Cours familier de Littérature - Volume 13

By Alphonse de Lamartine

The Project Gutenberg EBook of Cours Familier de Littérature (Volume 13), by 
Alphonse de Lamartine

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Title: Cours Familier de Littérature (Volume 13)
       Un entretien par mois

Author: Alphonse de Lamartine

Release Date: July 10, 2012 [EBook #40195]

Language: French


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                    COURS FAMILIER
                          DE
                      LITTÉRATURE


                 UN ENTRETIEN PAR MOIS


                         PAR
                  M. A. DE LAMARTINE




                    TOME TREIZIÈME.




                        PARIS
              ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR,
             RUE DE LA VILLE L'ÉVÊQUE, 43.
                        1862


L'auteur se réserve le droit de traduction et de reproduction à
l'étranger.


                    COURS FAMILIER
                          DE
                      LITTÉRATURE


                    REVUE MENSUELLE.

                         XIII


Paris.--Typographie: Firmin Didot frères, imprimeurs de l'Institut et
de la Marine, rue Jacob, 56.




LXXIIIe ENTRETIEN.

Premier de la septième année.

CRITIQUE

DE

L'HISTOIRE DES GIRONDINS.

(QUATRIÈME PARTIE.)


I.

«Tant que les révolutions ne sont pas achevées, l'instinct du peuple
pousse à la république; car il sent que toute autre main que la
sienne est trop faible pour imprimer l'impulsion qu'il faut aux
choses. Le peuple ne se fie pas, et il a raison, à un pouvoir
irresponsable, perpétuel et héréditaire, pour faire ce que commandent
des époques de création. Il veut faire ses affaires lui-même. Sa
dictature lui paraît indispensable pour sauver la nation. Or la
dictature organisée du peuple, qu'est-ce autre chose que la
république? Il ne peut remettre ses pouvoirs qu'après que toutes les
crises sont passées, et que l'oeuvre révolutionnaire est incontestée,
complète et consolidée. Alors il peut reprendre la monarchie et lui
dire de nouveau: «Règne au nom des idées que je t'ai faites!»

«L'Assemblée constituante fut donc aveugle et faible de ne pas donner
la république pour instrument naturel à la Révolution. Mirabeau,
Bailly, La Fayette, Sieyès, Barnave, Talleyrand, Lameth, agissaient en
cela en philosophes, et non en grands politiques. L'événement l'a
prouvé. Ils crurent la Révolution achevée aussitôt qu'elle fut écrite;
ils crurent la monarchie convertie aussitôt qu'elle eut juré la
constitution. La Révolution n'était que commencée, et le serment de la
royauté à la Révolution était aussi vain que le serment de la
Révolution à la royauté. Ces deux éléments ne pouvaient s'assimiler
qu'après un intervalle d'un siècle. Cet intervalle, c'était la
république. Un peuple ne passe pas en un jour, ni même en cinquante
ans, de l'action révolutionnaire au repos monarchique. C'est pour
l'avoir oublié à l'heure où il fallait s'en souvenir, que la crise a
été si terrible et qu'elle nous agite encore. Si la Révolution qui se
poursuit toujours avait eu son gouvernement propre et naturel, la
république, cette république eût été moins tumultueuse et moins
inquiète que nos cinq tentatives de monarchie. La nature des temps où
nous avons vécu proteste contre la forme traditionnelle du pouvoir. À
une époque de mouvement, un gouvernement de mouvement, voilà la loi!

«L'Assemblée nationale, dit-on, n'en avait pas le droit: elle avait
juré la monarchie et reconnu Louis XVI; elle ne pouvait le détrôner
sans crime! L'objection est puérile, si elle vient d'esprits qui ne
croient pas à la possession des peuples par les dynasties. L'Assemblée
constituante, dès son début, avait proclamé le droit inaliénable des
peuples et la légitimité des insurrections nécessaires. Le serment du
Jeu de Paume ne consistait qu'à jurer désobéissance au roi et fidélité
à la nation. L'Assemblée avait ensuite proclamé Louis XVI roi des
Français. Si elle se reconnaissait le pouvoir de le proclamer roi,
elle se reconnaissait par là même le droit de le proclamer simple
citoyen. La déchéance pour cause d'utilité nationale et d'utilité du
genre humain était évidemment dans ses principes. Que fait-elle
cependant? Elle laisse Louis XVI roi ou elle le refait roi, non par
respect pour l'institution, mais par pitié pour sa personne et par
attendrissement pour une auguste décadence. Voilà le vrai. Elle
craignait le sacrilége, et elle se précipite dans l'anarchie. C'était
clément, beau, généreux; Louis XVI méritait bien du peuple. Qui peut
flétrir une magnanime condescendance? Avant le départ du roi pour
Varennes, le droit absolu de la nation ne fut qu'une fiction
abstraite, un _summum jus_ de l'Assemblée. La royauté de Louis XVI
resta le fait respectable et respecté. Encore une fois, c'était bien
fait.

«Mais il vint un moment, et ce moment fut celui de la fuite du roi,
sortant du royaume, protestant contre la volonté nationale, et allant
chercher l'appui de l'armée et l'intervention étrangère, où
l'Assemblée rentrait dans le droit rigoureux de disposer du pouvoir
déserté. Trois partis s'offraient à elle: déclarer la déchéance et
proclamer le gouvernement républicain; proclamer la suspension
temporaire de la royauté, et gouverner en son nom, pendant son éclipse
morale; enfin restaurer à l'instant la royauté.

«L'Assemblée choisit le pire. Elle craignit d'être dure, et elle fut
cruelle; car, en conservant au roi le rang suprême, elle le condamna
au supplice de la colère et du dédain de son peuple. Elle le couronna
de soupçons et d'outrages. Elle le cloua au trône, pour que le trône
fût l'instrument de ses tortures et enfin de sa mort.

«Des deux autres partis à prendre, le premier était le plus logique et
le plus absolu: proclamer la déchéance et la république.

«La république, si elle eût été alors légalement établie par
l'Assemblée dans son droit et dans sa force, aurait été tout autre que
la république qui fut perfidement et atrocement arrachée, neuf mois
après, par l'insurrection du 10 août. Elle aurait eu, sans doute, les
agitations inséparables de l'enfantement d'un ordre nouveau. Elle
n'aurait pas échappé aux désordres inévitables dans un pays de premier
mouvement, passionné par la grandeur même de ses dangers. Mais elle
serait née d'une loi, au lieu d'être née d'une sédition; d'un droit,
au lieu d'une violence; d'une délibération, au lieu d'une
insurrection. Cela seul changeait les conditions sinistres de son
existence et de son avenir. Elle devait être remuante, elle pouvait
rester pure.

«Voyez combien le seul fait de sa proclamation légale et réfléchie
changeait tout. Le 10 août n'avait pas lieu; les perfidies et la
tyrannie de la commune de Paris, le massacre des gardes, l'assaut du
palais, la fuite du roi à l'Assemblée, les outrages dont il y fut
abreuvé, enfin son emprisonnement au Temple, étaient écartés. La
république n'aurait pas tué un roi, une reine, un enfant innocent, une
princesse vertueuse. Elle n'aurait pas eu les massacres de septembre,
ces Saint-Barthélemy du peuple qui tachent à jamais les langes de la
liberté. Elle ne se serait pas baptisée dans le sang de trois cent
mille victimes. Elle n'aurait pas mis dans la main du tribunal
révolutionnaire la hache du peuple, avec laquelle il immola toute une
génération pour faire place à une idée. Elle n'aurait pas eu le 31
mai. Les Girondins, arrivés purs au pouvoir, auraient eu bien plus de
force pour combattre la démagogie. La république, instituée de
sang-froid, aurait bien autrement intimidé l'Europe qu'une émeute
légitimée par le meurtre et les assassinats. La guerre pouvait être
évitée, ou, si la guerre était inévitable, elle eût été plus unanime
et plus triomphante. Nos généraux n'auraient pas été massacrés par
leurs soldats aux cris de trahison. L'esprit des peuples aurait
combattu avec nous, et l'horreur de nos journées d'août, de septembre
et de janvier, n'aurait pas repoussé de nos drapeaux les peuples
attirés par nos doctrines. Voilà comment un seul changement, à
l'origine de la république, changeait le sort de la Révolution.»


II.

Les Girondins règnent sous le nom de Louis XVI, et règnent en le
trahissant. On a critiqué le portrait de madame Roland. Leur Égérie
est flattée, cela est vrai; j'ai glissé sur le mélange d'intrigue et
d'emphase qui composait le génie à la fois féminin et romain de cette
femme. J'ai plus cédé en cela à la popularité qu'à la vérité. J'ai
voulu donner une _Cornélie_ à la république. Je ne sais au fond ce
qu'était _Cornélie_, cette mère des Gracques qui élevait des
conspirateurs contre le sénat de Rome et qui les formait à la
sédition, vertu des ambitieux populaires.

Quant à madame Roland, qui enflait un mari vulgaire du souffle de sa
colère de femme contre une cour odieuse parce qu'elle ne s'ouvrait pas
à sa vanité de parvenue, il n'y a de vraiment beau en elle que sa
mort. Son rôle n'a que la parade de la véritable grandeur d'âme. Elle
dicte à son mari de noires trahisons contre le roi qui l'a admis dans
son ministère; elle anime les Girondins, ses familiers, d'une haine
implacable contre la reine, déjà si humiliée et si menacée; elle n'a
ni respect ni pitié pour cette victime, elle la désigne du doigt à la
multitude ameutée. Elle n'est plus ni femme, ni mère, ni Française.
Elle se pose en Némésis à la porte des tours du Temple, après que la
reine y gémit sur son époux, sur ses enfants, sur elle-même, entre le
trône et l'échafaud. Ce stoïcisme ostentatoire de l'implacabilité tue,
à mes yeux, la femme dans ce tribun des femmes. Je devais, pour être
vrai, la blâmer; par complaisance pour la popularité, je l'ai exaltée.
Mon enthousiasme n'était pas complétement sincère. Charlotte Corday,
malgré son dévouement criminel dans l'acte héroïque, dans
l'inspiration, valait mille fois mieux que madame Roland. Le coeur
manque à ce buste de femme politique, comme il manque à presque toutes
les femmes qui affectent une passion métaphysique et populaire faute
d'une passion individuelle et tendre qui nourrisse leur âme au lieu
de nourrir leur vanité.

Ce sentiment vrai en moi contre ces tribuns féminins de la république
ou de la royauté perçait déjà malgré moi dans l'apothéose affectée que
je faisais de madame Roland.

«L'orgueil de ce monde aristocratique qui la voyait sans la compter
pesait sur son âme. Une société où elle n'avait pas son rang lui
semblait mal faite. C'était moins de l'envie que de la justice
révoltée en elle. Les êtres supérieurs ont leur place marquée par
Dieu, et tout ce qui les en écarte leur semble une usurpation. Ils
trouvent la société souvent inverse de la nature; ils se vengent en la
méprisant. De là la haine du génie contre la puissance. Le génie rêve
un ordre de choses où les rangs seraient assignés par la nature et la
vertu. Ils le sont presque toujours par la naissance, cette faveur
aveugle de la destinée. Il y a peu de grandes âmes qui ne sentent en
naissant la persécution de la fortune, et qui ne commencent par une
révolte intérieure contre la société. Elles ne s'apaisent qu'en se
décourageant. D'autres se résignent, par une compréhension plus haute,
à la place que Dieu leur assigne. Servir humblement le monde est
encore plus beau que le dominer. Mais c'est là le comble de la vertu.
La religion y conduit en un jour, la philosophie n'y conduit que par
une longue vie, par le malheur et par la mort. Il y a des jours où la
plus haute place du monde, c'est un échafaud.»


III.

Rien de plus injuste que les accusations d'inhumanité de plume envers
le roi, la reine, la famille royale, dans le récit du 10 août. Les
royalistes se sont abstenus de me lire, afin d'avoir le droit de
répéter sur parole ces calomnies démenties par chacune de mes pitiés
de coeur dans ce récit. Lisez de bonne foi aujourd'hui:

«L'Assemblée suspendit sa séance à une heure du matin. La famille
royale était restée jusque-là dans la loge du _Logographe_. Dieu seul
peut mesurer la durée des quatorze heures de cette séance dans l'âme
du roi, de la reine, de Madame Élisabeth et de leurs enfants. La
soudaineté de la chute, l'incertitude prolongée, les vicissitudes de
crainte et d'espérance, la bataille qui se livrait aux portes et dont
ils étaient le prix sans même voir les combattants, les coups de
canon, la fusillade retentissant dans leur coeur, s'éloignant, se
rapprochant, s'éloignant de nouveau comme l'espérance qui joue avec le
moment, la pensée des dangers de leurs amis abandonnés au château, le
sombre avenir que chaque minute creusait devant eux sans en apercevoir
le fond, l'impossibilité d'agir et de se remuer au moment où toutes
les pensées poussent l'homme à l'agitation, la gêne de s'entretenir
même entre eux, l'attitude impassible que le soin de leur dignité leur
commandait, la crainte, la joie, le désespoir, l'attendrissement, et,
pour dernier supplice, le regard de leurs ennemis fixé constamment sur
leurs visages pour y surprendre un crime dans une émotion ou s'y
repaître de leur angoisse, tout fit de ces heures éternelles la
véritable agonie de la royauté. La chute fut longue, profonde,
terrible, du trône à l'échafaud. Nulle part elle ne fut plus sentie
que là. C'est le premier coup qui brise, les autres ne font que tuer.

«Si l'on ajoute à ces tortures de l'âme les tortures du corps de cette
malheureuse famille, jetée, après une nuit d'insomnie, dans cette
espèce de cachot; l'air brûlant exhalé par une foule de trois ou
quatre mille personnes, s'engouffrant dans la loge, et intercepté dans
le couloir par la foule extérieure qui l'engorgeait; la soif,
l'étouffement, la sueur ruisselante, la tendresse réciproque des
membres de cette famille multipliant dans chacun d'eux les souffrances
de tous, on comprendra que cette journée eût dû assouvir à elle seule
une vengeance accumulée par quatorze siècles.

«Le prince, accoudé sur le devant de la loge comme un homme qui
assiste à un grand spectacle, semblait déjà familiarisé avec sa
situation. Il faisait des observations judicieuses et désintéressées
sur les circonstances, sur les motions, sur les votes, qui prouvaient
un complet détachement de lui-même. Il parlait de lui comme d'un roi
qui aurait vécu mille ans auparavant; il jugeait les actes du peuple
envers lui comme il aurait jugé les actes de Cromwell et du long
parlement envers Charles Ier. La puissance de résignation qu'il
possédait lui donnait cette puissance d'impartialité, sous le fer même
du parti qui le sacrifiait. Il adressait souvent la parole à demi-voix
aux députés les plus rapprochés de lui et qu'il connaissait, entre
autres à Calon, inspecteur de la salle, à Coustard et à Vergniaud. Il
entendit sans changer de couleur, de regard, d'attitude, les
invectives lancées contre lui et le décret de sa déchéance. La chute
de sa couronne ne donna pas un mouvement à sa tête. On vit même une
joie secrète luire sur ses traits à travers la gravité et la tristesse
du moment. Il respira fortement, comme si un grand fardeau eût été
soulevé de son âme. L'empire pour lui était un devoir plus qu'un
orgueil. En le détrônant on le soulageait.


IV.

«Madame Élisabeth, insensible à la catastrophe politique, ne cherchait
qu'à répandre un peu de sérénité dans cette ombre. La triste
condoléance de son sourire, la profondeur d'affection qui brillait
dans ses yeux à travers ses larmes, ouvraient au roi et à la reine un
coin de ciel intérieur où les regards se reposaient confidentiellement
de tant de trouble. Une seule âme qui aime, un seul accent qui plaint,
compensent la haine et l'injure de tout un peuple: elle était la pitié
visible et présente à côté du supplice.

«La reine avait été soutenue au commencement par l'espérance de la
défaite de l'insurrection. Émue comme un héros au bruit du canon,
intrépide contre les vociférations des pétitionnaires et des tribunes,
son regard les bravait, sa lèvre dédaigneuse les couvrait de mépris;
elle se tournait sans cesse, avec des regards d'intelligence, vers les
officiers de sa garde, qui remplissaient le fond de la loge et le
couloir, pour leur demander des nouvelles du château, des Suisses, des
forces qui leur restaient, de la situation des personnes chères
qu'elle avait laissées aux Tuileries et surtout de la princesse de
Lamballe, son amie. Elle avait appris en frémissant d'indignation,
mais sans pâlir, le massacre de Suleau dans la cour des Feuillants,
les cris de rage des assassins, les fusillades des bataillons aux
portes de l'Assemblée, les assauts tumultueux du peuple pour forcer
l'entrée du couloir et venir l'immoler elle-même. Tant que le combat
avait duré, elle en avait eu l'agitation et l'élan. Aux derniers coups
de canon, aux cris de victoire du peuple, à la vue de ses écrins, de
ses bijoux, de ses portefeuilles, de ses secrets étalés et profanés
sous ses yeux comme les dépouilles de sa personne et de son coeur,
elle était tombée dans un abattement immobile, mais toujours fier.
Elle dévorait sa défaite, elle ne l'acceptait pas comme le roi. Son
rang faisait partie d'elle-même; en déchoir, c'était mourir. Le décret
de suspension, prononcé par Vergniaud, avait été un coup de hache sur
sa tête. Elle ferma un moment les yeux et parut se recueillir dans son
humiliation; puis l'orgueil de son infortune brilla sur son front
comme un autre diadème. Elle recueillit toute sa force pour s'élever,
par le mépris des coups, au-dessus de ses ennemis; elle ne les sentit
plus que dans les autres.»

Nous demandons à tout lecteur de bonne foi si la pitié manque à
l'infortune et si le respect manque à la catastrophe dans un tel
tableau? Est-ce démoraliser le peuple que lui peindre ainsi ses
victimes, et que lui arracher des larmes sur les victoires mêmes que
ses tribuns remportent en son nom?


V.

Quant aux massacres de septembre, mystère qui n'a pas encore été sondé
après soixante ans de recherches, la langue humaine a-t-elle une
exécration et un anathème qui puissent égaler l'horreur que ce forfait
de cannibales m'inspire, comme à tous les hommes civilisés? Qu'on lise
ce récit compulsé tête par tête, dans cette mêlée de cadavres et dans
cette mare de sang, pour faire au peuple horreur de lui-même quand il
prend ses fureurs pour loi? Peut-être ai-je été injuste même envers
Danton en lui attribuant la première pensée de ce coup d'État de
l'assassinat en masse? Je crois plutôt maintenant que le vrai crime
de Danton, dans ces journées de la hache, a été une espèce de
connivence forcée avec les scélérats obscurs et forcenés de la commune
de Paris, et que, ne pouvant pas arrêter le crime résolu par ces
municipes bourreaux, Danton a lâchement préféré être leur complice le
doigt sur la bouche, gémissant en silence, mais laissant accomplir les
horreurs qu'il détestait en les excusant. Cette partie de l'_Histoire
des Girondins_ est la plus ténébreuse; les conjectures y suppléent aux
documents vrais, tant les survivants, parmi les assassins, ont eu
intérêt à déchirer les pages de ce mois néfaste. Une seule chose est
certaine, c'est que ni Robespierre, encore pur de sang, ni surtout les
Girondins, n'y trempèrent pas. Ce fut même l'horreur de ces journées
de septembre qui sépara les Girondins de Danton. Danton ne leur
demandait que de se taire, de laisser ces cadavres dans l'ombre et ces
égorgeurs dans l'impunité. Les Girondins n'y consentirent jamais; leur
politique, en cela inflexiblement honnête, se refusa à conclure le
pacte de la réticence avec Danton, au prix du sang de septembre
amnistié par eux. On ne conçoit pas comment M. de Cassagnac attribue
aux Girondins les massacres de septembre; c'est comme si on attribuait
la journée du 9 thermidor et la mort de Robespierre à Robespierre! Les
Girondins sont morts pour avoir voulu obstinément et honnêtement
mourir plutôt que de sanctionner par leur silence les crimes de
septembre. Que n'ont-ils été aussi inflexibles dans le jugement à mort
du roi! Ils auraient laissé la plus grande force d'un parti
républicain à la postérité, une mémoire pure, non-seulement de toute
participation mais de toute indulgence aux crimes populaires.


VI.

Avant d'avoir participé moi-même, non aux conspirations, mais aux
événements d'une révolution, il m'était impossible de croire que des
événements aussi capitaux que les massacres de septembre pussent
rester dans une complète obscurité devant l'histoire, soit qu'ils
fussent des effets sans cause, des crimes d'emportement non
prémédités, et dont personne n'a la responsabilité que l'élément
populaire, soulevé par un hasard; soit que les conspirateurs de ces
émotions artificielles du peuple eussent si bien caché leur nom et
leur main qu'on ne pût jamais les prendre en flagrant délit de
préméditation. J'étais dans l'erreur, je l'avoue de bonne foi. Les
deux événements les plus saillants de l'année révolutionnaire de 1848
sont le mouvement même du 24 février, qui inonde tout à coup les rues
d'hommes armés qui élèvent des barricades au coeur de Paris, qui lasse
l'armée pendant deux jours de lutte, qui établit un camp insignifiant
mais inexpugnable dans le centre d'une capitale, qui bivouaque toute
une nuit sur les toits, qui paraît dissous, et qui, le matin du
troisième jour, sort de ce camp, attaque et disperse les troupes
royales, marche sur le palais, en chasse la royauté, entoure
l'Assemblée, et ne se dissipe que devant quelques citoyens tout à fait
étrangers à la sédition, qui proclament du droit d'un interrègne le
règne provisoire de la nation.

Eh bien, quoique mêlé plus que personne aux mouvements, aux choses,
aux hommes de cette journée; quoique les ayant interrogés dans la
chaleur et dans la confidence de l'événement, il m'a été impossible de
découvrir la moindre lueur de vérité, même de probabilité, sur les
causes, les plans, les actes de cette prise d'armes des 22, 23, 24
février contre la royauté de juillet. Je suis sorti de cette enquête
historique sans trouver ni conjuration, ni plan, ni meneurs de cet
événement inexpliqué. Si l'on me demandait un nom seulement qui ait eu
l'initiative de telle ou telle circonstance de cette lutte, je déclare
en conscience qu'il me serait impossible de le prononcer. Il y a des
événements qui sortent du ciel, comme des bouches de volcan, sans
avoir été allumés par aucune main, ou qui sortent du ciel comme des
météores, sans que personne puisse dire d'où ils viennent, ce qu'ils
vont frapper et où ils vont s'éteindre.

J'ai demandé vingt fois aux républicains les plus notoires: «Le
savez-vous?» Tous m'ont répondu: «Non, nous n'en savons, à cet égard,
pas plus que vous. Nous sommes descendus dans la rue, parce que nous
y avons vu nos amis, mais nous ignorons par qui le feu a été allumé.»
Il y a plus de hasard qu'on ne croit dans les révolutions; elles ont
plus de mystères que de secrets.


VII.

Le second événement, et malheureusement le plus saillant de la
révolution de 1848, ce sont les journées de juin. Qui les a
préméditées? Qui les a conçues? Qui les a faites? Quel but? Quels
moyens? Quelle cause? Quels hommes enfin? Impossible à savoir,
téméraire à dire, absurde à supposer.

Je savais bien, aussi bien, un peu mieux que tout le monde, parce que
j'avais plus lu et mieux compris l'histoire des révolutions, qu'il y
aurait, de toute nécessité, une journée de sédition dans Paris
quelques semaines après que nous y aurions réinstallé la souveraineté
de la nation dans la représentation nationale, symbole de droit,
d'ordre et de souveraineté; que les factions anarchiques latentes ou
publiques, contenues par nous jusque-là d'une main souple et ferme à
la fois, s'efforceraient de disputer la place à cette souveraineté
régulière de la représentation de la France, rentrée à Paris pour tout
ressaisir et tout dominer par sa présence. C'était inévitable, c'était
fatal; c'était le refoulement pour ainsi dire matériel d'un élément
désordonné par un élément régulier.

C'est dans la prévision de cette journée de sédition normale que
j'avais cherché un général républicain pour le mettre à la tête d'une
armée de la capitale, et que je faisais approcher, jour par jour, les
différents corps de cette armée de Paris, afin que son général, venu
d'Algérie, la trouvât nombreuse et prête, sous sa main, au jour prévu.
J'avais choisi dans ce général, qui m'était inconnu, le seul chef
républicain de l'armée, afin que les républicains ne pussent pas
l'inculper de royalisme, et ne se divisassent pas devant le danger
commun le jour de la sédition prochaine.

Le général était arrivé. Il avait reçu toutes mes confidences et
toutes nos instructions. Le gouvernement provisoire lui avait remis,
à ma requête, le ministère de la guerre et le commandement général de
toutes les troupes militaires ou civiles: quatre-vingt mille hommes de
toutes armes dans Paris ou dans le rayon de Paris; seize mille hommes
de gardes mobiles, jeunesse intrépide de la capitale, formée par
moi-même dans la nuit du 24 février, et brûlant de se signaler par un
service héroïque à l'ordre; la garde républicaine à pied et à cheval,
vigoureuse élite de l'ancienne gendarmerie de Paris; enfin trois cent
mille hommes à peu près de garde nationale, dont la majorité était
disposée à défendre au moins ses foyers et ceux des citoyens: en tout
environ quatre cent mille baïonnettes, dont cent vingt mille au moins
de troupes de ligne.

