Sauvageonne

By André Theuriet

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Title: Sauvageonne

Author: André Theuriet

Release Date: November 14, 2021 [eBook #66725]

Language: French


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  Sauvageonne

  PAR
  ANDRÉ THEURIET

  DIX-SEPTIÈME ÉDITION


  PARIS
  PAUL OLLENDORFF, EDITEUR,
  28 bis, RUE DE RICHELIEU, 28 bis

  1894
  Tous droits réservés.




DU MÊME AUTEUR


  La Maison des Deux Barbeaux.--Le Sang des Finoël.
    1 vol. gr. in-18                                    3 fr. 50
  Les Mauvais Ménages. 1 vol. gr. in-18                 3 fr. 50
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Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les
pays, y compris la Suède et la Norvège.

S’adresser, pour traiter, à M. PAUL OLLENDORFF, Editeur, rue de
Richelieu, 28 _bis_, Paris.




Il a été tiré de cet ouvrage quinze exemplaires sur papier vergé de
Hollande.




SAUVAGEONNE




PREMIÈRE PARTIE


I

Les cloches de la petite église d’Auberive sonnaient le dernier coup de
vêpres. Les deux chiens-loups de l’épicier Sausseret, dont les nerfs
étaient sans doute désagréablement ébranlés par le timbre grêle de la
sonnerie, s’étaient élancés hors de la boutique de leur maître, et, le
nez en l’air, les oreilles couchées, accompagnaient les cloches d’un
long glapissement plaintif. Deux ou trois dévotes, frileusement
enveloppées dans des pelisses à capuchon, leur paroissien à la main, se
hâtaient vers l’église, dont la flèche pointue dépassait les arbres du
quartier des Corderies: on voyait leurs silhouettes noires se détacher
en perspective sur le cailloutis blanc de la rue montante. Le nouveau
garde-général, Francis Pommeret, sortit à son tour de l’auberge du _Lion
d’or_, où il logeait, et suivit la route qui coupe le village dans sa
longueur. Le garde-général était en tenue: tunique verte serrée sur les
hanches, pantalon gris à la hussarde, képi à galon d’argent et gants de
peau de daim. Installé depuis peu, il avait choisi ce dimanche de
février pour faire ses visites d’arrivée.

Il cheminait lentement entre les maisons basses qui bordent la route; de
temps en temps, un coin de rideau se soulevait à une fenêtre et deux
yeux curieux dévisageaient le nouveau fonctionnaire. Le jeune homme, du
reste, valait la peine qu’on le regardât. Grand, bien découplé, la
taille fine, la poitrine bombée, la barbe blonde en éventail, l’air
aimable et l’œil caressant, il semblait très fier de sa bonne mine et de
ses vingt-quatre ans épanouis. Issu d’une famille bourgeoise
médiocrement rentée, mais chargée d’enfants, il avait honnêtement pioché
au collège, était entré dans un rang honorable à l’école forestière, et,
après deux ans de stage dans une ville de l’Est, l’administration venait
de le nommer garde-général à Auberive.--Pour un forestier pur sang, ce
village de cinq cents âmes, perdu au cœur de la montagne langroise, eût
été une résidence de choix: trois lieues de forêts faisaient alentour la
solitude et la paix, et de magnifiques futaies abritaient presque de
leurs branches extrêmes les jardins et les vergers de la localité.
Seulement Francis Pommeret n’avait pas le feu sacré; il était entré dans
l’administration forestière, non par goût, mais parce qu’il fallait
choisir une carrière, l’exiguïté du patrimoine paternel ne lui
permettant pas de vivre en oisif. Son choix avait été principalement
déterminé par la perspective des deux années d’école à Nancy et par
l’idée de porter un joli uniforme. Francis était avant tout un mondain,
un amoureux de la vie élégante et remuante des grandes villes. En
l’embrassant, le jour des adieux, sa mère lui avait remis pour son
argent de poche une centaine d’écus, épargnés sou par sou, et lui avait
dit: «Maintenant, mon ami, c’est à toi de te tirer d’affaire; un garçon
bien élevé et joliment tourné peut arriver à tout avec de l’ordre et de
l’entregent. Sois économe, tâche de te créer de belles relations et de
dénicher une héritière que tu épouseras...»--Sur la route, en boutonnant
ses gants, Francis Pommeret se remémorait cette dernière allocution
maternelle, et, dans sa barbe soigneusement peignée, ses lèvres
ébauchaient une légère grimace.--Au fond de ce pays de loups,
pensait-il, les belles relations doivent être aussi rares que le trèfle
à quatre feuilles, et, quant aux héritières, il est fort douteux que
j’en rencontre jamais une dans les sentes broussailleuses de la
forêt!...

Tout en monologuant ainsi intérieurement, il était arrivé devant la
maison du percepteur. C’était sa première visite. Il agita vivement le
pied-de-biche suspendu à un fil de fer et, après avoir patiemment
attendu quelques secondes, personne n’accourant à son coup de sonnette,
il poussa l’huis entre-bâillé et se trouva dans une cour remplie de
poules. Des cris d’enfants partirent d’un corps de logis passablement
délabré et se mêlèrent au gloussement des volailles effarouchées. A la
fin, une porte s’ouvrit, et une femme encore jeune, en jupe d’indienne
et en camisole du matin, avec des cheveux ébouriffés sous un bonnet de
nuit posé de travers, parut sur le seuil. Francis Pommeret la héla d’un
ton dégagé et lui demanda si M. Petitot était chez lui. Sur la réponse
embarrassée, mais négative de la jeune femme, Francis tira une carte de
son carnet et la lui remit négligemment en lui recommandant de ne pas
oublier d’exprimer ses regrets «à son maître.» A certain mouvement des
lèvres et des yeux, et à une rougeur subite qui monta au visage de la
dame, le garde-général soupçonna tout à coup que celle qu’il venait de
traiter en servante était la propre femme du percepteur. Ayant la
conscience de sa bévue, il salua gauchement et sortit.--Joli début!
songea-t-il, je me suis déjà fait une ennemie.

Chez le juge de paix, chez le notaire et chez le médecin, il trouva
visage de bois: le premier était allé chasser des poules d’eau sur
l’étang de Rouelles, les deux autres avaient été appelés au dehors par
leurs fonctions.

Maintenant venait le tour du curé; les vêpres étant finies, le
garde-général jugea le moment opportun pour se présenter au
presbytère:--une antique maison bien confortable, bâtie discrètement
entre cour et jardin, avec un seuil où des lauriers-thyms fleurissaient
dans des caisses de bois peint en vert. Dès que Francis eut décliné sa
qualité, la sœur de M. le doyen, vieille fille étique, à la mine austère
et prudente, l’introduisit dans le salon orné de tableaux de sainteté et
d’une vaste bibliothèque. L’abbé Cartier, sec lui-même comme un brin de
fagot, était assis devant la fenêtre, à contre-jour. Il se leva de son
fauteuil de paille pour recevoir le visiteur. Francis vit un grand corps
décharné, perdu dans les plis d’une soutane neuve, un front maigre en
surplomb au-dessus de deux cavités renfoncées où des yeux noirs perçants
luisaient comme dans un soupirail, un nez droit, affilé du bout et deux
lèvres minces, rentrées, sardoniques, qui s’entr’ouvraient pour lui
souhaiter la bienvenue.

--Enfin, songea-t-il en s’asseyant, voilà au moins une créature
intelligente.

--Vous habitez depuis peu notre pays, monsieur le garde-général?
commença le prêtre, en ramenant sur ses genoux les plis de sa soutane,
car je n’ai pas encore eu le plaisir de vous voir aux offices du
dimanche.

Francis répondit qu’il était arrivé depuis huit jours. Le curé eut un
hochement de tête contristé, où le jeune homme crut voir un reproche
indirect. M. le doyen pensait sans doute que l’absence de son nouveau
paroissien à la grand’messe du matin était un signe trop évident
d’indifférence religieuse.

--Vous succédez, reprit l’abbé avec un soupir, à un homme que nous
regrettons tous; votre prédécesseur apportait un zèle méritoire à
l’accomplissement de ses devoirs et il faisait l’édification de la
paroisse.

Ici un second soupir comme pour dire:--Je crains bien qu’il ne soit pas
remplacé sous ce rapport.--Francis, pour changer la conversation, parla
des richesses forestières de la localité.

--Notre pays, répliqua brièvement le prêtre, n’offre pas beaucoup de
distractions aux étrangers.

--Pourtant, hasarda le garde-général, il y a quelques ressources de
société.

--Ici, chacun est tout entier à ses occupations, et on se voit peu...
Autrefois, les fonctionnaires trouvaient un accueil hospitalier à la
Mancienne, chez le maître de forges, mais depuis la mort de M. Lebreton,
sa veuve ne reçoit plus... comme de juste.

--Son deuil est récent?

--M. Lebreton est mort depuis neuf mois à peine... C’est une grande
perte pour la paroisse... Il faisait beaucoup de bien.

La conversation languissait. Francis se leva et, voulant essayer de
gagner le cœur du prêtre avant de prendre congé, il s’extasia sur la
bibliothèque et demanda la permission d’y puiser quelquefois.

--Oh! dit le curé avec une modestie voulue, je n’ai là que des livres
utiles à l’exercice de mon ministère... Aucun ouvrage profane...
Néanmoins, ajouta-t-il, tandis que ses lèvres minces ébauchaient un
sourire poliment ironique, si vous êtes amateur de lecture, je possède
la collection des pères grecs et latins, et je la mets à votre
disposition.

Là-dessus il reconduisit son visiteur jusqu’à la rangée des caisses de
lauriers et le congédia avec un salut cérémonieux.

Francis Pommeret, un peu déconfit, se rabattit chez la receveuse des
postes, dont la maison, blanchie à la chaux et proprette, formait
l’angle de la place de l’église. Après être entré dans le couloir obscur
réservé au public, n’ayant pu parvenir à découvrir une sonnette, il prit
le parti de chercher à tâtons la poignée d’une porte, derrière laquelle
il entendait un bruit d’ustensiles de ménage. Cette porte céda
brusquement et s’ouvrit toute grande.

--C’est toi? s’écria une voix de femme; ferme vite, ma chère, à cause
des chats.

Puis, tout à coup, s’apercevant de sa méprise, la même voix poussa un
cri étouffé et se confondit en excuses pendant que Francis se nommait.

La pièce où il se trouvait, mal éclairée par une fenêtre étroite, était
déjà à demi pleine d’ombre. En jetant un coup d’œil rapide sur les murs
et l’ameublement, le garde-général vit qu’elle servait à la fois de
cuisine et de salle à manger. La table de toile cirée, placée au centre,
était couverte de vaisselle; sur le brasier de la cheminée, un rôti de
veau cuisait dans une _coquelle_ de fonte, emplissant la chambre d’un
grésillement et d’une odeur de graisse bouillante. Une jeune personne,
debout devant la cheminée, regardait le visiteur d’un air effaré et
murmurait des phrases décousues. Autant que la faible lumière venant de
la fenêtre permettait d’en juger, elle pouvait avoir vingt-cinq ans et
sa toilette était fort négligée: jupe noire et caraco de laine grise,
laissant voir un cou assez blanc et des bras nus jusqu’aux coudes. De la
figure tournée à contre-jour, Francis ne distinguait que des contours
assez rondelets et deux petits yeux, étoilés par les lueurs du brasier.

--Je suis vraiment confuse, répétait-elle; ma sœur est allée au chapelet
et je suis restée à la maison pour préparer le souper... Veuillez donc
vous asseoir, monsieur, et m’excuser de vous recevoir ici.

Francis répondit que c’était à lui de s’excuser et fit mine de se
retirer en regrettant de n’avoir pas rencontré la receveuse.

--Mais elle ne tardera pas à rentrer, je vous assure, insista la jeune
fille, partagée évidemment entre l’embarras de se montrer en déshabillé
et le désir de connaître le nouveau garde-général.

Il se décida à prendre le siège qu’on lui offrait et s’assit en face de
la _coquelle_, qui continuait à chanter violemment et dont le bruit
couvrait parfois la conversation des deux interlocuteurs. Ce tapage
augmentait encore la confusion de la jeune ménagère; elle était fort
troublée de recevoir l’étranger d’une façon aussi peu cérémonieuse et,
d’un autre côté, elle n’avait pas le courage de le conduire dans le
salon sans feu, dont les volets étaient clos et où il aurait fallu
allumer des bougies, c’est-à-dire se montrer en plein dans le désordre
de sa toilette de cuisinière. Pour déguiser son embarras, elle causait
avec une volubilité nerveuse, faisant à la fois les demandes et les
réponses.

--Vous n’êtes pas à Auberive depuis longtemps, monsieur... Depuis une
semaine, je crois?... Comment trouvez-vous le pays?... Point très gai
assurément... C’est un véritable trou, et il n’y a personne à voir.

--Cependant, objecta Francis, on m’a parlé de la maison de Mme
Lebreton...

--La Mancienne? oh! elle n’est plus gaie comme autrefois... La mort de
M. Lebreton a tout changé.

--Sa veuve est inconsolable, à ce qu’il paraît.

--Inconsolable, c’est beaucoup dire, répliqua la sœur de la receveuse:
le défunt était plus âgé qu’elle, et très bourru... Je ne crois pas
qu’elle le regrette tant que cela.

--Elle est jeune?

--Jeune... si l’on veut!... Trente-quatre ans, au moins.

--Ce n’est pas encore la décrépitude, reprit Francis en riant, et elle
peut se remarier.

--Sans doute; pourtant je ne pense pas qu’elle s’y décide. Elle n’a pas
d’enfants, mais elle a adopté une orpheline dont elle s’est entichée et
qu’elle fait élever au Sacré-Cœur... En tous cas, si elle se remarie, ce
ne sera pas à Auberive, et, de toute façon, on ne recevra plus guère à
la Mancienne. Mme Lebreton a pris le pays en grippe et elle passe
presque tout son temps à Dijon.

La receveuse ne rentrait pas; la _coquelle_ était devenue silencieuse,
mais une vague odeur de roussi qui s’en dégageait semblait inquiéter la
jeune fille; il était évident que le rôti brûlait, et elle n’osait le
retourner en présence de cet étranger. Elle devenait distraite et ne
quittait pas des yeux le couvercle; elle finit par le pousser
discrètement du pied: il tomba et le pétillement de la graisse
bouillante recommença. Réveillés par ce bruit strident, deux canaris
dans leur cage furent pris à leur tour d’un besoin démesuré de se mettre
à l’unisson, et leurs voix luttèrent bientôt d’acuité avec le
grésillement du morceau de veau. Francis Pommeret, agacé et craignant
d’être forcé de prolonger encore sa visite si, par hasard, la receveuse
s’avisait de rentrer, se leva brusquement et prit congé. Il avait à
peine fermé la porte qu’il entendit la jeune fille se précipiter
désespérément vers son rôti à demi carbonisé.

Dès qu’il fut dehors, il aspira longuement l’air humide; sa poitrine
était oppressée, il éprouvait une sorte d’engourdissement général, comme
si l’odeur de renfermé qu’exhalaient ces intérieurs campagnards et le
ronron monotone des phrases insignifiantes qu’on y échangeait eussent
produit sur son cerveau l’effet d’une drogue stupéfiante.--Le jour
tirait à sa fin, et le crépuscule, tombant en nappes grises du haut des
grands bois aux teintes bistrées, ajoutait encore sa mélancolie au
malaise moral du jeune Pommeret. Le tintement grêle des cloches avait
recommencé, et les aboiements rageurs des chiens de l’épicier les
accompagnaient de nouveau.

--Et c’est dans un pareil milieu que je suis condamné à végéter trois
ans, cinq ans peut-être! se disait le garde-général en descendant le
cailloutis qui mène à la promenade d’_Entre-deux-Eaux_; je ne sortirai
d’ici qu’enragé ou idiot.

Il marchait maintenant sous les branches moussues des vieux tilleuls de
la promenade. A droite et à gauche, les deux bras de l’Aube qui longent
la chaussée ruisselaient avec un doux sanglotement sur leur lit
pierreux; le ciel, teint des rougeurs saumonées des soirs d’hiver, se
reflétait dans l’eau courante, et Francis Pommeret songeait avec
tristesse aux joyeuses soirées de dimanche passées jadis à la
_Pépinière_ de Nancy en compagnie de ses camarades de promotion, tandis
que la musique militaire jouait des valses de Métra sous les grands
arbres, et que de belles dames aux jupes frissonnantes passaient et
repassaient le long des pelouses.

Il lui restait à faire sa visite au château de la Mancienne. D’après ce
qu’il avait appris chez le curé et au bureau de poste, il y avait peu de
chance pour qu’il fût reçu par la maîtresse du logis; néanmoins il ne
pouvait se dispenser de déposer sa carte.

A l’extrémité de la promenade, il aperçut les murs et la grande grille
de la Mancienne. Entre les volutes et les oves de fer forgé, il
distinguait le château avec son double perron, sa façade blanche, ses
fenêtres aux carreaux empourprés par le couchant et son parc aux
profondeurs silencieuses. Il poussa une petite porte entre-bâillée et
entra, après avoir agité une clochette dont le tintement fit accourir la
concierge.

--Non, monsieur, répondit-elle à la question du visiteur, madame est
absente... Elle est à Dijon... Madame ne se plaît pas ici pendant
l’hiver; elle y a trop peur et elle n’y rentrera qu’après Pâques.

Tandis que la concierge parlait, les yeux de Francis suivaient
curieusement les allées sablées et tournantes qui se perdaient dans
l’ombre des massifs, puis reparaissaient au loin, jaunissantes parmi la
verdure des pelouses.

--Puis-je me promener un moment dans le jardin? demanda-t-il.

--Certainement, monsieur... Madame a toujours permis aux personnes du
pays d’y venir le dimanche. Vous pouvez vous y promener à votre loisir.

Francis Pommeret usa de la permission, et, faisant le tour de la maison
d’habitation, suivit lentement les circuits des allées, qui tantôt
s’enfonçaient sous la nuit déjà épaisse des sapins, tantôt s’étalaient à
l’aise en plein ciel.

Le parc, entouré de murs, occupait le bas des deux versants de l’étroite
vallée. La petite rivière, partagée en une vingtaine de ruisselets
tapageurs, s’éparpillait tout à travers, miroitant dans l’herbe,
sautillant sur les roches, disparaissant sous des ponts rustiques pour
reparaître un peu plus loin entre deux franges de roseaux desséchés. Des
groupes de bouleaux, des massifs de pins argentés découpaient sur les
gazons leurs silhouettes grêles ou vigoureuses. Au loin, entre les
arbres effeuillés, on apercevait la façade postérieure du château, avec
sa toiture d’ardoise violacée, ses persiennes closes et son perron
solitaire abrité sous une marquise vitrée. Tout cet ensemble avait un
aspect large, opulent, qui faisait plaisir à voir.

Dans ce milieu tranquille et confortable, Francis Pommeret se sentait
revivre; ses poumons jouaient plus librement; il lui semblait qu’il
respirait des bouffées de luxe et de bien-être. Il s’était assis sur un
banc de bois, au pied d’un bouquet de platanes; il regardait avec une
joie mélancolique les arbres centenaires, les pièces d’eau, les longues
pelouses vaporeuses et les hautes lisières des bois de Montavoir, où la
lune se levait. Seul, dans ce parc endormi, il se complaisait à bâtir de
fantastiques châteaux en Espagne, qu’il peuplait de chimères souriantes.

Le bruit lointain des sabots de la concierge sur les pavés de la cour le
réveilla soudain de son rêve. Il s’aperçut que la nuit était tout à fait
venue, et lentement, comme à regret, il quitta la Mancienne pour
reprendre le chemin de sa maussade auberge.


II

Les bois d’Auberive,--pour employer l’expression imagée de la receveuse
des postes, qui se piquait de beau langage,--les bois d’Auberive avaient
mis leurs habits de printemps. Le pays, si triste en février, n’était
plus reconnaissable. Un souffle fécondant avait couru tout le long de la
vallée de l’Aube, frôlant les lisières boisées, montant au sommet des
futaies, redescendant au fond des combes où naguère dormaient des
couches de neige. Sous cette haleine caressante, les prés avaient
reverdi, les bourgeons avaient poussé; jusqu’à la ligne extrême de
l’horizon, ce n’étaient partout que frondaisons nouvelles, pareilles à
de vertes fumées. Le sol léger des futaies se couvrait de pervenches;
dans les fonds, là où la terre noire s’enrichissait des alluvions du
ruisseau débordé, il y avait un foisonnement de plantes fleuries:
narcisses jaunes, scilles bleues et populages aux godets brillants comme
des pièces d’or. Tout chantait: rossignols dans les vergers, grives dans
les buissons, merles dans les merisiers; au travers de la forêt
feuillue, les deux notes mystérieuses du coucou passaient sonores au
milieu de l’universelle symphonie des oiseaux bâtisseurs de nids.

Une joie confuse semblait circuler dans les veines de la terre et
s’exhaler dans l’air par les mille clochettes laiteuses des muguets, par
les mignonnes capuces odorantes des violettes étalées aux marges des
prés. C’était une joie communicative. Elle éclatait en rires clairs sur
les lèvres des petites filles assises au pied des haies et occupées à
confectionner des balles avec des fleurs de coucou; elle s’épanouissait
sur les faces joufflues des petits pâtres battant du manche de leur
couteau des brins de saule pour en détacher l’écorce juteuse et
fabriquer des sifflets; elle faisait chanter à gorge déployée le roulier
qui montait la côte en tête de ses chevaux aux sonnailles
retentissantes; et là-haut, dans la coupe, elle ragaillardissait le
bûcheron qui enfonçait sa cognée au cœur des chênes marqués pour
l’abatage; elle gagnait jusqu’aux cloches de l’église, dont les voix
moins grêles s’égrenaient avec une allégresse inaccoutumée.

Même dans la maisonnette de Trinquesse, en contre-bas de la Grand’Combe,
non loin du ruisseau de l’Aubette, il y avait de la gaîté et des rires
d’enfants. La maisonnette n’était pourtant rien moins que riante, et on
n’y festoyait pas tous les jours. Bâtie en torchis avec une toiture de
mottes de terre, c’était à proprement parler plutôt une hutte qu’une
maison. Dans l’unique chambre, le père Trinquesse, sa fille Manette et
deux marmots de cinq à huit ans s’entassaient pour dormir. Un jardinet,
où il poussait plus de pierres que de légumes, un appentis en planches
pour la vache, et c’était tout. Le père Trinquesse, maigre sexagénaire à
museau de fouine, exerçait trois ou quatre métiers, dont le moins
suspect était celui de diseur de bonne aventure et de _rebouteux_; sa
fille Manette, qui courait sur la trentaine, faisait des lessives,
ramassait des fraises en été, allait à la faîne en octobre, au bois mort
en hiver, et toutes ces industries réunies suffisaient à peine à nourrir
les deux _gachenets_ qu’elle avait eus on ne savait où et dont les pères
s’étaient bien gardés de se montrer. Les marmots n’en poussaient pas
moins dru et n’en étaient pas moins florissants, bien qu’ils fussent à
peine couverts et qu’ils reçussent plus de taloches que de pain blanc.
Pour le quart d’heure, ils s’occupaient d’allumer un feu d’_ételles_ au
beau milieu du chemin qui longeait la maisonnette, et leurs yeux
écarquillés se fixaient tantôt sur le foyer pétillant, tantôt sur les
mains osseuses du père Trinquesse, très affairé à plumer deux geais
qu’il avait pris aux gluaux. Ces deux oiseaux, assaisonnés de poireaux,
de choux et de pommes de terre, devaient composer une _potée_ dont le
vieux braconnier promettait merveille. La vue de la marmite noire où
nageaient les légumes suffisait par avance à dilater les narines
gourmandes des gamins. En attendant, ils se disputaient les plumes
bleues des ailerons, qu’ils plantaient triomphalement dans leurs cheveux
ébouriffés, et leurs cris de joie étaient si aigus qu’on les entendait
de la Mancienne, dont le parc allongeait ses clôtures jusqu’aux lisières
de la Grand’Combe.

Là aussi tout se ressentait de l’allégresse printanière. Le château
s’était réveillé de son long sommeil hivernal; devant la façade encadrée
d’aubépines roses et de cytises, les allées et venues des domestiques
indiquaient que la Mancienne était de nouveau habitée. A travers les
fenêtres ouvertes du rez-de-chaussée, on apercevait les rideaux soyeux
aux plis lourds, les jardinières ornées de tulipes et le drap rouge des
fauteuils débarrassés de leurs housses. Mme Lebreton était, en effet,
rentrée depuis le dimanche de la Quasimodo, et, dans ce moment même,
ayant terminé sa toilette, elle descendait de sa chambre et apparaissait
en plein soleil sur le perron du jardin. Rassemblant d’une main les plis
de sa jupe noire et ouvrant son ombrelle, elle quittait maintenant la
marquise et contournait lentement la pelouse bordée d’iris violets.

Adrienne Lebreton avait certainement passé la trentaine, et les gens qui
lui donnaient trente-quatre ans ne devaient pas être loin de compte. Son
teint mat et un peu olivâtre manquait de fraîcheur; le dessous de ses
yeux était cerné de bistre et deux ou trois rides légères rayaient son
front d’une tempe à l’autre. Néanmoins, en dépit de ces premiers signes
de maturité, elle avait conservé une sorte de jeunesse latente. Grande,
svelte, mince de taille avec les épaules sobrement mais délicatement
arrondies, elle avait une vivacité juvénile. D’abondants cheveux bruns,
en ce moment lissés en bandeaux plats et dissimulés sous une mantille de
dentelle noire, s’harmonisaient avec les tons dorés de la peau, l’éclat
des yeux bordés de longs cils, et le rouge vif d’une bouche assez grande
aux lèvres charnues. Une mèche entièrement grise, tranchant sur le brun
foncé de l’un des bandeaux, donnait une note d’étrangeté à la
physionomie. Le nez long, au modelé très ferme, et deux sourcils noirs
très accusés y ajoutaient un accent de sévérité corrigé par l’expression
de bonté de la bouche et l’humide lueur des yeux pailletés d’or. Toute
la personne un peu maigre de la veuve renfermait je ne sais quoi de
concentré et d’ardent. Née dans la montagne langroise, elle avait le
caractère distinctif des habitants de ces plateaux âpres et brûlés: un
tempérament de pierre et de feu, beaucoup de passion et de sensibilité
sous une froideur et une dureté apparentes.

A cette heure printanière, il semblait que Mme Lebreton subît
l’influence du milieu qui l’entourait. Le bain d’air tiède et fondant
dont elle était enveloppée amollissait les fibres de sa nature
résistante. Le susurrement des eaux limpides, l’odeur des merisiers
épanouis, les brèves phrases musicales des fauvettes, lui causaient une
vague ivresse attendrie. Elle marchait d’un pas plus vif, la tête
penchée, les paupières demi-closes, les lèvres serrées, et elle
atteignit rapidement l’une des clôtures du parc. Arrivée à une petite
porte qui ouvrait sur les prés, elle la poussa, se trouva dans un chemin
couvert qui longeait l’Aubette dans la direction de la Grand’Combe, et
s’y engagea sans hésiter, heureuse de marcher à l’aventure, de se mêler
à l’allégresse répandue au dehors, de s’enfoncer sous ces feuillées
invitantes qu’elle voyait moutonner de tous côtés.

Tout en suivant ce sentier familier, entre les cépées de noisetiers et
de cornouillers qu’elle connaissait presque intimement, les ayant vues
pousser depuis le jour où elle était entrée à la Mancienne en toilette
de jeune mariée, elle remontait songeusement le cours des saisons
passées; et les lignes tant de fois contemplées des coteaux boisés, le
glou-glou tant de fois entendu de la petite rivière, les fleurs toujours
pareilles repoussant chaque printemps aux mêmes places, lui redisaient
l’histoire monotone et médiocrement amusante de ses quinze années de
mariage.

Assurément le défunt avait été un honnête homme, mais il fallait
convenir aussi qu’il avait été souvent un mari bien désagréable. D’abord
une trop grande disparité d’âge existait entre eux: M. Lebreton touchait
à ses quarante-cinq ans, et elle en comptait dix-neuf quand on l’avait
tirée du couvent pour le lui faire épouser. Leur union n’avait pas été
féconde. Le maître de forges, en vrai Bourguignon qu’il était, jouissait
à la vérité d’une verdeur robuste, mais d’une verdeur sauvage et par
trop bourrue. La chasse et les affaires prenaient les trois quarts de
son existence. Violent, entier, tumultueux, il ne comprenait rien au
caractère concentré, timide et exalté de sa femme. Elevée selon des
principes sévères, mais ayant d’ardents besoins de tendresse, Mme
Lebreton n’avait trouvé pour dérivatifs que des pratiques pieuses et
l’adoption d’une petite orpheline, à laquelle elle s’était attachée
passionnément. L’enfant, disait-on à la Mancienne, était la fille d’un
garde-vente, mort au service de la famille Lebreton; mais les méchantes
langues prétendaient qu’elle tenait au maître de forges par des liens
d’une parenté beaucoup plus étroite, et que ce Bourguignon «salé» avait
eu l’adresse de faire élever chez lui sa fille naturelle, en exploitant
le besoin de tendresse et les instincts maternels de sa femme. Toujours
était-il qu’en cette circonstance, contrairement à son habitude, il
n’avait nullement contrecarré les goûts d’Adrienne. L’orpheline, qui se
nommait Denise, avait été traitée comme l’enfant de la maison; mais elle
avait donné de bonne heure des preuves d’une nature si violente, elle
s’était montrée si rebelle à toute discipline, qu’on avait été obligé de
la mettre à douze ans au Sacré-Cœur de Dijon. Mme Lebreton s’était
retrouvée seule en tête-à-tête avec son seigneur et maître, qui
s’occupait de tout et étendait sur toutes choses sa domination
despotique. A l’ombre étouffante de ce chêne branchu et rugueux, la
jeunesse d’Adrienne avait végété sans s’épanouir. Sous la contrainte
pesante de ce tyran domestique, elle avait fini par ne plus oser penser
tout haut. Encore quelques années de cette vie, et elle serait devenue
aussi sotte, aussi moutonnière que les bourgeoises d’Auberive,
condamnées dès l’enfance à ce rôle passif et effacé.

Dieu,--qui fait bien ce qu’il fait,--avait enfin rappelé à lui M.
Lebreton.--Certainement elle l’avait pleuré comme il convient; on ne
perd pas un homme auprès duquel on a vécu quinze ans sans éprouver une
sensation pénible; on ne reste pas impunément seule au milieu d’un
tracas d’affaires industrielles sans être prise d’un serrement de cœur
et d’un mouvement d’angoisse. Mais, pour dire le vrai, sa douleur avait
été modérée, et, à l’heure actuelle, son chagrin s’était complètement
évaporé au souffle tiède du printemps revenu.

La forge était vendue, les affaires étaient liquidées; Mme Adrienne se
trouvait donc libre... libre d’aller et de venir, d’arranger sa vie à
son gré! Certes elle n’avait nullement l’intention d’abuser de cette
liberté; mais elle était heureuse d’être débarrassée du joug et se
sentait redevenir jeune. Avec la belle fortune laissée entièrement à sa
disposition, elle pourrait se créer une existence selon ses goûts. Elle
ferait prochainement revenir à la Mancienne Denise, dont quatre ans de
couvent avaient assoupli le caractère, et se chargerait elle-même de
compléter l’éducation de sa filleule; elles voyageraient ensemble, et ce
serait un bonheur de visiter de compagnie tant de beaux pays qui leur
étaient aussi inconnus à l’une qu’à l’autre. La vie commencerait en même
temps pour toutes deux; elles auraient les mêmes étonnements, les mêmes
émotions et les mêmes joies...

--Bonne promenade, madame Lebreton! cria tout à coup une voix rauque et
plaignarde, qui la fit tressaillir; vous voilà bien _à bonne heure_ par
chez nous?

Elle releva la tête et aperçut à deux pas Manette Trinquesse, accroupie
devant la porte de sa masure délabrée.

Ces abords du logis des Trinquesse, si joyeux quelques heures
auparavant, avaient maintenant un air désolé.--Le feu s’était éteint, la
marmite gisait renversée dans les cendres; à l’intérieur de la hutte
retentissaient des cris d’enfants pleurards, entrecoupés par les jurons
du vieux Trinquesse. Manette, assise sur ses talons, les mains plongées
dans sa tignasse blonde, montrait une hâve figure bouleversée et des
yeux rougis.

Les sourcils de Mme Lebreton se froncèrent; elle employait parfois
Manette et lui faisait l’aumône plus souvent encore, mais elle ne
l’aimait pas. Elle avait pour cette fille débraillée dans ses mœurs
comme dans sa toilette la répugnance qu’inspirent le vagabondage et le
désordre aux femmes élevées dans les habitudes régulières et correctes
de la vie bourgeoise.

--Bonjour, Manette, répondit-elle d’une voix brève, comment va-t-on chez
vous?

--Mal, madame Lebreton; le guignon y est, et il n’en sort pas.

--Le guignon? reprit sévèrement la veuve. Peut-être bien aussi la
paresse... On aime trop à ne rien faire chez vous, Manette!... Pourquoi
ne vous louez-vous pas dans quelque ferme?... Vous êtes forte et vous
pourriez gagner de bons gages.

--Eh bien! et mes _gachenets_, ma pauvre dame?... qui donc aurait soin
d’eux?

--Vos enfants iraient à l’école... Ils n’en seraient que mieux soignés,
et je me chargerais volontiers de leur entretien.

--Ah! madame Lebreton, vous parlez comme les gens riches qui ont des
domestiques à leurs ordres... Si les petits vont aux écoles, et moi en
service, qui donc gardera la vache?... Ce n’est pas le père Trinquesse,
bien sûr; cet homme-là ne songe qu’à lui!... Et il nous arrivera encore
quelque misère, comme celle de tout à l’heure.

--Que vous est-il arrivé?

--Le guignon, ma bonne dame, comme je vous le disais!... Pendant que
j’avais le dos tourné, les enfants ont ouvert la porte de l’étable, et
la vache est allée pâturer dans le bois... Pour lors, le brigadier
Jacquin, qui ne cherche qu’à nous faire des maux, l’a aperçue dans les
semis, et il a ramené ici la pauvre bête à coups de gaule, en criant
comme une poule qui a vu le putois... Trinquesse, qui n’est pas
endurant, lui a répondu de mauvaises raisons, et tout ça a fini par un
procès-verbal... Un procès, ça va coûter de l’argent, et où le
prendrons-nous sainte Mère de Dieu! Il n’y a pas un vaillant denier chez
nous... On vendra la vache, on mettra le père Trinquesse en prison... Et
alors, qu’est-ce que nous deviendrons, Seigneur Jésus! qu’est-ce que
nous deviendrons?...

Des larmes tombèrent des gros yeux de Manette, sa poitrine se souleva et
elle se mit à sangloter bruyamment, tandis que dans l’intérieur de la
hutte les deux gamins braillaient de plus belle.

Cette douleur, étalée avec l’exagération que le peuple apporte dans
l’expression de tout ce qu’il ressent, joie ou chagrin, finit par
toucher Mme Lebreton; elle se reprocha d’avoir été trop dure pour la
fille du _rebouteux_, et sa bonté naturelle reprit le dessus.--Ne
pleurez pas, dit-elle, il y a peut-être encore moyen d’arranger les
choses... Venez avec moi chez le brigadier, vous lui ferez des excuses,
et j’obtiendrai de lui qu’il ne donne pas suite à son procès-verbal.

La Manette rajusta sur sa tête le bonnet d’étoffe violette bordé de
tulle noir, qui est la coiffure des paysannes de la montagne langroise,
et suivit la veuve en continuant à se lamenter.

La maison forestière était proche. On apercevait entre les branches sa
toiture de tuiles rouges, à mi-côte de la pente opposée. Les deux femmes
trouvèrent le brigadier Jacquin en train de déjeuner, mais il se montra
moins accommodant que Mme Lebreton ne l’avait pensé. Il se répandit en
plaintes contre les Trinquesse.--C’étaient des délinquants d’habitude
auxquels la dame de la Mancienne avait bien tort de s’intéresser; le
père tendait des collets, la fille volait des fagots, les enfants
avaient failli dernièrement mettre le feu à un taillis; maintenant voilà
que la vache s’en mêlait et prenait sa goulée dans de jeunes semis de
deux ans... Tout ce méchant monde ne méritait aucune pitié et il fallait
un exemple... Du reste, il allait envoyer son rapport à son supérieur,
c’était le garde-général qui déciderait; quant à lui, Jacquin, il s’en
lavait les mains et se contentait de faire son devoir...

--Comment s’appelle le garde-général et où demeure-t-il? demanda Mme
Lebreton à la désolée Manette, quand elles eurent quitté sans résultat
la maison forestière.

--C’est M. Pommeret... Il loge chez Pitoiset, au _Lion d’or_.

--Je vais lui écrire.

--Bien des mercis, madame Lebreton! murmura Manette de sa voix
geignarde, mais la lettre arrivera peut-être trop tard... Une
supposition que vous iriez vous-même trouver M. Pommeret, il n’oserait
certainement pas vous refuser notre grâce, et vous nous sauveriez
tous... Vrai de vrai, ce serait la meilleure des charités.

--C’est bon, Manette, retournez-vous-en... J’irai tantôt chez le
garde-général...

Il s’ennuyait ferme, le garde-général! Le printemps ne lui avait apporté
ni joyeuse surprise, ni espérances réconfortantes. Il était médiocrement
sensible aux choses de la nature, et les détails prosaïques de sa
profession l’avaient blasé sur les beautés des sites forestiers. Quant
aux distractions que pouvait lui procurer la société d’Auberive, il
était maintenant fixé. Quelques jours après ses visites d’arrivée, le
curé lui avait envoyé les œuvres de saint Jean Chrysostôme, plus une
petite brochure intitulée: _Peut-on être libre penseur?_--et de tout
cela il s’était bien gardé de lire une ligne. Les notables de l’endroit
lui avaient rendu sa visite sans l’inviter à retourner chez eux.
C’étaient d’honnêtes gens, fort peu mondains; ils ne savaient que parler
de leurs chiens ou de leurs terres, et leur suprême plaisir consistait à
boire des chopes en jouant une partie de _polignac_. Les bourgeoises du
cru étaient vieilles ou insignifiantes; l’auberge où il avait élu
domicile n’était fréquentée que par des rouliers et des commis-voyageurs
de troisième catégorie. Aussi Francis Pommeret se plongeait-il jusqu’aux
oreilles dans un ennui profond, dont chaque jour accroissait
l’intensité. Cette après-midi de printemps, si ensoleillée et si
limpide, ne faisait qu’assombrir son humeur noire, par le contraste de
la gaîté du monde extérieur avec la maussaderie de son bureau, meublé de
cartons verts et de liasses de papiers jaunis.

Il était donc mélancoliquement assis près de sa fenêtre, dépouillant
d’une main nonchalante sa correspondance administrative, suivant de
temps à autre, d’un œil distrait, le vol d’une mouche, et bâillant à se
décrocher la mâchoire. Tout à travers cette occupation peu absorbante,
il lui sembla entendre dans le corridor conduisant à son bureau le bruit
léger d’un pas féminin, accompagné d’un frôlement de jupes empesées. Il
dressa l’oreille. La démarche de la personne n’avait certainement rien
de commun avec celle de Mme Pitoiset, ni avec le pas lourd de la
servante. Ce bruit inusité cessa devant le seuil de Francis; en même
temps on heurta discrètement, du bout du doigt, à sa porte. Il avait à
peine répondu: «Entrez!» que le bouton fut tourné et qu’une dame en
deuil apparut à ses yeux surpris.

