Le gardien du feu

By Anatole le Braz

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Title: Le gardien du feu


Author: Anatole le Braz

Release date: February 3, 2024 [eBook #72867]

Language: French

Original publication: Calmann-Lévy, 1900

Credits: Laurent Vogel (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GARDIEN DU FEU ***





  ANATOLE LE BRAZ

  LE
  GARDIEN DU FEU


  PARIS
  CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
  3, RUE AUBER, 3




DU MÊME AUTEUR

Format in-18.

  AU PAYS DES PARDONS          1 vol.
  LA CHANSON DE LA BRETAGNE    1 --
  PAQUES D’ISLANDE             1 --
  LA TERRE DU PASSÉ            1 --
  LE THÉATRE CELTIQUE          1 --
  LE SANG DE LA SIRÈNE         1 --
  AMES D’OCCIDENT              1 --


Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays y
compris la Russie.


E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY




A LUCIEN HERR

_En mémoire des jours de Plogoff._




LE GARDIEN DU FEU


--Voici le dossier de cette étrange affaire, me dit l’ingénieur.

Il étala devant moi, sur la table du bureau où nous étions assis, une
chemise verte contenant divers papiers et portant, en grosses lettres
rondes, cette suscription: «Phare de Gorlébella, 1876.»

--Vous connaissez le phare, n’est-ce pas?

Je l’avais visité l’année précédente, au cours d’une excursion à l’île
de Sein, et je n’avais pas à faire grand effort pour revoir, par le
souvenir, sa haute silhouette de pierre dressée en plein Raz, dans une
solitude éternelle, au milieu d’une mer farouche agitée d’incessants
remous et dont les sourires même, les jours de calme, ont quelque chose
d’énigmatique et d’inquiétant. L’ingénieur poursuivit:

--Il vous suffira, quant au reste, de savoir ceci. En 1876, tout comme à
présent, le personnel de Gorlébella se composait de trois hommes. Mais,
de ces trois hommes, il n’y en avait que deux qui fussent de service en
même temps. Le règlement porte, en effet, que chaque gardien, après
avoir demeuré un mois au phare, a droit à un congé de quinze jours. Tous
les seconds samedis, à moins que l’état de la mer n’y mette obstacle, le
bateau ravitailleur accoste au récif, débarque les provisions et prend à
son bord, pour le ramener à terre, l’exilé dont c’est le tour d’être
rapatrié. Au sommet de la Pointe du Raz s’élève ou plutôt se tapit, si
vous vous souvenez, une sorte de hameau administratif, formé des
bâtiments désaffectés de l’ancien phare. C’est un groupe de maisonnettes
basses, raccordées bout à bout et ceintes d’un vaste enclos où dans
l’abri des murs, poussent chétivement quelques légumes. A l’entour
s’étend le sinistre paysage que vous savez, un dos de promontoire nu et
comme rongé de lèpre, troué çà et là par des roches coupantes, de
monstrueuses vertèbres de granit. Nulle autre végétation que des
brousses à ras de sol, des ajoncs rampants, une herbe éphémère, tout de
suite brûlée par les acides marins. Vous n’êtes pas sans avoir remarqué
l’air de stupeur muette et résignée qu’ont toutes choses en ces parages,
les plantes comme les bêtes, et les habitations aussi bien que les gens.
Voilà pourtant l’oasis de bon repos après laquelle aspirent de tous
leurs vœux les factionnaires de Gorlébella. Du moins ne s’y sentent-ils
plus les emmurés des eaux. Si peu récréatifs que soient ces horizons,
encore délassent-ils leurs yeux de la perpétuelle et obsédante agitation
des vagues. Et puis, ils ont là leur «chez eux»; ils y retrouvent la
femme, les enfants, la figure chère des êtres et des objets familiers,
rentrent enfin dans la vie normale, savourent la joie, irraisonnée mais
profonde, d’appartenir de nouveau à la grande communauté humaine... J’ai
dit; maintenant, feuilletez.

La première pièce était un télégramme sur papier jaune adressé par le
conducteur des Ponts et Chaussées d’Audierne à l’ingénieur ordinaire
chargé du service des phares, en résidence à Quimper. Elle était datée
du 2 mai et conçue en ces termes: «Feu de Gorlébella, resté allumé toute
la journée d’hier, éteint cette nuit. Rumeurs bizarres circulent. Prière
donner instructions, si ne pouvez venir vous-même.»

Suivait une lettre de l’ingénieur ordinaire à l’ingénieur en chef: «J’ai
l’honneur de vous transmettre les pages ci-jointes, trouvées sur le banc
de quart, dans la chambre de la lanterne. Goulven Dénès, avant de
disparaître, a pris soin d’y consigner tout le détail des événements.
Nous n’avons pas encore pu pénétrer dans la pièce où sont enfermés les
deux cadavres. Il faudra sans doute briser la porte à coups de hache. A
bientôt un rapport qui vous fournira les renseignements
complémentaires...»

Je sautai vite à la liasse de vieux papiers qui accompagnaient cette
note.

Ce n’étaient, à première vue, que de banals imprimés, des «tableaux»
divisés en colonnes, avec des rubriques sans intérêt et des chiffres
indiquant soit le nombre des heures de veille durant le mois, soit la
quantité d’huile consommée pour l’éclairage. Mais, au verso des
feuilles, s’étageaient les sillons réguliers d’une solide écriture
paysanne. Une âme sombre et douloureuse y contait, en manière
d’«Observations sur les circonstances du service», le drame peut-être le
plus atroce dont les tragiques annales du Raz aient conservé le
souvenir. Je laisse la parole à Goulven Dénès, «chef gardien--ainsi
qu’il se qualifie lui-même--du phare de Gorlébella».




I


Que mon ingénieur me pardonne. Je me suis rendu coupable, ces derniers
temps, des manquements les plus graves à mes fonctions, et, dans
quelques jours, je vais déserter mon poste. Il s’en étonnera, je pense,
lui qui m’a souvent cité comme un employé modèle. Je n’aurais pas cessé
de l’être, s’il n’avait dépendu que de moi; mais il y a une fatalité
plus forte que la volonté de l’homme. Je dois à mon ingénieur, je me
dois à moi-même de lui exposer pourquoi et comment j’ai failli. Si ce
n’avait été à cause de cela je n’aurais pas pris la peine d’écrire ces
lignes.

La date portée au calendrier est celle du 20 avril, et le chronomètre
marque dix heures du soir. Le mois d’avril est mon mois. Je l’ai tenu
longtemps pour un mois heureux; je croyais à son influence bienfaisante
sur ma destinée. Je sais maintenant qu’il n’y a que de faux bonheurs.

J’étais, du reste, à présent que j’y songe, l’homme le plus enclin à
être dupe. Je suis né de cette race austère des laboureurs du Léon, dont
la religion est le souci suprême. Mon enfance fut sérieuse et un peu
triste. Là-bas, point de chansons, ni de danses, ni de ces jeux qui
égayent la vie. Je ne me rappelle de ce passé que des bruits de prières
et des sonneries de cloches tintant des offices. Une famille s’y
considérerait comme maudite, si elle ne comptait parmi ses membres un
prêtre. Je fus élevé en vue du sacerdoce; à douze ans, j’entrais au
petit séminaire de Saint-Pol.

Nul écolier ne se montra plus docile ni plus appliqué. Mais la lenteur
de mes progrès dans les études latines me nuisit dans l’esprit de mes
maîtres, et, sur la fin de ma seconde, ils conseillèrent à mes parents
de me garder auprès d’eux. Ce fut une grande déception pour ma mère qui
voyait déjà, dans ses rêves, l’église dont je serais le desservant, et
le presbytère, fleuri de clématite, où se reposeraient ses vieux jours.
Je ne pus supporter le spectacle de ses larmes. Les travaux de la
moisson terminés, je m’engageai dans la Flotte.

Non que la mer me dît beaucoup: le Léon n’est pas une pépinière de
marins. J’étais moins fait que personne pour goûter cette existence
vagabonde. Tout me déplaisait en elle, ses joies plus encore que ses
dangers. Une répugnance invincible m’empêchait de m’amuser comme les
camarades, aux escales dans les ports lointains. Je les accompagnais
dans leurs orgies, mais j’en sortais intact. A cause de ma réserve et
parce que j’avais étudié pour la prêtrise, ils m’avaient surnommé
_Pater-Noster_. «Tu n’auras jamais l’âme d’un matelot», me disaient-ils.
Et c’était vrai. Je n’en remplissais pas moins consciencieusement mes
devoirs. Il n’y a pas une seule punition sur mon livret. Mais, dans la
tranquillité des quarts nocturnes, libre de me laisser aller à mes
songeries, sous les étoiles, je me représentais, sur une des collines de
mon pays, une maison de pierre grise dans un courtil, un filet de fumée
paisible au-dessus du toit, et, dans l’ombre du logis, une jeune femme,
lumineuse comme une clarté.

Par exemple, je ne me figurais pas bien ses traits, à cette jeune femme.
Il ne m’était pas encore arrivé d’en regarder aucune, sauf peut-être,
avant mon entrée au collège, des petites amies de catéchisme, pâles
images anciennes, confuses et décolorées.

Explique cela qui pourra: un jour, brusquement, je la vis paraître et,
comme par une révélation intérieure, je la reconnus. J’avais alors
vingt-six ans. Après une croisière aux Indes, où j’avais étrenné mes
galons de quartier-maître, je venais d’être désigné pour servir à bord
de l’_Alcyon_, un garde-pêche minuscule, presque un yacht de plaisance,
avec Tréguier pour port d’attache.

Or, ce dimanche-là--un dimanche d’avril--, nous étions rangés à quai,
nos hautes vergues plongeant parmi les branches des vieux ormes
reverdis. L’équipage, désœuvré, jouait aux cartes sur le pont. Moi,
debout à l’arrière, j’échangeais de vagues propos avec le douanier de
planton sous les arbres. C’était à l’issue de vêpres. Des groupes
d’artisanes descendaient la Grand’Rue, leurs psautiers dans les mains.
Machinalement je tournai la tête de leur côté. Si pourtant je ne l’avais
pas fait, ce geste quelconque, je ne monterais pas, à cette heure, cette
sinistre faction de vengeance et d’agonie au phare de Gorlébella.

--Quelle est donc celle qui marche un peu en avant des autres?
demandai-je au gabelou, en déguisant de mon mieux la subite émotion qui
m’avait saisi.

J’entends encore sa réponse.

--Ça, c’est la plus jolie fille de Tréguier, Adèle Lézurec. Son père, un
retraité de la marine, tient l’auberge des _Trois-Rois_... Vous savez
bien, rue Colvestre?

Elle, cependant, avait passé, de son allure élégante de citadine, sans
daigner s’apercevoir qu’il y avait là deux hommes qui parlaient d’elle,
sans se douter surtout que son charme venait d’ensorceler la pensée de
l’un d’eux, de l’ensorceler toute, et pour jamais. Je suivis des yeux,
jusqu’à ce qu’elles se fussent effacées dans l’éloignement du mail, la
blancheur claire de sa cornette à deux pointes et la nuance gris perle
de son grand châle à franges, qui tombait de ses épaules à ses talons
comme les ailes repliées d’un goéland. Et, le reste de l’après-midi,
retiré dans le poste, où j’étais sûr de n’être point troublé, je ne fis
que murmurer sur un ton de litanie ces mots à qui je prêtais je ne sais
quelles significations magiques: «Rue Colvestre... les _Trois-Rois_...
Adèle Lézurec!...»

                   *       *       *       *       *

C’était dans la haute ville, cette rue Colvestre, presque à l’orée de la
campagne, en des parages silencieux, peu fréquentés des matelots. On
préférait les tavernes du port, plus animées, plus engageantes, et dans
lesquelles on pouvait s’attarder davantage, sans compter que les
servantes, familiarisées avec les habitudes des hommes de mer, y étaient
accortes et faciles. Le soir venu, ma permission de minuit en poche, je
m’acheminai pour la première fois vers les faubourgs.

L’air était doux; les vergers des monastères embaumaient. Les sentiments
les plus contradictoires s’agitaient en moi: c’était un mélange
singulier d’incertitude et d’audace. En passant au pied de la
cathédrale, je vis que l’intérieur en était illuminé. Je franchis le
seuil du porche et m’agenouillai derrière une confrérie laïque de
vieilles femmes qui récitaient le rosaire dans la chapelle de la Vierge.
L’encens des vêpres se respirait encore sous les voûtes et l’odeur des
cires pascales emplissait la nef. Je priai de toute ma ferveur de
Léonard. Quand je sortis, ma fièvre était tombée, ma résolution ne
tremblait plus, et ce fut d’une main délibérée que je soulevai le loquet
des _Trois-Rois_.

Je me trouvai dans une salle basse, aux boiseries peintes de vert et de
blanc, comme une cabine de navire. De-ci, de-là, étaient accrochées des
vues de mer ou de paysages lointains, une «Éruption du Vésuve», un
«Combat de Trafalgar», et, à la place d’honneur, au-dessus de la
cheminée, un diplôme, sous verre, de second maître de timonerie. Pour
ameublement, quelques tables, garnies de leurs tabourets, sur un parquet
de briques aspergé de son; dans les étagères d’angle, des bouteilles de
boissons diverses qui attendaient encore, pour la plupart, qu’on brisât
leur cachet. Tout cela un peu fané, un peu pauvre, mais d’une pauvreté
décente et quasi coquette.

Mon ingénieur m’excusera de me complaire de la sorte en d’aussi menus
détails. Je suis comme le naufragé qui va mourir, et je baise une à une
les reliques chères, les tristes reliques de mon passé défunt...

                   *       *       *       *       *

Il n’y avait dans l’auberge, quand j’entrai, qu’un homme d’un âge
respectable, à mine usée, avec ce teint de bistre que donnent les
soleils de la mer aux gens qui ont longtemps «bourlingué». Il semblait
plongé dans la lecture d’un journal dont j’ai retenu le titre--vous
saurez tout à l’heure pourquoi,--le _Moniteur des Sémaphores et des
Phares_. En réalité, je crois bien qu’il sommeillait, car il me
dévisagea d’abord de l’air ahuri d’un dormeur qu’on dérange. Il ne me
témoigna, du reste, aucun empressement; sans même m’inviter à m’asseoir,
il se contenta de crier:

--Adèle!

Une porte vitrée s’ouvrit au fond de la pièce; la jeune fille parut.

Elle avait quitté sa toilette des dimanches, mais n’en était que plus
gracieuse dans sa robe d’étamine noire, qui dégageait toute la souplesse
de sa taille, son buste svelte sur des hanches un peu larges, finement
arrondies. Un «mouchoir» de soie des Indes, souvenir, sans doute, des
voyages paternels, était noué sur sa poitrine; sa coiffe mince, épinglée
au-dessus du front, laissait à découvert les épais bandeaux de ses
cheveux, d’un noir bleuâtre, qu’elle portait en bourrelets sur les
tempes, à la manière des Trégorroises. Ses yeux, de nuances changeantes,
étaient vifs et doux. Les couleurs de son visage étaient légèrement
pâlies, comme d’une plante qui a poussé à l’ombre.

Je la regardais en extase, immobile et muet au milieu de la salle. Mais,
au dedans de moi, s’était mis à galoper furieusement le vieux sang
barbare qui est, dit-on, dans les veines léonardes et que je tiens de
mes ancêtres. Cette femme dont, la veille encore, j’ignorais
l’existence, j’aurais voulu la saisir d’un bond, l’étreindre,
l’entraîner comme une proie.

Elle, cependant, soulevée sur la pointe de ses pieds fins, à demi sortis
de leurs babouches, avait haussé la mèche d’une petite lampe de
porcelaine, suspendue aux solives, qui était tout l’éclairage de
l’humble logis.

--On verra du moins la moitié de sa misère!--dit-elle avec gaieté, d’une
voix chantante, au timbre grave et pur.

Et j’eus l’impression que je l’avais déjà entendue, cette voix, dans les
songes de mes traversées, durant les quarts solitaires, sous les nuits
calmes, alors que des musiques invisibles semblent courir le long du
bordage, parmi les phosphorescences de la mer... Elle reprit, en se
tournant vers moi:

--Asseyez-vous donc, matelot! Que faut-il vous servir?

--Si tu l’appelais quartier-maître, hein! fit à ce moment, d’un ton
assez bourru, le vieux qui n’avait pas encore desserré les lèvres, pas
même pour me donner le bonsoir.

Et, s’adressant à moi, maintenant, il continua:

--Elle devrait pourtant savoir reconnaître un gradé d’avec un simple
mathurin, puisqu’elle est ma fille. Car j’ai navigué, moi aussi. Le
brevet que voilà, c’est le mien.

Il me montrait le diplôme qui était sur la cheminée, dans un cadre.

--Oh bien! déclarai-je, nous allons donc trinquer ensemble. Vous ne me
refuserez pas cela, mon ancien?

Nous trinquâmes une fois, deux fois... Il me contait ses campagnes, tout
heureux d’évoquer, devant un cadet, les croisières belliqueuses du temps
de l’Empire, les mouillages dans les eaux de Sébastopol, les
débarquements dans les arroyos du Cambodge et sur les plages du Mexique.
Je feignais de l’écouter religieusement, mais mon attention était
ailleurs: elle suivait chacun des mouvements d’Adèle, son geste
harmonieux pour remplir nos verres, et, quand elle s’était rassise à
l’écart, dans la lumière de la lampe qui la baignait toute, le
tremblement délicat que faisait l’ombre de ses grands cils bruns sur ses
pommettes de frais ivoire. Ce m’était une douceur inexprimable de la
sentir là, tout près. Les tumultes de mon sang, s’étaient apaisés. Je
goûtais un bien-être intime, une joie silencieuse et profonde, l’oubli
complet de tout ce qui n’était pas cette belle fille, cette fleur de
jeunesse et de grâce, cette rose d’enchantement. Les cloches des
moûtiers voisins tintaient les heures dans la nuit. Puis une lourde
sonnerie s’ébranla, roula par grandes ondes solennelles sur la ville.

--Le couvre-feu, dit Adèle.

Le vieux repartit:

--Un dernier coup, camarade, à la santé des gars de la Flotte!... Il n’y
a que la mer, voyez-vous, il n’y a que la mer. Moi, je la pleure comme
un paradis perdu.

Il avait abattu son poing sur la table, faisant voler à terre la gazette
qui l’absorbait si fort, sur le tantôt, quand j’étais entré. Adèle se
pencha pour la ramasser et, jetant les yeux sur le titre, articula d’une
voix ferme.

--Lorsqu’on la contemple en toute sécurité de la chambre d’un phare ou
de la maisonnette blanche d’un sémaphore, comme cela, oui, je comprends
la mer. Autrement non! Paradis des hommes, mais enfer des femmes!...

C’était ma destinée et la sienne dont elle venait de prononcer l’arrêt.




II


21 avril.

Rien à signaler, mon ingénieur, du moins pour ce qui est du service. Le
baromètre est sur «variable»; il souffle grande brise de noroît. Ce
matin, après l’extinction du feu, j’ai monté mon matelas dans la
lanterne, ainsi que des provisions de bouche pour plusieurs jours. Car,
d’ici quelque temps, je ne me soucie pas de redescendre. Comme je
passais sur le palier du deuxième étage, devant la porte de leur
chambre--de leur tombe,--je l’ai entendue, _elle_, qui disait à l’autre:

--Je savais bien qu’il avait trop de religion pour vouloir cela!

Puis, mon pas s’éloignant, elle a poussé une clameur folle, un cri
d’angoisse désespérée:

--Au nom de Dieu et de saint Yves! Goulven!... Goulven Dénès!...

J’ai continué de gravir les marches, j’ai mangé un biscuit trempé d’eau
et je me suis étendu sur le matelas, les bras en croix sous ma tête.
J’ai dormi du sommeil de mes nuits anciennes, du temps que l’image de la
femme ne me hantait point,--d’un sommeil sans pensée et sans rêves. Le
soleil se couchait derrière l’Ar-Mèn, dans les lointains de la mer,
quand j’ai rouvert les yeux. Je suis reposé: j’ai les idées d’une
lucidité qui tient du prodige, comme si l’éblouissante flamme du phare
projetait son éclat jusqu’au fond de mon esprit.

Saint Yves! Elle a osé invoquer saint Yves!... Ce fut la veille de son
pardon que nous nous fiançâmes. Je revenais de Smyrne, libéré; à Toulon,
j’avais trouvé ma nomination de gardien de troisième classe au phare de
Bodic. Sans même prendre le temps d’aller embrasser mes parents, en
Léon, j’avais escaladé la diligence de Tréguier, bondée de voyageurs. Je
fis mon entrée dans la vieille ville des évêques, juché sur un monceau
de malles; mais, au tournant de la rue de l’Hospice, je me laissai
couler à terre. Adèle Lézurec était là qui m’attendait. Par espièglerie,
elle s’était couvert tout le visage du capuchon de sa mante.

--C’était pour savoir si votre cœur m’aurait devinée, me dit-elle.

Je lui répondis:

--Là-bas, en Orient, je sentais, à un parfum d’herbe mouillée, tout à
coup répandu dans l’air, qu’il y avait dans le courrier de France une
lettre de vous.

Depuis un an que je ne l’avais revue, elle avait encore embelli. Elle
était dans tout l’épanouissement de ses formes, exhalait une odeur de
sève chaude, comme les jeunes écorces en travail des printemps. Toute
trace d’étiolement avait disparu. Ses yeux avaient tour à tour des
lassitudes et des ardeurs étranges. Un sortilège émanait d’elle. Je me
souviens que j’en fus parfois troublé jusqu’à en éprouver une sorte
d’effroi. Je me remémorais ce dicton de la sagesse léonarde: «Tu
reconnaîtras la jeune fille digne d’être épousée à ce qu’elle ne
t’inspirera que des pensées chastes.» J’en avais d’autres auprès d’Adèle
Lézurec. Ce n’était point là, je m’en rendais compte, l’amour probe et
calme, exempt de toute fièvre, qui aurait été mon lot si j’eusse aimé
chez nous, au grave pays de Léon. Un mot de ma mère aussi me revenait
par moments; lorsque je lui avais fait part de ma détermination, elle
m’avait écrit: «Tu prends femme hors de ta race; puisses-tu n’avoir pas
à t’en repentir!...»

Mais un regard d’Adèle dissipait tous ces nuages.

Les reflets de ses yeux produisaient sur moi un effet de vertige qui
m’étourdissait l’âme, comme de fixer longtemps le scintillement du
soleil sur la mer. Je ne m’appartenais plus, j’étais sa chose. Je pus, à
notre messe de mariage, mesurer à quel point elle me possédait.
Vainement, je m’efforçai de prier: je ne savais plus; j’étais comme ces
ivrognes qui recommencent toujours leur chanson au même vers et
n’arrivent pas plus à en sortir la trentième fois que la première. Il
fallait vraiment que je fusse bien changé! Autre détail non moins
significatif. Mes parents, alléguant l’état de leur santé, avaient
envoyé leur consentement sur timbre. Or, ma mère, ma propre mère m’était
à cet instant devenue si indifférente que son absence n’attrista point
mon bonheur.

Sur le soir, pourtant, je fus saisi d’une douloureuse impression de
mélancolie. Adèle, conformément à l’usage trégorrois, avait décidé qu’un
bal suivrait le repas de noces et elle avait loué, à cette intention, la
salle du _Rocher de Cancale_, sur le quai, plus spacieuse que le petit
café de la rue Colvestre. Quelques jours auparavant, elle avait essayé
de m’apprendre les pas les plus simples. Mais j’y apportais une
maladresse native qui la fit rire d’abord, puis la découragea.

--Vous dansez comme un ours des foires, me dit-elle, non sans dépit...
Ma foi, tant pis! Vous ferez comme les vieux, vous assisterez aux ébats
des autres.

Toute la soirée, effectivement, je demeurai sur ma chaise, regardant
passer les couples et Adèle tournoyer aux bras des jeunes hommes. Elle
glissait, onduleuse, à demi pâmée; un frémissement voluptueux gonflait
sa gorge, entrouvrait ses lèvres, agitait son corps. Je me rappelai des
bayadères que j’avais vues se trémousser, avec des gestes pareils, dans
un mauvais lieu, à Singapore. Pour secouer l’obsession de cette image
pénible, je sortis.

C’était, dehors, une nuit d’avril, comme à présent, une nuit pâle et
tiède, parsemée d’étoiles. Au pied des quais bruissait doucement le
clapotis de la mer montante. Une détresse infinie me serra le cœur; je
me sentais seul, loin de tout, détaché de la vie même... A ce moment,
une forme s’approcha: je reconnus le douanier qui m’avait donné, l’année
précédente, le nom et l’adresse de celle qui était aujourd’hui ma femme.

--Un peu d’air fait du bien, n’est-ce pas? me dit-il.

--Oui, en vérité, répondis-je.

Et, feignant d’être tout heureux de la rencontre, je l’emmenai prendre
un verre au _Rocher de Cancale_.

Vers les deux heures du matin, les gens de la noce vinrent, aux sons
d’une musette et d’un accordéon, nous reconduire dans la haute ville, et
je dus boire encore avec eux, avant de rejoindre Adèle dans sa chambre.
Lorsque j’y pénétrai, elle était au miroir, qui défaisait sa coiffure.
La cornette ôtée, ses lourds cheveux s’épandirent, l’enveloppèrent toute
d’un flot sombre où des clartés frissonnaient çà et là, comme des lueurs
d’astres sur un étang nocturne. J’en rassemblai par derrière deux
pleines poignées et, y plongeant mes lèvres, mes yeux, tout mon visage,
sans que j’eusse su dire si c’était d’amour ou de désespoir, je fondis
en sanglots.

                   *       *       *       *       *

Les jours, les ans qui suivirent n’ont pas d’histoire. En me retournant
vers ce passé, je vois des pays gais, riches en moissons, des estuaires
d’eau profonde entre des collines boisées, des nappes de mer aussi
délicatement nuancées que le plumage des mouettes, et les bourgs, des
villages,--les jolis villages de là-bas, avec leurs toits d’ardoises
claires qui semblent dire au voyageur: «Arrête-toi. Qu’irais-tu chercher
plus loin? Le bonheur est ici!»

Nous habitâmes tour à tour les postes de Bodic, de Port-Béni, de
Lantouar. Tous, des phares terriens, situés sur les hauteurs verdoyantes
ou à l’embouchure des rivières salées du Trégor. Il eût été difficile de
rêver à notre félicité des nids plus charmants. Nous y vivions, Adèle et
moi, côte à côte, jamais séparés. Les nuits même, lorsque j’étais de
quart, elle les passait avec moi dans la lanterne. Ces veillées
aériennes dans la grande lumière éclatante, lui étaient un prétexte à
mille imaginations délicieuses ou folâtres. Élevée, toute petite, sur
les genoux des conteuses trégorroises, adonnée plus tard, dans le
désœuvrement de ses après-midi solitaires, aux lectures les plus
romanesques, elle avait à un degré surprenant l’esprit fécond et la
verve ingénieuse de sa race... Sa fantaisie, tout naturellement, créait
des merveilles.

Elle disait, par exemple: «Nous sommes des châtelains de l’ancien temps;
c’est fête, ce soir, dans notre donjon. Des seigneurs chamarrés d’or,
des dames en robes de brocart montent l’escalier. Des ménestrels aussi
vont venir. Écoute! Ce que tu prends pour le souffle du vent dans les
ramures ou le fracas lointain de la mer parmi les galets, c’est le son
de leurs violes qu’ils accordent. Ils s’apprêtent à célébrer tes
exploits et la beauté de ta noble épouse. Tendons l’oreille, mon doux
sire!...» Ou bien elle disait encore: «J’étais une princesse captive.
Une magicienne perverse m’avait enchaînée dans cette prison. La tour où
je languissais jetait dans la nuit des lueurs si effrayantes que les
chevaliers les plus courageux n’en osaient approcher. Mais, un jour que
je me peignais sur mon balcon, tu me vis, tu m’aimas, et tu fis le
serment de me délivrer, de rompre le mauvais sort qui pesait sur mon
destin. Rappelle-toi! Un ermite te remit une lance dont la pointe avait
été trempée dans le sang du Christ. Armé de cette lance, tu éventras les
dragons, vomisseurs de feu. Mais, quand tu voulus atteindre jusqu’à moi,
les échelles que tu appliquais au mur cassèrent l’une après l’autre.
Alors, ayant tressé mes cheveux en deux longues nattes, je les laissai
pendre et tu les saisis. Et maintenant nous voici mari et femme, et,
pour que tout s’achève comme dans les contes, nous allons avoir beaucoup
d’enfants...»

Des enfants!... Cela seul manquait à nos vœux... Il ne nous en est pas
né, Dieu merci!

Ces fictions d’Adèle enchantaient mes nuits de garde. Je l’écoutais avec
ravissement. Elle m’apparaissait comme un être d’une essence supérieure.
Je l’admirais.

--Vous autres, filles du Trégor, lui disais-je, vous avez eu des fées
pour aïeules; elles vous ont légué des secrets magiques. Les femmes de
chez nous ne savent que prier les saints et filer de la laine. Toi et
tes pareilles, vous êtes des tisseuses de beaux rêves. Tu dois me
trouver bien stupide, en comparaison des jeunes hommes de ton pays qui
t’ont désirée avant que tu sois devenu mienne. Je suis, en effet, le
fils d’une race lourde et grossière, enfermée dans un cercle étroit. Tu
aurais tort de me mépriser, toutefois. Nous avons aussi nos qualités, en
Léon. Aucune légèreté d’esprit, il est vrai, mais par contre, une
constance à toute épreuve. Quand nous nous sommes donnés, nous sommes
incapables de nous reprendre. Nous aimons d’un amour fort comme la mort.

Elle ripostait en riant:

--C’est pourtant vrai que tu n’es pas comme tout le monde. On voit bien
que tu as été élevé pour la prêtrise, dans une contrée où les jeunes
filles se croiraient damnées, si elles chantaient ailleurs qu’à la
messe. Tu parles de tout, et même de l’amour, sur un ton prêcheur. Au
fond, tu n’es peut-être pas très sûr que le mariage ne soit pas un
péché. Avoue que tu me considères presque comme une créature de
perdition...

Je lui fermais la bouche avec des baisers. Les siens avaient une saveur
subtile, pénétrante, et qui enivrait... Mais non! non! pas de ces
souvenirs! Leur poison m’énerverait. Ouvrons plutôt au vent de la nuit,
à l’air vierge, à l’air irrespiré des grandes solitudes atlantiques.

                   *       *       *       *       *

Je viens de passer quelques minutes sur la galerie. La brise est tombée
avec le jusant. Le ciel est à la brume. Le feu des Pierres-Noires, tout
à l’heure très distinct, se recule et s’efface. La Pointe du Raz
elle-même n’est plus qu’une haute silhouette sombre, vers l’orient: elle
a son aspect des mauvais jours, le profil indécis et menaçant d’une
terre-fantôme. Ainsi nous apparut-elle, lorsque nous y arrivâmes
d’Audierne, Adèle et moi, dans une charrette de roulier que nous avions
frétée à Quimper pour le transport de nos meubles et de nos personnes.

Ma nomination de gardien-chef au phare de Gorlébella m’était parvenue
dans la semaine, à Lantouar, mon troisième poste. C’était un avancement
inespéré: je comptais à peine cinq ans de services. Il m’avait causé
néanmoins plus de déplaisir que de joie. Adieu la vie parfaite, le repos
et le travail en commun, les chères veillées à deux dans la lanterne! Je
ne serais plus sous le toit de ma femme qu’un hôte intermittent. Pour
quinze jours de présence, un mois de séparation! Les deux tiers de
l’année à me dessécher loin d’elle, captif des eaux, l’esprit
perpétuellement obsédé de son image! Et elle, la fine et frêle fleur du
Trégor, comment supporterait-elle sans dépérir cette transplantation
soudaine au dur pays des Capistes? Comment, surtout, cet isolement dans
l’exil?... Je voulais refuser. Ce fut Adèle qui s’y opposa:

--Partons! dit-elle délibérément.

Dans le train, elle me confessa qu’elle n’était pas fâchée de connaître
d’autres horizons, une autre Bretagne, un autre peuple.

--Je suis la fille de mon père, vois-tu. Par lui, un peu de l’humeur
inquiète des marins et de leur goût d’aventures a passé dans mes veines.
C’est pourquoi j’ai constamment repoussé les bourgeois de Tréguier qui
se disputaient ma main: c’étaient des boutiquiers, des gens établis.
Changer de comptoir? Ma foi, non! Je n’avais que trop moisi dans notre
vieille salle de la rue Colvestre. J’étais comme une giroflée des murs
qui cherche l’air; j’avais soif de mouvement, de nouveauté... Je
n’aurais pas non plus épousé un matelot. Les matelots, cela voyage, mais
leurs femmes piétinent sur place à les attendre. Si tu n’étais pas entré
dans les phares, tu ne m’aurais pas eue.

--Prends garde, répondis-je, ce que l’on va quérir ne vaut pas toujours
ce que l’on quitte.

Elle haussa les épaules, me traita de «Léonard», de «planteur de choux»,
ce qui était sa grande injure, quand, avec la maladresse qui m’était
habituelle, je froissais involontairement ses rêves.

Jusqu’à Audierne, la fuite et la diversité des paysages la tinrent en
gaieté. Elle s’amusait de la démarche alourdie des Cornouaillaises, de
leurs coiffes étranges, comme on n’en voit plus que dans les miniatures
des livres anciens, de leur breton aussi, qui lui semblait une autre
langue, tant la prononciation locale la déconcertait.

Mais, lorsque nous nous fûmes engagés dans la route du Cap, ses yeux
s’assombrirent devant ces vastes étendues dénudées, à peine hérissées çà
et là d’un bouquet d’ormes rachitiques, et dont la mélancolie du soir
d’octobre accentuait encore la tristesse et la sauvagerie. Des vols de
corbeaux se levaient des labours, regagnant leurs gîtes dans les pinèdes
lointaines, vers Beuzec et Douarnenez. De distance en distance, se
profilait un manoir isolé, d’aspect tragique et sur qui semblait planer
le souvenir d’un crime. La mer demeurait invisible, mais on entendait
son grondement sourd et, par intervalles des coups de ressac si
puissants qu’ils ébranlaient le sol, faisaient trembler la terre dans
ses profondeurs. A partir de Plogoff, Adèle ne parla plus. Moi-même je
me taisais, écoutant sonner les sabots de l’attelage sur les dalles de
granit brut dont le chemin était comme pavé. Une brume, d’heure en heure
plus épaisse, flottait maintenant sur les choses, ainsi qu’une poussière
salée ou quelque mystérieuse fumée d’océan. Dans cette brume, une sorte
de cime s’estompa. Notre conducteur, nous la désignant du manche de son
fouet, dit:

--C’est la Pointe!

Des deux gardiens que j’allais avoir sous mes ordres, il n’y en avait
qu’un de marié. Nous trouvâmes sa femme qui nous attendait dans l’enclos
de la caserne. C’était une Ilienne de Sein, toute vêtue de noir, à mine
sévère et d’humeur concentrée. Après qu’elle nous eut fait visiter notre
logis, Adèle lui demanda de nous montrer au large le feu de Gorlébella.

--Suivez-moi, répondit la femme, mais assujettissez bien chacun de vos
pas, car les sentiers sont glissants.

Nous nous enfonçâmes derrière elle dans la nuit. Tout en marchant, elle
nous renseignait d’un ton bref:

--Ce bruit, sur notre gauche, c’est l’Enfer du Raz... Cette grève, au
pied de la falaise, c’est la Baie des Trépassés...

L’Enfer! Les Trépassés! ces mots nous glaçaient, et il n’était pas
jusqu’à cette femme en noir, dans tout le noir, tout l’inconnu de ces
lieux sinistres, qui ne nous inspirât je ne sais quelle angoisse mêlée
d’épouvante.

--Gorlébella! dit l’Ilienne.

Une pâle lumière verdâtre trouait au loin les ténèbres de l’abîme. Et
notre guide continuait:

--Cet autre feu, là-bas, c’est le phare de Sein. Cet autre, tout là-bas,
c’est l’Ar-Mèn.

Nous ne regardions que Gorlébella. Adèle, pressée contre moi,
frissonnait; d’un geste brusque, elle se cacha le visage dans ma
poitrine et se mit à pleurer en silence. A ce moment, un de ces oiseaux
de mer qu’on appelle des _fous_ nous frôla presque de ses ailes,
décrivit au-dessus de nos têtes deux ou trois cercles, puis plongea,
comme une flèche, dans l’obscurité béante. Et j’eus le pressentiment
très net que ce pays farouche, voué jadis à d’horribles holocaustes,
nous serait fatal.




III


De toute la nuit dernière, il m’a été impossible d’écrire une ligne.
J’avais eu dans la journée une si chaude alerte que, douze heures après,
je n’en étais pas encore remis. Voici la chose, mon ingénieur. Elle est
de celles qui se doivent consigner sur les feuilles de service.

