Les opinions de M. Jérôme Coignard

By Anatole France

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Title: Les opinions de M. Jérôme Coignard
       Recueillies par Jacques Tournebroche

Author: Anatole France

Release Date: September 10, 2006 [EBook #19233]

Language: French


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ANATOLE FRANCE

LES OPINIONS DE M. JÉRÔME COIGNARD RECUEILLIES PAR JACQUES TOURNEBROCHE






L'ABBÉ JÉRÔME COIGNARD

_A Octave Mirbeau_.


Je n'ai pas besoin de retracer ici la vie de M. l'abbé Jérôme Coignard,
professeur d'éloquence au collège de Beauvais, bibliothécaire de M. de
Séez, _Sagiensis episcopi bibliothecarius solertissimus_, comme le porte
son épitaphe, plus tard secrétaire au charnier Saint-Innocent, puis
enfin conservateur de cette Astaracienne, la reine des bibliothèques,
dont la perte est à jamais déplorable. Il périt assassiné, sur la route
de Lyon, par un juif cabbaliste du nom de Mosaïde (_Judæa manu
nefandissima_), laissant plusieurs ouvrages interrompus et le souvenir
de beaux entretiens familiers. Toutes les circonstances de son existence
singulière et de sa fin tragique ont été rapportées par son disciple,
Jacques Ménétrier, surnommé _Tournebroche_ parce qu'il était fils d'un
rôtisseur de la rue Saint-Jacques. Ce Tournebroche professait pour celui
qu'il avait l'habitude de nommer son bon maître une admiration vive et
tendre. «C'est, disait-il, le plus gentil esprit qui ait jamais fleuri
sur la terre.» Il rédigea avec modestie et fidélité les mémoires de M.
l'abbé Coignard, qui revit dans cet ouvrage comme Socrate dans les
_Mémorables_ de Xénophon.

Attentif, exact et bienveillant, il fit un portrait plein de vie et tout
empreint d'une amoureuse fidélité. C'est un ouvrage qui fait songer à
ces portraits d'Érasme, peints par Holbein, qu'on voit au Louvre, au
musée de Bâle et à Hampton-Court, et dont on ne se lasse point de goûter
la finesse. Bref, il nous laissa un chef-d'oeuvre.

On sera surpris, sans doute, qu'il n'ait pas pris soin de le faire
imprimer. Pourtant il pouvait l'éditer lui-même, étant devenu libraire,
rue Saint-Jacques, à l'_Image Sainte-Catherine_, où il succéda à M.
Blaizot. Peut-être, vivant dans les livres, craignit-il d'ajouter
seulement quelques feuillets à cet amas horrible de papier noirci qui
moisit obscurément chez les bouquinistes. Nous partageons ses dégoûts en
passant sur les quais devant la boîte à deux sous où le soleil et la
pluie dévorent lentement des pages écrites pour l'immortalité. Comme ces
têtes de mort assez touchantes, que Bossuet envoyait à l'abbé de la
Trappe pour le divertissement d'un solitaire, ce sont là des sujets de
réflexions propres à faire concevoir à un homme de lettres la vanité
d'écrire. J'ose dire que, pour ma part, entre le Pont-Royal et le
Pont-Neuf, j'ai éprouvé cette vanité tout entière. Je serais tenté de
croire que l'élève de M. l'abbé Coignard ne fit point imprimer son
ouvrage parce que, formé par un si bon maître, il jugeait sainement de
la gloire littéraire, et l'estimait à sa valeur, c'est-à-dire autant
comme rien. Il la savait incertaine, capricieuse, sujette à toutes les
vicissitudes et dépendant de circonstances en elles-mêmes petites et
misérables. Voyant ses contemporains ignorants, injurieux et médiocres,
il n'y trouvait point de raison d'espérer que leur postérité devînt tout
à coup savante, équitable et sûre. Il augurait seulement que l'avenir,
étranger à nos querelles, nous accorderait son indifférence à défaut de
justice. Nous sommes presque assurés que, grands et petits, elle nous
réunira dans l'oubli et répandra sur nous tous l'égalité paisible du
silence. Mais, si cette espérance nous trompait par grand hasard, si la
race future gardait quelque mémoire de notre nom ou de nos écrits, nous
pouvons prévoir qu'elle ne goûterait notre pensée que par ce travail
ingénieux de faux sens et de contresens qui seul perpétue les ouvrages
du génie à travers les âges. La longue durée des chefs-d'oeuvre est
assurée au prix d'aventures intellectuelles tout à fait pitoyables, dans
lesquelles le coq-à-l'âne des cuistres prête la main aux calembours
ingénus des âmes artistes. Je ne crains pas de dire qu'à l'heure qu'il
est, nous n'entendons pas un seul vers de l'_Iliade_ ou de la _Divine
Comédie_ dans le sens qui y était attaché primitivement. Vivre c'est se
transformer, et la vie posthume de nos pensées écrites n'est pas
affranchie de cette loi: elles ne continueront d'exister qu'à la
condition de devenir de plus en plus différentes de ce qu'elles étaient
en sortant de notre âme. Ce qu'on admirera de nous dans l'avenir nous
deviendra tout à fait étranger.

Il est probable que Jacques Tournebroche, dont on connaît la simplicité,
ne se posait pas toutes ces questions au sujet du petit livre sorti de
sa main. Ce serait lui faire injure que de penser qu'il avait de
lui-même une opinion exagérée.

Je crois le connaître. J'ai médité son livre. Tout ce qu'il dit et tout
ce qu'il fait trahit l'exquise modestie de son âme. Si pourtant il
n'était pas sans savoir qu'il avait du talent, il savait aussi que c'est
ce qui se pardonne le moins; on passe aisément aux gens en vue la
bassesse de l'âme et la perfidie du coeur; on souffre volontiers qu'ils
soient lâches ou méchants, et leur fortune même ne leur fait pas trop
d'envieux si l'on voit qu'elle est imméritée. Les médiocres sont tout de
suite soulevés et portés par les médiocrités environnantes qui
s'honorent en eux. La gloire d'un homme ordinaire n'offense personne.
Elle est plutôt une secrète flatterie au vulgaire; mais il y a dans le
talent une insolence qui s'expie par les haines sourdes et les calomnies
profondes. Si Jacques Tournebroche renonça sciemment au pénible honneur
d'irriter par un éloquent écrit la foule des sots et des méchants, on ne
peut qu'admirer son bon sens et le tenir pour le digne élève d'un maître
qui connaissait les hommes. Quoi qu'il en soit, le manuscrit de Jacques
Tournebroche, resté inédit, fut perdu pendant plus d'un siècle. J'ai eu
l'extraordinaire bonheur de le retrouver chez un brocanteur du boulevard
Montparnasse qui étale derrière les carreaux salis de son échoppe des
croix du Lis, des médailles de Sainte-Hélène et des décorations de
Juillet, sans se douter qu'il donne ainsi aux générations une
mélancolique leçon d'apaisement. Ce manuscrit à été publié par mes soins
en 1893, sous ce titre: _La Rôtisserie de la Reine Pédauque_ (1 vol.
in-18 Jésus). J'y renvoie le lecteur, qui y trouvera plus de nouveautés
qu'on n'en cherche d'ordinaire dans un vieux livre. Mais ce n'est pas de
cet ouvrage qu'il s'agit ici.

Jacques Tournebroche ne se contenta pas de faire connaître les actions
et les maximes de son maître dans un récit suivi. Il prit soin encore de
recueillir plusieurs discours et entretiens de M. l'abbé Coignard qui
n'avaient point trouvé place dans les mémoires (c'est le vrai nom qu'il
convient de donner à _la Rôtisserie de la Reine Pédauque_), et il en
forma un petit cahier qui m'est tombé entre les mains avec ses autres
papiers.

C'est ce cahier que je fais imprimer aujourd'hui sous ce titre: _les
Opinions de M. Jérôme Coignard_. Le bon et gracieux accueil fait par le
public au précédent ouvrage de Jacques Tournebroche m'encourage à donner
tout de suite ces dialogues dans lesquels l'ancien bibliothécaire de M.
de Séez se retrouve avec son indulgente sagesse et cette sorte de
scepticisme généreux où tendent ses considérations sur l'homme, si
mêlées de mépris et de bienveillance. Je ne saurais prendre la
responsabilité des idées exprimées par ce philosophe sur divers sujets
de politique et de morale; mes devoirs d'éditeur m'engagent seulement à
présenter la pensée de mon auteur sous le jour le plus favorable. Sa
libre intelligence foulait aux pieds les croyances vulgaires et ne se
rangeait point sans examen à la commune opinion, hors en ce qui touche
la foi catholique, dans laquelle il fut inébranlable. Pour tout le
reste, il ne craignait point de tenir tête à son siècle. Or, cela seul
le rend digne d'estime. Nous devons de la reconnaissance aux esprits qui
ont combattu les préjugés. Mais il est plus aisé de les louer que de les
imiter. Les préjugés se défont et se reforment sans cesse, avec
l'éternelle mobilité des nuées. Il est dans leur nature d'être augustes
avant de paraître odieux, et les hommes sont rares qui n'ont point la
superstition de leur temps et qui regardent en face ce que le vulgaire
n'ose voir. M. l'abbé Coignard fut un homme libre dans une condition
humble, et c'est assez, je crois, pour qu'on le mette bien au-dessus
d'un Bossuet, et de tous ces grands personnages qui brillent à leur rang
dans la pompe traditionnelle des coutumes et des croyances.

Mais s'il faut estimer que M. l'abbé Coignard vécut libre, affranchi des
communes erreurs et que les spectres de nos passions et de nos craintes
n'eurent point d'empire sur lui, on doit reconnaître encore que cet
esprit excellent eut des vues originales sur la nature et sur la
société, et que, pour étonner et ravir les hommes par une vaste et belle
construction mentale, il lui manqua seulement l'adresse ou la volonté de
jeter à profusion les sophismes comme un ciment dans l'intervalle des
vérités. C'est de cette manière seulement qu'on édifie les grands
systèmes de philosophie qui ne tiennent que par le mortier de la
sophistique. L'esprit de système lui fit défaut, ou (si l'on veut) l'art
des ordonnances symétriques. Sans quoi il paraîtrait ce qu'il était en
effet, c'est-à-dire le plus sage des moralistes, une sorte de mélange
merveilleux d'Épicure et de saint François d'Assise.

Ce sont là, à mon sens, les deux meilleurs amis que l'humanité
souffrante ait encore rencontrés dans sa marche désorientée. Épicure
affranchit les âmes des vaines terreurs et les instruisit à
proportionner l'idée de bonheur à leur misérable nature et à leurs
faibles forces. Le bon saint François, plus tendre et plus sensuel, les
conduisit à la félicité par le rêve intérieur, et voulut qu'à son
exemple les âmes se répandissent en joie dans les abîmes d'une solitude
enchantée. Ils furent bons tous deux, l'un de détruire les illusions
décevantes, l'autre de créer les illusions dont on ne s'éveille pas.

Mais il ne faut rien exagérer. M. l'abbé Coignard n'égala certes ni par
l'action ni même par la pensée le plus audacieux des sages et le plus
ardent des saints. Les vérités qu'il découvrait, il ne savait pas s'y
jeter comme dans un gouffre. Il garda en ses explorations les plus
hardies l'attitude d'un promeneur paisible. Il ne s'exceptait pas assez
du mépris universel que lui inspiraient les hommes. Il lui manqua cette
illusion précieuse qui soutenait Bacon et Descartes, de croire en
eux-mêmes après n'avoir cru en personne. Il douta de la vérité qu'il
portait en lui, et il répandit sans solennité les trésors de son
intelligence. Cette confiance lui fit défaut, commune pourtant à tous
les faiseurs de pensées, de se tenir soi-même pour supérieur aux plus
grands génies. C'est une faute qui ne se pardonne pas, car la gloire ne
se donne qu'à ceux qui la sollicitent. Chez M. l'abbé Coignard, c'était
de plus une faiblesse et une inconséquence. Puisqu'il poussait à ses
dernières limites l'audace philosophique, il n'eût pas dû se faire
scrupule de se proclamer le premier des hommes. Mais son coeur restait
simple et son âme candide, et cette insuffisance d'un esprit qui ne sut
pas se tendre au-dessus de l'univers lui fit un tort irréparable.
Dirai-je pourtant que je l'aime mieux ainsi?

Je ne crains pas d'affirmer que, philosophe et chrétien, M. l'abbé
Coignard unit dans un mélange incomparable l'épicurisme qui nous garde
de la douleur et la simplicité sainte qui nous mène à la joie.

Il est remarquable que non seulement il accepta l'idée de Dieu telle
qu'elle lui était fournie par la foi catholique, mais encore qu'il tenta
de la soutenir sur des arguments d'ordre rationnel. Il n'imita jamais
cette habileté pratique des déistes de profession qui font à leur usage
un Dieu moral, philanthrope et pudique, avec lequel ils goûtent la
satisfaction d'une parfaite entente. Les rapports étroits qu'ils
établissent avec lui donnent à leurs écrits beaucoup d'autorité et à
leur personne une grande considération dans le public. Et ce Dieu
gouvernemental, modéré, grave, exempt de tout fanatisme et qui a du
monde, les recommande dans les assemblées, dans les salons et dans les
académies. M. l'abbé Coignard ne se représentait point un Éternel si
profitable. Mais, considérant qu'il est impossible de concevoir
l'univers autrement que sous les catégories de l'intelligence et qu'il
faut tenir le cosmos pour intelligible, même en vue d'en démontrer
l'absurdité, il en rapportait la cause à une intelligence qu'il nommait
Dieu, laissant à ce terme son vague infini, et s'en rapportant pour le
surplus à la théologie qui, comme on sait, traite avec une minutieuse
exactitude de l'inconnaissable.

Cette réserve, qui marque les limites de son intelligence, fut heureuse
si, comme je le crois, elle lui ôta la tentation de mordre à quelque
appétissant système de philosophie et le garda de donner du museau dans
une de ces souricières où les esprits affranchis ont hâte de se faire
prendre. A l'aise dans la grande et vieille ratière, il trouva plus
d'une issue pour découvrir le monde et observer la nature. Je ne partage
pas ses croyances religieuses et j'estime qu'elles le décevaient, comme
elles ont déçu, pour leur bonheur ou leur malheur, tant de siècles
d'hommes. Mais il semble que les vieilles erreurs soient moins fâcheuses
que les nouvelles, et que, puisque nous devons nous tromper, le meilleur
est de s'en tenir aux illusions émoussées.

Il est certain du moins que M. l'abbé Coignard, en admettant les
principes chrétiens et catholiques, ne s'interdit pas d'en tirer des
conclusions très originales. Sur les racines de l'orthodoxie, son âme
luxuriante fleurit singulièrement en épicurisme et en humilité. Je l'ai
déjà dit: il s'efforça toujours de chasser ces fantômes de la nuit, ces
vaines terreurs, ou, comme il les appelait, ces diableries gothiques,
qui font de la vie pieuse d'un simple bourgeois une espèce de sabbat
mesquin et journalier. Des théologiens l'ont, de nos jours, accusé de
porter l'espérance à l'excès, et jusqu'au dérèglement. Je retrouve ce
reproche sous la plume d'un éminent philosophe[1]. Je ne sais si
vraiment M. Coignard se reposait avec une confiance exagérée sur la
bonté divine. Mais il est certain qu'il concevait la grâce dans un sens
large et naturel, et que le monde, à ses yeux, ressemblait moins aux
déserts de la Thébaïde qu'aux jardins d'Épicure. Il s'y promenait avec
cette audacieuse ingénuité qui est le trait essentiel de son caractère
et le principe de sa doctrine.

Jamais esprit ne se montra tout ensemble si hardi et si pacifique et ne
trempa ses dédains de plus de douceur. Sa morale unit la liberté des
philosophes cyniques à la candeur des premiers moines de la sainte
Portioncule. Il méprisa les hommes avec tendresse. Il tenta de leur
enseigner que, n'ayant d'un peu grand que leur capacité pour la douleur,
ils ne peuvent rien mettre en eux d'utile ni de beau que la pitié;
qu'habiles seulement à désirer et à souffrir, ils doivent se faire des
vertus indulgentes et voluptueuses. Il en vint à considérer l'orgueil
comme la source des plus grands maux et comme le seul vice contre
nature.

Il semble bien, en effet, que les hommes se rendent malheureux par le
sentiment exagéré qu'ils ont d'eux et de leurs semblables, et que, s'ils
se faisaient une idée plus humble et plus vraie de la nature humaine,
ils seraient plus doux à autrui et plus doux à eux-mêmes. C'est donc sa
bienveillance qui le poussait à humilier ses semblables dans leurs
sentiments, leur savoir, leur philosophie et leurs institutions. Il
avait à coeur de leur montrer que leur imbécile nature n'a rien imaginé
ni construit qui vaille la peine d'être attaqué ni défendu bien
vivement, et que, s'ils connaissaient la rudesse fragile de leurs plus
grands ouvrages, tels que les lois et les empires, ils s'y battraient
seulement en jouant, et pour le plaisir, comme les enfants qui élèvent
des châteaux de sable au bord de la mer.

Aussi ne faut-il ni s'étonner ni se scandaliser de ce qu'il abaissât
toutes ces idées par lesquelles l'homme érige sa gloire et ses honneurs
aux dépens de son repos. La majesté des lois n'imposait pas à son âme
clairvoyante et il déplorait que des malheureux fussent soumis à tant
d'obligations dont on ne peut, le plus souvent, découvrir l'origine et
le sens. Tous les principes lui semblaient également contestables. Il en
était venu à croire que les citoyens ne condamnent un si grand nombre de
leurs semblables à l'infamie que pour goûter par contraste les joies de
la considération. Cette vue lui faisait préférer la mauvaise compagnie à
la bonne, sur l'exemple de Celui qui vécut parmi les publicains et les
prostituées. Il y garda la pureté du coeur, le don de la sympathie et les
trésors de la miséricorde. Je ne parlerai pas ici de ses actions, qui
sont contées dans _la Rôtisserie de la reine Pédauque_. Je n'ai pas à
savoir si, comme on l'a dit de madame de Mouchy, il valait mieux que sa
vie. Nos actions ne sont pas tout à fait nôtres, elles dépendent moins
de nous que de la fortune. Elles nous sont données de toutes mains; nous
ne les méritons pas toujours. Notre insaisissable pensée est tout ce que
nous possédons en propre. De là cette vanité des jugements du monde.
Toutefois, je constate avec plaisir que tous les gens d'esprit, sans
exception, ont trouvé M. l'abbé Coignard aimable et plaisant. Aussi
faudrait-il être un pharisien pour ne pas voir en lui une belle créature
de Dieu. Cela dit, j'ai hâte d'en revenir à ses doctrines qui, seules,
importent ici.

Ce qu'il avait le moins, c'était le sens de la vénération. La nature le
lui avait refusé, et il ne fit rien pour l'acquérir. Il eût craint, en
exaltant les uns, d'abaisser les autres, et sa charité universelle
s'étendait également sur les humbles et sur les superbes. Elle se
portait vers les victimes avec plus de sollicitude, mais les bourreaux
eux-mêmes lui semblaient trop misérables pour valoir quelque haine. Il
ne leur souhaitait pas de mal, et les plaignait seulement d'être
méchants.

Il ne croyait pas que les représailles, ou légales ou spontanées,
fissent autre chose qu'ajouter le mal au mal. Il ne se complaisait ni
dans l'à-propos piquant des vengeances privées ni dans la majestueuse
cruauté des lois, et, s'il lui arrivait de sourire quand on rossait les
sergents, c'était l'effet d'un pur mouvement de la chair et du sang, et
par naturelle bonhomie.

C'est qu'il s'était formé du mal une idée simple et sensible. Il la
rapportait uniquement aux organes de l'homme et à ses sentiments
naturels, sans la compliquer de tous les préjugés qui prennent dans les
codes une consistance artificielle. J'ai dit qu'il n'avait pas formé de
système, étant peu enclin à résoudre les difficultés par les sophismes.
Il est visible qu'une première difficulté l'arrêta net dans ses
méditations sur les moyens d'établir le bonheur ou seulement la paix sur
la terre. Il était persuadé que l'homme est naturellement un très
méchant animal, et que les sociétés ne sont abominables que parce qu'il
met son génie à les former. Il n'attendait par conséquent aucun bien
d'un retour à la nature. Je doute qu'il eût changé de sentiment s'il
avait assez vécu pour lire l'_Émile_. Quand il mourut, Jean-Jacques
n'avait pas encore remué le monde par l'éloquence de la sensibilité la
plus vraie unie à la logique la plus fausse. Ce n'était alors qu'un
petit vagabond, qui, malheureusement pour lui, trouvait d'autres abbés
que M. Jérôme Coignard, sur les bancs des promenades désertes de Lyon.
On peut regretter que M. Coignard, qui connut toute espèce de personnes,
n'ait pas rencontré d'aventure le jeune ami de madame de Warens; mais
cela n'eût fait qu'une scène amusante, un tableau romantique:
Jean-Jacques aurait peu goûté la sagesse désabusée de notre philosophe.
Rien ne ressemble moins à la philosophie de Rousseau que celle de M.
l'abbé Coignard. Cette dernière est empreinte d'une bienveillante
ironie. Elle est indulgente et facile. Fondée sur l'infirmité humaine,
elle est solide par la base. A l'autre, manque le doute heureux et le
sourire léger. Comme elle s'assied sur le fondement imaginaire de la
bonté originelle de nos semblables, elle se trouve dans une posture
gênante, dont elle ne sent pas elle-même tout le comique. C'est la
doctrine des hommes qui n'ont jamais ri. Son embarras se trahit par de
la mauvaise humeur. Elle est mal gracieuse. Ce ne serait rien encore;
mais elle ramène l'homme au singe et se fâche hors de propos quand elle
voit que le singe n'est pas vertueux. En quoi elle est absurde et
cruelle. On le vit bien quand des hommes d'État voulurent appliquer le
_Contrat social_ à la meilleure des républiques.

Robespierre vénérait la mémoire de Rousseau. Il eût tenu M. l'abbé
Coignard pour un méchant homme. Je n'en ferais pas la remarque, si
Robespierre était un monstre. Mais c'était au contraire un homme d'une
haute intelligence et de moeurs intègres. Par malheur, il était optimiste
et croyait à la vertu. Avec les meilleures intentions, les hommes d'État
de ce tempérament font tout le mal possible. Si l'on se mêle de conduire
les hommes, il ne faut pas perdre de vue qu'ils sont de mauvais singes.
A cette condition seulement on est un politique humain et bienveillant.
La folie de la Révolution fut de vouloir instituer la vertu sur la
terre. Quand on veut rendre les hommes bons et sages, libres, modérés,
généreux, on est amené fatalement à vouloir les tuer tous. Robespierre
croyait à la vertu: il fit la Terreur. Marat croyait à la justice: il
demandait deux cent mille têtes. M. l'abbé Coignard est peut-être, de
tous les esprits du XVIIIe siècle, celui dont les principes sont le plus
opposés aux principes de la Révolution. Il n'aurait pas signé une ligne
de la Déclaration des droits de l'homme, à cause de l'excessive et
inique séparation qui y est établie entre l'homme et le gorille.

J'ai reçu la semaine dernière la visite d'un compagnon anarchiste qui
m'honore de son amitié et que j'aime parce que, n'ayant pas encore eu de
part au gouvernement de son pays, il a gardé beaucoup d'innocence. Il ne
veut tout faire sauter que parce qu'il croit les hommes naturellement
bons et vertueux. Il pense que, délivrés de leurs biens, affranchis des
lois, ils dépouilleront leur égoïsme et leur méchanceté. Il a été
conduit à la férocité la plus sauvage par l'optimisme le plus tendre.
Tout son malheur et tout son crime est d'avoir porté dans l'état de
cuisinier où il fut condamné une âme élyséenne, faite pour l'âge d'or.
C'est un Jean-Jacques très simple et très honnête qui ne s'est point
laissé troubler par la vue d'une madame d'Houdetot, ni adoucir par la
générosité polie d'un maréchal de Luxembourg. Sa pureté le laisse à sa
logique et le rend terrible. Il raisonne mieux qu'un ministre, mais il
part d'un principe absurde. Il ne croit pas au péché originel, et
pourtant c'est là un dogme d'une vérité si solide et stable qu'on a pu
bâtir dessus tout ce qu'on a voulu.

Que n'étiez-vous avec lui dans mon cabinet, monsieur l'abbé Coignard,
pour lui faire sentir la fausseté de sa doctrine? Vous n'eussiez pas
parlé à ce généreux utopiste des bienfaits de la civilisation et des
intérêts de l'État. Vous saviez que ce sont là des plaisanteries qu'il
est indécent de faire aux malheureux; vous saviez que l'ordre public
n'est que la violence organisée et que chacun est juge de l'intérêt
qu'il y doit porter. Mais vous lui eussiez fait un tableau véritable et
terrible de cet ordre de nature qu'il veut rétablir; vous lui eussiez
montré dans l'idylle qu'il rêve une infinité de tragédies domestiques et
sanglantes et dans sa bienheureuse anarchie le commencement d'une
tyrannie épouvantable.

Cela m'amène à préciser l'attitude que M. l'abbé Coignard prenait, au
_Petit-Bacchus_, en face des gouvernements et des peuples. Il ne
respectait ni les assises de la société ni l'arche de l'empire. Il
tenait pour sujette au doute et objet de disputes la vertu même de la
sainte Ampoule qui était de son temps le principe de l'État, comme
aujourd'hui le suffrage universel. Cette liberté, qui eût alors
scandalisé tous les Français, ne nous choque plus. Mais ce serait mal
comprendre notre philosophe que d'excuser la vivacité de ses critiques
sur les abus de l'ancien régime. M. l'abbé Coignard ne faisait pas
grande différence des gouvernements qu'on nomme absolus à ceux qu'on
nomme gouvernements libres, et nous pouvons supposer que, s'il avait
vécu de nos jours, il aurait gardé une forte dose de ce généreux
mécontentement dont son coeur était plein.

Comme il remontait aux principes, il eût découvert sans doute la vanité
des nôtres. J'en juge par un de ses propos qui nous a été conservé.
«Dans une démocratie, disait M. l'abbé Coignard, le peuple est soumis à
sa volonté, ce qui est un dur esclavage. En fait, il est aussi étranger
et contraire à sa propre volonté qu'il pouvait l'être à celle du Prince.
Car la volonté commune ne se retrouve que peu ou point dans chaque
personne, qui pourtant en subit la contrainte tout entière. Et
l'universel suffrage n'est qu'un attrape-nigaud, comme la colombe qui
apporta le Saint Chrême dans son bec. Le gouvernement populaire, ainsi
que le monarchique, repose sur des fictions et vit d'expédients. Il
importe seulement que les fictions soient acceptées et les expédients
heureux.»

Cette maxime suffit à nous faire croire qu'il eût gardé de nos jours
cette riante et fière liberté dont il embellit son âme au temps des
rois. Pourtant il n'eût jamais été révolutionnaire. Il avait trop peu
d'illusions pour cela, et il ne pensait pas que les gouvernements
dussent être détruits autrement que par ces forces aveugles et sourdes,
lentes et irrésistibles, qui emportent tout.

Il croyait qu'un même peuple ne peut être gouverné que d'une seule façon
dans le même temps pour cette raison que, les nations étant des corps,
leurs fonctions dépendent de la structure des membres, et de l'état des
organes, c'est-à-dire de la terre et du peuple et non des gouvernements
qui sont ajustés à la nation comme des habits au corps d'un homme.

«Le malheur, ajoutait-il, est qu'il en va des peuples comme d'Arlequin
et de Gilles à la foire. Leur habit est d'ordinaire ou trop lâche ou
trop serré, incommode, ridicule, miteux, couvert de taches, et tout
grouillant de vermine. On y peut remédier en le secouant avec prudence,
et en y portant çà et là l'aiguille et au besoin les ciseaux très
délicatement, pour n'avoir pas à faire les frais d'un autre aussi
mauvais, mais sans s'obstiner non plus à garder l'ancien après que le
corps a changé de forme avec l'âge.»

On voit par là que M. l'abbé Coignard conciliait l'ordre et le progrès
et qu'il n'était pas, en somme, un mauvais citoyen. Il n'excitait
personne à la révolte et souhaitait que les institutions fussent usées
et limées par un frottement continu plutôt que renversées et brisées à
grands coups. Il faisait observer sans cesse à ses disciples que les
plus âpres lois se polissaient merveilleusement par l'usage, et que la
clémence du temps est plus sûre que celle des hommes. Quant à voir
refaire d'une fois le corps informe des lois, il ne l'espérait ni ne le
souhaitait, comptant peu sur les bienfaits d'une législation soudaine.
Parfois Jacques Tournebroche lui demandait s'il ne craignait pas que sa
philosophie critique, s'exerçant sur des institutions nécessaires, et
que lui-même estimait telles, n'eût pour effet inopportun d'ébranler ce
qu'il faut conserver.

--Pourquoi, lui disait son disciple fidèle, pourquoi donc, ô le meilleur
des maîtres, réduire en poussière les fondements du droit, de la
justice, des lois, et généralement de toutes les magistratures civiles
et militaires, puisque vous reconnaissez qu'il faut un droit, une
justice, une armée, des magistrats et des sergents?

--Mon fils, répondait M. l'abbé Coignard, j'ai toujours observé que les
maux des hommes leur viennent de leurs préjugés, comme les araignées et
les scorpions sortent de l'ombre des caveaux et de l'humidité des
courtils. Il est bon de promener la tête-de-loup et le balai un peu à
l'aveuglette dans tous les coins obscurs. Il est bon même de donner çà
et là quelque petit coup de pioche dans les murs de la cave et du
jardin; cela fait peur à la vermine et prépare les ruines nécessaires.

--J'y consens volontiers, répondait le doux Tournebroche, mais quand
vous aurez détruit tous les principes, ô mon maître, que
subsistera-t-il?

A quoi le maître répondait:

--Après la destruction de tous les faux principes, la société
subsistera, parce qu'elle est fondée sur la nécessité, dont les lois,
plus vieilles que Saturne, régneront encore quand Prométhée aura détrôné
Jupiter.

Depuis le temps où l'abbé Coignard parlait ainsi, Prométhée a plusieurs
fois détrôné Jupiter, et les prophéties du sage se sont vérifiées si
littéralement qu'on doute aujourd'hui, tant le nouvel ordre ressemble à
l'ancien, si l'empire n'est point resté à l'antique Jupiter. Plusieurs
même nient l'avènement du Titan. On ne voit plus, disent-ils, sur sa
poitrine la blessure par où l'aigle de l'injustice lui arrachait le coeur
et qui devait saigner éternellement. Il ne sait rien des douleurs et des
révoltes de l'exil. Ce n'est pas le dieu ouvrier qui nous était promis
et que nous attendions, c'est le gras Jupiter de l'ancien et risible
Olympe. Quand donc paraîtra-t-il, le robuste ami des hommes, l'allumeur
du feu, le Titan encore cloué sur son rocher? Un bruit effrayant venu de
la montagne annonce qu'il soulève de dessus le roc inique ses épaules
déchirées et nous sentons sur nous les flammes de son souffle lointain.

Étranger aux affaires, M. Coignard inclinait aux spéculations pures et
se répandait volontiers en idées générales. Cette disposition de son
esprit, qui pouvait lui nuire auprès de ses contemporains, donne à ses
réflexions, après un siècle et demi, quelque prix et une certaine
utilité. Nous y pouvons apprendre à mieux connaître nos propres moeurs et
à démêler le mal qui s'y trouve.

Les injustices, les sottises et les cruautés ne frappent pas quand elles
sont communes. Nous voyons celles de nos ancêtres et nous ne voyons pas
les nôtres. Or, comme il n'est pas une seule époque, dans le passé, où
l'homme ne nous paraisse absurde, inique, féroce, il serait miraculeux
que notre siècle eût, par spécial privilège, dépouillé toute bêtise,
toute malice et toute férocité. Les opinions de M. l'abbé Coignard nous
aideraient à faire notre examen de conscience, si nous n'étions
semblables à ces idoles dont les yeux ne voient point et les oreilles
n'entendent point. Avec un peu de bonne foi et de désintéressement, nous
reconnaîtrions bien vite que nos codes sont encore un nid d'injustices,
que nous gardons dans nos moeurs l'héréditaire dureté de l'avarice et de
l'orgueil, que nous estimons la seule richesse et n'honorons point le
travail; notre ordre de choses nous apparaîtrait ce qu'il est en effet,
un ordre précaire et misérable, que condamne la justice des choses à
défaut de celle des hommes et dont la ruine est commencée; nos riches
nous sembleraient aussi stupides que ces hannetons qui continuent de
manger la feuille de l'arbre, pendant que le petit scarabée, introduit
dans leur corps, leur dévore les entrailles; nous ne nous laisserions
plus endormir par les fausses et plates déclamations de nos gens d'État;
nous prendrions en pitié nos économistes qui se disputent entre eux sur
le prix des meubles dans la maison qui brûle. Les propos de l'abbé
Coignard nous font paraître un dédain prophétique de ces grands
principes de la Révolution et de ces droits de la démocratie sur
lesquels nous avons établi pendant cent ans, avec toutes les violences
et toutes les usurpations, une suite incohérente de gouvernements
insurrectionnels, condamnant sans ironie les insurrections. Si nous
commencions à sourire un peu de ces sottises, qui parurent augustes et
furent parfois sanglantes; si nous nous apercevions que les préjugés
modernes ont comme les anciens des effets ou ridicules ou odieux; si
nous nous jugions les uns les autres avec un scepticisme charitable, les
querelles seraient moins vives dans le plus beau pays du monde et M.
l'abbé Coignard aurait travaillé pour sa part au bien universel.

