me décidai à entrer. La maison avait plutôt
mauvaise apparence.

C'était une affreuse bâtisse aux murs fendillés sur la façade de
laquelle on avait récemment passé une couche de badigeon rouge qui
s'effritait déjà par endroits.

Je suivis un étroit couloir et arrivai dans une petite cour vitrée où
j'aperçus une servante qui lavait du linge.

--C'est ici, demandai-je, qu'il y a une chambre à louer?

La maid me regarda un instant avec de gros yeux ronds, essuya ses
mains à son tablier et répondit, avec un affreux accent gallois:

--Attendez, j'vas chercher Mme Cora.

J'attendis près du baquet de la laveuse, les pieds dans l'eau.

Soudain, un joyeux éclat de rire retentit près de moi. Je me retournai
vivement mais je n'aperçus personne... Presque aussitôt une horrible
voix canaille qui rappelait celle des beggars de Whitechapel entonna
une chanson de matelots ordurière et stupide.

J'allais fuir, quand une grosse dame parut.

C'était Mme Cora. Elle avait une perruque rousse; sa bouche était d'un
rouge exagéré et ses yeux que surmontaient des sourcils d'un noir de
jais décrivaient deux courbes tellement régulières qu'on les devinait
tracées avec un pinceau. Quant à son teint, il avait cet incarnat
factice que donne à la peau le «crayon Primrose» et son visage luisait
comme un phare. Elle était vêtue d'un peignoir de soie bleue sous
lequel ballottait une poitrine molle, maintenue par un large ruban de
faille.

En m'apercevant, elle inclina légèrement la tête, esquissa un sourire
et demanda, d'une petite voix d'enfant:

--Monsieur désire?

--J'ai vu que vous aviez une chambre à louer, madame, et je désirerais
en connaître le prix.

--C'est quinze shillings par semaine... ameublement confortable, vue
sur la rue...

A ce moment, les éclats de rire se firent entendre de nouveau.

--Ne faites pas attention, me dit Mme Cora, c'est Bobby qui s'amuse...
Nous disions donc: vue sur la rue... tranquillité parfaite... On peut
sortir et rentrer à volonté... mais vous savez, je ne veux pas de
chiens ici... je les ai en horreur car ils font peur à Bobby... Il est
si impressionnable, ce pauvre Bobby... Figurez-vous que l'autre jour,
il a été pris d'une crise terrible et j'ai bien cru que j'allais le
perdre... Un maudit bull s'était introduit dans cette cour et aboyait
avec fureur... il a même eu l'audace de monter au premier, dans la
chambre où se trouve Bobby... Mais je suis là qui vous parle de mon
coco adoré, et j'oublie de vous montrer la chambre... Voulez-vous
prendre la peine de me suivre, monsieur?

Et Mme Cora s'engagea dans l'escalier. Elle avait pour gravir plus
facilement les marches, retroussé son peignoir bleu et me montrait des
mollets énormes emprisonnés dans des bas transparents, de couleur
claire.

--Oh! oh!... faisait Bobby de sa vilaine voix nasillarde...

Je l'aperçus enfin, ce Bobby. C'était un gros perroquet gris qui
circulait librement dans une pièce du premier étage, semant sans
pudeur sur le grand tapis rouge des ordures larges comme des shillings.

--Croyez-vous qu'il est joli, s'extasia Mme Cora. Un connaisseur me
disait dernièrement qu'il n'en avait jamais vu de pareil... et je le
crois sans peine... Bobby vaut au moins cent livres... oui,
monsieur... mais pour mille, je ne le céderais pas... Et si vous
saviez comme il est intelligent... il comprend tout... je n'ai qu'à
lui donner un ordre pour qu'il m'obéisse aussitôt...

Je pensai, à part moi, que Mme Cora aurait bien dû donner à son
perroquet l'ordre de respecter un peu plus le tapis rouge.

Nous arrivâmes à la chambre. Elle était, je dois le dire, presque
confortable, quoique d'une propreté douteuse.

La grosse dame fit glisser sur leur tringle les doubles rideaux afin
que sans doute je pusse mieux voir la poussière qui garnissait les
meubles et les taches répandues sur le fauteuil et le couvre-lit, puis
elle me demanda si «je me décidais».

Je répondis affirmativement, car je ne me sentais plus le courage de
chercher un autre logement.

Alors, elle devint aimable, presque provocante...

--Vous serez très bien ici, dit-elle... et si vous vous ennuyez, je
pourrai de temps en temps vous tenir compagnie... Chez moi, vous savez,
c'est la vie de famille et tous mes locataires sont un peu mes
enfants.

--Vous avez d'autres locataires?

--Oui, quatre, mais des garçons très sérieux qui partent le matin et
ne rentrent que le soir. Deux sont employés aux Docks.

--Ah!... et les deux autres?

--L'un est commis voyageur, et l'autre coiffeur pour dames... Vous les
verrez, d'ailleurs, car le samedi soir, nous avons l'habitude de nous
réunir pour jouer au poker... Ce sont des locataires tout ce qu'il y a
de plus comme il faut... le commis voyageur surtout...

Et, tout en me donnant ces explications, la grosse dame me frôlait
légèrement en me faisant les yeux doux, mais voyant que je ne
répondais pas à ses avances, elle me dit brusquement:

--Nous sommes d'accord, n'est-ce pas? La chambre vous plaît... eh bien,
c'est une affaire entendue... quinze shillings par semaine et payables
d'avance...

Je lui tendis une livre, et comme elle n'avait pas de monnaie sur elle,
je lui dis de remettre les cinq shillings à la bonne...

J'avais absolument besoin de repos et désirais me débarrasser au plus
vite de cette logeuse un peu trop familière.

Elle me laissa enfin.

Dès qu'elle fut partie, je donnai un tour de clef et m'assis dans
l'unique fauteuil qui, avec deux chaises de velours grenat, garnissait
la pièce.

Mon séjour prolongé à la geôle de Reading m'avait fait perdre
l'habitude de la marche et j'étais tellement éreinté, tellement fourbu
que je m'endormis presque aussitôt.

Quand je me réveillai, il faisait nuit. La lueur d'un réverbère placé
en face, dans la rue, éclairait ma chambre. Une faim atroce me
tenaillait l'estomac. Je me levai, assujettis ma perruque qui s'était
un peu dérangée pendant mon sommeil, m'assurai que mon diamant était
toujours dans la pochette de ma chemise de dessous, puis, je mis mon
chapeau, ouvris la porte et m'engageai à tâtons dans un escalier
obscur. En m'entendant descendre, le maudit perroquet se mit à pousser
des exclamations auxquelles se mêlaient quelques mots de «slang»...

--Ah! vous voulez probablement dîner, me dit Mme Cora, en s'avançant
sur le palier... Vous savez, je donne également à manger... c'est deux
shillings six par repas.

J'acceptai l'offre de la grosse dame et, quelques instants après,
j'étais installé entre elle et Bobby devant une petite table
recouverte d'une nappe à carreaux jaunes et rouges.

Mme Cora faisait elle-même le service et s'efforçait à des gestes
gracieux qui la rendaient parfaitement ridicule.

Qu'était-ce au juste que cette logeuse? Malgré ses petits airs de
franchise et d'abandon, elle ne m'inspirait qu'une médiocre confiance.
J'étais, à n'en pas douter, tombé dans une de ces maisons louches
comme il y en a tant à Whitechapel, et si j'étais relativement
tranquille au sujet de ma personne, je l'étais beaucoup moins pour ma
bourse.

Tout en mangeant, avec des minauderies de petite maîtresse, Mme Cora
me posait une foule de questions qui ne laissaient pas que de
m'embarrasser un peu. Quand serré de trop près, je ne savais que
répondre, je passais mon doigt sur la tête de Bobby, lequel s'était
pris pour moi d'une subite affection. Il me regardait continuellement
de son gros oeil rond, en se tortillant maladroitement sur son
perchoir et se rapprochait de plus en plus. Au dessert, il grimpa sur
mon épaule et se mit à tirer les cheveux de ma perruque, tout en
laissant tomber sur ma jaquette les shillings qu'il posait d'ordinaire
sur le tapis.

La grosse dame était dans le ravissement.

--Croyez-vous qu'il est mignon, disait-elle... Regardez donc comme il
est drôle... il veut jouer avec vous... c'est la première fois que je
le vois si familier avec un étranger... Sans doute que vous lui
plaisez... les bêtes ont parfois un flair étonnant... Bobby a compris
que vous étiez un brave homme, et il est tout de suite devenu votre
ami. Ah! ce n'est pas à M. Bill Sharper qu'il ferait une fête
pareille! Je ne sais pourquoi, il ne peut pas le souffrir... et
pourtant, ce n'est pas un mauvais garçon!...

Bill Sharper!

Ce nom me fit courir par tout le corps un long frisson, et Mme Cora
dut s'apercevoir de mon trouble, car elle demanda:

--Vous êtes indisposé?

--Non... non... répondis-je vivement, c'est Bobby qui vient de me
tirer les cheveux...

La grosse dame partit d'un bruyant éclat de rire.

--Ah! le gredin!... fit-elle en pouffant... ah! le petit espiègle...
Il veut sans doute s'assurer que vos cheveux tiennent bien... Alors,
c'est vrai?... il vous a fait mal?... Ah! ça, c'est curieux, par
exemple!... c'est même extraordinaire!...

Et Mme Cora se trémoussait sur sa chaise comme une petite folle.

Evidemment, elle s'était aperçue que j'avais une perruque...

Je ne savais plus quelle contenance prendre... je me sentais
profondément grotesque et ne trouvais rien à répondre.

--Bah!... dit la logeuse, il est bien permis à un homme de porter de
faux cheveux... les femmes en portent bien... En tout cas,
permettez-moi de vous dire que cela vous va très bien. Vous ressemblez
à Rico, un tzigane que j'ai beaucoup connu et avec lequel...

Elle s'arrêta subitement, craignant sans doute de se laisser glisser
sur la pente des confidences...

Mme Cora ne parut pas s'étonner outre mesure que je portasse une
perruque; d'ailleurs, elle ne s'étonnait de rien... C'était une
personne très avertie dont les clients s'étaient employés sans doute à
parfaire l'éducation. Peut-être même avait-elle déjà deviné d'où je
sortais, mais elle était trop bien élevée pour faire allusion à un
petit «accident» qui devait être assez commun dans le monde qu'elle
fréquentait.

Elle me comblait d'amabilités--peut-être en souvenir de Rico--et Bobby
qui avait décidément renoncé à me tirer les cheveux s'acharnait après
le bout de mon oreille...

Très habilement, je ramenai la conversation sur un sujet qui
m'intéressait plus que tout autre.

--Alors, dis-je, Bobby n'aime pas M. Bill Sharper...

--Oh, pas du tout, et cela est même assez singulier, car M. Bill
Sharper ne sait quelles gentillesses lui faire... il lui donne souvent
des friandises et je gage qu'à son retour de voyage, il va encore lui
apporter quelque chose...

--Ah! M. Bill Sharper est en voyage?

--Oui... jusqu'à la fin de la semaine... il se déplace beaucoup en ce
moment... c'est d'ailleurs son métier qui veut cela... C'est vraiment
dommage que Bobby ne l'aime pas, car c'est un bon garçon, et si drôle,
si amusant!... D'ailleurs, vous le verrez et je suis sûre qu'il vous
plaira tout de suite.

--Je n'en doute pas. Il revient, avez-vous dit à la fin de la semaine?

--Oui, il sera ici samedi... ou dimanche, au plus tard...

--Je serai fort heureux de faire sa connaissance...

Le repas s'achevait. Bobby, que la chaleur avait fini par engourdir,
dormait, la tête sous son aile.

La bonne, que nous n'avions pas vue de la soirée, ouvrit tout à coup
la porte de la pièce et fit un signe à sa maîtresse.

--Je vous demande pardon, dit Mme Cora, mais on a besoin de moi... Je
reviens dans un instant.

A travers la baie vitrée, j'avais aperçu la longue silhouette d'un
horse-guard qui titubait légèrement et, à côté de lui, l'ombre menue
d'une femme coiffée d'un grand chapeau à plumes.

Il y eut dans l'escalier un bruit de pas, un murmure confus parvint
jusqu'à moi, puis le silence se rétablit.

Cinq minutes après, Mme Cora, encore tout essoufflée, avait repris sa
place en face de moi.

Elle m'offrit un verre de whisky que j'acceptai, mais cette liqueur
exquise dont j'avais perdu le goût à Reading, ne tarda pas à me
tourner la tête et, bien que la conversation de la logeuse, qui avait
rapproché sa chaise de la mienne, commençât à devenir intéressante, je
me vis obligé de prendre congé, en prétextant--ce qui était vrai
d'ailleurs--un léger étourdissement.

Cette brusque retraite parut contrarier vivement Mme Cora qui aurait
voulu causer plus longuement sans doute, mais j'étais vraiment trop
malade pour accéder à son désir.

Une fois dans ma chambre, je me passai immédiatement un peu d'eau sur
le visage, me déshabillai, après avoir fermé ma porte à double tour et
jeté un coup d'oeil sous le lit et derrière les doubles rideaux, puis
j'essayai de dormir, mais le horse-guard et sa compagne faisaient un
tel vacarme dans la chambre voisine qu'il me fut à peu près impossible
de fermer l'oeil de la nuit. Je croyais, à chaque instant que le bruit
avait cessé, mais bientôt il reprenait de plus belle!

Un peu avant le jour, je m'assoupis cependant, puis ne tardai pas à
m'endormir profondément.

Quand je me réveillai, les douze coups de midi sonnaient à une église
voisine. Je me levai et, tout en procédant à ma toilette, je réfléchis
sur ma situation présente. L'asile que j'avais momentanément choisi
n'était décidément pas sûr; il me fallait en trouver un autre. Pour ma
première démarche, je n'avais vraiment pas de chance, car avouez que
c'était jouer de malheur que d'avoir arrêté mon choix sur une maison
meublée qu'habitait justement Bill Sharper!

La logeuse ne m'avait nommé que celui-là, mais qui sait si je n'allais
pas apprendre que Manzana logeait aussi dans cet hôtel borgne. Il
fallait que je déguerpisse au plus vite, car j'étais exposé, à chaque
minute, à faire chez Mme Cora de mauvaises rencontres.

D'ailleurs, de toute façon, je ne serais pas resté dans ce
boarding-house. La propriétaire était trop aimable, et cette amabilité,
que j'attribuais à ma ressemblance avec le regretté Rico, m'eût
obligé à des sacrifices vraiment trop héroïques.

J'annonçai donc à Mme Cora que je ne rentrerais probablement pas dîner,
et je partis après avoir amicalement serré la patte à Bobby.

J'allai déjeuner dans un restaurant italien tenu, comme toujours, par
un Allemand, puis je me mis à la recherche d'un nouveau logement.




VIII

CELLE QUE JE N'ATTENDAIS PAS


Une heure après, je m'arrêtais devant un énorme bâtiment sur la façade
duquel courait une longue bande de calicot avec ces mots: «Caledonian
Hotel».

C'était une sorte de caravansérail fréquenté par le peuple des docks,
les mariniers de la Tamise et les matelots en congé... On entrait
là-dedans et on en sortait sans que personne vous remarquât. L'hôtel
avait deux cents chambres, ainsi que l'attestait la petite notice
collée sur la vitre du bureau et il était, on en conviendra, bien
difficile au logeur de surveiller tant de locataires.

Je résolus donc de m'établir au Caledonian Hotel, mais avant d'y
pénétrer, je me rendis chez un fripier de Shadwell et troquai contre
une vareuse, un caban, un béret et un pantalon de matelot, les effets
trop élégants que je portais et qui compromettaient ma sécurité.
J'abandonnai aussi ma perruque au marchand, qui me la paya deux
shillings.

Quand je sortis de chez lui, personne n'eût pu reconnaître sous son
costume de marin le gentleman ridicule qui, la veille, dînait en tête
à tête avec la logeuse de Limehouse.

J'avais enfin trouvé le seul déguisement qui me convînt, celui qui me
permettrait de passer partout sans me faire remarquer.

Je ne pouvais plus rester à Londres, où j'étais exposé à rencontrer
Bill Sharper et peut-être Manzana. Mon seul désir était de m'embarquer,
de gagner les régions lointaines, de vendre mon diamant et de
redevenir un honnête homme.

Je m'engagerais à bord d'un bateau quelconque comme soutier, comme
aide-chauffeur, ou comme graisseur, mais ce que je souhaitais, c'était
quitter au plus vite le sol de l'Angleterre.

Je me présentai donc au Caledonian Hôtel, m'inscrivis sur le livre de
police sous le nom de Jim Perkins, et obtins, sans autres formalités,
une chambre au quatrième étage. Pour la première fois depuis ma sortie
de Reading, je me sentis enfin tranquille et pus dormir tout à mon
aise. Je prenais mes repas dans la salle commune de l'hôtel, en
compagnie de matelots et de mariniers et ne tardai pas à me lier avec
quelques braves garçons qui promirent de me trouver un engagement. En
attendant, j'errais sur les quais, causant avec les dockmen,
m'intéressant à l'arrivée et au départ des navires, m'offrant même
parfois pour un coup de main, lorsque j'en trouvais l'occasion.

Un soir, un de mes nouveaux camarades m'annonça que le capitaine du
_Humbug_, un voilier de trois cent cinquante tonneaux, en partance
pour l'Amérique du Sud, cherchait à compléter son équipage. Je me
présentai à ce capitaine qui s'appelait Wright et j'eus la chance
d'être accepté.

--Jeudi le départ, me dit le capitaine Wright... A la tombée de la
nuit, il faudra rallier le bord.

Je promis d'être exact au rendez-vous et retournai au Caledonian Hotel.

J'avais encore une journée à passer à Londres, et je résolus de me
payer un peu de bon temps. En compagnie de deux nouveaux amis nommés
Dick et Funny, j'allai dîner à la «Tortue Volante», un restaurant de
matelots réputé pour ses «sheep's trotters», et ensuite, nous
résolûmes de finir notre soirée au concert.

Il y a dans Pennington street un music-hall très mal famé où les
marins en bordée vont faire un peu de boucan avant de se rembarquer.
C'est une étroite construction précédée d'un long couloir dans lequel
on rencontre les demi-mondaines du Wapping. La salle, garnie de bancs
à dossier solidement scellés au parquet, est flanquée d'une galerie,
sorte de promenoir demi-circulaire où l'on peut consommer pour six
pence des boissons frelatées.

Ce soir-là, c'était «great event»... On annonçait les débuts d'une
chanteuse qui avait modestement pris le nom de «miss Nightingale»,
c'est-à-dire «Mlle Rossignol».

Des affiches la représentaient avec un corps d'oiseau et les boniments
les plus outranciers la désignaient à la curiosité des spectateurs,
comme «une des étoiles les plus brillantes du firmament artistique».

En compagnie de Dick et de Funny, je pris place aux premiers rangs et,
comme le spectacle ne commençait pas assez vite, nous donnâmes le
signal du «branle-bas».

Immédiatement, des centaines de pieds chaussés de gros souliers à
clous se mirent à frapper en cadence les planches du parquet, d'où
monta bientôt une poussière jaune, aussi opaque, aussi épaisse qu'un
brouillard londonien.

L'orchestre préluda enfin par la «Marche des Joyeux Garçons de
Southwark», et toute la salle reprit en choeur le refrain:

  _With his nancy on his knee,
  And his arm around her waist..._

Une gaieté folle s'était emparée de la salle entière, et les
spectateurs hurlaient avec une telle force que l'on n'entendait plus
la musique dans laquelle cependant dominaient les instruments de
cuivre.

Enfin, la partie de concert commença. Le public emballé par le nom de
«Miss Nightingale» la réclamait à grands cris et les modestes
chanteuses qui précédaient la grande étoile ne parvenaient pas à se
faire entendre.

Soudain je tressaillis. Je venais d'apercevoir dans une travée voisine
de la mienne une femme à la toilette minable, une de ces pauvres
roulures comme on en rencontre dans les rues de Whitechapel, et cette
femme, je ne me trompais point... c'était Edith!

Quel contraste offrait aujourd'hui la malheureuse fille avec la belle,
l'éblouissante, la brillante Edith que j'avais, trois années
auparavant, retrouvée dans un des plus grands concerts de Londres...

Que lui était-il donc arrivé?... Quel terrible événement avait ainsi
précipité sa chute?

Le sentiment qui s'empara de moi, à cet instant, fut celui de la
pitié...

Sans plus me soucier de mes camarades que s'ils n'existaient pas, je
me levai et allai m'asseoir à côté de mon ancienne maîtresse.

Tout d'abord, elle ne me reconnut pas et comme je m'étais approché
d'elle, mon épaule contre la sienne, elle me repoussa d'un geste
rageur en m'appelant «ivrogne».

Alors, je la regardai bien en face et d'une voix dans laquelle je
m'efforçai de mettre toute la douceur possible, je l'appelai par son
nom:

--Edith!

Elle eut un petit soubresaut, suivi d'un mouvement de recul, puis, me
reconnaissant enfin, murmura tristement:

--Edgar!...

Et je vis qu'elle pleurait.

--Venez, lui dis-je...

Elle obéit et nous allâmes nous asseoir dans le pourtour à un endroit
qui était à peu près désert...

Dans la salle, le boucan était à son comble et le régisseur avait dû
paraître sur la scène, pour annoncer que si le bruit continuait on
allait suspendre la représentation...

--Edith!... fis-je, en prenant les mains de la jeune femme... vous ne
m'en voulez pas?

Elle leva vers moi ses grands yeux bleus embués de larmes:

--Vous en vouloir, Edgar... et pourquoi?

--Mais... à cause de... l'affaire...

--Oh! non... je ne vous en veux pas... vous avez pu avoir des torts...
mais vous avez toujours été bon pour moi... tandis que...

Elle n'acheva pas.

--Que voulez-vous dire?... voyons... parlez...

--Je vous assure, Edgar, que je n'en ai pas la force...

--Vous êtes malade?...

--Non... j'ai faim...

Cela avait été dit d'une voix si basse que c'est à peine si je pus
entendre ce navrant aveu...

--Que dites-vous, Edith... que dites-vous?... Vous avez faim?...

--Oui...

Et elle ajouta, honteuse, en détournant la tête:

--Voilà deux jours que je n'ai pas mangé...

--Cependant, vous êtes venue au concert... vous avez dû payer votre
place?

--Ici... les femmes comme moi... ne payent pas.

J'étais ému plus que je ne saurais le dire et je sentais mes yeux se
mouiller.

Je pris Edith par le bras et l'entraînai hors de la salle, au moment
même où miss Nightingale commençait ses roulades.

Il y avait, en face du music-hall, un petit restaurant brillamment
éclairé.

Je voulus y faire entrer Edith, mais elle me saisit vivement le bras,
en disant:

--Oh non... non! pas ici!

Et elle me guida vers une rue sombre, m'entraîna dans une autre et
enfin, s'arrêtant devant une petite boutique peinte en rouge:

--Là! si vous voulez, dit-elle.

Nous entrâmes. La salle était presque vide. Nous nous assîmes, dans le
fond et je commandai à dîner... Edith ne mangeait pas, elle dévorait.

Ainsi, c'était donc vrai, la malheureuse mourait de faim!

J'aurais voulu connaître immédiatement son histoire, apprendre comment
elle avait pu tomber dans une telle misère, mais je n'osais
l'interroger.

Quand elle eut terminé son repas, elle demanda:

--Où allez-vous maintenant? Edgar.

--Mais chez vous, si vous voulez...

--Chez moi! fit-elle tristement... chez moi!... mon domicile
maintenant, c'est la rue!...

Je n'en pouvais croire mes oreilles... Etait-il possible que mon Edith
en fût arrivée là?

--Venez à mon hôtel.

Et je l'emmenai au Caledonian.

Lorsque nous fûmes seuls, je la fis asseoir et lui prenant les mains:

--Edith!... Edith!... je vous en prie... dites-moi tout, confiez-vous
à moi... Vous savez que je suis votre ami, moi... que je vous ai bien
aimée... que je vous aime toujours.

Elle éclata en sanglots.

J'attendis que la crise fut calmée, puis la suppliai de parler.

Elle y consentit enfin, d'une voix hésitante:

--Aussitôt après votre malheur, dit-elle, j'ai été obligée de quitter
le petit appartement que nous occupions chez miss Mellis... et de me
réfugier dans le Strand. J'étais encore toute bouleversée par cette
«histoire»... Et d'abord, je vous ai maudit, Edgar... mais depuis...
depuis que j'ai appris à mieux connaître la vie, je vous ai excusé...

Elle s'arrêta un instant, comme si elle cherchait à rassembler ses
idées, et poursuivit:

--Oui... je vous ai excusé... car, en somme, si à Paris, je n'avais
pas pris les deux mille francs qui se trouvaient dans votre
secrétaire... peut-être bien que...

--Ne parlons plus de cela, Edith, je vous en prie... Ne vous ai-je
point pardonné depuis longtemps?...

--Oui, je sais... mais j'ai honte de cette vilaine action... j'étais
heureuse, à ce moment, vous ne me refusiez rien...

--Mais puisque c'est oublié, vous dis-je... Continuez votre récit...

--Mon... récit!... ah oui!... Où en étais-je donc?...

--Au moment où vous avez quitté le logement de miss Mellis...

--Ah! oui... c'est vrai... J'étais donc allée m'installer dans un
boarding-house du Strand... quand, un jour, en descendant de chez moi,
je me suis trouvée nez à nez dans la rue avec cet horrible individu
qui nous a fait une telle peur, vous savez... ce Bill Sharper...

--Oui... oui... je me souviens de ce bandit.

--Oh!... un bandit, vous pouvez le dire, mais en comparaison de
l'autre... c'est encore un gentleman...

--L'autre?...

--Oui, vous savez bien, Manzana...

--Le gredin! en voilà un qui a fait mon malheur!

--Et le mien aussi, Edgar...

--Comment cela?

--Attendez, vous allez tout savoir et si vous avez souffert, vous
verrez que, moi aussi, j'ai été bien malheureuse... Donc, Bill Sharper
a commencé par m'intimider. «Ah! vous voilà, vous, m'a-t-il dit...
vous ferez bien de vous cacher, car la police vous recherche... vous
allez probablement être arrêtée... Votre amant a parlé... Il paraît
que vous étiez sa complice et que c'est à votre instigation qu'il a
commis le vol que vous savez...»

Je me récriai, naturellement, mais il insista et me terrorisa à tel
point que je m'enfuis de mon logement pour me réfugier dans celui
qu'il m'avait offert...

--Comment? vous êtes allée chez Bill Sharper?

--J'étais folle... je ne savais plus ce que je faisais, et la crainte
d'être arrêtée m'eût fait commettre les pires folies... Chez lui, je
trouvai l'autre... Manzana, celui qui prétend que vous l'avez volé...
Ils me parlaient toujours de mon arrestation prochaine et semblaient
s'efforcer de me soustraire à la justice... Bref, je suis devenue leur
chose... ils ont fait de moi ce qu'ils ont voulu... Après m'avoir
terrorisée, ils m'ont compromise en m'emmenant avec eux dans leurs
expéditions et, finalement, je suis restée seule avec Manzana. Vous
dire ce que ce misérable m'a persécutée, non, c'est à n'y pas
croire... Il me battait, oui. Edgar, ce misérable a osé me battre...
Il me faisait horreur... mais je n'osais le quitter, car il m'avait
menacée de me tuer si je tentais de fuir... Il me surveillait
continuellement et... même quand je descendais dans la rue pour
exercer l'infâme métier auquel il m'avait contrainte, je le voyais
toujours derrière moi, avec ses yeux brillants qui me donnaient le
frisson...

--Ainsi, malheureuse, depuis le jour où j'ai été arrêté...

--Oh! Edgar! Edgar! je vous en supplie, pardonnez-moi... je vous l'ai
dit, j'étais folle. Cet homme m'avait terrorisée, compromise, et une
fois dans l'engrenage...

--Et vous êtes toujours avec lui?

--Non... Edgar... non, j'ai enfin eu le courage de le quitter...
J'étais malade, ceci se passait avant-hier... il m'a quand même
obligée à me lever pour aller faire dans le Strand ma triste promenade
quotidienne... Alors, profitant d'un moment où il était entré dans un
débit de tabac... je me suis enfuie... Je me suis mise à courir droit
devant moi. Arrivée sur les quais, j'ai eu un moment l'idée de me
jeter dans la Tamise et si je ne l'ai pas fait, c'est parce qu'un
policeman qui m'avait aperçue m'a forcée à m'en aller... Depuis, j'ai
erré comme une âme en peine, m'écartant le plus possible du quartier
où se trouve Manzana... Voilà deux nuits que je passe dehors... et,
quand vous m'avez rencontrée, j'étais entrée au music-hall pour me
reposer un peu, car je ne tenais plus sur mes jambes... Je savais que
là on ne me chasserait pas, puisque les rôdeuses des quais sont
admises gratuitement dans ces affreux endroits, pour servir
d'amusement aux matelots... Vous le voyez, Edgar, j'ai bien
souffert... Condamnez-moi si vous voulez, mais c'est la fatalité qui
m'a conduite là!...

Pour toute réponse, j'attirai Edith contre moi et déposai sur son
front pâle un baiser de pardon...

C'était moi, en réalité, qui avais fait le malheur de cette femme...
c'était moi qui l'avais poussée au bord de l'abîme... Manzana avait
fait le reste!

Il y eut entre Edith et moi un long silence; elle avait appuyé sa tête
sur mon épaule et sanglotait doucement.

J'évitais de prononcer un mot, craignant de raviver sa douleur. Enfin,
quand elle parut plus calme, je lui dis:

--Et maintenant, Edith, qu'allez-vous faire?

Elle me regarda avec étonnement, puis comme je demeurais silencieux,
elle se remit à pleurer...

J'avais lu dans ses yeux la question qu'elle n'osait me poser, et je
souffrais autant qu'elle...

--Ne vous ai-je pas dit, fis-je doucement, que je quittais
l'Angleterre... Je m'embarque demain pour l'Amérique du Sud.

La secousse avait été trop violente, je le vis bien au geste de
désespoir d'Edith, et je repris aussitôt:

--Mais, soyez tranquille... je ne vous abandonnerai pas. Ecoutez moi,
je vous en prie, et vous allez voir que je ne veux que votre bien...
Je suis, pour des motifs que vous comprendrez plus tard, forcé de
m'expatrier... Vous, de votre côté, vous ne pouvez demeurer à
Londres... Il n'y a qu'un endroit où vous puissiez être en sûreté...
et cet endroit, c'est Paris, car Manzana a de sérieuses raisons pour
ne pas retourner dans cette ville... Or, vous allez, dès demain,
partir pour la France... et vous prendrez une chambre dans notre
ancien quartier... Dans un mois, ou plutôt non, un mois et demi, vous
irez tous les jours à la poste restante de la place des Abbesses...
vous y trouverez bientôt une lettre à votre adresse... Je vous
apprendrai où je suis, vous me répondrez, et quand je le pourrai, ou
je vous dirai de venir me rejoindre, ou c'est moi qui viendrai... De
temps à autre, je vous enverrai quelque argent... Je compte cependant
que vous redeviendrez une honnête femme... comme moi je tâcherai de
redevenir un honnête homme... Il y a entre nous un fossé de boue... il
faut laisser au soleil le temps de le dessécher peu à peu... Lorsque
nous nous retrouverons, le passé sera oublié, et nous vivrons
heureux... Peut-être reviendrons-nous en Angleterre, car c'est notre
pays à tous deux et si misérable, si criminel qu'on ait été, on
n'oublie jamais son pays...

Edith leva vers moi ses grands yeux que l'espoir rendait plus
brillants et balbutia ce simple mot:

--Merci!




IX

CE QUI DEVAIT ARRIVER


Le lendemain, je conduisis Edith à la station de Waterloo, pris son
billet, lui remis cinquante livres et ne quittai la gare que lorsque
j'eus vu le train disparaître. Nos adieux furent touchants et je puis
dire que de part et d'autre les paroles que nous échangeâmes étaient
sincères.

Il ne me restait plus qu'à regagner le _Humbug_. Le capitaine ne
m'attendait qu'à la fin de l'après-midi, mais je jugeai plus prudent
de monter à bord avant l'heure fixée, car une fois sur le bâtiment, je
n'aurais plus à redouter les mauvaises rencontres.

C'est souvent--j'en ai fait la constatation--à l'heure où l'on se
croit à l'abri de tout danger qu'une tuile vous tombe sur la tête et
j'en avais reçu trop, depuis quelque temps, pour ne pas chercher à
protéger ma triste personne.

Le capitaine Wright me reçut avec cordialité...

--Ah! vous voilà, fit-il;... à la bonne heure... Au moins, vous, vous
n'êtes pas en retard. Vous allez voir que les autres ne seront pas si
pressés... mais, à propos... puisque vous êtes là, je vais vous
charger d'une commission... Vous connaissez Pensylvania road?...

--Oui... très bien...

--Il y a là un hôtel... au numéro 16 ou 18... le «Swan Hôtel»... pas
moyen de se tromper... Vous entrerez et direz au patron: «Je viens de
la part du capitaine Wright... est-ce que les cailles sont arrivées?»
Il saura ce que cela veut dire et vous répondra oui ou non... S'il
vous dit non, vous lui demanderez quand elles arriveront et s'il faut
que je retarde mon départ... Vous avez bien compris?... J'allais
envoyer un commissionnaire, mais puisque vous êtes là, il est inutile
que je dépense trois shillings.

Je partis immédiatement, mais comme depuis ma «villégiature» à Reading,
j'étais devenu très mauvais marcheur, je hélai un taxi, à une
centaine de mètres des quais, et jetai au chauffeur l'adresse que
m'avait donnée le capitaine Wright.

J'avais pris une voiture fermée, jugeant que cela était plus sûr.
J'allais être obligé de passer dans le quartier qu'habitait Manzana,
et je ne tenais pas à rencontrer mon ancien associé. J'étais, il est
vrai, très documenté sur son compte et pouvais le faire arrêter; mais
lui, de son côté, avait une arme contre moi, et bien qu'elle fût un
peu émoussée, elle ne laissait pas d'être encore dangereuse.

J'eus la chance d'arriver sans incident au «Swan Hôtel».

J'entrai au 16 de Pensylvania road. Il y avait là un débit borgne, à
la devanture duquel un cygne aux ailes éployées s'ébattait dans un lac
bleu.

Avisant un gros homme qui se tenait derrière un comptoir, je lui
demandai poliment «si les cailles étaient arrivées».

Il eut un mouvement de surprise, puis répondit, après m'avoir toisé:

--Qui vous envoie?

--Le capitaine Wright.

Sa figure s'éclaira:

--Ah! très bien, fit-il... vous comprenez, on tient à savoir à qui on
a affaire... Non... les cailles ne sont pas encore arrivées... mais
Bill Sharper, qui est allé les chercher, sera sans doute ici dans un
instant... Voulez-vous l'attendre?

--Merci... il faut que je regagne le _Humbug_...

--Ah! c'est fâcheux... oui... bien fâcheux... vous devriez attendre
une demi-heure... comme cela, nous serions fixés... Supposez qu'il y
ait un retard... que la cargaison n'arrive que demain...

--Je repasserai, si vous le voulez bien...

--C'est cela, revenez dans une demi-heure, nous serons certainement
fixés.

J'allais sortir, quand une auto s'arrêta devant la porte. Un homme
vêtu d'un complet gris clair sortit de la voiture et pénétra dans le
café.

C'était Bill Sharper...

--Ça y est, dit-il... les voilà!... Manzana me suit, il les amène!...

Je flageolais sur mes jambes... une sueur froide coulait le long de
mes tempes... Bill Sharper me dévisageait, mais je voyais bien qu'il
ne me reconnaissait pas...

Il lança un coup d'oeil au patron qui répondit:

--C'est un matelot du _Humbug_... Il venait voir si les cailles
étaient arrivées...

Bill Sharper me regardait toujours.

--C'est curieux, dit-il enfin, il me semble que je vous ai vu quelque
part.