Je venais, le feu éteint, de terminer le nettoyage de l’appareil et
j’allais être libre de m’allonger sur ma couchette pour prendre un peu
de repos. Mais il me restait à m’assurer d’abord--vous devinez sans
doute à quelle fin--qu’aucune des barques du continent ou de l’île, en
se rendant sur les lieux de pêche, ne louvoyait à portée du phare. C’est
une précaution à laquelle je n’aurai garde de faillir, tant que tout ne
sera point consommé. Je passai donc sur la galerie extérieure. La brume
de la veille s’était dissipée; le ciel, toutefois, demeurait chargé,
dans l’ouest, et la houle se cassait en une infinité de lames courtes,
comme il arrive quand le Raz couve de méchants desseins. La mer, à perte
de vue, était vide. Les bateaux homardiers, les seuls qui fréquentent
assidûment ces parages, avaient sans doute flairé le gros temps, et pas
une voile n’était sortie.

Je me félicitais déjà de cette constatation, lorsqu’en me tournant vers
le nord, j’aperçus une fumée légère qui se déroulait à fleur d’horizon,
dans les lointains du chenal du Four. Un vapeur de Brest, évidemment.
J’observai sa marche: il gagnait le suroît. Une idée soudaine me
traversa l’esprit:

--Si c’était le _Baliseur_!

J’ai le regard perçant des hommes de ma profession: je ne tardai pas à
être fixé. C’était lui, en effet, c’était bien le steamer des Ponts et
Chaussées, reconnaissable à la couleur saumon de sa carène, que barrait
par le milieu un liséré d’un rouge vif. Il faisait cap sur l’Ar-Mèn.
Peut-être allait-il simplement ravitailler ce phare, quoique ce ne fût
pas encore l’époque réglementaire. J’avais vu le cas se produire. Mais
il se pouvait aussi qu’il eût à son bord quelque chef en tournée
d’inspection générale, et alors... alors, c’étaient mes patientes
combinaisons déjouées et les affres de l’expiation abrégées pour les
deux coupables!... Serais-je donc contraint de renoncer à mon œuvre
vengeresse, en les libérant par une mort prompte, qu’ils recevraient
comme un bienfait! Tout mon être se révoltait à cette pensée.

L’événement faillit justifier mes craintes. Sur les trois heures de
l’après-midi, le _Baliseur_, sa visite faite à l’Ar-Mèn, obliquait vers
l’île de Sein. Embusqué derrière le vitrage de la lanterne, je suivais
d’un œil anxieux chacun de ses mouvements. Je le vis stopper dans le
petit port insulaire, puis, presque aussitôt, reprendre sa marche, en
continuant de gouverner à l’est. L’incertitude ne m’était plus permise.
Il s’acheminait sur Gorlébella. Le vent était pour lui, mais il avait à
lutter contre une mer fatigante. Ce furent des moments tragiques et qui
me parurent des siècles. A toute éventualité, j’avais armé mon revolver
et je me tenais prêt à descendre. En bas, dans la chambre du premier
étage, ils devaient être aux aguets, comme moi-même, car j’entendis
qu’on s’efforçait, une fois de plus, de briser à coups de poings le
verre épais qui forme hublot du côté du large. Le vapeur approchait,
approchait toujours; malgré le grand bruit des eaux, on percevait le
halètement saccadé de la machine. Une encablure à peine le séparait du
phare. Dans la chambre scellée, au-dessous de moi, c’étaient,
maintenant, des appels, des cris sourds, le glapissement aigu de la
femme mêlé à la rauque vocifération de l’homme. Ils se croyaient
probablement sauvés, les misérables!

--Sauvés, oui! murmurai-je, sauvés des jours que vous étiez encore
condamnés à vivre!

J’avais le pied dans l’escalier, pour les faire taire à jamais, quand
brusquement le steamer vira de bord. Un personnage, debout à l’arrière,
venait d’emboucher le porte-voix:

--Ohé du phare!... Goulven Dénès!

Je ne fis qu’un saut jusqu’à la plate forme. Le conducteur,--car ce
n’était que lui,--reprit:

--Rien de nouveau chez vous?

Je hurlai de toute la force de mes poumons:

--Rien!

Et le _Baliseur_ s’éloigna, rebroussant chemin devant la tempête dont la
grande ombre livide achevait de noyer l’horizon, du côté de
l’occident... Deux heures plus tard, elle se ruait sur Gorlébella.

Elle dure depuis, déchaînée par trombes énormes qui font sonner la mer
comme sous un galop de bêtes invisibles. Parfois, il me semble ouïr des
bruits de cloches, une sorte de tocsin sauvage, jailli des profondeurs
de l’abîme. Le phare ronfle, ainsi qu’un immense tuyau d’orgue. Une vie
monstrueuse anime les nuages: ils se heurtent, s’étreignent, se
bousculent, s’entre-déchirent, se livrent une formidable et silencieuse
bataille de spectres dans les champs bouleversés de l’espace. Le fanal,
cependant, à l’abri derrière ses étincelantes persiennes de cristal,
promène sur ce carnage des choses sa belle flamme tranquille, la
puissante lumière rouge et verte de son double secteur. Moi aussi, j’ai
retrouvé le calme. La colère des éléments a comme détendu mes nerfs. Ma
main ne tremble plus, ma tête est redevenue libre... Je me remets à mon
récit.

                   *       *       *       *       *

J’étais désigné pour prendre le service en mer à la date du 1er
novembre, jour de la Toussaint. Dans la matinée, nous nous rendîmes,
Adèle et moi, au bourg de Plogoff, pour entendre la messe de paroisse.
L’air était pur et froid. Une bise d’hiver hâtif balayait le morne
plateau, piquait nos joues, nous soufflait à la face le gravier de la
route. Lorsque nous arrivâmes à l’église, la nef, le porche même, tout
était comble; le flot des fidèles débordait jusque dans le cimetière,
parmi les tombeaux. Nous n’eûmes d’autre ressource que de nous
agenouiller sur les marches du calvaire. Les Capistes, aux fronts durs
et broussailleux comme leurs landes, nous dévisageaient avec une
curiosité narquoise, Adèle surtout, dont la joliesse, le teint finement
rosé sous les dentelles de la coiffe, faisaient paraître encore plus
déplaisants les traits âpres et comme barbouillés de rouille des femmes
de la Pointe, accroupies autour de nous sur leurs galoches, dans
l’herbe, raidie par le givre, de l’enclos sacré.

--Ça ne va pas être gai, de vivre avec ces brutes, me dit Adèle, tandis
que nous regagnions la caserne...--As-tu remarqué le ricanement des
hommes?... Et les femmes? C’était à se boucher les narines! Elles
avaient encore sur elles l’odeur des bouses de vaches qu’elles ont
coutume de pétrir avec leurs mains pour en fabriquer des mottes à feu...
Ah! non, mon pauvre Goulven, nous ne sommes plus en Trégor.

--Et c’est cela qui t’attriste le plus? lui demandai-je.

Moi, ma tristesse me venait d’une autre cause; elle me venait de
l’affreuse pensée, amèrement remâchée depuis des jours et des jours, que
j’allais quitter ma femme, languir loin d’elle, là-bas, dans cette
lugubre tour de pierre dont la mince silhouette, d’une blancheur de
sépulcre, s’effilait ainsi qu’une colonne funéraire hors de l’immense
désert des eaux. Adèle suivit la direction de mon regard, vit le phare
dressé sur l’occident clair et murmura d’une voix dolente:

--Oui, par-dessus le marché, tu vas me laisser seule!

«Par-dessus le marché!» Elle avait souvent de ces paisibles cruautés
inconscientes qui me poignaient le cœur, qui me faisaient, comme on dit,
saigner en dedans. D’ordinaire, je me contentais d’en souffrir en
silence. Je fus pourtant sur le point de relever celle-ci; mais déjà la
petite âme changeante de la Trégorroise s’épanchait en jolis rêves, me
versait le baume de ses mirages, de ces délicieuses imaginations qui
n’étaient qu’à elle:

--Durant ton absence, voilà, je serai une veuve. Les gens ne me
rencontreront qu’en vêtements noirs. Même chez nous, dans notre logis,
je porterai ton deuil. Ainsi, toute idée de joie me sera défendue. Ne
m’as-tu pas dit que c’était de la terrasse de Saint-Theï, sur la Pointe
du Van, qu’on apercevait le mieux les fenêtres de Gorlébella? Je m’y
rendrai les jours de ciel serein, aux heures du soir, alors que la
lumière déclinante agrandit les formes des choses. Aidé de ta
longue-vue, tu me reconnaîtras sans peine et pourras distinguer jusqu’à
mes gestes. J’agiterai mon mouchoir, je t’enverrai des baisers. Quand tu
seras pour revenir, je me ferai belle, je mettrai mes atours comme pour
une fête, et j’irai au-devant de toi, en chantant la chanson que tu
aimes, celle, tu sais, qui commence par ces vers si doux:

        Sur le bord de la mer profonde,
    J’ai bâti ma maison, ma maison de tendresse,
        Pour saluer de plus loin la voile
        Qui me ramènera mon ami!...

Et le reste du temps, eh bien, je broderai. Peut-être réussirai-je à la
terminer enfin, cette courtepointe en dentelle que je destinais à notre
lit de noces et à laquelle je n’ai pas ajouté cinq fleurs en cinq
ans!...

Elle avait retrouvé son sourire et la mobile, la déconcertante clarté de
ses yeux.

Dans l’après-midi, quoique un peu lasse, elle tint à m’accompagner
jusqu’au havre de Beztré. Vous connaissez cette anse, mon ingénieur, la
menue crique de sable, sculptée par les eaux dans une faille du
promontoire, et où il faut descendre presque à pic comme au creux d’un
puits. Le _Ravitailleur_ m’y attendait, prêt à larguer son amarre. Je
pris congé d’Adèle sur la côte surplombante de la falaise, et je dévalai
seul dans le précipice. A chaque tournant de l’escalier en zigzag,
taillé dans le roc vif, je levais la tête pour la contempler encore tout
là-haut, découpée sur le fond du ciel et comme dorée par les flammes du
couchant. Peu à peu, je la vis diminuer, décroître, et, à mesure,
c’était une sorte de nuit qui se faisait en moi. Bientôt son _Kénavo_
même, son adieu de plus en plus affaibli, cessa de retentir à mes
oreilles et, à ce moment-là, je me rappelle, il me sembla tout à coup
qu’elle se détachait de moi, que je ne comptais plus dans sa vie,
qu’entre nous deux un mur venait de surgir, un grand mur d’ombre, pareil
aux gigantesques maçonneries primitives de cette terre du Cap, le long
desquelles m’emportait le _Ravitailleur_... Devers Plogoff, les cloches
tintaient pour la Vêprée des Morts.

                   *       *       *       *       *

Trois heures plus tard, j’inaugurais ma première veille solitaire, à la
place où me voici, dans la lanterne de Gorlébella.

J’avais été jusqu’alors un fonctionnaire attentif, ponctuel, étant fils
d’une race façonnée depuis des siècles à l’obéissance et qui a,
d’instinct, le culte de la règle, le goût des besognes scrupuleusement
accomplies. Toute violation de l’ordre m’est apparue, dès l’enfance,
comme une monstruosité. A Gorlébella, ce ne fut plus du zèle que je
montrai, mais une ardeur inquiète, fébrile, quasi maniaque. J’eus l’œil
partout, la main à tout. Non content de faire mon propre service, je fis
encore celui de mon compagnon de garde. Les nuits même où il était de
quart et où il pouvait me croire plongé dans le sommeil, je venais à
l’improviste m’asseoir à son côté, comme si j’eusse cherché à le prendre
en faute, ou bien je me promenais sur la galerie, scrutant l’horizon,
comme s’il s’y fût passé des choses mystérieuses, visibles pour moi
seul. Ces manières n’étaient pas sans agacer mes deux subalternes. Ils
me prêtaient, j’en suis convaincu, des ambitions furieuses, une idée
fixe d’avancement.

Une nuit que j’étais resté jusqu’à l’aube accoudé à la balustrade
extérieure, malgré le froid, Thomas Chevanton, le mari de l’Ilienne, ne
put s’empêcher de me dire d’un ton vexé:

--On jurerait, ma parole, que vous êtes chargé aussi de veiller sur les
feux des étoiles.

                   *       *       *       *       *

Ce qui indignait ces hommes me valait votre approbation à vous, mon
ingénieur. Et, toutefois, je ne la méritais guère plus que leur
ressentiment. J’ai là vos notes si flatteuses: «Serviteur exemplaire...
Vigilance infatigable... Le phare assurément le mieux tenu... Rapports
circonstanciés, nourris d’observations, témoignant d’une intelligence
précise, et rédigés dans une forme peu commune...» Ah! si vous aviez su
le vrai des choses, mon ingénieur!... Vigilant? Il m’eût été difficile
de ne l’être point: la solitude de ma couchette me faisait horreur! Dès
que j’essayais de fermer l’œil, mille souvenirs brûlants me hantaient.
J’étais possédé par l’image d’Adèle. Je croyais sentir la tiédeur
juvénile de son corps, la soie caressante de ses cheveux. Des visions
m’assaillaient, dont j’avais honte. Pour les fuir, je m’en allais à
travers le phare. Je trouvais, dans ces rondes nocturnes, un dérivatif à
ma fièvre, et les longues stations à l’air glacé du dehors apaisaient
mes nerfs affolés. Le jour, c’étaient des langueurs étranges, un
accablement infini. Je demeurais immobile, des heures et des heures, à
regarder, dans la direction de la Pointe du Van, si je ne verrais pas se
profiler, sur la ligne des falaises, la silhouette exiguë, à peine
perceptible, de celle qui m’était tout. Lorsqu’elle ne se montrait pas,
j’étais pris comme d’une soif de mourir. Mais, aussi vite, cette
perspective d’une mort possible, loin d’elle, m’emplissait d’une
épouvante qui m’arrachait à ma torpeur. Mon cœur se remettait à battre
avec violence: des énergies inconnues me soulevaient hors de moi-même.

--Il faut vivre, me disais-je, il faut durer à tout le moins jusqu’au
retour du _Ravitailleur_.

Et je me ruais au travail. Je démontais, je remontais les rouages de la
machine, je vernissais les boiseries, j’astiquais les cuivres; j’aurais
poli, je crois, les pierres même de la muraille. Ce n’était pas de la
conscience, mais de la rage. Il ne me suffisait pas de suivre de point
en point toutes les prescriptions du règlement; je m’absorbais, de
propos délibéré, en des minuties, en des vétilles; ou bien je m’imposais
des besognes stupides, comme d’apprendre par cœur la Notice relative au
service météorologique des phares.

Vous avez loué mes rapports. Ils étaient ma principale distraction: je
m’y appliquais avec une lenteur méthodique, comme jadis, au petit
séminaire de Saint-Pol, à mes thèmes, à mes versions d’écolier. J’en
faisais des «devoirs de style», soigneusement calligraphiés. Qu’est-ce
que je n’y mentionnais pas! Vingt fois le jour, j’interrogeais le
baromètre, le thermomètre, le pluviomètre. Une saute de vent, le passage
d’un navire, l’apparition d’un vol d’oiseaux migrateurs, la moindre
variation dans l’éclat du feu, une tache de buée sur les vitres, tout me
devenait matière à développements. Au besoin, j’aurais compté les astres
ou dénombré les flots. Il n’y avait pas pour moi de détail insignifiant.
Le gardien idéal, certes, je l’ai été... Je l’ai été pour me masquer à
moi-même le vide obsédant d’une existence d’où était exclu le seul être
qui la pût remplir.

Soyons juste: ma rigide probité native, si elle ne fut pour presque rien
dans ma façon d’entendre mes fonctions et de les pratiquer, me préserva
du moins de certaines tentations auxquelles il m’eût été aussi facile
qu’agréable de me laisser glisser. Adèle, durant mes premiers séjours à
terre, me demandait souvent:

--Puisque d’être privé de moi te fait tant souffrir, pourquoi ne veux-tu
pas que j’aille te rejoindre, de temps à autre? Personne ne le saurait,
hormis l’homme qui serait de garde avec toi, et de celui-là
qu’aurions-nous à craindre? Ce n’est pas lui, j’imagine, qui s’aviserait
de dénoncer son chef. Par mesure de prudence, je m’embarquerais à
Audierne, un samedi soir, sur un des bateaux qui y viennent de l’île
pour le marché. Je m’arrangerais avec le patron pour qu’il me reprenne à
son prochain voyage. Ils font d’ordinaire jusqu’à trois et quatre
traversées par semaine, à ce que m’a dit la femme Chevanton... Pense
donc, tu m’aurais à toi, quand tu t’y attendrais le moins!... Moi, cela
me ravirait, cette escapade! Ce serait une aventure d’amour, comme dans
les romans. J’arriverais à nuit close, toute trempée par l’embrun du
Raz, et je heurterais à la poterne de la tour, en criant: «Ouvre! C’est
moi, Goulven!» Tu me recevrais dans tes bras et, vite, tu m’emporterais
pour me sécher, là-haut, dans la chambre ardente. Et après... après, je
t’aimerais à la barbe de l’administration, passionnément, non sans
frissonner un peu, à cause de la grande rumeur des vagues dans les
ténèbres. Endormie, j’aurais des rêves singuliers, comme d’habiter les
eaux profondes et d’être l’épouse immortelle de quelque génie
sous-marin, de quelque Morgan, maître de la mer... Je t’en prie,
Goulven! C’est la chose du monde la plus simple, et ce serait si
délicieux!

Elle parlait ainsi, de sa voix de sirène, avec des insinuations qui me
troublaient jusqu’aux moelles. Je n’avais la force que de lui répondre:

--Tais-toi, au nom de Dieu, tais-toi!

Par peur de céder, je faisais celui qui ne veut pas entendre. Et à cela,
oui, mon ingénieur, j’ai vraiment eu quelque mérite. Il y a quatre
jours, Adèle Lézurec n’avait pas encore mis le pied sur la roche de
Gorlébella. Si elle s’y trouve à cette heure, ce n’est, vous pouvez m’en
croire, ni pour son plaisir, ni pour le mien.




IV


24 avril.

Nettoyé par la tempête, le ciel est d’une profondeur sans limites, et la
nuit d’une transparence quasi surnaturelle. Il semble que, derrière
l’atmosphère normale, se révèlent des éthers inconnus, de vagues
paradis, superposés en voûtes et perdus à des distances vertigineuses.
Les courants du Raz, apaisés, roulent avec une silencieuse majesté de
fleuves. Une brise légère évente les eaux endormies. Leur respiration
s’entend à peine. Les récifs même de la Chaussée de Sein n’exhalent plus
qu’en sourdine leurs abois de sphinx hurleurs.

Il se dégage des champs d’ondes, au pied du phare, une odeur discrète,
pénétrante, cette fine odeur de violette qui étonne les terriens quand
ils traversent les marais salants. Car la mer aussi a ses printemps qui
embaument. Jamais leur influence ne m’avait autant ému que ce soir. Je
me sens faible et lâche. Si je m’écoutais, j’en finirais tout de suite.
Je vois se balancer sous mes yeux des creux de houles calmes où il
serait doux de s’étendre, comme font, dans les douves des prairies
léonardes, les faucheurs d’herbes, leur journée close. Mais non, les
temps ne sont pas encore venus: ma journée à moi n’est point close, et
c’est le plus pénible de ma tâche qu’il me reste à remplir.

                   *       *       *       *       *

Je vous ai dit, mon ingénieur, sous l’oppression de quelles angoisses,
de quels cauchemars, se traînait ma vie à Gorlébella. Chez un autre, à
la longue, l’habitude aurait émoussé la souffrance. Mais j’ai toujours
été l’homme d’un sentiment unique. Le mal de l’absence, loin de
décroître, me rongeait l’âme chaque fois plus avant, à la manière d’un
cancer. Les retours auprès d’Adèle ne me procuraient point la
guérison--ni même la trêve--que j’en espérais. Je ne l’avais pas plus
tôt retrouvée que la pensée qu’il faudrait la quitter encore passait sur
ma joie comme l’ombre d’un nuage de grêle sur une moisson d’épis
mûrissants. Et, de même qu’au phare je supputais mes semaines, mes
siècles d’isolement, de même, dans notre logis de la Pointe, je me
gâtais, à les compter une à une, les brèves minutes de notre bonheur.

J’essayais de dissimuler à ma femme les mouvements qui m’agitaient et de
feindre devant elle la gaieté que je n’avais pas. Mais je n’ai jamais
été très habile à ces sortes de déguisements. Il m’arrivait à tout
instant de m’oublier en des attitudes de prostration auxquelles il
n’était guère possible qu’Adèle se méprît.

--Qu’as-tu, me disait-elle, à me regarder avec ces yeux tristes? Tu as
l’air morne des béliers noirs de ton pays, quand on les mène au boucher.

Je me secouais, je me forçais à rire. Elle, dépitée, continuait:

--Ton rire sonne faux, mon pauvre Goulven!... Je ne t’ai jamais connu
bien folâtre; ce n’est pas dans ta nature, à ce qu’il paraît. Mais, en
vérité, depuis que nous sommes exilés en cette contrée de malédiction,
tu deviens comme un enterrement. Est-ce là ta façon de me récréer? Ce
n’est donc pas assez, crois-tu, de la tristesse de cette caserne, de ces
landes stériles, de ce ciel venteux? Il faut encore que tu y ajoutes la
tienne!...

Et, avec une insistance presque amère:

--Un mois à me dessécher d’ennui, pas un être avec qui causer à cœur
ouvert, voilà mon lot, quand tu es au phare. Tu reviens: c’est pour
m’achever avec tes mines de résignation, ta figure de pénitence. Qui me
distraira, si tu ne le fais point? Invente quelque chose, parle!... A
moins qu’il ne soit vrai, comme on raconte, que les hommes des phares, à
force de vivre en tête à tête, finissent par désapprendre la parole.

Ces reproches augmentaient encore mon embarras et ma gaucherie. J’aurais
voulu lui crier:

--Épargne-moi! C’est parce que je t’aime trop, c’est parce que ton amour
est en moi comme une flamme insatiable et que cette flamme a tout
dévoré!...

Mais, au lieu de sons humains, il ne fût sorti de ma poitrine que des
sanglots.

D’autres fois, au contraire, le sentiment--dont j’étais torturé sans
cesse--de la rapidité des jours heureux, exaspéré peut-être par les
longues continences du large, allumait dans mon sang la fougue barbare
de mes ancêtres, les antiques écumeurs de plages. J’étreignais Adèle
avec une violence qui la terrifiait, la faisait se sauver de moi, toute
meurtrie, comme si j’eusse été quelque ravisseur. L’accès passé, j’étais
le premier à en rougir. Je m’humiliais, je demandais pardon. Adèle,
d’une voix tremblante de peur et de courroux, murmurait:

--C’est bien ce qu’on m’avait dit!... Pas de milieu chez ces
Léonards!... Tantôt des moutons et tantôt des brutes!

Après, j’étais des heures sans oser l’approcher. Je me suis même vu me
lever, la nuit, tandis qu’elle reposait, et m’en aller courir au dehors,
par les sentiers de ténèbres, sous la rafale,--cela pour lui marquer mon
repentir et la laisser revenir à moi, spontanément. Elle ne m’en savait,
du reste, aucun gré. De mois en mois, je crus m’apercevoir qu’elle
s’écartait, se retirait davantage, devenait plus absente, plus
lointaine. Plus elle m’échappait, plus je me cramponnais à elle. Mais,
il s’était décidément mis entre nos âmes, le grand mur d’ombre, aussi
résistant que les falaises du Cap, et les efforts que je tentais pour le
démolir n’aboutissaient qu’à le consolider. N’importe! Je ne me
décourageais pas.

--Adèle est aigrie, me disais-je: le changement d’habitudes a été trop
brusque et trop profond. Dès le premier soir, ce pays lui est apparu
comme une terre hostile. Elle est ici comme une fleur de jardin livrée à
toute l’âpreté des vents atlantiques, et qui regrette les tièdes abris
des moûtiers trégorrois. Comment pourrait-elle n’en pas souffrir?...
Là-bas, elle était entourée, choyée. Tout, autour d’elle, respirait une
douceur paisible. Les choses revêtaient les aspects les plus variés; les
gens étaient d’un commerce aimable. Ici, personne avec qui s’entretenir.
Quel secours attendre de ces femmes de la Pointe, uniquement occupées à
garder des vaches, à pétrir des bouses nauséabondes ou à gratter des
champs pierreux? Et quoi d’étonnant si la solitude lui est aussi
mauvaise qu’à moi-même?...»

                   *       *       *       *       *

J’avais espéré, dans les débuts, qu’elle aurait en la femme Chevanton,
sinon une amie du moins une compagne. Mais celle-ci, outre qu’elle avait
à décrotter toute une nichée de marmaille, ne montra, dès l’abord, qu’un
empressement médiocre à répondre aux avances d’Adèle. C’était--je l’ai
dit--une Ilienne. Elle attirait peu. Sous sa cape noire, elle avait le
front étroit, et comme barré de fanatisme, de la plupart de ses
compatriotes. Le temps que lui laissaient libre son ménage et la culture
de quelques arpents d’oignons ou de patates, elle le consacrait à
réciter son chapelet. Pour rien au monde, elle n’eût manqué une messe;
mais, les lendemains de tourmentes, elle errait, la nuit, le long des
grèves, en quête d’épaves qu’elle vendait à un marchand de Plogoff, et,
l’argent que lui rapportait ce trafic clandestin, elle le dépensait, le
dimanche, avec des commères, à boire des _micamos_, des tasses de café
noir qu’on noyait d’eau-de-vie.

Elle affectait vis-à-vis d’Adèle, qu’elle nommait la «cheffesse», une
sorte d’obséquiosité sournoise, lui faisant, quand elle la rencontrait,
des révérences pleines de componction, à la manière des nonnes, mais
détournant obstinément la tête pour passer devant le corps de logis que
nous habitions, et, si ma femme venait à l’interpeller, rompant tout de
suite l’entretien ou n’y répondant que par des monosyllabes.

Au fond, avec le tempérament exclusif et inhospitalier des gens de son
île, elle considérait Adèle comme une intruse. C’était assez pour
qu’elle la détestât... Mais de plus, je pense, elle la jalousait, parce
qu’elle était jolie, fraîche, distinguée, parce qu’elle avait un air de
dame, des mains blanches, et que, même sur semaine elle s’habillait de
vêtements coquets. Peut-être aussi la méprisait-elle un peu, tout en la
jalousant. Robuste fille de Sein, façonnée dès l’enfance aux dures
besognes de la terre, elle devait avoir en mince estime la Trégorroise
nonchalante qui recourait à une mercenaire, ne fût-ce que pour laver son
linge, et ne faisait œuvre de ses dix doigts que de feuilleter des
livres ou de broder. Broder! La ménagère d’un gardien de phare! Et,
quant aux livres, comment pouvait-on se permettre d’en lire d’autres que
le livre de messe, à moins d’être une créature vicieuse, une femme de
péché!... Ainsi raisonnait l’Ilienne: et elle ne raisonnait déjà pas si
mal. L’événement l’a prouvé.

--Je renonce à l’apprivoiser, m’avait, un jour, déclaré Adèle... J’ai
essayé de la prendre par ses enfants: ils sont encore plus ombrageux que
la mère. Lorsque je leur tends des sucreries, ils se sauvent à toutes
jambes, ni plus ni moins que si j’étais la peste.

Et, avec un haussement d’épaules, elle avait ajouté:

--Après tout, pour ce que j’y perds!...

Il ne fut plus question entre nous de cette femme. Elle était, du reste,
aussi peu gênante que possible, ne faisait pas plus de bruit, ne tenait
pas plus de place qu’un fantôme... Comment nous fussions-nous doutés
qu’avec son air de n’être nulle part elle était partout et rôdait
furtivement autour de notre vie, les yeux aux aguets sous sa cape de
bure sombre, comme la figure, muette et voilée de noir, de la Fatalité?

                   *       *       *       *       *

Cependant, l’impuissance où j’étais de distraire Adèle me navrait le
cœur. Tout d’abord, nous risquâmes bien quelques promenades aux environs
de la Pointe. Mais la saison n’y était guère propice. Le plus souvent,
les averses, les torrentielles et cinglantes ondées du Raz, nous
forçaient à rebrousser chemin ou à chercher un abri, qu’on ne nous
accordait pas toujours de bonne grâce, dans les chaumières enfumées et
sordides des pêcheurs de la région. Au bout d’une demi-douzaine
d’expériences de ce genre, ma femme en eut assez. Même par temps de
soleil, ce fut vainement que je tâchai de l’entraîner au dehors.

--Pour voir quoi? soupirait-elle... Des ajoncs et des pierres, des
pierres et des ajoncs?... J’en ai autant à contempler de ma fenêtre. A
quoi bon me déranger?

J’imaginai alors des excursions plus lointaines, vers Audierne, vers
Pont-Croix et, tout au Nord, jusqu’à Douarnenez.

Nous partions de grand matin, dans un char-à-bancs de louage. A mesure
que les cimes du Cap s’effaçaient derrière nous, dans la brume
occidentale, et qu’à la clarté du jour levant se déroulait une nature
plus riche, plus heureuse, sur le visage d’Adèle aussi une lumière
montait, la jolie lumière rose de son sang jeune, soudain ravivé. Elle
souriait aux arbres, aux maisons, aux passants. Et des chansons
s’envolaient de ses lèvres, des refrains de _sônes_ trégorroises
sautillants et vifs comme des trilles de rouges-gorges ou de pinsons. On
descendait à l’auberge la plus avenante et l’on y mangeait à table
d’hôte, parmi des marchands forains, des clercs de notaire, des commis
des contributions indirectes. Adèle jouissait d’être regardée, ayant
sorti pour la circonstance des toilettes que, là-bas, à la Pointe elle
n’avait aucun plaisir à porter. Puis, on flânait le long des rues, on
s’arrêtait aux boutiques, on visitait l’église, le cimetière, et c’était
un délice, jusqu’au soir. J’avais l’illusion d’avoir ressaisi, d’avoir
reconquis ma femme. Que n’eussé-je pas donné pour que toutes les
journées s’écoulassent de la sorte!... Mais, hélas! j’avais à compter
avec mon maigre budget de gardien de phare... Et d’ailleurs, à ces
voyages si gais succédaient des retours si tristes!

--Allons! en route, les damnés de l’Enfer du Raz, disait Adèle en se
hissant à mes côtés, dans la voiture.

Rentré à la caserne, une demi-heure, une heure après elle, à cause de la
carriole et du cheval qu’il fallait ramener chez leur propriétaire, je
la surprenais à genoux devant le tiroir entrouvert de la commode où elle
venait de serrer son tablier de moire et son châle-tapis; et si
j’attirais à l’improviste contre mon sein sa tête décoiffée, mes lèvres,
sous l’emmêlement des cheveux, ne pressaient qu’une bouche sans baisers
et des yeux embrumés de larmes.

Je ne me sentais pas le cœur de lui en vouloir. Aussi bien, dans ma
pensée, la coupable, ce n’était pas elle, mais cette maudite contrée du
Raz et l’existence qui nous y était faite. Je ne rêvais plus que d’un
changement de poste.

Peut-être avez-vous gardé mémoire, mon ingénieur, d’une lettre que je
vous adressai par voie hiérarchique, à la date du 7 février 1875.
C’était pendant la durée d’un de mes congés. J’avais poussé, dans
l’après-midi, jusqu’au bourg de Plogoff, pour des emplettes. Comme je
passais, en revenant, devant la porte du brigadier des douanes, celui-ci
me héla:

--Je vais dans vos parages, monsieur Dénès.

Chemin faisant, il m’apprit que son beau-frère, Joachim Méléart, maître
de phare à Kermorvan, demandait sa mise à la retraite. J’eus un
éblouissement subit, comme si, jaillissant des ombres du soir, la
projection d’une flamme électrique eût rayé le ciel. Le brigadier
continua de parler, mais je ne l’écoutais plus. Je le quittai même, je
crois, assez impoliment, pour m’engager dans un sentier de traverse,
tant j’avais hâte d’être auprès de ma femme et de lui annoncer la
nouvelle.

Kermorvan, si j’obtenais la place, c’était la douce vie ancienne
retrouvée, notre vie de Bodic, de Port-Béni, de Lantouar, la vie à
terre, la vie en commun! Plus de séparation, plus d’exils au large. C’en
serait fini de mes longs martyres de Gorlébella.

--Et toi, mon Adèle, ma fleur unique, tu ne sécheras plus d’isolement et
d’ennui!...

Le timide, le taciturne Léonard avait disparu; je m’exaltais. Elle
m’interrompit:

--Et où est-ce ça, Kermorvan?

Je lui peignis de mon mieux cette côte d’entre Océan et Manche; la
tiédeur du rivage, que touche un courant venu des Tropiques; la baie des
Sablons, d’une étincelante blancheur, pareille à un merveilleux parvis
de marbre; le phare, sur sa presqu’île de granit bleu veiné de porphyre,
et, dans le fond de la passe qu’il éclaire, le Conquet, la perle des
ports bretons, véritable ruche marine, toute bourdonnante, en effet,
comme une conque, avec ses quais étagés en terrasses, les quatre cents
voiles de sa flottille de pêche, ses maisons quasi seigneuriales, bâties
aux âges opulents de la flibuste, sa population, enfin, bruyante et
bigarrée, mélange de tous les types et de tous les sangs de la Bretagne.

--Attends donc, fit Adèle, n’est-ce pas au Conquet?... Mais si! je me
rappelle maintenant... Mon père m’a raconté cela. Des pêcheurs
paimpolais s’y rendirent avec leurs familles, voici une vingtaine
d’années. Leur intention était de n’y rester que durant la saison du
homard. Mais ils se plurent dans le pays et y demeurèrent. Il y avait
des gens de ma parenté parmi eux, les Goastêr, les Évenou, d’autres
encore.

Il fut décidé, séance tenante, que je solliciterais le poste de
Kermorvan.

J’étais plein de confiance dans l’issue de ma démarche. Quant à ma
femme, elle ébauchait déjà des projets, se brodait un avenir de féeries,
tout en travaillant à la dentelle de sa courtepointe. Lorsqu’elle sut
que Brest n’était qu’à trois heures de voiture du Conquet, je dus lui
jurer par saint Goulven, mon patron, que je la mènerais au théâtre, au
café-concert, et aussi que je lui ferais visiter l’escadre,
principalement le _Jemmapes_, à bord duquel je servais, l’année de nos
fiançailles. Elle était redevenue expansive, caressante, presque
passionnée. Que serait-ce donc une fois installés là-bas!... Plus de
doute: Adèle m’était rendue, tout était sauvé!

Le 15 février arriva votre réponse, mon ingénieur, et tout fut perdu.
Elle contenait simplement ceci, cette réponse: «L’administration n’a pas
statué encore sur la demande du gardien Méléart, mais, vu les nécessités
budgétaires, il ne pourra y être donné satisfaction avant un délai d’au
moins quinze mois. Il est, du reste, pris bonne note de la candidature
du gardien Dénès.»

C’est Adèle qui, la première, avait décacheté le pli. Elle n’y eut pas
plutôt jeté les yeux, qu’elle pâlit de désappointement et de colère, et,
me lançant le papier au visage, comme pour m’en souffleter:

--Tiens! dit-elle, ton Kermorvan, mon bel ami, c’est pour l’an quarante!

Il y avait dans l’intonation de sa voix comme dans l’expression de sa
physionomie quelque chose de si dur, de si méprisant, que j’en fus
abasourdi au point d’oublier ma propre déception. Elle ajouta:

--D’ailleurs, j’aurais dû m’y attendre... Tu es de ceux à qui rien ne
réussit! Avec la mine que tu as, on effarouche la chance au lieu de
l’amadouer. Ah! mon pauvre homme! mon pauvre homme!...

Je l’écoutais, en quelque sorte, sans l’entendre. Je ne comprenais plus.
Je voyais au loin, tout au loin, comme en songe, une Trégorroise aux
traits harmonieux descendre posément la Grand’Rue, son psautier de
vêpres dans ses mains gantées; je la voyais, dans la salle basse de la
rue Colvestre, incliner sous la lampe son profil de vierge, d’un charme
indiciblement pur; je la voyais surtout, en ces nuits de quart dont la
vertu de ses sortilèges faisait d’exquises veillées d’amour, je la
voyais s’avancer vers moi, dans le rayonnement de la flamme du phare, si
lumineuse elle-même que toute la clarté qui se mouvait là-haut, dans la
nuit, au-dessus de nos têtes, semblait émaner d’elle comme un nimbe. Et,
comparant avec cette image la créature qui m’accablait à cette heure de
son insultante commisération, je me demandais: «Qu’y a-t-il de commun
entre celle-ci et l’autre, et comment une âme aussi diabolique a-t-elle
pu se loger dans le corps d’Adèle Lézurec?»

Elle me tournait le dos maintenant et, rencoignée dans l’étroite
embrasure de la fenêtre, elle se tenait là comme une forme de
crépuscule, noyée d’ombre par la nuit qui tombait. Je m’approchai
d’elle, avec des paroles d’apaisement et presque d’exorcisme:

--Adèle, lui dis-je, rentre en toi-même, au nom du Christ! Que t’ai-je
fait pour que tu sois mauvaise envers moi? Est-il juste que tu m’en
veuilles, et, ce projet avorté, est-ce que je n’en souffre pas, moi
aussi, et doublement, à cause de ta souffrance qui m’est plus
douloureuse que la mienne?

