The Project Gutenberg EBook of Pierre Noziere, by Anatole France This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Pierre Noziere Author: Anatole France Release Date: November 21, 2003 [EBook #10160] Language: French Character set encoding: ISO Latin-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PIERRE NOZIERE *** Produced by Walter Debeuf: http://users.belgacom.net/gc782486 PIERRE NOZIÈRE par ANATOLE FRANCE LIVRE PREMIER ENFANCE I L'HISTOIRE SAINTE ET LE JARDIN DES PLANTES La première idée que je reçus de l'univers me vint de ma vieille Bible en estampes. C'était une suite de figures du XVIIe siècle, où le Paradis terrestre avait la fraîcheur abondante d'un paysage de Hollande. On y voyait des chevaux brabançons, des lapins, de petits cochons, des poules, des moutons à grosse queue. Ève promenait parmi les animaux de la création sa beauté flamande. Mais c'étaient là des trésors perdus. J'aimais mieux les chevaux. Le septième feuillet (je le vois encore) représentait l'arche de Noé au moment où l'on embarque les couples de bêtes. L'arche de Noé était, dans ma Bible, une sorte de longue caravelle surmontée d'un château de bois, avec un toit en double pente. Elle ressemblait exactement à une arche de Noé qu'on m'avait donnée pour mes étrennes et qui exhalait une bonne odeur de résine. Et cela m'était une grande preuve de la vérité des Écritures. Je ne me lassais ni du Paradis ni du Déluge. Je prenais aussi plaisir à voir Samson enlevant les portes de Gaza. Cette ville de Gaza, avec ses tours, ses clochers, sa rivière, et les bouquets de bois qui l'environnaient, était charmante. Samson s'en allait, une porte sous chaque bras. Il m'intéressait beaucoup. C'était mon ami. Sur ce point comme sur bien d'autres, je n'ai pas changé. Je l'aime encore. Il était très fort, très simple, il n'avait pas l'ombre de méchanceté, il fut le premier des romantiques, et non certes le moins sincère. J'avoue que je démêlais mal, dans ma vieille Bible, la suite des événements, et que je me perdais dans les guerres des Philistins et des Amalécites. Ce que j'admirais le plus en ces peuples c'étaient leurs coiffures, dont la diversité m'étonne encore. On y voyait des casques, des couronnes, des chapeaux, des bonnets et des turbans merveilleux. Je n'oublierai de ma vie la coiffure que Joseph portait en Égypte. C'était bien un turban, si vous voulez, et même un large turban, mais il était surmonté d'un bonnet pointu, et il s'en échappait une aigrette avec deux plumes d'autruche, et c'était une coiffure considérable. Le Nouveau-Testament avait, dans ma vieille Bible, un charme plus intime, et je garde un souvenir délicieux du potager dans lequel Jésus apparaissait à Madeleine. "Et elle pensoit, dit le texte, que ce fust le maistre du jardin." Enfin, dans les sept oeuvres de la miséricorde, Jésus-Christ, qui était le pauvre, le prisonnier et le pèlerin, voyait venir à lui une dame parée comme Anne d'Autriche, d'une grande collerette de point de Venise. Un cavalier, coiffé d'un feutre à plumes, le poing sur la hanche, cape au dos, chaussé galamment de bottes en entonnoir, du perron d'un château aux murs de brique, faisait signe à un petit page, portant une buire et un gobelet d'argent, de verser du vin au pauvre, ceint de l'auréole. Que cela était aimable, mystérieux et familier! Et comme Jésus-Christ, dans un cabinet de verdure, au pied d'un pavillon bâti du temps du roi Henri, sous notre ciel humide et fin, semblait plus près des hommes, et plus mêlé aux choses de ce monde! Chaque soir, sous la lampe, je feuilletais ma vieille Bible, et le sommeil, ce sommeil délicieux de l'enfance, invincible comme le désir, m'emportait dans ses ombres tièdes, l'âme toute pleine encore d'images sacrées. Et les patriarches, les apôtres, les dames en collerette de guipure, prolongeaient dans mes rêves leur vie surnaturelle. Ma Bible était devenue pour moi la réalité la plus sensible, et je m'efforçais d'y conformer l'univers. L'univers ne s'étendait pas, pour moi, beaucoup au delà du qui Malaquais, où j'avais commencé de respirer le jour, comme dit cette tendre vierge d'Alpe. Et je respirais avec délices le jour qui baigne cette région d'élégance et de gloire, les Tuileries, le Louvre, le Palais Mazarin. Parvenu à l'âge de cinq ans, je n'avais pas encore beaucoup exploré les parties de l'univers situées par-delà le Louvre, sur la rive droite de la Seine. La rive opposée m'était mieux connue puisque je l'habitais. J'avais suivi la rue des Petits-Augustins jusqu'au bout, et je pensais bien que c'était le bout du monde. La rue des Petits-Augustins s'appelle aujourd'hui rue Bonaparte. Au temps qu'elle était au bout du monde, j'avais vu que, de ce côté, les bords de l'abîme étaient gardés par un sanglier monstrueux et par quatre géants de pierre, assis en longues robes, un livre à la main, dans un pavillon, sur une grande cuve pleine d'eau, au milieu d'une plaine bordée d'arbres, près d'une immense église. Vous ne me comprenez pas? vous ne savez plus ce que je veux dire?... Hélas! après une vie d'opprobre, le pauvre sanglier de la maison Bailli est mort depuis longtemps. Les générations nouvelles ne l'ont point vu subir, captif, les outrages des écoliers. Elles ne l'ont point vu couché, l'oeil à demi clos, dans une résignation douloureuse. A l'angle de la rue Bonaparte, où il était logé dans une remise peinte en jaune et ornée de fresques représentant des voitures de déménagement attelées de percherons gris pommelé, s'élève maintenant une maison à cinq étages. Et quand je passe devant la fontaine de la place Saint-Sulpice, les quatre géants de pierre ne m'inspirent plus de terreurs mystérieuses. Je sais, comme tout le monde, leurs noms, leur génie et leur histoire: ils s'appellent Bossuet, Fénelon, Fléchier et Massillon. A l'occident aussi, j'avais touché les confins de l'univers ... Les hauteurs bouleversées de la Chaillot, la colline du Trocadéro, sauvage alors, fleurie de bouillons blancs et parfumée de menthe, c'était véritablement le bout du monde, les bords de l'abîme où l'on aperçoit l'homme nu qui n'a qu'une jambe, et qui marche en sautant, l'homme poisson et l'homme sans tête qui porte un visage sur la poitrine. Aux abords du pont qui, de ce côté fermait l'univers, les quais étaient mornes, gris, poudreux. Point de fiacres, quelques promeneurs à peine. Çà et là, accoudés au parapet, de petits soldats qui taillaient une baguette et regardaient couler l'eau. Au pied du cavalier romain qui occupe l'angle droit du Champ-de-Mars, une vieille, accroupie au parapet, vendait des chaussons aux pommes et du coco. Le coco était dans une carafe coiffée d'un citron. La poussière et le silence passaient sur ces choses. Maintenant le pont d'Iéna relie entre eux des quartiers neufs. Il a perdu l'aspect morne et désolé qu'il avait dans mon enfance. La poussière que le vent soulève sur la chaussée n'est plus la poussière d'autrefois. Le cavalier romain voit de nouvelles figures et de nouvelles moeurs. Il ne s'en attriste pas: il est de pierre. Mais ce que j'aimais et connaissais le mieux, c'étaient les berges de la Seine; ma vieille bonne Nanette m'y menait promener tous les jours. J'y retrouvais l'arche de Noé de ma Bible en estampes. Car je ne doutais guère que ce ne fût le bateau de la Samaritaine, avec son palmier d'où sortait merveilleusement une fumée mince et noire. Cela se concevait: comme il n'y avait plus de déluge, on avait fait de l'arche un établissement de bains. Du côté du levant, j'avais visité le Jardin des Plantes et remonté la Seine jusqu'au pont d'Austerlitz. Là était la limite. Les plus hardis explorateurs de la nature finissent par trouver le point au delà duquel ils ne peuvent plus avancer. Il m'avait été impossible d'aller plus loin que le pont d'Austerlitz. Mes jambes étaient petites et celles de ma bonne Nanette étaient vieilles; et malgré ma curiosité et la sienne, car nous aimions tous deux les belles promenades, il nous avait toujours fallu nous arrêter sur un banc, sous un arbre, en vue du pont, au regard d'une marchande de gâteaux de Nanterre. Nanette n'était guère plus grande que moi. Et c'était une sainte femme en robe d'indienne à ramages, avec un bonnet à tuyaux. Je crois que la représentation qu'elle se faisait du monde était aussi naïve que celle que je m'en formais à son côté. Nous causions ensemble très facilement. Il est vrai qu'elle ne m'écoutait jamais. Mais il n'était pas nécessaire qu'elle m'écoutât. Et ce qu'elle me répondait était toujours à propos. Nous nous aimions tendrement l'un l'autre. Tandis qu'assise sur le banc, elle songeait avec douceur à des choses obscures et familières, je creusais la terre avec ma pelle au pied d'un arbre, ou bien encore je regardais le pont qui terminait pour moi le monde connu. Qu'y avait-il au delà? Comme les savants, j'en étais réduit aux conjectures. Mais il se présentait à mon esprit une hypothèse si raisonnable que je la tenais pour une certitude: c'est qu'au delà du pont d'Austerlitz s'étendaient les contrées merveilleuses de la Bible. Il y avait sur la rive droite un coteau que je reconnaissais pour l'avoir vu dans mes estampes, dominant les bains de Bethsabée. Au delà je plaçais la Terre-Sainte et la Mer Morte; je pensais que si on pouvait aller plus loin, on apercevrait Dieu le père en robe bleue, sa barbe blanche emportée par le vent, et Jésus marchant sur les eaux, et peut-être le préféré de mon coeur, Joseph, qui pouvait bien vivre encore, car il était très jeune quand il fut vendu par ses frères. J'étais fortifié dans ces idées par la considération que le Jardin des Plantes n'était autre chose que le Paradis terrestre un peu vieilli, mais, en somme, pas beaucoup changé. De cela, je doutais encore moins que du reste; j'avais des preuves. J'avais vu le Paradis terrestre dans ma Bible, et ma mère m'avait dit: "Le Paradis terrestre était un jardin très agréable, avec de beaux arbres et tous les animaux de la création." Or, le Jardin des Plantes, c'était tout à fait le Paradis terrestre de ma Bible et de ma mère, seulement, on avait mis des grillages autour es bêtes, par suite du progrès des arts et à cause de l'innocence perdue. Et l'Ange qui tenait l'épée flamboyante avait été remplacé, à l'entrée, par un soldat en pantalon rouge. Je me flattais d'avoir fait là une découverte assez importante. Je la tenais secrète. Je ne la confiai pas même à mon père, que j'interrogeais pourtant à toute minute sur l'origine, les causes et les fins des choses tant visibles qu'invisibles. Mais sur l'identification du Paradis terrestre au Jardin des Plantes, j'étais muet. Il y avait plusieurs raisons à mon silence. D'abord, à cinq ans, on éprouve de grandes difficultés à expliquer certaines choses. C'est la faute des grandes personnes, qui comprennent très mal ce que veulent dire les petits enfants. Puis j'étais content de posséder seul la vérité. J'en prenais avantage sur le monde. J'avais aussi le sentiment que si j'en disais quelque chose, on se moquerait de moi, on rirait, et que ma belle idée en serait détruite, ce dont j'eusse été très fâché. Disons tout, je sentais, d'instinct, qu'elle était fragile. Et peut-être même que, au fond de l'âme et dans le secret de ma conscience obscure, je la jugeais hardie, téméraire, fallacieuse et coupable. Cela est très complexe. Mais on ne saurait imaginer toutes les complications de la pensée dans une tête de cinq ans. Nos promenades au Jardin des Plantes, c'est le dernier souvenir que j'aie gardé de ma bonne Nanette qui était si vieille quand j'étais si jeune, et si petite quand j'étais si petit. Je n'avais pas encore six ans accomplis, lorsqu'elle nous quitta à regret et regrettée de mes parents et de moi. Elle ne nous quitta pas pour mourir, mais je ne sais pourquoi, pour aller je ne sais où. Elle disparut ainsi de ma vie, comme on dit que les fées, dans les campagnes, après avoir pris l'apparence d'une bonne vieille pour converser avec les hommes, s'évanouissent dans l'air. II LE MARCHAND DE LUNETTES. En ce temps-là, le jour était doux à respirer; tous les souffles de l'air apportaient des frissons délicieux; le cycle des saisons s'accomplissait en surprises joyeuses et l'univers souriait dans sa nouveauté charmante. Il en était ainsi parce que j'avais six ans. J'étais déjà tourmenté de cette grande curiosité qui devait faire le trouble et la joie de ma vie, et me vouer à la recherche de ce qu'on ne trouve jamais. Ma cosmographie--j'avais une cosmographie--était immense. Je tenais le quai Malaquais, où s'élevait ma chambre, pour le centre du monde. La chambre verte, dans laquelle ma mère mettait mon petit lit près du sien, je la considérais, dans sa douceur auguste et dans sa sainteté familière, comme le point sur lequel le ciel versait ses rayons avec ses grâces, ainsi que cela se voit dans les images de sainteté. Et ces quatre murs, si connus de moi, étaient pourtant pleins de mystère. La nuit, dans ma couchette, j'y voyais des figures étranges, et, tout à coup, la chambre si bien close, tiède, où mouraient les dernières lueurs du foyer, s'ouvrait largement à l'invasion du monde surnaturel. Des légions de diables cornus y dansaient des rondes; puis, lentement, une femme de marbre noir passait en pleurant, et je n'ai su que plus tard que ces diablotins dansaient dans ma cervelle et que la femme lente, triste et noire était ma propre pensée. Selon mon système, auquel il faut reconnaître cette candeur qui fait le charme des théogonies primitives, la terre formait un large cercle autour de ma maison. Tous les jours, je rencontrais allant et venant par les rues, des gens qui me semblaient occupés à une sorte de jeu très compliqué et très amusant: le jeu de la vie. Je jugeais qu'il y en avait beaucoup, et peut-être plus de cent. Sans douter le moins du monde que leurs travaux, leurs difformités et leurs souffrances ne fussent une manière de divertissement, je ne pensais pas qu'ils se trouvassent comme moi sous une influence absolument heureuse, à l'abri, comme je l'étais, de toute inquiétude. A vrai dire, je ne les croyais pas aussi réels que moi; je n'étais pas tout à fait persuadé qu'ils fussent des êtres véritables, et quand, de ma fenêtre, je les voyais passer tout petits sur le pont des Saints-Pères, ils me semblaient plutôt des joujoux que des personnes, de sorte que j'étais presque aussi heureux que l'enfant géant du conte qui, assis sur une montagne, joue avec les sapins et les chalets, les vaches et les moutons, les bergers et les bergères. Enfin, je me représentais la création comme une grande boîte de Nuremberg, dont le couvercle se refermait tous les soirs, quand les petits bonshommes et les petites bonnes femmes avaient été soigneusement rangés. En ce temps-là, les matins étaient doux et limpides, les feuilles vertes frissonnaient innocemment sous la brise légère. Sur le quai, sur mon beau quai Malaquais où Mme Mathias, après Nanette, Mme Mathias, aux yeux de braise, au coeur de cire, promenait ma petite enfance, des armes précieuses étincelaient aux étages des boutiques, de fines porcelaines de Saxe s'y étageaient, brillantes comme des fleurs. La Seine qui coulait devant moi me charmait par cette grâce naturelle aux eaux, principe des choses et source de la vie. J'admirais ingénument ce miracle charmant du fleuve qui, le jour, porte les bateaux en reflétant le ciel, et la nuit, se couvre de pierreries et de fleurs lumineuses. Et je voulais que cette belle eau fût toujours la même, parce que je l'aimais. Ma mère me disait que les fleuves vont à l'Océan et que l'eau de la Seine coule sans cesse; mais je repoussais cette idée comme excessivement triste. En cela, je manquais peut-être d'esprit scientifique, mais j'embrassais une chère illusion; car, au milieu des maux de la vie, rien n'est plus douloureux que l'écoulement universel des choses. Le Louvre et les Tuileries qui étendaient en face de moi leur ligne majestueuse, m'étaient un grand sujet de doute. Je ne pouvais croire que ces monuments fussent l'ouvrage de maçons ordinaires, et pourtant ma philosophie de la nature ne me permettait pas d'admettre que ces murs se fussent élevés par enchantement. Après de longues réflexions, je me persuadais que ces palais avaient été bâtis par de belles dames et de magnifiques cavaliers, vêtus de velours, de satin, de dentelles, couverts d'or et de pierreries et portant des plumes au chapeau. On sera peut-être surpris qu'à six ans j'eusse une idée si peu exacte du monde. Mais il faut considérer que j'étais à peine sorti de Paris où le docteur Nozière, mon père, était retenu toute l'année. J'avais fait, il est vrai, deux ou trois petits voyages en chemin de fer, mais je n'en avais tiré aucun profit au point de vue de la géographie. C'était une science très négligée en ce temps-là. On s'étonnera aussi que j'eusse du monde moral une conception si peu conforme à la réalité des choses. Mais songez que j'étais heureux et que les êtres heureux ne savent pas grand'chose de la vie. La douleur est la grande éducatrice des hommes. C'est elle qui leur a enseigné les arts, la poésie et la morale; c'est elle qui leur a inspiré l'héroïsme avec la pitié; c'est elle qui a donné du prix à la vie en permettant qu'elle fût offerte en sacrifice; c'est elle, c'est l'auguste et bonne douleur qui a mis l'infini dans l'amour. En attendant ses leçons, je fus témoin d'un événement horrible qui bouleversa de fond en comble ma conception physique et morale de l'univers. Mais il est indispensable de vous dire tout d'abord qu'en ce temps-là un marchand de lunettes étalait ses boîtes sur le quai Malaquais, le long du mur de ce bel hôtel de Chimay qui ouvre avec une grâce si noble, sur sa cour d'honneur, les deux battants sculptés d'une porte à fronton Louis XIV. J'étais en grande familiarité avec ce marchand de lunettes. Tous les jours, Mme Mathias, en me menant à la promenade, s'arrêtait devant l'étalage du lunetier. Elle lui demandait avec intérêt: "Eh bien! monsieur Hamoche, comment va?" Et ils faisaient un bout de causette. Et moi, tout en écoutant, j'examinais les lunettes, les conserves, les pince-nez, la sébile des médailles et les échantillons minéralogiques qui étaient toute la fortune du lunetier, et qui me semblaient un grand trésor. J'étais étonné surtout de la quantité de verres bleutés que contenaient les petites vitrines de M. Hamoche et, aujourd'hui encore, je crois que M. Hamoche s'exagérait l'importance des lunettes bleues dans l'optique usuelle. Au reste, incolores ou bleus, ses verres dormaient paisiblement dans leurs boîtes; personne ne les regardait, non plus que ses médailles et ses minéraux, et la rouille dévorait les montures d'acier des besicles. "Eh bien! ça va t'il mieux, les affaires?" demandait Mme Mathias. M. Hamoche, les bras croisés, morne, le regard à l'horizon, ne répondait pas. C'était un petit homme tout à fait chauve, avec un crâne énorme, des yeux sombres et enflammés, des joues pâles et une longue barbe d'un noir bleu. Son costume, comme son air, était étrange. Il portait une longue redingote de drap vert olive qui était devenue jaune sur les épaules et sur le dos, et dont les pans lui tombaient aux pieds. Et il était coiffé du plus haut chapeau de haute forme qu'on ait jamais vu, tout cassé, tout luisant, prodigieux monument de misère et de vanité. Non! les affaires n'allaient pas. M. Hamoche ne ressemblait pas assez à une personne qui vend des lunettes, et ses lunettes ne ressemblaient pas assez à des lunettes qu'on achète. Aussi bien, il était devenu lunetier par l'injure du sort et, sous le mur de Chimay, il prenait les attitudes de Napoléon à Sainte-Hélène. Lui aussi, il était un Titan foudroyé. A juger par le peu que j'en ai retenu, ses conversations avec ma vieille bonne roulaient sur d'étranges et lointaines aventures. Il y parlait d'une longue navigation sur l'Océan Pacifique, de campements sous les cèdres rouges, et de Chinois fumeurs d'opium. Il disait comment il avait reçu un coup de couteau d'un Espagnol, dans une ruelle de Sacramento, et comment des Malais lui avaient volé son or. Ses mains tremblaient et il répétait sans cesse ce mot tragique: OR. M. Hamoche était allé comme tant d'autres en Californie, à la conquête de l'or. Il avait fait le rêve de ces placers à fleur de terre et de ce sol prodigieux qui, à peine gratté, découvrait des trésors. Hélas! il n'avait rapporté de la Sierra-Nevada que la fièvre, la misère, la haine et le dégoût incurable du travail et de la pauvreté. Mme Mathias l'écoutait, les mains jointes sur son tablier, et elle lui répondait en hochant la tête: "Dieu n'est pas toujours juste!" Et nous nous en allions, elle et moi, troublé et pensifs, vers les Champs-Élysées. L'Océan Pacifique, la Californie, les Espagnols, les Chinois, les Malais, les placers, les montagne d'or et les rivières d'or, tout cela évidemment ne pouvait pas tenir dans le monde tel que je le concevais, et les discours du lunetier m'enseignaient que la terre ne finit point, comme je le croyais, à la place Saint-Sulpice et au pont d'Iéna. M. Hamoche m'ouvrait l'esprit, et je ne pouvais voir sa mince figure, emphatique et fiévreuse, sans ressentir le frisson de l'inconnu. Il m'enseignait que la terre est grande, grande à s'y perdre, et couverte de choses vagues et terribles. Près de lui, je sentais aussi que la vie n'est pas un jeu et qu'on y souffre réellement. Et cela surtout me jetait dans des étonnements profonds. Car enfin, je voyais bien que M. Hamoche était malheureux. "Il est malheureux!" disait Mme Mathias. Et ma mère disait aussi: "Ce pauvre homme! il est dans la misère!" C'en était fait. J'avais perdu ma confiance première dans la bonté de la nature. Et, sans doute, je ne surprendrai personne si je dis que je ne l'ai jamais retrouvée depuis. Tout en m'inquiétant, M. Hamoche m'intéressait beaucoup. Il m'arrivait quelquefois de le rencontrer, le soir, dans mon escalier. Ce n'était point extraordinaire, car il habitait une mansarde dans notre maison. A la tombée du jour, il grimpait les degrés, ayant sous chaque bras une boîte longue et noire, qui renfermait, assurément, les lunettes et les minéraux. Mais ces deux boîtes ressemblaient à deux petits cercueils, et j'avais peur, comme si cet homme de malheur était un croque-mort ... N'emportait-il pas ma confiance et ma sécurité? Maintenant, je doutais de tout, puisque, reposant sous notre toit, dans la maison bénie, cet homme n'était pas heureux. Sa mansarde donnait sur la cour, et ma bonne m'avait dit que, pour s'y tenir debout, il fallait passer la tête par la fenêtre à tabatière. Et, comme je n'étais pas toujours sérieux à cette époque, je riais de tout mon coeur à la pensée que M. Hamoche, dans sa chambre, ne quittait pas son chapeau, que ce chapeau, prodigieusement haut, s'élevait sur le toit au-dessus des tuyaux, et qu'il y manquait seulement une de ces flèches de zinc qui tournent au vent. A six ans, on a l'esprit mobile. Depuis quelque temps, je ne songeais plus au lunetier, au chapeau, aux deux cercueils, quand un jour--il me souvient que c'était un jour de printemps,--il était six heures et demie, et nous étions à table ... On dînait de bonne heure, sur le quai Malaquais, dans ce temps-là. Un jour, dis-je, Mme Mathias, qui était très considérée dans la maison, vint dire à mon père: "Le marchand de lunettes est très malade, là-haut, dans sa mansarde. Il a une fièvre de cheval. --J'y vais", dit mon père en se levant. Au bout d'un quart d'heure, il revint. "Eh bien? demanda ma mère. --On ne peut rien dire encore, répondit mon père, en reprenant sa serviette avec la tranquillité d'un homme habitué à toutes les misères humaines. Je croirais à une fièvre cérébrale. L'excitation nerveuse est très intense. Naturellement, il ne veut pas entendre parler de l'hôpital. Il faudra pourtant bien l'y porter: on ne peut le soigner que là." Je demandai: "Est-ce qu'il en mourra?" Mon père, sans répondre, souleva légèrement les épaules. Le lendemain, il faisait un beau soleil; j'étais seul dans la salle à manger. Par la fenêtre ouverte, et qui donnait sur la cour, les piaillements vigoureux des moineaux entraient avec des flots de lumière et les senteurs des lilas cultivés par notre concierge, grand amateur de jardins. J'avais une arche de Noé toute neuve, qui poissait les doigts et sentait cette bonne odeur de jouet neuf que j'aimais tant. Je rangeais sur la table les animaux par couples, et déjà le cheval, l'ours, l'éléphant, le cerf, le mouton et le renard, s'acheminaient deux à deux vers l'arche qui devait les sauver du déluge. On ne sait pas ce que les joujoux font naître de rêves dans l'âme des enfants. Ce paisible et minuscule défilé de tous les animaux de la création m'inspirait vraiment une idée mystique et douce de la nature. J'étais pénétré de tendresse et d'amour. Je goûtais à vivre une joie inexprimable. Tout à coup, un bruit sourd de chute retentit dans la cour; un bruit profond et comme lourd, inouï, qui me glaça d'épouvante. Pourquoi, par quel instinct ai-je frissonné? Je n'avais jamais entendu ce bruit-là. Comment en avais-je, instantanément, senti toute l'horreur? Je m'élance à la fenêtre. Je vois, au milieu de la cour, quelque chose d'affreux! un paquet informe et pourtant humain, une loque sanglante. Toute la maison s'emplit de cris de femmes et d'appels lugubres. Ma vieille bonne entre, blême, dans la salle à manger: "Mon Dieu! le marchand de lunettes qui s'est jeté par la fenêtre, dans un accès de fièvre chaude!" De ce jour, je cessai définitivement de croire que la vie est un jeu, et le monde une boîte de Nuremberg. La cosmogonie du petit Pierre Nozière alla rejoindre dans l'abîme des erreurs humaines a carte du monde connu des anciens et le système de Ptolémée. III MADAME MATHIAS Mme Mathias était une sorte de femme de charge et de bonne d'enfant qui, par son grand âge et son mauvais caractère, s'était attiré beaucoup de considération. Mon père et ma mère, qui l'avaient attachée à ma très petite personne, ne l'appelaient que Mme Mathias, et ce fut pour moi une grande surprise d'apprendre un jour qu'elle avait un nom de baptême, un nom de jeune fille, un petit nom, et qu'elle se nommait Virginie. Mme Mathias avait eu des malheurs, elle en gardait la fierté. Les joues creuses, avec des yeux de braise sous les mèches grises de ses cheveux qui se tordaient hors de sa coiffe, noire, sèche, muette, sa bouche ruinée, son menton menaçant et son morne silence, affligeaient mon père. Maman, qui gouvernait la maison avec la vigilance d'une reine d'abeilles, avouait pourtant qu'elle n'osait pas faire d'observation à cette femme d'âge, qui la regardait en silence avec des yeux de louve traquée. Mme Mathias était généralement redoutée. Seul dans la maison, je n'avais pas peur d'elle. Je la connaissais, je l'avais devinée, je la savais faible. A huit ans, j'avais mieux compris une âme que mon père à quarante, bien que mon père eût l'esprit méditatif, assez d'observation pour un idéaliste, et quelques notions de physiognomonie puisées dans Lavater. Je me rappelle l'avoir entendu longuement disserter sur le masque de Napoléon rapporté de Sainte-Hélène par le docteur Antomarchi, et dont une épreuve en plâtre, pendue dans son cabinet, a terrifié mon enfance. Mais il faut dire que j'avais sur lui un grand avantage: j'aimais Mme Mathias, et Mme Mathias m'aimait. J'étais inspiré par la sympathie; il n'était guidé que par la science. Encore ne s'appliquait-il pas beaucoup à pénétrer le caractère de Mme Mathias. Ne prenant aucun plaisir à la voir, il ne la regardait guère, et peut-être ne l'avait-il point assez observée pour s'apercevoir qu'un petit nez mou, d'une innocente rondeur, s'était singulièrement planté au milieu du masque austère sous lequel elle figurait dans la vie. Et ce nez, en effet, ne se faisait pas remarquer. Il passait presque inaperçu sur cette scène de désolation violente qu'était le visage de Mme Mathias. Pourtant il était digne d'intérêt. Tel que je le retrouve au fond de ma mémoire, il m'émeut par je ne sais quelle expression de tendresse souffrante et d'humilité douloureuse. Je suis le seul être au monde qui y ait fait attention, et encore, n'ai-je commencé à le bien comprendre que lorsqu'il n'était plus qu'un souvenir lointain, gardé par moi seul. C'est maintenant surtout que j'y songe avec intérêt. Ah! Madame Mathias, que ne donnerais-je pas pour vous revoir aujourd'hui telle que vous étiez dans votre vie terrestre, tricotant des bas, une aiguille fichée sur l'oreille, sous votre bonnet à tuyaux, et des besicles énormes chaussant le bout de votre nez trop faible pour les porter. Vos besicles glissaient toujours, et vous en éprouviez toujours une impatience nouvelle; car vous n'avez jamais su vous soumettre en riant à la nécessité, et vous portiez au milieu des misères domestiques une âme indignée. Ah! Madame Mathias, Madame Mathias, que ne donnerais-je point pour vous revoir telle que vous fûtes, ou du moins pour savoir ce que vous êtes devenue, depuis trente ans que vous avez quitté ce monde où vous aviez si peu de joie, où vous teniez si peu de place et que vous aimiez tant. Je l'ai senti, vous aimiez la vie, et vous vous attachiez aux affaires terrestres avec cette obstination désespérée des malheureux. Si j'avais de vos nouvelles, Madame Mathias, j'en recevrais infiniment de contentement et de paix. Dans le cercueil des pauvres où vous vous en êtes allée par un beau jour de printemps, il m'en souvient, par un de ces beaux jours dont vous goûtiez si bien la douceur, chère dame, vous emportiez mille choses touchantes, tout un monde d'idées créé par l'association de votre vieillesse et de mon enfance. Qu'en avez-vous fait, Madame Mathias? Là où vous êtes, vous souvient-il encore de nos longues promenades? Chaque jour, après le déjeuner, nous sortions ensemble; nous gagnions les avenues désertes, les quais désolés de Javel et de Billy, la morne plaine de Grenelle, où le vent soulevait tristement la poussière. Ma petite main serrée dans sa main rugueuse, qui me rassurait, je parcourais des yeux la rude immensité des choses. Entre cette vieille femme, ce petit garçon rêveur et ces paysages mélancoliques de banlieue, il y avait des harmonies profondes. Ces arbres poudreux, ces cabarets peints en rouge, l'invalide qui passait, la cocarde à la casquette; la marchande de gâteaux aux pommes, assise contre le parapet, à côté de ses carafes de coco bouchées avec des citrons, voilà le monde dans lequel Mme Mathias se sentait à l'aise. Mme Mathias était peuple. Or, un jour d'été, comme nous longions le quai d'Orsay, je la priai de descendre sur la berge pour voir de plus près les grues décharger du sable, ce à quoi elle consentit tout de suite. Elle faisait toujours tout ce que je voulais, parce qu'elle m'aimait et que ce sentiment lui ôtait toute force. Au bord de l'eau et tenant ma bonne par un pan de sa jupe d'indienne à fleurs, je regardais curieusement la machine qui, d'un air patient d'oiseau pêcheur, prenait sur le bateau les paniers pleins, puis, promenant en demi-cercle sa longue encolure, les allait verser sur la rive. A mesure que le sable s'amassait, des hommes en pantalon de toile bleue, nus jusqu'à la ceinture, la chair couleur de brique, le jetaient par pelletées contre un crible. Je tirai la jupe d'indienne. "M'ame Mathias, pourquoi ils font ça? dis, m'ame Mathias?" Elle ne répondit point. Elle s'était baissée pour ramasser quelque chose à terre. Je croyais d'abord que c'était une épingle. Elle en trouvait chaque jour deux ou trois, qu'elle piquait à son corsage. Mais, cette fois, ce n'était pas une épingle. C'était un couteau de poche, dont le manche de cuivre représentait la colonne Vendôme. "Montre, montre-moi ce couteau, m'ame Mathias. Donne-le moi! Pourquoi tu ne me le donnes pas, dis?" Immobile, muette, elle regardait le petit couteau avec une attention profonde et je ne sais quoi d'égaré qui me fit presque peur. "M'ame Mathias, qu'est-ce que tu as, dis?" Elle murmura, d'une voix faible que je ne lui connaissais pas: "Il en avait un tout pareil. --Qui donc ça? M'ame Mathias, qui donc qu'en avait un tout pareil?" Et tirée par la robe, elle me regarda, de ses yeux brûlés, où l'on ne voyait que du rouge et du noir, toute surprise, comme si elle ne me savait plus là, et elle me répondit: "Mais c'était Mathias, donc; c'était Mathias. --Qui Mathias?" Elle se passa la main sur les paupières qui restèrent froissées et tirées, mit soigneusement le couteau dans sa poche, sous son mouchoir, et me répondit: "Mathias, mon mari. --Alors, tu l'avais épousé. --Je l'avais épousé pour mon malheur! J'étais riche, j'avais un moulin à Aunot, près de Chartres. Il a mangé la farine, l'âne et le moulin, et tout! Il m'a mise sur la paille et, quand je n'ai plus rien eu, il m'a quittée. C'était un ancien militaire, un grenadier de l'Empereur, blessé à Waterloo. Il avait pris du vice à l'armée." Tout cela m'étonnait beaucoup; je réfléchis un instant et je dis: "Ton mari, ce n'était pas un mari comme papa, n'est-ce pas, m'ame Mathias?" Mme Mathias ne pleurait plus; c'est avec une sorte de fierté qu'elle me répondit: "Des hommes comme Mathias, il n'y en a plus. Il avait tout pour lui, celui-là! Grand, fort, et beau, et malin, et jovial! Et toujours bien tenu, toujours une rose à la boutonnière. C'était un homme bien agréable!" IV L'ÉCRIVAIN PUBLIC Dans l'humble maison que ma mère gouvernait avec sagesse, Mme Mathias n'était précisément ni femme de charge ni bonne d'enfant, bien qu'elle s'occupât du ménage et me menât promener tous les jours. Son grand âge, son visage fier, son caractère ombrageux et farouche, donnaient à sa domesticité un air d'indépendance; elle gardait dans les soins les plus familiers l'expression tragique d'une personne qui a eu des malheurs; le souvenir lui en demeurait cher, et elle le conservait précieusement au dedans d'elle. Les lèvres serrées par l'habitude du silence, elle n'aimait point à raconter les aventures de sa vie passée. Elle apparaissait dans mon imagination d'enfant comme une maison dévorée par un antique incendie. Je savais seulement que, née, ainsi qu'elle le disait, l'année de la mort du roi, fille de riches fermiers beaucerons, de bonne heure orpheline, elle avait épousé en 1815, à l'âge de vingt-deux ans, le capitaine Mathias, un bien bel homme qui, mis à la demi-solde par les Bourbons, disait leur fait aux chevaliers du Lys, qu'il appelait poliment les compagnons d'Ulysse. Mes parents étaient un peu plus instruits. Ils n'ignoraient point que le capitaine Mathias avait mangé les écus de la fermière au Rocher de Cancale, et que, laissant ensuite sa pauvre femme sur la paille, il s'en était allé courir les filles. Dans les premières années de la monarchie de Juillet, Mme Mathias l'avait retrouvé, par grand hasard, tandis qu'il sortait d'un cabaret de la rue de Rambuteau, où, rasé de frais, le teint vermeil sous ses cheveux blancs, une rose à la boutonnière, il donnait chaque jour des consultations aux commerçants poursuivis par les huissiers. Il rédigeait des actes devant une bouteille de vin blanc, en souvenir de son premier état; car il avait été saute-ruisseau avant d'entrer au régiment. Elle l'avait repris alors; elle l'avait ramené chez elle avec une joie triomphale. Mais il n'y était pas resté longtemps; il avait disparu un jour, emportant, disait-on, une douzaine d'écus cachés par Mme Mathias sous sa paillasse. Depuis lors, on n'avait plus de ses nouvelles. On croyait qu'il s'était laissé mourir dans un lit d'hôpital, et on l'en approuvait. "C'est pour vous une délivrance", disait mon père à Mme Mathias. Alors des larmes brûlantes et comme enflammées montaient aux yeux de Mme Mathias; ses lèvres tremblaient, et elle ne répondait pas. Or, un jour de printemps, Mme Mathias, ayant serré sur ses épaules son terrible châle noir, m'emmena promener à l'heure accoutumée. Mais elle ne me conduisit pas ce jour-là aux Tuileries, notre jardin royal et familier, où tant de fois, laissant ma balle et mes billes, j'avais collé mon oreille contre le piédestal de la statue du Tibre pour écouter des voix mystérieuses. Elle ne me conduisit pas vers ces boulevards calmes et tristes d'où l'on voit, au-dessus des lignes poudreuses des arbres, le dôme doré sous lequel est couché dans son tombeau rouge Napoléon; elle ne me conduisit pas vers les avenues monotones où elle se plaisait, assise sur un banc, à causer avec quelque invalide, tandis que je faisais des jardins dans la terre humide. En ce jour de printemps, elle prit un chemin inaccoutumé, suivit des rues encombrées de passants et de voitures, bordées de boutiques où s'étalaient des objets innombrables et divers, dont j'admirais les formes sans en concevoir l'usage. Les pharmacies surtout m'étonnaient par la grandeur et l'éclat de leurs bocaux. Quelques-unes de ces boutiques étaient peuplées de grandes statues peintes et dorées. Je demandai: "Quoi c'est, m'ame Mathias?" Et Mme Mathias me répondit avec la fermeté d'une citoyenne nourrie dans les faubourgs de Paris: "C'est rien, c'est des bons dieux." Ainsi, dans ma tendre enfance, tandis que ma mère m'inclinait doucement au culte des images, Mme Mathias m'enseignait à mépriser la superstition. De la voie étroite où nous étions, une grande place plantée de petits arbres m'apparut soudain. Je la reconnus et il me souvint de ma bonne Nanette en revoyant ce pavillon étrange où des prêtres de pierre sont assis, les pieds dans la vasque d'une fontaine. C'est avec Nanette que, dans des temps vagues et d'incertaine mémoire, j'avais visité ces choses. En les revoyant, je fus saisi du regret de Nanette perdue. J'eus envie de courir en pleurant et en criant: "Nanette!" Mais soit faiblesse d'âme, soit délicatesse obscure du coeur, soit débilité d'esprit, je ne parlai point de Nanette à Mme Mathias. Nous traversâmes la place et nous nous engageâmes dans des ruelles aux pavés pointus, qu'une grande église recouvrait de son ombre humide. Sur les portails ornés de pyramides et de boules moussues, çà et là une statue faisait un grand geste en l'air et des couples de pigeons s'envolaient devant nous. Ayant contourné la grande église, nous prîmes une rue bordée de porches sculptés et de vieux murs au-dessus desquels les acacias penchaient leurs branches fleuries. Il y avait, à gauche, dans une encoignure, une échoppe vitrée avec cette enseigne: Écrivain public. Des lettres et des enveloppes étaient collées sur tous les carreaux. Du toit de zinc sortait un tuyau de cheminée coiffé d'un grand chapeau. Mme Mathias tourna le bec de canne et, me poussant devant elle, entra dans l'échoppe. Un vieillard, courbé sur une table, leva la tête à notre vue. Des favoris en fer à cheval bordaient ses joues roses. Ses cheveux blancs s'enlevaient sur son front comme dans un coup de vent orageux. Sa redingote noire était par endroits blanchie et luisante. Il portait un bouquet de violettes à la boutonnière. "Tiens! c'est la vieille!" dit-il sans se lever. Puis me regardant d'un air peu sympathique: "C'est ton petit bourgeois, hein? demanda-t-il. --Oh! répondit Mme Mathias, il est gentil enfant, quoiqu'il me fasse souvent endêver. --Hum! fit l'écrivain public. Il est maigrichon et pâlot. Ça ne fera pas un fameux soldat." Mme Mathias contemplait le vieil écrivain public avec des yeux ardents de tendresse; elle lui dit d'une voix souple, que je ne lui connaissais pas: "Eh! ben? comment vas-tu, Hippolyte? --Oh! dit-il, la santé n'est pas mauvaise. Le coffre est bon. Mais les affaires ne vont pas. Trois ou quatre lettres à cinq sous pièce, le matin. Et c'est tout ..." Puis il haussa les épaules, comme pour secouer les soucis, et, tirant de dessous la table une bouteille et des verres, il nous versa du vin blanc. "A ta santé, la vieille! --A ta santé, Hippolyte!" Le vin était piquant. En y trempant mes lèvres, je fis la grimace. "C'est une petite demoiselle, dit le vieillard. A son âge, j'étais déjà porté sur le vin et les amours. Mais on ne fait plus des hommes comme moi. Le moule en est brisé." Puis, me posant lourdement la main sur l'épaule: "Tu ne sais pas, mon ami, que j'ai servi le petit caporal et fait toute la campagne de France. J'étais à Craonne et à Fère-Champenoise. Et, le matin d'Athis, Napoléon m'a demandé une prise de tabac. "Je crois le voir encore, l'empereur. Il était petit, gros, le visage jaune, avec des yeux pleins de mitraille et un air de tranquillité. Ah! s'ils ne l'avaient pas trahi!... Mais les blancs sont tous des fripons." Il se versa à boire. Mme Mathias sortit de sa muette contemplation et, se levant: "Il faut que je m'en aille, à cause du petit." Puis, tirant de sa poche deux pièces de vingt sous, elle les glissa dans la main de l'écrivain public qui les reçut avec un air de superbe indifférence. Quand nous fûmes dehors, je demandai qui était ce monsieur. Mme Mathias me répondait avec un accent d'orgueil et d'amour: "C'est Mathias, mon petit, c'est Mathias! --Mais papa et maman disent qu'il est mort." Elle secoua la tête joyeusement. "Oh! il m'enterrera et il en enterrera bien d'autres après moi, des vieux et des jeunes." Puis elle devint soucieuse: "Pierre, ne va pas dire que tu as vu Mathias." V LES CONTES DE MAMAN --Je n'ai pas d'imagination, disait maman. Elle disait n'en pas avoir, parce qu'elle croyait qu'il n'y avait d'imagination qu'à faire des romans, et elle ne savait pas qu'elle avait une espèce d'imagination rare et charmante qui ne s'exprimait pas par des phrases. Maman était une dame ménagère tout occupée de soins domestiques. Elle avait une imagination qui animait et colorait son humble ménage. Elle avait le don de faire vivre et parler la poêle et la marmite, le couteau et la fourchette, le torchon et le fer à repasser; elle était au dedans d'elle-même un fabuliste ingénu. Elle me faisait des contes pour m'amuser, et comme elle se sentait incapable de rien imaginer, elle les faisait sur les images que j'avais. Voici quelques-uns de ses récits. J'y ai gardé