--C'est possible, répondis-je en prenant l'accent gallois... mais moi,
je ne me rappelle pas votre physionomie...

--Dites donc ma «gueule», allez! A quoi bon faire des façons entre
nous... Allons, patron, deux verres de gin... et du bon!

Afin de dérouter Bill Sharper qui s'obstinait à me dévisager, je
tenais l'oeil droit à moitié fermé et m'efforçais de prendre un air
ahuri.

Nous trinquâmes, Bill Sharper avala sa consommation d'un trait et je
crus devoir, par politesse, offrir une autre tournée...

Une voiture, suivie presque immédiatement d'une autre, venait de
stopper le long du trottoir.

Cette fois, j'étais perdu, car j'allais me trouver en présence de
Manzana et le drôle me reconnaîtrait bien, lui...

Il ouvrit la porte du bar et je l'entendis qui disait, de son affreuse
voix cuivrée:

--Mesdames, donnez-vous la peine d'entrer... Je vous offre une
collation avant de vous conduire à bord...

Cinq malheureuses femmes en toilettes fripées firent leur
apparition... et je compris tout. C'étaient là les «cailles» dont
parlait le capitaine Wright. Bill Sharper était allé les chercher à
Paris et Manzana en avait pris livraison à la gare.

Ces pauvres filles, alléchées par la promesse d'une situation
lucrative à l'étranger, et poussées par l'amour des voyages qui
sommeille au coeur de toute femme, avaient répondu à l'annonce lancée
par les «trafiquants» et allaient dans quelques heures s'embarquer
pour des régions inconnues, où les attendaient sans doute les pires
surprises.

On voit à quel degré d'avilissement en était arrivé Manzana pour oser
faire un commerce semblable.

Mais que penser aussi de ce capitaine Wright qui devait sans doute,
lui aussi, toucher une jolie commission sur les «cailles»...

Décidément, quoique je ne fusse pas ce que l'on appelle un parangon de
vertu, je m'estimais cependant bien au-dessus de tous ces
misérables... Ce qui prouve que l'on peut être un cambrioleur sans
avoir pour cela cessé d'être, au fond, un brave homme.

Après avoir fait asseoir ses cinq cailles devant une petite table de
marbre, Manzana leur servit des sandwiches, des pickles et de la bière,
puis il s'approcha de Bill Sharper toujours debout, avec moi, devant
le comptoir...

--Et la traversée?... elle a été bonne, demanda-t-il.

--Ne m'en parle pas... répondit le cornac de ces dames... une mer
épouvantable!... Mes cailles débecquetaient à plein gosier et
demandaient qu'on les débarque... A présent, les voilà un peu calmées,
mais j'crois qu'elles commencent déjà à se méfier des voyages...

Manzana me regardait d'un air soupçonneux.

J'avais toujours mon béret à la main et je continuais à cligner de
l'oeil. Il faut croire que j'étais méconnaissable avec ma tête rasée,
mon teint plombé, mon visage émacié, car mon ex-associé ne parut plus
s'occuper de moi.

Je cherchais un prétexte pour brusquer compagnie à ces tristes
personnages, mais n'en trouvant point, je me contentai de saluer et de
me diriger vers la porte.

--Eh! matelot! s'écria Bill Sharper... c'est comme ça qu'on largue les
amis... Encore un verre, que diable!...

Je fus obligé de revenir devant le comptoir et d'accepter une nouvelle
consommation...

J'étais horriblement inquiet car je venais de remarquer que Bill
Sharper et Manzana avaient échangé un coup d'oeil...

--Tu ne trouves pas, dit soudain Sharper, que ce matelot-là ressemble
comme deux gouttes d'eau à quelqu'un que nous avons bien connu?

--J'avais déjà fait cette remarque, répondit Manzana en souriant...
oui, la ressemblance est frappante, en effet... c'est peut-être son
frère...

Et Manzana vint se planter devant moi pour m'examiner encore.

Soudain, je le vis sourire; son affreuse figure eut une expression de
joie indicible.

Je me sentis perdu et m'élançai vers la porte.

--Arrête-le!... arrête-le!... hurlait Manzana en s'adressant à Bill
Sharper... arrête-le!... Je suis sûr maintenant que c'est lui!

J'étais déjà dans la rue.

Oubliant complètement que mon taxi m'attendait toujours, je me ruai au
milieu de la foule, assez dense dans Pensylvania à cette heure du jour.

J'avoue que, cette fois, je perdis la tête.

Au lieu de me jeter dans une rue, puis dans une autre, afin de
dépister mes deux ennemis, je filai tout droit comme un imbécile,
poursuivi par Bill Sharper et cet horrible Manzana.

Les drôles n'osaient point crier: «Au voleur!... au voleur!...» car
ils avaient de sérieuses raisons pour ne pas appeler la police à leur
aide.

Les pas se rapprochaient derrière moi; un rapide claquement de
semelles m'avertissait que j'étais serré de près.

Bientôt, j'arrivais devant la grille d'un square. J'étais essouflé, je
ne tenais plus sur mes jambes et je fus obligé de m'arrêter. Le séjour
prolongé que j'avais fait à Reading m'avait considérablement affaibli
et je n'étais décidément plus qu'une loque humaine. Je trouvai encore
la force d'entrer dans le square, de m'enfoncer dans une allée, mais
déjà Manzana arrivait.

Alors, je pris une résolution héroïque... Tirant mon diamant de ma
poche, je le portai à ma bouche et l'avalai!

Avaler un diamant de cent trente-six carats, cela n'est point aussi
facile qu'on pourrait le supposer... Je dus m'y reprendre à trois fois
avant d'engloutir le Régent dans les profondeurs de mon oesophage. J'y
parvins cependant, mais au prix de quels efforts!

Manzana était devant moi.

--Ah! canaille! s'écria-t-il, enfin, je te tiens!

--Oui... et on le tient bien, grinça Bill Sharper, en me posant son
énorme patte sur l'épaule...




X

UN MAUVAIS ARRANGEMENT VAUT MIEUX QU'UN BON PROCÈS


Je regardai fixement mes ennemis.

--Que me voulez-vous? demandai-je.

Bill Sharper et Manzana se mirent à rire aux éclats...

--Ah! ah! ah!... elle est bien bonne, s'écria mon ex-associé, il
demande ce que nous lui voulons... On va te le dire, fripouille...
Allons, suis-nous...

--Vous suivre?... et pourquoi?

--On te le dira.

--Non... je ne vous suivrai pas...

Bill Sharper me mit son poing devant la figure...

--Si tu veux faire de la rouspétance, grogna-t-il... je t'assomme...

--Et après? fis-je d'un ton calme...

Sharper parut surpris de mon sang-froid, mais Manzana lui dit aussitôt:

--Tiens-le bien, je vais le fouiller.

--Si vous faites cela, j'appelle, dis-je avec force... Je n'ai rien à
craindre, moi... j'ai payé ma dette, tandis que vous autres vous avez
plus d'un compte à régler avec la justice...

--Possible, répliqua Manzana, mais toi aussi tu as des comptes à
rendre...

Je haussai dédaigneusement les épaules.

Mes deux ennemis s'impatientaient.

--Allons!... finissons-en, dit Bill Sharper, nous n'allons pas rester
ici jusqu'à ce soir...

Et brusquement, il me saisit les poignets. Je tentai de me dégager,
mais ce fut en vain, j'étais pris comme dans un étau. Déjà, Manzana
explorait mes poches... Tant pis, pensai-je, advienne que pourra.

Et par trois fois, je criai:

--A moi!... A moi!... Au secours!

Le gardien du square accourut, suivi de deux courageux citoyens.

--Canaille! va, rugit Bill Sharper, en desserrant son étreinte, tu
nous le paieras!

Et il s'enfuit avec Manzana, poursuivi par une bande de gens qui
hurlaient à leurs trousses:

--Arrêtez-les!... Arrêtez-les!...

Ils n'allèrent pas bien loin, car deux policemen et trois soldats se
jetèrent sur eux près de la grille du square.

Comme Sharper qui, on le sait, était d'une force herculéenne,
résistait avec fureur, l'un des agents de police lui appliqua sur le
bras droit un coup sec, avec son bâton d'ébène[8] et le bandit fut
ainsi réduit à l'impuissance.

  [8] En Angleterre les policemen usent toujours de ce moyen pour
  dompter les malfaiteurs récalcitrants.

Quelques minutes après, nous étions tous réunis dans un bureau de police
où un constable procédait immédiatement à notre interrogatoire...

--Où est le plaignant? demanda-t-il.

Je m'avançai, un peu troublé:

--C'est moi...

--Bien, fit le constable... parlez sans acrimonie, dites la vérité,
rien que la vérité... levez la main droite et jurez...

Je jurai en répétant les mots conventionnels que me soufflait un vieux
scribe à tête de vautour, assis devant une table de bois noir.

Le constable dit alors d'un ton bref:

--Cuckold, recevez la plainte de ce marin...

Comme j'hésitais, le constable, très obligeamment, me tendit la perche:

--Voyons, mon ami, ne vous troublez pas... vous êtes ici devant des
hommes qui ne demandent qu'à vous soutenir, si vous êtes réellement
dans votre droit... Les agents affirment que vous avez été attaqué...
S'agit-il d'une vengeance ou d'une tentative de vol? Connaissez-vous
vos agresseurs?

--Non, monsieur.

--Alors, il s'agit d'une tentative de vol... écrivez, Cuckold...
tentative de vol dans un lieu public sur la personne de... votre nom,
plaignant?

--Jim Perkins, répondis-je avec aplomb.

--Bien... sur quel bâtiment êtes-vous embarqué?

--Sur le _Humbug_, captain Wright...

Manzana, qui maintenant comprenait l'anglais et le parlait assez
couramment, s'avança vers le constable:

--Cet homme ment, dit-il... Il ne s'appelle pas Perkins, mais Edgar
Pipe... Il sort de la prison de Reading... c'est un escroc, un
cambrioleur... Si vous voulez avoir des renseignements sur lui, vous
n'avez qu'à vous adresser au bureau de police de Coventry...

--Parfaitement, appuya Bill Sharper d'une voix dolente, en soutenant
avec sa main gauche son bras tuméfié.

Le constable me regarda fixement et demanda:

--Qu'avez-vous à répondre?

--Ces gens mentent effrontément, dis-je avec aplomb... Ce sont
d'affreux drôles qui se livrent à un commerce infâme... Si vous en
doutez, vous n'avez qu'à envoyer un agent au Swan Hotel, dans
Paddington, et vous ne tarderez pas à être fixé...

--Cela ne m'explique pas pourquoi ils vous ont attaqué...

--Pour me voler, monsieur...

Le constable, qui ne comprenait absolument rien à toute cette histoire,
roulait des yeux effarés et répétait, en frappant du pied:

--Tout cela est louche... vous m'avez tous l'air de fieffés gredins...
d'affreux voleurs et...

--S'il y a un voleur ici, s'exclama Bill Sharper, il est dans la peau
de M. Edgar Pipe, le plaignant... Demandez-lui donc pourquoi il a été
enfermé à la prison de Reading... Demandez-lui aussi ce qu'il a fait
du diamant...

--Cet homme est fou, répliquai-je en haussant les épaules... Il me
prend pour un autre... Moi, je ne puis dire qu'une chose, c'est que je
m'appelle Jim Perkins, matelot à bord du _Humbug_, captain Wright...
J'ajoute que ces gredins ont essayé de me dévaliser et je porte
plainte contre eux... Je les accuse, en outre, de se livrer à un
commerce que la loi poursuit avec rigueur...

--Le diamant!... Dites-nous ce que vous avez fait du diamant! hurlait
Manzana en me montrant le poing...

Le constable était littéralement ahuri... Il consulta un agent, puis
le scribe à tête de vautour, et conclut:

--Cette affaire n'est pas de mon ressort, elle est trop embrouillée...
Je crois d'ailleurs qu'il y a lieu de se livrer à une enquête pour
établir l'identité du plaignant et celle des accusés... Signez-moi
trois bulletins, d'incarcération, Cuckold... et que l'on conduise ces
gaillards-là au poste central de la Cité.

Je crus devoir protester.

--Pardon, fis-je, mon identité est facile à établir... Il n'y a qu'à
envoyer un agent à bord du _Humbug_...

--Taisez-vous, rugit le constable... Je n'ai pas de leçons à recevoir
de vous... Allons, que l'on me débarrasse au plus vite de toute cette
racaille...

Il n'y avait rien à dire. Il fallait se soumettre.

Pendant que je montais, en compagnie de Bill Sharper et de Manzana,
dans l'omnibus de police où quatre agents avaient déjà pris place, je
roulais dans ma tête les projets les plus extravagants.

A force d'envisager sous toutes ses faces ma triste situation, je
finis par me convaincre que la fuite seule pouvait me sauver, car les
dépositions de Bill Sharper et de Manzana allaient faire revenir sur
l'eau l'affaire du diamant. Bien qu'ils ne pussent rien prouver, on
n'en ouvrirait pas moins une enquête, et, finalement, je serais remis
entre les mains de magistrats curieux qui s'aboucheraient avec la
police française. Je nierais, bien entendu, mais le «corps du
délit»--le diamant--que je portais sur moi (ou plutôt en moi) finirait
bien par me trahir.

Ah! ils étaient loin de se réaliser, les beaux rêves que j'avais
formés! L'horizon, au lieu de s'élargir, se resserrait de plus en plus
autour de moi, et la prison m'attendait, au bout de l'impasse où
m'avait acculé la fatalité!

Tout le long du trajet, Sharper et Manzana me décochèrent d'affreux
regards chargés de haine et, de temps à autre, mon ancien associé qui
était mon plus redoutable ennemi laissait échapper des paroles de
menace. La lutte, cela était certain, s'engagerait surtout entre lui
et moi... Mes moyens de défense seraient bien précaires et je finirais
par succomber.

Nous arrivâmes au poste central.

Là, on nous enferma dans un cabanon obscur, en attendant que le
chief-inspector voulût bien nous interroger... Or, il se trouva que,
par hasard, le chief-inspector était absent. Il avait été appelé dans
la banlieue de Londres et ne devait rentrer que le lendemain matin.

J'étais donc condamné à subir pendant près de douze heures l'odieuse
compagnie de Bill Sharper et de Manzana qui ne cessaient de
m'injurier. Bill Sharper, que son bras faisait horriblement souffrir,
se montrait le plus acharné contre moi...

--Chien de malheur, grogna-t-il, tu me le paieras, va!... Je veux te
faire pendre ou perdre mon nom... Si la justice ne s'en charge pas,
c'est à moi que tu auras affaire!...

--Cela ne vous avancera guère, répliquai-je à cette brute... Si vous
pouvez me perdre, n'oubliez pas que, moi aussi, j'ai en main de quoi
vous envoyer au Tread-Mill...

Et je lui énumérai, avec force détails, les différents méfaits qu'il
avait commis, durant mon incarcération, de complicité avec Manzana.

Il parut étonné que je fusse si bien documenté, mais il ne tenta pas
de nier... comprenant sans doute que je tenais ces renseignements de
source sûre...

Il se contenta de murmurer:

--C'est bon!... c'est bon!... il faudra prouver...

--J'ai un témoin, répondis-je, un témoin qui n'hésitera pas, je vous
en réponds, à déposer, sous la foi du serment, et à vous confondre
tous les deux... Ah!... vous ne vous attendiez pas à cela, hein? Vous
voyez que, moi aussi, j'ai ma police.

--On la connaît «votre police», glapit Manzana... oui, on la connaît,
elle s'appelle Edith... mais elle aura son compte, elle aussi.

--J'en doute...

--Ah! vraiment?

--Oui... car vous en aurez tous deux pour dix ans au moins... et vous
savez, dix ans de hard-labour... cela équivaut à la pendaison... Si
l'on peut supporter cinq ans de Tread-Mill, c'est tout... Je puis vous
en parler savamment, moi qui viens d'en tâter...

Il y eut un silence.

Bill Sharper et Manzana étaient désagréablement impressionnés.

Profitant astucieusement de leur trouble, je repris:

--Ah! c'est qu'ils sont impitoyables, les geôliers de Reading... J'ai
vu un prisonnier qui n'était plus qu'un squelette ambulant qui n'avait
plus que le souffle; eh bien! ils l'ont forcé à tourner la roue
jusqu'au bout... c'est-à-dire jusqu'à ce que le moulin lui broie les
jambes... Ainsi, vous voyez à quoi vous aurez abouti... Pour vous
venger de moi, vous aurez tout simplement signé votre arrêt de mort...

Manzana eut un cri de rage:

--Nous ne sommes pas encore condamnés, misérable!

--Non, répondis-je avec calme, mais vous le serez sûrement.

--Alors, rugit Bill Sharper, c'est bien vrai, vous parlerez...

--Oui... et non seulement je parlerai, mais je fournirai des preuves...

--Nous nierons...

--La «personne» qui vous a accompagnés dans vos expéditions viendra
témoigner...

--Elle n'osera pas...

--Ah! vous croyez?... Eh bien! détrompez-vous, elle viendra... je
n'aurai qu'un mot à dire et elle m'obéira... Vous voyez, votre cas est
plus grave que le mien... L'affaire du diamant n'est qu'une bagatelle
à côté du cambriolage d'Euston Road, de celui de Haymarket, du vol
avec effraction de Portland Place, de la tentative de meurtre de
London-Bridge et des affaires louches du Swan Hôtel...

Bill Sharper et Manzana, en m'entendant énumérer, par ordre
chronologique, leurs différents méfaits, demeurèrent atterrés.

--Je vois, dit Bill Sharper, au bout d'un instant, que l'on vous a
fait des confidences, mais celle qui vous a renseigné a exagéré... Si
elle était, en ce moment, en face de nous, vous verriez qu'elle serait
moins affirmative.

--Devant vous, peut-être, car elle vous sait capables de tout, mais
quand vous serez tous deux devant les juges et qu'elle n'aura rien à
redouter, je vous garantis bien qu'elle ne craindra pas de parler...
Qu'a-t-elle à risquer?

--Pardi! la prison, comme nous...

--Elle n'a pas été votre complice... Vous l'avez forcée à vous
accompagner, mais elle prouvera que vous l'aviez terrorisée...
D'ailleurs, quand la justice saura à quel affreux métier vous l'avez
contrainte, quand elle aura fait citer les locataires de la maison que
vous habitiez, les juges auront pitié d'elle et s'ils la condamnent,
la peine sera légère... En tout cas, elle est prête à tout risquer...
par vengeance... et vous savez comment les femmes se vengent lorsqu'on
les a poussées à bout...

Manzana et Bill Sharper réfléchissaient. Ils comprenaient à présent la
«gaffe» qu'ils avaient commise et ils regrettaient sans doute la
petite scène du square...

J'appuyai mon argumentation d'un aveu qui les déconcerta tout à fait:

--Quels gens stupides vous êtes, messieurs... Ainsi, vous vous figurez
que j'ai encore le diamant!... Eh bien, détrompez-vous... on me l'a
pris dès que j'ai été arrêté. Il y a eu une enquête... j'ai affirmé
qu'on me l'avait donné pour le vendre... Il y a eu échange de
télégrammes entre Paris et Londres... des agents de la Sûreté
française sont venus m'interroger... Bref, on a jugé prudent
d'étouffer l'affaire... Du moment que le gouvernement français
rentrait en possession du Régent, il n'y avait pas lieu de soulever un
scandale...

--Alors, fit Manzana d'un air incrédule, le diamant est aujourd'hui en
France?

--Oui, et si vous voulez vous payer le voyage de Paris, vous pourrez
le voir au Louvre, sur son écrin, dans la vitrine où sont exposés les
bijoux de la Couronne.

A ce moment, comme pour protester contre ce mensonge, le Régent me
tenaillait sournoisement l'estomac.

--Je ne crois pas un mot de toute cette histoire, dit Manzana. Vous
êtes un roublard, et vous avez dû mettre le diamant en lieu sûr, avant
d'être arrêté...

Bill Sharper intervint:

--Voyons... c'est pas tout ça, dit-il, le diamant... on s'en moque. Il
y a une chose plus sérieuse...

Je le voyais venir, mais je feignais de ne pas comprendre.

--Oui, reprit-il... il y a une chose plus sérieuse... et si vous
voulez m'écouter...

--Parlez, lui dis-je.

--Eh bien, voici: nous nous sommes tous les trois engagés dans une
vilaine passe d'où nous sortirons sans doute, mais en y laissant des
plumes... Voulez-vous que je vous donne mon avis, mais là,
franchement...

Il s'arrêta, un peu gêné, puis laissa, d'un ton grave, tomber ces mots:

--Il ne tient qu'à nous d'arranger cette affaire-là... Si Pipe a eu
des torts, nous en avons eu aussi... Quand cette maudite question
d'argent est en jeu, cela fait toujours du vilain... Donc, écoutez
bien ce que je vais vous dire... vous verrez que je parle en homme
raisonnable... Si je ne sais pas très bien m'exprimer, je sais voir
juste... et de loin... Or, en continuant à nous jeter à la tête des
paquets d'ordures, nous agissons tout simplement comme des serins...
Nous faisons le jeu de la police, voilà tout... Ne croyez-vous pas
qu'il serait préférable de s'entendre?

Il se tut pour nous permettre sans doute de donner notre avis, mais
comme nous demeurions silencieux, il reprit, d'un ton conciliant:

--Moi, vous savez, c'est mon avis que je vous donne... et si je le
donne, c'est parce que je le crois bon... Suivez-moi bien... Si vous
ne m'approuvez pas, vous me le direz. Il ne tient qu'à nous de sortir
d'ici, mais pour cela, il s'agit de s'entendre... Ne croyez pas que
j'aie peur... non, pas du tout, car les accusations qu'Edgar Pipe veut
lancer contre nous ne reposent sur rien de sérieux... Ce sont des
inventions de femme hystérique et rien de plus... Néanmoins, aux yeux
des magistrats qui voient partout des coupables, les choses peuvent
traîner en longueur et, jusqu'à ce que notre innocence soit démontrée,
on nous gardera en prison... Ne vaudrait-il pas mieux faire la paix?
Nous renoncerions, Manzana et moi, à accuser Edgar Pipe, et lui, de
son côté, ne tenterait rien contre nous. Nous dirions que nous
l'avions attaqué parce que nous croyions le reconnaître, mais que nous
avons été trompés par une ressemblance... Ce sont des choses qui
arrivent tous les jours, cela... Pipe, et c'est son intérêt, dira
qu'il ne nous reconnaît pas, et l'affaire sera terminée... Voyez, je
suis bon garçon... je ne demande qu'à arranger les choses...




XI

COMMENT ON SÈME LES GÊNEURS


Je n'étais pas dupe du «bon garçonnisme» de Bill Sharper et je savais
très bien que le drôle ne pensait pas un mot de ce qu'il disait, mais
comme ce qu'il nous proposait servait mes intérêts aussi bien que les
siens, je déclarai me rallier à sa proposition. Quant à Manzana,
fourbe comme toujours, il se fit tirer l'oreille, prétendit qu'il
n'avait pas très bien compris, mais finit par accepter. Alors, nous
dressâmes nos batteries et préparâmes les réponses que nous ferions au
chief-inspector.

Les choses se passèrent comme nous l'espérions. Manzana et Bill
Sharper avouèrent s'être trompés et m'avoir attaqué à tort, et moi, de
mon côté, je retirai ma plainte. Le chief-inspector, après nous avoir
adressé un petit speech aigre-doux, nous fit remettre en liberté.

Dès que nous nous retrouvâmes tous trois dans la rue, Bill Sharper et
Manzana, au lieu de me quitter, m'emboîtèrent le pas avec insistance,
sous prétexte que de bons camarades comme nous ne devaient plus se
séparer.

Je devinai immédiatement quel était leur but. Les misérables voulaient
m'entraîner dans quelque bouge et là renouveler sur moi la tentative
qui avait échoué la veille.

L'expérience m'avait rendu prudent et je me tenais sur mes gardes.

--Voyez-vous, me dit Bill Sharper, le tout est de s'entendre,
camarade. Maintenant que la paix est faite, nous allons dîner ensemble.

--Avec plaisir, répondis-je, mais il faut auparavant que j'aille
retrouver le capitaine Wright qui doit certainement se demander ce que
je suis devenu...

--Le capitaine Wright! s'écria Bill Sharper, je le connais, c'est un
de mes meilleurs amis... J'irais bien le voir avec vous, mais je suis
obligé de retourner à Pensylvania Road. Vous me retrouverez au Swan
Hôtel, où je vous attendrai avec Manzana.

--C'est cela, dis-je... dans une heure, je serai au Swan...

Nous nous serrâmes la main et nous nous séparâmes.

J'avais à peine fait une centaine de mètres que je m'arrêtai soudain:
je venais de remarquer que j'étais suivi. Je m'en doutais, d'ailleurs,
car j'avais, l'instant d'avant, remarqué que Manzana avait fait un
petit signe à deux affreux mendiants.

Il y a entre les malfaiteurs de Londres une sorte de franc-maçonnerie;
ils se soutiennent et se reconnaissent à certains gestes, ou même à un
simple coup d'oeil.

Mes ennemis me faisaient «filer».

M'approchant brusquement des ignobles individus qui m'emboîtaient le
pas, je leur dis en les menaçant du doigt:

--Vous autres, si vous continuez à me suivre, je vous signale à un
policeman...

Les deux drôles jouèrent l'étonnement et jurèrent leurs grands dieux
qu'ils ne me suivaient pas...

Pendant qu'ils se répandaient en protestations, je hélai un taxi,
jetai une adresse quelconque au cabman et les laissai, tout interdits,
au milieu de la rue.

Lorsque j'eus roulé pendant une demi-heure, je descendis, réglai le
chauffeur et m'enfonçai dans la première rue qui se trouva devant moi.

Mon intention n'était pas, comme on le suppose, de retourner à bord du
_Humbug_... Je ne savais pas encore ce que j'allais faire, mais
j'étais résolu à quitter Londres coûte que coûte... Par bonheur, Bill
Sharper et Manzana n'étaient point parvenus à me «subtiliser» mon
portefeuille. Je pouvais donc monter dans un train quelconque et
mettre plusieurs dizaines de kilomètres entre mes ennemis et moi.

Comme je me trouvais dans les environs de Waterloo-Station, je résolus
de prendre un billet pour Southampton. Une fois dans ce port, je
tâcherais de me faire embarquer sur quelque bâtiment en partance pour
l'étranger.

Après avoir jeté un rapide coup d'oeil derrière moi, je m'apprêtais à
entrer dans la gare, quand un gentleman vêtu à la dernière mode me
posa familièrement la main sur l'épaule, en disant:

--Tiens! M. Edgar Pipe!...

C'était Allan Dickson, le roi des détectives, celui qui, on se le
rappelle, m'avait arrêté quelques années auparavant, dans cet hôtel de
Kensington où je me croyais si bien caché.

Je saluai le gentleman et allais continuer mon chemin, quand il me
retint:

--Eh quoi! monsieur Pipe, dit-il, vous ne semblez pas satisfait de me
revoir... Est-ce que vous me garderiez rancune au sujet du petit
incident du Victoria Palace? Si cela était, vous auriez tort, car si
je vous ai arrêté, avouez que c'était un peu votre faute... Vous
m'avez demandé, alors, je suis venu...

--C'est vrai, dis-je en souriant, excusez-moi... mais vous comprenez...

--Oui... oui... je comprends... on n'aime guère revoir les gens qui...
enfin... vous n'avez plus rien à craindre, maintenant, puisque vous
avez payé votre dette... J'avoue que le tribunal vous a un peu «salé»,
mais vous êtes malheureusement tombé sur des juges très sévères... Une
semaine plus tard, vous auriez eu la chance de vous en tirer avec deux
ans, car c'était M. Serey, le bon Juge, comme nous l'appelons, qui
présidait les audiences... Que voulez-vous?... on ne peut pas toujours
avoir de la chance... Mais à propos, il paraît que vous êtes un héros?

--Moi?

--Oui, vous...

Et, comme j'avais l'air étonné:

--Quel homme modeste vous faites, monsieur Pipe, et moi qui vous
croyais vaniteux en diable... Voyez comme on se trompe parfois...
Ainsi, vous ne vous souvenez même plus de l'acte de courage qui vous a
valu récemment une réduction de peine...

--Ah! oui, l'incendie de Reading...

--Il paraît que vous avez été merveilleux...

--J'ai fait mon devoir, voilà tout.

--Vous avez fait plus que votre devoir, mon ami, car rien ne vous
forçait à vous jeter au milieu des flammes pour sauver vos
camarades... Je suis au courant, le directeur m'a tout raconté et je
vous avoue que j'ai été émerveillé de votre audace... oui, là,
sérieusement... et, tenez, je vais vous faire un aveu: maintenant que
je vous connais mieux, je serais désolé d'avoir à vous arrêter de
nouveau.

--Je pense que vous n'aurez pas cette peine, car je suis décidé à
redevenir un honnête homme.

Allan Dickson me regarda en souriant, et me frappant sur l'épaule:

--C'est très bien cela, dit-il... et je suis heureux de vous voir
adopter cette belle résolution... Que faites-vous, à présent?... vous
êtes marin, ce me semble?... Très bien, cela... Rien de tel que les
voyages pour vous changer les idées... Et vous partez bientôt?

--Je devais partir, mais le bateau à bord duquel j'étais engagé a eu
une avarie...

--De sorte que vous êtes encore à Londres pour quelque temps?

--A moins que je ne trouve un autre bâtiment prêt à appareiller...

Pendant que je parlais, Allan Dickson regardait de temps à autre
autour de lui, d'un air méfiant...

--Est-ce que ce n'est pas un de vos amis qui vous attend là-bas?...
demanda-t-il, en me désignant d'un coup d'oeil un individu de mauvaise
mine qui se tenait près du guichet des billets...

--Non... répondis-je, personne ne m'attend... et, d'ailleurs, je n'ai
plus d'amis...

--Cependant, cet homme semble singulièrement s'intéresser à vous...

--Possible!... mais je ne le connais pas... à moins... mais, oui, j'y
songe...

--A moins? fit Allan Dickson en me regardant fixement...

--Ecoutez, lui dis-je, vous pouvez me rendre un grand service et, du
même coup, débarrasser Londres de deux gredins dangereux.

--Je suis tout oreilles... De quoi s'agit-il?

--Voici: Je vous ai dit, tout à l'heure, que je m'efforçais de
redevenir un honnête homme...

--Et je vous félicite de cette résolution...

--Oui... mais c'est plus difficile que je ne croyais...

--Et pourquoi?

--Parce que, lorsqu'on a vécu, comme moi, au milieu de gens sans aveu,
on retrouve toujours sur sa route des misérables prêts à vous faire
chanter... On est rempli de bonnes intentions, on s'efforce de
reprendre sa place dans la société, de vivre honnêtement de son
travail, mais on a compté sans les gredins qui vous ont connu
autrefois et qui se dressent toujours devant vous, au moment où l'on
voudrait les savoir à dix pieds sous terre... Depuis que je suis sorti
de prison, je n'ai pas eu, je vous l'assure, une minute de
tranquillité...

--Mais, objecta Allan Dickson, qu'avez-vous à craindre des gens dont
vous parlez?... Vous avez payé votre dette, la justice n'a rien à vous
reprocher...

--C'est vrai, mais supposez que demain, je trouve une situation
honorable, ces misérables ne manqueront pas de faire savoir à celui
qui aura consenti à m'employer que je suis un ancien pensionnaire de
Reading...

--Vous n'ignorez pas que la loi punit les calomniateurs...

--Oh... si peu!... et puis ceux qui emploient de pareils moyens
demeurent, la plupart du temps, introuvables... n'empêche que leur
coup a porté... Un beau matin, on est congédié, sans motif, et on doit
se mettre à la recherche d'un nouvel emploi... Pendant ce temps, on
tombe souvent dans la misère et on en arrive à perdre tout courage...

--Mon cher Pipe, me dit Allan Dickson, vous m'avez l'air, en ce moment,
de voir tout en noir... Il faut vous remonter, _by God_!

--Hélas! je le voudrais, mais la fatalité me poursuit...

--N'employez donc pas de ces grands mots-là... Est-ce que ça existe,
la fatalité?... Allons, au revoir... tâchez de persévérer dans vos
bonnes intentions et si quelqu'un cherche à vous nuire, venez me
trouver... j'aurai vite fait de vous débarrasser de ce gêneur...

--Merci... il se pourrait que j'eusse besoin de vous avant peu...

--Tout à votre disposition, mon cher Pipe, vous savez où je
demeure?... Non?... tenez, voici ma carte... Je suis toujours chez moi
le matin, de dix heures à midi... Allons, _good bye_!... et bon
courage!

Et le détective, tournant les talons, disparut dans une des salles
d'attente de la gare.

Resté seul, je réfléchis un instant et j'étais, je l'avoue, assez
perplexe.

Devais-je quitter Londres avant d'avoir dénoncé à Allan Dickson Bill
Sharper et Manzana? J'avais eu un moment l'idée de raconter au
détective les petites expéditions de ces deux bandits, mais l'affaire
du diamant m'avait retenu.

Je me dirigeai donc vers le ticket-office et pris modestement un
billet de troisième. Un train partait pour Southampton à six heures
trente... Il était six heures, j'avais par conséquent une demi-heure
devant moi. J'entrai dans un petit restaurant situé en face de la gare
et me fis servir un «ox-tail soup», une tranche de roast-beef et une
bouteille de bière. J'avais à peine absorbé mon «ox-tail» que la porte
du restaurant s'ouvrait tout à coup, livrant passage à deux hommes:
Bill Sharper et Manzana!

Etait-ce le hasard qui les avait conduits dans l'établissement où je
me trouvais? M'avaient-ils fait suivre? Cette dernière hypothèse était
la plus admissible.

Ils s'avancèrent vers moi, d'un air grave, comme des gens qui ont une
importante mission à remplir, et, arrivés devant ma table,
s'arrêtèrent brusquement, en me regardant de façon inquiétante. Ils
étaient tous deux très pâles et je remarquai que les mains de Manzana
étaient agitées d'un tremblement convulsif.

--Tiens! vous voilà, dis-je, sans paraître remarquer le trouble de mes
ennemis... mais asseyez-vous donc, je vous en prie... Voulez-vous
accepter quelque chose?

--Il ne s'agit pas de cela, répondit Bill Sharper... nous avons une
explication à vous demander...

--Une explication?... parlez... je vous écoute.

--Non... pas ici... sortons.

--Comme vous voudrez... mais laissez-moi au moins achever cette
tranche de roast-beef...

--Non... sortons immédiatement.

J'affectais toujours le plus grand calme, mais je sentais mon coeur
battre à coups précipités dans ma poitrine.

--Très bien, dis-je, je suis à vous.

Et, après avoir réglé ma note, je me levai et suivis Bill Sharper et
Manzana.

Ils m'entraînèrent dans la gare de Waterloo et là, en un coin désert,
ils s'expliquèrent enfin. Ce fut Manzana qui prit la parole. Sa voix
tremblait et il avalait la moitié de ses mots:

--Monsieur Pipe, me dit-il, d'un ton qu'il s'efforçait de rendre
solennel, vous êtes un traître.

--Un traître?

--Oui, ne faites pas l'étonné, vous savez parfaitement ce que je veux
dire.

--Je vous assure...

--N'assurez rien... je vous répète que vous êtes un traître... et je
le prouve...

--Oui, parfaitement... nous pouvons le prouver, appuya Bill Sharper de
sa grosse voix de basse...

--Je le prouve, reprit Manzana, qui devenait de plus en plus
nerveux... Vous vous êtes sans doute imaginé que nous sommes des
imbéciles auxquels on peut monter le coup comme à des conscrits...
mais nous sommes plus malins que vous, monsieur Pipe... oui, dix fois
plus malins que vous... Nous avons aussi plus d'honnêteté, car lorsque
nous donnons notre parole, nous avons l'habitude de la tenir...

--Parfaitement, grogna Sharper...

--Mais vous, monsieur Pipe, poursuivit Manzana, vous ignorez ce que
c'est qu'une parole d'honneur...

