L'oeuvre du chevalier Andrea de Nerciat (1/2)

By Andréa de Nerciat

The Project Gutenberg EBook of L'oeuvre du chevalier Andrea de Nerciat
(1/2), by André-Robert Andréa de Nerciat and Guillaume Apollinaire

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Title: L'oeuvre du chevalier Andrea de Nerciat (1/2)

Author: André-Robert Andréa de Nerciat
        Guillaume Apollinaire

Release Date: September 26, 2020 [EBook #63305]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'OEUVRE DU ANDREA DE NERCIAT, VOL 1 ***




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  LES MAITRES DE L'AMOUR

  L'OEUVRE
  du Chevalier
  Andrea de Nerciat

  Le Doctorat impromptu
  Monrose, ou le Libertin de qualité.--Mon Noviciat
  Les Aphrodites.--Le Diable au corps, etc.

  Comprenant une OEuvre entière, des morceaux ignorés,
  avec des documents nouveaux
  et des pièces inédites concernant la vie d'Andrea de Nerciat

  INTRODUCTION, ESSAI BIBLIOGRAPHIQUE, ANALYSES ET NOTES
  PAR
  GUILLAUME APOLLINAIRE

  _Ouvrage orné d'un portrait d'Andrea de Nerciat hors texte_

  PARIS
  BIBLIOTHÈQUE DES CURIEUX
  4, RUE DE FURSTENBERG, 4

  MCMXXVII




Droits de reproduction réservés pour tous pays, y compris la Suède, la
Norvège et le Danemark.




[Frontispice: ANDREA DE NERCIAT d'après la sanguine à Mr Br. de Paris]




L'OEUVRE

DU

CHEVALIER ANDREA DE NERCIAT




INTRODUCTION


Le chevalier Andrea de Nerciat est un personnage presqu'encore inconnu.
Ceux qui ont voulu s'occuper de sa vie ont été arrêtés jusqu'ici par
l'absence des documents et n'ont fait en somme que reproduire l'article
de Beuchot paru dans la _Biographie Michaud_. Ni M. Poulet-Malassis,
rédacteur de la _Notice bio-bibliographique_ signée B.-X. et qui parut
en tête de la réédition des _Contes nouveaux_ publiée par cet éditeur en
1867, ni M. Ad. Van Bever dans la notice qu'il a consacrée à Nerciat
dans la deuxième série des _Conteurs Libertins_ du XVIIIe siècle
(Sansot, 1905), ni Vital-Puissant, auteur et éditeur, à Bruxelles, de la
_Bibliographie anecdotique et raisonnée de tous les ouvrages d'Andrea de
Nerciat, par M. de C..., bibliophile anglais..._ (1876), n'ont donné de
détails nouveaux sur l'existence d'un auteur dont M. Van Bever dit qu'il
est «un des plus singuliers, par contre un des moins notoires parmi les
écrivains érotiques du XVIIIe siècle».

Le même auteur déplore le «défaut d'anecdotes pour rappeler sa mémoire»
et ajoute que «son bagage insuffisant à exprimer les traits de son
caractère, mériterait d'éveiller la curiosité des historiens».

A défaut d'anecdotes, Eugène Asse publia dans _Le Livre_ dirigé par M.
Octave Uzanne un article très courageux où il exposait clairement tout
ce que l'on connaissait de la vie du chevalier et faisait ressortir ses
mérites d'écrivain. Enfin, M. Jean-Jacques Olivier[1] a donné des
indications précieuses relativement à la représentation, à Cassel, d'un
opéra-comique de Nerciat.

  [1] _La Cour du Landgrave Frédéric II de Hesse-Cassel_, Paris, MCMV.

Il est juste d'ajouter qu'il doit exister, concernant le chevalier, des
documents dont je n'ai pas pu trouver de traces; mais sans doute
n'ont-ils pas été ignorés de Monselet qui, dans _Les galanteries du
XVIIIe siècle_ (Paris, 1862) dit: «L'auteur de _Félicia_ est le
chevalier de Nercyat (_sic_), de qui nous nous occuperons un jour».
Cependant, s'il s'est étendu sur l'oeuvre du chevalier, Monselet ne
s'est jamais, à ma connaissance, occupé de sa biographie.

Ces documents ont été dans les mains de Poulet-Malassis, ou du moins on
les lui avait promis.

En 1864, Poulet-Malassis publie une réédition des _Aphrodites_ et insère
à la fin du second volume une sorte de catalogue annonçant la
publication des _OEuvres complètes d'Andrea de Nerciat_, et il ajoute:
«Le dernier ouvrage de la série se composera d'une notice sur la vie
d'Andrea de Nerciat, rédigée sur des documents entièrement nouveaux, et
de correspondances inédites de Nerciat avec plusieurs femmes et divers
gens de lettres, Beaumarchais, Rétif de la Bretonne, Grimod de la
Reynière, Pelleport (auteur des _Bohémiens_), etc., le volume sera orné
de fac-simile. On fait appel à l'obligeance des curieux qui
connaîtraient des portraits de Nerciat et qui pourraient ajouter à
l'ensemble déjà extraordinaire des pièces sus-mentionnées».

Mais le volume annoncé ne parut pas. Dès 1867, le même éditeur, à la fin
de la notice qu'il avait rédigée pour la réédition des _Contes
nouveaux_, ne mentionne même plus les femmes et écrit simplement qu'«il
existe des correspondances de plusieurs gens de lettres du XVIIIe
siècle, Beaumarchais, Rétif de la Bretonne, Pelleport entre autres, avec
Andrea de Nerciat.» Et Vital-Puissant[2], parlant de ces
correspondances, dit: «Leur impression avait été annoncée vers 1866 ou
1867, en pays étranger (Belgique), mais des renseignements certains nous
ont appris que tout cela était resté à l'état de projet, pour être
ensuite définitivement abandonné».

  [2] _Loc. cit._

La famille d'Andrea de Nerciat était originaire de Naples. Un aïeul,
chevalier de Saint-Jean de Jérusalem, le frère Antoine Andrea perdit la
vie en Afrique où il combattait, le 17 août 1619. La maison était éparse
à Naples, en Sicile, dans le Languedoc. Une branche s'était établie en
Bourgogne. J'ai trouvé[3] un document concernant un certain Louis
Nercia, sous-lieutenant au régiment de Bourgogne. C'est un reçu de la
somme de 20 livres qui lui ont été données _par gratification_ et pour
lui donner moyen de se rendre à sa charge. Le reçu est daté du 4 février
1697 et signé Louis Nercia.

  [3] Bib. Nat. Mss. Pièces originales 2096.

                                   *

                                 *   *

L'auteur de _Félicia_ était le fils d'un trésorier au parlement de
Bourgogne. M. Maurice Tourneux a transcrit à Dijon et m'a communiqué
l'extrait baptistaire qui dissipe l'incertitude où l'on était touchant
la date de naissance d'«André-Robert Andrea de Nerciat né à Dijon 17
avril 1739, fils de Andrea, avocat au Parlement, et de Bernarde de
Marlot. Parrain Claude André Andrea, avocat payeur des gages du
Parlement, seigneur de Nerciat». Après avoir terminé ses études, et sans
doute de bonnes études, car il était fort cultivé, le chevalier voyagea
pour parfaire son instruction. Il parcourut l'Italie, l'Allemagne,
apprenant l'italien, puis l'allemand, et la carrière des armes lui
souriant, il alla prendre du service au Danemark.

La preuve de ce fait se trouve à la fin de la Dédicace placée en tête de
la comédie: _Dorimon ou le marquis de Clairville_ (Strasbourg, 1778). Le
titre de cette pièce ne porte aucune indication d'auteur et cependant,
c'est le premier et un des rares ouvrages que Nerciat ait signés. On lit
après l'épître dédicatoire cette signature imprimée: _le Cher De
Nerciat, ancien Capitaine d'Infanterie au service de Danemark et
ci-devant gendarme de la Garde de S. M. T. C._

A son retour en France, il resta militaire et entra dans la Maison du
Roi. La compagnie de gendarmes de la garde dont il faisait partie fut
comprise dans la réforme qu'opéra le comte de Saint-Germain par
_Ordonnance du Roi pour réduire les deux compagnies des gendarmes et
chevau-légers de la garde du 15 décembre 1775_. Nerciat se retira avec
une pension et le grade de lieutenant-colonel, mais néanmoins il
regretta beaucoup cette réduction. Ses regrets, il les mit en vers[4]:

        Dieu des combats, je suivais tes timbales;
    Aux bandes que l'on vit à Fontenoy fatales,
        Foudres de guerre, ornements de la paix,
        Je m'étais joint, mais un orage épais
    De projets destructeurs menaça notre tête...
        Sur nous fondit la première tempête...
        Au bien futur nous fûmes immolés...
    Quand du bien opéré l'on chômera la fête,
        Vrais citoyens nous serons consolés.

  [4] _Prologue de contes nouveaux_ (Liège, 1777).

Et il ajoutait en note: «L'auteur servait dans les gendarmes de la
garde, lorsqu'on réduisit cette compagnie et celle des chevau-légers au
quart, et les deux compagnies de mousquetaires à rien».

Nerciat a dû peindre Monrose, le principal héros de ses romans, avec
quelques-unes des couleurs sous lesquelles l'auteur se voyait. Et par
endroits, il y a de l'auto-biographie dans ses ouvrages: «Les êtres bien
nés, dit-il, bien inspirés, se livrent volontiers avec enthousiasme à la
profession qu'ils ont embrassée. Monrose, militaire, crut devoir épier
les moindres occasions d'apprendre son métier, et chercher par toute la
terre à s'y rendre recommandable». Et auparavant Nerciat dit que Monrose
fit partie de la compagnie des mousquetaires noirs et qu'il ne la quitta
que lors de leur suppression.

Jusqu'au licenciement, Nerciat avait mené une vie assez mondaine et
probablement assez dissipée, fréquentant aussi bien les mauvais lieux
que certains salons où l'on devait apprécier ses talents de musicien et
de poète compositeur de musique. Il allait chez le marquis de La Roche
du Maine, ce Luchet dont les ouvrages avaient eu du succès, et dont la
femme avait reçu une nombreuse compagnie jusqu'au jour où ils avaient dû
partir ruinés par des mines dont s'occupait le marquis et déconsidérés à
la suite des farces énormes des _mystificateurs_ qui avaient pris le
salon de la marquise pour théâtre de leurs exploits.

Nerciat avait dû pénétrer dans ce milieu brillant et bruyant, présenté
par un de ses aînés, Jean-Louis Barbot de Luchet, chevalier de
Saint-Louis, qui faisait partie des gendarmes de la garde depuis le 20
octobre 1745 et y demeura jusqu'à la réforme. Selon toute vraisemblance,
c'était un parent du marquis. Nerciat devait retrouver plus tard ce
dernier.

C'était une époque où l'amour était à la mode. Nous n'en avons plus idée
aujourd'hui où l'on a tant parlé d'amour libre.

L'amour, l'amour physique apparaissait partout. Les philosophes, les
savants, les gens de lettres, tous les hommes, toutes les femmes s'en
souciaient. Il n'était pas comme maintenant une statue de petit dieu nu
et malade à l'arc débandé, un honteux objet de curiosité, un sujet
d'observations médicales et rétrospectives. Il volait librement dans les
parcs ombreux où le dieu des jardins prenait ses aises.

Andrea de Nerciat aima l'amour et il en étudia passionnément le
physique, pénétrant les mystères des sociétés d'amour, et les secrets de
cette maçonnerie galante qui, sans savoir toujours qu'elle répandait en
même temps le goût de la liberté, propageait le culte de la chair en
Europe.

Nerciat menait une vie voluptueuse et sobre. Quoique né à Dijon, il boit
peu de vin. Ce contraste entre son goût et ses origines est si frappant
qu'il le trouve digne d'être chanté et ce Bourguignon s'excuse auprès de
Bacchus[5]:

    Dieu que Jupin fit jaillir de sa cuisse,
        Je te dois hommage féal,
        Et pourrais, étant ton vassal
        Près de toi trouver du service...
    De mon devoir je m'acquitterais mal;
    N'ayant pu me former en Allemagne, en Suisse,
        Souffre que du tendre Appollon
        Je préfère le violon
        A tes discordantes cymbales:
        Ce choix n'est ingrat, ni félon.

  [5] _Loc. cit._

Le galant chevalier avait consacré, à écrire des ouvrages licencieux et
brillants, les loisirs que lui laissaient son service, l'amour et ses
occupations mondaines. Il avait écrit les _Aphrodites_ qui ne devaient
paraître qu'en 1793, et le _Diable au corps_ qui ne devait paraître
qu'en 1803, après sa mort, et dont on venait de lui dérober la première
partie que l'on publia à son insu en Allemagne quelque temps après. On
venait de faire paraître malgré lui, mais en respectant son anonymat, un
ouvrage dont les premières éditions se sont vendues ouvertement et qui
est son chef-d'oeuvre: _Félicia ou mes Fredaines_. Le succès en était
très vif, mais l'édition était fort incorrecte, au dire de l'auteur que
cela chagrinait infiniment.

En outre, le chevalier avait fait recevoir par le théâtre de Versailles,
une comédie[6] en prose (déjà mentionnée) _Dorimon, ou le marquis de
Clairville_, qui fut jouée le 18 décembre 1775, trois jours après que le
roi eût rendu la fatale ordonnance.

  [6] Elle était tirée d'une nouvelle, un roman, qu'il avait écrit «en
    pays étranger».

L'effet de cette représentation n'ayant pas été celui qu'espérait
Nerciat, il se remit à voyager pour compléter encore son instruction. Il
alla en Suisse, retourna en Allemagne, écrivant des petits vers et
composant de la musique légère pour se consoler du licenciement qui
avait brisé sa carrière, de sa déconvenue théâtrale et des chagrins
d'amour auxquels il fait allusion dans le _Prologue_ déjà cité:

    Brûler encens à Paphos, à Cythère,
        Fut l'office de mon printemps;
        Mais hélas! ne dure longtemps
    De prêtre de Vénus le galant ministère.
      Sage est celui qui n'attend de déplaire
      A la déesse et qui prend son congé;
        Elle ne veut dans son clergé
        Que jeunes clercs, et les novices
      Sont revêtus des meilleurs bénéfices...
      J'eus, dans mon temps, un bon archevêché...
    Par le destin jaloux il me fut arraché...
      En noirs cyprès mes myrtes se changèrent...
      Prieurés ne me consolèrent...
      Adieu Vénus, adieu, adieu charmant Amour
      Je suis de trop à votre aimable cour.

Quelle était cette femme qu'il appelle indévotement _un bon archevêché_?
Sans doute, celle qu'il a dépeinte sous les traits de Félicia, dont il
fera plus tard la principale dignitaire de l'ordre des Aphrodites.

Il faut ajouter que Nerciat dédia à une femme qu'il dissimulait sous les
initiales: M. L. D. D. sa comédie, lorsqu'il la fit paraître, et qu'un
des morceaux de ses _Contes nouveaux_ intitulé: _Vérité_ est dédié à
_Mlle Angélique d'H..._

Il erra ainsi pendant toute l'année 1776, ne trouvant où se fixer,
triste et ne sachant que faire. C'est en vain qu'il se montre dans une
allégorie[7] consolé par la visite de Momus, le dieu plaisant:

  [7] Prologue des Contes Nouveaux.

        Ainsi parlais quand figure comique,
        A l'oeil perçant, au sourire cynique,
          Brusquement s'offrit à mes yeux.

        Or, je lui dis: «Etranger si joyeux,
        Qui cherchez-vous? Est-ce moi?--C'est vous-même,
    Reconnaissez un dieu qui vous plaint et vous aime:
        Plus gai que vous, quoiqu'aussi réformé[8].
          --Qui? Momus!--Vous m'avez nommé.--
    --Certes, votre visite est un honneur extrême...
        --Sans compliment, mon cher, écoute-moi:
        Ne pense plus à ta Maison du Roi,
          Et quitte ce visage blême.»
          Du Dieu l'influence suprême
        Agit soudain; mon coeur est délivré,
        Et mon esprit follement enivré.

  [8] Il est vrai qu'on ne rit plus (note de Nerciat).

        Il ajouta: «Tu ne veux donc au Parnasse
        Te présenter? On n'y peut trouver place,
        Phoebus[9] en vain se laisse importuner;
        Je lui connais, aux hôtels de Mémoire,
          De Vrai Goût, d'Estime et de Gloire,
          Vastes logements à donner:
        En obtenir, c'est une mer à boire;
          A ce ne faudra t'obstiner.

  [9] Phoebus. Apollon s'entend; car le vrai Phoebus est de nos jours
    singulièrement accessible (note de Nerciat).

        Voici le fait: orner la double cime
          Où règne le dieu de la rime,
        Est cas soumis à de nouvelles lois,
        Au pied du mont tourne un immense abîme
        Que sur un pont l'on passait autrefois:
        Ce pont rompit sous trop pesante armée
          D'écrivains stériles et froids,
          Cohorte à jamais diffamée,
        On réparait: la foule envenimée
          Des envieux et des rivaux
        Ne laissait faire, abattait les travaux:
        Lors toute voie à ces gens fut fermée,

          Grand nombre se précipitaient,
        Dans le bourbier barbottaient, périssaient.
          Cependant élite estimée
        Pour vrais talents, et d'Apollon aimée,
          Visites de Pégase avait,
        Qui sur son dos, favoris recevait;
          Puis malgré l'effort du pygmée
        Invectivant d'une voix enrhumée,
        Pégase, fier, sous grand homme arrivai
          Au temple de la Renommée.
        L'usage plut; or, il est demeuré.
          Le pont jamais ne sera réparé,
        De l'avenir ne te mets donc en peine
        Sans cabaler, obéis à ta veine;
        Signale-toi: rien ne peut empêcher
          Que le père de l'Hippocrène[10],
        Où que tu sois, ne te vienne chercher:
    Franchir sans lui l'espace, est entreprise vaine,
        De temps en temps je viendrai t'inspirer,
        Non traits amers, qui pourraient t'attirer
        De l'univers le mépris et la haine,
          Comme à Rufus[11], à Défontaine[12],
    Insolents que Thémis fit bien de châtier;
        Non de ces traits que Fréron, Chevrier[13]
          Versaient, dans leur noire migraine,
          Sur un mercenaire papier;
        Mais traits plaisants, tel qu'au bon Lafontaine
        Je les triais dans Boccace et la Reine[14];
        Tels qu'en offrais au délicat Vergier[15].
        Causticité, de son impure haleine,
          Jamais ceux-ci n'osa souiller,
          Ni leur chefs-d'oeuvre barbouiller.

  [10] Pégase toujours (note de Nerciat).

  [11] _Rufus_. Rousseau, qui fut grand poète, grand brouillon:
    maintenant tout le monde est au fait de ses torts et des ses
    malheurs. La postérité ne connaîtra que ses talents vraiment
    admirables (note de Nerciat).

  [12] _Desfontaine_. Je me suis permis d'altérer, pour le besoin de la
    rime le nom d'un méchant qui a défiguré tant de réputations pour le
    seul besoin de faire du mal. Je renvoie, pour les détails qui le
    concernent, à son ami Voltaire (note de Nerciat).

  [13] _Fréron et Chevrier_. Loin de vouloir insulter à la mémoire de
    ces illustres morts, je crois au contraire aider à la justifier, en
    supposant que la haine et la médisance étaient chez eux plutôt une
    maladie que des vices (note de Nerciat).

  [14] Dans les contes de la reine de Navarre, dans l'Arioste et
    ailleurs (note de Nerciat).

  [15] _Vergier_, auteur, entre autres, du charmant conte _du Rossignol_
    (note de Nerciat).

    Mieux te plairaient les jeux de Melpomène,
          Ceux de Thalie et d'Erato[16]?
          Tu viens trop tard, la lice est pleine.
    D'Euterpe[17] tu voudrais au chant de la Syrène
          Mêler le brillant concerto?
          Un noble délire t'entraîne?...
          Prétends-tu disputer l'arène
          A Philidor, à Monsigny?...
    Redoute pour le moins, la lance de Grétry...
    Fais contes bleus, mon cher, ils donnent moins de peine.
          --Soit, dis-je au dieu des quolibets,
          Mais sur Alizons et Babets
    M'apprendrez-vous anecdotes certaines?
    --N'en faut douter: leurs piquantes fredaines,
          Et celles de Rabais-Coquets,
          Et celles d'Eventés Plumets,
    Dans mon recueil se trouvent par centaine;
          A côté de ces freluquets
        Figure aussi mainte dame hautaine,
    Du livre précieux je te fais abandon.
          Tiens, prends.--Ajoutez à ce don,
          Dieu généreux... (j'osais à peine)
        --Quoi?--Le burin du divin Lafontaine[18].
        --Hélas! mon cher, il me l'avait rendu;
          Mais, étourdi, je l'ai perdu:
          Sottise insigne et malheureuse,
        Puisqu'en dépit de travail assidu,
    Vulcain, ne retrouvant trempe si merveilleuse,
        S'est avoué, sur ce point, confondu,
          Butin de qualité douteuse
          Est celui qu'_un tel_ a reçu[19].
          Du défaut l'on s'est aperçu.
        Faute de mieux, celui-ci je te donne,
        S'il est chétif, seul n'as été déçu:
        Comme à plus d'un faudra qu'on te pardonne».

  [16] _Jeux de Melpomène, de Thalie, d'Erato_ tragédies, comédies,
    opéras. Pour peu que des contes soient passables, ils tombent aussi
    dans les mains de lecteurs qui n'ont pas toujours présents les
    départements des muses (note de Nerciat).

  [17] _D'Euterpe_, etc., _concerto_. Mettre des opéras en musique (note
    de Nerciat).

  [18] La Fontaine qui me paraît aussi divin dans son genre qu'Homère
    dans le sien (note de Nerciat).

  [19] _Qu'un tel a reçu_. J'avais en vue quelqu'un dont le nom
    m'empêchait de faire mon vers. Les inconvénients de mètre se font
    sentir dès les premiers pas (note de Nerciat).

Ces mauvais vers sentent un peu le désenchantement. Nerciat se met au
courant de la littérature allemande; Il goûte surtout les poètes de
l'_Association anacréontique_: Gleim, Uz et particulièrement le major
Christian Ewald de Kleist qui avait été tué en 1759, dont Uz avait
chanté la mort et que le prince de Ligne invoquait en vers:

          Kleist, Horace des Germains
        Inspire-moi de l'Elysée,
        Puissent les vers qui passent par mes mains
        Se ressentir de ta tournure visée.

Nerciat l'appelle: «Poète délicieux, un des plus beaux génies que
l'Allemagne ait produits».

Vers la fin de 1776, le chevalier parcourt Bruxelles, Namur, Louvain. Il
compose ses _Contes nouveaux_, ouvrage faible dont tout l'intérêt réside
dans les détails autobiographiques qui y sont consignés. Nerciat fait
alors connaissance avec le prince de Ligne qui agréa la dédicace des
_contes nouveaux_. Ils parurent l'année suivante, _A Liège_, lit-on sur
le titre, et le nom de l'auteur se trouve à la signature de l'Epître
dédicatoire. Ces contes n'étaient ni libres ni très spirituels, mais
souvent trop longs et d'une lecture assez pénible. Nerciat avait perdu
sa grâce et son charme, il s'ennuyait et ennuyait les autres. Son amitié
avec le prince de Ligne dut être assez intime. Si l'on en croit une note
des _Contes nouveaux_, Nerciat pouvait se vanter de connaître les
secrets du Prince.

Celui-ci, cependant, n'a jamais, à ma connaissance, cité nommément
Nerciat, c'est tout au plus si dans cette oeuvre considérable, où les
beautés ne manquent pas et qui parut en 24 volumes à partir de 1795,
sous le titre de _Mélanges militaires, littéraires et sentimentaires_,
j'ai trouvé une note qui pourrait se rapporter à Nerciat. Il s'agit de
la _Noce interrompue_, comédie en trois actes, mêlée d'ariettes. Le
prince de Ligne dit: «Je voudrais avoir la musique qui avait déjà été
faite pour cette petite pièce: mais je ne sais ce qu'elle est devenue,
pas plus que celui-ci qui l'avait composée. Ce que je sais, c'est que je
n'ai pas eu le temps de la faire exécuter».

Ensuite Nerciat se remet à voyager et sans doute devint-il à cette
époque un agent secret comme Mirabeau, comme Dumouriez. On le retrouve
en 1778 à Strasbourg où il fait paraître sa comédie de Versailles:
_Dorimon ou le marquis de Clairville_. Il visite les bords du Rhin et
fait réimprimer en Allemagne, pour sa satisfaction, _Félicia_, dont il
n'existait pas d'édition correcte. Ensuite on perd sa trace jusqu'en
1780.

                                   *

                                 *   *

En 1780, la cour du Landgrave de Hesse-Cassel brillait de son plus grand
éclat. On n'y avait jamais connu une telle splendeur. Le _rococo_ y
triomphait et à la vérité, ce faste n'allait pas sans mesquinerie; il
sentait l'imitation. Il avait été importé de France et les bons Hessois
ne voyaient pas tout ce luxe étranger d'un bon oeil. Le Landgrave
Frédéric II était monté sur le trône, en 1760, succédant à son père
Guillaume VIII. Frédéric avait prouvé sa valeur en combattant à la tête
des troupes hessoises pendant la guerre de Succession d'Autriche.
Pendant la guerre de Sept Ans il avait passé au service de la Prusse et
en février 1759, le Roi dont il devait devenir un homonyme l'avait nommé
général d'infanterie et vice-gouverneur de Magdebourg. Frédéric de
Hesse-Cassel avait un caractère fantasque fait de mysticisme et de
scepticisme. Son goût pour les pompes extérieures l'avait amené à se
convertir au catholicisme et, pour rassurer son père alarmé par cette
conversion, il signa sans difficulté l'_Acte d'assurance_ où il
s'engageait à réserver aux protestants les fonctions de l'Etat et à
n'accorder aux catholiques que le libre exercice de leur culte. Il était
dévot à ses heures, mais l'on dit aussi qu'il n'avait passé dans
l'Eglise Romaine que dans l'espoir d'obtenir la couronne de Pologne.

A sa cour, on ne parlait que le français, on s'efforçait d'avoir une
élégance française, on observait l'étiquette de Versailles, car le
Landgrave méprisait tout ce qui était allemand et particulièrement la
littérature allemande pour laquelle commençait alors l'époque des
chefs-d'oeuvre. La beauté des troupes de Hesse était renommée. Frédéric
II amassa un trésor de 60 millions de thalers en vendant des mercenaires
à l'Angleterre pendant la guerre d'Amérique.

Cette prospérité permit au landgrave de satisfaire ses goûts fastueux.
Il fit venir de France un architecte, Simon-Louis Ry qui embellit
Cassel, abattant les remparts, dessinant des jardins à la Lenôtre.
Tischbein, peintre allemand, mais de talent si français qu'on l'a
comparé à Nattier, fut chargé de la décoration des appartements
princiers.

Le landgrave entretint aussi une troupe dramatique et lyrique qui jouait
les chefs-d'oeuvre classiques de la scène française, les opéras et les
opéras-comiques français, car Frédéric, contre le sentiment de
l'Allemagne du XVIIIe siècle, préférait la musique française à
l'italienne, de même qu'il mettait avant toutes les autres la
littérature française de son temps. La dévotion du Landgrave ne
l'empêchait pas au demeurant de partager les idées des Encyclopédistes
et d'honorer Voltaire avec lequel il correspondait.

A cette époque, le philosophe de Ferney était fort embarrassé d'un de
ses admirateurs qui se trouvait dans une mauvaise situation.

Jean-Pierre-Louis Luchet, Marquis de La Roche du Maine, puis marquis de
Luchet, était né à Saintes en 1774. Il avait pris du service dans un
régiment de cavalerie et avait démissionné pour épouser une Genevoise. A
Paris, il mena grand train et se tailla de beaux succès littéraires.
Mais la marquise eut le tort d'admettre dans son salon les
_mystificateurs_ fameux pour avoir _turlupiné_ ce bizarre et ridicule
Poinsinet qui finit par se noyer dans le Guadalquivir, à Cordoue: «Notre
langue lui doit, disent les _Mémoires secrets_, de s'être enrichie du
terme de _mystification_, terme généralement adopté, quoi qu'en dise M.
de Voltaire, qui voudrait le proscrire on ne sait pourquoi».

Mais ces mystificateurs, parmi lesquels on comptait le comte d'Albanel,
l'avocat Coqueley de Chaussepière, les acteurs Préville et Bellecour, de
la Comédie-Française et un commis dans les fourrages qui était connu
sous le nom de Lord Gor, firent d'autres victimes que Poinsinet et ils
mystifièrent grossièrement différentes personnes. Sur la plainte d'une
dame de qualité, la police intervint. Il y eut des menaces de prison.
Cette affaire finit par s'arranger, mais tout le monde tourna le dos aux
Luchet et toutes les portes se fermèrent devant eux.

A cela vint s'ajouter la faillite du marquis qui s'occupait de mines. Il
dut fuir et après un séjour chez Voltaire, il s'en alla à Lausanne où il
fonda en 1775 les _Nouvelles de la République des Lettres_. Il engloutit
ainsi ce qui lui restait de fortune. C'est alors que Voltaire le
recommanda au landgrave de Hesse-Cassel qui l'accueillit.

Luchet était un homme agréable et disert. Les Allemands, même ses
ennemis, accordaient qu'il fût un «connaisseur en beautés théâtrales
comme presque tous les Français de qualité». Sa réputation de
littérateur était faite.

Il plut beaucoup à Frédéric II qui dès le 1er juin 1776 écrivait à
Voltaire: «Plus je connais M. de Luchet, plus je l'estime. Quel charme
dans la conversation; quelles idées nettes! Il s'exprime avec la plus
grande facilité et précision. Je l'ai fait directeur de mes spectacles
et l'on dirait qu'il est fait exprès pour cette place». C'est pour
Luchet l'époque des triomphes: il est successivement nommé conseiller
privé, directeur du Théâtre-français, surintendant de l'orchestre de la
cour, bibliothécaire du Muséum de Cassel, secrétaire perpétuel de la
Société des Antiquités fondée à Cassel en 1777, historiographe du
Landgrave, vice-président du cercle du commerce à Cassel. Il était déjà
ou allait devenir membre de la Société d'Agriculture de Berne, des
Académies de Marseille, de Turin, de Dijon, de Saint-Pétersbourg,
d'Erfuhrt, de celle des Arcades, de la Société des Antiquaires de
Londres, de la Société royale de Lunebourg, de l'Institut de Bologne,
etc. Tout-puissant à la cour du Landgrave, il y introduit des
compatriotes.

Comme intendant de la musique et des spectacles de la cour, le marquis
recrutait et dirigeait la troupe française, qui jouait à Cassel, et
suivait la cour dans ses déplacements d'été, à Wabern, à Geismar, à
Weissenstein. Dans ces résidences on jouait devant la cour seule.

M. de Luchet s'occupait de la mise en scène et c'est lui qui désignait
les pièces à représenter. Sachant que le Landgrave serait flatté que
l'on jouât pour la première fois à Cassel des oeuvres d'auteurs
français, Luchet recherchait les pièces nouvelles.

Vers la fin de 1779 il reçut l'offre d'un opéra-comique. Celui qui
l'offrait, et qui était l'auteur des paroles et de la musique,
s'appelait le Chevalier Andrea de Nerciat. Le marquis de Luchet, qui
l'avait connu à Paris, brillant officier de la maison du Roi, se dit que
ce serait une bonne recrue pour la cour de Frédéric, que ce
lieutenant-colonel français, auteur et musicien, et lui répond que
l'opéra-comique est reçu et que si l'auteur se trouve sans situation, il
n'a qu'à venir à Cassel où on lui en trouvera une.

Le chevalier de Nerciat fut très flatté. Il pensa qu'on utiliserait ses
talents comme sous-directeur des spectacles ou dans quelqu'autre
fonction du même genre et se mit en route. Il arriva à Cassel dans les
premiers jours de février 1780 et fut très bien reçu. Il se logea dans
la haute ville neuve[20]. On le nomma aussitôt conseiller et
sous-bibliothécaire de S. A. S. le landgrave Frédéric II. Nerciat
n'entendait rien à cette fonction, mais il accepta le poste, en
attendant mieux. Par reconnaissance, peu de jours après son arrivée, il
donna lecture à la Société d'Antiquités d'un discours dans lequel il
manifestait son étonnement devant les projets magnifiques d'un prince,
un des plus grands pour la protection qu'il accordait aux sciences et
aux arts, un des meilleurs pour le souci qu'il prenait du bien-être de
ses sujets: c'était un Titus, un Auguste, etc. Le discours eut le succès
qu'on en attendait et Nerciat devint un courtisan apprécié dans la cour
frivole du landgrave.

  [20] Je pense qu'Andrea de Nerciat venait de se marier. Sa femme
    mourut probablement en couches en 1782. Quoi qu'il en soit, le
    chevalier se remaria en 1783.

Le marquis de Luchet y tenait la première place. On l'appelait «le roi
du pays». Il régnait véritablement, décidant de tout ce qui avait trait
au goût, à l'élégance, à l'étiquette, et Frédéric l'écoutait avec
déférence. Il y avait aussi le marquis de Trestondam, qui de 1772 à
1780, figure sur les états de la cour comme «premier gentilhomme de
vénerie». Il était glückiste et musicien de talent. Ses talents sur le
violon étaient, paraît-il, incomparables, il y joignait ceux de danser
le menuet à ravir et d'être redoutable dans ses fréquents duels. A
partir de 1781, il seconda Luchet comme sous-intendant de la musique. On
voyait aussi un _maestro_ nommé Fiorillo qui écrivait des Opéras légers,
un chimiste du nom de Prizier qui coûtait cher au Landgrave, un français
officier au service de la Hesse, le marquis de Préville, des savants
comme Forster, Johann von Müller, Soemmering, Dohm, des artistes comme
Böttner et Nahl, et le chevalier Andrea de Nerciat qui parmi tous ces
courtisans dont les conservations roulaient sur l'art militaire,
l'Encyclopédie, le magnétisme, la littérature ou la musique, racontait
avec grâce ses voyages ou gravement _tenait des propos sur la
philosophie française_. Ce dernier trait est rapporté par Lynker, un des
rares auteurs qui mentionnent Nerciat; et c'est d'ailleurs tout ce qu'il
en dit[21].

  [21] _Geschichte des Theaters und der Musik in Kassel bearbeitet von
    verstorbenen Hof-Theater-Sekretär W. Lynker_, etc. (Kassel, 1865).

On représenta l'ouvrage du Chevalier, _Constance ou l'heureuse
témérité_, opéra-comique en trois actes, au _Komoedienhaus_ de Cassel où
le Théâtre-français donnait ses représentations.

On peut supposer que le duc de Wurtemberg assistait au spectacle et que
c'est sur sa demande que Nerciat lui envoya le manuscrit de la partition
de _Constance_, qui est conservé à la bibliothèque de Stuttgart. La cour
et la ville étaient réunies, le chef d'orchestre était un français nommé
Finet et l'Opéra-comique eut un succès que n'encouragea pas le glückiste
marquis de Trestondam. Le sujet de _Constance ou l'heureuse témérité_
«n'offre rien de nouveau, dit M. Jean-Jacques Olivier[22]. C'est
l'éternelle histoire de l'ingénue promise à un barbon ridicule et qui,
secondée par une soubrette intrigante, parvient à force de ruses à
épouser son jeune amant. Mais le livret est coupé avec adresse et les
couplets sont joliment tournés.

  [22] _Loc. cit._

«Pour la partition, si elle contient des maladresses et des négligences
de style, qui dénotent un travail d'amateur, elle renferme un grand
nombre de morceaux d'une heureuse inspiration, où ne manque ni la
couleur, ni la vivacité.»

Ces paroles de l'Air de _Finette_ donneront une idée du livret de
_Constance_:

            Si je me donne un mari,
            Je ne le veux ni joli
            Ni galant, ni fait pour plaire,
            Un benêt, c'est mon affaire,
            Il en est tant Dieu merci.
            Pour époux, vive une bête,
            Madame fait à sa tête,
            Elle gouverne monsieur
            Et d'un maître sans malice
            Fait, au gré de son caprice,
            Son très humble serviteur.

Et voici encore celles-ci, de l'Air de _Madame Armand_:

          Se faire craindre d'un époux
          Est un méprisable avantage.
              D'une femme sage
              L'empire est plus doux;
            Pour la paix du ménage,
            De la part d'un jaloux.
            Elle sait avec courage
            Souffrir un léger outrage
            Les caresses, la douceur
            Ramènent un mari volage,
              Il fuit l'humeur;
            Beauté qui veut être affable
            De l'homme le moins traitable
            Désarme enfin la rigueur.

Certains livrets d'aujourd'hui ne valent pas celui de _l'heureuse
témérité_.

La même année, Nerciat fit paraître le texte de son opéra-comique, à
Cassel, mais la musique resta inédite. Jusque-là le chevalier n'avait
guère été dans cette bibliothèque dont il était le Sous-Bibliothécaire.
Il n'avait pas eu le temps. Mais le Bibliothécaire en chef le rappela à
ses devoirs. Le marquis de Luchet avait en effet trouvé en venant à
Cassel que les livres de la Bibliothèque étaient mal classés. Un de ses
amis lui avait fait une description de la Bibliothèque du comte de
Clermont. Luchet s'enthousiasme pour le plan d'après lequel elle avait
été conçue, et ayant adopté ce plan, il rédige un _Projet d'arrangement
de la Bibliothèque dans le Muséum Fridericianum présenté à Son Altesse
Sérénissime Mgr le Landgrave, par son premier Bibliothécaire à Cassel ce
29 février 1779_. Tout était rangé sous cinq dénominations ou facultés:
Théologie, Jurisprudence, Sciences et Arts, Belles-Lettres, Histoire. Le
Landgrave adopte aussitôt le projet et le marquis fait diligence pour
qu'il soit exécuté. Les livres sont envoyés au relieur et au fur et à
mesure de leur retour, classés sur le nouveau plan dans le nouveau
catalogue. A cette époque la direction intérieure du Muséum était
confiée à un certain Schminke qui s'opposa à tout changement et préféra
se démettre de son poste plutôt que de prêter la main aux fantaisies de
Luchet. Outre les deux bibliothécaires, il y avait à la bibliothèque un
_Bibliotheksskribent_. Luchet engage de nouveaux employés: un ancien
comédien français, deux anciens valets, un inspecteur des lanternes
révoqué et tombé dans la misère, un ci-devant négociant dont le négoce
n'avait pas réussi, qui vivait d'écritures, tenait des livres et à
l'occasion faisait des courses, et enfin un sous-officier du 1er
bataillon de la garde. Tout ce monde changeait les étiquettes sous la
direction du _Bibliotheksskribent_. Les savants de Cassel ne voyaient
pas d'un bon oeil ces modifications et le _Bibliotheksskribent_, homme
du métier, était le premier à protester dans la ville, disant que les
précédents bibliothécaires étaient fondés dans leur science et
n'auraient pas attendu messieurs de Luchet et Nerciat pour établir une
classification nouvelle, utile aux savants et amateurs de lettres.
Cependant il n'osait enfreindre les ordres du marquis tout-puissant et
les exécutait, se promettant de prendre sa revanche. Ce
_Bibliotheksskribent_ se nommait Friedrich Wilhelm Strieder. Il était né
à Kinken le 12 mars 1739 et il mourut à Cassel le 13 octobre 1815. Il
avait d'abord servi dans les troupes hessoises et était employé à la
Bibliothèque depuis le 13 décembre 1765. Après la mort du Landgrave
Frédéric II et le départ du marquis de Luchet, il fut nommé Premier
Bibliothécaire. Il haïssait les Français et c'est lui qui nous a
conservé le récit de ces petits événements[23].

  [23] _Grundlage zu einer Hessichen Gelehrten und Schriftsteller
    Geschichte seit der Reformation bis auf gegenwaertige Zeit..._
    (Cassel, 1788), tome 8.

A vrai dire, Strieder ne nous dit pas le rôle qu'il a joué, mais qu'on
devine.

Inexperts, les nouveaux employés de la Bibliothèque multiplièrent les
erreurs. Un jour, le marquis de Luchet vint au _Muséum_ et voulant
donner un exemple sur la façon de classer les livres, inscrivit
gravement dans le catalogue: _Commentaires de Saint-Paul sur quatre
épîtres de saint Paul, Galates, Ephésiens, Philippiens, Colossiens,
Genève 1548_. En réalité, il s'agissait des commentaires de Calvin sur
les Epîtres de Saint-Paul.

Le Chevalier de Nerciat vint aussi. Il apportait ses ouvrages imprimés
pour en faire don à la Bibliothèque. Ils y figurent toujours. Ce sont:
_Contes nouveaux_, _Dorimon ou le marquis de Clairville_, _Constance ou
l'heureuse témérité_ et _Félicia ou mes fredaines_, édition de 1778,
sans indication de lieu, en quatre volumes.

Le chevalier de Nerciat ayant vu le buste du Landgrave qui se dressait
dans la Bibliothèque, composa aussitôt ces vers:

    Frédéric à la gloire alliant les vertus,
    Du Sage et du Héros offre ici le modèle,
    Dans ce marbre animé par un ciseau fidèle
    Nous voyons Ptolémée, Auguste avec Titus.

Le chevalier DE NERCIAT.

Avec l'approbation du marquis de Luchet, ce quatrain et la signature
furent gravés sur une plaque dorée que l'on plaça sous le buste du
Landgrave.

Strieder dit à propos de Nerciat: «Comme il a en qualité de
Bibliothécaire beaucoup plus travaillé avec les pieds qu'avec la tête et
les mains, il n'a pas fait beaucoup de bévues à réparer». Ce qui
signifie sans doute que Nerciat se remuait beaucoup et ne faisait rien.
Au demeurant, il inscrivit dans le _Catalogum Historiæ litterariæ_ une
indication: _Friedr. Geo. August Loberthan. Versuch einer systematischen
Entwickelung der gantzen Lehr von der Gerichtsbarkeits, der weltlichen
sowohl als der kirchlichen, Halle 1775_, _8º relié neuf_. Son travail se
borna là. A partir de cette époque Nerciat commence à devenir mécontent
de son engagement, et un peu jaloux de son supérieur avec lequel il eût
volontiers partagé la surintendance des spectacles.

Luchet et le Landgrave tenaient pour la musique française, le marquis de
Trestondam était glückiste et Nerciat n'aimait que la musique italienne.
De là, des propos aigres-doux entre Nerciat et Trestondam. Celui-ci
parvint à évincer le chevalier, et lorsqu'on nomma un sous-intendant de
la musique, Trestondam obtint ce poste que le marquis de Luchet avait
promis à Nerciat. Le chevalier manifesta son mécontentement, mais le
marquis de Luchet, qui commençait à le trouver encombrant et trop
exigeant, était assez fin pour le tenir à l'occasion dans les limites de
la subordination, selon son engagement. Nerciat était hésitant:
devait-il rester à Cassel comme _employé à la Bibliothèque_, ainsi qu'il
disait, et attendre que le bon plaisir du landgrave ou plutôt celui de
Luchet l'appelât à un poste plus en rapport avec ses goûts, ou devait-il
chercher du service auprès d'un autre prince allemand?

C'est à cette époque que parut dans la _Gothaer gel. Zeitung_ un article
qui selon Strieder rendit célèbre en Allemagne le marquis de Luchet et
la bibliothèque de Cassel. Au _Musæum_, dans les catalogues, les erreurs
se multipliaient et Strieder se gardait bien de les redresser. Nul doute
que ce soit lui qui ait rédigé l'article paru dans la feuille de
_Gotha_. L'exploit _érostratique_ qui avait bouleversé une vieille
bibliothèque allemande était sévèrement jugé:

  «J'ai encore vu la Bibliothèque de Cassel dans l'ordre où elle était
  primitivement. Tout y était bien. On pensa l'améliorer en y changeant
  tout et l'on présenta au Landgrave un plan sur lequel il paraîtrait
  qu'est arrangée en France, une bibliothèque qui m'est d'ailleurs
  inconnue.

  Le prince trouva le plan si bien exposé qu'il y donna son consentement
  en ajoutant une somme suffisante à l'achèvement d'un nouveau catalogue
  qui était devenu nécessaire. Aussitôt, on fit relier luxueusement en
  20 volumes un grand nombre de rames de papier et on y fit inscrire les
  livres d'après l'ordre dans lequel on les avait mis. Les copistes
  chargés d'indiquer au catalogue, brièvement et clairement, les titres
  des ouvrages, n'avaient pas la moindre des connaissances nécessaires.
  Chaque volume du catalogue comporte encore des divisions par format et
  on y laisse des blancs en vue de l'accroissement de la Bibliothèque.

  Cependant, les livres dont elle est déjà pourvue sont inscrits à la
  suite les uns des autres, de telle façon qu'il ne serait pas possible
  d'y intercaler un volume à la place qui conviendrait, mais il faut
  porter à la suite toute nouvelle acquisition. D'après les
  renseignements que je vous donne sur le classement, vous pourrez
  raisonnablement juger que ce défaut dans ce catalogue a de graves
  inconvénients.

  Par exemple, à l'Histoire naturelle on trouve, et non pas, comme on
  pourrait le croire, reliés ensemble, les livres suivants: _Milii diss.
  de origine animalium, Genevæ 1705_, et _La vie du Père Paul de l'ordre
  des Serviteurs de la Vierge, etc., Amsterdam, 1663, in-12_. A la
  Généalogie et la Diplomatique on trouve côte à côte: _Constitution,
  hist., lois, charges, etc., acceptées des Francs-Maçons, trad. de
  l'Anglais par J. Kuessen à la Haye, 1763, 4º_ et _Idea de el Buon
  Pastor por Numez de Cepada en Léon 1682 4º_. Une histoire orientale
  est perdue parmi les livres relatifs à la Hollande. Les _Ambassadeurs_
  par Wiquefort et les _Droits des gens_ par Vattel se trouvent dans les
  Sciences Economiques. _Le Médecin du Cheval_ (Rossartz) par Winter a
  été rangé parmi les ouvrages sur l'Art. A peine le croirait-on! Les
  cartouches et les pupitres, sur lesquels sont marquées les différentes
  classes indiquées par des lettres, donnent aussi la preuve des
  connaissances qui ont présidé à cette installation. J'ai copié
  quelques-unes de ces indications. _Historia Europæana_, _Historia
  Exeuropæana_, _Litteræ Diarii_, _Theologia Sermon..._»

C'était l'époque où Schloezer était dans tout l'éclat de sa renommée.
August Ludwig Schloezer né à Jaggdstad dans le Wurtemberg le 5 juillet
1738, mourut le 9 septembre 1809. Il s'immortalisa en liant l'Histoire
aux Sciences Politiques. Il professa à Saint-Pétersbourg et ensuite à
Goettingue: On a dit de lui qu'il avait mis la science en contact avec
la vie, qu'il avait été un journaliste d'avant les journaux, un voyageur
d'avant les voyages, un historien de la civilisation avant l'existence
d'une opposition politique. Il fonda les _Staatsanzeigen_.

En 1781, il faisait paraître le _Briefwechsel_. Il y releva l'histoire
de la _Gothaer gel. Zeitung_ sous le titre de _Bibliothèque de Cassel_:

  «Cassel, depuis longtemps l'ornement de toute notre patrie allemande,
  progressera encore d'année en année grâce à la sollicitude de son
  Altesse. La bibliothèque fameuse depuis le temps d'Arkenholz s'est
  sans cesse accrue et compte 40.000 volumes. Elle est une des plus
  importantes de l'Allemagne. Elle est conservée dans un édifice qui
  manifeste un faste princier. Le choix des nouvelles acquisitions
  témoigne des grandes connaissances du Prince. Mais dans le _Gothaer
  gel. Zeitung_ du 20 janvier 1781, il y a des nouvelles étonnantes au
  sujet de l'agencement intérieur de cette Bibliothèque, ce qui
  naturellement est l'affaire de MM. les Bibliothécaires... [_Ici
  Schloezer cite les bévues mentionnées par la feuille de Gotha_].

  «On ressent quelque chose de pénible à apprendre tout cela et à penser
  que le Prince protège les Arts et les Sciences et paye très cher ses
  serviteurs. Il est tout à l'honneur de M. le Conseiller Schminke, que
  peu satisfait de pareilles installations, il ait abandonné la
  direction de la Bibliothèque.

  «Voilà des nouvelles incroyables, mais elles sont imprimées dans la
  _Gothaïschen Gelerten Zeitung_ qui notoirement est lue loin à la
  ronde. On demande patriotiquement: 1º, au cas où ces informations ne
  seraient pas vraies, une prompte rectification, afin que la calomnie
  ne se répande pas et ne passe pas la frontière allemande, ou 2º, au
  cas où tout cela serait vrai, on exige les noms de ces messieurs qui
  ont proposé et exécuté les dits nouveaux agencements. Car ce serait
  toujours consolant pour nous autres Allemands, si comme la légende en
  court, ce n'étaient pas des Allemands, mais des étrangers ignorants
  [_ou_ manquant d'érudition: _ungelehrt_] ceux qui ont provoqué des
  plaisanteries publiques sur une capitale allemande qui possède, tout
  le monde le sait, un grand nombre d'Allemands érudits, auprès desquels
  ces étrangers pourraient apprendre à décliner et plus encore.»

La _Goth. gel. Zeitung_ répliqua aussitôt:

  M. le professeur Schloezer a publié avec quelques commentaires dans le
  cahier 44 de son _Briefwechsel_ quelques passages relatifs à
  l'agencement et arrangement intérieur de la Bibliothèque du Landgrave
  à Cassel. Il se pose, en quelque sorte, en juge et avec un souci
  patriotique de l'honneur des Allemands il exige: 1º qu'au cas où ces
  informations ne seraient pas vraies, etc... [_Le rédacteur de Gotha
  cite ici l'article de Schloezer_].

  Le premier point est pour l'auteur de la lettre le plus intéressant et
  l'amène à certifier qu'il n'a pas forgé ces informations d'après les
  récits d'un tiers, mais les a tirés à la source même. Quelques heures
  qu'il passa dans la Bibliothèque, il les employa seulement à se faire
  une idée de l'arrangement auquel il entendait quelque chose. Il nota
  ensuite dans une société assez nombreuse, tout ce qui avait trait à la
  Bibliothèque. On peut présumer que M. le professeur Schloezer a
  lui-même une connaissance assez précise de cet arrangement de la
  Bibliothèque et qu'il a quelque idée des auteurs, car pour ce qui
  concerne ceux-ci, il se réfère à un bruit qui court, que ce ne sont
  pas des Allemands, mais des étrangers ignorants qui doivent porter le
  poids des moindres bévues commises non seulement dans l'agencement,
  mais aussi dans les inscriptions que l'on a laissé mettre sur les
  cartouches de la Bibliothèque. La lettre suivante qui nous a été
  envoyée par un des bibliothécaires pour être rendue publique est une
  preuve que nous ne disons rien qui soit ignoré. C'eût été l'occasion
  d'un démenti que nous n'aurions pas supprimé. Aucune syllabe de cette
  lettre ne réfute les informations que nous avons données. Elle répond
  aussi, pour ceux qui connaissent le personnel de la Bibliothèque de
  Cassel, à la 2e question de M. le professeur Schloezer: _que sont ces
  messieurs qui ont proposé et exécuté ces nouveaux agencements?_ Pour
  ce qui est de l'exécution, l'auteur de la lettre[24] suivante s'y
  reconnaît expressément:

  [24] En français.

  «La manière dont Vous Vous êtes expliqué dans une de vos feuilles au
  sujet de la Bibliothèque de Cassel a mis le rédacteur du journal
  littéraire de Goettingue dans le cas de commettre une injustice que
  Vous voudrez bien sans doute réparer. Il qualifie collectivement
  d'ignorants étrangers les Bibliothécaires de Cassel, comme si deux ou
  plusieurs étrangers ignorants étaient les auteurs solidaires des
  bévues que Vous aviez indiquées, et que relève la correspondance de
  Goettingue avec des réflexions peu flatteuses pour les étrangers
  assimilés.

  «Deux Français à la vérité sont rattachés à la Bibliothèque de Cassel,
  mais l'un est un chef, une espèce de Primat des Sciences, lettres et
  Arts. Ce chef a seul _imaginé_ la distribution actuelle; _divisé_ les
  matières; placé les livres, et _composé les légendes latines_ qui
  indiquent leur arrangement. Tout cela était conçu avant que l'autre
  Français eût mis le pied dans le nouveau Musée, où il n'a accepté une
  place très surbordonnée qu'afin de ne pas manquer une occasion
  précieuse de s'attacher à un Prince éclairé, bienfaisant, qui à cette
  époque n'avait pas besoin du nouvel étranger pour les choses
  auxquelles celui-ci pouvait être propre.

  «Je suis ce Français et je vous proteste, Monsieur, qu'employé à la
  Bibliothèque de façon à ne pas partager la gloire de mon Supérieur
  s'il en avait acquis, je ne veux pas plus partager ses disgrâces. Bien
  ou mal, j'ai fait avec une muette subordination, mais avec toute la
  diligence possible, ce qu'on m'a commandé.

  «Si Vous aviez su ces particularités, Monsieur, Vous m'auriez sans
  doute mis à part dans Vos remarques et le journaliste de Goettingue
  qui Vous a copié m'aurait aussi tiré du pair. Vous êtes trop
  équitable, Monsieur, pour ne pas faire usage pour ma justification de
  la lettre que j'ai l'honneur de Vous écrire, et à laquelle je Vous
  prie de donner place dans Vos feuilles. J'ai l'honneur d'être, etc...

  Le Chev. de NERCIAT

  à Cassel

  le 6 mars 1781.»

L'article de la _Goth. gelerte Zeitung_ et la lettre de Nerciat
n'étaient pas tendres pour Luchet. Quelques jours auparavant, le 22
février, le chevalier avait adressé à Schloezer la lettre[25] que voici:

  [25] En français.

  «Monsieur,

  «Un article du 44e cahier de Votre journal de cette année copiant mot
  à mot un article de celui de Gotha contre certaines bévues commises
  dans le nouvel arrangement de la Bibliothèque de Cassel finit par une
  tirade très patriotique où, traitant d'ignorants les sujets auxquels
  Monseigneur le Landgrave a confié les livres de Son Muséum, Vous
  témoignez le désir de connaître ces Etrangers, apparemment pour leur
  faire le procès comme criminels de Lèse littérature.

  «Eh bien, Monsieur! Je suis l'un des coupables, que vous citez à votre
  tribunal, je n'attends pas qu'on me dénonce, et j'ose vous présenter
  ma courte justification que je me flatte de voir bientôt insérée dans
  vos feuilles, ne doutant pas plus de votre équité, que d'une franchise
  dont votre diatribe me fournit la preuve la moins équivoque.

  «Celui qui a l'honneur de Vous écrire, Monsieur, est très persuadé
  que, pour être un Bibliothécaire passable, il faut avoir passé une
  partie de sa vie parmi les livres, et s'être fait du moins une routine
  qui dans une Bibliothèque peut tenir lieu de savoir, ce qu'il serait
  possible de prouver, mais une simple lettre ne doit pas être le cadre
  d'une discussion.

  «Celui donc qui vous écrit, Monsieur, français à la vérité, sans que
  ce soit un préjugé contre son état d'homme de lettres, militaire
  pendant 20 ans, sous-bibliothécaire par hasard et sans vocation, sans
  prétentions dans une partie pour laquelle il ne s'était pas offert, le
  chevalier de Nerciat enfin, pourrait n'avoir pas les qualités
  nécessaires à un Bibliothécaire, sans être pour cela dans le cas de
  recevoir avec docilité la qualification d'ignare que vous avez la
  bonté de lui décerner. Avant sa métamorphose imprévue, il avait
  produit quelques ouvrages d'imagination en vers et en prose, ses
  pièces et sa musique avaient avantageusement occupé quelques théâtres.
  Comme _non omnia possumus omnes_, ce qu'il cite lui suffit pour
  réclamer contre le titre qu'il obtient sur parole dans Votre Journal.
  Si vous voulez bien considérer outre cela, Monsieur, qu'un
  sous-bibliothécaire qui se trouve sans trop savoir comment sous la
  discipline d'un Supérieur, se borne à l'exécution servile de ce que ce
  Supérieur prescrit, vous conviendrez que vos coups ne devraient point
  frapper l'innocent instrument des erreurs émanées de l'autorité; c'est
  ce dont auraient dû vous prévenir les zélés qui vous ont si
  minutieusement détaillé les bévues de la Bibliothèque. Cette
  distinction aurait été d'autant plus juste que, selon les dispositions
  du nouvel établissement, la gloire et l'utilité du succès devant
  retourner en entier au Supérieur, sans que le subalterne y eût aucune
  part, celui-ci peut renoncer au bénéfice des satires et vous prier,
  Monsieur, de mettre désormais au singulier certaines épithètes, s'il
  vous plaît d'honorer encore de votre attention les sujets inégaux que
  Mgr le landgrave emploie au service de sa Bibliothèque. J'ai l'honneur
  d'être avec un très humble respect, Monsieur,

  Votre affectionné Serviteur

  le chevalier de Nerciat.»

Immédiatement, le professeur Schloezer envoya la lettre[26] suivante au
susceptible Sous-Bibliothécaire:

  [26] En allemand.

  «Très noble Monsieur,

  «Monsieur le très honorable conseiller, je n'hésiterais pas un instant
  à insérer mot à mot dans ma Correspondance, conformément à votre
  demande, l'écrit dont vous m'avez honoré le 22 courant, si d'une part
  il n'était pas à craindre que cette lettre imprimée mot pour mot ne
  causât à Cassel une trop grande sensation, désagréable pour vous-même;
  d'autre part, il règne dans cet écrit un malentendu au sujet d'un mot
  allemand qui vous a conduit à d'injustes conséquences.

  «_Ungelehrt_ ne signifie pas _ignorant_ ni _ignare_, mais il désigne
  le manque de _ces_ connaissances _littéraires_ qui sont indispensables
  aux Savants de profession, par exemple: connaissance de la langue
  latine, de la bibliographie, etc. Un capitaine, un _Banquier_ peut ne
  pas savoir décliner _mensa_, mais plaise au ciel qu'on ne l'appelle
  pas pour cela un _ignorant_. Seulement, lorsque ces connaissances
  littéraires manquent dans une charge qui suppose nécessairement un
  _homme de lettres_, alors ce défaut deviendra blâmable. Un _homme de
  lettres_ n'a pas besoin de connaître l'équitation et personne ne le
  blâmera à cause de cela, comme on ferait s'il était écuyer.

  «L'affaire ayant été portée par la _Goth. gel. Zeitung_ devant le seul
  tribunal qui lui convînt, le tribunal du public (car devant quel
  tribunal de Cassel aurait-on pu la plaider?) deux cas seulement se
  présentent.

  «Ou bien, les dénonciations de la _Gothaer Zeitung_ ne sont pas
  vraies. En ce cas, je demanderais seulement une attestation de l'un de
  Messieurs les Bibliothécaires; elle serait aussitôt imprimée et les
  calomniateurs seraient entièrement confondus.

  «Ou bien, elle est vraie. Et il est alors prouvé que l'artisan de cet
  agencement n'entend pas le latin, n'a pas de connaissances
  bibliographiques et que par conséquent il n'aurait pas dû s'occuper
  d'une bibliothèque publique qui reçoit chaque semaine tant de
  voyageurs.

  «En conséquence, je vous conseillerais de provoquer le silence sur ce
  qui tombe le plus sous les yeux, sur ce qui attire l'attention des
  connaisseurs et de m'envoyer, en vue de la publication, à moi ou à
  tout autre rédacteur d'une feuille mensuelle, un avis manuscrit qui
  nous informerait que:

  «Sur les cartouches on ne lit point _Europæana_ mais _Europæa_, ni
  _Exeuropæana_ mais _Asiat. Afric. Americ._ et ainsi de suite;

  «Que Mosheim ne se trouve pas parmi les Pères de l'Eglise mais là ou
  là, etc.

  «Ainsi tout serait bien fait. Chaque voyageur pourrait ensuite
  contrôler lui-même cet avis et l'odieuse enquête pour retrouver le
  premier auteur cesserait.

  «Vous ne m'avez point demandé en quoi cette affaire me regardait, ni
  pourquoi j'ai fait reproduire l'article de la _Gothaer Zeitung_, et
  cette question certes, vous ne me la ferez pas. Vous êtes un Français
  et l'une des plus nobles et des plus fréquentes vertus nationales de
  cet aimable peuple, c'est le patriotisme.

  «Lorsqu'il y a de cela six mois vous parliez presque chaque jour avec
  un voyageur qui venait de Paris et vous racontait avec des rires
  l'érection, en public, d'une statue qui contre toutes les règles de
  l'Art--à Paris où l'on connaît cet Art--due au ciseau d'un Allemand,
  avait été ornée d'inscriptions françaises telles que le grand
  Duguesclin ne les aurait certes pas écrites, votre patriotisme n'en
  fut-il pas excité et réchauffé?