Elle répondit d’une voix sombre, sans se retourner:

--Je t’en veux d’être venu me chercher en Trégor, voilà tout!... Je
n’aurais pas quitté l’auberge des _Trois-Rois_, et tu aurais épousé
quelque Léonarde. Cela eût mieux valu... La preuve que nous n’étions pas
faits l’un pour l’autre...

Je ne lui permis pas d’achever.

--Malheureuse! m’écriai-je, tu ne proféreras point ce blasphème!

Je l’avais saisie violemment sous l’aisselle et j’allais lui appliquer
mon autre main sur la bouche comme un bâillon. Alors, elle, croyant ou
feignant de croire que, si je levais ainsi le bras, c’était pour la
frapper, elle pencha la tête et dit avec un calme dédaigneux:

--A ton aise!... Donne-moi le coup de grâce et que tout soit fini!

Oh! à la seule idée qu’elle pût me supposer capable d’une telle infamie,
je fus sur le point de la broyer, de la piétiner, en effet. Durant
l’espace d’une seconde, je me vis, sans horreur aucune, l’emportant,
roidie, jusqu’à l’extrémité de la Pointe et, après un dernier baiser sur
ses lèvres mortes, sautant avec son cadavre dans l’abîme. Il y avait
peut-être là quelque avertissement du destin. Quel dommage, pour elle
comme pour moi, que je n’y aie point obéi!... Au lieu de cela, fou de
désespoir et de honte, je gagnai d’un bond le seuil de la chambre et je
me précipitai, tête baissée, dans la nuit.

Tout le ciel était tendu comme d’une funèbre draperie de nuages que le
vent remuait sans parvenir à les écarter. Les lampes des phares, au
loin, brûlaient sans éclat, telles que des braises éparses qui agonisent
dans le noir d’un four éteint. Les bruits du ressac se confondaient pour
moi avec le bourdonnement de mes oreilles et de mes tempes. J’allais où
me conduisaient mes pas. Des souches d’ajoncs, des arêtes de roches, à
tout instant, me faisaient trébucher. Deux ou trois fois, des embruns
d’eau salée m’enveloppèrent, me soufflant à la face la soudaine
fraîcheur du vide. Je souhaitais ardemment mourir, mais, par scrupule
religieux, je tenais à ce que la mort me cueillît d’elle-même... Tout à
coup, une voix dit, presque à me frôler:

--Gare aux lames sourdes, monsieur Dénès! Vous êtes ici dans leurs
parages.

Je ne distinguais personne, mais l’Ilienne, avec ses prunelles
phosphorescentes de rôdeuse de nuit, m’avait reconnu. Je lui contai je
ne sais plus trop quelle histoire, et, pour achever de lui donner le
change, je m’en revins en sa compagnie vers la caserne.

Je trouvai Adèle étendue sur le lit, tout habillée; elle avait dû
s’endormir d’émotion et de fatigue, laissant la chandelle grésiller sur
la table. Je demeurai debout au milieu de la pièce à la considérer et,
brusquement, la profonde altération de ses traits m’épouvanta. Un cerne
jaunâtre se creusait au-dessous de ses paupières; le rose même de ses
pommettes s’était évanoui; ses mains au repos s’allongeaient diaphanes
et décolorées.

A cette vue, mon cœur s’amollit: je ne sentis plus en moi qu’une pitié
immense pour cet être de beauté qui dépérissait. Tout de suite, ma
résolution fut prise, quoi qu’il m’en pût coûter, et, l’esprit en paix,
je me couchai par terre, sur un paillasson, pour attendre son réveil.

--Adèle, lui dis-je quand elle ouvrit les yeux, pardonne-moi la peine
involontaire que je t’ai causée. Je te dois une compensation: tu vas
partir pour Tréguier aujourd’hui même.

Elle s’était mise sur son séant et me regardait fixement, comme à
travers les brumes d’un rêve, sans comprendre.

--Pour Tréguier!...

--Parfaitement. D’ailleurs, ne serait-ce que dans l’intérêt de ta santé,
il faut que tu partes. Cela te changera les idées et te rendra des
forces. Je m’en serais avisé plus tôt, si je n’étais un lourdaud
stupide... Par exemple, tu n’as que le temps de faire tes préparatifs.

Elle s’était jetée à bas du lit; ses yeux étaient pleins de larmes où la
joie riait comme du soleil dans des fontaines. Puis, avec une
hésitation:

--Mais toi, Goulven?

--Moi! Est-ce que je n’aurais pas été obligé de te quitter demain,
n’importe comment? Tu sais bien que je m’embarque, au jusant du soir,
pour Gorlébella.




V


25 avril.

Je me suis aperçu, cette après-midi, que j’avais omis de prendre avec
moi ses lettres. Force m’a donc été de descendre quérir, dans ma cellule
du premier étage, le coffret en laque de Chine où elles étaient
enfermées. Comme je passais devant la porte maudite, il m’a semblé
entendre qu’on fredonnait. En remontant, j’ai prêté l’oreille. Rien ne
bougeait à l’intérieur. Nul autre bruit vivant que le murmure de cette
voix qui flottait, indécise et comme assoupie, dans le silence. C’était
la voix de la Trégorroise, mais à peine reconnaissable; tant les
inflexions, naguère encore si pures, en étaient vieillies, cassées,
chevrotantes; le chant disait:

    J’ai bâti ma maison sur le bord de la grève...

Je me suis sauvé; mais, toute la soirée, ce chant m’a poursuivi--ce
chant et aussi le ton lamentable, le ton morne et saccadé tout ensemble
de la voix qui chantait... Pour faire diversion, j’ai vidé sur mes
genoux le contenu du coffret aux reliques.

A manier cette petite boîte légère, à respirer la pénétrante odeur de
choses exotiques qui s’en exhale, je me suis rappelé une nuit d’il y a
dix ans, à Saïgon, là-bas, sur l’autre bord du monde. C’était au cours
de ma première campagne, un 15 août. A cause de la fête de l’empereur,
on nous avait donné campos.

--Viens-tu, _Pater-Noster_? m’avaient dit les camarades.

Et, par crainte du ridicule, j’étais allé.

La maison, toute en bois, avait de grands stores flottants qui
laissaient entrer la fraîcheur du fleuve. Sur des nattes de joncs
multicolores, des femmes peintes, vêtues d’étoffes à ramages, mimaient
je ne sais quelle légende asiatique, aux sons d’une musique assourdie.
Tout autour, une assistance composite faisait cercle: des marins de
l’État et du commerce; des Chinois, fumeurs d’opium; des pirates aux
moustaches en parenthèses, descendus des hautes terres dans leurs
sampans.

Soudain, une espèce de vieux petit magot à figure ratatinée poussa la
porte. Il disparaissait sous une charge d’objets de toutes formes et de
toutes dimensions, et me fit penser aux tamisiers nomades qui parcourent
le Léon, chaque été, avec des sacs à farine empilés sur leur dos...
D’une voix obséquieuse, et en multipliant de tous côtés les salutations,
il se mit à offrir sa marchandise. Il ne pouvait tomber plus mal, le
pauvre diable! Des cris, des vociférations l’accueillirent.

--Jim, dehors! A l’eau, Jim!

Lui, effaré, se confondait de plus en plus en révérences, en grimaces,
qui voulaient être des sourires. Une brute quelconque l’empoigna, le
pétrit comme une boulette et l’envoya rouler tout sanglant à mes pieds.

Seul, peut-être, parmi les gens qui étaient là, je n’étais pas ivre.
J’eus pitié de cette misérable loque humaine et la couvris de ma
protection. Jim sortit du bouge sur mes épaules, sinon intact, du moins
vivant. Sa pacotille, en revanche, était fort avariée, sauf quelques
coffrets en laque--dont celui-ci qu’aussitôt hors de péril il s’empressa
de me tendre, avec des gestes suppliants et mille simagrées.

--Joli, beaucoup joli souvenir pour bonne amie, bredouillait-il en son
charabia.

Je crus à un témoignage de gratitude, à un cadeau. Je ne connaissais pas
encore le prodigieux esprit de mercantilisme de ces peuples. Jim eut
vite fait de me détromper.

--Toi donner petit argent, moi laisser pas cher.

Il s’était cramponné à ma vareuse; je ne me débarrassai de lui qu’en lui
jetant à la figure une pièce de cinq francs.

                   *       *       *       *       *

Dans les premiers temps de notre mariage, Adèle prenait un malin
plaisir, chaque fois que nous étions en compagnie, à me faire raconter
«l’histoire du coffre à Jim». Jamais il ne m’a quitté, ce meuble
minuscule. Il fut de tous mes voyages, et ici, à Gorlébella, il m’a tenu
société, durant mes longues solitudes. C’était une de mes distractions
favorites, les nuits si fréquentes où je ne dormais pas, d’ouvrir l’un
après l’autre ses tiroirs à secret et d’inventorier, d’un doigt pieux,
les humbles archives de ma vie confiées à sa garde. Je viens de les
étaler auprès de moi, sur mon banc de veille. Voici mon certificat de
baptême, délivré par M. Abgrall, recteur de Plounéventèr; puis mon
diplôme de membre de la congrégation de Saint-Joseph, au collège de
Saint-Pol. Cette image représentant un calice d’or devant lequel sont
agenouillés deux anges, dans les nues, me fut donnée, le jour de ma
première communion, par la vieille béguine qui, aux soirs d’hiver, nous
faisait repasser notre catéchisme. Et voici le sou de dix-huit deniers,
percé d’un trou et marqué d’une croix, que ma mère me remit à la
dérobée, comme un talisman, le matin de mon départ pour le service.

--Il avertit des mauvais sorts, me dit-elle tout bas, et brillera dans
l’obscurité si quelque malheur te menace, toi ou l’un des tiens.

De ma mère aussi, cette médaille d’argent, à l’effigie de Notre-Dame de
Lochrist. Les cheveux dont fut tressée cette bague, pâles et soyeux
comme du lin cardé, je les reçus en commémoration de la prise de voile
de ma sœur Anne-Marie, religieuse au couvent des Augustines de
Carhaix... Mon livret, mes papiers de matelot, maintenant; mon brevet de
quartier-maître; ma nomination de gardien de phare. Enfin, les lettres.

Il y en a onze en tout: trois sont de mes parents, huit sont signées
d’Adèle. Celles-ci portent, la plupart, le timbre des Messageries du
Levant. De leurs enveloppes fanées se dégage encore le parfum de nos
fiançailles... Deux, d’une encre qui n’a pas eu le temps de jaunir, sont
adressées à «Monsieur Goulven Dénès, en Plogoff». Dans l’une, ma femme
m’annonçait son heureuse arrivée à Tréguier, son réveil dans sa chambre
de jeune fille et la joie enfantine qu’elle avait eue, en s’habillant à
sa fenêtre, à entendre claquer dans la rue les socques des Sœurs du
Tiers-Ordre se rendant aux messes d’aube, et les martinets chers à saint
Yves piailler dans les meurtrières de la Tour d’Hastings, au-dessus de
la cathédrale.

Dans l’autre, la plus récente, elle me prévenait que les noces
prochaines d’une sienne cousine l’obligeraient sans doute à retarder
d’une semaine son retour. Au bas de cette lettre, mon ingénieur, se
lisaient les lignes suivantes, que je vous demande la permission de
transcrire:

«Suis-je assez tête folle! J’allais oublier une démarche dont on m’a
chargée auprès de toi. Il s’agit du frère de mon futur cousin par
alliance, un garçon très bien, paraît-il, que je dois avoir pour
cavalier. Son congé fini dans l’infanterie de marine, il a fait comme
toi, s’est présenté à l’examen des phares. Il vient d’être nommé gardien
de troisième classe au cap Fréhel. Mais cela ne lui dit pas, de s’en
aller en pays gallot. Puis il préférerait un poste en mer: il prétend
qu’on avance plus vite. Gorlébella, d’après ce qu’il m’a fait savoir,
lui plairait beaucoup. N’y aurait-il pas moyen qu’il permute avec un de
tes hommes? Chevanton, c’est sûr, ne voudra pas: sa diablesse d’Ilienne
se noierait dans le Raz plutôt que de consentir à perdre de vue son
île... Mais Hamon, le célibataire, voudra peut-être, lui qui n’est
jamais bien que là où il n’est pas. Tâche de le décider. Ma cousine, qui
t’envoie ses amitiés, t’en sera reconnaissante; et moi-même, je t’avoue,
je ne serais pas fâchée que tu aies un compagnon d’esprit ouvert et
d’humeur agréable comme est, de l’avis public, le jeune homme dont je te
parle. T’ai-je dit qu’il a nom Hervé Louarn, des Louarn de Kerglaz,
proche notre ancienne résidence de Bodic?»

Cela était griffonné d’une plume hâtive et comme négligemment jeté en
post-scriptum. Précaution d’ailleurs bien superflue. J’avais en ma femme
une confiance aveugle. Je l’aimais d’un amour si fort et si compact que
la dent du soupçon se fût brisée à vouloir y mordre.

Je me sentis seulement un peu triste à l’idée qu’il me faudrait vivre à
terre huit jours sans elle. Car je quittais Gorlébella par le bateau qui
m’avait apporté sa lettre; et c’est Hamon, précisément, qui se trouvait
être mon remplaçant. Je l’entretins tout de suite, tandis que le
_Ravitailleur_ débarquait les provisions, de l’offre de permutation qui
lui était faite. Docile aux recommandations d’Adèle, j’insistai pour
qu’il acceptât et lui présentai sous les couleurs les plus riantes la
situation qui l’attendait au cap Fréhel. C’était un esprit inquiet,
destiné à être partout malheureux, mais toujours avide de changer de
misère. Il me demanda quarante-huit heures pour réfléchir.

--Après-demain, sur le coup de midi, je vous donnerai ma réponse, me
dit-il.

Nous convînmes qu’il arborerait au mât du phare la flamme rouge, signal
du beau fixe, si c’était oui; le drapeau noir, présage de tempête, si
c’était non.

Deux jours plus tard, l’angélus de midi sonnant à Plogoff, je vis, de la
roche où je me tenais en observation, tout à l’extrémité de la Pointe,
la flamme rouge s’éployer au-dessus de Gorlébella.

--Allons! pensai-je, Adèle sera contente.

Je lui écrivis le soir même, de façon à ce qu’elle eût ma lettre avant
la noce. «Voici, lui disais-je, de quoi donner du cœur et des jambes à
ton cavalier. Mais, quand tu auras assez dansé, reviens-moi vite.»

                   *       *       *       *       *

Elle m’arriva plus tôt que je ne l’espérais, la semaine n’étant pas
encore écoulée... On était sur la fin de mars. Un soleil plus tiède
chauffait nos vitres et les marches de notre seuil; les violiers qui
formaient touffes de chaque côté de la porte s’apprêtaient à fleurir.
J’avais entrepris de refaire la toilette de notre maison, afin qu’Adèle
la trouvât toute neuve, toute reluisante à son retour. De l’aube à la
nuit pleine, je peignais, je vernissais, je frottais. Déjà la blancheur
des boiseries, rehaussée de filets verts, avait eu le temps de sécher.
Ce qui me ravissait surtout, c’était d’avoir pu rendre à nos meubles
leur premier éclat, cette fraîcheur, cette pureté si engageantes des
choses qui n’ont pas servi. Il ne me restait plus qu’à fourbir le
plancher, et c’est à quoi je m’étais attelé, ce vendredi-là, dès le
matin.

Comme autrefois, quand j’étais de corvée pour le lavage du pont, sur le
_Jemmapes_ ou la _Melpomène_, je m’étais mis à nu, ne gardant pour tout
vêtement qu’un caleçon de toile bise, noué aux reins d’une ficelle. Ces
grandes lessives en tenue de nègres, comme nous disions, étaient parmi
nos meilleurs souvenirs du bord. Voici qu’il me semblait entendre, du
fond de ma jeunesse, les rires, les lazzi de mes camarades, et cette
évocation, jointe à la douceur de songer que l’absence d’Adèle allait
prendre fin, m’emplit l’âme d’une telle allégresse juvénile que, tout en
faisant mousser le savon sous le crin de ma brosse, moi, le moins
mélodieux des hommes, je m’oubliai jusqu’à chanter. Il n’était guère
varié, mon répertoire. Vieux chants de matelots, improvisés sur le
tillac ou dans les hautes vergues, et qui se lèguent d’un équipage à
l’autre, depuis des siècles. J’en avais retenu, de-ci, de-là, des
couplets épars qui, maintenant, me remontaient aux lèvres, comme
renvoyés par les échos de toutes les mers où mes navigations anciennes
avaient passé.

Je les fredonnais comme ils me venaient, vaille que vaille, et cela
n’avait aucun sens, hormis que le soleil était clair, qu’Adèle pourrait
se mirer dans sa demeure, et que l’attente du bonheur est aussi
capiteuse que le bonheur même.

J’avais entonné, il me souvient, la ritournelle malouine:

    C’est les filles de Cancale
    Qui ont fait un armement,
    Qui ont fait un armement...
    Les bass’ voiles en dentelles,
    Les avirons en argent.

et je lançais à tue-tête le refrain:

    Ma brunette, allons! gai! gai!...

quand une ravissante voix féminine, au dehors, termina:

    Ma mie, allons, gaiement!

Le ciel se fût ouvert, laissant échapper toutes ses harmonies, que je
n’eusse point éprouvé, je crois, un saisissement plus fort. J’étais à
quatre pattes sur le parquet ruisselant et dans l’accoutrement que vous
savez. Paralysé par l’émotion, c’est à peine si je réussis à me relever
sur les genoux.

--Toi? m’écriai-je, c’est toi?

J’avais croisé les mains dans un geste d’adoration, ainsi qu’on voit
faire dans les tableaux d’église aux saints à qui la Vierge vient
d’apparaître tout à coup. Elle, debout dans le cadre de la porte,
souriait; puis, ramenant ses jupes, par crainte de les salir, elle
s’avança vers moi sur la pointe des pieds. Et vraiment, sa démarche
avait quelque chose de si léger, de si aérien, que je tremblai de la
voir s’évanouir en un clin d’œil, comme une figure de rêve, en effet,
comme une apparition. Sa parole seule me rassura.

--Attends, dit-elle, que je t’éponge.

Je voulus protester, mais déjà elle s’était emparée d’un linge et m’en
frictionnait. Oh! la subtile et fluide caresse de ses doigts délicats!
Jamais encore elle n’avait eu pour moi de ces menues attentions. Jamais
non plus, à son contact, je n’avais frémi d’un pareil trouble... Tout en
étanchant l’eau qui s’égouttait de mes membres, mêlée à la sueur, elle
poursuivit, en phrases brèves, haletantes, où vibrait une ardeur
inaccoutumée:

--Tu me manquais trop à la fin. J’ai précipité mon départ. Je comptais
d’abord t’envoyer une dépêche; mais j’ai préféré te surprendre. N’est-ce
pas que j’ai bien fait?... A Quimper, j’ai gagé le voiturin qui nous
transporta l’hiver dernier, nous et nos meubles. Seulement, cette fois,
ce pays du Cap, ce pays si triste, tu te rappelles, j’y suis rentrée
comme en un jardin terrestre. N’étais-tu pas au bout de la route!...
Comme il fait bon ici!... Et quelle arrivée joyeuse au bruit des
chansons!...

Je l’écoutais avidement, et mes yeux la buvaient toute, à longs traits,
comme un filtre de magie, un puissant élixir de vie, d’amour et de
volupté. Elle me revenait parée de je ne sais quelle séduction plus
chaude, avec une lumière, dans le regard, qui avait quelque chose tout
ensemble d’orageux et de languissant. On eût dit de ces flammes lourdes,
énervantes, qui traversent parfois, en haleines de feu, nos ciels de
juillet...

--... A propos, lui demandai-je dans la soirée, et ce Trégorrois, cet
Hervé Louarn?

--Ah! oui, fit-elle, je ne t’ai pas encore remercié pour lui.

Elle me tendit ses lèvres; et ses prunelles élargies se voilèrent comme
d’une brume de songe sous les paupières qui battaient.




VI


26 avril.

Le destin a vraiment des rencontres singulières, mon ingénieur. C’était
aussi un 26 avril, il y a juste un an, jour pour jour... J’avais quitté
le service vers les cinq heures et j’étais débarqué à Beztré par une
jolie fin d’après-midi, sous un ciel de fête, un couchant merveilleux,
tout lambrissé de pourpre et d’or. Adèle avait eu la gentillesse--dont
elle m’avait depuis longtemps sevré--de sortir au-devant de moi. Elle
était gaie, d’une gaieté de lutin, et coquettement attifée, comme pour
un voyage à la ville. Je lui en fis la remarque.

--C’est en l’honneur de la saison neuve, me dit-elle.

Puis, me prenant la main:

--Passons, si tu veux bien, par l’aire de Kercaradec; il y a là des
buissons d’aubépines en fleur.

Nous revînmes à la caserne avec des brassées de branchettes odorantes.
Et, tout de suite, elle en orna la cheminée, le chevet du lit, les
étagères du dressoir. Nous soupâmes l’un en face de l’autre, dans le
cercle de lumière de la lampe, parmi cette senteur de printemps qui me
semblait l’arôme de la maison, des meubles et de ma femme même.
J’éprouvais une impression, qui m’était peu coutumière, de félicité
parfaite, d’absolue sécurité. Le visage d’Adèle aussi respirait un
contentement délicieux; et elle avait, par moments, des façons longues
de me regarder qui m’étaient comme une caresse d’une inexprimable
douceur.

--Sais-tu, proposa-t-elle, le repas terminé, si tu n’étais point trop
las, nous irions jusqu’à la croix de Pénerf, histoire de nous en
retourner après, à la lune, comme des amoureux.

Je n’avais rien à lui refuser. Elle jeta sur ses épaules une frileuse et
nous nous engageâmes, côte à côte, dans la grand-route qui mène à
Plogoff. La croix de Pénerf est à mi-chemin, au sommet d’une éminence
d’où l’on domine au loin les terres du Cap. Un piédestal de quelques
degrés supporte un lourd calvaire monolithe, grossièrement équarri.
Adèle eut la fantaisie d’y grimper, et s’assit sur la marche la plus
haute.

L’air était tiède encore de la chaleur du jour et, dans le firmament,
au-dessus de nos têtes, agonisait un reste de clarté. Des chaumières
basses bossuaient la campagne, çà et là, pareilles à d’énormes ouvrages
de taupes. Le silence était profond. Pas un bruit humain, pas même un
fugitif frisson d’insecte dans le paysage démesurément amplifié. La
monotone rumeur des eaux du Raz animait seule cet immense désert
nocturne. Le disque de la lune parut derrière un bouquet d’arbres noirs,
dans la direction de Goulien.

--Si tu veux rentrer à la lune, observai-je, voici l’instant.

Elle leva un doigt, me fit signe de prêter l’oreille. On percevait un
roulement de voiture, devers Plogoff.

--Attendons qu’elle ait passé, dit-elle, et que la route soit à nous
seuls.

Non, mon ingénieur, il n’y a pas de justice, il n’y a pas de Dieu!... Je
la vois encore, la misérable créature! Pour saluer de plus loin son
amant, elle s’était mise debout, un de ses bras enlaçant le fût de la
croix. Et le Christ ne la repoussa point, et la pierre sacrée ne
s’abattit pas sur elle!...

--Pouvez-vous me dire si je ne trouverai pas la grille fermée à la
caserne des gardiens de phare, s’il vous plaît?

L’homme qui m’interpellait de la sorte venait de sauter à bas du
char-à-bancs arrêté à quelques pas de nous. Il s’exprimait en breton du
Trégor, avec les façons polies habituelles aux gens de sa contrée. Avant
que j’eusse eu le temps de répondre, Adèle, derrière moi, s’exclamait
sur un ton de surprise que je n’avais aucune raison de croire feinte:

--Eh! mais, c’est lui... C’est Hervé Louarn!

L’homme porta la main à sa casquette, se découvrit:

--Faites excuse, madame Adèle, je ne vous avais pas reconnue.

Il s’était avancé hors de l’ombre projetée par la voiture, dont le
conducteur assistait, muet à ce colloque. La lune, tout à fait dégagée
maintenant, éclairait à plein sa figure jeune, légèrement basanée par le
soleil des colonies, et sa taille plutôt petite, mais nerveuse et souple
dans sa maigreur. Nous présentions l’un et l’autre le plus entier
contraste. Autant il me semblait menu et, pour parler franc, un peu
gringalet, autant j’étais haut sur jambes, et corpulent, et massif.
Cette constatation, sans que j’eusse su dire pourquoi, ne laissa pas de
m’être agréable. C’était, je vous jure, la première fois que mes
avantages physiques m’inspiraient quelque vanité. Je ne pus me défendre
de mettre comme une nuance de protection dans la phrase de bienvenue que
j’adressais au nouvel arrivant. Mais, tout aussitôt, j’en eus du
remords.

--Adèle, fis-je, monte dans le char-à-bancs; tu indiqueras au conducteur
où déposer les bagages, et tu prépareras de l’eau bouillante pour un
grog. Louarn et moi, nous vous suivrons à pied; comme cela, nous lierons
connaissance en chemin.

Je n’ai jamais été causeur. Enfant, je me rappelle être resté des
journées sans ouvrir la bouche, autrement que pour réciter mes prières
du matin et du soir. Parler m’était pénible: le son de ma propre voix me
produisait un effet de malaise. Au collège, il en alla de même: il
fallait m’arracher les mots. Ce fut, je pense, une des raisons qui me
firent passer auprès de mes professeurs pour stupide. Et, cette paresse
de langue, la vie de mer, la vie de phare, contribuèrent encore à
l’aggraver. C’est à peine si je réussissais à la vaincre avec ma femme.
Jugez de mon embarras en présence d’un indifférent! Ce m’était un pur
supplice.

Eh bien! avec ce Louarn, je me sentis tout de suite en confiance. Il y
avait, dans ce Trégorrois à mine de femmelette, un peu du sortilège des
filles de sa race. Il est vrai qu’il s’était mis, dès l’abord, à me
parler d’Adèle, à me vanter sa bonne grâce, ses manières obligeantes,
son empressement à rendre service, et cela en des termes si justes, d’un
accent si pénétré!... Je songeai: «C’est un garçon de cœur.» Nous
n’étions pas ensemble depuis cinq minutes que j’étais gagné, conquis,
par un je ne sais quoi de clair, de joyeux et comme de printanier qui
sonnait dans sa voix. Quand nous atteignîmes la caserne, nous bavardions
presque à tu à toi, ainsi que de vieux amis.

Le grog fumait sur la table. Nous nous apprêtions à prendre place,
lorsqu’un cri retentit, qui semblait sortir de dessous le plancher, un
cri bizarre, indéfinissable, moitié bestial, moitié humain. Adèle et moi
nous nous regardâmes, stupéfaits. Hervé Louarn partit d’un éclat de
rire.

--Ça, c’est mon épouse qui, flairant odeur de sucre, se plaint de ne
vous avoir pas été présentée,--dit-il en se dirigeant vers le coin de la
pièce où étaient empilés ses bagages.

Il souleva le couvercle d’une boîte grillagée qu’enveloppait un lambeau
de serge, et nous vîmes voleter par la chambre un oiseau si merveilleux
que nous en demeurâmes tout saisis, comme à l’apparition d’un animal
fantastique, d’une bête de légende.

C’était un ara de la grande espèce, à bec noir et à tête blanche, avec
des ailes de saphir rayées d’or pâle et une splendide queue de pourpre.

--N’est-ce pas que c’est une belle personne? reprit le Trégorrois. Et
c’est bien une femme, vous savez. Demandez plutôt aux gens de son pays.
Là-bas, sur la terre d’Afrique, ils vous affirmeront tous que les
perruches sont des âmes de jeunes amoureuses réincarnées. Celle-ci
chante, siffle, jacasse, et, quand je la caresse, roule des yeux de
langueur.

Il nous conta comment il l’avait achetée, à Dakar, d’un chanteur nègre,
d’un griot sénégalais. Puis, un récit menant à l’autre, il nous dévida
tout un chapelet d’histoires tantôt baroques, tantôt émouvantes, et
toujours avec une telle verve que nous nous imaginions, Adèle et moi,
non les entendre, mais y assister... Brusquement, il s’interrompit:

--Voilà Cocotte qui se dandine: c’est signe qu’il est l’heure de coucher
les enfants.

Je regardai à l’horloge: il était près de minuit. Jamais veillée ne nous
avait paru si légère ni si courte. S’il avait plu à notre hôte, nous
l’eussions écouté bouche bée jusqu’au matin.

Je l’aidai à transporter sa malle dans la tour de l’ancien phare, dont
un des étages est affecté au logement du troisième gardien. Je
m’attendais à trouver la chambre en désarroi, ne connaissant que trop
les habitudes de désordre du précédent locataire, de ce pauvre agité de
Hamon. J’eus même la précaution, durant le trajet, d’en avertir son
successeur. Mais, contrairement à ce que je craignais, cet intérieur de
garçon--et de garçon peu soigneux--nous offrit, quand nous y pénétrâmes,
un spectacle aussi engageant qu’imprévu: pas un grain de poussière sur
les meubles; pas une trace de jus de chique sur le parquet; dans le lit
de sangle, un matelas quasi moelleux, auquel il ne manquait que des
draps; bref, le mieux entretenu des ménages, et, quoique inhabité depuis
une quinzaine, fleurant une odeur salubre, l’odeur de la brise d’avril,
comme si quelque esprit familier eût pris plaisir à l’aérer chaque jour.
Je n’en revenais pas. Comment supposer de pareils goûts de propreté chez
ce Hamon, l’homme le plus négligent en matière de service, et qui, à
Gorlébella, salissait toutes choses dès qu’il se mêlait d’y toucher?
C’était décidément un original! Je ne pus que faire amende honorable à
sa mémoire et m’excuser, devant Louarn qui en riait avec moi, de l’avoir
calomnié.

--Eh bien? me demanda ma femme, tandis que je me déshabillais pour
m’étendre à ses côtés, quelle impression t’a faite mon «pays»?

--Excellente! C’est, comme tu me l’annonçais, un gai compagnon, et ce
sera, j’en suis sûr, un gardien débrouillard.

--Tout est donc pour le mieux, déclara-t-elle de sa plus jolie voix, en
se pelotonnant, comme une chatte heureuse, sous les couvertures, avec
une flamme de contentement sur ses pommettes roses et les yeux noyés à
demi de cette mystérieuse vapeur de rêve qui leur donnait, à de
certaines heures, l’attirance obscure et vertigineuse d’un gouffre,
depuis son voyage en Trégor.

                   *       *       *       *       *

Le lendemain, je ne me réveillai, contre mon ordinaire, qu’assez tard.
Il faisait plein jour, et les premiers rayons du soleil frappaient au
loin la mer.

Grande fut ma surprise d’entendre qu’on causait avec animation dans la
cour de la caserne où régnait, la plupart du temps, un silence de
cimetière, notre voisine n’étant presque jamais là, et ses enfants
eux-mêmes s’envolant dès l’aube, comme une couvée d’oisillons, les uns
pour se rendre à l’école, les autres pour grappiller dans les campagnes
d’alentour. Je soulevai les rideaux de la fenêtre, et ce que je vis me
sembla tellement insolite que je refusai d’abord d’en croire mes yeux.
La femme Chevanton, oui, la sombre, la sournoise Ilienne en personne,
conversait le plus aimablement du monde avec Louarn, assise près de lui,
les jambes pendantes, sur le muret qui borde le jardin; et elle avait
tout l’air de faire pour lui des grâces, ma parole, les joues
empourprées sous le hâle, les paupières baissées et frémissantes, comme
d’une femme en trouble d’amour.

Mais le plus prodigieux, c’est que ce diable d’homme avait séduit
jusqu’à la bande des marmots farouches, et qu’ils se tenaient accroupis
pêle-mêle à ses pieds, en des attitudes contemplatives et béates de
hiboux apprivoisés. Je hélai Adèle, pour qu’elle fût témoin de ce
miracle. Elle sauta du lit, tout ensommeillée, et accourut en chemise.

--Quoi?... Qu’est-ce que c’est?...

--Regarde, lui dis-je... Ce Louarn est un sorcier. Ce que tu n’as pu en
six mois, il l’accomplit en quelques instants. Il n’a qu’à paraître,
tout lui cède.

Elle écarta de la main les mèches de ses cheveux éparses sur son visage
et, après avoir examiné le groupe:

--A ta place, fit-elle, au lieu de trouver cela plaisant, j’en aurais de
l’inquiétude.

Je m’attendais si peu à une réflexion de ce genre, que je répétai
machinalement, après elle, comme un écho:

--De l’inquiétude!...

Elle poursuivit avec feu:

--Faut-il tout de même que tu sois naïf, mon pauvre Goulven!... Non! tu
te figures sérieusement que cette sauvagesse a été ensorcelée comme
cela, du premier coup par les attraits irrésistibles du nouveau
gardien?... Mais, malheureux, tu ne vois donc pas que c’est elle, au
contraire, qui, avec ses petites mines confites et ses manières
cauteleuses, cherche à s’insinuer dans sa confiance, pour, ensuite, le
détacher de nous et l’accaparer?... Hamon fut pareillement en butte à
ses entreprises, dans le début. Je le tiens de sa bouche. Quand il est
venu me dire adieu, son dernier mot a été: «Gardez-vous de cette femme
comme de la mort!» Il n’était pas d’horreurs qu’elle ne lui débitât sur
notre compte. Elle déteste en toi le chef de son mari, et moi, elle me
hait d’une haine aveugle, d’une haine inexpiable. C’est elle qui est
cause si les gens de la Pointe me regardent en dessous d’un air stupide,
moitié hostile, moitié craintif, et si les ménagères de Plogoff, lorsque
j’assiste à la messe, font autour de ma chaise ce vide insultant. Si tu
savais les ignominies qu’elle raconte sur moi!... A l’entendre, je suis
une pécheresse diabolique, un démon de luxure, une «seconde Ahès»!
Demande plutôt à notre lavandière à qui l’on rapporte tous ces propos et
qui, dans le principe, éprouvait elle-même une sorte de honte mêlée
d’effroi à toucher mon linge. Est-ce assez odieux et assez bête!...
J’avais évité de t’en parler jusqu’à ce jour. A quoi bon t’ennuyer de
ces histoires? Et cela m’est si indifférent, après tout, le mal que des
Capistes peuvent penser de moi... Ce que je ne veux pas, en revanche, ce
que je ne veux à aucun prix, entends-tu, c’est qu’elle nous desserve
auprès de Louarn comme elle nous a desservis auprès des autres. Et elle
s’y attachera, tu sais, avec d’autant plus de férocité qu’il est mon
compatriote et, comme tu dis, mon protégé. C’est un serpent que cette
femme. Elle a toutes les astuces et, sous son air cafard, toutes les
audaces. Si tu la laisses faire, en quelques semaines, elle t’aura
retourné ton gardien... Je le connais, c’est un Trégorrois, le meilleur,
mais le plus faible des hommes. Il n’est pas de taille à jouter contre
l’Ilienne. Et le vois-tu d’ici colportant chez moi, dans mon pays, dans
ma parenté, toutes les sottises, toutes les vilenies, toutes les
abominations qu’on lui aura fait accroire? Ce sera du propre!

Elle était à bout de voix; sous la toile fine de sa chemise, sa gorge
haletait. Je saisis ses bras nus, qu’elle avait noués sur ses yeux
gonflés par les larmes, et je murmurai du ton le plus soumis, le plus
humble:

--Adèle, mon enfant, tu sais bien que je suis prêt à faire tout ce que
tu jugeras bon... Donne-moi seulement un conseil, une idée... Tu as
l’esprit vif, toi. Conçois-tu quelque moyen d’empêcher ce que tu
redoutes?

--Il n’y en a qu’un, répondit-elle, et qui te coûtera probablement, mais
pas plus qu’à moi-même.

--Lequel?

--D’offrir à Louarn de prendre pension chez nous, les jours qu’il sera
de permission à terre... Et, tu sais, ne tarde pas trop. Sans quoi
l’Ilienne l’aura bientôt chambré.

Malgré moi, j’avais froncé les sourcils. Admettre ainsi un tiers dans
notre intimité, dresser à notre chère petite table d’amoureux le couvert
d’un «pensionnaire», d’un intrus, il y avait là quelque chose qui
blessait en moi mes sentiments profonds. Notre logis m’était toujours
apparu comme une sorte de sanctuaire domestique que la présence d’Adèle
ennoblissait d’un prestige sacré. Chaque fois que j’y pénétrais, au
retour de mes exils en mer, j’étais tenté de faire des génuflexions sur
le seuil, comme jadis, lorsque, enfant de chœur, j’accompagnais le
prêtre à l’autel. Et voici qu’Adèle elle-même me demandait d’en ouvrir
les portes toutes grandes à un profane! Oui, vraiment, cela me
répugnait... Je laissai retomber ses mains.

--Quoi! fit-elle, tu refuses?

Elle s’était reculée jusqu’au lit, si pâle que je la crus près de
défaillir. Le regard d’étonnement douloureux qu’elle fixait sur moi
acheva de me bouleverser. Je me précipitai vers elle, juste à temps pour
empêcher qu’elle ne s’affaissât sur le parquet. Ses prunelles roulaient,
éperdues. Je la couchai sur mes bras et couvris son épaule de baisers.
Elle murmurait, d’une voix accablée, d’une voix éteinte:

--Tu ne m’aimes pas!... Tu ne sais pas m’aimer!...