Ces circonlocutions ridicules commençaient à m'agacer...

--Au fait, dis-je... où voulez-vous en venir?

--Ne faites pas votre petit saint Jean, railla mon ex-associé... vous
savez très bien ce que je veux dire...

--Pas le moins du monde... expliquez-vous... je commence à perdre
patience...

--C'est dommage... oui, c'est vraiment dommage!... Ah! monsieur Edgar
Pipe perd patience... Monsieur Edgar Pipe est devenu bien irritable.

Et, tout en parlant, Manzana se rapprochait de moi, menaçant,
agressif... Bill Sharper ricanait en balançant son énorme tête...

--Vous voulez des explications, dit Manzana... eh bien! nous allons
vous en donner, canaille... traître! mouchard!... Oui, nous sommes
fixés sur votre compte... vous êtes un «indicateur»... vous renseignez
les détectives... on vous a vu faire vos confidences à Mr Allan
Dickson... mais je vous préviens que vous êtes «filé»... que vous
aurez continuellement quelqu'un à vos trousses et--retenez bien
ceci--si vous avez le malheur de revoir Allan Dickson... eh bien...
nous vous saignerons comme un poulet... vous entendez... comme un
poulet...

--Parfaitement, grinça Bill Sharper en tirant à demi de sa poche un
énorme couteau à cran d'arrêt...

Je consultai l'horloge de la gare... Il était exactement six heures
vingt-neuf, le train de Southampton partait dans une minute et
quelques retardataires piquaient, dans la direction du quai
d'embarquement un pas de gymnastique effréné.

--Au revoir, messieurs, m'écriai-je subitement.

Et plantant là mes deux ennemis, je pris ma course vers le train...
Manzana et Sharper se lancèrent à ma poursuite, mais quand ils
arrivèrent à l'entrée du quai, la grille se referma brusquement.
Pendant qu'ils couraient à la porte de la salle des bagages, le train
se mit en marche et j'aperçus de loin Manzana qui me montrait le poing.




XII

«LE SEA-GULL»


J'avais «semé» mes ennemis, mais je n'étais pas encore sauvé. Les
drôles étaient bien capables de me signaler à la police et de me faire
arrêter, au débarcadère de Southampton. Il leur suffisait d'aller
trouver le chef de gare, de lui raconter une histoire quelconque et la
farce était jouée. On me ramènerait à Londres et c'était tout ce que
désiraient les affreux chenapans qui avaient juré d'avoir ma peau.

Je résolus donc de descendre en cours de route.

A Byfleet, la première station à laquelle s'arrêtait le train,
j'ouvris la portière et sautai sur le quai. Ce n'est que le
surlendemain seulement que je me risquai à gagner Southampton.

Maintenant, il s'agissait de quitter l'Angleterre le plus vite
possible et je m'abouchai immédiatement avec quelques matelots qui
m'indiquèrent les bâtiments en partance.

Je m'étais imaginé que j'arriverais facilement à m'embarquer, mais je
m'aperçus bientôt que tous les capitaines n'étaient pas aussi
«coulants» que le capitaine Wright. Tous me demandèrent des papiers,
exigèrent des références et je me vis blackboulé partout où je me
présentai.

Je commençais à perdre courage, quand un matelot qui fumait sa pipe,
assis sur une borne, me donna un renseignement utile:

--Ecoutez, camarade, me dit-il, si vous tenez absolument à trouver un
engagement, je connais un bateau sur lequel on vous prendra sans doute,
mais vous savez, c'est un bateau bizarre...

--Qu'importe... comment s'appelle-t-il?

--Le _Sea-Gull_... Tenez, c'est ce voilier blanc qui est amarré à quai,
entre le paquebot de France et la malle de Jersey.

--Vous pourriez me recommander?

--Oh! pour ça, non!... Je ne connais personne à bord... Présentez-vous
vous-même, vous verrez bien ce qu'on vous dira... Le patron de ce
_Sea-Gull_ recrute en ce moment son équipage... Il y a quatre garçons
qui ont déjà été engagés. Essayez toujours, vous verrez.

--Merci, dis-je, je vais suivre votre conseil.

Et je me dirigeai vers le _Sea-Gull_.

C'était un grand yacht blanc gréé en brick-goélette; le mât de misaine
était à phares carrés; le grand mât avait une voile à corne et un
«flèche». A l'arrière, on voyait un capot vitré sur les côtés duquel
étaient accrochées deux bouées.

Aucune passerelle ne reliait le yacht au quai.

--Pourrais-je parler au patron? demandai-je à un matelot qui était en
train de briquer avec ardeur le tillac du bateau...

L'homme me regarda d'un air ahuri... puis mit son index à son oreille
et secoua négativement la tête, pour me faire comprendre qu'il était
sourd.

Je m'adressai à un autre marin, un grand diable, maigre comme une
flamme de sémaphore, et jaune comme un citron.

Il fit un geste auquel je ne compris rien et disparut par une
écoutille.

Ils sont bizarres, en effet, pensai-je, les gens du _Sea-Gull_...

Après avoir interpellé encore deux autres matelots, sans obtenir de
réponse, j'allais battre en retraite, quand un gros homme vêtu d'un
complet de molleton bleu et coiffé d'une casquette galonnée, apparut
sur le pont.

--Pardon, monsieur, lui criai-je... je désirerais parler au patron du
_Sea-Gull_.

--Le patron du _Sea-Gull_, c'est moi... Que me voulez-vous?

--J'ai entendu dire que vous cherchiez des hommes d'équipage... et...
je viens me proposer.

--J'ai en effet besoin de matelots... mais ce qu'il me faut surtout,
ce sont de bons gabiers... êtes-vous gabier?

--Oui, patron...

--Il y a longtemps que vous servez?

--Oh! dix ans au moins.

--C'est bien, embarquez...

Je crus que l'on allait m'envoyer la passerelle, mais personne ne
bougea à bord du yacht...

--Eh bien? avez-vous entendu?

--Oui, patron... mais...

--Mais quoi?

--La passerelle?...

--La passerelle... est-ce que vous supposez qu'on va la placer exprès
pour vous?... Sautez dans les haubans...

Au risque de me rompre le cou, je pris mon élan, fis un bond de deux
mètres, parvins à saisir un des haubans de bâbord et me laissai
glisser sur le pont du bateau. Je m'étais affreusement écorché les
mains, mais il faut croire que la petite gymnastique à laquelle je
venais de me livrer avait émerveillé le gros homme, car il dit en
hochant la tête:

--Parfait!... vous jouez la difficulté, à ce que je vois... vous avez
voulu m'épater... approchez un peu...

Je m'avançai, joignis les talons et demeurai immobile...

Le patron m'examina pendant quelques instants, envoya par-dessus bord
un jet de salive noire et me dit:

--Vous avez toujours servi sur les bâtiments de commerce?

--Oui, patron...

--Appelez-moi capitaine...

--Oui, capitaine.

--Etes-vous déjà allé aux Indes?

--Oui, capitaine.

--Par le canal ou par le Cap?

--Plaît-il?

--Je vous demande si c'est par Suez ou par le Cap?

--Par Suez...

--Bien entendu!... par Suez!... Ils sont tous les mêmes... Ça ne pense
qu'à se faire remorquer ces cocos-là... Eh bien, moi, tel que vous me
voyez... j'ai trente ans de navigation... vous entendez... trente
ans... et je ne l'ai seulement jamais vu votre sale canal... Moi, ma
route, c'est le Cap... oui, mon ami... Southampton, Lisbonne, Madère,
Bonne-Espérance, Zanzibar, les Maldives et Ceylan... Voilà la vraie
route des Indes et celui qui me dirait le contraire, je lui enverrais
immédiatement ma botte dans le bas des reins... Il n'y a que les
marins d'occasion qui passent par le canal...

Le capitaine cracha de nouveau et reprit d'un ton méprisant:

--Oui, les marins d'occasion... ceux qui apprennent la navigation dans
les écoles... mais les vieux routiers comme moi doublent toujours le
Cap...

--Le fait est, approuvai-je, que par le Cap...

--C'est bon... montrez-moi un peu vos papiers...

--Mes papiers?... Je vais vous dire... hier soir, je les avais encore,
mais ce matin, en me réveillant...

--Oui, je vois... vous vous êtes saoulé hier comme un Ecossais et vous
vous êtes fait dévaliser... Ah! bougre d'ivrogne, vous vous en êtes
envoyé des verres de gin et de whisky, hein? Combien?

--Je ne sais... une vingtaine, peut-être.

--Une vingtaine!... seulement... et c'est ça qui vous a tourné la
tête... Ah! ah! ah! les voilà bien les marins d'aujourd'hui, ça se
saoule avec vingt petits verres!... De mon temps, mon garçon, il
fallait deux pintes de schnick pour nous coucher par terre... oui,
deux pintes et il y en avait même qui allaient jusqu'à trois...
Décidément, il n'y a plus d'hommes aujourd'hui... Enfin, ça n'est pas
tout ça... vous n'avez pas de papiers... pas même un simple
certificat... Sur un navire de commerce, on vous ferait arrêter, mais
moi, je m'en moque... Ce ne sont pas les papiers qui font les bons
marins. Si je vous ai demandé les vôtres, c'était pour la forme... Ici,
à mon bord, personne n'a de papiers... Je ne sais même pas le nom de
mes hommes... Ils se présentent, je les accepte, et les baptise
aussitôt... Passons aux conditions. Nous allons aux Indes... c'est
vingt-cinq livres pour la traversée... autant pour le retour... ça
vous va?

--Oui, capitaine.

--Bon... maintenant, on ne descend pas à terre aux escales...

--Cela m'est égal.

--La discipline ici est très sévère... Comme je suis le maître, le
_seul_ maître, entendez-vous, à bord du _Sea-Gull_, j'ai tenu à y
maintenir les anciennes traditions de la marine à voiles... Je vous
donnerai d'ailleurs une copie du règlement. Donc, nous sommes d'accord,
n'est-ce pas?

--Oui, capitaine.

--Eh bien, vous êtes des nôtres... à partir d'aujourd'hui, vous vous
appelez «Colombo»... chaque marin du _Sea-Gull_ porte le nom d'une
ville maritime... Venez, je vais vous présenter à Cardiff, le maître
d'équipage.

Le capitaine s'engagea dans une écoutille et je descendis derrière
lui. Nous suivîmes la coursive d'entrepont et arrivâmes dans une
petite pièce carrée qui prenait jour par un hublot.

Un homme gigantesque, assis sur une caisse, se dressa à demi, dès que
nous pénétrâmes dans la chambre. C'était Cardiff. Jamais de ma vie je
n'ai vu pareil colosse. Je ne puis mieux comparer Cardiff qu'à un
gorille du Gabon. Sa tête énorme, au front bas, ses yeux gris mobiles
et perçants, enfouis sous des sourcils broussailleux, sa poitrine
vaste et velue, ses bras démesurément longs, ses jambes torses
reposant sur deux gros pieds plats, tout en lui rappelait le singe
anthropoïde de l'Afrique Equatoriale.

--Cardiff, dit le capitaine, voici un nouveau gabier... Il ne nous
manque plus que trois hommes... Dès que je les aurai trouvés, nous
appareillerons...

--Hon!... fit l'homme-gorille.

--Pour l'instant, gardez-le près de vous et faites-lui lire le
règlement du bord.

--Hon!...

--Ensuite, vous lui ferez préparer les feux.

--Hon!...

--Vous pourrez aussi lui faire faire quelques épissures...

--Hon!...

Lorsque le capitaine eut disparu, Cardiff s'assit sur son coffre,
alluma une petite pipe en terre, en tira quelques bouffées et prit
dans sa poche un carnet tout crasseux qu'il me tendit en disant:

--Règlement...

Il était plutôt dur, le règlement... mais bah!... j'étais prêt à tout
accepter pour échapper à Bill Sharper et à Manzana. Tant que nous
n'aurions pas quitté Southampton, je ne serais pas tranquille. Mes
ennemis pouvaient encore me découvrir. Il leur suffisait pour cela de
questionner quelques marins du port...

Bien que Manzana et Bill Sharper ne fussent point très perspicaces,
ils ne manqueraient pas quand même, en apprenant qu'il y avait à quai
un navire suspect, de venir s'informer si je ne faisais point partie
de l'équipage. Dans quel navire, en effet, pouvais-je me réfugier, si
ce n'était dans un navire suspect?

Je tremblais, à chaque instant, de voir apparaître mes deux gredins.

Quand j'eus parcouru le fameux règlement que Cardiff m'avait présenté,
je demandai au colosse s'il désirait que je lui rendisse quelque
service.

Il secoua négativement la tête.

Pendant près d'une heure, nous demeurâmes en face l'un de l'autre,
sans parler. Cardiff, toujours assis sur sa caisse, moi, debout devant
lui. De temps à autre il me décochait un regard en dessous, puis
retombait dans son assoupissement de brute.

Quel singulier type que ce maître d'équipage sous les ordres duquel
j'allais me trouver désormais! Tout d'abord, je l'avais pris pour un
Gallois, mais à quelques mots qu'il prononça enfin je reconnus qu'il
était Ecossais.

Lorsqu'il eut fumé deux pipes, il se leva, mais il était tellement
grand qu'il était obligé de marcher en baissant la tête, car l'endroit
où nous nous trouvions n'avait pas plus d'un mètre soixante-quinze de
hauteur et Cardiff, je l'ai dit, était un géant. Après avoir tourné
dans la chambre, il sortit d'un équipet une grosse bouteille verte, la
déboucha lentement, puis en porta le goulot à ses lèvres. Quand il
remit le bouchon, une forte odeur de gin se répandit dans la pièce.
Cardiff me regarda; ses yeux gris luisaient comme des projecteurs et
son affreux visage avait maintenant une expression étrange.

Il ralluma sa pipe et reprit son impassibilité de Bouddha.

Je commençais à trouver le temps long en compagnie de ce marin
silencieux, lorsqu'un coup de sifflet retentit soudain sur le pont du
navire.

Cardiff eut un grognement, s'étira en faisant craquer ses énormes
membres, puis se dressa, comme à regret, en disant:

--_Come, mate!_[9]

  [9] Viens, camarade.

Et il me poussa doucement devant lui.

Ce qui me surprit, ce fut que Cardiff m'appelât _mate_. Ce mot, en
argot maritime, signifie camarade, et n'est guère employé qu'entre
matelots de même grade ou de même spécialité. Il est très rare qu'un
maître d'équipage appelle ainsi un subordonné.

J'en conclus que Cardiff, malgré son apparence bestiale, n'était pas
au fond un méchant homme... c'était un ours, un ours mal léché sans
doute, mais avec lequel il serait peut-être possible de s'entendre.

Sur le pont du _Sea-Gull_, nous trouvâmes tout l'équipage réuni... et
quel équipage, grand Dieu! Il y avait là des nègres, des Malais, des
Hindous, des Chinois et des hommes de race indécise.

L'Europe était représentée par le capitaine, Cardiff, trois matelots
et moi.

Tous ces marins semblaient très dociles, et rompus à la plus sévère
discipline. L'appareillage se fit avec un ensemble parfait; les ordres
étaient exécutés avec une merveilleuse précision et dans le plus
profond silence.

On eût cru assister à une de ces scènes de féerie magistralement
réglées comme on en voit quelquefois à l'Olympia de Londres.

J'aidai mes nouveaux camarades à étarquer la grand'voile, pendant que
d'autres hissaient le foc et le grand foc.

Le capitaine, sûr de sa manoeuvre, avait refusé l'aide d'un remorqueur.

Sur les quais, une foule de curieux assistaient à l'appareillage, se
demandant sans doute comment le _Sea-Gull_ arriverait à se déhaler, au
milieu de tous les bateaux qui encombraient le port.

Les amarres furent larguées et le navire, plein vent arrière, glissa
doucement sur le Southampton Water. Le capitaine se tenait à la barre,
attentif, le sourcil froncé, modifiant insensiblement, pour éviter un
empannage, la direction de son bâtiment. Lorsque nous atteignîmes la
pointe de Calshot, comme nous avions maintenant de l'espace devant
nous, il lança un coup de sifflet. Tous les hommes de l'équipage se
rangèrent au pied des haubans de bâbord et de tribord attendant les
ordres.

Je m'étais joint à eux, mais j'avoue qu'à ce moment mon coeur battait
plus vite que l'habitude... Je comprenais que nous allions monter dans
la mâture et je me sentais plutôt mal à l'aise, car c'était la
première fois que je remplissais les délicates et périlleuses
fonctions de gabier.

J'aurais préféré faire partie de l'équipe du grand mât qui, elle,
n'était astreinte à aucune gymnastique et n'avait qu'à peser sur les
drisses de grand'voile et de flèche, mais j'étais désigné pour la
misaine où il y avait cinq vergues à guinder: le cacatois, le
perroquet, le volant, le fixe et la vergue basse. Il faudrait
assujettir les voiles d'étai et, pour cela, demeurer en équilibre sur
les barres, au risque de piquer une tête dans le vide.

Le capitaine, qui tenait le gouvernail d'une main et son sifflet de
l'autre, lança un nouveau commandement et les matelots s'accrochant
aux échelles de haubans montèrent dans la mâture. J'eus la chance
d'être désigné pour la vergue basse et me tirai assez bien de l'effort
que l'on exigeait de moi. S'il m'eût fallu grimper jusqu'au cacatois,
je crois bien que je n'aurais pas tardé à décrire dans l'espace une
fâcheuse trajectoire.

Lorsque les vergues furent brassées, un coup de sifflet nous rappela
tous sur le pont et je commençai à respirer plus librement.

Maintenant, Cardiff avait remplacé le capitaine à la barre. Nous
étions dans le Solent et le navire filait grand largue avec un petit
clapotement qui devenait de plus en plus bruyant à mesure que la
vitesse augmentait.

A présent, j'étais libre: bientôt plusieurs milles me sépareraient de
la Grande-Bretagne et comme nous n'avions pas la T. S. F. à bord, nous
allions nous trouver pour longtemps sans communication aucune avec la
terre. Manzana et Bill Sharper n'étaient décidément plus à craindre.

Edgar Pipe et son diamant fuyaient vers les régions lointaines!...




XIII

PASSAGERS MYSTÉRIEUX


J'avais entendu dire que nous allions aux Indes, mais je n'en étais
pas sûr. Je cherchai à me renseigner auprès des trois matelots
européens qui étaient à bord. L'un d'eux, un Français, affirma que
nous allions tout simplement en Espagne; l'autre, un Anglais, soutint
que nous ne dépasserions point le Cap de Bonne-Espérance; quant au
troisième, un Irlandais, il avoua qu'il ne savait rien.

La curiosité qui me poussait à m'informer de notre itinéraire était
assez ridicule, en somme, car le but du voyage serait toujours le même
pour moi. Que nous allions aux Indes ou en Chine, cela importait peu.
Le principal était que je m'éloignasse le plus possible de
l'Angleterre et le _Sea-Gull_ semblait aussi pressé que moi de fuir la
côte.

Dès que nous eûmes dépassé les «Needles», récifs dangereux qui se
trouvent, comme on sait, à la pointe extrême de l'île de Wight, nous
mîmes le cap au sud-quart-sud-ouest.

Malheureusement, le vent qui jusqu'alors avait été favorable, changea
brusquement, et nous fûmes obligés de louvoyer, ce qui retarda
beaucoup notre marche.

Néanmoins, le _Sea-Gull_ tenait merveilleusement le «près» et faisait,
avec le vent, un angle de quatre quarts, soit quarante-cinq degrés. Il
avait cependant un défaut, il gîtait beaucoup et, à certains moments,
le pont offrait une déclivité telle que nous devions nous cramponner à
la lisse et aux superstructures pour ne pas être envoyés par-dessus
bord. Ce brick-goélette, comme tous les bateaux de plaisance, était
très fin de formes, et il y avait lieu de s'étonner que le capitaine
eût choisi un tel bâtiment pour faire de longs voyages. D'ailleurs,
tout était mystère sur le _Sea-Gull_. J'avais cru jusqu'alors que
celui qui le commandait en était le propriétaire, mais j'appris
bientôt par le matelot irlandais que nous avions deux passagers à
bord: un homme et une femme.

Il me semblait en effet étonnant que le capitaine voyageât pour son
seul plaisir.

                   *       *       *       *       *

La première journée que je passai sur le _Sea-Gull_ fut des plus
calmes. On ne m'employa qu'à des manoeuvres insignifiantes et j'eus la
chance, lorsque la brise fraîchit et qu'il fallut carguer perroquet et
cacatois, de ne pas faire partie de la bordée de service.

A la nuit, le capitaine--je ne sais si j'ai dit qu'il s'appelait
Ross--fit, selon la vieille coutume maritime, à laquelle certains
navigateurs sont restés fidèles, prendre un ris dans la voilure et il
ne resta plus sur le pont que le marin de quart, la bordée de tribord
et l'homme de barre.

Mes camarades et moi, après avoir pris notre repas, nous nous
réfugiâmes dans le gaillard d'avant et installâmes nos hamacs.

Cardiff, son éternelle pipe aux dents, assista à notre coucher, puis,
quand il vit que tout était en ordre, il se retira dans sa chambre.

Dès qu'il eut disparu, quelqu'un ralluma la camoufle, la voila
prudemment avec l'étamine bleue d'un pavillon et une partie de
l'équipage se mit à jouer aux cartes. Je remarquai que les plus
acharnés parmi les joueurs étaient les nègres et les Chinois. Ces gens
ne se comprenaient pas entre eux, mais ils suppléaient aux paroles par
une mimique étrange, coupée de temps à autre, d'interjections rauques
et traînantes. Je fus assez étonné de ne pas voir circuler d'argent,
mais l'Irlandais, qui était mon voisin de hamac, m'apprit qu'ils
jouaient sur parole et qu'ils régleraient leurs comptes à la fin de la
traversée, lorsqu'ils auraient touché leur solde.

Il y eut, à un certain moment, une vive discussion qui se termina par
un assaut de boxe entre un nègre et un Chinois. Le nègre mit son
adversaire knock out et la partie recommença, pendant que deux
matelots relevaient le Chinois, qui était quelque peu meurtri et le
couchaient dans son hamac.

Mon voisin de lit, l'Irlandais (je me rappelle qu'il s'appelait Solway),
bavard comme tous ses compatriotes, avait fait glisser sur leur
tringle les garcettes de son hamac et s'était rapproché de moi.

--Sur quel bateau étiez-vous avant de venir ici? demanda-t-il.

--Sur le _Black-Star_, répondis-je...

--Un long courrier?

--Oui...

--Moi, j'étais sur le _Newcastle_, un vieux bâtiment plein de rats qui
repose maintenant par le fond, dans le canal de Saint-Georges.

--C'est la première traversée que vous faites sur le _Sea-Gull_?

--Oui... d'ailleurs tout l'équipage est dans mon cas... nous sommes
tous nouveaux à bord...

--Pas possible?

--Quoi?... vous ne le saviez pas?

--Non, je vous assure... mais à qui appartient le bateau sur lequel
nous sommes?

--A personne... ou du moins si, il appartient à un armateur anglais
qui l'a loué aux deux passagers qui sont à bord... Ce sont eux qui ont
engagé le capitaine Ross et l'ont chargé de recruter l'équipage.

--Ah!... et sait-on quels sont ces gens?

--On dit--mais je ne pourrais rien affirmer--que c'est un lord qui
voyage avec sa maîtresse... Je l'ai aperçu avant-hier, quand il a
embarqué... Il a une drôle de tête...

--Et la femme?

--Elle était tellement emmitouflée qu'on ne lui voyait que les yeux et
le bout du nez...

--Ils ont des domestiques avec eux?

--Non...

--Comment... pas même un groom?

--Je ne crois pas...

--Et depuis leur embarquement, ils n'ont point paru sur le pont?

--Non... ils ne bougent pas de leur appartement... il n'y a que le
capitaine et le steward qui les approchent...

--Bizarre!...

--Oui... bizarre, comme vous dites... moi, j'ai dans l'idée que ces
particuliers-là ont fait quelque sale coup et qu'ils ont frété le
_Sea-Gull_ pour échapper à la police...

--Mais avant le départ, il y a eu une visite à bord?

--Oui... j'y ai même assisté, mais le capitaine avait eu soin de
cacher les deux passagers dans la cale avec tous leurs bagages...

--Alors, le capitaine est de mèche avec eux?

--Probable!

Cette conversation fut interrompue par l'arrivée brusque de Cardiff.
En apercevant le falot qui était toujours allumé, il poussa un
hurlement de fauve, se précipita sur les joueurs, leur administra une
volée de coups de poings, déchira les cartes, puis éteignit la lumière
et disparut. Cardiff, on le voit, s'y entendait à maintenir l'ordre à
bord. Quand il eut refermé la porte, les nègres et les Chinois
regagnèrent à tâtons leurs hamacs et jusqu'à la relève de minuit le
silence le plus complet régna dans la chambrée.

Au matin, quand je parus sur le pont, le capitaine Ross m'appela:

--Venez dans ma cabine, j'ai à vous parler...

Je le suivis en tremblant.

Quelle nouvelle tuile, pensai-je, vais-je encore recevoir sur la
tête?...

Dès que nous fûmes seuls, le capitaine me dit:

--Je vous ai observé hier pendant toute la journée et j'ai pu me
convaincre que vous êtes marin, comme moi je suis évêque... vous vous
tenez sur les barres comme un dromadaire sur une balançoire et vous ne
savez même pas déborder la vergue de la hune et frapper les palans sur
les galhaubans... Je pensais que vous pourriez faire un gabier
supplémentaire de basse-voile, mais vous ne seriez même pas capable de
larguer le dormant de l'écoute... et d'amarrer le conducteur sur les
cosses d'empointure lorsqu'elles sont larguées...

Tout ce que me disait le capitaine était pour moi de l'hébreu, mais
comme j'avais l'air de protester, il s'écria:

--Un gabier, vous?... Jamais de la vie!...

--Cependant, je vous assure qu'à bord du _Black-Star_...

--Quoi?... que faisiez-vous à bord du _Black-Star_?... vous briquiez
la poulaine, hein?... c'est tout ce que vous pouvez faire... Tenez, je
vais vous prouver que vous êtes nul en navigation... que vous n'avez
jamais mis les pieds sur un navire à voiles... Je suppose que le
hale-bas du foc soit cassé... par quoi le remplacez-vous?... Ha! vous
restez là comme un cachalot qui a avalé une gaffe... vous ne savez
pas!... Et quand un hunier se déchire, comment vous y prenez-vous pour
le réparer sans le carguer?... Vous voyez, vous demeurez bouche bée...
Vous êtes gabier comme la tige de mes bottes et vous m'avez monté le
coup, quand vous vous êtes présenté!... Je ne sais ce qui me retient
de vous débarquer séance tenante...

Le capitaine Ross, d'un tour de langue changea sa chique de côté, puis
après avoir juré tout ce qu'il savait, et m'avoir prodigué un tas de
noms qu'un horse-guard n'eût pas entendus sans rougir, il parut se
calmer un peu...

--C'est bien, dit-il... cela m'apprendra à engager un matelot sans lui
faire faire un petit voyage dans les vergues... Je vous avais promis
vingt-cinq livres pour la traversée... je vous diminue de moitié... et
dorénavant, au lieu de grimper dans la mâture, vous resterez à la
cuisine, avec le maître-cook... Vous savez éplucher les oignons et les
pommes de terre, je suppose?... Allez, rompez, et que je ne vous voie
plus... descendez trouver Zanzibar et dites-lui de ma part que, comme
vous étiez trop bête pour faire un gabier, je vous ai nommé laveur de
vaisselle...

Je saluai et sortis, affectant d'être navré de ma disgrâce, mais très
heureux, au fond, de ce changement de situation... J'étais maintenant
certain de ne pas me rompre le cou en tombant des hunes.

Je m'engageai dans le petit escalier à pente roide qui conduisait à la
cuisine et, cinq minutes après, je me présentais à M. Zanzibar, un
nègre du plus beau noir dont la peau humide luisait comme celle d'un
phoque sortant de l'onde.

Lorsque j'entrai, Zanzibar était en train de moduler sur un énorme
ocarina de métal blanc une mélodie tropicale. Tout en jouant, il
remuait la tête, roulait de gros yeux blancs et, de ses pieds nus,
frappait le sol en cadence. Dès qu'il me vit, il ôta l'ocarina de ses
lèvres et demanda:

--Qui tu veux-ti, missié?

A défaut de lettre d'introduction, je lui exposai de vive voix le but
de ma visite.

Il m'écouta en souriant, puis, quand j'eus terminé:

--Mi, bi content, dit-il... Oui bi content d'avoir camarade... Triste
ici!... Tous deux nous rigoli, nous joui ocarina, pi dansi... Comment
ti t'appelles?

--Colombo, répondis-je (on se rappelle que c'était le nom que m'avait
donné le capitaine).

--Mi, Zanzibar... mais pas vrai... mi pas Zanzibar... Mi Batouala.

Nous nous serrâmes la main et Zanzibar, pour fêter ma bienvenue,
déboucha une fiole de rhum.

Au bout de quelques jours nous étions les meilleurs amis du monde et
nous passions notre temps à nous raconter des histoires et à jouer de
l'ocarina. J'avais autrefois pratiqué cet instrument stupide et j'en
jouais assez bien, mais pour Zanzibar j'étais un artiste.

Quand je voulais le charmer, je lui disais de chanter sa mélodie et je
l'accompagnais à la tierce.

Alors, il ne se tenait plus de joie et nous recommencions vingt fois
de suite le même air. Cependant, ce concert déplut aux passagers
mystérieux dont l'appartement se trouvait situé au bout de la coursive
d'entrepont. Ils se plaignirent au capitaine et celui-ci, non content
de confisquer l'ocarina, fit donner vingt-cinq coups de corde à
Zanzibar.

Je revois encore le malheureux garçon quand il revint à sa cuisine
après avoir subi ce châtiment barbare. Il avait les épaules et le dos
zébrés de grandes raies bleuâtres et souffrait atrocement. Je le
pansai du mieux que je pus et m'efforçai de le consoler.

Pauvre Zanzibar!

Ce qui l'affectait surtout, c'était d'être privé de son ocarina.

Je promis de lui confectionner un instrument plus harmonieux, et il
fallut qu'immédiatement je me misse au travail.

Avec une boîte à cigares, sur laquelle je tendis des fils de fer de
diverses grosseurs, je fabriquai une sorte de cithare d'une sonorité
parfaite. J'en fis aussi une pour moi et nous reprîmes enfin nos duos
que personne, cette fois, ne vint interrompre, car le bruit ne
parvenait point jusqu'aux oreilles des passagers.

A quelques jours de là le matelot qui remplissait les fonctions de
steward s'étant cassé le bras en tombant dans la cale, c'est moi qui
fus désigné par le capitaine pour le remplacer. Mon service consista
donc à servir à table les deux mystérieux personnages qui étaient, on
le sait, les vrais maîtres du navire.

La première fois que je parus devant eux, mes plats à la main, ils me
regardèrent avec méfiance. A la longue, ils s'habituèrent à moi et
devinrent même très familiers, ce qui dénotait chez eux un manque
complet d'éducation. Sûrement, ce gentleman n'était pas un lord, comme
le prétendait l'Irlandais. C'était un individu quelconque, aux gestes
gauches, à la physionomie commune et totalement dépourvu d'élégance
bien qu'il soignât beaucoup sa personne et se parfumât à outrance. On
voyait du premier coup d'oeil que cet homme-là n'avait pas toujours eu
de la fortune. Il avait dû s'enrichir tout d'un coup, soit par quelque
spéculation heureuse, soit par quelque entreprise louche... ou
peut-être par une colossale escroquerie.

Quant à la femme qui était assez jolie, mais maquillée comme une fille,
elle était digne de son seigneur et maître. Elle fumait les coudes
sur la table et bavardait à tort et à travers, avec une voix cassée de
noceuse.

Ils m'appelèrent d'abord M. Colombo, puis Colombo tout court, et enfin
«mon petit Colombo».

Ils devinrent même avec moi d'une telle liberté que je fus, une fois
ou deux, obligé de leur faire respectueusement observer qu'ils
allaient un peu loin. Ils n'en continuèrent pas moins à plaisanter
avec moi de façon stupide. Ils me posaient une foule de questions
indiscrètes, me forçaient à boire avec eux et bientôt, après leur
dîner, ils me retinrent à jouer aux cartes. Dès lors ce furent
d'interminables parties et je devins le commensal de ces gens louches.

J'avais d'abord résisté à leurs sollicitations, par crainte du
capitaine, mais quand je m'aperçus que ce dernier me traitait avec
plus d'égards, depuis que j'étais l'ami de ses passagers, je profitai
largement de leur hospitalité et ne vécus que très peu à la cuisine,
au grand désespoir de Zanzibar qui en était réduit à jouer seul de la
cithare...

Nous étions maintenant en vue des côtes de Portugal, mais
contrairement à ce que je croyais, le _Sea-Gull_ ne s'arrêterait pas à
Lisbonne. Ainsi en avaient décidé M. et Mme Pickmann--c'était le nom
que se donnaient les deux étranges passagers dont j'étais devenu le
familier. Ils ne semblaient pas tenir à descendre à terre, du moins
pour le moment.




XIV

OU JE MANOEUVRE AVEC ASSEZ D'HABILETÉ


Un jour, M. Pickmann, qui maintenant me consultait sur tout, me posa
quelques questions qui me parurent bizarres. Il me demanda entre
autres quelles étaient les formalités de débarquement dans les ports
et, quand je lui eus dit que tout navire était soumis à la visite, il
parut singulièrement troublé... et regarda sa femme d'un air inquiet.

Je ne tardai pas à acquérir la preuve que mes deux «amis» n'avaient
pas la conscience bien nette et je me mis à les surveiller de près.
L'homme, depuis quelque temps, était plus réservé, mais la femme, très
loquace, surtout après les repas, laissait parfois échapper des
paroles imprudentes.

C'est ainsi qu'un soir, tandis que nous émettions quelques idées sur
la vie et ses surprises, elle murmura tristement:

--Ah!... mon petit Colombo, la fortune ne fait pas le bonheur,
allez... et une bonne petite existence bien tranquille, exempte de
soucis, est cent fois préférable à une existence de luxe et de
plaisirs comme celle que nous pouvons mener maintenant, M. Pickmann et
moi.

--Certes, répondis-je... vous avez bien raison... Ce que nous devons
rechercher avant tout, c'est la tranquillité d'esprit.

M. Pickmann lança à sa femme un regard furieux, mais il était trop
tard, le coup était porté... Je commençais à comprendre pourquoi, à
certains moments, les deux passagers du _Sea-Gull_ étaient si tristes
et si préoccupés. Evidemment, le remords ou plutôt la crainte de
l'avenir commençait à les torturer. Je résolus d'user de diplomatie et
de provoquer des confidences.

Pendant quelques jours, M. et Mme Pickmann se tinrent sur leurs gardes,
et affectèrent une réserve qui ne pouvait durer. Ces gens étaient
trop exubérants, trop bavards pour cesser brusquement de raconter des
histoires. Peu à peu, ils redevinrent aussi loquaces, la femme surtout,
et nous reprîmes, en jouant aux cartes, nos petites conversations.

Mme Pickmann adorait le poker et tous les soirs, après dîner, me
provoquait à ce jeu, au grand mécontentement de son mari qui aurait
préféré faire une partie d'échecs...

Tout en taquinant les cartes, nous buvions, bien entendu et vers
minuit, Mme Pickmann--ma petite Dolly, comme l'appelait son
époux--était généralement grise. Alors, elle bavardait comme une pie
borgne et me documentait peu à peu sur son existence passée...
J'appris ainsi que son mari (ou du moins l'homme à qui elle donnait ce
nom) avait occupé une situation dans une grande banque de Londres. A
cette époque, le couple ne devait pas rouler sur l'or, puisqu'il
habitait dans les environs de Soho Square, quartier qui n'a rien
d'aristocratique. Ils n'avaient même pas de bonne et c'était Dolly qui
faisait la cuisine et lavait la vaisselle...

