Clotilde

By Alphonse Karr

The Project Gutenberg EBook of Clotilde, by Alphonse Karr

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Title: Clotilde

Author: Alphonse Karr

Release Date: April 1, 2011 [EBook #35718]

Language: French


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  le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été
  conservée et n'a pas été harmonisée.




  OEUVRES COMPLÈTES

  D'ALPHONSE KARR

  CLOTILDE




CALMANN LÉVY, ÉDITEUR

DU MÊME AUTEUR


Format grand in-18

    A BAS LES MASQUES!                                          1 Vol.
    A L'ENCRE VERTE                                             1 --
    AGATHE ET CÉCILE                                            1 --
    L'ART D'ÊTRE MALHEUREUX                                     1 --
    AU SOLEIL                                                   1 --
    BOURDONNEMENTS                                              1 --
    LES CAILLOUX BLANCS DU PETIT POUCET                         1 --
    LE CHEMIN LE PLUS COURT                                     1 --
    CLOTILDE                                                    1 --
    CLOVIS GOSSELIN                                             1 --
    CONTES ET NOUVELLES                                         1 --
    LE CREDO DU JARDINIER                                       1 --
    DANS LA LUNE                                                1 --
    LES DENTS DU DRAGON                                         1 --
    DE LOIN ET DE PRÈS                                          1 --
    DIEU ET DIABLE                                              1 --
    ENCORE LES FEMMES                                           1 --
    EN FUMANT                                                   1 --
    L'ESPRIT D'ALPHONSE KARR                                    1 --
    FA DIÈZE                                                    1 --
    LA FAMILLE ALAIN                                            1 --
    LES FEMMES                                                  1 --
    FEU BRESSIER                                                1 --
    LES FLEURS                                                  1 --
    LES GAIETÉS ROMAINES                                        1 --
    GENEVIÈVE                                                   1 --
    GRAINS DE BON SENS                                          1 --
    LES GUÊPES                                                  6 --
    HÉLÈNE                                                      1 --
    HISTOIRE DE ROSE ET DE JEAN DUCHEMIN                        1 --
    HORTENSE                                                    1 --
    LETTRES ÉCRITES DE MON JARDIN                               1 --
    LE LIVRE DE BORD                                            4 --
    LA MAISON CLOSE                                             1 --
    LA MAISON DE L'OGRE                                         1 --
    MENUS PROPOS                                                1 --
    MIDI A QUATORZE HEURES                                      1 --
    NOTES DE VOYAGE D'UN CASANIER                               1 --
    ON DEMANDE UN TYRAN                                         1 --
    LA PÊCHE EN EAU DOUCE ET EN EAU SALÉE                       1 --
    PENDANT LA PLUIE                                            1 --
    LA PÉNÉLOPE NORMANDE                                        1 --
    PLUS ÇA CHANGE                                              1 --
    ..... PLUS C'EST LA MÊME CHOSE                              1 --
    LES POINTS SUR LES I                                        1 --
    POUR NE PAS ÊTRE TREIZE                                     1 --
    PROMENADES AU BORD DE LA MER                                1 --
    PROMENADES HORS DE MON JARDIN                               1 --
    LA PROMENADE DES ANGLAIS                                    1 --
    LA QUEUE D'OR                                               1 --
    RAOUL                                                       1 --
    LE RÈGNE DES CHAMPIGNONS                                    1 --
    ROSES NOIRES ET ROSES BLEUES                                1 --
    LES SOIRÉES DE SAINTE-ADRESSE                               1 --
    LA SOUPE AU CAILLOU                                         1 --
    SOUS LES POMMIERS                                           1 --
    SOUS LES ORANGERS                                           1 --
    SOUS LES TILLEULS                                           1 --
    SUR LA PLAGE                                                1 --
    TROIS CENTS PAGES                                           1 --
    UNE HEURE TROP TARD                                         1 --
    UNE POIGNÉE DE VÉRITÉS                                      1 --
    VOYAGE AUTOUR DE MON JARDIN                                 1 --

    LA PÉNÉLOPE NORMANDE, comédie en 5 actes in-18     2 fr. »
    LES ROSES JAUNES, comédie en 1 acte                1 fr. 50

    MESSIEURS LES ASSASSINS, brochure in-8º            1 fr. »


ÉMILE COLIN--IMP. DE LAGNY




  CLOTILDE

  PAR

  ALPHONSE KARR

  NOUVELLE ÉDITION

  [Illustration: logo de l'éditeur]

  PARIS

  CALMANN LÉVY, ÉDITEUR

  ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES

  3, RUE AUBER, 3

  1891

  Droits de reproduction, et de traduction réservés.




  _A_

  _JEANNE BOUYER_




CLOTILDE




PREMIÈRE PARTIE




I


Trouville est un hameau à quelques lieues de Honfleur, que je ne crois
célèbre dans aucune histoire. Aujourd'hui, il est encombré, à la saison
des bains, par des gens qui trouvent la _vie_ trop _chère_ à Dieppe; et
la plage est décorée de cinq cabanes en osier, recouvertes de toiles
grises, où se déshabillent les baigneuses. Mais, à l'époque où se passe
notre récit (il y a une vingtaine d'années), Trouville n'avait encore
été ni découvert ni dénoncé par les peintres de paysage, et n'était
habité, l'été comme l'hiver, que par des pêcheurs et des paysans, qui
cultivaient assez péniblement les terres jaunes et marneuses qui
s'élèvent en amphithéâtre derrière le _pays_.

Devant Trouville, la mer s'étend immense et découvre, à la marée
basse, une plage d'un quart de lieue, d'un sable plus fin que du grès
pulvérisé. Quand on regarde la mer, on a à sa gauche une petite rivière
qui descend du pays haut, et vient se jeter dans la mer. Quand le flot
remonte, il envahit le lit de la Touque, qui rebrousse vers sa source
et se répand au delà de ses rives dans les endroits où elle n'est pas
suffisamment encaissée.

C'était à la fin d'une chaude journée de juin: le soleil était descendu
dans la mer; une teinte d'un orange vif s'étendait sur le ciel, depuis
la mer jusqu'à une ceinture de gros nuages noirs qui pesaient à
l'horizon. Cette teinte allait se dégradant à mesure qu'elle
s'éloignait des points où le soleil avait disparu, et passait par
toutes les nuances du jaune jusqu'au nankin et à la couleur du saumon
pâle. Des flocons grisâtres qui roulaient sur les nuages les plus
solides prenaient, du jaune du ciel et du noir de ces nuages, des tons
d'un vert sinistre.

Le galet s'agitait au fond de la mer et faisait entendre comme un bruit
de chaînes.

Le vent soufflait par bouffées et par rafales; le soleil, ou plutôt le
reflet qu'il laissait après lui à l'horizon, dorait encore les toits
des maisons de Trouville, placées à l'opposite; mais la mer était
sombre, et surtout elle paraissait toute noire sous la large bande
orange du ciel; seulement, le vent enflait les lames, et les pointes
des vagues plus élevées, traversées par les derniers rayons, étaient
vertes et transparentes. De petits navires se découpaient en noir sur
le ruban orange: la coque des bâtiments, les voiles, les mâts,
jusqu'aux gros cordages, se distinguaient ainsi à une grande distance.

La plage était couverte de monde: des pêcheurs avec le bonnet de laine
rouge et la chemise de laine bleue. Ils interrogeaient l'horizon d'un
regard avide. Une des silhouettes noires se détacha du fond orange;
d'abord elle se présenta plus confuse et plus étroite; le bâtiment
virait de bord: on n'eût pu dire s'il marchait vers la terre ou s'il
s'éloignait plus au large. Mais bientôt on le vit moins noir et moins
distinct; il était alors évident qu'il venait à terre, et qu'à mesure
qu'il s'éloignait du foyer de la lumière du soleil couché il
s'éclairait comme s'éclairaient les maisons de Trouville, et que la
teinte mixte qu'il prenait ne faisait plus une opposition aussi
tranchée avec la lumière.

«Il vient! dit un des pêcheurs.--La marée baisse, dit un autre, et il
n'y a pas moyen d'entrer en rivière.--Les rafales deviennent plus
violentes et plus fréquentes en même temps.--La mer ne montera que dans
trois heures.--Il se passera plus de cinq heures avant qu'on puisse
entrer en Touque.--A leur place, j'aurais autant aimé tenir la mer.
Leur bateau est neuf, et résistera mieux à la lame qu'à la côte, où on
risque de se briser en y venant comme ça par la marée basse.--Avec ça
qu'il paraît venter fort à la mer.--Il n'y a pas un navire qui ait une
voile dehors.--Ils ne sont pas maintenant à plus d'un demi-quart de
lieue!--Oui, mais la lame brise furieusement, et ils commencent à
rouler.--Ils n'approchent plus!--Non, même ils s'éloignent.--Je savais
bien qu'ils ne pourraient pas aborder.--Ils vont aller au Havre.--Mais
qu'est-ce que je vois flotter?--Il m'avait semblé voir, en effet,
quelque chose tomber du bateau.--Ça ne peut être un homme; le bateau ne
s'éloignerait pas.--C'est pourtant un homme tout de même.--Pas
possible!--Baisse-toi sur le sable jusqu'à ce que tes yeux soient à la
hauteur de la bande orange.--C'est un homme!--Comment! le bateau
l'abandonne donc?--Le bateau ne fait peut-être pas tout ce qu'il
veut.--Il nage.--Et vigoureusement, car il est contre le flot, et il a
l'air de se rapprocher un peu.--Il approche en effet.--Voilà une lame
qui le recule.--Il n'est pas du tout sûr qu'il arrive.--J'aimerais
mieux faire trois lieues avec le flot.»

Tout le monde avait alors suivi le conseil donné par l'un des pêcheurs,
car la nuit approchait, et, quand on était debout, l'homme qui était à
la mer ne ressortait en rien sur le flot: mais, quand on le regardait
de bas et obliquement, il formait une aspérité qui le dessinait sur
l'horizon déjà bien pâli.

L'émotion était au plus haut degré; le nageur courait évidemment les
plus grands dangers. Il n'y avait pas moyen de mettre une chaloupe à la
mer: elles étaient à sec, vu la marée basse, à plus de deux cents pas
de la mer; et, d'ailleurs, quand on eût pu en traîner une jusqu'à la
mer, à force de bras et avec des rouleaux, elle n'eût probablement pas
pu revenir à terre sans avoir, comme le bateau plus fort et mieux gréé,
la chance d'aller aborder au Havre ou à Fécamp.

Par moments, le nageur semblait maîtriser la mer: il plongeait comme
une mouette sous les lames qui brisaient en écume blanche, ou glissait
sur les autres et s'avançait assez rapidement; mais, d'autres fois,
plusieurs lames successives le repoussaient, l'entraînaient et lui
faisaient perdre en peu d'instants le trajet qu'il avait mis un quart
d'heure à faire.

Cependant, quoiqu'il avançât avec lenteur, il avançait toujours, et on
ne tarda pas à le distinguer assez pour s'apercevoir que, de temps en
temps, il relevait avec la main ses longs cheveux, et les rejetait en
arrière; ce qui, par une mer aussi clapoteuse, annonçait une grande
liberté de mouvements et d'esprit.

«Ah çà! dit un des pêcheurs, est-ce que maître Tony était à la
mer?--Sans doute, il ne manque guère de monter le bateau de son père,
et il aime le mauvais temps comme un goéland.--C'est que, Dieu me
pardonne, je crois que c'est lui.--Comment! lui?--Oui, je crois que
c'est lui qui est à la mer.--En effet, il n'y a guère que lui et le
patron de son père qui soient capables de faire un semblable trajet par
une mer houleuse, et Jean n'a pas les cheveux aussi longs. Ma foi, le
voilà qui va aborder.--La lame le remporte, en passant par-dessus
lui.--Le voilà revenu sur l'eau.»

A ce moment, le nageur fut jeté sur le sable, où il se cramponna contre
une nouvelle lame, qui, cette fois, ne réussit pas à l'emporter. Il fit
quelques pas et sortit de l'eau; il était nu jusqu'à la ceinture et
avait pour tout vêtement un large pantalon de toile. L'eau dégouttait
de ses cheveux; les galets, lancés par la mer, lui avaient écorché la
poitrine et les épaules. Il se secoua, donna la main aux pêcheurs qui
l'attendaient sur la plage, et, empruntant le paletot de l'un d'eux, il
se dirigea vers le bourg. C'était, en effet, maître Tony Vatinel, qui
revenait à Trouville pour faire une partie de loto chez M. de Sommery,
colonel de cavalerie en retraite, retiré à Trouville depuis quelque
temps.




II


Il y avait alors à un quart de lieue de la plage, sur la hauteur, une
maison assez belle, bâtie sur l'emplacement d'un château depuis
longtemps détruit, et qu'à cause de cela on continuait à appeler le
_château_.

C'était la demeure de M. de Sommery, colonel retiré du service en 1815
avec une fortune plus que suffisante, qui lui avait permis jusqu'alors
de passer les hivers à Paris, et les étés seulement dans son _château_
de Trouville.

Madame de Sommery, qu'il avait épousée en 1808, à l'époque où les
femmes n'aimaient que les militaires, et où ceux-ci ne traitaient en
pays conquis aucun pays autant que la France, madame de Sommery avait
vu succéder à une beauté assez commune un excessif embonpoint. Elle
s'était aperçue, depuis quelques hivers, qu'elle ne comptait plus dans
le monde, où elle avait cependant continué à aller pour marier sa
fille, qui, cette année, venait d'épouser un M. Meunier. M. Meunier
était riche, et donnait à sa femme une existence élégante et
confortable, et madame Meunier se consolait de la vulgarité de son nom
en rédigeant ainsi les billets d'invitation à ses bals et à ses
soirées:

«M. Meunier et madame Meunier, _née Alida de Sommery_, prient M... de
leur faire l'honneur, etc. etc.»

M. et madame de Sommery avaient décidé qu'ils passeraient à l'avenir
toute l'année à Trouville, autant que madame de Sommery pouvait décider
quelque chose dans la vénération, dans la religion qu'elle avait pour
son mari, qui était à ses yeux le plus grand homme des temps modernes,
simplicité dont je n'ai pas trop le courage de rire.

Pour M. de Sommery, c'était tout autre chose. Il n'avait avec sa femme
qu'un point de contact: c'était la profonde admiration qu'il professait
pour lui-même et l'importance qu'il attachait à son moindre geste, à la
plus simple syllabe qui tombait de ses lèvres. C'était un de ces
composés de croyances bêtes et d'incrédulités systématiques qui
seraient bien extraordinaires s'ils n'étaient si communs aujourd'hui.
Il avait pour Voltaire le culte qu'il refusait positivement à Dieu. Il
se piquait de ne pas saluer les morts ni le saint sacrement, et de
traverser la procession de la Fête-Dieu le chapeau sur la tête. Le but
de ses attaques était perpétuellement l'abbé Vorlèze, le curé de
Trouville, avec lequel il jouait cependant aux échecs tous les soirs.
Mais l'abbé se défendait si peu, qu'il ne servait qu'à faire briller
son adversaire. M. de Sommery avait souvent bien de la peine à lancer
dans la discussion l'abbé, semblable à ces daims d'un parc royal où
l'empereur Napoléon voulut un jour chasser, et que des piqueurs étaient
obligés de poursuivre à coups de cravache pour les faire courir.

M. de Sommery n'était pas moins absolu en politique qu'en religion; il
détestait tout pouvoir, quel qu'il fût et quoi qu'il fît. Il ne parlait
qu'avec un souverain mépris de tout ce qui avait avec lui le moindre
rapport. Quand il séjournait à Paris, il grommelait entre ses dents
s'il passait près d'un balayeur ou d'un allumeur de réverbères, parce
qu'ils ont le malheur d'être sous l'administration de la police. A
Trouville, il appelait l'afficheur de la mairie «suppôt du pouvoir,» et
ne voyait pas le maire pour ne pas avoir l'air «d'aduler l'autorité.»

En littérature, il connaissait M. de Béranger, et le mettait sans
hésiter au-dessus d'Horace, qu'il n'avait jamais lu, et aussi
Désaugiers, dont il savait plusieurs chansons grivoises. C'était à
table surtout qu'il se manifestait dans toute sa splendeur. Il parlait
des folies de sa jeunesse, des femmes de chambre de sa mère,
ravissantes créatures qui l'adoraient, des petites cousines, aux maris
futurs desquelles il avait joué de bons tours, etc. etc.

Mais tout cela ne sortait pas du fond du personnage, il avait eu soin
de faire baptiser ses enfants et de leur faire faire leur première
communion, parce qu'il faut «faire comme tout le monde.» Il se
soumettait scrupuleusement à toute mesure émanée de la mairie; et son
fils, ayant voulu prendre à la lettre les principes professés par son
père, s'en trouva plus d'une fois fort mal. La première fois, pour
avoir, à l'âge de douze ans, fait dans l'église des petites galiotes de
papier, et les avoir fait flotter sur l'eau du bénitier, il fut puni du
fouet et du pain sec pendant huit jours. Une autre fois, il avait
dix-sept ans, il s'avisa de suivre au grenier une grosse servante de la
maison, et de vouloir l'embrasser: la servante cria, le père survint,
souffleta son fils, et lui demanda s'il prenait _sa maison_ pour un
_mauvais lieu_.

Il se piquait principalement de n'avoir jamais changé d'opinion,
c'est-à-dire d'avoir toujours été de l'avis du _Constitutionnel_
d'alors, journal audacieux pour l'époque, et qui rendait ses abonnés
l'objet d'une surveillance toute spéciale de la part de
l'administration.

Il était ce qu'était alors la moitié de la France, à la fois libéral et
bonapartiste; c'est-à-dire quelque chose d'absurde, attendu qu'il n'est
pas douteux que Bonaparte, s'il fût resté empereur, n'eût fait aux
idées dites libérales une guerre plus hardie et plus efficace que
n'osa jamais la leur faire la Restauration. En religion, il faisait
l'éloge de la religion protestante, parce qu'elle permet l'examen des
dogmes et la discussion. En politique, au contraire, il n'eût pour rien
au monde consenti à lire un autre journal que le sien.

Il était toujours de la même opinion, en cela qu'il était toujours
contre le gouvernement. Si le gouvernement faisait alliance avec
l'Angleterre, il s'écriait: «Perfide Albion!» mais, dans tout autre
cas, l'Angleterre était la _terre classique de la liberté_ et le
_berceau du gouvernement représentatif_.

Au fond de tout cela, c'était le meilleur homme du monde. Il chérissait
sa femme et ses enfants, et il avait généreusement pris soin de la
fille d'un de ses compagnons d'armes, qui était mort en la laissant
sans aucune ressource. Marie-Clotilde Belfast avait été élevée avec les
enfants de son bienfaiteur, Arthur et Alida. Les domestiques n'avaient
jamais été admis à faire entre eux la moindre différence, et il
n'existait nullement de distinction entre elle et les enfants de la
maison, que la déférence que Clotilde, qui était une fille adroite et
perspicace, manifestait pour eux sans que personne eût jamais eu l'air
de l'exiger. Ainsi, quand il s'agissait d'une promenade, et que les
trois enfants devaient donner leur avis sur le lieu et l'heure du
départ, elle était toujours de l'opinion des autres; en fait de parure,
sans affectation, elle savait ne rien choisir qu'après qu'Alida avait
laissé percer son goût, pour lui laisser ce qu'elle préférait. Elle
avait une fois renoncé à une coiffure qu'elle aimait, parce qu'on lui
avait dit qu'elle lui allait mieux qu'à mademoiselle de Sommery.

Depuis le mariage d'Alida, les deux jeunes filles avaient cessé de se
revoir, et, d'ailleurs, Alida, avait changé d'idées à son égard.--Dès
le lendemain de leur mariage, il se révèle aux filles une foule d'idées
dont elles ne paraissaient pas même avoir le germe. Alida se rappelait
avec inquiétude que son père devait doter Clotilde, et que cette dot
serait prise sur la fortune dont une partie devait lui revenir. Ses
lettres à Clotilde devinrent froides; puis elle n'écrivit plus.

Arthur de Sommery était alors surnuméraire à Paris, au ministère des
finances; c'était une épreuve nécessaire, après laquelle les
protecteurs de M. de Sommery devaient le pousser aux plus hauts emplois
de l'administration; car ce bon M. de Sommery, malgré sa haine et son
mépris pour les _courtisans_, choyait fort les gens qui pouvaient être
utiles à lui ou à ses enfants.

Arthur était fort amoureux de Clotilde, qui n'avait rien négligé pour
augmenter cette passion, quoique le jeune homme ne lui plût pas.
Arthur, bon, spirituel à un certain degré, n'avait pas la dose
d'énergie nécessaire pour dominer une femme comme Clotilde; les femmes
n'aiment réellement que les hommes qui sont plus forts qu'elles.

Car, si leurs plaisirs les plus vifs sont de _plaire_ et de
_commander_, leur _bonheur_ est d'_aimer_ et d'_obéir_.

Mais Clotilde était ambitieuse; l'affection de M. et de madame de
Sommery lui avait enflé le coeur, et, d'ailleurs, elle était jalouse
d'Alida; elle ne voulait entrer dans le monde que sur un pied au moins
égal au sien, et elle caressait avec un bonheur caché l'idée de prendre
ce nom de Sommery qu'Alida avait quitté, et qu'elle regrettait. Les
déclamations de M. de Sommery contre la _vanité des castes nobles_
tombaient dans son coeur, et elle les prenait malgré elle au sérieux.

Les dispositions qu'elle avait apportées à Trouville avaient été un peu
altérées depuis quelque temps par la présence de Tony Vatinel. Ce jeune
homme, fils d'un patron de barque, maître Vatinel, maire de Trouville,
assez riche pour l'endroit et pour la profession, avait été par son
père envoyé à Paris pour y faire ses études. Tony était revenu cette
année et avait revu avec enthousiasme la mer et les bateaux. Il avait
reconnu tous les pêcheurs et tous les marins de Trouville, et il
passait sa vie avec eux, se promettant bien de ne plus remettre les
pieds à Paris. C'était une nature vigoureuse et absolue; il lui fallait
l'Océan, le vent, les dangers. Le curé l'aimait beaucoup et l'avait
fait inviter chez M. de Sommery, où il passait presque toutes ses
soirées. Il n'avait pas tardé à devenir amoureux de Clotilde.

Clotilde, en effet, était une ravissante créature; elle était surtout
bien complétement femme.

Nous l'avons dit ailleurs: «La nature n'avait fait que des femelles;
c'est l'homme qui a créé la femme.»

Les femmes des marins, hâlées, robustes, hardies comme leurs maris,
avec les jambes nues et rouges, les mains noires et calleuses, la voix
haute et éclatante, la démarche ferme et assurée, buvant de
l'eau-de-vie et du genièvre, mettant la main à la manoeuvre et portant
des fardeaux, sont des femelles que les mâles de leur espèce caressent
une fois au printemps, pour leur faire un petit qu'elles mettent bas au
commencement de l'hiver. Mais il n'y a pas moyen de les aimer, de les
adorer, de déposer devant elles la _riche offrande des prémices du
coeur_.

Clotilde, au contraire, était remarquablement petite, svelte, légère;
ses pieds étroits semblaient si peu faits pour marcher, qu'on lui
cherchait presque des ailes.--D'épais cheveux blonds tombaient en
flocons des deux côtés de son visage, si fins, si déliés, que l'haleine
de la personne qui lui parlait les agitait et les faisait frissonner.
Sa voix était harmonieuse et douce; ses pas aussi peu bruyants que ceux
d'un chat; simple, naïve, ignorante en apparence, elle était réellement
pleine d'adresse et d'une pénétration infinie. Tony n'eût pas osé
l'aimer; il l'adorait. Elle subissait l'influence de ce jeune homme si
beau, si fier, si robuste, si audacieux, et devant lui elle se sentait
troublée et dominée. Seulement, elle l'aimait en femme, c'est-à-dire
tel qu'il était.

Lui aimait en elle tous les rêves de son coeur et de son esprit, tout
ce qu'il y a de beau sur la terre et dans le ciel, tout ce qu'elle
n'était pas.

Voilà au milieu de quels personnages entra Tony Vatinel, après être
allé s'habiller chez lui et avoir de son mieux essuyé ses cheveux noirs
tout empreints de l'eau salée.

La pièce où entra Tony Vatinel était au premier étage, grande mais
basse. Une poutre peinte en blanc, comme le plafond qu'elle soutenait,
la traversait dans toute sa largeur. Elle était tendue de grandes
tapisseries à personnages, représentant le jugement de Pâris d'un côté,
et de l'autre Hercule filant aux pieds d'Omphale. Les fenêtres étaient
arrondies par le haut; entre les deux fenêtres était une console
autrefois dorée et recouverte d'un marbre rouge et blanc. La cheminée,
faite du même marbre, était large, médiocrement élevée, et contournée
dans le style d'ornement du temps de Louis XV.

Deux grands fauteuils en tapisserie restaient comme vestiges de
l'ameublement du château. Ils étaient placés aux deux coins de la
cheminée, et servaient de guérite à M. et à madame de Sommery. Quand il
venait une visite peu habituelle, M. de Sommery offrait son fauteuil;
mais, si on avait le malheur de l'accepter, il ne le pardonnait jamais.
L'abbé Vorlèze, en homme de sens, l'avait refusé positivement à la
première visite. Il savait que «les petites choses font les grandes;»
que Louis VII, en coupant sa barbe, attira sur la France trois cents
ans de guerre, et fit périr trente et un millions de Français, ainsi
que nous l'avons démontré dans notre livre intitulé _Einerley_, que
l'on a jusqu'ici, nous ne savons pourquoi, négligé d'imprimer en
lettres d'or.

Madame de Sommery, à laquelle son mari permettait d'avoir de la
religion, parce que c'était un contraste qui donnait plus d'éclat à son
affectation d'impiété, souffrait intérieurement de se voir mieux assise
que l'abbé, car le reste de l'ameublement se composait de chaises
modernes.

Elle avait tenté, par toute sorte de moyens, de lui donner son propre
fauteuil; mais M. de Sommery lui avait dit: «Ne ramenons pas, par un
fanatisme aveugle, la suprématie du clergé.» Il avait ajouté à cette
phrase de _journal_ l'anecdote de _café_ des moines espagnols, qui
laissent leurs sandales à la porte des femmes, pour avertir les maris
qu'ils ne doivent pas entrer. Il n'y aurait eu dans la maison que
Clotilde pour trouver ridicule qu'on traitât de fanatisme aveugle le
désir d'offrir un fauteuil au curé, et qu'on craignît de voir _séduire
les femmes_ l'abbé Vorlèze, qui n'avait, de sa vie, jamais distingué
les femmes des hommes que par ce signe qu'elles ont des jupes et pas de
chapeaux ronds.

M. et madame de Sommery tenaient donc les deux coins de la cheminée, et
chacun d'eux avait devant lui une table et deux bougies. Sur la table
de M. de Sommery était un échiquier, et en face de lui l'abbé Vorlèze.
A l'autre table, Clotilde, Alida Meunier et Arthur de Sommery.

Aussitôt qu'on vit entrer Tony Vatinel, Arthur se rapprocha de
Clotilde assez pour qu'elle fût obligée de se reculer un peu; cela la
contraria. Elle avait ménagé entre elle et madame de Sommery une place
destinée à Tony, et cette place n'existait plus. Son côté droit,
défendu par Arthur, était également inabordable. Tony s'assit en face
d'elle, entre Arthur et madame Meunier (née Alida de Sommery).

L'abbé Vorlèze avait une sorte de redingote violet foncé; cette
redingote sans taille, serrée au corps, le faisait paraître encore plus
long et plus mince qu'il n'était, quoiqu'il le fût extrêmement. Sa
figure pâle et maladive avait une sérénité, une bonhomie, qui le
faisaient aimer à première vue. Il avait la voix calme et peu sonore.
Il fallait l'écouter pour l'entendre dans les discussions que M. de
Sommery avait quelquefois avec lui; M. de Sommery n'entendait jamais un
mot de ce que lui répondait l'abbé; de sorte qu'au lieu de lui répondre
à son tour, il réfutait non l'argument qu'énonçait l'abbé, mais celui
auquel lui, M. de Sommery, croyait avoir la réplique la plus
triomphante.

M. de Sommery avait les cheveux gris, ramenés et collés sur les faces,
le teint un peu rouge, les sourcils habituellement froncés, non que
cela peignît rien de féroce qui se serait passé au dedans de lui, mais
c'était une suite de l'habitude qu'ont beaucoup d'anciens militaires de
se donner un air sévère et méchant qui impose singulièrement au
bourgeois. D'épaisses moustaches, plus noires que ses cheveux,
cachaient entièrement sa bouche et tout ce quelle eût exprimé de
bonté.

Il était vêtu d'une redingote bleue descendant presque jusqu'à terre,
d'un gilet jaune pâle et d'un pantalon de la couleur de la redingote,
tombant sur les bottes, sans être retenu par des sous-pieds. Le ruban
de la Légion d'honneur couvrait tout l'espace compris entre les deux
boutonnières d'en haut du revers gauche de la redingote; il portait,
même à la maison, un très-haut et très-inflexible col noir en baleine
avec un liséré blanc.

Madame de Sommery avait une robe de mérinos amarante, à taille courte
et à manches étroites; un faux tour de cheveux noirs, un bonnet
surchargé de rubans jaunes. Jamais une figure ne peignit plus
d'apathie; elle n'avait de force que pour exister et faire à peu près
mouvoir ce gros corps qui semblait n'avoir pas été prévu dans ce que la
nature lui avait donné de puissance motrice.

Madame Meunier, née Alida de Sommery, était une femme quelconque, avec
une robe, une figure, des poses, des gestes, une voix également
quelconques; mais le tout, robe, gestes, voix, figure, à la dernière
mode de Paris.

Elle était en cela toute pareille à monsieur son frère, Arthur de
Sommery.

C'est ce qui m'empêche, ô ma belle lectrice! d'insister sur le portrait
de ces deux personnages. Si je les peignais exactement, ils seraient
costumés à la mode de 1815, ce qui ne vous représenterait nullement
des dandys; si, au contraire, pour vous mieux représenter la chose, je
les habillais à la mode d'aujourd'hui, ce serait mentir à l'histoire...




III


Il y a là un trait que plus de trois millions de personnes trouveraient
spirituel, et dont je me prive, ô ma belle lectrice! parce que vous ne
seriez peut-être pas de cet avis.

Je pourrais, je devrais ajouter: «Et, pendant que je peindrais la mode
d'aujourd'hui, elle aurait déjà changé.»

Je n'ajoute pas cette ligne et demie, et voici mes raisons:

J'ai commencé à regarder la mode en France comme on regarde tout, avec
une idée toute faite sur les choses que l'on va voir:--_déesse
inconstante_, _capricieuse_, _bizarre_, etc. etc.;--de même que,
pendant plusieurs centaines d'années, on n'a vu dans une tempête que
_Neptune en courroux_, dans une moisson jaunie que la _blonde Cérès_;
c'est-à-dire que les descriptions ne se font pas d'après les objets
eux-mêmes, mais d'après d'autres descriptions. Mais, en examinant de
plus près, j'ai vu qu'il n'y a rien de si peu mobile que la mode, que
l'on peut la figurer, comme l'éternité, par un serpent qui se mord la
queue. En effet, voici, depuis que j'existe, les audaces que j'ai vu
faire à la mode:

Une année, on porte les gilets trop longs, l'année d'après on les porte
trop courts; la troisième année, trop longs, et la quatrième, trop
courts. Les pantalons trop larges deviennent trop étroits, pour
redevenir trop larges. Le chapeau élargit et rétrécit ses bords.

Les femmes passent des tailles longues et des manches larges aux
manches justes et aux tailles courtes, pour revenir l'année prochaine à
ce qu'elles ont abandonné cette année.

La _passe_ des chapeaux, comme disent les journaux de modes, se porte
très-large, puis très-étroite, puis très-large, etc.

Si quelqu'un s'avise de vouloir sortir de ce cercle, on crie haro sur
lui.

On n'a jamais osé changer les formes des hideux chapeaux des hommes.
Celui qui l'essayerait risquerait d'être lapidé et déchiré par le
peuple le plus poli et le plus changeant de la terre.

En 1832, des jeunes gens se sont grisés pour se donner l'audace de
porter des chapeaux roses. C'était fort laid, il faut le dire; et
lesdits jeunes gens pensaient par là, tant le moindre changement a de
gravité, renverser le gouvernement, si tant est qu'il y ait un
gouvernement en France. Eh bien! le peuple les a battus et la police
les a plongés dans des cachots; sans cela, ce seul changement de
couleur d'une douzaine de feutres eût inévitablement ramené les
horreurs de 1793.

Il est difficile de voir un pays plus attaché à la forme de son
chapeau.

Je n'admets donc pas que la mode soit si capricieuse et si mobile qu'on
le prétend. Loin d'être une déesse légère, fugitive, prismatique, avec
une écharpe couleur arc-en-ciel, c'est une vielle sibylle, radoteuse et
monotone.

Voilà pourquoi je me suis abstenu du trait en question.




IV


Clotilde avait une robe d'un vert, très-foncé. Tony Vatinel, un paletot
large de gros drap bleu; ses cheveux n'étaient pas encore séchés;
aussi, quand il entra, Clotilde lui dit: «Oh! mon Dieu! comme vous
venez tard, et comme vous voilà fait!»

Tony conta qu'il avait monté sur un des bateaux de son père, qui devait
rentrer de bonne heure; mais que, le vent ayant obligé le patron
d'aller relâcher à Fécamp, il s'était fait approcher le plus près
possible de la plage et était venu en nageant, ce qui lui avait pris un
peu de temps, parce que la mer était assez mauvaise.

La manoeuvre d'Arthur n'avait pas échappé à Tony, et il avait vu
s'évanouir comme des ombres légères toutes les espérances qu'il était
venu chercher à travers un si grand péril.

La veille, en effet, deux fois en remettant dans le sac les boules du
loto, après les parties jouées, sa main avait touché celle de Clotilde,
et il lui avait semblé que Clotilde apportait à ramasser ces boules une
lenteur affectée qui prolongeait ce contact de leurs deux mains.
Ç'avait été pour Tony Vatinel une impression si neuve et si ravissante,
que sa vie n'avait plus pour but que de la retrouver. Clotilde, pour
lui, était quelque chose de si prodigieusement au-dessus de l'humanité,
que le soupçon seul d'être aimé d'elle l'élevait lui-même à ses propres
yeux.

Depuis la veille, il avait vu se reculer l'horizon de sa vie. Tout
avait changé d'aspect: ce n'était plus la même terre sur laquelle il
marchait; ce n'était plus le même soleil qui l'éclairait; le ciel était
d'un autre bleu. Tout ce qui l'intéressait auparavant s'était rapetissé
ou avait complètement disparu. Il ne s'agissait plus que d'une chose,
c'était de sentir la main de Clotilde toucher la sienne.

Il s'assit assez triste à la place que lui avait assignée la stratégie
d'Arthur, n'attendant du jeu de loto, pour ce soir-là, que la somme de
plaisirs qu'il renferme réellement en lui-même.

A ce moment, M. de Sommery commença à élever la voix et à rompre le
silence qu'il gardait depuis un quart d'heure. Il venait de tirer
d'affaire sa _dame_, tenue opiniâtrement en échec par le _cavalier_ de
son adversaire. La bataille changea de face; il prenait à son tour
l'offensive, et il accablait de sarcasmes l'abbé en péril. «L'abbé,
j'ai l'honneur de vous prendre ce _pion_. L'abbé, c'est bien malgré moi
que je dis échec au _roi_. Votre roi n'est plus en échec; mais il faut
sacrifier ou la _tour_ ou le _fou_. Décide si tu peux, et choisis si tu
l'oses. Vous sacrifiez la _tour_, abbé démantelé que vous êtes.--Mais
nullement, reprit l'abbé.--La _tour_ sera à moi dans trois coups,
vénérable prélat.--Je ne crois pas.--Vous allez voir, martyr
très-illustre, intrépide défenseur de la foi.--Je le crois bien
maintenant, dit l'abbé Vorlèze; mais vous me troublez par vos
plaisanteries; on ne peut jouer aux échecs en parlant ainsi. Le jeu
d'échecs doit avoir tout le sérieux d'une bataille véritable.--Mais,
cher abbé, soldat du Dieu des armées, le combat n'exclut pas le
discours. Voyez les héros d'Homère et de Virgile: ils ne manquent
jamais de se lancer chacun une trentaine de vers à la tête avant de se
porter d'autres coups; que diriez-vous donc si je vous traitais
seulement comme Turnus traite le pieux Énée?--Je vous ferais, dit
l'abbé en souriant, ce qu'Énée fit à Turnus, je vous gagnerais la
partie.--Vous voyez bien, apôtre, que vous n'êtes pas insensible aux
douceurs de la réplique; mais, puisque cela vous trouble, je ne vous
dirai plus un mot.»

Le silence se rétablit pendant quelques instants; mais, l'avantage
demeurant toujours au colonel, il ne tarda pas à trouver un nouveau
moyen de harceler le curé sans sortir des termes de la capitulation.

Il se mit, selon la circonstance et la _pièce menacée_, à fredonner des
airs dont les paroles étaient assez connues pour que l'air les rappelât
sans qu'on eût besoin de les dire, et il chantonna tour à tour entre
ses dents:

        La tour, prends garde...
    Où allez-vous, monsieur l'abbé...
      Viens, gentille dame...
      Le bon roi Dagobert...

«Échec au _roi_, abbé, je suis forcé de le dire. Vous ne m'en voudrez
pas pour le mot, le seul que j'aie prononcé depuis vos plaintes.»

M. Vorlèze fit faire à son roi un pas de côté pour le tirer d'échec, et
M. de Sommery continua à chanter:

          Malbroug s'en va-t-en guerre...
    God save the king.--_Domine salvum fac regem._

Mais la confiance de M. de Sommery lui devint fatale, et ce fut bientôt
lui qui, à son tour, eut à défendre son _roi_. Il redevint alors morne
et silencieux; et, quand l'abbé s'avisa de fredonner, par représailles
et en prenant une _tour_, l'air:

    La tour prends garde...

le colonel fit avec la langue un claquement d'impatience et de mauvaise
humeur, et il renvoya du pied Baboun, qui était resté au coin du feu
toute la soirée.

Je n'ai pas encore parlé de Baboun. Baboun était un petit chien anglais
noir, à poil ras, le museau et les pattes orange; Baboun avait servi
avec son maître, M. de Sommery, dans les carabiniers. Né au régiment,
véritable enfant de troupe, Baboun avait six ans de services, trois
campagnes, une blessure et des rhumatismes; les soldats prétendaient
que Baboun avait le rang de brigadier dans le régiment. Baboun avait
quitté les drapeaux en même temps que le colonel, et tous deux étaient
venus prendre leurs invalides à Trouville.

Baboun était vieux; le jais de son dos et de ses tempes était mélangé
de poils blancs. Il restait volontiers couché une partie du jour sur un
coussin de velours d'Utrecht vert, au coin du feu et assis entre les
jambes de M. de Sommery; ce n'était plus, à beaucoup près, le Baboun
d'autrefois, leste, fringant, le premier levé quand on sonnait le
réveil, toujours prêt à monter sur le cheval de son maître pour le
mener à l'abreuvoir; toujours sautant, courant, rentrant exactement à
l'heure des repas et à celle de la retraite. Baboun était devenu lourd
et paresseux. Si on l'appelait, il détirait ses pattes, bâillait,
prenait la plus renfrognée de ses mines, et s'avançait au pas. Je dirai
plus, Baboun devenait morose et humoriste, si on l'éveillait sans
ménagement. Il grommelait entre le reste de ses vieilles dents, qu'il
montrait en rechignant et retirant ses babines. Il devenait difficile
et dédaignait des mets qu'il n'eût pas osé rêver quand il était au
service. Il n'aimait pas à être réveillé de bonne heure, et s'endormait
aussitôt le dîner fini. Si le chat de la maison s'avisait de vouloir
jouer et venait se frotter contre lui en faisant le gros dos, ce
qu'autrefois Baboun eût pris parfaitement, un sourd grognement
annonçait qu'il ne voulait pas être troublé dans sa méditation, et, si
le chat insistait, il ne devait pas tarder à faire un bond en arrière,
pour éviter un coup de croc que le pauvre Baboun donnait dans le vide.
Ses dents claquaient les unes contre les autres, et ses yeux mornes se
ranimaient un moment et lançaient des éclairs qui ne tardaient pas à
s'éteindre. Si Baboun eût su parler, il eût radoté.

Néanmoins, la fin de la vie de Baboun devait être douce; il était aimé
de tout le monde et respecté des domestiques. Il n'était pas permis de
le tutoyer, et, en parlant de lui, on devait dire _monsieur Baboun_. Le
médecin de la famille donnait des soins à Baboun, car M. de Sommery
n'eût jamais consenti à le livrer à un simple vétérinaire. Baboun
adorait M. de Sommery: quand celui-ci sortait pour une course que le
grand âge de Baboun ne lui permettait pas d'entreprendre, le pauvre
chien se tournait et se couchait du côté de la porte d'entrée du salon,
et, longtemps avant qu'on pût entendre le moindre bruit, il sentait
l'approche de son maître, il redressait les oreilles, agitait son nez
noir, se levait et allait renifler par-dessous la porte; et, quand M.
de Sommery entrait, c'étaient des trémoussements, des souvenirs de
bonds et de sauts, de petits cris de joie. M. de Sommery alors le
faisait sauter par-dessus sa canne, mais il avait soin de la mettre
très-bas et de la baisser encore si le saut de Baboun paraissait
manquer. Hélas! quelques années auparavant, Baboun sautait ainsi
plusieurs fois de suite et à une grande hauteur par-dessus le sabre du
colonel. Maintenant, un saut l'essouffle, et il ne tarde pas à aller se
coucher sur son canapé, où il reste quelques minutes la langue
pendante, la respiration fréquente et le flanc agité.

Baboun, poussé du pied par son maître, se lève et le regarde
tristement. «Viens, viens, dit M. de Sommery, viens mon vieux camarade,
reviens prendre ta place. C'est l'abbé qui me met de mauvaise humeur.
Reviens à ta place.» Baboun revint en remuant la queue; il lécha la
main de son maître qui le flattait, et se remit sur son coussin de
velours vert, et il ne tarda pas oublier ce petit chagrin dans un
sommeil profond et bienfaisant.

«Colonel, dit l'abbé Vorlèze, j'aurai la douleur de vous enlever ce
_fou_.--Comment! comment! monsieur Vorlèze?--Hélas! oui, monsieur de
Sommery, votre _fou_ blanc est perdu.--Il me semble, l'abbé, que vous
pourriez dire simplement que vous me prenez un _fou_, si toutefois vous
pensez que je suis aveugle ou que je ne sais pas le jeu, sans faire des
plaisanteries inutiles, et que ne comporte pas un jeu sérieux. _J'ai la
douleur_,--_hélas!_ etc.--Hélas! mon bon monsieur du Sommery, dit le
curé, je n'ai pas l'imagination assez féconde pour avoir inventé ces
plaisanteries que je croyais innocentes, et que je n'hésiterai pas à
déclarer mauvaises, puisqu'elles vous contrarient, sans cette
circonstance embarrassante que je ne fais que répéter ce que vous me
disiez il y a un quart d'heure.--Il y a un quart d'heure, reprit M. de
Sommery, la partie n'était ni si intéressante, ni si avancée.»

L'abbé ne répondit pas et continua à jouer. Deux coups après, il prit
avec sa _reine_ un _cavalier_ qui s'était aventuré aux alentours de la
résidence royale, et avec lequel M. de Sommery comptait, le coup
suivant, mettre en échec le _roi_ de son adversaire. L'abbé prit le
_cavalier_ sans rien dire, et mit sa _dame_ sur la case du vaincu.
«Mais que faites-vous, l'abbé?»

L'abbé, sans parler, replaça le _cavalier_ et la _reine_ sur les cases
qu'ils occupaient avant le coup, et le recommença. «C'est juste, mais
on ne prend pas ainsi sans rien dire: il n'y a pas moyen de contrôler
les coups; c'est une véritable surprise, et il ne doit pas y en avoir
au jeu d'échecs.--Mais, colonel, vous vous fâchez quand je parle et
aussi quand je ne parle pas.--Je me fâche, je me fâche! je ne me fâche
pas, ou plutôt je me fâche, c'est vrai, mais avec raison: parce que vos
paroles, comme votre silence, sont une plaisanterie de mauvais goût et
un sarcasme déplacé. Ou vous m'enlevez les pièces sans m'en avertir, ou
vous me dites: _J'ai la douleur de vous prendre_,--_hélas!_--Monsieur
de Sommery, dit l'abbé confus, j'aime mieux vous rendre votre
cavalier.--Tenez! voilà bien les gens d'Église, dit M. de Sommery; avec
leur fausse humilité, on croirait qu'ils cèdent, et cette parole
soumise qu'ils laissent dévotement tomber de leur lèvres, les yeux
baissés et la voix tremblante, n'est autre chose qu'une nouvelle
insulte.»

Ici, le regard et la voix du colonel reprirent de la douceur et de
l'enjouement; il était content de sa phrase et de son attaque si bien
amenée contre l'Église; il triomphait. Il ajouta en souriant: «Allons,
allons, l'abbé, ne soyons pas Tartufe, même aux échecs.» Et il se mit à
rire de tout son coeur, d'un rire bruyant, d'un rire de maître de
maison prenant d'avance pour lui seul toute la gaieté que pouvait
produire le mot qu'il croyait avoir dit. Il était tard. L'abbé se
retira. «J'espère, l'abbé, que vous n'êtes pas fâché?» dit M. de
Sommery, et il fit répéter plusieurs fois une réponse négative; il se
leva pour lui souhaiter le bonsoir en lui serrant les mains. L'abbé se
retira touché de ces manifestations inusitées. S'il fût resté, je crois
que M. de Sommery l'eût fait asseoir dans son fauteuil, tant le brave
colonel était bon homme au fond, et, tout en aimant à sabrer, était
désolé de la pensée d'avoir blessé quelqu'un. Néanmoins, quand l'abbé
fut parti, il reprit sa thèse contre les gens d'Église. Il fit l'éloge
de la religion protestante, qu'il ne connaissait pas, et de l'abbé
Châtel, qui venait, à Paris, de se faire sacrer évêque par un ancien
évêque assermenté, devenu épicier rue de la Verrerie, et qui avait
pris, rue de la Sourdière, une église de garçon garnie, au premier
au-dessus de l'entre-sol, où la cheminée servait d'autel, et le
portier, sexagénaire, d'enfant de choeur; puis il finit par un discours
sur le fanatisme et la tyrannie du clergé; le tout à propos du pauvre
abbé Vorlèze, qui, depuis deux ans, demandait inutilement qu'on fit au
presbytère quelques réparations dont l'urgence l'eût rendu inhabitable
pour un homme moins simple et moins craintif. On finit alors la partie
de loto, et Tony Vatinel se retirait fort triste, quand Clotilde
s'approcha de lui, saisit sa main et y glissa un papier fort petit, sur
lequel il lut, quand il fut sorti de la maison: «Cette nuit, à une
heure, à la niche de la Vierge.»




V


Quand Clotilde se fut retirée dans sa chambre; quand elle se fut
assurée qu'elle possédait la clef de la maison pour pouvoir sortir et
rentrer; quand elle n'eut plus à lutter contre les difficultés de son
entreprise; quand elle ne vit plus d'obstacles à sa volonté, elle eut
peur. Seulement alors, elle aperçut tous les inconvénients et toute
l'imprudence de sa démarche; la résistance que lui avaient opposée les
habitudes de la maison avait irrité sa volonté et l'avait affermie dans
une résolution qui l'épouvantait depuis que cette sorte de lutte avait
cessé.

Lorsque, dans un taillis, vous apercevez un chevreuil broutant les
jeunes pousses des arbres, si vos pieds ont fait frémir les vieilles
feuilles des chênes, qui ne sont tombées que lorsque les nouvelles ont
paru, le chevreuil frissonne, lève sur vous deux grands yeux noirs;
puis, détendant les ressorts de ses jarrets d'acier, il s'élance à
travers les broussailles. Cette fuite, cette résistance, vous animent,
et vous frappez de loin d'un plomb meurtrier le chevreuil, qui fait
encore deux ou trois bonds convulsifs, et tombe en tachant seulement de
quelques gouttes de sang sa robe fauve et lustrée. Mais, si vous
eussiez pu voir de près ses regards inquiets, ses flancs agités par la
crainte, s'il vous eût laissé plus longtemps contempler son corps
svelte et ses petits pieds frémissants, et surtout le calme et la paix
qu'il trouvait entre les genêts aux fleurs d'or, sur ces tapis de
bruyère rose, à la douce odeur qu'exhale le feuillage des chênes; s'il
vous eût fallu de près le tuer avec vos mains, vous eussiez reculé
d'épouvante à cette seule pensée, et alors, à votre tour, la poitrine
oppressée, suspendant vos pas, vous eussiez craint de déranger ce
bonheur caché.

Clotilde avait peur; elle ne comprenait plus elle-même comment elle
avait osé, comment elle avait pu aller si loin.

Cet entretien avec Tony Vatinel, qui lui avait semblé ne pouvoir être
retardé tant qu'elle l'avait cru impossible, elle n'en voyait plus,
sinon la nécessité, du moins l'urgence, maintenant que rien ne
l'empêchait plus. Un frisson qu'elle ne pouvait réprimer agitait tous
ses membres; elle se levait, elle s'asseyait, elle regardait sa
pendule: tantôt elle eût voulu que l'heure indiquée arrivât tout à coup
pour ne pas lui laisser de réflexion, tantôt elle regardait avec
terreur l'aiguille avancer fatalement. Elle cherchait dans sa mémoire
les causes qui l'avaient conduite à donner un rendez-vous à Tony
Vatinel, et elle ne les retrouvait plus. Arthur était amoureux d'elle;
elle avait encouragé cet amour; elle marchait à son but. Avec de
l'adresse et de la suite dans les actions et dans les idées, elle
devait devenir madame de Sommery. Le père et la mère d'Arthur la
chérissaient; elle n'était séparée d'Arthur que par des préjugés contre
lesquels M. de Sommery n'avait pas passé une journée de sa vie sans
faire au moins une phrase.

Que voulait-elle de Tony Vatinel? Être aimée de lui, c'était perdre
tout ce qu'elle avait voulu, tout ce qu'elle avait rêvé; c'était
rejeter le fruit de plusieurs années de soins, d'adresse,
d'humiliations; c'était renoncer à ce nom, à cette fortune qui lui
coûtaient déjà si cher!

Mais Clotilde aimait Tony Vatinel; il lui semblait qu'aimée de lui elle
trouverait tout en lui. Il était si beau, si énergique, la fortune ne
pourrait rien lui refuser; s'il l'aimait, lui, il saurait faire de ce
nom obscur de Vatinel un nom dont elle serait fière, un nom que lui
envieraient les autres femmes, un nom qui ne lui laisserait jamais
regretter celui d'Arthur. S'il l'aimait, il deviendrait riche et
puissant. Il devait exercer sur le monde entier cette puissance de
fascination que possédait sur elle son regard.

A sa voix, tout le monde devait comme elle frissonner et obéir. Ah!
quand cet homme fort sera amoureux, il se fera reconnaître au monde
pour un de ses maîtres.

Et elle, Clotilde, cette énergie qu'elle a trouvée dans sa tête pour
travailler en secret à la réalisation d'un plan déjà si avancé, combien
elle sera doublée quand elle y ajoutera toutes les puissances de son
âme; où n'arriveront-ils pas ensemble, unis, s'appuyant l'un sur
l'autre!...

Oh! oui, il fallait lui parler, car, le matin, Arthur avait écrit à
Clotilde: «C'est dans quelques jours la fête de mon père; je me
jetterai à ses genoux, et je lui demanderai votre main.»

Ce soir-là encore, M. de Sommery l'avait appelée _ma fille_. Arthur
l'avait alors regardée, et elle s'était sentie toute rouge. Il fallait
parler à Vatinel; elle avait fait cent fois dans sa tête, de diverses
manières, le _discours_ qu'elle voulait lui tenir. Ah! il est une
heure; elle part; elle craint qu'on n'entende le bruit de son coeur,
tant il bat fort dans sa poitrine. Elle tourne lentement la clef dans
la serrure; elle sort, elle referme la porte, et elle glisse comme une
ombre légère.

La lune s'est levée derrière Trouville et éclaire la mer, que l'on
aperçoit de la hauteur à travers les branchages des haies qui bordent
le chemin. Depuis longtemps, le vent s'est apaisé; la mer est muette
comme l'air. Au milieu de ce profond silence, le moindre de ses
mouvements cause un bruit qui l'effraye. Si sa robe touche un buisson,
elle s'arrête, écoute, et n'ose retourner la tête. Le bruit de ses
artères l'empêche d'entendre; elle se calme, personne ne la suit. Elle
est seule, seule sous ces grands arbres qui projettent des ombres
bizarres; elle avance; elle les fuit, et le chemin tourne en
s'enfonçant un peu dans les terres. Tout à coup, elle aperçoit la niche
de la Vierge, dans le mur, au coin d'une haie.

«Est-ce vous, Vatinel?--Est-ce vous, mademoiselle?--Mon Dieu! que j'ai
peur!» Et elle s'appuya sur son bras comme si elle se fût sentie près
de tomber. En effet, elle était pâle et extraordinairement émue. Pour
Vatinel, il sentait les mots qu'il voulait dire lui serrer la gorge et
l'étrangler; aussi se contenta-t-il, pendant quelque temps, de la
regarder sans parler et sans presque respirer. Il étendit son manteau
sur le banc de pierre placé au-dessous de la niche de la Vierge, et l'y
fit asseoir.

Un homme jeune comme Vatinel, exalté comme lui, place si fort au-dessus
des nuages la première femme qu'il aime, qu'il ne peut, sans une
extrême surprise, lui voir faire quelque chose dans les humbles
conditions de l'humanité.

Nous avons dit plus haut, et nous ne savons si notre phrase a été bien
comprise, faute d'être claire, bien entendu, que Vatinel n'osait pas
_aimer_ Clotilde et n'en était encore qu'à l'_adorer_. Le moment était
venu brusquement de quitter pour l'autre le premier de ces deux
sentiments. Clotilde, divinité quelques heures auparavant, devenait
tout à coup une femme, sans rien perdre de son influence ni de son
charme. Mais Vatinel était assailli de sensations qu'il n'avait
jusque-là pas même soupçonnées. Il avait senti le corps de Clotilde sur
son bras, et le frisson que lui causait toujours la présence de la
jeune fille avait tout à coup changé de nature.

Clotilde était aussi en proie à des sensations toutes nouvelles. Ce
n'était pas une fille romanesque. C'était moins encore une rêveuse. Les
femmes en général le sont peu, ou du moins leurs rêveries restent
circonscrites dans les espaces réels; elles n'ont pas au même degré que
l'homme la perception de l'infini. Il faut que toute idée puisse se
traduire à leurs yeux par une forme visible; leur religion est l'amour
pour un Dieu fait homme. Mais, nous l'avons dit, Clotilde aimait
Vatinel et elle était dominée par lui. Elle était sous l'empire d'une
exaltation étrangère à sa nature; l'amour prenait pour elle un parfum
tout mystique, et, en même temps que Clotilde devenait une femme pour
Vatinel, Vatinel pour Clotilde devenait un Dieu.

Cependant, d'où ils étaient placés, ils voyaient toujours, au loin et
sous leurs pieds, la mer mollement éclairée des pâles rayons de la
lune.




VI


J'aime la nuit. A cette heure, l'homme qui veille possède à lui seul
tout ce que, le jour, il lui faut partager avec tout le monde.

La lune est à lui avec ses bleuâtres clartés.

C'est pour lui seul que les acacias ouvrent leurs petites cassolettes
blanches pleines de parfums.

A lui tout seul est cette belle voûte bleue du ciel avec ses étoiles
d'or.

Et les chants mélancoliques du rossignol dans les chèvrefeuilles en
fleurs.

Et, comme si ce n'était pas assez encore d'hériter ainsi, pendant
plusieurs heures, de tous les gens qui dorment, le poëte qui veille
voit pour lui la nature se remplir de créations nouvelles.

Les peupliers deviennent une longue file de grands fantômes noirs.

Le vent, dans les feuilles, lui dit des choses plus belles que la
poésie et la musique n'en peuvent exprimer.

Les ombres de ses journées lui apparaissent, et ses amours morts se
réveillent et viennent peupler avec lui cette terre dont il est le
roi--jusqu'au jour.

Les vers luisants s'allument dans l'herbe comme les étoiles dans le
ciel.

Tout se pare et s'embellit.

La nature, qui se trouvait suffisante le jour pour tous les hommes
réunis, revêt pour le poëte seul de plus magnifiques atours. C'est que
le monde entier, c'est la foule; le poëte, c'est l'amant...




VII


«Tony, dit Clotilde, parlez-moi! J'ai peur!--Que vous dirai-je,
mademoiselle? reprit Tony. Tout ce que j'éprouve en ce moment est si
nouveau pour moi, que je ne sais pas de mots pour l'exprimer. Il me
semble que jusqu'ici j'ai toujours dormi et que je m'éveille après des
songes fatigants. Tout est inconnu pour moi. J'ose vous dire que je
vous aime, et j'ose croire que vous m'aimerez; les arbres qui sont
au-dessus de nous, le ciel qui est au-dessus des arbres, ne sont ni les
arbres ni le ciel que j'ai vus jusqu'ici; les étoiles ont un éclat
inusité; le vent, des parfums que je respire pour la première fois. Il
faut que je rapprenne à vivre, à respirer, à parler, pour un autre air,
pour d'autres sensations. Je vous aime, mademoiselle, et je comprends
que ce sera là toute ma vie, que cet amour la remplira et en chassera
tout ce qui n'est pas vous.» C'était, à peu de chose près, les mêmes
paroles qu'Arthur avait dites à Clotilde, et cependant, prononcées par
Tony Vatinel, elles lui semblaient une céleste musique qu'elle écoutait
avec son âme. Aussi n'eût-elle pas trop fait attention au sens des
dernières paroles de Tony, s'il ne se fût avisé de les paraphraser.

«Oh! oui, ajouta-t-il, toute ma vie est là, en vous, en votre amour;
ambitions, honneurs, richesses, je n'ai plus besoin de rien, je ne veux
plus rien; la plus misérable cabane au bord de la mer, le travail le
plus dur et le plus pénible, et je serai le plus riche et le plus digne
d'envie des mortels, si vous me permettez de vous aimer, si vous
m'aimez vous-même. Ah! mademoiselle, tout ce que recherchent et envient
les autres hommes: l'_or_, ce _vil métal_ qu'ils ont déifié; ces
distinctions de la naissance et de la gloire, tout cela a été inventé
pour remplacer ce bonheur que l'amour que je ressens pour vous me fait
connaître. Oh! je comprends l'indifférence que j'avais toujours
ressentie pour tout cela: c'est que j'attendais une passion, la seule
qui pût remplir mon coeur, et le remplir si entièrement, que rien n'y
pourrait subsister en même temps.»

