The Project Gutenberg eBook of Sauvageonne, by André Theuriet This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Sauvageonne Author: André Theuriet Release Date: November 14, 2021 [eBook #66725] Language: French Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SAUVAGEONNE *** Sauvageonne PAR ANDRÉ THEURIET DIX-SEPTIÈME ÉDITION PARIS PAUL OLLENDORFF, EDITEUR, 28 bis, RUE DE RICHELIEU, 28 bis 1894 Tous droits réservés. DU MÊME AUTEUR La Maison des Deux Barbeaux.--Le Sang des Finoël. 1 vol. gr. in-18 3 fr. 50 Les Mauvais Ménages. 1 vol. gr. in-18 3 fr. 50 Michel Verneuil. 1 vol gr. in-18 3 fr. 50 Eusèbe Lombard. 1 vol. gr. in-18 3 fr. 50 Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège. S’adresser, pour traiter, à M. PAUL OLLENDORFF, Editeur, rue de Richelieu, 28 _bis_, Paris. Il a été tiré de cet ouvrage quinze exemplaires sur papier vergé de Hollande. SAUVAGEONNE PREMIÈRE PARTIE I Les cloches de la petite église d’Auberive sonnaient le dernier coup de vêpres. Les deux chiens-loups de l’épicier Sausseret, dont les nerfs étaient sans doute désagréablement ébranlés par le timbre grêle de la sonnerie, s’étaient élancés hors de la boutique de leur maître, et, le nez en l’air, les oreilles couchées, accompagnaient les cloches d’un long glapissement plaintif. Deux ou trois dévotes, frileusement enveloppées dans des pelisses à capuchon, leur paroissien à la main, se hâtaient vers l’église, dont la flèche pointue dépassait les arbres du quartier des Corderies: on voyait leurs silhouettes noires se détacher en perspective sur le cailloutis blanc de la rue montante. Le nouveau garde-général, Francis Pommeret, sortit à son tour de l’auberge du _Lion d’or_, où il logeait, et suivit la route qui coupe le village dans sa longueur. Le garde-général était en tenue: tunique verte serrée sur les hanches, pantalon gris à la hussarde, képi à galon d’argent et gants de peau de daim. Installé depuis peu, il avait choisi ce dimanche de février pour faire ses visites d’arrivée. Il cheminait lentement entre les maisons basses qui bordent la route; de temps en temps, un coin de rideau se soulevait à une fenêtre et deux yeux curieux dévisageaient le nouveau fonctionnaire. Le jeune homme, du reste, valait la peine qu’on le regardât. Grand, bien découplé, la taille fine, la poitrine bombée, la barbe blonde en éventail, l’air aimable et l’œil caressant, il semblait très fier de sa bonne mine et de ses vingt-quatre ans épanouis. Issu d’une famille bourgeoise médiocrement rentée, mais chargée d’enfants, il avait honnêtement pioché au collège, était entré dans un rang honorable à l’école forestière, et, après deux ans de stage dans une ville de l’Est, l’administration venait de le nommer garde-général à Auberive.--Pour un forestier pur sang, ce village de cinq cents âmes, perdu au cœur de la montagne langroise, eût été une résidence de choix: trois lieues de forêts faisaient alentour la solitude et la paix, et de magnifiques futaies abritaient presque de leurs branches extrêmes les jardins et les vergers de la localité. Seulement Francis Pommeret n’avait pas le feu sacré; il était entré dans l’administration forestière, non par goût, mais parce qu’il fallait choisir une carrière, l’exiguïté du patrimoine paternel ne lui permettant pas de vivre en oisif. Son choix avait été principalement déterminé par la perspective des deux années d’école à Nancy et par l’idée de porter un joli uniforme. Francis était avant tout un mondain, un amoureux de la vie élégante et remuante des grandes villes. En l’embrassant, le jour des adieux, sa mère lui avait remis pour son argent de poche une centaine d’écus, épargnés sou par sou, et lui avait dit: «Maintenant, mon ami, c’est à toi de te tirer d’affaire; un garçon bien élevé et joliment tourné peut arriver à tout avec de l’ordre et de l’entregent. Sois économe, tâche de te créer de belles relations et de dénicher une héritière que tu épouseras...»--Sur la route, en boutonnant ses gants, Francis Pommeret se remémorait cette dernière allocution maternelle, et, dans sa barbe soigneusement peignée, ses lèvres ébauchaient une légère grimace.--Au fond de ce pays de loups, pensait-il, les belles relations doivent être aussi rares que le trèfle à quatre feuilles, et, quant aux héritières, il est fort douteux que j’en rencontre jamais une dans les sentes broussailleuses de la forêt!... Tout en monologuant ainsi intérieurement, il était arrivé devant la maison du percepteur. C’était sa première visite. Il agita vivement le pied-de-biche suspendu à un fil de fer et, après avoir patiemment attendu quelques secondes, personne n’accourant à son coup de sonnette, il poussa l’huis entre-bâillé et se trouva dans une cour remplie de poules. Des cris d’enfants partirent d’un corps de logis passablement délabré et se mêlèrent au gloussement des volailles effarouchées. A la fin, une porte s’ouvrit, et une femme encore jeune, en jupe d’indienne et en camisole du matin, avec des cheveux ébouriffés sous un bonnet de nuit posé de travers, parut sur le seuil. Francis Pommeret la héla d’un ton dégagé et lui demanda si M. Petitot était chez lui. Sur la réponse embarrassée, mais négative de la jeune femme, Francis tira une carte de son carnet et la lui remit négligemment en lui recommandant de ne pas oublier d’exprimer ses regrets «à son maître.» A certain mouvement des lèvres et des yeux, et à une rougeur subite qui monta au visage de la dame, le garde-général soupçonna tout à coup que celle qu’il venait de traiter en servante était la propre femme du percepteur. Ayant la conscience de sa bévue, il salua gauchement et sortit.--Joli début! songea-t-il, je me suis déjà fait une ennemie. Chez le juge de paix, chez le notaire et chez le médecin, il trouva visage de bois: le premier était allé chasser des poules d’eau sur l’étang de Rouelles, les deux autres avaient été appelés au dehors par leurs fonctions. Maintenant venait le tour du curé; les vêpres étant finies, le garde-général jugea le moment opportun pour se présenter au presbytère:--une antique maison bien confortable, bâtie discrètement entre cour et jardin, avec un seuil où des lauriers-thyms fleurissaient dans des caisses de bois peint en vert. Dès que Francis eut décliné sa qualité, la sœur de M. le doyen, vieille fille étique, à la mine austère et prudente, l’introduisit dans le salon orné de tableaux de sainteté et d’une vaste bibliothèque. L’abbé Cartier, sec lui-même comme un brin de fagot, était assis devant la fenêtre, à contre-jour. Il se leva de son fauteuil de paille pour recevoir le visiteur. Francis vit un grand corps décharné, perdu dans les plis d’une soutane neuve, un front maigre en surplomb au-dessus de deux cavités renfoncées où des yeux noirs perçants luisaient comme dans un soupirail, un nez droit, affilé du bout et deux lèvres minces, rentrées, sardoniques, qui s’entr’ouvraient pour lui souhaiter la bienvenue. --Enfin, songea-t-il en s’asseyant, voilà au moins une créature intelligente. --Vous habitez depuis peu notre pays, monsieur le garde-général? commença le prêtre, en ramenant sur ses genoux les plis de sa soutane, car je n’ai pas encore eu le plaisir de vous voir aux offices du dimanche. Francis répondit qu’il était arrivé depuis huit jours. Le curé eut un hochement de tête contristé, où le jeune homme crut voir un reproche indirect. M. le doyen pensait sans doute que l’absence de son nouveau paroissien à la grand’messe du matin était un signe trop évident d’indifférence religieuse. --Vous succédez, reprit l’abbé avec un soupir, à un homme que nous regrettons tous; votre prédécesseur apportait un zèle méritoire à l’accomplissement de ses devoirs et il faisait l’édification de la paroisse. Ici un second soupir comme pour dire:--Je crains bien qu’il ne soit pas remplacé sous ce rapport.--Francis, pour changer la conversation, parla des richesses forestières de la localité. --Notre pays, répliqua brièvement le prêtre, n’offre pas beaucoup de distractions aux étrangers. --Pourtant, hasarda le garde-général, il y a quelques ressources de société. --Ici, chacun est tout entier à ses occupations, et on se voit peu... Autrefois, les fonctionnaires trouvaient un accueil hospitalier à la Mancienne, chez le maître de forges, mais depuis la mort de M. Lebreton, sa veuve ne reçoit plus... comme de juste. --Son deuil est récent? --M. Lebreton est mort depuis neuf mois à peine... C’est une grande perte pour la paroisse... Il faisait beaucoup de bien. La conversation languissait. Francis se leva et, voulant essayer de gagner le cœur du prêtre avant de prendre congé, il s’extasia sur la bibliothèque et demanda la permission d’y puiser quelquefois. --Oh! dit le curé avec une modestie voulue, je n’ai là que des livres utiles à l’exercice de mon ministère... Aucun ouvrage profane... Néanmoins, ajouta-t-il, tandis que ses lèvres minces ébauchaient un sourire poliment ironique, si vous êtes amateur de lecture, je possède la collection des pères grecs et latins, et je la mets à votre disposition. Là-dessus il reconduisit son visiteur jusqu’à la rangée des caisses de lauriers et le congédia avec un salut cérémonieux. Francis Pommeret, un peu déconfit, se rabattit chez la receveuse des postes, dont la maison, blanchie à la chaux et proprette, formait l’angle de la place de l’église. Après être entré dans le couloir obscur réservé au public, n’ayant pu parvenir à découvrir une sonnette, il prit le parti de chercher à tâtons la poignée d’une porte, derrière laquelle il entendait un bruit d’ustensiles de ménage. Cette porte céda brusquement et s’ouvrit toute grande. --C’est toi? s’écria une voix de femme; ferme vite, ma chère, à cause des chats. Puis, tout à coup, s’apercevant de sa méprise, la même voix poussa un cri étouffé et se confondit en excuses pendant que Francis se nommait. La pièce où il se trouvait, mal éclairée par une fenêtre étroite, était déjà à demi pleine d’ombre. En jetant un coup d’œil rapide sur les murs et l’ameublement, le garde-général vit qu’elle servait à la fois de cuisine et de salle à manger. La table de toile cirée, placée au centre, était couverte de vaisselle; sur le brasier de la cheminée, un rôti de veau cuisait dans une _coquelle_ de fonte, emplissant la chambre d’un grésillement et d’une odeur de graisse bouillante. Une jeune personne, debout devant la cheminée, regardait le visiteur d’un air effaré et murmurait des phrases décousues. Autant que la faible lumière venant de la fenêtre permettait d’en juger, elle pouvait avoir vingt-cinq ans et sa toilette était fort négligée: jupe noire et caraco de laine grise, laissant voir un cou assez blanc et des bras nus jusqu’aux coudes. De la figure tournée à contre-jour, Francis ne distinguait que des contours assez rondelets et deux petits yeux, étoilés par les lueurs du brasier. --Je suis vraiment confuse, répétait-elle; ma sœur est allée au chapelet et je suis restée à la maison pour préparer le souper... Veuillez donc vous asseoir, monsieur, et m’excuser de vous recevoir ici. Francis répondit que c’était à lui de s’excuser et fit mine de se retirer en regrettant de n’avoir pas rencontré la receveuse. --Mais elle ne tardera pas à rentrer, je vous assure, insista la jeune fille, partagée évidemment entre l’embarras de se montrer en déshabillé et le désir de connaître le nouveau garde-général. Il se décida à prendre le siège qu’on lui offrait et s’assit en face de la _coquelle_, qui continuait à chanter violemment et dont le bruit couvrait parfois la conversation des deux interlocuteurs. Ce tapage augmentait encore la confusion de la jeune ménagère; elle était fort troublée de recevoir l’étranger d’une façon aussi peu cérémonieuse et, d’un autre côté, elle n’avait pas le courage de le conduire dans le salon sans feu, dont les volets étaient clos et où il aurait fallu allumer des bougies, c’est-à-dire se montrer en plein dans le désordre de sa toilette de cuisinière. Pour déguiser son embarras, elle causait avec une volubilité nerveuse, faisant à la fois les demandes et les réponses. --Vous n’êtes pas à Auberive depuis longtemps, monsieur... Depuis une semaine, je crois?... Comment trouvez-vous le pays?... Point très gai assurément... C’est un véritable trou, et il n’y a personne à voir. --Cependant, objecta Francis, on m’a parlé de la maison de Mme Lebreton... --La Mancienne? oh! elle n’est plus gaie comme autrefois... La mort de M. Lebreton a tout changé. --Sa veuve est inconsolable, à ce qu’il paraît. --Inconsolable, c’est beaucoup dire, répliqua la sœur de la receveuse: le défunt était plus âgé qu’elle, et très bourru... Je ne crois pas qu’elle le regrette tant que cela. --Elle est jeune? --Jeune... si l’on veut!... Trente-quatre ans, au moins. --Ce n’est pas encore la décrépitude, reprit Francis en riant, et elle peut se remarier. --Sans doute; pourtant je ne pense pas qu’elle s’y décide. Elle n’a pas d’enfants, mais elle a adopté une orpheline dont elle s’est entichée et qu’elle fait élever au Sacré-Cœur... En tous cas, si elle se remarie, ce ne sera pas à Auberive, et, de toute façon, on ne recevra plus guère à la Mancienne. Mme Lebreton a pris le pays en grippe et elle passe presque tout son temps à Dijon. La receveuse ne rentrait pas; la _coquelle_ était devenue silencieuse, mais une vague odeur de roussi qui s’en dégageait semblait inquiéter la jeune fille; il était évident que le rôti brûlait, et elle n’osait le retourner en présence de cet étranger. Elle devenait distraite et ne quittait pas des yeux le couvercle; elle finit par le pousser discrètement du pied: il tomba et le pétillement de la graisse bouillante recommença. Réveillés par ce bruit strident, deux canaris dans leur cage furent pris à leur tour d’un besoin démesuré de se mettre à l’unisson, et leurs voix luttèrent bientôt d’acuité avec le grésillement du morceau de veau. Francis Pommeret, agacé et craignant d’être forcé de prolonger encore sa visite si, par hasard, la receveuse s’avisait de rentrer, se leva brusquement et prit congé. Il avait à peine fermé la porte qu’il entendit la jeune fille se précipiter désespérément vers son rôti à demi carbonisé. Dès qu’il fut dehors, il aspira longuement l’air humide; sa poitrine était oppressée, il éprouvait une sorte d’engourdissement général, comme si l’odeur de renfermé qu’exhalaient ces intérieurs campagnards et le ronron monotone des phrases insignifiantes qu’on y échangeait eussent produit sur son cerveau l’effet d’une drogue stupéfiante.--Le jour tirait à sa fin, et le crépuscule, tombant en nappes grises du haut des grands bois aux teintes bistrées, ajoutait encore sa mélancolie au malaise moral du jeune Pommeret. Le tintement grêle des cloches avait recommencé, et les aboiements rageurs des chiens de l’épicier les accompagnaient de nouveau. --Et c’est dans un pareil milieu que je suis condamné à végéter trois ans, cinq ans peut-être! se disait le garde-général en descendant le cailloutis qui mène à la promenade d’_Entre-deux-Eaux_; je ne sortirai d’ici qu’enragé ou idiot. Il marchait maintenant sous les branches moussues des vieux tilleuls de la promenade. A droite et à gauche, les deux bras de l’Aube qui longent la chaussée ruisselaient avec un doux sanglotement sur leur lit pierreux; le ciel, teint des rougeurs saumonées des soirs d’hiver, se reflétait dans l’eau courante, et Francis Pommeret songeait avec tristesse aux joyeuses soirées de dimanche passées jadis à la _Pépinière_ de Nancy en compagnie de ses camarades de promotion, tandis que la musique militaire jouait des valses de Métra sous les grands arbres, et que de belles dames aux jupes frissonnantes passaient et repassaient le long des pelouses. Il lui restait à faire sa visite au château de la Mancienne. D’après ce qu’il avait appris chez le curé et au bureau de poste, il y avait peu de chance pour qu’il fût reçu par la maîtresse du logis; néanmoins il ne pouvait se dispenser de déposer sa carte. A l’extrémité de la promenade, il aperçut les murs et la grande grille de la Mancienne. Entre les volutes et les oves de fer forgé, il distinguait le château avec son double perron, sa façade blanche, ses fenêtres aux carreaux empourprés par le couchant et son parc aux profondeurs silencieuses. Il poussa une petite porte entre-bâillée et entra, après avoir agité une clochette dont le tintement fit accourir la concierge. --Non, monsieur, répondit-elle à la question du visiteur, madame est absente... Elle est à Dijon... Madame ne se plaît pas ici pendant l’hiver; elle y a trop peur et elle n’y rentrera qu’après Pâques. Tandis que la concierge parlait, les yeux de Francis suivaient curieusement les allées sablées et tournantes qui se perdaient dans l’ombre des massifs, puis reparaissaient au loin, jaunissantes parmi la verdure des pelouses. --Puis-je me promener un moment dans le jardin? demanda-t-il. --Certainement, monsieur... Madame a toujours permis aux personnes du pays d’y venir le dimanche. Vous pouvez vous y promener à votre loisir. Francis Pommeret usa de la permission, et, faisant le tour de la maison d’habitation, suivit lentement les circuits des allées, qui tantôt s’enfonçaient sous la nuit déjà épaisse des sapins, tantôt s’étalaient à l’aise en plein ciel. Le parc, entouré de murs, occupait le bas des deux versants de l’étroite vallée. La petite rivière, partagée en une vingtaine de ruisselets tapageurs, s’éparpillait tout à travers, miroitant dans l’herbe, sautillant sur les roches, disparaissant sous des ponts rustiques pour reparaître un peu plus loin entre deux franges de roseaux desséchés. Des groupes de bouleaux, des massifs de pins argentés découpaient sur les gazons leurs silhouettes grêles ou vigoureuses. Au loin, entre les arbres effeuillés, on apercevait la façade postérieure du château, avec sa toiture d’ardoise violacée, ses persiennes closes et son perron solitaire abrité sous une marquise vitrée. Tout cet ensemble avait un aspect large, opulent, qui faisait plaisir à voir. Dans ce milieu tranquille et confortable, Francis Pommeret se sentait revivre; ses poumons jouaient plus librement; il lui semblait qu’il respirait des bouffées de luxe et de bien-être. Il s’était assis sur un banc de bois, au pied d’un bouquet de platanes; il regardait avec une joie mélancolique les arbres centenaires, les pièces d’eau, les longues pelouses vaporeuses et les hautes lisières des bois de Montavoir, où la lune se levait. Seul, dans ce parc endormi, il se complaisait à bâtir de fantastiques châteaux en Espagne, qu’il peuplait de chimères souriantes. Le bruit lointain des sabots de la concierge sur les pavés de la cour le réveilla soudain de son rêve. Il s’aperçut que la nuit était tout à fait venue, et lentement, comme à regret, il quitta la Mancienne pour reprendre le chemin de sa maussade auberge. II Les bois d’Auberive,--pour employer l’expression imagée de la receveuse des postes, qui se piquait de beau langage,--les bois d’Auberive avaient mis leurs habits de printemps. Le pays, si triste en février, n’était plus reconnaissable. Un souffle fécondant avait couru tout le long de la vallée de l’Aube, frôlant les lisières boisées, montant au sommet des futaies, redescendant au fond des combes où naguère dormaient des couches de neige. Sous cette haleine caressante, les prés avaient reverdi, les bourgeons avaient poussé; jusqu’à la ligne extrême de l’horizon, ce n’étaient partout que frondaisons nouvelles, pareilles à de vertes fumées. Le sol léger des futaies se couvrait de pervenches; dans les fonds, là où la terre noire s’enrichissait des alluvions du ruisseau débordé, il y avait un foisonnement de plantes fleuries: narcisses jaunes, scilles bleues et populages aux godets brillants comme des pièces d’or. Tout chantait: rossignols dans les vergers, grives dans les buissons, merles dans les merisiers; au travers de la forêt feuillue, les deux notes mystérieuses du coucou passaient sonores au milieu de l’universelle symphonie des oiseaux bâtisseurs de nids. Une joie confuse semblait circuler dans les veines de la terre et s’exhaler dans l’air par les mille clochettes laiteuses des muguets, par les mignonnes capuces odorantes des violettes étalées aux marges des prés. C’était une joie communicative. Elle éclatait en rires clairs sur les lèvres des petites filles assises au pied des haies et occupées à confectionner des balles avec des fleurs de coucou; elle s’épanouissait sur les faces joufflues des petits pâtres battant du manche de leur couteau des brins de saule pour en détacher l’écorce juteuse et fabriquer des sifflets; elle faisait chanter à gorge déployée le roulier qui montait la côte en tête de ses chevaux aux sonnailles retentissantes; et là-haut, dans la coupe, elle ragaillardissait le bûcheron qui enfonçait sa cognée au cœur des chênes marqués pour l’abatage; elle gagnait jusqu’aux cloches de l’église, dont les voix moins grêles s’égrenaient avec une allégresse inaccoutumée. Même dans la maisonnette de Trinquesse, en contre-bas de la Grand’Combe, non loin du ruisseau de l’Aubette, il y avait de la gaîté et des rires d’enfants. La maisonnette n’était pourtant rien moins que riante, et on n’y festoyait pas tous les jours. Bâtie en torchis avec une toiture de mottes de terre, c’était à proprement parler plutôt une hutte qu’une maison. Dans l’unique chambre, le père Trinquesse, sa fille Manette et deux marmots de cinq à huit ans s’entassaient pour dormir. Un jardinet, où il poussait plus de pierres que de légumes, un appentis en planches pour la vache, et c’était tout. Le père Trinquesse, maigre sexagénaire à museau de fouine, exerçait trois ou quatre métiers, dont le moins suspect était celui de diseur de bonne aventure et de _rebouteux_; sa fille Manette, qui courait sur la trentaine, faisait des lessives, ramassait des fraises en été, allait à la faîne en octobre, au bois mort en hiver, et toutes ces industries réunies suffisaient à peine à nourrir les deux _gachenets_ qu’elle avait eus on ne savait où et dont les pères s’étaient bien gardés de se montrer. Les marmots n’en poussaient pas moins dru et n’en étaient pas moins florissants, bien qu’ils fussent à peine couverts et qu’ils reçussent plus de taloches que de pain blanc. Pour le quart d’heure, ils s’occupaient d’allumer un feu d’_ételles_ au beau milieu du chemin qui longeait la maisonnette, et leurs yeux écarquillés se fixaient tantôt sur le foyer pétillant, tantôt sur les mains osseuses du père Trinquesse, très affairé à plumer deux geais qu’il avait pris aux gluaux. Ces deux oiseaux, assaisonnés de poireaux, de choux et de pommes de terre, devaient composer une _potée_ dont le vieux braconnier promettait merveille. La vue de la marmite noire où nageaient les légumes suffisait par avance à dilater les narines gourmandes des gamins. En attendant, ils se disputaient les plumes bleues des ailerons, qu’ils plantaient triomphalement dans leurs cheveux ébouriffés, et leurs cris de joie étaient si aigus qu’on les entendait de la Mancienne, dont le parc allongeait ses clôtures jusqu’aux lisières de la Grand’Combe. Là aussi tout se ressentait de l’allégresse printanière. Le château s’était réveillé de son long sommeil hivernal; devant la façade encadrée d’aubépines roses et de cytises, les allées et venues des domestiques indiquaient que la Mancienne était de nouveau habitée. A travers les fenêtres ouvertes du rez-de-chaussée, on apercevait les rideaux soyeux aux plis lourds, les jardinières ornées de tulipes et le drap rouge des fauteuils débarrassés de leurs housses. Mme Lebreton était, en effet, rentrée depuis le dimanche de la Quasimodo, et, dans ce moment même, ayant terminé sa toilette, elle descendait de sa chambre et apparaissait en plein soleil sur le perron du jardin. Rassemblant d’une main les plis de sa jupe noire et ouvrant son ombrelle, elle quittait maintenant la marquise et contournait lentement la pelouse bordée d’iris violets. Adrienne Lebreton avait certainement passé la trentaine, et les gens qui lui donnaient trente-quatre ans ne devaient pas être loin de compte. Son teint mat et un peu olivâtre manquait de fraîcheur; le dessous de ses yeux était cerné de bistre et deux ou trois rides légères rayaient son front d’une tempe à l’autre. Néanmoins, en dépit de ces premiers signes de maturité, elle avait conservé une sorte de jeunesse latente. Grande, svelte, mince de taille avec les épaules sobrement mais délicatement arrondies, elle avait une vivacité juvénile. D’abondants cheveux bruns, en ce moment lissés en bandeaux plats et dissimulés sous une mantille de dentelle noire, s’harmonisaient avec les tons dorés de la peau, l’éclat des yeux bordés de longs cils, et le rouge vif d’une bouche assez grande aux lèvres charnues. Une mèche entièrement grise, tranchant sur le brun foncé de l’un des bandeaux, donnait une note d’étrangeté à la physionomie. Le nez long, au modelé très ferme, et deux sourcils noirs très accusés y ajoutaient un accent de sévérité corrigé par l’expression de bonté de la bouche et l’humide lueur des yeux pailletés d’or. Toute la personne un peu maigre de la veuve renfermait je ne sais quoi de concentré et d’ardent. Née dans la montagne langroise, elle avait le caractère distinctif des habitants de ces plateaux âpres et brûlés: un tempérament de pierre et de feu, beaucoup de passion et de sensibilité sous une froideur et une dureté apparentes. A cette heure printanière, il semblait que Mme Lebreton subît l’influence du milieu qui l’entourait. Le bain d’air tiède et fondant dont elle était enveloppée amollissait les fibres de sa nature résistante. Le susurrement des eaux limpides, l’odeur des merisiers épanouis, les brèves phrases musicales des fauvettes, lui causaient une vague ivresse attendrie. Elle marchait d’un pas plus vif, la tête penchée, les paupières demi-closes, les lèvres serrées, et elle atteignit rapidement l’une des clôtures du parc. Arrivée à une petite porte qui ouvrait sur les prés, elle la poussa, se trouva dans un chemin couvert qui longeait l’Aubette dans la direction de la Grand’Combe, et s’y engagea sans hésiter, heureuse de marcher à l’aventure, de se mêler à l’allégresse répandue au dehors, de s’enfoncer sous ces feuillées invitantes qu’elle voyait moutonner de tous côtés. Tout en suivant ce sentier familier, entre les cépées de noisetiers et de cornouillers qu’elle connaissait presque intimement, les ayant vues pousser depuis le jour où elle était entrée à la Mancienne en toilette de jeune mariée, elle remontait songeusement le cours des saisons passées; et les lignes tant de fois contemplées des coteaux boisés, le glou-glou tant de fois entendu de la petite rivière, les fleurs toujours pareilles repoussant chaque printemps aux mêmes places, lui redisaient l’histoire monotone et médiocrement amusante de ses quinze années de mariage. Assurément le défunt avait été un honnête homme, mais il fallait convenir aussi qu’il avait été souvent un mari bien désagréable. D’abord une trop grande disparité d’âge existait entre eux: M. Lebreton touchait à ses quarante-cinq ans, et elle en comptait dix-neuf quand on l’avait tirée du couvent pour le lui faire épouser. Leur union n’avait pas été féconde. Le maître de forges, en vrai Bourguignon qu’il était, jouissait à la vérité d’une verdeur robuste, mais d’une verdeur sauvage et par trop bourrue. La chasse et les affaires prenaient les trois quarts de son existence. Violent, entier, tumultueux, il ne comprenait rien au caractère concentré, timide et exalté de sa femme. Elevée selon des principes sévères, mais ayant d’ardents besoins de tendresse, Mme Lebreton n’avait trouvé pour dérivatifs que des pratiques pieuses et l’adoption d’une petite orpheline, à laquelle elle s’était attachée passionnément. L’enfant, disait-on à la Mancienne, était la fille d’un garde-vente, mort au service de la famille Lebreton; mais les méchantes langues prétendaient qu’elle tenait au maître de forges par des liens d’une parenté beaucoup plus étroite, et que ce Bourguignon «salé» avait eu l’adresse de faire élever chez lui sa fille naturelle, en exploitant le besoin de tendresse et les instincts maternels de sa femme. Toujours était-il qu’en cette circonstance, contrairement à son habitude, il n’avait nullement contrecarré les goûts d’Adrienne. L’orpheline, qui se nommait Denise, avait été traitée comme l’enfant de la maison; mais elle avait donné de bonne heure des preuves d’une nature si violente, elle s’était montrée si rebelle à toute discipline, qu’on avait été obligé de la mettre à douze ans au Sacré-Cœur de Dijon. Mme Lebreton s’était retrouvée seule en tête-à-tête avec son seigneur et maître, qui s’occupait de tout et étendait sur toutes choses sa domination despotique. A l’ombre étouffante de ce chêne branchu et rugueux, la jeunesse d’Adrienne avait végété sans s’épanouir. Sous la contrainte pesante de ce tyran domestique, elle avait fini par ne plus oser penser tout haut. Encore quelques années de cette vie, et elle serait devenue aussi sotte, aussi moutonnière que les bourgeoises d’Auberive, condamnées dès l’enfance à ce rôle passif et effacé. Dieu,--qui fait bien ce qu’il fait,--avait enfin rappelé à lui M. Lebreton.--Certainement elle l’avait pleuré comme il convient; on ne perd pas un homme auprès duquel on a vécu quinze ans sans éprouver une sensation pénible; on ne reste pas impunément seule au milieu d’un tracas d’affaires industrielles sans être prise d’un serrement de cœur et d’un mouvement d’angoisse. Mais, pour dire le vrai, sa douleur avait été modérée, et, à l’heure actuelle, son chagrin s’était complètement évaporé au souffle tiède du printemps revenu. La forge était vendue, les affaires étaient liquidées; Mme Adrienne se trouvait donc libre... libre d’aller et de venir, d’arranger sa vie à son gré! Certes elle n’avait nullement l’intention d’abuser de cette liberté; mais elle était heureuse d’être débarrassée du joug et se sentait redevenir jeune. Avec la belle fortune laissée entièrement à sa disposition, elle pourrait se créer une existence selon ses goûts. Elle ferait prochainement revenir à la Mancienne Denise, dont quatre ans de couvent avaient assoupli le caractère, et se chargerait elle-même de compléter l’éducation de sa filleule; elles voyageraient ensemble, et ce serait un bonheur de visiter de compagnie tant de beaux pays qui leur étaient aussi inconnus à l’une qu’à l’autre. La vie commencerait en même temps pour toutes deux; elles auraient les mêmes étonnements, les mêmes émotions et les mêmes joies... --Bonne promenade, madame Lebreton! cria tout à coup une voix rauque et plaignarde, qui la fit tressaillir; vous voilà bien _à bonne heure_ par chez nous? Elle releva la tête et aperçut à deux pas Manette Trinquesse, accroupie devant la porte de sa masure délabrée. Ces abords du logis des Trinquesse, si joyeux quelques heures auparavant, avaient maintenant un air désolé.--Le feu s’était éteint, la marmite gisait renversée dans les cendres; à l’intérieur de la hutte retentissaient des cris d’enfants pleurards, entrecoupés par les jurons du vieux Trinquesse. Manette, assise sur ses talons, les mains plongées dans sa tignasse blonde, montrait une hâve figure bouleversée et des yeux rougis. Les sourcils de Mme Lebreton se froncèrent; elle employait parfois Manette et lui faisait l’aumône plus souvent encore, mais elle ne l’aimait pas. Elle avait pour cette fille débraillée dans ses mœurs comme dans sa toilette la répugnance qu’inspirent le vagabondage et le désordre aux femmes élevées dans les habitudes régulières et correctes de la vie bourgeoise. --Bonjour, Manette, répondit-elle d’une voix brève, comment va-t-on chez vous? --Mal, madame Lebreton; le guignon y est, et il n’en sort pas. --Le guignon? reprit sévèrement la veuve. Peut-être bien aussi la paresse... On aime trop à ne rien faire chez vous, Manette!... Pourquoi ne vous louez-vous pas dans quelque ferme?... Vous êtes forte et vous pourriez gagner de bons gages. --Eh bien! et mes _gachenets_, ma pauvre dame?... qui donc aurait soin d’eux? --Vos enfants iraient à l’école... Ils n’en seraient que mieux soignés, et je me chargerais volontiers de leur entretien. --Ah! madame Lebreton, vous parlez comme les gens riches qui ont des domestiques à leurs ordres... Si les petits vont aux écoles, et moi en service, qui donc gardera la vache?... Ce n’est pas le père Trinquesse, bien sûr; cet homme-là ne songe qu’à lui!... Et il nous arrivera encore quelque misère, comme celle de tout à l’heure. --Que vous est-il arrivé? --Le guignon, ma bonne dame, comme je vous le disais!... Pendant que j’avais le dos tourné, les enfants ont ouvert la porte de l’étable, et la vache est allée pâturer dans le bois... Pour lors, le brigadier Jacquin, qui ne cherche qu’à nous faire des maux, l’a aperçue dans les semis, et il a ramené ici la pauvre bête à coups de gaule, en criant comme une poule qui a vu le putois... Trinquesse, qui n’est pas endurant, lui a répondu de mauvaises raisons, et tout ça a fini par un procès-verbal... Un procès, ça va coûter de l’argent, et où le prendrons-nous sainte Mère de Dieu! Il n’y a pas un vaillant denier chez nous... On vendra la vache, on mettra le père Trinquesse en prison... Et alors, qu’est-ce que nous deviendrons, Seigneur Jésus! qu’est-ce que nous deviendrons?... Des larmes tombèrent des gros yeux de Manette, sa poitrine se souleva et elle se mit à sangloter bruyamment, tandis que dans l’intérieur de la hutte les deux gamins braillaient de plus belle. Cette douleur, étalée avec l’exagération que le peuple apporte dans l’expression de tout ce qu’il ressent, joie ou chagrin, finit par toucher Mme Lebreton; elle se reprocha d’avoir été trop dure pour la fille du _rebouteux_, et sa bonté naturelle reprit le dessus.--Ne pleurez pas, dit-elle, il y a peut-être encore moyen d’arranger les choses... Venez avec moi chez le brigadier, vous lui ferez des excuses, et j’obtiendrai de lui qu’il ne donne pas suite à son procès-verbal. La Manette rajusta sur sa tête le bonnet d’étoffe violette bordé de tulle noir, qui est la coiffure des paysannes de la montagne langroise, et suivit la veuve en continuant à se lamenter. La maison forestière était proche. On apercevait entre les branches sa toiture de tuiles rouges, à mi-côte de la pente opposée. Les deux femmes trouvèrent le brigadier Jacquin en train de déjeuner, mais il se montra moins accommodant que Mme Lebreton ne l’avait pensé. Il se répandit en plaintes contre les Trinquesse.--C’étaient des délinquants d’habitude auxquels la dame de la Mancienne avait bien tort de s’intéresser; le père tendait des collets, la fille volait des fagots, les enfants avaient failli dernièrement mettre le feu à un taillis; maintenant voilà que la vache s’en mêlait et prenait sa goulée dans de jeunes semis de deux ans... Tout ce méchant monde ne méritait aucune pitié et il fallait un exemple... Du reste, il allait envoyer son rapport à son supérieur, c’était le garde-général qui déciderait; quant à lui, Jacquin, il s’en lavait les mains et se contentait de faire son devoir... --Comment s’appelle le garde-général et où demeure-t-il? demanda Mme Lebreton à la désolée Manette, quand elles eurent quitté sans résultat la maison forestière. --C’est M. Pommeret... Il loge chez Pitoiset, au _Lion d’or_. --Je vais lui écrire. --Bien des mercis, madame Lebreton! murmura Manette de sa voix geignarde, mais la lettre arrivera peut-être trop tard... Une supposition que vous iriez vous-même trouver M. Pommeret, il n’oserait certainement pas vous refuser notre grâce, et vous nous sauveriez tous... Vrai de vrai, ce serait la meilleure des charités. --C’est bon, Manette, retournez-vous-en... J’irai tantôt chez le garde-général... Il s’ennuyait ferme, le garde-général! Le printemps ne lui avait apporté ni joyeuse surprise, ni espérances réconfortantes. Il était médiocrement sensible aux choses de la nature, et les détails prosaïques de sa profession l’avaient blasé sur les beautés des sites forestiers. Quant aux distractions que pouvait lui procurer la société d’Auberive, il était maintenant fixé. Quelques jours après ses visites d’arrivée, le curé lui avait envoyé les œuvres de saint Jean Chrysostôme, plus une petite brochure intitulée: _Peut-on être libre penseur?