Cette dernière confidence, qui était au moins imprudente, valut à Mme
Pickmann, de la part de son mari, un coup d'oeil irrité, mais la
bavarde, très allumée par le whisky, n'en continua pas moins à étaler
devant moi les petites misères de sa vie d'antan.

--A quoi bon se gêner devant Colombo, dit-elle, n'est-il pas notre
ami? D'ailleurs nous n'avons pas à nous en cacher, nous n'avons pas
toujours été riches... Avant de devenir millionnaires, nous avons
joliment tiré le diable par la queue...

--Vous avez probablement fait un héritage? interrogeai-je, tout en
battant les cartes...

--Oui... répondit M. Pickmann... oui, nous avons eu la chance de faire
un héritage... Une vieille tante que nous voyions rarement nous a
laissé sa fortune...

--Et une jolie fortune, allez, s'écria Mme Pickmann... c'est à n'y pas
croire...

--Tous mes compliments, dis-je... Il y a bien des gens qui voudraient
être à votre place... mais comment se fait-il qu'au lieu de manger
cette belle fortune à Londres, vous alliez vous fixer à l'étranger?...

Cette question parut embarrasser beaucoup Mme Pickmann, aussi
laissa-t-elle son mari répondre.

--Vous comprenez, dit Pickmann qui ne manquait pas d'esprit d'à-propos,
à Londres, beaucoup de gens nous ont connus pauvres... Il nous serait
bien difficile, du jour au lendemain, de faire figure dans la haute
société... tandis qu'à l'étranger...

--Oui... vous avez raison... mais cela ne vous ennuie pas un peu de
quitter l'Angleterre?

--Certes. Mais nous y reviendrons dans quelques années...

--Pour l'instant, vous allez aux Indes?

--Non, à Madagascar...

--Tiens, quelle idée!

--Ah! tu vois, dit Mme Pickmann en regardant son mari, Colombo est de
mon avis... Il trouve étonnant que nous allions à Madagascar, dans un
pays de sauvages...

--J'ai mes raisons pour aller à Madagascar... répliqua sèchement
Pickmann... c'est une île ravissante, le climat y est très sain...

--Hum!... fis-je.

--Vous connaissez Madagascar?

--Oh! très bien, mentis-je avec aplomb.

--Ah! vraiment! s'écria Mme Pickmann vivement intéressée...
donnez-nous donc quelques détails, alors?... mon petit Colombo...

--Volontiers... mais je crains de vous désillusionner un peu...

--Ça ne fait rien... dites toujours.

--Eh bien, Madagascar n'est point, à mon avis, le pays rêvé pour des
gens riches comme vous et qui désirent profiter de la vie... Le climat
y est très rude, c'est plein de moustiques dont la piqûre donne des
fièvres et les habitants sont loin d'être hospitaliers. Ils sont
méfiants, détestent l'étranger et ne savent quelles vexations lui
faire subir... Tenez, un exemple... Il y a cinq ans, j'étais à
Majunga...

--Tiens! glapit Mme Pickmann, c'est justement à Majunga que nous
allons...

Je secouai tristement la tête et continuai:

--Oui... j'étais à Majunga. Le bateau sur lequel je me trouvais avait
fait escale dans ce port à la suite d'une avarie de machine, et comme
la réparation devait prendre au moins quinze jours, j'avais obtenu,
ainsi qu'une partie de l'équipage, l'autorisation de descendre à terre
et de vivre à l'hôtel... Ah! les hôtels de Majunga!... Mais cela n'est
rien encore... Figurez-vous qu'à peine débarqué, je me vois suivi par
deux grands escogriffes qui, finalement, m'arrêtent et me demandent
mes papiers... Je les leur montre et je croyais en avoir fini avec les
formalités... ah bien oui!... ça ne faisait que commencer... On
m'emmène au bureau de police et l'on me fouille... J'avais beau
protester, affirmer que je faisais partie de l'équipage du _Quickly_,
les policiers ne voulaient rien entendre... Ils prétendaient que
j'étais un individu de sac et de corde, venu à Majunga pour échapper à
la justice de mon pays... Bref, mon incarcération dura deux jours et,
sans l'intervention du Consul britannique, je crois que je moisirais
encore dans les prisons de Madagascar... Je ne suis pas le seul,
d'ailleurs, à qui pareille mésaventure soit arrivée... le second de
notre bâtiment, un Anglais comme moi, fut aussi arrêté et maintenu au
secret, pendant huit jours... Ah! ne me parlez pas de Madagascar, mes
amis, c'est le pays de la méfiance et du soupçon... Il suffit qu'on
soit Anglais pour qu'immédiatement on devienne suspect... Cela tient à
ce que l'île est en butte aux querelles religieuses... Les catholiques
et les protestants, qui sont à couteaux tirés, ne savent quelles
niches se faire... Si l'on est sujet du Royaume-Uni, immédiatement on
a contre soi tous les prêtres de l'île qui sont heureux d'embêter les
pasteurs...

Pendant que je débitais cette histoire imaginée de toutes pièces,
j'observais attentivement M. et Mme Pickmann et je voyais leurs
figures changer à vue d'oeil... J'avais touché juste... mes deux
nouveaux riches ne tenaient pas à faire connaissance avec la
justice... C'étaient deux escrocs, deux voleurs plutôt et ils étaient
loin de se douter que leur ami Colombo, qui les renseignait si
complaisamment sur Madagascar où il n'avait jamais mis les pieds,
était un confrère...

--Alors, demanda Pickmann, quelle région me conseilleriez-vous?

--Ma foi, je ne sais, répondis-je... Cela dépend de vous... Puisque
vous avez loué un yacht, c'est que vous désirez voyager, voir du
pays...

--Ah! oui, dit Mme Pickmann d'un ton grincheux, parlons-en du yacht!
Ce qu'on s'y ennuie, grand Dieu!

--Pourquoi avoir loué ce bateau, où vous êtes plutôt à l'étroit, au
lieu de prendre quelque bon paquebot sur lequel vous auriez eu de
belles cabines et une nourriture de choix?...

Cette question parut gêner M. et Mme Pickmann...

--Nous voulions être seuls, déclara enfin le mari... Nous désirions
aussi éviter un tas de formalités...

--En ce cas, vous avez fait un mauvais calcul, car un yacht est soumis
à plus de formalités qu'un paquebot... Vous allez voir ça quand vous
débarquerez...

Pour le coup, Pickmann se troubla et je vis sa femme pâlir... Mes
soupçons se précisaient de plus en plus... J'avais bien affaire à deux
filous cherchant--assez maladroitement d'ailleurs--à dépister la
police.

--Vraiment! s'écria Mme Pickmann, qui ne pouvait tenir sa langue, ce
n'était pas la peine de payer si cher la location de ce maudit yacht...

--Serait-il indiscret, dis-je, de vous demander combien vous avez loué
ce bateau?

--Un prix fou, monsieur... un prix fou... tenez, vous ne devineriez
jamais...

--Cinq mille livres?

--Ah! vous n'y êtes pas... Quinze mille, monsieur... oui, quinze
mille... pour deux mois...

--C'est un peu cher, en effet...

--Parbleu, mon mari s'est fait rouler... Si encore pour ce prix, nous
étions dispensés de toutes les formalités de douane et de police.

--N'y comptez pas...

--Cependant, si nous nous faisions débarquer dans quelque petit
port?...

--Vous auriez encore plus d'ennuis...

Il y eut un silence.

Ce fut M. Pickmann qui reprit:

--Ecoutez, Colombo, vous m'avez l'air d'un brave garçon... vous avez
pu constater que nous sommes pour vous des amis... que nous vous
traitons en camarade...

--Et je vous en sais gré, répondis-je...

--Eh bien! donnez-nous un conseil... Vous êtes très au courant, en
votre qualité de marin, des différents usages de la navigation...
Comment pourrions-nous débarquer sans être importunés par les
douaniers, les officiers de port et les inspecteurs de police?... Cela
va vous paraître bizarre, mais je suis d'une nervosité telle que je ne
puis me soumettre, sans devenir fou furieux, à toutes les chinoiseries
administratives auxquelles sont astreints les voyageurs ordinaires...
C'est stupide, direz-vous, mais on ne se refait pas...

Je pris un air grave et parus réfléchir longuement...

M. et Mme Pickmann ne me quittaient pas des yeux, attendant avec une
visible inquiétude les paroles que j'allais prononcer.

--Ma foi, dis-je enfin, la question est très embarrassante, et
j'avoue...

--Voyons, voyons! cherchez bien, supplia Mme Pickmann, vous êtes un
homme de ressource et je suis sûre que vous allez trouver quelque
chose...

Je demeurai silencieux pendant quelques secondes, puis laissai tomber
ces mots:

--Il y aurait peut-être un moyen de tout arranger, mais il faut que je
m'informe... Patientez un jour ou deux... surtout ne consultez pas le
capitaine.

--Nous ne lui dirons rien, répondit Mme Pickmann, d'ailleurs, il me
déplaît souverainement ce bonhomme-là...

--Bien... fiez-vous à moi...

Pickmann me prit les mains et me dit d'une voix qui tremblait un peu:

--Ecoutez, Colombo..., il y a mille livres pour vous, si vous arrivez
à nous éviter les formalités du débarquement...

Je pris un air indigné:

--Je ne fais jamais payer mes services, quand il s'agit d'obliger des
amis... Vous êtes de braves gens, vous avez eu pour moi trop de bontés
pour que j'accepte quoi que ce soit... Je ne suis qu'un simple marin,
mais j'ai du coeur... et quand je me dévoue, c'est sans
arrière-pensée...

M. et Mme Pickmann étaient ébahis. Jamais ils ne se seraient attendus,
c'est certain, à rencontrer tant de désintéressement chez un vulgaire
matelot...

Ils me serrèrent les mains avec effusion, les larmes aux yeux, en me
comblant de bénédictions.

Les deux nigauds étaient pris au piège et j'étais, maintenant, le
maître de la situation.

A quelques jours de là, au moment où nous approchions des Canaries, je
simulai tout à coup une vive inquiétude, et Mme Pickmann, remarquant
mon air soucieux, me demanda avec intérêt:

--Qu'avez-vous donc, mon bon Colombo, vous serait-il arrivé quelque
chose?

--Non... répondis-je... non... rien du tout...

--Mais vous paraissez préoccupé?

--En effet... il y a en ce moment de vilains nuages à l'horizon.

--Grand Dieu!... allons-nous avoir une tempête?

--Non... il ne s'agit pas de cela. Demeurez dans votre cabine... N'en
bougez pas surtout avant que je revienne...

Et je sortis, laissant mes deux oiseaux dans les transes.

Suivant ma tactique habituelle, je graduais savamment mes effets,
sachant par expérience que c'est le meilleur moyen d'affoler ceux que
l'on veut perdre.

Au bout d'une heure, je reparus, complètement rasséréné.

--Tout va bien, maintenant, dis-je d'un ton joyeux...

--Que s'est-il donc passé, mon bon Colombo? demanda Mme Pickmann...

--Oh! rien, répondis-je, mais j'ai craint un moment que nous n'ayons
une visite... Une chaloupe à vapeur venait droit sur nous... Il paraît
que ceux qui la montaient se sont contentés des signaux que leur a
faits le capitaine car ils ont immédiatement viré de bord...
Puissions-nous être aussi heureux une autre fois...

M. et Mme Pickmann étaient maintenant tranquillisés... Ils se mirent à
table et firent honneur au repas que je leur servis.

Certes, ces repas étaient loin d'être succulents!... Ils étaient,
comme on sait, préparés par Zanzibar, et le brave nègre nous
confectionnait des plats qui eussent sans doute flatté le palais des
Canaques mais qui n'avaient rien pour flatter celui des Européens...
C'étaient toujours des salmis épicés, pimentés, où dominait un affreux
goût de cannelle et de clou de girofle...

Heureusement M. et Mme Pickmann, comme tous les gens habitués aux
tristes nourritures de Soho Square, n'étaient pas difficiles. Ils
mangeaient comme quatre, buvaient comme six et se déclaraient
satisfaits du régime du bord. Moi qui étais plus délicat, je préparais
mes plats moi-même, au grand désespoir de ce pauvre Zanzibar qui
multipliait ses mélanges, persuadé qu'un jour ou l'autre, je finirais
bien par le féliciter sur sa cuisine.

Brave Zanzibar! c'était un bon celui-là et il s'était sincèrement
attaché à moi. Il n'y a que dans ces coeurs simples que l'on trouve
une réelle affection. Il était aux petits soins pour moi et
s'ingéniait à m'être agréable.

C'était le seul être que je fréquentasse à bord--hormis M. et Mme
Pickmann, bien entendu.

D'ailleurs, je ne me trouvais point en contact avec les hommes de
l'équipage, car je ne couchais même plus dans mon hamac. J'occupais
avec Zanzibar une cabine d'entrepont où il y avait deux lits--deux
cadres plutôt. Le capitaine avait bien fait quelques difficultés avant
de m'autoriser à prendre un de ces lits qui était celui du steward,
mais enfin, il y avait consenti en maugréant. Master Ross n'ignorait
point que j'étais au mieux avec ses deux passagers et, bien que cela
lui déplût souverainement, il avait assez d'esprit pour ne rien
laisser paraître de sa mauvaise humeur.

Un jour, cependant, il me fit appeler et me dit:

--J'ai remarqué que M. et Mme Pickmann vous traitent, non pas en
domestique, mais en ami. Vous êtes un roublard, vous avez su les
empaumer... Moi, je m'en fiche... du moment qu'ils sont satisfaits de
vous, je n'ai rien à dire... Cependant, puisqu'ils vous ont pris tout
à fait à leur service, il est assez naturel qu'ils vous paient...
Arrangez-vous avec eux comme vous l'entendrez, mais moi, je vous
supprime votre solde.

--C'est bien, dis-je, je m'entendrai avec eux...

Je me gardai, bien entendu, de rapporter cette conversation à mes
amis... D'ailleurs, je m'en moquais de ma solde... N'était-ce pas moi
le plus riche du bateau? Il est vrai que ma fortune reposait
uniquement sur un diamant dont je ne pouvais me débarrasser, mais
j'espérais bien qu'avant peu ma situation se modifierait sérieusement
et que je jouirais enfin d'une tranquillité bien gagnée.

Oh! ce diamant! Quelles tortures il m'avait fait endurer! Ce n'est
qu'à force d'émétique que j'étais parvenu à le «désingurgiter», mais
il avait dû sérieusement me détériorer l'estomac, car j'étais parfois
pris d'atroces douleurs, qui me faisaient pousser des hurlements.




XV

LA MALLETTE EN PEAU DE PORC


Le _Sea-Gull_ filait toujours et se comportait à la lame de façon
merveilleuse. Il est juste de dire aussi qu'il était supérieurement
gouverné, car le capitaine Ross était un maître ès-navigation. Quant à
Cardiff, malgré son apparence de brute, il possédait aussi de réelles
qualités de marin. Certes, tous deux ne valaient pas cher et je les
soupçonnais d'avoir quelques «pavés» sur la conscience, mais qui n'en
a pas?... L'équipage, lui, était un ramassis de vagabonds, de coureurs
de quais, de forbans et je crois bien que le seul honnête homme du
bord, c'était Zanzibar.

Oui... parmi tous ces blancs, ces jaunes et ces «peaux cuivrées»,
c'était sûrement mon ami Zanzibar qui détenait le record de
l'honnêteté. Il m'avait, un jour, raconté sa vie, une vie simple,
exempte de complications, une vraie vie d'enfant, et j'avais été ému
jusqu'aux larmes de la candeur et de l'innocence de ce colosse de six
pieds...

Il était originaire du Congo et n'avait qu'une ambition: amasser
quelques milliers de francs et retourner en Afrique auprès de sa
vieille mère Maouda dont il me parlait sans cesse.

J'avais décidé M. et Mme Pickmann à monter, de temps à autre, sur le
pont quand la mer était belle et le vent presque nul. Je ne les
accompagnais point, car on eût pu s'étonner de l'intimité qui existait
entre deux richards et un simple matelot... Bientôt, ils prirent goût
à ces cures d'air et il arrivait souvent qu'ils demeurassent sur le
pont du _Sea-Gull_ des journées entières enfouis dans leurs
rocking-chairs.

Nous ne nous retrouvions que le soir, et c'étaient alors
d'interminables parties de poker, coupées de confidences et
d'interrogations. Jusqu'alors, ils ne m'avaient dit de leur vie que ce
qu'ils en pouvaient livrer sans se compromettre, et c'était vraiment
trop peu pour moi qui suis curieux de nature et avais, en outre, de
sérieuses raisons pour me documenter complètement sur ces deux
mystérieux personnages.

Un jour, profitant de ce qu'ils étaient mollement étendus dans leurs
confortables fauteuils, le long du rouf arrière, je résolus d'opérer
dans leur appartement une petite perquisition. J'aime à savoir à qui
j'ai affaire, à être «renseigné» sur ceux que je fréquente.

Je pénétrai donc chez eux, après avoir eu soin de semer des coquilles
de noix dans la coursive de l'escalier d'entrepont de façon à être
prévenu de leur arrivée, dans le cas où ils abrégeraient leur sieste
en plein air.

L'appartement qu'ils occupaient, à bord du _Sea-Gull_, se composait de
quatre pièces: salle à manger, drawing-room, chambre à deux lits et
cabinet de toilette. La porte de la salle à manger était grande
ouverte, celle du drawing-room aussi, mais la chambre (je m'en doutais
un peu) était fermée à clef. Je me glissai alors jusqu'à la
lampisterie où j'avais remarqué, au cours d'une brève visite, des
trousseaux de clefs accrochés à la cloison. Je fis mon choix parmi ces
trousseaux et revins à l'appartement de mes amis, en ayant bien soin
de ne pas écraser les coquilles de noix de la coursive.

A bord des yachts, les clefs ouvrent généralement toutes les
portes--j'ai souvent fait cette remarque--et cela tient à ce que les
propriétaires n'emportant jamais en croisière d'objets de valeur n'ont
point besoin de fermer leur «rooms», si ce n'est pendant la nuit, et
encore se servent-ils plutôt de verrous intérieurs appelés
«safety-locks».

Après deux ou trois essais infructueux, j'ouvris enfin la porte de la
chambre. Celle-ci ne contenait, en fait de bagages, qu'une valise bon
marché, une serviette de maroquin munie d'une serrure et une petite
mallette rigide en peau de porc.

Seules, la serviette et la mallette m'intéressaient, mais il eût été
de la dernière imprudence de les forcer. Je les secouai et constatai
qu'elles contenaient des papiers. Je songeai bien, un moment, à
dévisser les serrures, mais je reconnus que cela était impossible.
Alors, l'idée me vint de fouiller dans le tiroir d'une table fixée à
la cloison et je fus bien inspiré, car, sous un amas de chiffons, je
sentis deux petites clefs réunies entre elles par un anneau brisé.
C'étaient les clefs de la serviette et de la mallette. J'ouvris
d'abord la serviette. Elle contenait divers papiers et des coupures de
journaux. Je pris au hasard deux ou trois de ces coupures et les mis
dans ma poche. Cela fait, j'ouvris la mallette.

O stupéfaction!

Elle était remplie de bank-notes!... J'en fis à la hâte le
dénombrement et en comptai dix liasses de chacune vingt mille
livres!... soit environ deux cent mille livres! une fortune... une
fortune colossale!... de quoi mener jusqu'à la fin de ses jours une
existence de nabab!

Je fus sur le point d'enfouir ces billets dans ma poche, mais je me
ravisai. Agir de la sorte eût été stupide... il y avait mieux à faire.
Je refermai serviette et mallette, remis les clefs où je les avais
prises et sortis de la chambre après avoir donné un tour de clef.

J'avoue que j'étais un peu troublé... la vue de ces bank-notes m'avait
ébloui et mille pensées confuses se heurtaient dans mon esprit.

Comme mon diamant que je sentais là, dans la pochette de ma chemise,
me semblait maintenant misérable et mesquin à côté de ces jolis
billets que je venais de voir et dont je croyais encore sentir sous
mes doigts le papier doux et satiné...

Je me ressaisis enfin et, m'approchant d'un hublot, me mis à lire les
coupures de journaux que j'avais dérobées.

La première contenait ces quelques lignes:

  _«Le vol de la Banque d'Angleterre._

  «Un vol considérable a été commis samedi dernier au préjudice de la
  Banque d'Angleterre. Une liasse de billets représentant environ deux
  cent mille livres a disparu du coffre où l'avait serrée le caissier
  principal. A la dernière heure, on affirme que l'auteur de ce vol
  serait un nommé Richard Stone, sous-caissier adjoint, jusqu'alors très
  bien noté par ses chefs.»

L'autre coupure annonçait que les soupçons qui pesaient sur Richard
Stone venaient de se préciser et que la police était sur les traces du
voleur qui, en compagnie de sa maîtresse, avait précipitamment quitté
son domicile de Russel Street.

J'étais maintenant fixé sur l'identité du ménage Pickmann.

Ainsi, comme je m'en étais douté du premier coup, Pickmann était un
voleur, mais j'avoue que depuis que j'avais vu la mallette aux
bank-notes, j'éprouvais pour lui une réelle admiration... Deux cent
mille livres! En voilà un, ma foi, qui n'y allait pas avec le dos de
la cuiller. Quand il s'y mettait, c'était sérieux... Pour son coup
d'essai, il avait eu la main heureuse. Au moins, lui, avait eu
l'esprit de faire main basse sur des valeurs solides, facilement
négociables et cela lui avait coûté moins de peine que de subtiliser
un diamant au Musée du Louvre. Il n'avait eu qu'à allonger le bras,
enfouir les liasses dans ses poches, prendre son chapeau et quitter la
banque. Maintenant, fier comme un lord, il voguait sur mer, dans un
yacht frété pour la circonstance, vers des régions lointaines et s'il
n'avait pas eu le malheur de rencontrer Edgar Pipe sur sa route, son
bonheur était assuré.

Malheureusement, il avait rencontré Edgar Pipe, comme Edgar Pipe
lui-même avait rencontré Manzana! Ce qui prouve que l'on n'est jamais
complètement heureux et qu'il faut toujours que, dans la vie, on
trouve un caillou sur son chemin.

Je me sentais tout joyeux et je me mis à chanter.

Zanzibar qui m'entendit sortit aussitôt de sa cuisine et me dit avec
un large sourire qui découvrait ses dents blanches:

--Ti, content, Missié Colombo... ti chanti, je crois... Veux-tu faire
misique?...

--Si je le veux, mais certainement, mon bon Zanzibar... Tu es un ami,
toi... je ne puis rien te refuser...

--Oh! ti bi gentil, Colombo... ti bi bon pour pauvre nègre...

--Et je serai meilleur encore, mon ami, sois-en persuadé...

--Oh! s'écria le noir enthousiasmé, ti pas un homme, Colombo... ti le
bon Dieu, pour sûr!...

Zanzibar prit sur une étagère les deux boîtes à cigares, me tendit la
mienne et nous commençâmes à jouer sur ces cithares improvisées qui
rendaient un petit son aigre d'épinette.

Nous jouâmes une heure, nous jouâmes deux heures et je crois bien que
nous ne nous serions pas arrêtés, si je ne m'étais aperçu que c'était
l'heure du dîner et que M. et Mme Pickmann devaient attendre leur
repas.

Zanzibar remisa, bien à regret, les deux boîtes à cigares et s'occupa
de sa cuisine. Ce jour-là, les plats que je servis à mes «amis»
étaient plutôt étranges, mais le grand air leur avait donné de
l'appétit et ils ingurgitèrent sans broncher les ragoûts innommables
de Zanzibar.

Après le dîner, ils me retinrent, comme d'habitude, pour faire la
partie, et nous parlâmes surtout des ports où les fameuses formalités
de débarquement seraient le moins compliquées.

--Je crois, leur dis-je, que le Congo français serait assez sûr...

--Oh! déclara Pickmann, pour rien au monde, je ne débarquerai au
Congo... Je veux un pays civilisé où il y ait des distractions... Vous
comprenez que si je me paye un voyage, ce n'est pas pour aller
m'enterrer dans une région peuplée de nègres...

--Et le Cap... que diriez-vous du Cap?

--Le Cap est une ville anglaise... et vous savez comme les Anglais
sont formalistes.

--Alors le Japon?

--Oh! non... pas le Japon, s'écria Mme Pickmann...

--Ma foi, fis-je... je ne vois pas... alors... Où sommes-nous,
maintenant?

--Le capitaine disait tantôt que nous étions à proximité du golfe des
Canaries.

--Eh bien... il n'y a qu'à dire au capitaine que vous avez changé
d'avis et, qu'au lieu d'aller à Madagascar, vous préférez vous diriger
sur le Brésil... Cela simplifiera même votre voyage.

--Oui, en effet, vous avez raison... c'est curieux que je n'aie pas
songé plus tôt au Brésil... Hein? qu'en dis-tu, Dolly?

Mme Pickmann approuva mon idée.

--D'autant plus, reprit Pickmann, que du Brésil on peut se rendre
facilement dans la République Argentine... Il faudrait tout de suite
prévenir le capitaine...

--Si vous voulez, proposai-je, je vais aller le chercher?

--Oui, c'est cela, Colombo, allez le chercher.

Quelques minutes après, j'étais devant Master Ross:

--Eh bien, qu'y a-t-il?

--Capitaine, les passagers veulent vous parler.

La figure du gros homme se rembrunit...

--Me parler? fit-il, et pourquoi? Ils ont à se plaindre de quelque
chose à bord?

--Non, capitaine, je ne crois pas...

--Alors?

--Je crois qu'ils veulent vous demander un conseil.

--Bien..., dites-leur que je descends...

J'allai retrouver M. et Mme Pickmann...

--Le capitaine vient tout de suite, leur dis-je... je vous laisse...

--Et pourquoi cela? protesta Pickmann... mais non, pas du tout, vous
allez rester... Est-ce que nous ne sommes pas libres d'avoir qui nous
voulons avec nous?... Il ne manquerait plus que le capitaine nous
adressât une observation à ce sujet... Nous payons assez cher pour
avoir le droit de faire ce qu'il nous plaît... Restez, Colombo...,
restez...

Il y eut bientôt à la porte un petit coup discret:

--Entrez! dit Pickmann d'un ton bref.

Master Ross entra.

Pour se présenter devant ses passagers, il avait revêtu sa tenue
numéro un.

Il se balançait gauchement, roulant sa casquette entre ses gros doigts
noueux, déformés par les rhumatismes.

M. et Mme Pickmann avaient pris un air digne... Ces parvenus
apparaissaient maintenant dans toute leur goujaterie et tenaient à
faire sentir à cet homme qu'il était à leurs ordres.

Habitué, depuis son enfance, à respecter ceux qui payent, Master Ross
conservait la position militaire.

--Capitaine, dit enfin Pickmann, après avoir allumé un cigare... je
vous ai fait demander pour vous ordonner de modifier notre
itinéraire...

--A votre gré, monsieur, répondit le capitaine avec une légère
inclination de tête.

--Oui, décidément, Madagascar est trop loin... et puis, c'est un pays
malsain... Maintenant, nous allons au Brésil.

--A votre gré, monsieur...

--Et nous voulons y arriver vite, vous entendez...

--Cela dépendra du vent, monsieur... c'est lui notre maître...

--Oui... oui, je sais, mais en admettant qu'il nous soit favorable,
combien mettrons-nous de temps pour atteindre Rio-de-Janeiro?

--Environ vingt jours... peut-être moins, peut-être plus... mais si
nous avons le vent contre nous, nous mettrons trente jours au moins...

--C'est une vraie maringote votre bateau.

--Il est bon marcheur, monsieur, mais comme tous les navires à voiles,
il est soumis aux caprices du vent...

--Enfin! il faut en prendre son parti... eh bien, changez votre route
dès maintenant.

--Cela ne m'est pas possible, monsieur.

--Pas possible! et pourquoi cela?

--Parce que je n'ai plus d'eau douce à bord et que je dois aussi me
réapprovisionner...

--Et où comptez-vous donc vous réapprovisionner?

--A Santa-Cruz... c'est le point le plus proche...

--Et vous pensez y arriver quand?

--Demain soir, si le vent le permet...

--Le diable soit du vent... Ah! on ne m'y reprendra plus, je vous
assure, à prendre passage sur des navires à voiles...

--En ce cas, répondit humblement Master Ross... je n'aurai plus
l'honneur de vous transporter... et je le regrette...

--Bah!... avec l'argent que je vous ai donné, vous aurez presque de
quoi vivre de vos rentes...

--Monsieur oublie sans doute que mon équipage ne travaille pas pour
rien.

J'aurais pu donner un cinglant démenti au capitaine Ross, mais, je me
gardai bien de le faire... Lui, de son côté, craignait sans doute que
je ne protestasse, car pour m'amadouer, il daigna sourire...

--C'est bien, trancha Pickmann... faites pour le mieux...

--Monsieur peut compter sur moi... c'est moi-même qui tiendrai la
barre, afin de tracer la route au plus juste... C'est tout ce que
monsieur avait à me dire?

--Oui...

Le capitaine Ross salua et il allait se retirer quand Pickmann le
retint.

--Ah! à propos, dit-il... vous savez, je n'aime pas à être dérangé...
j'espère qu'à notre arrivée à Santa-Cruz vous m'éviterez les
désagréments d'une visite à bord...

--Je ne puis vous le promettre, monsieur... Tout dépendra des
autorités maritimes... Si elles jugent à propos de venir à bord, je ne
pourrai pas les en empêcher...

--Mais je suis chez moi ici... Personne n'a le droit de venir voir ce
qui se passe sur mon bateau...

--Les autorités maritimes ont toujours le droit de visiter un navire...

--Même un yacht?

--Oui, monsieur...

--Et si vous refusiez?

--On nous enverrait d'abord un coup de canon à blanc, puis, si nous
n'obtempérions pas aux ordres de ces messieurs, on nous canonnerait
pour de bon et on nous coulerait.

--Mais ce sont là des moeurs de sauvages?

--Ce sont les lois en usage sur mer...

--Et quelle est donc la brute qui les a faites, ces lois?

--Je l'ignore, monsieur.

--C'est bien... allez!... Cent livres pour vous si vous, parvenez à
évincer les gêneurs...

--J'essaierai, monsieur.

Quand le capitaine fut sorti, Pickmann me regarda en souriant:

--Hein? dit-il, vous avez vu comme je lui ai parlé, à votre capitaine?

--Oui, vous l'avez un peu secoué...

--Il faut les mener comme ça, ces gaillards-là... sans quoi, ils
n'auraient aucun respect pour vous...

Pickmann et sa femme, j'en avais la certitude, étaient des malappris.

Vraiment de telles gens ne sont pas dignes d'êtres riches...




XVI

UNE VOIX DANS LA NUIT


Le lendemain soir, comme l'avait annoncé le capitaine Ross, le
_Sea-Gull_ mouillait à un mille de Santa-Cruz. Le canot était armé
aussitôt et se dirigeait vers la côte. Il fit quatre voyages, puis
quand le réapprovisionnement eut été effectué, on leva l'ancre et l'on
se remit en route.

Pickmann était rayonnant.

--Vous voyez, me dit-il, personne n'est venu nous déranger... Je crois,
mon cher Colombo, que vous exagériez un peu... Les autorités
maritimes n'en finiraient pas, si elles devaient visiter tous les
navires qui s'arrêtent dans les ports.

--Il n'en sera pas de même à Rio-de-Janeiro, je vous l'assure...

--Vous croyez?

--Je puis vous l'affirmer.

--Ah!...

Pickmann devint songeur. Il se ressaisit cependant et proposa un poker,
mais au bout d'une demi-heure, il posa les cartes et se remit à
bavarder. Il fallait à tout prix que cet homme parlât... Il avait
besoin de s'étourdir pour chasser les noires pensées qui
l'assaillaient sans trêve. Il parla à tort et à travers, raconta des
histoires stupides qui faisaient rire Mme Pickmann aux éclats, lança
des plaisanteries de table d'hôte, puis éprouva le besoin de s'occuper
un peu de l'avenir.

--Une fois à Rio-de-Janeiro, dit-il, je louerai une villa, quelque
chose de grand, de luxueux et je donnerai des soirées... J'aurai une
auto, des chevaux et de nombreux domestiques... Je ne sais pourquoi,
mais il me semble que je me plairai au Brésil... J'ai entendu dire que
Rio était une ville très agréable et que l'on y menait la grande
vie... Vous resterez avec nous, Colombo... vous serez notre intendant
et je vous payerai grassement...

--Je vous remercie, répondis-je... mais je ne puis accepter votre
offre...

--Et pourquoi cela?

--Parce que j'ai en Angleterre une femme et quatre enfants...

--Une femme, passe encore, mais quatre enfants... je vous plains!...
Enfin, on peut arranger cela... Vous ferez venir votre femme... elle
sait coudre, au moins?

--Oui.

--Eh bien, nous lui confierons la direction de la lingerie... quant à
vos enfants, je trouverai bien le moyen de les employer.

--Nous verrons, dis-je... je réfléchirai.

--C'est cela, Colombo, réfléchissez... rien ne presse. Nous avons
encore vingt jours devant nous... un mois peut-être... Allons, je
crois qu'il est temps de se mettre au lit... Bonsoir!

En rentrant dans ma chambre, je trouvai Zanzibar tout en larmes.

--Qu'as-tu donc? demandai-je...

Le pauvre nègre ne parvenait pas à articuler une parole. Enfin, il
finit par me faire comprendre que, pendant mon absence, Cardiff était
venu, l'avait surpris en train de jouer de la «misique» et avait brisé
nos deux boîtes à cigares... La perte de ces instruments mettait le
désespoir dans l'âme de l'infortuné Zanzibar. J'arrivai cependant à le
consoler en lui promettant de lui confectionner un banjo.

--Oh! soupira-t-il... un banjo!

Et il sauta de son lit pour venir m'embrasser les mains. Il fallut que
je lui expliquasse comment je le fabriquerais ce banjo, avec quoi, et
c'est seulement quand j'eus satisfait sa curiosité qu'il consentit à
se recoucher.

Pauvre garçon! Sa vie n'était pas compliquée à celui-là... Pourvu
qu'il eût une «misique» et qu'on ne lui donnât pas de coups de corde,
il était heureux comme un roi.

Pendant qu'il reposait en rêvant sans doute de banjo, moi dont la tête
était bourrée de projets, j'étais plongé dans de ténébreuses
méditations.

Soudain, une idée me vint à l'esprit et je résolus immédiatement de la
mettre à exécution.

Je me levai, ouvris sans bruit la porte de la chambre et, pieds nus,
me glissai dans la coursive. Arrivé devant la cloison de pitchpin
derrière laquelle je savais que se trouvait le lit de Pickmann, je
donnai deux grands coups de poing dans le panneau...

--Qu'y a-t-il?... qu'y a-t-il? demanda Pickmann réveillé en sursaut.

Alors, collant ma bouche contre le bois, je prononçai d'une voix
nasillarde:

--Richard Stone!...

--Qui m'appelle? bégaya Pickmann encore à moitié endormi.

--Richard Stone! répétai-je en haussant le ton... m'entendez-vous?

Cette fois, Pickmann ne répondit pas.

Le coup était porté. Je regagnai ma chambre à pas de loup et me remis
au lit.

J'étais sûr maintenant que Richard Stone, le voleur de la Banque
d'Angleterre, habitait bien dans la peau de Pickmann. En répondant
«qui m'appelle?» le misérable s'était trahi. Il s'était ensuite
ressaisi, mais trop tard. Je m'étais donc assuré de la véritable
identité du personnage. A présent, je le tenais. Avant huit jours, il
serait à ma merci.

Le lendemain, quand je servis le déjeuner de mes deux «amis», je
remarquai qu'ils étaient très pâles. C'est à peine s'ils touchèrent
aux plats que je leur présentai... Eux qui d'ordinaire étaient si
loquaces demeurèrent muets pendant tout le repas.