  «Cassel est en petit, pour nous Allemands, ce qu'est en grand Paris
  pour les Français. Cassel est notre orgueil. De plus, nous, habitants
  de Goettingue, avons un intérêt tout spécial à cela. Cassel et
  Goettingue se servent mutuellement, et maint illustre voyageur ne
  viendrait pas dans notre région, si les deux villes n'étaient d'aussi
  proches voisines.

  «Pour les deux ouvrages imprimés que vous avez bien voulu m'envoyer
  comme cadeau, je vous présente mes remerciements les plus obligés.
  L'examen de ces deux ouvrages m'a confirmé dans la haute idée que j'ai
  de vos talents dans ce beau compartiment de l'érudition et desquels la
  renommée avait déjà fait impression sur moi.

  «Pardonnez-moi si j'écris en allemand. A la vérité, j'entends le
  français, mais je ne m'aventure pas à l'écrire parce que je cours le
  danger de faire à chaque ligne une _Exeuropæana_.

  «Dans l'avenir, je saisirai avidement chaque occasion de vous donner
  des preuves effectives de la considération très distinguée avec
  laquelle j'ai l'honneur d'être votre très obéissant serviteur.

  SCHLOEZER.

  «Goettingue, le 26 février 1781.»

La politesse et l'ironie de cette réponse ne découragèrent point Nerciat
et l'on a lu la lettre que, sans craindre le scandale, il écrivit
ensuite au rédacteur de la _Goth. gel. Zeitung_.

Le marquis de Luchet fit semblant de ne rien savoir. Il écarta tout
doucement Nerciat de la cour et le confina dans ses misérables fonctions
d'employé à la Bibliothèque, mais le chevalier se garda bien depuis lors
de collaborer en quoi que ce fût au fameux catalogue.

Nerciat resta un an encore à Cassel. Son nom figure en 1781 et en 1782
dans le _Hochfuerstl. Hessen-Casselischen Staats- und Adress-Calender_
et il s'y trouve indiqué comme il suit: «Rath und _Sous_-Bibliothecar,
Herr chevalier de Nerciat.»

Cependant, Nerciat cherchait à se procurer une autre position. Il quitta
son poste de sous-bibliothécaire à Cassel en juin 1782 et entra au
service du Prince de Hesse-Rheinfels-Rotenburg, qui en fit son
_Baudirector_, c'est-à-dire son directeur ou intendant des bâtiments.
Nerciat avait laissé à Cassel sa femme qui était enceinte.

Parmi les manuscrits conservés à la _Landesbibliotek_ de Cassel on en
trouve un sous la cote: _Mscr. Hass. fol. 450_ qui contient un grand
nombre de renseignements de toutes sortes, rassemblés par Rudolf de
Butlar, et concernant les familles nobles de la Hesse ou ayant séjourné
dans ce pays. Une page contient l'indication suivante:

  Monsieur le chevalier de Nerciat, Hesse-Rotenburg Oberbaudirektor

      Georg
      Philipp
      August
      Get. Oberneust.
      fr. Gem.
      9--15
         10
      1782

Ce qui signifie qu'un fils de M. le chevalier de Nerciat, surintendant
des bâtiments de la Hesse-Rotenburg, naquit à Cassel, le 9 octobre 1782,
et qu'il fut baptisé le 15 octobre, à la paroisse française de la haute
ville neuve de Cassel, sous les noms de Georges-Philippe-Auguste.

Le chevalier de Nerciat eut deux fils qui furent boursiers de
l'Egalité. Dans les palmarès on trouve, l'An VI: «Louis-Philippe
Nerciat, né à Paris, accessit de version latine». Et l'An VII:
«Auguste-Georges-Philippe Andrea, né à Hesse-Cassel, accessit de langues
anciennes et d'histoire naturelle». Auguste de Nerciat entra dans la
carrière diplomatique. J'ai trouvé dans le tome 2e du _Recueil de
voyages et de mémoires publié par la Société de Géographie_ (Paris,
1825) un _Extrait de la traduction faite par M. le baron de Nerciat d'un
mémoire de M. de Hammer, sur la Perse..._

Plusieurs des notes ajoutées à ce travail par le traducteur sont
signées: A. de N.

Le chevalier Andrea de Nerciat ne se plaisait pas beaucoup dans son
nouveau poste d'_Oberbaudirektor_. Sa femme venait sans doute de mourir
en couches à Cassel. Le chevalier revint à Paris en 1783 et se remaria
la même année en l'église Saint-Eustache comme cela a été noté
par Ravenel[27]: «Nerciat (André-Robert Andrea de) épouse
Marie-Anne-Angélique Condamin de Chaussan. Reg. Saint-Eustache 1783». Il
conserva des rapports avec toutes les petites cours allemandes où il
avait des amis; il publiait de la musique et l'on trouve de lui une
_Romance_ (paroles et musique) parue en 1784 dans le _Choix de Musique
dédié à S. A. S. Monseigneur le duc des Deux-Ponts_:

  [27] Notes Ravenel: Bib. Nat. mss. fr. n. a. 5859.

          Tircis dont l'âme délicate
          Fut tendre au comble du malheur
          Près de mourir pour une ingrate
          Nous peignait ainsi sa douleur.

        De deux beaux yeux connaissez-vous le prix?
          Venez admirer ceux d'Ismène,
        Mais craignez-vous les maux d'un coeur épris?
          Fuyez, fuyez mon inhumaine.
          Vous brûleriez de mille feux
        Si par malheur, cette beauté cruelle
          Dardait sur vous une étincelle
              De ses beaux yeux.

        Tremblez pour vous! Je défiais l'amour
          De ranimer un coeur de glace
        Je vis Ismène, hélas! depuis ce jour
          Je suis puni de mon audace.
          Il me sembla d'abord si doux
        Ce sentiment que soudain elle inspire;
          Bientôt, il devint un martyre.
              Tremblez pour vous!

        Plaignez mon sort, je me consume en vain
          Le roc est plus tendre qu'Ismène,
        Aucun espoir, je sens que le chagrin
          Lentement au tombeau me traîne.
          Viens me guérir, affreuse mort
        Et vous, amis qui savez ce qu'endure
          L'amant qui meurt de sa blessure,
              Plaignez mon sort.

Le chevalier de Nerciat avait quitté l'Allemagne sans regret, mais non
sans émotion. «Les Allemands, a-t-il écrit dans _Monrose_, m'ont
passablement ennuyé, tout en me forçant à les beaucoup estimer.»

Il ne songea pas avant son départ à revoir le marquis de Luchet dont les
projets étaient devenus grandioses.

Il s'était fait imprimeur et libraire, rêvant de faire de Cassel un
centre où la littérature française et l'allemande se rencontreraient
pour se vivifier mutuellement. On devait y traduire en français des
livres allemands et en allemand les succès de la librairie française.
Ces idées commerciales ne laissaient pas de choquer un peu les habitants
de Cassel et l'on se moquait ouvertement du favori qui trouva un matin
attaché à une persienne de sa maison une feuille de papier sur laquelle
on avait écrit en français: «Monsieur le marquis de Luchet, Imprimeur,
Libraire, conseiller intime de S. A. S. Mgr de Landgrave, vend toutes
sortes de livres».

La librairie du marquis de Luchet dura du 18 novembre 1783 au 11
novembre 1785. Au commencement de 1785, la _Krieg und Domainen Kasse_
demanda au Landgrave la suppression des comédiens français qui coûtaient
cher à la couronne.

Frédéric II allait se séparer à regret de sa chère troupe française,
lorsqu'en bon courtisan, Luchet prit à son compte, jusqu'en 1788,
l'entreprise du Théâtre-Français, moyennant une subvention de 3.000 écus
la première année et 4.000 les suivantes, plus les dédits à payer aux
artistes renvoyés ayant la fin de leur engagement. A Cassel, le
Landgrave devait avoir une loge à sa disposition et dans les Résidences,
la troupe devait jouer devant la cour seule.

Frédéric II mourut le 31 octobre 1785, et presque aussitôt après
l'avènement du landgrave Guillaume IX, on conseilla au marquis de Luchet
d'abandonner les postes qu'il occupait et de quitter la Hesse.

Il se démit de ses fonctions le 10 février 1786 et quitta Cassel le 3
avril à 5 heures du matin.

La troupe française fut congédiée et la population de Cassel approuva
par des manifestations le départ des _sauteurs_ français, c'est ainsi
que le peuple hessois appelait ces comédiens. Ceux dont l'engagement
n'était pas terminé reçurent six mois de gages.

M. de Luchet passa au service du prince Henri de Prusse. Un roman du
marquis avait à ce moment un véritable succès. Il s'agit du _Vicomte de
Barjac ou Mémoires pour servir à l'histoire de ce siècle_, que l'on a
quelquefois attribué à Choderlos de Laclos.

Il n'y a pas lieu d'insister ici sur le reste de la carrière du Marquis
de Luchet, qui est connue.

                                   *

                                 *   *

A son retour en France, le chevalier Andrea de Nerciat reprit le métier
des armes qui masquait sans doute celui d'agent secret. Il fit partie
des officiers qu'en 1787, le Roi envoya soutenir les patriotes
hollandais, insurgés contre le Stadhouder. Déguisé en bourgeois, Nerciat
arriva secrètement par Gorcum à Utrecht.

Il revint bientôt et il semble qu'il fut chargé la même année d'une
mystérieuse mission diplomatique en Autriche. Il alla aussi en Bohême,
et fit imprimer à Prague deux comédies-proverbes: _Les rendez-vous
nocturnes ou l'aventure comique_ et _Les amants singuliers ou le mariage
par stratagème_. Il reçut en 1788 la croix de Saint-Louis et fit
paraître la même année les _Galanteries du jeune chevalier de Faublas_.

Le roman de Louvet de Couvray venait de voir le jour et Nerciat voulut
profiter de la vogue d'un ouvrage où il reconnaissait l'influence de
_Félicia_. En 1788, il fit encore paraître _Le Doctorat impromptu_ dont
Monselet dit qu'il est «écrit avec légèreté».

En 1789 parurent ses _Contes saugrenus_, en 1792 _Mon noviciat_ et
_Monrose_ dont il ne faut pas douter malgré Wolff[28] que ce soit un
ouvrage de Nerciat. Il semble que pendant la Révolution, Nerciat joua un
rôle assez louche, demeurant comme agent secret aux gages de la
République qu'il détestait et trahissait peut-être.

  [28] _Allgemeine geschichte des Romans..._ (Iéna, 1850).

Quoi qu'il en soit, il se préoccupait toujours de ses livres. Il laissa
paraître en 1793 les _Aphrodites_ et vendit le manuscrit du _Diable au
corps_ qui ne devait paraître qu'en 1803, à Mézières, après la mort de
l'auteur.

Cependant, le métier d'écrivain ne remplissait pas tous ses loisirs, et
tandis que ses fils étaient boursiers de l'Egalité, le citoyen Nerciat
exerçait la profession équivoque de policier.

Sabatier de Castres le mentionne dans sa lettre, au général
Bonaparte[29] datée de Leipzig, 19 mai 1797:

  [29] _Catalogue... de deux cabinets connus_, 19 décembre 1871, nº 95
    (vendu 44 fr.).

    Cette lettre (moins ce passage et quelques autres) a été imprimée
    dans _Lettres critiques, morales et politiques sur l'esprit, les
    erreurs et les travers de notre temps_. _Erfurt_, pet. in-12, VI-28
    p.

«L'agent chargé de surveiller Mme de Buonaparte est le baron de Nerciat
(Nercia) qui se donne tantôt pour italien et tantôt pour français et qui
est auteur de quelques romans orduriers très mal écrits».

On retrouve ensuite Nerciat à Naples où il fut envoyé, sans doute sur sa
demande et la même année, à cause de sa connaissance de l'allemand et de
l'italien, pour surveiller la cour. Il se présenta comme un émigré qui
n'avait quitté son pays que pour venir dans celui d'où sa famille était
originaire. Il fut bien accueilli et la reine lui accorda une pension.
Il est toujours agent secret aux gages de la France, mais ses
préférences qu'il ne parvient pas à dissimuler le portent à passer au
service de Naples[30]. Paris est bientôt informé de cette trahison et le
13 nivôse, an VI, Trouvé, chargé d'affaires à Naples, écrit à
Talleyrand: «Le citoyen Nerciat auquel j'ai envoyé celle par laquelle
vous lui annoncez qu'il n'est plus porté sur vos états comme agent
secret est venu me remettre deux tableaux de chiffres nºs 5 et 6 (Italie
germinal, an V) et m'a aussi apporté la lettre que vous trouverez
ci-jointe». On peut supposer qu'à partir de ce moment Nerciat rompit
définitivement avec la République. Il avait gagné la confiance royale et
en 1798, Marie Caroline le chargea d'une mission secrète, auprès du
Pape. Le chevalier de Nerciat arriva à Rome en février, au moment où les
troupes françaises commandées par le général Berthier s'emparaient de la
ville.

  [30] M. Maurice Tourneux pense que Nerciat joua un rôle important
    comme agent au service de Naples, sous le nom supposé de M. de
    Bressac. Ce Bressac a été mentionné par quelques historiens. Il se
    trouvait à Berlin en 1798 et il est question de lui dans plusieurs
    rapports conservés aux Archives des Affaires étrangères. Gaillard
    écrit de Berlin le 2 ventôse, an VI: «J'ai remis, il y a quelques
    jours, au cabinet de Berlin, la note concernant les décorations de
    l'ancien régime. Leur suppression totale ne souffrira aucune
    difficulté, mais le ministère tient à ce que l'ordre qui émane du
    roi à ce sujet, ne porte que sur ses propres sujets et sur les
    étrangers qui sont à son service ou qui jouissent dans ses Etats du
    droit d'asile sans qu'il puisse concerner en aucune manière les
    étrangers... Je vous prie de faire décider la cour de Naples le plus
    promptement qu'il sera possible et de demander qu'elle donne
    immédiatement l'ordre de se conformer à cette mesure, à un certain
    M. de Bressac ou Pressac qui se trouve à Berlin depuis quelque
    temps. C'est un Français qui dit qu'il est depuis très longtemps au
    service de Naples où il est chambellan du Roi. Il porte la croix de
    Saint Louis. On se rappelle de l'avoir déjà vu ici autrefois, et on
    lui suppose des intentions, quoique je ne le voie en aucune autre
    liaison qu'avec les émigrés, ce qui est assurément sans conséquence.
    Je le regarde comme un de ces agents secrets qui aura intrigué à
    Naples pour se faire donner une mission quelconque à l'étranger et
    surtout de l'argent. Au reste il pourrait arriver qu'il reçût de
    Naples l'ordre de quitter la croix et qu'il le dissimulât. C'est un
    cas à prévoir et à prévenir et il faudrait pour cela que le ministre
    de Berlin pût avoir une connaissance officielle de l'ordre général
    que S. M. Sicilienne donnera à ce sujet.»

    Une lettre de Parandier portant la même date confirme le rapport de
    Caillard en exagérant l'importance de Bressac.

    «Il est arrivé ici depuis quelque temps un fameux aventurier nommé
    Bressac. Cet homme si connu à Naples par son immoralité, par ses
    basses intrigues en politique, par ses liaisons avec la reine, par
    son intimité avec son favori et par toutes sortes d'infamies, se dit
    actuellement brouillé avec Acton, et obligé de voyager tant que son
    ennemi sera en faveur. Il est reçu à la cour et dans les principales
    maisons avec une distinction particulière et affecte un luxe
    ridicule dans un pays où les fortunes bornées ne permettent pas de
    s'y livrer. Faufilé partout, d'une activité inconcevable, ses
    jactances, ses manières intrigantes, décèlent le but de son séjour
    ici. Quoi qu'il ne soit qu'un intrigant subalterne et le preneur
    débouté de la coalition, cependant son séjour ici ne laisse pas que
    de faire beaucoup de mal. Dans un pays où nous ne sommes pas aimés,
    où toute espèce de rapprochement n'est amené que par la peur de la
    puissance républicaine... tout ce qui tend à réveiller les passions,
    les haines, à entretenir les soupçons et les défiances ne saurait
    trop être écarté.»

    Le 19 ventôse an VI, Talleyrand répond à Gaillard:

    «... J'ai fait écrire à Naples relativement à M. de Bressac, qui se
    montre à Berlin avec la croix de Saint-Louis. Je suppose que c'est
    l'aventurier dont il est fait mention peu honorable dans les
    mémoires de Gorani. Quand je serai instruit des effets des démarches
    qui auront lieu à Naples, je vous en instruirai.»

    Enfin, le 18 germinal an VI, Trouvé écrit à Talleyrand:

    «J'ai reçu vos deux lettres 5 et 6 en date du 18 ventôse, relatives
    aux démarches touchant les décorations de l'ancien régime. Vous m'en
    prescrivez une relativement à M. de Bressac, je vais m'en acquitter
    avec d'autant plus d'empressement, que ce Bressac a dans toutes les
    occasions, déployé l'animosité la moins équivoque envers les
    Français.»

    Toutefois, ces extraits ne paraissent point démontrer que Nerciat et
    ce Bressac, n'aient été qu'une seule personne. Au contraire, il y a
    lieu de croire qu'au moment où M. de Bressac se pavanait à Berlin,
    Nerciat se faisait arrêter à Rome, et qu'à la date où Trouvé
    protestait à Naples contre la décoration de Bressac, Nerciat était
    déjà enfermé dans un cachot du castel Saint-Ange.

Nerciat fut aussitôt arrêté et incarcéré au château Saint-Ange. On n'a
encore mis au jour aucun renseignement relatif à l'emprisonnement du
chevalier de Nerciat, et son nom même a échappé à M. Rodocanachi qui a
consacré (Hachette, 1909 in-4º) un important ouvrage à la vieille
citadelle romaine. La détention du chevalier se prolongea au delà de
l'évacuation de Rome par les Français.

Il fut élargi dans les premiers jours de l'année 1800. Il était tombé
gravement malade dans son cachot et avait perdu tous ses papiers parmi
lesquels se trouvaient, paraît-il, les manuscrits de quelques ouvrages.
Aussitôt libre, tout malade qu'il était, il revint à Naples où il mourut
presqu'aussitôt, dans les derniers jours du mois de janvier.

Psychologue subtil et raffiné, esprit dégagé de tous les préjugés,
écrivain délicieux, aux néologismes presque toujours heureux, personnage
équivoque et séduisant, le charmant auteur de _Félicia_ finissait en
même temps que le XVIIIe siècle dont il est l'expression la plus
délicate et la plus voluptueuse[31].

G. A.

  [31] Je tiens à remercier ici le savant M. Maurice Tourneux qui m'a
    fait le don précieux de ses notes sur le chevalier de Nerciat. M. le
    docteur Lohmeyer, directeur de la _Landesbibliothek_ de Cassel et M.
    le docteur Sceffler, bibliothécaire à la _Landesbibliothek_ de
    Stuttgart, ont également part à ma reconnaissance.




ESSAI BIBLIOGRAPHIQUE SUR LES OEUVRES D'ANDREA DE NERCIAT


_Félicia, ou mes Fredaines_ avec l'épigraphe: _La faute en est aux Dieux
qui me firent si folle_. _Londres_, 1775.--4 vol. in-18; 12 gravures
libres par Borel (non signées)[32]. D'après ce qu'en dit Nerciat dans
_Monrose_, cette édition aurait paru en Belgique.

  [32] _Félicia_ a été traduit en anglais et publié dans le tome II, de
    _The Exquisite_. A collection of tales, histories and fancy essays,
    London, M. Smith.--s. d. (1842-1844) 3 vol. gr. in-4º, 45 numéros,
    avec figures. Magazine hebdomadaire dont chaque numéro se vendait
    d'abord 4 pences et plus tard 6 pences. Les figures sont assez
    libres. La plupart des ouvrages qu'on y trouve sont traduits du
    français.

_Félicia, ou mes Fredaines_, etc., 1776. 4 vol. in-18; 12 gravures.

_Félicia, ou mes Fredaines_, etc. _A Londres MDCCLXXVI_. 4 tomes in-18
souvent reliés en 1 vol.

_Félicia, ou mes Fredaines_, etc., Londres, 1778.--4 vol. in-18, 12
grav. cette édition est celle que Nerciat donna à la Bibliothèque de
Cassel où il était Sous-Bibliothécaire. Et dans l'_Extrait_ placé en
tête de _Monrose_, l'auteur dit à propos de _Félicia_ que «la moins
mauvaise édition est celle en deux volumes, chacun de deux parties, et
divisée en chapitres, qui est sortie en 1778 d'une presse d'Allemagne.
On la reconnaît au titre gravé et placé dans un ovale de feuillage».

_Félicia, ou mes Fredaines_, etc. Londres, 1782.--4 vol. in-18; 12 fig.
par Borel d'après Eisen (non signées). Onze fig. sont libres.

_Félicia, ou mes Fredaines_; etc., MDCCLXXXIV.--(sans lieu
d'impression), Paris, Cazin, 4 vol. in-18 avec 24 fig. par Borel d'après
Eisen (non signées). Onze sont libres.

_Félicia, ou mes Fredaines_, etc., MDCCDXXXIV.--4 vol., petit in-18 avec
les figures d'après Eisen. Les figures sont retournées, sauf le
frontispice; et la huitième (avec le clair de lune) est couverte.

_Félicia, ou mes Fredaines, orné de figures en taille-douce_, etc., _A
Londres_.--(s. d.) 4 parties reliées souvent en 4 vol. in-18. Vignette
sur le titre (panier fleuri) (Figures libres).

_Félicia, ou mes Fredaines_, etc., Amsterdam, 1780.--2 vol. pet. in-8º.

_Félicia, ou mes Fredaines_, etc., _A Amsterdam_.--4 parties en 2 tomes
souvent reliés en 1 vol. in-8º. 2 ff. liminaires, 216. pp. et 2 ff.
liminaires, 256 pp.

_Félicia, ou mes Fredaines_, etc., _A Amsterdam, MDCCLXXXV_.--Deux tomes
en 2 vol., in-18, 2 frontispices.

Les vers

    Voici mon très cher ouvrage
    etc.

se lisent au verso du titre du tome deuxième.

Contrefaçon des éditions Cazin.

_Félicia, ou mes Fredaines_, etc., _Amsterdam_, 1786, 2 tomes pet.
in-8º.

_Félicia, ou mes Fredaines_, etc., _Amsterdam_, 1792.--2 tomes pet.
in-8º.

_Félicia, ou mes Fredaines_, etc., _A Amsterdam_, 1793.--2 tomes petit
in-8º.

_Félicia, ou mes Fredaines_, etc. _A Amsterdam, Aux dépens de la Société
Typographique_, 1794, 4 parties en 2 vol. in-18.

_Félicia, ou mes Fredaines_, etc. _Amsterdam_, 1795. 2 tomes pet. in-8º.

_Félicia, ou mes Fredaines avec figures_. _Paris chez les marchands de
nouveautés_, 1795.--4 vol. Pet. in-12 avec les fig. d'après Eisen.

_Félicia, ou mes Fredaines_, etc., _Paris, an III_.--(1795) 4 vol. in-18
avec les fig. d'après Eisen.

_Félicia, ou mes Fredaines_, etc., _Paris_, 1797.--4 vol. in-18 avec les
fig. d'après Eisen.

_Félicia, ou mes Fredaines_, etc., _Paris_, 1798.--4 vol. in-18 avec les
fig. d'après Eisen.

_Félicia, ou mes Fredaines_, etc., _Londres_, 1812.--(Bruxelles) 4 vol.
in-18 avec 24 fig. d'après Eisen.

_Félicia, ou mes Fredaines_, etc., _Londres_, 1834.--(Bruxelles), 4 vol.
in-18 de 162, 179, 198 et 179 pp.

_Félicia, ou mes Fredaines par Andrea de Nerciat_, _Londres_,
1869.--(Bruxelles), Alphonse, Lécrivain et Briard qui imprimait, 4 tomes
en 2 vol. in-12, avec 24 figures, d'après Eisen.

_Félicia, ou mes Fredaines_, etc., (s. l.), 1869.--(Bruxelles)
Vital-Puissant (?) 4 vol. in-18; 24 fig. libres d'après celles d'Eisen.

_Félicia, ou mes Fredaines_, etc.--(Bruxelles, Kistemaeckers, 1890), 2
vol. in-16, 4 fig. dans le texte.

_Monrose, ou le libertin par fatalité, suite de Félicia_ [s. l.],
1792.--4 vol. in-18 et parfois in-8º[33].

  [33] _The Exquisite_ (voir la note au 1er article de _Félicia_)
    renferme au tome III un abrégé de _Monrose_.

_Monrose ou suite de Félicia par le même auteur_ [s. l.] 1795.--4 vol.
in-18 avec 24 gravures libres attribuées par Cohen à Quéverdo.

_Monrose, ou suite de Félicia par le même auteur_, _à Paris, an V_
(1797).--4 tomes in-12 avec les 24 grav. libres. Le 1er tome ou
_Première Partie_ comprend 1 feuillet préliminaire X-179 pages et 1
feuillet pour la table; la _deuxième partie_ 1 feuillet prél. 202 p. et
1 f. pour la table.

Le titre répété en tête du 1er chapitre de chaque partie porte: _Monrose
ou le libertin par fatalité_.

_Monrose, ou suite de Félicia par le même auteur_, _Paris, an
huitième_.--vol. in-18 avec les fig. libres.

_Monrose, ou suite de Félicia par le même auteur_, _à Paris_ chez le
Prieur, libraire quai Voltaire, nº 12 an IX.--4 vol. in-16, 4 fig. non
signées.

_Monrose, ou le libertin par fatalité, par Andrea de Nerciat_,
1792-1871.--(Bruxelles, Lécrivain et Briard, imprimé par Briard) 4 vol.
in-18, avec les grav. copiées sur celles attribuées à Quéverdo.

_Les galanteries du jeune chevalier de Faublas ou les Folies
parisiennes_, par l'auteur de _Félicia_, Paris, 1788.--4 vol. in-12. Le
_Faublas_ de Louvet de Couvray sort manifestement de _Félicia_. Quoi
d'étonnant si Nerciat a voulu revendiquer un peu de cette paternité en
essayant de profiter d'une vogue où il avait part? Les sept premières
parties des _Amours de Faublas_ venaient de paraître en 1787-1788. Je
n'ai point eu entre les mains l'ouvrage de Nerciat, je ne sais donc
point si c'est comme l'insinue Vital-Puissant, une imitation de
l'ouvrage de Louvet, mais c'est peu probable. Nerciat a dû, peut-être
même à l'instigation de son libraire, changer pour celui du chevalier de
Faublas, le nom du héros d'un ouvrage déjà terminé et prêt à être
publié.

_Mon noviciat ou les joies de Lolotte_ [avec épigraphe].

    _Pour être heureux, ô Lubriques mortels!
    Faut-il, hélas, un trône et des autels!_

_Foutromanie, Chant I_

[s. l.] 1792.--(Berlin), 2 vol. in-18, avec 2 grav. libres[34].

  [34] Ce roman a été traduit en allemand:

    _Mein Noviziat_ [qui forme le 3e vol.] _III Band des Priapische
    Romane Rom. bei Seraph Calszovulva_ 1791-97.--(Berlin).

    _Mein Noviziat_, etc.--Réimpression des Priapische Romane faite à
    Leipzig vers 1810. Voici le titre complet d'une réimpression faite à
    Leipzig vers 1860:

    _Priapische Romane III Band Dritte Abtheilung Boston Bei Reginald
    Chesterfield_ [avec une vignette représentant deux amours,
    remouleurs dont l'un repasse un... tandis que l'autre fait pipi sur
    la meule, un deuxième titre porte] _Mein Noviziat III Band Erste
    Abtheilung_. [Les autres vol. des _Priapische Romane_ contiennent le
    1er une adaptation du _Fanny Hill_ et le 2e une adaptation du
    Meursius.] _Mon Noviciat_ a aussi servi, paraît-il, pour deux
    ouvrages anglais en lettres; _How to raise love or mutual amatory
    secret London 1848_--(Amérique) in-18 fig.

    _How to make love, or the Art of making love in more ways than one,
    exemplified in a series of most luscious adventures between two
    cousins, translated from the french_.--(s. l. n. d.) en 12 f. Il y a
    au moins une réédition in-12 récente (vers 1860).

_Mon noviciat, ou les joies de Lolotte par Andrea de Nerciat_,
1792-1864.--Avec l'épigraphe (Bruxelles, 1886, Poulet-Malassis) 2
parties en 2 vol. in-18, 2 f. libres. A la fin du premier vol. on trouve
cette note: «OEuvre d'Andrea de Nerciat avec figures sur acier (même
format et même typographie que _mon Noviciat_). Sous presse, _Le
Doctorat impromptu_, 1 vol. 2 fig. _Les Aphrodites_, 4 vol. 8 fig. En
préparation, _Le Diable au corps_, _Félicia, ou mes Fredaines_, _Monrose
ou suite de Félicia_, etc. Le dernier ouvrage sera précédé d'une notice
sur la vie d'Andrea de Nerciat rédigée sur des documents nouveaux et des
correspondances inachevées de la plus grande curiosité». Cette notice
n'a pas paru. Il y a quelques exemplaires sur Chine avec deux états
(noir et bistre) des figures.

_Mon noviciat ou les joies de Lolotte par Andrea de Nerciat_, _Paris.
Aux dépens de la compagnie_, 1890.--(Sans l'épigraphe, titre en rouge et
noir) 2 tomes en 2 vol. in-8º 174-178 pp. (grav. libres).

_Les Aphrodites ou Fragments thali-priapiques pour servir à l'histoire
du plaisir_. _Lampsaque_, 1793, 8 part. petit in-8º de 80 pp. 1 planche
chacune. Ces 8 parties se reliaient en 1 ou 2 vol. Les fig. sont libres.
Cohen les attribue à Freudenberg. L'ouvrage est bien imprimé. Jusqu'ici
il n'a été signalé que trois exemplaires de cette édition originale. Le
1er a appartenu à M. Bégis. La 6e figure qui manquait avait été
reproduite de l'original par le procédé Pilinski; le deuxième exemplaire
était complet, il a appartenu à M. Frédéric Henkey, anglais résidant à
Paris; un troisième exemplaire était en Angleterre, il a été vendu à
Paris en 1860. Cette édition aurait été imprimée à l'étranger pendant la
Révolution[35].

  [35] _The Exquisite_ (voir la note au 1er article de _Félicia_)
    renferme la traduction du 1er numéro des _Aphrodites_.

_Les Aphrodites ou Fragments thali-priapiques pour servir à l'histoire
du plaisir_. _Réimpression textuelle de l'édition unique et rarissime de
Lampsaque_, 1793. _Bâle, imprimerie de Steuben frères_, 1864.--Avec
l'indication: «tirage: 200 exemplaires numérotés de 1 à 200», et un
_Avis de l'éditeur_ intéressant. 2 vol. in-12 (Bruxelles, Jules Gay,
imprimé par Mertens) avec la reproduction des grav. originales. Ouvrage
recherché. Vital-Puissant, éditeur belge fort médiocre et qui ne vivait
qu'en contrefaisant les éditions de Gay et de Poulet-Malassis, rapporte
dans une note où l'injustice se mêle à des détails sans doute
véridiques: «Cette édition est tellement mauvaise qu'à la suite de
nombreux reproches reçus de quantité d'amateurs à ce sujet, Jules Gay
fut obligé de la jeter en quelque sorte au panier. A cet effet, il
vendit les 80 ou 90 exemplaires qui restaient sur 200 au sieur
Jean-Pierre Blanche, son compatriote, Parisien, réfugié à Bruxelles, où
il avait établi une petite librairie d'occasion en chambre, rue
Saint-Jean. Cette vente fut effectuée au prix de quatre-vingts centimes
l'exemplaire, Jules Gay ayant préalablement enlevé les titres et la
préface de l'ouvrage. Il va sans dire que J.-P. Blanche, l'acquéreur,
s'empressa de faire réimprimer une préface quelconque et les titres
enlevés et qu'ainsi, il parvint peu à peu à écouler entièrement les
exemplaires en sa possession. Nous tenons ces renseignements certains
d'un libraire qui fut témoin oculaire de cette affaire[36]».

  [36] _Bibliographie anecdotique et raisonnée de tous les ouvrages
    d'Andrea de Nerciat par M. de C... bibliophile anglais, édition
    ornée du portrait inédit de Nerciat gravé d'après l'original
    appartenant à M. B... de Paris_, _Londres, Job-Alex. Hoogs,
    éditeur-libraire Burlington Arcade et se trouve à Paris, à Bruxelles
    et à Stuttgart_ 1876. In-8º de 63 pp. et 1 p. de table des matières
    tiré paraît-il à 150 exemplaires. Au verso du faux-titre on lit:
    _Printed By Edward Cox 314 Old Kest Road_ et à la fin du livre: _Hic
    liver impressus est in civitate londoniensi and expesas Vitalis
    potentis, belgici civis in urbe Lutetiæ manentis. Anno Domini
    MDCCCLXXVI_. En réalité ce livre a été imprimé à Bruxelles pour le
    compte de Vital-Puissant qui n'est pas seulement l'éditeur de cet
    ouvrage, véritable pamphlet catalogue où il attaque des concurrents
    et vante ses produits--mais l'auteur même. Les dernières pages du
    livre sont occupées par des notices sur des réimpressions faites
    pour le compte de Vital-Puissant. En frontispice, se trouve le
    portrait sur chine d'_Andrea de Nerciat d'après la sanguine à M. Br.
    de Paris_. Ce portrait imprimé en rouge a été tiré sur la planche
    qui a servi pour le même portrait, qui se trouve en tête des _Contes
    nouveaux_ d'Andrea de Nerciat, édition de Poulet-Malassis (Voir ce
    qui est dit de cet ouvrage). Et sans doute cette _Bibliographie_ de
    Vital-Puissant n'est-elle qu'une nouvelle édition augmentée de
    l'ouvrage suivant publié par le même Vital-Puissant:
    _Eclaircissements historiques sur les Aphrodites et le Diable au
    corps du chevalier Andrea de Nerciat et sur leur auteur_, 1871
    in-18.

Ces exemplaires sont peut-être ceux qui portent ce titre: _Les
Aphrodites_, etc., _Bruxelles, Schmidt_.

_Les Aphrodites_, etc., _par Andrea de Nerciat_ [avec cette épigraphe].
_Priape, soutiens mon haleine. Piron, ode à Priape_, 1793-1864.--8
numéros en 4 vol. in-18, 8 fig. libres gravées sur acier d'après celles
de l'édition originale, et 1 frontispice de Rops; j'en ai vu un
exemplaire avec 2 frontispices de Rops. (Bruxelles. Auguste
Poulet-Malassis, imprimé par Briard.) A la fin du nº 4, c'est-à-dire du
2e volume on trouve un catalogue annonçant la publication des _OEuvres
complètes d'Andrea de Nerciat avec figures gravées sur acier_. SOUS
PRESSE. _Le Diable au corps_, 4 vol. avec gravures d'après douze beaux
dessins attribués à Monnet, qui ornent un manuscrit de ce livre célèbre
appartenant au duc d'A... Ce manuscrit en 2 volumes in-4º, daté de 1798,
et, par conséquent postérieur d'une dizaine d'années à la date
d'achèvement du livre que Nerciat avait terminé suivant toute
probabilité avant 1788, est conforme, à quelques variantes près, à
l'édition originale de 1803. Les dessins de Monnet présentent cette
particularité que sans souci de l'anachronisme, cet artiste les a
composés avec les costumes et le mobilier du temps où on les lui a
demandés. Les amateurs apprécieront d'autant plus cette particularité
que les gravures de l'édition originale du _Diable au corps_, publiée
après la mort de Nerciat, sont informes, et qu'il n'existe pas de livres
érotiques bien exécutés dont les figures représentent les modes du
Directoire. EN PRÉPARATION. _Le Doctorat impromptu_.--_La matinée
libertine_.--_Félicia ou mes Fredaines_.--_Monrose ou suite de Félicia_,
etc., etc.--Le dernier ouvrage de la série se composera d'une notice sur
la vie d'Andrea de Nerciat rédigée sur des documents entièrement
nouveaux, et de correspondances inédites de Nerciat avec plusieurs
femmes et divers gens de lettres, Beaumarchais, Rétif de la Bretonne,
Grimod de la Reynière, Pelleport (auteur des _Bohémiens_), etc., le
volume sera orné de fac-simile. On fait appel à l'obligeance des curieux
qui connaîtraient des portraits de Nerciat--et qui pourraient ajouter à
l'ensemble déjà extraordinaire de pièces sus-mentionnées». Ce recueil
n'a jamais paru. Il y a quelques exemplaires sur chine avec deux états
(noir et bistre) des figures.

_Les Aphrodites_, etc., _Lampsaque_ 1793.--(Belgique, vers 1872), 2 vol.
in-18, 360-376 pp. précédés d'une notice historico-bibliographique. 8
fig. d'après celles de l'éd. orig. et 2 frontispices de Rops. C'est
probablement une contrefaçon de l'éd. de Poulet-Malassis, contrefaçon
exécutée pour le compte de Vital-Puissant. Il paraît qu'il n'en a été
tiré que 50 exemplaires.

_Le Diable au corps..._ 1798.--Manuscrit en 2 vol. in-4º. Il a appartenu
au duc d'Aumale. On y trouve quelques variantes avec le texte de
l'édition originale (1803). Il contient douze dessins libres attribués à
Monnet. Ce manuscrit et ces dessins ont servi à Poulet-Malassis pour son
édition de 1864 (Voir ce qui est dit à l'article des _Aphrodites_). Je
ne sais où est à présent ce manuscrit. Est-il écrit de la main de
Nerciat? C'est peu probable. Le chevalier, d'après ce qu'il dit dans sa
préface, aurait écrit son ouvrage «bien longtemps avant le lever
éclatant de _Figaro_». _Le Barbier de Séville_ fut joué en 1775 et _le
Mariage de Figaro_ en 1784. Plus loin le chevalier précise en indiquant
que le _Diable au corps_ était écrit avant 1776. Ces éclaircissements,
Nerciat les donne en manière de plainte contre «des imprimeurs français
établis en Allemagne pour y faire une espèce de contrebande littéraire»,
qui avaient publié la première partie du _Diable au corps_ sous ce
titre:

_Les écarts du tempérament ou le catéchisme de Figaro; esquisse
dramatique._

[Avec cette épigraphe:]

    _Et flon flon, ture lure, lure
    Chacun a son tour et son allure_

_A Londres_ 1785.--In-18º avec 4 grav. libres assez mal faites. Nerciat
dit que c'est «une brochure négligée, pleine d'absurdités,
inintelligible en plusieurs endroits». Il ajoute: «Je ne conçois pas
trop bien quelle avait pu n'être la spéculation des éditeurs, mais il
est clair qu'ils n'ont pas su lire, ou qu'ils se sont fait une tâche de
tout gâter. Pas le moindre écart, pas la moindre addition, le moindre
retranchement qui ne soit un contre-sens, une platitude, ou du moins une
faute contre le goût, sans parler des innombrables difformités purement
typographiques». Quoi qu'il en soit, cette première partie lui fut
dérobée vraisemblablement en 1770 et c'est vers cette époque que Nerciat
termina son ouvrage. Cette édition fautive, mal intitulée, volée à
l'auteur, fut contrefaite dans le pays même où elle avait été publiée,
et Nerciat ne parut pas avoir eu connaissance de cette contrefaçon dont
le titre était modifié. On s'était enfin aperçu que _Figaro_ n'avait pas
affaire dans cette fantaisie:

_Les écarts du libertinage et du tempérament, ou vie licencieuse de la
comtesse de Motte-en-feu, du Vicomte de Molengin, du Valet Pine-fort, de
la Conbanal, d'un âne et de plusieurs autres personnages_, _nouvelle
édition_. _A Conculix, chez l'abbé Boujarron, bon bretteur_,
1793.--in-18 de 132 p. figures.

_Le Diable au corps, oeuvre posthume du très recommandable
Docteur Cazzoné, membre extraordinaire de la joyeuse Faculté
Phallo-coiro-pygo-glottonomique_ 1803.--3 vol. in-8º, 20 figures libres
avant la lettre et encadrées, les figures sont bien exécutées. Il en fut
tiré 500 exemplaires de ce format et 500 exemplaires en format in-18,
mais en 6 volumes et les figures ne sont pas encadrées. Elles portent
sur le titre et avant la date _avec figures_. Quelques exemplaires in-18
présentent encore quelques différences et notamment la date est indiquée
ainsi: _MDCCCIII_. Cette édition avait été préparée par Nerciat, il en
écrivit l'_Avertissement nécessaire_ en 1789. La Révolution dérangea ces
projets et l'ouvrage ne parut qu'en 1803, après la mort de son auteur.
L'imprimeur fut, paraît-il, Frémont, à Mézières (Ardennes). La plus
grande partie de l'édition fut saisie lors de son entrée à Paris, ce qui
explique que les exemplaires en soient si rares. On recherche surtout
les exemplaires in-8º. La Bibliothèque Nationale en possède un. On en a
signalé un autre qui appartenait à M. Frédéric Henkey, bibliophile
établi à Paris, l'un des auteurs, dit-on, du charmant ouvrage libre:
_L'école des biches_, et le même qui possédait un des trois exemplaires
connus de l'éd. orig. des _Aphrodites_. L'exemplaire du _Diable au
corps_ de M. Henkey était parfait et contenait de plus de 20 dessins
exécutés par un artiste inconnu, mais moins beaux que ceux de Monnet. Le
catalogue nº 2 (1909) de la librairie Chrétien offre un exemplaire à
toutes marges dans un état parfait au prix de 700 fr.

_Le Diable au corps_, etc... 1842.--(Allemagne--Stuttgart?) 6 vol. in-32
de XII 208, 204, 188, 194, 259 et 216 pp. avec tirage nouveau des
anciennes planches de l'éd. originale. Mauvaise réimpression.

_Le Diable au corps_, etc., 1864 (Bruxelles, publié par A. Poulet dit
Malassis associé avec A. Lécrivain et Briard qui imprimait) 3 vol. in-12
avec 12 fig. d'après 12 dessins attribués à Monnet faisant partie d'un
manuscrit appartenant au duc d'Aumale et reproduit dans cette édition.
Il présente quelques différences d'avec celle de 1803. Les dessins
représentent les costumes et le mobilier du temps où on les a commandés
(V. plus haut ce qui concerne l'édition Poulet et Malassis des
_Aphrodites_ et les précédents articles sur _Le Diable au corps_). Outre
la reproduction des douze dessins, cette édition contient en outre 4
frontispices par Félicien Rops. Il y aurait eu 5 exemplaires in-4º sur
papier vergé fort de Hollande.

_Le Diable au corps_, etc., _Cazonné_ (_Andrea de Nerciat_), _membre_,
etc., Genève (Bruxelles, Christiaens, vers 1865) 3 vol. petit in-12, 12
planches libres et mauvaises.

_Le Diable au corps_, etc., _Cazonné_ (_Andrea de Nerciat_), _membre_,
etc., Genève 1786.--(Bruxelles, vers 1872) 4 vol. in-18, 32 fig.
gravées.

_Le Diable au corps_, etc., _Cazonné_ (_Andrea de Nerciat_), _Membre_,
etc., Genève 1786.--(1873, contrefaçon allemande ou hollandaise de l'éd.
précédente) 4 vol. avec 36 mauvaises planches souvent coloriées
donnaient des indications erronées relativement à leur placement, 32
fig. dont les contrefaçons lithographiées des figures de l'édition
précédente et 4 qui servent de frontispice sont de mauvaises
_diableries_ exécutées à la détrempe et qui ont déjà servi dans des
albums de charges obscènes.

_Le Diable au corps_, etc., _Mézières chez Frémont imprimeur-libraire_
1813-1876. (Bruxelles, Vital-Puissant). 4 vol. plus 1 vol. contenant la
bibliographie des ouvrages de Nerciat (c'est la _Bibliographie
anecdotique et raisonnée_ qui a été décrite plus haut, en note). En tout
5 vol. petit in-8º contenant 34 grav. sur chine, fac-simile des 20
gravures de l'édition originale, 12 gravures d'après les dessins de
Monnet et double épreuve (1 rouge, 1 noire) du portrait de Nerciat
(c'est celui qui est en tête des _contes nouveaux_, éd. Poulet-Malassis
et que Vital-Puissant avait reproduit en tête de la _Bibliographie
anecdotique et raisonnée_. Voir les articles concernant ces deux
ouvrages.)

_Le Diable au corps_, etc., Cazonné (_Andrea de Nerciat_), membre, etc.,
orné de gravures, Genève 1786.--(Bruxelles, 1890). Le titre est imprimé
en rouge et noir. 4 tomes in-8º en 4 vol. indiqués _tome premier_, etc.,
VIII, 152, 148, 177 et 248 pp. orné de 36 fig. plus 4 frontispices
lithographiés.

_Le Doctorat impromptu_, 1788.--In-32, 120 pages avec 2 jolies gravures
libres. Livre rare. Lemonnyer dit que c'est «un Cazin du meilleur
temps».

_Le Doctorat impromptu_, Londres 1788-1866.--(Bruxelles,
Poulet-Malassis) in-12 IV, 98 pages avec 2 gravures d'après celles de
l'édition originale. Papier vergé.

_Le Doctorat impromptu..._--(Vers 1870) avec les deux gravures. Papier
vélin.

_Le Doctorat impromptu..._--(Bruxelles, Kistemaeckers, 1880), in-16, 2
fig. libres grav. sur acier, texte encadré, tiré à 64 exemplaires.

_Contes saugrenus, Bassora_ [Il y en aurait deux éditions] 1787 [et]
1789.--Lemonnyer doit les confondre ou peut-être en a-t-il vu une, in-8º
de 176 pages avec une fig. libre. L'édition dont il parle ne doit pas
contenir des contes de Nerciat, mais a sans doute paru sous le même
titre que l'ouvrage du chevalier. Peut-être ce recueil est-il de Sylvain
Maréchal à qui on l'a attribué. D'après Lemonnyer, il contient «neuf
contes en prose, assez spirituels, indévots et licencieux», que
Viollet-Leduc trouvait peu piquants: Voici le titre de ces contes:
_L'araignée, ou la boîte en diamant_.--_Le Déluge ou le niveau
Nisach_.--_Rhodope_.--_Le mouvement perpétuel_.--_Druyda, ou la Vertu
des femmes_.--_La Résurrection_.--_Lison et Annette_.--_La Pyramide_,
conte égyptien.--_Rocoschen et Loulou_. Le nombre de ces contes et leurs
titres ne répondent en rien à ceux d'une réimpression qui contient bien
des contes de Nerciat destinés à animer et expliquer les gravures libres
qu'ils accompagnaient. Sans doute Lemonnyer qui dit que «l'attribution
de ces contes à Nerciat est de pure fantaisie» a-t-il eu entre les mains
l'édition de 1787. Ouvrages rares, surtout celui qui contient les contes
de Nerciat.

_Contes polissons_ (contes saugrenus) par Andrea de Nerciat. Ouvrage
orné de 6 jolies illustrations. Paris 1890.--Grand in-8º carré, 88
pages, couverture imprimée. Réimpression conforme comme texte et
gravures à l'édition originale de 1789 (Voir l'article précédent). Ces
contes paraissent bien être de Nerciat, ils ont été écrits d'après les
figures qu'ils accompagnent et ces figures sont fines. On reconnaît
l'auteur de _Félicia_ à de certaines grâces de style qui lui sont
particulières et à d'heureux néologismes. Voici les titres de ces
contes: _Le mouvement de curiosité_.--_Le témoin ridicule_.--_La petite
académicienne_.--_Les amours modernes_.--_Les Violateurs_.--_Les folies
amoureuses_. Cette édition aurait été tirée à 300 exemplaires. Elle a
été imprimée à Paris, rue de Seine, pour le compte d'un libraire, nommé
Dur...e. Elle est bien exécutée. Elle a été publiée, je crois, à 25
francs, mais comme elle ne se vendait pas facilement, ce prix fut porté
dans le catalogue publié par l'éditeur en 1900 à 9 francs. Il ajoute que
«cet ouvrage presqu'inconnu des amateurs, donne une idée bien exacte des
débordements de la haute société du siècle dernier». Ce livre doit
maintenant être devenu rare, cependant les exemplaires sans les gravures
ne se payent pas plus de 6 francs. Les exemplaires avec les gravures ne
se rencontrent pas souvent: 25 francs dans le catalogue Lemallier (avril
1904) qui indique: «La 1re édition de cet ouvrage est introuvable et
même inconnue des bibliographes».

_Contes nouveaux_ [avec l'épigraphe].

    _Sine me, liber, ibis in urbem, ovidius_.

_A Liège MDCCLXXXII_.--in-8º ce recueil contient: _Epître dédicatoire au
prince de Ligne_.--_La veillée des Procureurs_.--_Le feu d'hymen_.--_La
rancune posthume_.--_Les amours modernes_.--_Le Superflu du
régime_.--_La Duchesse_.--_Les preuves sans réplique_.--_L'âme en
peine_.--_L'incertitude et la Barbe_.--_L'oracle imaginaire_.--_Le
manchot_.--_Les Bas_.--_Céphise_.--_Le souhait_.--_La femme accomplie_,
etc.

_Contes nouveaux par Andrea de Nerciat précédés d'une notice
bio-bibliographique ornés d'un portrait inédit de l'auteur_.--_Liège
MDCCLXXVII.--MDCCCLXVII_.--(Bruxelles, Poulet-Malassis 1867) in-12 de
VI, 118 pages. La notice est signée: _B.-X_, ce qui signifie Beuchot et
X. Cet X est Poulet-Malassis qui a reproduit la vie de Nerciat par
Beuchot dans la biographie Michaud et y a ajouté quelques renseignements
surtout bibliographiques. Le portrait de Nerciat est _d'après la
sanguine à M. Br. de Paris_. Ce portrait est de pure fantaisie, il a été
exécuté par M. Bracquemond.

_Les conteurs libertins du XVIIIe siècle, recueil publié avec une
préface et des notices bio-bibliographiques par Ad. Van Bever_
(_Deuxième série_). _E. Sansot_ et Cie. _MCMV_.--On a reproduit dans ce
recueil un conte extrait des _Contes nouveaux_: _Le Manchot_, et Van
Bever indique qu'«on trouve deux autres versions fort plaisantes de ce
conte dans les _Anecdotes européennes_, 1785, t. II, p. 46: _Sire
Albonnet_ et p. 276 à _La Comparaison naïve_».

_Dorimon, ou le marquis de Clairville, Comédie, jouée pour la première
fois à Versailles, le 18 décembre 1775, et terminée d'après l'effet de
cette représentation_ [Avec l'épigraphe].

    _Forsan miseros meliora sequuntur... Virg._

A Strasbourg de l'imprimerie de Levrault, imprimeur de l'Intendance. Et
se vend chez Gay, Libraire sous les grandes Arcades. M. DCC. LXXVIII.
Avec permission.--in-8º de 96 pages. La dédicace est signée par le
chevalier de Nerciat.

_Les rendez-vous nocturnes_, ou l'aventure comique, comédie-proverbe,
par le chevalier de N...t, Prague, Jean-Ferdinand Le Noble de Schönfeld
1787.--in-8º.

_Les amants singuliers_, ou le mariage par stratagème, comédie-proverbe,
par le chevalier de N...t, Prague, Jean-Ferdinand Le Noble de Schönfeld
1787. in-8º.

_Constance ou l'Heureuse témérité, comédie en trois actes mêlée
d'ariettes, scène et musique de M. le chevalier de Nerciat_. _Cassel, P.
O. Hampe_ 1780.--pet. in-4º de 87 pages.

_Partition de Constance ou l'Heureuse Témérité, Comédie mêlée
d'Ariettes_. _Sujet, Dialogue et Musique de la composition de M. le
Chevalier de Nerciat, édition de 1781. Exemplaire offert à son Altesse
Sérénissime, Monseigneur le duc de Wurtemberg par son très respectueux
serviteur l'auteur_. Manuscrit de 183 pages; il se trouve à la
_Königliche Landesbibliothek_ de Stuttgart (_Cod._ mus. _fol._ 6. 2.
R.). Il n'est pas absolument certain que le manuscrit ait été écrit par
Nerciat lui-même. Il se peut qu'il soit de la main d'un copiste. Les
manuscrits de Nerciat sont très rares, et comme on n'a pas trace des
correspondances signalées par Poulet-Malassis, il serait peut-être
intéressant de comparer l'écriture du manuscrit de Stuttgart avec celle
du manuscrit du _Diable au corps_ datée de 1798 (?) et ayant appartenu
au duc d'Aumale, si toutefois, ce manuscrit existe encore. Si l'écriture
des deux manuscrits était la même, il serait à peu près certain qu'ils
fussent de la main de Nerciat.

M. Jean-Jacques Olivier à la fin de son ouvrage:--_Les comédiens
français dans les cours d'Allemagne au XVIIIe siècle, quatrième
série.--La cour du Landgrave Frédéric II de Hesse-Cassel,... Paris...,
MCMV_ a donné (paroles et musique) d'après le manuscrit de Stuttgart,
des _Fragments de Constance ou l'heureuse témérité, comédie mêlée
d'Ariettes, sujet, dialogue et musique de la composition de M. le
chevalier de Nerciat_. Ce sont l'ouverture, les deux ariettes et le
quatuor.

_La surprise de l'amour_, ariette avec accompagnement de deux violons,
alto et basse.--Il ne faudrait pas confondre cette ariette de Nerciat
avec la comédie de Marivaux, qui porte le même titre.

_Les Invalides de l'Amour_, ariette.--Le grand dictionnaire Larousse en
cite ces vers:

    Amis, il neige sur nos têtes;
    À notre âge, plus de conquêtes
    Renonçons aux tendres désirs;
    Abandonnés d'un dieu volage,
    Quittons Cythère avec courage
    Et cherchons ailleurs des plaisirs.

    Choisissons un bonheur durable;
    Jamais ingrat, toujours affable,
    Bacchus nous invite à sa cour.
    Enrôlons-nous dans sa milice,
    Ce dieu reçoit à son service
    Les invalides de l'amour.

_Choix de musique dédié S. A. S. Monseigneur le duc des
Deux-Ponts_.--in-4º. La publication de ce recueil a commencé le 15
juillet 1783. Cette année se compose de 10 fascicules numérotés de I à X
comprenant 34 morceaux de musique numérotés de 1 à 34. L'année 1784
comprend les fascicules XI à XXIV comprenant 41 morceaux numérotés de 35
à 75. On y trouve des morceaux de: Adam, Andreozzi, F.-H. Barthelmont,
Beaumesnil, Bianci, Blin de la Codre (2 morceaux), Clémenti, Couperin,
Fr. Devienne, Dezaides (Dezède), J. Fr. Edelman (2 morceaux), Mlle
Edelmann, Adélaïde Eichner, Ch. Gabr. Foignet, Fontaine de Fontenet, Fr.
G. Gossec, Grétry (2 morceaux), A. J. Gros, Jos. Hemerlein, M. George
Karr, Aut. Lachnith l'aîné (2 morceaux), Le noble, Martini, Christ.
Mayer, L. Mayer, Mengozzi, de Nerciat, Nittel, G. Paisiello, M. Piccini
(4 morceaux), Mlle Pouillard, Pouteau, H. J. Rigel (3 morceaux), L'abbé
Rose, Mlle Roy, le baron Sigmund von Rumling (2 morceaux), Sacchini (2
morceaux), Pompéo, Sales, Sivol, J. Fr. Tapray (2 morceaux), Toeschi,
Vogler (3 morceaux), William (2 morceaux) et 6 morceaux anonymes. _La
Romance_ de Nerciat _pour chant et Basse_ se trouve dans le fascicule
_nº XVIII_ (année 1784) elle forme le nº 63 du recueil et comprend 4
pages en 2 feuillets. Au bas de la quatrième page se trouve
l'indication: _Par M. de Nerciat_. Cette _Romance_ est placée à la fin
du fascicule où l'on trouve aussi un _Andante pour clavecin par M.
Edelmann, une Romance chant et Clavecin par M. Blin de la Codre, un
minuetto pour violon et clavecin par M. Tapray_[37].

  [37] Il existe aussi plusieurs quatuors pour instruments à cordes,
    composés par Andrea de Nerciat.

                   *       *       *       *       *

On a attribué et l'on attribue parfois encore au chevalier de Nerciat
les ouvrages suivants.

_La matinée libertine ou les moments bien employés_, Cythère
1787.--in-18 de 144 pages. Il y a des exemplaires avec 3 gravures en
couleurs et des exemplaires avec 5 figures (un frontispice et les
gravures libres aux pages 37, 42, 94 et 132). Ces dialogues érotiques
sont certainement de Nerciat, cependant comme ils se trouvent sous leur
forme définitive au tome 1er des _OEuvres de la marquise de Palmarèze_,
on les attribue généralement à Mérard de Saint-Just qui a changé les
noms et le titre. Il est aujourd'hui démontré que Mérard de Saint-Just
était un plagiaire. _La matinée libertine_ allongée et devenue _La
petite maison_ se trouve aussi au tome II du _Théâtre Gaillard_ (éd. de
1865).

_La matinée libertine_, etc.--(Bruxelles, 1867) in-16 de 114 pages avec
trois figures libres. Vital-Puissant dit de cette édition dont le titre
reproduit le texte de celui de l'originale: «La réimpression de la
_matinée_ est l'oeuvre de feu Jean-Pierre Blanche (ex-contremaître de la
fabrique de M. Collas de Paris), réfugié français qui avait établi à
Bruxelles une petite librairie d'occasion. L'imprimeur est le sieur J.
Briard».

_La matinée libertine_, etc. [s. d.] _Paris, chez les marchands de
nouveautés_.--(Bruxelles, Brancard, 1883). In-12 de 96 pages. Cette
édition porte en tête: _OEuvres érotiques d'Andrea de Nerciat, La
matinée libertine_, etc.--(Bruxelles, Kistemaeckers), in-32 de 78 pages,
2 fig. libres, édition minuscule tirée à 64 exemplaires, faisant partie
de la collection des: _Documents pour servir à l'histoire de nos
moeurs_.

_L'Odalisque_, ou Histoire des amours de l'Eunuque Zulphicara, ouvrage
traduit du turc par Voltaire. Constantinople, chez Ibrahim Bectas, impr.
du Grand Vizir, 1779, petit in-8º de 85 pages.

Ce petit ouvrage peu intéressant a été attribué à Andrea de Nerciat,
sans doute à cause du titre de la 2e édition (voir plus loin), mais
peut-être en avait-on d'autres preuves, car les biographes n'avaient
point signalé cette édition, ce qu'ils n'eussent point manqué de faire
s'ils l'avaient connue. On sait que Du Croisy (cité par Barbier)
attribue ce roman à Pigeon de Sainte-Paterne, bibliothécaire de l'abbaye
de Saint-Victor. Pour ce qui est du nom de Voltaire mis en tête de cette
production, on n'a pas besoin de montrer qu'il n'y est que par
supercherie. A cet égard, l'_Avis de l'éditeur_ est assez amusant:

  «Voltaire a composé cet ouvrage à quatre-vingt-deux ans. Le manuscrit
  nous a été remis par son secrétaire intime, ce qui nous autorise à
  assurer l'authenticité de ce que nous annonçons. On verra qu'il nous
  aurait été facile de faire disparaître quelques expressions
  énergiques, mais une froide périphrase n'aurait pas aussi bien rendu
  l'expression du personnage. Au surplus nous pensons qu'il nous faut
  respecter un grand homme jusque dans les écarts de son imagination».

La spéculation sur le nom de Voltaire paraît avoir réussi, puisque cette
faible élucubration a été plusieurs fois réimprimée. Par bonheur il n'y
a pas d'apparence que quelqu'un s'y soit laissé tromper. «Il est
impossible, dit Monselet dans _Les Galanteries du XVIIIe siècle_, de se
laisser prendre à ce piège vulgaire: l'_Odalisque_ est un récit
absolument dépourvu d'intérêt. Zéni est une petite fille que l'on élève
pour la couche du Sultan; un eunuque nommé Zulphicara, devient amoureux
d'elle; de là, des descriptions de sérail, des scènes de jalousie. Ce
n'est pas autre chose que cela».

Sur la page du titre, au milieu d'un cadre de fleurs et d'oiseaux, un J,
un F et M majuscules sont entrelacés. Ce chiffre nous fait supposer que
l'éditeur de l'_Odalisque_ pourrait bien être Jean-François Mayeur
«assez coutumier de ces indignes supercheries».

Goy n'était pas de cet avis: «Quant à l'opinion de M. Charles Monselet,
écrivait-il dans la 2e édition de sa _Bibliographie_, qui attribue cet
ouvrage à Mayeur de Saint-Paul, elle est peu admissible; car Mayeur en
1779, n'avait que vingt et un ans, et il était bien jeune pour commettre
une telle supercherie». Goy s'est trompé; en 1779 Mayeur écrivait déjà
et collaborait depuis longtemps aux _Mémoires secrets_.