_--et de tout cela il s’était bien gardé de lire une ligne. Les notables de l’endroit lui avaient rendu sa visite sans l’inviter à retourner chez eux. C’étaient d’honnêtes gens, fort peu mondains; ils ne savaient que parler de leurs chiens ou de leurs terres, et leur suprême plaisir consistait à boire des chopes en jouant une partie de _polignac_. Les bourgeoises du cru étaient vieilles ou insignifiantes; l’auberge où il avait élu domicile n’était fréquentée que par des rouliers et des commis-voyageurs de troisième catégorie. Aussi Francis Pommeret se plongeait-il jusqu’aux oreilles dans un ennui profond, dont chaque jour accroissait l’intensité. Cette après-midi de printemps, si ensoleillée et si limpide, ne faisait qu’assombrir son humeur noire, par le contraste de la gaîté du monde extérieur avec la maussaderie de son bureau, meublé de cartons verts et de liasses de papiers jaunis. Il était donc mélancoliquement assis près de sa fenêtre, dépouillant d’une main nonchalante sa correspondance administrative, suivant de temps à autre, d’un œil distrait, le vol d’une mouche, et bâillant à se décrocher la mâchoire. Tout à travers cette occupation peu absorbante, il lui sembla entendre dans le corridor conduisant à son bureau le bruit léger d’un pas féminin, accompagné d’un frôlement de jupes empesées. Il dressa l’oreille. La démarche de la personne n’avait certainement rien de commun avec celle de Mme Pitoiset, ni avec le pas lourd de la servante. Ce bruit inusité cessa devant le seuil de Francis; en même temps on heurta discrètement, du bout du doigt, à sa porte. Il avait à peine répondu: «Entrez!» que le bouton fut tourné et qu’une dame en deuil apparut à ses yeux surpris. --Monsieur le garde-général? demanda une voix de contralto à la fois grave et bien timbrée. --C’est moi, madame. Francis Pommeret s’était levé tout d’une pièce. Il saluait cérémonieusement en offrant à l’étrangère l’unique siège un peu confortable: un de ces fauteuils Voltaire recouverts de damas de laine groseille, qu’on trouve dans toutes les chambres garnies. --Monsieur, reprit la visiteuse, je suis Mme Lebreton... de la Mancienne, et je viens vous adresser une requête. Francis s’inclina de nouveau de son air le plus aimable, puis il y eut une minute de silence, comme si chacun des interlocuteurs se recueillait pour retrouver son sang-froid. Le garde-général regardait Mme Lebreton, svelte et bien prise dans sa robe montante de cachemire noir. La marche et l’émotion avaient animé le visage de la veuve; ses joues, légèrement rosées et ses grands yeux à demi cachés par les cils se détachaient vivement de l’encadrement sombre et vaporeux, formé par les tulles et les crêpes de sa coiffure de deuil. D’après ce qu’on lui avait dit, Francis s’était figuré une Mme Lebreton plus mûre et moins attrayante.--Elle, de son côté, s’était probablement attendue à rencontrer dans le garde-général quelque ours hérissé et bourru, semblable à la plupart des forestiers qu’elle avait connus à Auberive. Aussi se sentait-elle fort intimidée en présence de ce beau garçon, aux mains blanches, à la mise soignée, aux façons d’homme du monde, près de qui elle venait en solliciteuse. --Monsieur, commença-t-elle d’une voix moins assurée, ma démarche est bien indiscrète et en dehors des usages... Veuillez l’excuser à cause du motif qui m’amène... Il s’agit d’un acte d’humanité pour lequel vous seul pouvez m’aider. --Si la chose dépend de moi, répondit Francis, soyez persuadée, madame, que je ferai le possible pour vous être agréable. Elle le remercia et lui expliqua ce qui venait d’arriver à Manette Trinquesse. --En effet, reprit-il après avoir feuilleté quelques paperasses, voici le procès-verbal du brigadier... Le délit est flagrant, les délinquants sont coutumiers du fait, et permettez-moi d’ajouter, madame, qu’ils ne sont guère dignes de votre intérêt. --Si l’on ne s’intéressait qu’aux gens qui n’ont jamais péché, répliqua la veuve, on aurait trop peu de chose à faire... Ce sont les coupables qui ont surtout besoin de compassion. --Mais ces Trinquesse sont des ravageurs de bois; si nous avions seulement ici deux ou trois de leurs pareils, la forêt serait mise à sac, et il est de mon devoir de sévir. --Votre brigadier m’avait déjà dit tout cela, et si je suis venue près de vous, monsieur, c’est que j’espérais vous trouver moins impitoyable... Me laisserez-vous partir avec le regret de m’être trompée? ajouta-t-elle en levant vers lui ses yeux bruns lumineux. Il restait muet et s’oubliait à regarder ces grands yeux éclairés d’une flamme humide. L’imprévu de ce tête-à-tête, la musique de cette voix doucement suppliante, cette odeur de femme jeune et élégante qu’il n’avait plus respirée depuis si longtemps, causaient au jeune homme une émotion agréable qui n’avait rien de commun avec la compassion. La veuve baissa précipitamment et pudiquement ses paupières aux longs cils. --Laissez-vous toucher, monsieur, murmura-t-elle timidement; faites quelque chose pour ces pauvres gens! Le garde-général tenait surtout à faire une bonne impression sur la propriétaire de la Mancienne; il était trop peu habitué à de si aimables visites pour rester longtemps implacable. --Allons, dit-il en froissant dans ses doigts le procès-verbal, j’arrangerai l’affaire avec Jacquin, mais ce sera par égard pour vous, madame, et non pour ces gens, qui sont une vilaine engeance. --Vous ne voulez pas avoir le mérite de votre bonne action, monsieur! répondit-elle gracieusement. --Je ne veux pas, lorsque j’ai l’honneur de vous voir pour la première fois, que vous sortiez d’ici avec le souvenir d’un refus désobligeant. En même temps il la regardait droit dans les yeux, en mettant dans cette œillade hardie une galanterie beaucoup plus accentuée que celle qu’il avait mise dans sa réponse. Mme Lebreton rougit jusqu’à la racine des cheveux; elle n’avait jamais été regardée de la sorte; elle en était à la fois choquée et toute remuée. --La charité doit être désintéressée, repartit-elle d’une voix brève; je ne vous en remercie pas moins au nom de mes protégés. Elle s’était levée brusquement;--mais, confuse sans doute de ce trop rapide effarouchement, tout en défripant sa robe, elle se retourna vers le garde-général et reprit d’un ton plus radouci: --J’espère, monsieur, que la façon dont nous avons fait connaissance ne me privera pas du plaisir de vous voir à la Mancienne... La figure de Francis Pommeret s’était épanouie, et, comme Mme Lebreton se dirigeait vers la porte, il eut un nouvel accès de galanterie: --Laissez-moi, madame, dit-il avec empressement, vous offrir mon bras jusqu’au bas de l’escalier. Un coup d’œil étonné de la veuve l’arrêta net et lui fit comprendre que sa proposition avait été jugée indiscrète. --Ne vous dérangez pas, répondit-elle en reprenant sa voix sévère; j’ai déjà trop abusé de votre temps. Elle inclina la tête avec une dignité un peu froide et gagna le couloir, tandis que, debout sur le seuil, il regardait la svelte forme noire s’éloigner dans la pénombre; elle avait légèrement relevé sa jupe, et l’on distinguait, sous la blancheur des volants soutachés de noir, les hauts talons de deux petits pieds battant d’un son mat les marches de chêne; puis l’élégante vision s’évanouit au tournant de l’escalier. III --Monsieur le curé, dit Mme Lebreton, Pierre va vous offrir un peu de cette mousse au chocolat... C’est le triomphe de ma cuisinière. --Merci, madame, je n’en prendrai pas. --Par esprit de mortification! s’écria le percepteur avec un rire bruyant; M. le curé ne se permet pas les douceurs. --C’est mon estomac qui ne me les permet pas, riposta l’abbé Cartier, mais je ne les interdis point à mes paroissiens... Pierre, ajouta-t-il avec un malin sourire, servez-donc M. le percepteur! --Non, impossible! je suis complet! s’exclama ce dernier en retournant brusquement son assiette vide sur la nappe. Cette façon campagnarde de refuser amusa les dames qui s’entre-regardèrent en riant sous cape, tandis qu’à l’autre bout de la table, la perceptrice rougissait de la rusticité de son mari. Mme Lebreton sourit discrètement, et son regard, glissant par-dessus les fleurs qui ornaient le centre de la table, se rencontra un moment avec celui de Francis Pommeret, assis de l’autre côté, entre la femme du notaire et la sœur de la receveuse des postes, Mlle Irma Chesnel. C’était la première fois que Mme Adrienne donnait à dîner depuis son deuil; pendant douze mois elle s’était rigoureusement condamnée à la solitude: mais le bout de l’an de M. Lebreton ayant été célébré à la fin de juin, elle avait cru pouvoir se départir de ses habitudes de recluse et se remettre en communication avec le monde. Son salon s’était rouvert, et parmi les visiteurs les plus assidus et les mieux accueillis, le bourg avait remarqué, non sans commentaires, le nouveau garde-général. Ce premier dîner réunissait les notables d’Auberive, et, naturellement, Francis Pommeret figurait parmi les invités. On en était au dessert, à ce moment agréable où, la digestion n’ayant pas encore commencé et où, le cerveau se trouvant émoustillé, les langues se délient, les joues se nuancent de rose et les yeux étincellent. Un vieux corton, versé avec précaution, achevait de dégourdir l’esprit des convives. Pierre, en livrée brune, et une alerte femme de chambre tournaient autour de la table sans qu’on entendît le bruit de leurs pas amortis par les nattes qui couvraient le parquet. On venait d’apporter les lampes. Par les fenêtres ouvertes une brise un peu plus fraîche envoyait des odeurs de foin fauché, tandis qu’au loin les rumeurs assourdies du village se fondaient dans les bourdonnements de la conversation plus animée des convives. La femme du percepteur, au rebours de son mari, avait repris deux fois de l’entremets; elle n’était pas habituée à de pareilles bombances et semblait faire provision de nourriture en vue des privations du reste de la semaine. Quant au percepteur, il se souvenait qu’il avait promis à ses quatre enfants de leur rapporter quelque chose, et, en bon père de famille, il profitait du passage des assiettes de dessert pour bourrer de petits fours les poches de sa redingote. La femme du notaire se faisait expliquer par le juge de paix les règles du domino à quatre, Francis Pommeret parlait peu, mais il savourait voluptueusement cette atmosphère de bien-être. Le luxe de la table, l’odeur des roses, la clarté dorée des lampes, le bouquet exquis du bourgogne circulant dans de poudreuses bouteilles couchées sur des paniers d’argent, tout cela le remettait dans son ancien milieu et lui causait une joyeuse dilatation intérieure. Ses yeux enhardis, après s’être caressés aux couleurs vives des fleurs de la corbeille, s’arrêtaient avec complaisance sur la figure expressive et distinguée de la maîtresse de la maison. La toilette noire d’Adrienne Lebreton, tout en restant sévère, n’était pas exempte de coquetterie; une dentelle en vieux point de Venise garnissait son corsage montant, et une ruche blanche frissonnait autour de son cou. Elle ne portait pas de bijoux et était coiffée de ses seuls cheveux dont les bandeaux bruns, épais et lisses, encadraient l’ovale allongé de son visage, où brûlait le feu assoupi de ses prunelles couleur café. Il est probable que si Francis eût aperçu la veuve un an auparavant dans la ville qu’il habitait et où les jolies femmes n’étaient pas rares, cette personnalité un peu austère et voilée l’eût laissé indifférent; il eût trouvé qu’elle manquait de jeunesse et d’éclat. Mais un séjour de cinq mois à Auberive lui avait rendu le goût moins difficile. Le fond gris et vulgaire sur lequel Mme Lebreton se détachait était merveilleusement propre à la faire valoir; elle ressortait au milieu des bourgeoises campagnardes, comme l’habitation opulente de la Mancienne tranchait elle-même sur l’ensemble effacé et mesquin des bâtisses du bourg. Peu à peu l’accoutumance et l’absence de points de comparaison avaient fait découvrir à Francis dans la personne d’Adrienne de délicates nuances pleines de charme, des beautés discrètement enveloppées. Elle avait éveillé en lui un singulier sentiment tendre, où il entrait autant de curiosité que de désir. Les regards du garde-général ne quittaient guère Mme Lebreton. Ils allaient de son corsage sobrement gonflé à ses cheveux aux torsades foncées, mordues par un peigne d’acier; ils suivaient le modelé des bras, qui étaient fort beaux, jusqu’aux poignets d’où sortaient de longues mains effilées; ils erraient le long des lèvres rouges entr’ouvertes sur des dents très blanches et plongeaient audacieusement dans la profondeur des yeux cerclés de bistre. Il était si absorbé dans cette contemplation qu’il ne répondait plus que machinalement aux questions de Mlle Irma Chesnel, sa voisine. Cette jeune fille nubile et déjà lasse du célibat avait toujours rêvé d’épouser un de ces fonctionnaires que l’administration envoyait à Auberive et qui s’y succédaient rapidement, pareils à des oiseaux de passage. Pour le quart d’heure, elle cherchait à conquérir le cœur du garde-général, et depuis le potage elle essayait de flirter avec lui. Le verre de champagne qu’elle venait de boire lui avait donné un redoublement de loquacité et elle caquetait comme une corneille sentimentale, parlant en style de romance des attraits de la solitude, des petites fleurs des bois et du murmure des ruisseaux. --Pour avoir choisi cette belle carrière des eaux et forêts, soupirait-elle, vous devez beaucoup aimer la campagne, n’est-ce pas, monsieur? Tout occupé à regarder l’ombre portée des longs cils d’Adrienne sur ses joues mates, Francis entendit la question de Mlle Irma comme un bourdonnement confus; en la voyant qui trempait ses lèvres dans la coupe de champagne, il se méprit sur le sens des paroles et répondit distraitement: --Non, vraiment, mademoiselle, je n’en bois jamais. La demoiselle, interloquée, releva la tête, et, suivant le rayon visuel de son voisin, le trouva fixé dans la direction d’Adrienne. Elle comprit alors le motif de cette réponse en coq-à-l’âne et se mordit les lèvres. Un autre convive avait également remarqué la complaisance avec laquelle le regard de Francis s’arrêtait sur Mme Lebreton. C’était le curé. Il observait le manège du garde-général avec une inquiétude méfiante. Ses petits yeux noirs, enfoncés sous l’orbite, épiaient silencieusement ceux du jeune Pommeret, et l’expression sévère de son visage troué de petite vérole indiquait combien il était scandalisé de cette contemplation, où il croyait déjà lire une coupable convoitise. Cependant les conversations allaient leur train. Le diapason des voix s’était haussé d’un ton. --Vous devez toujours étudier le jeu de votre partenaire, criait le juge de paix à la notaresse, et ne jamais lui boucher sa pose... --On ne vous voit guère à l’ouvroir, disait Mlle Irma en se retournant, en désespoir de cause, vers la femme du percepteur. --Que voulez-vous! quand on a quatre enfants, on est assez occupée à raccommoder leurs nippes... J’ai l’aiguille à la main toute la journée... Les pyramides de cerises roulaient sur la nappe, les jattes de fraises et de framboises circulaient et se vidaient; une odeur de fruits mûrs emplissait la salle à manger. --Ma foi! tout était excellent! s’exclamait le percepteur en se frottant la barbe avec sa serviette. Convenez, curé, que bien dîner n’est pas un péché! Sans lui répondre, et l’œil toujours braqué sur le garde-général, le curé s’était penché vers Mme Lebreton: --Je crois, madame, murmura-t-il, qu’il serait charitable de mettre un terme aux effusions de mon voisin. Mme Adrienne s’était levée et avait pris le bras du notaire. Les chaises furent repoussées brusquement. Chacun imitait son exemple et, Pierre ayant ouvert les deux battants de la porte, les invités passèrent au salon, où le café était servi. Le curé et Francis Pommeret se rencontrèrent dans l’embrasure de la porte. --Monsieur le garde-général, dit le prêtre de son ton sardonique, ma bibliothèque est toujours à votre disposition... mais il me semble que vous n’en abusez pas. --Pardon, monsieur le curé, répondit Francis en rougissant sous le regard aigu de l’abbé, depuis quelques mois je n’ai guère eu le temps de lire. --Vous êtes très occupé... --Oui, monsieur le curé, passablement. --En vérité!... je m’étais laissé dire qu’en cette saison les opérations forestières vous permettaient de nombreux loisirs. --C’est une erreur, répliqua sèchement le garde-général. --Ah! tant mieux! soupira le prêtre; puis il ajouta en pinçant les lèvres:--Enfin, quand vos occupations vous absorberont moins, souvenez-vous que mes livres sont à votre service... J’ai mis en réserve quelques Pères dont la lecture vous intéressera certainement. --Merci mille fois! monsieur le curé.--Ce diable d’homme se moque de moi! pensa Francis Pommeret en se dirigeant vers le guéridon où Mme Lebreton, aidée de Mlle Chesnel, offrait du café et des liqueurs à ses convives. Le percepteur, assis dans un fauteuil, tournait sa cuiller dans sa tasse et soufflait bruyamment sur son café trop chaud. Le juge de paix, joignant l’exemple au précepte, avait conduit la notaresse à une table de jeu et organisait avec le notaire et la femme du percepteur un domino à quatre. Le garde-général, accoudé au piano ouvert, regardait Mme Lebreton occupée à servir ses hôtes. Penchée au-dessus du guéridon, elle soulevait la cafetière d’argent et remplissait les tasses. Ainsi posée, le cou infléchi, le bras en l’air, la robe laissant passer sous ses plis tombants une bottine de satin noir, elle présentait, de la nuque, où frisaient des boucles brunes, jusqu’à l’extrémité du talon, découvrant un bout de jupon blanc, un ensemble de lignes élégantes dont le jeune homme suivait avec curiosité les sobres ondulations. Quand Mme Adrienne eut servi tout son monde, elle vint s’asseoir sur un canapé, à côté de Mlle Chesnel qui sirotait lentement un verre de marasquin. --Chère madame, dit cette demoiselle en montrant le piano ouvert, ne nous jouerez-vous pas quelque chose?... Pour moi, j’adore la musique, surtout la musique brillante. Quand les mains courent tout le long du clavier et se croisent l’une sur l’autre... oh! c’est délicieux! --Excusez-moi, répondit Adrienne, je n’étudie pas depuis longtemps et je n’ai plus de doigts. Mais si vous voulez entendre un peu de bonne musique, priez M. Pommeret de se mettre au piano... Il a un véritable talent et il vous fera plaisir. Ce n’était pas précisément l’affaire de Mlle Irma, qui avait compté accaparer le garde-général pendant que Mme Lebreton serait au piano, mais elle s’était trop avancée pour reculer et elle joignit ses prières à celles de Mme Adrienne. --Volontiers, murmura Francis en s’inclinant devant cette dernière. Il s’assit sur le tabouret, prit un cahier de sonates de Mozart et frappa quelques accords. Dès les premières notes, le curé, qui se couchait régulièrement à dix heures, s’empressa de se lever, salua silencieusement et se retira, son tricorne sous le bras. Francis Pommeret n’avait pas tourné la tête. Il commençait la sonate en _la_ et mettait toute son attention à exécuter le thème avec expression. Il avait un joli talent d’amateur et ne s’en tirait pas mal. Les notes suaves et câlines de la musique de Mozart montaient, légères, dans le salon sonore. Mme Lebreton, tournée vers le piano, les bras croisés, la tête un peu rejetée en arrière, semblait sous le charme de cette musique faite de tendresse et de clarté, qui lui donnait une impression de fraîcheur matinale. Les variations se succédaient; les notes s’égrenaient, tantôt lentes et caressantes, tantôt allègres et vives comme une envolée d’oiseaux, et Mme Adrienne, en les écoutant, se sentait remuée de cette même joie intime et printanière qu’elle avait éprouvée en se promenant au mois de mai dans les bois d’Auberive. Il n’en était pas de même de ses hôtes, qui ne comprenaient rien à la musique classique et dont un quadrille tapageur eût mieux satisfait les oreilles peu délicates. Le percepteur sommeillait dans son fauteuil; sa femme, prévoyant qu’il allait ronfler, se leva de la table de jeu, le tira par le bras, et tous deux, saluant gauchement Mme Lebreton, interrompirent le garde-général pour lui souhaiter le bonsoir. Francis s’était arrêté. --Encore! encore! murmura la veuve, qui rentrait après avoir reconduit le couple. Elle s’était rassise sur le canapé et regardait avec des yeux suppliants le jeune homme, qui s’était retourné vers elle. Il lui obéit, et feuilletant un second cahier, il commença une polonaise de Chopin. Cette musique passionnée, tantôt fougueuse et emportée comme une galopade de chevaux sauvages, tantôt triste et pénétrante comme une plainte humaine, acheva de charmer Mme Lebreton. Elle était si bien en harmonie avec sa nature concentrée et ardente! Ces notes tumultueuses ou mélancoliques éveillaient un écho dans son cœur, fermé jusqu’alors comme un jardin clos de hauts murs où pousse mystérieusement une flore ignorée. Mme Adrienne s’oubliait à suivre ces rythmes heurtés et capricieusement impétueux, et elle oubliait aussi ses convives. Mlle Irma battait du menton et de la main la mesure à contre-temps, et étouffait des bâillements multipliés; la partie de dominos était terminée; le juge de paix, le notaire et sa femme vinrent saluer la maîtresse de la maison, et Mlle Chesnel, pour ne pas revenir seule, se décida à les accompagner; mais, avant de partir, ils allèrent tous, malicieusement, l’un après l’autre, souhaiter le bonsoir au garde-général, qui, agacé par ces salutations intempestives, frappait les touches avec un redoublement d’énergie. Enfin ils s’éloignèrent et sortirent par le jardin, sans que Francis quittât le piano. Quand il eut terminé le morceau, il se retourna et se trouva seul avec Mme Lebreton, qui rentrait dans le salon encore vibrant des sonorités de la polonaise. --Ils sont tous partis, dit Adrienne un peu effarouchée; la musique les a mis en déroute... Excusez-les, ils n’y entendent rien. --J’ai peut-être aussi abusé de la permission, répondit Francis en se levant comme à regret, et je crains d’avoir été indiscret. --Au contraire, vous m’avez fait grand plaisir. --Vous êtes trop aimable, madame, pour parler autrement, mais... --Je dis toujours ce que je pense... Quand vous me connaîtrez mieux, vous ne vous en apercevrez que trop... Vous partez? ajouta-t-elle, en le voyant se lever... Je ne vous retiens pas, car je crois qu’il est tard. --Il n’est que dix heures, hasarda hypocritement Francis. Elle ne répondait pas, partagée entre la crainte du qu’en-dira-t-on et un vague désir de prolonger ce tête-à-tête non prémédité. Le jeune homme ne faisait plus mine de prendre son chapeau, et Adrienne, indécise, embarrassée, s’était décidée à se rasseoir. --Je crains, murmura-elle timidement, que nos soirées ne vous paraissent un peu lourdes et que vous ne vous ennuyiez à la Mancienne. --Oh! madame, protesta-t-il en se rasseyant à son tour, c’est à vous que je dois les seules bonnes heures que j’aie passées depuis que je suis ici. --Auberive vous déplaît? --Beaucoup moins maintenant... Mais, de février en avril, j’y ai trouvé les journées démesurément longues! Tout en parlant, il l’enveloppait d’un regard presque amoureux; en relevant les yeux, elle surprit ce regard et rougit. Elle songeait que c’était justement à la fin d’avril qu’ils s’étaient rencontrés pour la première fois. Y avait-il une secrète intention dans le soin qu’il avait pris de dater de cette époque la fin de ses ennuis à Auberive? Elle se sentait de plus en plus embarrassée de se trouver seule avec ce jeune homme dans le grand salon devenu subitement désert. Comme les personnes dévotes, timides, et peu habituées aux hasards de la vie mondaine, ce tête-à-tête qu’elle avait étourdiment provoqué lui causait maintenant des terreurs chimériques. Elle se montait l’imagination et devenait nerveuse. Elle osait à peine bouger, et la vaste pièce s’emplissait d’un silence périlleux, sur lequel se détachait le murmure sourdement saccadé des grillons du jardin et le menu bruit de l’huile montant dans les lampes.--Une lumière blonde baignait Mme Adrienne; elle dorait ses joues, allumait un éclair humide dans ses yeux bruns et mettait des reflets mouillés sur le satin noir de sa jupe. Francis Pommeret la trouvait en ce moment très séduisante; mais il était à cent lieues de méditer les entreprises hardies qui s’étaient présentées à l’imagination craintive de Mme Lebreton. Entre lui, modeste petit fonctionnaire, vivant maigrement de ses appointements, et la riche et imposante veuve d’un maître de forges millionnaire, il y avait une distance qui lui paraissait trop disproportionnée. Essayer de la franchir par un de ces coups d’audace qui réussissent parfois, c’était risquer de se faire éconduire honteusement et de compromettre même sa situation à Auberive. Il était bien trop circonspect pour jouer tout son avenir sur une seule carte; néanmoins, à cette heure avancée de la soirée, pendant ce tête-à-tête inattendu avec une femme jeune encore, à la fois élégante et dévote, à laquelle l’inconnu et le fruit défendu donnaient un attrait singulièrement capiteux, il lui montait par intervalles au cerveau des bouffées de désir, des tentations timidement et lentement caressées. Il se disait: «Si j’osais pourtant!... On a vu des choses plus étonnantes... Qui sait?» Les effarouchements d’Adrienne redoublaient. N’osant ni rester assise ni congédier son hôte, elle alla machinalement vers la porte-fenêtre ouverte sur le jardin: --Quelle belle nuit! fit-elle d’une voix assourdie en se retournant vers Francis; voyez donc comme le parc est éclairé! La nuit, en effet, était magnifique et, par exception,--dans ce pays où il gèle d’habitude jusqu’en juin,--elle était presque tiède. Surgissant d’un massif de trembles et de peupliers de Virginie, la lune, déjà échancrée épandait une large nappe de lumière bleuâtre sur les bouleaux immobiles, sur la pièce d’eau entourée d’iris, sur les pelouses récemment fauchées et sur les parterres tout fleuris de roses-thé. En dehors de cette longue zone lumineuse, les massifs restaient plongés dans une ombre noire. Les charmilles, taillées carrément, allongeaient leurs berceaux à droite et à gauche et masquaient les murailles, de sorte que le parc semblait comprendre dans son enceinte les collines grises et les bois qui les couronnaient. Sous la clarté lunaire, les retombées des lierres et des vignes vierges ondulaient légèrement, et le murmure tremblotant des grillons faisait comme un accompagnement naturel à ces frissons de verdure. A part cette musique assoupissante et berceuse, pas un bruit dans la campagne, sauf, parfois, un glouglou d’eau courante ou un chœur enroué de grenouilles, résonnant avec lenteur, puis s’arrêtant soudain comme le ronflement d’un dormeur qu’on dérange. Francis s’était avancé sur le perron, à côté de Mme Lebreton. --Bien souvent, dit-il, dans les premiers mois de mon séjour, j’ai rêvé de me promener dans votre parc par une belle nuit pareille à celle-ci... Avant d’avoir l’honneur de vous connaître, je vous avoue que j’étais remué par de vilaines pensées envieuses... Je vous en voulais, madame, de posséder cette propriété de la Mancienne et de ne pas en jouir. --Voulez-vous que nous y fassions un tour au clair de lune? lui demanda-t-elle. Cette promenade lui semblait une diversion salutaire; elle la trouvait moins redoutable que le tête-à-tête du salon. --Volontiers, répondit-il. Ils étaient descendus vers la pelouse, où des massifs de pétunias exhalaient une odeur de girofle. --Il ne suffit pas, reprit Mme Adrienne, de posséder une belle chose pour en jouir; il faut encore être dans certaines dispositions d’esprit... Je n’étais pas dans ces conditions-là et j’ai passé ici bien des heures ennuyées. M. Lebreton, tout occupé de ses affaires, ne s’inquiétait pas de savoir si je trouvais les journées longues; je n’avais auprès de moi ni amis ni enfants... --Pas d’enfants? Je croyais vous avoir entendu parler d’une fille... --Adoptive, oui... Et cela vous prouve combien j’avais besoin de remplir ce vide dont je vous parlais. Mais là encore j’ai éprouvé une déception. Malgré mon désir de m’attacher à cette enfant, je n’ai pas pu la conserver près de moi... Et pourtant je l’aime bien, ma pauvre Sauvageonne! --Sauvageonne! s’écria-t-il étonné de ce nom bizarre. --Elle s’appelle Denise, mais nous l’avions surnommée Sauvageonne, à cause de ses allures et de son caractère indomptable... C’est justement cette sauvagerie qui nous a forcés à la mettre au couvent. Ici, on n’en pouvait plus jouir, et là-bas, au Sacré-Cœur, elle a donné plus d’une fois du fil à retordre à ces dames. --Quel âge a-t-elle? --Dix-sept ans... Elle commence à devenir raisonnable, et je compte la reprendre avec moi aux vacances prochaines... Cet entretien, roulant sur un sujet étranger aux préoccupations actuelles de Mme Adrienne, avait fini par lui rendre un peu d’aplomb. Elle se sentait plus à l’aise que dans le salon. Après avoir parcouru toute la partie éclairée, ils étaient arrivés à un endroit où l’allée plongeait dans l’ombre profonde des arbres entrecroisés. Mme Lebreton aurait voulu revenir sur ses pas; elle n’osa pas le faire, par crainte de montrer une peur ridicule, et ils continuèrent à s’enfoncer dans la direction des charmilles. A mesure que l’obscurité devenait plus mystérieuse, la conversation languissait. Francis la laissa tomber tout à fait, et Adrienne, reprise de ses inquiétudes, ne trouva plus rien pour l’alimenter. Le sentier s’était rétréci. Ils étaient obligés de se serrer l’un contre l’autre pour passer de front. Mme Lebreton heurta du pied une racine à fleur de terre et s’appuya instinctivement à l’épaule de son voisin. --Acceptez mon bras, madame! murmura Francis. Elle obéit, mais elle était si troublée qu’elle fut obligée de ralentir le pas. Sous son bras droit, le garde-général sentait battre le cœur de la jeune femme, et lui-même était lentement envahi par une voluptueuse émotion qui lui serrait la poitrine et le prenait à la gorge. Une suave odeur de verveine dont les vêtements d’Adrienne étaient imprégnés lui montait doucement au cerveau et le grisait. Ils étaient si rapprochés l’un de l’autre, qu’un moment il fut sur le point de l’enlacer d’une brusque étreinte et de la baiser à pleines lèvres... Cette explosion de la sève sensuelle qui fermentait en lui fut soudain comprimée par un geste familier et confiant de Mme Lebreton. Elle avait posé sa main sur le poignet de Francis: --Ecoutez! fit-elle, si on ne dirait pas une musique, là-bas, au fond des bois... Ils prêtèrent l’oreille. C’était le tintement argentin des sonnailles d’un roulier attardé, qui vibrait mélodieusement dans la paix sonore des futaies. Cette sonnerie légère et fuyante comme une musique de fées allait toujours diminuant et s’affaiblissant; elle s’évanouit peu à peu dans le lointain, et le silence plana de nouveau en maître sur la campagne. Ils étaient revenus en pleine lumière, et tous deux, lentement, sous cette amicale clarté de la lune, savouraient sans rien se dire toutes les menues et délicieuses sensations de l’amour qui commence.--Soudain, au fond de la vallée endormie, l’horloge de l’église s’éveilla, et onze coups bien détachés s’envolèrent l’un après l’autre dans l’air fraîchissant. --Ah! mon Dieu... onze heures! s’écria Mme Adrienne, reprise de ses scrupules. --Déjà! dit Francis. --Que vont penser les domestiques? continua-t-elle en hâtant le pas. --Je crois qu’il est grand temps que je me retire, en effet, murmura Francis. Bonsoir, madame, et merci pour cette soirée dont je garderai toujours le souvenir. --Au revoir, monsieur! répondit-elle en baissant les yeux. Il lui avait tendu la main, elle n’osa lui refuser la sienne, et les deux mains restèrent assez longtemps l’une dans l’autre. Elle se dégagea enfin, et Francis courut reprendre son chapeau. Quand il revint sur le perron, il trouva Mme Adrienne en train d’arracher une touffe de roses rouges à l’un des rosiers grimpants qui encadraient la marquise. --Attendez, dit-elle, je veux que vous emportiez quelques fleurs de la Mancienne. Il prit les roses, les piqua à sa boutonnière, puis saisit de nouveau la main qui les lui avait offertes, la serra et s’enfuit. Une fois dehors, ayant retrouvé un peu de sang-froid, il alluma un cigare et regagna lentement son auberge, en suivant la rue des Fermiers. Comme il traversait la place de l’église, il lui sembla entendre des chuchotements derrière les persiennes du bureau de poste; mais il était si absorbé par les pensées agréables qui bourdonnaient dans son cerveau, qu’il n’y prit pas garde. Quand le bruit de ses pas se fut éteint, la receveuse des postes ferma la fenêtre avec précaution, tandis que sa sœur, Mlle Irma, rallumait sa bougie. --Hein! ma chère, crois-tu? s’écria cette dernière en secouant la tête. --Elle l’a gardé jusqu’à près de minuit! fit l’autre en joignant les mains dévotement; quel scandale! --Ça finira mal, retiens ce que je te dis! IV La petite église était pleine de fraîcheur et d’ombre, malgré le rutilant soleil caniculaire qui chauffait la place et la rue des Fermiers, où les toits en auvent découpaient une mince bande d’ombre bleue en avant des façades. L’humidité avait mis çà et là des taches de moisissure verte sur les murs de la nef blanchis à la chaux; et les dalles disjointes du pavé, récemment arrosé par la femme du sacristain, exhalaient une odeur de terre mouillée. Dans le coin le plus obscur, en face de l’autel de la Vierge, se dressait la triple ogive du confessionnal de M. le curé Cartier. Autour, quatre ou cinq dévotes, les unes sur des chaises, les autres agenouillées sur la marche de l’autel, priaient, la tête dans les mains. De la place où elles étaient, on pouvait voir obliquement le maître-autel, où une jeune fille époussetait les vases de fleurs artificielles; les tableaux du chemin de croix accrochés aux piliers; les rangées de bancs de chêne noirci; et, tout au fond, près du bénitier, le porche ouvert et cintré, dont la baie ensoleillée était coupée verticalement par les deux cordes tombant du clocher. Un pieux silence régnait sous la nef, interrompu seulement par un bruit de chaises dérangées avec précaution, ou par la toux discrète d’une des prieuses de la chapelle. Une femme sortit du confessionnal avec la démarche contrite et soulagée d’une personne qui vient de nettoyer sa conscience, et alla se prosterner devant l’autel. Mme Lebreton avait posé son paroissien sur le dossier de sa chaise, elle s’était levée et pénétrait à son tour dans l’un des compartiments de chêne bruni. Elle s’agenouilla sur le marchepied, les mains jointes, appuyées à la tablette vermoulue, la tête légèrement inclinée de manière à ne pas regarder le confesseur en face. Quelques secondes après, la planchette qui masquait le vasistas treillissé glissa sur ses rainures; et Mme Adrienne distingua dans l’ombre les deux yeux perçants du curé, ainsi qu’un bout de surplis blanc. Elle se signa:--Bénissez-moi, mon père, parce que j’ai péché. Le curé, qui, d’un coup d’œil, avait reconnu à quelle pénitente il avait affaire, s’assujettit sur son siège, poussa un soupir, dégagea ses mains des larges manches de son surplis, puis se recueillit pendant que la veuve balbutiait très bas: «Je confesse à Dieu tout-puissant, à la bienheureuse Marie toujours vierge, et à vous, mon père, que j’ai beaucoup péché par pensées, par paroles et par actions...» Puis, d’une voix sourde mais nette, elle commença l’aveu de ses fautes:--négligences, murmures, distractions pendant l’office, mouvements de colère ou de coquetterie, lectures profanes, pensées légères; tout le menu détail des péchés d’habitude qu’une femme bien élevée peut commettre;--puis elle s’arrêta. --Est-ce tout? murmura le prêtre d’une voix âpre. --Je crois que oui, mon père... Je m’accuse de tous ces péchés et de ceux que j’ai pu oublier; j’en demande pardon à Dieu, et à vous, mon père, la pénitence et l’absolution, si vous m’en jugez digne... Le curé s’agitait sur son siège: il reprit de sa voix rude, en dardant sur sa pénitente ses yeux renfoncés, qui luisaient comme les prunelles d’un chat au fond d’une cave: --Êtes-vous bien sûre de m’avoir révélé toutes les infirmités de votre cœur? N’avez-vous point omis volontairement des fautes qui vous paraissent vénielles, mais qui, aux yeux de Dieu, sont mortellement graves?... Vous vous êtes accusée tout à l’heure de pensées et de désirs imprudents... A quelle occasion et de quelle façon vous sont-ils venus? Mme Adrienne baissa la tête, rougit et balbutia. --Il ne faut pas, insista sévèrement le prêtre, qu’une fausse honte vous empêche de confesser tous vos péchés. N’oubliez pas que vous êtes au tribunal de la pénitence; que vous devez découvrir à votre juge toutes les plaies de votre âme, lui en révéler les causes avec leurs circonstances aggravantes, sans rien déguiser ni diminuer... Si un coupable respect humain vous arrête, je vais vous questionner et vous me répondrez. Elle demeurait la tête courbée, attendant avec inquiétude ce terrible interrogatoire. Le curé soupira profondément, puis, d’une voix prudemment assourdie: --Vous recevez depuis quelque temps une personne dont la fréquentation est pleine de périls... Elle releva vivement les yeux et regarda le prêtre d’un air effarouché. --Vous savez, continua-t-il, de qui je veux parler? Elle tressaillit, puis d’une voix timide: --Mais, objecta-t-elle, je reçois celui auquel vous faites sans doute allusion comme j’ai reçu son prédécesseur. --Ce n’est pas la même chose... Le prédécesseur de cette personne était un homme âgé, d’une piété fervente, tandis que le nouveau venu est jeune, beaucoup trop jeune pour que ses assiduités ne soient pas un danger. --Un danger... pour qui? murmura-t-elle en regimbant. --D’abord pour l’enfant que vous avez adoptée, et qui va revenir aux vacances, et aussi pour vous. --Pour moi!... Mon père, la personne dont vous parlez ne s’est jamais départie envers moi de la réserve et du respect d’un homme bien élevé. Je n’aurais pas souffert, d’ailleurs... --Je vous répète, interrompit le prêtre avec irritation, que ses visites sont un péril pour votre âme... La chair est faible, et vous n’êtes pas d’un âge qui vous mette à l’abri des désirs coupables. --Mon père! --Oserez-vous nier que les regards de ce jeune homme ne se portent constamment sur vous avec une expression de détestable concupiscence?... Je l’ai remarqué, moi, prêtre; j’en ai été scandalisé, et d’autres l’ont été comme moi. Elle restait muette et comme abîmée dans sa confusion. --Or, poursuivit-il, du moment qu’il y a scandale, c’est à vous de le faire cesser. «Malheur, dit l’Ecriture, à celui par qui le scandale arrive!» Vous vous croyez aujourd’hui à l’abri des tentations de l’esprit malin; c’est de l’orgueil pur... L’abîme attire l’abîme, et je vous dis que cet homme vous aime d’un amour illicite... Il respira bruyamment, puis ajouta avec un accent d’autorité: --Il faut cesser de le voir, il faut le fuir pour le salut de votre âme, pour votre réputation, pour le monde... C’est la pénitence que je vous impose. Réfléchissez à ce que je vous ai dit et revenez dans huit jours à ce saint tribunal... En ce moment je ne puis vous donner l’absolution... Achevez votre: «Je me confesse à Dieu.» Et, tandis que, visiblement troublée, elle se frappait la poitrine en murmurant: «C’est ma faute, ma très grande faute!» le curé marmotta la formule de la bénédiction, puis, relevant vers elle son regard perçant: --Allez en paix! fit-il; et la cloison mobile, glissant sur les rainures, se referma brusquement. Mme Lebreton sortit, toute rouge, du confessionnal. Elle était si remuée par les paroles du prêtre, et si en désarroi, qu’elle oublia de faire sa prière à la Vierge, et, traversant rapidement la nef, elle se trouva soudain sur la place, dont la pleine lumière l’éblouit. Elle ouvrit son ombrelle, autant pour accoutumer ses yeux à ce flamboiement du soleil de juillet que pour dérober sa figure bouleversée aux yeux curieux des dames de la poste, sans cesse embusquées derrière leurs rideaux entre-bâillés. Elle s’achemina lentement vers la Mancienne. Au sortir de la glaciale humidité de l’église, la chaleur de cette journée d’été lui faisait du bien. Le soleil, déjà oblique, allongeait les ombres des tilleuls de la promenade d’Entre-deux-Eaux, et un frisson d’or courait à la surface de la rivière sautillante. Mme Adrienne fermait les yeux, et, dans son cerveau engourdi, une seule pensée revenait avec la ténacité d’une obsession. Elle se répétait mentalement cette parole du curé: «Je vous dis que ce jeune homme vous aime!»