--Monsieur le garde-général? demanda une voix de contralto à la fois
grave et bien timbrée.

--C’est moi, madame.

Francis Pommeret s’était levé tout d’une pièce. Il saluait
cérémonieusement en offrant à l’étrangère l’unique siège un peu
confortable: un de ces fauteuils Voltaire recouverts de damas de laine
groseille, qu’on trouve dans toutes les chambres garnies.

--Monsieur, reprit la visiteuse, je suis Mme Lebreton... de la
Mancienne, et je viens vous adresser une requête.

Francis s’inclina de nouveau de son air le plus aimable, puis il y eut
une minute de silence, comme si chacun des interlocuteurs se recueillait
pour retrouver son sang-froid. Le garde-général regardait Mme Lebreton,
svelte et bien prise dans sa robe montante de cachemire noir. La marche
et l’émotion avaient animé le visage de la veuve; ses joues, légèrement
rosées et ses grands yeux à demi cachés par les cils se détachaient
vivement de l’encadrement sombre et vaporeux, formé par les tulles et
les crêpes de sa coiffure de deuil. D’après ce qu’on lui avait dit,
Francis s’était figuré une Mme Lebreton plus mûre et moins
attrayante.--Elle, de son côté, s’était probablement attendue à
rencontrer dans le garde-général quelque ours hérissé et bourru,
semblable à la plupart des forestiers qu’elle avait connus à Auberive.
Aussi se sentait-elle fort intimidée en présence de ce beau garçon, aux
mains blanches, à la mise soignée, aux façons d’homme du monde, près de
qui elle venait en solliciteuse.

--Monsieur, commença-t-elle d’une voix moins assurée, ma démarche est
bien indiscrète et en dehors des usages... Veuillez l’excuser à cause du
motif qui m’amène... Il s’agit d’un acte d’humanité pour lequel vous
seul pouvez m’aider.

--Si la chose dépend de moi, répondit Francis, soyez persuadée, madame,
que je ferai le possible pour vous être agréable.

Elle le remercia et lui expliqua ce qui venait d’arriver à Manette
Trinquesse.

--En effet, reprit-il après avoir feuilleté quelques paperasses, voici
le procès-verbal du brigadier... Le délit est flagrant, les délinquants
sont coutumiers du fait, et permettez-moi d’ajouter, madame, qu’ils ne
sont guère dignes de votre intérêt.

--Si l’on ne s’intéressait qu’aux gens qui n’ont jamais péché, répliqua
la veuve, on aurait trop peu de chose à faire... Ce sont les coupables
qui ont surtout besoin de compassion.

--Mais ces Trinquesse sont des ravageurs de bois; si nous avions
seulement ici deux ou trois de leurs pareils, la forêt serait mise à
sac, et il est de mon devoir de sévir.

--Votre brigadier m’avait déjà dit tout cela, et si je suis venue près
de vous, monsieur, c’est que j’espérais vous trouver moins
impitoyable... Me laisserez-vous partir avec le regret de m’être
trompée? ajouta-t-elle en levant vers lui ses yeux bruns lumineux.

Il restait muet et s’oubliait à regarder ces grands yeux éclairés d’une
flamme humide. L’imprévu de ce tête-à-tête, la musique de cette voix
doucement suppliante, cette odeur de femme jeune et élégante qu’il
n’avait plus respirée depuis si longtemps, causaient au jeune homme une
émotion agréable qui n’avait rien de commun avec la compassion.

La veuve baissa précipitamment et pudiquement ses paupières aux longs
cils.

--Laissez-vous toucher, monsieur, murmura-t-elle timidement; faites
quelque chose pour ces pauvres gens!

Le garde-général tenait surtout à faire une bonne impression sur la
propriétaire de la Mancienne; il était trop peu habitué à de si aimables
visites pour rester longtemps implacable.

--Allons, dit-il en froissant dans ses doigts le procès-verbal,
j’arrangerai l’affaire avec Jacquin, mais ce sera par égard pour vous,
madame, et non pour ces gens, qui sont une vilaine engeance.

--Vous ne voulez pas avoir le mérite de votre bonne action, monsieur!
répondit-elle gracieusement.

--Je ne veux pas, lorsque j’ai l’honneur de vous voir pour la première
fois, que vous sortiez d’ici avec le souvenir d’un refus désobligeant.

En même temps il la regardait droit dans les yeux, en mettant dans cette
œillade hardie une galanterie beaucoup plus accentuée que celle qu’il
avait mise dans sa réponse. Mme Lebreton rougit jusqu’à la racine des
cheveux; elle n’avait jamais été regardée de la sorte; elle en était à
la fois choquée et toute remuée.

--La charité doit être désintéressée, repartit-elle d’une voix brève; je
ne vous en remercie pas moins au nom de mes protégés.

Elle s’était levée brusquement;--mais, confuse sans doute de ce trop
rapide effarouchement, tout en défripant sa robe, elle se retourna vers
le garde-général et reprit d’un ton plus radouci:

--J’espère, monsieur, que la façon dont nous avons fait connaissance ne
me privera pas du plaisir de vous voir à la Mancienne...

La figure de Francis Pommeret s’était épanouie, et, comme Mme Lebreton
se dirigeait vers la porte, il eut un nouvel accès de galanterie:

--Laissez-moi, madame, dit-il avec empressement, vous offrir mon bras
jusqu’au bas de l’escalier.

Un coup d’œil étonné de la veuve l’arrêta net et lui fit comprendre que
sa proposition avait été jugée indiscrète.

--Ne vous dérangez pas, répondit-elle en reprenant sa voix sévère; j’ai
déjà trop abusé de votre temps.

Elle inclina la tête avec une dignité un peu froide et gagna le couloir,
tandis que, debout sur le seuil, il regardait la svelte forme noire
s’éloigner dans la pénombre; elle avait légèrement relevé sa jupe, et
l’on distinguait, sous la blancheur des volants soutachés de noir, les
hauts talons de deux petits pieds battant d’un son mat les marches de
chêne; puis l’élégante vision s’évanouit au tournant de l’escalier.


III

--Monsieur le curé, dit Mme Lebreton, Pierre va vous offrir un peu de
cette mousse au chocolat... C’est le triomphe de ma cuisinière.

--Merci, madame, je n’en prendrai pas.

--Par esprit de mortification! s’écria le percepteur avec un rire
bruyant; M. le curé ne se permet pas les douceurs.

--C’est mon estomac qui ne me les permet pas, riposta l’abbé Cartier,
mais je ne les interdis point à mes paroissiens... Pierre, ajouta-t-il
avec un malin sourire, servez-donc M. le percepteur!

--Non, impossible! je suis complet! s’exclama ce dernier en retournant
brusquement son assiette vide sur la nappe.

Cette façon campagnarde de refuser amusa les dames qui
s’entre-regardèrent en riant sous cape, tandis qu’à l’autre bout de la
table, la perceptrice rougissait de la rusticité de son mari. Mme
Lebreton sourit discrètement, et son regard, glissant par-dessus les
fleurs qui ornaient le centre de la table, se rencontra un moment avec
celui de Francis Pommeret, assis de l’autre côté, entre la femme du
notaire et la sœur de la receveuse des postes, Mlle Irma Chesnel.

C’était la première fois que Mme Adrienne donnait à dîner depuis son
deuil; pendant douze mois elle s’était rigoureusement condamnée à la
solitude: mais le bout de l’an de M. Lebreton ayant été célébré à la fin
de juin, elle avait cru pouvoir se départir de ses habitudes de recluse
et se remettre en communication avec le monde. Son salon s’était
rouvert, et parmi les visiteurs les plus assidus et les mieux
accueillis, le bourg avait remarqué, non sans commentaires, le nouveau
garde-général. Ce premier dîner réunissait les notables d’Auberive, et,
naturellement, Francis Pommeret figurait parmi les invités.

On en était au dessert, à ce moment agréable où, la digestion n’ayant
pas encore commencé et où, le cerveau se trouvant émoustillé, les
langues se délient, les joues se nuancent de rose et les yeux
étincellent. Un vieux corton, versé avec précaution, achevait de
dégourdir l’esprit des convives. Pierre, en livrée brune, et une alerte
femme de chambre tournaient autour de la table sans qu’on entendît le
bruit de leurs pas amortis par les nattes qui couvraient le parquet. On
venait d’apporter les lampes. Par les fenêtres ouvertes une brise un peu
plus fraîche envoyait des odeurs de foin fauché, tandis qu’au loin les
rumeurs assourdies du village se fondaient dans les bourdonnements de la
conversation plus animée des convives.

La femme du percepteur, au rebours de son mari, avait repris deux fois
de l’entremets; elle n’était pas habituée à de pareilles bombances et
semblait faire provision de nourriture en vue des privations du reste de
la semaine. Quant au percepteur, il se souvenait qu’il avait promis à
ses quatre enfants de leur rapporter quelque chose, et, en bon père de
famille, il profitait du passage des assiettes de dessert pour bourrer
de petits fours les poches de sa redingote. La femme du notaire se
faisait expliquer par le juge de paix les règles du domino à quatre,
Francis Pommeret parlait peu, mais il savourait voluptueusement cette
atmosphère de bien-être. Le luxe de la table, l’odeur des roses, la
clarté dorée des lampes, le bouquet exquis du bourgogne circulant dans
de poudreuses bouteilles couchées sur des paniers d’argent, tout cela le
remettait dans son ancien milieu et lui causait une joyeuse dilatation
intérieure.

Ses yeux enhardis, après s’être caressés aux couleurs vives des fleurs
de la corbeille, s’arrêtaient avec complaisance sur la figure expressive
et distinguée de la maîtresse de la maison. La toilette noire d’Adrienne
Lebreton, tout en restant sévère, n’était pas exempte de coquetterie;
une dentelle en vieux point de Venise garnissait son corsage montant, et
une ruche blanche frissonnait autour de son cou. Elle ne portait pas de
bijoux et était coiffée de ses seuls cheveux dont les bandeaux bruns,
épais et lisses, encadraient l’ovale allongé de son visage, où brûlait
le feu assoupi de ses prunelles couleur café. Il est probable que si
Francis eût aperçu la veuve un an auparavant dans la ville qu’il
habitait et où les jolies femmes n’étaient pas rares, cette personnalité
un peu austère et voilée l’eût laissé indifférent; il eût trouvé qu’elle
manquait de jeunesse et d’éclat. Mais un séjour de cinq mois à Auberive
lui avait rendu le goût moins difficile. Le fond gris et vulgaire sur
lequel Mme Lebreton se détachait était merveilleusement propre à la
faire valoir; elle ressortait au milieu des bourgeoises campagnardes,
comme l’habitation opulente de la Mancienne tranchait elle-même sur
l’ensemble effacé et mesquin des bâtisses du bourg. Peu à peu
l’accoutumance et l’absence de points de comparaison avaient fait
découvrir à Francis dans la personne d’Adrienne de délicates nuances
pleines de charme, des beautés discrètement enveloppées. Elle avait
éveillé en lui un singulier sentiment tendre, où il entrait autant de
curiosité que de désir.

Les regards du garde-général ne quittaient guère Mme Lebreton. Ils
allaient de son corsage sobrement gonflé à ses cheveux aux torsades
foncées, mordues par un peigne d’acier; ils suivaient le modelé des
bras, qui étaient fort beaux, jusqu’aux poignets d’où sortaient de
longues mains effilées; ils erraient le long des lèvres rouges
entr’ouvertes sur des dents très blanches et plongeaient audacieusement
dans la profondeur des yeux cerclés de bistre.

Il était si absorbé dans cette contemplation qu’il ne répondait plus que
machinalement aux questions de Mlle Irma Chesnel, sa voisine. Cette
jeune fille nubile et déjà lasse du célibat avait toujours rêvé
d’épouser un de ces fonctionnaires que l’administration envoyait à
Auberive et qui s’y succédaient rapidement, pareils à des oiseaux de
passage. Pour le quart d’heure, elle cherchait à conquérir le cœur du
garde-général, et depuis le potage elle essayait de flirter avec lui. Le
verre de champagne qu’elle venait de boire lui avait donné un
redoublement de loquacité et elle caquetait comme une corneille
sentimentale, parlant en style de romance des attraits de la solitude,
des petites fleurs des bois et du murmure des ruisseaux.

--Pour avoir choisi cette belle carrière des eaux et forêts,
soupirait-elle, vous devez beaucoup aimer la campagne, n’est-ce pas,
monsieur?

Tout occupé à regarder l’ombre portée des longs cils d’Adrienne sur ses
joues mates, Francis entendit la question de Mlle Irma comme un
bourdonnement confus; en la voyant qui trempait ses lèvres dans la coupe
de champagne, il se méprit sur le sens des paroles et répondit
distraitement:

--Non, vraiment, mademoiselle, je n’en bois jamais.

La demoiselle, interloquée, releva la tête, et, suivant le rayon visuel
de son voisin, le trouva fixé dans la direction d’Adrienne. Elle comprit
alors le motif de cette réponse en coq-à-l’âne et se mordit les lèvres.

Un autre convive avait également remarqué la complaisance avec laquelle
le regard de Francis s’arrêtait sur Mme Lebreton. C’était le curé. Il
observait le manège du garde-général avec une inquiétude méfiante. Ses
petits yeux noirs, enfoncés sous l’orbite, épiaient silencieusement ceux
du jeune Pommeret, et l’expression sévère de son visage troué de petite
vérole indiquait combien il était scandalisé de cette contemplation, où
il croyait déjà lire une coupable convoitise.

Cependant les conversations allaient leur train. Le diapason des voix
s’était haussé d’un ton.

--Vous devez toujours étudier le jeu de votre partenaire, criait le juge
de paix à la notaresse, et ne jamais lui boucher sa pose...

--On ne vous voit guère à l’ouvroir, disait Mlle Irma en se retournant,
en désespoir de cause, vers la femme du percepteur.

--Que voulez-vous! quand on a quatre enfants, on est assez occupée à
raccommoder leurs nippes... J’ai l’aiguille à la main toute la
journée...

Les pyramides de cerises roulaient sur la nappe, les jattes de fraises
et de framboises circulaient et se vidaient; une odeur de fruits mûrs
emplissait la salle à manger.

--Ma foi! tout était excellent! s’exclamait le percepteur en se frottant
la barbe avec sa serviette. Convenez, curé, que bien dîner n’est pas un
péché!

Sans lui répondre, et l’œil toujours braqué sur le garde-général, le
curé s’était penché vers Mme Lebreton:

--Je crois, madame, murmura-t-il, qu’il serait charitable de mettre un
terme aux effusions de mon voisin.

Mme Adrienne s’était levée et avait pris le bras du notaire. Les chaises
furent repoussées brusquement. Chacun imitait son exemple et, Pierre
ayant ouvert les deux battants de la porte, les invités passèrent au
salon, où le café était servi.

Le curé et Francis Pommeret se rencontrèrent dans l’embrasure de la
porte.

--Monsieur le garde-général, dit le prêtre de son ton sardonique, ma
bibliothèque est toujours à votre disposition... mais il me semble que
vous n’en abusez pas.

--Pardon, monsieur le curé, répondit Francis en rougissant sous le
regard aigu de l’abbé, depuis quelques mois je n’ai guère eu le temps de
lire.

--Vous êtes très occupé...

--Oui, monsieur le curé, passablement.

--En vérité!... je m’étais laissé dire qu’en cette saison les opérations
forestières vous permettaient de nombreux loisirs.

--C’est une erreur, répliqua sèchement le garde-général.

--Ah! tant mieux! soupira le prêtre; puis il ajouta en pinçant les
lèvres:--Enfin, quand vos occupations vous absorberont moins,
souvenez-vous que mes livres sont à votre service... J’ai mis en réserve
quelques Pères dont la lecture vous intéressera certainement.

--Merci mille fois! monsieur le curé.--Ce diable d’homme se moque de
moi! pensa Francis Pommeret en se dirigeant vers le guéridon où Mme
Lebreton, aidée de Mlle Chesnel, offrait du café et des liqueurs à ses
convives.

Le percepteur, assis dans un fauteuil, tournait sa cuiller dans sa tasse
et soufflait bruyamment sur son café trop chaud. Le juge de paix,
joignant l’exemple au précepte, avait conduit la notaresse à une table
de jeu et organisait avec le notaire et la femme du percepteur un domino
à quatre. Le garde-général, accoudé au piano ouvert, regardait Mme
Lebreton occupée à servir ses hôtes. Penchée au-dessus du guéridon, elle
soulevait la cafetière d’argent et remplissait les tasses. Ainsi posée,
le cou infléchi, le bras en l’air, la robe laissant passer sous ses plis
tombants une bottine de satin noir, elle présentait, de la nuque, où
frisaient des boucles brunes, jusqu’à l’extrémité du talon, découvrant
un bout de jupon blanc, un ensemble de lignes élégantes dont le jeune
homme suivait avec curiosité les sobres ondulations. Quand Mme Adrienne
eut servi tout son monde, elle vint s’asseoir sur un canapé, à côté de
Mlle Chesnel qui sirotait lentement un verre de marasquin.

--Chère madame, dit cette demoiselle en montrant le piano ouvert, ne
nous jouerez-vous pas quelque chose?... Pour moi, j’adore la musique,
surtout la musique brillante. Quand les mains courent tout le long du
clavier et se croisent l’une sur l’autre... oh! c’est délicieux!

--Excusez-moi, répondit Adrienne, je n’étudie pas depuis longtemps et je
n’ai plus de doigts. Mais si vous voulez entendre un peu de bonne
musique, priez M. Pommeret de se mettre au piano... Il a un véritable
talent et il vous fera plaisir.

Ce n’était pas précisément l’affaire de Mlle Irma, qui avait compté
accaparer le garde-général pendant que Mme Lebreton serait au piano,
mais elle s’était trop avancée pour reculer et elle joignit ses prières
à celles de Mme Adrienne.

--Volontiers, murmura Francis en s’inclinant devant cette dernière.

Il s’assit sur le tabouret, prit un cahier de sonates de Mozart et
frappa quelques accords. Dès les premières notes, le curé, qui se
couchait régulièrement à dix heures, s’empressa de se lever, salua
silencieusement et se retira, son tricorne sous le bras.

Francis Pommeret n’avait pas tourné la tête. Il commençait la sonate en
_la_ et mettait toute son attention à exécuter le thème avec expression.
Il avait un joli talent d’amateur et ne s’en tirait pas mal. Les notes
suaves et câlines de la musique de Mozart montaient, légères, dans le
salon sonore. Mme Lebreton, tournée vers le piano, les bras croisés, la
tête un peu rejetée en arrière, semblait sous le charme de cette musique
faite de tendresse et de clarté, qui lui donnait une impression de
fraîcheur matinale. Les variations se succédaient; les notes
s’égrenaient, tantôt lentes et caressantes, tantôt allègres et vives
comme une envolée d’oiseaux, et Mme Adrienne, en les écoutant, se
sentait remuée de cette même joie intime et printanière qu’elle avait
éprouvée en se promenant au mois de mai dans les bois d’Auberive.

Il n’en était pas de même de ses hôtes, qui ne comprenaient rien à la
musique classique et dont un quadrille tapageur eût mieux satisfait les
oreilles peu délicates. Le percepteur sommeillait dans son fauteuil; sa
femme, prévoyant qu’il allait ronfler, se leva de la table de jeu, le
tira par le bras, et tous deux, saluant gauchement Mme Lebreton,
interrompirent le garde-général pour lui souhaiter le bonsoir.

Francis s’était arrêté.

--Encore! encore! murmura la veuve, qui rentrait après avoir reconduit
le couple.

Elle s’était rassise sur le canapé et regardait avec des yeux suppliants
le jeune homme, qui s’était retourné vers elle.

Il lui obéit, et feuilletant un second cahier, il commença une polonaise
de Chopin. Cette musique passionnée, tantôt fougueuse et emportée comme
une galopade de chevaux sauvages, tantôt triste et pénétrante comme une
plainte humaine, acheva de charmer Mme Lebreton. Elle était si bien en
harmonie avec sa nature concentrée et ardente! Ces notes tumultueuses ou
mélancoliques éveillaient un écho dans son cœur, fermé jusqu’alors comme
un jardin clos de hauts murs où pousse mystérieusement une flore
ignorée. Mme Adrienne s’oubliait à suivre ces rythmes heurtés et
capricieusement impétueux, et elle oubliait aussi ses convives. Mlle
Irma battait du menton et de la main la mesure à contre-temps, et
étouffait des bâillements multipliés; la partie de dominos était
terminée; le juge de paix, le notaire et sa femme vinrent saluer la
maîtresse de la maison, et Mlle Chesnel, pour ne pas revenir seule, se
décida à les accompagner; mais, avant de partir, ils allèrent tous,
malicieusement, l’un après l’autre, souhaiter le bonsoir au
garde-général, qui, agacé par ces salutations intempestives, frappait
les touches avec un redoublement d’énergie. Enfin ils s’éloignèrent et
sortirent par le jardin, sans que Francis quittât le piano. Quand il eut
terminé le morceau, il se retourna et se trouva seul avec Mme Lebreton,
qui rentrait dans le salon encore vibrant des sonorités de la polonaise.

--Ils sont tous partis, dit Adrienne un peu effarouchée; la musique les
a mis en déroute... Excusez-les, ils n’y entendent rien.

--J’ai peut-être aussi abusé de la permission, répondit Francis en se
levant comme à regret, et je crains d’avoir été indiscret.

--Au contraire, vous m’avez fait grand plaisir.

--Vous êtes trop aimable, madame, pour parler autrement, mais...

--Je dis toujours ce que je pense... Quand vous me connaîtrez mieux,
vous ne vous en apercevrez que trop... Vous partez? ajouta-t-elle, en le
voyant se lever... Je ne vous retiens pas, car je crois qu’il est tard.

--Il n’est que dix heures, hasarda hypocritement Francis.

Elle ne répondait pas, partagée entre la crainte du qu’en-dira-t-on et
un vague désir de prolonger ce tête-à-tête non prémédité. Le jeune homme
ne faisait plus mine de prendre son chapeau, et Adrienne, indécise,
embarrassée, s’était décidée à se rasseoir.

--Je crains, murmura-elle timidement, que nos soirées ne vous paraissent
un peu lourdes et que vous ne vous ennuyiez à la Mancienne.

--Oh! madame, protesta-t-il en se rasseyant à son tour, c’est à vous que
je dois les seules bonnes heures que j’aie passées depuis que je suis
ici.

--Auberive vous déplaît?

--Beaucoup moins maintenant... Mais, de février en avril, j’y ai trouvé
les journées démesurément longues!

Tout en parlant, il l’enveloppait d’un regard presque amoureux; en
relevant les yeux, elle surprit ce regard et rougit. Elle songeait que
c’était justement à la fin d’avril qu’ils s’étaient rencontrés pour la
première fois. Y avait-il une secrète intention dans le soin qu’il avait
pris de dater de cette époque la fin de ses ennuis à Auberive? Elle se
sentait de plus en plus embarrassée de se trouver seule avec ce jeune
homme dans le grand salon devenu subitement désert. Comme les personnes
dévotes, timides, et peu habituées aux hasards de la vie mondaine, ce
tête-à-tête qu’elle avait étourdiment provoqué lui causait maintenant
des terreurs chimériques. Elle se montait l’imagination et devenait
nerveuse. Elle osait à peine bouger, et la vaste pièce s’emplissait d’un
silence périlleux, sur lequel se détachait le murmure sourdement saccadé
des grillons du jardin et le menu bruit de l’huile montant dans les
lampes.--Une lumière blonde baignait Mme Adrienne; elle dorait ses
joues, allumait un éclair humide dans ses yeux bruns et mettait des
reflets mouillés sur le satin noir de sa jupe. Francis Pommeret la
trouvait en ce moment très séduisante; mais il était à cent lieues de
méditer les entreprises hardies qui s’étaient présentées à l’imagination
craintive de Mme Lebreton. Entre lui, modeste petit fonctionnaire,
vivant maigrement de ses appointements, et la riche et imposante veuve
d’un maître de forges millionnaire, il y avait une distance qui lui
paraissait trop disproportionnée. Essayer de la franchir par un de ces
coups d’audace qui réussissent parfois, c’était risquer de se faire
éconduire honteusement et de compromettre même sa situation à Auberive.
Il était bien trop circonspect pour jouer tout son avenir sur une seule
carte; néanmoins, à cette heure avancée de la soirée, pendant ce
tête-à-tête inattendu avec une femme jeune encore, à la fois élégante et
dévote, à laquelle l’inconnu et le fruit défendu donnaient un attrait
singulièrement capiteux, il lui montait par intervalles au cerveau des
bouffées de désir, des tentations timidement et lentement caressées. Il
se disait: «Si j’osais pourtant!... On a vu des choses plus
étonnantes... Qui sait?»

Les effarouchements d’Adrienne redoublaient. N’osant ni rester assise ni
congédier son hôte, elle alla machinalement vers la porte-fenêtre
ouverte sur le jardin:

--Quelle belle nuit! fit-elle d’une voix assourdie en se retournant vers
Francis; voyez donc comme le parc est éclairé!

La nuit, en effet, était magnifique et, par exception,--dans ce pays où
il gèle d’habitude jusqu’en juin,--elle était presque tiède. Surgissant
d’un massif de trembles et de peupliers de Virginie, la lune, déjà
échancrée épandait une large nappe de lumière bleuâtre sur les bouleaux
immobiles, sur la pièce d’eau entourée d’iris, sur les pelouses
récemment fauchées et sur les parterres tout fleuris de roses-thé. En
dehors de cette longue zone lumineuse, les massifs restaient plongés
dans une ombre noire. Les charmilles, taillées carrément, allongeaient
leurs berceaux à droite et à gauche et masquaient les murailles, de
sorte que le parc semblait comprendre dans son enceinte les collines
grises et les bois qui les couronnaient. Sous la clarté lunaire, les
retombées des lierres et des vignes vierges ondulaient légèrement, et le
murmure tremblotant des grillons faisait comme un accompagnement naturel
à ces frissons de verdure. A part cette musique assoupissante et
berceuse, pas un bruit dans la campagne, sauf, parfois, un glouglou
d’eau courante ou un chœur enroué de grenouilles, résonnant avec
lenteur, puis s’arrêtant soudain comme le ronflement d’un dormeur qu’on
dérange.

Francis s’était avancé sur le perron, à côté de Mme Lebreton.

--Bien souvent, dit-il, dans les premiers mois de mon séjour, j’ai rêvé
de me promener dans votre parc par une belle nuit pareille à celle-ci...
Avant d’avoir l’honneur de vous connaître, je vous avoue que j’étais
remué par de vilaines pensées envieuses... Je vous en voulais, madame,
de posséder cette propriété de la Mancienne et de ne pas en jouir.

--Voulez-vous que nous y fassions un tour au clair de lune? lui
demanda-t-elle.

Cette promenade lui semblait une diversion salutaire; elle la trouvait
moins redoutable que le tête-à-tête du salon.

--Volontiers, répondit-il.

Ils étaient descendus vers la pelouse, où des massifs de pétunias
exhalaient une odeur de girofle.

--Il ne suffit pas, reprit Mme Adrienne, de posséder une belle chose
pour en jouir; il faut encore être dans certaines dispositions
d’esprit... Je n’étais pas dans ces conditions-là et j’ai passé ici bien
des heures ennuyées. M. Lebreton, tout occupé de ses affaires, ne
s’inquiétait pas de savoir si je trouvais les journées longues; je
n’avais auprès de moi ni amis ni enfants...

--Pas d’enfants? Je croyais vous avoir entendu parler d’une fille...

--Adoptive, oui... Et cela vous prouve combien j’avais besoin de remplir
ce vide dont je vous parlais. Mais là encore j’ai éprouvé une déception.
Malgré mon désir de m’attacher à cette enfant, je n’ai pas pu la
conserver près de moi... Et pourtant je l’aime bien, ma pauvre
Sauvageonne!

--Sauvageonne! s’écria-t-il étonné de ce nom bizarre.

--Elle s’appelle Denise, mais nous l’avions surnommée Sauvageonne, à
cause de ses allures et de son caractère indomptable... C’est justement
cette sauvagerie qui nous a forcés à la mettre au couvent. Ici, on n’en
pouvait plus jouir, et là-bas, au Sacré-Cœur, elle a donné plus d’une
fois du fil à retordre à ces dames.

--Quel âge a-t-elle?

--Dix-sept ans... Elle commence à devenir raisonnable, et je compte la
reprendre avec moi aux vacances prochaines...

Cet entretien, roulant sur un sujet étranger aux préoccupations
actuelles de Mme Adrienne, avait fini par lui rendre un peu d’aplomb.
Elle se sentait plus à l’aise que dans le salon. Après avoir parcouru
toute la partie éclairée, ils étaient arrivés à un endroit où l’allée
plongeait dans l’ombre profonde des arbres entrecroisés. Mme Lebreton
aurait voulu revenir sur ses pas; elle n’osa pas le faire, par crainte
de montrer une peur ridicule, et ils continuèrent à s’enfoncer dans la
direction des charmilles. A mesure que l’obscurité devenait plus
mystérieuse, la conversation languissait. Francis la laissa tomber tout
à fait, et Adrienne, reprise de ses inquiétudes, ne trouva plus rien
pour l’alimenter. Le sentier s’était rétréci. Ils étaient obligés de se
serrer l’un contre l’autre pour passer de front. Mme Lebreton heurta du
pied une racine à fleur de terre et s’appuya instinctivement à l’épaule
de son voisin.

--Acceptez mon bras, madame! murmura Francis.

Elle obéit, mais elle était si troublée qu’elle fut obligée de ralentir
le pas. Sous son bras droit, le garde-général sentait battre le cœur de
la jeune femme, et lui-même était lentement envahi par une voluptueuse
émotion qui lui serrait la poitrine et le prenait à la gorge. Une suave
odeur de verveine dont les vêtements d’Adrienne étaient imprégnés lui
montait doucement au cerveau et le grisait. Ils étaient si rapprochés
l’un de l’autre, qu’un moment il fut sur le point de l’enlacer d’une
brusque étreinte et de la baiser à pleines lèvres... Cette explosion de
la sève sensuelle qui fermentait en lui fut soudain comprimée par un
geste familier et confiant de Mme Lebreton. Elle avait posé sa main sur
le poignet de Francis:

--Ecoutez! fit-elle, si on ne dirait pas une musique, là-bas, au fond
des bois...

Ils prêtèrent l’oreille. C’était le tintement argentin des sonnailles
d’un roulier attardé, qui vibrait mélodieusement dans la paix sonore des
futaies. Cette sonnerie légère et fuyante comme une musique de fées
allait toujours diminuant et s’affaiblissant; elle s’évanouit peu à peu
dans le lointain, et le silence plana de nouveau en maître sur la
campagne.

Ils étaient revenus en pleine lumière, et tous deux, lentement, sous
cette amicale clarté de la lune, savouraient sans rien se dire toutes
les menues et délicieuses sensations de l’amour qui commence.--Soudain,
au fond de la vallée endormie, l’horloge de l’église s’éveilla, et onze
coups bien détachés s’envolèrent l’un après l’autre dans l’air
fraîchissant.

--Ah! mon Dieu... onze heures! s’écria Mme Adrienne, reprise de ses
scrupules.

--Déjà! dit Francis.

--Que vont penser les domestiques? continua-t-elle en hâtant le pas.

--Je crois qu’il est grand temps que je me retire, en effet, murmura
Francis. Bonsoir, madame, et merci pour cette soirée dont je garderai
toujours le souvenir.

--Au revoir, monsieur! répondit-elle en baissant les yeux.

Il lui avait tendu la main, elle n’osa lui refuser la sienne, et les
deux mains restèrent assez longtemps l’une dans l’autre. Elle se dégagea
enfin, et Francis courut reprendre son chapeau. Quand il revint sur le
perron, il trouva Mme Adrienne en train d’arracher une touffe de roses
rouges à l’un des rosiers grimpants qui encadraient la marquise.

--Attendez, dit-elle, je veux que vous emportiez quelques fleurs de la
Mancienne.

Il prit les roses, les piqua à sa boutonnière, puis saisit de nouveau la
main qui les lui avait offertes, la serra et s’enfuit.

Une fois dehors, ayant retrouvé un peu de sang-froid, il alluma un
cigare et regagna lentement son auberge, en suivant la rue des Fermiers.
Comme il traversait la place de l’église, il lui sembla entendre des
chuchotements derrière les persiennes du bureau de poste; mais il était
si absorbé par les pensées agréables qui bourdonnaient dans son cerveau,
qu’il n’y prit pas garde.

Quand le bruit de ses pas se fut éteint, la receveuse des postes ferma
la fenêtre avec précaution, tandis que sa sœur, Mlle Irma, rallumait sa
bougie.

--Hein! ma chère, crois-tu? s’écria cette dernière en secouant la tête.

--Elle l’a gardé jusqu’à près de minuit! fit l’autre en joignant les
mains dévotement; quel scandale!

--Ça finira mal, retiens ce que je te dis!


IV

La petite église était pleine de fraîcheur et d’ombre, malgré le
rutilant soleil caniculaire qui chauffait la place et la rue des
Fermiers, où les toits en auvent découpaient une mince bande d’ombre
bleue en avant des façades. L’humidité avait mis çà et là des taches de
moisissure verte sur les murs de la nef blanchis à la chaux; et les
dalles disjointes du pavé, récemment arrosé par la femme du sacristain,
exhalaient une odeur de terre mouillée. Dans le coin le plus obscur, en
face de l’autel de la Vierge, se dressait la triple ogive du
confessionnal de M. le curé Cartier. Autour, quatre ou cinq dévotes, les
unes sur des chaises, les autres agenouillées sur la marche de l’autel,
priaient, la tête dans les mains. De la place où elles étaient, on
pouvait voir obliquement le maître-autel, où une jeune fille époussetait
les vases de fleurs artificielles; les tableaux du chemin de croix
accrochés aux piliers; les rangées de bancs de chêne noirci; et, tout au
fond, près du bénitier, le porche ouvert et cintré, dont la baie
ensoleillée était coupée verticalement par les deux cordes tombant du
clocher. Un pieux silence régnait sous la nef, interrompu seulement par
un bruit de chaises dérangées avec précaution, ou par la toux discrète
d’une des prieuses de la chapelle.

Une femme sortit du confessionnal avec la démarche contrite et soulagée
d’une personne qui vient de nettoyer sa conscience, et alla se
prosterner devant l’autel. Mme Lebreton avait posé son paroissien sur le
dossier de sa chaise, elle s’était levée et pénétrait à son tour dans
l’un des compartiments de chêne bruni. Elle s’agenouilla sur le
marchepied, les mains jointes, appuyées à la tablette vermoulue, la tête
légèrement inclinée de manière à ne pas regarder le confesseur en face.
Quelques secondes après, la planchette qui masquait le vasistas
treillissé glissa sur ses rainures; et Mme Adrienne distingua dans
l’ombre les deux yeux perçants du curé, ainsi qu’un bout de surplis
blanc.

Elle se signa:--Bénissez-moi, mon père, parce que j’ai péché.

Le curé, qui, d’un coup d’œil, avait reconnu à quelle pénitente il avait
affaire, s’assujettit sur son siège, poussa un soupir, dégagea ses mains
des larges manches de son surplis, puis se recueillit pendant que la
veuve balbutiait très bas: «Je confesse à Dieu tout-puissant, à la
bienheureuse Marie toujours vierge, et à vous, mon père, que j’ai
beaucoup péché par pensées, par paroles et par actions...» Puis,
d’une voix sourde mais nette, elle commença l’aveu de ses
fautes:--négligences, murmures, distractions pendant l’office,
mouvements de colère ou de coquetterie, lectures profanes, pensées
légères; tout le menu détail des péchés d’habitude qu’une femme bien
élevée peut commettre;--puis elle s’arrêta.

--Est-ce tout? murmura le prêtre d’une voix âpre.

--Je crois que oui, mon père... Je m’accuse de tous ces péchés et de
ceux que j’ai pu oublier; j’en demande pardon à Dieu, et à vous, mon
père, la pénitence et l’absolution, si vous m’en jugez digne...

Le curé s’agitait sur son siège: il reprit de sa voix rude, en dardant
sur sa pénitente ses yeux renfoncés, qui luisaient comme les prunelles
d’un chat au fond d’une cave:

--Êtes-vous bien sûre de m’avoir révélé toutes les infirmités de votre
cœur? N’avez-vous point omis volontairement des fautes qui vous
paraissent vénielles, mais qui, aux yeux de Dieu, sont mortellement
graves?... Vous vous êtes accusée tout à l’heure de pensées et de désirs
imprudents... A quelle occasion et de quelle façon vous sont-ils venus?

Mme Adrienne baissa la tête, rougit et balbutia.

--Il ne faut pas, insista sévèrement le prêtre, qu’une fausse honte vous
empêche de confesser tous vos péchés. N’oubliez pas que vous êtes au
tribunal de la pénitence; que vous devez découvrir à votre juge toutes
les plaies de votre âme, lui en révéler les causes avec leurs
circonstances aggravantes, sans rien déguiser ni diminuer... Si un
coupable respect humain vous arrête, je vais vous questionner et vous me
répondrez.

Elle demeurait la tête courbée, attendant avec inquiétude ce terrible
interrogatoire. Le curé soupira profondément, puis, d’une voix
prudemment assourdie:

--Vous recevez depuis quelque temps une personne dont la fréquentation
est pleine de périls...

Elle releva vivement les yeux et regarda le prêtre d’un air effarouché.

--Vous savez, continua-t-il, de qui je veux parler?

Elle tressaillit, puis d’une voix timide:

--Mais, objecta-t-elle, je reçois celui auquel vous faites sans doute
allusion comme j’ai reçu son prédécesseur.

--Ce n’est pas la même chose... Le prédécesseur de cette personne était
un homme âgé, d’une piété fervente, tandis que le nouveau venu est
jeune, beaucoup trop jeune pour que ses assiduités ne soient pas un
danger.

--Un danger... pour qui? murmura-t-elle en regimbant.

--D’abord pour l’enfant que vous avez adoptée, et qui va revenir aux
vacances, et aussi pour vous.

--Pour moi!... Mon père, la personne dont vous parlez ne s’est jamais
départie envers moi de la réserve et du respect d’un homme bien élevé.
Je n’aurais pas souffert, d’ailleurs...

--Je vous répète, interrompit le prêtre avec irritation, que ses visites
sont un péril pour votre âme... La chair est faible, et vous n’êtes pas
d’un âge qui vous mette à l’abri des désirs coupables.

--Mon père!

--Oserez-vous nier que les regards de ce jeune homme ne se portent
constamment sur vous avec une expression de détestable concupiscence?...
Je l’ai remarqué, moi, prêtre; j’en ai été scandalisé, et d’autres l’ont
été comme moi.

Elle restait muette et comme abîmée dans sa confusion.

--Or, poursuivit-il, du moment qu’il y a scandale, c’est à vous de le
faire cesser. «Malheur, dit l’Ecriture, à celui par qui le scandale
arrive!» Vous vous croyez aujourd’hui à l’abri des tentations de
l’esprit malin; c’est de l’orgueil pur... L’abîme attire l’abîme, et je
vous dis que cet homme vous aime d’un amour illicite...

Il respira bruyamment, puis ajouta avec un accent d’autorité:

--Il faut cesser de le voir, il faut le fuir pour le salut de votre âme,
pour votre réputation, pour le monde... C’est la pénitence que je vous
impose. Réfléchissez à ce que je vous ai dit et revenez dans huit jours
à ce saint tribunal... En ce moment je ne puis vous donner
l’absolution... Achevez votre: «Je me confesse à Dieu.»