Il n'est pas donc impossible qu'il ait écrit l'_Odalisque_. Au reste, on
sait que les supercheries ne lui déplaisaient point. D'autre part,
Monselet avance seulement que Mayeur pourrait bien être l'éditeur de
l'_Odalisque_.

_L'Odalisque_, ouvrage érotique, lubrique et comique, traduit du
turc, par un membre extraordinaire de la joyeuse faculté
phallo-coïro-pygo-glottonomique à Stamboul, 1787.--In-12. C'est la
deuxième édition, elle parut, paraît-il, en Allemagne. Faisant allusion
à ce titre modifié et copié en partie sur le titre du _Diable au corps_,
Vital-Puissant avance sans élégance: «Nerciat aurait presque levé le
voile qui cachait sa paternité». On pourrait expliquer cela
différemment. Cette seconde édition a sans doute été publiée par les
mêmes imprimeurs qui avaient publié en 1785 la 1re partie du _Diable au
corps_, dérobée à Nerciat. Ils l'avaient intitulée: _Les écarts du
tempérament ou le catéchisme de Figaro_: quoi d'étonnant que continuant
leur contrebande littéraire, ils aient modifié le titre de
l'_Odalisque_, l'amalgamant avec celui du _Diable au corps_ dont ils ne
s'étaient pas servis!

_L'Odalisque, ouvrage traduit du turc par Voltaire, à Constantinople
chez Ibrahim Bectas, imprimeur du grand Vizir, auprès de la Mosquée de
Sainte-Sophie avec privilège de sa Hautesse et du Muphti_, 1796, in-8º
de 75 pages, avec 4 gravures libres aux pages 46, 57, 67 et 74. Sur le
verso du faux-titre on lit: «On trouve des exemplaires de cet ouvrage, à
Paris chez le libraire cour Mandar, nº 9.» Je n'ai pas vu l'édition de
1779 de l'_Odalisque_, mais j'ai un exemplaire de celle-ci entre les
mains. On y remarque sur le titre la vignette avec les J. F. M.
entrelacées qui ont compromis, et peut-être avec raison, Mayeur dans
cette affaire. Mais peut-être ces initiales ne se trouvent-elles pas sur
la première édition, mais seulement sur celle-ci.

_L'Odalisque..._ Constantinople, 1796.--In-32 de 75 pages avec 4
gravures libres.

_L'Odalisque..._ Paris, 1797--In-18 de 108 pages, avec 2 gravures libres
grossièrement exécutées.

La même année, une partie du même ouvrage reparut sous le titre suivant.

_Zulphicara, histoire turque..._ Paris, 1797.--In-18 de 32 pages, avec
des figures libres.

_L'Odalisque_, etc.--(Allemagne vers 1850), cette réimpression reproduit
le titre de la deuxième édition et porte la même date: 1787.

_L'Odalisque..._ (Bruxelles, Poulet-Malassis, 1863), in-18 de 92 pages
avec 4 figures libres gravées sur acier.

_L'Odalisque..._ Constantinople, 1797.--(Bruxelles, vers 1865), in-18 de
80 pages.

_L'Odalisque_ ou Histoire des amours de l'eunuque Zulphicara; ouvrage
traduit du turc par Voltaire, Constantinople, chez Ibrahim Bectas,
imprimeur du grand Vizir, 1796 (Bruxelles 1868), in-18 de 94 pages avec
4 figures libres. Vital-Puissant dit: «Cette édition bien imprimée, sur
papier vergé, a, sur toutes celles qui l'ont précédée, l'avantage d'être
ornée de 4 gravures inédites, qui sont d'un drôlatique plein d'humour.
Elle fut imprimée par le sieur G. Briard à Bruxelles, pour le compte
d'un certain J. F. Deblaesere que l'on a vu exercer quantité de métiers;
il fut, en effet, successivement, soldat, agent de police, bouquiniste,
voyageur de commerce, courtier pour guanos, marchand de tableaux,
directeur de rentes, marchand de légumes, agent d'émigration pour le
Kansas (Amérique), racoleur d'hommes pour les Indes Néerlandaises, et
enfin agent d'affaires quelconques, métier qu'il exerçait encore en l'an
de grâce 1876».

_L'Odalisque_, ou les Mémoires de l'eunuque Zulphicara. Pièce libre
attribuée à Voltaire (Bruxelles). Brochure in-12, avec 4 gravures
libres.

_Le Vademecum des f...eurs_, par le Docteur Cazonné, membre de
l'Académie Lampsaque, au temple de Priape, 1775, in-12 ou in-8º de 36
pages avec un frontispice libre. Ce petit ouvrage en vers est attribué à
Nerciat par Vital-Puissant qui mentionne aussi une autre édition in-32
ou in-64 qu'on lui avait signalée, mais qu'il n'a point vue.

_Le Vademecum_, etc.--(Bruxelles, Vital-Puissant, 1871), in-18 avec un
frontispice d'après celui de la 1re édition, tiré à 150 exemplaires.

_L'urne de Zoroastre ou la clef de la science des mages..._--in-8º. Cet
ouvrage qui n'est pas mentionné par les bibliographies est attribué à
Nerciat par la _Biographie Didot_. On le trouve une fois, mentionné dans
un catalogue belge, mais il n'est accompagné d'aucune description. En
somme, c'est un livre inconnu. Vital-Puissant dit dans son jargon:
«Est-ce une pièce de théâtre? Est-ce un roman? Aucune bibliographie ne
l'indique. Ce livre presqu'inconnu doit être très rare. Peut-être est-il
une satire sur Mesmer ou Cagliostro, très célèbres à l'époque de
Nerciat, par leur charlatanisme et leurs découvertes prétendûment
scientifiques».

                   *       *       *       *       *

On a en outre attribué à Nerciat des ouvrages dont manifestement il
n'est point l'auteur.

_L'Etourdi_, roman. Lampsaque 1784. Réimprimé depuis et qui a été
attribué, faussement aussi d'ailleurs, au marquis de Sade. Peut-être
est-il du chevalier de Neufville-Montador qui, alors, serait aussi
l'auteur de:

_L'Almanach de nuit_, à l'instar de celui de la marquise D. N. N. C.
contenant des anecdotes nocturnes... Aux Etoiles, chez Vesper, rue du
Croissant, à la Lune.--Nerciat n'est certainement pas l'auteur, et celui
de l'_Etourdi_ dit dans ce roman avoir publié un petit livre qu'on ne
trouve nulle part: _L'Almanach de nuit_, année 1776.




LE DOCTORAT IMPROMPTU


N.-B.--_Toutes les notes qui se trouvent dans l'oeuvre du chevalier
Andrea de Nerciat sont suivies d'un (N.) lorsqu'elles sont de Nerciat
lui-même._


AVIS DES ÉDITEURS[38]

  [38] Cet _Avis_ se trouve déjà dans la 1re édition du _Doctorat_, en
    1788.

Un valet d'auberge, chargé de jeter dans la boîte la première de ces
lettres, et supposant, d'après le volume, qu'elle pouvait contenir
quelque chose de mystérieux, la porta chez un jeune homme attaché, en
sous ordre, à l'un des bureaux ministériels, et qui logeait dans
l'hôtel. Ce commis, abusant de la circonstance, ouvrit le parquet; mais
au lieu de secrets d'Etat il n'y trouva que des folies, qu'il
transcrivit pour son amusement. Cette copie, qui a circulé, nous est
parvenue, et c'est d'après elle que nous avons imprimé.

Le lecteur nous pardonnera la liberté que nous avons prise de jeter
par-ci par-là quelques notes. Celles qui tendent à l'instruire étaient
du moins nécessaires, et ce n'est pas sans quelque peine que nous nous
en sommes procuré les sujets. Quant à nos réflexions, si elles
préviennent celles du public, c'est que, premiers lecteurs, nous avons
dû avoir avant lui les idées qui lui viendront, sans doute, en lisant
cette étrange anecdote.

Il nous reste à rendre compte de ce qu'a d'équivoque la première
planche, qui montre un abbé dont il n'est nullement fait mention dans la
peinture du moment auquel cette estampe est appliquée. Mais qu'on lise
tout: on saura que des amants qui se croyaient seuls au monde à
l'instant de leur bonheur étaient vus.


LETTRE D'ÉROSIE A JULIETTE[39]

  [39] Juliette était une jeune dame qui vivait au couvent, en attendant
    l'issue d'un procès qu'on lui avait fait intenter à son mari pour
    cause d'impuissance. (N.)

«Quand nous nous sommes séparées, ma chère Juliette, je t'ai promis, et
de bien bonne foi, de ne te cacher ni mes faiblesses, ni la moindre de
leurs circonstances, si par malheur, je venais à me _pervertir_. C'est
ainsi que je nommais très sérieusement le parti d'abjurer peut-être
certain système _anti-masculin_ que tu m'as connu, dont j'étais
orgueilleuse et dont tu ne cessais de me railler. La haine active que
j'avais conçue contre un sexe... selon moi si perfide, puisque trois de
ses individus m'avaient offensée, cette haine, que je croyais immortelle
dans mon coeur, contrastant avec les délices dont me faisaient jouir nos
tendresses féminines, je me persuadais que jamais _animal au menton
barbu_ ne viendrait à bout de m'arracher la moindre faveur... Que
j'étais folle! Trompe-t-on ainsi la nature!

Hélas Juliette, j'ai violé mon serment. J'ai cessé de brûler de cette
flamme que je nommais pure, parce qu'aucun _homme_ ne l'alimentait. J'ai
cessé d'être, comme nous disions, une _vestale mitigée_[40]; et non
seulement _l'homme_, enfin, a profané mes _vierges appas_, mais du même
saut dont je franchissais la barrière qu'il m'avait plu d'opposer à mes
mâles désirs, j'ai fait une culbute effrayante dans le gouffre du plus
blâmable dérèglement...

  [40] Plaisantes vestales que des femmes qui, pour se passer d'hommes,
    ne laissent pas de donner le plus vif essor à leurs feux libertins!
    Mais il faut excuser de jeunes folles qui se sont exaltées dans un
    système faux, et qui autant qu'elles peuvent, décrient le travers
    par lequel elles croient se rendre heureuses. (N.)

«Je crois te voir sourire avec malice et de mon cas fâcheux et du ton
d'élégie sur lequel je t'en parle? Ris, mon enfant, tu fais bien:
moi-même, quand j'y pense, je suis tentée de rire aussi de ma
déconvenue; du moins, je ne saurais m'en affliger.

«Tu conviendras que si quelque femme est excusable de penser faux, à
vingt ans, en matière de galanterie et de volupté, c'est sans contredit
celle qui, née, comme moi, avec le germe des passions lascives, et douée
d'organes assez perfectionnés, qui brûlant dès les plus tendres ans d'un
feu secret, dont notre menteuse éducation prévient et détourne même la
connaissance, qui, en un mot, malheureuse trois fois de suite, par trois
amants mal choisis, attribuait au _genre masculin_ tout entier le mal
que quelques espèces lui avaient occasionné seules. Le sémillant
chevalier de Bruyancour (me disais-je), à qui j'avais voué les prémices
de ma sensibilité morale, m'a trahie lâchement; je le surpris un jour
dans les bras de ma mère, et l'entendis plaisanter avec elle du goût
trop vif qu'il avait su m'inspirer. Cette affreuse découverte m'avait
guérie; le besoin d'être amoureusement occupée me pressait de distinguer
un jeune suppôt de Thémis qui se désolait, et dont je craignais de faire
le malheur... C'est lui qui m'a tyrannisée. Hérissé de fausses vertus;
imbu de la tristesse d'Young, des sophismes de Jean-Jacques; embrumé des
sombres productions de d'Arnaud; admirateur studieux de tous les romans
et drames déclamateurs, larmoyants ou sanguinaires; jaloux, moins en
amant passionné qu'en mentor despotique, M. de Mélambert m'a fait
bientôt regretter de n'avoir pas plutôt été la dupe de son éventé
prédécesseur que sa propre victime. Assiégée enfin par l'adroit et
diabolique abbé Des Ecarts, j'ai eu le courage de rompre avec le
magistrat; et, dès lors, adoptant une morale tout à fait opposée, j'ai
mis sous les pieds tous les préjugés, même ceux de rigueur. Dûment
dégoûtée pour lors, et des _agréables_ qui se partagent et se font des
trophées à nos dépens, et des _docteurs en sentiments_, dont l'aride
galanterie tend à coaguler le sang de la bouillante adolescence, me
voici toute à mon petit maître calotin... Mais le plus imprévu, le plus
sanglant des outrages m'attend où je crois trouver enfin le parfait
bonheur! Quand tout obstacle est aplani; quand je suis résignée; quand
je brûle de perdre toute espèce de droits au respect de mon amant... M.
l'abbé se trouve en défaut! Apparemment frappé de quelque coup d'un sort
ennemi, cet intrépide fileur d'intrigues manque d'haleine au plus beau
moment de son rôle! J'en suis, moi, pour mes frais de scène, et la toile
est tombée sans qu'il y ait eu de dénouement[41]. Dans quelle âme, chère
Juliette, trois aventures consécutives aussi malheureuses
n'eussent-elles pas jeté le trouble, la défiance et le dégoût!

  [41] Avec raison on trouverait invraisemblable qu'une jeune et jolie
    personne entièrement livrée à l'homme qu'elle chérit et qui a tâché
    de la séduire, ne lui eût rien inspiré au moment de devenir heureux.
    Le fait est que M. l'abbé, dans ce temps-là même, était cruellement
    incommodé du bien qu'avait daigné lui faire l'une de ses plus
    agréables connaissances. Un faible reste de probité s'était opposé à
    ce qu'il empoisonnât, pour un instant de plaisir, la confiante et
    tendre Erosie.--Comment avons-nous su cela?--C'est que tout se sait
    à Paris, aussi bien que dans le plus petit bourg de province. (N.)

«Par une suite bien naturelle de tant de disgrâces, je prends pour le
_monde_ une simple aversion; à cor et à cri, je demande le cloître; à
force d'importunités, j'obtiens enfin d'y être confinée. Là, d'abord
dévote presque extatique, mais peu à peu, moins sublime; bientôt,
désabusée du ciel, et me rabaissant vers la terre, assez près pour
observer que, même dans la solitude des couvents, le plaisir a des
autels, je me hâte de figurer avec ces _mondaines guimpées_ qui savent,
en dépit de la règle et des voeux, se procurer à peu près l'équivalent
des jouissances du siècle...

«Mais à quoi bon, ma Juliette, te rappeler tous ces faits! Ne t'ai-je
pas mille et mille fois raconté ce que tu n'avais point vu de mon roman
bizarre? Et tout le reste, n'en as-tu pas été la principale héroïne,
jusqu'au triste moment de notre séparation? Quel plaisir n'ai-je pas à
me rappeler que, pendant les trois ans qui nous ont cachées sous le même
dôme, nous n'avons eu qu'une âme, qu'un secret, qu'un bonheur!
Tendrement aimée, ardemment désirée de ton Erosie, toi seule as rempli
complètement le vide que mes infortunes galantes avaient ouvert dans mon
coeur. Tu étais mon bon génie; tu me consolais; tu m'enchantais... Tu le
pourras encore, lorsqu'à ton tour dégagée de tes fers momentanés[42], tu
reparaîtras sur le théâtre du monde, où tes charmes et tes admirables
qualités te présagent la plus belle carrière... Mais alors, seras-tu la
même pour moi? Ton coeur ne sera-t-il pas de glace pour l'infidèle
Erosie? Ne me mépriseras-tu pas d'avoir pu si brusquement devenir
inconséquente à mes plans et parjure aux serments qui nous avaient
liées? Non; tu seras indulgente. Ton âme est douce; tes sentiments,
modérés en tout, ne te rendent pas, comme moi, susceptible de passer
inopinément d'un point extrême à l'extrême opposé. Je me souviens avec
plaisir que lorsqu'il était question entre nous de l'excellence d'un
système, dont tu suivais assez volontiers la pratique, sans être fort
engouée de sa théorie, tu me disais avec une touchante ingénuité: «Je
crois ma chère, que dans notre position, ce que nous nous permettons est
pour le mieux; mais, dans tout autre, pour mon compte du moins, je ne
répondrais de rien. Les simulacres sont assez agréables où manque la
réalité; mais où l'on peut la trouver, peut-être, ce qui la représente
le mieux, n'a-t-il que bien peu de mérite.»

  [42] Le procès de Juliette allait être jugé. Il n'avait été suspendu
    pendant si longtemps, que parce qu'elle avait négligé de faire ce
    qui rend tout procès imperdable pour une jolie femme. (N.)

«Quant à moi, ma chère amie, je n'ose prononcer. Il me convient de
flotter quelque temps encore entre mon ancienne erreur (si mon système
en fut une) et la nouvelle (si c'en est une encore que de m'être
réconciliée avec _l'homme_). Eh que sais-je, violente comme je suis dans
toutes mes affections, si, bientôt, je ne me jetterai pas à corps perdu
dans le travers d'aimer, autant que je le haïssais, un sexe dangereux,
aux atteintes duquel je me croyais à jamais inaccessible!... Lis mon
récit, et juge-moi.

«Puisqu'il ne suffit pas ici-bas d'être jolie, grande, faite à peindre;
d'avoir de la naissance, de l'éducation, des talents; d'être de plus
douée de ce caractère _harmonique_ qui peut contribuer au bonheur de ce
qui nous entoure; et puisqu'avec tous ces attributs, sans richesse, on
peut fort bien se trouver en butte à toutes sortes de disgrâces, il
était raisonnable que je me décidasse à prendre un mari, quand un homme
honnête et riche se présentait avec le désir de m'avoir pour épouse. Tu
sais, parfaite amie, quels profonds et sages raisonnements je fis,
lorsque mon tuteur me proposa le plus que quadragénaire baron de
Roqueval. Tu me vis docile aux volontés supérieures[43], en dépit d'un
portrait qui, bien que flatté, comme le sont toutes ces effigies, ne
m'annonçait qu'un homme laid et passablement dépourvu de tournure...--Eh
bien! te dis-je, il est du moins estimable et riche; et son état
_d'homme de mer_ abrégera de neuf ou dix mois par an l'ennui de lui
faire face dans sa gentilhommière; il m'offre de notables avantages, un
douaire décent... j'épouserai.--Mais il faudra traiter M. le baron en
mari!--Pourquoi pas! Dès que le coeur ne sera pour rien dans toute cette
affaire, à quoi va se réduire ma corvée?... à remplir de temps en temps
une espèce de formalité... que d'ailleurs il dépend toujours à peu près
d'une femme de rendre insipide pour l'agent, et par conséquent de plus
en plus rare! Non, l'hommage d'un mannequin tout à fait étranger à notre
âme, est zéro sur le registre du plaisir. Ainsi donc, mon mariage ne
rompra point mes voeux féminins; et pour tolérer des services absolument
sans importance, je ne me croirai nullement infidèle à ma bien-aimée
Juliette.

  [43] Erosie, par une clause assez bizarre du testament d'un de ses
    parents, ne devait hériter qu'à condition qu'elle serait, à 20 ans,
    mariée à quelqu'un d'agréé par le tuteur. (N.)

«Tu le sais, je vis tout cela comme il le fallait voir, et, sans faire
la renchérie, je promis à l'empressé baron l'honneur de ma main. Les
cadeaux parurent; le moment de quitter ma retraite (chère à cause de toi
seule, mais, à tous autres égards, fort maussade) arriva: je partis bien
affligée, non pas à cause de ce que j'allais trouver, mais à cause de ce
que je quittais. En un mot, je pris d'assez bonne grâce le chemin de la
capitale.

«Pourquoi ce pauvre diable de baron ne se trouva-t-il point pour m'y
recevoir? On ne croit pas universellement à la fatalité Cependant il est
très vrai que certains événements sont écrits mille ans d'avance dans le
livre des destinées et que toute l'adresse humaine ne viendrait pas à
bout d'effacer le moindre de ces décrets... Encore une fois, pauvre
baron, pourquoi n'étiez-vous point chez vous lorsque j'y suis arrivée?
Pourquoi votre mauvais génie, afin que vous manquassiez de quarante
heures l'instant où j'aurais pu vous joindre, avait-il arrangé je ne
sais quel incident qui, vous appelant à Brest, tandis que je cheminais
vers Paris, me ménageait l'occasion et tout le temps nécessaire pour que
vous reçussiez d'avance... (ah bien innocemment de la part de mon coeur)
l'échec le plus redouté par l'espèce épousante!... Voici, ma Juliette,
comment tout cela s'est passé.

«J'étais partie comme tu sais, sous la garde de cette fausse prude de
Béatrix, mon ancienne gouvernante (devenue ma complaisante de bien des
manières au couvent), et de plus escortée par le brave Rud'homme, ancien
serviteur et compagnon des guerres de feu mon père. Voyageant ainsi, je
ne pouvais qu'être bien tranquille et quant à ma sûreté personnelle, et
quant aux soins qui rendent plus supportable la fatigue d'une longue
route. J'étais prévenue, par plus d'une lettre, que mon galant prétendu
viendrait au-devant de moi, de sa terre jusqu'à Fontainebleau, où pour
lors la cour se trouvait.

«Point du tout. A une demi-lieue de là, je vois s'avancer contre la
portière de ma diligence un ecclésiastique à cheval, qui venait de
parler à Rud'homme, équitant en avant.--Mademoiselle de... (mon nom, me
dit cet homme, avec assez de respect) voudra bien permettre que son très
humble serviteur l'abbé Cudard lui présente l'hommage de M. le baron de
Roqueval, malheureusement absent par ordre et pour des devoirs
indispensables. Je suis chargé de l'agréable commission de le suppléer
auprès de mademoiselle, jusqu'à son prochain retour.

«Me voilà fort embarrassée.--Mais, monsieur l'abbé (balbutiai-je), je
suis fort sensible... Il faut bien... puisque je suis privée du plaisir
de trouver ici M. de Roqueval lui-même, que je me conforme... Je ne
savais que dire, en vérité, car je n'étais pas moins embarrassée du
contre-temps qui me livrait à cet être absolument étranger, que de
l'avide et gênante curiosité avec laquelle l'émissaire tonsuré (toujours
chapeau bas et penché sur l'encolure de son cheval) parcourait, étudiait
ma physionomie, et semblait vouloir marquer que ce rigoureux examen
faisait partie du devoir de son ambassade.

«Je crus qu'il était honnête de proposer au personnage de descendre de
cheval et d'entrer dans ma voiture. Il accepta l'offre avec
transport[44]. Béatrix lui céda sa place de fond; il faillit s'y mettre;
cependant, par réflexion, il préféra le devant; bref, me voilà face à
face de l'ambassadeur, nos jambes mêlées, et lui, s'inclinant assez,
soit impolitesse, soit effronterie, pour que son nez soit presque fourré
sous la dentelle de mon ample chapeau. Rud'homme conduit le cheval
délaissé, nous cheminons au petit trot vers le gîte.

  [44] Défaut d'usage de part et d'autre; mais on sait que la voyageuse
    est une provinciale, et M. l'abbé n'avait, comme on verra, nulle
    connaissance des belles manières. (N).

«Naturellement, je devais être curieuse de savoir ce que M. l'abbé
pouvait être de plus que l'émissaire de mon honnête futur. Pendant le
trajet, cette curiosité fut satisfaite. M. l'abbé Cudard venait
d'achever l'éducation scolastique du jeune fils d'un intime ami de M. de
Roqueval. Le maître et l'élève sortaient d'un collège de Paris. Conduire
l'adolescent à Fontainebleau, où le baron devait le présenter au
ministre de la guerre, à l'occasion d'un emploi récemment accordé, était
le dernier devoir que M. Cudard remplissait; et, déjà, gratifié d'un
bénéfice, il n'attendait plus que le retour de mon baron pour se retirer
d'auprès du jeune vicomte de Solange.

«Je faillis demander pourquoi celui-ci n'était point venu. N'est-ce pas,
Juliette, que c'eût été bien indiscret à moi? Aussi me souvins-je à
propos que j'étais fort indifférente sur le compte de tout être
masculin; et je me dis _qu'il devait m'être égal, qu'un blanc-bec eût ou
n'eût pas accompagné son pédagogue pour venir à ma rencontre_. D'après
cette réflexion, je n'aurais dû tout imaginé de me faire instruire de ce
qui pouvait regarder le petit vicomte; mais il plut à M. Cudard, sujet à
babiller, et (je m'en étais aperçue dès son début) fort entrant, de me
parler uniquement de son élève.

--En vérité, Mademoiselle, il est charmant; sans doute, vous voudrez
bien permettre que j'aie l'honneur de vous le présenter ce soir?
Autrement, le pauvre petit aurait le chagrin de souper seul dans sa
chambre.

--Comment donc, Monsieur l'abbé! Certes, je ne souffrirais pas qu'à
cause de moi...

--Vous le verrez, Mademoiselle. C'est un petit amour. Il est fait pour
avoir dans le grand monde les succès les plus distingués. Qu'il me
tardait de le voir sortir de ces maudits collèges! J'y languissais par
intérêt pour lui. On croit faire merveille en claquemurant de la sorte
ses enfants dans ces écoles, où l'on suppose que l'instruction est
excellente et que les moeurs sont à l'abri de toute corruption! Eh bien!
Mademoiselle, c'est une erreur. D'abord, on n'y devient pas fort savant;
d'ailleurs, à quoi bon, pour un militaire, savoir le latin et le grec!
Mais, ce n'est pas tout: le grand inconvénient de ces maisons, c'est
qu'il y règne des abus! C'est qu'il s'y passe des choses!... Pour peu,
voyez-vous, qu'un enfant ait de bonne heure des dispositions à se
sentir... pour peu que la nature ait poussé son premier cri... et mon
élève est bien précoce...

--Mais, Monsieur l'abbé, ces détails sont assez indifférents, ce me
semble, à l'objet de mon voyage?

--Vous avez raison, Mademoiselle, et je vous supplie de m'excuser. Mais,
c'est que chacun est toujours si rempli de son objet! et j'aime mon
petit bonhomme, je l'aime! Suffit, il était temps qu'on nous fît changer
de théâtre. Le monde, Mademoiselle, le monde est l'élément où doit
respirer, avant la naissance des passions, un gentilhomme qu'on a
dessein de pousser dans le militaire et de lancer à la cour. Un an de
plus de notre contagieuse solitude, et le plus aimable enfant...
peut-être se perdait.

«A travers ces extraordinaires confidences, qui avaient fait hausser
plus d'une fois les épaules à la maligne Béatrix, nous entrâmes enfin
dans notre auberge.

«J'avais à peine pris possession d'un appartement, assez commode et
presque élégant, que mon futur avait pris soin de m'y faire préparer,
qu'on entendit, dans le corridor, le bruit de quelqu'un qui courait en
folâtrant avec des chiens.

--Le voici, le voici (s'écrie aussitôt l'abbé, marquant le plus vif
intérêt)! c'est M. le vicomte avec ses danois. Il a voulu voir la chasse
du roi: je n'ai pas cru devoir lui refuser cette petite satisfaction
pendant que mon obéissance aux ordres de M. de Roqueval m'appelait
ailleurs.

«En même temps une voix encore enfantine, mais intéressante, disait très
haut à quelqu'un:

--Eh bien! a-t-on des nouvelles de M. Cudard! A-t-il trouvé?

«Comme soudain nous n'entendîmes plus rien, je compris qu'on répondait
tout bas à ses questions. Pour lors, après s'être une seconde fois
assuré de mon consentement, le mentor ouvre, et dit d'un ton magistral:

--Venez, venez, monsieur le vicomte; la respectable personne qui doit
faire le bonheur de votre digne patron, veut bien vous permettre de la
saluer. Allons, moins de timidité, venez, vous dis-je.

«Figure-toi, chère Juliette, l'excès de mon étonnement, lorsqu'au lieu
d'un morveux tel que je me l'étais imaginé et qu'annonçait peut-être
l'invitation de Cudard, je vis s'avancer avec grâce un jouvenceau de la
meilleure tournure, très grand pour son âge, svelte, à la physionomie
noble, et beau!... ma chère, beau comme Adonis. J'ai peut-être le
malheur d'avoir quelque chose d'un peu repoussant pour les gens qui ne
me connaissent point, et c'est pourquoi sans doute le sourire du vicomte
fut coupé sur-le-champ par l'air le plus composé; je vis ses longs et
beaux yeux noirs s'abaisser vers la terre. Il fit un temps d'arrêt,
rougit et devint céleste... Ce ne fut qu'une minute plus tard qu'il put,
en hésitant, me faire un compliment, d'ailleurs fort honnête. Cudard,
déjà très familier, et qui avait le ton de l'ascendant, prit alors la
parole avec assurance et me dit:

--Il faut nous excuser, Mademoiselle. Nous sommes écolier; nous n'avons
rien vu encore; ainsi, notre embarras est bien pardonnable.

--Pédant (manquai-je de lui répliquer)! tu serais moins audacieux et
bien embarrassé toi-même si tu pouvais sentir le ridicule de ton rôle;
va, ta médiation est ici bien inutile.

«En effet, le trouble du bel adolescent, sa gêne respectueuse, les
grâces que cette louable timidité prêtait à sa charmante figure, avaient
bien plus d'éloquence que les sottes excuses de l'abbé! Je ne pus
m'empêcher de couvrir celui-ci d'un regard peu flatteur pour sa vanité,
s'il eût été saisi; mais cet homme, plus histrion qu'observateur, allait
de l'avant et parlait comme se croyant inaccessible à la critique.

«Comme je n'étais pas assez fatiguée pour ne pouvoir trouver de plaisir
à me promener, je témoignai l'envie de parcourir les jardins du château.
Nous nous y rendîmes donc aussitôt que mes nouveaux compagnons eurent
quitté leur attirail de cheval, et que j'eus fait moi-même un peu de
toilette.

«Pendant cette promenade, je fus aussi parfaitement contente du petit
vicomte, que mécontente de l'excédant abbé. Ce présomptueux ne
s'était-il pas donné les airs de me questionner de mille manières,
toujours en me priant beaucoup d'excuser!

«Mais (disait-il) on ne peut voir mademoiselle sans prendre à tout ce
qui la concerne le plus vif intérêt. Oui (essayant de me prendre
affectueusement la main), je voudrais avoir le bonheur de vous connaître
à fond, afin de pouvoir... vous devenir peut-être fort utile. (Ma mine
aurait dû l'embarrasser: il osa poursuivre.) Une jeune personne qui
prend pour époux un homme âgé doit,... sur bien des articles, être de
bonne heure préparée.

--Je ne vous entends pas, Monsieur l'abbé.

--C'est que... dans l'état que vous allez embrasser, tout n'est pas
roses; il s'en faut beaucoup.

--J'avais imaginé que les gens du vôtre avaient assez peu de
connaissance de ce qui regarde l'ordre où je vais entrer?

--Préjugé que cela, Mademoiselle. Les gens de mon état ont des rapports
avec toutes les classes de la société: nous tenons à tout. Nous sommes
si accoutumés à voir!... et à bien voir!... (Et le sot ne voyait pas que
je le portais sur les épaules!)

--Monsieur (lui ripostai-je), j'ai beaucoup de penchant à vous croire
homme très capable, mais, toute ma vie, j'ai pris assez volontiers
conseil des circonstances... du moment, si vous voulez; et sans me
préparer à jamais rien, j'ai communément le bonheur de choisir avec
assez d'adresse le parti convenable... Je crus voir alors mon Cudard
sourire avec épigramme, et combiner quelque idée qui lui serait venue
sur-le-champ...

«Pendant tout ce beau colloque, le pauvre petit vicomte n'avait pas dit
une parole. Il avait rêvé, Dieu sait à quoi; mais il y eut un moment de
silence, ce qui rendit très remarquable un profond soupir que le pauvre
enfant exhala.--Bonté divine (s'écria l'ex-gouverneur)! à qui donc en
avez-vous avec cette suffocation soudaine!--Moi! riposta Solange, je ne
suis point suffoqué... Je me trouve... parfaitement et n'ai été mieux de
ma vie.--Monsieur (interrompis-je), est peut-être fatigué? (Je le
regarde avec amitié). La promenade le gêne? On peut rentrer.--Oh! non,
non, Mademoiselle, demeurons, de grâce: ce jardin est délicieux! et la
soirée si belle! Ah! quels yeux, quels yeux, Juliette, il avait en
exprimant ainsi son admiration! et je crus sentir en même temps que le
bras dont j'enlaçais le sien, se trouvait pressé contre son flanc... Je
devinai qu'il étouffait pour le coup quelque nouveau soupir, ne voulant
pas donner plus de prise aux sottes annotations du pédagogue. Moi... (tu
peux m'en croire) sans coquetterie, mais... par espièglerie peut-être,
et pour savoir si je pouvais avoir quelque part à l'agitation que
montrait mon petit promeneur, je fis la faute de lui sourire, avec un
mouvement involontaire de la main, qui, peut-être, serra tant soit peu
l'une des siennes... Ah j'eus bientôt lieu de me repentir de ces
apparences d'agaceries. Ne voilà-t-il pas à l'instant mon Adonis qui
fixe sur mes yeux les siens brillants comme du phosphore! Il est sur le
point de s'arrêter tout court. Je me vois menacée... Je ne sais si ce
n'est point peut-être d'être embrassée à la vue de cent personnes, ou
Dieu sait quelle autre imprudence de jeune homme. Heureusement, M.
Cudard venait de s'arrêter pour ramasser un papier fort sale qu'il avait
pris pour une trouvaille de conséquence. Je le rappelai bien vite.

«Cependant le coeur me battait! les veines du pauvre petit étaient
gonflées! on les voyait serpenter sur son front enluminé... Je le
sentais tremblant, brûlant... Je fus obligée (comme s'il y eût déjà de
l'intelligence entre nous) de lui faire, au moment où l'abbé nous
rejoignait, un _chu_ imposant.

«Et voilà comment, en dépit qu'on en ait, peuvent naître des
malentendus. Qui, dans ce moment, nous voyant ainsi troublés, n'aurait
pas imaginé qu'il y avait de part et d'autre un commencement de
galanterie?

«Je me plaignis de la fraîcheur du soir et voulus retourner chez moi
tout de suite. Le doux et tendre adolescent nous suivit sans murmure.
L'abbé goûtait d'autant mieux ma résolution subite, qu'avant de quitter
l'auberge, il avait oublié de demander le bulletin du souper; il se
reprochait cette négligence en homme qui affichait une gourmandise...
d'abbé, c'est tout dire.

«Je redoutais fort l'instant où cet inspecteur, visitant la cuisine, me
laisserait probablement seule avec mon trop inflammable élève. Par
bonheur, Béatrix, qui se trouva devant la porte et que je fis monter
avec moi, me sauva le dangereux tête-à-tête. Je renvoyai promptement mon
jeune homme, sous prétexte que je voulais me déshabiller; cependant ce
besoin n'était pas le principal objet qui me faisait désirer d'être
seule. Je fus invisible jusqu'au moment de nous mettre à
table.--Victoire! future baronne (dit, en entrant, avec le souper,
l'emphatique et toujours bruyant Cudard: il tenait à la main deux
lettres). Voici pour le coup des nouvelles positives et dont vous allez
être enchantée. M. le baron m'écrit, et voilà, Mademoiselle, ce que j'ai
trouvé de joint pour vous à son épître. Ma foi! vive la sympathie! Ce
galant homme a su calculer à la minute votre voyage et celui de notre
paquet, afin que tout arrivât ensemble.--Je lus, sans partager à certain
point l'extase du sot commissionnaire. M. de Roqueval, après un début de
lieux communs galants, dont je ne me sentais nullement touchée, et
d'excuses à propos d'une absence que je m'étais déjà résignée à souffrir
très patiemment, s'annonçait pour le lendemain ou le surlendemain au
plus tard. Je fis, comme le petit vicomte, un gros soupir, que
l'examinateur Cudard ne manqua pas de prendre, avec tout le discernement
possible, pour l'expression frappante du désir que j'aurais déjà
d'embrasser mon cher prétendu.

«Pendant le court intervalle de temps que le petit amoureux avait passé
sans me voir, ses traits avaient déjà souffert de l'altération, il avait
perdu la moitié de ses brillantes couleurs. Quand il fut à table,
quoiqu'à mon côté, je lui vis l'air sombre et distrait: il ne me
regardait presque point. J'étais impatientée de cette conduite, et comme
je ne doutais pas qu'instruit avant moi-même du rapprochement de M. de
Roqueval, Solange ne fût, à cause de cela, si tourmenté, je fus piquée
de l'air que semblait se donner un étourdi de compter d'avance sur assez
d'intérêt de ma part pour qu'il se crût en droit de se faire des chances
personnelles de ce qui pouvait me concerner. Dans ces dispositions, je
fis l'essai d'une manoeuvre qui me réussit pourtant assez mal. Je crus,
en persiflant le petit boudeur, le réveiller et mettre fin à ma
maussaderie; mais, il avait un assez bon caractère pour me sourire, et
me dire même des choses assez agréables, tandis que je le harcelais; il
n'en avait pas moins le _coeur gros_, et des larmes qu'il ne pouvait
retenir s'échappèrent tout à coup avec tant d'abondance, que Cudard les
eût infailliblement remarquées, s'il n'eût pas été profondément occupé à
dévorer une volaille succulente, unique objet de sa gloutonne
attention... Cet accès d'appétit nous épargna ce que le mentor n'aurait
pas manqué de dire au sujet des vapeurs de l'élève... Je fus enchantée
de ce que l'abbé ne voyait d'un trouble dont enfin il aurait aussi bien
que moi deviné la véritable cause.

«Ce moment, ma chère Juliette, était le premier où, depuis mes malheurs,
j'avais, en faveur d'un homme, éprouvé quelque mouvement de
compassion... disons plutôt d'attendrissement... Je ne sais, mais si
j'avais été tête à tête avec mon petit affligé quand ses pleurs se
firent jour, je me serais peut-être mise en grands frais pour lui donner
des consolations. Mes yeux apparemment lui en dirent quelque chose; car
après y avoir fixé quelques instants les siens, il reprit visiblement sa
sérénité naturelle, sa charmante humeur; et le plus attrayant coloris
reparut sur son visage.

«Pendant ce temps-là, Cudard goinfrait, et buvait comme un Suisse:
bourgogne, bordeaux, champagne, il appela de tout; sous ces beaux noms,
on lui présenta les drogues qu'on voulut; il les huma sensuellement et
en telle quantité, que le sage gouverneur était ivre quand nous
quittâmes la salle. La paix était faite à la sourdine entre l'élève et
moi; Cudard eut l'insolence de me voler un quart de baiser; je lui
aurais arraché les yeux, si je n'avais imaginé soudain que cette
vivacité m'autorisait sans doute à donner à mon tour un baiser tout
entier, et de la bien bonne espèce au petit témoin. Là-dessus, nous
allâmes tous essayer de dormir...

«Je vais aussi, ma chère, te laisser respirer un moment et combiner
comment je pourrai te peindre (sans trop effaroucher ta pudeur) le reste
un peu bien fort de ma singulière aventure...

«Je poursuis. On supposerait volontiers qu'une jeune personne qui
pendant cinq jours de suite a été cahotée et n'a pas eu de très bons
gîtes, va s'endormir, lorsqu'enfin, à peu près parvenue à sa destination
et passablement contente, elle se trouve étendue dans un excellent lit.
Cependant, je ne fus pas assez heureuse pour que les pavots de Morphée
vinssent à souhait engourdir mes paupières. Une chaleur dévorante
précipitait la circulation de mon sang; aucune attitude ne me semblait
commode; sans rhume, j'éprouvais une oppression...

«Après m'être longtemps agitée dans mes draps, ta pensée (que j'avais,
je te l'avoue, un peu repoussée, comme si j'eusse eu honte de me voir
citée par elle au tribunal de la fidélité), ta chère pensée, qui
m'obsédait, eut enfin audience.

«J'avais de la lumière: je me levai pour courir à certaine cassette, où
tu sais que je conserve avec le plus tendre soin les trésors de notre
amour. J'apportai près de mon lit ce meuble, et j'en tirai tes
lettres... dignes de Sapho: je les relus avec une tendresse... avec un
désir!... Je portai tes beaux cheveux à ma bouche... Je mis autour de
mes hanches cette galante ceinture, à laquelle il te souvient qui pend
un médaillon précieux où, derrière ton portait, sont enchâssées
certaines dépouilles... cher trophée de mon bonheur claustral. Oh! bien
sincèrement et sans cajolerie, ma Juliette, je puis t'affirmer que ce
talisman de plaisir ne toucha point en vain au champ où les traces de
ton amoureuse moisson sont encore récentes. Mille délicieux souvenirs
m'enivraient, et, sans qu'il fût besoin de recourir à cette effigie
grossière[45] que j'ai voulu conserver, qui tant de fois nous servit
tour à tour à pulvériser dans le mortier de Cythère _le désir de
l'homme_ que nous y voulions exterminer; ta céleste image, aidée du plus
léger attouchement, me fit deux fois oublier mon être dans le sein du
parfait bonheur. C'était cette réparation de mes torts envers toi, cette
amende honorable qu'attendait Vénus, protectrice de tes intérêts, pour
me permettre de fermer l'oeil.

  [45] N'en déplaise à la sublime Erosie, l'usage de ce qu'elle indique
    ici dément un peu sa prétention aux _vierges appas_. Une demoiselle,
    après avoir vécu du régime dont elle nous fait l'aveu, peut valoir
    une veuve, au dire des connaisseurs. Les malins vont plus loin: ils
    donneraient volontiers, à deux amies aussi délicates, aussi fières
    de _n'avoir jamais connu l'homme_, des brevets de catins. (N.)

«J'eus une nuit délicieuse.--A mon réveil (il était déjà grand jour), je
me mis à méditer sur tout ce qui s'était passé le jour précédent... On
m'avait fait du feu. Quelque peu de fumée rendait nécessaire la
précaution d'aérer ma chambre! mais la croisée était trop près du lit
pour qu'on pût l'ouvrir sans m'incommoder; on préféra donc laisser ma
porte entr'ouverte. Béatrix allait être occupée chez elle à mettre en
état les chiffons que j'avais choisis pour ce jour-là. Calme et livrée
ainsi à moi-même, je me sentais exister bien agréablement.

«Que j'étais folle (me disais-je avec gaieté)! J'ai failli, pour un
enfant, déroger à mes principes!... car enfin... il m'avait intéressée,
je ne puis le nier... C'est qu'en effet, il est bien beau! bien
aimable!... Quels traits! quelle tournure... et les grâces qu'il a dans
son langage! dans ses manières! dans ses moindres mouvements!... Mais
cela n'a que seize ans.--En même temps, mes regards se trouvaient, par
hasard, dirigés sur l'outil auxiliaire que tu connais, et qui avait le
nez hors de ma cassette... Devine l'idée bouffonne qui me survint...
C'est qu'il devait y avoir bien de la différence entre cette figure
étoffée et le joujou naissant dont ce pauvre Solange devait être pourvu.
Le ridicule de l'échantillon animé, placé par mon imagination à côté de
l'effigie, me fit sourire; et pour mieux m'amuser du parallèle, je
saisis l'objet qui se trouvait à ma portée, au défaut de celui qui n'y
était pas... Ce que je tenais me parut plus fort qu'à l'ordinaire...
impraticable même, quoique nous l'ayons si souvent employé... Comme si
j'avais doute que ce fût le même, je fis l'enfance de l'approcher du
seuil de son domaine... et je me dis: Un Solange figurerait là beaucoup
moins bien... D'ailleurs, il est homme; il n'aura jamais l'honneur d'en
approcher.

«Etourdie j'avais totalement oublié que ma porte était ouverte! Bornée
par mon seul rideau, j'agissais comme si j'avais été seule au monde;
gênée par mes couvertures, j'étais sortie tout à fait de mes toiles. Un
écart lascif préparait l'accès au joujou chéri!... Dieux! mon baldaquin
s'entr'ouvre! C'est Solange, un gros bouquet à la main, et qui, léger
comme l'ombre, s'était avancé jusque-là!

«Un coup de foudre ne m'aurait pas mieux atterrée. Je fais un cri sourd
et me hâte de cacher ma turpitude, en m'enfonçant dans mon lit.
L'indiscret non moins frappé, tombe la face sur moi... Nous gardons
d'abord un morne silence, je le romps enfin, furieuse, et, me retournant
avec brusquerie vers le téméraire visiteur:

--Osez-vous, monsieur, lui dis-je, vous arrêter ici quand vous venez de
me causer une frayeur...

--Pardon, mille fois pardon, mademoiselle.

--Entra-t-on jamais chez une personne de mon sexe!...

--Hélas je vous supposais endormie... Je me flattais de vous voir un
instant à votre insu, et de pouvoir poser sur votre lit ces fleurs, qui,
lors de votre réveil, vous auraient appris...

--Quoi?

--Que la première pensée du tendre Solange avait été pour vous; car, à
quel autre que moi auriez-vous pu imputer cette légère marque
d'attention?

--Sous toute autre forme, monsieur (répliquais-je plus d'à moitié
radoucie), votre attention m'aurait infiniment touchée; mais...

«Que pouvais-je ajouter de raisonnable, Juliette? J'aurais eu bonne
grâce à faire la méchante! à quereller! J'allais être, ma foi! la plus
embarrassée, si l'aimable enfant, tombant à mes genoux et portant à sa
bouche ma main dont il demeurait emparé, ne s'était mis éloquemment en
frais de justification. Peine inutile, car j'étais bien éloignée de lui
vouloir du mal, mais j'avais besoin qu'il entrât en scène, afin que je
fusse dispensée de pousser plus loin un rôle que je sentais ne pouvoir
soutenir avec vérité... Le prétendu criminel dit tout ce qu'il voulut;
je me tirai d'affaire avec un air de demi-colère que je n'avais point de
peine à laisser dégénérer par degrés en indulgence. Ma position exigeait
ce petit manège. Quelque coupable que pût être, dans le fait, celui que
son intention et surtout son amour justifiaient si bien, sa cause
n'était pas à beaucoup près la plus mauvaise. Sans ma faute, quelle eût
été la sienne! il s'agissait donc de détruire l'impression que ce
qu'avait vu Solange (eut-il été plus enfant encore) ne pouvait manquer
de faire naître dans son esprit.

«Cependant, au lieu de se prévaloir de sa découverte et de la prise
qu'elle lui donnait sur moi, le pauvre petit, toujours contrit, toujours
suppliant, couvrait ma main de baisers.

--Belle, mais perfide main (disait-il), je te caresse, et j'y ai bien du
plaisir... tu n'es pourtant que mon ennemie (ceci m'étonna).

--Que voulez-vous dire, Monsieur!

--Cruelle! eh! n'ai-je donc pas vu...

--Vous devenez fou, mon cher Solange.

--Vous flatteriez-vous d'abuser de votre ascendant au point!...

--Quoi! tout à l'heure, cette main adorable n'était-elle pas armée d'un
formidable instrument et ne le dirigeait-elle pas?...

--Achevez de dire quelque impertinence!

--Je me tais, mais... je sais trop ce que l'exercice égoïste où je vous
ai surprise a de fatal pour un amant[46].

  [46] Si l'on continue de lire, on cessera d'être étonné de voir notre
    enfant de seize ans parler et même agir comme l'homme le plus formé!
    Solange n'en était pas (comme le fait le prouve) tout à fait à sa
    première aventure. En dépit du collège et de l'abbé, son éducation
    amoureuse était déjà bien avancée. Paris est un séjour où les jeunes
    gens sont si précoces! et pour peu qu'ils aient des dispositions à
    saisir les principes mondains, il y a de si bons professeurs! (N.)

«Je commençais à n'être plus à mon aise.

--Parlons un peu raison (dis-je, lui retirant ma main et m'élevant
assise contre mes oreillers). En supposant qu'il y ait quelque chose de
répréhensible à ce dont votre indiscrétion, peu civile, vous a fait
témoin, quel droit auriez-vous, s'il vous plaît, à vous en formaliser?

--Aucun sans doute, mais si vous aviez un peu...

--De prudence, voulez-vous dire apparemment... ma porte aurait été
fermée, et vous n'auriez pas maintenant la cruelle satisfaction de
m'humilier.

--Vous humilier! moi, qui vous adore! moi qui suis votre esclave! oh!
non, non; je pourrais plutôt me croire infiniment heureux d'avoir vu ce
qui s'est passé!... mais il aurait fallu pour cela... ou plutôt vous ne
l'auriez pas fait si... (Il fixait ses regards sur les miens sans
continuer).

--Poursuivez; faites-vous mieux comprendre.

--Une femme un peu susceptible de compassion et qui aurait daigné
réfléchir à l'état violent où je suis depuis que j'ai le bonheur ou le
malheur de vous connaître... si d'ailleurs elle n'eût pas éprouvé pour
moi quelque répugnance insurmontable, et que ses sens l'eussent
tourmentée... (Au travers tout son petit tortillage, je le voyais très
bien venir: à dessein donc de l'aider un peu).

--Cette femme! eh... bien!

--M'eût donné la préférence.

Et voilà mon pauvre petit tout confus, repentant peut-être d'avoir
laissé échapper cet aveu cavalier. Cependant, au lieu de me fâcher,
comme pour la décence j'aurais peut-être dû le faire, je fais la folie
de rire aux éclats.

--Comment (ripostai-je d'un ton railleur), à seize ans! mais, mais, mon
ami, voilà de ces propositions... qu'on ose tout au plus faire quand,
décidément libertin, on a sous la main quelque femme d'une dissolution
connue... car, avant tout autre, il n'y a qu'une longue habitude ou des
sentiments réciproques bien avoués qui puissent relever l'homme le plus
épris du respect qu'il doit à notre sexe.

--Ah! oui, je n'ai qu'à me conformer à ces belles maximes! Une longue
habitude! des sentiments réciproques! Avons-nous le temps de voir se
former tout cela! Vous en parlez bien à votre aise! Indifférente,
bravant l'amour, et devant vous marier après-demain vous ne vous souciez
guère de ce que va devenir le malheureux Solange. Ce M. de Roqueval, qui
revient pour votre bonheur, fera mon supplice, il me comblera, si vous
voulez, d'amitié, à cause de mon père; il me conduira chez le ministre,
voilà qui est fort bien; mais après cela, le bourreau qu'il est me fera
témoin de son funeste mariage; le lendemain il me renverra dans ma
famille... Et cependant vous serez à jamais perdue pour le malheureux
que vous avez ensorcelé... Ah! j'en mourrai... Non, non, Mademoiselle;
je ne survivrai point au moment affreux qui m'arrachera d'auprès de
vous!

«Et voilà les plus beaux yeux du monde changés en deux ruisseaux de
larmes... Mes mains en sont trempées. J'allais peut-être dire quelque
chose de trop, quand le bel enfant continua. Si vous étiez de ces femmes
austères, sauvages, qui méconnaissent le charme de la volupté! Mais
après ce que j'ai vu!... barbare!... Pourquoi pas plutôt moi! Pourquoi
pas, au lieu d'une idole difforme, un être vivant qui se consume pour
vous?... Conçois-tu, ma chère Juliette, qu'on puisse raisonner plus
juste? Et crois-tu qu'il m'eût été décent de faire la bégueule avec le
clairvoyant témoin de ma luxurieuse manoeuvre!

--Mais, Solange (lui dis-je, me prêtant à l'effort qu'il faisait pour
prendre un baiser), quand je serais assez faible... tu vois, mon bel
ami, que je le suis peut-être plus que tu ne l'imaginais... Oui, je te
l'avoue, je n'ai pas un instant douté de t'avoir donné de l'amour. Tout
ce que tu m'as laissé voir de tendre, d'impétueux m'a flattée. Ton
imprudence même d'être venu ce matin, je t'en sais gré, je crois, en un
mot, que, pour faire une joyeuse folie, on ne pourrait choisir un être
plus charmant et moins capable que toi de donner des sujets de repentir.
Mais, avec tout cela, mon cher, si je me livrais à ton penchant, au
mien; si nous venions à perdre la tête, à quoi cela me mènerait-il?

--Au bonheur, céleste amie, au parfait bonheur.

--Parfait bonheur immédiatement suivi de peines cruelles. Tu me le
faisais observer à l'instant. N'aurai-je pas dans vingt-quatre heures un
souverain maître, des devoirs sacrés?

--C'est donc à nous de reculer de vingt-quatre heures un malheur
inévitable qui commence dès maintenant, si nous raisonnons en sophistes,
quand tout nous invite à jouir en amants.

«Ah Juliette! c'est mon étoile qui, pour confondre ma trop présomptueuse
confiance en moi-même, me suscitait cette étrange aventure et voulait,
afin que je fusse complètement humiliée, qu'un enfant triomphât de ma
haine factice contre tout le sexe masculin. Ne trouves-tu pas que mon
énorme préjugé, vaincu d'emblée par Solange, rappelle ce fanfaron de
Goliath que le petit David terrasse du premier coup?

«Mais laissons ces puérilités.

--Tu dois être impatiente de voir comment va se terminer notre
singulière argumentation. Puisse, hélas! le dénouement ne pas te
déplaire, mon coeur. Voici l'instant où, comme souveraine de mes
inclinations, tu vas être mortellement offensée; mais j'aurai mon tour,
et tu peux d'avance compter sur le même pardon, que tu ne me refuseras
pas sans doute.

Qui l'eût cru d'un enfant! Au reste ce qu'il va faire est moins
difficile à l'âge le plus tendre, que ces tours de force d'un esprit
prématuré par lesquels mon petit séducteur m'a déterminée enfin à
combler ses amoureux désirs.

«Un baiser, de ceux qui signifient tout, qui donnent carte blanche pour
tout, mit fin à notre débat sentimental. Tandis que nos bouches étaient
collées, nos langues enlacées, des mains prévoyantes arrachaient ma
triple enveloppe. Déjà, mes plus attrayantes richesses étaient saisies,
incendiées, et souffraient un doux pillage. Quel écolier, grands dieux!
Quel parti ne sut-il pas tirer de ses premiers succès. Avec quelle
adresse n'escamota-t-il pas si bien les apprêts du triomphe décisif, que
je croyais le vainqueur bien loin encore de faire son entrée, lorsque je
reconnus qu'il était déjà maître absolu de la forteresse... Mais, que
dis-je? Tandis que ma tête roulait peut-être encore quelque sot projet
de résistance, ah! sans doute, tout le reste de mon individu était
d'intelligence avec l'ennemi pour que je fusse complètement subjuguée;
car lorsque après un moment (de ceux qu'aucune plume ne peut décrire, de
ceux que peu d'heureux peut-être peuvent obtenir et qu'il faut avoir
connus pour pouvoir s'en faire une juste idée)... lors, dis-je, que je
revins à moi, je reconnus que, de tous mes membres, j'avais saisi,
étreint, enchaîné le bel enfant, comme si j'avais essayé de le faire
passer tout entier au-dedans de moi... Nous nous renvoyions
réciproquement nos âmes du fond de nos poitrines, avec nos brûlantes
haleines... O sexe trop fait pour nous, trop nécessaire à notre bonheur,
comme Solange te vengeait par la conversion d'Erosie et la défaite de ta
plus intrépide antagoniste!

«Cependant chère Juliette, comme j'ignore si j'aurai le temps, avant
l'arrivée du baron, de finir la tâche de ma confession dont tu ne sais
pas encore ce qui m'a rendue le plus coupable, je vais à bon compte
t'expédier ce que j'ai griffonné. Trouve bon qu'en finissant je te
demande humblement pardon, et t'assure que si les vapeurs de ma tête
exaltée peuvent, en se dissipant, entraîner aussi la passion chimérique
que tu m'avais inspirée, du moins mon attachement parfait et réfléchi
conservera dans mon coeur plus sage une existence inaltérable. Adieu,
Juliette, ton Erosie te couvre de baisers.»

A Fontainebleau, le 3 novembre 17**


SECONDE LETTRE D'ÉROSIE A JULIETTE

«Je venais, chère et tendre amie, d'envoyer à la poste le premier volume
de mes sottises, quand une seconde missive, adressée pour le coup
directement à moi, m'a fait savoir qu'encore deux jours se passeraient
sans que je visse arriver M. de Roqueval! Ainsi soit-il!

«Qu'ai-je besoin (me suis-je dit) de me trouver, même aussitôt, en face
d'un _homme_ à qui j'ai _manqué_ (car il faut bien en convenir, à moins
de prétendre à me mettre au-dessus de toutes les idées reçues)... avec
un homme, enfin, devant lequel je ferai peut-être l'enfance (à vingt
ans!) de rougir, comme si j'avais lieu de craindre qu'à son arrivée il
ne lise sur ma physionomie que d'avance j'ai décoré son front!...
Cependant, Juliette, il faudra bien qu'il soit sorcier s'il devine
tout... et je le donnerais en cent... à toi-même, qui sais déjà la bonne
moitié de ma galante équipée. En vérité, mon coeur, si je n'avais qu'une
turpitude abominable à te raconter, je te ferais grâce du reste de mon
aventure, mais quelques détails, selon moi, si bons à savoir, se mêlent
à ma propre scène, que, de nouveau, je vais victimer mon amour-propre en
faveur de ce goût décidé que je te connais pour toute peinture lascive.

«Après m'être volontairement et bien délicieusement donnée à mon petit
séducteur, un retour vers la bégueulerie eût été quelque chose de fort
ridicule; l'éprouver ne m'était pas possible; le feindre?... à quoi bon!
Cette plate fausseté m'aurait assez mal réussi sans doute. Heureuse,
parfaitement heureuse; pressant contre mon coeur l'être charmant avec
lequel je venais de m'unir; donnant, recevant mille et mille baisers, et
tous deux inaccessibles au souvenir de notre porte pleinement ouverte,
nous jasions avec l'abondance et l'ivresse du contentement absolu...

--Comment, petit démon (dis-je à mon enfant gâté), se peut-il qu'à ton
âge, et sortant d'un triste collège, tu aies pu former un plan de _bonne
fortune_ si rusé, si bien combiné?

--Hélas ma chère vie, je n'ai point de ruse; je n'avais rien prévu: tu
es infiniment belle; tu m'as rendu amoureux; un désir violent agit vite
et profite de tout; une occasion s'est offerte; je l'ai saisie;
l'instinct du plaisir suffirait pour tout cela. Notre sympathie a fait
le reste...

--Il n'y a pas, à ce que je vois, de novices parmi vous autres hommes,
et l'on a grand tort de plaisanter aux dépens de ces prétendus _timides_
qu'on croit ne savoir comment déclarer une première passion, et que les
femmes, dit-on, quelquefois sont obligées de provoquer, pour qu'ils
aillent un peu vite au _but_, quand elles le connaissent elles-mêmes et
qu'elles ont résolu de les y pousser.

--Pardonne-moi, mon coeur; ces timides-là sont en grand nombre; on
commence presque toujours par cette _gaucherie_ que tu viens de décrire,
et tout comme un autre, j'ai payé ce tribut. Mais on est plus ou moins
chanceux dans la rencontre de la première belle à qui l'on adresse son
voluptueux hommage, ou qui se fait un plaisir de nous le dérober... Je
te dirais bien, dans ce genre, quelque chose d'assez piquant, et qui
m'est relatif... mais près de toi, je ne saurais m'occuper que de toi
seule... les moments sont courts... laisse-moi...

Il voulait...

--Non, non (lui dis-je), modère un instant ce transport, qui me flatte,
mais auquel je ne veux répondre qu'après que tu m'auras fait confidence
de ce que tu viens d'annoncer. Dis, dis-moi, cher toutou, qui fut, avant
ce jour, l'heureuse friponne qui te donna les excellentes leçons dont tu
as si bien profité?

--La nommer serait un crime[47]; mais sous le nom... de _Lindane_, si tu
veux, je vais te crayonner le portrait d'une femme qui a si bien voulu
se charger du tendre soin d'éclairer mon inexpérience, et de me donner
les doux préceptes dont je viens de faire une si heureuse application.
Cependant, ma divine, il faudra me permettre de remonter un peu plus
haut, au risque de t'ennuyer; autrement j'aurais peine à te faire
comprendre à propos de quoi cette fée bienfaisante m'apparut et voulut
bien prendre à moi quelque intérêt.

  [47] Solange a était fait pour trouver dans son propre coeur ce
    sentiment de justice et de reconnaissance; mais, outre cela,
    l'institutrice aimable (qu'il fera bientôt connaître vaguement) lui
    avait recommandé pour toujours la discrétion comme l'une des vertus
    les plus utiles aux galants et comme l'un des moyens les plus sûrs
    pour qu'ils aient beaucoup de femmes. En effet, celui qui n'a jamais
    cité ses bonnes fortunes, inspire la confiance; on hésite moins à le
    rendre heureux; il obtient des faveurs qu'on ne regrette point et
    qu'on ne regrettera jamais; et quand cette douce chaîne vient à se
    rompre, il conserve encore l'estime et l'attachement de celles qui
    n'ont plus d'amour, tandis que le fat, décrié, méprisé, trouve dans
    ses maîtresses désenchantées autant d'ennemies qui souvent font pis
    que de lui rendre difficiles de nouvelles intrigues. Que ne peut-on
    persuader de cette vérité l'essaim de ces avantageux, fatals aux
    amours, qui ne se plaisent qu'à diffamer celles qu'ils ont pu
    séduire! (N.)