--Elle poussa distraitement la petite porte grillée de la Mancienne, traversa la cour, la tête penchée, les sourcils rapprochés, et elle allait monter chez elle quand, au milieu du vestibule, sa femme de chambre lui chuchota avec une nuance de discrétion affectée: --Pardon, madame, M. Pommeret est dans le petit salon. Elle tressaillit comme une personne qu’on éveille en sursaut. --Pourquoi, murmura-t-elle d’une voix brève, ne lui avoir pas dit que j’étais sortie? --Madame avait annoncé qu’elle rentrerait vers cinq heures, et j’ai cru bien faire en priant M. Pommeret d’attendre... --C’est bien!... Prenez tout cela. Elle se débarrassa vivement de son mantelet, de son paroissien et de son chapeau; puis, le cœur battant, les cheveux un peu en désordre, elle entra dans la pièce où on avait introduit le garde-général. Ce petit salon, meublé d’un corps de bibliothèque de chiffonniers, de tables à ouvrage et de sièges bas et confortables, était le séjour préféré d’Adrienne; elle y travaillait et y recevait ses visiteurs pendant la semaine.--A cause de la grande ardeur du soleil, les persiennes avaient été fermées et le store baissé, de sorte qu’une demi-obscurité régnait dans cette pièce haute de plafond, qu’une jardinière garnie de fuchsias égayait de sa profusion de clochettes rouges et de verdures tombantes. Le garde-général, tournant le dos à l’entrée, debout près du divan, feuilletait un journal illustré. Au bruit que fit le battant de la porte il se retourna et aperçut Mme Adrienne qui s’avançait, sérieuse et les sourcils froncés. --Pardon, monsieur, commença-t-elle d’une voix dont elle essayait en vain de dissimuler le tremblement, j’étais sortie... Je regrette qu’on ne vous l’ait pas dit et qu’on vous ait fait ainsi perdre votre temps. --On m’avait prévenu, madame, répliqua Francis en s’inclinant, mais on avait ajouté que vous étiez à l’église et que vous en reviendriez bientôt... Je me suis permis de vous attendre... Ce n’est pas du temps perdu. --C’est du temps mal employé, en tout cas, répondit-elle sèchement et en tirant ses gants avec un geste d’impatience. Francis Pommeret la considérait avec étonnement. --Qu’a-t-elle donc aujourd’hui? se demanda-t-il. Il songea tout à coup à cette station à l’église. --Ah! pensa-t-il, tout s’explique: elle aura vu le curé et il l’aura montée contre moi... --Ai-je été indiscret? reprit-il en la regardant fixement. --Il n’y a pas eu indiscrétion de votre part, puisque Zélie a cru devoir vous engager à m’attendre... Seulement, ajouta-t-elle en rougissant faiblement, une autre fois je vous prie de ne pas agir aussi contrairement à nos usages... Ici, on épilogue sur tout, et il est inutile de faire causer les gens. Elle disait cela d’un ton bref, saccadé, sans lever les yeux sur lui, la tête à demi tournée vers la jardinière, et les doigts occupés à fourrager machinalement dans les retombées des grappes rouges. --Je ne m’étais pas trompé, songeait Francis, il y a du curé là-dessous... Ah! monsieur l’abbé, vous me tirez dans les jambes! eh bien! à bon chat bon rat! nous verrons qui aura le dernier! Il fit quelques pas de côté, de manière à se trouver en face de Mme Adrienne, et, lui lançant son regard le plus doucement câlin: --Madame, murmura-t-il, vous m’avez traité jusqu’à présent avec trop d’indulgence pour que vous vous refusiez aujourd’hui à m’expliquer la cause de votre brusque sévérité... Je vous supplie de me répondre franchement: avouez qu’on vous a excitée contre moi. Elle rougit de nouveau. --Eh bien! oui, répliqua-t-elle, je n’ai pas l’habitude de garder les choses que j’ai sur le cœur, et j’aime mieux vous les dire... Oui, on trouve que vos visites à la Mancienne sont trop fréquentes. On m’a fait sentir que j’avais tort de vous recevoir aussi intimement, et que, dans ma position, votre présence ici était compromettante... Pour ma part, je n’y avais vu aucun inconvénient, et je vous rends cette justice que vous n’avez jamais donné le moindre prétexte à de pareilles accusations... Mais vous savez ce que c’est qu’un village, et combien l’opinion publique y est malveillante. --Oui, dit Francis amèrement, je m’imagine qu’on n’a pas dû être tendre à mon égard... Mais à vous, madame, que peut-on reprocher? --On me reproche de vous avoir ouvert ma porte trop facilement... Oh! croyez bien, monsieur, continua-t-elle en joignant les mains et en levant vers lui ses yeux humides, croyez bien qu’il m’est pénible de vous répéter de pareilles choses et que je regrette profondément ce qui arrive! --Adieu, madame, répondit-il froidement en prenant son chapeau; il ne me reste plus qu’à vous demander pardon des ennuis que je vous ai causés et à vous remercier des bontés que vous avez eues pour un étranger... Il accompagna ces paroles d’un long regard attristé. --Adieu! fit-il encore en s’inclinant et en se dirigeant lentement vers la porte. Elle songea qu’il s’en allait froissé et humilié, qu’il ne reviendrait plus à la Mancienne, que tout serait fini entre eux... Son cœur se serra, et, l’amour triomphant de sa prudence, elle le rappela: --Monsieur Pommeret, s’exclama-t-elle, je ne veux pas que nous nous quittions fâchés... Ne partez pas ainsi! Il s’arrêta. --Vous m’en voulez de vous avoir parlé aussi franchement? reprit-elle d’une voix singulièrement amollie. --Non, madame. --Alors pourquoi me quittez-vous si brusquement? --Parce que, du moment où nous ne devons plus nous voir, une brusque séparation est le parti le plus sage... le moins cruel... pour moi, du moins. Elle avait détourné la tête et fixait obstinément les yeux sur les fleurs du store: --Vous dites cela, continua-t-elle, avec une amertume qui me prouve combien je vous ai irrité. --Je ne suis irrité que contre les gens dont les commérages vous ont causé tout cet ennui. --Oui, c’est odieux! murmura-t-elle en se tordant nerveusement les mains; oui, il y a des gens qui ont l’esprit si méchant qu’ils voient le mal dans tout!... Si on les écoutait, on finirait par croire à des choses auxquelles on n’avait jamais pensé. Francis avait de nouveau posé son chapeau sur un guéridon et il se rapprochait peu à peu de Mme Adrienne. --On m’a donc bien noirci dans votre esprit? demanda-t-il d’une voix insinuante. Elle haussait les épaules et gardait le silence. --De quel crime m’accuse-t-on? --Il ne s’agit pas d’un crime... N’insistez pas... Je rougirais de vous répéter les absurdités qu’on a imaginées. --Je désire pourtant que vous me les répétiez, poursuivit-il en dardant vers Mme Lebreton un regard très tendre qui la troubla délicieusement; un accusé a le droit de connaître les méfaits qu’on lui reproche. --Non, je ne peux pas! balbutia-t-elle. --Laissez-moi au moins essayer de les deviner... On incrimine mes visites à la Mancienne? --C’est vrai. --Et on ajoute qu’elles sont compromettantes, parce que j’ai trop de plaisir à vous voir... parce que je vous aime? Elle fit signe que oui, et, sa confusion augmentant, elle s’assit à l’extrémité du divan et se couvrit les yeux avec l’une de ses mains. --Eh bien! on a raison! s’écria-t-il, et c’est l’exacte vérité... Je vous aime! Elle restait immobile, confuse, étourdie. Cet aveu d’amour,--le premier qu’on lui eût adressé,--l’effrayait à la fois et l’enivrait. Elle l’écoutait comme une musique étrange et suave; elle n’osait remuer, comme si elle eût craint, au moindre mouvement, de faire envoler cette sensation nouvelle, qu’elle savourait avec la volupté inquiète particulière aux joies défendues. --Oui, continua-t-il en se penchant vers elle, je vous aime!... Et vous l’auriez toujours ignoré, si d’autres, plus clairvoyants que vous, ne s’en étaient aperçus. Involontairement, elle fit un signe de tête. Etait-ce pour affirmer sa complète ignorance ou, au contraire, pour insinuer qu’elle avait tout deviné bien avant les autres?... Ce fut dans ce dernier sens que Francis Pommeret interpréta ce geste mystérieux, car, avec une hardiesse qui démentait l’humilité de ses paroles, il s’assit près d’elle. --Quoi! vous le saviez? s’écria-t-il. Elle ne pouvait parler; les mots s’arrêtaient dans sa gorge sèche. Pour toute réponse elle joignit ses deux mains avec une expression suppliante, comme pour lui demander de ne pas la questionner davantage. Ce mouvement laissa à découvert son visage, et, dans ses yeux profonds, Francis vit rouler deux larmes qui ne tombèrent pas, mais qui disparurent dévorées par la flamme des regards et par la chaleur des joues couvertes de rougeur. --Vous le saviez? répéta-t-il, et je vous fais pleurer!... Ah! laissez-moi vous demander pardon de tout le chagrin que je vous cause. La vue de ces yeux brillants et humides, de ces joues brûlantes lui faisait perdre le sang-froid à son tour. Il s’était agenouillé devant Mme Adrienne, et, malgré une muette résistance, il avait dénoué les mains de la jeune femme et les serrait dans les siennes. Maintenant le péril du tête-à-tête se compliquait de sensations plus aiguës et plus troublantes. La pression des mains étroitement serrées, le frôlement de cette robe de dévote, le contact des genoux d’Adrienne, tout cela formait un ensemble de séductions irrésistibles pour un jeune homme rendu plus entreprenant par six mois de sagesse. Mme Lebreton lui semblait plus charmante encore que le jour de leur promenade au clair de lune, et il en était positivement amoureux. Quant à elle, jamais elle n’avait éprouvé ce qu’elle ressentait en ce moment. Cette brusque explosion d’amour la prenait au dépourvu; toute neuve à de pareilles émotions, elle restait désarmée et prise de vertige. La lourdeur endormante produite par l’atmosphère de cette chaude après-midi de juillet la rendait plus faible encore.--Un silence profond régnait dans la petite pièce hermétiquement close; derrière les persiennes et le store, on devinait, à une vague réverbération dorée, la violence du soleil du dehors, baignant de sa clarté implacable le jardin aux fleurs à demi pâmées. Entre la vitre et la mousseline du rideau, une mouche emprisonnée bourdonnait, se taisait et bourdonnait de nouveau. Et à travers ce silence, Francis, toujours agenouillé et de plus en plus grisé, jetait de brèves paroles, décousues, à peine articulées, comme un refrain toujours pareil et toujours délicieux: --Je vous aime!... Vous êtes ma seule préoccupation... ma seule adoration! Elle écoutait, les yeux fermés, ces mots d’amour dont les syllabes caressantes coulaient comme un philtre dans ses oreilles, vierges encore d’une pareille musique. Elle se laissait bercer et endormir par cette tendre litanie, et ses lèvres, devenues lourdes, ne s’ouvraient que pour murmurer, comme dans un rêve, de vaines et craintives supplications. --Prenez garde!... Relevez-vous, je vous en prie... Si l’on venait! Il n’y avait dans ces protestations rien qui fût de nature à refroidir l’élan de Francis; au contraire, il y trouvait presque une autorisation tacite à pousser plus avant. Maintenant il couvrait de baisers les mains qu’il tenait toujours prisonnières et il répétait: --Je n’ai jamais aimé que vous! --Ne vous moquez pas de moi! murmura-t-elle en se réveillant à demi, soyez raisonnable... ne restez pas à genoux! Il se releva en effet, mais ce fut pour s’asseoir tout contre Mme Lebreton, et, à un mouvement effarouché qu’elle fit, il la prit dans ses bras. Elle fut si abasourdie de cette nouvelle hardiesse qu’elle se défendit à peine. Elle avait refermé les yeux, et derrière ses paupières closes, elle entrevoyait, comme dans un lointain confus, la boiserie sombre du confessionnal, elle entendait vaguement la voix du curé irrité lui disant:--Ce jeune homme vous aime!--Et c’était bien vrai, il l’aimait, et il était là qui le lui chuchotait tout bas contre l’oreille. --Ah! balbutia-t-elle, c’est mal! c’est mal!... Pourquoi vous ai-je connu? --Laissez-moi! ajouta-t-elle avec un long frémissement de tout le corps et en s’arrachant à l’étreinte du garde-général. Au moment où elle se débattait et reprenait possession d’elle-même, on frappa discrètement deux coups à la porte du petit salon. Francis s’était instinctivement reculé, et Mme Lebreton s’était levée... --Entrez! dit-elle d’une voix sourde. C’était Zélie, la femme de chambre, dont la figure discrète et un peu hypocrite s’encadra dans l’entre-bâillement de la porte. --Pourquoi avez-vous frappé? demanda avec irritation Mme Adrienne, dont l’orgueil s’était soudain exaspéré à la pensée de cette précaution inusitée et injurieuse... Ne pouviez-vous entrer tout simplement comme d’habitude? --Je venais annoncer à madame que le dîner était servi, et je croyais, je craignais... --Cela suffit!... Une autre fois dispensez-vous de ces excès de zèle... Et, comme pour prouver qu’elle était au-dessus de pareilles suppositions, elle ajouta en se tournant à demi vers Francis: --Mettez un second couvert; M. Pommeret dîne avec moi. V Les premières semaines d’août avaient été très orageuses; la pluie était tombée en abondance, et les jardins de la Mancienne en étaient encore tout ruisselants. L’Aubette, brusquement grossie, ayant changé en torrents les cascatelles du parc, les pelouses gardaient les traces limoneuses de ce soudain débordement. L’ouragan avait endommagé les arbres; des jonchées de brindilles et de feuilles vertes couvraient la surface de la pièce d’eau, et les rosiers, courbés au ras du sol, laissaient traîner dans le sable leurs touffes de roses épanouies.--Nu-tête, les jupes relevées au-dessus de la cheville, Mme Lebreton visitait les plates-bandes mouillées, constatant les dégâts, promenant ses mains protégées par de vieux gants dans les trochées terreuses, relevant ici une tige couchée, donnant plus loin un coup de sécateur. Elle avait coupé, chemin faisant, deux œillets rouges et les avait attachés à son corsage. Sa démarche avait quelque chose de plus léger et de plus allègre que de coutume. Ses yeux bruns scintillaient, ses joues mates s’étaient nuancées de rose. De même que l’orage avait rafraîchi l’air et la verdure, on eût dit qu’il avait donné à Mme Adrienne un revif de jeunesse et d’épanouissement. Tandis qu’elle visitait ses massifs effondrés et ses parterres défoncés, elle entendit le sable crier sous un pas lent et mesuré; elle tourna la tête et aperçut l’abbé Cartier à l’extrémité d’une allée. Le long corps émacié du prêtre s’enlevait en noir sur la verdure; la pleine lumière semblait augmenter encore sa maigreur austère et sa physionomie ascétique. Mme Lebreton, qui ne l’avait pas revu depuis l’après-midi du confessionnal, c’est-à-dire depuis près de trois semaines, ne put dissimuler son embarras. La rougeur de ses joues s’accentua, pendant que le curé, ramenant les plis de sa soutane flottante et soulevant son tricorne, l’abordait avec un salut cérémonieux et compassé. --Bonjour, monsieur le curé, murmura-t-elle d’une voix un peu émue, comment vous portez-vous? --Pardonnez-moi de vous déranger si matin, madame, dit-il sans répondre à sa question, je fais la quête mensuelle pour mes pauvres et je n’ai pas cru devoir passer devant la Mancienne sans vous demander votre offrande. --Vous avez eu raison, monsieur le curé, et c’est à moi de m’excuser de vous recevoir dans ce négligé... Vous me surprenez en costume de jardinière. Le curé jeta un regard oblique sur le cou nu de la veuve, sur l’échancrure du corsage empourpré par les œillets rouges, puis il baissa les yeux d’un air choqué, et ses lèvres minces se pincèrent encore plus que d’habitude. Joubert dit quelque part que «les parfums cachés et les amours secrets se trahissent.» Il se dégageait de la personne d’Adrienne Lebreton une odeur d’amour et de voluptueuse satisfaction qui fut pour le prêtre une révélation soudaine et qui lui fit éprouver un intime frémissement de pieux dégoût et de sainte colère. --Voulez-vous avoir la bonté de me suivre, reprit-elle en dénouant les tirettes de sa robe, dont les plis retombèrent modestement sur ses pieds; je vous remettrai mon offrande... Le curé emboîta le pas silencieusement derrière elle, en gardant toujours sa mine renfrognée. Quand ils furent dans le petit salon, elle ouvrit le tiroir d’un chiffonnier, y prit deux louis, et les déposa dans la main osseuse du doyen. --Voici pour vos pauvres, monsieur le curé, dit-elle en s’inclinant. L’amour heureux rend les cœurs plus charitables et les mains plus donnantes; l’aumône était deux fois plus importante que d’ordinaire, mais ce gâteau inespéré n’eut pas le don d’adoucir Cerbère. Sans quitter son air maussade, M. le curé empocha la généreuse offrande de la veuve et se contenta de remercier du bout des lèvres. --J’ai regretté, continua Mme Lebreton, que vos occupations ne vous aient pas permis de venir dîner dimanche dernier à la Mancienne... Du reste, je n’ai pas eu de chance cette fois; il m’a manqué encore d’autres convives: les dames de la poste, ainsi que le notaire et sa femme. Le curé prit l’air étonné d’un homme qui ignore ce qui se passe dans sa paroisse. --En vérité!... Ces dames étaient-elles absentes d’Auberive? --Non; les demoiselles Chesnel étaient retenues par un travail urgent, et Mme Bouchenot était souffrante... Mais vous, monsieur le curé, vous n’étiez ni absent, ni malade... Pourquoi m’avoir fait faux-bond? --Excusez-moi, madame, murmura-t-il en pinçant les lèvres, et permettez que je garde pour moi les raisons de mon abstention. Mme Adrienne avait redressé brusquement la tête. --Vos raisons, répliqua-t-elle en essayant de sourire, sont donc bien mauvaises, monsieur le curé, pour que vous craigniez de me les dire? Il salua cérémonieusement: --Je les crois bonnes, mais je vous en prie, madame, n’insistez pas... Laissez-moi conserver avec vous une réserve dont je ne me suis pas départi depuis notre dernière entrevue. En entendant ces paroles entortillées, Mme Lebreton pâlit. --J’insiste, au contraire, reprit-elle d’un ton bref, et je vous supplie de vous expliquer, monsieur le curé; j’aime les situations nettes. L’abbé Cartier poussa un soupir sifflant et contristé. --Vous le voulez, madame? Eh bien! soit. Il continua d’une voix assourdie: --Lorsque j’ai eu l’occasion de m’entretenir avec vous pour la dernière fois, je ne vous ai pas épargné certains conseils dictés par une sage circonspection... Vous avez cru devoir les dédaigner... Voyant mon autorité pastorale méconnue, il ne me restait plus qu’une chose à faire: m’abstenir... En m’asseyant de nouveau à votre table, j’aurais eu l’air d’autoriser par ma présence des choses que je déplore, et j’aurais scandalisé mes paroissiens, qui le sont déjà assez par le spectacle de ce qui se passe... --Que se passe-t-il donc et de quel scandale parlez-vous? s’écria Adrienne. --Vous le demandez, madame?... Me sied-il bien à moi, prêtre, de vous répéter les propos qui courent le pays? --Oui, je le désire... Vous vous êtes trop avancé pour ne point aller jusqu’au bout... Que dit-on, s’il vous plaît? --On dit que M. Pommeret vient ici très souvent, non seulement en plein jour, mais le soir... --C’est vrai, M. Pommeret passe quelques-unes de ses soirées à la Mancienne... Quel mal y voit-on? --Si le mal n’existe pas, et je l’espère, poursuivit le curé en baissant les yeux, pourquoi ce jeune homme, au lieu de sortir comme tout le monde par la grille, s’échappe-t-il à la nuit close par la petite porte du parc? --Mais c’est un véritable interrogatoire! s’exclama Adrienne avec un rire nerveux. Continuez, je vous en prie. --Excusez-moi, il y a des choses que ma bouche ne doit pas répéter. --Vous pouvez les répéter, dit-elle d’un ton hautain, puisque je consens à les entendre. --On ne se cache que pour mal faire, ajouta le prêtre sévèrement. --Pourquoi me cacherais-je?... Ne suis-je pas veuve et libre de ma personne? --On n’est jamais libre de braver l’opinion publique... Savez-vous ce que crient tout haut nos paysans? «Quand on est riche, on se croit tout permis!» Voilà ce qu’ils disent, et si, par politique ou par intérêt, certaines personnes persistent à vous faire bon visage, croyez bien qu’elles se dédommagent lorsqu’elles sont hors de votre présence... --Pardon! les bonnes âmes qui s’occupent de moi, et vous-même, monsieur le curé, vous oubliez une chose: c’est que je suis veuve, je vous le répète, et que je puis avoir le désir légitime de changer de condition... Depuis quand considère-t-on comme un scandale de voir une veuve encore jeune songer à un second mariage? La bouche du prêtre se plissa et un sourire sardonique erra sur ses lèvres. --Ah! dit-il, du moment que vous croyez à des intentions de mariage de la part de M. Pommeret!... --Et quelles intentions voulez-vous donc qu’ait un homme loyal et bien élevé à l’égard d’une femme qu’il aime? s’écria Mme Lebreton devenant cramoisie. --Me préserve le ciel de porter un jugement téméraire! soupira le curé en secouant la tête, mais j’ai une médiocre confiance dans les intentions des jeunes gens sans principes. --Monsieur le curé, vos préventions vous font dépasser la mesure, répondit sèchement Adrienne. Elles sont aussi injurieuses pour moi que pour M. Pommeret... Me croyez-vous femme à recevoir intimement un homme que je ne considérerais pas comme mon futur mari? --Admettons que cela finisse par un mariage, riposta le prêtre d’un ton amer, ce sera encore tant pis. --Pourquoi tant pis? --Ce jeune homme a dix ans de moins que vous, insinua-t-il avec malveillance. --Qu’importe, s’il m’aime telle que je suis? --Il est vrai qu’il est sans fortune, ajouta le curé en ricanant. --Monsieur! protesta Mme Lebreton indignée, j’aime M. Pommeret et j’ai confiance en lui. --Et cette enfant que vous aviez adoptée, la sacrifierez-vous aussi à vos nouveaux projets? --Denise vivra avec nous, et M. Pommeret lui servira de père. --Un père bien jeune! objecta méchamment l’abbé Cartier.--Enfin, reprit-il en rajustant sa ceinture qui glissait sur ses maigres hanches, je souhaite que tout ceci tourne aussi bien que vous le désirez, madame!... Quand dois-je publier vos bans? A cette question brusquement posée, Adrienne rougit et resta un moment silencieuse. Les petits yeux renfoncés du prêtre étaient fixés sur elle, et l’embarras de Mme Lebreton n’échappait pas au perspicace abbé Cartier. Il devina qu’elle s’était vantée en annonçant comme certaines les intentions matrimoniales du jeune Pommeret. --Ah! ah! ce beau mariage n’est pas aussi avancé qu’on essayait de me le faire croire! songea-t-il en jouissant du trouble où il avait jeté son interlocutrice. --Rien ne presse encore, murmura-t-elle... Je vous ferai prévenir quand l’époque sera fixée. --Le plus tôt sera le mieux! reprit-il. Je suis votre serviteur, madame. Il la salua et se retira, laissant Mme Adrienne toute contristée et pensive. Le soleil avait beau illuminer le jardin, elle voyait tout en noir maintenant, et les paroles du prêtre lui avaient assombri le reste de sa journée. C’est dans cet état de songerie anxieuse que Francis Pommeret la trouva, lorsqu’à la tombée de la nuit il arriva à la Mancienne. Ainsi que l’avait insinué le curé, il y passait maintenant presque toutes ses soirées. De temps à autre, il y entrait ostensiblement, au grand jour, comme quelqu’un qui va rendre une visite; le plus souvent il s’y glissait à la nuit close, après avoir fait un long détour par le chemin de la Grand’Combe. Il s’introduisait alors par la petite porte du parc, entre-bâillée juste à point pour lui livrer passage. Il croyait ainsi dépister l’attention du village, et il se figurait naïvement que personne ne se doutait de son manège. Les amoureux sont pleins de ces illusions enfantines; ils sont persuadés que, pour n’être pas vus, il leur suffit d’avoir la bonne intention de ne pas se laisser voir. Ces subterfuges d’autruche qui s’imagine être invisible parce qu’elle enfouit sa tête dans un buisson, ne trompaient plus personne à Auberive. Chaque soir, le garde-général était épié secrètement. On savait exactement l’heure à laquelle il entrait à la Mancienne, le temps qu’il y passait, le chemin qu’il prenait pour en sortir; et le curé n’avait rien exagéré en affirmant que l’imprudente conduite des deux amoureux commençait à exciter une sourde indignation chez les petites gens comme chez les notables du bourg. A la lueur de la lampe posée dans un coin du salon, Francis Pommeret remarqua bien vite les sourcils froncés d’Adrienne et l’expression de tristesse répandue sur sa physionomie. --Qu’avez-vous? lui demanda-t-il en l’attirant près de lui. Il lui avait pris les mains et la regardait tendrement en face. --J’ai reçu la visite du curé, répondit-elle, et il m’a dit des choses qui ont teint mes idées en noir. --Je n’aime pas cet homme, s’écria Francis; il est haineux et rancunier comme tous les gens bilieux... Sa bile malfaisante s’extravase jusque dans ses moindres paroles... Qu’a-t-il encore inventé pour vous mettre l’âme à l’envers? --Il n’a rien inventé, malheureusement!... Il s’est contenté d’appuyer durement le doigt sur la plaie, en me rapportant tout le mal qu’on pense de moi et en me reprochant d’être un objet de scandale pour sa paroisse. --L’abbé Cartier prend ses désirs pour des réalités... Il cherche à vous éloigner de moi, parce qu’il devine que je vous aime. --Il n’a pas eu grand’peine à le deviner, reprit Mme Adrienne avec un sourire attristé, car je le lui ai moi-même déclaré. --Quelle imprudence! s’exclama le garde-général; il va le répéter dans toutes les maisons d’Auberive! --Il n’aura pas besoin de le répéter, poursuivit-elle en secouant la tête, tout le village sait déjà à quoi s’en tenir sur notre compte... Je ne suis ni sourde ni aveugle, et je remarque bien que les gens d’ici ne sont plus les mêmes pour moi. Rien ne m’échappe, ni la froideur réservée de mes anciennes relations, ni les regards sournois et les chuchotements des paysans quand je passe dans les rues, ni les précautions injurieusement discrètes de mes domestiques... On me juge, on me juge sévèrement, et je l’ai mérité... La malignité publique ne se marque pas encore ouvertement, parce qu’ici la population est timide, mais il ne faut qu’une circonstance malheureuse pour tout faire éclater... Je ne vous reproche rien, mon ami, ajouta-t-elle en voyant la figure de Francis se rembrunir, je ne regrette rien!... Même dans cette situation tristement fausse, je me trouve heureuse de vous avoir connu... Mais je ne voudrais pas que cette enfant que j’ai adoptée et qui va revenir ici aux vacances, je ne voudrais pas que Denise fût exposée à entendre blâmer ma conduite, ni qu’elle fût témoin de quelque fâcheux éclat... Aussi j’envisage sérieusement les choses et je pense qu’il faut prendre un grand parti. --Quel parti? murmura le jeune Pommeret, qui se méprenait sur le sens de cette allocution et avait une mine allongée... Il croyait qu’elle allait lui dire de rompre et il se voyait déjà banni de la Mancienne. --Francis, reprit-elle d’une voix un peu tremblante, mais dont le ton s’était néanmoins haussé et devenait vibrant, m’aimez-vous bien fort?... Non pas comme un enfant qui se monte la tête pour la première femme qu’il trouve à son gré, mais comme un homme sérieux, loyal?... M’aimez-vous d’un amour solide et durable? --Je vous adore! répondit-il en lui baisant les mains et en les retenant dans les siennes, et rien ne pourra me séparer de vous. --En ce cas, mon ami, il faut imposer silence aux mauvaises langues et rendre notre situation nette, inattaquable... Il faut nous marier le plus tôt possible. Francis Pommeret eut un mouvement d’effarement qui lui fit lâcher les mains de Mme Adrienne. Il fut pris d’un soudain éblouissement, et dans un éclair il vit, comme du haut d’une montagne, le riche domaine de la Mancienne, le parc, les bois, les fermes et les prés, les rentes et les sacs d’écus étalés à ses pieds, tandis qu’une invisible voix lui chuchotait à l’oreille: «Toutes ces richesses sont à toi, toi, pauvre hère, le sixième enfant d’une famille de petits bourgeois, où, de tout temps, on a tiré le diable par la queue!...» Cela dura à peine deux secondes, puis les réflexions vinrent coup sur coup avec une rapidité électrique. Il faut rendre cette justice au garde-général que jamais l’idée d’un si merveilleux dénoûment n’avait été sérieusement agitée dans son esprit. Il n’était ni cupide ni ambitieux. Chez ce garçon sanguin et bien portant, l’amour du plaisir prédominait sur les facultés raisonneuses et calculatrices. Il avait été entraîné vers Mme Lebreton, non point par l’arrière-espoir d’un beau mariage, mais par ce premier et tumultueux bouillonnement d’un sang chaud qui pousse un jeune homme de vingt-quatre ans, bien équilibré et bien en point, à courtiser une femme jeune encore et très désirable,--surtout quand cette personne possède seule, dans un pays perdu, cette grâce féminine et cette élégance mondaine qui sont un assaisonnement de plus pour un vaniteux et un voluptueux de l’espèce de Francis. Il avait vu dans cette conquête un moyen de satisfaire ses appétits de plaisir, tout en passant son temps confortablement, et il n’avait jamais regardé au-delà. Maintenant qu’il avait atteint le sommet où il avait rêvé de s’élever et qu’il entrevoyait de nouvelles perspectives non prévues, il en était plus ébloui qu’émerveillé. Il n’avait guère jusque-là songé sérieusement au mariage, et la pensée de se lier pour toujours, quand il avait à peine tâté de la vie, le rendait tout d’abord plus méditatif qu’enthousiaste. Mme Adrienne regardait avec inquiétude sa mine hésitante et songeuse. --Vous ne me répondez pas! balbutia-t-elle d’une voix étranglée. --Pardon! dit-il enfin... Songez que je suis pauvre comme Job et que vous êtes, à ce qu’on prétend, trois fois millionnaire... Si j’accepte le bonheur que vous m’offrez, les envieux et les malveillants m’accuseront de vous avoir épousée pour votre argent... Voilà ce qui me fait hésiter. Les yeux bruns de Mme Lebreton jetèrent à Francis deux regards baignés de tendresse et de reconnaissance. Elle lui savait gré d’un pareil scrupule; elle triomphait de cette réponse qui faisait tomber à plat les méchantes insinuations du curé, et lui montrait les côtés délicats et fiers du caractère de l’homme qu’elle aimait. --Cher! reprit-elle en saisissant les mains de Francis, je vous remercie de m’avoir répondu franchement et je vous aime encore davantage... Si de pareilles considérations vous font hésiter, que dirai-je donc, moi, qui ai dix ans de plus que vous? L’âge met entre nous une bien autre disproportion que la fortune... Je vous aime mieux que vous ne m’aimez!... En insistant sur cette misérable question d’argent, vous allez me faire croire que vous avez plus d’amour-propre que d’amour... Je suis aussi orgueilleuse que vous, et cependant j’ai mis mon orgueil sous mes pieds pour me donner à vous tout entière. Il allait répliquer et protester. Elle lui ferma gentiment la bouche avec sa main. --Taisez-vous! chuchota-t-elle avec un accent passionné qui chatouilla délicieusement Francis... D’abord, monsieur, je ne veux pas vous mettre le poignard sur la gorge... Ne parlons plus de cela, ce soir; mais réfléchissez-y sérieusement, et demain seulement rapportez-moi votre réponse. Elle l’entraîna dans les allées du parc silencieux et noir, sous un ciel encore lourd et orageux. Les massifs sentaient déjà l’automne; les phlox à demi séchés, les roses-thé qui s’effeuillaient et les clématites épanouies imprégnaient l’air d’une odeur amollissante, d’un alanguissement endormeur, qui auraient énervé des résolutions plus énergiques que celles du jeune Pommeret. Tenant le bras de Mme Adrienne serré contre son bras, il écoutait rêveusement le glou-glou des ruisseaux qui coulaient sous les ponts rustiques; il regardait dans l’écartement des grands marronniers sombres la façade blanchissante de la Mancienne. La lampe du salon éclairait d’une lueur orangée la porte-fenêtre du rez-de-chaussée, et, dans cette obscurité mystérieuse, l’habitation avait un air plus somptueux et plus imposant encore. Francis songeait qu’il n’avait plus qu’un mot à dire pour que toute cette opulence fût à lui; en même temps, avec un mouvement d’orgueil satisfait, il se remémorait sa première visite à la Mancienne, quand, morfondu par la bise de février et esseulé, il s’était arrêté sous ces mêmes arbres, et avait jeté son premier regard de convoitise sur les jardins et la maison... Ils étaient assis depuis longtemps déjà sur un banc rustique et s’y oubliaient, quand l’horloge sonna onze heures. Mme Adrienne reconduisit le jeune homme jusqu’à la petite porte, et, lui serrant les deux mains avec une énergie un peu nerveuse: --A demain soir! lui dit-elle. Francis Pommeret regagna, par des ruelles détournées, la promenade d’Entre-deux-Eaux. Tout le bourg paraissait endormi. Le ciel était couvert, et les branches touffues des tilleuls plongeaient la promenade dans des ténèbres si noires que le garde-général avait grand’peine à se maintenir au milieu de la chaussée qui sépare les deux bras de l’Aube. Au tournant qui domine l’abreuvoir, un obstacle à la fois élastique et résistant fit soudain trébucher Francis, et, n’eût été le tronc d’un tilleul auquel il se raccrocha, il aurait pris un bain au plus bel endroit de la rivière. Après s’être remis sur pied, il essaya en tâtonnant de se rendre compte de la cause de sa chute, et reconnut qu’une corde avait été tendue à hauteur des genoux, en travers du chemin, de façon à faire faire un plongeon dans l’Aube à quiconque suivrait nuitamment et étourdiment le chemin d’Entre-deux-Eaux. Il articula un violent juron. Au même moment, il entendit de gros éclats de rire résonner aux fenêtres obscures de la maison voisine. Evidemment, c’était pour lui qu’on avait préparé ce traquenard, et les mauvais plaisants qui lui avaient joué ce tour se gaussaient de sa mésaventure, croyant que leur farce avait pleinement réussi.--Quand il arriva au seuil de son auberge, il trouva contre l’ordinaire la porte fermée aux verrous, et, pour la faire ouvrir, il dut heurter assez longtemps à coups de poing, tandis que le gros rire agaçant continuait dans la maison d’en face.