--Que vous est-il donc arrivé? demandai-je, vous êtes tout drôles
aujourd'hui?...

Pickmann jeta un coup d'oeil à sa femme, puis répondit, en s'efforçant
de sourire:

--Nous avons mal reposé, cette nuit! la mer était un peu dure et nous
avons encore le coeur tout barbouillé!

--Ce ne sera rien, dis-je en regardant fixement Pickmann... Allez vous
étendre au grand air, là-haut, sur le pont, et vous verrez que, dans
une heure, vous ne ressentirez plus rien... Voulez-vous que j'aille
vous préparer vos rockings-chairs?

--Non, c'est inutile, je vous remercie.

--Vous avez tort... l'air vous ferait du bien...

Pickmann ne voulut rien entendre... Il était bien décidé à rester dans
sa cabine.

--Ce sera comme vous voudrez, lui dis-je... en tout cas, si vous avez
besoin de quelque chose, je suis à votre disposition... vous n'aurez
qu'à me sonner...

Et je fis un pas vers la porte.

--Non... ne vous en allez pas, Colombo, s'écria Pickmann... restez...

Mme Pickmann avait regagné sa chambre.

Son mari s'était étendu sur le sopha du salon et s'efforçait de fumer
un cigare qu'il rallumait à chaque instant. Pour m'occuper, je
frottais avec un chiffon de laine les meubles en acajou qui
garnissaient la pièce.

Tout à coup, Pickmann se leva, fit quelques pas de long en large, puis
vint se planter devant moi. Il voulait me demander quelque chose, cela
était visible; pourtant, il hésitait.

--Mon cher Colombo, dit-il enfin... vous devez être au courant de tout
ce qui se passe sur ce navire?

--Ma foi... pas plus que ça, car je vis presque continuellement dans
l'entrepont.

--Oui... je sais... mais avant d'être à mon service, vous faisiez
partie de l'équipage... vous circuliez partout...

--A peu près.

--Par conséquent, vous avez dû voir l'_autre_ passager.

--L'autre passager?

--Oui, il paraît qu'il y a à bord un gentleman qui ne bouge pas de sa
cabine...

--Qui vous a dit cela?

--Quelqu'un qui est bien renseigné.

--Le capitaine?

--Non...

Je voyais bien que Pickmann était gêné. Il plaidait le faux pour
savoir le vrai, mais il s'y prenait d'une façon stupide.

Il reprit, d'un petit air entendu:

--Hein? Colombo, vous ignoriez que nous eussions un étranger à bord...
Je ne sais quel est cet individu, ni pourquoi il se cache avec tant de
soin... Ce doit être quelque original... à moins que ce ne soit un
malfaiteur... Informez-vous donc... tâchez de savoir quelque chose...
Il serait vraiment scandaleux que le capitaine eût embarqué un homme
sans me prévenir!... J'entends être seul à bord de ce bateau... seul,
entendez-vous... J'ai payé assez cher pour avoir le droit d'être le
maître ici...

--Evidemment, approuvai-je...

--Ne perdez pas un instant, Colombo, faites une enquête... au besoin,
donnez quelque argent aux matelots pour provoquer leurs confidences...
Tenez...

Et Pickmann me glissa dans la main une poignée de livres.

--Non... non! m'écriai-je, gardez cela... je les ferai bien parler...
soyez-en sûr...

Et je rendis à Pickmann les pièces d'or qu'il m'avait données.

Bien entendu, je ne fis aucune enquête, et pour cause. Après avoir
quitté mon «voleur», j'allai retrouver Zanzibar et me mis à
confectionner le banjo que je lui avais promis. Cela me prit près de
quatre heures, mais je fis un instrument très présentable qui avait,
de plus, une sonorité merveilleuse.

Le nègre ne se tenait plus de joie... Il s'empara du banjo et se mit à
en jouer avec amour...

J'avais fait un heureux!

                   *       *       *       *       *

Quand je revis Pickmann, je le trouvai un peu plus calme.

--Et alors? demanda-t-il en me frappant sur l'épaule.

--Rien!

--Le passager?

--Il n'y a pas de passager.

--Cependant... je vous affirme...

--J'ai visité le bateau de fond en comble... du pont à la cale, et je
puis vous assurer que Mme Pickmann et vous êtes les seuls maîtres à
bord...

Pickmann me regardait avec deux yeux inquiets... Supposait-il que je
ne lui disais pas la vérité?... Se méfiait-il de moi?

Il crut devoir, pour se concilier mes bonnes grâces, jouer une petite
scène d'attendrissement qui était assez nature.

--Mon bon Colombo, dit-il, vous savez l'amitié que Mme Pickmann et moi
avons pour vous... nous sommes prêts à tous les sacrifices pour
assurer votre avenir et celui de votre famille... Voyons, parlez-moi
franchement, comme à un ami... Ne craignez pas de vous confier à
moi... Je sais que Master Ross est votre chef et que vous lui devez
obéissance, mais cet homme ne fera jamais pour vous ce que je suis
disposé à faire... Il vous donne des gages ridicules, il abuse de
vous...

Ici, Pickmann s'interrompit, cherchant ses mots, puis, il reprit:

--Entre le capitaine et moi, vous ne devez pas hésiter... Il est votre
maître, mais moi, je suis votre ami... Dites-moi la vérité, toute la
vérité, et je vous jure que ce que vous me confierez ne sera point
répété... Master Ross vous a défendu de parler, n'est-ce pas?...

--Je vous assure...

--Si... si, il vous a défendu de parler, il vous a intimidé, menacé,
mais vous n'avez rien à craindre... vous pouvez tout me dire... Qu'il
y ait un passager à bord, cela m'est égal, mais je veux le connaître...

--Je vous donne ma parole que personne ne se cache sur ce navire... on
vous a mal renseigné... ou plutôt on a cherché, dans un but que je ne
puis comprendre, à jeter le trouble dans votre esprit...

Pickmann parut très embarrassé.

--C'est bien, dit-il... mais, vous savez, vous ne m'avez pas
convaincu...

--Je le regrette.

--Malgré tout, vous êtes encore mon ami, n'est-ce pas?

--Pouvez-vous en douter?

--Et... si, par hasard, vous appreniez qu'il se trame quelque chose
contre moi, vous m'avertiriez, je suppose?

--Je vous le promets.

--Bien, Colombo, merci!... Je vois que vous êtes un brave garçon et
que je puis compter sur vous... Ouvrez l'oeil, écoutez ce qui se
dit... répétez-moi tout... un mot qui pour vous n'aurait aucune
importance peut être pour moi une indication précieuse... Plus tard,
vous comprendrez... Je ne vous en dis pas plus pour l'instant...

Pickmann, en parlant, avait les larmes aux yeux et j'avoue qu'il me
fit pitié, mais je ne pouvais plus revenir sur la décision que j'avais
prise.

La partie était engagée, j'avais de sérieux atouts dans mon jeu, il
s'agissait de ne pas perdre la tête...

Avant huit jours, je serais le maître de la situation...




XVII

UN COUP DE TRAFALGAR


Je ne sais à combien de milles nous étions des Canaries, quand un
matin, nous commençâmes à danser de façon inquiétante. J'ouvris le
hublot de ma chambre et observai la mer. La brise s'était levée. Le
ciel, qui s'assombrissait de plus en plus à l'horizon, passait
rapidement du gris plombé à la nuance terne de l'étain.

Par instants, de petites langues de feu couraient entre les nuages;
des vagues marbrées d'écume blanche se poursuivaient sans relâche et
l'eau prenait une teinte sinistre.

C'était le gros temps qui s'annonçait.

Bientôt, le vent se mit à chanter, puis à ronfler comme un orgue géant,
chassant devant lui des fumées d'embruns. Les lames s'élevaient de
plus en plus, et venaient s'abattre en claquant contre la coque du
_Sea-Gull_.

Je refermai le hublot par lequel venait de pénétrer un paquet de mer.

--Ça beaucoup mauvais, missié Colombo, me dit Zanzibar, qui se tenait
derrière moi... ti vas voir tout à l'heure.

Sur le pont, on entendait des pas précipités et la voix du capitaine
Ross qui hurlait comme un fou:

--_Up stairs, topmen! haul down topsails... lash up! Make haste!_

La goélette courait au plus près en faisant des sauts de carpe, et,
trop chargée de toile dans les hauts, gîtait sur bâbord, avec une
bande terrible.

Zanzibar et moi étions obligés, pour conserver notre équilibre, de
nous cramponner à l'épontille de notre cabine.

Le bon nègre, qui naviguait depuis longtemps, et avait déjà essuyé pas
mal de coups de Trafalgar, riait comme un enfant, et ne cessait de
répéter:

--Ti vas voir, missié Colombo... ça joli fox-trott tout à l'heure...

J'étais loin de partager la confiance du brave garçon, car je me
demandais avec angoisse si le _Sea-Gull_ résisterait à la tempête...
C'était, en somme, un bateau de plaisance, et bien qu'il parût robuste,
il était à craindre que la bourrasque ne l'endommageât sérieusement...
Il ne me manquerait plus que ça: faire naufrage en plein Atlantique,
et couler par le fond avec mon Régent.

Et la prophétie d'une vieille tireuse de cartes de Russel Street que
j'avais consultée quelques années auparavant me revenait à l'esprit.
Cette bonne femme, qui s'appelait miss Mowlouse, m'avait en effet
prédit que j'étais menacé de périr par immersion et que, par
conséquent, je devais redouter les «voyages sur l'eau».

Si tout de même elle avait dit vrai?...

Cependant, une chose me rassurait: ne m'avait-elle pas dit aussi que
je finirais mes jours dans l'opulence... Laquelle de ces deux
prédictions était la vraie? Je ne crois guère aux prophéties des
tireuses de cartes, mais le vieux fonds de superstition qui sommeille
au coeur de tout homme se réveillait en moi au moment du danger. On a
beau jouer à l'esprit fort, il y a des moments dans la vie où l'on est,
malgré soi, hanté par ces influences singulières que M. Lloyd George,
lecteur passionné du grand Will, et mystique comme tous les Gallois,
désigne dans ses mémoires (encore un qui écrit ses mémoires!) sous le
vocable assez abscons d'«advertisement».

Zanzibar, lui, qui n'était pas du pays de Galles, et n'avait jamais lu
Shakespeare, ne s'embarrassait pas de semblables futilités.

Il riait, imitait le bruit du vent, celui des vagues heurtant la coque
du _Sea-Gull_, et se livrait à des contorsions grotesques chaque fois
qu'une secousse menaçait de lui faire perdre l'équilibre.

Il y eut soudain une violente rafale suivie bientôt d'un claquement
sinistre. Le vent, comme je l'appris, quelques instants plus tard,
venait de déchirer un hunier que l'on n'avait pas eu le temps de
carguer, et la voile en lambeaux battait maintenant dans l'espace,
comme un énorme pavillon «fouettant» au bout de sa drisse. Je ne sais
rien de plus impressionnant que le crépitement d'une voile humide qui,
n'étant plus retenue par ses écoutes, se tourmente en tous sens pour
se débarrasser de sa vergue.

--Du monde au cargue-point des basses voiles! commandait le capitaine
Ross d'une voix aiguë, qui se confondait parfois avec le sifflement
des cordages.

Le _Sea-Gull_ gémissait dans toute son armature, et la voile déchirée
continuait de battre avec un bruit d'ailes formidable. Ce qui devait
arriver, arriva. Le mât, sous la pression de la toile, se rompit et
tomba sur bâbord avec un fracas terrifiant.

--Oh! ça mauvais! cria Zanzibar qui ne riait plus.

Le _Sea-Gull_ s'était incliné de telle façon que sa lisse effleurait
l'eau. Il demeura dans cette position critique l'espace de trente
secondes environ, puis se redressa sous un coup de barre et, lentement,
vira de bord.

Maître Ross mettait le yacht debout au vent, afin de pouvoir prendre
des ris dans la voilure, manoeuvre qui s'exécuta rapidement, mais la
brise fraîchissait de plus en plus, et on fut bientôt forcé de
«capeyer».

Les matelots qui, je dois le reconnaître, avaient fait preuve d'une
habileté merveilleuse, pendant tout le temps que dura cette manoeuvre,
essayèrent ensuite de ramener sur le pont le mât qui pendait, retenu
par ses haubans, en dehors du _Sea-Gull_ et dont la partie supérieure,
toujours garnie de ses vergues, faisait fortement gîter le bateau. Le
capitaine Ross fit couper les haubans et les étais, et l'on parvint,
aux prix de difficultés inouïes, à ramener le maudit mât sur le pont.

Poussé par la curiosité, je m'étais hissé jusqu'au panneau avant. Une
vive agitation régnait parmi les matelots, qui après avoir tenté une
réparation de fortune, finirent par y renoncer. Sur un petit bateau,
on peut à la rigueur remplacer un mât par un espars, mais sur un
bâtiment d'un tonnage un peu élevé, cela est impossible.

Tout ce que l'on pouvait faire, c'était de résister à la bourrasque,
«d'étaler le coup», comme on dit, mais ensuite, il serait impossible
de continuer le voyage. Il faudrait rallier quelque port, afin de se
procurer un nouveau mât, ce qui demanderait au moins une huitaine, et
peut-être davantage.

Maître Ross était furieux, il s'en prenait à tous les hommes de
l'équipage, comme s'ils eussent été solidairement responsables de
l'accident, mais j'entendis son second qui disait, d'un ton maussade:
«On a cargué trop tard».

La vérité, c'est que ce jour-là maître Ross, qui était légèrement pris
de boisson (cela lui arrivait cinq jours sur sept), avait totalement
manqué de présence d'esprit, et soit que sa vue fût troublée, soit
qu'il pensât à autre chose, n'avait pas vu venir le grain... Quand il
avait commandé «d'arriser», il n'était plus temps.

Heureusement qu'il avait eu la précaution de faire, quelques heures
auparavant, rouler les hautes voiles, car sans cela nous n'aurions pas
pu éviter la catastrophe.

Pour le moment, nous fuyions vent arrière, et refaisions, par
conséquent, la route que nous avions déjà parcourue après avoir quitté
les Canaries. Quand la tempête se fut calmée, j'allai rejoindre M. et
Mme Pickmann, qui devaient être dans les transes. Je les trouvai, en
effet, très émus, et aussi très malades. Ils étaient étendus sur le
tapis de leur salle à manger, en proie à de terribles nausées. Tous
deux étaient encore en costume de nuit: le mari en pyjama, la femme en
chemise, et c'est à peine s'ils relevèrent la tête, lorsque j'entrai.

--Ah! c'est vous, mon bon Colombo, bégaya Mme Pickmann... Que s'est-il
passé? grand Dieu!...

--Nous avons eu une avarie, répondis-je...

--Grave? demanda Pickmann.

--Oui... notre mât de misaine s'est rompu.

--Alors?

--Alors!! Je ne sais ce que va faire le capitaine.

--Ah! soupira la femme, il n'y a qu'à nous que ces choses-là
arrivent... Tout avait si bien marché jusqu'ici...

--Espérons, dis-je, que ça s'arrangera...

Mme Pickmann, qui semblait moins malade que son mari, était parvenue à
se mettre debout. Elle était dans un état pitoyable. Ses faux cheveux
avaient glissé sur son oreille gauche, et sa chemise, déjà très
échancrée, avait glissé de ses épaules, découvrant une opulente
poitrine que j'aurais crue moins ferme...

--Voyons, mon petit Colombo, me dit-elle, parlez-nous franchement...
que va-t-il arriver? Nous ne sommes pas en danger, au moins? Vous avez
l'air inquiet, je suis sûre que vous ne dites pas tout ce que vous
savez...

Elle redressa ses faux cheveux, remonta vivement sa chemise, et reprit:

--Ne nous cachez rien... M. Pickmann et moi nous voulons tout savoir.

--Aucun danger ne vous menace, répondis-je.

--Bien sûr?

--Je vous l'affirme.

Pickmann s'était assis sur le divan et se tenait la tête à deux
mains... Il souffrait, cela était visible, et n'avait même pas la
force de m'interroger... Il me rappelait ce personnage d'opérette qui,
terrassé par le mal de mer, répond à un chef de pirates: «Pendez-moi,
mais ne me remuez pas.»

La femme, plus énergique, s'inquiétait de la situation. Elle me posait,
d'une voix entrecoupée de hoquets, des questions rapides dans
lesquelles cette même phrase revenait sans cesse:

--Si nous sommes en danger, dites-le...

Je la rassurai du mieux que je pus, et j'allais me retirer, quand on
frappa à la porte.

--Entrez, dit Mme Pickmann sans même prendre la peine de jeter un
manteau sur ses épaules.

La porte s'ouvrit doucement et la grosse figure rougeaude du capitaine
Ross apparut dans l'entre-bâillement.

--Pardon, dit-il, un peu confus... Je croyais...

Et il allait battre en retraite, quand Mme Pickmann le rappela:

--Voyons, capitaine... parlez... Qu'y a-t-il?

Le vieux loup de mer, sa casquette galonnée à la main, salua
gauchement:

--Je voulais dire à M. Pickmann, fit-il, que notre mât de misaine
s'est rompu, et que nous ne pouvons continuer notre route...

--Et alors?... et alors?... s'écria Pickmann, qui avait subitement
retrouvé son énergie.

--Alors, monsieur, nous allons être obligés de regagner les
Canaries... et de nous réfugier dans le port de Santa-Cruz afin de
réparer l'avarie... Cela demandera une huitaine de jours environ...

--Huit jours! murmura Pickmann...

--Oui, au moins... à condition, toutefois, que nous puissions trouver
des charpentiers qui exécutent immédiatement le travail...

--Et si nous n'en trouvons pas?...

--Oh! ce ne sont pas les charpentiers qui manquent à Santa-Cruz...
mais ce port est très fréquenté!... Peut-être y a-t-il dans les cales
d'autres bateaux que la tempête a endommagés... Dans ce cas, nous
serions obligés d'attendre notre tour...

--C'est bien, dit sèchement Pickmann, en se reprenant la tête entre
les mains.

L'effort qu'il venait de faire l'avait anéanti, et il se laissa
retomber sur son divan, où il demeura inerte.

Comme personne ne lui adressait plus la parole, le capitaine se retira.

--Tout cela ne vous semble pas louche? me demanda Mme Pickmann.

--Ma foi non, répondis-je... Maître Ross est bien obligé de relâcher
dans un port... Comme Santa-Cruz est le port le plus rapproché, c'est
celui-là qu'il a choisi... Ne vous tourmentez pas... Reposez-vous, je
reviendrai vous voir avant le déjeuner.

J'avais déjà la main sur le bouton de la porte, quand Pickmann lança
d'une voix pâteuse:

--Rien... à part ça, Colombo?

--Non... rien...

--Vous n'avez toujours pas vu _l'autre_ passager?

--Vous y tenez, décidément...

--Cherchez bien... car je suis sûr...

Une violente nausée l'empêcha de continuer.

--Ce pauvre homme, dit Mme Pickmann, voyez comme il est malade... Vous
ne connaissez pas un remède contre le mal de mer, mon bon Colombo...
Je souffre horriblement, moi aussi... c'est affreux... Ce mauvais
temps ne va donc pas cesser!

--Couchez-vous, dis-je... dans une heure je vous apporterai du thé...
D'ailleurs, nous serons bientôt en eau calme...

--Vous croyez?

--Oui... lorsque nous aurons atteint le port de Santa-Cruz...

--Ah!

Mme Pickmann ne paraissait pas convaincue... Elle eût voulu sans doute
m'interroger encore, mais les forces lui manquèrent, et elle se laissa
tomber sur le divan, à côté de son mari...




XVIII

OU JE MURIS MON PLAN


J'allai retrouver Zanzibar qui préparait en chantant une horrible
mixture destinée à l'équipage.

--Ti sais pas, dit-il... Bateau retourni Canaries... Ça bon,
Canaries... plein de bananes... moi m'en coller plein le fisil...
Là-bas, chez nous, bananes plus jolies encore, ti verras ça si ti
viens avec moi... et pis beaucoup de dattes aussi... et noix de
coco... tout plein... tout plein... Ti verras, Colombo, ti verras...

Je n'écoutais point... Trop de pensées, pour l'instant, se heurtaient
dans ma tête... Ce qui m'inquiétait surtout, c'était cette escale que
nous allions être obligés de faire à Santa-Cruz... Toutes mes
combinaisons, tous mes projets s'effondraient soudain... ou étaient
pour le moins retardés...

Quelles nouvelles complications allaient surgir encore?

Ah! décidément, je n'étais pas au bout de mes peines...

Jamais je n'ai tant réfléchi que pendant les six heures que le
_Sea-Gull_ mit à atteindre Santa-Cruz. Et ces réflexions, comme on le
verra bientôt, ne furent pas inutiles. Mon imagination un peu endormie
depuis quelque temps s'était brusquement réveillée et avait échafaudé
tout un scénario qui eût certainement émerveillé Allan Dickson. Cet
homme qui m'avait tant fait souffrir, puisque c'était à cause de lui
que j'avais tâté du «Tread Mill», allait sans doute devenir ma
Providence...

Mais n'anticipons pas... J'estime que lorsque l'on écrit ses mémoires,
on doit classer par ordre tous les événements qu'on y relate, et
donner à chacun l'importance et la place qu'il convient. J'ai lu
beaucoup de mémoires, dans ma vie: les Confessions du grand
Jean-Jacques, les Mémoires du Chevalier de Grammont, ceux de
Chateaubriand et de l'inimitable Berlioz, mais tout en admirant ces
chefs-d'oeuvre, je trouve que leurs auteurs, et M. de Chateaubriand
surtout, ont trop insisté sur certains détails, qui eussent
certainement gagné à être un peu écourtés... Je ne doute pas que cette
appréciation d'un cambrioleur ne fasse sourire certains critiques,
mais chacun juge à sa façon... avec son bon sens. Ce que j'apprécie
surtout dans les mémoires, c'est la franchise. Or, à part Rousseau qui
a tout avoué (même les choses les plus _schocking_) je suis obligé de
reconnaître que les autres mémorialistes se sont un peu trop flattés,
et n'ont pas hésité à allonger leur récit, pour nous faire mieux
savourer les beautés de leur éloquence, et les brillantes qualités
dont les avait doués la nature.

Je n'ai point l'outrecuidance de me comparer à ces maîtres, mais j'ai
le mérite de ne rien céler de mes défauts et de ne point me regarder
dans un miroir avec trop de complaisance. Je dis ce qui est, un peu
brutalement parfois, et ne me fais jamais meilleur que je ne suis;
j'ai le malheur d'être un triste individu et j'ai le courage de
l'avouer.

Combien consentiraient à en faire autant?... Qu'on me pardonne encore
cette petite digression, mais elle était, je crois, nécessaire, ne
serait-ce que pour rappeler à mes lecteurs qu'Edgar Pipe leur livre sa
vie tout entière, comme à des juges impartiaux. Puisse l'aveu que je
fais de mes fautes me valoir quelque pitié de la part de ceux qui
n'ont jamais cessé de suivre la belle ligne droite de l'honnêteté, et
que l'amour du travail a préservés des «écarts» dont je me repens
aujourd'hui...

Le _Sea-Gull_, sous son grand foc et sa voile d'artimon, filait en
tanguant vers les Canaries. Il avait marché plus vite que nous ne nous
y attendions, car avant la nuit il mouillait en rade de Santa-Cruz, en
face de Ténériffe.

L'île de Ténériffe réunit, grâce à ses vallées, à son plateau et à ses
côtes, tous les genres de température, excepté celle de l'hiver.
Beaucoup d'Anglais préfèrent même le séjour de Ténériffe à celui de
l'Italie, aussi Santa-Cruz est-elle très fréquentée. J'eus l'occasion
de le constater, car le capitaine Ross, dès que nous fûmes stabilisés
sur nos ancres, fit armer le canot et m'envoya à terre avec quelques
matelots pour chercher des provisions.

La ville me parut agréable.

Ses rues droites, larges, aérées, ont des trottoirs pavés de pierres
rondes et inégales que bordent des dalles de lave. On rencontre là
nombre d'étrangers: des négociants des différentes parties du monde
que distingue leur costume national.

Après avoir fait nos achats, nous nous offrîmes quelques «chiroutes»
et plusieurs verres de vin de Madère, puis nous regagnâmes le bord.

Cette petite promenade n'avait pas été inutile. Elle m'avait permis de
jeter un coup d'oeil sur le port où de nombreux bâtiments, les uns
chargés de bananes, les autres de tonneaux de vin, s'apprêtaient à
prendre le large. Je vis aussi deux ou trois vapeurs dont l'un, qui
portait le pavillon espagnol, allait se mettre en route pour Cadix,
ainsi que me l'apprit un marin anglais qui fumait sa pipe à l'ombre
d'une véranda, devant un flacon de whisky.

Dès que j'eus rallié le _Sea-Gull_, et rendu compte de ma mission à
Maître Ross, j'allai porter à M. et Mme Pickmann le repas qu'avait
préparé Zanzibar. Je les trouvai complètement remis de leur malaise.
Ils avaient fait toilette, et semblaient m'attendre avec impatience.

--Ah! mon bon Colombo, s'écria Mme Pickmann dès que j'entrai dans la
salle à manger, quelle aventure! Jamais je n'aurais cru que le mal de
mer pût rendre si malade... Si cela devait recommencer, j'aimerais
mieux débarquer tout de suite.

--Libre à vous, répondis-je... la ville est curieuse à visiter... et
si vous voulez, après déjeuner, aller vous dégourdir un peu les
jambes...

--Non... répondit sèchement Pickmann... D'ailleurs, je ne me sens pas
bien...

Il s'assit avec sa femme devant la table où je venais de déposer un
plat de poisson, et demanda soudain:

--Est-ce anglais, Santa-Cruz?

J'eus peine à réprimer un sourire devant tant d'ignorance.

--Non... répondis-je... c'est une possession espagnole...

--Ah! oui... c'est vrai... je ne sais où j'avais la tête... J'espère
qu'on ne va pas venir à bord opérer une visite, au moins?

--Ma foi, je n'en sais rien... mais il est plus que probable que,
lorsque nous serons amarrés à quai, la douane fera son apparition.

--Quoi! nous n'allons pas demeurer en rade?

--Non... dans quelques heures, nous allons gagner le port... c'est
nécessaire... on ne peut pas «réparer» en pleine mer...

--Vous êtes sûr de ce que vous dites, Colombo?

--Oui...

Pickmann lança un coup d'oeil à sa femme qui ne broncha pas.

Il y eut un silence, puis il reprit:

--Bah! la douane se contentera d'examiner les bagages... les grosses
malles, les caisses. Je ne pense pas qu'elle ouvre les valises et les
sacs à main...

--Qui sait? Les douaniers prennent parfois plaisir à ennuyer le
monde... Ce sont des êtres maussades qui, furieux de voir les gens
voyager et se payer des distractions, quand eux demeurent rivés à leur
poste, se vengent en soumettant le touriste à une foule de formalités
qu'ils compliquent à plaisir. J'ai connu un douanier anglais, du nom
de Nasty, qui n'était jamais si heureux que lorsqu'il avait obligé une
dame à déballer toutes ses toilettes, et jusqu'à son linge le plus
intime.

--Cependant, nous ne faisons pas de contrebande... Si on nous a
laissés partir d'Angleterre, c'est que nous étions en règle avec la
douane...

--Avec la douane anglaise, oui... mais ici, n'oubliez pas que nous
sommes en Espagne.

--Eh bien, dit Mme Pickmann, pour que ces messieurs du Custom-House
n'aient pas le plaisir de chiffonner mes toilettes, je vais les étaler
dans cette pièce.

Mme Pickmann exagérait évidemment quand elle parlait de ses toilettes,
car sa garde-robe, comme la mienne, n'était pas des mieux «fournies».

Elle possédait en tout et pour tout une cape de drap noir, ornée
d'arabesques grenat, un costume tailleur, une jupe foncée et quelques
corsages aux tons criards. Quant à son mari, il n'avait que deux
pauvres complets, celui qu'il portait tous les jours et un autre de
teinte verdâtre, accroché dans une armoire. Et quels complets! grand
Dieu!... Ils eussent tout au plus convenu à Bill Sharper ou à Manzana.

Comme on voyait bien que ces gens-là étaient dans une purée noire
avant le coup qui devait les enrichir!... Tout ce qu'ils possédaient
était neuf: malles, habits, linge, bottines... Ils s'étaient renippés
vivement, au décrochez-moi ça, pressés qu'ils étaient de quitter
Londres.

Il était même assez extraordinaire qu'ils fussent parvenus à fuir,
puisque, avant leur embarquement, les journaux avaient déjà parlé
d'eux... L'affaire avait fait beaucoup de bruit, beaucoup plus de
bruit que celle du Régent, car les journaux français (que j'avais lus
avec la plus grande attention) n'avaient pas soufflé mot de la
disparition de _mon_ diamant.

A quoi devais-je attribuer ce silence? Etait-ce un piège? Espérait-on
ainsi donner confiance au voleur et le pincer plus facilement? Je
crois plutôt que l'administration du musée du Louvre, après avoir
prévenu la police, avait jugé inutile d'ébruiter un vol qui devait la
«gêner» un peu, et qu'en attendant l'arrestation du coupable elle
avait remplacé le Régent par un bouchon de carafe quelconque.

Tout en mangeant, Pickmann et sa femme continuaient de bavarder, mais
on les sentait inquiets. Je m'efforçai d'ailleurs d'augmenter cette
inquiétude. Cela faisait partie du plan que j'avais élaboré... Je
dosais mes effets, avec l'habileté d'un Allan Dickson qui s'apprête à
confondre un malfaiteur.

--Bah! qu'avez-vous à craindre, fis-je d'un petit air sournois, vos
papiers sont en règle, n'est-ce pas?

--Oh!... certes... très en règle, bégaya M. Pickmann en devenant rouge
comme un piment.

--Alors... tout est pour le mieux...

--D'ailleurs, les douaniers ne nous demanderont pas nos papiers...

--Les douaniers... non, mais les gens de police.

--Les gens de police! Ont-ils le droit de pénétrer ici?

--Pourquoi pas?

Pickmann sursauta:

--Mais je ne suis pas un malfaiteur! s'écria-t-il... je...

--Voyons, calmez-vous... y a-t-il là de quoi se monter?... Vous êtes
un honnête homme, vous avez des papiers... Que pouvez-vous craindre?

--Rien... rien, assurément... Mais je me rappelle maintenant que je
n'ai pas fait viser nos passeports...

--On ne les examinera pas à la loupe. Il suffira de les présenter, et
si on s'apercevait, par hasard, qu'ils n'ont pas été timbrés au départ,
vous diriez qu'en Angleterre certains personnages connus sont
dispensés de cette formalité... Est-ce que vous croyez que M. Lloyd
George lorsqu'il va de Londres à Cannes ou à Paris fait chaque fois
viser ses passeports?...

--Je ne suis pas M. Lloyd George.

--Vous pouvez être un homme de qualité quand même... Il y a à Londres
beaucoup de Pickmann... Il en existe même un qui, si je ne me trompe,
est allié à la famille de Connaught... Ne seriez-vous pas celui-là?

--Non...

Mme Pickmann qui, jusque-là, était demeurée silencieuse, ce qui me
surprenait fort, crut devoir ajouter:

--Nous sommes des gens de modeste condition...

Je le voyais bien, parbleu! elle n'avait pas besoin de le dire.

Décidément, ils étaient plus stupides encore que je ne le supposais,
et j'avais la partie belle avec eux.

Comme ils s'étaient un peu rassurés, je crus devoir, avant de les
quitter, leur donner un premier «coup d'assommoir».

--Ah! à propos, fis-je d'un air distrait, vous me souteniez l'autre
jour qu'il y avait à bord de ce bateau un personnage mystérieux... Eh
bien! c'est vous qui aviez raison...

--Vous l'avez vu? demanda Pickmann, d'une voix tremblante.

--Oui... Il y a une heure à peine.

--Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit plus tôt?

--Je n'y ai pas songé...

--Comment est-il?

--Grand... entièrement rasé... assez élégant, ma foi... Il me semble
avoir déjà vu cette tête-là quelque part... à Londres, probablement...

--C'est lui! lança imprudemment Mme Pickmann.

Je la regardai.

Pour expliquer le trouble qui l'agitait, elle ajouta en me prenant le
bras:

--Ecoutez, mon bon Colombo... Puisque vous êtes un ami, nous pouvons
tout vous dire... Eh bien!... cet homme est un de nos parents...

--Ah!

--Oui... un affreux gredin qui nous a joué des tours pendables, et qui
veut aujourd'hui s'emparer de notre fortune... Il est capable de tout,
même de nous assassiner...

--Ne craignez rien... Je suis là.

--Ne pourriez-vous, demanda Pickmann, le faire expulser du bateau par
le capitaine?... Si Maître Ross arrive à nous en débarrasser, d'une
façon ou d'une autre, il y a mille livres pour lui.

--Non... c'est moi qui vous en débarrasserai...

--Oh! mon cher Colombo... que vous êtes gentil!... Alors, les mille
livres seront pour vous... Je vous le promets... Voulez-vous un
acompte?

--Non... j'ai confiance en vous.

--Et comment nous en débarrasserez-vous?

--Mais d'une façon bien simple... En lui faisant piquer une tête
par-dessus bord.

Mme Pickmann se jeta dans mes bras, et me serrant à m'étouffer:

--A la bonne heure! s'écria-t-elle... au moins vous, vous êtes un
homme!

--Oui, approuva Pickmann... et un homme de décision... mais prenez
garde... le gaillard est habile... Et que dira le capitaine quand il
s'apercevra de la disparition de ce passager?

--Soyez tranquille, je saurai m'y prendre... On croira à un
accident... Il paraît que cet homme, qui reste tout le jour enfermé
dans sa cabine, se promène, la nuit, sur le pont. Je me dissimulerai
derrière le rouf et, au moment où il ne s'y attendra pas, je me
précipiterai sur lui, et l'enverrai par-dessus le bastingage.

--C'est cela! c'est cela! fit Pickmann en battant des mains...
par-dessus le bastingage... Ah! décidément, Colombo, vous êtes notre
providence!... Et, tenez... ce n'est pas mille livres que je vous
donnerai... mais deux mille... oui, deux mille, ma parole d'honneur.

Je pris congé des Pickmann, écoeuré. Décidément, ces gens-là étaient
d'affreuses canailles, et je n'avais plus à les ménager.




XIX

«ALEA JACTA EST»


Le soir même, le _Sea-Gull_ entrait dans le port de Santa-Cruz, et
s'amarrait à quai, en face d'un dock. Après l'allumage des feux de
position, Maître Ross nous réunit tous et nous adressa le petit speech
suivant:

--Vous savez, sans doute, que nous allons demeurer ici une huitaine...
peut-être plus... Nous allons donc profiter de cette relâche pour
briquer le pont, et faire les cuivres. Il faudra aussi laver les
voiles et, quand la toilette de l'extérieur sera faite, nous nous
occuperons de l'entrepont et de la cale. Je ne veux point cependant
vous traiter en esclaves. Je suis un brave homme, moi, et tous mes
matelots sont mes enfants... Je vais établir un roulement... Un jour,
ce sera la bordée de tribord qui sera libre, un autre jour, celle de
bâbord... Seulement, je vous préviens, celui qui rentrera en état
d'ivresse sera bouclé jusqu'à l'appareillage... Quant aux cuisiniers
(et il désigna Zanzibar et moi), ils seront exempts de service un jour
sur deux, à tour de rôle... Ceux qui voudront toucher une avance sur
leur décompte n'auront qu'à venir me trouver... Je sais ce que c'est
que s'amuser, j'ai été jeune, moi aussi... Rompez, mes enfants.

Je n'avais jamais vu le capitaine Ross si aimable... Je crois qu'il
avait peur que quelques-uns de ses marins ne le quittassent pour
s'engager sur un «bananier». Les engagements contractés à bord du
_Sea-Gull_ n'avaient pas été visés par l'Inscription maritime, et il
n'avait, par conséquent, aucun moyen de retenir ses hommes.