«C'est maintenant l'ingénu Solange qui va t'entretenir, ma chère
Juliette; et pour ne point l'interrompre, je te fais grâce des questions
éparses que j'ai pu lui faire pendant son récit.

--Dès l'âge de treize ans, je sus (je ne me rappelle pas précisément à
propos de quoi) qu'il existe entre ton sexe et le mien une différence de
conformation. Certaines estampes immodestes que possédaient, dans le
plus grand secret, quelques-uns de mes condisciples les plus formés, et
qu'ils eurent l'imprudence de me montrer, occasionnèrent de ma part
mille questions auxquelles ils se firent un plaisir de répondre. Dès
lors, ces aimables instituteurs devinrent les objets de ma fervente
amitié. J'appris d'eux tout ce qu'ils savaient eux-mêmes, c'est-à-dire
bien plus (et j'en rougis) que ce qui concerne les vrais rapports de
notre sexe avec le tien. Ils connaissaient, ces pervers! des pratiques
palliatives de plus d'un genre. La première, qui me fut enseignée au
bout de très peu de temps, me sembla bien douce et bien commode. Plus
les sensations qu'elle procure sont nouvelles, plus elles sont
ravissantes. Pendant près d'un an, j'en fis, quoique avec modération,
mes uniques délices; mais je devenais grand garçon; on me crut digne
enfin de recevoir un grade de plus: on me pressentit avec la bonne
volonté de m'initier... j'en étais à peu près là quand il arriva ce que
je vais dire.

«Il y avait dans notre collège un garçon de seize à dix-sept ans, sorti,
je crois, des Enfants Trouvés, et domestique dans notre pédantesque
solitude[48]. Ce balourd avait reçu de la nature un embonpoint frais et
normal; sa tête ronde, moutonne, ornée d'une forêt de cheveux du plus
joli blond, n'aurait pas mal été sur les épaules d'une grosse dondon de
la basse classe du peuple. Claudin (c'est ainsi qu'on le nommait),
simple, sot, pourtant babillard, était familier et si dominé par
l'intérêt et l'appétit, que, pour le moindre argent, ou pour quelque
friandise, on pouvait exiger de lui les choses les plus déraisonnables.
Tous nos pédagogues, tous nos humanismes, philosophes, et, bien entendu,
M. Cudard aussi, faisaient grand cas du maniable Claudin. Il visait au
bouffon, cela faisait grand effet dans un séjour dénué d'amusements, et
puis encore le petit rustre croyait bêtement, ou feignait de croire que,
dans un collège, on se rend recommandable en affichant le désir de
s'endoctriner. En conséquence, il paraissait épier avec soin les
occasions où pendant nos récréations et d'autres moments de loisir assez
rares le premier venu de nos pédants pouvait le faire lire, écrire ou
répéter quelques tirades de livres classiques qu'il faisait semblant de
savoir par coeur, bien qu'il n'y comprît pas une syllabe. Avec toute
l'_enfance_ de la maison, Claudin jouait un autre rôle. Pour quelques
sous, pour une pomme, il endurait des _mystifications_, grimaçait, ou
faisait de gauches contorsions du corps qu'il nommait ses _tours de
force_. J'étais espiègle et gai: Claudin me faisait rire; et comme, pour
sa gourmandise et son avarice, j'étais un de ses plus utiles chalands,
il m'honorait d'un attachement particulier, je le traitais aussi comme
un espèce de camarade.

  [48] Le tableau qui suit, au défaut du coloris de la vraie volupté,
    que ne peuvent avoir les objets qu'il représentera, a du moins celui
    d'une confiance naïve qui peut mériter aussi bien l'indulgence du
    lecteur. D'ailleurs, tout ce que va raconter le petit vicomte est de
    nature à fournir de sérieuses réflexions aux parents qui confient
    leurs enfants à l'éducation vicieuse de certains collèges. En
    considération du _but moral_ que nous avons cru démêler à travers
    l'incongruité de ces détails épisodiques, toutes réflexions faites,
    nous avons pris le parti de ne rien retrancher. On conviendra sans
    doute qu'en fait d'_érotisme_, les bornes entre le bon et le mauvais
    goût ne sont point encore fixées? (N.)

«Pourtant un jour:

--Claudin (lui dis-je avec quelque défiance), en vérité, je ne conçois
pas pourquoi tu t'enfermes si souvent avec mon vilain abbé Cudard. Je
crains bien que ce ne soit pour lui faire sur mon compte des paquets...
Prends-y garde! si...

--Moi, Monsieur! Ah bien! c'est joliment moi qui fais des paquets à
Messieurs vos précepteurs! Ah! dame! quand j'ai l'honneur d'aller vers
eux, ils songent bien à me parler de leurs disciples, ma foi!

--Eh de quoi diantre peut te parler... par exemple, un Cudard, qui fait
profession de ne s'occuper que de moi? Il est insoutenable...

--Oh bien! il y a pourtant des moments où il n'y pense guère.

«Bref de fil en aiguille, et moyennant un écu (grosse somme pour un
Claudin), j'arrachai par lambeaux, l'aveu complet d'une intimité... qui
me sembla d'abord incompréhensible, mais qu'à force de questions et de
réponses, je fus enfin en état de supposer praticable. Je ne te cacherai
pas, ma bonne amie (c'est toujours l'écolier qui parle, et tu nous
écoutes, Juliette?), je ne te cacherai pas qu'il s'était passé parfois,
entre l'obligeant Claudin et moi, fort complaisamment aussi, de légères
scènes de polissonneries réciproques; mais, en honneur, j'étais à mille
lieues de l'infâme Cudard, jusqu'à cet instant, je n'en avais pas eu la
moindre idée. Claudin venait de m'expliquer tout cela de la manière la
moins équivoque. Pour un écu de plus il ne tint qu'à moi de passer des
connaissances de la théorie à celles de la pratique. Mais, soit pudeur,
soit dignité, soit aussi la crainte d'être trahi auprès de Cudard, je
refusai net les bontés qui m'étaient offertes.

«Cependant ces singulières ouvertures m'avaient frappé, des images
imparfaites se retraçaient sans cesse à ma vive imagination; un désir
curieux m'obsédait.

«J'avais pour ami particulier le jeune... disons de _Saint-Elme_,
toujours pour ne désigner personne par son véritable nom[49]; cet ami,
de deux ans plus âgé que moi, cadet de trois enfants d'un père assez dur
qui venait de se remarier, et tonsuré pour jouir déjà du revenu de
quelques chapelles, Saint-Elme, dis-je, n'aurait eu aucunes dispositions
pour être d'Eglise, si tout de bon il était indispensable qu'un
ecclésiastique fût chaste, doux, sobre, sans ambition, etc. Saint-Elme,
au rebours, était le plus dissolu de mes camarades; sans cesse il se
faisait quelque querelle par un excès de pétulance qui offusquait en lui
le meilleur naturel. Quant à l'orgueil et au désir des richesses, ces
défauts s'étaient développés dans son coeur dès la plus tendre enfance.
Aussi Saint-Elme portait-il fort gaiement son petit collet, parce qu'il
avait très bien saisi qu'étant d'une maison assez considérée et neveu
d'un prélat en crédit, il ne pouvait manquer d'être quelque jour évêque
ou gros abbé commendataire.

  [49] Solange, enfant léger et ne pensant nullement, dans la position
    où nous le savons, à faire un discours académique, il faut qu'on lui
    pardonne son bavardage et ses enjambements, d'épisode en épisode.
    Ceci n'est point un roman fait à plaisir, mais une copie d'originaux
    auxquels nous aurions mauvaise grâce à changer la moindre chose,
    l'ouvrage dût-il y gagner quelques degrés de perfection quant à sa
    forme. (N.)

«Ce qui résulta des consultations secrètes que je préférai de prendre
auprès de Saint-Elme, sur les matières que Claudin m'avait dégrossies,
n'est pas fait pour se mêler, dans l'imagination d'une amante adorable,
aux récentes impressions de vraie volupté qu'elle vient de recevoir.
Regarde donc, chère âme, la prétérition des conférences mystérieuses que
j'avoue d'avoir eues avec le débauché Saint-Elme comme l'humiliante
expression du plus sincère repentir que j'ai de me les être permises...»

Je commençais, ma Juliette, à m'impatienter un peu, ne concevant pas
comment un Claudin, un Saint-Elme, tout à fait étranger à la méthode qui
venait de si bien réussir à Solange auprès de moi, pourraient m'amener
cette Lindane que je brûlais de connaître. J'en fis la question.

--Deux mots encore et nous en sommes à elle, répondit le petit conteur,
puis il continua:

--L'extrême amitié que nous affichions, Saint-Elme et moi, devient
bientôt l'objet de l'animadversion de tout l'aréopage scolastique. Nous
étions un peu pâles, nous maigrissions, M. Cudard, qui devinait, ou,
plus vraisemblablement, à qui le sieur Claudin avait dit ce qu'il
pouvait savoir de mes progrès dans la carrière du libertinage, le zélé
Cudard trouva bon de m'observer... Un jour il me surprit composant avec
mes désirs: il partit de là pour redoubler de vigilance et de sévérité.
Ce ne fut pas assez de m'obséder le jour, il étendit jusque dans le
loisir des ténèbres la rigoureuse observance de ses devoirs, et me
signifia bientôt qu'avec l'agrément des supérieurs, il partagerait
dorénavant ma couche. Le trait était atterrant; car la nuit du moins je
me vengeais un peu de la contrainte du jour. Je ne me fiais plus au
vénal Claudin, et Saint-Elme, non par refroidissement, mais par égoïsme
et de peur de se trouver englobé dans mes disgrâces, ne familiarisait
plus que furtivement avec moi; les occasions en étaient des plus rares.
La nuit donc je me retraçais de charmants souvenirs; ils m'agitaient et
je ne manquais guère d'apporter à ce voluptueux tourment un peu de
remède... Cudard, de moitié de mon lit, allait me réduire au désespoir.

«Oh! le mauvais coucheur! ma tendre amie. Odeur fétide, ronflement
importun, position en zig-zag qui ne me laissait presque point d'espace
dans un lit d'ailleurs assez étroit!... Mais, ce maudit homme qui
m'avait si vivement chapitré sur mon petit vice impur, dont il avait
sans doute raison de chercher à me corriger, croiras-tu bien qu'il
n'était pas plus sage que moi! que, dès qu'il se croyait pleinement
assuré de mon sommeil, il se livrait à la même turpitude! En un mot, que
plus d'une fois il prit lui-même le soin d'exciter chez moi, croyant le
faire à mon insu, les dangereuses sensations que proscrivait son austère
morale!

«Ce qui pourtant passait un peu trop les bornes, c'est qu'une nuit,
comme je dormais pour le coup tout de bon et bien fort, je me sentis
réveillé par une atteinte criminelle qui ne tendait à rien moins qu'à me
déshonorer[50] en me déchirant! Si dans quelques autres occasions
j'avais avec succès joué le dormeur pour ce qui pouvait m'être agréable,
cette fois-ci, m'éveillant avec douleur et surprise, je ne songeai pas à
rien ménager:--Ouf! doucement donc, monsieur Cudard! dis-je, en
changeant brusquement d'attitude; quel rêve pénible faites-vous donc là!
Vous me pressiez à m'estropier! Lui, pas un mot. Mais, ma chère,
peins-toi ma disgrâce et l'excès de colère où je me mis! La main que
j'opposais en parlant se trouve à l'instant, ainsi que la moitié de ma
place, souillée d'un flux visqueux, à peine connu, et dont j'ignorais
surtout qu'aucun degré de plaisir pût faire couler une telle abondance.
J'étais furieux. Mon coquin cependant n'eut pas l'air d'y faire la
moindre attention, et feignant à son tour un sommeil léthargique, il se
mit à ronfler avec une telle maladresse et un bruit si outré qu'ils ne
pouvaient faire illusion à personne.

  [50] Ici le jeune homme raisonne avec délicatesse et discernement;
    mais ne lui en déplaise, pourquoi cette idée décente ne lui
    vint-elle pas à l'esprit la première fois que son ami Saint-Elme
    essaya de lui communiquer ses connaissances de pratique? (N.)

«Le lendemain je roulais dans ma tête comment je pourrais, sans me
compromettre à certain point, mettre sur le tapis mon aventure nocturne,
et bien employer, pour nuire à Cudard, les dangereuses armes qu'il
venait de me donner contre lui. Mais, le même jour, des nouvelles
intéressantes, que reçut le cher Saint-Elme, et qui me concernaient en
partie, firent diversion en m'occupant de projets beaucoup plus
agréables à mon imagination que celui de confondre et faire chasser mon
luxurieux gouverneur.

«C'était au commencement du mois d'août dernier; la belle-mère de
Saint-Elme, pour faire un peu la cour à son vieux mari, s'était proposé
de réunir auprès d'eux à la campagne, pendant le reste de la belle
saison, les trois enfants du premier lit. Mais l'aîné, qui servait dans
un régiment de cavalerie, refusait net; une soeur, qu'il conseillait,
refusait de même; le seul Saint-Elme, qui n'avait pas de raisons de
fortune pour haïr provisoirement sa belle-mère, et qui, d'ailleurs,
s'ennuyait mortellement au collège, avait accepté de grand coeur
l'invitation. Lindane (c'est mon institutrice, nous allons enfin en
parler!) Lindane savait à Saint-Elme tout le gré possible d'une
complaisance qui faisait le procès à la conduite désobligeante du
capitaine et de sa soeur. Pour mieux marquer à l'abbé toute sa
satisfaction, Lindane ajoutait à ses remerciements l'offre de bien
accueillir quelqu'un de ses camarades, que, pour qu'il s'amusât mieux à
la campagne, elle le priait d'amener avec lui. Le choix de mon plus cher
ami pouvait-il ne pas tomber sur moi?

«Saint-Elme achevait sa philosophie; du collège, il était décidé qu'on
le transplanterait tout de suite au séminaire de Saint-Sulpice: on ne
pouvait donc s'opposer à son départ. Quant à moi, l'accompagner, surtout
avant la vacance des classes, était quelque chose de fort difficile à
obtenir; mais de prudentes mesures ayant été prises avec le plus
impénétrable secret, Saint-Elme fit que Lindane écrivit à mon père, qui
consentit. Cudard, que ce déplacement devait aussi soulager tant soit
peu de la gêne de notre clôture, fut enchanté, quand, à l'improviste,
l'ordre paternel lui parvint pour qu'il me suivît chez les parents de
Saint-Elme. En dépit du danger qu'il y avait à me rapprocher trop de cet
ami, prétexte de tant de soins et de défiance, Cudard fut le premier à
presser les préparatifs du voyage. On partit.

«Cependant les geôliers farouches auxquels nous échappions, nous
ménageaient clandestinement de quoi troubler beaucoup nos champêtres
jouissances. Si Lindane, entre les mains de qui tomba, par bonheur,
certaine lettre adressée à son mari, n'eût pas été la femme la plus
prudente et du meilleur naturel, mille dégoûts nous eussent assaillis
dans un séjour où nous étions venus chercher des dissipations et du
plaisir. Ces infernaux pédants n'avaient-ils pas eu l'indignité d'écrire
que les émigrants étaient de petits vauriens corrompus, épris follement
l'un de l'autre, et plus que soupçonnés d'entretenir ensemble un infâme
commerce! Cudard avait sa petite note aussi. L'écrit de ces messieurs le
désignait comme un adroit débauché sur lequel il convenait d'avoir
l'oeil. Claudin apparemment l'avait un peu terni et fait passer pour...
tel que nous avons eu l'honneur de le connaître.

«Mais l'admirable conduite de Lindane prouva que de semblables libelles
sont sans effet, quand ils ne provoquent au mal que des coeurs honnêtes
et des esprits justes. Cette dame, il est vrai, ne dédaigna pas
absolument l'avis des noirs délateurs; mais ce fut pour nous sauver (au
lieu de nous perdre, comme ils en marquaient l'envie) que Lindane y eut
égard.

«La terre du marquis, père de Saint-Elme, était un délicieux séjour.
Nous y vîmes, l'abbé et moi, tous deux pour la première fois, Lindane,
petite personne, régulièrement jolie, mince, parfaitement bien faite,
d'une élégance recherchée; poupée accomplie, en un mot, et qui cachait,
sans beaucoup d'efforts, trente ans bien comptés, sous des dehors
tellement enfantins que même à bout portant elle paraissait à peine
l'aînée de Saint-Elme. Beaux cheveux blonds, sourcils plus foncés
au-dessus de deux grands yeux, blancheur éblouissante, bouche de rose...
des pieds, des mains en miniature[51], un son de voix aigu, mais plein
de douceur... tout cela donnait l'air de la plus fraîche jeunesse, et
personne ne saurait aussi bien que Lindane en tirer davantage. De
qualité, veuve d'un mari dissipateur qui l'avait, au surplus, rendue
fort heureuse, elle s'était remariée par raison au marquis sexagénaire,
nullement agréable, mais heureusement sans prétention, qui se prévalait
on ne peut moins de ses droits d'époux, et qui semblait avoir à coeur de
trouver dans sa femme plutôt une agréable compagne qu'une obéissante
esclave. Au bout de deux jours nous étions au fait de tous ces détails,
et cela parce qu'aussitôt arrivé, l'attrayant Saint-Elme avait été
frappé par une égrillarde de femme de chambre, aussi babillarde que
catin et parce que encore, moi-même _entrepris_, pour mon bien, par la
très singulière Lindane, j'avais fait rapidement, et sans rien y mettre
du mien, d'inconcevables progrès dans sa confiance.

  [51] Si parfois le petit conteur parle en homme formé, nous trouvions
    ici que se montre l'enfant manquant d'usage. Qui, comme lui, dans
    les bras d'une jolie femme, ferait (avec un peu plus d'expérience)
    la bévue d'en louer une autre! (N.)

«Prévenue par nos cuistres de collège que le beau-fils et le petit
camarade étaient deux grivois fort inflammables, elle avait
judicieusement conçu que notre honteux _mignonisme_[52] était uniquement
l'erreur d'un désir extrême et prématuré qui, ne pouvant, dans un
collège, suivre sa véritable direction, s'en frayait une quelconque,
telle que les circonstances pouvaient le permettre. Lindane (je l'ai su
depuis) avait été galante et l'était encore; mais aussi réservée dans sa
conduite que prudente, ou peut-être heureuse dans ses choix, jamais sa
réputation n'avait souffert le moindre échec: on la citait, au
contraire, comme un modèle de décence ainsi que d'amabilité. Son mari
chassait tout le jour, buvait toute la soirée et dormait toute la nuit.
Aucun parisien, pas même quelque voisin à tournure supportable, n'avait
des habitudes au château...

  [52] Ce mot est forgé sans doute: mais sommes forcés de le laisser, ne
    lui connaissant point de décent synonyme. (N.)

Pourquoi n'aurait-on pas essayé, dans des conjonctures aussi stériles,
ce que pouvait valoir un marmot ingénu, tout neuf, pour le beau sexe, et
qui passait déjà pour être de l'étoffe dont se font les _hommes de
plaisir_! Lindane avait donc résolu, dès mon arrivée, de me _convertir_,
et cela lui fut bien facile.

«La troisième soirée de notre séjour à la campagne, nous nous promenions
deux à deux dans le jardin, moi posément aux côtés de Lindane, et l'abbé
batifolant avec la luronne de soubrette. Il faut l'avouer, ma chère, je
lorgnais de l'oeil la petite marquise et la trouvais bien à mon gré; je
soupirais même, à ce que je crois[53]. De temps en temps elle avait
l'air de sourire, sans presque me parler. Nous allions d'un bon pas.
Elle ouvre la grille du parc; nous y sommes. C'est un bois vaste, frais,
délicieux. Nous y perdons bientôt de vue mademoiselle Victoire,
pourchassée dans un détour par le petit égipan l'abbé...

  [53] Tous ces détails ne devaient guère amuser Erosie, et nous
    supposons qu'ils ont contribué beaucoup à ce que le goût très vif
    qu'elle avait pour le petit Solange ait, comme nous l'avons su, fort
    peu duré. (N.)

«(Mais mes doigts fatigués ont peine à soutenir la plume, chère
Juliette, permets que je la quitte un moment, laissant Solange et
Lindane trotter le long d'une allée terminée par un cabinet rustique, à
la porte duquel je viendrai bientôt les reprendre).

«--Entrons ici, dit Lindane, je ne serai pas fâchée de me reposer un
moment, d'ailleurs... j'ai quelque chose d'intéressant à vous
communiquer... Ouvrez, s'il vous plaît, le volet de cette petite fenêtre
et refermez-la... Bon, poussez la porte... Ecoutez-moi bien, mon petit
ami; surtout gardez-vous de m'interrompre[54]...--Oh! par ma foi! je n'y
tiens plus; c'est assez babillé! dit, en se montrant dans la chambre...
qui? le scélérat d'abbé Cudard! et ce monstre aussitôt s'enferme avec
nous, empoche la clef et s'avance! Mon trouble, mon indignation, ma
fureur ne se décrivent point, non plus que la stupeur, l'effroi de mon
petit complice. J'avoue qu'en écoutant celui-ci, j'étais demeurée hors
du lit, me prêtant beaucoup aux distractions amusantes d'une jolie main
qui badinait avec le plus amoureux de mes charmes. Ainsi mon attitude
était comme exprès choisie pour que l'insolent Cudard pût tout voir.
Pour comble de disgrâce, Solange, couché tout de son long en face de
moi, m'empêchait de rentrer vite, sous les couvertures; je ne pus que
jeter sur mon visage ma chemise, remontée si haut et si bien engagée
sous mes reins, qu'en la rabattant elle n'avait pu couvrir la honteuse
lice de nos récentes prouesses...

  [54] Nous sommes fâchés de ce que le récit de Solange, qui commençait
    à promettre quelque chose d'intéressant, se trouve si bien
    interrompu, que le reste de la lettre ne dit plus un seul mot de
    Lindane. Mais, par les soins que nous nous sommes donnés, la suite
    du discours de cette dame nous est parvenue, avec celle des
    aventures d'Erosie et de Solange; nous ne tarderons pas à publier ce
    supplément. (N.)

«Solange, après un court moment de silence, allait s'emporter.--Là, là!
mon fils, lui dit presque gaîment le funeste pédagogue, ne vous dérangez
pas. Comme en même temps le mauvais plaisant hasardait un geste grivois
qui tendait à pousser Solange contre moi, de ma part, un vigoureux
soufflet, de celle de Solange, un terrible coup de pied je ne sais où,
nous firent soudain raison de cette audace.--Oui! dit alors Cudard
presque en colère, c'est ainsi qu'on me traite quand on ne saurait user
avec moi de trop de ménagements! Eh bien! eh bien! c'est bon; mes braves
enfants: M. de Roqueval va tout savoir, et...--Dieux! que dites-vous,
barbare! interrompit Solange, frappé de la cruelle idée de mon malheur;
et voilà le pauvre petit, les maintes jointes, assis sur le lit, mais
toujours posté de façon qu'il était fort difficile pour moi d'y rentrer.
Au même instant, un serrement de coeur m'avait saisie. Je me serais
trouvée mal infailliblement, si des larmes abondantes ne s'étaient fait
jour.--Ecoutez-moi, dit alors d'un ton assez radouci le redoutable
auteur de nos disgrâces; vous n'avez qu'à me lier la langue. Il faut
d'abord vous dire que depuis une demi-heure, je vous vois et vous
écoute. Oui, belle demoiselle; j'étais là[55]... j'ai tout vu, très bien
vu; grâce à la complaisance que vous avez eue de laisser cette porte
ouverte, j'ai joui complètement du plaisir de vous voir rendre heureux
ce petit garnement. Pesez, d'après cela, son intérêt, le vôtre, le mien
aussi, j'ose en parler, et jugez si de mauvaises manières peuvent être
le moyen de me porter à l'indulgence!--Vous l'entendez, mademoiselle! me
dit avec indignation le stupéfait élève. Il frémissait de rage, mais
était-il bien en état d'en imposer à l'atroce gouverneur?--Crois,
malheureux, ajouta Solange se retournant brusquement vers l'insolent, et
lui mettant sous le nez un poing dont on ne parut pas fort effrayé,
crois que tu périras de cette main, si jamais un seul mot...--Brrr,
belle menace, ma foi! Point d'extravagance, mon cher vicomte; eh! quel
mal, s'il vous plaît, est-il en votre pouvoir de me faire! Vous êtes là,
sans armes; avant que vous ne soyez descendu du lit et rajusté, j'aurais
déjà crié, rassemblé tout le monde: j'ouvre; je dis ce que je sais; je
vous montre _in statu quo_. L'on m'applaudit d'avoir fait mon devoir en
épiant votre entreprise libertine.

  [55] Revoyez la planche de la première lettre. (N.)

--On trouvera, j'en conviens, que vous aurez fait votre métier; mais
mademoiselle sera déshonorée.

«Cette dernière réflexion rendit muet le sensible adolescent, qui pour
toute réplique, fixa les yeux sur les miens, découverts depuis qu'enfin
j'étais venue à bout de me glisser dans le lit.--Que je suis
malheureuse! m'écriai-je avec un mouvement assez vif pour que Solange
craignît que je ne songeasse à quelque acte de violence contre
moi-même.--Chut, chut! faisait Cudard avec un geste de la main, point
d'éclat, mes enfants.--Et voilà mon coquin incliné sur le lit, les deux
poings sous le menton, consultant nos visages et balançant la
tête:--Ecoutez-moi. S'il est _avec lé ciel des accommodements_[56] à
plus forte raison doit-on être sûr qu'on en fait aisément avec les
hommes (C'est à moi que ce qui suit s'adressait.). Lequel est le pire ou
de porter pendant toute sa vie la cicatrice infâme d'une blessure faite
à l'honneur, ou de se soumettre un moment à l'application du remède qui
peut opérer que cette blessure, aussitôt guérie que faite, ne laisse
aucune trace! (Prévoyant à peu près à quoi cet insolent début pourrait
aboutir, je sentis le feu du courroux me monter au visage; Solange
allait aussi s'emporter.) Paix, paix, mes enfants... mais paix donc,
encore une fois! Vous ne me faites nullement peur, et moi je peux vous
faire beaucoup de mal. Entre nous, monsieur Solange, vous avez très bien
fait. Oh! ce ne sera pas moi certainement qui vous jetterai la première
pierre; mais je ne ferai qu'en approvisionner le public, pour qu'il vous
en assomme, si je n'obtiens pas que mon petit compte se trouve aussi
dans toute cette aventure. Comme je n'ai que des propositions aimables à
vous faire, mes bons amis, je me flatte que vous ne vous y refuserez
pas. (Se tournant vers moi.) Il s'agit tout uniment, charmante
demoiselle, de me lier tant soit peu à vos fredaines, afin qu'en
conscience je sois réduit à n'en pas parler. (Solange alors:)--Comment
malheureuse! en ma présence, tu pourrais oser!... C'est à mademoiselle
que j'ai l'honneur d'adresser la parole.--Laissons-le dire,
interrompis-je, afin que cet infernal garnement nous développe jusqu'au
bout toute la scélératesse de son âme.--Ce ne sont pas là des douceurs,
je pense... mais comme j'ai l'esprit mieux fait qu'on le suppose,
passons, passons... Je disais que...--Si tu profères un mot de plus
(Solange en même temps veut se précipiter à bas du lit. Cudard le
retient seulement, sans rudesse, et poursuit:) Je disais donc que dans
une conjoncture scabreuse, comme celle-ci, c'est de celui qui ne perd
pas la tête qu'il est à propos de prendre conseil. Mademoiselle, cinq
minutes de raison et de douceur peuvent vous assurer un repos toute
votre vie; cinq minutes de bégueulerie et d'humeur livrent à la honte et
au regret pour le reste de vos jours...

  [56] Rien d'étonnant à voir un _tartuffe_ citer un trait de la morale
    d'un cordon-bleu de sa clique. (V. la com., act. 4). (N.)

«Il semblait, Juliette, que la feinte ou véritable tranquillité du
maudit homme nous en imposât: nous commencions à l'écouter.

«L'élève fut apostrophé à son tour.--Monsieur, lui dit Cudard en
souriant, vous avez bien médit de moi: je vous le pardonne cependant,
quel reproche avez-vous à me faire? Petit ingrat! est-ce donc de vous
avoir trop aimé? Quant au reste, ai-je été brutal à votre égard? ai-je
négligé ce qui dépendait de mes soins? avez-vous, en un mot, été
persécuté par moi, comme le sont, d'où nous sortons, la plupart de vos
camarades?

«Le pauvre Solange a le coeur si bon, que cette tendre plainte de l'abbé
faillit lui arracher des larmes.--Eh bien mon ami, continua le galant
orateur, chacun, ici-bas, a ses petites faiblesses. Si j'ai pu
découvrir, l'un des premiers, que chez vous les passions s'allumaient,
que déjà la nature demandait et voulait donner, suis-je donc un monstre
d'avoir désiré de jouer un rôle dans ce nouvel ordre de choses? Pourquoi
n'aurais-je pas été aussi heureux que le petit Saint-Elme!... Je vous
entends: mon âge... le sérieux de nos rapports... Oui, je vois que vous
me contemplez, comme voulant et n'osant me dire: Ce visage étique! cette
barbe!... Eh! mon ami, tout cela pouvait-il vous choquer, lorsque dans
les ténèbres, j'essayais...--Cessez, monsieur l'abbé, de me rappeler des
horreurs...--Ma foi! mon cher, je n'en parle que parce que tout à
l'heure vous me prouviez qu'elles n'étaient pas tout à fait sorties de
votre mémoire. Bref, revenons à nos moutons. Vous avez escamoté fort
habilement les bontés de mademoiselle, et je vous en loue; mais, lui
plaira-t-il de faire maintenant en ma faveur, afin que je me taise? Car,
enfin, il faut bien qu'avant que nous nous séparions, un important
secret soit acheté et payé (Moi pour lors:)--Puisque vous êtes assez peu
délicat, monsieur, pour mettre votre silence à prix, je vous sacrifie
volontiers tout ce que je possède: il y a dans ma bourse... à peu près
cent louis; je suis fâchée de n'être pas plus riche; prenez-les, je puis
encore vous offrir quelques nippes de certaine valeur... tout, tout est
à vous!--Oui, belle conduite ma foi? M. de Roqueval va se donner, à ce
que je vois, une petite femme bien économe, qui jette ainsi l'argent par
les fenêtres à propos de rien! Allons, allons, charmante, vous n'y
pensez pas! Suis-je un corsaire donc? Vous me connaissez mal, j'aime
beaucoup l'argent... parce qu'il en faut; mais, à Dieu ne plaise qu'il
vous en coûte un écu pour acheter ma discrétion. Je vous l'accorde
_gratis_ mais, en revanche, vous allez m'honorer d'une petite faveur,
peu difficile, douce peut-être à donner; sinon, déesse (en grossissant
la voix, et le sourcil froncé), sinon dussé-je être honni, lapidé,
moulu, tout se saura... Oh! tout, sans vous faire grâce de la moindre
circonstance; j'en jure par le ciel et l'enfer!

«Eh bien, Juliette, que penses-tu de la méchanceté de cet indigne homme,
et te figures-tu l'excès de ma détresse, après avoir entendu prononcer
ce serment affreux?

«J'étais si profondément abîmée dans mes craintes, mes remords et ma
confusion, que je n'avais pas trop pris garde à Solange pendant toute
cette harangue. Du moins il ne l'avait point interrompue. Il se taisait
encore; je me taisais comme lui... Cudard, qui pour n'être qu'un pédant,
ne manquait pas d'adresse (et l'on en a toujours, par instinct, pour
venir à bout de ce qu'on désire avec passion [57]), Cudard entama
sur-le-champ une ouverture qui nous pénétra d'étonnement.--Il est tout
simple, dit-il, que dans ce moment vous trembliez l'un et l'autre de me
voir exiger de vous quelque sacrifice cruel? Point du tout. (A moi:) Mon
élève vous adore. (A Solange:) Vous êtes adoré de mademoiselle: eh bien!
mes enfants, soyez heureux. Que je sois même le témoin fortuné des
nouvelles preuves qu'il convient que vous vous donniez d'une ardeur
aussi belle que parfaitement assortie... Ce que je dis vous surprend!...
Je ne plaisante point. Oui, vous allez recommencer, mes tendres amis.
Pauvre petit! il croyait, peut-être, en vérité, que je songeais à le
faire cocu, à doubler l'injure de ce parfait honnête homme de Roqueval!
(Ici je faillis m'évanouir de saisissement et de honte: il poursuivit.)
Oh! non, non: _est modus in rebus_; je sais me mettre à ma place,
moi!... (Pour le coup, son discours devenait pour nous incompréhensible.
Solange, la bouche béante, pourtant un peu soulagé, prêtait une oreille
attentive). Ecoutez bien, continua Cudard, osant me prendre une main,
vous avez entendu ce petit vaurien vous raconter ses espiègleries de
collège? Sa première maîtresse a, comme vous savez, été le charmant abbé
de Saint-Elme (Baisant ses doigts avec transport): _Proh! Deum hominum
que decus_. Il eût, parbleu! bien été la mienne aussi, si la chose eût
été praticable. Eh bien! belle demoiselle (il roulait et fixait sur moi
des yeux de basilic; sa main tremblait en serrant la mienne)... vous en
coûterait-il donc beaucoup? (Ce peu de mots suffit pour me pénétrer
d'horreur. Moi, soupçonnée de souscrire à pareille infamie! car j'en
voyais la proposition sur les lèvres du diabolique abbé... Cependant il
ne convenait pas qu'une personne de mon sexe eût sur ce point l'air
d'entendre à demi-mot).--Achevez, monsieur, que voulez-vous dire?--Vous
coupez, en vérité, la parole aux gens, avec votre air digne et
courroucé! Mais n'importe, il s'agit, mademoiselle, ou de me traiter
sur-le-champ comme vous venez de traiter le cher vicomte (et je
l'exigerai sans quartier, si vous m'irritez à mon tour), ou, par
accommodement, et pour ne point traverser votre union amoureuse... il
s'agit...--Eh bien! De faire, s'il vous plaît, un moment avec moi le
petit Saint-Elme (j'étais furieuse, il ne me laisse pas le temps
d'éclater). Par bonté, par justice! ce que ces charmants étourdis ont
été l'un pour l'autre, daignez l'être un moment pour moi. Ce que
l'aimable échanson des dieux fut, par tendresse pour le grand Jupiter,
soyez-le, par terreur du moins, et pensez que, dans cette conjoncture,
je suis pour vous le grand Jupiter même, armé de sa foudre vengeresse,
dont il ne tient qu'à lui de vous écraser... Imprudents! ne sentez-vous
donc pas que je puis vous perdre l'un et l'autre!--Le ton et le geste
s'accordant pour lors à cette déclamation terrible, Cudard devenait
d'une laideur effroyable. Je ne pus soutenir sa face de Gorgone; je me
jetai dans les bras de Solange; nous nous embrassâmes en sanglotant.--Un
moyen encore, ajouta fort tranquillement le monstrueux abbé; vous? ou
lui?...

  [57] Il nous paraît évident que, déjà de plus loin, Mlle Erosie fait
    de son mieux pour capter l'indulgence de son amie, et peut-être se
    ménager à elle-même la consolation d'imaginer que sa faute devient à
    peu près graciable d'après les biais heureux qui en pallient la
    difformité. (N.)

En même temps le drôle eut l'adresse de marcher vers la porte, comme
voulant nous dire:--Je ne vous laisse qu'une minute pour vous décider.
Refusez-vous? Je fais un éclat et vous couvre d'ignominie. Il
ouvrait:--Arrêtez! m'écriai-je, nous n'avons pas encore dit _non_!
Crois, Juliette, que cela m'était échappé bien involontairement, et sans
doute par fatalité... Il se rapprocha. J'eus beau le sermonner, lui
remontrer pathétiquement l'atrocité de son projet, l'imprudence effrénée
de son vice, digne du feu...--D'accord, répondait-il de sang-froid, et
secouant négativement la tête; j'avoue que je ne suis pas un modèle de
moeurs... Chacun a ses petits caprices. Au surplus, les dames nous
valent bien à cet égard. Si, dans les retraites même de la continence et
de la dévotion, elles n'égalent pas nos excès, c'est que _ceci_ leur
manque!... (Devine le geste, et ce qu'il eut l'infamie de produire?)
Mais, ajouta-t-il en me mettant à deux doigts des yeux _l'outil_, qui
depuis l'entrée de Solange était errant sur le lit, avec _cela_
seulement elles savent faire d'assez belles sottises...

Cette satire était d'autant plus accablante pour moi, qu'elle me
rappelait de honteux essais dont il te souvient aussi sans doute? et
dans lesquels[58], à travers nos gaietés, nous cherchions à connaître,
au moyen du claustral consolateur, quel attrait pouvait faire consentir
les hommes à jouer le mauvais rôle dans ce désordre grossier, qui fait
pendant à celui, si délicat, dont nous faisions nos délices... Hélas
Juliette, il faut en convenir, le cri de ma conscience m'imposait la loi
de me taire; et, quand j'étais sur le point d'invectiver le plus
démasqué des pervers, ma raison me disait:--Que te demande-t-il, fille
perdue? Rien que ce dont, sans aucun à-propos, sans l'intervention de
quelque séducteur, mais bien par la seule corruption de ton imagination
obscène, tu voulus plus d'une fois goûter le simulacre!

  [58] Il faut demeurer enfin bien convaincu que Mlle Erosie se moquait
    des gens quand elle parlait de ses _vierges appas_. Quelle vierge!
    (N.)

Ce _vous ou lui_ n'avait pas moins accablé le pauvre Solange, qui
n'avait aussi qu'un peu de répugnance peut-être à opposer. Le faire,
c'eût été choquer l'amour-propre d'un vainqueur... car l'abbé l'était,
en effet; victimes de notre mauvaise fortune, nous étions ses
prisonniers de guerre, et nous nous trouvions à la merci de sa fureur ou
de sa générosité.

«Te l'avouerai-je, ma chère? un sentiment jaloux me fit craindre que,
pour me racheter, le plus tendre des amants ne voulût, comme il s'y
disposait, s'exécuter avec l'intraitable pédagogue. Non! m'écriai-je,
aussi courageuse que le petit, non! cela ne sera pas; ta personne
angélique ne sera point souillée par l'infamie de cet enragé! Qu'il
assouvisse sur une infortunée, proscrite par le sort, sa luxure
dénaturée!... Viens, scélérat! j'en mourrai, mais...--Bast! interrompit
en riant le serein et triomphant despote, meurt-on de cela donc, enfant!
Vous n'en mourrez pas plus que de la représentation; pas plus que
Claudin et M. de Saint-Elme, et M. de Solange, et un million d'autres ne
sont morts de la réalité... Et puis ne sait-on pas ce qu'on fait!
ignore-t-on ce qu'on doit aux dames de ménagements particuliers! Ne
craignez rien; je dis plus: que je sois le plus infâme Jean f...arine de
l'univers, si, pour peu que vous fassiez les choses de bonne grâce, vous
n'y trouvez pas vous-même un certain plaisir!...

«Mais c'est trop déployer à ta vive imagination, ma chère Juliette, les
détails affreux de cette capitulation funeste. Quelquefois sans doute on
t'a parlé de quelque vilain crapaud qui, du pied d'un arbre, attire de
tendres rossignols, et, du plus haut du feuillage, fait descendre les
malheureux oiseaux dans sa gueule venimeuse. Eh bien! de même,
enchantés, sans doute, nous voilà, Solange et moi, préparés à tout ce
qui convient au monstrueux Cudard. Il lui plaît que nous nous
arrangions, Solange sur le dos et moi par-dessus, dans l'attitude d'un
amant qui va moissonner des faveurs; et l'infernal demeure par derrière,
à genoux, se faisant de mes charmes neutres[59] une espèce d'oratoire...

  [59] Neutres veut apparemment dire ici, _qui ne sont ni masculins ni
    féminins ou qui sont communs à l'un et l'autre sexe_. (N.)

«Tout le reste se brouilla pour moi... Ce fut, je crois, la propre main
du damnable abbé qui guida vers le vrai séjour du plaisir l'aiguillon
brûlant de l'amoureux élève... La magie _de la volupté frappant à la
fois à toutes les portes_, noya subitement toutes mes tristesses; j'eus
un de ces rares moments... que les dévots fanatiques cherchent et
croient avoir trouvés quelquefois dans leurs contemplations célestes.
Ah! la mienne, infernale peut-être, avait bien plus de réalité.

«Ce fut probablement à travers cette tempête de sensations extrêmes que
Cudard fut heureux à sa manière. Solange aussi fut assez heureux pour ne
plus songer à la honte d'un partage. Mais que les degrés de ravissement
furent inégaux pendant cette mémorable orgie! Je commençais à me
reconnaître, quoique encore agitée des plus vives sensations de plaisir,
quand je m'aperçus que Solange, éteint, avait perdu son poste et tout
moyen de s'y rétablir... Que sommes-nous donc, nous autres femmes! Où
peut nous égarer l'emportement de ces _sens_, si dédaignés dans les
paisibles calculs de notre pudique philosophie, et auxquels nous avons
la présomption de croire que notre raison peut commander! Ah! Juliette,
quel soufflet tu vas me voir donner au sublime platonisme[60]. Plus
piquée encore qu'affligée de la désertion du petit invalide; assez
injuste pour me figurer qu'un enfant doit être tout au moins à mon
unisson, je m'agite... Je m'emporte, je baise, je mords, j'excite...
inutilement! J'ai la noirceur enfin de lui reprocher sa très pardonnable
faillite!

  [60] C'est un peu plus tard sans doute qu'Erosie s'aperçoit qu'elle le
    maltraite. (N.)

«Cudard, plus en règle, me victimait encore; mais mes soubresauts
convulsifs me dérobent... O mon coeur! quel oubli de toute pudeur! de
toute délicatesse!

«_Et l'autre aussi!_ m'écriai-je, comme une folle. Ah! sans doute, ainsi
que chez une autre sybille, un démon parlait ici pour moi. Jamais
autrement, avec ma honteuse exclamation, ne se fût échappé certain mot
énergique que je n'avais proféré de ma vie... Pas même dans tes bras. A
qui la faute, après cela, si le plus corrompu des hommes a l'audace de
méditer de nouvelles horreurs! A peine le _cri de guerre_ a-t-il frappé
l'oreille de l'impudent, qu'il se croit en droit de diriger son javelot
immonde vers un but auquel il me semblait comme engagé par ses propres
conventions à ne point faire insulte... Il l'ose pourtant: je le sens...
je le souffre! Une avantageuse différence, en fixant un instant ma
curiosité, me fait perdre celui qui pourrait me dérober à la plus lâche
surprise... Que dis-je! un je ne sais quoi ravissant me sollicite et
promet à ma brûlante soif un soulagement infaillible. Hélas! je suis
muette; je cède, je seconde... et Solange est trahi.

«Nous ne nous arrêtons guère en chemin, ma chère, quand une impulsion
violente nous a lancées sur le rapide escarpement des erreurs. C'est peu
de faire à mon jeune ami le plus sanglant outrage: pour ne pas avoir
horreur de moi-même, je veux me persuader que malgré le nouveau triomphe
de Cudard, tous mes voeux n'ont pas encore cessé d'être pour l'adorable
Solange. Je crois _sentimental_ et _pur_ le feu que je souffle dans ma
poitrine, et cependant je sens en même temps très bien qu'un feu
détestable, détesté se glisse dans mes entrailles et y cause un schisme
de bonheur. Telle, autrefois, l'indiscrète Pasiphaé ne pensait guère
sans doute à terminer avec son amant cornu, quand, agitée peut-être de
quelque passion dont l'heureux objet manquait à ses voeux, elle fit la
faute de s'exposer à quelque semblant d'accolade qui d'encore ou encore
devint une réalité monstrueuse.

«Bref, tu vois que je payais cher ma curiosité, chère Juliette. Jusqu'au
bout je subis tout ce qu'il plut au garnement de me faire. Ah! mon âme,
crois-moi, n'y prit aucune part. Oui, toute ma tendresse demeurait bien
véritablement à l'aimable Solange. Le mécanisme avait seul favorisé le
détestable usurpateur.

«Mais avoue donc que mon inimaginable aventure a bien de quoi mettre en
défaut tout système sur la cause et les effets de l'amour et de la
volupté! Qui m'eût dit, lorsque je reçus ton dernier baiser, il y a si
peu de temps, que presque aussitôt je serais radicalement guérie de mon
antipathie contre le sexe masculin, et, bien pis, que, sans s'amuser à
prendre graduellement mes licences, par un fatal concours d'incidents je
me trouverais _impromptu_ coiffée du bonnet de docteur.

«Bast! il faut se consoler de tout ici-bas. Oui, je veux rire de mon
aventure au lieu de m'en affliger; et si ma bégueule de raison veut
m'ennuyer de ses tristes reproches, que me répondra-t-elle quand je lui
répliquerai: _Sottise, à la bonne heure, mais j'ai bien eu du plaisir._

«O ciel! un affreux tintamarre de fouets! une chaise! un uniforme bleu.
C'est lui! c'est M. de Roqueval! cachons vite tout ceci... Beaucoup
d'indulgence, ma Juliette, et toujours un peu d'amour.

«Adieu».

A Fontainebleau, le 3 novembre 1788.




MONROSE OU LE LIBERTIN PAR FATALITÉ


_Monrose_ n'est que la suite du roman de _Félicia_ et encore une fois,
ainsi que le dit le titre du premier chapitre: _c'est Félicia qui
parle._ Ce qu'elle dit, l'auteur le pensait lui-même, et ce chapitre est
fort intéressant puisqu'il fait connaître le caractère et quelques
opinions du chevalier Andrea de Nerciat au retour de ses voyages. Ce
chapitre, le voici.

Je reviens à vous, chers lecteurs, puisque vous voulûtes bien m'écouter
avec autant d'indulgence la première fois que je m'avisai de vous
entretenir. Mais malgré l'espèce d'engagement que j'avais pris avec
moi-même de vous donner les suites de _mes Fredaines_, ce ne sera pas
cependant de moi que je vous parlerai. Trouvez bon de ne me plus voir
sur la scène qu'en qualité d'accessoire: Monrose (dont vous vous
souvenez sans doute) va maintenant y jouer le rôle principal.

Au surplus, ne vous imaginez pas que ce soit faute de matériaux qu'il me
convienne de laisser un autre lier son monument aux pierres d'attente du
mien, au contraire, bien plutôt, mes chers amis, serais-je dans le cas
de m'appliquer ce mauvais vers:

    Pour avoir trop à dire... je me tais.

Mais pendant plus de dix ans qui se sont écoulés depuis que j'ai cessé
d'écrire, tout ce que j'ai pu me permettre d'agréables folies ressemble
si bien à ce que vous connaissez déjà, que j'ai cru devoir vous épargner
des redites. J'ai beaucoup voyagé; mais que fait un nouvel auteur du
voyage? Répéter, s'il est véridique, ce qu'un autre, aussi bon
observateur, aura dit avant lui, mieux ou plus mal, des mêmes objets
remarquables. J'ai lu aussi dans les coeurs plus à fond que du temps où
j'écrivais pour la première fois, mais mes notes n'ayant pas été toutes
gaies et à l'avantage de l'espèce humaine, et mon esprit n'étant
d'ailleurs nullement enclin à la satire, j'ai fait voeu de ne rien
peindre de ce qui exigerait que je mêlasse une trop forte dose de noir à
mes couleurs. Pourquoi, sans vocation, et je crois, sans moyen, pour la
médisance, m'élèverais-je comme exprès: afin de vous donner de l'humeur
contre une infinité de choses qui souvent ont excité la mienne!

Les Français ont cessé de me plaire depuis que, de gaieté de coeur, ils
ont renoncé à être d'amusants originaux, pour devenir de sottes copies.
Les Anglais m'ont envaporée; les Allemands m'ont passablement ennuyée,
tout en me forçant de les beaucoup estimer; les Italiens m'ont excédée
de leurs grimaces et de leur multiforme agitation. C'est pour ne pas
délayer tous ces travers sur mon papier: c'est en un mot, pour n'être
méchante sur le compte de personne, en particulier, que je renonce à
vous parler de moi. Le petit nombre d'amis choisis avec lesquels je
passe doucement ma vie, ne mérite que des éloges. Or, l'éloge n'est
point ce qu'on lit avec le plus d'appétit, non plus que la description
monotone d'un petit bonheur exempt de ces traverses romanesques, de ces
oppositions délicieuses pour le spectateur qui, pourvu qu'il ait du
plaisir, ne s'embarrasse guère de ce qu'ont à souffrir les héros de la
scène.

                   *       *       *       *       *

Le deuxième chapitre intitulé _Eclaircissements nécessaires_, n'est pas
moins intéressant. Félicia raconte ce que fit Monrose pendant le temps
où elle l'avait perdu de vue.

                   *       *       *       *       *

Monrose n'est point mon frère, quoique l'aient ainsi consacré de
nombreuses éditions qu'on a faites de _mes Fredaines_. Si la première
qu'on fabriqua chez les Belges à mon insu, et que toutes les autres ont
plus ou moins incorrectement copiée, n'avait par elle-même été toute
autre chose que ce que j'avais écrit, on saurait que Monrose, mon neveu
seulement, est le fils de Zeïla, devenue Mme de Kerlandec et depuis
encore, devenue Milady Sydney ma soeur, et nullement ma mère. Au surplus
l'occasion naîtra de rectifier, chemin faisant, des erreurs
généalogiques, qui, dans le fond, sont de peu de conséquence pour le
lecteur. Mais il est à propos de lui dire, s'il n'a pas sous la main
quelque exemplaire de _mes Fredaines_, que ce fut moi qui lançai dans le
monde le charmant Monrose, et qui lui donnai les premières leçons de
bonheur; qu'on lui fit faire ensuite un voyage en Angleterre; qu'il en
revint à l'occasion du débrouillement de nos intérêts de famille,
qu'alors il fut inscrit dans la compagnie des Mousquetaires noirs, et
qu'à leur suppression, Monrose à peine âgé de 16 ans, mais grand, et
assez formé pour qu'on pût supposer qu'il en avait deux de plus, fut
pourvu d'une réforme de cavalerie.

Les êtres bien nés, bien inspirés, se livrent volontiers avec
enthousiasme à la profession qu'ils ont embrassée. Monrose, militaire,
crut devoir épier les moindres occasions d'apprendre son métier, et
chercher par toute la terre à s'y rendre recommandable. Il prit donc de
lui-même le parti d'aller servir en Amérique où la France prodiguait son
or et ses soldats pour le soutien de cette _insurrection_ prétendue
philosophique, dont l'exemple est devenu funeste à plus d'une contrée de
l'Europe et de laquelle certains politiques jugent que nous aurions
mieux fait de ne point nous mêler.

Quoi qu'il en soit, comme une discussion de ce genre est absolument
étrangère à mon sujet, il me suffit de dire qu'utile ou préjudiciable à
l'Etat, cette émigration militaire fournit à Monrose l'occasion d'une
heureuse _caravane_. Il partit comme volontaire déterminé par des
convenances avantageuses, et assuré de l'intérêt particulier que
prendrait à lui certain officier général.

Il servit là-bas, comme il se pique de tout faire, c'est-à-dire à
merveille. Trop de zèle pourtant lui fit outrepasser parfois les bornes
du devoir; un coup de baïonnette et une forte contusion dont on
l'apostropha justement à deux échauffourées auxquelles il n'était
nullement obligé de se trouver, le punirent de cette ardeur hors de
saison; mais, comme il ne lui est resté de ces honorables blessures que
des cicatrices qu'on ne voit point, et qui n'ont pas privé son adorable
figure du moindre de ses agréments, il est aujourd'hui démontré que mon
intrépide neveu fut très bien inspiré lorsqu'il s'exposa de la sorte.

Peut-être avec le temps fût-il devenu célèbre par ses exploits
belliqueux, mais la paix enchaîna son courage. Il revint en France, où
les myrtes du plaisir devaient bientôt succéder sur son front aux
lauriers de la gloire. C'est cette douce transition qui me vaut
aujourd'hui l'honneur d'être l'historien de mon enfant gâté; car
n'entendant rien à chanter des prouesses martiales, je me sens, au
contraire, autant de facilité que de vocation à célébrer celles qui sont
de mon ressort.

Est-il nécessaire, cher lecteur, de vous dire que Monrose revint de
là-bas avec un petit aigle d'émail pendant au bout d'un ruban bleu de
ciel, liseré de blanc!... Pourquoi non? Bien que cette décoration
militaire soit absolument étrangère aux attributs galants d'un homme à
bonnes fortunes, disons tout de suite, pour n'être plus dans le cas de
reparler des trophées de la guerre, que notre héros était parti
d'Amérique avec des dépêches secrètes qu'on lui avait confiées, bien
moins vu leur importance officielle, qu'afin de le faire mieux
accueillir à Versailles; qu'il y fut accueilli par les ministres avec
cet engouement dont les plus graves personnages sont susceptibles dès
qu'ils sont nés français; qu'on joignit aux éloges un bienfait
considérable, avec le grade de colonel, et qu'on fit le fortuné Monrose
chevalier de Saint-Louis, à cause de ses actions d'éclat et de ses
blessures. Il avait vingt-deux ans alors.

                   *       *       *       *       *

«De nouveaux personnages ajoutés à ceux que nous connaissons, dit
Monselet, recommencent une série d'orgies, pourvue du même genre
d'attrait que la première. L'abbé de Saint-Lubin, la baronne de
Liesseval, Mimi, Mme de Flakbach, Armande, Floricourt, Senneville,
placés pour ainsi dire sous le commandement de Félicia et de Monrose,
vont passer la saison d'été dans une délicieuse terre située à quelques
lieues de Paris; ils n'y couronnent point de rosières, comme on le pense
bien; ils se contentent de jouer la comédie.--_Les fausses infidélités_,
par exemple,--et de chasser tout le jour dans les bois, souvent même le
soir.» Monrose raconte aussi à Félicia une série d'aventures galantes
dont la plus piquante est sans contredit la suivante. Ce récit est de
Monrose; il est interrompu parfois par Félicia qui rapporte les
réflexions par lesquelles elle interrompait le récit de Monrose, c'est
donc une sorte de dialogue où le principal rôle est tenu par Monrose. On
a commencé un chapitre intitulé:


NOUVELLES AVENTURES.--HERMAPHRODITE

Le lendemain était un samedi. Ponctuel autant qu'amoureux je vole de
bonheur à Versailles, à l'auberge indiquée. Arrivé le premier, je vois
bientôt survenir Mme de Moisimont elle-même, _in fiocchi_, sans hommes,
accompagnée de la seule demoiselle Nicette; leur dessein était
d'accrocher à l'issue du conseil, celle-ci le ministre de Paris;
celle-là le ministre des finances, leurs protecteurs respectifs. Elles y
réussirent. Vers minuit, je les revis au Juste, où je m'étais ennuyé
comme un mort à les attendre.

--Nos affaires sont faites et parfaites (me dit Mme de Moisimont avec
son enjouement ordinaire), ainsi nous pouvons souper sans souci; nous
veillerons ensuite à notre aise, car je n'ai guère envie d'assister au
brouhaha de demain...

«A mesure qu'elle parlait, Mlle Nicette pâlissait, et l'on voyait le
voile du chagrin se déployer sur ce pittoresque visage. En effet, Mimi
n'avait pas dit tout cela sans dessein, et l'Italienne s'en trouvait
fort contrariée. Cette étrangère qui venait pour la première fois à
Versailles, n'avait cessé de répéter dans la voiture, comme elle aurait
de plaisir à voir le lendemain le spectacle du lever, et à entendre la
musique de la messe, curiosité bien naturelle, surtout chez une
virtuose. Il y avait lieu de présumer que Nicette jalouse, comme toutes
les femmes, de se montrer avantageusement dans une occasion aussi
solennelle, craindrait de compromettre sa fraîcheur dans une veillée. Il
s'agissait donc de l'envoyer coucher de bonne heure, nous ménageant
ainsi non seulement le reste de la nuit, mais les heures encore que la
curieuse irait passer le matin à la galerie. Mais Nicette, qui ne
pensait pas sur toutes choses en femme, regimbait _in petto_ contre
l'ouverture faite par notre amie. Nous soupons.

«Malgré le succès de l'audience du soir et quoique Mimi, non moins
pétillante que le Champagne, ait déjà fait voler au plafond les bouchons
des deux bouteilles, Nicette ne peut être distraite d'un sérieux
réfléchi. Nous lui demandons des vers, elle en improvise de très fous
dans la bouche d'une femme, et qui n'ont aucunement l'air analogues à la
situation, ils ont cependant un sens, et bientôt, je vais, chère
comtesse[61], vous donner le mot de l'énigme.

  [61] Félicia était comtesse.

«Au sortir de table, on passe quelque part où les dames se rendent
volontiers ensemble et sans suite. Au bout d'un temps un peu long pour
semblable cérémonie, j'entends mes convives revenir fort vite, faisant
assez de bruit. La porte s'ouvre:--A mon secours, chevalier (me crie
fort gaiement Mimi, que Nicette, bien éloignée d'être gaie, s'efforçait
de ramener en arrière), comment me mêler de leur dispute?

«On rentre cependant: Nicette ferme la porte d'un air boudeur; Mme de
Moisimont s'approchant de moi continue:--Je viens, ma foi, de l'échapper
belle. Cette Sapho voulait me donner du fil à retordre. Tubleu, comme il
va! Cette plainte amphibie, loin de m'instruire, contribuait à
m'embarrasser.--Eh bien, oui, madame (repart avec feu l'égarée Nicette),
je l'avouerai donc, puisque vous venez de le trahir, cet amour que vous
devez être fière d'inspirer à notre sexe!--Notre sexe, Nicette! il y
a bien quelque chose à redire là-dessus (Comme tout cela
m'étonnait!)--Vous êtes bien française, madame, riposte l'agresseur. Une
Italienne à qui j'en aurais dit autant qu'à vous, me ménagerait et ne me
ferait pas rougir devant un étranger.--Un étranger, encore vous n'avez
pas le sens commun, Nicette, le chevalier est mon amant, nous nous
aimons à la folie.

«Je ne sais qui, de Nicette ou de moi, fut le plus assommé de cette
indiscrétion gratuite. La virtuose furieuse frappe du pied, étend avec
bruit ses bras élevés contre la muraille, et s'y colle la face.
L'instant d'après, elle veut sortir brusquement, je m'y oppose,
craignant que, dans un premier mouvement, elle ne fasse la folie de
retourner à Paris, compromettre auprès de M. Moisimont son épouse
étourdie. Je saisis Nicette avec les ménagements qu'on doit à ses amies;
nous lui parlons raison, enfin elle paraît entendre.

«Vous êtes bien bons, tous deux (dit-elle plus maîtresse d'elle-même et
nous serrant les mains). Hélas; voilà comme je suis, je ne sens rien à
demi, la nature en m'accordant deux sexes, m'a départi double dose d'âme
et trop de passion. Homme ou femme, j'en aurais trop de la moitié. Quand
un climat ardent m'a vu naître, quand je ne jouis de l'existence qu'à de
bien extraordinaires conditions, il serait cruel d'exiger de moi que je
fusse à l'unisson de vos affections superficielles et vos badins
usages.--Chevalier (interrompt pour lors la folle Mimi), d'après son
propre aveu j'opine qu'on peut bien te mettre un peu plus dans la
confidence! Approche et juge par tes sens du prodige que tout à l'heure
on m'a fait voir.--S'il me touche... (coupe tragiquement Nicette avec
une expression menaçante).

«Je n'avais garde de me faire arracher les yeux.--Oh! bien (répartit
Mimi dont le rôle était différent du mien), si le chevalier est un homme
délicat à l'excès, je suis femme; et veux voir les choses de plus près à
mes risques et périls. En même temps, elle se jette bon jeu, bon argent,
aux jupes de Nicette. Soit amour, faiblesse, ou secret contentement
après une faible résistance, cette créature équivoque laisse parvenir au
but une main, à qui dès lors il est permis de fourrager.

--«Ce n'est point une plaisanterie! (me dit après deux minutes
l'intrépide visiteuse) elle a tout!--Tant mieux pour elle (répondis-je
assez tranquillement). Peu content d'ailleurs d'une diversion qui me
semblait occuper trop mon amante, et retarder du moins l'heureux moment
où je devais partager son lit.--Eh bien, ma chère Nicette (continue ma
beauté) s'il est vrai que j'aie sur toi quelque empire et que tu
participes à la galanterie du sexe dont je ne suis pas, j'ai le droit de
te commander. A ton obéissance, on te reconnaîtra. J'exige que tu fasses
voir au Chevalier ce que je viens de toucher. Songe que si tu refuses,
je tiens désormais pour le plus insolent outrage cette exhibition de
pièces que tu t'es permise au cabinet.