Nous attendions donc sous les armes, dix jours d'avance, la sédition
probable, mais déjouée par de si formidables précautions. Les partis
politiques, dans l'Assemblée et dans le gouvernement lui-même,
quelquefois en lutte sur des questions de principe, étaient unanimes
pour la répression de tout attentat populaire à la république et à la
représentation nationale. Ceux-là même, parmi les membres du
gouvernement les plus démocrates, que l'ignorance publique a accusés
de connivence perfide avec l'insurrection étaient, au fond, les plus
impatients et les plus actifs dans la préparation des mesures
militaires destinées à écraser cette sédition. L'histoire, quand elle
aura déchiré ses derniers voiles, en donnera des preuves irrécusables.
J'atteste sur ma conscience le plus loyal concours de ces hommes
injustement inculpés dans les journées de juin. Ce déchirement de la
république à son berceau n'était certes ni dans leur intérêt ni dans
leur opinion. Ils pouvaient vouloir une république dictatoriale, que
je ne voulais pas, moi; mais ils ne pouvaient vouloir un accès de
guerre populaire qui servirait de prétexte au renversement de la
république légale, représentative et conservatrice de l'ordre social
en France et de la paix en Europe. Aussi s'y opposèrent-ils autant
que moi.


VIII.

On sait ce qui arriva. Des barricades s'élevèrent inopinément dans
quelques faubourgs, des coups de feu éclatèrent dans la nuit. Le
gouvernement, attentif aux moindres symptômes, fut tout entier debout
avant le jour; il donna le commandement général de toutes les forces
que nous avons énumérées au général ministre de la guerre, pour qu'un
déploiement imposant et soudain de ces forces décourageât alors tout
ce petit groupe de factieux sans chefs. Il ne s'en fia pas même à ces
forces: il sonna le tocsin du salut public, et il appela au secours de
la capitale tous les volontaires de l'ordre répondant à son appel dans
les départements.

Il y eut lenteur dans les déploiements des forces défensives
militaires. À peine une vingtaine de mille hommes de l'armée de ligne,
au lieu de quatre-vingt mille hommes, se montrèrent-ils dans Paris le
premier jour. Cette pénurie de soldats de l'armée laissa trop de
terrain et trop de temps à la sédition. L'escarmouche qui n'aurait pas
duré trois heures devint une bataille qui dura trois jours. La
république, seule de tous les gouvernements attaqués à main armée dans
son centre, triompha héroïquement, mais d'un triomphe qui n'aurait dû
coûter que peu de sang, et qui coûta bien des vies précieuses à la
France.

On crut, en France et en Europe, qu'elle s'était entre-déchirée
elle-même, et que cette fermentation de la lie d'une capitale était
une grande guerre intestine. Cette fausse apparence jeta l'opinion
dans la dictature et dans la voie des proscriptions en masse,
proscriptions disproportionnées à la cause. Le peuple s'aigrit, les
provinces s'alarmèrent, les partisans des dynasties en expectative se
groupèrent contre la république, l'ennemi commun; la république
s'exagéra sur sa montagne comme sur un mont Aventin, menaçant le
civisme au lieu de le rassurer; les élections furent extrêmes comme
les partis; la France oublia la liberté superflue des temps calmes
pour ne penser qu'à son salut qu'elle crut compromis. Les journées de
juin, gagnées par la république, tuèrent indirectement mais
inévitablement la république. On cria à la complicité du gouvernement
et à sa mollesse le jour de la lutte; et la vérité, c'est que le
gouvernement était armé jusqu'à l'excès de forces; qu'il était debout
avant l'heure de la sédition; que la lenteur dans le maniement des
troupes préparées surabondamment pour la crise l'étonna et le
consterna plus que personne; qu'il se constitua énergiquement lui-même
en permanence et en conseil de guerre, pour couvrir de son corps la
représentation nationale; qu'il prit lui-même les armes du soldat dans
les moments où la victoire semblait hésiter; que ses principaux
membres montèrent à cheval pour conduire les rares colonnes de gardes
mobiles à l'assaut des positions de l'ennemi; et qu'il prodigua son
sang à la place des troupes, pendant qu'on l'accusait de cacher ses
troupes pour encourager la sédition.


IX.

On accusa le général de perfidie envers le gouvernement, qu'il
voulait, disait-on, remplacer en se rendant nécessaire, pendant que ce
général, coupable seulement d'imprévoyance et de lenteur dans le
rassemblement des troupes qu'on lui avait prodiguées, voyait avec
désespoir tomber ses braves lieutenants, et se prolonger
l'inexplicable conflit de toute une nation contre une émotion de
faubourg, mal réprimée le matin, formidable le soir.

On accusa les ateliers nationaux, qu'on croyait être une armée de
réserve dans la main du gouvernement, et qui n'était qu'une armée de
la faim, neutralisée momentanément par une solde de secours pour
prévenir le meurtre ou le pillage des propriétaires de Paris, jusqu'à
la réorganisation du travail, asphyxié par une révolution soudaine.
Les ateliers nationaux, loyalement influencés par le gouvernement,
offrirent au contraire leur secours, le 24 juin, pour combattre la
sédition naissante, et se séparèrent presque à l'unanimité des
séditieux.

On accusa les _socialistes_ de différents systèmes, avec lesquels,
certes, je n'ai pas pactisé, et auxquels je ne marchanderais pas
l'accusation et même le soupçon, s'ils étaient mérités. Je dois à la
vérité que les socialistes, chefs et disciples, furent des citoyens
loyaux, pacifiques, intermédiaires, messagers de paix et de
réconciliation sur tous les points, pendant toute la mêlée, et que,
s'ils ont démérité du bon sens avant, pendant et après la république,
ils n'ont pas démérité un seul jour de la patrie et de l'humanité. La
justice n'est pas un hommage, mais elle est un devoir. Les socialistes
furent innocents de ces fatales journées.

D'où sortirent-elles donc? Je l'ignore; et je crois que personne mieux
que moi n'était placé pour ne rien ignorer, s'il y avait eu quelque
chose de mystérieux à savoir. Elles sortirent, comme les horribles
journées de septembre, d'une émotion atroce et soudaine, qui porte une
populace au crime avant de l'avoir portée à la préméditation. Les
masses ont leurs fièvres contagieuses, causées par des miasmes
inconnus, et ces fièvres ont leur délire qu'on ne calme qu'en
enchaînant les furieux. Il en fut ainsi peut-être des journées de
septembre; et peut-être que, si on avait interrogé Danton lui-même, il
aurait répondu comme moi sur les journées de juin: «Je l'ignore.»
Seulement, Danton, par une criminelle faiblesse qui ne veut pas
abandonner sa popularité, même dans le sang, commit le crime
rétrospectif de tolérer ces égorgements et le crime irrémissible d'en
proposer l'imitation aux départements! Et moi, je combattis à main
armée les assassins de la patrie aux journées de juin, et je ne leur
ai jamais pardonné leur crime mystérieux contre la république et
contre la France.

Lisez et jugez si j'ai flatté ce crime. Voici la page de l'arrêt dans
les _Girondins_:


X.

«Danton voulut trois choses: la première, secouer le peuple et le
compromettre tellement dans la cause de la Révolution, qu'il ne pût
plus reculer et qu'il se précipitât aux frontières, tout souillé du
sang des royalistes, sans autre espérance que la victoire ou la mort;
la seconde, porter la terreur dans l'âme des royalistes, des
aristocrates et du clergé; enfin, la troisième, intimider les
Girondins, qui commençaient à murmurer de la tyrannie de la commune,
et montrer à ces âmes faibles que, s'ils ne se faisaient pas les
instruments du peuple, ils en pourraient bien être les victimes.

«Danton fut surtout poussé au meurtre par une cause plus personnelle
et moins théorique: son caractère. Il avait la réputation de
l'énergie, il en eut l'orgueil. Il voulut la déployer dans une mesure
qui étonnât ses amis et ses ennemis. Il prit le crime pour du génie.
Il méprisa ceux qui s'arrêtaient devant quelque chose, même devant
l'assassinat en masse. Il s'admira dans son dédain de remords. Il
consentit à être le phénomène de l'emportement révolutionnaire. Il y
eut de la vanité dans son forfait. Il crut que son acte, en se
justifiant par l'intention et par le lointain, perdrait de son
caractère; que son nom grandirait quand il serait en perspective, et
qu'il serait le colosse de la Révolution. Il se trompait. Plus les
crimes politiques s'éloignent des passions qui les font commettre,
plus ils baissent et pâlissent devant la postérité. L'histoire est la
conscience du genre humain. Le cri de cette conscience sera la
condamnation de Danton. On a dit qu'il sauva la patrie et la
Révolution par ces meurtres, et que nos victoires sont leur excuse. On
se trompe comme il s'est trompé. Un peuple qu'on aurait besoin
d'enivrer de sang pour le pousser à défendre sa patrie serait un
peuple de scélérats et non un peuple de héros. L'héroïsme est le
contraire de l'assassinat.»

Voilà cependant le livre qu'on a appelé une flatterie à l'immoralité
démocratique! Que dites-vous de plus et qu'ai-je dit de moins que
vous, hommes de bien de tous les partis? En morale, il n'y a pas de
partis, il n'y a qu'une conscience.

La mienne me reproche d'avoir peut-être trop porté sur un seul homme
le crime anonyme des massacres de septembre. J'ai été en cela plus
dramatique que juste, je le dis à la postérité.


XI.

Dans le vingt-septième livre, je trouve un portrait de Louis-Philippe
à la bataille de Jemmapes, que je ne tracerais pas autrement
aujourd'hui. Je m'étonne d'avoir osé l'écrire si sincère à quelques
pas des Tuileries, où ce prince régnait en 1846, et si impartial au
milieu de deux oppositions qui le défiguraient à plaisir, afin d'avoir
le droit de le haïr.

«Le duc de Chartres était le fils aîné du duc d'Orléans. Né dans le
berceau même de la liberté, nourri de patriotisme par son père, il
n'avait pas eu à faire son choix entre les opinions. Son éducation
avait fait ce choix pour lui. Il avait respiré la Révolution, mais il
ne l'avait pas respirée au Palais-Royal, foyer des désordres
domestiques et des plans politiques de son père. Son adolescence
s'était écoulée studieuse et pure dans les retraites de Belle-Chasse
et de Passy, où madame de Genlis gouvernait l'éducation des princes de
la famille d'Orléans. Jamais femme ne confondit si bien en elle
l'intrigue et la vertu, et n'associa une situation plus suspecte à des
préceptes plus austères. Odieuse à la mère, favorite du père, mentor
des enfants, à la fois démocrate et amie du prince, ses élèves
sortirent de ses leçons pétris de la double argile du prince et du
citoyen. Elle façonna leur âme sur la sienne. Elle leur donna beaucoup
de lumières, beaucoup de principes, beaucoup de calcul.

«Le duc de Chartres s'était fait accepter des anciens soldats comme
prince, des nouveaux comme patriote, de tous comme camarade. Son
intrépidité était raisonnée. Elle ne l'emportait pas, il la guidait.
Elle lui laissait la lumière du coup d'oeil et le sang-froid du
commandement. Il allait au feu sans presser et sans ralentir le pas.
Son ardeur n'était pas de l'élan, mais de la volonté. Elle était
réfléchie comme un calcul et grave comme un devoir. Sa taille était
élevée, sa stature solide, sa tenue sévère. L'élévation du front, le
bleu de l'oeil, l'ovale du visage, l'épaisseur majestueuse mais un peu
lourde du menton, rappelaient en lui le Bourbon et faisaient souvenir
du trône. Le cou souvent incliné, l'attitude modeste du corps, la
bouche un peu pendante aux deux extrémités, le coup d'oeil adroit, le
sourire caressant, le geste gracieux, la parole facile, rappelaient le
fils d'un complaisant de la multitude et faisaient souvenir du peuple.
Sa familiarité, martiale avec l'officier, soldatesque avec les
soldats, patriotique avec les citoyens, lui faisait pardonner son
rang. Mais, sous l'extérieur d'un soldat du peuple, on apercevait au
fond de son regard une arrière-pensée de prince du sang. Il se livrait
à tous les accidents d'une révolution avec cet abandon complet mais
habile d'un esprit consommé. On eût dit qu'il savait d'avance que les
événements brisent ceux qui leur résistent, mais que les révolutions,
comme les vagues, rapportent souvent les hommes où elles les ont pris.
Bien faire ce que la circonstance indiquait, en se fiant du reste à
l'avenir et à son rang, était toute sa politique. Machiavel ne l'eût
pas mieux conseillé que sa nature. Son étoile ne l'éclairait jamais
qu'à quelques pas devant lui. Il ne lui demandait ni plus de lumière,
ni plus d'éclat. Son ambition se bornait à savoir attendre. Sa
providence était le temps; né pour disparaître dans les grandes
convulsions de son pays, pour survivre aux crises, pour déjouer les
partis déjà fatigués, pour satisfaire et pour amortir les révolutions.
À travers sa bravoure, son enthousiasme exalté pour la patrie, on
craignait d'entrevoir en perspective un trône relevé sur les débris et
par les mains d'une république. Ce pressentiment, qui précède les
hautes destinées et les grands noms, semblait révéler de loin à
l'armée que de tous les hommes qui s'agitaient alors dans la
Révolution celui-là pouvait être un jour le plus utile ou le plus
fatal à la liberté.

«Dumouriez, qui avait entrevu le jeune duc de Chartres à l'armée de
Luckner, l'observa attentivement dans cette occasion, fut frappé de
son sang-froid et de sa lucidité dans l'action, pressentit une force
dans cette jeunesse, et résolut de se l'attacher.»


XII.

La lutte des Girondins avec Marat s'ouvre par un portrait que j'ai
copié sur l'image de Marat mort dans sa baignoire, peint par le
peintre David, qui osa se déclarer l'ami de ce forcené.

«L'extérieur de Marat révélait son âme. Petit, maigre, osseux, son
corps paraissait incendié par un foyer intérieur. Des taches de bile
et de sang marquaient sa peau. Ses yeux, quoique proéminents et pleins
d'insolence, paraissaient souffrir de l'éblouissement du grand jour.
Sa bouche, largement fendue, comme pour lancer l'injure, avait le pli
habituel du dédain. Il connaissait la mauvaise opinion qu'on avait de
lui et semblait la braver. Il portait la tête haute et un peu penchée
à gauche, comme dans le défi. L'ensemble de sa figure, vue de loin et
éclairée d'en haut, avait de l'éclat et de la force, mais du désordre.
Tous les traits divergeaient comme la pensée. C'était le contraire de
la figure de Robespierre, convergente et concentrée comme un système:
l'une, méditation constante; l'autre, explosion continue. À l'inverse
de Robespierre, qui affectait la propreté et l'élégance, Marat
affectait la trivialité et la saleté du costume. Des souliers sans
boucles, des semelles de clous, un pantalon d'étoffe grossière et
taché de boue, la veste courte des artisans, la chemise ouverte sur la
poitrine, laissant à nu les muscles du cou; les mains épaisses, le
poing fermé, les cheveux gras sans cesse labourés par ses doigts: il
voulait que sa personne fût l'enseigne vivante de son système social.»

Les Girondins essayent de reporter sur Marat toute la responsabilité
des journées de septembre. Quelques-uns d'entre eux se refusent à
pallier ce crime sur le nom de Danton pour se ménager une force «Non,
s'écrie l'intrépide Guadet en se retirant de la conférence; tout,
excepté l'impunité, aux égorgeurs et à leurs complices! Une
république pure ou la mort! C'est le combat que nous devons livrer.»

(C'est celui que nous avons livré et gagné nous-même un demi-siècle
plus tard, et que les amis de la liberté honnête, la seule liberté,
livreront toujours dans des occasions semblables, s'ils veulent
réconcilier la vertu et la liberté dans le gouvernement des masses.)


XIII.

La question de la mort du roi ne peut laisser aucun doute sur ma
réprobation du régicide. Et de quel régicide? Du régicide d'un roi
innocent, populaire, mourant de ses bonnes intentions pour son
royaume. Je n'ai pas cherché là une honteuse popularité dans
l'absolution du crime de la France. Je dis la France, parce qu'une
nation de trente millions d'hommes qui laisse accomplir sous ses yeux,
immobile, un pareil acte, en est complice. Nous en portons tous notre
part; et je ne doute pas que les malheurs de notre terre depuis ce
jour fatal du 21 janvier, meurtre d'un juste, ne soient une expiation
de cette pusillanime complicité.

Danton lui-même pensait comme moi, quand il répondait à un club qui
lui reprochait de ne pas insister sur le procès du roi: «Je suis un
révolutionnaire, je ne suis pas une bête féroce. Je n'aime pas le sang
des rois vaincus. Adressez-vous à Marat.»

Je n'ai pas excusé un moment les Girondins d'avoir faibli, non par
peur, mais par politique, devant les Jacobins, en consentant à leur
livrer à la fin cette victime royale et pure qu'ils leur avaient
disputée si éloquemment au commencement. J'ai versé dans le récit de
la captivité de la famille royale tout ce que j'avais de pitié dans le
coeur et de larmes dans les yeux sur ce groupe émissaire de la famille
couronnée, mis hors la loi de l'humanité par une révolution faite au
nom de l'humanité. Le pathétique de ce récit dans les _Girondins_
n'est que la justice de l'histoire, qui en appelle au coeur des
férocités de l'esprit. J'ai ajouté même, non sciemment, mais
précipitamment, à ce tableau des angoisses du roi, de la reine, de
madame Élisabeth, des enfants, en attribuant au fidèle serviteur Cléry
des opinions révolutionnaires qui devaient contrister ses maîtres. Je
dois réparation à Cléry, et je l'offre à sa mémoire dans la note
ci-jointe[1].

[Note 1: M. de Lamartine avait puisé ses appréciations sur les
sentiments de Cléry et sur son entrée au Temple à une source que tout
portait à lui faire croire parfaitement authentique; mais mesdames
Cléry de Gaillard et Gram de Cléry, filles du dernier serviteur du
roi, vivement émues des allégations contenues dans ce paragraphe,
s'adressèrent aussitôt à M. de Lamartine, appuyant leur réclamation de
documents et de preuves. Ces renseignements irrécusables lui firent
insérer de suite une rectification dans le livre LVI du huitième
volume de l'_Histoire des Girondins_. Aujourd'hui, c'est la vie de
Cléry entre les mains, c'est en pouvant de nouveau s'appuyer sur des
faits positifs, que M. de Lamartine confirme l'hommage qu'il rend à la
vérité sur le dévouement si entier, si complet du fidèle Cléry, avant
et après son entrée dans la tour du Temple.

Cette réparation n'est qu'un devoir envers les intéressants héritiers
du nom et de la fidélité de Cléry.

29 juillet 1861.]


XIV.

J'ai commis une erreur légère dans le récit de l'entrevue de Louis
XVI au Temple, au moment du procès. Le vénérable fils de M. de Sèze a
remué ses souvenirs de quatre-vingts ans pour me prouver
l'inexactitude de détail de mon récit en ce qui touche son père. Il ne
veut pas d'une gloire dérobée, même pour ajouter à celle de son père.
Ce n'est pas à M. de Sèze que Louis XVI, n'ayant plus rien à offrir en
signe de reconnaissance, offrit sa cravate comme une dernière relique
de son coeur; c'est à un brave commissaire de la commune de Paris,
nommé Vincent. Vincent n'avait brigué ce rôle de surveillant du Temple
que pour y porter, sous l'apparence de la sévérité, toute la
compassion et tous les bons offices de son dévouement à la famille
royale. C'est à lui que le roi donna sa cravate. Il récompensa M. de
Sèze en le faisant asseoir à sa table, à ce dernier banquet, à cette
_cène_ de la royauté mourante, et en lui conférant ainsi ce privilége
de haute noblesse, noblesse de l'âme, si supérieure à celle du rang.
Sur le refus de Target, qui affligea à jamais l'éloquence, M. de Sèze
avait brigué le danger de mourir en défendant non la couronne, mais
l'innocence. M. de Malesherbes mourut pour crime de dévouement, M. de
Sèze en reçut la récompense dans l'éternel honneur de son nom. Il y
avait du reste une chevalerie héréditaire dans le sang de cette
famille des de Sèze, d'origine espagnole, qui retrouva à la tribune,
dans la plus illustre des causes, une illustration égale à
l'illustration des armes. Je n'ai pu serrer sans un respectueux
attendrissement cette main de vieillard qui avait serré celle de son
père, qui avait serré celle du plus juste et du plus malheureux des
rois.

Qu'on daigne relire en effet le jugement hardi d'idées, mais
implacable de justice, par lequel je termine le récit du jugement de
Louis XVI, même en me plaçant au point de vue de la nation répudiant
la royauté.


XV.

«Un des exécuteurs, prenant la tête du supplicié par les cheveux, la
montra au peuple et aspergea de sang les bords de l'échafaud. Des
fédérés et des républicains fanatiques montèrent sur les planches,
trempèrent les pointes de leurs sabres et les lances de leurs piques
dans le sang, et les brandirent vers le ciel en poussant le cri de:
«Vive la République!» L'horreur de cet acte étouffa le même cri sur
les lèvres du peuple. L'acclamation ressembla plutôt à un immense
sanglot. Les salves de l'artillerie allèrent apprendre aux faubourgs
les plus lointains que la royauté était suppliciée avec le roi. La
foule s'écoula en silence. On emporta les restes de Louis XVI dans un
tombereau couvert au cimetière de la Madeleine, et on jeta de la chaux
dans la fosse, pour que les ossements consumés de la victime de la
Révolution ne devinssent pas un jour les reliques du royalisme. Les
rues se vidèrent. Des bandes de fédérés armés parcoururent les
quartiers de Paris en annonçant la mort du _tyran_ et en chantant le
sanguinaire refrain de la _Marseillaise_. Aucun enthousiasme ne leur
répondit, la ville resta muette. Le peuple ne confondait pas un
supplice avec une victoire. La consternation était rentrée avec la
liberté dans la demeure des citoyens. Le corps du roi n'était pas
encore refroidi sur l'échafaud que le peuple doutait de l'acte qu'il
venait d'accomplir, et se demandait, avec une anxiété voisine du
remords, si le sang qu'il venait de répandre était une tache sur la
gloire de la France ou le sceau de la liberté. La conscience des
républicains eux-mêmes se troubla devant cet échafaud. La mort du roi
laissait un problème à débattre à la nation.

«Cinquante-trois ans se sont écoulés depuis ce jour; ce problème agite
encore la conscience du genre humain et partage l'histoire elle-même
en deux partis: crime ou stoïcisme, selon le point de vue où l'on se
place pour le considérer, cet acte est un parricide aux yeux des uns;
il est aux yeux des autres un acte politique qui écrivit avec le sang
d'un roi les droits du peuple, qui devait rendre la royauté et la
France à jamais irréconciliables, et qui, ne laissant à la France
compromise d'autre alternative que de subir la vengeance des despotes
ou de les vaincre, condamnait la nation à la victoire par l'énormité
de l'outrage et par l'impossibilité du pardon.

«Quant à nous, qui devons justice et pitié à la victime, mais qui
devons aussi justice aux juges, nous nous demandons, en finissant ce
mélancolique récit, ce qu'il faut accuser, ce qu'il faut absoudre du
roi, de ses juges, de la nation ou de la destinée. Et si l'on peut
rester impartial quand on est attendri, nous posons en ces termes dans
notre âme la redoutable question qui fait hésiter l'histoire, douter
la justice, trembler l'humanité:


XVI.

«La nation avait-elle le droit de juger en tribunal légal et régulier
Louis XVI? Non: car pour être juge il faut être impartial et
désintéressé, et la nation n'était ni l'un ni l'autre. Dans ce combat
terrible, mais inévitable, que se livraient, sous le nom de
révolution, la royauté et la liberté pour l'asservissement ou
l'émancipation des citoyens, Louis XVI personnifiait le trône, la
nation personnifiait la liberté. Ce n'était pas leur faute, c'était
leur nature. Les tentatives de transaction étaient vaines. Les natures
se combattaient en dépit des volontés. Entre ces deux adversaires, le
roi et le peuple, dont par instinct l'un devait vouloir retenir,
l'autre arracher les droits de la nation, il n'y avait d'autre
tribunal que le combat, d'autre juge que la victoire. Nous ne
prétendons pas dire par ces paroles qu'il n'y eût pas au-dessus des
deux partis une moralité de la cause et des actes qui juge la victoire
elle-même. Cette justice ne périt jamais dans l'éclipse des lois et
dans la ruine des empires; seulement elle n'a pas de tribunal où elle
puisse citer légalement ses accusés; elle est la justice qui n'a ni
juges institués ni lois écrites, mais qui prononce ses arrêts dans la
conscience, et dont le code est l'équité.

«Louis XVI ne pouvait être jugé en politique ni en équité que par un
procès d'État.