ANATOLE FRANCE




LES OPINIONS DE M. JÉRÔME COIGNARD




I

LES MINISTRES D'ÉTAT


Cette après-dînée, M. l'abbé Jérôme Coignard fit visite, comme il avait
accoutumé, à M. Blaizot, libraire rue Saint-Jacques, à l'_Image
Sainte-Catherine_. Avisant sur les tablettes les oeuvres de Jean Racine,
il se mit à feuilleter négligemment un des tomes de cet ouvrage.

--Ce poète, nous dit-il, n'était pas sans génie, et s'il avait haussé
son esprit à écrire ses tragédies en vers latins, il serait digne de
louange, surtout à l'endroit de son _Athalie_, où il a montré qu'il
entendait assez bien la politique. Corneille n'est, en regard de lui,
qu'un vain déclamateur. Cette tragédie de l'avènement de Joas découvre
quelques-uns des ressorts dont le jeu élève et renverse les empires. Et
il faut croire que monsieur Racine avait l'esprit de finesse dont nous
devons faire plus de cas que de toutes les sublimités de la poésie et de
l'éloquence, qui ne sont en réalité que des artifices de rhéteurs,
propres à l'amusement des badauds. Tirer l'homme au sublime est le
propre d'un esprit faible, qui se méprend sur la véritable nature de la
race d'Adam, laquelle est tout entière misérable et digne de pitié. Je
me retiens de dire que l'homme est un animal ridicule, par cette seule
considération que Jésus-Christ l'a racheté de son précieux sang. La
noblesse de l'homme réside uniquement dans ce mystère inconcevable, et
les humains, petits ou grands, ne sont, par eux-mêmes, que des bêtes
féroces et dégoûtantes.

M. Roman entra dans la boutique au moment où mon bon maître prononçait
ces dernières paroles.

--Holà! monsieur l'abbé, s'écria cet habile homme. Vous oubliez que ces
bêtes dégoûtantes et féroces sont soumises, tout au moins en Europe, à
une police admirable, et que des États comme le royaume de France ou la
république de Hollande sont bien éloignés de cette barbarie et de cette
rudesse qui vous offensent.

Mon bon maître repoussa dans le rayon le tome de Racine et répondit à M.
Roman, avec sa grâce coutumière:

--Je vous accorde, monsieur, que les actions des hommes d'État prennent
quelque ordre et quelque clarté dans les écrits des philosophes qui en
traitent, et j'admire dans votre ouvrage sur la _Monarchie_ la suite et
l'enchaînement des idées. Mais souffrez, monsieur, que je fasse honneur
à vous seul des beaux raisonnements que vous prêtez aux grands
politiques des temps anciens et des jours présents. Ils n'avaient pas
l'esprit que vous leur donnez, et ces illustres, qui semblent avoir mené
le monde, étaient eux-mêmes le jouet de la nature et de la fortune. Ils
ne s'élevaient pas au-dessus de l'imbécillité humaine, et ce n'était
enfin que d'éclatants misérables.

En entendant impatiemment ce discours, M. Roman avait saisi un vieil
atlas. Il se mit à l'agiter avec un fracas qui se mêla au bruit de sa
voix.

--Quel aveuglement! dit-il. Quoi, méconnaître l'action des grands
ministres, des grands citoyens! Ignorez-vous à ce point l'histoire qu'il
ne vous apparaisse pas qu'un César, un Richelieu, un Cromwell, pétrit
les peuples comme un potier l'argile? Ne voyez-vous point qu'un État
marche comme une montre aux mains de l'horloger?

--Je ne le vois point, reprit mon bon maître, et depuis cinquante ans
que j'existe, j'ai observé que ce pays avait plusieurs fois changé de
gouvernement, sans que la condition des personnes y eût changé, sinon
par un insensible progrès qui ne dépend point des volontés humaines.
D'où je conclus qu'il est à peu près indifférent d'être gouverné d'une
manière ou d'une autre, et que les ministres ne sont considérables que
par leur habit et leur carrosse.

--Pouvez-vous parler ainsi, répliqua M. Roman, au lendemain de la mort
d'un ministre d'État qui eut tant de part aux affaires, et qui, après
une longue disgrâce, expire dans le moment qu'il ressaisissait le
pouvoir avec les honneurs? Par le bruit qui poursuit son cercueil vous
pouvez juger de l'effet de ses actes. Cet effet dure après lui.

--Monsieur, répondit mon bon maître, ce ministre fut honnête homme,
laborieux, appliqué, et l'on peut dire de lui, comme de monsieur Vauban,
qu'il eut trop de politesse pour en affecter les dehors, car il ne prit
jamais soin de plaire à personne. Je le louerai surtout de s'être
amélioré dans les affaires, au rebours de tant d'autres qui s'y gâtent.
Il avait l'âme forte et un vif sentiment de la grandeur de son pays. Il
est louable encore d'avoir porté tranquillement sur ses larges épaules
les haines des colporteurs et des petits marquis. Ses ennemis mêmes lui
accordent une secrète estime. Mais qu'a-t-il fait, monsieur, de
considérable, et par quoi vous apparaît-il autre chose que le jouet des
vents qui soufflaient autour de lui? Les jésuites qu'il a chassés sont
revenus; la petite guerre de religion qu'il avait allumée afin de
divertir le peuple s'est éteinte, ne laissant après la fête que la
carcasse puante d'un méchant feu d'artifice. Il eut, je vous l'accorde,
le génie du divertissement ou plutôt des diversions. Son parti, qui
n'était que celui de l'occasion et des expédients, n'avait pas attendu
sa mort pour changer de nom et de chef sans changer de doctrine. Sa
cabale resta fidèle à son maître et à elle-même en continuant d'obéir
aux circonstances. Est-ce donc là une oeuvre dont la grandeur étonne?

--C'en est une admirable en effet, répondit M. Roman. Et ce ministre
eût-il seulement tiré l'art du gouvernement des nuages de la
métaphysique pour le ramener à la réalité des choses, que je l'en
chargerais de louanges. Son parti, dites-vous, fut celui de l'occasion
et des expédients. Mais que faut-il pour exceller dans les affaires
humaines que saisir l'occasion favorable et recourir aux expédients
utiles? C'est ce qu'il fit, ou du moins ce qu'il eût fait, si la
mobilité pusillanime de ses amis et l'audace perfide de ses adversaires
lui avaient laissé quelque repos. Mais il s'usa dans le vain ouvrage
d'apaiser ceux-ci et de raffermir les premiers. Le temps et les hommes,
instruments nécessaires, lui firent défaut pour établir son bienfaisant
despotisme. Il forma du moins des desseins admirables pour la politique
intérieure. Vous ne devez pas oublier que, à l'extérieur, il dota sa
patrie de vastes et fertiles territoires. Et nous lui devons en cela
d'autant plus de reconnaissance, qu'il fit ces heureuses conquêtes seul
et malgré le parlement dont il dépendait.

--Monsieur, répondit mon bon maître, il montra de l'énergie et de
l'habileté dans les affaires des colonies, mais non beaucoup plus,
peut-être, qu'un bourgeois n'en déploie pour acheter une terre. Et ce
qui me gâte toutes ces affaires maritimes, c'est la conduite que les
Européens ont coutume de tenir avec les peuples de l'Afrique et de
l'Amérique. Les blancs, quand ils sont aux prises avec des hommes jaunes
ou noirs, se voient forcés de les exterminer. L'on ne vient à bout des
sauvages que par une sauvagerie perfectionnée. C'est à cette extrémité
qu'aboutissent toutes les entreprises coloniales. Je ne nie pas que les
Espagnols, les Hollandais et les Anglais n'y aient trouvé quelque
avantage; mais d'ordinaire on se lance au hasard et tout à fait à
l'aventure dans ces grandes et cruelles expéditions. Qu'est-ce que la
sagesse et la volonté d'un homme dans des entreprises qui intéressent le
commerce, l'agriculture, la navigation, et qui, par conséquent,
dépendent d'une immense quantité d'êtres minuscules? La part d'un
ministre en de telles affaires est bien petite, et si elle nous paraît
notable, c'est parce que notre esprit, tourné à la mythologie, veut
donner un nom et une figure à toutes les forces secrètes de la nature.
Qu'a-t-il inventé, votre ministre, en fait de colonies, qui ne fût déjà
connu des Phéniciens, au temps de Cadmus?

A ces mots, M. Roman laissa tomber son atlas, que le libraire alla
ramasser doucement.

--Monsieur l'abbé, dit-il, je découvre à regret que vous êtes sophiste.
Car il faut l'être pour offusquer avec Cadmus et les Phéniciens les
entreprises coloniales du ministre défunt. Vous n'avez pu nier que ces
entreprises fussent son ouvrage, et vous avez pitoyablement introduit ce
Cadmus pour nous embrouiller.

--Monsieur, dit l'abbé, laissons là Cadmus puisqu'il vous fâche. Je veux
dire seulement qu'un ministre a peu de part à ses propres entreprises et
qu'il n'en mérite ni la gloire, ni la honte; je veux dire que, si, dans
la comédie pitoyable de la vie, les princes ont l'air de commander comme
les peuples d'obéir, ce n'est qu'un jeu, une vaine apparence, et que
réellement ils sont les uns et les autres conduits par une force
invisible.




II

SAINT ABRAHAM


En cette nuit d'été, tandis que les moucherons dansaient autour de la
lanterne du _Petit-Bacchus_, M. l'abbé Coignard prenait le frais sous le
porche de Saint-Benoît-le-Bétourné. Il y méditait, à sa coutume, lorsque
Catherine vint s'asseoir à côté de lui sur le banc de pierre. Mon bon
maître était enclin à louer Dieu dans ses oeuvres. Il prit plaisir à
contempler cette belle fille, et comme il avait l'esprit riant et orné,
il lui tint des propos agréables. Il la loua d'avoir de l'esprit non
seulement sur la langue, mais encore à la gorge et dans le reste de sa
personne, et de sourire avec ses lèvres et ses joues, moins encore
qu'avec toutes les fossettes et tous les jolis plis de sa chair, en
sorte qu'on souffrait impatiemment les voiles qui empêchaient qu'on ne
la vît sourire tout entière.

--Puisque enfin, disait-il, il faut pécher sur cette terre, et que nul
ne peut, sans superbe, se croire infaillible, c'est avec vous,
mademoiselle, que je voudrais que la grâce divine me fît défaut de
préférence, si toutefois tel pouvait être votre bon plaisir. J'y
rencontrerais deux avantages précieux, à savoir: premièrement, de pécher
avec une joie rare et des délices singulières; secondement, de trouver
ensuite une excuse dans la puissance de vos charmes, car il est sans
doute écrit au livre du Jugement que vos attraits sont irrésistibles.
Cela doit être considéré. L'on voit des imprudents qui forniquent avec
des femmes laides et mal faites. Ces malheureux, en travaillant de la
sorte, risquent fort de perdre leur âme; car ils pèchent pour pécher, et
leur faute laborieuse est pleine de malice. Tandis qu'une si belle peau
que la vôtre, Catherine, est une excuse aux yeux de l'Éternel. Vos
charmes allègent merveilleusement la faute, qui devient pardonnable,
étant involontaire. Pour tout vous dire, mademoiselle, je sens que, près
de vous, la grâce divine m'abandonne et fuit à tire-d'aile. Au moment
que je vous parle, ce n'est plus qu'un petit point blanc au-dessus de
ces toits où, dans les gouttières, les chats font l'amour avec des cris
furieux et des plaintes d'enfant, pendant que la lune s'assied
effrontément sur un tuyau de cheminée. Tout ce que je vois de votre
personne, Catherine, m'est sensible; et ce que je n'en vois pas m'est
plus sensible encore.

En entendant ces mots, elle baissa le regard sur ses genoux, puis le
coula tout luisant sur M. l'abbé Coignard.

Et d'une voix très douce:

--Puisque vous me voulez du bien monsieur Jérôme, dit-elle,
promettez-moi de m'accorder la grâce que je vais vous demander, et dont
je vous serai reconnaissante.

Mon bon maître promit. Qui n'en eût fait autant à sa place?

Catherine lui dit alors avec vivacité:

--Vous savez, monsieur Jérôme, que l'abbé La Perruque, vicaire à
Saint-Benoît, accuse frère Ange de lui avoir volé son âne, et qu'il en a
fait une plainte à l'official. Or, rien n'est plus faux. Ce bon frère
avait emprunté l'âne pour porter des reliques dans les villages. L'âne
s'est perdu en chemin. Les reliques ont été retrouvées. C'est
l'essentiel, comme dit frère Ange. Mais l'abbé La Perruque réclame son
âne et ne veut rien entendre. Il fera mettre le petit frère dans les
prisons de l'archevêque. Vous seul pouvez fléchir sa colère et l'amener
à retirer sa plainte.

--Mais, mademoiselle, dit l'abbé Coignard, je n'en ai ni le pouvoir ni
l'envie.

--Oh! reprit Catherine, en se glissant près de lui et en le regardant
avec une tendresse apprêtée, l'envie, je serais bien malheureuse si je
ne parvenais pas à vous la donner. Quant au pouvoir, vous l'avez,
monsieur Jérôme, vous l'avez. Et rien ne vous sera plus facile que de
sauver le petit frère. Il vous suffira de donner à monsieur La Perruque
huit sermons pour le carême et quatre pour l'avent. Vous faites si bien
les sermons que ce doit être pour vous un plaisir d'en faire. Composez
ces douze sermons, monsieur Jérôme, composez-les tout de suite. J'irai
les chercher moi-même dans votre échoppe de Saint-Innocent. Monsieur La
Perruque, qui se fait une grande idée de votre savoir et de votre
mérite, estime qu'une douzaine de vos sermons vaut un âne. Dès qu'il
aura la douzaine, il retirera sa plainte. Il l'a dit. Qu'est-ce que
douze sermons, monsieur Jérôme? Et je vous promets d'écrire _amen_ au
bas du dernier. J'ai votre promesse, ajouta-t-elle en lui passant les
bras autour du cou.

--Pour cela, dit rudement M. Coignard en dénouant les jolies mains
agrafées à son épaule, je refuse net. Les promesses qu'on fait à une
jolie fille n'engagent que la peau, et ce n'est point pécher que de s'en
dédire. Ne comptez pas sur moi, la belle, pour tirer votre galant barbu
des mains de l'official. Si je faisais un ou deux ou douze sermons, ce
serait contre les mauvais moines qui sont la honte de l'Église et comme
une vermine attachée à la robe de saint Pierre. Ce frère Ange est un
fripon; il fait toucher aux bonnes femmes, en guise de reliques, quelque
os de mouton ou de cochon, qu'il a lui-même rongé avec une avidité
dégoûtante. Il a porté, je gage, sur l'âne de monsieur La Perruque une
plume de l'ange Gabriel, un rayon de l'étoile des mages et, dans une
petite fiole, un peu du son des cloches qui sonnaient dans le clocher du
temple de Salomon. Il est ignare, il est menteur et vous l'aimez. Ce
sont là trois raisons pour qu'il me déplaise. Je vous laisse à juger,
mademoiselle, laquelle des trois est la plus forte. Ce peut bien être la
moins honnête, car enfin j'étais porté vers vous tout à l'heure avec une
violence qui n'est point de mon âge ni de mon état. Mais ne vous y
trompez pas: je ressens très vivement les outrages que votre greluchon
encapuchonné fait à l'Église de Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont je
suis un membre très indigne. Et l'exemple de ce capucin m'inspire un tel
dégoût que je suis possédé d'une envie soudaine de méditer quelque bel
endroit de saint Jean Chrysostome, au lieu de frotter mes genoux aux
vôtres, mademoiselle, comme je fais depuis un quart d'heure. Car le
désir du pécheur est périssable et la gloire de Dieu dure éternellement.
Je ne me suis jamais fait une idée exagérée du péché de la chair. C'est
une justice qu'on peut me rendre.

»Je ne m'effarouche pas, à l'exemple de monsieur Nicodème, pour une si
petite affaire que de prendre du plaisir avec une jolie fille. Mais ce
que je ne puis souffrir, c'est la bassesse de l'âme, c'est l'hypocrisie,
c'est le mensonge et cette crasse ignorance, qui font de votre frère
Ange un capucin accompli. Vous prenez dans son commerce, mademoiselle,
une habitude de crapule qui vous ravale bien au-dessous de votre
condition, laquelle est celle de fille galante. J'en sais les hontes et
les misères; mais c'est un état bien supérieur à celui de capucin. Ce
coquin vous déshonore, comme il déshonore jusqu'aux ruisseaux de la rue
Saint-Jacques, en y trempant les pieds. Songez, mademoiselle, à toutes
les vertus dont vous pourriez encore vous orner, dans votre incertain
métier, et dont une seule peut-être vous ouvrirait un jour le paradis,
si vous n'étiez soumise et assujettie à cette bête immonde.

»Tout en vous laissant prendre çà et là ce qu'il faut bien finalement
qu'on vous laisse quand on s'en va, vous pourriez, Catherine, fleurir en
foi, en espérance et en charité, aimer les pauvres et visiter les
malades; vous pourriez être aumônière et compatissante, et vous délecter
chastement à la vue du ciel, des eaux, des bois et des champs; vous
pourriez, le matin, ouvrant votre fenêtre, louer Dieu en écoutant
chanter les oiseaux; vous pourriez, aux jours de pèlerinage, gravir la
montagne de Saint-Valérien et là, sous le calvaire, pleurer doucement
votre innocence perdue; vous pourriez faire en sorte que Celui qui seul
lit dans les coeurs dise: «Catherine est ma créature, et je la reconnais
aux restes d'une belle lumière qui n'est point éteinte en elle.»

Catherine l'interrompit.

--Mais, l'abbé, fit-elle sèchement, c'est un sermon que vous me dégoisez
là.

--Ne m'en avez-vous point demandé une douzaine? répondit-il.

Elle commençait à se fâcher:

--Prenez garde, l'abbé. Il dépend de vous que nous soyons amis ou
ennemis. Voulez-vous faire les douze sermons? Réfléchissez avant de
répondre.

--Mademoiselle, dit M. l'abbé Coignard, j'ai fait des actions blâmables
dans ma vie, mais ce n'était pas après y avoir réfléchi.

--Vous ne voulez pas? C'est bien sûr? Une fois... deux fois... Vous
refusez?... L'abbé, je me vengerai.

Elle bouda quelque temps, muette et rechignée sur le banc. Puis tout à
coup, elle se mit à crier:

--Finissez! monsieur l'abbé Coignard. A votre âge, avec cet habit
respectable, me lutiner ainsi, fi! monsieur l'abbé, fi! Quelle honte,
monsieur l'abbé!

Comme elle glapissait le plus aigrement, l'abbé vit mademoiselle Lecoeur,
mercière aux _Trois-Pucelles_, qui passait sous le porche. Elle allait,
à cette heure tardive, se confesser au troisième vicaire de
Saint-Benoît, et détournait la tête en signe de grand dégoût.

Il avoua en lui-même que la vengeance de Catherine était prompte et
sûre, car la vertu de mademoiselle Lecoeur, fortifiée par l'âge, était
devenue si vigoureuse qu'elle s'attaquait à toutes les impuretés de la
paroisse et transperçait sept fois le jour, de la pointe de sa langue,
les pécheurs charnels de la rue Saint-Jacques.

Mais Catherine elle-même ne savait pas combien sa vengeance était
complète. Elle avait vu venir sur la place mademoiselle Lecoeur. Elle
n'avait pas vu mon père qui suivait de près.

Il venait avec moi chercher sous le porche l'abbé pour l'emmener au
_Petit-Bacchus_. Mon père avait du goût pour Catherine. Rien ne le
fâchait comme de la voir serrée de près par les galants. Il n'avait pas
d'illusions sur sa conduite; mais, comme il disait, savoir et voir sont
deux choses différentes. Or, les cris de Catherine lui étaient parvenus
très clairs aux oreilles. Il était vif et incapable de se contraindre.
J'eus grand'peur que sa colère n'éclatât en propos grossiers et en
menaces brutales. Je le voyais déjà tirant sa lardoire, qu'il portait
aux cordons de son tablier, comme une arme honorable, car il mettait sa
gloire dans l'art de rôtisseur.

Mes craintes n'étaient qu'à demi fondées. Une circonstance où Catherine
montrait de la vertu était pour le surprendre, non pour lui déplaire, et
le contentement l'emporta dans son âme sur la colère.

Il aborda mon bon maître assez civilement et lui dit avec une gravité
moqueuse:

--Monsieur Coignard, tous les prêtres qui recherchent la société des
femmes galantes y laissent leur vertu et leur bon renom. Et c'est
justice, alors même qu'aucun plaisir n'a payé leur déshonneur.

Catherine quitta la place avec un bel air de pudeur offensée et mon bon
maître répondit à mon père avec une éloquence douce et riante:

--Cette maxime, maître Léonard, est excellente; encore ne doit-on pas
l'appliquer sans discernement et la coller en toute occasion comme
l'étiquette «à six blancs» que le coutelier boiteux met à tous ses
couteaux. Je ne rechercherai pas en quoi j'en ai pu tantôt mériter
l'application. Ne suffit-il pas que j'avoue l'avoir méritée?

»Il est indécent de s'entretenir de soi-même, et ce serait faire trop de
violence à ma pudeur que de m'obliger à discourir de ce qui m'est
particulier. J'aime mieux vous opposer, maître Léonard, l'exemple du
vénérable Robert d'Arbrissel, qui, fréquentant les filles de joie, y
acquit de grands mérites. On peut citer aussi saint Abraham, anachorète
de Syrie, qui ne craignit point de pénétrer dans une maison mal famée.

--Qui est ce saint Abraham? demanda mon père, dont toutes les idées
étaient en déroute.

--Asseyons-nous devant votre porte, dit mon bon maître; apportez un pot
de vin; et je vous conterai l'histoire de ce grand saint, telle qu'elle
nous a été enseignée par saint Ephrem lui-même.

Mon père fit signe qu'il le voulait bien. Nous prîmes place tous trois
sous l'auvent, et mon bon maître parla comme il suit:

--Saint Abraham, déjà vieux, vivait seul au désert, dans une petite
cabane, lorsque son frère mourut, laissant une fille d'une grande
beauté, nommée Marie. Assuré que la vie qu'il menait serait excellente
pour sa nièce, Abraham fit bâtir pour elle une cellule proche de la
sienne, d'où il l'instruisait par une petite fenêtre qu'il avait percée.

»Il avait soin qu'elle jeûnât, veillât et chantât des psaumes. Mais un
moine, qu'on croit être un faux moine, s'étant approché de Marie pendant
que le saint homme Abraham méditait sur les Écritures, induisit en péché
la jeune fille qui se dit ensuite:

»--Il vaut bien mieux, puisque je suis morte à Dieu, que j'aille dans un
pays où je ne sois connue de personne.

»Et quittant sa cellule, elle s'en alla dans une ville voisine nommée
Edesse, où il y avait des jardins délicieux et de fraîches fontaines, et
qui est encore aujourd'hui la plus agréable des villes de Syrie.

»Cependant le saint homme Abraham restait plongé dans une méditation
profonde. Sa nièce était déjà partie depuis plusieurs jours quand,
ouvrant sa petite fenêtre, il demanda:

»--Marie, pourquoi ne chantes-tu plus les psaumes que tu chantais si
bien?

»Et ne recevant pas de réponse, il soupçonna la vérité et s'écria:

»--Un loup cruel a enlevé ma brebis!

»Il demeura dans l'affliction pendant deux ans; après quoi, il apprit
que sa nièce menait une mauvaise vie. Agissant avec prudence, il pria un
de ses amis d'aller à la ville pour reconnaître exactement ce qu'il en
était. Le rapport de cet ami fut qu'en effet Marie menait une mauvaise
vie. A cette nouvelle, le saint homme pria son ami de lui prêter un
habit de cavalier et de lui amener un cheval; et, ayant mis sur sa tête,
afin de n'être point reconnu, un grand chapeau qui lui couvrait le
visage, il se rendit dans l'hôtellerie où on lui avait dit que sa nièce
était logée. Il jetait les yeux de tous côtés pour voir s'il ne
l'apercevrait point; mais, comme elle ne paraissait pas, il dit à
l'hôtelier en feignant de sourire:

»--Mon maître, on dit que vous avez ici une jolie fille. Ne pourrais-je
pas la voir?

»L'hôtelier, qui était obligeant, la fit appeler, et Marie se présenta
dans un costume qui, selon la propre expression de saint Ephrem,
suffisait à révéler sa conduite. Le saint homme en fut pénétré de
douleur.

»Il affecta pourtant la gaieté et commanda un bon repas. Marie était, ce
jour-là, d'une humeur sombre. A donner le plaisir, on ne le goûte pas
toujours; et la vue de ce vieillard, qu'elle ne reconnaissait pas, car
il n'avait point tiré son chapeau, ne la tournait nullement à la joie.
L'hôtelier lui faisait honte d'une si méchante attitude, et si contraire
aux devoirs de sa profession; mais elle dit en soupirant:

»--Plût à Dieu que je fusse morte il y a trois ans!

»Le saint homme Abraham prit soin de prendre le langage d'un galant
cavalier comme il en avait pris l'habit:

»--Ma fille, dit-il, je viens ici non pour pleurer tes péchés, mais pour
partager ton amour.

»Mais quand l'hôtelier l'eut laissé seul avec Marie, il cessa de feindre
et, levant son chapeau, il dit en pleurant:

»--Ma fille Marie, ne me reconnaissez-vous pas? Ne suis-je pas Abraham
qui vous ai tenu lieu de père?

»Il lui prit la main et l'exhorta toute la nuit au repentir et à la
pénitence. Surtout il eut soin de ne point la désespérer. Il lui
répétait sans cesse: «Ma fille, il n'y a que Dieu d'impeccable!»

»Marie avait l'âme naturellement douce. Elle consentit à retourner
auprès de lui. Quand le jour se leva, ils partirent. Elle voulait
emporter ses robes et ses bijoux. Mais le saint homme lui fit entendre
qu'il était plus convenable de les laisser. Il la fit monter sur son
cheval et la ramena aux cellules où ils reprirent tous deux leur vie
passée. Seulement le saint homme prit soin, cette fois, que la chambre
de Marie ne communiquât point avec le dehors et qu'on n'en pût sortir
sans passer par la chambre qu'il habitait lui-même, moyennant quoi, avec
la grâce de Dieu, il garda sa brebis.

»Telle est l'histoire de saint Abraham, dit mon bon maître en prenant sa
tasse de vin.

--Elle est parfaitement belle, dit mon père, et le malheur de cette
pauvre Marie m'a tiré les larmes des yeux.




III

LES MINISTRES D'ÉTAT (SUITE ET FIN)


Ce jour-là, nous fûmes bien surpris, mon bon maître et moi, de
rencontrer chez M. Blaizot, à l'_Image Sainte-Catherine_, un petit homme
maigre et jaune qui n'était pas autre que le célèbre libelliste, Jean
Hibou. Nous avions tout lieu de croire qu'il était à la Bastille, où il
avait accoutumé de vivre. Et, si nous n'hésitâmes pas à le reconnaître,
c'est qu'il gardait encore sur le visage l'ombre et l'humidité des
cachots. Il feuilletait d'une main frémissante, sous l'oeil inquiet du
libraire, les écrits politiques nouvellement venus de Hollande. M.
l'abbé Jérôme Coignard lui tira son chapeau avec une grâce naturelle,
qui eût été plus sensible si le chapeau de mon bon maître n'avait pas
été défoncé, la veille au soir, dans une rixe sans conséquence, sous la
treille du _Petit-Bacchus_.

M. l'abbé Coignard ayant témoigné qu'il avait joie à revoir un si habile
homme:

--Ce ne sera pas pour longtemps, répondit M. Jean Hibou. Je quitte ce
pays où je ne puis vivre. Je ne saurais respirer plus longtemps l'air
corrompu de cette ville. Dans un mois, je serai établi en Hollande. Il
est cruel de subir Fleury après Dubois, et j'ai trop de vertu pour être
Français. Nous sommes gouvernés, sur de mauvais principes, par des
imbéciles et des coquins. C'est ce que je ne puis souffrir.

--Il est vrai, dit mon bon maître, que les affaires publiques sont mal
conduites et qu'il y a beaucoup de voleurs en place. Les sots et les
méchants se partagent la puissance et si j'écris jamais sur les affaires
du temps j'en ferai un petit livre à la façon de l'_Apokolokyntose_ de
Sénèque le Philosophe ou de notre _Satire Ménippée_, qui est assez
savoureuse. Cette façon légère et plaisante convient mieux à la matière
que la roideur morose d'un Tacite ou que la gravité patiente d'un de
Thou. Je ferais de ce libelle des manuscrits qu'on passerait sous le
manteau, et l'on y verrait un mépris philosophique des hommes. Les gens
en place, pour la plupart, en seraient fort irrités; mais quelques-uns,
je crois, goûteraient un secret plaisir à s'y voir couverts d'infamie.
J'en juge par ce que j'ouïs dire à une dame de bonne naissance que je
connus à Séez, du temps que j'y étais bibliothécaire de monsieur
l'évêque. Elle était sur le retour et toute frémissante encore de ses
débauches effrénées. Car il faut vous dire qu'elle avait été pendant
vingt ans la meilleure haquenée de la province de Normandie. Et comme je
l'interrogeais sur le plaisir qu'elle avait le plus vivement ressenti
dans sa vie:

»--C'est, me répondit-elle, celui de me sentir déshonorée.

»Je reconnus à cette réponse qu'elle avait de la délicatesse. J'en veux
supposer autant à tel ou tel de nos ministres, et si jamais j'écris
contre ceux-là, ce sera pour les flatter curieusement dans leur vice et
dans leur infamie. Mais pourquoi différer l'exécution d'un si beau
dessein? Je veux demander tout de suite à monsieur Blaizot un cahier de
papier pour écrire le premier chapitre de la nouvelle _Ménippée_.

Il tendait déjà le bras vers M. Blaizot étonné. M. Jean Hibou l'arrêta
vivement.

--Gardez, monsieur l'abbé, lui dit-il, ce beau projet pour la Hollande
et venez avec moi à Amsterdam, où je vous trouverai un emploi chez
quelque limonadier ou baigneur. Là, vous serez libre; vous pourrez
écrire la nuit votre _Ménippée_ au bout d'une table, tandis qu'à l'autre
bout je composerai mes libelles. Ils seront virulents, et qui sait si
par nos efforts nous n'amènerons point un changement dans les affaires
du royaume? Les libellistes ont plus de part qu'on ne croit à la chute
des empires; ils préparent les catastrophes que les peuples mutinés
consomment.

»Quel triomphe, ajouta-t-il d'une voix qui sifflait entre ses dents
noires, rongées par l'âcre humeur de sa bouche, quelle joie si je
parvenais à détruire un de ces ministres qui m'ont lâchement enfermé à
la Bastille! Ne voulez-vous pas, monsieur l'abbé, vous associer à un si
bel ouvrage?

--Point du tout, répondit mon bon maître. Je serais bien fâché de rien
changer à la forme de l'État, et si je pensais que mon _Apokolokyntose_
ou _Ménippée_ pût avoir un pareil effet, je ne l'écrirais jamais.

--Quoi! s'écria le libelliste déçu, ne me disiez-vous pas ici, tout à
l'heure, que ce gouvernement était mauvais?

--Sans doute, dit l'abbé. Mais j'imite la sagesse de cette vieil le de
Syracuse qui, au temps où Denys était le plus exécrable à son peuple,
allait tous les jours dans le temple prier les dieux pour la vie du
tyran. Instruit d'une piété si singulière, Denys voulut en connaître les
raisons. Il fit venir la bonne femme et l'interrogea:

»--Je ne suis pas jeune, répondit-elle, j'ai vécu sous beaucoup de
tyrans, et j'ai toujours observé qu'à un mauvais succédait un pire. Tu
es le plus détestable que j'aie encore vu. D'où je conclus que ton
successeur sera, s'il est possible, plus méchant que toi, et je prie les
dieux de nous le donner le plus tard possible.

»Cette vieille était fort sensée, et j'estime comme elle, monsieur Jean
Hibou, que les moutons font sagement de se laisser tondre par leur vieux
berger, de peur qu'il n'en vienne un plus jeune qui les tonde de plus
près.

La bile de M. Jean Hibou, mise en mouvement par ce discours, se répandit
en paroles amères:

--Quels lâches propos! quelles indignes maximes! Oh! monsieur l'abbé,
que vous êtes peu amateur du bien public et que vous méritez mal la
couronne de chêne promise par les poètes aux vaillants citoyens! Il vous
fallait naître chez les Tartares, chez les Turcs, esclave d'un Gengiskan
ou d'un Bajazet, plutôt qu'en Europe où l'on enseigne les principes du
droit public et de la philosophie. Quoi! vous subissez un mauvais
gouvernement sans l'envie même d'en changer! De tels sentiments, dans
une république de ma façon, seraient punis, pour le moins, de l'exil et
de la relégation. Oui, monsieur l'abbé, dans la constitution que je
médite et qui sera réglée d'après les maximes de l'antiquité,
j'ajouterai un article pour la punition des mauvais citoyens tels que
vous. Et j'édicterai des châtiments contre quiconque, pouvant améliorer
l'État, ne le ferait pas.