                   *       *       *       *       *

Un quart d’heure plus tard, mon ingénieur, j’invitais Hervé Louarn à
déjeuner avec nous et, le soir du même jour, il fut entendu d’un commun
accord qu’Adèle le nourrirait, durant ses périodes de congé, moyennant
une somme fixe de trente-cinq francs tous les trois mois. Comme, en
attendant qu’il pût rejoindre son poste, il avait obtenu d’être remplacé
par un intérimaire, nous passâmes ensemble la fin de cette quinzaine, et
je dois à la vérité de convenir que ce sont peut-être les seuls instants
de ma vie où, sans aucun retour triste sur les autres ni sur moi-même,
je me sois pleinement oublié à être gai. Je ne me reconnaissais plus.
C’était comme si, au contact de mon nouveau compagnon, quelque chose de
sa légèreté charmante et de sa libre insouciance se fût communiqué à mes
esprits. Louarn était de ces natures heureuses dont l’influence agit sur
vous à la façon d’un philtre. On est pris, avant même qu’on ait songé à
se défendre. Et l’on cesse, dès lors, de s’appartenir. On ne voit plus
que par leurs yeux, on ne pense plus qu’avec leur cerveau.

J’essayai d’abord, néanmoins, de lutter contre cette espèce
d’envoûtement, et, par exemple, au cours des premiers repas, je fis
exprès de ne parler avec notre commensal que des questions du service,
en ayant soin d’y mettre une petite nuance condescendante de chef
hiérarchique à subordonné. Sa déférence, l’intérêt très réel qu’il
portait au métier, la promptitude avec laquelle il saisissait les
explications les plus délicates, et la haute idée qu’il me donnait ainsi
de mes talents d’instructeur me désarmèrent. Je ne résistai plus à la
sympathie irraisonnée qui m’entraînait vers cet homme. Je me livrai à
lui comme je m’étais livré à Adèle. Ce fut, dans un autre domaine de
sentiments, le même abandon complet, la même abdication de tout moi.

Je vous ai dit, mon ingénieur, en quelle solitude d’âme je m’étais
renfermé jusqu’alors: une timidité invincible m’écartait du commerce des
autres hommes. Ni au collège, ni sur les bâtiments de l’État, je n’avais
eu de liaison étroite avec personne. Je ne savais pas faire d’avances,
et la réserve dont je ne pouvais prendre sur moi de me départir
empêchait, sans doute, que l’on m’en fît. Quant à mes collègues des
phares, j’avais toujours été incapable de les considérer autrement que
comme des collègues. Puis, s’il faut l’avouer, les commencements
d’éducation que j’avais reçus et que je m’étais plu à développer par la
suite n’étaient pas sans me rendre un tantinet suspect à leurs yeux, ni
sans me donner moi-même, si peu vaniteux que je fusse, une médiocre
envie de les fréquenter.

Jamais, à coup sûr, il ne me fût venu à la pensée, même en mes heures
les plus sombres--comme pendant ces nuits de Gorlébella, où il
m’arrivait de crier silencieusement ma détresse vers les étoiles,--non,
jamais il ne me fût venu à la pensée de chercher le moindre réconfort à
mes maux auprès d’un Chevanton goguenard et vulgaire ou d’un maniaque,
tel que Prosper Hamon. Je les tenais, certes, pour d’honnêtes gens, mais
de me commettre avec eux, pas une fois je n’y songeai... Qu’est-ce que
Louarn avait de plus que ceux-là? Je ne me le demandai même point.
J’allai à lui d’un mouvement aveugle, comme va le fer à l’aimant. Au
bout de deux jours qu’il était des nôtres, sa présence, loin de m’être
une gêne me parut aussi naturelle que, par ce temps d’avril, la claire
flambée du soleil dans nos vitres. Je me sers à dessein de cette
comparaison. Ce petit Trégorrois brun, à la frimousse expressive, aux
yeux rieurs, dégageait partout où il était de la lumière, de la chaleur,
de la vie.

Non pas sans doute qu’il n’eût ses imperfections. Qui n’a les
siennes?... Je lui aurais voulu, par exemple, un penchant moins prononcé
pour les propos un peu libres. Il ne se surveillait pas assez, à mon
gré, devant Adèle. Mais, comme celle-ci n’en paraissait nullement
offusquée, bien au contraire, je crus de mon devoir d’imiter sa
complaisance envers notre hôte. Je fus quitte pour refouler les
protestations d’une absurde austérité léonarde, sucée avec le lait
maternel.

J’ajouterai que Louarn avait un art si à lui de tourner les choses les
plus risquées qu’il eût fallu être un butor pour en prendre ombrage.

Bientôt, dépouillant mes goûts casaniers, je saisis toutes les occasions
de sortir avec lui, à l’issue des repas. Adèle m’y poussait.

--Cela te fait du bien, me disait-elle. Tu rentres de ces promenades
tout rajeuni.

Et c’était vrai. Je sentais éclore et s’épanouir en moi toute une flore
trop longtemps comprimée. C’était comme si le monde se fût élargi.
J’étais devenu capable d’épanchement; je savourais, avec une volupté
d’autant plus profonde qu’elle avait été plus tardive, les douceurs,
toutes nouvelles pour moi, d’une naissante amitié.

Je fis à Louarn les honneurs du pays. J’aurais été vexé, je crois, qu’il
se fût adressé à d’autres pour le piloter dans nos alentours.

Nous parcourûmes ensemble la Pointe et les villages situés dans cette
partie du Cap, sur les confins de notre désert. Il avait des curiosités,
des familiarités qui m’étaient inconnues. Sous prétexte d’allumer une
cigarette, il pénétrait dans les maisons, entamait un bout de causette
avec les gens, s’appropriait leur dialecte et jusqu’à leur accent, leur
donnait l’illusion qu’il était de leur parentage, et les laissait si
ravis de ses manières et de sa personne qu’il n’y eut soudain, dans
toute la contrée, qu’une voix pour célébrer ses louanges.

--A la bonne heure! s’écriait-on. Celui-ci, du moins, n’est pas fier! Il
est comme l’un d’entre nous!

Je me grisais moi-même de sa popularité. J’en vins à exhiber «mon
gardien» ou, comme je disais encore, «le cousin de ma femme», avec une
espèce d’orgueil naïf. J’étais secrètement flatté que, chez les paysans
de Troguèr aussi bien que chez les pêcheurs de Lezcoff, il ne fût bruit
que du «gentil Trégorrois». Il n’y eut pas jusqu’au presbytère où l’on
ne me comblât de félicitations pour avoir enrichi la paroisse de cette
ouaille modèle... Ah! quand ils vont savoir ce que j’en ai fait, de leur
ouaille, de leur gentil Trégorrois, j’entends d’ici leur clameur
d’exécration sauvage, et les «_ma Doué_»[1] des femmes, et la voix
larmoyante du recteur psalmodiant du haut de la chaire, avant le prône
dominical:

  [1] Mon Dieu!

--Prions, mes frères et mes sœurs, pour la pauvre âme défunte d’Hervé
Louarn, mort victime d’une si épouvantable fatalité!

Tas d’imbéciles!...




VII


28 avril.

Veuillez me pardonner les mots qui me sont échappés avant-hier, mon
ingénieur. Je vais, je pense, après cette interruption de deux jours,
pouvoir continuer avec calme. La nuit dernière, je n’aurais pas pu. En
m’asseyant à mon banc de quart et sur le point de reprendre la plume,
mal réveillé encore de mon lourd somme de l’après-midi, j’avais eu je ne
sais quelle défaillance de mémoire. Pourquoi cette table? Pourquoi ce
papier? Je cherchais et je ne trouvais plus. Il y avait dans ma tête
comme un grand trou au fond duquel bruissait une plainte longue et
triste, pareille à la rumeur de la mer au dehors. Les éclats réguliers
de la lanterne dansaient devant mes yeux. Je me plongeai le front dans
les mains pour tâcher de me ressaisir. Brusquement, il me sembla qu’on
me touchait l’épaule, et une voix, dont le timbre fit courir une
vibration douloureuse dans tout mon être, dit:

--Allons! Te voilà encore parti à rêver d’Elle, Goulven Dénès!

Du coup, le souvenir me revint. Je poussai un rugissement de bête et,
les paumes crispées, m’apprêtai à sauter à la gorge de celui qui avait
parlé. Mais il n’était plus là. Je courus à la porte: elle était restée
fermée au verrou. Je prêtai l’oreille: nulle fuite de pas dans
l’escalier; tout le phare était silencieux comme une tombe. J’avais été
le jouet d’une hallucination. «Te voilà encore parti à rêver d’Elle!...»
Que de fois ne l’avais-je pas entendue, cette phrase, et toujours avec
quel tressaillement de joie profonde! C’est ainsi qu’il avait coutume de
m’apostropher, lorsqu’en montant pour me relever de ma garde, il me
trouvait absorbé dans mes éternelles méditations d’amour. Il avait un
plaisir espiègle à me surprendre, faisait exprès de gravir les marches
une à une, sans bruit, et de se précipiter dans la chambre à
l’improviste.

--Ne rougis pas, continuait-il (car je me laissais tutoyer par lui,
comme par un frère cadet), ne rougis pas et va te coucher!

Il m’arrivait de lui obéir, les nuits où j’étais trop las. Mais, le plus
souvent, je restais à tourner dans la lanterne, sous prétexte de régler
l’appareil, de mesurer la hauteur de l’huile ou d’inspecter quelque
rouage; en réalité, j’attendais qu’il me dît, de sa voix un peu
gouailleuse:

--Tu préfères causer? Soit. Causons.

Il me contait des épisodes de sa vie sénégalienne, des histoires de
femmes, pour la plupart,--étranges et perverses, respirant je ne sais
quelle odeur irritante de barbarie et de volupté. Je les écoutais sans
répulsion, maintenant. Il y avait quelque chose de sali en moi...
Invariablement, Louarn concluait:

--Vois-tu, Goulven, qui n’a pas aimé là-bas, sur les berges du
Haut-Fleuve, celui-là ne connaît point les délices de l’amour! Je
hochais la tête et, souriant au dedans de moi aux images encore toutes
tièdes de mes nuits à terre, je lui demandais, les yeux perdus:

--En es-tu bien sûr, Hervé Louarn?

Comme par une pente fatale, nous en venions à parler d’Adèle. Je
m’ouvrais à mon compagnon de mille choses intimes, enfouies au plus
profond de mon être et qu’il ne me semblait pas que j’eusse jamais osé
révéler. Il ne s’écoulait guère de soir que je ne lui montrasse à nu
quelque pan de mon âme, brûlé, calciné par l’unique passion qui
l’embrasait toute. J’éprouvais un soulagement indicible à étaler devant
lui ma plaie secrète, l’ulcère à la fois glorieux et misérable, le cher
tourment dont j’étais rongé. Non content de m’écouter, il m’incitait à
poursuivre. Ces confidences--je m’en rends compte aujourd’hui--avaient
pour lui un piment tout spécial, et je ne m’étonne plus de l’intérêt
qu’il paraissait y prendre. Mais vous concevez, mon ingénieur, si,
alors, avec ma tranquille niaiserie léonarde, je lui savais gré d’une
attention dont j’étais à cinq cents lieues de soupçonner les véritables
causes. Il affectait, d’ailleurs, une indulgence compatissante à
laquelle de plus habiles que moi se fussent trompés. Et puis, somme
toute, ce que je lui dévoilais ainsi de ma nature ne devait pas être
sans lui faire faire, à de certains moments, des réflexions peu
rassurantes.

--Tu es un singulier caractère, me dit-il un jour. Et si ta femme, comme
tu prétends, n’a pas constamment avec toi l’entier abandon que tu
souhaiterais, si même il est des périodes où elle s’écarte et se refuse,
tu n’as peut-être pas autant que tu t’imagines le droit d’en être vexé.
Plus que ses caprices de sirène trégorroise, il faut en accuser ta
propre humeur, cette violence concentrée qui est dans ta race et qui,
nous autres, nous déconcerte ou nous effraie. Il y a des façons d’aimer
qui paralysent l’amour... Toi-même, tu l’avoues: tu n’as de mesure en
rien, la vieille âme farouche de tes ancêtres gronde sans cesse en toi;
pour une peccadille, tu irais jusqu’au meurtre!... En Trégor, les femmes
sont habituées à des manières plus douces et plus égales. A la place
d’Adèle, ma foi! j’aurais aussi mes révoltes. Sous des apparences de
docilité moutonnière, tu es souvent le plus tyrannique des hommes. J’ai
eu, dans ma compagnie, un sergent qui te ressemblait sur ce point.
C’était un Basque, camarade obligeant, sérieux, un peu triste; jamais il
ne buvait ni ne courait, comme nous, la prétentaine. Voici que nous
sommes envoyés en détachement dans l’intérieur. Là, le sergent,
jusqu’alors si réservé, s’énamoura, Dieu sait comment, d’une petite
moricaude: cela lui prit comme une rage. Il devint fou d’elle au point
de la séquestrer dans sa paillotte. La belle, à la longue, trouva
qu’elle manquait d’air et s’ensauva. Que penses-tu que fit José le
Basque, le bon José? Eh bien! il paya des nègres pour la châtier à la
mode du pays, c’est-à-dire qu’elle fut enterrée dans le sable jusqu’aux
épaules et qu’elle eut la tête mangée toute vive par les mouches. Quant
à lui, il se tira une balle.

--Grand merci! ripostai-je, tu me découvres de jolies ressemblances!

Je ne me fâchais point de ces duretés. Plutôt même étais-je ravi de le
voir ainsi, en toute occurrence, embrasser contre moi le parti d’Adèle.
J’étais si heureux d’avoir en lui quelqu’un qui la sût apprécier et qui
me la vantât, fût-ce à mon détriment!... Lorsqu’il rentrait de ses
quinze jours de permission, j’étais le premier à lui tendre la main pour
l’aider à se hisser jusqu’au seuil du phare, et, le canot reparti,
emportant Chevanton, de quelle étreinte je pressais le nouvel arrivant,
mon vrai compagnon de garde, mon frère! Je saluais en lui la colombe de
l’arche, le plus attendu des messagers. Ne m’apportait-il pas des
nouvelles toutes fraîches de ma femme! Ne l’avait-il pas vue deux fois
le jour! N’avait-il pas vécu des heures à ses côtés! Un peu d’elle, me
semblait-il, par l’intermédiaire de cet homme, venait jusqu’à moi, et
j’avais parfois l’illusion--qui, du reste, n’en était pas une,--que
d’avoir respiré son atmosphère, il avait retenu, dans ses vêtements,
quelque chose de son parfum!... Cette nuit-là, et les nuits d’après, je
ne descendais de la lanterne qu’à l’aube claire, quand Louarn, son quart
terminé et le feu éteint, regagnait lui-même sa couchette.

La vie de mer, en sa compagnie, m’était devenue presque tolérable. Les
heures de Gorlébella me semblaient voler d’une aile moins lourde. Quant
à ma femme, je n’avais qu’à me louer d’elle. Elle ne se plaignait plus
de rien, pas même de moi.

Elle ne m’écrasait plus de sa supériorité dédaigneuse, avait dans son
air, dans sa personne, un je ne sais quoi de plus réfléchi, de plus
sage. Mes contemplations silencieuses ne l’agaçaient plus. En revanche,
elle demeurait elle-même des soirées entières sans éprouver le besoin de
dire une parole. Son joli front mat, qu’enserrait sous la coiffe large
ouverte le double bandeau de ses cheveux tressés, travaillait toujours,
sans doute, mais en dedans; elle ne rêvait plus tout haut, comme
naguère, gardait pour elle seule ses imaginations et leurs mystérieux
enchantements. Je l’en plaisantai une fois, non sans un secret dépit.

--Oui, répondit-elle, j’ai fait vœu d’être désormais une femme sérieuse.
Le temps des enfantillages est passé... Il faut que cet hiver, j’aie
fini ma courtepointe.

Cette broderie qu’elle avait laissée dormir des années, elle s’y était
attelée maintenant avec une ardeur quasi fébrile et, dès qu’elle avait
desservi le souper, jusqu’au moment où je la suppliais de se mettre au
lit, elle n’en détachait plus ses yeux. De toutes façons, d’ailleurs,
l’Adèle indolente s’était transformée en une ménagère active, si active
qu’elle n’avait pour ainsi dire plus le loisir d’être un peu à moi.
Mille soins qu’elle m’abandonnait volontiers autrefois nécessitaient
aujourd’hui son intervention. Et, si je tentais de m’en mêler:

--Non, s’il te plaît... Ce n’est pas à toi de t’occuper de cela... Tu es
ici pour te reposer.

Elle ne tarissait point en prévenances dont j’étais tenu de paraître
flatté et qui, au fond, me rendaient fort malheureux. La Trégorroise
diligente, calmée, assagie, me faisait regretter l’autre, avec ses
fougues soudaines, ses écarts ombrageux et la grâce frémissante de ses
retours si adorablement passionnés. Deux ou trois fois, j’essayai de
l’entraîner à une de ces petites équipées qui, jadis, lui étaient si
chères, vers la ville.

--Il y a longtemps que nous n’avons fait le tour des boutiques, lui
disais-je... C’est foire à Douarnenez, demain. Si j’allais demander la
voiture?...

Elle penchait un peu la tête sur l’épaule et, avec une moue drôlette
d’enfant qu’on dérange dans ses jeux, répondait:

--En as-tu donc si envie, Goulven?... Moi, plus rien ne me plaît tant
que mon chez-moi. On est si bien ici!...

Je n’étais pas loin de trouver qu’on y était trop bien. Et cela m’était
un nouveau sujet de mécontentement contre moi-même. Quoi! cette paisible
vie d’intérieur après laquelle j’avais toujours soupiré de tous mes
vœux, elle m’était donnée, elle m’était rendue, aussi complète que je la
pouvais souhaiter, et, au lieu d’en savourer la tiédeur apaisante, comme
tout m’y conviait, je me prenais à lui préférer les hantises troubles et
malsaines d’un passé dont j’avais tant souffert!... Car je n’avais pas à
me le dissimuler: une nostalgie invincible me travaillait,--la nostalgie
de nos querelles anciennes, celle surtout des réconciliations qui en
étaient la suite habituelle et comme le rachat. Je ressentais, au moral,
un énervement analogue à celui que m’avait souvent causé, en escadre, le
long des côtes levantines, la persistante limpidité des ciels d’Orient.
J’appelais instinctivement l’orage. Il devait venir, mais non point tel
que je l’attendais!...

                   *       *       *       *       *

Un proverbe léonard s’exprime ainsi: «Le malheur tousse généralement
trois fois, avant de se mettre en route.» Je ne reçus, quant à moi,
qu’un avertissement, mais il fut significatif.

C’était à la date du 2 mars dernier. Louarn avait repris le service au
phare dans l’après-midi. Il faisait un temps moite et lourd, comme
chauffé par les grandes fournaises atlantiques; les nuages semblaient
s’affaisser dans le ciel sous le poids de leur électricité. J’avais
allumé le feu et aidé Louarn à essuyer les vitres de la lanterne qu’une
buée épaisse avait envahies. Tout en frottant, je m’enquérais auprès de
lui des choses et des gens de la Pointe, c’est-à-dire d’Adèle, et
d’Adèle seule, comme bien vous pensez.

--A propos, fit-il tout à coup, toi qui prétends que tu ne me caches
rien, il paraît que tu ne m’as pas encore jugé digne de contempler le
«coffre à Jim»!

--Elle t’a donc raconté cette sotte histoire?... Et vous vous êtes un
peu moqués de moi, je parie!

--Non. Mais j’en ai conclu que tu es un fameux cachottier. Quand me la
montreras-tu, cette boîte miraculeuse?

--Oh! s’il ne faut que cela pour te faire plaisir!...

Je dégringolais déjà quatre à quatre les marches de l’escalier.
L’obscurité, dans ma cellule, était si profonde qu’il me fallut cueillir
à tâtons le petit meuble sur l’étagère d’angle où, depuis tantôt deux
ans, il avait sa place. Ma gaucherie sans doute fut cause qu’un des
menus tiroirs, mal fermé, s’entrouvrit, car j’entendis le tintement
d’une pièce de monnaie sur le parquet de briques.

--Mon sou de dix-huit deniers! murmurai-je.

Vite, je m’agenouille, et me voilà de promener mes mains à plat sur le
sol pour le retrouver. Ne sentant rien, je me penche davantage, et comme
j’étends le bras sous le lit, un frisson subit me parcourt les moelles.
Le sou est là, qui brille dans les ténèbres, qui brille d’une pâle
clarté verdâtre et darde sur moi, dirait-on, l’unique et fascinante
prunelle de quelque bête invisible de l’ombre.

--Qu’est-ce que tu as? s’écria Louarn, lorsque je fus de retour dans la
lanterne. Tu es aussi blême que si tu avais vu la mort!...

Je m’étais affalé sur le banc de quart, et ce ne fut qu’après un assez
long intervalle, qu’ayant enfin surmonté mon trouble, je pus mettre mon
compagnon au courant de l’aventure.

--Bah! fit-il, des blagues!... Tu crois encore à ces sornettes de bonnes
femmes?... Un talisman, n’est-ce pas?... comme dans les contes de fées!

Il riait d’un rire saccadé, un peu voulu, qui ne laissait pas de trahir
un certain malaise. Je lui rétorquai:

--Et la lueur, alors?... Tu ne diras cependant pas que je l’ai rêvée?...

Il eut un haussement d’épaules:

--Ces choses-là s’expliquent à l’école primaire... Le
vert-de-gris,--l’humidité,--la phosphorescence,--que sais-je, moi!
D’ailleurs,--ajouta-t-il, en venant se planter en face de moi, faisons
un pari: nous sommes au 2 mars; si d’ici le 2 avril il ne t’est rien
arrivé de malencontreux, tu nous paies une petite noce de famille. Dans
le cas contraire, eh bien, c’est moi qui m’exécuterai... Cela te
va-t-il?

Je lui topai machinalement dans les deux mains. Pour détourner le cours
de mes pensées vers des images plus riantes, il entreprit de dresser
incontinent le menu d’un repas pantagruélique. Je m’efforçai moi-même de
me prêter à ce jeu. Mais nous n’étions plus en train ni l’un ni l’autre.
Au bout de quelques minutes, il se rappela brusquement qu’il ne lui
restait guère qu’une couple d’heures à dormir, avant de me relayer au
quart de minuit, et il me souhaita le bonsoir, sans même avoir abaissé
son regard sur le «coffre à Jim».

Moi, demeuré seul, je n’eus rien de plus pressé que d’ouvrir le léger
meuble et d’en sortir,--pour la première fois peut-être depuis mon
mariage,--non les lettres d’Adèle Lézurec, mais celles de ma mère... Ma
mère! Il y avait cinq grandes années qu’elle était comme absente de ma
vie. Pas une fois, en ces cinq années, je n’avais éprouvé le besoin de
lui écrire. Elle, de son côté, ne m’y provoquait point. Adolescent,
n’avais-je pas brisé son rêve le plus cher, en me faisant exclure, à
mi-route, des voies qui mènent vers le sacerdoce? Jeune homme, ne lui
avais-je pas porté un coup plus sensible encore, en me mésalliant avec
une Trégorroise, fille d’une autre race, qu’elle tenait pour issue du
sang maudit des Sirènes, et qu’à ce titre elle avait toujours refusé de
connaître?... Ni elle, ni moi, cependant, nous n’avions poussé jusqu’à
la rupture définitive. A défaut d’échanges épistolaires, nous restions
en communication, de temps à autre, par l’intermédiaire des maraîchers
roscovites qui parcourent, chaque saison toute la Bretagne. Parmi ceux
qui fréquentaient régulièrement la région du Cap, je comptais plus d’un
de mes anciens condisciples de Saint-Pol. Catherine Dénès les priait de
s’enquérir si j’avais toujours sujet d’être content de mon sort; moi, en
retour, je les chargeais de lui porter mes vœux de longue santé. Mais
c’étaient à peu près toutes nos relations. La violence de ma passion
pour Adèle avait absorbé, anéanti toutes mes autres facultés d’amour.

Aux heures de crise seulement, lorsque je sentais ma femme m’échapper et
me devenir cruellement étrangère, presque hostile, dans la détresse
infinie dont j’étais plein, la pâle et mélancolique figure de ma mère
reprenait vie et couleur sur un lointain d’autant plus lumineux que le
présent m’apparaissait plus sombre. J’élevais vers elle mon âme
endolorie. J’invoquais, de ses yeux compatissants, la pitié qui m’eût
été douce; je lui disais, avec l’accent d’une prière enfantine:

--Si tu savais, maman, comme j’ai mal!...

De l’associer ainsi à ma peine, j’avais l’illusion d’un soulagement. La
force mauvaise qui refoulait en moi le torrent des larmes cédait enfin:
je pouvais pleurer!... Ces réminiscences de tendresse filiale duraient,
d’ailleurs, ce que duraient les froideurs d’Adèle. Pas même. L’instant
d’après, je les reniais lâchement et m’en faisais de sanglants
reproches, comme d’une apostasie envers mon idole.

Le soir dont je vous parle, mon ingénieur, j’eus, pour la première fois,
le sentiment très aigu de l’indignité d’une telle conduite. En soupesant
le paquet si léger des pauvres chères lettres dont les irrégulières
suscriptions trahissaient la touchante inhabileté de l’écriture
maternelle, il me sembla que c’était tout le cœur de ma mère qui
frémissait là, sous ces enveloppes jaunies, tout son humble cœur
meurtri, à qui je devais tant et que j’avais si mal récompensé... Une
idée affreuse me traversa l’esprit: s’il s’appliquait à elle, cependant,
le présage qui m’avait troublé si fort? Si la lueur révélatrice était
pour me signifier son prochain trépas?... Partie sur cette piste, mon
imagination prompte à se créer des fantômes ne me représenta plus que
spectacles funèbres. Je vis la maison de mon enfance, sa vaste cuisine,
ses boiseries sévères, et, dans le jour voilé de la fenêtre, couchée sur
un lit d’apparat, son chapelet des dimanches noué autour de ses mains
jointes, la forme à jamais immobile et muette de la vieille paysanne
léonarde qui avait si longtemps aimé, caressé en moi le fils élu de ses
rêves, son enfant prédestiné!...

--J’ai trop péché envers elle, me disais-je. Ce sera, j’en suis sûr, mon
châtiment d’apprendre sa mort avant que j’aie pu lui témoigner mon
repentir.

Lorsqu’à minuit Louarn remonta, je m’empressai de lui céder la place,
par crainte qu’il ne me fît honte de mes angoisses et ne me plaisantât
sur mes remords. Je ne réussis à m’endormir que vers le matin, et d’un
sommeil peuplé de cauchemars. Les mêmes visions d’agonie et de deuil qui
avaient hanté ma veillée m’assaillirent dans mes songes, avec cette
différence toutefois qu’à l’austère manoir familial s’était substitué
notre logis de la Pointe et que le cadavre étendu sur le lit d’apparat
avait, non plus les traits amaigris et un peu ascétiques de Catherine
Dénès, mais le jeune, délicat et transparent visage d’Adèle Lézurec. Je
me réveillai dans un sursaut d’épouvante. Et, sitôt que j’eus repris
conscience de la réalité, ce fut pour laisser échapper cette prière--ou
cette imprécation--comme il vous plaira:

--Tout ce que vous voudrez, Seigneur Dieu! mais pas elle, au nom de vos
cinq plaies! pas elle!

Au prix de la perte d’Adèle, la mort de ma mère, de ma sainte mère,
m’apparaissait comme un événement fâcheux, sans doute, mais
supportable... Aussi bien, tout ça n’était peut-être que des histoires,
comme disait Louarn. Je sautai à bas de ma couchette, presque rasséréné;
puis sans prendre le temps de m’habiller tout à fait, pieds nus et en
corps de chemise, je grimpai d’une haleine jusqu’à la lanterne. Les
brumes étaient tombées; la clarté toute neuve du soleil de mars
argentait les grands espaces lavés de frais. Accoudé à la balustrade de
la galerie extérieure, je braquai ma longue-vue sur les falaises du Cap
que commençait à couronner un gazon reverdi. Le paysage, en dépit de ses
durs hérissements de pierre, était d’une majesté paisible.

De notre caserne, je ne pouvais, à cette distance apercevoir que le
toit; mais au-dessus d’une cheminée de pignon, que j’aurais reconnue à
des lieues, une spirale de fumée grêle se balançait doucement... Je n’en
cherchai point davantage. Comme les brumes, mes dernières idées sombres
s’étaient dissipées. Louarn qui pêchait à la ligne, assis sur le seuil
du phare, me héla:

--Tu ne descends pas casser une croûte?

Gaiement, je répliquai:

--On y va, jeune homme!

Et jamais, je crois bien, je ne trouvai saveur pareille au biscuit de
Gorlébella.




VIII


29 avril.

Je touche à la fin de mon calvaire, mon ingénieur. Mais ce sont les
marches les plus pénibles qui me restent à gravir.

Je ne pense pas que le Raz--du moins en cette saison de l’année--ait vu
beaucoup de journées aussi radieuses que celle du jeudi 17 mars. L’air
était tiède comme en juin. Une lumière généreuse avivait d’une splendeur
presque estivale les lointains élargis. La courbe des eaux, à l’horizon,
avait des teintes d’un bleu intense que rehaussait un mince linéament
d’or. Autour du phare, les courants semblaient se jouer avec abandon,
déroulant les mille reflets de leurs soies et de leurs satins, telles
que des écharpes de fées, tissées de toutes les irisations de
l’arc-en-ciel. Il n’était pas jusqu’à l’île de Sein, dans l’ouest, dont
la longue échine plate et triste ne se fût comme soulevée sur la mer,
pour saluer la résurrection du soleil; ce n’était plus la terre-épave, à
demi sombrée; on eût dit que les façades blanches de ses maisons se
déployaient, prêtes à prendre le vent, ainsi que des voiles. Quant au
continent, il nous faisait l’effet de s’avancer vers Gorlébella comme la
proue éclatante d’un navire surnaturel.

Et voici qu’une vraie barque s’en détacha, contourna son énorme carène
et cingla droit sur nous, d’un vol si souple qu’il égratignait à peine
la crête onduleuse des vagues.

--Ohé! ceux de là-haut!

--Ohé! ceux de là-bas!

Dix minutes plus tard, le _Ravitailleur_ accostait.

--Allons, le permissionnaire! cria de sa voix joyeusement bourrue le
vieux patron Lozac’h, lorsque les paniers de provisions, les sacs à
linge et le tonnelet d’eau fraîche eurent été hissés au sommet de la
roche.

Le permissionnaire, mon ingénieur, c’était moi. Je sautai dans
l’embarcation et m’installai, sur l’arrière, à la place que Chevanton
venait de quitter.

--A-t-il de la chance, ce chef! fit Louarn. Beau temps, mer belle et du
soleil assuré pour ses quinze jours!... sans compter le reste,
ajouta-t-il, avec une grimace expressive, en faisant claquer sa langue
contre son palais.

Chevanton esquissa un mauvais sourire. Le _Ravitailleur_ dérapait. Je
tendis une dernière fois la main à Louarn, en lui redemandant, par
manière d’habitude:

--Ainsi, pas de commissions pour la «grande terre»?

--Aucune. Tu prieras seulement qu’on n’oublie pas de soigner Cocotte.

--Sois tranquille, répondis-je; j’irai moi-même, dès mon arrivée, lui
donner de tes nouvelles et m’informer des siennes.

Nous filions déjà grand largue, quand, derrière nous, sa voix résonna
encore:

--C’est Chevanton qui brûle d’envie de te charger d’embrasser pour lui
sa femme!

Nous entendîmes Chevanton qui protestait en une sorte de grognement
indistinct: après quoi, il n’y eut plus autour de nous que le
froissement argentin des eaux à l’avant de la barque et le chant
atténué, la grande harmonie en sourdine de la mer dans les lointains
occidentaux.

--Ce Louarn aurait dû s’appeler _Moualc’h_[2] prononça au bout d’un
quart d’heure le patron Lozac’h dont ce n’est pas le défaut d’être
bavard et qui ne laisse tomber une phrase que lorsqu’elle se détache
d’elle-même comme un fruit mûr. Puis, après avoir fait changer de côté à
sa chique:

  [2] Il y a ici un jeu de mots: Louarn, en français, veut dire
    _renard_, et Moualc’h, _merle_.

--Car c’est un vrai merle, n’est-ce pas? monsieur Dénès, le merle des
merles... Toujours le mot drôle!... De la gaieté à revendre, que c’en
est une bénédiction!... Il en faudrait quelques-uns comme cela, dans la
vallée de Josaphat, au jour du dernier jugement. Ça dériderait le bon
Dieu.

Le mousse et le matelot firent chorus:

--Pour sûr qu’il est gai!... Et si bon enfant!... s’arrêtant à causer
avec un chacun, prêt à donner un coup de main aussi lestement qu’un coup
de langue.

--Oui, repartis-je--sans même songer à ce que ces éloges contenaient, en
somme, de critique à mon adresse,--ils sont ainsi, ces Trégorrois. Chez
nous, en Léon, un adage prétend qu’ils ont les cloches de Ker-Is dans la
tête. C’est un carillon ravissant: il ensorcelle qui l’écoute.

--C’est pourquoi vous êtes allé prendre femme dans leur pays,--conclut,
avec un clignement d’yeux, le brave père Lozac’h.

L’image d’Adèle, brusquement évoquée, m’emplit d’un vertige délicieux.
Je m’allongeai à demi, la nuque appuyée au bordage, et ne parlai plus.
D’ordinaire, quand je rentrais d’exil, j’avais au début de la traversée,
un besoin puéril de donner de la voix, de gesticuler, d’entonner même de
vagues airs qui ne me revenaient qu’alors, de me prouver enfin que je
m’appartenais et de faire retentir les échos du chant de ma liberté
reconquise. Cette fois, ce fut tout l’opposé.

Bercé au mouvement à peine perceptible du bateau, dont la haute voilure,
rougie au tan, promenait sur la mer une ombre couleur de pourpre, je me
laissai aller à une espèce de somnolence, de torpeur magique où je
n’avais plus conscience de rien, sinon que la nature était en fête, que
le char merveilleux de quelque fée, souveraine des vents, m’emportait
vers Adèle et que j’étais heureux.

J’écoutais le clapotis siffloter je ne sais quel refrain de marche et je
regardais, au-dessus de moi, palpiter magnifiquement les profondeurs
azurées du ciel. Il en descendait une lumière pure et calme, comme
solennisée par les approches du soir. Les eaux, l’espace, le profil
singulièrement adouci de la terre déjà voisine, tout nageait dans un
immense bain d’or. Jamais, je crois, la beauté des choses ne m’avait
pénétré à ce point. Je me figurais voguer vers les rives d’un paradis
terrestre, et que j’allais goûter près d’Adèle des ivresses inconnues
dont l’idée, par avance, me faisait défaillir, des ivresses comparables
à celles du premier homme, quand ses yeux éblouis s’arrêtèrent sur la
première femme...

Un coup de coude du patron Lozac’h me tira de mon extase.

--Voyez donc si ce n’est pas elle qui vous guette de là-haut,--dit-il,
sans se douter qu’il répondait à ma pensée secrète, et comme s’il eût
continué la conversation entamée au départ.

Je me frottai les paupières, du geste de quelqu’un qu’on réveille, et me
soulevai pour regarder dans la direction que son doigt m’indiquait.

Nous avions, depuis un bon moment, doublé les roches de l’extrême Pointe
et, sur notre gauche, commençait à se développer la monstrueuse muraille
de schiste des falaises, labourée d’entailles, de balafres à vif où le
suintement des eaux ferrugineuses ruisselait en larmes de sang. Çà et
là, des combes s’ouvraient, pareilles à des créneaux tapissés de
mousses, et leurs pentes gazonnées, en dévalant quasi jusqu’à la mer,
faisaient à distance, l’effet de guirlandes vertes suspendues par places
aux remparts de quelque fantastique cité de l’abîme. La tour désaffectée
du phare, le mât de l’ancien sémaphore achevaient de compléter
l’illusion: ils hérissaient, comme d’un profil de mystérieux monuments,
la ligne sévère et nue de ce paysage presque géométrique. De silhouette
humaine, en revanche, ni sur le faîte du promontoire, ni plus bas, dans
les pâtis d’herbe rase, tout baignés des ardentes lueurs du couchant, je
n’apercevais rien qui y ressemblât.

--Comment!... Cette forme assise, là, dans le creux de Beztré?...
insistait, non sans impatience, le patron Lozac’h.

Je finis par discerner une chose brunâtre, de contours indécis, qui
pouvait passer aussi bien pour un tas de goémon séché.

--Oh! c’est assurément une femme, opina le matelot. Même qu’elle a le
buste penché en avant et les mains aux genoux.

--Je vous dis que c’est madame Adèle! affirma Lozac’h.