«L'essentielle qualité de Nicette n'était point la pudeur, l'occasion
était belle de faire preuve d'amour. Elle se lève donc et livre sans
scrupule à mes regards, une conformation bizarre, de nature en effet à
dérouter un observateur. Cette amphibie, fort exercée sans doute à
produire avantageusement des singularités qui n'étaient pas le moins
adroit moyen de sa charlatanerie, serrait les cuisses avec quelque
affectation, cette pression donnait à certain hochet à peu près imberbe
et sans grelots, l'air de sortir d'un bourrelet dont les lèvres écartées
du haut, vu le volume du cylindre, se réunissaient par le bas figurant
(comme à l'attribut naturel du beau sexe) le seuil magique du centre des
voluptés.

«J'espère qu'il va m'être permis de toucher, mais non; Mimi seule aura
ce privilège. On lui prend ce doigt qui chez les neuf dixièmes des
femmes est particulièrement au fait de semblable local. Nicette promène
à mes yeux ce doigt connaisseur, du haut en bas du sillon, et le fait
heurter avec quelque prétention contre l'angle inférieur. En même temps
l'autre caractère, quoique d'une consistance alors douteuse, exprime par
quelques soulèvements masculins, la part qu'il prend lui-même à
l'honneur de cette visite.


EXCÈS DE FRANCHISE DE LA PART DU CONTEUR.

HOROSCOPE ACCOMPLI

Cher lecteur! vous avez, je gage, la même pensée que j'eus dans le
temps! Ne vous semble-t-il pas que Monrose, oubliant qu'il doit se
confesser seulement, improvise, pour s'amuser, une invraisemblable
folie? Patience; ne soyez pas trop léger à fixer votre jugement, et
daignez suivre avec moi le fil de cette véritable histoire. Voici ce que
Monrose y ajouta:

«Croiriez-vous bien, chère comtesse, que je n'en suis pas encore au plus
étonnant de mon aventure? Il était écrit que toutes mes passions, non
moins sentimentales que fougueuses dans leur origine, dégénéreraient
subitement, et toujours par la faute des femmes... Vous souriez?... Oui,
comtesse, je parle ici même de vous, qui, si vous ne m'aviez en quelque
façon chassé quand je voulais de si bonne foi...--Vous me cajolez,
fripon; je vois d'ici que vous allez avoir à faire passer quelque chose
de difficile et que vous vous recommandez à mon amour-propre! L'hameçon
est découvert, ainsi tenez-vous ferme, et renoncez surtout à mettre si
cavalièrement sur le compte des femmes les vicissitudes convulsives de
vos inclinations. Cette guerre de housard que vous n'avez pas cessé de
faire au beau sexe, vous plaisait fort, et je vous aurais bien attrapé,
si j'avais été femme à passer bail avec vous. Mais oubliez-moi dans ce
moment et parlons de vos sollicitudes de Versailles. Il poursuivit:

«Nul doute que sans Nicette Mme de Moisimont ne m'eût donné, selon sa
première intention, une nuit franche et complète: mais un second aimant
commençait à l'attiser, et combattait un peu l'effet du mien. Si les
premières dispositions avaient pu s'accomplir, Nicette renvoyée, à moins
qu'elle ne se fût retirée de son propre mouvement, aurait occupé la
chambre qui lui était destinée, j'aurais fait semblant de me retirer
dans la mienne, d'où je serais bientôt revenu me jeter dans les bras de
l'adorable Mimi; mais les trois quarts de ce mystère étaient inutiles
quand notre liaison venait d'être imprudemment affichée. Si l'on
m'aimait à la folie, on était bien tant soit peu sensible à la
déclaration qui s'était faite dans le fatal cabinet. A quoi bon
maltraiter un être bien épris, piquant par beaucoup de singularité,
désirable et mis étourdiment en possession d'un dangereux secret?
faudra-t-il lui donner le crèvecoeur de méditer dans une triste chambre
d'auberge, tout le bonheur dont une femme adorée allait combler sans
doute un rival avec lequel il y avait des moyens d'accommodement? Non:
Mimi, coquette et brûlante, n'était pas capable d'un trait de dureté qui
n'aurait abouti qu'à retrancher quelque chose à ses propres jouissances.
Que dis-je! Il devrait entrer dans les idées de cette femme extravagante
que _mettre en commun l'aubaine d'une Nicette convenable à tous deux_,
c'était faire en faveur de moi-même preuve de générosité.

«Voilà, ma chère comtesse, tout ce qu'il me fallut extraire des propos
et de la conduite que tenait ma chère, inconstante et folle Mimi depuis
l'explosion des feux de Nicette, jusqu'à l'instant du coucher, qui se
fit... comme vous le prévoyez déjà, dans un même lit, heureusement assez
vaste pour comporter notre singulier assemblage.

«J'avoue qu'un peu piqué de certaines privautés, que ces dames s'étaient
préalablement permises, je résolus en secret de me venger à ma manière,
et de faire si bien les choses en faveur de Nicette elle-même, que Mme
de Moisimont eût peut-être quelque dépit de m'avoir partagé. Quant à la
passion de Nicette, ne la battais-je pas à plate couture avec une seule
moitié de mes moyens?

«J'ai dit comment avait calculé Mimi, comment je calculais à mon tour;
plus tard je ferai connaître quels étaient aussi les calculs de Nicette.

«A peine l'avide Mimi se trouve-t-elle entre nous deux, que de droite et
de gauche, elle procède à l'inventaire de ses richesses. Ensuite,
prenant à l'hermaphrodite une main qu'elle attire chez moi... sur ce que
je ne puis mieux désigner qu'en ne le nommant pas...--En conscience,
dit-elle, le tien aurait beau, comme nouveau venu, prétendre à l'honneur
du pas, tu conviendras que celui-ci n'est pas fait pour le lui céder.
Mimi parlait encore, que l'Italienne, rebelle à cette décision, proteste
par le fait, s'élance et... peu s'en faut qu'on ne me frustre!... Ce
transport, flatteur sans doute pour celle qui en est l'objet, est trop à
mon désavantage pour que je ne me hâte pas d'en empêcher la réussite.
Par bonheur, Mimi, si vivement disputée, penche un peu pour moi: se
dérobant avec souplesse, elle met l'entreprenante Nicette en défaut; je
repousse avec ménagement cette tenace concurrence, le champ de bataille
me reste; je m'y établis en vainqueur et savoure à longs traits les
délices du triomphe.

«Dieux! quelle femme que cette Moisimont! quel inconcevable alliage de
tendresse, de fougue, d'abandon et de délire! Les moments heureux de la
veille ne m'avaient donné qu'un léger avant-goût de tant de voluptés.
Maintenant Mimi se livre sans réserve; elle donne l'essor à tous ses
feux; elle déploie toute la perfection de sa manière: ma fortune n'a
plus rien de terrestre, je plane dans l'élément du plaisir.

«Mille glaives se plongeant dans mon sein n'auraient pu me faire sentir
les aiguillons de la douleur, à plus forte raison, hélas! une trahison,
revêtissant la livrée du badinage, pouvait-elle m'assaillir sans que je
fusse à temps sur mes gardes. Un accessoire, si peu nécessaire qu'il
faisait à peine pour moi l'effet d'une bougie allumée, quand le soleil
de midi, un beau jour d'été, darde ses rayons avec fureur, un... je ne
savais quel travail qui me semblait être de la part de Nicette plutôt un
procédé galant qu'un sournois attentat...

--Quoi! m'écriai-je! l'interrompant, cette fille, cette amante éperdue
qu'outrage votre bonheur, elle... Serait-il bien possible que j'eusse
deviné?...

--Vous pouvez tout conjoncturer. Oui, ma chère comtesse, pourquoi n'en
pas retrancher l'humiliant aveu! Cette fleur idéale que ni Carvel, ni le
père principal, ni le lord Kingston, ne purent m'arracher, une femme, ou
plutôt un démon ose essayer de la surprendre, et mon frénétique bonheur,
mon délire extatique lui permettrait d'y réussir, si le seul hasard de
ma conformation n'y mettait un invincible obstacle! C'est ainsi que la
perfide Nicette méditait de se venger à la fois, et de celle qui me
préfère et de moi qu'elle voit préféré. Quelle humiliation intérieure,
lorsqu'enfin je réfléchis! Que je me hais surtout lorsque je dois
m'avouer, que de peur de perdre la moindre douceur du crépuscule de ma
jouissance, je n'avais pas la vertu d'écarter l'infâme Nicette, et
demeurais sa conquête assez longtemps pour que Mme de Moisimont eût
enfin le temps de s'apercevoir d'un travail qui pouvait aboutir à me
déshonorer.


DE MAL EN PIS.--ORAGE.--SENTIMENTS CONFUS

S'il pouvait y avoir quelque chose au monde de plus ridicule, que ce que
venait de confesser mon cher neveu, ce serait le ton de Jérémie et les
réflexions morales dont il avait bigarré son récit. La tête plongée dans
ses mains, il se taisait, j'eus pitié de lui. Sans doute, lui-dis-je, il
est louable, en pareil cas, de se rappeler qu'un brave militaire est
taché, s'il fut exposé par derrière aux coups de l'ennemi; mais ici je
ne vois qu'une surprise, votre honneur pouvait d'autant moins souffrir
de l'outrage, qu'il venait de la part d'une femme...

--Et! plût à Dieu, s'écrie-t-il, mais n'anticipons point; souffrez,
chère comtesse, que nous marchions à grands pas vers l'issue du dédale
de la honte où ma franchise inconsidérée m'a fait conduire votre
curiosité.

«Oh la vilaine! ne put s'empêcher de dire, quoiqu'en riant, la folle
Mimi. Certes, mademoiselle Nicette, vous me donnez une belle preuve de
votre amour prétendu! C'était bien la peine d'en faire tant d'étalage
dans ce cabinet! et je suis singulièrement payée d'y avoir pris un peu
d'intérêt. Quant à moi, je n'avais qu'un moyen de laver mon injure. Je
songeais à l'employer lorsque Mimi elle-même m'y excite. Elle est
doublement intéressée à me voir occuper la terrible Nicette, qui déjà se
disposait à me succéder. Je pare le coup encore une fois. Ce démon qu'on
nomme Nicette est jeté dans l'attitude qui convient à ma vengeance...
Alors ma rusée créature, avec de bonnes raisons pour ne pas s'abandonner
tout à fait à ma discrétion, s'empare du trait, et se rend maîtresse de
le diriger. Elle est sur le dos, se ployant en demi-cercle, les genoux
élevés jusqu'à la hauteur du menton: je n'ai pas de peine à supposer
qu'apparemment la singularité de sa conformation exige cette position
gênante. Je me résigne; l'idée d'avoir une hermaphrodite m'exalte: le
piquant de notre double rapport, un art qui pour être différent de celui
de l'adorable Mimi, ne laisse pas d'avoir certain mérite; le désir
encore de ramener complètement à moi la capricieuse amphibie qui, tandis
que je la serre avec ardeur, recherche les baisers de sa rivale, et
l'occupe encore d'une autre façon, tout cela souffle mes feux, et me
vaut de faire à Vénus le plus fastueux sacrifice.

Mais quel froid mortel me saisit, lorsque m'occupant de ce qu'a pu
devenir chez Nicette un sexe oisif tandis que je tenais l'autre en
activité, je reconnais que je suis dupe encore, et que ma revanche est
une méprise abominable! je saute à bas du lit, je prends un flambeau,
j'accours... Déjà l'enragée Nicette est dans les bras de mon infidèle
amante. Je les découvre du haut en bas; je visite; elles vont leur
train, comme si elles étaient seules au monde. J'ai tout le temps
d'enrager et de m'assurer qu'au lieu d'être des deux sexes, la perfide
Nicette n'est d'aucun; que cette jolie femme n'est qu'un joli homme
dégradé, que le sillon qui ci-devant m'avait trompé n'est qu'un
_impasse_ factice, bizarre, mais effrayant vestige d'une amputation,
m'en voilà convaincu: en un mot, je n'ai fait que restituer à Nicette
une réalité pour un semblant: le voyage eût été le même si un terrain
vierge ne se fût invinciblement refusé chez moi à ce qu'avait permis
sans résistance chez Nicette, une route... hélas! si frayée, que je ne
pouvais me dissimuler qu'elle fût publique.

«Cependant, tandis que je me désespère, ma volage amante subit avec
recueillement les transports du monstre; celui-ci tout à sa nouvelle
besogne, s'embarrasse peu de mes recherches curieuses: tous deux m'ont
totalement oublié. J'ai trop d'indignation pour qu'il me soit possible
de rentrer dans ce lit, théâtre du parjure et de la dépravation. Je
rallume le feu, je prends quelques vêtements, et, plongé dans une
bergère, je médite sur ma honte compliquée. On me donne tout le temps
d'en savourer l'amertume, il semble qu'exprès les impudiques aient juré
de ne jamais cesser... Au bout d'une demi-heure enfin, c'est Mimi, qui
d'une voix faible, demande quartier.--Ote-toi, dit-elle, je n'en puis
plus. Presqu'en même temps elle m'appelle... Chevalier?... Chevalier?...
Je ne réponds point. Elle détourne le rideau, me voit (Une troisième
fois et du ton de l'inquiétude). Chevalier.--Eh bien, madame, que me
voulez-vous? La sécheresse de mon ton l'alarme, elle s'élance: accourant
où je suis, elle se précipite dans mes bras qui la repoussent... Est-ce
bien le même Monrose, dit-elle, toi dur et presque brutal avec la tendre
Mimi! (Je me lève furieux.) Il est fou! la remarque m'irrite encore
davantage. Je la couvre d'un regard foudroyant; cependant une larme
trahit ma faiblesse. Je me sens avec dépit une bien singulière espèce
d'attendrissement, puisque je bouillais en même temps de rage. Je veux
sortir de cette chambre funeste; Mimi, à genoux, s'efforce de me
retenir... Mes pas l'entraînent sur le tapis; elle est en larmes à son
tour. Mon coeur se brise: je me fais des reproches. Mimi gagna son
procès; je ne vois plus en elle qu'une folle capricieuse, mais tendre,
de qui les lubriques erreurs ne doivent point faire penser que son coeur
n'est capable d'aucun bon sentiment. Je la relève tremblante,
presqu'évanouie: hélas, le peu de force qui lui reste est pour me
presser contre son coeur; elle mouille de ses larmes une joue sur
laquelle elle vient de coller la sienne, craignant avec raison que ma
bouche ne refusât ses baisers. Je la porte au lit; je l'y couche; ses
bras me retiennent, nos pleurs se mêlent, mon coeur palpite vivement
sous la main qui le consulte, tandis qu'un sein oppressé me marque par
un soulèvement précipité, que l'âme éprouve la plus violente agitation
quand la bouche se condamne au silence...


RETRAITE DE NICETTE.--ÉTONNANTE MORALE DE MIMI

Nicette avait trop de pénétration pour ne pas saisir le sens de cette
singulière scène.--Que n'ai-je pu me douter de tant d'amour, dit-elle
avec quelque dépit, vous n'auriez eu ni l'un ni l'autre à vous plaindre
de moi. En même temps, elle se lève. Mimi me faisait face; mais, avertie
par le mouvement de Nicette, sans la regarder, elle lui tend une main;
Nicette répond avec transport à cette intention, en baisant cette main
qu'elle a saisie, et qui, par une douce pression, semble lui dire: _Ne
nous quittons pas avec inimitié_. Trois fois Mimi la rassure, et
témoigne qu'elle est elle-même un peu rassurée.--Et vous, Monsieur? (Ose
aussi me dire la funeste Nicette en me tendant sa main libre.) Je lui
vois dans ce moment des yeux si doux, si magnétiques, un prestige si
complètement féminin, qu'oubliant tout ce que j'ai appris aux endroits
décisifs, je goûte encore l'illusion de la vue d'une femme charmante. Je
ne baise point à la vérité la main du joli monstre; mais je lui exprime
du moins sans équivoque que je ne puis le détester...--Demain, dit notre
fatale compagne, demain, si vous êtes juste, vous pourrez me revoir; je
ne me ferai pas presser pour me rendre à vos ordres... soyez heureux...
(ses larmes coulent alors) et ne haïssez pas la malheureuse Nicette. A
ces mots, prononcés avec sentiment, elle passe dans l'autre pièce et
nous laisse...

«--On est bien fou quand on aime! dit après un long silence Mme de
Moisimont, près de qui je ne m'étais point encore recouché.--Madame,
répliquai-je, je serais bien malheureux si cette réflexion me regardait
seul.--C'est à moi, par malheur que je parlais, cruel... Eh bien? quand
finirez-vous de bouder, et qu'attendez-vous pour reprendre votre place?
ou bien songez-vous aussi à m'abandonner? J'étais bien contrarié, je
l'avoue. Non seulement je me sentais assez faible pour être tout prêt à
rentrer dans cette lice de déshonneur; mais il me semblait qu'on était
bien bonne de m'y inviter, que j'avais tenu dans toute cette aventure,
une conduite ridicule et cruelle; enfin, que j'avais peut-être moi-même
autant de tort avec Mimi, qu'elle pouvait en avoir avec moi. Cependant,
je quittais bien lentement ma robe de chambre. La passionnée Mimi se
hâte de m'en délivrer; si je la laissais faire, elle arracherait ce qui
fixe le vêtement que l'amour déteste le plus. Séduit enfin, réenchanté
par cette tendre impatience, je m'y conforme: derechef me voilà dans ce
lit dont la jalousie et l'humeur m'avaient exilé. J'y suis saisi,
pressé, accolé, dévoré.--Ah! (me dit-on alors à travers mille baisers)
que Mimi soit pulvérisée par la foudre, si elle a cru un moment
t'offenser! quelle importance peux-tu donc attacher aux formes purement
matérielles de l'amour? qu'est-ce donc pour toi ce sentiment, ou cette
fièvre, ou cette démence? Est-ce de l'amour à ta manière que tu as pensé
m'exprimer en me déchirant le coeur? C'était trop de questions à la
fois, pour que je pusse répondre; on continua.

--Je crains, mon bon ami, de t'avoir fait trop d'honneur en supposant
que je pouvais m'abandonner à toi sans nous être étudiés davantage. Mais
écoute: connais-moi tout entière; tu sais ce que je vaux pour le
plaisir? Eh bien, apprends que je me pique de valoir bien plus encore
par mes sentiments. Je n'avais rien aimé jusqu'au moment de te voir. Mes
sots adorateurs de province: un histrion, que je méprisais en me servant
de lui comme d'un ustensile commode pour les besoins de mes sens, mais
nullement cher ni précieux; un Moisimont que je n'ai préféré pour m'unir
à lui, que parce qu'il avait encore plus de sottise et moins de
caractère que ses compétiteurs; rien de tout cela ne m'avait fait sentir
si j'avais une âme. L'histrion, l'époux, le premier venu... toi-même, ne
t'en déplaise, tout charmant qu'on te voit, vous seriez tous également
bons pour moi, quant à l'objet physique; mais je devais t'aimer. Cette
chance seule, et non la supériorité de tes agréments, t'a tiré pour moi
du pair, et me fait être avec toi... ce qui m'a paru surpasser ton
attente. Il faut te l'avouer, Monrose, dès ce fameux soir où je te vis à
la Chaussée d'Antin, tu me plus... mais je dis à l'excès; oui tu me
tournas subitement la tête. C'était à toi que je buvais coup sur coup
des rasades de Champagne.

Ce fut à toi que je projetai d'élever mon âme dans cette passade, où je
n'entraînai si cruellement ce bélître de Rosimont, qu'afin de me
procurer à la fois la jouissance d'empoisonner un traître et de sceller
d'un voluptueux sacrifice le voeu mental que je te faisais de mon
premier sentiment, premier véritable essor de mon âme. Mon état cruel,
la faveur où je te voyais dès le premier instant, auprès de ces
coquettes qui nous recevaient, ne laissaient pas de m'alarmer. Mais
bientôt j'appris ton accident; j'en bénis le ciel; je vis que ta course
dans la carrière du bonheur n'allait pas être moins retardée que la
mienne; que nous allions nous traîner du même pas, et que j'arriverais
au but à peu près en même temps que toi. J'aurais dressé volontiers un
autel à l'empoisonneuse Flakbach, comme en maints lieux, on sacrifie
dévotement au mauvais principe...


SUITE, OÙ MONROSE CONTINUE DE LAISSER PARLER MIMI.

Heureusement, poursuivit-elle, j'ai plus d'une passion. Non moins
ambitieuse que tendre et lascive, je saisis l'occasion qui s'offrait de
connaître plusieurs gens en place: mes _remèdes_ ne m'interdisaient pas
absolument de sortir. Mille soins d'intrigue firent une propice
diversion à l'amour qui, s'il m'avait exclusivement occupé, me serait
infailliblement devenu funeste. J'eus bientôt pris la mesure de
quelques-uns de ces colosses qui se partagent le pouvoir et la
distribution des faveurs de la fortune, je démêlais qu'ils n'avaient
eux-mêmes guère plus de hauteur réelle que leurs représentants en
sous-ordre, qui s'efforcent de paraître des géants à leur tour.
J'observai que presque tous ces êtres si respectés, si redoutés des
sots, étaient _à mener par le nez_, tout comme le vulgaire, qu'ayant la
plupart, un ou plusieurs vices favoris, que certains les ayant tous, il
ne s'agissait, pour pêcher ces énormes poissons, que d'amorcer, pour
chacun, la ligne d'une manière convenable. Sûre, grâce à toi, de ne plus
prendre de _l'amour_ pour personne, et de porter désormais
imperturbablement _mon coeur dans ma tête_, je me dis: _Poursuivons avec
acharnement la richesse et les honneurs._ Je jurai de t'aimer, je me
flattai que tôt ou tard je t'attacherais à moi, je me réservai de goûter
avec toi seul les voluptés de l'âme; quant à celles des sens isolés, il
me semble que je pourrais fort bien les convertir en _monnaie courante_
pour acheter du crédit, des protections, de l'accès et des réussites.
Oui, mon cher, telle est ma philosophie, que je crois ce système très
compatible avec une véritable et complète préférence du coeur; car enfin
les bases uniques d'un pacte entre gens qui s'aiment, font la sympathie,
l'union d'intérêt, la sûre et brûlante amitié, qui n'ont rien de commun
avec quelques _gestes_ absolument insignifiants, quand ils se passent
entre deux automates, si rien n'est comparable à leur magie, quand ils
résultent de la sublime inspiration de deux amants...

Monrose respirait.--Voilà la première fois, lui dis-je, que j'ai vu
l'amour marcher comme le mène votre incompréhensible Moisimont. Elle
débute dans le monde par un libertinage tout cru, qu'ensuite elle
débrutalise un peu par quelque hypocrisie: de là son mariage. Puis elle
devient insensible, mais c'est pour se réserver tout de suite la
commodité d'être sans reproche, à l'univers! Au reste, elle ne prétend à
rien moins qu'à convaincre son amant, que son lot suprême diffère
infiniment de celui de ses rivaux, parce que ceux-ci, bien que puisant à
discrétion, tout comme lui, dans la caisse des revenus, n'ont toutefois
aucune part à la propriété du capital! L'étonnant, le merveilleux
par-dessus tout cela, c'est la métaphysique, ou, pour entrer dans le
sens de la belle dame, c'est l'_épuré platonisme de sa banalité_. Voilà,
je le répète, un caractère des plus neufs, et de nature à mettre en
défaut la science des gens qui se croient habiles à disséquer le coeur
humain. Voyons pourtant à quoi doit aboutir cette éruption d'originale
philosophie. Monrose sourit et continua de faire pérorer l'étrange
métaphysicienne.

«Chevalier, ajouta Mimi, c'est d'après mes bizarres idées, que dès notre
premier _bec-à-bec_, je t'ai jeté mes faveurs à la tête, comme l'aurait
pu faire une fille publique; c'est d'après mes idées, que rien ne
m'étonnait hier chez notre grand chanoine, n'y voyant que des actes
d'ivresse et des besoins satisfaits, en un mot, de l'argent jeté par les
fenêtres; or, ne vaut-il pas mieux l'employer, cet argent, à quelque
chose d'utile? Moi-même, je me proposais bien de me permettre quelques
jours de gaspillage avec toi: c'est sur ce pied que, renvoyant à mettre
plus tard un peu d'ordre dans nos affaires de coeur, je ne me suis fait
aucun scrupule d'associer Nicette à notre petit carnaval. D'honneur, je
t'ai vu, sans l'ombre de jalousie... N'achevez pas, interrompis-je d'un
baiser, ne me retracez pas ma funeste aventure.--Tu déraisonnes, mon
cher. _Funeste!_ elle est charmante. Ne sois pas ingrat: ne t'ai-je pas
vu jouir? n'étais-je pas moi-même heureuse de tes plaisirs? Oui, fripon,
je les partageais quand tu me voyais raccrocher, sur les lèvres de
Nicette, ton âme dont tu lui faisais part avec tant de vigueur. Il n'eût
tenu qu'à toi, plus juste, moins rigoriste, d'éprouver à ton tour que
ces ricochets de volupté ne sont pas sans douceur. Il eût fallu pour
cela supporter, comme je venais de le faire à ton égard, le nouveau
succès de Nicette, la voir sans humeur dans mes bras, et rendre ainsi sa
peu signifiante manoeuvre délicieuse pour moi, dès qu'embrasée de tes
baisers, j'aurais englouti deux âmes à la fois: mais ton caprice jaloux
a tout gâté, mon cher. Avoue cependant que nos imaginations du moins ont
eu une hermaphrodite... que ce n'est pas une chose ordinaire, et qu'il y
aurait bien de la sottise à nous affliger de notre délicieux quiproquo?

«J'aurais dû vous dire, ma chère comtesse, qu'à travers des ébats trop
longs pour que Mimi n'eût pas le temps de réfléchir, elle s'était mise
au fait de la conformation de notre hermaphrodite, pour qu'elle sût
enfin tout aussi bien que moi que Nicette n'était qu'un charmant giton.
Après s'être justifiée pour son compte, ou croyant du moins l'avoir
fait, voici ce qu'elle ajouta pour tâcher de me remettre bien avec
moi-même:--Que les hommes sont fous de se forger gratis de chimériques
anxiétés! Où diable est-on allé placer un tarif d'honneur, de vertu, de
honte, de repentir! Un être singulièrement conformé te fait une sottise
dans un moment où tu ne pouvais t'y opposer, mais n'y réussit point. Si
cet être était femme, il n'y aurait qu'à rire de cette gaieté; ce n'est
pas une femme? tu l'ignorais: cependant dès que tu l'apprends, la
crainte d'un déshonneur commence d'exister! Mais tandis que durait
encore ton erreur, tu serres à ton tour dans tes bras l'être charmant, à
titre de femme, l'illusion complète a pour toi mille délices. Un maudit
scrupule te fait vérifier, après coup, qu'il y a dans ton calcul
quelques lignes d'erreur. Ici naît une prétendue flétrissure, et tu te
crois dans le cas du désespoir! Détestable subtilité, mon ami; funeste
abus du raisonnement. Pour moi, je trouve ton accident fort graciable.
Dût l'univers te huer, Mimi du moins t'absout de toute son âme. Viens,
mon adorable chevalier, mes intentions sont bien franches; mais j'espère
te former assez pour que tu ne te désespères point, si jamais il pouvait
aussi me prendre la capricieuse envie de t'attraper.

«Déjà Mimi s'évertuait à me donner une preuve brûlante du parfait retour
de sa faveur mal entendue: querelle, épisode, tout était réciproquement
oublié. C'était la céleste Mimi de l'entresol toute entière dont
j'occupais pleinement et l'âme et les sens. Chez moi, le sentiment
d'être réellement aimé, chez elle, la satisfaction d'avoir avec succès
déclaré le secret de sa tendresse, tout concourait à combler notre
bonheur. Le reste de cette mémorable nuit fut pour nous un tissu serré
des plus inexprimables délices.»


IDÉES DONT ON JUGERA.--CROQUIS DE L'HISTOIRE DE NICETTE

Je me serais bien gardée, cher lecteur, de vous rendre avec tout ce
détail l'étrange confidence de Monrose, si la manière dont elle
m'affecta moi-même dans le temps ne m'avait pas avisée que cette
aventure jette une grande lumière sur l'incertitude que mille fables
diverses nous laissent au sujet des hermaphrodites. On ne peut nier sans
doute qu'il dépendit du créateur de jeter par ci, par là, sur la terre,
des individus gratifiés des deux natures; mais cette singularité ne
pouvant avoir aucun but qui ne fût contraire au système général de la
création, nous devons supposer que le grand être n'a dû jamais se
permettre d'opérer, comme exprès pour se démentir, un inutile prodige...
Il y a beaucoup à parier, au contraire, que dans tous les temps, les
hommes, sujets aux mêmes passions, aux mêmes caprices, ont été avides de
la beauté sous quelle forme qu'elle s'offrît, et n'ont pas mieux demandé
que de tomber sans y regarder de si près, dans le piège des Nicettes.
Croyons que mille individus chantés, célébrés en tant de lieux, et dont
quelques-uns ont obtenu l'honneur de l'apothéose n'ont été de leur temps
ou que des victimes de cet art cruel qui conserve à l'adolescence
quelques formes féminines au prix de la virilité, ou que de tolérants
jouvenceaux qui, soit plies par l'esclavage, soit façonnées par la
dépravation de leur siècle, se sont rendus habiles à recevoir, comme la
nature les avait destinés à donner; croyons que l'amour amphibie qui
convoite ces êtres équivoques, leur a partout élevé plus ou moins
furtivement des autels, et que de la _nécessité_ du _désir_ de justifier
des _affections_, un culte partout proscrit par les lois, est née la
palliative chimère de l'hermaphrodisme.

Par la suite, j'ai voulu voir cette même Nicette, dont il serait temps
sans doute de s'occuper moins; mais j'aurai bientôt fait, cher lecteur,
de te répéter ce qu'elle m'a conté de l'origine de sa double
_représentation_.

Né d'une célèbre cantatrice de Rome, et d'un monsignor, Nicetti, beau
comme un ange, avait atteint l'âge de douze ans. Dès lors précoce en
tout genre, il était également dominé par la passion des vers, de la
musique et des femmes. A Venise, un jour, le directeur de l'Opéra le
surprend à dévirginer de bon courage un enfant de neuf ans, sa fille
unique, petit chef-d'oeuvre de beauté dans son genre et dont les
prémices n'étaient assurément pas destinés au gaspillage qu'exerçait sur
elle l'amoureux Nicetti. L'homme atroce approche, saisit par derrière,
et tord avec fureur de pauvres petites amulettes, hélas! bien
innocentes, car elles n'étaient pas encore assez mûres pour mettre du
leur au crime qui se commettait: elles en deviennent les victimes.

Le petit malade est longtemps entre la vie et la mort. En vain malgré
l'intérêt d'en faire un virtuose, a-t-on essayé de lui conserver, s'il
est possible, ce qui fait nos plus chères joies; chaque jour le ravage
de l'inflammation exige le sacrifice de quelque parcelle. La macération
était générale; l'enveloppe elle-même ne pouvait être sauvée. Cependant
au bout de trois mois, l'habile homme qui dirigeait le plus difficile
pansement, observe que les chairs supérieures se disposent enfin à la
cicatrisation; mais trop prudent, il craindrait en la favorisant trop
tôt, de renfermer peut-être quelque principe destructeur: il retarde
donc; et jusqu'à ce qu'il soit absolument sûr de son fait, il
entretient, au moyen d'un anneau d'or de forme ovale allongée,
l'ouverture de l'ulcère fatal. Il résulte de ce soin une double
cicatrisation: l'intérieur qui met le sceau à la guérison de l'infortuné
Nicetti, et l'extérieur qui convertit en un bourrelet, modelé sur
l'anneau d'or les longs bourrelets de la balafre. De là cette parfaite
apparence d'une nature féminine au-dessous de la masculine. Celle-ci,
grâce, soit à l'âge de l'opéré, soit à quelque reste furtif de ce qui
recèle l'élément de la vie, conserve du moins après cette cure, la
précieuse faculté de croître avec le reste du corps, et le bien plus
cher privilège de cette intéressante variation... Mais il est des choses
qu'on ne peut entièrement définir. Bref, la maturité, l'exercice et
surtout l'excessive lubricité de l'individu perfectionnent par la suite
un don sauvé par miracle. La nature, cette admirable mère, dédommage par
des affections particulières l'être charmant qu'on a si traîtreusement
dégradé. Elle veut qu'il attire les deux sexes, comme il en est attiré
lui-même. Mille aventures qui ne sont pas de notre sujet, enrichissent
les premières années du délectable Nicetti, jusqu'à ce qu'enfin il lui
convienne d'être Nicette, afin d'échapper, sous l'habit féminin et de
s'expatrier sans péril, lorsqu'au bout de six ans de malédictions
secrètes contre l'auteur de ses pertes, survient enfin la jouissance,
délicieuse pour un Italien, de faire tomber le directeur féroce sous
trois coups de poignard.

Mais revenons à Monrose. Il était si honteux à la suite du plus
humiliant chapitre de sa confession, que je crus charitable de me mettre
en grands frais pour le consoler et le convaincre que le danger de ce
qu'il regardait scrupuleusement comme une tache, ne lui avait rien fait
perdre de mon estime. Parfaitement, et non moins agréablement rassuré,
l'aimable ami ne me fit pas languir après la continuation de son
histoire.


PROJET DE MADAME DE MOISIMONT.--RETOUR A PARIS

Le lendemain, poursuivit-il, le déjeuner nous réunit. Les passions
étaient respectivement amorties; nous pûmes causer sans humeur et sans
dissimulation de tout ce qui s'était passé la nuit.

«Nicette nous avoua qu'en général, elle n'avait que des fantaisies du
moment, mais toujours ardentes, et qui la martyrisaient à la moindre
contrariété. Comme _demi-homme_ toute femme pourvue de quelques
agréments allumait chez elle un prompt désir; comme vêtissant le costume
féminin, elle se faisait un point d'honneur d'intéresser tout homme à
peu près aimable. Telle était devenue la routine de ses sens qu'homme ou
femme, et soit jouant le premier rôle ou le second elle avait toujours
un plaisir _physique_ (Je cite la figure dont elle se servit) _dans la
proportion du brillant d'un beau clair de lune, comparé à la lumière du
soleil_. Quant à la faculté de multiplier les jouissances, son
organisation, son habitude et sa sensibilité permettaient qu'elle n'y
mît aucune borne.

«Vers l'heure du public, Nicette fut prête pour aller satisfaire son
avide curiosité. La toilette achevée, nous la vîmes complètement belle,
et séduisante à nous étonner. Nicette avait su dérober au beau sexe tout
son art à relever d'élégance et de grâce, les charmes naturels.
Moi-même, j'en conviens, je me pardonnais dans ce moment toutes mes
fautes, et regrettais qu'il manquât à notre Conculix (si différent de
celui de la Pucelle), une réalité qui m'aurait à l'instant décidé à ne
pas me priver d'une seule manière de l'avoir. Mimi riait sous cape,
s'apercevant très bien de certain symptôme plus qu'indulgent en faveur
de Nicette, et qui trahissait ma mentale infidélité.--Fripon! (dit-elle
dès que nous fûmes seuls) ce sera, s'il vous plaît, pour moi que Nicette
aura mis les fers au feu. Elle exigea tout de suite une réparation: je
la fis de grand courage; et comme je doublais:

--A la bonne heure, dit-elle, mais il faut donc que tu te reconnaisses
bien coupable!

«Elle m'apprit ensuite que son projet était de convertir en fermier
général, ou tout au moins en gros bonnet de la finance, son petit
président aux comptes de mari; leur fortune leur permettait de faire en
partie les fonds d'un cautionnement considérable. Quant au crédit pour
ce qui ne serait pas en leur pouvoir, on sait comment elle projetait de
se le procurer. En une seule semaine, elle avait accaparé, et paya sans
doute, la voix de l'intendant de la ferme générale, et de cinq des plus
importants de la compagnie. Peu s'en était fallu que la veille elle
n'eût aussi lié le ministre.--Mais il m'a tout promis, dit-elle, et je
le connais trop galant pour craindre qu'il me manque de parole.
J'objectai que je le voyais bien obsédé de femmes, et qu'il faudrait
qu'il y eût bien des places à donner, pour que toutes ces dames fussent
satisfaites.--Bon! répliqua-t-elle, la plupart n'ont pas de plans, ou
n'en ont pas de raisonnables. Beaucoup n'aspirent qu'à des bienfaits
passagers, à des pensions, à des sommes une fois payées, qu'elles
sollicitent de façon qu'on ne peut guère les leur refuser sans
ingratitude. D'autres n'entourent le ministre que par coquetterie; il en
est, mais celles-ci sont bien dupes, qui ambitionnent de le captiver
avant d'y rien mettre du leur. Trop roué pour ne pas les voir venir de
dix lieues, il fait volontiers ce qu'il faut pour qu'elles s'élancent
avec confiance dans la face du ridicule. Je ne l'ai vu que deux fois en
particulier, et déjà nous avons plaisanté de ces petites orgueilleuses.
Ne rien faire pour elles, est tout au moins la vengeance qu'il se croit
permis d'exercer contre ces insidieuses beautés si sûres du pouvoir de
leurs charmes, et si jalouses de pouvoir mener quelque jour, au gré de
leur ambitieux caprice, un homme léger qu'on sait n'aimer rien au monde
que son égoïste liberté.

«Nicette reparut enivrée de ses succès, enchantée de tout ce qu'elle
venait de voir et d'entendre. Nous dînâmes à la hâte, Mimi jugea que
nous pouvions fort bien, comme gens qui s'étaient rencontrés à
Versailles, ne faire pour le retour qu'une seule voiture. Il fallut donc
absolument que je montasse dans celle des dames, déplaçant la femme de
chambre dont se chargeait Lebrun, conducteur héréditaire de mon
cabriolet.

                   *       *       *       *       *

A la fin de ces récits tout pleins d'un charmant libertinage et où le
drame intervient parfois, où passent les personnages les plus divers de
toutes les nationalités européennes, où l'on pénètre dans l'intimité
même de la vie du XVIIe siècle, à la veille de la Révolution, Monrose
finit par épouser la fille de lord Sydney. Cette jeune anglaise s'est
fait faire un enfant par le marquis d'Aiglemont, le premier amant de
Félicia et à cause de cela se fait scrupule d'épouser Monrose. Cet
épisode qui se trouve à la fin du roman donne bien le ton de la
philosophie indulgente de Nerciat et des doctrines de son époque en fait
de libertinage.

                   *       *       *       *       *

A la fin, d'Aiglemont, toujours singulier dans ses idées, résolut
d'essayer un quitte ou double; il n'y avait plus aucun moyen raisonnable
à tenter pour arracher à miss Charlotte une sage résolution.

--Madame (vint-il lui dire très sérieusement un beau matin) notre bon
pays de France n'est pas du tout le théâtre où peuvent être applaudis
des honnêtes gens ces partis romanesques, qui sont en grand prédicament
dans votre île philosophique, du moins si l'on en croit vos romans, que
les extravagants seuls prennent ici ici pour modèles. Trop de
perfections vous distinguent, vous tenez à trop de personnes
considérables par leur état et par leur fortune, et particulièrement,
vous avez un oncle d'un trop grand mérite, pour qu'il vous soit possible
de soutenir, sans vous avilir, la gageure de ne point vous marier. J'ai
eu la fortune de vous faire un enfant! Eh bien, le cher Monrose en a
fait un à Mme d'Aiglemont, partant quitte. Un jour doit venir où vous
saurez encore mieux combien il y a d'_alliances_ entre tant de personnes
que vous voyez former notre aimable, et j'ose dire, heureuse société:
vous serez alors très aise de vous remettre à notre unisson. Votre
amant, celui dont il convient absolument que vous fassiez un époux, a
contracté d'innombrables dettes; il est de votre honneur de les
acquitter. Voyez au surplus à quoi tiennent vos scrupules. En même temps
il ouvre la porte d'un boudoir... Tandis que Charlotte est stupéfaite de
voir l'heureux Monrose dans les bras de Mme d'Aiglemont, le Marquis la
surprend elle-même, et... la façon d'une oreille est plus qu'à moitié
faite avant que la belle Anglaise ait pu seulement respirer. Cependant
notre héros et la Marquise lui sourient et lui font ainsi comprendre que
le crime dont on la rend complice n'est pas de nature à faire tourner le
ciel.

--Eh bien, belle Charlotte, lui dit avec toute sa grâce, Flore encore
embellie par le plaisir, épousez du moins à demi le cher Monrose, afin
de ne pas me voler tout net ce que vous usurpez maintenant... Cette
folie fut le coup de marteau sous lequel devait se briser le dur noyau
du préjugé de Charlotte, l'amande n'en était point amère, c'était la
_tolérance_ sous un bon épiderme du _goût du plaisir_... Elle sourit:
l'oreille achevée, l'Anglaise vola dans les bras de sa ci-devant rivale,
lui jurant de s'assurer par un prompt hymen d'imprescriptibles droits à
sa précieuse amitié mise à des conditions si douces...

                   *       *       *       *       *

Cette analyse et ces extraits donneront une juste idée du singulier
ouvrage que l'auteur apprécie en ces termes:

                   *       *       *       *       *

Je conviens avec vous, cher lecteur, que la marche de toutes ces
aventures n'est pas ordinaire.

Ce mélange singulier de vertu, de faiblesse, de sentiment, de caprice,
ces brusques transitions de la tristesse au plaisir, du plaisir au
remords, du courroux à l'attendrissement, tout cela est de nature à vous
ballotter peut-être désagréablement, si vous avez l'habitude et le goût
de ces scènes uniformes où chaque acteur conserve son premier masque
d'un bout à l'autre de son rôle. La plupart de mes personnages sont à
moitié purs et à moitié atteints d'une corruption dont il est bien
difficile de se garantir au sein des capitales, quand on y apporte des
passions et d'assez grands moyens de les satisfaire. De là, tant de
disparates. L'histoire de mes acteurs est celle des trois quarts des
mondains de tous les pays de l'Europe.

                   *       *       *       *       *

Nerciat a été souvent pillé. Dans son autobiographie intitulée:
_Illyrine ou recueil de l'inexpérience_ (Paris, an VII) la Morency a
inséré des passages qu'elle empruntait à _Monrose_ et sans prévenir le
lecteur. On trouvera notamment dans la lettre CXXI (Julie à Lise) un
morceau pris dans la première partie de _Monrose_, au chapitre VI.

Monselet fait remarquer dans _Monrose_ «un individu italien qui pourrait
bien avoir servi de modèle à Balzac pour son ou sa _Zambinella_, dans le
petit roman de _Sarrazine_».




MON NOVICIAT OU LES JOIES DE LOLOTTE


Ce roman n'est pas excellent. Le titre donne assez bien l'idée du sujet.
Il s'agit des premiers pas d'une jeune personne dans le libertinage. Le
premier extrait comprend le passage le plus intéressant d'un récit des
aventures de Félicité que celle-ci, femme de chambre de Lolotte, raconte
à sa maîtresse.


AVENTURES DE FÉLICITÉ

»La suite de mon roman jusqu'au moment où j'eus l'honneur de connaître
Mme de Pinange n'a rien de fort intéressant.

»La Florinière était le fils d'un anobli dont le père avait fait dans le
commerce maritime une fortune considérable, que ce fils avait commencé
de gaspiller et que le petit-fils surtout avait de merveilleuses
dispositions à rendre en très peu de temps nulle. Celui-ci était simple
et confiant jusqu'à la prodigalité, brave sans émulation, car, officier,
il n'avait pu soutenir plus d'un an le régime des garnisons, après
s'être mis en frais d'estropier deux ou trois vaniteux lieutenants qui
avaient fait des façons pour le regarder comme leur camarade, à cause de
sa presque roture. Sans beaucoup d'esprit, détestant l'étude, n'ayant
dans la tête ni histoire, ni fable, ni poésie, ni théâtre, et n'étant
même jamais que très imparfaitement au courant des intérêts journaliers;
s'énonçant d'une manière commune, mais joli garçon; le meilleur enfant
du monde, sans humeur, sans caprices, toujours assez gai, plus caressant
encore. La Florinière, qui n'avait rien de piquant, ne pouvait en somme
ni me plaire beaucoup par ce qu'il avait de bon, ni prendre de
l'ascendant sur moi, parce que j'étais dès lors plus fine que lui, et
que dès la première occasion où je vins à bout de lui faire faire mes
volontés au lieu des siennes, mon grossier empire fut irrévocablement
décidé.

»Disons qu'avec l'habit de femme, j'endossai sur-le-champ la ruse et
l'esprit de domination.

»Nous menions une joyeuse vie, assidus à tous les petits spectacles (de
meilleurs ne m'auraient point alors intéressée): La Florinière abhorrait
la tragédie; la comédie, à moins qu'elle ne fût bouffonne, le faisait
bâiller. Audinot et Nicolet surtout faisaient ses délices. Fidèles à
tous les Waux-halls, aux foires, enfin à toute fête publique; logés
chèrement, car dès le lendemain de l'aventure d'Alidor nous avions
déménagé et le même jour La Florinière avait touché trente mille livres;
regorgeant de liberté, d'aisance et de facilités à nous divertir, nous
vécûmes ainsi plus de six mois, pendant lesquels mon nigaud eut la
sottise de me faire faire connaissance avec la plus mauvaise compagnie
en hommes qu'il soit possible d'imaginer, avec des militaires à
expédients, des agioteurs, des pupilles à affaires, des abbés parasites
(celui de Mlle de La Motte fut à son tour du nombre; je vous en parlerai
tout à l'heure), avec des joueurs sybarites, de faux marquis, comtes,
chevaliers qui ne venaient jamais au logis, il est vrai, sans m'apporter
des bonbons ou des fleurs, mais qui n'en sortaient jamais sans avoir
puisé quelques louis dans la bourse de mon extrait de Jourdain[62];
telles étaient nos plus intimes ou plutôt nos seules connaissances.

  [62] Qui ne connaît le héros de la comédie du _Bourgeois gentilhomme_.
    (N.)

»En un mot, ma chère maîtresse, le maladroit La Florinière prit comme
exprès tant de soins à me distraire de lui-même qu'un beau jour je le
fis cocu avec mon maître à danser, une autre fois avec un fringant garde
du corps; une autre fois avec un marquis de bouillotte, toujours en
rapprochant les dates; puis avec un prieur, faiseur de vers libertins et
de nouvelles érotiques; avec celui-ci qui me lisait chaque jour sa
besogne du matin, je ne manquais jamais d'essayer ce qu'il avait écrit:
il m'apprit vraiment de jolies choses! Bientôt, sans beaucoup de goût
pour ceux qui m'arrachaient des faveurs, bientôt par besoin du
tempérament, puis par caprice, puis pour narguer en quelque façon mon
aveugle amant, et plus d'une fois, lui présent mais trompant habilement
ses regards, je fus ainsi tour à tour en moins d'un an, la conquête
d'une quarantaine de godeluraux, qu'au fond je méprisais si fort, que
j'osais à peine les saluer en public, et que j'avais la sueur froide
quand, au spectacle ou ailleurs j'en voyais deux ensemble les yeux fixés
sur moi, tant je craignais leurs confidences et les scènes qui pouvaient
en résulter.

»A travers cette banalité, nous nous trouvâmes enfin, mon cher
entreteneur et moi, poivrés d'importance. Il s'était bien lui-même rendu
par-ci par-là coupable de quelque petite infidélité, mais il y avait
cent à parier contre un que j'avais tous les torts de notre mutuelle
infortune. Au surplus, il aurait mis sa main au feu de mon innocence à
toute épreuve, et tandis que je tremblais de me voir mise brusquement à
la porte, à coups de pied au cul, j'eus un beau soir la surprise de voir
mon jocrisse à mes pieds, s'accusant, se maudissant, se frappant la
poitrine, _mettant entre mes mains sa vie_, etc.

»Après avoir longtemps feint de ne rien comprendre à son désespoir, et
me l'être fait bien humblement expliquer, je me montrai généreuse. Le
pardon ne tenait à rien; en veut-on _à ce qu'on idolâtre_! Il fallait
bien qu'il se crût idolâtré, tout au moins. Je pardonnai donc avec toute
la dignité convenable.

»J'ai dit qu'il était à mes pieds; je le relève, mais une assez grosse
bourse restait à terre, je l'avertis de cet oubli.» Ne m'outrage pas,
chère Félicité! s'écrie-t-il avec une reprise de suffocation; ne me fais
pas rougir de la modicité du dédommagement que je t'offre. Plus économe,
j'aurais expié par un plus digne sacrifice l'irréparable outrage dont je
suis coupable envers toi. Pardon! me pardonnes-tu?--En peux-tu
douter?... Mais là, sincèrement?

»De toute mon âme!--Eh bien! (il me serre la main et me verse un torrent
de larmes) adieu, adieu, Félicité! Maintenant je pars moins
malheureux...--Tu me quittes!--Oui, pour quelques mois. Rétablis ta
santé. Je ne pourrais près de toi mettre ordre à la mienne; nous nous
écrirons. J'apprenais alors, et commençais à pouvoir tracer quelques
lignes, bien entendu sans un mot d'orthographe. Je promis de
correspondre.

»Je parlais encore quand La Florinière s'évada fermant et emportant la
clef, sans doute de peur que, courant après lui, je n'ébranlasse sa
résolution courageuse; mais hélas! j'avoue que je me sentais résignée à
supporter notre théâtrale séparation, cependant je m'acquitte du
cérémonial convenable, je trépigne des pieds et des poings contre
l'obstacle qui m'arrête. En même temps j'entends derrière moi rire
quelqu'un à gorge déployée.

»Je me retourne... C'est ce garnement d'abbé, le greluchon de la coquine
de La Motte et l'un de nos plus assidus piqueurs d'assiette. La
Florinière l'avait caché dans ma garde-robe pour être témoin de nos
adieux, voulant, disait-il qu'après son départ quelqu'un pût le purger
dans notre société du soupçon d'inconstance et de perfidie. Il ne
pouvait guère s'adresser plus mal pour choisir un juge en fait de
procédés. L'abbé, la plus vile de toutes les créatures de l'univers, les
ignorait et n'était pas homme à remplir le moindre devoir d'amitié ou de
reconnaissance. Il est bon de vous dire que reçu un peu tard parmi nous
et n'ayant peut-être pas fait dans le temps grande attention à ma
figure, il ne m'avait jamais reconnue pour avoir été le témoin de sa
bonne fortune et de sa basse escroquerie. Au contraire, aux petits soins
avec moi, plus d'une fois il m'avait aidée à satisfaire quelques
caprices, et j'avais eu l'avantage de le payer pour ses commissions.

»Il savait donc combien peu d'importance j'attachais à conserver ou
perdre un amant tel que La Florinière; il devait par conséquent trouver
complètement ridicule la tragi-comédie qui venait de se passer. Aussi se
mit-il à la parodier d'une manière très bouffonne dont je ne pus
m'empêcher de rire.

»Me serais-je doutée qu'encouragé par cet instant de familiarité, le
drôle eût osé me saisir à bras le corps à l'improviste et me jeter sur
le pied du lit avec autant d'effronterie que si j'eusse été la
raccrocheuse de La Motte!

»_Qui quitte sa place la perd_, dit l'insolent, déjà maître de celle
dont La Florinière avait eu jusqu'alors la putative propriété. Je m'arme
d'un sérieux foudroyant! «Qu'osez-vous, monsieur?...

»Te consoler, mon chou... C'est ainsi qu'à Paris on sèche les pleurs des
veuves.» C'est moins l'insulte, que la tournure qui m'indigna contre ce
calotin, et me fit concevoir sur l'heure l'idée d'une vengeance aussi
mémorable que raffinée, je veux dire d'empoisonner du moins l'audacieux,
si je n'ai pas sous la main un pistolet, un poignard pour lui arracher
la vie... Ah! ah! Félicité, m'écriai-je, je tremble d'être forcée à vous
haïr quand vous m'aurez achevé votre horrible récit.--Je suis vraie, je
n'en retrancherai pas une syllabe.» Il n'y avait déjà plus qu'à laisser
entrer ce vil fameux. Le premier que j'eusse vu de ma vie.» Est-ce tout
de bon? ai-je la méchanceté de lui dire. Oubliez-vous ce qui s'est dit
entre La Florinière et moi? Pouvez-vous ignorer en quel état...--Eh!
foutre! qu'est-ce que cela me fait à moi! Je crains peu la vérole avec
mon eau de Préval.--Soit! Il y est.

»Dès lors, je le travaille, Dieu sait comment! Tant de talent l'étonne,
l'enflamme. Il f..., réf... tant que la nature s'y prête; plutôt fatigué
que rassasié de ma jouissance, il invoque les secours de l'art. J'ai,
lui dis-je, d'admirables _diabolini_, mais je vous avoue que si je
prends la peine d'en aller chercher, je me ferai payer cher
l'intérêt.--Ah! de ma vie, s'il le faut! A la bonne heure. J'apporte le
stimulant fatal, j'en donne une bonne dose, le ribaud gobe le tout avec
avidité. En attendant l'effet, je suis passionnément caressée; tout cela
me convient et tend à mon but. On y arrive enfin; j'use, j'abuse du
bienfait des diabolini, je mets mon homme sur les dents; enfin il
demande grâce... Revenu de son ivresse, il éprouve un froid, un
tremblement, un accablement mortel.

»Pendant que tout cela se passait, le portier, conformément à l'ordre de
La Florinière, était venu me défermer, mais sans prendre la liberté de
paraître. Je sonne et demande un fiacre.--Quoi! vous me renvoyez!--Sans
doute; à quoi seriez-vous bon? A me gêner.--Mais si tard! dans l'état où
je suis!--Je vous conseille de vous plaindre.»

Je prends un livre en attendant le retour du pauvre diable de
domestique, qui n'a point trouvé de fiacre et grogne de loin contre les
abbés qui veillent si longtemps chez sa maîtresse. Pour le coup, le trop
heureux calotin compte bien sur mon bon coeur; l'hospitalité ne peut lui
être refusée. Point du tout, sans quartier, je le congédie, il lui
convient donc de s'en retourner à pied, par la pluie, à l'autre
extrémité de la ville. Il m'appelle _cruelle_; je lui ris au nez, et lui
reproche sa cruauté, aussi avérée que son ingratitude envers un candide
ami qui l'a comblé de biens. J'ai la malice d'ajouter: va, gredin! je
doute que ton eau de Préval puisse te garantir de la multiforme vérole
que j'ai mis tant d'importance et d'art à te donner. Et puisse ton
funeste exemple effrayer tous les ingrats de la sorte!»

Pétrifié, le malheureux n'osa proférer une parole et passa la porte.
N'oubliez pas, monsieur l'abbé, lui criai-je, de chanter dans
l'escalier: _Ah! je triom...om...omphe de son coeur!_...

Ce dernier outrage déchira pour lui le voile...

Quoi! vous, Félix?... Et il voulait rentrer... Moi qui ne voulais point
d'explications, je me renferme, en ordonnant au domestique de ne quitter
mon homme que lorsqu'il serait dans la rue.

Voilà, dis-je à Félicité qui reprenait haleine, voilà, ne vous en
déplaise, une horrible aventure; mais c'est un assassinat dans toutes
les règles! Judith amputant le chef de l'hostile Holopherne n'eut pas le
coeur plus dur et plus perfide que vous.--Bon, un rebut de la calotte!
Qu'allait-il faire dans cette galère?--Et dis-moi, l'eut-il?--Ah! je
vous en réponds! soit qu'il comptât trop sur son merveilleux spécifique,
soit qu'il ne manquât de moyens pour se faire guérir, il laissa les
choses au point où je les avais mises. Je sus peu de temps après que
tous les accidents sans exceptions étaient survenus à sa partie
peccante, et de plus un chancre au palais, dont certain nazillement et
une prononciation ridicule sont à coup sûr l'indélébile certificat.
Bicêtre fut trop tard le refuge du malheureux; on n'y ménage pas les
martyrs de la vérole; dès les premiers jours une opération déplorable
défigura ce fier modèle des boute-joies. Il fut même agité si on
n'abattrait pas un de ses ornements symétriques. J'appris tous ces
détails d'un officier _frater_ détaché pour me prier d'aider de ma
bourse un insolent dont j'étais trop vengée. En faveur de l'honnêteté du
messager, je donnai quelques louis, mais en exigeant que pour le moment
il n'accusât au calotin qu'une aumône de douze livres.

»Je reviens sur mes pas pour vous dire que dès le lendemain de cette
prouesse, j'entrai chez un parfait honnête homme de chirurgien, à qui je
donnai carte blanche pour travailler au rétablissement de ma santé; nous
convînmes de cinquantes louis; je les déposai chez un notaire,
l'Esculape devant n'en toucher que la moitié quand il déclarerait la
cure achevée, et le reste trois mois après que je serais convaincue de
ma parfaite guérison, s'en rapportant à moi du soin de ne pas le voler
en m'exposant derechef à l'horrible maladie.

»La bourse que m'avait laissée mon généreux ami contenait deux cents
louis en or, et dans la queue était roulée une lettre de change de la
même somme, sur l'un des plus solides négociants de Nantes. L'échéance
n'était pas fort éloignée. Sur ce pied, à l'abri du besoin, et désirant
d'employer le temps de ma retraite à m'instruire, car je voulais effacer
jusqu'à la trace de mon ignorance savoyarde, je suppliai qu'on ne
brusquât point les remèdes, et que surtout on garantît des atteintes du
mercure, mes dents, dont la beauté était vantée par-dessus tout ce que
je puis avoir de charmes.»

»Que Dieu vous garde, ma chère maîtresse, d'être jamais dans le cas de
passer par la casserole de Saint-Côme!

»Comme la plus belle femme cesse alors d'être l'image d'une divinité!
Quelle humiliation! quelle différence d'étaler ses charmes aux yeux d'un
f... plein d'ivresse ou bien à ceux d'un inanimé docteur qui ne voit
dans tout cela qu'une machine immonde, détraquée, qu'il s'agit de
purifier et réparer! Quelle barbare nomenclature au lieu de ces jolis ou
joyeux noms qui dans le plaisir sont prodigués aux attrayants objets de
mille folies!

»Trois mois à peu près s'écoulèrent pour moi dans un affreux et honteux
état de pénitence, de jeûne, de régime, qui toutefois s'adoucissait
graduellement.

»Au bout de ce temps, le chirurgien, dont j'avais fait un véritable ami,
me pressa d'aller passer la belle saison à la campagne, chez une soeur
d'assez bonne société, avec laquelle j'avais fait connaissance pendant
ma maladie. Elle faisait sa demeure à sept heures de Paris. L'avis du
docteur avait bien un peu pour but de s'assurer de ma sagesse pendant la
seconde période de mon rétablissement, en m'écartant ainsi de la
capitale. Quoi qu'il en soit, je fis très bien de suivre son conseil.
Dans ce champêtre séjour, où je me rendis encore faible et flétrie, je
retrouvai bientôt les forces, l'appétit, le sommeil et les couleurs; mes
chairs dont l'affaissement me causait de vives alarmes se remplirent
derechef, et recouvrèrent leur agaçante fermeté. Je reconnus enfin que
j'étais complètement régénérée. Mais avec cette belle santé, mes
facultés physiques et mes goûts lascifs étaient aussi de retour.

»Un jeune homme de fort bonne mine, un brave enfant de la nature, fils
d'un noble casanier qui vivait sans ambition dans ce village,
fréquentait chez nous; il n'avait pas manqué de me rendre justice; il
était amoureux à perdre la tête. Le premier objet plaît là où il n'y a
rien de mieux. Je pris aussi du goût pour ce médecin adorateur. Il était
complaisant, assez instruit pour un campagnard; il me faisait lire,
écrire, et corrigeait l'orthographe des lettres par lesquelles je
répondais aux siennes; commerce uniquement imaginé pour mon instruction,
car nous avions la liberté de nous voir sans cesse, et ce qui se disait
réciproquement avançait beaucoup mieux les affaires que ce qui était
écrit.

»Il fallait conclure enfin quelque chose. J'étais obsédée par mon
jouvenceau, je mourais aussi du besoin de rentrer dans la jouissance de
mes droits de nature. Cependant, ayant promis à mon Esculape d'être
sage, jusqu'à ce que je l'eusse entièrement satisfait, et comme j'ai du
caractère, je tenais ferme et reculais de tout mon pouvoir l'époque d'un
complet abandon. Mais je ne me refusais pas à de petites caresses, et
même pour mater les fougueux désirs dont on me faisait hommage, souvent
ma main avait une complaisance qui ne fut, au surplus, jamais trop de
mon goût: c'est, ce me semble, assassiner le plaisir que de rendre aux
hommes cet humiliant service. Bientôt j'imaginai le biais de me donner
sans tromper le confiant docteur, et, non moins par vanité que par
caprice, j'abandonnai sans réserve à l'ardent Saint-Amand (ainsi se
nommait le jeune homme) mes arrière-charmes, sur lesquels il me semblait
que l'embargo de la Faculté ne s'était point étendu. Cette fortune était
trop délicieuse pour que le docile Saint-Amand osât désormais paraître
refuser de s'y borner.