Et, tandis que, visiblement troublée, elle se frappait la poitrine en
murmurant: «C’est ma faute, ma très grande faute!» le curé marmotta la
formule de la bénédiction, puis, relevant vers elle son regard perçant:

--Allez en paix! fit-il; et la cloison mobile, glissant sur les
rainures, se referma brusquement.

Mme Lebreton sortit, toute rouge, du confessionnal. Elle était si remuée
par les paroles du prêtre, et si en désarroi, qu’elle oublia de faire sa
prière à la Vierge, et, traversant rapidement la nef, elle se trouva
soudain sur la place, dont la pleine lumière l’éblouit. Elle ouvrit son
ombrelle, autant pour accoutumer ses yeux à ce flamboiement du soleil de
juillet que pour dérober sa figure bouleversée aux yeux curieux des
dames de la poste, sans cesse embusquées derrière leurs rideaux
entre-bâillés. Elle s’achemina lentement vers la Mancienne. Au sortir de
la glaciale humidité de l’église, la chaleur de cette journée d’été lui
faisait du bien. Le soleil, déjà oblique, allongeait les ombres des
tilleuls de la promenade d’Entre-deux-Eaux, et un frisson d’or courait à
la surface de la rivière sautillante. Mme Adrienne fermait les yeux, et,
dans son cerveau engourdi, une seule pensée revenait avec la ténacité
d’une obsession. Elle se répétait mentalement cette parole du curé: «Je
vous dis que ce jeune homme vous aime!»--Elle poussa distraitement la
petite porte grillée de la Mancienne, traversa la cour, la tête penchée,
les sourcils rapprochés, et elle allait monter chez elle quand, au
milieu du vestibule, sa femme de chambre lui chuchota avec une nuance de
discrétion affectée:

--Pardon, madame, M. Pommeret est dans le petit salon.

Elle tressaillit comme une personne qu’on éveille en sursaut.

--Pourquoi, murmura-t-elle d’une voix brève, ne lui avoir pas dit que
j’étais sortie?

--Madame avait annoncé qu’elle rentrerait vers cinq heures, et j’ai cru
bien faire en priant M. Pommeret d’attendre...

--C’est bien!... Prenez tout cela.

Elle se débarrassa vivement de son mantelet, de son paroissien et de son
chapeau; puis, le cœur battant, les cheveux un peu en désordre, elle
entra dans la pièce où on avait introduit le garde-général.

Ce petit salon, meublé d’un corps de bibliothèque de chiffonniers, de
tables à ouvrage et de sièges bas et confortables, était le séjour
préféré d’Adrienne; elle y travaillait et y recevait ses visiteurs
pendant la semaine.--A cause de la grande ardeur du soleil, les
persiennes avaient été fermées et le store baissé, de sorte qu’une
demi-obscurité régnait dans cette pièce haute de plafond, qu’une
jardinière garnie de fuchsias égayait de sa profusion de clochettes
rouges et de verdures tombantes.

Le garde-général, tournant le dos à l’entrée, debout près du divan,
feuilletait un journal illustré. Au bruit que fit le battant de la porte
il se retourna et aperçut Mme Adrienne qui s’avançait, sérieuse et les
sourcils froncés.

--Pardon, monsieur, commença-t-elle d’une voix dont elle essayait en
vain de dissimuler le tremblement, j’étais sortie... Je regrette qu’on
ne vous l’ait pas dit et qu’on vous ait fait ainsi perdre votre temps.

--On m’avait prévenu, madame, répliqua Francis en s’inclinant, mais on
avait ajouté que vous étiez à l’église et que vous en reviendriez
bientôt... Je me suis permis de vous attendre... Ce n’est pas du temps
perdu.

--C’est du temps mal employé, en tout cas, répondit-elle sèchement et en
tirant ses gants avec un geste d’impatience.

Francis Pommeret la considérait avec étonnement.

--Qu’a-t-elle donc aujourd’hui? se demanda-t-il.

Il songea tout à coup à cette station à l’église.

--Ah! pensa-t-il, tout s’explique: elle aura vu le curé et il l’aura
montée contre moi...

--Ai-je été indiscret? reprit-il en la regardant fixement.

--Il n’y a pas eu indiscrétion de votre part, puisque Zélie a cru devoir
vous engager à m’attendre... Seulement, ajouta-t-elle en rougissant
faiblement, une autre fois je vous prie de ne pas agir aussi
contrairement à nos usages... Ici, on épilogue sur tout, et il est
inutile de faire causer les gens.

Elle disait cela d’un ton bref, saccadé, sans lever les yeux sur lui, la
tête à demi tournée vers la jardinière, et les doigts occupés à
fourrager machinalement dans les retombées des grappes rouges.

--Je ne m’étais pas trompé, songeait Francis, il y a du curé
là-dessous... Ah! monsieur l’abbé, vous me tirez dans les jambes! eh
bien! à bon chat bon rat! nous verrons qui aura le dernier!

Il fit quelques pas de côté, de manière à se trouver en face de Mme
Adrienne, et, lui lançant son regard le plus doucement câlin:

--Madame, murmura-t-il, vous m’avez traité jusqu’à présent avec trop
d’indulgence pour que vous vous refusiez aujourd’hui à m’expliquer la
cause de votre brusque sévérité... Je vous supplie de me répondre
franchement: avouez qu’on vous a excitée contre moi.

Elle rougit de nouveau.

--Eh bien! oui, répliqua-t-elle, je n’ai pas l’habitude de garder les
choses que j’ai sur le cœur, et j’aime mieux vous les dire... Oui, on
trouve que vos visites à la Mancienne sont trop fréquentes. On m’a fait
sentir que j’avais tort de vous recevoir aussi intimement, et que, dans
ma position, votre présence ici était compromettante... Pour ma part, je
n’y avais vu aucun inconvénient, et je vous rends cette justice que vous
n’avez jamais donné le moindre prétexte à de pareilles accusations...
Mais vous savez ce que c’est qu’un village, et combien l’opinion
publique y est malveillante.

--Oui, dit Francis amèrement, je m’imagine qu’on n’a pas dû être tendre
à mon égard... Mais à vous, madame, que peut-on reprocher?

--On me reproche de vous avoir ouvert ma porte trop facilement... Oh!
croyez bien, monsieur, continua-t-elle en joignant les mains et en
levant vers lui ses yeux humides, croyez bien qu’il m’est pénible de
vous répéter de pareilles choses et que je regrette profondément ce qui
arrive!

--Adieu, madame, répondit-il froidement en prenant son chapeau; il ne me
reste plus qu’à vous demander pardon des ennuis que je vous ai causés et
à vous remercier des bontés que vous avez eues pour un étranger...

Il accompagna ces paroles d’un long regard attristé.

--Adieu! fit-il encore en s’inclinant et en se dirigeant lentement vers
la porte.

Elle songea qu’il s’en allait froissé et humilié, qu’il ne reviendrait
plus à la Mancienne, que tout serait fini entre eux... Son cœur se
serra, et, l’amour triomphant de sa prudence, elle le rappela:

--Monsieur Pommeret, s’exclama-t-elle, je ne veux pas que nous nous
quittions fâchés... Ne partez pas ainsi!

Il s’arrêta.

--Vous m’en voulez de vous avoir parlé aussi franchement? reprit-elle
d’une voix singulièrement amollie.

--Non, madame.

--Alors pourquoi me quittez-vous si brusquement?

--Parce que, du moment où nous ne devons plus nous voir, une brusque
séparation est le parti le plus sage... le moins cruel... pour moi, du
moins.

Elle avait détourné la tête et fixait obstinément les yeux sur les
fleurs du store:

--Vous dites cela, continua-t-elle, avec une amertume qui me prouve
combien je vous ai irrité.

--Je ne suis irrité que contre les gens dont les commérages vous ont
causé tout cet ennui.

--Oui, c’est odieux! murmura-t-elle en se tordant nerveusement les
mains; oui, il y a des gens qui ont l’esprit si méchant qu’ils voient le
mal dans tout!... Si on les écoutait, on finirait par croire à des
choses auxquelles on n’avait jamais pensé.

Francis avait de nouveau posé son chapeau sur un guéridon et il se
rapprochait peu à peu de Mme Adrienne.

--On m’a donc bien noirci dans votre esprit? demanda-t-il d’une voix
insinuante.

Elle haussait les épaules et gardait le silence.

--De quel crime m’accuse-t-on?

--Il ne s’agit pas d’un crime... N’insistez pas... Je rougirais de vous
répéter les absurdités qu’on a imaginées.

--Je désire pourtant que vous me les répétiez, poursuivit-il en dardant
vers Mme Lebreton un regard très tendre qui la troubla délicieusement;
un accusé a le droit de connaître les méfaits qu’on lui reproche.

--Non, je ne peux pas! balbutia-t-elle.

--Laissez-moi au moins essayer de les deviner... On incrimine mes
visites à la Mancienne?

--C’est vrai.

--Et on ajoute qu’elles sont compromettantes, parce que j’ai trop de
plaisir à vous voir... parce que je vous aime?

Elle fit signe que oui, et, sa confusion augmentant, elle s’assit à
l’extrémité du divan et se couvrit les yeux avec l’une de ses mains.

--Eh bien! on a raison! s’écria-t-il, et c’est l’exacte vérité... Je
vous aime!

Elle restait immobile, confuse, étourdie. Cet aveu d’amour,--le premier
qu’on lui eût adressé,--l’effrayait à la fois et l’enivrait. Elle
l’écoutait comme une musique étrange et suave; elle n’osait remuer,
comme si elle eût craint, au moindre mouvement, de faire envoler cette
sensation nouvelle, qu’elle savourait avec la volupté inquiète
particulière aux joies défendues.

--Oui, continua-t-il en se penchant vers elle, je vous aime!... Et vous
l’auriez toujours ignoré, si d’autres, plus clairvoyants que vous, ne
s’en étaient aperçus.

Involontairement, elle fit un signe de tête. Etait-ce pour affirmer sa
complète ignorance ou, au contraire, pour insinuer qu’elle avait tout
deviné bien avant les autres?... Ce fut dans ce dernier sens que Francis
Pommeret interpréta ce geste mystérieux, car, avec une hardiesse qui
démentait l’humilité de ses paroles, il s’assit près d’elle.

--Quoi! vous le saviez? s’écria-t-il.

Elle ne pouvait parler; les mots s’arrêtaient dans sa gorge sèche. Pour
toute réponse elle joignit ses deux mains avec une expression
suppliante, comme pour lui demander de ne pas la questionner davantage.
Ce mouvement laissa à découvert son visage, et, dans ses yeux profonds,
Francis vit rouler deux larmes qui ne tombèrent pas, mais qui
disparurent dévorées par la flamme des regards et par la chaleur des
joues couvertes de rougeur.

--Vous le saviez? répéta-t-il, et je vous fais pleurer!... Ah!
laissez-moi vous demander pardon de tout le chagrin que je vous cause.

La vue de ces yeux brillants et humides, de ces joues brûlantes lui
faisait perdre le sang-froid à son tour. Il s’était agenouillé devant
Mme Adrienne, et, malgré une muette résistance, il avait dénoué les
mains de la jeune femme et les serrait dans les siennes.

Maintenant le péril du tête-à-tête se compliquait de sensations plus
aiguës et plus troublantes. La pression des mains étroitement serrées,
le frôlement de cette robe de dévote, le contact des genoux d’Adrienne,
tout cela formait un ensemble de séductions irrésistibles pour un jeune
homme rendu plus entreprenant par six mois de sagesse. Mme Lebreton lui
semblait plus charmante encore que le jour de leur promenade au clair de
lune, et il en était positivement amoureux. Quant à elle, jamais elle
n’avait éprouvé ce qu’elle ressentait en ce moment. Cette brusque
explosion d’amour la prenait au dépourvu; toute neuve à de pareilles
émotions, elle restait désarmée et prise de vertige. La lourdeur
endormante produite par l’atmosphère de cette chaude après-midi de
juillet la rendait plus faible encore.--Un silence profond régnait dans
la petite pièce hermétiquement close; derrière les persiennes et le
store, on devinait, à une vague réverbération dorée, la violence du
soleil du dehors, baignant de sa clarté implacable le jardin aux fleurs
à demi pâmées. Entre la vitre et la mousseline du rideau, une mouche
emprisonnée bourdonnait, se taisait et bourdonnait de nouveau. Et à
travers ce silence, Francis, toujours agenouillé et de plus en plus
grisé, jetait de brèves paroles, décousues, à peine articulées, comme un
refrain toujours pareil et toujours délicieux:

--Je vous aime!... Vous êtes ma seule préoccupation... ma seule
adoration!

Elle écoutait, les yeux fermés, ces mots d’amour dont les syllabes
caressantes coulaient comme un philtre dans ses oreilles, vierges encore
d’une pareille musique. Elle se laissait bercer et endormir par cette
tendre litanie, et ses lèvres, devenues lourdes, ne s’ouvraient que pour
murmurer, comme dans un rêve, de vaines et craintives supplications.

--Prenez garde!... Relevez-vous, je vous en prie... Si l’on venait!

Il n’y avait dans ces protestations rien qui fût de nature à refroidir
l’élan de Francis; au contraire, il y trouvait presque une autorisation
tacite à pousser plus avant. Maintenant il couvrait de baisers les mains
qu’il tenait toujours prisonnières et il répétait:

--Je n’ai jamais aimé que vous!

--Ne vous moquez pas de moi! murmura-t-elle en se réveillant à demi,
soyez raisonnable... ne restez pas à genoux!

Il se releva en effet, mais ce fut pour s’asseoir tout contre Mme
Lebreton, et, à un mouvement effarouché qu’elle fit, il la prit dans ses
bras. Elle fut si abasourdie de cette nouvelle hardiesse qu’elle se
défendit à peine. Elle avait refermé les yeux, et derrière ses paupières
closes, elle entrevoyait, comme dans un lointain confus, la boiserie
sombre du confessionnal, elle entendait vaguement la voix du curé irrité
lui disant:--Ce jeune homme vous aime!--Et c’était bien vrai, il
l’aimait, et il était là qui le lui chuchotait tout bas contre
l’oreille.

--Ah! balbutia-t-elle, c’est mal! c’est mal!... Pourquoi vous ai-je
connu?

--Laissez-moi! ajouta-t-elle avec un long frémissement de tout le corps
et en s’arrachant à l’étreinte du garde-général.

Au moment où elle se débattait et reprenait possession d’elle-même, on
frappa discrètement deux coups à la porte du petit salon. Francis
s’était instinctivement reculé, et Mme Lebreton s’était levée...

--Entrez! dit-elle d’une voix sourde.

C’était Zélie, la femme de chambre, dont la figure discrète et un peu
hypocrite s’encadra dans l’entre-bâillement de la porte.

--Pourquoi avez-vous frappé? demanda avec irritation Mme Adrienne, dont
l’orgueil s’était soudain exaspéré à la pensée de cette précaution
inusitée et injurieuse... Ne pouviez-vous entrer tout simplement comme
d’habitude?

--Je venais annoncer à madame que le dîner était servi, et je croyais,
je craignais...

--Cela suffit!... Une autre fois dispensez-vous de ces excès de zèle...

Et, comme pour prouver qu’elle était au-dessus de pareilles
suppositions, elle ajouta en se tournant à demi vers Francis:

--Mettez un second couvert; M. Pommeret dîne avec moi.


V

Les premières semaines d’août avaient été très orageuses; la pluie était
tombée en abondance, et les jardins de la Mancienne en étaient encore
tout ruisselants. L’Aubette, brusquement grossie, ayant changé en
torrents les cascatelles du parc, les pelouses gardaient les traces
limoneuses de ce soudain débordement. L’ouragan avait endommagé les
arbres; des jonchées de brindilles et de feuilles vertes couvraient la
surface de la pièce d’eau, et les rosiers, courbés au ras du sol,
laissaient traîner dans le sable leurs touffes de roses
épanouies.--Nu-tête, les jupes relevées au-dessus de la cheville, Mme
Lebreton visitait les plates-bandes mouillées, constatant les dégâts,
promenant ses mains protégées par de vieux gants dans les trochées
terreuses, relevant ici une tige couchée, donnant plus loin un coup de
sécateur. Elle avait coupé, chemin faisant, deux œillets rouges et les
avait attachés à son corsage. Sa démarche avait quelque chose de plus
léger et de plus allègre que de coutume. Ses yeux bruns scintillaient,
ses joues mates s’étaient nuancées de rose. De même que l’orage avait
rafraîchi l’air et la verdure, on eût dit qu’il avait donné à Mme
Adrienne un revif de jeunesse et d’épanouissement. Tandis qu’elle
visitait ses massifs effondrés et ses parterres défoncés, elle entendit
le sable crier sous un pas lent et mesuré; elle tourna la tête et
aperçut l’abbé Cartier à l’extrémité d’une allée.

Le long corps émacié du prêtre s’enlevait en noir sur la verdure; la
pleine lumière semblait augmenter encore sa maigreur austère et sa
physionomie ascétique. Mme Lebreton, qui ne l’avait pas revu depuis
l’après-midi du confessionnal, c’est-à-dire depuis près de trois
semaines, ne put dissimuler son embarras. La rougeur de ses joues
s’accentua, pendant que le curé, ramenant les plis de sa soutane
flottante et soulevant son tricorne, l’abordait avec un salut
cérémonieux et compassé.

--Bonjour, monsieur le curé, murmura-t-elle d’une voix un peu émue,
comment vous portez-vous?

--Pardonnez-moi de vous déranger si matin, madame, dit-il sans répondre
à sa question, je fais la quête mensuelle pour mes pauvres et je n’ai
pas cru devoir passer devant la Mancienne sans vous demander votre
offrande.

--Vous avez eu raison, monsieur le curé, et c’est à moi de m’excuser de
vous recevoir dans ce négligé... Vous me surprenez en costume de
jardinière.

Le curé jeta un regard oblique sur le cou nu de la veuve, sur
l’échancrure du corsage empourpré par les œillets rouges, puis il baissa
les yeux d’un air choqué, et ses lèvres minces se pincèrent encore plus
que d’habitude.

Joubert dit quelque part que «les parfums cachés et les amours secrets
se trahissent.» Il se dégageait de la personne d’Adrienne Lebreton une
odeur d’amour et de voluptueuse satisfaction qui fut pour le prêtre une
révélation soudaine et qui lui fit éprouver un intime frémissement de
pieux dégoût et de sainte colère.

--Voulez-vous avoir la bonté de me suivre, reprit-elle en dénouant les
tirettes de sa robe, dont les plis retombèrent modestement sur ses
pieds; je vous remettrai mon offrande...

Le curé emboîta le pas silencieusement derrière elle, en gardant
toujours sa mine renfrognée. Quand ils furent dans le petit salon, elle
ouvrit le tiroir d’un chiffonnier, y prit deux louis, et les déposa dans
la main osseuse du doyen.

--Voici pour vos pauvres, monsieur le curé, dit-elle en s’inclinant.

L’amour heureux rend les cœurs plus charitables et les mains plus
donnantes; l’aumône était deux fois plus importante que d’ordinaire,
mais ce gâteau inespéré n’eut pas le don d’adoucir Cerbère. Sans quitter
son air maussade, M. le curé empocha la généreuse offrande de la veuve
et se contenta de remercier du bout des lèvres.

--J’ai regretté, continua Mme Lebreton, que vos occupations ne vous
aient pas permis de venir dîner dimanche dernier à la Mancienne... Du
reste, je n’ai pas eu de chance cette fois; il m’a manqué encore
d’autres convives: les dames de la poste, ainsi que le notaire et sa
femme.

Le curé prit l’air étonné d’un homme qui ignore ce qui se passe dans sa
paroisse.

--En vérité!... Ces dames étaient-elles absentes d’Auberive?

--Non; les demoiselles Chesnel étaient retenues par un travail urgent,
et Mme Bouchenot était souffrante... Mais vous, monsieur le curé, vous
n’étiez ni absent, ni malade... Pourquoi m’avoir fait faux-bond?

--Excusez-moi, madame, murmura-t-il en pinçant les lèvres, et permettez
que je garde pour moi les raisons de mon abstention.

Mme Adrienne avait redressé brusquement la tête.

--Vos raisons, répliqua-t-elle en essayant de sourire, sont donc bien
mauvaises, monsieur le curé, pour que vous craigniez de me les dire?

Il salua cérémonieusement:

--Je les crois bonnes, mais je vous en prie, madame, n’insistez pas...
Laissez-moi conserver avec vous une réserve dont je ne me suis pas
départi depuis notre dernière entrevue.

En entendant ces paroles entortillées, Mme Lebreton pâlit.

--J’insiste, au contraire, reprit-elle d’un ton bref, et je vous supplie
de vous expliquer, monsieur le curé; j’aime les situations nettes.

L’abbé Cartier poussa un soupir sifflant et contristé.

--Vous le voulez, madame? Eh bien! soit.

Il continua d’une voix assourdie:

--Lorsque j’ai eu l’occasion de m’entretenir avec vous pour la dernière
fois, je ne vous ai pas épargné certains conseils dictés par une sage
circonspection... Vous avez cru devoir les dédaigner... Voyant mon
autorité pastorale méconnue, il ne me restait plus qu’une chose à faire:
m’abstenir... En m’asseyant de nouveau à votre table, j’aurais eu l’air
d’autoriser par ma présence des choses que je déplore, et j’aurais
scandalisé mes paroissiens, qui le sont déjà assez par le spectacle de
ce qui se passe...

--Que se passe-t-il donc et de quel scandale parlez-vous? s’écria
Adrienne.

--Vous le demandez, madame?... Me sied-il bien à moi, prêtre, de vous
répéter les propos qui courent le pays?

--Oui, je le désire... Vous vous êtes trop avancé pour ne point aller
jusqu’au bout... Que dit-on, s’il vous plaît?

--On dit que M. Pommeret vient ici très souvent, non seulement en plein
jour, mais le soir...

--C’est vrai, M. Pommeret passe quelques-unes de ses soirées à la
Mancienne... Quel mal y voit-on?

--Si le mal n’existe pas, et je l’espère, poursuivit le curé en baissant
les yeux, pourquoi ce jeune homme, au lieu de sortir comme tout le monde
par la grille, s’échappe-t-il à la nuit close par la petite porte du
parc?

--Mais c’est un véritable interrogatoire! s’exclama Adrienne avec un
rire nerveux. Continuez, je vous en prie.

--Excusez-moi, il y a des choses que ma bouche ne doit pas répéter.

--Vous pouvez les répéter, dit-elle d’un ton hautain, puisque je consens
à les entendre.

--On ne se cache que pour mal faire, ajouta le prêtre sévèrement.

--Pourquoi me cacherais-je?... Ne suis-je pas veuve et libre de ma
personne?

--On n’est jamais libre de braver l’opinion publique... Savez-vous ce
que crient tout haut nos paysans? «Quand on est riche, on se croit tout
permis!» Voilà ce qu’ils disent, et si, par politique ou par intérêt,
certaines personnes persistent à vous faire bon visage, croyez bien
qu’elles se dédommagent lorsqu’elles sont hors de votre présence...

--Pardon! les bonnes âmes qui s’occupent de moi, et vous-même, monsieur
le curé, vous oubliez une chose: c’est que je suis veuve, je vous le
répète, et que je puis avoir le désir légitime de changer de
condition... Depuis quand considère-t-on comme un scandale de voir une
veuve encore jeune songer à un second mariage?

La bouche du prêtre se plissa et un sourire sardonique erra sur ses
lèvres.

--Ah! dit-il, du moment que vous croyez à des intentions de mariage de
la part de M. Pommeret!...

--Et quelles intentions voulez-vous donc qu’ait un homme loyal et bien
élevé à l’égard d’une femme qu’il aime? s’écria Mme Lebreton devenant
cramoisie.

--Me préserve le ciel de porter un jugement téméraire! soupira le curé
en secouant la tête, mais j’ai une médiocre confiance dans les
intentions des jeunes gens sans principes.

--Monsieur le curé, vos préventions vous font dépasser la mesure,
répondit sèchement Adrienne. Elles sont aussi injurieuses pour moi que
pour M. Pommeret... Me croyez-vous femme à recevoir intimement un homme
que je ne considérerais pas comme mon futur mari?

--Admettons que cela finisse par un mariage, riposta le prêtre d’un ton
amer, ce sera encore tant pis.

--Pourquoi tant pis?

--Ce jeune homme a dix ans de moins que vous, insinua-t-il avec
malveillance.

--Qu’importe, s’il m’aime telle que je suis?

--Il est vrai qu’il est sans fortune, ajouta le curé en ricanant.

--Monsieur! protesta Mme Lebreton indignée, j’aime M. Pommeret et j’ai
confiance en lui.

--Et cette enfant que vous aviez adoptée, la sacrifierez-vous aussi à
vos nouveaux projets?

--Denise vivra avec nous, et M. Pommeret lui servira de père.

--Un père bien jeune! objecta méchamment l’abbé Cartier.--Enfin,
reprit-il en rajustant sa ceinture qui glissait sur ses maigres hanches,
je souhaite que tout ceci tourne aussi bien que vous le désirez,
madame!... Quand dois-je publier vos bans?

A cette question brusquement posée, Adrienne rougit et resta un moment
silencieuse. Les petits yeux renfoncés du prêtre étaient fixés sur elle,
et l’embarras de Mme Lebreton n’échappait pas au perspicace abbé
Cartier. Il devina qu’elle s’était vantée en annonçant comme certaines
les intentions matrimoniales du jeune Pommeret.

--Ah! ah! ce beau mariage n’est pas aussi avancé qu’on essayait de me le
faire croire! songea-t-il en jouissant du trouble où il avait jeté son
interlocutrice.

--Rien ne presse encore, murmura-t-elle... Je vous ferai prévenir quand
l’époque sera fixée.

--Le plus tôt sera le mieux! reprit-il. Je suis votre serviteur, madame.

Il la salua et se retira, laissant Mme Adrienne toute contristée et
pensive. Le soleil avait beau illuminer le jardin, elle voyait tout en
noir maintenant, et les paroles du prêtre lui avaient assombri le reste
de sa journée.

C’est dans cet état de songerie anxieuse que Francis Pommeret la trouva,
lorsqu’à la tombée de la nuit il arriva à la Mancienne.

Ainsi que l’avait insinué le curé, il y passait maintenant presque
toutes ses soirées. De temps à autre, il y entrait ostensiblement, au
grand jour, comme quelqu’un qui va rendre une visite; le plus souvent il
s’y glissait à la nuit close, après avoir fait un long détour par le
chemin de la Grand’Combe. Il s’introduisait alors par la petite porte du
parc, entre-bâillée juste à point pour lui livrer passage. Il croyait
ainsi dépister l’attention du village, et il se figurait naïvement que
personne ne se doutait de son manège. Les amoureux sont pleins de ces
illusions enfantines; ils sont persuadés que, pour n’être pas vus, il
leur suffit d’avoir la bonne intention de ne pas se laisser voir. Ces
subterfuges d’autruche qui s’imagine être invisible parce qu’elle
enfouit sa tête dans un buisson, ne trompaient plus personne à Auberive.
Chaque soir, le garde-général était épié secrètement. On savait
exactement l’heure à laquelle il entrait à la Mancienne, le temps qu’il
y passait, le chemin qu’il prenait pour en sortir; et le curé n’avait
rien exagéré en affirmant que l’imprudente conduite des deux amoureux
commençait à exciter une sourde indignation chez les petites gens comme
chez les notables du bourg.

A la lueur de la lampe posée dans un coin du salon, Francis Pommeret
remarqua bien vite les sourcils froncés d’Adrienne et l’expression de
tristesse répandue sur sa physionomie.

--Qu’avez-vous? lui demanda-t-il en l’attirant près de lui.

Il lui avait pris les mains et la regardait tendrement en face.

--J’ai reçu la visite du curé, répondit-elle, et il m’a dit des choses
qui ont teint mes idées en noir.

--Je n’aime pas cet homme, s’écria Francis; il est haineux et rancunier
comme tous les gens bilieux... Sa bile malfaisante s’extravase jusque
dans ses moindres paroles... Qu’a-t-il encore inventé pour vous mettre
l’âme à l’envers?

--Il n’a rien inventé, malheureusement!... Il s’est contenté d’appuyer
durement le doigt sur la plaie, en me rapportant tout le mal qu’on pense
de moi et en me reprochant d’être un objet de scandale pour sa paroisse.

--L’abbé Cartier prend ses désirs pour des réalités... Il cherche à vous
éloigner de moi, parce qu’il devine que je vous aime.

--Il n’a pas eu grand’peine à le deviner, reprit Mme Adrienne avec un
sourire attristé, car je le lui ai moi-même déclaré.

--Quelle imprudence! s’exclama le garde-général; il va le répéter dans
toutes les maisons d’Auberive!

--Il n’aura pas besoin de le répéter, poursuivit-elle en secouant la
tête, tout le village sait déjà à quoi s’en tenir sur notre compte... Je
ne suis ni sourde ni aveugle, et je remarque bien que les gens d’ici ne
sont plus les mêmes pour moi. Rien ne m’échappe, ni la froideur réservée
de mes anciennes relations, ni les regards sournois et les chuchotements
des paysans quand je passe dans les rues, ni les précautions
injurieusement discrètes de mes domestiques... On me juge, on me juge
sévèrement, et je l’ai mérité... La malignité publique ne se marque pas
encore ouvertement, parce qu’ici la population est timide, mais il ne
faut qu’une circonstance malheureuse pour tout faire éclater... Je ne
vous reproche rien, mon ami, ajouta-t-elle en voyant la figure de
Francis se rembrunir, je ne regrette rien!... Même dans cette situation
tristement fausse, je me trouve heureuse de vous avoir connu... Mais je
ne voudrais pas que cette enfant que j’ai adoptée et qui va revenir ici
aux vacances, je ne voudrais pas que Denise fût exposée à entendre
blâmer ma conduite, ni qu’elle fût témoin de quelque fâcheux éclat...
Aussi j’envisage sérieusement les choses et je pense qu’il faut prendre
un grand parti.

--Quel parti? murmura le jeune Pommeret, qui se méprenait sur le sens de
cette allocution et avait une mine allongée... Il croyait qu’elle allait
lui dire de rompre et il se voyait déjà banni de la Mancienne.

--Francis, reprit-elle d’une voix un peu tremblante, mais dont le ton
s’était néanmoins haussé et devenait vibrant, m’aimez-vous bien fort?...
Non pas comme un enfant qui se monte la tête pour la première femme
qu’il trouve à son gré, mais comme un homme sérieux, loyal?...
M’aimez-vous d’un amour solide et durable?

--Je vous adore! répondit-il en lui baisant les mains et en les retenant
dans les siennes, et rien ne pourra me séparer de vous.

--En ce cas, mon ami, il faut imposer silence aux mauvaises langues et
rendre notre situation nette, inattaquable... Il faut nous marier le
plus tôt possible.

Francis Pommeret eut un mouvement d’effarement qui lui fit lâcher les
mains de Mme Adrienne. Il fut pris d’un soudain éblouissement, et dans
un éclair il vit, comme du haut d’une montagne, le riche domaine de la
Mancienne, le parc, les bois, les fermes et les prés, les rentes et les
sacs d’écus étalés à ses pieds, tandis qu’une invisible voix lui
chuchotait à l’oreille: «Toutes ces richesses sont à toi, toi, pauvre
hère, le sixième enfant d’une famille de petits bourgeois, où, de tout
temps, on a tiré le diable par la queue!...» Cela dura à peine deux
secondes, puis les réflexions vinrent coup sur coup avec une rapidité
électrique.

Il faut rendre cette justice au garde-général que jamais l’idée d’un si
merveilleux dénoûment n’avait été sérieusement agitée dans son esprit.
Il n’était ni cupide ni ambitieux. Chez ce garçon sanguin et bien
portant, l’amour du plaisir prédominait sur les facultés raisonneuses et
calculatrices. Il avait été entraîné vers Mme Lebreton, non point par
l’arrière-espoir d’un beau mariage, mais par ce premier et tumultueux
bouillonnement d’un sang chaud qui pousse un jeune homme de vingt-quatre
ans, bien équilibré et bien en point, à courtiser une femme jeune encore
et très désirable,--surtout quand cette personne possède seule, dans un
pays perdu, cette grâce féminine et cette élégance mondaine qui sont un
assaisonnement de plus pour un vaniteux et un voluptueux de l’espèce de
Francis. Il avait vu dans cette conquête un moyen de satisfaire ses
appétits de plaisir, tout en passant son temps confortablement, et il
n’avait jamais regardé au-delà. Maintenant qu’il avait atteint le sommet
où il avait rêvé de s’élever et qu’il entrevoyait de nouvelles
perspectives non prévues, il en était plus ébloui qu’émerveillé. Il
n’avait guère jusque-là songé sérieusement au mariage, et la pensée de
se lier pour toujours, quand il avait à peine tâté de la vie, le rendait
tout d’abord plus méditatif qu’enthousiaste.

Mme Adrienne regardait avec inquiétude sa mine hésitante et songeuse.

--Vous ne me répondez pas! balbutia-t-elle d’une voix étranglée.

--Pardon! dit-il enfin... Songez que je suis pauvre comme Job et que
vous êtes, à ce qu’on prétend, trois fois millionnaire... Si j’accepte
le bonheur que vous m’offrez, les envieux et les malveillants
m’accuseront de vous avoir épousée pour votre argent... Voilà ce qui me
fait hésiter.

Les yeux bruns de Mme Lebreton jetèrent à Francis deux regards baignés
de tendresse et de reconnaissance. Elle lui savait gré d’un pareil
scrupule; elle triomphait de cette réponse qui faisait tomber à plat les
méchantes insinuations du curé, et lui montrait les côtés délicats et
fiers du caractère de l’homme qu’elle aimait.

--Cher! reprit-elle en saisissant les mains de Francis, je vous remercie
de m’avoir répondu franchement et je vous aime encore davantage... Si de
pareilles considérations vous font hésiter, que dirai-je donc, moi, qui
ai dix ans de plus que vous? L’âge met entre nous une bien autre
disproportion que la fortune... Je vous aime mieux que vous ne
m’aimez!... En insistant sur cette misérable question d’argent, vous
allez me faire croire que vous avez plus d’amour-propre que d’amour...
Je suis aussi orgueilleuse que vous, et cependant j’ai mis mon orgueil
sous mes pieds pour me donner à vous tout entière.

Il allait répliquer et protester. Elle lui ferma gentiment la bouche
avec sa main.

--Taisez-vous! chuchota-t-elle avec un accent passionné qui chatouilla
délicieusement Francis... D’abord, monsieur, je ne veux pas vous mettre
le poignard sur la gorge... Ne parlons plus de cela, ce soir; mais
réfléchissez-y sérieusement, et demain seulement rapportez-moi votre
réponse.

Elle l’entraîna dans les allées du parc silencieux et noir, sous un ciel
encore lourd et orageux. Les massifs sentaient déjà l’automne; les phlox
à demi séchés, les roses-thé qui s’effeuillaient et les clématites
épanouies imprégnaient l’air d’une odeur amollissante, d’un
alanguissement endormeur, qui auraient énervé des résolutions plus
énergiques que celles du jeune Pommeret. Tenant le bras de Mme Adrienne
serré contre son bras, il écoutait rêveusement le glou-glou des
ruisseaux qui coulaient sous les ponts rustiques; il regardait dans
l’écartement des grands marronniers sombres la façade blanchissante de
la Mancienne. La lampe du salon éclairait d’une lueur orangée la
porte-fenêtre du rez-de-chaussée, et, dans cette obscurité mystérieuse,
l’habitation avait un air plus somptueux et plus imposant encore.
Francis songeait qu’il n’avait plus qu’un mot à dire pour que toute
cette opulence fût à lui; en même temps, avec un mouvement d’orgueil
satisfait, il se remémorait sa première visite à la Mancienne, quand,
morfondu par la bise de février et esseulé, il s’était arrêté sous ces
mêmes arbres, et avait jeté son premier regard de convoitise sur les
jardins et la maison...

Ils étaient assis depuis longtemps déjà sur un banc rustique et s’y
oubliaient, quand l’horloge sonna onze heures. Mme Adrienne reconduisit
le jeune homme jusqu’à la petite porte, et, lui serrant les deux mains
avec une énergie un peu nerveuse:

--A demain soir! lui dit-elle.

Francis Pommeret regagna, par des ruelles détournées, la promenade
d’Entre-deux-Eaux. Tout le bourg paraissait endormi. Le ciel était
couvert, et les branches touffues des tilleuls plongeaient la promenade
dans des ténèbres si noires que le garde-général avait grand’peine à se
maintenir au milieu de la chaussée qui sépare les deux bras de l’Aube.
Au tournant qui domine l’abreuvoir, un obstacle à la fois élastique et
résistant fit soudain trébucher Francis, et, n’eût été le tronc d’un
tilleul auquel il se raccrocha, il aurait pris un bain au plus bel
endroit de la rivière. Après s’être remis sur pied, il essaya en
tâtonnant de se rendre compte de la cause de sa chute, et reconnut
qu’une corde avait été tendue à hauteur des genoux, en travers du
chemin, de façon à faire faire un plongeon dans l’Aube à quiconque
suivrait nuitamment et étourdiment le chemin d’Entre-deux-Eaux. Il
articula un violent juron. Au même moment, il entendit de gros éclats de
rire résonner aux fenêtres obscures de la maison voisine. Evidemment,
c’était pour lui qu’on avait préparé ce traquenard, et les mauvais
plaisants qui lui avaient joué ce tour se gaussaient de sa mésaventure,
croyant que leur farce avait pleinement réussi.--Quand il arriva au
seuil de son auberge, il trouva contre l’ordinaire la porte fermée aux
verrous, et, pour la faire ouvrir, il dut heurter assez longtemps à
coups de poing, tandis que le gros rire agaçant continuait dans la
maison d’en face.--Les gens de l’auberge étaient sans doute de
connivence avec les farceurs qui avaient tendu la corde, car ce fut
seulement au bout de cinq minutes que la maîtresse d’hôtel, tout
habillée, daigna ouvrir. Elle feignit un étonnement gouailleur.

--Quoi! c’est vous, monsieur le garde-général? Eh bien! vrai, je ne vous
savais point dehors, et il y a beau temps que je vous croyais mussé dans
votre lit!

Tout en parlant, elle soulevait son lumignon et examinait Francis des
pieds à la tête, pensant le trouver trempé comme une soupe.

Il lui arracha le lumignon des mains et monta, furieux, dans sa chambre.

--Adrienne a raison, pensa-t-il en se déshabillant, il faut clore le bec
à ces gens-là, qui deviennent insolents; ce soir, ils se sont attaqués à
moi; demain, si je n’y mets ordre, ils s’attaqueront à elle.

Le dimanche suivant, un peu avant la grand’messe, les paysans, qui
badaudaient sur la place en attendant le dernier coup, virent
l’appariteur ouvrir le grillage du cadre où l’on affichait les actes de
la mairie, et y coller une demi-feuille de papier timbré couverte
d’écriture. Les curieux se rapprochèrent et lurent, avec un émoi que
trahissaient de confuses exclamations, la première publication de
mariage projeté entre «Pierre-François Pommeret, garde-général des
forêts, demeurant à Auberive,--et Laurence-Marie-Adrienne Ormancey,
veuve en premières noces de Marcel Lebreton, demeurant à la Mancienne,
même commune.»