autant que j'ai pu sa manière, qui était excellente. L'ÉCOLE Je proclame l'école de Mlle Genseigne la meilleur école de filles qu'il y ait au monde. Je déclare mécréants et médisants ceux qui croiront et diront le contraire. Toutes les élèves de Mlle Genseigne sont sages et appliquées, et il n'y a rien de si plaisant à voir que leurs petites personnes immobiles. On dirait autant de petites bouteilles dans lesquelles Mlle Genseigne verse de la science. Mlle Genseigne est assise toute droite dans sa haute chaise. Elle est grave et douce; ses bandeaux plats et sa pèlerine noire inspirent le respect et la sympathie. Mlle Genseigne, qui est très savante, apprend le calcul à ses petites élèves. Elle dit à Rose Benoist: "Rose Benoist, si de douze je retiens quatre, combien me reste-t-il? --Quatre!" répond Rose Benoist. Mlle Genseigne n'est pas satisfaite de cette réponse: "Et vous, Emmeline Capel, si de douze je retiens quatre, combien me reste-t-il? --Huit!" répond Emmeline Capel. Et Rose Benoist tombe dans une rêverie profonde. Elle entend qu'il reste huit à Mlle Genseigne, mais elle ne sait pas si ce sont huit chapeaux ou huit mouchoirs, ou bien encore huit pommes ou huit plumes. Il y a bien longtemps que ce doute la tourmente. Quand on lui dit que six fois six font trente-six, elle ne sait pas si ce sont trente-six chaises ou trente-six noix, et elle ne comprend rien à l'arithmétique. Au contraire, elle est très savante en histoire sainte. Mlle Genseigne n'a pas une autre élève capable de décrire le Paradis terrestre et l'Arche de Noé comme fait Rose Benoist. Rose Benoist connaît toutes les fleurs du Paradis et tous les animaux de l'Arche. Elle sait autant de fables que Mlle Genseigne elle-même. Elle sait tous les discours du Corbeau et du Renard, de l'Âne et du petit Chien, du Coq et de la Poule. Elle n'est pas surprise quand on lui dit que les animaux parlaient autrefois. Elle serait plutôt surprise si on lui disait qu'ils ne parlent plus. Elle est bien sûre d'entendre le langage de son gros chien Tom et de son petit serin Cuip. Elle a raison: les animaux ont toujours parlé et ils parlent encore; mais ils ne parlent qu'à leurs amis. Rose Benoist les aime et ils l'aiment. C'est pour cela qu'elle les comprend. Pour s'entendre, il n'est tel que de s'aimer. Aujourd'hui, Rose Benoist a récité sa leçon sans faute. Elle a un bon point. Emmeline Capel a reçu aussi un bon point pour avoir bien su sa leçon d'arithmétique. Au sortir de la classe, elle a dit à sa maman qu'elle avait un bon point. Et elle a ajouté: "Un bon point, à quoi ça sert, dis, maman? --Un bon point ne sert à rien, a répondu la maman d'Emmeline. C'est justement pour cela qu'on doit être fier de le recevoir. Tu sauras un jour, mon enfant, que les récompenses les plus estimées sont celles qui donnent de l'honneur sans profit." MARIE Les petites filles ont un désir naturel de cueillir des fleurs et des étoiles. Mais les étoiles ne se laissent point cueillir et elles enseignent aux petites filles qu'il y a en ce monde des désirs qui ne sont jamais contentés. Mlle Marie s'en est allée dans le parc avec sa nourrice; elle a rencontré une corbeille d'hortensias et elle a connu que les fleurs d'hortensia étaient belles; c'est pourquoi elle en a cueilli une. C'était très difficile. Elle a tiré la plante à deux mains et elle a couru grand risque de tomber sur son derrière quand la tige s'est rompue. Aussi est-elle très fière de ce qu'elle a fait. Elle est très contente aussi, car la fleur est admirable à voir: c'est une boule d'un rose tendre trempée de bleu et c'est une fleur composée de beaucoup de petites fleurs. Mais la nourrice l'a vue: elle s'élance. Elle saisit Mlle Marie par le bras; elle gronde, elle s'écrie, elle est terrible. Mlle Marie regarde étonnée, de son regard encore flottant, et songe dans sa petite âme confuse. Vous ne sauriez imaginer combien c'est difficile, à sept ans, d'interroger sa conscience. Elle reste candide entre la faute commise et le châtiment préparé. La nourrice la met en pénitence, non dans le cabinet noir, mais sous un grand marronnier, à l'ombre d'un vaste parasol chinois. Là, Mlle Marie pensive, surprise, étonnée, est assise et songe. Sa fleur à la main, elle a l'air, sous l'ombrelle qui rayonne autour d'elle, d'une petite idole étrange. La nourrice a dit: "Maintenant, mademoiselle, donnez-moi cette fleur." Mais Mlle Marie a serré dans son petit poing la tige fleurie et ses joues ont rougi et son front s'est gonflé comme si elle allait pleurer. Et la nourrice n'a pas voulu causer des larmes. Elle a dit: "Je vous défends de porter cette fleur à votre bouche. Si vous désobéissez, mademoiselle, votre petit chien Toto vous mangera les oreilles." Ayant ainsi parlé, elle s'éloigne. La jeune pénitente, immobile sous son dais éclatant, regarde autour d'elle, et voit le ciel et la terre. C'est grand, le ciel et la terre, et cela peut amuser quelque temps une petite fille. Mais sa fleur d'hortensia l'occupe plus que tout le reste. C'est une belle fleur et c'est une fleur défendue. Voilà deux raisons pour s'y plaire. Mlle Marie songe: "Une fleur, cela doit sentir bon!" Et elle approche de son nez la boule fleurie. Elle essaie de sentir, mais elle ne sent rien. Elle n'est pas bien habile à respirer les parfums: il y a peu de temps encore, elle soufflait sur les roses au lieu de les respirer. Il ne faut pas se moquer d'elle pour cela: on ne peut tout apprendre à la fois. On apprend d'abord à boire du lait. On n'apprend que plus tard à respirer des fleurs: c'est moins utile. D'ailleurs, aurait-elle, comme sa maman, l'odorat subtil, elle ne sentirait rien. La fleur d'hortensia n'a pas d'odeur. C'est pourquoi elle lasse malgré sa beauté. Mais Mlle Marie est ingénieuse. Elle se prend à songer: "Cette fleur, elle est peut-être en sucre." Alors elle ouvre la bouche toute grande et va porter la fleur à ses lèvres ... Un cri retentit: Ouap! C'est le petit chien Toto qui, s'élançant pardessus une bordure de géraniums, vient se poser, les oreilles toutes droites, devant Mlle Marie, et darde sur elle le regard de ses yeux vifs et ronds. La nourrice, qui veille cachée derrière les arbres, l'a envoyé. Et Mlle Marie reste stupéfaite. A TRAVERS CHAMPS Après le déjeuner, Catherine s'en est allé dans les prés avec Jean, son petit frère. Quand ils sont partis, le jour semblait jeune et frais comme eux. Le ciel n'était pas tout à fait bleu; il était plutôt gris, mais d'un gris plus doux que tous les bleus du monde. Justement les yeux de Catherine sont de ce gris-là et semblent faits d'un peu de ciel matinal. Catherine et Jean s'en vont tout seuls par les prés. Leur mère est fermière et travaille dans la ferme. Ils n'ont point de servante pour les conduire, et ils n'en ont point besoin. Ils savent leur chemin; ils connaissent les bois, les champs et les collines. Catherine sait voir l'heure du jour en regardant le soleil, et elle a deviné toutes sortes de beaux secrets naturels que les enfants des villes ne soupçonnent pas. Le petit Jean lui-même comprend beaucoup de choses des bois, des étangs et des montagnes, car sa petite âme est une âme rustique. Catherine et Jean s'en vont par les prés fleuris. Catherine, en cheminant, fait un bouquet. Elle aime les fleurs. Elle les aime parce qu'elles sont belles, et c'est une raison, cela! Les belles choses sont aimables; elles ornent la vie. Quelque chose de beau vaut quelque chose de bien, et c'est une bonne action que de faire un beau bouquet. Catherine cueille des bleuets, des coquelicots, des coucous et des boutons d'or, qu'on appelle aussi cocottes. Elle cueille encore de ces jolies fleurs violettes qui croissent au bord des blés et qu'on nomme des miroirs de Vénus. Elle cueille les sombres épis de l'herbe à lait et des crêtes de coq, qui sont des crêtes jaunes, et des becs de grue roses et le lys des vallées, dont les blanches clochettes, agitées au moindre souffle, répandent une odeur délicieuse. Catherine aime les fleurs parce que les fleurs sont belles; elle les aime aussi parce qu'elles sont des parures. Elle est une petite fille toute simple, dont les beaux cheveux sont cachés sous un béguin brun; son tablier de cotonnade recouvre une robe unie; elle va en sabots. Elle n'a vu de riches toilettes qu'à la Vierge Marie et à la sainte Catherine de son église paroissiale. Mais il y a des choses que les petites filles savent en naissant. Catherine sait que les fleurs sont des parures séantes, et que les belles dames qui mettent des bouquets à leur corsage en paraissent plus jolies. Aussi songe-t-elle qu'elle doit être bien brave en ce moment, puisqu'elle porte un bouquet plus gros que sa tête. Elle est contente d'être brave et ses idées sont brillantes et parfumées comme ses fleurs. Ce sont des idées qui ne s'expriment point par la parole: la parole n'a rien d'assez joli pour exprimer les idées de bonheur d'une petite fille. Il y faut des airs de chanson, les airs les plus vifs et les plus doux, les chansons les plus gentilles, comme Giroflé-Girofla ou Les Compagnons de la Marjolaine. Aussi Catherine chante, en cueillant son bouquet: "J'irai au bois seulette", et elle chante aussi: "Mon coeur je lui donnerai, mon coeur je lui donnerai." Le petit Jean est d'un autre caractère. Il suit d'autres pensées. C'est un franc luron; il ne porte point encore la culotte, mais son esprit a devancé son âge, et il n'y a point d'esprit plus gaillard que celui-là. Tandis qu'il s'attache d'une main au tablier de sa soeur, de peur de tomber, il agite son fouet de l'autre main avec la vigueur d'un robuste garçon. C'est à peine si le premier valet de son père fait mieux claquer le sien quand, en ramenant les chevaux de la rivière, il rencontre sa fiancée. Le petit Jean ne s'endort pas dans une molle rêverie. Il ne se soucie pas des fleurs des champs. Il songe, pour ses jeux, à de rudes travaux. Il rêve charrois embourbés et percherons tirant du collier à sa voix et sous ses coups. Il est plein de force et d'orgueil. C'est ainsi qu'il va par les prés, à petits pas, butant aux cailloux et se retenant au tablier de sa grande soeur. Catherine et Jean sont montés au-dessus des prairies, le long du coteau, jusqu'à un endroit élevé d'ou l'on découvre tous les feux du village épars dans la feuillée, et à l'horizon les clochers de six paroisses. C'est là qu'on voit que la terre est grande. Catherine y comprend mieux qu'ailleurs les histoires qu'on lui a apprises, la colombe de l'arche, les Israélites de la Terre promise et Jésus allant de ville en ville. "Asseyons-nous là", dit-elle. Elle s'assied. En ouvrant les mains, elle répand sur elle sa moisson fleurie. Elle en est toute parfumée, et déjà les papillons voltigent autour d'elle. Elle choisit, elle assemble les fleurs; elle marie les tons pour le plaisir de ses yeux. Plus les couleurs sont vives, plus elle les trouve agréables. Elle a des yeux tout neufs que le rouge vif ne blesse point. C'est pour les regards usés des citadins que les peintres des villes éteignent les tons avec prudence. Les yeux de Catherine sont de bons petits yeux qui aiment les coquelicots. Les coquelicots, voilà ce que Catherine préfère. Mais leur pourpre fragile s'est déjà fanée et la brise légère effeuille dans les mains de l'enfant leur corolle étincelante. Elle regarde, émerveillée, toutes ces tiges en fleur, et elle voit toutes sortes de petits insectes courir sur les feuilles et sur les fleurs. Ces plantes qu'elle a cueillies servaient d'habitation à des mouches et à de petits scarabées qui, voyant leur demeure en péril, s'inquiètent et s'agitent. Catherine ne se soucie pas des insectes. Elle trouve que ce sont de trop petites bêtes et elle n'a d'eux aucune pitié. Pourtant on peut être en même temps très petit et très malheureux. Mais c'est là une philosophique et, pour le malheur des scarabées, la philosophie n'entre point dans la tête de Catherine. Elle se fait des guirlandes et des couronnes et se suspend des clochettes aux oreilles; elle est maintenant ornée comme l'image rustique d'une vierge vénérée des bergers. Son petit frère Jean, occupé pendant ce temps à conduire des chevaux imaginaires, l'aperçoit ainsi parée. Aussitôt il est saisi d'admiration. Un sentiment religieux pénètre toute sa petite âme. Il s'arrête, le fouet lui tombe des mains. Il comprend qu'elle est belle. Il voudrait être beau aussi et tout chargé de fleurs. Il essaye en vain d'exprimer ce désir dans son langage obscur et doux. Mais elle l'a deviné. La petite Catherine est une grande soeur; une grande soeur est une petite mère; elle prévient, elle devine. "Oui, chéri, s'écrie Catherine; je vais te faire une belle couronne et tu seras pareil à un petit roi." Et la voilà qui tresse les fleurs bleues, les fleurs jaunes et les fleurs rouges pour en faire un chapeau. Elle pose ce chapeau de fleurs sur la tête du petit Jean, qui en rougit de joie. Elle l'embrasse, elle le soulève de terre et le pose tout fleuri sur une grosse pierre. Puis elle l'admire parce qu'il est beau et elle l'aime parce qu'il est beau par elle. Et, debout sur son socle agreste, le petit Jean comprend qu'il est beau. Cette idée le pénètre d'un respect profond de lui-même. Il comprend qu'il est sacré. Droit, immobile, les yeux tout ronds, les lèvres serrées, les bras pendants, les mains ouvertes et les doigts écartés comme les rayons d'une roue, il goûte une joie pieuse à se sentir devenir une idole. Le ciel est sur sa tête, les bois et les champs sont à ses pieds. Il est au milieu du monde. Il est seul grand, il est seul beau. Mais tout à coup Catherine éclate de rire. Elle s'écrie: "Oh! que tu es drôle, mon petit Jean! que tu es drôle!" Elle se jette sur lui, elle l'embrasse, le secoue; la lourde couronne lui glisse sur le nez. Et elle répète: "Oh! qu'il est drôle! qu'il est drôle!" Et elle rit de plus belle. Mais le petit Jean ne rit pas. Il est triste et surpris que ce soit fini et qu'il ne soit plus beau. Il lui en coûte de redevenir ordinaire. Maintenant la couronne dénouée s'est répandue à terre et le petit Jean est redevenu semblable à l'un de nous. Il n'est plus beau. Mais c'est encore un solide gaillard. Il a ressaisi son fouet, et le voilà qui tire de l'ornière les six chevaux de ses rêves. Les petits enfants imaginent avec facilité les choses qu'ils désirent et qu'ils n'ont pas. Quand ils gardent dans l'âge mur cette faculté merveilleuse, on dit qu'ils sont des poètes ou des fous. Le petit Jean crie, frappe et se démène. Catherine joue encore avec ses fleurs. Mais il y en a qui meurent. Il y en a d'autres qui s'endorment. Car les fleurs ont leur sommeil comme les animaux, et voici que les campanules, cueillies quelques heures auparavant, ferment leurs cloches violettes et s'endorment dans les petites mains qui les ont séparées de la vie. Catherine en serait touchée si elle le savait. Mais Catherine ne sait pas que les plantes dorment ni qu'elles vivent. Elle ne sait rien. Nous ne savons rien non plus et, si nous avons appris que les plantes vivent, nous ne sommes guère plus avancés que Catherine, puisque nous ne savons pas ce que c'est que vivre. Peut-être ne faut-il pas trop nous plaindre de notre ignorance. Si nous savions tout, nous n'oserions plus rien faire et le monde finirait. Un souffle léger passe dans l'air et Catherine frissonne. C'est le soir qui vient. "J'ai faim", dit le petit Jean. Il est juste qu'un conducteur de chevaux mange quand il a faim. Mais Catherine n'a pas un morceau de pain pour donner à son petit frère. Elle lui dit: "Mon petit frère, retournons à la maison." Et ils songent tous deux à la soupe aux choux qui fume dans la marmite pendue à la crémaillère, au milieu de la grande cheminée. Catherine amasse ses fleurs sur son bras et, prenant son petit frère par la main, le conduit vers la maison. Le soleil descendait lentement à l'horizon rougi. Les hirondelles, dans leur vol, effleuraient les enfants de leurs ailes immobiles. Le soir était venu. Catherine et Jean se pressèrent l'un contre l'autre. Catherine laissait tomber une à une ses fleurs sur la route. Ils entendaient, dans le grand silence, la crécelle infatigable du grillon. Ils avaient peur tous deux et ils étaient tristes, parce que la tristesse du soir pénétrait leurs petites âmes. Ce qui les entourait leur était familier, mais ils ne reconnaissent plus ce qu'ils connaissaient le mieux. Il semblait tout à coup que la terre fut trop grande et trop vieille pour eux. Ils étaient las et ils craignaient de ne jamais arriver dans la maison où leur mère faisait la soupe pour toute la famille. Le petit Jean n'agitait plus son fouet. Catherine laissa glisser de sa main fatiguée sa dernière fleur. Elle tirait son petit frère par le bras et tous deux se taisaient. Enfin, ils virent de loin le toit de leur maison qui fumait dans le ciel assombri. Alors, ils s'arrêtèrent, et tous deux, frappant des mains, poussèrent des cris de joie. Catherine embrassa son petit frère, puis, ils se mirent ensemble à courir de toute la force de leurs pieds fatigués. Quand ils entrèrent dans le village, des femmes qui revenaient des champs leur donnèrent le bonsoir. Ils respirèrent. La mère était sur le seuil, en bonnet blanc, l'écumoire à la main. "Allons, les petits, allons donc!" cria-t-elle. Et ils se jetèrent dans ses bras. En entrant dans la salle où fumait la soupe aux choux, Catherine frissonna de nouveau. Elle avait vu la nuit descendre sur la terre. Jean, assis sur la bancelle, le menton à la hauteur de la table, mangeait déjà sa soupe. LES FAUTES DES GRANDS Les routes ressemblent à des rivières. Cela tient à ce que les rivières sont des routes; ce sont des routes naturelles sur lesquelles on voyage avec des bottes de sept lieues; quel autre nom conviendrait mieux à des barques? Et les routes sont comme des rivières que l'homme a faites pour l'homme. Les routes, les belles routes aussi unies que la surface d'une fleuve et sur lesquelles la roue de la voiture et la semelle du soulier trouvent un appui à la fois solide et doux, ce sont les chefs-d'oeuvre de nos pères qui sont morts sans laisser leur nom et que nous ne connaissons que par leurs bienfaits. Qu'elles soient bénies, ces routes par lesquelles les fruits de la terre nous viennent abondamment et qui rapprochent les amis. C'est pour aller voir un ami, l'ami Jean, que Roger, Marcel, Bernard, Jacques et Étienne ont pris la route nationale qui déroule au soleil, le long des prés et des champs, son joli ruban jaune, traverse les bourgs et les hameaux et conduit, dit-on, jusqu'à la mer où sont les navires. Les cinq compagnons ne vont pas si loin. Mais il leur faut faire une belle course d'un kilomètre pour atteindre la maison de l'ami Jean. Les voilà partis. On les a laissés aller seuls, sur la foi de leurs promesses; ils se sont engagés à marcher sagement, à ne point écarter du droit chemin, à éviter les chevaux et les voitures et à ne point quitter Étienne, le plus petit de la bande. Les voilà partis. Ils s'avancent en ordre sur une seule ligne. On ne peut mieux partir. Pourtant, il y a un défaut à cette belle ordonnance. Étienne est trop petit. Un grand courage s'allume en lui. Il s'efforce, il hâte le pas. Il ouvre toute grande ses courtes jambes. Il agite ses bras par surcroît. Mais il est trop petit, il ne peut pas suivre ses amis. Il reste en arrière. C'est fatal; les philosophes savent que les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. Mais Jacques, ni Bernard, ni Marcel, ni même Roger, ne sont des philosophes. Ils marchent selon leurs jambes, le pauvre Étienne marche avec les siennes: il n'y a pas de concert possible. Étienne court, souffle, crie, mais il reste en arrière. Les grands, ses aînés, devraient l'attendre, direz-vous, et régler leur pas sur le sien. Hélas, ce serait de leur part une haute vertu. Ils sont en cela comme les hommes. En avant, disent les forts de ce monde, et ils laissent les faibles en arrière. Mais attendez la fin de l'histoire. Tout à coup, nos grands, nos forts, nos quatre gaillards s'arrêtent. Ils ont vu par terre une bête qui saute. La bête saute parce qu'elle est une grenouille, et qu'elle veut gagner le pré qui longe la route. Ce pré, c'est sa patrie: il lui est cher, elle y a son manoir auprès d'un ruisseau. Elle saute. C'est une grande curiosité naturelle qu'une grenouille. Celle-ci est verte; elle a l'air d'une feuille vivante, et cet air lui donne quelque chose de merveilleux. Bernard, Roger, Jacques et Marcel se jettent à sa poursuite. Adieu Étienne, et la belle route toute jaune; adieu leur promesse. Les voilà dans le pré, bientôt ils sentent leurs pieds s'enfoncer dans la terre grasse qui nourrit une herbe épaisse. Quelques pas encore et ils s'embourbent jusqu'aux genoux. L'herbe cachait un marécage. Ils s'en tirent à grand'peine. Leurs souliers, leurs chaussettes, leurs mollets sont noirs. C'est la nymphe du pré vert qui a mis les guêtres de fange aux quatre désobéissants. Étienne les rejoint tout essoufflé. Il ne sait, en les voyant ainsi chaussés, s'il doit se réjouir ou s'attrister. Il médite en son âme innocente les catastrophes qui frappent les grands et les forts. Quant aux quatre guêtrés, ils retournent piteusement sur leurs pas, car le moyen, je vous prie, d'aller voir l'ami Jean en pareil équipage? Quand ils rentreront à la maison, leurs mères liront leur faute sur leurs jambes, tandis que la candeur du petit Étienne reluira sur ses mollets roses. JAQUELINE ET MIRAUT Jacqueline et Miraut sont de vieux amis. Jacqueline est une petite fille et Miraut est un gros chien. Ils sont du même monde, ils sont tous deux rustiques: de là leur intimité profonde. Depuis quand se connaissaient-ils? ils ne savent plus: cela passe la mémoire d'un chien et celle d'une petite fille. D'ailleurs, ils n'ont pas besoin de le savoir, ils n'ont ni envie, ni besoin de rien savoir. Ils ont seulement l'idée qu'ils se connaissent depuis très longtemps, depuis le commencement des choses, car ils n'imaginent ni l'un ni l'autre que l'univers ait existé avant eux. Le monde, tel qu'ils le conçoivent, est jeune, simple et naïf comme eux. Jacqueline y voit Miraut et Miraut y voit Jacqueline tout au beau milieu. Jacqueline se fait de Miraut une belle idée, mais c'est une idée inexprimable. Les mots ne peuvent rendre la pensée de Jacqueline, ils sont trop gros pour cela! Quant à la pensée de Miraut, c'est sans doute une bonne et juste pensée, mais, par malheur, on ne la connaît pas bien. Miraut ne parle pas, il ne dit pas ce qu'il pense et il ne le sait pas très bien lui-même. Assurément, il a de l'intelligence, mais pour toutes sortes de raisons, cette intelligence est obscure. Miraut a toutes les nuits des rêves: il voit en dormant des chiens comme lui, des petites filles comme Jacqueline, des mendiants. Il voit des choses joyeuses et des choses tristes. C'est pourquoi il aboie ou il grogne pendant son sommeil. Ce ne sont là que des songes et des illusions, mais Miraut ne les distingue pas de la réalité. Il brouille dans sa cervelle ce qu'il voit en rêve avec ce qu'il voit quand il est éveillé, et cette confusion l'empêche de comprendre beaucoup de choses que les hommes comprennent. Et puis, comme c'est un chien, il a des idées de chien. Et pourquoi voulez-vous que nous comprenions les idées des chiens mieux que les chiens ne comprennent les idées des hommes? Mais d'homme à chien, on peut tout de même s'entendre, parce que les chiens ont quelques idées humaines et les hommes quelques idées canines. C'est assez pour lier amitié. Aussi Jacqueline et Miraut sont-ils très bons amis. Miraut est beaucoup plus grand et plus fort que Jacqueline. En posant ses pattes de devant sur les épaules de l'enfant, il la domine de la tête et du poitrail. Il pourrait l'avaler en trois bouchées; mais il sait, il sent qu'une force est en elle et que, pour petite qu'elle est, elle est précieuse. Il l'admire à sa manière. Il la trouve mignonne. Il admire comme elle sait jouer et parler. Il l'aime, il la lèche par sympathie. Jacqueline, de son côté, trouve Miraut admirable. Elle voit qu'il est fort, et elle admire la force. Sans cela, elle ne serait point une petite fille. Elle voit qu'il est bon, et elle aime la bonté. Aussi bien la bonté est-elle une chose douce à rencontrer. Elle a pour lui un sentiment de respect. Elle observe qu'il connaît beaucoup de secrets qu'elle ignore et que l'obscur génie de la terre est en lui. Elle le voit énorme, grave et doux. Elle le vénère comme sous un autre ciel, dans les temps anciens, les hommes vénéraient des dieux agrestes et velus. Mais voici que tout à coup, elle est surprise, inquiète, étonnée. Elle a vu son vieux génie de la terre, son dieu velu, Miraut, attaché par une longue laisse à un arbre, au bord du puits. Elle contemple, elle hésite, Miraut la regarde de son bel oeil honnête et patient. Il n'est ni surpris ni fâché d'être à la chaîne; il aime ses maîtres, et, ne sachant pas qu'il est un génie de la terre et un dieu couvert de poil, il garde sans colère sa chaîne et son collier. Cependant Jacqueline n'ose avancer. Elle ne peut comprendre que son divin et mystérieux ami soit captif, et une vague tristesse emplit sa petite âme. VI LES DEUX TAILLEURS La tunique ne me paraît pas très convenable aux lycéens, parce que ce n'est point un vêtement civil, et qu'en la leur imposant on entreprend sans raison sur leur indépendance. Je l'ai portée, et j'en garde un mauvais souvenir. Il faut vous dire qu'il y avait de mon temps, dans le collège où j'ai appris fort peu de choses, un tailleur habile nommé Grégoire. M. Grégoire n'avait pas son pareil pour donner à une tunique ce qu'il faut qu'ait cette tunique: des épaules, de la poitrine et des hanches. M. Grégoire vous enjuponnait les pans avec une vénusté singulière. Il taillait des pantalons à l'avenant: bouffants de la hanche et faisant un peu guêtre sur la bottine. Et, quand on était habillé par M. Grégoire, pour peu qu'on sût porter le képi, en relevant la visière selon la mode d'alors, on avait une très jolie tournure. M. Grégoire était un artiste. Lorsque, le lundi, pendant la récréation de midi, il apparaissait dans la cour portant sur le bras sa toilette verte qui enveloppait deux ou trois chefs-d'oeuvre de tunique, les élèves à qui ces beaux ouvrages étaient destinés quittaient la partie de barres ou de cheval fondu et se rendaient avec M. Grégoire dans une des salles du rez-de-chaussée, pour essayer l'uniforme nouveau. Attentif et méditatif, M. Grégoire faisait sur le drap toute sorte de petits signes à la craie. Et, huit jours après, il rapportait, dans la même toilette verte, un costume irréprochable. Par malheur, M. Grégoire faisait payer très cher ses tuniques. Il en avait le droit: il était sans rival. Le luxe est toujours coûteux: M. Grégoire était un tailleur de luxe. Je le vois encore, pâle, mélancolique, avec ses beaux cheveux blancs et ses yeux bleus, si fatigués sous des lunettes d'or; il était d'une distinction parfaite et, n'eût été sa toilette verte, on l'eût pris pour un magistrat. M. Grégoire était le Dusautoy des potaches. Il devait faire de longs crédits, car sa clientèle était composée de gens riches, c'est-à-dire de gens qui n'en finissent pas de régler leurs notes. Il n'y a que les pauvres gens qui payent comptant. Ce n'est pas par vertu; c'est parce qu'on ne leur fait pas crédit. M. Grégoire savait qu'on n'attendait de lui rien de petit ou de médiocre, et qu'il devait à ses clients et à lui-même de produire tardivement de très grosses notes. M. Grégoire avait deux tarifs, selon la qualité des fournitures. Il distinguait, par exemple, dans ses factures, les palmes d'or fin brodées sur le collet même et les palmes faites d'avance, avec moins de délicatesse, sur un petit drap ovale qu'on cousait au collet. Il y avait donc le grand et le petit tarif. Mais le petit tarif était déjà ruineux. Les élèves habillés par M. Grégoire constituaient une aristocratie, une sorte de high-life à deux degrés, dans lequel on distinguait les collets brodés et les collets à appliques. L'état de mes parents ne me permettait pas d'espérer jamais entrer dans la clientèle de M. Grégoire. Ma mère était très économe; elle était aussi très charitable. Sa charité la fit agir d'une manière qui montre la bonté de son âme,--il n'y en eut jamais de plus belle au monde,--mais qui me causa d'assez vifs désagréments. Ayant appris, je ne sais comment, qu'un tailleur-concierge de la rue des Canettes, nommé Rabiou (c'était un petit homme roux et cagneux qui portait une tête d'apôtre sur un corps de gnome), languissait dans la misère et méritait un sort meilleur, elle songea tout de suite à lui être utile. Elle lui fit d'abord quelques dons. Mais Rabiou était chargé de famille, plein de fierté d'ailleurs, et je vous ai dit que ma mère n'était pas riche. Le peu qu'elle put lui donner ne le tira pas d'affaire. Elle s'ingénia ensuite à lui trouver de l'ouvrage, et elle commença par lui commander pour mon père autant de pantalons, de gilets, de redingotes et de pardessus qu'il était raisonnable d'en commander. Mon père n'eut, pour sa part, rien à gagner à ces dispositions. Les habits du tailleur-concierge lui allaient mal. Comme il était d'une simplicité admirable, il ne s'en aperçut même pas. Ma mère s'en aperçut pour lui; mais elle se dit avec raison que mon père était un fort bel homme, qu'il parait ses habits quand ses habits ne le paraient pas, et qu'on n'est jamais trop mal vêtu lorsqu'on porte un vêtement suffisamment chaud et cousu avec de bon fil par un homme de bien, craignant Dieu et père de douze enfants. Le malheur fut qu'après avoir fourni à mon père plus de vêtements qu'il n'était nécessaire, Rabiou se trouva aussi mal en point que devant. Sa femme était poitrinaire et ses douze enfants anémiques. Une loge de la rue des Canettes n'est pas ce qu'il faut pour rendre les enfants aussi beaux que les jeunes Anglais entraînés par le canotage et par tous les sports. Comme le petit tailleur-concierge n'avait pas d'argent pour acheter des médicaments, ma mère imagina de lui commander une tunique à mon usage. Elle lui eût aussi bien commandé une robe pour elle. A l'idée d'une tunique, Rabiou hésita. Une sueur d'angoisse mouilla son front d'apôtre. Mais il était courageux et mystique. Il se mit à la besogne. Il pria, se donna une peine infinie, n'en dormit pas. Il était ému, grave, recueilli. Songez donc! une tunique, un vêtement de précision! Ajoutez à cela que j'étais long, maigre, sans corps, difficile à habiller. Enfin, le pauvre homme parvint à la confectionner, ma tunique, mais quelle tunique! Pas d'épaules, la poitrine creuse, elle allait s'évasant, tout en ventre. Encore eût-on passé sur la forme. Mais elle était d'un bleu clair et cru, pénible à voir, et le collet portait appliquées, non des palmes, mais des lyres. Des lyres! Rabiou n'avait pas prévu que je deviendrais un poète très distingué. Il ne savait pas que je cachais au fond de mon pupitre un cahier de vers intitulé: Premières fleurs. J'avais trouvé ce titre moi-même et j'en étais content. Le tailleur-concierge ne savait rien de cela, et c'est d'inspiration qu'il avait cousu deux lyres au collet de ma tunique. Pour comble de misère, ce collet, loin de s'appliquer à mon cou, tendait à s'en éloigner et bâillait de la façon la plus disgracieuse. J'avais, comme la cigogne, un long cou, qui, sortant de ce col évasé, prenait un aspect piteux et lamentable. J'en conçus quelques soupçons à l'essayage, et j'en fis part au tailleur-concierge. Mais l'excellent homme qui, par l'effort de ses mains innocentes, avec l'aide du ciel, avait fait une tunique et n'avait pas espéré tant faire, n'y voulut point toucher, de peur de faire pis. Et, après tout, il avait raison. Je demandai avec inquiétude à maman comment elle me trouvait. Je vous dis que c'était une sainte. Elle me répondit comme Mme Primrose: "Un enfant est assez beau quand il est assez bon." Et elle me conseilla de porter ma tunique avec simplicité. Je la revêtis pour la première fois un dimanche, comme il convenait, puisque c'était un vêtement neuf. Oh! quand ce jour-là je parus dans la cour du collège pendant la récréation, quel accueil! "Pain de sucre! pain de sucre!" s'écrièrent à la fois tous mes camarades. Ce fut un moment difficile. Ils avaient tout vu d'un coup d'oeil, le galbe disgracieux, le bleu trop clair, les lyres, le col béant à la nuque. Ils se mirent tous à me fourrer des cailloux dans le dos, par l'ouverture fatale du col de ma tunique. Ils en versaient des poignées et des poignées sans combler le gouffre. Non, le petit tailleur-concierge de la rue des Canettes n'avait pas considéré ce que pouvait tenir de cailloux la poche dorsale qu'il m'avait établie. Suffisamment caillouté, je donnai des coups de poing; on m'en rendit, que je ne gardai pas. Après quoi on me laissa tranquille. Mais, le dimanche suivant, la bataille recommença. Et tant que je portai cette funeste tunique, je fus vexé de toutes sortes de façons et vécus perpétuellement avec du sable dans le cou. C'était odieux. Pour achever ma disgrâce, notre surveillant, le jeune abbé Simler, loin de me soutenir dans cet orage, m'abandonna sans pitié. Jusque-là, distinguant la douceur de mon caractère et la gravité précoce de mes pensées, il m'avait admis, avec quelques bons élèves, à des conversations dont je goûtais le charme et sentais le prix. J'étais de ceux à qui l'abbé Simler, pendant les récréations plus longues du dimanche, vantait les grandeurs du sacerdoce et même exposait les cas difficiles où l'officiant pouvait se trouver dans la célébration des mystères. L'abbé Simler traitait ces sujets avec une gravité qui me remplissait de joie. Un dimanche, tout en se promenant à pas lents dans la cour, il commença l'histoire du prêtre qui trouva une araignée dans le calice après la consécration. "Quels ne furent pas son trouble et sa douleur, dit l'abbé Simler, mais il sut se montrer à la hauteur d'une circonstance si terrible. Il prit délicatement la bestiole entre deux doigts, et ..." A ce mot, la cloche sonna les vêpres. Et l'abbé Simler, observateur de la règle qu'il était chargé d'appliquer, se tut et fit former les rangs. J'étais bien curieux de savoir ce que le prêtre avait fait de l'araignée sacrilège. Mais ma tunique m'empêcha de l'apprendre jamais. Le dimanche suivant, en me voyant affublé d'un habit si grotesque, l'abbé Simler sourit discrètement et me tint à distance. C'était un excellent homme, mais ce n'était qu'un homme; il ne se souciait pas de prendre sa part du ridicule que je portais avec moi et de compromettra sa soutane avec ma tunique. Il ne lui semblait pas décent que je fusse en sa compagnie, tandis qu'on me fourrait des cailloux dans le cou, ce qui était, je l'ai dit, le soin incessant de mes camarades. Il avait en quelque sorte raison. Et puis il craignait mon voisinage à cause des balles qu'on me jetait de toutes parts. Et cette crainte était raisonnable. Peut-être enfin ma tunique choquait-elle en lui un sentiment esthétique développé par les cérémonies du culte et dans les pompes de l'Église. Ce qui est certain, c'est qu'il m'écarta de ces entretiens dominicaux qui m'étaient chers. Il s'y prit habilement et par d'heureux détours, sans me dire un seul mot désobligeant, car c'était une personne très polie. Il avait soin, quand j'approchais, de se tourner du côté opposé et de parler bas de façon que je n'entendisse point ce qu'il disait. Et quand je lui demandais avec timidité quelques éclaircissements, il feignait de ne point m'entendre, et peut-être en effet ne m'entendait-il point. Il ne me fallut pas beaucoup de temps pour comprendre que j'étais importun et je ne me mêlai plus aux familiers de l'abbé Simler. Cette disgrâce me causa quelque chagrin. Les plaisanteries de mes camarades m'agacèrent à la longue. J'appris à rendre, avec usure, les coups que je recevais. C'est un art utile. J'avoue à ma honte que je ne l'ai pas du tout exercé dans la suite de ma vie. Mais quelques camarades que j'avais bien rossés m'en témoignèrent une vive sympathie. Ainsi, par la faute d'un tailleur inhabile, j'ignorerai toujours l'histoire du prêtre et de l'araignée. Cependant je fus en butte à des vexations sans nombre et je me fis des amis, tant il est vrai que, dans les choses humaines, le bien est toujours mêlé au mal. Mais, en ce cas, le mal pour moi l'emportait sur le bien. Et cette tunique était inusable. En vain j'essayai de la mettre hors d'usage. Ma mère avait raison. Rabiou était un honnête homme qui craignait Dieu et fournissait de bon drap. VII MONSIEUR DEBAS I Il était peut-être nécessaire au progrès de la vie moderne qu'une gare s'élevât sur les ruines regrettées de la Cour des Comptes, qu'on arrachât tous les arbres de nos quais, qu'on fît passer un chemin de fer souterrain et un tramway à vapeur sur cette rive longtemps paisible. Je l'attends à voir bientôt, au bord du fleuve de gloire, sur les vieux quais augustes, des hôtels construits et décorés dans cet effroyable style américain qu'adoptent maintenant les Français, après avoir, durant une longue suite de siècles, déployé dans l'art de bâtir toutes les ressources de la grâce et de la raison. On m'assure que la prospérité de la ville y est intéressée et qu'il est temps que des bars et des cafés remplacent les boutiques des librairies et les étalages des bouquinistes. Je n'en murmure point, sachant que le changement est la condition essentielle de la vie et que les villes, comme les hommes, ne durent qu'en se transformant sans cesse. Ne nous lamentons point devant la nécessité. Mais disons du moins combien était aimable ce paysage lapidaire dont nous ne reverrons plus les lignes anciennes. Si j'ai jamais goûté l'éclatante douceur d'être né dans la ville des pensées généreuses, c'est en me promenant sur ces quais où, du palais Bourbon à Notre-Dame, on entend les pierres conter une des plus belles aventures humaines, l'histoire de la France ancienne et de la France moderne. On y voit le Louvre ciselé comme un joyau, le Pont-Neuf qui porta sur son robuste dos, autrefois terriblement bossu, trois siècles et plus de Parisiens musant aux bateleurs en revenant de leur travail, criant: "Vive le roi!" au passage des carrosses dorés, poussant des canons en acclamant la liberté aux jours révolutionnaires, ou s'engageant, en volontaires, à servir, sans souliers, sous le drapeau tricolore, la patrie en danger. Toute l'âme de la France a passé sur ces arches vénérables où des mascarons, les uns souriants, les autres grimaçants, semblent exprimer les misères et les gloires, les terreurs et les espérances, les haines et les amours dont ils ont été témoins durant des siècles. On y voit la place Dauphine avec ses maisons de brique telles qu'elles étaient quand Manon Phlipon y avait sa chambrette de jeune fille. On y voit le vieux Palais de Justice, la flèche rétablie de la Sainte-Chapelle, l'Hôtel de Ville et les tours de Notre-Dame. C'est là qu'on sent mieux qu'ailleurs les travaux des générations, le progrès des âges, la continuité d'un peuple, la sainteté du travail accompli par les aïeux à qui nous devons la liberté et les studieux loisirs. C'est là que je sens pour mon pays le plus tendre et le plus ingénieux amour. C'est là qu'il m'apparaît clairement que la mission de Paris est d'enseigner le monde. De ces pavés de Paris, qui se sont tant de fois soulevés pour la justice et la liberté, ont jailli les vérités qui consolent et délivrent. Et je retrouve ici, parmi ces pierres éloquentes, le sentiment que Paris ne manquera jamais à sa vocation. Convenons que, sans doute, puisque la Seine est le vrai fleuve de gloire, les boîtes de livres étalées sur les quais lui faisaient une digne couronne. Je viens de relire l'excellent livre que M. Octave Uzanne a consacré aux antiquités et illustrations des bouquinistes. On y voit que l'usage d'étaler des livres sur les parapets remonte pour le moins au XVIIe siècle, et qu'à l'époque de la Fronde les rebords du Pont-Neuf étaient meublés de romans. MM. les libraires jurés, ayant boutique et enseigne peinte, ne purent souffrir ces humbles concurrents, qui furent chassés par édit, en même temps que le Mazarin, ce qui montre que les petits ont leurs tribulations comme les grands. Du moins les bouquinistes furent-ils regrettés des doctes hommes, et l'on conserve le mémoire qu'un bibliophile rédigea en leur faveur, l'an 1697, c'est-à-dire plus de quarante ans après leur expulsion. "Autrefois, dit ce savant, une bonne partye des boutiques du Pont-Neuf estoient occupées par les librairies qui y portoient de très bons livres qu'ils donnoient à bon marché. Ce qui estoit d'un grand secours aux gens de lettres, lesquels sont ordinairement fort peu pécunieux. "Aux estallages, on trouve des petits traitez singuliers, qu'on ne connoit pas bien souvent, d'autres qu'on connoit à la vérité, mais qu'on ne s'avisera pas d'aller demander chez les libraires, et qu'on n'achète que parce qu'ils sont à bon marché; et enfin de vieilles éditions d'anciens auteurs qu'on trouve à bon marché et qui sont achetez par les pauvres qui n'ont pas moyen d'acheter les nouvelles." Cette requête est d'Étienne Baluze, qui fut bon homme et vécut dans les livres sans y trouver le digne repos qu'il y cherchait. Voici comment il conclut: "Ainsi il semble qu'on devroit tolérer, comme on a fait jusques à présent, les estallages tant en faveur de ces pauvres gens qui sont dans une extrême misère, qu'en considération des gens de lettres, pour lesquels on a toujours eu beaucoup d'esgart en France, et qui, au moyen des défenses qu'on a faites, n'ont plus les occasions de trouver de bons livres à bon marché." Les bouquinistes au XVIIIe siècle reconquirent le parapet pour la joie des curieux. M. Uzanne nous apprend qu'ils furent inquiétés de nouveau en 1721. A cette date, une ordonnance du roi défendit les étalages des livres à peine de confiscation, d'amende et de prison. On rédigea des requêtes rimées en faveur des malheureux