Je trouvai Zanzibar désolé. Il se faisait une fête, le pauvre nègre,
de descendre à terre avec moi pour «rigoli un pitit peu», et voilà que
le capitaine nous consignait l'un après l'autre à la cuisine. Cette
décision n'était pas pour me déplaire, car j'avais besoin d'être seul,
aussi bien à bord qu'à terre. Le grand coup que je méditais devait
être préparé en secret. Zanzibar ne m'eût pas trahi, cela était
certain, mais il m'eût gêné, et j'étais heureux de me sentir libre.

Il était facile maintenant d'aller à terre... Il suffisait pour cela
de franchir la passerelle qui reliait le navire au quai. Je n'abusais
cependant point des «sorties», car je craignais que, pendant mon
absence, mes deux Pickmann ne commissent quelque imprudence.

Chaque fois que je les voyais, ils me demandaient si j'avais aperçu le
passager qu'ils désignaient maintenant sous le nom de Dickie, et sur
lequel ils me fournirent un tas de renseignements stupides. Ne
fallait-il point qu'ils parussent documentés sur ce parent scélérat
qui convoitait leur fortune?

Et les niais se figurant que je «donnais dans le panneau», comme on
dit vulgairement, me bourraient le crâne avec ardeur. Ils allaient
même un peu fort, surtout Mme Pickmann, qui s'était prise pour moi
d'une chaude... trop chaude amitié et m'embrassait avec une passion
vraie ou simulée dès que je me trouvais seul avec elle.

Allait-elle me proposer aussi d'assassiner son mari? Ma foi, je
commençais à le croire.

Mme Pickmann était certes une assez jolie brune, bien qu'elle fût déjà
un peu marquée, mais elle ne «m'inspirait» guère car j'aime les femmes
avec lesquelles on peut encore causer, quand on a fini de rire, et la
conversation de cette opulente lady était d'une banalité désespérante.
Son mari lui était certainement supérieur, quoiqu'il n'eût rien d'un
intellectuel. C'était un gros roublard, capable de rouler certaines
gens, mais absolument sans défense lorsqu'il se trouvait en face de
quelqu'un qui le dominait. Il était, de plus, dépourvu de sens moral,
on en a eu la preuve. Trop lâche pour se débarrasser d'un ennemi, il
n'hésitait pas à payer pour le faire supprimer. J'avais éprouvé, je
l'avoue, quelque pitié pour lui, en le voyant effaré, larmoyant, tassé
dans son fauteuil comme un impotent, mais à présent, il me dégoûtait,
et sa vue même m'était odieuse.

Heureusement que j'allais bientôt lui tirer ma révérence.

En attendant que tous mes «préparatifs» fussent terminés, je
continuais de le terroriser en lui parlant du passager imaginaire, ce
Dickie qui faisait, paraît-il, le déshonneur de la famille Pickmann.

Chaque matin, je lui rendais compte des faits et gestes de Dickie...
Tantôt, je l'avais aperçu en ville, tantôt je l'avais surpris rôdant
dans la coursive d'entrepont.

--Ce misérable, me dit un soir Pickmann, a dû s'entendre avec le
capitaine, et lui promettre une forte prime...

--C'est possible, répondis-je...

--Alors, ce Ross serait un affreux gredin... J'ai bien envie de le
faire appeler et de lui demander de quel droit il a accepté un
étranger sur un bateau qui m'appartient pour deux mois encore...

--Gardez-vous en bien... Si vous voulez tout compromettre, vous n'avez
que ça à faire... Au lieu d'avoir un ennemi, vous en aurez deux à bord,
et, ma foi, je ne réponds plus de rien...

--Oui, Colombo a raison, intervint Mme Pickmann, ce serait la dernière
des gaffes... Laisse donc agir Colombo... C'est un homme intelligent,
lui, et qui a de la décision.

Certes, j'avais de la décision, elle allait bientôt s'en apercevoir!
Cependant, il fallait se hâter. Le capitaine Ross avait eu la chance
de trouver un mât de goélette qui, une fois raboté à sa base,
s'adapterait parfaitement dans l'emplanture de l'ancien, et sous deux
jours au plus tard, le _Sea-Gull_ serait en état de reprendre la mer.

Le lendemain (c'était mon tour de sortie), je fis dans une boutique de
Santa-Cruz achat d'un revolver d'occasion, puis me rendis sur le quai,
à un endroit où l'on procédait au chargement des bananes. Il y avait
là deux vapeurs espagnols: la _Dona-Isabelle_ et le _Pescador_...
J'appris par un homme d'équipage, un Anglais comme moi, que ces deux
bateaux se rendaient à Cadix, et que l'équipage de l'un, le _Pescador_,
n'était pas au complet. Je me fis présenter au capitaine, un gros
homme à la figure couturée de cicatrices, et qui baragouinait un peu
d'anglais.

--Il me faut un soutier, un graisseur et un aide-chauffeur, me dit-il.

--Je puis, répondis-je, remplir l'office de soutier...

--Je le pense bien, dit-il en riant... ce n'est pas un métier qui
exige un long apprentissage... Nous partons vendredi, c'est-à-dire
dans trois jours... Apportez-moi vos papiers au moment de
l'appareillage... Soixante-quinze pesetas par semaine... Ça vous va?

--Oui, capitaine.

--Bien... entendu... Au revoir!...

J'étais «embarqué». Il ne me restait plus qu'à trouver des papiers,
mais j'espérais bien m'en procurer à bord du _Sea-Gull_. Il me
suffirait pour cela d'aller faire une petite «perquisition» dans le
gaillard d'avant.

Cette nuit-là, je dormis mal. Le plan que j'allais mettre à exécution
était des plus audacieux, et aussi des plus délicats. Il s'agissait de
ne rien laisser au hasard. Je répétai mentalement plus de dix fois la
scène que j'allais jouer dans quelques heures, car j'avais appris en
revenant à bord que le _Sea-Gull_, complètement réparé, se remettrait
en route le lendemain dans l'après-midi. A côté de moi, Zanzibar
ronflait comme un orgue, et j'enviai la sérénité de ce bon nègre. Moi,
j'allais me relancer dans l'aventure, et Dieu seul savait comment tout
cela finirait.

Vers le matin, je m'assoupis, et dormis une heure environ, mais quand
je m'éveillai (j'ai toujours eu le réveil triste), je vis tout en
noir... Je n'avais plus aucune confiance en moi, et une crainte que le
raisonnement n'arrivait pas à vaincre me revenait continuellement à
l'esprit.

Je me levai, et après avoir bu un thé fortement additionné d'alcool,
je retrouvai un peu d'énergie.

--Ti pas bien gai ci matin, me dit le brave Zanzibar... Ti pas content
quitti Santa-Cruz... Ti malade, peut-être?

--Non... mais j'ai mal dormi.

--Mi trop ronfli, s'pas? Ti fallait siffli, si ronflais trop fort...

Le bon Zanzibar avait une mine piteuse, mais sa gaîté naturelle reprit
bien vite le dessus, et il s'efforça, par mille contorsions grotesques,
de me dérider un peu.

Je m'étais attaché à ce brave garçon, et cela me faisait de la peine
de l'abandonner. J'eus un moment l'idée de l'emmener avec moi, mais
j'y renonçai... Seul, j'aurais sans doute bien du mal à me tirer
d'affaire, mais avec un nègre pour compagnon, je risquais de
compromettre ma manière qui est, on le sait, de «passer inaperçu».

Pendant deux heures, j'errai comme une âme en peine dans la coursive
d'entrepont, puis, profitant d'un moment où les hommes étaient réunis
en haut pour l'appareillage, je me glissai dans le gaillard d'avant.
Il y avait là une dizaine de hamacs roulés sur leurs garcettes, et, en
face de ces hamacs, le long de la cloison, des boîtes de bois noir
portant toutes une étiquette, et dans lesquelles les matelots
serraient leurs effets de petit équipement et leurs papiers.

Sur l'une de ces étiquettes, je lus un nom: Jim Corbett. J'ouvris la
boîte qui était simplement fermée au moyen d'une petite lanière de
cuir passée dans deux pitons, m'emparai des papiers de Corbett, que je
mis vivement dans la poche de ma vareuse, et regagnai aussitôt la
coursive. Il était temps. Déjà l'escalier du panneau avant craquait
sous l'énorme poids de Cardiff.

J'allai retrouver Zanzibar, qui était en train de préparer le déjeuner
de l'équipage... et celui de M. et Mme Pickmann.

--Ah! ti voilà, s'écria le nègre, ti sais, nous partir midi...

--Comment cela? m'écriai-je... De qui tiens-tu ce renseignement?

--De missié Cardiff... Li a dit faire déjeuner pour dix heures et
demie...

Je regardai l'heure au coucou de notre cabine. Il était neuf heures
vingt. Je m'habillai à la hâte, car j'étais encore en tenue de corvée,
puis, quand je fus prêt, je pris un flacon de rhum, remplis deux
petits gobelets d'étain que je pris sur une étagère, et dis à Zanzibar:

--A ta santé! mon vieux...

--A la tienne! missié Colombo, répondit le brave nègre en me regardant
avec étonnement... Ti bois beaucoup de rhum aujourd'hui!

--Oui, Zanzibar... car je me sens un peu malade, et j'ai besoin de me
redonner du cran... beaucoup de cran...

Nous trinquâmes. Zanzibar vida son gobelet d'un trait, le reposa sur
la planchette placée à côté du fourneau, et me regarda longuement. On
eût dit que le pauvre garçon devinait que j'allais le quitter...

--Ti tout drôle, missié Colombo, me dit-il... ti devrais ti couchi un
peu...

Il était maintenant neuf heures et demie. Je m'assurai que mon
revolver était toujours dans ma poche, tirai de mon carnet une carte
que j'avais précieusement conservée, sans me douter qu'un jour elle me
serait _si utile_, et je m'engageai dans le couloir cloisonné
conduisant au logement de M. et Mme Pickmann.

Devant la porte, je me recueillis un instant, puis je frappai.

Ce fut Pickmann qui vint m'ouvrir.

--Ah! Colombo... mon cher Colombo, s'écria-t-il, quoi de neuf, ce
matin?

Sans répondre, je fermai la porte au verrou, puis tendant à Pickmann
la carte d'Allan Dickson, cette carte que le grand détective m'avait
remise naguère à la station de Waterloo, je prononçai, d'un ton
solennel:

--Richard Stone... au nom du Roi, je vous arrête!




XX

UNE SCÈNE NAVRANTE


Pickmann se retint à un meuble pour ne pas tomber... Il voulut parler,
mais les mots s'étranglèrent dans sa gorge...

Ce fut sa femme qui, la première, parvint à articuler quelques paroles:

--Colombo... mon petit Colombo... Voyons... vous voulez plaisanter...
vous savez bien que nous sommes d'honnêtes gens.

--Richard Stone, répétai-je... au nom du Roi, je vous arrête...

Pickmann se ressaisit:

--D'abord, pourquoi m'appelez-vous Richard Stone?... mon nom est
Pickmann...

--Richard Stone, répliquai-je (et j'appuyai sur les syllabes), inutile
de nier... je sais tout... C'est vous le voleur de la Banque
d'Angleterre... Je vous ai reconnu, quand vous vous êtes embarqué à
Southampton... J'avais en poche votre signalement ainsi que celui de
votre maîtresse...

--Pardon, se récria la femme, je suis l'épouse légitime de M. Pickmann.

Je crus inutile de répondre... Posant ma main gauche sur l'épaule de
Richard Stone, je repris, en enflant la voix:

--Préparez-vous à me suivre... Mais auparavant, veuillez me remettre
les clefs de vos malles...

--Voici, fit Stone d'une voix blanche, en me tendant un trousseau de
clefs.

--C'est bien... passez devant moi... et vous aussi, madame...

--Oh! mon petit Colombo, gémit la triste compagne du voleur.

--Il n'y a plus de Colombo, répondis-je sèchement... vous avez devant
vous M. Allan Dickson, détective... Allons, hâtons-nous...

--C'est dégoûtant d'agir ainsi, murmura Mme Pickmann.

--Il est encore plus dégoûtant, répliquai-je, en la regardant
sévèrement, de s'approprier le bien d'autrui.

Pickmann ne disait rien. Tout à coup, il fit un signe à sa femme, mais
j'avais deviné leurs intentions: ils voulaient se jeter sur moi.

Braquant sur l'homme le canon de mon revolver, je dis d'un ton sec:

--A la moindre velléité de résistance, je vous tue sans pitié... c'est
mon droit.

Les Pickmann étaient atterrés.

--Allons... ouvrez-moi vos malles!

Nous étions maintenant dans la chambre à coucher.

Il y avait là une armoire en pitchpin encastrée dans la cloison et
formant placard.

Mes anciens «amis» avaient maintenant une mine si bouleversée que,
vraiment, ils me faisaient de la peine, mais ce n'était pas le moment
de se laisser apitoyer... Il fallait mener cette affaire vite... et
bien.

Docilement, avec des gestes maladroits, l'homme sortait d'une malle de
pauvres nippes toutes fripées, du linge commun, sans marque, et qui
avait encore la raideur du neuf. La femme s'était jetée dans un
fauteuil, et sanglotait, la tête entre les mains.

J'étais de plus en plus ému devant cette détresse, et dus me faire
violence pour continuer à jouer mon rôle... Ces gens, après tout,
avaient été bons pour moi, ils me considéraient comme leur ami, et je
les avais trahis.

Oh! argent! maudit argent! quelles vilenies tu nous fais parfois
commettre!

Les malles étaient vides... Pickmann--ou du moins Richard
Stone--tourna vers moi une pauvre figure décomposée:

--Voyez... il n'y a rien, dit-il.

--Bon... les valises, maintenant...

Les sanglots de la femme redoublèrent. Richard Stone, toujours à
genoux sur le parquet, demeurait immobile.

--Eh bien!... avez-vous entendu... répétai-je, vos valises!

--Je n'en ai qu'une... elle contient seulement des papiers sans
importance.

--Ouvrez-la.

Le malheureux se mit debout. En chancelant, il se dirigea vers un coin
de la pièce, et faisant glisser un rideau sur sa tringle, découvrit un
petit réduit qui servait de cabinet de débarras. Il y avait là une
valise toute neuve, une de ces valises en pégamoïd comme en ont les
gens modestes qui vont en villégiature dans les «petits trous pas
chers».

Cependant Richard Stone ne parvenait pas à l'ouvrir. Je lui donnai un
coup de main et arrivai assez facilement à faire jouer la serrure
récalcitrante--l'habitude!...

--Je vous l'avais bien dit, murmura le malheureux Stone... elle ne
contient que des papiers... et des faux-cols sales.

--C'est bien... à l'autre...

--Quelle autre?

--Mais votre mallette en peau de porc.

Stone devint blême... sa bouche s'agita comme s'il mâchait du
caoutchouc... Quant à sa femme, elle se laissa glisser de son fauteuil,
et s'agenouilla en bégayant:

--Oh! Colombo!... pardon... monsieur Allan Dickson, ayez pitié de
nous... Vous savez bien que nous ne sommes pas de méchantes gens...
Nous vous l'avons prouvé... Nous avions pour vous beaucoup d'amitié...
nous...

--La mallette! fis-je d'un ton impératif... Si vous ne voulez pas me
la remettre, je vais la prendre moi-même.

Stone comprit que tout était perdu. Il s'exécuta.

--Oh! oh! fis-je, après avoir ouvert la mallette coffre-fort, voilà
des papiers qui ressemblent joliment à des bank-notes... Mais vous en
avez une vraie collection... _By God_, quand vous vous y mettez,
Richard Stone... c'est pour de bon... Combien cela représente-t-il de
livres?

--Je ne sais... balbutia le malheureux.

--Ah! vous ne savez pas?... Eh bien! nous allons compter un peu... Si
j'en crois les journaux, il doit y avoir là deux cent mille livres...
Voyons... Vous avez eu soin de faire des liasses... c'est une bonne
précaution... Richard Stone. On voit que vous avez l'habitude de
manier des fonds... Si je ne me trompe, vous étiez sous-caissier
adjoint à la Banque d'Angleterre... Ah! il est fort heureux que la
banque n'ait pas plusieurs employés comme vous... car elle serait vite
à sec... Permettez-moi de vous dire cependant que vous avez eu la main
un peu lourde... Ne pouviez-vous vous contenter d'une vingtaine de
mille livres?... Vous vous êtes dit sans doute que lorsque l'on prend
on ne saurait trop prendre... mais vous avez fait un faux calcul... Le
«trou» était vraiment trop considérable, aussi s'en est-on aperçu tout
de suite... Il est vrai que vous eussiez «payé» autant pour vingt
mille livres que pour deux cent mille... Cinq ans de «hard labour»
pour le moins... plus peut-être, car on vous refusera certainement le
bénéfice des circonstances atténuantes... Ah!... la cellule, le moulin
de discipline!... le mal de mer n'est rien à côté de cela... Vous
résisterez peut-être à la terrible vie de Reading... mais votre
complice... quel sort sera le sien!... pauvre femme!

Et, en disant ces derniers mots, je regardais d'un air attendri Mme
Richard Stone, qui, debout, au milieu de la pièce, semblait ne plus
avoir conscience de ce qui se passait.

Pourtant, elle entendit ce que je venais de dire, un long frisson
l'agita, elle poussa un cri rauque, et vint de nouveau se jeter à mes
pieds, en bégayant:

--Oh! pitié!... monsieur... pitié!... Si vous nous arrêtez... c'est la
mort pour mon mari et pour moi...

Stone, ahuri, ne disait rien. Son regard était celui d'un fou.

--Pitié! continuait la femme en m'embrassant les genoux... Nous sommes
des misérables... et je me repens de ce que nous avons fait... Vous
êtes, je le sais, obligé d'accomplir votre devoir, car vous êtes un
honnête homme, vous, mais je vous en supplie... laissez-vous
attendrir... Vous avez du coeur, n'est-ce pas?... Vous ne voudriez pas
envoyer à la mort deux pauvres êtres qui ont cédé à un moment de
folie... Nous étions si malheureux, mon mari et moi!... Il se tuait à
travailler pour arriver à peine à gagner de quoi nous faire vivre...
J'avais beau faire mon ménage moi-même, dépenser le moins possible, il
nous était impossible de joindre les deux bouts... On est si peu payé
à la Banque d'Angleterre... Si les grands chefs s'allouent des
traitements scandaleux, les pauvres petits employés comme mon mari ont
des appointements dérisoires... Tenez, monsieur, vous ne le croiriez
pas. Il y a quelques mois, j'ai été malade, eh bien! nous n'avons pas
pu acheter des médicaments... c'est la vérité, je vous le jure...
Richard souffrait, car c'est un brave homme que Richard... Un jour, il
a perdu la tête... Alors... alors! Oh! c'est affreux!... Je vous en
supplie, monsieur Dickson, au nom de l'amitié que nous avions pour
vous quand nous vous considérions comme un simple matelot...
épargnez-nous. Prenez-le, ce maudit argent... rendez-le à la Banque
d'Angleterre, mais ne nous arrêtez pas... J'en mourrais... et Richard
aussi...

J'étais ému... je sentais mes yeux se mouiller... Quel homme ne se fût
pas apitoyé devant une telle détresse?... J'avais honte de ma conduite
à l'égard de ces malheureux que j'avais indignement trompés... C'était
lâche ce que j'avais fait... c'était ignoble... Pour un peu, j'eusse
tout avoué à ces pauvres gens, mais le sens pratique qui ne
m'abandonne jamais, même dans les circonstances les plus graves,
refréna le mouvement de générosité auquel j'étais près d'obéir... Moi
aussi j'avais souffert... et j'allais souffrir encore si je ne
profitais pas de l'occasion qui m'était offerte de m'enrichir enfin...

Je relevai la femme, toujours prostrée à mes pieds, la regardai
longuement, et laissai tomber ces mots:

--Croyez, madame, que je souffre autant que vous... Jamais, depuis que
j'exerce le métier de détective, je n'ai été si troublé que je le suis
en ce moment... Moi aussi, je m'étais attaché à vous, et j'ai hésité
longtemps avant de me décider à accomplir ce que je considère comme
mon devoir... Je vous plains, oui, je vous plains de tout mon coeur...
et, tenez, dussé-je un jour payer cher ce geste d'humanité, je
consens...

Richard Stone s'était approché. Sa femme m'embrassait les mains en
bégayant:

--Oh! je savais bien que vous étiez bon... je savais bien que vous
aviez du coeur... monsieur Dickson...

--Je consens, repris-je, presque à voix basse, en courbant la tête
comme un homme écrasé par l'aveu qu'il va faire... je consens à vous
sauver...

--Oh! merci!... merci!... s'écria Stone. Je vous dois plus que la
vie... et tenez... cet argent... eh bien! je vous en donne la
moitié... oui, la moitié... ce n'est pas trop, pour récompenser un tel
service.

Je pris un air offensé:

--Vous ne m'avez pas compris... et la proposition que vous me faites
me blesse profondément... Je croyais que vous m'aviez mieux jugé...

--Pardon... fit Mme Stone... mon mari supposait...

--Que j'étais un de ces individus que l'on peut acheter... il s'est
grossièrement trompé... Si je cède en ce moment à la pitié, je ne
saurais le faire au détriment de ma dignité... et ternir, par un acte
indélicat, toute une vie d'honneur et de droiture. Les fonctions que
j'exerce me mettent parfois dans des situations bien pénibles, et il
me faut souvent une réelle volonté pour les remplir. Cependant, si je
suis impitoyable quand je me trouve en présence de bandits
professionnels, je sais aussi faire preuve d'indulgence à l'égard des
malheureux qui, dans une heure d'égarement, ont commis une lourde
faute...

M. et Mme Stone me regardaient, anxieux.

--Je vous remercie avec reconnaissance, dit Stone, en s'inclinant.

Il ignorait où je voulais en venir, mais il avait quand même repris
confiance.

--Oui, monsieur Dickson... nous vous remercions du fond du coeur,
ajouta la femme d'une voix sanglotante.

Je conservais toujours un air grave, l'air qui sied à l'homme de
police obligé d'accomplir une pénible mission.

--Je dois, repris-je, après avoir réfléchi un instant, prendre avant
tout les intérêts de ceux dont je suis le représentant... Or, ici, je
représente la Banque d'Angleterre... Elle a été lésée... Deux cent
mille livres manquent dans ses caisses... Vous me direz qu'elle est
assez riche pour supporter une pareille perte, mais si l'on raisonnait
ainsi, où irions-nous? grand Dieu!... Du moment que la Banque rentrera
dans son argent, elle devra s'estimer satisfaite, mais la sanction sur
laquelle elle compte pour inspirer à ceux qui seraient tentés de vous
imiter une crainte que j'appellerai salutaire... cette sanction lui
échappera. Il faut que vous disparaissiez à jamais...

Stone roulait des yeux égarés.

Je ménageais mes effets, comme l'avait fait avec moi Allan Dickson, et
je crois que si le grand détective avait pu me voir et m'entendre, il
n'eût rien trouvé à reprendre à ma façon de procéder. La leçon qu'il
m'avait donnée--et qui m'avait coûté si cher--n'avait pas été inutile.

--Oui, Stone, repris-je... vous allez disparaître... Pour tout le
monde, mais surtout pour la Banque d'Angleterre, il faut que vous
soyez rayé du nombre des vivants...

--Comment, monsieur Dickson! s'écria le pauvre Stone effaré... vous
voulez...

--Laissez-moi donc achever, voyons... Oui, il faut que vous
disparaissiez... A partir de ce jour, vous n'existez plus... Je dirai
qu'au moment où je me suis présenté pour vous arrêter, vous vous êtes
donné la mort... et que votre femme affolée, s'est jetée à la mer...
et s'est noyée, bien entendu... Voilà donc une première question
réglée. Les voleurs ont, par le suicide, échappé à la Justice, mais
reste la question d'argent. Si je vous enlève la totalité de la somme
qui se trouve ici, il vous sera impossible de payer la location du
_Sea-Gull_, et le capitaine vous fera arrêter... La police officielle
s'emparera de l'affaire et le vol de la Banque reviendra sur l'eau...
Vous serez jugés, condamnés, et je ne pourrai point vous sauver, cette
fois... Donc, voici ce que j'ai décidé... Je rendrai à la Banque
d'Angleterre cent cinquante mille livres, et vous en laisserai
cinquante mille... Avec cela, vous pourrez vous tirer d'affaire, et
mener au Brésil ou ailleurs, sous le nom de Pickmann, une petite vie
tranquille...

--Oh! merci! merci! monsieur Dickson, s'écria Mme Stone en couvrant
mes mains de baisers... Vous êtes un brave coeur... Oui, cinquante
mille livres nous suffiront... Nous avons des goûts modestes... vous
le savez bien.

Richard Stone me remerciait, lui aussi, et appelait sur ma tête toutes
les bénédictions du ciel... Il alla prendre dans la mallette en peau
de porc les cent cinquante mille livres que je devais rendre à la
Banque d'Angleterre, et me les remit, en disant:

--Voici, monsieur Dickson... Veuillez vérifier.

--Inutile, j'ai confiance en vous... Au moment où je vous sauve la vie,
vous ne voudriez pas me tromper, je suppose.

Et j'enfouis les liasses dans les poches de ma vareuse, dans celles de
mon pantalon, puis entre ma chemise et ma peau.

Cela fait, je dis à mes deux voleurs:

--Maintenant, vous allez continuer à faire route pour le Brésil, à
bord de ce bâtiment...

--Et le capitaine... fit Stone... que dira-t-il?... Il sait que...

--Le capitaine ne sait rien... Vous pensez bien que je n'ai pas été
assez sot, quand je me suis présenté à lui, pour lui révéler le but
exact de ma mission... J'avais en main un ordre du lord chief of
Justice et de l'inspecteur principal de Scotland Yard... Cet ordre
porte simplement ces mots: «Allan Dickson, détective accrédité auprès
des autorités judiciaires du Royaume-Uni, est à la recherche d'un
malfaiteur... Tous ceux à qui il montrera la présente sont invités à
le seconder et au besoin à lui prêter main-forte»... Le capitaine a
bien cherché à savoir quel était l'homme que je soupçonnais. Je me
suis retranché derrière le secret professionnel.

--Mais, demanda Stone... que lui direz-vous en quittant ce bateau?

--Je lui dirai que je croyais avoir découvert parmi les hommes de son
équipage un récidiviste dangereux, mais que j'avais été trompé par une
vague ressemblance...

--Et vous allez partir?

--Oui... aujourd'hui même... et si là-bas, vous lisez les journaux,
vous apprendrez un jour que la Banque d'Angleterre est rentrée en
possession de cent cinquante mille livres...

--Et comment expliquerez-vous la disparition des cinquante autres...
celles que vous avez la générosité de me laisser?

--Je dirai qu'au moment où vous vous êtes donné la mort, vous aviez
déjà dépensé cet argent... que vous l'aviez perdu au jeu dans un
casino quelconque... cela se voit journellement...

--Oh! monsieur Dickson... quelle reconnaissance nous vous devons, ma
femme et moi... et si, un jour, vous venez au Brésil...

--Il est possible que j'aille un jour vous rendre visite, car j'ai
pour vous une réelle sympathie--je viens de vous le prouver
d'ailleurs.--Puisse cette sympathie ne pas m'être funeste... Enfin!...
La Banque recouvrera une partie des fonds volés... ce sera déjà
quelque chose... Comme elle avait promis une prime de dix mille livres
à celui qui retrouverait le voleur... ou l'argent, je toucherai cette
prime... Ce sera ma commission dans cette affaire... et la Banque ne
perdra donc que soixante mille livres au lieu de deux cent mille...
Mais, attention! n'allez pas vous faire prendre... Voyez-vous que
là-bas, en Angleterre, on ait les numéros des bank-notes volées...

--Rien à craindre, répondit Stone... c'est moi qui, à la Banque,
comptais les liasses, et les serrais ensuite dans les coffres... Je
suis sûr qu'on ne possède pas les numéros des bank-notes...

--Vous en êtes absolument sûr?

--Oui... vous pouvez me croire.

Cette réponse que j'avais provoquée à dessein me rassurait
complètement.

On entendait dans le navire des pas précipités, des coups de sifflet,
des appels et un long grincement de poulies. Le _Sea-Gull_
appareillait. Il était temps que je file.

--Adieu, dis-je aux époux Stone... suivez bien exactement mes
recommandations. N'oubliez pas que le moindre mot, la plus légère
imprudence peuvent vous perdre. Si vous faisiez prendre, je ne
pourrais plus rien pour vous.

--Vous retournez en Angleterre? demanda Stone.

--Oui, et le plus vite possible.

--Vous êtes bien heureux... Nous autres, nous voguons vers l'exil et
nous ne reverrons jamais notre pays... c'est dur, croyez-le...

--Le «hard labour» est encore plus dur... Allons, séparons-nous...

Stone me serra la main et sa femme m'embrassa avec effusion.

Je brusquai la séparation, en disant:

--De la prudence, continuez à vivre sur ce bateau comme vous l'avez
fait jusqu'alors et... méfiez-vous du capitaine...

J'allais sortir quand Stone me retint:

--Et l'autre? demanda-t-il.

--Quel autre?

--L'individu qui ne sort jamais de sa cabine et se promène la nuit sur
le pont.

--Ne vous en inquiétez pas, je l'emmène avec moi. Adieu!




XXI

NOUVELLES INQUIÉTUDES


Au lieu de me diriger vers la cuisine où m'attendait ce pauvre
Zanzibar, je montai sur le pont par l'escalier du panneau arrière,
m'engageai sur la passerelle, et quittai pour toujours le _Sea-Gull_.

Libre! j'étais libre!... Libre avec cent cinquante mille livres en
poche... et un diamant qui en valait bien autant... J'étais
certainement, à l'heure actuelle, l'homme le plus riche de Santa-Cruz.

A peine sorti du _Sea-Gull_, j'allai m'installer sur un petit
promontoire situé à gauche du port.

De cet endroit, j'apercevais très distinctement le bassin où était
encore amarré le bâtiment du capitaine Ross. Je voyais les hommes
courir sur le pont et procéder à l'appareillage. Le _Sea-Gull_ allait
sortir sans se faire remorquer. On avait déjà hissé les focs et la
voile d'artimon.

Une demi-heure s'écoula, puis une heure...

La goélette était toujours à quai, et la passerelle n'avait pas encore
été enlevée.

Que se passait-il donc?

Les Stone auraient-ils parlé? Non. Cela était impossible... Ils
avaient tout intérêt à se taire... Alors?... Peut-être s'était-on
aperçu de mon absence et le capitaine me faisait-il rechercher? Je ne
vivais plus...

Enfin, les ailes blanches du _Sea-Gull_ battirent au vent, et il
glissa lentement le long du quai... Il allait prendre le large...
Pourvu qu'il continuât sa route et ne s'arrêtât point en rade.

Je le suivais d'un oeil inquiet.

Bientôt, il quitta le chenal et s'engagea en haute mer.

A cette minute, je me sentis rassuré. On hissait les huniers et le
«flèche» arrière... La brise était faible et le capitaine Ross étalait
toute sa toile...

Peu à peu, le _Sea-Gull_ diminua, parut s'enfoncer dans la mer, et
quand je n'aperçus plus à l'horizon que ses hautes voiles, je me mis à
fredonner gaiement le _Britannia, Britannia rules the waves_, qui est,
comme on sait, l'hymne de la marine anglaise. Maintenant, la goélette
semblait s'être engloutie dans les flots... Richard Stone et sa femme,
délestés de cent cinquante mille livres, voguaient vers le Brésil,
terre hospitalière s'il en fût et l'une des plus belles contrées du
monde.

De quoi pouvaient-ils se plaindre?... Ils avaient de l'argent, et
pourraient là-bas, filer une bonne petite existence, à l'ombre des
palmiers, des bambous et des cacaoyers... Ils n'avaient qu'une chose à
redouter: c'était que la police avisée par T. S. F. ne les arrêtât au
débarcadère de Rio... Mais cela était peu probable... En tout cas, si
on les arrêtait, qu'avais-je à craindre?... Rien... absolument rien...
Qui donc les croirait quand ils affirmeraient qu'un détective leur
avait «soulevé» cent cinquante mille livres?

J'étais donc tranquille de ce côté... de l'autre, c'est-à-dire en ce
qui concernait ma propre sécurité, je l'étais moins... J'allais de
nouveau voyager, retourner en Europe, et Dieu seul savait quelles
nouvelles surprises me réservait l'avenir... Il était à peu près
certain que je ne rencontrerais plus Bill Sharper, ni Manzana... mais
le hasard est si capricieux...

Enfin, je verrais bien... Ma situation s'était, en tout cas,
sérieusement améliorée, puisque j'étais maintenant en possession de
cent cinquante mille livres... Mon diamant me devenait inutile...
qu'en ferais-je à présent? Cependant, une nouvelle inquiétude ne tarda
pas à m'envahir.

S'il était facile de dissimuler le Régent, il était beaucoup moins
facile de dissimuler les liasses de bank-notes dont mes poches étaient
remplies. J'étais littéralement bourré de billets. J'en avais partout,
dans ma vareuse, dans mon pantalon, sur ma poitrine. Comment
pourrais-je, avec un pareil chargement, remplir mes fonctions de
soutier à bord du vapeur espagnol qui devait m'emmener à Cadix?

Avant de descendre en ville, je m'efforçai de mieux «arrimer» sur mon
individu le précieux «chargement» qui devait assurer mon existence
future... Je glissai toutes mes bank-notes entre ma chemise de
flanelle et ma peau, mais cela me donnait un tel embonpoint que je me
vis de nouveau obligé de répartir ces jolis papiers dans mes poches.

Décidément, il m'était impossible de m'embarquer avec ce matelas de
bank-notes... Que faire?

Jusqu'à la nuit, je demeurai sur le promontoire où je m'étais installé
pour surveiller le départ du _Sea-Gull_. Quand l'obscurité se fit,
assez brusquement, comme dans toutes les régions voisines des
tropiques, je rentrai en ville.

Je venais de changer complètement mes batteries... Au lieu de me
diriger vers le port où m'attendait le vapeur espagnol, je m'acheminai
vers un quartier où l'on voyait de nombreuses boutiques. Des gens
vêtus de costumes bizarres circulaient dans les rues: il y avait là
des Arabes, des nègres, des Chinois... et des Anglais, bien entendu,
car il n'est pas un endroit du monde où l'on ne rencontre un fils de
la fière Albion avec son Baedeker à la main.

L'Anglais est un grand voyageur. Il est partout, excepté en
Angleterre. Les Français, qui sont narquois, prétendent que nous
voyageons beaucoup parce que notre pays manque de gaieté... et que
nous allons chercher chez les autres ce que nous ne trouvons pas chez
nous. C'est possible.

J'ai dit plus haut que j'avais renoncé à m'embarquer comme soutier...
J'avais une idée (on a pu remarquer que j'ai quelquefois des idées, et
je crois que j'aurais pu faire un romancier). Or, cette idée, qui
n'avait rien de génial, devait, si elle réussissait, me conduire enfin
au port où je ferais ma dernière escale.

Après avoir arrêté une chambre dans un hôtel espagnol tenu par un
Bavarois, je fis emplette d'une belle valise en cuir, munie de solides
serrures. Je rentrai à l'hôtel, mis mes bank-notes dans la valise,
gardai celle-ci à la main, bien entendu, et me rendis dans divers
magasins. J'achetai un veston gris à martingale avec plis dans le dos,
une culotte bouffante, des bas de laine écossais, des souliers jaunes
à larges semelles, une casquette de drap, un gilet en poil de chameau,
des chemises de flanelle, et un manteau imperméable.

Mes emplettes terminées, je réintégrai ma «cuarto», me débarbouillai,
et revêtis mon complet de touriste.

Au restaurant où j'allai ensuite (toujours avec ma valise), je fis la
connaissance d'un pasteur anglais, qui était venu aux Canaries rendre
visite à un de ses parents.