--Eh! eh! dit l'abbé en riant, vous ne me donnez pas de la sorte l'envie
d'habiter votre Salente. Ce que vous m'en faites connaître me porte à
croire que l'on y sera fort contraint.

M. Jean Hibou répondit sentencieusement:

--On n'y sera contraint qu'à la vertu.

--Ah! dit l'abbé, que la vieille de Syracuse avait raison et qu'il faut
craindre d'avoir monsieur Jean Hibou après Dubois et Fleury! Vous me
promettez, monsieur, le gouvernement des violents et des hypocrites, et
c'est pour hâter l'effet de vos promesses que vous m'engagez à me faire
limonadier ou baigneur sur un canal d'Amsterdam. Grand merci! Je reste
rue Saint-Jacques où l'on boit du vin frais en frondant les ministres.
Croyez-vous me séduire par le mirage de ce gouvernement des honnêtes
gens, qui entoure les libertés de telles défenses, qu'on n'en peut plus
jouir?

--Monsieur l'abbé, dit Jean Hibou qui s'échauffait, est-ce de la bonne
foi, que d'attaquer une police de l'État que j'ai conçue à la Bastille
et que vous ne connaissez pas?

--Monsieur, reprit mon bon maître, je me défie des gouvernements que
l'on conçoit dans la cabale et la mutinerie. L'opposition est une très
mauvaise école de gouvernement, et les politiques avisés, qui se
poussent par ce moyen aux affaires, ont grand soin de gouverner par des
maximes tout à fait opposées à celles qu'ils professaient auparavant.
Cela s'est vu en Chine et ailleurs. Les mêmes nécessités auxquelles
étaient soumis leurs prédécesseurs les conduisent. Et ils n'apportent de
nouveau que leur inexpérience. C'est une des raisons, monsieur, qui me
fait augurer qu'un gouvernement nouveau sera plus importun que celui
qu'il remplacera sans être beaucoup différent. Ne l'avons-nous pas déjà
éprouvé?

--Ainsi, dit M. Jean Hibou, vous êtes pour les abus?

--Vous l'avez dit, répondit mon bon maître. Les gouvernements sont comme
les vins qui se dépouillent et s'adoucissent avec le temps. Les plus
durs perdent à la longue un peu de leur rudesse. Je crains un empire
dans sa première verdeur. Je crains l'âpre nouveauté d'une république.
Et, puisqu'il faut être mal gouverné, je préfère des princes et des
ministres chez qui les premières ardeurs sont tombées.

M. Jean Hibou rencogna son chapeau sur son nez et nous dit adieu d'une
voix irritée.

Quand il fut parti, M. Blaizot leva les yeux de dessus ses registres et,
assurant ses bésicles, il dit à mon bon maître:

--Je suis libraire à l'_Image Sainte-Catherine_ depuis bientôt quarante
ans et ce m'est une joie toujours nouvelle d'entendre les propos des
savants qui fréquentent dans ma boutique. Mais je n'aime pas beaucoup
les discours sur les affaires publiques. On s'y échauffe, on s'y
querelle vainement.

--C'est aussi, dit mon bon maître, qu'en cette matière il n'y a guère de
principes solides.

--Il y en a du moins un, que personne ne s'avisera de contester,
répondit M. Blaizot, libraire, c'est qu'il faudrait être mauvais
chrétien et mauvais Français pour nier la vertu de la sainte Ampoule de
Reims, par l'onction de laquelle nos rois sont institués vicaires de
Jésus-Christ pour le royaume de France. C'est le fondement de la
monarchie qui ne sera jamais ébranlé.




IV

AFFAIRE DU MISSISSIPI


On sait qu'en l'année 1722, le Parlement de Paris jugea l'affaire du
Mississipi dans laquelle furent impliqués, avec les directeurs de la
Compagnie, un ministre d'État, secrétaire du roi, et plusieurs
sous-intendants de provinces. La Compagnie était accusée d'avoir
corrompu les officiers du royaume et du roi, qui l'avaient en réalité
dépouillée avec l'avidité ordinaire aux gens en place dans les
gouvernements faibles. Et il est certain qu'à cette époque tous les
ressorts du gouvernement étaient détendus ou faussés. A l'une des
audiences de ce procès mémorable, la dame de la Morangère, femme d'un
des directeurs de la Compagnie du Mississipi, fut entendue en la
grand'chambre par messieurs du Parlement. Elle déposa qu'un sieur
Lescot, secrétaire de M. le lieutenant-criminel, l'ayant mandée
secrètement au Châtelet, lui fit sentir qu'il ne dépendait que d'elle de
sauver son mari, qui était bel homme et de bonne mine. Il lui avait
parlé à peu près en ces termes: «Madame, ce qui fâche les vrais amis du
roi en cette affaire, c'est que les jansénistes n'y sont point
impliqués. Ces jansénistes sont des ennemis de la couronne autant que de
la religion. Donnez-nous, madame, les moyens de perdre l'un d'eux, et
nous reconnaîtrons ce service d'État en vous rendant votre mari avec
tous ses biens.» Quand madame de la Morangère eut rapporté ce discours,
qui n'était pas fait pour le public, M. le président du Parlement fut
bien obligé d'appeler en la grand'chambre le sieur Lescot, qui d'abord
essaya de nier. Mais madame de la Morangère avait de beaux yeux
limpides, dont il ne put soutenir le regard. Il se troubla et fut
confondu. C'était un grand vilain homme roux, comme Judas Iscariote.

Cette affaire, connue par les gazettes, fit l'entretien de Paris. On en
parla dans les salons, dans les promenades, chez le barbier et chez le
limonadier. Et partout madame de la Morangère inspirait autant de
sympathie que le Lescot donnait de dégoût.

La curiosité publique était vive encore quand j'accompagnai M. l'abbé
Jérôme Coignard, mon bon maître, chez M. Blaizot qui, comme vous savez,
est libraire, rue Saint-Jacques, à l'_Image Sainte-Catherine_.

Nous trouvâmes dans la boutique le secrétaire particulier d'un ministre
d'État, M. Gentil, qui se cachait le visage dans un livre nouvellement
venu de Hollande, et le célèbre M. Roman, qui a traité de la raison
d'État en divers ouvrages estimés. Le vieux M. Blaizot, derrière son
comptoir, lisait la gazette.

M. Jérôme Coignard se coula jusqu'à lui pour attraper par-dessus ses
épaules les nouvelles dont il était friand. Ce savant homme et d'un si
beau génie, ne possédait aucune part des biens de ce monde et quand il
avait bu une chopine au _Petit-Bacchus_, il ne lui restait pas un sou
dans sa poche pour acheter les feuilles publiques. Ayant lu sur le dos
de M. Blaizot la déposition de la dame de la Morangère, il s'écria que
cela était bien, et qu'il lui plaisait de voir l'iniquité crouler du
haut de sa tour sous la faible main d'une femme, comme il en est des
exemples merveilleux rapportés dans l'Écriture.

--Cette dame, ajouta-t-il, bien qu'alliée à des publicains que je n'aime
point, est semblable à ces femmes fortes, si vantées au livre des Rois.
Elle plaît par un rare mélange de droiture et de finesse et j'applaudis
à sa piquante victoire.

M. Roman l'interrompit:

--Prenez garde, monsieur l'abbé, dit-il en étendant le bras, prenez
garde que vous considérez cette affaire sous un aspect individuel et
particulier, sans vous inquiéter, comme vous devriez le faire, des
intérêts publics qui y sont liés. Il faut voir en tout la raison d'État
et il est clair que cette raison souveraine exigeait que madame de la
Morangère ne parlât pas ou que ses paroles ne trouvassent pas de
créance.

M. Gentil leva le nez de dessus son livre.

--On a beaucoup exagéré, dit-il, l'importance de cet incident.

--Ah! monsieur le secrétaire, reprit M. Roman, nous ne croirons pas
qu'un incident qui vous fera perdre votre place soit sans importance.
Car vous en périrez, monsieur, vous et votre maître. Pour ma part, j'en
suis aux regrets. Mais ce qui me consolerait de la chute des ministres
que le coup atteint, c'est l'impuissance où ils furent de le prévenir.

M. Gentil fit entendre par un petit clignement d'oeil, qu'il entrait, sur
ce point, dans les vues de M. Roman.

Celui-ci poursuivit:

--L'État est comme le corps humain. Toutes les fonctions qu'il accomplit
ne sont pas nobles. Aussi en est-il qu'il faut cacher, je dis des plus
nécessaires.

--Ah! monsieur, dit l'abbé, était-il donc nécessaire que le Lescot agît
de la sorte avec la pauvre femme d'un prisonnier? C'était une infamie!

--Oh! dit M. Roman, ce fut une infamie quand on le sut. Avant, ce
n'était rien. Si vous voulez jouir de ce bienfait d'être gouvernés, qui
seul met les hommes au-dessus des animaux, il faut laisser aux
gouvernants les moyens d'exercer le pouvoir. Et le premier de ces moyens
est le secret. C'est pourquoi le gouvernement populaire, qui est le
moins secret de tous, en est aussi le plus faible. Croyez-vous donc,
monsieur l'abbé, qu'on puisse conduire les hommes par la vertu? Ce
serait une grande rêverie.

--Je ne le crois pas, répondit mon bon maître. J'ai observé, dans les
fortunes diverses de ma vie, que les hommes étaient de méchantes bêtes,
qu'on ne parvient à contenir que par force et par ruse. Mais encore y
faut-il mettre quelque mesure, et ne point trop offenser le peu de bons
sentiments qui est mêlé dans leur âme aux mauvais instincts. Car enfin,
monsieur, l'homme, tout lâche, bête et cruel qu'il est, fut formé à
l'image de Dieu, et il lui reste quelques traits de sa première figure.
Un gouvernement qui, sortant de la médiocre et commune honnêteté,
scandalise les peuples, doit être déposé.

--Parlez plus bas, monsieur l'abbé, dit le secrétaire.

--Le souverain n'a jamais tort, dit M. Roman, et vos maximes, monsieur
l'abbé, sont d'un séditieux. Vous mériteriez, vous et vos pareils, de
n'être plus gouvernés du tout.

--Oh! dit mon bon maître, si le gouvernement, comme vous nous le donnez
à entendre, consiste dans la fourbe, la violence, et les exactions de
toutes sortes, il n'y a pas beaucoup à craindre que cette menace soit
suivie d'effet; et nous trouverons longtemps encore des ministres d'État
et des gouverneurs de provinces pour faire nos affaires. Seulement je
voudrais bien qu'il en vînt d'autres à la place de ceux-ci. Les nouveaux
ne pourraient être plus mauvais que les anciens, et qui sait si même ils
ne seraient pas un peu meilleurs?

--Prenez garde, dit M. Roman, prenez garde! Ce qu'il y a d'admirable
dans l'État, c'est la suite et la continuité et, s'il ne se trouve pas
au monde un État parfait, c'est, à mon sens, qu'au temps de Noé, le
déluge jeta du trouble dans la transmission des couronnes. C'est un
désordre dont nous ne sommes pas encore bien remis aujourd'hui.

--Monsieur, reprit mon bon maître, vous êtes plaisant avec vos théories.
L'histoire du monde est pleine de révolutions; on n'y voit que des
guerres civiles, tumultes, séditions causés par la méchanceté des
princes, et je ne sais ce qu'il faut admirer le plus à cette heure de
l'impudence des gouvernants ou de la patience des peuples.

Le secrétaire se plaignit alors que M. l'abbé Coignard méconnût les
bienfaits de la royauté et M. Blaizot nous représenta qu'il n'était pas
séant de disputer des affaires publiques dans l'échoppe d'un libraire.

Quand nous fûmes dehors, je tirai mon bon maître par la manche.

--Monsieur l'abbé, lui dis-je, avez-vous donc oublié la vieille de
Syracuse, que vous voulez maintenant changer le tyran?

--Tournebroche, mon fils, me répondit-il, j'en conviens de bonne grâce,
je suis tombé dans la contradiction. Mais cette ambiguïté que vous
relevez justement dans mes discours n'est pas aussi maligne que celle
nommée antinomie par les philosophes. Charron, dans son livre de _la
Sagesse_, affirme qu'il existe des antinomies qu'on ne peut résoudre.
Pour ma part, à peine suis-je plongé dans la méditation de la nature,
que je vois apparaître à mon esprit une demi-douzaine de ces diablesses
qui se prennent de bec devant moi et font mine de s'entr'arracher les
yeux; et l'on sait bien tout de suite qu'on ne viendra jamais à bout de
réconcilier entre elles ces obstinées mégères. Je perds tout espoir de
les mettre d'accord, et c'est leur faute si je n'ai pas fait beaucoup
avancer la métaphysique. Mais dans le cas présent, la contradiction,
Tournebroche, mon fils, n'est qu'apparente. Ma raison est toujours avec
la vieille de Syracuse. Je pense aujourd'hui ce que je pensais hier.
Seulement je viens de me laisser emporter par le coeur et de céder à la
passion, comme le vulgaire.




V

LES OEUFS DE PÂQUES


Mon père était rôtisseur dans la rue Saint-Jacques, vis-à-vis de
Saint-Benoît-le-Bétourné. Je ne vous dirai pas qu'il aimât le carême; ce
sentiment n'eût point été naturel chez un rôtisseur. Mais il en
observait les jeûnes et abstinences en bon chrétien qu'il était. Faute
d'argent pour acheter des dispenses à l'archevêché, il soupait de
merluche aux jours maigres, avec sa femme, son fils, son chien et ses
hôtes ordinaires, dont le plus assidu était mon bon maître, M. l'abbé
Jérôme Coignard. Ma sainte mère n'eût point souffert que Miraut, notre
gardien, rongeât un os le vendredi saint. Ce jour-là, elle ne mêlait ni
chair ni graisse à la pâtée du pauvre animal. En vain, M. l'abbé
Coignard lui représentait-il que c'était là mal faire et qu'en bonne
justice Miraut, qui n'avait point de part aux sacrés mystères de la
rédemption, n'en devait point souffrir dans sa pitance.

--Ma bonne femme, disait ce grand homme, il est convenable que nous
mangions de la merluche comme membres de l'Église; mais il y a quelque
superstition, impiété, témérité, voire sacrilège, à associer, comme vous
le faites, un chien à des macérations infiniment précieuses par
l'intérêt que Dieu lui-même y prend, et qui seraient sans cela
méprisables et ridicules. C'est un abus que votre simplicité rend
innocent, mais qui serait criminel chez un docteur ou seulement chez un
chrétien d'un esprit judicieux. Une telle pratique, ma bonne dame, va
droit à la plus épouvantable des hérésies. Elle ne tend pas à moins qu'à
soutenir que Jésus-Christ est mort pour les chiens comme pour les fils
d'Adam. Et rien n'est plus contraire aux Écritures.

--Il se peut, répondait ma mère. Mais, si Miraut faisait gras le
vendredi saint, je m'imaginerais qu'il est juif et je le prendrais en
horreur. Est-ce là faire un péché, monsieur l'abbé?

Et mon bon maître reprenait avec douceur, en buvant un coup de vin:

--Ah! chère créature, sans décider ici si vous péchez ou si vous ne
péchez pas, je vous dis en vérité que vous n'avez point de malice et que
je croirais à votre salut éternel plutôt qu'à celui de cinq ou six
évêques et cardinaux de ma connaissance, qui pourtant ont écrit de beaux
traités de droit canon.

Miraut avalait en reniflant sa pâtée et mon père s'en allait avec M.
l'abbé Coignard faire un tour au _Petit-Bacchus_.

C'est ainsi qu'à la rôtisserie de _la Reine Pédauque_, nous passions le
saint temps du carême. Mais dès le matin de Pâques, quand les cloches de
Saint-Benoît-le-Bétourné annonçaient la joie de la Résurrection, mon
père embrochait poulets, canards et pigeons par douzaines, et Miraut, au
coin de la cheminée flambante, respirait la bonne odeur de la graisse en
remuant la queue avec une allégresse pensive et grave. Vieux, fatigué,
presque aveugle, il goûtait encore les joies de cette vie dont il
acceptait les maux avec une résignation qui les lui rendait moins
cruels. C'était un sage, et je ne suis pas surpris que ma mère associât
à ses oeuvres pies une créature si raisonnable.

Après avoir entendu la grand'messe, nous dînions dans la boutique bien
odorante. Mon père apportait à ce repas une joie religieuse. Il avait
communément pour convives quelques clercs de procureur et mon bon
maître, M. l'abbé Coignard. A Pâques de l'an de grâce 1725, il m'en
souvient, mon bon maître nous amena M. Nicolas Cerise qu'il avait tiré
d'une soupente de la rue des Maçons où ce savant homme écrivait tout le
jour et toute la nuit, pour les éditeurs de Hollande, des nouvelles de
la république des lettres. Sur la table une montagne d'oeufs rouges
s'élevait dans un panier de fil de fer. Et, quand l'abbé Coignard eut
dit le _Benedicite_, ces oeufs fournirent la matière de l'entretien.

--On lit dans Ælius Lampridus, dit M. Nicolas Cerise, qu'une poule
appartenant au père d'Alexandre Sévère pondit un oeuf rouge le jour de la
naissance de cet enfant destiné à l'empire.

--Ce Lampride, qui n'avait pas beaucoup d'esprit, répondit mon bon
maître, devait laisser ce conte aux bonnes femmes qui le répandaient.
Vous avez trop de jugement, monsieur, pour faire sortir de cette fable
absurde la coutume chrétienne de servir des oeufs rouges le jour de
Pâques.

--Je ne crois pas, en effet, répliqua M. Nicolas Cerise, que cet usage
vienne de l'oeuf d'Alexandre Sévère. La seule conclusion que je veuille
tirer du fait rapporté par Lampridus, c'est qu'un oeuf rouge présageait
chez les païens le pouvoir suprême. Au reste, ajouta-t-il, il fallait
que cet oeuf eût été rougi de quelque manière, car les poules ne pondent
pas d'oeufs rouges.

--Pardonnez-moi, dit ma mère qui, debout, près de la cheminée,
garnissait les plats, j'ai vu, dans mon enfance, une poule noire qui
donnait des oeufs tirant sur le brun; c'est pourquoi je croirais
volontiers qu'il y a des poules dont les oeufs sont rouges ou d'une
couleur approchant le rouge, telle, par exemple, que la couleur de la
brique.

--Cela est bien possible, dit mon bon maître, et la nature est beaucoup
plus diverse et variée dans ses productions que nous ne le croyons
communément. Il y a, dans la génération des animaux des bizarreries de
toute sorte, et l'on voit dans les cabinets d'histoire naturelle des
monstres plus étranges qu'un oeuf rouge.

--C'est ainsi, reprit M. Nicolas Cerise, qu'on garde dans le cabinet du
roi un veau à cinq pattes et un enfant à deux têtes.

--J'ai vu mieux encore à Auneau, près Chartres, dit ma mère en posant
sur la table une douzaine d'aunes de saucisses aux choux dont la fumée
agréable montait aux solives du plancher. J'ai vu, messieurs, un enfant
nouveau-né avec des pattes d'oie et une tête de serpent. La sage-femme
qui le reçut en eut tant d'horreur qu'elle le jeta au feu.

--Prenez garde, s'écria M l'abbé Jérôme Coignard, prenez garde que
l'homme naît de la femme pour servir Dieu et qu'il est inconcevable
qu'on le puisse servir avec une tête de serpent, et qu'en conséquence il
n'y a pas d'enfants de cette sorte, et que votre sage-femme rêvait ou
qu'elle s'est moquée de vous.

--Monsieur l'abbé, dit M. Nicolas Cerise avec un petit sourire, vous
avez vu comme moi, dans le cabinet du roi, un fétus à quatre jambes et
deux sexes conservé dans un bocal rempli d'esprit-de-vin et, dans un
autre bocal, un enfant sans tête avec un oeil au-dessus du nombril. Ces
monstres pouvaient-ils mieux servir Dieu que l'enfant à tête de serpent
dont parle notre hôtesse? Et que dire de ceux qui ont deux têtes, en
sorte qu'on ne sait s'ils ont aussi deux âmes? Avouez, monsieur l'abbé,
que la nature, en s'amusant à ces jeux cruels, embarrasse quelque peu
les théologiens.

Mon bon maître ouvrait déjà la bouche pour répondre, et sans doute il
eût détruit tout à fait l'objection de M. Nicolas Cerise, mais ma mère,
que rien n'arrêtait quand elle avait envie de parler, le devança en
disant très haut que l'enfant d'Auneau n'était pas une créature humaine
et que c'était le diable qui l'avait fait à une boulangère.

--Et la preuve, ajouta-t-elle, c'est que personne ne songea à le
baptiser et qu'on l'enterra dans une serviette au fond du courtil. Si
ç'avait été une créature humaine, on l'aurait mise en terre sainte.
Quand le diable fait un enfant à une femme, il le fait en forme
d'animal.

--Ma bonne femme, lui répondit M. l'abbé Coignard, il est merveilleux
qu'une villageoise en sache sur le diable plus long qu'un docteur en
théologie et j'admire que vous vous en rapportiez à la matrone d'Auneau
sur le point de savoir si tel fruit d'une femme appartient ou non à
l'humanité rachetée par le sang de Dieu. Croyez-m'en: ces diableries ne
sont que de sales imaginations dont vous devez nettoyer votre esprit. On
ne lit point dans les Pères que le diable fasse des enfants aux filles.
Toutes ces histoires de fornications sataniques sont des rêveries
dégoûtantes, et c'est une honte que des jésuites et des dominicains en
aient fait des traités.

--Vous parlez bien, l'abbé, dit M. Nicolas Cerise, en piquant une
saucisse dans le plat. Mais vous ne répondez point à ce que je disais,
que les enfants qui naissent sans tête ne sont pas bien appropriés aux
fins de l'homme, qui sont, dit l'Église, de connaître, de servir et
d'aimer Dieu, et qu'en cela, comme dans la quantité des germes qui se
perdent, la nature n'est pas, à vrai dire, suffisamment théologique et
chrétienne. J'ajouterai qu'elle n'est guère religieuse dans aucun de ses
actes et qu'elle semble ignorer son Dieu. Voilà ce qui m'effraye,
l'abbé.

--Oh! s'écria mon père, en agitant au bout de sa fourchette un pilon de
la volaille qu'il découpait, oh! que voilà des discours ténébreux,
maussades et mal appropriés à la fête que nous célébrons aujourd'hui.
Aussi bien est-ce la faute de ma femme, qui nous sert un enfant à tête
de serpent, comme si ce plat était agréable à d'honnêtes convives.
Faut-il que de mes beaux oeufs rouges soient sorties tant d'histoires
diaboliques!

--Ah! notre hôte, dit M. l'abbé Coignard, il est vrai que de l'oeuf
sortent toutes choses. Sur cette idée les païens ont imaginé des fables
très philosophiques. Mais que d'oeufs aussi chrétiens sous leur pourpre
antique, que ceux que nous venons de manger, s'échappe une telle volée
d'impiétés sauvages, c'est ce dont je demeure confondu.

M. Nicolas Cerise regarda mon bon maître d'un oeil clignotant et lui dit
avec un rire mince:

--Monsieur l'abbé Coignard, ces oeufs, dont les coquilles teintes de
betterave jonchent le plancher sous nos pieds, ne sont point, dans leur
essence, aussi chrétiens et catholiques qu'il vous plaît de le croire.
Les oeufs de Pâques sont, au contraire, d'origine païenne et rappellent,
au moment de l'équinoxe de printemps, l'éclosion mystérieuse de la vie.
C'est un vieux symbole qui s'est conservé dans la religion chrétienne.

--On peut soutenir tout aussi raisonnablement, dit mon bon maître, que
c'est un symbole de la résurrection du Christ. Pour moi, qui n'ai nul
goût à charger la religion de subtilités symboliques, je croirais
volontiers que la joie de manger des oeufs, dont on a été privé durant le
carême, est la seule cause qui les fait paraître en ce jour sur les
tables avec honneur et vêtus de la pourpre royale. Mais il n'importe, et
ce ne sont là que des bagatelles dont s'amusent les esprits érudits et
les bibliothécaires. Ce qu'il y a de considérable dans vos propos,
monsieur Nicolas Cerise, c'est que vous opposez la nature à la religion
et que vous les voulez faire ennemies l'une de l'autre. Impiété,
monsieur Nicolas Cerise, si horrible que ce bonhomme de rôtisseur
lui-même en a frémi sans la comprendre! Mais je n'en suis point troublé,
et de tels arguments ne peuvent séduire une minute un esprit qui sait se
diriger.

En effet, vous avez procédé, monsieur Nicolas Cerise, par cette voie
rationnelle et scientifique, qui n'est qu'une étroite, courte et sale
impasse, au fond de laquelle on se casse le nez inglorieusement. Vous
avez raisonné à la manière d'un apothicaire méditatif, qui croit
connaître la nature parce qu'il en flaire quelques apparences. Et vous
avez jugé que la génération naturelle, qui produit des monstres, n'est
pas dans le secret de Dieu qui crée des hommes pour célébrer sa gloire:
_Pulcher hymnus Dei homo immortalis_. Vous étiez bien généreux de ne
point parler aussi des nouveau-nés qui meurent sitôt le jour, des fous,
des imbéciles et de toutes personnes qui ne vous semblent point, selon
l'expression de Lactance, un bel hymne de Dieu, _pulcher hymnus Dei_.
Mais qu'en savez-vous et qu'en savons-nous, monsieur Nicolas Cerise?
Vous me prenez pour un de vos lecteurs d'Amsterdam ou de la Haye, de
vouloir me faire entendre que l'inintelligible nature est une objection
à notre très sainte foi chrétienne. La nature, monsieur, n'est à nos
yeux qu'une suite d'images incohérentes auxquelles il nous est
impossible de trouver une signification, et je vous accorde que, selon
elle, et en la suivant à la piste, je ne puis discerner dans l'enfant
qui naît ni le chrétien, ni l'homme, ni seulement l'individu, et que la
chair est un hiéroglyphe parfaitement indéchiffrable. Mais cela n'est
rien et nous ne voyons que l'envers de la tapisserie. Ne nous y
attachons pas, et sachons que, de ce côté, nous ne pouvons rien
connaître. Tournons-nous tout entiers vers l'intelligible qui est l'âme
humaine unie à Dieu.

Vous êtes plaisant, monsieur Nicolas Cerise, avec la nature et la
génération. Vous me faites l'effet d'un bourgeois qui croirait avoir
surpris les secrets du roi, parce qu'il a vu les peintures qui décorent
la salle du conseil. De même que les secrets sont dans les discours du
souverain et des ministres, la destinée de l'homme est dans la pensée,
qui procède à la fois de la créature et du créateur. Le reste n'est
qu'amusement et niaiseries propres à divertir les badauds, dont on voit
beaucoup dans les Académies. Ne me parlez pas de la nature, si ce n'est
de ce qu'on en voit au _Petit-Bacchus_, dans la personne de Catherine la
dentellière, qui est ronde et bien formée.

Et vous, mon hôte, ajouta M. l'abbé Coignard, donnez-moi à boire, car
j'ai la pépie par la faute de monsieur Nicolas Cerise, qui croit que la
nature est athée. Et, par tous les diables, elle l'est et le doit être
en quelque manière, monsieur Nicolas Cerise; et si toutefois elle narre
la gloire de Dieu, c'est sans connaissance, car il n'est point de
connaissance si ce n'est dans l'esprit de l'homme, qui seul procède du
fini et de l'infini. A boire!

Mon père versa un rouge-bord à mon bon maître, M. l'abbé Coignard, et à
M. Nicolas Cerise, et il les obligea à trinquer, ce qu'ils firent de bon
coeur, car ils étaient honnêtes gens.




VI

LE NOUVEAU MINISTÈRE


M. Shippen, qui exerçait à Greenwich l'état de serrurier, dînait chaque
jour, durant son passage à Paris, à la rôtisserie de _la Reine
Pédauque_, en compagnie de son hôte et de M. l'abbé Jérôme Coignard, mon
bon maître. Ce jour-là, au dessert, ayant, selon sa coutume, demandé une
bouteille de vin, allumé sa pipe et tiré de sa poche la _Gazette de
Londres_, il se mit à fumer, à boire et à lire avec tranquillité. Puis,
repliant sa gazette et posant sa pipe sur le bord de la table:

--Messieurs, dit-il, le ministère est renversé.

--Oh! dit mon bon maître, ce n'est pas une affaire de conséquence.

--Pardonnez-moi, répondit M. Shippen, c'est une affaire de conséquence,
car le précédent ministère étant tory, le nouveau sera whig, et
d'ailleurs tout ce qui se fait en Angleterre est considérable.

--Monsieur, répondit mon bon maître, nous avons vu en France des
changements plus grands que celui-là. Nous avons vu les quatre charges
de secrétaire d'État remplacées par six ou sept conseils de dix membres
chacun et messieurs les secrétaires d'État coupés en dix morceaux, puis
rétablis dans leur forme première. A chacun de ces changements les uns
juraient que tout était perdu, les autres que tout était sauvé. Et l'on
en fit des chansons. Pour ma part je prends peu d'intérêt à ce qui se
fait dans le cabinet du prince, observant que le train de la vie n'en
est pas changé, qu'après les réformes les hommes sont, comme devant,
égoïstes, avares, lâches et cruels, tour à tour stupides et furieux, et
qu'il s'y trouve toujours un nombre à peu près égal de nouveau-nés, de
mariés, de cocus et de pendus, en quoi se manifeste le bel ordre de la
société. Cet ordre est stable, monsieur, et rien ne saurait le troubler,
car il est fondé sur la misère et l'imbécillité humaine, et ce sont là
des assises qui ne manqueront jamais. Tout l'édifice en acquiert une
solidité qui défie l'effort des plus mauvais princes et de cette foule
ignare de magistrats, dont ils sont assistés.

Mon père, qui, la lardoire à la main, écoutait ce discours, y fit avec
une fermeté déférente cet amendement, qu'il peut se trouver de bons
ministres et qu'il se rappelait notamment l'un d'eux, récemment décédé,
comme l'auteur d'une ordonnance très sage protégeant les rôtisseurs
contre l'ambition dévorante des bouchers et des pâtissiers.

--Il se peut, monsieur Tournebroche, reprit mon bon maître, et c'est une
affaire à examiner avec les pâtissiers. Mais ce qu'il importe de
considérer, c'est que les empires subsistent, non par la sagesse de
quelques secrétaires d'État, mais par le besoin de plusieurs millions
d'hommes qui, pour vivre, travaillent à toutes sortes d'arts bas et
ignobles, tels que l'industrie, le commerce, l'agriculture, la guerre et
la navigation. Ces misères privées forment ce qu'on appelle la grandeur
des peuples, et le prince ni les ministres n'y ont point de part.

--Vous vous trompez, monsieur, dit l'Anglais, les ministres y ont une
part en faisant des lois dont une seule peut enrichir ou ruiner la
nation.

--Oh! pour cela, répondit l'abbé, c'est une chance à courir. Comme les
affaires d'un État sont d'une étendue que l'esprit d'un homme n'embrasse
point, il faut pardonner aux ministres d'y travailler aveuglément, ne
garder aucun ressentiment du mal ou du bien qu'ils ont fait, et
concevoir qu'ils agissaient comme à Colin-Maillard. Au reste, ce mal et
ce bien nous sembleraient petits à les estimer sans superstition, et je
doute, monsieur, qu'une loi ou ordonnance puisse avoir l'effet que vous
dites. J'en juge par les filles de joie, qui sont à elles seules, en une
année, l'objet de plus d'édits qu'il ne s'en rend dans un siècle pour
tous les autres corps du royaume et qui n'en exercent pas moins leur
négoce avec une exactitude qui tient des forces naturelles. Elles se
rient des candides noirceurs qu'un magistrat du nom de Nicodème médite à
leur endroit, et se moquent du maire de Baiselance[2], qui a formé pour
leur ruine, avec plusieurs fiscaux et procureurs, une ligue impuissante.
Je puis vous dire que Catherine la dentellière ignore jusqu'au nom de ce
Baiselance et qu'elle l'ignorera jusqu'à sa fin, qui sera chrétienne, du
moins je l'espère. Et j'en induis que toutes les lois, dont un ministre
gonfle son portefeuille, sont de vaines paperasses qui ne peuvent ni
nous faire vivre, ni nous empêcher de vivre.

--Monsieur Coignard, dit le serrurier de Greenwich, on voit bien par la
bassesse de votre langage, que vous êtes façonné à la servitude. Vous
parleriez autrement des ministres et des lois si vous aviez le bonheur
de jouir, comme moi, d'un gouvernement libre.

--Monsieur Shippen, dit l'abbé, la liberté vraie est celle d'une âme
affranchie des vanités de ce monde. Quant aux libertés publiques, je
m'en moque comme d'une guigne. Ce sont là des illusions dont on amuse la
vanité des ignorants.