bouquinistes. C'est l'un d'eux qui est censé parler sur le Parnasse, comme dit Nicolas: Ces pauvres gens, chaque matin, Sur l'espoir d'un petit butin, Avecque toute leur famille: Garçons, apprentis, femme et fille, Chargeant leur col et plein leurs bras, D'un scientifique fatras Venaient dresser un étalage Qui rendait plus beau le passage, Au grand bien de tout reposant, Et honneur dudit exposant, Qui, tous les jours dessus ses hanches, Excepté fêtes et dimanches, Temps de vacances à tout trafic, Faisoit débiter au public Denrée à produire doctrine Dans la substance cérébrine. Ce n'est pas là sans doute l'Élégie pleurant en longs habits de deuil, et je ne dis pas que ces plaintes soient éloquentes. Mais elles sont raisonnables. Elles furent entendues. Les bouquinistes ne tardèrent pas à reprendre possession des quais. Nourri sur le quai Voltaire, je les ai connus dans mon enfance, heureux et tranquilles. M. de Fontaine de Resbecque les célébrait alors dans un petit livre dont j'ai oublié le titre, ce qui est pour moi un grand sujet de confusion. Le baron Haussmann, qui aimait excessivement la régularité des lignes, pensa les chasser pour rendre les pierres des quais plus nettes. Mais on lui fit entendre raison. Et les étalagistes n'eurent plus d'ennemis que le "chien du commissaire" qui venait parfois, inattendu, mesurer la longueur des étalages, et s'assurer qu'elle n'excédait pas celle du terrain concédé. On assure qu'ils étaient enclins à usurper. Je les ai pourtant tenus pour fort honnêtes gens. Il me fut donné de connaître assez particulièrement l'un d'eux, M. Debas, qui ne fut point des plus prospères, et dont je ne puis me rappeler le souvenir sans attendrissement. II Durant plus d'un demi-siècle, il posa ses boîtes sur le parapet du qui Malaquais, vis-à-vis de l'hôtel de Chimay. Au déclin de son humble vie, travaillé du vent, de la pluie et du soleil, il ressemblait à ces statues de pierre que le temps ronge sous les porches des églises. Il se tenait debout encore, mais il se faisait chaque jour plus menu et plus semblable à cette poussière en laquelle toutes formes terrestres se perdent. Il survivait à tout ce qui l'avait approché et connu. Son étalage, comme un verger désert, retournait à la nature. Les feuilles des arbres s'y mêlaient aux feuilles de papier, et les oiseaux du ciel y laissaient tomber ce qui fit perdre la vue au vieillard Tobie, endormi dans son jardin. L'on craignait que le vent d'automne, qui fait tourbillonner sur le quai les semences des platanes avec les grains d'avoine échappés aux musettes des chevaux, un jour, n'emportât dans la Seine les bouquins et le bouquiniste. Pourtant il ne mourut point dans l'air vif et riant du quai où il avait vécu. On le trouva mort, un matin, dans la soupente où chaque nuit il allait dormir. Je le connus dans mon enfance, et je puis affirmer que le trafic était le moindre de ses soucis. Il ne faut pas croire que M. Debas fût alors l'être inerte et morne qu'il devint quand le temps le métamorphosa en bouquiniste de pierre. Il montrait, au contraire, dans son âge mûr, une agilité merveilleuse d'esprit et de corps et il abondait en travaux. Il avait épousé une personne très douce et si simple d'esprit que les enfants, dans la rue, la poursuivaient de leurs moqueries, sans parvenir à troubler cette âme innocente. Laissant sa bonne femme garder ses boîtes de l'air et du coeur dont une fille de la campagne paît ses oies, M. Debas accomplissait des tâches nombreuses et très diverses qu'un même homme n'entreprend point d'ordinaire. Et toutes ses oeuvres étaient inspirées par l'amour du prochain. Cette charité faisait une belle voix de ténor, il chantait le dimanche les Vêpres dans la chapelle des Petites Soeurs des pauvres; scribe et calligraphe, il écrivait des lettres pour les servantes et faisait des écriteaux pour les marchands ambulants. Habile à manier la scie et la varlope, il fabriqua des vitrines pour la mercière en plein vent, Mme Petit, que son mari avait abandonnée, et qui avait quatre enfants à nourrir. Avec du papier, de la ficelle et de l'osier, il faisait pour les petits garçons des cerfs-volants qu'il lançait lui-même dans l'air agité de septembre. Chaque année, au retour de l'hiver, il montait les poêles dans les mansardes avec autant d'adresse que le meilleur compagnon fumiste. Il connaissait assez de médecine pour donner les premiers secours aux blessés, aux épileptiques et aux noyés. S'il voyait un ivrogne chanceler et choir, il le relevait et le réprimandait. Il se jetait à la tête des chevaux emportés et se mettait à la poursuite des chiens enragés. Sa providence s'étendait sur les riches et les heureux. Il mettait leur vin en bouteille, sans recevoir de récompense. Et lorsqu'une dame du quai Malaquais s'affligeait à cause de son perroquet ou de son serin envolé, il courait sur les toits, grimpait sur les cheminées et rattrapait l'oiseau, au regard de la foule attentive. Le catalogue de ses travaux ressemblerait au poème gnomique d'Hésiode. M. Debas pratiquait tous les arts pour l'amour des hommes. Mais sa plus grande occupation était de veiller sur la chose publique. A cet égard, il vécut ainsi qu'un homme de Plutarque. D'âme généreuse, passant ses journées en plein air, déjeunant et soupant sur un banc, il s'était fait des moeurs dignes d'un Athénien. La grandeur et la félicité de sa patrie faisaient le souci de toutes ses heures. L'empereur, en vingt ans de règne, ne put le contenter une fois. M. Debas déclamait contre le tyran avec une éloquence naturelle ornée de lambeaux de rhétorique, car il avait des lettres et lisait parfois ses livres qu'il ne vendait jamais. Bien qu'il eût le goût noble, il donnait souvent à ses indignations un tour familier. N'étant séparé que par la rivière du palais sur lequel le drapeau tricolore annonçait la présence du souverain, il se trouvait, par le voisinage, sur un pied d'intimité avec celui qu'il appelait le locataire des Tuileries. Badinguet passait quelquefois à pied devant l'étalage de M. Debas. M. Octave Uzanne nous a gardé le souvenir d'une promenade que Napoléon III, au début de son principat, fit, en compagnie d'un aide de camp, sur le quai Voltaire. C'était un jour gris et froid d'hiver. Le bouquiniste dont l'étalage s'étendait entre une des statues du quai des Saints-Pères et les boîtes de M. Debas était alors un vieux philosophe assez semblable par le caractère aux cyniques du déclin de la Grèce. Il avait en commun avec son voisin le mépris du gain et une sagesse supérieure. Mais la sienne était inerte et taciturne. Quand l'empereur passa devant lui, ce bonhomme brûlait un volume dans une marmite pour chauffer ses vieilles mains. Tel ce beau terme de marbre qu'on voit sous un marronnier des Tuileries, figure d'un vieillard tendant la main sur la flamme d'un réchaud qu'il presse contre sa poitrine. Curieux de connaître les livres dont le libraire se chauffait, Napoléon ordonna à son aide de camp de s'en informer. Celui-ci obéit et revint dire à césar: "Ce sont les Victoires et conquêtes." Ce jour là, Napoléon et M. Debas furent bien près l'un de l'autre. Mais ils ne se parlèrent pas. Si je n'aimais la vérité d'un amour filial et candide, j'imaginerais quelque aventure de l'empereur, de son aide de camp et des deux bouquinistes digne, sans doute, d'être comparée aux merveilleuses histoires du kalife Aroun-al-Raschid et de son grand-vizir Giafar, errant la nuit dans les rues de Bagdad. Pour m'en tenir à l'exactitude d'une notice fidèle, je dirai que, du moins, des personnes d'une condition privée, mais d'un mérite reconnu, causaient volontiers avec M. Debas. J'en attesterais Amedée Hennequin, Louis de Ronchaud, Édouard Fournier, Xavier Marmier, mais ils ne sont plus de ce monde. Les plus familiers de M. Debas étaient deux prêtres, hommes excellents, l'un et l'autre, pour la doctrine et les moeurs, mais très dissemblables d'humeur et de caractère. L'un, M. Trévoux, chanoine de Notre-Dame, était petit en gros; il portait sur ses joues ce vermillon pétri pour les chanoines par ces petits Génies que vit Nicolas Despréaux dans un songe poétique. Il mettait son étude et ses soins à découvrir de petits saints bretons et son âme était pleine d'une joie onctueuse. L'autre, M. l'abbé Le Blastier, aumônier d'un couvent de femmes, était de haute taille et de grande mine. Austère, grave, éloquent, il consolait par des promenades solitaires son gallicanisme attristé. Tous deux, passant sur le quai, leur douillette bourrée de bouquins, ils daignaient échanger des propos avec M. Debas. C'est M. Le Blastier qui consacra d'un mot la noblesse morale du bouquiniste: "Monsieur, vous n'avez de bas que le nom." Quand M. Le Blastier ou M. Trévoux lui demandait si les affaires allaient bien, M. Debas répondait: "Elles vont doucement. C'est la sécurité qui manque. La faute en est au régime." Et il montrait d'un grand geste de son bras le palais des Tuileries. Voilà dix ans déjà que M. Debas s'en est allé sans bruit, dans le corbillard des pauvres, un jour d'hiver. Et nous sommes peut-être deux ou trois encore à garder le souvenir de ce petit homme en longue blouse d'un bleu effacé, qui nous vendait des classiques grecs et latins et nous disait en soupirant: "Il n'y a plus d'hommes d'État; c'est le malheur de la France." Peut-être que, chassés des quais, les bouquinistes n'y reviendront plus et que leurs étalages seront la rançon du progrès. Comme au temps d'Étienne Baluze, ils seront regrettés par les humbles curieux et les savants ingénus. Pour moi, je me rappellerai avec joie les longues heures que j'ai passées devant leurs boîtes, sous le ciel fin, égayé de mille teintes légères, enrichi de pourpre et d'or, ou seulement gris, mais d'un gris si doux qu'on en est ému jusqu'au fond du coeur. III Tout compte fait, je ne sais pas de plaisir plus paisible que celui de bouquiner sur les quais. On remue avec la poussière de la boîte à deux sous, mille ombres terribles ou charmantes. On fait dans ces humbles étalages des évocations magiques. On conserve avec les morts qu'on y rencontre en foule. Les Champs-Élysées tant vantés des anciens n'offraient rien aux sages après leur mort que le Parisien ne trouve en cette vie sur les quais, du Pont-Royal au Pont Notre-Dame. A mon gré, les myrtes de Virgile ne sont pas plus aimables que les petits platanes qui ombragent le repos des fiacres le long de la Monnaie, et qu'on va arracher. Ils sont petits et grêles. Mais ils ont de la grâce. Sans eux, le bel hôtel de la Monnaie, de ce style Louis XVI, si sage, si raisonnable, si judicieux, plaira moins. La pierre la mieux sculptée semble dure quand aucun feuillage ne s'agite auprès d'elle. Puis il faut des arbres devant les palais pour rappeler l'homme à la nature. Quelques bouquineurs vieillis et chagrins, que je rencontrais durant mes lentes promenades, me confiaient leurs mécomptes: "On ne trouve plus rien, me disaient-ils, dans la boîte à deux sous." Et ils louaient le temps passé, alors que M. de la Rochebilière découvrait chaque matin, entre le Pont-Neuf et le Pont-Royal, l'édition princeps de quelque chef-d'oeuvre classique. Pour moi, je n'ai jamais trouvé sur les quais aucune édition originale de Molière ou de Racine, mais ce qui vaut mieux encore que le Tartufe avant les cartons ou l'Athalie in-4º, j'y ai trouvé des leçons de sagesse. Tout ce papier barbouillé m'a enseigné la vanité du succès qui passe et des célébrités éphémères. Je ne peux fouiller la boîte à deux sous sans me sentir aussitôt envahi par une paisible et douce tristesse, et sans me dire: A quoi bon ajouter à tout ce papier noirci quelques pages encore? Il serait meilleur de ne point écrire. VIII LE GARDE DU CORPS Élevé sur le quai Voltaire, dans la poussière des livres et des bibelots, au milieu des bouquineurs et des fureteurs de toute sorte, j'ai connu tout enfant des amateurs de faïence, d'armes, d'estampes, de médailles. J'en ai connu qui ne cherchaient que des ouvrages en fer et j'en ai connu qui ne cherchaient que des ouvrages en bois; j'ai connu des bibliophiles et des bibliomanes; et je n'ai point vu qu'ils méritassent les railleries du vulgaire. Je puis vous assurer que tous ces gens singuliers ont le goût délicat, l'esprit orné, les moeurs douces; et mon amitié pour les bonnes gens qui mettent toutes sortes de choses dans leurs armoires date des premiers jours de ma vie. Du temps que j'étais le plus maigre, le plus timide, le plus gauche et le plus rêveur des rhétoriciens, je passais avec délices mes jours de congé chez Leclerc jeune, qui vendait alors des armures anciennes dans une petite boutique basse du quai Voltaire. Leclerc jeune était vieux. C'était un petit homme hérissé, boiteux comme Vulcain, qui, ceint d'un tablier de serge, limait du matin au soir des armes serrées dans un étau, sur le bord de son établi. Il polissait sans cesse d'antiques épées qui, désormais innocentes, devaient, au sortir de ses mains, achever paisiblement leur destinée dans quelque panoplie de château. Sa boutique était pleine de hallebardes, de morions, de salades, de gorgerins, de cuirasses, de grèves et d'éperons, et il me souvient d'y avoir vu une targe du XVe siècle, toute peinte de devises galantes et telle que ceux qui ne l'ont point vue ont manqué de respirer une merveilleuse fleur de chevalerie. Il y avait là des lames de Tolède et des armures sarrasines d'une grâce infinie; ces casques ovales d'où tombait un réseau de mailles d'acier fin comme la mousseline, ces boucliers damasquinés d'or m'ont donné dans mon jeune âge une vive admiration pour les émirs exquis et terribles qui combattaient contre les barons chrétiens à Ascalon et à Gaza; et si maintenant encore je prends tant de plaisir à lire la tragédie de Zaïre, c'est sans doute parce que mon imagination se plaît à parer de ces belles armes l'aimable et malheureux Orosmane. A vrai dire, les casques et les boucliers de Leclerc jeune ne dataient pas des croisades; mais j'étais enclin à voir dans la boutique de mon vieil ami la cotte de Villehardouin et le cimeterre de Saladin. C'était l'effet de mon enthousiasme rêveur, et je dois déclarer que l'armurier n'y aidait point. Il limait beaucoup et ne parlait guère. Jamais je ne l'entendis vanter ses armes, hors deux ou trois épées de bourreau qu'il tenait pour de bonnes pièces. Leclerc jeune était un honnête homme, ancien garde royal, très estimé de ses clients. Il n'en avait pas de plus familier ni de plus assidu que M. de Gerboise, vieux royaliste, à qui il souvenait d'avoir fait la chouannerie en 1832, avec Mme la duchesse de Berri, et qui amusait sa vieillesse à meubler d'épées historiques sa salle d'armes du château de Mauffeuges, aux Rosiers. Ce grand vieillard, qui avait été garde du corps de Charles X, abondait en récits de cour et en généalogies qu'il débitait d'une voix de tonnerre, dans un langage qui me semblait ancien et qui était provincial. M. de Gerboise était bon gentilhomme, avec un air paysan et un parler rustique. La face rougeaude sous une abondante crinière blanche, grand, gros, fier encore de ses mollets, qui avaient été les plus beaux du royaume, vers 1827, jurant Dieu et tous les saints de l'Anjou, violent et finaud, pieux, bretteur et paillard, il m'amusait infiniment par la verdeur de ses propos et par l'abondance de ses anecdotes. Il traitait avec quelque considération Leclerc jeune, qui avait été garde royal et qui, dans sa simplicité laborieuse, tenait plus de l'artisan que du brocanteur. Et, parvenu à l'âge où l'on a perdu tous les compagnons des jeunes années, le vieux chouan de 1832 se plaisait à rappeler devant l'ancien soldat de la Restauration les souvenirs de leur commune jeunesse. Tandis qu'il parlait, je me faisais tout petit dans mon coin pour qu'on ne m'aperçût pas, et j'écoutais. Que de fois je l'entendis conter les souvenirs de la Révolution de 1830 et le voyage royal de Cherbourg! C'est un récit qu'il terminait toujours en s'écriant: "Le maréchal Maison, quel gueux!" Leclerc ne manquait pas d'ajouter: "Pendant trois jours, monsieur le marquis, nous n'eûmes à manger que les pommes de terre que nous prenions dans les champs. Et je reçus d'un paysan un coup de fourche dont je suis demeuré boiteux." C'est tout ce qu'il avait gagné au service du roi, et pourtant il était resté royaliste, et il gardait précieusement dans le tiroir de sa commode un morceau du drapeau blanc que le régiment s'était partagé dans la cour du château de Rambouillet. Un jour, il m'en souvient, M. de Gerboise demanda de sa voix rude et chaude: "Leclerc, où donc étiez-vous en garnison dans l'été de 1828?" L'armurier, levant la tête de dessus son établi: "A Courbevoie, monsieur le marquis. --Parfaitement. J'ai connu votre colonel, le petit de la Morse, dont les fils ont aujourd'hui des emplois à la cour de Badinguet." Et, d'un geste dédaigneux, il montra le château dont on voyait confusément, à travers les vitres, l'aile aux longs frontons régner sur l'autre rive du fleuve. "Moi, mon bon Leclerc, ajouta-t-il, au mois de juillet 1828, j'étais de service, comme garde du corps, au château de Saint-Cloud, 2e compagnie, bandoulière verte ... Ah! bigre! nous n'étions pas déguisés en mardi-gras comme les cent-gardes de M. Bonaparte. C'est bien une idée de parvenu que d'habiller les soldats du trône en oiseau de paradis. Nous portions, mon vieux Leclerc, le casque d'argent avec chenille noire et plumet blanc, l'habit bleu de roi à collet écarlate, épaulettes, aiguillettes et brandebourgs d'argent, le pantalon de casimir blanc." Puis, se frappant sur le mollet un coup sonore, il ajouta: "Et bottes à l'écuyère ... A vingt ans, garde de deuxième classe avec rang de lieutenant, un rendez-vous tous les soirs et un duel toutes les semaines ... Je n'étais pas à plaindre. Ah! Leclerc, c'était le bon temps! --Oui, monsieur le marquis, répondait doucement l'armurier, en continuant d'astiquer une lame, oui, c'était le bon temps dans un sens; mais j'étais tout de même malheureux par rapport aux camarades de chambrée qui avaient trouvé une grammaire dans mon fourniment. Parce qu'il faut vous dire que j'avais voulu apprendre le français au régiment, et j'avais acheté une grammaire sur ma paye. Mais les hommes se sont fichus de moi, et ils m'ont berné dans mes draps. Et pendant six mois on chantait dans le quartier: As-tu vu la grand'mère, As-tu vu la grand'mère A Leclerc? --Ils n'avaient pas tant tort, reprit gravement M. de Gerboise. Dans votre condition, mon ami, vous n'aviez pas besoin d'apprendre la grammaire. C'est comme si moi, dans mon état j'avais voulu connaître l'hébreu. Mon lieutenant-commandant, le comte d'Andive, se serait fichu de moi, et il aurait eu bigrement raison. Je vous disais donc, Leclerc, que j'étais de service à Saint-Cloud, en habit bleu et pantalon blanc, parce que c'était l'été. Dans la tenue d'hiver, le pantalon était bleu de roi comme l'habit. --C'est comme nous, dit l'armurier. Nous avions l'été des pantalons de coutil. --Oui, dit le marquis, et ce n'était pas le plus beau de votre affaire. Mais vous étiez tout de même de brave gens, et ce que j'en dis, Leclerc, n'est pas pour vous affliger. Donc, pendant qu'on vous bernait gentiment dans vos couvertures au quartier de Courbevoie, je prenais mon service à Saint-Cloud. Une nuit, je fus mis de faction sous les fenêtres du roi, et ce que je vis cette nuit-là, je ne l'oublierai jamais. "Tout était dans l'ordre; le drapeau flottait sur le château. Le capitaine de la compagnie, qui avait rang de lieutenant-général, dormait dans son lit, les clés sous son traversin. Le cri des grillons déchirait le grand silence de la nuit, et la lune levée au-dessus des arbres argentait les allées du parc désert. Le mousquet au bras, je rêvais, contre le perron, à mes affaires et à mes plaisirs. Tout à coup, je vis la fenêtre de la chambre où couchait le roi s'ouvrir et Charles X paraître sur le balcon, en bonnet de nuit à rubans et en robe de chambre à ramages. La clarté blanche du ciel coulait sur ses grands traits aimables et nobles. La bouche entr'ouverte, à sa coutume, il avait un air triste que je ne lui connaissais pas. Il regarda tour à tour longuement la lune montée au zénith et quelque chose qu'il tenait dans le creux de la main gauche et qui me parut être un médaillon. Puis il se mit à baiser tendrement ce médaillon, le bras droit tendu vers l'astre qu'il semblait prendre à témoin. Des larmes coulaient sur ses joues. J'étais si troublé de ce que je voyais, que le canon de mon mousquet se mit à battre violemment contre ma bandoulière. Les regards et les baisers se prolongèrent durant quelques instants. Puis le roi rentra dans sa chambre et j'entendis qu'il fermait la fenêtre. "Leclerc, n'auriez-vous pas été touché à ma place de voir ce vieux roi en bonnet de nuit baiser un portrait, des cheveux, une relique de femme (je n'ai pu distinguer ce qu'il y avait dans le médaillon) et attester la lune, par ses larmes, de la fidélité de ses tendresses et de ses douleurs? Pauvre roi! il n'y avait plus que la lune alors qui sût ses jeunes amours! "J'ai l'idée, Leclerc, que cette nuit-là Charles X songeait à Mme de Polastron, qui l'avait aimé lorsqu'il était le brillant comte d'Artois, qui l'alla rejoindre à l'armée de Condé où il traînait les misères de l'exil, et qui, lui apportant sous la tente, au milieu des soldats, ses diamants, ses bijoux, son or ramassé à la hâte, lui sacrifia sa fortune et son honneur. Qu'en pensez-vous, Leclerc?" L'armurier hocha la tête; il était visible qu'il n'en pensait rien. M. de Gerboise reprit vivement: "Oui, j'aime à penser, Leclerc, que cette nuit-là, à Saint-Cloud, trente-cinq ans après la mort de Mme de Polastron, Charles X pleurait sa meilleure amie. Et il avait bigrement raison. "Leclerc, nous avons tort, tous les deux, de nous obstiner à vivre. --Pourquoi donc, monsieur le marquis? demanda l'armurier. --Parce que, mon ami, ce n'est pas la peine de rester en ce monde quand on n'y fait plus l'amour. Et puis nous ne reverrons plus nos rois." J'avais dès lors quelques raisons de croire que Charles X fut l'esprit le plus léger et la tête la plus faible du monde. J'ai, depuis ce temps, beaucoup lu son histoire sans y rien découvrir à son honneur. Je recueille cette anecdote du vieux roi en bonnet de nuit entretenant la lune, comme l'endroit le plus sympathique de sa vie. IX MADAME PLANCHONNET J'avais cela d'heureux, qu'au printemps j'entrais dans ma dix-septième année. Mon père m'avait envoyé passer les vacances de Pâques à Corbeil, chez ma tante Félicie, qui habitait une maisonnette au bord de la Seine et y vivait dans la dévotion et les médicaments. Elle m'embrassa avec un juste sentiment de ce qu'on doit à sa famille, me félicita d'avoir passé mon baccalauréat, me dit que je ressemblais à mon père, me recommanda de ne pas fumer la cigarette dans mon lit, et me donna ma liberté jusqu'au dîner. J'entrai dans la chambre que la vieille servante Euphémie m'avait préparée, et je défis ma malle qui contenait, précieusement serré entre mes chemises, le manuscrit de mon premier ouvrage. C'était une nouvelle historique, Clémence Isaure, où j'avais mis tout ce que je concevais de l'amour et de l'art. J'en étais assez content. Après avoir fait un brin de toilette, j'allai me promener au hasard dans la ville. En suivant les boulevards plantés d'ormeaux, dont la paix un peu triste me charmait, je vis, sur la porte d'une maison basse, tapissée de glycine, un écriteau blanc où l'on lisait en lettres noires: l'Indépendant, journal quotidien, politique, commercial, agricole et littéraire. Cette inscription réveilla mes pensées de gloire. J'étais tourmenté depuis quelques mois du désir de faire imprimer ma Clémence Isaure. Ambitieux et modeste, il me semblait que cette maison paisible, cachée dans le feuillage, offrirait un asile convenable à ma première oeuvre, et dès lors l'idée germa dans ma tête de porter mon manuscrit à l'Indépendant. La vie que je menais à Corbeil était douce et monotone. Ma tante me contait, à dîner, sa brouille avec le docteur Germond, laquelle, survenue dix ans en çà, l'occupait encore; elle gardait pour le café ses histoires de M. l'abbé Laclanche, homme excellent, mais fatigué par l'âge et l'embonpoint, qui dormait au confessionnal pendant que ma tante lui disait ses péchés. Après quoi, l'excellente femme m'envoyait coucher en me recommandant de ne pas fumer dans mon lit. Un jour, étant seul au salon, je remuai par ennui les journaux qui se trouvaient sur le guéridon d'acajou. C'étaient des numéros de l'Indépendant, auquel ma tante était abonnée. De petit format, avec des caractères usés sur un papier trop mince, l'Indépendant avait un air de modestie qui m'encourageait. J'en parcourus deux ou trois numéros; le seul article littéraire que j'y trouvai, avait pour titre: Une petite soeur de Fabiola. Il était signé d'un nom de femme. Je reconnus avec plaisir qu'il était dans le genre de ma Clémence Isaure, mais plus faible. Et cette considération me détermina à porter mon manuscrit au rédacteur en chef du journal. Son nom était inscrit sous le titre: Planchonnet. Je fis un rouleau de ma Clémence Isaure, et, sans instruire ma tante de la démarche que j'allais tenter, je me rendis, avec un peu de fièvre, à la maison tapissée de glycine. M. Planchonnet me reçut tout de suite dans son cabinet. Il écrivait, ayant mis bas son habit et son gilet. C'était un géant, et le plus velu que j'eusse encore rencontré. Il était tout noir, faisait à chaque mouvement un bruit de crins froissés et sentait le fauve. Il ne s'arrêta point d'écrire à ma venue et, suant, soufflant, la poitrine à l'air, il acheva son article; puis, il posa sa plume et me fit signe de parler. Je lui balbutiai mon nom, le nom de ma tante, l'objet de ma visite, et je lui tendis en tremblant mon manuscrit. "Je le lirai, me dit-il. Revenez samedi ..." Je sortis dans un trouble affreux et souhaitant que la fin du monde et la conflagration universelle survinssent avant ce samedi, tant une nouvelle rencontre avec le rédacteur en chef m'effrayait. Mais le monde ne finit pas, le samedi vint et je revis M. Planchonnet. "A propos, me dit-il, j'ai lu votre petite chose; c'est très gentil. Je la mettrai dans le canard. Qu'est-ce que vous faites demain soir? Venez donc manger la soupe à la maison. Je demeure place Saint-Guenault, vis-à-vis de la Tour carrée. Ce sera en famille. Et sans cérémonie." J'acceptai avec beaucoup de reconnaissance. Le lendemain, à six heures, je trouvai M. Planchonnet dans son salon, avec deux ou trois enfants sur les genoux et d'autres sur les épaules. Il en avait jusque dans ses poches. Ils l'appelaient papa et le tiraient par la barbe. Il portait une redingote neuve, du linge blanc, et sentait la lavande. Une femme entra, blanche et frêle, un peu fanée, mais agréable avec ses cheveux d'or pâle et ses yeux de pervenche, gracieuse malgré sa taille défaite. "C'est Mme Planchonnet", me dit-il. Les enfants (je reconnus qu'il n'y en avait que six) étaient gros et rudes, chargés en couleur, beaux d'une certaine façon. Leurs jambes et leurs bras nus formaient autour de leur père colossal un emmêlement de chairs fraîches, et leurs yeux farouches me regardaient tous à la fois. Mme Planchonnet s'excusa de leur impolitesse. "Nous ne restons pas longtemps dans le même endroit; ils n'ont le temps de connaître personne; ce sont de petits sauvages; ils ignorent tout. Et comment voulez-vous qu'ils apprennent quelque chose en changeant de pension tous les six mois? Henri, l'aîné, a onze ans passés. Il ne sait pas encore un mot de catéchisme. Je ne sais vraiment pas comment nous lui ferons faire sa première communion ... Votre bras, Monsieur." Le dîner était abondant. Une jeune paysanne, attentivement surveillée par Mme Planchonnet, apportait des plats et des plats encore: tourtes, rôtis, pâtés, fricassées et d'énormes volailles que notre hôte, sa serviette sous le menton, la fourchette à trois dents d'une main, et de l'autre le couteau à manche en pied de biche, faisait placer devant lui, en montrant toutes ses dents et en roulant des yeux terribles au milieu des poils de son visage. Les coudes arrondis, il découpait avec facilité les chairs blanches ou noires, servait lui-même largement ses petits, sa femme et son convive, et disait, avec un rire affreux, des choses innocentes. Mais c'était en versant à boire qu'il montrait toute sa magnificence d'ogre bon enfant. De ses énormes bras, il tirait par le goulot, sans se baisser, quelqu'une des bouteilles amassées à ses pieds et versait des rouges-bords à sa femme qui refusait en vain, aux enfants déjà endormis, une joue dans leur assiette, et à moi, malheureux, qui avalais sans goûter, les vins rouges, roses, blancs, ambrés ou dorés, dont il proclamait, d'une voix joyeuse, l'âge et le cru, sur la foi de l'épicier qui les lui avait vendus. Nous vidâmes ainsi un nombre que j'ignore de bouteilles diversement cachetées. Après quoi, j'exprimais à mon hôtesse des sentiments nobles et tendres. Tout ce que j'avais dans l'âme d'héroïque et d'amoureux se pressait à mes lèvres. Je poussais la conversation au sublime. Mais j'éprouvais une réelle difficulté à l'y maintenir, car, si M. Planchonnet approuvait de la tête mes spéculations les plus transcendantes, il n'y donnait aucune suite et me parlait incontinent du choix et de la préparation des champignons comestibles ou de quelque autre sujet culinaire. Il avait dans la tête un parfait cuisinier et une bonne géographie gastronomique de la France. Parfois aussi, il rapportait des traits d'esprits de ses enfants. Je m'entendais mieux avec Mme Planchonnet qui déclara à plusieurs reprises qu'elle avait le goût de l'idéal. Elle me confia qu'elle avait lu autrefois une poésie qui l'avait transportée, mais dont elle ne se rappelait plus l'auteur, parce qu'elle se trouvait dans un livre qui renfermait des morceaux de différents poètes. Je récitais tout ce que je savais d'élégies. Mais les vers se perdirent pour la plupart dans les cris des enfants qui s'entregriffaient horriblement sous la table. Au dessert, je connus que j'aimais Mme Planchonnet. Et cet amour était si généreux que, loin de l'étouffer dans mon coeur, je le répandais en longs regards et en paroles abondantes. Je m'expliquai sur la vie et la mort et j'ouvris mon âme tout entière à Mme Planchonnet qui, laissant couler ses paupières sur ses beaux yeux bleus, et penchant son visage amaigri que plissait la fatigue, me disait d'une voix molle: "N'est-ce pas, Monsieur?" et tâchait de sourire. J'avais encore beaucoup à lui dire quand elle nous quitta pour aller coucher les petits qui, les jambes en l'air, dormaient profondément sur leurs chaises. Ce départ me laissa pensif en face de Planchonnet, qui versait des liqueurs. Je lui trouvai l'air d'une brute. Sa tranquillité pesante m'irritait. Mais j'étais inspiré par les sentiments les plus nobles. Je souhaitai intérieurement qu'il eût une belle âme et que j'en eusse une plus belle encore, afin que Mme Planchonnet fût aimée de deux hommes dignes d'elle. C'est pourquoi je résolus de sonder le coeur de Planchonnet. "Monsieur, lui dis-je, vous exercez une belle profession. --Ah! me répondit-il, en allumant sa pipe, vous trouvez ça beau de rédiger des canards dans les départements. Et des canards cléricaux. Je travaille pour la calotte. Mais on ne choisit pas son parti, n'est-il pas vrai?" Et il se mit à fumer tranquillement sa pipe en écume de mer, sur laquelle une femme nue était sculptée voluptueusement. Je lui demandai: "Monsieur Planchonnet, connaissez-vous ma tante?" Il me répondit: "Je ne connais personne à Corbeil. Il y a six mois, j'étais à Gap ... Un peu d'anisette, n'est-ce pas?" Un immense besoin de tendresse s'était développé en moi. Il me venait de l'amitié pour Planchonnet. Je lui témoignai de la familiarité, de l'intérêt et surtout de la confiance. Je lui contai ma vie; je lui fis part de mes espérances et de mes rêves. Il cessa de fumer. Je parlai encore. Enfin, m'étant aperçu qu'il sommeillait, je me levai, lui souhaitai le bonsoir et lui exprimai le désir de présenter mes hommages à Mme Planchonnet. Il me fit entendre que je ne pourrais le faire, parce qu'elle était couchée. J'en fus aux regrets et cherchai mon chapeau, que j'eus grand'peine à trouver. Planchonnet me reconduisit avec une lampe jusqu'au palier et me donna, sur la manière de tenir la rampe et de descendre les marches, des conseils qu'on me donne pas d'ordinaire. Mais l'escalier était apparemment un difficile escalier, car j'y trébuchai dès les premiers degrés. Tandis que je descendais, Planchonnet, penché sur la rampe, me demanda si je retrouverais bien la maison de ma tante. Cette question m'offensa. Je promis de la trouver sans peine; en quoi je m'engageais beaucoup trop, car je passai une partie de la nuit à la chercher. Pendant cette recherche, je m'impatientais de la maladresse avec laquelle on met parfois les deux pieds dans les ruisseaux. Cependant, je roulais vainement dans ma tête l'action d'éclat par laquelle je pourrais exciter l'admiration de Mme Planchonnet. Je songeais à ses jolis yeux bleus, et j'étais vraiment désolé que sa taille ne fût pas aussi jolie que ses yeux. Le lendemain, je me réveillai par un grand soleil, avec la langue sèche et la peau brûlante. Surtout je souffrais de ne pouvoir me rappeler ce que j'avais dit la veille à Mme Planchonnet, et j'avais tout lieu de croire que c'étaient des sottises. Ma tante ne me cacha pas qu'elle considérait ma rentrée tardive comme un manque d'égards pour sa maison. Quand je lui révélai fièrement que j'avais fait recevoir ma Clémence Isaure à l'Indépendant, elle se fâcha tout rouge, et m'envoya sur-le-champ retirer le manuscrit, afin de prévenir le malheur d'une insertion dont la seule idée la terrifiait. J'allai donc, la tête basse, redemander mon oeuvre à Planchonnet, qui me la rendit d'une âme égale, comme il l'avait prise. "Qu'est-ce que vous faites ce soir? me dit-il. Venez donc dîner à la maison. Nous mangerons les restes." Je refusai, en considération de ma tante. Quelques jours après, je fis une visite à Mme Planchonnet, que je trouvai assise devant un bouquet de fleurs des champs, remettant un fond à la culotte de son fils aîné. Nous fûmes l'un envers l'autre d'une extrême réserve. Il pleuvait. Nous parlâmes de la pluie. "C'est bien triste, lui dis-je. --N'est-ce pas? me dit-elle. --Vous aimez les fleurs, Madame? --Je les adore." Et elle tourna vers moi ses jolis yeux fleuris sur un visage fané. Je quittai Corbeil la semaine suivante. Et je ne vis jamais plus Mme Planchonnet. X LES DEUX COPAINS C'était dans les dernières années du second Empire. Jean Meusnier et Jacques Dubroquet occupaient par moitié un atelier au fond d'une cour, près du cimetière Montparnasse. Tout le rez-de-chaussée appartenait à des marbriers, qui encombraient la cour de tombes blanches, de croix et d'urnes funéraires. Une poussière de marbre et de plâtre étendait sur le sol son linceul sali. L'atelier était posé comme une grande cage vitrée sur les magasins des tailleurs de pierres funéraires; à l'intérieur, un poêle de fonte, deux chevalets et des chaises de paille défoncées. La poudre des marbres, qui pénétrait par les fentes de la porte et des châssis, recouvrait seule la nudité livide des murs et du carrelage. Jacques Dubroquet était peintre d'histoire, et Jean Meusnier paysagiste. Ce paysagiste ressemblait à un arbre; il en avait la rude écorce, la forte sève, la paix et le silence. Ses cheveux drus se dressaient sur son front rugueux, comme les rejetons d'un saule étêté. Il parlait peu, sachant peu de mots. Mais il peignait beaucoup. Matinal, égayé d'un verre de vin blanc, il s'en allait par la banlieue faire des études d'après lesquelles il exécutait ensuite, dans l'atelier, des tableaux d'un sentiment brutal et d'un faire obstiné. Paysan de race, prudent, défiant, rusé, le visage aussi muet que la langue, se souciant peu de son copain, il n'y avait pour lui au monde qu'Euphémie, la crémière du boulevard Montparnasse, une grosse femme tendre de cinquante ans, chez laquelle il prenait ses repas, et qu'il aimait d'un amour satisfait et narquois. Jacques Dubroquet, peintre d'histoire, plus âgé que lui de quelques années, était d'un tout autre caractère. C'était un homme de pensée. Il voulait ressembler à Rubens et, pour y parvenir, il portait de longs cheveux, la barbe en pointe, un feutre à larges bords, un pourpoint de velours et un grand manteau. La poussière inévitable des tombes attristait cette magnificence. Jean Meusnier aussi en était couvert; mais il en paraissait adouci et comme embelli. Elle déshonorait au contraire la beauté du peintre d'histoire, qui brossait sans cesse et vainement son velours, et souffrait. D'un naturel aimable, riant et somptueux, il avait l'âme grande et, craignant que le nom de Jacques Dubroquet n'en donnât pas une suffisante idée, il changea ce nom en celui de Jacobus Durbroquens, qui était bien mieux dans son génie. Dubroquens touchait, par son âge, aux derniers romantiques et aux républicains de sentiment. Il avait fait ses études de peinture dans l'atelier de Riesener, à la fin du règne de Louis-Philippe. Grand liseur, il fréquentait assidûment ce cabinet de lecture de la bonne Mme Cardinal, où les étudiants en médecine repassaient leur anatomie en déjeunant d'un petit pain, une main ou une jambe humaine posée sur la table à côté d'eux. Il dévorait tous les livres, et puis il allait en disputer avec des camarades, dans la pépinière du Luxembourg, devant la statue de Velléda. Et il était éloquent de peinture. La Révolution de 1848 interrompit ses études de peinture. Il sentit son enthousiasme humanitaire grandir dans les clubs, il prit conscience de sa mission et conçut l'art nouveau. Depuis lors, Jacobus Dubroquens eut beaucoup d'idées; mais il lui fallait généralement, pour les exprimer, une toile de soixante pieds carrés. Soixante pieds carrés de peinture ou rien, voilà l'alternative dans laquelle il se trouvait d'ordinaire. Aussi ne sera-t-on pas trop surpris que Jacobus Dubroquens, à l'âge où je le connus, c'est-à-dire déjà grisonnant, n'eût pas fait encore un seul tableau. Il avait trop d'idées. Et puis l'Empire de gênait. Il en attendait la chute. Il était célèbre dans la crémerie du boulevard Montparnasse, pour une copie d'une des sirènes de Rubens, qu'il avait faite au Louvre en 1847, et où il y avait des morceaux qui voulaient être bons, mais dont la couleur était froide et grise, en sorte que cette copie ne ressemblait pas à l'original. Quand on lui en faisait l'observation, Jacobus Dubroquens répondait en souriant: "Mon Dieu! c'est bien simple! Rubens saute haut comme cela (et il mettait la main au niveau de son genou), et moi je saute haut comme cela", (et il élevait le bras au-dessus de sa tête). A la Sirène près, il n'était l'auteur d'aucun tableau. Cette particularité, assez remarquable dans la vie d'un peintre, ne l'inquiétait nullement. "Mes tableaux, disait-il en se frappant le front, ils sont là!" Il avait là, en effet, sous son feutre à la Rubens, deux ou trois conceptions peu communes d'apothéoses, dans lesquelles il mêlait toujours Anaxagore, le Bouddah, Zoroastre, Jésus-Christ, Giordano Bruno et Barbès. Que de fois, tout jeune, en ce temps déjà lointain, je préférai à l'École et au cours de M. Demangeat l'atelier poudreux des deux amis et les théories esthétiques de Jacobus Dubroquens! Sa belle voix chaude d'orateur de clubs dominait les grincements des scies des marbriers, les piaillements des moineaux et les cris des enfants qui se battaient dans la cour. Avec quelle éloquence il décrivait ses futurs tableaux, qui représenteraient la Marche de l'Humanité, le Génie des religions, le Progrès de la démocratie et la Paix universelle. Avec quelle conviction il annonçait que son oeuvre était de faire la synthèse de la philosophie par la peinture! Cependant Jean Meusnier, à son chevalet devant sa petite toile, poussait avec l'obstination lente d'un paysan le dessin d'un arbre farouche, et gardait un silence végétal. Puis, tout à coup, levant les yeux vers le châssis vitré d'où tombait une lumière crue, il grognait: "Ce sacré bahut ... qui me gêne ... comment l'appelez-vous?" Nous cherchions et nous ne trouvions pas. Enfin Jean Meusnier faisait un grand effort de mémoire et s'écriait: "Eh bien! le soleil, quoi! Vous comprenez, il tape trop dur pour l'instant." Parfois, nous dînions tous trois à la crémerie, dans la petite salle ornée d'une grande toile de Jean Meusnier. C'était une composition féroce, qu'il avait peinte en riant intérieurement, et qui représentait des arbres odieux et ridicules. Ce puissant paysagiste ne sentait la beauté et la laideur que dans le monde végétal. Et le sauvage s'était amusé à faire des caricatures de chênes et d'ormeaux. Quant au règne humain, il n'en connaissait qu'Euphémie, qui, décidément, lui semblait une personne bien agréable. Avant le dîner, il tournait autour d'elle dans la cuisine, à la clarté des fourneaux, tandis que Jacobus Dubroquens m'expliquait la triade gauloise devant la salière et le moutardier de la petite table. Comme il eût exprimé la triade en peinture! Il ne lui manquait qu'une toile de vingt mètres carrés, et la République. En attendant, il composait des modes pour poupées, dessinait les trois temps de l'extraction des cors d'après la méthode Édouard et peignait des rosiers de Marie sur moelle de sureau. C'était un bien honnête homme. Il ne laissait rien deviner du mystère douloureux de sa vie et, en toute rencontre, dissertait sur l'art et la philosophie, d'un esprit paisible et content. Mais nous allons où le destin nous mène, et les plus fidèles d'entre nous abandonnent l'un après l'autre leurs vieux compagnons sur le chemin, sur le dur chemin de la vie. Au long de ma dernière année de droit, je perdis de vue les deux copains. Dans la suite, le nom de Jean Meusnier, devenu célèbre, me fut rappelé tous les jours