Je ne demandais pas mieux que d’être persuadé. De tout l’hiver, Adèle
n’était pas venue à ma rencontre, et je n’avais, du reste, pas eu à lui
en vouloir, la saison ayant été d’une rigueur exceptionnelle. Mais
aujourd’hui, par ce clair et vivifiant soleil... Évidemment oui,
pensai-je, le charme du renouveau, sinon la hâte de me revoir, l’aura
incitée à la promenade et, sortie de bonne heure, quoiqu’elle n’aime
guère à se risquer toute seule dans les sentiers de gabelous, elle se
sera aventurée au-devant de moi jusqu’à Beztré... Chère petite femme!
Mon cœur volait vers elle; sur mes lèvres flottait un hymne
d’allégresse, un _Lætare_, une muette et religieuse action de grâces.
Déjà, je me représentais cheminant à ses côtés, m’attardant avec elle
dans la douceur alanguie de cet admirable soir, quand le mousse, qui
n’avait pas encore exprimé son avis, insinua timidement:

--Sauf votre respect, patron, la coiffe de madame Adèle est blanche, et
celle-ci porte, je crois bien, la jobeline[3] noire des filles de
l’Enès.

  [3] C’est le nom de l’espèce de cape que portent, en guise de
    coiffure, les femmes de Sein.

Je fus, Dieu me pardonne, sur le point de le souffleter. Il ne disait,
d’ailleurs, que trop vrai. La forme assise s’étant redressée, nous vîmes
distinctement sa cape d’Ilienne, dont les pans retombaient le long de
son visage comme les ailes d’un corbeau blessé. Le père Lozac’h jura, en
bougonnant, qu’il s’arracherait les yeux, la prochaine fois qu’ils lui
joueraient pareil tour. Moi, je me rencognai contre le bordage. Les
autres, eux, continuèrent d’épiloguer, à la façon des gens de mer qui,
dans leur existence un peu vide, prennent prétexte du fait le plus
insignifiant pour se livrer à des commentaires sans fin.

--Si la _Penn-Dû_[4] attend qu’on la vienne querir de l’île, déclara le
matelot, elle en a sûrement pour jusqu’à la nuit close. Il n’y a en vue,
derrière nous, que les voiles des Audiernais qui rentrent.

  [4] Tête-Noire, nom que les Capistes donnent aux Iliennes, précisément
    à cause de leur coiffure.

--Aussi bien, fit le mousse, elle n’a pas l’air pressé. Regardez: elle a
tiré son rosaire.

A ce mot de rosaire, le patron Lozac’h se frappa le front et, redevenu
jovial:

--Parbleu! s’écria-t-il, gageons que, ce coup-ci, c’est moi qui devine
juste!... Le bateau qu’elle guette, cette Ilienne-là, c’est le nôtre...
Et c’est après vous qu’elle en a, monsieur Dénès, poursuivit-il en me
touchant l’épaule:--Elle n’aura pas voulu manquer la commission dont on
vous a chargé pour elle. Apprêtez-vous à embrasser Thumette Chevanton.

Cette grosse plaisanterie les fit tous rire aux éclats, et je feignis
moi-même d’en être fort amusé. Mais l’idée que ce pouvait être,
effectivement, la sournoise sauvagesse qui se tenait embusquée là-haut,
sur le bord du seul sentier praticable qui, de Beztré, permît de gagner
la Pointe, m’avait fait passer entre chair et peau un désagréable
frisson. Je n’avais jamais eu--tant s’en faut--la moindre sympathie pour
cette femme. Dès le début, j’avais naturellement épousé à son endroit
toutes les préventions d’Adèle; et, plus tard, forcé de lui témoigner
quelques égards, depuis la nuit sinistre où elle avait surgi si à propos
pour rompre l’attirance du gouffre, je m’étais mis à la détester encore
davantage, à cause du service même qu’elle m’avait rendu et que j’étais
honteux de lui devoir. Je rusais pour l’éviter. Toute rencontre avec
elle me produisait une impression de malaise, presque de dégoût. Si elle
m’adressait la parole, j’étais incapable de lui répondre sans rougir;
j’avais la langue épaisse, je balbutiais. Elle ne faisait pas mine de
remarquer mon trouble, mais j’avais la certitude instinctive qu’il ne
lui échappait pas et, peut-être, qu’elle s’en réjouissait. Ce dont
j’enrageais le plus, c’est qu’à mon aversion très imparfaitement
déguisée elle opposait--et en ces derniers temps surtout--une onctueuse
douceur hypocrite, mêlée de je ne sais quelle insolente pitié. Dans les
propos les plus simples, les plus banals, un bonjour, un bonsoir, une
réflexion sur le temps, elle affectait d’enfermer une infinité de
sous-entendus. Ces façons m’irritaient quelquefois à un tel point
que--par un retour assez singulier--c’était ma femme à présent qui me
calmait et qui plaidait pour l’Ilienne.

--Non, je t’assure, elle est moins mauvaise que tu le dis. Je suis
beaucoup revenue sur son compte. Cet hiver, elle s’est quasiment
apprivoisée... Quand il n’y a que Louarn et moi, elle entre volontiers,
s’assied avec nous, prend part à la conversation. Même, les jours où je
suis seule, elle ne me fuit plus comme par le passé. Souvent, après
souper, elle apporte son tricot et, tandis que je brode, elle me raconte
les histoires comme je les aime, des histoires de choses
invraisemblables arrivées à des personnes de son île. On ne s’ennuie
jamais avec elle... Bien mieux: chaque matin, c’est elle qui va me
puiser mon eau à la citerne... Elle a des qualités, crois-moi... Ce
n’est que quand tu es là qu’elle se renfonce dans sa sauvagerie, par
discrétion, je pense, et aussi--elle me l’a confessé--parce qu’elle te
craint, parce qu’elle ne peut s’empêcher de voir en toi le chef de son
mari et que ta gravité silencieuse lui en impose.

Je m’inclinais devant le dire d’Adèle, que Louarn, dans nos entretiens
du phare, me confirmait, mais je n’avais pas encore réussi à me
débarrasser de mes préjugés hostiles contre la Chevanton. Elle demeurait
pour moi l’«ennemie»; et de songer que ce serait sa figure équivoque qui
m’apparaîtrait la première au débarquer, alors surtout que j’avais tant
rêvé d’une vision toute différente, cela me gâtait cette fin de voyage,
jetait sur mon âme une ombre analogue à celle qui s’élargissait sur la
mer, au pied des falaises que maintenant nous longions.

Au fait, qu’avait-elle à chercher sur cette côte, cette rôdeuse de
funeste présage, cette «chouette de la mort», comme le brigadier des
douanes l’avait surnommée, qui ne se montrait guère dans le voisinage
des vagues que la nuit, et seulement sur le versant septentrional de la
Pointe, vers les lagunes de Laoual et les sables de la Baie des
Trépassés, là où les courants, charrieurs d’épaves, balayent, ainsi
qu’en un gigantesque ossuaire, les reliefs des festins du Raz:
squelettes d’hommes, tronçons de mâts, carcasses démantibulées de
vaisseaux... Une peur soudaine me prit. Il me ressouvint de l’histoire
du sou, à laquelle je ne pensais plus et je murmurai mentalement...

--Serait-ce qu’Adèle a quelque chose, et celle-ci m’attendrait-elle, de
sa part, en messagère de malheur?... Jésus-Dieu! que va-t-elle
m’annoncer?

A la stupéfaction de l’équipage, je m’élançai d’un bond sur l’avant du
bateau, qui n’avait pas fini de se ranger à quai, et d’un autre bond, au
risque de me casser les reins, je m’abattis sur les pierres du môle. Mes
genoux, à l’heure où j’écris ces lignes, sont encore meurtris de cette
chute. J’entendis derrière moi la voix du patron Lozac’h qui
s’exclamait:

--Malédiction rouge!... S’il ne s’est pas tué!...

Sans même me retourner pour lui crier, comme d’habitude: «A la
prochaine, patron!» j’escaladais déjà, d’une allure désordonnée de fou,
les marches, dépourvues de rampes, qui, du fond de la crique, permettent
d’atteindre le rebord du plateau. J’avais des ailes aux talons, j’en
avais aux bras, j’en avais à tout le corps. En atteignant l’orifice du
puits, je faillis avoir un éblouissement. Par-delà le vaste pays nu, à
l’extrémité des roches du Van, la mer était en feu et renvoyait, comme
décuplée par une énorme lentille ardente, la dernière et splendide
flambée du soleil à son déclin. J’en eus les yeux si blessés que je dus
serrer les paupières et cheminer quelques instants à tâtons. Quand je
les rouvris, l’Ilienne me barrait la route. Je bredouillai
précipitamment:

--Qu’est-ce qu’il y a?... Adèle?... Un accident?... Quoi?... Parlez
donc!

Elle répondit en son breton traînant, avec un mince sourire:

--Madame la cheffesse était aussi fraîche qu’une églantine de mai, cette
après-midi, lorsque je suis sortie de la caserne.

Il me sembla que chacun de ses mots coulait en moi comme une rosée
rafraîchissante, et à ce moment-là, oui, je crois que, pour le
soulagement qu’elles venaient de me donner, j’aurais été capable de
baiser ses lèvres.

Elle, cependant, avait repris:

--Vous plaît-il, monsieur Dénès, que nous fassions ensemble un bout de
trajet?

--Comment donc! déclarai-je, tout ce que vous voudrez, madame Thumette.

Je buvais avidement l’air de la hauteur; des aromes subtils de thym et
de lavande me chatouillaient délicieusement les narines. Mes
appréhensions étaient calmées; plus rien ne me pressait maintenant:
j’attendais sans impatience que l’Ilienne s’expliquât, tout disposé,
d’ailleurs, à lui être agréable, si, comme j’en étais convaincu, elle
avait quelque service à me demander. Nous cheminâmes assez longtemps en
silence. On ne rencontre dans cette partie de la lande qu’un logis
humain: la chaumière de Ty-Map-Fourmant. La vieille filandière qui
l’habite était en train de donner à manger à son porc; elle nous dit, en
manière de salut:

--Un beau soir, n’est-ce pas, chrétiens?

Nous répondîmes en chœur:

--Un beau soir, en vérité.

Un peu plus loin, sur la gauche, est la croix du Laz, ainsi nommée parce
qu’elle fut érigée dans ces parages solitaires en souvenir d’un meurtre.
L’usage veut qu’on n’y passe point sans ramasser dans la sente
schisteuse un caillou que l’on jette ensuite au pied du socle. Il y en
aurait tout un monceau sous lequel la croix elle-même ne tarderait pas à
disparaître, si les eaux d’hiver, d’une année à l’autre, ne se
chargeaient de déblayer le terrain. Thumette Chevanton, le rite
accompli, marmonna une courte prière, se signa; puis, ayant craché dans
la paume de sa main droite, leva le bras vers le ciel, selon l’habitude
bretonne quand on est pour faire un grand serment.

--Que toutes les pierres qui sont là me lapident, prononça-t-elle, s’il
y a une seule parole de mensonge dans ce que je vais dire ici.




IX


30 avril.--Deux heures après minuit.

Comme j’achevais d’écrire ce qui précède, mon ingénieur, j’ai perçu tout
à coup des bruits étranges, le galop d’une espèce de chevauchée aérienne
dans les profondeurs tranquilles de l’espace. Et, presque aussitôt, une
nuée de spectres ailés, pareils à des hippogriffes, est venue s’abattre
avec fracas contre le vitrage de la lanterne. J’ai cru un moment que le
verre, malgré son épaisseur, volait en éclats. Vite, j’ai jeté là ma
plume et franchi la porte de la galerie.

Que des goélands attardés, que des troupes d’oiseaux migrateurs se
heurtent de la sorte aux étages supérieurs du phare, rien n’est plus
fréquent. Aux changements de saisons, en automne et au printemps
surtout, c’est chose coutumière, sinon quotidienne. Que de fois, en
procédant au nettoyage du matin, ne m’est-il pas arrivé d’avoir à
éponger de larges éclaboussures de sang, des touffes de duvet, des
débris de cervelles!... On recueille même des cadavres entiers, et je me
souviens, par exemple, que le soir de Noël, il nous tomba du ciel deux
oies sauvages qui nous firent un succulent réveillon.

Mais, tout à l’heure, cette trombe de fantômes, cet assaut si furieux
que la lanterne en avait tremblé, ces démesurés battements d’ailes, ces
cris enfin, ces croassements d’épouvante et de douleur, cette agonie
tumultueuse et farouche, jamais encore, en mes sept années de phare, il
ne m’avait été donné d’être témoin d’un semblable spectacle!

Et, lorsque je me trouvai dehors, mon saisissement ne fit que
s’accroître. Un tourbillon de formes apocalyptiques, que notre flamme
verte et rouge teignait fantastiquement de sa double lueur, menait
au-dessus de ma tête une ronde infernale. A mes pieds, sur les dalles de
la galerie, d’autres formes gisaient à demi râlantes, essayant de
dresser leur cou, ramant des pattes, le bec désespérément ouvert, les
yeux déjà stupéfiés par la mort. C’étaient, autant que j’en pus juger,
des «fous» blancs, mais d’une taille monstrueuse et d’une variété
inconnue à nos climats. Depuis des semaines, sans doute, ils étaient en
voyage, fuyant les soleils du Sud, remontant vers les terres plus
fraîches du Septentrion. Eux aussi, le terrible Raz leur aura été fatal.

J’ai lancé par-dessus la balustrade les morts et les blessés. Alors
seulement, les valides qui planaient autour du phare ont cessé leur
vacarme effroyable et leur sarabande de damnés. Je les ai vus, au nombre
d’au moins deux cents, se réorganiser en phalange et reprendre leur vol.
Un d’eux, en partant, m’a souffleté le visage du bout de son aile. Je me
suis rappelé le soir de mon arrivée à la Pointe, cet autre «fou»
sinistre qui nous frôla, et le brusque sentiment de détresse qui me fit
presser Adèle sur ma poitrine, d’un geste éperdu...

De l’opération que je viens d’accomplir, il m’est resté du sang aux
mains, et je m’aperçois que j’en ai taché cette page. Ne vous en
offusquez pas, je vous prie, mon ingénieur: ce n’est que du sang
d’oiseau.

                   *       *       *       *       *

Et voici donc quelles furent les paroles de l’Ilienne; elle les eût
gravées au couteau dans le vif de ma chair qu’elles ne me fussent point
demeurées en traits plus aigus.

--Votre femme devant Dieu est la femme du gardien Louarn devant le
diable, monsieur Dénès. Ce n’est pas, je pense, avec votre permission;
mais, il y a près d’un an que ce scandale dure: il n’est que temps que
vous le sachiez, avant que la rumeur s’en répande. J’ai hésité jusqu’à
ce jour à vous avertir. D’ailleurs, toutes les fois que je vous
cherchais, vous vous détourniez de moi. En fin de compte, hier, j’ai
consulté saint Konogan: j’ai posé une coque d’œuf sur l’eau de sa
fontaine; la coque a vogué droit à la statue du saint: c’était signe
qu’il fallait, coûte que coûte, que je parle. Ma conscience sera
désormais en repos: j’ai parlé.

Je m’étais croisé les bras, et je la regardais d’un œil hébété, sans
comprendre. Ma femme, le diable, saint Konogan, la coque d’œuf, tout
cela sautait, zigzaguait, s’enchevêtrait dans mon entendement, comme ces
petits points lumineux qui vous dansent dans les prunelles, lorsqu’on
passe du plein jour à une complète obscurité. Puis, brusquement, comme
dans la déchirure tragique d’un coup de foudre, je vis clair.

--Ainsi, murmurai-je en baissant instinctivement la voix, comme si les
mots qui allaient sortir de mes lèvres eussent été susceptibles,
prononcés tout haut, d’anéantir le monde, ainsi,--Thumette Chevanton,
vous avez le front de prétendre qu’Adèle...

Elle ne me laissa point achever.

--Faites excuse, monsieur Dénès; je ne prétends pas, j’affirme!

Et avec une expression de tristesse hypocrite:

--Hélas! il ne dépend malheureusement pas de moi que ce qui est ne soit
point. Croyez-vous que je serais ici, vous parlant comme je fais, si je
n’étais pas sûre? Oui, la cheffesse et Hervé Louarn pèchent ensemble. Et
je ne dis que ce que j’ai vu, vu d’aussi près que je vous vois, car ils
ne se donnent même plus la peine de se cacher; ils veulent la chandelle
allumée devant leur honte et ne s’inquiètent pas si les fenêtres ont des
yeux.

Les miens devaient être hors de leurs orbites. Je sentais que si je
laissais faire mes doigts crispés, ils se resserreraient d’eux-mêmes sur
le cou de la mégère. Elle flaira le danger et recula jusqu’à la croix.

--Holà! Goulven Dénès, ricana-t-elle, n’essayez pas de vous en prendre à
moi, s’il vous plaît!... J’ai des poings, moi aussi, et qui pourraient
bien valoir les vôtres.

Elle venait de se baisser pour cueillir au tas de pierres deux morceaux
de quartz aux arêtes coupantes, tels que des silex préhistoriques, et se
tenait campée dans une attitude de défi qui faisait saillir ses hanches
robustes de «femme-homme», d’Ilienne de Sein formée, dès l’enfance, aux
plus dures besognes viriles.

Mais déjà ma fureur s’était changée en dégoût. Je me contentai de
cracher à terre en disant:

--Je sais de quoi vous êtes capable, et qu’il ne vous en coûte pas plus
de salir les vivants que de profaner les cadavres... Voilà le cas que je
fais de vos inventions!

Je lui tournai le dos et regagnai le sentier.

--A ton gré, bélier de Léon! cria-t-elle, et que l’ombre de tes cornes
marche devant toi!

Je m’arrêtai, cinglé par l’outrage, prêt de nouveau à quelque violente
extrémité. Elle poursuivait:

--Mais, par exemple, n’allez pas vous figurer que cela se passera comme
ça!... Vous êtes le chef, à la Pointe, mais il y a d’autres chefs à
Quimper... Ce n’est pas pour rien peut-être que j’ai été deux ans à
l’école des Sœurs de la Miséricorde, et si elles ne m’ont pas appris à
broder, elles m’ont du moins appris à écrire... Ce que vous ne voulez
point entendre, eh bien! je vous certifie qu’avant trois jours
l’ingénieur l’aura lu!

J’étais revenu sur mes pas, je marchais à elle... Ce mot «l’ingénieur»
suffit à me clouer sur place. Une sueur froide me glaça les membres.
Affolé, non plus de colère, mais de peur, ce fut d’une voix presque
suppliante que je demandai:

--Vous haïssez donc bien ma femme, Thumette Chevanton?... Pour que vous
vous acharniez ainsi après son honneur, dites, que vous a-t-elle fait?

Elle laissa tomber les pierres qu’elle tenait, rajusta sa coiffe noire
dont les pans claquaient au souffle fraîchissant du crépuscule et, le
buste raidi en avant, comme d’une bête de proie qui va fondre:

--Elle m’a fait... elle m’a fait que, lorsque son Louarn est là, il n’y
a plus de vie possible à la caserne pour une chrétienne comme moi, qui a
des enfants et qui se respecte... J’ai dévoré mes scrupules pendant dix
mois, par pitié pour vous, oui! par pitié pour vous, et avec l’espoir
que vous vous apercevriez vous-même des saletés qui se font sous votre
toit, que cela vous sauterait aux yeux à la fin!... Mais vous n’avez pas
d’yeux, paraît-il, et vous ne voulez pas non plus avoir d’oreilles.
Libre à vous, monsieur Dénès. Seulement, si vous n’agissez point, tant
pis! j’agirai, moi!

--On ne vous croira pas plus que je ne vous crois, répondis-je d’un ton
que je m’efforçais de rendre calme. On vous connaît, Thumette Chevanton.
Et vos affirmations, Dieu merci, ne sont pas des preuves.

Elle eut un rire saccadé:

--Des preuves? Ha! ha!... si vous croyez que c’est ça qui manque!... Je
sais où les trouver, soyez tranquille!

--Fournissez-les.

--A vous de les chercher, monsieur le chef, puisque cependant ma parole
ne vous suffit point. Il était de mon devoir de vous avertir. Je l’ai
fait, pour soulager ma conscience et aussi par bonté compatissante. Vous
m’en avez assez mal payée. Bonsoir: la nuit tombe et les pommes de terre
du souper seront trop cuites.

--Madame Thumette, m’écriai-je, avant de vous en aller, un mot!... Vous
avez tout calculé, tout pesé, n’est-ce pas, et qu’au bout de cette
histoire, de quelque façon qu’elle tourne, il y aura du sang?

Elle montra du geste les pierres amoncelées au pied du calvaire:

--Elles se seraient déjà levées contre moi, si j’avais menti.

--Si, par impossible, vous aviez dit vrai, ripostai-je, malheur à
moi-même, mais deux fois malheur aux deux autres!

La main tendue vers le couchant où le phare de Sein commençait à briller
d’une pâle lueur d’étoile, elle articula d’une voix nonchalante:

--Chez nous, là-bas, lorsqu’une femme est convaincue de lubricité, son
mari l’emmène paisiblement, un soir, à la basse mer, dans les grèves
rocheuses qui sont au nord de l’île, sous prétexte de goémonier. Là, il
lui garrotte bras et jambes, lui attache une pierre au cou et lui
conseille de réciter son _mea culpa_. Les propres parents de la femme
font mine de découvrir le lendemain son cadavre. On célèbre au plus vite
ses obsèques et elle en a pour jamais.

Brusquement, elle se reprit:

--Qu’est-ce que je vous dis là, par les saints anges!

Puis, d’un ton pénétré:

--En de pareilles infortunes, c’est à Dieu qu’il faut demander
conseil... Bonsoir, monsieur Dénès, et à votre service!... Si vous m’en
croyez, vous ne me suivrez pas de trop près vers la caserne. Sauf la
vieille de Ty-Map-Fourmant, personne ne nous a vus ensemble... Inutile,
n’est-ce pas? de donner l’éveil.

                   *       *       *       *       *

Je restai les bras ballants, le dos appuyé contre un talus de pierres
sèches, à la regarder s’éloigner dans la direction de la Pointe, sa dure
silhouette noire découpée comme à l’emporte-pièce sur le fond encore
lumineux du couchant. Et, à mesure qu’elle allait, au lieu de diminuer,
il me semblait la voir grandir, grandir étrangement et prendre des
proportions surhumaines, jusqu’à offusquer tout, le ciel et la mer,
ainsi qu’une forme colossale, une gigantesque figure de ténèbres. On eût
dit qu’elle traînait le crépuscule sur ses talons comme un voile
immense, tissé d’ombre. Les dernières lueurs du jour qui frémissaient
sur les vastes espaces gazonnés s’éteignaient derrière ses pas.

Machinalement, j’évoquai le souvenir d’une légende de cette terre du Cap
que des pêcheurs de Feunteun-Od m’avaient contée. Il était question
là-dedans de la peste qui, à une époque inconnue, avait désolé ces
parages. Un navire sans mâts ni gréement d’aucune sorte, et dont la
coque avait plutôt la structure d’un énorme cercueil, avait été aperçu
un matin dans le Raz, louvoyant en face de la Baie des Trépassés. Nul
simulacre de matelots à bord. Tout à coup, de cet extraordinaire
caboteur, une fumée s’était exhalée, une fumée opaque et lourde comme
celle que dégagent les feux de goémons. Puis, se rembrunissant, elle
avait pris corps, s’était changée en un fantôme de femme, d’une stature
démesurée, qui, sinistre en ses flottantes mousselines de deuil, avait
gagné la côte. A toutes choses comme à tous êtres son approche fut
mortelle. L’herbe se dessécha, les fontaines tarirent; les bœufs au
labour se couchaient en plein sillon et bavaient de terreur, le mufle à
moitié enfoui dans la glèbe. Quant aux humains, ils périrent comme
mouches: il ne demeura point assez de vivants pour enterrer les
cadavres. On montre, dans le pays, des champs d’une fertilité
proverbiale, qu’on ne fume jamais; les blés y poussent sur des charniers
qui suintent encore après des siècles.

La même hallucination d’épouvante que durent éprouver les Capistes,
contemporains de la peste noire, hanta momentanément ma pensée, tandis
que je regardais croître avec la distance, grâce à mon trouble et
peut-être à l’indécision de l’heure, le spectre de la noire Ilienne en
marche vers l’occident. Ne venait-elle point de passer dans ma vie en
accomplissant une œuvre pareille de dévastation et de mort? De combien
de ruines n’avait-elle pas jonché mon cœur? Et, toutefois, je n’en eus
point le sentiment immédiat. Le coup avait été trop fort et trop
inattendu, surtout pour une organisation lente à concevoir, comme a
toujours été la mienne. J’étais dans un état de stupeur indicible.

C’était, au moral, quelque chose d’analogue à l’espèce de prostration
qui vous saisit, dans les phares du large, les jours de gros ouragan. Il
n’y a pas de mots pour exprimer cela. On est roulé, ballotté, noyé dans
un effroyable chaos de bruit. Tout est bouleversé, confondu. Il semble
que l’on ait sur la tête tout le poids tumultueux de la mer soulevée
hors de ses abîmes et, sous soi, le ciel béant, les profondeurs infinies
du vide. Les murailles du phare elles-mêmes semblent tout à coup
devenues vivantes et hurlantes; les pierres muettes poussent des appels
rauques, de formidables beuglements. Des paquets d’eau s’abattent, des
vitres crèvent. Tout vire, tout oscille, tout chancelle. On ne sait
plus, dans ce délire des éléments, à quel univers on appartient. On est
comme projeté dans de vertigineux espaces; on n’a plus conscience de
quoi que ce soit; on est soûl de fracas et d’horreur; on s’abandonne,
ainsi qu’un atome ivre, à tout l’inconnu des forces déchaînées...

Combien de temps dura mon abasourdissement, je ne le saurais dire. Ce
furent des sons grêles de cloches qui m’en tirèrent. L’angélus, ou
peut-être quelque glas, tintait à Plogoff. D’un geste irréfléchi, j’ôtai
mon béret de mer et j’allais ébaucher le signe de croix que l’Église, en
ces occurrences, recommande à tout croyant, quand, aussi vite, ma main
s’arrêta, suspendue. Et, au lieu de l’oraison prescrite, à laquelle
jusqu’alors je n’avais manqué jamais, ce fut une parole blasphématoire
qui me jaillit des lèvres, la première que j’eusse proférée de ma vie,
mon ingénieur. Je sentis, à cela surtout, que je n’étais plus le même
homme et que, pour m’avoir retourné de la sorte, il avait dû se passer,
dans ma destinée, quelque chose de foudroyant, d’irréparable, de
définitif. Mes regards paralysés retrouvèrent leurs facultés de
perception: ils s’ouvrirent sur le désastre.

Mon âme entière était comme une terre veuve, comme un pays rasé. Oui,
oui, la «peste noire» avait magnifiquement accompli son œuvre; la trombe
mauvaise n’avait rien laissé debout. Moissons dorées des chers
souvenirs, sèves tenaces des longs espoirs, doux logis de paix, de
tiédeur et d’amour, tout était fauché, broyé, anéanti. J’étais aussi
désert qu’un cimetière où les tertres même des tombes ont été nivelés
impitoyablement et qui s’est vu arracher jusqu’aux ossements de ses
morts.

Je promenai les yeux sur l’immensité de la lande, et je me sentis seul,
éperdument seul; je les levai vers le ciel nocturne que, la veille
encore, je vénérais comme le temple des élus, comme le tabernacle
visible de Dieu, et j’eus la certitude qu’il était vide, affreusement
vide, qu’il n’était qu’une face de mensonge, que derrière ses jeux
décevants de lumière et d’ombre il n’y avait rien. Et, songeant aux
prières innombrables que, depuis ma bégayante enfance, je n’avais cessé
d’exhaler vers lui, soit pour l’implorer, soit pour lui rendre grâces,
je me pris soudain à rire d’un rire convulsif, d’un rire sauvage, comme
en ont les «innocents» et les fous.

Je vous dois ma confession complète, mon ingénieur. La croix du Laz, je
vous l’ai dit, se dressait à quelques pas de moi, de l’autre côté du
chemin. Comment ne m’eût-elle point rappelé celle de Pénerf, là-bas, sur
la route de Plogoff? C’était, à une année d’intervalle, dans le passé,
la même nuit printanière et pure, un peu plus parfumée. Je revis ma
femme sur les marches du socle, son air de sphinx méditatif, tandis
qu’elle guettait soi-disant la montée de la lune, et le frémissement
soudain qui la secoua, quand, le doigt sur les lèvres, elle me fit signe
d’écouter, dans le silence, ce bruit de voiture qui venait... Oh! la
jolie scène, vraiment, et si délicatement jouée!... Jamais une épaisse
Léonarde n’aurait trouvé cela. Quels artistes, ces Trégorrois! Et quelle
merveilleuse entente de son rôle chez l’homme à la casquette, s’excusant
d’une voix si naturelle, avec une surprise si peu feinte: «Mille
pardons! madame Adèle, je ne vous avais pas reconnue!» Non, mais elle te
l’avait écrit, qu’elle t’attendrait là, misérable, si même, longtemps à
l’avance, vous n’en étiez convenus ensemble de bouche à bouche, entre
deux baisers! Et pour que ce fût plus piquant, on m’avait convié à la
fête, moi, le benêt! Et le bon Dieu aussi avait accepté d’en être,
paraît-il, absolvant toute cette infamie, inclinant vers elle sa fruste
figure de pierre et la bénissant de ses bras étendus!...

--Alors, c’est ça ta justice!... C’est à ça que tu sers dans le
monde!... m’écriai-je.

Pris de la fureur des antiques briseurs d’images, je m’élançai vers la
croix et, ramassant une poignée de cailloux je les jetai à la face du
Christ. Puis, je me mis à marcher, à marcher devant moi, au hasard. Ma
tête était pleine d’une confuse rumeur de mer et résonnait
intérieurement comme une grande conque. Deux ou trois fois, je crus ouïr
des pas sur mes derrières et je me rappelle que je disais:

--C’est lui!... C’est le malheur!

Et je m’arrêtais, je pliais le cou, sans me retourner, avec ce regard de
côté qu’ont les bœufs, au moment où va s’abattre la hache de
l’équarrisseur. Mais il n’y avait autour de moi que du silence, le vaste
et funéraire silence qui enveloppe cette région du Cap, aux rares nuits
de calme où l’Océan lui-même se tait. Et chaque fois la terrible
évidence se faisait en moi plus précise, plus implacable, plus absolue.
Car il ne me restait plus l’ombre d’un doute désormais. Ce que je me
refusais à comprendre tout à l’heure, quand l’Ilienne me l’attestait en
son jargon hideux,--mélange de sabbat et de catéchisme,--j’avais
maintenant la révélation directe, infaillible, que cela était, que cela
ne pouvait pas ne pas être, qu’il était dans l’ordre des choses
nécessaires que cela fût. Je me reprochais seulement de ne m’en être
point avisé plus tôt, d’être là comme une barque en panne qui tâte le
vent et ne sait plus vers où gouverner.

Hé quoi! je n’avais pas vécu un jour--non, pas un--sans redouter quelque
embûche de la vie; et l’abîme même où il était fatal que ma triste
chance me fît choir, puisqu’il ne pouvait y en avoir pour moi de plus
horrible, dire que c’était précisément le seul que je ne me fusse jamais
représenté! Parmi cette multitude de fantômes dont mon imagination,
broyeuse de noir, excellait à peupler mes veilles et mes insomnies de
Gorlébella, comment la menace de cette réalité, la plus immanquable,
parce que la plus épouvantable de toutes, ne s’était-elle pas dressée
devant mon esprit?

Je m’étonnais de mon propre aveuglement, mon ingénieur; et, comme jadis
à Saint-Pol, lorsque le professeur livrait aux risées de la classe
quelqu’une des âneries laborieuses dont j’étais coutumier, je me cognais
du poing la tempe, je m’insultais avec une rage concentrée et farouche:
«Tête de taupe!... Triple brute!... Triple idiot!...»

N’allez pas croire au moins que j’aie tergiversé, si peu que ce soit,
devant le parti à prendre. La situation, à mes yeux, était simple et ne
comportait qu’une issue. L’infidèle et son complice mourraient de ma
main, et moi-même, la lugubre tâche accomplie, je me tuerais sur leurs
corps. Une règle de trois, comme on dit!... Mais il restait à trouver
les moyens les plus sûrs d’arriver à la solution, et c’est ici que je me
labourais vainement la cervelle, sans rien découvrir qui ressemblât au
plus misérable germe d’idée. J’avais le crâne comme stérilisé, avec
toujours ce bruit de mer galopante, ce grand «hou!» intérieur que
j’essayais de calmer en marchant, et que la marche ne faisait
qu’exaspérer.

Brusquement, le hasard me vint en aide.

A force d’arpenter la lande, j’avais atteint, sans m’en apercevoir, la
ferme de Kérudavel qui forme, à la limite de ce désert, une sorte
d’oasis, avant-garde des terres cultivées de Lezcoff.

Je la reconnus à la haute baie de son porche,--un arc-de-triomphe du
temps des Romains, au dire du percepteur de Pont-Croix. Je l’avais si
souvent franchi ce porche, si souvent traversé l’aire dans laquelle il
donnait accès, toute jonchée d’un fumier d’algues sèches et de bruyère
flétrie! Le char-à-bancs où, jadis, nous faisions avec Adèle nos
escapades vers les villes, c’est à Kérudavel que j’avais coutume de le
louer. Justement il était là, au beau milieu de la cour, le cul
renversé, les brancards en l’air. Des bouffées de passé me montèrent aux
narines; je revis l’allégresse enfantine de nos départs, les roses
jumelles que la fraîcheur du vent matinal faisait fleurir aux pommettes
de ma compagne, les miroirs limpides de ses yeux où tout le paysage
semblait courir, et cet enchantement qu’on eût dit qu’elle communiquait
aux choses, rien qu’à les regarder. Je dus m’appuyer à l’un des
monumentaux piliers de pierre, pour ne point défaillir.

Le chien, flairant un intrus, tira sur sa chaîne, aboya. Un homme sortit
du bâtiment des étables:

--Qui est là?

C’était la voix de Jonathan, le maître de Kérudavel. Ma première pensée
fut pour m’esquiver. Mais l’homme déjà me jetait mon nom.

--Sur ma foi, c’est comme si c’était vous, monsieur Dénès!

Et tout aussi vite:

--Serait-ce qu’il vous faut la carriole et la bête pour le jour de
demain?

Cette question, si naturelle, du paysan capiste, après m’avoir
embarrassé l’espace peut-être d’une seconde, me fut un trait de lumière,
mon ingénieur. Partir!... Eh! oui. Comment n’y avais-je pas songé?... Du
même coup, je vis le prétexte que j’alléguerais auprès d’Adèle. Et, par
une impétueuse vertu de logique, tout le reste s’en déduisit. Le plan
d’action que j’avais en vain poursuivi pendant plus d’une heure, c’était
fait, je le tenais. Il venait instantanément de se construire dans ma
pensée avec des lignes aussi nettes, un contour aussi arrêté que
l’architecture des édifices de la ferme sur le bleu lacté de la nuit.
J’en éprouvai une joie véhémente dont l’âpreté même n’était pas sans
douceur. Et ce fut avec emportement que je répondis:

--Vous l’avez deviné, Jonathan!... c’est cela!... c’est bien cela!...
J’ai besoin de vous pour me conduire à Quimper.

Je m’étais élancé vers lui et je lui serrais les deux mains dans les
miennes, à les broyer.

--Vous en avez des étaux! prononça-t-il, non sans surprise, en se
dégageant.

Le fait est qu’à ce moment-là j’aurais tordu des barres de fer...




X


Même date.

Une aube brouillée, une mer baveuse. La fumée d’un transatlantique à
l’horizon. Il y a donc des gens qui voyagent, qui vont vers un but, vers
un désir, vers un rêve?... Je me suis assoupi quelques instants. Çà, où
en étais-je?... Ah! parfaitement!... La route de la caserne, sous les
étoiles... Il n’y en avait, cette nuit-là, par myriades. Et toutes, même
les plus lointaines, brillaient d’un éclat insolent, d’un éclat cruel.
J’aurais souhaité de pouvoir les éteindre d’un coup et rendre le monde à
l’obscurité primitive, aux ténèbres d’avant la vie. J’avais en moi une
haine sans bornes et qui s’étendait à l’univers entier; mais c’était
maintenant une haine calme, froide, résolue.

Je poussai la grille. Au grincement qu’elle fit, Adèle accourut.

--Comme tu es tard, miséricorde!... Voilà près de deux heures que
l’Ilienne m’a dit avoir vu le bateau accoster... Je tremblais qu’il ne
te fût arrivé malheur.

J’eus le courage de lui passer le bras autour de la taille.

--Du malheur, ma chérie, j’ai bien peur qu’il n’y en ait un dans l’air.

--Hein! fit-elle. Où cela? Pourquoi?

Elle avait frissonné de la tête aux pieds. Je murmurai:

--Oui, j’en ai le cœur tout malade... Je te conterai la chose en
soupant.