Mlle Irma Chesnel, qui, de la fenêtre du bureau de poste, observait les
hochements de tête et les ricanements des paysans attroupés, ne put
résister à la curiosité qui la démangeait et alla, cheveux au vent, se
mêler au groupe qui s’amassait devant le grillage municipal. Elle
déchiffra lentement le griffonnage du maître d’école. Quand elle
retraversa la place, elle avait le nez pincé et les coins des lèvres
tombants.

--Ça y est, ma chère! s’écria-t-elle en rentrant dans le bureau où sa
sœur ficelait les paquets de son courrier; elle l’épouse, ils sont
affichés!

--La sotte! s’exclama à son tour la receveuse des postes en maniant
au-dessus de la flamme son bâton de cire à cacheter.

--C’est égal! reprit Mlle Irma, qui crevait de dépit... il y a des gens
qui ont de la chance, et le garde-général peut se flatter d’avoir fait
un beau rêve!... Je lui souhaite beaucoup de plaisir avec une femme qui
a dix ans de plus que lui!

--Ma chère, répliqua sentencieusement Mlle Chesnel aînée, tandis qu’elle
étendait sa cire sur les ficelles croisées, à cheval donné on ne regarde
pas la bride... C’est elle que je plains: elle fait une sottise et elle
s’en mordra les doigts!


VI

Il avait été convenu entre Mme Lebreton et Francis que ce dernier
profiterait de la quinzaine des publications pour se rendre chez ses
parents et solliciter leur consentement au mariage. Comme on le pense
bien, cette formalité ne souleva de la part de la famille Pommeret
aucune objection. L’union projetée était une trop belle affaire, et trop
inespérée, pour ce couple bourgeois qui avait élevé ses six enfants à la
sueur de son front. Le père et la mère Pommeret ne songèrent pas même
une seconde à s’offusquer de la disproportion d’âge existant entre leur
fils et sa fiancée et à se demander si ce mariage, où la jeunesse était
d’un côté et l’argent de l’autre, offrait de sérieuses chances de
bonheur pour l’avenir. Les millions de Mme Lebreton les aveuglaient sur
tout le reste. Ils embrassèrent Francis avec des larmes de félicité et
se hâtèrent de publier pompeusement par toute la ville la nouvelle de
cette bonne aubaine. Un seul détail gâtait leur satisfaction:--en
présence des dispositions peu bienveillantes de la population
d’Auberive, Mme Adrienne avait désiré que la noce se fît le plus
simplement du monde, sans aucune cérémonie et sans autre invitation que
celle des quatre témoins. Il fut décidé que Mme Pommeret mère, pour
raison de santé, garderait la maison et que le père seul se rendrait à
Auberive, la veille de la célébration. Ces dispositions une fois
arrêtées, Francis, muni des bénédictions et des recommandations
maternelles, prit, dans le courant de septembre, le train qui devait le
ramener à Langres.

Lorsqu’il arriva à l’hôtel, la voiture d’Auberive était déjà partie;
comme la matinée était belle et qu’il avait de bonnes jambes, le
garde-général n’eut pas la patience d’attendre un second départ, et
résolut de gagner sa résidence à pied par la traverse. Ce voyage
pédestre est d’autant plus agréable qu’à partir de la seconde moitié de
la route on chemine sous bois, à travers la magnifique forêt de
Montavoir, ce qui, à la mi-septembre, est une agréable promenade, même
pour les gens peu sensibles aux beautés du paysage.

Le ciel était clair; le sol, baigné par les abondantes rosées du matin,
avait une élasticité qui aidait à la marche. Un léger vent d’est
caressait les ramures déjà dorées des hêtres, éparpillant çà et là les
premières feuilles tombantes. Les taillis humides exhalaient cette odeur
anisée de champignon qui est particulière aux bois en automne. Francis,
mis en bonne humeur par le beau temps et par la pensée soulageante
d’être à peu près débarrassé des corvées préliminaires du mariage,
cheminait allègrement. Il avait atteint les hautes futaies qui
s’étendent entre Auberive et Rouelles, et, descendant les lacets qui
zigzaguent jusqu’au fond de la Grand’Combe, il pouvait apercevoir déjà,
entre les branches, les prairies où on fauchait les regains, les toits
violets de la Mancienne et les premières maisons du bourg, sur
lesquelles planait une fumée ensoleillée. Comme il tournait brusquement
l’un des angles du sentier, il entendit dans le fourré un fracas de
branches brisées, et, le forestier se réveillant soudain en lui, ses
sourcils se froncèrent à la pensée qu’on commettait, à son nez et à sa
barbe, un délit dans _sa_ forêt. Voulant au moins tancer le délinquant,
il s’engagea vivement dans le taillis, écarta d’une main impatiente les
cépées de cornouillers et parvint jusqu’à une étroite éclaircie où un
spectacle inattendu s’offrit à ses yeux ébaubis.

A la fourche maîtresse d’un robuste pommier sauvage, une étrange
créature féminine était juchée. Sans pitié pour la santé du _fruitier_
qu’elle avait pris d’assaut, elle cassait de belles branches chargées de
pommes vertes, et les distribuait libéralement à deux gamins en
haillons, vautrés au pied de l’arbre, qui détalèrent précipitamment dès
qu’ils eurent entrevu le garde-général. La cueilleuse de pommes,
empêtrée dans les ramures touffues, ne pouvait se tirer d’affaire avec
la même facilité. Elle s’accrocha à l’une des branches, abaissa
violemment les feuillées, et, se voyant bloquée sur son perchoir, elle
demeura un moment bouche béante.

C’était une jeune personne à laquelle, à première vue, Francis donna
quatorze ou quinze ans. Elle paraissait en effet à peine sortie de
l’adolescence. Ses épaules, sa poitrine plate et sa taille mince
n’avaient pas encore pris tout leur développement; ses mains rouges,
emmanchées à de longs bras, semblaient d’autant plus démesurées qu’elles
sortaient des manches étriquées et trop courtes d’un corsage taillé en
blouse. Pourtant la partie inférieure du corps, déjà plus complètement
formée, indiquait qu’après l’achèvement de la croissance tous ces angles
étaient destinés à disparaître: les hanches s’arrondissaient sous la
jupe collante, et, grâce à la posture de cette fillette perchée sur sa
branche, les jambes pendantes et bien modelées montraient leurs
chevilles finement attachées à deux pieds mignons et cambrés, chaussés
de bottines dont plusieurs boutons avaient sauté.--La tête, qui passait
à travers le feuillage, était pour le moins aussi originale que la
toilette de cette créature.--Une figure longue au nez retroussé, à la
bouche très rouge et largement fendue; deux grands yeux fauves, un front
busqué, des mâchoires saillantes, un teint blanc semé de taches de son,
et, comme encadrement, une épaisse chevelure rousse, frisée comme une
toison et moutonnant jusqu’au dessous des épaules;--puis, dans la
bouche, dans les ailes du nez, les fossettes des joues et les prunelles
des yeux, un éclair d’audace et de malice passant rapidement par
intervalles, comme passe un coup de soleil sur la plaine par une journée
de vent.

--Pourquoi ravagez-vous cet arbre et donnez-vous ainsi le mauvais
exemple aux polissons du village? demanda sévèrement Francis à la
délinquante.

--Ça ne vous regarde pas!... Passez votre chemin! répondit-elle avec un
ton d’enfant mal élevée;--puis, tout en lui jetant cette réponse
impertinente, ayant dévisagé son interlocuteur et ayant constaté sans
doute à sa mise et à sa bonne mine qu’elle n’avait pas affaire au
premier venu, elle ajouta en manière d’explication:--Cela m’amuse...
J’ai bien le droit de m’amuser, je suppose!

--Ce n’est pas un amusement convenable pour une fille de votre âge...
D’ailleurs, cet arbre n’est pas à vous, et vous commettez des dégâts qui
sont punis d’une amende.

--Bah! s’il y a une amende, ma mère la paiera!

--Qui ça, votre mère?

--Mme Lebreton, la propriétaire de la Mancienne... Vous la connaissez
sans doute, si vous êtes du pays?

Francis ne put retenir un mouvement de désagréable surprise. C’était
donc là cette fille adoptive, cette Sauvageonne trop bien nommée!...
Elle lui faisait l’effet d’une petite personne passablement excentrique
et indépendante. L’occasion était bonne de connaître le caractère de
cette étrange belle-fille qui était destinée à vivre dans son intérieur
conjugal, et il résolut de pousser plus avant son interrogatoire, sans
trahir son incognito.

--Je ne suis pas d’ici, répliqua-t-il brièvement, puis il continua d’un
air indifférent:

--Ah! vous êtes la fille de Mme Lebreton?... Je croyais qu’elle n’avait
pas d’enfants.

--Je suis sa fille adoptive, répondit-elle avec impatience... Après?

--Je lui en fais mon compliment! murmura ironiquement Francis; y a-t-il
longtemps que vous habitez Auberive?

--J’y suis revenue hier soir.

--Vous sortez du couvent, je présume?

--A quoi voyez-vous cela?

--A votre goût pour le grand air et les pommes vertes... et puis à votre
tournure.

--J’ai donc bien la mine d’une pensionnaire! s’écria-t-elle
dépitée.--Elle surprit les yeux de son interlocuteur fixés sur ses bas,
dont l’un était troué; elle rougit, puis mettant un genou sur la fourche
du pommier, d’un souple mouvement des reins elle se dressa sur ses pieds
et se maintint debout en accrochant son bras à l’une des branches
supérieures. De l’autre main elle défripait sa jupe et tâchait de
prendre un air décent.

Planté au pied de l’arbre, Francis, maintenant, la voyait tout entière:
elle était élancée, svelte, et assez gracieuse dans ses mouvements de
chat sauvage.

--Quel âge me donnez-vous? reprit-elle en se tenant raide sur son
perchoir.

--Mais celui que vous avez... quinze ans à peu près.

--J’en ai dix-sept! fit-elle en se redressant.

--Vraiment! alors vous avez quitté votre pension pour tout à fait?

--C’est-à-dire, je l’aurais quittée sans le prochain mariage de ma mère
adoptive... Mais probablement on m’y refourrera encore pour un an, afin
de se débarrasser de moi!

La façon maussade dont elle prononça ces derniers mots n’indiquait pas
qu’elle eût un grand enthousiasme pour l’événement qui allait modifier
l’intérieur de la Mancienne.

--Ah! murmura hypocritement Francis, Mme Lebreton se remarie!...
Connaissez-vous votre futur beau-père?

--Non, répondit-elle en haussant les épaules, il est absent... Ma mère
le trouve très bien, naturellement, puisqu’elle l’épouse, mais je ne
sais rien encore ni de l’âge ni de la figure de ce monsieur... Oh! du
reste, ajouta-t-elle en agitant la main, je vois d’ici ce que ce peut
être... Un homme grave, tiré à quatre épingles et déjà vieux.

--Pourquoi vieux?

--Dame! parce que ma mère n’est plus jeune, et je suppose qu’elle aura
pris un mari plus âgé qu’elle.

--Quel âge a donc Mme Lebreton? demanda Francis en se mordant les
lèvres.

--Trente-quatre ans au moins!

--Et vous appelez cela n’être plus jeune?

--Tiens!... ça peut sembler jeune à un vieillard, mais moi, je trouve
que c’est vieux... Et vous?

--Je ne suis peut-être pas trop bon juge, et vous me rangez probablement
aussi dans la catégorie des vieux.

--Vous? par exemple!... Attendez!--Elle l’examinait de haut en bas avec
attention. Ses yeux fauves semblaient s’arrêter complaisamment sur la
jolie barbe blonde bien peignée, les épaules robustes, la poitrine large
et la taille élégante de Francis Pommeret. Et tout en le dévisageant
avec la curiosité audacieuse et impertinente d’une jeune sauvage, elle
laissait voir une naïve admiration qui ne pouvait qu’être très flatteuse
pour son interlocuteur.

--Vous devez avoir plus de vingt ans, dit-elle enfin, mais pas beaucoup
plus.

--J’en ai vingt-quatre.

--Eh bien! vous voyez... Cela ne fait déjà pas une si grande différence
entre nous.

--Oui, remarqua-t-il avec un accent ironique, en jetant un regard
dédaigneux sur la toilette fripée de Denise, je pourrais à la rigueur
demander votre main pour le jour où vous quitterez vos robes courtes.

--Pourquoi vous moquez-vous de moi? s’écria-t-elle, vexée; vous n’êtes
pas poli!

Elle baissa les yeux, s’avisa que ses jambes devaient être à découvert
et fut saisie d’un pudique embarras qui ne lui était pas venu jusque-là.

--Je voudrais bien descendre, murmura-t-elle, mais... vous me gênez,
vous savez!

--Je m’en vais.

--Non, tournez-vous seulement... Là!... hop!

Un bond, puis un cri;--ses pieds s’étaient pris dans sa robe, et elle
avait roulé dans les broussailles.

--Vous êtes-vous fait mal? s’exclama-t-il en se retournant et en se
penchant vers Denise.

--Non pas, répondit-elle en restant assise là où elle avait roulé, et en
éclatant de rire, mon pied a glissé, voilà tout... Bon! poursuivit-elle
en regardant ses bottines, les boutons qui restaient sont partis!

--Où étiez-vous en pension?

--Au Sacré-Cœur de Dijon.

--Ah!... Est-ce que toutes les élèves grimpent aux arbres, au
Sacré-Cœur?

--Oh! Dieu non! Elles sont bien trop pimbêches!... Moi, je suis très mal
notée à cause de ma tenue... Mais cela m’est égal: on ne me forcera
jamais à dire ce que je ne pense pas... Cette année, on voulait
m’enrôler dans les _Enfants de Marie_ qui ont pour mission d’espionner
leurs compagnes et de tout rapporter à ces dames... J’ai refusé net.
Cela a fait un scandale!... On parlait de me renvoyer à la maison...
C’est moi qui aurais été contente!

--Vous avez au moins le mérite de la franchise, dit Francis avec un rire
un peu contraint... Vous devez faire le désespoir de votre mère
adoptive?

--Ça, c’est vrai... Mais je n’en viens pas moins à bout de lui imposer
mes volontés. C’est une bonne femme, ma mère... un peu raide, mais bonne
femme.

--Votre futur beau-père sera peut-être moins bon homme?

--Oh! celui-là, reprit-elle en secouant la tête, je le déteste d’avance!

Elle s’était assise à la turque dans l’herbe, les jambes repliées sous
sa robe, et, ayant tiré de sa poche une douzaine de pommes sauvages,
elle triait les plus appétissantes.

--En voulez-vous? demanda-t-elle à Francis.

Et sur le geste négatif de celui-ci, elle en croqua une. Elle ouvrait sa
grande bouche, et l’on voyait ses petites dents très blanches mordre
avec sensualité dans le fruit d’un vert pâle.

Francis l’apercevait de profil. Le front busqué et le menton saillant de
l’adolescente se découpaient nettement sur le fond verdoyant des cépées.
Le rouge vif de ses lèvres se détachait dans l’ombre, tandis que le haut
de sa tête demeurait en pleine lumière et que le soleil flambait dans
les crépelures de ses cheveux roux.

--Drôle de créature! pensait Francis en l’écoutant croquer bruyamment sa
pomme juteuse... Que vous détestiez votre futur beau-père, reprit-il
tout haut, cela se comprend, mais que vous le gouverniez à votre gré
comme votre mère adoptive, ce sera probablement plus difficile... Il
aura sa volonté, lui aussi, et il essaiera peut-être de vous faire plier
à son tour.

--Je ne l’engage pas à essayer! grommela-t-elle entre ses dents.

--Hem! objecta le garde-général en dissimulant une grimace de
mécontentement, il sera le maître, et il faudra que vous cédiez pour
avoir la paix.

--Plutôt que de céder, je quitterai la Mancienne.

--Et où irez-vous?

Elle releva vers lui sa figure expressive, et un éclair de menace passa
dans ses yeux étincelants:

--Dans les bois... On dit que j’y suis née: j’y retournerai.

Le garde-général haussa les épaules. Il se trouvait maintenant édifié
sur le caractère et les dispositions de sa future belle-fille; il tira
sa montre:

--Déjà onze heures! il faut que je me remette en route.

--Vous demeurez loin d’ici? demanda Denise en penchant la tête de côté
pour regarder le jeune homme sans être gênée par le soleil.

--A deux bonnes lieues, près de Rouvres.

--C’est dommage que vous ne soyez pas du pays!... J’aurais eu du plaisir
à tailler une causette avec vous de temps à autre... Vous avez l’air bon
enfant, quoique un peu moqueur.

--Grand merci!... Nous nous reverrons peut-être un de ces jours.

--Oui, lui cria-t-elle, si vous repassez par ici, entrez à la Mancienne,
je vous présenterai à maman!

--Et à votre beau-père? ajouta ironiquement Francis en s’éloignant.

--Oh! lui!... Voilà pour lui! s’exclama-t-elle en passant rapidement
l’un de ses doigts sous son nez avec un geste de gamine.

Elle avait changé de posture. Maintenant à genoux, le dos incliné, le
cou tendu, accrochée d’une main à un brin de noisetier, elle regardait
le garde-général descendre lentement à travers les cépées qu’il
dépassait de la tête. Les pupilles dilatées de la fillette avaient la
fixité sournoise et l’éclair anxieux de celles du chat quand il oblique
le corps et penche la tête pour observer un objet dont la nouveauté
l’intrigue et l’émeut. Ses lèvres s’étaient entr’ouvertes avec cette
expression demi-rêveuse que les primitifs donnaient fréquemment à leurs
têtes de vierges. Elle écoutait sonner sur les cailloux le pas ferme de
ce beau garçon aux mains soignées, à la taille bien prise et aux yeux de
velours. Elle s’inclinait davantage pour le suivre plus longtemps dans
le sentier en pente. Quand il eut disparu à un tournant, et que le bruit
de ses pas se fut amorti dans l’éloignement, elle se rejeta en arrière,
assise sur ses talons; et, les bras croisés sur sa poitrine
d’adolescente, elle resta immobile dans la lampée de soleil qui la
baignait tout entière.

Les rayons presque perpendiculaires faisaient pétiller ses cheveux roux
comme s’ils eussent été chargés d’étincelles électriques. Le ciel,
débarrassé des nuées du matin et devenu tout bleu, brasillait. L’air
était presque aussi brûlant qu’en été, et là où la terre était nue, il
en sortait une chaude vapeur transparente, à travers laquelle les troncs
d’arbres et les brins d’herbe semblaient trembloter dans une silencieuse
ondulation. Déjà roussies, les fougères exhalaient à l’entour une odeur
de cassis mûr. La forêt était pleine de bruissements sourds:
crépitements de faînes tombantes, serpentements de couleuvres ou
d’_orvets_ dans les feuilles sèches, grignotements d’écureuil rongeant
une noisette ou de mésange épluchant une branche moussue...

Denise, les paupières mi-closes, essayait de reconstituer par le
souvenir la figure de ce jeune homme, qui avait traversé comme une
apparition les feuillées encore remuées de son passage. De temps en
temps, elle rouvrait les yeux, les emplissait de soleil; puis, quand
elle était éblouie au point de ne plus voir les objets que cernés d’un
cercle d’azur foncé, elle refermait ses paupières et ruminait de nouveau
ses souvenirs. Un doux meuglement de vache dans les prés la réveilla de
cette extase. A côté d’elle, un petit lézard vert s’était étalé sur les
ronces et s’enivrait de lumière. Elle aspira longuement l’odeur des
regains qui montait de la prairie, secoua sa chevelure brûlante et
chercha un coin d’ombre sous les noisetiers. Elle s’y traîna
paresseusement sur les genoux, se tapit sous la ramée, puis, arrachant à
pleines mains des poignées d’herbe fraîche, elle referma les yeux et se
renversa tout de son long sur la pelouse dans l’attitude abandonnée d’un
jeune animal qui sommeille...

Pendant ce temps Francis regagnait d’un pied leste son auberge
d’Auberive. Il y secouait la poussière de la route, procédait à sa
toilette et s’attablait affamé devant son déjeuner. Quand il se fut
rafraîchi et restauré, il passa une redingote et redescendit vers la
Mancienne. Il entra sans se faire annoncer dans le petit salon, où il
surprit Mme Lebreton debout sur le perron du jardin, regardant la route
et épiant l’arrivée du courrier.

--Quoi! c’est vous? s’écria-t-elle, surprise et joyeuse, la voiture
n’est pas encore passée; comment donc êtes-vous venu?

--A pied, répondit Francis; je n’ai pas eu la patience d’attendre le
second départ.

Elle lui prit les mains. Elle l’examinait en souriant, et le jeune homme
à son tour l’enveloppait d’un long regard plus calme et plus attentif,
s’étonnant de la trouver moins jeune qu’au jour où il l’avait quittée.
Pourtant elle n’avait pu s’envieillir en une quinzaine. Peut-être
était-ce la lumière crue du jardin qui accentuait traîtreusement les
fils argentés de la mèche blanche plantée au milieu des cheveux bruns de
la veuve, et marquait davantage ces petites rides aux coins des
paupières, ces menus points noirs tavelant les ailes du nez comme les
piqûres d’une pêche mûrie?

Il se hâta de l’entraîner dans la pénombre du petit salon. Il lui enlaça
la taille avec l’un de ses bras, l’attira vers lui, et la baisant sur
les yeux:

--Chère, lui dit-il, mon père sera ici lundi, et mardi nous serons mari
et femme.

--Ah! s’écria-t-elle en se serrant bien fort contre lui, il me tarde que
tout soit fini!... Vous ne vous doutez pas des misères qu’on m’a faites
ici depuis les publications. Tout le pays s’est tourné contre moi. On
dirait, ma parole, qu’en vous épousant je frustre ces gens-là de je ne
sais quelles espérances!... Il n’est pas d’avanies dont ils ne m’aient
accablée. Chaque matin, je trouve sur les murs du parc des inscriptions
injurieuses ou des plaisanteries grossières, crayonnées au charbon. Le
juge de paix, qui me convoitait sans doute, me donne tort dans mes
discussions avec les paysans qui empiètent sur mes champs. Le curé se
permet contre moi des allusions perfides en pleine chaire, et les dames
de la poste me tournent le dos... Oh! continua-t-elle, en essuyant des
larmes qui roulaient dans ses yeux, les vilaines gens et l’odieux
village!... Je n’y mettrai plus les pieds dès que nous serons mariés...
Nous irons habiter, à Rouelles, l’ancien château qui m’appartient en
propre, et où les ouvriers travaillent déjà à notre installation... J’en
ai assez, de la Mancienne et d’Auberive!... N’est-ce pas votre avis?

Involontairement Francis s’était rembruni. Cette propriété de la
Mancienne, si agréablement située et si confortable, allait donc lui
échapper avant qu’il eût pu en jouir, et ce serait là un des premiers
effets de ce mariage qui lui faisait tant d’envieux! L’idée de
s’enterrer à Rouelles, dans un vieux château perdu à la lisière des
bois, lui souriait médiocrement. Néanmoins il s’était promis de ne pas
se laisser dominer par des considérations matérielles; il mettait son
amour-propre à paraître complètement désintéressé, et il fit contre
fortune bon cœur.

--Chère Adrienne, répondit-il, je tiens pour sage et excellent tout ce
que vous déciderez, et je vivrai heureux partout où nous serons
ensemble.

Elle le fit asseoir sur le divan et se blottit près de lui, les mains
dans ses mains.

--Parlons d’autre chose, murmura-t-elle, parlons de vous!... Êtes-vous
content de votre voyage? qu’a dit votre famille en apprenant vos
projets?

--Ma famille a été enchantée... ma mère a dû vous écrire; elle a pleuré
de joie et elle regrette que sa mauvaise santé ne lui permette pas de
venir vous embrasser.

--Ainsi on ne vous a fait aucune objection?

--Aucune.

--On n’a pas trouvé choquant que vous épousiez une femme plus âgée que
vous?... car je suis vieille, mon ami, et il me semble que cette
quinzaine m’a encore vieillie.

En même temps elle le regardait droit dans les yeux, souhaitant et
redoutant à la fois de deviner ce qu’il pensait intérieurement de cet
aveu hasardé avec une arrière-pensée de coquetterie... Pour fuir ce
regard trop chercheur, Francis prit la tête d’Adrienne et lui baisa les
cheveux.--Je vous aime! dit-il, et je vous trouve charmante.

--Et, reprit-elle en se débarrassant lentement de cette embrassade
amoureuse, leur avez-vous avoué que non-seulement j’étais une vieille
femme, mais que je vous apportais en dot une grande fille?... Et quelle
fille!... Au fait, vous allez la voir: elle est arrivée d’hier et je
crois qu’elle est là-haut... Je vais vous l’amener.

Elle s’élança vers l’antichambre et appela:--Denise!--Au sommet de
l’escalier, une voix aigrelette répondit:--Me voici!--Et Francis
entendit la jeune fille qui dévalait comme un tourbillon du haut des
marches.

Il tournait le dos à la porte et regardait le jardin, tout en écoutant,
dans le vestibule, les propos échangés entre Mme Lebreton et sa fille
adoptive:

--Comme te voilà fagotée!... Tu as donc couru dans les ronces pour
mettre ta robe dans cet état?... Viens que j’arrange un peu tes cheveux;
tu as l’air d’un chat fâché... Je vais te présenter à un monsieur qui
sera dans quelques jours mon mari... Tâche d’être convenable!

Pommeret crut comprendre que l’indocile créature regimbait
silencieusement à cette présentation, car Mme Adrienne répétait avec une
nuance d’humeur:

--C’est bon! c’est bon!... Allons, viens! ne fais pas la sotte!

Elle finit par pousser dans le petit salon la rebelle Denise, qui
s’avançait en rechignant.

--Voici ma Sauvageonne, reprit Adrienne en entraînant la jeune fille
vers Francis, toujours debout contre la porte-fenêtre.--Denise, donne la
main à M. Pommeret, qui sera, lui aussi, ton père adoptif.

Francis se retourna brusquement vers Denise, qui poussa un cri:

--Vous! comment c’est vous? s’exclama-t-elle furieuse.

Elle était devenue cramoisie et ses grands yeux s’ouvraient
démesurément.

--Mon Dieu, oui, répliqua ironiquement le garde-général. Est-ce que cela
vous fâche, que je ne sois pas aussi vieux que vous le pensiez?

--Vous vous êtes moqué de moi, je vous déteste! cria Denise;--et,
lâchant la main d’Adrienne, elle alla se jeter avec un emportement
farouche sur le divan, enfouit son visage dans les coussins, et se mit à
fondre en larmes.

--Eh bien! qu’a donc cette petite? demanda Mme Lebreton, en se tournant
d’un air ébahi vers Francis.

--Ce n’est rien, répondit-il... Mlle Denise et moi, nous nous sommes
déjà rencontrés tout à l’heure: elle, au haut d’un arbre, moi, dans le
chemin... Elle m’en veut sans doute de ce que je lui ai caché mon nom...
Elle croquait des pommes vertes de si bon cœur, que j’aurais été désolé
de troubler son déjeuner par une nouvelle désagréable...




DEUXIÈME PARTIE


I

Rouelles est un village d’environ deux cents feux. Séparé d’Auberive par
une des plus belles futaies du canton, il est bâti à la naissance d’un
vallon et s’enfonce comme un coin dans la forêt de Montavoir, qui
l’enserre de trois côtés dans un cirque de pentes boisées. A l’extrémité
de l’unique rue, et un peu à l’écart, se dresse l’ancien château: un
bâtiment carré, trapu, aux hautes toitures de tuiles, précédé d’une cour
herbeuse, et flanqué aux deux ailes de tourelles en forme de
pigeonniers. La maison d’habitation est peu confortable. Les pièces du
rez-de-chaussée sont glaciales en hiver et d’une fraîcheur de cave en
été. Quand le vent souffle de l’ouest, sa longue plainte traverse le
vestibule et monte lamentablement dans la cage de l’escalier. Les
chambres hautes sont plus logeables. Leurs murailles tendues de vieilles
tapisseries reçoivent parfois la visite du soleil qui achève de faner
leurs couleurs passées; les lits à baldaquin, les massives armoires de
chêne ou de poirier sculpté, les fauteuils Louis XVI recouverts de
cretonne, les peintures des trumeaux et des dessus de portes donnent à
cette partie de l’appartement un aspect vénérable et intime qui semble
presque hospitalier, à côté de la mine rébarbative des pièces du
rez-de-chaussée. Pourtant la vue qu’on a des fenêtres n’est rien moins
qu’aimable et riante: un jardin bordé de charmilles rabougries et orné
de buis taillés en pyramide, un parterre où les plantes poussent plus en
feuilles qu’en fleurs, un verger plein de pommiers rongés de mousse, qui
ne produisent du fruit que tous les trois ans; puis une prairie
spongieuse, infestée par les prêles, et, à l’extrémité de cette langue
de pré, un petit étang qui confine aux lisières de la forêt.

Cet étang est la tristesse même. Les grands joncs qui lui font une
ceinture frissonnante empiètent chaque année plus avant. Des fonds
vaseux colorent d’une teinte lourde et plombée le peu d’eau stagnante
qu’on aperçoit entre les quenouilles des massettes et les feuilles
aiguës des sagittaires. Peu de plantes fleuries, à cause de l’ombre
constamment projetée par les arbres du bois; mais, dans le voisinage, de
sombres touffes de ciguë, des souches de saules aux moignons noirs, et
deux ou trois aulnes dont les racines rougeâtres semblent saigner dans
l’eau brune. Au printemps, la morelle qui niche dans les joncs fait
entendre vers le soir son gloussement plaintif; en hiver, des bandes de
canards sauvages viennent s’y ébattre; en été, des chœurs de grenouilles
y coassent en plein soleil dans les vases à demi desséchées. En toute
saison, cette onde traîtresse et endormie, qui n’a ni la limpidité ni
les honnêtes glouglous de l’eau courante, et cette verdure aqueuse, qui
ne possède ni la santé ni la gaîté des végétations poussées en terre
ferme, imprègnent d’une mélancolie malsaine ce coin de forêt, en même
temps qu’elles inquiètent et arrêtent désagréablement le regard. Aussi
l’étang figure-t-il dans la nomenclature locale sous un nom en harmonie
avec sa physionomie tragique: on l’appelle la _Peutefontaine_[1].

  [1] _Peut_, _peute_, en patois langrois, laid, mauvais, méchant.

C’est cependant cet endroit maussade et solitaire qu’Adrienne avait
choisi pour y passer sa lune de miel,--moitié par rancune et dépit
contre les gens d’Auberive, et moitié aussi par une sorte de tendresse
égoïste. Elle voulait avoir Francis tout à elle; jouir à son aise, sans
être dérangée par des curieux ou des importuns, de cette floraison
d’amour éclose à l’arrière-saison. La passion qui éclate tard chez des
femmes ardentes et concentrées comme l’était Mme Lebreton, absorbe
l’organisme tout entier et a des exigences d’autant plus impérieuses
qu’elles ont été plus longtemps contenues. Cette Langroise à l’écorce
dure et au cœur brûlant, demeurée moralement vierge depuis sa puberté
jusqu’à trente-quatre ans, avait une faim de tendresse et d’affection
exaspérée par un jeûne de dix-huit années. Aussi l’isolement de Rouelles
ne l’effrayait-il pas; elle l’eût volontiers souhaité plus complet et
plus absolu encore, croyant fermement que Francis Pommeret était possédé
autant qu’elle du désir de la solitude à deux, et n’ayant remarqué ni la
grimace ni le sourire contraint du garde-général à la première visite
qu’il fit dans sa nouvelle résidence.

Adrienne avait, du reste, mis tous ses soins à embellir le vieux
château. Les ouvriers y avaient travaillé nuit et jour pendant le mois
de septembre, et si le paysage environnant était forcément resté le
même, l’intérieur de l’habitation avait été heureusement transformé:
tapis épais du haut en bas de l’escalier, doubles fenêtres, doubles
portes capitonnées, bourrelets et paravents partout; on s’était ingénié
à trouver des préservatifs variés contre le vent et le froid. Les pièces
du bas, aérées, séchées, tendues à neuf, avec des sièges bas et
moelleux, des portières à toutes les portes, d’amples rideaux drapés aux
fenêtres, avaient un aspect de luxe cossu et réconfortant, que
réchauffaient encore de grosses bûches de hêtre flambant clair sur les
chenets des hautes cheminées.

A la Saint-Michel, après un voyage de huit jours dans la petite ville
qu’habitait la famille Pommeret, les nouveaux mariés s’installèrent au
château. Mme Adrienne avait poussé son mari à envoyer sa démission à
l’administration des forêts, et il y avait consenti sans peine, trouvant
qu’il aurait assez affaire d’administrer ses propres futaies.--Denise,
naturellement, avait accompagné sa famille adoptive à Rouelles. Elle
s’était remise assez vite du choc que lui avait causé la mystification
de Francis, et, après quelques jours de bouderie, elle avait daigné
faire la paix avec lui.

Après avoir regimbé à l’idée de ce mariage et déclaré à qui voulait
l’entendre qu’elle détestait Francis Pommeret, Sauvageonne avait eu un
de ces complets revirements familiers à sa nature fantasque, faite de
contradictions, d’exagérations et de brusques sautes d’humeur.
Maintenant elle paraissait ravie de se retrouver quasi en famille et de
jouer à la petite fille avec les deux époux. Le peu de développement de
sa poitrine, ses toilettes et ses gaucheries de pensionnaire, faisaient
accepter ses caresses fougueuses et ses hardiesses comme des joueries
sans conséquence. Dès le matin, avec l’impétuosité d’une chèvre sauvage,
elle se précipitait dans la chambre où les nouveaux mariés étaient
encore couchés. Les yeux fauves et largement ouverts de Denise
observaient curieusement les deux têtes voisines l’une de l’autre, dans
le grand lit tendu de vieille cretonne. Brusquement elle sautait au cou
d’Adrienne, s’amusait à décheveler les nattes modestement roulées sous
le filet de sa mère et à les répandre sur l’oreiller; puis, avec un
emportement passionné, elle lui couvrait de baisers les joues, le cou et
les bras. Accoutumée depuis longtemps à ces façons peu réservées,
Adrienne prenait le parti d’en rire, mais Francis en éprouvait une gêne
singulière. Souvent le soir, après dîner, dans la salle déjà assombrie,
Denise s’attaquait à lui directement et le lutinait, au grand amusement
de Mme Pommeret, qui voyait avec une innocente satisfaction sa rebelle
Sauvageonne s’humaniser peu à peu et traiter amicalement celui qu’elle
avait regardé d’abord comme un intrus. Tandis qu’assis sur le divan, il
était en train de fumer, Denise sautait d’un bond sur ses genoux, lui
arrachait le cigare des lèvres, le lançait par la fenêtre; puis,
exagérant encore son parler enfantin, elle disait à Pommeret qu’il était
aussi son petit père, qu’elle ne lui laisserait de repos que lorsqu’il
aurait juré d’aimer sa petite fille et de ne jamais la gronder. Quand il
s’était exécuté:

--Vous êtes gentil, ajoutait-elle, et pour la peine je vais vous
embrasser.

Alors, plantant ses coudes sur les épaules de Francis, elle lui prenait
la barbe des deux mains et lui déposait deux brusques baisers sur les
joues.

Parfois, poussé à bout, il rabrouait durement la jeune fille, et cela
finissait par une scène de colère et de larmes. Denise frappait du pied,
sortait en claquant les portes, et le lendemain on ne la voyait pas de
la journée. Elle s’enfuyait dans les bois et passait ses rages en
courses vagabondes à travers la forêt, qu’elle connaissait aussi bien
que les plus vieux bûcherons. Elle liait amitié avec les délinquants,
les sabotiers, les charbonniers, toute la population _boisière_. Elle
déjeunait de pommes de terre cuites sous la cendre d’un fourneau,
faisait son dessert de cornouilles, d’alises et de noisettes glanées
dans les fourrés, et ne rentrait qu’à la nuit tombante, échevelée,
demi-déchaussée, le corsage dégrafé et la robe en lambeaux, rapportant
avec elle comme un âpre parfum de plantes brisées et d’herbes foulées.
Ses yeux s’illuminaient, ses narines palpitaient; elle avait dans la
cambrure des reins et dans l’allure quelque chose d’une faunesse. On eût
dit que la sauvagerie et les passions nomades qui avaient été le lot des
générations de bûcherons dont elle sortait s’étaient accumulées en elle
et faisaient soudain explosion. Un jour, on entendit du côté de la
lisière une galopade furieuse, puis on vit déboucher du taillis une
génisse que Sauvageonne avait rencontrée dans une clairière et sur
laquelle elle chevauchait. S’accrochant aux jeunes cornes, battant des
talons les flancs de la bête exaspérée, traînant encore après ses
vêtements des lianes de ronces ou de chèvrefeuilles arrachées au
passage, elle traversa au galop l’unique rue de Rouelles, tandis que les
paysannes effarées joignaient les mains, et elle ne s’arrêta, rouge et
haletante, que dans la cour du château, où la génisse affolée s’abattit
sur le pavé.

Au retour de ces escapades endiablées, elle restait pendant des heures
blottie sur un canapé du salon, les jambes repliées, une main enfoncée
dans ses cheveux roux, l’œil mi-clos, observant les mouvements et les
moindres gestes de Francis Pommeret. Celui-ci, mal à l’aise sous
l’espionnage incessant et muet de ce regard, où passait par intervalles
un regard malicieux, finissait par devenir nerveux et souhaitait qu’elle
reprît le chemin des bois, au risque de l’y voir commettre de nouvelles
frasques. Néanmoins, tout en maugréant contre la petite peste qui
mettait le désordre dans son intérieur et faisait damner les
domestiques, il subissait l’indéfinissable attraction de Sauvageonne. Il
lui trouvait quelque chose de l’âpreté de ces pommes vertes qu’elle
croquait lorsqu’il l’avait rencontrée pour la première fois. Séduit et
choqué en même temps, il s’offensait et s’alarmait de ses allures trop
libres, de la dangereuse familiarité qui s’établissait entre elle et les
gens de tout âge et de tout sexe travaillant aux bois. Souvent, par les
brumeuses matinées d’octobre, quand il la voyait cheminer en tapinois
vers les sentes de la forêt et s’y enfoncer sournoisement, après un
oblique détour, d’étranges imaginations lui montaient au cerveau; de
vagues soupçons, pareils à ceux d’un mari jaloux, le poussaient à suivre
Denise et à surveiller de loin ses allées et venues sous bois.

Une après-midi, ayant remarqué que la jeune fille, après avoir vagué
distraitement autour de la Peutefontaine, venait de prendre le chemin
d’une coupe en pleine exploitation, il fut de nouveau tracassé par ses
craintes soupçonneuses et, voulant en avoir le cœur net, il sortit
précipitamment afin de retrouver la trace de la fugitive. Au bout de
cent pas, il l’aperçut escaladant comme un chat les pentes très raides
de la tranchée et franchissant d’un bond les _murgers_ qui couronnaient
la crête du bois.--Peut-être, avec ce flair particulier aux animaux et
aux sauvages, devina-t-elle qu’on la suivait et voulut-elle dépister son
espion; toujours est-il qu’elle fit deux ou trois crochets par des
_laies_ transversales et qu’au bout de quelques minutes elle mit
l’ancien garde-général en défaut. Cependant, par esprit de contradiction
ou par malice, afin de railler le trop curieux beau-père, de temps à
autre sa voix de soprano aigu partait soudain, en manière de bravade, du
fond d’une combe ou de l’épaisseur d’un taillis, et un _houp_! sonore
résonnait au loin, comme un signal lancé par Sauvageonne à quelque
personnage mystérieux.