par les journaux qui le citaient avec des louanges. Les tableaux du maître, je les voyais au Salon, aux Mirlitons, au Volney, chez Georges Petit, chez les amateurs de peinture et chez les femmes à la mode. Les vitrines des papetiers me montraient à l'envi son visage connu de vieux dieu rustique. Mais du pauvre Jacobus Dubroquens, point de nouvelles! Je m'imaginais qu'il n'était plus de ce monde et que la mort clémente l'avait doucement emporté hors de cette terre, qu'il n'avait jamais vue que dans un rêve et à travers un nuage. Mais, un beau jour de l'automne 1896, comme je prenais à la station des Tuileries le bateau qui descend la rivière, je remarquai, sur le pont, un vieillard assis à l'avant, qui, drapé dans un vieux manteau rapiécé et portant sur l'oreille un feutre romantique, posait complaisamment sur un carton à dessin une main encore belle et gardait l'attitude du génie méditatif. Je reconnus, sous ses soixante-dix ans, le bon Jacobus Drubroquens. On lui eût donné plus que son âge, à voir les rides de ses joues, mais ses deux yeux bleus gardaient une jeunesse invincible. Il répondit à mon salut sans savoir qui j'étais et sans se soucier de le savoir, ayant pris l'habitude, dans les crémeries, d'une sorte de fraternité anonyme qui s'étendait à tous ses interlocuteurs. "Vous savez, mon tableau, me dit-il, mon grand tableau! Ils veulent que je l'exécute réduit et corrigé. --Et qui veut cela, maître Jacobus? --Eux! la boutique, le gouvernement, les ministres, le Conseil municipal, quoi! Est-ce que je sais donc? Est-ce que je connais ces épiciers-là, moi? Je néglige les êtres contingents et je méprise tout ce qui n'est pas réalisé dans l'absolu. Oui, ils veulent dénaturer ma grande idée. Mais soyez tranquille, je ne transigerai pas." Ainsi donc l'Empire était tombé, la République durait depuis vingt-cinq ans, et Jacobus Dubroquens n'avait pas encore pu faire son grand tableau. Au reste, son contentement était parfait. Il dessinait, pour vivre, des modèles de pipes, commandés par un concurrent de Gambier, et des vignettes destinées à orner des boîtes de sardines. A le voir ainsi souriant, on doutait si c'était un vieux fou ou si c'était un sage, et je n'oserais pas en décider. En me quittant, il me montra d'un grand geste le ciel rose, la rivière argentée et les bords couverts d'une poudre de lumière blonde. "Hein? me dit-il, voilà un joli fonds pour mon apothéose de la femme libre ... en donnant plus de valeur aux tons, nécessairement. Je ferai, cette fois, du Véronèse, mais plus fort ... Véronèse saute haut comme cela; moi ..." Et je lui vis faire le geste d'autrefois. De la passerelle du débarcadère, il me cria: "Venez me voir dans mon atelier, au Point-du-Jour. La rue là ..., à droite, nº 6. Sonnez fort." J'y allai seulement deux mois plus tard. Devant la maison que Jacobus m'avait indiquée, je rencontrai Jean Meusnier, robuste et noueux comme un chêne, et portant sur sa redingote correcte la rosette de commandeur. On eût dit un antique satyre devenu très homme du monde. Il me serra la main. "C'est vous!... Il y a longtemps ... Ce pauvre Dubroquet, hein? Une fluxion de poitrine ... fichu!" Et il s'engagea devant moi dans un petit escalier de bois qu'il faisait trembler de son poids. En montant, il soufflait et grognait: "Sacré bahut, va!" Sur le plus haut palier, une femme en camisole, la concierge, secoua tristement la tête et nous dit tout bas: "Il ne passera pas la journée. Entrez, mes bons messieurs." Dans une soupente, sur un mauvais lit de sangle, devant la Sirène de 1847, Jacobus râlait. Il nous fit signe d'approcher et, d'une voix sifflante, très faible, mais encore distincte: "C'est fini! J'emporte avec moi la peinture philosophique ... Ils sont tous là, dans ma tête, mes tableaux ... Après tout, c'est peut-être un bien, qu'on ne les ait pas vus ... Ça aurait fait trop de peine aux camarades." L'agonie, assez douce, dura cinq heures et se termina vers minuit. Jean Meusnier ferma les yeux de son vieux copain et, pensif, revoyant toute sa vie, songeant au mystère des choses, comme effleuré d'un grand coup d'aile invisible, il porta la main à son front et murmura dans un étonnement douloureux: "Sacré bahut!" XI ONÉSIME DUPONT J'ai connu Onésime Dupont dans sa vieillesse. Par lui, j'ai touché à la génération d'Armand Carrel et des rédacteurs du Globe, dont il gardait la doctrine et les moeurs. Son nom, jadis fameux, est maintenant oublié. C'était un homme de 48, un rouge. Il aimait la musique et les fleurs. Je le voyais quelquefois chez mon père. Il était vêtu tout de noir, avec une extrême recherche. Ses façons trahissaient un perpétuel et minutieux respect de soi-même. Il gardait à quatre-vingts ans l'allure d'un homme d'épée. La seule peur qu'il eût jamais connue, la peur de se salir, le tenait si fort qu'il ne quittait presque jamais ses gants clairs et ne donnait la main qu'à très peu de personnes. Il avait d'incroyables scrupules de conscience et d'hygiène, un besoin constant de propreté morale et physique. Je n'ai jamais connu un homme si poli ni d'une politesse si glaciale. La lueur de ses yeux allumés sur une longue face jaune et les replis de ses lèvres minces auraient déplu sans un air de générosité, d'héroïsme, de folie, qu'exprimait toute cette antique figure. Onésime Dupont n'était pas pauvre. Il passait pour riche, parce qu'à l'occasion il interrompait la stricte économie de son bien par des actes d'une magnificence bizarre et singulière. Conspirateur durant la monarchie de Juillet, représentant du peuple en 1848, proscrit en 1852, député en 1871, il était républicain et travaillait à l'avènement de la liberté sur la terre et de la fraternité universelle. Sa doctrine était celle des républicains de son âge; mais ce qu'il avait d'original, c'est qu'il était en même temps l'ami le plus généreux du genre humain et le plus sombre des misanthropes. Les hommes qu'il chérissait en masse jusqu'à sacrifier à leur bonheur ses biens, sa liberté, sa vie, il les méprisait en particulier et évitait leur contact comme une souillure. Ce n'était pas la seule contradiction de cet esprit qui proclamait sans cesse l'indépendance de l'idée, condamnait l'emploi du glaive et qui, soutenant ses doctrines l'épée à la main, se battait pour des questions de principes. Il fut jusqu'à la vieillesse le plus fier duelliste de son parti. Sa hauteur, sa froideur et le sentiment inflexible qu'il avait de l'honneur faisaient de lui une sorte de gentilhomme rouge. Il était fils d'un marchand de porcelaines du faubourg Poissonnière. Il fut destiné lui-même au négoce. Ses débuts dans le commerce des porcelaines furent marqués par un incident assez extraordinaire. Je veux vous le conter comme me l'ont conté des vieillards qui sont morts depuis longtemps. Le père Dupont, honnête homme et habile homme, se faisait vieux vers 1835. Ayant acquis dans son commerce une fortune assez ronde pour le temps, il résolut de se retirer à la campagne avec sa femme Héloïse, née Riboul, qui venait de recueillir enfin l'héritage de son père, Riboul, ancien maçon, acquéreur de biens nationaux. Un jour donc de cette année 1835, le bonhomme appela sons fils Onésime dans la petite cage grillée qui, depuis trente ans, lui servait de bureau et d'où l'on pouvait surveiller les commis du magasin en faisant des écritures. Et, là, il lui tint ce langage: "Je ne suis plus jeune, et j'ai envie de finir ma vie dans le jardinage. J'ai toujours eu envie de greffer des poiriers. La vie est courte, mais on revit dans ses enfants. L'auteur de la nature nous a accordé cette immortalité sur la terre. Tu as vingt ans. A cet âge, je vendais de la vaisselle dans les foires. J'ai conduit ma charrette à travers tous les départements de la République, et il m'est arrivé plus d'une fois de dormir sous la bâche, au bord d'un chemin, dans la pluie, dans la neige. L'existence, qui m'a été dure, te sera facile. Je m'en réjouis, puisque ta vie est la suite de la mienne. J'ai marié ta soeur à un avocat. Il est temps que je donne à ta vertueuse mère et à moi le repos que nous avons mérité tous les deux. Je me suis haussé dans la société par mon travail: j'ai fait mon instruction dans les almanachs et dans les papiers répandus par toute la France à l'époque où le pays établissait sa constitution au milieu des troubles. Toi, tu as été enseigné dans un collège. Tu sais le latin et le droit. Ce sont des ornements de l'esprit. Mais l'essentiel est d'être honnête homme et de gagner de l'argent. J'ai fait une bonne maison. A toi de la soutenir et de l'agrandir. La porcelaine est une excellente marchandise, qui répond à tous les besoins de la vie. Prends ma place, Onésime. Tu n'es pas encore capable de la tenir seul. Mais je t'aiderai dans les premiers temps. Il faut que les clients s'accoutument à ta figure. Dès aujourd'hui, reçois les commandes qu'on apportera. Le registre des tarifs, qui est dans ce casier, te sera d'un grand secours. Mes conseils et le temps feront le reste. Tu n'es ni sot ni méchant. Je ne te reproche pas de porter des gilets à la Marat et de faire le bousingot. C'est un travers de ton âge. J'ai été jeune aussi. Assieds-toi là, mon garçon, devant cette table." Et le bonhomme Dupont indiqua du bras à son fils un vieux bureau qui n'était pas à la mode et qu'il gardait par économie, n'étant point fastueux. C'était un bureau de marqueterie, garni de cuivres, qu'il avait acheté à l'encan, une trentaine d'années auparavant, et qui avait servi à M. de Choiseul durant son ministère. Onésime Dupont obéit en silence et prit la place qui lui était assignée. Son père alla se promener, confiant dans son fils, car il estimait que bon sang ne saurait mentir, et satisfait d'avoir changé un bousingot en marchand de porcelaines. Onésime demeuré seul, étudia les tarifs. Il était enclin à faire son devoir et à donner de l'attention à toutes les affaires dont il s'occupait. Il se livrait à cette étude depuis une demi-heure, quand survint M. Joseph Peignot, marchand de porcelaines à Dijon. C'était un homme jovial et le meilleur client de la maison Dupont. "Vous ici, monsieur Onésime! Quoi! vous n'êtes point sur le boulevard à faire le gandin, avec votre bel habit bleu à boutons d'or! Les jolies filles des Bains chinois doivent être bien tristes de votre absence. Mais vous avez raison, il y a temps pour le plaisir et temps pour les affaires sérieuses ... Je venais voir votre père. --Je le remplace. --J'en suis heureux. C'est un ami à moi. Voilà dix ans que je fais des affaires avec lui. J'espère en faire dix ans et plus avec vous. Vous lui ressemblez. Mais vous ressemblez beaucoup plus à votre mère. Ce n'est pas un mauvais compliment que je vous fais. Mme Dupont est fort bien de sa personne. Comment va votre père? Je compte bien dîner avec lui un jour de cette semaine au Rocher de Cancale, comme nous faisons tous les ans depuis dix ans. Dites-moi bien qu'il n'est pas malade. --Il est en bonne santé. Je vous remercie, monsieur. Que désirez-vous? --Eh! mais, c'est l'époque du rassortiment. Je viens vous faire mes commandes annuelles. Je suis arrivé ce matin par la diligence, et je loge, comme de coutume, à l'hôtel de la Victoire, rue du Coq-Héron." Et M. Joseph Peignot, tirant un papier de sa poche, énuméra les objets dont il avait besoin, services de table par douzaines, assiettes par centaines, cuvettes, pots. Une commande superbe. "Je m'efforcerai de vous satisfaire, monsieur", dit Onésime. Les yeux sur le tarif, il indiqua soigneusement le prix des pièces que le marchand énumérait ... Vingt-quatre services à la Charte, blanc et or ... douze services Lamartine, soixante garnitures de toilette ... "Vous voyez, dit M. Joseph Peignot, je ne crains pas de me charger de marchandises. Il faut beaucoup acheter si l'on veut beaucoup vendre. Je suis hardi, tel que vous me voyez, et je ne crains pas les risques du commerce ... Vous n'avez pas meilleur client que moi", ajouta-t-il avec un bon rire. Et, aussitôt, il prit un air attristé et soupira d'un ton plaintif: "Vous me ferez bien une petite réduction. Vous tenez vos prix trop haut. Les temps sont durs. Il y a de l'argent en France, mais il se cache. La sécurité manque. Faites-moi ma petite réduction. --J'ai le regret de ne pouvoir vous accorder ce que vous me demandez, monsieur, répondit Onésime avec une politesse glaciale. --Vous ne pouvez me faire cinq du cent en sus de la remise ordinaire? Vous plaisantez! --Non, monsieur, je ne plaisante pas. --Votre papa, lui, me la ferait tout de suite, ma petite réduction. Il m'accorde toutes les remises que je lui demande. Il ne refuse rien à son vieil ami Peignot. Voilà un brave homme, le papa Dupont! --Brisons là, monsieur, dit Onésime en se levant. Après ce que vous venez de me dire, je ne puis plus communiquer avec vous que par l'intermédiaire de deux de mes amis. --Qu'est-ce que vous dites? demanda le Dijonnais, dont l'âme innocente se remplissait de surprise. --Je dis, monsieur, que j'aurai l'honneur de vous envoyer mes témoins, qui se feront un devoir de se mettre à la disposition des vôtres. --Je ne vous comprends pas. --C'est donc, monsieur, que je n'ai pas parlé avec assez de clarté. Veuillez m'en excuser. Je vous envoie mes témoins parce que vous avez insulté mon père. --Moi, insulter votre père, un ami de dix ans, un confrère que j'estime, que j'honore! Vous n'êtes pas dans votre bon sens, jeune homme! --Vous l'avez insulté, monsieur, en déclarant qu'il pouvait vous faire une réduction sur le tarif de ses marchandises, ce qui était insinuer que ses bénéfices sont excessifs et par conséquent iniques, puisqu'il peut, selon vous, les réduire sur votre demande. C'était enfin lui reprocher de vous faire tort de la différence, dans le cas où vous ne la réclameriez pas, et l'accuser d'indélicatesse à votre préjudice. Vous l'avez donc insulté. Je crois m'être, cette fois, suffisamment expliqué." En entendant ces paroles, le Dijonnais ouvrait une bouche et des yeux tout ronds. L'impossibilité où il se trouvait de rien comprendre à ces raisons l'accablait, et ce qui l'effrayait le plus, c'était le calme et la douceur avec lesquels elles étaient déduites. Onésime Dupont lui parlait, en effet, de cette voix lente et mélodieuse avec laquelle il devait plus tard soutenir dans les clubs et à l'Assemblée nationale les motions les plus terrifiantes. "Jeune homme, dit en pâlissant le marchand de Dijon, l'un de nous deux est fou, cela est certain et nécessaire. Mais je crois fermement--et je jurerais au besoin--que c'est vous. Je ne quitterai point Paris avant d'avoir vu votre père et de m'être expliqué avec lui. Ce qui m'arrive à cette heure est tellement étrange, que je ne croyais pas qu'il dût jamais arriver rien de semblable, ni à moi ni, d'ailleurs, à personne autre." Et il sortit, accablé d'une sorte d'étonnement et sentant qu'il allait être malade. Il le fut, en effet, et se mit au lit dans l'hôtel de la Victoire, rue du Coq-Héron. Cependant Onésime Dupont écrivit à deux sous-officiers de la caserne du Château-d'Eau qu'il avait un service à leur demander. C'étaient deux sergents bousingots qui servaient couramment de témoins aux rédacteurs du National et aux membres du club Espérance. Mais dès le lendemain le père Dupont reprit sa place à son bureau. Il acheva de vieillir derrière son grillage, ne cultiva point le jardin, qui était dans ses voeux, et ne greffa pas de poiriers. Onésime, relevé de ses fonctions commerciales, s'attacha uniquement aux intérêts publics et fonda la société secrète Truelle et Niveau, qui inquiéta par d'incessantes attaques et mit trois fois en péril le gouvernement de Juillet. LIVRE DEUXIÈME NOTES ÉCRITES PAR PIERRE NOZIÈRE EN MARGE DE SON GROS PLUTARQUE. Je feuilletais dernièrement le Mérite des Femmes, dans un joli exemplaire relié en maroquin cerise et doré sur tranches, qu'on a trouvé, après la mort de ma grand'mère, dans le secrétaire où cette excellente femme gardait ses plus chers souvenirs. La tranche est usée aux beaux endroits, et il y a des fleurs séchées entre des feuillets. Il est certain que ma grand'mère, du temps qu'elle était jeune, lisait ce poème avec attendrissement. Elle y voyait ce que je n'y vois pas. C'était pour elle la source vive et l'haleine embaumée. Il serait absurde de lui donner tort. La gracieuse créature savait ce qu'elle lisait. Elle était jeune, et le livre était frais. Bien qu'il écrivît l'oeil fixé sur la postérité (il l'a dit lui-même, et c'est l'attitude qu'il garde en son portrait), Gabriel Legouvé avait sans doute composé son poème pour ma grand'mère, qui était en 1801 une belle enfant vêtue d'un fourreau de mousseline blanche, plutôt que pour vous et moi qui n'étions pas nés. C'est pourquoi je suis tenté de croire que le Mérite des Femmes était un poème excellent et qui s'est gâté depuis. Autrement, je ne m'expliquerais pas que ma grand'mère y eût fait sécher des fleurs. Il est vrai que je ne sais pas au juste à quoi elle pensait en lisant le Mérite des Femmes. Elle ne pensait peut-être pas à ce qu'elle lisait. Elle avait peut-être plus à dire à son petit livre que son petit livre n'avait à lui dire. Mais les poètes sont coutumiers de pareilles confidences; nous ne les aimerions pas tant s'ils n'étaient pas faits pour nous écouter plus encore que pour nous parler. Ils sont des confidents quand ils ne sont pas des entremetteurs. Ce qu'il y a de vraiment aimable dans le Mérite des Femmes, ce sont les fleurs qu'y mit ma grand'mère. *** La raison, la superbe raison est capricieuse et cruelle. La sainte ingénuité de l'instinct ne trompe jamais. Dans l'instinct est la seule vérité, l'unique certitude que l'humanité puisse jamais saisir en cette vie illusoire, où les trois quarts de nos maux viennent de la pensée. Mon vieux Condillac dit que les êtres les plus intelligents sont les plus capables de se tromper. *** La morale et le savoir ne sont pas nécessairement liés l'un à l'autre. Ceux qui croient rendre les hommes meilleurs en les instruisant ne sont pas de très bons observateurs de la nature. Ils ne voient pas que les connaissances détruisent les préjugés, fondements des moeurs. C'est une affaire très chanceuse que de démontrer scientifiquement la vérité morale la plus universellement reçue. *** Ceux-là furent des cuistres qui prétendirent donner des règles pour écrire, comme s'il y avait d'autres règles pour cela que l'usage, le goût et les passions, nos vertus et nos vices, toutes nos faiblesses, toutes nos forces. Je tiens pour un malheur public qu'il y ait des grammaires françaises. Apprendre dans un livre aux écoliers leur langue natale est quelque chose de monstrueux, quand on y pense. Étudier comme une langue morte la langue vivante: quel contresens! Notre langue, c'est notre mère et notre nourrice, il faut boire à même. Les grammaires sont des biberons. Et Virgile a dit que les enfants nourris au biberon ne sont dignes ni de la table des dieux ni du lit des déesses. *** Je viens d'apprendre la mort de mon vieux camarade Champdevaux. C'était, de son vivant, un petit homme gras et rond qui promenait par le monde son indestructible contentement. Il avait sur un large visage des traits si petits qu'on les distinguait à peine, et l'on ne voyait guère sur sa face que l'abondant sourire qui la couvrait tout entière. Son visage ressemblait à un fruit mûr. Heureux de naissance, la vie n'avait pas trop contrarié son inclination naturelle au bonheur. Il approuvait l'univers, il admirait ce monde dont il faisait notablement partie. Ce n'est pas qu'il n'eût ses misères, car enfin il était homme, et même bon homme. Mais chez lui le chagrin tenait de la surprise: la surprise est passagère. Le simple Champdevaux ne restait affligé que le temps de frotter avec ses poings ses petits yeux écarquillés. Il avait épousé une jeune personne bien élevée, encore plus petite que lui, courte, toute en joues, et qui lui ressemblait comme une soeur. Il l'aimait. Elle mourut. Il en fut étonné. Et, cette fois, l'étonnement dura. Il pleurait comme un enfant; les larmes faisaient peine à voir sur cette face heureuse. Un bon prêtre, ami de la famille, essaya de le consoler. "Dieu vous l'avait donnée, Dieu vous l'a reprise, disait-il. --Je n'aurais jamais cru ça de lui", répondit Champdevaux. Trois mois plus tard, passant par Tours où il habitait, j'allai le voir. C'était le printemps. Je le trouvai qui, coiffé d'un large chapeau de paille, arrosait les plates-bandes dans son jardin où il semblait avoir lui-même poussé. Il posa son arrosoir, me serra la main en tournant vers moi, sans rien dire, son bon visage placide; il me suppliait du regard d'écarter les pensées affligeantes. Puis il me dit, en levant au ciel ses deux petits bras: "Vois-tu, mon cher, ma nature est de reverdir!" Je vous le dis sincèrement: Champdevaux était, dans sa simplicité, plus près de la nature que les orgueilleux qui l'offensent par les longs souvenirs et les révoltes superbes. Cet homme heureux trouva l'année suivante, presque sans sortir de son potager, une femme qui ressemblait d'une merveilleuse manière à celle qu'il avait perdue; seulement, elle était encore plus petite et plus en joues. Il l'épousa et en fut parfaitement heureux jusqu'à sa mort qui survint subitement après quatre ans de mariage. Il taillait ses arbres quand l'apoplexie le frappa. Ce fut sa dernière surprise. *** Si nous comprenions les figures des âmes comme les figures de la géométrie, nous n'aurions pas plus d'animosité à l'endroit d'un esprit trop étroit qu'un mathématicien n'en montre contre un angle qui, faute de cinq ou six degrés d'ouverture, n'a pas les propriétés de l'angle droit. *** Je ne crois pas que rien au monde soit comparable à l'agilité avec laquelle les femmes oublient ce qui fut tout pour elles. Par cette effrayante puissance d'oubli autant que par la faculté d'aimer, elles sont vraiment des forces de la nature. *** J'ai déjeuné ce matin chez N***, ancien ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts, dont la maison est fréquentée par une foule brillante de peintres, de sculpteurs, de littérateurs, de savants, d'hommes politiques et d'hommes du monde. Je m'y rencontrai avec le peintre Jarras, le sculpteur Lataille, N***, le grand comédien, le député B***, et deux ou trois membres de l'Institut, personnes fort diverses d'esprit et de moeurs, se ressemblant toutes par cet air apaisé que donne l'habitude de la célébrité. Ils étaient au régime pour la plupart, et des bouteilles d'eaux minérales couvraient la table. Chacun avoua quelque misère de l'estomac, du foie ou des reins. Ils s'intéressaient tous à l'état d'un seul, qu'ils comparaient au leur. On attaqua tous les sujets, théâtre, littérature, politique, art, affaires, scandales, nouvelles du jour, mais de biais et légèrement. Ces hommes avaient pris avec l'âge des façons assez douces. Le temps les avait polis à la surface. Une pratique savante des idées et aussi l'indifférence qu'inspirait à chacun toute pensée étrangère à la sienne, leur communiquaient les dehors aimables de la tolérance. Mais on s'apercevait bien vite qu'ils étaient au fond divisés sur toutes les questions importantes, religion, État, société, art, qu'il ne subsistait entre eux d'autre lien moral que la prudence et l'indifférence et que si, par hasard, ils se trouvaient une fois d'accord, c'était sur quelque lieu commun que, faute d'attention, d'intelligence ou de courage, ils n'avaient jamais examiné. Je fis encore cette observation que, s'ils découvraient chez un contradicteur, fût-ce dans la théorie la plus abstraite ou dans l'utopie la moins réalisable, une menace à leur quiétude ou à leurs intérêts, ils dépouillaient aussitôt leur bienveillance habituelle et devenaient féroces. C'est ainsi que Jarras, qui avait une clientèle aristocratique, pâlissait d'horreur et rougissait de colère aux seuls mots de socialisme et de collectivisme. A cela près, l'âme du monde la plus facile. J'avais pour voisin de table le doyen du déjeuner, un vieillard fameux par sa science et ses galanteries, l'orientalisme Antonin Furnes, membre de l'Académie des Inscriptions. Après m'avoir observé durant quelques instants avec une gravité narquoise, il me dit à l'oreille: "Faites comme moi: suivez mon exemple! Voyez, je prends grand soin de casser mon oeuf par le gros bout. --Pourquoi? --Pour être honnête homme. J'ai beaucoup voyagé dans ma vie. J'ai vécu dans tous les mondes. J'ai remarqué que l'honnêteté consistait à se conformer à l'usage. J'en ai conclu qu'en s'y conformant dans les moindres choses on était un parfait honnête homme. C'est pourquoi je vous conseille, monsieur Nozière, de casser votre oeuf par le gros bout. --Je vous suis reconnaissant d'un si bon avis, répondis-je. Vous me voyez prêt à le suivre. Je crois comme vous en effet qu'avec de la civilité et en observant les règles on se tire d'affaire en ce monde et dans l'autre, s'il y en a un autre. Mais excusez-moi, je suis distrait. --En ce cas, me dit le vieil orientaliste, ne fréquentez pas les puissants de ce monde et tâchez de n'avoir besoin de personne." A mesure que le repas avançait, la conversation devenait plus vive et plus confuse, et je n'y recueillis rien de considérable. Mais après le déjeuner, M. Antonin Furnes me fit, en prenant son café, un récit intéressant dont voici les termes mêmes: "Il y a trente ans, étant à Paris, je reçus la visite d'un Arabe que j'avais connu l'année précédente à Mascate où j'avais été envoyé en mission par le gouvernement. C'était un fort bel homme et un lettré. Il avait une intelligence assez vive, mais entièrement fermée à tout ce qui n'était point le génie de sa race. Il n'y a dans tout l'Orient que les Arméniens qui soient aptes à comprendre les idées européennes. Les Turcs n'en sont pas capables; les Arabes, encore moins. Celui-ci, qui m'avait reçu magnifiquement dans sa maison de Mascate, était l'homme le plus joli, le plus discret, le plus cérémonieux qu'il fût possible de rencontrer. Je vous ai dit que c'était un lettré. Il s'occupait surtout d'histoire. Je crois que c'était l'esprit le plus cultivé de Mascate. Il avait à peu près autant de philosophie que notre Froissart. Je le compare volontiers à Froissart parce que l'Arabe actuel ressemble assez par la puérilité chevaleresque à nos seigneurs du XIVe siècle. Il se nommait Djeber-ben-Hamsa. Il m'expliqua avec une politesse parfaite ce qu'il attendait de moi. Il venait en Europe étudier les moeurs des Occidentaux, et commençait par la France, qui l'intéressait plus que toute autre nation, comme ayant manifesté avec un éclat incomparable sa puissance et sa justice en Orient. Il comptait visiter ensuite l'Angleterre et l'Allemagne. C'est la meilleure société qu'il désirait voir. Et il venait me demander que je lui fisse la faveur de le présenter dans les salons les mieux fréquentés de Paris. Je le lui promis bien volontiers. Il y avait alors à Paris une société charmante. Le souvenir d'y avoir été mêlé fait encore aujourd'hui la douceur de ma vie. Vous ne pouvez imaginer ce qu'était l'art de la conversation à cette époque lointaine. Il est vrai que Djeber-ben-Hamsa ne pouvait jouir en aucune manière du plaisir d'entendre M. Guizot ou M. de Rémusat, Mme *** et Mme ***. Il comprenait bien l'anglais. C'est une langue assez familière aux Arabes de l'Oman, depuis l'établissement des Anglais à Aden. Mais il ne savait pas vingt mots de français. Aussi pris-je soin de le conduire de préférence dans les bals et dans les concerts. On dansait beaucoup alors et l'on voyait un grand nombre de femmes admirablement belles. Je le menai dans les bals les plus brillants de la saison, chez Mme X ..., chez Mme Y ..., chez Mme Z ... La beauté de ses traits, la gravité de son maintien, le geste gracieux par lequel il portait sa main à sa tête et à ses lèvres en signe de dévouement, le langage imagé par lequel il exprimait dans sa langue sa profonde gratitude, et que je traduisais de mon mieux à la maîtresse de la maison, toutes ses manières enfin, étranges et belles, inspiraient de la curiosité, de l'intérêt, une sorte de respect et de sympathie. Je le fis inviter à un bal des Tuileries. Il fut présenté à l'empereur et à l'impératrice. Il ne s'étonnait de rien. Il ne témoigna jamais aucune surprise. Après six semaines de fêtes, il nous quitta pour visiter le reste de l'Europe. "Je ne songeais plus guère à lui quand, cinq ou six ans plus tard, je reçus une relation de son voyage qu'il m'avait fait l'honneur de m'envoyer de Mascate. Le livre imprimé en caractères arabes sortait des presses de Wilson and Son, imprimeurs à Aden. Je le feuilletai assez négligemment, pensant n'y rien trouver de substantiel. Un chapitre pourtant attira mon attention. Il avait pour titre: "Des bals et des danses". Je le lus et j'y découvris un passage assez curieux dont je vais vous rendre le sens très exactement. Djeber-ben-Hamsa y disait: "C'est une coutume chez les Occidentaux et particulièrement chez les Francs de donner ce "qu'ils appellent des bals. Voici en quoi consiste cette coutume. Après avoir rendu leurs "femmes et leurs filles aussi désirables que possible en leur découvrant les bras et les "épaules, en parfumant leurs cheveux, leurs habits, en répandant une poudre fine sur leur "chair, en les chargeant de fleurs et de joyaux et en les instruisant à sourire sans en avoir "envie, ils se rendent avec elles dans des salles vastes et chaudes, éclairées de bougies qui "égalent en nombre les étoiles, et garnies de tapis épais, de sièges profonds, de coussins "moelleux. Là, ils boivent des liqueurs fermentées, échangent des propos joyeux et se livrent "avec ces femmes à des danses rapides, auxquelles j'ai plusieurs fois assisté. Puis, le "moment venu, ils assouvissent leurs désirs charnels avec une grande fureur, soit après avoir "éteint les lumières, soit en disposant des tapisseries d'une manière favorable à leurs "desseins. Et ainsi chacun jouit de celle qu'il préfère ou qui lui est assignée. J'affirme "qu'il en est ainsi. Non que je l'aie vu de mes yeux, mon guide m'ayant toujours fait sortir "des salons avant l'orgie, mais parce qu'il serait absurde et contraire à toute possibilité que les choses préparées comme j'ai dit eussent une autre issue." "Cette réflexion de Djeber-ben-Hamsa me parut assez intéressante. Je la communiquai à la femme d'un des mes confrères de l'Institut, la belle Mme ***. Comme elle ne paraissait pas s'en émouvoir beaucoup, je la pressai d'y répondre et crus l'embarrasser en lui disant: "Enfin, Madame, pourquoi, comme le remarque mon Arabe, parfumez-vous vos épaules nues, pourquoi vous chargez-vous d'or et de pierreries et pourquoi dansez-vous?" Elle me regarda avec pitié: "Pourquoi? Parce que j'ai deux filles à marier." *** Si l'homme dépend de la nature, elle dépend de lui. Elle l'a fait; il la refait. Incessamment il pétrit à nouveau son antique créatrice et lui donne une figure qu'elle n'avait pas avant lui. *** ARISTE, POLYPHILE ET DRYAS POLYPHILE Comment pouvez-vous dire, Ariste, que l'intelligence est essentielle à l'homme? Elle ne l'est point. L'intelligence, au degré supérieur de son développement actuel, c'est-à-dire la faculté de concevoir quelques rapports fixes dans la diversité des phénomènes, est rare et précaire chez les animaux de notre espèce. Ce n'est point par elle que l'homme subsiste. Elle ne règle pas les fonctions de la vie organique; elle ne satisfait point la faim ni l'amour; elle n'intervient point dans la circulation du sang. Étrangère à la nature, elle est indifférente à la morale quand elle ne lui est pas hostile. Elle n'a point déterminé les instincts profonds des êtres, les sentiments unanimes des peuples, les moeurs, les usages. Elle n'a point institué la religion sainte ni les lois augustes, qui se formèrent, dans une antiquité solennelle, sur l'exercice en commun des fonctions de la vie élémentaire. Ce que j'en dis n'est point pour rabaisser la majesté des institutions divines et humaines: vous m'entendez bien. La splendeur touchante des cultes est composée du débris informe des pharmacies primitives; les théologies ont pour origine l'inintelligence vénérable et l'effarement sacré de nos ancêtres sauvages devant le spectacle de l'univers. Les lois ne sont que l'administration des instincts. Elles se trouvent soumises aux habitudes qu'elles prétendent soumettre; c'est ce qui les rend supportables à la communauté. On les appelait autrefois des coutumes. Le fonds en est extrêmement ancien. L'intelligence a commencé de poindre dans les esprits quand l'homme avait déjà construit sa foi, ses moeurs, ses amours et ses haines, son impérieuse idée du bien et du mal. Elle est d'hier. Elle date des Grecs, des Égyptiens, si vous voulez, ou des Acadiens, ou des Atlantes. Elle vint après la morale, que dis-je? après la flûte et l'essence de rose. Elle est dans ce vieil animal une nouveauté charmante et méprisable. Elle a jeté çà et là d'assez jolies lueurs, je n'en disconviens pas. Elle rayonne agréablement dans un Empédocle et dans un Galilée, qui auraient vécu plus heureux s'ils avaient eu moins d'aptitude à saisir quelques rapports fixes dans l'infinie diversité des phénomènes. L'intelligence a quelque grâce, un charme, je l'avoue. Elle plaît en quelques personnes. Rare comme elle est aujourd'hui et retirée dans un petit nombre d'hommes méprisés, elle demeure innocente. Mais il ne faut pas s'y tromper: elle est contraire au génie de l'espèce. Si, par un malheur qui n'est point à craindre, elle pénétrait tout à coup dans la masse humaine, elle y ferait l'effet d'une solution d'ammoniaque dans une fourmilière. La vie s'arrêterait subitement. Les hommes ne subsistent qu'à la condition de comprendre mal le peu qu'ils comprennent. L'ignorance et l'erreur sont nécessaires à la vie comme le pain et l'eau. L'intelligence doit être, dans les sociétés, excessivement rare et faible pour rester inoffensive. C'est ce qui se produit, en effet. Non que tout soit réglé dans le monde pour la conservation des êtres, mais parce que les êtres ne se conservent que dans des circonstances favorables. Il faut reconnaître que l'humanité, dans son ensemble, éprouve, d'instinct, la haine de l'intelligence. Le sentiment obscur et profond de son intérêt l'y pousse. ARISTE L'intelligence, telle que vous l'avez définie, est évidemment l'intelligence spéculative, l'aptitude à la philosophie des sciences. Et il semble bien que cette faculté n'est pas aussi nouvelle que vous dites et qu'elle est au contraire vieille comme l'humanité. L'homme qui le premier fit griller, dans sa caverne, sur la pierre du foyer, une cuisse d'ours, n'était pas seulement cuisinier; il était chimiste, et la philosophie des sciences ne lui était pas du tout étrangère. Ce qui est vrai, c'est que les hommes tirent des principes les plus justes les conséquences les plus fausses. Ce n'est point l'intelligence qui est funeste à l'humanité, ce sont les erreurs de l'intelligence. La faculté de comprendre d'une certaine façon l'univers est attachée aux organes mêmes de l'animal que nous sommes, et l'homme est né savant. Je me flatte de rester dans la bonne nature, en poursuivant mes travaux de chimie agricole et d'archéologie. Après cela, je vous accorderai, Polyphile, que l'aptitude de nos semblables à la divagation est grande et que la faculté d'errer est celle que l'homme exerce avec le plus de puissance. DRYAS Cela tient à ce que nous ne faisons que d'entrer dans la période positive. POLYPHILE A tout le moins, vous reconnaissez avec moi que les croyances, la morale et les lois ne dérivent point d'une interprétation rationnelle des phénomènes de la nature, qu'une libre intelligence de ces phénomènes affaiblit les préjugés nécessaires, et que la faculté de beaucoup connaître est une monstruosité funeste. DRYAS Cela n'est pas bien vrai. POLYPHILE Cela est si vrai, que les théologiens qui conçoivent Dieu comme un être souverainement intelligent ne peuvent admettre qu'il soit moral. Aussi bien l'idée d'un Dieu moral est-elle ridicule. DRYAS La morale a été jusqu'ici constituée sur les idées théologiques. Nous avons eu une morale fétichiste, une morale polythéiste et une morale monothéiste. Cette dernière fut dure. Le temps est venu de constituer la morale sur la science. POLYPHILE Je ne vous reprocherai point d'opposer les sciences aux religions. Mais, s'il y faut regarder de près, Dryas, que sont les religions, je vous prie, que sont-elles, sinon de très vieilles sciences, des astrologies, des arithmétiques, des météorologies, des médecines usées, déformées, obscurcies, des ordonnances de très antique et très lointaine police, des recettes brouillées de cuisine et d'hygiène, des maximes d'agriculture primitive et de civilité sauvage? Les notions positives et les pratiques rationnelles deviennent, avec l'âge qui les rend étranges et mystérieuses, les dogmes de la foi et les cérémonies du culte. Notre science produira aussi des superstitions. On n'en sortira pas. L'intelligence est en horreur à la nature humaine. Des religions naissent sous nos yeux. Le spiritisme élabore en ce moment ses dogmes et sa morale. Il a ses pratiques, ses conciles, ses pères et des millions d'adhérents. Or les spirites fondent leur croyance sur la chimie telle qu'elle a été créée par Lavoisier; ils se flattent d'avoir les idées les plus neuves sur la constitution de la matière. Ils prétendent posséder une bonne, une excellente physique. "C'est nous les savants!" s'écrient-ils. Comme le disait Ariste: "On tire les conséquences les plus fausses des principes les plus vrais." ARISTE Je m'aperçois, Polyphile, que vous faites à l'intelligence une querelle d'amoureux. Vous l'accablez de reproches parce qu'elle n'est pas la reine du monde. Son empire n'est point absolu. Mais c'est une dame de bien qui n'est pas sans crédit dans plusieurs honnêtes maisons, et dont la puissante douceur agit même en cette ville, située au bord d'un large fleuve, dans une fertile vallée. LIVRE TROISIÈME PROMENADES DE PIERRE NOZIÈRE EN FRANCE PROMENADES DE PIERRE NOZIÈRE EN FRANCE I PIERREFONDS C'est un pays de grande douceur que ce Valois que je parcours en ce moment et dont je baiserais volontiers la terre; car c'est par excellence la terre nourricière de notre peuple. Toutes les générations y ont laissé leur empreinte, et c'est enfin, dans un cadre jeune et charmant, le reliquaire de la patrie. Je le sens à moi, ce sol que mes pères ont semé. Sans doute, toutes les provinces de la France sont également françaises, et l'union indissoluble est faite entre celles qui formèrent le domaine des premiers rois moines de la troisième dynastie et celles qui entrèrent les dernières dans cette réunion sacrée. Mais il est permis à un vieux Parisien archéologue d'aimer d'un amour spécial l'Ile-de-France et les régions voisines, centre vénérable de notre France à tous. C'est là que se forma la langue délectable, la langue d'oïl, la langue d'Amyot et de La Fontaine, la langue française. C'est là enfin ma patrie dans la patrie. Je suis à Pierrefonds, dans une chambre louée par des paysans, une chambre meublée d'une armoire en noyer et d'un lit à rideaux de cotonnade blanche avec grelots. L'étroite tablette de la cheminée porte une couronne de mariée sous un globe. Sur les murs blanchis à la chaux, dans de petits cadres noirs, des images coloriées qui datent du gouvernement de Juillet, La Clémence de Napoléon envers M. de Saint-Simon, avec cette légende: "Le Duc de Saint-Simon, émigré français, prit (sic) les armes à la main et condamné à mort, allait subir sa sentence, lorsque sa fille vint demander grâce à Napoléon qui lui dit: "J'accorde la vie à votre père et ne lui donne pour punition que le remords d'avoir porté les armes contre sa patrie." Le Marié et la Mariée se faisant pendant des deux côtés de la glace; la Bergère Estelle, avec sa houlette enroulée d'une faveur rose; Joséphine, une ferronnière au front. Un distique révèle le secret de Joséphine: L'attente du plaisir fait palpiter ton coeur, Et dans l'espoir du bal tu mets tout ton bonheur. Cette imagerie est morte. La photographie l'a tuée. J'ai ici autour de moi, dans de petits cadres, une vingtaine de portraits-cartes; des gens à cheveux lisses avec des yeux qui leur sortent de la tête, des cousins et des cousines (cela se voit); des enfants, les plus petits tout en bouche, l'oeil presque fermé, faisant la moue. Les paysans n'achètent plus d'Estelle, ils se font tirer leur portrait. Les seules gravures nouvelles qui pendent au mur de cette chambre sont les attestations de première communion, signées du curé, et représentant une rangée de petits garçons et de petites filles agenouillés à la sainte table, tandis que le Père Éternel les bénit par le ciel entr'ouvert. Je vois de ma fenêtre l'étang, les bois et le château. Il y a, à cent pas de moi, un joli bouquet de hêtres qui chantent au moindre vent. Le soleil qui les baigne répand sur le sentier des gouttes de lumière. On trouve des framboises dans ces bois, mais il faut savoir les chercher; le framboisier sauvage, aux feuilles vertes d'un côté et blanches de l'autre, se cache au bord des chaudes clairières. Il est aux bois des fleurs sauvages que je préfère aux fleurs cultivées; elles ont des formes plus fines et des senteurs plus douces; et leurs noms sont jolis. Elles ne portent point, comme les roses de nos jardiniers, des noms de généraux. Elles se nomment: bouton-d'argent, ciste, coronille, germandrée, jacinthe des champs, miroir-de-Vénus, cheveux d'évêque, gants-de-notre-dame, sceau-de-Salomon, peigne-de-Vénus, oreille-d'ours, pied-d'alouette. A ma gauche se dresse la grande figure de pierre du château de Pierrefonds. A vrai dire, le château de Pierrefonds n'est aujourd'hui qu'un énorme joujou. Il était en sa nouveauté "moult fort deffensable et bien garny et remply de toutes choses appartenant à la guerre". Pour son malheur, l'odieuse poudre à canon fut trouvée avant qu'il fût achevé dans toutes ses parties. Il essuya dédaigneusement l'averse des premiers boulets de fer et de pierre; mais, au commencement du XVIIe siècle, le feu de trente pièces de canon fit rapidement brèche dans ses murs; ses tours furent éventrées. Pour nous, que les progrès de la civilisation ont familiarisés avec le canon Krupp, les tours de Pierrefonds ont un air de naïveté. Elles portent chacune sur le flanc la figure d'un preux. Il y a huit tours qui sont celles de Charlemagne, de César, d'Artus, d'Alexandre, de Godefroy de Bouillon, de Josué, d'Hector et de Judas Macchabée. Ces huit preux, d'âges et de pays divers, mais tous de bonne maison et bons chevaliers, portent le même costume, qui est le costume des hommes d'armes du commencement du XVe siècle. Ils ressemblent, dans leur encadrement de feuilles de houx, aux figures d'un vieux jeu de cartes. Le maître imagier qui les tailla n'avait pas le moindre souci de la couleur locale. Il ne fit point difficulté d'habiller Hector de Troie comme Godefroy de Bouillon, et Godefroy de Bouillon comme le duc Louis d'Orléans. En ce temps-là, M. le docteur Schliemann ne recherchait point dans la plaine où fut Troie les armes des cinquante fils de Priam. On n'était point archéologue et on ne se cassait point la tête à découvrir comment vivaient les hommes d'autrefois. Ce souci est propre à notre siècle. Nous voulons montrer Hector en knémides et donner à tous les personnages de la légende et de l'histoire leur vrai caractère. L'ambition, sans doute, est grande et généreuse. Je l'ai moi-même ressentie après les maîtres. Et aujourd'hui encore j'admire infiniment les talents puissants qui s'efforcent de ressusciter le passé dans la poésie et dans l'art. On pourrait se demander, toutefois, s'il est possible de réussir complètement dans une telle tentative et si notre connaissance du passé est suffisante à le faire renaître avec ses formes, sa couleur, sa vie propres. J'en doute. On dit que nous avons, au XIXe siècle, un sens historique très développé. Je le veux bien. Mais enfin, c'est notre sens à nous. Les hommes qui nous suivront n'auront pas ce sens-là; ils en auront un meilleur ou un pire, je ne sais, et ce n'est pas là la question. Ce qui est certain, c'est qu'ils en auront un autre. Ils verront le passé autrement, et ils croiront infailliblement le voir mieux que nous. Aussi nos restitutions en poésie et en peinture leur causeront très probablement plus de surprise que d'admiration. Le genre vieillit vite. Un jour, un grand philologue, passant avec moi devant l'église Notre-Dame de Paris, me montra les figures des rois qui ornent la façade principale. "Ces vieux imagiers, me dit-il, ont voulu faire les rois de Juda; ils ont fait des rois du XIIIe siècle, et c'est par là qu'ils nous intéressent. On ne peint bien que soi et les siens." Ainsi les imagiers de Pierrefonds. Artus, que voici, était un loyal chevalier. Se sentant mourir, il ne voulut pas que son invincible épée pût tomber en des mains indignes de la porter. Il ordonna à son écuyer de l'aller jeter dans la mer. Or, cet écuyer félon, considérant qu'elle était bonne et de grand prix, la cacha dans le creux d'un rocher. Puis il revint dire au bon Artus que son épée gisait au fond de la mer. Mais, souriant avec dédain, Artus lui montra du doigt la fidèle épée qui était revenue à son côté pour n'être point complice d'une trahison. La tour placée sous le vocable de ce preux, dont l'épée était si loyale, est une tour déloyale et félonne. Elle renferme des oubliettes. Viollet-le-Duc les décrit en ces termes: "Au-dessous du rez-de-chaussée est un étage voûté en arcs-ogives, et, au-dessous de cet étage, une cave d'une profondeur de sept mètres, voûtée en calotte elliptique. "On ne peut descendre dans cette cave que par un oeil percé à la partie supérieure de la voûte, c'est-à-dire au moyen d'une échelle ou d'une corde à noeuds; au centre de l'aire de cette cave circulaire est creusé un puits qui a quatorze mètres de profondeur, puits dont l'ouverture de un mètre trente de diamètre correspond à l'oeil pratiqué au centre de la voûte elliptique de la cave. Cette cave qui ne reçoit de jour et d'air extérieur que par une étroite meurtrière, est accompagnée d'un siège d'aisances pratiqué dans l'épaisseur du mur. Elle était donc destinée à recevoir un être humain, et le puits creusé au centre de son aire était probablement une tombe toujours ouverte ..." Les huit preux sont placés sous les mâchicoulis, dans des niches encadrées de feuillage. Le feuillage est la merveille de l'architecture gothique du XIIe siècle au XVe. Le sculpteur, en ces âges, ne connaissait que la flore de ses bois et de ses champs; il ignorait l'acanthe des Grecs et la noble élégance des volutes corinthiennes. Mais il savait attacher avec grâce le houx, le lierre, l'ortie et le chardon au chapiteau des colonnes; il savait mettre des bouquets de fraisiers en fleurs et suspendre des guirlandes de chêne sur les murailles. Les niches de ces preux, bien qu'un peu haut placées, nous apparaissent ainsi fleuries. Il ne faut que les regarder avec une lorgnette pour voir que chacune est ornée d'un feuillage différent. La variété régnait, avec une souveraineté charmante, dans la sculpture décorative des âges qu'on a nommés gothiques. Aussi Viollet-le-Duc, qui a dû restituer tous les motifs ornementaux du château de Pierrefonds, s'est-il attaché à les diversifier infiniment. Pas deux frises, pas deux rosaces pareilles. Cette diversité donne un extrême agrément aux constructions antérieures à la Renaissance; et la Renaissance en sa fleur ne rompit point avec cette jolie habitude de varier les motifs. Vraiment il y a trop de pierres neuves à Pierrefonds. Je suis persuadé que la restauration entreprise en 1858 par Viollet-le-Duc et terminée sur ses plans, est suffisamment étudiée. Je suis persuadé que le donjon, le château et toutes les défenses extérieures ont repris leur aspect primitif. Mais enfin les vieilles pierres, les vieux témoins, ne sont plus là, et ce n'est plus le château de Louis d'Orléans; c'est la représentation en relief et de grandeur naturelle de ce manoir. Et l'on a détruit des ruines, ce qui est une manière de vandalisme. II LA PETITE VILLE DESROCHES, examinant la campagne avec ses lunettes.