--Vous me confirmez, dit M. Shippen, dans cette idée que les Français
sont des singes.

--Permettez! s'écria mon père en agitant sa lardoire, il se trouve aussi
parmi eux des lions.

--Il n'y manque donc que des citoyens, reprit M. Shippen. Tout le monde,
dans le jardin des Tuileries, y dispute des affaires publiques, sans
qu'il sorte jamais de ces querelles une idée raisonnable. Votre peuple
n'est qu'une ménagerie turbulente.

--Monsieur, dit mon bon maître, il est vrai que les sociétés humaines,
quand elles atteignent un degré de politesse, deviennent des manières de
ménageries, et que le progrès des moeurs est de vivre en cage, au lieu
d'errer misérablement dans les bois. Et cet état est commun à tous les
pays d'Europe.

--Monsieur, dit le serrurier de Greenwich, l'Angleterre n'est pas une
ménagerie, car elle a un Parlement, dont ses ministres dépendent.

--Monsieur, dit l'abbé, il se pourra faire qu'un jour la France ait
aussi des ministres soumis à un Parlement. Mieux encore. Le temps
apporte beaucoup de changements aux constitutions des empires, et l'on
peut imaginer que la France adopte, dans un siècle ou deux, le
gouvernement populaire. Mais, monsieur, les secrétaires d'État, qui sont
peu de chose aujourd'hui, ne seront plus rien alors. Car au lieu de
dépendre du monarque, dont ils tiennent la puissance et la durée, ils
seront soumis à l'opinion du peuple et participeront de son instabilité.
Il est à remarquer que les ministres n'exercent le pouvoir avec quelque
force que dans les monarchies absolues, comme il se voit par les
exemples de Joseph, fils de Jacob, ministre de Pharaon, et d'Aman,
ministre d'Assuérus, qui eurent une grande part au gouvernement, le
premier en Égypte et le second chez les Persans. Il fallut l'occasion
d'une royauté forte et d'un roi faible pour armer en France le bras d'un
Richelieu. Dans l'état populaire les ministres deviendront si débiles
que leur méchanceté même et leur sottise ne causeront plus de mal.

»Ils ne recevront des états généraux qu'une autorité incertaine et
précaire; ne pouvant se permettre de longs espoir ni de vastes pensées,
ils useront en expédients misérables leur éphémère existence. Ils
jauniront dans le triste effort de lire sur les cinq cents visages d'une
assemblée des ordres pour agir. Cherchant en vain leur propre pensée
dans la pensée d'une foule d'hommes ignorants et divisés, ils languiront
en une impuissance inquiète. Ils se déshabitueront de rien préparer ni
de rien prévoir, et ne s'étudieront plus qu'à l'intrigue et au mensonge.
Ils tomberont de si bas que leur chute ne leur fera point de mal, et
leurs noms, charbonnés sur les murs par les petits grimauds d'école,
feront rire les bourgeois.

A ce discours, M. Shippen haussa les épaules.

--C'est possible, dit-il; et je vois assez bien les Français dans cet
état.

--Oh! dit mon bon maître, en cet état le monde ira son train. Il faudra
manger. C'est la grande nécessité qui engendre toutes les autres.

M. Shippen dit en secouant sa pipe:

--En attendant, on nous promet un ministre qui favorisera les
agriculteurs, mais qui ruinera le commerce si on le laisse faire. C'est
à moi d'y prendre garde, puisque je suis serrurier à Greenwich.
J'assemblerai les serruriers et je les haranguerai.

Il mit sa pipe dans sa poche et sortit sans nous donner le bonsoir.




VII

LE NOUVEAU MINISTÈRE

(SUITE ET FIN)


Après le souper, comme la soirée était belle, M. l'abbé Jérôme Coignard
fit quelques pas dans la rue Saint-Jacques où s'allumaient les
lanternes, et j'eus l'honneur de l'accompagner. Il s'arrêta sous le
porche de Saint-Benoît-le-Bétourné, et, me montrant de sa belle main
grasse, faite pour les démonstrations scolastiques aussi bien que pour
les caresses délicates, l'un des bancs de pierre rangés des deux côtés
sous des statues très gothiques accompagnées de barbouillages obscènes:

--Tournebroche, mon fils, me dit-il, si vous m'en croyez, nous prendrons
le frais un moment sur ces vieilles pierres luisantes, où tant de gueux
sont venus, avant nous, reposer leurs misères. Il se peut que deux ou
trois de ces innombrables malheureux y aient échangé entre eux des
propos excellents. Nous risquerons d'y attraper des puces. Mais étant,
mon fils, dans l'âge des amours, vous croirez que ce sont celles de
Jeannette la vielleuse ou de Catherine la dentellière, qui ont coutume
d'y amener leurs galants à la brune, et leur piqûre vous sera douce.
C'est une illusion permise à votre jeunesse. Pour moi, qui ai passé
l'âge des charmantes erreurs, je me dirai qu'il ne faut pas trop
accorder aux délicatesses de la chair et que le philosophe ne doit pas
s'inquiéter des puces, qui sont, comme le reste de l'univers, un grand
mystère de Dieu.

Ce disant, il s'assit en prenant soin de ne point déranger un petit
Savoyard et sa marmotte qui dormaient leur sommeil innocent sur le vieux
banc de pierre. Je pris place à son côté. L'entretien qui avait rempli
le dîner de midi me revenant à l'esprit:

--Monsieur l'abbé, demandai-je à ce bon maître, vous parliez tantôt des
ministres. Ceux du roi n'imposaient à votre esprit ni par leur habit et
leur carrosse, ni par leur génie, et vous les jugiez avec la liberté
d'une âme que rien n'étonne. Puis, considérant le sort de ces officiers
dans l'état populaire (s'il venait jamais à s'établir), vous nous les
représentiez misérables à l'excès, et moins dignes de louanges que de
pitié. Seriez-vous contraire aux gouvernements libres, renouvelés des
républiques de l'antiquité?

--Mon fils, répondit mon bon maître, je suis de moi-même enclin à aimer
le gouvernement populaire. L'humilité de ma condition m'y porte, et les
Saintes Écritures, dont j'ai fait quelque étude, m'affermissent dans
cette préférence, car le Seigneur a dit dans Ramatha: «Les anciens
d'Israël veulent un roi afin que je ne règne point sur eux. Or, voici
quel sera le droit du roi qui vous gouvernera: Il prendra vos enfants
pour conduire ses chariots, et il les fera courir devant son char. Il
fera de vos filles ses parfumeuses, ses cuisinières et ses boulangères.
_Filias quoque vestras faciet sibi unguentarias et fecarias et
panificas_.» Cela est dit expressément au livre des Rois, où l'on voit
encore que le monarque apporte à ses sujets deux présents funestes, la
guerre et la dîme. Et s'il est vrai que les monarchies sont
d'institution divine, il est également vrai qu'elles présentent tous les
caractères de l'imbécillité et de la méchanceté humaines. Il est
croyable que le Ciel les a données aux peuples pour leur châtiment: _Et
tribuit eis petitionem eorum_.

     Souvent dans sa colère il reçoit nos victimes;
     Ses présents sont souvent la peine de nos crimes.

»Je pourrais, mon fils, vous rapporter plusieurs beaux endroits des
auteurs anciens où la haine de la tyrannie est rendue avec une admirable
vigueur. Enfin, je crois avoir toujours montré quelque force d'âme en
méprisant les grandeurs de chair et j'ai, tout autant que le janséniste
Blaise Pascal, le dégoût des trognes à épée. Toutes ces raisons parlent
dans mon coeur et dans mon esprit pour le gouvernement populaire. J'en ai
fait le sujet de méditations que je mettrai quelque jour par écrit dans
un ouvrage de ce genre dont on dit qu'il faut casser l'os pour trouver
la moelle; je veux vous faire entendre que je composerai un nouvel
_Éloge de la folie_, qui semblera frivole à la frivolité, mais où les
sages reconnaîtront la sagesse prudemment cachée sous la marotte et le
bonnet vert. Bref, je serai un autre Érasme; j'instruirai, à son
exemple, les peuples par un docte et judicieux badinage. Et vous
trouverez, mon fils, dans un chapitre de ce traité, tous les
éclaircissements au sujet qui vous intéresse; vous y connaîtrez la
condition des ministres placés dans la dépendance des états ou
assemblées populaires.

--Ah! monsieur l'abbé, m'écriai-je, combien j'ai hâte de lire ce livre!
Quand pensez-vous qu'il sera écrit?

--Je ne sais, répondit mon bon maître. Et, à vrai dire, je crois que je
ne l'écrirai jamais. Les desseins que forment les hommes sont souvent
traversés. Nous ne disposons pas de la moindre parcelle de l'avenir, et
cette incertitude, commune à toute la race d'Adam, est chez moi portée à
l'extrême par un long enchaînement d'infortunes. C'est pourquoi, mon
fils, je désespère de pouvoir jamais composer cette facétie respectable.
Sans vous faire sur ce banc un traité politique, je vous dirai du moins
comment j'eus l'idée d'introduire dans mon livre imaginaire un chapitre
où paraîtraient la faiblesse et la malice des serviteurs que prendra le
bonhomme Démos, quand il sera le maître, s'il le devient jamais, ce dont
je ne décide point: car je ne me mêle pas de prophétiser, laissant ce
soin aux pucelles, qui vaticinent à l'exemple des sibylles telles que la
Cumane, la Persique et la Tiburtine, _quarum insigne virginitas est et
virginitatis præmium divinatio_. Venons-en donc à notre sujet. Il y a de
cela vingt ans environ, j'habitais la plaisante ville de Séez, où
j'étais bibliothécaire de monsieur l'évêque.

»Des comédiens errants, qui passaient d'aventure, jouèrent, dans une
grange, une tragédie assez bonne. J'y allai et vis paraître un empereur
romain dont la perruque était ornée de plus de lauriers qu'un jambon de
la foire Saint-Laurent. Il s'assit dans un fauteuil de chanoine; ses
deux ministres, en habit de cour, avec leurs grands cordons, prirent
place à ses côtés sur des tabourets; et tous trois formèrent le Conseil
d'État sur les quinquets qui puaient excessivement. Dans la suite des
délibérations, l'un des conseillers traça un portrait satirique des
consuls aux derniers temps de la République. Il les montrait impatients
d'user et d'abuser de leur puissance passagère, ennemis du bien public,
jaloux de leurs successeurs, en qui ils étaient seulement assurés de
trouver les complices de leurs rapines et de leurs concussions. Voici
comme il parlait:

     Ces petits souverains qu'on fait pour une année,
     Voyant d'un temps si court leur puissance bornée,
     Des plus heureux desseins font avorter le fruit,
     De peur de le laisser à celui qui les suit.
     Comme ils ont peu de part aux biens dont ils ordonnent,
     Dans le champ du public largement ils moissonnent,
     Assurés que chacun leur pardonne aisément,
     Espérant à son tour un pareil traitement.

»Or, mon fils, ces vers qui, par l'exactitude sentencieuse, rappellent
les quatrains de Pibrac, sont plus excellents, pour le sens, que le
reste de la tragédie, qui sent un peu trop les frivolités pompeuses de
la Fronde des princes et qui est toute gâtée par les galanteries
héroïques d'une manière de duchesse de Longueville, qui y paraît sous le
nom d'Émilie. J'ai pris soin de les retenir afin de les méditer. Car on
trouve de belles maximes, même dans les ouvrages de théâtre. Ce que le
poète dit en ces huit vers des consuls de la République romaine
s'applique également aux ministres des démocraties, dont le pouvoir est
précaire.

»Ils sont faibles, mon fils, parce qu'ils dépendent d'une assemblée
populaire incapable également des vues grandes et profondes d'un
politique et de l'imbécillité innocente d'un roi fainéant. Les ministres
ne sont grands que s'ils secondent, comme Sully, un prince intelligent
ou s'ils tiennent, comme Richelieu, la place du monarque. Et qui ne sent
que le Démos n'aura ni la prudence obstinée d'un Henri IV, ni l'inertie
favorable d'un Louis XIII? A supposer qu'il sache ce qu'il veut, il ne
saura ni comment sa volonté doit être faite ni seulement si elle est
faisable. Commandant mal, il sera mal obéi et se croira toujours trahi.
Les députés qu'il enverra à ses états généraux entretiendront par
d'ingénieux mensonges ses illusions jusqu'au moment de tomber sous ses
soupçons injustes ou légitimes. Ces états procéderont de la médiocrité
confuse des foules dont ils seront issus. Ils rouleront d'obscures et
multiples pensées. Ils donneront pour tâche aux chefs du gouvernement
d'exécuter des volontés vagues dont ils n'auront pas eux-mêmes
conscience, et leurs ministres, moins heureux que l'Oedipe de la Fable,
seront dévorés tour à tour par le Sphinx aux cent têtes, pour n'avoir
pas deviné l'énigme dont le Sphinx lui-même ignorait le mot. Leur plus
grande misère sera de se résigner à l'impuissance, et de parler au lieu
d'agir. Ils deviendront des rhéteurs, et de très mauvais rhéteurs, car
le talent, apportant avec lui quelque clarté, les perdrait. Ils devront
s'étudier à parler pour ne rien dire, et les moins sots d'entre eux
seront condamnés à mentir plus que les autres. En sorte que les plus
intelligents deviendront les plus méprisables. Et s'il s'en trouve
encore d'assez habiles pour conclure des traités, régler les finances et
pourvoir aux affaires, leurs connaissances ne leur serviront de rien,
car le temps leur manquera, et le temps est l'étoffe des grandes
entreprises.

»Cette condition humiliante découragera les bons et donnera de
l'ambition aux mauvais. De toutes parts, les incapacités ambitieuses
s'élèveront du fond des bourgades aux premiers emplois de l'État, et
comme la probité n'est pas naturelle à l'homme, et qu'elle doit y être
cultivée par de longs soins et par des artifices continus, on verra des
nuées de concussionnaires s'abattre sur le trésor public. Le mal sera
beaucoup accru par l'éclat du scandale, puisqu'il est difficile de rien
cacher dans le gouvernement populaire, et, par la faute de plusieurs,
tous deviendront suspects.

»Je n'en conclus point, mon fils, que les peuples seront alors plus
malheureux qu'ils ne sont aujourd'hui. Je vous ai fait assez entendre
dans nos précédents entretiens que je ne crois pas que le sort de la
nation dépende du prince et de ses ministres, et que c'est accorder trop
de vertu aux lois que d'en faire des sources de la prospérité ou de la
misère publiques. Néanmoins la multitude des lois est funeste, et je
crains encore que les états généraux n'abusent de leur faculté
législatrice.

»C'est le péché mignon de Colin et de Jeannot de faire des ordonnances
en gardant leurs moutons et de dire: «Si j'étais roi!...» Quand Jeannot
sera roi, il promulguera plus d'édits en un an que n'en colligea dans
tout son règne l'empereur Justinien. C'est par cet endroit encore que le
règne de Jeannot me semble redoutable. Mais celui des rois et des
empereurs fut généralement si mauvais qu'on n'en peut craindre un pire,
et Jeannot ne fera pas beaucoup plus de sottises, sans doute, ni de
méchancetés que tous ces princes ceints de la double ou triple couronne
qui depuis le déluge couvrent le monde de sang et de ruines. Son
incapacité même et sa turbulence auront cela d'excellent, qu'elles
rendront impossibles ces savantes correspondances d'État à État, qu'on
nomme diplomatiques et qui n'aboutissent qu'à allumer artistement des
guerres inutiles et désastreuses. Les ministres du bonhomme Démos, sans
cesse talonnés, bousculés, humiliés, bourrés, culbutés et plus assaillis
de pommes cuites et d'oeufs durs que le pire arlequin du théâtre de la
foire, n'auront point de loisirs pour préparer poliment dans la paix et
le secret du cabinet, sur le tapis vert, des carnages, en considération
de ce qu'on appelle l'équilibre européen et qui n'est que la fortune des
diplomates. Il n'y aura plus de politique étrangère et ce sera un grand
bonheur pour la malheureuse humanité.

A ces mots, mon bon maître se leva et reprit de la sorte:

--Il est temps de rentrer, mon fils, car à cette heure le serein me
pénètre par le défaut de mes habits, qui sont percés en divers endroits.
Aussi bien, à demeurer plus longtemps sous ce porche, nous risquerions
d'effaroucher les galants de Catherine et de Jeannette qui attendent ici
l'heure du berger.




VIII

MESSIEURS LES ÉCHEVINS


Ce soir-là, nous allâmes, mon maître et moi, sous la tonnelle du
_Petit-Bacchus_, où nous trouvâmes Catherine la dentellière, le
coutelier boiteux et le père qui m'engendra. Ils étaient assis tous
trois à la même table devant un pot de vin dont ils avaient pris assez
pour être plaisants et sociables.

On venait d'élire dans les formes deux échevins sur quatre, et mon père
en discourait selon son état et son génie.

--Le malheur, disait-il, est que les échevins sont gens de robe et non
point rôtisseurs, et qu'ils tiennent leur magistrature du roi et non des
marchands, notamment de la corporation des rôtisseurs parisiens dont je
suis porte-bannière. S'ils étaient de mon choix, ils aboliraient la dîme
et la gabelle et nous serions tous heureux. À moins que le monde ne
marche à reculons comme les écrevisses, un jour viendra où les échevins
seront élus par les marchands.

--N'en doutez point, dit M. l'abbé Coignard, les échevins seront élus un
jour par les patrons et par les apprentis.

--Prenez garde à ce que vous dites là, monsieur l'abbé, répliqua mon
père, inquiet et fronçant les sourcils. Quand les apprentis se mêleront
de nommer les échevins, tout sera perdu. Du temps que j'étais apprenti,
je ne songeais qu'à mettre à mal le bien et la femme de mon patron. Mais
depuis que j'ai une boutique et une femme, j'entends les intérêts
publics, qui sont liés aux miens.

Lesturgeon, notre hôte, apporta un pot de vin. C'était un petit homme
roux, agile et rude.

--Vous parlez des nouveaux échevins, dit-il, les poings sur les hanches.
Je souhaite seulement qu'ils en sachent autant que les anciens, qui
pourtant n'étaient pas bien connaisseurs de l'intérêt public. Mais ils
commençaient d'apprendre leur état. Vous savez, maître Léonard (il
parlait à mon père), que l'école où les enfants de la rue Saint-Jacques
vont apprendre leur Croix-de-Dieu est bâtie de bois et qu'il suffirait
d'un fusil et d'un copeau pour la faire flamber comme un feu de la
Saint-Jean. J'en avisai messieurs de l'Hôtel de Ville. Ma lettre ne
péchait pas par le style, car je l'avais fait écrire, pour six blancs, à
un secrétaire qui tient échoppe sous le Val-de-Grâce. J'y représentais à
messieurs les échevins que tous les petits gars du quartier étaient en
danger quotidien de griller comme des andouilles, ce qui était à
considérer, eu égard à la sensibilité des mères. Monsieur l'échevin qui
s'occupe des écoles me répondit poliment, au bout de trois mois, que le
danger que couraient les petits gars de la rue Saint-Jacques éveillait
toute sa sollicitude, et qu'il était jaloux de le conjurer; qu'en
conséquence, il envoyait aux écoliers ci-dessus désignés une pompe à
incendie. «Le roi, ajoutait-il, ayant, dans sa bonté, construit une
fontaine en commémoration de ses victoires à deux cents pas de l'école,
l'eau ne saurait manquer, et les enfants apprendront en peu de jours à
manier la pompe que la Ville consent à leur octroyer.» En lisant cette
lettre, je sautai au plafond. Et, retournant au Val-de-Grâce, je dictai
au secrétaire une réponse qui était tournée comme ceci:

«Monseigneur l'Édile, Monseigneur, il y a dans la maison d'école de la
rue Saint-Jacques deux cents marmots dont le plus ancien est âgé de sept
ans. Voilà de beaux pompiers, Monseigneur, pour faire jouer votre pompe!
Reprenez-la et faites bâtir une maison d'école en pierre et moellon.»

»Cette lettre, comme la première, me coûta six blancs, avec le cachet.
Mais je ne perdis point mon argent, car je reçus, après vingt mois, une
réponse par laquelle monsieur l'échevin m'assurait que les marmots de la
rue Saint-Jacques étaient dignes de la sollicitude de l'échevinage
parisien, qui aviserait à leur sûreté. J'en suis là. Si mon échevin
quitte la place, il me faudra tout recommencer et payer encore douze
blancs au secrétaire du Val-de-Grâce. C'est pourquoi, maître Léonard,
bien que persuadé qu'il se trouve à la maison de ville des figures qui
seraient mieux placées à la foire, pour y faire Jocrisse, je n'ai guères
envie d'y voir entrer de nouveaux visages et je tiens à garder l'échevin
à la pompe.

--Moi, dit Catherine, c'est au lieutenant-criminel que j'en veux. Il
laisse Jeannette la vielleuse rôder chaque jour, entre chien et loup,
sous le porche de Saint-Benoît-le-Bétourné. C'est une honte. Elle va par
les rues en marmotte et traîne des jupes salies dans tous les ruisseaux.
On devrait réserver les lieux publics aux filles assez bien nippées pour
s'y montrer avec honneur.

--Oh! dit le coutelier boiteux, j'estime que le trottoir est à tout le
monde et j'irai quelque jour, à l'exemple de Lesturgeon, notre hôte,
chez le secrétaire du Val-de-Grâce pour qu'il rédige en mon nom une
belle supplique en faveur des pauvres colporteurs. Je ne puis pousser ma
voiture aux bons endroits sans être tout de suite inquiété par les
sergents, et dès qu'un laquais ou deux servantes s'arrêtent à mon
étalage, survient un grand coquin noir qui m'ordonne au nom de la loi
d'aller vendre ma pacotille ailleurs. Tantôt je suis sur le terrain loué
par les gens du marché, tantôt je me trouve proche monsieur Leborgne,
coutelier juré. Une autre fois je dois céder la chaussée au carrosse
d'un évêque ou d'un prince. Et me voilà endossant le harnais et tirant
la bricole, heureux si, profitant de mon embarras, le laquais et les
chambrières ne m'ont pas emporté, sans payer, un étui, des ciseaux ou
quelque bel eustache de Châtellerault. Je suis las de souffrir la
tyrannie; je suis las d'éprouver l'injustice des gens de justice. Je
sens un grand besoin de révolte.

--Je connais à ce signe, dit mon bon maître, que vous êtes un coutelier
magnanime.

--Je ne suis point magnanime, monsieur l'abbé, reprit modestement le
boiteux, je suis vindicatif, et le ressentiment m'a poussé à vendre en
secret des chansons contre le roi, ses maîtresses, et ses ministres.
J'en garde un bel assortiment dans la bâche de ma voiture. Ne me
trahissez pas. Celle des douze mirlitons est admirable.

--Je ne vous trahirai pas, répondit mon père; pour moi une bonne chanson
vaut un verre de vin et même davantage. Je ne dis rien non plus des
couteaux, et je suis aise, bonhomme, que vous vendiez les vôtres; car il
faut que tout le monde vive. Mais convenez qu'on ne peut souffrir que
les vendeurs ambulants fassent concurrence aux marchands qui ont pris
boutique à loyer et payent la taxe. Rien n'est plus contraire à l'ordre
et à la bonne police. L'audace de ces traîne-misère est inouïe. Jusqu'où
irait-elle si on ne la réprimait? L'an passé, un paysan de Montrouge ne
venait-il pas arrêter devant la rôtisserie de _la Reine Pédauque_ sa
charrette pleine de pigeons qu'il vendait tout cuits deux sous moins
cher que je ne vends les miens. Et le rustre criait d'une voix à briser
les vitres de ma boutique: «A cinq sous les beaux pigeons!» Je le
menaçai vingt fois de ma lardoire. Mais il me répondait stupidement que
la rue est à tout le monde. J'en portai plainte à monsieur le
lieutenant-criminel, qui me fit justice en me débarrassant du vilain. Je
ne sais ce qu'il est devenu; mais je lui garde rancune du mal qu'il m'a
fait; car à voir mes pratiques ordinaires lui acheter ses pigeons par
couples, voire par demi-douzaines, je pris une jaunisse dont je restai
longtemps mélancolique. Je voudrais qu'on lui mît sur le corps, avec de
la glu, autant de plumes qu'il en a tirées aux volatiles qu'il vendait
toutes cuites à ma barbe, et qu'ainsi emplumé de la tête aux pieds, il
fût conduit par les rues, au cul de sa charrette.

--Maître Léonard, dit le coutelier boiteux, vous êtes dur aux pauvres
gens. C'est ainsi qu'on pousse à bout les malheureux.

--Monsieur le coutelier, je vous conseille, dit en riant mon bon maître,
de faire faire à Saint-Innocent, par quelque écrivain à gages, une
satire de maître Léonard et de la vendre avec vos chansons sur les douze
mirlitons du roi Louis. Il conviendrait de blasonner un peu notre ami
qui, dans un état quasi servile, aspire non point à la liberté, mais à
la tyrannie. Je conclus de tous vos discours, messieurs, que la police
des villes est d'un art difficile, qu'il y faut concilier des intérêts
opposés et souvent contraires, que le bien public est formé d'un grand
nombre de maux particuliers, et qu'enfin il est déjà merveilleux que des
gens enfermés dans des murailles ne s'y entre-dévorent pas. C'est un
bonheur qu'il faut attribuer à leur poltronnerie. La paix publique est
fondée uniquement sur le faible courage des citoyens qui se tiennent en
respect les uns les autres par la peur qu'ils se font réciproquement. Et
le prince, en leur inspirant à tous l'épouvante, leur assure
l'inestimable bienfait de la paix. Quant à vos échevins, dont le pouvoir
est faible, et qui ne sont pas capables de vous nuire ni de vous servir
beaucoup, et dont le mérite consiste surtout dans leur grande canne et
leur perruque, ne vous plaignez point trop de ce qu'ils soient choisis
par le roi et placés, peu s'en faut, depuis le dernier règne, au rang
d'officiers de la couronne. Amis du prince, ils sont les ennemis de tous
les citoyens indistinctement, et cette inimitié est rendue supportable à
chacun par l'égalité parfaite avec laquelle elle se répand sur tous.
C'est une pluie dont nous ne recevons, les uns et les autres, que
quelques gouttes. Un jour, quand ils seront nommés par le peuple (comme
on dit qu'ils le furent aux premiers temps de la monarchie), les
échevins auront dans la cité même des amis et des ennemis. Élus par les
marchands payant loyer et dîme, ils maltraiteront les colporteurs. Élus
par les colporteurs, ils vexeront les marchands. Élus par les artisans,
ils seront contraires aux maîtres, qui font travailler les artisans. Ce
sera une cause incessante de disputes et de querelles. Ils formeront un
conseil tumultueux, où chacun agitera les intérêts et les passions de
ses électeurs. Pourtant j'imagine qu'ils ne feront pas regretter nos
échevins actuels, qui ne dépendent que du prince. Leur vanité turbulente
amusera les citoyens qui s'y contempleront comme dans un miroir
grossissant. Ils useront médiocrement d'une médiocre puissance. Sortis
de l'état populaire, ils seront aussi incapables de le développer que de
le contenir. Les riches s'épouvanteront de leur audace et les misérables
accuseront leur timidité, quand il eût fallu seulement reconnaître leur
bruyante impuissance. Au reste, capables de tâches communes et
administrant le bien public avec cette insuffisance suffisante qu'on
atteint toujours et qu'on ne dépasse jamais.

--Ouf! dit mon père, vous avez bien parlé, monsieur l'abbé. Maintenant,
buvez!




IX

LA SCIENCE


Ce jour-là nous poussâmes, mon bon maître et moi, jusqu'au Pont-Neuf,
dont les demi-lunes étaient couvertes de ces tréteaux sur lesquels les
bouquinistes étalent des romans mêlés à des livres de piété. On y trouve
pour deux sols l'_Astrée_ tout entière et le _Grand Cyrus_, usés et
graissés par des lecteurs de province, avec l'_Onguent pour la brûlure_
et divers ouvrages des jésuites. Mon bon maître avait coutume de lire en
passant quelques pages de ces écrits, dont il ne faisait point emplette,
étant démuni d'argent, et gardant raisonnablement pour l'hôte du
_Petit-Bacchus_ les six blancs qu'il lui advenait, par extraordinaire,
de tenir dans la poche de sa culotte. Au reste, il n'était point avide
de posséder les biens de ce monde, et les meilleurs ouvrages ne lui
faisaient point envie, pourvu qu'il en pût connaître les bons endroits,
dont il dissertait ensuite avec une sagesse admirable. Les tréteaux du
Pont-Neuf lui plaisaient en cela que les livres y étaient parfumés d'une
odeur de friture, par le voisinage des marchandes de beignets; et ce
grand homme y respirait en même temps les chères odeurs de la cuisine et
de la science.

Chaussant ses lunettes, il examina l'étalage d'un brocanteur avec le
contentement d'une âme heureuse à qui tout est gracieux parce que tout
se reflète en elle avec grâce.

--Tournebroche, mon fils, me dit-il, il se trouve sur l'étal de ce bon
homme des livres fabriqués alors que l'imprimerie était encore, autant
dire, dans les langes; et ces livres se ressentent de la rudesse de nos
aïeux. J'y rencontre une chronique barbare de Monstrelet, auteur qu'on a
dit plus baveux qu'un pot de moutarde, et deux ou trois vies de sainte
Marguerite, que les commères mettaient jadis en compresse sur leur
ventre dans les douleurs de l'enfantement. Il serait inconcevable que
les hommes eussent été si sots que d'écrire et de lire de pareilles
inepties, si notre sainte religion ne nous enseignait qu'ils naissent
avec un germe d'imbécillité. Et, comme les lumières de la foi ne m'ont
jamais fait défaut, non point même, par bonheur, dans les erreurs du lit
et de la table, je conçois mieux leur stupidité passée que leur
intelligence présente, qui, pour tout dire, me semble illusoire et
décevante, telle qu'elle semblera aux générations futures, car l'homme
est, par essence, une sotte bête et les progrès de son esprit ne sont
que les vains effets de son inquiétude. C'est pour cette raison, mon
fils, que je me défie de ce qu'ils nomment science et philosophie, et
qui n'est, à mon sentiment, qu'un abus de représentations et d'images
fallacieuses, et, dans un certain sens, l'avantage du malin Esprit sur
les âmes. Vous entendez bien que je suis très éloigné de croire à toutes
les diableries dont s'effraie la créance populaire. J'estime, avec les
Pères, que la tentation est en nous, et que nous sommes à nous-mêmes nos
démons et nos maléfices. Mais j'en veux à monsieur Descartes et à tous
les philosophes qui, sur son exemple, ont cherché dans la connaissance
de la nature une règle de vie et un principe de conduite. Car enfin,
Tournebroche, mon fils, qu'est-ce que la connaissance de la nature,
sinon la fantaisie de nos sens? Et qu'est-ce qu'y ajoute, je vous prie,
la science, avec les savants depuis Gassendi, qui n'était point un âne,
et Descartes et ses disciples, jusqu'à ce joli sot de monsieur de
Fontenelle? Des bésicles, mon fils, des bésicles comme celles qui
chaussent mon nez. Tous les microscopes et lunettes d'approche dont on
fait vanité qu'est-ce, en réalité, que des bésicles plus nettes que les
miennes que j'achetai l'an passé à l'opticien de la foire Saint-Laurent
et dont le verre de l'oeil gauche, qui est celui dont je vois le mieux,
s'est malheureusement fendu cet hiver d'un tabouret que me jeta à la
tête le coutelier boiteux, qui croyait que j'embrassais Catherine la
dentellière, car c'est un homme grossier et tout à fait offusqué par les
impressions du désir charnel? Oui, Tournebroche, mon fils, que sont ces
instruments dont les savants et les curieux emplissent leurs galeries et
leurs cabinets? Que sont les lunettes, astrolabes, boussoles, sinon des
moyens d'aider les sens dans leurs illusions et de multiplier
l'ignorance fatale où nous sommes de la nature, en multipliant nos
rapports avec elle? Les plus doctes d'entre nous diffèrent uniquement
des ignorants par la faculté qu'ils acquièrent de s'amuser à des erreurs
multiples et compliquées. Ils voient l'univers dans une topaze taillée à
facettes au lieu de le voir, comme madame votre mère par exemple, avec
l'oeil tout nu que le bon Dieu lui a donné. Mais ils ne changent point
d'oeil en s'armant de lunettes; ils ne changent point de dimensions en
usant d'appareils propres à mesurer l'espace; ils ne changent pas de
poids en employant des balances très sensibles; ils découvrent des
apparences nouvelles et sont par là le jouet de nouvelles illusions.
Voilà tout! Si je n'étais pas persuadé, mon fils, des saintes vérités de
notre religion, il ne me resterait, par cette persuasion où je suis que
toute connaissance humaine n'est qu'un progrès dans la fantasmagorie,
qu'à me jeter de ce parapet dans la Seine, qui vit d'autres noyés,
depuis le temps qu'elle coule, ou d'aller demander à Catherine cette
espèce d'oubli des maux de ce monde qu'on trouve dans ses bras et qu'il
est indécent de chercher dans ma condition et surtout à mon âge. Je ne
saurais que croire, au milieu des appareils dont les mensonges puissants
grandiraient démesurément les mensonges de ma vue, et je serais un
académicien tout à fait misérable.