Après avoir marché une demi-heure, quasi à l’aveuglette, guidé seulement
par les appels bizarres de Denise, qui imitait tantôt le trémolo de la
huppe et tantôt la double note mélancolique du coucou, Francis déboucha
enfin dans la _coupe_ qui occupait les deux pentes d’une gorge arrosée
par une source dont on distinguait çà et là le miroitement bleuâtre. A
deux cents pas du taillis, on apercevait une loge de sabotier. Les
ouvriers venaient de manger la soupe et flânaient aux entours de leur
chantier; l’un d’eux, allongé sur une jonchée de fougère, faisait la
sieste. Tandis que Francis inspectait d’un rapide coup d’œil l’étendue
du terrain exploité, Denise, les cheveux au vent, sortit à son tour du
fourré. Elle n’avait pas remarqué son beau-père, ou, tout au moins, elle
paraissait se soucier médiocrement de sa présence, car elle continuait
de s’avancer dans la direction de la loge.

Quand elle fut près du sabotier qui sommeillait, elle le contempla un
moment, puis, fouillant dans sa poche, elle lança au dormeur une poignée
de faînes dont l’éparpillement l’éveilla en sursaut. Il s’étira, et
tandis que les camarades du chantier riaient bruyamment, il se dressa
sur ses pieds. C’était un beau jeune gars de vingt ans, bien découplé, à
la mine joviale et à la barbe brune naissante. Une conversation animée
s’engagea entre lui et la jeune fille. Ils discutaient comme deux
camarades, avec de grands gestes et de longs éclats de rire. Cette
camaraderie agaçait singulièrement les nerfs de Francis; il quitta la
lisière, et, se montrant plus à découvert:

--Denise! cria-t-il avec humeur.

Elle tourna à demi la tête du côté de l’interpellateur, puis continua
l’entretien sans s’émouvoir.

--Je parie que si! s’exclama-t-elle en se penchant vers le jeune
sabotier.

--Je gage que non! repartit celui-ci... Qu’est-ce que vous pariez?

--Un joli couteau que j’ai là en poche... Et vous?

--Une paire de fins sabots de hêtre.

Il avait tendu sa large main rugueuse, et elle y tapa sans façon.

--A votre tour, mamselle! dit-il en riant.

Elle avança sa petite main brune dans laquelle le gars tapa légèrement,
après quoi il retint la main de Denise dans ses gros doigts, et, la
secouant vigoureusement:

--Chose promise, chose due! murmura-t-il; vilain qui se dédit!

Francis marchait à grandes enjambées vers le groupe.

--Denise! répéta-t-il d’un ton qui n’admettait guère de réplique; venez,
j’ai à vous parler!

Elle remua les épaules à la façon des enfants mal élevés, fit un signe
de tête au sabotier, et suivit à quelque distance Francis, qui regagnait
le taillis d’un air mécontent.

Ils prirent un sentier pierreux, jonché de feuilles sèches, et y
cheminèrent quelque temps sans desserrer les lèvres. Tout à coup Francis
Pommeret se retourna vers la jeune fille, qui croquait des noisettes
derrière lui, et, d’un ton très âpre:

--Ma chère enfant, commença-t-il, vous avez avec ces gens des bois des
façons qui ne conviennent ni à votre âge ni à votre condition.

Elle le regarda de côté avec un sourire quasi insolent:

--Qu’est-ce que cela peut bien vous faire? répondit-elle.

--Ayant épousé votre mère adoptive, je me considère comme responsable de
vos actions, et j’ai le droit de couper court à des familiarités
déplacées.

--Quand je suis familière avec vous, cela vous ennuie; quand je le suis
avec d’autres, cela vous vexe... Vous n’êtes jamais content!... Je ne
puis pourtant pas vivre comme un hérisson, et j’ai besoin d’avoir des
amis, moi!

--Votre mère vous aime; il me semble que c’est suffisant.

--Ma mère n’aime que vous et ne voit que par vos yeux... Cela peut vous
sembler suffisant... A moi, non!

Elle hochait la tête, croisait les bras et poussait violemment du pied
les feuilles sèches qui craquaient.

--Enfin vous n’êtes plus une petite fille, reprit Francis; vous avez
dix-sept ans passés, et, à votre âge, une jeune personne ne doit pas
donner des poignées de main à un garçon de vingt ans, fût-il sabotier.

--Tiens! fit-elle en éclatant de rire et en lui lançant un regard
oblique; vous ne me prenez plus pour une pensionnaire sans
conséquence?... C’est déjà quelque chose... Croyez-vous par hasard que
je veuille faire de Zacharie mon bon ami?

--Je ne crois rien; mais tant que vous serez sous ma garde, je n’entends
pas que vous couriez les bois seule et que vous fréquentiez ces gens-là.

--Un mot de plus et je retourne avec eux! s’écria-t-elle d’un ton de
défi, en hasardant quelques pas en arrière.

--Je vous le défends! grommela-t-il les dents serrées.--Et, la
saisissant violemment par le bras, il cherchait à l’entraîner.

--Ah! c’est ainsi! s’exclama-t-elle, rageuse, en se rebiffant; eh bien!
nous verrons qui aura le dernier.

Elle lui opposait une résistance sérieuse, et il fut obligé de lui
empoigner les deux bras pour paralyser ses efforts. Ils luttèrent un
moment silencieusement; elle, se débattant avec une énergie enragée;
lui, redoublant la force de son étreinte. Il était agité de sentiments
très complexes, où il y avait de l’animosité, de l’irritation et, en
même temps, une émotion nouvelle, moitié pénible et moitié plaisante: un
confus chatouillement des nerfs et des sens, qui le surexcitait et lui
faisait perdre tout sang-froid. A la fin, comprenant qu’elle ne serait
pas la plus forte, la jeune fille, de plus en plus furibonde, se
précipita tête baissée sur les bras virils noués aux siens et mordit à
belles dents l’une des mains de son adversaire.

La douleur arracha un juron à Pommeret, et il lâcha vivement Denise.
Elle l’avait mordu au sang. Tout à coup elle aperçut cette chair
saignante et pâlit. Ses grands yeux devinrent humides. D’un bond, elle
se précipita de nouveau sur lui et, cette fois, ses lèvres baisèrent la
plaie où les traces de ses incisives étaient marquées par des
gouttelettes vermeilles.

--Pardon! murmura-t-elle d’une voix suppliante, je vous ai fait du mal;
pardon!

En même temps, avec son mouchoir, elle tamponnait la main qu’elle avait
mordue.

Francis sentait dans sa gorge sèche une sorte d’étranglement, et il
détournait les yeux.

--Ce n’est rien, répondit-il en retirant sa main; rentrons!

--Pas avant que vous m’ayez dit que vous ne m’en voulez pas!

--Remettez-vous... Je ne vous en veux pas.

--Eh bien! pour me le prouver, embrassez-moi!

Elle lui avait posé ses deux mains sur les épaules, et, se haussant sur
la pointe des pieds, elle lui tendait humblement ses lèvres.

Il se raidit contre la tentation, vint à bout de maîtriser le tumulte de
sa chair, et, en se reculant:

--Non! fit-il d’une voix faible.

Elle le dévisagea curieusement; ses prunelles dorées, où s’allumait une
flamme ironique, demeuraient fixées sur les yeux de Francis, et, pendant
une seconde, leurs regards furent pour ainsi dire fondus l’un dans
l’autre. Alors, comme si elle eût deviné le trouble où elle l’avait jeté
et les scrupules honnêtes qui le tourmentaient, elle n’insista plus, et,
l’un derrière l’autre, ils redescendirent silencieusement vers
Rouelles...

Ce même jour, à la brune, Mme Pommeret revenait d’une course dans le
village. A l’orée du bois, elle eut en rencontre une femme en haillons
qui cheminait pliée en deux sous un fagot, et comme cette pauvresse
s’accotait au talus pour se reposer et souffler, Adrienne reconnut
Manette Trinquesse. Elle avait la mine plus déguenillée encore que de
coutume, et, en s’approchant, Mme Pommeret s’aperçut que la malheureuse
était dans un état de grossesse avancée.

--Eh! bonjour donc, geignit Manette, je vous salue bien, madame
Lebreton... je veux dire madame Pommeret... Excusez, je ne peux
m’habituer encore à votre changement de nom... Et vous vous êtes
toujours bien portée depuis que vous avez quitté la Mancienne?

--Mais oui, répondit Adrienne en fouillant dans son porte-monnaie et en
mettant une pièce blanche dans la main rouge de Manette, et vous,
comment allez-vous?

--Bien des mercis, ma bonne dame, comme vous voyez, reprit-elle, en
baissant les yeux vers sa taille arrondie, toujours dans la misère
jusqu’au cou; le guignon ne me lâche pas!... Et votre mari va bien
aussi?... je n’ai pas besoin de vous le demander... Je l’ai vu tout à
l’heure dans le bois se promenant avec Mlle Denise. Eh! comme elle est
grande maintenant! c’est une demoiselle... A eux deux, ils avaient
quasiment l’air de jeunes mariés. Même que je me pensais, tout en
ramassant mon fagot: il faut que Mme Pommeret ait grande confiance dans
son mari pour le laisser courir ainsi par voies et par chemins avec une
jeunesse!

--Fi donc, Manette! s’écria Adrienne indignée, vous avez l’esprit tourné
au mal, ma fille, et c’est vilain ce que vous dites là.

--Dame! grommela Manette en se relevant et en remettant d’aplomb son
fagot d’un coup d’épaule, elle ne lui est de rien à lui, Mlle Denise,
n’est-ce pas donc?... Il est quasi aussi jeune qu’elle, et voyez-vous,
madame Lebreton,--je veux dire madame Pommeret,--les hommes sont
toujours des hommes, et il ne faut jamais se fier à eux... Je suis payée
pour le savoir, allez!... Enfin, ce ne sont pas mes affaires, n’est-ce
pas?

--Bonsoir! interrompit sévèrement madame Adrienne.--Elle quitta
brusquement la pauvresse, qui continua son chemin en soufflant et en
geignant sous le poids de son bois mort.

Les insinuations perfides de Manette l’avaient tellement outrée qu’elle
ne put s’empêcher, le soir, de les rapporter avec indignation à Francis,
comme un échantillon de la malveillance des gens d’Auberive.

--Faut-il qu’il y ait de méchantes âmes au monde, s’écria-t-elle, pour
inventer de pareilles vilenies!... Mais rassure-toi, ajouta-t-elle en
tendant les deux mains à son mari, je ne suis pas jalouse, et ce n’est
pas certes ma pauvre Sauvageonne qui m’inspirera jamais d’aussi
misérables soupçons.

Francis n’avait pu s’empêcher de rougir; les paroles confiantes de sa
femme le troublaient dans son for intérieur, et comme il gardait un
fonds d’honnêteté, il résolut de profiter de cet incident pour demander
l’éloignement de Denise.

--Tout en les méprisant, répliqua-t-il, il ne faut pas donner
volontairement prise aux calomnies, même ineptes, des gens du pays, et
il serait sage de renvoyer Denise dans son couvent... Elle est d’une
précocité inquiétante; elle a des habitudes de vagabondage qui
pourraient mal tourner pour elle et pour nous... Pas plus tard
qu’aujourd’hui, je l’ai surprise tapant dans la main d’un jeune sabotier
avec lequel elle me paraît beaucoup trop familière... Et mon avis est
que deux années au moins de surveillance sévère ne peuvent lui faire que
du bien.

Mme Adrienne se laissa convaincre, et il fut décidé qu’elle reconduirait
Sauvageonne au Sacré-Cœur dans les premiers jours de novembre. Quand
cette décision fut signifiée à la jeune fille, elle ne regimba ni ne se
récria comme on l’avait craint; elle se contenta de hausser les épaules
et de se renfermer dans un silence gros de menaces. Seulement, le
lendemain, se rencontrant tout à coup face à face avec Francis sur les
marches de l’escalier, elle lui barra le passage, et le regardant droit
dans les yeux:

--Eh bien! dit-elle aigrement, vous en êtes venu à vos fins et vous
devez être content!

--Content de quoi? demanda-t-il en feignant de ne pas comprendre.

--Content de vous être débarrassé de moi en me faisant renvoyer au
Sacré-Cœur...

--C’est dans votre intérêt, et d’ailleurs je ne suis pour rien dans la
résolution prise par votre mère adoptive.

--Ne faites donc pas l’hypocrite!... Je sais parfaitement que c’est à
vous que je dois d’être claquemurée... Mais vous me le paierez!

Elle s’éloigna là-dessus en lui lançant une œillade courroucée, et alla
s’enfermer dans sa chambre.

Pourtant, à la veille de partir, elle parut s’être adoucie. Elle
semblait accepter avec plus de sérénité sa nouvelle réclusion. Elle
avait repris sa gaîté insouciante et bruyante, et, le matin du départ,
quand sa malle, une fois ficelée, fut hissée dans la voiture qui devait
l’emmener avec sa mère à Is-sur-Tille, elle descendit dans la cour et se
tint auprès de Mme Pommeret, qui recevait les baisers d’adieu de son
mari.

--Allons, dit Mme Adrienne, Sauvageonne, viens aussi l’embrasser!

--Adieu! murmura Francis, adieu ma chère enfant, travaillez bien, soyez
gentille!

En même temps, il lui tendait la main; mais Denise n’eut pas l’air de la
voir; tandis qu’Adrienne était occupée à adresser ses dernières
recommandations aux domestiques, elle fondit dans les bras de Francis,
et, tout d’un coup, le jeune homme, stupéfait, sentit deux lèvres
brûlantes se coller passionnément aux siennes.

Puis Denise, sans le regarder, murmura sourdement:--Au revoir!--et elle
s’élança dans la voiture.


II

Adrienne revint au bout de huit jours, après avoir réintégré Denise au
Sacré-Cœur. Elle avait hâte de rentrer à Rouelles et de jouir enfin
pleinement de ce bonheur conjugal qu’elle avait acheté au prix de tant
de tracas et qu’elle ne croyait pas cependant avoir payé trop cher. A
peine était-elle de retour que l’hiver s’annonça par un âpre vent du
nord qui acheva d’effeuiller les hêtres de la forêt.--Les ruisseaux
devinrent silencieux, et la glace emprisonna les joncs de la
Peutefontaine. Les arbres s’étoilaient de givre; sur la blancheur
bleuâtre et poudroyante des bois, les feuillages tannés et persistants
des chênes tranchaient seuls. Bientôt le ciel lui-même s’assombrit et la
neige tomba. Un floconnement menu et serré emplit l’air obscurci, et le
lendemain, au réveil, les hôtes de Rouelles virent les bois et les
champs couverts d’une épaisse couche blanche. Les chemins avaient
disparu, un silence profond régnait dans l’étroite vallée; pendant des
semaines, la neige interrompit presque toute communication entre le
village et le reste du monde.

Cette saison, où toute la chaleur et la vie se concentrent dans un petit
espace, où l’on se resserre et où l’on se calfeutre, est la vraie saison
de l’intimité. Mme Pommeret le pensait ainsi; elle ne maudissait pas
trop ce rigoureux hiver qui mettait la solitude autour de la maison et
livrait Francis tout entier à sa tendresse. Dans la haute pièce bien
capitonnée, qui était devenue la chambre conjugale, un large feu de
charme et de hêtre flambait libéralement. Les nouveaux époux ne la
quittaient guère, et le soir, après qu’on avait renvoyé les domestiques,
Adrienne servait elle-même le thé que Francis dégustait lentement, en se
laissant gâter et dodeliner par sa femme. Celle-ci n’était point chiche
d’attentions; elle en accablait son mari prodigalement, imprudemment,
sans se douter que ces menues tendresses, qui sont les sucreries de
l’amour, affadissent rapidement les cœurs masculins. La passion
elle-même, à ce régime trop substantiel, arrive vite à la satiété, quand
elle n’est pas soutenue et comme tonifiée par une énergique et cordiale
affection. Cette affection existait bien au cœur d’Adrienne, mais il
était douteux que Francis l’éprouvât aussi sérieusement. Ainsi qu’on l’a
vu déjà, le jeune Pommeret avait été poussé vers la propriétaire de la
Mancienne par des mobiles purement instinctifs et égoïstes:--appétits
vaniteux, curiosité désœuvrée, amoureux désirs accrus par le manque de
distraction;--les circonstances seules avaient développé du côté du
mariage un sentiment qui n’était d’abord qu’une fantaisie. L’amour de
Francis ressemblait à ces arbustes hâtifs qui ont juste assez de sève
pour se couvrir de fleurs, mais que le travail de la fructification
épuise et mène à un prompt dépérissement.

Chez Adrienne, au contraire, la passion longtemps concentrée était
maintenant dans son plein épanouissement. La nouvelle épousée s’y
abandonnait avec d’autant moins de réserve que, dans ses idées un peu
mystiques, le mariage rendait tout permis et sanctifiait l’œuvre de
chair jusque dans ses emportements. L’atmosphère voluptueuse qu’elle
entretenait autour de Francis n’avait pas tardé à paraître à celui-ci un
peu lourde et assoupissante. L’ardeur éveillée en lui par le désir de
triompher des scrupules et des terreurs d’une aimable dévote s’était
apaisée après la première victoire. Son appétit, d’abord très excité par
un piquant ragoût d’honnête pruderie et de tendresse brûlante, avait
fini par se blaser d’un régal toujours le même. Les prosaïques détails
de la vie commune, le retour périodique des caresses accoutumées avaient
fait le reste. Au bout de trois mois, Francis, refroidi et dégrisé,
regrettait déjà d’avoir aliéné sa liberté de célibataire au prix de
cette monotone servitude dorée; il se reprochait d’avoir cédé à
l’entraînement d’un mariage riche et se demandait avec ennui comment il
aurait la force d’aller jusqu’au bout, honnêtement, sans donner de coups
de canif dans ce lien indissoluble qui l’attachait à une femme destinée
à être vieille dans dix ans et peut-être plus tôt.--Ce n’était pas que
la pauvre Adrienne ne mît tout en œuvre pour retenir le plus qu’elle
pouvait de cette jeunesse déjà fuyante et pour retarder la venue de la
maturité. Elle soignait ses toilettes, redoublait de coquetterie,
cherchant pour le jour et pour la nuit des ajustements de rubans frais
et de dentelles fleuries, destinés à lui donner des airs printaniers de
jeune mariée. Mais les fruits déjà empourprés par l’automne ne
paraissent que plus mûrs lorsqu’ils sont entourés de feuilles vertes.
Ces toilettes roses et blanches ne faisaient que plus crûment ressortir
les premiers déclins de l’arrière-saison. Francis trouvait même que la
figure expressive de sa femme n’avait pas gagné au mariage: la sévérité
de ses sourcils noirs s’était accentuée, son teint mat s’était épaissi,
la fermeté de ses traits avait dégénéré en dureté. Tous les raffinements
conseillés par les journaux de mode ne parvenaient ni à effacer cet
embrunissement de la maturité, ni à émoustiller l’ardeur endormie de ce
jeune mari.--Après une journée d’oisiveté passée à bâiller sur un livre
ou à fumer de nombreux cigares, Francis voyait arriver le soir avec
terreur, et il en venait à envier le lit d’auberge où, jadis, il
s’endormait solitairement et paisiblement, après une course en forêt. Au
réveil, la figure pensive et sévère d’Adrienne au milieu de ces
enjolivements de rubans clairs, de frivolité et de fine broderie, lui
semblait manquer de charme et de montant. Alors, involontairement, il
repensait à Sauvageonne, à cet âpre fruit vert, qui avait un moment
rempli la maison de son capiteux et vif parfum de jeunesse, et il
sentait de nouveau sur ses lèvres le goût savoureux de ce violent baiser
d’adieu donné par l’étrange fille au moment du départ.

Peu à peu il saisissait les moindres prétextes pour coucher dans la
pièce qu’il appelait son cabinet de travail et où il avait fait dresser
un lit; il en inventait même au besoin.--Adrienne était trop perspicace
et trop préoccupée de sa passion pour ne point s’apercevoir de ce
refroidissement, quelque adroite précaution dont se servît Francis pour
le dissimuler. D’abord cette découverte fut pour elle comme un coup
brutal donné à travers son bonheur, puis elle chercha à s’aveugler et à
s’abuser elle-même;--ce n’était pas possible, l’homme qui l’avait si
violemment aimée à la Mancienne n’avait pu se transformer si vite en un
indifférent... Francis se trouvait peut-être souffrant, fatigué, mais
qu’il fût las de son bonheur, c’était inadmissible.--Malheureusement,
Francis se portait comme un charme, mangeait de bon appétit, dormait
huit heures d’affilée, et il fallait renoncer à expliquer sa froideur
par un état maladif. D’ailleurs il y avait dans ses allures, dans son
regard, dans ses façons de parler, certains indices auxquels une femme
aimante ne se trompe pas...

Adrienne savait se contraindre. Elle enferma en elle-même son anxiété,
ses soupçons, ses tristesses, et sans rien laisser paraître au dehors,
elle observa douloureusement son mari. Comme elle ne se plaignait pas,
comme elle ne lui adressait jamais d’observations, Francis se persuada
qu’elle ne s’apercevait de rien, et, débarrassé de la crainte de la
froisser, il en prit encore plus à son aise.

Un matin, ils venaient de déjeuner, et la femme de chambre s’était
retirée après avoir servi le café. Ce jour-là, le vent soufflait de
l’ouest, la pluie tombait, et on était en plein dégel. Les arbres,
débarrassés de leur linceul de neige, s’enlevaient de nouveau en noir
sur le fond blanchissant du sol forestier: les chênes avec leurs rameaux
noueux et puissants, les hêtres avec leur tronc lisse et leurs
abondantes retombées de branches flexibles. La Peutefontaine fumait
comme une chaudière bouillante; çà et là, dans les champs, la couche
neigeuse s’amincissait sous l’averse, laissant transparaître le vert
tendre des prés ou la terre brune des labours. La pluie tombait en
nappes tumultueuses, et, de tous côtés, des bruits d’eau ruisselante
clapotaient au dehors; l’ondée pleurait contre les vitres, les
gouttières des toits se dégorgeaient sur les pavés de la cour; un
sanglotement sourd et continu semblait remplir la petite vallée.

Après avoir siroté son café, Francis s’était levé machinalement; d’un
air désœuvré, il allait de la table à la fenêtre, soulevant un coin de
rideau, sifflotant en sourdine, étouffant un bâillement, et se demandant
avec ennui comment il passerait cette longue après-midi pluvieuse.
Adrienne, tapie dans un fauteuil au coin de la cheminée, le menton
appuyé sur la main, les sourcils froncés, observait silencieusement les
_virades_ lentes et les mines consternées de son mari. Bientôt, fatigué
de tourner dans le même cercle comme un loup dans sa cage, Francis tira
ostensiblement de sa poche son étui à cigares et se dirigea vers la
porte.

--Tu me laisses? demanda brusquement Adrienne, au moment où il soulevait
doucement la portière.

--Je vais fumer dehors.

--Oh! tu peux fumer ici, je te le permets... Tu entre-bâilleras une
fenêtre, voilà tout.

--Impossible, objecta-t-il, la pluie fouette les carreaux et le tapis
serait inondé.

--Bah! allume tout de même ton cigare: j’aime encore mieux supporter ta
fumée que de rester seule... Nous ouvrirons la fenêtre quand la pluie
aura cessé.

--Elle n’a pas mine de vouloir cesser de si tôt, hasarda-t-il en
lorgnant toujours le bouton de la porte.

--Cela ne fait rien, fume ici... Je t’en prie!

Francis, mis au pied du mur, laissa retomber la portière et prit un
cigare. En même temps, une grimace d’impatience et un haussement
d’épaules manifestaient son agacement. Il se croyait abrité par les
rideaux du lit, qui formaient comme un écran entre lui et sa femme, mais
il avait compté sans une glace posée juste en face du fauteuil
d’Adrienne. Le miroir refléta fidèlement l’expression irritée des
regards, le mouvement à la fois furibond et résigné des épaules
soulevées et retombantes. Mme Pommeret vit tout cela comme à la lueur
d’un éclair et tressaillit.

--Francis, dit-elle, vous ne m’aimez plus!

Il était en train d’allumer son cigare; il se retourna, rougit
légèrement et regarda sa femme en essayant de sourire.

--Quelle plaisanterie! Moi, je ne t’aime plus?... A quoi vois-tu cela?

--A tout... Si je ne me plains pas, croyez-vous que je ne m’aperçoive
pas de vos façons d’être avec moi?... J’observe, je réfléchis, et mes
réflexions ne sont pas gaies, je vous assure.

Il paraissait fort déconcerté de la tournure que prenait la
conversation, et tirait coup sur coup des bouffées de fumée, comme pour
masquer derrière ce nuage sa mine embarrassée et inquiète.

--En vérité, murmura-t-il, c’est une mauvaise querelle que tu me
cherches! Quels griefs as-tu contre moi? Que me reproches-tu?

--Rien... Du moment où vous vous trouvez irréprochable, je n’ai rien à
vous dire... Seulement je me souviens, je compare, et la comparaison
d’aujourd’hui avec autrefois n’est pas à votre avantage.

--Tout cela est bien vague, fit-il en ricanant; je ne serais pas fâché
d’avoir à répondre à une accusation un peu plus nette... En quoi suis-je
coupable? Est-ce que je ne vis pas constamment auprès de toi? Est-ce que
je t’ai jamais donné le moindre motif de jalousie?... Voyons, parle!
s’écria-t-il en s’irritant de l’attitude trop calme d’Adrienne.

--Souvenez-vous seulement de ce que vous étiez pour moi à la
Mancienne!... Alors vous n’aviez pas hâte de me quitter, vous ne me
marchandiez pas les heures que vous passiez près de moi, ces mêmes
heures que, maintenant, vous m’accordez comme une aumône!

--Voilà des exagérations!... Ma chère, reprit-il avec humeur, en lançant
son cigare dans la cheminée, tu n’es plus une jeune fille romanesque,
mais une femme sensée... Laisse-moi te parler comme à une personne
raisonnable...

--Je vous écoute, interrompit-elle avec un accent sarcastique. Voyons
comment vous me prouverez que les femmes, même de mon âge, peuvent se
passer de tendresse et d’affection.

--Mon affection n’a pas changé, répliqua Francis. Quant à la tendresse,
ou, pour parler plus net, quant à la passion, mon Dieu, ma chère amie,
la passion ne dure pas plus que les orages violents. D’ailleurs elle est
plus nuisible qu’utile en ménage... Crois-moi, la meilleure garantie du
bonheur est encore une amitié solide, basée sur l’estime et la confiance
réciproques.

Il continua ainsi longtemps, dans un langage sentencieux et banal,
vantant les affections calmes, les vertus et les sentiments modérés. Il
s’écoutait causer et admirait la façon dont ses phrases bien pondérées
s’enchaînaient les unes aux autres. Tout à coup il fut interrompu par
une explosion de colère. Adrienne s’était levée toute frémissante:

--Il fallait me débiter toutes ces belles phrases à la Mancienne avant
de vous jeter à mes pieds!... Vous me teniez alors un tout autre
langage; vous me promettiez des adorations sans fin et des tendresses
toujours plus ardentes... O Dieu! Dieu! s’écria-t-elle en se tordant les
mains, il n’y a pas six mois que vous me juriez toutes ces choses, et
cette passion qui devait toujours durer s’est usée plus vite que les
vêtements que je portais ce jour-là!... Vous me demandez quels griefs
j’ai contre vous?... Les voilà, mes griefs; vous m’avez trompée, vous
m’avez menti!... Si vous pensiez réellement ce que vous pensez
aujourd’hui, c’était alors qu’il fallait me le dire, et non pas
maintenant... C’est indigne!

--Adrienne! s’exclama-t-il d’une voix qu’il essayait de rendre
paternelle, je vous en prie, soyez raisonnable, voyez les choses avec
sang-froid... Alors comme aujourd’hui...

--Non, interrompit-elle de nouveau avec un geste désespéré, n’insistez
pas!... Laissez-moi penser au moins qu’à la Mancienne vous ne jouiez pas
une atroce comédie... Laissez-moi croire que vous avez eu une minute
d’amour pour moi... Sans cela, je serais trop complètement malheureuse!

Et, comme elle achevait, ses grands yeux sombres, qui étaient restés
secs jusque-là, devinrent humides; un sanglot souleva sa poitrine et ses
larmes coulèrent, tandis qu’au dehors l’averse faisait rage contre les
carreaux.

Francis, pris de pitié, essaya tout ce qu’il put pour calmer cette
tempête de larmes brusquement soulevée; il s’approcha de sa femme, lui
serra tendrement les mains, lui parla doucement comme à un enfant qu’on
veut endormir et lui répéta sur tous les tons qu’elle l’avait mal
compris, qu’il l’aimait toujours aussi sincèrement qu’autrefois... Bref,
la paix se fit et un raccommodement s’ensuivit; mais après les paroles
mal sonnantes et difficiles à oublier qui avaient été échangées de part
et d’autre, le charme de leur ancienne intimité ne se retrouva plus.
Même dans les moments les meilleurs, leur tendresse n’eut plus le
velouté ni le fondant des premiers jours. Entre ces deux mariés de six
mois un fossé commença de se creuser plus profondément chaque jour. La
confiance n’existait plus, chacun d’eux ayant fait à l’autre une de ces
sourdes blessures qui s’enveniment toujours davantage, parce qu’elles
atteignent les fibres les plus délicates du cœur. En dépit de l’amour
qu’elle conservait encore, Adrienne ne pardonnait pas à Francis de
s’être amoindri dans son estime; Pommeret s’apercevait de cet
amoindrissement, il en était humilié et s’en irritait intérieurement.

Les relations des deux époux entrèrent dans une nouvelle phase. Leur
intimité eut des hauts et des bas: elle fut tantôt tendre et tantôt
violemment orageuse. En vain, aux heures de raccommodement,
s’efforçaient-ils d’oublier leurs griefs réciproques; ils gardaient
toujours dans leur par-dedans de mystérieuses arrière-pensées qui
gâtaient toute la douceur de leurs caresses. Adrienne soupçonnait
Francis de lui faire un crime de son âge, et celui-ci s’imaginait
volontiers que sa femme l’accusait tout bas d’avoir cherché à faire un
mariage d’argent. Par moment, leurs yeux se confrontaient comme pour
saisir au fond d’un regard ce regret ou ce reproche latent; cette
préoccupation glaçait leurs lèvres et empêchait tout abandon. Il y avait
dans leur intimité quelque chose de détraqué qui sonnait tristement
comme un ressort brisé. Ils s’en apercevaient, s’en dépitaient, et des
paroles amères s’échangeaient de nouveau.

Adrienne, ayant plus donné d’elle-même, était plus profondément atteinte
par ce désastre. Son caractère ardent et concentré la prédisposait plus
particulièrement à souffrir de ces déceptions d’amour. Par orgueil, elle
se contraignait pour ne pas laisser voir le chagrin qui la rongeait, et
cette contrainte réagissait douloureusement sur son organisation
nerveuse. Peu à peu sa santé s’altéra. Une maladie obscure, perfide, qui
s’attaque sourdement aux organes les plus délicats du corps féminin, et
qui est souvent la conséquence d’un état moral violemment troublé,
commença de se développer en elle. Le médecin de Langres, appelé en
consultation à Rouelles, cita sentencieusement à Francis un vieil adage
d’Hippocrate, en lui décrivant la maladie de sa femme; en même temps il
lui recommanda d’épargner à Mme Pommeret toutes les émotions pénibles,
surtout de ménager ses nerfs, qui étaient «à fleur de peau.»

Dès qu’elle connut l’affection dont elle souffrait, Adrienne fut prise
d’un redoublement de tristesse. Il lui vint à l’idée que son mal aurait
pour premier effet de la vieillir aux yeux de Francis et de le rendre
encore plus indifférent. Et comme l’une des conséquences de cette
maladie est de grossir hors de toute proportion les moindres
contrariétés, la pauvre femme tomba dans des accès d’humeur noire qui
assombrirent notablement l’intérieur de la maison de Rouelles. Il faut
rendre cette justice à Francis Pommeret qu’il se montra, dans cette
conjoncture, un mari dévoué et attentif. Soit à raison des remords de sa
conscience, soit par générosité, il s’efforçait de faire oublier à
Adrienne les heures orageuses qui avaient troublé la sérénité de leur
vie intime. Désormais il n’avait plus à inventer de prétexte pour
déserter l’appartement conjugal, Mme Pommeret ayant exigé elle-même
qu’il passât ses nuits dans une pièce voisine. Il semblait vouloir, du
moins, la dédommager de ce sacrifice en l’entourant de petits soins et
de distractions pendant le jour. Il l’amusait en lui lisant un roman ou
en se mettant au piano, et quand, avec le mois de mai, les beaux jours
revinrent, il la promena à travers les allées reverdies de Montavoir,
dans une bonne voiture mollement suspendue, qu’on avait fait venir de
Dijon.

En dépit de ces minutieuses attentions, la santé d’Adrienne ne se
rétablissait pas. Une nouvelle consultation eut lieu et les médecins
furent d’avis que, dès la fin de juin, Mme Pommeret partît pour
Plombières, dont les eaux produiraient certainement de bons résultats.
Elle accepta avec joie l’espérance qu’on lui donnait, et s’occupa avec
entrain de ses préparatifs de départ. Francis avait sur-le-champ déclaré
qu’il accompagnerait sa femme dans les Vosges; mais celle-ci s’opposa
très résolument au départ de son mari.

--Non, mon ami, lui dit-elle, je te remercie, mais je suis assez grande
pour voyager seule, et je suis habituée à me tirer d’affaire moi-même...
J’emmènerai ma femme de chambre, et si j’ai besoin d’une compagnie plus
gaie, j’écrirai au Sacré-Cœur qu’on m’envoie Sauvageonne... Toi, tu
resteras à Rouelles. Songe que je ferai là-bas deux saisons et que nous
voici au plein moment des récoltes; je tiens à ce que tu me remplaces
pour surveiller nos cultivateurs de la Mancienne.--D’ailleurs,
ajouta-t-elle en lui serrant les mains, j’agis aussi par coquetterie...
A quoi bon te faire assister à toutes les petites misères d’une malade
qui prend les eaux? Cela me dépoétiserait encore à tes yeux. Je ne veux
pas que tu sois témoin des ennuyeux détails de la cure qui doit me
remettre sur pied; je préfère te revenir tout à fait en bon état et te
surprendre par ma mine florissante... Ainsi, c’est convenu, tu garderas
la maison; je ne suis pas fâchée que tu t’ennuies un peu de moi; cela
entre dans mes petits calculs...

Après avoir insisté sans succès, Francis prit le parti de s’incliner. Il
conduisit sa femme à Langres, l’installa commodément dans le train qui
devait la déposer à Aillevillers-Plombières, et après force
recommandations, force affectueuses embrassades, il vit fuir le convoi,
remonta en voiture et revint dîner à Rouelles.

Quand le lendemain il se réveilla seul dans cette grande maison
silencieuse, il se crut un moment redevenu célibataire. Il sentait au
dedans de lui une confuse allégresse dont il ne jugea pas à propos
d’approfondir les causes. Il se leva, déjeuna rapidement, afin de ne pas
marquer cette joie incorrecte devant les domestiques, et s’empressa de
gagner la forêt. Il vaguait par les tranchées du pas léger et capricieux
d’un écolier en vacances, qui a la bride sur le cou et qui peut s’amuser
à son aise, sans entrevoir une perspective désagréable de leçons et de
devoirs pour le retour. Les loriots sifflaient dans les merisiers, une
exquise odeur de fraise s’exhalait au bord des coupes ensoleillées; il
faisait bon vivre!... Le jour suivant, il poussa jusqu’à la Mancienne,
visita les faucheurs dans la prairie, plaisanta avec les faneuses et
s’en revint affamé. Deux lettres l’attendaient sous sa serviette: la
première, timbrée de Plombières, annonçait l’arrivée et l’installation
d’Adrienne; la seconde, illustrée à l’un des angles par un cœur enflammé
surmonté d’une croix, était datée du Sacré-Cœur de Dijon et couverte de
pattes de mouche zigzaguant comme des notes de musique. Sauvageonne lui
écrivait en ces termes:

  «Je me suis demandé s’il fallait commencer ma lettre par «petit père»
  ou par «cher monsieur». Vous auriez sans doute trouvé le premier trop
  familier, et le second m’a paru trop cérémonieux; de sorte que je me
  suis décidée à ne rien mettre du tout. J’ai appris par ma mère que
  vous étiez seul à Rouelles, et comme je suppose que vous devez
  _énormément_ vous ennuyer, la présente n’a d’autre but que de vous
  distraire. Je l’écris en cachette et je la confie à une élève qui
  quitte demain la maison;--elle a de la chance, celle-là!--Je tiens à
  vous prouver que je n’ai pas de rancune et que je pense à vous. Quand
  vous irez au bois, si vous passez par la coupe du Fays, souhaitez le
  bonjour de ma part à nos amis les sabotiers... A propos, encore une
  commission!... Ayez la bonté d’entrer dans ma chambre et de fouiller
  dans le premier tiroir de ma commode; vous y trouverez un livre à
  couverture bleue, l’_Histoire de la belle Mélusine_, que je vous prie
  de rendre au fermier de Crilley, qui me l’a prêté. Là-dessus, je baise
  la main que j’ai mordue et je vous fais ma plus belle révérence.

  DENISE.»

Francis trouva cette épître impertinente et déplacée. Pourtant elle lui
trotta dans la tête toute la soirée et ramena sa pensée vers la
pensionnaire du Sacré-Cœur. Cette Sauvageonne avait un caractère aussi
difficile à déchiffrer que les pattes de mouche de sa lettre. Ses
audacieuses inconvenances étaient-elles préméditées ou bien
agissait-elle avec la témérité d’une nature inconsciente et élémentaire?
Dans tous les cas, c’était une créature dangereuse, et Francis se
félicitait de la savoir loin de Rouelles. Il alluma dédaigneusement son
cigare avec le billet de la jeune fille et se coucha. Mais le matin, dès
qu’il fut levé, il prit la clé de la pièce qui faisait face à son
cabinet de travail et entra pour la première fois dans la chambre
réservée à Denise.

L’intérieur de cette chambre était en harmonie avec les toilettes
excentriques et les allures bizarres de la personne qui l’avait habitée.
La fenêtre donnait sur les bois. Les murs étaient ornés de nombreuses
images d’Epinal aux couleurs crues et violentes, représentant _Damon et
Henriette_, _Pyrame et Thisbé_, _les Vierges sages et les Vierges
folles_, etc. Sur la tablette de la cheminée, il y avait une collection
d’objets forestiers qui trahissaient les goûts agrestes et les
promenades vagabondes de la jeune fille: nids de pies et nids de guêpes,
cornes de cerf, pétrifications étranges, brins de charme autour desquels
un chèvrefeuille, enroulé en hélice, comme un serpent, avait fait corps
avec le bois, grands papillons jaunes striés de noir, aux ailes
terminées en pointes, colliers de graines de houx rouges comme du
corail. Au milieu de ces bibelots, qui rappelaient les fétiches d’une
hutte sauvage, le lit de bambou à rideaux de mousseline blanche avait un
air virginal. Francis ouvrit le tiroir qui lui avait été désigné. Il
s’en exhalait une pénétrante odeur féminine mêlée à un parfum de menthe
et de mélilot, et il y régnait un désordre caractéristique: nœuds de
ruban fanés, épingles à cheveux, vieux gants, livres dépareillés,
chemisettes déchirées, jupons blancs tachés de verdure; tout cela
pêle-mêle. Tandis qu’il fourrageait dans ce fouillis pour y dénicher _la
Belle Mélusine_, Pommeret mit la main sur un mouchoir de batiste, taché
de sang, qu’il crut reconnaître. Le souvenir de la lutte dans la
tranchée du Fays lui remonta à la tête avec l’odeur éparse dans toutes
ses nippes; il prit le volume de la bibliothèque bleue et quitta
l’appartement.