Ce révérend, qui était fort bavard, devint bientôt mon ami. Il
m'apprit qu'il partait le lendemain pour Cadix. De là, il se rendrait
à Madrid, pour assister à une course de taureaux; ensuite, il
regagnerait l'Angleterre en traversant la France qu'il ne connaissait
pas, et dont les nombreuses attractions excitaient sa curiosité.

La compagnie de ce pasteur m'était précieuse. Il ne me manquait plus
que des papiers, car je ne pouvais songer à utiliser ceux que j'avais
dérobés à Jim Corbett...

Je me les procurai assez facilement.

Il y avait à côté de nous, à table, un gros Anglais qui buvait portos
sur portos et qui ne tarda pas à être complètement ivre. Le pasteur et
moi le reconduisîmes à son hôtel, et je ne manquai pas, durant le
trajet, d'explorer les poches de ce brave compatriote. J'étais
maintenant «nanti» et je pouvais présenter aux agents de police et aux
employés du bateau «les papiers du colonel George Flick, né à
Birmingham, le 16 octobre 1880, titulaire de l'ordre de la Couronne
des Indes et de la Military Cross».

La seule chose que j'eusse à craindre maintenant, c'était que cet
intempérant colonel ne s'embarquât sur le même vapeur que moi, mais je
me tiendrais sur mes gardes.

Par bonheur, le pasteur et moi le retrouvâmes le lendemain au même
restaurant, et il nous raconta sa mésaventure. J'appris aussi qu'il
resterait encore à Santa-Cruz une quinzaine de jours... Je ne risquais
donc pas de le rencontrer sur le bateau.

Tout s'arrangeait au gré de mes désirs et je me sentais plus
tranquille.

J'employai la journée qui me restait à parcourir la ville, toujours en
compagnie du révérend, qui devenait passablement rasoir.

L'heure du départ arriva enfin. Je pris mes billets ainsi que ceux du
pasteur (générosité qui me valut la bénédiction du brave homme) et
n'eus à décliner ni mon nom ni celui de mon compagnon.

A Santa-Cruz, on est moins formaliste qu'en Angleterre. Du moment que
l'on paie, on ne vous demande pas qui vous êtes, ni d'où vous venez...

Le paquebot sur lequel nous nous embarquâmes, s'appelait le
_Velasquez_. Il était peint en bleu, un bleu cru, criard et commun qui
eût fait hurler sans nul doute l'illustre parrain dont il avait pris
le nom. Ses cabines étaient loin d'être confortables, mais quand on a,
comme moi, habité des taudis infects, on ne se montre guère difficile.

Cependant, à peine à bord, je compris qu'il me serait impossible de me
promener continuellement avec ma valise à la main. Je ne pouvais
pourtant pas la laisser dans ma cabine. Je pris dont le parti de
simuler un malaise, et pendant les trois jours que dura la traversée,
je demeurai couché. Le pasteur venait me voir, et le steward
m'apportait mes repas.

Nous atteignîmes enfin Cadix. Là, le révérend et moi nous nous
séparâmes, et je pris aussitôt le train pour Algésiras. Je m'étais
renseigné. Mon but était de gagner Gibraltar, et de prendre là le
P. E. A. N. O., c'est-à-dire le _Péninsulaire Oriental_ qui devait, en
quarante-huit heures, me déposer à Marseille.

Il y a, à Cadix, un petit chemin de fer que l'on appelle la «Tortuga»
et qui vous conduit quelquefois à Algésiras... Je dis quelquefois, car
il arrive que le train s'arrête en route. Sa machine est très vieille
et s'essouffle facilement. Elle a besoin de continuelles réparations,
que l'on exécute souvent durant le trajet. Les voyageurs sont alors
obligés de descendre, et de camper dans la plaine, en attendant que la
«Tortuga» puisse repartir. J'eus la chance de ne pas m'arrêter en
route et j'arrivai assez rapidement à Algésiras, ville de douze mille
habitants, devant laquelle, en 1801, l'amiral Linois vainquit la
flotte anglaise. Une baie sépare Algésiras de Gibraltar, et on la
traverse en une demi-heure environ, à bord d'une vedette.

A Gibraltar, je me retrouvais chez moi, c'est-à-dire en Angleterre, et
mon orgueil national qui venait d'être un peu humilié à Algésiras
s'enflamma de nouveau devant le colossal rocher que nous avons
transformé en forteresse, et qui commande l'entrée de la mer
méditerranéenne.

Pourquoi faut-il, hélas! que lorsque je me retrouve en territoire
anglais, il m'arrive toujours quelque mésaventure?

A Gibraltar, les difficultés commencèrent.

D'abord, on nous demanda nos papiers, puis les douaniers visitèrent
nos valises. J'eus beau affirmer que la mienne ne contenait rien qui
fût _liable to duty_, on me força à l'ouvrir, et l'on s'imagine sans
peine la stupéfaction du douanier quand il vit mon matelas de
bank-notes. Il appela son chef qui ne fut pas moins étonné que lui,
puis me posa quelques questions auxquelles je répondis avec mon aplomb
habituel:

--Cet argent est destiné au gouvernement anglais... Je suis le colonel
George Flick, attaché d'ambassade...

Les douaniers s'inclinèrent et me firent même des excuses, mais ce
petit incident m'avait mis, comme on dit, la puce à l'oreille.

Si je m'embarquais à bord du _Péninsulaire Oriental_, on me forcerait
sans doute à ouvrir encore ma valise...

J'avoue que je me trouvais bien embarrassé. Comme le _Péninsulaire_ ne
passait que le lendemain à quatre heures de l'après-midi, j'avais tout
le temps de réfléchir. Je songeai à déposer une partie de ma fortune
dans une banque de Gibraltar, et à conserver sur moi l'autre moitié,
mais cette solution ne me satisfaisait point.

Après m'être longtemps torturé l'esprit, je résolus de retourner à
Cadix, et de prendre le train pour Madrid.

Là, je m'embarquerais dans le Sud-Express et filerais sur
Saint-Sébastien... Après... dame!... après, je verrais...




XXII

OU TOUT COMMENCE A S'ARRANGER


Cependant, mon arrivée à Gibraltar avait déjà été signalée. Les
douaniers avaient jasé, et le chef de police me faisait surveiller.

Partout où j'allais, ma valise à la main, je voyais, derrière moi, un
grand escogriffe, chaussé de sandales à semelles de paille. Je résolus
de le semer, et y parvins assez facilement, puis je me réfugiai dans
un café où se trouvaient réunis une dizaine de soldats anglais. J'y
demeurai jusqu'à la nuit tombante, et réussis à m'embarquer dans la
dernière vedette qui fait le service entre Gibraltar et Algésiras.

A onze heures du soir, j'étais de nouveau à Cadix... Je pris une
chambre dans un quartier populeux et, le lendemain, dès le lever du
soleil, je sortais, ma valise à la main.

Cadix est, ma foi, une fort jolie ville. Ses maisons badigeonnées de
nuances claires sont plaisantes à voir, et je me suis laissé dire que
ses habitants sont réputés pour leur amour du plaisir, leur vivacité,
leur talent de repartie et aussi leur élégance... Le port est en
relations d'affaires avec le monde entier et expédie surtout en
Angleterre de nombreux minerais.

Cette ville m'a beaucoup plu, et il est possible que j'y revienne un
jour, avec Edith...

Pauvre Edith! qu'était-elle devenue?

Les quelques livres que je lui avais données lors de son départ
devaient tirer à leur fin!...

Brusquement, de sombres pensées m'envahirent... Le passé d'Edith
défila devant mes yeux. Je la revis rôdant dans le Strand, surveillée
par Manzana... arpentant le trottoir comme ces «street-walkers» qui
m'ont toujours fait horreur... et je me demandai si vraiment je devais
aller la retrouver à Paris... Mais, bientôt, j'étais pris de pitié
pour elle, au souvenir de ses malheurs et je la plaignais.

N'était-ce pas moi qui l'avais précipitée dans l'abîme?...

Nous étions deux malheureux que la fatalité avait poursuivis... Si
Edith avait de lourdes fautes sur la conscience, avais-je le droit,
moi, le numéro trente-trois de Reading Gaol, de lui adresser des
reproches? Elle avait souffert, moi aussi... Le mieux était de tout
oublier, car un homme comme moi doit être indulgent envers les
autres... Quand on s'appelle Edgar Pipe, on ne peut guère s'instituer
redresseur de torts.

Il est vrai que dans la vie ce sont généralement les gens les plus
tarés qui posent à la vertu, mais moi, je déteste les faux
bonshommes... Ne serait-ce pas ignoble de repousser aujourd'hui, parce
que je suis riche, une pauvre fille qui a eu pour moi de l'amour, et
qui en a encore--plus qu'avant peut-être, car elle a pu apprécier mon
coeur.

D'ailleurs, je lui avais promis de ne pas l'abandonner, et je n'ai
qu'une parole...

Tout en roulant ces bonnes pensées dans ma tête, j'étais arrivé à la
gare. Je voulus m'informer de l'heure des trains, mais ne sachant pas
un mot d'espagnol, je dus recourir à un interprète, un Allemand, qui
prononçait l'anglais comme un juif de Russel street.

Il m'apprit qu'il y avait un train pour Madrid à huit heures quinze du
soir... mais que l'on n'y acceptait que des voyageurs de première
classe.

J'aimais mieux cela, au moins je pourrais me reposer dans un wagon
bien capitonné... Je devenais difficile depuis que j'avais de la
fortune... Ce luxe que j'avais toujours envié, j'allais donc enfin
pouvoir me le payer!...

Ah! brave Richard Stone, quelle reconnaissance je vous devais, et
comme je regrettais de vous avoir si odieusement trompé!

C'est vraiment une chose dégoûtante que ce que nous appelons en
Angleterre le _struggle for life_. Comme cette maudite question
d'argent rend parfois les hommes cruels et féroces... pas tous,
cependant, car j'étais bien sûr que le pauvre Zanzibar, qui n'était
qu'un nègre, eût été incapable d'une lâcheté.

Je pourrais vous raconter comment j'allai de Cadix à Madrid et de
Madrid à Saint-Sébastien, mais j'écris des mémoires et non un roman de
voyages.

Mon récit ne reprend d'ailleurs quelque intérêt qu'à Saint-Sébastien.
J'étais là, tout près de la France, il ne s'agissait plus que de
passer la frontière sans attirer l'attention des douaniers. Je résolus
de me reposer quelques jours, avant de me remettre en route. J'avais
besoin de réfléchir longuement, car j'arrivais à ma dernière escale,
et il eût été stupide de tout compromettre par une imprudence au
moment de toucher au port.

J'avais décidé, je crois l'avoir dit, de me fixer momentanément à
Paris.

A Paris! quelle audace! diront certains lecteurs... Non, je savais ce
que je faisais, on le verra plus loin... Avec moi, on va toujours de
surprises en surprises.

Une fois à Paris, je déposerais petit à petit ma fortune dans
plusieurs banques, mais il me fallait pour cela me procurer un état
civil. Les papiers du colonel Flick ne pouvaient me servir, d'abord
parce que le colonel pouvait un jour apprendre que j'usurpais son nom,
ensuite, parce que ce nom qui est très bien porté en Angleterre, sonne
très mal en France... J'arriverais bien, avec de l'argent (que
n'a-t-on pas quand on y met le prix?) à faire établir toutes les
pièces d'identité qui m'étaient nécessaires. Je sais que l'on peut
très bien vivre dans une ville sans avoir à produire à chaque instant
son acte de naissance ou son casier judiciaire, mais il faut toujours
être muni de papiers... D'ailleurs, pour effectuer mes dépôts en
banque, des pièces d'identité me seraient nécessaires.

J'avais pris une chambre sur la Concha, dans un splendide hôtel dont
les fenêtres donnaient sur la mer. C'était la saison à Saint-Sébastien.
Le roi et la reine venaient d'arriver, et toute l'aristocratie
espagnole les avait suivis... Je profitai de mon séjour dans cette
ville pour monter ma garde-robe. Je me fis faire plusieurs complets,
un smoking, des chaussures, et redevins tout à fait un gentleman.
Cependant, avec ma valise en cuir jaune que je traînais toujours avec
moi, je finissais par me faire remarquer. On me prenait pour un
marchand de diamants, et un jour, un client de l'hôtel me demanda si
je n'avais pas quelques perles à vendre... Une autre fois, une vieille
dame offrit de me céder des rubis, et un garçon d'hôtel me pria de lui
expertiser une bague ornée de pierres fines qu'un voyageur lui avait
laissée en gage. C'était à devenir fou.

Ce qui m'ennuyait aussi, c'était de voir les autres s'amuser et de ne
pouvoir les imiter. Avec cette valise que je n'osais pas abandonner
cinq minutes, je ne pouvais aller ni au casino, ni au théâtre, ni au
dancing. Je trouvai, cependant, le moyen de m'en débarrasser, et voici
comment... J'achetai deux grosses serviettes de maroquin, dans
lesquelles je serrai mes précieuses bank-notes, et me rendis à la
Banco de España. Là, je louai un coffre dont on me donna le clef, et
je pus, dès lors, jouir un peu de la vie.

Je me fis inscrire au casino, taillai un petit bac, et gagnai
cinquante mille pesetas. Le lendemain j'en gagnai soixante mille, et
le surlendemain quatre-vingt mille... Cette veine insolente me rendit
un moment suspect, et les inspecteurs ne me quittèrent plus des
yeux... Je finis par perdre fort heureusement, et, dès lors, les
joueurs me rendirent leur estime... Je perdis même assez gros, mais je
sus m'arrêter à temps.

Tous les jours, j'allais à la banque, ouvrais mon coffre, m'y
enfouissais à demi, et comptais mes bank-notes.

J'avais fait la connaissance au cercle d'un jeune Américain, nommé
James Bruce, qui jouait un jeu d'enfer. J'avais beau lui conseiller de
se modérer, il ne m'écoutait pas, et comme la guigne le poursuivait,
il finit par se ruiner. Ce qui devait arriver arriva... Un soir qu'il
avait joué sur parole, il perdit cent mille pesetas.

--C'est la fin, me dit-il.

--Comment cela? demandai-je.

--Oui, je suis arrivé au bout de mon rouleau... J'ai tenu un coup sur
parole... Je n'ai plus qu'à me brûler la cervelle.

--Vous êtes fou, lui dis-je... Est-ce qu'on se brûle la cervelle pour
cent mille pesetas... Venez me voir demain à mon hôtel, je vous
prêterai cette somme.

--Merci, me dit-il...

Nous nous quittâmes.

Le lendemain, à mon réveil, le valet de chambre m'apportait une
lettre. Je déchirai l'enveloppe et lus:

  «Mon cher monsieur Flick,

  «Hier soir vous avez bien voulu m'offrir cent mille pesetas. J'avais
  accepté, mais depuis, j'ai réfléchi... Ces cent mille pesetas, je les
  perdrai sûrement, car la déveine me poursuit. Je suis ruiné, et ne me
  relèverai jamais... Il ne me reste qu'à me brûler la cervelle, et
  c'est ce que je vais faire... Adieu!...

  «Votre reconnaissant quand même,

  «James BRUCE.»

Je me levai, m'habillai à la hâte, et courus Calle del Retiro où
habitait le malheureux. Je trouvai son domestique éploré, Bruce
s'était tué. Pauvre garçon! Comme j'avais été son dernier ami, je
m'occupai de le faire enterrer et payai tous les frais. Nous fûmes
trois à suivre le convoi: son valet de chambre, sa logeuse et moi, car
l'enterrement avait lieu à neuf heures du matin, et les joueurs, en
général, se lèvent fort tard. Pendant qu'un corbillard traîné par deux
chevaux maigres le transportait à sa dernière demeure, sous une pluie
battante, ceux qu'il avait enrichis (car Bruce avait laissé plus de
quatre millions de pesetas sur le tapis) dormaient tranquillement dans
une chambre bien chaude.

Sur les instances de la logeuse, une brave femme que ce suicide avait
affolée, je consentis à examiner les papiers laissés par Bruce. Il
n'avait pour toute famille qu'un vieil oncle éloigné qui habitait
Baltimore, et avec lequel, d'après ce qu'il m'avait confié, il
n'entretenait plus de relations. Je jugeai inutile de prévenir le
vieux Yankee...

Bruce n'avait pas d'héritiers. Il était donc assez naturel que je
gardasse tout ce qu'il possédait: une montre marquée à ses initiales,
deux bagues et divers papiers d'identité.

Je réglai la logeuse, ainsi que le valet de chambre, et regagnai mon
hôtel. Si j'ai été guéri de la passion du jeu, c'est à ce pauvre ami
que je le dois... Depuis cet affreux drame, je n'ai jamais touché une
carte.

Après avoir longtemps réfléchi, je finis, non sans répugnance, par
prendre une résolution qui s'imposait: me substituer au disparu... Une
fois que je serais à Paris, je me ferais appeler James Bruce... Le
signalement de ce joueur malheureux correspondait assez exactement au
mien: même figure rasée, même taille, même corpulence, même couleur
d'yeux et de cheveux... Si l'on me demandait des papiers lorsque
j'effectuerais mon dépôt en banque, je pourrais au moins en fournir.
J'eusse préféré user d'un autre moyen, mais en attendant que je
changeasse encore «d'identité», j'adopterais le nom de Bruce.

Cette importante question réglée, il me fallait gagner la France.
J'avais pour cela deux raisons que l'on connaîtra bientôt.

Depuis que je pouvais montrer des papiers, j'avais repris confiance,
mais ce que je pouvais montrer plus difficilement, c'étaient mes
bank-notes.

Les déposer dans une banque espagnole, il n'y fallait pas songer.
D'autre part, les emporter dans ma valise, c'était bien compromettant.
Il est vrai que j'étais maintenant sujet américain, et que les
Américains passent à tort ou à raison pour des originaux, mais
vraiment, c'était pousser l'originalité un peu loin que de voyager
avec cent cinquante mille livres dans une valise!

A Hendaye, on visite les bagages, et les douaniers qui ouvriraient ma
valise ne manqueraient pas de prévenir le commissaire spécial de
service à la gare. Ces douaniers ont beau voir beaucoup de choses,
dont ils ne s'étonnent pas, ils éprouveraient certainement quelque
surprise en découvrant mon trésor... Un homme qui voyage sans le sou
est toujours suspect, mais celui qui a trop d'argent sur lui ne l'est
pas moins.

Je pris le parti de bourrer mes poches de bank-notes et d'en loger la
plus grande partie dans la doublure de mon pardessus. J'allai donc
chercher mes serviettes à la Banco de España, et de retour à l'hôtel,
après avoir eu soin de boucher avec une cigarette le trou de la
serrure, je procédai à mon «matelassage». Ce travail accompli, je me
regardai dans l'armoire à glace, en tenant mon pardessus sous le bras,
et certain que je pouvais circuler dans les rues sans me faire
remarquer, je réglai ma note d'hôtel, hélai un cocher, et me fis
conduire à la gare... Ce jour-là, c'était course de taureaux à
Saint-Sébastien, et ma voiture se fraya difficilement un chemin à
travers la foule qui se dirigeait vers la plazza. Enfin, j'arrivai à
la station de chemin de fer... Un quart d'heure après, j'étais
confortablement installé dans un wagon de première, et bientôt, je
filais vers la France.

Il y avait dans mon compartiment deux messieurs qui m'avaient l'air
d'affreux rastas et une dame très maquillée. Me rappelant la petite
aventure qui m'était arrivée avec Manzana dans le train du Havre, je
me gardai bien d'engager la conversation avec ces voyageurs. Dès que
nous eûmes dépassé la frontière, les deux messieurs s'endormirent, et
la dame se mit à lire un roman français... A Bayonne, ils descendirent,
et je demeurai seul jusqu'à Bordeaux. Là montèrent trois gentlemen,
qui, durant tout le trajet, ne parlèrent que des Balkans et de la
question d'Orient. L'un d'eux, ainsi que je l'appris en écoutant leur
conversation, était un ministre français, un petit barbu à binocle,
dont j'ai oublié le nom. Les deux autres devaient être des députés.
Avec de tels compagnons, je me sentais en sûreté. Je ne dormis point
cependant, et quand on annonça le premier service du restaurant, je
demeurai dans mon wagon.

Dieu! que le voyage me parut long. Il me semblait que jamais je
n'atteindrais Paris... Enfin, le train s'arrêta. Nous étions à la gare
d'Orsay.

J'arrêtai une chambre au Terminus et me fis servir à dîner, après
avoir remis dans mes deux serviettes de maroquin mes précieuses
bank-notes.

Paris comptait un millionnaire de plus!

                   *       *       *       *       *

Le lendemain, je pris un taxi, me fis conduire dans quatre banques, où
j'effectuai le dépôt de ma fortune, et à midi j'étais enfin
tranquille. J'avais gardé sur moi une centaine de livres.

Pour la première fois, depuis longtemps, je commençai à respirer. Je
fis une promenade à pied, aux Champs-Elysées, déjeunai dans un grand
restaurant, et me dirigeai ensuite vers Montmartre.

On se rappelle que j'avais recommandé à Edith de s'installer dans
notre ancien quartier. J'espérais que peut-être le hasard me la ferait
rencontrer, mais j'eus beau parcourir toutes les rues de la Butte, je
ne l'aperçus point... Etait-elle à Paris?... Bien qu'elle m'eût promis
de s'y rendre, ne s'était-elle pas ravisée à Southampton, au moment de
s'embarquer?

Mais non, cela était impossible.

Il y avait trop de sincérité, trop d'amour dans son regard, lorsque
nous nous étions séparés. D'ailleurs, ne désirait-elle pas échapper à
ce Bill Sharper et à cet horrible Manzana qui la terrorisaient?

Je résolus donc de m'établir momentanément à Montmartre. C'est un
quartier que j'ai toujours aimé. On y rencontre des artistes, des
littérateurs et de jolies femmes... et l'on n'y voit point de ces
bourgeois stupides qui s'offusquent de tout et se calfeutrent dans
leurs appartements à partir de neuf heures du soir. Montmartre est le
quartier de la joie, de l'esprit... et on y travaille aussi, quoi
qu'en disent certains grincheux qui ont peiné toute leur vie pour
n'arriver à rien.




XXIII

LA PETITE OUVRIÈRE QUI TROTTE SOUS LA PLUIE


Je m'installai rue de Maistre, dans une chambre meublée des plus
modestes. De ma fenêtre, j'apercevais le cimetière Montmartre qui est,
sans contredit, l'un des plus gais de Paris, avec ses arbres où
chantent des milliers d'oiseaux, et ses jolies allées bordées de
géraniums et de fusains... C'est aussi un cimetière «artistique» (si
je puis m'exprimer ainsi). Là dorment J.-J. Henner, Paul Delaroche,
Horace Vernet, A. de Neuville, Ary Scheffer, Berlioz, Henri Heine,
Stendhal, Alfred de Vigny, les frères Goncourt et Emile Zola. Ces
illustres défunts n'y sont pas enfermés entre deux murailles grises
comme à Westminster... Ils ont au-dessus d'eux le grand ciel bleu,
l'immensité.

Ceux qui trouvent que la vue d'un cimetière a quelque chose de triste
sont, à mon avis, des gens primitifs qui ne comprennent rien, dont
l'esprit obtus est incapable de penser... et de se souvenir.

Chaque jour, je faisais une longue promenade dans les rues qui montent
vers le Sacré-Coeur, espérant enfin rencontrer Edith... Mais les jours
succédaient aux jours, et je commençais à croire que, décidément, ma
maîtresse n'avait pu se résoudre à quitter l'Angleterre. Ainsi, elle
m'avait trompé, l'astucieuse créature! Ses pleurs, ses serments, tout
cela c'était du «chiqué», comme on dit en France, et je rageais
d'avoir, dans toute cette affaire, joué le rôle de M. Jobard.

Je finis cependant par me rassurer un peu. J'avais promis à ma
maîtresse de lui écrire poste restante, mais la date que je lui avais
fixée était bien vague... et bien lointaine encore... Tant que les
délais ne seraient pas expirés, je n'avais pas le droit de maudire
Edith...

Je lisais beaucoup les journaux anglais, non point pour y savourer
l'éloquence mielleuse de M. Lloyd George, mais pour me tenir au
courant des petits drames que nous appelons chez nous _Diary misdeeds_.

Or, un matin, en ouvrant la _Morning Post_, un titre en caractères
gras attira soudain mon attention:

  _THE WHITE-TRACT_

Et je lus:

  «Notre grand détective Allan Dickson, qui, depuis quelques années, a
  remplacé le pauvre Herlokolms actuellement interné à Bedlam, vient de
  mettre la main sur deux ignobles trafiquants nommés Bill Sharper et
  Manzana. Cernés dans un bar de Pennsylvania, ces bandits ont opposé
  une résistance désespérée. Conduits au poste de police et interrogés
  par le Chief-Inspector, ils ont fini par entrer dans la voie des aveux
  et par reconnaître que, depuis plusieurs mois, ils se livraient à la
  «traite des blanches». Ce ne serait point, paraît-il, le seul méfait
  qu'on aurait à leur reprocher, car Allan Dickson a relevé contre eux
  des charges accablantes: attaques nocturnes, vol avec effraction,
  tentative d'assassinat... Il est probable qu'avant peu ces dangereux
  malfaiteurs seront pour longtemps logés à Reading. Allan Dickson, que
  nous avons vu ce matin, est persuadé que l'instruction de cette
  affaire durera plusieurs semaines, et qu'elle amènera la découverte
  d'un grand nombre de méfaits dont les auteurs avaient jusqu'à présent
  échappé à la justice.»

Tout s'arrangeait au gré de mes désirs. Je n'avais plus à craindre ni
Bill Sharper, ni Manzana... Il est vrai que ce dernier n'était pas
bien dangereux, puisque je ne risquais point--et pour cause--de le
rencontrer à Paris, mais Bill Sharper, qui venait souvent en France
pour y chercher des «cailles», aurait pu, un jour ou l'autre, se
trouver en face de moi, et j'avais de sérieuses raisons pour
l'éviter... du moins pour le moment.

De ces deux ennemis, celui que je haïssais le plus, c'était
certainement Manzana, car cet homme m'avait trop fait souffrir. Sa
vilaine figure jaune, ses yeux fourbes, son affreuse voix cuivrée, et
jusqu'à sa façon de prononcer monsieur Pipe (au lieu de Païpe), tout
en lui m'était odieux... Et puis... et puis... il y avait une chose
qui me le rendait plus odieux encore: la façon dont il avait abusé
d'Edith...

Ah! décidément, Allan Dickson venait de me rendre encore un fier
service... Je dis _encore_, car si aujourd'hui j'étais riche, c'était
grâce à lui... La carte qu'il m'avait remise à la gare de Waterloo
avait été le talisman qui avait opéré sur le pauvre Richard Stone un
si merveilleux effet... Si je devais à Allan Dickson trois ans de
«hard labour», je lui devais aussi une fortune de cent cinquante mille
livres... et j'estimais que la compensation était largement
suffisante... «On n'a rien sans peine», dit un proverbe français dont
j'ai pu, mieux que tout autre, vérifier la justesse.

Les jours passaient et je n'avais guère, jusqu'à présent, joui de mon
énorme fortune. Je vivais modestement dans ma chambre de la rue de
Maistre... Sur mon palier habitait un peintre du nom de Gerbier, un
grand garçon sympathique et doux, que je voyais assez souvent, et que
j'aidais parfois de ma bourse, car, comme tous les artistes qui se
consacrent uniquement à l'Art, il était très pauvre. Plutôt que de
faire du commerce et de vendre à l'Amérique des faux Corot et des faux
Carrière, il préférait manger du pain sec et boire de l'eau. Il n'y a
qu'en France que l'on voit de ces héroïsmes!... Gerbier n'était pas
seulement un peintre de talent, c'était aussi un remarquable
violoniste, et il ne refusait point, quand je l'en priais, de me jouer
les sonates de Bach, les danses de Brahms ou les concertos de
Wieniawski. Comme il se plaignait toujours d'avoir un mauvais violon,
un jour, pour lui faire une surprise, je lui payai un Bergonzi qu'un
luthier de la rue de Rome avait garanti excellent... Il l'était, en
effet--trop peut-être--car à partir du jour où il eut cet instrument
entre les mains, Gerbier laissa ses couleurs sécher sur sa palette...
Je fus obligé, pour qu'il se remît au travail, de «confisquer» le
violon. Je ne lui permettais plus de jouer qu'une heure le matin et
deux heures le soir.

Jusqu'à présent, cet artiste était mon seul ami. Je lui dois beaucoup,
car il m'a appris à aimer et aussi à apprécier des artistes tels que
Cézanne, Renoir, Degas, Toulouse-Lautrec et Matisse...

Gerbier, je dois le reconnaître, n'abusa point de ma générosité.
D'autres à sa place se fussent cramponnés à moi et m'eussent saigné à
blanc, mais lui se montra très digne, et j'eus toujours beaucoup de
peine à lui faire accepter quelque argent. Si ces lignes lui tombent
sous les yeux, il ne sera peut-être pas très flatté d'avoir eu pour
ami un cambrioleur, mais Gerbier a l'esprit large, et il...
comprendra. L'homme n'est rien, c'est le geste qui est tout.

D'ailleurs, le cambrioleur qui oblige ses semblables est, à mon avis,
plus estimable que le riche qui ne dénoue jamais les cordons de sa
bourse...

Mon existence à Montmartre était celle d'un petit rentier, et les gens
qui me voyaient passer ne se doutaient certes point que j'étais un
millionnaire. Il est vrai que rien ne distingue le millionnaire des
autres hommes.

Un jour que dans la rue Tholozé j'avais été surpris par la pluie, et
me hâtais vers un café tout proche, j'aperçus devant moi une femme
simplement mise, mais joliment bien tournée, ma foi. Elle portait une
de ces enveloppes en serge noire que les Parisiennes appellent «une
toilette»--je n'ai jamais pu savoir pourquoi--et cette toilette qui
devait être pleine d'étoffes ou de lingerie paraissait fort lourde,
car à chaque instant la femme la faisait passer d'un bras à l'autre.
L'eau ruisselait sur la pauvre petite robe de l'ouvrière et dégouttait
de son modeste chapeau dont les bords s'étaient à demi rabattus.
Galamment, je m'avançai, avec mon parapluie (un bon Anglais, quand le
temps n'est pas sûr, a toujours la précaution de prendre son parapluie
et de relever le bas de son pantalon).

--Mademoiselle, dis-je d'une petite voix flûtée, voulez-vous me
permettre de vous abriter?

--Vous êtes bien aimable, monsieur... je vous remercie beaucoup...

Et, en disant ces mots, la femme tournait vers moi son visage rose.

--Edith!... ma chère Edith!

--Edgar!... quoi... c'est vous!... Ah! quelle surprise!

--Ma petite Edith!...

Et, prenant sa «toilette», je la passai à mon bras...

La pluie redoublait, une pluie droite, maussade, qui claquait sur le
pavé. On se serait cru à Londres.

--Entrons ici, dis-je en désignant un petit café de la rue des
Abbesses où j'allais quelquefois prendre mon apéritif.

Quand nous pénétrâmes dans cet établissement, j'entendis le garçon qui
disait à un consommateur: «Tiens, v'là l'Anglais de la rue de Maistre
qui a fait un «levage»... pas mal, la petite poule!»

Nous nous assîmes, et je commandai deux grogs.

Edith et moi, nous étions si émus que nous ne trouvions rien à nous
dire. Nous avions l'air aussi bête que deux jeunes amoureux à leur
premier rendez-vous... Edith me regardait, j'avais pris sa petite main
dans les miennes et la caressais doucement...

--Vous voyez, dis-je enfin... je suis venu...

--Je le savais bien, Edgar, que vous viendriez... Vous n'êtes pas allé
en Amérique?

--Non...

--Et vous avez bien fait... Vous êtes tranquille, maintenant?

--Tranquille?

--Oui... vous... ne craignez plus...

--Je ne crains plus rien, Edith...

--Quel bonheur!... Alors, nous allons pouvoir vivre heureux... En
attendant que vous trouviez un emploi, je travaillerai... nous ne
manquerons de rien...

Je serrai plus fort la petite main... Bonne et chère Edith! Elle
offrait de travailler... pour me nourrir... Quel dévouement! C'est à
ces choses-là que l'on juge vraiment les femmes...

J'aurais pu la rassurer, lui avouer tout de suite que «j'avais fait
fortune», mais je préférais la laisser causer. Il m'était agréable de
l'étudier un peu. La femme que je retrouvais était si différente de
l'autre, de celle qui était partie un jour en emportant mes deux mille
francs, que je ne la reconnaissais plus. Autrefois, Edith ne rêvait
que luxe et toilettes, c'était une gentille maîtresse, très aimante à
certains moments, mais avant tout préoccupée de son teint, de ses
ongles et de ses cheveux... L'Edith de Londres était une poupée de
luxe, celle que je retrouvais était vraiment une femme, et une femme
admirable, embellie, purifiée grâce aux leçons de cette déesse si
cruelle que l'on nomme l'Adversité... Au lieu de faire commerce de son
corps, comme tant d'autres malheureuses, elle s'était mise à
travailler... Ses jolis petits doigts étaient noirs de piqûres
d'aiguilles, et sa pâleur, ses yeux rougis par les veilles, disaient
le dur labeur auquel elle s'était astreinte...

Pauvre Edith!...

--Alors, lui dis-je, vous rentrez chez vous?

--Non, répondit-elle... quand vous m'avez rencontrée j'allais reporter
mon ouvrage...

--Vous avez dû bien souffrir depuis que nous ne nous sommes vus...

--Oui... Edgar... les premiers temps ont été durs... et je vous avoue
que j'ai été bien près de céder au découragement, mais Dieu m'a
protégée... J'ai eu la chance de rencontrer une brave dame, qui m'a
recommandée à un entrepreneur de confections, et on m'a donné tout de
suite de l'ouvrage... Oh! cela n'a pas marché tout seul, les premiers
jours... J'avais perdu l'habitude de coudre... Songez donc que je
n'avais pas touché une aiguille depuis ma sortie de pension!... Je
n'allais pas vite au début, mais maintenant je suis devenue assez
habile... et gagne bien ma vie...

--Ah!... et qu'est-ce que cela vous rapporte, la couture?

--Cela dépend... il y a des travaux qui sont assez ingrats, mais
d'autres qui sont meilleurs... Quand j'ai des blouses à faire, par
exemple, comme celles que je reporte aujourd'hui, je puis me faire
soixante francs par semaine...

Soixante francs par semaine et elle trouvait, la malheureuse, qu'elle
gagnait bien sa vie!

--J'espère, reprit-elle, que l'on va avant peu me donner un travail
plus soigné, alors, cela ira mieux encore... Mais je suis là qui parle
de moi, et j'oublie de vous demander ce que vous avez fait depuis
notre séparation... Et votre diamant?

--N'en parlons pas, Edith, il m'a causé trop d'ennuis...

--Alors, c'était sérieux... vous aviez un diamant? un vrai?...

--Oui... un vrai... Pour le moment, sachez, my darling, que je suis
riche... riche à millions...

Edith me regardait, un peu inquiète, se demandant si le malheur ne
m'avait pas troublé la raison...

--Oui... riche à millions, repris-je, et l'ouvrage que vous reportez
maintenant à votre confectionneur sera le dernier... Bientôt, nous
reprendrons la grande vie... Au lieu de végéter dans une chambre
garnie, nous aurons notre hôtel, à nous, des domestiques, une auto...
Vous serez une lady, Edith, car avant peu, vous deviendrez ma femme...
Vous voulez bien, n'est-ce pas?

--Oh! Edgar... pouvez-vous le demander?... Mais tout cela est trop
beau, et j'ai peur...

--Peur de quoi, Edith?

--Je ne sais... c'est ridicule ce que je dis là, mais...

--Rassurez-vous, Edith... Allons, venez... Nous allons prendre un
taxi... Il faut que vous reportiez votre ouvrage... Plus tard, je vous
expliquerai tout...




XXIV

RÉDEMPTION


La pluie avait cessé. Un joli soleil de printemps dorait la façade des
maisons. L'air était doux, une brise molle courait par les rues. Je
hélai un taxi, et après y avoir fait monter Edith, jetai au chauffeur
l'adresse qu'elle m'avait donnée...