Il eût été singulier de voir le visage de Clotilde pendant que Tony
Vatinel lui tenait ce langage passablement bucolique. Elle restait la
bouche entr'ouverte et les sourcils élevés, en proie au plus grand
étonnement. Ce n'était plus là le Vatinel qu'elle avait imaginé, le
Vatinel qui, tirant de son amour une puissance invincible, devait
arracher à la fortune les plus brillantes faveurs; se faire, à force
d'énergie, un nom et une position, et ne pas laisser regretter à
Clotilde le sacrifice qu'elle voulait lui faire du nom, du rang et de
la fortune que lui offrait Arthur de Sommery.

Cependant elle se remit bientôt en pensant que ce que disait Tony
n'était que l'expression de ses sensations du moment, et elle lui dit:

«Comprenez-vous, Tony, tout ce que l'amour doit donner d'énergie?
Comprenez-vous comme la volonté des autres hommes doit céder devant
celle d'un homme amoureux; comme tout doit lui devenir facile; comme il
doit se sentir fort et invincible; comme il doit être heureux de
conquérir, pour celle qu'il aime, les richesses et les honneurs, et
faire d'elle la plus heureuse et la plus enviée des femmes?
Comprenez-vous tout ce qu'il doit y avoir de bonheur à justifier son
choix, à lui pouvoir dire: «Aucun homme n'eût pu te donner autant que
moi; ce choix que tu as fait par amour, tu pourrais le faire par
ambition, par intérêt, par vanité?»--Qu'est-ce que tout cela,
mademoiselle, reprit Tony Vatinel, auprès de l'union de deux coeurs,
auprès d'un amour partagé? Qu'a besoin de fortune celui qui n'a rien
rencontré dans toute la vie qui lui semblât aussi précieux que cette
fleur, que vous avez laissée tomber l'autre jour?»

Et Vatinel tira d'une poche placée sur sa poitrine une petite fleur
sèche qu'il posa sur ses lèvres.

Clotilde se sentit émue, et elle allait tendre la main à Tony en lui
disant: «Je vous aime aussi, moi!» lorsqu'il ajouta: «Je ne changerais
pas cette fleur pour le grand cordon de la Légion d'honneur. Tout le
temps que j'enlèverais à mon amour, fût-ce une minute, pour devenir
l'homme le plus riche du monde, me semblerait du temps tristement
perdu. Si vous m'aimez, Clotilde, c'est-à-dire si, d'un seul mot, vous
me donnez plus de bonheur que je n'ai jamais cru qu'en contînt la vie,
jamais nous ne quitterons ces lieux, où je vous ai vue pour la première
fois. La petite fortune que m'a amassée mon père suffira à nos besoins.
L'amour sera notre luxe. Ici, d'ailleurs, mademoiselle Clotilde, tous
les sentiments ont plus de grandeur et d'élévation; je ne voudrais pas
éparpiller dans les soucis et les plaisirs de Paris des jours arrachés
à une vie que votre amour rendrait si heureuse.»

Chaque mot de Vatinel produisait sur Clotilde un effet bizarre.
Clotilde était ambitieuse par tempérament; l'amour que lui avait
inspiré Vatinel n'était qu'un accident dans sa vie, une graine tombée
sur un sol aride, qui germe, s'élève, fleurit et meurt après avoir
exhalé de sa pâle corolle un parfum languissant. Quelque doux que lui
parût l'amour depuis qu'elle connaissait Tony Vatinel, elle ne le
regardait cependant que comme un luxe qui ne pouvait prendre rang
qu'après les nécessités de la vie, c'est-à-dire une grande fortune et
une belle position dans le monde.

Aussi les idées champêtres de Vatinel lui faisaient perdre tout son
prestige aux yeux de Clotilde. Elle se sentait plus forte que lui; il
lui fallait soutenir et entraîner cet homme fort, sur lequel elle avait
cru pouvoir s'appuyer. Ses indécisions cessèrent, et, avant que Tony
eût cessé de parler, elle avait résolu d'épouser Arthur et ne songeait
plus qu'à se tirer de l'embarras où l'avait mise sa démarche auprès de
Tony, démarche causée par un moment d'hallucination ou d'ivresse dont
elle ne pouvait plus se rendre compte.

Elle plaça sa petite main sur le bras de Vatinel, et lui dit:

«Tony, je ne me suis pas trompée en vous jugeant un bon et noble coeur,
et je ressens pour vous une véritable amitié. J'ai deviné que vous vous
laissiez entraîner par un sentiment plus vif, et j'ai voulu vous
arrêter. Mon coeur n'est pas libre.» Tony devint froid et pâle. «Mon
coeur n'est pas libre, et, ce qui est un secret pour tout le monde,
j'ai voulu que ce n'en fût pas un pour vous. J'ai tout bravé pour vous
parler cette nuit, parce que j'ai cru m'apercevoir que vous aviez
souffert, ce soir, et que vous aviez souffert pour moi. J'ai eu en vous
la confiance qu'on accorderait à un ancien ami. Je veux que vous soyez
mon ami; l'amour, dans un coeur comme le vôtre, doit être capable des
plus grands et des plus nobles sacrifices. Quand je vous aurai dit que
je vais me marier, et que ce mariage fera mon bonheur, je suis sûre
que, s'il était en votre puissance de le rompre, vous ne voudriez pas
le faire.» Tony restait immobile et étourdi de la chute qu'il venait de
faire du haut de ses espérances.

Clotilde continua: «L'homme que j...» Elle n'osa pas finir ce mot.
«L'homme que je vais épouser est M. Arthur de Sommery. Vous avez eu ce
soir un peu d'aigreur contre lui; il ne faut plus que cela arrive. Si
vous m'aimez réellement, vous ne pouvez haïr l'homme auquel je crois
pouvoir confier ma destinée!» Tony ne répondit pas, malgré l'intention
interrogative que Clotilde avait donnée à sa phrase. «Ne voulez-vous
donc pas, Tony, dit-elle en prenant sa main, qu'il avait laissée tomber
le long de son corps, ne voulez-vous donc pas de toute cette part de
mon coeur que je vous réserve et que je vous donne? Voulez-vous être
l'ennemi de mon bonheur et le mien?»

Tout en parlant, elle avait repris le chemin de la maison de Sommery,
et elle marchait, et Tony, absorbé, la suivait machinalement.

«Tony, dit-elle, vous réfléchirez à mes paroles; je vous aime comme une
soeur. Voudrez-vous repousser cette affection que je vous offre? vos
actions seront votre réponse. Si vous acceptez, si vous partagez ce
sentiment, vous aimerez Arthur et vous éviterez tout ce qui peut
l'alarmer. Si vous faites autrement, je saurai que penser de votre
attachement, je verrai que je me suis trompée, et je renfermerai dans
mon coeur...»

A ce moment, on était arrivé devant la petite porte de la maison. Tony
dit: «Mademoiselle, je n'aimerai ni M. Arthur ni vous, et je ne vous
reverrai jamais ni l'un ni l'autre.» En disant ces mots, il tourna la
maison et disparut.

Clotilde tremblait et ne pouvait ouvrir la porte, dont la serrure lui
semblait vaciller et éviter la clef qu'elle tenait à la main.

Mais, une fois entrée, une fois qu'elle eut fermé en dedans la porte
de sa chambre, son coeur se desserra, et elle dit: «Ah! mon Dieu! je
vous remercie.»

Elle ne pouvait songer sans effroi combien elle avait manqué d'engager
toute sa vie, ou plutôt de la perdre; et elle cherchait en vain les
traces de la pensée ou plutôt de la folie qui l'avait conduite
jusque-là. Elle passa le reste de la nuit à répondre à la lettre
d'Arthur.




VIII


Ce pauvre Tony Vatinel nous fait réellement grande pitié avec son
mépris pour l'_or_, ce _vil métal_, comme il l'appelle. Nous ne pouvons
nous souvenir sans tressaillement de la première fois qu'on ouvrit
devant nous une _caisse_, une vraie _caisse_ en fer, avec de gros clous
et une serrure à secret; une de ces caisses qui coûtent si cher, qu'une
fois que nous l'aurions payée, nous n'aurions plus rien à mettre
dedans. Il y avait dans cette caisse des billets de banque, de l'or et
de l'argent de toute sorte. Nous nous rappelons encore parfaitement les
paroles qui retentirent à nos oreilles pendant que le caissier y
fourrait la main et agitait l'or et les billets de banque. Par moments,
c'était un bruit confus de voix claires et aiguës ou fêlées et un
frôlement de papiers; d'autres fois, une seule voix prenait la parole,
puis toutes reprenaient ensemble, et, quand la caisse fut fermée, nous
entendions encore un sourd murmure. Mais voici ce que nous nous
rappelons:

UNE PIÈCE DE DIX SOUS, d'une petite voix flûtée.

Un bon vieux petit livre relié en parchemin,--un Horace chez les
bouquinistes,--une contre-marque au théâtre de la Gaieté.

PLUSIEURS PIÈCES DE DEUX SOUS, d'une voix de cuivre.

Des aumônes aux pauvres aveugles, des petits cierges à faire brûler
devant la chapelle de la Vierge à l'église.

UNE PIÈCE DE CINQ FRANCS.

Une bouteille d'aï, une bouteille d'esprit et de gaieté, une bouteille
d'insouciance une bouteille d'illusions.

TROIS PIÈCES DE CINQ FRANCS, à l'unisson.

Un beau bouquet pour la femme que l'on aime, des camellias rouges comme
ses lèvres. Le bouquet, entre tous ceux qu'on lui a envoyés le matin,
sera préféré, soigné, conservé, et, le soir du bal, on le tiendra à la
main; les rivaux seront furieux. Et, en sortant, au moment où on
cachera de belles épaules sous un manteau de moire grise, on rendra à
l'heureux son bouquet, sur lequel il aura vu, pendant le bal, appuyer
une bouche charmante; et le baiser, il va le chercher toute la nuit sur
les pétales de rubis des camellias.

UN LOUIS D'OR.

La discrétion de la femme de chambre de celle que tu aimes; la femme de
chambre elle-même, si tu veux, si elle est jolie; un dîner avec un
camarade que l'on n'a pas vu depuis longtemps et que l'on rencontre sur
le boulevard, marchant dans l'ombre pour que le soleil ne trahisse pas
les coutures blanchies d'un habit trop vieux; les souvenirs de
l'enfance au dessert, la jeunesse, les illusions, la gaieté, le
souvenir des premières amours.

UN BILLET DE CINQ CENTS FRANCS.

Veux-tu ce beau bahut gothique, à figures de bois, richement sculpté?

TROIS BILLETS DE MILLE FRANCS, d'une petite voix grêle et chiffonnée.

Veux-tu, dis-moi, ce beau cheval aux jarrets d'acier, que tu admirais
l'autre jour, et qui donnait tant de noblesse au cavalier qui le
montait sous les fenêtres de la femme que tu aimes? Veux-tu ce châle de
cachemire vert, qu'un autre va donner demain, et qui sera le prix de
bien douces faveurs?

BILLETS DE MILLE FRANC, dont nous ne dirons pas le nombre, attendu que
les uns trouveraient que nous n'en mettons pas assez, les autres que
nous en mettons trop.

Veux-tu une femme vertueuse? veux-tu des vierges au boisseau? veux-tu
des myriades d'épouses invincibles? Ne souris pas avec cet air
d'incrédulité; celles qui refuseraient de l'argent, accepteront des
fleurs, des plaisirs, des sérénades, des fêtes; elles accepteront
l'admiration de ton luxe et la beauté qu'il te donnera... Veux-tu des
princesses?... Veux-tu des reines?... Veux-tu des impératrices?

UNE CENTAINE DE BILLETS DE MILLE FRANCS, mis en paquet.

Veux-tu des prairies à toi, des arbres à toi, de l'ombre à toi, des
oiseaux, de l'air, des étoiles à toi? Veux-tu la terre? Veux-tu le
ciel?

BEAUCOUP MOINS DE BILLETS.

Veux-tu des consciences d'hommes incorruptibles? Veux-tu de la gloire,
des honneurs, des croix? Veux-tu être grand homme? Veux-tu être homme
incorruptible? Veux-tu être demi-dieu, dieu, dieu et demi?




IX


A quelques soirs de là, l'abbé Vorlèze annonça qu'il avait quelque
chose à demander à M. de Sommery. Il y avait plusieurs jours que l'on
aurait pu le deviner, tant le pauvre abbé avait encore accru l'humilité
habituelle de ses allures, tant sa voix était faible et respectueuse.
Depuis trois jours, en effet, il était parti sans avoir osé commencer
l'attaque qu'il méditait presque toujours. Au moment où il ouvrait la
bouche, quelques sarcasmes de M. de Sommery lui faisaient comprendre le
peu de chances de succès que rencontrerait sa démarche. Aussi est-ce
pour ne plus pouvoir reculer qu'il avait déclaré en arrivant
l'intention de livrer bataille.

Il débuta par une chance assez favorable: il perdit deux parties
d'échecs. Le pauvre abbé était un homme si simple de coeur, que nous
n'osons pas penser qu'il les ait perdues volontairement. D'ailleurs, sa
préoccupation était plus que suffisante pour lui donner un désavantage
marqué. Quand il crut le moment opportun, il dit le plus négligemment
possible, et comme si les paroles fussent tombées de ses lèvres sans
qu'il le fît exprès: «C'est dans quatre jours la Fête-Dieu.»

M. de Sommery caressa Baboun, voulant montrer par un air distrait qu'il
ne supposait pas que ce fut à lui que l'abbé s'avisait de parler de
Dieu. «Et le temps sera magnifique,» continua l'abbé.

M. de Sommery réveilla tout à fait Baboun, et le fit sauter deux fois
par-dessus sa canne.

«Nous avons, dit l'abbé, quelque chose à demander ce sujet à M. de
Sommery.--Au sujet de la Fête-Dieu? dit M. de Sommery en se
redressant.--Au sujet de la Fête-Dieu, dit l'abbé avec calme. Le chemin
pour sortir de l'église est tout défoncé par suite des réparations qui
n'ont pu être terminées. A gauche du chemin est une pièce de terre en
jachère cette année. Cette pièce de terre appartient à M. de Sommery.
Veut-il permettre qu'elle soit traversée par la procession?--Voilà
bien, s'écria M. de Sommery, les envahissements du clergé! Quoi!
n'est-ce pas assez que, par une honteuse intolérance pour les autres
religions, le culte catholique fasse des processions extérieurement,
sans que ce soit encore une occasion de tyrannie contre les
propriétaires? L'Église croit-elle encore avoir droit aux dîmes et à la
corvée? Veut-on nous ramener aux temps où le pape Jules II excommunia
Louis XII, donna son royaume au premier occupant, et, lui-même, le
casque en tête et la cuirasse sur le dos, mit à feu et à sang une
partie de l'Italie?...--Mais, monsieur, dit l'abbé Vorlèze, je vous
demande simplement et humblement le droit de traverser une fois un
champ en jachère.--Aux temps, continua M. de Sommery s'enivrant du
bruit de sa voix et s'animant par degrés, où le pape Alexandre VI
acheta publiquement la tiare, où ses bâtards firent périr les Vitelli
et les Urbino pour leur ravir leurs domaines?...--Mais, monsieur, vous
pouvez refuser, et...--Aux temps où l'Église assassina Henri III, et
Henri IV, et Guillaume, prince d'Orange, et fit couler des flots de
sang innocent?...--Refusez, dit l'abbé, et il n'en sera plus
question.--N'a-t-on pas vu les Irlandais sacrifier à Dieu leurs frères
protestants, les enterrer vivants, ouvrir le ventre des femmes
enceintes, en tirer les enfants à demi formés et les donner à manger
aux chiens?--Mais, monsieur, dit l'abbé Vorlèze en élevant la voix, il
s'agit de votre jachère.--Depuis les jours florissants de l'Église,
poursuivit M. de Sommery, jusqu'à 1707, pendant quatorze cents ans, la
théologie n'a-t-elle pas causé le massacre de cinquante millions
d'hommes?--Alors, dit l'abbé, ne parlons plus de jachère; passons à la
seconde demande. Je vous avouerai que, l'année dernière, vous avez
scandalisé toute la commune. Votre maison était la seule qui ne fût pas
tendue; cela ne vous coûterait pas beaucoup de faire tapisser votre
maison avec des draps blancs et d'y attacher quelques bouquets.--Je
déclare, répondit M. de Sommery, qu'il n'y aura pas seulement une
feuille d'arbre. Je ne veux pas, par mon exemple, encourager le retour
du fanatisme.--Du moins consentirez-vous à faire balayer avec un
peu plus de soin le devant de votre maison?--Il ne se fera rien
d'extraordinaire.--Voudrez-vous alors faire rentrer, pour ce
jour-là, le bois qui encombre la rue?--Pour quel jour?--Pour la
Fête-Dieu.--Quand est-ce la Fête-Dieu?--Dans quatre jours...--Le bois
ne peut être rentré que dans six.--Avancez le terme.--Reculez la
fête.--Vous plaisantez.--Pas plus que vous.»

Madame de Sommery essuya furtivement une larme qu'elle ne put retenir,
et elle resta les yeux baissés, craignant mortellement que cette larme
n'eût été vue par M. de Sommery.

L'abbé leva les yeux au ciel, et, perdant graduellement sa timidité,
donna à sa voix plus de sonorité. «Mon Dieu! dit-il, qu'elle est donc
cette époque où nous vivons, où l'on détruit tout ce qui est grand et
beau, la royauté et la religion? Après avoir inventé le roi
constitutionnel, vous faut-il donc encore un Dieu admis à la retraite,
ou plutôt condamné à une détention perpétuelle dans ses églises? Mais
ces fleurs que l'on offre à Dieu et dont on jonche les rues, ce n'est
qu'une faible dîme prise sur les fleurs dont il couvre la terre. Vous
voulez chicaner à Dieu cette fête d'un jour, et s'il vous retranchait
cette belle et joyeuse fête de trois mois qu'on appelle le printemps!
Cette année, il n'y a pas eu un seul lis: le froid de l'hiver les a
tués dans la terre: cette année, les lis sont morts; chaque année,
peut-être, il mourra une fleur, et une année viendra où il n'y en aura
plus, où la terre oubliera de se revêtir au printemps de son riche
manteau vert; où, sous la mousse séchée, le muguet et la violette,
perle odorante, améthyste parfumée, se feront en vain chercher et ne
fleuriront pas. Mais cette fête, dont vous refusez à Dieu sa part, ne
voyez-vous pas que c'est à lui que toute la nature la donne? Tous ces
parfums qui montent au ciel, toutes ces voix joyeuses d'oiseaux qui
chantent, croyez-vous que ces parfums et ces voix ne vont pas plus haut
que vous, et qu'après que vous les avez respirés et entendues, ils
s'évanouissent, elles s'éteignent? Oh! non; pensez à toutes les roses
de toute la terre, qui ouvrent leurs fleurs en petits encensoirs de
pourpre et exhalent toutes à la fois leur parfum; ne semble-t-il pas
que le ciel de juin soit tout formé du parfum des roses? Ah! si
l'impiété pouvait se comprendre, ajouta l'abbé, ce serait au sein des
grandes villes, où il ne reste presque plus rien de ce que Dieu a fait,
où on ne voit pas le ciel. Mais ici, où, en présence des grandes
colères de l'Océan, l'homme se trouve à chaque instant dans des
situations telles que la puissance de tous les hommes réunis n'en
pourrait sauver un seul; ici, peut-on oublier Dieu, peut-on croire que
les fleurs n'ont été inventées que pour être jetées au théâtre à des
danseuses en sueur?... Monsieur de Sommery, dit en se rasseyant l'abbé,
qui s'était levé involontairement, vous n'êtes pas un méchant homme;
cette impiété n'est pas dans votre coeur: c'est une malheureuse vanité
qui vous fait parler ainsi.» Cette dernière phrase était malheureuse;
elle irrita M. de Sommery, qui dit: «Monsieur Vorlèze, je ne savais pas
que vous alliez prêcher en ville.»




X


Le lendemain était la Saint-Paul, la fête de M. de Sommery. Quoiqu'il
ne l'avouât pas, le colonel était fort sensible à ces petites
solennités; aussi ne négligeait-on rien pour y ajouter toute la pompe
désirable. Après le dîner, auquel avait été invité le curé, tous les
domestiques parurent avec des bouquets. Madame de Sommery la première
embrassa son mari en lui donnant son bouquet; Alida et Arthur la
suivirent. Clotilde avait joint au sien divers petits ouvrages qu'elle
avait faits pour M. de Sommery. Elle s'inclina vers lui et lui baisa la
main.

«Viens dans mes bras, Clotilde, mon enfant; car tu es aussi mon enfant,
tu es le troisième... Viens, ma charmante Clotilde.--Oh! monsieur,
oh!... mon père, dit-elle en baissant la voix.» Et elle l'embrassa avec
effusion.

Le soir, le curé ne resta pas; M. de Sommery ne pouvait jouer aux
échecs. Il pria Clotilde de lire.

Elle ouvrit la bibliothèque et prit _Nanine_; Clotilde était assez
adroite pour choisir Voltaire, quand même M. de Sommery aurait eu
d'autres ouvrages que ceux de _son auteur_.

Clotilde lisait à ravir; mais le livre qu'elle avait choisi avait un
tel rapport avec sa situation, que, d'abord, elle se contenta de lire
froidement et en psalmodiant, tant elle craignait que sa voix ne prît
des inflexions trop vraies. Mais bientôt elle pensa qu'il ne fallait
pas hésiter; que cette soirée devait être terminée par une scène d'où
dépendait sa vie; qu'elle allait jouer sur un seul coup toutes ses
espérances; et elle ne négligea rien pour donner à sa voix toute la
puissance qu'elle lui connaissait, pour faire ressortir les pensées et
les sentiments de l'auteur.

Quand la baronne avoue au comte qu'elle soupçonne sa passion pour
Nanine, et qu'elle lui dit:

    Vous oseriez trahir impudemment
    De votre rang toute la bienséance;
    Humilier ainsi votre naissance,
    Et dans la honte où vos sens sont plongés,
    Braver l'honneur?

elle eut soin d'enfler le débit d'une façon presque grotesque, de telle
sorte qu'Arthur et son père, saisis par le ridicule de la baronne, se
fissent d'avance à eux-mêmes la réponse que Clotilde lut avec
infiniment de verve et de noblesse.

                        Dites les préjugés.
    Je ne prends pas, quoi qu'on en puisse croire,
    La vanité pour l'honneur et la gloire.
    L'éclat vous plaît; vous mettez la grandeur
    Dans les blasons; je la veux dans le coeur.
    L'homme de bien, modeste avec courage,
    Et la beauté, spirituelle et sage,
    Sans bien, sans nom, sans tous ces titres vains,
    Sont à mes yeux les premiers des humains.

En lisant ce passage:

    LA BARONNE.

                                  Comment!
    Comme elle est mise! et quel ajustement!
    Il n'est pas fait pour une créature
    De votre espèce;

Clotilde décupla l'insolence du rôle; mais comme elle fut humble et
douce dans la réponse:

    NANINE.

                    Il est vrai, je vous jure,
    Par mon respect, qu'en secret j'ai rougi
    Plus d'une fois d'être vêtue ainsi;

    Mais c'est l'effet de vos bontés premières,
    De ces bontés qui me sont toujours chères;
    De tant de soins vous daigniez m'honorer!

Elle s'inclina imperceptiblement vers M. de Sommery. Avec quelle
touchante et fière mélancolie elle ajouta:

    C'est un danger, c'est peut-être un grand tort
    D'avoir une âme au-dessus de son sort.

Clotilde, jeune comme elle était, n'avait que l'instinct de la
politique; aussi se laissa-t-elle prendre elle-même à ce qu'elle
lisait, et elle se sentit des larmes dans les yeux en lisant ce que le
comte dit à Nanine:

    Non, désormais soyez de la famille;
    Ma mère arrive: elle vous voit en fille.

Elle fut un peu embarrassée en disant, dans le monologue du comte, ces
vers, qui lui semblaient un éloge qu'elle s'adressait tout haut à
elle-même:

    Je l'idolâtre, il est vrai; mais mon coeur
    Dans ses yeux seuls n'a point pris son ardeur.
    Son caractère est fait pour plaire au sage,
    Et sa belle âme a mon premier hommage.

Mais elle s'observa, se remit, et dit avec un ton convenable et avec
une excessive froideur, pour donner au couplet tout l'air d'un
raisonnement sans passion:

    Mais son état... Elle est trop au-dessus.
    Fût-il plus bas, je l'en aimerais plus.
    Mais... puis-je enfin l'épouser? Oui, sans doute.
    Pour être heureux, qu'est-ce donc qu'il en coûte?
    D'un monde vain dois-je craindre l'écueil,
    Et de mon goût me priver par orgueil?
    Mais la coutume? Eh bien! elle est cruelle,
    Et la nature a des droits avant elle.

Mais, à la dernière scène, quand le comte dit à Nanine:

    Ce qui vous reste en des moments si doux,
    C'est, à leurs yeux, d'embrasser... votre époux.

tout le monde était ému; Clotilde ne put se défendre de l'émotion
générale, et ce fut avec un sanglot qu'elle cria le «moi!» que répond
Nanine.

Après l'avoir remerciée et lui avoir fait compliment de la façon dont
elle avait lu, M. de Sommery commença un discours sur l'égalité et sur
le mépris des préjugés. Alida s'esquiva et alla se coucher. Arthur et
Clotilde écoutèrent religieusement M. de Sommery, car il ne disait pas
un mot qui ne fût pour eux une promesse ou un engagement. Pour madame
de Sommery, elle n'embrassait ni n'_entendait_ pas beaucoup plus qu'un
fauteuil, quoiqu'elle écoutât avec attention et respect.

Quand le discours fut fini, Arthur, très-ému, se leva, vint prendre la
main de son père, et lui dit: «Mon père, j'aime Clotilde.--Parbleu! dit
M. de Sommery, belle nouvelle! nous l'aimons tous, Clotilde; pourquoi
ne l'aimerais-tu pas?»

Ce pauvre M. de Sommery était à mille lieues de prévoir l'affreuse
situation où il arrivait par une pente rapide, d'avoir à appliquer ou à
renier une théorie dont on n'a pas prévu les conséquences tant qu'il ne
s'est agi que de parler, conséquences qui se présentent en foule
aussitôt qu'il faut agir. Arthur ajouta: «Mon père, je l'aime d'amour,
et je vous la demande pour femme.--Ah bah! s'écria le colonel.
Qu'est-ce que c'est que cette plaisanterie-là?--C'est l'intérêt le plus
sérieux de ma vie, mon père.--J'espère que Clotilde n'est pas complice
d'une pareille folie?»

Clotilde baissa les yeux sans rien dire; la bataille lui paraissait mal
engagée et perdue; elle ne voulait pas _donner_. Elle se leva, fit une
révérence et se retira. Elle eut soin de faire entendre les portes
qu'il fallait ouvrir et fermer pour aller du salon à sa chambre, puis
elle revint sans bruit écouter ce qui allait se passer dans le salon.




XI


C'était le soir. L'abbé Vorlèze arriva très-affairé, et, sans vouloir
prendre un siége, dit à M. de Sommery: «Au nom du ciel, monsieur...
mais j'oublie que c'est près de vous une mauvaise recommandation; au
nom de la moralité publique, au nom de ce qui vous est quelque chose,
au nom de M. de Voltaire, si vous voulez... faites balayer le devant de
votre maison: ce sera la seule, demain matin, pour laquelle on n'aura
pas pris ce soin.» M. de Sommery ne fut nullement troublé de l'exorde
_ex abrupto_ de l'abbé; il l'avait prévu, et toute la journée il
s'était attendu à le voir arriver d'un moment à l'autre. Aussi il
répondit en souriant: «L'abbé, je suis fâché pour vous que vous n'ayez
pas pu voir la singulière grimace que vous avez faite en prononçant le
nom de Voltaire.--Ne plaisantons pas, monsieur de Sommery, vous n'êtes
pas méchant; si je vous demandais un service plus important à vos yeux,
où il vous fallût m'aider de votre argent et de votre personne, je suis
persuadé que je l'obtiendrais, et vous ne me refusez ce que je vous
demande que par votre entêtement contre tout ce qui tient à la
religion. Vous le poussez si loin, que Vatinel, le maire, m'a dit que
vos domestiques avaient chassé, injurié et menacé les balayeurs de la
mairie. N'est-ce pas un enfantillage que d'empêcher qu'on nettoie la
rue?--Monsieur Vorlèze, dit M. de Sommery avec l'air le plus sérieux et
le plus digne dont il put s'affubler, certes, en des temps ordinaires,
je ferais à peu près comme tout le monde; mais, à cette époque, où le
parti prêtre, _échoué_ sous les _coups_ de la philosophie, dont
l'_égide_ peut à peine _arrêter le char_ de l'État _suspendu au
volcan_; à cette époque où le clergé _relève sa tête et renaît de ses
cendres_, pour dominer encore despotiquement notre malheureux pays; à
cette époque où tout le monde courbe le front sous le double joug de
l'Église et du pouvoir, un citoyen doit protester par un exemple
énergique.--O mon Dieu! murmura l'abbé, est-ce donc par de semblables
phrases que l'on gouverne les hommes? Mon bon monsieur de Sommery,
qu'est-ce donc que ce _vaisseau échoué qui relève la tête et renaît de
ses cendres pour dominer_? Qu'est-ce encore, ô mon bon ami! que ce
_bouclier qui arrête un char_? Comment voulez-vous que je réponde à un
semblable galimatias?--Je le crois, dit M. de Sommery avec un sourire
de satisfaction, je le crois bien, vous ne comprenez pas ce langage
ferme et franc; ce langage qui dénonce avec courage les abus et les
tendances de l'Église et du pouvoir.--Église dangereuse, en effet, dit
avec amertume M. de Vorlèze, Église dangereuse, et contre laquelle on
ne saurait trop prendre de précautions, que celle qui est représentée
ici par un pauvre prêtre qui a un peu moins de revenu que vous ne
donnez de gages à vos domestiques, et qui, ce soir encore, va
raccommoder lui-même la seule soutane qu'il possède pour se faire beau
demain! Pouvoir bien menaçant que celui d'un maire en sabots, qui
déjeunait ce matin sur la plage avec un morceau de pain et un oignon
cru!--L'abbé, je suis réellement fâché de vous refuser, mais tout mon
monde est occupé, et je ne puis faire négliger des travaux importants.»

L'abbé s'inclina et sortit. M. de Sommery ne tarda pas à sortir
également pour promener Baboun, comme cela lui arrivait à peu près tous
les soirs. Baboun descendit lentement, puis, s'arrêtant à la porte de
la rue, fit entendre un grognement. Ce grognement était causé par une
grande figure noire qui s'agitait devant la porte. M. de Sommery
regarda qui pouvait, si tard,--il était dix heures,--rôder ainsi
devant sa maison. On ne rôdait pas; la grande figure noire tenait un
balai et balayait. «Ah! pensa M. de Sommery, ils entretiennent des
intelligences jusque dans les maisons et au sein des familles; ils
arment le fils contre le père, et le serviteur contre le maître. L'abbé
aura _corrompu_ quelqu'un de mes domestiques pour faire balayer.» Et,
comme le colonel s'avançait pour reconnaître lequel de ses gens
l'Église avait _armé_ contre lui d'un balai de bouleau, la figure se
retourna brusquement en entendant des pas, et M. de Sommery reconnut
l'abbé Vorlèze lui-même. Le pauvre prêtre ne _pouvait_ CORROMPRE
personne, c'est ce qui ne nous met pas à même de juger s'il aurait eu
la vertu de ne pas le vouloir, et il balayait lui-même le devant de la
maison de M. de Sommery. «L'abbé, êtes-vous fou? s'écria le colonel.
Quoi! vous-même, faire la besogne d'un valet de ferme?--Vous m'avez
dit, monsieur de Sommery, répondit l'abbé tout confus, que vos gens
étaient occupés...--Mais je ne veux pas, l'abbé, que vous balayiez,
vous, le devant de ma maison; homme obstiné, appelez un
domestique.--Oh! mon Dieu! dit l'abbé, j'ai presque fini.» Et il se mit
à continuer. «Mais je ne le veux pas, répéta M. de Sommery; vous,
monsieur de Vorlèze, ce n'est pas là votre place ni votre ouvrage.»

Et, comme l'abbé continuait, M. de Sommery mit la main sur son bras et
l'arrêta. «Laissez-moi faire, monsieur, dit l'abbé, laissez-moi éviter
le scandale qui aurait lieu demain.--Mais non, mais c'est impossible!
un prê... un homme bien élevé.»

Et M. de Sommery, arrachant le balai des mains de l'abbé, voulut
balayer lui-même. L'abbé reprit le balai, que M. de Sommery lui arracha
encore une fois pour donner les derniers coups que la propreté de la
rue demandait encore.

L'abbé serra les mains du colonel et disparut. Le colonel resta debout
dans la rue, fort irrité contre lui-même de ce qu'il venait de faire.
«Et cependant, se disait-il, on ne pouvait le laisser...» Il frappa du
pied et rentra. Il ne dit rien à personne de ce qui venait de se
passer, et se coucha de mauvaise humeur.




XII

_Zoé Reynold à Marie-Clotilde Belfast._


  Je t'avouerai, ma chère Clotilde, que je ne comprends plus rien à
  ton histoire. Rien ne t'arrive qui ressemble à ce qui arrive à
  tout le monde; les événements les plus ordinaires et les plus
  communs prennent un air de bizarrerie sitôt que tu y es pour quelque
  chose. L'atmosphère qui t'entoure semble un de ces lieux enchantés
  où tout change de forme et de figure; je ne trouve l'équivalent de
  ta vie ni dans la vie ordinaire, ni dans les romans, ni dans les
  comédies. Tu mets toutes les prévisions en défaut; le commencement
  avec toi ne sert jamais à deviner la fin.

  Je me rappelle encore notre liaison quand nous étions petites filles,
  nos poupées pour lesquelles nous étions si sévères, et nos jardins où
  nous plantions dans le sable des fleurs coupées. De nous trois, toi, la
  fière Alida et moi, il n'y a encore qu'Alida de mariée. Son roman n'a
  présenté aucun intérêt: elle a épousé un homme riche, sans que l'amour
  d'un beau jeune homme, _pauvre mais honnête_, vînt se jeter à la
  traverse. Moi, j'épouserai mon cousin aussitôt qu'il aura la place qui
  lui est promise, et je ne changerai même pas de nom. Je m'appellerai
  madame Reynold comme je m'appelle mademoiselle Reynold. Je le vois tous
  les jours, du consentement de mes parents, qui l'appellent leur fils,
  nous avons tellement le droit de nous dire tout ce qui nous passe par
  la tête et par le coeur, qu'aucun de nous n'a encore pensé à écrire à
  l'autre. Je ne comptais donc que sur toi pour voir se réaliser un de
  ces beaux romans que nous lisions, la nuit avec des bougies volées chez
  les parents et rapportées clandestinement dans les manchons, ou au fond
  du jardin de récréation.

  Au commencement, tout allait pour le mieux. Orpheline, accueillie par
  un _compagnon d'armes_ de ton père _mort au champ d'honneur_, élevée
  avec le fils de la maison, qui te regardait comme une seconde soeur, tu
  étais entraînée par la situation; rien n'y manquait: ton père, simple
  capitaine, homme sans naissance et sans fortune; ton frère d'adoption,
  riche et noble. Il y avait entre vous la question de la _mésalliance_,
  si chère et si commode aux romanciers allemands: un père inflexible,
  une malédiction, ta fuite dans une chaumière, etc.

  Mais non, il faut que M. de Sommery, imbu de la philosophie du XVIIIe
  siècle, passe sa vie à parler contre les _préjugés_, et que, dès le
  premier chapitre, il vienne déclamer:

    Les hommes sont égaux; ce n'est pas la naissance
    C'est la seule vertu qui fait la différence.

  Il n'y a plus de roman; le fils t'aime, te demande à son père, qui dit:
  «Mais comment donc!...» Et l'on fait imprimer les lettres de faire
  part. Ce roman manqué, il s'en présentait un autre. Un jeune homme aux
  cheveux noirs, au langage énergique, aux muscles d'acier, apparaît aux
  milieu des sifflements du vent et des colères de la tempête; son oeil
  est perçant, sa voix vibrante. Tu te sens subjuguée; tu renonces à la
  fortune, _aux grandeurs_, pour la _simple cabane_ de pêcheur. Celui-là
  manque aussi, et cette fois par ta faute, car le jeune homme se conduit
  à merveille. Il ne brusque rien, il te tient les discours les plus
  corrects, les plus indiqués pour la circonstance; il te parle de la
  lune et des étoiles; il renonce à tout pour toi; il n'ose effleurer ta
  robe, et te demande presque pardon d'oser marcher sur la même terre que
  toi. En un mot, il se conduit comme un amant un peu bien élevé le doit
  faire vers la page 180 du premier volume.

  Mais toi, tu trouves le livre mauvais, et tu le jettes pour reprendre
  le premier que tu avais jeté, et tu reviens à Arthur de Sommery.

  Hélas! ma Clotilde, il n'y a rien à faire de ce côté-là; tu ne feras
  jamais de ce brave M. de Sommery un père capable de finir
  convenablement un premier volume. Il n'a à répondre à la demande de son
  fils que par le plus plat consentement. Il sera fier de cette
  mésalliance qui rendrait épileptique tout autre père; il n'aura qu'un
  regret, c'est qu'elle ne soit pas assez complète pour que son sacrifice
  à la philosophie en prenne plus d'éclat.

  M. de Sommery, j'allais dire ton beau-père,--et il l'est peut-être
  déjà, tant votre situation est ridiculement simple!--M. de Sommery
  voudrait que ton père eût été un simple soldat; que dis-je? un
  mendiant! Il ne serait même pas bien fâché qu'il eût été un peu aux
  galères, parce qu'alors il y aurait un bon gros préjugé à braver. Mais
  la fille d'un capitaine!...

  Dans les idées d'_égalité_ qui règnent aujourd'hui, c'est-à-dire
  d'abaissement des grands au-dessous des petits; dans ces idées où il
  n'y a de tyrannie que celle des opprimés, c'est toi qui braves le
  préjugé; toi roturière, tu consens à épouser un noble!

  Presque tous les romans se faisaient autrefois sur cette thèse:

  «_On a vu_ des rois épouser de simples bergères.»

  Mais qu'a cela d'étonnant aujourd'hui? Quel obstacle sépare les
  bergères des rois jusqu'au moment où on ne trouvera plus de bergère
  assez simple pour consentir à épouser un roi?

  Il ne me reste qu'un espoir, c'est que ton jeune forban, le Vatinel aux
  cheveux noirs, t'enlève en qualité de pirate, ou fende d'un coup de sa
  hache d'abordage la tête du jeune Arthur de Sommery, ton fiancé, et
  peut-être déjà ton époux.

  Mais, sérieusement, une chose me console de voir qu'aucune de nous
  trois ne réussira à faire un petit roman; c'est la mauvaise humeur
  qu'aura Alida de ce mariage, qui te donnera un nom dont elle était si
  impertinente, et dont, malgré la parenthèse (née de Sommery), aucune de
  ses amies n'a la charité de la faire annoncer dans son salon.

  Je ne te dis pas de me répondre: ta dernière lettre m'annonçait que tu
  avais autorisé l'amoureux Arthur à demander ta main à son père; le
  reste va tout seul. Tâche seulement que la noce se fasse à Paris; sinon
  je ne pourrai pas te tenir la promesse que nous nous sommes faite de
  nous servir réciproquement de demoiselle d'honneur.

    ZOÉ.




XIII

_Clotilde à Zoé._


  Hélas! ma chère Zoé, me voici jetée, plus que tu n'aurais osé me le
  souhaiter, dans ces voies romanesques que tu regrettais si fort de me
  voir abandonner.

  M. de Sommery a refusé positivement; il n'a été ébranlé ni par les
  prières, ni par les larmes de son fils. J'ai eu la maladresse de lui
  montrer la contradiction de ses principes et de ses actes, et je l'ai
  humilié. Ses manières d'agir ont tout à coup changé avec moi. Il a cru
  devoir me marquer avec sévérité les limites que j'avais voulu franchir.
  Je ne suis plus dans la maison le troisième enfant. Tout me rappelle la
  _charité_ qui m'a élevée et qui me nourrit. Depuis trois jours, il ne
  se dit pas un mot, il ne se fait pas un geste qui ne soit pour moi un
  coup de poignard. O Zoé! tu ne sais pas ce que c'est que d'être
  humiliée par des gens à qui l'on doit de la reconnaissance; cela est si
  poignant, qu'au premier mot de dureté de M. de Sommery, je me suis crue
  quitte envers lui de quinze années de bienfaits, et qu'au second je me
  croyais à mon tour bien généreuse de ne pas les haïr tous.

  Quelle fausse pitié ces gens-là avaient de moi! S'ils m'avaient
  réellement aimée, ne devaient-ils pas redoubler de tendresse et de
  bontés au moment où ils me refusaient ce que je leur disais être mon
  bonheur? Ne devaient-ils pas chercher à guérir mon coeur meurtri de la
  chute qu'ils lui faisaient faire? Mais non! ils m'ont accablée encore.
  Que faire maintenant? que devenir? Car je ne resterai pas dans cette
  maison, où l'on ne m'avait accueillie que pour en tirer vanité, et où
  l'on me punit si cruellement d'avoir pris au sérieux tous ces faux
  semblants d'affection que l'on ne tenait à persuader qu'aux
  spectateurs. Quel est maintenant le service qu'on m'a rendu? quel peut
  être mon sort? quels sont mes moyens d'existence? à quoi me servira
  cette éducation que l'on m'a donnée, au lieu de m'avoir élevée d'une
  manière conforme à ma triste fortune et qui me permît de me suffire à
  moi-même dans l'abandon où l'on me rejette, abandon mille fois plus
  cruel que celui où m'avait laissée en mourant mon malheureux père?...
  Ah! pourquoi n'ai-je pas cédé à cet instinct secret qui me poussait
  vers Tony Vatinel? Mais, aujourd'hui que je l'ai repoussé, irai-je lui
  dire: «Je reviens à vous parce que les parents d'Arthur me chassent et
  ne veulent plus de moi? J'ai tout sacrifié à l'ambition, et aujourd'hui
  je suis seule, sans appui?» Mais non; le châtiment doit retomber sur
  ceux qui ont commis la faute, sur ceux qui ne me laissent pas d'autre
  ressource que d'arriver malgré eux à mon but. La partie est perdue;
  mais cependant j'ai encore un coup à jouer. Tu me reverras triomphante,
  ou tu ne me reverras pas. Je mourrai à dix-neuf ans dans les flots de
  cette mer moins orageuse que mon coeur, ou dans un mois on annoncera
  chez toi madame de Sommery.

    CLOTILDE.




XIV

_Robert Dimeux de Fousseron à Tony Vatinel._


  C'est incroyable combien plus de sottises on dirait encore qu'on n'en
  dit, si les anciens n'étaient venus avant nous pour nous les enlever.
  Il est vrai que les générations qui se sont suivies ont toujours, en ce
  cas, repris leur bien où elles le trouvaient, et ne se sont fait aucun
  scrupule de traduire et de répéter ce qu'avaient dit déjà et répété les
  premières. Dans les livres de tous les temps et de tous les peuples, on
  trouve répété à chaque instant le _fugit_ IRRÉPARABILE _tempus_; on l'a
  écrit sur le marbre, sur le papyrus, sur la cire, sur le papier; ce qui
  n'a jamais empêché ceux qui écrivaient, lisaient et répétaient ces
  lieux communs sur la rapidité et la fuite _irréparable_ du temps, de
  passer toute leur vie à se plaindre également des heures qui durent un
  siècle. Pour moi, je n'ai jamais trouvé _irréparable_ le temps qui s'en
  va, et il est toujours en ma puissance de revoir les jours passés. Nous
  disons que le temps passe, comme il semble que les arbres s'enfuient en
  déroute sur les deux rives d'un fleuve dont le courant nous entraîne.
  Le temps est immobile, et c'est l'homme qui passe; mais il peut, quand
  cela lui plaît, revenir sur ses pas et parcourir de nouveau la partie
  de la rive où il a trouvé les plus belles fleurs et les plus doux
  parfums. Il peut revenir entendre encore cet oiseau qui chantait dans
  l'aubépine en fleurs quand il a passé la première fois. Cette puissance
  magique est ce qu'on appelle le souvenir.

  C'est ce qui m'arrive quand, à la tournure que prennent les choses, je
  vois qu'une journée sera triste et insignifiante. J'en rappelle une de
  ma vie passée, et je la recommence. Il suffit, pour m'y reporter
  complétement, de me faire jouer un air que j'ai entendu ce jour-là, ou
  de m'enfermer dans une chambre tendue comme celle où j'étais alors, ou
  de voir au ciel un nuage fait comme un nuage que j'avais remarqué, et
  la transformation est aussi subite que complète. Mets-moi au soleil de
  juin, dans un champ de luzerne rose sur laquelle voltigent de petits
  papillons d'un bleu changeant; et j'ai dix ans, et je ne sais plus rien
  de la vie. Je poursuis les papillons, et je ne trouve plus en moi
  d'autre ambition que de les atteindre; et, s'il passait alors quelque
  homme vêtu d'un vieil habit noir, je me cacherais derrière les
  peupliers, par crainte de M. Pocquet et de ses _pensums_.

  Il a tombé ce matin une de ces pluies fines et tièdes qui répandent
  dans l'air tant de sérénité, de silence et de parfums. J'ai beaucoup
  d'affaires aujourd'hui. Eh bien! je me suis cramponné à ce jour où nous
  sommes; le souvenir m'a enlevé dans ses serres comme le _Roc_ des
  _Mille et une Nuits_, et m'a reporté à huit ans en arrière; je me suis
  enfermé et je t'écris. A demain les choses sérieuses; elles me
  paraissent trop futiles aujourd'hui. C'est de ce jour, il y a huit
  ans, mon cher Vatinel, que date notre amitié, qui jusque-là n'avait été
  qu'une camaraderie de collége; notre amitié, la seule chose aujourd'hui
  réelle et sérieuse pour moi.

  Ce jour-là, nous étions partis de Lisieux de grand matin pour aller
  voir mon château de Fousseron. Je me rappelle bien encore la salle de
  l'auberge où nous avions passé la nuit à Lisieux. De la rue, il fallait
  descendre trois marches. Un parent, mort depuis quatre mois, m'avait
  légué sa terre de Fousseron, et nous étions partis de Paris pour la
  visiter. Te rappelles-tu comme moi de quel crêpe énorme j'avais couvert
  mon chapeau en l'honneur de ce parent que je n'avais jamais vu? De
  Paris à Lisieux, nous avions fait les plus beaux projets sur ma terre
  de Fousseron. Nous étions tout jeunes encore. J'avais vingt ans et tu
  en avais à peine dix-sept. Nous devions y passer les étés, y chasser à
  courre; et tu te mettais, à cette idée, à chanter un air de chasse. «Le
  _sanglier!_» disais-tu; et nous chantions la fanfare du _sanglier_; au
  _sanglier_ succédait le _chevreuil_, au _chevreuil_ la _vue_, à la
  _vue_ les _lancés_. Et nous perdions la mémoire de nos projets pour
  épuiser tout notre répertoire de musique de _trompe_. Tu m'appelais M.
  de Fousseron, et cela nous faisait étouffer à force de rire. «Je
  voudrais bien savoir s'il y a des créneaux, messire, me disais-tu, à
  ton château de Fousseron.--Et un pont-levis, ajoutais-je, et le droit
  de haute justice, et un colombier.--Ma foi! Robert, disais-tu, tu
  _feras_ bien de ne pas le faire reconstruire à la moderne.--Je le
  _laisserai_ tel qu'il sera, répliquai-je, passant comme toi du
  _conditionnel_ au _futur_. Tout ce que je demande, c'est qu'il y ait de
  grandes prairies.--Et un petit courant d'eau.--L'eau est la vie du
  paysage.--La barque _doit être_ pourrie.--_Nous_ en mettrons une autre.
  «Je ne répondis pas; je trouvais que tu disais un peu trop _nous_
  relativement à ma seigneurie de Fousseron. A Lisieux, nous n'osâmes pas
  demander des renseignements sur Fousseron, et nous ne dîmes même pas
  dans l'auberge où nous avions couché de quel côté nous dirigions nos
  pas. Nous sortîmes de la ville du côté opposé à Paris, et nous
  demandâmes au premier paysan: le rustre ne connaissait pas Fousseron.
  «Vous n'êtes peut-être pas du pays?--Si vrai ben.--Pas depuis
  longtemps?--Mon père y est né et défunt.» Un second ne connaissait pas
  davantage Fousseron. Un troisième, un quatrième, n'étaient pas plus
  savants. Enfin, une vieille femme nous dit: «Prenez le chemin en
  montant, allez jusqu'à la ferme sur la droite, et, là, vous
  demanderez.»

  Nous nous remîmes gaiement en route. Nous avions pensé un moment que
  Fousseron n'existait peut-être pas. La vieille femme nous avait
  rassurés. Il était tombé au point du jour une petite pluie fine et
  tiède comme ce matin. Seulement, on était alors au mois de mai. Tu vois
  comme je me rappelle tout: ces souvenirs me donnent une sensation
  agréable dans la poitrine; avec cet air semblable de ce matin, j'ai
  respiré la jeunesse, les rêves et les idées d'alors. Cette petite
  pluie douce, c'était le printemps qui tombait du ciel; un beau soleil
  vint après, et sous ses rayons s'ouvrirent dans l'herbe les petites
  pâquerettes blanches avec des gouttes de pluie qui brillaient de
  couleurs changeantes comme des opales. Les pommiers, en boutons la
  veille, ouvraient leurs fleurs blanches bordées de rose. Il semblait
  que tout cela fût tombé du ciel avec la pluie; la nature avait sa robe
  de noces.

  Sous nos pieds les marguerites, sur nos têtes les fleurs des pommiers:
  il semblait aussi que l'âme s'épanouissait. Une foule de petites
  sensations, de petits bonheurs, fleurissaient dans nos coeurs. Nous
  étions joyeux sur le chemin comme les fauvettes qui chantaient dans les
  haies, comme les abeilles qui bourdonnaient dans les pommiers, comme le
  lézard qui faisait frémir l'herbe. «Oh! Robert, me dis-tu, que l'homme
  est riche, et comme Dieu a doté ses enfants!» Tiens, Vatinel, en
  rappelant tes paroles, je les prononce avec ta voix, je les entends, je
  te vois; mon imagination n'oublie pas un brin d'herbe; je revois le
  ciel bleu que nous voyions par taches à travers les branches des
  pommiers. Je ne saurais te dire quelle inexprimable sensation de joie
  et de bonheur j'éprouve. Tiens, Vatinel, nos premières années sont
  comme des pères prodigues; elles déshéritent les dernières; mais, en
  retrouvant si bien ces doux souvenirs, surtout en retrouvant dans mon
  coeur tant de puissance pour les sentir, même aujourd'hui, je m'écrie
  comme toi alors: «Oh! Vatinel, que l'homme est riche, et comme Dieu a
  doté ses enfants!»

  Nous trouvâmes enfin un enfant qui nous conduisit à mes domaines de
  Fousseron. Chemin faisant, nous essayâmes de le faire parler, sans
  cependant lui adresser de questions trop directes sur l'importance de
  mes propriétés. «Tu connais Fousseron?--J' crès ben, j'y mène tous les
  jours que Dieu fait pâturer mes chèvres dans le jardin.--Comment!
  pâturer tes chèvres dans le jardin! et comment y entres-tu?--A travers
  la haie donc; j'y ai fait un trou à passer un homme.--Un trou dans ma
  haie! te dis-je à voix basse.--Allons, me dis-tu, te sens-tu déjà pris
  du démon de la propriété, et l'air de la Normandie ne peut-il se
  respirer sans qu'on soit atteint de la contagion des procès?» Je ne
  trouvai pas, je puis te l'avouer aujourd'hui, de très-bon goût ta
  plaisanterie sur une chose aussi grave. «Et que dit le garde?
  demandai-je à l'enfant.--Le garde?--Oui, le garde. Qu'est-ce qu'il te
  dit quand tu passes à travers la haie?--Est-ce qu'il y en a un, de
  garde?--Je te le demande.--j' sais pas, mé; j'en ai point vu, da.--Et
  qu'est-ce que tu fais pendant que tes chèvres pâturent?--Eh! j'coupe de
  l'herbe donc, et je pêche dans le ruisseau.»

  Ce petit usurpateur commençait à me devenir aussi odieux qu'un autre
  Normand, Guillaume, dut l'être aux Anglais huit siècles auparavant.
  Cependant cette mention de ruisseau fit que, toi et moi, nous
  échangeâmes un sourire de satisfaction. «Sommes-nous bientôt
  arrivés?--Eh! eh! voilà le trou de l'haie; passez itou comme
  mé.--Merci, voilà pour ta peine; va-t'en.--Nenni, que j' m'en vas
  point; mes chèvres y sont qui pâturent.--Comment! tes chèvres?» J'étais
  prêt à faire explosion; tu passas à travers la haie; nous nous
  trouvâmes dans une _cour_ couverte d'herbe et de pommiers.--Où est le
  château?--L' château? Ça doit être çà; y a point autre chose, da.» Et
  le petit paysan nous montra quatre murs sur lesquels restait la moitié
  d'un toit. «Comment! il n'y a pas de maison?--La v'là, la maison.--Mais
  sur le reste de la terre?--Vous la voyez, la terre; l'domaine finit à
  l'haie d'épine, que le ruisseau est _soi disant_ à Pierre Meglou, qui
  va faire un procès.--C'est ça, Fousseron?--Et j'en sais point d'autre,
  da.»

  Nous nous regardâmes abasourdis du coup, et puis nous partîmes d'un
  grand éclat de rire. Tu t'inclinas et tu te mis à chanter:

      Tout le village
      Vient à l'unisson
      Pour rendre hommage
    Au seigneur de Fousseron.

  «Tiens, dis-je à l'enfant, voici pour toi, et va faire pâturer tes
  chèvres ailleurs.--Merci, m'sieu.» Et il s'en alla. «Messire de
  Fousseron, dis-tu, permettez au plus fidèle de vos vassaux de vous
  faire hommage lige.»

  Les éclats de rire recommencèrent; puis nous nous mîmes à examiner mon
  domaine. La maison avait parbleu bien une chambre et demie, les murs
  étaient verts de mousse; sur un des côtés montait un vieux lierre. Le
  toit était couvert de giroflées en fleurs qui, vues d'en bas,
  semblaient des étoiles d'or dans le ciel. L'herbe était verte et molle
  et parsemée aussi de pâquerettes; mais cette herbe et ces pâquerettes
  étaient à moi; elles me parurent bien plus belles que celles que nous
  avions foulées depuis le matin. Les pommiers avaient plus de fleurs; le
  soleil était plus chaud; le ruisseau murmurait sur les cailloux, et je
  me sentis l'ennemi de Pierre Meglou, qui avait l'audace de me le
  disputer. Mon ruisseau, vive Dieu! _à la rescousse!_ mon ruisseau est à
  moi. Et ce trou dans la haie me gênait aussi beaucoup. Nous finîmes par
  trouver Fousseron un endroit ravissant; les oiseaux qui y chantaient
  étaient à moi. Tu les intitulas: _la musique de sire Fousseron_. Un
  gros merle noir, au bec orange, fut promu à la dignité de _maître de
  chapelle_. C'était un calme et un silence enchanteurs. On sentait une
  si grande paix dans le coeur! On était affectueux et bienveillant.

  «Robert, me dis-tu, nos coeurs sont en ce moment un digne temple pour
  l'amour. Où est la femme que j'aimerai?--Tony, repris-je, j'aime.» Et
  je te parlai d'Alida de Sommery; je te lus une de ses lettres, et, de
  ce jour, nous fûmes amis pour la vie.

  Depuis ce jour-là, j'ai perdu toutes mes belles illusions. J'ai fermé
  mon coeur, parce que la réalité n'y entrait que pour le ravager, et
  j'y ai précieusement serré le passé. Je me suis fait une existence
  factice. J'assiste à la vie comme un spectateur assez bien assis. Mais,
  je te le répète, Tony, quand j'ouvre ce riche écrin de mon coeur, et
  que j'y vois tant de belles pierreries; quand je pense surtout à notre
  amitié, je dis: «Que l'homme est riche, et comme Dieu a doté ses
  enfants!»

    ROBERT.




XV

_Tony Vatinel à Robert Dimeux de Fousseron._


  Au moment où je reçois ta lettre, je viens de conduire au Havre un
  homme qui emmène, pour l'épouser en Angleterre, une femme que j'aimais
  de toutes les forces de mon âme.

    TONY.




XVI

_Robert Dimeux de Fousseron à Tony Vatinel._


  Pauvre Tony! je sais ce que doit être l'amour dans un coeur comme le
  tien. Tu dois être bien abattu, bien malheureux.

  Écoute, pars: va à Honfleur, de Honfleur à Lisieux. Je vais partir de
  Paris; nous passerons quelques jours ensemble. Il y a deux ans, j'ai
  fait refaire le toit de mon château de Fousseron, et j'ai chargé
  Pierre Meglou de refermer la haie et d'en prendre soin. Viens y rester
  avec moi pendant un mois; nous y vivrons seuls au sein de la nature.
  Viens, nous parlerons de ton amour, de ton chagrin. Moi, depuis
  longtemps, je n'ai plus ni amours ni chagrins que les tiens.

  Je me mets en route ce soir.

    ROBERT.




XVII


Tony et Robert passèrent quelques jours ensemble au château de
Fousseron. Robert avait eu, au commencement de sa vie, une grande
passion qui avait fini tristement, comme cela doit être chaque fois que
l'on demande à la vie des choses qui ne sont pas en elle. Il avait
voyagé, et il était revenu guéri, avec une ferme et invincible
résolution de ne plus prendre la vie au sérieux, et il avait
parfaitement soutenu son paradoxe: l'amour surtout était pour lui une
perpétuelle ironie. Il était convaincu qu'en amour il y en a toujours
_un_ qui aime, et que l'_autre_ est sa dupe. Il était décidé à ne
jamais être que l'_autre_.