La lettre de la veille et le coup d’œil jeté dans les recoins intimes de
cette chambre lui avaient remis devant les yeux la figure originale et
inquiétante de Denise avec ses allures garçonnières, ses souplesses de
fauve et ses yeux phosphorescents. Maintenant elle le suivait partout,
elle le hantait comme certains airs entendus autrefois et qui vous
reviennent aux lèvres avec une obsession agaçante. Pour essayer de s’en
débarrasser, il s’occupait d’affaires ou il écrivait à Adrienne; mais
dès qu’il sortait en plein air, sous bois, le souvenir de Sauvageonne le
relançait opiniâtrement et cheminait avec lui.

La saison semblait être de connivence avec cette obsession pour lui
agiter le corps et l’esprit. L’été était dans son plein, la forêt dans
toute sa magnificence fleurie. Partout des frissons d’herbes
plantureuses, des floraisons aux couleurs éclatantes, des parfums de
chèvrefeuilles et de troënes. Au fond des massifs, les ramiers
roucoulaient langoureusement; leurs voix sourdes et caressantes
éveillaient un écho sensuel dans le cœur de Francis. Il rentrait à la
brune au château, étourdi, fatigué, mais énervé et incapable de dormir.

Deux semaines se passèrent ainsi. Un soir qu’il achevait de dîner,
étendu dans un fauteuil et regardant par la fenêtre ouverte les étoiles
s’allumer une à une au-dessus du bois, il entendit sur le chemin un
roulement de carriole, puis on sonna à la porte cochère, et il distingua
un bourdonnement de voix étonnées dans le vestibule. Au moment où il se
levait pour mettre le nez à la fenêtre, la porte s’ouvrit et la
cuisinière parut effarée.

--Qu’y a-t-il donc? fit Francis impatienté.

--Monsieur, c’est Mlle Denise qui revient.

--Oui, c’est moi! s’écria une voix mordante. En même temps la cuisinière
livrait passage à Sauvageonne.

--Vous?

Francis n’en croyait par ses yeux. Il avait relevé l’abat-jour de la
lampe et regardait d’un air ébahi Denise plantée en face de lui, les
bras croisés.--Mais quel changement s’était opéré!... Huit mois avaient
suffi pour accomplir cette merveilleuse métamorphose qui se produit
entre seize et dix-huit ans chez les filles. A la place de l’adolescente
dégingandée qui avait quitté Rouelles en novembre, Pommeret voyait
devant lui une grande et belle personne bien cambrée sur ses reins et
admirablement faite. Les épaules s’étaient élargies, les bras s’étaient
arrondis; la poitrine développée gonflait le corsage de la robe
d’alépine noire; les irrégularités du visage s’étaient atténuées; le
teint était d’une fraîcheur éblouissante; les opulents cheveux roux
avaient légèrement bruni; tordue en un épais chignon, leur masse
rejetait en arrière cette tête rayonnante de jeunesse, aux lèvres rouges
entr’ouvertes par un sourire de défi, aux narines palpitantes, aux yeux
étincelants.

--Vous? répéta Francis abasourdi et ébloui.

--Oui, reprit Denise avec une affectation d’assurance que démentait le
tremblement de sa voix vibrante, je _m’assommais_ là-bas et je me suis
fais renvoyer. On n’a même pas voulu me garder jusqu’au retour de ma
mère.

--Et vous êtes revenue seule? demanda sévèrement Pommeret.

--Oh! rassurez-vous! répondit-elle ironiquement, j’ai été ramenée par
une sœur converse qui vous apporte une lettre de la supérieure... A
propos, elle est dans le vestibule, la sœur, et je crois qu’il faudra
lui faire servir à souper... Elle l’a bien gagné!


III

--Je vous prie maintenant de m’expliquer comment et pourquoi vous vous
êtes fait renvoyer du Sacré-Cœur?... Je n’ai pas voulu vous infliger
l’humiliation d’un interrogatoire devant cette sœur, mais la voilà
repartie, et je désire connaître les détails d’une aventure dont je dois
instruire votre mère adoptive.

En même temps, Francis Pommeret, avec une gravité affectée, pliait et
dépliait la lettre de la supérieure.--Ceci se passait le lendemain de
l’arrivée de Denise, à l’heure du déjeuner, et ils étaient seuls dans la
salle. Denise, accoudée sans façon sur la nappe, grignotait des cerises
avec une parfaite sérénité. Elle releva ses grands yeux luisants vers
Francis:

--Je croyais, répondit-elle, que la chose était contée tout au long dans
la lettre de Mme de Lignac.

--La supérieure se borne à parler d’un acte d’insubordination, d’un
scandale dont l’énormité ne lui permet plus de vous conserver dans sa
maison... J’aime encore à penser qu’elle exagère.

--Non, pas trop... Au point de vue du Sacré-Cœur, c’est un cas pendable,
d’autant plus qu’il était prémédité. Jugez plutôt:--Je suis une très
mauvaise élève, mais j’ai de l’aplomb et beaucoup de mémoire; aussi ces
dames utilisaient toujours mes petits talents lorsqu’il s’agissait de
débiter un compliment ou de réciter des vers en public. Dimanche
dernier, jour de la confirmation, on devait fêter Monseigneur en grande
cérémonie: collation, musique, déclamation de morceaux choisis. On
m’avait chargée de dire la pièce de résistance, la fable du _Meunier,
son Fils et l’Ane_, mon triomphe. Seulement, dans cette fable il y a un
drôle de vers où on compare le grand dadais assis sur son âne à un
évêque.--«Vous comprenez, mon enfant? me dit la supérieure en baissant
les yeux, M. de La Fontaine était un peu libre dans ses expressions, et,
en présence de Monseigneur, une pareille allusion serait de la dernière
inconvenance; vous remplacerez _évêque_ par _seigneur_... Ne l’oubliez
pas!»--C’est bon; la veille de la cérémonie, on répète sur l’estrade, je
récite de mon mieux, sans omettre la correction: «comme un _seigneur_
assis.» On me complimente: «Ce sera charmant, Monseigneur sera
ravi!»--Nous voici au grand jour. Nombreuse et vénérable assistance:
trois évêques, une dizaine de pères jésuites, et une fournée de curés.
Entre deux morceaux de piano, on me pousse par l’épaule, je m’avance au
bord de l’estrade, je fais la révérence et je débute. Ça marche d’abord
très bien; il fallait entendre les bravos chuchotés par toutes ces
grosses lèvres rasées!... J’arrive au fameux passage; je reprends ma
respiration, je me tourne vers les trois évêques, et, en soulignant
chaque mot du geste, du regard et de la voix, je leur lance à toute
volée:

    Tandis que ce nigaud, comme un _évêque_ assis,
    Fait le veau sur son âne et pense être bien sage...

Silence glacial; les évêques ne sourcillent pas: seulement Monseigneur
de Dijon se penche vers la supérieure et lui murmure à l’oreille je ne
sais quoi qui fait lever les yeux au ciel à la bonne dame. Moi, je vais
toujours mon train, et j’achève au milieu de la stupéfaction générale...
Le soir même, après une réprimande publique, on m’ordonnait de faire mes
paquets, et le lendemain on me mettait à la porte comme une brebis
galeuse... La justice divine était satisfaite... et moi aussi, puisque
je voulais me faire renvoyer.

--Et pourquoi, s’il vous plaît? demanda Francis, qui n’avait pu se
défendre de sourire pendant ce récit.

Elle lui coula un coup d’œil oblique:

--Cela me regarde, marmotta-t-elle entre ses dents... D’abord j’avais le
mal du pays.

--Adrienne sera très mécontente, reprit-il en accentuant durement
chacune de ses paroles; je vais lui écrire que vous ne pouvez rester
ici... Je ne me soucie pas d’accepter la responsabilité de vous garder.

Elle s’était levée et s’était mise à tambouriner contre les vitres. De
sa place, Francis voyait se dessiner, sur la baie de la fenêtre, la
masse abondante de ses cheveux, et la souple ligne onduleuse de son dos
et de ses hanches.

--Vous n’êtes pas aimable! répliqua-t-elle sans se retourner.

Sa voix avait un tremblement qui contrastait avec les intonations nettes
et mordantes de tout à l’heure.

Pommeret se sentit amolli. Se reprochant d’avoir été trop rude, il
quitta sa chaise et fit quelques pas vers la jeune fille.

--Ma chère Denise, commença-t-il, mon devoir n’est pas d’être aimable,
mais de vous tenir le langage que votre mère adoptive vous tiendrait si
elle était ici...

--Je comprends, interrompit-elle, en faisant volte-face, vous voulez
être un père pour moi... Eh bien! ça ne vous va pas, ce rôle-là, mais
pas du tout!...

--Qu’il m’aille ou non, je le remplirai en attendant que ma femme vous
prenne avec elle... Jusque-là, je compte que vous vous tiendrez
tranquille et que vous sortirez le moins possible.

--Vous me mettez en pénitence... au pain sec!

Après avoir prononcé ces derniers mots avec une emphase ironique, elle
eut un rire silencieux qui creusa des fossettes dans ses joues,
découvrit ses petites dents blanches et illumina ses yeux.

--Il n’y a pas de quoi rire! s’exclama Francis agacé et un peu mal à
l’aise.

--Je ris d’une idée qui m’est venue en écoutant votre sermon.

Elle tenait ses yeux fixés sur la main gauche de son interlocuteur, et
changeant brusquement la conversation:

--Tiens! s’écria-t-elle, c’est là que je vous ai mordu!

En même temps, elle posa un doigt à l’endroit indiqué, et ils restèrent
ainsi un moment immobiles; puis Francis s’empara de cette main qui
touchait la sienne:

--Tout ce que je vous ai dit, ma chère enfant, reprit-il d’un ton
presque attendri, était dans votre intérêt, croyez-le bien.

Elle éclata de rire de nouveau:

--Vous parlez absolument comme le révérend père qui nous confessait au
Sacré-Cœur: «Ce que je vous en dis, ma chère fille, est pour le salut de
votre âme!»

Elle baissait comiquement les yeux, balançait la tête et prenait un air
béat.

--Allons, ajouta-t-elle, en retirant lentement sa main, je rentre dans
ma chambre... Faudra-t-il garder les arrêts?

--Faites ce que vous voudrez! répondit-il vexé; je n’ai pas la
prétention de jouer au geôlier avec vous.

--Vous avez joliment raison! Chacun a assez à faire de se garder
soi-même... Bonjour!

Elle sortit la tête haute, la mine souriante, laissant Pommeret déconfit
et fort mécontent de lui. Il écrivit sur le champ à Adrienne pour lui
conter l’aventure et lui conseiller d’appeler Denise à Plombières, en
attendant qu’on pût la caser dans une autre pension. Mais, soit qu’il
craignît d’inquiéter sa femme, soit qu’il ne fût pas en veine, il mit
dans sa lettre moitié moins d’énergie que s’il l’eût rédigée avant le
déjeuner; sa sévérité s’était détendue, ses accusations étaient
atténuées par des correctifs et des phrases dubitatives; ses conclusions
tournaient à l’indulgence.

En attendant la réponse de Mme Pommeret, Denise s’était réinstallée au
château. Sans se soucier des recommandations de Francis, elle avait
repris ses habitudes d’autrefois, et abandonnant sa longue robe
d’uniforme, elle était revenue aux toilettes bizarres et sommaires
qu’elle affectionnait:--jupes courtes, guêtres montant jusqu’à
mi-jambes, chapeau de grosse paille rejeté le plus souvent sur les
épaules.--Dans cet accoutrement, qui lui donnait quasi des allures de
garçon, elle partait pour la forêt et ne rentrait guère qu’à l’heure du
souper. Ce genre de vie avait cela de bon pour Francis qu’il lui
laissait pendant les longues heures de l’après-midi une tranquillité
relative dont son esprit en désarroi avait grand besoin. Le voisinage de
cette jeune fille, dont la verte beauté s’était épanouie d’une façon si
inattendue, lui causait une oppression singulière. Dès qu’elle était
loin de la maison, il respirait plus à l’aise; mais, par une
contradiction bizarre, le temps lui durait davantage, la journée lui
semblait interminable, et il ne savait comment l’occuper, n’ayant de
goût à aucune lecture sérieuse, à aucun travail soutenu. De guerre
lasse, il traînait son désœuvrement sous les charmilles du jardin,
s’étendait à l’ombre et tuait le temps en fumant des cigares. Mais à
travers les spirales de la fumée, c’était toujours Denise qu’il voyait,
c’était toujours à elle que revenait sa pensée. Il songeait à son
caractère énigmatique, tantôt farouche et tantôt hardi, parfois rude
jusqu’à l’insolence et parfois presque caressant. Au fond de toutes ces
bizarreries, il croyait démêler un sentiment très tendre; quelque chose
lui disait que ce sentiment, c’était lui qui l’avait éveillé dans le
cœur de cette fille étrange, et cette découverte lui faisait à la fois
peur et plaisir.--Tandis qu’il s’enfonçait dans ces rêvasseries
périlleuses, les ombres grandissaient dans le vallon de Rouelles, le
soleil descendait derrière les futaies de Montavoir, et tout à coup on
entendait résonner dans les couloirs la voix vibrante de Sauvageonne qui
rentrait du bois et remontait dans sa chambre en chantant. Alors le cœur
de Francis battait très fort, et il attendait avec une inquiétude mêlée
d’impatience le moment du dîner, qui ramenait le tête à tête de chaque
soir dans la salle à manger très vaste, où ils semblaient perdus tous
deux dans une demi-obscurité.

Ces dîners offraient un spectacle curieux. Au début, Francis affectait
de se montrer bourru et grognon, mais il finissait toujours par devenir
aimable et presque galant. Il questionnait Denise d’un air indifférent
et dédaigneux sur l’emploi de sa journée et s’attirait généralement des
réponses impertinentes.--De quoi s’occupait-il? Elle avait l’attention
de le débarrasser de sa présence et il se plaignait encore! Elle n’était
pourtant pas gênante!--La conversation tombait là-dessus, et on
n’entendait plus qu’un cliquetis de fourchettes. Rarement on parlait de
Mme Adrienne; on eût dit que tous deux avaient une secrète répugnance à
faire intervenir son nom et sa personne dans leurs discussions. Pendant
les intervalles de silence, ils s’étudiaient chacun à la dérobée, leurs
regards finissaient par se croiser, ou bien leurs mains se rencontraient
près d’une carafe ou d’une salière, et c’était le signal d’une reprise
d’hostilités.

Un soir que Denise était rentrée plus tard que de coutume et que Francis
s’était mis à table sans l’attendre, il lui dit de son ton le plus
grognon:

--Vous devriez tâcher de revenir au moins pour l’heure des repas... Je
me demande ce que vous pouvez faire dans les bois toute une journée?

--Je m’y amuse, répondit-elle sèchement, et là du moins je ne suis à
charge à personne.

--Qu’y trouvez-vous donc de si amusant?

--Tout: les plantes, les bêtes et les gens.

--Surtout les gens! insinua-t-il avec sarcasme.

--Pourquoi pas?... Je ne suis pas fière, moi, et j’avoue que je ne me
déplais pas dans leur compagnie.

--En tout cas, c’est une compagnie peu convenable et peu sûre pour une
fille jeune et... jolie.

Elle haussa les épaules:

--Vous me trouvez jolie?... Vous êtes bien bon!

Elle s’était levée et, campée devant la glace, elle rajustait sa
coiffure, assujettissait son peigne, les bras levés, la tête rejetée en
arrière... Il quitta la table à son tour et se rapprocha d’elle, sans
trop savoir ce qu’il allait faire. Elle le devina plutôt qu’elle ne le
vit, se retourna tout d’une pièce, et l’interrogeant de son regard
étincelant et hardi:

--Hein! quoi? s’écria-t-elle d’une voix mordante, trouvez-vous aussi à
redire à ma coiffure?

Déconcerté par cette rapide volte-face, il recula, alluma un cigare et
se rassit sans souffler mot. Un silence embarrassant emplit de nouveau
la salle obscure, où l’on ne distingua plus bientôt que la forme
indécise de la jeune fille assise au rebord de la fenêtre et les deux
points lumineux de ses yeux grands ouverts. Puis, quand la nuit fut tout
à fait tombée, ils regagnèrent chacun leur chambre en se souhaitant
brusquement le bonsoir.

Francis attendait avec une anxiété nerveuse la réponse d’Adrienne; il
s’étonnait de ne pas la recevoir plus vite, tout en redoutant le moment
où elle arriverait. Un matin enfin, le piéton, l’ayant rencontré sur la
route, lui remit une lettre timbrée de Plombières. Il déchira d’abord
lentement l’enveloppe; puis il parcourut les quatre pages
d’écriture,--et respira. Adrienne repoussait l’idée de faire venir
Denise auprès d’elle. L’hôtel était plein, et comme elle était logée
fort à l’étroit, il lui eût été impossible de caser la jeune fille dans
sa chambre. D’ailleurs, occupée tout le jour à se soigner, elle ne
pourrait surveiller cette enfant terrible, qui serait bien plus exposée
au milieu des baigneurs de Plombières que dans les bois de Rouelles.
Elle faisait donc appel au dévouement de Francis, et le priait de
patienter jusqu’au moment où les médecins la déclareraient en état de
supporter le voyage.

Le jeune homme empocha la lettre et s’en revint au logis. En entrant
dans la cour du château, il la vit occupée par deux charrettes pleines
d’ustensiles de vannerie. Les corbeilles, les paniers de toute
dimension, les nasses, les clayons et les _volettes_ étalaient au soleil
leurs formes blanches et brunes; tous ces légers ouvrages d’osier tressé
emplissaient la profondeur des bâches, s’accrochaient aux ridelles et
débordaient jusque sur la croupe des chevaux pelés qui, tête baissée,
tondaient gravement l’herbe poussée entre les pavés. Sous l’une des
voitures, dans la civière pleine d’osier, un chien de berger
sommeillait. Les fenêtres de la salle à manger étaient ouvertes, et
Francis ébahi aperçut les vanniers attablés et déjeunant, servis par
Sauvageonne.

Ils étaient six: la femme, le mari, deux grandes filles et deux garçons
de seize à dix-huit ans. Etonnés eux-mêmes de se voir si bien traités,
ils mangeaient silencieusement. Chacun d’eux avait tiré son couteau à
manche de corne. Ayant placé leur viande froide entre deux tranches de
pain, ils la découpaient en petits morceaux qu’ils mastiquaient avec
lenteur, s’interrompant pour trinquer à la santé de la _demoiselle_ et
vider leur verre avec un clappement de langue. Les deux garçons, très
timides, ne paraissaient pas trop à leur aise; les filles, écarquillant
les yeux, partageaient leur attention entre les buffets garnis de
porcelaines du Japon et la toilette de Denise. Leurs têtes, d’un blond
roux, aux chairs rougies par le grand air et tavelées de taches de
rousseur, avaient une vague ressemblance avec la figure de leur hôtesse.
Celle-ci, s’apercevant tout à coup de la présence de Francis, vint
s’asseoir sur le rebord de la fenêtre, lui fit signe d’approcher; puis,
se penchant en dehors:

--Allons! dit-elle à voix basse, ne froncez pas les sourcils parce que
j’ai invité ces braves gens à se rafraîchir avant de se remettre en
route!... On se doit bien cela entre parents.

--Entre parents? répéta-t-il, ces vanniers sont de votre famille?

--Mon Dieu, oui; la femme que vous voyez là est la propre sœur de ma
vraie mère, et ces grandes filles sont mes cousines germaines... Ne
trouvez-vous pas qu’elles me ressemblent?

Il fit la grimace, et, tirant de sa poche la lettre d’Adrienne:

--J’ai reçu une réponse de Plombières, murmura-t-il... On ne peut pas
vous loger là-bas, et vous resterez ici.

En voyant la lettre, Denise avait pâli tout d’abord; les derniers mots
de Francis ramenèrent une nuance rose sur ses joues, et un éclair joyeux
passa dans ses prunelles.

--Vous voilà bien ennuyé, reprit-elle... Avouez-le!

Il haussa les épaules sans répondre.

--Si cela vous vexe par trop, dites-le, je m’en irai avec ces gens-là.

Il lui tourna le dos et froissa la lettre avec humeur.

Cependant les vanniers, intimidés par la présence du maître de la
maison, s’étaient hâtés de mettre les morceaux doubles. Maintenant ils
se levaient lourdement et gagnaient la cour. L’homme et les garçons
bridaient les chevaux, tandis que les femmes ramassaient les paniers
épars sur le pavé.

--Au revoir, ma _gachette_! dit la vannière à Denise qui ne l’avait pas
quittée; bien des mercis pour votre politesse; nous vous revaudrons cela
quand nous serons à portée... si vous venez jamais nous voir à Aprey...
C’est le pays de votre pauvre mère, et nous sommes vos plus près
parents. Il faudra un de ces jours que vous poussiez jusqu’à notre
village.

--Est-ce que vous y rentrez? demanda Denise.

--Nenni, pas pour le moment. Nous achevons d’abord notre tournée pour
placer notre marchandise; mais nous y serons pour sûr rendus vers la
Notre-Dame d’août, et alors, si le cœur vous en dit, vous n’avez que de
venir, tout un chacun sera content de vous voir... Ah! dame, ça n’est
pas cossu chez nous comme dans votre belle maison, mais on vous y
recevra de bon cœur tout de même... Au revoir donc, ma mie! Bien le
bonjour, monsieur.

Elle rejoignit les charrettes qui avaient franchi la grande porte et
gravissaient déjà la route qui montait vers les bois. Les fouets
claquaient, les chevaux maigres tiraient, et, à chaque cahot, le frêle
chargement d’osier tressaillait et se balançait. L’homme et les garçons
marchaient en avant, le fouet sur la nuque; entre les deux voitures, la
femme cheminait, courbée et disparaissant presque sous ses corbeilles
enfilées à une ficelle. Le chien, ayant achevé sa sieste et quitté la
civière, allait et venait, très affairé, d’un attelage à l’autre. Un peu
en arrière, les deux grandes filles rousses s’étaient attardées et,
tournant la tête, jetaient d’envieux regards sur la maison où demeurait
leur chanceuse cousine. On voyait leurs silhouettes élancées se découper
sur le vert des prés.

Appuyée à une pile de troncs d’arbres, Denise, les sourcils rapprochés
et les yeux fixes, regardait le convoi fuir vers la forêt. Déjà l’une
des charrettes avait disparu, et les claquements de fouet retentissaient
plus sonores sous les branches.

--Vous regrettez de n’être point partie avec eux? dit railleusement
Francis en touchant l’épaule de la jeune fille.

Elle tressaillit.

--Qui sait? répondit-elle d’une voix sourde, cela vaudrait peut-être
mieux pour tout le monde!...

Elle releva les yeux vers la lisière du bois. Les deux grandes filles
s’étaient à leur tour enfoncées dans la verdure, et il n’y avait plus
personne sur la route blanche, dont le soleil faisait scintiller le
sable, en même temps qu’il mettait des plaques d’argent fondu, çà et là,
dans les joncs et les oseraies de la Peutefontaine. Denise secoua sa
tête et ses épaules avec une expression à la fois enfantine et farouche;
on eût dit le geste de quelqu’un qui jette le manche après la cognée et
qui crie au ciel: «Tant pis! c’est toi qui l’a voulu!»

--Je rentre! s’écria-t-elle... Et courant tout d’une envolée jusque dans
le vestibule, elle gravit l’escalier et gagna sa chambre.

A partir de ce jour, elle devint subitement casanière et renonça presque
complètement à ses vagabondages en forêt. Elle semblait avoir pris au
sérieux le rôle de maîtresse de maison, que l’absence de Mme Pommeret
laissait tomber entre ses mains. Elle donnait des ordres aux
domestiques, s’occupait du menu des repas, visitait les armoires,
entrait vingt fois le jour dans la pièce où se tenait Francis, sous
prétexte de voir si tout était en place. Il ne pouvait faire un pas dans
la maison sans la rencontrer les cheveux au vent, la robe relevée, un
tablier à bavette tendu sur sa poitrine, ayant dans les yeux et sur les
lèvres son singulier et hardi sourire. La coureuse de bois, la faunesse
indisciplinée et vagabonde se métamorphosait en ménagère;--une ménagère
de fantaisie, plus empressée qu’utile, emplissant les couloirs du
frou-frou de sa robe, du tac-tac de ses talons et des minutieux
raffinements de sa sollicitude domestique. Désormais, grâce à elle, la
salle à manger et le fumoir étaient pleins de fleurs, et Francis n’en
sortait pas sans avoir attrapé une migraine. A chaque repas, elle le
bourrait de plats sucrés, croyant, d’après ses goûts de pensionnaire,
que c’était là le _nec plus ultra_ de la bonne chère. Pommeret, tantôt
agacé, tantôt amusé par l’activité brouillonne de cette maîtresse de
maison improvisée, subissait néanmoins le charme que la capricieuse
jeune fille répandait autour d’elle. Il n’avait plus seulement à se
défendre des longs tête-à-tête de chaque soir; à tout instant du jour,
il se retrouvait seul avec elle, et la fascination devenait plus
dangereuse. Il se faisait l’effet d’un gibier autour duquel les
chasseurs ont pratiqué une _enceinte_, et qui voit de minute en minute
se rétrécir le cercle dans lequel il pourra se mouvoir. Se sentant sur
le point de faiblir, il prenait honnêtement le parti de se dérober, en
désertant à son tour la maison. Il partait dès le fin matin et se
condamnait à de longues courses à travers bois. Durant ces promenades
forcées, il se tenait à lui-même de beaux discours très moraux, se
répétant énergiquement que succomber dans de pareilles conditions serait
un acte de déloyauté. Et justement à mesure qu’il se le répétait, sa
pensée s’appesantissait davantage sur les dangers de la situation; la
possibilité de la tentation lui arrivait à l’esprit, accompagnée de
l’image terriblement séduisante de la tentatrice. Dans la solitude de la
forêt, cette pensée dominante prenait de plus fortes proportions, et le
flamboiement du soleil, perçant de ses flèches d’or les feuillées
immobiles, allumait encore son imagination. Il marchait comme un enragé,
ne réussissant qu’à s’éreinter, sans lasser son désir ni distraire sa
pensée.

Une après-midi, sa fièvre de locomotion l’avait poussé jusqu’aux sources
de l’Aujon. Brûlé par un soleil caniculaire et avide de fraîcheur, il
s’était hâté de gagner une combe très ombreuse, qu’on nomme dans le pays
le Creux d’Aujon. L’endroit est solitaire, fort éloigné de toute
habitation; l’horizon étroit y est pour ainsi dire muré par les taillis
qui couvrent les flancs de la combe et ne laissent guère entre eux que
l’espace occupé par le lit du ruisseau. Ce cours d’eau naissant, après
avoir sautillé bruyamment de pierre en pierre parmi des fourrés de
saules et d’aunelles, s’évase tout à coup entre deux talus herbeux, de
manière à former un petit réservoir peu profond, une sorte de vasque
rocheuse au-dessus de laquelle les branches riveraines s’étendent comme
des bras qui se rejoignent. Dans cette cavée de verdure, le silence
n’est troublé que par le glou-glou de l’Aujon ou par le vol rapide d’un
martin-pêcheur dont les ailes irisées coupent le courant en droit fil.
Tout y invite au sommeil: le moelleux gonflement des mousses à la base
des hêtres et le frémissement berceur de l’eau qui fuit; tout y repose
les yeux, jusqu’aux tons veloutés de l’herbe drue, dont quelques
blanches fleurs de parnassie étoilent seules la verte uniformité.

Ecrasé par la chaleur et la fatigue, Francis s’arrêta au bas de l’une
des pentes, à vingt pas du ruisseau dont il dominait la nappe limpide;
et s’étendant entre deux cépées de noisetiers, la tête sur la mousse,
les pieds dans la fougère, il s’assoupit doucement.--Il sommeillait
depuis longtemps déjà, quand il fut réveillé par un bruit de branches
froissées. Sans bouger, il ouvrit les yeux. Le soleil s’était enfoncé
derrière les taillis et le soir approchait. Au-dessous de lui, entre les
branches feuillues d’où il voyait comme par des meurtrières le cours de
l’Aujon, il aperçut une forme féminine sur l’autre rive,--et reconnut
Sauvageonne.

Elle s’avançait lentement, nonchalamment dans l’herbe. Arrivée au bord
de l’eau, elle s’assit sur le talus et se déchaussa avec l’insoucieuse
indifférence d’une fille des bois qui a la certitude d’être seule, puis,
remontant un peu le courant, qu’elle traversa à gué, elle reparut à peu
de distance des noisetiers où Francis était blotti. Alors elle jeta dans
le gazon les chaussures qu’elle tenait à la main, enleva son peigne,
secoua ses cheveux moutonnants et trempa ses doigts dans l’eau comme
pour en tâter le degré de fraîcheur.--Francis demeurait coi, les yeux
grands ouverts, la gorge serrée.--Aux allures de Denise, on voyait bien
qu’elle ne visitait pas pour la première fois le Creux d’Aujon;
l’endroit lui était familier, et ses façons d’agir montraient clairement
que, se croyant absolument seule, elle se disposait, par cette chaleur
accablante, à se baigner dans ce limpide réservoir. Francis songeait que
ce serait commettre un acte d’indélicatesse de ne point l’avertir de la
présence d’un témoin, ou du moins de ne pas s’éloigner lui-même
discrètement;--et pourtant il ne bougeait pas. Une damnable convoitise,
une perverse curiosité, le retenaient tapi au milieu des cépées.

La jeune fille s’était éclipsée de nouveau. Un bouquet d’aunelles la
masquait tout entière, et les branches remuées trahissaient seules sa
présence. C’était pour Francis le moment de fuir s’il avait encore un
peu d’honnêteté dans l’âme et de virilité dans les résolutions. Il se
soulevait déjà sur un bras, cherchant des yeux l’endroit par où il
opérerait sa retraite, quand Denise reparut.

Il fut tout d’abord ébloui. Une éclatante blancheur passa rapidement
dans le cadre verdoyant des branches, puis il y eut un éparpillement de
gouttelettes rejaillissantes accompagnant le bruit frais d’un corps qui
se jette en pleine eau.

Inconsciemment il avait fermé les yeux; quand il les rouvrit, on ne
voyait plus dans le réservoir frissonnant que la tête de Sauvageonne,
dont le courant agitait faiblement la chevelure crêpelée. La jeune fille
aspirait l’air humide avec bonheur; les ailes de son nez retroussé se
dilataient, ses yeux luisaient dans la demi-obscurité des verdures
surplombantes. Parfois elle plongeait son front dans l’eau avec un joli
mouvement d’oiseau qui prend son bain; d’autres fois, s’accrochant des
deux mains à une racine, elle laissait son corps aller à la dérive. La
nappe liquide, avec ses rubans d’herbes aquatiques, ses remous, ses
ondes moirées et circulaires, voilait chastement les formes de la
baigneuse; l’eau caressait mollement le cou et le menton, ne découvrant
que rarement la rondeur d’un bras ou un coin d’épaule.--Maintenant,
Francis n’avait plus la force de s’enfuir. Des bouffées de désirs lui
avaient offusqué le sens moral, éteignant en lui tout scrupule et tout
remords. Il dressait la tête et retenait son souffle, ne songeant plus
qu’à griser ses yeux de ce spectacle si inattendu et si plein de
troublantes surprises.

Le bain dura un quart d’heure, puis Denise remonta sur le bord, toute
ruisselante, et s’assit dans l’herbe pour laisser aux gouttelettes qui
perlaient sur son corps le temps de s’évaporer dans l’air chaud. Elle
passait lentement ses mains sur ses bras et sur ses épaules, dont les
purs contours se détachaient du fond vert des ramures. On eût dit une
nymphe des temps mythologiques.--Le crépuscule tombait. Le pan de ciel
aperçu entre les feuillées plus opaques avait pris un ton exquis de
turquoise foncée; l’eau déjà brunissante aux endroits couverts reflétait
par places la couleur unie du ciel, et la verdure plus sombre de l’herbe
faisait encore valoir la teinte claire de ces taches d’azur. Dans ce
cadre des feuillages bruns, du gazon velouté et de l’eau bleue, le corps
éblouissant de Denise et sa chevelure rousse se fondaient
harmonieusement. La lumière assourdie estompait les lignes onduleuses de
son dos et de sa jeune poitrine; sa peau blanche frissonnait légèrement,
et d’une main distraite elle tordait ses cheveux. Une sérénité
délicieuse emplissait la combe et donnait une agreste poésie à cette
chaste nudité de jeune fille. Du fond de son observatoire, Francis, bien
qu’il fût peu poétique de sa nature, se sentait pris d’une admiration
attendrie devant la révélation de cette virginale beauté
féminine.--Lentement, Denise se glissa vers les aunelles où elle avait
laissé ses vêtements, et les massifs plus noirs la dérobèrent aux
indiscrets émerveillements de son admirateur. Quand elle reparut, elle
était entièrement vêtue et boutonnait nonchalamment son corsage, en
secouant sa chevelure encore mouillée...

Tout à coup un léger éboulis de cailloux, un bruissement de feuilles, la
tirèrent brutalement de sa rêverie.--Francis avait-il voulu fuir, ou,
dans un moment de distraction avait-il fait un faux mouvement? Toujours
est-il que cette rumeur insolite et soudaine trahissait la présence d’un
être animé dans le voisinage. La jeune fille dressa la tête, rougit,
puis, sans réfléchir, furieuse de cette surprise, elle bondit vers la
place d’où partait le bruit, et après avoir écarté précipitamment les
coudraies, elle se trouva face à face avec Francis.

--Vous! s’écria-t-elle d’une voix sourde, vous étiez là?

Elle pâlissait et suffoquait; un mouvement de stupéfaction, de honte et
de colère faisait trembler ses lèvres et soulevait sa poitrine sous son
corsage à demi boutonné.

Francis, vexé d’avoir été découvert et confus de sa mauvaise action,
balbutiait de vagues excuses en regardant la figure courroucée de la
jeune fille.

--C’est lâche! reprit-elle en trépignant de rage, tandis que des larmes
roulaient dans ses yeux.

Elle étouffait et s’était adossée à un arbre, en proie à une sorte de
crise nerveuse.

Francis, très effrayé de la voir en cet état, ne savait plus que faire
pour la calmer, quand soudain une idée aussi imprudente que peu
généreuse lui vint à l’esprit... Elle l’aimait, il s’en doutait depuis
longtemps; pourquoi ne se servirait-il pas, pour l’apaiser, de cette
naïve passion dont il avait deviné la vivacité croissante tout en
affectant de la décourager?... Il fixa de nouveau sur Denise ses yeux
caressants et attendris, et se penchant vers elle:

--Pardon! lui chuchota-t-il presque dans l’oreille, pardonnez-moi, chère
enfant adorée!

Ces simples mots d’amour opérèrent sur Denise comme un charme. D’un bond
farouche, elle s’élança vers Francis, lui jeta les bras autour du cou et
cacha dans la poitrine du jeune homme sa tête humide, sa bouche pleine
de sanglots passionnés.


IV

Un mois s’était passé depuis l’aventure du Creux d’Aujon. Dans la pièce
qui servait de fumoir et de cabinet de travail, Denise et Francis
s’entretenaient à voix basse après le dîner. L’ombre des soirées d’août,
déjà plus courtes, emplissait la chambre d’une obscurité qui ne
permettait plus de distinguer les traits des deux interlocuteurs. On ne
voyait que les formes confuses de leurs silhouettes. Celle de Denise,
qui arpentait le fumoir dans sa longueur, tantôt s’enfonçait dans le
noir et tantôt se dessinait sur le clair de la fenêtre. La jeune fille
marchait les bras croisés, la tête penchée, et le bruit sourd de son pas
résonnait seul dans le silence de la maison endormie.

--Oui, c’est demain à trois heures qu’elle revient, murmura Francis en
jetant son cigare et en se renfonçant dans un coin du divan.

--Demain! répéta Denise comme un écho douloureux, déjà demain!... O
Francis, que faire? que devenir?

--Nous resterons ici... Pierre ira seul à Langres avec la voiture: il
dira que nous sommes en pleine moisson et que nous n’avons pu quitter
Rouelles.

--Ce sera reculer pour mieux sauter, reprit-elle en haussant les
épaules... Il faudra toujours la voir, lui parler et l’embrasser à
l’arrivée... Je m’imaginais que ce retour ne viendrait jamais, et c’est
demain... Non, je ne pourrai plus la regarder en face!

--Ma pauvre Denise, commença Francis avec embarras, combien j’ai été
coupable et comme je me reproche!...

Elle l’interrompit brusquement, courut à lui et, lui posant les mains
sur les épaules, tandis que ses yeux brillants cherchaient dans l’ombre
ceux de Pommeret:

--M’aimes-tu? lui dit-elle avec un accent passionné.

--Peux-tu me le demander?

--M’aimes-tu plus que tout au monde... comme je t’aime, moi... comme je
t’ai aimé depuis le premier jour, là-bas, à Auberive, sous le
pommier?... Ce jour-là, je me suis de cœur donnée à toi; je te l’ai déjà
dit et je te le répète pour que tu comprennes bien que je ne t’ai pas
aimé par caprice ou par surprise... Vois-tu! il n’y avait ni
convenances, ni mère adoptive, ni rien qui pouvait m’empêcher de
t’appartenir. Je ne suis pas d’une nature à raisonner, à faire la part
de ceci et de cela... Je me donne tout entière... M’aimes-tu de la même
façon?

--Mais... certainement, répondit-il, tandis qu’intérieurement il
s’effrayait déjà de l’exaltation de la jeune fille.

--Eh bien! continua-t-elle en lui serrant les bras dans ses mains,
sauvons-nous!... Partons demain au petit jour!

Il tressauta, interdit:

--Hein! fit-il... Voyons, ma chère enfant, sois plus calme et tâche de
voir les choses avec plus de sang-froid.

--Je les vois comme elles sont... Nous tremblons déjà rien qu’à l’idée
de ce retour... Ce sera bien pis quand elle sera ici entre nous deux...
Non, vois-tu, partons!... Après tout, elle n’est que ma mère adoptive,
et quant à toi, elle n’est plus ta femme, puisque tu es à moi.

--Mais c’est de l’enfantillage! répliqua-t-il, ahuri; d’abord c’est
impraticable, et puis ce serait odieux.

--Ce sera encore bien plus odieux de rester ici et de la tromper.

--Où irions-nous?

--N’importe où... A l’étranger, si tu veux.

--A l’étranger? répliqua-t-il avec un sourire de pitié, comment et de
quoi y vivrions-nous?... Tu ignores sans doute que tout ce qui est ici
appartient à Mme Adrienne, et que ni toi ni moi ne possédons un sou
vaillant.

--Ha! fit-elle...--En effet, elle n’avait pensé à rien de tout cela.
Après un moment de réflexion, elle releva la tête et repartit avec sa
logique impitoyable:--Raison de plus pour ne pas rester... Je
travaillerai et toi aussi... Nous sommes jeunes et bien portants; avec
de la bonne volonté, nous parviendrons toujours à gagner notre vie.