«La nation avait-elle le droit de le juger ainsi? La nation avait
certes la faculté de modifier la forme extérieure de sa souveraineté,
de niveler son aristocratie, de salarier son Église, d'abaisser ou
même de supprimer son trône pour régner elle-même par ses propres
magistratures. Or, du moment que la nation avait le droit de combattre
et de s'affranchir, elle avait le droit de surveiller et de consolider
les résultats de sa victoire. Si donc Louis XVI, roi trop récemment
dépossédé de la toute-puissance, roi à qui toute restitution du
pouvoir au peuple devait paraître déchéance, roi mal satisfait de la
part de règne qui lui restait, aspirant à reconquérir l'autre part,
tiraillé d'un côté par une assemblée usurpatrice, tiraillé de l'autre
par une reine inquiète, par une noblesse humiliée, par un clergé qui
faisait intervenir le ciel dans sa cause, par une émigration
implacable, par ses frères courant en son nom par toute l'Europe pour
chercher des ennemis à la Révolution; si Louis XVI, roi, paraissait à
la nation une conspiration vivante contre sa liberté, si la nation le
soupçonnait de trop regretter dans son âme le pouvoir suprême, de
faire trébucher volontairement la nouvelle constitution pour profiter
de ses chutes, de conduire la liberté dans des piéges, de se réjouir
de l'anarchie, de désarmer la patrie, de lui souhaiter secrètement
des revers, de correspondre avec ses ennemis, la nation avait le droit
de le citer jusque sur son trône, de l'en faire descendre, de
l'appeler à sa barre et de le déposer au nom de sa propre dictature et
de son propre salut. Si la nation n'avait pas eu ce droit, le droit de
trahir impunément les peuples eût donc été dans la constitution
nouvelle une des prérogatives des rois!»


XVII.

«Nous venons de voir qu'aucune loi ne pouvait être appliquée au roi,
et que, ses juges étant ses ennemis, son jugement ne pouvait être
légal, mais une grande mesure d'État dont l'équité seule devait
débattre les motifs et dicter l'arrêt. Que disait l'équité, et quelle
peine pouvait-elle prononcer, si le vainqueur a le droit d'appliquer
une peine au vaincu?

«Louis XVI, dégradé de la royauté, désarmé et prisonnier, coupable
peut-être dans la lettre, était-il coupable dans l'esprit, si l'on
considère la contrainte morale et physique de sa déplorable situation?
Était-ce un tyran? Non. Un oppresseur du peuple? Non. Un fauteur de
l'aristocratie? Non. Un ennemi de la liberté? Non. Tout son règne
protestait, depuis son avénement au trône, de la tendance
philosophique de son esprit et des instincts populaires de son coeur à
prémunir la royauté contre les tentations du despotisme, à faire
monter les lois sur le trône, à demander des conseils à la nation, à
faire régner par lui et en lui les droits et les intérêts du peuple.
Prince révolutionnaire, il avait appelé lui-même la Révolution à son
secours. Il avait voulu lui donner beaucoup; elle avait voulu arracher
davantage: de là la lutte.

«Cependant tout n'était pas politiquement irréprochable du côté du roi
dans cette lutte. L'incohérence et le repentir des mesures
trahissaient la faiblesse et avaient souvent servi de prétexte aux
violences et aux attentats du peuple. Ainsi Louis XVI avait convoqué
les états généraux; et voulant trop tard circonscrire le droit de
délibération, l'insurrection morale du serment du _Jeu de Paume_ lui
avait forcé la main. Il avait voulu intimider l'Assemblée constituante
par un rassemblement de troupes à Versailles, et le peuple de Paris
avait pris la Bastille et embauché les gardes-françaises. Il avait
pensé à éloigner le siége de l'Assemblée nationale de la capitale, et
la populace de Paris avait marché sur Versailles, forcé son palais,
massacré ses gardes, emprisonné sa famille aux Tuileries. Il avait
tenté de s'enfuir au milieu de son armée et peut-être d'une armée
étrangère, et la nation l'avait ramené enchaîné au trône et lui avait
imposé la constitution de 91. Il avait parlementé avec l'émigration et
les rois, ses vengeurs, et la populace de Paris avait fait le 20 juin.
Pour obéir à sa conscience, il avait refusé sa sanction à des lois
commandées par la volonté du peuple, et les Girondins unis aux
Jacobins avaient fait le 10 août. Selon l'esprit dans lequel on
envisageait les vicissitudes de son règne, depuis le commencement de
la Révolution, il y avait de quoi l'accuser ou de quoi le plaindre. Il
n'était ni tout à fait innocent, ni tout à fait coupable; il était
surtout malheureux! Si le peuple pouvait lui reprocher des faiblesses
et des dissimulations, il pouvait, lui roi, reprocher de cruelles
violences au peuple. L'action et la réaction, le coup et le
contre-coup s'étaient succédé de part et d'autre avec une telle
rapidité, comme dans une mêlée, qu'il était difficile de dire qui
avait frappé le premier. Les fautes étaient réciproques, les ombrages
mutuels. Qui donc avait le droit de condamner l'autre et de lui dire
avec justice et impartialité: «Tu mourras?» Aucun des deux. Le roi ne
pouvait pas plus, en cas de victoire, juger le peuple, que le peuple
ne pouvait légalement juger le roi. Il n'y avait point là de
justiciable; il y avait un vaincu, voilà tout. Le procès légal était
une hypocrisie de justice, la hache seule était logique. Robespierre
l'avait dit. Mais la hache après le combat et frappant un homme
désarmé, au nom de ses ennemis, qu'est-elle dans toutes les langues?
Un meurtre de sang-froid, sans excuse du moment qu'il est sans
nécessité, en un mot une immolation.


XVIII.

«Déposer Louis XVI, le bannir du sol national ou l'y retenir dans
l'impuissance de conspirer et de nuire, voilà ce que commandaient aux
conventionnels le salut de la république, la sûreté de la Révolution.
L'immolation d'un homme captif et désarmé n'était qu'une concession à
la colère ou une concession à la peur. Vengeance ici, lâcheté là,
cruauté partout. Immoler un vaincu cinq mois après la victoire, ce
vaincu fût-il coupable, ce vaincu fût-il dangereux, était un acte sans
pitié. La pitié n'est pas un vain mot parmi les hommes. Elle est un
instinct qui avertit la force d'amollir sa main à la proportion de la
faiblesse et de l'adversité des victimes. Elle est une justice
généreuse du coeur humain, plus clairvoyante au fond et plus
infaillible que la justice inflexible de l'esprit. Aussi tous les
peuples en ont-ils fait une vertu. Si l'absence de toute pitié est un
crime dans le despotisme, pourquoi donc serait-ce une vertu dans les
républiques? Le vice et la vertu changent-ils de nom en changeant de
parti? Les peuples sont-ils dispensés d'être magnanimes? Il n'y a que
leurs ennemis qui oseraient le prétendre, car ils voudraient les
déshonorer. Leur force même leur commande plus de générosité qu'à
leurs tyrans!


XIX.

«Enfin le meurtre du roi, comme mesure de salut public, était-il
nécessaire? Nous demanderions d'abord si ce meurtre était juste, car
rien d'injuste en soi ne peut être nécessaire à la cause des nations.
Ce qui fait le droit, la beauté et la sainteté de la cause des
peuples, c'est la parfaite moralité de leurs actes. S'ils abdiquent la
justice, ils n'ont plus de drapeaux. Ils ne sont que des affranchis du
despotisme imitant tous les vices de leurs maîtres. La vie ou la mort
de Louis XVI, détrôné ou prisonnier, ne pesait pas le poids d'une
baïonnette de plus ou de moins dans la balance des destinées de la
république. Son sang était une déclaration de guerre plus certaine que
sa déposition. Sa mort était, certes, un prétexte d'hostilités plus
spécieux que sa captivité, dans les conseils diplomatiques des cours
ennemies de la Révolution. Prince épuisé et dépopularisé par quatre
ans de lutte inégale avec la nation, livré vingt fois à la merci du
peuple, sans crédit sur les soldats; caractère dont on avait si
souvent sondé la témérité et l'indécision, descendu d'humiliation en
humiliation et degré par degré du haut de son trône dans la prison,
Louis XVI était l'unique prince de sa race à qui il ne fût pas
possible de songer à régner. Dehors, il était décrédité par ses
concessions; dedans, il eût été l'otage patient et inoffensif de la
république, l'ornement de son triomphe, la preuve vivante de sa
magnanimité. Sa mort, au contraire, aliénait de la cause française
cette partie immense des populations qui ne juge les événements
humains que par le coeur. La nature humaine est pathétique; la
république l'oublia, elle donna à la royauté le prestige du martyre, à
la liberté le stigmate de la vengeance. Elle prépara ainsi une
réaction contre la cause républicaine, et mit du côté de la royauté la
sensibilité, l'intérêt, les larmes d'une partie des peuples. Qui peut
nier que l'attendrissement sur le sort de Louis XVI et de sa famille
n'ait été pour beaucoup dans le retour vers la royauté quelques années
après. Les causes perdues ont des retours dont il ne faut souvent
chercher les motifs que dans le sang des victimes odieusement immolées
par la cause opposée. Le sentiment public, une fois ému d'une
iniquité, ne se repose que quand il s'est, pour ainsi dire absous par
quelque réparation éclatante et inattendue. Il y eut du sang de Louis
XVI dans tous les traités que les puissances de l'Europe passèrent
entre elles pour incriminer et étouffer la république; il y eut du
sang de Louis XVI dans l'huile qui sacra Napoléon si peu de temps
après les serments à la liberté; il y eut du sang de Louis XVI dans
l'enthousiasme monarchique qui raviva en France le retour des Bourbons
à la restauration; il y en eut même en 1830 dans la répulsion au nom
de la république, qui jeta la nation indécise entre les bras d'une
autre dynastie. Ce sont les républicains qui doivent le plus déplorer
ce sang, car c'est sur leur cause qu'il est retombé sans cesse, et
c'est ce sang qui leur a coûté la république!


XX.

«Quant aux juges, Dieu lit seul dans la conscience des individus.
L'histoire ne lit que dans la conscience des partis. L'intention seule
fait le crime ou l'explication de pareils actes. Les uns votèrent par
une puissante conviction de la nécessité de supprimer le signe vivant
de la royauté en abolissant la royauté elle-même; les autres par un
défi aux rois de l'Europe, qui ne les croiraient pas, selon eux, assez
républicains tant qu'ils n'auraient pas supplicié un roi; ceux-ci,
pour donner aux peuples asservis un signal et un exemple qui leur
communiquassent l'audace de secouer la superstition des rois; ceux-là
par une ferme persuasion des trahisons de Louis XVI, que la presse et
la tribune des clubs leur dépeignaient, depuis le commencement de la
Révolution, comme un conspirateur; quelques-uns par impatience des
dangers de la patrie, quelques autres, comme les Girondins, à regret
et par rivalité d'ambition, à qui donnerait le gage le plus
irrécusable à la république; d'autres par cet entraînement qui emporte
les faibles âmes dans le courant des assemblées publiques; d'autres
par cette lâcheté qui surprend tout à coup le coeur et qui fait
abandonner la vie d'autrui comme on abandonne sa propre vie; un grand
nombre enfin votèrent la mort avec réflexion, par un fanatisme qui ne
se faisait illusion ni sur l'insuffisance des crimes, ni sur
l'irrégularité des formes, ni sur la cruauté de la peine, ni même sur
le compte qu'en demanderait la postérité à leur mémoire, mais qui
crurent la liberté assez sainte pour justifier par sa fondation ce qui
manquait à la justice de leur vote, et assez implacable pour lui
immoler leur propre pitié!


XXI.

«Tous se trompèrent. Cependant l'histoire, même en accusant, ne peut
méconnaître, au milieu de toutes les conséquences politiques,
contraires à l'équité, cruelles pour le sentiment et fatales à la
liberté du supplice de Louis XVI, qu'il n'y eût une sinistre puissance
dans cet échafaud. Ce fut la puissance des partis désespérés et des
résolutions sans retour. Ce supplice vouait la France à la vengeance
des trônes, et donnait ainsi cruellement à la république la force
convulsive des nations: la force du désespoir. L'Europe l'entendit; la
France répondit. Les transactions, les indécisions, les négociations
cessèrent; et la Mort, tenant la hache régicide d'une main et le
drapeau tricolore de l'autre, fut prise seule pour négociateur et pour
juge entre la monarchie et la république, entre l'esclavage et la
liberté, entre le passé et l'avenir des nations.»


XXII.

Tout est juste, selon moi, dans ce jugement de l'histoire sur le
droit, sur le fait, sur l'exécution de ce crime de la république.
L'esprit et le coeur, la logique et la nature y ont chacune leur
rétribution. Une seule phrase m'y blesse: c'est la dernière,
concession menteuse à cette école historique de la Révolution qui
attribue un bon effet à une détestable cause, et qui prétend que la
Terreur a sauvé la patrie. Je n'aurais pas dû admettre, même dans une
seule ligue, cette circonstance atténuante dans les moralistes
immoraux de la Révolution, qui l'ont érigée en préjugé pour glorifier
les bourreaux aux dépens des victimes. Cela est faux, de la fausseté
du crime qui ne sauve jamais rien et qui perd toujours tout, même
celui qui le commet, même la nation au profit de laquelle on le
commet. Louis XVI, épargné et respecté dans son inviolabilité de
vaincu, se serait élevé entre les nations étrangères et la France au
dehors, entre les victimes et les bourreaux au dedans, comme un
témoignage de la première des vertus humaines, l'humanité. L'Europe
aurait été désarmée du plus odieux grief qu'elle eût à reprocher à la
république; nul à l'intérieur n'aurait osé élever l'échafaud des
vaincus de la Révolution, sur ce sol où la nation aurait abattu
l'échafaud de Louis XVI. La tête du roi respectée aurait été
l'amnistie vivante de la royauté. La tête du roi jetée, comme on l'a
tant dit, en défi à l'Europe, ne fut qu'un gage de guerre à mort entre
les peuples et les partis. Cette tête auguste entraîna en tombant
jusqu'à celles de la reine, de la soeur du roi, des femmes, des
enfants, des vieillards. La Révolution fit horreur à elle-même, la
liberté mourut sur son propre échafaud.

Voilà ce qu'il fallait dire, au lieu de laisser par cette phrase
équivoque une pusillanime excuse de patriotisme aux hommes du 21
janvier. Périsse cette phrase! L'historien qui fournit une excuse au
crime et un faux-fuyant à la cruauté prépare à son insu des
indulgences futures aux imitateurs de ces crimes. Là où la conscience
crie, l'homme n'a pas le droit d'être muet. C'est une faute que je ne
me pardonne pas à moi-même. Honte sur moi pour cette complaisance! Je
voulus amnistier les apologistes de la Révolution, et je me suis
condamné moi-même. C'est la vengeance intime de Dieu; il l'exerce dans
la conscience. La conscience doit la crier tout haut: sa seule
justification, c'est sa douleur.

                                                            LAMARTINE.




LXXIVe ENTRETIEN.

CRITIQUE

DE

L'HISTOIRE DES GIRONDINS.

(CINQUIÈME PARTIE.)


I.

Continuons encore pendant quelques pages cette critique sincère de
l'_Histoire des Girondins_. On verra que je ne suis ni infatué de son
succès ni complaisant envers moi-même. J'ai recherché la vérité
partout.

Parmi les documents vivants les plus précieux à consulter sur les
hommes célèbres, parmi les terroristes et parmi les victimes, était un
vieillard de beaucoup d'esprit et de beaucoup de vertu, qui, dans sa
plus verte jeunesse, avait été lié avec Danton d'une amitié confiante
et intime, amitié d'entraînement d'un adolescent pour un grand acteur
dans un grand drame, mais sans aucune complicité dans aucun crime. Cet
excellent homme s'appelait Georges Duval; il avait autrefois joué un
rôle d'aimable comparse dans les folies de jeunesse de Danton, de
Camille Desmoulins et de leurs affidés; à leur mort il avait continué
son rôle de témoin désintéressé dans les grandes scènes de la
Convention ou de l'échafaud, sans exciter aucun ombrage: sa légèreté
et sa gaieté le préservaient des soupçons des terroristes, comme le
myrte couvrait le poignard d'Harmodius et d'Aristogiton. C'est avec la
pointe de ce poignard qu'il devait graver en leur présence les cultes,
les crimes, les vertus de l'époque qui ne lui cachait rien; il prenait
des notes en silence sur les événements, il venait de compulser ces
notes et d'en publier le contenu dans huit ou dix volumes sur les
terroristes et sur les thermidoriens, ces complices et ces vengeurs à
la fois de Robespierre. Depuis il s'était loué aux théâtres
secondaires, pour vivre en s'amusant du rire du public. Puis sa
vieillesse, pleine de séve et d'imagination, l'avait mûri d'années
sans l'énerver d'esprit. Il s'était retiré, avec sa pieuse fille, dans
un petit et obscur appartement de la rue des morts à Paris, la rue
Mazarine; il y vivait de misère et de souvenirs dans cette résignation
courageuse et gaie que la religion donne à ceux qui, comme lui, n'ont
rien qui les rattache à la terre, excepté l'ordre de Dieu, qui ne les
relève pas encore de leur consigne d'honnêtes gens. J'avais acheté et
j'avais lu avec un vif intérêt ses ouvrages sur l'intimité de la
révolution. J'appris par hasard que l'auteur existait encore, aussi
vivant à quatre-vingt-quatre ans qu'il avait pu l'être à trente ans.
La misère laborieuse conserve les hommes de ce tempérament maigre et
actif; on ne le sent lourd qu'en l'étreignant. Ces hommes sont forcés
d'être toujours debout pour gagner leur vie; tant qu'on est debout on
est ferme: tel était Georges Duval. J'allai le voir dans sa cellule
comme un disciple en histoire va consulter, sur la ressemblance,
l'oracle du temps qui a vu à la fois les portraits et les personnages.
Je trouvai le plus aimable petit vieillard que la tradition oubliée
dans un coin de Paris eût pu préserver pour être au besoin consulté
par les hommes d'un autre âge. Il me reçut en homme ravi que ses
anecdotes connues pussent être élevées par un écrivain alors en vogue
tel que moi à la dignité de la grande histoire. Je me liai avec lui
d'une intimité amicale et respectueuse. Tous les dimanches il
acceptait à dîner entre petits couverts chez moi. Il était d'une
sobriété exemplaire, moitié par hygiène, moitié par nécessité. Toute
sa fortune, comme celle du moineau de Paris sous le rebord de son
toit, consistait dans une modique pension d'homme de lettres; miette
tombée de la table des heureux favoris du ministère de l'intérieur.
Cela lui suffisait, il était resté gai comme l'insouciance, pourvu que
la conscience fût en repos, et qu'il contemplât comme le philosophe
_Vico_ les grandes et les petites _oscillations_ de ce pendule
alternatif des révolutions des empires, mouvement toujours, progrès
quelquefois, vicissitude éternelle qui va du bien au mieux, du mieux
au mal, du mal au pire, de la vie à la mort, de la vieillesse des
sociétés à la mort des peuples, et qui se confie à Dieu du sort des
nations; il était content.

Un été que je revins à Paris pour une session des chambres, j'allais
le voir. Il était mort sans bruit; le concierge nouveau ne connaissait
pas même son nom, il ne savait pas de qui je voulais parler. «Ce petit
vieillard si bon et si gai, me dit-il, oui, on s'entretient encore de
lui dans le quartier; on l'a porté au cimetière du Mont-Parnasse; ses
livres de prières ont été son seul héritage.» Ainsi passe la mémoire
d'un siècle, un à un et sans bruit; puis l'histoire vient, qui nous
raconte emphatiquement ses fables, et le monde croit que la terre
était peuplée de géants, quand ces prétendus géants, bons ou mauvais,
n'étaient que des hommes comme nous: _major e longinquo_! Combien je
regrette ce chroniqueur sincère des hommes de 1793, ce pauvre _Georges
Duval_, qui devait voir en homme d'esprit ce que les autres n'ont vu
qu'avec stupeur!

Voici le portrait du fameux, du féroce démagogue Marat. Je le dois à
Georges Duval, qui, bien jeune alors, lui portait les épreuves de
l'_Ami du peuple_ à corriger, et qui l'étudiait à son insu dans
l'abandon de sa vie intime.


II.

Le portrait de Marat à cette époque est le portrait de la Némésis
populaire.

«Sa vie était un dialogue furieux et continu avec la foule. Il
semblait regarder toutes ses impressions comme des inspirations, et
les recueillait à la hâte comme des hallucinations de la sibylle ou
les pensées sacrées des prophètes. La femme avec laquelle il vivait le
considérait comme un bienfaiteur méconnu du monde, dont elle recevait
la première les confidences. Marat, brutal et injurieux pour tout le
monde, adoucissait son accent et attendrissait son regard pour cette
femme. Elle se nommait Albertine. Il n'y a pas d'homme si malheureux
ou si odieux sur la terre à qui le sort n'ait ainsi attaché une femme
dans son oeuvre, dans son supplice, dans son crime ou dans sa vertu.

«Marat avait, comme Robespierre et comme Rousseau, une foi
surnaturelle dans ses principes. Il se respectait lui-même dans ses
chimères comme un instrument de Dieu. Il avait écrit un livre en
faveur du dogme de l'immortalité de l'âme. Sa bibliothèque se
composait d'une cinquantaine de volumes philosophiques, épars sur une
planche de sapin clouée contre le mur nu de sa chambre. On y
remarquait Montesquieu et Raynal, souvent feuilletés. L'Évangile était
toujours ouvert sur sa table. «La Révolution,» disait-il à ceux qui
s'en étonnaient, «est tout entière dans l'Évangile. Nulle part la
cause du peuple n'a été plus énergiquement plaidée, nulle part plus de
malédictions n'ont été infligées aux riches et aux puissants de ce
monde. Jésus-Christ, répétait-il souvent en s'inclinant avec respect à
ce nom, Jésus-Christ est notre maître à tous!»

«Quelques rares amis visitaient Marat dans sa morne solitude:
c'étaient Armonville, le septembriseur d'Amiens; Pons de Verdun, poëte
adulateur de toutes les puissances; Vincent, Legendre, quelquefois
Danton; car Danton, qui avait longtemps protégé Marat, commençait à le
craindre. Robespierre le méprisait comme un caprice honteux du peuple.
Il en était jaloux, mais il ne s'abaissait pas à mendier si bas sa
popularité. Quand Marat et lui se coudoyaient à la Convention, ils
échangeaient des regards pleins d'injure et de mépris mutuels: «Lâche
hypocrite!» murmurait Marat.--«Vil scélérat!» balbutiait Robespierre.
Mais tous deux unissaient leur haine contre les Girondins.


III.

«Le costume débraillé de Marat, à cette époque, contrastait également
avec le costume décent de Robespierre. Une veste de couleur sombre
rapiécée, les manches retroussées comme celles d'un ouvrier qui
quitte son ouvrage; une culotte de velours tachée d'encre, des bas de
laine bleue, des souliers attachés sur le cou-de-pied par des
ficelles; une chemise sale et ouverte sur la poitrine, des cheveux
collés aux tempes et noués par derrière avec une lanière de cuir, un
chapeau rond à larges bords retombant sur les épaules: tel était
l'accoutrement de Marat à la Convention. Sa tête, d'une grosseur
disproportionnée à l'extrême petitesse de sa taille, son cou penché
sur l'épaule gauche, l'agitation continuelle de ses muscles, le
sourire sardonique de ses lèvres, l'insolence provoquante de son
regard, l'audace de ses apostrophes, le signalaient à l'oeil.
L'humilité de son extérieur n'était que l'affiche de ses opinions. Le
sentiment de son importance grandissait en lui avec le pressentiment
de sa puissance. Il menaçait tout le monde, même ses anciens amis. Il
raillait Danton sur son luxe et sur ses goûts voluptueux. «Danton,»
disait-il à Legendre, «va-t-il toujours disant que je suis un
brouillon qui gâte tout? J'ai demandé autrefois pour lui la dictature,
je l'en croyais capable. Il s'est amolli dans les délices. Les
dépouilles de la Belgique et l'orgueil de ses missions l'ont enivré.
Il est trop grand seigneur aujourd'hui pour s'abaisser jusqu'à moi.
Camille Desmoulins, Chabot, Fabre d'Églantine et ses flatteurs me
dédaignent. Le peuple et moi nous les surveillons.»


IV.

La création du tribunal révolutionnaire, à la voix de Danton, était
faite pour intimider les faibles et pour donner à tous l'héroïsme de
la peur.

Je trouve ici dans les _Girondins_ une approbation entachée de
quelques erreurs de logique, consignées en axiomes dans la Déclaration
des droits de l'homme à l'usage de la Convention. Je dois à un examen
plus attentif des questions sociales, à l'âge, à l'expérience, des
sentiments plus justes sur la société politique, qu'elle soit
républicaine ou monarchique. Je me dois à moi-même de ne pas laisser
à la jeunesse qui nous suit la faible autorité de mon nom sur ces
axiomes, dont l'adoption trompe et ruine le peuple. Voici ces axiomes
de Jean-Jacques Rousseau, préconisés par Robespierre et adoptés sur
parole par la Convention. Robespierre ici cependant est, en théorie,
bien moins utopiste que Jean-Jacques Rousseau.


V.

«ARTICLE 1er. Le but de toute association politique est le maintien
des droits naturels et imprescriptibles de l'homme et le développement
de toutes ses facultés.

«ART. 2. Les principaux droits de l'homme sont de pourvoir à la
conservation de son existence et de sa liberté.

«ART. 3. Ces droits appartiennent également à tous les hommes, quelle
que soit la différence de leurs forces physiques et morales. L'égalité
des droits est établie par la nature. La société, loin d'y porter
atteinte, ne fait que la garantir contre l'abus de la force, qui la
rend illusoire.

«ART. 4. La liberté est le pouvoir qui appartient à chaque homme
d'exercer à son gré toutes ses facultés; elle a la justice pour règle,
les droits d'autrui pour bornes, la nature pour principe, et la loi
pour sauvegarde.

«ART. 5. La loi ne peut défendre que ce qui est nuisible à la société;
elle ne peut ordonner que ce qui lui est utile.