--Les gens de l’auberge étaient sans doute de connivence avec les farceurs qui avaient tendu la corde, car ce fut seulement au bout de cinq minutes que la maîtresse d’hôtel, tout habillée, daigna ouvrir. Elle feignit un étonnement gouailleur. --Quoi! c’est vous, monsieur le garde-général? Eh bien! vrai, je ne vous savais point dehors, et il y a beau temps que je vous croyais mussé dans votre lit! Tout en parlant, elle soulevait son lumignon et examinait Francis des pieds à la tête, pensant le trouver trempé comme une soupe. Il lui arracha le lumignon des mains et monta, furieux, dans sa chambre. --Adrienne a raison, pensa-t-il en se déshabillant, il faut clore le bec à ces gens-là, qui deviennent insolents; ce soir, ils se sont attaqués à moi; demain, si je n’y mets ordre, ils s’attaqueront à elle. Le dimanche suivant, un peu avant la grand’messe, les paysans, qui badaudaient sur la place en attendant le dernier coup, virent l’appariteur ouvrir le grillage du cadre où l’on affichait les actes de la mairie, et y coller une demi-feuille de papier timbré couverte d’écriture. Les curieux se rapprochèrent et lurent, avec un émoi que trahissaient de confuses exclamations, la première publication de mariage projeté entre «Pierre-François Pommeret, garde-général des forêts, demeurant à Auberive,--et Laurence-Marie-Adrienne Ormancey, veuve en premières noces de Marcel Lebreton, demeurant à la Mancienne, même commune.» Mlle Irma Chesnel, qui, de la fenêtre du bureau de poste, observait les hochements de tête et les ricanements des paysans attroupés, ne put résister à la curiosité qui la démangeait et alla, cheveux au vent, se mêler au groupe qui s’amassait devant le grillage municipal. Elle déchiffra lentement le griffonnage du maître d’école. Quand elle retraversa la place, elle avait le nez pincé et les coins des lèvres tombants. --Ça y est, ma chère! s’écria-t-elle en rentrant dans le bureau où sa sœur ficelait les paquets de son courrier; elle l’épouse, ils sont affichés! --La sotte! s’exclama à son tour la receveuse des postes en maniant au-dessus de la flamme son bâton de cire à cacheter. --C’est égal! reprit Mlle Irma, qui crevait de dépit... il y a des gens qui ont de la chance, et le garde-général peut se flatter d’avoir fait un beau rêve!... Je lui souhaite beaucoup de plaisir avec une femme qui a dix ans de plus que lui! --Ma chère, répliqua sentencieusement Mlle Chesnel aînée, tandis qu’elle étendait sa cire sur les ficelles croisées, à cheval donné on ne regarde pas la bride... C’est elle que je plains: elle fait une sottise et elle s’en mordra les doigts! VI Il avait été convenu entre Mme Lebreton et Francis que ce dernier profiterait de la quinzaine des publications pour se rendre chez ses parents et solliciter leur consentement au mariage. Comme on le pense bien, cette formalité ne souleva de la part de la famille Pommeret aucune objection. L’union projetée était une trop belle affaire, et trop inespérée, pour ce couple bourgeois qui avait élevé ses six enfants à la sueur de son front. Le père et la mère Pommeret ne songèrent pas même une seconde à s’offusquer de la disproportion d’âge existant entre leur fils et sa fiancée et à se demander si ce mariage, où la jeunesse était d’un côté et l’argent de l’autre, offrait de sérieuses chances de bonheur pour l’avenir. Les millions de Mme Lebreton les aveuglaient sur tout le reste. Ils embrassèrent Francis avec des larmes de félicité et se hâtèrent de publier pompeusement par toute la ville la nouvelle de cette bonne aubaine. Un seul détail gâtait leur satisfaction:--en présence des dispositions peu bienveillantes de la population d’Auberive, Mme Adrienne avait désiré que la noce se fît le plus simplement du monde, sans aucune cérémonie et sans autre invitation que celle des quatre témoins. Il fut décidé que Mme Pommeret mère, pour raison de santé, garderait la maison et que le père seul se rendrait à Auberive, la veille de la célébration. Ces dispositions une fois arrêtées, Francis, muni des bénédictions et des recommandations maternelles, prit, dans le courant de septembre, le train qui devait le ramener à Langres. Lorsqu’il arriva à l’hôtel, la voiture d’Auberive était déjà partie; comme la matinée était belle et qu’il avait de bonnes jambes, le garde-général n’eut pas la patience d’attendre un second départ, et résolut de gagner sa résidence à pied par la traverse. Ce voyage pédestre est d’autant plus agréable qu’à partir de la seconde moitié de la route on chemine sous bois, à travers la magnifique forêt de Montavoir, ce qui, à la mi-septembre, est une agréable promenade, même pour les gens peu sensibles aux beautés du paysage. Le ciel était clair; le sol, baigné par les abondantes rosées du matin, avait une élasticité qui aidait à la marche. Un léger vent d’est caressait les ramures déjà dorées des hêtres, éparpillant çà et là les premières feuilles tombantes. Les taillis humides exhalaient cette odeur anisée de champignon qui est particulière aux bois en automne. Francis, mis en bonne humeur par le beau temps et par la pensée soulageante d’être à peu près débarrassé des corvées préliminaires du mariage, cheminait allègrement. Il avait atteint les hautes futaies qui s’étendent entre Auberive et Rouelles, et, descendant les lacets qui zigzaguent jusqu’au fond de la Grand’Combe, il pouvait apercevoir déjà, entre les branches, les prairies où on fauchait les regains, les toits violets de la Mancienne et les premières maisons du bourg, sur lesquelles planait une fumée ensoleillée. Comme il tournait brusquement l’un des angles du sentier, il entendit dans le fourré un fracas de branches brisées, et, le forestier se réveillant soudain en lui, ses sourcils se froncèrent à la pensée qu’on commettait, à son nez et à sa barbe, un délit dans _sa_ forêt. Voulant au moins tancer le délinquant, il s’engagea vivement dans le taillis, écarta d’une main impatiente les cépées de cornouillers et parvint jusqu’à une étroite éclaircie où un spectacle inattendu s’offrit à ses yeux ébaubis. A la fourche maîtresse d’un robuste pommier sauvage, une étrange créature féminine était juchée. Sans pitié pour la santé du _fruitier_ qu’elle avait pris d’assaut, elle cassait de belles branches chargées de pommes vertes, et les distribuait libéralement à deux gamins en haillons, vautrés au pied de l’arbre, qui détalèrent précipitamment dès qu’ils eurent entrevu le garde-général. La cueilleuse de pommes, empêtrée dans les ramures touffues, ne pouvait se tirer d’affaire avec la même facilité. Elle s’accrocha à l’une des branches, abaissa violemment les feuillées, et, se voyant bloquée sur son perchoir, elle demeura un moment bouche béante. C’était une jeune personne à laquelle, à première vue, Francis donna quatorze ou quinze ans. Elle paraissait en effet à peine sortie de l’adolescence. Ses épaules, sa poitrine plate et sa taille mince n’avaient pas encore pris tout leur développement; ses mains rouges, emmanchées à de longs bras, semblaient d’autant plus démesurées qu’elles sortaient des manches étriquées et trop courtes d’un corsage taillé en blouse. Pourtant la partie inférieure du corps, déjà plus complètement formée, indiquait qu’après l’achèvement de la croissance tous ces angles étaient destinés à disparaître: les hanches s’arrondissaient sous la jupe collante, et, grâce à la posture de cette fillette perchée sur sa branche, les jambes pendantes et bien modelées montraient leurs chevilles finement attachées à deux pieds mignons et cambrés, chaussés de bottines dont plusieurs boutons avaient sauté.--La tête, qui passait à travers le feuillage, était pour le moins aussi originale que la toilette de cette créature.--Une figure longue au nez retroussé, à la bouche très rouge et largement fendue; deux grands yeux fauves, un front busqué, des mâchoires saillantes, un teint blanc semé de taches de son, et, comme encadrement, une épaisse chevelure rousse, frisée comme une toison et moutonnant jusqu’au dessous des épaules;--puis, dans la bouche, dans les ailes du nez, les fossettes des joues et les prunelles des yeux, un éclair d’audace et de malice passant rapidement par intervalles, comme passe un coup de soleil sur la plaine par une journée de vent. --Pourquoi ravagez-vous cet arbre et donnez-vous ainsi le mauvais exemple aux polissons du village? demanda sévèrement Francis à la délinquante. --Ça ne vous regarde pas!... Passez votre chemin! répondit-elle avec un ton d’enfant mal élevée;--puis, tout en lui jetant cette réponse impertinente, ayant dévisagé son interlocuteur et ayant constaté sans doute à sa mise et à sa bonne mine qu’elle n’avait pas affaire au premier venu, elle ajouta en manière d’explication:--Cela m’amuse... J’ai bien le droit de m’amuser, je suppose! --Ce n’est pas un amusement convenable pour une fille de votre âge... D’ailleurs, cet arbre n’est pas à vous, et vous commettez des dégâts qui sont punis d’une amende. --Bah! s’il y a une amende, ma mère la paiera! --Qui ça, votre mère? --Mme Lebreton, la propriétaire de la Mancienne... Vous la connaissez sans doute, si vous êtes du pays? Francis ne put retenir un mouvement de désagréable surprise. C’était donc là cette fille adoptive, cette Sauvageonne trop bien nommée!... Elle lui faisait l’effet d’une petite personne passablement excentrique et indépendante. L’occasion était bonne de connaître le caractère de cette étrange belle-fille qui était destinée à vivre dans son intérieur conjugal, et il résolut de pousser plus avant son interrogatoire, sans trahir son incognito. --Je ne suis pas d’ici, répliqua-t-il brièvement, puis il continua d’un air indifférent: --Ah! vous êtes la fille de Mme Lebreton?... Je croyais qu’elle n’avait pas d’enfants. --Je suis sa fille adoptive, répondit-elle avec impatience... Après? --Je lui en fais mon compliment! murmura ironiquement Francis; y a-t-il longtemps que vous habitez Auberive? --J’y suis revenue hier soir. --Vous sortez du couvent, je présume? --A quoi voyez-vous cela? --A votre goût pour le grand air et les pommes vertes... et puis à votre tournure. --J’ai donc bien la mine d’une pensionnaire! s’écria-t-elle dépitée.--Elle surprit les yeux de son interlocuteur fixés sur ses bas, dont l’un était troué; elle rougit, puis mettant un genou sur la fourche du pommier, d’un souple mouvement des reins elle se dressa sur ses pieds et se maintint debout en accrochant son bras à l’une des branches supérieures. De l’autre main elle défripait sa jupe et tâchait de prendre un air décent. Planté au pied de l’arbre, Francis, maintenant, la voyait tout entière: elle était élancée, svelte, et assez gracieuse dans ses mouvements de chat sauvage. --Quel âge me donnez-vous? reprit-elle en se tenant raide sur son perchoir. --Mais celui que vous avez... quinze ans à peu près. --J’en ai dix-sept! fit-elle en se redressant. --Vraiment! alors vous avez quitté votre pension pour tout à fait? --C’est-à-dire, je l’aurais quittée sans le prochain mariage de ma mère adoptive... Mais probablement on m’y refourrera encore pour un an, afin de se débarrasser de moi! La façon maussade dont elle prononça ces derniers mots n’indiquait pas qu’elle eût un grand enthousiasme pour l’événement qui allait modifier l’intérieur de la Mancienne. --Ah! murmura hypocritement Francis, Mme Lebreton se remarie!... Connaissez-vous votre futur beau-père? --Non, répondit-elle en haussant les épaules, il est absent... Ma mère le trouve très bien, naturellement, puisqu’elle l’épouse, mais je ne sais rien encore ni de l’âge ni de la figure de ce monsieur... Oh! du reste, ajouta-t-elle en agitant la main, je vois d’ici ce que ce peut être... Un homme grave, tiré à quatre épingles et déjà vieux. --Pourquoi vieux? --Dame! parce que ma mère n’est plus jeune, et je suppose qu’elle aura pris un mari plus âgé qu’elle. --Quel âge a donc Mme Lebreton? demanda Francis en se mordant les lèvres. --Trente-quatre ans au moins! --Et vous appelez cela n’être plus jeune? --Tiens!... ça peut sembler jeune à un vieillard, mais moi, je trouve que c’est vieux... Et vous? --Je ne suis peut-être pas trop bon juge, et vous me rangez probablement aussi dans la catégorie des vieux. --Vous? par exemple!... Attendez!--Elle l’examinait de haut en bas avec attention. Ses yeux fauves semblaient s’arrêter complaisamment sur la jolie barbe blonde bien peignée, les épaules robustes, la poitrine large et la taille élégante de Francis Pommeret. Et tout en le dévisageant avec la curiosité audacieuse et impertinente d’une jeune sauvage, elle laissait voir une naïve admiration qui ne pouvait qu’être très flatteuse pour son interlocuteur. --Vous devez avoir plus de vingt ans, dit-elle enfin, mais pas beaucoup plus. --J’en ai vingt-quatre. --Eh bien! vous voyez... Cela ne fait déjà pas une si grande différence entre nous. --Oui, remarqua-t-il avec un accent ironique, en jetant un regard dédaigneux sur la toilette fripée de Denise, je pourrais à la rigueur demander votre main pour le jour où vous quitterez vos robes courtes. --Pourquoi vous moquez-vous de moi? s’écria-t-elle, vexée; vous n’êtes pas poli! Elle baissa les yeux, s’avisa que ses jambes devaient être à découvert et fut saisie d’un pudique embarras qui ne lui était pas venu jusque-là. --Je voudrais bien descendre, murmura-t-elle, mais... vous me gênez, vous savez! --Je m’en vais. --Non, tournez-vous seulement... Là!... hop! Un bond, puis un cri;--ses pieds s’étaient pris dans sa robe, et elle avait roulé dans les broussailles. --Vous êtes-vous fait mal? s’exclama-t-il en se retournant et en se penchant vers Denise. --Non pas, répondit-elle en restant assise là où elle avait roulé, et en éclatant de rire, mon pied a glissé, voilà tout... Bon! poursuivit-elle en regardant ses bottines, les boutons qui restaient sont partis! --Où étiez-vous en pension? --Au Sacré-Cœur de Dijon. --Ah!... Est-ce que toutes les élèves grimpent aux arbres, au Sacré-Cœur? --Oh! Dieu non! Elles sont bien trop pimbêches!... Moi, je suis très mal notée à cause de ma tenue... Mais cela m’est égal: on ne me forcera jamais à dire ce que je ne pense pas... Cette année, on voulait m’enrôler dans les _Enfants de Marie_ qui ont pour mission d’espionner leurs compagnes et de tout rapporter à ces dames... J’ai refusé net. Cela a fait un scandale!... On parlait de me renvoyer à la maison... C’est moi qui aurais été contente! --Vous avez au moins le mérite de la franchise, dit Francis avec un rire un peu contraint... Vous devez faire le désespoir de votre mère adoptive? --Ça, c’est vrai... Mais je n’en viens pas moins à bout de lui imposer mes volontés. C’est une bonne femme, ma mère... un peu raide, mais bonne femme. --Votre futur beau-père sera peut-être moins bon homme? --Oh! celui-là, reprit-elle en secouant la tête, je le déteste d’avance! Elle s’était assise à la turque dans l’herbe, les jambes repliées sous sa robe, et, ayant tiré de sa poche une douzaine de pommes sauvages, elle triait les plus appétissantes. --En voulez-vous? demanda-t-elle à Francis. Et sur le geste négatif de celui-ci, elle en croqua une. Elle ouvrait sa grande bouche, et l’on voyait ses petites dents très blanches mordre avec sensualité dans le fruit d’un vert pâle. Francis l’apercevait de profil. Le front busqué et le menton saillant de l’adolescente se découpaient nettement sur le fond verdoyant des cépées. Le rouge vif de ses lèvres se détachait dans l’ombre, tandis que le haut de sa tête demeurait en pleine lumière et que le soleil flambait dans les crépelures de ses cheveux roux. --Drôle de créature! pensait Francis en l’écoutant croquer bruyamment sa pomme juteuse... Que vous détestiez votre futur beau-père, reprit-il tout haut, cela se comprend, mais que vous le gouverniez à votre gré comme votre mère adoptive, ce sera probablement plus difficile... Il aura sa volonté, lui aussi, et il essaiera peut-être de vous faire plier à son tour. --Je ne l’engage pas à essayer! grommela-t-elle entre ses dents. --Hem! objecta le garde-général en dissimulant une grimace de mécontentement, il sera le maître, et il faudra que vous cédiez pour avoir la paix. --Plutôt que de céder, je quitterai la Mancienne. --Et où irez-vous? Elle releva vers lui sa figure expressive, et un éclair de menace passa dans ses yeux étincelants: --Dans les bois... On dit que j’y suis née: j’y retournerai. Le garde-général haussa les épaules. Il se trouvait maintenant édifié sur le caractère et les dispositions de sa future belle-fille; il tira sa montre: --Déjà onze heures! il faut que je me remette en route. --Vous demeurez loin d’ici? demanda Denise en penchant la tête de côté pour regarder le jeune homme sans être gênée par le soleil. --A deux bonnes lieues, près de Rouvres. --C’est dommage que vous ne soyez pas du pays!... J’aurais eu du plaisir à tailler une causette avec vous de temps à autre... Vous avez l’air bon enfant, quoique un peu moqueur. --Grand merci!... Nous nous reverrons peut-être un de ces jours. --Oui, lui cria-t-elle, si vous repassez par ici, entrez à la Mancienne, je vous présenterai à maman! --Et à votre beau-père? ajouta ironiquement Francis en s’éloignant. --Oh! lui!... Voilà pour lui! s’exclama-t-elle en passant rapidement l’un de ses doigts sous son nez avec un geste de gamine. Elle avait changé de posture. Maintenant à genoux, le dos incliné, le cou tendu, accrochée d’une main à un brin de noisetier, elle regardait le garde-général descendre lentement à travers les cépées qu’il dépassait de la tête. Les pupilles dilatées de la fillette avaient la fixité sournoise et l’éclair anxieux de celles du chat quand il oblique le corps et penche la tête pour observer un objet dont la nouveauté l’intrigue et l’émeut. Ses lèvres s’étaient entr’ouvertes avec cette expression demi-rêveuse que les primitifs donnaient fréquemment à leurs têtes de vierges. Elle écoutait sonner sur les cailloux le pas ferme de ce beau garçon aux mains soignées, à la taille bien prise et aux yeux de velours. Elle s’inclinait davantage pour le suivre plus longtemps dans le sentier en pente. Quand il eut disparu à un tournant, et que le bruit de ses pas se fut amorti dans l’éloignement, elle se rejeta en arrière, assise sur ses talons; et, les bras croisés sur sa poitrine d’adolescente, elle resta immobile dans la lampée de soleil qui la baignait tout entière. Les rayons presque perpendiculaires faisaient pétiller ses cheveux roux comme s’ils eussent été chargés d’étincelles électriques. Le ciel, débarrassé des nuées du matin et devenu tout bleu, brasillait. L’air était presque aussi brûlant qu’en été, et là où la terre était nue, il en sortait une chaude vapeur transparente, à travers laquelle les troncs d’arbres et les brins d’herbe semblaient trembloter dans une silencieuse ondulation. Déjà roussies, les fougères exhalaient à l’entour une odeur de cassis mûr. La forêt était pleine de bruissements sourds: crépitements de faînes tombantes, serpentements de couleuvres ou d’_orvets_ dans les feuilles sèches, grignotements d’écureuil rongeant une noisette ou de mésange épluchant une branche moussue... Denise, les paupières mi-closes, essayait de reconstituer par le souvenir la figure de ce jeune homme, qui avait traversé comme une apparition les feuillées encore remuées de son passage. De temps en temps, elle rouvrait les yeux, les emplissait de soleil; puis, quand elle était éblouie au point de ne plus voir les objets que cernés d’un cercle d’azur foncé, elle refermait ses paupières et ruminait de nouveau ses souvenirs. Un doux meuglement de vache dans les prés la réveilla de cette extase. A côté d’elle, un petit lézard vert s’était étalé sur les ronces et s’enivrait de lumière. Elle aspira longuement l’odeur des regains qui montait de la prairie, secoua sa chevelure brûlante et chercha un coin d’ombre sous les noisetiers. Elle s’y traîna paresseusement sur les genoux, se tapit sous la ramée, puis, arrachant à pleines mains des poignées d’herbe fraîche, elle referma les yeux et se renversa tout de son long sur la pelouse dans l’attitude abandonnée d’un jeune animal qui sommeille... Pendant ce temps Francis regagnait d’un pied leste son auberge d’Auberive. Il y secouait la poussière de la route, procédait à sa toilette et s’attablait affamé devant son déjeuner. Quand il se fut rafraîchi et restauré, il passa une redingote et redescendit vers la Mancienne. Il entra sans se faire annoncer dans le petit salon, où il surprit Mme Lebreton debout sur le perron du jardin, regardant la route et épiant l’arrivée du courrier. --Quoi! c’est vous? s’écria-t-elle, surprise et joyeuse, la voiture n’est pas encore passée; comment donc êtes-vous venu? --A pied, répondit Francis; je n’ai pas eu la patience d’attendre le second départ. Elle lui prit les mains. Elle l’examinait en souriant, et le jeune homme à son tour l’enveloppait d’un long regard plus calme et plus attentif, s’étonnant de la trouver moins jeune qu’au jour où il l’avait quittée. Pourtant elle n’avait pu s’envieillir en une quinzaine. Peut-être était-ce la lumière crue du jardin qui accentuait traîtreusement les fils argentés de la mèche blanche plantée au milieu des cheveux bruns de la veuve, et marquait davantage ces petites rides aux coins des paupières, ces menus points noirs tavelant les ailes du nez comme les piqûres d’une pêche mûrie? Il se hâta de l’entraîner dans la pénombre du petit salon. Il lui enlaça la taille avec l’un de ses bras, l’attira vers lui, et la baisant sur les yeux: --Chère, lui dit-il, mon père sera ici lundi, et mardi nous serons mari et femme. --Ah! s’écria-t-elle en se serrant bien fort contre lui, il me tarde que tout soit fini!... Vous ne vous doutez pas des misères qu’on m’a faites ici depuis les publications. Tout le pays s’est tourné contre moi. On dirait, ma parole, qu’en vous épousant je frustre ces gens-là de je ne sais quelles espérances!... Il n’est pas d’avanies dont ils ne m’aient accablée. Chaque matin, je trouve sur les murs du parc des inscriptions injurieuses ou des plaisanteries grossières, crayonnées au charbon. Le juge de paix, qui me convoitait sans doute, me donne tort dans mes discussions avec les paysans qui empiètent sur mes champs. Le curé se permet contre moi des allusions perfides en pleine chaire, et les dames de la poste me tournent le dos... Oh! continua-t-elle, en essuyant des larmes qui roulaient dans ses yeux, les vilaines gens et l’odieux village!... Je n’y mettrai plus les pieds dès que nous serons mariés... Nous irons habiter, à Rouelles, l’ancien château qui m’appartient en propre, et où les ouvriers travaillent déjà à notre installation... J’en ai assez, de la Mancienne et d’Auberive!... N’est-ce pas votre avis? Involontairement Francis s’était rembruni. Cette propriété de la Mancienne, si agréablement située et si confortable, allait donc lui échapper avant qu’il eût pu en jouir, et ce serait là un des premiers effets de ce mariage qui lui faisait tant d’envieux! L’idée de s’enterrer à Rouelles, dans un vieux château perdu à la lisière des bois, lui souriait médiocrement. Néanmoins il s’était promis de ne pas se laisser dominer par des considérations matérielles; il mettait son amour-propre à paraître complètement désintéressé, et il fit contre fortune bon cœur. --Chère Adrienne, répondit-il, je tiens pour sage et excellent tout ce que vous déciderez, et je vivrai heureux partout où nous serons ensemble. Elle le fit asseoir sur le divan et se blottit près de lui, les mains dans ses mains. --Parlons d’autre chose, murmura-t-elle, parlons de vous!... Êtes-vous content de votre voyage? qu’a dit votre famille en apprenant vos projets? --Ma famille a été enchantée... ma mère a dû vous écrire; elle a pleuré de joie et elle regrette que sa mauvaise santé ne lui permette pas de venir vous embrasser. --Ainsi on ne vous a fait aucune objection? --Aucune. --On n’a pas trouvé choquant que vous épousiez une femme plus âgée que vous?... car je suis vieille, mon ami, et il me semble que cette quinzaine m’a encore vieillie. En même temps elle le regardait droit dans les yeux, souhaitant et redoutant à la fois de deviner ce qu’il pensait intérieurement de cet aveu hasardé avec une arrière-pensée de coquetterie... Pour fuir ce regard trop chercheur, Francis prit la tête d’Adrienne et lui baisa les cheveux.--Je vous aime! dit-il, et je vous trouve charmante. --Et, reprit-elle en se débarrassant lentement de cette embrassade amoureuse, leur avez-vous avoué que non-seulement j’étais une vieille femme, mais que je vous apportais en dot une grande fille?... Et quelle fille!... Au fait, vous allez la voir: elle est arrivée d’hier et je crois qu’elle est là-haut... Je vais vous l’amener. Elle s’élança vers l’antichambre et appela:--Denise!--Au sommet de l’escalier, une voix aigrelette répondit:--Me voici!--Et Francis entendit la jeune fille qui dévalait comme un tourbillon du haut des marches. Il tournait le dos à la porte et regardait le jardin, tout en écoutant, dans le vestibule, les propos échangés entre Mme Lebreton et sa fille adoptive: --Comme te voilà fagotée!... Tu as donc couru dans les ronces pour mettre ta robe dans cet état?... Viens que j’arrange un peu tes cheveux; tu as l’air d’un chat fâché... Je vais te présenter à un monsieur qui sera dans quelques jours mon mari... Tâche d’être convenable! Pommeret crut comprendre que l’indocile créature regimbait silencieusement à cette présentation, car Mme Adrienne répétait avec une nuance d’humeur: --C’est bon! c’est bon!... Allons, viens! ne fais pas la sotte! Elle finit par pousser dans le petit salon la rebelle Denise, qui s’avançait en rechignant. --Voici ma Sauvageonne, reprit Adrienne en entraînant la jeune fille vers Francis, toujours debout contre la porte-fenêtre.--Denise, donne la main à M. Pommeret, qui sera, lui aussi, ton père adoptif. Francis se retourna brusquement vers Denise, qui poussa un cri: --Vous! comment c’est vous? s’exclama-t-elle furieuse. Elle était devenue cramoisie et ses grands yeux s’ouvraient démesurément. --Mon Dieu, oui, répliqua ironiquement le garde-général. Est-ce que cela vous fâche, que je ne sois pas aussi vieux que vous le pensiez? --Vous vous êtes moqué de moi, je vous déteste! cria Denise;--et, lâchant la main d’Adrienne, elle alla se jeter avec un emportement farouche sur le divan, enfouit son visage dans les coussins, et se mit à fondre en larmes. --Eh bien! qu’a donc cette petite? demanda Mme Lebreton, en se tournant d’un air ébahi vers Francis. --Ce n’est rien, répondit-il... Mlle Denise et moi, nous nous sommes déjà rencontrés tout à l’heure: elle, au haut d’un arbre, moi, dans le chemin... Elle m’en veut sans doute de ce que je lui ai caché mon nom... Elle croquait des pommes vertes de si bon cœur, que j’aurais été désolé de troubler son déjeuner par une nouvelle désagréable... DEUXIÈME PARTIE I Rouelles est un village d’environ deux cents feux. Séparé d’Auberive par une des plus belles futaies du canton, il est bâti à la naissance d’un vallon et s’enfonce comme un coin dans la forêt de Montavoir, qui l’enserre de trois côtés dans un cirque de pentes boisées. A l’extrémité de l’unique rue, et un peu à l’écart, se dresse l’ancien château: un bâtiment carré, trapu, aux hautes toitures de tuiles, précédé d’une cour herbeuse, et flanqué aux deux ailes de tourelles en forme de pigeonniers. La maison d’habitation est peu confortable. Les pièces du rez-de-chaussée sont glaciales en hiver et d’une fraîcheur de cave en été. Quand le vent souffle de l’ouest, sa longue plainte traverse le vestibule et monte lamentablement dans la cage de l’escalier. Les chambres hautes sont plus logeables. Leurs murailles tendues de vieilles tapisseries reçoivent parfois la visite du soleil qui achève de faner leurs couleurs passées; les lits à baldaquin, les massives armoires de chêne ou de poirier sculpté, les fauteuils Louis XVI recouverts de cretonne, les peintures des trumeaux et des dessus de portes donnent à cette partie de l’appartement un aspect vénérable et intime qui semble presque hospitalier, à côté de la mine rébarbative des pièces du rez-de-chaussée. Pourtant la vue qu’on a des fenêtres n’est rien moins qu’aimable et riante: un jardin bordé de charmilles rabougries et orné de buis taillés en pyramide, un parterre où les plantes poussent plus en feuilles qu’en fleurs, un verger plein de pommiers rongés de mousse, qui ne produisent du fruit que tous les trois ans; puis une prairie spongieuse, infestée par les prêles, et, à l’extrémité de cette langue de pré, un petit étang qui confine aux lisières de la forêt. Cet étang est la tristesse même. Les grands joncs qui lui font une ceinture frissonnante empiètent chaque année plus avant. Des fonds vaseux colorent d’une teinte lourde et plombée le peu d’eau stagnante qu’on aperçoit entre les quenouilles des massettes et les feuilles aiguës des sagittaires. Peu de plantes fleuries, à cause de l’ombre constamment projetée par les arbres du bois; mais, dans le voisinage, de sombres touffes de ciguë, des souches de saules aux moignons noirs, et deux ou trois aulnes dont les racines rougeâtres semblent saigner dans l’eau brune. Au printemps, la morelle qui niche dans les joncs fait entendre vers le soir son gloussement plaintif; en hiver, des bandes de canards sauvages viennent s’y ébattre; en été, des chœurs de grenouilles y coassent en plein soleil dans les vases à demi desséchées. En toute saison, cette onde traîtresse et endormie, qui n’a ni la limpidité ni les honnêtes glouglous de l’eau courante, et cette verdure aqueuse, qui ne possède ni la santé ni la gaîté des végétations poussées en terre ferme, imprègnent d’une mélancolie malsaine ce coin de forêt, en même temps qu’elles inquiètent et arrêtent désagréablement le regard. Aussi l’étang figure-t-il dans la nomenclature locale sous un nom en harmonie avec sa physionomie tragique: on l’appelle la _Peutefontaine_[1]. [1] _Peut_, _peute_, en patois langrois, laid, mauvais, méchant. C’est cependant cet endroit maussade et solitaire qu’Adrienne avait choisi pour y passer sa lune de miel,--moitié par rancune et dépit contre les gens d’Auberive, et moitié aussi par une sorte de tendresse égoïste. Elle voulait avoir Francis tout à elle; jouir à son aise, sans être dérangée par des curieux ou des importuns, de cette floraison d’amour éclose à l’arrière-saison. La passion qui éclate tard chez des femmes ardentes et concentrées comme l’était Mme Lebreton, absorbe l’organisme tout entier et a des exigences d’autant plus impérieuses qu’elles ont été plus longtemps contenues. Cette Langroise à l’écorce dure et au cœur brûlant, demeurée moralement vierge depuis sa puberté jusqu’à trente-quatre ans, avait une faim de tendresse et d’affection exaspérée par un jeûne de dix-huit années. Aussi l’isolement de Rouelles ne l’effrayait-il pas; elle l’eût volontiers souhaité plus complet et plus absolu encore, croyant fermement que Francis Pommeret était possédé autant qu’elle du désir de la solitude à deux, et n’ayant remarqué ni la grimace ni le sourire contraint du garde-général à la première visite qu’il fit dans sa nouvelle résidence. Adrienne avait, du reste, mis tous ses soins à embellir le vieux château. Les ouvriers y avaient travaillé nuit et jour pendant le mois de septembre, et si le paysage environnant était forcément resté le même, l’intérieur de l’habitation avait été heureusement transformé: tapis épais du haut en bas de l’escalier, doubles fenêtres, doubles portes capitonnées, bourrelets et paravents partout; on s’était ingénié à trouver des préservatifs variés contre le vent et le froid. Les pièces du bas, aérées, séchées, tendues à neuf, avec des sièges bas et moelleux, des portières à toutes les portes, d’amples rideaux drapés aux fenêtres, avaient un aspect de luxe cossu et réconfortant, que réchauffaient encore de grosses bûches de hêtre flambant clair sur les chenets des hautes cheminées. A la Saint-Michel, après un voyage de huit jours dans la petite ville qu’habitait la famille Pommeret, les nouveaux mariés s’installèrent au château. Mme Adrienne avait poussé son mari à envoyer sa démission à l’administration des forêts, et il y avait consenti sans peine, trouvant qu’il aurait assez affaire d’administrer ses propres futaies.--Denise, naturellement, avait accompagné sa famille adoptive à Rouelles. Elle s’était remise assez vite du choc que lui avait causé la mystification de Francis, et, après quelques jours de bouderie, elle avait daigné faire la paix avec lui. Après avoir regimbé à l’idée de ce mariage et déclaré à qui voulait l’entendre qu’elle détestait Francis Pommeret, Sauvageonne avait eu un de ces complets revirements familiers à sa nature fantasque, faite de contradictions, d’exagérations et de brusques sautes d’humeur. Maintenant elle paraissait ravie de se retrouver quasi en famille et de jouer à la petite fille avec les deux époux. Le peu de développement de sa poitrine, ses toilettes et ses gaucheries de pensionnaire, faisaient accepter ses caresses fougueuses et ses hardiesses comme des joueries sans conséquence. Dès le matin, avec l’impétuosité d’une chèvre sauvage, elle se précipitait dans la chambre où les nouveaux mariés étaient encore couchés. Les yeux fauves et largement ouverts de Denise observaient curieusement les deux têtes voisines l’une de l’autre, dans le grand lit tendu de vieille cretonne. Brusquement elle sautait au cou d’Adrienne, s’amusait à décheveler les nattes modestement roulées sous le filet de sa mère et à les répandre sur l’oreiller; puis, avec un emportement passionné, elle lui couvrait de baisers les joues, le cou et les bras. Accoutumée depuis longtemps à ces façons peu réservées, Adrienne prenait le parti d’en rire, mais Francis en éprouvait une gêne singulière. Souvent le soir, après dîner, dans la salle déjà assombrie, Denise s’attaquait à lui directement et le lutinait, au grand amusement de Mme Pommeret, qui voyait avec une innocente satisfaction sa rebelle Sauvageonne s’humaniser peu à peu et traiter amicalement celui qu’elle avait regardé d’abord comme un intrus. Tandis qu’assis sur le divan, il était en train de fumer, Denise sautait d’un bond sur ses genoux, lui arrachait le cigare des lèvres, le lançait par la fenêtre; puis, exagérant encore son parler enfantin, elle disait à Pommeret qu’il était aussi son petit père, qu’elle ne lui laisserait de repos que lorsqu’il aurait juré d’aimer sa petite fille et de ne jamais la gronder. Quand il s’était exécuté: --Vous êtes gentil, ajoutait-elle, et pour la peine je vais vous embrasser. Alors, plantant ses coudes sur les épaules de Francis, elle lui prenait la barbe des deux mains et lui déposait deux brusques baisers sur les joues. Parfois, poussé à bout, il rabrouait durement la jeune fille, et cela finissait par une scène de colère et de larmes. Denise frappait du pied, sortait en claquant les portes, et le lendemain on ne la voyait pas de la journée. Elle s’enfuyait dans les bois et passait ses rages en courses vagabondes à travers la forêt, qu’elle connaissait aussi bien que les plus vieux bûcherons. Elle liait amitié avec les délinquants, les sabotiers, les charbonniers, toute la population _boisière_. Elle déjeunait de pommes de terre cuites sous la cendre d’un fourneau, faisait son dessert de cornouilles, d’alises et de noisettes glanées dans les fourrés, et ne rentrait qu’à la nuit tombante, échevelée, demi-déchaussée, le corsage dégrafé et la robe en lambeaux, rapportant avec elle comme un âpre parfum de plantes brisées et d’herbes foulées. Ses yeux s’illuminaient, ses narines palpitaient; elle avait dans la cambrure des reins et dans l’allure quelque chose d’une faunesse. On eût dit que la sauvagerie et les passions nomades qui avaient été le lot des générations de bûcherons dont elle sortait s’étaient accumulées en elle et faisaient soudain explosion. Un jour, on entendit du côté de la lisière une galopade furieuse, puis on vit déboucher du taillis une génisse que Sauvageonne avait rencontrée dans une clairière et sur laquelle elle chevauchait. S’accrochant aux jeunes cornes, battant des talons les flancs de la bête exaspérée, traînant encore après ses vêtements des lianes de ronces ou de chèvrefeuilles arrachées au passage, elle traversa au galop l’unique rue de Rouelles, tandis que les paysannes effarées joignaient les mains, et elle ne s’arrêta, rouge et haletante, que dans la cour du château, où la génisse affolée s’abattit sur le pavé. Au retour de ces escapades endiablées, elle restait pendant des heures blottie sur un canapé du salon, les jambes repliées, une main enfoncée dans ses cheveux roux, l’œil mi-clos, observant les mouvements et les moindres gestes de Francis Pommeret. Celui-ci, mal à l’aise sous l’espionnage incessant et muet de ce regard, où passait par intervalles un regard malicieux, finissait par devenir nerveux et souhaitait qu’elle reprît le chemin des bois, au risque de l’y voir commettre de nouvelles frasques. Néanmoins, tout en maugréant contre la petite peste qui mettait le désordre dans son intérieur et faisait damner les domestiques, il subissait l’indéfinissable attraction de Sauvageonne. Il lui trouvait quelque chose de l’âpreté de ces pommes vertes qu’elle croquait lorsqu’il l’avait rencontrée pour la première fois. Séduit et choqué en même temps, il s’offensait et s’alarmait de ses allures trop libres, de la dangereuse familiarité qui s’établissait entre elle et les gens de tout âge et de tout sexe travaillant aux bois. Souvent, par les brumeuses matinées d’octobre, quand il la voyait cheminer en tapinois vers les sentes de la forêt et s’y enfoncer sournoisement, après un oblique détour, d’étranges imaginations lui montaient au cerveau; de vagues soupçons, pareils à ceux d’un mari jaloux, le poussaient à suivre Denise et à surveiller de loin ses allées et venues sous bois. Une après-midi, ayant remarqué que la jeune fille, après avoir vagué distraitement autour de la Peutefontaine, venait de prendre le chemin d’une coupe en pleine exploitation, il fut de nouveau tracassé par ses craintes soupçonneuses et, voulant en avoir le cœur net, il sortit précipitamment afin de retrouver la trace de la fugitive. Au bout de cent pas, il l’aperçut escaladant comme un chat les pentes très raides de la tranchée et franchissant d’un bond les _murgers_ qui couronnaient la crête du bois.