Mon bon maître parlait de la sorte devant la première demi-lune de
gauche, à compter de la rue Dauphine, et il commençait d'effrayer le
marchand qui le prenait pour un exorciste. Tout à coup, saisissant une
vieille géométrie ornée d'assez méchantes figures de Sébastien
Leclerc[3]:

--Peut-être, reprit-il, au lieu de me noyer dans l'amour ou dans l'eau,
si je n'étais chrétien et catholique, prendrais-je le parti de me jeter
dans la mathématique, où l'esprit trouve les aliments dont il est le
plus avide, à savoir: la suite et la continuité. Et j'avoue que ce petit
livre, tout commun qu'il est, me donne quelque estime du génie de
l'homme.

A ces mots, il ouvrit si largement le traité de Sébastien Leclerc, à
l'endroit des triangles, qu'il faillit le rompre net. Mais bientôt il le
rejeta avec dégoût.

--Hélas! murmura-t-il, les nombres dépendent du temps, les lignes, de
l'espace, et ce sont là encore des illusions humaines. En dehors de
l'homme, il n'y a ni mathématique, ni géométrie, et c'est en définitive
une connaissance qui ne nous fait pas sortir de nous-mêmes, bien qu'elle
affecte un air d'indépendance assez magnifique.

Ayant dit, il tourna le dos au bouquiniste soulagé, et respira
largement.

--Ah! Tournebroche, mon fils! reprit-il. Tu me vois souffrant d'un mal
que je me suis donné et brûlé par la tunique ardente dont j'ai pris soin
moi-même de me vêtir et de me parer.

Il parlait de la sorte par image, étant vêtu, en réalité, d'une méchante
souquenille qui ne tenait plus que par deux ou trois boutons. Encore
n'étaient-ils pas engagés dans les boutonnières correspondantes; et
c'était, comme il avait coutume de dire en riant, quand on l'en avisait,
un ajustement adultère, image des moeurs dans les cités.

Il parlait avec chaleur:

--Je hais la science, disait-il, pour l'avoir trop aimée, à la façon des
voluptueux qui reprochent aux femmes de n'avoir pas égalé le rêve qu'ils
se faisaient d'elles. J'ai voulu tout connaître et je souffre
aujourd'hui de ma coupable folie. Heureux, ajouta-t-il, oh! bien heureux
les bonnes gens assemblés autour de ce vendeur d'orviétan!

Et il montra de la main les laquais, les chambrières et les forts du
port Saint-Nicolas, formant un cercle autour d'un opérateur qui donnait
la parade avec son valet.

--Vois, Tournebroche, me dit-il, ils rient de bon coeur quand le drôle
donne un coup de pied au cul de cet autre drôle. Et c'est en effet un
spectacle plaisant, qui est tout gâté pour moi par la réflexion, car
lorsqu'on recherche l'essence de ce pied et du reste, on ne rit plus.
J'aurais dû, étant chrétien, concevoir plus tôt tout ce qu'il y a de
malignité dans cette maxime d'un païen: «Heureux qui put connaître les
causes!» j'aurais dû m'enfermer dans la sainte ignorance comme dans un
verger clos, et rester semblable aux petits enfants. Je me serais amusé,
non point à vrai dire, des jeux grossiers de ce Mondor (le Molière du
Pont-Neuf aurait peu d'attrait pour moi, quand l'autre me semble déjà
trop scurrile[4]); mais je me serais amusé des herbes de mon jardin, et
j'aurais loué Dieu dans les fleurs et les fruits de mes pommiers. Une
curiosité immodérée m'a entraîné, mon fils; j'ai perdu, dans la
conversation des livres et des savants, la paix du coeur, la sainte
simplicité, et cette pureté des humbles d'autant plus admirable qu'elle
ne s'altère ni au cabaret ni dans les bouges, comme il se voit par
l'exemple du coutelier boiteux, et, si j'ose le dire, par celui de votre
rôtisseur de père, qui garde beaucoup d'innocence, encore qu'ivrogne et
débauché. Mais il n'en va pas de même de celui qui a étudié dans les
livres. Il lui en reste à jamais une fière amertume et une tristesse
superbe.

Comme il parlait de la sorte, la voix lui fut coupée par un roulement de
tambours...




X

L'ARMÉE


Donc, étant sur le Pont-Neuf, nous entendîmes un roulement de tambours.
C'était le ban d'un sergent recruteur, qui, le poing à la hanche, se
carrait sur le terre-plein, en avant d'une douzaine de soldats portant
des pains et des saucisses enfilés à la baïonnette de leurs fusils. Un
cercle de gueux et de marmots le regardait bouche bée.

Il releva sa moustache et fit sa proclamation.

--N'y tendons point l'oreille, me dit mon bon maître. Ce serait perdre
son temps. Ce sergent parle au nom du roi; il ne saurait parler avec
génie. S'il vous plaît d'entendre un discours ingénieux sur le même
sujet, vous entrerez dans quelqu'un de ces fours du quai de la Ferraille
où les racoleurs enrôlent les laquais et les rustres. Ces racoleurs,
étant des fripons, sont tenus d'être éloquents. Il me souvient d'avoir,
en ma jeunesse, au temps du feu roi, ouï la plus merveilleuse harangue
de la bouche d'un de ces marchands d'hommes, qui tenait boutique dans la
Vallée-de-Misère, que vous voyez d'ici, mon fils. Racolant des hommes
pour les colonies: «Jeunes gens qui m'entourez, leur disait-il, vous
n'êtes pas sans avoir entendu parler du pays de Cocagne; c'est dans
l'Inde qu'il faut aller pour trouver ce fortuné pays; c'est là que l'on
a tout à gogo. Souhaitez-vous de l'or, des perles, des diamants? Les
chemins en sont pavés; il n'y a qu'à se baisser pour en prendre. Et
encore, ne vous baisserez-vous point. Les sauvages les ramasseront pour
vous. Je ne vous parle pas du café, des limons, des grenades, des
oranges, des ananas et de mille fruits délicieux qui viennent sans
culture, comme dans le paradis terrestre. Si je m'adressais à des femmes
ou à des enfants, je pourrais leur vanter toutes ces friandises, mais je
m'explique devant des hommes.» J'omets, mon fils, tout ce qu'il dit de
la gloire; mais croyez qu'il égala Démosthène en énergie et Cicéron en
abondance. L'effet de son discours fut d'envoyer cinq ou six malheureux
mourir de la fièvre jaune dans des marécages, tant il est vrai que
l'éloquence est une arme dangereuse et que le génie des arts exerce,
pour le mal comme pour le bien, sa puissance irrésistible. Remerciez
Dieu, Tournebroche, de ce que, ne vous ayant donné de talents d'aucune
sorte, il ne vous expose pas à devenir un jour le fléau des peuples. On
reconnaît les préférés de Dieu, mon fils, à ce qu'ils n'ont point
d'esprit, et j'ai éprouvé que l'intelligence assez vive que le Ciel a
mise en moi n'était qu'une cause incessante de dangers pour ma paix en
ce monde et dans l'autre. Que serait-ce, si le coeur et la pensée d'un
César habitaient ma tête et ma poitrine? Mes désirs ne connaîtraient
point de sexe et je serais inaccessible à la pitié. J'allumerais au
dedans et au dehors des guerres inextinguibles. Encore ce grand César
avait-il l'âme élégante et une sorte de douceur. Il mourut avec décence
sous le poignard de ses assassins vertueux. Jour des Ides de mars, jour
à jamais funeste où des brutes sentencieuses détruisirent ce monstre
charmant! Je suis digne de pleurer le divin Jules au côté de Vénus, sa
mère; et si je l'appelle monstre, c'est par tendresse, car dans son âme
égale, il ne se trouva rien d'excessif que la puissance. Il avait un
naturel sentiment du rythme et de la mesure. Il se plut également dans
sa jeunesse aux grâces de la débauche et de la grammaire. Il était
orateur et sa beauté sans doute ornait la sécheresse volontaire de ses
discours. Il aima Cléopâtre avec cette exactitude géométrique qu'il
porta dans tous ses desseins. Il mit dans ses écrits et dans ses actions
le génie de la clarté. Il fut ami de l'ordre et de la paix jusque dans
la guerre, sensible à l'harmonie et si habile constructeur de lois, que
nous vivons encore, tout barbares que nous sommes, sous la majesté de
son empire, qui a fait le monde tel qu'il est aujourd'hui. Vous voyez,
mon fils, que je ne lui ménage pas la louange ni l'amour. Capitaine,
dictateur, souverain pontife, il a pétri l'univers dans ses belles
mains. Pour moi, j'ai été professeur d'éloquence au collège de Beauvais,
secrétaire d'une chanteuse de l'Opéra, bibliothécaire de monsieur
l'évêque de Séez, écrivain public au charnier des Saints-Innocents et
précepteur du fils de votre père à la rôtisserie de _la Reine Pédauque_;
j'ai fait un beau catalogue de manuscrits précieux, j'ai écrit quelques
libelles, dont il vaut mieux ne pas parler, et tracé sur du papier à
chandelle des maximes dédaignées des libraires. Pourtant je ne
changerais pas mon existence contre celle de ce grand César. Il en
coûterait trop à mon innocence. Et j'aime mieux être un homme obscur,
pauvre et méprisé, comme je le suis en effet, que de monter à ce faîte
où l'on ouvre à l'univers de nouvelles destinées par des voies
sanglantes.

»Ce sergent recruteur, que vous entendez d'ici promettre à ces gueux un
sou par jour avec le pain et la viande, m'inspire, mon fils, de
profondes réflexions sur la guerre et l'armée. J'ai fait tous les
métiers, hors celui de soldat qui m'a toujours inspiré du dégoût et de
l'effroi, par les caractères de servitude, de fausse gloire et de
cruauté qui y sont attachés, et qui se trouvent les plus contraires à
mon naturel pacifique, à mon amour sauvage de la liberté et à mon
esprit, qui, jugeant sainement de la gloire, estime au juste prix celle
de la mousqueterie. Je ne parle point de mon penchant invincible à la
méditation qui eût été trop excessivement contrarié par l'exercice du
sabre et du fusil. Ne voulant point être César, vous concevrez que je ne
veuille point être non plus La Tulipe ou Brin-d'Amour. Et je ne vous
cache pas, mon fils, que le service militaire me paraît la plus
effroyable peste des nations policées.

»Ce sentiment est philosophique. Il n'y a donc aucune apparence qu'il
soit jamais partagé par un grand nombre de personnes. Et, dans le fait,
les rois et les républiques trouveront toujours autant de soldats qu'ils
en voudront mettre à leurs parades et à leurs guerres. J'ai lu les
traités de Machiavel chez monsieur Blaizot, à _l'Image
Sainte-Catherine_, où ils sont tous parfaitement reliés en parchemin.
Ils le méritent, mon fils; et, pour ma part, j'estime infiniment le
secrétaire florentin qui le premier ôta aux actions des politiques ce
fondement de la justice, sur lequel ils n'établirent jamais que des
scélératesses honorées. Ce Florentin, qui voyait sa patrie à la merci de
ses défenseurs mercenaires, conçut l'idée d'une armée nationale et
patriote. Il a dit en quelque endroit de ses livres qu'il est juste que
tous les citoyens concourent à la sûreté de leur patrie et soient tous
soldats. Je l'ai ouï soutenir pareillement chez monsieur Blaizot par
monsieur Roman qui est très zélé, comme vous le savez, pour les droits
de l'État. Il n'a souci que du général et de l'universel et ne sera
content qu'au jour où tous les intérêts privés seront sacrifiés à
l'intérêt public. Donc Machiavel et monsieur Roman veulent que nous
soyons tous soldats, étant tous citoyens. Je ne dirai pas comme eux que
cela est juste. Et je ne dirai pas non plus que cela est injuste, pour
cette raison que le juste et l'injuste sont affaire de raisonnement et
que c'est un sujet dont les sophistes seuls décident.

--Quoi! mon bon maître, m'écriai-je avec une douloureuse surprise, vous
prétendez que la justice dépend des raisons d'un sophiste, et que nos
actions sont justes ou injustes selon les arguments d'un habile homme.
Cette maxime me choque plus que je ne saurais dire.

--Tournebroche, mon fils, répondit M. l'abbé Coignard, considérez que je
parle de la justice humaine, qui est différente de la justice de Dieu,
et qui y est généralement opposée. Les hommes n'ont jamais soutenu
l'idée du juste et de l'injuste que par l'éloquence, qui est sujette à
embrasser le pour et le contre. Vous voulez peut-être, mon fils, asseoir
la justice sur le sentiment; mais prenez garde que sur cette assiette
vous n'élèverez qu'une masure humble et domestique, la cabane du vieil
Évandre, la chaumière où Philémon vivait avec Baucis. Mais le palais des
lois, la tour des institutions d'État veulent d'autres fondements. La
nature ingénue n'en saurait supporter seule le poids inique; et ces murs
redoutables s'élèvent sur le fondement des mensonges antiques, par l'art
subtil et féroce des légistes, des magistrats et des princes.

»C'est une niaiserie, Tournebroche, mon fils, que de rechercher si une
loi est juste ou injuste, et il en est du service militaire comme des
autres institutions, dont on ne peut dire si elles sont bonnes ou
mauvaises en principe, puisqu'il n'y a pas de principe hors Dieu, de qui
tout sort. Il faut vous défendre, mon fils, de cette sorte d'esclavage
qui est celui des mots et auquel les hommes se soumettent avec le plus
de docilité. Sachez donc que le mot de justice n'a aucun sens, si ce
n'est en théologie où il est terriblement expressif. Sachez que monsieur
Roman n'est qu'un sophiste quand il vous démontre qu'on doit le service
au prince. Pourtant je crois que si le prince ordonne jamais à tous les
citoyens de se faire soldats, il sera obéi, je ne dis pas avec docilité,
mais avec allégresse. J'ai observé que le métier le plus naturel à
l'homme est celui de soldat; c'est celui auquel il est porté le plus
facilement par ses instincts et par ses goûts qui ne sont pas tous bons.
Et, hors quelques rares exceptions, dont je suis, l'homme peut être
défini un animal à mousquet. Donnez-lui un bel uniforme avec l'espérance
d'aller se battre; il sera content. Aussi faisons-nous de l'état
militaire l'état le plus noble, ce qui est vrai dans un sens, car cet
état est le plus ancien, et les premiers humains firent la guerre.
L'état militaire a cela aussi d'approprié à la nature humaine, qu'on n'y
pense jamais, et il est clair que nous ne sommes pas faits pour penser.

»La pensée est une maladie particulière à quelques individus et qui ne se
propagerait pas sans amener promptement la fin de l'espèce. Les soldats
vivent en troupe, et l'homme est un animal sociable. Ils portent des
habits bleus et blancs, bleus et rouges, gris et bleus, des rubans, des
plumets et des cocardes, qui leur donnent sur les filles l'avantage du
coq sur la poule. Ils vont en guerre et à la maraude, et l'homme est
naturellement voleur, libidineux, destructeur et sensible à la gloire.
C'est l'amour de la gloire qui décide surtout nos Français à prendre les
armes. Et il est certain que, dans l'opinion, la gloire militaire est la
seule éclatante. Il suffit, pour s'en assurer, de lire les histoires. La
Tulipe semblera excusable de n'être pas plus philosophe que Tite-Live.




XI

L'ARMÉE (SUITE)


Mon bon maître poursuivit en ces termes:

--Il faut considérer, mon fils, que les hommes, liés les uns aux autres,
dans la suite des temps, par une chaîne dont ils ne voient que peu
d'anneaux, attachent l'idée de noblesse à des coutumes dont l'origine
fut humble et barbare. Leur ignorance sert leur vanité. Ils fondent leur
gloire sur des misères antiques, et la noblesse des armes sort tout
entière de cette sauvagerie des premiers âges dont la Bible et les
poètes ont conservé le souvenir. Et qu'est-ce en réalité que cette
gentilhommerie militaire, roidie avec tant d'orgueil au-dessus de nous,
sinon les restes dégénérés de ces malheureux chasseurs des bois que le
poète Lucrèce a peints de telle manière qu'on doute si ce sont des
hommes ou des bêtes? Il est admirable, Tournebroche, mon fils, que la
guerre et la chasse, dont la seule pensée nous devrait accabler de honte
et de remords en nous rappelant les misérables nécessités de notre
nature et notre méchanceté invétérée, puissent au contraire servir de
matière à la superbe des hommes, que les peuples chrétiens continuent
d'honorer le métier de boucher et de bourreau quand il est ancien dans
les familles, et qu'enfin on mesure chez les peuples polis
l'illustration des citoyens sur la quantité de meurtres et de carnages
qu'ils portent pour ainsi dire dans leurs veines.

--Monsieur l'abbé, demandai-je à mon bon maître, ne croyez-vous pas que
le métier des armes est tenu pour noble à cause des dangers qu'on y
court et du courage qu'il y faut déployer?

--Mon fils, répondit mon bon maître, si vraiment l'état des hommes est
noble en proportion du danger qu'on y court, je ne craindrai pas
d'affirmer que les paysans et les manouvriers sont les plus nobles
hommes de l'État, car ils risquent tous les jours de mourir de fatigue
et de faim. Les périls auxquels les soldats et les capitaines s'exposent
sont moindres en nombre comme en durée; ils ne sont que de peu d'heures
pour toute une vie et consistent à affronter les balles et les boulets
qui tuent moins sûrement que la misère. Il faut que les hommes soient
légers et vains, mon fils, pour donner aux actions d'un soldat plus de
gloire qu'aux travaux d'un laboureur et pour mettre les ruines de la
guerre à plus haut prix que les arts de la paix.

--Monsieur l'abbé, demandai-je encore, n'estimez-vous pas que les
soldats sont nécessaires à la sûreté de l'État, et que nous devons les
honorer en reconnaissance de leur utilité?

--Il est vrai, mon fils, que la guerre est une des nécessités de la
nature humaine, et qu'on ne peut s'imaginer des peuples qui ne se
battent point, c'est-à-dire qui ne soient ni homicides, ni pillards, ni
incendiaires. Vous ne concevez pas non plus un prince qui ne serait pas
quelque peu usurpateur. On lui en ferait trop de reproche et on l'en
mépriserait comme de ne point aimer la gloire. La guerre est donc
nécessaire à l'homme; elle lui est plus naturelle que la paix, qui n'en
est que l'intervalle. Aussi voit-on les princes jeter leurs armées les
unes contre les autres sur le plus mauvais prétexte, pour la raison la
plus futile. Ils invoquent leur honneur qui est d'une excessive
délicatesse. Il suffit d'un souffle pour y faire une tache qu'on ne peut
laver que dans le sang de dix, vingt, trente, cent mille hommes, selon
la population de la principauté. Pour peu qu'on y songe, on ne conçoit
pas bien comment l'honneur du prince peut être lavé par le sang de ces
malheureux, ou plutôt on conçoit que ce ne sont là que des mots vides de
sens; mais les hommes se font tuer volontiers pour des mots. Ce qui est
encore plus admirable, c'est qu'un prince tire beaucoup d'honneur du vol
d'une province et que l'attentat qui serait puni de mort chez un hardi
particulier devienne louable s'il est consommé avec la plus furieuse
cruauté par un souverain à l'aide de ses mercenaires.

Mon bon maître ayant ainsi parlé, tira sa boîte de sa poche et huma
quelques grains de tabac qui y restaient.

--Monsieur l'abbé, lui demandai-je, n'est-il point des guerres justes et
faites pour une bonne cause?

--Tournebroche, mon fils, me répondit-il, les peuples polis ont beaucoup
outré l'injustice de la guerre, et ils l'ont rendue très inique en même
temps que très cruelle. Les premières guerres furent entreprises pour
l'établissement des tribus sur des terres fertiles. C'est ainsi que les
Israélites conquirent le pays de Chanaan. La faim les poussait. Les
progrès de la civilisation ont étendu la guerre à la conquête de
colonies et de comptoirs, comme il se voit par l'exemple de l'Espagne,
de la Hollande, de l'Angleterre et de la France. Enfin on a vu des rois
et des empereurs voler des provinces dont ils n'avaient pas besoin,
qu'ils ruinèrent, qu'ils désolèrent sans profit pour eux et sans autre
avantage que d'y élever des pyramides et des arcs de triomphe. Et cet
abus de la guerre est le plus odieux, en sorte qu'il faut croire ou que
les peuples deviennent de plus en plus méchants par le progrès des arts,
ou plutôt que la guerre, étant une nécessité de la nature humaine, on la
fait encore pour elle-même quand on a perdu toute raison de la faire.

»Cette considération m'afflige profondément, car je suis porté par état
et par inclination à l'amour de mes semblables. Et ce qui achève de
m'attrister, Tournebroche, mon fils, c'est que je découvre que ma boîte
est vide, et le tabac est l'endroit par lequel je sens le plus
impatiemment ma pauvreté.

Autant pour détourner sa pensée de cette disgrâce intime que pour
m'instruire à son école, je lui demandai si la guerre civile ne lui
semblait pas la plus détestable espèce de guerre.

--Elle est, me répondit-il, assez odieuse, mais non point très inepte,
car les citoyens, lorsqu'ils en viennent aux mains entre eux, ont plus
de chances de savoir pourquoi ils se battent que dans le cas où ils vont
en guerre contre des peuples étrangers. Les séditions et querelles
intestines naissent généralement de l'extrême misère des peuples. Elles
sont l'effet du désespoir, et la seule issue qui reste aux misérables,
lesquels y peuvent trouver une vie meilleure et parfois même une part de
souveraineté. Mais il est à remarquer, mon fils, que plus les révoltés
sont malheureux et partant excusables, moins ils ont de chances de
gagner la partie. Affamés et stupides, armés de leur seule fureur, ils
sont incapables de grands desseins et de vues prudentes, en sorte que le
prince les réduit aisément. Il a plus de difficulté à vaincre la
rébellion des grands qui est détestable, n'ayant pas l'excuse de la
nécessité.

»Enfin, mon fils, tant civile qu'étrangère, la guerre est exécrable et
d'une malignité que je déteste.




XII

L'ARMÉE (SUITE ET FIN)


--Mon fils, ajouta mon bon maître, je vous ferai paraître tout ensemble,
dans l'état de ces pauvres soldats qui vont servir le roi, la honte de
l'homme et sa gloire. En effet la guerre nous ramène et nous tire à
notre brutalité naturelle; elle est l'effet d'une férocité que nous
avons en commun avec les animaux, je ne dis pas seulement les lions et
les coqs, qui y portent une admirable fierté, mais encore les oiselets,
tels que les geais et les mésanges dont les moeurs sont très
querelleuses, et même les insectes, guêpes et fourmis, qui se battent
avec un acharnement dont les Romains eux-mêmes n'ont pas laissé
d'exemple. Les causes principales de la guerre sont les mêmes chez
l'homme et chez l'animal, qui luttent l'un et l'autre pour prendre ou
conserver la proie ou pour défendre le nid ou la tanière, ou pour jouir
d'une compagne. Il n'y a en cela aucune différence, et l'enlèvement des
Sabines rappelle parfaitement ces combats de cerfs, qui, dans la nuit,
ensanglantent nos forêts. Nous avons réussi seulement à colorer ces
raisons basses et naturelles par les idées d'honneur que nous y
répandons sans beaucoup d'exactitude. Si nous croyons aujourd'hui nous
battre pour des motifs très nobles, cette noblesse est tout entière
logée dans le vague de nos sentiments. Moins le but de la guerre est
simple, clair, précis, plus la guerre elle-même est odieuse et
détestable. Et, s'il est vrai, mon fils, qu'on en soit venu à
s'entretuer pour l'honneur, cela est un dérèglement excessif. Nous avons
renchéri sur la cruauté des bêtes féroces, qui ne se font point de mal
sans raisons sensibles. Et il est vrai de dire que l'homme est plus
méchant et plus dénaturé dans ses guerres que les taureaux et que les
fourmis dans les leurs. Ce n'est pas tout, et je déteste moins les
armées pour la mort qu'elles sèment que pour l'ignorance et la stupidité
qui leur font cortège. Il n'est pire ennemi des arts qu'un chef de
mercenaires ou de partisans, et d'ordinaire les capitaines ne sont pas
mieux formés aux bonnes lettres que leurs soldats. L'habitude d'imposer
sa volonté par la force rend un homme de guerre très inhabile à
l'éloquence, qui a sa source dans le besoin de persuader. Aussi le
militaire affecte-t-il le mépris de la parole et des belles
connaissances. Il me souvient d'avoir connu à Séez, du temps que j'étais
bibliothécaire de monsieur l'évêque, un vieux capitaine blanchi sous le
harnais et qui passait pour vaillant homme, portant fièrement une large
balafre qui lui traversait le visage. C'était un bon paillard qui avait
tué beaucoup d'hommes et violé plusieurs nonnains, sans y mettre de
méchanceté. Il entendait assez bien son art et était fort exact sur la
tenue de son régiment, qui défilait mieux qu'aucun autre. Enfin, un
homme de coeur, et brave compagnon quand il s'agissait de vider un pot,
comme je le vis bien à l'auberge du _Cheval blanc_ où maintes fois je
lui tins tête. Or, il m'arriva, une nuit, de l'accompagner (car nous
étions bons amis) tandis qu'il enseignait à ses hommes la manière de
s'orienter par l'aspect des étoiles. Il leur récita d'abord l'ordonnance
de monsieur de Louvois sur cette matière, et comme il la répétait par
coeur depuis trente ans, il n'y faisait guère plus de fautes qu'au
_Pater_ et à l'_Ave_. Il dit donc tout d'abord que les soldats
commenceront par chercher dans le ciel l'étoile polaire qui est fixe par
rapport aux autres étoiles, lesquelles tournent autour d'elle en sens
contraire des aiguilles d'une montre. Mais il n'entendait pas clairement
ce qu'il disait. Car, après avoir récité deux ou trois fois sa phrase
d'un ton suffisamment impérieux, il se pencha à mon oreille et me dit:

»--Sacrebleu! l'abbé, montrez-moi donc cette garce d'étoile polaire. Si
je sais la distinguer dans ce fouillis de lumignons dont le ciel est
tout semé, je veux que le grand diable me croque!

»Je lui enseignai incontinent la manière de la trouver et la lui montrai
du doigt.

»--Oh! oh! s'écria-t-il, la pécore est perchée bien haut! De l'endroit où
nous sommes on ne peut la regarder sans se tordre le col.

»Et, tout aussitôt, il donna l'ordre à ses officiers de faire reculer les
soldats de cinquante pas, pour qu'ils pussent voir plus facilement
l'étoile polaire.

»Ce que je vous conte là, mon fils, je l'ai entendu de mes oreilles; et
vous conviendrez que ce porteur d'épée avait une idée bien naïve du
système du monde et notamment des parallaxes des étoiles. Pourtant il
portait les ordres du roi sur un bel habit brodé et il était plus honoré
dans l'État qu'un savant prêtre. C'est cette rudesse que je ne puis
souffrir dans l'armée.

Mon bon maître, à ces mots, s'étant arrêté pour souffler, je lui
demandai s'il ne pensait pas, en dépit de l'ignorance de ce capitaine,
qu'il faut beaucoup d'esprit pour gagner des batailles. Il me répondit
en ces termes:

--Tournebroche, mon fils, à considérer la difficulté qu'il y a à
rassembler et à conduire des armées, les connaissances qu'il faut dans
l'attaque ou la défense d'une place et l'habileté qu'exige un bon ordre
de bataille, on reconnaîtra aisément qu'un génie presque surhumain, tel
que celui d'un César, est seul capable d'une telle entreprise, et l'on
s'étonnera qu'il se soit trouvé des esprits propres à renfermer presque
toutes les parties d'un véritable homme de guerre. Un grand capitaine
connaît non seulement la figure des pays, mais encore les moeurs, les
industries des peuples. Il retient dans sa pensée une infinité de
petites circonstances dont il forme ensuite des vues simples et vastes.
Les plans qu'il a lentement médités et tracés à l'avance, il peut les
changer au milieu de l'action par inspiration soudaine, et il est à la
fois très prudent et très audacieux; sa pensée tantôt chemine avec la
sourde lenteur de la taupe, tantôt s'élance du vol de l'aigle. Rien
n'est plus vrai. Mais considérez, mon fils, que quand deux armées sont
en présence, il faut que l'une d'elles soit vaincue, d'où il suit que
l'autre sera nécessairement victorieuse, sans que le chef qui la
commande ait toutes les parties d'un grand capitaine et sans même qu'il
en ait aucune. Il est, je le veux, des chefs habiles; il en est aussi
d'heureux, dont la gloire n'est pas moindre. Comment, dans ces
rencontres étonnantes, démêler ce qui est l'effet de l'art et ce qui
vient de la fortune? Mais vous m'écartez de mon sujet. Tournebroche, mon
fils, je voulais montrer que la guerre est aujourd'hui la honte de
l'homme et qu'elle en fut autrefois l'honneur. Établie sur les empires
par nécessité, elle fut la grande éducatrice du genre humain. C'est par
elle que les hommes se sont formés à toutes les vertus qui élèvent et
soutiennent les cités. C'est par elle qu'ils ont appris la patience, la
fermeté, le mépris du danger, la gloire du sacrifice. Le jour où des
pâtres ont roulé des quartiers de roc pour en former une enceinte
derrière laquelle ils défendirent leurs femmes et leurs boeufs, la
première société humaine fut fondée et le progrès des arts assuré. Ce
grand bien dont nous jouissons, la patrie, la ville, la chose auguste
que les Romains adoraient par-dessus les dieux, l'_Urbs_, est fille de
la guerre.

»La première cité fut une enceinte fortifiée et c'est dans ce berceau
rude et sanglant que furent nourries les lois augustes et les belles
industries, les sciences et la sagesse. Et c'est pourquoi le vrai Dieu
voulut être nommé le Dieu des armées.

»Ce que je vous en dis, Tournebroche, mon fils, n'est pas pour que vous
signiez votre engagement à ce sergent recruteur et soyez pris de l'envie
de devenir un héros à raison de soixante coups de verge sur le dos par
jour, en moyenne.

»Aussi bien la guerre n'est-elle plus, dans nos sociétés, qu'un mal
héréditaire, un retour lascif à la vie sauvage, une puérilité
criminelle. Les princes de ce temps et notamment le feu roi porteront à
jamais l'illustre honte d'avoir fait de la guerre le jeu et l'amusement
des cours. Il m'est douloureux de penser que nous ne verrons pas la fin
de ces carnages concertés.

»Quant à l'avenir, à l'insondable avenir, souffrez, mon fils, que je le
rêve plus conforme à l'esprit de douceur et d'équité qui est en moi.
L'avenir est un lieu commode pour y mettre des songes. C'est là, comme
en Utopie, que le sage se plaît à bâtir. Je veux croire que les peuples
se feront un jour de paisibles vertus. C'est dans la grandeur croissante
des armements que je me flatte de découvrir un lointain présage de paix
universelle. Les armées augmentent sans cesse en force et en nombre. Les
peuples entiers y seront un jour engouffrés. Alors le monstre périra par
son trop de nourriture. Il crèvera d'obésité.




XIII

LES ACADÉMIES


Nous apprîmes ce jour-là, que l'évêque de Séez venait d'être élu membre
de l'Académie française. Il avait prononcé, vingt ans en çà, un
panégyrique de saint Maclou, qui passait pour une bonne pièce, et je
crois volontiers qu'il s'y trouvait des endroits excellents, car M.
l'abbé Coignard, mon bon maître, y avait mis la main, avant de quitter
l'évêché en compagnie de la chambrière de madame la Baillive. M. de Séez
sortait de la meilleure noblesse normande. Sa piété, sa cave et son
écurie étaient justement vantées dans tout le royaume, et son propre
neveu tenait la feuille des bénéfices. Son élection ne surprit personne.
Elle fut approuvée de tout le monde, hors des bas-gris du café Procope,
qui ne sont jamais contents. Ce sont des frondeurs.

Mon bon maître les blâma doucement de leur humeur opposante.

--De quoi se plaint monsieur Duclos? dit-il. Il est depuis hier l'égal
de monsieur de Séez, qui a le plus beau clergé et la plus belle meute du
royaume? Car les académiciens sont égaux en vertu des statuts[5]. Il est
vrai que c'est l'insolente égalité des saturnales qui cesse, la séance
levée, lorsque monsieur l'évêque monte dans son carrosse, laissant
monsieur Duclos crotter ses bas de laine dans le ruisseau. Mais si
monsieur Duclos ne veut point s'égaler de la sorte à monsieur l'évêque
de Séez, pourquoi fraye-t-il avec la gent jetonnière? Que ne se met-il
dans un tonneau comme Diogène ou, comme moi, dans une échoppe de
Saint-Innocent? C'est seulement dans un tonneau ou dans une échoppe
qu'on domine les grandeurs de ce monde. C'est là seulement qu'on est
vrai prince et seul seigneur. Heureux qui n'a pas mis son espoir en
l'Académie! Heureux qui vit exempt de craintes et de désirs et qui
connaît le néant de toutes choses! Heureux qui sait qu'il est également
vain d'être académicien et de ne pas l'être! Celui-là mène sans trouble
une vie obscure et cachée. La belle liberté le suit partout. Il célèbre
dans l'ombre les silencieuses orgies de la sagesse, et toutes les Muses
lui sourient comme à leur initié.