«ART. 7. La propriété est le droit qu'a chaque citoyen de jouir de la
portion de bien qui lui est garantie par la loi.

«ART. 8. Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par
l'obligation de respecter la propriété d'autrui.

«ART. 11. La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous
ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les
moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler.

«ART. 12. Les secours nécessaires à l'indigence sont une dette du
riche envers le pauvre; il appartient à la loi de déterminer la
manière dont cette dette doit être acquittée.

«ART. 13. Les citoyens dont le revenu n'excède pas ce qui est
nécessaire à leur subsistance sont dispensés de contribuer aux
dépenses publiques; les autres doivent les supporter progressivement
selon l'étendue de leur fortune.

«ART. 14. La société doit favoriser de tout son pouvoir le progrès de
la raison publique, et mettre l'instruction à la portée de tous les
citoyens.

«ART. 16. Le peuple est souverain; le gouvernement est son ouvrage et
sa propriété; les fonctionnaires publics sont ses commis. Le peuple
peut, quand il lui plaît, changer son gouvernement et révoquer ses
mandataires.

«ART. 18. La loi est égale pour tous.

«ART. 19. Tous les citoyens sont admissibles à toutes les fonctions,
sans aucune autre distinction que celle des vertus et des talents.

«ART. 20. Tous les citoyens ont un droit égal de concourir à la
nomination des mandataires du peuple et à la formation de la loi.

«ART. 21. Pour que ces droits ne soient pas illusoires et l'égalité
chimérique, la société doit salarier les fonctionnaires publics, et
pourvoir à ce que tous les citoyens qui vivent de leur travail
puissent assister aux assemblées publiques où la loi les appelle, sans
compromettre leur existence et celle de leurs familles.

«ART. 25. La résistance à l'oppression est la conséquence des autres
droits de l'homme et du citoyen: il y a oppression contre le corps
social quand un seul de ses membres est opprimé.

«ART. 34. Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents
peuples doivent s'entr'aider selon leur pouvoir, comme les citoyens
d'un même État.

«ART. 35. Celui qui opprime une seule nation est ennemi de toutes.

«ART. 37. Les rois, les aristocrates, les tyrans, quels qu'ils soient,
sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le
_genre humain_, et contre le législateur de l'univers, qui est la
_nature_.»


VI.

«Cette déclaration était plutôt un recueil de maximes qu'un code de
gouvernement; elle révélait cependant la pensée du mouvement qui
s'accomplissait. Ce qui rend la Révolution si grande au milieu même de
ses orages, de ses anarchies et de ses crimes, c'est qu'elle était une
doctrine. Ses dogmes étaient si sains que, si l'on avait effacé de ce
code l'impression de la main sanglante qui les avait signés, on aurait
pu les croire rédigés par le génie de Socrate ou même par la charité
de Fénelon. C'est par cette raison que les théories pures de la
Révolution, dépopularisées par les douleurs et les crimes dont leur
enfantement a travaillé la France, revivent et revivront de plus en
plus dans les aspirations des hommes. Elles ont été souillées, mais
elles sont divines. Effacez le sang, il reste la vérité.»


VII.

La jeunesse qui lira ces axiomes, dont la plus grande partie est
véritablement évangélique, doit en effacer avec précaution trois
choses destructives de toutes vraies notions sociales:

1º Les droits naturels et imprescriptibles, qui ne sont en réalité ni
naturels ni imprescriptibles, attendu que les droits sociaux ne
peuvent exister avant la société qui les confère et qui les garantit.

2º Le droit de liberté naturelle, que l'homme doit se mesurer et se
conférer à lui-même, droit destructif de toute autorité sociale qui
peut seule mesurer, définir et protéger la liberté de chacun en
proportion compatible avec la liberté et la sûreté de tous.

3º L'égalité est établie par la nature: absurdité contredite à chaque
fait par la nature, qui n'a fait que des inégalités de force, tandis
que la société seule établit ces égalités de droit qui sont la
moralité de ses lois spiritualistes.

4º La résistance à l'oppression par l'individu mécontent de son sort
ou de son gouvernement: résistance arbitraire, individuelle,
anarchique, qui n'est que le plagiat de l'axiome: _L'insurrection est
le plus saint des devoirs_; c'est-à-dire l'anarchie sanctifiée.

5º Il y a oppression quand un seul des membres de l'association est
opprimé. Qui sera juge de l'oppression d'un seul, et quelle société
subsisterait un seul jour, s'il suffisait qu'un seul se sentît ou se
crût arbitrairement opprimé?

6º Les rois, les aristocrates, les tyrans, quels qu'ils soient, sont
des esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le
genre humain.

L'insurrection de toutes les nations contre toutes les formes
d'autorité établies dans d'autres nations serait donc le droit commun
du globe, selon la Convention; et, dans ce cas, la guerre
internationale, universelle, incessante, serait donc le fait social
universel sur le globe! L'humanité ne serait qu'un massacre en
permanence pour racheter le genre humain.

Un corps politique, la Convention, qui statuait un tel droit public,
n'était donc qu'une assemblée d'utopistes métaphysiciens, qui donnait
pour base à la politique des sophismes au lieu de réalités pratiques.


VIII.

Je me reproche d'avoir ici beaucoup trop loué les tendances
philosophiques de la Convention. Je n'avais pas assez sondé alors
moi-même le creux vide de ces axiomes; plein de Platon et de Fénelon à
cette époque, je n'avais pas assez lu Aristote et Montesquieu, ces
maîtres du vrai en politique.

Quant au devoir de la société d'assister obligatoirement tous ses
membres, la taxe des pauvres et l'impôt sur le revenu, pour égaliser
le tribut aux forces contribuables, je suis toujours dans l'opinion
qu'aucune société bien ordonnée ne peut subsister sans âme, que l'âme
sociale doit se manifester par des actes moraux, et que la moralité de
la société est dans l'assistance mutuelle de ceux qui la composent. Le
riche, étant plus fort, doit plus que le pauvre, qui est plus faible.
Seulement la Convention, dans cet esprit, exagérait jusqu'à l'absurde
sa charité sociale, car elle établissait dans ces axiomes l'impôt
_progressif_ au lieu de l'impôt _proportionnel_ aux facultés de
l'imposé. Or l'impôt proportionnel est l'équité entre le riche et le
pauvre; l'impôt progressif, au contraire, est la destruction de la
richesse et du travail. Tout le monde pauvre, voilà son résultat
logique. C'est de l'économie politique de Tarquin fauchant les plantes
qui dominent les autres plantes. La plante humaine, avertie de cette
coupe réglée, ne poussera plus pour chercher le soleil; c'est là le
résultat de l'impôt progressif. La mort pour prime au travail et à
l'économie, voilà la théorie de la Convention. Il est loisible à un
rhéteur de débiter de pareilles doctrines, il n'est pas permis à une
nation d'être sophiste. Le sophisme en chiffre ne la tue pas moins
que le sophisme en morale.

Bien que j'aie, dans le livre trente-neuvième des _Girondins_, trop
caressé peut-être quelques tendances erronées de la Convention, on
verra cependant que ces sophismes d'égalité impossible des biens et
des fonctions me révoltaient déjà, comme des démentis donnés par
l'utopie à la nature. Lisez.


IX.

«Ce partage égal des lumières, des facultés et des dons de la nature
est évidemment la tendance légitime du coeur humain. Les révélateurs,
les poëtes et les sages ont roulé éternellement cette pensée dans leur
âme, et l'ont perpétuellement montrée dans leur ciel, dans leurs rêves
ou dans leurs lois, comme la perspective de l'humanité. C'est donc un
instinct de la justice dans l'homme, par conséquent un plan divin que
Dieu fait entrevoir à ses créatures. Tout ce qui contrarie ce plan,
c'est-à-dire tout ce qui tend à constituer des inégalités de
lumières, de rang, de condition, de fortune parmi les hommes, est
impie. Tout ce qui tend à niveler graduellement ces inégalités, qui
sont souvent des injustices, et à répartir le plus équitablement
l'héritage commun entre tous les hommes, est divin. Toute politique
peut être jugée à ce signe, comme tout arbre est jugé à ses fruits.
L'idéal n'est que la vérité à distance.

«Mais plus un idéal est sublime, plus il est difficile à réaliser en
institutions sur la terre. La difficulté jusqu'ici a été de concilier
avec l'égalité des biens les inégalités de vertus, de facultés et de
travail, qui différencient les hommes entre eux. Entre l'homme actif
et l'homme inerte, l'égalité de biens devient une injustice; car l'un
crée et l'autre dépense. Pour que cette communauté des biens soit
juste, il faut supposer à tous les hommes la même conscience, la même
application au travail, la même vertu. Cette supposition est une
chimère. Or quel ordre social pourrait reposer solidement sur un
pareil mensonge? De deux choses l'une: ou bien il faudrait que la
société, partout présente et partout infaillible, pût contraindre
chaque individu au même travail et à la même vertu. Mais alors que
devient la liberté? La société n'est plus qu'un universel esclavage.

«Ou bien il faudrait que la société distribuât de ses propres mains,
tous les jours, à chacun selon ses oeuvres, la part exactement
proportionnée à l'oeuvre et au service de chacun dans l'association
générale. Mais alors quel sera le juge?

«La sagesse humaine imparfaite a trouvé plus facile, plus sage et plus
juste de dire à l'homme: «Sois toi-même ton propre juge; rétribue-toi
toi-même par ta richesse ou par ta misère.» La société a institué la
propriété, proclamé la liberté du travail et légalisé la concurrence.

«Mais la propriété instituée ne nourrit pas celui qui ne possède rien.
Mais la liberté du travail ne donne pas les mêmes éléments de travail
à celui qui n'a que ses bras et à celui qui possède des milliers
d'arpents sur la surface du sol. Mais la concurrence n'est que le code
de l'égoïsme et la guerre à mort entre celui qui travaille et celui
qui fait travailler, entre celui qui achète et celui qui vend, entre
celui qui nage dans le superflu et celui qui a faim! Iniquité de
toutes parts! Incorrigibles inégalités de la nature et de la loi! La
sagesse du législateur paraît être de les pallier une à une, siècle
par siècle, loi par loi. Celui qui veut tout corriger d'un coup brise
tout. Le possible est la condition de la misérable sagesse humaine.
Sans prétendre résoudre par une seule solution des iniquités
complexes, corriger sans cesse, améliorer toujours, c'est la justice
d'êtres imparfaits comme nous. Dans les desseins de Dieu, le temps
paraît être un élément de la vérité elle-même; demander la vérité
définitive à un seul jour, c'est demander à la nature des choses plus
qu'elle ne peut donner. L'impatience crée des illusions et des ruines
au lieu de vérités. Les déceptions sont des vérités cueillies avant le
temps.»


X.

Les Girondins succombent à l'effort de ramener en arrière une
Révolution emportée aux derniers excès. Danton les suit dans la tombe.
On n'a vu encore qu'une révolution, arrêtée dans sa fougue et refoulée
en arrière par sa propre prudence, rentrer dans l'ordre et dans le
juste sous la parole de ses chefs: c'est la révolution de 1848, plus
calomniée pour sa modération par ceux qu'elle a sauvés que la
Convention pour ses crimes. Pourquoi cette révolution est-elle restée
pure d'excès? C'est que les hommes qui en prirent la direction d'une
main ferme et téméraire n'avaient donné à la démagogie aucun de ces
gages et de ces complicités qui lient les hommes d'État aux excès de
la multitude; c'est surtout parce que la leçon terrible de 1793 a
frappé l'esprit du peuple, et que la presse et la tribune libres
avaient depuis trente années formé ce peuple par un certain
apprentissage de la liberté. Le peuple de 1793 sortait ignorant et
furieux de la servitude; le peuple de 1848 sortait instruit et modéré
de la liberté. Il fut ému, mais admirable; il sentit ses propres
périls, il eut peur de lui-même, et il aida ses chefs à le refréner.
L'histoire, quand le temps d'être juste sera venu pour elle, rendra à
la France l'hommage unique qui lui est dû pour ces cinq mois pendant
lesquels elle se gouverna sans gouvernement légal, par sa propre
sagesse et par la seule autorité de la raison publique.

Les Girondins avaient trempé dans le sang de Louis XVI, Danton dans
les turbulences de la démagogie. Ils avaient été complices des
terroristes, tout en les détestant. Ils n'avaient plus rien à disputer
que leurs têtes. Ils avaient livré celles d'autres victimes. À quel
titre pouvaient-ils invoquer l'inviolabilité de leurs jours? Ils
périssent tristement, mais justement. Leur mort fut le talion de leurs
jours. Il fallait périr innocent. On m'a accusé d'avoir fait des
héros: qu'on lise donc avant d'accuser! Est-ce une apothéose, que ces
pages:


XI.

«Telle fut la catastrophe méritée du parti girondin; il mourut comme
il était né, d'une sédition légalisée par la victoire. La journée du
2 juin, qu'on appelle encore le 31 mai, parce que la lutte dura trois
jours, fut le 10 août de la Gironde. Ce parti tomba de faiblesse et
d'indécision, comme le roi qu'il avait renversé. La république qu'il
avait fondée s'écroula sur lui après huit mois seulement d'existence.
On honora ce groupe de républicains pour ses intentions, on l'admira
pour ses talents, on le plaignit pour ses malheurs, on le regretta à
cause de ses successeurs, et parce que ses chefs en tombant ouvrirent
une longue marche à l'échafaud. On se demande, après la disparition de
ce parti, quelle était son idée et s'il en avait une. L'histoire se
demande à son tour si le triomphe de la Gironde au 31 mai aurait sauvé
la république; s'il y avait dans ces hommes de paroles, dans leurs
conceptions, dans leur union, dans leurs caractères et dans leur génie
politique, les éléments d'un gouvernement à la fois dictatorial et
populaire, capable de comprimer les convulsions de la France au
dedans, de faire triompher la nation au dehors, et de procurer
l'avénement d'une république régulière en la préservant des rois et
des démagogues. L'histoire n'hésite pas à répondre: Non, les
Girondins n'avaient en eux aucune de ces conditions. La pensée,
l'unité, la politique, la résolution, tout leur manquait. Ils avaient
fait la Révolution sans la vouloir; ils la gouvernaient sans la
comprendre. La Révolution devait se révolter contre eux et leur
échapper.

«Il faut deux choses à des hommes d'État pour diriger les grands
mouvements d'opinion auxquels ils participent: l'intelligence complète
de ces mouvements, et la passion dont ces mouvements sont l'expression
dans un peuple. Les Girondins n'avaient complétement ni l'une ni
l'autre. À l'Assemblée législative, ils avaient pactisé longtemps avec
la monarchie, mal acceptée par eux, et n'avaient pas compris qu'un
peuple ne se transforme et ne se régénère presque jamais sous la main
et sous le nom du pouvoir auquel il échappe. La république, timidement
tramée par quelques-uns d'entre eux, avait été plutôt accueillie comme
une nécessité fatale qu'embrassée comme un système par les autres. Dès
le lendemain de sa proclamation, ils avaient redouté le fruit de leur
enfantement, comme une mère qui serait accouchée d'un monstre. Au lieu
de travailler à fortifier la république naissante, ils n'avaient
montré de sollicitude que pour l'affaiblir. La constitution qu'ils lui
proposaient ressemblait à un regret plutôt qu'à une espérance. Ils lui
contestaient un à un tous ses organes de vie et de force.
L'aristocratie se révélait, sous une autre forme, dans toutes leurs
institutions bourgeoises. Le principe populaire s'y sentait d'avance
étouffé. Ils se défiaient du peuple; le peuple à son tour se défiait
d'eux. La tête craignait le bras, le bras craignait la tête. Le corps
social ne pouvait que s'agiter ou languir.


XII.

«Aussi les Girondins, depuis leur avénement, avaient-ils marché de
défis en concessions et de résistances en défaites. Le 10 août leur
avait arraché le trône, dont ils rêvaient encore la conservation dans
le décret même où Vergniaud proclamait la déchéance du roi. Danton
leur avait surpris les proscriptions de septembre. Ils n'avaient su ni
les prévenir par un déploiement de forces, ni couvrir les victimes de
leurs corps, ni punir ce crime sur les assassins. Robespierre leur
avait arraché la tête de Louis XVI, cédée lâchement en échange de
leurs propres têtes. Marat leur avait arraché son impunité et son
triomphe après son accusation au 10 mars. Les Jacobins leur avaient
arraché le ministère dans la personne de Roland. Enfin Pache, Hébert,
Chaumette et la commune leur arrachaient maintenant leur abdication et
ne leur laissaient que la vie. Faibles au dedans, ils avaient été
malheureux au dehors. Dumouriez, leur homme de guerre, avait trahi la
république, et jeté sur eux, par cette trahison, le soupçon de
complicité. Les armées, sans chefs, sans discipline, sans recrutement,
reculaient de défaite en défaite. Les places fortes du Nord tombaient
ou ne se défendaient qu'avec leurs murailles. Le royalisme conquérait
l'Ouest; le fédéralisme disloquait le Midi; l'anarchie paralysait le
centre; les factions tyrannisaient la capitale. La Convention, riche
d'orateurs, mais sans chefs politiques, flottait entre leurs mains en
admirant leurs discours, mais en se jouant de leurs actes. Ils
détestaient les Jacobins, et ils les laissaient régner. Ils
abhorraient le tribunal révolutionnaire, et ils le laissaient frapper
au hasard, en attendant qu'il les frappât eux-mêmes. Ils redoutaient
le déchirement de la république, et leurs correspondances désespérées
ne cessaient de pousser leurs départements au suicide par le
fédéralisme.

«Encore quelques mois d'un pareil gouvernement, et la France, à demi
conquise par l'étranger, reconquise par la contre-révolution, dévorée
par l'anarchie, déchirée de ses propres mains, aurait cessé d'exister
et comme république et comme nation. Tout périssait entre les mains de
ces hommes de paroles. Il fallait ou se résigner à périr avec eux, ou
fortifier le gouvernement. La violence s'en empara. Elle prit, comme
elle l'avait fait au 10 août, cette dictature que personne n'osait
prendre encore dans la Convention. L'insurrection de la commune,
fomentée et dirigée par des passions perverses, fut présentée aux
yeux des patriotes comme l'insurrection du salut public. Le peuple,
voyant clairement qu'il allait périr, porta illégalement sa propre
main au gouvernail, et l'arracha aux mains impuissantes qui le
laissaient dévier. Le peuple crut user en cela de son droit suprême,
du droit d'exister. On l'accusa de s'être arrogé l'initiative sur les
départements et d'avoir substitué la volonté de Paris à la volonté de
la France. «Que pouvaient, disent les patriotes du 31 mai, les
départements à la distance où ils étaient des événements? Avant qu'on
les eût consultés, avant qu'ils eussent répondu, avant que leur force
d'opinion et leur force armée fussent arrivées à Paris, les coalisés
pouvaient être à ses portes, les Vendéens aux portes d'Orléans, la
république étouffée dans son berceau.» Dans les périls extrêmes, la
proximité est un droit. C'est à la partie du peuple la plus rapprochée
du danger public d'y pourvoir la première. En pareil cas, la mesure du
pouvoir est la portée du bras. Une ville exerce alors la dictature de
sa situation, sauf à la faire ratifier ensuite. Paris l'avait exercée
maintes fois avant et depuis 1789. La France ne lui reprochait ni le
14 juillet, ni le Jeu de Paume, ni même le 10 août, où Paris avait
conquis pour elle, sans la consulter et sans l'attendre, la Révolution
et la république.


XIII.

«D'ailleurs, quelles que soient les théories d'égalité abstraite entre
les villes d'un empire, ces théories cèdent malheureusement la place
au fait dans des circonstances d'exception; et ce fait a son droit,
car il a sa justice quand il a sa nécessité. Sans doute les villes où
siégent les gouvernements ne sont que des membres du corps national;
mais ce membre, c'est la tête! La capitale d'une nation exerce sur les
membres une puissance d'initiative, d'entraînement et de résolution,
en rapport avec les sens plus énergiques dont la tête est le siége
dans la nation comme dans l'individu. La polémique rigoureuse peut
contester avec raison ce droit, l'histoire ne peut le nier. Dans les
temps réguliers, le gouvernement est partout en proportion égale. Dans
les temps extrêmes, le gouvernement est, non de droit, mais de fait,
partout où on le saisit. L'initiative est la maîtresse des choses
quand elle est dans le sens des choses. Le 31 mai était illégal; qui
le justifie? Mais le 10 août était-il légal? C'était le titre des
Girondins cependant. Quel parti pouvait légitimement alors invoquer la
loi? Aucun. Tous l'avaient violée. La loi n'était, dans cette
usurpation réciproque et continue, ni dans la Montagne, ni dans la
Gironde, ni dans la commune, ni à Paris, ni à Bordeaux. La loi n'était
plus, ou plutôt la loi, c'était la Révolution elle-même! Un peuple
égaré par son patriotisme crut la promulguer au milieu du tumulte et
de la sédition de ces trois journées. C'était le désordre, mais à ses
yeux c'était la loi pourtant; car cette violence lui paraissait la
mesure qui pouvait seule sauver la patrie et la Révolution. Le 10
août, lui disait-on, pouvait seul sauver la liberté, le 31 mai sauver
la nation.»


XIV.

Toutes les circonstances les plus minutieuses de la vie de Charlotte
Corday, cette Judith chaste de la patrie, sont de la plus
consciencieuse exactitude. Je n'ai négligé ni soins ni peines pour les
obtenir. Je dois presque tout à un homme de coeur et de talent, son
voisin, M. de la Sicotière, qui a fait, d'après nature et d'après les
traditions encore vivantes, le portrait de son immortelle compatriote.
Je dois beaucoup aussi au spirituel Georges Duval, témoin des
événements et peintre des figures.

Mon jugement définitif sur cette héroïque et cependant sinistre figure
peut-il être taxé de complicité avec le poignard? Le voici; lisez:

«Telles furent la vie et la mort de Charlotte Corday. En présence du
meurtre, l'histoire n'ose glorifier; en présence de l'héroïsme,
l'histoire n'ose flétrir. L'appréciation d'un tel acte place l'âme
dans cette redoutable alternative de méconnaître la vertu ou de louer
l'assassinat. Comme ce peintre qui, désespérant de rendre l'expression
complexe d'un sentiment mixte, jeta un voile sur la figure de son
modèle et laissa un problème au spectateur, il faut jeter ce mystère à
débattre éternellement dans l'abîme de la conscience humaine. Il y a
des choses que l'homme ne doit pas juger, et qui montent, sans
intermédiaire et sans appel, au tribunal direct de Dieu. Il y a des
actes humains tellement mêlés de faiblesse et de force, d'intention
pure et de moyens coupables, d'erreur et de vérité, de meurtre et de
martyre, qu'on ne peut les qualifier d'un seul mot, et qu'on ne sait
s'il faut les appeler crime ou vertu. Le dévouement coupable de
Charlotte Corday est du nombre de ces actes que l'admiration et
l'horreur laisseraient éternellement dans le doute, si la morale ne
les réprouvait pas. Quant à nous, si nous avions à trouver pour cette
sublime libératrice de son pays et pour cette généreuse meurtrière de
la tyrannie un nom qui renfermât à la fois l'enthousiasme de notre
émotion pour elle et la sévérité de notre jugement sur son acte, nous
créerions un mot qui réunît les deux extrêmes de l'admiration et de
l'horreur dans la langue des hommes, et nous l'appellerions l'ange de
l'assassinat.»


XV.

Si on m'a accusé, avec une sorte de justice, d'avoir jugé
historiquement la reine avec une sévérité regrettable mais
consciencieuse au commencement de son règne, qu'on lise comment je la
réhabilite sur son échafaud. Là elle n'est plus reine; elle est veuve,
elle est mère, elle est martyre, elle est sainte par le supplice si
héroïquement et si pieusement accepté. Peut-être encore aurais-je dû
insister davantage sur cette sanctification par l'échafaud? Je
regrette de ne l'avoir pas fait assez. Je me souvins trop de ses
influences féminines sur son mari, au moment où il ne fallait se
souvenir que de ses larmes et de son sang. Cependant qu'on lise et
qu'on juge, en me tenant compte de mes regrets:


XVI.

«La reine, après avoir écrit et prié, dormit d'un sommeil calme
quelques heures. À son réveil, la fille de madame Bault l'habilla et
la coiffa avec plus de décence et plus de respect pour son extérieur
que les autres jours. Marie-Antoinette dépouilla la robe noire qu'elle
avait portée depuis la mort de son mari, elle revêtit une robe blanche
en signe d'innocence pour la terre et de joie pour le ciel. Un fichu
blanc recouvrait ses épaules, un bonnet blanc ses cheveux. Seulement
un ruban noir qui pressait ce bonnet sur les tempes rappelait au monde
son deuil, à elle-même son veuvage, au peuple son immolation.

«Les fenêtres et les parapets, les toits et les arbres étaient
surchargés de spectateurs. Une nuée de femmes, ameutées contre
l'_Autrichienne_, se pressait autour des grilles et jusque dans les
cours. Un brouillard d'automne blafard et froid flottait sur la Seine,
et laissait ça et là glisser quelques rayons de soleil sur les toits
du Louvre et sur la tour du palais. À onze heures les gendarmes et les
exécuteurs entrèrent dans la salle des condamnés. La reine embrassa la
fille du concierge, se coupa elle-même les cheveux, se laissa lier les
mains sans murmure, et sortit d'un pas ferme de la Conciergerie.
Aucune faiblesse féminine, aucune défaillance de coeur, aucun frisson
du corps, aucune pâleur des traits. La nature obéissait à la volonté
et lui prêtait toute sa vie pour mourir en reine.