Il demeurait abasourdi. Toutes ces objections qu’elle lui poussait avec
la persistance d’une enfant qui ne doute de rien l’irritaient sans
l’entraîner. Chaque mot de Sauvageonne était une douche d’eau glacée qui
le morfondait.--Quitter le confortable intérieur de Rouelles pour se
lancer dans l’inconnu... gagner son pain en travaillant... recommencer à
vingt-cinq ans la lutte pour l’existence en n’ayant d’autres ressources
que ses deux mains et l’amour de Denise... tout cela était très joli
dans les romans, mais ridicule et insensé dans la réalité. Rien qu’à
envisager une pareille perspective, il se sentait la chair de poule. Il
se voyait trimant du matin au soir à quelque besogne de gratte-papier,
ayant à sa charge une femme qu’il ne pourrait pas même épouser; il lui
semblait entendre les lamentations de sa famille, les risées de sa
petite ville, les huées de tous les honnêtes gens de sa connaissance.
Son amour-propre vaniteux, ses goûts de luxe, son culte pour la
correction et les convenances, tous ces préjugés de la demi-morale
bourgeoise qu’il avait sucés avec le lait se révoltaient à la seule idée
de l’équipée incongrue proposée par Sauvageonne.

Avec la nuit tombante, la pièce était devenue tout à fait obscure, de
sorte que la jeune fille ne pouvait plus distinguer la figure de
Francis. Inquiète de son mutisme, elle vint s’asseoir auprès de lui et,
le serrant dans ses bras:

--N’est-ce pas, murmura-t-elle d’une voix attendrie, nous partirons
cette nuit?

--Pardon, chère petite, dit-il enfin, ta résolution est généreuse et
part d’un brave cœur, mais elle n’est pas pratique... Un esclandre
pareil, songes-y donc! produirait dans le pays un effet déplorable... Et
puis je ne sais vraiment à quel genre de travail je pourrais me livrer
pour gagner de quoi nous faire vivre... Il faut voir les choses par le
côté positif... Quand on est pauvre comme nous, un coup de tête ne mène
à rien... Ah! si nous étions riches, ce serait différent...

Il broda longtemps ainsi sur ce thème, enfilant péniblement les unes aux
autres des phrases embarrassées. Elle l’écoutait, les sourcils froncés,
les lèvres serrées. Tandis qu’il parlait, la lune s’était levée
au-dessus des bois, et les rayons bleuâtres, pénétrant insensiblement
dans la pièce, finirent par éclairer le visage de Francis. Denise put
voir distinctement la figure effarée, les traits allongés, les regards
hésitants de son compagnon. Elle fut prise d’un douloureux découragement
et des larmes roulèrent dans ses yeux.

--Alors tu veux m’abandonner? fit-elle, navrée.

--Qui te parle de t’abandonner?... Seulement je ne veux pas t’exposer,
et moi avec toi, à mourir de faim.

Elle secoua la tête:

--Ce serait encore moins dur que de vivre aux dépens de celle que nous
avons trompée.

--Cela m’est aussi dur qu’à toi, répondit-il avec humeur, mais il y a de
ces fatalités dans la vie... A quoi sert de se buter contre
l’impossible?... Patientons!... Qui sait? Plus tard les choses
s’arrangeront peut-être d’elles-mêmes.

--Mais songe donc, reprit-elle en joignant les mains, que je ne pourrai
jamais la regarder en face!... Elle lira sur ma figure tout ce qui s’est
passé... Une femme à qui je dois tout et que j’ai payée d’une pareille
ingratitude!... Non, je ne peux pas! On dit que j’ai de mauvais
instincts, c’est possible, c’est dans le sang; mais, si mauvaise que je
sois, il y a des choses que je ne peux pas faire... Il faut que je m’en
aille, vois-tu, et que deviendrai-je si je ne t’ai pas avec moi?...
ajouta-t-elle en lui jetant les bras autour du cou.--Puis elle continua
d’une voix plus câline en se serrant contre lui:--Cher mien! sois bon
pour ta Sauvageonne, ne me laisse pas partir seule comme un pauvre
chien! tu sais bien que je n’ai que toi au monde... Ne me réponds plus
que c’est impossible; on peut tout ce qu’on veut. Toi qui es instruit,
tu pourras gagner ta vie aussi bien et mieux qu’un bûcheron, qui n’a que
ses deux bras...

Il se débarrassa lentement de l’étreinte de Denise.

--Est-ce que c’est la même chose? répliqua-t-il impatienté. Je te répète
que tu raisonnes comme une enfant, et que le plus sage est de patienter,
en faisant contre fortune bon cœur.

Elle le regardait avec une navrante expression d’étonnement.

--Non, s’écria-t-elle en s’exaltant, tout plutôt que de vivre ici!
Chaque bouchée que j’y mangerais me déchirerait la gorge.

Il s’était rapproché d’elle et essayait de lui prendre les mains,
qu’elle retirait avec des gestes rageurs.

--Plus bas! murmura-t-il, calmez-vous, et si vous m’aimez un peu...

--Ah! interrompit-elle d’une voix étranglée par les sanglots, je vous
aime trop, et c’est peut-être pour cela que vous ne m’aimez plus!...
Entre une vie de peine avec moi et votre bien-être ici, est-ce que vous
devriez hésiter?

Elle saisit son bougeoir et l’alluma d’une main tremblante:

--Une dernière fois, voulez-vous partir?

--Vous êtes folle!

--Et vous!

Elle ne se sentit même pas le courage d’achever et de lui reprocher son
manque de cœur.

--Adieu! balbutia-t-elle en se dirigeant vers le couloir.

--Denise!

--Adieu!

La porte se referma violemment. L’instant d’après, Sauvageonne était
dans sa chambre, et, agenouillée au pied de son lit, la tête dans les
couvertures, elle fondait en larmes. La maison était silencieuse.
Parfois la jeune fille relevait la tête et prêtait l’oreille, croyant
avoir entendu crier la porte du fumoir. Elle espérait toujours que
Francis, pris de remords, viendrait la trouver et lui dire: «J’ai eu
tort, je t’aime, partons ensemble!» Elle ne pouvait pas croire que
l’homme qu’elle adorait passionnément l’estimât assez peu pour
l’abandonner avec une pareille légèreté de cœur... Mais les heures se
passaient, et rien ne remuait dans la maison. La bougie s’était consumée
jusqu’au bout, et maintenant, la lune seule emplissait de sa lumière
froide la chambrette, témoin de la première grande douleur de la pauvre
fille. Peu à peu les rayons bleuâtres remontèrent au plafond, et tout au
fond du jardin les grises clartés de l’aube commencèrent à blanchir.

--Il ne viendra plus! soupira Sauvageonne désespérée, et, se levant,
elle fouilla les tiroirs de sa commode et entassa dans un vieux châle le
peu d’objets qu’elle voulait emporter. Puis, ses préparatifs de voyage
une fois terminés, elle griffonna en hâte ce bout de billet, destiné à
celui qui l’abandonnait:

«Je vous ai dit que je partirais, et je pars; je pars sans vous, et je
ne reviendrai plus. Quand je serai à Aprey, chez les parents qui me
restent, j’écrirai à Mme Adrienne pour lui expliquer mon départ.
Rassurez-vous, je saurai taire ce qu’il faut, et votre repos ne sera pas
compromis. Encore une fois, adieu!»

Tout était fini, un dernier regard sur cette petite chambre où elle
avait tant pensé à lui, puis elle en franchit le seuil et, traversant le
couloir, elle alla glisser son billet sous la porte de Francis. Toute sa
poitrine se souleva, un sanglot secoua ses lèvres, puis elle s’enfuit,
descendit légèrement l’escalier et gagna les champs par le jardin.

Comme on doit le supposer, Francis avait eu de la peine à s’endormir. Sa
conscience était loin d’être calme; il ne laissait pas d’éprouver une
angoisse fiévreuse en songeant à la figure qu’il ferait le lendemain, au
retour de sa femme. Il ne croyait pas à ce départ dont l’avait menacé
Sauvageonne et il se demandait quelle tournure les choses prendraient
dans l’avenir. La jeune fille ne brillait pas par la circonspection, et
Adrienne, en revanche, était devenue terriblement perspicace depuis six
mois. Comment sortirait-il de tout cela? et quel pas de clerc il avait
fait le jour où il s’était laissé tenter près des sources de l’Aujon!...

Il ne s’assoupit que très avant dans la nuit, eut deux ou trois
cauchemars, puis finit par s’endormir d’un de ces lourds sommeils du
matin qui suivent les nuits fiévreuses.

Il fut réveillé en sursaut par un piaffement de chevaux et un roulement
de voiture. C’était Pierre qui partait avec la calèche pour la gare de
Langres. Le soleil était déjà haut. Francis se frotta les yeux avec la
sensation confuse d’une angoisse qui se serait prolongée à travers son
sommeil.--Qu’ai-je donc? se demanda-t-il.--Puis il songea à la scène de
la veille, au retour imminent d’Adrienne, et il s’étira en frissonnant.
Ses regards, qui erraient distraitement à travers la chambre, aperçurent
tout à coup le billet de Sauvageonne. Sa poitrine se serra.--Assurément
quelque chose de grave s’était passé pendant son sommeil.--Il se
précipita hors du lit, ramassa la lettre et la lut, tandis que le cœur
lui sautait jusque dans la gorge... Partie! ce n’était pas possible!...
Il se vêtit sommairement et courut à la chambre de la fugitive. Les
tiroirs ouverts et en désordre trahissaient la hâte du départ. Par la
fenêtre ouverte, le soleil dardait ses rayons sur le lit, qui n’avait
pas été défait.--Le doute n’était plus possible, et Sauvageonne avait
bien mis réellement ses menaces à exécution...

Oui, elle était partie et déjà loin, à travers les tranchées de
Montavoir, elle s’en allait le cœur navré. En passant devant la
Peutefontaine, elle avait eu un moment la tentation d’y ensevelir à tout
jamais, sous les roseaux, le terrible chagrin qui la torturait, mais la
pensée de mourir dans cette eau bourbeuse, pleine de sangsues, l’avait
fait frissonner de dégoût et elle s’était hâtée de gravir la route qui
menait au bois.--Elle souffrait atrocement; son amour si vivace, si
confiant, si exubérant, avait été brisé en pleine sève; il lui semblait
que, dans tout son corps, il n’y avait pas une fibre qui ne fût déchirée
et saignante. A cette souffrance constante une piqûre aiguë ajoutait ses
élancements intermittents, chaque fois que Denise repensait à l’égoïsme
de Francis. Elle l’aimait toujours et elle ne pouvait se consoler d’être
réduite à le mépriser. Son idole était brisée, et ce qui désolait le
plus la pauvre fille, c’était de découvrir de quelles matières vulgaires
était composé celui dont elle avait fait un dieu. Avec sa nature de
sauvage sur laquelle la civilisation avait à peine mordu, elle ne
comprenait rien aux hypocrisies, aux faux-fuyants et aux faux-semblants
à l’aide desquels les gens du monde composent avec leur conscience et
arrêtent l’élan de leurs instincts les plus généreux.--Il y a des
plantes forestières qui meurent plutôt que de s’accoutumer à une culture
artificielle, et Sauvageonne était de leur famille.--Elle cheminait
lentement sous bois, choisissant les sentiers les moins frayés, les
tranchées les plus abruptes, et s’y abandonnait à un chagrin violent qui
se traduisait par des larmes abondantes et des sanglots convulsifs.
Parfois elle s’arrêtait, étreignait un arbre et tordait désespérément
ses bras autour de l’écorce rugueuse. Cet embrassement farouche la
soulageait; il lui semblait que la forêt, sa vieille amie d’enfance,
compatissait fraternellement à sa peine.

Quand on a longtemps vécu au milieu des bois, on entre avec eux en une
intime communion de sentiments. On subit les impressions confuses qu’ils
paraissent recevoir, et, par contre, on s’imagine volontiers que la
forêt s’associe sympathiquement aux émotions qu’on éprouve.
L’épanouissement joyeux des verdures nouvelles, la chute mélancolique
des feuilles tombantes, la majesté des soleils couchants entrevus à
travers la futaie, la fraîcheur apaisante des réveils du matin dans les
taillis, trouvent en nous de fidèles échos, et de même, selon que nous
sommes heureux ou misérables, nous finissons par croire que l’âme
mystérieuse des plantes se met avec nous en fête ou en deuil.--Dans la
forêt assoupie et silencieuse sous l’embrasement du soleil d’août,
Sauvageonne sentait comme un épuisement, comme un accablement pareil au
sien. Les ruisseaux qui bourdonnaient encore gaîment à l’époque de son
retour étaient maintenant taris; les pierres blanchies, les herbes
couchées et limoneuses indiquaient seules la trace de leur lit desséché;
les feuillées, si vertes et si lustrées le mois d’avant, pendaient
ternes et privées de sève. Elle traversa la coupe du Fays; le sol,
couvert de broussailles et de fougères roussies, était aveuglant de
clarté; des milliers d’insectes l’emplissaient d’un murmure strident et
métallique; la loge était effondrée, et les sabotiers étaient
partis.--Ah! songeait Denise en se frayant un chemin parmi les ronces
défleuries et les genêts couverts de gousses noires, pourquoi n’ai-je
pas trouvé dans le cœur de Francis la bonne foi et le dévouement
qu’avaient mes pauvres sabotiers? J’aurais été heureuse avec lui, même
dans une hutte en ruine comme celle-ci!

Elle était rentrée sous bois et cherchait à s’orienter. A travers le
silence des ramures engourdies, elle entendit au loin le bouillonnement
des sources de l’Aujon, et tout son corps tressaillit douloureusement au
souvenir de la soirée du bain. Elle s’arrêta et prêta l’oreille, se
berçant du chimérique espoir que Francis repentant était parti à sa
recherche et qu’il allait peut-être déboucher du fourré.--Ah! s’il lui
était apparu tout à coup, de même que ce soir de juillet où elle l’avait
vu se dresser brusquement au milieu des coudraies, comme elle lui eût
tendu les bras, comme elle lui eût pardonné bien vite ses cruelles
hésitations! Mais les cépées demeuraient immobiles, et le soleil, devenu
perpendiculaire, dardait ses rayons implacables à travers la futaie
déserte. Elle se remit en route; le Creux d’Aujon était sur sa gauche,
la ferme d’Acquenove était derrière elle; en poussant vers la droite,
elle devait tomber sur les champs du plateau de Langres. En effet, après
une heure de marche, elle atteignit une lisière et vit devant elle, dans
une clarté éblouissante, les plaines pierreuses et un long ruban de
route blanche qui tranchait sur le jaune pâle des seigles déjà
moissonnés. Elle franchit les raies ensoleillées où les chaumes et les
chardons lui meurtrissaient les jambes, et arriva déjà fatiguée au
milieu du grand chemin.

Cette route, nue et droite, bordée d’ormes au feuillage grêle, lui
faisait peur. On eût dit qu’en quittant la forêt, elle y avait laissé
son courage et un peu de la force physique qui l’avait soutenue
jusque-là. Ses pieds étaient gonflés et la grosse chaleur de midi
l’étourdissait. La flambante réverbération du soleil sur les talus
calcaires, sur les champs et sur le sable du chemin lui faisait mal aux
yeux. Devant elle, de temps en temps, le vent d’ouest soulevait une
colonne de poussière, la roulait en spirale, puis l’éparpillait sur les
herbes jaunies des fossés. Les sauterelles emplissaient de leur bruit de
lime les cailloux emmétrés sur le bord de la route; puis elles se
taisaient brusquement à son approche. Le bourdonnement reprenait et se
succédait ainsi de cent pas en cent pas, avec de subites intermittences
pendant lesquelles on n’entendait plus que le crépitement sec des
chaumes embrasés de lumière.--Pour Denise, cette route poudroyante et
sans ombre était réellement le commencement de l’inconnu; elle y
cheminait comme à regret, déjà alourdie et désorientée. Au point
culminant du plateau, un cantonnier assis sur un énorme moellon cassait
des cailloux. Abrité derrière un châssis de paille, les yeux protégés
par de grosses lunettes, il brisait la pierre à coups de marteau, d’un
geste machinal et résigné. Denise s’arrêta pour lui demander le chemin
d’Aprey. Il examina un moment avec curiosité cette fille habillée comme
une demoiselle et tenant à la main son paquet noué dans un châle, puis,
se dressant sur ses jambes noueuses, il lui montra du bras
l’embranchement qui coupait au loin le plateau sur la droite et se remit
à concasser ses cailloux, tandis que Denise recommençait à marcher dans
la poussière brûlante.

Elle se sentait horriblement lasse. Un malaise étrange, causé sans doute
par la fatigue d’une nuit blanche, la privation de nourriture et
l’accablement d’un soleil torride, s’était emparé de tout son corps. Le
cœur lui manquait, ses jambes chancelaient, de soudaines chaleurs lui
montaient à la gorge et faisaient perler une sueur froide sur ses
tempes. Prise de vertige, elle eut à peine la force de se traîner
jusqu’au fossé et de s’appuyer au talus. Tout tournait.--Ah! Dieu,
pensait-elle, est-ce que je vais mourir là, sur cette horrible
route?--Ses paupières s’alourdirent, sa tête s’en alla en arrière et
elle n’eut plus conscience de ce qui se passait autour d’elle...

A Rouelles, pendant ce temps, Francis attendait l’arrivée de sa femme
dans des transes un peu analogues à celles d’un condamné à mort durant
l’heure qui précède son exécution. Il avait la fièvre et ne pouvait
tenir en place. Il ne savait plus comment il sortirait de toutes les
complications funestes où l’avait jeté son aventure avec Denise.
Qu’allait dire Mme Adrienne en apprenant le mystérieux et inexplicable
départ de Sauvageonne? A la maison, les domestiques ne s’en doutaient
pas encore, mais avant le soir tout se saurait... Pauvre Sauvageonne! où
était-elle à cette heure et comment allait-elle vivre dans ce village où
on la considérerait sans doute comme une charge embarrassante?... Malgré
son égoïsme, Francis se sentait pris de pitié en songeant aux hasards,
aux dangers même qu’allait courir cette malheureuse enfant, qui l’avait
si étourdiment aimé et qu’il avait si cruellement poussée à sa perte. Le
sentiment d’une lourde responsabilité ne contribuait pas peu à accroître
le malaise où le plongeait l’attente d’Adrienne. A chaque instant, il
consultait sa montre:--Encore deux heures... encore une heure... et elle
sera ici!--Un frisson glacé lui passait dans le dos. Il se levait,
préparait la contenance qu’il prendrait au moment de l’arrivée, les
raisons qu’il pourrait bien donner pour expliquer la fuite de Denise.
Puis, enfiévré et brisé par l’anxiété, il se jetait dans un fauteuil,
fermait les yeux et se creusait l’esprit pour trouver une solution
favorable.

Par moments il arrivait à se rassurer en se payant d’illusions, en se
leurrant lui-même au moyen d’arguments ingénieux, à l’aide desquels il
endormait momentanément son inquiétude:--Après tout, se disait-il,
Denise est une créature étrange; ses goûts rustiques et ses habitudes
vagabondes l’ont peut-être mieux organisée que je ne l’imagine pour
supporter l’épreuve qu’elle s’est volontairement imposée. Elle aime les
paysans, elle a de leur sang dans les veines, elle était née pour vivre
avec eux, et pourvu qu’elle trouve ses parents à Aprey, elle saura se
tirer d’affaire. Ce n’est pas une fille comme une autre. Elle est
entêtée et indépendante; une fois installée là-bas, elle refusera
énergiquement de rentrer à Rouelles.--Reste Adrienne; mais celle-là est
plus maniable, et elle m’écoute volontiers. Je saurai manœuvrer de façon
à ce qu’elle renonce à rappeler sa filleule auprès d’elle. Ce sera
difficile peut-être tout d’abord, parce qu’elle est imbue d’un tas
d’idées sentimentales et romanesques, mais avec de l’adresse et de la
ténacité j’arriverai à lui faire entendre raison. Elle comprendra que ce
parti est de beaucoup le plus avantageux, dans le propre intérêt de
Denise, et aussi dans l’intérêt de notre tranquillité intérieure. Alors,
comme le plus fort sera fait, puisque Denise a pris les devants, les
choses s’arrangeront au moyen d’une somme d’argent placée sur la tête de
la fugitive... En résumé, tout sera ainsi pour le mieux; rien ne
transpirera de la faute que j’ai eu la sottise de commettre... Oui, je
me suis mal conduit, c’est certain, et je plains la pauvre enfant...
Mais je ne suis pas un ange après tout, et un ange lui-même aurait
succombé à la tentation... Si elle était restée ici, la situation eût
été intolérable, et fatalement Adrienne aurait fini par tout
découvrir... Décidément, c’est un mal pour un bien... Pourvu que Denise
soit arrivée saine et sauve à Aprey!

Il en était là de son monologue, quand un bruit de roues fit crier le
sable de la route et il entendit qu’on ouvrait la grande porte de la
cour.--Il se leva tout pâle, le cœur battant, et s’élança vaillamment
hors du vestibule. Mme Pommeret était déjà descendue de voiture et,
avant qu’il eût pu placer un mot, elle lui sauta au cou.

--Me voici! s’écria-t-elle en l’embrassant, je te reviens en parfaite
santé... Il n’en est pas de même de tout le monde, car je te ramène la
pauvre Sauvageonne dans un triste état.

--Sauvageonne! murmura Francis atterré... Elle est là?

Il n’osait lever les yeux vers la voiture, à la portière de laquelle la
femme de chambre se tenait affairée.

--Oui, figure-toi que nous l’avons trouvée à demi évanouie sur le bord
de la route... En plein soleil! il y avait de quoi la tuer... Oh! j’ai
bien deviné tout de suite qu’elle avait commis quelque nouvelle
incartade... Elle ne voulait pas revenir, et nous avons été obligés de
l’emporter de force.--Maintenant, elle va mieux, mais elle est encore
faible, et il ne faudra pas être trop rude avec elle.

Abasourdi, il regardait alternativement sa femme et la jeune fille qui
avait fini par descendre avec l’aide de Zélie. Elle passa près de lui,
blanche comme un cierge, et marcha presque automatiquement dans le
vestibule, sans avoir l’air de voir Francis.

--Mon ami, reprit Adrienne en glissant son bras sous celui de son mari,
sois indulgent!... Je suis sûre que tu l’as traitée avec trop de
sévérité, et c’est une fille qu’il ne faut pas brusquer... Reste avec
elle pendant que je vais changer de robe; dis-lui une bonne
parole!--Elle rejoignit Denise et la baisa au front:--A tout à l’heure,
mon enfant, continua-t-elle; je te laisse faire la paix avec ton
beau-père.

Mme Pommeret était entrée avec Zélie dans la pièce où on avait porté les
bagages. Francis respirait plus librement en songeant qu’après tout
Denise n’avait rien dit de compromettant. Il s’arrêta sur le seuil de la
chambre où la jeune fille venait de pénétrer.

--Denise?... commença-t-il avec un accent interrogatif.

Elle leva sur lui un regard sombre, et ses lèvres pâles se desserrèrent
enfin:

--N’ayez pas peur, interrompit-elle, je ne suis pas revenue de mon plein
gré, allez!--Elle fit quelques pas dans la chambre, puis, se retournant,
elle ajouta avec une sourde voix rageuse:--Si vous saviez comme je vous
méprise!

Et la porte se referma violemment au nez de Francis.


V

Une semaine se passa, et malgré les tentatives conciliatrices de Mme
Pommeret le bon accord ne se rétablit pas entre Denise et Francis.
Adrienne n’y comprenait rien. Elle savait par expérience que, si les
colères de Sauvageonne étaient violentes, elles ne duraient pas
longtemps d’ordinaire, et cette rancune persistante l’étonnait d’autant
plus qu’elle ne pouvait obtenir ni de son mari ni de Denise la raison de
cette brouille mystérieuse. Si elle s’adressait à Francis, il haussait
les épaules et répondait avec humeur:

--Est-ce que je sais, moi?...

Elle se rabattait sur Denise; mais à toutes ses questions l’opiniâtre
fille ne répliquait que d’une façon énigmatique, en fronçant les
sourcils et en tenant obstinément ses fauves regards fixés à terre.

--T’es-tu querellée avec Francis?

--Non.

--Lui as-tu donné quelque sujet de plainte?

--Est-ce qu’il se plaint?

--Non pas, mais il faut bien qu’il se soit passé quelque chose de grave
pour que tu lui fasses aussi mauvais visage.

--Je ne peux pas changer ma figure.

--En tout cas, tu pourrais changer de manières et tâcher d’être plus
aimable. Tes bouderies sont très déplaisantes.

--Si je déplais, qu’on me renvoie!

--Pourquoi parles-tu de la sorte?... Qui t’a mis en tête de quitter une
maison où l’on fait ce qu’on peut pour te rendre la vie agréable?... Tu
n’es qu’une ingrate!

--Je le sais bien...

On ne pouvait lui arracher rien de plus que ces réponses ambiguës et mal
sonnantes. Elle vivait confinée dans sa chambre et ne reprenait que de
loin en loin ses longues promenades dans la forêt. Son aversion subite
pour Francis Pommeret et le brusque changement de son humeur, naguère si
en dehors, maintenant si taciturne, n’avaient pas échappé à la curiosité
toujours éveillée des domestiques; la bizarrerie de sa conduite
provoquait à l’office de nombreux commentaires généralement peu
charitables:

--Vous conviendrez, remarquait Zélie, que madame n’a pas de chance avec
cette fille-là... C’est encore heureux qu’elle ne l’ait pas emmenée à
Plombières, nous aurions eu trop de maux à la garder et elle y aurait
fait les cent coups.

--Je ne suis pas de votre avis, mamselle Zélie, répondait Modeste, la
cuisinière, qui ne pardonnait pas à Denise de s’être mêlée du ménage en
l’absence d’Adrienne;--au contraire, madame aurait eu bon nez de nous
débarrasser de cette Sauvageonne... Tout le monde y aurait gagné... Vous
n’avez pas idée de ce qu’elle m’a fait endurer, et des diableries
qu’elle inventait pour enjôler M. Pommeret... Je n’ai pas les yeux en
poche, et encore que je ne sois qu’une bête, j’ai remarqué des choses
qui me faisaient bouillir dans ma peau... Enfin, voulez-vous que je vous
dise le fin mot?... Eh bien! je crois que mamselle Denise est jalouse de
madame, voilà!...

--Voulez-vous bien brider votre langue, vieux serpent à sonnettes! se
récriait Pierre en dégustant sa _potée_; on ne sait vraiment pas où,
vous autres femmes, vous allez prendre les idées que vous vous fourrez
dans la cervelle... Mamselle Denise est une enfant qui n’a pas plus de
méchanceté que mes chevaux, et tout ça, ce sont des _dailleries_.

--Des _dailleries_!... Pourquoi donc alors votre Sauvageonne, qui était
tout sucre et tout miel le mois dernier, est-elle devenue rêche comme un
chardon depuis le retour de madame?... Pourquoi le jour même a-t-elle
fait son paquet et s’est-elle _vredée_ (sauvée), comme si elle avait eu
le feu après ses chausses?... Voyez-vous! il n’y a pas plus méchante
espèce que ces rousses... A la place de madame, je ne serais pas
tranquille avec une créature qui a ainsi le diable au corps... Et
monsieur est de mon avis pareillement; vous n’avez qu’à regarder sa
figure depuis huit jours...

Il ne fallait pas, en effet, être un observateur bien perspicace pour
remarquer la mine piteuse de Francis, chaque fois que les nécessités de
la vie commune le mettaient en présence d’Adrienne et de Denise. Il
expiait durement son péché, étant condamné à jouer une humiliante
comédie. Afin de ne pas éveiller les soupçons de sa femme, il
s’efforçait de paraître attentif et empressé; et, d’un autre côté, il se
rendait compte du caractère odieux et avilissant que prenaient ces
tendresses maritales aux yeux de Denise qui s’était donnée à lui et
qu’il avait prétendu aimer passionnément. Après chaque mot gracieux
adressé à Adrienne, il regardait furtivement la jeune fille, craignant
de surprendre sur ses lèvres ou dans ses regards une trop visible
expression de mépris et de colère. Les heures des repas devenaient pour
lui des heures de supplice. Le pis était que Mme Pommeret, avec toute
l’effusion d’une femme aimante qui rentre au logis après deux mois
d’absence, ne se gênait pas pour se montrer tendre et expansive devant
Denise, qu’elle traitait toujours en enfant. Elle n’attendait pas les
démonstrations de son mari et les provoquait volontiers. Les lettres
aimables écrites par Francis pendant le séjour à Plombières avaient fait
illusion à Adrienne; elle était revenue pleine d’indulgence et de bon
espoir dans l’avenir, et elle manifestait sa confiance en donnant à
Pommeret des marques d’un amour raffermi et tonifié par l’absence.
C’était tantôt une parole caressante mignotement coulée dans l’oreille,
tantôt une main s’offrant d’elle-même libéralement aux lèvres du jeune
mari, tantôt un baiser pris au passage. Francis, très mal à l’aise,
n’osait se dérober à ces menues privautés conjugales, mais il les
recevait d’un air contraint, avec une réserve qui étonnait Adrienne,
sans amortir le coup brutal asséné à Sauvageonne par chacune de ces
cruelles caresses. Assise en face des deux époux, elle assistait avec
des regards farouches à ces épanchements, et se sentait mordue en plein
cœur par une atroce jalousie mêlée d’indignation.

Un jour elle n’y put tenir. Mme Pommeret s’était penchée vers son mari
et, tenant d’une main une assiette pleine de framboises des bois, de
l’autre elle présentait un à un les fruits aux lèvres de Francis et les
lui faisait avaler de force. Ses doigts rougis effleuraient la bouche du
patient; elle se complaisait à ce manège enfantin et riait d’un joli
rire aux notes amoureuses et câlines. Soudain, Denise jeta sa serviette
sur la table, se leva tout d’une pièce et sortit en faisant claquer la
porte.

Adrienne, stupéfaite, avait déposé l’assiette devant elle.

--Eh bien! s’écria-t-elle, qu’est-ce qui lui prend?

Elle regardait avec ahurissement la porte encore vibrante derrière
laquelle Sauvageonne venait de disparaître, puis ses yeux interrogeaient
Francis. Celui-ci rougissait, se mordait les lèvres et avait une mine
inquiète que Mme Pommeret trouva aussi étrange que la brusque sortie de
Denise. Elle plia silencieusement sa serviette et se leva à son tour.
Comme elle passait devant la chambre de la jeune fille, elle crut
entendre un bruit sourd de sanglots.

--Denise! cria-t-elle en secouant le bouton de la porte,--mais la porte
était verrouillée à l’intérieur et Denise ne répondit pas.

Pour la première fois depuis son retour, Adrienne conçut des soupçons.
Les allures de Sauvageonne et de Francis avaient quelque chose de
louche. Elle se rappela certains détails qui d’abord ne l’avaient point
frappée; elle rassembla plusieurs menus incidents qui lui avaient semblé
insignifiants et qui, maintenant, rapprochés, éclairés l’un par l’autre,
prenaient une physionomie inquiétante. Les singuliers propos tenus un
soir de l’automne dernier par Manette Trinquesse, la fuite de
Sauvageonne le jour même du retour de Plombières, les airs ahuris et
embarrassés de Francis, quelques mots à double entente échappés à la
cuisinière, et surtout cette violente sortie de sa fille adoptive,
toutes ces choses lui donnaient à réfléchir. Elle se sentait enveloppée
d’une atmosphère équivoque dont elle voulait pénétrer le mystère. Comme
elle avait un remarquable empire sur elle-même et savait maîtriser ses
émotions, elle dissimula, et silencieusement, attentivement, elle épia
désormais la conduite de son mari et de Denise.

Mais les deux jeunes gens avaient compris sans doute à quel péril ils
s’exposaient en ne se possédant pas mieux, car à partir de ce jour-là
ils se tinrent sur leurs gardes, et pendant plus d’un mois Mme Pommeret
ne put recueillir aucun indice nouveau, qui fût de nature à confirmer
ses soupçons. Denise était devenue impassible et impénétrable; Francis
avait repris de l’aplomb et faisait meilleure contenance. Et cependant
un courant glacé de méfiance et de rancune soufflait entre eux. Ils
ressemblaient à deux complices qui ont enterré un secret, et qui, tout
en se haïssant mutuellement, restent d’accord pour ne pas se perdre. Les
muettes et tenaces observations d’Adrienne ne lui apprenaient rien; mais
son subtil instinct de femme l’avertissait néanmoins de la persistance
d’un péril caché.

Elle prit le parti de recourir à la ruse. On touchait au mois de
novembre et, un soir, elle annonça à Francis que, toute réflexion faite
et à raison de l’intraitable caractère de Denise, elle croyait
convenable de la remettre en pension quelque part.--Si elle avait compté
sur ce biais pour découvrir les véritables sentiments de son mari à
l’égard de Sauvageonne, elle fut complètement déçue. Cette proposition
allait trop au-devant des désirs de Pommeret pour qu’il ne l’accueillît
pas. C’était un moyen d’éloigner, au moins momentanément, toute cause de
trouble intérieur; une fois hors de la maison, Denise se calmerait peu à
peu, et le temps achèverait de la guérir. Aussi entra-t-il en plein dans
les vues de sa femme.

On chercha donc une nouvelle institution dont le régime pût s’accommoder
à l’humeur capricieuse et rebelle de la jeune fille, et une fois qu’on
fut fixé, Mme Pommeret se chargea d’annoncer à l’enfant terrible la
décision qu’on avait prise et la date de son départ, qui devait avoir
lieu pour la mi-novembre. Denise, toujours impénétrable, s’inclina sans
répondre; pourtant Mme Adrienne crut remarquer que, malgré ses efforts
pour rester impassible, elle changeait de couleur. Ses lèvres se
contractaient légèrement, et le tour de sa bouche avait pris une pâleur
verdâtre qui était toujours chez elle le signe d’une émotion violente.

Après avoir reçu communication de cette nouvelle, Sauvageonne resta
toute l’après-midi enfermée dans sa chambre; mais quand on descendit le
soir dans la salle à manger, elle manœuvra sournoisement pour se
rapprocher de Francis et se pencha vers lui dans un moment où elle
croyait sa mère adoptive occupée à ouvrir un buffet. Celle-ci, qui la
surveillait du coin de l’œil, surprit ce manège, qui lui parut d’autant
plus significatif que, depuis longtemps, Denise affectait de ne point
adresser la parole à Pommeret. Aussi, tout en feignant d’être absorbée
par le compte d’une pile de linge, Adrienne prêta l’oreille, et comme
elle avait l’ouïe fine, elle put saisir à la volée quelques mots
prononcés à voix basse:

--J’ai à vous parler... Cette nuit... Il le faut!...

Le reste se perdit dans un chuchotement confus. L’entretien avait duré
quelques secondes à peine; lorsque Adrienne se retourna, Sauvageonne
s’était assise devant son assiette et avait repris son attitude
indifférente, mais la mine inquiète de Francis suffisait pour prouver à
Mme Pommeret qu’elle n’avait pas été dupe d’une hallucination. Un
rendez-vous avait été assigné par Denise à son mari; où et quand
devait-il avoir lieu? elle l’ignorait, mais elle était fixée sur le
point principal, et elle savait ce qui lui restait à faire.

Bien que cette découverte l’eût violemment secouée, elle eut assez
d’empire sur elle pour dissimuler, et le dîner se passa sans autre
incident. Quand la table fut desservie, Francis alluma un cigare, les
deux femmes demeurèrent immobiles au coin du feu, puis, vers neuf
heures, chacun, prétextant un besoin de sommeil, se retira dans sa
chambre.

Depuis le voyage de Plombières, Pommeret avait repris l’habitude de
coucher dans son cabinet de travail, et Adrienne occupait seule la pièce
contiguë. A dix heures, après avoir congédié Zélie, Mme Pommeret se
rhabilla complètement, éteignit sa lumière et attendit, l’oreille collée
contre la porte du couloir, qu’elle avait eu la précaution de laisser
entrebâillée. Les domestiques ne tardèrent pas à gagner leurs lits;
Pierre dormait à l’écurie près de ses chevaux; Zélie et Modeste
couchaient au second, et bientôt on les entendit gravir l’escalier en
bavardant, puis s’enfermer dans leur dortoir. Peu à peu une paix
profonde régna dans la maison assoupie; on ne distingua plus d’autre
bruit que le cri-cri du grillon dans la cuisine, et le tic-tac de la
longue horloge qui se dressait dans le vestibule et qui sonna onze
heures. Le timbre grave répéta par deux fois les onze coups vibrants, et
le silence reprit possession de la vieille demeure.

Tout à coup ce silence solennel, pendant lequel Adrienne entendait les
battements de son cœur, fut interrompu par le craquement sourd d’une
porte discrètement ouverte. C’était celle de Denise. Peu après, un
second craquement indiqua que Francis à son tour quittait sa chambre; en
même temps un faible rayon lumineux dansa dans l’obscurité, Pommeret, en
homme prudent, ayant eu la précaution de se munir d’une lanterne de
poche.

--Venez, murmura-t-il, descendons!

Ils se dirigèrent vers l’escalier; leurs pas, assourdis par le tapis qui
garnissait les marches, étaient à peine perceptibles. Adrienne s’était
déchaussée, et dès qu’elle les jugea suffisamment éloignés, elle se
glissa à son tour dans le couloir. Elle avait saisi à tâtons la rampe et
s’arrêtait à chaque marche. Quand elle eut la certitude qu’ils s’étaient
réfugiés dans la salle à manger, elle se hasarda à longer le mur du
vestibule et chercha des yeux la porte de la salle. Par mesure de
prudence, ils ne l’avaient pas refermée derrière eux, et Francis s’était
contenté de laisser retomber les portières. Ce fut derrière cette
tenture qu’Adrienne vint se placer.

Le tissu de laine peu serré et rongé par places permettait d’entrevoir
confusément l’intérieur de la pièce, faiblement éclairé par la petite
lanterne que Francis avait posée sur un dressoir. On distinguait la
silhouette de ce dernier, debout, le dos tourné à la porte, les mains
enfoncées dans les poches de son veston, et aussi la forme plus vague de
Denise adossée à un massif buffet de noyer. Quand Adrienne arriva,
quelques paroles avaient déjà été échangées et Denise répondait à une
question de Francis:

--Si je vous ai dérangé, disait-elle, soyez bien persuadé qu’il a fallu
que j’y sois forcée... Je suis honteuse d’en être réduite à cette
extrémité... Mais je n’avais plus de temps à perdre, puisque, d’ici à
deux jours, Mme Adrienne veut m’envoyer de nouveau en pension.

Francis fit un geste de la tête pour indiquer qu’il était au courant des
intentions de sa femme. En ce moment il se sentait doucement remué par
un mouvement de compassion attendrie. Le mystère de ce rendez-vous
nocturne, la pâle et étrange beauté de Denise, rendue plus séduisante
encore par la demi-obscurité de la salle, la pensée que cette charmante
fille qui avait été sa maîtresse allait partir dans quelques jours, tout
cela l’inclinait vers une mansuétude tendre et réveillait en lui les
anciens désirs mal assoupis. Il s’était rapproché de la jeune fille et
cherchait à lui prendre les mains.

--Ma pauvre Denise, murmura-t-il, j’ai été bien coupable, je me repens
amèrement de la peine que je vous ai causée et je voudrais de tout mon
cœur vous montrer à quel point je vous suis attaché...

Elle avait retiré ses mains et les avait appuyées derrière son dos à la
tablette du buffet:

--Je ne vous demande pas de protestations, interrompit-elle, je n’y
crois plus.