Ainsi parla mon bon maître, et j'admirais le chaste enthousiasme qui
enflait sa voix et brillait dans ses yeux. Mais l'inquiétude de la
jeunesse m'agitait. Je voulais prendre parti, me jeter au combat, me
déclarer pour ou contre l'Académie.

--Monsieur l'abbé, demandai-je, l'Académie n'a-t-elle pas le devoir
d'appeler à elle les meilleurs esprits du royaume plutôt que l'oncle de
l'évêque de la feuille[6]?

--Mon fils, répondit doucement mon bon maître, si monsieur de Séez se
montre austère dans ses mandements, magnifique et galant dans sa vie,
s'il est enfin le parangon des prélats et s'il a prononcé ce panégyrique
de saint Maclou, dont l'exorde, relatif à la guérison des écrouelles par
le roi de France, a paru noble, vouliez-vous que la compagnie l'écartât
pour cette seule raison qu'il a un neveu aussi puissant qu'aimable?
C'eût été montrer une vertu barbare et punir avec inhumanité monsieur de
Séez des grandeurs de sa famille. La Compagnie a voulu les oublier. Cela
seul, mon fils, est assez magnanime.

J'osai répliquer à ce discours, tant le feu de la jeunesse m'avait donné
d'emportement.

--Monsieur l'abbé, dis-je, souffrez que mon sentiment résiste à vos
raisons. Tout le monde sait que monsieur de Séez n'est considérable que
par la facilité du caractère et qu'on admire seulement en lui l'art de
glisser entre les partis. On l'a vu se couler doucement entre les
jésuites et les jansénistes et colorer sa pâle prudence des roses de la
charité chrétienne. Il croit avoir assez fait quand il n'a mécontenté
personne et met tout son devoir à soutenir sa fortune. Ce n'est donc pas
son grand coeur qui lui a valu les suffrages des illustres protégés du
roi[7]. Ce n'est pas non plus son bel esprit. Car hors ce panégyrique de
saint Maclou qu'il n'eut (tout le monde le sait) que la peine de lire,
ce paisible évoque n'a fait entendre que les tristes mandements de ses
vicaires. Il ne se recommandait que par l'aménité de son langage et par
la politesse de son commerce. Sont-ce là des titres suffisants pour
l'immortalité?

--Tournebroche, répondit obligeamment M. l'abbé Coignard, vous pensez
avec cette simplicité que madame votre mère vous donna avec le jour, et
je vois que vous garderez longtemps votre candeur native. Je vous en
fais mon compliment. Mais il ne faudrait pas que l'innocence vous rendît
injuste: il suffit qu'elle vous laisse ignorant. L'immortalité qu'on
vient de décerner à monsieur de Séez ne veut ni un Bossuet ni un
Belzunce; elle n'est point gravée dans le coeur des peuples étonnés; elle
est inscrite sur un gros registre, et vous entendez bien que ces
lauriers de papier ne vont pas qu'à des têtes héroïques.

»S'il se rencontre, parmi les Quarante, des personnes de plus de
politesse que de génie, quel mal y voyez-vous? La médiocrité triomphe à
l'Académie. Où ne triomphe-t-elle pas? La voyez-vous moins puissante
dans les Parlements et dans les Conseils de la Couronne, où, sans doute,
elle est moins à sa place? Faut-il donc être un homme rare pour
travailler à un dictionnaire qui veut régler l'usage et qui ne peut que
le suivre?

»Les académistes ou académiciens furent institués, vous le savez, pour
fixer le bel usage en ce qui regarde le discours, pour purger le langage
de toute antique et populaire impureté et pour que ne reparût plus un
autre Rabelais, un autre Montaigne, tout puant la canaille, la
cuistrerie ou la province. On assembla à cet effet des gentilshommes qui
savaient le bon usage et des écrivains qui avaient intérêt à le
connaître. Cela fit craindre que la compagnie ne réformât tyranniquement
la langue française. Mais on vit bientôt que ces craintes étaient vaines
et que les académistes obéissaient à l'usage, bien loin de l'imposer.
Malgré leur défense, on continua à dire comme devant: «Je ferme ma
porte[8].»

»La compagnie se résigna vite à consigner dans un gros dictionnaire les
progrès de l'usage. C'est l'unique soin des Immortels[9]. Quand ils y
ont vaqué, ils trouvent tout loisir de se récréer entre eux. Il leur
faut pour cela des compagnons plaisants, faciles, gracieux, des
confrères aimables, des hommes entendus et sachant le monde. Ce n'est
pas toujours le cas des grands talents. Le génie est parfois insociable.
Un homme extraordinaire est rarement un homme de ressource. L'Académie a
pu se passer de Descartes et de Pascal. Qui dit qu'elle se serait aussi
bien passée de monsieur Godeau ou de monsieur Conrart, ou de toute autre
personne d'un esprit souple, liant et avisé?

--Hélas! soupirai-je, ce n'est donc point un sénat d'hommes divins, un
concile d'Immortels; ce n'est donc pas l'auguste aréopage de la poésie
et de l'éloquence?

--Non point, mon fils. C'est une compagnie qui professe la politesse, et
qui s'est attiré par là un grand renom chez les peuples étrangers et
particulièrement parmi les Moscovites. Vous n'avez pas l'idée, mon fils,
de l'admiration que l'Académie française inspire aux barons allemands,
aux colonels de l'armée russe et aux milords anglais. Ces Européens
n'estiment rien au-dessus de nos académiciens et de nos danseuses. J'ai
connu une princesse sarmate d'une grande beauté qui, de passage à Paris,
recherchait impatiemment un académicien, quel qu'il fût, pour lui
immoler aussitôt sa pudeur.

--S'il en est ainsi, m'écriai-je, comment les académiciens risquent-ils
de compromettre leur bonne renommée par ces mauvais choix qu'on blâme si
généralement ici?

--Holà! Tournebroche, mon fils, répliqua mon bon maître, ne disons pas
de mal des mauvais choix. D'abord il faut, dans toutes les choses
humaines, faire la part du hasard, qui est, à tout prendre, la part de
Dieu sur la terre et le seul endroit par où la Providence divine se
manifeste clairement en ce monde. Car vous entendez bien, mon fils, que
ce qu'on appelle absurdités du sort et caprices de la fortune ne sont en
réalité que les revanches que la sagesse divine prend, en se jouant, sur
les conseils des faux sages. Il convient, en second lieu, d'accorder,
dans les assemblées, quelque satisfaction au caprice et à la fantaisie.
Une société tout à fait raisonnable serait tout à fait insupportable;
elle languirait sous le froid empire de la justice. Elle ne se croirait
ni puissante ni seulement libre, si elle ne goûtait pas de temps à autre
le plaisir délicieux de braver le sens public et la raison. C'est le
péché mignon des puissances de ce monde, de s'entêter dans des caprices
bizarres. Pourquoi l'Académie n'aurait-elle pas des lunes dans la tête
comme le grand Turc et comme les jolies femmes?

»Bien des passions contraires s'unissent pour inspirer ces mauvais choix
dont s'irritent les âmes simples. C'est un plaisir pour des honnêtes
gens que de prendre un malheureux homme et d'en faire un académicien.
Ainsi le Dieu du psalmiste tire le pauvre de son fumier: _Erigens de
stercore pauperem, ut collocet eum cum principibus, cum principibus
populi sui_. Ce sont là des coups qui étonnent les peuples, et ceux qui
les frappent se doivent croire armés d'une puissance mystérieuse et
terrible. Et quelle joie de tirer le pauvre d'esprit de son fumier,
lorsqu'en même temps on laisse dans l'ombre quelque despote de
l'intelligence. C'est boire, d'un seul trait, un mélange rare et
délicieux de charité contente et d'envie satisfaite. C'est jouir par
tous les sens et contenter tout l'homme. Et vous voulez que des
académistes résistent à la douceur d'un tel philtre!

»Il faut considérer encore qu'en se procurant cette volupté savante, les
académistes agissent au mieux de leurs intérêts. Une compagnie formée
exclusivement de grands hommes serait peu nombreuse et semblerait
triste. Les grands hommes ne peuvent se souffrir les uns les autres, et
ils n'ont guère d'esprit. Il est bon de les mêler aux petits. Cela les
amuse. Les petits y gagnent par le voisinage, les grands par la
comparaison; il y a bénéfice pour les uns comme pour les autres.
Admirons par quel jeu sûr, par quel mécanisme ingénieux, l'Académie
française communique à quelques-uns de ses membres l'importance qu'elle
reçoit des autres. C'est une assemblée de soleils et de planètes où tout
brille d'un éclat propre ou emprunté.

»Je dirai plus. Les mauvais choix sont nécessaires à l'existence de
cette assemblée. Si elle ne faisait pas, dans ses élections, la part de
la faiblesse et de l'erreur, si elle ne se donnait pas quelquefois l'air
de prendre au hasard, elle se rendrait si haïssable qu'elle ne pourrait
plus vivre. Elle serait dans la République des lettres comme un tribunal
au milieu de condamnés. Infaillible, elle semblerait odieuse. Quel
affront pour ceux qu'elle n'accueillerait pas, si l'élu était toujours
le meilleur! La fille de Richelieu doit se montrer un peu légère pour ne
pas paraître trop insolente. Ce qui la sauve, c'est qu'elle a des
fantaisies. Son injustice fait son innocence, et c'est parce que nous la
savons capricieuse qu'elle peut nous repousser sans nous blesser. Il lui
est parfois si avantageux de se tromper, que je suis tenté de croire, en
dépit des apparences, qu'elle le fait exprès. Elle a des tours
admirables pour ménager l'amour-propre des candidats qu'elle écarte.
Telle de ses élections désarme l'envie. C'est dans ses fautes apparentes
qu'il faut admirer sa réelle sagesse.




XIV

LES SÉDITIEUX


Ce jour-là, ayant fait, mon bon maître et moi, notre visite accoutumée à
_l'Image Sainte-Catherine_, nous trouvâmes, dans la boutique, le célèbre
M. Rockstrong, monté au plus haut de l'échelle pour dénicher des
bouquins dont il est curieux. Car on sait qu'il se plaît, dans sa vie
agitée, à rassembler des livres précieux et de belles estampes.

Condamné par le Parlement d'Angleterre à la prison perpétuelle pour
avoir participé à l'attentat de Monmouth, il habite la France, d'où il
envoie incessamment des articles aux gazettes de son pays[10]. Mon bon
maître se laissa choir, à son habitude, sur un escabeau, puis levant les
yeux sur l'échelle où M. Rockstrong se démenait avec cette agilité
d'écureuil qu'il a gardée au déclin de l'âge:

--Dieu merci! dit-il, je vois, monsieur le rebelle, que vous vous portez
bien et que vous êtes toujours jeune.

M. Rockstrong tourna vers mon bon maître des yeux ardents qui
éclairaient un visage bilieux.

--Pourquoi, demanda-t-il, gros abbé, m'appelez-vous rebelle?

--Je vous appelle rebelle, monsieur Rockstrong, parce que vous n'avez
pas réussi. On est rebelle quand on est vaincu. Les victorieux ne sont
jamais rebelles.

--L'abbé, vous parlez avec un cynisme dégoûtant.

--Prenez garde, monsieur Rockstrong! cette maxime n'est pas de moi, elle
est d'un très grand homme: je l'ai trouvée dans les papiers de Jules
César Scaliger.

--Eh bien! l'abbé, ce sont là de vilains papiers. Et cette parole est
infâme. Notre perte, due à l'indécision de notre chef, et à une mollesse
qu'il paya de sa vie, n'altère point la bonté de notre cause. Et les
honnêtes gens, vaincus par les coquins, demeurent honnêtes gens.

--Monsieur Rockstrong, il m'est pénible de vous entendre parler
d'honnêtes gens et de coquins dans les affaires publiques. Ces termes
simples pouvaient suffire à désigner le bon et le mauvais parti dans ces
combats d'anges qui furent livrés au Ciel, avant la création du monde,
et que votre compatriote Jean Milton a chantés avec une excessive
barbarie. Mais sur ce globe terraqué les camps ne sont jamais, tant s'en
faut, si exactement divisés, qu'on puisse discerner, sans préjugé ou
complaisance, l'armée des purs de l'armée des impurs, ni seulement
distinguer le côté du juste du côté de l'injuste. En sorte qu'il faut
bien que le succès demeure le seul juge de la bonté d'une cause. Je vous
fâche, monsieur Rockstrong, en disant qu'on est rebelle quand on est
vaincu. Pourtant, lorsqu'il vous arriva de monter au pouvoir, vous
n'endurâtes point la rébellion.

--L'abbé, vous ne savez ce que vous dites. J'ai toujours eu hâte de
passer du côté des vaincus.

--Il est vrai, monsieur Rockstrong, que vous êtes un naturel et constant
ennemi de l'État. Vous êtes endurci dans votre inimitié par la force de
votre génie, qui se plaît aux ruines et s'amuse à détruire.

--L'abbé, m'en faites-vous un crime?

--Monsieur Rockstrong, si j'étais un homme d'État et un ami du prince, à
la façon de monsieur Roman, je vous tiendrais pour un illustre criminel.
Mais je ne professe pas avec assez de ferveur la religion des politiques
pour être beaucoup épouvanté de l'éclat de vos forfaits, et de vos
attentats qui font plus de bruit que de mal.

--L'abbé, vous êtes immoral.

--Ne m'en blâmez pas trop sévèrement, monsieur Rockstrong, si c'est
seulement à ce prix qu'on peut être indulgent.

--Je n'ai que faire, mon gros abbé, d'une indulgence que vous partagez
entre moi, qui suis une victime, et les scélérats du Parlement qui m'ont
condamné avec une révoltante injustice.

--Vous êtes plaisant, monsieur Rockstrong, de parler de l'injustice des
lords!

--N'est-elle point criante?

--Il est vrai, monsieur Rockstrong, que vous fûtes condamné sur un
réquisitoire ridicule du lord chancelier, pour une collection de
libelles dont aucun, en particulier, ne tombait sous le coup des lois de
l'Angleterre; il est vrai que, dans un pays où l'on peut tout écrire,
vous fûtes puni pour quelques écrits pleins de sel; il est vrai que vous
fûtes frappé dans des formes inusitées et singulières dont la
majestueuse hypocrisie cachait mal l'impossibilité de vous atteindre par
des voies légales; il est vrai que les milords qui vous jugèrent étaient
intéressés à votre perte, puisque le succès de Monmouth et le vôtre les
eût infailliblement tirés à bas de leurs fauteuils. Il est vrai que
votre perte était décidée d'avance dans les conseils de la Couronne. Il
est vrai que vous échappâtes par la fuite à une sorte de martyre
médiocre à la vérité, mais pénible. Car la prison perpétuelle est une
peine, alors même qu'on peut raisonnablement espérer d'en sortir
bientôt. Mais il n'y a là ni justice ni injustice. Vous fûtes condamné
pour raison d'État, ce qui est extrêmement honorable. Et plus d'un parmi
les lords qui vous condamnèrent avait conspiré avec vous vingt ans
auparavant. Votre crime fut de faire peur aux gens en place, et c'est un
crime impardonnable. Les ministres et leurs amis invoquent le salut de
l'État quand ils sont menacés dans leur fortune et dans leurs emplois.
Et ils se croient volontiers nécessaires à la conservation de l'empire,
car ce sont pour la plupart des gens intéressés et sans philosophie. Ce
ne sont pas pour cela des méchants. Ils sont hommes, et c'est assez pour
expliquer leur pitoyable médiocrité, leur niaiserie et leur avarice.
Mais qui donc leur opposiez-vous, monsieur Rockstrong? D'autres hommes
également médiocres et plus avides encore, étant plus affamés. Le peuple
de Londres les eût subis comme il subit les autres. Il attendit votre
victoire ou votre défaite pour se prononcer. En quoi il fit preuve d'une
singulière sagesse. Le peuple est bien avisé, quand il estime qu'il n'a
rien à gagner ni à perdre à changer de maître.

Ainsi parla l'abbé Coignard, et M. Rockstrong, le visage brûlé, les yeux
en feu, la perruque flamboyante, lui cria avec de grands gestes, du haut
de son échelle:

--L'abbé, je conçois les voleurs et toutes les espèces de coquins de la
Chancellerie et du Parlement. Mais je ne vous conçois pas, vous qui,
sans intérêt apparent, par malice pure, soutenez des maximes qu'ils ne
professent eux-mêmes que pour leur profit. Il faut que vous soyez plus
méchant qu'eux, puisque vous l'êtes avec désintéressement. Vous me
passez, l'abbé!

--C'est signe que je suis philosophe, répondit doucement mon bon maître.
Il est dans la nature des vrais sages de fâcher le reste des hommes.
Anaxagore en fut un illustre exemple. Je ne parle pas de Socrate, qui
n'était qu'un sophiste. Mais nous voyons qu'en tout temps et dans tous
les pays, la pensée des âmes méditatives fut un sujet de scandale. Vous
vous croyez, monsieur Rockstrong, très distinct de vos ennemis, et aussi
aimable qu'ils sont odieux. Souffrez que je vous dise que c'est là le
pur effet de votre orgueil et de votre fier courage. En fait, vous avez
en commun avec ceux qui vous ont condamné toutes les faiblesses et
toutes les passions humaines. Si vous avez plus de probité que beaucoup
d'entre eux et un esprit d'une vivacité incomparable, vous êtes inspiré
d'un génie de haine et de discorde qui vous rend très incommode dans un
pays policé. L'état de gazetier, dans lequel vous excellez, a poussé
jusqu'à la dernière perfection la partialité merveilleuse de votre
esprit, et, victime de l'injustice, vous n'êtes point un juste. Ce que
je dis là me brouille du coup avec vous et avec vos ennemis, et je suis
bien sûr de n'obtenir jamais du ministre de la feuille un gros bénéfice.
Mais je prise la liberté de la pensée plus haut qu'une abbaye ou qu'un
gros prieuré. J'aurai fâché tout le monde, mais j'aurai contenté mon
coeur, et je mourrai tranquille.

--L'abbé, répliqua M. Rockstrong en riant à demi, je vous pardonne,
parce que je vous crois un peu fou. Vous ne faites pas de différence des
coquins et des honnêtes gens et vous ne préférez point un État libre à
un gouvernement despotique et prévaricateur. Vous êtes un lunatique
d'une espèce particulière.

--Monsieur Rockstrong, dit mon bon maître, allons boire un pot de vin au
_Petit-Bacchus_ et je vous y expliquerai, en vidant mon gobelet,
pourquoi je suis tout à fait indifférent à la forme du gouvernement et
pour quelles causes je ne me soucie pas de changer de maître.

--Volontiers, dit M. Rockstrong, je suis curieux de boire avec un si
méchant raisonneur que vous.

Il sauta lestement en bas de son échelle et nous allâmes tous trois au
cabaret.




XV

LES COUPS D'ÉTAT


M. Rockstrong, qui était homme d'esprit, ne garda point rancune à mon
bon maître de sa sincérité. Quand l'hôte du _Petit-Bacchus_ eut apporté
un pot de vin, le libelliste leva sa tasse et porta la santé de M.
l'abbé Coignard qu'il nomma coquin, ami des bandits, suppôt de la
tyrannie et vieille canaille, d'un air extrêmement jovial. Mon bon
maître lui rendit sa politesse de bonne grâce en le félicitant de boire
à la santé d'un homme dont l'humeur naturelle n'avait jamais été altérée
par la philosophie.

--Pour moi, ajouta-t-il, je sens bien que mon esprit est tout gâté par
la réflexion. Et, comme il n'est point dans la nature des hommes de
penser avec quelque profondeur, je confesse que mon penchant à méditer
est une manie bizarre et tout à fait incommode. Elle me rend
premièrement malpropre à toute entreprise; car on n'agit jamais que sur
des vues courtes et des pensées étroites. Vous seriez étonné vous-même,
monsieur Rockstrong, si vous vous représentiez la pauvre simplicité des
génies qui ont remué le monde. Les conquérants et les hommes d'État qui
ont changé la face de la terre n'ont jamais fait réflexion sur l'essence
des êtres qu'ils maniaient rudement. Ils s'enfermaient tout entiers dans
la petitesse de leurs grands plans, et les plus sages n'envisageaient à
la fois que très peu d'objets. Tel que vous me voyez, monsieur
Rockstrong, il me serait impossible de travailler à la conquête des
Indes, comme Alexandre, ni de fonder et de gouverner un empire, ni, plus
généralement, de me jeter dans quelqu'une de ces vastes entreprises qui
tentent la fierté d'une âme impétueuse. La réflexion m'y embarrasserait
dès les premiers pas et je découvrirais à chacun de mes mouvements des
raisons pour m'arrêter.

Puis se tournant vers moi, mon bon maître dit en soupirant:

--C'est une grande infirmité que de penser. Dieu vous en garde,
Tournebroche, mon fils, comme il en a gardé ses plus grands saints et
les âmes que, chérissant d'une dilection singulière, il réserve à la
gloire éternelle. Les hommes qui pensent peu ou ne pensent point du tout
font heureusement leurs affaires en ce monde et dans l'autre, tandis que
les méditatifs sont menacés incessamment de leur perte temporelle et
spirituelle, tant il est de malice dans la pensée! Considérez, en
frémissant, mon fils, que le Serpent de la Genèse est le plus antique
des philosophes et leur prince éternel!

M. l'abbé Coignard but un grand coup de vin et reprit à voix basse:

--Aussi, pour mon salut, est-il du moins un sujet sur lequel je n'ai
jamais exercé mon intelligence. Je n'ai point appliqué ma raison aux
vérités de la foi. Malheureusement, j'ai médité les actions des hommes
et les moeurs des cités; c'est pourquoi je ne suis plus digne de
gouverner une île, comme Sancho Pança.

--Cela est fort heureux, reprit M. Rockstrong en riant, car votre île
serait un repaire de bandits et de malandrins, où les criminels
jugeraient les innocents, s'il s'en trouvait d'aventure.

--Je le crois, monsieur Rockstrong, je le crois, reprit mon bon maître.
Il est probable que, si je gouvernais une autre île de Barataria, les
moeurs y seraient ce que vous dites. Vous avez peint là d'un trait tous
les empires du monde. Je sens que le mien ne serait pas meilleur que les
autres. Je n'ai point d'illusions sur les hommes, et pour ne les point
haïr, je les méprise. Monsieur Rockstrong, je les méprise tendrement.
Mais ils ne m'en savent point de gré. Ils veulent être haïs. On les
fâche quand on leur montre le plus doux, le plus indulgent, le plus
charitable, le plus gracieux, le plus humain des sentiments qu'ils
puissent inspirer: le mépris. Pourtant le mépris mutuel, c'est la paix
sur la terre, et si les hommes se méprisaient sincèrement entre eux, ils
ne se feraient plus de mal et ils vivraient dans une aimable
tranquillité. Tous les maux des sociétés polies viennent de ce que les
citoyens s'y estiment excessivement et qu'ils élèvent l'honneur comme un
monstre sur les misères de la chair et de l'esprit. Ce sentiment les
rend fiers et cruels, et je déteste l'orgueil qui veut qu'on s'honore et
qu'on honore autrui, comme si quelqu'un dans la postérité d'Adam pouvait
être trouvé digne d'honneur! Un animal qui mange et qui boit (Donnez-moi
à boire!) et qui fait l'amour, est pitoyable, intéressant peut-être, et
même agréable parfois. Il n'est honorable que par l'effet du préjugé le
plus absurde et le plus féroce. Ce préjugé est la source de tous les
maux dont nous souffrons. C'est une détestable espèce d'idolâtrie; et
pour assurer aux humains une existence un peu douce, il faudrait
commencer par les rappeler à leur humilité naturelle. Ils seront heureux
quand, ramenés au véritable sentiment de leur condition, ils se
mépriseront les uns les autres, sans qu'aucun ne s'excepte soi-même de
ce mépris excellent.

M. Rockstrong haussa les épaules.

--Mon gros abbé, dit-il, vous êtes un pourceau.

--Vous me flattez, répondit mon bon maître; je ne suis qu'un homme, et
je sens en moi les germes de cette âcre fierté que je déteste et de
cette superbe qui porte la race humaine aux duels et aux guerres. Il y a
des moments, monsieur Rockstrong, où je me ferais couper la gorge pour
mes opinions, ce qui serait une grande folie. Car enfin, qui me prouve
que je raisonne mieux que vous, qui raisonnez excessivement mal?
Donnez-moi à boire!

M. Rockstrong remplit gracieusement le gobelet de mon bon maître.

--L'abbé, lui dit-il, vous êtes hors de sens, mais je vous aime, et je
voudrais bien savoir ce que vous blâmez de ma conduite publique et
pourquoi vous vous rangez, contre moi, du parti des tyrans, des
faussaires, des voleurs et des juges prévaricateurs.

--Monsieur Rockstrong, répondit mon bon maître, souffrez que tout
d'abord je répande, avec une indifférence clémente, sur vous, sur vos
amis et sur vos ennemis, ce sentiment si doux qui seul finit les
querelles et donne l'apaisement. Souffrez que je n'honore pas assez les
uns ni les autres pour les désigner à la vindicte des lois et pour
appeler les supplices sur leur tête. Les hommes, quoi qu'ils fassent,
sont toujours de grands innocents, et je laisse au milord chancelier qui
vous fit condamner les déclamations, imitées de Cicéron, sur les crimes
d'État. J'ai peu de goût pour les Catilinaires, de quelque côté qu'elles
viennent. Je suis attristé seulement de voir un homme tel que vous
occupé de changer la forme du gouvernement. C'est l'emploi le plus
frivole et le plus vain que l'on puisse faire de son esprit, et
combattre les gens en place n'est qu'une niaiserie, quand ce n'est pas
un moyen de vivre et de se pousser dans le monde. Donnez-moi à boire!
Songez, monsieur Rockstrong, que ces brusques changements d'État que
vous méditez sont de simples changements d'hommes, et que les hommes,
considérés en masse, sont tous pareils, également médiocres dans le mal
comme dans le bien, en sorte que remplacer deux ou trois cents
ministres, gouverneurs de provinces, agents fiscaux et présidents à
mortier par deux ou trois cents autres, c'est faire autant que rien et
mettre seulement Philippe et Barnabé au lieu de Paul et de Xavier. Quant
à changer en même temps la condition des personnes, comme vous
l'espérez, voilà qui est bien impossible, car cette condition ne dépend
pas des ministres, qui ne sont rien, mais de la terre et de ses fruits,
de l'industrie, du négoce, des richesses amassées dans l'empire, de
l'art des citoyens dans le trafic et dans l'échange, toutes choses qui,
bonnes ou mauvaises, ne relèvent ni du prince ni des officiers de la
couronne.

M. Rockstrong interrompit vivement mon bon maître.

--Qui ne voit, mon gros abbé, s'écria-t-il, que l'état de l'industrie et
du commerce dépend du gouvernement, et qu'il n'y a de bonnes finances
que dans un gouvernement libre?

--La liberté, reprit M. l'abbé Coignard, n'est que l'effet de la
richesse des citoyens, qui s'affranchissent dès qu'ils sont assez
puissants pour être libres. Les peuples prennent toute la liberté dont
ils peuvent jouir, ou, pour mieux dire, ils réclament impérieusement des
institutions en reconnaissance et garantie des droits qu'ils ont acquis
par leur industrie.

»Toute liberté vient d'eux et de leurs propres mouvements. Leurs gestes
les plus instinctifs élargissent le moule de l'État qui se forme sur
eux[11]. En sorte qu'on peut dire que, si détestable que soit la
tyrannie, il n'y a que des tyrannies nécessaires et que les
gouvernements despotiques ne sont que l'étroite enveloppe d'un corps
imbécile et trop chétif. Et qui ne voit que les apparences du
gouvernement sont comme la peau qui révèle la structure d'un animal sans
en être la cause?

»Vous vous en prenez à la peau, sans vous intéresser aux viscères, en
quoi vous montrez, monsieur Rockstrong, peu de philosophie naturelle.

--Ainsi vous ne faites point de différence d'un État libre à un
gouvernement tyrannique, et tout cela, mon gros abbé, c'est pour vous le
cuir de la bête. Et vous ne voyez point que les dépenses du prince et
les déprédations des ministres peuvent, en augmentant les tailles,
ruiner l'agriculture et fatiguer le négoce.

--Monsieur Rockstrong, il n'y a jamais, dans un même âge, pour un même
pays, qu'un seul gouvernement possible, comme une bête ne peut avoir à
la fois qu'un même pelage. D'où il résulte qu'il faut laisser au temps
qui est galant homme, comme disait l'autre, le soin de changer les
empires et de refaire les lois. Il y travaille avec une lenteur
infatigable et clémente.

--Et vous ne pensez pas, mon gros abbé, qu'il faille aider le vieillard
qui figure sur les horloges, sa faux à la main? Vous ne pensez pas
qu'une révolution comme celle des Anglais ou celle des Pays-Bas ait eu
quelque effet pour l'état des peuples? Non? Vous méritez, vieux fou,
d'être coiffé du chapeau vert!

--Les révolutions, répliqua mon bon maître, se font pour conserver les
biens acquis, non pour en gagner de nouveaux. C'est la folie des nations
et c'est la vôtre monsieur Rockstrong, de fonder sur la chute des
princes de vastes espérances. Les peuples s'assurent de temps en temps,
par la révolte, la conservation de leurs franchises menacées. Ils
n'acquièrent jamais par cette voie des franchises nouvelles. Mais ils se
payent de mots. Il est remarquable, monsieur Rockstrong, que les hommes
se font tuer facilement pour des mots qui n'ont point de sens. Ajax en
avait déjà fait la remarque: «Je croyais dans ma jeunesse, lui fait dire
le poète, que l'action était plus puissante que la parole, mais je vois
aujourd'hui que la parole est la plus forte.» Ainsi parlait Ajax, fils
d'Oïlée. Monsieur Rockstrong, j'ai grand'soif!




XVI

L'HISTOIRE


Monsieur Roman posa sur le comptoir une demi-douzaine de volumes.

--Je vous prie, monsieur Blaizot, dit-il, de me faire envoyer ces
livres. Il s'y trouve _la Mère et le Fils_, les _Mémoires de la Cour de
France_ et le _Testament de Richelieu_. Je vous serai reconnaissant d'y
joindre ce que vous avez reçu de nouveau en matière d'histoire et
particulièrement ce qui concerne la France depuis la mort d'Henri IV. Ce
sont là des ouvrages dont je suis extrêmement curieux.

--Vous avez raison, monsieur, dit mon bon maître. Les livres d'histoire
sont remplis de bagatelles très propres au divertissement d'un honnête
homme, et l'on est assuré d'y trouver une infinité de contes agréables.

--Monsieur l'abbé, répondit M. Roman, ce que je recherche chez les
historiens, ce n'est point un divertissement frivole. C'est un grave
enseignement, et je suis au désespoir si j'y découvre des fictions
mêlées à la vérité. J'étudie les actions humaines en vue de la conduite
des peuples et je cherche dans les histoires des maximes de
gouvernement.

--Je ne l'ignore pas, monsieur, dit mon bon maître. Votre traité de la
_Monarchie_ est assez connu pour qu'on sache que vous avez conçu une
politique tirée des histoires.

--De la sorte, dit M. Roman, j'ai, le premier, tracé aux princes et aux
ministres des règles dont ils ne peuvent s'écarter sans danger.

--Aussi vous voit-on, monsieur, au frontispice de votre livre, sous la
figure de Minerve, présentant à un roi adolescent le miroir que vous
tend la muse Clio, déployée au-dessus de votre tête, dans un cabinet orné
de bustes et de tableaux. Mais souffrez que je vous dise, monsieur, que
cette muse est une menteuse et qu'elle vous tend un miroir trompeur. Il
y a peu de vérités dans les histoires, et les seuls faits sur lesquels
on s'accorde sont ceux que nous tenons d'une source unique. Les
historiens se contredisent les uns les autres chaque fois qu'ils se
rencontrent. Bien plus! Nous voyons que Flavius Josèphe, qui a suivi les
mêmes événements dans ses _Antiquités_ et dans sa _Guerre des Juifs_,
les rapporte diversement en chacun de ces ouvrages. Tite-Live n'est
qu'un assembleur de fables; et Tacite, votre oracle, me fait tout
l'effet d'un menteur austère qui se moque du monde avec un air de
gravité. J'estime assez Thucydide, Polybe et Guichardin. Quant à notre
Mézeray, il ne sait ce qu'il dit, non plus que Villaret et l'abbé Vély.
Mais je fais le procès aux historiens et c'est à l'histoire qu'il le
faut faire.