Dans la cuisine, nos deux couverts attendaient de part et d’autre de la
table, dont la nappe de toile cirée réfléchissait le rayonnement doux de
la lampe. Un cadeau de Louarn, cette nappe de fabrication américaine où,
sur le vernis jaunâtre, étaient grossièrement dessinées, en pointillé
blanc, des scènes de la Passion du Christ. Le logis avait son aspect
habituel, sa paisible propreté un peu nue. Je fus presque fâché de
constater que tout y était à sa place et de trouver aux meubles leur
figure, leur attitude, leur lustre même de tous les jours. Le lit, sous
sa courtine d’angle, entre ses immobiles rideaux de cretonne à fleurs,
avait conservé sa blancheur grave, son air invitant et mystérieux.

Adèle servit le potage au poisson, la _cautériade_, qui était une de nos
nourritures accoutumées.

--As-tu appétit?

--Je ne sais trop.

Je m’appliquai cependant à manger, pour avoir prétexte à garder les yeux
plongés dans mon assiette. Je craignais, si je les levais sur ma femme,
d’y laisser percer quelque étincelle des fureurs sans nom qui me
consumaient. Le silence se prolongeait, scandé par le tic-tac
indifférent de l’horloge. Ce fut Adèle qui le rompit.

--Il doit être bien malade, en effet, ton cœur... Sais-tu que tu ne m’as
seulement pas embrassée?

Je m’essuyai les lèvres, d’un geste rapide, et, quittant mon siège,
j’allai m’agenouiller contre le sien, le visage enfoui dans son tablier.
Depuis nos jeunes nuits de Bodic et de Lantouar, je ne m’étais guère
permis avec elle de ces abandons. Elle m’avait trop dit qu’il n’y avait
pas de milieu chez moi entre la gaucherie et la brutalité. Cette fois,
par exception, elle ne me plaisanta pas sur cet accès de tendresse, ni
ne s’y déroba. Je sentis se poser sur ma nuque sa paume satinée. Une
tiédeur voluptueuse s’exhalait de son giron.

Je dus serrer les dents pour ne la point mordre à travers ses jupes: un
désir de cannibalisme m’agitait; j’aurais voulu avoir des crocs de bête
pour les enfoncer dans sa chair et la déchiqueter fibre à fibre, lambeau
par lambeau.

Je la devinais, de son côté, très inquiète, impatiente de sortir
d’incertitude, quoique mes façons humbles et dolentes fussent déjà pour
la rassurer à demi. Comme je ne me pressais point de m’expliquer, elle
articula, de son ton le plus prenant:

--Allons, Goulven, épanche-toi. Confie-moi ta peine... Un ennui de
service, je parie, dont tu auras démesurément grossi l’importance... Je
te connais si bien et tu es si prompt à te faire des montagnes de tout,
mon pauvre ami!...

Elle avait dans la voix toute la douceur chantante des carillons d’Is.
C’était la même musique d’ensorcellement, le même timbre languissant et
pur qui, dès la première rencontre, m’avait charmé, hormis qu’à cette
heure, cela me semblait venir de plus loin que les temps et comme des
berges d’une terre disparue. C’était le chant d’une Adèle morte, un
chant confus et pâle flottant aux limbes du passé. L’émotion que j’en
éprouvai fut si poignante, qu’impuissant à me contraindre davantage, je
fondis en sanglots.

--Voyons, voyons, Goulven, sois un homme! dit-elle, anxieuse et
apitoyée.

Et ma conscience répéta, mais dure, impérieuse, ainsi qu’un écho
d’airain:

--Sois un homme!

Je me reculai jusqu’à la pierre de l’âtre où je m’accroupis, les mains
aux genoux, le front incliné vers le parquet.

--Tu vas me trouver plus déraisonnable que jamais, commençai-je. Mais
promets-moi, je t’en supplie, de ne point me gronder.

--Tout ce que tu voudras, pourvu que je sache enfin...

J’exhalai un fort soupir.

--Voici. Tu te rappelles peut-être ce sou ancien, qu’au moment de notre
mariage encore je portais au cou comme une médaille?

--Ou mieux, comme une amulette... Une petite chose assez sale,
d’ailleurs, toute rongée de vert-de-gris. Comme j’en avais quelque
dégoût, tu la quittas pour l’amour de moi, quoiqu’elle te vînt de ta
mère. Oui certes, je me rappelle! Et je me rappelle aussi l’histoire que
tu me contas à son sujet. On a de singulières idées en Léon!... Y
croirais-tu toujours à cette histoire?

--Qu’est-ce que tu veux? Il y a des maladies de naissance dont on ne
guérit jamais.

--Et alors, ce sou mirobolant?...

--Ne te moque pas, Adèle. Il a parlé.

Je lui narrai tout d’un trait, et sans omettre un détail, l’aventure de
la nuit du 2 mars, à Gorlébella. Lorsque j’en fus à lui dépeindre le
cauchemar qui m’avait crucifié jusqu’à l’aube, et comment, au réveil, je
m’étais presque pris à souhaiter le trépas de ma mère, elle eut un
sursaut qui la pencha vers moi d’un mouvement rapide et passionné.

--C’est pourtant vrai, prononça-t-elle, que tu m’as constamment aimée
d’un grand amour! Il n’y a pas de femme plus fortunée que moi. Je le dis
à qui veut l’entendre, Goulven!

Je fus sur le point de crier comme au toucher d’un fer rouge. Ce n’est
qu’au bout d’un instant que je pus reprendre:

--Il ne faut pas m’en louer, Adèle. Si le culte que je t’ai voué s’en
allait de moi, plus rien d’autre n’y subsisterait. Lui parti, ce serait
pis que la mort: ce serait le néant... Mais tu es là, vivante et bien
portante, Dieu merci!

--Dis hardiment, fit-elle, que jamais je ne me suis connu une santé
aussi florissante. D’ailleurs, il n’y a qu’à me regarder...

Mes yeux, que je m’étais efforcé de tenir baissés, à ce moment
m’échappèrent et la parcoururent malgré moi, depuis les fines attaches
de ses pieds jusqu’à la cambrure de son buste où sa gorge un peu haute
s’enflait d’un frémissement harmonieux de vague à mer montante... Ah!
les morganes fabuleuses des légendes de son damné pays, elle en avait
bien en elle toutes les séductions, toutes les perversités et toutes les
traîtrises! Je poursuivis:

--C’est parce que j’ai été tout de suite tranquillisé en ce qui te
concerne que des remords m’ont assailli sur un autre point... J’ai
beaucoup à me reprocher envers ma mère, Adèle.

Elle repartit, légèrement gouailleuse:

--Pour ce qu’elle s’occupe de nous, ta mère!...

--Je ne me pardonnerais pas de la perdre sans l’avoir revue.

--Oh! bien, si ce n’est que ça!... s’écria-t-elle, dans sa joie égoïste
de se sentir complètement hors de cause.

Sa figure s’était illuminée. Mais, aussi vite, en comédienne habile,
elle changea l’expression de ses traits et l’intonation de sa voix, pour
reprendre:

--Ne crois pas que j’aie voulu dire une méchanceté, Goulven... Non... A
ta mine abattue, à tes paroles, je m’étais imaginée... Ton sou de
malheur, je n’ai qu’un regret: c’est de ne te l’avoir pas arraché,
jadis, pour le jeter à la mer. Cela nous eût évité cette sotte
émotion... Je suis persuadée que la vieille Dénès a des années encore à
me bouder d’être devenue ta femme... Mais ce que j’en dis n’est pas pour
t’empêcher de te rendre en Léon. Au contraire; j’entends que tu fasses
le voyage. Si même je ne savais que ma seule vue serait capable de
donner raison à ton talisman diabolique, en occasionnant une maladie à
ta mère, je t’aurais offert de t’accompagner... On n’est pas plus
gentille, je pense?

--Très gentille, en effet, mon Adèle, tu es toute gentille.

Elle s’était levée pour desservir la table; et tout en allant et venant
à travers la chambre, de son pas souple:

--Oui, oui, le mieux est que tu partes... Il n’y a que ce moyen de te
mettre l’esprit en repos... Et puis, ça te fera du moins des vacances...
Les miennes, l’an dernier, m’ont été si profitables!... Il est juste que
tu aies ton tour.

Ses vacances! De quel front sans vergogne elle en parlait, la
coquine!... Je dus me pincer les lèvres pour ne lui point cracher à la
face le nom du Louarn. Elle aussi, ses souvenirs de Tréguier l’avaient
reportée vers son amant, car elle ajouta:

--Par exemple, au retour, attends-toi à ce que nous te plaisantions un
peu avec Hervé.

--Oh! répondis-je, je ne serai pas le dernier à rire avec vous, s’il se
trouve par bonheur que le sou ait menti... Je t’ai dit la gageure qu’il
m’a presque contraint de faire avec lui, ce loustic d’Hervé. Eh bien!
pour une noce de famille, c’en sera une! Je veux qu’il crève
d’indigestion, si c’est à moi de payer. Quant à toi, tu ne devineras
jamais ce que je te réserve...

--Quoi donc? fit-elle, sans se retourner, en achevant de ranger les
assiettes dans le dressoir.

--Une chose que tu as toujours sollicitée en vain jusqu’à présent, la
réalisation d’un de tes rêves les plus... les plus... Oui, enfin, tu
verras: j’ai mon projet. Je ne te le confie pas d’avance; avec ma guigne
habituelle, ça suffirait pour le faire rater.

--Comme pour Kermorvan, dit-elle en riant clair.--C’est bien, garde ton
secret.

Elle n’avait pas la moindre curiosité de l’apprendre. Est-ce que tout ne
lui était pas indifférent, qui pouvait lui venir de ma part? Et la seule
satisfaction qu’il dépendît encore de moi de lui procurer, n’était-ce
pas précisément de la débarrasser au plus vite et pour le plus longtemps
possible de ma personne?

--Quand as-tu intention de partir? interrogea-t-elle.

--C’est vrai, balbutiai-je d’un ton humble, je ne t’ai pas dit... Avant
de voler vers toi, j’ai fait le grand détour, par Kérudavel... Je
voulais m’informer si le char-à-bancs était libre... C’est même cela qui
a été cause que je suis rentré si tard.

--Et alors?

--Jonathan a justement, demain, vendredi, deux veaux à conduire aux
bouchers de Pont-Croix et s’offre, les bêtes livrées, à me véhiculer
jusqu’à Quimper. J’ai promis de lui rendre réponse dès ce soir, après
que je t’aurais consultée.

--Comment! Et tu es encore là, sans plus bouger que la pierre sur
laquelle tu es assis!... Mais va, mon ami, dépêche-toi, si tu ne veux
les trouver tous endormis comme des souches, à Kérudavel!... Moi,
cependant, je te préparerai du linge et brosserai tes hardes propres,
puis je t’attendrai dans nos draps, pour qu’après la fraîcheur du dehors
tu aies au moins place chaude.

Elle avait ouvert la porte toute grande sur la nuit.

--Dieu! que d’étoiles! s’écria-t-elle.

Et, me montrant du doigt le fond du firmament:

--Quelle est donc celle qui brille là-bas d’une clarté si blanche, droit
au-dessus de Gorlébella?

--Vénus, je crois, répondis-je de l’air le plus innocent du monde, en
franchissant le seuil de la maison.

                   *       *       *       *       *

Je tournai le pignon nord de la caserne et m’acheminai vers la grille;
mais je ne la passai point, me contentant de repousser le battant avec
force, comme si je le refermais derrière moi; puis, après avoir piétiné
quelques instants sur le sol, pour simuler la cadence d’un pas qui
s’éloigne, je me glissai, dans l’ombre du mur d’enceinte, jusqu’à
l’autre extrémité du principal corps de logis, où donnaient les fenêtres
de l’Ilienne. Ce manège de rôdeur nocturne qui, la veille encore, m’eût
paru incompatible avec mon caractère, j’y goûtais à cette heure une
espèce de jouissance farouche et d’âcre volupté. Les circonstances
venaient de réveiller en moi le démon héréditaire, l’esprit de ruse de
mes aïeux paternels, les durs «Paganiz[5]» de l’Aber-Vrack, réputés
naufrageurs subtils et grands dépisteurs de gabelous.

  [5] On désigne par ce nom de «Paganiz», ou _Païens_, les populations,
    de mœurs encore rudes et primitives, qui occupent, sur le littoral
    léonnais, les territoires de Plouguerneau, de Plounéour-Trèz, de
    Kerlouan et de Guissény.

Les volets des Chevanton étaient clos; mais, en y collant l’oreille, je
perçus à l’intérieur une mélopée d’oraison. La sauvagesse vaquait à ses
dévotions du soir auprès de sa canaille endormie. Je me traînai en
rampant vers les marches du seuil et, par le «trou de chat» pratiqué
dans le bas de la porte, j’appelai à voix sourde:

--Madame Thumette, s’il vous plaît!... Madame Thumette!

Le fredon cessa; l’Ilienne m’avait entendu.

--C’est donc vous, monsieur Dénès?

--C’est moi.

Elle tira doucement le verrou et m’introduisit dans la pièce. C’était la
première fois que je pénétrais chez elle. Je demeurai tout suffoqué,
d’abord, par l’odeur d’étable humaine qu’on y respirait, renforcée de je
ne sais quel relent de saumure. Impossible, d’ailleurs, d’imaginer un
capharnaüm plus étrange: aux solives, pendaient, pêle-mêle, des grappes
d’oignons, des tourteaux de graisse, des quartiers de porc, des
chapelets de poissons séchés; une paire de rames, toutes velues de
mousse marine, était appuyée contre l’armoire; un ancien coffre de
matelot, privé de son couvercle, contenait une provision de pommes de
terre. Les meubles sentaient la crasse, la moisissure, le délabrement.
Du lit à deux étages où les enfants étaient couchés, des mèches de
varech s’échappaient par les déchirures des paillasses. Je n’avais pas
idée d’un pareil désordre, d’une pareille saleté; il fallait vraiment
qu’ils crevassent les yeux, pour que j’y fisse attention, en un tel
moment. La Chevanton elle-même éprouva le besoin de s’en excuser:

--Avec une ribambellée de marmaille, vous savez, on n’arrive pas à tenir
propre.

Comme je cherchais des yeux où m’asseoir, elle essuya le banc, près de
la table, avec le revers de son tablier.

--Au surplus, reprit-elle, on dit chez nous, à l’île, que conscience
nette vaut mieux que mobilier luisant.

L’allusion était directe.

--C’est aussi un proverbe léonard, répondis-je.

Et, brusquement:

--Je suis venu, en me cachant comme un voleur. Ma femme me croit sur le
chemin de Kérudavel... Alors, si vous voulez bien, vous allez tout me
dire, madame Thumette... tout.

--Ah! fit-elle, en humectant ses doigts de salive pour moucher la
chandelle de suif qui brûlait entre nous, sur la table, vous ne mettez
donc plus en doute ma parole de chrétienne, maintenant?

Ses pupilles brillaient dans sa face de noiraude, comme ces
phosphorescences verdâtres qui s’allument, les nuits d’orage, dans la
mer.

--Allez, de grâce! suppliai-je; le temps presse.

Durant une heure d’horloge, elle conta, mon ingénieur. J’avais souhaité
de tout entendre, et pas un détail, en effet, ne me fut épargné. La
sauvagesse me fit boire ma honte goutte à goutte, jusqu’au dernier filet
de lie.

Du jour, déclarait-elle, où elle avait appris le remplacement de Hamon
par un Trégorrois, un «pays de la cheffesse», elle avait flairé le mal,
la trahison déjà consommée. En voyant paraître le nouveau gardien, elle
en avait été sûre.

--Rappelez-vous ce soir-là, monsieur Goulven! Vous étiez en extase,
comme un enfant, devant le perroquet. Eux, cependant, leurs yeux se
riaient d’amour par-dessus la table. C’était la volonté de Dieu que je
fusse à les observer derrière les vitres.

Dès lors, elle les avait suivis, guettés, épiés pas à pas; elle s’était
attachée à eux comme leur ombre. Toujours présente et jamais visible,
elle avait été de moitié, en quelque sorte, dans leurs tête-à-tête,
recueillant leurs propos, comptant leurs baisers!...

Dans le principe, ils avaient été prudents. Nulle part on ne les
rencontrait ensemble, si ce n’est à la caserne, pour les repas; encore
faisaient-ils exprès de manger la fenêtre ouverte. Autrement, ils
vivaient séparés. Louarn bricolait, taillait des bateaux pour les
mioches ou fainéantait avec les douaniers de garde, sur la falaise, en
jouant aux cartes et en fumant des pipes. La cheffesse, à son habitude,
flânait, lisait, brodait... et, les après-midi de soleil, s’en allait
comme par le passé, en promenade du côté de Saint-Theï.

--Oui, et elle agitait vers vous son mouchoir, n’est-ce pas, monsieur
Goulven? Et vous vous disiez apparemment: «Comme elle est fidèle au
rendez-vous, ma petite femme chérie, et comme elle m’aime!» Ha! ha! ce
mouchoir-là, monsieur Goulven, ce n’était plus pour vous qu’on le
secouait dans l’air... Je m’en étais vite aperçue, moi qui vous parle...
Qu’est-ce que vous voulez? C’est mon gagne-pain de fréquenter les
grèves. Chiffonnière d’épaves, soit! Il n’y a pas de sot métier, et
celui-là vous fait la vue, je vous le garantis! Ce n’est pas pour me
glorifier, mais à quatre cents pas je distingue une couvée de mouettes
dans un trou de roche. Je reconnais même les gens par nuit noire, vous
m’en êtes témoin,--à plus forte raison au jour baissant, comme en ce
soir de mai, veille de l’Ascension, où, pour la première fois, je les
surpris en train de pécher... J’avais quitté la caserne plus tôt que
d’ordinaire, afin d’atteindre, avant le crépuscule, les parages du Nord
derrière le Van: c’était saison de forte marée, et je savais que la
cueillette, là-bas, promettait d’être bonne. J’étais parvenue au sommet
du promontoire et je longeais depuis quelque temps la crête, lorsque,
au-dessous de moi, à mi-pente, je vis une forme d’homme, immobile, dont
la casquette de toile grise me fut tout de suite un signalement. C’était
Louarn. Les mains en visière, il regardait fixement dans la direction de
Saint-Theï. J’eus une idée soudaine... Tiens!... Tiens!...

«Mais non, pensai-je, ils n’auraient tout de même pas ce front, la
Trégorroise et son Trégorrois!»

Eh bien, si, monsieur Goulven! Ils avaient osé cela, les sacrilèges, de
choisir l’enclos d’un saint pour s’y livrer à leurs chienneries!...

Après ça, convenez que, dans toute la région, ils n’eussent su dénicher
un coin plus propice. Songez donc! Une herbe fine, drue, veloutée comme
un satin, à peine foulée une fois l’an, aux messes de pardon, par le
pied des hommes, si sacrée pour les bêtes elles-mêmes que les oiseaux de
mer, à ce qu’on dit, ne voudraient pas la souiller de leur fiente; un
mur de ronde assez élevé pour abriter des vents du large... et des
longues-vues de Gorlébella; partout à l’entour la solitude vaste; jamais
un passant. Un paradis terrestre, quoi!

Oui, monsieur Goulven!... Et le soleil n’avait pas fini de disparaître
dans les eaux de Sein que, du haut de la falaise, j’assistais, pétrifiée
d’indignation et de scandale, à la conversation d’Ève avec le Serpent...

                   *       *       *       *       *

Je vous traduis de mon mieux le breton de l’Ilienne, mon ingénieur. Je
pourrais aussi bien vous reproduire de mémoire son récit tout entier.
Mais, à remuer cette tourbe, l’ancienne nausée me reviendrait.
Qu’ajouter, d’ailleurs, que vous ne pressentiez? Après l’adultère à ciel
ouvert, ce fut l’adultère en chambre, chez Louarn, ce fut l’adultère à
domicile, jusque dans mon propre lit!

--Dam! Ça n’est pas tentant, l’hiver, de s’aimer dehors, surtout quand
on a logis clair, feu de mottes, couette de plumes et draps blancs...
Sans compter qu’elle aurait pris mal, la cheffesse, à braver la
bourrasque de novembre ou la bise de janvier! Bon pour une Chevanton
d’être à courir les sentiers de grève par des temps pareils! Ah! elle
s’en est donnée, du Louarn, votre _moitié de ménage_!... A la fin, les
nuits même ne lui suffisaient plus... Ce n’est pas Adèle, c’est Ahès
qu’elle se nomme, votre femme,--Ahès la stérile, Ahès l’inassouvie!...
Et s’il vous faut des chiffres, s’il vous faut des dates, tenez!

Ce disant, elle arrachait un almanach épinglé à la muraille et le jetait
devant moi sur la table. Il était criblé par places de croix à l’encre.
C’était son registre d’observations, son livre d’espionnage, patiemment
rédigé jour à jour.

--Faites le total! ricana-t-elle.

Je balbutiai:

--C’est bien... c’est très bien.

--Oh! j’ai mieux à vous montrer, monsieur Goulven.

Elle tira de la poche de sa jupe une clef rouillée.

--Du temps de Hamon, c’est moi qui m’occupais de sa chambre, dans la
tourelle, et il m’avait remis ce double passe que j’ai conservé... Ne me
demandiez-vous pas des preuves, tantôt? Vous allez être servi...
Pensez-vous que votre femme soit couchée?

--On peut voir.

--Ne bougez pas. Je vais sortir avec mon fanal, comme si je me rendais
au _penzé_[6].

  [6] A la quête des épaves.

Son absence ne dura pas deux minutes.

--Elle dort, la tête au mur... Venez!

J’obéis, le cœur serré d’une indicible épouvante. Il me semblait suivre
une sorcière vers quelque monstrueux sabbat. Devant nous se dressait,
mystérieuse et funèbre dans la nuit sans lune, la tour de l’ancien phare
désaffecté.




XI


Une procession de voiles vient d’émerger des profondeurs du septentrion.
Ce sont les barques loguiviennes[7], à n’en pas douter. Elles s’avancent
comme une troupe de cygnes noirs. Chaque printemps, elles émigrent de la
sorte, des confins du Goëlo, emportant une tribu entière, hommes,
femmes, et les enfants qui ne sont pas encore sevrés. Il ne reste au
pays que les aïeules, pour garder les maisons vides et les lits défaits.
Six mois durant, elles vieillissent là, solitaires, assises sur les
seuils à filer de la laine pour les tricots, en attendant les expatriés.

  [7] Loguivy est une petit port de pêche, à l’embouchure du Trieux.

Voilà des années que les Loguiviens ou, comme on dit ici, les
Paimpolais, accomplissent périodiquement cet exode vers les eaux de
Sein, riches en homards. Ils prennent à l’île leurs quartiers d’été,
s’installent par familles chez l’habitant, qui les exploite le plus
qu’il peut et les poignarderait volontiers d’une main, tandis qu’il
accepte leur argent de l’autre. Les deux populations logent sous les
mêmes toits, sans jamais se mêler ni se fondre. On cite un seul exemple
de Paimpolais ayant épousé une Ilienne. La parenté de la jeune femme
aussitôt la répudia. Son propre frère avait juré sa mort. Elle dut fuir
avec son mari, gagner, sans espoir de retour, les rives du Goëlo, où
elle ne tarda pas à dépérir de tristesse, de consomption, de nostalgie.
Sa dernière parole fut pour supplier l’homme à qui elle s’était donnée
de ramener son cadavre au cimetière de son bourg natal...

                   *       *       *       *       *

Du temps que j’étais au phare de Bodic, nous n’étions séparés de Loguivy
que par l’estuaire du Trieux. Le plus souvent, lorsque nous avions à
nous rendre à Paimpol, c’est là que le bac nous déposait. Les vieilles
nous bonjouraient au passage et nous nous arrêtions presque toujours à
causer avec elles. Nous avions même noué des relations. Parfois, on nous
invitait, selon l’usage de ces contrées hospitalières, à prendre le
café. Nous demandions des nouvelles des absents et si leurs lettres
annonçaient une pêche fructueuse. On nous faisait des récits sur Sein.
La plupart de ces bonnes femmes y avaient été, mais elles n’en parlaient
pas moins comme d’une terre étrange, à demi fantastique, perdue dans
l’immensité des espaces, par-delà des frontières du monde réel.

Elles la voyaient, à travers la brume de leurs souvenirs, sous l’aspect
d’une région maudite. C’était, pour elles, l’île de la désolation, de
l’épouvante et de la mort, comme aux époques anciennes, quand les
druidesses des Gaules y sacrifiaient à des idoles de pierre sur des
autels sanglants.

--Pensez donc! Pas un arbre, pas une source d’eau vive, pas un chant
d’oiseau bocager!... Les vaches, en guise d’herbe, y paissent du goémon.
Et quels sauvages, que ces gens de là-bas! Jadis, aucun prêtre ne
voulait demeurer parmi eux. On leur donna pour recteur un matelot qui ne
savait que ses patenôtres, avec mission de les christianiser à coups de
garcette. Ils pratiquent une religion brutale, une religion fanatique et
sans douceur. Ils furent longtemps avant de nous permettre l’accès de
leur église: nous n’avions droit d’assister aux offices que du dehors,
par l’entrebâillement des portes. Ce sont tous des pharisiens et des
forbans... Puisse votre chance vous préserver d’être jamais envoyé dans
ces parages, monsieur Dénès! Qui voit Ouessant, voit son sang, mais qui
voit le Raz n’a plus qu’à dire: Hélas!...

Ces propos des vénérables Loguiviennes nous faisaient sourire, Adèle et
moi. Nous les traitions un peu comme des radotages, comme des contes...
En combien de réflexions et de commentaires ne s’abîmeront-elles pas,
les aïeules du Goëlo, quand les homardiers, retour de la campagne de
pêche, répandront dans la petite bourgade marine le bruit de la sombre
aventure arrivée à Gorlébella!

--Vous savez bien, Dénès le Léonard, qui fut gardien au phare de
Bodic... Vous vous rappelez comme il aimait sa femme, la tant jolie
artisane trégorroise, la fille unique au père Lézurec... Qui jamais
aurait osé prévoir une telle fin à un ménage si heureux!

Et les vieilles, alors, de marmonner, les mains jointes:

--Un homme si tranquille, Jésus-Dieu!... Ce sont, bien sûr, les démons
du Raz qui l’auront perdu...

                   *       *       *       *       *

Les démons du Raz! Je crus, en vérité, sentir sur ma face leur souffle
de mort, lorsque, l’Ilienne ayant ouvert avec précaution la poterne de
la tour, je m’engouffrai derrière elle dans l’escalier, que les
vacillements de son fanal peuplaient de grimaçantes figures d’ombre,
comme si toutes les furies des ténèbres, accroupies de marche en marche,
se fussent levées à son approche, pour lui faire honneur.

Nous montâmes jusqu’au deuxième étage, dans un silence sépulcral.

--Maintenant, commanda-t-elle, ne bougez plus. Vous allez entendre!...

Elle entra seule dans la chambre de Louarn, et braqua d’un geste brusque
le rayon de sa lanterne sur un des angles de la pièce. Je perçus un
froissement de plumes, un battement d’ailes. C’était l’ara qui se
réveillait en sursaut. Ébloui par la lumière subite, il se dandina un
instant sur son perchoir, roulant vers la Chevanton tantôt l’un, tantôt
l’autre de ses yeux d’or démesurément agrandis. Celle-ci, toujours
plongée dans l’obscurité, fit semblant d’appeler à voix basse:

--C’est moi, Hervé!

Le perroquet, aussitôt, eut un cri strident, suivi d’une avalanche de
mots entrecoupés:

--_Hervé, cousked out?_ (Hervé, dors-tu?)... _Adèle!... Délaïk!...
Délaïk kèz._ (Ma petite Adèle! mon Adèle chérie!)

Incapable d’en écouter davantage, je m’élançai sur l’oiseau. L’Ilienne
m’arrêta net.

--Pas de sottises, monsieur Dénès, à moins que vous ne teniez à tout
compromettre et à vous faire arracher les prunelles par surcroît.

L’animal s’était, en effet, ramassé sur lui-même, le cou hérissé, le bec
en avant, prêt à fondre.

--Et puis, quoi! reprit-elle, ne cherchiez-vous pas un témoignage! Vous
n’en pouviez souhaiter aucun qui fût plus certain, s’il est vrai, comme
on dit, que les bêtes ignorent le mensonge... D’ailleurs, patientez,
monsieur Dénès: il y a mieux.

Elle lâcha mon bras, qu’elle avait saisi, posa le fanal sur la
planchette de la cheminée et fit jouer le pêne d’une armoire d’attache
scellée dans le mur.

--Ne vous déplaise, chef, reconnaissez-vous ceci?

Elle déployait devant moi une espèce de longue blouse blanche, en surah
des Indes, que j’avais achetée dans un bazar de Smyrne, l’année de nos
épousailles. Adèle, en la recevant, avait déclaré: «Je veux que ce soit
ma chemise de noces.» Le lendemain de la première nuit, elle l’avait
lavée, repassée de ses propres mains et l’avait enfermée dans un tiroir
secret, après m’avoir fait jurer de l’en revêtir sur son lit de mort, si
elle me précédait dans la tombe. «Jusque-là, qu’elle dorme loin de tout
regard, au fond de cette commode, avec le souvenir de ma virginité!»

Et voici qu’on me l’exhibait tout à coup, profanée par l’adultère,
fripée en de sales étreintes, devenue la parure sacrilège de
l’impudicité! Instinctivement, je me voilai du coude le visage; j’étais
blême de douleur et de honte, comme si, cet opprobre, c’était moi qui
l’eusse commis, et que j’eusse moi-même livré les mystères de la vie
conjugale en pâture à la curiosité publique. La Chevanton répétait,
implacable, en secouant le tissu accusateur:

--Le reconnaissez-vous?

Et, comme je demeurais planté devant elle, la gorge serrée, sans
répondre:

--Il ne faut pas qu’il vous reste le plus léger doute, monsieur Dénès...
Allons! Voyez, touchez, sentez!...

Je l’écartai d’un mouvement si brutal qu’elle faillit choir à la
renverse sur l’ara qui, ne comprenant rien à cette scène insolite, était
descendu de ses barreaux et rôdait dans nos jambes en hurlant d’une voix
exaspérée des:

--Paix, cocotte! Paix!

En quatre bonds j’eus dégringolé les marches de l’escalier de pierre.
J’avais besoin de me purifier les poumons au grand air de la nuit: je
volai d’une course, à travers les landiers, jusqu’aux roches de
l’extrême Pointe, et là, couché sur le dos parmi le romarin, les bras en
croix sous ma tête, avec, au-dessus de moi, le ruissellement infini de
la Voie lactée, j’achevai de me préciser à moi-même, méthodiquement,
mathématiquement en quelque sorte, tout le détail du plan de vengeance
conçu à Kérudavel et dont j’avais, dans ma conversation avec ma femme,
posé les premiers jalons. Jamais je ne m’étais senti la pensée aussi
énergiquement lucide. Il semblait que la vie de mon cœur broyé se fût
réfugiée dans mon cerveau et qu’elle en décuplât les puissances. J’étais
presque confondu de voir avec quelle aisance, quelle solidité, tous les
fils de ma combinaison se tramaient et se nouaient comme de soi.

Il m’en vint une espèce d’exaltation héroïque, l’orgueil de l’homme qui
non seulement n’est plus le jouet des événements, mais, au contraire,
les tient à sa merci.

En me relevant, j’aperçus par-delà les courants du Raz, tout pailletés
d’un scintillement d’astres, l’œil vert de Gorlébella qui me regardait.

--Salut à toi, m’écriai-je dans un accès d’enthousiasme farouche, salut
à toi, nocturne émeraude des mers du ponant, gardienne incorruptible du
feu, image vivante de Vesta! Tu sais si je t’ai consciencieusement
servie. Parmi les hommes attachés à ton culte, il n’en est pas un qui
t’ait donné des gages plus forts de constance et de fidélité. Je ne
crois pas que tu aies à me reprocher une seule défaillance. Deux années
durant, et bien qu’en proie aux pires obsessions de l’amour, j’ai monté
autour de toi une faction sacrée. Tu m’es témoin que jamais le sommeil
ne m’a surpris à mon poste. Tout mon honneur, je le mettais à ce que ta
flamme brûlât haut et clair et qu’elle resplendît au loin, dans
l’espace, multipliée par le rayonnement des prismes, comme la veilleuse
des eaux immenses, comme la lampe de l’infini... Si j’ai bien mérité de
toi, le moment est proche où tu vas pouvoir m’en récompenser. Te l’ai-je
assez murmuré, le nom de cette Adèle à qui tu m’arrachais huit mois sur
douze! Te l’ai-je assez murmuré, dis-moi, le jour, en astiquant tes
délicats rouages, la nuit, pieusement assis à mon banc de quart, ainsi
qu’un cénobite dans sa stalle de chêne, devant le maître-autel!
Confidente de mes souvenirs passionnés et de mes larmes, tu as vu de
quel cœur je l’idolâtrais. Tandis que j’entretenais ta pure lumière sur
les eaux, c’était comme si j’eusse attisé en moi-même l’ardeur dévorante
dont cette femme m’avait embrasé. Elle, cependant... Mais que t’importe!
Apprends seulement ceci: comme tu fus associée à mon amour, tu vas
l’être à ma haine. L’œuvre de justice et de châtiment, c’est à toi que
je la réserve. La Trégorroise au front romanesque a souvent exprimé le
vœu de dormir, bercée par les grandes voix du Raz, à l’abri de tes murs
inébranlables: elle y dormira!... Elle y dormira, côte à côte avec son
complice, d’un sommeil plus profond que les abîmes qui t’environnent, et
tu flamboieras au-dessus de leur couche, tel qu’un cierge d’hymen, le
plus beau qui se puisse rêver à des noces humaines, fût-ce à des noces
d’éternité!...

L’œil vert clignota, comme en signe d’acquiescement, puis se voila d’une
paupière d’ombre, enfin s’éteignit. Je n’attendis pas que l’œil rouge
commençât de poindre, et, agitant une dernière fois mon bonnet de peau
dans la direction du phare:

--A bientôt, vieille Gorlébella!... Mes compliments au Louarn, jusqu’à
ce que je lui serve le festin promis!

Je regagnai la caserne en contournant le mur septentrional de
l’enceinte, afin de rentrer par la grille de façade. Précaution,
d’ailleurs, superflue. Adèle continuait de reposer, la tête au mur,
l’épaule droite noyée sous une lourde cascade de cheveu.
M’allongerais-je auprès d’elle? La prudence le voulait, et aussi je ne
sais quelle impulsion malsaine contre laquelle se tendaient en vain
toutes les énergies de ma haine et de mon dégoût.

Une irrésistible attirance m’appelait vers ce corps souillé qui fut
Adèle et que je me demandais maintenant de quel nom nommer.

--La sentir, la frôler seulement... une fois encore, rien qu’une
fois!...

Je me déshabillai avec une hâte fébrile et me glissai dans les draps.
Mon contact, sans la réveiller tout à fait, la fit tressaillir. Elle se
renversa de mon côté, écarta de la main des mèches errantes sur son
visage et balbutia d’une voix de rêve:

--Comme tu as froid, mon ami!

J’avais, effectivement, les membres glacés. Elle, en revanche, sa chair
dégageait une chaleur douce qui, peu à peu, m’envahissait,
m’enveloppait, me pénétrait de ses frémissants effluves. Comme je ne
bougeais, ni ne répondais, elle murmura encore quelques sons
inintelligibles, et se rendormit.

Je demeurai appuyé sur le coude, à écouter son souffle tranquille, aussi
ténu qu’un souffle d’enfant. Ses lèvres, qu’elle gardait toujours un peu
béantes dans le sommeil, s’entrouvraient comme le fascinant calice noir
de quelque fleur empoisonnée.

Elles exhalaient vers moi, avec le parfum de son haleine, toute la
capiteuse odeur de sa jeunesse mûrissante et de sa pleine beauté...
Comment la tentation ne me fût-elle pas venue d’aspirer sur ces lèvres,
tant adorées naguère, le philtre, d’autant plus savoureux peut-être
qu’il était plus corrompu, de nos inoubliables ivresses d’antan?

--Eh! oui, prends-la donc! me criaient mes sens affolés, prends-la
furieusement, bestialement, comme une proie de plaisir, comme une fille!
Assouvis sur elle ton exécration et qu’elle défaille sous ton étreinte
jusqu’à mourir!

Mourir... Ce mot suffit à me rendre à moi-même. Je songeai à la mort qui
planait, en effet, sur elle, sans qu’elle s’en doutât. Et je m’étonnai
soudain, à la pensée qu’elle ne soupçonnait rien, qu’elle ne devinait
rien, et qu’elle se tenait là, pelotonnée contre l’homme qui allait être
son bourreau, endormie d’un sommeil si confiant, si calme! Par une sorte
de pudeur, je m’éloignai d’elle. Puis, me représentant à l’avance
l’effroyable grimace de terreur et de désespoir qui défigurerait cette
tête charmante, quand elle _saurait_, je ne pus me défendre de la
plaindre et de déplorer très sincèrement, je vous assure, que les jeux
inexplicables de la destinée eussent marqué pour une fin aussi barbare
la gracieuse demoiselle des _Trois-Rois_, la jolie Adèle Lézurec.

Oh! les grêles sonneries des moûtiers, dans le soir!... Oh! les fumées
odorantes des cires, ondulant jusqu’à la voûte assombrie de la
cathédrale, mêlées à des vapeurs d’encens!... Et vous, chemins, verts
chemins de Saint-Yves, si propices à la prière et si indulgents à
l’amour, où sont, hélas! les serments échangés sous vos ramures, devant
la paix religieuse des choses, dans la solennité du crépuscule qui
tombait?