--Eh! mais, autant que j'en puis juger avec ma vue courte, voilà un assez joli endroit. DELILLE--Ne te l'avais-je pas dit? Voilà cette petite ville située à mi-côte. DESROCHES--On la dirait peinte sur le penchant de la colline. DELILLE--Et cette rivière qui baigne ses murs! DESROCHES--Et qui coule ensuite dans cette belle prairie. DELILLE--Et cette épaisse forêt qui la couvre des vents froids de l'aquilon ... PICARD, La Petite Ville, acte I, scène II. C'est une petite ville située aux confins du Beauvaisis et de la Normandie, dans l'ancien pays du Vexin. La Seine, bordée de saules et de peupliers, coule à ses pieds; des bois la couronnent. C'est une petite ville dont les toits d'ardoise bleuissent au soleil, dominés par une tour ronde et par les trois clochers de la vieille collégiale. La petite ville fut longtemps guerrière et forte. Mais elle a dénoué sa ceinture de pierre, et voici qu'aujourd'hui, silencieuse et tranquille, elle se repose en paix de ses antiques travaux. C'est une petite ville de France; les ombres de nos pères hantent encore ses murailles grises et ses avenues de tilleuls taillés en arceaux; elle est pleine de souvenirs. Elle est vénérable et douce. Si vous voulez savoir son nom, regardez ses armoiries sculptées sur la façade de la Maison-Dieu, fondée par saint Louis. Le chef est d'azur, chargé de trois fleurs de lis d'or, car c'était une ville royale; et elle porte d'argent à trois bottes de cresson de sinople. Les bonnes gens n'étaient pas embarrassés, au temps jadis, pour éclaircir l'origine de ces trois bottes de cresson. Un jour Louis IX, disaient-ils, étant venu dans nos murs par un temps très chaud, avait grand soif. On lui servit une salade de cresson qu'il trouva bien fraîche et qu'il mangea avec plaisir. Pour prix de cette salade, le roi mit trois bouquets de cresson sur l'écu de sa bonne ville. Je ne vous surprendrai point si je vous dis que les savants d'aujourd'hui ne donnent aucune créance à cette tradition. Ils ont vu des sceaux du XIIIe siècle, et ils savent qu'alors les armes de la ville et châtellenie n'étaient pas les armes qu'on voit maintenant. Celles-ci datent du XIVe siècle. Lors de la guerre de Cent Ans, la petite ville eut beaucoup à souffrir et fit vaillamment son devoir. Il advint qu'un jour, elle fut près de tomber par surprise aux mains des Anglais. Mais un homme de la contrée s'introduisit dans la place, déguisé en paysan, et portant sur son dos une charge de légumes. Il avertit les défenseurs, qui se tinrent sur leurs gardes et repoussèrent l'ennemi. Les érudits du pays croient que c'est de ce jour que trois bottes de cresson prirent place sur l'écu de la ville. J'y consens, pour leur faire plaisir, et parce que l'historiette est honorable. Mais elle est aussi fort incertaine. Au reste, l'emblème du cresson convient à la modeste ville, qui ne s'enorgueillit que de ses jardins et de ses fontaines. Son écu est accompagné d'une devise latine qui fait entendre, par une ingénieuse équivoque, que le printemps n'est pas toujours vert, mais que la petite ville est toujours florissante. Ver non semper viret, Vernon semper viret. Car la petite ville où je vous ai menés est Vernon. J'espère que vous ne regretterez point d'y avoir fait une courte promenade. Chaque ville de France, même la plus humble, est un joyau sur la robe vert de la patrie. Il me semble qu'on ne peut voir un de ces clochers, dont le temps a noirci et déchiré la dentelle de pierre, sans songer à des milliers de parents inconnus et sans en aimer la France d'un amour plus filial. Ceux qui ont lu Rob-Roy (je ne sais s'ils sont encore nombreux) se rappellent la scène où la romanesque héroïne de Walter Scott, la belle et fière Diana, montre à son cousin les portraits de famille sur lesquels la devise des lords écossais de Vernon s'étale en lettres gothiques. "Vous voyez, dit Diana, que nous savons réunir deux sens en un seul mot." En effet, cette devise est exactement celle de notre petite ville. Il se peut que les vieux barons qui suivirent le duc Guillaume en Angleterre l'aient emportée avec eux. C'est une belle question à étudier pour un archéologue. Je la tiens douteuse. En histoire, il faut se résoudre à beaucoup ignorer. Quoi qu'il en soit, comme disent les antiquaires après chaque dissertation, la ville de Vernon est nommée pour la première fois dans l'histoire à l'occasion de la mort de sainte Onoflette, ou Noflette, qui y passa de vie à trépas vers le milieu du VIIe siècle de l'ère chrétienne. L'histoire de cette sainte est intéressante; elle a été rapportée par un vieux légendaire avec une naïveté que je m'efforcerai d'imiter, autant du moins que la différence des temps me le permettra. HISTOIRE DU BIENHEUREUX LONGIS ET DE LA BIENHEUREUSE ONOFLETTE. Sous le règne de Clotaire II vivait dans le Maine un prêtre du nom de Longis, qui fonda une abbaye proche Mamers. Or, il advint qu'ayant vu une fille du pays, jeune et de condition libre, nommée Onoflette, il se sentit plein d'admiration pour les vertus et la grande piété qu'il découvrait en elle. Jaloux de ravir à la malice du siècle et aux périls du monde une créature si précieuse, il la conduisit dans son abbaye, et là il lui fit prendre le voile des vierges chrétiennes. Comme beaucoup d'autres saints de cet âge, Longis avait la volonté soudaine et forte. Dans l'ardeur de son zèle, il n'avait songé ni à consulter ni même à avertir les parents d'Onoflette. Ceux-ci s'en montrèrent fort irrités, et ils accusèrent Longis d'avoir séduit leur fille, demeurée pure et honnête jusque-là, et d'entretenir avec elle, dans son abbaye, des relations coupables. Ils jugeaient la conduite du saint selon les apparences et avec les seules lumières de la raison. Et, sous ce jour, il faut reconnaître que la manière d'agir de Longis pouvait sembler suspecte. Aussi l'accusation portée par eux fut-elle soutenue par leurs voisins et par leurs amis. Une vive indignation s'éleva dans tout le pays contre l'abbé. Longis était à deux doigts de sa perte. Mais il ne désespéra pas; d'ailleurs, il avait pour lui le témoignage d'Onoflette elle-même, qui, loin de lui rien reprocher, se portait garante de l'innocence de son pieux maître et lui rendait grâces de l'avoir conduite dans les voies du salut. Il alla avec elle à Paris pour se disculper. "Dieu, dit le légendaire, rendit leur justification manifeste par les miracles qu'ils firent en présence du roi et des seigneurs." Ils furent renvoyés absous, et les parents d'Onoflette, couverts de confusion, reconnurent eux-mêmes la noirceur de leurs calomnies. De retour au monastère, Longis et Onoflette vécurent encore quelque temps ensemble dans une parfaite quiétude et s'exhortant mutuellement à la piété. Mais, comme cette vie est transitoire, Onoflette mourut à Vernon-sur-Seine, pendant un voyage qu'elle fit dans cette ville. Longis, averti de la mort de sa pieuse compagne, vint chercher le corps et l'inhuma près de son monastère, dans un lieu où l'on bâtit depuis une église paroissiale. L'Église plaça au nombre de ses saints le bienheureux Longis et la bienheureuse Onoflette. Du temps où ils firent leur salut ensemble dans la solitude des bois, il y avait encore des nymphes dans les sources sacrées; des tableaux votifs étaient suspendus avec des images aux branches des chênes sacrés. Les humbles dieux des paysans ne s'étaient pas tous enfuis devant le signe de la croix et l'eau bénite. Il est bien probable que de petits faunes ignorants et rustiques, se sachant rien de la bonne nouvelle, épièrent entre les branches Onoflette et Longis, et, les prenant pour un chevrier et pour une bergère, jouèrent innocemment du pipeau sur leur passage. Il fallut beaucoup d'exorcismes pour chasser ces menues divinités. Il subsiste encore aujourd'hui, aux environs de Vernon, quelques vestiges des cérémonies païennes. La veille du dimanche des brandons, les habitants des campagnes se rendent le soir dans les champs et se promènent sous les arbres avec des falots en chantant quelque vieille invocation. Fidèles sans le savoir à Cérès, leur mère, ces bonnes gens reproduisent ainsi d'antiques mystères et figurent d'une manière encore reconnaissable la déesse qui cherchait sa fille Proserpine à la lueur des feux de l'Etna. Je rapporte le fait sur la foi de M. Adolphe Meyer, le savant historien de la ville de Vernon. Les plus magnifiques monuments ne sont pas toujours ceux qui parlent le plus à l'esprit; parfois les yeux et la pensée ont peine à se détacher d'une humble pierre taillée par un ciseau barbare. Il est dans le vieux Vernon, proche la collégiale, devenue aujourd'hui l'église paroissiale, une petite rue déserte qui conduit à la Seine. Elle est bordée de pauvres maisonnettes penchantes qui se soutiennent à grand'peine les unes les autres. Au milieu de ces masures s'élève une maison de pierre qu'on dit avoir été jadis habitée par le contrôleur clerc d'eau. Elle a deux fenêtres et une porte. Au-dessus de la porte, un humble sculpteur qui vivait au temps du roi Henri IV ou du roi Louis XIII, a figuré, sous une sorte de dais, une barque montée par deux personnages. L'un a pour insignes la crosse et la mitre. Je n'hésite pas à reconnaître en lui Hugues, archevêque de Rouen en 1130. L'autre, dont les cheveux flottent sur les épaules, est saint Adjutor lui-même. Une troisième figure a péri par l'injure du temps: c'était celle d'un pauvre batelier qui conduisait l'évêque et le saint. Tous les mariniers du pays vous expliqueront couramment le sujet de ce bas-relief. Ils n'ont point oublié en effet que saint Adjutor, accompagné de l'évêque Hugues, s'en alla combler un gouffre creusé dans le lit de la rivière, devant le prieuré de la Madeleine. Au-dessus de ce gouffre, les eaux formaient un tourbillon où s'abîmaient les barques. Déjà de nombreux équipages avaient péri à la Madeleine, et les berges du fleuve commençaient à se couvrir la nuit d'âmes en peine. Saint Adjutor combla le gouffre en y jetant les chaînes dont naguère il avait été chargé injustement par les infidèles. C'était peu de quelques anneaux de fer pour combler un abîme. Mais il jetait dans le fleuve, avec ses chaînes, les souffrances du juste et la patience du saint. Maintenant, la charité ne fait plus de miracles de ce genre; il faut employer les dragues. Ce miracle a été mis en vers au XVIIe siècle, dans un lamentable style de complainte. Un gouffre en la Seine voisine Par ses flots tortueux ruine Et les hommes et les bateaux, Les coulant jusqu'au fond des eaux. Mais Adjutor longtemps ne souffre L'incommodité de ce gouffre. Se sentant touché de douleur, Hugues, son prélat, il appelle; Ils y vont en même nacelle Pour mettre fin à ce malheur. Le grand saint Adjutor jette, comme nous l'avons dit, ses chaînes "en les ondes inhumaines" qui deviennent aussitôt lisses et paisibles. Oyez, lecteur, une merveille Qui rarement a sa pareille; Le péril dès lors a cessé, Le bruit des flots s'est apaisé. Il n'est point de fleuve où l'on voie La course de l'onde plus coie. Le nocher peut mener sa nef Assurément par cette place Dans une tranquille bonace Sans redouter aucun méchef. Saint Adjutor est vénéré sous les noms d'Ajoutre et d'Astre. Ce saint Adjutor, Ajoutre ou Astre devait être un homme bien extraordinaire. Il est impossible de se représenter aujourd'hui sa physionomie véritable. Mais à juger par l'empreinte profonde qu'il a laissée dans l'imagination populaire, Adjutor de Vernon eut l'âme ardente et forte. HISTOIRE DE SAINT ADJUTOR Descendant des compagnons de Rollon, fils du duc Jean et de la duchesse Rosamonde de Blaru, if fut élevé par saint Bernard, abbé de Tiron, dans les pratiques les plus exactes de la religion chrétienne. Il semble avoir porté dans cette nouvelle foi l'esprit aventureux et rêveur qui inspirait ses aïeux au temps où ils manoeuvraient, en chantant, leurs barques sur la mer. On raconte qu'il passa son adolescence dans les bois, chassant avec fureur, puis tout à coup ravi par des visions extatiques. En ce temps-là, Pierre l'Ermite prêchait la croisade contre les infidèles. Adjutor de Vernon prit la croix en 1095. Suivi de deux cents hommes d'armes, il partit pour les lieux saints et parcourut la Palestine, priant et combattant. Deux ans plus tard, il parvint à Nicée et guerroya après la conquête de Jérusalem. Tombé dans une embuscade aux environs de Tambire, il parvint à se faire jour au milieu des Sarrasins qui laissèrent mille de leurs sur la place. Cependant les infidèles reprirent le tombeau de Jésus-Christ. Après dix-sept ans de travaux et de combats, Adjutor de Vernon fut pris par les Turcs, et enfermé dans Jérusalem. Il était lié bien étroitement, mais l'on croit qu'il se consolait en songeant que son corps était captif dans le même lieu que le tombeau du fils de Dieu. Et, dans sa prison, il ne cessait de prier. Or, une nuit qu'il dormait, il vit apparaître à sa droite sainte Madeleine et à sa gauche le bienheureux Bernard de Tiron, qu'il avait invoqués. Ils l'enlevèrent et le transportèrent, en une nuit, de Jérusalem dans la campagne proche la ville de Vernon. De tels voyages n'étaient pas rares à cette époque. Parvenus à la forêt de Vernon, Madeleine et saint Bernard de Tiron laissèrent Adjutor en lui disant: "C'est ici le lieu de ton repos que nous avons choisi." Le chevalier reconnut avec une surprise joyeuse les bois où il avait passé sa jeunesse. Apercevant un jeune pâtre qui, non loin de là, gardait un troupeau de moutons au penchant d'une colline, il l'appela et lui commanda de se rendre au château de Blaru afin d'annoncer à la duchesse Rosamonde le retour de son fils. Le pâtre fit ce qui lui était ordonné. Mais Rosamonde ne crut point que le message apporté par l'enfant fût véritable. Elle répondit: "Mon fils est mort à Jérusalem, et il ne me sera pas donné de voir le jour de son retour." Et elle demeura dans la maison. Le pâtre revint vers celui qui l'avait envoyé et lui rapporta les paroles de la duchesse. "Retourne à Blaru, lui dit Adjutor, et annonce que les trois cloches de l'église vont sonner d'elles-mêmes pour annoncer mon retour." En effet, le pâtre n'avait pas plus tôt porté cet avis à la duchesse que les cloches se mirent en branle. Mais Rosamonde secoua la tête et dit: "Ces cloches ne sonnent point pour le retour de mon fils." Le pâtre retourna vers Adjutor qui le renvoya une troisième fois à Blaru. "Tu annonceras encore mon retour, dit-il, et, si ma mère n'y veut pas croire, le coq qui est à la broche dans la cuisine du château chantera trois fois." Le pâtre ayant rapporté ce discours, le coq qui était à la broche se mit à chanter. En l'entendant, Rosamonde fut persuadée enfin de la venue de son fils. Elle se rendit dans la forêt pour embrasser l'enfant qui lui était merveilleusement rendu. Mais elle avait trop tardé. Dieu n'aime pas qu'on doute de sa puissance et de sa miséricorde. Il avait rappelé à lui son serviteur. Quand Rosamonde fut dans l'endroit du bois désigné par le pâtre, Adjutor venait de rendre le dernier soupir, selon la promesse que sainte Madeleine et saint Bernard lui avaient donnée, disant: "C'est ici le lieu de ton repos que nous avons choisi." Le renom de sa sainteté se répandit comme un parfum dans toute la contrée. Rosamonde de Blaru prit le voile; elle partagea après sa mort la sépulture de son fils. Le tombeau de saint Adjutor existe encore. On y voit gravées deux flûtes en sautoir. Ces emblèmes sont aussi ceux des lords de Vernon. La belle Diana, dont nous rappelions tout à l'heure le souvenir, ne dit-elle pas à son cousin: "Vous reconnaissez nos armoiries, ces deux flûtes?" Faut-il en conclure que non seulement la devise, mais encore les armoiries des nobles seigneurs de Vernon furent emportées de France par quelque compagnon du duc Guillaume? Je ne sais quel lien de parenté unit le grand saint Adjutor et la belle Diana. Je n'ai point à le rechercher ici. Il ne me reste qu'à expliquer comment saint Adjutor, qui passa de ce monde à l'autre le jour même de son retour à Vernon, put jeter ses chaînes dans le fleuve pour combler le gouffre. Cette difficulté n'est qu'apparente. Le saint revint sur terre pour opérer ce miracle. Voulez-vous à la fois de plus fraîches promenades et de moins vieux souvenirs? Traversons la petite ville, ce sera fait en cinq minutes, et allons nous asseoir sous les grands arbres taillés en muraille du parc de Bizi. C'est un héros qui les planta. Le maréchal de Belle-Isle, qui avait hérité la magnificence de Fouquet, son grand-père, créa dans ses courts loisirs le parc de Bizi. "Quand il n'était pas à Metz, dit Barbier, il était dans sa terre, près de Vernon, dirigeant une armée de terrassiers, de maçons, de jardiniers et de décorateurs." On ne lui enviera pas son fastueux repos si l'on songe à ses fatigues. Qu'on relise cette retraite de Prague, quand le maréchal, investi par l'ennemi, sortit de la place avec quinze mille hommes qu'il réussit à rendre, pour ainsi dire, invisibles, et qu'il conduisit à Egra, en sept journées de l'hiver le plus rigoureux. Officiers et soldats, roulés dans leur manteau, couchaient sur la neige. Le vieux maréchal, qui souffrait de la goutte, dormait dans un carrosse qu'on abritait derrière un mur de neige. L'opération était de plus délicates et exigeait, paraît-il, une habileté consommée. Mais le mérite d'une retraite n'est guère reconnu que par les gens de l'art. Le public n'en est jamais touché. La retraite de Prague accrut en même temps la gloire et l'impopularité du maréchal de Belle-Isle. Ce grand homme de guerre fut alors beaucoup chansonné. Parmi les chansons dont on le tympanisa, il en est du moins d'assez jolies. Il y a de l'esprit dans le couplet que voici: Quand Belle-Isle est parti, Une nuit, De Prague à petit bruit, Il dit, Voyant la lune: Lumière de mes jours, Astre de ma fortune, Conduisez-moi toujours. L'excellent duc de Penthièvre habita Bizi. Les fraisiers des bois portent témoignage de sa candeur et de sa bonté. Car le duc écrivait en 1777 à son intendant: "J'ai appris ... que l'on désolait les habitants de Vernon en les empêchant de prendre des fraises dans les bois ... On trouvera le secret de me faire haïr, et cela me procurera un de plus vifs chagrins que je puisse avoir en ce monde." Je cite cette lettre d'après le texte qu'en donne M. Adolphe Meyer dans son histoire de Vernon. Elle est vraiment d'un bon homme. Par une singularité merveilleuse, le duc de Penthièvre unissait la foi chrétienne aux vertus philosophiques. Il tenait à l'ancien régime par sa naissance, mais par ses moeurs il contentait l'esprit nouveau. Comme, d'ailleurs, il était étranger aux affaires publiques, sa bienfaisance lui assura, par un rare privilège, au milieu de la Révolution, l'amour et le respect de ses anciens vassaux. En échange des titres qu'un décret de l'Assemblée Nationale lui avait ôtés, il reçut celui de commandant de la garde nationale de Vernon. Trois ans plus tard, le 20 septembre 1792, la municipalité de la petite ville se rendit à Bizi et y planta un arbre de la Liberté auquel cette inscription fut suspendue: "Hommage à la vertu." Cependant le pauvre homme se mourait de chagrin. Il survécut peu de jours à la mort affreuse de sa belle-fille, la princesse de Lamballe. Près du parc, à l'extrémité d'une avenue plantée, que bordent d'un côté les dernières maisons de la ville et qui longe de l'autre des vignes et des pommiers, s'élève une pyramide de granit, sorte de menhir géométrique, d'un aspect à la fois héroïque et funèbre. C'est, en effet, un tombeau glorieux. Sur ce monument sont gravées les armes de Vernon et de Privas avec cette inscription: AUX GARDES MOBILES DE L'ARDÈCHE Vernon, 22-26 novembre 1870 L'invasion s'étendait. Évreux venait de tomber au pouvoir des Allemands. Quatre compagnies du 2e bataillon de l'Ardèche et le 3e bataillon, formant ensemble un effectif de quinze cent hommes, partirent de Saint-Pierre-de-Louviers le 21 novembre, à onze heures du soir, avec ordre de couvrir Vernon, qui devait être attaqué le lendemain. Le train qui les portait marchait à petite vitesse, tous ses feux de signaux éteints. Il s'arrêta vers trois heures du matin, par une nuit noire et pluvieuse, à une lieue en avant de la ville. Aussitôt les troupes descendirent et se portèrent sur les hauteurs de la forêt de Bizi, qui couvrent Vernon du côté de Pacy, où l'ennemi était arrivé en force depuis la veille. Le lieutenant-colonel Thomas se fit guider dans la forêt par des habitants. Il borda toutes les avenues de tirailleurs placés dans les fourrés avec défense d'ouvrir le feu sans ordre. Son intention était de laisser les Prussiens franchir le bois, afin de les dominer ensuite et de les cerner dans Vernon. Toutes les mesures étaient prises quand, au point du jour, un grand roulement de voitures et des sonneries de trompettes annoncèrent l'arrivée des ennemis. Leur passage dura près d'une heure. Quand leur tête de colonne arriva dans la ville, elle fut reçue à coups de fusil par des gardes nationaux. Cet accueil leur donna de l'inquiétude; un détachement seul fit son entrée, la plus grande partie de leurs forces resta formée en dehors. Ayant pris des renseignements, ils surent bientôt, par des espions, que les Français occupaient la forêt. Alors, comprenant ce que leur position avait de critique, ils ne songèrent plus qu'à assurer leur retraite. Leur cavalerie se porta immédiatement en avant pour explorer les passages et reconnaître ceux qui pourraient être libres. A force de recherches, elle parvint à découvrir de petits chemins de service qui n'étaient pas gardés. Ils se hâtèrent de faire filer leur artillerie par ces chemins, pendant que l'infanterie, se portant sur la grande route, tentait d'enlever le passage de vive force. Après une heure d'une fusillade très nourrie, ils se débandèrent et, se jetant dans tous les sens à travers bois, ils poussèrent dans la direction de Pacy. Ils perdirent, tant dans le combat que dans leur retraite désordonnée, cent cinquante soldats et plusieurs officiers, et ils abandonnèrent douze fourgons chargés de vivres et de munitions. Pendant trois jours, l'ennemi ne donna pas signe de vie. Ceux des mobiles de l'Ardèche qui étaient restés à Bernay arrivèrent à Vernon, où les trois bataillons se trouvèrent réunis. Dans la matinée du 26, la 6e compagnie du 3e bataillon, de grand'garde à deux cents mètres en avant de la forêt, sur la route d'Ivry, au hameau de Cantemarche, fut subitement assaillie par une colonne de huit cents hommes. Malgré la soudaineté de l'attaque et le nombre des ennemis, les mobiles firent bonne contenance. Mais, s'apercevant que la position allait être tournée, ils battirent en retraite jusqu'à la lisière du bois. Là, s'abritant derrière les terrassements de la voie ferrée, ils tiraillèrent jusqu'à l'épuisement complet de leurs munitions. Alors le capitaine Rouveure s'écrie: "A la baïonnette, mes enfants!" Et il s'élance en avant. Aussitôt il tombe mortellement frappé. La petite troupe se jette sur l'ennemi, qui recule. A ce moment, deux bataillons de renfort arrivent et, masqués par les bois, font sur les Allemands de vigoureuses décharges. Ceux-ci mettent en batterie plusieurs pièces de campagne. Mais, vers quatre heures, ils battent en retraite, laissant deux cents morts sur le terrain. Les mobiles avaient eu huit hommes tués et vingt blessés. Le corps du capitaine Rouveure était resté aux mains des Allemands, qui lui rendirent les derniers honneurs. Un détachement de cavalerie, commandé par un officier supérieur, rapporta ces restes dans un cercueil couronné de lauriers. A la nouvelle de la capitulation de Rouen, les mobiles de l'Ardèche reçurent l'ordre de quitter la ville de Vernon qu'ils avaient si généreusement défendue. Voilà les souvenirs que rappelle le monument de Bizi. J'ai voulu, feuilletant la petite ville comme un livre, résumer deux ou trois de ses pages de pierre. Les villes, ne sont-ce point des livres, de beaux livres d'images où l'on voit les aïeux. III SAINT-VALERY-SUR-SOMME Saint-Valery-sur-Somme, vendredi 13 août. De la chambre où j'écris, on découvre toute la baie de la Somme, dont le sable s'étend à l'horizon jusqu'aux lignes bleuâtres du Crotoy et du Hourdel. Le soleil, en s'inclinant, enflamme le bord des grands nuages sombres. La mer monte et déjà, du côté du large, les bateaux de pêche s'avancent avec le flot. Sous ma fenêtre, des barques amarrées au bord du chenal portent à leur mât, au lieu de voilure, des filets qui sèchent. Cinq ou six pêcheurs, plongés à mi-corps dans la maigre rivière, épient le poisson qu'autour d'eux des rabatteurs effrayant en frappant l'eau à grands coups de gaule. Ces pêcheurs sont armés d'une baguette pointue dont ils piquent adroitement leur proie. Chaque fois qu'ils lèvent hors de l'eau leur arme flexible, on voit briller à la pointe une sole transpercée. Un vent salé fait voltiger les papiers sur ma et m'apporte une âcre odeur de marée. Des troupes innombrables de canards nagent sur le bord du chenal et jettent à plein bec dans l'air leur coin coin satisfait. Leurs battements d'ailes, leurs plongeons dans la vase, leur dandinement quand ils vont de compagnie sur le sable, tout dit qu'ils sont contents. Un d'eux repose à l'écart, la tête sous l'aile. Il est heureux. A la vérité, on le mangera un de ces jours. Mais il faut bien finir; la vie est enfermée dans le temps. Et puis le malheur n'est pas d'être mangé. Le malheur, c'est de savoir qu'on sera mangé; et il ne s'en doute pas. Nous serons tous dévorés; nous le savons, nous; la sagesse est de l'oublier. Suivons la digue, pendant que la mer, qui a déjà couvert les bancs de Cayeux et du Hourdel, entre dans la baie par de rapides courants et ramène la flottille des pêcheurs de crevettes. Nous avons à notre gauche les remparts, que la Somme et la mer baignaient naguère, et dont les vieux grès ont été couverts par l'embrun d'une rouille dorée. L'église élève sur ces remparts ses cinq pignons aigus, percés, au XVe siècle, de grandes baies à ogives, son toit d'ardoises en forme de carène renversée, et le coq de son clocher. Au XIe siècle, il y avait là une autre église qui avait aussi sa girouette. Au mois de septembre 1066, Guillaume le Bâtard venait ici chaque matin consulter avec inquiétude le coq du clocher. Son host, composé de soixante-sept mille combattants, sans compter les valets, les ouvriers et les pourvoyeurs, attendait proche la ville; sa flotte, échappée à un premier naufrage, mouillait dans la baie. Quinze jours durant, le vent, soufflant du nord, retint au port cette multitude d'hommes et de barques. Le Bâtard, impatient de conquérir l'Angleterre sur Harold et les Saxons, s'affligeait d'un retard pendant lequel ses navires pouvaient s'avarier et son armée se disperser. Pour obtenir un vent favorable, il ordonna des prières publiques et fit promener dans le camp la châsse de saint Valery. Ce bienheureux, sans doute, n'aimait pas les Saxons, car aussitôt le vent tourna et la flotte put appareiller. Quatre cents navires à grandes voiles et plus d'un millier de bateaux de transport s'éloignèrent de la rive au même signal. Le vaisseau du duc marchait en tête, portant en haut de son mât la bannière envoyée par le pape et une croix sur son pavillon. Ses voiles étaient de diverses couleurs, et l'on y avait peint en plusieurs endroits trois lions, enseigne de Normandie. A la proue était sculptée une tête d'enfant tenant un arc tendu avec la flèche prête à partir. Ce départ eut lieu le 29 septembre. Huit jours après, Guillaume avait conquis l'Angleterre. Une rampe monte en serpentant à une vieille porte de la ville qui reste debout, flanquée de ses deux tours décrénelées que fleurissent de petits oeillets roses. Une de ces tours garde encore, sous les herbes folles et les fleurs sauvages, sa couronne de mâchicoulis. Une bonne femme plante des choux au pied de cette ruine. L'hiver, il pleut de grosses pierres dans son jardin. Sa maisonnette, assise sur d'antiques souterrains, se fend et fait mine de s'abattre à chaque éboulement. Pourtant, la bonne créature admire la porte Guillaume; elle l'aime. "Sûrement, elle me tuera un jour, me dit-elle, mais tout de même, elle est fière!" Après avoir traversé une rue de village, dont les maisons basses, couvertes de chaume, sont gaiement peintes en bleu clair, nous touchons à la pointe du cap Cornu. Là s'élève une chapelle à demi cachée par un bouquet d'ormes centenaires. C'est une construction toute moderne, d'un roman bâtard. Mais les murs de pierre et de galet présentent l'aspect d'un damier et rappellent ainsi les vieux édifices normands. Cette chapelle, dite de Saint-Valery ou des Marins, remplace un édicule plus ancien et abrite le tombeau de l'apôtre du Vimeu. C'est un lieu de pèlerinage très fréquenté des marins. Quatre ou cinq petits navires ont déjà été suspendu à la voûte de la chapelle neuve par des pêcheurs échappés d'un naufrage. Ces braves gens se font l'idée d'un Dieu violent et puéril comme ils sont eux-mêmes. Ils savent qu'il est terrible dans sa colère, mais qu'il ne faut pas lui en vouloir. Ils en détiennent son amitié par de petits cadeaux. Ils lui apportent des joujoux pour l'amuser. Il est vrai que ces joujoux sont des joujoux symboliques et que ces bateaux d'enfant représentent la barque que le Seigneur a miraculeusement préservée. Je pense bien que le bon saint Valery a sa part de ces humbles présents; les petits bateaux sont faits pour lui plaire, car il fut en ses jours terrestres l'ami des bateliers de la Somme. Le cap Cornu est magnifique et sauvage, et il est plein de souvenirs. C'est là qu'il faut nous arrêter. Là, sous ces grands ormes qui frissonnent au vent du large, au pied de la chapelle des Marins, à quelques pas de cette pointe avancée d'où l'on découvre à gauche les falaises du pays de Caux, à droite la baie de la Somme, puis les côtes basses de Picardie, et, tout en face, la haute mer. Je voudrais rappeler en quelques mots l'homme fort des anciens jours, qui laissa dans ces contrées une trace si profonde de son passage. HISTOIRE DE SAINT GUALARIC OU VALERY Gualaric ou Walaric, appelé depuis Valery, n'est point originaire de la contrée maritime où son nom fut donné à deux villes et à d'innombrables églises. Il naquit de pauvres paysans, dans la province d'Auvergne. Il fut berger dans son enfance et n'eut qu'une houlette pour tout bien. Mais il était riche de sens, d'esprit et de piété. Il quitta de bonne heure son pays pour se mettre au service du saint évêque d'Auxerre, Germain. Puis il se fit moine dans l'abbaye de Luxeuil, que saint Colomban d'Irlande gouvernait alors avec sagesse. Pourtant les religieux secouèrent le joug de leur pasteur, et saint Colomban, chassé par ses ouailles, prit le chemin de l'exil. La piété, la modestie et la tempérance quittent Luxeuil avec lui. Valery, profondément affligé, sortit à son tour de ce port salutaire devenu un pernicieux écueil, et il résolut de vivre dans la solitude, loin des méchants. "J'irai, dit-il, où Dieu voudra me conduire." Au bout de quelques jours, il se trouva sur les rives du fleuve de Somme et il en suivit les bords jusqu'au rivage de la mer. Là, il s'arrêta, épuisé de fatigue, au bord d'une fontaine, et il secoua la poussière de ses chaussures. C'est sur cette poussière que s'éleva depuis la ville de Saint-Valery. Une épaisse forêt descendait alors jusque sur les grèves de la mer. Les lièvres l'habitaient. Elle recouvrait des marais peuplés de vanneaux, de bécasses, de canards et de sarcelles. Les mouettes déposaient leurs oeufs sur la roche nue des falaises. Le cri aigu du héron et la plainte du courlis s'élevaient des grèves pâles où le cygne, l'oie sauvage et le grèbe, chassés par les glaces, venaient passer l'hiver dans les sables marins. Des hommes en petit nombre habitaient ces contrées sauvages. C'étaient de pauvres bateliers qui pêchaient dans l'embouchure poissonneuse de la Somme. Ils étaient païens. Ils adoraient des arbres et des fontaines. En vain les saints Quentin, Mellon, Firmin, Loup, Leu, et plus récemment, saint Berchund, évêque d'Amiens, étaient venus les évangéliser. Ils croyaient aux génies de la terre et aux âmes des choses. Ces simples pêcheurs étaient saisis d'une horreur sacrée quand ils pénétraient dans les forêts profondes qui couvraient alors tout le rivage. Ils voyaient partout des dieux agrestes. Au bord des sources, où tremblaient les rayons de la lune, ils apercevaient des nymphes, des fées, des dames merveilleuses; ils les adoraient et leur apportaient en tremblant des guirlandes de fleurs. Ils croyaient bien faire en les aimant, puisqu'elles étaient belles. Sans doute, la source qui descendait le coteau feuillu où le pieux Valery s'arrêta était une des sources sacrées auxquelles ces hommes faisaient des offrandes. Elle coule encore au pied de la chapelle, du côté de la baie. Comme aux anciens jours, l'eau en est fraîche et toute claire. Mais, maintenant elle ne chante plus. Elle n'est plus libre comme au temps de sa rustique divinité. On l'a emprisonnée dans une cuve de pierre à laquelle on accède par plusieurs degrés. Du temps de saint Valery, c'était une nymphe. Nulle main n'avait osé la retenir, elle fuyait sous les saules. Semblable à ces ruisseaux qu'on voit encore en grand nombre dans les vallées du pays, elle formait, de distance en distance, de petits lacs où sommeillait, sur un lit flottant de feuilles vertes, la pâle fleur du nénuphar. C'est là, c'est dans ces fontaines des bois que se réfugièrent les dernières nymphes chassées par les évêques. Ces agrestes déesses étaient poursuivies sans pitié. Un article des ordonnances du roi Childebert porte que: "Celui qui sacrifie aux fontaines, aux arbres et aux pierres sera anathématisé." Valery jugea ce lieu convenable à des desseins. Il avait obtenu du roi des Francs la permission d'établir sa demeure en tout endroit du royaume où il lui plairait d'habiter. Il bâtit de ses mains une cellule, et il s'y consacra à la prière et à la contemplation. Quelques disciples vinrent près de lui pour vivre de sa vie et se nourrir de ses pieux exemples. Ils construisirent leur cellule près de la sienne, à l'extrémité de la forêt, sur le bord d'un précipice dont le pied baignait dans la mer. L'évêque Berchund venait, dit-on, passer chaque année le saint temps du carême dans cette solitude. Valery, autant qu'on peut ressaisir les traits de son âme sous le pinceau timide et maladroit des ses pieux historiens, était à la fois plein de force et de douceur. On rapporte de lui des traits de bonté qui sont rares dans la vie des rudes apôtres de l'Occident barbare. On dit que, comme plus tard saint François d'Assise, il répandait jusque sur les pauvres animaux la pitié qui remplissait son coeur. Les petits oiseaux venaient manger dans sa main. "Mes enfants, disait-il à ses compagnons, ne leur faisons par de mal et laissons-les se rassasier des miettes de notre pain." C'est contre les nymphes des bois et des fontaines que le saint homme tournait toute sa colère. Pourtant ces nymphes étaient des innocentes. Je crois bien que les pêcheuses et les villageoises venaient leur demander en secret d'avoir de beaux enfants. Mais il n'y avait pas de mal à cela. Ces nymphes, ces fées, ces dames étaient jolies et mettaient un peu de grâce au fond des coeurs rustiques. C'étaient des divinités toutes petites, qui convenaient aux petites gens. Saint Valery les tenait pour des démons pernicieux, et il résolut de les détruire. Pour y réussir, il abandonna la vie contemplative si douce à son coeur blessé, et il parcourut la contrée, prêchant les païens et portant l'Évangile de village en village. Un jour, passant dans un lieu proche de la ville d'Eu, il vit un arbre aux branches duquel des images d'argile étaient suspendues par des bandelettes