»Qu'est-ce que l'histoire? Un recueil de contes moraux ou bien un mélange
éloquent de narrations et de harangues, selon que l'historien est
philosophe ou rhéteur. Il s'y peut trouver de beaux morceaux
d'éloquence, mais l'on n'y doit point chercher la vérité, parce que la
vérité consiste à montrer les rapports nécessaires des choses et que
l'historien ne saurait établir ces rapports, faute de pouvoir suivre la
chaîne des effets et des causes. Considérez que chaque fois que la cause
d'un fait historique est dans un fait qui n'est point historique,
l'histoire ne la voit point. Et comme les faits historiques sont liés
étroitement aux faits qui ne sont pas historiques, il en résulte que les
événements ne s'enchaînent point naturellement dans les histoires, mais
qu'ils y sont liés les uns aux autres par de purs artifices de
rhétorique. Et remarquez encore que la distinction entre les faits qui
entrent dans l'histoire et les faits qui n'y entrent point est tout à
fait arbitraire. Il en résulte que, loin d'être une science, l'histoire
est condamnée, par un vice de nature, au vague du mensonge. Il lui
manquera toujours la suite et la continuité sans lesquelles il n'est
point de connaissance véritable. Aussi bien voyez-vous qu'on ne peut
tirer des annales d'un peuple aucun pronostic pour son avenir. Or, le
propre des sciences est d'être prophétiques, comme il se voit par les
tables où les lunaisons, les marées et les éclipses se trouvent
calculées à l'avance, tandis que les révolutions et les guerres
échappent au calcul.

M. Roman représenta qu'il ne demandait à l'histoire que des vérités
confuses, il est vrai, incertaines, mélangées d'erreur, mais infiniment
précieuses par leur objet, qui est l'homme.

--Je sais, ajouta-t-il, combien les annales humaines sont mêlées de
fables et tronquées. Mais à défaut d'une suite rigoureuse de causes et
d'effets, j'y découvre une sorte de plan qu'on perd et qu'on retrouve,
comme les ruines de ces temples à demi ensevelis dans le sable. Cela
seul serait pour moi d'un prix inestimable. Et je me flatte encore que
l'histoire, à l'avenir, formée de matériaux abondants et traitée avec
méthode, rivalisera d'exactitude avec les sciences naturelles.

--Pour cela, dit mon bon maître, n'y comptez point. Je croirais plutôt
que l'abondance croissante des mémoires, correspondances et papiers
d'archives rendra la tâche difficile aux historiens futurs. Monsieur
Elward, qui consacre sa vie à étudier la révolution d'Angleterre, assure
que la vie d'un homme ne suffirait pas à lire la moitié de ce qui fut
écrit pendant les troubles. Il me souvient d'un conte que monsieur
l'abbé Blanchet me fit à ce sujet, et que je vais vous dire tel qu'il se
retrouvera dans ma mémoire, regrettant que monsieur l'abbé Blanchet ne
soit pas ici pour le conter lui-même, car il a de l'esprit.

»Voici cet apologue:

»Quand le jeune prince Zémire succéda à son père sur le trône de Perse,
il fit appeler tous les académiciens de son royaume, et, les ayant
réunis, il leur dit:

»--Le docteur Zeb, mon maître, m'a enseigné que les souverains
s'exposeraient à moins d'erreurs s'ils étaient éclairés par l'exemple du
passé. C'est pourquoi je veux étudier les annales des peuples. Je vous
ordonne de composer une histoire universelle et de ne rien négliger pour
la rendre complète.

»Les savants promirent de satisfaire le désir du prince, et s'étant
retirés, ils se mirent aussitôt à l'oeuvre. Au bout de vingt ans, ils se
présentèrent devant le roi, suivis d'une caravane composée de douze
chameaux, portant chacun cinq cents volumes. Le secrétaire de
l'académie, s'étant prosterné sur les degrés du trône, parla en ces
termes:

»--Sire, les académiciens de votre royaume ont l'honneur de déposer à vos
pieds l'histoire universelle qu'ils ont composée à l'intention de Votre
Majesté. Elle comprend six mille tomes et renferme tout ce qu'il nous a
été possible de réunir touchant les moeurs des peuples et les
vicissitudes des empires. Nous y avons inséré les anciennes chroniques
qui ont été heureusement conservées et nous les avons illustrées de
notes abondantes sur la géographie, la chronologie et la diplomatique.
Les prolégomènes forment à eux seuls la charge d'un chameau et les
paralipomènes sont portés à grand'peine par un autre chameau.

»Le roi répondit:

»--Messieurs, je vous remercie de la peine que vous vous êtes donnée.
Mais je suis fort occupé des soins du gouvernement. D'ailleurs j'ai
vieilli pendant que vous travailliez. Je suis parvenu, comme dit le
poète persan, au milieu du chemin de la vie, et, à supposer que je meure
plein de jours, je ne puis raisonnablement espérer d'avoir le temps de
lire une si longue histoire. Elle sera déposée dans les archives du
royaume. Veuillez m'en faire un abrégé mieux proportionné à la brièveté
de l'existence humaine.

»Les académiciens de Perse travaillèrent vingt ans encore; puis ils
apportèrent au roi quinze cents volumes sur trois chameaux.

»--Sire, dit le secrétaire perpétuel d'une voix affaiblie, voici notre
nouvel ouvrage. Nous croyons n'avoir rien omis d'essentiel.

»--Il se peut, répondit le roi, mais je ne le lirai point. Je suis vieux;
les longues entreprises ne conviennent point à mon âge; abrégez encore
et ne tardez pas.

»Ils tardèrent si peu qu'au bout de dix ans ils revinrent suivis d'un
jeune éléphant porteur de cinq cents volumes.

»--Je me flatte d'avoir été succinct, dit le secrétaire perpétuel.

»--Vous ne l'avez pas encore été suffisamment, répondit le roi. Je suis
au bout de ma vie. Abrégez, abrégez, si vous voulez que je sache, avant
de mourir, l'histoire des hommes.

»On revit le secrétaire perpétuel devant le palais, au bout de cinq ans.
Marchant avec des béquilles, il tenait par la bride un petit âne qui
portait un gros livre sur son dos.

»--Hâtez-vous, lui dit un officier, le roi se meurt.

»En effet le roi était sur son lit de mort. Il tourna vers l'académicien
et son gros livre un regard presque éteint, et dit en soupirant:

»--Je mourrai donc sans savoir l'histoire des hommes!

»--Sire, répondit le savant, presque aussi mourant que lui, je vais vous
la résumer en trois mots: _Ils naquirent, ils souffrirent, ils
moururent_.

»C'est ainsi que le roi de Perse apprit sur le tard l'histoire
universelle.




XVII

MONSIEUR NICODÈME


Cependant qu'à l'_Image Sainte-Catherine_, mon bon maître, assis sur le
plus haut degré de l'échelle, lisait Cassiodore avec délices, un
vieillard entra dans la boutique, l'air rogue et le regard sévère. Il
alla droit à M. Blaizot qui allongeait la tête en souriant derrière son
comptoir.

--Monsieur, lui dit-il, vous êtes libraire juré et je dois vous tenir
pour homme de bonnes moeurs. Pourtant l'on voit à votre étalage un tome
des _Oeuvres de Ronsard_ ouvert à l'endroit du frontispice qui représente
une femme nue. Et c'est un spectacle qui ne peut se regarder en face.

--Pardonnez-moi, monsieur, répondit doucement M. Blaizot; ce frontispice
est de Léonard Gautier, qui passait, en son temps, pour un graveur assez
habile.

--Il m'importe peu, reprit le vieillard, que le graveur soit habile. Je
considère seulement qu'il a représenté des nudités. Cette figure n'est
vêtue que de ses cheveux, et je suis douloureusement surpris, monsieur,
de voir un homme d'âge, et prudent, comme vous paraissez, l'exposer aux
regards des jeunes hommes qui fréquentent dans la rue Saint-Jacques.
Vous feriez bien de la brûler, à l'exemple du père Garasse, qui employa
son bien à acquérir, pour les jeter au feu, nombre de livres contraires
aux bonnes moeurs et à la Compagnie de Jésus. Tout au moins serait-il
honnête à vous de la cacher dans l'endroit le plus secret de votre
boutique, qui recèle, je le crains, beaucoup de livres propres, tant
pour le texte que pour les figures, à exciter les âmes à la débauche.

M. Blaizot répondit en rougissant qu'un tel soupçon était injuste, et le
désolait, venant d'un honnête homme.

--Je dois, reprit le vieillard, vous dire qui je suis. Vous voyez devant
vous monsieur Nicodème, président de la compagnie de la pudeur. Le but
que je poursuis est de renchérir de délicatesse, à l'endroit de la
modestie, sur les règlements de monsieur le lieutenant de police. Je
m'emploie, avec l'aide d'une douzaine de conseillers au Parlement et de
deux cents marguilliers des principales paroisses, à faire disparaître
les nudités exposées dans les lieux publics, tels que places,
boulevards, rues, ruelles, quais, impasses et jardins. Et non content
d'établir la modestie sur la voie publique, je m'efforce de la faire
régner jusque dans les salons, cabinets et chambres à coucher, d'où elle
est trop souvent bannie. Sachez, monsieur, que la société que j'ai
fondée fait faire des trousseaux pour les jeunes mariés, où il se trouve
des chemises amples et longues, avec un petit pertuis qui permet aux
jeunes époux de procéder chastement à l'exécution du commandement de
Dieu relatif à la croissance et à la multiplication. Et, pour mêler, si
j'ose le dire, les grâces à l'austérité, ces ouvertures sont entourées
de broderies agréables. Je me flatte d'avoir imaginé de la sorte des
vêtements intimes extrêmement propres à faire de tous les nouveaux
couples une autre Sarah et un autre Tobie, et à nettoyer le sacrement du
mariage des impuretés qui y sont malheureusement attachées.

Mon bon maître, qui, le nez dans Cassiodore, écoutait ce discours, y
répondit, le plus gravement du monde, du haut de son échelle, qu'il
trouvait l'invention belle et louable, mais qu'il en concevait une autre
plus excellente encore:

--Je voudrais, dit-il, que les jeunes époux, avant leur union, fussent
frottés du haut jusques en bas d'un cirage très noir qui, rendant leur
cuir semblable à celui des bottes, attristât beaucoup les délices et
blandices criminelles de la chair, et fût un pénible obstacle aux
caresses, baisers et mignardises que pratiquent trop communément, entre
deux draps, les amoureux.

A ces mots, M. Nicodème, levant la tête, vit mon bon maître sur son
échelle et reconnut à son air qu'il se moquait.

--Monsieur l'abbé, répondit-il avec une indignation attristée, je vous
pardonnerais si vous versiez sur moi seul le ridicule. Mais vous raillez
en même temps que moi la modestie et les bonnes moeurs, en quoi vous êtes
bien coupable. En dépit des mauvais plaisants, la société que j'ai
fondée a déjà accompli de grands et utiles travaux. Raillez, monsieur!
Nous avons mis six cents feuilles de vigne ou de figuier aux statues des
jardins du Roi.

--Cela est admirable, monsieur, répondit mon bon maître en ajustant ses
bésicles; et, du train que vous allez, toutes les statues seront bientôt
feuillues. Mais (comme les objets n'ont de sens pour nous que par les
idées qu'ils éveillent), en mettant des feuilles de vigne et de figuier
aux statues, vous transportez le caractère de l'obscénité à ces
feuilles, en sorte qu'on ne pourra plus voir de vigne ni de figuier dans
la campagne, sans les concevoir tout remplis d'indécences; et c'est un
grand péché, monsieur, que de charger ainsi d'impudeur des arbustes
innocents. Souffrez que je vous dise encore qu'il est dangereux de
s'attacher, comme vous le faites, à tout ce qui peut être sujet de
trouble et d'inquiétude pour la chair, sans songer que, si telle figure
est de sorte à scandaliser les âmes, chacun de nous, qui porte en soi la
réalité de cette figure, se scandalisera soi-même, à moins d'être
eunuque, ce qui est affreux à penser.

--Monsieur, reprit le vieillard Nicodème, un peu échauffé, je connais à
votre langage que vous êtes un libertin et un débauché.

--Monsieur, dit mon bon maître, je suis chrétien; et quant à vivre dans
la débauche, je n'y puis penser, ayant assez à faire à gagner le pain,
le vin et le tabac de chaque jour. Tel que vous me voyez, monsieur, je
ne connais d'orgie que les silencieuses orgies de la méditation, et le
seul banquet où je m'asseye est le banquet des Muses. Mais j'estime,
étant sage, qu'il est mauvais de renchérir de pudeur sur les
enseignements de la religion catholique, qui laisse, à ce sujet,
beaucoup de liberté et s'en rapporte volontiers aux usages des peuples
et à leurs préjugés. Je vous tiens, monsieur, pour entaché de calvinisme
et penchant à l'hérésie des iconoclastes. Car, enfin, on ne sait si
votre fureur n'ira pas jusqu'à brûler les images de Dieu et des saints
en haine de l'humanité qui paraît en elles. Ces mots de pudeur, de
modestie et de décence, dont vous avez la bouche pleine, n'ont, en fait,
aucun sens précis et stable. C'est la coutume et le sentiment qui seuls
les peuvent définir avec mesure et vérité. Je ne reconnais pour juges de
ces délicatesses que les poètes, les artistes et les belles femmes.
Quelle étrange idée que d'ériger une troupe de procureurs en juges des
grâces et des voluptés!

--Mais, monsieur, répliqua le vieillard Nicodème, nous ne nous en
prenons ni aux Grâces ni aux Ris, et encore moins aux images de Dieu et
des saints, et vous nous cherchez une mauvaise querelle. Nous sommes
d'honnêtes gens qui voulons écarter des yeux de nos fils les spectacles
déshonnêtes; et l'on sait bien ce qui est honnête et ce qui ne l'est
pas. Souhaitez-vous donc, monsieur l'abbé, que nos jeunes enfants soient
livrés, dans nos rues, à toutes les tentations?

--Ah! monsieur, répondit mon bon maître, il faut être tenté! C'est la
condition de l'homme et du chrétien sur la terre. Et la tentation la
plus redoutable vient du dedans et non du dehors. Vous ne prendriez pas
tant de peine à faire décrocher des étalages quelques crayons de femmes
nues, si vous aviez, comme moi, médité les vies des Pères du désert.
Vous y auriez vu que, dans une solitude affreuse, loin de toute figure
taillée ou peinte, déchirés par le cilice, macérés dans la pénitence,
épuisés par le jeûne, se roulant sur un lit d'épines, les anachorètes se
sentaient percés jusqu'aux moelles des aiguillons du désir charnel. Ils
voyaient, dans leur pauvre cellule, des images plus voluptueuses mille
fois que cette allégorie qui vous offusque à la vitrine de monsieur
Blaizot. Le diable (les libertins disent la Nature) est plus grand
peintre de scènes lascives que Jules Romain lui-même. Il passe tous les
maîtres de l'Italie et des Flandres pour les attitudes, le mouvement et
le coloris. Hélas! vous ne pouvez rien contre ses ardentes peintures.
Celles qui vous scandalisent sont peu de chose en comparaison, et vous
feriez sagement de laisser à monsieur le lieutenant de police le soin de
veiller à la pudeur publique, au gré des citoyens. Vraiment, votre
candeur m'étonne; vous avez peu l'idée de ce qu'est l'homme, de ce que
sont les sociétés, et du bouillonnement de la chair dans une grande
ville. Oh! les innocents barbons qui, dans toutes les impuretés de
Babylone, où les rideaux se soulèvent de toutes parts pour laisser voir
l'oeil et le bras des prostituées, où les corps trop pressés se frottent
et s'échauffent les uns les autres sur les places publiques, vont se
plaindre et gémir de quelques méchantes images suspendues aux échoppes
des libraires, et portent jusqu'au Parlement du royaume leurs
lamentations, quand dans un bal une fille a montré à des garçons sa
cuisse, qui est précisément pour eux l'objet le plus commun du monde.

Ainsi parlait mon bon maître, debout sur son échelle. Mais M. Nicodème
se bouchait les oreilles pour ne pas l'entendre et criait au cynisme.

--Ciel! soupirait-il, quoi de plus dégoûtant qu'une femme nue, et quelle
honte de s'accommoder, comme fait cet abbé, de l'immoralité, qui est la
fin d'un pays, car les peuples ne subsistent que par la pureté des
moeurs!

--Il est vrai, monsieur, répondit mon bon maître, que les peuples ne
sont forts que lorsqu'ils ont des moeurs; mais cela s'entend de la
communauté des maximes, des sentiments et des passions, et d'une sorte
d'obéissance généreuse aux lois, et non pas des bagatelles qui vous
occupent. Prenez garde aussi que la pudeur, quand elle n'est pas une
grâce, n'est qu'une niaiserie, et que la sombre candeur de vos
effarouchements donne un spectacle ridicule, monsieur Nicodème, et
quelque peu indécent.

Mais M. Nicodème avait déjà quitté la place.




XVIII

LA JUSTICE


Monsieur l'abbé Coignard, qui devait plutôt être nourri au prytanée par
la république reconnaissante, gagnait son pain en écrivant des lettres
pour les servantes dans une échoppe du cimetière Saint-Innocent. Il lui
advint d'y servir de secrétaire à une dame portugaise, qui traversait la
France avec son petit nègre. Elle donna un liard pour une lettre à son
mari et un écu de six livres pour une autre à son amant. C'était le
premier écu que mon bon maître touchait depuis la Saint-Jean. Comme il
était magnifique et libéral, il me mena tout aussitôt à la _Pomme d'or_,
sur le quai de Grève, proche la Maison de ville, où le vin est naturel
et les saucisses excellentes. Aussi les gros marchands, qui achètent les
pommes sur le Mail, ont-ils coutume d'y aller, vers midi, en partie
fine. C'était le printemps; il était doux de respirer le jour. Mon bon
maître nous fit servir sur la berge, et nous dînâmes en écoutant le
frais clapotis de l'eau battue par l'aviron des bateliers. Un air riant
et léger nous baignait dans ses ondes subtiles et nous étions heureux de
vivre à la clarté du ciel. Tandis que nous mangions des goujons frits,
un bruit de chevaux et d'hommes, s'élevant à notre côté, nous fit
tourner la tête.

Devinant le sujet de notre curiosité, un petit vieillard noir, qui
dînait à la table prochaine, nous dit avec un sourire obligeant:

--Ce n'est rien, messieurs, c'est une servante qu'on mène pendre pour
avoir volé à sa maîtresse des barbes de dentelles.

Au moment qu'il parlait, nous vîmes en effet, assise au cul d'une
charrette, entre des sergents à cheval, une assez belle fille, l'air
étonné et la poitrine tendue par l'écart des bras liés sur le dos. Elle
passa tout aussitôt, et pourtant j'aurai toujours dans les yeux l'image
de cette figure blanche et de ce regard qui déjà ne voyait plus rien.

--Oui, messieurs, reprit le petit vieillard noir, c'est la servante de
madame la conseillère Josse, qui, pour se faire brave chez Ramponneau,
au côté de son amant, déroba à sa maîtresse une coiffe de point
d'Alençon, et s'enfuit après avoir fait ce larcin. Elle fut prise dans
un logis du Pont-au-Change, et tout d'abord elle avoua son crime. Aussi
ne fut-elle soumise à la torture que pendant une heure ou deux. Ce que
je vous dis, messieurs, je le sais, étant huissier de la chambre du
Parlement où elle fut jugée.

Le petit vieillard noir entama une saucisse, qu'il ne fallait pas
laisser refroidir; puis il reprit:

--En ce moment, elle doit être à l'échelle et dans cinq minutes,
peut-être un peu plus, peut-être un peu moins, la coquine aura rendu
l'âme. Il y a des pendus qui ne donnent point de peine au bourreau.
Aussitôt qu'ils ont la corde au cou, ils meurent tranquillement. Mais il
en est d'autres qui font, c'est le cas de le dire, une vie de pendu, et
qui se démènent furieusement. Le plus endiablé de tous fut un prêtre,
qu'on justicia l'an passé pour avoir imité la signature du roi sur des
billets de loterie. Pendant plus de vingt minutes, il dansa comme une
carpe au bout de la corde.

»Hé! hé! ajouta le petit homme noir en ricanant, monsieur l'abbé était
modeste et n'enviait point l'honneur de devenir évêque des champs. Je le
vis quand on le tira de la charrette. Il pleurait et se débattait tant,
que le bourreau lui dit: «Monsieur l'abbé, ne faites pas l'enfant!» Le
plus étrange est que, conduit de compagnie avec un autre larron, il
avait été pris d'abord pour le confesseur, par le bourreau que l'exempt
eut toutes les peines du monde à détromper. N'est-ce pas plaisant,
monsieur?

--Non, monsieur, répondit mon bon maître, en laissant tomber dans son
assiette un petit poisson qu'il tenait depuis quelque temps suspendu à
ses lèvres, non cela n'est point plaisant; et l'idée que cette belle
fille rend l'âme en ce moment me gâte le plaisir de manger des goujons
et de voir le beau ciel, qui me riait tout à l'heure.

--Ah! monsieur l'abbé, dit le petit huissier, si vous êtes à ce point
délicat, vous n'auriez pu voir sans défaillir ce que mon père vit de ses
yeux, étant encore enfant, dans la ville de Dijon, dont il était natif.
Avez-vous jamais entendu parler d'Hélène Gillet?

--Non point, dit mon bon maître.

--En ce cas, je vais vous conter son histoire, telle que mon père me l'a
maintes fois contée.

Il but un coup de vin, s'essuya les lèvres avec un coin de la nappe, et
fit le récit que je vais rapporter.




XIX

RÉCIT DE L'HUISSIER


--Au mois d'octobre 1624, la fille du châtelain royal de
Bourg-en-Bresse, Hélène Gillet, âgée de vingt-deux ans, qui vivait dans
la maison paternelle avec ses frères encore enfants, laissa paraître des
signes si visibles d'une grossesse, que ce fut la fable de la ville et
que les demoiselles de Bourg cessèrent de la fréquenter. On prit garde
ensuite que ses flancs s'étaient abaissés et l'on fit de telles gloses
que le lieutenant-criminel ordonna qu'elle serait visitée par des
matrones. Celles-ci constatèrent qu'elle avait été grosse et que sa
délivrance remontait à moins de quinze jours. Sur leur rapport, Hélène
Gillet fut mise en prison et interrogée par les juges du présidial. Elle
leur fit des aveux:

»--Il y a quelques mois, leur dit-elle, un jeune homme, d'un lieu
voisin, demeurant au logis de mon oncle, venait chez mon père pour
apprendre à lire et à écrire aux garçons. Une fois seulement il me
connut. Ce fut par le moyen d'une servante qui m'enferma dans une
chambre avec lui. Là, il me prit de force.

»Et, comme on lui demanda pourquoi elle n'avait pas appelé au secours,
elle répondit que la surprise lui avait ôté la voix. Pressée par les
juges, elle ajouta qu'à la suite de cette violence elle devint grosse et
fut délivrée avant terme. Loin d'avoir contribué à cette délivrance,
elle l'eût ignorée, disait-elle, sans une servante qui lui révéla la
vraie nature de cet accident.

»Les magistrats, mal satisfaits de ses réponses, ne savaient toutefois
comment y contredire, quand un témoignage inattendu vint fournir à
l'accusation des preuves certaines. Un soldat qui passait, en se
promenant, le long du jardin de messire Pierre Gillet, châtelain royal,
père de l'accusée, vit dans un fossé, au pied du mur, un corbeau
s'efforçant de tirer un linge avec son bec. Il s'approcha pour
reconnaître ce que c'était et trouva le corps d'un petit enfant. Il en
avertit aussitôt la justice. Cet enfant était enveloppé dans une chemise
marquée au col des lettres H. G. On constata qu'il était venu à terme,
et Hélène Gillet, convaincue d'infanticide, fut condamnée, selon la
coutume, à la peine de mort. A raison de la charge honorable que tenait
son père, elle fut admise à jouir du privilège accordé aux nobles et la
sentence porta qu'elle aurait la tête tranchée.

»Ayant fait appel au Parlement de Dijon, elle fut conduite, sous la
garde de deux archers, dans la capitale de la Bourgogne et mise à la
Conciergerie du Palais. Sa mère, qui l'avait accompagnée, se retira chez
les dames Bernardines. L'affaire fut entendue par messieurs du
Parlement, le lundi 12 mai, dans la dernière audience avant les fêtes de
la Pentecôte. Sur le rapport du conseiller Jacob, les juges confirmèrent
la sentence du présidial de Bourg, disposant que la condamnée serait
conduite au supplice la hart au col. On remarqua dans le public que
cette circonstance infamante avait été ajoutée d'une façon étrange et
insolite à un supplice noble, et une telle sévérité, qui allait contre
les formes, fut blâmée. Mais l'arrêt était sans appel et devait être
exécuté tout de suite.

»En effet, le même jour, à trois heures et demie de relevée, Hélène
Gillet fut conduite à l'échafaud, au son des cloches, dans un cortège
précédé par des trompettes qui sonnaient avec un tel éclat, que toutes
les bonnes gens de la ville les entendirent dans leurs maisons, et,
tombant à genoux, prièrent pour l'âme de celle qui allait mourir.
Monsieur le substitut du procureur du roi s'avançait à cheval, suivi de
ses huissiers. Puis venait la condamnée, dans une charrette, la corde au
col, comme le voulait l'arrêt du Parlement. Elle était assistée de deux
pères jésuites et de deux frères capucins, qui lui montraient Jésus
expirant sur la croix. Près d'elle se tenaient le bourreau avec son
coutelas et la bourrelle avec une paire de ciseaux. Une compagnie
d'archers entourait la charrette. Derrière se pressait une foule de
curieux où se trouvaient des gens de petits métiers, boulangers,
bouchers et maçons, et d'où montait une grande rumeur.

»Le cortège s'arrêta sur la place dite le Morimont, non, comme il
semble, parce que c'est le lieu de mort des criminels, mais en souvenir
des abbés crossés et mitrés de Morimont qui y eurent jadis leur hôtel.
L'échafaud de bois y était dressé sur des degrés de pierre attenant à
une chapelle basse où les religieux ont coutume de prier pour l'âme des
suppliciés.

»Hélène Gillet monta les degrés avec les quatre religieux, le bourreau,
et sa femme, la bourrelle. Celle-ci, ayant retiré à la patiente la corde
qui lui ceignait le cou, lui coupa les cheveux avec ses ciseaux longs
d'un demi-pied, et lui banda les yeux; les religieux récitaient des
prières. Cependant le bourreau commença de pâlir et de trembler. Il se
nommait Simon Grandjean; c'était un homme d'apparence débile, et aussi
craintif et doux que sa femme la bourrelle semblait féroce. Il avait
communié le matin dans la prison, et pourtant il se sentait troublé,
sans courage pour faire mourir cette jeune fille. Il se pencha vers le
peuple:

»--Pardonnez-moi, vous tous, dit-il, si je fais mal ce qu'il me faut
faire. J'ai une fièvre qui me tient depuis trois mois.

»Puis, chancelant, se tordant les bras et levant les yeux au ciel, il
alla se mettre à genoux devant Hélène Gillet, et lui demanda pardon deux
fois. Il pria les religieux de le bénir, et, quand la bourrelle eut
arrangé la patiente sur le billot, il haussa son coutelas.

»Les jésuites et les capucins crièrent: _Jésus Maria!_ et un grand
soupir sortit de la foule. Le coup, qui devait trancher le col, fit une
large entaille à l'épaule gauche et la malheureuse tomba sur le côté
droit.

»Simon Grandjean, se retournant vers la foule, dit:

»--Faites-moi mourir!

»Les huées montaient, et quelques pierres furent lancées sur l'échafaud
pendant que la bourrelle replaçait la victime sur le billot.

»Le mari reprit son coutelas. Frappant une seconde fois, il entailla
profondément le cou de la pauvre fille, qui tomba sur le coutelas
échappé des mains du bourreau.

»Cette fois, la rumeur qui s'éleva de la foule fut terrible, et une
telle grêle de pierres tomba sur l'échafaud, que Simon Grandjean, les
deux jésuites et les deux capucins sautèrent en bas. Ils purent gagner
la chapelle basse et s'y enfermer. La bourrelle, restée seule en haut
avec la patiente, chercha le coutelas. Ne le trouvant pas, elle prit la
corde avec laquelle Hélène Gillet avait été menée, la lui noua au cou
et, lui mettant le pied sur la poitrine, essaya de l'étrangler. Hélène,
saisissant la corde à deux mains, se défendit, toute sanglante; alors la
femme Grandjean la traîna par la corde, la tête en bas, au pied de
l'estrade et, parvenue sur les degrés de pierre, elle lui tailla la
gorge avec ses ciseaux.

»Elle y travaillait quand les bouchers et les maçons, culbutant sergents
et archers, envahirent les abords de l'échafaud et de la chapelle; une
douzaine de bras robustes enlevèrent Hélène Gillet et la portèrent
évanouie dans la boutique de maître Jacquin, chirurgien barbier.

»La foule du peuple, qui se ruait sur la porte de la chapelle, aurait eu
bientôt fait de l'enfoncer. Mais les deux frères capucins et les deux
pères jésuites l'ouvrirent, épouvantés. Et, tenant leurs croix au bout
de leurs bras levés, ils se firent passage à grand'peine, au milieu de
l'émeute.

»Le bourreau et sa femme furent assommés à coups de pierres et de
marteaux et leurs corps traînés par les rues. Cependant Hélène Gillet,
reprenant connaissance chez le chirurgien, demanda à boire. Puis, tandis
que maître Jacquin la pansait, elle dit:

»--N'aurai-je point d'autre mal que celui-là?

»On trouva qu'elle avait reçu deux coups d'épée, six coups de ciseaux
qui lui avaient traversé les lèvres et la gorge, que ses reins avaient
été profondément entamés par le coutelas sur lequel la bourrelle l'avait
traînée en voulant l'étrangler, et qu'enfin tout son corps était contus
par des pierres que la foule avait lancées sur l'échafaud.

»Elle guérit pourtant de toutes ses blessures. Laissée chez le
chirurgien Jacquin, à la garde d'un huissier, elle répétait sans cesse:

»--Est-ce que ce n'est pas fini? Est-ce qu'on me fera mourir?

»Le chirurgien et quelques âmes charitables qui l'assistaient
s'efforçaient de la rassurer. Mais le roi seul pouvait lui faire grâce
de la vie. L'avocat Févret rédigea une requête qui fut signée par
plusieurs notables de Dijon et portée à Sa Majesté. On donnait à la Cour
des réjouissances pour le mariage d'Henriette-Marie de France avec le
roi d'Angleterre. En faveur de ce mariage, Louis le Juste octroya la
grâce demandée. Il accorda un entier pardon à la pauvre fille, estimant,
disent les lettres de rémission, qu'elle avait souffert des supplices
qui égalent, voire même surpassent la peine de sa condamnation.

»Hélène Gillet, rendue à la vie, se retira dans un couvent de la Bresse
où elle pratiqua jusqu'à sa mort la plus exacte piété.

»Telle est, ajouta le petit huissier, l'histoire véritable d'Hélène
Gillet, que tout le monde sait à Dijon. Ne la trouvez-vous point
divertissante, monsieur l'abbé?




XX

LA JUSTICE (SUITE)


--Hélas! dit mon bon maître, mon déjeuner ne pourra point passer. J'ai
le coeur retourné tant par cette horrible scène que vous avez, monsieur,
contée si froidement, que par la vue de cette servante de madame la
conseillère Josse qu'on mène pendre, quand on pouvait mieux en faire.

--Mais, monsieur, répliqua l'huissier, ne vous ai-je point dit que cette
fille avait volé sa maîtresse et ne voulez-vous point qu'on pende les
larrons?

--Il est vrai, dit mon bon maître, que c'est l'usage; et comme la force
de l'accoutumance est irrésistible, je n'y prends point garde dans le
cours ordinaire de ma vie. De même Sénèque le philosophe, qui pourtant
était enclin à la douceur, composait des traités pleins d'élégance
pendant qu'à Rome, près de lui, des esclaves étaient mis en croix pour
des fautes légères, comme il se voit par l'exemple de l'esclave
Mithridate qui mourut les mains clouées, coupable seulement d'avoir
blasphémé la divinité de son maître, l'infâme Trimalcion. Notre esprit
est ainsi fait que rien ne le trouble ni ne le blesse de ce qui est
ordinaire et coutumier. Et l'usage use, si je puis dire, notre
indignation aussi bien que notre émerveillement. Je m'éveille chaque
matin, sans songer, je l'avoue, aux malheureux qui seront pendus ou
roués pendant le jour. Mais quand l'idée du supplice m'est rendue plus
sensible, mon coeur se trouble, et pour avoir vu cette belle fille
conduite à la mort, ma gorge se serre au point que ce petit poisson n'y
saurait entrer.

--Qu'est-ce qu'une belle fille? dit l'huissier. Il n'est pas de rue à
Paris où, dans une nuit, on n'en fasse à la douzaine. Pourquoi celle-ci
avait-elle volé sa maîtresse, madame la conseillère Josse?

--Je n'en sais rien, monsieur, répondit gravement mon bon maître; vous
n'en savez rien, et les juges qui l'ont condamnée n'en savaient pas
davantage, car les raisons de nos actions sont obscures et les ressorts
qui nous font agir demeurent profondément cachés. Je tiens l'homme pour
libre de ses actes, puisque ma religion l'enseigne; mais, hors la
doctrine de l'Église, qui est certaine, il y a si peu de raison de
croire à la liberté humaine, que je frémis en songeant aux arrêts de la
justice qui punissent des actions dont le principe, l'ordre et les
causes nous échappent également, où la volonté a souvent peu de part, et
qui sont parfois accomplies sans connaissance. S'il faut enfin que nous
soyons responsables de nos actes, puisque l'économie de notre sainte
religion est fondée sur l'accord mystérieux de la liberté humaine et de
la grâce divine, c'est un abus que de déduire de cette obscure et
délicate liberté toutes les gênes, toutes les tortures et tous les
supplices dont nos codes sont prodigues.