De là, ma chère maîtresse, l'habitude familière que j'ai contractée de
favoriser à la mode de Berlin ceux de mes galants qui peuvent avoir
cette fantaisie, et comme à peu de chose près, j'y trouve aussi mon
compte, ce qui n'est peut-être pas général chez les femmes qui se
permettent de semblables revirements, j'avoue que, comme vous savez[63]

            Il ne m'importe guère
    Que Pascal soit devant ou Pascal soit derrière.

  [63] Citation de Dom Japhet d'Arménie de Scarron. (N.)

»En un mot, je me trouve à cet égard dans le cas de mille femmes qui,
n'ayant jamais eu ou n'ayant plus de sensations extrêmes à faire la
chose ordinaire, y trouvent néanmoins un plaisir de fantaisie, de
caprice, d'habitude, qui fait qu'elles ne sauraient s'en passer sur ce
pied. Ganymède aussi longtemps qu'il plut au docteur de retarder le
paiement du reste de son salaire, dès que je fus complètement acquittée,
je mis enfin le comble aux voeux de Saint-Amand. Dès la première fois,
le traître ou le maladroit, me fit un enfant, malheur dont sur-le-champ,
l'absence de certain état que j'attendais, et dont je croyais avoir déjà
senti les avant-coureurs, me donna la funeste certitude.

»Il n'y a pas grand mal à cela, Mademoiselle, me dit avec un grand air
de bonne foi l'auteur de ma disgrâce, je suis honnête homme, je vais
vous épouser». Fort bien, mais mineur, ayant un vilain père, vaniteux,
brutal, avare peu riche et qui avait d'autres enfants, l'exécution du
projet de Saint-Amand n'était pas facile. Au premier mot qui fut dit,
dans la gentilhommière, _d'un enfant fait et d'une envie d'épouser_, il
y eut un tracas d'enfer; un curé bonasse qui voulut bien se mêler de
cette affaire, y perdit son latin. Mon épouseur fut mis _à la tour_,
c'est-à-dire au premier étage d'un colombier, qui donnait un air de
château à la bicoque seigneuriale. Bientôt je vis se préparer pour
moi-même une petite persécution; je n'étais qu'accidentellement férue:
il ne s'agissait pas pour moi d'une fortune; j'avais les moyens de
m'éloigner, je le fis, et vins à Paris pour me fixer chez une marchande
de modes.

»Cette commère, comme la plupart de celles de son état, indépendamment
de son commerce, gagnait beaucoup en faisant de sa maison, bien pourvue
de jolies ouvrières, un honnête bordel. J'y eus quelques aventures, ou
lucratives, ou de pur agrément; cette vogue ne dura que les quatre
premiers mois de ma grossesse peu sensible. Quand je devins plus ronde,
mes actions tombèrent à plat; force fut de me rabattre philosophiquement
sur le travail des doigts et l'étude dont j'avais réellement contracté
le goût à la campagne. Vers le milieu de mon neuvième mois, je vins
reprendre chez l'honnête chirurgien mon ancien domicile.

»J'accouchai au temps convenable, mais à travers tant de douleurs et de
dangers, que dès lors, je pris pour le respectable état de mère une
horreur insurmontable. En dépit du talent et de l'humanité du docteur,
mon enfant, qui était une fille, périt dans les difficultés de ma
délivrance. Heureusement, l'accoucheur n'était pas de ces faux
raisonneurs qui, pour assurer la vie d'une créature à peine ébauchée que
mille chances peuvent empêcher d'arriver à sa maturité, sont prêts à
sacrifier sans scrupule celle que la nature a conduite avec bien de la
peine à son point de perfection. Je dois encore à ce bienfaisant mortel
tous les petits soins qui sauvent aux femmes les accidents et la
difformité.

»Je veux, disait-il, que vous sortiez de mes mains sans la moindre trace
de cette première campagne; mais pour Dieu! ne faites pas la folie de
recommencer: à chaque enfant il peut y aller de votre vie.» Il tint
mieux sa parole que, du moins pour les précautions, je n'ai tenu la
mienne. Mais grâce au ciel, jamais depuis l'on ne m'a fait d'enfant.

»Cependant mon argent s'écoulait, car je m'étais abondamment équipée et
j'avais bien vécu, je voulus négocier ma lettre de change; par malheur,
le solide négociant de Nantes venait de faire banqueroute. Effrayée de
l'instabilité des jouissances humaines, et pouvant, avec de l'économie,
me soutenir encore quelque temps, j'achevai d'apprendre à coiffer, à
chiffonner, et pris aussi quelque teinture du talent d'ouvrière en
robes. Je n'avais plus entendu parler de Saint-Amand que pour apprendre
qu'on l'envoyait à l'île Bourbon, pour faire le triste métier de
lieutenant d'infanterie. Je pris dès lors le parti de ne plus aimer
rien, puisque cela rendait si malheureux, et je ne favorisai plus que
ceux qu'un caprice du moment, ou quelque vue d'intérêt qui en valût la
peine, ou le besoin de mes sens, me dictait d'agréer. De cette manière,
je fus encore passablement heureuse, et ne fis pas mal mes affaires. M.
de Pinange, votre père...--Ah! oui; _mon amant!_ interrompis-je avec
transport: _dis mon tout, mon Dieu!_ (Elle haussait les épaules et
levait les yeux au ciel) Eh bien! mon père?--Votre père se prit comme un
autre, dans mes filets, ou je tombai dans les siens, nous nous
arrangeâmes. Bientôt il imagina qu'il serait plus commode pour tous deux
de nous réunir dans un hôtel que d'être en bonne fortune à mon troisième
étage, il trouva moyen de me faire entrer au service de madame.

Le meilleur moyen pour se dégoûter bien vite, c'est d'avoir à tout
moment sous la main les facilités d'être ensemble. Notre intrigue,
brûlante dans mon taudis, devint à l'hôtel de Pinange d'une tiédeur
affadissante. M. le Marquis me négligea. Fanfare sut en profiter...
Quelle chute! Allez-vous vous écrier; un domestique succéder à ce
sylphe, à cet enchanteur (Je soupirais à l'unisson de son éloge). Oui,
Fanfare! il succéda délicieusement pour votre servante à son
incomparable maître, Fanfare! vous en conviendrez, est charmant, et n'a
rien de commun avec ses semblables qui, surtout ceux qu'on emploie tout
de bon à la chasse, sont ordinairement des ivrognes et des rustres; mais
si votre diabolique prévention en faveur de M. le Marquis vous rendait
trop injuste envers son successeur, j'en appellerais à Mme la Marquise,
non moins connaisseuse que vous sans doute, et qui sait à fond tout ce
que Fanfare peut valoir.»

Je ne revenais pas de ma surprise. Quoi, Mme de Pinange aussi? Ma mère
donnait dans la domesticité!--A plein collier, mademoiselle. Eh! Mon
Dieu, c'est le ton maintenant, depuis que les seigneurs, les cavaliers,
les militaires, en un mot tout ce qui se piquait jadis de courtoisie, de
galanterie, de soins et de probité surtout, ont quitté les manières,
l'élégance, et se dispensent de tous ces procédés auxquels notre sexe
est si sensible. Le domestique presque toujours bien de figure, seigneur
de sa personne, enorgueilli de l'attention qu'on peut lui témoigner,
vaut bien mieux pour le plaisir, est plus sûr et expose, soit pendant,
soit après une liaison, à bien moins de disgrâces. En un mot, Fanfare
avait encore Mme la Marquise quand je me le donnai. Ce sont, au surplus,
de petits intérêts de famille sur lesquels je vous demande le secret.»
Je le promis. «Voilà, ma chère maîtresse, continua-t-elle, ma
confession... humble, pas trop, mais sincère et entière, après laquelle
il ne me reste de contrition que pour avoir fait sottement un enfant et
pour avoir eu la vérole.»




LE DIABLE AU CORPS

OEUVRE POSTHUME

DU TRÈS RECOMMANDABLE DOCTEUR

CAZZONE

MEMBRE EXTRAORDINAIRE

DE LA JOYEUSE FACULTÉ

PHALLO-COIRO-PYGO-GLOTTONOMIQUE


_Le Diable au corps_ est un tableau des moeurs parisiennes un peu avant
la Révolution et ce tableau, Nerciat l'a complété par un autre: _les
Aphrodites_, qui a lieu une quinzaine d'années plus tard, pendant les
premières convulsions révolutionnaires.

C'est sans aucun doute à propos du _Diable au corps_ et des _Aphrodites_
que Baudelaire écrivit cette note qu'il avait l'intention de développer
«... La Révolution a été faite par des voluptueux».

  NERCIAT (utilité de ses livres).

  Au moment où la Révolution française éclata, la noblesse française
  était une race physiquement diminuée (de Maistre).

  Les livres libertins commentent et expliquent la Révolution.

  --Ne disons pas: _Autres moeurs que les nôtres_, disons: _Moeurs plus
  en honneur qu'aujourd'hui_.

  Est-ce que la morale s'est relevée? non, c'est que l'énergie du mal a
  baissé.--Et la niaiserie a pris la place de l'esprit.

  La fouterie et la gloire de la fouterie étaient-elles plus immorales
  que cette manière moderne d'_adorer_ et de mêler le saint au profane?

  On se donnait alors beaucoup de mal pour ce qu'on avouait être
  bagatelle et on ne se damnait pas plus qu'aujourd'hui.

  Mais on se damnait moins bêtement, on ne se pipait pas (_Charles
  Baudelaire, OEuvres Posthumes, Paris, Mercure de France, 1908_).

La plupart des personnages du _Diable au corps_ font partie de la secte
des _Aphrodites_ et plusieurs reparaissent dans l'ouvrage de ce nom.
Dans la _Préface_, Nerciat suppose qu'un docteur en Phallurgie, le
fameux Cazzone, est mort en lui laissant le soin de revoir et de publier
ce _singulier roman dramatique_.

Les acteurs sont: La marquise, _une superbe brune_, La comtesse de
Mottenfeu, _laideron piquante_, Philippine, _charmante blonde, soubrette
matoise_, Bricon, _colporteur-espion_, l'abbé Boujaron, _prêtre
napolitain, traits mâles, physionomie de réprouvé, vigueur monacale;
vices de toutes les nations, de tous les états, vernis de mondanité
parisienne_.

Le Tréfoncier, _prélat allemand, traits agréables, un peu féminin, goûts
bizarres, libertinage d'officier, caprices de prélat_.

Hector, _être privilégié que la nature a composé de tout ce qui plaît
dans l'un et l'autre sexe. Adonis par devant, Ganymède par derrière_; et
bien d'autres parmi lesquels figure même un âne. Durant l'action du
_Diable au corps_, la marquise, qui est le principal de ces personnages,
devient veuve, et l'on peut imaginer que son libertinage augmente à
proportion de sa liberté.

L'action d'ailleurs est assez peu suivie, et il serait sans intérêt de
la résumer. Mais les extraits fort divertissants qui suivent montrent
bien combien Nerciat possédait l'art du dialogue.

Je ne dis rien du style qui est attrayant au possible.


RÉVEIL

Il n'est pas encore jour chez la marquise; elle s'éveille et détourne
son rideau. Médore, son bichon, lui fait fête; elle se découvre et se
fait gamahucher un moment par l'intelligent animal, puis elle sonne.

PHILIPPINE.--Eh! bon Dieu! madame. Quel démon vous réveille aujourd'hui
si matin? Il est à peine dix heures.

LA MARQUISE, _bâillant_.--Bonjour, Philippine... j'ai très mal dormi, je
vais être toute la journée d'une laideur affreuse et d'une humeur à
désespérer les gens.

PHILIPPINE.--Ah! pour l'humeur, tant pis, madame. Quant à la laideur, je
suis caution du contraire: vous êtes déjà belle à ravir.

LA MARQUISE.--J'ai cependant très mal reposé.

PHILIPPINE.--Je me l'imagine, et c'est pour cela que madame doit avoir
passé une très bonne nuit.

LA MARQUISE.--Oh! ne m'en parle pas, Philippine; tu me vois furieuse.
Mon aventure est la chose du monde la plus maussade.

PHILIPPINE.--Comment donc? ce beau cavalier que je n'avais point encore
vu céans, et que vous ramenâtes hier soir triomphante...

LA MARQUISE, _froidement_.--Quel temps fait-il?

PHILIPPINE.--Froid, mais le plus beau du monde.

LA MARQUISE.--Tant mieux: j'ai des courses à faire dans le voisinage du
Palais-Royal et je craignais de ne pouvoir y faire quelques tours
d'allée.

PHILIPPINE.--Voici, madame, plusieurs billets et une corbeille assez
lourde, de la part de M. Patineau, avec une épître en grand papier.

LA MARQUISE.--De la part de Patineau! ceci devient intéressant.
Voyons... (_souriant_) c'est de l'or, Philippine: je le reconnais au
poids.

PHILIPPINE.--De l'or, madame! les charmants amis que ces fermiers
généraux!

LA MARQUISE.--Celui-ci ne sait pas donner à ses cadeaux des formes bien
galantes, mais il est tout rondement libéral: c'est un bonhomme.

PHILIPPINE, _à part_.--Oui une bonne dupe... (_Haut._) Défaisons ces
chiffons... (_Elle y travaille._) Cela est emmaillotté comme le trésor
d'un pèlerin.

LA MARQUISE, _ayant lu_.--La lettre annonce trois cents louis, mais une
mortelle visite pour l'après-midi. Il faudra bien l'endurer... (_On
gratte à la porte_). Voyez ce que c'est.

PHILIPPINE.--C'est un de vos gens pour vous faire du feu.

LA MARQUISE.--Qu'il entre et se dépêche.

_(Il y a du feu. Le domestique s'est retiré. La marquise et Philippine
sont seules)._

LA MARQUISE.--Où sont les autres billets?

PHILIPPINE.--Sur votre lit, madame.

LA MARQUISE.--C'est bon.

PHILIPPINE, _étalant les louis_.--Voyez, madame, la belle collection de
médailles!

LA MARQUISE, _avec dédain_.--Ote cela; compte, et serre la somme dans
mon bonheur-du-jour. Attends, il faudra que je porte soixante louis à
Dupeville; mets-les à part; quarante encore, pour des emplettes que je
me propose de faire chez la Couplet.

PHILIPPINE, _comptant_.--A propos, elle vint hier en personne; vous
l'ai-je dit, madame? Il s'agissait d'une affaire qu'elle prétendait être
de la plus grande conséquence pour vous, et je l'envoyai.

LA MARQUISE.--Oui, elle me déterra chez le grand mousquetaire, et je lui
donnai parole pour demain. Cependant si j'avais pu prévoir que le bon
génie de Patineau me serait aussi propice, je n'aurais eu garde
d'accepter une partie qui pourra me compromettre.

PHILIPPINE, _toujours comptant_.--Il n'y a qu'à rompre, madame; j'irai
de votre part...

LA MARQUISE.--Il faut encore y réfléchir, car il s'agit d'un jeune
prince étranger... S'il est jeune, Philippine... (_Elle sourit._)

PHILIPPINE, _comptant_.--Et peut-être joli, par-dessus le marché.
J'entends ce demi-mot, madame; oui, laissez à tout hasard les choses
comme elles sont. Il manque dix louis.

LA MARQUISE.--J'entends aussi à demi-mot, Philippine: cachez cet argent.
Un billet de Limefort! M. le chevalier, vous avez tort d'écrire; ne
parlez même pas; il faut vous en tenir à la pantomine, car c'est où vous
excellez! tout le reste vous sied mal... Ah! voici du Molengin (_Sans
ouvrir le billet_). Sais-tu, ma fille, que malgré le mal infini qu'on
dit de ce pauvre vicomte, j'ai la singularité d'en être un peu férue, et
qu'au premier jour il me fera faire quelque sottise?

PHILIPPINE, _froidement_.--Je n'en crois rien, madame.

LA MARQUISE.--Pourquoi donc? Molengin, intime ami du marquis, a chez moi
l'accès le plus facile. Il est beau, fait à peindre, caressant, fort
amusant. Les occasions naissent à tout moment pour lui...

PHILIPPINE.--Il n'en profitera pas, madame, je vous le garantis.

LA MARQUISE. Je n'y conçois rien! tout le monde semble s'accorder à le
juger nul. Cela pique ma curiosité, je veux être éclaircie...

PHILIPPINE.--M. de Molengin, madame, mérite bien sa réputation; vous
pouvez m'en croire... et pour cause.

LA MARQUISE, _avec intérêt_.--Ah! ah! tu me parais au fait. Mais avoue
qu'à juger de Molengin par les yeux, il est tout fait pour plaire.

PHILIPPINE, _avec dépit_.--Mais il rate, madame, et c'est une infamie.

LA MARQUISE, _gaiement_.--Le dépit de Philippine est délicieux! il t'a
ratée, n'est-ce pas? Conte, conte-moi ton aventure. Eh bien! il faut
qu'il me rate aussi; cela ne m'est jamais arrivé, je veux essayer une
fois de cette nouveauté.

PHILIPPINE.--Vous en serez dégoûtée pour la vie, madame. Mais nous
perdons du temps à dire des balivernes. J'ai cependant des choses de la
plus grande importance à vous communiquer et je vous prie de les
entendre.

LA MARQUISE.--De quoi s'agit-il?

PHILIPPINE.--Ce M. de Molengin dont nous nous occupons, n'a-t-il pas
ramené cette nuit M. le Marquis? celui-ci bien ivre; l'autre n'était que
passablement aviné.

LA MARQUISE.--C'est monsieur mon mari qui gâte comme cela les gens les
moins faits pour partager ses excès. Eh bien!

PHILIPPINE.--Eh bien! madame, ces messieurs venaient tout droit à votre
appartement; et vous qui n'étiez pas seule...

LA MARQUISE.--Tu me fais trembler.

PHILIPPINE.--J'ai bien eu plus peur que vous, ma foi! Monsieur avait le
plus beau transport d'amour possible. Il voulait absolument coucher avec
vous. J'étais heureusement à mon poste. J'ai bataillé comme il fallait.
M. de Molengin, dont je n'ai pas très bien conçu les motifs, trouvait
que l'empressement de M. le Marquis était la chose du monde la plus
juste. Je soutenais, moi, qu'il était bien mal à monsieur de venir
troubler votre premier sommeil et de se montrer dans un état aussi peu
ragoûtant... car ils puaient le vin, et monsieur laissait de temps en
temps échapper...

LA MARQUISE.--Fi! la description seule me fait mal au coeur!

PHILIPPINE.--Bref, je les ai détournés de leur projet... mais il m'en a
coûté bon.

LA MARQUISE.--Comment cela, ma bonne amie?

PHILIPPINE.--M. le marquis disait, en jurant, qu'il ne coucherait pas
seul. Son ami disait, à son tour, qu'il ne se sentait pas le courage de
s'en retourner à l'autre extrémité de Paris.

LA MARQUISE.--Ah! Ah! ces messieurs m'auraient apparemment fait la
galanterie de coucher tous les deux avec moi?

PHILIPPINE.--C'est, je crois, ce dont vous étiez menacée. M. le Marquis
sait à quel point son cher vicomte est sans conséquence. D'ailleurs,
ivre comme il l'était, il n'aurait pu s'opposer à rien. Vous les auriez
eus probablement à vos côtés ou bien vous auriez été forcée de leur
céder la place.

LA MARQUISE.--C'est ce qui ne serait pas arrivé! Une femme comme moi se
déplacer pour deux ivrognes? Mon lit est énorme: on se serait arrangé
comme on aurait pu; mais enfin un autre y était... Après?

PHILIPPINE.--Si bien donc, madame, que ne pouvant pénétrer chez vous, M.
le marquis a dit à M. le vicomte: «Prenons notre parti, mon cher, et
couchons tous deux avec Philippine». M. de Molengin aussitôt de se jeter
au cou de Monsieur, qui lui a presque vomi sur la face.

LA MARQUISE.--Cette scène de tendresse est touchante en vérité!

PHILIPPINE.--Quant à moi, je me trouve alors dans un tel embarras, vous
m'aviez ordonné d'entrer chez vous à cinq heures précises afin de
conduire votre heureux coucheur, il n'était que trois heures et quelques
minutes: Si je vais avec ces messieurs, me disais-je à moi-même, je peux
manquer l'heure; ils ne seront plus ivres, ils me retiendront, ou me
suivront.

LA MARQUISE.--Très bien combiné. Comment t'es-tu tirée de ce pas
difficile?

PHILIPPINE.--Ma foi! madame, j'ai pris mon parti galamment, et me suis
laissé suivre chez moi, n'ayant plus rien à faire chez vous jusqu'à
l'heure indiquée. Après quelques petites façons que je croyais devoir à
la bienséance, j'ai permis à ces messieurs de se coucher à mes côtés.

LA MARQUISE.--Peste! quelle résignation!

PHILIPPINE.--Ecoutez jusqu'au bout, madame. Vous allez convenir que je
n'ai pas tiré grand parti d'une aussi favorable conjoncture.

De la discrétion, mon cher Molengin, a dit monsieur en poussant un
dernier hoquet. Puis il a tourné le derrière, et bientôt a ronflé comme
une pédale d'orgue.


SUITE DU REVEIL

PHILIPPINE.--Daignerez-vous me raconter, madame, où vous avez péché ce
nouvel adorateur?

LA MARQUISE.--Par le plus étrange hasard chez cette baronne allemande
qui donne à jouer.

PHILIPPINE.--Ah! je sais ce que vous voulez dire.

LA MARQUISE.--Je vais depuis quelque temps assez régulièrement dans ce
tripot, et j'ai tort, car j'y perds l'impossible. Hier, entre autres,
j'ai joué d'un guignon si constant quoique à petit jeu, que cent louis,
dont je m'étais munie, n'ont duré qu'une heure, et que j'aurais quitté
la partie avec des dettes, sans Dupeville, qui gagnant contre son
ordinaire m'a glissé soixante louis. Je me suis acquittée autour du
tapis, et le peu qui me restait n'a fait que paraître.

PHILIPPINE.--Heureux en amours, malheureux au jeu, vous reconnaissez la
vérité du proverbe?

LA MARQUISE.--On sortait de table, et le pharaon recommençait. Ma
voiture n'était point arrivée. J'ai vu près du feu la grosse présidente
de Combanal qui causait avec un inconnu. Comme je suis fort au fait des
moeurs de la dame, et qu'on la connaît pour ne s'entretenir jamais de
suite que d'une seule chose, je me tenais un peu à l'écart, mais
l'extravagante m'a forcé d'approcher, en me disant: Venez, marquise,
venez donc, je suis en contestation avec monsieur sur un point qui est
de votre compétence. Puis s'adressant à son interlocuteur, elle a ajouté
tout bas: Nous pouvons traiter librement la question devant la marquise,
elle est des nôtres: c'est la Fougère...

PHILIPPINE.--Des nôtres! la Fougère! qu'est-ce que cela pouvait
signifier, madame?

LA MARQUISE.--Je te l'apprendrai quelque jour. En attendant, tu peux
savoir que la Fougère est mon nom dans certaine confrérie[64].

  [64] Je me rappelle parfaitement qu'autrefois j'entendis dire au
    docteur Cazzone qu'il existait sous le nom d'Aphrodites, une société
    de voluptueux des deux sexes voués au culte de Priape, et qui
    renouvelaient dans leurs secrètes orgies toutes les débauches
    antiques dont nous avons une légère connaissance par les écrits et
    les monuments qui se sont conservés jusqu'à nous. Mais ce dont je me
    souviens aussi, c'est que les véritables Aphrodites, en assez petit
    nombre, tiraient tous leurs noms du règne minéral, tandis que les
    affiliés, c'est-à-dire, des membres beaucoup plus nombreux qu'on
    admettait aux pratiques sans qu'on leur donnât la parfaite
    connaissance des mystères et sans qu'ils prêtassent le grand
    serment, tiraient leurs noms du règne végétal. Ainsi la marquise et
    d'autres qu'on verra figurer dans cet ouvrage n'étaient qu'affiliés
    et ne pouvaient proposer des sujets que pour l'affiliation. Quand la
    faveur devenait trop multipliée, ou que certains indiscrets avaient
    occasionné quelque événement nuisible au repos de l'ordre et qui
    pouvait entraîner sa destruction, le grand comité, par quelque
    changement de local, ou quelque suspension de pratiques, venait
    aisément à bout de congédier tous ces intrus, en leur persuadant que
    l'ordre était en effet détruit. C'est de quoi l'on verra la marquise
    se désoler plus loin avec une amie qui n'en savait pas plus qu'elle.
    Le docteur ne m'en a jamais appris davantage, quelque pressant que
    je me fusse rendu près de lui au sujet de son ordre. Il y portait le
    nom de Chrysolite. On a voulu me persuader que maintenant encore,
    les Aphrodites, confondus parmi les Maçons, ont dans Paris même un
    temple et des assemblées. (N.) Lorsqu'il écrivait cette note,
    Nerciat ne savait pas qu'un jour il écrirait les _Aphrodites_.

Oh! je ne voudrais pas, pour tout l'or du monde, n'en point être;
l'esprit humain n'imagina jamais rien d'aussi délicieux... Va, bientôt
je t'en ferai recevoir et tu m'en auras d'éternelles obligations.

PHILIPPINE.--Quoi! madame, une pauvre fille de chambre comme moi, vous
la feriez recevoir d'une confrérie dont vous êtes?

LA MARQUISE.--Tu n'y penses pas! il s'agit bien parmi nous autres...
Mais non, je ne nommerai rien devant une petite profane.

PHILIPPINE.--Le beau mystère! je vois que vous êtes Maçonne.

LA MARQUISE.--Qui ne l'est pas? Mais il s'agit bien d'autres travaux, ma
foi! Contente-toi cependant de savoir que les charmes seuls et les
talents en amour déterminent le rang parmi les membres de notre heureuse
société. Je ne serais point étonnée que toi, que j'aurais proposée, tu
fusses peut-être en bien peu de temps, plus avancée que moi. Cette
tournure, cette fraîcheur unique...

PHILIPPINE, _un peu confuse_.--Ne vous moquez donc pas de moi, ma chère
maîtresse.

LA MARQUISE.--Je te jure que je ne connais rien au monde d'aussi
piquant, d'aussi dangereux... Tu le sais bien, friponne! Combien
d'infidélités ne m'as-tu pas fait faire à mes amis dans le plus fort de
mon goût pour eux! Va, tu es bien heureuse que je sois anéantie ce
matin; autrement je te rappellerais parbleu bien que tu es en droit de
me faire parfois tourner la tête... (_Elle met une main sous le fichu de
Philippine et va de l'autre lui lever les jupes._)

PHILIPPINE, _les baissant_.--Là! là! Madame, pour un autre moment; nous
avons bien d'autres choses à traiter.

LA MARQUISE, _la laissant_.--J'ai d'abord mon histoire à t'achever. Tu
comprends donc que la présidente, son causeur et moi, nous nous
trouvions être tous trois confrères?

PHILIPPINE.--Fort bien, et, par conséquent, ce monsieur vous était
connu. Pourtant vous avez dit d'abord...

LA MARQUISE.--Eh! non, se connaît-on? a-t-on seulement envie de se
connaître? On est peut-être... mille... répandus dans la France, ou
ailleurs. Il faut s'être fait des signes, avoir travaillé ensemble,
s'être trouvé aux mêmes assemblées.

PHILIPPINE.--C'est comme la Maçonnerie, n'en conveniez-vous pas d'abord?

LA MARQUISE.--Tais-toi; toute ta petite curiosité ne viendra point à
bout de me faire révéler ici des secrets... que je promets, pourtant, de
te faire connaître en temps et lieu. Dès qu'un geste significatif m'eut
assurée de la fraternité de l'inconnu, je demandai à la présidente
quelle était donc cette importante discussion dans laquelle on pouvait
avoir besoin de mon avis. «Je prétends, a-t-elle répondu, qu'il n'y a
plus de Tircis.»

PHILIPPINE.--Qu'est-ce que cela voulait dire, madame?

LA MARQUISE.--J'ai fait la même question que toi, et croyant qu'on
voulait donner à entendre par là que l'amour pastoral était de nos jours
en grand discrédit, je me suis rangée du côté de la présidente. Elle m'a
ri au nez, et le monsieur en a presque fait autant!

PHILIPPINE.--Cela n'était pas honnête, par exemple.

LA MARQUISE.--J'étais leur dupe; ils me faisaient un mauvais calembour.
«Elle n'y est pas, a donc repris l'effrontée, Tire-six, entendez-vous,
marquise, esprit bouché? Croyez-vous qu'il y en ait beaucoup?» J'opinai
encore en faveur de la présidente, lorsque notre homme avec un accent
gascon, a répliqué: «Sandis? Mesdames, je ne prends point la liberté dé
vous démentir sur le fait dé vos bésogneurs dé Paris, mais je puis vous
donner ma parole d'honneur que le plus petit gentilhomme dé mon pays est
un tiré-six, sept, huit, neuf!...»

PHILIPPINE.--Peste! que sont donc les grands seigneurs de Gascogne?

LA MARQUISE.--Il y en a peu. Cela nous a d'abord assommées. Nous allions
faire nos objections, quand un des joueurs, avec qui la présidente avait
mis quelques louis en société, l'a appelée pour partager le produit
d'une taille heureuse. Je suis donc restée tête à tête avec le fanfaron.
«Si nous n'étions pas confrères, lui ai-je dit en feignant un peu
d'embarras, je vous supplierais, monsieur le chevalier, de mettre la
conversation sur quelque autre chapitre.»

PHILIPPINE.--Il était pourtant assez de votre goût, celui-là.

LA MARQUISE.--Sans doute. Mais devant des gens qu'on a jamais vus!
Retiens cette leçon, Philippine: quelque catin que soit une femme, il
faut qu'elle sache se faire respecter, jusqu'à ce qu'il lui plaise de
lever sa jupe.

PHILIPPINE.--Je pense de même.

LA MARQUISE.--Revenons à mon causeur. Après quelques raisonnements de
part et d'autre, je me suis opiniâtrement retranchée dans l'avis par
lequel je croyais pouvoir constater et fâcher mon Gascon; en un mot,
j'ai dit tout net que je croyais à peine à l'existence de tire-six,
moins encore à celle des tire-sept, huit, neuf et plus, fussent-ils
voisins de la Garonne. Sandis! Madame, a riposté mon pétulant
antagoniste, avec un mouvement violent qui m'a presque effrayée, vos
doutes offensent mon honneur, et me prévalant, né vous en déplaise, dé
mes droits dé confrère je vous somme dé me mettre à l'épreuve.

PHILIPPINE.--Voilà, certes, une impertinence à se faire jeter par les
fenêtres.

LA MARQUISE.--Point du tout. Un de nos statuts principaux autorise
formellement ces sortes de défis.

PHILIPPINE.--Je n'ai plus rien à dire. Peut-on savoir comment vous avez
répondu?

LA MARQUISE.--Négativement d'abord.

PHILIPPINE.--Ce monsieur avait donc le malheur de vous déplaire?

LA MARQUISE.--Pas absolument.

PHILIPPINE.--Et vous êtes peu contente de lui. Sachons donc comment il a
pu démériter?

LA MARQUISE.--«Madame, a-t-il dit avec une assurance qui m'en a beaucoup
imposé, quoique Gascon, je né suis point un hâbleur, et je né veux pas
vous engager dans une démarche qui puisse être entièrement à mon
avantage, même dans le cas où je vous aurais trompée. Souffrez donc que
notre essai soit une gageure. Il y a dans cette bourse cent louis: je
viens dé les gagner; je vous les sacrifié, à ces conditions. Mme la
marquise aura la complaisance de m'accorder une nuit dé six ou sept
heures seulement. Après la première faveur que j'aurai obtenue dé
madame, j'aurai perdu cinquante louis. Suis bien ce calcul, Philippine.

PHILIPPINE.--Ne vous embarrassez pas, madame, je retiendrai à merveille:
cinquante louis la première faveur, c'est-à-dire...

LA MARQUISE.--Le premier coup.

PHILIPPINE.--Bon.

LA MARQUISE.--«Après la deuxième, madame aura gagné trente louis dé
plus.

PHILIPPINE.--Fort bien. Voilà déjà quatre-vingts louis.

LA MARQUISE.--Juste. Après le troisième, madame aura gagné vingt louis
dé plus.

PHILIPPINE.--Les cent louis sont donc à vous maintenant.

LA MARQUISE.--C'est cela même. Après le quatrième, madame n'aura rien
gagné dé plus.

PHILIPPINE.--Gratis; mais les cent louis sont encore à madame?

LA MARQUISE.--Sans doute. Après le cinquième, c'est toujours lui qui
parle, j'aurai regagné vingt louis.

PHILIPPINE.--Ah! ah! madame, vous n'avez plus que quatre-vingts louis!

LA MARQUISE.--Bien compté. Après le sixième, j'aurai regagné trente
louis dé plus.

PHILIPPINE, _étonnée_.--Eh bien! reste à cinquante, madame.

LA MARQUISE.--Pas davantage. Après le septième, votre serviteur aura
regagné cinquante louis dé plus; c'est-à-dire que nous serons quittes.

PHILIPPINE.--Quittes?

LA MARQUISE.--Cela est clair.

PHILIPPINE.--Eh bien! madame?

LA MARQUISE.--Eh bien! maltraitée au jeu, endettée, je me suis laissé
éblouir par cette diable de bourse... Le jeune homme est d'ailleurs
assez bien fait.

PHILIPPINE.--Il m'a paru tel.

LA MARQUISE.--J'avais remarqué qu'il a la jambe belle, certain air de
santé...

PHILIPPINE.--Les épaules carrées, l'oreille rouge; là, tout ce qu'il
faut.

LA MARQUISE.--Ma foi! j'ai hasardé, sans grimaces, l'événement d'une
gageure où je pouvais gagner gros sans risquer de perdre.

PHILIPPINE.--C'est un marché d'or.

LA MARQUISE.--La présidente nous a rejoints. Nous l'avons instruite. Ne
voulait-elle pas que je la misse de moitié?

PHILIPPINE.--On lui en garde, ma foi!

LA MARQUISE.--Bientôt on m'a annoncé mon carrosse, je suis rentrée,
amenant mon parieur, et, comme tu l'as vu, nous nous sommes mis au lit.

PHILIPPINE.--J'ai cru voir aussi que c'était avec beaucoup d'émulation
des deux parts?

LA MARQUISE--Je n'en disconviens pas. Oh! j'ai gagné quatre-vingts
louis, en moins de rien, mais bien loyalement gagné.

PHILIPPINE.--J'en crois votre parole.

LA MARQUISE.--A peine avions-nous causé dix minutes, que les cent louis
ont achevé de m'appartenir.

PHILIPPINE.--Peste! comme il y va, ce monsieur le Gascon!

LA MARQUISE.--Il faut convenir que de longtemps je n'avais été si bien
tapée. Mon grivois n'a pas les allures bien galantes, il n'est pas très
voluptueux, sa manière est un peu bourgeoise, mais tudieu! c'est un gars
expérimenté, léger, adroit, point incommode, sans sueur, sans odeur,
brûlant...

PHILIPPINE _avec feu_.--Divin!... Non, madame, vous ne viendrez jamais à
bout de me faire penser mal de cet homme-là.

LA MARQUISE.--A la bonne heure! Nous avons travaillé avec tout le zèle
et l'accord imaginables à la quatrième opération...

PHILIPPINE.--La bonne aubaine! madame.

LA MARQUISE.--Je me suis prêtée, comme il convenait, au cinquième coup,
et j'en ai pris pour mes vingt louis: pas l'ombre de tricherie de part
ni d'autre. Quant au sixième, je ne m'en suis pas aussi bien trouvée.

PHILIPPINE.--Vous étiez déjà lasse?

LA MARQUISE.--Non: je ne me lasse pas pour si peu, mais, comme il n'y
avait guère que deux heures et demie que nous avions commencé, j'avais
déjà l'inquiétude de sentir que mon pari ne valait rien. Cependant, il
ne fallait pas faire une vilenie. Prenant donc mon parti galamment, je
vous ai travaillé mon homme d'une manière...

PHILIPPINE.--Comme je berce... Daignez poursuivre.

LA MARQUISE.--Tout autre aurait été mis, de cette fougue, sur les dents:
deux fois je l'ai fait dégaîner par mes haut-le-corps mais inutilement:
il n'y avait pas un temps de perdu. Au retour, il y était, et bien que
les choses en allassent plus mal, il semblait, au contraire, que ces
contretemps donnassent à mon drille un surcroît de vigueur.

PHILIPPINE.--Vous trichiez, pour le coup! cela n'est pas bien.

LA MARQUISE.--D'accord. Voilà donc trente louis de perdus. Dieu sait si
j'ai fait et fait faire ablution à la place! «Or, ça! mon cher Tire-six,
ai-je dit en me recouchant, je demande quartier: je suis exténuée,
moulue. J'étais une impudente quand j'ai douté de ce dont tu n'étais que
trop sûr. Dormons, tu ne me dois rien; tu pourrais être incommodé d'un
excès: je ne me le pardonnerais de ma vie.»

PHILIPPINE.--D'où vous venait cette générosité, madame?

LA MARQUISE.--Ne vois-tu pas, petite imbécile, que c'était le moyen de
stimuler celle du Gascon? Il pouvait prendre la balle au bond et me dire
galamment: Belle marquise, je me trouve trop bien de vos précieuses
faveurs pour que je veuille risquer de m'en priver en abusant de mes
forces. Je perds cinquante louis avec le plus grand plaisir du monde.
Enfin, quelque chose d'approchant. Point du tout; comme si ce maudit
infatigable avait craint que je me refusasse à la septième accolade
après que j'aurais dormi, pas pour un diable, il a voulu regagner la
somme entière avant de me laisser fermer l'oeil!

PHILIPPINE.--Et force à vous d'en passer par là?

LA MARQUISE.--Il l'a bien fallu. Mais, pour le coup, je l'ai favorisé le
plus maussadement du monde; je me suis plainte, j'ai fait des soupirs
comme de douleurs, je lui ai dit avec le ton de l'anéantissement: Vous
me tuez, mon cher... Je suis martyre de votre ambition et de l'extrême
crainte que vous avez de perdre... Vous ne me devez rien... Encore une
fois, retirez-vous... Je vais vous donner cinquante louis à mon tour,
pour que vous me laissiez tranquille... Et d'autres propos aussi
ragoûtants.

PHILIPPINE.--Holà! madame, voilà de l'imprudence: s'il vous eût prise au
mot: un Gascon!

LA MARQUISE.--J'avais à peine dit, que déjà je me repentais. C'était
comme si j'avais frappé contre un rocher. Il allait son train comme un
cheval de poste, et sans que je l'aie secondé le moins du monde, même
dans le moment où son vigoureux culetage faisait sur mes sens la plus
vive impression, il a consommé sa septième prouesse...

PHILIPPINE.--Da! sans tricherie?

LA MARQUISE.--Bon Dieu! non! Pour que je ne puisse pas faire semblant
d'en douter, cette fois avec bien plus d'affectation que les autres, il
a eu soin de faire filer à mes yeux le superflu de son offrande.

PHILIPPINE.--Cet homme ne manque à rien. Si bien que madame n'a rien
gagné!

LA MARQUISE, _avec humeur_.--Pas une obole.

PHILIPPINE.--Et... Madame se propose-t-elle de demander sa revanche?

LA MARQUISE.--Non certes. Pourquoi cette question?

PHILIPPINE.--C'est que peut-être serait-il sage de ne pas se tenir comme
battue: les armes sont journalières... et... (_Elle baisse les yeux._)
Si Madame répugnait absolument à s'exposer de nouveau, je lui suis assez
dévouée pour m'offrir... si toutefois Madame m'en trouve digne?

LA MARQUISE, _l'embrassant_.--Bravo! Philippine. A ce noble courage je
reconnais mon élève, et je te prédis que tu te feras un bonheur infini
dans notre délicieuse confrérie.

PHILIPPINE.--Je ne sais pas encore au juste ce qu'il faudra pour cet
effet; mais il suffirait que Madame eût daigné répondre de moi, pour que
je me crusse obligée à monter le plus grand zèle.

LA MARQUISE.--On n'exigera de toi rien de difficile. Je t'avais
déchiffrée d'abord. Tu es née pour nos plaisirs. Tes bégueules de
tantes, de chez lesquelles il a fallu tant de peine pour t'arracher,
auraient, avec leur bigoterie et leur sotte pudeur, gâté le plus heureux
naturel. Faire de toi une vestale, ou du moins l'obscure épouse de
quelque malotru d'artisan, c'était un beau projet, ma foi! Laissons ces
vertueux métiers aux laides, aux maussades; mais une jolie femme, dans
quelque état que le sort l'ait fait naître, se doit aux voluptés. Toute
à tous! Voilà quel doit être notre cri de guerre: c'est ma devise au
moins. Je veux qu'elle soit aussi la tienne. Tu te trouves bien sans
doute des douces habitudes que je t'ai fait contracter? Quant à moi, je
suis, par mon système, la puis heureuse des femmes. Nargue des préjugés,
et donnons-nous en tant et plus!

PHILIPPINE.--Charmante morale, madame! Je crains fort cependant que
votre système, tout attrayant qu'il soit, ne vous mène aussi par trop
loin. Vous vous livrez trop, excusez la liberté que je prends, madame,
vous vous livrez trop à vos caprices libertins. Quelque robuste que soit
votre tempérament, quelque solide que soit votre beauté, vous risquez de
vous user bien vite. D'ailleurs, vous n'êtes pas toujours prudente, et
je tremble qu'enfin M. le Marquis...

LA MARQUISE.--Mon mari! ce polisson[65] de quel droit trouvera-t-il à
redire à ma conduite? Elle est cent fois meilleure que la sienne. Ma
naissance vaut mieux aussi. Je suis riche: il mourait de faim sur le
pavé de Paris quand je fis la sottise de m'engoncer de sa jolie figure.
Je voulus me le donner, il abusa de ma confiance, et par un vil calcul
d'intérêt, il me fit un enfant: on fut obligé de nous marier. Que
n'a-t-il su me fixer? Pourquoi m'a-t-il entourée de la plus mauvaise
compagnie? Pourquoi, m'enseignant les plus extrêmes raffinements du
libertinage et me mêlant avec l'essaim des complices de ses orgies, m'en
a-t-il aussi lui-même donné le goût? Ce n'est pas au surplus, ce dont je
le blâme. S'il n'eût fait que cela, sans doute il ne m'en eût été que
plus cher... mais ses scènes publiquement scandaleuses, ses prodigalités
sourdes, le discrédit où cet homme sans sentiments s'est laissé
tomber... Ne me parle pas de lui, je t'en prie.

  [65] Quoique ce livre ne soit nullement un cadre convenable pour de la
    bonne morale, celle que renferme cette tirade valant cependant la
    peine d'être remarquée par le lecteur, j'ai trouvé bon de ne point
    l'en retrancher, quoique ce hors-d'oeuvre fasse longueur. (N.)

PHILIPPINE.--Il est bon cependant de vous rappeler quelquefois que par
malheur, il a sur vous une autorité dont il pourrait abuser, si vous
affectiez trop de le compter pour rien dans le monde.

LA MARQUISE.--Tu raisonnes fort juste, et je te sais gré du motif. Je
fus bien folle aussi! Ah! monsieur le marquis, si j'avais pu prévoir que
j'aurais sitôt le malheur de perdre mes parents, je n'aurais certes
jamais été votre femme. Epouse-t-on tout ce qu'on désire, tout ce qu'on
s'est donné! Ma soeur la chanoinesse n'a-t-elle pas bien su faire deux
enfants le plus secrètement du monde? et celle-ci? et celle-là? et tant
d'autres qui se sont très bien mariées par convenance, après s'être très
sensément appliqué les objets de leurs inclinations!

PHILIPPINE.--Savez-vous bien, Madame, que M. le marquis a toujours la
fantaisie de me donner des meubles et trente louis par mois?

LA MARQUISE.--Si je le connaissais galant homme, je te dirais:
«Accepte»; mais tu serais à coup sûr malheureuse. Agit-il bien avec qui
que ce soit?

PHILIPPINE.--Une bien plus forte considération pour rejeter ses offres,
c'est que ses libéralités ne pouvaient avoir lieu qu'aux dépens de ma
chère maîtresse... Mais n'entends-je pas du bruit dehors?

LA MARQUISE.--Va voir ce que c'est.

PHILIPPINE, _après avoir passé un moment dans la pièce
voisine_.--Madame, c'est un marchand de fleurs qui dit avoir reçu ordre,
de vous-même, de se rendre ici ce matin.

LA MARQUISE.--C'est la vérité; mais il vient de bonne heure. La petite
comtesse de Mottenfeu me fit remarquer ce garçon à la porte du
Vaux-Hall: elle le dit très amusant. Qu'il entre.

PHILIPPINE.--Et me retirerai-je, madame?

LA MARQUISE.--Quelle folie! non assurément: il convient même que tu
restes.

PHILIPPINE, _gracieusement_.--Entrez, entrez, monsieur.

UN LAQUAIS, _précédant le marchand_.--Monsieur Bricon, madame. (_Il
sourit._)

LA MARQUISE.--Voyez un peu ce grand nigaud. Il y a bien de quoi rire...
(_Le laquais reste pour voir l'entrée de Bricon, ayant l'air de mettre
quelque chose en ordre._) Eh bien! que faites-vous là?... (_Le laquais
se retire. A Philippine._) Il faut que je réforme ce grand sot. Je suis
bien la servante de sa superbe figure, mais il est trop bête aussi.


L'ABBÉ BOUJARON

PHILIPPINE, _avec un billet_.--Tenez, madame. Je n'ai pas eu la peine de
courir bien loin. Voici un mot d'écrit de la part de votre marchand de
ce matin. On demande réponse sur-le-champ.

LA MARQUISE, _avec trouble_.--Bon Dieu! que vais-je apprendre? (_Elle va
vers la croisée, lire la lettre._)

LA COMTESSE, _à mi-voix, pendant que son amie est occupée_.--Savez-vous
Philippine, que vous êtes jolie comme l'amour, et fraîche comme un
bouton de rose.

PHILIPPINE.--Vous êtes bien honnête, madame.

LA COMTESSE.--D'honneur! si j'étais garçon, je voudrais passer un
caprice avec vous.

PHILIPPINE, _avec grâce_.--Et moi, si vous étiez garçon, je n'aurais pas
le courage de vous résister.

LA COMTESSE, _encore plus bas, faisant un léger mouvement de la main
vers l'objet de son désir_.--Viens donc me voir quelquefois.

PHILIPPINE, _répondant à cette agacerie en pressant sur cet endroit la
main de la comtesse_.--Mais, par malheur, vous n'êtes pas garçon.

LA COMTESSE, _en feu_.--Viens toujours!

PHILIPPINE, _avec un regard bien lubrique et l'accent le plus
tendre_.--Oh! oui! j'irai vous voir... (_Elle jette en même temps, avec
beaucoup de finesse, un regard du côté de la marquise; ce qui
signifie... qu'elle prie la comtesse de lui garder le secret._)

LA COMTESSE, _très bas_.--Sois tranquille (_Elles se serrent
mutuellement la main_). Demain.

PHILIPPINE, _très bas_.--Demain.

LA MARQUISE, _ayant fini de lire_.--Allez à mon tiroir, Philippine, et
donnez cinquante louis au porteur (_Elle donne la clef, Philippine
sort._)

LA MARQUISE, _agitée_.--Ecoutez ceci, comtesse, c'est votre Bricon qui
m'écrit.

LA COMTESSE.--Il est bien un peu le vôtre aussi. J'écoute.

LA MARQUISE, _lisant_.--«Madame, au sortir de chez vous, M. l'abbé,
malgré ce que vous savez, est allé dire sa messe. Dieu l'a bien puni de
cet horrible sacrilège...»

LA COMTESSE.--Peste! M. Bricon a de la religion!

LA MARQUISE.--Suivez sa lettre (_Elle lit_). «Par malheur, il a pris un
goût subit pour le petit garçon qui l'avait servie, et, dans la
sacristie, moitié gré, moitié force, il l'a enfin exploité.» Vous
remarquerez, comtesse, qu'il avait joué trois fois avant de sortir
d'ici.

LA COMTESSE.--Ce n'est pas ce qui me donnera mauvaise opinion de lui...

LA MARQUISE.--Mais après une nuit pareille, à moins d'avoir le diable au
corps, peut-on être tourmenté de cette force?

LA COMTESSE.--Qu'est-ce que trois fois, pour certaines gens! Voyons la
suite.

LA MARQUISE, _lit_.--«Il était déjà tard, l'église est peu fréquentée,
il s'y croyait absolument seul. Cependant, une bigote qu'on n'avait
point aperçue, sentant sa conscience inquiétée de quelque peccadille, a
cru trouver une belle occasion de se purifier, en prenant au bond le
prêtre qui venait de célébrer... Elle est donc venue, comme un chat,
vers la sacristie: on était au fort de la besogne...»

LA COMTESSE.--Belle vision pour une béate.

LA MARQUISE, _lisant_.--«A l'instant M. Boujaron, furieux, a voulu se
ruer sur la dévote et la mettre à mal aussi, pour s'assurer du secret;
mais elle a jeté les hauts cris; le petit bonhomme s'est enfui, sa
culotte encore rabattue; un bedeau, qui survenait, l'a arrêté. Il a tout
déclaré. Deux passants appelés, et le bedeau se jetant dans la
sacristie, ont surpris M. l'abbé qui (_la tête perdue apparemment_)
jetait au cou de la dévote les cordons du vêtement sacerdotal. On l'a
délivrée de ses mains. L'abbé, porteur de deux pistolets, a voulu se
faire ouvrir la sacristie que le bedeau fermait à la clef... De ses deux
coups, il a manqué les deux hommes avec lesquels il restait...»

LA COMTESSE.--Voilà, certes, un joli petit monsieur!

LA MARQUISE, _lisant_.--«Le troisième personnage allait pendant ce
temps-là chercher main forte. Bref, M. l'abbé a été saisi, lié et jeté
dans un fiacre pour être conduit en prison. Je me trouvais par hasard
dans le quartier, tandis que tout cela se passait. Je m'étais donc mêlé
parmi la foule, et j'avais tout appris. Comme j'entendais dire que le
prisonnier était tombé dans une espèce de délire et vomisssait, avec
mille imprécations, des atrocités qui pouvaient compromettre nombre
d'honnêtes gens, j'ai profité des relations que je me trouve avoir avec
quelques-uns de ceux qui le conduisaient, et j'ai suivi...»

LA COMTESSE, _interrompant_.--M. Bricon est bien faufilé, ce me semble!

LA MARQUISE, _lisant_.--«M. Boujaron s'est enfin évanoui dans le fiacre;
cet état ayant rendu nécessaire qu'on lui fît boire quelque chose, je me
suis mêlé, avec beaucoup d'autres, de ce service, et pour en rendre un
bien plus important à tous les intéressés aussi bien qu'au criminel
lui-même, j'ai mis subtilement une drogue dans sa boisson. Il vient
d'expirer. Comme ce breuvage a passé par plusieurs mains, je ne pense
pas qu'on me soupçonne plutôt qu'un autre, ni même qu'on recherche
l'auteur de ce salutaire attentat; mais, comme tout peut se découvrir,
je crois nécessaire, madame, de m'éloigner pour quelque temps; et pour
cela, je vous prie de m'aider de votre secours, auquel j'ai d'autant
plus de droit que le nom de M. le Marquis et le vôtre ont été le signal
du juste ressentiment qui m'a fait violer les droits sacrés de la
nature, et de l'amitié. Vous allez me sauver ou me perdre... _Craignez
de mal choisir_... J'ai, etc.» Craignez de mal choisir! cela est
souligné! une menace! Que pensez-vous de tout cela?

LA COMTESSE.--En premier lieu, qu'il est très heureux pour tout le monde
que le monstrueux Napolitain ne vive plus... Ensuite...

LA MARQUISE.--Que M. Bricon ne lui cède guère en scélératesse?

LA COMTESSE.--Je ne sais s'il ne le surpasse pas encore. L'abbé n'était
qu'un effréné, perdu de luxure, sans politique, méritant mieux, avant
son dernier excès, Bicêtre que l'échafaud. Mais Bricon! c'est un grand
faiseur, au moins...

LA MARQUISE.--Tout cela est horrible! Je suis glacée d'effroi.

LA COMTESSE.--C'est l'affaire du moment. Au fond, nous gagnons toutes
deux beaucoup à cette catastrophe. Où nous aurait pu mener par la suite
la fréquentation de ces deux scélérats?

LA MARQUISE.--Dorénavant, je vais éplucher mes connaissances.


LE DOMESTIQUE-COIFFEUR

La Marquise est dans son boudoir, la pièce la plus reculée d'un fort bel
appartement; le Tréfoncier, un prélat allemand, survient: c'est avec lui
qu'elle a l'entretien suivant:

LA MARQUISE, _entendant frapper_.--Qui va là?

LE TRÉFONCIER, _d'une voix aiguë et factice_.--Ami.

LA MARQUISE, _en dedans_.--Je n'y suis pour personne. (_D'un ton
fâché._) Qui êtes-vous?

LE TRÉFONCIER, _de sa voix factice_.--Un ami de coeur, vous dit-on.

LA MARQUISE, _avec plus d'humeur_.--Eh bien! je me suis expliquée: je
n'y suis pour personne au monde. Mais, c'est que cela est du dernier
singulier! J'avais expressément défendu...

LE TRÉFONCIER, _de sa même voix_.--Paix, paix, mauvaise! _Dieu vous
apaise_[66]. Il n'y a point de consigne qui tienne contre un
empressement tel que le mien. Porte, cour, antichambre, appartement,
tout est franchi; me voici, je veux entrer, j'entrerai.

  [66] Citation d'une mauvaise chanson, et les mêmes mots dont Bazile
    (qui la connaissait apparemment) se sert dans _Les noces de Figaro_.

LA MARQUISE, _d'un ton plus doux_.--Faites-vous du moins connaître.

LE TRÉFONCIER, _de sa voix factice_.--Ouvrez.

LA MARQUISE, _presque gaîment_.--Jamais pareille voix de chat n'eut le
privilège de pénétrer dans cette solitude... Si nous nous connaissons,
vous savez...

LE TRÉFONCIER, _de sa voix naturelle_.--Nous nous y sommes cependant
réunis quelques fois.

LA MARQUISE.--Ah! j'y suis, pour le coup. A quoi bon tout ce mystère?
Mais cela est très mal, mon cher comte[67], très mal en vérité; et pour
vous punir, vous n'entrerez point.

  [67] C'est aussi le titre de ces messieurs. (N.)

LE TRÉFONCIER, _gaîment_.--De par toutes vos grâces! j'entrerai.

LA MARQUISE, _gaîment_.--De par tout ce qu'il vous plaira, vous
n'entrerez point. Impossible d'ouvrir, je suis dans un état...

LE TRÉFONCIER.--Eh! c'est le cas d'ouvrir.

LA MARQUISE.--Je n'en ferai rien; vous savez que j'ai une volonté?

LE TRÉFONCIER.--Ouvrez toujours; j'amène quelqu'un.

LA MARQUISE, _avec humeur_.--Encore mieux! vous moquez-vous des gens!
vous n'êtes pas seul?

LE TRÉFONCIER, _impatient avec gaieté_.--Oh mais! c'est qu'il faut
d'abord être ensemble; ensuite vous verrez... que vous serez bien aise.

LA MARQUISE, _avec intérêt_.--Attendez du moins un moment. Envoyez-moi
quelqu'un... On ne paraît pas comme je suis faite...

LE TRÉFONCIER.--Débraillée? chiffonnée? nue comme la vérité? Eh bien!
tant mieux; c'est pour votre bien que...

LA MARQUISE, _interrompant_.--Que?...

LE TRÉFONCIER.--Quand vous aurez ouvert.

LA MARQUISE.--Entrerez-vous seul?

LE TRÉFONCIER.--Si vous l'exigez absolument.

LA MARQUISE.--Un moment. (_Le comte gratte. Elle, impatiente_). Un
moment donc! (_Elle cache, à la hâte, quelques livres libertins dont
elle s'amusait, en s'amusant encore autrement. Elle ouvre._) En vérité,
monsieur le Comte, vous êtes le plus maussade entêté que je connaisse!

LE TRÉFONCIER.--Dites-moi des injures! Eh bien! je m'en retourne et
j'emmène mon homme?

LA MARQUISE.--Quel homme?

LE TRÉFONCIER, _souriant_.--L'homme en question.

LA MARQUISE.--Oh! parlez plus clairement.

LE TRÉFONCIER.--Là... celui que je vous avais dit, qui...

LA MARQUISE, _d'un ton dédaigneux_.--Ah! Ah! ce domestique! quelle
pompeuse préparation pour...

LE TRÉFONCIER.--J'aime fort ce dédain. Dix-huit ans! Narcisse!
l'Amour... (_Il baise ses doigts._) Un demi-dieu!

LA MARQUISE, _ironiquement_.--Voyons donc ce chef-d'oeuvre de la
nature... Il écoute peut-être?

LE TRÉFONCIER.--Oh! non; nous avons de la discrétion, il attend à trois
pièces d'ici... Je vais l'appeler?...

LA MARQUISE.--Faites.

Tandis que le Tréfoncier s'éloigne, elle se dépêche de donner un bon
tour à ses cheveux et de la grâce à son fichu. Le prélat reparaît tenant
par la main le jeune homme, qui salue avec assez de grâce d'usage.

LE TRÉFONCIER, _avec un rire malin_.--Bravo! pas un moment de perdu
(_C'est qu'il a remarqué le soin coquet qu'a pris la marquise; il
poursuit_). Ainsi, madame, j'ai l'avantage de vous présenter mon
Hector... (_Avec charge_). Bien plus Hector que celui...
(_Naturellement._) Ma foi! qu'il achève: c'est à lui à se faire valoir.

LA MARQUISE, _d'un ton sec_.--Vous perdez l'esprit, monsieur le Comte
(_A Hector_). Qu'êtes-vous, mon ami?

HECTOR.--Domestique-coiffeur, pour vous servir, madame.

LE TRÉFONCIER, _appuyant_.--_Pour vous servir._ Voilà le mot, c'est pour
cela que je vous le propose: entendez-vous bien, marquise? _pour vous
servir._

LA MARQUISE.--Mais je ne vous reconnais pas aujourd'hui! Devenez-vous
fou?

LE TRÉFONCIER.--Jamais je ne fus plus sage, au contraire. Ecoutez,
Hector. Si madame vous fait la grâce de vous prendre à son service,
comme je le lui conseille, vous serez bien payé, bien vêtu, bien nippé,
cela s'entend. Au surplus, ce sera comme chez madame... (_Il lui nomme,
à mi-voix, quatre ou cinq femmes dont la marquise connaît fort bien les
moeurs et la réputation._)

LA MARQUISE, _en colère_.--Savez-vous bien, monsieur le Comte, que voilà
de très mauvais propos! Avec quelles horreurs de femmes vous plaît-il de
n'assimiler? Je vous trouve bien plaisant...

LE TRÉFONCIER, _gaîment_.--De la colère! Des grosses paroles! Rien de
fait, madame. Plions bagage. Hector, madame ne veut point être une
_horreur_ (_Il a chargé ce mot_). Des horreurs, des femmes adorables!
J'en fais juge Hector?

HECTOR.--Assurément, madame... ces dames sont bien respectables, en
vérité. J'ai eu l'honneur de les servir toutes, et j'ose protester à
madame...

LE TRÉFONCIER, _interrompant_.--_De les servir toutes._ Vous l'entendez?
C'est pour _servir_ que ce garçon-là sert; il n'a pas d'autre métier,
lui. Mais on est des horreurs! Allons, Hector; madame est aujourd'hui
tout à fait l'opposé de ces horreurs-là, nous ne sommes point son
fait... Sortons. (_Il fait semblant de vouloir emmener Hector._)

LA MARQUISE, _souriant à Hector_.--Un moment. Si je ne connaissais pas
monsieur le Comte pour un mauvais farceur, il faudrait se quereller.

LE TRÉFONCIER.--Ah! c'est moi, maintenant! Je suis peut-être une horreur
aussi!

LA MARQUISE, _lui sautant vivement au cou et l'embrassant_.--Oui,
monstre!

LE TRÉFONCIER.--On s'entend, enfin (_A Hector_). Ecoute derechef, mon
ami. Tu fus un fortuné maraud: les plus délicieuses coquines du grand et
joyeux monde t'ont mis dans le secret de leur tempérament et de leurs
caprices; mais sache, trop heureux Hector, que tu n'as encore rien vu,
rien goûté; qu'on n'a pas autant de charmes... Tiens, admire... (_En
même temps il lève brusquement, et aussi haut qu'il peut, les jupes de
la marquise._)

LA MARQUISE.--Voilà bien la plus fière insolence, par exemple!