--Peut-être, avec ce flair particulier aux animaux et aux sauvages, devina-t-elle qu’on la suivait et voulut-elle dépister son espion; toujours est-il qu’elle fit deux ou trois crochets par des _laies_ transversales et qu’au bout de quelques minutes elle mit l’ancien garde-général en défaut. Cependant, par esprit de contradiction ou par malice, afin de railler le trop curieux beau-père, de temps à autre sa voix de soprano aigu partait soudain, en manière de bravade, du fond d’une combe ou de l’épaisseur d’un taillis, et un _houp_! sonore résonnait au loin, comme un signal lancé par Sauvageonne à quelque personnage mystérieux. Après avoir marché une demi-heure, quasi à l’aveuglette, guidé seulement par les appels bizarres de Denise, qui imitait tantôt le trémolo de la huppe et tantôt la double note mélancolique du coucou, Francis déboucha enfin dans la _coupe_ qui occupait les deux pentes d’une gorge arrosée par une source dont on distinguait çà et là le miroitement bleuâtre. A deux cents pas du taillis, on apercevait une loge de sabotier. Les ouvriers venaient de manger la soupe et flânaient aux entours de leur chantier; l’un d’eux, allongé sur une jonchée de fougère, faisait la sieste. Tandis que Francis inspectait d’un rapide coup d’œil l’étendue du terrain exploité, Denise, les cheveux au vent, sortit à son tour du fourré. Elle n’avait pas remarqué son beau-père, ou, tout au moins, elle paraissait se soucier médiocrement de sa présence, car elle continuait de s’avancer dans la direction de la loge. Quand elle fut près du sabotier qui sommeillait, elle le contempla un moment, puis, fouillant dans sa poche, elle lança au dormeur une poignée de faînes dont l’éparpillement l’éveilla en sursaut. Il s’étira, et tandis que les camarades du chantier riaient bruyamment, il se dressa sur ses pieds. C’était un beau jeune gars de vingt ans, bien découplé, à la mine joviale et à la barbe brune naissante. Une conversation animée s’engagea entre lui et la jeune fille. Ils discutaient comme deux camarades, avec de grands gestes et de longs éclats de rire. Cette camaraderie agaçait singulièrement les nerfs de Francis; il quitta la lisière, et, se montrant plus à découvert: --Denise! cria-t-il avec humeur. Elle tourna à demi la tête du côté de l’interpellateur, puis continua l’entretien sans s’émouvoir. --Je parie que si! s’exclama-t-elle en se penchant vers le jeune sabotier. --Je gage que non! repartit celui-ci... Qu’est-ce que vous pariez? --Un joli couteau que j’ai là en poche... Et vous? --Une paire de fins sabots de hêtre. Il avait tendu sa large main rugueuse, et elle y tapa sans façon. --A votre tour, mamselle! dit-il en riant. Elle avança sa petite main brune dans laquelle le gars tapa légèrement, après quoi il retint la main de Denise dans ses gros doigts, et, la secouant vigoureusement: --Chose promise, chose due! murmura-t-il; vilain qui se dédit! Francis marchait à grandes enjambées vers le groupe. --Denise! répéta-t-il d’un ton qui n’admettait guère de réplique; venez, j’ai à vous parler! Elle remua les épaules à la façon des enfants mal élevés, fit un signe de tête au sabotier, et suivit à quelque distance Francis, qui regagnait le taillis d’un air mécontent. Ils prirent un sentier pierreux, jonché de feuilles sèches, et y cheminèrent quelque temps sans desserrer les lèvres. Tout à coup Francis Pommeret se retourna vers la jeune fille, qui croquait des noisettes derrière lui, et, d’un ton très âpre: --Ma chère enfant, commença-t-il, vous avez avec ces gens des bois des façons qui ne conviennent ni à votre âge ni à votre condition. Elle le regarda de côté avec un sourire quasi insolent: --Qu’est-ce que cela peut bien vous faire? répondit-elle. --Ayant épousé votre mère adoptive, je me considère comme responsable de vos actions, et j’ai le droit de couper court à des familiarités déplacées. --Quand je suis familière avec vous, cela vous ennuie; quand je le suis avec d’autres, cela vous vexe... Vous n’êtes jamais content!... Je ne puis pourtant pas vivre comme un hérisson, et j’ai besoin d’avoir des amis, moi! --Votre mère vous aime; il me semble que c’est suffisant. --Ma mère n’aime que vous et ne voit que par vos yeux... Cela peut vous sembler suffisant... A moi, non! Elle hochait la tête, croisait les bras et poussait violemment du pied les feuilles sèches qui craquaient. --Enfin vous n’êtes plus une petite fille, reprit Francis; vous avez dix-sept ans passés, et, à votre âge, une jeune personne ne doit pas donner des poignées de main à un garçon de vingt ans, fût-il sabotier. --Tiens! fit-elle en éclatant de rire et en lui lançant un regard oblique; vous ne me prenez plus pour une pensionnaire sans conséquence?... C’est déjà quelque chose... Croyez-vous par hasard que je veuille faire de Zacharie mon bon ami? --Je ne crois rien; mais tant que vous serez sous ma garde, je n’entends pas que vous couriez les bois seule et que vous fréquentiez ces gens-là. --Un mot de plus et je retourne avec eux! s’écria-t-elle d’un ton de défi, en hasardant quelques pas en arrière. --Je vous le défends! grommela-t-il les dents serrées.--Et, la saisissant violemment par le bras, il cherchait à l’entraîner. --Ah! c’est ainsi! s’exclama-t-elle, rageuse, en se rebiffant; eh bien! nous verrons qui aura le dernier. Elle lui opposait une résistance sérieuse, et il fut obligé de lui empoigner les deux bras pour paralyser ses efforts. Ils luttèrent un moment silencieusement; elle, se débattant avec une énergie enragée; lui, redoublant la force de son étreinte. Il était agité de sentiments très complexes, où il y avait de l’animosité, de l’irritation et, en même temps, une émotion nouvelle, moitié pénible et moitié plaisante: un confus chatouillement des nerfs et des sens, qui le surexcitait et lui faisait perdre tout sang-froid. A la fin, comprenant qu’elle ne serait pas la plus forte, la jeune fille, de plus en plus furibonde, se précipita tête baissée sur les bras virils noués aux siens et mordit à belles dents l’une des mains de son adversaire. La douleur arracha un juron à Pommeret, et il lâcha vivement Denise. Elle l’avait mordu au sang. Tout à coup elle aperçut cette chair saignante et pâlit. Ses grands yeux devinrent humides. D’un bond, elle se précipita de nouveau sur lui et, cette fois, ses lèvres baisèrent la plaie où les traces de ses incisives étaient marquées par des gouttelettes vermeilles. --Pardon! murmura-t-elle d’une voix suppliante, je vous ai fait du mal; pardon! En même temps, avec son mouchoir, elle tamponnait la main qu’elle avait mordue. Francis sentait dans sa gorge sèche une sorte d’étranglement, et il détournait les yeux. --Ce n’est rien, répondit-il en retirant sa main; rentrons! --Pas avant que vous m’ayez dit que vous ne m’en voulez pas! --Remettez-vous... Je ne vous en veux pas. --Eh bien! pour me le prouver, embrassez-moi! Elle lui avait posé ses deux mains sur les épaules, et, se haussant sur la pointe des pieds, elle lui tendait humblement ses lèvres. Il se raidit contre la tentation, vint à bout de maîtriser le tumulte de sa chair, et, en se reculant: --Non! fit-il d’une voix faible. Elle le dévisagea curieusement; ses prunelles dorées, où s’allumait une flamme ironique, demeuraient fixées sur les yeux de Francis, et, pendant une seconde, leurs regards furent pour ainsi dire fondus l’un dans l’autre. Alors, comme si elle eût deviné le trouble où elle l’avait jeté et les scrupules honnêtes qui le tourmentaient, elle n’insista plus, et, l’un derrière l’autre, ils redescendirent silencieusement vers Rouelles... Ce même jour, à la brune, Mme Pommeret revenait d’une course dans le village. A l’orée du bois, elle eut en rencontre une femme en haillons qui cheminait pliée en deux sous un fagot, et comme cette pauvresse s’accotait au talus pour se reposer et souffler, Adrienne reconnut Manette Trinquesse. Elle avait la mine plus déguenillée encore que de coutume, et, en s’approchant, Mme Pommeret s’aperçut que la malheureuse était dans un état de grossesse avancée. --Eh! bonjour donc, geignit Manette, je vous salue bien, madame Lebreton... je veux dire madame Pommeret... Excusez, je ne peux m’habituer encore à votre changement de nom... Et vous vous êtes toujours bien portée depuis que vous avez quitté la Mancienne? --Mais oui, répondit Adrienne en fouillant dans son porte-monnaie et en mettant une pièce blanche dans la main rouge de Manette, et vous, comment allez-vous? --Bien des mercis, ma bonne dame, comme vous voyez, reprit-elle, en baissant les yeux vers sa taille arrondie, toujours dans la misère jusqu’au cou; le guignon ne me lâche pas!... Et votre mari va bien aussi?... je n’ai pas besoin de vous le demander... Je l’ai vu tout à l’heure dans le bois se promenant avec Mlle Denise. Eh! comme elle est grande maintenant! c’est une demoiselle... A eux deux, ils avaient quasiment l’air de jeunes mariés. Même que je me pensais, tout en ramassant mon fagot: il faut que Mme Pommeret ait grande confiance dans son mari pour le laisser courir ainsi par voies et par chemins avec une jeunesse! --Fi donc, Manette! s’écria Adrienne indignée, vous avez l’esprit tourné au mal, ma fille, et c’est vilain ce que vous dites là. --Dame! grommela Manette en se relevant et en remettant d’aplomb son fagot d’un coup d’épaule, elle ne lui est de rien à lui, Mlle Denise, n’est-ce pas donc?... Il est quasi aussi jeune qu’elle, et voyez-vous, madame Lebreton,--je veux dire madame Pommeret,--les hommes sont toujours des hommes, et il ne faut jamais se fier à eux... Je suis payée pour le savoir, allez!... Enfin, ce ne sont pas mes affaires, n’est-ce pas? --Bonsoir! interrompit sévèrement madame Adrienne.--Elle quitta brusquement la pauvresse, qui continua son chemin en soufflant et en geignant sous le poids de son bois mort. Les insinuations perfides de Manette l’avaient tellement outrée qu’elle ne put s’empêcher, le soir, de les rapporter avec indignation à Francis, comme un échantillon de la malveillance des gens d’Auberive. --Faut-il qu’il y ait de méchantes âmes au monde, s’écria-t-elle, pour inventer de pareilles vilenies!... Mais rassure-toi, ajouta-t-elle en tendant les deux mains à son mari, je ne suis pas jalouse, et ce n’est pas certes ma pauvre Sauvageonne qui m’inspirera jamais d’aussi misérables soupçons. Francis n’avait pu s’empêcher de rougir; les paroles confiantes de sa femme le troublaient dans son for intérieur, et comme il gardait un fonds d’honnêteté, il résolut de profiter de cet incident pour demander l’éloignement de Denise. --Tout en les méprisant, répliqua-t-il, il ne faut pas donner volontairement prise aux calomnies, même ineptes, des gens du pays, et il serait sage de renvoyer Denise dans son couvent... Elle est d’une précocité inquiétante; elle a des habitudes de vagabondage qui pourraient mal tourner pour elle et pour nous... Pas plus tard qu’aujourd’hui, je l’ai surprise tapant dans la main d’un jeune sabotier avec lequel elle me paraît beaucoup trop familière... Et mon avis est que deux années au moins de surveillance sévère ne peuvent lui faire que du bien. Mme Adrienne se laissa convaincre, et il fut décidé qu’elle reconduirait Sauvageonne au Sacré-Cœur dans les premiers jours de novembre. Quand cette décision fut signifiée à la jeune fille, elle ne regimba ni ne se récria comme on l’avait craint; elle se contenta de hausser les épaules et de se renfermer dans un silence gros de menaces. Seulement, le lendemain, se rencontrant tout à coup face à face avec Francis sur les marches de l’escalier, elle lui barra le passage, et le regardant droit dans les yeux: --Eh bien! dit-elle aigrement, vous en êtes venu à vos fins et vous devez être content! --Content de quoi? demanda-t-il en feignant de ne pas comprendre. --Content de vous être débarrassé de moi en me faisant renvoyer au Sacré-Cœur... --C’est dans votre intérêt, et d’ailleurs je ne suis pour rien dans la résolution prise par votre mère adoptive. --Ne faites donc pas l’hypocrite!... Je sais parfaitement que c’est à vous que je dois d’être claquemurée... Mais vous me le paierez! Elle s’éloigna là-dessus en lui lançant une œillade courroucée, et alla s’enfermer dans sa chambre. Pourtant, à la veille de partir, elle parut s’être adoucie. Elle semblait accepter avec plus de sérénité sa nouvelle réclusion. Elle avait repris sa gaîté insouciante et bruyante, et, le matin du départ, quand sa malle, une fois ficelée, fut hissée dans la voiture qui devait l’emmener avec sa mère à Is-sur-Tille, elle descendit dans la cour et se tint auprès de Mme Pommeret, qui recevait les baisers d’adieu de son mari. --Allons, dit Mme Adrienne, Sauvageonne, viens aussi l’embrasser! --Adieu! murmura Francis, adieu ma chère enfant, travaillez bien, soyez gentille! En même temps, il lui tendait la main; mais Denise n’eut pas l’air de la voir; tandis qu’Adrienne était occupée à adresser ses dernières recommandations aux domestiques, elle fondit dans les bras de Francis, et, tout d’un coup, le jeune homme, stupéfait, sentit deux lèvres brûlantes se coller passionnément aux siennes. Puis Denise, sans le regarder, murmura sourdement:--Au revoir!--et elle s’élança dans la voiture. II Adrienne revint au bout de huit jours, après avoir réintégré Denise au Sacré-Cœur. Elle avait hâte de rentrer à Rouelles et de jouir enfin pleinement de ce bonheur conjugal qu’elle avait acheté au prix de tant de tracas et qu’elle ne croyait pas cependant avoir payé trop cher. A peine était-elle de retour que l’hiver s’annonça par un âpre vent du nord qui acheva d’effeuiller les hêtres de la forêt.--Les ruisseaux devinrent silencieux, et la glace emprisonna les joncs de la Peutefontaine. Les arbres s’étoilaient de givre; sur la blancheur bleuâtre et poudroyante des bois, les feuillages tannés et persistants des chênes tranchaient seuls. Bientôt le ciel lui-même s’assombrit et la neige tomba. Un floconnement menu et serré emplit l’air obscurci, et le lendemain, au réveil, les hôtes de Rouelles virent les bois et les champs couverts d’une épaisse couche blanche. Les chemins avaient disparu, un silence profond régnait dans l’étroite vallée; pendant des semaines, la neige interrompit presque toute communication entre le village et le reste du monde. Cette saison, où toute la chaleur et la vie se concentrent dans un petit espace, où l’on se resserre et où l’on se calfeutre, est la vraie saison de l’intimité. Mme Pommeret le pensait ainsi; elle ne maudissait pas trop ce rigoureux hiver qui mettait la solitude autour de la maison et livrait Francis tout entier à sa tendresse. Dans la haute pièce bien capitonnée, qui était devenue la chambre conjugale, un large feu de charme et de hêtre flambait libéralement. Les nouveaux époux ne la quittaient guère, et le soir, après qu’on avait renvoyé les domestiques, Adrienne servait elle-même le thé que Francis dégustait lentement, en se laissant gâter et dodeliner par sa femme. Celle-ci n’était point chiche d’attentions; elle en accablait son mari prodigalement, imprudemment, sans se douter que ces menues tendresses, qui sont les sucreries de l’amour, affadissent rapidement les cœurs masculins. La passion elle-même, à ce régime trop substantiel, arrive vite à la satiété, quand elle n’est pas soutenue et comme tonifiée par une énergique et cordiale affection. Cette affection existait bien au cœur d’Adrienne, mais il était douteux que Francis l’éprouvât aussi sérieusement. Ainsi qu’on l’a vu déjà, le jeune Pommeret avait été poussé vers la propriétaire de la Mancienne par des mobiles purement instinctifs et égoïstes:--appétits vaniteux, curiosité désœuvrée, amoureux désirs accrus par le manque de distraction;--les circonstances seules avaient développé du côté du mariage un sentiment qui n’était d’abord qu’une fantaisie. L’amour de Francis ressemblait à ces arbustes hâtifs qui ont juste assez de sève pour se couvrir de fleurs, mais que le travail de la fructification épuise et mène à un prompt dépérissement. Chez Adrienne, au contraire, la passion longtemps concentrée était maintenant dans son plein épanouissement. La nouvelle épousée s’y abandonnait avec d’autant moins de réserve que, dans ses idées un peu mystiques, le mariage rendait tout permis et sanctifiait l’œuvre de chair jusque dans ses emportements. L’atmosphère voluptueuse qu’elle entretenait autour de Francis n’avait pas tardé à paraître à celui-ci un peu lourde et assoupissante. L’ardeur éveillée en lui par le désir de triompher des scrupules et des terreurs d’une aimable dévote s’était apaisée après la première victoire. Son appétit, d’abord très excité par un piquant ragoût d’honnête pruderie et de tendresse brûlante, avait fini par se blaser d’un régal toujours le même. Les prosaïques détails de la vie commune, le retour périodique des caresses accoutumées avaient fait le reste. Au bout de trois mois, Francis, refroidi et dégrisé, regrettait déjà d’avoir aliéné sa liberté de célibataire au prix de cette monotone servitude dorée; il se reprochait d’avoir cédé à l’entraînement d’un mariage riche et se demandait avec ennui comment il aurait la force d’aller jusqu’au bout, honnêtement, sans donner de coups de canif dans ce lien indissoluble qui l’attachait à une femme destinée à être vieille dans dix ans et peut-être plus tôt.--Ce n’était pas que la pauvre Adrienne ne mît tout en œuvre pour retenir le plus qu’elle pouvait de cette jeunesse déjà fuyante et pour retarder la venue de la maturité. Elle soignait ses toilettes, redoublait de coquetterie, cherchant pour le jour et pour la nuit des ajustements de rubans frais et de dentelles fleuries, destinés à lui donner des airs printaniers de jeune mariée. Mais les fruits déjà empourprés par l’automne ne paraissent que plus mûrs lorsqu’ils sont entourés de feuilles vertes. Ces toilettes roses et blanches ne faisaient que plus crûment ressortir les premiers déclins de l’arrière-saison. Francis trouvait même que la figure expressive de sa femme n’avait pas gagné au mariage: la sévérité de ses sourcils noirs s’était accentuée, son teint mat s’était épaissi, la fermeté de ses traits avait dégénéré en dureté. Tous les raffinements conseillés par les journaux de mode ne parvenaient ni à effacer cet embrunissement de la maturité, ni à émoustiller l’ardeur endormie de ce jeune mari.--Après une journée d’oisiveté passée à bâiller sur un livre ou à fumer de nombreux cigares, Francis voyait arriver le soir avec terreur, et il en venait à envier le lit d’auberge où, jadis, il s’endormait solitairement et paisiblement, après une course en forêt. Au réveil, la figure pensive et sévère d’Adrienne au milieu de ces enjolivements de rubans clairs, de frivolité et de fine broderie, lui semblait manquer de charme et de montant. Alors, involontairement, il repensait à Sauvageonne, à cet âpre fruit vert, qui avait un moment rempli la maison de son capiteux et vif parfum de jeunesse, et il sentait de nouveau sur ses lèvres le goût savoureux de ce violent baiser d’adieu donné par l’étrange fille au moment du départ. Peu à peu il saisissait les moindres prétextes pour coucher dans la pièce qu’il appelait son cabinet de travail et où il avait fait dresser un lit; il en inventait même au besoin.--Adrienne était trop perspicace et trop préoccupée de sa passion pour ne point s’apercevoir de ce refroidissement, quelque adroite précaution dont se servît Francis pour le dissimuler. D’abord cette découverte fut pour elle comme un coup brutal donné à travers son bonheur, puis elle chercha à s’aveugler et à s’abuser elle-même;--ce n’était pas possible, l’homme qui l’avait si violemment aimée à la Mancienne n’avait pu se transformer si vite en un indifférent... Francis se trouvait peut-être souffrant, fatigué, mais qu’il fût las de son bonheur, c’était inadmissible.--Malheureusement, Francis se portait comme un charme, mangeait de bon appétit, dormait huit heures d’affilée, et il fallait renoncer à expliquer sa froideur par un état maladif. D’ailleurs il y avait dans ses allures, dans son regard, dans ses façons de parler, certains indices auxquels une femme aimante ne se trompe pas... Adrienne savait se contraindre. Elle enferma en elle-même son anxiété, ses soupçons, ses tristesses, et sans rien laisser paraître au dehors, elle observa douloureusement son mari. Comme elle ne se plaignait pas, comme elle ne lui adressait jamais d’observations, Francis se persuada qu’elle ne s’apercevait de rien, et, débarrassé de la crainte de la froisser, il en prit encore plus à son aise. Un matin, ils venaient de déjeuner, et la femme de chambre s’était retirée après avoir servi le café. Ce jour-là, le vent soufflait de l’ouest, la pluie tombait, et on était en plein dégel. Les arbres, débarrassés de leur linceul de neige, s’enlevaient de nouveau en noir sur le fond blanchissant du sol forestier: les chênes avec leurs rameaux noueux et puissants, les hêtres avec leur tronc lisse et leurs abondantes retombées de branches flexibles. La Peutefontaine fumait comme une chaudière bouillante; çà et là, dans les champs, la couche neigeuse s’amincissait sous l’averse, laissant transparaître le vert tendre des prés ou la terre brune des labours. La pluie tombait en nappes tumultueuses, et, de tous côtés, des bruits d’eau ruisselante clapotaient au dehors; l’ondée pleurait contre les vitres, les gouttières des toits se dégorgeaient sur les pavés de la cour; un sanglotement sourd et continu semblait remplir la petite vallée. Après avoir siroté son café, Francis s’était levé machinalement; d’un air désœuvré, il allait de la table à la fenêtre, soulevant un coin de rideau, sifflotant en sourdine, étouffant un bâillement, et se demandant avec ennui comment il passerait cette longue après-midi pluvieuse. Adrienne, tapie dans un fauteuil au coin de la cheminée, le menton appuyé sur la main, les sourcils froncés, observait silencieusement les _virades_ lentes et les mines consternées de son mari. Bientôt, fatigué de tourner dans le même cercle comme un loup dans sa cage, Francis tira ostensiblement de sa poche son étui à cigares et se dirigea vers la porte. --Tu me laisses? demanda brusquement Adrienne, au moment où il soulevait doucement la portière. --Je vais fumer dehors. --Oh! tu peux fumer ici, je te le permets... Tu entre-bâilleras une fenêtre, voilà tout. --Impossible, objecta-t-il, la pluie fouette les carreaux et le tapis serait inondé. --Bah! allume tout de même ton cigare: j’aime encore mieux supporter ta fumée que de rester seule... Nous ouvrirons la fenêtre quand la pluie aura cessé. --Elle n’a pas mine de vouloir cesser de si tôt, hasarda-t-il en lorgnant toujours le bouton de la porte. --Cela ne fait rien, fume ici... Je t’en prie! Francis, mis au pied du mur, laissa retomber la portière et prit un cigare. En même temps, une grimace d’impatience et un haussement d’épaules manifestaient son agacement. Il se croyait abrité par les rideaux du lit, qui formaient comme un écran entre lui et sa femme, mais il avait compté sans une glace posée juste en face du fauteuil d’Adrienne. Le miroir refléta fidèlement l’expression irritée des regards, le mouvement à la fois furibond et résigné des épaules soulevées et retombantes. Mme Pommeret vit tout cela comme à la lueur d’un éclair et tressaillit. --Francis, dit-elle, vous ne m’aimez plus! Il était en train d’allumer son cigare; il se retourna, rougit légèrement et regarda sa femme en essayant de sourire. --Quelle plaisanterie! Moi, je ne t’aime plus?... A quoi vois-tu cela? --A tout... Si je ne me plains pas, croyez-vous que je ne m’aperçoive pas de vos façons d’être avec moi?... J’observe, je réfléchis, et mes réflexions ne sont pas gaies, je vous assure. Il paraissait fort déconcerté de la tournure que prenait la conversation, et tirait coup sur coup des bouffées de fumée, comme pour masquer derrière ce nuage sa mine embarrassée et inquiète. --En vérité, murmura-t-il, c’est une mauvaise querelle que tu me cherches! Quels griefs as-tu contre moi? Que me reproches-tu? --Rien... Du moment où vous vous trouvez irréprochable, je n’ai rien à vous dire... Seulement je me souviens, je compare, et la comparaison d’aujourd’hui avec autrefois n’est pas à votre avantage. --Tout cela est bien vague, fit-il en ricanant; je ne serais pas fâché d’avoir à répondre à une accusation un peu plus nette... En quoi suis-je coupable? Est-ce que je ne vis pas constamment auprès de toi? Est-ce que je t’ai jamais donné le moindre motif de jalousie?... Voyons, parle! s’écria-t-il en s’irritant de l’attitude trop calme d’Adrienne. --Souvenez-vous seulement de ce que vous étiez pour moi à la Mancienne!... Alors vous n’aviez pas hâte de me quitter, vous ne me marchandiez pas les heures que vous passiez près de moi, ces mêmes heures que, maintenant, vous m’accordez comme une aumône! --Voilà des exagérations!... Ma chère, reprit-il avec humeur, en lançant son cigare dans la cheminée, tu n’es plus une jeune fille romanesque, mais une femme sensée... Laisse-moi te parler comme à une personne raisonnable... --Je vous écoute, interrompit-elle avec un accent sarcastique. Voyons comment vous me prouverez que les femmes, même de mon âge, peuvent se passer de tendresse et d’affection. --Mon affection n’a pas changé, répliqua Francis. Quant à la tendresse, ou, pour parler plus net, quant à la passion, mon Dieu, ma chère amie, la passion ne dure pas plus que les orages violents. D’ailleurs elle est plus nuisible qu’utile en ménage... Crois-moi, la meilleure garantie du bonheur est encore une amitié solide, basée sur l’estime et la confiance réciproques. Il continua ainsi longtemps, dans un langage sentencieux et banal, vantant les affections calmes, les vertus et les sentiments modérés. Il s’écoutait causer et admirait la façon dont ses phrases bien pondérées s’enchaînaient les unes aux autres. Tout à coup il fut interrompu par une explosion de colère. Adrienne s’était levée toute frémissante: --Il fallait me débiter toutes ces belles phrases à la Mancienne avant de vous jeter à mes pieds!... Vous me teniez alors un tout autre langage; vous me promettiez des adorations sans fin et des tendresses toujours plus ardentes... O Dieu! Dieu! s’écria-t-elle en se tordant les mains, il n’y a pas six mois que vous me juriez toutes ces choses, et cette passion qui devait toujours durer s’est usée plus vite que les vêtements que je portais ce jour-là!... Vous me demandez quels griefs j’ai contre vous?... Les voilà, mes griefs; vous m’avez trompée, vous m’avez menti!... Si vous pensiez réellement ce que vous pensez aujourd’hui, c’était alors qu’il fallait me le dire, et non pas maintenant... C’est indigne! --Adrienne! s’exclama-t-il d’une voix qu’il essayait de rendre paternelle, je vous en prie, soyez raisonnable, voyez les choses avec sang-froid... Alors comme aujourd’hui... --Non, interrompit-elle de nouveau avec un geste désespéré, n’insistez pas!... Laissez-moi penser au moins qu’à la Mancienne vous ne jouiez pas une atroce comédie... Laissez-moi croire que vous avez eu une minute d’amour pour moi... Sans cela, je serais trop complètement malheureuse! Et, comme elle achevait, ses grands yeux sombres, qui étaient restés secs jusque-là, devinrent humides; un sanglot souleva sa poitrine et ses larmes coulèrent, tandis qu’au dehors l’averse faisait rage contre les carreaux. Francis, pris de pitié, essaya tout ce qu’il put pour calmer cette tempête de larmes brusquement soulevée; il s’approcha de sa femme, lui serra tendrement les mains, lui parla doucement comme à un enfant qu’on veut endormir et lui répéta sur tous les tons qu’elle l’avait mal compris, qu’il l’aimait toujours aussi sincèrement qu’autrefois... Bref, la paix se fit et un raccommodement s’ensuivit; mais après les paroles mal sonnantes et difficiles à oublier qui avaient été échangées de part et d’autre, le charme de leur ancienne intimité ne se retrouva plus. Même dans les moments les meilleurs, leur tendresse n’eut plus le velouté ni le fondant des premiers jours. Entre ces deux mariés de six mois un fossé commença de se creuser plus profondément chaque jour. La confiance n’existait plus, chacun d’eux ayant fait à l’autre une de ces sourdes blessures qui s’enveniment toujours davantage, parce qu’elles atteignent les fibres les plus délicates du cœur. En dépit de l’amour qu’elle conservait encore, Adrienne ne pardonnait pas à Francis de s’être amoindri dans son estime; Pommeret s’apercevait de cet amoindrissement, il en était humilié et s’en irritait intérieurement. Les relations des deux époux entrèrent dans une nouvelle phase. Leur intimité eut des hauts et des bas: elle fut tantôt tendre et tantôt violemment orageuse. En vain, aux heures de raccommodement, s’efforçaient-ils d’oublier leurs griefs réciproques; ils gardaient toujours dans leur par-dedans de mystérieuses arrière-pensées qui gâtaient toute la douceur de leurs caresses. Adrienne soupçonnait Francis de lui faire un crime de son âge, et celui-ci s’imaginait volontiers que sa femme l’accusait tout bas d’avoir cherché à faire un mariage d’argent. Par moment, leurs yeux se confrontaient comme pour saisir au fond d’un regard ce regret ou ce reproche latent; cette préoccupation glaçait leurs lèvres et empêchait tout abandon. Il y avait dans leur intimité quelque chose de détraqué qui sonnait tristement comme un ressort brisé. Ils s’en apercevaient, s’en dépitaient, et des paroles amères s’échangeaient de nouveau. Adrienne, ayant plus donné d’elle-même, était plus profondément atteinte par ce désastre. Son caractère ardent et concentré la prédisposait plus particulièrement à souffrir de ces déceptions d’amour. Par orgueil, elle se contraignait pour ne pas laisser voir le chagrin qui la rongeait, et cette contrainte réagissait douloureusement sur son organisation nerveuse. Peu à peu sa santé s’altéra. Une maladie obscure, perfide, qui s’attaque sourdement aux organes les plus délicats du corps féminin, et qui est souvent la conséquence d’un état moral violemment troublé, commença de se développer en elle. Le médecin de Langres, appelé en consultation à Rouelles, cita sentencieusement à Francis un vieil adage d’Hippocrate, en lui décrivant la maladie de sa femme; en même temps il lui recommanda d’épargner à Mme Pommeret toutes les émotions pénibles, surtout de ménager ses nerfs, qui étaient «à fleur de peau.» Dès qu’elle connut l’affection dont elle souffrait, Adrienne fut prise d’un redoublement de tristesse. Il lui vint à l’idée que son mal aurait pour premier effet de la vieillir aux yeux de Francis et de le rendre encore plus indifférent. Et comme l’une des conséquences de cette maladie est de grossir hors de toute proportion les moindres contrariétés, la pauvre femme tomba dans des accès d’humeur noire qui assombrirent notablement l’intérieur de la maison de Rouelles. Il faut rendre cette justice à Francis Pommeret qu’il se montra, dans cette conjoncture, un mari dévoué et attentif. Soit à raison des remords de sa conscience, soit par générosité, il s’efforçait de faire oublier à Adrienne les heures orageuses qui avaient troublé la sérénité de leur vie intime. Désormais il n’avait plus à inventer de prétexte pour déserter l’appartement conjugal, Mme Pommeret ayant exigé elle-même qu’il passât ses nuits dans une pièce voisine. Il semblait vouloir, du moins, la dédommager de ce sacrifice en l’entourant de petits soins et de distractions pendant le jour. Il l’amusait en lui lisant un roman ou en se mettant au piano, et quand, avec le mois de mai, les beaux jours revinrent, il la promena à travers les allées reverdies de Montavoir, dans une bonne voiture mollement suspendue, qu’on avait fait venir de Dijon. En dépit de ces minutieuses attentions, la santé d’Adrienne ne se rétablissait pas. Une nouvelle consultation eut lieu et les médecins furent d’avis que, dès la fin de juin, Mme Pommeret partît pour Plombières, dont les eaux produiraient certainement de bons résultats. Elle accepta avec joie l’espérance qu’on lui donnait, et s’occupa avec entrain de ses préparatifs de départ. Francis avait sur-le-champ déclaré qu’il accompagnerait sa femme dans les Vosges; mais celle-ci s’opposa très résolument au départ de son mari. --Non, mon ami, lui dit-elle, je te remercie, mais je suis assez grande pour voyager seule, et je suis habituée à me tirer d’affaire moi-même... J’emmènerai ma femme de chambre, et si j’ai besoin d’une compagnie plus gaie, j’écrirai au Sacré-Cœur qu’on m’envoie Sauvageonne... Toi, tu resteras à Rouelles. Songe que je ferai là-bas deux saisons et que nous voici au plein moment des récoltes; je tiens à ce que tu me remplaces pour surveiller nos cultivateurs de la Mancienne.--D’ailleurs, ajouta-t-elle en lui serrant les mains, j’agis aussi par coquetterie... A quoi bon te faire assister à toutes les petites misères d’une malade qui prend les eaux? Cela me dépoétiserait encore à tes yeux. Je ne veux pas que tu sois témoin des ennuyeux détails de la cure qui doit me remettre sur pied; je préfère te revenir tout à fait en bon état et te surprendre par ma mine florissante... Ainsi, c’est convenu, tu garderas la maison; je ne suis pas fâchée que tu t’ennuies un peu de moi; cela entre dans mes petits calculs... Après avoir insisté sans succès, Francis prit le parti de s’incliner. Il conduisit sa femme à Langres, l’installa commodément dans le train qui devait la déposer à Aillevillers-Plombières, et après force recommandations, force affectueuses embrassades, il vit fuir le convoi, remonta en voiture et revint dîner à Rouelles. Quand le lendemain il se réveilla seul dans cette grande maison silencieuse, il se crut un moment redevenu célibataire. Il sentait au dedans de lui une confuse allégresse dont il ne jugea pas à propos d’approfondir les causes. Il se leva, déjeuna rapidement, afin de ne pas marquer cette joie incorrecte devant les domestiques, et s’empressa de gagner la forêt. Il vaguait par les tranchées du pas léger et capricieux d’un écolier en vacances, qui a la bride sur le cou et qui peut s’amuser à son aise, sans entrevoir une perspective désagréable de leçons et de devoirs pour le retour. Les loriots sifflaient dans les merisiers, une exquise odeur de fraise s’exhalait au bord des coupes ensoleillées; il faisait bon vivre!... Le jour suivant, il poussa jusqu’à la Mancienne, visita les faucheurs dans la prairie, plaisanta avec les faneuses et s’en revint affamé. Deux lettres l’attendaient sous sa serviette: la première, timbrée de Plombières, annonçait l’arrivée et l’installation d’Adrienne; la seconde, illustrée à l’un des angles par un cœur enflammé surmonté d’une croix, était datée du Sacré-Cœur de Dijon et couverte de pattes de mouche zigzaguant comme des notes de musique. Sauvageonne lui écrivait en ces termes: «Je me suis demandé s’il fallait commencer ma lettre par «petit père» ou par «cher monsieur». Vous auriez sans doute trouvé le premier trop familier, et le second m’a paru trop cérémonieux; de sorte que je me suis décidée à ne rien mettre du tout. J’ai appris par ma mère que vous étiez seul à Rouelles, et comme je suppose que vous devez _énormément_ vous ennuyer, la présente n’a d’autre but que de vous distraire. Je l’écris en cachette et je la confie à une élève qui quitte demain la maison;--elle a de la chance, celle-là!--Je tiens à vous prouver que je n’ai pas de rancune et que je pense à vous. Quand vous irez au bois, si vous passez par la coupe du Fays, souhaitez le bonjour de ma part à nos amis les sabotiers... A propos, encore une commission!... Ayez la bonté d’entrer dans ma chambre et de fouiller dans le premier tiroir de ma commode; vous y trouverez un livre à couverture bleue, l’_Histoire de la belle Mélusine_, que je vous prie de rendre au fermier de Crilley, qui me l’a prêté. Là-dessus, je baise la main que j’ai mordue et je vous fais ma plus belle révérence. DENISE.» Francis trouva cette épître impertinente et déplacée. Pourtant elle lui trotta dans la tête toute la soirée et ramena sa pensée vers la pensionnaire du Sacré-Cœur. Cette Sauvageonne avait un caractère aussi difficile à déchiffrer que les pattes de mouche de sa lettre. Ses audacieuses inconvenances étaient-elles préméditées ou bien agissait-elle avec la témérité d’une nature inconsciente et élémentaire? Dans tous les cas, c’était une créature dangereuse, et Francis se félicitait de la savoir loin de Rouelles. Il alluma dédaigneusement son cigare avec le billet de la jeune fille et se coucha. Mais le matin, dès qu’il fut levé, il prit la clé de la pièce qui faisait face à son cabinet de travail et entra pour la première fois dans la chambre réservée à Denise. L’intérieur de cette chambre était en harmonie avec les toilettes excentriques et les allures bizarres de la personne qui l’avait habitée. La fenêtre donnait sur les bois. Les murs étaient ornés de nombreuses images d’Epinal aux couleurs crues et violentes, représentant _Damon et Henriette_, _Pyrame et Thisbé_, _les Vierges sages et les Vierges folles_, etc. Sur la tablette de la cheminée, il y avait une collection d’objets forestiers qui trahissaient les goûts agrestes et les promenades vagabondes de la jeune fille: nids de pies et nids de guêpes, cornes de cerf, pétrifications étranges, brins de charme autour desquels un chèvrefeuille, enroulé en hélice, comme un serpent, avait fait corps avec le bois, grands papillons jaunes striés de noir, aux ailes terminées en pointes, colliers de graines de houx rouges comme du corail. Au milieu de ces bibelots, qui rappelaient les fétiches d’une hutte sauvage, le lit de bambou à rideaux de mousseline blanche avait un air virginal. Francis ouvrit le tiroir qui lui avait été désigné. Il s’en exhalait une pénétrante odeur féminine mêlée à un parfum de menthe et de mélilot, et il y régnait un désordre caractéristique: nœuds de ruban fanés, épingles à cheveux, vieux gants, livres dépareillés, chemisettes déchirées, jupons blancs tachés de verdure; tout cela pêle-mêle. Tandis qu’il fourrageait dans ce fouillis pour y dénicher _la Belle Mélusine_, Pommeret mit la main sur un mouchoir de batiste, taché de sang, qu’il crut reconnaître. Le souvenir de la lutte dans la tranchée du Fays lui remonta à la tête avec l’odeur éparse dans toutes ses nippes; il prit le volume de la bibliothèque bleue et quitta l’appartement. La lettre de la veille et le coup d’œil jeté dans les recoins intimes de cette chambre lui avaient remis devant les yeux la figure originale et inquiétante de Denise avec ses allures garçonnières, ses souplesses de fauve et ses yeux phosphorescents. Maintenant elle le suivait partout, elle le hantait comme certains airs entendus autrefois et qui vous reviennent aux lèvres avec une obsession agaçante. Pour essayer de s’en débarrasser, il s’occupait d’affaires ou il écrivait à Adrienne; mais dès qu’il sortait en plein air, sous bois, le souvenir de Sauvageonne le relançait opiniâtrement et cheminait avec lui. La saison semblait être de connivence avec cette obsession pour lui agiter le corps et l’esprit. L’été était dans son plein, la forêt dans toute sa magnificence fleurie. Partout des frissons d’herbes plantureuses, des floraisons aux couleurs éclatantes, des parfums de chèvrefeuilles et de troënes. Au fond des massifs, les ramiers roucoulaient langoureusement; leurs voix sourdes et caressantes éveillaient un écho sensuel dans le cœur de Francis. Il rentrait à la brune au château, étourdi, fatigué, mais énervé et incapable de dormir. Deux semaines se passèrent ainsi. Un soir qu’il achevait de dîner, étendu dans un fauteuil et regardant par la fenêtre ouverte les étoiles s’allumer une à une au-dessus du bois, il entendit sur le chemin un roulement de carriole, puis on sonna à la porte cochère, et il distingua un bourdonnement de voix étonnées dans le vestibule. Au moment où il se levait pour mettre le nez à la fenêtre, la porte s’ouvrit et la cuisinière parut effarée. --Qu’y a-t-il donc? fit Francis impatienté. --Monsieur, c’est Mlle Denise qui revient. --Oui, c’est moi! s’écria une voix mordante. En même temps la cuisinière livrait passage à Sauvageonne. --Vous? Francis n’en croyait par ses yeux. Il avait relevé l’abat-jour de la lampe et regardait d’un air ébahi Denise plantée en face de lui, les bras croisés.