Avec le souvenir de ce qu'il avait ressenti pour une seule femme, il
s'était fait à l'usage des autres une éloquence du plus grand effet.
D'ailleurs, n'étant jamais entraîné par la passion, il apportait dans
l'escrime de la galanterie, que l'on appelle _amour_ dans le monde, un
sang-froid et une sûreté de coup d'oeil qui lui assuraient un immense
avantage sur ses belles adversaires. Il communiqua à Vatinel ses
théories à ce sujet; mais Vatinel était d'une autre trempe que lui:
l'amour que Vatinel éprouvait pour Clotilde était devenu sa vie tout
entière. «La maladie est rebelle, dit Robert; les symptômes graves et
alarmants résistent à mes efforts. Tu vas voyager.»

Tony Vatinel se laissa embarquer.

Pendant ce temps, Clotilde, qui avait réussi à se _laisser_ enlever par
Arthur, avait été mariée en Angleterre et était venue s'établir à
Paris, où elle avait fait quitter à son mari sa place dans
l'administration.

M. de Sommery avait refusé de la reconnaître pour sa belle-fille, et il
avait envoyé à son fils une malédiction d'après la formule antique et
une menace de le déshériter; mais, au bout de six mois, il trouva sa
maison bien vide, et il consentit à ce que son fils vînt passer
quelques mois à Trouville, mais sans MADEMOISELLE Belfast. Le fils
refusa, le père cria et obtint quinze jours. Clotilde fut très-irritée
de l'_obstination_ de la famille à ne pas l'admettre. Madame Alida
Meunier accoucha d'une fille et n'en fit point part à sa belle-soeur.
Clotilde se mit à recevoir. Sa grâce, son esprit, le bon goût de sa
maison, firent bientôt regretter à Alida de ne pas aller là où allait
tout le monde, et elle _céda_ aux instances de son frère.

Ce qui n'aurait été entre les deux belles-soeurs qu'une malveillance
fort ordinaire, si elles eussent continué à ne pas se voir, devint une
haine envenimée par l'obligation où elles se trouvèrent de vivre aux
yeux du monde dans une intimité fraternelle. Clotilde, infiniment
supérieure à Alida par sa beauté et par la fascination de son esprit,
aurait augmenté cette haine tout naturellement par ses succès, quand
même elle aurait négligé toute sorte de petites humiliations dont elle
ne se faisait pas faute.

Alida ne pouvait répondre à des attaques qu'elle seule comprenait, que
par des violences visibles ou des aigreurs bruyantes, et elle se
sentait encore plus irritée de paraître toujours avoir tort dans un
combat d'où elle sortait le plus profondément blessée.




XVIII


Nous avons imprudemment laissé entrer dans notre livre une petite Zoé
Reynold, qui maintenant a le droit d'y paraître et d'y vivre aussi bien
que nos autres personnages. Mademoiselle Zoé Reynold nous impose son
cousin et futur mari, M. Charles Reynold. Je suis réellement effrayé de
voir à combien de personnages j'ai donné une dangereuse hospitalité,
moi qui, ennemi de la foule, ai toujours eu un si grand soin de
n'admettre que deux ou trois personnes dans ma retraite. Car, ces
personnages évoqués, ils vont demeurer avec moi pendant un mois et
demi. Ils vont être ma société intime, ils ne me quitteront pas, ils
se promèneront pendant six semaines dans mon jardin. Bienheureux
serai-je encore s'ils veulent bien ne marcher que dans les allées; ils
parleront et bourdonneront sans cesse à mes oreilles, et, le vendredi,
à cette table où ne s'assied que l'ami Gatayes, ils viendront pendant
six semaines manger notre gigot et nos haricots. Plus de calme, plus de
solitude! Passe encore quand je ne donne asile qu'à d'honnêtes
personnes, à des gens selon mon coeur; j'ai eu parfois d'excellentes
relations, et je ne regrette pas le temps que j'ai passé avec
quelques-uns des héros de mes livres précédents. Je ne me plains ni de
Stéphen ni de Magdeleine. Wilhem Girl a toujours été bon compagnon.
Antoine Huguet et ses amis m'ont bien amusé. Geneviève, Rose et Léon,
ont été pour moi d'excellents amis, sans parler de plusieurs centaines
d'autres enfants qui me doivent le jour, et dont je n'ai pas trop à me
plaindre. Mais, cette fois, cette petite Clotilde me gêne étrangement.
Il y a en elle je ne sais quoi de sinistre et de menaçant; c'est ce qui
m'explique la faiblesse qui m'a fait donner accès à Zoé Reynold et à
son cousin, dont nous allons un peu nous occuper, tandis que Tony
Vatinel voyage, que Clotilde et Alida s'enveniment l'une contre
l'autre, que M. de Sommery et l'abbé Vorlèze jouent aux échecs et se
disputent, et que madame de Sommery existe, car elle n'a pas autre
chose à faire dans la vie.




XIX


Un dragon traverse au grand trot les rues de Paris, les fers de son
cheval font jaillir du pavé des milliers d'étincelles; son sabre
retentit dans le fourreau. On se range en toute hâte sur son passage;
les mères se serrent contre les murailles avec leurs enfants. Les
hommes laissent échapper des paroles de mauvaise humeur. Où vas-tu,
guerrier? où s'arrêtera ton coursier écumant? Vas-tu sur un champ de
bataille rejoindre ton drapeau, donner ou recevoir la mort? ou, simple
messager, apportes-tu la nouvelle d'une victoire ou d'une défaite?
Demain, les cloches des églises appelleront-elles les hommes pieux et
les hommes curieux à un _De profundis_ ou à un _Te Deum_? Quelque
malheur public va-t-il réjouir les employés, les ouvriers et les
lycéens, en fermant les ateliers, les bureaux et les colléges pour
vingt-quatre heures? En te voyant passer si rapidement, on s'interroge,
et plus d'une portière pense à retirer son argent de la caisse
d'épargnes. Où vas-tu, guerrier, et d'où viens-tu? Es-tu un messager de
crainte ou d'espérance, de joie ou de deuil?

Non, le guerrier est une estafette envoyée du ministère des finances à
la rue du Faubourg-Poissonnière, par M. Charles Reynold, employé de ce
ministère, pour porter à sa cousine, mademoiselle Zoé Reynold, la
lettre que voici, et sur laquelle il a écrit: _Service du ministre_.

    «Ma chère Zoé,

  »Il me sera impossible d'aller ce soir chez mon oncle, comme tu me
  pries de le faire. Une partie de plaisir, convenue avec plusieurs
  amis, prendra toute ma soirée; mais, demain au soir, je me rendrai
  à ton invitation. J'ai, à ma dernière visite, oublié mon
  parapluie; fais-le mettre de côté et recommande-le.

    »Ton cousin,

    »CHARLES REYNOLD.»

Le dragon fit marquer l'heure à laquelle il était arrivé; car il faut
que les affaires de l'État se fassent régulièrement, et ce n'est pas
pour rien que l'on entretient en France une armée de quatre cent mille
hommes; puis il remit son cheval au trot, et disparut. «Voilà, en
effet, dit Zoé, quand elle eut lu la lettre de son cousin, un amant
bien agréable et tout à fait entraînant, que mon cher cousin Charles!»




XX


Le lendemain, Charles vint assez tard; Zoé, pour la première fois, s'en
impatienta. «Qu'a donc Zoé aujourd'hui, demanda le père Reynold,
qu'elle est toute distraite?--Voici, reprit la mère, trois jours que
Charles ne vient pas.» Zoé entendit ses parents, et fut
très-contrariée de l'interprétation qu'ils faisaient de son agitation.
Le père Reynold sortit; la mère continua à faire du filet. Charles
entra. «Bonjour, ma tante.--Bonjour, mon neveu. As-tu rencontré ton
oncle?--Oui, ma tante, je venais en flânant, et il m'a dit de venir
plus vite, que l'on avait à me parler.--C'est sans doute ta
cousine.--Qu'est-ce que tu me veux, Zoé?» Zoé lui fit signe de se
taire; puis elle lui fit des questions sur la santé de sa mère et sur
une foule de parents dont elle n'avait pas coutume de se soucier, et
dont l'existence importait fort peu à Charles.

CHARLES. Mais, Zoé, quelle tendresse prends-tu donc tout à coup pour
cette partie ignorée de notre famille?

ZOÉ. Ma mère dort; maintenant causons. Je t'ai écrit de venir; où est
ma lettre?

CHARLES. Ma foi, je ne sais pas; peut-être dans mon portefeuille.

ZOÉ. Bien, ne cherche pas, c'est inutile.

CHARLES. Que me veux-tu?

ZOÉ. J'ai à te parler d'une chose de la plus grande importance, d'une
chose qui peut faire à tous deux notre malheur ou notre félicité.

CHARLES. Oh!

ZOÉ. Nous devons nous marier.

CHARLES. Oui; après?

ZOÉ. Nous aimons-nous?

CHARLES. Mais... oui, nous nous aimons. Est-ce que tu ne m'aimes pas,
toi?

ZOÉ. Si, mon cousin.

CHARLES. Eh bien! je t'aime aussi, ma cousine.

ZOÉ. Ce n'est pas là ce que je veux dire.

CHARLES. Alors je ne comprends pas.

ZOÉ. Tu en es bien capable.

CHARLES. Cela veut dire que je suis un butor? Merci, ma chère cousine.

ZOÉ. Parlons sérieusement.

CHARLES. Je t'écoute.

ZOÉ. Eh bien!... c'est assez difficile à dire... Écoute bien. Crois-tu
m'aimer d'amour? Je réponds moi-même: Non, tu ne m'aimes pas d'amour.

CHARLES. Ah!

ZOÉ. Tu as eu quelque chose de plus pressé que de venir me voir hier.

CHARLES. Je le crois bien, une partie charmante!

ZOÉ. Quand on est amoureux, il n'y a rien de charmant.

CHARLES. Excepté la personne...

ZOÉ. Oui; tu as reçu une lettre de moi, sans trouble, sans émotion; tu
ne l'as pas couverte de baisers, tu ne l'as pas relue cent fois, tu ne
l'as pas mise la nuit sous ton oreiller; le matin, tu ne t'es pas
réveillé tout joyeux. Au lieu de l'enfermer comme un avare son trésor,
tu ne sais pas où elle est.

CHARLES. Mais...

ZOÉ. Laisse-moi continuer... Tu viens près de moi en _flânant_; ta
barbe n'est pas fraîchement faite, tes gants sont fanés; tu as, en me
parlant, précisément le même son de voix qu'en parlant à ma mère.

CHARLES. Oh! ça...

ZOÉ. Tais-toi... Tu n'as, en m'abordant, ni émotion ni embarras.. Tu ne
m'aimes pas, tu n'es pas amoureux de moi; c'est évident. Ne
m'interromps pas; ce que je dis là n'est pas très-facile à dire; si tu
m'interromps, il me sera impossible de continuer. Je ne t'aime pas non
plus.

CHARLES. Eh!...

ZOÉ. Tout à l'heure nous nous sommes baissés pour ramasser mon
mouchoir, nos cheveux se sont touchés et nous n'avons frémi ni l'un ni
l'autre, je t'attendais, et je n'ai pas mis plus de soin à ma coiffure
qu'hier que je ne t'attendais pas; le bruit de tes pas dans l'escalier
ne me fait nullement battre le coeur; je ne reconnais pas ton coup de
sonnette. Quand tu n'es pas là, si on vient à parler de toi, je ne me
sens pas rougir et je me mêle sans aucun embarras à la conversation, si
on dit du mal de toi, j'ose te défendre; si on en dit du bien, ce qui,
je dois l'avouer...

CHARLES. N'arrive pas souvent?

ZOÉ. C'est toi qui l'as dit. Eh bien! mon cher cousin...

CHARLES. Eh bien! ma chère cousine?

ZOÉ. Nous ne nous aimons pas.

CHARLES. Je suis tout étourdi de ta science. Où diable l'as-tu puisée?

ZOÉ. Dans des livres, l'histoire du coeur.

CHARLES. Si tu t'en rapportes à tes livres, il est clair que nous ne
nous aimons pas.

ZOÉ. Je suis enchantée de te voir partager ma conviction à ce sujet.
Cependant on veut nous marier.

CHARLES. Certainement.

ZOÉ. Nous ne pouvons nous marier sans amour.

CHARLES. Tu crois?

ZOÉ. Sans ces transports, sans ces ravissements, ces enivrements...

CHARLES. Cousine, tu m'intimides.

ZOÉ. Réponds-moi, es-tu de mon avis?

CHARLES. A te parler franchement, quoique j'aie eu sous ce rapport une
éducation plus négligée que la tienne, j'y avais déjà pensé.

ZOÉ. Aimes-tu quelqu'un?

CHARLES. Non; et toi?

ZOÉ. Ni moi. Mais nous ne pouvons nous marier ensemble.

CHARLES. Le mariage sans amour, c'est le jour sans l'aurore.

ZOÉ. Où as-tu lu cela?

CHARLES. Nulle part; j'improvise.

ZOÉ. Il faut résister à la tyrannie de nos parents.

CHARLES. Es-tu bien sûr qu'ils nous tyrannisent?

ZOÉ. N'est-ce pas de toutes les tyrannies la plus cruelle et la plus
odieuse que celle qui porte des parents insensés à contraindre de
s'unir deux coeurs qui ne sont pas faits l'un pour l'autre, à condamner
leurs enfants au malheur et au désespoir?

CHARLES. Je te demanderai à mon tour où tu as lu cela; à coup sûr,
c'est dans un mauvais livre.

ZOÉ. Cesse de plaisanter; il faut déjouer leurs projets.

CHARLES. Mais, Zoé, je ne m'aperçois pas qu'on nous entraîne à l'autel.

ZOÉ. Faisons-nous un serment.

CHARLES. Un serment d'amour?

ZOÉ. Charles, tu es fou.

CHARLES. Sérieusement, je suis un peu de ton avis sur notre mariage;
cela n'aurait pas le sens commun.

ZOÉ. Il faut faire part à nos parents de notre résolution.

CHARLES. Pourquoi faire? Attends que l'on nous parle du mariage.

ZOÉ. Tu me promets donc de me refuser?

CHARLES. Tu jures de repousser ma main?

ZOÉ. Je le jure.

CHARLES. Moi, je t'en donne ma parole d'honneur.

ZOÉ. Mon cher Charles, je suis ton amie pour toujours!

CHARLES. Ma chère Zoé, tu es une fille adorable!




XXI


Charles alla voir Robert Dimeux. Robert était bien placé dans le monde,
et Charles ressentait quelque orgueil d'être avec lui sur un certain
pied d'intimité, intimité qu'il exagérait, du reste, beaucoup lorsqu'il
parlait de Dimeux absent ou quand il y avait des spectateurs.

Robert aimait Charles, parce que, sous un réseau de petits ridicules,
il distinguait parfaitement un coeur bon et honnête; il savait que le
_jeune homme_ se parait de certains vices qu'il n'avait pas, comme il
mettait le gilet et la cravate à la mode. Robert était si indifférent,
que l'indulgence lui était facile, indulgence semblable à celle
qu'aurait un homme auquel vous donnez un coup de pied dans la jambe, si
sa jambe est de bois.

Robert connaissait les jeunes gens; il savait que l'on ne se résigne à
être soi qu'après avoir pris et arraché successivement une
demi-douzaine de masques; il savait qu'un jeune homme...




XXII


Me voici désagréablement arrêté par un mot. Ma plume vient de harponner
dans l'encrier une pensée pleine de finesse, d'observation et de
vérité, et je ne puis l'exprimer. Je ne puis l'exprimer, parce que j'ai
besoin pour cela d'un mot choquant. Puisque je ne la dirai pas, je puis
bien au moins la regretter et dire que c'était la plus belle, la plus
neuve, la plus grande, la plus noble, la plus inouïe des pensées; que
c'était... Allons toujours, je ne risque rien, personne ne pourra me
démentir, puisque je vais rejeter la pensée dans l'encrier, faute d'un
mot, ou plutôt par la faute d'un mot. C'était une pensée d'une
délicatesse, d'une...

Mais l'éloge que j'en fais m'exalte moi-même, et je vais la risquer. Il
convient donc de prendre des allures plus modestes, et de dire
simplement que c'est un aperçu à la portée de tout le monde, que cent
mille personnes ont trouvé avant moi, que ce n'est presque rien, que ce
n'est même absolument rien. Alors je n'ai presque plus envie de la
dire; et puis, il y a ce mot, ce maudit mot... Ma foi, les personnes
qui ne voudront pas le lire passeront le chapitre suivant.




XXIII


Dimeux savait bien qu'il faut qu'un jeune homme jette ses gourmes, dont
voici quelques-unes:

Faire un poëme épique en _seconde_. Porter à des souliers lacés,
dissimulés par des sous-pieds très-tirés, éperons si longs, qu'on
devrait, pour la sûreté des passants, y attacher de petites lanternes
et crier. «Gare!» Conduire soi-même un cabriolet de louage et faire
monter le cocher derrière. S'écrire à soi-même des lettres de
_comtesses_ que l'on s'envoie par la poste. Avoir pour ami un acteur de
mélodrame que l'on tutoie. Mettre un oeillet rouge à sa boutonnière
pour simuler à vingt pas la croix d'honneur. Faire partie d'un club ou
d'une société secrète, ou se cacher quoiqu'on ne soit pas recherché,
et dire: «Le gouvernement veut en finir avec moi.»

Parler de créanciers et de dettes que l'on n'a pas. Plaisanter beaucoup
sur les femmes, sur l'amour, etc., tandis que le moindre geste de la
femme de chambre de la maison vous fait pâlir ou devenir rouge, et que
le son de sa voix vous fait frissonner. Appeler, en parlant d'eux, tous
les hommes remarquables de l'époque par leur nom sans y joindre le
_monsieur_. Se dire désillusionné quand on n'a encore rien vu de la
vie. Parler avec dédain de l'amour, de l'amitié, de la vertu à cette
riche époque de l'existence où le coeur, gonflé de bienveillance et
d'exaltation, laisse déborder toutes les tendresses et tous les beaux
sentiments.

Prétendre fumer avec le plus grand plaisir des cigares violents qui
vous font vomir, dans une allée détournée du jardin, jusqu'aux clous de
vos bottes. Parler avec un enthousiasme grotesque des choses à la mode
que l'on ne sent pas, et cacher avec soin les beaux et vertueux
enthousiasmes de la jeunesse. Voler dans les maisons des cartes de
personnages que l'on n'a jamais vus, et les accrocher à sa propre glace
pour donner à son portier, à sa femme de ménage et à ses amis une haute
opinion de ses relations.

Parler tout haut avec un ami que l'on rencontre au théâtre ou à la
promenade, et ne rien lui dire qui puisse l'intéresser, toute la
conversation n'ayant d'autre but que d'être entendue des promeneurs et
des spectateurs sur lesquels on veut _faire de l'effet_. Porter un
lorgnon avec des yeux excellents. Appeler ses parents _ganaches_,
quand, le matin, trouvant un vêtement de sa mère tombé sur un tapis, on
l'a baisé en le ramassant précieusement. Etc. etc. Toutes choses dont
les gens les plus sensés, les plus spirituels, les meilleurs,
trouveront quelques-unes dans leurs souvenirs.

Ah! mon Dieu, voici le chapitre fait, et j'aurais pu dire: «Il faut que
le jeune homme jette son écume comme un vin généreux qui fermente, ses
scories comme un métal en fusion.» Peut-être l'_autre mot_ exprime-t-il
mieux ce que je voulais dire. Du moins, me servirai-je de ce prétexte
pour ne pas recommencer ce chapitre.




XXIV


Charles entra bruyamment. Robert Dimeux avait près de lui deux hommes
de ses amis qui fumaient et buvaient de quelques flacons de liqueur
placés sur la table, tandis que Robert déjeunait.

«Charles, voulez-vous fumer?» demanda ROBERT.

CHARLES. Certainement.

ROBERT. Voici des cigarettes ou des pipes avec du tabac turc, doux
comme du miel.

CHARLES. Non, donnez-moi le _brûle-gueule culotté_ et du tabac plus
fort que cela, sacredieu! du _caporal_.

ROBERT. Que devenez-vous donc, Charles, que je ne vous voie plus?

CHARLES. Que voulez-vous, _mon cher_! le tourbillon de Paris vous
entraîne, les soirées, les concerts, les spectacles, les femmes.

ROBERT. Vous ne parlez pas de votre bureau?

(Charles, qui était à son bureau un modèle d'assiduité, se sentit, à
cette allusion à ses vertus privées, devenir rouge jusqu'aux oreilles.)

CHARLES. Mon bureau, mon bureau, ce n'est pas là ce qui me prend du
temps; j'y vais pour ne pas faire trop rabâcher mon père; quand j'ai le
temps, trois ou quatre fois par mois.

ROBERT. Mais c'est une place fort commode. Et l'on vous donne pour
cela?

CHARLES (_qui ne reçoit au ministère que_ 1,200 francs). Oh! une
misère, une bagatelle, que je lâcherai aussitôt que mon bonhomme de
père aura passé à l'état d'ancêtre, un millier d'écus.

ROBERT. Prenez-vous des liqueurs? Voici de l'anisette, du curaçao.

CHARLES. De l'anisette, du curaçao, c'est écoeurant: donnez-moi du dur,
du rack ou du wisky, sacredieu! du coupe-figure, du casse-gueule, du
tord-boyaux.

Les deux amis de Dimeux s'en allèrent; Charles et Robert restèrent
seuls. Charles but son verre de wisky d'un seul coup et se détourna
pour cacher à Robert qu'une partie lui en ressortait par les yeux en
larmes d'angoisse. Robert s'était, comme cela lui arrivait quelquefois,
donné à lui-même une petite représentation des ridicules du jeune
homme. Quand ils ne furent qu'eux deux, il pensa que l'absence des
spectateurs rendrait moins odieux à Charles d'être lui-même, et lui
donnerait moins de honte de paraître un bon et excellent jeune homme.
Il cessa donc de provoquer ses sorties, et prit la conversation sur un
autre ton.

ROBERT. Charles, il ne faut pas quitter votre place, même quand vous
auriez le malheur de perdre votre excellent père. Votre existence est
parfaitement arrangée: vous n'avez qu'à vous laisser aller sans efforts
au courant de la vie; d'ici à un an, vous épouserez votre cousine Zoé,
qui est une charmante fille, et vous aurez la plus heureuse vie du
monde.

CHARLES. Ma cousine Zoé? Ah! oui, c'est encore une des billevesées de
ma famille. On voudrait me marier, me marier dans un an; mettre déjà un
terme à ma liberté et à mon heureuse vie de garçon, si pleine de fêtes
et de plaisirs; et, d'ailleurs, je n'aime pas Zoé.

ROBERT. Vous êtes difficile.

CHARLES. Un peu.

ROBERT. Elle a une taille charmante.

CHARLES. Elle est maigre.

ROBERT. Dites svelte et élancée.

CHARLES. Elle a les mains rouges.

ROBERT. Je l'espère bien. Et que dites-vous de ses yeux pleins de
malice et d'esprit, de sa bouche dont les coins ont tant d'expression,
de son pied si étroit et si cambré?

CHARLES. Mon cher, elle est prude et romanesque.

«Allons, allons, pensa Dimeux, le jeune homme est décidé à poser tout
le jour; il faut le laisser faire.--Alors, mon cher ami, vous
refusez votre cousine?»

CHARLES. Oui, certes; d'ailleurs, nous nous sommes expliqués ensemble;
nous avons décidé que nous ne nous aimions pas, et nous sommes résolus
à tout braver plutôt que de céder à l'odieuse tyrannie de nos parents,
et je viens vous prier de me rendre un service.

ROBERT. Je le ferai avec plaisir.

CHARLES. Je veux aller dans le monde; présentez-moi dans quelques
maisons.

ROBERT. Volontiers... Vendredi, si vous voulez, je vous mènerai chez
madame de Sommery.

CHARLES. Je la connais; c'est mademoiselle Clotilde Belfast, c'est une
amie de Zoé. A la bonne heure! voilà une charmante femme!

ROBERT. Eh bien! vendredi, vous pourrez lui dire cela à elle-même.

Charles se sentit serrer le coeur à la seule idée de toute la
résolution qu'il faudrait pour dire à une femme qu'il la trouvait
charmante.

Néanmoins, il triompha de cette angoisse et dit d'un air avantageux:

«Certainement.»

ROBERT. Mardi, chez madame Meunier.

CHARLES. Autre amie de ma cousine.

ROBERT. Enfin, si cela vous plaît, j'emploierai toute votre semaine.

CHARLES. Merci, _mon cher_; à vendredi.

Et Charles sortit en fredonnant.




XXV


Robert Dimeux reçut une lettre de Tony Vatinel; elle portait le timbre
de Londres. «Ah! dit Robert, ici mon malade sera distrait; il a bien
des choses à me dire _sur le berceau du gouvernement représentatif_, si
haï des vaudevillistes.»

Voici ce qu'écrivait Tony Vatinel:




XXVI

_Tony Vatinel à Robert Dimeux de Fousseron._


    Londres.

    Mon cher Robert,

  Je me rappelle le premier jour que je la vis; c'était à Trouville,
  à la marée basse. On pêchait aux _équilles_. Les filles du pays,
  les jambes nues et rouges, avec un petit panier d'une main et un
  petit trident de l'autre, creusaient dans le sable fin et serré et
  jetaient dehors les _équilles_, semblables à de petites anguilles
  grises. Elles avaient relevé jusqu'aux jarrets leurs robes de
  laine rayée. Je me promenais par là avec mon fusil et mon chien
  pour abattre quelques _mouettes_.

  Le soleil se couchait; les nuages à l'horizon étaient rouges et
  violets, et le soleil lançait sur Trouville des rayons obliques,
  moins ardents déjà que dans la journée, mais empourprant tout ce
  qu'ils touchaient. La mer commençait à monter, et la Touque
  refluait vers sa source; mais, comme elle descend d'une colline
  élevée, il se livre un combat entre le courant et le flot de la mer
  qui le rebrousse, et elle se répand sur les rives.

  Il y eut un moment où les pêcheuses se trouvèrent sur une sorte
  d'île entre la Touque débordée et la mer qui montait. Il n'y avait
  là rien d'inquiétant pour les filles du pays, qui en seraient
  quittes pour relever leurs jupes; mais mon attention fut attirée
  par les éclats d'une _bourgeoise_ que je n'avais pas d'abord
  remarquée au milieu d'elles. Je m'approchai, et les _filles_ firent
  autour d'elle un cercle pour la cacher; je reculai quelques pas.
  Bientôt le cercle se dérangea, et j'aperçus la plus ravissante
  créature que j'eusse jamais rêvée. Rien dans son aspect ne pouvait
  faire supposer qu'elle fût de la même espèce que les femmes qui
  l'entouraient. Elle était petite et svelte; ses beaux cheveux
  blonds flottaient au vent, légers comme l'écume de la mer; son
  visage, éclairé par les rayons rouges du soleil, était doucement
  lumineux, comme on peint celui des anges; elle venait de se
  déchausser pour pouvoir franchir les flaques qui s'étaient
  répandues; mais sa robe était si peu relevée, malgré les conseils
  des filles qui l'accompagnaient, qu'on ne voyait que le
  commencement  de sa jambe et un pied petit à le cacher dans la
  main et blanc comme du lait, une cheville sèche et fine comme une
  arête. Sa démarche était gracieuse et légère, et, en la voyant
  ainsi sortir presque de la mer, avec ses cheveux blonds, je me
  rappelai ce que Virgile dit de Vénus, _et vera incessu patuit dea_,
  et Homère de Thétis, qu'il appelle _Arguropodos_, déesse aux pieds
  d'argent.

  Tu ne saurais croire combien ce tableau est resté complet dans ma
  mémoire, et comme je n'ai rien oublié de ce qui se passait en ce
  moment, même des choses qui n'avaient aucun intérêt et qui ne se
  rapportaient pas à la scène qui enchantait mes yeux. Je n'ai, quand
  j'y pense, qu'à fermer les yeux pour tout voir dans les moindres
  détails.

  Sa robe était d'un gris sombre.

  Il y avait au ciel un grand nuage qui avait la forme d'un aigle
  avec une aile étendue. Ce nuage noir devant le soleil donnait à
  l'aigle l'air de voler dans le feu, qui avait brûlé une de ses
  ailes.

  Le vent soufflait du sud-ouest et inclinait un petit arbre qui
  dépassait le toit de la première chaumière de Trouville.

  Dans le sable jaune s'était ouvert un _phlox_ aux fleurs d'un rose
  pâle, quoique ce ne fût pas encore la saison, car nous n'étions
  qu'au mois de juin.

    TONY VATINEL.


«Ah! pensa Robert, voilà donc tout ce qu'il a vu en Angleterre!
J'envoie son corps là-bas, et son coeur et son esprit sont restés à
Trouville.»




XXVII

_Tony Vatinel à Robert Dimeux de Fousseron._


    Dublin.

  Je suis à Dublin.

  Un jour que j'arrivais chez M. de Sommery, je fus, comme de
  coutume, obligé de m'arrêter à la porte, tant mon coeur battait
  fort, pour me remettre avant d'entrer. Il se répand autour de la
  femme que l'on aime un parfum céleste; ce n'est plus de l'air,
  c'est de l'amour qu'on respire.

  M. et madame de Sommery tenaient, comme de coutume, les deux côtés
  de la cheminée, où le vent frais avait fait allumer du feu,
  quoiqu'on fût au mois de mai. _Elle_ était près de madame de
  Sommery; Arthur près d'elle; près d'Arthur une femme en visite. Le
  seul siége vacant se trouvait entre cette femme et madame Meunier,
  qui, avec l'abbé Vorlèze, finissait le demi-cercle jusqu'à M. de
  Sommery. Je m'assis d'assez mauvaise humeur entre ces deux femmes,
  qui toutes deux cependant étaient assez jolies. Mais, depuis le
  premier jour où je _l_'avais vue, toute mon organisation était
  changée. Je n'éprouvais plus de ces désirs sans but, ni cet
  instinct qui entraîne un jeune homme vers la _femme_; elle
  remplaçait pour moi toutes les femmes,  et toutes les femmes
  n'auraient pu la remplacer un moment; elle seule me semblait belle,
  elle seule me semblait femme, ou plutôt elle était plus qu'une
  femme, et les autres étaient moins. Un baiser, dans mon ardente
  imagination, ce n'étaient plus mes lèvres jointes aux lèvres d'une
  femme, mais ma bouche sur la sienne. Je ne voyais plus qu'elle;
  tout ce qui n'était pas elle n'existait pas ou me gênait. Je
  trouvais trop peu de toute ma vie employée à l'aimer, et je ne
  voulais pas qu'on vînt m'en dérober rien.

  Dans mon chagrin de n'être pas près d'_elle_, je tâchais au moins
  de ne pas me mêler à la conversation, pour être tout à mon amour.
  Je la regardais; j'aurais voulu avoir mille ans à vivre; chacun de
  ses cheveux eût rempli une année de ma vie. Je n'ai d'elle qu'une
  fleur sèche, et, quand je m'enferme le soir, je passe quelquefois
  la nuit entière à la regarder. Cette fleur était une branche de
  genêt cueillie dans les petits bois qui dominent Trouville; un
  jour, je m'y suis promené avec elle, dans de petites allées où il y
  avait de la mousse. Il n'y avait rien de joli comme ses petits
  pieds sur ce velours vert de la mousse. Mais qu'est-ce que je
  disais, et où en étais-je? Ah!... _Elle_ se leva, et, s'approchant
  de la femme qui était en visite, elle lui soutint qu'elle avait
  froid et la força de prendre sa place près de madame de Sommery, et
  conséquemment plus près du feu. Naturellement, elle prit la place
  vide qui se trouvait auprès de moi.

    TONY VATINEL.




XXVIII

_Tony Vatinel à Robert Dimeux de Fousseron._


    New-York.

  Je suis arrivé hier à New-York.

  J'arrivai un jour chez M. de Sommery, dans la journée. Tout le
  monde était à la promenade; elle était seule; je me sentis fort
  troublé.

  C'est singulier, mon cher Robert: je me suis battu une fois, étant
  étudiant, avec un maître d'armes qui m'a donné un coup d'épée.
  J'ai, une autre fois, été emporté par un cheval fougueux qui s'est
  brisé la tête contre une muraille.

  J'ai lutté contre la mer en furie.

  Je n'ai jamais rien rencontré dans toute ma vie qui m'ait inspiré
  autant de terreur que le froncement du sourcil étroit de cette
  femme, si petite et si frêle, que je n'oserais la toucher dans la
  crainte de la briser.

  Après les premiers compliments d'usage, nous restâmes sans rien
  dire; mes rêveries m'emportaient au ciel, et je n'osais ouvrir la
  bouche; je sentais mon coeur si plein d'amour, que, quoi que
  j'eusse voulu dire, je craignais de prononcer malgré moi: «Je vous
  aime.»

  Cependant je voulus savoir si son silence avait la même cause que
  le mien; et brusquement je lui parlai d'une chose indifférente,
  des nombreuses fleurs qui couvraient les ajoncs des falaises
  d'étoiles d'or, et qui, s'il faut en croire les dictons du pays,
  promettaient à nos marins une bonne pêche.

  Certes, si on m'eût forcé de répondre à une chose aussi éloignée de
  ce que je pensais un instant auparavant, j'eusse eu l'air le plus
  étonné et le plus étourdi du monde. Elle me répondit simplement
  qu'elle en serait enchantée. Il est vrai que, entre deux personnes
  qui s'aiment, _bonjour_ peut vouloir dire: «Je vous aime, et mon
  âme est à vous;» mais sa voix ne disait rien de plus que ses
  paroles.

  Je partis désespéré.

    TONY VATINEL.




XXIX.

_Robert Dimeux de Fousseron à Tony Vatinel._


    Paris.

  Je ne m'aperçois pas, mon cher Vatinel, que tes voyages t'apportent
  de grandes distractions, et tu me sembles précisément un peu plus
  amoureux qu'avant ton départ, que j'avais considéré comme un moyen
  de guérison invincible. Il y a, mon bon ami, des ânes parmi les
  médecins du coeur comme parmi les autres, et je me déclare digne
  d'être reçu _in eorum docto corpore_.

  Comment n'avais-je pas vu tout d'abord de quelle nature était ta
  passion? Aujourd'hui, je ressemble à un médecin qui fait l'autopsie
  de son mort et qui explique parfaitement comment il aurait fallu le
  soigner.

  Ton amour est tout en toi; tu es comme ces boîtes à musique qui
  jouent les airs qu'elles contiennent, aussitôt qu'elles sont
  montées, n'importe par quelle main. Tu aimes Clotilde comme tu
  aurais aimé toute autre femme, sans que la différence qui aurait
  existé entre cette autre femme et elle eût amené la moindre
  différence dans ton amour. Tout ce qu'il y a en toi de bon, de
  grand, de généreux, tu l'en as revêtue, comme une femme italienne
  revêt sa madone de ses plus beaux colliers, et, dans ce culte que
  tu as maintenant pour elle, c'est ton amour que tu aimes et que tu
  adores; ton amour, sans lequel Clotilde, sans être une femme
  vulgaire, serait une femme dont les défauts et même les qualités
  t'inspireraient de l'éloignement.

  J'ai donc agi maladroitement pour ta guérison en t'éloignant
  d'elle. Quand tu ne la vois pas, tu te la figures comme tu l'aimes
  et comme tu veux qu'elle soit. La Clotilde que tu aimes n'est pas
  ici, à Paris; tu l'as emportée dans ton coeur.

  Mais, si tu étais ici, si tu la voyais comme je la vois, il y
  aurait de temps en temps des moments où tu t'apercevrais de
  quelques légères différences entre elle et l'objet de ton amour.

  Dans l'éloignement, ton mal est incurable, et, je te le répète, je
  suis un âne de ne l'avoir pas deviné. Ah! si tu aimais une femme
  vivante, une femme réelle, il pourrait arriver que tu voulusses la
  comparer à une autre et que la comparaison ne fût pas à son
  avantage. Aujourd'hui, tu verrais une femme dont les cheveux
  seraient plus fins; demain, une autre dont le pied serait plus
  petit. Mais tu es amoureux d'une femme que tu as inventée; et,
  quand on invente une femme, on aurait bien tort de lui laisser
  craindre la comparaison avec une autre; tu lui donnes libéralement
  les cheveux _les plus fins du monde_, le pied _le plus petit qu'on
  puisse voir_.

  Arrivez avec des cheveux invisibles et presque pas de pieds, vous
  ne pouvez l'emporter sur la divinité sortie tout armée du cerveau
  de l'amoureux. Les cheveux les plus fins du monde, cela veut dire
  encore plus fins que les vôtres; cela même tourne à son avantage.
  On n'avait pas imaginé de cheveux aussi fins que les vôtres; mais,
  puisque les voilà, les cheveux les plus fins du monde sont obligés
  de l'être encore plus que cela.

  Les rois persans ne se montraient jamais. A peine a-t-on vu les
  rois, que, par des transitions successives, on les a guillotinés.

  Le seul peuple qui soit resté religieux est le peuple turc, chez
  lequel il n'est pas permis même de représenter Dieu par la pierre
  ou la toile. Dieu a, dit-on, fait l'homme à son image. Cela n'a été
  inventé que pour donner une apparence de justice, de représailles
  et de talion à l'insolence qu'ont eue les hommes de peindre Dieu à
  leur ressemblance.

  Je n'ai cependant pas renoncé à te guérir, mon cher Vatinel, mais
  je vais employer un autre moyen; tu verras Clotilde, tu lui
  parleras de ton amour, tu seras son amant, et alors tu seras sauvé,
  alors tu ne l'aimeras plus.

  Viens, viens! J'ai consenti à me priver de mon ami parce que
  j'espérais le guérir. Viens ici; si tu ne guéris pas, au moins tu
  auras le sein d'un ami pour reposer ta pauvre tête malade.

    ROBERT DIMEUX.




XXX


Madame Clotilde de Sommery demeurait place Royale, dans un de ces
vastes appartements aux plafonds élevés que l'on ne trouve plus guère
que là, si j'en excepte pourtant mon atelier. Il n'y avait rien de
féminin dans l'arrangement de son salon. Autour du plafond régnait une
corniche dorée sur une boiserie blanche; de grandes draperies de damas
rouge couvraient les fenêtres et les portes; un lustre pendait d'une
rosace dorée; les fauteuils, dans le style de Louis XV, étaient dorés
et de l'étoffe des rideaux et des portières; de grandes glaces, placées
sur des consoles dorées, s'élevaient jusqu'au plafond. Tout cela avait
une grande harmonie et une élégance sérieuse. Madame de Sommery faisait
les honneurs de son salon avec beaucoup d'aisance et de tact.

A voir cette femme si frêle, si petite, on était sans cesse étonné de
sa conversation sérieuse; son visage était grave et son sourire
extrêmement rare, ce qui le rendait d'autant plus charmant, semblable à
ces rayons de soleil qui percent un moment un ciel orageux d'un long
faisceau de lumière.

Elle aimait à parler de la politique du moment, et prévoyait les choses
avec une sagacité et un instinct merveilleux. Elle ne négligeait aucun
moyen de mettre son mari en évidence, et savait l'obliger à une foule
de démarches dont seul il n'aurait pas eu seulement l'idée.

Elle voulait qu'Arthur fût député, et elle avait déjà choisi ses amis
politiques, et fixé la place qu'il occuperait sur les bancs de la
Chambre. Elle lui faisait à son insu une considération qui devait le
précéder. Plusieurs personnages influents venaient chez elle avec
plaisir. Ils lui faisaient bien un peu la cour; mais elle avait un art
merveilleux pour les payer d'espérances vagues sans les décourager. Non
que Clotilde fût gouvernée par des principes bien sévères, ou gardée
par de l'amour pour son mari; mais tous ces hommes qui l'entouraient
étaient pour elle des _moyens_, et elle pensait prudent de compter sur
leurs désirs plus que sur leur reconnaissance. La résistance,
d'ailleurs, lui était facile. Tony Vatinel avait épuisé pour longtemps
tout le pur amour qui pouvait se trouver dans son coeur. Elle recevait
tous les soirs à peu près, mais c'étaient des soirées intimes, où il
n'y avait que des hommes. Elle permettait que l'on vînt en bottes et
crotté; elle exigeait, ces soirs-là, qu'on ne la traitât pas en femme.
Le ton était alors sérieux et familier. Arthur allait dans le monde, et
n'y était presque jamais. Quand par hasard il restait, Clotilde était
silencieuse et ne se mêlait nullement à la conversation. Autrement,
elle était assise ou plutôt à demi couchée dans un immense fauteuil de
velours bleu foncé, dans lequel elle avait l'air d'une charmante petite
chatte, dont elle avait la grâce, les manières et la séduction. Et elle
prenait part aux discussions les plus ardues sur la politique et la
philosophie, avec une hardiesse et une indépendance d'idées
extraordinaires.

Le vendredi, elle recevait les femmes et elle redevenait femme.
D'ailleurs, Arthur était là, et elle lui cachait avec un soin et une
adresse infinis toute la force et la supériorité de son esprit; elle ne
voulait pas qu'il s'aperçût de l'influence qu'elle exerçait déjà, et
qu'elle voulait pousser au plus haut degré sur lui et sur ses actions.
Le moyen le plus sûr de ne pas l'inquiéter était d'afficher une grande
futilité, et il était singulier de l'entendre causer toute une soirée,
parler de toilettes, de modes, de bals, de concerts, et avoir l'air de
prendre le plus grand plaisir à cette conversation, quand, la veille ou
le matin, on l'avait entendue disserter assez raisonnablement des
intérêts les plus graves avec des hommes considérés.

Il y avait chez Arthur bien plus de la femme que chez Clotilde. Il
s'occupait le plus sérieusement du monde de cravates et de gilets, et
il passait une heure avec le coiffeur à discuter s'il convenait de
faire tomber les cheveux à gauche ou à droite. Malgré cela, ou à cause
de cela, il affectait de grandes prétentions à la gravité; il
considérait sa femme comme une enfant, et il lui reprochait souvent son
excessive futilité.

Alida Meunier, la soeur d'Arthur, avait en vain tenté, à plusieurs
reprises, de détruire l'influence de Clotilde; enfin, elle avait pensé
que le moyen le plus sûr était de le rendre amoureux d'une autre femme,
et elle ne négligeait rien pour y parvenir; elle faisait remarquer les
grâces et la beauté de celle-ci, les talents et l'originalité de
celle-là. Une autre, Alida en était sûre, cachait au fond de son coeur
un tendre sentiment pour Arthur, etc.

Mais rien de tout ce manège n'échappait à Clotilde, et elle savait
regagner en une journée le peu qu'Alida avait mis un mois à lui faire
perdre.

Robert avait eu dans sa jeunesse une grande passion, dont nous avons
parlé, pour Alida, qui s'était à peu près moquée de lui; plus tard, il
l'avait rencontrée dans le monde, et, comme on réussit mieux avec
l'amour que l'on parle qu'avec l'amour que l'on a, il avait été son
amant. Il n'avait jamais fait la cour à Clotilde. Chacune prenait cela
pour une préférence. Alida croyait avoir été trouvée plus belle que
Clotilde; Clotilde, à la manière dont Robert avait quitté Alida,
pensait que Robert n'eût pas osé lui offrir un amour aussi futile, le
seul qui pût trouver place dans son coeur. Toutes deux le redoutaient à
cause de sa moquerie et de son indifférence presque générale qui le
rendaient tout à fait invulnérable.




XXXI


Alida Meunier, lorsque Robert Dimeux avait recommencé à s'occuper
d'elle, l'avait traité comme le premier venu. Elle avait fait avec lui
tout ce petit manége de coquetterie que les femmes varient si peu.
Robert s'était soumis à toutes ses exigences, à tous ses caprices, et
sa soumission avait fort encouragé sa belle inhumaine, qui avait mis sa
patience a l'épreuve des plus cruelles férocités féminines. Jamais
peut-être il n'y eut d'amoureux aussi maltraité que Robert, et Robert
attendait sans se plaindre; mais, chaque soir, en rentrant chez lui, il
écrivait une ou deux lignes sur un petit cahier richement relié.

Enfin sa constance fut couronnée. L'heureux Robert envoya le lendemain
matin le petit cahier relié. Voici ce qu'il contenait:

    _Compte de madame_ ALIDA MEUNIER, _née de Sommery_.

_7 février._ Avoir pris, pendant que je lui parlais, un air distrait et
impertinent.

8. Avoir chanté avec M. M***, et m'avoir fait de ce ridicule personnage
un éloge emphatique.

9. Avoir jeté négligemment sur la cheminée un bouquet que je lui avais
envoyé, et avoir mis dans l'eau celui du même M***.

10. M'avoir obligé à débiter des fadeurs et des lieux communs.

11. _Idem._

12. _Idem._

13. _Idem._

14. M'avoir fait jouer à l'écarté avec son imbécile de mari.

15. S'être fait accompagner par moi dans des magasins de modes et de
nouveautés.

16. M'avoir forcé d'écrire une lettre de quatre pages... extrêmement
bête.

17. Avoir montré ma lettre à madame Clotilde de Sommery.

18. M'avoir accordé une sorte de rendez-vous aux Tuileries, et n'y être
pas venue.

19. Avoir pris vis-à-vis de moi des prétextes qui ne pouvaient être
admis que par un homme sur la sottise duquel on croyait pouvoir
compter.

20. M'avoir fait faire des phrases ridicules.

21. _Idem._

22. M'avoir montré, en plein salon, comme un amoureux rebuté.

23. M'avoir parlé de sa vertu, de ses devoirs, comme on en pourrait
parler à M***.

24. M'avoir dit avec un air de vertueuse indignation: «Est-ce que vous
avez espéré, monsieur, que je serais votre maîtresse?»

_N. B._ J'ai parfaitement tenu mon sérieux, et j'ai protesté de mon
respect et de ma timidité.

25. M'avoir, dans sa loge à l'Opéra, reçu avec un petit air tout à fait
dédaigneux, devant plusieurs personnes, ce qui m'a un moment
embarrassé.

_N. B._ On ne peut s'empêcher de désirer un peu la mort de quelqu'un
qui vous embarrasse.

26. M'avoir, à dîner chez elle, placé assez mal à table.

27. Avoir refusé de répondre à mes lettres.

28. _Idem._

29. Avoir enfin répondu, mais une lettre pleine de restrictions, comme
si j'étais un malhonnête homme capable de la montrer, procédé tout à
fait méprisable. Pourquoi, en effet, cette femme accepte-t-elle ma
cour, si elle me croit ainsi fait?

_1er mars._ M'avoir accordé un rendez-vous et n'y être pas venue.

2. _Idem._

3. M'avoir fait prendre dix billets de vingt francs pour une loterie au
profit des pauvres, qui, par ce moyen, doivent l'être moins que moi.

4. Avoir exigé de moi une toilette ridicule.

5. M'avoir fait couper mes moustaches.

6. M'avoir fait entendre M. Kalkbrenner, pianiste.

7. M'avoir fait dîner à onze heures.

»8. M'avoir forcé de dire que madame *** est laide; ce que je ne pense
pas du tout.

»9. M'avoir rendu maussade, désagréable et malveillant pour mes amis.

»10. Continuation.

»11. Continuation.

»_Idem_, report d'autre part.

»Avoir rempli trois de mes plus belles années de chagrins, d'angoisses,
de désespoir.

»Etc., etc., etc.»

Ce _journal_, se continuait jour par jour pendant quatre mois, et se
terminait par ceci:

«Voici, madame, ce que m'a coûté le bonheur dont vous avez bien voulu
me combler hier. Je crois de bon goût de vous dire que je ne pense pas
l'avoir payé trop cher. Profiter plus longtemps de vos bonnes
dispositions à mon égard, accepter de vous de nouvelles preuves de
votre bonté, ce serait me conduire en usurier qui prête à un taux
exorbitant, ou en créancier qui ne se croit pas suffisamment payé; ce
serait, dans ce dernier cas, ne pas mettre à un assez haut prix les
faveurs que j'ai obtenues; je suis, au contraire, vraiment honteux
d'avoir si peu donné en échange d'une pareille félicité, et je
n'accepterai rien au delà.

    »Pour acquit,

    »R. DIMEUX DE FOUSSERON.»


Alida, indignée, avait d'abord roulé dans sa tête des projets de
vengeance, auxquels avait cédé une habituelle malveillance dans la
conservation; mais elle n'avait pas tardé à s'apercevoir que, quand
Robert était présent, elle n'était pas assez forte pour lutter contre
lui, et que, lorsqu'il était absent, ses attaques témoignaient un
intérêt tout à fait compromettant.

Robert, du reste, semblait avoir oublié le passé; il était plein de
prévenance et de galanterie pour Alida, qui finit par n'y plus penser.




XXXII

Un vendredi chez madame de Sommery.


Robert présenta Charles Reynold, auquel on ne fit pas la moindre
attention, tant il était exactement pareil à une trentaine d'autres
jeunes gens, entre lesquels on n'établissait aucune distinction, et que
l'on désignait sous le nom générique de danseurs.

Alida arriva tard, et son entrée produisit une sorte d'effet dans le
salon. Elle était très-parée et mise fort à son avantage. Sa robe
montrait beaucoup ses épaules, qui étaient assez belles, et cachait ses
pieds, qui étaient médiocres. Elle attira surtout l'attention d'un
personnage avec lequel causait Clotilde, à un tel point que Clotilde
s'en impatienta. Elle se leva, alla au-devant de madame Meunier, et la
fit asseoir auprès du feu, lui soutenant qu'elle devait avoir froid
aux pieds, à cause de ce terrible escalier de pierre. Alida avait, en
effet, les pieds glacés, et tout lui donnait à craindre que cela ne lui
rougît le nez; mais elle se tenait en garde contre Clotilde, et ses
pieds restèrent cachés sous sa longue robe. Clotilde, alors, prit un
tabouret et invita madame Meunier à mettre ses pieds dessus, tout en
ayant soin de placer le tabouret à une assez grande distance. Alida
tint bon, et remercia avec un sourire de reconnaissance pour les
touchantes attentions de sa belle-soeur.

A cette époque, on valsait peu, et, dans beaucoup de maisons, on ne
valsait pas du tout. Clotilde fit jouer une valse; on vint inviter
Alida, qui refusa. L'homme qui l'invitait était assez de connaissance
pour pouvoir insister. Alida répondit qu'elle ne savait pas valser.
«Ah!... dit Clotilde, vous valsez à ravir.» Il fallut alors qu'Alida
supposât un violent mal de tête. «J'en étais sûre, dit Clotilde, vous
avez eu froid aux pieds; chauffez donc vos pauvres pieds.» Alida dansa,
mais en marchant et les pieds sous sa jupe.

Il y avait à la mode une romance dont l'air était tellement joli, que
tout le monde y produisait de l'effet. Alida l'avait chantée cet
hiver-là deux ou trois fois avec succès; il était parfaitement dans sa
voix. Madame de Sommery alla _supplier_ Zoé de chanter _quelque chose_.
«Tiens, dit-elle, chante-nous cet air que tu chantes si bien.» Et elle
désigna l'air d'Alida. Zoé se fit prier juste ce qu'il fallait, et
chanta.

LE MORT AMOUREUX

    Je ne sens plus la pierre
    Peser sur mon corps froid;
    Une voix douce et fière
    Me dit: «Réveille-toi!»
    Les cieux ouverts révèlent
    Leurs splendeurs à mes yeux;
    Et les anges m'appellent
    Pour devenir l'un d'eux.

    Son amour, sur la terre,
    Me fut si précieux,
    Que mon âme n'espère
    Rien de plus dans les cieux.
    Secourez-moi, mon père,
    En ce nouveau péril;
    Tant qu'_elle_ est sur la terre
    Le ciel est un exil.

    Ah! donnez-moi près d'elle,
    Mon Dieu, mon paradis.
    Que mon âme se mêle
    Aux songes de ses nuits,
    A la fleur qui lui donne
    Ses enivrants parfums,
    Au zéphyr qui frissonne
    Dans ses beaux cheveux bruns.

    La vie est une épreuve,
    Bien pleine de combats,
    Pour la pauvre âme veuve
    Que j'ai laissée en bas.
    Mon Dieu, je vous en prie,
    En ce séjour mortel,
    Ajoutez à sa vie
    Tout mon bonheur du ciel.

Alida se mordit les lèvres de dépit, et fut obligée de joindre ses
éloges à ceux du reste de la société. Mais, quand on la pria à son
tour, elle se dit enrhumée. Zoé avait sinon bien chanté, du moins
chanté avec une voix fraîche et bien timbrée; elle avait surtout
certaines cordes graves qui, dans une voix de femme, causent une
impression poignante. Elle n'était pas encore faite à cette habitude de
chanter en public, que prennent tant de femmes du monde à un degré qui
intimiderait des actrices. Elle rougissait, et ses yeux brillaient d'un
éclat tout prêt à devenir une larme. Robert s'approcha d'elle, lui fit
des compliments, et l'invita à danser.

Zoé fut touchée de l'attention de Robert. Toute charmante fille qu'elle
était, elle jouait dans le monde un rôle très-accessoire. Elle n'était
pas assez riche pour que les hommes à vues sérieuses s'occupassent
d'elle, et les _jeunes gens_ appartiennent aux femmes de trente ans.

Charles, cependant, avait dansé avec Clotilde, et lui avait adressé
quelques lieux communs de galanterie, que Clotilde avait eu l'air de
prendre, pour une partie de la contredanse, pour un dialogue enseigné
par les maîtres de danse au son de la _pochette_, et pouvant se chanter
sur l'air de la _trénis_ ou de la _pastourelle_, et que l'on répète à
toutes les danseuses pendant toute une nuit sans y rien changer.

«_L'été_,--en avant deux,--à droite, chassez,--à gauche,
chassez,--traversez, balancez à vos dames.--Il fait bien chaud.--Ah!
oui,--ou--Mais non.--Vous avez une robe rose; c'est une bien jolie
couleur que le rose. (Variante si la robe est bleue:--Vous avez une
robe bleue; c'est une bien jolie couleur que le bleu).--Avez-vous été
beaucoup au bal cet hiver?--Il y a beaucoup de bals cette année.--J'ai
eu le _bonheur_ de vous voir chez... (nommer une maison dans laquelle
il soit du bon ton d'être admis: il n'est pas nécessaire que vous y
alliez réellement). Main droite, main gauche,--balancez,--à vos places.
Finissez par un _jeté battu_ et un _assemblé_.--En avant deux.--On ne
fait plus le dos à dos.--A vos places,--tour de main.» La connaissance
devenant plus intime, la phrase monte. «J'adore les cheveux noirs (ou
les cheveux châtains, ou les cheveux blonds, ou les cheveux d'or, selon
que la personne est brune, blonde ou rousse).»

C'est ce que les moralistes appellent:

«Ces danses mêlées de paroles _brûlantes_ et pleines d'_enivrement_, où
l'amour prend les formes les plus _séduisantes_, et achève, par la
parole, ce qui n'est que trop bien commencé par la _musique_ et de
_voluptueux entrelacements_.»

_Pastourelle._--Conduisez vos dames.--_En avant trois_.

_Cavalier seul!_

J'ai connu des hommes braves et intrépides, dont le corps était couvert
de blessures, des hommes que j'avais vus affronter la mort avec le
sourire sur les lèvres et un visage impassible. Eh bien, à ce moment
solennel du _cavalier seul_, il n'en est pas un que je n'aie vu
hésiter, arranger sa cravate, passer sa main dans ses cheveux pour se
donner une contenance, s'embarrasser, et sentir rougir de honte, de
timidité, de peur, la cicatrice faite à son front par le sabre ennemi.

En effet, l'espace est là ouvert devant vous, un espace qu'il faut seul
remplir de grâce et d'élégance, devant des yeux qui ne sont distraits
par rien. Vous êtes sur un théâtre, sans être plus élevé que les
spectateurs. Tous les yeux sont sur vous, votre habit vous gêne, vous
rougissez rien que de la peur de rougir; vos yeux se troublent, ne
voient plus; vos genoux flageolent et se dérobent; il vous semble, à
vous-même, que vous êtes devenu un de ces pantins dont les bras et les
jambes tiennent par des fils; vous sentez vos jambes mal attachées et
prêtes à tomber; votre respiration est pénible et embarrassée.

Vous voudriez que le lustre tombât, sinon sur vous, du moins sur
quelqu'un, ou que le feu prît à la cheminée. Le plus funeste accident
vous ravirait, pourvu qu'il vînt mettre un terme à votre angoisse.

Vous usez d'une foule de petits subterfuges, vous n'osez regarder ceux
qui sont en face de vous; mais vous êtes embarrassé de sentir que vous
baissez les yeux; vous voulez les relever, et ils ne vous obéissent
pas, ou partout ils rencontrent des regards embarrassants. Vous avez
commencé par _marcher_, mais vous vous faites des reproches de votre
lâcheté; il faut _danser_ franchement, et, dans votre élan de courage,
vous commencez un pas que vous n'achevez pas; vous êtes en avance de
trois mesures; vous avez fini, la musique va encore; vous vous arrêtez
en face des deux _dames_! le _cavalier_ médite déjà son pas et
s'embarrasse par avance; il aurait pitié de vous, car tout à l'heure il
aura besoin de votre pitié; il vous tendrait la main, mais les
_femmes_! elles vous voient là, rouge, essoufflé, le corps légèrement
penché, les mains tendues vers elles, avec un sourire niais et
contraint, et elles ne livreront leurs mains aux vôtres pour le tour de
main que quand la mesure viendra l'ordonner rigoureusement. J'ai appris
à danser, et je suis assez habile à tous les exercices; je rencontre
parfois dans les rues un brave homme, maigre et grêlé, qui m'a donné
des leçons; ce professeur est danseur et joue les _diables verts_ à
l'Opéra, quand M. Simon est malade. M. Simon est premier _diable vert_
de l'Académie royale de musique et a reçu la croix d'honneur en 1838.

Une fois, j'ai essayé de pratiquer les leçons de mon professeur.

Mais, arrivé au cavalier seul, j'ai appelé la mort de meilleure foi que
le bûcheron de la Fontaine. J'étais si désespéré, que je ne sais si je
me serais contenté de la prier de finir pour moi mon _cavalier seul_.
Tout se mit à tourner devant moi: les danseurs avaient des formes
étranges; le piano ricanait et se moquait de moi; les figures des
tableaux se tenaient les côtes et riaient aux éclats; les bougies
dansaient dans les candélabres en me contrefaisant; et le cornet à
piston me sembla la trompette du jugement dernier.

Hélas! on me jugeait, en effet, un sot et un maladroit. Tout disparut;
je ne sais comment cela finit, je me retrouvai à ma place près de la
femme que j'avais engagée à danser; je n'osai plus lui parler ni la
regarder. Je ne voyais pas son visage, mais il me semblait apercevoir
du mépris jusque dans ses pieds et dans les plis de sa robe. Jamais
depuis je n'ai osé m'exposer à un pareil supplice.