de laine rouge. Ces images représentaient l'Amour, le dieu Hercule et les Mères. Ces Mères étaient très vénérées dans toute la Gaule occidentale. Les potiers de terre ne cessaient point de modeler les figures de ces dieux qui se trouvent encore en grand nombre dans la terre sur le rivage de l'Océan, de la Somme à la Loire. Elles sont parfois géminées, et deux mères sont assises côte à côte, tenant chacune un enfant. Parfois, il n'y a qu'une Mère, et les paysans qui la découvrent en labourant leur champ la prennent pour la Vierge Marie. Mais c'est une idole des païens. Saint Valery fut irrité à cette vue et pensa en son coeur: "Des démons pendent comme des fruits pernicieux aux rameaux de cet arbre." Puis il leva la cognée qu'il portait à sa ceinture et, avec l'aide du moine Valdolène, son compagnon, il renversa l'arbre avec les images saintes qu'il abritait sous son feuillage. Quand les gens du pays virent couché sur le sol l'arbre-dieu avec la multitude des offrandes et la sève saignant sur le tronc mutilé, ils furent saisis de douleur et d'effroi. Et lorsque saint Valery leur cria: "C'est moi qui ai renversé l'arbre que vous adoriez faussement", ils se jetèrent sur lui et le menacèrent de l'abattre comme il avait abattu le dôme verdoyant. Alors l'apôtre étendit les deux bras et dit: "Si Dieu veut que je meure, que sa volonté soit faite." Et soit que ces hommes sentissent en lui quelque chose de divin, soit pour tout autre raison, ils le laissèrent aller. Mais il voulut rester avec eux pour les instruire dans l'Évangile. Il était juste aussi qu'il leur donnât un Dieu en échange de ceux qu'il leur avait ôté, car ceux qui détruisent l'espérance dans les âmes sont cruels. Puis, sa pieuse conquête étant achevée, Valery retourna à la solitude qu'il avait choisi. Les travaux de son apostolat étaient souvent pénibles. Un jour, dit son biographe, que cet ami de Dieu revenait à pied d'un lieu dit Cayeux à son monastère dans la saison d'hiver, il arriva qu'à cause de l'excessive rigueur du froid il s'arrêta pour se chauffer dans la maison d'un certain prêtre. Celui-ci et ses compagnons, qui auraient dû traiter avec un grand respect un tel hôte, commencèrent au contraire à tenir audacieusement, avec le juge du lieu, des propos inconvenants et déshonnêtes. Fidèle à sa coutume de poser toujours sur les plaies corrompues et hideuses le salutaire remède et la parole divine, il essaya de les réprimer, disant: "Mes fils, n'avez-vous pas vu dans l'Évangile qu'au jour du jugement, vous aurez à répondre de toute parole vaine?" Mais eux, méprisant son avertissement, s'abandonnèrent de plus en plus à des propos grossiers et impudiques. Pour lors, secouant la poussière de ses souliers, il dit: "J'ai voulu, à cause du froid, chauffer un peu à votre feu mon corps fatigué. Mais vos coupables discours me forcent à m'éloigner tout glacé encore." Et il sortit de la maison. Ce récit semblera peut-être insipide à distance. Ici, dans la terre où il est né, et dont il a gardé le goût, je le trouve plein de saveur et j'en goûte avec plaisir le parfum sauvage. En l'an 622, un jour du mois de décembre, Gualaric, appelé aussi Valery, plein d'oeuvres et de jours, se leva avant matines de dessus son lit de feuilles sèches et conduisit ses disciples jusqu'à l'orme entouré de ronces au pied duquel il avait coutume de faire ses prières; là, plantant deux bâtons dans la terre, il marqua une place de la longueur de son corps, et dit: "Lorsque, par volonté de Dieu, je sortirai de l'exil de ce monde, c'est là qu'il faudra m'ensevelir." Les saints des Gaules avaient ainsi coutume de choisir eux-mêmes le lieu de leur sépulture. Dans le pays de Tréguier, saint Renan ne s'étant pas expliqué à cet égard avant sa mort, ses disciples déposèrent son corps sur un chariot attelé de boeufs qu'ils laissèrent aller librement, et ils le mirent en terre à l'endroit où les boeufs s'étaient arrêtés d'eux-mêmes. Saint Valery mourut le dimanche qui suivit le jour où il avait marqué lui-même le lit de son repos. Il fut fait selon sa volonté, et l'évêque Berchund vint inhumer le corps du bienheureux. L'histoire d'un saint ne finit point à la mort et à la sépulture. Elle se continue d'ordinaire par la relation des miracles opérés sur la tombe du bienheureux. Nous avons vu que Guillaume le Bâtard fit promener la châsse de saint Valery pour obtenir un vent favorable. Quatre-vingts ans après vivait un comte de Flandre nommé Arnould et surnommé le Pieux. Il avait une grande foi en la vertu des saints et professait une vénération particulière pour le corps du bienheureux Valery. Il le fit bien voir, car il vint avec son ost assiéger la ville de Saint-Valery, massacra les habitants et pilla l'abbaye afin de s'emparer des reliques du bienheureux. Ils les emporta dans son comté avec les os de saint Riquier, qu'il avait pris en même temps, et il croyait s'être assuré ainsi la protection divine, tant sa foi était forte. En ce temps-là, Hugues Capet était comte de France. Un jour qu'il s'était endormi dans une grotte, deux personnages vêtus de robes blanches lui apparurent dans son sommeil. "Je suis l'abbé de Saint-Valery, dit l'un d'eux. Avant de mourir, je demeurais sur le rivage de la mer. Mes os, et ceux de saint Riquier, ici présent avec moi, ont été ravis à leur tombe, et maintenant ils sont captifs sur une terre étrangère, mais le temps est venu où ils doivent être replacés dans les lieux où nous avons vécu. Quand Dieu m'aura déposé dans mon ancienne tombe, je te prédis que tu reviendras roi, et que ta race portera la couronne pendant plus de sept siècles." Il dit et s'évanouit avec son compagnon. Le comte Hugues redemanda les précieuses reliques à Arnould le Pieux afin de les rendre à l'abbaye de Saint-Valery et de devenir roi. La promesse du bienheureux s'accomplit. Mais certains auteurs croient que cette prophétie a été inventée après l'événement. Pour achever de peindre ce tableau gothique, j'aurais encore beaucoup d'autres merveilles à rapporter. Mais il est temps de me rappeler que je ne suis point un hagiographe. Si j'ai, sous les vieux ormes du cap Cornu, dessiné de mon mieux la figure du grand apôtre du Vimeu, c'est que cette figure ressemble, dans ses traits essentiels, à celle de tous les vieux évangélisateurs des Gaules. Par là, elle mérite d'être considérée avec attention par tous ceux qui s'intéressent à l'histoire de notre pays. Religieux et colons, ils ont pétri de leurs rudes mains et la terre où nous vivons, et les âmes de ses anciens habitants; ils ont creusé dans le sol de la France une indestructible empreinte. Il n'est pas indifférent pour nous que ces hommes apostoliques aient existé. Nous leur devons quelque chose. Il reste dans le patrimoine de chacun de nous quelques parcelles des biens qu'ils ont légués à nos pères. Ils ont lutté contre la barbarie avec une énergie féroce. Ils ont défriché la terre; ils ont apporté à nos aïeux sauvages les premiers arts de la vie et de hautes espérances. "Mais, hélas! direz-vous, ils ont tué les petits génies des bois et des montagnes. Le bon saint Valery a fait mourir la nymphe de la fontaine. C'est pitié.--Oui, ce serait une grande pitié. Mais cessez de vous attrister. Je vous le dis tout bas: ces pieux personnages n'ont pas fait périr le moindre petit dieu. Saint Valery n'a pas tué de nymphe, et les doux démons qu'il chassait d'un arbre entraient dans un autre. Les génies, les nymphes et les fées se cachent quelquefois, mais ils ne meurent jamais. Ils défient le goupillon des saints." Je lis dans un gros livre que, après la mort de saint Valery, les habitants de la baie de la Somme retombèrent dans l'idolâtrie. Ils avaient revu les dames mystérieuses des sources, et ils étaient revenus à leurs premières amours. Tant qu'il y aura des bois, des prés, des montagnes, des lacs et des rivières, tant que les blanches vapeurs du matin s'élèveront au-dessus des ruisseaux, il y aura des nymphes, des dryades; il y aura des fées. Elles sont la beauté du monde: c'est pourquoi elles ne périront jamais. Voyez, la nuit tombe sur les toits. Un charme paisible, triste et délicieux, enveloppe les choses et les âmes. Des formes pâles flottent dans la clarté de la lune. Ce sont les nymphes qui viennent danser en choeur et chanter des chansons d'amour autour de la tombe du bon saint Valery. Saint-Valery-sur-Somme, 14 août. Nous sommes ici dans un pays rude. La mer y est jaunâtre; c'est à peine si parfois elle bleuit au loin, vers le large. La côte, toute boisée, est d'un vert sombre. Le ciel est gris et pluvieux. L'eau n'a pas de sourires et le vent n'a pas de caresses. Cette baie où le vent du nord entre avec les goélettes norvégiennes chargées de planches et de fers bruts, Saint-Valery, ne plaît point aux étrangers. Et c'est aussi pour cela qu'on l'aime. On y a la mer et les marins; on y voit tout le mouvement d'un petit port de commerce et d'une baie poissonneuse. On y vit au milieu des pêcheurs. Ce sont de brave gens, des coeurs simples. Ils habitent le quartier de Cour gain. C'est le bien nommé, disent les gens du pays, car ceux qui y vivent gagnent peu. Le Courgain s'étend derrière la rue de la Ferté, sur une rampe assez rude. Des maisonnettes, qui auraient l'air de joujoux si elles étaient plus fraîches, se pressent les unes contre les autres, sans doute pour n'être point emportées par le vent. Là, on voit à toutes les portes de jolies têtes barbouillées d'enfants, et çà et là, au soleil, un vieillard qui raccommode un chalut, ou une femme qui coud à la fenêtre derrière un pot de géranium. Cette population, me dit-on, souffre beaucoup en ce moment. Elle est ruinée par les pêcheries étrangères, qui jettent en abondance le poisson sur nos marchés. Ces simples n'ont pas, pour le combat de la vie, d'autres armes que leur barque et leur filet. Ce sont de grands enfants qui connaissent les ruses des poissons et ne connaissent point celles des hommes. En les voyant, on est pris de sympathie et d'amitié pour eux. La vie les use comme le temps use les pierres, sans toucher au coeur. La vieillesse même ne les rend point avares. Ils s'aident les uns les autres. Ce sont les seuls pauvres qui ne s'évitent point entre eux. Justement je vois passer sous ma fenêtre un ancien du pays. Il ressemble au père Corot. Il est propre; il porte un petit anneau d'or à l'oreille. Le sel de la mer a tanné sa peau; le poids du chalut a courbé son échine. A sa vue, je ne puis me défendre d'un souvenir. Je me répète à moi-même l'épitaphe qu'une poétesse grecque fit, au temps des Muses, pour un pauvre pêcheur de Lesbos. Elle est composée de peu de mots. Le style austère et pur des vers en atteste l'antique origine. Je traduis littéralement ce distique funéraire: "Ici est la tombe du pêcheur Pelagon. On y a gravé une nasse et un filet, monuments d'une dure vie." Ainsi parle dans sa pitié sereine cette Muse grecque, qui ne pleure pas, parce que les larmes souilleraient sa beauté. Le vieux Pelagon jetait ses filets au pied des blancs promontoires. Il avait vu, dans ses rudes travaux, le vieillard des mers, le terrible Protée s'élever comme un nuage du sein des vagues. Il avait peut-être entendu les sirènes chanter dans la mer bleue. La Manche n'a point de sirènes sur ses sables dangereux. Le blanc Protée n'erre point au pied des falaises à pic. Mais le vieux loup de mer, qui passe en ce moment sur le quai, a vu les âmes des naufragés voler comme des mouettes à la pointe des lames; il a vu sur la terre des feux célestes, et peut-être que Notre-Dame-de-Bon-Secours s'est montrée à lui dans la brume de l'Océan. Hélas! à travers combien de fatigues le ciel lui a souri! Aujourd'hui, comme au temps de Sapho, la barque et le chalut sont les monuments d'une dure vie. Hier, un enfant de onze ans s'est noyé dans la baie. Il était originaire de Cayeux. Cayeux est un port de pêche à trois lieues de Saint-Valery. Ce port est sans abri contre les vents de l'ouest et du nord-ouest, qui amenaient autrefois dans les rues tant de sable qu'on y enfonçait jusqu'aux genoux. Aujourd'hui les galets que la mer a amoncelés forment une digue naturelle et protègent les maisons, ainsi qu'une partie des champs. C'est là que le bon saint Valery faillit mourir de fatigue et de froid quand il frappa à la porte de la maison où un prêtre se chauffait en compagnie d'un juge. La vie n'y est aisée pour personne. La pauvre famille dont je parle y souffrit cruellement. Plusieurs enfants moururent. Un d'eux, par un hasard inconcevable, se noya dans un baquet. Quand le père et la mère vinrent s'établir à Saint-Valery, de neuf enfants qu'ils avaient eus, il ne leur restait que le fils qui est mort hier et un aîné appelé sous les drapeaux. La mère, entêtée dans le malheur et donnant à l'avenir la figure sombre du passé, répétait tous les jours avec épouvante: "Je sais que celui-ci se noiera comme les autres." De tels accidents sont rares à Saint-Valery. La baie et les bancs de sable prennent par an à peine une ou deux victimes. Pourtant la pauvre mère pleurait tous les jours son fils par avance. Vendredi, à quatre heures, il partit seul en barque, bien que ses parents le lui eussent défendu. Il se noya par un clair soleil, dans une mer calme, en vue de la maison où il avait été nourri et où l'attendait sa mère. La marée ramena à la côte sa barque et ses vêtements. Pendant huit heures, ses parents restèrent les yeux fixés sur cette eau tranquille qui recouvrait le cadavre de leur fils. Enfin, au milieu de la nuit, la mer s'étant retirée, quinze ou vingt pêcheurs s'en allèrent avec des lanternes, par les sables, chercher le corps. Ils le trouvèrent dans un trou. Les crabes avaient déjà dévoré une oreille et attaqué la joue. On a porté aujourd'hui le petit cercueil sous un drap blanc, dans la vieille église qui domine la mer. Les femmes de Cayeux, avec les parents de l'enfant défunt, tenaient la tête du cortège; elles portaient la pelisse noire, commune autrefois à toutes les femmes de la Picardie et des Flandres. Elles ressemblaient ainsi, sur le chemin montueux de l'église, aux saintes femmes que peignaient les maîtres flamands, au pied du Calvaire, en prenant leurs modèles sous leurs yeux. Les grandes pelisses ont passé par héritage des mères aux filles, et quelques-unes ont vu peut-être d'un siècle d'humbles douleurs. Les jeunes Valéricaines dédaignent aujourd'hui ce vêtement traditionnel. Elles portent, aux grands jours de la vie, des chapeaux à la mode de Paris et se croient "braves" avec des mantelets garnis de jais, sur lesquels elles croisent leurs mains rouges. Le cortège entra sous le vieux porche et l'office des morts commença. Derrière le cercueil, au poêle blanc dont les cordons étaient tenus par quatre petits garçons, raidement habillés de gros drap noir, le père et la mère se tenaient par le bras. L'homme ne pleurait plus. Mais on voyait que les larmes avaient coulé longtemps sur le cuir fauve de ses joues. La tête renversée, il sanglotait. Les sanglots secouaient son long collier de barbe brise et ses hautes épaules. Ils donnaient à sa bouche un faux air de sourire, horrible à voir. Cependant il se balançait ainsi qu'un homme ivre, et il mêlait aux chants des psaumes et aux prières de l'officiant une plainte lente, régulière et douce, comme l'air d'une de ces chansons avec lesquelles on endort les petits enfants. Ce n'était qu'un murmure, et l'église en était pleine! Mais elle, la mère! debout, immobile, muette dans sa pelisse antique, elle tenait son capuchon baissé au-dessous de sa bouche, et sous ce voile elle amassait sa douleur. Quand l'absoute fut donnée, le cortège s'achemina vers Cayeux. C'est là, sous le vent de mer, qu'ils veulent que leur enfant repose. Croient-ils que cette terre, si dure aux vivants, sera douce aux morts? Ou plutôt n'est-ce pas qu'ils gardent un tendre amour pour le rude pays où ils sont nés et auquel ils portent aujourd'hui ce qu'ils avaient de plus cher? Nous vîmes la petite troupe disparaître lentement sur le chemin pierreux. Jamais, pour ma part, je n'avais contemplé un si grand spectacle. C'est qu'il n'y a rien de plus grand au monde que la douleur. Dans les villes, elle se cache. Aujourd'hui, je l'ai vue au soleil, sur une colline qui ressemblait au calvaire. Ce dimanche les rues sont pavoisées. C'est la fête de la ville. De grandes affiches jaunes annoncent que des régates seront données sous le patronage du Yacht-Club de France. Les bateaux de Saint-Valery, de Cayeux courront. Des tribunes ornées des écussons des villes rivales s'élèvent sur le quai. Les habitants de la ville, de noir vêtus, s'y groupent autour de leurs officiers municipaux. A onze heures et demie, un coup de canon annonce que la fête nautique commence. Au-dessus de la pièce, un blanc flocon de fumée s'élève tout droit dans l'air tranquille. On craint que les voiles manquent de vent. Mais, peu à peu, tandis que manoeuvrent les yachts et les clippers, une jolie brise "nord-oua" s'élève et les bateaux de pêche de Saint-Valery et du Crotoy se mettent en ligne par un temps favorable. Ce sont de bons marcheurs. Tous les jours ils sortent à la mer descendante. Ils vont traîner leur chalut sur les bancs qu'on voit émerger au loin à mesure que l'eau baisse et qui forment alors des îlots jaunes dans la mer verte ou bleue. Ils pêchent la crevette grise qu'on trouve en abondance sur ces bancs entre la pointe du Hourdel et les dunes de Saint-Quentin. Ces petits bateaux animent la baie; ils en sont la vie, partant la joie. Le flot les ramène. C'est plaisir d'épier de loin leurs voiles grises, blanches ou noires, quand ils reviennent ensemble comme une compagnie d'oiseaux. 16-18 août. On a distribué aujourd'hui les prix aux filles de l'école. A la sortie, nous essuyons un grain. Les couronnes de lauriers et de chênes déteignent, à la pluie, sur le front et sur les joues des fillettes, qui deviennent horriblement livides. Elles communiquent par des baisers ce teint à leurs parents attendris. Tout le monde est vert. Il y a pour les filles, à Saint-Valery, deux écoles communales dirigées par les soeurs de la Providence. Les Augustines tiennent, dans la ville, un pensionnat libre. Il n'y a point d'école laïque de filles. Par contre, il n'y a pas d'école religieuse de garçons. Les deux écoles communales de garçons ont été laïcisées dernièrement. Les frères n'ont point ouvert d'école libre. Ils se sont retirés de la ville, décevant ainsi, dans ses secrètes espérances, la municipalité qui se flattait, en appelant un instituteur laïque, de faire naître une féconde émulation entre l'enseignement municipal et l'enseignement libre. Quant à l'obligation légale, elle n'a pas eu ici de résultats pratiques. La misère est une grande force. Que peut la loi contre elle? Comment empêcher des gamins qui meurent de faim de voler des pommes de terre au lieu d'apprendre à lire? J'ai vu discuter au Sénat la loi d'obligation. Le débat était solennel. Il en sortit une grande loi. Mais je vois ici combien il est difficile de soumettre à cette loi de petits malheureux qui n'ont pas une culotte à mettre pour aller à l'école. Le soin généreux que nous prenons aujourd'hui d'instruire l'enfance n'était pas aussi étranger à l'esprit de nos pères qu'on le croit communément. Je viens d'en trouver une nouvelle preuve dans le registre manuscrit des lettres et ordonnances concernant la ville de Saint-Valery, qui est conservé aujourd'hui à la mairie et que M. Vanier, conseiller municipal, m'a communiqué. On lit dans ce registre une lettre que le cardinal de Bourbon, gouverneur du Vimeu, écrivit vers 1536, à ses "chers et bien amés" le maire et les échevins de Saint-Valery, touchant es "escolles" de la ville. Il leur rappelle qu'il entend garder "le droit de l'escollatre" qui lui appartient. Il veut que les écoles soient pourvues "d'ung homme de bien et bonnes lettres". Et il n'a pas d'autre exigence. Si le personnage que l'échevinage lui propose "est suffisant", i l'agrée. "Car, ajoute-t-il, je désire merveilleusement que vos enfants soient bien instruictz, car c'est le bien de vostre chose publique." Ce registre que j'ai sous les yeux, et qui embrasse la première moitié du XVIe siècle, contient aussi, à la date de 1533, une bien curieuse ordonnance relative "au péché d'adultère". Je vais la transcrire tout au long. Mais il faut d'abord rappeler que Saint-Valery était au XVIe siècle un port de cabotage très important. Si la ville avait été vingt fois ruinée par les guerres, la baie était une source de biens. A cette époque où la navigation naissante, déjà hardie, grâce à la découverte de la boussole, et le commerce dans son premier essor, faisaient affluer la richesse sur nos côtes, on pouvait dire que la mer était d'or. Devenus riches, les habitants de Saint-Valery eurent hâte de jouir, et ils étalèrent un luxe inconnu aux braves gens qui avaient défendu jadis leur forteresse contre les Anglais. Les dames portèrent des étoffes et des fourrures venues des Indes ou de l"Amérique, des soies, des laines magnifiques. Ainsi parées, on les trouva plus jolies. On les aima beaucoup; elles se laissèrent aimer. Aussi les moeurs devinrent très relâchées dans cette ville aujourd'hui simple, rude et modeste. C'est pourquoi la municipalité rendit en 1533 l'ordonnance suivante dont le lecteur entendra sans trop de peine, je le crois, le vieux français, encore qu'un peu picard. Je reproduis fidèlement le texte original, tel que je le lis sur le registre qui m'a été gracieusement communiqué: "Considérant la justice tant ecclésiastique que temporelle, que Nostre Seigneur Jesucrist est journellement offensé en ceste paroisse de plusieurs crimes et énormes vices qui se y perpètrent et principalement au péché d'adultère par plusieurs personnes hommes et femmes mariés qui sont tous publicques et manifestes. Pour lesquelz crimes et villains péchés sommes appertement menachés de l'ire de Dieu, a esté advisé et conclud tant de monseigneur l'official que par les bailly et maïeur de ceste ville quil sera faicte deffense générale tant en l'église que es lieux publicquez que nulz hommes ne femmes mariés ne aient plus à commetre adultère à paine de estre mis en une brincqueballe qui sera faicte et mise sur ung des flos de ceste ville et illec tombez et plongés testes et corps. Assavoir pour la première fois que il sera trouvé et sceu que ilz auront adultère ou pourront estre trouvez en lieu suspect de tel vice, par trois fois dedens ledit flos et de soixante sols parisis d'amende pour estre donnée pour Dieu aux povres et aux dénuntiateurs et accusateurs de telz crimez. Et pour la seconde fois de estre fustiguez par les carfours de ceste ville par la main du bourreau et banys de ladicte ville et paroisse è leurs biens confisqués, espérant que moiennant telles pugnitions l'ire de Dieu Notre Seigneur sera apaisée." Il est peut-être utile de dire ce que c'est que cette brincqueballe sur laquelle on mettait les victimes des passions de l'amour. Une brincqueballe est, en langage picard, le levier qui sert sur les navires à faire jouer le piston de la pompe. Quant aux "flots" de la ville, ce sont de grandes citernes. Les magistrats valéricains punissaient par l'eau ces mêmes "pechés" que Dante vit châtiés dans l'enfer par le souffle du vent. Le flot dans lequel on trempait les pêcheurs charnels se voit encore proche la porte Guillaume. Il vient d'être mis à sec. La municipalité a décidé que ce flot serait conservé comme monument historique. La fête communale du 15 août a amené ici quelques forains qui campent sur la petite place des Pilotes. Des somnambules et des tireuses de cartes ont dételé leur voiture garnie d'un lit blanc. La femme sauvage est venue aussi. Une peinture déployée le long de la baraque la représente dévorant la chair palpitante d'un homme blanc. En réalité la femme sauvage est une pauvre fille qu'on a cirée comme une botte et qui garde, sous le cirage, un air de candeur et d'innocence. Elle a des yeux bleus d'une inaltérable douceur. Elle est la vivante image de la faiblesse, de la souffrance paisible et de la résignation, et c'est elle qui fait la femme anthropophage! Voilà un grand exemple du désordre qui règne sur cette terre. L'orgue des chevaux de bois ronfle toute la soirée sur la place des Pilotes, et mêle au bruit des lames qui brisent des airs de bals de barrière. Les chevaux, assiégés par de jolies demoiselles de Paris, et par des petits pêcheurs déguenillés, tournent sans répit. J'ai longtemps médité sur les chevaux de bois. Je voudrais les étudier méthodiquement. Mais la grandeur du sujet m'effraie. Et j'y découvre d'abord une grande difficulté. Si l'on s'efforce de définir les diverses sensations qui affectent douloureusement l'organisme humain on peut espérer d'y réussir. Quand nous disons par exemple qu'une douleur est aiguë ou qu'elle est sourde, qu'elle est lancinante ou fulgurante, nous nous faisons entendre assez bien. On éprouve au contraire un insurmontable embarras à représenter par des mots les sensations agréables; celles mêmes qui, résultant du jeu régulier des organes, sont usuelles et fréquentes, échappent aux approximations du langage articulé. Dire que ces sensations sont vives ou qu'elles sont douces, c'est ne rien dire; les termes, fort usités, de délices et de transports, sont vagues. Il paraît donc qu'au physique le plaisir est plus indistinct que la douleur. Pour cette raison sans doute, je désespère de rendre très sensible, par le seul moyen du discours, le plaisir que procurent les chevaux de bois. Il est certain, toutefois, que ce plaisir est grand. De leur cercle mouvant jaillissent des cris de volupté qui percent le bruit de l'orgue et des trombones. Et après quelques tours de la machine ce ne sont que regards noyés, lèvres humides, têtes pâmées. Les jeunes femmes y prennent l'expression que la statuaire antique donne aux Bacchantes. Et moins habiles à la volupté, les petits enfants, roides et la joue empourprée, restent graves, en proie à un dieu inconnu. Je ne parle point de ceux qui ont mal au coeur. Il s'en trouve. Mais c'est un cas particulier. Je m'en tiens au général. Grands et petits, ce qu'ils éprouvent est vaguement délicieux. Sur le cheval de bois, sur la montagne russe, sur l'escarpolette, ils sont remués, secoués, agités, tout leur être résonne, la circulation est activée; ils se sentent mieux vivre. Ils jouissent du jeu facile de leurs organes, ils soupirent, ils expirent; des caresses invisibles, des caresses intérieures, les font tressaillir: ils sont heureux. Le cheval de bois durera autant que l'humanité, parce qu'il répond à un instinct profond de l'enfance et de la jeunesse, ce désir de mouvement, ce besoin de vertige, cette secrète envie d'être emporté, bercé, ravi, qu'on éprouve aux heures enfantines, aux heures virginales. Plus tard, nous redoutons ces machines à mouvement; nous craignons que le moindre choc ne ranime en nous des souffrances engourdies. Mais dans l'âge divin des chevaux de bois, toute secousse éveille une volupté. Saint-Valery, 22 août. Aujourd'hui, j'ai vu célébrer de ma fenêtre, sur le quai, l'humble fête de la bénédiction d'un bateau. C'était un petit canot de pêche. Le pavillon français flottait à son mât. A bord, une table, couverte d'une nappe blanche, portait un gâteau, une bouteille de vin et des verres. Un prêtre, précédé d'un bedeau, entra dans l'embarcation pour la bénir. Un chantre et un enfant de choeur y prirent place après lui, ainsi que le patron de la barque et sa femme. Ces deux bonnes gens gardaient, dans leurs pauvres vêtements de fête, une raideur simple et une gravité naïve. Ils n'étaient plus jeunes ni l'un ni l'autre. Brunis et durcis dans le travail, ils rappelaient, par la rude simplicité de leur attitude, les statues des vieux âges. Le prêtre prit, sur un plateau que lui présenta l'enfant de choeur, une poignée de sel et de blé, et il la sema dans la barque afin d'y semer en même temps la force et l'abondance. Puis il trempa dans l'eau bénite un rameau de buis, image du rameau que la colombe apporta dans l'arche, aspergea la barque, et, la nommant par son nom, la bénit. Le chantre entonna alors le Te Deum. Il chanta ensuite le psaume cent six et l'Ave maris stella. Quand il eut fini, la femme du pêcheur coupa le gâteau qui avait été béni en même temps que la barque; elle versa du vins dans les verres et offrit à boire et à manger au prêtre ainsi qu'à tous les assistants. Il est d'usage, lors de la bénédiction des grands bateaux, de casser sur l'étrave une bouteille pleine. Cet usage n'est pas suivi par les pauvres patrons des petits canots de pêche. Ils disent qu'il vaut mieux boire le vin que de le perdre. J'ai demandé à un vieux marin ce que signifiait cette bouteille cassée. Il m'a répondu en riant que l'étrave glisse mieux dans la mer quand elle a été d'abord bien arrosée. Puis, reprenant sa gravité ordinaire, il a ajouté: "C'est mauvais signe quand la bouteille ne se brise pas. Il y a dix ans, j'ai vu bénir un grand bateau. La bouteille glissa sur l'étrave et ne se cassa pas. Le bateau se perdit à son premier voyage." Et pourquoi casse-t-on une bouteille avant de lancer un bateau à la mer? Pourquoi? Pour la raison qui fit que Polycrate jeta son anneau à la mer, pour faire la part du malheur. On dit au malheur: "Je te donne ceci. Il faut t'en contenter. Prends mon vin et ne me prends plus rien." C'est ainsi que les Juifs fidèles aux coutumes antiques brisent une tasse quand ils se marient. La bouteille cassée, c'est une ruse d'enfant et de sauvage, c'est la malice du pauvre homme qui veut jouer au plus fin avec la destinée. Eu, 23 août. Du haut de la colline de Saint-Laurent, nous découvrons la ville d'Eu, paisiblement couchée dans le creux d'un vallon. Elle est charmante ainsi avec ses toits pointus, ses rues tortueuses et le clocher en charpente de son élégante église. Nous la contemplons dans une sorte de ravissement. C'est qu'aussi la vue à vol d'oiseau d'une jolie ville est un spectacle aimable et touchant, où l'âme se plaît. Des pensées humaines montent avec la fumée des toits. Il y en a de tristes, il y en a de gaies; elles se mêlent pour inspirer toutes ensemble une tristesse souriante, plus douce que la gaieté. On songe: "Ces maisons, si petites au soleil que je puis les cacher toutes en étendant seulement la main, ont pourtant abrité des siècles d'amour et de haine, de plaisir et de souffrances. Elles gardent des secrets terribles, elles en savent long sur la vie et la mort. Elles nous diraient des choses à pleurer et à rire, si les pierres parlaient. Mais les pierres parlent à ceux qui savent les entendre. La petite ville dit aux voyageurs qui la contemplent du haut de la colline: "Voyez; je suis vieille, mais je suis belle; mes enfants pieux ont brodé sur ma robe des tours, des clochers, des pignons dentelés et des beffrois. Je suis une bonne mère; j'enseigne le travail et tous les arts de la paix. Je nourris mes enfants dans mes bras. Puis, leur tâche faite, ils vont, les uns après les autres, dormir à mes pieds, sous cette herbe où paissent les moutons. Ils passent; mais je reste pour garder leur souvenir. Je suis leur mémoire. C'est pourquoi ils me doivent tout, car l'homme n'est l'homme que parce qu'il se souvient. Mon manteau a été déchiré et mon sein percé dans les guerres. J'ai reçu des blessures qu'on disait mortelles. Mais j'ai vécu parce que j'ai espéré. Apprenez de moi cette sainte espérance qui sauve la patrie. Pensez en moi pour penser au delà de vous-mêmes. Regardez cette fontaine, cet hôpital, ce marché que les pères ont légués à leurs fils. Travaillez pour vos enfants comme vos aïeux ont travaillé pour vous. Chacune de mes pierres vous apporte un bienfait et vous enseigne un devoir. Voyez ma cathédrale, voyez ma maison commune, voyez mon Hôtel-Dieu et vénérez le passé. Mais songez à l'avenir. Vos fils sauront quels joyaux vous aurez enchâssés à votre tour dans ma robe de pierre." Mais, pendant que j'écoute parler la ville, nos chevaux descendent la rampe de la colline, et voici que notre break traverse la grande rue au milieu du silence et de la solitude. On dirait que la ville d'Eu dort depuis cent ans. L'hôtel où nous descendons a éteint ses fourneaux. En demandant à déjeuner au malheureux aubergiste, nous l'embarrassons visiblement. Aussi bien la ville d'Eu a-t-elle peu d'attraits pour retenir les visiteurs, aujourd'hui que le château et le parc sont fermés. On ne se promène plus sous les hêtres plantés pour les Guises. Le parc, autrefois ouvert au public les jeudis et les dimanches, est interdit à tous les promeneurs. On ne visite plus le château. Il faut se contenter d'en voir la façade, à travers la grille de la cour. Cette façade, de brique et de pierre, ne doit qu'à la hauteur de ses toits son aspect monumental. Elle est plate, lourde et vulgaire. Ainsi la conçut Fontaine, qui restaura le château pour le duc d'Orléans en 1821. Fontaine avait d'ordinaire peu de respect pour les oeuvres des vieux maîtres maçons. Il jugea que les façades du château d'Eu étaient faites sans méthode et, comme il le dit lui-même, il les rectifia. Il les rectifia si bien que le château a maintenant l'air d'une caserne. Nos goûts sont bien changés depuis le temps de Percier et de Fontaine. Un château n'est jamais assez vieux pour nous, mais l'architecte n'a pas moins d'occasions que jadis de pratiquer son art funeste. Autrefois, il démolissait pour rajeunir; maintenant, il démolit pour vieillir. On remet le monument dans l'état où il était à son origine. On fait mieux: on le remet dans l'état où il aurait dû être. C'est une question de savoir si Viollet-le-Duc et ses disciples n'ont point accumulé plus de ruines en un petit nombre d'années, par art et méthode, que n'avaient fait, par haine ou mépris, durant plusieurs siècles, les princes et les peuples, dégoûtés à l'envi des vestiges d'un passé qui leur semblait barbare. C'est une question de savoir si nos églises du moyen âge n'eurent pas à souffrir aussi cruellement du zèle indiscret des nouveaux architectes que de cette longue indifférence qui les laissait vieillir tranquilles. Viollet-le-Duc obéissait à une idée vraiment inhumaine quand il se proposait de ramener un château ou une cathédrale à un plan primitif qui avait été modifié dans le cours des âges ou qui, le plus souvent, n'avait jamais été suivi. L'effort en était cruel. Il allait jusqu'à sacrifier des oeuvres vénérables et charmantes et à transformer, comme à Notre-Dame de Paris, la cathédrale vivante en cathédrale abstraite. Une telle entreprise est en horreur à quiconque sent avec amour la nature et la vie. Un monument ancien est rarement d'un même style dans toutes ses parties. Il a vécu, et tant qu'il a vécu il s'est transformé. Car le changement est la condition essentielle de la vie. Chaque âge l'a marqué de son empreinte. C'est un livre sur lequel chaque génération a écrit une page. Il ne faut altérer aucune de ces pages. Elles ne sont pas de la même écriture parce qu'elles ne sont pas de la même main. Il est d'une fausse science et d'un mauvais goût de vouloir les ramener à un même type. Ce sont des témoignages divers, mais également véridiques. Il y a plus d'harmonies dans l'art que n'en conçoit la philosophie des architectes restaurateurs. Sur la façade latérale d'une église, entre les grands bonnets d'évêque de deux vieux arcs en tiers-point, un portique de la Renaissance dresse élégamment les ordres de Vitruve et s'accompagne d'anges graciles, aux tuniques légères. Cela fait une belle harmonie. Sous une corniche de fraisiers et d'orties, taillés au temps de saint Louis, une petite porte Louis XV étale ses rocailles frivoles et ses coquilles, devenues austères avec l'âge. Cela encore fait une belle harmonie. Une nef magnifique du XIVe siècle est lestement enjambée par un jubé charmant de l'époque des Valois; à une branche du transept, sous la pluie de pierreries d'une verrière du premier âge, un autel de la décadence hausse ses colonnes torses de marbre rouge où courent des pampres d'or, ce sont là des harmonies. Et quoi de plus harmonieux que ces tombeaux de tous les styles et de toutes les époques, multipliant les images et les symboles sous une de ces voûtes qui tiennent de la géométrie, dont elles procèdent, une beauté absolue. Je me rappelle avoir vu sur un des bas-côtés de Notre-Dame de Bordeaux un contrefort qui, par la masse et les dispositions générales, ne diffère pas beaucoup des contreforts plus anciens qui l'environnent. Mais pour le style et l'ornementation, il est tout à fait singulier. Il n'a ni ces pinacles, ni ces clochetons, ni ces longues et étroites arcades aveugles qui amincissent et allègent les contreforts voisins. Il est décoré, celui-là, de deux ordres renouvelés de l'antique, de médaillons, de vases. Ainsi l'a conçu un contemporain de Pierre Chambiges et de Jean Goujon, qui se trouvait conducteur des travaux de Notre-Dame au moment où un des arcs primitifs se rompit. Cet ouvrier, qui avait plus de simplicité que nos architectes, ne songea pas, comme ils l'eussent fait, à travailler dans le vieux style perdu; il ne tenta point un pastiche savant. Il suivit son génie et son temps. En quoi il fut bien avisé. Il n'était guère capable de travailler dans le goût des maçons du XIVe siècle. Plus instruit, il n'aurait produit qu'une insignifiante et douteuse copie. Son heureuse ignorance l'obligea à avoir de l'invention. Il conçut une sorte d'édicule, temple ou tombeau, un petit chef-d'oeuvre tout empreint de l'esprit de la Renaissance française. Il ajouta ainsi à la vieille cathédrale un détail exquis, sans nuire à l'ensemble. Ce maçon inconnu était mieux dans la vérité que Viollet-le-Duc et son école. C'est miracle que, de nos jours, un architecte très instruit n'ait pas jeté bas ce contrefort de la Renaissance pour le remplacer par un contrefort du XIVe siècle. L'amour de la régularité a poussé nos architectes à des actes de vandalisme furieux. J'ai trouvé à Bordeaux même, sous une porte cochère, deux chapiteaux à figures qui y servaient de bornes. On m'expliqua qu'ils venaient du cloître de *** et que l'architecte chargé de restaurer ce cloître les avait fait sauter pour cette raison que l'un était du XIe siècle et l'autre du XIIIe, ce qui n'était point tolérable, le cloître datant du XIIe, et devant y être sévèrement ramené. En raison de quoi l'architecte les remplaça par deux chapiteaux du XIIe. Cela s'appelle un faux. Tout faux est haïssable. Ingénieux à détruire, les disciples de Viollet-le-Duc ne se contentent pas de détruire ce qui n'est pas de l'époque adoptée par eux. Ils remplacent les vieilles pierres noires par des blanches, sans raison, sans prétexte. Ils substituent des copies neuves aux motifs originaux. Cela encore, je ne le leur pardonne pas; c'est pour moi une douleur de voir périr la plus humble pierre d'un vieux monument. Si même c'est un pauvre maçon très rude et malhabile qui l'a dégrossie, cette pierre fut achevée par le plus puissant des sculpteurs, le temps. Il n'a ni ciseau, ni maillet: il a pour outils la pluie, le clair de lune et le vent du nord. Il termine merveilleusement le travail des praticiens. Ce qu'il ajoute ne se peut définir et vaut infiniment. Didron, qui aima les vieilles pierres, inscrivit peu de temps avant sa mort, sur l'album d'un ami, ce précepte sage et méprisé: "En fait de monuments anciens, il vaut mieux consolider que réparer, mieux réparer que restaurer, mieux restaurer qu'embellir; en aucun cas, il ne faut ajouter ni retrancher." Cela est bien dit. Et si les architectes se bornaient à consolider les vieux monuments et ne les refaisaient pas, ils mériteraient la reconnaissance de tous les esprits respectueux des souvenirs du passé et des monuments de l'histoire. Le Tréport, 23 août. Nous sommes émerveillés de la beauté du spectacle. Nous avons devant nous Mers et sa blanche falaise; à notre droite, des prairies aux pentes desquelles paissent les boeufs et les moutons; à gauche, la mer, où glissent des barques dont les voiles sont nouées en festons. A nos pieds, la jetée. Elle est couverte de la foule diversement colorée des baigneurs et des baigneuses. Les bérets rouges, blancs ou bleus, les robes claires, les chapeaux de paille brillent au soleil. Tout cela a des papillotements joyeux. Soudain, une exclamation bruyante s'élève, les chapeaux volent en l'air. C'est un torpilleur qui quitte le port, franchit l'écluse et gagne le large pour aller à Boulogne. Il en passe trois, et c'est trois fois le même enthousiasme. Trois fois on crie, on salue; trois fois, les chapeaux, les mouchoirs, les ombrelles s'agitent. Les torpilleurs sont populaires. Ils sont aimés sans doute parce qu'ils ont l'air terrible, et qu'ils flattent cette douce espérance de carnage qui sourit mollement au fond du coeur paisible des bourgeois. En vérité, ils ne sont pas jolis; ils ressemblent à une baleine, mais à une baleine comme il n'y en a pas, à une baleine cuirassée, jetant une fumée noire au lieu d'eau par les évents. Naguère, en voyant un torpilleur qui mouillait dans les eaux de la Seine, à la hauteur du quai d'Orsay, M. Renan souhaitait qu'on donnât le commandement des torpilleurs non à des marins, mais à des savants et à des philosophes, qui pussent y méditer les vérités éternelles en attendant le moment de sauter en l'air. L'existence de ces hommes extraordinaires eût concilié l'inconciliable. Soldats contemplatifs, ils eussent satisfait l'idéal par leur vie et le réel par leur mort. C'est une excellente idée, mais qui n'entrera pas facilement dans la tête d'un ministre de la marine. Et je crains aussi que les philosophes ne soient pas tentés excessivement d'entrer, comme Jonas, dans ces vaisseaux-poissons. IV NOTRE-DAME DE LIESSE Saint-Thomas, 11 août. Ce coin du Laonnais n'a pas de larges horizons. Mais le sol y fait des plis gracieux et il est semé de bouquets d'arbres. Le petit chemin blanc qui passe devant ma porte et se parfume de menthe en se creusant vers la prairie humide