--Mais quel changement s’était opéré!... Huit mois avaient suffi pour accomplir cette merveilleuse métamorphose qui se produit entre seize et dix-huit ans chez les filles. A la place de l’adolescente dégingandée qui avait quitté Rouelles en novembre, Pommeret voyait devant lui une grande et belle personne bien cambrée sur ses reins et admirablement faite. Les épaules s’étaient élargies, les bras s’étaient arrondis; la poitrine développée gonflait le corsage de la robe d’alépine noire; les irrégularités du visage s’étaient atténuées; le teint était d’une fraîcheur éblouissante; les opulents cheveux roux avaient légèrement bruni; tordue en un épais chignon, leur masse rejetait en arrière cette tête rayonnante de jeunesse, aux lèvres rouges entr’ouvertes par un sourire de défi, aux narines palpitantes, aux yeux étincelants. --Vous? répéta Francis abasourdi et ébloui. --Oui, reprit Denise avec une affectation d’assurance que démentait le tremblement de sa voix vibrante, je _m’assommais_ là-bas et je me suis fais renvoyer. On n’a même pas voulu me garder jusqu’au retour de ma mère. --Et vous êtes revenue seule? demanda sévèrement Pommeret. --Oh! rassurez-vous! répondit-elle ironiquement, j’ai été ramenée par une sœur converse qui vous apporte une lettre de la supérieure... A propos, elle est dans le vestibule, la sœur, et je crois qu’il faudra lui faire servir à souper... Elle l’a bien gagné! III --Je vous prie maintenant de m’expliquer comment et pourquoi vous vous êtes fait renvoyer du Sacré-Cœur?... Je n’ai pas voulu vous infliger l’humiliation d’un interrogatoire devant cette sœur, mais la voilà repartie, et je désire connaître les détails d’une aventure dont je dois instruire votre mère adoptive. En même temps, Francis Pommeret, avec une gravité affectée, pliait et dépliait la lettre de la supérieure.--Ceci se passait le lendemain de l’arrivée de Denise, à l’heure du déjeuner, et ils étaient seuls dans la salle. Denise, accoudée sans façon sur la nappe, grignotait des cerises avec une parfaite sérénité. Elle releva ses grands yeux luisants vers Francis: --Je croyais, répondit-elle, que la chose était contée tout au long dans la lettre de Mme de Lignac. --La supérieure se borne à parler d’un acte d’insubordination, d’un scandale dont l’énormité ne lui permet plus de vous conserver dans sa maison... J’aime encore à penser qu’elle exagère. --Non, pas trop... Au point de vue du Sacré-Cœur, c’est un cas pendable, d’autant plus qu’il était prémédité. Jugez plutôt:--Je suis une très mauvaise élève, mais j’ai de l’aplomb et beaucoup de mémoire; aussi ces dames utilisaient toujours mes petits talents lorsqu’il s’agissait de débiter un compliment ou de réciter des vers en public. Dimanche dernier, jour de la confirmation, on devait fêter Monseigneur en grande cérémonie: collation, musique, déclamation de morceaux choisis. On m’avait chargée de dire la pièce de résistance, la fable du _Meunier, son Fils et l’Ane_, mon triomphe. Seulement, dans cette fable il y a un drôle de vers où on compare le grand dadais assis sur son âne à un évêque.--«Vous comprenez, mon enfant? me dit la supérieure en baissant les yeux, M. de La Fontaine était un peu libre dans ses expressions, et, en présence de Monseigneur, une pareille allusion serait de la dernière inconvenance; vous remplacerez _évêque_ par _seigneur_... Ne l’oubliez pas!»--C’est bon; la veille de la cérémonie, on répète sur l’estrade, je récite de mon mieux, sans omettre la correction: «comme un _seigneur_ assis.» On me complimente: «Ce sera charmant, Monseigneur sera ravi!»--Nous voici au grand jour. Nombreuse et vénérable assistance: trois évêques, une dizaine de pères jésuites, et une fournée de curés. Entre deux morceaux de piano, on me pousse par l’épaule, je m’avance au bord de l’estrade, je fais la révérence et je débute. Ça marche d’abord très bien; il fallait entendre les bravos chuchotés par toutes ces grosses lèvres rasées!... J’arrive au fameux passage; je reprends ma respiration, je me tourne vers les trois évêques, et, en soulignant chaque mot du geste, du regard et de la voix, je leur lance à toute volée: Tandis que ce nigaud, comme un _évêque_ assis, Fait le veau sur son âne et pense être bien sage... Silence glacial; les évêques ne sourcillent pas: seulement Monseigneur de Dijon se penche vers la supérieure et lui murmure à l’oreille je ne sais quoi qui fait lever les yeux au ciel à la bonne dame. Moi, je vais toujours mon train, et j’achève au milieu de la stupéfaction générale... Le soir même, après une réprimande publique, on m’ordonnait de faire mes paquets, et le lendemain on me mettait à la porte comme une brebis galeuse... La justice divine était satisfaite... et moi aussi, puisque je voulais me faire renvoyer. --Et pourquoi, s’il vous plaît? demanda Francis, qui n’avait pu se défendre de sourire pendant ce récit. Elle lui coula un coup d’œil oblique: --Cela me regarde, marmotta-t-elle entre ses dents... D’abord j’avais le mal du pays. --Adrienne sera très mécontente, reprit-il en accentuant durement chacune de ses paroles; je vais lui écrire que vous ne pouvez rester ici... Je ne me soucie pas d’accepter la responsabilité de vous garder. Elle s’était levée et s’était mise à tambouriner contre les vitres. De sa place, Francis voyait se dessiner, sur la baie de la fenêtre, la masse abondante de ses cheveux, et la souple ligne onduleuse de son dos et de ses hanches. --Vous n’êtes pas aimable! répliqua-t-elle sans se retourner. Sa voix avait un tremblement qui contrastait avec les intonations nettes et mordantes de tout à l’heure. Pommeret se sentit amolli. Se reprochant d’avoir été trop rude, il quitta sa chaise et fit quelques pas vers la jeune fille. --Ma chère Denise, commença-t-il, mon devoir n’est pas d’être aimable, mais de vous tenir le langage que votre mère adoptive vous tiendrait si elle était ici... --Je comprends, interrompit-elle, en faisant volte-face, vous voulez être un père pour moi... Eh bien! ça ne vous va pas, ce rôle-là, mais pas du tout!... --Qu’il m’aille ou non, je le remplirai en attendant que ma femme vous prenne avec elle... Jusque-là, je compte que vous vous tiendrez tranquille et que vous sortirez le moins possible. --Vous me mettez en pénitence... au pain sec! Après avoir prononcé ces derniers mots avec une emphase ironique, elle eut un rire silencieux qui creusa des fossettes dans ses joues, découvrit ses petites dents blanches et illumina ses yeux. --Il n’y a pas de quoi rire! s’exclama Francis agacé et un peu mal à l’aise. --Je ris d’une idée qui m’est venue en écoutant votre sermon. Elle tenait ses yeux fixés sur la main gauche de son interlocuteur, et changeant brusquement la conversation: --Tiens! s’écria-t-elle, c’est là que je vous ai mordu! En même temps, elle posa un doigt à l’endroit indiqué, et ils restèrent ainsi un moment immobiles; puis Francis s’empara de cette main qui touchait la sienne: --Tout ce que je vous ai dit, ma chère enfant, reprit-il d’un ton presque attendri, était dans votre intérêt, croyez-le bien. Elle éclata de rire de nouveau: --Vous parlez absolument comme le révérend père qui nous confessait au Sacré-Cœur: «Ce que je vous en dis, ma chère fille, est pour le salut de votre âme!» Elle baissait comiquement les yeux, balançait la tête et prenait un air béat. --Allons, ajouta-t-elle, en retirant lentement sa main, je rentre dans ma chambre... Faudra-t-il garder les arrêts? --Faites ce que vous voudrez! répondit-il vexé; je n’ai pas la prétention de jouer au geôlier avec vous. --Vous avez joliment raison! Chacun a assez à faire de se garder soi-même... Bonjour! Elle sortit la tête haute, la mine souriante, laissant Pommeret déconfit et fort mécontent de lui. Il écrivit sur le champ à Adrienne pour lui conter l’aventure et lui conseiller d’appeler Denise à Plombières, en attendant qu’on pût la caser dans une autre pension. Mais, soit qu’il craignît d’inquiéter sa femme, soit qu’il ne fût pas en veine, il mit dans sa lettre moitié moins d’énergie que s’il l’eût rédigée avant le déjeuner; sa sévérité s’était détendue, ses accusations étaient atténuées par des correctifs et des phrases dubitatives; ses conclusions tournaient à l’indulgence. En attendant la réponse de Mme Pommeret, Denise s’était réinstallée au château. Sans se soucier des recommandations de Francis, elle avait repris ses habitudes d’autrefois, et abandonnant sa longue robe d’uniforme, elle était revenue aux toilettes bizarres et sommaires qu’elle affectionnait:--jupes courtes, guêtres montant jusqu’à mi-jambes, chapeau de grosse paille rejeté le plus souvent sur les épaules.--Dans cet accoutrement, qui lui donnait quasi des allures de garçon, elle partait pour la forêt et ne rentrait guère qu’à l’heure du souper. Ce genre de vie avait cela de bon pour Francis qu’il lui laissait pendant les longues heures de l’après-midi une tranquillité relative dont son esprit en désarroi avait grand besoin. Le voisinage de cette jeune fille, dont la verte beauté s’était épanouie d’une façon si inattendue, lui causait une oppression singulière. Dès qu’elle était loin de la maison, il respirait plus à l’aise; mais, par une contradiction bizarre, le temps lui durait davantage, la journée lui semblait interminable, et il ne savait comment l’occuper, n’ayant de goût à aucune lecture sérieuse, à aucun travail soutenu. De guerre lasse, il traînait son désœuvrement sous les charmilles du jardin, s’étendait à l’ombre et tuait le temps en fumant des cigares. Mais à travers les spirales de la fumée, c’était toujours Denise qu’il voyait, c’était toujours à elle que revenait sa pensée. Il songeait à son caractère énigmatique, tantôt farouche et tantôt hardi, parfois rude jusqu’à l’insolence et parfois presque caressant. Au fond de toutes ces bizarreries, il croyait démêler un sentiment très tendre; quelque chose lui disait que ce sentiment, c’était lui qui l’avait éveillé dans le cœur de cette fille étrange, et cette découverte lui faisait à la fois peur et plaisir.--Tandis qu’il s’enfonçait dans ces rêvasseries périlleuses, les ombres grandissaient dans le vallon de Rouelles, le soleil descendait derrière les futaies de Montavoir, et tout à coup on entendait résonner dans les couloirs la voix vibrante de Sauvageonne qui rentrait du bois et remontait dans sa chambre en chantant. Alors le cœur de Francis battait très fort, et il attendait avec une inquiétude mêlée d’impatience le moment du dîner, qui ramenait le tête à tête de chaque soir dans la salle à manger très vaste, où ils semblaient perdus tous deux dans une demi-obscurité. Ces dîners offraient un spectacle curieux. Au début, Francis affectait de se montrer bourru et grognon, mais il finissait toujours par devenir aimable et presque galant. Il questionnait Denise d’un air indifférent et dédaigneux sur l’emploi de sa journée et s’attirait généralement des réponses impertinentes.--De quoi s’occupait-il? Elle avait l’attention de le débarrasser de sa présence et il se plaignait encore! Elle n’était pourtant pas gênante!--La conversation tombait là-dessus, et on n’entendait plus qu’un cliquetis de fourchettes. Rarement on parlait de Mme Adrienne; on eût dit que tous deux avaient une secrète répugnance à faire intervenir son nom et sa personne dans leurs discussions. Pendant les intervalles de silence, ils s’étudiaient chacun à la dérobée, leurs regards finissaient par se croiser, ou bien leurs mains se rencontraient près d’une carafe ou d’une salière, et c’était le signal d’une reprise d’hostilités. Un soir que Denise était rentrée plus tard que de coutume et que Francis s’était mis à table sans l’attendre, il lui dit de son ton le plus grognon: --Vous devriez tâcher de revenir au moins pour l’heure des repas... Je me demande ce que vous pouvez faire dans les bois toute une journée? --Je m’y amuse, répondit-elle sèchement, et là du moins je ne suis à charge à personne. --Qu’y trouvez-vous donc de si amusant? --Tout: les plantes, les bêtes et les gens. --Surtout les gens! insinua-t-il avec sarcasme. --Pourquoi pas?... Je ne suis pas fière, moi, et j’avoue que je ne me déplais pas dans leur compagnie. --En tout cas, c’est une compagnie peu convenable et peu sûre pour une fille jeune et... jolie. Elle haussa les épaules: --Vous me trouvez jolie?... Vous êtes bien bon! Elle s’était levée et, campée devant la glace, elle rajustait sa coiffure, assujettissait son peigne, les bras levés, la tête rejetée en arrière... Il quitta la table à son tour et se rapprocha d’elle, sans trop savoir ce qu’il allait faire. Elle le devina plutôt qu’elle ne le vit, se retourna tout d’une pièce, et l’interrogeant de son regard étincelant et hardi: --Hein! quoi? s’écria-t-elle d’une voix mordante, trouvez-vous aussi à redire à ma coiffure? Déconcerté par cette rapide volte-face, il recula, alluma un cigare et se rassit sans souffler mot. Un silence embarrassant emplit de nouveau la salle obscure, où l’on ne distingua plus bientôt que la forme indécise de la jeune fille assise au rebord de la fenêtre et les deux points lumineux de ses yeux grands ouverts. Puis, quand la nuit fut tout à fait tombée, ils regagnèrent chacun leur chambre en se souhaitant brusquement le bonsoir. Francis attendait avec une anxiété nerveuse la réponse d’Adrienne; il s’étonnait de ne pas la recevoir plus vite, tout en redoutant le moment où elle arriverait. Un matin enfin, le piéton, l’ayant rencontré sur la route, lui remit une lettre timbrée de Plombières. Il déchira d’abord lentement l’enveloppe; puis il parcourut les quatre pages d’écriture,--et respira. Adrienne repoussait l’idée de faire venir Denise auprès d’elle. L’hôtel était plein, et comme elle était logée fort à l’étroit, il lui eût été impossible de caser la jeune fille dans sa chambre. D’ailleurs, occupée tout le jour à se soigner, elle ne pourrait surveiller cette enfant terrible, qui serait bien plus exposée au milieu des baigneurs de Plombières que dans les bois de Rouelles. Elle faisait donc appel au dévouement de Francis, et le priait de patienter jusqu’au moment où les médecins la déclareraient en état de supporter le voyage. Le jeune homme empocha la lettre et s’en revint au logis. En entrant dans la cour du château, il la vit occupée par deux charrettes pleines d’ustensiles de vannerie. Les corbeilles, les paniers de toute dimension, les nasses, les clayons et les _volettes_ étalaient au soleil leurs formes blanches et brunes; tous ces légers ouvrages d’osier tressé emplissaient la profondeur des bâches, s’accrochaient aux ridelles et débordaient jusque sur la croupe des chevaux pelés qui, tête baissée, tondaient gravement l’herbe poussée entre les pavés. Sous l’une des voitures, dans la civière pleine d’osier, un chien de berger sommeillait. Les fenêtres de la salle à manger étaient ouvertes, et Francis ébahi aperçut les vanniers attablés et déjeunant, servis par Sauvageonne. Ils étaient six: la femme, le mari, deux grandes filles et deux garçons de seize à dix-huit ans. Etonnés eux-mêmes de se voir si bien traités, ils mangeaient silencieusement. Chacun d’eux avait tiré son couteau à manche de corne. Ayant placé leur viande froide entre deux tranches de pain, ils la découpaient en petits morceaux qu’ils mastiquaient avec lenteur, s’interrompant pour trinquer à la santé de la _demoiselle_ et vider leur verre avec un clappement de langue. Les deux garçons, très timides, ne paraissaient pas trop à leur aise; les filles, écarquillant les yeux, partageaient leur attention entre les buffets garnis de porcelaines du Japon et la toilette de Denise. Leurs têtes, d’un blond roux, aux chairs rougies par le grand air et tavelées de taches de rousseur, avaient une vague ressemblance avec la figure de leur hôtesse. Celle-ci, s’apercevant tout à coup de la présence de Francis, vint s’asseoir sur le rebord de la fenêtre, lui fit signe d’approcher; puis, se penchant en dehors: --Allons! dit-elle à voix basse, ne froncez pas les sourcils parce que j’ai invité ces braves gens à se rafraîchir avant de se remettre en route!... On se doit bien cela entre parents. --Entre parents? répéta-t-il, ces vanniers sont de votre famille? --Mon Dieu, oui; la femme que vous voyez là est la propre sœur de ma vraie mère, et ces grandes filles sont mes cousines germaines... Ne trouvez-vous pas qu’elles me ressemblent? Il fit la grimace, et, tirant de sa poche la lettre d’Adrienne: --J’ai reçu une réponse de Plombières, murmura-t-il... On ne peut pas vous loger là-bas, et vous resterez ici. En voyant la lettre, Denise avait pâli tout d’abord; les derniers mots de Francis ramenèrent une nuance rose sur ses joues, et un éclair joyeux passa dans ses prunelles. --Vous voilà bien ennuyé, reprit-elle... Avouez-le! Il haussa les épaules sans répondre. --Si cela vous vexe par trop, dites-le, je m’en irai avec ces gens-là. Il lui tourna le dos et froissa la lettre avec humeur. Cependant les vanniers, intimidés par la présence du maître de la maison, s’étaient hâtés de mettre les morceaux doubles. Maintenant ils se levaient lourdement et gagnaient la cour. L’homme et les garçons bridaient les chevaux, tandis que les femmes ramassaient les paniers épars sur le pavé. --Au revoir, ma _gachette_! dit la vannière à Denise qui ne l’avait pas quittée; bien des mercis pour votre politesse; nous vous revaudrons cela quand nous serons à portée... si vous venez jamais nous voir à Aprey... C’est le pays de votre pauvre mère, et nous sommes vos plus près parents. Il faudra un de ces jours que vous poussiez jusqu’à notre village. --Est-ce que vous y rentrez? demanda Denise. --Nenni, pas pour le moment. Nous achevons d’abord notre tournée pour placer notre marchandise; mais nous y serons pour sûr rendus vers la Notre-Dame d’août, et alors, si le cœur vous en dit, vous n’avez que de venir, tout un chacun sera content de vous voir... Ah! dame, ça n’est pas cossu chez nous comme dans votre belle maison, mais on vous y recevra de bon cœur tout de même... Au revoir donc, ma mie! Bien le bonjour, monsieur. Elle rejoignit les charrettes qui avaient franchi la grande porte et gravissaient déjà la route qui montait vers les bois. Les fouets claquaient, les chevaux maigres tiraient, et, à chaque cahot, le frêle chargement d’osier tressaillait et se balançait. L’homme et les garçons marchaient en avant, le fouet sur la nuque; entre les deux voitures, la femme cheminait, courbée et disparaissant presque sous ses corbeilles enfilées à une ficelle. Le chien, ayant achevé sa sieste et quitté la civière, allait et venait, très affairé, d’un attelage à l’autre. Un peu en arrière, les deux grandes filles rousses s’étaient attardées et, tournant la tête, jetaient d’envieux regards sur la maison où demeurait leur chanceuse cousine. On voyait leurs silhouettes élancées se découper sur le vert des prés. Appuyée à une pile de troncs d’arbres, Denise, les sourcils rapprochés et les yeux fixes, regardait le convoi fuir vers la forêt. Déjà l’une des charrettes avait disparu, et les claquements de fouet retentissaient plus sonores sous les branches. --Vous regrettez de n’être point partie avec eux? dit railleusement Francis en touchant l’épaule de la jeune fille. Elle tressaillit. --Qui sait? répondit-elle d’une voix sourde, cela vaudrait peut-être mieux pour tout le monde!... Elle releva les yeux vers la lisière du bois. Les deux grandes filles s’étaient à leur tour enfoncées dans la verdure, et il n’y avait plus personne sur la route blanche, dont le soleil faisait scintiller le sable, en même temps qu’il mettait des plaques d’argent fondu, çà et là, dans les joncs et les oseraies de la Peutefontaine. Denise secoua sa tête et ses épaules avec une expression à la fois enfantine et farouche; on eût dit le geste de quelqu’un qui jette le manche après la cognée et qui crie au ciel: «Tant pis! c’est toi qui l’a voulu!» --Je rentre! s’écria-t-elle... Et courant tout d’une envolée jusque dans le vestibule, elle gravit l’escalier et gagna sa chambre. A partir de ce jour, elle devint subitement casanière et renonça presque complètement à ses vagabondages en forêt. Elle semblait avoir pris au sérieux le rôle de maîtresse de maison, que l’absence de Mme Pommeret laissait tomber entre ses mains. Elle donnait des ordres aux domestiques, s’occupait du menu des repas, visitait les armoires, entrait vingt fois le jour dans la pièce où se tenait Francis, sous prétexte de voir si tout était en place. Il ne pouvait faire un pas dans la maison sans la rencontrer les cheveux au vent, la robe relevée, un tablier à bavette tendu sur sa poitrine, ayant dans les yeux et sur les lèvres son singulier et hardi sourire. La coureuse de bois, la faunesse indisciplinée et vagabonde se métamorphosait en ménagère;--une ménagère de fantaisie, plus empressée qu’utile, emplissant les couloirs du frou-frou de sa robe, du tac-tac de ses talons et des minutieux raffinements de sa sollicitude domestique. Désormais, grâce à elle, la salle à manger et le fumoir étaient pleins de fleurs, et Francis n’en sortait pas sans avoir attrapé une migraine. A chaque repas, elle le bourrait de plats sucrés, croyant, d’après ses goûts de pensionnaire, que c’était là le _nec plus ultra_ de la bonne chère. Pommeret, tantôt agacé, tantôt amusé par l’activité brouillonne de cette maîtresse de maison improvisée, subissait néanmoins le charme que la capricieuse jeune fille répandait autour d’elle. Il n’avait plus seulement à se défendre des longs tête-à-tête de chaque soir; à tout instant du jour, il se retrouvait seul avec elle, et la fascination devenait plus dangereuse. Il se faisait l’effet d’un gibier autour duquel les chasseurs ont pratiqué une _enceinte_, et qui voit de minute en minute se rétrécir le cercle dans lequel il pourra se mouvoir. Se sentant sur le point de faiblir, il prenait honnêtement le parti de se dérober, en désertant à son tour la maison. Il partait dès le fin matin et se condamnait à de longues courses à travers bois. Durant ces promenades forcées, il se tenait à lui-même de beaux discours très moraux, se répétant énergiquement que succomber dans de pareilles conditions serait un acte de déloyauté. Et justement à mesure qu’il se le répétait, sa pensée s’appesantissait davantage sur les dangers de la situation; la possibilité de la tentation lui arrivait à l’esprit, accompagnée de l’image terriblement séduisante de la tentatrice. Dans la solitude de la forêt, cette pensée dominante prenait de plus fortes proportions, et le flamboiement du soleil, perçant de ses flèches d’or les feuillées immobiles, allumait encore son imagination. Il marchait comme un enragé, ne réussissant qu’à s’éreinter, sans lasser son désir ni distraire sa pensée. Une après-midi, sa fièvre de locomotion l’avait poussé jusqu’aux sources de l’Aujon. Brûlé par un soleil caniculaire et avide de fraîcheur, il s’était hâté de gagner une combe très ombreuse, qu’on nomme dans le pays le Creux d’Aujon. L’endroit est solitaire, fort éloigné de toute habitation; l’horizon étroit y est pour ainsi dire muré par les taillis qui couvrent les flancs de la combe et ne laissent guère entre eux que l’espace occupé par le lit du ruisseau. Ce cours d’eau naissant, après avoir sautillé bruyamment de pierre en pierre parmi des fourrés de saules et d’aunelles, s’évase tout à coup entre deux talus herbeux, de manière à former un petit réservoir peu profond, une sorte de vasque rocheuse au-dessus de laquelle les branches riveraines s’étendent comme des bras qui se rejoignent. Dans cette cavée de verdure, le silence n’est troublé que par le glou-glou de l’Aujon ou par le vol rapide d’un martin-pêcheur dont les ailes irisées coupent le courant en droit fil. Tout y invite au sommeil: le moelleux gonflement des mousses à la base des hêtres et le frémissement berceur de l’eau qui fuit; tout y repose les yeux, jusqu’aux tons veloutés de l’herbe drue, dont quelques blanches fleurs de parnassie étoilent seules la verte uniformité. Ecrasé par la chaleur et la fatigue, Francis s’arrêta au bas de l’une des pentes, à vingt pas du ruisseau dont il dominait la nappe limpide; et s’étendant entre deux cépées de noisetiers, la tête sur la mousse, les pieds dans la fougère, il s’assoupit doucement.--Il sommeillait depuis longtemps déjà, quand il fut réveillé par un bruit de branches froissées. Sans bouger, il ouvrit les yeux. Le soleil s’était enfoncé derrière les taillis et le soir approchait. Au-dessous de lui, entre les branches feuillues d’où il voyait comme par des meurtrières le cours de l’Aujon, il aperçut une forme féminine sur l’autre rive,--et reconnut Sauvageonne. Elle s’avançait lentement, nonchalamment dans l’herbe. Arrivée au bord de l’eau, elle s’assit sur le talus et se déchaussa avec l’insoucieuse indifférence d’une fille des bois qui a la certitude d’être seule, puis, remontant un peu le courant, qu’elle traversa à gué, elle reparut à peu de distance des noisetiers où Francis était blotti. Alors elle jeta dans le gazon les chaussures qu’elle tenait à la main, enleva son peigne, secoua ses cheveux moutonnants et trempa ses doigts dans l’eau comme pour en tâter le degré de fraîcheur.--Francis demeurait coi, les yeux grands ouverts, la gorge serrée.--Aux allures de Denise, on voyait bien qu’elle ne visitait pas pour la première fois le Creux d’Aujon; l’endroit lui était familier, et ses façons d’agir montraient clairement que, se croyant absolument seule, elle se disposait, par cette chaleur accablante, à se baigner dans ce limpide réservoir. Francis songeait que ce serait commettre un acte d’indélicatesse de ne point l’avertir de la présence d’un témoin, ou du moins de ne pas s’éloigner lui-même discrètement;--et pourtant il ne bougeait pas. Une damnable convoitise, une perverse curiosité, le retenaient tapi au milieu des cépées. La jeune fille s’était éclipsée de nouveau. Un bouquet d’aunelles la masquait tout entière, et les branches remuées trahissaient seules sa présence. C’était pour Francis le moment de fuir s’il avait encore un peu d’honnêteté dans l’âme et de virilité dans les résolutions. Il se soulevait déjà sur un bras, cherchant des yeux l’endroit par où il opérerait sa retraite, quand Denise reparut. Il fut tout d’abord ébloui. Une éclatante blancheur passa rapidement dans le cadre verdoyant des branches, puis il y eut un éparpillement de gouttelettes rejaillissantes accompagnant le bruit frais d’un corps qui se jette en pleine eau. Inconsciemment il avait fermé les yeux; quand il les rouvrit, on ne voyait plus dans le réservoir frissonnant que la tête de Sauvageonne, dont le courant agitait faiblement la chevelure crêpelée. La jeune fille aspirait l’air humide avec bonheur; les ailes de son nez retroussé se dilataient, ses yeux luisaient dans la demi-obscurité des verdures surplombantes. Parfois elle plongeait son front dans l’eau avec un joli mouvement d’oiseau qui prend son bain; d’autres fois, s’accrochant des deux mains à une racine, elle laissait son corps aller à la dérive. La nappe liquide, avec ses rubans d’herbes aquatiques, ses remous, ses ondes moirées et circulaires, voilait chastement les formes de la baigneuse; l’eau caressait mollement le cou et le menton, ne découvrant que rarement la rondeur d’un bras ou un coin d’épaule.--Maintenant, Francis n’avait plus la force de s’enfuir. Des bouffées de désirs lui avaient offusqué le sens moral, éteignant en lui tout scrupule et tout remords. Il dressait la tête et retenait son souffle, ne songeant plus qu’à griser ses yeux de ce spectacle si inattendu et si plein de troublantes surprises. Le bain dura un quart d’heure, puis Denise remonta sur le bord, toute ruisselante, et s’assit dans l’herbe pour laisser aux gouttelettes qui perlaient sur son corps le temps de s’évaporer dans l’air chaud. Elle passait lentement ses mains sur ses bras et sur ses épaules, dont les purs contours se détachaient du fond vert des ramures. On eût dit une nymphe des temps mythologiques.--Le crépuscule tombait. Le pan de ciel aperçu entre les feuillées plus opaques avait pris un ton exquis de turquoise foncée; l’eau déjà brunissante aux endroits couverts reflétait par places la couleur unie du ciel, et la verdure plus sombre de l’herbe faisait encore valoir la teinte claire de ces taches d’azur. Dans ce cadre des feuillages bruns, du gazon velouté et de l’eau bleue, le corps éblouissant de Denise et sa chevelure rousse se fondaient harmonieusement. La lumière assourdie estompait les lignes onduleuses de son dos et de sa jeune poitrine; sa peau blanche frissonnait légèrement, et d’une main distraite elle tordait ses cheveux. Une sérénité délicieuse emplissait la combe et donnait une agreste poésie à cette chaste nudité de jeune fille. Du fond de son observatoire, Francis, bien qu’il fût peu poétique de sa nature, se sentait pris d’une admiration attendrie devant la révélation de cette virginale beauté féminine.--Lentement, Denise se glissa vers les aunelles où elle avait laissé ses vêtements, et les massifs plus noirs la dérobèrent aux indiscrets émerveillements de son admirateur. Quand elle reparut, elle était entièrement vêtue et boutonnait nonchalamment son corsage, en secouant sa chevelure encore mouillée... Tout à coup un léger éboulis de cailloux, un bruissement de feuilles, la tirèrent brutalement de sa rêverie.--Francis avait-il voulu fuir, ou, dans un moment de distraction avait-il fait un faux mouvement? Toujours est-il que cette rumeur insolite et soudaine trahissait la présence d’un être animé dans le voisinage. La jeune fille dressa la tête, rougit, puis, sans réfléchir, furieuse de cette surprise, elle bondit vers la place d’où partait le bruit, et après avoir écarté précipitamment les coudraies, elle se trouva face à face avec Francis. --Vous! s’écria-t-elle d’une voix sourde, vous étiez là? Elle pâlissait et suffoquait; un mouvement de stupéfaction, de honte et de colère faisait trembler ses lèvres et soulevait sa poitrine sous son corsage à demi boutonné. Francis, vexé d’avoir été découvert et confus de sa mauvaise action, balbutiait de vagues excuses en regardant la figure courroucée de la jeune fille. --C’est lâche! reprit-elle en trépignant de rage, tandis que des larmes roulaient dans ses yeux. Elle étouffait et s’était adossée à un arbre, en proie à une sorte de crise nerveuse. Francis, très effrayé de la voir en cet état, ne savait plus que faire pour la calmer, quand soudain une idée aussi imprudente que peu généreuse lui vint à l’esprit... Elle l’aimait, il s’en doutait depuis longtemps; pourquoi ne se servirait-il pas, pour l’apaiser, de cette naïve passion dont il avait deviné la vivacité croissante tout en affectant de la décourager?... Il fixa de nouveau sur Denise ses yeux caressants et attendris, et se penchant vers elle: --Pardon! lui chuchota-t-il presque dans l’oreille, pardonnez-moi, chère enfant adorée! Ces simples mots d’amour opérèrent sur Denise comme un charme. D’un bond farouche, elle s’élança vers Francis, lui jeta les bras autour du cou et cacha dans la poitrine du jeune homme sa tête humide, sa bouche pleine de sanglots passionnés. IV Un mois s’était passé depuis l’aventure du Creux d’Aujon. Dans la pièce qui servait de fumoir et de cabinet de travail, Denise et Francis s’entretenaient à voix basse après le dîner. L’ombre des soirées d’août, déjà plus courtes, emplissait la chambre d’une obscurité qui ne permettait plus de distinguer les traits des deux interlocuteurs. On ne voyait que les formes confuses de leurs silhouettes. Celle de Denise, qui arpentait le fumoir dans sa longueur, tantôt s’enfonçait dans le noir et tantôt se dessinait sur le clair de la fenêtre. La jeune fille marchait les bras croisés, la tête penchée, et le bruit sourd de son pas résonnait seul dans le silence de la maison endormie. --Oui, c’est demain à trois heures qu’elle revient, murmura Francis en jetant son cigare et en se renfonçant dans un coin du divan. --Demain! répéta Denise comme un écho douloureux, déjà demain!... O Francis, que faire? que devenir? --Nous resterons ici... Pierre ira seul à Langres avec la voiture: il dira que nous sommes en pleine moisson et que nous n’avons pu quitter Rouelles. --Ce sera reculer pour mieux sauter, reprit-elle en haussant les épaules... Il faudra toujours la voir, lui parler et l’embrasser à l’arrivée... Je m’imaginais que ce retour ne viendrait jamais, et c’est demain... Non, je ne pourrai plus la regarder en face! --Ma pauvre Denise, commença Francis avec embarras, combien j’ai été coupable et comme je me reproche!... Elle l’interrompit brusquement, courut à lui et, lui posant les mains sur les épaules, tandis que ses yeux brillants cherchaient dans l’ombre ceux de Pommeret: --M’aimes-tu? lui dit-elle avec un accent passionné. --Peux-tu me le demander? --M’aimes-tu plus que tout au monde... comme je t’aime, moi... comme je t’ai aimé depuis le premier jour, là-bas, à Auberive, sous le pommier?... Ce jour-là, je me suis de cœur donnée à toi; je te l’ai déjà dit et je te le répète pour que tu comprennes bien que je ne t’ai pas aimé par caprice ou par surprise... Vois-tu! il n’y avait ni convenances, ni mère adoptive, ni rien qui pouvait m’empêcher de t’appartenir. Je ne suis pas d’une nature à raisonner, à faire la part de ceci et de cela... Je me donne tout entière... M’aimes-tu de la même façon? --Mais... certainement, répondit-il, tandis qu’intérieurement il s’effrayait déjà de l’exaltation de la jeune fille. --Eh bien! continua-t-elle en lui serrant les bras dans ses mains, sauvons-nous!... Partons demain au petit jour! Il tressauta, interdit: --Hein! fit-il... Voyons, ma chère enfant, sois plus calme et tâche de voir les choses avec plus de sang-froid. --Je les vois comme elles sont... Nous tremblons déjà rien qu’à l’idée de ce retour... Ce sera bien pis quand elle sera ici entre nous deux... Non, vois-tu, partons!... Après tout, elle n’est que ma mère adoptive, et quant à toi, elle n’est plus ta femme, puisque tu es à moi. --Mais c’est de l’enfantillage! répliqua-t-il, ahuri; d’abord c’est impraticable, et puis ce serait odieux. --Ce sera encore bien plus odieux de rester ici et de la tromper. --Où irions-nous? --N’importe où... A l’étranger, si tu veux. --A l’étranger? répliqua-t-il avec un sourire de pitié, comment et de quoi y vivrions-nous?... Tu ignores sans doute que tout ce qui est ici appartient à Mme Adrienne, et que ni toi ni moi ne possédons un sou vaillant. --Ha! fit-elle...--En effet, elle n’avait pensé à rien de tout cela. Après un moment de réflexion, elle releva la tête et repartit avec sa logique impitoyable:--Raison de plus pour ne pas rester... Je travaillerai et toi aussi... Nous sommes jeunes et bien portants; avec de la bonne volonté, nous parviendrons toujours à gagner notre vie. Il demeurait abasourdi. Toutes ces objections qu’elle lui poussait avec la persistance d’une enfant qui ne doute de rien l’irritaient sans l’entraîner. Chaque mot de Sauvageonne était une douche d’eau glacée qui le morfondait.