Encouragé par l'air ennuyé de madame de Sommery, qu'il prit pour de
l'embarras et de la modestie, Charles la suivit après la contredanse
quand elle alla s'asseoir, et bourdonna autour d'elle des choses
insignifiantes; mais, aux premières mesures de l'orchestre, il alla
prendre la main d'Alida Meunier, qu'il avait engagée. Alida
l'accueillit à merveille, et Clotilde jeta sur eux un regard attentif.
Il y avait entre ces deux femmes un sentiment de rivalité tellement
développé, que l'objet qu'elles se disputaient n'avait pas besoin aux
yeux d'aucune d'avoir d'autre valeur que d'être désiré par l'autre. Si
Clotilde eût manifesté la moindre envie d'avoir la peste, Alida
n'aurait rien négligé pour la lui enlever. Charles s'était occupé de
madame de Sommery toute la soirée; cela en faisait quelque chose aux
yeux de madame Meunier, et l'accueil de madame Meunier rendit madame de
Sommery plus attentive à la contredanse suivante que Charles dansa
avec elle, quoique aucune des deux n'eut voulu de Charles pour rien au
monde. Il vint un moment où Charles dansa avec sa cousine. Il lui dit:

»M. de Fousseron s'occupe beaucoup de toi.

ZOÉ. C'est un homme très-bien.

CHARLES. C'est un de mes amis.

ZOÉ. Vraiment? Il paraît que tu es très à la mode, ce soir.

CHARLES. Je suis apprécié.

ZOÉ. Il ne faut cependant pas te figurer que Clotilde fait attention à
toi.

CHARLES. Et pourquoi cela?

ZOÉ. C'est un conseil que je te donne.

CHARLES. Ne t'imagine pas que Robert soit un jeune homme à marier.

ZOÉ. Qu'est-ce que c'est que Robert?

CHARLES. Robert Dimeux de Fousseron.

ZOÉ. Ton ami?

CHARLES. Oui. Il disait hier: «On rirait bien de moi si l'on
connaissait ma seigneurie de Fousseron.»

ZOÉ. Clotilde n'est pas ce soir mise à son avantage. Avec qui danses-tu
tout à l'heure?

CHARLES. Avec madame Meunier. Faut-il aussi croire qu'elle ne fait
nulle attention à moi?

ZOÉ. Oh! celle-là, elle fait attention à tout le monde. Mais c'est à
toi la main droite.

(Main droite, main gauche, balancez, traversez, en avant quatre,
traversez.)

CHARLES. Fousseron est un homme de coeur et d'esprit; mais il est d'une
rare perfidie envers les femmes. C'est un habile comédien.»




XXXIII

Un mardi chez madame Meunier.


L'appartement de madame Meunier était arrangé avec la plus grande
coquetterie. Il y avait pour des sommes énormes de curiosités et de
chinoiseries sur les étagères. D'après une mode qui commençait alors et
qui est fort établie aujourd'hui, chaque pièce de l'ameublement était
un chef-d'oeuvre; mais rien ne réunissait cette pièce aux autres, ni la
couleur de l'étoffe, ni la forme, ni la nature du bois: cela manquait
d'harmonie et de calme. On admirait la richesse du logis; mais on n'y
était pas bien, et on n'avait pas envie d'y demeurer.

Arthur, depuis quelque temps, s'éloignait de sa maison. On l'accusait
fort dans le monde d'une grave atteinte à la foi conjugale. Alida le
savait mieux que personne; car elle était la confidente de son frère et
elle le soutenait dans sa rébellion cachée contre sa femme, moins par
amitié pour lui que par haine contre Clotilde. Il dînait souvent chez
sa soeur, et Clotilde le savait parfaitement à la mauvaise humeur et à
l'esprit de contradiction qu'il rapportait à la maison. Au dernier
vendredi de Clotilde, il n'avait fait que paraître, et s'était esquivé
avant onze heures. Chez sa soeur, au contraire, le mardi suivant, il
dîna et passa toute la soirée. Charles était allé voir Robert le matin,
et il lui avait dit:

«Eh bien, _mon cher_, je suis amoureux.--De qui? avait demandé
Robert.--De madame Meunier.--Ah! c'est une jolie personne; et vous êtes
à...?--A rien.--Ce n'est pas très-avancé.--Non. Je viens vous demander
un conseil; faut-il lui écrire?--Il n'y a pas d'inconvénient.--Je vous
avouerai que je ne sais que lui dire; j'ai tant fait de ces lettres-là,
qu'il est bien difficile d'écrire quelque chose que je n'aie déjà écrit
dix fois.--Qu'est-ce que cela fait?--Au fait, oui, qu'est-ce que cela
fait?--J'ai également deux lettres à écrire; vous allez voir que je
suis moins scrupuleux. Joseph, donnez-moi, dans ma bibliothèque, le
carton A. I. Très-bien. Maintenant, j'en suis à la déclaration comme
vous.--Dé-cla-ra-tion.--Cherchez lettre L. «Quoi! je n'ai pu qu'allumer
votre courroux?»--Non, c'est le numéro 2, cela. Numéro 1. Numéro 1! Eh!
le voilà: «Pardonnez-moi, madame, si je vous écris; mais comment voir
tant d'attraits?» etc. etc.--C'est cela. Une feuille de papier, une
plume. Je copie la lettre. Mais j'y pense, voulez-vous la copier aussi?
Elle est toute à votre service.--Quoi! la même?--Mais, mon jeune ami,
quoi que vous fassiez, je vous défie d'écrire autre chose que ce qu'il
y a dans cette lettre-là. Elle est fort bien faite et très-complète.
Croyez-moi, écrivez.--J'écris.--Je ne suis pas bien sûr, pensa Robert,
de n'avoir pas moi-même, _dans le temps_, donné cette même lettre à
madame Meunier; mais cela n'a aucun inconvénient, et je n'en avertirai
pas le jeune homme, auquel cela ferait perdre tout son aplomb.»

A peine Clotilde fut-elle arrivée chez sa belle-soeur, qu'Alida demanda
_son enfant_. On apporta quelque chose de cramoisi dans des langes.
Elle l'embrassa, le trouva pâle, annonça qu'elle mourrait si jamais
elle venait à perdre _ce petit ange_. Elle plaignit beaucoup les femmes
qui n'ont pas d'enfants.

«Ah! dit-elle à Clotilde, vous ne savez pas comme cette passion-là
hérite de tous les autres sentiments; comme on se sent forte et
héroïque quand il s'agit de son enfant!» Tout le monde se récria sur la
noblesse des sentiments de madame Meunier. Charles s'approcha et voulut
jouer avec l'enfant, qui le regarda avec de grands yeux naïfs et
étonnés, et, se tournant sur sa mère, cacha sa tête et se mit à crier.
De là, madame Meunier raconta tous les traits d'esprit, les bons mots
et les reparties de son fils Arthur, âgé de cinq mois; elle montra ses
bras, ses cuisses, son dos. Clotilde dit: «Un bien bel enfant!... A
quelle heure le couche-t-on?--Ah! Clotilde, dit Alida de l'air le plus
élégiaque, vous n'aimez pas les enfants; le ciel vous a refusé le
bonheur d'être mère; vous ne pouvez pas me comprendre; je vous plains.
Je dois vous paraître bien ridicule, bien niaise, et à vous aussi,
monsieur de Fousseron.--Moi, madame, dit Robert, je respecte tous les
sentiments quand je les crois vrais.»

Et Robert accompagna cette phrase ambiguë d'un sourire qui déplut fort
à Charles et encore plus à Alida, qui, cependant, sûre de l'approbation
du reste de la société, continua. «O mon fils! dit-elle, tu seras la
consolation de ma vie; mon fils, tu seras noble et brave.»

Elle l'embrassa encore, et le fit emporter: elle demanda encore pardon
à son monde; mais il y avait deux heures qu'elle n'avait vu ce cher
enfant.

«C'est pire qu'Andromaque, dit Clotilde à Robert.--Ah! dit Robert,
l'embryon est parti. Je ne connais rien de fatigant comme de voir une
femme se faire un mérite et une parure d'un sentiment si naturel, que
les philosophes l'appellent un instinct. Je ne sais rien de beau que ce
qui est caché. L'or est dans le sein de la terre et les perles au fond
des mers.»

Et, comme il s'aperçut que Zoé, assise près de Clotilde, avait ôté un
de ses gants, il lui dit: «Mademoiselle, je ne dis pas cela pour votre
main, qui est ravissante.--Robert est bien fade aujourd'hui, dit
Charles à l'oreille de sa cousine.--Pas tant que toi, lui dit-elle, qui
as passé un quart d'heure à admirer l'enfant d'Alida.»

Robert était en gaieté. Il se mit à raconter la suite des bons mots et
reparties du jeune Arthur, âgé de cinq mois.

«Messieurs, dit Robert, le jeune Arthur, lors du serment du Jeu de
Paume, répondit à M. de Dreux-Brézé: «Esclave, va dire à ton maître que
nous sommes ici par la volonté du peuple et que nous n'en sortirons que
par la force des baïonnettes.» Dans une autre circonstance, il s'écria:
«La cour rend des arrêts et non pas des services.» Mais un de ses mots
les plus remarquables est, sans contredit, celui qu'il laissa échapper
un jour que le roi des Perses lui fit savoir que les flèches de ses
soldats obscurcissaient le soleil. «Parbleu! reprit Arthur, nous
combattrons à l'ombre.» Et il se mit à sucer son pouce.

On engagea Zoé pour la danse. Charles était fort embarrassé; il
hésitait entre Clotilde et Alida, penchant tour à tour, comme font les
jeunes gens, vers celle, non qui lui plaisait le plus, mais qui lui
offrait le plus de chances favorables. Robert, seul avec Clotilde, lui
dit:

«J'ai reçu de Londres, de Dublin et de New-York, des lettres où il est
fort question de vous.--Vraiment? dit-elle en rougissant.--Vous savez
donc de qui elles sont?--Pourquoi?--Puisque vous ne me le demandez
pas.--Je m'en doute.--Voulez-vous les lire?--Oui.--Je vous les porterai
demain.--Dites-moi, mon mari ne vous fait-il pas l'effet d'être au
mieux avec cette grande femme au coin de la cheminée, qui a dans les
cheveux des rubans brun et argent?--Est-ce que vous êtes jalouse?--Non;
mais cela a d'autres inconvénients. Qu'est-ce que cette femme?--C'est
une jeune veuve très-riche--Vraiment?--Qu'y voyez-vous de
surnaturel?--Je croyais que ce personnage n'existait que dans les
vaudevilles de M. Scribe; mais, faute au théâtre d'être la peinture des
moeurs, il faut bien que les moeurs soient la peinture du théâtre, et,
comme disait dernièrement je ne sais qui, c'est le vaudeville qui a
créé le Français. Est-ce qu'elle vient beaucoup chez Alida?--Oui, elle
y a dîné aujourd'hui.--Et mon mari aussi.--Je vois naître dans votre
coeur une foule de petits tigres qui vont le dévorer. Mais j'oubliais
que je suis amoureux; je vous laisse.»

En entendant Robert se dire amoureux, Clotilde sourit; mais son sourire
resta longtemps sur son visage, tandis qu'elle réfléchissait
profondément. Était-ce à l'infidélité d'Arthur? Était-ce à la constance
de Tony Vatinel?

Charles alla s'asseoir près de Zoé.

ZOÉ. Alida a été toute la soirée parfaitement ridicule.

CHARLES. Zoé, écoute-moi, je veux te parler. Donne-moi le bras, et
viens dans une autre pièce.

ZOÉ. Pour quoi faire? Pendant ce temps-là, on ne n'engagera pas, et je
n'ai plus d'invitation.

CHARLES. Eh bien, tu danseras avec moi; nous entendrons bien la
musique. Écoute-moi, Zoé; tu es bien libre, et je ne m'aviserai jamais
de te contraindre en rien. Mais, en bon parent, en ami, je dois
t'avertir de ce qui se passe. Fousseron te fait la cour.

ZOÉ. Je le crois.

CHARLES. Et cette cour te plaît... Mais écoute-moi bien, Zoé, Robert ne
se mariera pas; il te compromettra.

ZOÉ. Et pourquoi ne se mariera-t-il pas?

CHARLES. C'est un projet arrêté chez lui.

ZOÉ. Et vous croyez donc, cher cousin, que _mes faibles attraits_
n'auront jamais sur personne le pouvoir qu'ils n'ont pas eu sur vous?

CHARLES. Zoé, je te parle sérieusement. Robert est un fort mauvais
sujet. Je gage qu'il t'a écrit?

ZOÉ. Tu m'y fais penser; il a tenu mon bouquet pendant cinq minutes. En
effet, il y a dedans un papier roulé; c'est un peu impertinent.

CHARLES. Tu as été assez coquette pour autoriser son impertinence.

ZOÉ. Crois-tu, Charles?

CHARLES. Tout le monde n'a-t-il pas vu cette fleur prise de ton
bouquet, qu'il n'a cessé de mettre sur ses lèvres tout le temps que tu
as dansé avec lui?

ZOÉ. Charles, mon Dieu! est-ce que j'ai fait quelque chose de mal?

CHARLES. Voici la musique; viens danser.

ZOÉ. Je n'ai plus envie de danser. Que faire de ce papier?

CHARLES. Là-dessus, je ne te donnerai pas de conseil.

ZOÉ. Figure-toi que, depuis vendredi, il a passé à cheval sous mes
fenêtres deux ou trois fois par jour, et que, lorsque le hasard me fait
trouver à la croisée...

CHARLES. Il n'y a pas de hasard en ce genre, au mois de janvier.

ZOÉ. Il me salue avec une grâce infinie. Mais le papier, le papier, que
faire du papier?

CHARLES. Rentrons au salon. J'ai une lettre à glisser et je trouve le
procédé de Robert excellent.

ZOÉ. A qui veux-tu glisser une lettre? A Alida?

CHARLES. Oui.

ZOÉ. J'espère bien qu'elle ne la recevra pas.

CHARLES. Tu as bien reçu celle de Robert.

ZOÉ. Charles, je t'en prie, ne me dis pas des choses comme cela; mais
tu ne penses donc pas qu'on pourrait trouver la lettre? M. Meunier?

CHARLES. M. Meunier, il joue; et, d'ailleurs, crois-tu que j'aie peur
de M. Meunier?

ZOÉ. Mais enfin, s'il voyait que tu fais la cour à sa femme, il
voudrait peut-être se battre.

CHARLES. Eh bien, on se battrait!

ZOÉ. Aimes-tu donc assez Alida pour exposer ta vie?

CHARLES. Ah! voici une seconde contredanse;--rentrons.

ZOÉ. Eh bien, tiens, voici mon bouquet avec le papier. S'il m'en parle,
je dirai que tu me l'a pris.

Et Zoé s'enfuit dans le salon, laissant son bouquet dans les mains de
Charles tout étourdi.




XXXIV


Le lendemain, Robert porta à Clotilde les lettres de Tony Vatinel.
Clotilde les lut et resta silencieuse. Elle devait aller le soir au
théâtre. Elle donna sa loge et resta seule chez elle. Elle pensa à
Tony; le but de ses désirs était atteint: la pauvre orpheline
Marie-Clotilde Belfast était devenue madame de Sommery, et elle n'était
pas heureuse; il lui avait fallu rejeter de son coeur, pour arriver là,
tous les bons sentiments. M. de Sommery et toute la famille de son mari
la maudissaient. Elle n'aimait pas Arthur; et, pendant cette soirée
qu'elle passa seule, elle ne trouva pas si ridicule qu'autrefois cette
_cabane_ et cette _vie silencieuse et ignorée_ que Tony Vatinel voulait
remplir tout entière d'amour.




XXXV


Charles rencontra Robert sur le boulevard et le salua de la main sans
s'arrêter. Il allait chez Zoé. Il pensa que Robert venait peut-être de
lui faire une visite, et il se repentit un moment de ne pas l'avoir
abordé, parce que Robert le lui eût sans doute dit; cependant il
sentait une sorte d'instinct confus qui l'éloignait de Dimeux. Arrivé
chez Zoé, il voulait demander si Robert n'était pas venu; mais il eut
peur de paraître trop s'occuper de lui et de Zoé; puis il pensa que
n'en pas parler était une affectation qu'on pourrait interpréter dans
le même sens. Il fallait donc en parler, et du ton _le plus
indifférent_, et, cependant, ne pas exagérer cette indifférence. Mais
il n'était pas naturel d'avoir attendu un quart d'heure pour exprimer
la pensée qui, dans l'ordre ordinaire des idées, aurait dû être la
première; à savoir: «Je viens de rencontrer Dimeux; venait-il d'ici?»
Dès l'instant qu'on avait attendu un quart d'heure, on aurait trahi son
hésitation, hésitation qui ne signifiait absolument rien, qu'on ne
comprenait pas soi-même, mais à laquelle _cette petite fille_ eût pu
attacher un sens ridicule. Il n'en parla pas. Il y avait un bouquet sur
la cheminée. Il était d'un goût ravissant. Cinq camellias blancs
étaient séparés de branches de lilas par de longues feuilles de
_mimosa_, qui, légères et finement découpées, ressemblaient à de
petites plumes d'autruche vertes et dépassaient de beaucoup le reste du
bouquet, qui était entouré par de la bruyère et des _azaleas_ blancs.

«Voici un joli bouquet, dit Charles.--Il est charmant.» répondit Zoé.
Charles regarda un tableau, fit deux fois, en marchant, le tour de la
chambre, et revint au bouquet, qu'il prit à la main pour le respirer,
«Il embaume, dit-il.--Il embaume,» répéta Zoé.

Charles retomba dans le même embarras; il n'y avait rien de si naturel
que de demander à sa cousine qui lui avait donné ce bouquet. «Mais, ne
l'ayant pas fait tout de suite, songea-t-il, elle croirait que j'ai
hésité, et se figurerait peut-être que cela ne m'est pas parfaitement
égal.» Il se remit à regarder le tableau. Pendant ce temps-là, Zoé se
disait: «Pourquoi ne lui ai-je pas dit tout de suite que ce bouquet
m'avait été apporté par Robert Dimeux? Il croirait peut-être que c'est
une bravade ou une coquetterie.» Et elle ouvrit sa boîte à ouvrage,
probablement pour y chercher quelque chose, et tous deux restèrent
quelque temps silencieux. Zoé parla la première, et demanda à Charles
où il en était avec Alida. Charles prit un air de fatuité réservée. «Du
reste, ajouta Zoé, tu es magnifique; on voit bien que tu es amoureux.
Tu fais très-bien de mettre une cravate blanche; cela te va beaucoup
mieux.»

Elle se sentit rougir, et dit en se levant: «Il fait chaud ici.--Mais
non,» dit Charles.

Zoé regardait à travers les vitres; un faible rayon de soleil perça
péniblement le ciel gris, et si bas, qu'il semblait prêt à être déchiré
par les cheminées. «Quel beau temps!» dit Zoé. Et elle ouvrit la
fenêtre.

A peine la fenêtre ouverte, le reflet du soleil étalé sur la maison
d'en face, de jaune pâle qu'il était, devint d'un blanc morne et froid.
«Quel beau temps!» répéta Zoé.

Charles vint se mettre près d'elle à la fenêtre, et tous deux
regardèrent les passants sans parler. Zoé inclina légèrement la tête;
Charles chercha à qui était adressé ce salut, et aperçut Robert qui
passait à cheval.

»Voilà Robert, dit-il. Quel affreux cheval!

_ZOÉ._ Comment! son cheval est, au contraire, superbe!

_CHARLES._ Superbe! de grosses jambes avec de hideuses balzanes! Un
cheval qui forge!

ZOÉ. Tu me permettras de ne rien comprendre à ces mots de manége.

CHARLES. C'est incroyable comme Robert est changé, lui qui se mettait
si bien autrefois.

ZOÉ. Mais je le trouve fort bien encore.

CHARLES. Allons donc!

ZOÉ. Il n'y a rien à répondre à un tel raisonnement.

CHARLES. C'est qu'il n'y a pas besoin de raisonnement, cela saute aux
yeux.

ZOÉ. C'est, en effet, un sûr arbitre et un juge souverain que l'homme
qui a osé faire un compliment l'autre soir à madame Meunier de la plus
horrible dentelle qu'une femme ait jamais portée.

CHARLES. Tiens! j'oubliais que je vais chez madame Meunier.

ZOÉ. Qu'es-tu venu faire ici?

CHARLES. Ceci est tout à fait poli et du meilleur goût.

ZOÉ. Je ne te dis cela que dans ton intérêt; Alida est une femme
charmante, fort entourée, qui sait ce qu'on lui doit, et qui n'est pas
disposée à en rien rabattre.

CHARLES. Adieu, Zoé.

ZOÉ. Adieu, Charles.»

Charles s'arrêta devant une glace comme pour arranger sa cravate, mais
ses yeux ne regardaient pas; il semblait attendre que quelque chose le
retînt à défaut de quelqu'un. Enfin il se décida, et sortit presque
brusquement en disant: «Adieu.--Adieu,» répondit Zoé.

Le lendemain, à l'heure où Robert avait passé à cheval, Charles fit
arrêter vis-à-vis de chez Zoé un fiacre dont les stores étaient fermés.

Robert passa et regarda à la fenêtre, mais elle était fermée.

Charles sentit son coeur s'épanouir. Il aimait Robert; il eut envie de
l'appeler pour lui serrer la main.




XXXVI


A propos de _mimosa_, dont nous avons parlé tout à l'heure, beaucoup de
personnes ont aujourd'hui des branches et des feuilles du _saule_ qui
ombragea la tombe de l'empereur Napoléon à Sainte-Hélène. Il n'y a, à
l'authenticité de cette relique, qu'un inconvénient: c'est qu'il n'y a
sur cette tombe pas le moindre saule, mais bien un magnifique _mimosa_.




XXXVII


Un soir que Robert avait rencontré Clotilde dans le monde, il lui dit:
«Vous n'êtes pas encore allée aux bals de l'Opéra. C'est cette nuit le
troisième. Y viendrez-vous?--J'en avais bien quelque envie; mais mon
mari est un peu souffrant et ne peut m'y mener.--Eh bien, regardez
là-bas votre soeur avec la jeune veuve que vous savez: voyez comme
elles paraissent affairées. Je gage qu'elles partiront avant
minuit.--Quel rapport cela a-t-il?--Je vous le dirai plus tard.--Plus
tard, je ne voudrai plus le savoir.--Ceci n'est qu'une ruse pour savoir
tout de suite. D'ailleurs, je ne vous le dirai pas malgré vous.
Êtes-vous engagée pour cette contredanse?--Oui.»

Robert quitta madame de Sommery et rencontra Charles, auquel il
reprocha de négliger Alida. «Où en êtes-vous? lui dit-il.--Mais on n'a
pas répondu à ma lettre.--On ne répond jamais à une première
lettre.--Et vous?--Comment, moi?--N'êtes-vous pas devenu amoureux en
même temps que moi?--Ah! oui,» dit Robert très-négligemment. Et il
traversa le salon. Charles fut très-offensé qu'on parlât ainsi de sa
cousine, d'une femme qu'il avait dû épouser. Il pensa qu'il _devait_
l'en avertir, et alla auprès d'elle. «Zoé, lui dit-il, j'ai à te
parler; nous allons danser ensemble.--Impossible, je suis engagée.--La
suivante?--Je le suis aussi. Je ne puis te promettre que la
sixième.--Ma foi, ma chère cousine, je n'ai pas assez de mémoire pour
m'engager; tant pis pour toi! c'était dans ton intérêt que je voulais
te parler.--C'est pour cela que tu y renonces si facilement.--Tu as là
un assez vilain bouquet.--J'en avais un plus beau; mais je ne sais qui
me l'a envoyé, et je n'ai pas cru devoir le porter.--Des camellias
ponctués et du jasmin d'Espagne?--Oui; comment le sais-tu?--Tu sais
donc qui t'a envoyé celui que tu as à la main?--Oui, c'est M. Dimeux.
Mais...--Je ne comprends pas que l'on reçoive ainsi des
bouquets.--Est-ce donc toi qui m'as envoyé l'autre, par hasard? Je t'en
ai toujours jugé incapable.--Il est cruel, dit Charles en riant, de
n'être pas mieux apprécié par ses contemporaines.»

Robert vint prendre Zoé pour la contredanse. Charles ne dansa pas. Il
alla s'asseoir près d'Alida, qui avait annoncé qu'elle était fatiguée
et ne danserait plus.

Robert récita à Zoé, pendant la contredanse, trois ou quatre pages de
_la Nouvelle Héloïse_. Zoé avait cherché son cousin, et l'avait enfin
trouvé causant très-attentivement avec Alida. De ce moment, elle fut
tout à fait absorbée. On venait de danser la _pastourelle_, et Robert
entamait sa quatrième page. Il crut devoir y ajouter un peu de son cru
et dire: «De grâce, charmante Zoé, répondez-moi, ne me dites qu'un mot,
fût-ce le plus dur du monde; mais répondez-moi!--Hélas! monsieur, dit
Zoé, je suis réellement bien honteuse de ce que j'ai à vous dire; mais
je dois vous avouer que, de tout ce que vous me dites depuis le
commencement de la contredanse, je n'ai pas entendu un seul mot.»

On dansa le _chassé-croisé_. Robert reconduisit Zoé à sa place, et,
comme la pendule marquait minuit, il se retrouva près de madame de
Sommery, à laquelle il dit:

«La veuve et Alida s'en vont à minuit juste; si la pendule retarde,
Alida risque fort de perdre, comme Cendrillon, sa pantoufle de verre.

CLOTILDE. Oh! le prince qui la ramasserait n'en perdrait pas la tête.

ROBERT. Maintenant, je lis dans les astres que votre mari médite de
venir vous demander si vous tenez beaucoup à rester tard, parce qu'il
est fatigué et même un peu souffrant.

CLOTILDE. Mais enfin, qu'est-ce que tout cela veut dire?

ROBERT. Que votre mari, madame Meunier et la veuve vont au bal de
l'Opéra, et qu'on veut vous coucher pour être libre.

CLOTILDE. Croyez-vous?

ROBERT. Vous allez voir se réaliser ma seconde prédiction comme la
première. Voici venir M. de Sommery.»

En effet, Arthur, traînant le pas, vint dire à sa femme: «Si tu ne
tiens pas à un veuvage prématuré, nous ne resterons pas tard; je suis
très-souffrant.--Nous partirons après cette contredanse, que j'ai
promise à M. de Fousseron,» reprit Clotilde.

Arthur s'éloigna.

ROBERT. Mais vous m'avez d'autant moins promis de contredanse, que je
danse avec mademoiselle Reynold.

CLOTILDE. Et moi, avec son cousin; mais je vais arranger cela, parce
que j'ai besoin de causer un peu avec vous.

Madame de Sommery fit un signe à Zoé, qui vint auprès d'elle, et elle
lui dit: «Ton cousin est très-mécontent de toi, il veut te parler
absolument; j'ai prié M. de Fousseron de lui céder sa contredanse, que
tu peux alors donner à Charles. Va lui dire que je lui laisse également
sa liberté.»

CLOTILDE. Eh bien, monsieur de Fousseron, je veux aller au bal de
l'Opéra. Chargez-vous de m'avoir un domino, et conduisez-moi; je vous
laisserai là parfaitement libre; seulement, quand je m'en irai, vous me
conduirez à une voiture.

ROBERT. Il y a à cela un inconvénient: c'est que je ne veux pas
paraître au bal de l'Opéra.

CLOTILDE. Pourquoi?

ROBERT. Parce que j'y trouverais des personnes que je ne veux pas
rencontrer en même temps.

CLOTILDE. Vous mettrez un faux nez.

ROBERT. Cela ne déguise que le nez.

CLOTILDE. Un domino?

ROBERT. Il n'y a rien de hideux comme un homme en domino.

CLOTILDE. Qu'est-ce que cela vous fait? On ne verra pas votre figure et
on ne saura pas que c'est vous.

ROBERT. Je serai à votre porte à une heure et demie; vous recevrez un
domino et un masque à une heure.

CLOTILDE. Non, envoyez-moi le domino chez Zoé; je ne veux pas
m'habiller chez moi.»




XXXVIII


A minuit et demi, Clotilde entra chez Zoé, où, selon la promesse de
Robert, elle trouva tout ce qu'il lui fallait pour se costumer. Peu de
temps après, un fiacre s'arrêta devant la porte de Zoé; Dimeux ne
sortit pas et attendit. En même temps que le fiacre, était arrivé en
cabriolet Charles Reynold, qui s'était aperçu que, le soir, il y avait
eu quelque mystère entre Clotilde, Zoé et Robert Dimeux. Robert, auquel
il avait demandé s'ils iraient ensemble à l'Opéra, lui avait dit:

«J'ai des raisons pour y aller de mon côté.

--Est-ce que, par hasard, avait pensé Charles, elle serait assez
imprudente pour aller au bal avec Robert? Après tout, c'est ma cousine,
je ne _dois_ pas la laisser se perdre ainsi.» Il descendit de son
cabriolet. Ce fiacre, arrêté devant la porte, à une pareille heure, ne
pouvait qu'accroître singulièrement les soupçons de Charles Reynold. La
nuit était sombre, Charles marchait dans la rue, et on ne voyait guère
dans l'ombre que la partie allumée de son cigare, semblable à une
petite étoile rouge qui se serait promenée en l'air. Dans la situation
de Charles, quand on guette une personne dont on est jaloux, il y a un
moment où il semble qu'on serait désespéré que le malheur que l'on
redoute n'arrivât pas. Serait-ce qu'aux yeux de l'amour les soupçons
que l'objet aimé a inspirés sont déjà un crime, et qu'on est disposé à
croire que ce qu'on ne voit pas n'est pas une chose qui n'est pas, mais
une chose bien cachée? Bientôt Dimeux, entendant ouvrir la porte,
descendit de son fiacre et y fit monter Clotilde masquée, que Charles
n'hésita pas à reconnaître parfaitement pour Zoé; il remonta en
cabriolet et arriva à l'Opéra derrière le fiacre, dont il vit descendre
les deux dominos, qu'il examina de façon à être sûr de les reconnaître
au bal. Il y avait beaucoup de monde. On avait, pour la première fois,
essayé cette année-là de joindre à l'attrait du bal celui de _danses_
de je ne sais quel pays, et cela avait du succès par une raison que
n'avaient pas soupçonnée les auteurs du projet. C'était un excellent
prétexte que l'on donnait aux maris. «Je voudrais bien aller au bal de
l'Opéra.--Y pensez-vous? C'est une folie, on n'y va plus. D'ailleurs,
c'est très-mal composé.--Je le sais bien; aussi n'est-ce pas du bal
qu'il s'agit; mais on dit que ces danseuses étrangères sont charmantes.
Mesdames trois étoiles, quatre étoiles et cinq étoiles y vont. Nous n'y
resterons qu'une demi-heure, une heure au plus, et nous ne sortirons
pas de notre loge.»

Pendant ce temps, mesdames trois, quatre et cinq étoiles s'autorisaient
auprès de leurs maris de l'exemple de celle qui s'autorisait du leur.
On obtenait la permission demandée en affirmant bien que, sans ces
danseuses étrangères, on n'aurait pour rien au monde consenti à mettre
les pieds au bal de l'Opéra.

Les danses finies, on voulait, avant de s'en aller, faire le tour du
foyer; puis on ne se retrouvait pas, et, ne pouvant partir les unes
sans les autres, on ne partait pas; et les pauvres maris étaient
obligés de rester là jusqu'à trois heures du matin, fort ennuyés, parce
que, n'étant pas costumés, ils étaient surveillés par leurs femmes,
dont le premier soin avait été de cacher le signe convenu pour se faire
reconnaître.

Clotilde avait un domino noir. «Admirez ma prudence, avait dit Robert,
je l'ai pris très-long pour cacher vos pieds; sans quoi, on vous aurait
tout de suite reconnue.» Le domino était orné d'une très-belle
dentelle, et le capuchon retombait sur le masque, qui avait une barbe
très-longue. Clotilde se trouvait du très-petit nombre de femmes qui se
déguisent sérieusement. Robert, caché sous un grand domino, était
reconnaissable aux yeux de Clotilde par un ruban vert qu'il s'était
attaché au poignet. Il l'avait avertie qu'Alida et la veuve auraient
des rubans orange. Arthur n'était pas déguisé. Elle ne tarda pas à
quitter Robert pour se livrer à ses recherches, tout en jetant, en
passant près d'eux, aux hommes qu'elle connaissait, quelques mots
piquants qui ne laissaient pas de les occuper quelques instants. Alors
comme aujourd'hui, les hommes qui allaient au bal de l'Opéra avaient
usage de souper en se retirant, vers trois heures du matin, usage
charmant, qui méritait bien d'être conservé comme il l'est. En effet,
on passe la nuit au bal, morne, froid, taciturne, endormi; après quoi,
on fait un excellent souper qui vous réveille pour aller vous coucher,
vous met en belle humeur et vous inspire les plus jolis mots, que vous
dites au cocher de fiacre. Vous frappez à votre porte avec une gaieté
folle; il n'est pas de mots piquants, spirituels, fins, que vous
n'adressiez à la portière. Vous montez votre escalier en riant
vous-même de tout ce que vous vous dites de joli. Vous faites à votre
domestique des épigrammes sanglantes; et vous vous couchez en proie à
la plus heureuse disposition d'esprit pour veiller et amuser vous et
les autres.

Charles, qui n'avait pas perdu de vue les deux dominos qu'il suivait
depuis le faubourg Poissonnière, aborda Clotilde dès qu'il la vit
seule, et lui dit à l'oreille: «Je te connais, tu es Zoé; je veux te
parler.»

Clotilde mit le doigt sur sa bouche et s'esquiva dans la foule.

En la cherchant, Charles aperçut le grand domino au ruban vert; il alla
derrière lui et appela Robert. Le domino se retourna, puis se mit à
rire, et lui dit: «Le moyen est bon, et je suis un niais de m'y être
laissé prendre. Comment m'avez-vous reconnu?--J'avais quelques
indications,» reprit Charles.

Et il continua sa marche. Quelques femmes l'abordèrent pour lui dire:

L'une: «Je te connais, tu t'appelles Charles.»

Une autre: «Je te connais, tu es employé au ministère des finances.»

Une autre: «Je te connais, tu avais avant-hier un pantalon bleu.»

Et Charles était le plus heureux des hommes; il se disait: «Mon Dieu!
comme on m'intrigue donc! Comme je suis donc connu! Comme on s'occupe
de moi!»

Un domino lui prit brusquement le bras et marcha avec lui sans lui
parler. «Eh bien, lui dit Charles s'arrêtant dans un coin, est-ce là
tout, et n'as-tu rien à me dire?--Absolument rien,» dit le domino.

Et Charles, levant les yeux au plafond et se rongeant un ongle, eut
l'air, pour les passants, de dire: «Où diable a-t-elle appris cela? Je
suis le plus intrigué des mortels.--Je ne te connais pas, reprit le
domino, je ne t'ai jamais vu.»

Et Charles frappait du pied avec l'air dépité d'un homme auquel on
raconterait ses aventures les plus secrètes. Et un de ses amis, voyant
son air, disait: «Il paraît qu'on en dit de dures à Charles.--Je t'ai
pris le bras, ajouta le domino, parce que tu passais près de moi et que
c'était le seul moyen de me débarrasser d'une de mes amies qui s'était
accrochée à moi et ne voulait pas me quitter. Je te remercie et je te
quitte.»

Charles, resté seul, garda quelque temps l'air d'un homme
très-préoccupé des révélations qu'on vient de lui faire. L'ami qui
l'avait déjà observé l'aborda et lui dit: «Eh bien, tu parais
intrigué?--Ne m'en parle pas. Une femme charmante, un lutin pour
l'esprit et la malice. Oh! elle ne m'a pas ménagé; elle sait des
choses que j'avais cru dérober même à Dieu. Et je ne puis savoir qui
elle est? Je lui ai fait des questions les plus insidieuses, elle s'en
est tirée avec un sang-froid, un tact, une présence d'esprit
admirables. Oh! je la connaîtrai.--Heureux coquin!» dit l'ami.

Et Charles, se prenant lui-même aux filets qu'il tendait pour les
autres, se mit à dire: «Je suis, en effet, un heureux coquin. Ah! je
saurai qui c'est. Je suis bien bon de m'occuper ainsi de cette petite
Zoé! J'ai, ma foi, bien le temps de me livrer aux vertus de la famille!
Si seulement Robert n'avait pas l'air de me narguer! S'il l'épousait
encore! Mais vouloir prendre pour sa maîtresse une femme que, moi,
j'aurais épousée! Au reste, que Zoé s'arrange; je lui ai donné de bons
avis, parfaitement désintéressés.»

A ce moment, le petit domino noir que Charles prenait pour Zoé passa
devant lui, paraissant chercher quelqu'un. Un grand domino, avec un
ruban vert au poignet, marchait dans l'autre sens; le petit domino lui
prit le bras et lui dit: «Ils ne sont pas arrivés, ou ils ne sont pas
ici. Conduisez-moi dans la salle.»

Charles sentit en lui-même un mouvement désagréable; mais, un domino
lui ayant dit en passant: «Ta cravate est bien mal mise!» il se mit à
la poursuite de cette nouvelle intrigue. Le grand domino parut surpris
et hésitant. «Allons, allons, monsieur de Fousseron, lui dit Clotilde,
ne faites pas l'homme très-occupé. N'ayez pas la mauvaise grâce et la
fatuité de me faire croire que je vous dérange. Vous étiez parfaitement
abandonné quand je vous ai pris le bras; faites-moi faire le tour de la
salle, que je trouve _mon infidèle_.»

Elle dit ce dernier mot en souriant, et tous deux descendirent dans la
salle. «Savez-vous, dit Clotilde, que j'ai bien pensé à votre ami?
C'était un beau et noble caractère, et je lui dois des impressions que
je ne retrouverai jamais. Ce pauvre Tony!»

Le domino frissonna.

«Ah! un mouvement d'impatience! Les hommes sont mille fois plus coquets
que les femmes; on ne peut sans les contrarier leur parler d'un autre,
fût-ce même leur meilleur ami. Cependant il faut vous y résigner, car
je n'ai absolument rien à vous dire de vous. Attendez, pressons un peu
le pas. Je crois avoir vu les rubans orange. Je me suis trompée;
remontons au foyer. Ce que vous m'avez dit de Vatinel m'a bien touchée;
il est triste de penser qu'il n'y a qu'un amour malheureux qui ait
cette constance, et... Ah! cette fois, les voici.»

Clotilde quitta le bras du domino et alla trouver un groupe formé
d'Arthur et de deux dominos qui avaient chacun sur l'épaule un noeud de
ruban orange. «Es-tu bien sûr qu'on ne te sait pas ici? dit-elle à
Arthur. Mais c'est à toi, belle veuve, que j'ai à parler.»

Le domino qu'elle interpellait ainsi hésita et serra le bras d'Arthur.

«Oh! il faut que je te parle; je te permettrai ensuite le tendre
tête-à-tête que tu es venue chercher, mais je ne te le permettrai qu'à
ce prix. A ce prix seulement aussi, tu peux compter sur ma discrétion.
T'es-tu donc trouvée si mal du mariage, ma belle veuve, lui dit-elle
quand elle l'eut amenée dans un couloir des loges, que tu veuilles ôter
par ta conduite à tout honnête homme la tentation de t'épouser? ou bien
encore acceptes-tu la cour d'un homme marié, pour n'avoir que les roses
du mariage et en laisser les épines à la pauvre femme abandonnée?--Mon
Dieu! madame, dit la veuve, je ne vous connais pas, laissez-moi.--Mon
Dieu! je ne t'en veux pas, ne t'effraye pas ainsi; garde cette crainte
farouche pour des entreprises plus dangereuses que les miennes. Moi, je
ne t'en veux pas. Que me fait, à moi, que tu sois la maîtresse de M. de
Sommery!--Madame, je vous en prie...--Arthur de Sommery est le mieux
frisé de tous les hommes qui sont ici, et je suis femme comme toi,
quoique moins expérimentée, chère veuve, et je comprends qu'on oublie
pour lui tous les devoirs et toutes les conventions. Tiens, ton
chevalier nous a suivies! Affirme-lui au moins que je ne t'ai dit que
du bien de lui.»

Clotilde et la veuve, en effet, furent rejointes par Arthur et Alida.

«Et vous, chère madame Meunier, refuserez-vous de m'accorder un moment
d'entretien? Oh! ne me regardez pas ainsi avec la grimace d'une finesse
que vous n'avez ni dans les yeux ni dans l'esprit.»

La veuve avait parlé bas à Alida, qui répondit: «Je serais désolée de
vous faire perdre plus longtemps, avec des femmes, un temps que vous me
paraissez très-capable d'employer beaucoup mieux.--Ah! mais voici ce
que tu sais dire. Tu es comme le paon, chère madame Meunier, tu chantes
mal et tu as de vilains pieds. Mais laisse-moi te féliciter, chère
madame Meunier, du joli métier que tu fais aujourd'hui en conduisant
cette veuve innocente. Est-ce par de semblables actions que tu espères
réparer la brèche faite à ta vanité quand tu as épousé ce beau nom de
_Meunier_? Hélas! je ne t'en veux pas non plus pour cela. Tu as fait
comme presque toutes les filles qui se marient. Tu t'es prostituée pour
de l'argent, comme d'autres, qui valent cependant mieux que toi, se
sont prostituées pour un nom. Plus honteusement prostituées, il faut le
dire, pour des choses dont on peut se passer, que ces malheureuses si
méprisées qui ne cèdent qu'à la faim. Chère madame Meunier, je suis ta
servante.»

Comme Clotilde se retournait pour les quitter, Arthur porta vivement la
main à son masque pour le lui arracher; mais le bras d'Arthur fut saisi
par une main robuste qui lui fit craquer les os. Clotilde saisit le
bras du domino aux rubans verts, car c'était lui, et se perdit avec lui
dans la foule. «Reconduisez-moi, dit-elle; allons-nous-en,
allons-nous-en vite!»

A ce moment, Charles les arrêta et glissa un papier dans la main du
grand domino. Clotilde continuait à entraîner son cavalier. Comme ils
allaient gagner l'escalier, elle vit devant elle un grand domino avec
un ruban vert au poignet. Elle demeura interdite, regarda celui qui lui
donnait le bras. Ils étaient tout à fait semblables. Tout à coup, elle
arrêta le nouveau venu et lui dit à l'oreille: «Au nom du ciel, qui
êtes-vous?--Robert Dimeux, répondit le domino.--Et vous donc? dit-elle
à son cavalier.--Moi, madame, répondit-il d'une voix tremblante
d'émotion, je suis Tony Vatinel, le fils du maire de Trouville.»




XXXIX


Clotilde sortit précipitamment de l'Opéra, fit appeler une voiture, et
arriva chez elle fort troublée, sans se donner le temps d'aller se
déshabiller chez Zoé. Son mari n'était pas rentré; elle l'avait bien
supposé. Mais à peine avait-elle quitté son domino, qu'elle l'entendit
rentrer; elle cacha précipitamment son domino et se glissa dans son
lit. Il arriva avec Alida. Alida pleurait.

«Qui me procure, à cette heure, le plaisir de recevoir votre
visite?--Alida a été insultée au bal de l'Opéra par un domino. Elle en
est si chagrine, que je n'ai pas voulu qu'elle rentrât chez elle avant
de s'être un peu remise.--Tu étais donc au bal de l'Opéra?» dit
Clotilde à son mari avec l'air du plus naïf étonnement.

Le frère et la soeur échangèrent un regard. «Ce n'est pas elle, disait
le regard d'Arthur.--Elle est bien fine, répondait le regard
d'Alida.--Je vois avec plaisir, continua Clotilde, que cette fatigue
excessive qui nous a obligés de quitter sitôt la maison où nous avons
passé la soirée, n'a pas eu de suite et ne t'a pas empêché
d'accompagner ta soeur au bal... Eh! que vous a donc dit de si affreux
ce _petit_ domino, ma chère Alida?»

Le frère et la soeur échangèrent un nouveau regard, qui cette fois dit:
«C'est elle.--Une foule d'infamies, dit Alida.--Mais encore?--Elle m'a
dit que je recevais mauvaise société,--que mon mari faisait des
affaires en juif, etc. etc.»

Clotilde ne manifesta aucune surprise, et dit: «Voilà tout? Mais ce
sont de ces choses qu'on peut dire à tout le monde, et que leur
banalité empêche d'être blessantes.»

Le regard d'Arthur dit à Alida: «Ce n'est pas elle.

--Ma foi, répondit le regard d'Alida, je n'y comprends rien, et j'ai
des doutes.»

Mais le regard d'Alida reprit la parole, et fit remarquer à celui
d'Arthur que Clotilde n'était pas coiffée pour la nuit. «Clotilde, dit
Arthur, vous étiez au bal de l'Opéra; ne cherchez pas à le nier; je le
sais.--Si vous le saviez de façon qu'on ne pût le nier, vous ne vous
donneriez pas tant de peine pour me le faire dire.»

Alors le regard d'Alida fit voir au regard d'Arthur une manche du
domino qui passait par-dessous d'autres vêtements que Clotilde avait
jetés dessus. Arthur tira le domino et dit: «Je n'ai plus rien à
demander.»

Alida se jeta sur le domino et se mit à déranger tous les plis avec une
sorte de fureur. «Ah! Arthur, dit-elle, tiens, tiens, j'en étais bien
sûre, c'était elle.» Et elle montra un noeud orange qu'elle avait, au
bal, détaché de son épaule et attaché précipitamment après le domino de
Clotilde pendant que celle-ci se dérobait à leurs regards. Arthur fut
un moment muet de surprise et de colère. «Vois-tu, Arthur, dit Alida,
c'était bien elle; j'avais bien reconnu la voix de Clotilde
Belfast.--Madame Meunier, dit Clotilde, vous êtes chez madame de
Sommery, qui vous rappelle qu'il est temps que vous rentriez chez
vous.--Arthur, dit Alida, on me chasse de chez toi.--Ah! dit Arthur,
mon père avait bien raison. Voilà ce que j'ai gagné à introduire dans
une famille respectable une fille de rien!»

Clotilde se leva sur son séant; elle était pâle; elle ouvrit les
lèvres, mais ce ne fut que dans son coeur qu'elle prononça ces paroles:
«Arthur, je n'oublierai jamais ce que vous venez de dire.»




XL


Le lendemain matin, après un bain et quelques heures de sommeil, Robert
et Tony Vatinel se trouvaient à déjeuner ensemble. «Je te cherchais,
dit Robert, pour vous réunir, quand je vous ai vus ensemble, une
demi-heure avant le départ de Clotilde. Le hasard a fait mieux et plus
vite que moi. La scène a dû être assez plaisante; car, d'après la
question qu'elle m'a faite, tu ne t'étais pas fait reconnaître.
T'a-t-elle parlé de toi?» Tony raconta à Robert toutes les paroles de
Clotilde, jusqu'à la plus insignifiante.

ROBERT. Je lui avais montré tes lettres, mais je ne savais pas que tu
étais parti presque en même temps que la dernière, et que celle par
laquelle je te conseillais de revenir n'arriverait à New-York que
longtemps après que tu serais à Paris. J'en suis fâché pour ma lettre,
qui était un morceau de physiologie assez remarquable. Ta docilité à te
costumer comme moi a porté ses fruits. Le moment est on ne peut plus
favorable pour mettre à exécution le nouveau plan que j'ai conçu pour
ta guérison. D'abord, quelle impression a produite sur toi la vue de
Clotilde?

TONY VATINEL. Je ne l'ai pas vue. J'ai entendu sa voix, j'ai senti la
pression de son bras; j'étais séparé d'elle par tout ce masque à
travers lequel mon imagination ne pouvait recomposer son visage.
Néanmoins, l'impression a été très-violente.

ROBERT. Comme je te l'avais écrit, tu seras l'amant de Clotilde, et
seulement alors tu cesseras de l'aimer.

TONY VATINEL. Tu te trompes, je n'aime plus Clotilde, Clotilde qui
s'est jetée volontairement aux bras d'un autre, Clotilde honteusement
souillée; et voilà pourquoi je suis revenu. Mais j'ai au coeur une
blessure dont je mourrai. Je veux la voir, mais non pour renouer un
lien rompu, non pour chercher dans son coeur une route tracée déjà par
un autre. Mais, quand je l'aurai vue dans sa maison, dans son ménage;
quand je serai bien sûr que c'est elle, quand je l'aurai entendu
appeler madame de Sommery, quand je l'aurai ainsi appelée moi-même, et
quand elle aura répondu à ce nom, quand je l'aurai vue avec son mari,
alors je serai bien et parfaitement guéri. Dans la position de
Clotilde, elle ne peut prononcer une parole, faire un geste, qu'elle ne
m'inspire du mépris et du dégoût. Je veux la voir; tu me conduiras chez
elle.

ROBERT. Allons, allons, tu es bien libre de te figurer que c'est pour
cela que tu demandes à la revoir. Tu y viendras vendredi.

TONY VATINEL. C'est après-demain...

ROBERT. C'est long, n'est-ce pas? Tu es si pressé de ne plus l'aimer!




XLI


Un jeune homme, prétendant avoir à parler à Robert Dimeux d'une affaire
importante, fut introduit auprès des deux amis. Il venait, de la part
de M. Charles Reynold, pour savoir la réponse de M. Dimeux à une lettre
que M. Reynold lui avait remise en mains propres. L'air solennel du
jeune homme étonna Dimeux. Du reste, il ne se rappelait pas avoir reçu
une lettre de Charles. «Il vous l'a remise lui-même.--Je me rappelle
encore moins cette circonstance.--Attends un peu, dit Tony Vatinel;
cette nuit, au bal de l'Opéra, on m'a remis un billet qui, à coup sûr,
n'est pas pour moi, et que j'attribue au costume que tu m'avais fait
prendre, et qui peut bien avoir trompé deux personnes. Voici le
billet.» Il était écrit au crayon et contenait ce peu de paroles:

  «Vous êtes un lâche et un traître; je ne puis souffrir que vous perdiez
  Zoé. Il faut que nous nous battions; j'enverrai demain savoir quelle
  est votre heure et quelles sont vos armes.

    »CHARLES REYNOLD.»

«C'est précisément pour cela que je viens, monsieur, dit
l'étranger.--Eh bien, monsieur, faites-moi le plaisir de dire à
Charles...»

A ce moment, Charles entra... Mais il faut reprendre les choses d'un
peu plus haut.




XLII


Charles ne s'était pas couché. Il avait attendu dix heures et était
allé chez Zoé. Il lui trouva l'air fatigué et abattu.

CHARLES. Est-ce que tu n'as pas bien dormi, Zoé?

ZOÉ. Non.

CHARLES. Je le crois bien.

ZOÉ. Qui te rend si savant?

CHARLES. On sait ce qu'on sait.

ZOÉ. Mais, toi-même, tu as un air plus que singulier: un habit boutonné
jusqu'au cou, l'air sévère, la voix brève. Qu'est-ce que tu as?

CHARLES. Cela ne regarde pas les femmes.

ZOÉ. Je ne suis pas une femme, je suis ta cousine et ton amie. Tes
paroles sont graves, ta voix est solennelle, ton maintien digne: cela
n'est pas naturel...

CHARLES. C'est bien. Mais je veux te donner quelques conseils. Zoé, ma
cousine, tu te perds.

ZOÉ. Et toi, Charles, mon cousin, tu perds la tête. Est-ce pour me dire
de semblables sornettes que tu prends un visage si grave et si
terrible, un regard si fixe et des airs de tête si majestueux? Si tu
savais à quoi j'ai passé la nuit...

CHARLES. Je le sais.

ZOÉ. J'espère bien que non; j'en serais trop honteuse.

CHARLES. Alors, ne te prive pas de la honte, car je sais tout.

ZOÉ. Qu'as-tu été faire au bal de l'Opéra? Est-ce pour y voir Alida? Tu
es donc décidément bien amoureux d'elle?

CHARLES. Il ne s'agit pas de ma conduite, mais de la tienne. Zoé,
vois-tu, un garçon peut user de sa liberté, parce qu'il est responsable
de ses actions; mais une fille, c'est bien différent.

ZOÉ. Mais de quoi veux-tu parler, Charles? Tu commences à me faire
peur.

CHARLES. Zoé, tu te rappelleras toujours Charles Reynold, n'est-ce pas?

ZOÉ. Mais, mon cousin, tu n'es pas encore à l'état de souvenir.

CHARLES. Ton cousin qui t'aimait comme un frère?

ZOÉ. Mais...

CHARLES. Qui aurait voulu te voir heureuse?

ZOÉ. Ah çà...

CHARLES. Qui a toujours été le meilleur de tes amis?

ZOÉ. Certainement; mais...

CHARLES. Jusqu'au dernier moment?

ZOÉ. Nous n'en sommes pas là.

CHARLES. Tu penseras quelquefois à lui, et tu le regretteras.

ZOÉ. Est-ce que tu t'en vas? Où vas-tu?

CHARLES. Peut-être bien loin.

ZOÉ. Ce ne peut être assez loin pour justifier de pareils adieux et de
semblables attendrissements.

CHARLES....

    _Pauperum tabernas regumque turres._

ZOÉ. Ce n'est pas la peine de parler latin, je ne te comprenais déjà
pas auparavant.

CHARLES. Tu consoleras ma mère.

ZOÉ. Voyons, Charles, réponds-moi. Qu'est-ce que tout cela veut dire?

CHARLES. Et peut-être, que dis-je! sans doute tes voeux sont contre
moi?

ZOÉ. Quels voeux?

CHARLES. On n'a qu'à se rappeler Sabine et Chimène.

ZOÉ. Ah! c'est de la tragédie.

    Je suis Romaine, hélas! puisque Horace est Romain.

CHARLES. Tu vois, tu es pour l'amant contre le frère.

ZOÉ. Moi, je récite; je suis prête à dire le contraire.

    Sors vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix.

CHARLES. Ah! Zoé, me dis-tu cela sérieusement?

ZOÉ. Voyons, Charles, qu'est-ce qui t'arrive? Est-ce que tu vas te
battre?

CHARLES. Eh bien, oui; je voulais te le cacher; mais, puisque tu l'as
deviné...

ZOÉ. Comment? avec qui? pourquoi? Mais tu es fou!...

CHARLES. Comment? Cela se décide en ce moment même. Avec qui? Avec
Robert Dimeux.

ZOÉ. Avec M. Robert? Charles, ce n'est pas vrai, n'est-ce pas?

CHARLES. Rien n'est plus vrai.

ZOÉ. Quelque querelle ridicule pour quelque femme.

CHARLES. Tu l'as dit.

ZOÉ. Ah! j'avais donc un pressentiment quand j'ai passé toute cette
nuit à pleurer. Mais cela ne sera pas, M. Dimeux est un homme
raisonnable.

CHARLES. Quoi! tu veux me faire croire que tu es allée au bal pour
pleurer?

ZOÉ. J'ai quitté à minuit. Il reste bien assez de temps pour pleurer
jusqu'au jour.

CHARLES. Je te parle du bal de l'Opéra.

ZOÉ. C'est à cause du bal de l'Opéra que j'ai pleuré.

CHARLES. On t'avait peut-être forcée d'y aller?

ZOÉ. Personne ne m'en a seulement parlé. Et pour quelle femme encore
est-ce que tu te bats? Je voudrais que tu fusses tué.

CHARLES. Merci.

ZOÉ. D'abord, on ne se bat que pour des femmes qui ne le méritent pas.
Une honnête femme ne sert jamais de prétexte à de semblables choses.

CHARLES. Tu es bien sévère pour toi-même.

ZOÉ. Comment, pour moi-même?

CHARLES. Je me bats avec Dimeux parce que tu es allée avec lui au bal
de l'Op...

ZOÉ. Avec Dimeux? au bal? moi?

CHARLES. Oui.

ZOÉ. Je ne suis jamais allée nulle part avec M. Dimeux, et jamais de ma
vie je n'ai vu le bal de l'Opéra. Voilà de jolies choses!

CHARLES. Allons donc! je vous ai vus sortir d'ici tous les deux, et je
vous ai suivis jusqu'à l'Opéra, et j'ai parlé à Dimeux, qui n'a pas pu
le nier, et tu lui donnais encore le bras quand je lui ai donné ma
provocation.

ZOÉ. Mais non, mais non; c'est Clotilde qui s'est habillée ici. Moi,
j'ai passé la nuit à pleurer de ce que tu allais à ce bal, de ce que tu
ne m'aimes plus, de ce que tu aimes Alida.

CHARLES. Comment! ce n'était pas toi?

ZOÉ. Non, non, mille fois non! mais tu ne te battras pas; je ne veux
pas; c'est impossible; et pour moi!...

CHARLES. Oui, pour toi, et aussi pour moi; pour ton honneur et aussi
pour ma jalousie; et puis ton honneur me semble toujours être le mien.

ZOÉ. Ta jalousie? Tu es jaloux, jaloux, jaloux de moi! Mais tu m'aimes
donc, Charles?

CHARLES. J'en meurs de désespoir.

ZOÉ. Et moi, si tu savais, je ne fais plus que pleurer, car je t'aime
aussi. Ah! j'ai bien expié ma folie et mes idées romanesques. J'ai été
bien malheureuse de te voir parler à d'autres femmes. Tu n'aimes donc
pas Alida?

CHARLES. Je n'ai jamais pensé à Alida.

ZOÉ. Quel bonheur! Mais ce duel, cet horrible duel?

CHARLES. Ah! puisque tu m'aimes, je serai vainqueur. Dis-moi seulement
encore un fois:

    Sors vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix.

ZOÉ. Ne plaisantons pas. Mais, puisque ce n'était pas moi, pourquoi te
battrais-tu alors?

CHARLES. C'est bien un peu mon idée; mais c'est que mon billet n'était
pas très-mesuré, et c'est Dimeux à son tour qui me demandera raison.

ZOÉ. Raconte-lui ton erreur; il t'excusera.

CHARLES. Mais je ne veux pas que l'on m'excuse.

ZOÉ. Alors tu te battras?

CHARLES. Je n'en sais rien.

ZOÉ. Écoute, Charles, si tu n'arranges pas cette affaire-là autrement,
je croirai que tu m'as trompée, parce qu'après votre explication il n'y
a aucun prétexte pour que tu te battes; je croirai que tu m'as trompée,
et que c'est pour Alida et peut-être pour pis encore que tu te bats.

CHARLES. Écoute, je vais aller chez Dimeux; je vais lui raconter mon
erreur, puis je lui dirai: «Je ne suis plus offensé; mais, si vous
croyez l'être par mon épître, je suis prêt à vous en rendre raison.»

ZOÉ. Et il te dira qu'il n'est pas offensé non plus.

CHARLES. Peut-être.

ZOÉ. Va, et reviens bien vite; je ne vis pas en attendant. Écoute un
peu: quoi qu'il arrive, tu viendras me rendre réponse.