s'en va, par les champs de trèfle, d'avoine et de betteraves, au bois où le Petit Chaperon Rouge cueille encore la noisette. On a plaisir à suivre chaque matin ce sentier étroit et sinueux, si l'on pense que c'est assez de joie et de gloire en une promenade que de visiter la reine des prés dans son humble majesté, et de respirer le chèvrefeuille qui suspend aux buissons ses guirlandes parfumées. Hier, j'ai trouvé au milieu de ce sentier un petit hérisson immobile et tout en boule. Il était blessé. Je le pris dans ma poche et le portai à la maison, où une goutte de lait le ranima. Il montra son groin noir, qui a l'air d'être taillé dans une truffe. Il ouvrit les yeux, et j'eus la faiblesse de me croire le bon Samaritain. Ce matin, mon ami courait dans le jardin, flairant la terre humide, et toutes les piques de son dos reluisaient. La rencontre d'un hérisson; moins encore, un brin de serpolet à l'orée d'un bois, une vieille épitaphe dans un cimetière de village, suffit à l'amusement de la journée d'un solitaire. Nous avons ici un camp de César et une petite montagne qu'un jour Gargantua laissa tomber de sa hotte. Mais ce qu'il y a de plus admirable, c'est un fau (fagus) très grand et parfaitement rond, qui donne des faînes d'un goût délicieux, si j'en crois les paysans. Le hêtre de Domremy que hantaient les fées et où les filles du village suspendaient des guirlandes et des chapeaux de fleurs, n'était ni plus beau ni plus vénérable. Je regrette le temps où l'on rendait un culte aux arbres et aux fontaines. J'aurais, en ce temps là, noué précieusement aux branches de ce beau fau des statuettes de terre cuite avec des bandelettes de laine, et peut-être même aurais-je su attacher au tronc un tableau portant une épigramme votive en vers imités d'Ausone. Ce hêtre, illustre dans le pays, s'élève sur la hauteur entre Saint-Thomas et Saint-Erme, dont l'église est misérable et charmante avec son mince clocher d'ardoises, sont toit rustique, son porche renaissance, qui s'émiette à la pluie, et sa girouette où l'on voit le grand saint Antoine et son cochon finement découpés. A l'intérieur, dans la nef tronquée et nue, sur un chapiteau roman, un oiseau becquetant une grappe de raisin est resté comme l'unique témoin des jours où l'église de Saint-Erme s'élevait dans sa robe blanche au-dessus d'un peuple fidèle. Du XIe siècle au XVe, les églises de Soissons, de Reims et de Laon florissaient splendidement dans la Gaule chrétienne, et si l'on aime à vivre dans le passé, ce pays de Laon plaît par d'antiques souvenirs. Les pierres y parlent sous le mousse et sous la giroflée. A une lieue d'ici, vers Soissons, est Corbeny, où les rois de France, au retour du sacre, venaient toucher les écrouelles. A trois lieues au nord, en terre de Picardie, on trouve Notre-Dame de Liesse, qui fut dans l'ancienne France un lieu de pèlerinage très fréquenté. Belleforest dit au premier tome de sa Cosmographie, publiée en 1575: "Non loin de Laon est cette place tant renommée de Lyance ou Lyesse pour le temple sacré de la glorieuse mère de notre Dieu, la Vierge Marie, le pèlerinage ancien de nos rois, et où Dieu fait de grands miracles pour l'amour et par les mérites de celle qu'il a choisie pour sa mère." On suit, pour aller d'ici à Liesse, une route crayeuse qui traverse une plaine sèche, semée de vieux moulins à vent aux ailes décharnées, et coupée çà et là par des bouquets de bouleaux. Le vent courbe l'avoine naine. Tandis que le cocher me montre du bout de son fouet l'horizon plat et triste, et me conte l'histoire du meunier qui s'est pendu dans son moulin et du percepteur assassiné sur la route, nous voyons à notre gauche, à travers un rideau d'arbres, le château de Marchais, bâti sous Charles IX par le cardinal de Lorraine. Encore deux kilomètres à peine, et nous rencontrons, sur notre droite, les trois ormes qui ombragent une petite chapelle grillée et qu'on nomme les Trois-Chevaliers. Et tout de suite les roues de la carriole résonnent sur le pavé désert d'une rue de village aux maisons basses à grands pignons. Nous sommes à Notre-Dame de Liesse, autrefois si fréquentée et maintenant délaissée et tombée dans un morne abandon. Notre-Dame de Lourdes à fait grand tort à la dame de Liesse comme à toutes les saintes Vierges de l'ancienne France. Cette belle dame de Lourdes, avec son écharpe bleue, attire dans sa ville d'eau tous les pèlerins, et il n'est bruit que d'elle. Une dame pieuse, qui regrette les vieux sanctuaires, me disait: "On ne peut le nier: cette Vierge de Lourdes est obligeante, serviable, entendue, empressée, je dirai même obséquieuse. Elle se multiplie pour se rendre utile. Elle guérit les malades, recommande les jeunes gens à leurs examens, fait des mariages et vend du chocolat. Entre nous, je la trouve un peu intrigante." La Vierge de Liesse ne sait pas si bien faire ses affaires. Elle est oubliée; cela s'aperçoit tout de suite quand on entre dans la petite ville endormie. On me dit qu'elle se réveillera le mois prochain, lors des grands pèlerinages; mais je vois bien qu'autrefois visitée par les rois, elle n'attire plus, même en ses grandes féeries, que quelques bonnes dames de Reims, de Laon et Saint-Quentin. Elle eut ses beaux jours. Tout passe; La Notre-Dame de Lourdes passera comme elle. C'est une réflexion propre à consoler la Notre-Dame de Liesse de son irrémédiable déclin. La poussière, une lente poussière, recouvre les petites boutiques voisines de l'église où s'étalent, sous des vitres ternes, des médailles, des images, des chapelets et des scapulaires. Au XVe siècle, on vendait sous l'auvent de ces maisonnettes de belles médailles de plomb ou d'étain à bordure ajourée, que les bonnes gens cousaient à leur chapeau clabaud. Louis XI faisait comme eux, et parmi les médailles qu'il portait à son bonnet, soyez sûr qu'il se trouvait celle de Notre-Dame de Liesse, à qui le pieux roi avait une dévotion singulière. Ce qu'il y a aujourd'hui de plus étrange dans ces boutiques, ce sont des bouteilles fermées au chalumeau où flottent dans de l'eau, suspendues à des boules creuses par un fil de verre, les attributs de la Passion: la croix, les clous, l'éponge de fiel, la lance, le sceptre de roseau, la couronne d'épines, la sainte face, et le soleil qui se voila, et la lune qui parut quand le mystère fut consommé. Ces petites pièces de verre coloré ont la naïveté des jouets d'enfant. Ils amusent par l'idée qu'il est des âmes assez ingénues pour admirer une merveille si barbare. L'église, dont il subsiste quelques parties du XVe siècle, est petite. Le portail, surmonté d'une large fenêtre cintrée et d'un pignon flanqué de deux clochetons, a l'air assez avenant, et il suffit d'aimer les vieilles pierres pour admirer sur les contreforts, des deux côtés de la fenêtre, deux heaumes sculptés, expressifs comme des visages avec leur petit crâne pointu, leur nez en bec d'oiseau, leur lippe narquoise et leur énorme encolure. Mais ce ne sont là que des bagatelles, et l'on voit bien que nous sommes en vacances. En entrant dans l'église, le regard s'arrête sur un beau jubé de la Renaissance qui tend, dans la nef, son arche élégante de pierre blanche et de marbre noir. Sur la balustrade de ce jubé s'élèvent quatre statues peintes. Elles sont dans le goût affreux de la Restauration et représentent trois chevaliers, avec de superbes panaches, et une belle demoiselle habillée à la turque. Ils sont tous quatre très ridicules et semblent jouer Zaïre devant la duchesse d'Angoulême. Je vous dirai tout à l'heure qui sont ces trois chevaliers et cette jeune musulmane. Qu'il vous suffise de savoir pour le moment qu'ils rapportèrent d'Égypte l'image miraculeuse qu'on vénère depuis lors dans l'église où nous sommes. Il faut passer sous le jubé pour voir la petite Vierge de Liesse assise dans le choeur au-dessus de l'autel. C'est une Vierge noire. J'ai toujours eu beaucoup de goût et de curiosité pour les Vierges noires, qui sont toutes fort anciennes. Elles ont des manteaux en forme d'abat-jour. Elles sont évasées et courtes. Cela tient à ce qu'elles sont assises et qu'on les habille comme si elles étaient debout, et il y a là un mépris touchant de la forme humaine. Les Grecs avaient aussi leurs idoles noires. C'était, comme les nôtres, des statues de bois informes et prodigieuses. Ils en attribuaient l'origine à Dédale, et ils vénéraient ces rudes images noircies par le temps. Ils les couvraient aussi de voiles précieux. Les cultes se ressemblent plus qu'on ne croit. Si, par une opération magique, la vieille paysanne, que je vois ici mâchant des prières sous son capuchon de laine, était transportée subitement à Pessinonte, dans le sanctuaire relevé et rendu aux mystères antiques, elle achèverait sans trop de surprise, au pied de la Bonne Déesse, l'oraison commencée devant la Sainte Vierge. Il faut tout dire: la véritable Vierge noire de Liesse fut brûlée en 1793, et celle qui la remplace n'est, à mon gré, ni assez naïve ni assez antique. On assure qu'un peu du bois de l'ancienne, tiré du feu, a été retrouvé et mis dans la nouvelle, et les dévots peuvent en recevoir quelque consolation, car ils estiment ce bois plus excellent que celui de l'arche de Noé. Mais qui rendra la petite idole vêtue d'un abat-jour à ceux qui estiment, avec l'évêque Synésius, que toutes les antiquités sont vénérables? C'est au fond de l'église, à gauche, dans la sacristie bâtie sous Louis XIII, qu'est le trésor, aujourd'hui bien appauvri, de Notre-Dame de Liesse: des coeurs en vermeil, des montres avec la chaîne, de ces grosses montres d'argent qu'on appelle oignons, une pendule à sujet, des bâtons et des béquilles, quelques vieilles croix d'honneur, un hausse-col de capitaine, deux paires d'épaulettes. J'ai découvert dans un coin de la sacristie, avec attendrissement, une de ces bouteilles dont nous parlions tout à l'heure, qui ont le goulot soudé et dans lesquelles nagent des emblèmes en verroterie. Sans doute, la bonne femme qui fit ce présent à la Vierge noire, lui dit: "Pour votre petit, madame!" Et, en effet, Notre-Dame de Liesse tient sur ses genoux un enfant Jésus debout et les bras ouverts. Mais on chercherait en vain dans ce pauvre trésor, où l'araignée tend sa toile, le coeur d'or apporté par l'abbesse de Jouarre, les villes d'argent apportées par les cités de Bourges, de Reims, de Mézières, d'Amiens, de Laon et de Saint-Quentin, le navire de la municipalité de Dieppe, le bras d'argent du capitaine de Hale, le navire d'Henriette de France, reine d'Angleterre, et la mamelle d'or de la reine de Pologne. Ces dons précieux ont disparu. Louis XIV fit fondre et envoyer à la Monnaie ce qui restait, en 1690, du trésor de Notre-Dame de Liesse. Il fallait sauver la patrie. Il fallait aussi la sauver en 1792. Les mêmes nécessités commandent les mêmes actes. C'est en faisant des guérisons que la petite Notre-Dame noire du pays de Laon s'était surtout enrichie. Elle délivrait aussi les possédés. On raconte qu'une femme de Vervins, nommée Nicole, qui donnait tous les signes de la possession, fut conduite à Liesse et y éprouva un grand soulagement. Mais son entière délivrance, assure le chanoine Villette, qui florissait à la fin du XVIIe siècle, ne fut achevée que plus tard, dans l'église cathédrale de Laon, par les soins de l'évêque. Belzébuth parut aux yeux de Monseigneur et lui fit un aveu qui dut lui coûter: "La Vierge Marie, lui dit-il en confidence, vient de m'enlever le secours de vingt-six de mes compagnons en les faisant sortir du corps de cette femme." Notre-Dame de Liesse rendit au sire de Couci ses deux enfants qui étaient perdus. C'est elle qui, invoquée par un larron qu'on pendait, vint, de ses bras qui avaient porté Jésus, soutenir le malheureux pendant les trois jours qu'il demeura attaché à la potence. Mais je crois bien me rappeler que ce miracle, mis en rimes par les trouvères, est également attribué à Notre-Dame de Chartres. La Vierge de Liesse faisait évader les prisonniers et mettait volontiers son pouvoir à s'opposer à l'exécution des arrêts de justice. Je ne l'en blâme pas; je l'en loue, tout au contraire, tenant la grâce meilleure que la justice. Durant quatre ou cinq siècles, elle fut assiégée de solliciteurs. Les pèlerins, venus de toutes les parties du royaume, suppliaient, les mains jointes, la belle dame de Liesse de ne point dormir tandis qu'ils lui parlaient. Maintenant elle sommeille en paix dans son sanctuaire déserté. Ne troublons point son repos et vénérons en elle la foi, l'espérance et la charité de tant d'âmes qui passèrent avant nous sur cette terre où nous passons. Si l'on vient du château de Marchais, avons-nous dit, on rencontre, à droite sur la route en entrant à Liesse, trois ormes autour d'une chapelle grillée. On les appelle les Trois-Chevaliers, en mémoire des trois fils de la dame d'Eppes, qui rapportèrent d'Égypte en Picardie l'image miraculeuse qui fut ensuite vénérée sur la terre de Liance, dite depuis terre de Liesse. Voici l'histoire des trois chevaliers d'Eppes et de la belle Ismérie: HISTOIRE DES TROIS CHEVALIERS D'EPPES ET DE LA BELLE ISMÉRIE. En ce temps-là, Foulques, comte d'Anjou, de Touraine et de Mayenne, roi de Jérusalem, prit d'assaut Césarée de Philippes, qui était l'ancienne ville de Dann située à l'une des extrémités de son royaume. Il rebâtit le château de Bersabée, qui était à l'autre extrémité, et rétablit ainsi dans son entier le royaume de David et de Salomon, qui s'étendait, dit l'Écriture, de Dan à Bersabée. La garde du château de Bersabée fut confiée aux chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, érigés en ordre militaire environ trente ans auparavant, sous le règne de Baudouin 1er. Or, au nombre de ces chevaliers étaient trois frères de l'illustre maison d'Eppes, en Picardie, dont l'aîné ne sommait le chevalier d'Eppes, le second le chevalier de Marchais, et le plus jeune le chevalier aux armes blanches. Mme d'Eppes, leur mère, possédait de grandes et belles terres dans le pays de Laon. Mais ils avaient pris la croix du pèlerin et porté dans la terre sanctifiée par le sang de Jésus la bannière d'Eppes aux alérions d'or. Et parce que leur prudence et leur courage étaient connus, Foulques d'Anjou leur avait désigné pour poste le château de Bersabée qui, situé à seize milles d'Ascalon, était sans cesse menacé par les Sarrasins. En effet, Ascalon, ancienne ville des Philistins, était au pouvoir du calife d'Égypte, qui y envoyait quatre fois l'an, par terre ou par mer, des armes, des vivres et des troupes fraîches. La population de cette ville était nombreuse et toute guerrière. Chaque enfant mâle recevait dès sa naissance, sur le trésor du calife, la paye d'un soldat en campagne. La garnison, composée de soldats très farouches, faisait des sorties fréquentes. Un jour, les trois fils de Mme d'Eppes, tandis qu'ils chevauchaient à quelque distance du château de Bersabée, furent surpris par une troupe de cavaliers sarrasins, et, malgré leur résistance opiniâtre, ils furent pris et conduits au Caire. Le calife s'y trouvait alors. Ayant appris que les trois prisonniers chrétiens étaient d'une extraordinaire beauté, il fut curieux de les voir et il les fit amener dans le jardin où il prenait le frais, sous des buissons de roses, au murmure des fontaines. Les fils de Mme d'Eppes passaient de toute la tête les turbans de leurs gardiens; leurs épaules étaient très larges, et le calife reconnut qu'on lui avait fait un rapport fidèle. Voulant s'assurer s'ils avaient autant d'esprit que de beauté, il leur posa plusieurs questions auxquelles ils répondirent avec une sagesse et une modestie dont il fut charmé. Mais il n'en laissa rien paraître; il affecta au contraire de renvoyer les prisonniers avec dédain et il ordonna qu'ils fussent enchaînés dans un cachot obscur. Son dessein était de les réduire, par de mauvais traitements, à abjurer la religion du Christ et à embrasser le culte de l'idole Mahom, auquel il était attaché comme sont tous les Sarrasins. C'est pourquoi il fit enchaîner les trois chevaliers dans un cachot sur lequel passait le fleuve Nil. Puis il leur fit dire par un de ses vizirs qu'il leur donnerait un palais avec des jardins, des armes précieuses, un cheval syrien tout sellé et des esclaves très belles, jouant de la guitare, s'ils consentaient à adorer l'idole Mahom. Certains des voyageurs, qui ont été interrogés, affirment que les mécréants Sarrasins n'élèvent point de figures à la ressemblance de Mahom. S'ils disent vrai, il faut entendre que le calife fit des promesses aux chevaliers à condition d'obéir à la loi de Mahom, et cela ne change rien à la vérité du récit. Quand le vizir eut dit ce que le calife offrait, et à quelles conditions, le chevalier d'Eppes songea aux jardins pleins d'eaux vives et soupira; le chevalier de Marchais songea aux belles esclaves et demeura rêveur; le chevalier aux armes blanches songea au cheval syrien et aux lames de Damas, et un grand cri jaillit comme une flamme de sa poitrine. Mais tous trois repoussèrent les présents du calife. En vain le gardien de la prison, qui était un vieillard abondant en discours, leur conta les plus beaux apologues arabes pour leur persuader de quitter la foi chrétienne; ils ne se laissèrent pas séduire par des contes ingénieux, non plus que par l'exemple d'un baron normand qui, s'étant fait adorateur de Mahom, vivait à Smyrne de fruits confits, avec une douzaine de femmes qu'il vendait quand elles ne lui plaisaient plus. Par tout ce qu'on lui rapportait de leur constance, le calife vit bien que les trois fils de Mme d'Eppes ne viendraient à la religion sarrasine ni par la peur des supplices ni par l'appât des richesses et des voluptés. Il se flatta de les y amener par la dialectique. Il leur envoya dans leur cachot les plus savants docteurs arabes qui leur tenaient chaque jour les raisonnements les plus subtils. Ces docteurs connaissaient Aristote; ils excellaient dans la mathématique, dans la médecine et dans l'astronomie. Les trois fils de Mme d'Eppes ignoraient l'astronomie, la médecine, la mathématique et les ouvrages d'Aristote, mais ils savaient par coeur le pater et plusieurs belles prières. C'est pourquoi les savants arabes ne purent les convaincre et se retirèrent pleins de confusion. Le calife, qui était d'un caractère obstiné, ne se tint pas pour vaincu avec Aristote et les docteurs. Il eut recours à un artifice dont il se promettait le meilleur succès. Sachez que ce calife avait une fille jeune, belle et bien faite, musicienne et raisonnant plus subtilement que les docteurs. Elle se nommait Ismérie. Son père lui donna l'ordre de revêtir ses plus riches vêtements, de s'oindre d'huiles balsamiques et de visiter les trois chevaliers dans leur prison. "Allez, ma fille, lui dit-il. Déployez toutes vos grâces, employez tous vos charmes pour gagner ces chrétiens." Le zèle de la religion l'échauffait à ce point qu'il recommanda à sa fille d'immoler même ce qu'elle avait de plus cher, si ce sacrifice devait tourner à l'avantage de Mahom. Les recommandations du calife ont paru outrées à quelques auteurs qui ont rapporté cette histoire. Mais le chanoine Willete fait observer qu'elles sont naturelles chez un idolâtre. Ainsi, dit-il, les filles de Madian et de Moab, par le détestable conseil du faux prophète Balaam, furent envoyées aux enfants d'Israël pour les pervertir et les faire tomber dans l'idolâtrie; ainsi les filles d'Ammon troublèrent le coeur du roi Salomon jusqu'à lui faire adorer les dieux de leur race. Donc, la princesse Ismérie se montra aux trois fils de Mme d'Eppes. Ils furent éblouis à sa vue. Elle parla. Sa bouche était plus redoutable que ses discours. Ils admiraient une si belle personne; ils la redoutaient bien plus qu'ils n'avaient redouté le vizir et les docteurs, et, pour qu'elle ne changeât point leurs coeurs, ils résolurent de changer le sien. "Enseignons-lui la vérité, qu'elle est digne d'entendre, dit le chevalier d'Eppes à ses frères. Bien que moins habile à discourir qu'à manier la lance, nous trouverons peut-être des raisons convenables, avec l'aide de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui a dit à ses apôtres: "Si vous avez à rendre témoignage de moi, ne vous préoccupez point de ce que vous aurez à dire. Je mettrai moi-même sur vos lèvres des paroles pleines de sagesse." Les deux frères approuvèrent la parole de l'aîné, et aussitôt ils travaillèrent tous trois à instruire la fille du calife dans la religion chrétienne. Ils lui exposèrent la doctrine avec les miracles et les prophéties. Ils lui parlèrent notamment de la très sainte Vierge Marie, à qui ils avaient une dévotion particulière, et ils contèrent les miracles qu'elle avait accomplis dans toute la chrétienté et spécialement dans le pays de Laon. Ce qu'ils dirent de la reine des cieux parut si remarquable à la jeune Ismérie qu'elle demanda si elle ne pourrait pas voir cette Vierge en image, telle qu'elle est représentée dans les temples des chrétiens. Les trois chevaliers répondirent qu'ils n'avaient dans leur prison aucune image de cette sorte, mais que, si on leur apportait du bois, ils s'efforceraient d'y tailler une figure à l'exemple des bons imagiers de leur pays. Ils parlaient de la sorte emportés par le zèle du coeur. Mais lorsque la princesse Ismérie leur eut fait apporter une bille de bois, avec un ciseau et un maillet, ils se trouvèrent fort empêchés: l'art de tailler une image qui semble vivre et respirer ne s'acquiert que par de longues études. Le bois ne se laissait même pas entamer. Il faut dire que c'était le tronc d'un de ces arbres qui viennent du paradis terrestre et que le Nil apporte dans ses eaux jusqu'aux rives d'Égypte. Les trois fils de Mme d'Eppes s'endormirent devant le bloc sans avoir pu seulement le dégrossir. A leur réveil, ils furent bien surpris de voir que leur tâche était achevée, et que l'image de la Vierge brillait dans le cachot d'un éclat suave et merveilleux. Devant eux, Notre-Dame était assise sur un trône, tenant son enfant divin dans ses bras. Les trois fils de Mme d'Eppes n'avaient jamais vu, de Laon à Soissons, un si bel ouvrage de sculpture. Cette Vierge était taillée dans le bois apporté par la princesse Ismérie, et ce bois était noir pour exprimer les ténèbres épaisses qui enveloppaient encore l'âme de la fille du calife. Mais il était environné d'une lumière déleste, en signe que la lumière dissiperait ces ombres funestes. Et ceci est à méditer que ce bois, venant du séjour d'Ève, était noirci par le péché de la première femme, mais que la figure de la Sainte Vierge y paraissait resplendissante, parce que la faute d'Ève a été rachetée par celle à qui l'Ange a dit Ave. De telles idées, peu accessibles aux hommes d'aujourd'hui, étaient aisément sensibles aux religieux qui méditaient dans les cloîtres et dans les déserts. A la vue de cette image merveilleuse, les trois frères se récrièrent à la fois, et chacun demanda aux deux autres comment ils avaient pu accomplir en une nuit un si prodigieux travail. Mais tous trois jurèrent avec un grand serment qu'ils n'y avaient point de part. Et il 'était pas vraisemblable, en effet, qu'aucun d'eux eût été assez habile pour achever si rapidement une tâche si difficile. Il est donc croyable que cette image fut taillée par les anges ou, plus vraisemblablement, par la bienheureuse Vierge Marie elle-même, à qui les trois fils de Mme d'Eppes avaient une dévotion spéciale et qu'ils avaient invoquée en cette occasion. Quand la princesse Ismérie revint à la prison, voyant la Vierge radieuse et noire, elle pleura et elle adora. Tout soudain, elle fut désabusée de la fausse religion de Mahomet et convertie à la foi de Jésus-Christ. Et les trois fils de Mme d'Eppes, augurant alors que cette image viendrait leur délivrance, l'appelèrent leur Dame de Liesse, c'est-à-dire de joie. Cependant, le calife demandait chaque jour à sa fille si la conversion des trois chevaliers s'achevait heureusement, et la princesse Ismérie répondait avec prudence qu'il restait encore de ce côté quelques progrès à faire. Elle parlait de la sorte pour qu'il lui fût permis de retourner à la prison des chevaliers. Mais elle était déjà résolue à assurer leur évasion et à fuir avec eux. Quand tout fut préparé pour l'exécution de ce dessein, la fille du calife prit les pierreries et les joyaux qu'elle put trouver dans le palais, et sortit de nuit, par une porte dérobée du jardin. Pour juger favorablement la conduite de la princesse, il faut considérer que son père était sarrasin et mécréant, et ne point ignorer que les joyaux qu'elle emportait devaient plus tard servir à élever le sanctuaire de Notre-Dame de Liesse. Chargée de ces joyaux, Ismérie alla délivrer les prisonniers et les conduisit au bord du Nil, où il se trouva un batelier pour les passer tous quatre sur l'autre rive. Ils s'y endormirent. A leur réveil, les trois chevaliers virent la cathédrale de Laon sur la montagne et tout le pays laonnais. Ils y avaient été transportés miraculeusement pendant la nuit avec la princesse Ismérie. La Vierge Noire était avec eux: c'est elle qui les avait conduits. Au lieu où elle toucha la terre jaillit une source qui guérit de la fièvre. Les chevaliers furent contents de revoir la fumée de leur toit et madame leur mère toute chenue qui pleurait de joie à leur vue. Instruite de ce qu'était la belle Sarrasine qu'ils amenaient, la dame d'Eppes voulut lui servir de mère et la tenir sur les fonts du baptême. Mais, quand la princesse Ismérie chercha sa Vierge Noire au bord de la source, elle ne l'y trouva plus. La statue s'en était allée toute seule à deux cents pas de là. Ismérie l'y découvrit et voulut la prendre dans ses bras, mais elle ne put pas même la soulever. La Vierge Noire marquait, en se faisant si lourde, qu'elle voulait qu'on bâtit son église sur cet emplacement. C'est à quoi servirent les joyaux du calife. Ismérie reçut le baptême. Les trois chevaliers prirent femme et vécurent pieusement le reste de leurs jours. La princesse Ismérie se retira dans un couvent où elle donna l'exemple de toutes les vertus. On montre encore aujourd'hui, dans l'église de Notre-Dame de Liesse, comme nous l'avons dit, son image sculptée et peinte au-dessus du jubé. Quant à la Vierge Noire, après avoir accompli de nombreux miracles, elle fut brûlée par les patriotes en 1793, à l'exception d'un seul morceau, qui fut miraculeusement préservé. Il ne se peut rien voir de plus misérable que la fontaine miraculeuse, aujourd'hui maçonnée. Tout proche a été construite une maisonnette à l'imitation de la Santa-Casa de Lorette. Une allée y aboutit, plantée de pins alternant avec de hauts peupliers. Là s'agitent vaguement des mendiants et des infirmes, tandis qu'un vieil homme, devant la source, attend tout couché qu'une dévote vienne de loin en loin lui tendre une bouteille en forme de madone qu'il remplit, pour un sou, d'eau miraculeuse. L'agonie des dieux est d'une tristesse infinie. V EN BRETAGNE De la pointe du Raz (Finistère), 23 juillet. Nous avons laissé derrière nous, sur la route d'Audierne, le bourg de Plogoff et ses pêcheurs de sardines. Au lieu de haies vives et d'arbres ébranchés, ce sont maintenant des murs bas de granit qui bordent les champs maigres et sauvages. Dans une de ces clôtures se dresse la table d'un dolmen écroulé, vieux témoin muet des âges immémoriaux. Il y a longtemps sans doute qu'il a fait gémir la terre de sa chute pesante. Les nains noirs, poulpiquets et korrigans, qui, le soir, dès que la corne du berger a rappelé le troupeau aux étables, dansent au clair de lune et forcent le voyageur à entrer dans leur ronde, habitent ce palais farouche. Tous les paysans bretons savent que les dolmens sont les maisons des nains. Ils savent aussi que les menhirs de Carnac sont des géants païens changés en pierre par saint Cornély. A notre gauche, la chapelle de Saint-Collédoc lève son clocher de pierre ajourée. Saint Collédoc vécut au temps du roi Arthur. Son nom, sans doute, n'a pas échappé au chanoine Trévoux, qui occupa son innocente vie à cataloguer les saints de Bretagne. J'ai connu dans mon enfance ce chanoine Trévoux, et il y a quelque chance qu'aujourd'hui je reste seul au monde à l'avoir connu. Son image subsiste encore en moi avant de s'abîmer à jamais dans le néant. Le souvenir de ce vieux prêtre m'est revenu assez étrangement sur cette route désolée d'Audierne. Ce n'est point de ma faute. Il y a des gens qui sont maîtres de leurs impressions et de leurs souvenirs. Je les admire et je les envie. Mais je ne puis les imiter. A tout moment, des hôtes, que je n'avais point priés et que je ne saurais congédier, viennent s'asseoir, ou souriants ou moroses, à la table de ma pensée. Et voici que le chanoine Trévoux, trente ans après sa belle mort, entre, coiffé de son tricorne, sa tabatière à la main, dans mon âme surprise. Qu'il y soit le bienvenu! Il était d'humeur heureuse et douce, ses joues brillaient d'un vermillon si pur qu'on le croyait pétri par un de ces petits anges joufflus qui flottaient dans le choeur de l'église, au-dessus de sa stalle canonicale. Il avait des goûts les plus paisibles, et, comme les longs voyages dans la lande et sur la grève ne convenaient point à sa vaste corpulence, c'est sur le quai Voltaire, dans les boîtes des bouquinistes, qu'il cherchait ses saints bretons. Il allait du pont Notre-Dame au pont Royal tous les jours que Dieu faisait, pourvu que Dieu les fît assez beaux. Car le bon chanoine n'aimait ni le brouillard ni la pluie, et, de toutes les oeuvres divines, il était enclin à préférer celles où Dieu a montré le plus manifestement sa bonté. Pourtant, un jour qu'il allait, cherchant, selon sa coutume, quelque saint breton oublié du siècle ingrat, il fut assailli par un soudain orage, près de la Samaritaine, et secoué, selon ses propres expressions, par une rafale effroyable; même il y perdit son riflard que le vent emporta dans la Seine. Ce fut une des plus terribles épreuves de sa vie terrestre. Chaque fois qu'il y songeait, on voyait s'éteindre le sourire de ses lèvres et le vermillon de ses joues. Le chanoine Trévoux quitta ce monde à quelque temps de là, laissant une histoire des saints de Bretagne qui atteste la pureté de son âme et la simplicité de son esprit. C'est un livre que je m'accuse de n'avoir pas assez lu. Dès mon retour à Paris, je me promets bien, si je parviens à mettre la main sur un bon exemplaire de cet ouvrage, d'y chercher l'histoire de saint Collédoc dont la chapelle, déjà loin derrière nous, ne laisse plus voir à l'horizon que son clocher de dentelle, plein de ciel bleu. Saint Collidor ou Collédoc était évêque de Cambrie, quand il vint du pays de Galles en Armorique. Probablement il traversa l'Océan dans une auge de pierre, car tel était alors l'usage des saints de la Grande-Bretagne. Ayant abordé à Plogoff, il se fit ermite dans la lande, et, là, parmi les oeillets sauvages, les rosiers nains et les petites immortelles qui fleurissent au ras du sol, sous le ciel chargé de nuages pareils aux visions des Écritures et sillonné par le vol des oiseaux de mer dont quelques-uns sont les âmes des trépassés, il louait le Seigneur, se livrait à la contemplation et parfois, entrant en extase, pénétrait profondément dans la connaissance des choses tant visibles qu'invisibles. Aussi n'est-il pas surprenant qu'il reçût, par une voie mystérieuse, des nouvelles de ce monde dont il vivait séparé. Il est certain qu'il apprit avant tous les habitants d'Audierne et de Plogoff la sanglante bataille de Camlan, et la mort d'Arthur que son épée enchantée n'avait pu défendre des coups d'un chevalier félon. Saint Collidor apprit par une voie non moins mystérieuse que Lancelot du Lac aimait l'épouse d'Arthur, la belle reine Genièvre. Et (ce que Collédoc n'ignorait pas non plus) Lancelot était la fleur des chevaliers. Nourri sur les genoux d'une fée, il en gardait un charme. Et parce qu'il était aimable, Genièvre l'aimait. Mais saint Collédoc, qui avait beaucoup médité dans la solitude, savait ce qu'ignorent les gens qui vivent dans le siècle. Il savait que l'amour humain est périssable et que ceux qui mettent leur espérance dans la créature sont bientôt déçus. Par ces raisons, et considérant que Genièvre et Lancelot offenseraient Dieu d'une manière effroyable s'ils en venaient à la satisfaction de leur désir, il résolut d'empêcher, avec l'aide du ciel, un si grand malheur. Il prit son bâton et alla trouver dans son palais la reine Genièvre. Et, lui ayant parlé quelque temps en secret, il la détermina tout aussitôt à renoncer à l'amour de Lancelot du Lac. Il lui inspira une pressante envie d'embrasser la vie religieuse. Enfin, il la donna jeune, belle, heureuse, parée, toute chaude encore d'un amour profane, à Jésus-Christ, qui n'a pas coutume de voir venir à lui les amoureuses en si bon état. Que lui avait-il dit? Le petit livre que je viens d'acheter sur la route à un barde aveugle comme Homère et profondément ivre de tafia, un petit livre de gwerz et de sonn, où je trouve beaucoup d'histoires de saints, ne rapporte pas les propos que tint l'ermite Collédoc pour changer ainsi le coeur de Genièvre. Ah! monsieur Trévoux, que lui avait-il dit? Vous qui connaissiez si bien dans leurs moindres détails les vies des saints bretons, le saviez-vous, de votre vivant, quand vous passiez au soleil sur le beau quai Voltaire, tranquille avec deux ou trois bouquins dans chaque poche de votre douillette? Le saviez-vous et l'avez-vous mis dans votre grande compilation hagiographique? Hélas! comment l'auriez-vous appris, puisque l'entrevue de la reine et du saint fut secrète? Vous me direz que Collédoc lui représenta la laideur et la difformité des péchés charnels. Mais cela ne suffit pas, monsieur Trévoux. Vous n'imaginez pas quelle situation c'est que de se mettre entre une femme et son amour! On est renversé, foulé aux pieds, broyé. Je vous entends: vous ajoutez que saint Collédoc a sûrement menacé Genièvre de la colère divine et de la damnation éternelle, qu'il lui a montré l'enfer béant. Cela ne suffit pas encore, monsieur Trévoux. Une femme amoureuse ne craint pas l'enfer; le paradis ne lui fait point envie, monsieur Trévoux. En vérité, je voudrais bien savoir ce que saint Collédoc de Plogoff a dit à la reine Genièvre pour la séparer de Lancelot du Lac qu'elle aimait et qui l'aimait. Songez que, pour produire un tel effet, il fallait des paroles plus puissantes que ces runes, connues seulement des vieux Scandinaves, par lesquelles on pouvait soulever l'Océan et réduire la terre en poudre; car l'amour, monsieur Trévoux, est plus fort que la mort. Il est pourtant vrai que la douce reine écouta l'ermite et qu'elle entra dans un monastère. Et l'on en a fait des complaintes en vers bretons. Mais nous approchons du bout de la terre. Nous avons passé la région des genêts et des ajoncs et nous sentons le vent d'ouest raser les champs stériles. Voici Lescoff, son clocher et ses menhirs. Encore quelques pas, et nous touchons à la pointe du Raz. Déjà nous découvrons à notre droite une plage pâle, que creuse une mer blanche d'écueils. C'est la baie des Trépassés. Ici, sur le promontoire qui s'avance entre deux côtes semées d'écueils, finit la terre. Au bout de l'étroit sentier dans lequel nous nous engageons, la mer déferle, et déjà l'embrun nous enveloppe. Devant nous, l'Océan, où le soleil se couche dans un lit de flammes, étend au loin la nappe magnifique de ses eaux, que déchirent çà et là les rochers noirs, fleuris d'écume, et sur laquelle l'île de Sein, sombre et basse, dort au ras des lames. C'est l'île sainte des Sept-Sommeils où l'on dit que vivaient les vierges prophétiques. Mais ces créatures extraordinaires ont-elles jamais existé ailleurs que dans l'imagination des hommes de mer? Les matelots n'ont-ils pas pris, de loin, pour les robes blanches des prêtresses les mouettes posées au soleil sur les rochers? Le souvenir de ces vierges est vague comme un rêve. On a fouillé le peu de terre contenu dans les creux du granit, où croissent aujourd'hui pour la nourriture des pêcheurs, de rares et maigres épis d'orge. On n'a trouvé dans ce sol aucune pierre taillée. On y a recueilli seulement quelques médailles en forme de petites coupes, portant sur leur face bombée une effigie de héros ou de dieu, à la chevelure bouclée, nouée de perles, et, sur la face creuse, un cheval à tête d'homme. Comment imaginer un collège de prêtresses sur cet écueil ras, stérile, nu, noyé de brumes, et que, par les tempêtes, la mer recouvre quelquefois tout entier? Mais peut-être l'île de Sein était-elle autrefois plus vaste et plus ombreuse qu'elle n'est aujourd'hui, et l'Océan, qui sans cesse ronge ses bords, a-t-il englouti une partie de l'île avec le temple et le bois sacré des vierges. C'est ici que l'Océan est terrible; c'est ici qu'il est puissant. Les rochers innombrables qu'il couvre d'écume apparaissent comme les restes du rivage qu'il a submergé avec ses villes antiques et tous leurs habitants. En ce moment, il est calme, il pousse dans son sommeil un immense et tranquille mugissement. Les traînées d'huile qui moirent sa face glauque révèlent seules les courants perfides. Le vieux dieu, couché sur les cadavres des belles Atlantides, content, s'égaie sous l'or du soleil; son sourire est large et pacifique. Pourtant dans son repos il laisse deviner sa force. Les lames qui brisent à quarante pieds au-dessous de nous couvrent d'écume la falaise et nous jettent au visage leur rosée amère. Après chaque coup de la vague, le rocher, de nouveau découvert, répand avec un bruit clair, par toutes ses pentes, des cascades argentées. A notre gauche fuit la ligne désolée de la baie d'Audierne jusqu'aux rochers funestes de Penmarch. A droite, la côte hérissée de falaises et d'écueils se courbe pour former la baie des Trépasses. Plus loin, nous voyons luire comme un feu rouge le cap de la Chèvre. Plus loin encore, la côte de Brest et les îles d'Ouessant, bleuissant à l'horizon, se confondent avec le bleu léger du ciel. L'Océan et les falaises changent à tout moment d'aspect. Ses lames sont tour à tour blanches, vertes, violettes, et les rochers, qui tout à l'heure faisaient briller leurs veines de mica, sont maintenant d'un noir d'encre. L'ombre vient à grands coups d'ailes. Les dernières gouttes de flamme tombées dans la mer s'éteignent. Une grande lueur orangée marque seule l'endroit où le soleil s'est couché. C'est à peine si nous voyons encore les murs de granit qui, debout ou ruinés, ferment la baie des Trépassés. On entend distinctement, dans le silence du soir, le bruit sourd des lames que traverse le cri mélancolique du cormoran. Cette heure est d'un tristesse mortelle, et tout ici, le rocher, la lande et la mer, et le sable livide de la baie, tout nous dit la désolation de vivre. Seul, le ciel, où s'allument les premières étoiles, a sur nos têtes une douceur charmante. Ce ciel de Bretagne est léger et profond. Souvent voilé par les bancs de brume qui viennent et qui passent en un moment, presque toujours couvert de nuées épaisses qui ressemblent à des montagnes et qui lui donnent l'air d'une terre d'en haut, il laisse voir, par de soudaines échappées, un bleu qui attire comme l'abîme. Je sens en ce moment pourquoi les Bretons aiment la mort. Ils l'aiment, et l'âme celtique est souvent tentée par elle. Ils la craignent aussi, car elle est en horreur à tous les êtres. La mort plane sur ces parages, c'est elle qui, passant sur nos têtes avec le vent de mer, effleure nos cheveux. Tout ce golfe informe qui s'étend de l'île d'Ouessant à l'île de Sein, et qu'on nomme l'Iroise, est la terreur des gens de mer. Les naufrages y sont ordinaires. Le Bec-du-Raz, fréquenté par tout le cabotage qui va de la Manche à l'Océan, est particulièrement dangereux à cause des brises changeantes qui viennent du large, des écueils invisibles, des courants qui tourbillonnent autour des rochers et des formidables ras de marée qui frappent la falaise. Les pêcheurs bretons chantent en traversant le chenal du Raz: "Mon Dieu! secourez-moi: ma barque est si petite et la mer est si grande!" Les cadavres des naufragés qui ont péri dans l'Iroise sont amenés par le courant dans la baie des Trépassés. Est-ce pour sa fidélité à déposer les restes humains sur son sable blanc comme une poussière d'os que la baie hospitalière aux morts a reçu son nom funèbre? Suivant une tradition, ces prêtres gaulois qui furent plutôt des moines, les druides, étaient embarqués après leur mort sur cette côte pour être ensevelis dans l'île de Sein. Et d'autres traditions, recueillies par le poète Brizeux, font de ce golfe lugubre le rendez-vous des morts pieux qui voulaient dormir dans l'île des Sept-Sommeils. Autrefois, un esprit venait, d'une voix forte Appeler, chaque nuit, un pêcheur sur sa porte. Arrivé dans la baie, on trouvait un bateau Si lourd et si chargé de morts qu'il faisait eau. Et pourtant il fallait, malgré vent et marée, Le mener jusqu'à Sein, jusqu'à l'île sacrée... Ici l'on conte encore que, sur ce rivage, les âmes en peine se promènent en pleurant, tandis que les ossements des naufragés frappent aux portes des pêcheurs pour demander la sépulture. Et c'est une vive croyance chez les paysans que, pendant la nuit du deux novembre, au jour fixé par l'Église pour la commémoration des fidèles défunts, les âmes des naufragés s'amassent en nuées épaisses sur le rivage de la baie, d'où s'élève une clameur lamentable. Alors les morts, dit-on, reviennent sur la terre, "plus nombreux que les feuilles qui tombent des arbres, plus serrés que les brins de l'herbe qui pousse dans les champs." Tandis que nous marchions le long des rochers mornes, le vent s'étant élevé, un grain nous couvrit d'ombre et de pluie. Nous allâmes nous sécher dans une auberge du hameau de Kerherneau. Là, dans la salle basse où des hommes chevelus, chaussés de braies antiques, boivent le cidre blond et le rude tafia, assis au coin de la cheminée dans laquelle brûle une poignée de genêts