--Quitter le confortable intérieur de Rouelles pour se lancer dans l’inconnu... gagner son pain en travaillant... recommencer à vingt-cinq ans la lutte pour l’existence en n’ayant d’autres ressources que ses deux mains et l’amour de Denise... tout cela était très joli dans les romans, mais ridicule et insensé dans la réalité. Rien qu’à envisager une pareille perspective, il se sentait la chair de poule. Il se voyait trimant du matin au soir à quelque besogne de gratte-papier, ayant à sa charge une femme qu’il ne pourrait pas même épouser; il lui semblait entendre les lamentations de sa famille, les risées de sa petite ville, les huées de tous les honnêtes gens de sa connaissance. Son amour-propre vaniteux, ses goûts de luxe, son culte pour la correction et les convenances, tous ces préjugés de la demi-morale bourgeoise qu’il avait sucés avec le lait se révoltaient à la seule idée de l’équipée incongrue proposée par Sauvageonne. Avec la nuit tombante, la pièce était devenue tout à fait obscure, de sorte que la jeune fille ne pouvait plus distinguer la figure de Francis. Inquiète de son mutisme, elle vint s’asseoir auprès de lui et, le serrant dans ses bras: --N’est-ce pas, murmura-t-elle d’une voix attendrie, nous partirons cette nuit? --Pardon, chère petite, dit-il enfin, ta résolution est généreuse et part d’un brave cœur, mais elle n’est pas pratique... Un esclandre pareil, songes-y donc! produirait dans le pays un effet déplorable... Et puis je ne sais vraiment à quel genre de travail je pourrais me livrer pour gagner de quoi nous faire vivre... Il faut voir les choses par le côté positif... Quand on est pauvre comme nous, un coup de tête ne mène à rien... Ah! si nous étions riches, ce serait différent... Il broda longtemps ainsi sur ce thème, enfilant péniblement les unes aux autres des phrases embarrassées. Elle l’écoutait, les sourcils froncés, les lèvres serrées. Tandis qu’il parlait, la lune s’était levée au-dessus des bois, et les rayons bleuâtres, pénétrant insensiblement dans la pièce, finirent par éclairer le visage de Francis. Denise put voir distinctement la figure effarée, les traits allongés, les regards hésitants de son compagnon. Elle fut prise d’un douloureux découragement et des larmes roulèrent dans ses yeux. --Alors tu veux m’abandonner? fit-elle, navrée. --Qui te parle de t’abandonner?... Seulement je ne veux pas t’exposer, et moi avec toi, à mourir de faim. Elle secoua la tête: --Ce serait encore moins dur que de vivre aux dépens de celle que nous avons trompée. --Cela m’est aussi dur qu’à toi, répondit-il avec humeur, mais il y a de ces fatalités dans la vie... A quoi sert de se buter contre l’impossible?... Patientons!... Qui sait? Plus tard les choses s’arrangeront peut-être d’elles-mêmes. --Mais songe donc, reprit-elle en joignant les mains, que je ne pourrai jamais la regarder en face!... Elle lira sur ma figure tout ce qui s’est passé... Une femme à qui je dois tout et que j’ai payée d’une pareille ingratitude!... Non, je ne peux pas! On dit que j’ai de mauvais instincts, c’est possible, c’est dans le sang; mais, si mauvaise que je sois, il y a des choses que je ne peux pas faire... Il faut que je m’en aille, vois-tu, et que deviendrai-je si je ne t’ai pas avec moi?... ajouta-t-elle en lui jetant les bras autour du cou.--Puis elle continua d’une voix plus câline en se serrant contre lui:--Cher mien! sois bon pour ta Sauvageonne, ne me laisse pas partir seule comme un pauvre chien! tu sais bien que je n’ai que toi au monde... Ne me réponds plus que c’est impossible; on peut tout ce qu’on veut. Toi qui es instruit, tu pourras gagner ta vie aussi bien et mieux qu’un bûcheron, qui n’a que ses deux bras... Il se débarrassa lentement de l’étreinte de Denise. --Est-ce que c’est la même chose? répliqua-t-il impatienté. Je te répète que tu raisonnes comme une enfant, et que le plus sage est de patienter, en faisant contre fortune bon cœur. Elle le regardait avec une navrante expression d’étonnement. --Non, s’écria-t-elle en s’exaltant, tout plutôt que de vivre ici! Chaque bouchée que j’y mangerais me déchirerait la gorge. Il s’était rapproché d’elle et essayait de lui prendre les mains, qu’elle retirait avec des gestes rageurs. --Plus bas! murmura-t-il, calmez-vous, et si vous m’aimez un peu... --Ah! interrompit-elle d’une voix étranglée par les sanglots, je vous aime trop, et c’est peut-être pour cela que vous ne m’aimez plus!... Entre une vie de peine avec moi et votre bien-être ici, est-ce que vous devriez hésiter? Elle saisit son bougeoir et l’alluma d’une main tremblante: --Une dernière fois, voulez-vous partir? --Vous êtes folle! --Et vous! Elle ne se sentit même pas le courage d’achever et de lui reprocher son manque de cœur. --Adieu! balbutia-t-elle en se dirigeant vers le couloir. --Denise! --Adieu! La porte se referma violemment. L’instant d’après, Sauvageonne était dans sa chambre, et, agenouillée au pied de son lit, la tête dans les couvertures, elle fondait en larmes. La maison était silencieuse. Parfois la jeune fille relevait la tête et prêtait l’oreille, croyant avoir entendu crier la porte du fumoir. Elle espérait toujours que Francis, pris de remords, viendrait la trouver et lui dire: «J’ai eu tort, je t’aime, partons ensemble!» Elle ne pouvait pas croire que l’homme qu’elle adorait passionnément l’estimât assez peu pour l’abandonner avec une pareille légèreté de cœur... Mais les heures se passaient, et rien ne remuait dans la maison. La bougie s’était consumée jusqu’au bout, et maintenant, la lune seule emplissait de sa lumière froide la chambrette, témoin de la première grande douleur de la pauvre fille. Peu à peu les rayons bleuâtres remontèrent au plafond, et tout au fond du jardin les grises clartés de l’aube commencèrent à blanchir. --Il ne viendra plus! soupira Sauvageonne désespérée, et, se levant, elle fouilla les tiroirs de sa commode et entassa dans un vieux châle le peu d’objets qu’elle voulait emporter. Puis, ses préparatifs de voyage une fois terminés, elle griffonna en hâte ce bout de billet, destiné à celui qui l’abandonnait: «Je vous ai dit que je partirais, et je pars; je pars sans vous, et je ne reviendrai plus. Quand je serai à Aprey, chez les parents qui me restent, j’écrirai à Mme Adrienne pour lui expliquer mon départ. Rassurez-vous, je saurai taire ce qu’il faut, et votre repos ne sera pas compromis. Encore une fois, adieu!» Tout était fini, un dernier regard sur cette petite chambre où elle avait tant pensé à lui, puis elle en franchit le seuil et, traversant le couloir, elle alla glisser son billet sous la porte de Francis. Toute sa poitrine se souleva, un sanglot secoua ses lèvres, puis elle s’enfuit, descendit légèrement l’escalier et gagna les champs par le jardin. Comme on doit le supposer, Francis avait eu de la peine à s’endormir. Sa conscience était loin d’être calme; il ne laissait pas d’éprouver une angoisse fiévreuse en songeant à la figure qu’il ferait le lendemain, au retour de sa femme. Il ne croyait pas à ce départ dont l’avait menacé Sauvageonne et il se demandait quelle tournure les choses prendraient dans l’avenir. La jeune fille ne brillait pas par la circonspection, et Adrienne, en revanche, était devenue terriblement perspicace depuis six mois. Comment sortirait-il de tout cela? et quel pas de clerc il avait fait le jour où il s’était laissé tenter près des sources de l’Aujon!... Il ne s’assoupit que très avant dans la nuit, eut deux ou trois cauchemars, puis finit par s’endormir d’un de ces lourds sommeils du matin qui suivent les nuits fiévreuses. Il fut réveillé en sursaut par un piaffement de chevaux et un roulement de voiture. C’était Pierre qui partait avec la calèche pour la gare de Langres. Le soleil était déjà haut. Francis se frotta les yeux avec la sensation confuse d’une angoisse qui se serait prolongée à travers son sommeil.--Qu’ai-je donc? se demanda-t-il.--Puis il songea à la scène de la veille, au retour imminent d’Adrienne, et il s’étira en frissonnant. Ses regards, qui erraient distraitement à travers la chambre, aperçurent tout à coup le billet de Sauvageonne. Sa poitrine se serra.--Assurément quelque chose de grave s’était passé pendant son sommeil.--Il se précipita hors du lit, ramassa la lettre et la lut, tandis que le cœur lui sautait jusque dans la gorge... Partie! ce n’était pas possible!... Il se vêtit sommairement et courut à la chambre de la fugitive. Les tiroirs ouverts et en désordre trahissaient la hâte du départ. Par la fenêtre ouverte, le soleil dardait ses rayons sur le lit, qui n’avait pas été défait.--Le doute n’était plus possible, et Sauvageonne avait bien mis réellement ses menaces à exécution... Oui, elle était partie et déjà loin, à travers les tranchées de Montavoir, elle s’en allait le cœur navré. En passant devant la Peutefontaine, elle avait eu un moment la tentation d’y ensevelir à tout jamais, sous les roseaux, le terrible chagrin qui la torturait, mais la pensée de mourir dans cette eau bourbeuse, pleine de sangsues, l’avait fait frissonner de dégoût et elle s’était hâtée de gravir la route qui menait au bois.--Elle souffrait atrocement; son amour si vivace, si confiant, si exubérant, avait été brisé en pleine sève; il lui semblait que, dans tout son corps, il n’y avait pas une fibre qui ne fût déchirée et saignante. A cette souffrance constante une piqûre aiguë ajoutait ses élancements intermittents, chaque fois que Denise repensait à l’égoïsme de Francis. Elle l’aimait toujours et elle ne pouvait se consoler d’être réduite à le mépriser. Son idole était brisée, et ce qui désolait le plus la pauvre fille, c’était de découvrir de quelles matières vulgaires était composé celui dont elle avait fait un dieu. Avec sa nature de sauvage sur laquelle la civilisation avait à peine mordu, elle ne comprenait rien aux hypocrisies, aux faux-fuyants et aux faux-semblants à l’aide desquels les gens du monde composent avec leur conscience et arrêtent l’élan de leurs instincts les plus généreux.--Il y a des plantes forestières qui meurent plutôt que de s’accoutumer à une culture artificielle, et Sauvageonne était de leur famille.--Elle cheminait lentement sous bois, choisissant les sentiers les moins frayés, les tranchées les plus abruptes, et s’y abandonnait à un chagrin violent qui se traduisait par des larmes abondantes et des sanglots convulsifs. Parfois elle s’arrêtait, étreignait un arbre et tordait désespérément ses bras autour de l’écorce rugueuse. Cet embrassement farouche la soulageait; il lui semblait que la forêt, sa vieille amie d’enfance, compatissait fraternellement à sa peine. Quand on a longtemps vécu au milieu des bois, on entre avec eux en une intime communion de sentiments. On subit les impressions confuses qu’ils paraissent recevoir, et, par contre, on s’imagine volontiers que la forêt s’associe sympathiquement aux émotions qu’on éprouve. L’épanouissement joyeux des verdures nouvelles, la chute mélancolique des feuilles tombantes, la majesté des soleils couchants entrevus à travers la futaie, la fraîcheur apaisante des réveils du matin dans les taillis, trouvent en nous de fidèles échos, et de même, selon que nous sommes heureux ou misérables, nous finissons par croire que l’âme mystérieuse des plantes se met avec nous en fête ou en deuil.--Dans la forêt assoupie et silencieuse sous l’embrasement du soleil d’août, Sauvageonne sentait comme un épuisement, comme un accablement pareil au sien. Les ruisseaux qui bourdonnaient encore gaîment à l’époque de son retour étaient maintenant taris; les pierres blanchies, les herbes couchées et limoneuses indiquaient seules la trace de leur lit desséché; les feuillées, si vertes et si lustrées le mois d’avant, pendaient ternes et privées de sève. Elle traversa la coupe du Fays; le sol, couvert de broussailles et de fougères roussies, était aveuglant de clarté; des milliers d’insectes l’emplissaient d’un murmure strident et métallique; la loge était effondrée, et les sabotiers étaient partis.--Ah! songeait Denise en se frayant un chemin parmi les ronces défleuries et les genêts couverts de gousses noires, pourquoi n’ai-je pas trouvé dans le cœur de Francis la bonne foi et le dévouement qu’avaient mes pauvres sabotiers? J’aurais été heureuse avec lui, même dans une hutte en ruine comme celle-ci! Elle était rentrée sous bois et cherchait à s’orienter. A travers le silence des ramures engourdies, elle entendit au loin le bouillonnement des sources de l’Aujon, et tout son corps tressaillit douloureusement au souvenir de la soirée du bain. Elle s’arrêta et prêta l’oreille, se berçant du chimérique espoir que Francis repentant était parti à sa recherche et qu’il allait peut-être déboucher du fourré.--Ah! s’il lui était apparu tout à coup, de même que ce soir de juillet où elle l’avait vu se dresser brusquement au milieu des coudraies, comme elle lui eût tendu les bras, comme elle lui eût pardonné bien vite ses cruelles hésitations! Mais les cépées demeuraient immobiles, et le soleil, devenu perpendiculaire, dardait ses rayons implacables à travers la futaie déserte. Elle se remit en route; le Creux d’Aujon était sur sa gauche, la ferme d’Acquenove était derrière elle; en poussant vers la droite, elle devait tomber sur les champs du plateau de Langres. En effet, après une heure de marche, elle atteignit une lisière et vit devant elle, dans une clarté éblouissante, les plaines pierreuses et un long ruban de route blanche qui tranchait sur le jaune pâle des seigles déjà moissonnés. Elle franchit les raies ensoleillées où les chaumes et les chardons lui meurtrissaient les jambes, et arriva déjà fatiguée au milieu du grand chemin. Cette route, nue et droite, bordée d’ormes au feuillage grêle, lui faisait peur. On eût dit qu’en quittant la forêt, elle y avait laissé son courage et un peu de la force physique qui l’avait soutenue jusque-là. Ses pieds étaient gonflés et la grosse chaleur de midi l’étourdissait. La flambante réverbération du soleil sur les talus calcaires, sur les champs et sur le sable du chemin lui faisait mal aux yeux. Devant elle, de temps en temps, le vent d’ouest soulevait une colonne de poussière, la roulait en spirale, puis l’éparpillait sur les herbes jaunies des fossés. Les sauterelles emplissaient de leur bruit de lime les cailloux emmétrés sur le bord de la route; puis elles se taisaient brusquement à son approche. Le bourdonnement reprenait et se succédait ainsi de cent pas en cent pas, avec de subites intermittences pendant lesquelles on n’entendait plus que le crépitement sec des chaumes embrasés de lumière.--Pour Denise, cette route poudroyante et sans ombre était réellement le commencement de l’inconnu; elle y cheminait comme à regret, déjà alourdie et désorientée. Au point culminant du plateau, un cantonnier assis sur un énorme moellon cassait des cailloux. Abrité derrière un châssis de paille, les yeux protégés par de grosses lunettes, il brisait la pierre à coups de marteau, d’un geste machinal et résigné. Denise s’arrêta pour lui demander le chemin d’Aprey. Il examina un moment avec curiosité cette fille habillée comme une demoiselle et tenant à la main son paquet noué dans un châle, puis, se dressant sur ses jambes noueuses, il lui montra du bras l’embranchement qui coupait au loin le plateau sur la droite et se remit à concasser ses cailloux, tandis que Denise recommençait à marcher dans la poussière brûlante. Elle se sentait horriblement lasse. Un malaise étrange, causé sans doute par la fatigue d’une nuit blanche, la privation de nourriture et l’accablement d’un soleil torride, s’était emparé de tout son corps. Le cœur lui manquait, ses jambes chancelaient, de soudaines chaleurs lui montaient à la gorge et faisaient perler une sueur froide sur ses tempes. Prise de vertige, elle eut à peine la force de se traîner jusqu’au fossé et de s’appuyer au talus. Tout tournait.--Ah! Dieu, pensait-elle, est-ce que je vais mourir là, sur cette horrible route?--Ses paupières s’alourdirent, sa tête s’en alla en arrière et elle n’eut plus conscience de ce qui se passait autour d’elle... A Rouelles, pendant ce temps, Francis attendait l’arrivée de sa femme dans des transes un peu analogues à celles d’un condamné à mort durant l’heure qui précède son exécution. Il avait la fièvre et ne pouvait tenir en place. Il ne savait plus comment il sortirait de toutes les complications funestes où l’avait jeté son aventure avec Denise. Qu’allait dire Mme Adrienne en apprenant le mystérieux et inexplicable départ de Sauvageonne? A la maison, les domestiques ne s’en doutaient pas encore, mais avant le soir tout se saurait... Pauvre Sauvageonne! où était-elle à cette heure et comment allait-elle vivre dans ce village où on la considérerait sans doute comme une charge embarrassante?... Malgré son égoïsme, Francis se sentait pris de pitié en songeant aux hasards, aux dangers même qu’allait courir cette malheureuse enfant, qui l’avait si étourdiment aimé et qu’il avait si cruellement poussée à sa perte. Le sentiment d’une lourde responsabilité ne contribuait pas peu à accroître le malaise où le plongeait l’attente d’Adrienne. A chaque instant, il consultait sa montre:--Encore deux heures... encore une heure... et elle sera ici!--Un frisson glacé lui passait dans le dos. Il se levait, préparait la contenance qu’il prendrait au moment de l’arrivée, les raisons qu’il pourrait bien donner pour expliquer la fuite de Denise. Puis, enfiévré et brisé par l’anxiété, il se jetait dans un fauteuil, fermait les yeux et se creusait l’esprit pour trouver une solution favorable. Par moments il arrivait à se rassurer en se payant d’illusions, en se leurrant lui-même au moyen d’arguments ingénieux, à l’aide desquels il endormait momentanément son inquiétude:--Après tout, se disait-il, Denise est une créature étrange; ses goûts rustiques et ses habitudes vagabondes l’ont peut-être mieux organisée que je ne l’imagine pour supporter l’épreuve qu’elle s’est volontairement imposée. Elle aime les paysans, elle a de leur sang dans les veines, elle était née pour vivre avec eux, et pourvu qu’elle trouve ses parents à Aprey, elle saura se tirer d’affaire. Ce n’est pas une fille comme une autre. Elle est entêtée et indépendante; une fois installée là-bas, elle refusera énergiquement de rentrer à Rouelles.--Reste Adrienne; mais celle-là est plus maniable, et elle m’écoute volontiers. Je saurai manœuvrer de façon à ce qu’elle renonce à rappeler sa filleule auprès d’elle. Ce sera difficile peut-être tout d’abord, parce qu’elle est imbue d’un tas d’idées sentimentales et romanesques, mais avec de l’adresse et de la ténacité j’arriverai à lui faire entendre raison. Elle comprendra que ce parti est de beaucoup le plus avantageux, dans le propre intérêt de Denise, et aussi dans l’intérêt de notre tranquillité intérieure. Alors, comme le plus fort sera fait, puisque Denise a pris les devants, les choses s’arrangeront au moyen d’une somme d’argent placée sur la tête de la fugitive... En résumé, tout sera ainsi pour le mieux; rien ne transpirera de la faute que j’ai eu la sottise de commettre... Oui, je me suis mal conduit, c’est certain, et je plains la pauvre enfant... Mais je ne suis pas un ange après tout, et un ange lui-même aurait succombé à la tentation... Si elle était restée ici, la situation eût été intolérable, et fatalement Adrienne aurait fini par tout découvrir... Décidément, c’est un mal pour un bien... Pourvu que Denise soit arrivée saine et sauve à Aprey! Il en était là de son monologue, quand un bruit de roues fit crier le sable de la route et il entendit qu’on ouvrait la grande porte de la cour.--Il se leva tout pâle, le cœur battant, et s’élança vaillamment hors du vestibule. Mme Pommeret était déjà descendue de voiture et, avant qu’il eût pu placer un mot, elle lui sauta au cou. --Me voici! s’écria-t-elle en l’embrassant, je te reviens en parfaite santé... Il n’en est pas de même de tout le monde, car je te ramène la pauvre Sauvageonne dans un triste état. --Sauvageonne! murmura Francis atterré... Elle est là? Il n’osait lever les yeux vers la voiture, à la portière de laquelle la femme de chambre se tenait affairée. --Oui, figure-toi que nous l’avons trouvée à demi évanouie sur le bord de la route... En plein soleil! il y avait de quoi la tuer... Oh! j’ai bien deviné tout de suite qu’elle avait commis quelque nouvelle incartade... Elle ne voulait pas revenir, et nous avons été obligés de l’emporter de force.--Maintenant, elle va mieux, mais elle est encore faible, et il ne faudra pas être trop rude avec elle. Abasourdi, il regardait alternativement sa femme et la jeune fille qui avait fini par descendre avec l’aide de Zélie. Elle passa près de lui, blanche comme un cierge, et marcha presque automatiquement dans le vestibule, sans avoir l’air de voir Francis. --Mon ami, reprit Adrienne en glissant son bras sous celui de son mari, sois indulgent!... Je suis sûre que tu l’as traitée avec trop de sévérité, et c’est une fille qu’il ne faut pas brusquer... Reste avec elle pendant que je vais changer de robe; dis-lui une bonne parole!--Elle rejoignit Denise et la baisa au front:--A tout à l’heure, mon enfant, continua-t-elle; je te laisse faire la paix avec ton beau-père. Mme Pommeret était entrée avec Zélie dans la pièce où on avait porté les bagages. Francis respirait plus librement en songeant qu’après tout Denise n’avait rien dit de compromettant. Il s’arrêta sur le seuil de la chambre où la jeune fille venait de pénétrer. --Denise?... commença-t-il avec un accent interrogatif. Elle leva sur lui un regard sombre, et ses lèvres pâles se desserrèrent enfin: --N’ayez pas peur, interrompit-elle, je ne suis pas revenue de mon plein gré, allez!--Elle fit quelques pas dans la chambre, puis, se retournant, elle ajouta avec une sourde voix rageuse:--Si vous saviez comme je vous méprise! Et la porte se referma violemment au nez de Francis. V Une semaine se passa, et malgré les tentatives conciliatrices de Mme Pommeret le bon accord ne se rétablit pas entre Denise et Francis. Adrienne n’y comprenait rien. Elle savait par expérience que, si les colères de Sauvageonne étaient violentes, elles ne duraient pas longtemps d’ordinaire, et cette rancune persistante l’étonnait d’autant plus qu’elle ne pouvait obtenir ni de son mari ni de Denise la raison de cette brouille mystérieuse. Si elle s’adressait à Francis, il haussait les épaules et répondait avec humeur: --Est-ce que je sais, moi?... Elle se rabattait sur Denise; mais à toutes ses questions l’opiniâtre fille ne répliquait que d’une façon énigmatique, en fronçant les sourcils et en tenant obstinément ses fauves regards fixés à terre. --T’es-tu querellée avec Francis? --Non. --Lui as-tu donné quelque sujet de plainte? --Est-ce qu’il se plaint? --Non pas, mais il faut bien qu’il se soit passé quelque chose de grave pour que tu lui fasses aussi mauvais visage. --Je ne peux pas changer ma figure. --En tout cas, tu pourrais changer de manières et tâcher d’être plus aimable. Tes bouderies sont très déplaisantes. --Si je déplais, qu’on me renvoie! --Pourquoi parles-tu de la sorte?... Qui t’a mis en tête de quitter une maison où l’on fait ce qu’on peut pour te rendre la vie agréable?... Tu n’es qu’une ingrate! --Je le sais bien... On ne pouvait lui arracher rien de plus que ces réponses ambiguës et mal sonnantes. Elle vivait confinée dans sa chambre et ne reprenait que de loin en loin ses longues promenades dans la forêt. Son aversion subite pour Francis Pommeret et le brusque changement de son humeur, naguère si en dehors, maintenant si taciturne, n’avaient pas échappé à la curiosité toujours éveillée des domestiques; la bizarrerie de sa conduite provoquait à l’office de nombreux commentaires généralement peu charitables: --Vous conviendrez, remarquait Zélie, que madame n’a pas de chance avec cette fille-là... C’est encore heureux qu’elle ne l’ait pas emmenée à Plombières, nous aurions eu trop de maux à la garder et elle y aurait fait les cent coups. --Je ne suis pas de votre avis, mamselle Zélie, répondait Modeste, la cuisinière, qui ne pardonnait pas à Denise de s’être mêlée du ménage en l’absence d’Adrienne;--au contraire, madame aurait eu bon nez de nous débarrasser de cette Sauvageonne... Tout le monde y aurait gagné... Vous n’avez pas idée de ce qu’elle m’a fait endurer, et des diableries qu’elle inventait pour enjôler M. Pommeret... Je n’ai pas les yeux en poche, et encore que je ne sois qu’une bête, j’ai remarqué des choses qui me faisaient bouillir dans ma peau... Enfin, voulez-vous que je vous dise le fin mot?... Eh bien! je crois que mamselle Denise est jalouse de madame, voilà!... --Voulez-vous bien brider votre langue, vieux serpent à sonnettes! se récriait Pierre en dégustant sa _potée_; on ne sait vraiment pas où, vous autres femmes, vous allez prendre les idées que vous vous fourrez dans la cervelle... Mamselle Denise est une enfant qui n’a pas plus de méchanceté que mes chevaux, et tout ça, ce sont des _dailleries_. --Des _dailleries_!... Pourquoi donc alors votre Sauvageonne, qui était tout sucre et tout miel le mois dernier, est-elle devenue rêche comme un chardon depuis le retour de madame?... Pourquoi le jour même a-t-elle fait son paquet et s’est-elle _vredée_ (sauvée), comme si elle avait eu le feu après ses chausses?... Voyez-vous! il n’y a pas plus méchante espèce que ces rousses... A la place de madame, je ne serais pas tranquille avec une créature qui a ainsi le diable au corps... Et monsieur est de mon avis pareillement; vous n’avez qu’à regarder sa figure depuis huit jours... Il ne fallait pas, en effet, être un observateur bien perspicace pour remarquer la mine piteuse de Francis, chaque fois que les nécessités de la vie commune le mettaient en présence d’Adrienne et de Denise. Il expiait durement son péché, étant condamné à jouer une humiliante comédie. Afin de ne pas éveiller les soupçons de sa femme, il s’efforçait de paraître attentif et empressé; et, d’un autre côté, il se rendait compte du caractère odieux et avilissant que prenaient ces tendresses maritales aux yeux de Denise qui s’était donnée à lui et qu’il avait prétendu aimer passionnément. Après chaque mot gracieux adressé à Adrienne, il regardait furtivement la jeune fille, craignant de surprendre sur ses lèvres ou dans ses regards une trop visible expression de mépris et de colère. Les heures des repas devenaient pour lui des heures de supplice. Le pis était que Mme Pommeret, avec toute l’effusion d’une femme aimante qui rentre au logis après deux mois d’absence, ne se gênait pas pour se montrer tendre et expansive devant Denise, qu’elle traitait toujours en enfant. Elle n’attendait pas les démonstrations de son mari et les provoquait volontiers. Les lettres aimables écrites par Francis pendant le séjour à Plombières avaient fait illusion à Adrienne; elle était revenue pleine d’indulgence et de bon espoir dans l’avenir, et elle manifestait sa confiance en donnant à Pommeret des marques d’un amour raffermi et tonifié par l’absence. C’était tantôt une parole caressante mignotement coulée dans l’oreille, tantôt une main s’offrant d’elle-même libéralement aux lèvres du jeune mari, tantôt un baiser pris au passage. Francis, très mal à l’aise, n’osait se dérober à ces menues privautés conjugales, mais il les recevait d’un air contraint, avec une réserve qui étonnait Adrienne, sans amortir le coup brutal asséné à Sauvageonne par chacune de ces cruelles caresses. Assise en face des deux époux, elle assistait avec des regards farouches à ces épanchements, et se sentait mordue en plein cœur par une atroce jalousie mêlée d’indignation. Un jour elle n’y put tenir. Mme Pommeret s’était penchée vers son mari et, tenant d’une main une assiette pleine de framboises des bois, de l’autre elle présentait un à un les fruits aux lèvres de Francis et les lui faisait avaler de force. Ses doigts rougis effleuraient la bouche du patient; elle se complaisait à ce manège enfantin et riait d’un joli rire aux notes amoureuses et câlines. Soudain, Denise jeta sa serviette sur la table, se leva tout d’une pièce et sortit en faisant claquer la porte. Adrienne, stupéfaite, avait déposé l’assiette devant elle. --Eh bien! s’écria-t-elle, qu’est-ce qui lui prend? Elle regardait avec ahurissement la porte encore vibrante derrière laquelle Sauvageonne venait de disparaître, puis ses yeux interrogeaient Francis. Celui-ci rougissait, se mordait les lèvres et avait une mine inquiète que Mme Pommeret trouva aussi étrange que la brusque sortie de Denise. Elle plia silencieusement sa serviette et se leva à son tour. Comme elle passait devant la chambre de la jeune fille, elle crut entendre un bruit sourd de sanglots. --Denise! cria-t-elle en secouant le bouton de la porte,--mais la porte était verrouillée à l’intérieur et Denise ne répondit pas. Pour la première fois depuis son retour, Adrienne conçut des soupçons. Les allures de Sauvageonne et de Francis avaient quelque chose de louche. Elle se rappela certains détails qui d’abord ne l’avaient point frappée; elle rassembla plusieurs menus incidents qui lui avaient semblé insignifiants et qui, maintenant, rapprochés, éclairés l’un par l’autre, prenaient une physionomie inquiétante. Les singuliers propos tenus un soir de l’automne dernier par Manette Trinquesse, la fuite de Sauvageonne le jour même du retour de Plombières, les airs ahuris et embarrassés de Francis, quelques mots à double entente échappés à la cuisinière, et surtout cette violente sortie de sa fille adoptive, toutes ces choses lui donnaient à réfléchir. Elle se sentait enveloppée d’une atmosphère équivoque dont elle voulait pénétrer le mystère. Comme elle avait un remarquable empire sur elle-même et savait maîtriser ses émotions, elle dissimula, et silencieusement, attentivement, elle épia désormais la conduite de son mari et de Denise. Mais les deux jeunes gens avaient compris sans doute à quel péril ils s’exposaient en ne se possédant pas mieux, car à partir de ce jour-là ils se tinrent sur leurs gardes, et pendant plus d’un mois Mme Pommeret ne put recueillir aucun indice nouveau, qui fût de nature à confirmer ses soupçons. Denise était devenue impassible et impénétrable; Francis avait repris de l’aplomb et faisait meilleure contenance. Et cependant un courant glacé de méfiance et de rancune soufflait entre eux. Ils ressemblaient à deux complices qui ont enterré un secret, et qui, tout en se haïssant mutuellement, restent d’accord pour ne pas se perdre. Les muettes et tenaces observations d’Adrienne ne lui apprenaient rien; mais son subtil instinct de femme l’avertissait néanmoins de la persistance d’un péril caché. Elle prit le parti de recourir à la ruse. On touchait au mois de novembre et, un soir, elle annonça à Francis que, toute réflexion faite et à raison de l’intraitable caractère de Denise, elle croyait convenable de la remettre en pension quelque part.--Si elle avait compté sur ce biais pour découvrir les véritables sentiments de son mari à l’égard de Sauvageonne, elle fut complètement déçue. Cette proposition allait trop au-devant des désirs de Pommeret pour qu’il ne l’accueillît pas. C’était un moyen d’éloigner, au moins momentanément, toute cause de trouble intérieur; une fois hors de la maison, Denise se calmerait peu à peu, et le temps achèverait de la guérir. Aussi entra-t-il en plein dans les vues de sa femme. On chercha donc une nouvelle institution dont le régime pût s’accommoder à l’humeur capricieuse et rebelle de la jeune fille, et une fois qu’on fut fixé, Mme Pommeret se chargea d’annoncer à l’enfant terrible la décision qu’on avait prise et la date de son départ, qui devait avoir lieu pour la mi-novembre. Denise, toujours impénétrable, s’inclina sans répondre; pourtant Mme Adrienne crut remarquer que, malgré ses efforts pour rester impassible, elle changeait de couleur. Ses lèvres se contractaient légèrement, et le tour de sa bouche avait pris une pâleur verdâtre qui était toujours chez elle le signe d’une émotion violente. Après avoir reçu communication de cette nouvelle, Sauvageonne resta toute l’après-midi enfermée dans sa chambre; mais quand on descendit le soir dans la salle à manger, elle manœuvra sournoisement pour se rapprocher de Francis et se pencha vers lui dans un moment où elle croyait sa mère adoptive occupée à ouvrir un buffet. Celle-ci, qui la surveillait du coin de l’œil, surprit ce manège, qui lui parut d’autant plus significatif que, depuis longtemps, Denise affectait de ne point adresser la parole à Pommeret. Aussi, tout en feignant d’être absorbée par le compte d’une pile de linge, Adrienne prêta l’oreille, et comme elle avait l’ouïe fine, elle put saisir à la volée quelques mots prononcés à voix basse: --J’ai à vous parler... Cette nuit... Il le faut!... Le reste se perdit dans un chuchotement confus. L’entretien avait duré quelques secondes à peine; lorsque Adrienne se retourna, Sauvageonne s’était assise devant son assiette et avait repris son attitude indifférente, mais la mine inquiète de Francis suffisait pour prouver à Mme Pommeret qu’elle n’avait pas été dupe d’une hallucination. Un rendez-vous avait été assigné par Denise à son mari; où et quand devait-il avoir lieu? elle l’ignorait, mais elle était fixée sur le point principal, et elle savait ce qui lui restait à faire. Bien que cette découverte l’eût violemment secouée, elle eut assez d’empire sur elle pour dissimuler, et le dîner se passa sans autre incident. Quand la table fut desservie, Francis alluma un cigare, les deux femmes demeurèrent immobiles au coin du feu, puis, vers neuf heures, chacun, prétextant un besoin de sommeil, se retira dans sa chambre. Depuis le voyage de Plombières, Pommeret avait repris l’habitude de coucher dans son cabinet de travail, et Adrienne occupait seule la pièce contiguë. A dix heures, après avoir congédié Zélie, Mme Pommeret se rhabilla complètement, éteignit sa lumière et attendit, l’oreille collée contre la porte du couloir, qu’elle avait eu la précaution de laisser entrebâillée. Les domestiques ne tardèrent pas à gagner leurs lits; Pierre dormait à l’écurie près de ses chevaux; Zélie et Modeste couchaient au second, et bientôt on les entendit gravir l’escalier en bavardant, puis s’enfermer dans leur dortoir. Peu à peu une paix profonde régna dans la maison assoupie; on ne distingua plus d’autre bruit que le cri-cri du grillon dans la cuisine, et le tic-tac de la longue horloge qui se dressait dans le vestibule et qui sonna onze heures. Le timbre grave répéta par deux fois les onze coups vibrants, et le silence reprit possession de la vieille demeure. Tout à coup ce silence solennel, pendant lequel Adrienne entendait les battements de son cœur, fut interrompu par le craquement sourd d’une porte discrètement ouverte. C’était celle de Denise. Peu après, un second craquement indiqua que Francis à son tour quittait sa chambre; en même temps un faible rayon lumineux dansa dans l’obscurité, Pommeret, en homme prudent, ayant eu la précaution de se munir d’une lanterne de poche. --Venez, murmura-t-il, descendons! Ils se dirigèrent vers l’escalier; leurs pas, assourdis par le tapis qui garnissait les marches, étaient à peine perceptibles. Adrienne s’était déchaussée, et dès qu’elle les jugea suffisamment éloignés, elle se glissa à son tour dans le couloir. Elle avait saisi à tâtons la rampe et s’arrêtait à chaque marche. Quand elle eut la certitude qu’ils s’étaient réfugiés dans la salle à manger, elle se hasarda à longer le mur du vestibule et chercha des yeux la porte de la salle. Par mesure de prudence, ils ne l’avaient pas refermée derrière eux, et Francis s’était contenté de laisser retomber les portières. Ce fut derrière cette tenture qu’Adrienne vint se placer. Le tissu de laine peu serré et rongé par places permettait d’entrevoir confusément l’intérieur de la pièce, faiblement éclairé par la petite lanterne que Francis avait posée sur un dressoir. On distinguait la silhouette de ce dernier, debout, le dos tourné à la porte, les mains enfoncées dans les poches de son veston, et aussi la forme plus vague de Denise adossée à un massif buffet de noyer. Quand Adrienne arriva, quelques paroles avaient déjà été échangées et Denise répondait à une question de Francis: --Si je vous ai dérangé, disait-elle, soyez bien persuadé qu’il a fallu que j’y sois forcée... Je suis honteuse d’en être réduite à cette extrémité... Mais je n’avais plus de temps à perdre, puisque, d’ici à deux jours, Mme Adrienne veut m’envoyer de nouveau en pension. Francis fit un geste de la tête pour indiquer qu’il était au courant des intentions de sa femme. En ce moment il se sentait doucement remué par un mouvement de compassion attendrie. Le mystère de ce rendez-vous nocturne, la pâle et étrange beauté de Denise, rendue plus séduisante encore par la demi-obscurité de la salle, la pensée que cette charmante fille qui avait été sa maîtresse allait partir dans quelques jours, tout cela l’inclinait vers une mansuétude tendre et réveillait en lui les anciens désirs mal assoupis. Il s’était rapproché de la jeune fille et cherchait à lui prendre les mains. --Ma pauvre Denise, murmura-t-il, j’ai été bien coupable, je me repens amèrement de la peine que je vous ai causée et je voudrais de tout mon cœur vous montrer à quel point je vous suis attaché... Elle avait retiré ses mains et les avait appuyées derrière son dos à la tablette du buffet: --Je ne vous demande pas de protestations, interrompit-elle, je n’y crois plus. --Vous avez tort... Je vous aime toujours, bien que je vous aie donné le droit de douter de ma sincérité... Quant à ce départ prochain, je n’ai pu l’empêcher; si je m’y étais opposé, j’aurais confirmé des soupçons qui commencent à naître dans l’esprit de qui vous savez. Pour notre sécurité à tous deux, ce départ est nécessaire. --Il est impossible! répliqua-t-elle d’une voix sourde. --Impossible?... Ne vouliez-vous pas vous-même vous éloigner? --Oui, je l’ai désiré et je le désire encore, mais je ne puis pas aller dans cette pension. --Je ne m’explique pas bien pourquoi. --Pourquoi? répéta-t-elle; ah! c’est dur à dire... surtout maintenant que vous ne m’aimez plus... Et pourtant il le faut! il le faut! s’exclama-t-elle avec un accent déchirant. Francis comprenait de moins en moins; il devenait nerveux, et se demandait si l’exaltation de Denise ne frisait pas un peu l’égarement. --Je ne peux pas retourner en pension dans l’état où je suis, reprit-elle en baissant les yeux... Comprenez-vous maintenant? Il y eut un moment de profond silence. Pommeret sentait un frisson lui courir par tout le corps, et la crainte qui venait de l’empoigner le mettait dans l’impossibilité d’articuler une seule parole. Mais si pénible que fût son angoisse, elle n’était pas comparable à la souffrance qu’éprouvait la malheureuse femme cachée derrière la tapisserie. Chaque mot de cette conversation était pour elle un coup de poignard creusant une inguérissable blessure. Elle avait été obligée de se cramponner au mur afin de se maintenir debout. Elle étouffait et se raidissait contre la douleur. Ses oreilles bourdonnaient, il lui semblait ouïr un glas sonnant le désastre de tout ce qui lui était cher. Quand elle revint à elle et reprit un peu de sang-froid, elle entendit Denise qui continuait à parler d’une voix brève et saccadée: --Il se passe en moi quelque chose d’étrange... Je ne sais pas ce que c’est, mais j’ai peur d’être grosse. --Ce ne serait pas à souhaiter! marmotta Francis entre ses dents. Puis il ajouta, après avoir respiré péniblement: --Vous vous alarmez sans doute pour des riens, votre imagination vous crée des chimères... Elle secouait la tête. Il la pressait de questions, il voulait avoir des détails plus minutieux, et Denise, suffoquant de honte, murmurait: --Je ne sais pas, mais j’ai vu des femmes dans cet état, et elles éprouvaient tout ce que je sens... Francis demeurait muet; Sauvageonne continua avec plus d’animation: --Vous concevez que je ne peux pas, dans de pareilles conditions, m’exposer à aller dans cette pension où l’on veut me mettre... Alors, bien que cela me coûte, allez! j’ai songé à vous pour me tirer de ce mauvais pas... Il fit un geste effrayé et sa figure s’allongea. --Oh! tranquillisez-vous! poursuivit-elle avec ironie, je ne vous demande pas de sacrifice pénible... Si j’ai un enfant, comme je le crois, j’aurai la force de l’aimer et de l’élever sans vous... Tout ce que j’exige, c’est que vous fassiez renoncer Mme Adrienne à cette idée de m’envoyer en pension et que vous obteniez d’elle pour moi la permission de retourner à Aprey, dans la famille de ma mère. --Mais, objecta le triste Francis d’un ton agacé et piteux, tout est prêt pour votre départ; si je parle maintenant de revenir sur ce qui a été arrêté, Adrienne se doutera de quelque chose... Voyons, ma chère enfant, vos craintes peuvent être vaines, et il serait plus sage d’attendre... --Attendre quoi? fit-elle avec emportement; attendre que ma faute soit visible et que je devienne la fable de cette pension où on m’aura enfermée?... Tenez! vous êtes encore plus lâche que je ne croyais et je suis atrocement punie de vous avoir aimé!... Mais ne me poussez pas à bout! Si vous refusez de me rendre le service que je vous demande, je vous jure que j’irai trouver Mme Adrienne et que je lui confesserai tout! --C’est inutile! murmura derrière eux une voix faible; j’ai tout entendu. Ils se retournèrent atterrés et, dans la pénombre, ils aperçurent Adrienne sur le seuil. Sa pâleur était effrayante, ses traits s’étaient comme durcis et pétrifiés dans une expression tragique de désespoir et de ressentiment. On eût dit à la fois une Niobé et une Némésis.