--Mais vous êtes toute trempée, remarquai-je... Vous allez prendre
froid... Il faut rentrer chez vous pour vous changer.

Edith sourit tristement.

--Ce serait difficile, dit-elle... car je n'ai qu'une robe... celle
que j'ai sur le dos... Mais ne craignez rien, je suis habituée à la
pluie... Ce n'est pas la première fois que je reçois une averse... Je
crois que décidément il pleut autant à Paris qu'à Londres... seulement
(je ne sais si c'est une idée) la pluie de Paris me semble plus gaie
que celle de Londres.

Nous arrivions au bas de la rue Notre-Dame-de-Lorette, et le taxi
allait s'engager dans le faubourg Montmartre, quand Edith me saisit
vivement le bras, en disant:

--Oh! non... non... ne passons pas par là...

--Et pourquoi?

--Je vous le dirai tout à l'heure.

Je donnai l'ordre au chauffeur de prendre la rue Bourdaloue et la rue
Laffitte...

--Figurez-vous, me dit Edith, au bout d'un instant, que l'autre
jour... dans le faubourg Montmartre, devant un petit bar... j'ai
aperçu Bill Sharper... Oui, Edgar... je l'ai vu comme je vous vois...
et l'ai bien reconnu... Lui aussi m'a reconnue, car il m'a suivie
aussitôt, mais je m'étais approchée d'un agent, et il n'a pas osé
m'aborder... Il demeurait planté au bord du trottoir et attendait le
moment où je me remettrais en route... J'ai profité d'un encombrement
pour m'esquiver et me suis mise à courir comme une folle... Oh! cet
homme!... si j'allais le rencontrer encore!

--Tranquillisez-vous, ma petite Edith, vous ne le reverrez plus...

--Est-ce possible?

--Puisque je vous le dis... Bill Sharper est en ce moment entre les
mains de la justice...

--Oh! si vous pouviez dire vrai!

--C'est certain... Manzana aussi a été arrêté...

--Comment, ils étaient donc tous les deux à Paris?

--Non... on les a arrêtés à Londres... dans un établissement de
Pennsylvania Street... C'est Allan Dickson qui les a capturés.

--Allan Dickson!... ce maudit détective qui avait l'air de tant
s'intéresser à nous et qui, cependant, est cause de tous nos
malheurs... Oh! ne me parlez jamais de cet individu-là, Edgar...

--Allan Dickson a fait son devoir, Edith.

Il y eut un silence.

Ma maîtresse me regarda un instant, puis, me pressant tendrement la
main.

--Ne pensons plus à cela, dit-elle... Ne sommes-nous pas heureux,
maintenant?

--Oui, Edith, nous sommes heureux... et vous avez raison, il faut
oublier le passé... Figurons-nous que nous avons fait un mauvais rêve.

Nous étions devant la maison où ma maîtresse allait reporter ses
blouses.

--Renvoyez votre taxi, dit-elle, car je vais peut-être en avoir pour
un certain temps... Il m'arrive quelquefois de poser une heure avant
de pouvoir remettre mon ouvrage... ensuite, il faut que je fasse
établir mon bon pour passer à la caisse, et ces messieurs ne sont
jamais pressés.

--Inutile de passer à la caisse, Edith... Laissez-leur les quelques
francs que vous devez toucher... Nous n'avons plus besoin de cela
maintenant.

--Non, Edgar... j'ai travaillé, j'entends être payée. Pourquoi laisser
mon argent à ces gens-là?... Et puis, j'y tiens à cet argent... c'est
le dernier que j'aurai gagné de mes mains, je veux le conserver...
J'ai idée qu'il me portera bonheur...

--C'est bien... je vous attends.

--Renvoyez votre taxi.

Je me contentai de sourire... Est-ce qu'un millionnaire regarde à
quelques misérables francs?

Edith pénétra dans la maison, s'engagea dans un long couloir... et je
suivis un instant sa gracieuse silhouette... Quand je l'eus perdue de
vue, je me calai dans la voiture, les pieds sur le strapontin, allumai
un cigare et me pris à réfléchir.

Tout jusqu'à présent semblait me favoriser... J'étais riche, j'avais
retrouvé ma maîtresse... que pouvais-je désirer de plus? Mais une
ombre passa subitement sur mon bonheur... Je venais de sentir sous ma
main le diamant maudit qui avait bouleversé ma vie...

Trois ans et demi s'étaient écoulés depuis la nuit où je l'avais
enlevé de sa vitrine... Trois ans et demi!... Aucun journal n'avait,
comme je l'ai dit, parlé de ce vol qui était pourtant d'importance...
L'administration du musée du Louvre avait dû, cependant, avertir la
police... des agents s'étaient évidemment livrés à une enquête qui
n'avait pas abouti et l'affaire devait être aujourd'hui classée.

Néanmoins, on pouvait la rouvrir, cette enquête, d'un moment à l'autre,
et cela pendant six ans et demi encore... puisqu'en France les vols
de ce genre (vols avec effraction) se prescrivent par dix ans. Si
Manzana, au cours de l'interrogatoire qu'on lui ferait subir allait
parler de cette affaire? Bah! que dirait-il? Qu'un nommé Edgar Pipe
avait dérobé le Régent... Mais où trouver Edgar Pipe? Il n'existait
plus...

Tout cela ne laissait pas de m'inquiéter, bien que je m'efforçasse de
trouver des raisons propres à me rassurer. Soudain, une idée me vint à
l'esprit... une idée que j'avais eue déjà, mais que j'avais tout
d'abord repoussée. Aujourd'hui, elle me paraissait moins saugrenue, et
je m'y arrêtai avec complaisance, la triturai, la retournai, la mis au
point, en un mot, et quand je l'eus bien envisagée sous toutes ses
faces, je partis d'un bruyant éclat de rire...

J'avais trouvé...

Oui... j'avais trouvé le moyen de me débarrasser de mon diamant d'une
façon assez originale, et l'on verra plus loin que le moyen était
simple... très simple, même, et devait réussir... à la condition
toutefois que je n'attendisse point trop longtemps...

Restait une autre question qui me semblait assez compliquée...
Devais-je avouer à Edith l'origine de ma fortune? Ma maîtresse était,
depuis quelque temps, devenue si honnête qu'elle pouvait prendre très
mal cette révélation... Il valait mieux ne pas la mettre au courant du
petit drame du _Sea-Gull_, drame dans lequel j'avais, somme toute,
joué un rôle odieux... Et puis, en avouant, je donnais à Edith une
arme contre moi. Une brouille pouvait, un jour ou l'autre, survenir
entre nous, à la suite d'une de ces scènes si fréquentes dans les
ménages irréguliers... et même dans les autres... Ma maîtresse, cédant
à un coup de tête, pouvait me dénoncer...

Elle le regretterait ensuite, cela était certain, mais le coup serait
porté... Il ne faut jamais être trop confiant avec les femmes qui sont
des petits êtres charmants, mais impulsifs et auxquels la jalousie
fait parfois commettre les pires sottises. Edith, il est vrai,
connaissait maintenant la vie, et était renseignée sur mon passé, mais
il me semblait inutile de lui apprendre cette nouvelle canaillerie...
J'en avais déjà bien assez sur la conscience!... Réflexion faite, il
n'y avait qu'un homme qui pût me tirer de là, c'était ce bon oncle
Chaff, ce septuagénaire affectueux, sur le sort duquel Edith s'était
si gentiment apitoyée, au moment où je devais partir pour la
Hollande... Je dirais donc à ma maîtresse qu'après l'avoir quittée à
Waterloo Station, je m'étais rendu en Hollande... Le reste était
facile à imaginer--ce n'est pas l'imagination qui me manque,
heureusement--et le petit roman que j'échafauderais dissiperait tous
les doutes qui pourraient subsister dans l'esprit d'Edith. On peut
être un cambrioleur et hériter d'un oncle généreux... S'il n'y avait
que les honnêtes gens qui pussent hériter, on verrait certainement
moins de millionnaires.

Ma conscience était maintenant en repos. Quand j'aurais mis à
exécution le projet dont j'ai parlé tout à l'heure et qui devait me
débarrasser du Régent, je serais à l'abri de tout danger.

Je consultai ma montre... Il y avait trois quarts d'heure qu'Edith
m'avait quitté... Je descendis de taxi et me mis à arpenter
nerveusement le trottoir... On la faisait poser, mais elle s'en
doutait, la malheureuse... Enfin, elle reparut... Elle était toute
rouge, et semblait très excitée...

--Qu'avez-vous donc? demandai-je...

--Oh! ne m'en parlez pas, Edgar... Ces gens-là ne sont pas seulement
des malappris... ce sont...

Elle n'acheva pas.

--Voyons, expliquez-vous... qu'est-il arrivé?

--Rien, fort heureusement, mais c'est écoeurant de voir des choses
semblables... Non seulement M. Armand nous chicane sur l'ouvrage, et
nous oblige à refaire sur place certains plis qu'il trouve mal faits,
mais encore, il prend avec les ouvrières des privautés vraiment
trop... comment dirai-je... je ne trouve pas le mot, Edgar... mais
vous me comprenez...

--Est-ce qu'il aurait essayé?...

--Oui... mais je l'ai remis à sa place... et comme il insistait, je
l'ai giflé...

--Ah! vous avez bien fait, par exemple!... Ce M. Armand n'a que ce
qu'il mérite...

--Heureusement que je ne me retrouverai plus en face de lui... Je
voyais bien que, depuis quelque temps, il tournait autour de moi, mais
je n'avais pas l'air de m'en apercevoir... Enfin, aujourd'hui, il
s'est enhardi... nous étions seuls, dans son bureau... Ah! Edgar, que
les hommes sont dégoûtants!

--Pas tous, Edith...

--Non..., non, Edgar, fit Edith en souriant, pas tous... Comment
voulez-vous qu'une femme seule et qui a besoin de travailler, ne
succombe pas un jour ou l'autre... Tenez, justement, le voici ce
goujat...

M. Armand sortait, en effet, de son magasin. C'était un petit homme
obèse, au dos rond, au nez en forme de banane et à la figure
eczémateuse. En nous apercevant, il hâta le pas, serrant les jambes,
comme s'il s'attendait à recevoir un coup de pied quelque part. Je lui
décochai deux ou trois épithètes plutôt malsonnantes, qu'il encaissa
sans sourciller, puis, me tournant vers Edith:

--Nous retournons à Montmartre, n'est-ce pas?

--Oui... si vous voulez...

Nous remontâmes en taxi... Vingt minutes après, j'étais chez ma
maîtresse... Elle habitait rue Girardon, une petite chambre... bien
pauvrement meublée, mais d'une propreté merveilleuse... Sur la
cheminée, entre deux vases bon marché, s'étalait ma photographie...
une pauvre photo toute craquelée qui avait dû voyager beaucoup, elle
aussi, et avoir pas mal d'aventures.

--Vous voyez, fit Edith, ce n'est pas très luxueux ici... mais j'aime
cette petite chambre... J'y ai souvent pensé à vous, Edgar, et votre
portrait m'a plus d'une fois redonné du courage... car c'est surtout
depuis que je suis malheureuse que j'ai appris à vous aimer...

Un long baiser scella cet aveu qui... cette fois, partait du coeur.




XXV

OU J'ÉPROUVE UNE DERNIÈRE SURPRISE


Edith et moi nous habitâmes une huitaine la petite mansarde de la rue
Girardon... C'était charmant... Edith était gaie comme un oiseau, et
moi, je me sentais revivre. Quelquefois, quand venait la nuit, nous
nous accoudions sur l'appui de la fenêtre, et regardions Paris qui,
dans la brume, avec ses lumières, ressemblait à un lac immense dans
lequel se refléteraient les étoiles. Autrefois, il nous avait fait
horreur, ce grand et beau Paris, mais à présent, nous l'aimions, car
c'était là qu'avait enfin commencé notre bonheur...

Un soir que nous venions d'ébaucher des projets d'avenir, comme Edith
s'étonnait que je fusse devenu riche tout d'un coup, je lui dis, en
lui prenant les mains:

--La malchance finit toujours par abandonner sa proie, Edith, et
l'homme qui a beaucoup souffert trouve ici-bas sa récompense... Je ne
sais si, dans l'autre monde, on nous demandera compte de nos actes,
mais ce qu'il y a de certain, c'est que, sur cette terre, il y a déjà
une justice...

--Edgar, me dit ma maîtresse, vous vous exprimez en ce moment comme un
pasteur... et j'aime à vous entendre parler ainsi.

--Plût au ciel que j'eusse été un pasteur... au lieu d'être ce que
j'ai été... un cambrioleur!

--Mais, en ce cas, Edgar, vous ne m'auriez pas connue...

--Qui sait?... Il y a des êtres qui sont nés pour se rencontrer... Je
vous disais donc qu'il arrive toujours un moment où nos maux doivent
prendre fin... et ce moment est arrivé... après l'affreux malheur qui
m'a frappé si cruellement et m'a, pendant de longs mois, retranché du
nombre des vivants... Quand je vous ai retrouvée à Londres, dans ce
music-hall de Pennington, j'avais décidé de m'embarquer pour
l'Amérique du Sud... Mais le hasard qui est notre grand
maître--appelons-le la Providence, si vous préférez,--n'a point permis
que je quittasse l'Europe... Le bateau qui devait m'emmener en
Amérique, a eu subitement une avarie, et, comme je voulais fuir
Londres le plus vite possible, je me suis fait engager sur le premier
bâtiment venu... et savez-vous où il allait ce bâtiment?... Vous ne
devineriez jamais, Edith... Il allait en Hollande... Peut-être
comprenez-vous déjà...

--Oui... oui, s'écria ma maîtresse... je comprends... en Hollande,
vous avez retrouvé votre oncle... et...

--Non, je ne l'ai pas retrouvé... Le pauvre homme était mort quand je
suis arrivé, mais il avait laissé un testament en bonne et due forme...

--Et vous avez hérité?

--De toute sa fortune... oui, Edith.

--Alors, vous avez pu prouver que vous étiez réellement Edgar Pipe...

--Oui... j'ai pu le prouver... La vieille gouvernante de mon cher
oncle, que j'ai d'ailleurs récompensée largement, a témoigné en ma
faveur devant les officiers ministériels et les banquiers chez
lesquels la fortune du _de cujus_ était déposée...

--Du _de cujus_, dites-vous, je croyais que votre oncle s'appelait
Chaff?

--Oui... Edith, il s'appelait Chaff... _de cujus_ est un terme de
droit qui sert à désigner le défunt dont on hérite... Bref, j'ai
hérité... J'ai aujourd'hui une fortune qui nous permettra de mener la
grande vie...

--C'est bien vrai, tout ce que vous me racontez là?... Vous pouvez
tout m'avouer, Edgar, vous savez bien que je ne vous trahirai pas...
Vous avez vendu votre diamant, n'est-ce pas?

Pour toute réponse, je tirai le Régent de ma poche et le montrai à ma
maîtresse, en disant:

--Vous faut-il une preuve?

Edith, toute confuse, se jeta dans mes bras:

--Oh! pardonnez-moi, Edgar... Je n'aurais pas dû vous parler ainsi...
Je suis folle... Mais voulez-vous me permettre de vous poser encore
une question?...

--Parlez...

--Ce diamant?... Comment est-il tombé entre vos mains?...

--Je l'ai volé, Edith.

--Oh!... et vous êtes sûr qu'il est vrai?

--Regardez-le, plutôt.

Et, m'approchant de la petite lampe qui brûlait au fond de la pièce,
je fis miroiter le Régent aux yeux de ma maîtresse... La pauvre
alouette était éblouie, fascinée...

--Qu'il est joli! s'écria-t-elle, en se rapprochant doucement de moi.

--Je vous crois, Edith... Ce diamant est unique au monde... Songez
donc, il a appartenu à la Couronne de France... Avec le Ko-I-Noor que
les Anglais ont trouvé jadis, en pillant les trésors des Rajahs de
Lahore, c'est un des plus beaux que l'on connaisse.

--Et vous allez le vendre?

--Y songez-vous, Edith?... Vous oubliez que je suis maintenant un
honnête homme...

--C'est vrai... Alors, vous allez le rendre.

--Oui...

--C'est dommage!... Vous pourriez le faire scier... c'est facile, je
crois... et vous obtiendriez ainsi quatre ou cinq éclats que l'on
pourrait monter en boucles d'oreilles, en bagues et en pendentifs.

--Et qui porterait ces boucles d'oreilles, ces bagues et ces
pendentifs?

--Mais... moi, Edgar... Vous savez bien que j'ai toujours aimé les
diamants.

Je regardai ma maîtresse avec sévérité, puis, laissai d'un ton grave
tomber ces mots:

--C'est vous, Edith, qui osez dire une chose pareille?...

Il y eut un silence... Je jouais merveilleusement mon rôle d'honnête
homme outragé... Edith baissait la tête, et je voyais sa poitrine se
soulever, à petits coups saccadés. Elle pleurait.

--Allons! lui dis-je en l'embrassant, oublions tout cela... Vous en
aurez des bijoux... mais je ne les aurai pas volés... Il y a des
diamants qui portent malheur, et le Régent est de ceux-là... Je ne
serai vraiment tranquille que lorsque je l'aurai reporté au Louvre...

--Et si l'on vous arrêtait, fit Edith, en me regardant de ses grands
yeux humides?

--Non... je n'ai rien à craindre... j'ai tout prévu.

J'avais tout prévu, en effet, mais l'objection d'Edith venait
cependant de me troubler... Toute la nuit, je réfléchis, et pesai,
comme on dit, «le pour et le contre»...

M'arrêter? le pouvait-on?

Je ne serais pas assez stupide pour avouer que j'étais le voleur du
Régent, et que n'ayant pu le vendre, je venais le restituer à son
propriétaire, c'est-à-dire à l'Etat... J'inventerais une histoire
quelconque--je ne suis jamais en peine pour inventer--et ma démarche
me vaudrait certainement les félicitations de l'administration du
Musée... Qui sait même si l'on ne m'offrirait pas une récompense...
que je refuserais, bien entendu, car lorsque l'on se met à devenir
honnête, il faut le demeurer jusqu'au bout...

Le matin, quand je me levai, j'avais préparé le petit discours que je
tiendrais au haut fonctionnaire qui voudrait bien me recevoir...
J'avais prévu toutes les questions que l'on pourrait me poser et
j'étais sûr d'y répondre sans embarras.

J'embrassai tendrement Edith, en lui donnant rendez-vous pour midi et
demi à la station des omnibus du Pont des Saints-Pères, et j'allai
chez moi faire toilette. Je revêtis mon plus beau complet, me
pomponnai, me bichonnai, puis, après m'être longuement regardé dans la
glace je pris mon chapeau et mes gants et descendis.

Une fois dans la rue, je hélai un taxi:

--Au musée du Louvre! dis-je au chauffeur.

--D'quel côté? demanda l'homme.

--Côté du quai...

--Bon...

Durant tout le trajet, je repassai dans ma tête le petit speech que
j'allais débiter, mais au fur et à mesure que j'approchais du but, je
me sentais de plus en plus inquiet...

Si tout de même?...

Mais non, je me forgeais des idées stupides... Depuis quand
arrête-t-on un homme qui vient restituer un objet volé?... Et puis...
et puis!... Ah! décidément, je devenais bien timoré depuis que j'étais
entré dans, la peau d'un honnête homme... Je perdais tous mes
moyens... je ne me reconnaissais plus...

Quand je descendis de taxi devant le Louvre, j'avais retrouvé tout mon
aplomb. Je réglai le chauffeur et m'engageai dans la cour du
Carrousel... L'idée m'était venue tout d'abord, de me rendre
directement au cabinet du Conservateur, mais il n'était que dix heures
et demie, et je savais qu'à Paris, comme à Londres, les fonctionnaires
de l'Etat viennent très tard à leur bureau... quand ils y viennent.

Je résolus donc d'entrer au musée, en attendant onze heures... et
j'éprouvai, je l'avoue, une petite émotion en pénétrant dans ces
salles que j'avais parcourues trois ans et demi auparavant, la veille
de Noël, avec, dans ma poche, un diamant qui ne ressemblait en rien à
celui dont j'allais m'emparer...

Je montai au premier étage, longeai la galerie française du XVIIIe
siècle, la salle des Primitifs, et arrivai au Salon Carré... Mon émoi
grandissait. Je m'arrêtai un instant devant le _Repas chez Simon le
Pharisien_, par Paul Véronèse, puis allai me planter devant la _Mona
Lisa_, de Léonard de Vinci... Les visiteurs étaient assez rares, car
depuis qu'il faut payer pour entrer dans les musées, nombre de gens
s'abstiennent d'y venir... Il y avait là quelques Anglais, en complets
gris ou beiges, et une dizaines d'Anglaises avec des chapeaux
ridicules.

De temps à autre, on voyait des hommes, jeunes pour la plupart,
coiffés de grands feutres mous, qui traversaient la salle, en habitués
de la maison, et se répandaient dans la grande galerie des écoles
étrangères... Des femmes d'âge mûr, le nez chevauché de lunettes,
arrivèrent bientôt, munies, comme les hommes, de boîtes de couleurs.
Tous ces gens s'installaient le long de la grande galerie et
dressaient leurs chevalets. Les gardiens, empressés, sortaient des
placards ménagés dans les plinthes des toiles où s'étalaient des
ébauches plus ou moins avancées, les unes fort réussies, les autres
hideuses ou ridicules.

Soudain, une bande d'étrangers, conduits par un interprète d'agence,
fit irruption dans le Salon Carré. Les tableaux ne semblaient guère
les intéresser, sauf les «_Noces de Cana_» qui, par leur dimension,
étonnent toujours les profanes (songez donc, une toile de 6 m. 66 de
haut sur 9 m. 90 de large). Je me mêlai aux groupes, qui bientôt
arrivaient dans la salle où sont exposés les diamants de la Couronne.

Au centre de la galerie, la vitrine que je connaissais bien, hélas! ne
manqua pas d'attirer leur attention. Mes touristes s'arrêtaient devant
ces merveilles et les contemplaient avec des yeux de convoitise... Les
femmes surtout étaient éblouies... Et les cris d'admiration se
croisaient à la vue des solitaires reposant sur leurs écrins de
peluche blanche, tandis que l'interprète psalmodiait, d'une voix de
pasteur:

--Voici les diamants de la Couronne... Le _Régent_, le plus beau
diamant connu... il pèse cent trente-six carats, c'est-à-dire environ
vingt-huit grammes, et est estimé de douze à quinze millions...

Je ne pus m'empêcher de sourire, en voyant tous ces badauds s'extasier
devant une pierre fausse, car l'administration du Louvre avait, comme
je m'en doutais, remplacé par un fac-similé le diamant que j'avais
dans ma poche. Je dus reconnaître cependant que l'imitation était
parfaite, et faisait le plus grand honneur au talent de l'artiste qui
avait taillé ce «strass».

--Cette épée est celle de Charles X, continuait l'interprète, la garde
et la poignée sont en or ciselé. Remarquez, messieurs et dames, que
tous les dessins que vous voyez sur la garde et la coquille sont faits
de pierres enchâssées...

Des murmures approbateurs soulignaient la diction du guide, et
couvraient par instants sa voix.

J'éprouvais une joie secrète à suivre cette foule de curieux qui
bayaient d'admiration en contemplant un diamant faux... Mais il n'y
avait donc pas un connaisseur parmi tous ces gens-là!...

Onze heures sonnèrent à l'église Saint-Germain-l'Auxerrois et le
timbre vibrant de cette cloche, qui me rappelait ma triste nuit de
Noël, me rappela aussi que j'avais une démarche, à accomplir...

Je m'approchai d'un gardien et lui demandai où se trouvait le cabinet
du directeur.

--Oh! monsieur, répondit l'homme, le Directeur vient bien rarement,
mais si vous voulez voir le Conservateur de service... il est
peut-être là... Est-ce pour une affaire personnelle?

--Oui...

--Veuillez me suivre, je vais vous conduire.

Tout en emboîtant le pas au gardien, je pensais à part moi: «C'était
peut-être celui-là qui était de garde dans la salle des Antiquités
Egyptiennes, la nuit où j'ai volé le Régent...»

Nous suivîmes une galerie, puis une autre, et arrivâmes enfin dans un
couloir où s'ouvraient plusieurs portes capitonnées. Un gardien en
manches de chemise était en train de brosser sa redingote devant une
fenêtre.

--Heurtebize, dit mon guide, voici un monsieur qui voudrait parler au
Conservateur pour une affaire personnelle.

Le nommé Heurtebize endossa vivement sa redingote, et s'avançant vers
moi:

--Si monsieur veut bien me donner sa carte...

Je fouillai dans mon portefeuille, mais je n'y trouvai point de carte,
bien entendu, car j'avais oublié--on ne pense pas à tout--de faire
graver une centaine de bristols au nom de James Bruce...

Le brave fonctionnaire voyant mon embarras me conduisit vers une
petite table sur laquelle je trouvai des formules imprimées...
J'inscrivis mon nom sur une de ces feuilles...

--Veuillez attendre, monsieur, dit le gardien.

Dix minutes après, j'étais devant M. le Conservateur, un petit
vieillard très affable, qui était assis devant un grand bureau de
chêne encombré de revues et de journaux. Il se souleva à demi sur son
fauteuil et m'invita à m'asseoir.

--Monsieur, lui dis-je, je viens ici accomplir un devoir...

Il me regarda d'un air étonné.

--Oui... repris-je... un devoir... Il y a trois ans et demi, un
misérable s'est rendu coupable d'un vol... A son lit de mort, il a
tout avoué... et m'a prié de rapporter au Musée du Louvre l'objet
qu'il avait dérobé...

--Et quel est cet objet? demanda le Conservateur dont les yeux
s'étaient allumés.

--Voici, dis-je, en présentant le Régent à mon interlocuteur.

Celui-ci le prit, le posa sur sa table sans même l'examiner, puis me
dit en souriant:

--Je vous remercie, monsieur... La démarche que vous venez de faire
auprès de moi vous honore... mais permettez-moi de vous dire que ce
diamant n'est pas le Régent...

--Pourtant! Monsieur...

--Non... ce n'est pas le Régent... Le Régent n'est jamais sorti du
Louvre...

--Cependant... ce diamant?

--Est faux, monsieur... c'est un vulgaire strass, merveilleusement
travaillé, il faut le reconnaître, mais qui ne vaut pas plus de cinq à
six cents francs... Je le connais bien, car c'est moi-même qui l'ai
commandé à un tailleur de pierres fines de Paris... Il y a trois
ans... ou plutôt non, trois ans et demi, la châsse dans laquelle sont
enfermés les diamants de la Couronne, et qui, comme vous le savez
peut-être, descend chaque soir dans les sous-sols, cette châsse ne
fonctionnait plus... Comme la réparation pouvait durer plusieurs
semaines, l'administration du Louvre, par prudence, a cru devoir, en
secret, remplacer le Régent par un diamant faux... et elle a sagement
agi, vous en conviendrez, puisque, sans cette précaution, le Régent
eût disparu... Je ne vous en remercie pas moins, monsieur, votre
démarche est celle d'un galant homme.

Je ne trouvais rien à dire tant j'étais stupéfait... Pour une surprise,
c'en était une, et une belle!...

Le Conservateur continuait:

--Le voleur, qui, à son lit de mort, vous a confié ce faux diamant,
avait sans doute essayé de le vendre?...

--Peut-être... mais il n'en a pas soufflé mot. Il m'a dit simplement
qu'il voulait, avant de mourir, libérer sa conscience...

--Voilà un vol audacieux qui n'aura guère rapporté à son auteur...
Quel était cet homme?

--Un Anglais, du nom de Spring, qui était détenu à la prison de
Pentonville... Il faut vous dire, monsieur, que je suis inspecteur des
prisons, et que, comme tel, je puis m'entretenir avec les détenus...
Maintenant, ce Spring a sans doute été arrêté, avant d'avoir pu
proposer le diamant à quelque lapidaire... S'il avait su qu'il était
faux, il me l'eût certainement avoué... Je ne suppose pas qu'un homme
près de quitter la vie s'amuse à jouer les Mark Twain...

--Je ne le suppose pas non plus...

Il y eut un silence.

Le Conservateur reprit:

--Maintenant, nous avons deux faux Régent, car j'en avais fait tailler
un autre... toujours par précaution... S'il vous était agréable,
monsieur, de conserver celui que vous venez de me rapporter, je me
ferais un plaisir de vous l'offrir.

--Merci... Qu'en ferais-je?...

--Je n'insiste pas...

L'entrevue prit fin sur ces mots. Je sortis complètement ahuri...

Ainsi, ce diamant qui avait, c'est le cas de le dire, empoisonné ma
vie... ce diamant était faux!!! Si je n'avais pas eu la chance de
rencontrer Richard Stone, je serais aujourd'hui plus misérable que
devant!

Avouez tout de même que l'administration du Louvre est vraiment par
trop facétieuse. Elle expose des richesses aux yeux des badauds...
excite les convoitises, et qu'offre-t-elle aux audacieux qui risquent
le plus hardi des cambriolages: un diamant faux!...

Mes compatriotes ont la réputation d'être des humoristes, mais je
crois que les Français ne le sont pas moins... Je me suis aperçu aussi
qu'ils n'étaient pas très connaisseurs, puisque le bijoutier de Rouen
à qui s'était adressé le vieil escroc rencontré dans le train, avait
paru s'extasier sur la beauté d'une pierre fausse. Manzana, lui aussi,
s'y était laissé prendre...

Cette aventure m'a complètement désillusionné... et j'en suis arrivé à
croire que les diamants en toc font autant d'effet que les vrais.

A quoi bon tenir tant à ces maudits cailloux qui font commettre les
pires folies!...

Tout dans la vie n'est qu'illusion, hors l'amour... et les
bank-notes... et encore, l'amour!... Je tiens les bank-notes... et je
les tiens bien... Quant à l'amour, nous verrons... S'il me trahissait
un jour, j'aurais encore pour me consoler de jolis petits papiers
soyeux, aussi doux à caresser qu'une chevelure de femme...

Je sais que certains vont se gausser de moi, mais je ne m'en formalise
pas, puisque je suis le premier à rire aujourd'hui de ma déconvenue.

Bien que les mémoires, si l'on s'en tient à la formule classique, ne
comportent point d'épilogue, je crois cependant devoir ajouter
quelques lignes à ce long récit de ma vie...

Edgar Pipe n'existe plus... James Bruce non plus... J'ai foi, comme le
grand Balzac, en l'influence heureuse ou néfaste de certains noms...
J'ai donc pris un pseudonyme... un pseudonyme ronflant, car le
millionnaire qui se respecte ne peut afficher un nom vulgaire. Ce nom,
vous le connaissez tous, et le voyez souvent dans les chroniques
mondaines des journaux, mais je me garderai bien de le dévoiler ici...
on comprendra pourquoi.

  _Mon âme a son secret, ma vie a son mystère..._

Qu'il suffise de savoir que je cherche à racheter par une existence
exemplaire les fautes de jadis... Je suis devenu ce que l'on peut
vraiment appeler un gentleman, et ma chère Edith est la plus fidèle et
la plus adorable des épouses--car nous sommes mariés maintenant.

Je vis au milieu du luxe, mais comme je me rappelle mes tristes débuts,
je sais être charitable au besoin.

Ah! C'est tout de même bon d'être un honnête homme! Il est vrai que
c'est si facile d'être honnête quand on est riche!...


FIN




TABLE DES MATIÈRES

PREMIÈRE PARTIE

  I.      OU LE LECTEUR PEUT ÊTRE ASSURÉ QUE CE QU'IL
          VA LIRE N'A PAS ÉTÉ IMAGINÉ A PLAISIR                  5

  II.     L'ALERTE                                              14

  III.    QUELQUES TRAITS DE LUMIÈRE SUR LE MYSTÈRE             20

  IV.     OU IL EST PROUVÉ UNE FOIS DE PLUS QUE L'HOMME
          N'EST QU'UN JOUET ENTRE LES MAINS DU DESTIN           26

  V.      UNE SURPRISE A LAQUELLE JE NE M'ATTENDAIS PAS.        35

  VI.     LE TOUT EST DE S'ENTENDRE                             43

  VII.    OU J'APPRENDS A MIEUX CONNAITRE MON ASSOCIÉ           53

  VIII.   OU JE REPRENDS ENFIN L'AVANTAGE                       64

  IX.     UNE EXPLICATION ORAGEUSE                              75

  X.      LA JEUNE DAME EN DEUIL ET LES DEUX VIEUX
          MESSIEURS                                             86

  XI.     OU JE ME DÉCIDE A BRUSQUER LES CHOSES                 98

  XII.    LA FACHEUSE NUIT                                     109

  XIII.   OU MANZANA DEVIENT INQUIET                           122

  XIV.    LA PREMIÈRE RENCONTRE QUE JE FIS SUR LE SOL
          ANGLAIS                                              130

  XV.     OU LE HASARD SE MET ENCORE UNE FOIS DE LA
          PARTIE                                               138

  XVI.    OU APPARAIT UN ONCLE QUI ME PORTE UN VIF
          INTÉRÊT                                              146

  XVII.   UNE OMBRE SUR LE PAYSAGE                             153

  XVIII.  OU LE NOMMÉ BILL SHARPER COMMENCE A DEVENIR
          GÊNANT                                               162

  XIX.    VISITEURS IMPRÉVUS                                   170

  XX.     LES AMIS DE MANZANA                                  178

  XXI.    UNE EXPÉDITION ASSEZ AUDACIEUSE                      187

  XXII.   OU JE PRENDS UNE RAPIDE DÉCISION                     196

  XXIII.  LA MAISON DU BON DIEU                                205

  XXIV.   UN MAUVAIS RÊVE                                      212

DEUXIÈME PARTIE

  I.      OU JE QUITTE LE MONDE POUR ME RETIRER A READING      219

  II.     LE SUPPLICE DE LA ROUE                               228

  III.    HORRIBLE VISION                                      237

  IV.     OU JE LE REVOIS ENFIN!                               245

  V.      PAUVRE CRAFTY!                                       254

  VI.     LE «SINISTRE» PROVIDENTIEL                           264

  VII.    OU JE DEVIENS L'AMI DE Mme CORA ET DE M. BOBBY       271

  VIII.   CELLE QUE JE N'ATTENDAIS PAS                         280

  IX.     CE QUI DEVAIT ARRIVER                                290

  X.      UN MAUVAIS ARRANGEMENT VAUT MIEUX QU'UN BON
          PROCÈS                                               296

  XI.     COMMENT ON SÈME LES GÊNEURS                          306

  XII.    «LE SEA-GULL»                                        315

  XIII.   PASSAGERS MYSTÉRIEUX                                 324

  XIV.    OU JE MANOEUVRE AVEC ASSEZ D'HABILETÉ                333

  XV.     LA MALLETTE EN PEAU DE PORC                          343

  XVI.    UNE VOIX DANS LA NUIT                                353

  XVII.   UN COUP DE TRAFALGAR                                 361

  XVIII.  OU JE MURIS MON PLAN                                 368

  XIX.    «ALEA JACTA EST»                                     377

  XX.     UNE SCÈNE NAVRANTE                                   384

  XXI.    NOUVELLES INQUIÉTUDES                                395

  XXII.   OU TOUT COMMENCE A S'ARRANGER                        402

  XXIII.  LA PETITE OUVRIÈRE QUI TROTTE SOUS LA PLUIE          411

  XXIV.   RÉDEMPTION                                           419

  XXV.    OU J'ÉPROUVE UNE DERNIÈRE SURPRISE                   425




ASSOCIATION LINOTYPISTE

23, rue Turgot.--Tél.: Trudaine 61.79




[Notes sur la version électronique:

L'orthographe et la typographie sont conformes à l'édition papier.
Seules les erreurs manifestes d'imprimerie ont été corrigées. La table
des matières a été rajoutée.]





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affaires, by Arnould Galopin

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'UN CAMBRIOLEUR ***

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Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
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The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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