LE TRÉFONCIER.--Ne prenez pas garde, madame. Il faut bien instruire un
nouveau serviteur (_A Hector_): C'est le feu, vois-tu, c'est la
foudre... Il ne s'agira pas ici, comme chez la princesse... de souffler
des cendres chaudes qui ne donnent jamais une étincelle; ni comme chez
l'illustre baronne... là-bas, tu m'entends? de battre à froid une
vieille laine qui a perdu tout son ressort; ni comme... etc., etc. Enfin
tu vas, trop heureux impur, trouver la sensibilité perfectionnée... Un
regard, une posture... un rien...: crac! cela part... Oh! quand il
s'agira d'en découdre... ce sera pour le coup... Ma foi! tire-t'en comme
tu pourras...

Hector, pendant toute cette tirade, a eu la contenance la plus modeste
et les yeux baissés avec un respectueux embarras.

LA MARQUISE, _au Tréfoncier_.--J'ai montré, je crois, assez de patience.
Au surplus, ce n'est pas de moi que tout ceci donnera la plus mauvaise
opinion à votre protégé.

LE TRÉFONCIER.--Que gagneriez-vous à prendre en mauvaise part le bien
infini que j'ai dit de vous?

LA MARQUISE, _souriant_.--Et tout celui que vous paraissez me vouloir.
Eh bien! il est clair que nous ne valons pas mieux l'un que l'autre: il
n'est donc plus à propos de faire des simagrées, Hector?

HECTOR.--Madame?

LA MARQUISE.--Quelle était votre dernière condition?

HECTOR.--Madame la présidente de Conbanal, chez qui je remplaçais Chenu,
le même qui avait eu l'honneur de vous servir[68]...

  [68] Chenu avait quitté à la mort du marquis. (N.)

LA MARQUISE, _un peu confuse_.--Ah! ce garçon-là. Et pourquoi avez-vous
quitté la présidente?

HECTOR.--Parce qu'il y a trois, jours qu'elle est morte, madame[69].

  [69] Nerciat fera remourir cette dame dans _Les Aphrodites_ dont
    l'action est cependant postérieure à celle du _Diable au corps_.
    Peut-être s'agit-il d'une proche parente de la Conbanal des
    _Aphrodites_!

LE TRÉFONCIER.--Ils vous l'ont tuée; c'est un fait.

LA MARQUISE.--Ne plaisantons point (_A Hector_). J'ai connu la
présidente un peu Messaline, il est vrai, mais bonne femme au fond.

LE TRÉFONCIER, _regardant Hector_.--La chronique disait _sans fond_?
Mais que je n'interrompe point...

LA MARQUISE.--Je vous donnerai, mon ami, ce que vous aviez chez la
présidente, cela vous conviendra-t-il? voyez...

HECTOR.--Madame est bien bonne (_regardant le Comte_). D'après ce que je
vois, et ce que monsieur le comte m'a fait l'honneur de me dire,
j'aurais volontiers celui de servir madame à moitié moins.

LE TRÉFONCIER, _à la marquise_.--Est-ce être honnête, cela?

LA MARQUISE.--J'aime ses sentiments: il m'intéresse.

LE TRÉFONCIER.--J'en étais sûr. Oh! peste! je ne me charge pas, moi, de
produire du véreux: Hector était né pour être de qualité.

LA MARQUISE.--Fi donc! Voudriez-vous qu'il pensât comme...

LE TRÉFONCIER.--Chut, chut, vous allez médire! J'en sais, là-dessus,
plus que vous ne pourriez m'en apprendre. Je vous ai pourtant vu
raffoler de nos petits apprentis seigneurs.

LA MARQUISE.--Je l'avoue, à ma honte; mais la très juste opinion qui me
reste d'eux, c'est qu'ils sont fort avantageux, fort libertins, et
souvent fort à charge.

LE TRÉFONCIER.--J'imaginais, moi, que leur plus grand défaut, aux yeux
de certaines de mes connaissances... (_Regard malin_) était de faire
parfois... là... ce qu'en terme vulgaire on nomme _rater_?

LA MARQUISE, _avec dignité_.--En vérité, monsieur le Comte, vos idées
sont quelquefois d'un ignoble! On me ferait peut-être, à moi, des
affronts de cette espèce (_A Hector_). Je vous retiens, mon ami; voilà
des arrhes... (_Elle lui jette une bourse_).

HECTOR, _la retenant adroitement, et la laissant sur un siège dans son
chapeau_.--Je tombe à vos pieds, Madame, non pas à l'occasion de cet or
que vous me prodiguez avec trop de générosité, mais pour...


UNE FÊTE PROJETÉE

Au retour de cette agréable promenade, le Tréfoncier se souvient d'une
lettre qu'il avait mise en poche, deux heures auparavant, sans la
lire.--«Ah! Ah! dit-il en l'ouvrant, c'est l'illustre maman Couplet qui
m'écrit! que peut-elle me vouloir?--Voyons, voyons, dit impatiemment la
petite Comtesse».

LE COMTE, _lit ce qui suit_:--«Monseigneur, seriez-vous curieux d'être
aussi d'une fête d'un genre... peut-être tout à fait neuf, que, Dieu
aidant, je donnerai après-demain vendredi dans le pavillon que vous
savez près de Choisy, et qui sera honorée de la présence de plusieurs
brillants amateurs, actuellement les coryphées de mes nombreuses
pratiques? Si le coeur vous en dit, Monseigneur, ayez la bonté de me le
faire savoir demain, au plus tard à midi, et de joindre un mandant de
vingt louis à votre réponse. Je vous vois d'ici reculer en vous écriant:
«Vingt louis! la chère Couplet se moque du monde». Vingt louis,
Monseigneur, tout autant, et, si vous souscrivez, vous avouerez, après,
que vous aurez eu du plaisir pour mille. Rapportez-vous en sur ce point
à la scrupuleuse probité de celle qui ne vous trompa jamais, et qui
prend la liberté de se dire avec un profond respect, monseigneur,
votre... etc.» Qu'en pensez-vous, mes belles amies?

LA MARQUISE.--Qu'avant de financer, il conviendrait de savoir quel est
le dessein de cette fête; avec quelles gens il s'agit de vous faire
rencontrer.

LE COMTE.--Vous avez raison: en pareil cas, il serait à propos que
chaque souscripteur eût sous les yeux une manière de _prospectus_. Pour
ne pas risquer d'acheter chat en poche... (_Il sonne._) Je vais à Paris
(_Un domestique paraît_). Dites à mes gens que je veux ma voiture avant
dix minutes. (_Le domestique se retire._) Je confesserai la Couplet, et
demain, si vous voulez me donner à dîner, je vous rendrai bon compte de
ce dont on me fait ici l'ouverture.

LA MARQUISE.--Vous serez ici impatiemment attendu.

LA COMTESSE.--Songez, mon très cher, que s'il s'agit de grandes
prouesses, comme ceci m'en a tout l'air, je veux en être, moi. Quant à
la Marquise, il n'y faut plus penser: elle se réforme (_Elle sourit_).

LA MARQUISE.--Madame persifle...

La voiture du prélat fut bientôt prête. Il ordonna d'aller le plus grand
train et d'arrêter rue des Déchargeurs. C'était celle où demeurait la
Couplet. Le lendemain, le Comte, très exact, fut de retour à deux
heures. En abordant ces dames:

LE COMTE, _avec vivacité_.--Vive l'admirable, la sublime,
l'inappréciable Couplet! Par ma foi! l'aperçu de sa fête est un éclair
de génie, et pour la seule idée qu'elle a eue de m'en mettre, je lui
aurais volontiers donné dix louis de plus!

LA COMTESSE.--Contez, contez-nous cela, délicieux ami!

LE COMTE.--Oh! non, sur la plupart des objets je ne pourrais vous
instruire qu'en gros. Il convient, que vous ayez le plaisir de la
surprise.

LA MARQUISE, _avec feu_.--Nous en sommes donc?

LE COMTE.--Si vous daignez y consentir!

LA COMTESSE.--Je respire. Sa question me fait espérer qu'elle tient
encore au plaisir.

LE COMTE.--Vendredi nous en aurons de plus fortes preuves...

LA MARQUISE.--La fête, la fête, qu'est-ce que c'est?

LE COMTE.--Local enchanteur, que je connais: vingt cavaliers, vingt
dames; deux à deux, quatre à quatre, en nombre pair, enfin, comme au
château de Cutendre. Promenade en attendant que tout le monde soit
réuni; concert ensuite et feu d'artifice; souper exquis et magnifique:
toute la nuit, danse, jeux et folies; au point du jour chacun à petit
bruit défilera...

LA MARQUISE.--Voilà qui est à merveille, mais la société?

LE COMTE.--J'ai vu la liste. Les hommes sont presque tous des étrangers
de marque, ou du moins décents et riches. Les dames, j'en connais une
demi-douzaine; tout cela convient pour la circonstance, et, d'après la
parole que Couplet m'a donnée, je crois que le reste ne gâtera rien;
ainsi nous pouvons ne point appréhender de nous trouver absolument en
mauvaise compagnie. Quant à notre entrée là-bas, comme il nous faut être
pairs, j'ai pris d'avance la liberté d'arranger la chose. L'une de vous
paraîtra sous l'escorte du palatin Morawiski, le meilleur ami que j'eus
en Italie et que je viens de retrouver, grâce à la liste; l'autre voudra
bien se laisser mener par votre très humble serviteur.

LA COMTESSE.--Cher Comte, ce sera moi. Je n'ai pas l'avantage de
connaître votre palatin. Donnons ce chaperon à la marquise et soyez le
mien.

LE COMTE.--Votre lot ne sera pas le meilleur, ma chère comtesse.
Morawiski, je vous le jure, est l'un des plus beaux et des plus aimables
cavaliers que nous ait fourni sa nation, dont vous savez que la noblesse
jouit à juste titre d'une haute réputation de politesse, de galanterie
et de magnificence; au surplus, il ne s'agit que d'avoir mis le pied
dans l'Eden: dès qu'on y sera, chacun sera libre de se faufiler à son
gré, car... j'outrepasse ici les bornes de la discrétion qui m'était
recommandée, mais vous ne jaserez point?

LA COMTESSE.--Nous saurons nous taire.

LE COMTE.--Eh bien! le fin mot de la partie est que chaque dame sera
_toute à tous_; chaque homme, _tout à toutes_.

LA COMTESSE, _avec exaltation_.--_Toute à tous!_ J'aime ce noble cri de
guerre! Ah! oui! j'y serai fidèle! Qu'un affreux prodige mure chez moi
toutes les portes du plaisir, si je déroge à la loi; ou mon peu de
charmes et la vivacité de mes agaceries manqueront leur succès, ou je ne
quitterai point la lice sans que chaque champion ait fait tout au moins
un coup de lance avec moi!

LA MARQUISE.--Comme elle y va? Tout doux, l'amie, et les autres donc?
(_Au comte_). Madame suppose apparemment qu'il ne doit y en avoir que
pour elle!

LE COMTE, _baisant la main de la marquise_.--Charmant souci! il est pour
demain d'un bienheureux présage! Mais si nous nous dépêchions de dîner?
car il est indispensable d'aller coucher tous à Paris, où notre présence
sera nécessaire pour différents préparatifs: (_La marquise sonne et
ordonne qu'on hâte le dîner. Le comte continue._) A propos, j'oubliais
de vous faire part d'un accident fâcheux arrivé à quelqu'un que je crois
être ou du moins avoir été de notre connaissance.

LA COMTESSE.--Si vous le nommiez...

LE COMTE.--Le Vicomte de Molengin, garçon d'esprit fort aimable.

LA MARQUISE.--Nous le connaissons... comme cela.

LE COMTE.--Mélomane outré, et disait-on, le plus mauvais tendeur du
royaume...

LA COMTESSE.--Nous en savons quelque chose (_Haussant les épaules_). Et
vous qualifiez cela d'homme aimable?

LA MARQUISE.--Au surplus qu'a-t-il fait?

LE COMTE.--Il est mort.

LA MARQUISE.--Mort?

LA COMTESSE, _souriant_.--Il est mort en entier?

LE COMTE.--Voici son histoire.--Cet équivoque personnage, ennuyé de ne
pouvoir employer agréablement l'un des plus distingués boute-joie que la
nature ait jamais fabriqués, avait mis sa confiance dans un docteur
italien, fieffé charlatan, dit-on, mais qui, d'abord, avait si bien
ressuscité le vicomte, que celui-ci se flattait tout de bon d'avoir
enfin retrouvé ce qui lui manquait depuis si longtemps. Devenu presque
vigoureux par artifice, le pauvre diable a bientôt abusé de cet état
heureux. Malgré les _piano_ perpétuels de l'esculape ultra-mondain,
c'était chaque jour quelque nouvelle aventure galante mise tellement
vivement à fin. Bref, avant-hier... _Que diable allait-il faire dans
cette galère!_ il s'était donné le régal d'une nymphe subalterne des
coulisses italiennes... il a rendu l'âme avec la seconde bordée de son
fluide génital.

LA COMTESSE.--Peste! le bel effort qu'il avait fait! deux fois! (_Elle
hausse les épaules._)


LES INVITÉS A LA FÊTE LIBERTINE

Le moment impatiemment attendu de se rendre à cette campagne où l'on
devait si bien s'amuser était sur le point d'arriver. Le palatin
Morawiski, présenté chez la Marquise par le prélat, y avait dîné. Ce
polonais, homme superbe à la vérité, mais ayant un certain air de
gravité fière et de recueillement, qui décelait plus de penchant à
l'ambition qu'aux folies voluptueuses, ne produisait pas sur l'âme et
les sens de la Marquise l'impression que l'introducteur s'était promise.
A peine au moment du champagne l'étranger parut-il s'humaniser, et pour
lors, la transition fut si brusque, si affectée, qu'il sauta aux yeux
des trois convives que cet homme venait de se dire: «Il convient
cependant que je sois enfin sémillant et gai». La petite comtesse, à
côté du prélat, lui serrait de temps en temps la main par dessous la
nappe, pour lui faire comprendre combien elle le préférait pour menin, à
son peu naturel ami. Au surplus, celui-ci n'avait rien dit ni fait qui
ne fût marqué au coin des plus nobles manières et du savoir-vivre le
plus raffiné. La fin du repas n'eût pas été bien amusante, si le comte,
qui depuis le matin avait en poche la liste des acteurs de la future
fête, enrichie de notes rapides qu'y avait jetées l'officieuse Couplet,
n'eût tiré ce papier de sa poche et proposé d'en faire lecture. Ces
dames témoignèrent que cela leur ferait grand plaisir. Le Tréfoncier se
mit donc à lire ce qui suit:

«Les messieurs et les dames qui honoreront ce soir de leur présence ma
petite fête, ayant bien voulu consentir à s'y rendre sans fracas en
nombre pair, je me suis assurée d'avance de l'ordre que cet arrangement
produira. Il en résulte que l'on verra se réunir à... les personnes
ci-après désignées.

»Premier couple. Monsieur le comte...»

(_Parlé._) C'est moi (_Lu._) «Avec Madame la Comtesse de Mottenfeu.».
(_Parlé._) On nous a dispensés de notes. (_Lu._) «Deuxième couple:
Monsieur le palatin Morawiski; Madame la marquise...

LA MARQUISE.--C'est nous; sans notes apparemment!

LE COMTE.--Sans notes (_Il continue de lire_). «Troisième couple: Le
comte Chiavaculi; lady Où veut-on.» (_Parlé_). Il y a certainement ici
quelque faute d'orthographe. Je gagerais que le nom de cette Anglaise
s'écrit autrement. Voyez.

Il montre ce nom comme il est imprimé plus haut: nous ignorons comment
il s'écrivait en anglais.

LA COMTESSE.--les notes?

LE COMTE, _lit_.--«Le comte Chiavaculi est un seigneur napolitain,
auquel il manque la moitié de chaque jambe; on aura le plaisir
d'apprendre de bouche à monseigneur l'histoire de cet accident[70]. Cet
italien a l'infamie d'abhorrer ce que les dames ont de plus attrayant,
et n'aime de leur sexe que ce qu'il a de commun avec le masculin, dont,
en revanche, il est idolâtre. Je ne sais comment suffire aux prodigieux
besoins et caprices de cet original. Au surplus, il est opulent et
prodigue, et je l'ai d'autant plus volontiers inscrit au nombre de mes
acteurs de ce soir, qu'il doit donner pour son compte, à la compagnie,
la moitié d'un bien étrange spectacle. Lady, qui peut-être l'est un peu
de contrebande, est du moins une dame fort riche. Elle se dit malade
quoiqu'elle fasse à tort et à travers des excès qui supposent celui de
la santé. Elle surpasse en luxure et en complaisance mes plastrons les
plus infatigables. Elle veille, boit, jure, se bat au besoin avec ses
amants et ses domestiques...»

  [70] Comme ce détail ne se trouvait nulle part dans l'ouvrage du
    docteur, on s'est informé de ce comte Chiavaculi, et voici ce qu'on
    a recueilli concernant cet infortuné personnage. Beau comme un ange
    à l'âge de vingt ans, il eut le malheur de s'amouracher d'une
    bégueule. N'ayant pu séduire ce dragon de vertu, l'ardent jeune
    homme imagina la réussite du viol, et pour cela, certaine soubrette
    achetée avait laissé complaisamment entr'ouverte une fenêtre de la
    chambre à coucher. A l'heure où le Tarquin présomptif suppose sa
    cruelle bien endormie, il tente l'assaut: mais elle s'éveille au
    léger bruit, s'élance hors du lit; voit un homme sur le point
    d'enjamber chez elle, se trouble, s'irrite, le repousse si
    malheureusement pour lui que, renversé avec son échelle il y demeure
    engagé par les deux jambes, qui se brisent au-dessous des mollets.
    Avant que, d'après l'alarme donnée au dedans, on ait été voir dehors
    ce qui pouvait s'y passer, surviennent deux coquins; ceux-ci
    trébuchant, trouvent un homme évanoui, le dégagent, non pour lui
    donner du secours, mais pour pouvoir le dépouiller plus à l'aise
    dans un cul-de-sac peu distant. C'est là que le pauvre diable
    abandonné sans vêtements, et devant y passer une nuit longue et
    froide, a tout le temps de déplorer sa passion funeste et de maudire
    avec sa barbare amante, tout le sexe qui donne de l'amour. Il sent
    que sa vie est en danger, et fait voeu s'il échappe à la mort, de
    n'avoir de ses jours rien à démêler avec les femmes. Le jour lui
    procure enfin des soulagements, mais trop tardifs; on ne peut le
    sauver à moins qu'il ne consente au sacrifice de ses jambes
    incurables. Le Comte, guéri, devient dévot outré. Au bout de deux
    ans, la nature trop longtemps réprimée se révolte, prend le dessus.
    Du respect qu'on a pour le voeu cité naît le goût palliatif des
    gitons.

    On s'y livre; il croît; il devient une passion, une rage enfin. Tous
    les pareils du comte n'ont pas à donner d'aussi bonnes excuses de
    leur dépravation. (N.)

LA MARQUISE.--Voilà une jolie petite personne et de bien bonne
compagnie, en vérité! Faites-nous grâce du reste de son article.

LE COMTE, _lit_.--«Quatrième couple: sir John Kindlowe; Mlle d'Angemain.
Note. Sir John, frère de lady, est un marin des plus bruts, mais beau
comme le dieu Mars: dans l'Inde, où les femmes sont très précoces, il a
pris la manie des enfants; à Paris, il lui en faut de onze à treize au
plus, et, ce qui me fait enrager, c'est qu'il est assez connaisseur en
pucelages; je suis aux expédients pour lui en fournir de véritables. Au
surplus, il s'accommode de tout. Cet Anglais sera le second acteur
principal du spectacle dont j'ai déjà parlé. Mlle d'Angemain est une
fille de condition pauvre; mais parfaitement élevée, un peu passée,
quoique jeune; elle fait peu d'heureux; mais pour les apprêts du
bonheur, elle a des talents si rares que mes infirmes les plus
désespérés ne passent jamais par ses mains sans se trouver en état de
faire _gagner l'avoine_ à quelqu'une de mes filles...»

LA COMTESSE.--Il me vient une idée, Comte, c'est d'arranger cette
magicienne avec l'ami Dupeville: l'oeuvre serait méritoire. C'est
dommage de laisser ce talent au bordel.

LE COMTE.--J'aime qu'on se souvienne ainsi de ses amis...

LA MARQUISE.--Elle a raison. Dupeville a besoin d'une compagne. Elle a
le coeur excellent. Nous ferons la fortune de cette demoiselle. Après?

LE COMTE, _lit_.--«Cinquième couple: le baron Immer-Steiff; la
Vicomtesse de Chaudpertuis (_Parlé_). Sans notes; mais je les connais
tous deux; le baron est grand, gros et gras Bavarois, bon buveur, bon
fouteur. (_Pardon, cela m'est échappé._) Mais, pardieu! la chère
vicomtesse, à qui j'ai eu l'honneur de rendre quelques hommages, aura
bientôt fait d'ajouter une lettre au nom du pauvre diable[71].

  [71] Immer-Steiff en allemand signifie toujours roide. En ajoutant un
    N à Immer, c'est Nimmer qui signifie jamais. (N.)

LA COMTESSE.--Cela nous passe: allez.

LE COMTE, _lit_.--Sixième couple: M. Lecker (_Parlé_). Je le connais
aussi; c'est le fils d'un riche banquier de Dresde (_Il lit_). «Et Mme
de Condouillet. Note. Elle fait l'étroite et prétend n'admettre aucun
homme de forte proportion à l'abordage. Mais, dix heures du jour sur le
dos, elle lasse à la caresser trois chiens, son laquais, son coiffeur et
son maître de musique.»

LA MARQUISE.--La Couplet se moque des gens, quand elle veut nous mêler
avec ce monde-là.

LA COMTESSE.--Point d'humeur, madame. De quoi s'agit-il enfin? de
libertiner: nous faut-il pour cet objet la compagnie de vestales, de
bégueules prétendant aux moeurs! Laissez-la dire, Comte, et poursuivez.

LE COMTE.--Peste! Voici du grand!! (_Il lit._) «Septième couple: le
prince de Lowenkrafft; la princesse de Stolzinskoff. Note. Le prince est
un seigneur danois, diplomatisé à Vienne, gourmé comme le comte de
Tufière[72] bravache sur le chapitre de la vigueur; mais, comme à titre
d'homme d'importance et d'allié d'Hercule, il a voulu se frotter à la
princesse en question, cet homme, trop infatué de ses avantages, est
tombé comme une mauvaise épître... D'arrogant vainqueur, il est devenu
un ridicule esclave, humilié dix fois par jour par le service non secret
de trois géants domestiques, dont l'insatiable princesse fait son
amusement journalier. Cette dame au surplus est unique pour la haute
stature, la perfection des formes, la blancheur et la finesse de la
peau; mais elle a contre elle une fierté dédaigneuse si superlative, et
son tempérament égoïste est si mal en proportion avec les ressources
ordinaires que fournit notre bon pays, qu'elle est repoussante pour tous
nos amateurs et n'en peut attacher un seul à son char.»

  [72] Le héros du _Glorieux_ de Destouches.

LA MARQUISE.--Eh bien! Comtesse, celle-ci vous dégote, ma fille.

LA COMTESSE.--Je ne me pique pas d'être un môle de luxure contre lequel
doivent se briser tous les désirs. J'aime à les faire naître, à les
fomenter, à les satisfaire, à les ressusciter. J'en fais gloire.
Personne ne sortit jamais humilié de mes bras, ni méditant le projet
ingrat de n'y plus revenir. Sur ce pied, j'ose me préférer à celle qu'on
m'oppose. Au reste, je la verrai ce soir, je prendrai sa mesure, et
n'hésiterai pas à la défier si je la trouve digne de ma colère; on saura
qui de nous deux a plus de talent et d'intrépidité.

LE COMTE.--Magnanime dévouement! ma chère Comtesse; d'avance je parie
pour vous...

LA MARQUISE, _à la comtesse_.--Je suis enchantée d'avoir pu te piquer,
puisque cela nous vaut d'avoir vu dans tout son jour la portée de ton
insigne émulation...

LE COMTE, _interrompant_.--Voilà qui est fort bien, mais si nous nous
jetons ainsi dans les égarées, notre lecture ne finira jamais.

LA MARQUISE.--Nous écoutons.

LE COMTE, _lit_.--«Huitième couple! le marquis Dietrini; Mlle de
Nimmernein. Note. Le marquis, beau, jeune et riche, Florentin, serviteur
des dames _a posteriori_, sans cependant les négliger sur le pied
courant. Mlle de Nimmernein...» (_Parlé._) Celle-ci je la connais à
fond. Voyons ce qu'en dit la note. (_Lu._) Blonde parfaite, à qui
l'horreur d'épouser un vieillard puant et bossu fit déserter
l'Allemagne» (_Parlé._) Le fait est véritable (_Il lit._) «Elle est
douce comme un agneau, se pâme dès qu'on la touche, se laisse violer
tant qu'on veut; devient par une suite de sa constitution physique et
morale, la victime de tous les caprices. Fille d'esprit, instruite,
ayant des talents: tout lui convient comme elle convient à tout le
monde. Avec les gens froids, elle raisonne, avec les enjoués, elle rit,
boit avec les buveurs; jure et fait tapage avec les militaires; en un
mot, joue, veille, hausse et baisse tous les tons, selon que l'exige la
scène dans laquelle elle se trouve chargée d'un rôle.» (_Parlé_). Ce
portrait est parfaitement ressemblant; toutefois, comme dans les moments
décisifs, elle ne se mêle de rien et ne partage point la besogne, bien
des gens pourraient ne pas goûter son indolente jouissance. J'ai eu le
premier, à Paris, ce chef-d'oeuvre germanique. Tête-à-tête avec Mlle de
Nimmernein dans ma petite maison des boulevards, je la mets nue... Oh!
sans hyperbole je crois voir respirer Galathée après le dernier coup de
ciseau de Pygmalion. Ivre de désir, je la renverse à moitié sur le bord
d'un grand lit, à mon approche, elle devient rose de la tête aux pieds:
immobile, elle m'attend, me reçoit, me laisse faire sans se donner autre
peine que celle de déployer en crucifix deux bras de proportion divine
et de soupirer en murmurant: _Herr Jesus! mein Gott!_ Ses entrailles
frémissent. Je me sens à la nage et voilà deux grands yeux bleus fermés,
ma nymphe morte, distillant après ma retraite l'humeur bouillante où je
venais d'être noyé...

Cependant je me rappelle qu'une lettre d'affaire très importante exige
de ma part une prompte réponse: j'écris trois pages et reviens à ma
beauté. Elle n'a pas changé d'attitude: un baiser profond à travers deux
rangs de perles lui fait pousser un soupir. «Que d'attraits!»
m'écriai-je, pénétré d'admiration et semant partout mes brûlantes
caresses. «Mais quoi! ne pourrais-je donc pas jouir de l'aspect
enchanteur de ce que me dérobe votre pose actuelle?» Je n'ai pas achevé
que déjà la charmante Nimmernein s'est roulée sur le ventre, les jambes
pendantes, le râble horizontal et les fesses en valeur. Nouveau prodige
de perfection! Je me sens renaître mille fois plus épris. Je baise et
presse les superbes cheveux, je rends hommage à la chute des reins...
miraculeuse...

«_Sodann!_ se contente-t-on de me dire, d'une voix douce comme un
flageolet, «_mach urtig, mein herz; es thut mir weh!_»

LA COMTESSE.--Ce qui signifiait?

LE COMTE.--Oui-dà! fais vite, mon coeur: cela me fait mal.

LA MARQUISE, _souriant_.--Voilà qui est à merveille. Mais si nous nous
jetons comme cela dans les égarées, jamais la lecture ne finira.

LE COMTE, _lui baisant la main_.--J'ai tort. (_Il lit._) «Neuvième
couple: M. le bailli de Fousept; Mme la Comtesse d'Ogreval. Note. Le
bailli, à la vérité quoique approchant la cinquantaine, va bien quand il
s'y met; mais cela ne lui arrive qu'une fois par semaine: c'est
aujourd'hui son jour. Mme d'Ogreval, qu'il entretient, n'observe pas le
même régime; le jour de travail de son ami est un de repos pour elle.
Ils se mettent réciproquement la bride sur le cou pour cette nuit, où
probablement Mme d'Ogreval fera des siennes.

»Dixième couple: le chevalier de Saint-Bernard; Mme Durut. Note. Cousin
et cousine. Le cavalier, entre nous, est un moine en dignité qui garde
l'incognito, sa parente, le chef-d'oeuvre de l'embonpoint, est une
délicieuse bourgeoise, veuve d'un négociant avare et millionnaire. Comme
elle fait en tout l'opposé de son mari, elle met actuellement autant
d'activité à dissiper le trésor que l'harpagon en mit à l'amasser. Sa
fureur, est de faire la grande dame et la protectrice des talents. Elle
soudoie deux abbés, beaux esprits, un violon de l'Opéra, un peintre en
galanteries, et, sous main, elle soutient bon an mal an, dans Paris,
quatre ou cinq gardes du corps[73].

  [73] Mme Durut devait plus tard jouer un rôle important dans l'Ordre
    des _Aphrodites_.

LA MARQUISE.--Cette femme pourra bien mourir à l'hôpital.

LE COMTE, _lit_.--«Onzième couple: M. Cazzoforté; Mme de Brisamants.
Note. C'est un arrangement fait d'hier. L'Italien a les vertus et les
allures d'un crocheteur; je lui ai lâché cette bacchante pour
l'assouplir.»

LA COMTESSE.--On pourra lui donner ce soir une petite leçon.

LE COMTE, _lit_.--«Douzième couple: le commandeur Pottamico; Mlle de
Pinamour. Note. Nouvel arrangement encore. Gens délicats; petits
besoins, petits plaisirs, filés et rares...»

LA MARQUISE.--Ces gens là seront bien déplacés ce soir! Ils
m'affadissent! Passez.

LE COMTE, _lit_.--«Treizième couple: V. Vanhuren; Mme de Foutencour.»
(_Parlé_) Encore une de mes connaissances. Note. Vanhuren est un laid et
lourd Hollandais qu'ont enrichi trois grosses banqueroutes; par goût, il
n'aime que le dernier ordre des coquines, mais comme il s'est mis en
tête de faire agréer par notre gouvernement je ne sais quel plan de
manufacture, il a désiré de connaître quelque intrigante, capable
d'appuyer son projet. A cet effet, je l'ai arrangé avec cette brûlante
haridelle de Foutencour, aux grands airs, à la langue dorée, et qui,
pour avoir violé, par-ci, par-là quelques jeunes présentés, croit tenir
à tout. Son véritable crédit pourtant, porte sur les sous-ordres et
valets de Versailles, dont il n'est aucun qui ne le sache par coeur,
l'ayant, eue à leurs trousses depuis dix ans, pour mille sollicitations,
sur le succès desquelles elle ne refusera jamais des acomptes, sauf à
faire des ingrats et à tromper l'espoir de ses commettants...»

LA MARQUISE.--Ah! Ah! Mme Couplet s'amuse à médire. C'est passer un peu
les bornes de la simple instruction.

LE COMTE, _souriant_.--La lecture ne finira jamais. (_Il lit._)
«Quatorzième couple: M. de Boutafond; Mme de Forgésy. Note. Boutafond,
gentilhomme de province, à prétentions auprès des femmes à tempérament.
Celles à qui je l'ai fourni s'en louent assez; il cherche à gagner
quelque place ou à faire un mariage. Mme de Forgésy, jolie veuve,
passablement riche, lui conviendrait. Mais elle m'a dit, en confidence,
qu'elle compte l'essayer pendant six mois, afin de pouvoir être bien
sûre de ne pas faire un pas de clerc, en épousant un homme dont les
soins pourraient manquer de suite.»

LA COMTESSE.--Peste! Quelle prévoyance!

LE COMTE, _lit_.--«Quinzième couple: le vicomte de Phallardi; la baronne
Matevits.» (_Parlé._) Encore une des miennes! (_Lu._) «Note. Le vicomte,
j'en suis bien sûr, a fourbi, depuis douze ans, plus de quatre mille
créatures humaines. Jamais il ne voit la même deux fois, il en change
tous les jours, et en voit plutôt deux qu'une. Jouant à ce jeu dangereux
avec un bonheur incroyable, jamais il n'eut la moindre menace de mal
vénérien...»

LA COMTESSE, _interrompant_.--On dit qu'il y a des êtres inaccessibles à
la contagion. (_Montrant la Marquise._) Elle, moi, bien d'autres en sont
des exemples.

LE COMTE, _avec un soupir_.--Ah! que ne puis-je aussi me citer! mais...
loin d'ici, souvenirs funestes! Voyons le reste du vicomte. (_Il lit._)
«Cet enragé, depuis que l'eau d'un certain médecin[74] a pris faveur,
s'est jeté dans la plus vile classe des malheureuses. La halle au blé,
la rue Saint-Honoré, le boulevard même, il a tout écumé. Ce qu'il y a
d'étonnant c'est que, dès qu'il rentre en bonne compagnie, cet homme est
charmant. On n'a pas plus de politesse, plus d'égards pour les femmes
honnêtes, plus de ce qui sait entraîner tous les suffrages. La Matevits,
que je lui prête, et qu'il ne se piquera pas de baiser plus d'une fois,
c'est une brune de cinq pieds trois pouces, qui met sa gloire à
_momiser_[75] ses pratiques. Je n'ose l'employer avec des gens à petite
santé, car je craindrais de commettre des assassinats. Elle aime aussi
les femmes.

  [74] L'eau de Préval.

  [75] Dessécher, réduire à l'état de momie, c'est apparemment ce qu'a
    voulu dire la Couplet. (N.)

LA COMTESSE.--Bonne connaissance; je veux lui faire amitié.

LE COMTE, _lit_.--«Seizième couple: le chevalier de Pinefière; Mlle des
Ecarts. Note. Le chevalier ne finit jamais. Sa compagne, fille _du grand
genre_ susceptible de passions outrées, ardente comme un volcan, compte,
dans son roman, vrai quoiqu'à peine croyable, six enlèvements et trois
lettres de cachet. Deux fois elle s'est échappée par séduction; la
troisième elle a mis en douceur le feu au couvent, et s'est tirée
d'affaire à travers ce désastre. Elle a coûté la vie à trois adorateurs,
mécontents de ses mauvais procédés, et que des rivaux plus heureux ont
mis sur le carreau. Certain infidèle a reçu de l'héroïne elle-même un
grand coup d'épée, en duel. Mlle des Ecarts enfin, majeure, sans famille
et jouissant d'une fortune honnête, vit sans éclat, et l'on ne pense
plus à ses folies.»

LA MARQUISE.--Je ne sais plus, en vérité, si j'ose être de cette partie.
Quel choix de gens.

LA COMTESSE.--Va te faire lanlaire avec tes scrupules. Comte, ne lui
laissez pas le temps de nous dire des pauvretés, allez.

LE COMTE, _lit_.--«Dix-septième couple: le vidame de Pillemotte; Mme de
l'Enginière. Note. Un Gascon des mieux faits, des plus amusants, des
plus vains et des plus gueux. Mme de l'Enginière l'entretient...»
(_Parlé_). Je connais encore cette bretteuse-là. Sortant une nuit, avec
elle, d'une maison de jeu, et n'ayant pas ma voiture, j'acceptai l'offre
que madame de l'Enginière me faisait de me ramener: mais comme son
équipage était, à dessein, je crois, une _désobligeante_[76] dans le
fond de laquelle on me fit asseoir, force me fut d'avoir la dame sur mes
genoux; elle avait eu la précaution de se trousser jusqu'aux hanches. Un
instant après elle trouva que mes breloques la blessaient. Pour s'en
délivrer elle eut la distraction de me déboutonner complètement: je
compris, en homme du monde, ce que cela voulait dire et... je
m'exécutai. La chose se passait tout au mieux: on m'avait fourré là,
nous ne cessions point de parler de la société que nous quittions, des
événements du jeu, des nouvelles du jour. Pourtant, lorsque Mme de
l'Enginière, au delà des ponts, comprit que nous approchions de mon
hôtel: «Il est temps de penser à nous, dit-elle, et voilà ma diablesse à
se trémousser sur moi de manière à me faire craindre que la voiture ne
se défonçât. L'ardeur brûlante de cette Messaline m'entraînait; je
réalisai: Ça! me souffla-t-elle dans l'oreille comme on arrêtait pour me
descendre, ne rentrez pas à la vue de votre livrée, sans vous bien
envelopper de votre redingote.--Je ne savais d'abord ce que pouvait
signifier ce conseil. Mais après l'avoir, à tout hasard, suivi, je fus
au fait, lorsqu'aux lumières je me vis souillé du haut en bas, d'un
déluge menstruel. Je n'y songe point encore sans effroi, moi l'ennemi
juré de cette saloperie et qui suis bien _dans mon état_ quant à
l'horreur que me cause du sang ainsi versé.

  [76] Voiture à une seule place. Il y en a peu. (N.)

LA MARQUISE.--Voilà, sans contredit, la plus impudente coquine.

LE COMTE.--D'autant mieux qu'elle riait aux larmes en me quittant... N'y
pensons plus... (_Il lit._) «Dix-huitième couple: dom Plantados; Mme de
Curival. Note. Cette dame est la femme d'un vieux colonel suisse chez
lequel dom Plantados, grand personnage fier et poltron, quoique
Portugais, est trop circonspect pour mettre le pied: on ne se voit que
chez moi. Je soupçonne Mme de Curival, qui n'est plus de la première
nouveauté, de ne s'attacher le flegmatique et hautain Plantados qu'au
moyen de quelque goût honteux qu'il aurait, et que je connais à son amie
bien du penchant à contenter. Il est vrai que le ravage des couches a
furieusement gâté les charmes antérieurs, et que les autres sont, au
contraire, d'une beauté surprenante. Cette femme-là me fait gagner
beaucoup d'argent. L'époux ombrageux est pour quelques jours à
Versailles, ce qui donne de la marge pour ce soir.»

LA MARQUISE.--Ces pauvres maris, comme on les dupe!

LE COMTE, _lit_.--«Dix-neuvième couple: M. Eselsgunst[77]; Mme de
Caverny».

  [77] Eselsgunst signifie, en allemand, bel attribut de l'âme.

LA COMTESSE.--Quels diables de noms!

LE COMTE.--«Note. Eselsgunst est un Allemand qui tient par je ne sais
quel fil au corps diplomatique.» (_Parlé_). C'est le chargé d'affaires
de deux ou trois de nos petits souverains germaniques. (_Il lit_). «Mme
de Caverny, femme des plus jolies, penchant vers le sentiment, et, qui,
malgré cela, n'a pas laissé de distribuer, chez moi, ses largesses à
plus de cent personnes. Il faut du pain, Eselsgunst l'entretient
mesquinement, mais au défaut de l'utile, on trouve chez lui l'agréable;
c'est à quoi la sensible Caverny tient encore plus qu'à l'argent. Un
rapport de conformation assez rare fait que ces deux êtres s'aiment
beaucoup, et la dame ne s'est pas très volontiers décidée à se trouver
là ce soir. Mais à l'argument sans réplique _que son amant veut y
recueillir de quoi mander quelque chose à sa cour par le courrier
prochain_, elle s'est rendue, et c'est ce qui vous procurera le plaisir
de la voir.»

LA MARQUISE.--Ces détails commencent à me fatiguer. Est-ce tout?

LE COMTE.--Encore un article (_Il lit._) «Vingtième couple: le chevalier
de Pasimou; Mme des Clapiers.» (_Parlé._) Je les ai furetés tous deux,
ces clapiers-là. J'en connais peu d'aussi logeables.

LA MARQUISE.--Vaurien, taisez-vous. (_A la Comtesse._) Il va nous faire
encore quelque commentaire saugrenu.

LE COMTE.--Vous m'attaquez! Eh bien! pour vous faire enrager, j'ajoute
avec fondement, que je crois avoir aussi pratiqué ce Pasimou, tandis
qu'il portait la soutane. Voyons la note. (_Il lit._) «Le plus beau
jeune homme qu'on puisse voir, et peut-être le plus aimable. Ci-devant
abbé.» (_Parlé._) Tout juste, c'est le même. (_Il lit._) «C'est
maintenant un excellent officier.» (_Parlé._) J'en suis fort aise (_Il
lit._) «Il a quelques défauts.» (_Parlé._) Je lui ai connu celui d'être
bardache, mais tant d'honnêtes gens le sont! (_Il lit._) «Les femmes ont
soin de lui.» (_Parlé._) Les hommes, quand cela lui plaira, seront fort
à son service.

LA MARQUISE.--Insupportable homme, finirez-vous!

LE COMTE.--Là, là, je promets de ne plus y mettre un mot du mien (_Il
lit._) «Les femmes ont soin de lui, mais il est si galant, si
complaisant, et fait tant d'honneur à leur libéralité, qu'aucune n'est
mécontente. C'est en un mot, le phénix des hommes à bonnes fortunes.»
(_Parlé._) C'est tout.

LA MARQUISE.--J'aime ce Pasimou à la folie. Voilà comment il eût fallu
que fussent tous nos cavaliers de ce soir.

MORAWISKI.--Et toutes nos dames comme vous (_Il prend en même temps et
baise amoureusement la main de la marquise._)

LE COMTE (_pariodant avec la comtesse_).--Ou comme elle.

LA COMTESSE, _souriant_.--Peste! j'en suis aussi! (_A Morawiski._)
Ecoutez donc, mon cher palatin, vous avez bien fait de dire enfin
quelque chose, car je vous croyais en léthargie.

MORAWISKI.--Daignez m'excuser, mais de si grands et de si chers intérêts
viennent quelquefois me distraire de ce qui m'attache le plus, que je
fais alors la sottise d'envoyer mon âme en Pologne, tandis que ma
personne matérielle demeure où l'on me voit.

LA COMTESSE.--A la bonne heure, mais comme votre langue en fait partie,
et qu'elle doit savoir dire de jolies choses, gardez-la-nous, s'il vous
plaît.

LA MARQUISE.--Pendant que nous nous amusons de balivernes, le temps se
passe. (_Elle regarde à sa montre._) Plus de cinq heures! et j'ai je ne
sais combien de petites choses à faire avant de partir! (_Au comte._) Y
pensez-vous donc, méchant homme, de nous avoir ainsi mises en retard
avec votre scandaleuse gazette!

Elle se lève et va s'occuper des petits soins qu'elle vient d'annoncer.
La comtesse et les deux cavaliers vont, en attendant, prendre l'air sur
une terrasse. Bientôt après on monte dans un carrosse à six chevaux et
l'on vole au rendez-vous du pique-nique.




LES APHRODITES

OU

FRAGMENTS THALIPRIAPIQUES POUR SERVIR A L'HISTOIRE DU PLAISIR


Cet ouvrage est brodé par Nerciat sur les aventures probables des
membres d'une société secrète d'Amour qui exista réellement.

La lettre connue adressée à M. de Schonen par le marquis de
Château-Giron donne un détail précis sur cette compagnie. Cette lettre
accompagnait l'envoi d'un exemplaire de l'_Alcibiade fanciullo_ de
Ferrante Pallavicini: «J'y joins, disait le marquis de Château-Giron,
les _Aphrodites_ dont je vous ai parlé; cet ouvrage du chevalier de
Nerciat est presqu'inconnu à Paris, ayant été supprimé à l'étranger
pendant la Révolution. Il est assez remarquable, comme historique, car
il peint, dit-on, au naturel une société qui s'est formée aux environs
de Paris, du côté de la vallée de Montmorency, et dont un certain
marquis de Persan était président. Cette association, à laquelle chacun
des initiés concourait dans une proportion convenue, n'avait d'autre but
que le libertinage.»

Nerciat donne aussi des renseignements historiques sur la société dans
un préambule nécessaire qu'on lira plus loin.

«Les _Aphrodites_, dit Monselet, sont une association de personnes des
deux sexes, association qui n'a d'autre but que le plaisir. Des femmes
de la cour, des abbés, des princes, de riches étrangers, des ex-nonnes,
paradent dans une série de tableaux dont la nature trop exclusive
restreindra nécessairement nos citations. Nous le regrettons, au point
de vue de l'esprit et du style, deux qualités que M. de Nerciat possède
à un rare degré; que ne les a-t-il déployées dans des livres avouables!
Il a surtout une science et une aisance de dialogue on ne peut plus
remarquables, et qui ne se sont jamais manifestés plus abondamment que
dans les _Aphrodites_. Il jargonne comme les petits maîtres de
Marivaux.»

Au début, l'Ordre avait fait du libertinage une sorte de culte
religieux, mais telle que la décrit Nerciat l'institution s'est
débarrassée de toute pratique superstitieuse. L'admission parmi les
Aphrodites ou Morosophes est difficile et très coûteuse, mais pour les
hommes seulement, les dames ne payent rien. L'association se réunissait
aux environs de Paris, du côté de Montmorency dans une propriété
merveilleusement agencée, comprenant de beaux jardins, des bâtiments
magnifiques, aux chambres commodes, aux salles spacieuses et disposées
pour les grandes fêtes que donnaient parfois les Aphrodites. Cette
propriété appelée l'Hospice, est administrée par Mme Durut,
surintendante des menus. Elle est aidée par une belle blonde nommée
Célestine, par une jolie brune appelée Fringante et au-dessous d'elles,
on trouve encore Zoé, une négrillonne de 14 ans, enlevée à l'Afrique. On
y trouve encore, selon la mode du temps où le livre a été écrit, des
jockeys charmants et beaucoup de jeunes domestiques des deux sexes qu'on
désigne sous les dénominations de _Camillons_ et de _Camillonnes_.

«_Camilli et Camillae_, dit Nerciat, _ita dicebantur ministri et
ministrae impuberes in sacris._»

L'Ordre comprenait environ deux cents adeptes, en comptant les deux
sexes et recrutés parmi les gens de qualité, l'armée, le haut et le
petit clergé, etc., personnages ardents et pourvus des vices les plus
agréables et les moins avouables. Outre les adeptes appelés _intimes_,
on admet dans l'Ordre, des _auxiliaires_ qui ne sont pas mis au courant
des secrets de l'Association. Les uni-sexuels ne sont pas favorisés par
les règlements des Aphrodites. Les initiations donnent lieu à de
somptueuses orgies, à de voluptueux banquets. L'association fut dissoute
aux premiers troubles de la Révolution et reconstituée hors de France.

Nerciat est très explicite sur ce point dans la Postface de son ouvrage
que l'on trouvera à la fin des extraits.

«Il y a dans les _Aphrodites_, ajoute Monselet, quelques parties
dramatiques et même fantasmagoriques;--l'histoire d'un baronnet qui se
fait suivre partout de l'image de sa défunte maîtresse, en cire, de
grandeur naturelle;--les jalousies, les fureurs sentimentales et la mort
d'un comte de Schimpfreich;--mais ce sont des parties faibles et hors
leur place. En outre, M. de Nerciat ne perd jamais l'occasion de donner
son coup de griffe aux événements et aux hommes de la Révolution.»

Nerciat a fait de _Félicia_ la principale dignitaire de l'Ordre des
_Aphrodites_. Plusieurs sociétés de ce genre ont existé au XVIIIe
siècle. Elles avaient chacune leur vocabulaire, et leurs adeptes y
prenaient des noms de guerre. C'est ainsi que le vocabulaire de l'ordre
de la _Félicité_ était emprunté à la marine, tandis que les _Aphrodites_
choisissaient des noms dans le règne minéral, pour les hommes et dans le
règne végétal, pour les femmes.


PRÉAMBULE NÉCESSAIRE

L'ordre, ou la fraternité des _Aphrodites_, aussi nommés
_Morosophes_[78], se forma dès la régence du fameux duc d'Orléans, tout
ensemble homme d'Etat et homme de plaisir, au surplus bien différent de
son arrière-petit-fils, qui s'est aussi fait une réputation dans l'une
et l'autre carrière.

  [78] De deux mots grecs dont l'un signifie _folie_ et l'autre
    _sagesse_. Ainsi les _Morosophes_ sont des gens dont la sagesse est
    d'être fous à leur manière: _Insanire juvat_. (N.)

Soit qu'un inviolable secret ait constamment garanti les anciens
Aphrodites de l'animadversion de l'autorité publique (si sévère, comme
on sait, contre le libertinage porté à certains excès), soit que dans le
nombre de ses fidèles associés il y en eût plusieurs d'assez puissants
pour rendre vaine la rigueur des lois qui auraient pu les disperser et
les punir, jamais avant la Révolution leur société n'avait souffert
d'échec de quelque conséquence; mais ce récent événement a frappé plus
des trois quarts des frères et soeurs; les plus solides colonnes de
l'ordre ont été brisées; le local même, qui était dans Paris, a été
abandonné.

Des débris de l'ancienne institution s'est formée celle dont ces
feuilles donneront une idée, on y verra se développer progressivement le
lubrique système et les capricieuses habitudes des Aphrodites, gens fort
répréhensibles peut-être, mais qui du moins ne sont pas dangereux, et
qui, fort contents de leur Constitution, ne songent nullement à
constituer l'univers.

Ci-devant il n'y avait pas eu d'exemple qu'un seul statut, un seul usage
des Aphrodites eût été divulgué; mais ce n'est pas quand un nouvel ordre
de choses existe, quand mille petites récréations (criminelles du temps
de l'ancien régime), comme la calomnie, les délations, les exécutions
impromptues, sont, sinon encouragées, du moins tolérées, qu'ont à
craindre de se livrer sans beaucoup de mystère aux leurs, des citoyens
infiniment actifs qui, d'accord avec la nation, reconnaissent la
liberté, l'égalité, pour bases de leur bonheur; qui, comme elle,
méprisent toutes distinctions de naissance, de rang et de fortune; qui
savent tirer la vraie quintessence des droits de l'homme, si
heureusement dévoilés de nos jours, et ne font rien en un mot, qui n'ait
pour but la paix, l'union, la concorde, suivies (surtout pour eux) du
calme et de la tranquillité.

C'est au peu d'intérêt qu'ont les Aphrodites modernes à cacher ce qui se
passe dans leur sanctuaire, que nous devons les scènes fidèles dont sera
composé ce joyeux recueil.


C'EST TOI! C'EST MOI!

1º Le mélange du dialogue au récit nous a paru plus propre que l'une ou
l'autre exclusivement à prendre dans ce genre-ci.--2º Comme le simple
nom d'un personnage qu'on introduit sur la scène n'apprend rien au
lecteur, afin que l'imagination n'ait aucune peine et ne se mette pas en
frais de fausses idées, nous définirons exactement chaque acteur au
moment où il sera fait mention de lui.

Le Chevalier[79], à peu de distance de Paris, à cheval et seul,
reconnaît un local à portée duquel il se trouve pour celui que lui
désigne une adresse qu'il vient de lire; alors il met pied à terre,
laisse son cheval au domestique, se détourne, et suivant le sentier,
ainsi que le tout lui est prescrit, vient contre une maison de peu
d'apparence, des deux côtés de laquelle s'étendent de longues murailles
qui annoncent un grand emplacement. Il frappe; un portier aveugle vient
lui répondre.

  [79] Le Chevalier, vingt ans: charmant jeune homme fait à ravir; une
    de ces physionomies si rares qui allient à la noblesse la douceur,
    l'expression et la vivacité. Il revient de Malte ayant fait ses
    caravanes. Absent de France depuis quelques années, il a tout le
    savoir-vivre, toute la candeur dont ses pareils, surtout ceux de la
    défunte cour, ont eu, depuis ce temps à peu près, l'affectation de
    se dispenser. (N.)

LE PORTIER, _en dedans et porte close_.--A qui en voulez-vous?

LE CHEVALIER, _en dehors_.--A Mme Durut.

LE PORTIER.--C'est ici. Etes-vous seul? à pied? à cheval? en voiture?

LE CHEVALIER.--Je suis seul, mes chevaux m'attendent plus loin; je suis
à pied.

LE PORTIER, _courant_.--C'est bon! entrez. (_Le Chevalier entre, la
porte se referme aussitôt; une grille borne le passage du côté de la
cour._) On va vous ouvrir la grille. Il est inutile de parler à l'autre
portier. Sourd, il ne vous entendrait pas; muet, il ne pourrait vous
répondre. Vous irez à droite, le long du portique, jusqu'à l'angle de la
cour.

Le sourd, qui a vu le Chevalier, vient ouvrir la grille. Dès qu'il a
passé, cet homme referme, tandis que le Chevalier va du côté qu'on lui a
indiqué[80]. On entend un coup de sifflet très bruyant.

  [80] Cette combinaison de deux portiers, dont chacun est privé d'un
    sens fort nécessaire, fut imaginée par les anciens Aphrodites, et
    les vieux serviteurs ont été conservés. La plupart des choses qu'on
    voudrait tenir secrètes sont ébruitées par les valets, s'il y en a
    dans la confidence. Comment pourrait-il transpirer au dehors que
    madame une telle, monsieur un tel sont venus, si, de deux personnes
    nécessaires à leur introduction, la première ne voit point, et si la
    seconde, fixée dans l'intérieur, ne peut recevoir ni faire aucun
    rapport (N.)?

MADAME DURUT[81], _avertie par le sifflet, déjà sur la porte et ouvrant
ses bras avec une surprise mêlée de plaisir_.--Jour de Dieu! qui s'y
serait attendu! Te voilà donc de retour, mon beau bijou? Est-ce bien
toi, mon fils? (_Ils se sont joints et s'embrassent avec la plus vive
amitié._)

  [81] Mme Durut, trente-six ans, brune, blanche, dodue, irrégulièrement
    jolie, très bien conservée et fort piquante encore; fille d'une
    femme de charge, elle fut nourrie dans la maison du père du
    Chevalier. Non seulement elle a soigné l'enfant, mais elle s'est
    fait son précepteur d'amour; quand il a eu seize ans elle lui a ravi
    ses désirables prémices. Mme Durut est bonne, vive, étonnamment
    active, non moins intriguante, et dominée par un indomptable
    tempérament, qui a décidé de sa vocation quand elle a brigué le
    pénible mais amusant et lucratif emploi de concierge de l'hospice
    des Aphrodites. (N.)

LE CHEVALIER.--Oui, maman, arrivé d'hier soir, et bien pressé de vous
revoir!

MADAME DURUT.--Ah! point de vous, je t'en prie. Comme le voilà grand et
beau, ce cher enfant! (_Le prenant par la main._) Viens, mon toutou.
(_Elle lui fait traverser la cour et le conduit à un pavillon du
meilleur style._) Sais-tu bien qu'il y a quatre mortelles années que je
n'ai vu mon cher Alfonse ni reçu de lui la moindre nouvelle!

LE CHEVALIER.--Tout autant, je l'avoue, mais il n'y a pas eu de ma
faute, je te le jure. (_Il s'est interrompu frappé de l'élégance et du
bon goût d'un appartement qu'on lui fait traverser pour l'amener enfin à
un délicieux boudoir._) Mais dis-moi, ma bonne, as-tu fait fortune
depuis mon départ? ce séjour diffère étrangement du modeste hôtel garni
que tu tenais il y a quatre ans.

MADAME DURUT, souriant.--Il s'est fait quelque heureux changement dans
mes petites affaires; nous aurons tout le temps d'en causer ensemble.
(_Lui sautant au cou._) Mais comme il a tourné ce polisson-là! Eh bien!
n'avais-je pas raison de dire à ton imbécile de père... Oh! mais ce
n'est pas ce grand dadais-là qui t'a fait, je l'ai toujours soutenu à ta
maman.

LE CHEVALIER.--Ne va pas m'apprendre qu'elle ait pu en convenir. (_Il
l'embrasse._)

MADAME DURUT.--Je leur soutenais donc, quand ils se plaignaient de ta
figure longtemps équivoque, que tu serais un jour le plus joli cavalier
de Paris... C'est pourtant moi, Fanfan, qui ai eu la gloire de t'avoir
mis dans le monde, ce fut moi qui t'appris... hein? tu souris, fripon!

LE CHEVALIER, _caressant_.--Cette gloire est bien peu de chose pour toi,
ma chère Durut: c'est à moi de m'enorgueillir d'avoir eu, en fait de
galanterie, le plus admirable précepteur.

MADAME DURUT, _le prenant dans ses bras_.--Ce cher enfant, qui ne
l'aimerait à la folie!

LE CHEVALIER.--Je suis venu tout exprès, maman, pour me faire redire que
tu m'aimes toujours un peu.

MADAME DURUT.--Un peu, petit ingrat! que ne peut-on, sans se donner un
complet ridicule, te prouver à quel point on t'aimerait encore! Mais
parlons d'autre chose.

LE CHEVALIER, _avec feu_.--Non, non, chère Agathe!

MADAME DURUT, _lui serrant la main_.--Bon cela, tu viens de me rajeunir
de dix ans en me donnant mon nom de fille. (_Elle soupire._) Ah! le bon
temps, mon coeur!... Mais pour aujourd'hui, c'est assez. J'ai sur toi
des vues qui me prescrivent de te ménager. (_On entend trois coups de
sifflet très vifs._) Pour le coup, il faut que je te quitte.

LE CHEVALIER.--Que vais-je devenir?

MADAME DURUT, _sonne et ouvre une porte déguisée_.--Passe là-dedans, tu
trouveras du chocolat et quelqu'un dont tu as besoin: on aura soin de
toi. Nous dînons ensemble. Songe que tu es mon prisonnier pour tout le
jour, sans adieu. (_Elle sort._)


TANT PIS TANT MIEUX

LA DUCHESSE[82], MADAME DURUT

  [82] La duchesse de l'Enginière, très grande femme, proportions
    fortes, sans épaisseur et sans mollesse. Traits et caractère de
    Junon. Grands airs, principes hardis, conduite imprudente. Belle
    peau, belles dents, superbes cheveux châtain-brun. Tempérament moins
    ardent qu'exigeant et capricieux. En tout une femme infiniment
    agréable pour ses favoris et pour les femmes dont le goût est de
    s'inscrire sur la liste de ses amants; mais peu goûtée des hommes
    qu'elle traite moins bien, et cordialement détestée de tout le reste
    de son sexe. L'âge? A peu près vingt-trois ans, dont on avoue
    dix-neuf. (N.)

LA DUCHESSE, _dans le déshabillé le plus négligé, mais le plus coquet,
et avec beaucoup d'agitation_.--Je vous avoue, ma chère Durut, que vous
m'étonnez à l'excès en m'apprenant que le comte n'est point encore
arrivé.

MADAME DURUT.--D'après son billet d'hier, madame la duchesse, il devrait
être ici depuis une heure.

LA DUCHESSE.--Et... à défaut de sa présence, pas un mot aujourd'hui!...
Je ne suis pas une femme ridicule, je conçois qu'on peut être retardé,
tout à fait empêché même par quelque fâcheux contretemps, mais du moins
on a des égards, on fait un message, et l'on n'expose pas une femme de
ma sorte à se trouver au dépourvu pendant peut-être tout un jour.

MADAME DURUT.--Ici, madame, vous ne devez pas avoir cette crainte.

LA DUCHESSE.--A la bonne heure, mais je pouvais consacrer cette journée
à des occupations qui, certes, m'auraient bien valu ce qu'à le mettre au
plus haut prix M. le comte pourra me procurer d'agrément.

MADAME DURUT.--Que voulez-vous que je vous dise, madame? Il est galant
homme, et je lui connais pour vous des sentiments...

LA DUCHESSE, _avec feu_.--Oh! je suis bien la très humble servante de
ses sentiments; on ne me paye point avec cette monnaie. Je veux du plus
solide. Il y a quelque chose là-dessous, ma bonne; ceci m'a tout l'air
d'un tour, et je le trouverais très mauvais, je vous jure. (_Elle a
changé dix fois de place pendant cette conversation; elle secoue sa
badine avec plus que de l'humeur._) Vite, un de vos gens à cheval; qu'on
coure chez le comte; qu'on y prenne langue; si l'on ne peut me le
trouver sur-le-champ, qu'il soit lancé tout le jour de place en place,
autant qu'on pourra se mettre, au fait de sa marche, et qu'enfin on me
l'amène mort ou vif!

MADAME DURUT.--Charmante vivacité! qu'il est heureux, ce cher comte,
d'exciter une aussi flatteuse inquiétude!

LA DUCHESSE, _brusquement_.--Trêve aux flatteries; je ne suis pas de la
meilleure humeur... et...

MADAME DURUT.--Là, là, madame la Duchesse, épargnez-moi. Il est agréable
de vous louer, mais on peut sans effort vous obéir, quand vous exigez
qu'on ménage votre modestie.

LA DUCHESSE, _allant et venant_.--M. le comte, M. le comte!... (_A Mme
Durut._) Mais vous m'avez entendue et vous êtes là encore! Allez donc!
ordonnez donc! on veut me faire devenir folle aujourd'hui! En vérité,
madame Durut, vous remplissez très mal, je dis très mal, les devoirs du
poste que vous occupez ici.

Madame Durut, qui par malice ne s'était pas pressée, va enfin servir
l'impatience de cette femme altière, mais en s'éloignant elle fait une
mine d'irrévérence et presque de mépris, que, par bonheur, la Duchesse,
occupée de se regarder dans une glace, ne peut apercevoir.