--Sauvageonne, les yeux fixes, agrandis par l’épouvante, demeurait fascinée par cette apparition austère, par ces regards terribles sous l’arc des sourcils rapprochés et menaçants, ce blanc visage de marbre encadré dans des cheveux bruns au milieu desquels tranchait cette mèche argentée qui accentuait si étrangement la physionomie d’Adrienne.--Francis, au contraire, essayant de se dérober à cette confrontation redoutable, s’était reculé et enfoncé dans la partie la plus ténébreuse de la salle. Sans ajouter un mot, Adrienne, qui s’était d’abord dirigée vers le dressoir, versa une carafe d’eau dans un verre, et but avidement, puis elle s’appuya contre la table, et, d’une voix dont le calme contrastait avec l’altération de son visage: --Oui, répéta-t-elle, j’ai tout entendu, et si je n’en suis pas morte sur le coup, c’est que de pareilles douleurs ne tuent sans doute que lentement... C’est infâme, ce que vous avez fait, mais je n’ai ni la force ni le cœur de vous dire tout ce que j’en pense... Je ne vous ai jamais voulu que du bien à tous deux, et vous avez empoisonné ma vie... Je n’ai plus qu’un désir: m’en aller de ce monde au plus vite!... Elle fut interrompue par Sauvageonne, qui s’était brusquement agenouillée à ses pieds. Elle baisait le bas de sa robe et lui demandait pardon à travers des sanglots. --Assez, ma pauvre Denise, reprit Adrienne, tu es une malheureuse!... Pourtant je comprends encore que tu te sois laissé séduire, puisque ce malheur m’est arrivé, à moi qui avais plus de raison et de discernement que toi... Mais lui, mais cet homme qui m’avait juré fidélité et affection et qui a abusé de ma bonne foi, de ma sottise, pour te déshonorer et m’outrager dans ma propre maison, je le regarde comme le dernier des misérables! Si démonté, si anéanti que fût Francis, il comprit qu’il était de son intérêt de ne point se laisser maltraiter de la sorte sans regimber au moins en apparence. Il y allait de sa dignité d’homme et de mari, et, sortant de l’ombre où il s’était d’abord enfoui: --Cette scène est inutile et déplacée, dit-il d’un ton sec, et je n’en entendrai pas davantage... Nous nous expliquerons ailleurs. --Restez! répliqua impérieusement Adrienne, je dirai tout ce que j’ai à dire et vous m’écouterez, que cela vous plaise ou non!... Je pourrais me venger en demandant une séparation aux tribunaux et en dévoilant à tous les honnêtes gens votre honteuse conduite, mais il me répugne de traîner mon nom chez les avoués et chez les juges; je ne veux pas que vos infamies rejaillissent sur ma famille et je ne tiens pas à me donner avec vous en pâture à la malignité publique... Je me tairai donc, mais, en échange de mon silence, j’exige que tous deux vous vous soumettiez aveuglément à ce que je jugerai à propos de tenter pour tirer de la boue mon honneur et le vôtre... A partir de ce soir, vous m’obéirez tous deux comme des esclaves; vous n’aurez d’autres volontés que les miennes... Ce sera ma vengeance à moi!... Jure de m’obéir! s’écria-t-elle en forçant violemment Denise à se relever; et vous, monsieur, promettez-le-moi aussi, non pas sur votre honneur, mais sur votre vie, à laquelle vous tenez probablement davantage... Vous me devez bien ce serment, à moi, dont vous avez ruiné le repos à tout jamais! Et tandis que les deux coupables baissaient la tête, elle s’empara de la lumière posée sur le dressoir. --Maintenant, ajouta-t-elle, remontons! Elle poussa Denise devant elle, sans s’inquiéter de Pommeret, et la reconduisit dans sa chambre, où elle l’enferma. Comme elle tournait la clé, elle se retrouva en face de Francis, qui traversait le couloir. --Ecoutez! lui dit-elle d’une voix sourde: à dater d’aujourd’hui nous ne sommes plus rien l’un pour l’autre; mais à l’égard des domestiques et des étrangers, nous devons vivre comme si rien n’était changé dans nos relations... Ce sera une odieuse comédie, mais elle sera plus odieuse encore pour moi que pour vous. Dans tous les cas, arrangez-vous pour la bien jouer, car si par votre faute le monde vient à se douter de ce qui s’est passé ici, je vous le jure par ce que j’ai de plus sacré, je vous tuerai comme un chien! VI C’était un jeudi, jour d’ouvroir, et comme il faisait mauvais temps, la petite salle de l’école des sœurs, qui servait d’atelier aux dames d’Auberive, avait vu grossir son contingent habituel de charitables ouvrières. C’étaient de vieilles connaissances:--la femme du notaire, d’humeur inquiète et maussade à cause de ses névralgies, dont la défendait mal un capuchon de soie noire encadrant une figure bilieuse;--la perceptrice, qui avait mis une robe propre et qui s’était arrachée à regret à ses raccommodages domestiques pour venir travailler aux nippes des pauvres:--Mlle Irma Chesnel, sur la tête de laquelle deux hivers avaient passé, non sans quelques dommage, mais qui gardait toujours au fond de son cœur un petit coin vert et printanier pour le mari de ses rêves;--la sœur du curé, Mlle Euphrasie Cartier, droite, sèche, anguleuse, exerçant avec austérité et méthode ses hautes fonctions de directrice de l’ouvroir. Dans l’embrasure d’une croisée, l’une des deux institutrices, la sœur Télesphore, se tenait assise discrètement, modestement, sans prendre part à la conversation. Sous son ample cornette de linge empesé, on ne voyait que le profil penché de son visage couleur de cire, tandis que ses doigts agiles cousaient une chemise de grosse toile.--Non loin de la sœur, une autre vieille connaissance, Manette Trinquesse, debout sur ses larges pieds, contemplait le second de ses _gachenets_, auquel Mlle Cartier essayait une blouse de cotonnade. Le jeune drôle grattant son nez, d’un air ennuyé, se prêtait mal à l’essayage, baissant les bras quand il fallait les lever et essuyant force réprimandes de la part de la sévère Euphrasie, dont les doigts rudes maniaient ces membres d’enfant comme s’il se fût agi d’un mannequin. Au dehors, le tumulte des giboulées d’avril qui tombaient à chaque instant se mêlait au bruit sec du madapolam déchiré, au grincement des ciseaux, au bourdonnement des voix. Une lumière grise, pâlie encore par la mousseline des rideaux et le ton mat des pièces de calicot déroulées, mettait une froideur de sacristie dans cette salle nue, aux murs blanchis à la chaux, ayant pour tout ornement un crucifix de bois noir et une statuette de la Vierge. Dans ce jour calme et blafard, les profils des ouvrières s’enlevaient en noir; les physionomies étaient paisibles et recueillies, les propos s’échangeaient à mi-voix comme sous la voûte d’une église. --Allons, laisse ton nez, garnement! grogna tout à coup Mlle Euphrasie en tirant la blouse par les manches.--Puis elle ajouta en la remettant à la sœur Télesphore:--Il y a quelque chose à repincer à l’emmanchure, ma sœur. Tout à coup elle poussa une exclamation en apercevant un large accroc au fond de la culotte du gamin: --Ah! bons saints anges! voilà un pantalon déchiré d’une façon indécente!... Encore une dépense sur laquelle nous ne comptions pas... Cet enfant est une ruine pour l’ouvroir: il userait du fer! --Eh! ma pauvre demoiselle, geignit Manette, à qui le dites-vous? C’est un vrai _brisaque_, et son aîné est encore pire... Si l’ouvroir ne m’assiste pas, ils iront bientôt par les rues, nus comme de petits Saint Jean. Dans le temps que Mme Lebreton était à la Mancienne, elle me donnait bel et bien des nippes pour eux et pour moi, mais maintenant qu’elle a quitté Rouelles, je ne sais vraiment plus comment me tirer d’affaire. --Mademoiselle Irma, demanda la notaresse à sa voisine, expliquez-moi donc pourquoi Mme Pommeret n’est pas restée à Rouelles pour ses couches? La sœur de la receveuse des postes haussa les épaules: --Est-ce que l’on sait? Tout est mystère dans cette maison-là... Il paraît que Denise est souffrante et que les médecins lui ont conseillé le climat du Midi. --La pauvre chère dame est donc enceinte pour de vrai? reprit plaintivement Manette; eh bien! j’avais toujours cru que c’était une idée qu’elle se faisait... La dernière fois que je l’ai rencontrée, aux entours de Noël, je venais de ramasser des feuilles mortes dans Montavoir et elle se promenait sur le chemin avec Mlle Denise. Comme je la questionnais sur sa santé: «Manette, qu’elle me dit, je crois que c’est mon tour, et qu’au printemps prochain, j’aurai un petit enfant.--Ma foi, ai-je repris, je ne m’en serais pas aperçue, là, à vous voir droite et mince comme un brin de jonc, à côté de votre fille, qui est toute rondelette!... Une supposition que Mlle Denise serait mariée, sauf votre respect, j’aurais plutôt pensé à la chose pour elle que pour vous...» Voilà ce que je lui ai dit vers la Noël, à preuve qu’elle m’a répondu que j’étais une sotte, et qu’elle m’a tout de même donné une pièce blanche... Les dames de l’ouvroir s’étaient regardées d’un air scandalisé. Mlle Cartier arrêta net ce flux de paroles: --Cela prouve, fit-elle sèchement, qu’il ne faut pas se fier aux apparences. --Est-ce que c’est pour bientôt? demanda Mlle Chesnel en rougissant. --Dans tous les cas, répliqua la notaresse, ça ne peut guère arriver avant le mois de mai... Mme Pommeret est revenue de Plombières le 15 août... Ainsi, comptez! --Oh! fit la demoiselle en baissant les yeux avec des mines pudibondes, je n’entends rien à ces choses-là! --Ils n’ont pas perdu de temps, remarqua ingénument la perceptrice; mon mari prétend que c’est l’effet des eaux. La petite sœur Télesphore rougissait à son tour et voilait avec sa couture son visage effarouché. --Mesdames, s’exclama aigrement Mlle Euphrasie, songez qu’il y a ici des oreilles qui ne sont pas habituées à entendre des paroles libres... Ménagez-nous, je vous prie! Il y eut un moment de silence, puis la notaresse recommença: --Ce qui m’étonne, c’est que M. Pommeret soit resté à Rouelles. --Il a annoncé tout dernièrement au juge de paix qu’il comptait partir cette semaine... Il va rejoindre ces dames en Suisse. --Et les domestiques? --Les domestiques gardent la maison... Elle n’a même pas emmené Zélie, sa femme de chambre. --Pourquoi? je vous le demande! --Dame! suggéra la perceptrice, peut-être par économie... De pareils voyages doivent être coûteux. --Allons donc! Mme Adrienne n’est pas dans une position à regarder à un billet de mille francs. --Enfin! insinua Mlle Irma, en enfilant son aiguille, on dira ce qu’on voudra, mais je trouve tout cela fort extraordinaire... Ce départ en plein cœur d’hiver, ces deux femmes qui vont seules courir les routes, ces domestiques qu’on n’emmène pas, ce mari qui reste à la maison au lieu d’accompagner sa femme souffrante... Je ne sais pas si je suis faite autrement que les autres, mais cela me paraît invraisemblable; quelqu’un viendrait m’apprendre qu’il se cache là-dessous quelque drame comme on en voit dans les mauvais ménages, eh bien! je n’en serais pas étonnée. --Pourquoi supposez-vous que les Pommeret fassent mauvais ménage? objecta la notaresse. --Quand un ménage est mal assorti, soupira Mlle Irma, il y a gros à parier que tout y va de travers... Ma sœur et moi, nous avons toujours pensé que ce mariage-là ne donnerait rien de bon... Elle fut interrompue brusquement par une voix âpre et virile qui retentit derrière elle comme la trompette du jugement dernier: --Mademoiselle Chesnel, Notre-Seigneur a dit: «Ne jugez point afin que vous ne soyez point jugés»; et l’Ecriture ajoute: «Vous ne parlerez pas mal du sourd, et vous ne mettrez rien devant l’aveugle qui puisse le faire tomber...» Les dames levèrent la tête craintivement et aperçurent le curé, qui était entré pendant le discours de Mlle Irma. --Mesdames, continua sévèrement l’abbé Cartier, vous me semblez avoir oublié que le travail chrétien doit se faire en silence... C’est une des règles que j’ai établies en fondant votre ouvroir: je vous serai reconnaissant de ne plus l’enfreindre. Là-dessus il les salua et disparut discrètement comme il était venu. Dans l’ouvroir brusquement silencieux on n’entendit plus que le craquement des étoffes déchirées, le grincement des ciseaux et le ruissellement de la pluie sur les vitres... Ainsi que l’avait dit la perceptrice, Francis Pommeret se préparait à quitter Rouelles. Après avoir reçu une lettre timbrée de Lausanne, il se fit conduire un matin à la gare de Langres et monta en wagon. Bien loin de la montagne langroise, à travers les forêts rocheuses du Jura, la vapeur le poussa de Belfort à Soleure, de Neufchâtel à Lausanne. Il aperçut au passage, comme dans un rêve, des rivières impétueuses, des gorges profondes, des cimes neigeuses bordant l’horizon, puis enfin le lac Léman dans un encadrement de montagnes aux crêtes dentelées. Mais tous ces paysages nouveaux éveillaient à peine son attention. Il passait à travers ce splendide décor, comme un homme dont le cerveau est engourdi, dont les sensations sont pour ainsi dire amorties sous la pression d’une inquiétude pesante. A Ouchy, le bateau à vapeur, après avoir longé une rive bordée de vignobles, le déposa dans un village situé au milieu des vergers qui s’étendent entre Vevey et Clarens. C’était là que Mme Pommeret s’était installée avec Denise, dans une petite maison louée à un vigneron de la Tour-de-Peilz. Avec une énergie et un sang-froid extraordinaires au milieu du désastre qui avait bouleversé sa vie, Adrienne avait suivi de point en point le plan qu’elle s’était tracé pendant la nuit même où elle avait surpris la conversation de Francis et de Sauvageonne. Elle avait eu le courage de feindre une grossesse et de l’annoncer à tous ceux avec qui elle était encore en relations, puis, dès qu’elle avait pu craindre que l’état de Denise devînt visible aux yeux des domestiques, elle s’était hâtée de l’emmener, sous prétexte d’un voyage de santé, dans le Midi. Les deux voyageuses s’étaient d’abord fixées à Lausanne, et Mme Pommeret avait exploré les environs pour y choisir un village bien obscur, bien enfoui dans les arbres, où l’on n’aurait à craindre aucune rencontre fâcheuse; son choix s’était arrêté sur la Tour-de-Peilz, et après avoir achevé les arrangements nécessaires, le moment de la délivrance de Denise étant proche, elle avait enjoint à Francis de venir la retrouver dans son nouveau gîte, car la présence de ce dernier était nécessaire pour le dénoûment de la douloureuse comédie qu’elle jouait depuis des mois. A la Tour-de-Peilz comme à Lausanne, Denise, sur l’ordre d’Adrienne, avait pris le nom de Mme Francis Pommeret, et quand Francis arriva, il passa aux yeux des gens du village pour le mari de la future accouchée. Vu leur âge à tous deux, la chose paraissait très naturelle, et le chagrin avait si bien vieilli la véritable Mme Pommeret, qu’elle pouvait sans difficulté jouer son rôle de belle mère. Ces derniers jours d’attente, qui avaient réuni dans cette solitude les trois acteurs du drame, furent cruels pour chacun d’eux. Il y eut là un échange muet de regards chargés d’humiliation, de désespoir et de colère, dont la violence tragique est impossible à rendre. Mais la souffrance la plus atroce fut celle d’Adrienne. Les préoccupations de la maternité prochaine absorbaient Denise physiquement et moralement; Francis était aplati par la situation mortifiante où il se trouvait, par la conscience de son indignité et de son abaissement; Adrienne les dominait tous deux de toute la hauteur de son immolation, de toute la grandeur de son désastre. Ayant conservé une effrayante lucidité d’esprit, elle ne passait pas une minute sans voir nettement et comme face à face la honte du présent et l’épouvantable perspective de l’avenir. Il fallait à cette Langroise toute la dureté de son tempérament de pierre, toute la force de ses nerfs d’acier, pour supporter la compression de cette longue et silencieuse torture. Un soir, tandis que le soleil d’avril s’éteignait derrière les montagnes du Jura et que le lac prenait des teintes d’un bleu plus foncé, Denise, étendue depuis douze heures sur son lit de misère, poussa un dernier cri aigu. La sage-femme se tourna au bout d’un instant vers Adrienne et Francis, et tendit à ce dernier un petit être rouge et vagissant, en disant avec un sourire banal: --Réjouissez-vous, monsieur, c’est un garçon! Le malheureux, qui s’était dissimulé dans un coin et gisait sur un fauteuil dans un état d’affalement et d’hébétude, se sentit soudain secoué par un coup en plein cœur. Il tressaillit et se leva pour accueillir le fils qu’on lui annonçait; mais Adrienne lui barra le passage, et, avec un terrible regard dont Pommeret seul comprit toute la virulence menaçante: --Laissez-nous, dit-elle, vous nous gênez! Et il sortit, sans même avoir pu contempler cet enfant qui était la chair de sa chair. Le lendemain, accompagné de la sage-femme et de deux témoins racolés dans le voisinage, il allait déclarer la naissance de son fils devant l’officier de l’état civil et le faisait inscrire sur les registres de la Tour-de-Peilz comme l’enfant de «Pierre-Francis Pommeret et de Laurence-Marie-Adrienne Ormancey, sa légitime épouse, domiciliée avec lui à Rouelles (France).» C’était un mensonge sévèrement puni par ce code, dans la respectueuse terreur duquel il avait été élevé par sa famille et ses supérieurs administratifs; mais depuis un an il avait menti et s’était parjuré tant de fois qu’une fausse déclaration ne le gênait plus guère. Pendant le temps que dura la convalescence, Adrienne laissa à Denise la satisfaction de nourrir son enfant; mais dès que la jeune mère put supporter le voyage, on prit congé du vigneron de la Tour-de-Peilz, et, par Genève, les deux femmes se dirigèrent sur Paris, où Francis les avait devancées. Là on s’arrêta pour choisir une nourrice à laquelle Adrienne fut présentée comme la véritable mère du nourrisson. Désormais les apparences étaient sauvées, et Mme Pommeret pouvait rentrer dans le village la tête haute. Pourtant, si l’honneur était sauf, la vie intime des hôtes de Rouelles n’en demeurait pas moins douloureuse. Le supplice de cet intérieur tourmenté recommençait, rendu plus intolérable encore par les souvenirs du passé qui se levaient comme des fantômes de tous les coins de la maison pour rappeler à Francis, à Adrienne et à Denise les heures trop brèves d’une tranquillité à jamais troublée. Dès qu’elle fut sur le seuil de son logis, Mme Pommeret eut les prémices de cette souffrance qui devait être son lot de chaque jour. Il lui fallut subir les félicitations verbeuses et intéressées de ses domestiques, empressés à lui souhaiter la bienvenue et à s’extasier sur la bonne mine de l’enfant que la nourrice balançait doucement dans ses bras. --Ah! sainte Vierge! s’exclamait Modeste, il est mignon comme un Jésus!... Et fort, et bien portant!... Chère créature du bon Dieu! en voilà un qui sera gâté, et mijoté, et dorloté!... Il ne regrettera pas d’être venu au monde. --Il ressemble déjà à madame, reprenait doucereusement Zélie; positivement il a les yeux et le front de madame... Bien sûr que madame ne pourra pas le renier! --Moi, disait à son tour Pierre en secouant sa casquette, je fais mon compliment à madame de ce que c’est un garçon... Voyez-vous! sauf le respect que je dois à la compagnie, les filles, c’est une marchandise trop délicate, tandis que les garçons se tirent toujours d’affaire. Et le chœur des congratulations bruyantes recommençait. On admirait la bonne figure et la belle santé de madame.--Pour sûr, on n’aurait pas dit, à la voir, qu’elle venait d’être si fortement secouée!--Et Mme Pommeret était obligée de sourire, de remercier, de se montrer enchantée, afin de bien jouer son rôle de mère. Il fallait mentir à chaque heure, recevoir sans sourciller et d’un air réjoui les salutations du curé, les visites curieuses des voisins, les offres de service des commères du village. Denise, à son tour, était forcée de se prêter à cette comédie et de demeurer impassible, tandis qu’on lui enlevait sa seule consolation, sa seule propriété, l’enfant de ses entrailles. A chaque compliment adressé à Adrienne, il lui semblait qu’on la dépouillait, qu’on lui volait un peu de sa propre personnalité. Un tourment nouveau, la jalousie maternelle, envenimait encore sa blessure. Elle sentait des bouffées de colère et des cris de révolte lui monter à la gorge, quand elle songeait que cet enfant ne serait jamais à elle. Parfois elle était tentée de l’emporter dans son tablier et de s’enfuir à travers bois; elle n’était retenue que par la crainte de faire pâtir le pauvre innocent, qui, du moins, à Rouelles avait la vie douce et un avenir assuré. Quant à Francis, entre ces deux femmes mortellement blessées, qui le méprisaient également, il menait l’existence la plus lamentable et la plus amoindrie qu’on pût imaginer. Il n’essayait même plus de regimber et d’affirmer les droits de maître et de père qu’il tenait de la loi; un regard d’Adrienne et de Denise, un coup d’œil, glacé comme une bise de décembre ou meurtrier comme une flèche empoisonnée, suffisait pour réduire à néant ses velléités de rébellion; il rentrait sous terre et buvait amèrement son humiliation. Quand ces trois êtres se retrouvaient par hasard réunis dans la même pièce, seuls et les portes closes, il semblait qu’on entendît gronder en eux sourdement un orage de rancune et de désespoir. Leur masque d’impassibilité tombait. Leurs yeux lançaient des éclairs violents et agressifs; leur silence même était lourd de menaces et de reproches. Dans cette atmosphère de haine et de douleur, seul, l’enfant, du fond de son berceau, souriait à la vie et gazouillait, comme un oiseau familier qui bat des ailes et chante dans la chambre d’un mort. Il y avait dans cet intérieur de Rouelles une trop effrayante accumulation de nuages orageux pour qu’un jour ou l’autre la tempête n’éclatât point. A force de refouler ses déceptions, ses chagrins et son indignation, Mme Adrienne, en dépit de son énergie de fer et de son empire sur elle-même, en était arrivée à tendre douloureusement tous les ressorts de son organisation nerveuse. Sa santé s’était de nouveau altérée; elle ne dormait plus, était sujette à des hallucinations passagères et se surprenait parfois à parler tout haut, à rêver les yeux ouverts. Son humeur devenait de plus en plus irritable; elle ne pouvait voir Sauvageonne s’approcher du berceau de l’enfant sans avoir des accès de colère qui passaient aux yeux de son entourage pour des mouvements de jalousie maternelle. Un soir de la fin de mai, tandis que la nourrice dînait à la cuisine avec les domestiques, Adrienne, qui s’était retirée chez elle, dressa tout à coup l’oreille. Son ouïe avait acquis une sensibilité extrême et presque maladive; il lui semblait distinguer à travers les cloisons la mélopée traînante d’une berceuse chantée en sourdine dans la pièce où la nourrice couchait avec son nourrisson. Elle se dirigea précipitamment vers cette chambre, ouvrit brusquement la porte, et une flambée de colère lui monta au visage. Assise près de la fenêtre, Sauvageonne tenait l’enfant dans ses bras et le berçait lentement en lui murmurant un lambeau de chanson paysanne qui l’avait jadis endormie elle-même au fond des bois, dans sa petite enfance. Elle s’interrompait parfois pour effleurer d’un baiser le nouveau-né, puis elle reprenait d’une voix plus tendre le refrain endormeur: Derrière chez nous l’y a un étang; --Levez les pieds légèrement.-- Les canards blancs s’y vont baignant --Levez les pieds, bergère, bergère, Levez les pieds légèrement... Tout à coup, à la vue de sa mère adoptive, elle s’arrêta comme pétrifiée. Mme Adrienne marcha droit vers elle: --Pourquoi es-tu ici? Je t’avais défendu de toucher à cet enfant! --Personne ne me voyait, répondit Denise avec un accent presque suppliant. --Je ne veux pas de cela, entends-tu!... Je ne veux pas! En même temps elle arracha le marmot des mains de Sauvageonne avec tant de violence qu’il se réveilla et se mit à pleurer. --Vous le serrez trop fort, prenez garde! s’écria la jeune fille alarmée. --Eh! qu’importe!... Je ne lui ferai jamais, à lui et à toi, la moitié du mal que vous m’avez fait. Ses yeux bruns étincelaient et, sourde aux plaintes du petit, elle le serrait plus fort. --Je vous dis que vous l’étouffez! cria impérieusement Denise, s’irritant à son tour; lâchez-le! --Non, il est à moi!... Je l’ai payé assez cher.--Son exaltation redoublait à chaque mot.--C’est mon enfer en ce monde que cet enfant; il ne me rappelle que des infamies... Et quand je le tuerais, quand je l’écraserais comme un ver sur le pavé... Après?... Qui donc oserait m’en faire un crime? Elle se rapprochait de la fenêtre, et ses bras se raidissaient comme pour lancer le nouveau-né dans le vide. Denise devina sans doute à son regard et à son geste qu’elle était capable de mettre sa menace à exécution, car elle s’élança, les mains en avant, entre Adrienne et la croisée, et elle jeta un cri aigu qui fit accourir Francis du fond de son fumoir. Adrienne les contempla un moment tous deux d’un air égaré, puis elle recula, rejeta l’enfant dans le berceau, poussa un éclat de rire sauvage et s’enfuit à travers le couloir. Elle descendit l’escalier. Elle avait horreur d’elle-même et des autres. La maison lui pesait. Elle avait hâte de la quitter, comme si les murailles et les poutres, pleines de craquements funèbres, l’eussent menacée d’un subit écroulement. Le vestibule était désert, les portes grandes ouvertes. Elle se précipita dans le jardin et gagna les champs. La soirée était admirablement belle. Du côté du couchant, le ciel était encore teint d’une riche couleur d’or, sur laquelle s’éparpillaient de petits nuages d’un rose vif. En bas, dans le fond déjà moins éclairé de la vallée, de larges taches d’un blanc laiteux tranchaient sur le vert assombri des haies et des prés: floconnements d’aubépines épanouies, pâles retombées de grappes d’acacias, nappes onduleuses de marguerites. Le printemps était dans toute sa gloire; la joie de vivre éclatait partout en foisonnements de fleurs et en gazouillements d’oiseaux. La Peutefontaine elle-même était parée et comme en fête, avec ses liserons blancs enroulés autour des roseaux, ses flèches d’eau détortillant leurs boutons rosés, ses nénuphars étalant leurs corolles jaunes au centre des feuilles aplaties sur l’étang endormi.--Tandis qu’elle longeait les talus couverts d’herbes humides, Adrienne, avec un amer redoublement de désespoir, se souvenait de cette matinée de printemps où elle était sortie de la Mancienne d’un pas si allègre, heureuse d’avoir recouvré sa liberté, et la tête pleine de projets de bonheur... Elle revoyait les moindres détails de cette journée inoubliable:--le sentier ombreux au bord de l’Aubette, les hauts taillis de la Grand’Combe et Manette Trinquesse accroupie au seuil de sa maison délabrée...--Deux ans seulement s’étaient passés depuis cette matinée, et aujourd’hui comme alors les prés fleuronnaient, les oiseaux chantaient sous bois. Rien ne semblait avoir changé, et Manette elle-même rôdait là-bas justement, de l’autre côté de l’étang, grattant l’herbe autour des hêtres afin de récolter des mousserons.--Adrienne pouvait apercevoir entre les arbres sa tignasse blonde emmêlée, sa robe au corsage débraillé et ses hanches épaisses.--Une terreur la prit; elle avait honte d’être vue, ainsi humiliée et misérable, par cette fille qui l’avait connue jadis fière, heureuse et triomphante. Afin d’échapper aux regards fureteurs de Manette, elle s’enfonça plus avant dans les hautes herbes et les roseaux de la Peutefontaine, et s’assit au bord de l’eau, parmi les hampes vertes et les ombelles fleuries qui se dressaient au-dessus de sa tête. Le bleu du ciel s’était embruni; sur cet azur foncé les étoiles commençaient à poindre, et Adrienne regardait vaguement leurs yeux d’or cligner entre les tiges vertes. Dans un verger, près de la lisière du bois, un rossignol se mit à chanter. Les trilles sonores, les sons filés ou tremblés, les notes détachées, jetées l’une après l’autre comme des appels voluptueux, toute cette musique des nuits de mai pénétrait avec une acuité douloureuse jusqu’au fond du cerveau de la malheureuse femme et y causait un ébranlement de plus en plus pénible. Le parfum poivré des menthes, l’odeur vireuse des ciguës, l’enveloppaient et lui donnaient le vertige. Il lui semblait maintenant que, dans toute la région de ses nerfs, se produisait un fourmillement pareil à celui des moucherons qui dansaient au-dessus de l’eau verdie. Sa pensée oscillait avec le scintillement des étoiles, tremblait avec les trilles du rossignol; son corps, endolori et frémissant, vibrait au gré du rythme mystérieux qui mettait tout en mouvement autour d’elle. Ses pupilles dilatées suivaient avec effarement l’accélération de ce mouvement onduleux qui entraînait les plantes, les arbres, les collines et le ciel dans un tournoiement fou;--et tout d’un coup, parmi l’herbe mouillée, elle s’affaissa, secouée de nouveau par ce rire invincible qui l’avait prise dans la chambre de la nourrice... Toujours plus pénétrante, la fraîcheur de la nuit étendait ses vapeurs sur l’étang, sur la prairie et les pentes boisées de Montavoir. Les chemins étaient devenus déserts, le village avait éteint ses feux et s’assoupissait. Seuls, à la lisière des vergers, le rossignol chantait et des chœurs de grenouilles commençaient à s’élever. Dans les herbes humides de la Peutefontaine, à travers les bourdonnements confus de la nuit, par intervalles, une clameur étrange éclatait, un cri sauvage trop aigu pour être le cri de la huppe, trop prolongé pour être la plainte de la poule d’eau; et, chaque fois qu’il éclatait, le rossignol dans les néfliers, et les grenouilles sur les feuilles plates des nénuphars, faisaient longtemps silence, comme saisis d’une secrète terreur... Dans la maison de Rouelles, on avait attendu pendant une partie de la nuit le retour de Mme Pommeret. Après l’avoir vainement cherchée dans les jardins et dans le village, les domestiques s’étaient mis en quête à travers la forêt, mais leurs recherches avaient été vaines; ils avaient crié dans toutes les directions sans qu’une voix répondît à leur appel. Francis était resté sur pied toute la nuit, et le lendemain, dès l’aube, les perquisitions recommencèrent. Tout en s’agitant et en donnant des ordres, Pommeret se disait: --Si pourtant on la rapportait morte! Un frisson lui courait dans tous les membres; en même temps, cette funèbre pensée faisait sourdre au fond de lui comme une vague espérance et un secret soulagement. Tandis qu’il recommandait à Pierre de fouiller les marais de la Peutefontaine, voilà que tout à coup un bruit de voix bourdonna dans le vestibule, et deux paysans apparurent, ramenant Adrienne, les cheveux épars, la robe trempée, les pieds souillés de vase. Elle était vivante, mais c’était tout. Ses yeux hagards ne reconnaissaient personne, et un rire nerveux, saccadé, incessant, la secouait tout entière, emplissant les couloirs sonores d’une sauvage et retentissante clameur, pareille à celles qu’on entend dans les maisons de fous. Deux jours après, on lisait dans _le Spectateur de Langres_: «Un affreux malheur vient de frapper une honorable famille du canton. Une jeune femme récemment accouchée, Mme Pommeret, a été prise d’un soudain accès de folie et s’est enfuie nuitamment du château de Rouelles. On l’a retrouvée le lendemain matin près des bois de Montavoir, dans un état de démence complète. Elle avait renoncé à nourrir elle-même son enfant; la suppression brusque de l’allaitement a déterminé, dit-on, des désordres cérébraux très graves, et son jeune mari, accablé de douleur, a été forcé de la conduire, sur les conseils des médecins, dans une maison d’aliénés.» * * * * * Mme Pommeret vit toujours. Elle est enfermée à l’établissement de Maréville, et sa folie a été déclarée incurable. Francis et Denise ont quitté Rouelles. Ils se haïssent tous deux et ne peuvent se résoudre à se quitter; l’enfant qui est désormais leur seul intérêt dans la vie, et dont ils se disputent la possession, retient l’un près de l’autre ces deux êtres qui ne peuvent se regarder sans que chacun de leurs regards ne contienne un reproche sanglant et une malédiction. La Mancienne et le château de Rouelles ont été vendus. Le couple qui s’exècre et qui ne trouve le calme nulle part, erre de place en place, l’été dans les bains de mer, l’hiver dans les villes du Midi, traînant partout son équivoque et menteuse intimité. De temps en temps, un bulletin leur arrive de Maréville, sur lequel ils lisent que la santé physique de la malade ne laisse rien à désirer, mais que son état mental est toujours le même. L’enfant les accompagne, et, à mesure qu’il grandit, il ressemble d’une façon terrifiante à Adrienne. Dans ses cheveux bruns, il a, lui aussi, cette mèche blanche qui était le trait caractéristique de la physionomie de la malheureuse femme. En vain Denise coupe constamment cette mèche de cheveux qui lui cause une indéfinissable terreur: toujours plus visible et plus drue elle repousse,--vivace et persistante comme un remords. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SAUVAGEONNE *** Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. 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START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our website which has the main PG search facility: www.gutenberg.org This website includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.