--Je vois avec peine, monsieur, dit le petit homme noir, que vous êtes
du parti des fripons.

--Hélas! monsieur, dit mon bon maître, ils sont une part de l'humanité
souffrante et membres, comme nous, de Jésus-Christ, qui mourut entre
deux larrons. Je crois apercevoir dans nos lois des cruautés, qui
paraîtront distinctement dans l'avenir, et dont nos arrière-neveux
s'indigneront.

--Je ne vous entends pas, monsieur, dit l'autre en buvant un petit coup
de vin. Toutes les barbaries gothiques ont été retranchées de nos lois
et coutumes, et la justice est aujourd'hui d'une politesse et d'une
humanité excessives. Les peines sont exactement proportionnées aux
crimes et vous voyez que les voleurs sont pendus, les meurtriers roués,
les criminels de lèse-majesté tirés à quatre chevaux, les athées, les
sorciers et les sodomites brûlés, les faux-monnayeurs bouillis, en quoi
la justice criminelle marque une extrême modération et toute la douceur
possible.

--Monsieur, de tout temps les juges se sont estimés bienveillants,
équitables et doux. Aux âges gothiques de saint Louis et même de
Charlemagne, ils admiraient leur propre bénignité, qui nous semble
rudesse aujourd'hui; je devine que nos fils nous jugeront rudes à leur
tour, et qu'ils trouveront encore quelque chose à retrancher sur les
tortures et sur les supplices dont nous usons.

--Monsieur, vous ne parlez pas comme un magistrat. La torture est
nécessaire pour tirer les aveux qu'on n'obtiendrait point par la
douceur. Quant aux peines, elles sont réduites à ce qui est nécessaire
pour assurer la vie et les biens des citoyens.

--Vous convenez donc, monsieur, que la justice a pour objet, non le
juste, mais l'utile, et qu'elle s'inspire seulement des intérêts et des
préjugés des peuples. Rien n'est plus vrai, et les fautes sont punies
non point en proportion de la malignité qui y est attachée, mais en vue
du dommage qu'elles causent ou qu'on croit qu'elles causent à la
société. C'est ainsi que les faux-monnayeurs sont mis dans une chaudière
d'eau bouillante, bien qu'il y ait en réalité peu de malice à frapper
des écus. Mais les financiers en particulier et le public y éprouvent un
dommage sensible. C'est ce dommage dont ils se vengent avec une
impitoyable cruauté. Les voleurs sont pendus, moins pour la perversité
qu'il y a à prendre un pain ou des hardes, laquelle est excessivement
petite, qu'à cause de l'attachement naturel des hommes à leur bien. Il
convient de ramener la justice humaine à son véritable principe qui est
l'intérêt matériel des citoyens et de la dégager de toute la haute
philosophie dont elle s'enveloppe avec une pompeuse et vaine hypocrisie.

--Monsieur, répliqua le petit huissier, je ne vous conçois pas. Il me
semble que la justice est d'autant plus équitable qu'elle est plus
utile, et que cette utilité même, qui vous fait la mépriser, vous la
devrait rendre auguste et sacrée.

--Vous ne m'entendez point, dit mon bon maître.

--Monsieur, dit le petit huissier, j'observe que vous ne buvez point.
Votre vin est bon, si j'en juge à la couleur. N'y pourrai-je goûter?

Il est vrai que mon bon maître, pour la première fois de sa vie,
laissait du vin au fond de la bouteille. Il le versa dans le verre du
petit huissier.

--A votre santé, monsieur l'abbé, dit le petit huissier. Votre vin est
bon, mais vos raisonnements ne valent rien. La justice, je le répète,
est d'autant plus équitable qu'elle est plus utile, et cette utilité
même que vous dites être dans son origine et dans son principe, vous la
devrait rendre auguste et sacrée. Mais il vous faut convenir encore que
l'essence même de la justice est le juste, ainsi que le mot l'indique.

--Monsieur, dit mon bon maître, quand nous aurons dit que la beauté est
belle, la vérité vraie et la justice juste, nous n'aurons rien dit du
tout. Votre Ulpien, qui s'exprimait avec précision, a proclamé que la
justice est la ferme et perpétuelle volonté d'attribuer à chacun ce qui
lui appartient, et que les lois sont justes quand elles sanctionnent
cette volonté. Le malheur est que les hommes n'ont rien en propre et
qu'ainsi l'équité des lois ne va qu'à leur garantir le fruit de leurs
rapines héréditaires ou nouvelles. Elles ressemblent à ces conventions
des enfants qui, après qu'ils ont gagné des billes, disent à ceux qui
veulent les leur reprendre: «Ce n'est plus de jeu.» La sagacité des
juges se borne à discerner les usurpations qui ne sont pas de jeu d'avec
celles dont on était convenu en engageant la partie, et cette
distinction est à la fois délicate et puérile. Elle est surtout
arbitraire. La grande fille qui, dans ce moment même, pend au bout d'une
corde de chanvre, avait, dites-vous, volé à madame la conseillère Josse
une coiffe de dentelle. Mais sur quoi établissez-vous que cette coiffe
appartenait à madame la conseillère Josse? Vous me direz qu'elle l'avait
ou achetée de ses deniers, ou trouvée dans son coffre de mariage, ou
reçue de quelque galant, tous bons moyens d'acquérir des dentelles. Mais
de quelque façon qu'elle les eût acquises, je vois seulement qu'elle en
jouissait comme d'un de ces biens de fortune qu'on trouve et qu'on perd
d'aventure et sur lesquels on n'a point de droit naturel. Pourtant je
consens que les barbes lui appartenaient, conformément aux règles de ce
jeu de la propriété que jouent les hommes en société comme les pauvres
enfants à la marelle. Elle tenait à ces barbes et, dans le fait, elle
n'y avait pas moins de droits qu'un autre. Je le veux bien. La justice
était de les lui rendre, sans les mettre à si haut prix que de détruire,
pour deux méchantes barbes de point d'Alençon, une créature humaine.

--Monsieur, dit le petit huissier, vous ne considérez qu'un côté de la
justice. Il ne suffisait pas de faire droit à madame la conseillère
Josse, en lui rendant ses barbes. Il était nécessaire de faire droit
aussi à la servante en la pendant par le col. Car la justice est de
rendre à chacun ce qui lui est dû. En quoi elle est auguste.

--En ce cas, dit mon bon maître, la justice est plus méchante encore que
je ne croyais. Cette pensée qu'elle doit le châtiment au coupable est
extrêmement féroce. C'est une barbarie gothique.

--Monsieur, dit le petit huissier, vous connaissez mal la justice. Elle
frappe sans colère, et elle n'a pas de haine pour cette fille qu'elle
envoie à la potence.

--A la bonne heure! dit mon bon maître. Mais j'aimerais mieux que les
juges fissent l'aveu qu'ils punissent les coupables par pure nécessité
et seulement pour faire des exemples sensibles. Dans ce cas ils s'en
tiendraient au nécessaire. Mais s'ils s'imaginent, en punissant, payer
au coupable son dû, on voit jusqu'où cette délicatesse peut les
entraîner, et leur probité même les rend inexorables, car on ne saurait
refuser aux gens ce qu'on sait leur devoir. Cette maxime, monsieur, me
fait horreur. Elle a été établie avec la dernière rigueur par un
philosophe habile, du nom de Menardus, qui prétend que ne pas punir un
malfaiteur, c'est lui faire tort et le priver méchamment du droit qu'il
a d'expier sa faute. Il a soutenu que les magistrats d'Athènes, en
faisant boire la ciguë à Socrate, avaient excellemment travaillé à la
purification de l'âme de ce sage. Ce sont là d'épouvantables rêveries.
Je souhaite que la justice criminelle ait moins de sublimité. L'idée de
pure vengeance qu'on attache plus communément à la peine des
malfaiteurs, bien que basse et mauvaise en soi-même, est moins terrible
dans ses conséquences que cette furieuse vertu des philosophes
tourmenteurs. J'ai connu jadis à Séez un bourgeois d'humeur joviale et
bon homme, qui mettait tous les soirs ses petits enfants sur ses genoux
et leur faisait des contes. Il menait une vie exemplaire, s'approchait
des sacrements et se piquait d'une exacte probité dans le commerce des
grains qu'il exerçait depuis soixante ans ou plus. Il lui arriva d'être
volé par sa servante de quelques doublons, ducassons, nobles à la rose
et autres belles pièces d'or qu'il gardait curieusement dans un étui, au
fond d'un tiroir. Dès qu'il s'aperçut de ce dommage, il en fit aux juges
une plainte sur laquelle la servante fut questionnée, jugée, condamnée
et suppliciée. Le bonhomme, qui savait son droit, exigea qu'on lui remît
la peau de sa voleuse, dont il se fit faire une paire de chausses. Et il
lui arrivait souvent de frapper sur sa cuisse en s'écriant: «La coquine!
la coquine!» Cette fille lui avait pris des pièces d'or; il lui prenait
sa peau; du moins se vengeait-il sans philosophie, dans la candeur de sa
férocité rustique. Il ne songeait point à remplir un devoir auguste en
tapotant joyeusement sa culotte humaine. Il vaudrait mieux convenir que,
si l'on pend un larron, c'est par prudence et dans le but d'effrayer les
autres par l'exemple, et non pas du tout pour attribuer à chacun, comme
dit l'autre, ce qui lui appartient. Car, en bonne philosophie, rien
n'appartient à personne, si ce n'est la vie elle-même. Prétendre qu'on
doit l'expiation aux criminels, c'est tomber dans un mysticisme féroce,
pis que la violence nue et que la simple colère. Quant à punir les
voleurs c'est un droit issu de la force et non de la philosophie. La
philosophie nous enseigne au contraire que tout ce que nous possédons
est acquis par violence ou par ruse. Et vous voyez aussi que les juges
approuvent qu'on nous dépouille de nos biens quand le ravisseur est
puissant. C'est ainsi qu'on permet au roi de nous prendre notre
vaisselle d'argent pour faire la guerre, comme il s'est vu sous Louis le
Grand, alors que les réquisitions furent si exactes qu'on enleva
jusqu'aux crépines des lits, pour en tirer l'or tissu dans la soie. Ce
prince mit la main sur les biens des particuliers et sur les trésors des
églises, et, voilà vingt ans, faisant mes dévotions à
Notre-Dame-de-Liesse, en Picardie, j'ouïs les doléances d'un vieux
sacristain qui déplorait que le feu roi eût enlevé et fait fondre tout
le trésor de l'église, et ravi même le sein d'or émaillé déposé jadis en
grande pompe par madame la princesse Palatine, après qu'elle eut été
guérie miraculeusement d'un cancer. La justice seconda le prince dans
ses réquisitions et punit sévèrement ceux qui dérobaient quelque pièce
aux commissaires du roi. C'est donc qu'elle n'estimait pas que ces biens
fussent si attachés aux personnes qu'on ne pût les en séparer.

--Monsieur, dit le petit huissier, les commissaires agissaient au nom du
roi qui, possédant tous les biens du royaume, en peut disposer à son gré
pour la guerre ou pour les bâtiments, ou de toute autre manière.

--Il est vrai, dit mon bon maître, et cela a été mis dans les règles du
jeu. Les juges y vont comme _à l'Oie_, en regardant ce qui est écrit sur
le tableau. Les droits du prince, soutenus par les Suisses et par toutes
sortes de soldats, y sont écrits. Et la pauvre pendue n'avait pas de
gardes suisses pour faire mettre sur le tableau du jeu qu'elle avait
droit de porter les dentelles de madame la conseillère Josse. Cela est
parfaitement exact.

--Monsieur, dit le petit huissier, vous ne comparez point, je pense,
Louis le Grand, qui prit la vaisselle de ses sujets pour payer des
soldats, et cette créature qui vola une coiffe pour s'en parer.

--Monsieur, dit mon bon maître, il est moins innocent de faire la guerre
que d'aller à Ramponneau avec une coiffe de dentelle. Mais la justice
assure à chacun ce qui lui appartient, selon les règles de ce jeu des
sociétés qui est le plus inique, le plus absurde et le moins
divertissant des jeux. Et le malheur est que tous les citoyens sont
obligés d'être de la partie.

--Cela est nécessaire, dit le petit huissier.

--Aussi bien, dit mon bon maître, les lois sont-elles utiles. Mais elles
ne sont point justes et ne sauraient l'être, car le juge assure aux
citoyens la jouissance de ce qui leur appartient, sans faire le
discernement des vrais et des faux biens; cette distinction n'est pas
dans les règles du jeu, mais seulement dans le livre de la justice
divine, où personne ne peut lire. Connaissez-vous l'histoire de l'ange
et de l'anachorète? Un ange descendit sur la terre avec un visage
d'homme et en l'habit d'un pèlerin; cheminant par l'Égypte, il frappa,
le soir, à la porte d'un bon anachorète qui, le prenant pour un
voyageur, lui offrit à souper et lui donna du vin dans une coupe d'or.
Puis il le fit coucher dans son lit et s'étendit lui-même à terre, sur
quelques poignées de paille de maïs. Pendant qu'il dormait, son hôte
céleste se leva, prit la coupe dans laquelle il avait bu, la cacha sous
son manteau et s'enfuit. Il agissait de la sorte, non point pour faire
tort au bon ermite, mais au contraire dans l'intérêt de l'hôte qui
l'avait reçu charitablement. Car il savait que cette coupe aurait causé
la perte de ce saint homme, qui y avait mis son coeur, tandis que Dieu
veut qu'on n'aime que lui et ne souffre pas qu'un religieux soit attaché
aux biens de ce monde. Cet ange, qui participait de la sagesse divine,
distinguait les faux biens des biens véritables. Les juges ne font pas
cette distinction. Qui sait si madame la conseillère Josse ne perdra
point son âme avec les barbes de dentelle que sa servante lui avait
prises et que les juges lui ont rendues?

--En attendant, dit le petit huissier en se frottant les mains, il y a à
cette heure une coquine de moins sur la terre.

Il secoua les miettes qui restaient sur son habit, salua la compagnie et
partit allègrement.




XXI

LA JUSTICE (SUITE)


Mon bon maître, se tournant vers moi, reprit de la sorte:

--Je n'ai rapporté l'histoire de l'ange et de l'ermite que pour montrer
l'abîme qui sépare le temporel du spirituel. Or, c'est seulement dans le
temporel que la justice humaine s'exerce, et c'est un lieu bas où les
grands principes ne sont point de mise. La plus cruelle offense qu'on
ait pu faire à Notre-Seigneur Jésus-Christ est de mettre son image dans
les prétoires où les juges absolvent les pharisiens qui l'ont crucifié
et condamnent la Madeleine qu'il releva de ses mains divines. Que
fait-il, le Juste, parmi ces hommes qui ne pourraient pas se montrer
justes, même s'ils le voulaient, puisque leur triste devoir est de
considérer les actions de leurs semblables non en elles-mêmes et dans
leur essence, mais au seul point de vue de l'intérêt social,
c'est-à-dire en raison de cet amas d'égoïsme, d'avarice, d'erreurs et
d'abus qui forme les cités, et dont ils sont les aveugles conservateurs?
En pesant la faute, ils y ajoutent le poids de la peur ou de la colère
qu'elle inspira au lâche public. Et tout cela est écrit dans leur livre,
en sorte que le texte antique et la lettre morte leur servent d'esprit,
de coeur et d'âme vivante. Et toutes ces dispositions, dont quelques-unes
remontent aux âges infâmes de Byzance et de Théodora, s'accordent
seulement sur ce point qu'il faut tout sauver, vertus et vices, d'un
monde qui ne veut pas changer. La faute aux yeux des lois est si peu de
chose en soi, et les circonstances extérieures en sont si considérables,
qu'un même acte, légitime dans telle condition, devient impardonnable
dans telle autre, comme il se voit par l'exemple d'un soufflet qui,
donné par un homme sur la joue d'un autre, paraît seulement chez un
bourgeois l'effet d'une humeur irascible et devient, pour un soldat, un
crime puni de mort. Cette barbarie, qui subsiste encore, fera de nous
l'opprobre des siècles futurs. Nous n'y prenons pas garde; mais on se
demandera un jour quels sauvages nous étions pour punir du dernier
supplice l'ardeur généreuse du sang quand elle jaillit du coeur d'un
jeune homme assujetti par les lois aux périls de la guerre et aux
dégoûts de la caserne. Et il est clair que s'il y avait une justice,
nous n'aurions pas deux codes, l'un militaire, l'autre civil. Ces
justices soldatesques, dont on voit tous les jours les effets, sont
d'une cruauté atroce, et les hommes, s'ils se policent jamais, ne
voudront pas croire qu'il fut jadis, en pleine paix, des conseils de
guerre vengeant par la mort d'un homme la majesté des caporaux et des
sergents. Ils ne voudront pas croire que des malheureux furent passés
par les armes pour crime de désertion devant l'ennemi, dans une
expédition où le gouvernement de la France ne reconnaissait pas de
belligérants. Ce qu'il y a d'admirable, c'est que de telles atrocités se
commettent chez des peuples chrétiens qui honorent saint Sébastien,
soldat révolté, et ces martyrs de la légion thébaine dont la gloire est
seulement d'avoir encouru jadis les rigueurs des conseils de guerre, en
refusant de combattre les Bagaudes. Mais laissons cela, ne parlons plus
de ces justices de gens à sabres, qui périront un jour, selon la
prophétie du fils de Dieu; et revenons-en aux magistrats civils.

»Les juges ne sondent point les reins et ne lisent point dans les coeurs;
aussi leur plus juste justice est-elle rude et superficielle. Encore
s'en faut-il de beaucoup qu'ils s'en tiennent à cette grossière écorce
d'équité, sur laquelle les codes sont écrits. Ils sont hommes,
c'est-à-dire faibles et corruptibles, doux aux forts et impitoyables aux
petits. Ils consacrent par leurs sentences les plus cruelles iniquités
sociales, et il est malaisé de distinguer dans cette partialité ce qui
vient de leur bassesse personnelle, de ce qui leur est imposé par le
devoir de leur profession, qui est, en réalité, de soutenir l'État dans
ce qu'il a de mauvais autant que dans ce qu'il a de bon, de veiller à la
conservation des moeurs publiques, ou excellentes ou détestables, et
d'assurer, avec les droits des citoyens, les volontés tyranniques du
prince, sans parler des préjugés ridicules et cruels qui trouvent sous
les fleurs de lis un asile inviolable.

»Le magistrat le plus austère peut être amené, par son intégrité même, à
rendre des arrêts aussi révoltants et peut-être plus inhumains encore
que ceux du magistrat prévaricateur, et je ne sais, pour ma part, qui
des deux je redouterais le plus, ou du juge qui s'est fait une âme avec
des textes de loi, ou de celui qui emploie un reste de sentiment à
torturer ces textes. Celui-ci me sacrifiera à son intérêt ou à ses
passions; l'autre m'immolera froidement à la chose écrite.

»Encore faut-il observer que le magistrat est défenseur, par fonction,
non pas des préjugés nouveaux, auxquels nous sommes tous plus ou moins
soumis, mais des préjugés anciens qui sont conservés dans les lois alors
qu'ils s'effacent de nos âmes et nos moeurs. Et il n'est pas d'esprit
quelque peu méditatif et libre qui ne sente tout ce qu'il y a de
gothique dans la loi, tandis que le juge n'a pas le droit de le sentir.

»Mais je parle comme si les lois, encore que barbares et grossières,
étaient du moins claires et précises. Et il s'en faut de beaucoup qu'il
en soit ainsi. Le grimoire d'un sorcier semble facile à comprendre en
comparaison de plusieurs articles de nos codes et de nos coutumiers. Ces
difficultés d'interprétation ont beaucoup contribué à faire établir
divers degrés de juridiction, et l'on admet que, ce que le bailli n'a
pas entendu, messieurs du Parlement l'éclairciront. C'est beaucoup
attendre de cinq hommes en robe rouge et en bonnet carré, qui, même
après avoir récité le _Veni Creator_, demeurent sujets à l'erreur; et il
vaut mieux convenir que la plus haute juridiction juge sans appel pour
cette seule raison qu'on avait épuisé les autres avant de recourir à
celle-là. Le prince est de cet avis; car il y a des lits de justice
au-dessus des Parlements.




XXII

LA JUSTICE (SUITE ET FIN)


Mon bon maître regarda tristement couler l'eau comme l'image de ce monde
où tout passe et rien ne change.

Il demeura quelque temps songeur et reprit d'une voix plus basse:

--Cela seul, mon fils, me cause un insurmontable embarras, qu'il faille
que ce soit les juges qui rendent la justice. Il est clair qu'ils ont
intérêt à déclarer coupable celui qu'ils ont d'abord soupçonné. L'esprit
de corps, si puissant chez eux, les y porte; aussi voit-on que dans
toute leur procédure, ils écartent la défense comme une importune, et ne
lui donnent accès que lorsque l'accusation a revêtu ses armes et composé
son visage, et qu'enfin, à force d'artifices, elle a pris l'air d'une
belle Minerve. Par l'esprit même de leur profession, ils sont enclins à
voir un coupable dans tout accusé, et leur zèle semble si effrayant à
certains peuples européens qu'ils les font assister, dans les grandes
causes, par une dizaine de citoyens tirés au sort. En quoi il apparaît
que le hasard, dans son aveuglement, garantit mieux la vie et la liberté
des accusés que ne le peut faire la conscience éclairée des juges. Il
est vrai que ces magistrats bourgeois, tirés à la loterie, sont tenus en
dehors de l'affaire dont ils voient seulement les pompes extérieures. Il
est vrai encore, qu'ignorant les lois, ils sont appelés, non à les
appliquer, mais seulement à décider d'un seul mot s'il y a lieu de les
appliquer. On dit que ces sortes d'assises donnent parfois des résultats
absurdes, mais que les peuples qui les ont établies y sont attachés
comme à une espèce de garantie très précieuse. Je le crois volontiers.
Et je conçois qu'on accepte des arrêts rendus de la sorte, qui peuvent
être ineptes ou cruels, mais dont l'absurdité du moins et la barbarie ne
sont, pour ainsi dire, imputables à personne. L'iniquité semble
tolérable quand elle est assez incohérente pour paraître involontaire.

»Ce petit huissier de tantôt, qui a un si grand sentiment de la justice,
me soupçonnait d'être du parti des voleurs et des assassins. Au rebours,
je réprouve à ce point le vol et l'assassinat, que je n'en puis souffrir
même la copie régularisée par les lois, et il m'est pénible de voir que
les juges n'ont rien trouvé de mieux, pour châtier les larrons et les
homicides, que de les imiter; car, de bonne foi, Tournebroche, mon fils,
qu'est-ce que l'amende et la peine de mort, sinon le vol et l'assassinat
perpétrés avec une auguste exactitude? Et ne voyez-vous point que notre
justice ne tend, dans toute sa superbe, qu'à cette honte de venger un
mal par un mal, une misère par une misère, et de doubler, pour
l'équilibre et la symétrie, les délits et les crimes? On peut dépenser
dans cette tâche une sorte de probité et de désintéressement. On peut
s'y montrer un l'Hospital tout aussi bien qu'un Jeffryes, et je connais
pour ma part un magistrat assez honnête homme. Mais j'ai voulu,
remontant aux principes, montrer le caractère véritable d'une
institution que l'orgueil des juges et l'épouvante des peuples ont
revêtue à l'envi d'une majesté empruntée; j'ai voulu montrer l'humilité
originelle de ces codes qu'on veut rendre augustes et qui ne sont en
réalité qu'un amas bizarre d'expédients.

»Hélas! les lois sont de l'homme; c'est une obscure et misérable origine.
L'occasion les fit naître pour la plupart. L'ignorance, la superstition,
l'orgueil du prince, l'intérêt du législateur, le caprice, la fantaisie,
voilà la source de ces grands corps de droit qui deviennent vénérables
quand ils commencent à n'être plus intelligibles. L'obscurité qui les
enveloppe, épaissie par les commentateurs, leur communique la majesté
des oracles antiques. J'entends dire à chaque instant et je lis tous les
jours dans les gazettes, que maintenant nous faisons des lois de
circonstance et d'occasion. Cette vue appartient à des myopes qui ne
découvrent pas que c'est la suite d'un usage immémorial et que, de tout
temps, les lois sont sorties de quelque hasard. On se plaint aussi de
l'obscurité et des contradictions où tombent sans cesse nos législateurs
contemporains. Et l'on ne remarque pas que leurs prédécesseurs étaient
tout aussi épais et embrouillés.

»En fait, Tournebroche, mon fils, les lois sont bonnes ou mauvaises,
moins par elles-mêmes que par la façon dont on les applique, et telle
disposition très inique ne fait pas de mal si le juge ne la met point en
vigueur. Les moeurs ont plus de force que les lois. La politesse des
habitudes, la douceur des esprits sont les seuls remèdes qu'on puisse
raisonnablement apporter à la barbarie légale. Car de corriger les lois
par les lois, c'est prendre une voie lente et incertaine. Les siècles
seuls défont l'oeuvre des siècles. Il y a peu d'espoir qu'un jour un Numa
français rencontre dans la forêt de Compiègne ou sous les rochers de
Fontainebleau une autre nymphe Égérie qui lui dicte des lois sages.

Il regarda longtemps vers les collines qui bleuissaient à l'horizon. Son
air était grave et triste. Puis, posant doucement la main sur mon
épaule, il me parla avec un accent si profond que je me sentis pénétré
jusqu'au fond de l'âme. Il me dit:

--Tournebroche, mon fils, vous me voyez tout à coup incertain et
embarrassé, balbutiant et stupide, à la seule idée de corriger ce que je
trouve détestable. Ne croyez point que ce soit timidité d'esprit: rien
n'étonne l'audace de ma pensée. Mais prenez bien garde, mon fils, à ce
que je vais vous dire. Les vérités découvertes par l'intelligence
demeurent stériles. Le coeur est seul capable de féconder ses rêves. Il
verse la vie dans tout ce qu'il aime. C'est par le sentiment que les
semences du bien sont jetées sur le monde. La raison n'a point tant de
vertu. Et je vous confesse que j'ai déjà été jusqu'ici trop raisonnable
dans la critique des lois et des moeurs. Aussi cette critique va-t-elle
tomber sans fruits et se sécher comme un arbre brûlé par la gelée
d'avril. Il faut, pour servir les hommes, rejeter toute raison, comme un
bagage embarrassant, et s'élever sur les ailes de l'enthousiasme. Si
l'on raisonne, on ne s'envolera jamais.




NOTES

[1: M. Jean Lacoste a écrit dans la _Gazette de France_ du 20 mai 1893:

«M. l'abbé Jérôme Coignard est un prêtre plein de science, d'humilité et
de foi. Je ne dis pas que sa conduite ait toujours honoré son petit
collet et que sa robe n'ait pas reçu maint accroc... Mais s'il succombe
à la tentation, si le diable a en lui une proie facile, jamais il ne
perd confiance, il espère par la grâce de Dieu ne plus rechuter et
arriver aux gloires du Paradis. Et de fait il nous donne le spectacle
d'une mort fort édifiante. Donc un grain de foi embellit la vie et
l'humilité chrétienne sied aux faiblesses de l'humanité.

»M. l'abbé Coignard, s'il n'est pas un saint, mérite peut-être le
purgatoire. Mais il le mérite fort long et il a risqué l'enfer. Car à
ses actes d'humilité sincère ne se mêlait presque pas de repentir. Il
comptait trop sur la grâce de Dieu et ne faisait nul effort pour
favoriser l'action de la grâce. C'est pourquoi il retombait dans son
péché. La foi ainsi lui servait de peu et il était presque hérétique,
car le saint concile de Trente, dans les canons VI et IX de sa sixième
session, a déclaré l'anathème à tous ceux qui prétendent «qu'il n'est
pas au pouvoir de l'homme de rendre ses voies mauvaises» et qui ont une
telle confiance en la foi qu'ils s'imaginent qu'elle seule peut sauver
«sans aucun mouvement de la volonté». C'est pourquoi la miséricorde
divine s'étendant sur l'abbé Coignard est vraiment miraculeuse et en
dehors des voies ordinaires.»]

[2: M. Baiselance ou Baisselance vient beaucoup après Montaigne comme
maire de Bordeaux. (_Note de l'éditeur_.)]

[3: La géométrie dont parle Jacques Tournebroche est ornée de figures de
Sébastien Leclerc dont j'admire au contraire la précise élégance et la
fine exactitude. Mais il faut souffrir la contradiction. (_Note de
l'éditeur_.)]

[4: C'est un ecclésiastique qui parle. (_Note de l'éditeur_.)]

[5: Cf.: Saint-Évremont. _Les Académiciens_.

     GODEAU.

Bonjour, cher Colletet.

     COLLETET _se jette à genoux_.

Grand évêque de Grasse,
Dites-moi, s'il vous plaît, comme il faut que je fasse.
Ne dois-je pas baiser votre sacré talon?

     GODEAU.

Nous sommes tous égaux, étant fils d'Apollon.
Levez-vous, Colletet.

     COLLETET.

Votre magnificence
Me permet, monseigneur, une telle licence?

     GODEAU.

Rien ne saurait changer le commerce entre nous:
Je suis évêque ailleurs, ici Godeau pour vous.

M. l'abbé Coignard vivait sous l'ancien régime. En ce temps-là on disait
que l'Académie française avait le mérite d'établir entre tous ses
membres une égalité qu'ils ne trouvaient pas devant la loi. Pourtant
elle fut détruite en 1793 comme «le dernier refuge de l'aristocratie».]

[6: Il veut dire: de l'évêque à qui le roi a donné la feuille des
bénéfices ecclésiastiques.]

[7: Le roi était protecteur de l'Académie.]

[8: Il est exact que l'Académie condamna cette locution.

Je dis que la coutume, assez souvent trop forte,
Fait dire improprement que l'on FERME LA PORTE.
L'usage tous les jours autorise des mots
Dont on se sert pourtant assez mal à propos.
Pour avoir moins de froid à la fin de décembre
On va POUSSER LA PORTE et l'on FERME SA CHAMBRE.

(Saint-Évremont, _les Académiciens_.)]

[9: L'Académie, en ce temps-là, ne faisait point de distribution de
prix.]

[10: Je n'ai pas trouvé mention de ce M. Rockstrong dans les mémoires
relatifs à l'attentat de Monmouth. (_Note de l'éditeur_.)]

[11: Au temps de M. l'abbé Coignard les Français se croyaient déjà
libres. Le sieur d'Alquié écrivait en 1670:

«Trois choses rendent un homme heureux en ce monde, sçavoir la douceur
de l'entretien, les mets délicats et la liberté entière et parfaite.
Nous avons veu comme quoy nostre illustre royaume a parfaitement
satisfait aux deux premiers; ainsi qu'il ne reste maintenant qu'à
montrer que le troisième ne luy manque pas, et que la liberté n'y est
pas moins que les deux advantages précédans. La chose vous paraistra
d'abord véritable, si vous considérez attentivement le nom de nostre
Estat, le sujet de sa fondation, et sa pratique ordinaire: car on
remarque d'abord que ce nom de _France_ ne signifie autre chose que
_Franchise et liberté_, conformément au dessein des fondateurs de cette
Monarchie, lesquels ayant une âme noble et généreuse et ne pouvant
souffrir ny l'esclavage ny la moindre servitude se résolurent de secouer
le joug de toute sorte de captivité, et d'estre aussi libres que les
hommes le peuvent estre: c'est pourquoy ils s'en vinrent dans les Gaules
qui estoient un Pays dont les Peuples n'estoient pas ny moins belliqueux
ny moins jaloux de sa franchise qu'ils le pouvoient estre. Quand au
second point, nous sçavons qu'outre les inclinations et les desseins
qu'ils ont en fondant cet Estat, d'estre toujours maistres d'eux-mesmes;
c'est qu'ils ont donné des loix à leurs Souverains, qui (limitant leur
pouvoir) les maintiennent dans leurs privilèges: de sorte que quand on
les en veut priver ils deviennent furieux et courent aux armes avec tant
de vitesse que rien ne peust les retenir quand il s'agit de ce point.
Quant au troisiesme, je dis que la France est si amoureuse de la
liberté, qu'elle ne peut pas souffrir un Esclave: de sorte que les Turcs
et les Mores, bien moins encore les peuples Chrétiens, ne peuvent jamais
porter des fers ny estre chargés de chaisnes, estant dans son pays:
aussi arrive-t-il que quand il y a des esclaves en _France_, ils ne sont
pas si tost à terre, qu'ils s'écrient pleins de joye: Vive la France
avec son aymable Liberté. (_Les Délices de la France..._, par François
Savinien d'Alquié, _Amsterdam_, 1670, in-12.--Chapitre XVI, intitulé _La
France est un pays de liberté pour toute sorte de personnes_, pp.
245-246.)]






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Anatole France

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Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
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1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

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electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
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1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
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request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
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License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
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that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.

*** END: FULL LICENSE ***