«En débouchant de l'escalier sur la cour, elle aperçut la charrette
des condamnés, vers laquelle les gendarmes dirigeaient sa marche. Elle
s'arrêta comme pour rebrousser chemin, et fit un geste d'étonnement et
d'horreur. Elle avait cru que le peuple donnerait au moins de la
décence à sa haine, et qu'elle serait conduite à l'échafaud, comme le
roi, dans une voiture fermée. Ce mouvement comprimé, elle baissa la
tête en signe d'acceptation et monta sur la charrette. L'abbé
Lothringer s'y plaça derrière elle, malgré son refus.

«Le cortége sortit de la Conciergerie au milieu des cris de: «Vive la
république! Place à l'Autrichienne! Place à la veuve Capet! À bas la
tyrannie!» Le comédien Grammont, aide de camp de Ronsin, donnait
l'exemple et le signal de ces cris au peuple, en brandissant son sabre
nu, et en fendant la foule du poitrail de son cheval. Les mains liées
de la reine la privaient d'appui contre les cahots des pavés. Elle
cherchait péniblement à reprendre l'équilibre et à garder la dignité
de son attitude. «Ce ne sont pas là tes coussins «de Trianon!» lui
criaient d'infâmes créatures. Les voix, les yeux, les rires, les
gestes du peuple, la submergèrent d'humiliation. Ses joues passaient
continuellement du pourpre à la pâleur, et révélaient les
bouillonnements et le reflux de son sang. Malgré le soin qu'elle avait
pris de sa toilette, le délabrement de sa robe, le linge grossier,
l'étoffe commune, les plis froissés, déshonoraient son rang. Les
boucles de ses cheveux s'échappaient de son bonnet et fouettaient ses
tempes au souffle du vent. Ses yeux, rouges et gonflés, quoique secs,
révélaient les longues inondations d'une douleur épuisée de larmes.
Elle se mordait par moments la lèvre inférieure avec les dents, comme
quelqu'un qui comprime le cri d'une souffrance aiguë.


XVII.

«Quand elle eut traversé le pont au Change et les quartiers tumultueux
de Paris, le silence et la contenance sérieuse de la foule indiquèrent
une autre région du peuple. Si ce n'était pas la pitié, c'était au
moins la consternation. Son visage reprit le calme et l'uniformité
d'expression que les outrages de la multitude avaient troublés au
premier moment. Elle parcourut ainsi lentement toute la longueur de la
rue Saint-Honoré. Le prêtre placé à côté d'elle sur la banquette
s'efforçait d'appeler son attention par des paroles qu'elle semblait
repousser de son oreille. Ses regards se promenaient, avec toute leur
intelligence, sur les façades des maisons, sur les inscriptions
républicaines, sur les costumes et sur la physionomie de cette
capitale, si transformée pour elle depuis quinze mois de captivité.
Elle regarde surtout les fenêtres des étages supérieurs, où flottaient
des banderoles aux trois couleurs, enseignes de patriotisme.

«Le peuple croyait et des témoins ont écrit que son attention légère
et puérile était attachée à cette décoration extérieure de
républicanisme. Sa pensée était ailleurs. Ses yeux cherchaient un
signe de salut parmi ces signes de sa perte. Elle approchait de la
maison qui lui avait été désignée dans son cachot. Elle interrogeait
du regard la fenêtre d'où devait descendre sur sa tête l'absolution
d'un prêtre déguisé. Un geste inexplicable à la multitude le lui fit
reconnaître. Elle ferma les yeux, baissa le front, se recueillit sous
la main invisible qui la bénissait, et, ne pouvant pas se servir de
ses mains liées, elle fit le signe de la croix sur sa poitrine par
trois mouvements de sa tête. Les spectateurs crurent qu'elle priait
seule, et respectèrent son recueillement. Une joie intérieure et une
consolation secrète brillèrent depuis ce moment sur son visage.


XVIII.

«En débouchant sur la place de la Révolution, les chefs du cortége
firent approcher la charrette le plus près possible du pont tournant
et la firent arrêter un moment devant l'entrée du jardin des
Tuileries. Marie-Antoinette tourna la tête du côté de son ancien
palais, et regarda quelques instants ce théâtre odieux et cher de sa
grandeur et de sa chute. Quelques larmes tombèrent sur ses genoux.
Tout son passé lui apparaissait à l'heure de la mort. En quelques
tours de roue, elle fut au pied de la guillotine. Le prêtre et
l'exécuteur l'aidèrent à descendre en la soutenant par les coudes.
Elle monta avec majesté les degrés de l'estrade. En arrivant sur
l'échafaud, elle marcha par inadvertance sur le pied de l'exécuteur.
«Pardonnez-moi,» dit-elle au bourreau du son de voix dont elle eût
parlé à un de ses courtisans. Elle s'agenouilla un instant et fit une
prière à demi-voix, puis, se relevant: «Adieu encore une fois, mes
enfants, dit-elle en regardant les tours du Temple, je vais rejoindre
votre père.» Elle n'essaya pas, comme Louis XVI, de se justifier
devant le peuple ni de l'attendrir sur sa mémoire. Ses traits ne
portaient pas, comme ceux de son mari, l'empreinte de la béatitude
anticipée du juste et du martyr, mais celle du dédain des hommes et de
la juste impatience de sortir de la vie. Elle ne s'élançait pas au
ciel, elle fuyait du pied la terre, et elle lui laissait en partant
son indignation et le remords.

«Le bourreau, plus tremblant qu'elle, fut saisi d'un frisson qui fit
hésiter sa main en détachant la hache. La tête de la reine tomba. Le
valet du supplice la prit par les cheveux et fit le tour de l'échafaud
en l'élevant dans sa main droite et en la montrant au peuple. Un long
cri de: «Vive la république!» salua ce visage décoloré et déjà
endormi.

«La Révolution se crut vengée, elle n'était que flétrie. Ce sang de
femme retombait sur sa gloire sans cimenter sa liberté. Paris eut
cependant moins d'émotion de ce meurtre que du meurtre du roi.
L'opinion affecta l'indifférence sur une des plus odieuses exécutions
qui consternèrent la république. Ce supplice d'une reine et d'une
étrangère au milieu du peuple qui l'avait adoptée n'eut pas même la
compensation des fins tragiques: le remords et l'attendrissement d'une
nation.


XIX.

«Ainsi mourut cette reine, trop confiante peut-être dans la
prospérité, mais sublime dans l'infortune, intrépide sur l'échafaud;
idole de cour mutilée par le peuple, longtemps l'amour, puis
l'imprudent conseil de la royauté, puis l'adversaire de la Révolution.
Cette Révolution, elle ne put ni la prévoir, ni la comprendre, ni
l'accepter; elle ne sut que l'irriter. Le peuple lui voua injustement
toute la haine dont il poursuivait l'ancien régime. Il appela de son
nom tous les scandales et toutes les trahisons des cours.
Toute-puissante par sa beauté et par son esprit sur son mari, elle
l'enveloppa de son impopularité et l'entraîna par son amour à sa
perte. Sa politique vacillante, suivant les impressions du moment,
tour à tour timide comme la défaite, téméraire comme le succès, ne sut
ni reculer ni avancer à propos. Favorite charmante et dangereuse d'une
monarchie vieillie, plutôt que reine d'une monarchie nouvelle, elle
n'eut ni le prestige de l'ancienne royauté: le respect; ni le prestige
du nouveau règne: la popularité. Elle ne sut que charmer, égarer et
mourir. Le peu de solidité de son esprit l'excuse, l'enivrement de sa
beauté et de sa jeunesse l'innocente, la grandeur de son courage
l'ennoblit. On ne peut la juger, sur un échafaud, ou plutôt la
plaindre, c'est la juger. Elle est du nombre de ces mémoires qui
désarment la postérité, qu'on évoque avec pitié, et qu'on ne juge,
comme on doit juger les femmes, qu'avec des larmes. L'histoire, à
quelque opinion qu'elle appartienne, en versera d'éternelles sur cet
échafaud. Seule contre tous, innocente par son sexe, sacrée par son
titre de mère, une reine inoffensive désormais est immolée sur une
terre étrangère par un peuple qui ne sait pardonner ni à la jeunesse,
ni à la beauté, ni au vertige de l'adoration! Appelée par ce peuple
pour occuper un trône, ce peuple ne lui donne pas même un tombeau; car
nous lisons sur le registre des inhumations banales de la Madeleine:
_Pour la bière de la veuve Capet, sept francs._

«Voilà le total d'une vie de reine et de ces richesses consacrées
pendant tout un règne à la splendeur, aux plaisirs et aux générosités
d'une femme qui avait possédé Versailles, Saint-Cloud et Trianon.
Quand la Providence veut parler aux hommes avec la rude éloquence des
vicissitudes royales, elle dit en un signe plus que Sénèque ou Bossuet
dans d'éloquents discours, et elle écrit un vil chiffre sur le
registre d'un fossoyeur.»

Que peut-on accuser dans ce jugement? Ni la justice, ni la pitié, ni
même le pathétique. Et voilà cependant ce dont les royalistes me font
un crime! De ce crime je n'efface rien, c'est l'histoire attendrie
par le coeur du juge.


XX.

Je dois beaucoup de ce récit à cet abbé Lambert, ami des Girondins, et
introduit librement par eux dans la prison de la Conciergerie. M. de
Cassagnac m'a attribué à tort l'invention de ces circonstances
funèbres. On a vu au commencement de ce commentaire combien le
critique a été trompé, et combien sont réelles et attestées mes
enquêtes personnelles auprès du curé de Bessancourt. C'est lui qui
suivit ces victimes du tribunal au cachot, du cachot à la mort. Cet
abbé _Lothringer_, que la reine refusa obstinément d'entendre parce
qu'il était à ses yeux schismatique, ne fut, selon l'abbé Lambert et
selon d'autres documents de l'époque, qu'un intrigant sacré et
intéressé, cherchant des prétextes de célébrité dans son obsession
autour des victimes, et exploitant, sous la Restauration, les rapports
mensongers qu'il prétendait avoir eus avec la reine. Le curé de
Bessancourt n'en parlait qu'avec dédain. Ce vieillard pieux n'aurait
pas menti pour déshonorer la mémoire d'un confrère dont il avait
partagé la faute contre l'Église, mais dont les dispositions posthumes
et intéressées ne lui inspiraient ni foi ni estime. Les écrivains
royalistes du temps de la Restauration ont tort de s'attacher au
témoignage de ce prêtre aventurier, mouche du coche des prisons et du
char de la guillotine, bourdonnant ses services aux oreilles des rois
rentrés aux Tuileries.


XXI.

La mort du duc d'Orléans ne le justifie pas, mais l'explique.

L'abbé Lambert, dont j'ai parlé en répondant à M. de Cassagnac, homme
délicat et sensible, souffrait intérieurement de la maladresse de son
confrère, de la grossièreté des soldats, de l'humiliation du
condamné. Il aborda le prince avec une contenance respectueuse et
attendrie. «Égalité,» lui dit-il, «je viens ici t'offrir les
sacrements, ou du moins les consolations d'un ministre du ciel.
Veux-tu les recevoir d'un homme qui te rend justice et qui te porte
une sincère commisération?--Qui es-tu, toi? lui répondit en
adoucissant sa physionomie le duc d'Orléans.--Je suis, reprit le
prêtre, le vicaire général de l'évêque de Paris. Si tu ne désires pas
mon ministère comme prêtre, puis-je te rendre comme homme quelques
services auprès de ta femme et de ta famille?--Non, répliqua le duc
d'Orléans, je te remercie; mais je ne veux d'autre oeil que le mien
dans ma conscience, et je n'ai besoin que de moi seul pour mourir en
bon citoyen.» Il se fit servir à déjeuner, mangea et but avec appétit,
mais non jusqu'à l'ivresse. Un membre du tribunal étant venu lui
demander s'il avait des révélations à faire dans l'intérêt de la
république: «Si j'avais su quelque chose contre la sûreté de la
patrie, répondit-il, je n'aurais pas attendu jusqu'à cette heure pour
le dire. Au surplus, je n'emporte aucun ressentiment contre le
tribunal, pas même contre la Convention et les patriotes: ce ne sont
pas eux qui veulent ma mort; elle vient de plus haut...» Et il se tut.


XXII.

«À trois heures on vint le prendre pour l'échafaud. Les détenus de la
Conciergerie, presque tous ennemis du rôle et du nom du duc d'Orléans
dans la Révolution, se pressaient en foule dans les préaux, dans les
corridors, dans les guichets, pour le voir passer. Il était escorté de
six gendarmes le sabre nu. À sa démarche, à son attitude, au port de
son front, à l'énergie de son pas sur les dalles, on l'eût pris pour
un soldat marchant au feu plutôt que pour un condamné qu'on mène au
supplice. L'abbé Lothringer monta avec lui et trois autres condamnés
sur la charrette. Des escadrons de gendarmerie à cheval formaient le
cortége. Le char roulait lentement. Tous les regards cherchaient le
prince, les uns comme une vengeance, les autres comme une expiation.
Il n'eut jamais autant que ce jour suprême la noblesse et la dignité
de son rang. Il était redevenu prince par le sentiment de mourir en
citoyen. Il portait fièrement la tête; il promenait, avec toute sa
liberté d'esprit, des regards indifférents sur la multitude. Il
détournait l'oreille des exhortations du prêtre, qui ne cessait de
l'obséder. Un embarras de rue ou un raffinement de cruauté fit arrêter
un moment la charrette sur la place du Palais-Royal, devant la cour de
sa demeure. «Pourquoi donc s'arrête-t-on là? demanda-t-il.--«C'est
pour te faire contempler ton palais, lui répondit l'ecclésiastique. Tu
le vois, la route s'abrége, le but approche, songe à ta conscience et
confesse-toi.» Le prince, sans répondre, regarda longtemps les
fenêtres de cette demeure où il avait fomenté tous les germes de la
Révolution, savouré tous les désordres de sa jeunesse et cultivé tous
les attachements de la famille. L'inscription de _Propriété
nationale_, gravée sur la porte du Palais-Royal à la place de ses
armoiries, lui fit comprendre que la république avait partagé ses
dépouilles avant sa mort, et que ce toit et ces jardins n'abriteraient
plus même ses enfants. Cette image de l'indigence et de la
proscription de sa race le frappa plus que la hache du bourreau. Sa
tête se pencha sur sa poitrine comme si elle eût été déjà détachée du
tronc, et il regarda d'un autre côté.

«Il continua ainsi, abattu et muet, jusqu'à l'entrée de la place de la
Révolution par la rue Royale. L'aspect de la foule qui couvrait la
place et le roulement des tambours à son approche lui firent relever
la tête, de peur qu'on ne prît sa tristesse pour de la faiblesse. Le
prêtre continuait à le presser plus vivement d'accepter les secours de
son ministère. «Incline-toi devant Dieu et accuse tes fautes.--Eh! le
puis-je au milieu de cette foule et de ce bruit? Est-ce là le lieu du
repentir ou du courage? répondit le prince.--Eh bien, répliqua le
prêtre, confesse-moi celle de tes fautes qui pèse le plus sur ta vie:
Dieu te tiendra compte de l'intention et de l'impossibilité, et je te
pardonnerai en son nom.»


XXIII.

«Soit obsession et lassitude, soit inspiration tardive de l'échafaud,
dont chaque tour de roue le rapprochait, le prince s'inclina devant le
ministre de Dieu, et murmura quelques mots qui se perdirent dans le
bruit de la foule et dans le mystère du sacrement. Il reçut, dans
l'attitude du respect et du recueillement, le pardon du ciel, à
quelques pas de l'échafaud d'où Louis XVI avait envoyé le sien à ses
ennemis. Le prince était vêtu avec élégance et avec cette imitation du
costume étranger qu'il avait affectée dès sa jeunesse. Descendu de la
charrette et monté sur le plancher de la guillotine, les valets du
bourreau voulurent tirer ses bottes étroites et collées à ses jambes.
«Non, non, leur dit-il avec sang-froid, vous les tirerez plus aisément
après; dépêchons-nous, dépêchons-nous!» Il regarda sans pâlir le
tranchant du fer. Il mourut avec une sécurité qui ressemblait à une
révélation de l'avenir. Était-ce le stoïcisme du caractère? ou la
conviction du républicain? ou l'arrière-pensée du père ambitieux pour
ses fils, qui prévoit qu'une nation inconstante lui rendra un trône
pour quelques gouttes de sang? Tout est resté inexplicable de ce
prince. Sa mémoire elle-même est un problème qui fait craindre à
l'historien de manquer de justice ou de réprobation en la jugeant.
L'époque où nous écrivons nous-même n'est pas propice à ce jugement.
Son fils règne sur la France. L'indulgence pour la mémoire du père
pourrait ressembler à une flatterie du succès, la sévérité à un
ressentiment d'une théorie. Ainsi la crainte de paraître servile ou la
crainte de paraître hostile risquent également de rendre injuste
l'écrivain qui penserait uniquement à ce jour. Mais la justice que
l'on doit à la mort et la vérité qu'on doit à l'histoire passent avant
ces retours que l'écrivain peut faire sur son propre temps. Il doit
braver, pour rester équitable, le soupçon d'inimitié comme le soupçon
d'adulation. La mémoire des morts n'est pas une monnaie de trafic
entre les mains des vivants.

«Comme républicain, ce prince a été, selon nous, calomnié. Tous les
partis se sont, pour ainsi dire, accordé mutuellement son nom pour en
faire l'objet d'une injure et d'une exécration communes: les
royalistes, parce qu'il fut un des plus grands moteurs de la
Révolution; les républicains, parce que sa mort fut une des plus
odieuses ingratitudes de la république; le peuple, parce qu'il était
prince; les aristocrates, parce qu'il s'était fait peuple; les
factieux, parce qu'il refusa de prêter son nom à leurs conspirations
alternatives contre la patrie; tous, parce qu'il voulut imiter cette
gloire suspecte qu'on appelle l'héroïsme de Brutus. Aux yeux des
hommes impartiaux, s'il vota la mort du roi par conviction et par
républicanisme, cette conviction répugnait au sentiment et ressemblait
à un attentat contre la nature. Mais la haine avait assez de vérités
cruelles à verser sur son nom pour s'épargner les calomnies et les
rumeurs. À mesure que la Révolution se dépouille de ses obscurités et
que chaque parti lègue en mourant ses confidences à l'histoire, la
mémoire du duc d'Orléans se dépouille des trames, des complicités,
des trahisons, des crimes et de l'importance qu'on lui a prêtés. La
Révolution ne lui doit ni tant de reconnaissance ni tant de haine. Il
fut un instrument tour à tour employé et brisé par elle. Il n'en fut
ni l'auteur, ni le maître, ni le Judas, ni le Cromwell.


XXIV.

«La Révolution n'était pas une conjuration, elle était une doctrine;
elle ne se vendit pas à un homme, elle se dévoua à une idée. La voir
tout entière dans le duc d'Orléans, c'est trop grandir l'homme ou
c'est trop rabaisser l'événement. À l'exception des premières
agitations populaires de Paris, on n'aperçoit clairement ni son nom,
ni sa main, ni son or dans aucune des journées décisives. Il rêva
peut-être un moment une couronne votée d'acclamation par la faveur
publique. Il jouit peut-être avec une satisfaction coupable de
l'abaissement et des terreurs d'une reine et d'une cour qui l'avaient
humilié. Il ne tarda pas à comprendre que la Révolution ne
couronnerait personne, et qu'elle entraînerait avec le trône tous ses
prétendants et tous les survivants de la royauté. Il se repentit
alors; les infortunes de Louis XVI l'attendrirent. Il voulut de bonne
foi se réconcilier avec le roi et soutenir la constitution. Le roi
l'accueillait, mais les insultes des courtisans et les antipathies de
la cour le repoussèrent. Il prit les opinions extrêmes pour un asile.
Il s'y jeta par désespoir. Il n'y trouva que les ombrages et les
injures des chefs populaires, qui ne lui pardonnaient pas son nom.
Danton l'abandonna; Robespierre affecta de le craindre; Marat le
dénonça; Camille Desmoulins le montra du doigt aux terroristes. Les
Girondins l'accusèrent, les Montagnards le livrèrent à l'échafaud.

«Il subit toutes ces phases de sa fortune avec le stoïcisme d'un
prince qui ne demande à sa patrie que le titre de citoyen, et à la
république que l'honneur de mourir pour elle. Il mourut sans adresser
un reproche à cette cause, et comme si l'ingratitude des républiques
était la couronne civique de leurs fondateurs. Il s'était dès lors
désintéressé de son rang et donné tout entier au peuple ou comme
serviteur, ou comme victime. Malheureusement pour sa mémoire, il se
donna aussi comme juge dans un procès où la nature le récusait. Le
peuple, en le frappant, l'en punit moins sévèrement que la postérité.

«Si quelqu'un suivit en aveugle, mais avec invariabilité et constance,
la marche de la Révolution, jusqu'au terme et sans demander où elle
conduisait, ce fut le duc d'Orléans. Il fut l'Oedipe de la famille des
Bourbons. Homme faible, parent coupable, irréprochable patriote,
suicide de sa renommée, il réalisa en lui ce mot de Danton: «Périsse
notre mémoire, et que la république soit sauvée!» Lâche s'il fit ce
sacrifice à sa popularité, cruel s'il le fit à son opinion, odieux
s'il le fit à son ambition, il a emporté le secret de sa conduite
politique devant Dieu. Dans le doute de ses motifs, l'histoire
elle-même peut douter.

«Il y a dans les mouvements d'une révolution une grandeur qui se
communique aux caractères, et qui grandit quelquefois les âmes les
plus vulgaires à la proportion des événements auxquels elles
participent. Les hommes légers au commencement de l'action deviennent
peu à peu sérieux, dévoués, tragiques comme la pensée qui les
enveloppe et les élève dans son tourbillon. Le duc d'Orléans fut
peut-être un de ces hommes. Sa vie, désordonnée au commencement,
tragique à la fin, commença comme un scandale, se poursuivit comme une
trame, et finit comme un acte de résignation. Ainsi que Brutus, son
modèle et son erreur, il restera éternellement problématique aux yeux
de la postérité. Mais elle en tirera cette grande leçon: c'est que,
quand l'opinion et la nature se combattent dans le coeur d'un citoyen,
c'est la nature qu'il faut écouter; car l'opinion se trompe souvent,
et la nature est infaillible. D'ailleurs les fautes que l'on commet
contre l'opinion, le coeur humain les pardonne et quelquefois les
admire; mais les fautes que l'on commet contre la nature, Dieu les
réprouve, et les hommes ne les pardonnent jamais.»


XXV.

Ce qu'il y a de remarquable dans ce jugement sur le duc d'Orléans,
c'est que son fils, alors roi, Louis-Philippe, ne protesta pas contre
mon arrêt historique. Quelques jours après l'apparition des
_Girondins_, ce prince, que je ne voyais pas, mais avec qui j'avais
quelques rapports indirects, me fit dire par M. _Vatout_, son
confident et son bibliothécaire, qu'il avait lu les _Girondins_, et
qu'il me remerciait de la justice rendue à son père. Louis-Philippe
prouva dans une autre occasion plus solennelle qu'il n'acceptait rien
des opinions et des actes de son père; qu'il croyait à des vertus
domestiques et même publiques en lui, particulièrement à la chaleur de
ses sentiments paternels et à son dévouement stoïque à la république,
mais qu'il n'acceptait ni la responsabilité de ses faiblesses devant
la terreur, ni l'hérédité de son vote lâche et dénaturé contre son roi
et son parent.

Le ciel m'est témoin que dans mon jugement d'historien sur le duc
d'Orléans (Égalité), jugement que quelques âmes inflexibles ont trouvé
trop doux, je ne fus influencé en rien par le désir de complaire au
roi Louis-Philippe, qui régnait alors sur la France, et dont j'aurais
pu ou briguer la faveur ou redouter la vengeance. Non, ces bassesses
n'approchent même pas de mes pensées; mais je fus et je suis resté
influencé en effet et incliné vers l'indulgence par cet esprit de
famille qu'on respire dans son enfance, et par ces traditions
domestiques qui forment le premier pli de la mémoire dans les enfants
attentifs aux récits de leur mère. Ma mère, élevée dans le palais même
de Saint-Cloud et dans la familiarité des enfants du prince, du même
âge qu'elle, avait des occasions quotidiennes de voir le duc d'Orléans
(avant que la Révolution l'eût encore entraîné et souillé dans ses
excès), et de le voir entre la princesse sa femme et ses enfants, dans
ces intimités caressantes qui donnent la grâce de la nature aux
heureux pères d'une nombreuse famille, dans les palais comme dans les
chaumières. Elle avait conservé, indépendamment de la reconnaissance,
un vif sentiment de l'amabilité, de l'élégance et de la bonté
familière de ce malheureux prince; et, tout en déplorant, comme
royaliste, les entraînements et les complicités presque parricides de
Philippe-Égalité, elle ne pouvait s'empêcher de nous le peindre sous
les traits d'un jeune père de famille accompli dans son intérieur, et
d'attribuer à sa faiblesse, plus qu'à sa nature, les égarements et les
crimes qui flétrirent plus tard son nom. Ces impressions, recueillies
par un enfant de la bouche d'une mère, revivaient à mon insu dans
l'homme fait et dans l'historien; elles mirent quelque pitié et
peut-être quelque justice sous ma plume. L'indulgence, en parlant des
hommes faibles, est aussi une justice. Voilà ce que Louis-Philippe
reconnut en moi dans le portrait de son père et dans mon jugement sur
lui, voilà le sentiment dont il me fit remercier par son confident.