--Vous avez tort... Je vous aime toujours, bien que je vous aie donné le
droit de douter de ma sincérité... Quant à ce départ prochain, je n’ai
pu l’empêcher; si je m’y étais opposé, j’aurais confirmé des soupçons
qui commencent à naître dans l’esprit de qui vous savez. Pour notre
sécurité à tous deux, ce départ est nécessaire.

--Il est impossible! répliqua-t-elle d’une voix sourde.

--Impossible?... Ne vouliez-vous pas vous-même vous éloigner?

--Oui, je l’ai désiré et je le désire encore, mais je ne puis pas aller
dans cette pension.

--Je ne m’explique pas bien pourquoi.

--Pourquoi? répéta-t-elle; ah! c’est dur à dire... surtout maintenant
que vous ne m’aimez plus... Et pourtant il le faut! il le faut!
s’exclama-t-elle avec un accent déchirant.

Francis comprenait de moins en moins; il devenait nerveux, et se
demandait si l’exaltation de Denise ne frisait pas un peu l’égarement.

--Je ne peux pas retourner en pension dans l’état où je suis,
reprit-elle en baissant les yeux... Comprenez-vous maintenant?

Il y eut un moment de profond silence. Pommeret sentait un frisson lui
courir par tout le corps, et la crainte qui venait de l’empoigner le
mettait dans l’impossibilité d’articuler une seule parole. Mais si
pénible que fût son angoisse, elle n’était pas comparable à la
souffrance qu’éprouvait la malheureuse femme cachée derrière la
tapisserie. Chaque mot de cette conversation était pour elle un coup de
poignard creusant une inguérissable blessure. Elle avait été obligée de
se cramponner au mur afin de se maintenir debout. Elle étouffait et se
raidissait contre la douleur. Ses oreilles bourdonnaient, il lui
semblait ouïr un glas sonnant le désastre de tout ce qui lui était cher.
Quand elle revint à elle et reprit un peu de sang-froid, elle entendit
Denise qui continuait à parler d’une voix brève et saccadée:

--Il se passe en moi quelque chose d’étrange... Je ne sais pas ce que
c’est, mais j’ai peur d’être grosse.

--Ce ne serait pas à souhaiter! marmotta Francis entre ses dents.

Puis il ajouta, après avoir respiré péniblement:

--Vous vous alarmez sans doute pour des riens, votre imagination vous
crée des chimères...

Elle secouait la tête. Il la pressait de questions, il voulait avoir des
détails plus minutieux, et Denise, suffoquant de honte, murmurait:

--Je ne sais pas, mais j’ai vu des femmes dans cet état, et elles
éprouvaient tout ce que je sens...

Francis demeurait muet; Sauvageonne continua avec plus d’animation:

--Vous concevez que je ne peux pas, dans de pareilles conditions,
m’exposer à aller dans cette pension où l’on veut me mettre... Alors,
bien que cela me coûte, allez! j’ai songé à vous pour me tirer de ce
mauvais pas...

Il fit un geste effrayé et sa figure s’allongea.

--Oh! tranquillisez-vous! poursuivit-elle avec ironie, je ne vous
demande pas de sacrifice pénible... Si j’ai un enfant, comme je le
crois, j’aurai la force de l’aimer et de l’élever sans vous... Tout ce
que j’exige, c’est que vous fassiez renoncer Mme Adrienne à cette idée
de m’envoyer en pension et que vous obteniez d’elle pour moi la
permission de retourner à Aprey, dans la famille de ma mère.

--Mais, objecta le triste Francis d’un ton agacé et piteux, tout est
prêt pour votre départ; si je parle maintenant de revenir sur ce qui a
été arrêté, Adrienne se doutera de quelque chose... Voyons, ma chère
enfant, vos craintes peuvent être vaines, et il serait plus sage
d’attendre...

--Attendre quoi? fit-elle avec emportement; attendre que ma faute soit
visible et que je devienne la fable de cette pension où on m’aura
enfermée?... Tenez! vous êtes encore plus lâche que je ne croyais et je
suis atrocement punie de vous avoir aimé!... Mais ne me poussez pas à
bout! Si vous refusez de me rendre le service que je vous demande, je
vous jure que j’irai trouver Mme Adrienne et que je lui confesserai
tout!

--C’est inutile! murmura derrière eux une voix faible; j’ai tout
entendu.

Ils se retournèrent atterrés et, dans la pénombre, ils aperçurent
Adrienne sur le seuil.

Sa pâleur était effrayante, ses traits s’étaient comme durcis et
pétrifiés dans une expression tragique de désespoir et de ressentiment.
On eût dit à la fois une Niobé et une Némésis.--Sauvageonne, les yeux
fixes, agrandis par l’épouvante, demeurait fascinée par cette apparition
austère, par ces regards terribles sous l’arc des sourcils rapprochés et
menaçants, ce blanc visage de marbre encadré dans des cheveux bruns au
milieu desquels tranchait cette mèche argentée qui accentuait si
étrangement la physionomie d’Adrienne.--Francis, au contraire, essayant
de se dérober à cette confrontation redoutable, s’était reculé et
enfoncé dans la partie la plus ténébreuse de la salle.

Sans ajouter un mot, Adrienne, qui s’était d’abord dirigée vers le
dressoir, versa une carafe d’eau dans un verre, et but avidement, puis
elle s’appuya contre la table, et, d’une voix dont le calme contrastait
avec l’altération de son visage:

--Oui, répéta-t-elle, j’ai tout entendu, et si je n’en suis pas morte
sur le coup, c’est que de pareilles douleurs ne tuent sans doute que
lentement... C’est infâme, ce que vous avez fait, mais je n’ai ni la
force ni le cœur de vous dire tout ce que j’en pense... Je ne vous ai
jamais voulu que du bien à tous deux, et vous avez empoisonné ma vie...
Je n’ai plus qu’un désir: m’en aller de ce monde au plus vite!...

Elle fut interrompue par Sauvageonne, qui s’était brusquement
agenouillée à ses pieds. Elle baisait le bas de sa robe et lui demandait
pardon à travers des sanglots.

--Assez, ma pauvre Denise, reprit Adrienne, tu es une malheureuse!...
Pourtant je comprends encore que tu te sois laissé séduire, puisque ce
malheur m’est arrivé, à moi qui avais plus de raison et de discernement
que toi... Mais lui, mais cet homme qui m’avait juré fidélité et
affection et qui a abusé de ma bonne foi, de ma sottise, pour te
déshonorer et m’outrager dans ma propre maison, je le regarde comme le
dernier des misérables!

Si démonté, si anéanti que fût Francis, il comprit qu’il était de son
intérêt de ne point se laisser maltraiter de la sorte sans regimber au
moins en apparence. Il y allait de sa dignité d’homme et de mari, et,
sortant de l’ombre où il s’était d’abord enfoui:

--Cette scène est inutile et déplacée, dit-il d’un ton sec, et je n’en
entendrai pas davantage... Nous nous expliquerons ailleurs.

--Restez! répliqua impérieusement Adrienne, je dirai tout ce que j’ai à
dire et vous m’écouterez, que cela vous plaise ou non!... Je pourrais me
venger en demandant une séparation aux tribunaux et en dévoilant à tous
les honnêtes gens votre honteuse conduite, mais il me répugne de traîner
mon nom chez les avoués et chez les juges; je ne veux pas que vos
infamies rejaillissent sur ma famille et je ne tiens pas à me donner
avec vous en pâture à la malignité publique... Je me tairai donc, mais,
en échange de mon silence, j’exige que tous deux vous vous soumettiez
aveuglément à ce que je jugerai à propos de tenter pour tirer de la boue
mon honneur et le vôtre... A partir de ce soir, vous m’obéirez tous deux
comme des esclaves; vous n’aurez d’autres volontés que les miennes... Ce
sera ma vengeance à moi!... Jure de m’obéir! s’écria-t-elle en forçant
violemment Denise à se relever; et vous, monsieur, promettez-le-moi
aussi, non pas sur votre honneur, mais sur votre vie, à laquelle vous
tenez probablement davantage... Vous me devez bien ce serment, à moi,
dont vous avez ruiné le repos à tout jamais!

Et tandis que les deux coupables baissaient la tête, elle s’empara de la
lumière posée sur le dressoir.

--Maintenant, ajouta-t-elle, remontons!

Elle poussa Denise devant elle, sans s’inquiéter de Pommeret, et la
reconduisit dans sa chambre, où elle l’enferma. Comme elle tournait la
clé, elle se retrouva en face de Francis, qui traversait le couloir.

--Ecoutez! lui dit-elle d’une voix sourde: à dater d’aujourd’hui nous ne
sommes plus rien l’un pour l’autre; mais à l’égard des domestiques et
des étrangers, nous devons vivre comme si rien n’était changé dans nos
relations... Ce sera une odieuse comédie, mais elle sera plus odieuse
encore pour moi que pour vous. Dans tous les cas, arrangez-vous pour la
bien jouer, car si par votre faute le monde vient à se douter de ce qui
s’est passé ici, je vous le jure par ce que j’ai de plus sacré, je vous
tuerai comme un chien!


VI

C’était un jeudi, jour d’ouvroir, et comme il faisait mauvais temps, la
petite salle de l’école des sœurs, qui servait d’atelier aux dames
d’Auberive, avait vu grossir son contingent habituel de charitables
ouvrières. C’étaient de vieilles connaissances:--la femme du notaire,
d’humeur inquiète et maussade à cause de ses névralgies, dont la
défendait mal un capuchon de soie noire encadrant une figure
bilieuse;--la perceptrice, qui avait mis une robe propre et qui s’était
arrachée à regret à ses raccommodages domestiques pour venir travailler
aux nippes des pauvres:--Mlle Irma Chesnel, sur la tête de laquelle deux
hivers avaient passé, non sans quelques dommage, mais qui gardait
toujours au fond de son cœur un petit coin vert et printanier pour le
mari de ses rêves;--la sœur du curé, Mlle Euphrasie Cartier, droite,
sèche, anguleuse, exerçant avec austérité et méthode ses hautes
fonctions de directrice de l’ouvroir. Dans l’embrasure d’une croisée,
l’une des deux institutrices, la sœur Télesphore, se tenait assise
discrètement, modestement, sans prendre part à la conversation. Sous son
ample cornette de linge empesé, on ne voyait que le profil penché de son
visage couleur de cire, tandis que ses doigts agiles cousaient une
chemise de grosse toile.--Non loin de la sœur, une autre vieille
connaissance, Manette Trinquesse, debout sur ses larges pieds,
contemplait le second de ses _gachenets_, auquel Mlle Cartier essayait
une blouse de cotonnade. Le jeune drôle grattant son nez, d’un air
ennuyé, se prêtait mal à l’essayage, baissant les bras quand il fallait
les lever et essuyant force réprimandes de la part de la sévère
Euphrasie, dont les doigts rudes maniaient ces membres d’enfant comme
s’il se fût agi d’un mannequin.

Au dehors, le tumulte des giboulées d’avril qui tombaient à chaque
instant se mêlait au bruit sec du madapolam déchiré, au grincement des
ciseaux, au bourdonnement des voix. Une lumière grise, pâlie encore par
la mousseline des rideaux et le ton mat des pièces de calicot déroulées,
mettait une froideur de sacristie dans cette salle nue, aux murs
blanchis à la chaux, ayant pour tout ornement un crucifix de bois noir
et une statuette de la Vierge. Dans ce jour calme et blafard, les
profils des ouvrières s’enlevaient en noir; les physionomies étaient
paisibles et recueillies, les propos s’échangeaient à mi-voix comme sous
la voûte d’une église.

--Allons, laisse ton nez, garnement! grogna tout à coup Mlle Euphrasie
en tirant la blouse par les manches.--Puis elle ajouta en la remettant à
la sœur Télesphore:--Il y a quelque chose à repincer à l’emmanchure, ma
sœur.

Tout à coup elle poussa une exclamation en apercevant un large accroc au
fond de la culotte du gamin:

--Ah! bons saints anges! voilà un pantalon déchiré d’une façon
indécente!... Encore une dépense sur laquelle nous ne comptions pas...
Cet enfant est une ruine pour l’ouvroir: il userait du fer!

--Eh! ma pauvre demoiselle, geignit Manette, à qui le dites-vous? C’est
un vrai _brisaque_, et son aîné est encore pire... Si l’ouvroir ne
m’assiste pas, ils iront bientôt par les rues, nus comme de petits Saint
Jean. Dans le temps que Mme Lebreton était à la Mancienne, elle me
donnait bel et bien des nippes pour eux et pour moi, mais maintenant
qu’elle a quitté Rouelles, je ne sais vraiment plus comment me tirer
d’affaire.

--Mademoiselle Irma, demanda la notaresse à sa voisine, expliquez-moi
donc pourquoi Mme Pommeret n’est pas restée à Rouelles pour ses couches?

La sœur de la receveuse des postes haussa les épaules:

--Est-ce que l’on sait? Tout est mystère dans cette maison-là... Il
paraît que Denise est souffrante et que les médecins lui ont conseillé
le climat du Midi.

--La pauvre chère dame est donc enceinte pour de vrai? reprit
plaintivement Manette; eh bien! j’avais toujours cru que c’était une
idée qu’elle se faisait... La dernière fois que je l’ai rencontrée, aux
entours de Noël, je venais de ramasser des feuilles mortes dans
Montavoir et elle se promenait sur le chemin avec Mlle Denise. Comme je
la questionnais sur sa santé: «Manette, qu’elle me dit, je crois que
c’est mon tour, et qu’au printemps prochain, j’aurai un petit
enfant.--Ma foi, ai-je repris, je ne m’en serais pas aperçue, là, à vous
voir droite et mince comme un brin de jonc, à côté de votre fille, qui
est toute rondelette!... Une supposition que Mlle Denise serait mariée,
sauf votre respect, j’aurais plutôt pensé à la chose pour elle que pour
vous...» Voilà ce que je lui ai dit vers la Noël, à preuve qu’elle m’a
répondu que j’étais une sotte, et qu’elle m’a tout de même donné une
pièce blanche...

Les dames de l’ouvroir s’étaient regardées d’un air scandalisé. Mlle
Cartier arrêta net ce flux de paroles:

--Cela prouve, fit-elle sèchement, qu’il ne faut pas se fier aux
apparences.

--Est-ce que c’est pour bientôt? demanda Mlle Chesnel en rougissant.

--Dans tous les cas, répliqua la notaresse, ça ne peut guère arriver
avant le mois de mai... Mme Pommeret est revenue de Plombières le 15
août... Ainsi, comptez!

--Oh! fit la demoiselle en baissant les yeux avec des mines pudibondes,
je n’entends rien à ces choses-là!

--Ils n’ont pas perdu de temps, remarqua ingénument la perceptrice; mon
mari prétend que c’est l’effet des eaux.

La petite sœur Télesphore rougissait à son tour et voilait avec sa
couture son visage effarouché.

--Mesdames, s’exclama aigrement Mlle Euphrasie, songez qu’il y a ici des
oreilles qui ne sont pas habituées à entendre des paroles libres...
Ménagez-nous, je vous prie!

Il y eut un moment de silence, puis la notaresse recommença:

--Ce qui m’étonne, c’est que M. Pommeret soit resté à Rouelles.

--Il a annoncé tout dernièrement au juge de paix qu’il comptait partir
cette semaine... Il va rejoindre ces dames en Suisse.

--Et les domestiques?

--Les domestiques gardent la maison... Elle n’a même pas emmené Zélie,
sa femme de chambre.

--Pourquoi? je vous le demande!

--Dame! suggéra la perceptrice, peut-être par économie... De pareils
voyages doivent être coûteux.

--Allons donc! Mme Adrienne n’est pas dans une position à regarder à un
billet de mille francs.

--Enfin! insinua Mlle Irma, en enfilant son aiguille, on dira ce qu’on
voudra, mais je trouve tout cela fort extraordinaire... Ce départ en
plein cœur d’hiver, ces deux femmes qui vont seules courir les routes,
ces domestiques qu’on n’emmène pas, ce mari qui reste à la maison au
lieu d’accompagner sa femme souffrante... Je ne sais pas si je suis
faite autrement que les autres, mais cela me paraît invraisemblable;
quelqu’un viendrait m’apprendre qu’il se cache là-dessous quelque drame
comme on en voit dans les mauvais ménages, eh bien! je n’en serais pas
étonnée.

--Pourquoi supposez-vous que les Pommeret fassent mauvais ménage?
objecta la notaresse.

--Quand un ménage est mal assorti, soupira Mlle Irma, il y a gros à
parier que tout y va de travers... Ma sœur et moi, nous avons toujours
pensé que ce mariage-là ne donnerait rien de bon...

Elle fut interrompue brusquement par une voix âpre et virile qui
retentit derrière elle comme la trompette du jugement dernier:

--Mademoiselle Chesnel, Notre-Seigneur a dit: «Ne jugez point afin que
vous ne soyez point jugés»; et l’Ecriture ajoute: «Vous ne parlerez pas
mal du sourd, et vous ne mettrez rien devant l’aveugle qui puisse le
faire tomber...»

Les dames levèrent la tête craintivement et aperçurent le curé, qui
était entré pendant le discours de Mlle Irma.

--Mesdames, continua sévèrement l’abbé Cartier, vous me semblez avoir
oublié que le travail chrétien doit se faire en silence... C’est une des
règles que j’ai établies en fondant votre ouvroir: je vous serai
reconnaissant de ne plus l’enfreindre.

Là-dessus il les salua et disparut discrètement comme il était venu.
Dans l’ouvroir brusquement silencieux on n’entendit plus que le
craquement des étoffes déchirées, le grincement des ciseaux et le
ruissellement de la pluie sur les vitres...

Ainsi que l’avait dit la perceptrice, Francis Pommeret se préparait à
quitter Rouelles. Après avoir reçu une lettre timbrée de Lausanne, il se
fit conduire un matin à la gare de Langres et monta en wagon. Bien loin
de la montagne langroise, à travers les forêts rocheuses du Jura, la
vapeur le poussa de Belfort à Soleure, de Neufchâtel à Lausanne. Il
aperçut au passage, comme dans un rêve, des rivières impétueuses, des
gorges profondes, des cimes neigeuses bordant l’horizon, puis enfin le
lac Léman dans un encadrement de montagnes aux crêtes dentelées. Mais
tous ces paysages nouveaux éveillaient à peine son attention. Il passait
à travers ce splendide décor, comme un homme dont le cerveau est
engourdi, dont les sensations sont pour ainsi dire amorties sous la
pression d’une inquiétude pesante. A Ouchy, le bateau à vapeur, après
avoir longé une rive bordée de vignobles, le déposa dans un village
situé au milieu des vergers qui s’étendent entre Vevey et Clarens.
C’était là que Mme Pommeret s’était installée avec Denise, dans une
petite maison louée à un vigneron de la Tour-de-Peilz.

Avec une énergie et un sang-froid extraordinaires au milieu du désastre
qui avait bouleversé sa vie, Adrienne avait suivi de point en point le
plan qu’elle s’était tracé pendant la nuit même où elle avait surpris la
conversation de Francis et de Sauvageonne. Elle avait eu le courage de
feindre une grossesse et de l’annoncer à tous ceux avec qui elle était
encore en relations, puis, dès qu’elle avait pu craindre que l’état de
Denise devînt visible aux yeux des domestiques, elle s’était hâtée de
l’emmener, sous prétexte d’un voyage de santé, dans le Midi. Les deux
voyageuses s’étaient d’abord fixées à Lausanne, et Mme Pommeret avait
exploré les environs pour y choisir un village bien obscur, bien enfoui
dans les arbres, où l’on n’aurait à craindre aucune rencontre fâcheuse;
son choix s’était arrêté sur la Tour-de-Peilz, et après avoir achevé les
arrangements nécessaires, le moment de la délivrance de Denise étant
proche, elle avait enjoint à Francis de venir la retrouver dans son
nouveau gîte, car la présence de ce dernier était nécessaire pour le
dénoûment de la douloureuse comédie qu’elle jouait depuis des mois.

A la Tour-de-Peilz comme à Lausanne, Denise, sur l’ordre d’Adrienne,
avait pris le nom de Mme Francis Pommeret, et quand Francis arriva, il
passa aux yeux des gens du village pour le mari de la future accouchée.
Vu leur âge à tous deux, la chose paraissait très naturelle, et le
chagrin avait si bien vieilli la véritable Mme Pommeret, qu’elle pouvait
sans difficulté jouer son rôle de belle mère. Ces derniers jours
d’attente, qui avaient réuni dans cette solitude les trois acteurs du
drame, furent cruels pour chacun d’eux. Il y eut là un échange muet de
regards chargés d’humiliation, de désespoir et de colère, dont la
violence tragique est impossible à rendre. Mais la souffrance la plus
atroce fut celle d’Adrienne. Les préoccupations de la maternité
prochaine absorbaient Denise physiquement et moralement; Francis était
aplati par la situation mortifiante où il se trouvait, par la conscience
de son indignité et de son abaissement; Adrienne les dominait tous deux
de toute la hauteur de son immolation, de toute la grandeur de son
désastre. Ayant conservé une effrayante lucidité d’esprit, elle ne
passait pas une minute sans voir nettement et comme face à face la honte
du présent et l’épouvantable perspective de l’avenir. Il fallait à cette
Langroise toute la dureté de son tempérament de pierre, toute la force
de ses nerfs d’acier, pour supporter la compression de cette longue et
silencieuse torture.

Un soir, tandis que le soleil d’avril s’éteignait derrière les montagnes
du Jura et que le lac prenait des teintes d’un bleu plus foncé, Denise,
étendue depuis douze heures sur son lit de misère, poussa un dernier cri
aigu. La sage-femme se tourna au bout d’un instant vers Adrienne et
Francis, et tendit à ce dernier un petit être rouge et vagissant, en
disant avec un sourire banal:

--Réjouissez-vous, monsieur, c’est un garçon!

Le malheureux, qui s’était dissimulé dans un coin et gisait sur un
fauteuil dans un état d’affalement et d’hébétude, se sentit soudain
secoué par un coup en plein cœur. Il tressaillit et se leva pour
accueillir le fils qu’on lui annonçait; mais Adrienne lui barra le
passage, et, avec un terrible regard dont Pommeret seul comprit toute la
virulence menaçante:

--Laissez-nous, dit-elle, vous nous gênez!

Et il sortit, sans même avoir pu contempler cet enfant qui était la
chair de sa chair.

Le lendemain, accompagné de la sage-femme et de deux témoins racolés
dans le voisinage, il allait déclarer la naissance de son fils devant
l’officier de l’état civil et le faisait inscrire sur les registres de
la Tour-de-Peilz comme l’enfant de «Pierre-Francis Pommeret et de
Laurence-Marie-Adrienne Ormancey, sa légitime épouse, domiciliée avec
lui à Rouelles (France).» C’était un mensonge sévèrement puni par ce
code, dans la respectueuse terreur duquel il avait été élevé par sa
famille et ses supérieurs administratifs; mais depuis un an il avait
menti et s’était parjuré tant de fois qu’une fausse déclaration ne le
gênait plus guère.

Pendant le temps que dura la convalescence, Adrienne laissa à Denise la
satisfaction de nourrir son enfant; mais dès que la jeune mère put
supporter le voyage, on prit congé du vigneron de la Tour-de-Peilz, et,
par Genève, les deux femmes se dirigèrent sur Paris, où Francis les
avait devancées. Là on s’arrêta pour choisir une nourrice à laquelle
Adrienne fut présentée comme la véritable mère du nourrisson. Désormais
les apparences étaient sauvées, et Mme Pommeret pouvait rentrer dans le
village la tête haute.

Pourtant, si l’honneur était sauf, la vie intime des hôtes de Rouelles
n’en demeurait pas moins douloureuse. Le supplice de cet intérieur
tourmenté recommençait, rendu plus intolérable encore par les souvenirs
du passé qui se levaient comme des fantômes de tous les coins de la
maison pour rappeler à Francis, à Adrienne et à Denise les heures trop
brèves d’une tranquillité à jamais troublée. Dès qu’elle fut sur le
seuil de son logis, Mme Pommeret eut les prémices de cette souffrance
qui devait être son lot de chaque jour. Il lui fallut subir les
félicitations verbeuses et intéressées de ses domestiques, empressés à
lui souhaiter la bienvenue et à s’extasier sur la bonne mine de l’enfant
que la nourrice balançait doucement dans ses bras.

--Ah! sainte Vierge! s’exclamait Modeste, il est mignon comme un
Jésus!... Et fort, et bien portant!... Chère créature du bon Dieu! en
voilà un qui sera gâté, et mijoté, et dorloté!... Il ne regrettera pas
d’être venu au monde.

--Il ressemble déjà à madame, reprenait doucereusement Zélie;
positivement il a les yeux et le front de madame... Bien sûr que madame
ne pourra pas le renier!

--Moi, disait à son tour Pierre en secouant sa casquette, je fais mon
compliment à madame de ce que c’est un garçon... Voyez-vous! sauf le
respect que je dois à la compagnie, les filles, c’est une marchandise
trop délicate, tandis que les garçons se tirent toujours d’affaire.

Et le chœur des congratulations bruyantes recommençait. On admirait la
bonne figure et la belle santé de madame.--Pour sûr, on n’aurait pas
dit, à la voir, qu’elle venait d’être si fortement secouée!--Et Mme
Pommeret était obligée de sourire, de remercier, de se montrer
enchantée, afin de bien jouer son rôle de mère. Il fallait mentir à
chaque heure, recevoir sans sourciller et d’un air réjoui les
salutations du curé, les visites curieuses des voisins, les offres de
service des commères du village. Denise, à son tour, était forcée de se
prêter à cette comédie et de demeurer impassible, tandis qu’on lui
enlevait sa seule consolation, sa seule propriété, l’enfant de ses
entrailles. A chaque compliment adressé à Adrienne, il lui semblait
qu’on la dépouillait, qu’on lui volait un peu de sa propre personnalité.
Un tourment nouveau, la jalousie maternelle, envenimait encore sa
blessure. Elle sentait des bouffées de colère et des cris de révolte lui
monter à la gorge, quand elle songeait que cet enfant ne serait jamais à
elle. Parfois elle était tentée de l’emporter dans son tablier et de
s’enfuir à travers bois; elle n’était retenue que par la crainte de
faire pâtir le pauvre innocent, qui, du moins, à Rouelles avait la vie
douce et un avenir assuré.

Quant à Francis, entre ces deux femmes mortellement blessées, qui le
méprisaient également, il menait l’existence la plus lamentable et la
plus amoindrie qu’on pût imaginer. Il n’essayait même plus de regimber
et d’affirmer les droits de maître et de père qu’il tenait de la loi; un
regard d’Adrienne et de Denise, un coup d’œil, glacé comme une bise de
décembre ou meurtrier comme une flèche empoisonnée, suffisait pour
réduire à néant ses velléités de rébellion; il rentrait sous terre et
buvait amèrement son humiliation.

Quand ces trois êtres se retrouvaient par hasard réunis dans la même
pièce, seuls et les portes closes, il semblait qu’on entendît gronder en
eux sourdement un orage de rancune et de désespoir. Leur masque
d’impassibilité tombait. Leurs yeux lançaient des éclairs violents et
agressifs; leur silence même était lourd de menaces et de reproches.
Dans cette atmosphère de haine et de douleur, seul, l’enfant, du fond de
son berceau, souriait à la vie et gazouillait, comme un oiseau familier
qui bat des ailes et chante dans la chambre d’un mort.

Il y avait dans cet intérieur de Rouelles une trop effrayante
accumulation de nuages orageux pour qu’un jour ou l’autre la tempête
n’éclatât point. A force de refouler ses déceptions, ses chagrins et son
indignation, Mme Adrienne, en dépit de son énergie de fer et de son
empire sur elle-même, en était arrivée à tendre douloureusement tous les
ressorts de son organisation nerveuse. Sa santé s’était de nouveau
altérée; elle ne dormait plus, était sujette à des hallucinations
passagères et se surprenait parfois à parler tout haut, à rêver les yeux
ouverts. Son humeur devenait de plus en plus irritable; elle ne pouvait
voir Sauvageonne s’approcher du berceau de l’enfant sans avoir des accès
de colère qui passaient aux yeux de son entourage pour des mouvements de
jalousie maternelle.

Un soir de la fin de mai, tandis que la nourrice dînait à la cuisine
avec les domestiques, Adrienne, qui s’était retirée chez elle, dressa
tout à coup l’oreille. Son ouïe avait acquis une sensibilité extrême et
presque maladive; il lui semblait distinguer à travers les cloisons la
mélopée traînante d’une berceuse chantée en sourdine dans la pièce où la
nourrice couchait avec son nourrisson. Elle se dirigea précipitamment
vers cette chambre, ouvrit brusquement la porte, et une flambée de
colère lui monta au visage.

Assise près de la fenêtre, Sauvageonne tenait l’enfant dans ses bras et
le berçait lentement en lui murmurant un lambeau de chanson paysanne qui
l’avait jadis endormie elle-même au fond des bois, dans sa petite
enfance. Elle s’interrompait parfois pour effleurer d’un baiser le
nouveau-né, puis elle reprenait d’une voix plus tendre le refrain
endormeur:

    Derrière chez nous l’y a un étang;
    --Levez les pieds légèrement.--
    Les canards blancs s’y vont baignant
    --Levez les pieds, bergère, bergère,
    Levez les pieds légèrement...

Tout à coup, à la vue de sa mère adoptive, elle s’arrêta comme
pétrifiée. Mme Adrienne marcha droit vers elle:

--Pourquoi es-tu ici? Je t’avais défendu de toucher à cet enfant!

--Personne ne me voyait, répondit Denise avec un accent presque
suppliant.

--Je ne veux pas de cela, entends-tu!... Je ne veux pas!

En même temps elle arracha le marmot des mains de Sauvageonne avec tant
de violence qu’il se réveilla et se mit à pleurer.

--Vous le serrez trop fort, prenez garde! s’écria la jeune fille
alarmée.

--Eh! qu’importe!... Je ne lui ferai jamais, à lui et à toi, la moitié
du mal que vous m’avez fait.

Ses yeux bruns étincelaient et, sourde aux plaintes du petit, elle le
serrait plus fort.

--Je vous dis que vous l’étouffez! cria impérieusement Denise,
s’irritant à son tour; lâchez-le!

--Non, il est à moi!... Je l’ai payé assez cher.--Son exaltation
redoublait à chaque mot.--C’est mon enfer en ce monde que cet enfant; il
ne me rappelle que des infamies... Et quand je le tuerais, quand je
l’écraserais comme un ver sur le pavé... Après?... Qui donc oserait m’en
faire un crime?

Elle se rapprochait de la fenêtre, et ses bras se raidissaient comme
pour lancer le nouveau-né dans le vide. Denise devina sans doute à son
regard et à son geste qu’elle était capable de mettre sa menace à
exécution, car elle s’élança, les mains en avant, entre Adrienne et la
croisée, et elle jeta un cri aigu qui fit accourir Francis du fond de
son fumoir.

Adrienne les contempla un moment tous deux d’un air égaré, puis elle
recula, rejeta l’enfant dans le berceau, poussa un éclat de rire sauvage
et s’enfuit à travers le couloir.

Elle descendit l’escalier. Elle avait horreur d’elle-même et des autres.
La maison lui pesait. Elle avait hâte de la quitter, comme si les
murailles et les poutres, pleines de craquements funèbres, l’eussent
menacée d’un subit écroulement. Le vestibule était désert, les portes
grandes ouvertes. Elle se précipita dans le jardin et gagna les champs.

La soirée était admirablement belle. Du côté du couchant, le ciel était
encore teint d’une riche couleur d’or, sur laquelle s’éparpillaient de
petits nuages d’un rose vif. En bas, dans le fond déjà moins éclairé de
la vallée, de larges taches d’un blanc laiteux tranchaient sur le vert
assombri des haies et des prés: floconnements d’aubépines épanouies,
pâles retombées de grappes d’acacias, nappes onduleuses de marguerites.
Le printemps était dans toute sa gloire; la joie de vivre éclatait
partout en foisonnements de fleurs et en gazouillements d’oiseaux. La
Peutefontaine elle-même était parée et comme en fête, avec ses liserons
blancs enroulés autour des roseaux, ses flèches d’eau détortillant leurs
boutons rosés, ses nénuphars étalant leurs corolles jaunes au centre des
feuilles aplaties sur l’étang endormi.--Tandis qu’elle longeait les
talus couverts d’herbes humides, Adrienne, avec un amer redoublement de
désespoir, se souvenait de cette matinée de printemps où elle était
sortie de la Mancienne d’un pas si allègre, heureuse d’avoir recouvré sa
liberté, et la tête pleine de projets de bonheur... Elle revoyait les
moindres détails de cette journée inoubliable:--le sentier ombreux au
bord de l’Aubette, les hauts taillis de la Grand’Combe et Manette
Trinquesse accroupie au seuil de sa maison délabrée...--Deux ans
seulement s’étaient passés depuis cette matinée, et aujourd’hui comme
alors les prés fleuronnaient, les oiseaux chantaient sous bois. Rien ne
semblait avoir changé, et Manette elle-même rôdait là-bas justement, de
l’autre côté de l’étang, grattant l’herbe autour des hêtres afin de
récolter des mousserons.--Adrienne pouvait apercevoir entre les arbres
sa tignasse blonde emmêlée, sa robe au corsage débraillé et ses hanches
épaisses.--Une terreur la prit; elle avait honte d’être vue, ainsi
humiliée et misérable, par cette fille qui l’avait connue jadis fière,
heureuse et triomphante. Afin d’échapper aux regards fureteurs de
Manette, elle s’enfonça plus avant dans les hautes herbes et les roseaux
de la Peutefontaine, et s’assit au bord de l’eau, parmi les hampes
vertes et les ombelles fleuries qui se dressaient au-dessus de sa tête.

Le bleu du ciel s’était embruni; sur cet azur foncé les étoiles
commençaient à poindre, et Adrienne regardait vaguement leurs yeux d’or
cligner entre les tiges vertes. Dans un verger, près de la lisière du
bois, un rossignol se mit à chanter. Les trilles sonores, les sons filés
ou tremblés, les notes détachées, jetées l’une après l’autre comme des
appels voluptueux, toute cette musique des nuits de mai pénétrait avec
une acuité douloureuse jusqu’au fond du cerveau de la malheureuse femme
et y causait un ébranlement de plus en plus pénible. Le parfum poivré
des menthes, l’odeur vireuse des ciguës, l’enveloppaient et lui
donnaient le vertige. Il lui semblait maintenant que, dans toute la
région de ses nerfs, se produisait un fourmillement pareil à celui des
moucherons qui dansaient au-dessus de l’eau verdie. Sa pensée oscillait
avec le scintillement des étoiles, tremblait avec les trilles du
rossignol; son corps, endolori et frémissant, vibrait au gré du rythme
mystérieux qui mettait tout en mouvement autour d’elle. Ses pupilles
dilatées suivaient avec effarement l’accélération de ce mouvement
onduleux qui entraînait les plantes, les arbres, les collines et le ciel
dans un tournoiement fou;--et tout d’un coup, parmi l’herbe mouillée,
elle s’affaissa, secouée de nouveau par ce rire invincible qui l’avait
prise dans la chambre de la nourrice...

Toujours plus pénétrante, la fraîcheur de la nuit étendait ses vapeurs
sur l’étang, sur la prairie et les pentes boisées de Montavoir. Les
chemins étaient devenus déserts, le village avait éteint ses feux et
s’assoupissait. Seuls, à la lisière des vergers, le rossignol chantait
et des chœurs de grenouilles commençaient à s’élever. Dans les herbes
humides de la Peutefontaine, à travers les bourdonnements confus de la
nuit, par intervalles, une clameur étrange éclatait, un cri sauvage trop
aigu pour être le cri de la huppe, trop prolongé pour être la plainte de
la poule d’eau; et, chaque fois qu’il éclatait, le rossignol dans les
néfliers, et les grenouilles sur les feuilles plates des nénuphars,
faisaient longtemps silence, comme saisis d’une secrète terreur...

Dans la maison de Rouelles, on avait attendu pendant une partie de la
nuit le retour de Mme Pommeret. Après l’avoir vainement cherchée dans
les jardins et dans le village, les domestiques s’étaient mis en quête à
travers la forêt, mais leurs recherches avaient été vaines; ils avaient
crié dans toutes les directions sans qu’une voix répondît à leur appel.
Francis était resté sur pied toute la nuit, et le lendemain, dès l’aube,
les perquisitions recommencèrent. Tout en s’agitant et en donnant des
ordres, Pommeret se disait:

--Si pourtant on la rapportait morte!

Un frisson lui courait dans tous les membres; en même temps, cette
funèbre pensée faisait sourdre au fond de lui comme une vague espérance
et un secret soulagement. Tandis qu’il recommandait à Pierre de fouiller
les marais de la Peutefontaine, voilà que tout à coup un bruit de voix
bourdonna dans le vestibule, et deux paysans apparurent, ramenant
Adrienne, les cheveux épars, la robe trempée, les pieds souillés de
vase. Elle était vivante, mais c’était tout. Ses yeux hagards ne
reconnaissaient personne, et un rire nerveux, saccadé, incessant, la
secouait tout entière, emplissant les couloirs sonores d’une sauvage et
retentissante clameur, pareille à celles qu’on entend dans les maisons
de fous.

Deux jours après, on lisait dans _le Spectateur de Langres_: «Un affreux
malheur vient de frapper une honorable famille du canton. Une jeune
femme récemment accouchée, Mme Pommeret, a été prise d’un soudain accès
de folie et s’est enfuie nuitamment du château de Rouelles. On l’a
retrouvée le lendemain matin près des bois de Montavoir, dans un état de
démence complète. Elle avait renoncé à nourrir elle-même son enfant; la
suppression brusque de l’allaitement a déterminé, dit-on, des désordres
cérébraux très graves, et son jeune mari, accablé de douleur, a été
forcé de la conduire, sur les conseils des médecins, dans une maison
d’aliénés.»

                   *       *       *       *       *

Mme Pommeret vit toujours. Elle est enfermée à l’établissement de
Maréville, et sa folie a été déclarée incurable. Francis et Denise ont
quitté Rouelles. Ils se haïssent tous deux et ne peuvent se résoudre à
se quitter; l’enfant qui est désormais leur seul intérêt dans la vie, et
dont ils se disputent la possession, retient l’un près de l’autre ces
deux êtres qui ne peuvent se regarder sans que chacun de leurs regards
ne contienne un reproche sanglant et une malédiction. La Mancienne et le
château de Rouelles ont été vendus. Le couple qui s’exècre et qui ne
trouve le calme nulle part, erre de place en place, l’été dans les bains
de mer, l’hiver dans les villes du Midi, traînant partout son équivoque
et menteuse intimité. De temps en temps, un bulletin leur arrive de
Maréville, sur lequel ils lisent que la santé physique de la malade ne
laisse rien à désirer, mais que son état mental est toujours le même.
L’enfant les accompagne, et, à mesure qu’il grandit, il ressemble d’une
façon terrifiante à Adrienne. Dans ses cheveux bruns, il a, lui aussi,
cette mèche blanche qui était le trait caractéristique de la physionomie
de la malheureuse femme. En vain Denise coupe constamment cette mèche de
cheveux qui lui cause une indéfinissable terreur: toujours plus visible
et plus drue elle repousse,--vivace et persistante comme un remords.


*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SAUVAGEONNE ***

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  any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
  electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
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forth in Section 3 below.

1.F.

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or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation's website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without
widespread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
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Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

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editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
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