Voici que, détaché du présent, mon esprit remontait la pente de ma vie
ancienne, bercé au bruissement de feuilles sèches que faisaient dans ma
mémoire les souvenirs du passé. Je crois même que j’étais sur le point
de m’assoupir, lorsque des coups redoublés retentirent à la porte. Une
voix rude grogna:

--Quand vous voudrez, monsieur Dénès?...

--C’est bon, maître Jonathan! Dans un quart d’heure, je suis votre
homme.

Adèle aussi s’était redressée en sursaut.

--Qu’est-ce qu’il y a donc? demanda-t-elle, en tournant vers moi de
grands yeux vagues, encore ennuagés de sommeil.

--Il y a que je pars, rappelle-toi, ma chérie.

--C’est vrai... j’avais oublié... Tes hardes sont là, sur la chaise...
Désires-tu que je me lève?

--Ça, non. Je veux que tu te rendormes vite, au contraire.

Elle resta toutefois sur son séant, jusqu’à ce que je fusse entièrement
vêtu. Quand je m’approchai pour prendre congé, elle m’enlaça le cou de
ses bras nus et, sa bouche suspendue à la mienne, chuchota:

--Cherche un peu quel rêve je faisais, quand ce rustre de Jonathan a
heurté?

--Et si je ne trouve pas?...

--Tant pis. Va-t’en, vilain!... Ce sera pour quand tu reviendras...
Kénavo[8]!

  [8] Au revoir!

Et elle se laissa choir sur l’oreiller, toute rose dans la mer de ses
cheveux sombres. Je n’attendis même pas d’être dehors pour essuyer du
revers de la manche son immonde baiser.




XII


Deux heures de l’après-midi.

Les hirondelles! Je viens de voir passer les hirondelles, mon
ingénieur... Elles se sont perchées un instant autour de la lanterne,
sur la barre d’appui, et se sont mises à me dévisager curieusement,
intriguées sans doute de cette rencontre inopinée d’un homme en cage, à
cent cinquante pieds au-dessus des eaux. Par crainte de les effaroucher,
j’ai posé la plume et me suis tenu complètement coi. Je puis la
reprendre, à présent qu’elles sont parties...

Qui eût dit que j’éprouverais jamais pareil soulagement à sentir
s’espacer entre Adèle et moi des lieues et des lieues de pays? Tout en
feignant d’écouter le verbiage de mon conducteur, je n’étais occupé que
de compter les poteaux télégraphiques, de les regarder avidement surgir
des lointains, puis décroître, puis disparaître.

A Pont-Croix, je priai Jonathan de m’accompagner chez un homme
d’affaires connu dans toute la région sous le sobriquet, à double
entente, de «Saigneur du Cap». J’exhibai à ce personnage un livret de
caisse d’épargne, inscrit au nom de _Goulven-Pierre-François Dénès,
quartier-maître de timonerie_. Il en feuilleta les pages écornées, lut à
voix haute:

--Six cent quarante-sept francs quatre-vingt-cinq centimes.

C’était le dernier débris qui subsistât de mes patientes économies de
matelot.

--Très bien, poursuivit l’usurier, je suis prêt à vous remettre en
échange un demi-billet de mille, contre procuration sur timbre.

Je me contentai de répondre:

--Faisons vite.

Et en route pour Quimper. Nous y arrivâmes sur les trois heures de
relevée. A l’auberge du Chapeau-Rouge, où le maître de Kérudavel avait
coutume de descendre, je m’informai de l’adresse d’un quincaillier.

On me donna un garçonnet pour me conduire.

Un vieux, à figure glabre de sacristain, me reçut dans une boutique
basse, quasi souterraine, et qui semblait se prolonger à perte de vue
comme une galerie de catacombes.

--Une serrure de sûreté?... Comment donc!... Je suis dépositaire des
deux meilleures marques... Vous faut-il la «Fichet» ou la «Bricard»?

Il étala sur le comptoir des spécimens de l’un et de l’autre type. Je
les essayai tous et, lorsque enfin mon choix se fut fixé:

--Alors, insinuai-je, vous me garantissez qu’une porte fermée avec
ça...?

Il eut un rire mince et strident de crécelle:

--... Est aussi fortement scellée qu’une pierre de tombe, oui, mon
bonhomme.

Je payai sans marchander et m’enfuis précipitamment.

Toute la soirée, je marchai par la ville, au hasard. De temps en temps,
je tâtais la poche intérieure de ma veste, pour m’assurer que la
précieuse serrure ne s’en était point échappée.

Je passai et repassai ainsi dans les mêmes quartiers jusqu’à dix et
douze fois. Toutes les rues semblaient faire exprès de me ramener vers
la cathédrale. A la fin, harassé, je décidai d’aller m’asseoir sous le
porche. Des mendiantes étaient là, qui jacassaient. Une d’elles, une
naine à béquilles, vint à moi en implorant «un petit sou». Je tirai de
mon gousset une pièce blanche. La pauvresse refusait d’en croire ses
yeux.

--Quel saint devrai-je invoquer pour vous? me demanda-t-elle en breton,
toute rayonnante.

--L’_Ankou_[9], ma fille, répondis-je, c’est le seul qui puisse quelque
chose en ma faveur.

  [9] Personnification masculine de la Mort, chez les Bretons. On le
    représente armé d’une faux, comme le «Temps» dans les mythologies
    antiques.

Elle eut quelque tentation de me rendre mon argent. Je l’entendis qui
disait aux autres:

--Il a le parler d’un Léonard et pourtant il tient les propos d’un
hérétique.

Une des loqueteuses opina:

--C’est peut-être un protestant!

On commençait à me regarder de travers dans le groupe. Je repris mes
vagabondages de juif-errant. Sur le trottoir d’une rue déserte, bordée
de hautes façades sévères où pas une devanture de magasin ne brillait,
un homme qui courait me bouscula. C’était un allumeur de réverbères. Je
songeai:

--A Gorlébella aussi, en ce moment, ils allument!... Savoir qui est de
garde au feu... Chevanton?... Louarn?

Louarn, Chevanton, Gorlébella, à me redire ces noms, il me sembla qu’ils
sonnaient en moi comme les mots d’une autre langue, d’une langue jadis
pratiquée, mais que j’aurais désapprise. Était-ce assez loin, tout cela,
assez évanoui, assez perdu!... Et tout de même je m’étais mis à suivre
le coureur, intéressé, en somme, par son manège qui était un peu celui
de ma profession, amusé par cette menue flamme qu’il faisait jaillir de
bec en bec... Brusquement, je m’arrêtai, comme cloué au sol. Juste en
face de moi, de l’autre côté de la rue, un cadre de bois peint venait
d’émerger de l’ombre; il portait:

    SERVICE DÉPARTEMENTAL DES PONTS ET CHAUSSÉES
    _Bureaux de l’Ingénieur._

Je crus lire le _Mamé, Thécel, Pharès_, de l’Écriture. Toute mon âme
timorée, mon âme domestiquée de fonctionnaire, se réveilla. S’il allait
se montrer, le «Grand Chef»! S’il allait me reconnaître, m’interroger!

Or, à cet instant même, votre porte s’ouvrait, mon ingénieur. Quelqu’un
sortit... c’était vous! Comme il n’y avait encore d’éclairé que le
trottoir où je me tenais, il était tout indiqué que vous le prissiez de
préférence. Vous fûtes pour vous y acheminer. Déjà j’entendais votre
exclamation:

--Tiens! Goulven Dénès! Que faites-vous là? Qu’est-ce qui vous amène?
Quelle difficulté?... Quelle requête?... Contez-moi cela, mon ami.

Que la rencontre se fût en effet produite, et il est certain que dans
mon trouble je vous confessais tout. Avec vous, je n’aurais pas eu le
sang-froid nécessaire pour mentir. Et alors, c’est vraisemblablement en
ces termes que j’aurais conclu:

«--Maintenant que je vous ai divulgué mes projets, je ne suis pas sans
me rendre compte que je n’ai plus qu’à y renoncer. Si je ne le faisais
de mon plein gré, vous avez, je le sais, mille moyens de m’y
contraindre. Ce soin vous sera épargné, je vous en donne ma parole
d’honneur. Je ne vous demanderai, en retour, que de m’aider à remplir
cet engagement, en m’aidant à disparaître... Oh!... comprenez-moi
bien... à disparaître sans bruit, sans scandale, administrativement, en
quelque sorte!... Plus loin que Gorlébella, plus loin que l’île de Sein,
presque à la limite des eaux françaises, il est, sur un récif solitaire,
une tour à moitié inaccessible, dernière vedette du vieux monde au large
des mers du couchant. Deux de mes confrères sont condamnés à
s’immobiliser là, des saisons entières, comme Siméon le Stylite sur sa
colonne, bien au-delà des horizons terrestres, hors de l’humanité, hors
de la vie. Prisonniers de la mer et forçats du feu, le bagne, au prix de
l’existence qui leur est faite, serait doux. Je me suis trouvé naguère
en compagnie de l’un d’eux que l’on rapatriait. Ce n’était plus qu’un
automate, aux yeux égarés de somnambule, à la démarche hésitante et
infirme de cormoran blessé... Le vide qui environne ces gens dévaste
aussi leur crâne, stupéfie leur cerveau. Que pourrait-il m’arriver de
mieux, mon ingénieur? Délivrez un de ces malheureux et donnez-moi sa
place. Nommez-moi gardien de n’importe quelle catégorie au phare de
l’Ar-Mèn. Vous vous serez ainsi débarrassé de moi sans ennuis. Car, si
je sollicite d’être expédié là-bas, c’est pour y rester. Vous
n’entendrez plus parler de Goulven Dénès autrement que par les rapports
de service. Encore ne tarderont-ils pas à vous apprendre que j’aurai été
frappé de congestion à mon banc de quart et que, par mesure sanitaire,
force aura été de faire faire à mon cadavre le saut du balcon...
N’est-ce pas une combinaison très simple, la plus propre à tout
arranger?»

Sans doute! hormis qu’elle eût laissé vivre et s’aimer en paix et
s’appartenir entièrement l’un à l’autre les deux coupables!... Tandis
que je m’en serais allé, pourriture flottante, fournir une pitance d’un
jour aux marsouins du Raz, eux, là-bas, dans leur Trégor!... Avouez que
c’eût été d’une immoralité par trop révoltante, mon ingénieur. Je n’eus
pas à commettre cette lâcheté suprême. La logique des choses veillait.
Elle fit qu’au moment où vous vous engagiez sur la chaussée, quelqu’un
de votre entourage vous héla. Vous aviez, paraît-il, oublié vos gants.
Ce fut mon salut. J’avais retrouvé mes jambes: je m’esquivai...

                   *       *       *       *       *

Après, je ne sais plus très bien. Je me rappelle vaguement avoir
dégringolé un raidillon, respiré des odeurs mouillées de campagne, longé
des quais, franchi un pont, escaladé enfin un flanc de montagne boisée
d’où l’on apercevait à peine, dans le bas-fond vaporeux, le clignotement
indistinct des lumières de la ville. Une mousse drue faisait tapis au
pied des hêtres; je m’y étendis et, terrassé de fatigue, d’épuisement,
d’hébétude physique et morale, je roulai dans le sommeil. Les cimes des
arbres, balancées au vent de la nuit, m’enveloppaient comme d’une
puissante rumeur de mer. Je rêvai, mon ingénieur, que, par je ne sais
quelle opération magique, vous m’aviez obtenu la faveur de recommencer
ma vie. J’étais couché dans mon hamac de gabier. Vogue la _Melpomène_!
Par les sabords entr’ouverts, des souffles entraient, des souffles
d’Océan tiède, pâmé sous les ardentes constellations du ciel austral.
Ils me caressaient le visage, ils me gonflaient la poitrine. Et c’était
comme une ivresse lente, comme un narcotique d’oubli... Dans le hamac le
plus rapproché du mien, un camarade achevait de lire une lettre au
timbre de France. Il se pencha vers moi, murmura:

--Dis donc, _Pater-Noster_, voilà qu’on m’écrit qu’elle est morte.

--Qui ça?

--Ma bonne amie, donc!... Adèle, la petite Adèle, la fille à l’ancien de
la rue Colvestre.

Je vis alors seulement qu’il avait les traits de Louarn. Il pleurait. Je
cherchai des mots d’apitoiement pour le plaindre. Mais tout aussi vite
il essuya ses larmes.

--C’est l’heure de la _relève_, dit-il.

Le sifflet du maître d’équipage retentit... Hélas! non, c’était le
sifflet du premier train d’aube débouchant en gare, mon ingénieur. Je
retombais dans le cauchemar, c’est-à-dire dans la réalité.

Quand j’eus dégourdi mes membres, secoué la rosée qui engivrait mes
vêtements et rassemblé quelques lambeaux d’idées éparses:

--Ça, me demandai-je, où et comment passer cette journée, ainsi que les
douze ou treize autres qui la vont suivre?

En quittant la caserne, j’avais visé un double but très précis: d’abord,
m’évader d’un logis où je n’étais plus chez moi et rompre avec la
présence abhorrée d’une femme qui avait cessé d’être la mienne; ensuite,
gagner Quimper pour y faire l’emplette que vous savez, persuadé à tort
ou à raison qu’elle m’offrirait des garanties plus certaines, si je me
la procurais au chef-lieu... Quant au voyage en Léon, ce n’avait été, ce
ne pouvait être, dans mon intention, qu’un pur prétexte... Revoir, avec
mon âme ravagée, mon âme méchante d’aujourd’hui, le grave et religieux
pays de mes innocences d’autrefois? M’entendre appeler du haut de tous
les clochers, des marches de tous les calvaires, par le spectre éploré
de mes croyances mortes? Croiser au détour de chaque chemin d’anciennes
petites amies de catéchisme, devenues dans l’intervalle épouses chastes
et mères fécondes? Et surtout, oh! surtout, apporter sous le vénérable
toit familial des pensées de haine, m’asseoir à ce foyer si calme et si
probe, l’esprit uniquement hanté par des images de vengeance, de
massacre et de sang? Allons donc! Est-ce que cela était parmi les choses
admissibles! Est-ce que tout mon être n’aurait pas regimbé là contre!
Est-ce que j’y aurais pu songer seulement!

Ce fut pourtant ce qui advint, du moins en partie. Vous y fûtes pour
beaucoup, mon ingénieur. Je fis, en effet, réflexion que je risquais
trop gros jeu à vouloir séjourner dans une ville où vous aviez votre
résidence. Rien qu’à me remémorer l’alerte de la veille, je me sentais
blêmir de frayeur. Il fallait se terrer ailleurs, mais où? mais de quel
côté?

Comme je m’interrogeais, anxieux, je vis au-dessous de moi, dans la
vallée, les rails de la voie ferrée s’embraser des premiers feux du
matin et se dévider en scintillant, pareils à deux câbles d’or. Des
locomotives manœuvraient, crachaient des fumées blanches qui animaient
l’espace d’un peuple de figures aériennes. Les plaques tournantes
trépidaient avec d’énormes bruits de gongs. Ces spectacles de la vie
civilisée, il y avait, me sembla-t-il, des siècles que j’en étais
absent. Je m’acheminai inconsciemment vers eux. Avant même que je me
fusse rendu un compte exact de ce que je faisais, j’étais à la gare,
stationnant près du guichet, parmi le groupe assez restreint des
voyageurs en partance.

La distribution des billets commença.

Une vieille paysanne, en coiffe plate de Plounéour-Ménèz, me précédait.
Elle dénoua le coin de son mouchoir de poche, y prit quelques menues
pièces d’argent et dit à l’employé, d’une voix peureuse:

--_Landerné, mar plich_[10]...

  [10] Landerneau, s’il vous plaît.

--Hein? fit l’homme avec rudesse.

La vieille me regarda, une supplication dans les yeux. Je déposai un
louis sur le comptoir de cuivre.

--Landerneau!... criai-je. Deux troisièmes!

On ne contrarie pas le hasard. La bonne femme qui, à son insu venait
d’en être pour moi l’instrument, ne permit pas que je montasse dans un
autre compartiment que le sien. Comme la naine du porche de
Saint-Corentin, elle était toute confuse de ma libéralité et s’entêtait,
avec une obstination de Bretonne, à vouloir me rembourser le prix de sa
place.

--C’est que, sans vous offenser, vous n’avez pas l’air d’un riche, vous
non plus.

Pour calmer ses scrupules, je lui sortis, du geste insouciant d’un
matelot qui rentrerait de campagne, une poignée d’or et de billets de
banque mêlés à du billon.

--Vous arrivez des Amériques, peut-être? me demanda-t-elle ingénument.

Elle avait un fils qui s’était embauché pour l’Argentine, sur la foi
d’un prospectus d’émigration, et elle en était sans nouvelles, depuis
quelque cinq ans, mais elle ne désespérait pas de le voir reparaître, un
jour ou l’autre, vêtu comme un «gentilhomme», avec des coffres chargés
de lingots.

Tout en me contant cette histoire, elle s’était mise à défaire un panier
d’osier peint en noir, installé près d’elle sur la banquette. Elle en
tira successivement du pain, du lard fumé, un peu de beurre dans une
coupelle de buis, une _fouace_, enfin, un de ces lourds gâteaux de pâte
grossière qui se débitent, par les rues de Quimper, les jours de marché.

--Vous accepterez du moins de partager ma nourriture, dit-elle, puisque
vous en avez, comme moi, pour jusqu’à Landerneau?

Ce n’était pas l’envie qui me manquait de goûter à ces provisions dont
la frugalité même exhalait un je ne sais quoi d’honnête et
d’appétissant. Il y avait près de vingt-quatre heures que je n’avais ni
mangé, ni bu, et mon estomac d’homme robuste, accoutumé à l’air aiguisé
du large, n’était pas sans crier énergiquement la faim. Mais le supplice
que j’avais imaginé pour me venger des deux autres, je tenais à
l’expérimenter d’abord sur ma propre personne: j’avais résolu d’éprouver
par moi-même si cette torture du jeûne était bien ce que je souhaitais
qu’elle fût, et aussi de vérifier, dans la mesure du possible, le temps
qu’il fallait pour que son œuvre s’accomplît. J’assurai donc la pauvre
vieille que je m’étais abondamment lesté la panse avant de me mettre en
route.

--Soit, fit-elle; mais vous ne refuserez pas de prendre cette fouace.
Cela s’emporte. Vous la croquerez, quand il vous plaira.

Elle avait commencé de l’introduire de force dans la poche de ma veste.
Je la laissai faire, pour ne la point contrister.

Nous nous séparâmes à Landerneau, sur le parvis planté d’ormes, devant
la gare. Elle avait les cils humides, la chère _mamm-goz_[11], et elle
se répandait en paroles de bénédiction, à la manière des humbles aïeules
de Bretagne. Attendri moi-même, je lui demandai:

  [11] Grand’mère.

--Allez-vous quelquefois dans le Nord, du côté des paroisses de la
grève, et connaissez-vous Plounéventèr?

--Plounéventèr? Comment donc! Il ne se passe point d’année que je ne
fasse le pèlerinage de saint Derrien.

--Eh bien! la prochaine fois, informez-vous de Naïc Dénès, des Dénès de
Kerdannou?

--Et qu’est-ce que je lui dirai?

--Voilà... vous lui direz de ma part...

Mon cœur éclatait. Dans un élan d’émotion dont je ne fus pas maître, je
saisis la vieille aux épaules et la pressai sur ma poitrine.

--Vous lui direz que vous êtes la dernière femme qui ait été embrassée
par son fils, par son fils Goulven!...

Et je la plantai là, tout effarée.




XIII


Sept heures du soir.

C’est la dernière fois aussi que je viens de procéder à l’allumage du
feu.

Elle finit assez mal, au dehors, cette journée après laquelle, durant
tout un mois, j’ai tant soupiré. Les vents ont incliné vers le suroît.
Une aile sombre, une aile d’une envergure immense et comme ouatée, par
places, d’un duvet grisâtre, monte et plane sur la mer où frissonnent
des teintes sinistres des glauques et des violets innomés. Sein, toute
noire, semble baigner dans une mare de sang refroidi. Une étoile, qui
s’essayait à luire, a pris peur et s’est éclipsée. Seuls, les phares
dardent leurs prunelles intermittentes ou fixes au milieu de cette
grande ténèbre soudaine, annonciatrice de l’ouragan.

Ainsi que vous le trouverez porté à la feuille de service, ils sont tous
visibles, ce soir. Depuis le pâle éclair de l’Ar-Mèn jusqu’à la crinière
étincelante que secoue le Stif, pas un ne manque à l’appel... Les eaux
peuvent s’ébrouer, le grain peut fondre: les sentinelles atlantiques
sont à leur poste!...

Allons! achève de régler tes comptes avec la vie, dur moribond de
Gorlébella!

                   *       *       *       *       *

Le Léon, je vous l’ai dit, n’est point une terre à légendes, mon
ingénieur. On y est peu sensible au charme des beaux récits où
s’enchante l’âme trégorroise. La superstition, en revanche, y pousse
dans les esprits une racine tenace et les enserre des mille replis de
ses sarments noueux. Le plus souvent elle y revêt un caractère funèbre.
La constante préoccupation de la mort est sur cette race. Ses monuments
les plus artistiques sont, avec ses églises, ses ossuaires. A Saint-Pol,
nos professeurs ne se faisaient pas faute de nous conduire en promenade
au cimetière de la ville et de nous détailler à plaisir les richesses
d’ornement de son enceinte, qu’ils comparaient au Campo-Santo.

J’ai eu occasion, je crois, de mentionner dans ces pages la béguine qui
m’enseigna mon catéchisme. De temps à autre, elle complétait le texte
orthodoxe par des gloses de sa façon. Elle nous disait, par exemple:

--Lorsque l’âme, au moment du trépas, quitte le corps, elle a certaines
formalités terrestres à remplir, avant de se présenter au tribunal de
Dieu. Pour cela, elle se change soit en souris, soit en moucheron, soit
en quelque animal encore plus subtil et plus fugace. Ainsi déguisée,
elle va, trotte, vole. Tous les objets qui lui ont servi de son vivant,
toutes les bêtes qu’elle a employées, tous les lieux qui évoquent pour
elle un souvenir, ou joyeux, ou triste, il faut qu’elle les effleure,
qu’elle les visite, qu’elle les parcoure, en un mot, qu’elle prenne
congé d’eux.

Et la béguine concluait, en baissant mystérieusement la voix:

--Retenez-le, car ce n’est pas dans les livres... Cela s’appelle _la
randonnée de l’âme défunte_...

                   *       *       *       *       *

La randonnée de l’âme défunte!... Voilà bien ce que fut cet étrange, ce
fantomatique voyage au pays de mes origines et de mon printemps.
Landerneau est le seuil du Léon, mon ingénieur. Je m’étais dit:

--Je ne le franchirai pas!

J’avais même commencé de rebrousser chemin vers le Sud, avec l’intention
de regagner la Cornouailles, par petites étapes. Mais, dès la montée de
Penn-Créach, au troisième kilomètre, mes jarrets fléchirent. Je m’assis
sur un tas de cailloux. Au soleil baissant, je n’avais pas bougé d’une
semelle. J’étais sans courage. Des rouliers passèrent, qui allaient dans
la direction de la ville: je reconnus, à leurs clochettes
tintinnabulantes, les harnais des minoteries de l’Elorn, en aval de
Plounéventèr. Un des hommes remarqua mes traits abattus, mon air
d’extrême lassitude.

--Si vous venez par là-bas, il y a place pour vous sur les sacs vides!
me cria-t-il.

Il m’indiquait du bout de son fouet le bleu des collines léonnaises,
déjà touchées, dans le lointain, par les premières ombres du soir.

Je répondis: non, de la tête.

Mais, lorsque les lourds chariots eurent disparu dans la descente, un
regret me poignit le cœur. Les voix des clochettes continuaient
d’arriver jusqu’à moi. On eût dit qu’au lieu de s’éteindre, leur
carillon en marche se faisait plus distinct et plus sonore. Peu à peu ce
fut comme un ensorcellement, comme une hantise. Elles tintaient de
toutes parts, maintenant, et leur musique était un langage qui
signifiait:

--Lève-toi donc, et suis-nous!

Je me levai et je les suivis. Quatre heures plus tard, environ, je
reprenais contact avec la terre que je m’étais juré de ne point revoir.
J’espérais tressaillir de la seule allégresse qui me fût encore permise,
en m’y retrouvant. Je m’aperçus, au contraire, que je n’avais plus rien
de commun avec elle. Vainement je la parcourus en tous sens; vainement,
je rôdai par ses champs, ses landes, à la recherche de mon enfance, de
mon adolescence, de ma jeunesse. Oh! ce n’était pas que les choses
eussent changé, ni non plus--ou à peine--les êtres. Mais, ceux-ci comme
celles-là, qu’ils m’étaient donc devenus indifférents, étrangers!... Ce
bourg? Oui, j’aurais pu dessiner de mémoire la silhouette de chacune de
ses maisons. Cette église? Parfaitement: pendant des années, j’avais
prié d’une lèvre fervente, agenouillé dans ce banc d’œuvres. Et cette
fontaine, au bas de pré?... Et cette fougeraie, au versant de ce
coteau?... Et le glissement silencieux de la rivière entre ces coudres
et ces saules?... Certes! certes!... Et après?... Est-ce que tout avait
été, à proprement parler, de la vie, de la vie véritable, de la vie
vécue?... Ma vie? Qu’avais-je à en chercher ici les traces? N’était-elle
pas née avec mon amour pour Adèle Lézurec, la Trégorroise? Ne
venait-elle pas d’être tarie jusqu’en ses sources les plus profondes par
sa trahison?...

Un instant je doutai si je pousserais jusqu’à Kerdannou.

Je m’y acheminai, néanmoins, le lundi soir, à nuit close. Je devrais
plutôt dire que je m’y traînai, car ces trois jours et demi de
macérations m’avaient exténué. J’avais pris un sentier de traverse qui
aboutit derrière la ferme. J’évitais ainsi d’être signalé par le chien
dont la niche était située près du porche de la cour, de l’autre côté
des bâtiments. De plus, j’arrivais tout droit à l’_appotis-tôl_, à
l’espèce de donjon carré qui flanque la plupart des métairies léonardes
et forme dans la vaste cuisine un retrait, généralement réservé aux
maîtres.

La fenêtre de notre _appotis-tôl_ était éclairée.

J’eus assez de force pour me hisser sur les coudes, et, par
l’entrebâillement des rideaux d’andrinople rouges, je regardai.

Assis à gauche de la table, le vieux Dénès penchait sur un missel aussi
jaune que glèbe son dur profil osseux. Fidèle à la coutume de sa maison,
il lisait à haute voix pour ses domestiques la vie en breton du saint du
jour. L’ampleur monotone de son débit avait quelque chose d’impérieux et
de sacerdotal tout ensemble. Par intervalles, sans s’interrompre, il
glissait un œil inquisiteur vers le fond obscur de la pièce. Quelque
tailleur de chanvre, probablement, qui avait enfreint la règle du
silence ou quelque gardeuse de vaches qui s’était laissée vaincre par le
sommeil...

En face de lui, les doigts joints, la figure pâle comme une cire, se
tenait ma mère. Ma mère!... L’immense, l’infinie détresse que je
comprimais en moi creva du coup. Des flots de larmes brûlantes
ruisselèrent sur mon visage, et, doucement, doucement, je pris à gémir
comme un petit enfant malade:

--C’est moi, _mamm_!... Je suis venu... Mais tu ne sais pas... Il ne
faut pas que tu saches... Oh! si tu savais!...

Elle, cependant, écoutait le chef de famille: «... En récompense de ses
vertus, Dieu avait accordé à saint Ténénan le don des miracles...»

Brusquement, elle frissonna: ses paupières, jusque-là religieusement
baissées, se soulevèrent... Le regard attire le regard, mon ingénieur.
Avant que j’eusse eu le temps de me dérober, les nôtres s’étaient
rencontrés, s’étaient vus... J’entends encore son cri:

--Là! Là! contre la vitre...! Goulven! mon fils Goulven!...

Comment je réussis à grimper dans les branches inextricables de l’un des
antiques pommiers qui sont en bordure de l’aire, ne me le demandez pas:
je serais impuissant à vous répondre. Toutes les lanternes de Kerdannou
étaient déjà dehors. Longtemps, leurs lueurs se promenèrent autour du
corps de logis principal, autour des hangars, autour des granges. On
fouilla les étables. Les bœufs, réveillés, mugirent. Deux ou trois fois,
mes parents passèrent à portée de mon refuge; le vieux grognait:

--Des imaginations de femme!... Tu n’as rien vu!

Elle, alors:

--Je l’ai vu comme je te vois, et si maigri, si hâve!

D’une voix épeurée, elle ajouta:

--Si ce n’est pas lui, c’est son _intersigne_!

Va, c’était l’un et l’autre, pauvre chère _mamm_! Dans ce vivant, il n’y
avait plus que de la mort.

La ferme une fois rentrée dans son immobilité et son silence, tout ce
que je pus faire, fut de me laisser choir à bas de mon arbre. J’étais à
bout. Je sentais comme de grands coups de faux qui me balafraient les
entrailles. Dans ma tête vide, mes prunelles se dilataient jusqu’à faire
éclater leurs orbites, et mes tempes, par contre, se serraient, se
rétrécissaient... Je croyais respirer dans l’atmosphère nocturne des
odeurs de pain cuit. Un fumet de soupe au lard me caressait les narines.
J’essayais de tendre les mains vers des plats illusoires... C’était
atroce. Heureusement que la vision de la vieille de Plounéour-Ménèz et
de son panier à victuailles traversa mon délire.

La fouace! Je me rappelai la fouace, dans la poche droite de ma veste.

J’étais sauvé. Ah! de quelles dents j’y mordis!...

                   *       *       *       *       *

Le lendemain, un peu avant midi, j’étais attablé dans la grand-salle de
l’hôtel de la Poste, à Landivisiau. Des maquignons à longues blouses,
des Normands et des Béarnais, venus pour la foire de Mars qui allait
s’ouvrir, attendaient l’heure du déjeuner en jouant aux cartes et en
buvant des apéritifs. Moi, j’écrivais à ma femme:

  «Mon Adèle bien-aimée,

  »Je suis guéri de croire aux prophéties mensongères des sous qui
  brillent dans l’obscurité. J’ai trouvé tout le monde en joie à
  Kerdannou...

  »--Alors, c’est pour m’annoncer ton retour immédiat? me diras-tu.

  »Si je n’avais à consulter que mon envie, je serais déjà sur la route
  qui mène au Raz. Je me languis de toi. Mais, c’est ma mère... On a tué
  le veau gras, comme pour l’Enfant prodigue, et elle prétend que je ne
  parte point jusqu’à ce que tout soit mangé. Quand je lui objecte que
  tu es là-bas, toute seule, elle me clôt la bouche, en répliquant:

  »--Ta femme?... Elle est meilleure que tu ne dis; ce n’est pas elle,
  sûrement, qui se fâchera, si tu donnes à ta mère une douzaine de jours
  en six ans!

  »Et je suis contraint d’avouer qu’elle a raison, en ce qui te
  concerne. N’as-tu pas été la première à me recommander de prendre des
  vacances, et de les prendre bonnes?

  »Je vous obéis à toutes deux, et je reste. Ne compte pas sur moi avant
  mercredi en huit. Il se peut même--car il faut tout prévoir--qu’à
  cause de la difficulté des communications, je n’aie pas le temps de te
  joindre et que je sois obligé de m’embarquer sur le _Ravitailleur_ à
  Audierne, au port d’attache. Si la chose arrive, c’est moi qui serai
  le plus désolé. Mais aussi, quelle compensation, quinze jours après!

  »Je t’entends qui te récries:

  »--Comment, quinze jours après?...

  »Eh! oui, mon aimée. N’ai-je pas perdu mon pari? Et ce dîner, ce
  fameux dîner, ne faut-il pas que nous le fassions? Et pour qu’il ait
  lieu, ne faut-il pas que nous soyons tous trois réunis? Or, cette
  réunion, tu sais bien qu’elle n’est pas possible à la Pointe, puisque,
  de Louarn et de moi, si l’un est à terre, l’autre est nécessairement
  au phare. Alors?... Alors, je te donne rendez-vous le 17 avril,--à
  Gorlébella!

  »Est-ce assez congrûment déduit? On n’est guère poète en Léon, mais
  l’on y a le sens du calcul!... Tu ne te récries plus, n’est-ce pas? Et
  tu le connais maintenant, ce projet dont je t’avais tant fait mystère,
  l’autre soir. Avais-je tort d’affirmer qu’il réaliserait un de tes
  rêves les plus chers? Quant à la consigne, tant pis! Je l’ai respectée
  assez longtemps pour avoir le droit de la violer une fois. Des
  circonstances comme celle-ci ne se représentent pas tous les jours.
  D’ailleurs, toutes les précautions seront prises. Et toutes les
  dispositions aussi, tu verras. Les gens de ma sorte, lorsqu’ils font
  une folie, la font complète. Je pare en imagination ta chambre. Devine
  laquelle? La chambre de l’ingénieur, parbleu! Et jamais elle n’aura
  été à pareille fête, je te promets.

  »Mais c’est à moi surtout qu’il tarde d’y être et de vous prouver, à
  Louarn et à toi, que, quand je perds, je sais payer. Celui qui n’a que
  ta pensée en tête,

  GOULVEN DÉNÈS.»

Cette lettre écrite et jetée à la boîte de Landivisiau, pour qu’elle
portât le timbre du bureau de mon canton, j’éprouvai un tel soulagement,
un tel bien-être, que, durant mon retour vers les collines du Quimpérois
et les abords moins riants du Cap, je repris presque goût à l’humanité.

Finie, la randonnée de l’âme défunte! Je me sentais désormais un passant
comme un autre, un passant que rien ne presse et qui muse aux
distractions de la route, sûr de trouver bon gîte à l’étape, puisqu’il a
le gousset garni. Le parcours était d’une trentaine de lieues: j’avais
plus d’une semaine pour le faire et décidai de le faire à pied, tout
uniment, non sans quelques crochets à droite, à gauche, histoire de
varier les spectacles et de prolonger, comme on dit, le plaisir.

De vrai, ce fut bien un plaisir, quoique d’une essence un peu
particulière. Je ne gravissais pas une côte d’où la vue pouvait
librement s’étendre, sans me répéter, en regardant derrière moi les
houles de pays disparaître et les flèches des clochers s’amincir en
pointes d’aiguilles, sans me répéter, dis-je, avec une espèce de
contentement sauvage:

--Enfonce-toi cela dans les yeux! Goulven Dénès, car tu ne le reverras
plus, mon brave,--plus jamais!

Et cette certitude du «jamais plus» me devenait une âpre jouissance, par
tout ce qu’elle me faisait découvrir, dans les choses, de grâces
secrètes et de pénétrantes douceurs.

Joignez que c’était, selon l’expression bretonne, la «saison bénie», et
qu’aucun début de printemps ne se montra plus propice. Chaque matin, le
soleil semblait se lever avec moi et, toute la journée, je l’avais pour
compagnon. J’en eus d’autres: des _pillawers_ en tournée, des ouvriers
«sur le trimard», une colonie de sabotiers qui émigraient, la hache à
l’épaule, vers les bois de Cheffontaines, au-delà de Quimper. Je leur
emboîtais le pas, souvent même je rompais le pain avec eux, et, aux
auberges de mi-voie, nous trinquions ensemble.

Le 1er avril, à l’heure de la mer étale, je sautais du quai d’Audierne
sur le pont du _Ravitailleur_.

--Quelle chance! s’écria le père Lozac’h qui veillait à l’arrimage,--au
moins, nous n’aurons pas à faire relâche dans votre sacré trou de
Beztré!

Puis, m’ôtant des mains, pour le loger dans «la chambre», un panier de
bouteilles que je venais de prendre chez le négociant:

--Du vin! et du cacheté, encore! Fichtre!... il y a donc une noce en
perspective au château de Gorlébella?

--Comme vous dites, patron... Vous en entendrez parler, quelque jour.




XIV


Le grain!... Dix heures au chronomètre. La mer flagellée bondit et se
cabre. Tout le Raz est blanc, d’une blancheur livide, comme un mouvant
paysage de neige sous la lune. Une crinière d’eau a cinglé la vitre: la
lanterne en a frémi jusque dans ses nervures d’acier... Aucun dégât,
cependant. Le phare en a vu de plus terribles. Vous rappelez-vous mon
rapport sur la tempête du 5 et du 6 décembre, mon ingénieur? Votre
chambre surtout avait souffert. Le vent, l’embrun y avaient fait
irruption comme chez eux: ils avaient arraché les boiseries, fourragé le
parquet, noyé les meubles, métamorphosé en une loque immonde le portrait
de ce bon M. Fresnel... Un peu plus, la tour elle-même était envahie et
sans l’aide que me prêta ce débrouillard de Louarn... Oui, enfin! C’est
alors que je vous fis observer que, votre appartement étant, par suite
de son orientation ouest, la pièce la plus exposée, il y avait peut-être
urgence à ce que l’on modifiât le mode des fermetures.