Sa fin fut tour à tour hideuse et stoïque. Voilà comment me la
dépeignait un des rares témoins de ses derniers moments:


XXVI.

«Deux prêtres, l'abbé Lambert et l'abbé Lothringer, les mêmes qui
avaient entretenu les Girondins pendant la dernière nuit, attendaient
au coin du feu, dans le grand cachot, en causant avec les porte-clefs
et les gendarmes, l'heure où les accusés redescendraient du tribunal.
Ils virent entrer le duc d'Orléans, non plus avec cette impassibilité
extérieure que tout homme de courage commande à sa contenance devant
le regard de ses ennemis, mais dans le désordre d'un homme indigné de
l'injustice des hommes, et qui s'épanche, à l'abri des cachots, devant
lui-même et devant Dieu. Sa démarche était rapide, ses gestes saccadés
et brefs, son visage enflammé par la colère. D'involontaires
exclamations sortaient inachevées de ses lèvres; il levait les yeux au
ciel et se promenait à grands pas autour du cachot. «Les scélérats!»
s'écriait-il en s'arrêtant quelquefois comme devant une pensée
soudaine et comme devant une apparition, «les scélérats! je leur ai
tout donné, rang, fortune, ambition, honneur, renommée de ma maison
dans l'avenir, répugnance même de la nature et de la conscience à
condamner leurs ennemis!... et voilà la récompense qu'ils me
gardaient!... Ah! si j'avais agi, comme ils le disent, par ambition,
que je serais malheureux maintenant! mais c'était par une ambition
plus haute qu'un trône, par l'ambition de la liberté de mon pays et de
la félicité de mes semblables! Eh bien, vive la république!... ce cri
sortira de mon cachot comme il est sorti de mon palais.» Puis il
s'attendrissait sur ses enfants emprisonnés ou proscrits. Il les
appelait comme s'il eût été seul. Il parlait tout haut et frappait du
pied les dalles, des mains les murs de son cachot.»

                                                            LAMARTINE.




LXXVe ENTRETIEN.

CRITIQUE

DE

L'HISTOIRE DES GIRONDINS.

(SIXIÈME PARTIE.)


I.

Le personnage vraiment historique, mais froid et déclamatoire, de
madame Roland, m'apparaît sous un aspect plus juste à l'heure de sa
mort. Je ne lui pardonne plus la lâche poursuite de la reine jusqu'à
l'échafaud; le dernier trait de ce jugement venge d'un mot
Marie-Antoinette et dénude le coeur de l'héroïne des _Girondins_.

«Le supplice des Girondins jeta un linceul sur la vie aux yeux de
madame Roland. Vergniaud, Brissot, n'étaient plus. Qui savait le sort
de Buzot, de Barbaroux, de Louvet? Peut-être avaient-ils déjà quitté
la terre.

«On la transporta à la Conciergerie. Elle y languit peu. Elle y
grandit en se rapprochant de la mort. Son âme, son langage, ses
traits, y prirent la solennité des grands destins. Pendant le peu de
jours qu'elle y passa, elle répandit par sa présence parmi les
nombreux prisonniers de cette maison un enthousiasme et un défi de la
mort qui divinisèrent les âmes les plus abattues. L'ombre voisine de
l'échafaud semblait relever sa beauté. Les longues douleurs de sa
captivité, le sentiment désespéré mais calme de sa situation, les
larmes contenues mais murmurantes au fond des paroles, donnaient à sa
voix un accent où l'on entendait ce bouillonnement des sentiments qui
monte d'un coeur profond.

«Elle s'entretenait, à la grille, avec les hommes principaux de son
parti, qui peuplaient la Conciergerie. Debout sur un banc de pierre
qui l'élevait un peu au-dessus du sol de la cour, les doigts
entrelacés aux barreaux de fer qui formaient la claire-voie entre le
cloître et le préau, elle avait trouvé sa tribune dans sa prison, et
son auditoire dans ses compagnons de mort. Elle parlait avec
l'abondance et l'éclat de Vergniaud, mais avec cette amertume de
colère et cette âpreté de mépris que la passion d'une femme ajoute
toujours à l'éloquence du raisonnement. Sa mémoire vengeresse
plongeait dans l'histoire de l'antiquité pour y trouver des images,
des analogies et des noms capables d'égaler ceux des tyrans du jour.
Pendant que ses ennemis préparaient son acte d'accusation à quelques
pieds au-dessus de sa tête, sa voix, comme celle de la postérité,
grondait dans ces souterrains de la Conciergerie. Elle se vengeait
avant sa mort et léguait sa haine. Elle arrachait non des larmes, elle
n'en voulait pas pour elle-même, mais des cris d'admiration aux
prisonniers. On l'écoutait des heures entières. On se séparait aux
cris de: «Vive la république!» On ne calomniait pas la liberté, on
l'adorait jusque dans les cachots creusés en son nom.


II.

«Mais cette femme, si magnanime et si supérieure à son sort en public,
fléchissait, comme toute nature humaine, dans la solitude et dans le
silence du cachot. Son âme héroïque semblait se taire alors et laisser
son coeur de femme s'affaisser et se briser en tombant de
l'enthousiasme sur la réalité. Plus elle s'était élevée haut, plus
dure était la chute. Elle passait quelquefois de longues matinées,
accoudée sur la fenêtre, le front contre le grillage de fer, à
regarder un coin du ciel libre, et à pleurer comme un ruisseau sur les
pots de fleurs dont le concierge avait garni l'entablement. À quoi
pensait-elle? Des mots entrecoupés de ses dernières pages le révèlent:
à son enfant, à son mari, vieillard accoutumé à cet appui et
incapable de faire un pas de plus dans la vie sans elle; à sa jeunesse
vainement altérée d'amour, consumée dans le feu des ambitions
politiques; à ces amis dont l'image la poursuivait et lui faisait
seule regretter la vie s'ils vivaient encore, aspirer à la mort s'ils
l'avaient devancée dans l'éternité. Elle l'ignorait: c'était son
supplice.

«Elle ne sentait pas les autres misères de sa captivité. Son cachot,
humide, infect, ténébreux, était voisin de celui qu'avait occupé la
reine: rapprochement trop semblable à un remords. Toutes deux étaient
arrivées en quelques mois, par des routes différentes, au même
souterrain, pour marcher de là au même échafaud: l'une, tombée du
trône sous l'effort de l'autre; l'autre, montée aux premiers honneurs
de la république, et précipitée, à son tour, à côté de sa propre
victime. Ces vengeances du sort ressemblent à des hasards. _Ce sont
des justices souvent._»


III.

Quant à _Danton_, pour qui j'ai été trop sévère peut-être, car plus
j'étudie, moins je vois en lui l'organisateur des massacres de
septembre, lisez sa fin, et voyez si je flatte la démagogie dans ce
singe malicieux, féroce et lâche de la multitude, Camille Desmoulins.

«À quatre heures, les valets du bourreau vinrent lier les mains des
condamnés et couper leurs cheveux. Ils s'y prêtèrent sans résistance
et en assaisonnant de sarcasmes la toilette funèbre. «C'est bien bon
pour ces imbéciles qui vont nous regarder dans la rue, dit Danton.
Nous paraîtrons autrement devant la postérité.» Il ne montra d'autre
culte que celui de sa renommée, et ne parut désirer de survivre que
dans sa mémoire. Son immortalité, c'était le bruit de son nom.

«Camille Desmoulins ne pouvait croire que Robespierre laissât
exécuter un homme comme lui. Il espéra jusqu'au dernier moment dans un
retour de l'amitié. Il n'avait parlé de lui qu'avec ménagement et
respect depuis son emprisonnement. Il ne lui avait adressé que des
plaintes, aucune de ces injures sur lesquelles l'orgueil ne revient
pas. Quand les exécuteurs voulurent saisir Camille pour le lier comme
les autres, il lutta en désespéré contre ces préparatifs qui ne lui
laissaient plus de doute sur la mort. Ses imprécations et ses fureurs
firent ressembler un moment le cachot à une boucherie. Il fallut
l'abattre pour l'enchaîner et pour lui couper les cheveux. Dompté et
lié, il supplia Danton de lui mettre dans la main une boucle de la
chevelure de Lucile, qu'il portait sous ses habits, afin de presser
quelque chose d'elle en mourant. Danton lui rendit ce pieux office, et
se laissa lier sans résistance.

«Une seule charrette contenait les quatorze condamnés. Le peuple se
montrait Danton; il se respectait lui-même dans sa victime. Quelque
chose faisait ressembler ce supplice à un suicide du peuple. Un petit
nombre d'hommes en haillons et de femmes salariées suivaient les roues
en couvrant les condamnés d'imprécations et de huées. Camille
Desmoulins ne cessait de vociférer et de parler à cette multitude.
«Généreux peuple, malheureux peuple, criait-il, on te trompe, on te
perd, on immole tes meilleurs amis! Reconnaissez-moi, sauvez-moi! Je
suis Camille Desmoulins! C'est moi qui vous ai appelés aux armes le 14
juillet! c'est moi qui vous ai donné cette cocarde nationale!» En
parlant ainsi et en s'efforçant de gesticuler des épaules et de rompre
ses liens, il avait tellement déchiré son habit et sa chemise que son
buste grêle et osseux apparaissait presque nu au-dessus de la
charrette. Depuis le convoi de madame du Barry, on n'avait pas entendu
de tels cris ni contemplé de telles convulsions dans l'agonie. La
foule y répondait par des insultes. Danton, assis à côté de Camille
Desmoulins, faisait rasseoir son jeune compagnon, et lui reprochait ce
vain étalage de supplications et de désespoir. «Reste donc tranquille,
lui disait-il sévèrement, et laisse là cette vile canaille!» Quant à
lui, il écrasait la multitude, non de paroles, mais d'indifférence et
de mépris. En passant sous les fenêtres de la maison qu'habitait
Robespierre, la foule redoubla ses invectives, comme pour faire
hommage à son idole du supplice de son rival. Les volets de la maison
de Duplay se fermaient à l'heure où les charrettes passaient
habituellement dans la rue. Ces cris firent pâlir Robespierre. Il
s'éloigna des appartements d'où l'on pouvait les entendre. Confus de
tant d'implacabilité, humilié de tant de sang, qui rejaillissait si
souvent et si justement sur lui, il sentit le regret ou la honte.

«Ce pauvre Camille, dit-il, que n'ai-je pu le sauver! Mais il a voulu
se perdre! Quant à Danton, ajouta-t-il, je sais bien qu'il me fraye la
route; mais il faut qu'innocents ou coupables nous donnions tous nos
têtes à la république. La Révolution reconnaîtra les siens de l'autre
côté de l'échafaud.» Il feignit de gémir sur ce qu'il appelait les
_cruelles exigences_ de la patrie.


IV.

«Hérault de Séchelles descendit le premier de la charrette. Avec
l'élan et le sang-froid d'une amitié qui pousse le coeur vers le
coeur, il approcha son visage de celui de Danton pour l'embrasser. Le
bourreau les sépara. «Barbare! dit Danton à l'exécuteur, tu
n'empêcheras pas du moins nos têtes de se baiser tout à l'heure dans
le panier.»

«Camille Desmoulins monta ensuite. Il avait repris son calme au
dernier moment. Il roulait entre ses doigts les cheveux de sa femme,
comme si sa main eût voulu se dégager pour porter cette relique à ses
lèvres. Il s'approcha de l'instrument de mort, regarda froidement le
couteau ruisselant du sang de son ami; puis, se tournant vers le
peuple et levant les yeux au ciel: «Voilà donc, s'écria-t-il, la fin
du premier apôtre de la liberté! Les monstres qui m'assassinent ne me
survivront pas longtemps. Fais remettre ces cheveux à ma belle-mère,»
dit-il ensuite à l'exécuteur. Ce furent ses derniers mots. Sa tête
roula.

«Danton monta après tous les autres. Jamais il n'était monté plus
superbe et plus imposant à la tribune. Il se carrait sur l'échafaud et
semblait y prendre la mesure de son piédestal. Il regardait à droite
et à gauche le peuple d'un regard de pitié. Il semblait lui dire par
son attitude: «Regarde-moi bien, tu n'en verras pas qui me
ressemblent.» La nature cependant fondit un instant cet orgueil. Un
cri d'homme arraché par le souvenir de sa jeune femme échappa au
mourant. «Ô ma bien-aimée, s'écria-t-il les yeux humides, je ne te
verrai donc plus!» Puis, comme se reprochant ce retour vers
l'existence: «Allons, Danton, se dit-il à haute voix, point de
faiblesse!» Et se tournant vers le bourreau: «Tu montreras ma tête au
peuple, lui dit-il avec autorité, elle en vaut bien la peine.» Sa tête
tomba. L'exécuteur, obéissant à sa dernière pensée, la ramassa dans
le panier et la promena autour de l'échafaud. La foule battit des
mains. Ainsi finissent ses favoris.


V.

«Ainsi mourut en scène devant le peuple cet homme pour qui l'échafaud
était encore un théâtre, et qui avait voulu mourir applaudi à la fin
du drame tragique de sa vie, comme il l'avait été au commencement et
au milieu. Il ne lui manqua rien d'un grand homme, excepté la vertu.
Il en eut la nature, le génie, l'extérieur, la destinée, la mort; il
n'en eut pas la conscience. Il joua le grand homme, il ne le fut pas.
Il n'y a pas de grandeur dans un rôle; il n'y a de grandeur que dans
la foi. Danton eut le sentiment, souvent la passion de la liberté, il
n'en eut pas la foi, car il ne professait intérieurement d'autre culte
que celui de la renommée.

«La Révolution était un instinct chez lui, non une religion. Il la
servit comme le vent sert la tempête, en soulevant l'écume et en
jouant avec les flots. Il ne comprit d'elle que son mouvement, non sa
direction. Il en eut l'ivresse plus que l'amour. Il représente les
masses et non les supériorités de l'époque. Il montra en lui
l'agitation, la force, la férocité, la générosité tour à tour de ces
masses. Homme de tempérament plus que de pensée, élément plus
qu'intelligence, il fut homme d'État, cependant, plus qu'aucun de ceux
qui essayèrent de manier les choses et les hommes dans ce temps
d'utopies; plus que Mirabeau lui-même, si l'on entend par homme d'État
un homme qui comprend le mécanisme du gouvernement. Indépendamment de
son idéal, il avait l'instinct politique. Il avait puisé dans
Machiavel ces maximes qui enseignent tout ce qu'on peut faire
supporter de pouvoir ou de tyrannie aux États. Il connaissait les
faiblesses et les vices des peuples, il ne connaissait pas leurs
vertus. Il ne soupçonnait pas ce qui fait la sainteté des
gouvernements; car il ne voyait pas Dieu dans les hommes, mais le
hasard. C'était un de ces admirateurs de la _fortune antique_, qui
n'adoraient en elle que la divinité du succès. Il sentait sa valeur
comme homme d'État avec d'autant plus de complaisance que la
démocratie était plus au-dessous de lui. Il s'admirait comme un géant
au milieu de ces nains du peuple. Il étalait sa supériorité comme un
parvenu du génie. Il s'étonnait de lui-même. Il écrasait les autres.
Il se proclamait la seule tête de la république. Après avoir caressé
la popularité, il la bravait comme une bête féroce qu'il défiait de le
dévorer. Il avait le vice audacieux comme le front. Il avait poussé le
défi politique jusqu'au crime aux journées de septembre. Il avait
défié le remords; mais il avait été vaincu. Il en était obsédé. Ce
sang le suivait à la trace. Une secrète horreur se mêlait à
l'admiration qu'il inspirait. Il ressentait lui-même cette horreur, et
il aurait voulu se séparer de son passé. Nature inculte, il avait eu
des accès d'humanité comme il en avait eu de fureur. Il avait les
vices bas, mais les passions généreuses; en un mot, il avait un coeur.
Ce coeur, vers la fin, revenait au bien par la sensibilité, par la
pitié et par l'amour. Il méritait à la fois d'être maudit et d'être
plaint. C'était le colosse de la Révolution, la tête d'or, la poitrine
de chair, le torse d'airain, les pieds de boue. Lui abattu, la cime de
la Convention parut moins haute. Il en était le nuage, l'éclair et la
foudre. En le perdant la Montagne perdait son sommet.»

Ôtez de là la conception des journées de septembre qui appartient au
hasard ou à la commune, vous aurez le vrai Danton, un Mirabeau du
peuple!


VI.

S'il y a excès ici, c'est excès de sévérité sous ma plume. J'accuse
Danton sans preuves, par ce besoin honnête de trouver un criminel pour
personnifier en lui l'horreur du crime. Ma conscience aujourd'hui
m'oblige à avouer que je crains d'avoir chargé sa mémoire d'une
horreur qu'il ne mérite peut-être pas.

Quant à Camille Desmoulins, je ne rétracte rien de mon mépris. Il ne
fut que le _Séjan_ de la foule; il ne montra de pitié que pour
lui-même, et il ne plaida pour les victimes que quand la multitude
rassasiée de supplices commença à se retourner contre les bourreaux.
Sarcastique et hideuse figure qu'on retrouve toujours dans toutes les
révolutions, flaireurs du vent, baladins de la foule qui montent
indifféremment sur les tréteaux ou sur l'échafaud pour y provoquer le
rire atroce des égorgeurs, ou pour y mourir eux-mêmes sans conviction,
sans dignité et sans courage.


VII.

Le meurtre de Madame Élisabeth, jeune soeur du roi, n'a dans aucune
langue, excepté dans la langue des anthropophages, de mot pour le
caractériser. On m'a accusé de glacer la pitié dans les âmes sur les
attentats de la démagogie. Je n'accepte rien de cette calomnie du
livre le plus plein de sang, mais le plus plein de larmes que je
connaisse.

Qu'on en juge par le récit de cette mort:

«L'ordre de juger Madame Élisabeth fut un défi de cruauté entre les
hommes dominants à qui serait le plus implacable contre le sang de
Bourbon.

«Le 9 mai, au moment où les princesses, à demi déshabillées, priaient au
pied de leur lit avant le sommeil, elles entendirent frapper à la porte
de leurs chambres des coups si violents et si répétés, que la porte
trembla sur ses gonds. Madame Élisabeth se hâta de se vêtir et d'ouvrir.
«Descends à l'instant, citoyenne! lui dirent les porte-clefs.--Et ma
nièce? leur répondit la princesse.--On s'en occupera plus tard.» La
princesse, entrevoyant son sort, se précipita vers sa nièce, et
l'enveloppa dans ses bras comme pour la disputer à cette séparation.
Madame Royale pleurait et tremblait. «Tranquillise-toi, mon enfant, lui
dit sa tante, je vais remonter sans doute dans un instant.--Non,
citoyenne, reprirent rudement les geôliers, tu ne remonteras pas; prends
ton bonnet et descends.» Comme elle retardait par ses protestations et
par ses embrassements l'exécution de leur ordre, ces hommes
l'accablèrent d'invectives et d'apostrophes injurieuses. Elle fit en peu
de mots ses derniers adieux et ses pieuses recommandations à sa nièce.
Elle invoqua, pour donner plus d'autorité à ses paroles, la mémoire du
roi et de la reine. Elle inonda de larmes le visage de la jeune fille,
et sortit en se retournant pour la bénir une dernière fois. Descendue
aux guichets, elle y trouva les commissaires. Ils la fouillèrent de
nouveau. On la fit monter dans une voiture, qui la conduisit à la
Conciergerie.


VIII.

«Il était minuit. On eût dit que le jour n'avait pas assez d'heures
pour l'impatience du tribunal. Le vice-président attendait Madame
Élisabeth, et l'interrogea sans témoins. On lui laissa prendre ensuite
quelques heures de sommeil sur la même couche où Marie-Antoinette
avait endormi son agonie. Le lendemain, on la conduisit au tribunal,
accompagnée de vingt-quatre accusés de tout âge et de tout sexe,
choisis pour inspirer au peuple le souvenir et le ressentiment de la
cour. De ce nombre étaient mesdames de Sénozan, de Montmorency, de
Canisy, de Montmorin, le fils de madame de Montmorin, âgé de dix-huit
ans, M. de Loménie, ancien ministre de la guerre, et un vieux
courtisan de Versailles, le comte de Sourdeval. «De quoi se
plaindrait-elle? dit l'accusateur public en voyant ce cortége de
femmes des noms les plus illustres groupé autour de la soeur de Louis
XVI. En se voyant au pied de la guillotine entourée de cette fidèle
noblesse, elle pourra se croire encore à Versailles.»

«Les accusations furent dérisoires, les réponses dédaigneuses. «Vous
appelez mon frère un tyran, dit la soeur de Louis XVI à l'accusateur
et aux juges; s'il eût été ce que vous dites, vous ne seriez pas où
vous êtes ni moi devant vous!» Elle entendit son arrêt sans étonnement
et sans douleur. Elle demanda pour toute grâce un prêtre fidèle à sa
foi pour sceller sa mort du pardon divin. Cette consolation lui fut
refusée. Elle y suppléa par la prière et par le sacrifice de sa vie.
Longtemps avant l'heure du supplice, elle entra dans le cachot commun
pour encourager ses compagnes. Elle présida avec une sollicitude
touchante à la toilette funèbre des femmes qui allaient mourir avec
elle. Sa dernière pensée fut un scrupule de pudeur. Elle donna la
moitié de son fichu à une jeune condamnée, et le noua de ses propres
mains pour que la chasteté ne fût pas profanée même dans la mort.


IX.

«On coupa ensuite ses longs cheveux blonds, qui tombèrent à ses pieds
comme la couronne de sa jeunesse. Les femmes de sa suite funèbre et
les exécuteurs eux-mêmes se les partagèrent. On lui lia les mains. On
la fit monter après toutes sur le dernier banc de la charrette qui
fermait le cortége. On voulut que son supplice fût multiplié par les
vingt-deux coups qui tomberaient sur ces têtes d'aristocrates. Le
peuple rassemblé pour insulter resta muet sur son passage. La beauté
de la princesse transfigurée par la paix intérieure, son innocence de
tout ce qui avait dépopularisé la cour, sa jeunesse sacrifiée à
l'amitié qu'elle portait à son frère, son dévouement volontaire au
cachot et à l'échafaud de sa famille, en faisaient la plus pure
victime de la royauté. Il était glorieux à la famille royale d'offrir
cette victime sans tache, impie au peuple de la demander. Un remords
secret mordait tous les coeurs. Le bourreau allait donner en elle des
reliques au trône et une sainte à la royauté. Ses compagnes la
vénéraient déjà avant le ciel. Fières de mourir avec l'innocence,
elles s'approchèrent toutes humblement de la princesse avant de
monter, une à une, sur l'échafaud, et lui demandèrent la consolation
de l'embrasser. Les exécuteurs n'osèrent refuser à des femmes ce
qu'ils avaient refusé à Hérault de Séchelles et à Danton. La princesse
embrassa toutes les condamnées à mesure qu'elles montaient à
l'échelle. Après ce baise-main funèbre, elle livra sa tête au couteau.
Chaste au milieu des séductions de la beauté et de la jeunesse,
pieuse et pure dans une cour légère, humble dans les grandeurs,
patiente dans les cachots, fière devant le supplice, Madame Élisabeth
laissa par sa vie et par sa mort un modèle d'innocence sur les marches
du trône, un exemple à l'amitié, une admiration au monde, un opprobre
éternel à la république.»

Amnistier de tels crimes sous prétexte des nécessités
révolutionnaires, ce serait déshonorer à jamais toutes les
révolutions, car aucune révolution ne vaut le sang d'un juste; et
quand le juste est une femme, sans autre crime que son nom, sa beauté,
son innocence, sa jeunesse, dont on a immolé toute la famille,
l'histoire qui atténuerait l'horreur contre ce forfait serait pire que
les bourreaux qui le commirent.

Non, je n'ai pas eu de telles faiblesses envers le comité de salut
public qui contre-signa de telles concessions de têtes à la cruauté du
peuple! Que cette lâcheté retombe à jamais sur sa mémoire! Le peuple
n'en veut accepter ni l'hommage ni l'expiation. La justice divine n'a
pas d'amnistie contre les lâches!


X.

Peut-on accuser légitimement d'affaiblir l'horreur contre les cruautés
populaires un livre qui a ainsi des gouttes de larmes à chaque goutte
de sang innocent répandu par la perversité des tribuns ou par le
vertige des démagogues? Ai-je laissé une seule tache de sang sur la
statue de la liberté? Et n'est-ce pas en grande partie à l'effet moral
de ce livre dans le peuple de Paris que nous devons d'avoir trouvé,
deux ans après, le peuple de Paris si bien préparé à recevoir les
conseils de la modération et de la justice et à le détourner si
facilement des voies de sang où la Convention l'avait précipité pour
le perdre? Je n'en doute pas, car ce livre, multiplié déjà à cent
milliers d'exemplaires, était partout dans les mains du peuple
pensant. Purifier une doctrine populaire, c'est bien mieux que la
combattre; car ce qui manque au peuple, ce n'est jamais la force,
c'est la vertu. Faire de la liberté une vertu, voilà la vraie
révolution. L'_Histoire des Girondins_ fut le miroir du peuple, en lui
montrant sa propre image dans sa laideur et dans sa beauté; c'était le
forcer à choisir entre l'horreur qu'il inspire sous les démagogues, et
l'estime de lui-même qui le dignifie sous les hommes d'État de
l'honnêteté et de la magnanimité. Il n'a jamais besoin de tribuns que
dans sa servitude. Dans sa victoire il ne lui faut que des modérateurs
courageux. Sur la pente des abîmes la vraie force est de s'arrêter. Il
eut cette force à la seconde république. À quoi la dut-il? Au tableau
vrai de sa première république. Croyez-moi, calomniateurs de cette
histoire, laissez-lui ce livre au lieu de le redouter: c'est l'école
des peuples. Il est plein d'imperfections, sans doute, parce que c'est
un homme d'un talent borné qui l'a écrit; mais il est plein de leçons,
parce que c'est Dieu qui les donne. Vous avez assez d'histoires de la
Révolution écrites par des apologistes de la terreur, laissez-lui-en
une écrite par un apologiste de l'humanité!