CHARLES. Oui.

ZOÉ. Donne-m'en ta parole d'honneur.

CHARLES. Ma parole d'honneur!




XLIII


C'est alors que Charles entra chez Robert et lui dit: «Mon cher Robert,
tout est expliqué, je ne suis plus offensé; mais, si vous l'êtes par ma
démarche ou par ma lettre, je suis prêt à vous faire des excuses ou à
vous en rendre raison.--Mon cher Reynold, répondit Dimeux, je ne vous
en veux nullement. Permettez-moi, au contraire, de vous féliciter de
votre air parfaitement majestueux. Je ne veux de vous ni excuses ni
coups d'épée.»

Charles sortit avec son héraut.




XLIV

_A monsieur Robert Dimeux de Fousseron._


    Paris.

  «M. et madame Frédéric Reynold ont l'honneur de vous faire part du
  mariage de mademoiselle Zoé Reynold, leur fille, avec M. Charles
  Reynold, et vous prient d'assister à la bénédiction nuptiale qui leur
  sera donnée le..., en l'église de Saint-Vincent-de-Paul, leur
  paroisse.»




XLV

_A monsieur Robert Dimeux de Fousseron._


    Paris.

  «M. et madame Émile Reynold ont l'honneur de vous faire part du mariage
  de M. Charles Reynold, leur fils, avec mademoiselle Zoé Reynold.»




DEUXIÈME PARTIE




I


Arthur fit à Tony Vatinel un accueil convenable quoique un peu froid.
Tony, tout le temps de la soirée se tint dans un coin du salon, et il
n'aurait pas fait autre chose que regarder Clotilde si Robert n'était
venu de temps en temps échanger quelques paroles avec lui. Il y avait
heureusement, d'ailleurs, assez de monde pour que la préoccupation de
Tony ne fût pas remarquée. Clotilde était changée; ses traits avaient
perdu ce calme, cette indécision du visage de la jeune fille. Cependant
elle était charmante autrement, sans qu'on pût dire qu'elle le fût
moins ou plus qu'autrefois. Ses formes développées, sa démarche plus
assurée, sa voix, son sourire, ses gestes, tout avait subi des
modifications que Tony étudiait avec le plus vif intérêt. Il la
comparait avec la Clotilde d'autrefois, et il avait besoin de se
répéter: «C'est bien elle, c'est bien la même.» Sous certains aspects,
éclairée de certaines façons, il ne la retrouvait pas; mais elle garda
quelques instants une attitude qui lui était familière autrefois, et
Tony alors ne vit plus en elle aucun changement. Il la voyait de
profil, le cou penché en avant; les longues boucles de ses cheveux, qui
pendaient un peu détachées du côté opposé à celui de Vatinel, formaient
un fond sur lequel se découpait nettement son profil ravissant. Quand
elle releva la tête, et rejeta un peu ses cheveux en arrière, il sembla
à Tony que c'était un fantôme qui s'évanouissait. Il ne revit plus
Clotilde que dans ses pieds et dans la couleur de ses cheveux. Il
épiait le moment où un nouveau changement de position la ferait
reparaître à ses yeux. Il l'avait saluée, en entrant; mais il n'avait
pas cherché l'occasion de causer avec elle, occasion que, du reste,
elle n'avait nullement paru lui offrir. Leur conversation, sans se
connaître, au bal de l'Opéra, les embarrassait également. D'où
fallait-il reprendre? De leurs adieux au Havre, au moment où Tony y
avait conduit Arthur et Clotilde pour les faire embarquer. Tony avait
alors renoncé à Clotilde, qui le lui avait demandé au nom de son
bonheur à elle. Ou fallait-il reprendre de cette conversation de
l'Opéra qui avait appris à Vatinel que Clotilde l'avait réellement
aimé, et que, peut-être, elle l'aimait encore? C'était à Clotilde à
décider ce point. Alida ne vint pas ce jour-là chez son frère; elle
était extrêmement irritée de la scène du bal, quoique la dernière et la
plus profonde blessure eût été pour Clotilde. En regardant sa femme,
Arthur de Sommery s'étonnait de lui voir montrer aussi peu de
ressentiment du mot si dur qu'il avait laissé échapper, et dont elle
avait paru mortellement frappée.




II


«Ah! dit Tony Vatinel, en s'en allant avec Robert Dimeux, que je
l'aimais bien mieux avec sa simple robe gris foncé, lorsque nous étions
à Trouville!--Tant que tu ne préféreras à la Clotilde de Paris que la
Clotilde de Trouville, il ne faut pas te flatter d'être extrêmement
bien guéri de ton amour. Je crois même devoir t'avertir que c'est un
symptôme assez fâcheux.--Et qui t'a dit, Robert, que je voulais guérir
de mon amour? Pourquoi ne me proposes-tu pas de me guérir de mon coeur,
de me guérir de ma vie? J'ai perdu Clotilde, elle ne peut être à moi;
et, d'ailleurs, ce qu'elle est aujourd'hui, ce n'est plus Clotilde.
J'ai perdu Clotilde, laisse-moi mon amour!--Tu me donnes, du reste, une
preuve de ce que je t'ai dit, bien satisfaisante pour l'amour-propre
d'un philosophe. L'objet de ton amour est si bien une femme de ton
invention, que tu as besoin qu'elle soit à un certain éloignement. A
peine es-tu auprès d'elle, que tu te mets à l'adorer à soixante lieues
et à un an de distance. L'amour est comme un de ces petits jardins, de
quelques toises carrées, que l'on a sillonné d'allées, de détours et de
labyrinthes. Si on le traversait droit, il y aurait à faire de trois à
cinq pas; mais, grâce aux circonvolutions que l'on est obligé de faire
entre les petits défilés bordés de buis, grâce aux fréquents retours
sur ses pas, on fait huit ou dix lieues sur quatre toises. Il y avait
autrefois, une manière de faire un pèlerinage à Jérusalem, qui
consistait à faire deux pas en avant et un en arrière; tu as trouvé
encore mieux que cela. Tu fais deux pas en avant et au moins deux en
arrière; tu fais tomber la dernière allée du labyrinthe dans la
première, de telle façon que les circuits sont toujours à recommencer,
sans qu'il soit jamais possible d'arriver au mur. Voyons, Tony,
penses-tu consacrer toute ta vie à un semblable exercice? Tu as reçu de
la nature de belles facultés; ne penses-tu pas à te distinguer, à te
faire un nom, à devenir quelque chose?--Pfff!» répondit Tony.




III


Il est quelques personnes auxquelles peut-être la réponse pleine de
sens et de sagacité par laquelle Tony Vatinel termine le chapitre
précédent, peut sembler manquer de quelque clarté. Nous traduirons donc
par nos propres impressions le _pfff_ de Tony Vatinel; car, pour nous,
ce _pfff_ est encore un de ces mots qui en disent plus qu'ils ne sont
gros.

Les honneurs que l'on rend aux hommes distingués ne sont qu'une amorce
pour faire faire, à de bonnes gens crédules, certaines corvées sociales
qu'il est plus commode d'admirer que de faire soi-même. Et encore leur
fait-on payer les vertus et les belles actions comptant, et remet-on
les honneurs à l'époque de leur mort. On s'occupe volontiers, en
France, de rendre les honneurs aux grands hommes morts; on dépense pour
leur tombe un argent qui leur eût été fort utile pendant leur vie, et
qui leur eût peut-être évité le désagrément d'une immortalité
prématurée. Cela vient peut-être de qu'on aime également beaucoup à
enterrer les grands hommes, et que leur mort semble toujours être la
plus belle action de leur vie, ou, du moins, celle dont on leur sait le
plus de gré, tant on manifeste alors une recrudescence d'enthousiasme
et d'admiration.

Une seule chose m'étonne, c'est qu'on n'ait pas encore jusqu'ici
imaginé de les enterrer vivants; c'est une idée que je n'émets qu'avec
une grande timidité; beaucoup peuvent la trouver séduisante et chercher
à l'appliquer. Cicéron disait: «Il n'y a, en fait de religion, qu'une
absurdité que les hommes n'aient pas encore inventée, c'est de manger
leur Dieu.»

On a depuis profité de l'avis. Je serais réellement fâché d'être cause
qu'on enterrât vifs M. Rossini ou M. Hugo. Je crois que la France
produit trop de grands hommes pour sa consommation, et qu'elle craint
d'être consommée par eux; elle en a fait tant, qu'elle peut
l'exportation.

Mais aucune époque autant que celle-ci, peut-être, ne s'est montrée
empressée d'en finir avec les grands hommes; aucune n'a si vite et si
légèrement décerné l'immortalité aux vivants. On voudrait faire des
dieux à la manière des gardes prétoriennes, quand elles se défaisaient
d'un empereur dont on commandait d'avance l'apothéose. A peine un
homme, aujourd'hui, a-t-il fait deux romances ou manifesté, par un
commencement d'exécution, l'intention de faire un vaudeville, qu'on
fait son buste, sa statuette, sa biographie: toutes choses autrefois à
l'usage des morts. On l'immortalise d'avance et en effigie, et, quand
il est mort une bonne fois, on n'a plus qu'à l'enterrer; ou plutôt, de
ce moment, on se plaît à le considérer comme mort et enterré; ses
fossoyeurs prennent sa place: chacun à son tour.

M. David, qui a fait un fronton pour le Panthéon, y a taillé dans la
pierre de futurs grands hommes. C'est une remarquable fatuité aux yeux
des étrangers, de leur montrer ainsi, dans ce temple consacré à nos
grands hommes, des grands hommes jusqu'au dehors, jusque sur les toits,
un débordement de grands hommes qui n'ont pas pu tenir dans le temple.

Peut-être, si l'on fait des temples aux grands hommes, serait-il bon de
fixer un temps où l'immortalité serait prescrite, un temps où il n'y
aurait plus d'appel ni de recours en cassation. Si l'on ne déclare pas,
par une bonne loi, après combien de temps un _mort_ pourra s'endormir
sur les deux oreilles, sans se voir chicaner son immortalité, il
arrivera ce qui est arrivé: que les petits hommes d'une époque
jetteront à la voirie les grands hommes de l'époque précédente; que les
successeurs des petits hommes ramasseront les os de leurs grands
hommes, et que l'on court grand risque de se tromper d'os et de donner,
dans le Panthéon, asile à quelques gredins qui ne s'y attendaient
guère.

Mais, quand on aura fait, et discuté, et promulgué une loi à ce sujet,
qui garantira l'efficacité de cette loi, et qui empêchera de remplacer
cette loi par une autre loi, comme les grands hommes par d'autres
grands hommes? Car il n'est pas d'époque qui n'ait un demi-quarteron de
grands hommes qu'elle ne soit pas fâchée de mettre sous des marbres
assez lourds pour qu'ils ne puissent se relever. C'est, du reste, le
secret des riches tombeaux que font les héritiers à ceux dont ils
héritent. Sérieusement, à propos du Panthéon, il faut avouer qu'il
n'est rien d'aussi ridiculement barbare que le changement de
destination des édifices. Les gens qui font de telles choses semblent
toujours chercher à faire croire à la postérité que l'histoire commence
à eux, et que ce qui a précédé ne vaut pas la peine d'être conservé.
Les monuments, ces masses de pierres, sont semés dans le temps par les
hommes qui passent, comme les cailloux que le petit Poucet, des contes
de Perrault, semait sur la route qu'il voulait retrouver. Seulement,
c'est à ceux qui viendront après que ces masses de pierres doivent
servir de guides pour leurs investigations dans l'histoire des moeurs
et des arts. Il y a, dans le cabinet des figures de cire, un enfant
vêtu richement avec un cordon bleu en bandoulière. Le démonstrateur
l'a donné successivement, et, selon les circonstances, comme le roi de
Rome, le duc de Bordeaux, le duc de Montpensier, le comte de Paris. Il
y a encore une industrie qui consiste à afficher sur les murs un
morceau de papier sur lequel on lit:

            TELLE RUE, TEL NUMÉRO,
    ON DÉGAGE LES EFFETS DU MONT-DE-PIÉTÉ,
            POUR EN PROCURER LA VENTE.

Il paraît que l'industrie est bonne, car la concurrence est ardente.
Voici ce que quelques-uns ont imaginé: comme le métier est
identiquement le même, ils collent seulement sur l'adresse du rival une
bande de papier, contenant leur propre adresse, et ils trouvent à cela
un triple avantage: ils sont annoncés, le concurrent ne l'est plus, et
ils diminuent leurs frais d'impression et de papier en les lui faisant
payer.

C'est précisément ce que font les grands hommes du présent avec les
grands hommes du passé. Voilà à peu près ce que voulait dire le _pfff_
de Tony. Robert probablement l'avait compris et l'avait trouvé sans
réplique, car il ne répondit pas un mot.




IV


Tony alla faire une visite du matin à madame de Sommery; elle avait du
monde; Arthur lisait des journaux dans un coin et ne se mêlait à la
conversation que par quelques phrases plus ou moins bien ajustées qu'il
y jetait à peu près au hasard. Clotilde, d'après la coutume, fort
inconvenante à mes yeux, de la plupart des femmes de Paris, recevait
ses visites de deux heures à six heures dans sa chambre à coucher. Pour
Tony, ce n'était pas une inconvenance, c'était une chose horriblement
cruelle. Dans son amour pour Clotilde, il avait eu peu d'instants dans
lesquels ses sens avaient osé élever la voix: c'était lors de leur
rendez-vous sous la niche de la Vierge, à Trouville, quand Clotilde,
fatiguée et épouvantée, s'était laissée aller sur le bras et sur la
poitrine de Vatinel. Mais, le plus souvent, sa pensée n'allait pas
jusque-là. Il n'avait jamais été assez sûr d'être aimé de Clotilde pour
oser rêver sa possession, et, d'ailleurs, Clotilde ne lui paraissait
pas une femme que l'on possédât. Tant qu'on n'est pas aimé, ou qu'on ne
croit pas l'être, il semble que l'on se contentera parfaitement d'être
aimé, et que l'on ne demandera rien au delà. Une fois aimé, on borne,
avec la même bonne foi, ses voeux à un baiser; mais, je crois que je le
répète, Clotilde ne semblait pas à Vatinel une femme que l'on possédât.
Qui n'a rencontré de ces femmes dont l'inflexible jupe de plomb semble
faire partie de leur personne?

Mais cet odieux lit conjugal changeait, malgré Tony, ses idées sur
Clotilde; Clotilde était donc une femme comme toutes les femmes. Ces
deux oreillers racontaient des choses bien humaines. Arthur, aux yeux
de Tony, était non-seulement un rival heureux, mais encore un profane,
un sacrilége, qui faisait descendre la divinité de son piédestal pour
l'abaisser jusqu'à son ignoble amour; puis, à force de s'indigner, il
arrivait à penser que, puisque la divinité était devenue une simple
mortelle, il eût été bien charmant qu'elle le fût à son bénéfice; puis
Clotilde, qu'il aurait craint autrefois de souiller par ses caresses à
lui, lui semblait bien autrement souillée par les caresses d'un autre;
son imagination ne lui faisait grâce d'aucun détail; et il se sentait
plein d'un mélange bizarre de haine et de mépris pour Arthur; de haine,
de mépris, de fureur et de désirs pour Clotilde. Il ne se contentait
plus de regarder le visage de Clotilde; ses yeux, en regardant ses
petits pieds dans des mules de velours vert, voyaient malgré lui
beaucoup plus de la jambe qu'on n'en montrait; il interrogeait du
regard les plis de la soie, plus tendre sur les genoux et trahissant
des contours qui lui faisaient frissonner le coeur.

Arthur lui dit: «Vous avez voyagé depuis quelque temps, monsieur
Vatinel?--Oui, répondit Tony, je suis allé en Angleterre, en Irlande et
en Amérique.--Vous avez dû voir bien des choses curieuses!--Mais non.»

Clotilde rougit; elle avait lu, comme vous savez, madame, les lettres
que Tony avait écrites à Robert Dimeux pendant son voyage, et le _mais
non_ qu'il venait de prononcer lui faisait entendre, à elle, tout ce
qu'il y avait de tendresse et de passion dans ces lettres. Elle leva
les yeux sur Vatinel; mais elle rencontra les siens, et tous deux
sentirent un mouvement de frisson. Clotilde changea la conversation.
Tony se leva et sortit.

Comme Tony s'en allait, et qu'il paraissait hésiter entre deux portes
pour sortir, Arthur se leva, lui ouvrit celle qu'il fallait prendre, et
lui dit: «Vous ne connaissez pas encore _nos êtres_.»

Quand Tony fut parti, il se demanda à lui-même pourquoi ces paroles
d'Arthur lui avaient si joyeusement résonné dans le coeur: c'est qu'il
espérait de se voir installé dans la maison; et comment finirait tout
cela, en supposant même que les hommes et le sort le remissent à sa
volonté?




V


La veille du jour fixé pour son mariage, Charles Reynold vint demander
à déjeuner à Robert. Il cachait son triomphe et sa joie sous un air
d'indifférence qui lui donnait beaucoup de peine; car le pauvre garçon
était gonflé de bonheur et de pensées d'avenir. Il avait voulu voir la
toilette de Zoé, et il était dans le ravissement.

«Ah çà! mon cher, dit-il à Robert, vous n'oubliez pas que je me marie
demain et que vous devez assister à mon mariage? Pourvu que je ne
l'oublie pas non plus, moi! Vous amènerez votre ami, n'est-ce pas? les
amis de nos amis sont nos amis. C'est un peu imprudent de prendre
précisément l'instant où l'on se marie pour faire de nouveaux amis;
mais je n'ai pas la prétention d'échapper seul au sort commun à tous
les maris; et j'ai, sous ce rapport, une philosophie toute faite et
prête à tous les événements. Ce ne sera, après tout, qu'une
représaille, et la plus douce des justices est sans contredit la peine
du talion. C'est à dix heures, vous savez; cela veut dire dix heures et
demie, car les femmes feront attendre. Mon Dieu! Zoé a voulu absolument
me faire voir sa toilette; je n'aime pas m'occuper de ces
enfantillages-là, mais j'ai fini par céder. C'est incroyable,
l'importance que les filles y attachent. Je vous demande un peu ce que
cela signifie! Je ne sais pas si j'aurai un habit, et je ne compte
guère m'en occuper; pourvu que je n'aille pas oublier demain matin!
Mais je me sauve. Vous savez, Laure, à laquelle je fais la cour depuis
quelque temps?...--Non.--Mais si, une _prima donna_ de boulevard, une
petite blonde.--Ah! ah!--C'était une tigresse, elle avait un tas de
scrupules. Moi, du caractère dont vous me connaissez, vous comprenez
bien que cela ne m'allait guère; et puis, un mariage, ça vous dérange
toujours un peu; ma foi, j'avais oublié mon inhumaine, quand hier je
reçois une lettre d'elle; elle m'annonce qu'elle viendra me voir
_après-demain matin_. Or, cet après-demain est _devenu_ DEMAIN MATIN.
Vous saisissez l'à-propos, sans doute: à dix heures, juste l'heure du
_conjungo_. Je lui ai répondu: «Ma chère petite, après-demain, c'est
impossible, _j'ai quelque chose à faire_; mais demain, par exemple, je
serai très-heureux de vous voir.» Et ce demain est aujourd'hui. Elle
doit être chez moi; vous comprenez bien qu'une femme qui entre chez
moi... Je n'en dis pas davantage. Je vais aller me débarrasser de ce
petit triomphe avant d'aller chez ma future; pourvu qu'on ne me fasse
pas voir encore des toilettes! Adieu. Si vous étiez aimable, demain, à
dix heures, vous m'enverriez un petit mot par votre domestique pour me
rappeler la chose. Adieu, mon cher... Ah çà! se dit en bas de
l'escalier Charles, qui n'était pas attendu par la moindre Laure,
vais-je aller d'abord chez mon bottier ou chez mon tailleur? Pourvu que
mes _affaires_ soient prêtes, mon Dieu! Que faire si ces gens-là ne
m'ont pas tenu parole? Allons d'abord chez le tailleur... Dites-moi,
mon cher, eh bien?--Monsieur, nous serons en mesure.--Pensez que c'est
à dix heures.--A neuf heures, on sera chez vous.--Je compte sur vous;
c'est très-grave, je ne puis me marier sans un habit noir: je n'en ai,
comme vous savez, qu'un brun et un bleu.--Soyez tranquille.--Je vous
déclare que je ne le serai pas.--A neuf heures, on frappera à votre
porte.--Maintenant, chez le bottier... Mes souliers? Je les attends. Il
me les faut aujourd'hui; comment! voilà quinze jours qu'ils sont
commandés!--On est _très-pressé d'ouvrage_ en ce moment, et,
d'ailleurs, ça ne pouvait pas être confié au premier venu; je n'ai
qu'un seul ouvrier auquel je donne l'_ouvrage_ tout à fait
_soigné_.--Vous me les promettez pour ce soir?--Ce soir ou demain
matin à sept heures.--Bien sûr?--C'est comme si vous les aviez.»




VI


Le jour du mariage de Charles Reynold, Vatinel se trouva à l'église
auprès de madame de Sommery. Il était grave et triste, et, au moment où
l'orgue résonna sous la voûte, il fut saisi d'une telle émotion, que
quelques larmes tombèrent de ses yeux. Le soir, au bal, Clotilde lui
dit qu'elle avait remarqué son émotion. «Je suis sûre, ajouta-t-elle,
qu'Alida aura pensé que vous étiez quelque amoureux de Zoé
rebuté.--Non, dit Vatinel, mon coeur pleurait malgré moi toute ma vie
manquée et perdue. Au moment où le prêtre a dit ces paroles du Christ?
«L'homme quittera son père et sa mère pour s'attacher à sa femme,» je
n'ai pu m'empêcher de penser que, moi aussi, j'ai quitté mon père et ma
mère pour mener une vie errante, triste, solitaire et à jamais sans
amour.--Vous êtes bien jeune, monsieur, dit Clotilde, pour parler ainsi
de l'avenir et pour croire que vous ne rencontrerez jamais une femme
que vous puissiez aimer.--Quand je dis que ma vie sera sans amour,
reprit Vatinel, je veux dire que je ne serai pas aimé; car, pour moi,
mon coeur est rempli d'un amour qui ne s'éteindra qu'avec moi, ou
plutôt qui me tuera.--Est-ce donc un amour tout à fait sans espoir,
monsieur?--Oh! oui, madame, tellement sans espoir, que, si celle qui
en est l'objet venait à moi et me disait: «Tony, je vous aime et je
suis à vous,» je la repousserais en lui disant: «Laissez-moi; je ne
veux pas de vous, femme souillée et flétrie!»

Clotilde se mordit les lèvres et ne parut pas très-fâchée que Zoé vînt
prendre son bras et l'emmenât dans une autre pièce.

«Eh bien, chère Clotilde, voilà donc mon roman fini, sans avoir
commencé. J'avais bien fait une tentative, mais elle m'a rendue trop
malheureuse. J'ai trouvé dans ce qu'on nous a dit à l'église des choses
qui n'ont rien de romanesque, mais qui m'ont rempli l'âme de pensées
sévères et élevées, d'un bonheur grave et calme que je ne soupçonnais
pas. Embrasse-moi, ma bonne Clotilde, je serai heureuse.

--Oui, tu seras heureuse, répondit Clotilde, tu as épousé un homme qui
ne croira pas avoir fait un sacrifice en t'épousant; tu es la femme
d'un homme que tu aimes, et les devoirs, si rigoureux pour d'autres,
seront pour toi un bonheur ineffable. Tu auras des enfants, car le ciel
bénit les mariages d'amour: ce sont les seuls qu'il reconnaisse et
sanctifie. Tu seras heureuse, Zoé. Tu ne seras tourmentée ni par
l'ambition ni par la vengeance. Être heureuse, c'est aimer et être
aimée. Voilà ton devoir.»

Charles était ivre de joie; mais un nuage passait de temps en temps sur
son visage. Plusieurs fois il se dirigea vers Robert, puis s'arrêta
sans être allé jusqu'à lui et sans lui avoir parlé. Il finit par
prendre une résolution. «Robert, lui dit-il, voulez-vous faire un tour
de jardin avec moi?--Je vous rends grâce mon cher ami, il fait trop
froid.--C'est que j'ai un service important à vous demander.--C'est
différent; je croyais que c'était simplement un plaisir que vous me
proposiez. Je vais mettre mon manteau. Faites-moi donner un cigare.
Mais est-il tout à fait nécessaire que ce soit dans le jardin?--Oui; il
y a du monde partout, et je ne veux pas que ce que j'ai à vous dire
soit entendu par d'autres que vous.»




VII


«Mon cher Dimeux, dit Charles Reynold quand ils furent descendus
dans le jardin, je vais vous montrer la grande confiance que j'ai
en vous; mais vous allez vous moquer énormément de moi.--Allez
toujours.--Promettez-moi du moins que vous me garderez le plus profond
secret.--Il paraît que votre confiance en moi est au fond de votre
coeur sous un tas de petites défiances dont il faut la débarrasser pour
qu'elle puisse sortir.--Non; mais...--Tant qu'à ne pas me moquer de
vous, je puis vous promettre, si vous voulez, et si réellement la chose
mérite la moquerie, de me contenter d'un sarcasme intérieur et latent
dont vous-même ne vous apercevrez pas; pour la discrétion, je vous la
promets.--Eh bien, dit Charles Reynold cherchant à diriger la
promenade vers les allées sombres et les plus éloignées de la maison,
dont les fenêtres jetaient de la clarté; eh bien, me voici
marié.--Oui.--Le maire et le prêtre ont fait leur état, je n'ai plus
qu'à faire le mien. Il est dix heures; j'esp... je pense que madame ma
tante va emmener sa fille dans une heure.--C'est très-probable.--C'est
que je vous avouerai, mon cher Dimeux, que je ne me suis jamais
marié.--Je l'espère bien; sans cela, vous vous trouveriez dans une
situation parfaitement prévue par le Code pénal.--Oui; mais il y a des
choses qui m'embarrassent.--Ce n'est rien; demandez à votre belle-mère
quand elle emmènera sa fille, et suivez-les.--Ce n'est pas cela.--Vous
m'effrayez, mon cher Reynold.--Ah! voilà déjà que vous vous moquez de
moi.--Mais non, vraiment.--Eh bien, je vais vous dire les choses sans
détours.--Je commence à l'espérer avec d'autant plus de plaisir qu'il
fait froid, et avec d'autant plus de raison que vous les épuisez
tous.--Je vous dirai donc... mais sans hésiter davantage... mon cher...
Robert Dimeux... je vous dirai donc... sans préambule... sans
tergiversation... que... Mais vous vous rappelez la discrétion que vous
m'avez promise... Je vous dirai alors...»

Ici, Charles parla si bas, que je ne puis répéter ce qu'il dit.

«Mais, dit Robert, et Laure, dont vous me parliez hier?...--Plaisanterie!
mon cher Dimeux.--Et Julie, dont vous m'avez raconté de si bonnes
histoires?...--Mensonge! mon cher Dimeux.--Et Anna, sur laquelle vous
m'avez donné des détails si intimes?...--Vanterie! mon cher Dimeux.--Et
Adèle, je crois, oui, c'est Adèle que vous l'appeliez, dont vous m'avez
fait des descriptions si ravissantes que j'avais presque envie de les
vérifier?...--Invention! mon cher Dimeux.--Ce sont donc aussi
plaisanterie, mensonge, vanterie et invention, que ces lettres, ces
billets et ces rendez-vous, ces nuits passées dehors, ces maris jaloux,
ces invasions par les fenêtres?...--Comme vous dites, mon cher Dimeux,
plaisanterie, mensonge, vanterie, invention.»

Et alors Robert fit une question aussi bas que Charles avait parlé
quelques instants auparavant.

CHARLES. Jamais.

ROBERT. Jamais, jamais?

CHARLES. Jamais.

ROBERT. C'est très-drôle.

CHARLES. Pour vous.

ROBERT. Je ne vois pas où est le malheur pour vous à présent; mais
enfin...

CHARLES. J'ai bien quelques théories; mais...

Robert parla bas assez longtemps.

CHARLES. Je vous remercie, mon cher ami.

ROBERT. Il n'y a pas de quoi; vos théories étaient excellentes. C'est
tout ce que vous aviez à me dire?

CHARLES. C'est parbleu bien assez!

ROBERT. Alors rentrons, je meurs de froid; vous m'avez tenu là un
cigare tout entier.

Robert jeta la fin de son cigare et rentra le premier. Madame Reynold
la mère lui demanda d'un air fort inquiet: «Où est mon beau-fils?--Il
va venir, madame.--C'est qu'on n'est jamais tranquille avec des jeunes
gens qui ont mené une vie si folle et si dissipée!...»




VIII

Marie-Clotilde.


Tony Vatinel devint assidu chez Clotilde. Il était généralement
silencieux. Un soir, cependant, on vint à parler de Trouville; il prit
la parole et demanda à Clotilde si elle se rappelait bien la plage, et
si elle se rappelait aussi les petits bois qui dominent la Touque, et
les beaux couchers du soleil. «Vous rappelez-vous, madame, disait-il,
ce jour où les pêcheurs rentrèrent par un si terrible coup de vent?» Et
il fit de la tempête une description qui fit frissonner les auditeurs.
«Vous rappelez-vous la colline, au mois de mai, couverte de joncs en
fleurs comme d'un drap d'or?» C'était, ce soir-là, grande
représentation au Théâtre-Italien. Clotilde était un peu fatiguée et
n'y allait pas. Les trois ou quatre hommes qui étaient chez elle se
levèrent. «Et vous, monsieur Vatinel, dit-elle à Tony, n'allez-vous pas
au Théâtre-Italien?--Non, madame.--Vous le voyez, mes amis ne se gênent
pas avec moi. Ce n'est pas un reproche que je vous fais, messieurs;
allez-vous-en. Je suis naturellement ingrate, et je ne veux pas de
sacrifices. Ne vous croyez donc pas obligé, monsieur Vatinel, de me
tenir compagnie, si vous avez mieux à faire.--Faut-il, madame, demanda
Vatinel, me croire obligé de m'en aller?--Non... Vous n'aimez donc pas
le spectacle? dit Clotilde à Tony quand ils furent seuls.--Non,
madame.--Ni la musique?--Non plus.--Je ne vous ai jamais vu danser.--En
effet, je ne danse pas.--Ni jouer.--Ni jouer.--Ni causer.--Ni
causer.--Qu'aimez-vous donc, alors?--Moi, madame, je n'aime
rien.--C'est une plaisanterie!--J'aime la plaisanterie moins que toute
autre chose; mais je comprends bien que ce que je vous ai dit a besoin
d'explication. J'ai dans le coeur une grande et violente passion.»

Clotilde, à ces mots, s'embarrassa visiblement; Tony s'en aperçut et
ajouta: «La femme que j'aime est une jeune fille, vierge et ignorante,
qui n'a jamais eu même un frère dont les lèvres aient touché son front.
Deux fois seulement, et cela m'a tellement ému que j'en pourrais dire
le jour et l'heure; deux fois seulement mes doigts ont touché les
siens; une autre fois, craintive, fatiguée, elle a abandonné un instant
son corps sur mon bras, et j'en sens encore l'impression. Cet ange
n'est plus, madame.»

Clotilde le regardait avec étonnement et avec défiance. Elle savait
bien que c'était elle que Tony aimait, et tous ses souvenirs
s'appliquaient à elle parfaitement. Tony continua. «Je sais, madame,
dit-il, que Robert vous a montré mes lettres, et je saisirai cette
occasion de vous les expliquer, parce que, un jour ou un autre, vous
pourriez bien me chasser de votre présence et croire accomplir un
devoir en agissant ainsi, et ce serait pour moi un grand malheur; car
réellement je ne peux vivre que là où vous êtes. Donc, madame, je ne
vous dirai pas: «Je vous ai aimée et je ne vous aime plus.» Ce n'est
pas cela; ce n'est pas moi qui ai changé. J'ai aimé ce que vous étiez
quand je vous ai connue, et je n'aime pas ce que vous êtes aujourd'hui.
Non-seulement j'ai aimé ce que vous étiez alors, mais je l'aime encore.
J'aime encore de toutes les forces de mon âme cette jeune fille dont je
parle dans les lettres que vous avez lues; mais je ne la retrouve plus
en vous. Cependant, vous êtes la seule personne avec laquelle je
pourrais en parler. Robert est un moqueur, et je ne veux pas exposer à
la moquerie un sentiment aussi profondément enfermé dans mon coeur.
Cependant, je ne puis parler que de cela. Si j'ai un peu parlé ce soir,
c'est que parler de Trouville, de la plage, des bois où je l'ai vue,
c'est pour moi parler d'elle et de mon amour. Ce n'est qu'à une femme
que l'on peut parler d'un amour véritable, et il est peu de femmes
auxquelles on puisse parler d'un amour qui n'est pas pour elles. Notre
situation est tout à fait particulière. Vous seriez bien bonne de me
permettre de vous parler quelquefois de celle que j'aime et qui n'est
plus.»

Clotilde regardait toujours Vatinel avec attention; elle cherchait à
découvrir dans les yeux, dans l'expression de son visage, dans le son
de sa voix, s'il était de bonne foi en parlant ainsi, et s'il la
faisait assister à quelque rêve d'un cerveau en délire, ou si c'était
une façon très-alambiquée, et d'un goût plus que médiocre, de lui faire
une déclaration d'amour.

Le résultat de ses observations fut que Vatinel était peut-être fou,
que peut-être il se trompait lui-même; mais qu'à coup sûr, il ne
voulait tromper personne et qu'il était de la meilleure foi du monde.

«Monsieur Vatinel, dit Clotilde, j'imiterai votre franchise. Le hasard,
ou une petite perfidie de votre ami, dont j'ignore le but, vous a
instruit d'une chose que je ne vous aurais jamais dite. J'ai été
extrêmement touchée de cet amour si vrai que peignaient vos lettres
pour mo... pour celle que vous aviez aimée, que vous aimez encore,
dites-vous. Vous avez été malheureux, vous l'êtes peut-être encore. Je
veux vous aider à vous consoler, et, en y consacrant mes soins les plus
affectueux, je croirai accomplir un devoir; je suis heureuse de n'avoir
pas à parler des barrières infranchissables qui se sont élevées entre
nous. Soyons amis, nous parlerons de tout ce que vous voudrez; de cette
Clotilde... qui n'est plus.--Vous avez raison, madame, répondit
Vatinel, je ne l'appelle que Marie dans mon coeur, car elle s'appelait
Marie, doux nom formé avec les lettres du mot _aimer_. Mais que vous
disais-je d'abord? Je vous disais que je n'aimais rien. Les goûts sont
de la monnaie d'amour. Tout ce qui avait en moi quelque puissance
d'aimer, même le plus légèrement, tout est rentré dans mon coeur pour
se réunir à l'amour que j'ai pour... pour Marie. Cet amour est comme
le soleil, qui aspire jusque dans le calice des fleurs les plus
petites gouttes d'eau pour les réunir en un nuage qui porte la
tempête.--Monsieur Vatinel, dit Clotilde, je vous crois un homme bon et
loyal, et je ne doute pas un instant que vous ne soyez parfaitement de
bonne foi. Seulement, comme cet amour dont vous parlez est tout à fait
en dehors des conditions humaines, il est possible que vous vous
trompiez vous-même. Je ne sais trop comment vous dire cela. Rien de si
ordinaire à une femme que de se refuser à croire qu'on l'aime. Mais il
est moins ordinaire et moins commode de dire: «Vous dites que vous ne
m'aimez pas, et je crains cependant que vous ne m'aimiez.» C'est là une
grande fatuité féminine; mais j'aime mieux m'exposer à être un peu
ridicule qu'à jouer un jeu qui nous amènerait peut-être du malheur à
l'un et à l'autre.»

Certes, moi, l'auteur, je ne prendrais pas sur moi ici de décider si
Clotilde avait réellement la crainte qu'elle mettait en avant, ou si
elle était un peu piquée de la préférence que donnait Vatinel, à ce
qu'elle avait été, sur ce qu'elle était présentement. Je ne déciderai
pas non plus si Clotilde n'était pas partagée par ces deux sentiments,
et si elle aurait été plus capable de bien définir ce qui se passait en
elle. Toujours est-il que Vatinel prit sa crainte au sérieux. Mais ce
brave et digne jeune homme a si peu le sens commun dans toute cette
conversation, que l'on n'ose pas trop être de son avis.

«Madame, dit-il en se servant, pour lui être agréable et pour la
rassurer, des sentiments qu'il était heureux de trouver dans son coeur,
comment voudriez-vous que je pusse vous aimer?»

C'était réellement un singulier garçon que Tony Vatinel, un sauvage
bien sauvage, et dont je suis honteux d'avoir à rapporter les discours.

Clotilde fit une petite grimace qui disait clairement qu'elle trouvait
le personnage assez difficile et assez bizarre. Il n'y fit aucune
attention et continua:

«Comment voudriez-vous que je pusse vous aimer avec le coeur dont j'ai
aimé Marie? Il n'est pas un des objets qui vous entourent qui ne me
sera odieux; vous ne pourriez pas prononcer une parole, faire un geste
qui ne m'inspirât de la haine! Si je vous aimais, j'aurais envie de
vous tuer et de me tuer après! Vous qui avez un mari, un homme auquel
vous appartenez, un homme qui restera avec vous quand je vais être
parti, dans quelques instants! Ce salon, ces fauteuils, ces rideaux,
vos vêtements, vos bagues, votre nom, tout me rappellerait que vous
êtes souillée, que vous êtes à un autre! Oh! non, non, madame! plus
j'aimais ce que vous étiez, moins je puis aimer ce que vous êtes! Plus
j'ai aimé Marie, moins je puis aimer Clotilde! Ce sont deux femmes dont
l'une est morte, et, pour que je le croie mieux, vous n'avez rien
gardé de Marie. Vous n'avez plus la même physionomie ni les mêmes
gestes; vos cheveux sont arrangés autrement, vous avez plus
d'embonpoint, votre voix a bien plus d'assurance, ainsi que votre
regard. Marie parfumait sa chevelure d'une odeur de violette qui
semblait être son haleine. Vos cheveux, à vous, sentent je ne sais
quelle odeur que sentent également les cheveux de cent autres femmes.
Quelquefois, cependant, il vous arrive pour un instant, quand vous êtes
éclairée de certaine façon, ou quand votre voix, prononçant certains
mots, trouve certaines inflexions, il vous arrive de ressembler à Marie
et de me la rappeler; mais c'est pour moi comme une vision, comme une
apparition qui s'évanouit aussitôt. Il y a quelques jours, vous étiez
par hasard coiffée comme se coiffait Marie, et, quand vous aviez la
tête penchée, vous lui ressembliez tout à fait. Mais qu'arrive-t-il
alors? Que je vous hais, et qu'il me semble presque que j'aime moins
Marie. Vous voyez bien, madame, qu'il est impossible que je puisse vous
aimer. Hors de ces idées, vous êtes charmante, gracieuse, spirituelle,
pleine de tact et de finesse; mais vous n'auriez pas été Marie et je ne
l'aurais pas connue, que je ne vous aimerais pas; car, par un hasard
étrange, vos perfections mêmes sont des choses que je haïssais avant de
vous connaître, et je suis sûr que, si j'avais voulu tracer le portrait
d'une femme selon mon coeur, il n'y a pas un trait qui vous eût
ressemblé.»




IX


De ce moment, Tony Vatinel vint voir Clotilde tous les jours. Quand
elle était seule, il lui parlait du passé, de celle qu'il appelait
toujours Marie; il lui racontait l'histoire de ses moindres sensations
pendant tout le temps qu'ils étaient restés ensemble à Trouville; il
n'avait rien oublié. Il se rappelait, pour chaque jour, ce qu'elle
avait dit et comment elle était habillée. «Ce jour-là, disait-il
souvent, elle avait une boucle de ses cheveux dérangée par le vent. Cet
autre jour, elle avait un chapeau de paille orné d'une branche de
giroflée violette.» Mais, quand il y avait quelqu'un, il se renfermait
dans un silence opiniâtre; et, quand Clotilde lui en faisait des
reproches, il lui disait:

«Que voulez-vous que je dise? Je n'ai rien à dire aux _autres_, et je
ne sais même pas bien pourquoi il y a des _autres_ au monde. Je ne
demande qu'une chose au ciel, dit-il une autre fois, c'est de vous
trouver toujours seule, toujours disposée à m'entendre vous parler de
Marie. Et je livrerais le reste de ma vie à qui la voudrait; mais il
faudrait que j'eusse une confiance, que je suis bien loin d'avoir; il
faudrait que mon coeur pût se tourner vers vous avec cette certitude de
vous trouver que les yeux ont à se lever au ciel.»




X


Arthur n'avait pas compris à quel degré il avait blessé le coeur de sa
femme la nuit du bal de l'Opéra. Le silence qu'avait gardé Clotilde lui
avait paru une preuve de faiblesse et de soumission, et, au lieu de
chercher à effacer l'impression de son injure, il crut qu'il pouvait
tout oser. Il exigea qu'elle offrît des excuses à Alida, et elle offrit
des excuses à Alida; il voulut qu'elle reçût la veuve, et elle la
reçut. Il avait, en fait d'autorité dans sa maison, dans laquelle
jusque-là il ne s'était pas trop cru le maître, toute l'insolence d'un
parvenu.

Pour qui aurait bien connu Clotilde et aurait vu son coeur à nu, Arthur
se trompait lourdement. Du moment où Arthur avait reproché à Clotilde
son introduction dans la famille de Sommery, la blessure qu'il lui
avait faite était si profonde, que toute autre blessure ne pouvait
aller au fond de la première et en toucher les bords, ni par conséquent
exciter de la douleur. Elle avait conçu pour Arthur à la fois tant de
haine et tant de mépris, qu'elle ne pouvait plus avoir, à l'égard de la
veuve, même cette jalousie de vanité que l'on éprouve pour l'homme que
l'on aime le moins. De petites tracasseries d'intérieur, le refus de
revoir Alida ou de voir la veuve n'auraient pu contenter Clotilde, et
elle trouvait un plaisir amer à voir s'accumuler les torts et les
injures de M. de Sommery.

Tony lui témoigna une grande admiration pour son angélique douceur.

«Tony, lui dit-elle, je fais ce qu'on veut, et je ne me plains pas,
parce que cela m'est égal; les grands intérêts absorbent les petits.
Comme vous, j'aime à me reporter en arrière. Je n'attache que peu de
prix aux intérêts de ma nouvelle existence; il me semble que cela ne me
regarde pas et qu'il s'agit d'une autre personne. Je crois que je
redeviens Marie.




XI


Un soir, Tony Vatinel trouva Clotilde avec la coiffure qu'elle avait le
jour qu'il l'avait vue pour la première fois. C'était la coiffure
qu'elle portait à Trouville.

Il la regarda avec un intérêt plus marqué.

«A quoi pensez-vous? lui dit-elle.--Je pense répondit Vatinel, que je
vais bien détester le premier qui entrera ce soir.--Je l'avais prévu,
et j'ai défendu ma porte, excepté cependant pour mon mari.»

Tony fut très-fâché qu'elle eût prononcé ce mot; mais il ne tarda pas à
oublier cette impression. Clotilde avait repris ce parfum suave et
fugitif de violette dont elle se servait autrefois. Tony la regarda et
resta rêveur.

Ce n'était pas sans intention que madame de Sommery avait parlé de son
mari. Vatinel semblait le plus enchanté et le plus amoureux des
hommes, il n'y avait rien d'impossible que, dans la suite de la
conversation, il lui prît fantaisie de se jeter aux pieds de Clotilde
ou de lui baiser la main; il pouvait également arriver qu'Arthur
rentrât à ce moment. On ne peut cependant dire à un homme
tranquillement assis sur sa chaise: «Ayez soin de ne pas vous jeter à
mes genoux; ne vous animez pas trop, parce que mon mari pourrait
rentrer.» Il est cependant prudent de l'avertir, et Clotilde avait jeté
le plus incidemment possible la mention que son mari pouvait rentrer.
«Trouvez-vous, dit Clotilde, que je ressemble à Marie?--O Marie!
s'écria Vatinel, tu es Marie, tu es tout ce que j'ai aimé et tout ce
que j'aime. Marie ou Clotilde, je t'aime; je t'aime comme tu étais et
comme tu es. L'amour que j'ai pour toi est un culte auquel j'ai
consacré toute ma vie. Depuis longtemps, l'amour a remplacé le sang
dans mes veines. Il y a des gens qui marchent, il y en a qui
travaillent, il y en a qui font des projets et des rêves; moi, je vous
aime, et je ne fais pas autre chose.--Et moi aussi, dit Clotilde,
Vatinel, je vous aime! Mais, écoutez-moi bien, mon ami. J'ai à vous
entretenir d'une chose triste dont nous ne reparlerons jamais. Je suis
mariée, je suis la femme de M. de Sommery. Vous ne voudriez pas plus
que moi d'un odieux partage. Je ne serai jamais à vous. Nous
continuerons à vivre dans le passé. Mon coeur seul vous appartiendra,
mais il vous appartiendra aussi sans partage. J'aurai en vous la plus
grande confiance; mais, si vous en abusiez un instant, je cesserais de
vous voir, parce que ma résolution est immuable. Acceptez-vous ce
pacte, ce pacte d'amour pur et fraternel?--Je l'accepte, dit Tony, et
j'y serai fidèle. Vous avez raison; d'ailleurs, je ne voudrais pas d'un
partage dont la seule pensée m'inspire de l'horreur. Nos âmes sont à
jamais unies.--Mon ami, dit Clotilde, vous êtes ému, votre teint est
animé et vos yeux étincellent; nous sommes seuls; je ne veux pas qu'on
nous trouve ainsi: allez-vous-en. Il arrive souvent que nous ne pouvons
nous parler. Il est rare que je puisse ainsi vous consacrer toute une
soirée. Fiez-vous-en à mon coeur, je referai ce bonheur pour _nous_
aussi souvent que je le pourrai. Quand ce sera impossible, vous ne vous
plaindrez pas, et vous ne m'en voudrez pas; vous n'oublierez pas que je
souffre autant que vous de notre séparation. Mais rien ne nous
empêchera de nous écrire. Vous enverrez vos lettres à ma femme de
chambre, sans adresse. Maintenant, Tony, bonsoir. Je vous aime:
emportez ce mot pour vous tenir compagnie. Donnez un baiser fraternel
sur mon front.»

Tony s'avança pâle et tremblant, et se pencha sur Clotilde. Il posa ses
lèvres sur son front blanc. Tout disparut à ses yeux, et, quand il se
releva, son âme tenait plus au front de Clotilde qu'à ses lèvres à lui.
Il chancela et s'appuya sur un meuble; puis il partit en courant.




XII

    _Robert Dimeux de Fousseron à Tony Vatinel._


    Fousseron.


  «Voici faites, mon cher Tony, les réparations à notre château de
  Fousseron. Pierre Meglou m'avait alarmé; il ne s'agissait que de
  quelques tuiles à remettre. Le mois d'avril va finir, et avec lui le
  froid, la neige et la pluie; je suis sûr qu'à Paris on s'étonne, cette
  année comme tous les ans, qu'il fasse mauvais au mois d'avril.

  »Le temps s'est tout à coup radouci, les sureaux et les sorbiers sont
  en feuilles et seront bientôt en fleurs; les églantiers de mes haies
  ont déchiré l'enveloppe qui emprisonnait leurs feuilles dans les
  bourgeons. Tout le jour, le ciel a été gris; mais, à cette heure, deux
  heures avant de se coucher, le soleil a remporté la victoire sur les
  nuages, le printemps commence. Une petite fauvette grise à tête noire
  chante sur la plus haute branche d'un de _mes_ pommiers. Il y a presque
  un an qu'on n'a entendu cette voix pleine et vibrante. La voix de la
  fauvette, c'est aussi printanier que la première violette qu'on trouve
  sous la mousse; mais cela vous remue encore plus le coeur. Quelle
  touchante chanson! Charmant héraut qui annonce que la fête de la nature
  commence; que le soleil et les frais ombrages, et les fleurs et les
  amours vont reparaître. Douce chanson qui réveille les pensées du
  printemps endormies dans le coeur, comme les pâquerettes étaient
  cachées sous la terre noire, et qui refleurissent avec elles.

  »Viens ici, mon Vatinel, viens avec moi voir fleurir nos pommiers. Que
  fais-tu à Paris? Tu m'as donné, de ne pas aimer madame de Sommery, des
  raisons auxquelles j'ai dû me rendre. Paris s'attriste, les gens qui
  ont dépensé trop d'argent à Paris pendant l'hiver ont déjà fait comme
  moi, ils ont fait semblant de prendre un moineau pour la première
  hirondelle, et ils sont partis pour la campagne; la saison du
  Théâtre-Italien est finie; viens voir fleurir nos pommiers.

    »ROBERT.»




XIII

_Tony Vatinel à Robert Dimeux de Fousseron._


  «Ah! Robert, que me font maintenant le printemps, et les pommiers, et
  la nature? Hélas! je crains de trouver dans mon coeur un bien plus
  mauvais sentiment que cela; sans le besoin que j'éprouve de t'écrire,
  de te parler, de te dire ce qui se passe, j'aurais peut-être fait le
  blasphème d'ajouter: Que me fait l'amitié?

  »Ah! oui, je t'avais donné de bonnes raisons de ne pas aimer Clotilde;
  je m'en étais donné de meilleures encore; je me trompais moi-même comme
  je te trompais. Je l'aime, Robert, plus que je ne l'ai jamais aimée.

  »Et vois-tu, maintenant, Robert, je suis perdu. Je ne puis plus être
  _désillusionné_, comme on dit, car je l'aime couverte d'opprobre,
  souillée, flétrie, je l'aime infidèle, je l'aime prostituée. Cherche
  donc maintenant à me guérir! Ou plutôt maintenant je n'ai plus d'idées,
  ni du bien ni du mal; le bien, c'est ce qu'elle est, c'est ce qu'elle
  fait, quoi qu'elle soit et quoi qu'elle fasse. Le mal, c'est le reste.
  Quand je suis revenu, il y avait des choses que je n'aimais pas, il y
  en avait d'autres que j'avais en horreur et en mépris. Je suis arrivé,
  j'ai revu Clotilde, je l'ai revue formée de toutes ces choses-là.

  »Eh bien, aujourd'hui, ces choses-là, je les aime. Clotilde est
  décolletée, je trouve à cela des excuses; que dis-je? je blâme en
  dedans de moi les femmes qui ne le sont pas. Clotilde tutoie son mari,
  elle le tutoie devant moi; je rougirais de te dire les misérables
  raisons que j'ai imaginées pour trouver cela parfait. Je dis
  misérables, parce que je parle à ton point de vue; car moi, je suis
  convaincu. Clotilde parle haut, parle de tout; je trouve cela
  ravissant. Clotilde a un mari auquel elle veut que je donne la main;
  autrefois, j'appelais cela une lâcheté, une perfidie, une trahison.
  Non, je remplirais dix pages d'une justification que je trouve
  suffisante et complète.

  »Je ne sais plus rien, je n'attends pas qu'elle agisse ou qu'elle parle
  pour savoir si ce qu'elle dit ou ce qu'elle fait est bien. Non,
  j'attends qu'elle agisse et qu'elle parle pour savoir ce qu'il est bien
  de faire et de dire.

  »Je vais au spectacle; je trouve d'une sauvagerie ridicule de fuir le
  monde. Sa toilette, sa coiffure, sont celles qui me déplaisaient
  autrefois; ce sont les seules que je trouve bien aujourd'hui, et je
  trouve ridicules les femmes qui ne sont pas coiffées et habillées comme
  elle.

  »Mais à quoi sert de te dire tout cela? Tout n'est-il pas compris dans
  ces mots:

  »J'aime Clotilde en sachant que, chaque matin, elle sort des bras
  d'Arthur de Sommery!

  »J'aime la honte, j'aime l'opprobre, j'aime la fange, si Clotilde est
  dans la fange, dans l'opprobre et dans la honte!

  »Robert, je suis perdu.

  »Oh! goûte seul ces douces sensations du printemps; mon coeur est
  plein, il n'y a de place pour rien.

  »Je ne peux plus rien faire qu'aimer, qu'adorer cette femme, que je
  trouverais hideuse si j'avais une seconde de bon sens; je l'aime et
  j'en meurs.

  »Ah! quand je n'aimais que celle que j'appelais Marie, celle que, tu
  avais bien raison, j'avais parée de charmes trouvés dans mon âme, alors
  on pouvait me guérir, parce que, en regardant de près, aucune femme ne
  m'aurait tenu les promesses que je faisais faire à celle-là sans la
  consulter. Mais maintenant Clotilde, mariée, abandonnée sans amour à
  Arthur de Sommery, Clotilde est ce que ma raison trouve de plus infâme;
  et je l'aime, et je consentirais à mourir dans une heure seulement pour
  baiser ses pieds nus.

    »TONY.»




XIV

_Tony Vatinel à madame de Sommery._


  «Je viens de parler une heure seul avec vous, et je vous quitte pour
  vous écrire. Et que vais-je vous écrire? Tout à l'heure il me semblait
  que la voix et les yeux réunis ne pourraient vous dire ce que
  j'éprouve. Que fera ce morceau de papier?

  »Pendant le temps que nous sommes restés ensemble, vous avez laissé vos
  deux mains dans les miennes; puis vous m'avez donné votre main à
  baiser; celle que vous me donniez était la main gauche. Je n'ai pu
  m'empêcher de la repousser et de prendre l'autre. Vous avez cru que
  c'était à cause de votre _alliance_, et vous m'avez fait voir que,
  depuis que vous êtes Marie, vous avez substitué à cet anneau qui
  contenait deux noms, Clotilde et... l'autre, un simple anneau sans
  inscription. J'ai été bien reconnaissant de ce que vous avez fait là,
  chère Marie; mais je n'en ai pas moins continué à ne baiser que votre
  main droite, et je suis parti.

  »C'est que, chère Marie, je suis bien avare de vous. Et, pensez-y, j'ai
  si peu de vous, que je n'ai pas cette avarice de l'homme riche dont on
  rit; mais j'ai l'avarice du pauvre qui défend sa vie. Un de ces hommes
  qui vous entourent, vous avait, en vous quittant, baisé cette main
  gauche. Je comprends qu'avant notre rencontre vous vous soyez soumise,
  sans y penser, à cette formule banale. Mais, aujourd'hui qu'il y a un
  homme qui vous adore, un homme qui vous donne toute sa vie, sans
  restriction aucune; aujourd'hui que vous ne pouvez lui donner que ces
  légères faveurs, elles ont pris une telle importance, que vous devez,
  comme je le fais, moi, les estimer comme un trésor inappréciable, et
  que vous ne devez plus penser que cela puisse servir à une simple
  formule de politesse.

  »Et ce même homme qui vous a baisé la main vous avait auparavant parlé
  à l'oreille, et vous avez souri en rougissant. Si vous saviez que de
  haine cela éveille dans mon coeur! Cependant, je le crois dans d'autres
  moments si plein d'amour, qu'il ne peut contenir autre chose. Il faut
  que cette haine soit de l'amour empoisonné, car elle a, comme l'amour,
  ce désir vague de saisir et d'étreindre. C'est un mélange d'amour et de
  haine que je ne puis exprimer que par l'idée de caresses qui vous
  tueraient, d'étreintes dans lesquelles je vous étoufferais.

  »Je vous hais d'un mot qu'on vous adresse; je vous hais d'un désir que
  vous inspirez; je vous hais d'un sourire que vous donnez aux paroles
  des autres, d'un regard qui me semble un peu prolongé. Rien ne
  m'échappe, je vois tout, je vois plus que tout.

  »Comme je vous hais! et comme je vous aime! La jalousie est un poison
  composé des passions les plus violentes, de toutes ces passions dont la
  moindre remplit la vie d'un homme et le dévore sans le tuer, comme le
  vautour de la Fable.

  »La jalousie est un mélange de l'amour, de la haine, de l'avarice et de
  l'orgueil.

  »Et quand je vous dis que je souffre, croyez-moi, Marie, et surtout
  pensez que je n'exagère jamais rien; que j'ai plutôt de la propension à
  atténuer ce que je sens quand je l'exprime en paroles; ou plutôt ce que
  j'éprouve pour vous, et que je n'éprouve rien que pour vous, a une
  telle violence, que les paroles ne peuvent les peindre. Pensez qu'il ne
  faut pas appliquer à mes paroles cette _échelle de réduction_ qu'il est
  prudent de faire subir à celles de presque tout le monde.

  »Par le mal que vous me faites, Marie, jugez de tout le bonheur que
  vous pouvez me donner!

  »Mais comment se fait-il que, depuis que vous m'aimez, rien n'ait
  changé ni dans vos manières, ni dans vos habitudes? Quand nous sommes
  seuls et qu'il nous survient quelque importun, cela ne vous coûte rien
  de reprendre le ton de la conversation ordinaire. Vous avez avec
  quelques personnes un air de familiarité habituelle qui me désespère.
  C'est tout mon peu de bonheur que vous divisez ainsi et qu'on me vole.
  Qu'on abandonne ainsi sa vie au pillage quand on n'en sait que faire,
  je le conçois; mais, maintenant, il faut leur reprendre tout ce que
  vous leur donniez et le garder pour moi. Pensez que la moindre parcelle
  de vous est pour moi un trésor que je voudrais enfermer dans mon coeur
  et dérober à tous les regards.

  »Encore une chose qui me choque au plus haut degré. A chaque instant,
  quelqu'un de votre société a avec vous un échange de paroles auxquelles
  je ne puis rien comprendre. Il y a entre vous et certaines gens des
  langages mystérieux, des choses dont vous êtes et dont je ne suis pas.

  »Ah! Marie, que je vous aime!

  »Je vous le répète, Marie, quand je vous montre ainsi ce que je
  souffre, c'est pour vous faire bien comprendre tout ce que vous pouvez
  me donner de bonheur.

    »TONY.»




XV

_Clotilde de Sommery à Tony Vatinel._


  «Vous êtes fou, Tony, et vous me faites peur. Il y a donc une triste
  nécessité qui oblige l'homme à souffrir, puisqu'il se forge lui-même
  des sujets de chagrin quand le sort semble s'obstiner à lui en refuser
  de réels.