et de bruyères, je songe à ce rivage dont les voix plaintives emplissent encore mon oreille et à cette île sainte des Sept-Sommeils que l'Océan recouvre d'une écume plus blanche et plus froide que la robe des vierges prophétiques et que les âmes des morts. Le hibou miaule sur le toit. Près de moi, les buveurs à la longue chevelure se tiennent graves et silencieux devant l'écuelle de cidre ou le verre d'eau-de-vie. En attendant le souper que l'hôtesse apprête, je tire de ma poche le seul livre que j'aie emporté sur ce bord brumeux de la terre. C'est une chanson, ou plutôt une suite de contes mis en langage rythmé, avec une gravité enfantine, par des chanteurs qui ne savaient pas écrire, pour des auditeurs qui ne savaient pas lire: c'est l'Odyssée. Je l'ouvre à l'onzième livre qui est le livre des morts, et que l'antiquité nommait la Nékyia. La Nékyia nous est parvenue fort surchargée, par les aèdes qui la chantaient aux banquets, de morceaux qui ne sont ni du même âge ni du même caractère. Ces vieux joueurs de phorminx y ont intercalé notamment un dénombrement des amantes des dieux, qui semble pris à quelque catalogue formé dans l'âge religieux d'Hésiode et de sa postérité poétique. Ils y ont ajouté encore un tableau des tourments que souffrent, dans les enfers, les ennemis des dieux; et rien n'est plus contraire à l'idée que les premiers homérides, dans leur ingénuité, se faisaient de la mort. Aucun helléniste ne m'accompagne ici pour me débrouiller parmi ces interpolations, et les seuls scoliastes qui m'entourent dans cette auberge de pêcheurs bretons, au bord de la sombre baie, sont les hiboux qui miaulent sur ma tête et les goélands endormis là-bas sur les rochers. Ils me suffiront, car ils disent les tristesses de la nuit et l'horreur de la mort. Quand commence la Nékyia, le subtil Ulysse a franchi sur son vaisseau l'océan qui sépare le monde des vivants de la demeure des ombres; il a abordé dans l'île des Cimmériens, que jamais le soleil ne regarde, de son lever à son coucher; il a mis le pied sur la terre molle de ce rivage plongé dans la nuit éternelle et il s'en est allé sous les hauts peupliers et les saules stériles de Perséphone, jusqu'à l'humide demeure de Hadès. Là, près du rocher où se rencontrent les deux fleuves funèbres, dans la prairie d'asphodèles, il a creusé avec son épée une fosse où il a versé ensuite des libations de miel et de vin aux nombres descendues sous la terre. Ce n'est pas une curiosité vaine qui l'a conduit dans ce monde muet où nul homme vivant n'est entré avant lui. Il va évoquer dans l'île ténébreuse des Cimmériens les ombres errantes des morts. Il y est venu sur le conseil de la magicienne Circé, pour demander à l'ombre du devin Tirésias par quel moyen il lui sera donné enfin de retourner dans Ithaque. Car le vieux chef, qui a vu les Cicones, les Lotophages, les Cyclopes, les Lestrygons, les Sirènes, et qui a partagé la couche des déesses et des magiciennes, est dévoré du désir de revoir enfin son île, sa femme et son fils. Tirésias, qui errait parmi les morts, son bâton augural à la main, était un personnage extraordinaire; et l'on comprend qu'Ulysse soit allé le consulter jusque dans l'île des Cimmériens. Tirésias n'a point, il est vrai, dans l'Odyssée, une physionomie bien distincte. Il ressemble, dans ce poème, aux magiciens des Mille et une Nuits et à tous les sorciers de nos contes populaires. Mais il était fameux parmi les vieux Hellènes comme Merlin l'Enchanteur chez les Bretons, et, dès que l'imagination des Grecs se délia au sortir de l'enfance, les poètes contèrent mille merveilles de l'antique devin. A les en croire, devenu femme pour avoir séparé de sa baguette deux serpents unis, il reprit ensuite sa première forme; mais le souvenir de sa métamorphose lui donnait une expérience singulière sur des points délicats. Aveugle, il comprenait le langage des oiseaux et voyait les choses futures. Il vécut, plein de sagesse, sept âges d'hommes, malheureux infiniment de vivre et de savoir. Sa tristesse s'exhala un jour en une plainte sublime: "O Zeus, père et roi, s'écria le vieux devin, pourquoi ne m'as-tu pas donné une vie plus courte et ma part de l'ignorance humaine? Ce n'est pas par bienveillance que tu as prolongé ma vie jusqu'au terme de sept générations mortelles." Afin de le rendre plus tragique, les poètes nous montrent Tirésias gardant chez les morts sa science qui lui était amère. Il va sans dire qu'on ne trouve pas trace dans le Nékyia d'une mélancolie si profonde. Le très vieil aède qui a inventé la plus grande partie du Livre XI ne s'inquiétait pas plus que ma Mère l'Oie des tristesses qui accompagnent la méditation et la connaissance. Il avait cette idée que les morts sont bien morts. "Hélas! dit Achille, il est dans la demeure de Hadès des âmes et des fantômes, mais ils sont privés de sentiment." Telle était la croyance très simple de ces temps héroïques. Pour notre chanteur errant, Tirésias, tout devin qu'il était sur la terre, partage sous la terre l'insensibilité commune à tous les morts. Il ne voit ni n'entend. Mais Ulysse, instruit par la magicienne Circé dans l'art de la nécromancie, connait le moyen de rendre aux ombres, du moins pour un moment, la force de penser et de parler. Il sait que les morts se raniment en buvant du sang chaud. C'est pourquoi il égorge des brebis au bord de la fosse qu'il a creusée. Aussitôt les âmes montent en essaim de l'Érèbe. Jeunes femmes, adolescents, vieillards ayant beaucoup enduré et tendres vierges au coeur plein d'un deuil récent, et ceux-là, en grand nombre, que perça la lance d'airain, guerriers tués dans les combats, portant leurs armes ensanglantées, ils se pressaient autour de la fosse avec une immense clameur. Et Ulysse, qui avait vu par les mers tant de spectacles à faire dresser les cheveux sur la tête, eut peur. Il écartait avec son épée ces ombres qui, comme une nuée de mouches, volaient autour des brebis égorgées et du sang des victimes. Reconnaissant sa mère dans l'essaim des âmes, il la chassa comme les autres. Car il voulait que le devin Tirésias bût le premier. Il aimait sa mère, mais il était pressé de se faire dire la bonne aventure. Au reste, si l'on songe que l'homéride suivait de très près quelque conte populaire, on ne sera surpris, pour peu qu'on ait l'habitude du folk-lore, ni de la gaucherie naïve du conteur ni de la dureté du héros. Pourtant, ce n'est pas Tirésias qui parle le premier. C'est Elpénor. Il parle sans avoir bu de sang. Et l'on peut croire qu'il a été introduit dans cette scène d'évocation par quelque nouvel aède peu soucieux d'observer les rites de la vieille nécromancie. Mais il faut considérer aussi que la situation d'Elpénor est particulière. Il n'a pas encore sa place dans les demeures de Hadès. Il est de ces morts qui, n'ayant point été ensevelis, errent misérablement autour des habitations et reviennent demander, la nuit, à ceux qu'ils ont laissés en ce monde, un peu de terre pour couvrir leur malheureux corps. C'est une âme en peine. Il avait accompagné Ulysse dans ses voyages, et il était encore auprès de lui dans l'île d'Ea. Se trouvant la nuit sur le toit plat de la maison de Circé, il en tomba par mégarde, et il se rompit le cou dans sa chute. On ne le regretta point parce que c'était un maladroit et un ivrogne. Ulysse, qui avait laissé son compagnon sur la place où il était tombé, fut très étonné de le voir chez les Cimmériens; il lui en témoigna sa surprise. "Comment, lui dit-il, cheminant à pied sous terre, es-tu arrivé plus vite que moi avec mon vaisseau?" Aristarque tenait cette question pour inepte. M. Alexis Pierron, éditeur d'Homère, affirme qu'elle est naïve, mais non point inepte. Elle était peut-être embarrassante, car Elpénor n'y répondit point. Il supplia en gémissant Ulysse de lui accorder les honneurs de la sépulture: "Quand tu retourneras à l'île d'Ea, ne me laisse point non pleuré et non enseveli; mais brûle-moi avec mes armes, et élève-moi un tertre au bord de la blanche mer, et plante sur ce tertre la rame avec laquelle, vivant, je ramais parmi mes compagnons." Telle est la plainte qu'exhale aux pieds d'Ulysse l'ombre d'Elpénor. Tant qu'il n'est point enseveli, Elpénor, qui n'a plus de place sur la terre, n'a pas encore de place chez Hadès. Il erre lamentablement entre les vivants et les morts. C'est peut-être pourquoi il parle sans avoir bu le sang. Mais je crois plutôt à une interpolation. Cette Nékyia est rapiécée comme une tapisserie de l'histoire d'Alexandre, pendue sur le pignon d'une maison de Bruges, aux jours de fête, pendant quatre cents ans. Elle est ainsi très plaisante et très vénérable. La première ombre que le héros laisse approcher de la fosse, pour qu'elle boive le sang et y retrouve la force de sentir et de parler, est le devin Tirésias qui, aussitôt qu'il a bu, récite une prédiction dont le commencement a trait aux voyages du héros, mais dont la dernière partie, sans doute tirée de quelque chanson très antique, se rapporte à des traditions bizarres et puériles, tout à fait étrangères à l'Odyssée et de tout point contraires à l'esprit même du poème. Car l'ingénieux Ulysse, cher à la vierge Athéné, y est voué à la destinée des impies et des maudits, promis au châtiment des Caïn et des Ahasverus. Et si le devin laisse entrevoir la rémission finale, les menaces qu'il profère, s'accordant d'ailleurs avec des légendes qui nous ont été conservées, donnent le caractère d'un réprouvé au héros dont les contes homériques ont fait le type du parfait Hellène. Ici l'on a cousu à la vieille encore et plus sombre. Après avoir entendu cette prophétie, Ulysse veut interroger, sans tarder davantage, l'ombre de sa mère, et il semble, d'après une question qu'il fait à Tirésias, que, s'il n'a pas appelé encore la morte bien-aimée, c'est qu'il ne savait pas comment s'y prendre. Dans ce cas, nous avons accusé faussement d'insensibilité le rude roi pirate, si admiré des matelots et des pêcheurs hellènes, qui erra longtemps sur la mer stérile. Mais nous avons vu qu'instruit en nécromancie par la magicienne Circé, il avait évoqué sa mère sans même le vouloir, et nous croirons plutôt qu'il trompa Tirésias. Il était menteur et la déesse qui l'aimait lui dit un jour: "Je t'aime parce que tu mens bien." Son ignorance en effet semble inconcevable après les leçons de Circé qui lui avait révélé l'art des évocations. Et nous venons de voir qu'il avait très bien retenu les préceptes de la magicienne. Ou simplement y a-t-il encore à cet endroit une reprise à la tapisserie. Tout est obscur dans cette merveilleuse poésie d'enfants peureux. Mais l'obscurité même y est un charme et un sujet d'émerveillement. Et quand la mère vénérable d'Ulysse, la vieille Anticlée, boit le sang noir et parle à son fils, nous sommes saisis d'une émotion large et profonde, et pénétrés d'un tel sentiment de beauté qu'il nous faut reconnaître que le génie hellénique eut, dès l'enfance, l'instinct de l'harmonie et connut cette sorte de vérité qui passe la vérité scientifique et dont, seuls au monde, les poètes et les artistes sont les révélateurs. "Mon enfant, comment es-tu venu vivant dans la nuit sans lumière? car il est difficile aux vivants de voir ces choses. " ... Celle qui est habile à l'arc ne m'a pas tuée de ses flèches, ni une de ces maladies ne m'est survenue, qui enlève la vie aux membres par une triste langueur. Mais le regret, le souci de toi et le souvenir de ta tendresse m'ont ôté la douce vie." "Elle dit. Son fils voulut la presser dans ses bras. Trois fois il s'élança, le coeur ardent à la saisir; trois fois, elle s'évanouit dans ses mains, semblable à une ombre et à un songe. "Alors, le coeur déchiré par une douleur aiguë, il lui dit: "Ma mère, pourquoi ne m'attends-tu pas, quand je veux t'embrasser, afin que chez Hadès, dans les chers bras l'un de l'autre, nous puissions nous rassasier de nos tristes pleurs?" "Et la vénérable mère répondit: "Hélas! mon enfant, tel est l'état des hommes quand ils sont morts: les nerfs sont privés de chair et d'os, la force du feu les consume aussitôt que 'esprit abandonne les os blancs, et l'âme, comme un songe, flotte, envolée ..." Paroles infiniment douces et toutes trempées du lait de la tendresse humaine! Elles ont été trouvées par un très vieux chanteur qui vivait au bord de la mer "violette", dans un temps où les hommes n'avaient pas encore appris à monter à cheval ni à faire bouillir les viandes. Ce chanteur n'avait jamais vu de figures peintes ni sculptées; les seuls autels des dieux qu'il connût étaient des stèles grossières dans un bois sacré. Il était sans cesse occupé du soin de pourvoir à sa subsistance. Parmi des hommes qui ne pensaient qu'à manger et à faire la guerre pour voler des femmes et des trépieds d'airain, il menait une vie plus misérable que celle d'un ménétrier de quelque village d'Auvergne. Pourtant, il trouva en son âme rude et neuve des accents qui retentiront à tout jamais dans les coeurs généreux: "Mon enfant, celle qui est habile à l'arc ne m'a pas tuée de ses flèches, ni une de ces maladies ne m'est survenue, qui enlève la vie aux membres par une triste langueur. Mais le regret, le souci de toi et le souvenir de ta tendresse m'on ôté la douce vie." Ainsi le vieux joueur de phorminx exprima la douleur harmonieuse et se montra déjà Hellène par le sentiment de la beauté, qui est la seule chose humaine qui ne trompe pas, car elle seule est de l'homme et toute de l'homme. Je ferme le vieux recueil des aèdes ioniens et j'ouvre le fenêtre de la chambre rustique. Je revois dans la nuit la baie des Trépassés. Tout à l'heure, j'étais avec l'antique Ulysse, et j'avais à peine changé de monde. Il n'y a pas loin, pour le sentiment, de la Nékyia de l'homéride aux gwerz des bardes de Breiz-Izel. Toutes les vieilles croyances se ressemblent par leur simplicité. Ces légendes immémoriales des trépassés sont restées peu chrétiennes dans la chrétienne Bretagne. La croyance à la vie future y est aussi obscure et flottante que dans l'épopée homérique. Pour l'Armoricain comme pour l'Hellène primitif, les morts traînent languissamment un reste d'existence. Les deux races croient également que, si les corps ne sont pas rendus à la terre maternelle, les ombres de ces corps errent en se lamentant et supplient qu'on leur donne la sépulture. L'ombre d'Elpénor demande un tombeau à Ulysse; les naufragés de l'Iroise viennent frapper avec leurs ossements les portes des pêcheurs. Dans le monde celtique comme dans le monde hellénique, les morts ont une terre à eux, séparée de la nôtre par l'Océan, une île brumeuse qu'ils habitent en foule. Là, l'île des Cimmériens; ici, plus rapprochée du rivage, l'île sainte des Sept-Sommeils. Les tombes revêtent la même forme dans la Grêce héroïque et chez les Celtes (1). Que dis-je? j'ai vu à Carnac le tombeau d'Elpénor. Seulement la rame y manquait, et les archéologues, en le fouillant, ont enlevé les armes et les os qui dormaient: c'est le tertre Saint-Michel, qui s'élève sur le rivage, "au bord de la blanche mer". Mais l'hôtesse vient m'annoncer que le souper est servi. L'omelette dorée brille sur la table, et l'odeur du mouton parfumé de thym emplit la chambre. Je laisse là mon Homère et mes rêveries. N'allez pas croire au moins que les Celtes étaient des Pélasges et qu'on parlait grec à Quimper comme à Mycènes. (1) Dans son livre si méthodique et si profond sur "la religion des gaulois", M. Alexandre Bertrand a solidement établi, ce semble, que les peuples à dolmens n'étaient point des celtes. Mais il ne saurait être question ici d'ethnographie. On s'y contente d'une vue très générale du culte des morts sur la terre de Bretagne, où plusieurs races humaines se sont superposées. Et c'est encore M. Alexandre Bertrand qui fait à ce sujet une remarque judicieuse: "Les religions recueillent, dans le cours de leur développement, des éléments nouveaux qui les rajeunissent et les transforment, mais sans qu'elles se débarrassent jamais complètement de leur passé ... "Ces observations trouvent particulièrement leur application dans les pays dont la population, comme en Gaule, se compose de plusieurs couches successives et diverses de conquérants et d'immigrants, de complexion religieuse différente, ayant eu chacun leurs divinités particulières qu'ils ont dû tenter d'introduire dans le culte national, ou à ce défaut, qu'ils ont dû conserver à titre de culte familial ou de tribu." (Loc.cit., p. 215). De Carnac (Morbihan), le 4 août. Du haut du tertre funéraire, consacré à saint Michel, on découvre deux plaines mornes, dont l'une est la terre et l'autre la mer. Au couchant, l'Océan s'étend jusqu'à l'arc azuré de l'horizon. A gauche, fuient les noirs rivages de Locmariaker, où dort, depuis des siècles innombrables, un chef barbare sous une chambre informe fait de quartiers de roche, et plus loin s'efface dans la brume la pointe de Saint-Gildas, où Abélard fut menacé de mort par des moines ignorants, qui haïssaient la musique et la philosophie. A droite, la lugubre presqu'île de Quiberon s'avance dans la mer que, vers le large, Belle-Ile barre comme un grand brise-lames. Mais, en tournant sur vous-même de manière à mettre Quiberon à votre gauche, vous voyez la lande s'étendre jusqu'aux bois de pins qui tracent au bord du ciel leurs lignes d'un bleu sombre; sur cette plaine, que la bruyère colore d'un rose triste, passe la grande ombre des nuages. C'est Carnac, le Lieu-des-Pierres. Une armée de menhirs s'y tient en ordre régulier. Devant vous se dressent les alignements du Menec; vous apercevez plus à droite ceux de Kermario. Un pli de terrain vous cache de ce côté les pierres de Kerlescan. Deux mille de ces géants informes sont encore ou debout ou couchés à leur rang. On croit qu'il y en avait autrefois plus de dix mille. Quels bras les ont plantés dans la lande? On ne sait. On ignore leur âge et leur destination. Ils semblent, dans leur majesté grossière, garder le muet souvenir de races depuis longtemps éteintes, et ils ont je ne sais quoi de funèbre, qui fait songer à des hommes très rudes, à des chefs de tribus sauvages qui dorment sous leur poids énorme. Pourtant, en fouillant la terre sous ces menhirs, on n'y a rien trouvé qui révélât des sépultures. M. de Mortillet croit que ces alignements sont les archives d'un peuple qui vivait sur cette terre avant la venue des tribus celtiques et qui plantait une pierre en commémoration de chaque fait dont il voulait garder le souvenir; en sorte que la lande de Carnac serait un livre où ces hommes écrivaient en quartiers de rocs les guerres, les alliances, les grandes chasses, les navigations sur des troncs d'arbres creusés, et les généalogies des chefs. Les habitants de Carnac attribuent à ces pierres une origine très différente et beaucoup plus merveilleuse. Ils content qu'un jour saint Cornély fut poursuivi dans la lande par une armée de païens. Les païens, comme on sait, étaient des géants. Le serviteur de Dieu courut jusqu'au rivage, dans l'espoir de s'embarquer pour fuir un si grand péril. Mais, ne trouvant point de bateau, il se tourna vers les mécréants, et, étendant les mains vers eux, il les changea en pierres. Aujourd'hui encore, on appelle ces pierres "les soldats de saint Cornély". Depuis qu'il n'est plus de géants idolâtres, saint Cornély s'adonne spécialement à la protection des bêtes à cornes. Ce saint Cornély est très original, et je regrette bien de n'avoir pas consulté, à son sujet, ce bon chanoine Trévoux qui étudiait avec tant de candeur les saints de Bretagne: il m'en aurait conté des merveilles. Que ce saint Cornély ne soit autre que le pape saint Corneille, qui reçut l'anneau du pêcheur en l'an 251 et fut assailli dans la chaise de saint Pierre par de nombreuses tribulations, les hagiographes le disent, et je suis sûr que M. Trévoux le croyait. M. Trévoux croyait tout, et cette heureuse disposition se lisait sur son visage. C'était un homme de bonne volonté; c'est pourquoi il eut la paix sur la terre. J'espère qu'il l'a présentement dans le ciel. Il est doux de croire que saint Cornély est précisément le pape Corneille; mais il faut reconnaître qu'en Bretagne il est devenu très Breton. Il a pris l'esprit et les moeurs des paysans de Carnac, qui l'ont choisi pour leur patron et leur intercesseur auprès de Dieu. Il a oublié le farouche Novatien qui troubla si cruellement son pontificat. Je l'ai vu tantôt sur une des portes de son église paroissiale. Il y est sculpté et peint, dans ses habits pontificaux, entre deux boeufs qui tournent vers lui leur mufle obéissant. C'est un saint tout à fait approprié à un pays de pâturages. Sa fête tombe le 13 septembre, et, ce que n'eut point dit M. Trévoux, cette date coïncidant avec l'équinoxe d'automne, la fête du saint a dû se substituer à quelque féerie agricole des païens. Il n'est pas douteux que le nom même de saint Cornély n'ait prédestiné e saint de Carnac à remplacer l'antique divinité tutélaire des bêtes à cornes. Je regrette de ne pouvoir rester à Carnac jusqu'à ce jour-là. Car c'est un beau pardon. Des pèlerins y viennent de toute la Bretagne pour baiser dévotement les os du saint renfermés dans un chef d'or tout brillant de pierreries. Puis, le chapeau sous le bras et le chapelet à la main, ils se rendent en procession à la fontaine qui élève près de l'église, sur quatre arches, son pyramidion surmonté d'une boule et d'une croix. Là, s'étant agenouillés, ils goûtent l'eau que des mendiants leur présentent dans une cruche, en mouillant leur visage et leurs mains, qu'ils élèvent ensuite au-dessus de leur tête, et, ayant accompli ces rites antiques, ils retournent à l'église pour déposer leur offrande devant le protecteur des bestiaux. On répand aussi l'eau de cette fontaine sur la tête des boeufs qui ont été guéris par l'intercession de saint Cornély. Ce saint est à ce point favorable aux troupeaux, qu'on lui amène parfois, la nuit, des boeufs en procession. Comme le dieu rustique dont il a pris la place, il reçoit des victimes; on lui offre des vaches, mais on ne les immole pas. Elles sont vendues au profit de l'église. La fabrique vend aussi les attaches qui ont servi à conduire les victimes à l'autel; et c'est une croyance que les bestiaux mis à l'attache avec ces cordes ne périssent point de maladie. Aussi bien fallait-il à ces bouviers avares et pauvres un vétérinaire céleste. Le tumulus sur lequel vous êtes monté offre un autre témoignage de la piété bretonne. Les apôtres d'Armorique ont sanctifié ce tertre en élevant sur le faîte une chapelle à saint Michel-Archange, qui lance et retint la foudre et se plaît sur les hauts lieux. Les femmes de marins viennent dans cette chapelle prier l'archange de préserver leur mari du péril de la mer. Chaque année, dans la nuit du 23 juin, les gars du pays y allument, en poussant des cris de joie, le feu de la Saint-Jean, auquel d'autres feux répondent de toutes les hauteurs voisines. Et il est croyable que cette coutume remonte à une fabuleuse antiquité. Ces petites buttes, visibles à vos pieds maintenant que le soleil, déjà bas, en prolonge les ombres, ce sont les Bossenno, bosses semées entre les pierres de l'Océan. On raconte qu'elles recouvrent un monastère de moines rouges. Il s'y commit, dit-on, de telles abominations que le ciel et la terre ne purent les souffrir. Le moustier périt en une nuit, dévoré par les flammes. Encore aujourd'hui, le lieu où sont ensevelis les moines rouges est mal famé. Dans l'ombre du soir, des flammes s'allument sur les buttes, et l'on entend des voix qui parlent une langue inconnue aux chrétiens. On a fouillé les Bossenno. Un archéologue anglais, M. Milne, y a porté la pioche, et il a découvert, en effet, des murs portant encore des traces d'incendie. Mais ce ne sont pas les murs d'un monastère. Les Bossenno recouvrent une villa gallo-romaine qui était établie là, au bout du monde connu, avec ses murs de pierre et de brique, ses chambres peintes de vives couleurs, sa métairie, ses bains et son temple, telle enfin que Columelle décrit une villa romaine. L'art de Pompéi se retrouve sur ces enduits de stuc, où sont tracées des grecques et des guirlandes, et sur ces caissons incrustés de coquillages. Aux premiers siècles de l'ère chrétienne, les Latins, comme aujourd'hui les Anglais, transportaient leur civilisation sur tous les points du monde connu. Ils portaient avec eux leurs lares et leurs pénates. On a trouvé dans le sacellum de la villa les figurines de terre cuite qui y avaient été mises par des mains pieuses. Ce sont des Vénus Anadyomènes et des Déesses Mères. Celles-ci, vêtues d'une longue tunique, assis dans un grand fauteuil d'osier et tenant un petit enfant entre leurs bras, ressemblent beaucoup aux Saintes-Vierges de l'art chrétien. Celles de Carnac ont été portées, loin du village, dans une cabane qui sert de musée. D'autres, de même style, ont eu ailleurs une tout autre fortune. Elles ont été prises pour des images de Marie, et, tenues pour miraculeuses, ont attiré des pèlerins dans le sanctuaire où on les avait déposées au sortir de terre. Voilà tout ce que, du haut du tertre Saint-Michel, nous pouvons découvrir de choses dans l'espace et le temps. Ce tertre a été fait de main d'homme, il est formé de pierres amoncelées et de vase marine. M. René Galles, en le creusant, a découvert le dolmen sous lequel un chef avait sa sépulture. On a vu ses os à demi dévorés par la flamme du bûcher, ses armes de jaspe et de bibriolite et ses colliers de jaspe rouge. On croit, d'après certains indices, qu'il a, sous cette montagne, un compagnon de mort dont la poussière demeure encore inviolée. Ainsi Achille voulut que ses cendres fussent mêlées à celles de Patrocle sous le même tertre funéraire. L'ombre de Patrocle était venue elle-même l'en prier, la nuit, pendant son sommeil. Elle lui avait dit: "Je te demanderai, ne l'oublie pas, que mes os ne soient pas séparés des tiens, Achille. Nous avons été nourris ensemble dans ta maison ... Que nos os soient renfermés dans la même urne d'or." C'est pourquoi Achille ordonna de ne faire d'abord pour son ami qu'un tertre bas. "Quand je serai mort, ajouta-t-il, élevez à lui et à moi une haute et large tombe, vous qui me survivrez." La tombe, dont nous foulons les herbes salées par l'embrun, est large et haute comme celle d'Achille et de Patrocle. Les guerriers qui y reposent étendus, avec leurs armes, furent sans doute des chefs illustres parmi les peuples. Mais un Homère n'a pas dit leur nom. A la place où nous sommes, sans doute, une vierge barbare, plus blanche que Polyxène, fut égorgée comme la fille de Priam. Et son âme indignée s'enfuit sous le ciel bas, entre la lande et l'Océan. Sainte-Anne-d'Auray, 28 juillet. C'était le jour du Pardon. On sait qu'on appelle pardon, en Bretagne, la fête paroissiale d'une église ou d'une chapelle. Les pèlerins qui s'y rendent y gagnent des indulgences, moyennant certaines pratiques pieuses et quelques dons au saint ou à la sainte. Dans leur seigneurie, les saints de Bretagne ont gardé la simplicité rustique. Ils acceptent des dons en nature. Encore faut-il leur payer la redevance selon l'usage et la coutume. Notre-Dame de Relec ne veut que des poules blanches. Sainte Anne, sa mère, n'a point cette délicatesse: elle reçoit tous les présents, et sa couronne est faite des joyaux des dames de Lorient et de Quimper. Il y a une petite lieue de la gare à Sainte-Anne. Le chemin qui, à travers la lande, conduit au village, était, quand nous le prîmes, couvert de pèlerins. Les coiffes blanches des paysannes brillaient au soleil, comme des ailes d'oiseaux de mer. Les hommes en veste brune, et coiffés du large chapeau d'où pend un ruban noir, allaient en silence, appuyés sur leur bâton de cornouiller. Et tout le long du chemin s'étendait une double haie de mendiants. Les uns, vieillards aveugles, blancs et chevelus, la main posée sur la tête d'un enfant, semblaient, dans leur majesté lamentable, les derniers bardes. Plus avant, une femme élevait en gémissant, sur le ciel bleu qui couvrait la lande, un bras si mutilé, si dépouillé de chair, si déchiqueté et si étrangement terminé par une main où ne restait plus que deux doigts, qu'on eût dit un bois de cerf trempé dans le sang des chiens décousus. Ailleurs se dressait une grande forme humaine terminée par une masse de chair sanguinolente et tuméfiée qu'on ne reconnaissait pour un visage que parce qu'elle en occupait la place. Puis c'étaient côte à côte, et appuyés les uns sur les autres, des innocents qui se ressemblaient par le vide du regard, par l'immobilité du sourire, par un perpétuel tremblement de tout le corps, et aussi par un air de famille; car ils étaient frères et soeurs, et peut-être, appuyés les uns aux autres, le sentaient-ils confusément. L'un d'eux, grand jeune homme à la barbe bouclée, vêtu d'une robe de femme, ouvrait tout grands des yeux bleus qui faisaient peur; on sentait que toutes les images de l'univers n'y entraient que pour s'y perdre. Et là, debout dans sa robe grise, de forme antique, plus étrange que ridicule, il avait l'air d'une statue taillée par un vieil imagier et qu'une puissance ténébreuse animait, comme cela est conté dans les vieux contes. Ces mendiants sont une des beautés de la Bretagne, une des harmonies de la lande et du rocher. Le chemin, sillonné de pèlerins et bordé de pauvres, aboutit à la grande place sur laquelle s'élève l'église de Sainte-Anne. Une foule rustique l'emplit. Toutes les paroisses du Morbihan sont là, et celles des îles patriarcales d'Houat et d'Hoedic. Des pèlerins sont venus en grand nombre du pays de Tréguier, du Léonnois et de la Cornouaille. Les hommes ont attaché au chapeau des brins d'ajonc et de bruyère. Mais c'en est fait du vieux costume celtique, et le paysan ne porte plus les braies séculaires, le bragonbras bouffant. Ils ont tous, même ceux du Finistère, un pantalon noir comme le sénateur Soubigou. Les femmes, heureusement, ont gardé la coiffure nationale. Leurs coiffes blanches, tantôt relevées en coquille sur le haut de la tête, tantôt pendantes sur les épaules, mettent dans les assemblées une grâce très douce, profonde et triste. La grande cornette des Vannetaises, le béguin empesé des femmes d'Auray, le serre-tête austère qui cache les cheveux des filles de Quimperlé, le bonnet aux ailes soulevées de celles du Pont-Aven, la coiffe de dentelle de Rosporden, le diadème de drap d'or et de pourpre de Pont-l'Abbé, les barbes, tendues comme des voiles, de Saint-Thegonec, le bavolet de Landerneau, toutes ces coiffures portées depuis tant de siècles chargent ces têtes nouvelles de toute la mélancolie du passé. Sur ces visages flétris en quelques années, et courbés sur cette dure terre qui les recouvrira bientôt, la coiffe des aïeules garde sa forme immuable. Passant des mères aux filles, elle enseigne que les générations succèdent aux générations et qu'en la race seule est la suite et la durée. Ainsi le pli d'un morceau de toile nous donne l'idée d'un temps beaucoup plus long que celui de l'existence humaine. Vêtues de noir, les joues, le cou voilés, les femmes du Morbihan ont l'air de religieuses. Leur plus grande beauté est dans leur douceur. Assises sur leurs talons, dans l'attitude qui leur est habituelle, elles ont une grâce paisible et lourde assez touchante. Coiffées et vêtues comme elles, leurs fillettes sont charmantes, sans doute parce que l'austérité du costume rend plus sensible la fraîcheur riante de l'enfance. Il n'y a rien de joli comme ces petites béguines de sept ou huit ans. Entre elles, volontiers, elles s'amusent à lutter sur l'herbe. C'est l'instinct de la race qui les pousse; car on sait qu'elles sont filles de vaillants lutteurs. L'église de Sainte-Anne est toute neuve et d'une richesse que le temps n'a pas encore éteinte. M. de Perthes, l'architecte, est peut-être un habile homme. Mais le temps a seul le secret des profondes harmonies. La place sur laquelle elle s'élève est bordée de petites boutiques où les femmes vont acheter des médailles, des chapelets, des cierges, des livres de cantiques en breton et en français, et des images d'Épinal. Je n'ai pas vu passer la procession. Je ne sais si elle a gardé le caractère de foi naïve qu'elle avait jadis. J'ai aperçu les bannières; elles m'ont paru trop neuves et trop belles. Autrefois, on voyait dans cette procession des marins portant les débris du navire sur lequel ils avaient été sauvés du naufrage, des convalescents traînant le linceul préparé pour eux et maintenant inutile, des hommes échappés à l'incendie et tenant à la main la corde ou l'échelle de leur salut. On y remarquait surtout les matelots d'Arzon. C'étaient les descendants des quarante-deux marins qui, dans la guerre de Hollande, en 1673, se vouèrent à sainte Anne et furent préservés des canons de Ruyter. Précédés de la croix d'argent de leur paroisse, ils marchaient, soutenant de leurs épaules le modèle d'un vaisseau de soixante-quatorze, pavoisé de tous ses pavillons, et ils chantaient une complainte dont voici quelques couplets: Nous avons été de bande Quarante et deux Arzonnois A la guerre de Hollande, Pour le plus grand de nos rois. . . . . . . . . . . . . . . . . Ce fut de juin le septième Mil six cent septante et trois, Que le combat fut extrême De nous et de Hollandois. Les boulets comme la grêle Passaient parmi nos vaisseaux, Brisant mâts, cordages, voile, Et mettant tout en lambeaux. La merveille est toute sûre Que pas un homme d'Arzon Ne reçut la moindre injure Du mousquet ni du canon. Un d'Arzon changeant de place, Un boulet vint à passer, Brisant de celui la face Qui venait de s'y placer. L'Arzonnois, la sauvant belle, Eut l'épaule et les deux yeux Tout couverts de la cervelle De ce pauvre malheureux. De Jésus la sainte aïeule, Par un bienfait singulier, Nous connaissons que vous seule Nous gardiez en ce danger. Ce n'est pas là proprement une poésie populaire; ces vers sont l'oeuvre de quelque bon recteur qui savait le français dans les règles. Ils se chantent sur un vieil air triste à pleurer. Il y a en face de l'église un double escalier d'un assez beau style. C'est une imitation de la Scala santa de Rome dont les degrés sont toute l'année recouverts d'un tablier de bois. L'escalier d'Auray, comme l'autre, ne se monte qu'à genoux. On gagne neuf années d'indulgences pour chacune des marches ainsi gravies. Je vis une centaine de femmes occupées à cet exercice salutaire. Mais je dois dire que, pour la plupart, elles trichaient. Je les voyais fort bien poser le pied sur les degrés. La chair est faible. D'ailleurs, l'idée de tromper saint Pierre doit venir très naturellement à l'esprit d'une femme. Cet escalier est de style Louis XIII, ainsi que le cloître adossé à l'église. Le culte de sainte Anne d'Auray ne remonte pas plus haut que le XVIIe siècle. L'origine en est due aux visions d'un pauvre fermier de Keranna, nommé Yves Nicolazic. Ce brave homme avait des hallucinations de l'oeil et de l'ouïe. Parfois, il voyait un cierge allumé et, quand il revenait la nuit à la maison, le flambeau marchait à son côté, sans que le vent agitât la flamme. Par un soir d'été, comme il menait ses boeufs boire à a fontaine, il vit un belle dame, vêtue d'une robe d'une éclatante blancheur. Cette dame revint plusieurs fois le visiter dans sa maison et dans sa grange. Un jour, elle lui dit: "Yves Nicolazic, ne craignez point: je suis Anne, mère de Marie. Dites à votre recteur que, dans la pièce appelée le Bocenno, il y a eu autrefois, même avant qu'il y eût aucun village, une chapelle dédiée en mon nom. C'était la première de tout le pays, et il y a neuf cent vingt-quatre ans et six mois qu'elle a été ruinée. Je désire qu'elle soit rebâtie au plus tôt et que vous en preniez soin. Dieu veut que j'y sois honorée." Les visions du fermier Nicolazic n'ont rien de singulier. Avant lui Jeanne d'Arc, après lui le maréchal-ferrant de Salon, qui fut conduit à Louis XIV, et plus récemment le laboureur Martin de Gallardon eurent des hallucinations semblables et reçurent d'un personnage céleste une mission particulière. Comme Jeanne, comme le maréchal-ferrant, comme Martin, le fermier de Keranna résista d'abord à la voix du ciel, alléguant sa faiblesse, son ignorance, la grandeur de la tâche. Mais la dame de la fontaine insista; sa parole devint plus impérieuse. Les prodiges se multiplièrent. Il y eut des lueurs soudaines, des pluies d'étoiles. Quand on étudie d'un peu plus près les hallucinés qui crurent avoir une mission, on est frappé de la similitude, je dirais même de l'identité de leur état psychique et des actes qui en résultèrent. Nicolazic, obsédé par une idée fixe, alla trouver le recteur de Pluneret, qui le reçut fort mal et le renvoya rudement à son seigle et à ses bêtes. Le visionnaire ne se laissa pas décourager et il finit par triompher de tous les obstacles. Ce Nicolazic était un homme simple, ne sachant ni lire ni écrire et ne parlant que le breton. Il est aussi impossible de douter de sa sincérité que de celle de Jeanne d'Arc, du maréchal de Salon et de Martin de Gallardon. Mais il est probable qu'il fut aidé dans son entreprise par des gens habiles et avisés. Je n'ai pas eu le loisir d'étudier son histoire d'après les textes originaux, et je ne la connais que par des hagiographes modernes, dont la manière édifiante et béate exclut toute critique. Mais il me semble bien voir que le pauvre homme était conduit à son insu par M. de Kerlogen. Ce seigneur avait déjà donné le terrain sur lequel devait s'élever la chapelle. On devin l'intérêt qui poussait alors les catholiques bretons à susciter des voyants et à faire éclater des prodiges. Les progrès de la réforme les avaient effrayés et leurs craintes étaient vives encore. On était en 1625. En ce moment même, Soubise, qui avait reçu de l'armée calviniste de la Rochelle le commandement du Poitou, de la Bretagne et de l'Anjou, reprenait les armes et capturait une escadre royale à l'embouchure du Blavet. Il fallait ranimer la vieille foi, frapper un grand coup. Les visions du bon Nicolazic avaient éclaté à propos. On en profita. Nous disions tout à l'heure que les voyants qui reçoivent mission d'un ange ou d'un saint procèdent tous exactement de même. Tous donnent un signe. Jeanne, quand on l'arma, envoya chercher à Notre-Dame de Fierbois une épée marquée de cinq croix qui s'y trouvait effectivement. Et l'on conta depuis que cette arme était scellée dans le mur de l'église. Yves Nicolazic apporta, lui aussi, un signe de ce genre. Conduit par un cierge que tenait une mai invisible, le bonhomme descendit dans un fossé, gratta la terre et en tira une statue de bois représentant sainte Anne. Le lieu où cette image fut trouvée se nommait Ker-Anna, et il est possible, comme le nom semble l'indiquer, que ce fut l'emplacement d'une chapelle consacrée à la mère de la Vierge. Mais que cette chapelle eût été ruinée depuis neuf cent ving-quatre ans et six mois, comme le disait la dame blanche, c'est ce qu'il n'est pas possible de croire. Au VIIe siècle, ni sainte Anne ni sa fille n'avaient de sanctuaires ni d'images. Et, si cette dame blanche était sainte Anne elle-même, il faut bien admettre que sainte Anne ignorait sa propre iconographie. Cette difficulté n'embarrasse pas les Bretons que je vois au Pardon. Sainte Anne tant glorifiée dans Auray et dont l'image porte cette couronne fermée que l'art religieux n'avait posée jusqu'ici que sur le front de Marie, saine Anne n'a pas de légende. L'Évangile ne la nomme même pas. Saint Épiphane, le premier, je crois, parle de sa longue stérilité qui pesait sur elle comme une opprobre. A la fête des Tabernacles, le prêtre rejeta son offrande. Elle se cachait dans sa maison de Nazareth quand, déjà sur le retour, elle enfanta Marie. Les pèlerins d'Auray chantent, sur l'air d'Amaryllis, vous êtes blanche, un cantique dans lequel Anne demande en ces termes un enfant au ciel: --Mon Dieu, mon tout que j'aime et que j'adore, Ayez pitié de ma stérilité! Depuis vingt ans elle me déshonore, Couronnez-la par la fécondité. Je vous promets, grand Dieu, plus de coeur que de bouche, De vous offrir le fruit de notre couche. Je n'ose plus hanter aucune amie. Je ne reçois que mépris et qu'affront. Otez, Seigneur, la tache d'infamie. Que fait monter la honte sur mon front, Jetez un seul regard sur votre humble servante Qui, soumise à vos lois, et pleure et se lamente. Qu'importe, après tout, si cette assemblée d'Auray, qui réunit tant d'hommes dans une foi commune, a pour origine les hallucinations d'un malade ignorant! Le Breton n'a pas l'esprit d'examen; il est incapable de critique, et vraiment on ne peut lui en faire un reproche. L'esprit critique se développe dans des conditions trop particulières et trop rares pour exercer une action efficace sur les croyances de l'humanité. Ces croyances échappent absolument au contrôle de l'intelligence. Elles peuvent se montrer ineptes et absurdes sans compromettre l'autorité qu'elles exercent sur les âmes. C'est un lieu commun que de penser qu'elles sont consolantes. A la réflexion, on s'apercevrait peut-être que, le plus souvent, les hommes en reçoivent moins de plaisir que de peur. La foi des Bretons me semble particulièrement morne. Tout au moins, ils ne paraissent pas en tirer plus de joie que de leur petite pipe courte et de leur litre d'eau-de-vie. Ces hommes entêtés, sauvages et silencieux ressemblent aux Peaux-Rouges; et l'on ne peut se défendre, en les regardant, de prévoir le jour où, murmurant un cantique, buvant et fumant, ils se laisseront mourir en regardant la lande ou la mer. FIN End of the Project Gutenberg EBook of Pierre Noziere, by Anatole France *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PIERRE NOZIERE *** ***** This file should be named 10160-8.txt or 10160-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/0/1/6/10160/ Produced by Walter Debeuf: http://users.belgacom.net/gc782486 Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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