XI.

Nous touchons au dénoûment de ce drame, le plus grand qui se soit joué
sur la terre entre les idées justes et les idées fausses, la vertu
mêlée de préjugés, le crime mêlé de vertus, la liberté entachée
d'oppression, l'émancipation accomplie par la tyrannie, les martyrs
déshonorés par les bourreaux, la raison déshonorée par les supplices.
Robespierre, qui a personnifié en lui cette mêlée d'abord sublime,
puis hideuse, des pensées et des passions, des philosophies et des
fureurs, des principes et des sophismes, des moralités privées et des
atrocités publiques, va périr sous la main non de ses ennemis, mais de
ses complices. On m'a reproché avec justice, je l'ai dit, d'avoir trop
flatté cette figure de sphinx de la Révolution. Il fallait dire trop
_étudié_. Cette étude même paraissait une faveur, car on a l'air
d'aimer ce qu'on regarde trop avec une curiosité complaisante. Ce
n'était que de l'étude, on a cru y voir de l'admiration. Les dernières
lignes de ce portrait cependant me semblent bien définir ce monstre de
sophisme. Les autres à côté de lui n'étaient que des démagogues; ils
n'avaient ni pensées justes ni pensées fausses, ils n'avaient que des
fureurs brutales. Ses crimes à lui avaient au moins une certaine
intellectualité qui les rendait non pas moins odieux, mais plus
intelligibles; ils avaient pour but une idée implacable, une idée
fausse, ce qu'on appelle une utopie, mais enfin une idée
impersonnelle, l'idée de tous les fanatiques devenus bourreaux à
toutes les époques de l'histoire des rénovations accomplies ou tentées
sur la terre.

Cette distinction entre lui et ses émules de proscriptions ne le
justifie pas, mais elle le caractérise; elle ne le rend que plus
odieux, parce qu'elle le rend plus responsable. C'était la pensée
égalitaire devenue homme, l'incarnation d'une impossibilité à laquelle
tend l'idéal, mais à laquelle la nature résiste, et qui n'est pas par
conséquent le plan divin des sociétés. Il prit le niveau pour
symbole, mais le seul niveau possible était la guillotine. À mesure
qu'il abattait une tête, une autre s'élevait, il fallait la niveler
encore; la sienne enfin dominait seule, il fallut la livrer.

Qu'on lise ces lignes qui sont mon arrêt sur lui tant reproché dans
les _Girondins_. On verra si je ne rendais pas justice à ses crimes,
tout en ne désavouant rien de ses stoïcismes privés. On doit justice
aux Nérons du peuple. L'histoire, qui doit l'exécration, ne doit pas
la calomnie.

Voici ce que j'en disais dans les _Girondins_:


XII.

«Il y avait trop de sang versé entre le bonheur et lui. Une dictature
terrible ou un échafaud solennel étaient les seules images sur
lesquelles il pût désormais s'arrêter. Il cherchait à y échapper,
pendant les premiers jours de thermidor, par de longues excursions aux
environs de Paris. Accompagné de quelque confident ou seul, il errait
des journées entières sous les arbres de Meudon, de Saint-Cloud ou de
Viroflay. On eût dit qu'en s'éloignant de Paris, où roulaient les
charretées de victimes, il voulait mettre de l'espace entre le remords
et lui. Il portait ordinairement un livre sous son habit. C'était
habituellement un philosophe, tel que Rousseau, Raynal, Bernardin de
Saint-Pierre, ou des poëtes de sentiment, tels que Gessner et Young:
contraste étrange entre la douceur des images, la sérénité de la
nature et l'âpreté de l'âme. Il avait les rêveries et les
contemplations d'un philosophe au milieu des scènes de mort et des
proscriptions d'un Marius.

«On raconte que le 7 thermidor, la veille du jour où Robespierre
attendait l'arrivée de Saint-Just, et où il avait résolu de jouer sa
vie contre la restauration de la république, il alla une dernière fois
passer la journée entière à l'Ermitage de Jean-Jacques Rousseau, au
bord de la forêt de Montmorency. Venait-il chercher des inspirations
politiques sous les arbres à l'ombre desquels son maître avait écrit
le _Contrat social_? Venait-il faire hommage au philosophe d'une vie
qu'il allait donner à la cause de la démocratie? Nul ne le sait. Il
passa, dit-on, des heures entières le front dans ses deux mains,
accoudé contre la cloison rustique qui enclôt le petit jardin. Son
visage avait la contemplation du supplice et la lividité de la mort.
Ce fut l'agonie du remords, de l'ambition et du découragement.
Robespierre eut le temps de rassembler dans un seul et dernier regard
son passé, son présent, son lendemain, le sort de la république,
l'avenir du peuple et le sien. S'il mourut d'angoisses, de repentir et
d'anxiété, ce fut dans cette muette méditation.


XIII.

«Une intention droite au commencement; un dévouement volontaire au
peuple représentant à ses yeux la portion opprimée de l'humanité; un
attrait passionné pour une révolution qui devait rendre la liberté
aux opprimés, l'égalité aux humiliés, la fraternité à la famille
humaine; des travaux infatigables consacrés à se rendre digne d'être
un des premiers ouvriers de cette régénération; des humiliations
cruelles patiemment subies dans son nom, dans son talent, dans ses
idées, dans sa renommée, pour sortir de l'obscurité où le confinaient
les noms, les talents, les supériorités des Mirabeau, des Barnave, des
La Fayette; sa popularité conquise pièce à pièce et toujours déchirée
par la calomnie; sa retraite volontaire dans les rangs les plus
obscurs du peuple; sa vie usée dans toutes les privations; son
indigence, qui ne lui laissait partager avec sa famille, plus
indigente encore, que le morceau de pain que la nation donnait à ses
représentants; son désintéressement appelé hypocrisie par ceux qui
étaient incapables de le comprendre; son triomphe enfin: un trône
écroulé; le peuple affranchi; son nom associé à la victoire et aux
enthousiasmes de la multitude; mais l'anarchie déchirant à l'instant
le règne du peuple; d'indignes rivaux, tels que les Hébert et les
Marat, lui disputant la direction de la Révolution et la poussant à
sa ruine; une lutte criminelle de vengeances et de cruautés
s'établissant entre ces rivaux et lui pour se disputer l'empire de
l'opinion; des sacrifices coupables, faits, pendant trois ans, à cette
popularité qui avait voulu être nourrie de sang; la tête du roi
demandée et obtenue; celle de la reine; celle de la princesse
Élisabeth; celles de milliers de vaincus immolés après le combat; les
Girondins sacrifiés malgré l'estime qu'il portait à leurs principaux
orateurs; Danton lui-même, son plus fier émule, Camille Desmoulins,
son jeune disciple, jetés au peuple sur un soupçon, pour qu'il n'y eût
plus d'autre nom que le sien dans la bouche des patriotes; la
toute-puissance enfin obtenue dans l'opinion, mais à la condition de
la maintenir sans cesse par de nouveaux crimes; le peuple ne voulant
plus dans son législateur suprême qu'un accusateur; des aspirations à
la clémence refoulées par la prétendue nécessité d'immoler encore; une
tête demandée ou livrée au besoin de chaque jour; la victoire espérée
pour le lendemain, mais rien d'arrêté dans l'esprit pour consolider et
utiliser cette victoire; des idées confuses, contradictoires;
l'horreur de la tyrannie, et la nécessité de la dictature; des plans
imaginaires pleins de l'âme de la Révolution, mais sans organisation
pour les contenir, sans appui, sans force pour les faire durer; des
mots pour institutions; la vertu sur les lèvres et l'arrêt de mort
dans la main; un peuple fiévreux; une Convention servile; des comités
corrompus; la république reposant sur une seule tête; une vie odieuse;
une mort sans fruit; une mémoire souillée, un nom néfaste; le cri du
sang qu'on n'apaise plus, s'élevant dans la postérité contre lui:
toutes ces pensées assaillirent sans doute l'âme de Robespierre
pendant cet examen de son ambition. Il ne lui restait qu'une
ressource: c'était de s'offrir en exemple à la république, de dénoncer
au monde les hommes qui corrompaient la liberté, de mourir en les
combattant, et de léguer au peuple, sinon un gouvernement, au moins
une doctrine et un martyr. Il eut évidemment ce dernier rêve: mais
c'était un rêve. L'intention était haute, le courage grand, mais la
victime n'était pas assez pure même pour se sacrifier! C'est l'éternel
malheur des hommes qui ont taché leur nom du sang de leurs semblables
de ne pouvoir plus se laver même dans leur propre sang.» . . . . . . .


XIV.

Et ailleurs:

«Il caresse le peuple par ses parties ignobles. Il exagère le soupçon.
Il suscite l'envie. Il agace la colère. Il envenime la vengeance. Il
ouvre les veines du corps social pour guérir le mal; mais il en laisse
couler la vie, pure ou impure, avec indifférence, sans se jeter entre
les victimes et les bourreaux. Il livre à ce qu'il croit le besoin de
sa situation les têtes du roi, de la reine, de leur innocente soeur.
Il cède à la prétendue nécessité la tête de Vergniaud; la tête de
Danton, à la peur; des milliers de victimes, à la domination. Il
permet que son nom serve pendant dix-huit mois d'enseigne à l'échafaud
et de justification à la mort. Il espère racheter plus tard ce qui ne
se rachète jamais: le crime présent par les institutions futures. Il
s'enivre d'une perspective de félicité publique pendant que la France
palpite sur l'échafaud. Il veut extirper avec le fer toutes les
racines malfaisantes du sol social. Il se croit les droits de la
Providence parce qu'il a un sentiment et un plan dans son imagination.
Il prétend se mettre à la place de Dieu. Il veut être le génie
exterminateur et créateur de la Révolution. Il oublie que si chaque
homme se divinisait ainsi lui-même, il ne resterait à la fin qu'un
seul homme sur le globe, et que ce dernier des hommes serait
l'assassin de tous les autres! Il tache de sang les plus pures
doctrines. Il inspire à l'avenir l'effroi du règne du peuple, la
répugnance à l'institution de la république, le doute sur la liberté.
Il tombe enfin dans sa première lutte contre la terreur, parce qu'il
n'a pas conquis, en lui résistant dès le commencement, le droit et la
force de la dompter. Ses principes sont stériles et condamnés comme
ses proscriptions, et il meurt en s'écriant avec le découragement de
Brutus: «La république périt avec moi!» Il était en effet, en ce
moment, l'âme de la république. Elle s'évanouit dans son dernier
soupir. Si Robespierre s'était conservé pur et sans concession aux
égarements des démagogues jusqu'à cette crise de lassitude et de
remords, la république aurait survécu, rajeuni et triomphé en lui.
Elle cherchait un régulateur, il ne lui présentait qu'un complice. Il
lui présentait un Cromwell.

«Le suprême malheur de Robespierre en périssant ne fut pas tant de
périr et d'entraîner la république avec lui, que de ne pas léguer à la
démocratie, dans la mémoire d'un homme qui avait voulu la personnifier
avec le plus de foi, une de ces figures pures, éclatantes,
immortelles, qui vengent une cause de l'abandon du sort, et qui
protestent contre la ruine par l'admiration sans répugnance et sans
réserve qu'elles inspirent à la postérité. Il fallait à la république
un _Caton d'Utique_ dans le martyrologe de ses fondateurs: Robespierre
ne lui laissait qu'un _Marius_ moins l'épée. La démocratie avait
besoin d'une gloire qui rayonnât à jamais d'un nom d'homme sur son
berceau: Robespierre ne lui rappelait qu'une grande constance et un
grand remords. Ce fut la punition de l'homme, la punition du peuple,
celle du temps et celle aussi de l'avenir. Une cause n'est souvent
qu'un nom d'homme. La cause de la démocratie ne devait pas être
condamnée à voiler ou à justifier le sien. Le type de la démocratie
doit être magnanime, généreux, clément et incontestable comme la
vérité.»

C'est là mon dernier mot dans les _Girondins_ sur Robespierre. Je le
dirais plus sévèrement peut-être aujourd'hui, parce que j'ai vu son
ombre dans la rue en 1848; mais je ne le dirais pas plus juste.


XV.

Mon jugement final sur la Révolution à la dernière page des
_Girondins_, bien que vrai dans son ensemble, ne mérite ni de moi ni
des autres une telle indulgence ou une telle justification. Le voici:

«Avec Robespierre et Saint-Just finit la grande période de la
république. La seconde race des révolutionnaires commence. La
république tombe de la tragédie dans l'intrigue, du fanatisme dans la
cupidité. Au moment où tout se rapetisse, arrêtons-nous pour
contempler ce qui fut si grand.

«La révolution n'avait duré que cinq ans. Ces cinq années sont cinq
siècles pour la France. Jamais peut-être sur cette terre, à aucune
époque, sauf l'ère de l'incarnation de l'idée chrétienne, un pays ne
produisit, en un si court espace de temps, une pareille éruption
d'idées, d'hommes, de natures, de caractères, de talents, de crimes,
de vertus. Ni le siècle de Périclès à Athènes, ni le siècle de César
et d'Octave à Rome, ni le siècle de Charlemagne dans les Gaules et
dans la Germanie, ni le siècle de Léon X en Italie, ni le siècle de
Louis XIV en France, ni le siècle de Cromwell en Angleterre! On dirait
que la terre, en travail pour enfanter l'ordre progressif des
sociétés, fait un effort de fécondité comparable à l'oeuvre énergique
de régénération que la Providence veut accomplir. Sans parler des
précurseurs, de Voltaire, de Jean-Jacques Rousseau, les hommes
naissent comme des personnifications instantanées des choses qui
doivent se penser, se dire ou se faire. Mirabeau, la foudre;
Condorcet, le calcul; Vergniaud, l'élan; Danton, l'audace; Marat, la
fureur; madame Roland, l'enthousiasme; Charlotte Corday, la vengeance;
Robespierre, l'utopie; Saint-Just, le fanatisme de la Révolution. Et
derrière eux les hommes secondaires de chacun de ces groupes forment
un faisceau que la Révolution détache après l'avoir réuni, et dont
elle brise une à une toutes les tiges comme des outils ébréchés. La
lumière brille à tous les points de l'horizon à la fois. Les ténèbres
se replient. Les préjugés reculent. Les tyrannies tremblent. Les
peuples se lèvent. Les trônes croulent. L'Europe intimidée essaye de
frapper, et, frappée elle-même, recule pour regarder de loin ce
terrible spectacle.

«Ce combat est mille fois plus glorieux que les combats des armées qui
lui succèdent. 1789 a conquis au monde des vérités, au lieu de
conquérir à une nation de précaires accroissements de provinces. Il a
élargi le domaine de l'homme, au lieu d'élargir les limites d'un
territoire. On est fier d'être d'une race d'hommes à qui la Providence
a permis de concevoir de telles pensées, et d'être enfant d'un siècle
qui a imprimé l'impulsion à de tels mouvements de l'esprit humain. On
glorifie la France dans son intelligence, dans son rôle, dans son âme,
dans son sang! Les têtes tombent une à une, les unes justement, les
autres injustement, mais elles tombent toutes à l'oeuvre. On accuse ou
l'on absout. On pleure ou on maudit. Les individus sont innocents ou
coupables, touchants ou odieux, victimes ou bourreaux. L'action est
grande, et l'idée plane au-dessus de ses instruments comme une cause
juste sur les horreurs du champ de bataille. Après cinq ans, la
Révolution n'est plus qu'un vaste cimetière. Sur la tombe de chacune
de ses victimes, est écrit un mot qui la caractérise. Sur l'une,
_philosophie_. Sur l'autre, _éloquence_. Sur celle-ci, _génie_. Sur
celle-là, _courage_. Ici, _crime_. Là, _vertu_. Mais sur toutes il est
écrit: Mort pour l'avenir et Ouvrier de l'humanité.


XVI.

«Une nation doit pleurer ses morts, sans doute, et ne pas se consoler
d'une seule tête injustement et odieusement sacrifiée; mais elle ne
doit pas regretter son sang quand il a coulé pour faire éclore des
vérités éternelles. Dieu a mis ce prix à la germination et à
l'éclosion de ses desseins sur l'homme. Les idées végètent de sang
humain. Les révélations descendent des échafauds. Pardonnons-nous
donc, fils des combattants, des bourreaux ou des victimes!
Réconcilions-nous sur leur tombeaux pour reprendre leur oeuvre
interrompue! Le crime a tout perdu en se mêlant dans les rangs de la
république. Combattre, ce n'est pas immoler. Ôtons le crime de la
cause du peuple comme une arme qui lui a percé la main et qui a changé
la liberté en despotisme; ne cherchons pas à justifier l'échafaud par
la patrie, et les proscriptions par la liberté; n'endurcissons pas
l'âme du siècle par le sophisme de l'énergie révolutionnaire, laissons
son coeur à l'humanité; c'est le plus sûr et le plus infaillible de
ses principes, et résignons-nous à la condition des choses humaines.
L'histoire de la Révolution est glorieuse et triste comme le lendemain
d'une victoire, et comme la veille d'un autre combat. Mais, si cette
histoire est pleine de deuil, elle est pleine surtout de foi. Elle
ressemble au drame antique, où, pendant que le narrateur fait le
récit, le choeur du peuple chante la gloire, pleure les victimes et
élève un hymne de consolation et d'espérance à Dieu!»

Et maintenant voilà ce que je pense de moi-même et de ce jugement.


XVII.

Ce jugement est une ode plus qu'un arrêt. Il semble planer avec une
glorieuse amnistie sur toute la scène, et justifier ainsi dans une
commune auréole tous les actes et tous les acteurs. Ni les victimes ni
les bourreaux n'ont ainsi leur part de justice, de pitié ou de
réprobation, qui est le devoir et la vérité de l'histoire. Peut-on
jeter dans la même gémonie ou dans le même mausolée arrosé de larmes
la tête de Louis XVI et celle de Robespierre? la tête de Bailly et
celle de Marat? la tête de Vergniaud ou de Condorcet et celle de
Camille Desmoulins? Et peut-on se désintéresser ainsi du culte pour
les pures victimes et de l'horreur pour les exécrables bourreaux par
une épitaphe de gloire sans choix et sans respect, qui ne fait
justice ni aux uns ni aux autres, en chantant l'_hosanna_ à la
Révolution et à la nation? Non, non, une telle épitaphe _pêle-mêle_
est un linceul jeté sur la fosse commune où l'on profane les cadavres
en les confondant! Il ne doit point y avoir de jugement d'ensemble sur
un champ de bataille couvert de morts, combattants, victimes ou
assassins, dont chacun a sa cause, son drapeau, sa foi, sa vertu, son
excuse, son crime à part et différents. Sur ce champ de bataille il y
a eu des vertus et des mensonges, des héroïsmes et des bassesses, des
égorgés et des égorgeurs, des abattoirs d'hommes et des champs de
bataille patriotiques, des héros et des scélérats. Illustrez,
plaignez, vengez, vénérez ce qui fut digne à jamais de la pitié, de
l'admiration, de l'immortalité dans l'avenir; réprouvez, flétrissez,
stigmatisez ce qui ne fut digne que du mépris ou de l'exécration de la
mémoire. La justice qui n'est pas individuelle n'est pas justice. Ces
condamnations ou ces absolutions en masse ne sont que de splendides
dénis de gloire aux victimes et des dénis de justice aux coupables. Un
historien n'a pas le droit de jeter ainsi son manteau sur les nudités
hideuses de son siècle et de dire: «Tout est bien,» quand le bien et
le mal sont là sous ses yeux, demandant chacun qu'on lui fasse sur la
terre la part que Dieu lui-même lui doit dans sa rétribution divine.
Vous faites croire ainsi au peuple qui vous lit que la légitimité de
la cause et que la grandeur du drame auxquels il participe justifient
et glorifient tous les acteurs de ce drame humain, qui laissent leur
tête et leur nom dans la lutte sur ce champ de honte ou de renommée
qu'on appelle les révolutions. C'est un enseignement propre à fausser
le jugement de ce peuple et non à le moraliser; c'est un mensonge à la
postérité, qui a droit à aimer ou à abhorrer selon les oeuvres; c'est
une offense à Dieu, dont vous faites mentir la justice dans votre
bouche; c'est un crime contre la conscience, dont vous étouffez la
voix par un chant de triomphe, au lieu de lui livrer les justes à
récompenser, les criminels à punir.


XVIII.

J'ai été indigné contre moi-même en relisant ce matin cette dernière
page lyrique des _Girondins_, et je conjure les lecteurs de la
déchirer eux-mêmes comme je la déchire devant la postérité et devant
Dieu.

Cette page, écrite dans un de ces moments d'enthousiasme plus poétique
qu'historique où l'on s'élève si haut dans l'espace qu'on cesse de
voir les sinistres détails d'un événement pour n'en considérer que
l'ensemble (et l'homme à faible vue n'a pas le droit de s'élever ainsi
jusqu'à ce point où l'on ne distingue plus que les résultats dans un
désintéressement soi-disant sublime, mais en réalité coupable, du
crime ou de la vertu), cette page, dis-je, est une des deux grandes
fautes involontaires que j'aie à me reprocher dans ma carrière
d'écrivain. J'en ai commis une autre et que j'aurai le courage
d'avouer aussi, dans ma carrière d'orateur politique, peu de temps
avant le jour où la monarchie de 1830, ébranlée par d'autres coups que
les miens, s'écroula, comme un rempart d'une ville sapée par ses
propres défenseurs, sur leur tête et sur la mienne, et où il nous
fallut supporter seul le poids de ce formidable écroulement. Cette
faute, je le dis hardiment, ce ne fut pas la république. La république
fut le salut de ce peuple qui eut la vertu de l'acclamer à ma voix, et
la vertu plus grande de la modérer. Elle eût été sa gloire s'il avait
su la conserver avec la même magnanimité qu'il avait su la contenir.
Non, ce n'est pas là cette faute que ma conscience me reproche, ce fut
plutôt le dévouement par lequel je la rachetai.


XIX.

Cette faute politique, je ne me la suis jamais pardonnée, pour mériter
que le Juge suprême (qui n'est pas l'homme) me la pardonne. Les
blessures de la conscience ne se cicatrisent que par le repentir. J'en
aurai mérité le châtiment ici bas, je n'aurai pas protesté contre la
peine, et j'ai toujours considéré les angoisses et les humiliations
qui assiégent depuis dix ans le soir de mon existence comme une juste
expiation d'une de ces témérités d'esprit par lesquelles l'homme le
mieux intentionné ne doit jamais, selon l'expression des moralistes
religieux, tenter la Providence quand il s'agit du sort et du sang
d'un peuple.

Mais, en ce qui concerne l'_Histoire des Girondins_, je ne me reproche
en conscience que les cinq ou six pages que j'ai signalées ici
moi-même à la vindicte des belles âmes, et je désire que ce
commentaire expiatoire reste attaché au texte et fasse corps à cette
édition du livre, pour prémunir les lecteurs, et surtout la jeunesse
et le peuple, contre le danger de quelques sophismes qui pourraient
fausser une idée dans leur esprit, ou atténuer dans leur coeur la
sainte horreur de la vérité même, contre l'immoralité des moyens.

Les révolutions ne sont pas, comme on l'a dit, l'interrègne de la
conscience, elles en sont l'épreuve, et elles ne succombent que pour
avoir mêlé dans leur oeuvre le crime et la vertu.

Et maintenant n'en parlons plus, et revenons à la pure et innocente
littérature.

                                                            LAMARTINE.




LXXVIe ENTRETIEN.

LA PASSION DÉSINTÉRESSÉE DU BEAU

DANS LA LITTÉRATURE ET DANS L'ART.

PHIDIAS

PAR LOUIS DE RONCHAUD[2].

[Note: 2 _Phidias, sa vie et ses ouvrages_, 1 vol., par Louis de
RONCHAUD. Chez Gide-Lebrun, éditeur, 5, rue Bonaparte.]

PREMIÈRE PARTIE.


                                                         15 août 1861.

I.

Causons à l'ombre de ce dernier bouquet de chênes de la colline de
Saint-Point, puisqu'un véritable soleil d'Athènes luit aujourd'hui
sur cette vallée de Gaules, fait grincer la cigale d'Attique dans les
joncs desséchés des bords de la Valouze, comme je les ai entendues
autrefois dans les lits poudreux du Céphyse, et puisque la lumière
ardente du midi répercutée et rejaillissante de ces roches grises, en
faisant nager et onduler dans l'éther les cimes dentelées de ces
montagnes, me fait songer, autant que ce livre ouvert sur mes genoux,
à cette lumière dorée de la Grèce. Il n'y manque que les lignes
architecturales du temple blanc de Minerve, sur lesquelles semblent se
mouvoir, aux différentes heures du jour, les groupes éternellement
vivants, quoique mutilés, de Phidias sur le fronton du Parthénon.