  »Quoi! ce n'est pas assez que je vous donne mon coeur tout entier, ce
  n'est pas assez que vous soyez devenu le plus cher ou plutôt le seul
  intérêt de ma vie, ce n'est pas assez que mes journées et mes nuits
  s'emploient à préparer et à amener les quelques instants que je peux
  passer avec vous? Vous voulez encore que je change mes habitudes et mes
  façons d'agir! Savez-vous ce que vous me demandez là, Tony? Rien autre
  chose que ma perte et notre séparation éternelle. Ces changements que
  vous exigez de moi, et que je désire plus que vous peut-être,
  savez-vous ce qu'ils produiraient? Rien autre chose que de faire
  rapprocher leur date et celle de votre entrée chez moi. Et, une fois
  qu'il serait établi que j'aime quelqu'un, tous ces hommes qui
  m'entourent, qui se maintiennent l'un l'autre, et que je maintiens
  moi-même par l'absence de préférences, ces hommes s'en iront et
  deviendront mes ennemis. On veut bien être amoureux inutilement d'une
  femme que personne n'a, parce que, dans son amour-propre, on la déclare
  insensible; mais, le jour où ils croiront que j'ai fait un choix, ils
  deviendront mes ennemis, je vous le répète, et ils me perdront dans le
  monde.

  »Et à quel titre vous recevrai-je quand je ne recevrai plus les autres?

  »D'ailleurs, ce que je fais, ce que vous croyez à tort quelque chose,
  je le fais pour tous. Vous savez ce que je ne fais que pour vous. Vous
  vous plaignez, vous êtes jaloux. Voulez-vous donc changer votre sort
  contre celui du plus favorisé d'entre eux? Toutes ces choses dont vous
  vous blessez sont les choses les plus simples, et elles vous choquent,
  parce que vous n'allez pas dans le monde; tout vous étonne, parce que
  vous n'avez rien vu. Je vous parais légère, n'est-ce pas? Eh bien, dans
  le monde, je passe pour pousser la réserve à l'excès, et l'on me traite
  de prude. Je vous le dis encore, Tony, vous êtes fou, et la folie me
  fait plus de peur qu'elle ne m'intéresse. Vous me récompensez mal par
  des menaces des dangers que je cours et de la tendresse que je vous
  porte.

    »CLOTILDE.»




XVI

_Tony Vatinel à madame de Sommery._


  «Moi, vous menacer, grand Dieu! Et de quoi est-ce donc que je vous
  menacerais, vous qui avez ma vie dans votre volonté, vous qui me faites
  vingt fois dans une heure mourir ou revivre d'un mot ou d'un regard? Je
  souffrais, j'ai demandé des consolations à votre coeur; ai-je donc eu
  tort? A qui aurai-je recours maintenant, puisque je vous irrite quand
  je vous dis que je souffre? Mais ma lettre était pleine d'amour, je
  n'avais que de l'amour dans le coeur en l'écrivant; mais vous ne l'avez
  donc pas lue? Comment! vous n'avez pas compris ma lettre? Mais je vous
  aime!... je vous aime, entendez-vous?... je vous aime... Quoi que
  j'écrive, que je dise... cela signifie toujours: Je vous aime...

  »Je n'ai pas écrit un mot de ce que vous avez lu dans ma malheureuse
  lettre; je ne me rappelle plus ce que j'ai écrit; mais je n'ai pas
  besoin de me rappeler, je sais bien, je sens bien qu'il n'y avait que
  de l'amour...

  »Vous pensez que je juge mal certaines choses parce que je ne connais
  pas le monde; mais n'est-il pas possible que ce soit vous qui les
  jugiez faussement parce que vous avez été toujours dans le monde?

  »La seule raison que vous me donneriez serait celle-ci: que je ne
  serais pas choqué des choses dont je me plains si j'allais dans le
  monde, parce que l'habitude de voir ces mêmes choses faites par tous me
  les rendrait indifférentes. Voilà ce que vous voulez dire.

  »Mais il y a des pays où on mange les hommes: il est probable que
  l'habitude fait trouver cela fort naturel aux habitants de ce pays-là;
  croyez-vous qu'un étranger fût très-injuste de s'en choquer un peu?

  »En tout cas, il y a un jugement sans appel.

  »C'est celui de l'amour: ce qui blesse, à tort ou à raison, l'homme qui
  vous aime comme je vous aime, est un tort, est un crime.

  »A tort ou à raison, ce qui m'inquiète, ce qui me décourage, ce qui me
  fait douter de l'avenir, du présent, du bonheur, de votre tendresse,
  qui est pour moi la vie, tout cela est mal, quel que soit d'ailleurs le
  jugement qu'en porte le monde.

  »J'aurais depuis cinquante ans l'avantage d'être dans le monde,
  avantage que je partagerais avec un assez grand nombre d'imbéciles, je
  ne me soumettrais à rien de ce qui m'arrive douloureusement au coeur, à
  rien de ce qui excite ma jalousie, à rien de ce qui vous fait moins à
  moi.

  »Eh! que donne donc le monde, en échange des sacrifices qu'il impose?

    »TONY.»




XVII

_Clotilde de Sommery à Tony Vatinel._


  «Ce que donne le monde? Une considération sans laquelle vous-même,
  peut-être, vous ne m'aimeriez pas.»

  (Ces lignes étaient effacées dans la lettre de Clotilde. Elle avait
  pensé sans doute que Tony l'aimerait sans le respect du monde, lui qui
  l'aimait sans... sans l'estimer lui-même; car, dans les idées de
  Vatinel, le mariage de Clotilde, mariage pour un nom et pour une
  fortune, était une honteuse prostitution. La lettre n'avait donc de
  lisible que ces mots:)

  «Venez tout de suite, je n'ai qu'une minute à être seule.

    »MARIE.»




XVIII


Tony arriva en toute hâte chez Clotilde. Elle était couchée sur un
divan de soie, il ne pénétrait qu'un faible jour dans la chambre.
«Tony, lui dit-elle, vous avez tort, car je vous aime. J'ai voulu vous
faire entendre ces paroles; j'ai pensé que ma voix entrerait mieux dans
votre coeur que des caractères sur du papier. Maintenant, allez-vous-en
après avoir posé vos lèvres sur mes yeux, que vous avez fait pleurer,
et qui seront rouges ce soir pour ma soirée, la dernière.»

Tony s'en alla, heureux et insensé.




XIX


Pour quelqu'un moins amoureux que Tony Vatinel, il eût été facile de
voir que Clotilde ne négligeait rien pour exalter sa passion et le
tenir dans la dépendance la plus absolue. Clotilde, de son côté,
croyait avoir jeté au dehors d'un seul coup tout ce qu'il y avait
d'amour dans son coeur, avec les émotions qu'elle avait ressenties à
Trouville, émotions qui ne s'étaient jamais renouvelées dans sa vie.

Elle en avait conclu que, pour certaines organisations, l'amour est la
fleur de l'âme qui doit s'effeuiller au vent pour faire place aux
fruits qui mûrissent lentement. Aussi n'avait-elle nullement redouté de
jouer avec l'amour, pour lequel elle se croyait invulnérable.
D'ailleurs, une autre passion, exclusive autant que l'amour, la haine,
s'était emparée de ses facultés. Néanmoins, il y avait des moments où
cette passion si vraie et si profonde de Vatinel la touchait au fond
de l'âme et lui faisait craindre que l'amour fût contagieux. Puis elle
se rassurait en se rappelant qu'elle avait payé son tribut, et en
pensant que l'amour, comme la petite vérole, ne _s'attrape_ pas deux
fois.

A peine était-elle rassurée, que Tony Vatinel tirait de son coeur
quelqu'une de ces paroles puissantes qui ouvraient le sien
invinciblement, comme les paroles mystérieuses: «Sésame, ouvre-toi!»
ouvrent, dans _les Mille et une Nuits_, la porte de la caverne à
l'heureux Ali-Baba.




XX


Arthur, de son côté, grâce aux suggestions d'Alida Meunier, ne tarda
pas à remarquer que Vatinel ne sortait guère de sa maison, qu'il ne
jouait pas, ne causait pas, et regardait beaucoup Clotilde. D'abord, il
en tira cette conclusion que Vatinel était amoureux de sa femme. Mais
Tony Vatinel était si peu conforme à l'idée que se faisait Arthur d'un
séducteur; il paraissait aux yeux d'Arthur si fort au-dessous de
lui-même, Arthur, par la figure, le ton, les manières, l'esprit et
l'élégance, qu'il ne pensa pas d'abord à s'en inquiéter. Mais bientôt,
toujours _adjuvante Alida_, il trouva impertinent qu'un semblable
monsieur eût, même sans aucune chance de succès, le désir et
l'espérance de tromper un homme comme lui et de lui enlever sa femme.
Quand Tony était sorti, il faisait sur lui des plaisanteries qu'il ne
pouvait s'empêcher de mêler d'un peu d'amertume. Clotilde ne les
relevait pas et semblait ne pas les entendre. Mais cela n'apportait à
Arthur qu'une satisfaction personnelle, sans être désagréable à Tony,
qui l'ignorait; aussi bientôt, soit qu'il prît subitement à M. de
Sommery une recrudescence de tendresse pour ce qu'on voulait lui
enlever, soit qu'il voulût blesser Tony, il manifesta pour sa femme,
devant tout le monde, un amour extrêmement exigeant. Il sortit même des
manières de bonne compagnie qu'il avait d'ordinaire (le pauvre garçon
ne les avait pas choisies, il n'en avait jamais vu d'autres), et se
permit, en paroles, diverses allusions aux détails de sa félicité
conjugale, et, en action, des caresses pour lesquelles il semblait que
son impatience ne lui permît pas d'attendre le départ de ses visites.

C'était surtout quand Vatinel se trouvait seul en tiers avec eux, ce
qui arrivait souvent, parce que l'on commençait à partir beaucoup pour
la campagne, qu'il pouvait se donner le plaisir d'être désagréable à
Tony, sans s'exposer à paraître un rustre à des personnes dont il
redoutait l'opinion; il embrassait sa femme, il mettait sa tête sur son
épaule. Tony, pendant ce temps, changeait de couleur, et haïssait
Clotilde autant qu'Arthur. Un jour, Arthur alla jusqu'à vouloir asseoir
sa femme sur ses genoux. Clotilde se releva rouge et confuse, et fut
quelque temps sans oser lever les yeux sur Tony Vatinel. Cependant,
Arthur étant sorti un moment du salon, elle dit à Tony: «Ne manquez pas
en sortant de lui tendre la main comme de coutume.--Moi? dit Tony. Je
le hais, et, si je tenais sa main dans la mienne, je la
briserais.--Avant-hier, vous êtes parti, dit Clotilde, sans lui donner
la main, et il l'a remarqué. Cette action de mauvais ton qu'il a faite
aujourd'hui en est une preuve. Vous m'avez effrayée; vous êtes devenu
pâle comme un mort. Il ne peut manquer de l'avoir vu comme moi.--Il
arrivera ce qu'il pourra, reprit Vatinel; mais je ne donnerai pas la
main à l'homme que je hais le plus au monde.--Belle et noble haine, en
effet, interrompit Clotilde, dont les effets retomberont sur moi!
Pourquoi ne lui dites-vous pas alors que vous m'aimez et que je vous
aime? Je vous assure que cela ne serait pas beaucoup plus clair, et ne
m'exposerait pas davantage à tous les ennuis d'une guerre intérieure.
Tony, vous tendrez la main à Arthur quand vous vous en irez.»

Le pauvre Tony obéit, et Clotilde, quand il partit, regarda avec une
joie cruelle la haine qui éclatait en feu sombre dans ses yeux presque
sanglants.




XXI


Quoique M. Arthur de Sommery ne se fît pas à lui-même l'injure de
redouter Tony Vatinel, sans s'en apercevoir, il commença à rester un
peu plus chez lui. Il ne perdait pas une occasion de faire paraître
Tony ridicule aux yeux de Clotilde.

«Ma chère Clotilde, lui disait-il, tu ne t'aperçois pas des plaisantes
figures que fait le fils de M. le maire. Ses yeux ne te quittent pas un
moment, et il rougit ou pâlit d'un mot que tu prononces.» Ou: «J'ai vu
peu d'habits aussi mal faits que celui de l'héritier présomptif de la
mairie de Trouville.» Ou: «Certes, je ne suis pas jaloux (il y a des
maris qui croient faire beaucoup de plaisir à leurs femmes en leur
disant: _Je ne suis pas jaloux_; comme si _Je ne suis pas jaloux_ ne
signifiait pas: _Je ne suis pas amoureux_; comme si _Je ne suis pas
amoureux_ n'était pas la chose la plus injurieuse qu'on pût dire à une
femme); je ne suis pas jaloux, disait Arthur de Sommery; mais
réellement, ma chère amie, d'_autres_ ne sauraient que penser de te
voir souffrir ainsi les assiduités et les airs de ce monsieur, etc.
etc.»

Un des meilleurs procédés pour faire les affaires d'un amant est celui
que tout mari se hâte d'employer avec le plus grand soin: à savoir, de
parler dudit amant avec injures et mépris. Les femmes se croient
obligées à réparer l'_injustice_ des maris, et cela les place vis-à-vis
de l'amant dans une situation de miséricorde et de protection qui leur
plaît infiniment, et qu'elles payent quelquefois un peu cher aux dépens
des maris.

Clotilde avait la prétention, à ses propres yeux, d'être une femme
forte et maîtresse d'elle-même. Aussi, quand elle se sentait dans le
coeur quelque chose de tendre pour Tony Vatinel, s'en donnait-elle à
elle-même quelque excuse. D'autres fois, il s'établissait en elle des
discussions et des conflits assez semblables à des séances
parlementaires.




XXII


_Séance du..._

«Clotilde, disait Clotilde à Clotilde, tu m'inquiètes. Serais-tu donc
amoureuse?

--Clotilde, répondait Clotilde à Clotilde, tu es folle.

--Cependant, ma chère Clotilde, quand il n'est pas là, tu es inquiète,
agitée; en vain tu prends une tapisserie ou un livre, ou tu causes;
quoi que tu fasses, tu ne fais pas autre chose que l'attendre.

--Tu prends, ma chère Clotilde, la préoccupation de ma juste vengeance
pour une préoccupation amoureuse.

--Cependant, ma chère Clotilde, son regard te trouble, sa voix touche
et fait vibrer certaines cordes dans ton coeur.

--Cela m'émeut, ma chère Clotilde, comme m'émeut une tragédie ou un
roman.

--Le jour qu'il t'a baisée au front, tu as singulièrement frissonné. Et
que de soins tu prends pour lui plaire, ma chère Clotilde!

--Tu confonds ma haine pour Arthur avec un prétendu amour pour Vatinel,
ma chère Clotilde.

--Je crains, ma chère Clotilde, que tu ne les confondes toi-même et que
tu ne haïsses d'autant plus Arthur que tu aimes un peu Vatinel.

--Mais, ma chère Clotilde, vois donc quel art j'emploie contre lui,
avec quelle froide habileté je l'enchaîne, comme je marque d'avance le
pas que je lui laisserai faire, et comme il n'en fait jamais deux;
comme je calcule, comme je prépare et comme je conduis tout; comme
j'excite à la fois sa haine pour mon mari et son amour pour moi! Non,
Clotilde, ce sang-froid n'appartient pas à une femme amoureuse.

--Mais pourquoi as-tu été choisir pour l'exécution de ton dessein
précisément un homme qui t'a un moment, tu ne peux le nier, inspiré un
vif intérêt?

--Parce que c'est un homme que je connais, un homme d'une grande
énergie et un homme qui n'a d'autre passion, d'autre ambition que
l'amour; parce que c'est un fanatique, que les fanatiques deviennent
rares et que je n'en ai jamais rencontré d'autre que lui.

--Mais...

--D'ailleurs, mes plans ne sont pas ceux d'une femme amoureuse; je ne
serai jamais à Tony Vatinel.

--Du plan à l'exécution...

--Ceci n'est point parlementaire, Clotilde.

--Je te dis, Clotilde, que du plan à l'exécution...

--La séance est levée.»




XXIII


Robert était revenu. Comme un jour de la semaine, chez madame de
Sommery, on parlait politique, à cause de la présence de son mari, elle
s'était enfoncée dans son grand fauteuil de velours et ne prenait
aucune part à la conversation. On était alors dans toute la ferveur de
cette opposition qui a fini par renverser le trône de France,
opposition dont peu de personnes savaient le secret et le but. Il
n'était un homme, ayant donné des preuves d'incapacité dans le
gouvernement de sa maison, composée d'une femme, d'un enfant et d'une
domestique, qui ne se crût capable de gouverner parfaitement la France.
Robert ne discutait jamais qu'avec Tony, parce qu'ils étaient de bonne
foi l'un et l'autre et qu'ils pouvaient se dire leur pensée tout
entière. «Aussi, dit-il, messieurs, en fait de gouvernement et
d'opposition, je suis de l'avis de cette vieille femme qui priait à
Syracuse, dans le temple de Jupiter, pour la conservation des jours de
Denis.

«--Ma bonne, lui dit le tyran, qui peut vous engager à prier pour
moi?--Hélas! dit la vieille, votre prédécesseur était bien méchant, et
j'ai prié Jupiter de nous délivrer de lui; mes voeux ont été exaucés;
mais il a été remplacé par vous, qui êtes bien plus méchant qu'il
n'était encore; qui sait comment serait votre successeur?»

Tony Vatinel n'avait pas prononcé une syllabe depuis le commencement de
la soirée. Mais il entendit Arthur de Sommery parler de la royauté.
Tony se sentit bien heureux de ne pas être de l'avis d'Arthur. Il éleva
la voix, et l'étonnement de l'entendre parler, la puissance impérieuse
de son organe lui donnèrent quelques instants de silence et
d'attention.

«Eh! mon Dieu! dit Tony Vatinel, lui avez-vous donc laissé prendre
quelque chose, à cette royauté, que l'on puisse aujourd'hui lui enlever
et lui prendre? Ne la voyez-vous pas se draper péniblement dans les
derniers lambeaux de la pourpre que lui arrachent par morceaux les
ambitions subalternes; et, de tous les haillons, les haillons de
pourpre ne sont-ils pas les plus tristes et les plus misérables? Ne
voyez-vous pas les rois ne dépasser plus les sujets que par la grandeur
de leurs infortunes et de leurs humiliations, et n'avoir conservé de
leur élévation que le funeste privilége de tout ce qui est élevé,
d'attirer la foudre? Ah! telle que vous l'avez faite, la royauté est un
triste spectacle qui fait faire une déplorable comparaison entre ce
qu'elle était autrefois, pompeuse et magnifique, entourée de ses
nobles, fidèles et vaillants barons, et ce qu'elle est aujourd'hui que
le trône de France est un fauteuil, la couronne une métaphore, et les
vassaux des avocats lâches et insolents qui veulent être ses maîtres.
Aujourd'hui, vous avez mis sur le trône le roi des tragédies et des
mélodrames; ce tyran farouche, auquel tout personnage a le droit de
débiter trois cents vers d'injures dont la moindre vous ferait casser
la tête par un commis _en nouveautés_. On a essayé de guillotiner les
rois et de les exiler; mais cela ne pouvait être une habitude, il
passait des générations entières qui étaient obligées de s'en refuser
la joie. Aujourd'hui, vous avez un roi constitutionnel, un roi qui n'a
ni force, ni volonté, ni action; un roi qui, si le feu prenait à la
France, comme à la maison de certain philosophe, serait forcé de dire
comme lui: «Cela ne me regarde pas, je ne me mêle pas des affaires de
ménage; dites-le à la chambre des députés.» Un roi qui n'a pas plus de
puissance que le roi des échecs, mais avec cette différence que
_dames_, _fous_, _cavaliers_, _tours_ et _fantassins_ se font prendre
et tuer pour le roi des échecs, tandis que _fantassins_, _cavaliers_,
_fous_ et _tours_ se retournent contre le roi constitutionnel. Un roi
pour lequel le mot _régner_ n'est plus qu'un verbe auxiliaire comme
_est_, et qui _règne_ comme une corniche _règne_ autour d'un plafond.
Au premier abord, on croirait que l'on ne veut plus en France de la
royauté et que tous les efforts tendent à la détruire. Il semble qu'on
commence par inventer un roi qui ne fait rien, qui n'est bon à rien,
pour arriver à cette conséquence: «Puisqu'il ne fait rien, pourquoi en
avoir un? Il semble qu'on ait dit: Faisons du trône un fauteuil, puis
nous arriverons à brûler le fauteuil, et alors on nous dirait:
Finissez-en!»

    «Mettez une pierre à la place,
    Elle vous vaudra tout autant!

mettez sur le trône un de ces bustes de plâtre bronzé dont vous décorez
les mairies et les foyers des théâtres. Faites empailler le premier roi
qui mourra et conservez-le sans en élire d'autres. Mais ce n'est pas
cela, on ne veut pas tuer la royauté; qui insulterait-on d'une manière
aussi amusante, aussi audacieuse en apparence, aussi peu dangereuse en
réalité? On couronne aujourd'hui un roi comme on a couronné le Christ
d'épines. On l'intitule roi comme on l'intitula

              I. N. R. I.
    _Jesus Nazareth_, _rex Judeorum_,
    Jésus de Nazareth, roi des Juifs.

pour que chacun vienne le frapper, lui donner des soufflets et lui
cracher au visage (_alapas ei dabant_). Et on lui fait courber
successivement la tête jusqu'à la taille du plus petit, pour que le
plus petit puisse aussi donner son soufflet. Aujourd'hui, messieurs,
l'ancien courage républicain si admiré contre les rois est devenu une
chose vulgaire, sans danger et sans gloire. Le danger est pour les amis
de la royauté. Aujourd'hui, il faut du courage pour ne pas insulter les
rois.»

Ce ne fut qu'un cri contre Tony Vatinel.

Seuls, Clotilde et Robert se séparèrent de la foule; Clotilde se sentit
fière de Tony et charmée de voir Arthur battu aussi complétement; et
Robert lui dit, en parodiant un mot connu: «Tais-toi, Jean-Jacques, ils
ne te comprennent pas.»




XXIV


Robert n'était revenu à Paris que pour quelques jours, et il allait
repartir pour un voyage. Il invita à dîner plusieurs de ses amis, entre
autres Charles Reynold et Arthur de Sommery. On but et on parla
beaucoup: deux choses dont la simultanéité grise singulièrement vite.
Et il vint bientôt, ce moment où tout le monde parle en même temps et
où personne n'écoute.

Tony était aussi silencieux que de coutume. Arthur, de son côté, ne
manquait pas l'occasion de dire les choses qui devaient blesser celles
des idées de Vatinel qu'il avait émises. On parla de femmes; chacun
raconta des histoires.

Et, si on avait cru à la véracité des historiens, on aurait été surpris
que celui qui avait parlé le premier, celui qui, par conséquent, avait
le plus senti avoir quelque chose à dire, était celui dont l'anecdote
était la moins curieuse, tant celle que l'on contait l'emportait en
détails singuliers sur la précédente.

Tout en parlant, on continuait à boire. On cita quelques femmes à la
mode: pour prouver qu'on les avait eues, on donnait les détails lus
plus intimes. Charles, oubliant l'humiliant aveu qu'il avait été
obligé de faire à Robert, avait repris toute sa loquacité; d'ailleurs,
sa situation avait changé. Sage, rangé, amoureux de sa femme, heureux
dans sa maison, il se donnait dans la conversation pour un mari
débauché et vagabond, ne se rappelait pas qu'il était marié, n'avait
pas vu sa femme depuis quinze jours, etc. etc.

Et l'on buvait toujours.

Charles alors en vint à expliquer les beautés les plus secrètes de Zoé.
D'autres l'imitèrent à propos de leur femme et de leur maîtresse.

Et Arthur de Sommery, à son tour, sacrifia honteusement sa femme.

Tony se leva avec un geste de haine et de mépris. Robert le prit par le
bras et l'emmena. On était tellement échauffé, qu'on ne s'aperçut pas
de leur sortie; et, comme on se trouvait au plus haut degré possible de
l'ivresse, c'était le moment de parler sérieusement politique et de
discuter le sort des peuples et des rois.

Ainsi que cela se pratique dans les divers gueuletons politiques, quand
de grands citoyens, voyant la patrie en danger, se disent: «La patrie
est en danger, c'est le moment de dîner ensemble et de manger du veau.»




XXV


«Que cela t'ennuie, dit Robert à Tony, d'entendre Arthur parler
longuement de choses que tu sais aussi bien que lui...--Je te..., dit
Tony.--Que cela t'ennuie, continua Robert, je le conçois.--Je te
jure...--D'autant que, par une fatalité bizarre et que je pourrais
expliquer si je n'étais pas aussi complétement gris, les amants en
savent toujours plus à ce sujet que les maris.--Mais je...--Mais ce que
je comprends moins, c'est la fureur ridicule qui, sans ma prudence,
allait te faire envoyer une carafe à la tête de ce malheureux Arthur;
une carafe dans un dîner d'hommes: blessure et insulte à la fois. Je ne
puis, dis-je, expliquer cette fureur que par ceci: que tu as le vin
égoïste, et que tu ne veux pas partager avec nos convives ce que tu
trouves déjà désagréable de partager avec un mari.--Mais Robert, tu es
fou.--Dis soûl, si tu veux, ce sera plus vrai; mais promets-moi de ne
te livrer à aucune violence, ou va-t'en. Et, comme je ne veux pas que
tu t'en ailles, il faut que tu promettes; aussi bien, pour un chevalier
comme toi, je te dirai des raisons sans réplique d'être calme: c'est
que tes fureurs compromettraient singulièrement la propriété indivise
en question.--Tu as raison, Robert, mais je te jure que jamais
Clotilde...--Alors tu es un imbécile et elle est une coquette.
Rentrons; si ces gens-là boivent sans nous, et plus que nous, il
arrivera deux inconvénients: ils deviendront plus bêtes que nous, et
nous trouveront plus bêtes qu'eux.»




XXVI


«Ah çà! demanda Robert à Tony quand ils furent seuls, quelle maîtresse
as-tu?--Comment, quelle maîtresse? répondit Vatinel, quelle maîtresse?
Je n'ai pas de maîtresse; je suis amoureux et je ne suis pas
amant.--Ah! oui, la grande passion; mais aussi... la chair est faible
et, qui pis est, elle est forte. Il y a des fidélités qui n'en sont
pas, qui ne partent ni du coeur ni de l'âme, ni de rien de ce que les
femmes prétendent seules se réserver, en affichant le plus profond
mépris pour le reste. Il est vrai que le reste est ce qu'elles
pardonnent le moins de donner à d'autres. Tu as bien une, comment
dirai-je?... une habitude.--Moi, nullement.--Ah! tu préfères
peut-être?... C'est plus prudent; mais pourquoi alors n'as-tu pas
accompagné ces messieurs? Il est vrai que tu as une raison: les maris
ne manquent jamais de raconter à leur femme les équipées des hommes qui
leur ont fait la cour.--Tu te trompes encore.--Ah çà! mais alors...
Voilà bien les exigences des femmes mariées!... Pendant la lune de
l'amour pur, fraternel et immatériel, elles exigent des pauvres
amoureux une sagesse, un soin de ne pas offrir à d'autres le genre
d'amour qu'elles refusent comme un outrage... Pendant ce temps, elles
ont à remplir des devoirs odieux, il est vrai, mais qui cependant
aident un peu à supporter l'abstinence. Leur affaire est parfaitement
arrangée comme cela. Il n'y a rien de si désagréable pour elles que
d'être désirées, surtout lorsque, grâce à ce devoir, odieux, comme je
disais tout à l'heure, on ne souffre pas trop de n'être que désirées.
Il y a de quoi rendre un pauvre homme fou ou bête. Il est forcé
d'attribuer à une seule femme l'amour qu'il ressent pour le sexe
entier; malheureusement, mon cher Tony, tu n'es pas assez bête pour ne
pas devenir fou.»




XXVII


Arthur annonça à sa femme que Tony Vatinel était un homme de mauvaise
façon, un parleur, un enthousiaste, un original, un _homme de rien_; et
qu'il n'entendait plus qu'on reçût chez lui de semblables _espèces_.

Clotilde se rappela qu'elle aussi, il l'avait appelée une _fille de
rien_, et il y eut bien du souvenir de son propre outrage dans le
ressentiment qu'elle éprouva des injures dites à propos de Vatinel.

«Et moi aussi, se dit-elle, je suis une espèce, une _fille de rien_;
c'est égal, je suis contente de voir que c'est un homme brave, honnête,
noble, fier et énergique que l'on appelle ainsi. Cela me donne
meilleure opinion de moi-même, et je ne me plains plus d'être
confondue dans le même mépris avec un homme comme Tony Vatinel.

--Et, demanda-t-elle, comment ferez-vous pour ne plus le recevoir?»

ARTHUR. Mais il n'y a rien de si simple: en faisant défendre ta porte
et la mienne.

CLOTILDE. Il y a à cela un inconvénient; c'est que, malgré que M.
Vatinel n'ait pas le bonheur d'avoir votre estime, il s'est acquis
celle de toutes les personnes qu'il a rencontrées ici; qu'à ces
personnes il faut donner une raison ou un prétexte, et que je ne veux
pas me montrer complice de votre mauvais jugement ou de votre mauvais
vouloir. Je dirai donc à M. Vatinel et à ma société que j'agis par vos
ordres.

ARTHUR. Non, ce serait donner à ce rustre un triomphe que je ne veux
pas lui laisser. Nous allons bientôt partir pour Trouville.

CLOTILDE. Comment, nous?

ARTHUR. Oui, mon père consent à tout oublier.

CLOTILDE. Comment, oublier? Mais ce n'est pas ainsi que je veux rentrer
chez votre père! Oublier!... mais je ne veux pas qu'on oublie! Et
qu'est-ce qu'il a à oublier? Je ne veux pas qu'on me pardonne, je ne me
reconnais pas coupable; j'ai cédé à ce que leur fils prétendait être
son bonheur, voilà mon crime. Est-ce parce que je n'ai voulu être à
vous qu'avec le titre de femme qu'ils ont quelque chose à oublier? Ah!
ils auraient trouvé le contraire beaucoup mieux, n'est-ce pas?

ARTHUR. Il ne sera pas question du passé; mes parents vous aiment; ils
demandent à vous voir. Nous partons dans huit jours.

CLOTILDE. Et c'est là le moyen que vous trouvez d'éloigner M. Vatinel?
M. Vatinel demeure à Trouville, son père y est toujours.

ARTHUR. Vous croyez?... Le voici; vous allez voir que je l'empêcherai
bien d'aller à Trouville.

CLOTILDE. Comment! qu'allez-vous faire?

ARTHUR. Oh! mon Dieu! rien que de très-pacifique.

Tony entra; on causa de choses et d'autres. Arthur eut un air presque
bienveillant.

«Voici un beau temps, monsieur Vatinel, dit-il, les grèves de Trouville
doivent être belles; quel malheur de rester à Paris! Mais mon père est
si bizarre! Et vous, est-ce que vous n'irez pas un peu là-bas?»

Clotilde vit le coup. Arthur avait les yeux sur elle; elle ne pouvait
faire le moindre signe à Vatinel.

Elle interrompit: «Oh! certainement que M. Vatinel ne passera pas l'été
sans aller voir son père.» Arthur la regarda fixement. «Non, répondit
Tony, je passerai l'été à Paris; mon père se porte bien, et j'ai ici,
pour lui et pour moi, des affaires qui y nécessitent ma
présence.--Ainsi, dit Arthur, vous n'irez pas du tout à
Trouville?--Non.--Les affaires vont quelquefois plus vite qu'on ne le
pensait d'abord.--J'ai presque toujours vu le contraire; d'ailleurs,
celle qui me retient ici a une durée invariable.»

Arthur sourit en regardant sa femme, et ne parla plus. Il vint d'autres
personnes.

Vatinel fit tomber sa cuiller en prenant le thé.

Madame de Sommery lui dit: «Mon Dieu, monsieur Vatinel, que vous êtes
donc maladroit!»

Puis elle annonça à sa société qu'elle quittait Paris dans huit jours
pour aller passer l'été à Trouville.

Sans lever les yeux, Tony sentit que M. de Sommery le regardait; par un
effort surhumain, il conserva un visage impassible.

On ne sait pas ce que souffrent en dedans les gens dits froids et
insensibles, et qui ne sont que fiers et silencieux!




XXVIII

_Tony Vatinel à madame de Sommery._


«Quelle nuit je viens de passer! J'ai dormi quelquefois dans des
moments où j'étais bien heureux, dans des moments où je vous voyais
tous les jours, et je me reprochais amèrement de perdre, dans le
sommeil, tant d'heures d'une vie que votre présence suffit pour rendre
fortunée.

»Et cette nuit où je suis si triste, si abattu, si écrasé, le sommeil
m'est impossible; triste nature humaine! que le ciel est envieux du
peu de bonheur qu'il donne à l'homme, et comme il sait le lui faire
expier!

»Quoi! vous partez! Et ce soir, où vous venez de me dire cela, à moi,
en même temps qu'à dix autres! comme la chose la plus indifférente du
monde; ce soir où j'ai dû entendre cette nouvelle comme si cela m'était
parfaitement égal, vous n'avez pas su m'adresser un de ces mots pour
moi seul, que vous dites à tous et que moi seul puis comprendre; vous
ne m'avez pas même, au moment où je suis parti, accordé un regard, un
regard qui m'eût dit que vous m'aimiez, que vous souffriez comme moi;
que vous alliez comme moi passer la nuit à chercher des moyens de nous
rapprocher.

»Mais, je me trompe, vous avez bien su m'adresser une de ces paroles
dont je vous parlais tout à l'heure; vous m'avez appelé maladroit. Ah!
il fallait dire malheureux. Avec quelle perfidie votre mari m'a fait
tomber dans un piége! Ah! si vous pouviez entendre avec qu'elle haine
je dis ce mot-là dans mon coeur: votre mari! Je le hais, et souvent je
cherche à inventer des tourments pour lui. Je n'en ai pas encore trouvé
d'aussi horribles que ceux qu'il me fait subir par son insolence, par
ses familiarités avec vous, par ses droits, par son existence. Oh!
c'est un homme bien maudit de Dieu que celui qui aime une femme qui a
un mari, une femme qui est à un mari.

»Ah! si c'est un crime qu'un amour adultère, au jour du jugement, Dieu
ne pourra m'en demander compte, car je l'ai bien expié déjà. Si vous
pouviez voir ce que mon coeur renferme de misères et de désespoirs,
vous auriez grande pitié de moi. Je vous ai quittée triste, malheureux,
furieux; ne sachant ni quand ni comment je vous verrai; vous demandant
en vain une parole, un regard qui me donnât de la force. Mais vous vous
êtes liguée avec votre mari, avec le sort fidèle à me persécuter; vous
m'avez laissé partir désespéré. Marie! Marie! je prie le ciel qu'il n'y
ait pas, dans toute votre vie, autant de douleurs qu'en a renfermées
pour moi cette triste nuit qui paraît ne devoir jamais finir!»




XXIX

_Clotilde de Sommery à Tony Vatinel._


«Mon Dieu, mon ami, quelle tête folle vous avez, et comme vous êtes
habile à vous faire des désespoirs! à peu près comme Dieu forma le
monde, c'est-à-dire de rien.

»J'étais à la fois triste et fâchée de voir M. de Sommery avoir pris un
avantage sur vous, lui qui vous est si prodigieusement inférieur sur
tous les points. Permettez-moi, mon ami, de mettre en vous tout mon
orgueil. Ce n'est que dans l'homme qu'elle aime qu'une femme peut être
orgueilleuse. En même temps, je voyais une longue séparation. Vous
étiez bien involontairement, mon pauvre ami, la cause de notre
malheur, et j'ai voulu vous contrarier un peu en évitant vos regards.

»Venez ce soir, Arthur doit sortir. Je serai seule.»




XXX

_Tony Vatinel à madame de Sommery._


  «Me contrarier! Marie, vous ne comprenez pas l'amour que vous m'avez
  inspiré. Vous ne savez pas la puissance infinie que vous exercez sur
  moi, le mal que vous me faites et le bonheur que vous pouvez me donner.
  Vous ne pouvez pas me _contrarier_, vous ne pouvez rien m'inspirer de
  médiocre. D'un mot, d'un regard, d'un geste, vous enlevez mon coeur au
  ciel, ou vous le plongez dans les profondeurs et dans les supplices de
  l'enfer. Me _contrarier_! mais il n'y a pas de ces transitions-là pour
  moi. Tout ce que vous faites, tout ce que j'attends de vous est
  tellement tout pour moi, que la plus légère déception me jette dans le
  plus sombre désespoir.

  »Le jour où j'ai posé mes lèvres sur votre front, il m'a semblé que
  j'allais mourir.

  »Voir l'extrémité de votre pied, sous votre robe, c'est pour moi plus
  de bonheur et d'enivrements voluptueux que ne m'en pourrait donner la
  plus belle des autres femmes, amoureuse et tout entière abandonnée.

  »Je voudrais rejeter de ma vie tous les instants que je ne puis vous
  donner; mais, que dis-je! je vous les donne tous par le bonheur ou la
  souffrance. Je suis toujours occupé de vous, je suis toujours à vous.

  »Si vous saviez comme je suis jaloux de me conserver à vous, comme je
  me garde pour vous, comme, malgré l'effervescence de ma jeunesse,
  malgré ce qui me sépare de vous, ce qui me sépare de l'amour, je n'ai
  pas même une pensée infidèle!

  »Comme je suis plus heureux de pleurer votre absence, de m'indigner
  contre le sort, de haïr votre mari, que je ne le serais de tout ce qui
  fait le bonheur des autres!

  »Comme j'aime même mes souffrances, qui me viennent de vous!

  »Ah! vous avez raison, ne me plaignez pas. Dans une de ces paroles que
  vous me dites quelquefois et qui me déchirent le coeur, je trouve plus
  de plaisir que dans les paroles d'amour que me dirait une autre, parce
  que c'est votre voix.

  »Un coup de poignard de votre main me donnerait encore une volupté
  étrange et plus réelle que le plus tendre baiser d'une autre femme.

    «TONY.»




XXXI


Soit que Clotilde n'eût pas dissimulé assez bien le plaisir qu'elle
avait à voir sortir Arthur, soit que ce fût un simple caprice de sa
part, il était resté chez lui.

Quand Vatinel l'aperçut en entrant, il sentit par tout le corps
l'impression de froid que donne la rencontre imprévue d'un serpent.

Arthur avait un air triomphant.

Tous trois séparément n'avaient pas une pensée qui pût s'exprimer
autrement que par des paroles de haine. Ils restèrent silencieux.
Heureusement que Clotilde, quand elle avait vu son mari rester, avait
annoncé à ses gens qu'elle était chez elle. Il vint quelques personnes.
Robert partait dans la nuit.

Arthur parla beaucoup; il avait une sorte d'irritation qui, donnée par
la colère, mais comprimée par les usages et les convenances, s'échappe,
comme l'eau à travers les doigts qui cherchent vainement à la retenir,
en petits sarcasmes, en plaisanteries demi-mordantes, en allusions
détournées. C'est un poignard dont on fait des épingles.

«Je ne sais, dit-il, pourquoi l'on plaint tant les maris, et pourquoi
l'on se moque tant d'eux quand il leur survient quelque infortune; je
vous avouerai que, selon que je regarde la chose, en compassion ou en
gaieté, j'ai bien plus de pitié et de moqueries pour les amants heureux
des femmes de ces pauvres maris. Un mari un peu jaloux peut, sans coups
de poignard, sans poison, sans tour du Nord, sans aucun de ces moyens
de roman et de tragédie, sans rien risquer pour sa propre peau, sans le
moindre danger d'aucune sorte, infliger à l'homme qui s'avise d'être
amoureux de sa femme plus de tourments qu'on n'en a jamais mis dans
l'enfer chrétien, ni dans celui du paganisme. Il n'y a pas d'homme,
quelque brave qu'il soit, que le pas d'un mari ne fasse trembler. Il
n'y a pas d'humiliations que ce pauvre mari ne puisse lui faire subir,
pas d'insulte qu'il ne puisse lui faire endurer, pas de tortures
physiques et morales qu'il ne puisse se divertir à lui imposer; les
plus petites choses mêmes peuvent être on ne saurait plus tristes pour
l'amoureux, et on ne saurait plus gaies pour le mari. Ainsi il n'est
aucun de vous qui n'ait vu quelquefois, dans une glace ou ailleurs, la
sotte figure que fait un amoureux qui croit trouver la femme seule, et
auquel le mari ouvre la porte; pour moi, je ne sais rien de si ridicule
et de si bouffon.»

Clotilde, à ces paroles de son mari, eut besoin de toutes ses forces
pour cacher son trouble. Tony sentit la fureur et la haine déborder de
son coeur. Robert se hâta de prendre la parole et dit: «Moi, je sais
quelque chose de plus bouffon et de plus ridicule; c'est le soin que
prend un mari pour conserver sa femme, quand la plus honnête femme du
monde fait par jour au moins cent cinquante infidélités à son mari.»

Clotilde, qui dans tout autre moment se fût contentée de sourire, se
récria beaucoup; elle était embarrassée du silence qu'elle gardait.

«J'ai, dans le temps, dit Robert, commencé un livre dont je n'ai fait,
à vrai dire, que le titre.--Et comment est le titre? demanda
Clotilde.--Le voici, dit Robert: _Histoire des trente-deux infidélités
que fait à_ _son mari une femme vertueuse en allant de sa maison à
l'église_.--Ne pourriez-vous nous en donner au moins le
sommaire?--Très-volontiers.




XXXII

  Histoire des trente-deux infidélités que fait à son mari une femme
    vertueuse en allant de sa maison à l'église.


1º En s'habillant avant de sortir, Laure...--Nous appellerons la femme
vertueuse _Laure_, si vous le voulez à moins que quelqu'un n'ait
quelque souvenir qui l'empêche d'attacher à ce nom l'idée que je lui
impose.

En s'habillant, Laure exagère ses hanches et sa gorge, c'est-à-dire
qu'elle cherche à exciter des désirs par une exhibition extraordinaire
de ses charmes secrets. Certes, ce n'est pas au mari qu'est destinée
cette perfide amorce, puisque le mari sait parfaitement à quoi s'en
tenir.

Je sais que les femmes ne placent l'infidélité que dans la dernière
faveur. Mais je ne saurais pour moi considérer comme bien pure une
femme qui, en offrant de telles choses aux yeux, excite l'imagination
des passants à des investigations peu respectueuses. Les femmes ne
savent pas assez qu'il suffit d'un désir d'un autre pour les souiller
aux yeux d'un homme bien amoureux.

2º Je pourrais compter pour une infidélité chacun des soins que prend
de s'embellir une femme qui va dans un endroit où elle ne verra pas son
mari, qui reste à la maison.

3º En traversant un prétendu ruisseau, Laure relève sa robe et montre,
à deux commissionnaires qui fument, un petit pied étroit, une cheville
mince et un bas de jambe d'une extrême finesse, avec un bas bien lisse
et bien tiré.

4º Deux hommes passent près de Laure; l'un des deux la fait remarquer à
l'autre. Laure sent un vif mouvement de plaisir.

5º Laure remarque que G***, qui passe, monte parfaitement à cheval.

6º En entrant à l'église, elle ôte son gant pour prendre de l'eau
bénite, et montre une main blanche et effilée et un charmant poignet,
qu'elle incline de façon à le faire paraître avec tous ses avantages.

7º Laure, en s'asseyant, laisse voir son pied.

8º En se mettant à genoux, elle se penche de façon à dessiner sa taille
et à donner à ses reins la cambrure la plus agréable.

9º Elle relève un peu les plis de sa robe.

10º Elle tient son livre de façon à donner de la grâce à sa main.

Remarquez que le no 2 me donnerait à lui seul, si je voulais, plus que
les trente-deux infidélités dont j'ai besoin.

Je sais bien que les femmes diront que cela n'a pas le sens commun;
mais je répondrai que tout cela a pour but d'être jolie et belle, et
de le paraître et d'exciter des désirs. Je m'en rapporte aux hommes qui
ont été amoureux. De quelles fureurs chacun de ces détails ne les
a-t-il pas enflammés?

Les Orientaux considèrent une femme comme perdue et déshonorée, si un
étranger a vu son visage.

       *       *       *       *       *

Robert et Tony sortirent ensemble; ils restèrent à fumer et à boire du
punch chez Robert jusqu'au moment où les chevaux vinrent le prendre.
«Tony, lui dit-il en partant, je ne sais pourquoi, je te laisse ici
avec une sorte de crainte; un sombre pressentiment me dit que cette
femme te sera funeste; que de passions déjà elle a allumées dans ton
sein! Tony, dit-il en lui serrant les mains, mon ami, je t'en prie,
viens avec moi, c'est un voyage de trois mois; laisse-toi guider par
moi, ou seulement sois indulgent pour la faiblesse de mon esprit; j'ai
peur de te laisser ici. Viens avec moi, je t'amuserai, je te
distrairai, et nous parlerons d'elle. Viens, mon Tony, je te le demande
au nom de notre vieille amitié.--Robert, reprit Tony, je suis à Marie;
l'air qu'elle ne respire pas m'étouffe. Laisse-moi suivre mon destin,
je ne partirai pas.» Robert insista. Tony répéta les mêmes paroles. «Au
moins, dit Robert, promets-moi de m'écrire souvent, de ne rien faire
d'important sans que tu m'aies écrit et que je t'aie répondu,
jure-le-moi.»

Tony fit la promesse que celui-ci demandait.

Robert partit; Tony fut effrayé de ne pas sentir dans son coeur ce
chagrin que cause même un indifférent.

Avant de rentrer chez lui, il alla voir la lueur d'une veilleuse qui
brûlait dans la chambre de Clotilde.




XXXIII

_Clotilde à Tony Vatinel._


  «Je pars, Tony, je pars triste et malheureuse; j'emporte cependant un
  espoir, mais tellement vague, que je n'ose vous le dire; si je réussis,
  vous pourrez juger de l'ardeur que j'ai mise à nous réunir. J'ai
  sollicité pour mon mari, sans qu'il le sache, et par des amis
  puissants, une sorte de mission honorifique qui l'enverrait pour trois
  mois en Italie. Ne trouvez-vous pas que M. de Sommery ferait un
  très-agréable chargé d'affaires auprès d'un gouvernement... étranger?

  »Soyez calme, je vous en prie, nous ne sommes pas tout à fait séparés;
  je prie un peu le ciel, et je l'aide beaucoup; n'est-ce pas d'ailleurs
  être un peu ensemble que de souffrir chacun de notre côté de la même
  absence, de former les mêmes voeux, d'évoquer les mêmes souvenirs?

  »Ah! Tony, pourquoi suis-je mariée! Mais jamais je ne serai à deux
  hommes à la fois.»




XXXIV

A Trouville.


Arthur et Clotilde retrouvèrent au _château_ de Trouville M. de Sommery
dans la même redingote bleue, dans le même col en baleine, dans le même
fauteuil, dans le même coin de la même cheminée, et madame de Sommery à
l'autre coin; Baboun sur son même coussin de velours d'Utrecht vert.
L'abbé Vorlèze vint le soir; il avait sa même redingote sans taille
violet foncé.

Et on fit la partie d'échecs.

Il y a de ces existences uniformes et immobiles, dont la vue, après un
intervalle, produit un singulier effet. Tous les personnages de
Trouville étaient tellement semblables à ce qu'ils étaient quand
Clotilde avait quitté le pays, qu'il semblait que, ce jour-là, ne pût
être qu'hier, et que tout ce qui était arrivé à Clotilde ne fût qu'un
rêve fait pendant la nuit qui avait séparé ces deux jours.

Clotilde, cependant, s'aperçut tristement bientôt qu'il n'y avait pas
eu de rêve, à la manière dont elle fut reçue dans la maison.

On lui faisait volontiers une part abondante dans les coeurs, une place
large au foyer, quand on les lui donnait; mais, aujourd'hui qu'elle
revenait prendre en conquérant ce qu'on lui donnait autrefois, on
opposait à son envahissement une force d'inertie, puissance invincible
des vieillards et des femmes.

C'était aux longues sollicitations d'Arthur, et à sa menace de ne plus
venir à Trouville, que M. de Sommery avait cédé quand il avait consenti
à revoir Clotilde; mais on la traitait dans la maison comme une
étrangère. On avait des égards pour son titre d'épouse d'Arthur de
Sommery; mais on ne montrait aucune affection pour sa personne.

M. de Sommery avait dit: «Si je consens à paraître oublier le passé, il
faut que je l'oublie tout à fait. Le souvenir de l'affection que nous
avons portée à mademoiselle Belfast amènerait toujours avec lui le
souvenir de son ingratitude et de ses menées ambitieuses.»

Ce ne fut qu'après une longue discussion qu'il consentit à ne pas
l'appeler mademoiselle Belfast; il fut décidé qu'on la désignerait par
le nom de madame Arthur, ce qui n'aurait l'air d'être fait que pour ne
pas la confondre avec madame de Sommery la mère.

Madame de Sommery eût de bon coeur embrassé sa bru, mais elle n'osait
en rien sortir des prescriptions de son mari; elle avait cependant
beaucoup de peine à ne pas l'appeler «Clotilde» comme autrefois;
quoiqu'elle lui sût fort mauvais gré de ne pas lui donner un
petit-fils.




XXXV


Les gens qui font profession d'impiété négligent une observation assez
facile à faire cependant, et que je considère comme étant parfaitement
sans réplique.

Ils se font, contre la religion, une autre religion qui a ses
pratiques, ses cérémonies et ses austérités; une autre religion
beaucoup plus difficile à suivre que la première parce que, à cette
religion, dite impiété, on n'apporte aucune infraction, tandis qu'on
est loin d'être aussi rigoureux pour l'autre.

Ainsi madame de Sommery eût été bien moins fâchée de faire, par hasard,
un dîner gras un vendredi que M. de Sommery de le faire maigre. En
cela, la religion de M. de Sommery était, comme je le disais, plus
difficile à suivre et lui imposait des privations. Dans les petits pays
comme Trouville, et surtout dans les pays abondamment pourvus de
poisson, les bouchers ne tuent qu'une fois par semaine, le _samedi_. La
viande se mange jusqu'au mardi ou jeudi, suivant la saison. Ce qui en
reste le vendredi est précisément la moins fraîche qui se puisse
manger.

Pour faire maigre le vendredi, madame de Sommery n'avait qu'à laisser
faire; il n'y avait, à Trouville, que de mauvaise viande; le marché,
c'est-à-dire le bord de la Touque, était couvert d'excellents poissons
et de légumes; M. de Sommery avait besoin chaque vendredi de s'occuper
de son dîner.

Nous avons expliqué, au commencement de cette histoire, pourquoi M. de
Sommery, non-seulement laissait toute liberté de conscience à sa femme,
mais encore eût trouvé mauvais qu'elle ne suivît pas exactement les
pratiques de la religion romaine. Cette impiété extérieure est un
lustre qu'on veut se donner, lustre qui n'est éclatant que par le
contraste; il faut avoir l'air de braver les choses les plus sérieuses
et les plus formidables. Où est le mérite, si les femmes, les enfants
et les servantes en font autant? Du reste, plus madame de Sommery
attachait de prix à ces pratiques religieuses et plus elle en redoutait
l'inobservation, plus elle ressentait une sorte de respect pour son
mari, qui savait se mette au-dessus de ces craintes et de ces
scrupules. Quoique souvent le dimanche, pendant la messe, par exemple,
elle gémît de l'impiété de M. de Sommery, le reste de la semaine, elle
en était un peu orgueilleuse. Madame de Sommery n'avait pas d'esprit,
et ne possédait que peu d'intelligence; elle n'avait que les instincts
de la femme. Et, quand la femme obéit à ses instincts, ce qu'elle aime
le plus dans l'homme, c'est la force et l'audace.

M. Vorlèze était trop bonhomme, et d'ailleurs avait trop de savoir
vivre inné pour porter à la table où on l'invitait la rigidité loquace
d'un prédicateur; il avait à ce sujet une sévère réserve dont il ne se
départait jamais que dans les grandes occasions.

Quand M. de Sommery était en gaieté, il s'efforçait, un jour de jeûne,
en avançant une pendule, de faire déjeuner M. Vorlèze sept ou huit
minutes avant midi. Puis, il amenait la conversation sur le jeûne; il
en faisait longuement déduire à l'abbé les vertus et la nécessité; et,
quand l'abbé avait fini, il lui disait: «Eh bien, monsieur Vorlèze,
vous n'avez pas plus jeûné que moi. Nous nous sommes mis à table à midi
moins un quart. Madame de Sommery, qui s'est doutée que la pendule
avançait, a fait changer les assiettes, a demandé plusieurs choses
inutiles, etc.; mais, malgré ces fraudes pieuses, vous n'en avez pas
moins mâché et avalé votre première bouchée à midi moins quatre
minutes.» Et M. de Sommery, triomphant, pendant tout le reste du
déjeuner appelait l'abbé hérésiarque, impie et païen.

M. Vorlèze, qui était tombé deux fois dans le même piége, n'avait rien
dit; mais il avait le soin, ces jours-là, d'avoir sa montre avec lui.

Un jeudi, M. de Sommery fit faire un pâté de poisson, que l'on devait
manger le lendemain vendredi. Seulement, pour relever le goût du
poisson, il y avait fait mêler un hachis de viande. «Je n'en mangerai
pas, avait dit madame de Sommery.--Mais M. le curé en mangera, avait
dit le colonel.--Il reconnaîtra bien le hachis de viande,» dit Arthur.

M. de Sommery réfléchit la moitié de la journée et dit:

«M. le curé en mangera et ne reconnaîtra pas le hachis de viande.»

Il descendit lui-même à la cuisine et donna des ordres secrets.

Le lendemain, on proposa du pâté à l'abbé. «L'abbé, du pâté au
poisson?--Je n'en mangerai pas,» interrompit madame de Sommery, qui
voyait avec peine le danger que courait M. Vorlèze.

L'abbé la regarda d'un oeil interrogatif. Mais elle sentait que M. de
Sommery la regardait également; elle baissa les yeux, et se contenta de
réciter tout bas une phrase du _Pater_: _Ne nos inducas in
tentationem_.

L'abbé prit le pâté avec défiance, le regarda, le retourna, examina
surtout le hachis.

«Qu'est ceci? demanda M. Vorlèze.--Parbleu! reprit M. de Sommery, c'est
du hachis.--Mais de quoi?--De quoi?--Oui, je demande de quoi est fait
ce hachis?--De poisson, parbleu!--Ah! de poisson,» dit l'abbé. Et il le
coupa lentement et encore indécis avec sa fourchette.

Le hachis était rempli d'arêtes que M. de Sommery y avait fait mêler.

«Ah! ah! fit l'abbé.--Qu'est-ce que vous avez, l'abbé? dit M. de
Sommery.--Rien.--Si fait bien, vous venez de faire entendre une
exclamation de surprise.--Ah! c'est que... je vous avouerai que
je... que je me défiais de ce côté et surtout de ce hachis...
Mais j'ai découvert que c'est de vrai et bon poisson, et qui
a des arêtes autant qu'un honnête poisson peut se le permettre.--Comment
le trouvez-vous?--Excellent.--N'est-ce pas?--Oui, il a une
saveur!...--Vous n'aviez donc pas confiance en moi, l'abbé?--Franchement,
non; vous m'aviez déjà rendu victime de plusieursenfantillages de
ce genre.--Quel excellent poisson!--Excellent! seulement, il a trop
d'arêtes.» Ici, tout le monde sourit. «Qu'avez-vous à rire?--Rien;
c'est que vous devenez plus sévère pour ce poisson à mesure que
l'on en sert sur votre assiette. Vous commencez à lui trouver un
défaut.--C'est que réellement il a considérablement d'arêtes.--Les
poissons sont forcés d'avoir des arêtes. Voudriez-vous que celui-ci
eût des os? Mais prenez-en donc encore.--Je le veux bien. Voyez un
peu le grand malheur de faire maigre le vendredi! Il est clair
que ce poisson-là vaut mieux que les côtelettes que vous mangiez tout à
l'heure avec emphase.--Ah! mon cher ami, c'est qu'on ne trouve pas tous
les jours du poisson comme celui-là.--Je ne sais pas si j'avais plus
faim que de coutume, mais je lui trouve une saveur toute
particulière.--J'espère, l'abbé, que vous viendrez demain finir le pâté
avec nous à déjeuner; mais, voyons, l'abbé, pensez-vous réellement que
nous ayons fait beaucoup de chagrin à Dieu en mangeant aujourd'hui
quelques côtelettes, et vous croyez-vous un grand saint pour avoir
mangé du pâté de poisson avec plus de sensualité, vous ne pourrez le
nier, que nous n'avons mangé nos côtelettes?--Je n'examine jamais ces
choses-là, dit l'abbé; j'aurais des doutes que je n'ai pas, dans le
doute, je me conformerais à la règle.»

Le soir, l'abbé Vorlèze perdit constamment aux échecs.

«C'est singulier, dit-il, j'ai un malheur obstiné aujourd'hui.--L'abbé,
la main de Dieu s'est retirée de vous.--Quatre parties de suite!--C'est
une fin terrible et due à vos forfaits.--Je demande une dernière
partie.--Je le veux bien, mais vous la perdrez comme les autres.--Nous
allons voir.--_Dentes inimici in ore perfringam_: Dieu brisera vos
dents dans votre mâchoire!--Voyons, jouez, colonel.--Un homme qui s'est
gorgé de viande un vendredi.--Jouez donc.--Oui, l'abbé, vous avez mangé
du hachis de viande dans le pâté.--N'ayant pas pu me faire faire la
faute, vous voulez me faire croire que je l'ai commise. Je vous avertis
d'avance que cela n'aura pas le moindre succès.--Je vous jure, l'abbé,
que ce que vous avez mangé, et à trois reprises, ce n'est pas pour vous
le reprocher, n'est autre chose que du hachis de viande.--Ceci serait
bon si je n'avais pas vu les arêtes, colonel.--Si vous venez dîner
demain, l'abbé, je vous ferai manger un gigot aux arêtes.--Comment!...
il serait vrai?...--Que je vous ai servi un plat de ma façon, que j'ai
fait mettre des arêtes dans le hachis; et vous avez vu qu'on ne les
avait pas ménagées.--En effet, ce poisson avait un goût
singulier.--N'est-ce pas, l'abbé?--Ma foi, monsieur de Sommery, je vous
déclare que je ne charge pas ma conscience de ce péché-là, et que vous
voudrez bien le joindre aux vôtres, qui sont, hélas! assez nombreux
sans cela.»

Et l'abbé sortit un peu fâché en serrant la main de madame de Sommery,
qui avait poussé le courage jusqu'à l'audace pour lui donner un
avertissement qu'il n'avait pas assez écouté. Ce qui faisait qu'au fond
du coeur il ne se croyait pas tout à fait aussi innocent qu'il venait
de le dire à M. de Sommery.




XXXVI

_A Jules Janin._


«Je te vois rire d'ici, mon cher Jules, en lisant ce chapitre; toi qui
m'as fait manger du veau que je prétendais avoir en horreur, sous
divers noms, pendant tout un dîner.

»O Janin! toi qui, à la campagne, tu sais, là où notre ami a tant de si
beaux rosiers, toi qui as mangé un écureuil pour du saumon!»