La semaine d’après, nous arrivait toute une équipe d’artisans, et,
conformément à vos ordres:

1º On substituait à la fenêtre primitive un cadre de verre, d’une
épaisseur de huit centimètres, assujetti à demeure dans un châssis de
métal;

2º La porte en cœur de chêne était remplacée par une porte en gaïac,
blindée de tôle de cuivre, et, pour que nulle force humaine, ni
surhumaine, ne la pût soulever de ses gonds, les pommelles destinées à
les recevoir étaient entaillées dans la feuillure même des dormants.

Ah! quand nous assistions, Louarn et moi, en spectateurs amusés, à ces
travaux, nous étions également loin, l’un et l’autre, de nous douter,
lui, qu’on préparait son châtiment, moi, qu’on me simplifiait la
vengeance.

Comme cela fut simple, en effet!... et pas du tout dramatique, en somme.

Je me vois encore disant à Chevanton, lorsque, Louarn parti sur le
_Ravitailleur_, nous restâmes seuls sur la roche:

--Là, Jérôme! En haut, maintenant!... Nous avons à faire.

--Hein?

--Oui, il y a d’abord une serrure neuve à mettre en place... Le dernier
modèle à ce qu’il paraît.

--Il faut donc qu’elle invente toujours quelque chose, l’Administration?

--Patience, camarade! Il y aura un coup de vin après... Allez quérir les
outils à la chambre de garde.

Tandis qu’il montait aux étages supérieurs, nonchalamment, marche à
marche, avec son éternel balancement d’ours, je m’arrêtais, moi, sur
votre palier, mon ingénieur, et j’introduisais la clef dans votre porte.
Mes doigts, je l’avoue, tremblaient un peu. Au moment d’entrer, j’eus
même un irrésistible mouvement de recul. Avec ma foi dans Adèle, j’avais
perdu toutes mes superstitions,--sauf une: celle de l’autorité. Je dus
me faire violence pour franchir votre seuil. Cette chambre, pour moi,
c’était, dans le phare, comme qui dirait le Saint des Saints. Mes deux
hommes avaient défense expresse de s’y aventurer. Moi seul je cirais le
parquet, époussetais les fauteuils, revernissais les boiseries. Vous ne
l’aviez jamais occupée, à ma connaissance: votre esprit, néanmoins,
l’habitait; je le sentais là, invisible, mais toujours présent et
redoutable...

--Allons! murmurai-je, je n’ai pas le choix. Il n’y a qu’ici que la
chose soit faisable.

Et je pénétrai dans la pièce, non sans avoir eu soin, comme d’habitude,
de quitter mes chaussures. Il y régnait, malgré l’irréprochable
propreté, cette odeur un peu fanée des logis rarement ouverts, qui fait
penser au délaissement, à l’abandon, à la mort...

Du temps que j’étais écolier, se voyait, sur la route de Plounéventèr à
Saint-Pol, une maison demeurée déserte depuis certain crime--on ne
savait plus au juste lequel--dont elle avait été jadis le théâtre. Mon
père, dès que nous en approchions, accélérait vigoureusement le trot du
cheval. Avec ses marches moussues, ses ais disjoints et ses carreaux
crevés, elle vous donnait froid au cœur.

Je ne fus pas plutôt dans votre chambre que j’éprouvai la même
impression de saisissement.

C’était l’heure trouble d’entre jour et nuit. La nouvelle fenêtre,
ou--comme nous l’avions baptisée dans notre argot de mer--le hublot, ne
versait qu’un reste de lumière lasse, et cette demi-obscurité, où
planait un funèbre silence, drapait les formes rigides des objets comme
d’un suaire couleur de cendre. Enfin, pour que rien ne manquât, il y
avait le plafond de pierre, à cintre surbaissé, blanchi à la chaux--une
véritable voûte de sépulcre, où ne faisaient plus défaut que les
cadavres.

Un frisson me parcourut, un de ces frissons involontaires qui font dire
aux Léonards, toujours hantés par la préoccupation de l’_Ankou_:

--C’est le vent de sa faux qui passe!

J’eus la vision d’Adèle, accroupie là, dans l’ombre, la face convulsée,
les bras tordus, ses grands cheveux, arrachés par mèches, serpentant
comme un essaim de couleuvres noires sur le plancher... Chevanton
redescendait. Nous nous attelâmes à la besogne. Balourd et paresseux,
ivrogne, toutes les fois qu’il le peut sans débourser, il a, quand ça
lui plaît, une prestigieuse habileté de main, ce Chevanton, et la
promesse d’un coup de vin l’avait mis en humeur de bien faire.

--Est-ce tout? demanda-t-il quand ce fut fini et qu’il eut lampé son
verre.

--Non, il y a encore le hublot... Le Grand Chef a dit de voir s’il ne
serait pas possible de le condamner, en cas de tempête... Ça ne doit pas
être malin, je suppose.

--Un jeu de marmot!... Quelques trous, autant de vis, et ça y sera.

--Essayons de suite, voulez-vous?... On videra la bouteille.

Je n’eus que la peine de lui tenir la lampe, tandis qu’il vrillait et
clouait.

--Si ça ne musèle pas tous les vents du tonnerre de Dieu!... fit-il.

Et, quand j’eus éprouvé la solidité de l’ouvrage:

--Faut-il enlever?...

--Inutile... Plus tard!... Nous avons bien le temps... Vous devez avoir
soif, Jérôme?

Au lieu d’une bouteille, nous en vidâmes deux. Je l’envoyai se coucher,
à moitié gris, et je gagnai la lanterne. Le ciel n’avait pas un nuage;
la nuit, sur le Raz, était d’une limpidité merveilleuse. Au sommet de la
Pointe, la tour découronnée de l’ancien phare, solitaire et provocante,
au milieu du vaste pays nu, semblait me jeter un défi muet à travers
l’espace. Sur les dix heures, une de ses lucarnes s’illumina.

Je songeai:

--Ils sont ensemble!...

A minuit, quand Chevanton monta pour le quart du matin, l’infâme clarté
brûlait encore.

--Ha! ha! ricana mon remplaçant, les yeux émerillonnés et la langue
pâteuse, Louarn aussi est de veille, à terre, m’est avis... C’est égal,
j’aimerais mieux faire sa relève que la vôtre, sauf le respect que je
vous dois, monsieur Dénès!

Je ne lançai point le goujat par-dessus bord, comme j’en eus, une
seconde, la démangeaison. Feignant de croire à une plaisanterie anodine,
je répondis avec flegme:

--Bah! dans une quinzaine, c’est lui qui vous portera envie.

Mais sitôt retiré dans ma cellule, je fonçai sur les murs, l’écume aux
lèvres, avec la rage aveugle d’une bête aux abois. C’est le phare tout
entier que j’aurais souhaité de pouvoir réduire en poussière et
disperser au vent de l’abîme...

Quand je me présentai, le lendemain devant Chevanton, j’avais la face
toute meurtrie et tuméfiée: je lui contai que j’avais fait une chute
dans l’escalier. Il en conclut naturellement que «je n’étais pas de
taille à soutenir la boisson».

                   *       *       *       *       *

Qu’ils furent longs, les jours qui suivirent,--jours d’impatiences
fébriles entrecoupées de mornes abattements! Plus longues encore les
nuits, où, soit éveillé, soit endormi, je suppliais en vain le murmure
de la mer de couvrir le bruit de leurs baisers, et les ténèbres du
firmament de me dérober leurs étreintes!... Ah! il n’arriverait donc
jamais ce 17 avril!...

Si! il arriva!...

Comme j’étais de garde en haut, je le vis se lever, dans les au-delà de
la Pointe, d’abord couleur de réséda pâle, puis, de lilas, puis, de rose
vif. Un vrai ciel en fleur, pareil à quelque féerique jardin de Syrie,
d’où le soleil jaillit, éclata, ainsi qu’un gigantesque fruit d’or. Des
frémissements de brise coururent, venant de terre. L’étendue palpita. De
tous les points de l’horizon, des voiles surgirent: barques de Molène et
de l’Iroise, aussi prestes que des hirondelles de mer, sous leurs fines
ailes brunes, croisées en forme de ciseaux; gabarres de Sein, décorées à
la proue d’une guirlande de lièges et de «casiers»; chalutiers de
Tréboul, d’Audierne, de Penmarc’h, avec leurs misaines d’un roux si
ardent qu’on eût dit des flammes; enfin, dans le sud, les thoniers de
Groix, semblables à de grands insectes des eaux, leurs sveltes tangons
de pêche harmonieusement recourbés en guise d’antennes...

Entre toutes ces voiles, mes yeux n’en cherchaient qu’une: celle du
_Ravitailleur_.

Non que j’attendisse Adèle Lézurec par cette voie. En priant le père
Lozac’h de prendre ma femme à son bord, à supposer que je n’eusse pas
essuyé un refus, j’aurais engagé la responsabilité de ce brave homme,
compromis peut-être sa situation: je n’avais pas voulu qu’un tel remords
troublât mes derniers instants... D’ailleurs puisque je faisais tant que
d’exaucer le vœu de la romanesque Trégorroise, c’était le moins que je
suivisse le plus fidèlement possible le programme qu’elle-même, jadis,
avait tracé: «Je m’embarquerais, le soir, sur un des bateaux qui vont à
l’île... J’accosterais à la nuit tombante... Et ce serait une escapade,
une aventure d’amour, comme dans les livres!...»

--Tâche que tout s’accomplisse selon le rite prescrit, avais-je
instamment recommandé à Louarn, quinze jours auparavant, lors de son
départ pour la «grande terre».

Il m’avait répondu:

--Tu peux t’en fier à moi!... Au besoin, nous lui fréterons une chaloupe
amirale, à ta princesse!...

Je ne le savais que trop, que je pouvais m’en rapporter à lui, et que
son zèle, en la circonstance, égalerait pour le moins son
ingéniosité!... Mais le moyen de me sentir pleinement rassuré, tant
qu’il ne serait pas de retour, tant qu’il ne m’aurait pas dit, là, de
bouche à oreille:

--C’est fait! C’est entendu!... Elle vient!

Jamais encore,--non, pas même au temps où je me mourais du désir
d’Adèle,--jamais je n’avais guetté d’une âme si fervente l’apparition du
cotre administratif. Ses cordages n’étaient certainement pas plus tendus
que mes nerfs, quand, après avoir doublé les récifs de la Pointe, il
laissa porter grand largue sur Gorlébella... Je me précipitai pour aider
Louarn à grimper sur la roche.

--Eh bien?... fis-je, la gorge serrée, la voix rauque.

Il prit une mine déconfite:

--Pas de chance, mon cher!... C’est raté!

Il me sembla que l’îlot vacillait sous moi, que le phare, dans l’air, se
balançait ainsi qu’un mât de navire. Je devais avoir les traits
affreusement décomposés. D’ignobles injures me montaient aux lèvres
comme un vomissement. Elles allaient jaillir. Un éclat de rire de Louarn
les contint.

--Tu es par trop naïf, dit-il. Tu ne vois donc pas que c’est une farce?

Puis tout bas:

--Elle sera ici, au jusant du soir. Là es-tu content?

Vous ne le croirez sans doute pas, mon ingénieur, tellement c’est une
chose étrange: cet homme que je haïssais d’une haine plus amère que la
mort, ce fut avec une effusion d’ardente gratitude que je lui étreignis
les deux mains! Si même je n’avais craint la moquerie des gens du
_Ravitailleur_, il est probable que je l’aurais embrassé...

--Ah çà! dites donc, quand vous aurez fini vos mamours!... criait déjà
le vieux Lozac’h, de sa voix semi-joviale, semi-bourrue.

--Diable, oui! murmura Louarn, lâche vite!... Ils seraient capables de
décamper avec le fricot!

Et il ajouta confidentiellement:

--C’est qu’il y en a, tu sais, de la ripaille!... Et de la fine!... Rien
que des morceaux de choix!... Et tu verras si c’est cuisiné!... A une
heure du matin, nous étions encore de planton, la payse et moi devant le
fourneau.

--Mais aussi, la récompense est proche, insinuai-je, les yeux levés, au
loin, vers la tour de l’ancien phare, où la lucarne du deuxième étage
était restée éclairée la plus grande partie de la nuit.

Agenouillé, cependant, sur la plate-forme, il ramenait les colis un à
un. Au fur et à mesure que le mousse les lui passait, il s’amusait à en
énumérer le contenu, de façon toutefois à n’être compris que de moi
seul.

--Ça, c’est les poulets... Ça, c’est le gigot... Ça, c’est l’andouille.
Hop! le pain de Savoie!... Ne pèse pas dessus: c’est fragile...

Quelqu’un, derrière moi dit:

--Bonne quinzaine, chef!

Je me retournai. C’était Chevanton, qui, son baluchon sur l’épaule,
enjambait le bordage du cotre. Presque aussitôt, le patron debout à la
barre, commanda:

--Largue tout!

Je m’empressai de démarrer l’aussière.

Le _Ravitailleur_ vira sur lui-même, s’ébroua dans le claquement sonore
des toiles qu’on hissait.

--Allons! A la prochaine, les amis!

--A la prochaine, père Lozac’h!

Et je corrigeai mentalement:

--C’est-à-dire à jamais!...

Je demeurai le regard fixé sur le sillage du bateau, jusqu’à ce que le
plus lointain remous s’en fût effacé. Quand cette mince traînée d’eau
miroitante cessa d’être visible, j’eus l’impression qu’en moi aussi
venait de s’éteindre toute lueur d’âme, tout frisson de sensibilité. Ma
suprême attache avec la terre des hommes se trouvait rompue. Beztré,
Feunteun-Od, adieu les petites criques sauvages taillées au flanc des
promontoires de pierre comme par des pioches de géants!... Le gardien
Dénès ne reprendrait dorénavant le chemin des vagues que pour atterrir
aux ports d’outre-monde...

Je m’étais assis au seuil du phare.

--Là! fit Louarn qui n’était occupé que des paquets, j’ai tout rangé
dans la cambuse. Il n’y aura plus qu’à disposer le couvert, ce tantôt...
Est-ce que tu as déjeuné, toi?

--Non. Mais ça ne me dit pas, de manger.

--C’est comme moi. Je me réserve.

Il s’accroupit à mes côtés, à même la roche, parmi les varechs rampants
dont on entendait, par intervalles craquer les capsules d’ambre. Le
soleil allait sur midi; la mer avait encore près de quatre heures à
monter: elle s’enflait doucement, s’étirai ainsi qu’une bête paresseuse
sous la caresse de la lumière. Mon compagnon roula une cigarette, y mit
le feu. Et, après avoir humé quelques bouffées:

--Fait-il assez bon!... Un temps exprès!... Sens-tu? On dirait que le
Raz embaume comme une prairie à la saison des foins... Ç’aurait été trop
dommage, vraiment, si elle n’était pas venue.

--La fête eût été manquée, répondis-je.

Il poursuivit:

--Eh! mon cher, il ne s’en est tout de même pas fallu de tant que ça, et
tu me dois un fameux cierge, sais-tu?... Elle n’était pas du tout
décidée à venir, ton Adèle. Elle rechignait, prétendait que ce n’était
pas une chose à faire, qu’elle regrettait de t’avoir demandé cela
autrefois, qu’elle serait peut-être cause que tu perdrais ta place...
Des tas de mauvaises raisons, quoi! mais dont elle ne voulait pas
démordre, la mâtine!

Je croyais avoir tué mon cœur, n’est-ce pas? Eh bien! jamais je n’en
souffris plus cruellement qu’à cette minute. Ainsi, la criminelle
passion d’Adèle Lézurec pour ce misérable allait jusqu’à l’apostasie de
ses anciens rêves! Il ne lui suffisait pas de m’avoir retranché de sa
vie: elle me refusait le droit de me souvenir, elle ne voulait plus de
moi, pas même dans son passé!... Toutes mes plaies se rouvrirent à vif.
Un nid de vipères furieuses se tordaient et sifflaient en moi. L’autre
ne fut pas sans remarquer ma pâleur soudaine, mais il se méprit sur le
motif:

--Ça te redonne la fièvre, hein! rien que l’idée qu’elle aurait pu te
faire faux bond? Un mois et demi sans Adèle!... Tu en serais mort,
dis?... Heureusement que j’étais là, mon vieux, et que je sais où
toucher, à l’endroit sensible, les femmes de mon pays... Avec les
Trégorroises, vois-tu, il n’y a que l’amour-propre... L’autre soir,
donc, comme l’Ilienne était venue, après souper, pour veiller avec nous,
je lance à brûle-pourpoint:

»--Dites donc, madame Thumette, imaginez-vous que la cheffesse a la
frousse de traverser le Raz!

»Malheur de Dieu! Si tu l’avais vue sauter en l’air, la fille au père
Lézurec!

»--Peur de la mer, moi!... Vous ne m’avez donc jamais regardée en face,
mon garçon?

»--Alors, pourquoi tant de prétextes, tant d’excuses?

»--Il vous plaît de l’entendre ainsi? C’est bien! Je serai à votre
rendez-vous, je vous le jure, même que vous m’y verrez arriver debout
sur l’avant de la barque et chantant.»

»La partie était gagnée... Avoue que tu n’aurais pas trouvé ça, toi!

De son discours, je n’avais retenu qu’un point.

--En effet, répondis-je, tu as fait là un beau coup!... Quel besoin
avais-tu de mettre la Chevanton de moitié dans notre secret?

Il éclata de rire:

--La Chevanton!... Quelle bêtise!... Qu’avais-je à craindre d’elle?

--Qu’elle nous dénonce, parbleu!

--Comme tu la connais mal!... Ah çà! il n’y aura donc pas moyen de te
faire revenir sur son compte, têtu de Léonard que tu es. Nous te l’avons
cependant assez rabâché, Adèle et moi: sous les dehors d’une louve,
c’est un agneau de bénédiction, mon cher, c’est un ange que cette
Chevanton!... Elle, nous nuire? Ha! ha!... Mais elle ne parle de toi que
les mains jointes, comme si tu étais le Saint Sacrement, et, lorsqu’elle
est devant ta femme, on dirait Bernadette de Lourdes devant l’Immaculée
Conception!... Quant à ce qui est de ton serviteur ce n’est pas pour me
vanter, oh! non mais il ne tiendrait pourtant qu’à moi, si l’envie m’en
prenait jamais, de savoir la couleur de sa chemise, à la Thumette!...

Il arracha une poignée de goémons et la jeta dans le courant, au pied de
la roche. Je le dévisageais, perplexe. S’était-il exprimé sérieusement
ou par jeu? A tout hasard je marmonnai:

--Quelle est encore cette mystification?

--Il n’y a pas de mystification là-dedans. Il y a, ne t’en déplaise, que
Thumette Chevanton m’aime, mais là, ce qui s’appelle aimer, aimer
d’amour.

Je haussai les épaules et brutalement:

--Ce n’est pas vrai! Thumette Chevanton est tout ce que l’on voudra:
elle n’est pas une malhonnête femme.

Il eut un nouvel accès de rire.

--Après tout, je peux te conter ça, dit-il. Ces choses-là ne tirent pas
à conséquence et les histoires font passer le temps... Je t’épargne les
commencements qui remontent à mon arrivée. N’importe où j’allais,
j’étais sûr de rencontrer la Thumette. Il n’y eut que chez toi où elle
fut assez long avant d’oser venir. Puis, ce pas même, elle le franchit.
Oh! elle gardait toujours son air fanatisé de Sœur noire. Seulement, je
ne pouvais pas lui adresser la parole, sans qu’elle avançât la bouche,
comme pour recevoir l’hostie. Moi, tu comprends, je faisais celui qui ne
s’aperçoit de rien. Ça aurait pu durer des éternités... Attends un peu.
L’autre mois,--ou peut-être le mois précédent, je ne sais plus très
bien,--un dimanche, en tout cas, je rentrais de Plogoff, sur le tard. La
route était déserte. Tout à coup, quelqu’un tousse dans l’ombre du
talus. Je m’approche...

»--Vous, madame Thumette? Qu’est-ce que vous faites là?

»--Je vous guette, Hervé Louarn.

»--Ah!... Quelle est cette nouveauté? Qu’est-ce qu’il y a donc?

»--Ce n’est pas une nouveauté... Il y a que, depuis des jours, des
semaines, des mois, je suis malade de cœur et d’esprit à cause de
vous...

»Et de débiter, de débiter... Et des larmes, mon cher! Et des
sanglots!... Moi, je pense: «Elle est soûle.» Je lui dis:

»--Venez-vous-en, Thumette, c’est votre lit qu’il vous faut.

»Je lui eusse fourré le feu aux jupes, qu’elle ne se fût pas sauvée plus
vite. Je dors là-dessus, persuadé que c’est fini. Bon! voilà qu’hier ça
recommence,--dans la cour de la caserne, cette fois. Je savonnais mon
tricot dans l’auge. J’entends qu’on s’avance à pas furtifs, puis qu’on
s’arrête. Je fais exprès de ne pas me retourner.

»--Monsieur Louarn, pour l’amour de Dieu, regardez-moi!... Est-ce que
j’ai encore l’air d’avoir bu, dites?

»Elle avait plutôt la mine d’un chien battu, la pauvre! J’essaie de la
congédier en douceur. Mais elle, tenace comme une pieuvre:

»--Par votre salut en ce monde et dans l’autre, ne me repoussez pas,
Hervé Louarn!... J’ai à vous parler, très sérieusement, je vous assure.

»--Allez-y, pendant que vous y êtes!

»--A vous parler seule à seul, sans personne qui nous épie.

»--Impossible. Je n’ai pas le temps. Je pars demain.

»--C’est justement... il n’y aura pas un chrétien dans la dune de
Laoual, cette nuit... Les gabelous seront dans le Nord... Je me suis
informée... Eh bien! là, au point d’atterrissement du câble de l’île, le
couvre-feu sonnant, voulez-vous?... Ne dites pas non! De grâce! ne dites
pas non.»

Il dut s’interrompre: le rire l’étouffait. Je riais aussi, mais du bout
des lèvres... Une sueur de mort me perlait aux tempes. Je ne respirais
plus.

--Qu’est-ce que tu aurais fait à ma place? demanda-t-il, lorsque son
hilarité se fut un peu calmée.--Tu aurais envoyé cette possédée se faire
exorciser par le vicaire, n’est-ce pas?... Moi, pour me débarrasser
d’elle, j’ai accepté son rendez-vous.

--Et alors?...

Il se renversa sur le dos, toujours pouffant.

--Tiens! cette blague!... Je n’y suis pas allé.

Il me sembla qu’il m’ôtait la roche de Gorlébella de dessus la poitrine.
Je ne pus résister à la tentation de lui objecter sournoisement:

--Eh! tu as peut-être eu tort de faire le dégoûté.

Il sursauta, froissé au vif dans sa fatuité de «joli cœur».

--Les restes à Chevanton!... Merci!... J’ai mieux que ça!

Le mot n’était pas lâché qu’il eût souhaité de pouvoir le reprendre. Une
rougeur légère avait empourpré son teint mat, sa peau bronzée d’ancien
«colonial», et ce fut d’un ton presque gêné qu’il ajouta:

--Il ne faut pourtant pas t’imaginer, parce que tu as une femme
adorable, que nous autres nous dînons de ratatouille, mon cher.




XV


Je me suis levé pour calfeutrer avec ma veste le bas de la porte qui
donne sur l’escalier. Oh! ce n’est pas à cause du vent... D’abord, sa
violence s’apaise; et puis, il y a si longtemps que nous nous
connaissons, que nous vivons ensemble, lui et moi! Que de fois ne
m’est-il pas arrivé de causer avec lui, comme avec un être qui aurait
une âme et presque un visage!... Ce n’est pas lui qui serait capable de
m’incommoder. Au contraire. N’était la lampe, j’ouvrirais le vitrage à
deux battants pour laisser entrer les grandes haleines impétueuses et
salubres du dehors. Au moins, je n’aurais plus autour de moi, je ne
respirerais pas jusque dans mes vêtements cette odeur... comment
dirai-je?... cette odeur étrange, indéfinissable, qui, d’heure en heure,
se fait plus envahissante et plus nauséabonde.

Au premier moment, j’ai cru que cela provenait peut-être de l’appareil,
que c’était la mèche qui brûlait mal ou la qualité de l’huile qui
laissait à désirer.

Ce n’est que lorsque j’ai été pour descendre aux cuves
d’approvisionnement que j’ai compris... La puanteur emplissait les
entrailles du phare, et c’est d’en bas, c’est des étages inférieurs que
les émanations montaient,--les mêmes, identiquement, qui s’exhalent des
champs capistes, en automne, quand les détritus de sardines et de sprats
avec lesquels on les engraisse ont commencé de pourrir.

J’ai tâché, mais en vain, de leur clore hermétiquement toute issue:
elles n’en continuent pas moins d’arriver jusqu’à moi. Elles flottent
dans l’atmosphère épaissie de la lanterne, et elles m’imprègnent
moi-même tout entier... J’ai la bouche mauvaise et le cœur fade. Je
songe au parfum de jeune sève qui se dégageait d’_elle_, du temps
qu’_elle_ était vivante. Qu’est-ce donc, déjà, qu’il avait de si
particulier, de si unique? J’essaie de me rappeler, je ne peux pas...
Et, avec l’odeur de son parfum, voici, me semble-t-il, que l’image de sa
forme même m’échappe. Il y a sur elle comme une obscurité qui, sans me
la dérober tout à fait, ne me permet plus de rien distinguer nettement.
Les yeux brillent encore dans le visage, mais de cet éclat indécis et
pâle qu’ont les prunelles décolorées des gens sur les vieux portraits.

Et dire qu’il y a seulement quinze jours!...

                   *       *       *       *       *

Nous venions d’allumer le feu, quand parut sur la mer encore claire, la
barque qui la portait. C’était la _Notre-Dame de Bon-Voyage_, une
bisquine de pêche appartenant aux frères Guichaoua, du hameau de
Pendreff, en Lezcoff. Des amis à Louarn, ces Guichaoua, sa compagnie de
prédilection, lorsqu’il était de congé à terre. Du reste marins
consommés et d’une discrétion à toute épreuve. Il se fût difficilement
adressé mieux.

--Sans compter, mon cher, que le nom du bateau est, à lui seul, un
sauf-conduit,--m’avait-il fait observer du ton de gouaillerie sceptique
qui, même en matière de religion, lui était habituel.

Vue dans le lointain crépusculaire, sa grand-voile tendue au souffle
fraîchissant du soir, la bisquine avait un air de planer entre ciel et
eau, immobile, pareille à quelque «rock» fabuleux, à quelque gigantesque
oiseau de légende. Elle avançait, cependant, mais d’une allure calme et
comme recueillie.

Nous avions, Louarn et moi, repris nos places au pied du phare dont les
yeux d’escarboucle et de rubis semblaient aussi passionnément intéressés
que les nôtres par la venue silencieuse de cette barque surnaturelle
dans la nuit... Et, plus haut que le phare les astres eux-mêmes
regardaient... On eût dit que l’attente angoissée qui me tenait les
nerfs en suspens s’était communiquée à tout l’espace. Une caravane de
cirrus fauves moutonnait, tapie au ras de l’horizon, dans la direction
du couchant. La mer bruissait à peine. Il n’était pas jusqu’au
Trégorrois qui ne se tût... Soudain, il me poussa le coude:

--Écoute! murmura-t-il sourdement.

Je prêtai l’oreille.

Ce ne furent d’abord que des sons faibles, indistincts,--une sorte de
fredon très vague, très léger, très doux, à demi noyé encore dans la
confuse rumeur des courants. Puis, à mesure que diminuait la distance,
la mélodie se précisa, la voix s’affermit. Bientôt elle s’éleva,
singulièrement captivante et pure. Louarn exultait.

--Ah! fit-il, elle n’en aura pas eu le démenti... Elle a tout de même le
cœur solidement accroché, la payse!

Et se tournant vers moi:

--Tu as raison, décidément... Il faut qu’il y ait en elle du sang des
sirènes!... Elle est, pour sûr, la première femme qui traverse le Raz en
chantant.

On n’entendait plus maintenant que cette voix, dont les modulations se
jouaient au milieu du silence universel, élargies et comme infinisées
par l’immense paix nocturne.

--Je reconnais l’air, reprit Louarn. C’est une «sône» de chez nous...
Quelle donc?

Il chercha un instant. Puis, avec un geste de triomphe:

--Eh! suis-je bête!... Tout juste la sône d’_Ahès_, mon cher... la sône
de la Morgane!

Il se mit lui-même à chantonner:

_Me wêl o sével war ar mor..._[12]

  [12] Je vois se lever sur la mer...

La _Notre-Dame de Bon-Voyage_ n’était plus qu’à une demi-encablure de
l’îlot. Brusquement, les vergues s’inclinèrent et la voilure s’abattit,
tandis que les Guichaoua s’emparaient des rames, afin d’accoster à
l’aviron. Alors, nous vîmes la chanteuse. Elle était debout sur l’avant,
le dos au mât. Sa silhouette faisait corps avec celle de la bisquine,
semblait en être le couronnement, une de ces figures sculptées, une de
ces mythologiques divinités marines qui se dressaient à la proue des
anciens vaisseaux. Le reflet du secteur vert, en passant sur elle,
l’enveloppa d’une lumineuse buée glauque. Elle me parut Ahès en
personne, Ahès, la Messaline des ondes, tout à coup surgie des gouffres
du Raz pour son éternelle besogne d’incantation, de luxure et de mort!

J’avais encore cette vision dans les yeux quand, une dizaine de minutes
plus tard, elle aborda. Elle n’eut même pas à prendre terre. Je l’avais
déjà saisie, enlacée, emportée avec la fougue vertigineuse d’une trombe
dans votre chambre, mon ingénieur. Je la déposai toute pantelante sur le
lit. Elle y demeura quelque temps sans force, la respiration coupée.

--Non! s’écria-t-elle, dès qu’elle eut recouvré l’haleine, tu ne te
corrigeras jamais de tes manières d’hercule léonard, en vérité!

--Mais c’était ton rêve, Adèle, d’entrer ainsi au phare, sur mes
bras!... Et puis, qu’est-ce que tu veux, j’avais tant de hâte de te
retrouver!... tant hâte!...

Je lui avais pris les mains; elle les dégagea.

--Regarde dans quel état tu m’as mise!

Elle considérait, vexée, le désordre de sa toilette, sa robe fripée, sa
coiffe pendante, un de ses bandeaux défaits, la lourde nappe de ses
cheveux roulant éparse sur son épaule. Je plongeai les doigts dans leur
soie lustrée, pour les attirer vers mes lèvres.

--Te rappelles-tu la nuit de notre noce, Adèle?

Elle balbutia précipitamment, la pensée ailleurs:

--Sans doute!... Sans doute!... Mais ne me touche plus!... Louarn monte!

Je murmurai à part moi:

--N’aie pas peur: tu vas l’avoir entièrement à toi, ton Louarn!

A l’instant même où elle achevait le geste de m’écarter d’elle, il se
montrait sur le pas de la porte.

--Diable! ricana-t-il, vous ne perdez pas de temps, vous autres... Mais
j’arrive peut-être trop tôt... Voulez-vous que j’aille attendre en bas
que ce soit fini?...

Les traits de la Trégorroise se contractèrent en une moue douloureuse et
irritée. Dans les yeux, les grands yeux humides qu’elle leva sur son
amant, il y avait tout ensemble de l’orage et des larmes, de la révolte
et de la supplication.

--Ne faites pas l’imbécile, Hervé Louarn! dit-elle; vous savez bien que
ce n’est pas ce que vous croyez.

J’eus le triste courage de m’écrier sur un ton plaisant:

--Pas de querelles, les enfants! Sinon je vous mets au pain sec!

--C’est pourtant vrai, fit Louarn. Si nous dînions d’abord! Je ne sais
pas si vous êtes comme moi, mais j’ai l’estomac dans les talons...
Branle-bas, nom d’un tonnerre! Je suis le gabier de service, je cours à
la soute aux vivres!

Je le retins par le revers de sa vareuse:

--Ne bouge pas. C’est moi qui régale, c’est à moi de commander... Adèle
et toi, vous mettrez le couvert. Tu lui feras voir, dans le buffet du
Grand Chef, où sont les linges, les fourchettes, les couteaux, les
verres... tout le tremblement, quoi!... Le reste, c’est moi qui m’en
charge.

J’avais, en prononçant leur sentence, ma voix habituelle, ma figure de
tous les jours. Ils repartirent en chœur:

--Soit!

Au moment de sortir, je me retournai:

--Ah!... Pour votre gouverne!... Au cas où la faïence aurait besoin
d’être rincée, il y a un plein seau d’eau fraîche au chevet du lit.

--Monsieur Précaution! s’exclama Louarn. Il a pensé à tout.

Ce seau, mon ingénieur, je l’avais empli à la mer, le matin même.
J’avais lu, jadis, dans un livre sur les naufrages célèbres,--un des
seuls prix que j’aie remportés à Saint-Pol,--que boire de l’eau salée
multipliait les tortures de la soif et activait le travail de la mort.
Ce détail m’était demeuré dans l’esprit. J’ai la mémoire longue.

Ma recommandation faite, je donnai un dernier regard à ces deux êtres
qui avaient été toute ma vie. Ils se renvoyaient des propos frivoles, et
ne sentaient pas les mailles du destin qui déjà se resserraient sur eux.
Lui, s’occupait de pousser la table au milieu de la pièce; elle, le
buste cambré, les bras repliés à la hauteur du front, elle rajustait sa
coiffure devant la glace... Le seuil passé, la porte se referma derrière
moi comme d’elle-même. Jamais je ne me serais imaginé qu’un tel acte fût
d’un accomplissement si facile. Cet étonnement fut, je crois bien, le
seul émoi que je ressentis. Je gagnai le sommet du phare, d’un pas
tranquille. Tout en escaladant les marches, dans les ténèbres, je me
rappelle que je faisais tourner machinalement autour de mon index la
délicate clef de fer qu’aussitôt l’opération terminée j’avais enlevée de
la serrure.

J’arrivai ainsi jusque sur le balcon.

La clarté naissante de la lune étincelait à la surface des eaux en un
frisson d’écailles d’argent. Dans l’est, la barque des Guichaoua était
encore à portée. L’homme de barre avisa mon ombre qui formait écran sur
la flamme. A tout hasard il cria:

--Ohé, Louarn!... Adieu-vat!

Je lui rétorquai:

--Ohé, la _Notre-Dame de Bon-Voyage_! Adieu-vat!

Depuis, mon ingénieur, je n’ai plus échangé une parole avec âme qui
vive, sauf dans la circonstance relatée ci-dessus, le jour où le
_Baliseur_ faillit me rendre visite...

D’en bas, cependant, des appels d’une autre sorte commençaient à monter.
Ceux-là, je ne leur répondis qu’en lançant à la mer la clef de la
chambre d’où ils partaient... Un «plouf» à peine perceptible, quelques
cercles d’onde... Ce fut fini.

Il était exactement, au chronomètre, neuf heures douze minutes et trente
secondes, mon ingénieur.

Et maintenant, que vous dirai-je de plus?

Je vous ai demandé pardon, au début de ces pages, pour toutes les
infractions au règlement qu’elles allaient vous révéler. Il ne me reste
à vous remercier de m’avoir fourni l’occasion de les écrire. Elles ont
été mon viatique durant cette épouvantable agonie de treize jours et
quatorze nuits. Grâce à elles, j’ai pu persévérer jusqu’au bout dans ma
douloureuse tâche de gardien du feu et de geôlier de la mort.

A présent, mes comptes sont réglés; l’odeur, la harcelante odeur est là,
qui me signifie que ma faction est close... Le _Ravitailleur_, il est
vrai, ne doit venir que demain. Mais j’ai gorgé la lampe d’huile et
renouvelé sa mèche. C’est une veilleuse fidèle et sûre. Elle attendra,
j’en suis convaincu, pour s’éteindre, qu’un autre ait pris, au banc de
quart, la place que j’aurai quittée.

Pauvre cher feu de Gorlébella!... La seule chose, le seul être au monde
dont je m’éloigne avec quelque regret, c’est lui!... La seule lueur
bienfaisante qui persiste dans la détresse de mon cœur dévasté, c’est
lui!... Tout le reste, famille, patrie, Dieu même, celle que vous savez
l’a fauché... Si j’étais capable d’une prière, c’est au foyer tutélaire
des nuits du Raz que je l’adresserais. Qu’il reçoive du moins la
dernière larme que puissent verser encore mes yeux taris: je la lui
voue!...

J’ai ouvert la porte de la galerie. Les vents sont nord-noroît: le ciel
s’éclaircit.

Je viens de jeter par-dessus la balustrade le «coffre à Jim», et je vais
prendre le même chemin. Dans un instant, mon ingénieur, le nommé Dénès
(Goulven), de Plounéventèr, ne sera plus qu’un noyé sans nom... Par
ailleurs, rien à signaler.

                   *       *       *       *       *

Sur cette formule de service, au-dessus de laquelle était apposée la
signature, avec son paraphe, se terminait le mémorial funèbre du
chef-gardien de Gorlébella.


FIN


IMP. Vve L. CHOGNARD.--ENGHIEN-LES-BAINS--9842-9-19.






        
            *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GARDIEN DU FEU ***
        

    

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