LA DUCHESSE, _seule, toujours agitée, se lève, s'assied, fredonne un
air, soupire avec oppression, et tire enfin avec vivacité le cordon
d'une sonnette. Un jockey paraît._

LE JOCKEY[83].--Qu'y a-t-il pour le service de Madame?

  [83] Le jockey--ébauche d'un joli subalterne, timidité, petits
    moyens.--Chez Mme Durut, quiconque fait le service domestique est
    tenu à d'autres complaisances encore. On en avertit une fois pour
    toutes le lecteur afin qu'il accorde à ces êtres en sous-ordres un
    peu d'intérêt. (N.)

LA DUCHESSE, _avec colère_.--Ce qu'il y a pour mon service? Un bain, et
un autre que toi pour m'y servir. La Durut? Qu'elle rentre et me parle à
l'instant (_Seule._) Oh! tout ceci va mal; l'établissement dégénère à
faire pitié!

MADAME DURUT, _accourant_.--Me voici. On va partir; votre comte se
retrouvera sans doute; mais, pour Dieu! Madame la Duchesse un peu de
sang-froid, et ne tourmentez pas, à propos de rien, des gens qui vous
sont dévoués de toute leur âme. Voilà mon pauvre Loulou[84] que vous
avez rudoyé, je gage, et qui s'en va le coeur gros, versant des larmes.

  [84] Mme Durut prend à ce Loulou un intérêt particulier, et, le
    gardant pour elle jusqu'à nouvel ordre, elle n'a garde de s'offenser
    des reproches que va lui faire la duchesse, d'avoir un balourd qui
    ne devine pas les caprices des belles dames à demi-mot. (N.)

LA DUCHESSE.--Ah! c'est que j'ai aussi sur le coeur sa bêtise de l'autre
jour.

MADAME DURUT.--Qu'a-t-il donc fait?

LA DUCHESSE.--L'animal me sert au bain, tremble comme si j'étais
apparemment un tigre, un crocodile! Je daigne lui faire nombre de
questions, il ne sait y répondre. J'ai un caprice, il ne sait le
deviner; je le lui explique aux trois quarts, il ne comprend rien, et
mon butor me quitte après mes avances humiliantes! Mais vous ne savez
pas, madame Durut, mettre à la porte des balourds de cette espèce!

MADAME DURUT.--C'est un bon petit diable; il a craint de vous offenser.

LA DUCHESSE.--Eh! morbleu! que n'avez-vous plutôt des insolents qu'on
puisse souffleter pour ce qu'ils oseraient de trop, que ces timides
inutiles, qui vous servent ric-à-ric avec un sot respect! (_Elle hausse
les les épaules._) Mon bain est-il commandé?

MADAME DURUT.--Oui, sûrement.

LA DUCHESSE.--Je mangerai un morceau, des drogues, ce qui se trouvera;
comme me voilà désorientée à crever de dépit, j'attendrai ici l'heure de
la seconde pièce des Italiens.

Le Jockey reparaît pour avertir que le bain est prêt. Comme la Duchesse
marche du côté de la porte...

MADAME DURUT, _avec un peu de mystère, l'arrête et lui dit à voix
basse_.--Si madame voulait permettre, je lui offrirais pour aujourd'hui
le service d'un nouveau venu...

LA DUCHESSE.--De quel sot encore?

MADAME DURUT, _saluant_.--C'est mon neveu; il est tout neuf, à la
vérité, peu au fait du service des bains; j'ose cependant me flatter
qu'il contenterait madame.

LA DUCHESSE.--Cela a-t-il un peu de figure, de tournure?

MADAME DURUT.--Il n'est pas mal. Au reste, il arrive de province ce
matin, et la fatigue du voyage fait un peu de tort à ses agréments
naturels... mais...

LA DUCHESSE, _avec impatience_.--En voilà dix fois de trop! (_Avec
ironie._) Les agréments naturels du neveu de Mme Durut, voilà de
l'intéressant au moins! Pauvre petit enfant gâté! Monsieur votre neveu,
délicieux personnage, a fait une longue course? Il est fatigué? Eh bien!
Madame Durut, qu'il se délasse, et recouvre à loisir ses agréments
naturels.

MADAME DURUT.--Fort bien, je n'avais garde d'interrompre cette tirade
d'orgueil et d'humeur d'une dame de cour à qui l'on manque de parole.

LA DUCHESSE, _interrompant avec courroux_.--Si l'on me manque de parole,
songez à ne pas me manquer de respect!...

MADAME DURUT.--Ma foi! madame la duchesse, si nous voulions, le décret
du 19 juin nous dispenserait de bien des formes[85]; mais à Dieu ne
plaise que j'oublie mon devoir. D'ailleurs vous connaissez le faible que
j'eus toujours pour vous. Je veux la paix, et pour cela j'insiste pour
que vous daigniez voir mon Alfonse.

  [85] 1790. Ce fut la nuit de ce fameux jour qu'une poignée d'ivrognes
    biffa sans retour toute la noblesse passée, présente et à venir!
    Quel immortel service! (N.)

LA DUCHESSE, _avec aigreur_.--Ah! c'est _mon Alfonse_! Ces gens ont la
fureur de se donner des noms... Eh! madame Durut, pourquoi votre neveu
ne se nomme-t-il pas tout uniment Nicolas, Claude, François? Voilà ce
qui convient tout à fait à des gens de votre étoffe.

MADAME DURUT, _un peu piquée_.--Vous verrez que je ferai débaptiser mon
neveu pour entourer ses patrons au gré de votre vanité! quoi qu'il en
soit, voyez-le; qu'il se nomme Alfonse ou Nicolas, c'est un charmant
garçon; je n'en rabattrais pas une épingle. Souffrez que j'aie l'honneur
de vous servir au déshabiller, et qu'ensuite...

La duchesse, sans dire oui ni non, va du côté de son bain; Mme Durut
suit et la déshabille; tout cela se passe en silence.

LA DUCHESSE.--Quelque livre...

MADAME DURUT.--De quel genre, madame?

LA DUCHESSE, _avec humeur_.--Autre bêtise! Du genre que j'aime
apparemment.

MADAME DURUT.--Ah! j'entends. (_Elle disparaît un instant, et revient
deux volumes à la main._) Voici _Ma conversion_, du célèbre Mirabeau et
le _Petit-fils d'Hercule_.

LA DUCHESSE.--Quant au premier ouvrage, je l'aimais assez avant cette
exécrable révolution, à laquelle l'auteur a tant pris de part, mais un
renégat destructeur de la noblesse et des titres ne mérite plus que ses
victimes daignent sourire à ses gaîtés. Donnez-moi le _Petit-fils
d'Hercule_.

MADAME DURUT.--Le voilà... Par exemple, ce serait le cas... Mon neveu
lit comme un ange.

LA DUCHESSE.--Elle a le diable au corps avec son neveu! J'aurais bien
plutôt fait de céder à cette présentation que de chercher à m'y
soustraire. Allons, voyons donc M. Alfonse; que j'aie le rare avantage
de faire connaissance avec M. Alfonse Durut!

Dès que la duchesse a eu cette velléité de consentir, Mme Durut s'est
mise à écrire sur une carte ce qui suit:

  «Viens, mon cher Alfonse, mettre à fin une délicieuse aventure: c'est
  avec une duchesse, que je te donnerai pour une actrice de province.

  «Toi, je te fais mon neveu. C'est une faiblesse que j'ai: il faut en
  passer là. Point de bottes, le ruban noir en poche; un peu de
  niaiserie... accours[86].»

  [86] Il est bon de rappeler aux minutieux que maintenant les affaires
    de plaisir se traitent en très petits caractères, tracés avec des
    plumes de corbeaux: ainsi l'avis de Mme Durut a pu tenir tout entier
    sur une carte. (N.)

Mme Durut sonne, parle bas au jockey, qui disparaît avec la carte; en
même temps, la duchesse, qui a parcouru les estampes du _Petit-fils
d'Hercule_, continue:--Gravures détestables. Les artistes qui se mêlent
de décorer ces sortes d'ouvrages ne devraient-ils pas avoir autant
d'esprit et d'usage que les auteurs eux-mêmes!... je veux dire que ceux
qui en ont comme celui-ci, qui paraît terriblement bien connaître et nos
goûts et nos caprices. Voyez, Durut. (_Elle lui montre la planche d'une
duchesse sollicitant à genoux les complaisances du héros._) Ici, par
exemple, on a voulu représenter une de nous; ce n'est pas la posture ni
l'intention que je blâme, nous sommes bien capables de tout cela, mais,
comme ce bélître de dessinateur a pensé le grand habit! Cette femme
n'a-t-elle pas plutôt l'air d'une reine de Saba que d'une dame du
palais?... C'est à faire pitié! (_Elle jette le livre au loin avec
mépris.--En même temps le chevalier vient montrer sa jolie mine à
travers la porte, qu'il entr'ouvre avec une feinte timidité._)

LE CHEVALIER, _à Mme Durut_.--On dit, ma tante, que vous me demandez?

LA DUCHESSE, _avec étonnement_.--Quoi! c'est là votre neveu?

MADAME DURUT.--Lui-même. (_Souriant._) Peut-il entrer?

LA DUCHESSE.--Assurément. (_Au chevalier, d'un ton amical._) Entrez,
monsieur. (_Le chevalier entre. Bas à Mme Durut._) On n'a pas une plus
charmante figure.

MADAME DURUT, _au chevalier_.--Fais tes remerciements à madame, à qui je
viens de parler de ta vocation pour le théâtre, et qui veut bien
s'intéresser en ta faveur auprès du directeur d'une troupe dont elle est
la première actrice. (_La duchesse agréablement surprise du tour qu'a
choisi Mme Durut, sourit, et lui serre la main en signe d'approbation._)

LE CHEVALIER, _saluant la duchesse_.--Ah! madame que de bonté!

LA DUCHESSE.--Je n'aurai pas grand mérite à seconder vos vues, monsieur.
Je prétends, au contraire, me faire de ma négociation un droit à la
reconnaissance de celui de qui votre adoption va dépendre. (_Elle attire
à elle Mme Durut pour lui parler à l'oreille._) Mais c'est un ange que
ce neveu-là! (_Le chevalier s'est écarté pour feindre la discrétion._)

MADAME DURUT, _bas_.--Je ne voulais pas vous en faire tout de suite un
grand éloge.

LA DUCHESSE, _bas_.--J'étais bien devant mon jour, je l'avoue, quand je
me défendais de le voir: je suis femme à raffoler de lui. (_Haut._)
Monsieur Alfonse, ayez la complaisance de relever ce livre et de me le
rapporter... (_Il obéit; pour recevoir le livre de ses mains, la
duchesse a la coquetterie d'écarter si bien la toile dont sa baignoire
est enveloppée, que rien n'empêche le chevalier d'y voir complètement
cette belle en état de pure nature. Aussi ne manque-t-il pas de plonger
un regard furtif sur tant d'appas. En même temps la duchesse fixe avec
méditation sur lui des regards qui par degrés s'animent de tous les feux
du désir: leurs yeux venant enfin à se rencontrer, ils rougissent l'un
et l'autre. La duchesse continue:_) Vous me trouvez un peu curieuse?
C'est que j'ai pour principe qu'on peut saisir à certain point, dans une
physionomie, les indices du caractère; je cherchais donc à démêler dans
le vôtre à quel emploi, pour la comédie, vous pouviez être plus propre.
Il me semble que celui de jeune premier est le seul qui vous convienne.

MADAME DURUT, _au Chevalier_.--C'est celui qu'on nomme dans le monde les
_Amoureux_. (_A la duchesse._) Il n'est pas au fait; il faut lui
expliquer les choses. (_Au chevalier._) Te sens-tu des dispositions, là,
franchement?

LE CHEVALIER, _vivement_.--Oh! oui, ma tante, d'infinies (_baissant les
yeux..._) surtout s'il s'agit d'entrer dans une troupe où madame...

LA DUCHESSE, _interrompant_.--Je crois vous entendre. (_A Mme Durut._)
Il n'est pas sans esprit.

MADAME DURUT, _un peu bas_.--Je m'en suis toujours doutée, et je suis
sûre que, si vous aviez la bonté de lui communiquer un peu du vôtre, il
ferait en peu de temps des progrès admirables.

LA DUCHESSE, _moins bas_.--Soyez assurée, ma chère Durut, qu'il n'y a
rien que je ne suis capable de faire pour votre neveu... Il rougit!

Il est divin!

Cette rougeur, très vraie, provient de l'impression plus que douce que
fait sur le très impressionnable jeune homme la fréquentation de ses
yeux sur une infinité de charmes. On siffle pour Mme Durut.

MADAME DURUT, _souriant_.--Excusez-moi, mes enfants. (_Elle sort._)

LA DUCHESSE, _à Mme Durut, comme pour la rappeler_.--Eh bien! eh bien!
(_Au chevalier._) Votre tante est la meilleure femme de l'univers, mais,
entre nous, elle perd l'esprit. Y a-t-il du sens à s'en aller sans me
laisser personne qui puisse m'aider à sortir du bain?

LE CHEVALIER.--Je croyais, Madame, que vous y étiez depuis bien peu de
temps. Mais, quand il vous plaira d'en sortir, j'aurai soin de vous
procurer tout ce qui pourra vous être nécessaire.

LA DUCHESSE.--C'est parler raisonnablement. Mais votre tante est
vraiment folle, comme je vous le disais: n'imaginerait-elle pas que
j'allais me servir de vous-même!

LE CHEVALIER.--Permettez, madame, que je sois neutre dans cette
occasion. Si, de peur de vous déplaire, je n'oserais vous contredire, il
n'en est pas moins vrai que ma tante pensant à me procurer tant de
bonheur, je ne puis aussi la blâmer.

LA DUCHESSE, _gaîment_.--Cela est clair, je suis condamnée.

LE CHEVALIER.--Il serait heureux pour moi que de vous-même vous
voulussiez bien avoir tort.

LA DUCHESSE, _finement_.--Monsieur Alfonse, vous n'êtes pas tout à fait
aussi neuf qu'on a voulu me le persuader... Eh bien, je souscris à votre
arrêt, et vous allez être chargé seul de tous les petits soins d'usage.
L'effet que j'espérais de ce bain est absolument manqué... Je ne sais...
au lieu de me rafraîchir il m'a mise dans une agitation!... (_Elle se
met debout dans sa baignoire._) Je n'y peux plus tenir! (_Faisant face
au chevalier, elle expose ainsi dans tous leurs avantages ses plus
attrayants appas. Alfonse, malgré son inexpérience, fait tout ce qui
convient avec une adresse infinie. Ses larcins même ont une grâce qui
donne de lui la plus favorable opinion. Les détails de cette toilette
vont jusqu'à une espèce de pillage galant, pour lequel au surplus la
duchesse, sûre de son triomphe, affecte de donner les plus engageantes
facilités._)

Bref, la duchesse est... violée. La loi d'une guerre de siège est que le
vainqueur ne fasse aucun quartier quand la place succombe à l'assaut;
aussi notre adorable conquérant fait des siennes à toute outrance, darde
sa rosée de vie sans le moindre ménagement. Le peu de part que semble
prendre l'assiégée à la joie de ce triomphe ne veut pas dire qu'elle y
soit tout à fait insensible. Elle a goûté, peut-être en dépit
d'elle-même, le plus vif des plaisirs, mais à peine cet orage de bonheur
a-t-il fini pour elle, qu'elle laisse échapper de désobligeantes
expressions de repentir et de ressentiment. Nous n'en rapporterons que
ce qui est indispensablement nécessaire à la solution de l'énigme.

--Monstre! dit-elle dans un délire de fureur, tu te crois heureux!

Eh bien! si je suis grosse de ta façon, vil petit bourgeois, tu m'auras
assassinée, car je me brûlerai la cervelle!

Sans doute le lecteur ne s'attendait pas à ce dénouement, qui n'est pas
du tout analogue à l'imbroglio de la scène! Il faut le mettre au fait.
La Duchesse, par un de ces travers dont rien ne peut rendre compte, a
conservé de son origine allemande et de l'éducation qu'elle a reçue, le
préjugé de croire qu'une femme de haut rang se doit de ne mettre au
monde que de vrais gentilshommes. En conséquence, mariée depuis trois
ans, il lui est assez égal que les enfants qu'elle pourra donner à son
époux soient de lui ou du plus fécond des aide-maris qu'elle favorise:
le point essentiel est qu'aucun levain roturier ne puisse fermenter dans
ses nobles entrailles; elle a donc fait et tenu jusqu'alors le serment
de ne se livrer selon la nature qu'à des nobles. Or, elle est persuadée,
dans cette occurrence, que le bel Alfonse est le neveu d'une femme dont
la naissance est non seulement obscure, mais abjecte. Elle a du
caractère, nous l'avons dit en traçant son portrait, aussi, quelque
charmante qu'ait été pour elle la naissance de sa tentation, elle est au
désespoir d'avoir été entraînée. Elle avait tout autre projet: d'abord
celui de satisfaire un désir curieux, la vue d'un corps qu'elle
soupçonnait être admirable, lui promettait un grand plaisir. Pourquoi ne
pas le goûter en entier? Pourquoi se priver, par un peu de fausse honte,
de savoir si ce qui fait l'homme répondait chez Alfonse au reste de ses
perfections? De là le caprice de proposer le bain, d'aider à
déshabiller, d'exiger la chute du caleçon, etc... D'ailleurs, elle
supposait Alfonse novice, docile, capable de s'arrêter où elle le lui
prescrirait. Ensuite, la duchesse, par exemple, aime à la fureur, qu'une
langue complaisante et vive l'électrise et lui fasse oublier son être.
C'était à ce seul badinage qu'elle se proposait d'employer son beau
protégé. Mais point du tout! Le voilà qui a pris le mors aux dents et le
reste! Quel bonheur pour cette femme bizarre quand elle sera détrompée.
Quelle bonne scène ridicule pour le Chevalier, qui sent tout l'embarras
que se donne la duchesse, en sortant soudain de son rôle de femme de
théâtre pour outrer la hauteur d'une femme de cour!

Oublions-les pendant quelques moments, et voyons un peu ce qui se passe
ailleurs.


A BON CHAT BON RAT

A peine la duchesse est-elle au bain, que le comte (rencontré tout près
de l'hospice par l'émissaire) est arrivé. C'est à cette occasion qu'on
avait sifflé pour Mme Durut quand elle a si brusquement laissé seule la
Duchesse et le neveu supposé.

Mme Durut introduit le comte dans le même pavillon où elle avait d'abord
conduit le chevalier.

LE COMTE[87]. C'est qu'aussi la chère duchesse extravague; exiger de
moi, dans ma position, des entrevues de jour, c'est manquer totalement
de bon sens.

  [87] Le comte: ce que cet homme a de plus remarquable est son extrême
    suffisance; il n'est d'ailleurs ni bien, ni mal; mais il était
    ci-devant à la cour, et d'une liste dans laquelle les femmes telles
    que la duchesse choisissent volontiers leurs amis de boudoir. (N.)

MADAME DURUT.--Vous savez que, la nuit, elle ne peut ni sortir, ni vous
recevoir chez elle.

LE COMTE.--Jeter ensuite feu et flammes, parce que je ne suis pas à la
minute au rendez-vous où elle n'a rien de mieux à faire que de se
trouver même avant l'heure, c'est me tyranniser!

MADAME DURUT, _ironiquement_.--Je vous conseille de vous plaindre.

LE COMTE.--Où est-elle enfin?

MADAME DURUT.--Au bain.

LE COMTE.--Je vole auprès d'elle...

MADAME DURUT.--Non pas, s'il vous plaît (_On devine la véritable raison
de Mme Durut. Voici celle qu'elle donne:_) L'objet du bain est de calmer
le sang: or, nécessairement, l'explication que vous auriez ensemble
agiterait cette belle dame. Vous aurez donc la complaisance d'attendre
que j'aie pris ses ordres à votre sujet et rapporté sa réponse.

LE COMTE.--Vous avez raison, ma chère Durut; du caractère que nous lui
connaissons, elle ne manquerait pas de faire une scène: il faut
l'éviter. Mais je meurs de besoin! cloué, dès dix heures du matin, sur
les bancs de ce maudit Manège, d'où je me suis échappé comme un voleur,
sans attendre la fin de cette intéressante discussion... (_Quoique le
comte n'ait dit tout cela qu'en vue de faire l'important, Mme Durut,
sachant absolument très bien qu'il est absolument nul à l'Assemblée, et
se plaisant à faire des épigrammes à sa manière, coupe cette tirade:_)

MADAME DURUT.--Que prendrez-vous, monsieur le comte?

LE COMTE.--Une croûte grillée, avec un peu de vin d'Espagne.

MADAME DURUT.--On va vous servir à l'instant. (_Elle disparaît. Un
moment après le déjeuner du comte est apporté par Célestine[88], une
charmante fille qui passe pour être soeur de mère de Mme Durut._)

  [88] Célestine: à peine 20 ans, grande et belle blonde au plus frais
    embonpoint, richement pourvue de toutes les rondeurs et potelures
    que peuvent désirer tous les genres d'amateurs. Célestine a de
    grands yeux bleus plus animés que ne le sont habituellement ceux de
    cette couleur, et qui semblent demander à tout le monde l'amoureux
    merci. Sa bouche riante, ses lèvres légèrement humides ont le
    mouvement habituel du baiser. Cette fille est, parmi les femmes, ce
    qu'est, parmi les fruits une belle poire de doyenné, tendre et
    fondante. Célestine, désirée de tout le monde, aime tout le monde;
    aussi jamais cette bienfaisante créature ne put répondre non à
    quelque proposition qu'on ait eu le caprice de lui faire. Elle a de
    plus la gloire d'avoir remporté au concours la place de première
    essayeuse. On rendra compte en temps et lieu des fonctions et
    prérogatives de cet important emploi. (N.)


LE COMTE, CÉLESTINE

LE COMTE, _allant au devant_.--Quoi! C'est vous-même, belle Célestine,
qui prenez la peine...

CÉLESTINE.--Pourquoi pas, Monsieur le comte? On a toujours plaisir à
servir quelqu'un d'aimable.

LE COMTE, _avec un mouvement modeste_.--Ah! ce joli compliment met le
comble à vos attentions. (_Il la débarrasse du plateau._) Si vous
vouliez, charmante Célestine, que ce déjeuner devînt délicieux pour moi,
vous mouilleriez ce verre de vos lèvres de rose, et, buvant après vous,
je croirais recevoir un baiser.

CÉLESTINE.--Voilà qui est d'une galanterie bien quintessenciée! Pourquoi
demander de ma part un baiser par ricochet, quand je puis vous en donner
plutôt deux qu'un directement?...

LE COMTE, _la prenant avec transport_.--Est-on aimable? En vérité,
Célestine, vous surpassez tout ce qui vient ici...

CÉLESTINE, _interrompant gaiement_.--Chut! chut! songez que nous avons
quelque part certaine duchesse, et...

LE COMTE.--Bon! elle est au bain, si loin, si loin de nous!...

CÉLESTINE, _avec finesse_.--Mais si près, si près de votre coeur! (_Il
ne laisse pas d'entraîner Célestine jusque vers un fauteuil où il se
jette la tenant entre ses jambes._) Allons, Monsieur le Comte, de la
bonne foi dans les traités; vous n'êtes point ici pour moi.

LE COMTE.--Laissons, mon coeur, ces subtilités de délicatesse. Il y
aurait moyen de bien mieux employer les instants. (_Il chiffonne le
fichu._) Si vous m'aimiez un peu...

CÉLESTINE, _défendant faiblement sa gorge_.--Nous ne nous connaissons
point, pourquoi vous aimerais-je?... Vous êtes joli cavalier, pourquoi
ne vous aimerais-je pas?

LE COMTE, _s'animant_.--Elle est divine! Il y a un siècle, belle enfant,
que tu me trottes en cervelle; mais tu as précisément une de ces
sorcières de mines qu'il faut chasser de son imagination comme la peste,
si l'on ne veut pas s'enfiévrer.

CÉLESTINE.--Pourquoi, s'il vous plaît, me chasser si fort! Sachez que
j'aime beaucoup, moi, qu'on se passionne un peu pour mon petit mérite...
Mais voyez donc comme il m'accommode! (_Les tétons sont au pillage._)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

(_On supprime ici d'inutiles lambeaux de dialogue._)

CÉLESTINE[89] _acceptant l'assignat après quelques façons_.--Ne croyez
pas cependant que je veuille employer ce chiffon à réparer une sottise.
On dit qu'avant peu ce beau papier de votre fabrique ne sera plus bon
qu'à cet usage, mais en attendant, je vais bel et bien le convertir en
écus.

  [89] Le Comte donne à Célestine un assignat de 300 livres.

LE COMTE.--Tu me bats avec mes armes, friponne! Cela n'est pas
généreux...

Pour l'apaiser Célestine, se jetant à son cou, lui donne un de ces
baisers qu'elle a le talent de rendre si doux, et échappe à l'instant.
Il est bon d'avertir le lecteur que cette si complaisante Célestine
avait été députée au comte par Mme Durut, afin qu'il fût occupé tout le
temps qu'il faudrait à la duchesse pour s'arranger avec le charmant
Alfonse. On voit que Célestine ne pouvait s'acquitter mieux de son
agréable commission. Le Comte se purifie, aidé, comme l'a été le
Chevalier, par la jolie négrillonne. Ensuite, il déjeune, et attend, en
lisant quelques feuilles du jour, qu'on vienne enfin lui donner des
nouvelles de la Duchesse.


VIVE LE VIN! VIVE L'AMOUR!

LE COMTE, _au Chevalier, se levant brusquement_.--Je connais trop la
façon de penser de Mme la Duchesse pour pouvoir douter que vous soyez un
homme comme il faut; ainsi, monsieur, nous n'aurons probablement
ensemble qu'une explication très décente sur le hasard qui vous fait
recueillir le fruit d'un rendez-vous donné pour moi. Cependant, si par
malheur je me trouvais encore plus lésé que je ne suppose l'être...

LE CHEVALIER, _avec fierté_.--Qu'en serait-il, monsieur?

LE COMTE, _fièrement à son tour_.--C'est ce que je vous ferai savoir,
monsieur.

LE CHEVALIER, _se soulevant_.--Je n'aime pas à différer ces sortes
d'éclaircissements... (_Il s'échappe du lit et suit nu le comte, qui
vient de passer dans la salle de bain, où sont aussi les habits du
Chevalier._)

MADAME DURUT, _leur courant après_.--Holà! mes beaux champions! ce lieu
n'est pas du tout celui des scènes tragiques.

LA DUCHESSE, _accourant aussi, à Mme Durut_.--Arrêtez-les! ma bonne. Si
j'ai quelque empire sur vous, messieurs...

En même temps, Mme Durut a fermé la pièce à clef. Le Chevalier s'habille
en grande hâte. Mme Durut sert la Duchesse, qui en fait autant, marquant
par des mouvements presque convulsifs qu'elle éprouve quelque chose de
bien pénible...

LE COMTE.--Quel est ce jeune homme, madame Durut?

LA DUCHESSE, _vivement_.--Son neveu[90].

  [90] Ce mensonge a pour but à la fois et de vexer le Comte et de
    prévenir une affaire d'honneur. (N.)

LE COMTE, _feignant de se calmer, et d'un ton ironique_.--Digne choix,
en vérité! Je n'ai plus rien à dire. (_A Mme Durut._) Ouvrez-moi.

LE CHEVALIER.--On vous trompe, monsieur. Dans un moment je retourne à
Paris; si vous n'avez rien de mieux à faire que de m'y suivre, nous
pourrons causer en chemin et déterminer à quel point chacun de nous
offense son rival.

LE COMTE.--Je suis à vos ordres.

MADAME DURUT.--Cela vous plaît à dire: vous êtes tous deux aux miens.
Mais voyez donc un peu ces mutins! Sachez, mes beaux messieurs, que,
toute taquinerie cessante, vous ne sortirez pas d'ici que je le veuille
bien. Oh! vous êtes, en dépit de vos bouillants courages, tout à fait en
mon pouvoir.

La Duchesse ne sort des mains de Mme Durut que pour aller tomber
pesamment dans une bergère, où elle joue assez bien la défaillante.

LA DUCHESSE, _avec les mines convenables_.--Je me sens mal... Durut, de
l'eau de Cologne... des sels... de l'éther... Je n'en puis plus...
J'étouffe... je me meurs... (_Elle est pour lors immobile, dans
l'attitude la plus théâtrale, l'oeil fermé, mais sans que les roses des
joues et des lèvres aient pâli de la moindre nuance._)

LE CHEVALIER, _aux pieds de la Duchesse_.--Oh! ciel! quel malheur!

MADAME DURUT, _assez calme et donnant du secours_.--Là! là! ne vous
désespérez pas, cela n'aura pas de suites...

En effet, à peine a-t-on mis des sels d'Angleterre sous le nez de la
Duchesse, qu'un long soupir annonce la clôture de son évanouissement.

MADAME DURUT, _au Comte_.--Voilà pourtant, vilain homme, la belle
besogne que vous êtes venu faire ici! Que je déteste ces vaniteux! Tout
irait si bien, si l'on voulait ne mettre que de la folie à ce qui est
uniquement affaire de plaisir.

LE COMTE.--Vous verrez que c'est moi qui ai tort!

MADAME DURUT.--Assurément, et en tout point. Vous vous êtes conduit en
homme qui n'a pas le sens commun. Vous arrivez trop tard; premier tort,
d'autant plus inexcusable, qu'il est absolument volontaire; vous vous
montrez ici avec l'assurance et la brusquerie dont on blâmerait même un
mari: second tort; vous nous rompez tous en visière; plus grand tort qui
vous donne en même temps beaucoup de ridicule; la preuve en est à ce
qu'il vous a été forcé de voir et d'endurer. Répondez à tout cela. Eh!
morbleu! puisque, vous aviez assez joliment passé votre temps là-bas,
que n'y restiez-vous? Célestine aurait bien eu la complaisance de vous y
tenir plus longtemps compagnie.

LA DUCHESSE, _avec intérêt_.--Célestine!... Ils ont été ensemble?

MADAME DURUT.--Assurément et de la meilleure intelligence encore.


LES MÊMES, CÉLESTINE.

CÉLESTINE, _en dehors et frappant_.--J'entends qu'on parle de moi,
veut-on bien m'ouvrir?

Mme Durut ouvre et lui conte rapidement la querelle de ces messieurs.

CÉLESTINE, _gaîment_.--Fort bien! (_Au Comte._) Voilà donc, petit
perfide, comme je puis me fier à vos belles protestations! (_Avec une
menace badine._) Si j'étais babillarde, comme vous seriez grondé!
Allons, la paix, mes bons amis. (_Au Comte en lui montrant le
chevalier._) Voyez donc comme il est joli! Vous auriez la barbarie de
l'embrocher en face?

Les esprits sont déjà considérablement apaisés, la Duchesse et Mme Durut
souriant à l'épigrammatique plaisanterie de Célestine.

LA DUCHESSE, _au Comte d'un ton piqué_.--Il paraît, monsieur, que nous
ne sommes pas en reste l'un avec l'autre... (_D'un ton moins sec._) Que
tout ceci finisse donc convenablement. (_Elle lui tend la main._) Je
vous pardonne l'aimable Célestine; faites-vous de même une bonne raison
au sujet du charmant Chevalier... Touchez là.

LE COMTE, _obéissant_.--Vous avez tant d'ascendant sur moi... qu'il faut
bien en passer par ce que vous voulez. Allons, madame, qu'il n'en soit
plus parlé.

CÉLESTINE, _avec espièglerie_.--Oui dà! Cela est fort aisé à dire. Je ne
prends pas, moi, la chose aussi indifféremment. J'avais fait une
conquête; on m'avait juré les plus belles choses du monde; il faut que
mon compte se trouve à tout ceci. Je déclare donc que je m'empare de
monsieur (_du Chevalier_)... sauf à le restituer à qui il appartiendra
lorsque je croirai m'être suffisamment vengée.

MADAME DURUT.--La matoise! tout en riant, elle le fera comme elle le
dit, ou le diable m'emporte! Oh! je la connais! Mais pensons enfin au
solide; il faut dîner; qu'en pensez-vous, mes enfants?

LA DUCHESSE.--Je meurs d'appétit.

MADAME DURUT.--Eh bien! allons. Nos jeunes braves videront leur querelle
à table, et se battront à l'aise le verre à la main. (_Elle prend au
Comte une main; à Alphonse:_) La vôtre? approchez. (_Le Chevalier
approche. Elle réunit leurs mains._) La paix, au nom du plaisir!

LE COMTE.--De tout mon coeur. (_Ils s'embrassent._)

MADAME DURUT.--Je ne demande pas à madame la Duchesse si elle trouve bon
que nous ne nous séparions pas. Si sa conversion est sincère...

LA DUCHESSE, _interrompant_.--Très sincère, je te jure, ma chère Durut.
Il faut que Célestine et toi soyez des nôtres; je l'aurais exigé si tu
ne m'avais pas prévenue...

MADAME DURUT.--C'est parler, cela. Allons, je commence à espérer
qu'enfin on pourra faire quelque chose de vous. (_Mme Durut s'en va._)

Peu d'instant après, un des jockeys, qu'on connaît déjà, vient annoncer
qu'on a servi et conduit les convives à une pièce délicieuse. Elle
représente un bosquet dont le feuillage, peint de main de maître, se
recourbe en coupole jusque vers une ouverture ménagée en haut et d'où
vient le jour, à travers une toile légèrement azurée qui complète
l'illusion. On voit, sur le fond transparent, les extrémités des
feuilles et quelques jets élancés se découper avec une vérité frappante.
Tout autour de la pièce, aux troncs des arbres régulièrement espacés, on
voit attachée une draperie blanche bordée de crépines d'or, qui est
censée cacher tous les intervalles au-dessous du feuillage. Le bas est
une balustrade du meilleur style, peinte en marbre blanc et qui paraît
se détacher. Le tapis est un gazon factice parfaitement imité. A peine
s'est-on réuni dans cet agréable lieu qu'il y survient le dîner le plus
sensuel.

Le Duchesse, le Comte, le Chevalier, Célestine et Mme Durut sont à table
et mangent.

MADAME DURUT.--Vous ne paraissez pas penser à me remercier, cependant
vous avez l'étrenne de cette jolie salle, qui n'est achevée que depuis
quelques jours, et où je n'ai permis à qui ce soit d'entrer tandis qu'on
y travaillait.

LE CHEVALIER.--On ne pouvait penser rien de plus agréable, et
l'exécution en est parfaite.

LE COMTE.--L'architecte a un peu écouté aux portes. Je connais la
pareille salle, je dis absolument pareille, chez le marquis de[91]...

  [91] Le Comte a raison. Cette salle existe en original chez une dame
    fort célèbre, que les deux sexes déchirent également, les femmes,
    par hypocrisie, car elles ont son amour et lui prodiguent le leur,
    les hommes par un sot amour-propre, car près d'elle ils sont
    rarement heureux. Mais qui peut juger sans passion cette Sapho
    moderne ne peut s'empêcher de l'admirer et de l'aimer, et s'étonne
    de lui voir concilier de la manière la plus naturelle les goûts et
    les habitudes de la femme à la fois la plus légère et la plus
    frivole et la plus essentielle, la plus capricieuse en fait de
    plaisir, et la plus invariable en fait de sentiments. (N.)

MADAME DURUT, _interrompant_.--Je connais, je connais! assurément vous
pouvez connaître. Une chose n'a-t-elle donc de prix qu'autant qu'elle
soit unique? A boire! je passe ma vie à entendre d'insoutenables gens
comparer, épiloguer, au lieu de jouir...

CÉLESTINE, _interrompant_.--Et ma bouillante soeur se fâcher au lieu de
manger! cela ne revient-il pas au même?

LA DUCHESSE.--Célestine a raison, et je suis enchantée, Durut, qu'elle
vous ait prise sur le fait. Savez-vous que vous devenez d'une humeur...

MADAME DURUT, _avec surprise_.--Et vous aussi? A votre tour, messieurs,
grondez-moi. J'ai donc de l'humeur? Eh bien! il faut la noyer dans le
bourgogne. (_Elle s'en fait donner une bouteille et se verse une
rasade._) A vos santés...

LE COMTE.--. J'aime mieux cela que de la morale.

On boit à la ronde. Ils mangent tous du meilleur appétit et boivent à
proportion. Avec le second service on a apporté des vins délicieux. Les
entremets sont ingrédientés de manière à ne pas permettre que de tels
convives conservent longtemps leur sang-froid et demeurent à table sans
s'agacer. Quoique le Chevalier ait fait passablement des siennes, il se
sent déjà des velléités pour cette friponne de Célestine, dont il est
voisin, et qui joue avec lui de la prunelle, à faire sauter le bouchon.
La vue de plus de la moitié de ses merveilleux tétons (_qu'elle découvre
sous prétexte d'y pourchasser un peu de pain qui la blesse_) achève de
mettre en rut l'inflammable jouvenceau. Cependant il s'observe assez
bien pour ne pas se mettre dans le cas d'offenser la Duchesse, qui le
guette du coin de l'oeil. De son côté le Comte croit de son honneur
qu'avant qu'on se quitte, la Duchesse ait fait aussi quelque chose pour
lui. Durut, qui ne perd rien de tout ce manège, rit sous cape, et déjà
se doute de ce qui va suivre. Au dessert, les gens renvoyés, la
conversation s'anime par degrés et devient des plus polissonnes. En
voici un léger échantillon:

MADAME DURUT.--A propos, madame la Duchesse, il y a longtemps que vous
n'êtes venue par ici avec ce grand lévrier... cet étranger si blond, si
pomponné!...

LA DUCHESSE.--Elle me divertit avec son lévrier, c'est justement un
Danois... l'Opéra me l'a enlevé...

CÉLESTINE.--L'Opéra ne vous a pas enlevé grand chose. Cet homme est bien
le plus glacial bande-à-l'aise! (_Gaîment._) Nous sommes tous garçons
ici?

LA DUCHESSE, _souriant_.--Il a donc l'avantage de vous connaître?

CÉLESTINE.--Oh! ne m'en parlez pas. J'eus un jour, je ne sais par quel
caprice d'avoir quelqu'un d'encore plus blond que moi, le malheur de
m'aventurer avec ce beau monsieur; cela fut d'un nul!... Il est vrai
qu'il resta sur le champ de bataille un diamant, mais vivent les gens
qui savent les faire gagner!

LA DUCHESSE, _sentant une atteinte_.--Comte, j'ai des cors, je vous en
avertis. (_Elle sourit._)

MADAME DURUT.--Oh! je le reconnais au langage des pieds. Chez moi,
certain soir qu'il s'agissait d'enivrer un provincial et de lui souffler
sa jolie femme, ne voilà-t-il pas mon maladroit qui, à table, en face du
couple, se trompe et croyant faire une gentille à madame, nous appuie
amoureusement un pied sur l'orteil goutteux du mari. Celui-ci de jeter
le cri de quelqu'un qu'on mettrait à la broche et de retirer les jambes
si promptement, si fort et si haut qu'il soulève la table et renverse
tout ce qui la couvrait. Figurez-vous le baccanal, le tracas, la
consternation d'une femme peu faite, alors, à de pareils événements!...
Il est vrai que, depuis, nous en avons fait une rude lame... Comte, vous
pouvez certifier ce que je dis.

LE COMTE, _froidement_.--Qu'en faites-vous?

MADAME DURUT.--C'est du véreux maintenant. Elle vient encore dans ma
maison de Paris, pour les moines.

LA DUCHESSE.--Fi!

LE COMTE,--Quant à moi, je l'ai totalement perdue de vue, il y a bien
six mois, depuis qu'elle m'a débauché mon valet de chambre.

CÉLESTINE.--Ce fut surtout pour vous un grand crèvecoeur que de perdre
ainsi deux maîtresses à la fois?

MADAME DURUT.--Pourquoi pas trois? car la dame ne se faisait pas
beaucoup prier pour faire le thème en deux façons.

LE COMTE.--De la méchanceté! Il est assez plaisant qu'on gronde ici des
sortes de caprices, tandis qu'on veut bien les laisser en paix dans la
société. Vous voilà trois femmes: laquelle de vous osera jurer de
n'avoir jamais varié la manière de faire des heureux?

CÉLESTINE.--Monsieur le comte voudrait nous confesser apparemment! Quant
à moi, je ne suis pas pressée de m'accuser de péchés dont il est très
possible que je n'aie aucun repentir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un excellent café, suivi des liqueurs les plus fines, termine ce
voluptueux dîner.

Le Comte très pressé (_ou qui feint de l'être_) d'assister à l'auguste
pétaudière, part tout de suite dans son rapide cabriolet. La Duchesse
reste. L'adroite et complaisante Célestine prête son ministère pour la
mettre en état de paraître au spectacle. Le Chevalier dont on a renvoyé
les chevaux, et qui n'a rien de mieux à faire que de se reposer, suit
aux Italiens son équivoque conquête, qui l'enlève dans un vis-à-vis
d'une élégance achevée, attelé de deux anglais sans prix pour la vitesse
et la beauté.


L'OEIL DU MAITRE

MADAME DURUT, CÉLESTINE

Elles sont dans le logement de la première et sont occupées de compter.
Chacune a sous les yeux un livre de dépense, dont elle vérifie les
articles.

MADAME DURUT.--J'ai fait.

CÉLESTINE.--Et moi aussi, bien juste en même temps que toi.

MADAME DURUT.--A combien, d'après ton addition, se monte la dépense du
mois?

CÉLESTINE.--A neuf mille six cent quatre-vingt-quatre livres douze sols.

MADAME DURUT.--Barême ne serait pas plus correct que nous; j'ai le même
total à six deniers près.

CÉLESTINE.--Tu as raison; six deniers: je les oubliais à cette colonne.

MADAME DURUT.--La recette?

CÉLESTINE.--Dix mille huit cent quatre-vingt-seize livres huit sols...
sans deniers pour le coup.

MADAME DURUT.--On ne peut mieux. Eh bien! Célestine, quel est le métier,
le commerce soi-disant honnête qui produirait par mois, à raison de nos
fonds, un bénéfice net de douze cent douze livres cinq sols six deniers,
tous frais et bien des petites fantaisies satisfaites, dont le prix se
trouve englobé dans la masse des dépenses?

CÉLESTINE.--L'observation est juste. Encore ce mois-ci n'a-t-il pas
beaucoup donné.

MADAME DURUT.--Sans compter que j'ai réduit de près de mille écus les
mémoires des bâtiments depuis l'approbation des comptes.

CÉLESTINE.--Tout doux, s'il vous plaît, ma chère soeur; j'ai réduit est
bientôt dit! Oubliez-vous, que ce rabais, c'est à moi qu'on en a
l'obligation, puisque j'ai fait ce qu'il fallait pour que M. du Bossage
y souscrivît?

MADAME DURUT.--Tu cries, Mademoiselle, avant qu'on écorche! Tiens,
regarde, lis: «Trois cents livres de gratification à Mlle Célestine pour
le dixième d'une épargne de trois mille livres qu'elle a procurée à
l'établissement». Et cela sans préjudice de ta part d'associée.

CÉLESTINE.--C'est parler, cela, et j'aurais d'autant plus mauvaise grâce
à me faire trop valoir, que ce petit pince-sans-rire d'artiste s'est
donné les airs de me le mettre[92] sept fois pendant la nuit qui fut le
pot-au-vin de votre arrangement.

  [92] Entre soeurs on ne se gêne pas. (N.)

MADAME DURUT.--Sept fois! mon coeur; oh! sur ce pied, ce sera moi, ne
t'en déplaise, qui lui compterai, le 30, les mille livres qu'il doit
recevoir. Je ne me prévaudrai nullement des dix jours de grâce, et
j'espère bien qu'en faveur de mon exactitude à payer, il daignera me
faire tâter de son savoir-faire.

CÉLESTINE.--Rien de plus assuré, car il m'a dit plus de trois fois, à
travers les beaux transports qu'il me témoignait, que tu devais être une
excellente jouissance...

MADAME DURUT, _interrompant_.--Je m'en pique...

CÉLESTINE _interrompant_.--Mais que tu lui en imposais.

MADAME DURUT.--Le pauvre garçon! Il est bien trop bon d'avoir peur de
moi! Qu'il vienne! je lui ferai connaître qu'on m'apprivoise assez
facilement, et que les gens qui parlent par sept, ont le plus grand
droit de tout oser avec leur très humble servante. Mais poursuivons
notre besogne: combien d'abonnements reste-t-il encore à faire payer?

CÉLESTINE.--D'abord... celui du commandeur de Palaigu.

MADAME DURUT.--Qui? ce grand _jeudi_[93] qu'on dit malade d'un
satyriasis incurable? Après? (_On reprend le travail._)

  [93] Chez les Aphrodites on nomme _jeudis_ ces messieurs qui, tout au
    moins partagés entre l'oeillet et la boutonnière, avaient pour jour
    de solennité le jeudi, en l'honneur de Jupiter, le Villette de
    l'Olympe comme tout le monde sait. Les femmes qui avaient la
    complaisance de se prêter au goût de messieurs les jeudis sont
    connues sous le nom de _Jannettes_ (de Janus), à cause de leur
    double manière de faire des heureux. Les amateurs de ces sortes de
    femmes se nommaient, en conséquence _Janicoles_. Les _Andrins_, en
    petit nombre, étaient ceux qui, ne faisant cas d'aucun charme
    féminin, ne fêtaient que des Ganymèdes.

CÉLESTINE.--Ici viennent quelques articles véreux. Plusieurs
aristocrates émigrants avaient écrit pour que leur abonnement continuât,
ils en doivent le montant, et ils sont notés pour leur part des dépenses
casuelles. Sans doute ils se flattaient de n'être pas aussi longtemps
atteints, mais n'ayant point assisté, peut-être refuseront-ils d'entrer
en compte?

MADAME DURUT.--Fi donc! Quel horrible soupçon! Ils paieront, Célestine.
C'est de l'or en barre. Oh! s'il s'agissait de quelque dette d'un autre
genre, comme pour habits, voitures, fournitures de domestiques, il y
aurait peut-être à batailler pour le paiement; mais quand il est
question pour ces messieurs de demeurer Aphrodites, de n'être pas rayés
avec ignominie de la plus heureuse liste, crois qu'ils y regarderont de
plus près[94].

  [94] Un statut de la dernière rigueur supprimait les mauvais payeurs.
    Les délais étaient très courts.

CÉLESTINE.--Peut-être?

MADAME DURUT.--Je te dis que leur dette envers l'établissement est
sacrée, et qu'ils sont bien trop avisés pour manquer d'y faire honneur.

CÉLESTINE.--Soit. J'admire, en effet, comment, tandis que tout le monde
a l'air de mourir de faim, nous voyons venir ici nos habitués les poches
pleines.

MADAME DURUT.--Tu serais bien plus surprise encore de voir les joueurs,
quand nous aurons une partie, ils regorgent d'or. Ce n'est pas que les
espèces manquent, mais on n'ose en laisser voir, et plus on se refuse,
par hypocrisie, pour de vrais besoins, ou pour un luxe extérieur que
maintenant il est dangereux d'afficher, plus, en revanche, on est en
état de faire des sacrifices pour de secrets plaisirs. Après?

CÉLESTINE.--Rien de plus en souffrance, quant aux abonnements; mais
voici quelques non-valeurs d'un autre genre: «Prêté à Mme de Braiseval,
quinze louis». Elle devait les rembourser au bout de huit jours, le mois
est près de finir.

MADAME DURUT.--Passons: le lendemain du prêt, je me suis fait rendre ces
quinze louis par un vieil oncle de Mme de Braiseval, assez sot pour être
amoureux, gratis, de sa banale nièce. Si le pauvre diable savait à quel
usage elle avait employé cet argent, il se repentirait bien, ma foi,
d'en avoir fait le sacrifice. C'était pour récompenser le solide service
d'un sauteur de chez Nicollet, qu'elle venait de distinguer, mais non
pas comme Mlle Célestine distingue le commandeur.

CÉLESTINE.--Si l'on jette des pierres dans mon jardin, gare la revanche!
Au fait: quand Mme de Braiseval parlera de payer, il faudra lui donner
quittance?

MADAME DURUT.--Etourdie! que dis-tu? Il faudra recevoir[95].

  [95] Elle est un peu friponne, cette Mme Durut. (N.)

CÉLESTINE.--Et si l'oncle a par hasard avec elle un éclaircissement!

MADAME DURUT.--Il l'aura probablement. Où sont les hommes assez généreux
pour obliger incognito? Mais, pour lors, tu n'auras pas su, j'aurai
négligé d'enregistrer cette recette et ne t'aurai prévenue de rien. Tu
me renverras la dame, que je menacerai auprès de mon mari, de quelques
confidences de ma part qui n'iraient à rien moins qu'à la faire coffrer
pour le reste de sa vie. (_Avec un air de mystère._) N'ai-je pas fourni
à cette Messaline jusqu'à trois cents suisses en un jour!

CÉLESTINE, _soupirant_.--Grand bien lui fasse! Avance à la vicomtesse de
Chatouilly, neuf cent soixante livres en différents articles.»

MADAME DURUT.--Cela sera bien payé. En attendant, cet argent n'est pas
sorti de la maison. Il s'est répandu en petits salaires sur toute la
marmaille mâle et femelle que je puis enrôler, Mme la Vicomtesse a le
talent d'occuper ici cette espèce pendant des matinées entières à se
faire dorlotter, manioter, tripoter, baisoter, suçoter, peloter à six
francs par heure pour chaque individu.

CÉLESTINE.--Voilà, par exemple, une bizarre fantaisie!

MADAME DURUT.--D'autant plus bizarre que si, par malheur, quelqu'un de
ces petits êtres avait l'ombre d'un poil follet où tu sais, la dame
furieuse le mettrait brutalement à la porte et me laverait la tête
d'importance. Mais est-on bien ras, bien scrupuleusement imberbe, ce
sont de sa part des transports! un délire! Après cela, c'est son tour de
fêter tous ces petits engins, toutes ces petites moniches. C'est à
mourir de rire, en vérité.

CÉLESTINE.--Et c'est là tout ce qu'elle fait?

MADAME DURUT.--Le plus souvent, il faut bien qu'elle s'y borne;
quelquefois pourtant un marmot précoce se trouve de douze à treize ans,
bon à quelque chose.


NOTE DU CENSEUR

MAITRE DE LA SOCIÉTÉ DES ANTIQUITÉS DE C...

On ne sait souvent où une langue va puiser ses richesses. J'ai vu des
Français se creuser la tête pour trouver l'origine du mot gamahucher, et
dire ensuite qu'il était de pure fantaisie.--Point du tout, messieurs;
il existe au fond de l'Egypte une secte de bonnes gens qui rendent un
culte à l'ami de Priape. Je ne cite ni l'ouvrage où j'ai trouvé ce
renseignement important, ni l'auteur trop grave et trop national pour ne
pas se courroucer s'il se voyait nommer dans des écrits bouffons qui
décèlent évidemment la futilité d'un esprit aristocratique. Je prie donc
le lecteur de m'en croire sur ma parole, comme j'ai cru le voyageur sur
la sienne... Or, il me semble que le mot _Quadmousié_, apporté d'Egypte
en France, peut fort bien s'être altéré pendant la traversée.
L'essentiel est que le culte lui-même se soit exactement transmis et
sans doute perfectionné parmi nous. Quant à la racine de l'expression,
elle peut bien être adoptée sans difficulté par une nation qui de
Rawensberg[96] a fait Ratisbonne; Liège, de Luik; La Haye, de
S'Gravenhaag, etc., et qui, d'après ses conventions alphabétiques, nomme
Shakespear le génie que nos voisins, d'après les leurs, nomment
Chekspir. Il convient, dis-je que cette nation reconnaisse cette savante
étymologie. Je réclame de plus contre l'innovation de l'ignare abbé
Suçonnet[97], qui ne fait dériver son terme que du grec, tandis que les
Grecs auxquels il fait l'honneur de l'invention même, pourraient fort
bien n'avoir fait qu'emprunter des Orientaux une pratique qui ne
pouvait, au surplus, être connue nulle part sans y être adoptée et
maintenue avec ferveur.

  [96] Nerciat se trompe: c'est de Regensburg que l'on a fait en
    français Ratisbonne.

  [97] L'abbé Suçonnet, dont Célestine parle ailleurs, remplace
    _gamahuchage_ par _glottinade_. «M. Suçonnet, qui est docteur,
    prétend que rien n'est plus significatif, et qu'il convient
    absolument d'emprunter du grec le nom d'une volupté dont les Grecs
    nous ont transmis l'usage».


POST-FACE DES ÉDITEURS

Dès la fin de 1791, les Aphrodites de Paris et de la province se
préparaient à se dissoudre. Quantité d'individus des deux sexes
s'étaient d'avance expatriés. De ce nombre le prince Edmond, que des
circonstances infiniment heureuses avaient rappelé dans son pays, et la
nouvelle grande-maîtresse Eulalie, qui, par des circonstances inutiles à
déduire se trouvait dans le cas d'accepter enfin, sans manquer à la
délicatesse, le riche legs que le malheureux comte de Scheimpfreich lui
avait destiné; cette dame, disons-nous, et le prince s'étaient
passionnément occupés de préparer à ceux des Aphrodites qui étaient
dignes de survivre à la fraternité de Paris, un asile en pays étranger
et les moyens de placer avec avantage ce que l'Ordre conserverait encore
de richesses, après que tous les confrères (soit volontairement dégagés,
soit congédiés) seraient remboursés. Les comptes scrupuleusement ajourés
par des frères financiers d'une probité à toute épreuve, l'Ordre
survivant se trouva riche encore de 4.558.923 livres que des frères
banquiers trouvèrent moyen de faire sortir adroitement du royaume.
L'industrieux M. du Bossage s'était chargé, de plus loin, de dénaturer
en fait de constructions tout ce qui caractérisait l'Ordre et ses divers
objets, de même que de faire parvenir à sa nouvelle destination tous les
détails transportables de décoration et d'ornement. Comme presque rien
n'était réel, que les machines, surtout difficiles à renouveler en pays
étranger, l'entreprise du transport était moins difficile que
minutieuse; son utilité infinie l'emportait d'ailleurs sur toute espèce
de considération. Mme Durut, Célestine, Fringante et quelques camillons
des deux sexes suivirent à la file les fréquents envois, où Ribaudin
signala dans la conduite secrète de cette partie de l'opération, son
excellente tête, sa présence d'esprit, sa vigueur de caractère, et
justifia parfaitement l'honneur imprévu qu'on lui avait fait en se
rangeant unanimement sous sa loi. Quand tout l'ordre fut écoulé, corps
et biens, sa feue Révérence sortit la dernière; elle porte aujourd'hui
le nom de Martinfort, et continue à prouver qu'on peut être de très
nouvelle noblesse, avoir porté par système un uniforme odieux, avoir
même précédemment été moine, sans être, comme certains dédaigneux le
pensent, un homme vil, parce que l'on n'aurait pas été fait pour monter
dans les carrosses du Roi.

La journée funeste du 10 août 1792 suivit de bien près le départ de
l'héroïque Martinfort. Plusieurs Aphrodites réformés périrent dans cette
bagarre; un plus grand nombre d'eux encore, dont même quelques dames,
subirent les horreurs du 3 septembre suivant; mais, par bonheur, nul
frère, nulle soeur de ceux et celles que nos cahiers ont fait connaître,
ne furent du nombre des victimes. En général, aucun de nos acteurs n'a
mal tourné, sinon le pauvre Trottignac, son mauvais ton, quelques propos
indiscrets en faveur de cette liberté qui promet tant aux gens sans
élévation d'âme et sans fortune, ayant déplu, sur les bords du Rhin, à
quelques fougueux émigrés, curieux d'ailleurs du sort d'un pied plat,
étalon de quatre jolies femmes, ces messieurs, disons-nous, se
persuadèrent que l'écuyer Trottignac était un _propagant_. En
conséquence ils le jetèrent, pour le laver, dans le fleuve: il s'y noya:
On les blâma fort. Tant de zèle était diamétralement au rebours des vues
d'union et d'humanité qu'avaient les chefs de l'émigration, et dont ils
n'ont cessé de recommander l'observation à leurs nobles cohortes. Mais
il y avait bien d'autres abus, on n'y remédiait point, et Trottignac, à
bon compte, était _ad patres_ pour la plus grande gloire de la
contre-révolution.

Les Aphrodites rénovés ont maintenant, dans un pays que nous ne pouvons
nommer, un asile délicieux, des statuts épurés et des sujets d'élite. On
nous a flatté d'une prochaine concession de matériaux pour la suite de
notre histoire, ou plutôt pour une histoire tout à fait nouvelle. Nous
comptons d'autant plus sur la solidité de cet engagement, que M. Visard,
notre ami particulier, conserve, en partage avec un homme de lettres du
pays, aussi de nos amis, son précieux emploi d'historiographe.




TABLE DES MATIÈRES


    Introduction                                                       1
    Essai bibliographique                                             37

  LE DOCTORAT IMPROMPTU                                               57
  MONROSE OU LE LIBERTIN PAR FATALITÉ                                105
  MON NOVICIAT OU LES JOIES DE LOLOTTE                               135
  LE DIABLE AU CORPS                                                 151

    Réveil                                                           155
    L'abbé Boujaron                                                  172
    Le domestique coiffeur                                           176
    Une fête projetée                                                183
    Les invités à la fête libertine                                  188

  LES APHRODITES                                                     203

    C'est toi! c'est moi!                                            208
    Tant pis tant mieux                                              212
    Vive le vin! vive l'amour!                                       225
    L'oeil du maître                                                 233
    Note du censeur                                                  238




BIBLIOTHEQUE DES CURIEUX

EXTRAIT DU CATALOGUE


POÉSIES COMPLÈTES DE BRANTOME

RECUEIL D'AULCUNES RYMES DE MES JEUNES AMOURS

Première édition intégrale augmentée des autres poésies de l'auteur.
Publiée avec préface, dépouillement du manuscrit, notes, variantes et
glossaire, par Louis PERCEAU.--Un vol. in-8º carré de 307 pages... 25
fr.

Il a été tiré quelques exemplaires sur Arches au prix de... 75 fr.
l'exemplaire.

Les poésies de Brantôme sont en partie inédites. Elles le sont même en
très grande partie, pourrait-on dire, puisque l'édition fort défectueuse
qui en fut faite en 1881 est aujourd'hui très rare. Elle était
d'ailleurs incomplète, un sentiment exagéré de pruderie ayant incité
l'éditeur à passer sous silence les pièces écrites avec cette liberté
d'expression qui a rendu célèbre le «conteur» des _Dames Galantes_.
Toutes les jeunes amours de Brantôme défilent dans ces vers galants
adressés à ces «belles et honnestes dames» de l'escadron volant de
Catherine de Médicis, dont les faits et gestes alimentaient la chronique
scandaleuse du temps. Des notes, en grande partie tirées du _Recueil des
Dames_ et d'autres mémoires de l'époque, ajoutent un commentaire piquant
à ces _Rymes_ amoureuses et galantes. Ajoutons que M. Louis Perceau a
établi le texte des poésies avec un soin particulier, et qu'il s'est
livré à un dépouillement complet du manuscrit de Brantôme, fait précieux
pour l'histoire littéraire. Le _Recueil d'aulcunes Rymes_ est un ouvrage
parfait qui séduira à la fois les érudits, les bibliophiles et les
curieux de notre histoire poétique et galante.


L'HISTOIRE GALANTE DU XVIIIe SIÈCLE

par Jean HERVEZ

Dans les quatre volumes de _L'Histoire Galante du XVIIIe siècle_, Jean
Hervez a voulu établir, avec la sincérité de l'interviewer, la «manière»
dont aima le XVIIIe siècle qui, on peut le dire, fut essentiellement
amoureux de l'amour. C'est aux chroniqueurs légers, aux conteurs malins,
aux chansonniers alertes, voire même aux folliculaires ou pamphlétaires
indiscrets, qu'il a demandé les secrets du coeur, les secrets
d'alcôve--c'est un peu la même chose en un monde passionné--des
Souverains et de leurs favorites, des abbés et des grandes dames, des
grands seigneurs et des vendeuses d'amour.

L'illustration, toute documentaire, est empruntée aux maîtres du pinceau
de l'époque, les Fragonard, les Boucher, etc.

Chacun des quatre volumes de _L'Histoire Galante_ forme un tout complet
et se vend séparément. Chaque volume du format in-12 carré, orné de
quatre belles illustrations hors-texte, est présenté sous une élégante
couverture illustrée. Les quatre tomes de l'ouvrage sont parus:

    I.--LA RÉGENCE GALANTE (Le Régent, ses Filles, ses Maîtresses).
   II.--LES MAITRESSES DE LOUIS XV, LE BIEN-AIMÉ.
  III.--LE PARC AUX CERFS ET LES PETITES MAISONS D'AMOUR.
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Nerciat (1/2), by André-Robert Andréa de Nerciat and Guillaume Apollinaire

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or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org



Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
volunteers and employees are scattered throughout numerous
locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
date contact information can be found at the Foundation's web site and
official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

    Dr. Gregory B. Newby
    Chief Executive and Director
    [email protected]

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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