XXXVII

_Tony Vatinel à Robert Dimeux de Fousseron._


  «Tu m'adresseras tes lettres à Honfleur, mon cher Robert. C'est là que
  je vais rester probablement toute la saison. Je suis là bien plus près
  d'elle, et puis, s'il arrivait que quelque circonstance me permît
  d'aller la joindre, c'est un trajet de quelques heures. D'ailleurs,
  cela me procure une foule de petits bonheurs. Avant-hier, le vent
  soufflait de l'ouest et je contemplais avec ravissement les nuages qui
  avaient passé sur sa tête avant d'arriver à Honfleur. Quoique je ne
  puisse guère aller à Trouville, c'est son avis du moins, rien ne
  m'empêche de suivre la route qui y conduit.

  »Hier, j'ai eu une journée délicieuse. Je suis parti le matin de bonne
  heure. La nuit, le matin et le soir appartiennent au poëte, à la
  pensée, à l'amour; le reste du jour est pour le travail. J'ai pris tout
  le long de la falaise; chaque brin d'herbe avait sur sa pointe une
  transparente perle de rosée, les unes blanches, les autres rouges comme
  des rubis, d'autres vertes comme des émeraudes; puis à chaque instant
  l'émeraude devient rubis, le rubis devient émeraude ou saphir. C'est
  une riche parure qui tombe tous les matins du ciel, qui la prête à la
  terre pour une demi-heure, et que le soleil remporte au ciel sur ses
  premiers rayons. Il y avait de loin en loin, sur le bord de la mer, des
  buissons d'ajoncs chargés de fleurs jaunes. Quand on regarde la mer
  par-dessus cette petite haie verte et jaune, elle paraît du bleu le
  plus pur. Des bergeronnettes marchaient dans l'herbe, secouant
  fièrement leur petite tête grise. Sur la plus haute branche d'une haie
  d'aubépine, une fauvette jetait au vent quelques notes d'une joyeuse
  mélancolie; les plumes qui forment son petit chaperon noir se
  dressaient sur sa tête, et on voyait sa voix rouler dans son gosier
  frémissant. Je me suis arrêté pour ne pas effaroucher la fauvette avant
  qu'elle eût fini sa chanson.

  »Plus loin, c'était une cabane de douanier, une hutte creusée dans la
  terre entre des bouleaux; les branches des bouleaux étaient enlacées
  toutes vivantes pour former le toit, et les intervalles des branches
  étaient remplis par de la terre délayée. Le douanier, à l'affût avec
  son fusil, essayait de tuer quelques goëlands. Il n'avait pas de tabac,
  je lui en donnai un peu, et il me donna du feu pour allumer mon cigare.

  »J'entrais alors dans une grande prairie; et l'herbe était haute
  presque jusqu'à la ceinture. C'était comme un immense châle d'Orient à
  fond vert, bordé de fleurs de toutes couleurs; c'était un beau
  cachemire vivant. Il y avait de grandes marguerites blanches, et des
  boutons d'or, et du sainfoin aux épis roses, et des scabieuses sauvages
  d'un lilas pâle qui sentent le miel; on voyait commencer à fleurir
  quelques sauges à épis d'un bleu foncé; et, dans quelques places où
  l'herbe était basse, de petites campanules d'un bleu pâle, dont les
  bourgeois mangent les racines en salade sous le nom de _raiponces_.

  »D'espace en espace, presque entièrement caché dans l'herbe, un gros
  boeuf roux était couché, les jambes de devant étendues et les autres
  ployées sous lui; il me regardait fixement sans cesser d'agiter
  transversalement ses mâchoires avec un bruit sourd et mesuré.

  »Je faisais un détour, en m'enfonçant dans les terres, pour éviter les
  deux ou trois petits hameaux qui entourent les postes de douane de
  Honfleur à Trouville.

  »J'eus bientôt un vive émotion en rencontrant une touffe de phlox, qui
  n'est pas encore en fleurs; mais il me rappelait Trouville, dont la
  plage en est couverte. Je m'arrêtai au dernier de ces hameaux, qu'on
  appelle Vierville, et j'y fis un repas avec du pain de seigle, des
  maquereaux frais et du gros cidre. Il était quatre heures, j'avais mis
  dix heures à faire quatre lieues, tant j'avais joui de toutes les
  magnificences de la nature. Combien de demi-heures j'avais passées
  assis ou couché dans l'herbe, à ruminer ma vie et mes souvenirs, comme
  les gros boeufs tachetés ruminaient la luzerne fleurie!

  »A la nuit je marchai jusqu'à la _niche de la Vierge_; je m'y assis et
  j'y restai longtemps. Par-dessus les buissons et par-dessous les
  arbres, à travers des fenêtres de verdure, on voyait la mer toute bleue
  et l'horizon empourpré par le soleil couchant.

  »J'aspirai l'air avec une volupté inouïe: il y avait de son haleine
  dans cet air; je ne me remis en route que très-avant dans la nuit;
  quand je rentrai à Honfleur, il faisait presque jour; j'ai dormi
  quelques heures, et je t'écris.

    »TONY.»




XXXVIII

_Tony Vatinel à Robert Dimeux._


  «Je suis retourné à Trouville. Comme l'autre jour, je me suis arrêté
  sous la _niche de la Vierge_, et j'ai regardé se coucher le soleil à
  travers les fenêtres vertes formées par les haies et les arbres.

  »A l'horizon, à l'endroit où venait de disparaître le soleil, il y
  avait une place sans nuages; c'était un petit lac de feu; au-dessus
  s'étendaient de longues bandes de nuages noirs et de nuages gris; mais
  les noirs étaient couverts d'une sorte de vapeur ou de fumée violette;
  sur les gris, cette vapeur était amarante; plus loin, au-dessus des
  nuages, la couleur de feu se dégradait et passait de l'orange à des
  tons gris-jaune et presque verdâtres.

  »Les arbres et les haies étaient devenus noirs, et à travers les ogives
  qu'ils formaient je vis passer un berger avec ses chiens et ses
  moutons; ils marchaient sur une partie de falaise qui est entre les
  arbres et la mer; cette partie est assez étendue pour que je pusse les
  voir tout entiers; le berger, les chiens et les moutons semblaient des
  silhouettes noires sur le ciel enflammé.

  »La nuit vint; j'attendis encore, et, quand je pensai que tout le monde
  dormait dans Trouville, j'y descendis et j'allai devant le château;
  j'ignorais quelle était la chambre de Marie; deux pièces étaient
  éclairées encore; je m'en retournai, et je lui écrivis le lendemain.
  Maintenant, je sais bien où est sa chambre; je vais plier ta lettre et
  me remettre en route.

  »Te rappelles-tu, près de la niche de la Vierge, à un carrefour, une
  boîte aux lettres est attachée à un gros arbre; c'est là que je mettrai
  ta lettre.

    »TONY.»




XXXIX

_Tony Vatinel à Robert Dimeux._


  «On ne saurait croire ce qu'on se donne de peine pour se procurer des
  chagrins qui ne manqueraient guère de venir eux-mêmes, et qu'on ne
  court pas grand risque de perdre. Je suis retourné à Trouville, et,
  grâce aux indications que m'a données Marie, j'ai parfaitement trouvé
  sa fenêtre. Ses jalousies, à travers lesquelles brillaient des bougies,
  me semblaient rayées transversalement de lumière et d'ombre. Et parfois
  la lumière interrompue me faisait voir que quelqu'un marchait entre les
  bougies et la croisée: on n'était pas couché. Je m'assis sur une
  pierre, et, la tête dans mes deux mains, les coudes sur mes genoux, je
  restai les yeux fixés sur cette chambre où Clotilde était avec son
  mari; là, si près de moi, tout ce que je hais et tout ce que j'aime
  dans le monde! Il vint un moment où on ne passa plus devant la
  lumière, qui finit par s'éteindre. Oh! Robert, je n'essayerai pas de te
  peindre les alternatives de fureur et de désespoir qui me déchiraient
  l'âme; _on_ était couché; _on_, c'est-à-dire elle et lui. _Elle_ dans
  ses bras, _elle_ dans ce lit avec lui, _elle_ avec ce dernier vêtement
  si mince, _elle_... Oh! alors je les haïssais tous deux, et tous deux
  autant l'un que l'autre. Si tu savais ce que l'imagination présente de
  tableaux affreux; comme l'on voudrait voir dans cette chambre, y
  entrer, y être, et comme alors l'idée des plus douces extases de
  l'amour ne présente rien de comparable à la volupté de les tuer tous
  les deux; mais de les tuer avec les mains, sans aucune de ces armes qui
  séparent de toute leur longueur le meurtrier de son ennemi et de la
  sensation physique de la vengeance.

    »TONY.»




XL

_Tony Vatinel à Clotilde de Sommery._


  «Que faisons-nous, Marie, de notre vie et de notre jeunesse? l'amour,
  avec ses puissants instincts, doit-il être toujours sacrifié aux lois
  et aux exigences du monde? Et de ce monde pour lequel on perd son
  existence tout entière, de ce monde rigide, quel est celui qui fait ce
  qu'il exige des autres?

  »Ne semble-t-il pas que des gens habiles n'ont imposé tant de
  privations aux gens crédules que pour se réserver à eux, par
  l'abstinence de ceux-ci, une plus grande part de ces bonheurs qu'ils
  défendent aux autres et qu'ils appellent crimes; à peu près comme les
  parents avares persuadent aux enfants que les friandises qu'ils aiment
  sont un poison qui leur ôtera la vie?

  »Et encore si, par un noble effort, on arrivait à pratiquer sévèrement
  et intégralement ces devoirs que la société impose, j'admirerais le
  sacrifice dans ses résultats.

  »Si la vertu conservait une femme intacte à son mari; si la vertu
  pouvait chasser du coeur toutes les pensées adultères, je la
  comprendrais encore.

  »Mais la lutte perpétuelle, lutte qui n'amène jamais que des résultats
  négatifs, n'est-elle pas aussi coupable que le crime?

  »Pour ne pas être à son amant, croyez-vous qu'une femme soit à son
  mari?

  »Elle garde, il est vrai, son corps pour un seul; mais elle donne sans
  scrupule son âme et son coeur à un autre.

  »Et elle ne place le crime que dans l'adultère du corps.

  »Le corps est-il donc tellement au-dessus de l'âme?

  »Et la vertu n'a-t-elle d'autre effet que de rendre, une femme coupable
  envers deux hommes à la fois, de faire de l'amour un supplice et du
  mariage une prostitution?

  »Croyez-vous, donc, que vous ne le trompez pas, cet homme auquel vous
  vous livrez sans amour et avec dégoût? Tout ce que vous ôtez à votre
  bonheur et au mien, les combats, les sacrifices, réussissent-ils à
  l'ajouter au bonheur d'un autre?

  »Cette nuit, j'ai rêvé que nous nous étions enfuis, que nous étions
  allés cacher dans le fond d'un désert notre amour et notre félicité;
  nous avions brisé tous les obstacles; nous avions sacrifié les
  conventions et les lois qui viennent des hommes à l'amour qui vient de
  Dieu; et vous étiez à moi, sans autre regret que de n'avoir pas plus à
  me donner encore que vous-même tout entière...

  »Je me suis réveillé plein de douloureuses pensées. Il n'est rien de
  plus triste qu'un songe heureux.

  »Puis j'ai repassé dans mon esprit tous ces endroits que j'ai vus dans
  mes voyages, tous ces nids où j'ai tant désiré cacher vous, et mon
  amour, et ma vie.

  »J'ai rappelé tous ces projets que je vous ai dits quelquefois et que
  vous traitiez de folies.

  »Ah! Marie, peut-être le saurons-nous plus tard et aussi trop tard: la
  folie est de n'en faire que des projets.

    »TONY.»




XLI

_Madame Alida Meunier, née de Sommery, à M. le colonel de Sommery._


  «Par quelle fatalité, mon cher père, cette petite Clotilde, ce serpent
  que vous avez réchauffé dans votre sein, s'est-il introduit dans notre
  famille?

  »Je viens de voir Arthur; il a passé par ici et est resté vingt-quatre
  heures à Paris avant de se mettre en route pour l'Italie. Il n'est pas
  heureux; il regrette amèrement l'étourderie qui lui a fait faire ce
  ridicule mariage. Certes, mon pauvre frère, avec son nom, sa figure,
  son esprit et sa fortune, pouvait prétendre aux plus brillants partis.

  »Je ne pense qu'à ce pauvre Arthur; j'ai consulté ici des hommes
  d'affaires habiles; ils m'ont dit qu'un mariage contracté en Angleterre
  entre des Français sans publications en France était nul _et de toute
  nullité_; que, si on pouvait obtenir d'Arthur un moment d'énergie, il
  n'y aurait rien de si facile que de le faire casser. J'en ai parlé à
  Arthur; il en a bien envie, mais il n'ose ni le faire ni l'avouer.

  »Ne pourrait-on bien persuader à mademoiselle Belfast que jamais elle
  ne sera admise dans la famille sérieusement, et l'amener par l'ennui et
  de petits désagréments (elle qui ne nous en a épargné d'aucun genre) à
  donner les mains à cette séparation?

  »Nous pourrons bientôt, mon cher père, parler librement de tout cela.

  »M. Meunier passera l'été à Paris pour ses affaires; moi, je partirai
  dans trois jours pour aller vous demander l'hospitalité à Trouville.

    »ALIDA MEUNIER, née DE SOMMERY.»




XLII


La lettre d'Alida tomba entre les mains de Clotilde. «Ah! dit-elle, ce
qu'on veut exiger d'Arthur, c'est un courage de lâche: il l'aura.»

Puis elle pensa qu'elle avait trois mois encore avant le retour de son
mari; qu'elle ne céderait pas à cette conjuration formée contre elle;
que cette lettre et les projets qu'elle trahissait étaient quelque
chose dont elle devait se réjouir, puisque cela justifiait à ses
propres yeux toute l'ardeur de vengeance qu'elle avait conçue depuis la
nuit du bal de l'Opéra.

Elle continua à ne manifester que de bons sentiments pour Arthur et la
plus grande déférence pour M. de Sommery. Quand Alida arriva à
Trouville, Clotilde lui fit un excellent accueil. Alida ne pouvait pas
toujours s'empêcher d'avoir un peu de fierté avec Clotilde, qui, elle
l'espérait bien, ne tarderait pas, par la cassation de son mariage, à
n'avoir été qu'une concubine et une fille entretenue; et, sauf le ton
sévère et froid que gardait M. de Sommery à l'égard de Clotilde, on
aurait pu se croire à l'époque qui avait précédé le funeste mariage.
L'abbé Vorlèze venait tous les soirs faire sa partie d'échecs. Madame
de Sommery était assise de la même manière dans son même fauteuil, et
jouait au loto avec Clotilde et Alida. On pouvait remarquer cependant
que le caractère de Baboun s'aigrissait de plus en plus.

On peut appliquer aux chiens ce qu'un écrivain a dit des hommes:
_Homines, ut merum, annis acres vel meliores_.




XLIII

_Clotilde de Sommery à Tony Vatinel._


  «Avant tout, mon cher ami, il faut que je vous recommande de ne plus
  vous servir, en guise de poudre, pour vos lettres, de cet affreux sable
  rose; cela a pour moi de graves inconvénients.

  »Il y a eu hier à dîner, à la maison, quelques voisins de campagne;
  j'étais habillée, à peu de chose près, quand on m'a remis votre lettre.
  Je l'ai trouvée si douce, si ravissante de grâce et d'amour, que, ne
  pouvant la lire qu'une fois, je n'ai pas voulu m'en séparer.

  »Je l'ai mise précipitamment dans mon sein, et je suis descendue.

  »Je n'ai pas tardé à sentir d'affreuses démangeaisons, puis des
  piqûres, et enfin un supplice qui m'a donné une idée parfaitement
  complète de ce que devaient éprouver les martyrs que l'on écorchait
  vifs.

  »Il m'a fallu supporter cela sans rien dire tout le temps qu'a duré le
  dîner, et vous savez combien de temps dure un dîner en province. Enfin
  je suis remontée à mon appartement, et j'ai trouvé dans votre lettre
  encore quelques grains de ce sable.

  »On n'a pas, mon cher ami, la peau aussi dure que vos pêcheuses
  d'_équilles_. Je suis très-petite, et je vous prie de croire que la
  nature ne m'a pas construite avec plus de négligence qu'une autre.

  »Je ne suis pas simplement, comme on pourrait le croire, _un peu moins
  de femme qu'une autre_; tout en moi a plus de délicatesse; mes cheveux
  sont plus fins et ma peau plus mince; sans cela, ma petite taille
  serait une difformité.

  »Or, chacun des grains de sable de votre lettre a fait sa blessure;
  j'ai la poitrine entièrement tatouée.

  »Heureusement qu'il n'y a ici personne qui ait le droit de s'en
  apercevoir. Et voici la seconde chose que j'ai à vous faire savoir;
  vous vous expliquerez, par la crainte que j'ai de toute douleur, la
  préoccupation qui m'a empêchée de commencer par celle-ci.

  »M. Arthur de Sommery est parti il y a deux jours. Il ne reviendra pas
  avant trois mois d'ici.

  »Je ne sais s'il faut que vous veniez à Trouville, chez votre père, ou
  si nous ne pourrions pas trouver un autre moyen de nous voir. Il ne
  faut pas penser ici à ces soirées que nous savions nous faire à Paris;
  et, si l'on vous sait à Trouville, nous serons fort observés. Berthe
  au grand pied, ma médiocrement belle-soeur, est arrivée ici. C'est une
  ennemie vigilante.

  »Venez cette nuit à Trouville, mais n'entrez dans le parc qu'à onze
  heures. Soyez au bas de mes fenêtres.

    »CLOTILDE.»




XLIV


Tony Vatinel fut incroyablement ému de cette lettre. Ces mentions de
_sa peau_ que faisait Clotilde, ces détails qu'elle donnait sur
elle-même, excitaient en lui des transports qu'une phrase ne tardait
pas à changer en transports de haine; c'était celle où elle se
félicitait qu'Arthur fût absent, et où elle faisait plus qu'une
allusion à ses droits de mari.

Enfin, il n'était pas là, il allait la voir, lui parler, respirer son
haleine, et il pensait encore à cette peau si fine égratignée par le
sable rose.

A onze heures, il était sous la fenêtre de Clotilde; elle lui jeta la
clef du jardin, où elle alla l'attendre.

Oh! qui pourrait peindre le ravissement de Tony quand il lui tendit la
main! C'était une émotion tellement céleste, qu'il serra cette main sur
son coeur sans songer à la presser sur ses lèvres.

C'était une belle et douce nuit; tous deux s'assirent sous une
tonnelle de chèvrefeuille; à travers les mailles fleuries de la
tonnelle, on voyait scintiller quelques étoiles.

Par la porte en arceau, on sentait plus qu'on ne voyait un horizon
vague et profond; mais bientôt, à l'extrémité de cet horizon, une lueur
blanche monta et frangea d'argent de gros nuages enroulés et comme
flottant sur la mer. On vit alors un beau et solennel tableau, à
travers le cadre de feuilles et de fleurs que faisait la porte de la
tonnelle, noires tout à l'heure, mais maintenant reprenant, sous celle
molle clarté, un pâle souvenir de leur couleur de jour.

Des nuages noirs sortit une ligne mince d'un feu rouge comme celui
d'une fournaise, puis cette ligne étroite devint le sommet du disque de
la lune, large à l'horizon dix fois comme elle l'est au zénith; et elle
monta lentement, sortant des nuées comme d'un océan noir.

Tout se taisait. Il n'y avait pas un chant d'oiseau, pas un murmure de
feuillage.

Mais, bientôt, on entendit les premiers accents d'un rossignol, ces
trois sons graves et pleins sur la même note par lesquels il commence
toujours son hymne à la nuit et à l'amour.

LE ROSSIGNOL. La lune monte au ciel en silence. Le travail, l'ambition,
la fortune sont endormis; ne les réveillons pas: ils ont pris tout le
jour, mais la nuit est à nous. Beaux acacias, dont les panaches verts
s'étendent sur nos têtes, secouez vos grappes de fleurs blanches,
arrosez la terre de vos douces odeurs! Brunes violettes, roses
éclatantes, le parfum que vous ne dépensiez le jour qu'avec avarice,
exhalez-le de vos corolles, comme les âmes exhalent leur parfum, qui
est l'amour! La lune ne donne qu'une lumière si pâle, que l'amant ne
sait la rougeur de l'amante qu'en sentant sa joue brûler la sienne. Les
lucioles brillent dans l'herbe; il semble voir des amours d'étoiles
tombées du ciel. Au milieu de cette fête si belle que donne aux amants
une nuit d'été, entendez-vous là-bas, à longs intervalles, la triste
voix de la chouette? Je ne veux pas mêler ma voix à la sienne.

LA CHOUETTE. Il n'y a, dans l'année, que quelques nuits comme celle-ci.
Il n'y a que quelques étés dans la jeunesse; et il n'y a qu'un amour
dans le coeur. Tout est envieux de l'amour, et le ciel lui-même, car il
n'a pas de félicité égale à donner à ses élus. Le malheur veille et
cherche: cachez votre bonheur, soyez heureux tout bas. Tout bonheur se
compose de deux sensations tristes; le souvenir de la privation dans le
passé, et la crainte de perdre dans l'avenir.

LE ROSSIGNOL. Beaux acacias, dont les panaches verts s'étendent sur nos
têtes, secouez vos grappes de fleurs blanches, arrosez la terre de vos
douces odeurs! Chèvrefeuilles, vigne folle, jasmins, cachez sous vos
enlacements plus serrés les amants qui vous ont demandé asile.
Faites-leur des nids de fleurs et de parfums!

LA CHOUETTE. Le malheur veille et cherche; cachez votre bonheur, soyez
heureux tout bas. Soyez heureux bien vite; car toi, la belle fille,
bientôt le duvet de pêche de tes joues sera remplacé par des rides. Et
toi, l'amoureux, tes yeux auront perdu leur éclat.

LE ROSSIGNOL. Qu'est-ce que le passé? Qu'est-ce que l'avenir? Les rudes
épreuves de la vie ne payent pas trop cher une heure d'amour. Mille ans
de supplices pour un baiser!

LA CHOUETTE. Cette existence qui déborde de vos âmes, vous en
deviendrez avares. Et vous la cacherez dans votre coeur, comme si vous
enfouissiez de l'or. Vos mains sèches se toucheront sans faire
tressaillir votre coeur, et vous ne vous rappellerez cette nuit
d'aujourd'hui que comme une folie, une imprudence, et vous frémirez de
l'idée que vous auriez pu vous enrhumer. Puis vous mourrez.

LE ROSSIGNOL. Oui, nous mourrons. Mais la mort n'est qu'une
transformation. Nous ressortirons de la terre, fécondée par nos corps,
roses et tubéreuses, et nous exhalerons nos parfums toujours dans de
belles nuits comme celle-ci. Et nos parfums, ce sera encore de l'amour.
Et toi, chouette, n'es-tu pas aussi amoureuse dans les ruines et dans
les tombeaux? Mais la lune descend, je cesse de chanter; car, moi
aussi, j'ai des baisers à donner. Beaux acacias, dont les panaches
verts s'étendent sur nos têtes, secouez vos grappes de fleurs blanches
arrosez la terre de vos douces odeurs!

Clotilde et Tony, assis sous la tonnelle, respiraient le parfum et le
chant du rossignol, et les molles clartés de la lune. Leurs mains se
touchaient par les paumes et se serraient. Il n'y avait rien d'humain
dans l'extase où étaient leurs coeurs. La tête de Clotilde tomba sur
l'épaule de Tony. Tony prit ses beaux cheveux blonds et les pressa sur
ses lèvres.

Tout à coup Clotilde se leva et lui dit: «Oh! mon Dieu! il va faire
bientôt jour; revenez demain à la même heure.» Et elle disparut.




XLV


Le lendemain, il y avait grande rumeur dans Trouville.

Le garde champêtre demanda à parler au colonel.

«Monsieur de Sommery, dit-il, le maire Vatinel vient de me dire que je
n'étais plus garde champêtre.--Et pourquoi cela, Moïse? demanda M. de
Sommery.--Parce que, répondit Moïse, il m'avait donné des ordres, et
que j'ai fait tout juste le contraire.--Ah! ah!--Il m'avait dit de
faire un procès-verbal contre vous.--Et pourquoi cela, donc?--Parce que
votre jardinier a tué les pigeons du voisin Remy.--C'est moi qui ai
ordonné à Antoine de tuer les pigeons.--C'est justement pour cela que
Vatinel le maire m'a ordonné de faire un procès-verbal. Et moi, je ne
l'ai pas fait. Et voilà que je ne suis plus garde champêtre.--J'irai
voir le maire et j'arrangerai ton affaire.»

M. de Sommery alla, en effet, voir Vatinel le maire; mais il ne put
rien en obtenir. Il rentra chez lui extrêmement irrité. Et, quand
l'abbé Vorlèze arriva, M. de Sommery lui raconta le fait.

«Mais, dit l'abbé, il paraît que voilà plusieurs fois que Moïse
désobéit à Vatinel?--Moïse, reprit M. de Sommery, ne doit pas une
obéissance passive à Vatinel; en fait de droits et de liberté, il faut
prendre garde de croire que les droits et la liberté des petits sont
peu de chose.--Je suis bien de votre avis, dit M. Vorlèze.--Eh bien,
continua M. de Sommery, Moïse est un fonctionnaire public aussi bien
que Vatinel, et, selon les principes constitutionnels, un fonctionnaire
reste citoyen et n'abdique pas sa conscience et ses opinions. Le règne
de ces principes a consacré l'_indépendance des fonctionnaires_.--Comme
l'_intelligence des baïonnettes_, dit l'abbé.--Certainement, répliqua
M. de Sommery; les soldats ne sont plus des machines stupides sans
volonté, sans pensée, sans conscience de ce qu'ils font.--Eh bien, dit
l'abbé, je me trompe peut-être, mais il me semble que les principes
constitutionnels ont consacré là les deux plus grosses sottises que
j'aie jamais entendues.--Oui-da! dit M. de Sommery.--Oui, certes,
répondit l'abbé; si Vatinel le maire croit donner un ordre utile, il
doit exiger que Moïse, son subordonné, le remplisse scrupuleusement.
Agir autrement, ce serait une prévarication et une trahison. Je ne
comprends pas une machine dans laquelle on permettrait à un des
rouages de tourner à contre-sens.--Alors, dit M. de Sommery, nous en
revenons aux temps de la féodalité et du bon plaisir.--Aimeriez-vous
mieux, dit l'abbé, que Vatinel le maire eût dit à Moïse: «Moïse, mon
bon ami, je me reconnais une si grande buse, un être si malintentionné
contre les intérêts de la commune, que je ne saurais trop te féliciter
de l'énergie et de la sainte obstination avec laquelle tu contrecarres
tout ce que je veux faire. Tu me permettras bien d'élever tes
appointements, etc?»

M. de Sommery fut très-piqué de cette plaisanterie de l'abbé. Et, quand
celui-ci apporta sa chaise pour jouer aux échecs, le colonel lui dit
sèchement qu'il ne jouerait pas.

Le lendemain, même mauvaise humeur; le surlendemain également. L'abbé
cessa de venir, et M. de Sommery consacra pendant quelque temps les
heures auxquelles il jouait aux échecs avec l'abbé à déclamer contre
l'Église et le pouvoir. Mais bientôt il s'ennuya. On risqua une
démarche auprès de l'abbé. L'abbé répondit qu'il était fâché; qu'il
n'était pas assez certain de ne pas montrer un peu d'aigreur contre M.
de Sommery pour ne pas en éviter l'occasion; qu'il croyait devoir
attendre encore un peu, et qu'il reviendrait quand son esprit aurait
repris tout le calme qu'il n'aurait jamais dû perdre; que, du reste, il
était plein de reconnaissance de la démarche du colonel. «Et moi, plein
de regrets, dit M. de Sommery. L'abbé peut bien ne jamais revenir, si
cela lui convient. Bien plus, je ne veux plus qu'il revienne. Si l'abbé
se présente ici, on lui dira que je n'y suis pas, qu'il n'y a
personne.»

M. de Sommery mourait d'envie de prier Clotilde de jouer aux échecs
avec lui; mais il aurait craint de manquer à la contenance digne qu'il
s'était imposée. Il crut cependant ne pas sortir de ses limites en
disant comme _à la cantonade_: «Si Arthur était ici, il sait à peine la
marche, il est vrai, mais je lui rendrais une _tour_, un _cavalier_ et
un _fou_.--Si M. de Sommery veut me faire le même avantage, dit
Clotilde.--Oh! mais vous, Clot..., madame Arthur, vous êtes plus forte
que mon fils, et je ne vous rendrai qu'une _tour_ et un _cavalier_.--Je
vais essayer.»




XLVI


Quand Tony Vatinel se remit en route pour venir à Trouville, il ne
s'amusa plus à admirer la nature sur la route; tout lui était délai,
obstacle et distraction. Il marchait et ne s'arrêtait à rien, ne
regardait rien, ne voyait rien; le temps était lourd et chargé de
nuages. Il entra dans le jardin et y trouva Clotilde assise; il se jeta
à genoux devant elle, et baisa ses mains avec passion; puis il resta
sans parler, la tête sur les mains de Clotilde appuyées sur ses genoux.

Elle le releva et lui fit signe de s'asseoir.

«O Tony! lui dit-elle, pourquoi n'ai-je pu être à vous? Que notre sort
eût été différent à tous deux!--Marie, reprit Vatinel, sens-tu bien
réellement ce regret dans ton coeur? Comprends-tu ce que je t'offrais,
quand, une nuit, je t'offrais de vivre seuls, séparés du monde et du
bruit, dans une obscure retraite?

A ce moment-là, le feuillage des arbres frissonna sans qu'on sentît le
vent.

Et bientôt un tonnerre lointain se fit entendre, et un éclair égratigna
les nuages, puis quelques larges gouttes de pluie tombèrent bruyamment
sur le feuillage de la tonnelle.

Clotilde se serra contre Tony.

«Il pleut, dit-elle, comment allez-vous vous en aller?--Je ne me
plaindrai de la pluie que si elle me fait partir plus tôt, dit
Tony.--Mais... c'est que je ne puis pas vous faire entrer dans ma
chambre.--Est-elle donc si peu séparée, qu'on puisse nous
entendre?--Oh! ce n'est pas cela; on pourrait y faire tout le bruit
possible sans réveiller personne; mais...--Qui vous empêche alors de
m'y revoir?--Mais... l'ardeur avec laquelle vous paraissez le désirer.
Si vous recevoir dans ma chambre n'était pas quelque chose de plus que
de vous voir ici, vos yeux ne brilleraient pas de cet éclat, votre voix
ne serait pas tremblante.--Me craignez-vous, Marie? répondit Vatinel,
et n'êtes-vous donc pas assez certaine de mon respect et de ma
soumission?--Mais pourquoi, reprit Clotilde, désirez-vous tant y venir,
si vous n'y attachez pas quelque idée bizarre que je ne comprends
pas?--C'est que, dans votre chambre, répondit Tony, il y a plus de vous
qu'ici, il y a le fauteuil dans lequel vous vous êtes assise hier, il y
a les vêtements que vous avez quittés aujourd'hui. J'y trouverai, outre
les instants que vous me donnez, tous ceux que vous avez passés loin de
moi.--Mais, Tony, si je vous reçois dans ma chambre...--Ne me
connaissez-vous donc pas, Marie? Avez-vous donc oublié que d'un regard,
d'un geste, vous me feriez jeter dans un gouffre sans fond?--Eh bien,
venez.»

Tony suivit Clotilde, tremblant et ému à un degré inexplicable; son
coeur battait avec violence; ils entrèrent dans la chambre de Clotilde.
Là, il s'appuya sur un meuble, étourdi et ne voyant plus clair. Puis
bientôt il se jeta à genoux, baisa le tapis sur lequel elle avait
marché, l'oreiller sur lequel avait posé sa tête; il trouva par terre
ses petites mules de velours vert, et il les couvrit de baisers. «O
Marie, Marie! dit-il d'une voix étouffée, à genoux devant elle, et le
visage sur ses genoux à elle, Marie, je t'aime!» Et un ruisseau de
larmes s'échappa de ses yeux. «Relevez-vous, Tony,» lui dit-elle.

Mais Tony couvrait ses genoux de baisers et de larmes, et il les
serrait convulsivement dans ses bras; elle voulut le repousser avec les
mains, mais il se saisit de ses mains, et les baisa avec une nouvelle
ardeur. Elle les retira, et lui dit: «Tony, levez-vous, je le veux.»
Alors Tony se leva et se cacha le visage dans ses deux mains pour
étouffer ses sanglots. «Allons, mon pauvre enfant, lui dit-elle, je ne
veux pas que vous pleuriez ainsi; venez vous asseoir auprès de moi.»

Tony obéit sans presque savoir ce qu'il faisait.

«Allons, allons, dit Clotilde, êtes-vous donc bien malheureux, et
trouvez-vous que je ne fais pas assez pour vous?»

Tony, abattu par l'excès de son émotion, laissa tomber sa tête sur le
cou nu de Clotilde, et resta ainsi le coeur assoupi, la bouche sur ce
cou blanc et parfumé.

Clotilde était rêveuse et le laissait; mais elle voulut bientôt se
dérober à l'impression de cette haleine brûlante.

«Tony, lui dit-elle, asseyez-vous en face de moi sur ce fauteuil; il
faut que je vous parle sérieusement. Écoutez-moi,» dit-elle. Quand
Vatinel lui eut obéi: «Je ne vous recevrai plus ici: vous ne tenez pas
vos promesses, et vous n'êtes pas raisonnable.--Pardonnez-moi, Marie,
répondit Vatinel, une émotion à laquelle je ne m'attendais pas et qui
m'a surpris.--J'en suis fâchée, ajouta Clotilde, parce que nous sommes
ici plus en sûreté que dans le jardin.--Soyez sûre..., dit
Vatinel.--Vous me disiez cela au jardin; mais ce n'est pas là seulement
ce que je voulais vous dire. Le meilleur jour pour nous voir est le
samedi, parce que, le dimanche, les pêcheurs ne travaillent pas et se
lèvent plus tard, tandis que, tout autre jour, il n'y a pas d'heure à
laquelle vous ne puissiez être rencontré. Partez, allez-vous-en; je
vous attends samedi.»




XLVII

_Tony Vatinel à madame Clotilde de Sommery._


  «Oh! loin de vous, je n'ai pas la crainte de vous déplaire et de
  vous offenser. Loin de vous, j'ose donner plus d'amour à ce que je
  me rappelle, que je n'ose vous en laisser voir à vous-même.

  »Dans l'ombre de la nuit, je reçois votre doux regard, et je le
  vois mieux que quand je suis auprès de vous, parce que j'ose le
  regarder. Je sens votre tête brûler la mienne. J'ai emporté un
  mouchoir avec lequel vous avez essuyé mes yeux; et ce mouchoir, du
  moins, j'ose lui donner des baisers que je ne pense qu'à modérer
  sur vos mains et sur vos genoux.

  »Mais pourquoi de si charmantes images m'oppressent-elles ainsi, et
  me serrent-elles le coeur?

  »Que je suis heureux de tout ce que je sens de noble et d'élevé
  dans mon âme, qui est votre temple! Comme je vous appartiens!

  »Mon hôtesse vient d'entrer dans ma chambre pour me demander pardon
  du bruit qu'on a fait toute la nuit dans la maison; elle m'assure
  que cela n'arrivera plus à l'avenir. Je lui ai dit que ce n'était
  rien; mais la vérité est que je n'ai absolument rien entendu, et
  que, cependant, je n'ai pas dormi un instant et ne me suis pas
  couché. Je suis entouré d'une atmosphère d'amour qui ne laisse rien
  arriver jusqu'à moi; toutes mes facultés, tous mes sens vous sont
  consacrés. Je ne vois que vous, et je vous vois toujours et
  partout. N'importe qui me parle, c'est votre douce voix que
  j'entends, et qui me redit quelques-unes de ces bonnes paroles que
  vous m'avez dites et que j'ai enfouies dans mon coeur, comme un
  avare son trésor dans la terre.»




XLVIII


Le samedi, Tony Vatinel trouva Clotilde dans le jardin; elle le prit
par la main et le conduisit dans sa chambre. «Vous voyez que je suis
bonne, lui dit-elle; aussi dois-je espérer que vous serez plus
raisonnable que l'autre soir; sans quoi, il me faudrait renoncer à vous
voir tout à fait. Et qu'avez-vous, dit-elle en souriant, à me regarder
ainsi?--Laissez-moi, répondit Tony. Quelque fidèle que soit mon
imagination à vous représenter à moi, elle oublie toujours quelque
chose, et, quoique je n'aie pas cessé un moment, depuis l'autre nuit,
de vous avoir devant les yeux, il me semble qu'il y a un siècle que je
ne vous ai vue. Tenez, il y a une impression que je n'ai pu retrouver,
et pour un instant de laquelle je donnerais ma vie: c'est la douce
odeur de votre peau. Quand, l'autre nuit, j'avais la bouche sur votre
cou, j'aspirais ce parfum et j'en étais enivré.»

Clotilde sourit doucement, et pencha son cou, sur lequel Tony posa ses
lèvres; mais, cette fois, ce baiser porta sur une partie du cou douée
d'une grande sensibilité chez les femmes, et Clotilde tressaillit.
«Enfin, dit Tony, ce n'est donc pas à une statue que s'adressent mes
désirs et mes caresses; voilà la première fois que je te sens
animée.--Tony, dit-elle, ne m'embrassez plus ainsi, je vous en prie.»

Tony, assis près de Clotilde, passa le bras autour de sa taille, et
Clotilde, troublée au plus haut degré, laissa pencher sa tête sur la
poitrine de Tony.

Elle paraissait endormie, bercée par les violents battements du coeur
de Vatinel, qui n'osait faire un mouvement et posait doucement ses
lèvres sur les cheveux de Clotilde.

Elle ne tarda pas à revenir à elle; elle releva la tête et regarda
Vatinel; elle rencontra ses yeux si pleins d'amour, que, penchant sa
tête vers lui, elle lui dit: «Ah! Tony, je vous aime!» Et ses lèvres
s'unirent à celles de Tony, qui, ne pouvant résister à une semblable
émotion, tomba sur le carreau sans connaissance.

Clotilde se jeta à genoux près de lui, l'appela des noms les plus
tendres, dénoua sa cravate, lui fit respirer des sels; il ouvrit les
yeux.

«Marie, dit-il, Marie, où es-tu?» Il se releva, regarda autour de lui
pour reconnaître et pour se rappeler. «Est-ce un rêve? Oh! non; je sens
mon coeur plein de bonheur, non, ce n'est pas un rêve. Marie, Marie,
tu es à moi.» Et il l'enlaça dans ses bras; mais Clotilde s'échappa de
ses bras comme un serpent, et, avec l'air très-effrayé, lui dit: «Tony,
allez-vous-en, sauvez-vous, j'entends du bruit, je suis perdue!»

Tony s'enfuit, et, au lieu de passer par la porte, franchit une
muraille du jardin et disparut dans la nuit.




XLIX


Clotilde, qui n'avait entendu aucun bruit, écoutait ses pas. Quand elle
fut sûre qu'il était loin: «Mon Dieu, dit-elle, quel est ce trouble qui
s'est emparé ainsi de mes sens? Ne suis-je donc qu'une femme vulgaire
et semblable à toutes les autres? L'amour me fera-t-il tout oublier et
ne me laissera-t-il ni penser, ni me souvenir?»

De ce jour, Clotilde, en garde contre elle-même, sut se conserver calme
et froide au milieu des transports de Vatinel, tous les jours plus
violents, quoiqu'il lui suffît d'un mot ou d'un regard pour le
maintenir dans les limites qu'elle lui avait assignées d'avance.

Il n'y avait plus pour Vatinel ni repos ni sommeil, ses yeux caves
lançaient de sombres éclairs. Ce n'était plus du sang, c'était de
l'amour, c'était du feu qui circulait dans ses veines. Loin d'elle, il
la voyait, il lui parlait, il couvrait de baisers quelques objets qui
venaient d'elle. Il retrouvait dans un petit fichu de soie qu'elle
avait mis sur son cou, ce parfum de la peau de Clotilde qui lui avait
causé une si véhémente impression. Il s'étudiait à retrouver et à
reproduire les inflexions de la voix de Clotilde, pour chacun des mots
qu'elle lui avait dits et dont il n'avait pas oublié une syllabe. Il
serrait ses bras sur sa poitrine, et il lui semblait encore étreindre
Clotilde; mais ce baiser qu'elle lui avait donné, il n'y pouvait penser
sans sentir au coeur une grande défaillance, comme s'il allait encore
se trouver mal. Il fermait les yeux et il voyait la bouche de Clotilde,
si petite, si finement dessinée, si dédaigneuse; ses lèvres si roses,
si fraîches et ses dents si petites, si serrées et si bien de ce blanc
chaud des perles! Et il ressentait sur ses lèvres à lui, et jusque dans
son âme, l'humidité voluptueuse de cette bouche qui avait touché la
sienne. Les idées les plus extravagantes traversaient sa tête et ne la
quittaient que pour faire place à d'autres plus folles encore. Il avait
envie de demander encore ou de prendre un baiser pareil et de se tuer
ensuite. D'autres fois, c'était Clotilde qu'il voulait tuer, pour
l'avoir tout à fait à lui. Puis il lui survenait des hallucinations
bizarres; il pensait aux pieds de Clotilde, il les voyait devant lui,
et, quoiqu'il regardât, il ne pouvait plus voir autre chose. Mais
toujours il voyait en même temps les jambes dont il n'avait jamais
aperçu tout au plus que la cheville; et, malgré tous ses efforts, il ne
pouvait se représenter la robe tombant sur cette cheville et la
couvrant. Les plus intimes révélations se faisaient à sa pensée, et,
quoi qu'il fît pour repousser ces images, elles se représentaient
toujours plus nettes et plus circonstanciées. S'il trouvait, à force de
fatigue, quelques instants de sommeil, il rêvait Clotilde dans ses
bras, et il se réveillait en sursaut; puis il se disait que ses rêves
et ses désirs le tueraient sans jamais se réaliser. Et il reprenait,
pour un instant, ses idées sur Clotilde, à laquelle autrefois il ne
supposait que vaguement un corps. «Marie n'est pas une femme, ce n'est
pas une femme destinée à d'impures caresses.» Alors une horrible idée
lui traversait le coeur. «Il y a un homme auquel elle appartient,
auquel elle appartient tout entière, un homme pour lequel ce que j'ose
à peine rêver est une réalité, un homme fatigué de ses baisers dont un
seul a failli me tuer; un homme qui n'a rien à deviner d'elle et rien à
désirer!...»

Et Tony sentait dans son coeur tout son amour s'aigrir en haine contre
Arthur et contre Clotilde.




L


Tony arriva un soir près de Clotilde. Elle parut fort surprise, lui dit
qu'elle ne l'attendait pas sitôt, et jeta à la hâte un châle sur ses
épaules. Il y avait eu du monde chez M. de Sommery. Elle était fort
décolletée; et, pour comble de désordre, lorsque Tony était entré, elle
était en train d'ôter ses bas pour en mettre de plus chauds. Elle
avait un pied entièrement nu. Jamais un sculpteur ne fit un aussi joli
pied d'ivoire. Il était petit et étroit jusqu'à l'invraisemblance, et
d'une blancheur éclatante; ses ongles était polis et de la couleur
d'une rose pâle. Le cou-de-pied était très-élevé et d'un dessin
charmant.

«C'est ainsi, dit Tony Vatinel, que je vous ai vue la première fois sur
la plage par une marée basse. Laissez-moi voir ce pied que j'adore.» Il
se mit à genoux, et prit dans sa main le pied de Clotilde, qu'il y
enfermait tout entier, puis il se baissa et le baisa. Clotilde retira
brusquement son pied. «Écoutez-moi, Tony, lui dit-elle; il faut,
aujourd'hui, que je vous parle très-sérieusement. Il ne faut pas qu'il
se renouvelle jamais entre nous une scène semblable à celle de samedi.
Je vous aime, Tony; je n'ai pas cherché à vous le cacher; mais je ne
serai jamais à vous. Je mourrais de honte rien que de penser que vous
me pouvez croire capable de me donner à deux hommes. J'ai senti samedi
que j'étais moins forte que je ne l'avais espéré; cependant je crois
maintenant être sûre de moi. Mais vous n'avez pas, pour vous arrêter,
des raisons aussi impérieuses que les miennes. Vous êtes parti samedi
dans un état affreux. Tony, il faut être raisonnable; Il ne faut pas
nous tuer en nous exposant à des dangers dont nous sommes forcés de
sortir vainqueurs. Il faut ne plus nous voir. Aussi bien, mon mari ne
tardera pas beaucoup à revenir; et plus nous prendrons l'habitude de
nous voir ainsi, plus la séparation, que rien ne peut faire éviter,
nous sera difficile et douloureuse.»

Pendant que Clotilde parlait, elle pouvait voir sur le visage amaigri
de Tony Vatinel l'effet de chacune de ses paroles. Quand elle parla de
son mari, quand il traduisit la _séparation inévitable_ par
l'habitation dans la même chambre d'Arthur et de _sa femme_, il y eut
dans son regard tous les feux de l'enfer. Quand elle eut fini, il
voulut parler, mais la voix fut quelque temps à sortir de sa bouche;
les mots se pressaient et s'arrêtaient au passage. Enfin, après deux
essais inutiles, il finit par articuler d'une voix basse et sourde, et
cependant intelligible et solennelle: «Et moi aussi, Marie, je veux
vous parler sérieusement. Je ne comprends pas la nécessité de se priver
d'un bonheur aujourd'hui, parce qu'il ne peut pas durer toujours.
Pourquoi ne pas tuer les enfants parce qu'ils doivent un jour mourir?
Non, j'arracherai au sort tout le bonheur que je pourrai lui arracher.
Et savez-vous, sais-je moi-même si je ne me tuerai pas le jour où ces
entrevues finiront?--Tony, continua Clotilde, si jamais le hasard me
rendait libre, je serais à vous et n'en serais pas moins heureuse que
vous.--Ah! s'écria Vatinel, si tu partages mon amour et mes désirs,
sois à moi et mourons!--Quelque prompte, interrompit Clotilde, que fût
votre main à me donner la mort, il y aurait toujours entre mon crime et
cette mort un instant pour la honte. Je me résignerais à la mort, mais
à cette honte-là, jamais. Je vous le répète, Tony, je n'appartiendrai
pas à vous tant que j'appartiendrai à Arthur de Sommery. Si vous voulez
me revoir, vous allez me faire un serment, un serment sans lequel nous
allons nous séparer pour toujours.--Parlez, dit Tony.--Eh bien, quoi
qu'il arrive, quelque faiblesse que vous puissiez surprendre en moi,
vous me jurez de n'en jamais abuser; vous jurez de ne pas essayer de
prendre sur moi des droits qui appartiennent à un autre et ne peuvent
appartenir à deux. Faites ce serment, Tony, parce que, si vous ne le
faites pas, j'aurai la force de vous fuir; parce que, si vous le faites
et si vous tentez d'y manquer, le mépris me donnera la force de vous
résister et m'empêchera d'avoir peur de vous. Faites-le, parce que, si
je succombais, je vous jure, moi, par tout ce qu'il y a de sacré sur la
terre et dans le ciel, que je me tuerais et que je mourrais en vous
maudissant. Et ne croyez pas que ceci soit une parole vaine, comme en
disent les femmes. Si vous manquez à votre serment, je ne manquerai pas
au mien. Si vous hésitez, vous me perdez, vous ne me reverrez jamais.»

Tony fit le serment qu'on lui demandait.

«Maintenant, dit Clotilde, je n'ai plus peur de vous ni de moi. Tony,
n'es-tu pas content de ce que je te donne? Mon âme est à toi, je t'aime
et je confie mon honneur au tien. Je n'ai plus peur de vous,
maintenant, parce que vous me défendriez contre moi-même s'il en était
besoin. Maintenant, regardez et baisez ce pied que vous aimez, parce
que je suis sûre que nous ne serons pas entraînés.» Et elle lui donna
son pied nu, que Tony couvrit de baisers brûlants. «Marie, dit-il, vous
avez été décolletée toute la soirée, et pour moi seul vous cachez ces
épaules d'ivoire que vous n'avez cachées à personne.--Ah! dit Clotilde,
c'est que vous... je vous aime. Mais j'oublie que je n'ai plus peur de
vous.» Et elle laissa tomber le châle qu'elle avait mis sur ses
épaules.

Elle avait une robe de soie d'un bleu sombre qui dessinait à ravir sa
taille fine et souple. Elle laissait voir seulement l'origine de la
gorge, mais assez pour qu'on pût en imaginer la forme, qui était d'une
pureté inouïe. Clotilde, qui n'avait pas eu d'enfants, n'avait perdu de
la jeune fille que l'indécision des formes et la maigreur; mais elle en
avait gardé toute la fraîcheur et toute la naïveté. La séparation de sa
gorge, sur laquelle sa robe était tendue, faisait supposer qu'un regard
furtif pourrait découvrir une partie des beautés qu'on soupçonnait par
induction. Ses épaules étaient beaucoup plus découvertes, et il y avait
là de quoi rendre fou un homme bien moins disposé à le devenir que Tony
Vatinel: c'étaient les formes et les contours les plus harmonieux et
une peau d'un éclat à éblouir les yeux et le coeur. Tony retrouva alors
cette douce odeur dont il avait gardé son âme toute parfumée.

A chaque visite, le pauvre Vatinel devenait plus amoureux. Ce qu'on lui
avait promis à la visite précédente, s'obtenait à la nouvelle visite à
peu près sans difficultés, et il gagnait encore quelque chose, si
c'est gagner que de gagner de nouveau feu pour dévorer ses entrailles.
Ce jour-là, tous ses amours furent pour le pied de Clotilde; il s'était
affaissé devant elle et il baisait ce divin petit pied, et il le
réchauffait dans sa poitrine.

Je ne sais quel funeste hasard, et je ne sais surtout si c'était un
hasard, lui versait toujours deux poisons à la fois. A chaque nouvelle
faveur qui venait augmenter l'ardeur de ses transports, quelque nouvel
indice venait aussi lui rappeler Arthur, Arthur, possesseur indifférent
de Marie; et ce petit pied était aussi à Arthur, et ces épaules et
cette gorge d'ivoire étaient à Arthur, tout était à Arthur, et bientôt
il reviendrait en maître dans cette petite chambre, et il n'y aurait ni
lutte, ni combats, ni résistance. Clotilde, soumise tout entière! A
cette idée, il la serrait dans ses bras avec plus de haine que d'amour
et plus de désir de l'étouffer que de l'embrasser; il ne comprenait
pas, quand il y pensait, comment Clotilde, si pleine d'esprit,
d'intelligence et de tact, ramenait si inopportunément le souvenir de
son mari. C'était au milieu des transports les plus vifs de Vatinel
qu'elle parlait d'une lettre qu'elle avait reçue d'Arthur ou de son
retour prochain; et ce n'était pas pour calmer ses transports, car,
l'instant d'après, elle lui permettait quelque chose qui leur donnait
une nouvelle exaltation.




LI


Il faut croire que Clotilde avait ses raisons pour ne pas faire à Tony
Vatinel un mensonge, que n'eût pas manqué de lui faire toute autre
femme mariée. Quand on écoute ces dames, on ne saurait se figurer dans
quelle innocence fraternelle et biblique vivent les ménages parisiens.
Sur dix maris, il y en a... combien?... il y en a dix pour lesquels la
chambre de leur femme est le temple de Vesta, un sanctuaire
impénétrable. Il y a au moins trois ans que l'on n'a vu monsieur plus
matin que le déjeuner, ni plus tard que le retour du théâtre ou du
monde. Monsieur a toujours une santé délicate! que dis-je, détruite.
Toutes les femmes mariées sont vierges et tous les maris impuissants.
Je connais deux hommes qui se voient beaucoup dans le monde; chacun est
l'amant de la femme de l'autre, ce qui n'empêche pas chacune des deux
femmes de dénoncer son mari à son amant comme un homme fort abandonné
du ciel. Par ce moyen, ni l'un ni l'autre ne s'avise d'être jaloux, ni
comme amant, ni comme mari; et ils vivent en paix, se tenant l'un
l'autre en grande pitié et commisération.

Pendant que je suis sur ce sujet, je me sens pris d'une disposition
bienveillante à l'égard des femmes, et je vais leur rendre un signalé
service en les éclairant sur un point fort obscur de leurs relations
avec nous.

En général, les femmes sont fort portées à s'exagérer leur propre
finesse et l'excès de leur adresse invincible. Deux choses les
maintiennent misérablement dans cette pensée. La première est que la
femme, attaquée presque toujours par un homme amoureux, avant d'être
amoureuse elle-même, a sur lui tout l'avantage du sang-froid. La
seconde consiste dans les plaintes qu'elles entendent les hommes
bourdonner à leurs oreilles sur cette finesse prétendue. Cette adresse,
les imbéciles y croient, les gens d'esprit la font croire: les
premiers, parce que l'amour-propre se plaît toujours à s'exagérer la
force de ce qui nous a vaincus; les seconds, parce qu'on ne saurait
donner trop de confiance et de présomption à l'ennemi qu'on veut
vaincre. Mais voici ce qui, surtout, donne et doit donner aux femmes en
même temps une idée hyperbolique de la finesse de leur sexe et de la
stupide crédulité du nôtre. Les femmes s'imaginent que nous avons dans
le coeur, ou dans la tête, ou n'importe où, un type auquel il faut
absolument ressembler pour être belles à nos yeux. Et il n'est sorte de
déguisement, de mensonge qu'elles n'emploient pour arriver à cette
ressemblance.

Les hommes, du reste, font de leur côté absolument la même chose. On se
revêt, pour le combat de l'amour, chacun d'un personnage de son
invention comme d'une cuirasse. Souvent on arrive à se déplaire de
part et d'autre sous ces traits d'emprunt qu'on a pris pour plaire
davantage, tandis qu'on serait charmé réciproquement avec sa figure
naturelle.

Si une femme s'aperçoit du mensonge de l'homme qui lui fait la cour, si
un mouvement maladroit lui fait voir les cordons du masque, elle
annonce triomphalement sa découverte, et l'homme est perdu. On comprend
ici qu'elle retire de son adresse et de sa perspicacité un légitime
orgueil. Mais, ce qui doit surtout l'accroître, c'est quand elle voit
que l'homme ne paraît en rien s'apercevoir de ses déguisements, à elle
qui a si bien vu les siens. Et, ici, son orgueil est moins légitime. Si
une femme, en effet, voit qu'elle s'est trompée, que ce qu'elle se
sentait disposée à aimer n'est qu'une fantasmagorie, une apparence,
elle n'a plus rien à faire de l'homme sur lequel elle s'est trompée, et
qui n'est pas ce qu'elle l'avait cru être, parce que la femme aime ou
n'aime pas, sans rien d'intermédiaire à quoi elle puisse se prendre.
L'homme, au contraire, séduit de loin par une apparence de femme _selon
son coeur_, s'approche de cette réalisation de ses rêves. De près, ce
n'est plus cela: il s'est trompé ou on l'a trompé. Il ne fait pas alors
comme la femme; il ne jette pas les hauts cris et il ne brise pas tout.
Si la femme n'a pas à lui donner ce qu'il avait cru pouvoir en
attendre, il lui demandera quelque autre chose; si elle n'a pas ce
quelque autre chose, il descendra un peu plus bas encore. Il y a, pour
un homme, mille degrés entre adorer une femme et la désirer; et toute
femme qui a attiré l'attention est tout au moins désirée. D'ailleurs,
il y a pour l'homme, dans la possession, une victoire, et conséquemment
une vengeance; il n'a donc aucune raison d'abandonner la partie par
mauvaise humeur d'avoir été trompé. Pour la femme, au contraire, il y a
une défaite.

Mais, comme les gens qui se voient devinés se fâchent beaucoup plus que
les gens qui devinent, l'homme qui a deviné la femme se garde bien de
le lui laisser apercevoir. Quel que soit celui de ces mille degrés dont
nous parlons, auquel il croie devoir tendre, fût-ce le dernier, il
gardera, pour y arriver, toutes les apparences et toute la phraséologie
de l'adoration. La femme alors s'encourage par l'apparente crédulité de
son adversaire, et elle fait suivre chaque mensonge qui réussit d'un
mensonge plus fort et plus audacieux qui réussit également; et,
cependant, elle tombe dans une grande admiration d'elle-même, et dans
un grand mépris pour notre sexe. Voilà ce que j'avais à dire sur ce
sujet. Et je m'en rapporte pour ma récompense à la générosité des
personnes.




LII


Tony avait emporté pour une semaine le souvenir de ses baisers sur les
épaules et sur le pied de Clotilde, et l'appréhension du retour
d'Arthur de Sommery. Il y a des gens qui n'imaginent rien de mieux
contre l'amour que la retraite et la solitude. Autant enfermer un
homme avec un tigre furieux que de le livrer ainsi seul à un amour non
assouvi. Tout, dans celle situation, devient amour, jalousie et haine.
Ce que l'on mange ne devient plus du chyle, mais de la jalousie, de la
haine et de l'amour. Et aussi l'air qu'on respire. Tony Vatinel
n'aimait plus ni le soleil, ni les arbres, ni les prairies, ni l'aspect
de la mer. Il n'avait plus d'extatiques admirations en face d'un beau
coucher de soleil. Le chant des oiseaux, les majestueuses harmonies du
vent, ne lui causaient aucune impression; les parfums des prairies
après l'orage, celui des bois de chênes, étaient éteints. Tous ses sens
étaient émoussés, endormis; ses yeux ne pouvaient plus voir que
Clotilde; ses oreilles n'entendaient que la voix de Clotilde; il n'y
avait plus pour lui d'autre saveur, d'autres parfums que ses baisers
sur le cou de Clotilde et le parfum de sa peau.




LIII


Le samedi suivant, Tony trouva Clotilde vêtue plus légèrement que de
coutume. La chaleur avait été excessive tout le jour. Elle n'avait plus
qu'une petite jupe de soie blanche et un petit châle pareil sur les
épaules. Tony, à genoux devant elle, la regardait et s'enivrait de ses
regards. Bientôt, saisissant ses genoux dans ses mains jointes
par-dessous, il les couvrit de baisers, et il sentit que cette petite
jupe était presque le seul vêtement de Clotilde, et que les baisers
étaient bien plus près d'elle que d'ordinaire. Les genoux de Clotilde
frémissaient sous ces baisers, qu'ils recevaient presque sans
intermédiaire, et semblaient les rendre. «O Marie! lui disait-il, que
tu es heureuse d'avoir tant de bonheur à donner!»

Et, quelques instants après, par une contradiction qui ne vous étonne
pas, je l'espère, ô ma belle lectrice! il se roulait par terre en
pleurant et en disant: «Marie! Marie! aie pitié de moi, Marie! aie
pitié de moi!--Tony, répondait Clotilde, qu'avez-vous à me demander, et
avez-vous oublié votre serment et le mien?»

Et Vatinel, sans l'entendre, répétait: «Marie! Marie! aie pitié de
moi!--Tony, répéta à son tour Clotilde, avez-vous oublié le mien?--Eh!
que me font ma mort et la tienne? Ai-je de la raison, ai-je de la
mémoire, quand tu es si belle, quand je suis si amoureux? Ah! alors, ne
me laisse pas te donner de si enivrantes caresses, ne me laisse pas
être si près de toi. Tu me brûles, ton haleine me dévore. Repousse-moi.
Chasse-moi. Je maudis le serment que tu m'as fait faire. Je te maudis
de l'avoir exigé, je ne veux pas le tenir, je ne le tiendrai pas, ou
renvoie-moi! Tiens, toi, tu ne sens rien, tu ne sais pas ce que c'est
que ces baisers que je donne sur tes genoux!» Et il recommençait à
embrasser les genoux de Clotilde.

«Tu ne sais pas ce que c'est, Marie, que ces baisers-là!--Vous avez
raison, Vatinel, dit Clotilde, je ne dois plus permettre de semblables
caresses, puisqu'elles ont pour résultat de vous empêcher de m'aimer,
de me faire maudire par vous, de me demander ce que vous n'aurez jamais
de moi, et ce qui, si j'avais jamais la faiblesse de vous l'accorder,
serait, vous le savez, l'arrêt irrévocable de ma mort. Vous avez
raison, nous sommes fous. Il faut vous en aller.» Et elle le repoussa.

«Il faut ne plus nous revoir, il faut nous dire adieu à jamais!--Ah!
Marie, dit-il, ne m'écoutez pas, je suis fou! ne me rejetez pas du
ciel, où je suis près de vous. Insensé que je suis, de demander quelque
chose! N'ai-je pas plus de bonheur mille fois que Dieu n'a permis à
l'homme d'en avoir? Le premier jour où j'ai baisé votre front,
n'avais-je pas ressenti de plus célestes félicités, de plus pures
délices qu'aucune femme n'en a jamais donné à son amant? Pardonnez-moi,
ne m'écoutez pas, laissez-moi près de vous. N'écoutez pas mes plaintes
insensées. Passer ma vie à tenir dans mes mains votre petit pied, et le
baiser; passer ma vie à vous voir, à tremper mes mains dans les ondes
de vos cheveux; ce serait trop de bonheur; je ne pourrais peut-être pas
le supporter.» Et Tony s'était relevé, il s'était assis à côté de
Clotilde, sur un divan, et il prenait des poignées de ses beaux
cheveux, échappés au peigne, et il baisait ces cheveux, il les mordait
avec frénésie. Le petit châle de soie tomba, et les lèvres de Tony
descendirent sur les épaules et sur la gorge de sa belle maîtresse.

Puis il resta longtemps la tête sur l'épaule de Clotilde, semblable à
un homme ivre qui finit par perdre connaissance.




LIV


Le samedi suivant, Tony Vatinel trouva Clotilde sans lumière. «On a
remarqué, dit-elle, samedi dernier, que j'avais conservé de la lumière
toute la nuit. J'ai prétexté une indisposition; mais la même remarque
faite une seconde fois ne pourrait manquer d'éveiller des soupçons.»
Cette nuit-là, Clotilde réserva bien peu de chose à son mari, mais
cependant elle lui réserva quelque chose.

«Insensée, dit Tony Vatinel, crois-tu donc t'être conservée à ton mari.
Ce que tu appelles un crime était commis la première fois que mes
lèvres ont baisé ton front. La première fois que ma peau a touché la
tienne, tu étais adultère, adultère de coeur et de corps! Au premier
frisson que mes baisers t'ont causé, n'étais-tu pas entièrement à moi?
A quoi sert cette résistance que tu opposes à mes désirs? Que
produit-elle? Moins de bonheur sans plus de vertu; crime contre moi et
contre lui. Marie, écoute-moi, tu n'auras pas de témoin de ce que tu
appelles ta honte; sois à moi tout entière, et, en sortant de tes bras,
j'irai me précipiter par-dessus la falaise. Marie! sois à moi, je
donne ma vie pour quelques instants de ton amour; sois à moi, Marie,
chère Marie! et ce serment-là, je le tiendrai!» Et Vatinel couvrit de
baisers tout le corps de Clotilde; tout à coup il la saisit dans ses
bras et l'emporta vers le fond de la chambre. Marie poussa un cri.

«Tony, dit-elle, laissez-moi, ou je crie, j'appelle; je ne reculerai
devant rien pour me débarrasser de vous; je ne vous aime plus, je vous
hais, je ne veux plus vous voir; allez-vous-en!» Et, débarrassée des
bras de Tony, elle était allée se rasseoir sur le divan, et, la tête
dans les mains, elle resta immobile. Tony se rapprocha d'elle.

«Oh! pardonnez-moi, Marie, soyez bonne et miséricordieuse, ayez pitié
d'un pauvre homme bien malheureux, bien amoureux!» Il lui prit la main;
cette main était glacée.

«Marie, Marie, dit-il plein d'épouvante. Marie, parle-moi, réponds-moi,
pourquoi tes mains sont-elles froides comme les mains d'une
morte?--Parce que je meurs de peur, dit Clotilde d'une voix étouffée,
parce que je suis avec un homme que je hais et que je méprise; et que
je suis presque à sa merci. Allez-vous-en, allez-vous-en! dit-elle
d'une voix nerveuse, allez-vous-en, ou je me jette par la fenêtre!»

Tony Vatinel se mit à genoux, demanda pardon de mille manières,
s'accusa de folie, de brutalité; et, en demandant pardon, il baisait
ses mains, ses épaules, ses genoux, ses pieds; et il promettait de se
contenter de ce qu'on lui donnait. Mais ces caresses, mêlées à ses
paroles et à ses larmes, le remirent peu à peu de l'effroi que lui
avait causé la frayeur et les cris de Clotilde. Sa tête redevenue
brûlante, ses baisers devinrent plus âcres et plus précipités, et, sans
s'en apercevoir, il se trouva en proie aux mêmes transports.

«Ah! dit Clotilde, je vous remercie, j'aurais été trop malheureuse si
vous m'aviez laissée avec mon amour et mon estime pour vous; car nous
nous voyons aujourd'hui pour la dernière fois. Arthur revient cette
semaine.--Arthur!» s'écria Tony en se relevant et la repoussant. Et ses
dents claquèrent les unes contre les autres. «Arthur!--Oui, dit
Clotilde, Arthur revient cette semaine, et il me l'annonce dans une
lettre que voici.»

Elle tendit la lettre à Tony Vatinel, qui la repoussa avec colère, puis
se ravisa, la prit et lut.




LV

_Arthur de Sommery à madame Clotilde de Sommery._


  «Ma chère Clotilde, cette semaine je serai auprès de toi. Ce sera avec
  un grand plaisir que je me trouverai dans _notre_ chambre, et dans tes
  bras. Tout ce que j'ai vu de femmes n'a servi qu'à te rendre plus jolie
  à mon imagination, et j'ai amassé une foule de baisers que j'ai sur le
  coeur, et que je te porte. Attends-moi un des jours de cette semaine;
  arrange notre chambre toute blanche; je vais enfin reprendre ma place
  dans ce grand lit où tu dois être perdue.».....




LVI


Tony Vatinel froissa la lettre et la jeta à terre. «Vous le voyez,
Tony, dit Clotilde, c'est aujourd'hui notre dernière entrevue. Il faut
nous dire adieu.»

Tony Vatinel était calme et silencieux. Il prit la main de Clotilde; il
voulut parler, mais il ne trouva pas de voix.

Il regarda cette chambre dont parlait Arthur de Sommery, et ce lit...
Son oeil était hagard et plein d'un feu sombre. Il revint à Clotilde et
lui dit: «Marie, il faut que je vous voie encore une fois.--Mais, dit
Clotilde, c'est impossible, mon mari pourrait arriver précisément cette
nuit-là.--Non, répondit Tony Vatinel, je ne partirai de Trouville
qu'après que le dernier bateau et la dernière voiture seront arrivés.»

Et il partit en courant, car une lueur blanche à l'horizon annonçait
que le jour n'allait pas tarder à paraître.




LVII

_Robert Dimeux à Tony Vatinel._


  «Voici que j'arriverai dimanche, mon cher Tony, à notre château de
  Fousseron. J'espère que tu auras mis à profit l'absence d'Arthur de
  Sommery et que tu es rentré dans les conditions de l'humanité et de la
  raison.

  »Peut-être vais-je te trouver au château de Fousseron, regrettant tes
  chagrins et cet amour qui te dévoraient le coeur, et qu'un instant de
  possession aura fait évanouir. Car ce sont précisément les amoureux de
  ta trempe, ces amoureux à passions surhumaines, qui s'arrangent le
  moins de la fidélité. Tu as été fidèle à l'espoir d'une femme; mais tu
  ne le seras pas à la femme elle-même. La possession t'aura montré sur
  quel pauvre canevas ton imagination avait fait de si riches broderies
  d'or et de soie.

  »Je suis à Paris depuis trois jours. Il y a des gens qui me plaignent
  fort de passer une grande partie de l'année à la campagne, _en
  province_.

  »Nous l'avons souvent remarqué ensemble, il y a singulièrement peu de
  gens qui voient les choses comme elles sont, et qui, même en présence
  d'un spectacle, puissent empêcher leur mémoire de tromper leurs yeux
  par de menteuses hallucinations.

  »J'y ai surtout pensé ce printemps quand j'entendais appeler le mois de
  mai le _mois des roses_, quoique, sous le ciel de presque toute la
  France, il n'y ait pas de roses dans le mois de mai.

  »On en croit plus les poëtes que ses propres yeux; les poëtes font les
  vers d'après les vers de poëtes plus anciens, leurs tableaux d'après de
  vieux tableaux, sans s'occuper de la nature. La poésie française est
  éclose dans la chaude Provence d'un germe apporté de la Grèce, où les
  lauriers-roses remplacent, sur les rives des fleuves, les saules
  bleuâtres de nos rivières.

  »Il y a des gens qui quittent leur famille, leur maison, leurs amis,
  leur chien et leur fauteuil accoutumé, pour aller voir la mer, font
  cent lieues dans une voiture infecte, et écrivent à leurs amis: «Je
  vous écris des bords de l'Océan, _père des fleuves_. L'_Eurus_ et le
  _Notus_ bouleversent l'_empire de Neptune_; les vagues, _hautes comme
  des montagnes_, épouvantent les _rochers_ et brisent les _carènes_.»

  »Tout cela est écrit et imprimé dans leur bibliothèque, qu'ils ont
  laissée à Paris. Ils n'ont rien vu, ils ont eu tort de se déranger. Ils
  auraient pu réciter cela chez eux tout aussi parfaitement.

  »Il est bien singulier qu'il soit plus facile d'apprendre les pensées
  des autres que de penser soi-même. Le plus grand nombre des hommes a,
  dans la tête, une sorte de casier étiqueté où il met, pour les
  retrouver au besoin, des idées, des opinions et des définitions toutes
  faites. C'est à cela qu'on doit tous ces lieux communs sur la
  _province_, sur la _centralisation_ et sur la _décentralisation_. Il y
  a, sur ces sujets, un certain nombre d'idées saugrenues que l'on se
  transmet de générations en générations, sans que, malheureusement, il
  s'en perde une seule, sans qu'il se rencontre jamais un homme qui
  s'avise de vérifier le titre de cette vieille monnaie fruste et
  effacée.

  »Prononcez le mot _province_ devant dix personnes différentes,
  séparément. Chacune usera du même procédé.

  »Elle ouvrira dans sa tête le carton étiqueté _Province_, et elle en
  retirera:

  »Province, pays barbare!

  »Il n'y a que Paris.


    »Elle a d'assez beaux yeux pour deux yeux de province.

  »Un provincial!

  »Une provinciale!!!

  »Huit, sur ces dix personnes, n'ont jamais commis de plus lointaine
  pérégrination qu'une promenade aux Tuileries ou au Luxembourg. Les
  autres sont allées regarder et n'ont pas vu. Elles ne jugent pas avec
  leurs impressions: elles n'en ont aucune; d'après leurs idées, elles en
  ont moins encore. Elles ont simplement ouvert la case _Province_; elles
  en ont tiré tout ce qui s'y trouve; après quoi, elles ont replié et
  renfermé soigneusement le tout pour s'en servir à la première occasion.

  »Cette proscription de la province est une sottise. Paris n'existe pas
  par lui-même. Paris n'est rien qu'un grand bazar, un immense
  caravansérail où l'on vient, de tous les points, vendre et acheter, où
  l'on vend, où l'on achète tout, même des choses qui ne devraient ni
  s'acheter ni se vendre.

  »Cette proscription de la province rappelle la bévue de ce magistrat
  sans-culotte qui, entendant dire que la France était menacée de perdre
  ses colonies, demanda à quoi servaient les colonies. «Mais, lui
  répondit-on, si on perdait les colonies, la France serait
  très-embarrassée pour avoir du sucre.--Eh! que nous importe?
  s'écria-t-il; n'avons-nous pas les raffineries d'Orléans?»

  »En effet, Paris consomme, mais Paris ne produit pas.

  »Paris est un gouffre où chaque jour entrent, pêle-mêle et entassés,
  par toutes ses issues, par toutes ses barrières, du lait, des bestiaux,
  des légumes et des poëtes.

  »Paris mange tout cela, et la province travaille sans cesse à produire
  des poëtes, des légumes, des bestiaux et du lait pour assouvir les
  voraces appétits du Gargantua affamé.

  »Car Paris ne produit pas plus de poëtes que d'autres choses. C'est à
  la province qu'appartiennent les horizons verts des hautes et
  silencieuses forêts où l'on marche sur la mousse parsemée de violettes,
  les prairies émaillées, les rivières bordées d'iris jaunes et de
  myosotis couleur du ciel. La province a de hautes montagnes sur le
  sommet desquelles l'homme, plus près du ciel, aspire à grands flots la
  poésie. La province a l'Océan avec ses magnifiques colères, son sable
  dont chaque grain est un petit rocher, et ses gigantesques hirondelles,
  ses mouettes grises et blanches qui jettent de sinistres éclats de rire
  en se jouant dans la tempête, et ces belles harmonies du vent qui brise
  les navires, déracine les maisons, tue les matelots, et n'arrive à
  Paris qu'avec la force nécessaire pour faire trembler aux Tuileries la
  dentelle des mantilles. La province a la Méditerranée, immense miroir
  dans lequel le ciel se regarde avec amour.

  »Les poëtes naissent en province et viennent mourir à Paris.

  »Il n'y a qu'une chose que l'on ne trouve guère à Paris: ce sont des
  Parisiens.

  »Je ne crois pas connaître un Parisien.

  »Je jette un regard autour de moi: mon domestique est Savoyard; ma
  cuisinière, Bretonne; mon cheval est Normand (je te prie de croire que
  son père est pur sang).

  »Cherchons ailleurs. Cherchons des Parisiens. Cherchons dans les
  poëtes.

    »M. Hugo est né en Franche-Comté.
    »M. Dumas, à Villers-Cotterets.
    »M. Méry, en Provence.
    »M. Janin, à Saint-Étienne.
    »M. de Balzac, en Touraine.
    »M. Jules Sandeau, en Touraine.
    »Madame Sand, en Touraine.
    »M. de Chateaubriand, en Bretagne.
    »M. de Lamartine, à Mâcon.
    »M. Casimir Delavigne, au Havre.
    »M. Frédéric Soulié, en Languedoc.
    »M. Eugène Sue, en Provence.
    »M. Théophile Gautier, est à peu près Espagnol.
    »Et M. Gozlan est né en pleine mer.

  »J'arriverai donc dimanche à mon château de Fousseron, et n'arriverai
  pas incognito pour jouir de l'empressement de mes vassaux. Convoque mes
  musiciens; donne des ordres au gros merle noir, mon maître de chapelle;
  commande un beau ciel et une belle nuit bien étoilée. Ordonne aux
  arbres de se parer de leurs plus beaux panaches verts; que la prairie
  se couvre de sa parure de perles blanches; charge les giroflées de
  parfumer l'air.

  »Si tu pouvais me donner un beau clair de lune, tu me ferais plaisir.

  »Tâche d'avoir une certaine petite fauvette à tête noire; elle est
  très-coquette, très-demandée, très-courue; tu auras peut-être un peu de
  peine. En un mot, prépare-moi une réception digne de le magnificence du
  sire de Fousseron.

  »Adieu.

    »ROBERT.»




LVIII

  Impression que produisit sur Tony Vatinel la lettre de son ami
    Robert.


Tony Vatinel ouvrit la lettre de Robert, la parcourut négligemment, et
la jeta dans un coin sans en avoir compris un seul mot.




LIX


J'avoue que je ne suis pas sans inquiétude sur l'effet que produiront
certains chapitres du présent livre. Beaucoup de femmes me reprocheront
peut-être l'impudeur que j'ai eue de décrire des choses qu'elles
montrent si librement quand elles sont habillées.

Elles auront raison, selon moi, en cela qu'il est plus agréable de voir
ces choses que d'en entendre parler.

J'ai été entraîné par le récit; en retrancher les circonstances, c'eût
été le rendre inintelligible. Et, d'ailleurs, les portraits que je
trace ne sont que trop ressemblants. Clotilde n'est pas précisément
taillée sur le patron des Célimènes de théâtre; mais elle n'en est pas
moins vraie pour cela, et, je vous l'ai déjà dit autre part, ma belle
lectrice, la nature ne m'a doué d'aucune imagination. Je n'ai jamais
rien inventé, et je suis un peu gêné quand je n'ai pas vu les choses
que je raconte.




LX


Quelle nuit!

Le soleil s'est couché dans des nuées noires et épaisses sur lesquelles
il jetait à peine un reflet d'un violet sombre.

Quand le soleil a été couché, on a commencé à entendre des bruits de
tonnerre lointain, puis de pâles éclairs ont sillonné les nuages.

Puis, sans qu'on sentît le vent sur la terre, au-dessous des nuages
gris qui formaient un dôme de plomb, couraient, roulaient rapidement,
légers comme de la fumée ou de l'écume, des nuages verdâtres qui, de
loin, semblaient raser le sol, et, de près, ne paraissaient qu'à
quelques toises des maisons.

Les feuilles des haies ont frissonné d'elles-mêmes. Aucun oiseau n'a
osé élever la voix. Les grenouilles n'ont pas coassé dans les joncs de
la Touque.

Il fait une chaleur accablante; l'air est lourd et ne semble pas assez
pur pour être respiré; la poitrine haletante le renouvelle plus
fréquemment.

Toutes les barques sont rentrées dans la Touque, et on les a amarrées
avec plus de soin que de coutume.

Les goëlands eux-mêmes, qui ont coutume de se jouer dans la tempête en
poussant des cris de joie, ont quitté la mer à tire-d'ailes et sont
venus silencieusement se cacher dans les trous de la falaise.

Après de sourds roulements, on entend des claquements clairs et
précipités, et l'éclair qui déchire le nuage montre, par la fente de la
nuée, que, sous cette nuée grise qui nous écrase, le ciel n'est qu'une
fournaise ardente, une plaine de feu et de lave. Dans les étables, les
troupeaux se serrent les uns contre les autres.

La mer commence à faire entendre au loin ses mugissements; elle s'agite
dans ses profondeurs sans qu'aucune émotion vienne rider sa surface;
elle roule dans son sein des galets qui font un bruit de chaînes; elle
se gonfle et se balance; puis elle blanchit à l'horizon et commence à
courir sur la plage, qu'elle semble devoir couvrir une demi-lieue
par-dessus les maisons.

Le vent commence à se faire entendre, tantôt en sifflements aigus,
tantôt avec des voix graves et basses. Sur la terre, il enlève, en
tourbillonnant, la poussière des champs; il déracine les arbres; il
émiette dans l'air le chaume des maisons; dans le cimetière, il
renverse les croix et fait ployer les cyprès jusqu'à terre avec de
funèbres gémissements.

Les lames qui arrivent de la pleine mer, arrêtées par les plages,
s'élèvent et retombent avec un bruit immense et courent au loin dans la
plaine.

Dans les moments où le ciel s'ouvre, une sinistre clarté montre
pendant un instant la terre et la mer bouleversées. Le ciel se referme,
et on retombe dans une nuit profonde.

Quelle nuit!

Les sifflements du vent semblent par moments les gémissements de tous
ceux que l'Océan a engloutis dans ses abîmes depuis le commencement des
temps. Il semble qu'ils crient, qu'ils appellent et qu'ils demandent
des prières.




LXI


Pendant ce temps, Clotilde, seule dans sa chambre, pâle et agitée,
écoutait le vent qui secouait ses fenêtres, comme quelqu'un qui eût
voulu entrer. Elle avait fini par se coucher; mais elle ne pouvait
dormir. Dans les grands coups de tonnerre qui se succédaient, elle
cachait sa tête dans son lit en tenant sa couverture convulsivement
serrée dans ses mains. Mais tout à coup elle entend un autre bruit se
mêler à celui du vent, qui semble vouloir déraciner la maison. On a
frappé doucement à sa porte, et une voix l'appelle tout bas; elle
frémit, elle retient son haleine; mais son coeur bat si fort, qu'il
l'empêche d'entendre.

On frappe encore et on appelle. Ah! on appelle Marie! C'est Tony
Vatinel.

Clotilde se précipite à bas de son lit et va ouvrir sa porte. C'est
Tony Vatinel, c'est quelqu'un: elle n'aura plus peur.

Avant que Tony fût entré, elle s'était replongée dans son lit.

Un éclair remplit la chambre d'une lueur bleuâtre.

Elle voit Tony, pâle comme un mort, les yeux étincelants comme des
charbons ardents et fixes d'une manière effrayante. «Quelle imprudence,
mon Tony, lui dit-elle, de venir par une pareille nuit! Combien
j'aurais souffert si je vous avais soupçonné en route par un temps si
effrayant!»

Tony ne répondit pas. «Tony, continua-t-elle, je n'ai pas besoin que
vous fassiez de semblables extravagances pour être persuadée de votre
amour. Mais je ne me plains pas, puisque vous êtes là. J'avais bien
peur. Je suis heureuse de vous voir, de vous voir là, près de moi. Tout
ce qui se passe d'horrible au dehors semble me rendre plus heureuse
votre présence ici.»

A ce moment, un violent coup de tonnerre se fit entendre. Par un
mouvement involontaire, Clotilde saisit les mains de Vatinel et les
serra avec force. Tony, assis près du lit de Clotilde, pencha sa tête
et la plaça sur l'oreiller à côté de la tête de Clotilde, couchée sur
le bras étendu de Vatinel.

Leurs bouches voisines se partageaient, pour respirer, le peu d'air qui
les séparait, et s'envoyaient l'une à l'autre leur haleine qui les
enivrait.

De douces pensées s'emparèrent alors du coeur de Clotilde. Elle aimait
Tony Vatinel, et elle se l'avouait; elle l'aimait avec passion, et elle
sentait que l'amour est dans l'âme comme ces arbres à l'ombre desquels
meurt toute végétation. Elle aimait Vatinel, et non-seulement elle ne
pouvait aimer que lui, mais il lui semblait qu'elle ne pourrait plus
rien éprouver que pour lui, fût-ce même de la haine; le reste lui
devenait tout à fait indifférent. Elle chercha dans son coeur sa haine
si profonde pour Arthur de Sommery, son ardeur de vengeance si
adroitement dissimulée, et elle trouva que les injures et les outrages
d'Arthur de Sommery n'avaient plus sur elle aucune prise, qu'elle ne le
haïssait plus que parce qu'il la séparait de l'homme qu'elle adorait.

Elle frémit alors des projets qu'elle avait si longtemps cachés et
nourris dans son coeur, qu'elle avait conduits avec une si terrible
habileté; elle frémit, non par crainte ni par pitié pour Arthur, mais
parce qu'elle aimait Tony Vatinel, tel qu'il était, avec sa belle et
naïve loyauté; parce qu'elle ne voulait pas que Tony Vatinel commît un
crime.

Leurs deux bouches, toujours sur l'oreiller, s'étaient encore
rapprochées. «Marie! Marie! dit Vatinel, je t'aime, je t'aime, je
t'adore! aujourd'hui, tu seras à moi.»

Et, appuyant ses lèvres sur les lèvres de Clotilde, et la serrant en
même temps contre lui du bras qu'il avait porté sous le corps de la
femme d'Arthur, il lui donna un baiser; et elle sentit qu'il aspirait
tout son sang, qui s'échappait de ses veines; toute son âme, qui
s'exhalait de sa poitrine. «Tony! Tony! dit-elle, je vous en prie,
laissez-moi; Tony! ayez pitié de moi!»

Mais Vatinel n'écoutait plus que la frénésie de sa passion. La bouche
de Clotilde, qui se plaignait et qui demandait grâce, ne pouvait
s'empêcher de répondre par une douce pression aux baisers de Tony; elle
l'étreignait et le repoussait; elle le maudissait et rendait un baiser.
«Laissez-moi! disait-elle, laissez-moi! Oh! Tony, je t'en prie,
laisse-moi!--Marie, dit-il, aujourd'hui, tu seras à moi. Je ne peux
plus vivre sans toi; tu ne sais pas ce que j'ai souffert, à quels
horribles supplices l'amour m'a condamné. Marie, comme tu es belle!»

Un coup de tonnerre se fit entendre si voisin, que la maison en trembla
sur sa base. «Tenez, dit Clotilde, entendez-vous?--Ah! reprit Vatinel,
si la mort doit nous frapper, qu'elle nous frappe dans les bras l'un de
l'autre, qu'elle nous frappe heureux! Moi, je veux bien mourir pour
payer un instant de bonheur dans tes bras, je veux bien souffrir à
jamais dans l'autre vie tous les supplices réservés aux damnés.--Tony!
disait Marie, Tony! je t'en prie, laisse-moi!».....

       *       *       *       *       *

Et Tony, si fort contre la douleur, ne sut pas résister à tant de
félicité; il resta près de Clotilde, sans connaissance, sa tête pâle,
renversée et baignée dans ses cheveux noirs épars sur l'oreiller.
Clotilde, les yeux mouillés de larmes voluptueuses, eut peur et mit la
main sur le coeur de Vatinel; elle le sentit battre, et baisa
légèrement le beau front de son amant. «Ah! oui, je l'aime, se
disait-elle, et cet amour a purifié mon coeur. Je n'y sens plus de
haine. Je n'ai plus qu'un désir, c'est d'aller au loin avec Tony
Vatinel cacher un bonheur que nous avons acheté par tant de combats.»

Le tonnerre continuait à gronder, et des éclairs venaient de temps en
temps éclairer la chambre.

Clotilde baisa encore le front de Vatinel. «J'ai donc un amant!»
dit-elle.

Et son orgueil éleva un moment la voix dans son coeur contre Vatinel;
mais elle ne tarda pas à ajouter: «O le plus beau, le plus noble des
hommes! mon Tony! comme je suis aimée!»

Tony Vatinel ouvrit les yeux. «Marie, dit-il, où es-tu? Viens dans mes
bras, viens sur mon coeur, viens me dire que je ne me trompe pas, que
tout ce qui s'est passé cette nuit n'est pas un rêve, un horrible, un
charmant rêve.--Ah! Vatinel, dit Clotilde, et moi qui avais
juré...--Vous n'avez pas trahi votre serment, répondit Tony Vatinel.
Clotilde, votre mari est mort!»




LXII


«Mort! mort! s'écria Clotilde épouvantée. Mort! et comment est-il
mort?--Marie, dit Vatinel sans lui répondre, maintenant, tu es à moi.
Veux-tu renoncer à tout, à ta position, à ta fortune, à ta réputation?
Veux-tu t'enfuir avec moi? Je n'ai à te donner pour tout cela que mon
amour et ma vie.--Mais répondez-moi donc, continua Clotilde. Est-ce
donc vrai, ce que vous dites, qu'Arthur est mort? Et comment cela se
fait-il? On l'a donc tué? Mais qu'avez-vous donc à la main? Tony,
qu'avez-vous? vous êtes blessé?--Arthur est mort, reprit Tony Vatinel.
Marie, veux-tu maintenant être à moi? veux-tu me donner ta vie, comme
je t'ai, depuis longtemps, donné la mienne?...veux-tu?...--Mais c'est
impossible, vous me trompez. Comment le savez-vous?--Arthur est mort,
répéta encore une fois Vatinel. Ordonne maintenant de notre sort à tous
deux.--Ma tête est perdue en ce moment, je ne comprends rien, je ne
veux rien, je ne sais rien, répondait Clotilde, qui n'osait plus faire
de nouvelles questions, et qui ne regardait Vatinel qu'avec effroi.
Laissez-moi le temps de penser, de réfléchir, de savoir. Allez-vous-en,
voici le jour. Au nom du ciel, allez-vous-en! je me meurs...»

Vatinel regarda Clotilde d'un regard triste et solennel, et sortit sans
parler.

La force abandonna alors Clotilde, que l'on trouva évanouie dans son
lit.

Quand elle revint à elle, elle ne se rappelait rien, qu'une impression
confuse de choses charmantes et terribles. Elle pensait avoir rêvé,
tant elle trouvait d'incohérence dans les souvenirs qui se réveillaient
un à un dans son esprit.

Au déjeuner, on dit: «Arthur arrivera aujourd'hui ou demain. Quel
bonheur qu'il n'ait pas été en route par cet affreux ouragan de cette
nuit!--Non, non, se disait Clotilde, ce n'est pas vrai, c'est l'orage
qui m'a épouvantée. Oh! cependant Tony, ses caresses, ses baisers, sa
voix... Non, je me rappelle... il m'a bien dit... Mais c'est
impossible! il m'a trompée... Comment faire?... comment le voir?... Je
ne puis lui écrire de semblables choses... Je ne pourrai supporter
cette situation encore une journée sans devenir folle. Comment se
fait-il que cette vengeance que j'ai tant désirée, que j'ai tout fait
pour amener, m'inspire tant d'effroi? Quelle lâcheté y a-t-il dans mon
coeur?»

Et, chaque fois que quelqu'un frappait à la porte, elle se sentait
froide et pâle. Si on parlait un peu haut au dehors, elle s'attendait à
entendre la terrible nouvelle. Il y avait dans la maison une gaieté qui
lui faisait horriblement mal. Madame de Sommery donnait des ordres pour
un approvisionnement extraordinaire. «Il faut tuer des pigeons,
disait-elle; Arthur les aime beaucoup.»

Clotilde sentait que son profond abattement à elle contrastait avec le
mouvement du reste de la maison. Une ou deux fois, on remarqua tout
haut qu'elle était triste.

Toute la journée se passa sans qu'on entendît parler de rien. «Allons,
dit-elle, Tony m'a trompée. Mais cette blessure, ce visage si pâle
quand il est arrivé.»

Et elle expliquait tout par l'orage, par un accident. Et, d'ailleurs,
ne l'avait-elle pas vu bien des fois aussi pâle et aussi agité, parce
qu'elle avait dit un mot qui ne lui plaisait pas, ou qu'elle était un
peu plus décolletée que de coutume?

On frappa précipitamment à la porte. Les idées de Clotilde avaient pris
une telle direction, qu'elle s'attendait à voir entrer Arthur. C'était
l'abbé Vorlèze qui demandait à parler à M. de Sommery, et l'emmena dans
le jardin.




LXIII


Comme je l'ai dit, depuis sa brouille avec M. de Sommery, l'abbé
Vorlèze allait presque tous les soirs passer, à se promener au bord de
la mer, le temps consacré, avant la brouille, à jouer aux échecs. Ce
jour-là, l'abbé était allé voir les traces de l'ouragan.

Le vent était tombé comme de lassitude; mais la mer avait reçu un si
fort ébranlement jusque dans ses profondeurs, qu'elle se balançait
encore tout entière. Des algues, des varechs et une foule d'herbes
marines de toute sorte avaient été jetés sur la plage à une distance où
la mer n'arrive jamais; ce qui donnait la mesure de la fureur avec
laquelle elle avait lancé ses lames sur la terre, comme pour
l'engloutir.

Ce bouleversement était encore attesté par cela que, parmi ces herbes
marines, il y en avait d'entièrement étrangères à la côte de Trouville,
qui avaient évidemment été arrachées fort loin, et emportées par la mer
furieuse. Il y avait aussi des poissons morts et des pièces de bois.

Le soleil était pâle et comme malade; il se couchait dans un ciel calme
et pur, qu'il sablait d'or.

La mer descendait, mais son reflux était presque insensible. On eût dit
qu'elle était fatiguée. L'abbé Vorlèze regarda le soleil disparaître
dans la mer, et resta assis sur une roche, où la nuit le surprit plongé
dans ses méditations.

D'abord il avait remercié Dieu des bornes infranchissables qu'il a
imposées à la mer: puis il avait songé combien, depuis qu'il était à
Trouville, il avait assisté de fois à de semblables tempêtes, et
combien de malheureux avaient été engloutis par l'Océan. «Mon Dieu,
dit-il, ayez pitié d'eux! La mort du noyé est une mort terrible; ce
n'est plus cette mort à laquelle on s'essaye toute la vie par le
sommeil de chaque jour; ce n'est plus cette mort qui consiste à
s'endormir une fois de plus sur l'oreiller où l'on s'endormait chaque
soir depuis cinquante ans. C'est une mort mêlée de rage, de lutte, de
désespoir, de blasphèmes. On n'est pas préparé par l'affaiblissement
successif des organes; on n'arrive pas à n'être plus par des
transitions imperceptibles. Ce n'est pas un dernier fil qui se brise,
ce sont tous les liens qui se rompent à la fois. On meurt au milieu de
la force, de la santé: on meurt tout vivant!»

Et l'abbé Vorlèze pria pour tous ces morts sans sépulture, sans croix
pour marquer la place où ils sont, sans parents et sans amis qui
vinssent pleurer et prier sur eux. «O mon Dieu! continua-t-il, ayez
pitié d'eux! dans cette mort violente que vous leur avez infligée, ils
n'ont eu auprès d'eux ni amis pour les consoler, ni prêtres pour les
réconcilier avec vous. Dans ces immenses solitudes de l'Océan, ils ont
poussé des cris de douleur et de désespoir que le fracas des vents et
de la tempête n'a pas empêchés d'arriver jusqu'à vous, ô mon Dieu!»

Et l'abbé passa deux ou trois fois la main sur son visage; il ne
pouvait écarter l'image de ces corps pâles et roides des noyés. La lune
montait lentement derrière les maisons de Trouville et ne jetait encore
qu'une faible lueur qui restait au ciel. C'était l'heure où tout prend,
dans la nature, des formes bizarres, l'heure où il semble que tous les
objets se déguisent pour aller à quelque bal infernal et fantastique,
où les peupliers deviennent des fantômes noirs, et chaque pierre du
cimetière un corps mort avec son linceul. C'est l'heure des
hallucinations, c'est l'heure où l'on croirait que ces figures bizarres
et ces aventures étranges que nous voyons dans nos rêves se montrent et
se passent réellement pendant que nous dormons.

Des pointes de roche dépouillées semblaient à l'abbé Vorlèze des
cadavres étendus. Il pria encore pour chasser ces visions, et ne put y
réussir. Loin de là: les prestiges et les illusions augmentèrent à un
tel degré, qu'il finit par assister à un spectacle horrible. Il vit un
mouvement dans les longues algues qui flottaient à la surface de l'eau,
puis il parut une tête, une jeune tête blonde d'enfant; d'une petite
main livide, il écarta les herbes et rejeta en arrière ses cheveux, qui
retombaient appesantis par l'eau sur sa figure pâle. L'abbé reconnut
cet enfant, il s'était noyé peu de mois auparavant en allant aux
équilles. L'enfant dit, d'une voix douce: «La mort n'a pas été un mal
pour moi; elle m'a pris dans l'enfance, c'est-à-dire dans l'ignorance,
sans que j'aie eu rien à regretter de ce que je laissais dans le passé,
puisque je n'avais pas de passé, ni rien de ce que m'eût promis
l'avenir, auquel je n'avais encore rien demandé. Cherche dans ta vie
combien il y a de tes jours que tu voudrais recommencer et pense que
mon avenir aurait été ton passé. Je n'ai pas besoin de tes prières. Les
morts ne perdent que les jours, les nuits sont à eux, et cette lune qui
se lève est leur soleil. Que viens-tu faire ici? T'es-tu, hier, noyé
comme moi?»

Et d'un autre point du rivage un corps plus grand sortit des algues.
L'abbé Vorlèze se rappela qu'auparavant une femme s'était, par un
désespoir d'amour jetée à la mer en cet endroit. Elle écarta les
herbes, sortit de l'eau jusqu'à la ceinture, rejeta ses cheveux en
arrière et dit: «Samuel Aubry ne m'a-t-il jamais vue quand, la nuit, je
vais appliquer mon visage pâle aux vitres de sa chambre? ou suis-je si
changée qu'il ne me puisse plus reconnaître? Je n'ai pas besoin de tes
prières. Dis seulement à Samuel de me regarder quand je vais la nuit
derrière ses vitres. Les morts ne perdent que les jours, les nuits sont
à eux, et cette lune qui se lève est leur soleil. Que fais-tu ici la
nuit? T'es-tu, hier, noyé comme moi?»

Et ce corps pâle sortit de l'eau et se dirigea vers la maison de Samuel
Aubry.

Un autre corps, d'une force athlétique, sortit de l'herbe non loin de
celui-là; il écarta les herbes, rejeta ses cheveux en arrière et dit:
«A-t-il péri du monde cette nuit? Je suis André Méhom. J'ai été enfant
de choeur du curé de Trouville, et je me suis noyé en allant au secours
d'un bâtiment naufragé. Je n'ai pas besoin de prières. Les morts ne
perdent que les jours, les nuits sont à eux, et cette lune qui se lève
est leur soleil. Que viens-tu faire ici la nuit? T'es-tu, hier, noyé
comme nous?»

Et alors, de toutes parts, l'abbé vit sortir de l'eau et des algues des
hommes, des femmes et des enfants, tous pâles, tous écartant les herbes
pour passer, et rejetant leurs cheveux en arrière. Ils se firent
gravement entre eux des signes d'intelligence, et tous se mirent à
parler d'une voix étrange qu'on sentait plus qu'on ne l'entendait, car
tous parlaient à la fois, et, cependant, ne diminuaient rien du silence
morne et froid qui régnait dans la nature, et voilà ce qu'ils
murmuraient: «Les morts ne perdent que les jours, et les nuits sont à
eux, et cette lune qui se lève est leur soleil. Quelle différence
fais-tu entre les vivants qui dorment la nuit et nous qui dormons le
jour sur des lits d'algues et de varechs, au fond des mers? Voici
l'heure où les morts du cimetière sortent de leurs tombeaux, comme
nous, et se promènent sous les berceaux de chèvrefeuilles que leur font
les vivants. Voici que nous allons visiter ceux qui nous ont aimés, et
qui nous prennent pour des rêves. Nous jouissons d'un calme et d'une
paix éternels; nous nous appelons vivants et nous vous appelons morts,
car votre vie à vous n'est qu'un combat et une agonie. Sois le
bienvenu! Nous attendions du monde cette nuit après la tempête d'hier.
Les morts ne perdent que les jours, les nuits sont à eux et cette lune
qui se lève est leur soleil. Que viens-tu faire ici la nuit? T'es-tu
donc, hier, noyé comme nous?»

Et de nouveaux corps paraissaient sur les eaux, et ils devinrent
nombreux comme le galet de la mer.

L'abbé Vorlèze hâta le pas pour échapper, par le mouvement, à ces
prestiges qui lui faisaient dresser les cheveux sur la tête, et il se
mit à marcher à pas précipités. Mais, tout à coup, ses pieds heurtèrent
à quelque chose; il frémit et il lui sembla qu'un vêtement de glace
descendait depuis sa tête jusqu'à ses pieds; tout le rêve s'évanouit
devant une réalité. Ce que l'abbé Vorlèze avait touché du pied, ce
n'était pas une pierre, c'était un corps, c'était un cadavre!

Le premier mouvement de l'abbé fut de se relever brusquement, puis il
revint, se pencha sur le corps, chercha si son coeur battait encore; il
était froid et roidi par la mort.

La lune, qui avait monté, éclaira le corps; et l'abbé se redressa en
s'écriant: «Ah! mon Dieu! Mais c'est impossible! dit-il. Il devait
revenir par terre.»

Il se pencha encore, se mit à genoux, écarta les cheveux du mort. «Oh!
mon Dieu! dit-il, c'est bien lui! Aidez-moi, mon Dieu, dans les tristes
devoirs que j'ai à remplir.»

Alors il traîna le corps jusqu'au pied de la falaise, pour que la mer,
en remontant, ne vînt pas l'entraîner; il fit une courte prière et se
dirigea vers le château, où il demanda à parler à M. de Sommery, et
l'emmena dans le jardin.




LXIV


L'abbé avait, tout le long du chemin, préparé son discours et ses
précautions oratoires; mais, quand il fut au fond du jardin avec M. de
Sommery, il se prit à pleurer et lui dit: «Mon cher monsieur de
Sommery, il faut du courage pour ce que j'ai à vous apprendre. Il vous
est arrivé un grand malheur.--Qu'est-ce? dit le colonel.--O mon Dieu!
dit l'abbé, donnez à ce pauvre père la force et le courage, car toute
force vient de vous.--Arthur! s'écria M. de Sommery, où est Arthur?

L'abbé baissa la tête sans répondre.

«Parlez! parlez! s'écria M. de Sommery; il est malade, n'est-ce pas, il
est blessé?--Il est mort! dit l'abbé.--Mon fils! s'écria M. de Sommery
d'une voix forte et éclatante qui résonna dans toute la maison, mon
fils Arthur est mort! O mon Dieu! ayez pitié de moi!» Et le vieux
soldat tomba sur un banc et se mit à pleurer.

Au cri du colonel, tout le monde accourut au jardin.




LXV


Excepté cependant Clotilde. Tony Vatinel était auprès d'elle et lui
disait: «Marie, veux-tu me suivre?--Éloignez-vous, sauvez-vous! disait
Clotilde; entendez-vous ce tumulte dans la maison? Sauvez-vous!--Marie,
veux-tu me suivre? répéta Tony froid et impassible.--Au nom du ciel,
fuyez! répondit Clotilde.--Marie, dit une troisième fois Tony Vatinel,
veux-tu me suivre?--Allez-vous-en! répondit encore Clotilde.--Adieu
donc, Marie,» dit Tony Vatinel.

Et il s'en alla.




LXVI


On fit rentrer M. de Sommery dans la maison, et alors il fut entouré de
toute sa famille. Par l'ordre de l'abbé, des domestiques, avec une
lanterne et une civière, vinrent avec lui relever le corps d'Arthur de
Sommery, que l'on rapporta tristement dans la maison, dans cette maison
préparée pour la fête de son retour, dans cette maison toute pleine des
petits soins industrieux de sa mère.

Le matin, le maire Vatinel vint _constater le décès_. L'abbé Vorlèze
dit à M. de Sommery: «Mon ami, mon pauvre ami! frappé par Dieu,
reconnaissez sa puissance, et demandez-lui le secours et la force dont
vous avez besoin. Ce n'est qu'à l'homme présomptueux, qui se croit
assez fort sans sa divine assistance, qu'il laisse arriver des malheurs
plus grands qu'il ne peut les supporter.--Monsieur de Sommery, dit
Vatinel le maire, quelles sont vos intentions pour l'enterrement?--Mon
cher ami...» dit l'abbé Vorlèze.




LXVII


Mais, comme l'abbé Vorlèze allait parler, le médecin de la commune
arriva; l'abbé ressentit une sorte de plaisir de voir un peu retarder
le coup qu'il avait à porter.

Le médecin constata qu'Arthur de Sommery était mort d'une balle de
pistolet qui avait traversé la région du coeur.

On se perdit en conjectures; on ne connaissait pas d'ennemis à Arthur,
du moins dans le pays, et on trouvait encore sur lui une montre et
plusieurs pièces d'or. Le maire fit son procès-verbal.

Clotilde s'était retirée et renfermée dans sa chambre.

«Mon bon ami, mon cher colonel, dit le curé, vous ne serez, n'est-ce
pas, aujourd'hui, ni orgueilleux ni incrédule? La vanité de ne pas
paraître changer d'opinion n'osera pas élever la voix dans le coeur
d'un père qui vient d'être privé de son fils?--Que voulez-vous dire,
monsieur Vorlèze? dit M. de Sommery d'un ton sévère.--Rien qui puisse
vous blesser, mon pauvre ami; je sais la puissance et l'obstination de
certaines idées, hélas! bien répandues aujourd'hui. Mais je vous
connais, vous avez un bon et noble coeur. Toutes ces phrases de fausse
philosophie dont vous vous servez habituellement ne sont pas dans votre
coeur: c'est une malheureuse vanité qui vous les fait prononcer, mais
vous n'en pensez pas un mot.»

Le pauvre abbé avait tort quand il prétendait connaître M. de Sommery;
il prenait le meilleur moyen, en parlant ainsi, pour ne pas réussir
dans ce qu'il désirait.

S'il avait parlé à part, ou s'il avait dit au colonel: «Vous avez vos
idées, gardez-les; mais, pour ne pas scandaliser des gens plus faibles
que vous, pour flatter la douleur maternelle de madame de Sommery, ne
vous mêlez de rien, laissez faire;» certes, le colonel se fût rendu à
ce qui était peut-être son désir secret à lui-même.

Mais, attaqué aussi maladroitement, il répondit: «Mon fils, victime
d'un lâche attentat, peut paraître devant Dieu, comme j'y paraîtrai
moi-même; croyez-vous, monsieur Vorlèze, que Dieu attende votre messe
de demain pour savoir ce qu'il a à faire?»

Malheureusement, le médecin de la commune partageait les idées de M. de
Sommery; c'était lui qui envoyait au journal du département les _abus
de pouvoir_ du garde champêtre, suspect de tendre à l'absolutisme.

Il applaudit M. de Sommery d'un mouvement de tête. Dès ce moment, M. de
Sommery se vit des spectateurs, se sentit sur un théâtre, et rentra
dans son rôle philosophique.

L'abbé parla, menaça, prit tous les moyens. M. de Sommery refusa de
rien écouter; le pauvre abbé se retira triste et confus auprès de
madame de Sommery et d'Alida Meunier. «Eh bien, dit madame de Sommery,
monsieur l'abbé, qu'avez-vous obtenu?--Hélas! madame, rien, absolument
rien.--Quoi! mon fils ne sera pas porté à l'église?--Non, madame.--Mais
c'est affreux! c'est impossible!--M. de Sommery n'a rien voulu
entendre, madame.--Ah! monsieur Vorlèze, je vous en prie, ne vous
découragez pas.--Je reviendrai ce soir, madame; la triste cérémonie
n'est que pour demain matin.--Ah! oui, monsieur l'abbé, je vous en
prie, venez.--Et vous, madame, ne tenterez-vous aucun effort?--Si vous
échouez encore, monsieur l'abbé, je crois... je sens que j'aurai un
courage que je n'ai jamais eu une seule fois dans toute ma vie. Je
parlerai à M. de Sommery; mais je n'espère rien de moi; jamais je n'ai
exercé sur lui la moindre influence, même pour les choses sans
importance.--Je reviendrai ce soir, quoique j'aie déjà employé toutes
les ressources que me donnent mon expérience et ma _connaissance des
hommes_.»

Pauvre abbé!




LXVIII


Le soir, l'abbé crut inventer quelque chose de miraculeux en amenant
trois ou quatre personnes pour lesquelles M. de Sommery avait quelque
déférence. Il ne s'apercevait pas que c'était encore _un public_ qu'il
amenait, et que le colonel ne pourrait quitter le rôle commencé. Il
échoua complétement, et s'attira même quelques paroles dures de M. de
Sommery.

Il rentra auprès de madame de Sommery et lui rendit compte du mauvais
succès de sa nouvelle démarche. «Quoi! dit madame de Sommery, il a
encore refusé? Oh! cette fois, j'aurai de la force et du courage; je ne
laisserai pas mon enfant sans les secours de la religion; je vais lui
dire que je le v...»




LXIX


A ce moment entra M. de Sommery; il avait congédié les personnes
amenées par l'abbé. Madame de Sommery fut atterrée et ne trouva plus
de voix pour achever le mot commencé; seulement, elle joignit les mains
et tomba à genoux devant son mari. Le colonel se sentit ému, et
s'irrita de son émotion. «Monsieur Vorlèze, s'écria-t-il, voulez-vous
donc mettre le trouble et la désunion dans ma maison? Les prêtres
n'ont-ils donc de respect pour rien? et ne se mêlent-ils à nos
infortunes les plus cruelles que pour nous dominer?» L'abbé voulut
recommencer un discours. «Monsieur Vorlèze, dit M. de Sommery en
l'interrompant, vous me permettrez de ne pas faire aujourd'hui de
controverse avec vous, n'est-ce pas? et vous comprenez que nous avons
besoin de silence et de solitude.»

L'abbé se retira.

M. de Sommery ne voulut pas rester avec sa femme, et alla s'enfermer
dans sa chambre, où il resta dans une grande agitation, se promenant à
grands pas en long et en large, s'asseyant, se relevant et recommençant
à marcher. Il sortit de sa chambre vers dix heures du soir, et
descendit en bas. Il trouva les gens qui veillaient le corps; ils
avaient mis près de lui de l'eau bénite et une branche de buis. Il
fronça le sourcil, il ouvrit la bouche et ne parla pas, puis remonta.
En passant devant la chambre de sa femme, il l'entendit qui pleurait,
et retourna dans sa chambre, où il resta une demi-heure dans la même
agitation; après quoi, il sortit tout à coup et alla chez l'abbé
Vorlèze.




LXX


L'abbé Vorlèze lisait auprès d'une fenêtre ouverte. Sur sa petite table
de bois blanc, il avait établi un échafaudage de livres pour empêcher
l'air de trop hâter la combustion de sa lumière. Il lisait pour se
calmer; car il avait ressenti le premier mouvement de colère de sa vie,
lorsque M. de Sommery l'avait à peu de chose près mis à la porte. Ses
yeux parcouraient les pages, ses lèvres murmuraient les paroles sans
qu'aucun son arrivât à son esprit, ni parvînt à le distraire de ce
qu'il se plaisait à intituler _chagrin_, quoique ce fût un bon gros
ressentiment.

Il fut très-étonné quand sa servante lui annonça M. de Sommery.

Il se leva et alla au-devant du colonel: c'était la première fois que
M. de Sommery venait dans sa maison.

L'abbé murmura les paroles du publicain: _Domine, non sum dignus ut
intres in domum meam_.

Puis il avança une chaise à M. de Sommery. Quand le colonel fut assis,
l'abbé se remit sur sa chaise. M. de Sommery se leva dans une grande
agitation et dit en marchant dans la chambre: «Monsieur Vorlèze, ma
femme pleure beaucoup; c'est vous qui lui aurez fait quelques contes.
Puisque vous le voulez absolument...»

Ici, M. de Sommery fit deux longueurs de chambre avant de continuer. Il
était évidemment embarrassé. Il y avait des mots qu'il ne disait que
lorsque sa promenade l'amenait à ce point où il tournait le dos à
l'abbé. «Puisque vous le voulez absolument... et puisqu'on pleure à la
maison... on portera mon fils à l'église.--Oh! mon bon monsieur de
Sommery, dit l'abbé, la grâce de Dieu vous a donc touché?--Il n'est pas
question de cela, monsieur Vorlèze. On portera mon fils à l'église.
Mais daignez m'écouter: j'ai mes convictions comme vous avez
_peut-être_ les vôtres; je n'en ai pas changé; j'ai en horreur les
inutiles momeries de l'Église. Dieu est donc bien méchant, puisque,
sans vos prières, il condamnerait ce brave et digne garçon à un
supplice éternel? Il est donc bien faible, puisque, après vos prières,
il est forcé de faire grâce au chenapan quelconque qu'il vous plaît de
lui recommander?--Monsieur!... dit l'abbé.--Ne m'interrompez pas,
monsieur Vorlèze, continua M. de Sommery. Je vous disais que mes
convictions n'ont pas changé; mais, puisque ma femme... et vous... et
Alida... et aussi sa femme... puisque tout le monde veut qu'il soit
porté à l'église, il sera porté à l'église... j'y consens, mais à une
condition.--Et quelle condition? dit l'abbé d'un ton un peu
ironique.--Je ne veux pas, continua M. de Sommery, par une faiblesse
particulière et amenée par certaines bizarreries de situation, je ne
veux pas donner aux cagots et aux tartufes des armes contre la
philosophie et les idées libérales.--Que voulez-vous faire alors?--Ce
que je veux faire, le voilà: Cette nuit, à une heure, on apportera le
corps à l'église, sans pompe, sans bruit, sans témoins; vous direz la
messe des morts; le corps sera reporté chez moi; vous ne parlerez à
personne de ce qui se sera passé.»

M. de Sommery s'assit alors; il paraissait fatigué et ému. «Monsieur,
répondit le curé, je ne pense pas qu'un ministre de l'Église puisse
être complice d'un pareil scandale. Comment! vous voulez venir à
l'église clandestinement? vous voulez vous cacher pour sauver l'âme de
votre fils, comme de la chose la plus honteuse qui se puisse faire?
Non, monsieur! Vous ne voulez pas, dites-vous, donner un triomphe
à l'Église? Je n'en dois pas donner un, moi, au philosophisme,
à l'irréligion et à l'athéisme. Vous amènerez le corps de votre
fils à l'église en plein jour. Je vous en prie, monsieur de
Sommery.--Impossible, monsieur. J'avais cédé aux pleurs de madame de
Sommery, à vos propres instances; mais je ne puis aller, de concession
en concession, jusqu'au ridicule.--Ni moi, monsieur, dit l'abbé,
jusqu'à la lâcheté.--Mais, monsieur, vous parlez d'un ton... auquel je
ne suis pas accoutumé.--C'est que, jusqu'ici, j'ai toujours été envers
vous respectueux et soumis, parce que je vous croyais supérieur à moi.
Mais, quand je vous vois trahir et tourner en dérision à la fois la
religion de nos pères et votre prétendue philosophie, je sens mon âme
se remplir d'un sentiment que je ne puis définir. Quoi! il y a encore
dans votre coeur lutte entre la vanité et l'inquiétude pour ce fils qui
n'est plus! Non, monsieur, non, l'église de Dieu n'est pas un mauvais
lieu où l'on entre la nuit en se cachant.--Monsieur Vorlèze, dit M. de
Sommery, c'est pour madame de Sommery, à laquelle une première
résolution, conforme à d'immuables opinions, a causé une douleur qui
m'inquiète.--Monsieur de Sommery, j'en suis désespéré, mais je ne m'en
crois pas le pouvoir, je ne le peux pas.--Je croyais, monsieur, que
votre religion enseignait la charité.--Je croyais, monsieur, que votre
philosophie défendait l'hypocrisie.»

Ici, M. de Sommery se promena longtemps dans la chambre sans parler;
puis tout à coup il vint à M. Vorlèze, lui prit la main et lui dit: «Eh
bien, monsieur, je n'en aurai pas; je vais vous ouvrir mon coeur.
Monsieur, il y a bien des misères dans le coeur humain. Monsieur, pour
moi, je vous aurais repoussé. Je ne sais pas si c'est de l'orgueil ou
de la force, mais je défendrais qu'on me portât à l'église. J'y ai
souvent pensé, et ma résolution est depuis longtemps écrite dans mon
testament. Mais, monsieur, depuis que mon fils est mort, dit M. de
Sommery en criant, l'Église, le ciel, l'enfer, les flammes éternelles,
je crois à tout, j'ai peur de tout! Je veux des prières pour mon fils;
je veux les prières de l'Église; et dans l'église, monsieur Vorlèze, je
les veux. Écoutez: si vous l'exigez, ce sera le jour devant tout le
monde, s'il le faut; je dirai tout haut ce que je vous dis
là.--Voyons, monsieur de Sommery, dit l'abbé Vorlèze, calmez-vous. Nous
ferons tout ce que vous voudrez, et moi, je demande pardon à vous et à
Dieu de vous avoir mis dans cet état. J'ai exagéré la sévérité de mes
devoirs; c'est au bénéfice de mon propre orgueil que je vous ai
reproché le vôtre avec tant d'amertume. J'ai osé mettre des conditions
aux prières que vous demandiez pour votre fils; j'ai été un méchant
homme. Écoutez, pour apporter le corps dans l'église, il faudrait
mettre dans notre confidence au moins des domestiques. Rentrons chez
vous. Attendez que je prenne tout ce qu'il me faut.»

L'abbé fit un paquet assez volumineux et suivit M. de Sommery. Il n'y
avait qu'un domestique qui veillait le mort. «Mon ami, dit le curé,
allez vous coucher, je finirai la veillée.»

Quand ils furent seuls, l'abbé disposa tout lui-même pour pouvoir dire
la messe. Madame de Sommery baisa la main de son mari en pleurant. «Oh!
mon Dieu, dit l'abbé, comment faire? Je n'ai pas d'enfant de choeur
pour répondre et servir la messe. Aller en éveiller un, c'est tout
trahir. Dites-moi... monsieur de Sommery, il ne s'agit que de lire
quelques réponses...--Volontiers,» dit M. de Sommery.....




LXXI


Voilà tout ce que je savais de cette histoire, et j'ai, à cause de
cela, fort hésité à la raconter. J'ajouterai, cependant, quelques mots
que le hasard m'a fait entendre dans une des maisons où j'avais
autrefois rencontré Clotilde, Tony Vatinel et Robert Dimeux.

A la fin de l'hiver qui suivit la mort d'Arthur de Sommery, dans un
salon où on avait donné une matinée musicale, on remarquait beaucoup
madame Clotilde de Sommery, que l'on n'avait pas vue dans le monde de
l'année. Elle était encore en deuil. «Comme le noir va bien aux
blondes! disait un homme.--En effet, répondait un autre, les femmes
blondes ne sauraient trop perdre leurs maris.» Robert Dimeux, que l'on
n'avait pas vu depuis longtemps, et que l'on trouvait triste et
amaigri, s'approcha de madame de Sommery et lui dit: «Madame, le noir
vous va à ravir; tout le monde en fait la remarque. Vous devriez ne
porter que successivement le deuil des deux hommes que vous avez tués.»


FIN

EMILE COLIN.--IMPRIMERIE DE LAGNY





End of the Project Gutenberg EBook of Clotilde, by Alphonse Karr

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CLOTILDE ***

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