II.

Un si beau jour, dans un si beau lieu, est admirablement choisi pour
parler du beau dans la littérature et dans l'art. Mais avant de
l'analyser en lui-même cet art, disons un mot de cette passion sereine
et impersonnelle du beau qui possède certaines âmes d'élite venant en
ce monde, qui les séquestre, pour ainsi dire, des vulgarités de notre
vie à nous, active mais triviale, et qui les nourrit sans aliments
visibles (excepté peut-être quelque amour sans récompense, voilé et
innomé dans le rêve du coeur).


III.

Il y a, dit Hérodote, dans les oasis et sur les rocs calcinés de la
Haute Égypte un oiseau qui ne mange aucun fruit d'arbre, aucun grain
d'herbe, qui ne traverse jamais le désert pour aller se désaltérer aux
flots du Nil, mais qui boit la rosée et qui se nourrit exclusivement
des splendeurs et des rayons vitaux du soleil.

Admirable symbole de ces âmes sobres d'ici-bas, qui ne vivent que du
beau et pour le beau. Nous ne les comprenons pas, nous autres
vulgaire, mais nous ne pouvons pas les nier.


IV.

Il m'a été donné d'en connaître deux ou trois dans ma vie: madame
Malibran, la séraphique INSPIRÉE de ce siècle, en était une; Louis de
Ronchaud, l'auteur de ce livre de _Phidias_ que j'ai sous la main, en
est un autre. Laissez-moi vous en parler à mon aise pendant cette
matinée d'été, à l'ombre, où l'on n'a rien de mieux à faire qu'à
causer en ouvrant nonchalamment son âme à toutes les brises qui
traversent capricieusement le ciel, et qui font frissonner et miroiter
les feuilles au-dessus de nos têtes.


V.

Je suis sûr que vous avez rencontré souvent, soit à Paris sur vos
boulevards ou dans vos théâtres, soit parmi la foule dans vos
expositions de tableaux et de sculptures, soit en Italie aux pieds du
Colisée ou de Saint-Pierre de Rome, soit à Londres dans les salles du
musée Britannique, soit en Grèce sur les marches du temple de Thésée,
ou sur les sentiers pierreux de l'Acropole, un jeune homme dont vous
n'avez jamais su le nom, mais dont la physionomie, semblable à une
pensée ambulante, vous a frappé à votre insu d'une sorte d'empreinte
indélébile, et vous le reconnaîtriez entre mille si vous veniez à le
rencontrer une seconde fois.

Quoique encore dans l'âge où rien ne décline dans l'homme, sa tête
intelligente a déjà perdu quelques-uns de ces fins cheveux blonds qui,
comme des feuilles inutiles, se dispersent avant l'été pour mieux
laisser mûrir dans le front découvert ce fruit précoce, la pensée,
dans les hommes qui le portent.

Ce front est plane et limpide comme le marbre qu'il aime tant à
décrire; l'harmonie de ses facultés n'y souffre ni plis, ni creux, ni
saillies, signes de prédominance ou de vide dans les dispositions de
l'intelligence. Son oeil bleu, très-doux, mais très-éclairé
d'arrière-lueurs, regarde timidement la foule et hardiment le ciel;
ses joues sont fraîches, de la fraîcheur du lait des montagnes où il
est né et où il habite; le frisson des Alpes court sur sa peau et la
rend tour à tour, au souffle de l'inspiration, pâle ou vermeille. Sa
bouche, habituellement fermée, retient des foules d'idées sur ses
lèvres; sa démarche est tantôt précipitée comme une ardeur qui se
hâte, tantôt hésitante et saccadée comme un homme qui hésite entre
plusieurs sentiers. Son costume est négligé, mais gracieux de coupe;
on voit qu'il a le sentiment du beau dans la draperie du buste, que
peu lui importe l'étoffe, mais que le pli a de l'art involontaire dans
sa tenue.

Personne ne l'arrête pour lui tendre une main banale dans la foule, il
parle à peu de passants; mais quand il en rencontre par hasard un
qu'il goûte ou qu'il aime, il revient sur ses pas, et il l'accompagne
en sens contraire de sa route, comme quelqu'un à qui il est égal
d'aller ici, ou là, et de perdre des pas ou du temps, pourvu qu'il ne
perde rien de son coeur, de son esprit et de son goût pour ceux qui
lui plaisent.


VI.

Ce sont là ses seules affaires, à lui; une bonne rencontre, c'est une
bonne fortune. Et de quoi parle-t-il avec cette vive et douce
animation qui colore les joues et qui enflamme le regard?

Du dernier livre de poésie, ou de philosophie, ou d'histoire qui vient
de paraître; du dernier tableau qui vient de déceler un pinceau
puissant, une touche neuve à l'exposition; du dernier marbre qui
palpite encore du coup de ciseau, ou qui sent encore la caresse de la
main de son sculpteur, dans la galerie ou dans le jardin statuaire des
Champs-Élysées.


VII.

Les passants s'arrêtent pour saisir au vol quelques phrases tronquées
de ce dialogue entre ce jeune homme communicatif de l'enthousiasme
qu'il rapporte à la maison avec son livret sous le bras. Ils se disent
à eux-mêmes: Voilà quelqu'un qui n'a pas les mêmes objets que nous en
vue dans ses sorties à travers nos rues et nos places publiques; voilà
un étranger à nos intérêts d'ici-bas, voilà le feu sacré qui passe et
qui nous coudoie sans nous voir. D'où vient-il? où va-t-il? de quoi
brûle-t-il? Et ils le regardent longtemps filer dans la foule comme
les bergers de nos montagnes en ramenant leurs moutons bien comptés au
village, les soirs d'un mois d'été, regardent tout ébahis glisser une
étoile filante qui vient du ciel s'éteindre dans un étang, sans savoir
ce qu'elle a à faire dans la vallée et quel message elle apporte ou
elle remporte parmi eux.

Or, ce feu sacré cherche son élément: le beau.


VIII.

Nous le savons, nous qui connaissons depuis son adolescence ce passant
dans la vie; nous désirons vous le faire connaître aussi. Écoutez:
quand on en a le temps comme aujourd'hui, il ne faut jamais passer à
côté d'un phénomène sans l'étudier. L'amateur du beau est un de ces
phénomènes que Labruyère aurait placé dans sa galerie des caractères
et des curiosités morales s'il l'avait rencontré sur sa route. Mais on
ne le rencontre guère à la cour que fréquentait le Théophraste
français; on y est occupé d'intérêts plus terrestres et plus
personnels. Il faut les chercher dans la solitude; c'est là que
naissent ces grandes passions, entre ciel et terre, telles que celles
que nous avons à vous signaler dans cette âme appelée je ne sais
comment dans la langue des purs esprits, appelée ici-bas Louis de
Ronchaud.


IX.

Le Jura est sa patrie. Le Jura est un groupe de montagnes qui s'élève
jusqu'à la région des neiges presque éternelles entre les lacs de
Genève et de Neuchâtel en Suisse, le Rhin, les Vosges et les plaines
de la Bresse et du Mâconnais engraissées du limon de la Saône.

Entre les racines de ces hautes montagnes circulent des vallées et des
plateaux qui furent la Franche-Comté, pays militaire de nature parce
qu'il est pays frontière, pays républicain de caractère parce qu'il
est à lui tout seul un peuple indépendant, le canton libre d'une
Suisse française; les Huns le peuplèrent au temps où les migrations
orientales, puis germaniques franchirent le Danube et le Rhin,
cherchant de l'espace à l'occident pour leurs troupeaux, et de la
liberté dans des sites forts.


X.

Les savants ont beau disserter, il suffit à un voyageur comme moi
d'avoir vu, dans les steppes du Danube, le noble pasteur équestre
hongrois, au front élevé, à l'oeil rêveur, à la taille lapidaire, au
maintien ferme et immobile comme la statue de bronze, enveloppé de sa
pelisse noire de poil de mouton, appuyé sur sa houlette de coudrier
armée au bout d'un fer de lance, soldat, chevalier, pasteur à la fois.
Il suffit de l'avoir vu à pied dans les steppes, la bride de son
cheval passée autour du bras, promener pendant des journées entières
le regard de ses larges yeux bleus sur l'horizon des monts Crapacks
tacheté de pins noirs et de neiges roses, pour reconnaître à la
charpente haute et solide du corps, à la dimension du front, au vague
pensif du regard, à l'ovale effilé de la tête, à la gravité des
lèvres, à l'attitude à la fois virile et un peu inclinée par la
féodalité des membres, la consanguinité évidente des Huns et des
Francs-Comtois:

Deux races nobles, deux filiations du Caucase, deux peuples à héros
dans les ancêtres, deux civilisations disciplinées où la fierté et
l'obéissance s'accordent sur un visage pastoral, guerrier et poétique.


XI.

Longtemps réunis à l'Allemagne sous la maison d'Autriche, gouvernés
par les vice-rois espagnols de Charles-Quint et de Philippe II, le
régime et le caractère espagnols y sont restés fortement empreints
dans des moeurs et dans des familles castillanes; la gravité
catholique et la loyauté chevaleresque sont des traits du visage comme
du caractère franc-comtois. On peut se fier à la main tendue et
ouverte du gentilhomme comme du paysan. Voltaire a dit d'eux:

«Et dans cette Comté, franche aujourd'hui de nom, on peut ajouter
plus franche encore de coeur.

«Excepté la Bretagne, il n'y a pas de race française qui ait plus de
vertus civiles et militaires innées que ce Jura.»


XII.

Le _Paysan du Danube_ était un ancêtre des Francs-Comtois; l'esprit,
sous une apparence de naïveté rurale, y est aussi poétique que la
montagne, et il y a de l'Ossian dans ces cimes et dans ces nuées. Les
poëtes populaires, qui sont en général les tailleurs d'habits ou les
ménétriers de village, y remplissent leurs _veillées_ de légendes
orientales ou d'idylles siciliennes; la religion, l'amour et la
guerre, les trois passions nobles des châteaux et de la chaumière, en
sont les sujets. La chevalerie vient du Thibet et les montagnes sont
sa patrie. Ce qu'on appelle l'originalité, c'est-à-dire ce sens du
terroir qui donne une séve étrangère aux esprits d'une race peu mêlée
aux autres races, est le cachet des écrivains, des publicistes, des
poëtes francs-comtois, beaucoup de bon sens mêlé à beaucoup de rêves.
Voilà ce qui les distingue, même de nos jours.


XIII.

Hugo, qu'il faut toujours nommer le premier dans ces nomenclatures des
belles imaginations, nous dit qu'il est par la moitié de son sang
Franc-Comtois; Rouget de Lisle, qui eut le rare bonheur d'être un jour
le chant héroïque de la patrie menacée, le tocsin des coeurs, le
_sursum corda_ des baïonnettes, était Franc-Comtois; Charles Nodier,
le plus aimable des hommes, le plus fantaisiste des poëtes, le plus
Romain et le plus Français à la fois des ennemis de la terreur
démagogique et de la tyrannie soldatesque, était Franc-Comtois;
Fourier, Considerant, Proudhon, tous ces esprits spéculatifs qui
écrivent leur poésie en chiffres et qui jettent leur imagination
par-dessus l'ordre social, aimant mieux inventer l'impossible que de
ne rien inventer du tout, sont Francs-Comtois.


XIV.

Et moi aussi j'ai puisé la moitié de mon sang à cette source des
montagnes, j'ai la moitié de mes aïeux dans ces forêts, dans ces
torrents, dans ces donjons de la vallée de Saint-Claude, et jusque
dans cette ville aujourd'hui si riche, si industrielle et si pastorale
de Morez. Le premier chalet et la première usine de cette colonie y
portent encore le nom de ma famille qui les a fondés; les habitants
d'aujourd'hui gardent dans leurs souvenirs la reconnaissance qu'ils
m'ont plusieurs fois témoignée pour les pères de leur cité qui furent
mes pères.

Aussi, du haut des collines de la Saône, que j'habite encore pour
quelques jours (hélas! comptés), je ne jette jamais mes regards sur
la chaîne lointaine du Jura, nivelé à l'horizon comme une falaise de
l'éther au-dessous de la pyramide de granit rose du mont Blanc, sans
me reporter en esprit dans la vallée de Saint-Claude, dans la forêt du
Fresnoy vendue pour un morceau de pain par mon père, et qui fait
aujourd'hui l'opulence de cinq ou six familles à millions de capital;
dans les décombres des châteaux de Pradt, de Villars, des Amorandes,
et dans les nombreuses fermes de ces montagnes, où le lait des vaches
coule comme des rigoles d'écume dans les fromageries des Sapins, sans
me dire avec amertume: Pourquoi ma famille est-elle descendue dans la
plaine? Pourquoi a-t-elle quitté ces solitudes du Jura pour cette
fourmillante Bourgogne, et le sapin de Hongrie pour la vigne de la
Saône? Pourquoi ai-je quitté moi-même les coteaux vineux de mon pays,
comme la poussière quitte le sillon, pour aller chercher du bruit, de
la vanité, de la popularité plus venteuse que le vent sur la mer
ondoyante des opinions humaines, à Paris, à Londres, à Stamboul, à
Rome, à Athènes, et pour errer, à la fin de mes jours, exilé par ma
faute de la porte fermée de mon propre foyer natal?

_Heureux ceux qui meurent dans le lit de leurs pères!_ dit quelque
part Chateaubriand, mort lui-même dans un lit d'emprunt, loin des
grèves de sa Bretagne et des tourelles de Combourg.


XV.

Cet amour amer des lieux abandonnés et des noms toujours chers de ces
lieux, autrefois habités par la famille, m'a ramené une fois (il y a
longtemps) seul, à pied, un sac de voyage sur le dos, sur ces plateaux
et dans ces vallées de la Franche-Comté, pour y voir de mes yeux ces
châteaux démantelés, ces usines retentissantes du bruit des marteaux,
ces torrents blanchissant de leur écume la roue des moulins qui font
tourner les cylindres sous lesquels s'aplatissent les barres de fer;
ces forêts de pins qui gravissent de rocher en rocher les montagnes
escarpées de Saint-Claude comme des armées végétales de géants montant
à l'assaut des nuages; ces fromageries, noircies par la fumée des
chaudières, bâties en planches dans les clairières de ces forêts,
autour desquelles les vaches aux clochettes sonores se groupent le
soir pour livrer aux femmes leurs pis gonflés, comme des outres
vivantes, de ce lait qui va se convertir en gruyère doré et percé de
trous comme un rayon de miel avec ses alvéoles.


XVI.

Les anciens fermiers de la famille, toujours attachés au nom,
propriété morale que rien ne peut acheter et vendre, étaient avertis
de ma visite, et m'attendaient pour me donner l'hospitalité des
chalets. M. Christin, fils de l'ancien et spirituel correspondant de
Voltaire, ami aussi de mon grand-père et de mes oncles, m'avait écrit
pour se réclamer de ces souvenirs de famille et pour me prodiguer de
bons offices.

Hommes d'élite, très-respectés dans la contrée, ces Christins avaient
été très-liés du temps de Voltaire, leur voisin de Ferney, avec mon
grand-père paternel et surtout avec l'aîné de mes oncles, grand
propriétaire à Saint-Claude. Cet oncle, M. de Lamartine de Monceau,
était, par son esprit, par son érudition attique et par ses opinions
libérales, quoique royaliste, très-digne de correspondre avec ces
correspondants de Voltaire; c'est à lui que je dois, non ma poésie,
mais ma prose. L'âpre bon sens aiguisé d'esprit et rendu tranchant
comme l'acier par l'expression originale, était le caractère de style
de cet oncle, ami des Christins de Ferney. Tout Mâcon, tout
Saint-Claude, tout Besançon s'en souviennent encore. On cite les mots
pleins de sens de cet oncle devenus proverbes dans ces provinces.

Le premier Napoléon, quand il s'arrêta quelques jours à Mâcon avec sa
cour en 1805, en allant se faire couronner à Milan roi d'Italie, le
fit appeler comme il avait fait appeler M. Necker à Lausanne en
allant à Marengo.

Napoléon remarqua beaucoup, mais goûta peu la liberté acérée de son
interlocuteur. La liberté du discours est une blessure à la tyrannie
des esprits absolus; ils veulent régner sur la logique comme sur les
faits. Cet entretien, qui fut publié, courut toute la France. Ce
gentilhomme du Danube déplut aux bords de la Saône; Napoléon lui
offrit le sénat: «Je désire rester simple citoyen, et ne rien engager
volontairement de ce que Votre Majesté laisse de liberté à ses sujets,
celle de cultiver mes terres en payant mes impôts.--Vous êtes
frondeur, dit en riant amèrement Napoléon.--Non, sire, je suis
impartial, et je craindrais de cesser de l'être en approchant trop
souvent de Votre Majesté.»

Cette délicate tournure d'éluder la servitude en éludant la faveur,
n'échappa pas à Napoléon; il sourit, mais il garda rancune à la ville
qui lui montrait de telles fiertés d'esprit dans un de ses principaux
habitants.


XVII.

Pardon de cette réminiscence de famille, hors-d'oeuvre de notre
entretien sur Phidias; Plutarque en a beaucoup de ce genre et on les
lui pardonne; car si l'esprit du lecteur aime à marcher quand il se
promène, il aime aussi à s'asseoir et à divaguer pour reprendre
haleine.

Revenons à Louis de Ronchaud, ce Plutarque franc-comtois de Phidias,
et disons comment je connus le nom de ce voisin de terre et de coeur
que je devais beaucoup goûter et beaucoup aimer plus tard parmi ces
illustres esprits de Franche-Comté, voisins de mon père et de mes
oncles dans cette Arcadie de la France: _et in Arcadia ego!_


XVIII.

Quand on chemine à pied de Mâcon à Saint-Claude, on trouve d'abord la
Bresse, bocagère et plane comme la grasse Attique, ruisselante
d'huile, entre le Pyrée et Athènes.

L'olivier de la Bresse, c'est le pâle saule qui ne verse que l'ombre
légère aux vaches blanches des prairies, et qui, tondu tous les trois
ans par la serpette de l'émondeur, penche son tronc chauve sur les
mares ou sur les étangs.

On croit lire une églogue de Virgile: «_O utinam!_ et plût aux Dieux
que je n'eusse été qu'un pauvre émondeur de saules sur les rives du
lac ou du Mincio, dans cette laiteuse Lombardie, Bresse de l'Italie!»

À l'extrémité de cette plaine virgilienne de la Bresse, on rencontre
tout à coup, au lieu de l'eau stagnante et fiévreuse des prairies de
la Dombe, une rivière bleue comme le firmament de la Suisse
italienne, joueuse comme des enfants sur des cailloux, écumante comme
l'eau de savon battue par le battoir de la lessiveuse, gazouillante
comme une volée de tourterelles bleues et blanches abattues sur un
champ de lin en fleurs, jetant ses petits flocons d'écume çà et là sur
son cours comme ces oiseaux éparpillant leurs plumes en se peignant du
bec sur les touffes du lin; on s'arrête tout étonné sur la grève des
cailloux arrondis par le roulis éternel de cette rivière de montagne,
débouchant, tout étonnée elle-même, dans la plaine. On demande son nom
au premier batelier qui passe et qui rattache son petit bateau de
pêche à un tronc de saule pour verser son filet frétillant de truites
sur le sable.--C'est la rivière d'Ain, vous dit-il avec un air de
fierté locale, la rivière qui descend de Saint-Claude et qui donne son
nom à toutes ces plaines.

Si, comme moi, vous avez chevauché dans les déserts et dans les
vallées des deux Arabies, vous reconnaîtrez tout de suite que les
hommes descendus de Tartarie en Arabie, d'Arabie en Scythie, de
Scythie en Hongrie, de Hongrie en Franche-Comté et en Bresse ont
passé par là, ont colonisé ses contrées et ont imposé au plus beau
fleuve du pays ce nom arabe et générique d'_Ain_ (l'eau par
excellence) dont en perdant l'accent _Aïn_, nos pères, moins
euphoniques que les Arabes, ont fait _Ain_, nom rendu guttural et
trivial comme le balbutiement à bouche ouverte d'un enfant hébété.
C'est le progrès selon la doctrine des _progressistes indéfinis_, ces
adorateurs obstinés du temps qui les dément dans les langues comme
dans les choses; ces adorateurs du présent qui les dévore eux-mêmes et
qui anéantit tout autant de choses humaines qu'il en crée.


XIX.

Non, le temps n'est pas Dieu, il n'est que son ouvrier, souvent
maladroit, qui pervertit autant de civilisations et de langues qu'il
en façonne. Quand on sait toutes les oeuvres du temps et qu'on en voit
les débris sur toute la terre, on l'appelle de son vrai nom, le grand
Créateur, mais aussi le grand destructeur du monde, ou plutôt le
grand changeur, le grand rénovateur de tout; mais le grand
progressiste, c'est un contre-sens à son nom, car il démolit sans
cesse tout ce que sans cesse il construit, à commencer par l'homme
lui-même qu'il sème et qu'il fauche sans en oublier un seul sur la
terre, pour lui apprendre qui est le grand _ensevelisseur_ de la
création et le _fossoyeur_ des mondes!

Mais pardon encore de cette digression déplacée à propos de la rivière
d'_Ain_, à laquelle les Arabes avaient donné un nom sonore comme
l'écho des rochers d'où il tombe en cascades de saphir, et que les
Gaulois ont rendu muet comme leur langue de corne et de caoutchouc.


XX.

Après s'être rafraîchie et enivrée comme l'Arabe lui-même au vent de
cette rivière, femelle du Rhône, elle se précipite vers lui dans les
plaines du Dauphiné.

On s'engorge comme elle dans les premiers défilés de roches grises qui
tracent son cours, à droite, vers les montagnes du Bugey, à gauche,
vers les collines du Revers-Mont et de la basse Franche-Comté. Cette
route est serpentante comme la couleuvre d'eau bleue qui se glisse à
vos pieds à travers les prairies étroites et les petits caps de rocher
qui servent de lit à la rivière. L'écume et la fraîcheur de sa course,
le cliquetis des cailloux qu'elle remue en courant, vous inspirent le
frisson voluptueux d'un bain frais.

Des groupes de jolies pêcheuses, trempant leurs jambes nues dans l'eau
transparente, et se jetant, avec de joyeux rires, les gouttelettes de
l'eau de leurs filets au visage, forment à chaque tournant sous vos
yeux de vrais paysages du Poussin.

On se croirait dans les gorges de la Sabine d'Horace, sur les rives du
_præceps Anio_; tout a un caractère de grâce et de gaîté terrestres
qui rappellent l'Arcadie: ses bergers, ses pêcheurs, ses nymphes, ses
radeaux chargés d'herbes odorantes qui traversent le fleuve au chant
des faneuses pour porter d'une rive à l'autre les foins du pré
penchant à la meule ou à l'étable des troupeaux.

C'est ainsi que de scène en scène pastorale on arrive à la hauteur de
la vallée de Nantua, sans y entrer et en la laissant à sa droite.


XXI.

Le lac de Nantua, comme celui de Némi, remplit tous les creux de cette
vallée, encaissée dans de sombres falaises de sapins. L'éclat du
soleil d'été qui s'y répercute dans sa nappe éblouit la vallée entière
d'une fumée de lumière, d'une sorte de brouillard de rayons qui double
tout à coup le jour de la surface de la vallée, comme une glace double
la clarté dans une chambre obscure; on ne voit pas encore le lac qu'on
voit déjà sa lueur monter dans le ciel comme un incendie des eaux; on
regrette de ne pas pénétrer dans cette gorge éblouissante, qui mène le
voyageur par une avenue d'eau et de forêts à Genève; mais la route de
Franche-Comté continue à suivre la rivière d'Ain, et on la côtoie de
village en village sur des collines qui s'élèvent insensiblement et
par une vallée qui se rétrécit toujours.

À mesure qu'elle se rétrécit et qu'elle s'élève, on découvre au fond
une perspective tout à fait alpestre, qu'on était loin de prévoir en
s'y engageant pour remonter le cours de la rivière. C'est une
accumulation de hautes cimes noires qui semblent se défier les unes
les autres à qui s'élèvera le plus haut et le plus abruptement dans
l'éther, et qui ferment d'une barrière infranchissable à l'oeil
l'horizon jusque-là ouvert devant vous.

Ces montagnes, comme entassées confusément par la main du Créateur,
sont en général arrondies en forme de dômes, les unes noires des
forêts de pins qui les tapissent de leurs ombres, les autres vertes
des pâturages qui les veloutent; celles-ci nues et grisâtres parce que
leur pente plus rapide en a laissé glisser l'humus, que le soleil du
soir en s'y répercutant à nu les fait blanches à l'oeil comme des
falaises lointaines au bord de la mer; quelques-unes, derrière les
autres, sont tachées au nord de quelques flaques de neige, restes de
l'hiver dernier qui attendent un autre hiver; phares de montagnes que
les bergers regardent s'allumer ou s'éteindre selon que le soleil
levant les frappe, ou que le soleil couchant leur retire ses derniers
rayons en descendant du ciel.


XXII.

On est saisi tout à coup d'une certaine terreur inattendue en se
voyant si près de ces cimes du haut Jura; elles semblent former devant
vous un rempart confus de hauteurs inaccessibles, à travers lesquelles
il faut s'engager, sans apercevoir par quelle brèche ou par quelle
poterne on pourra les aborder et les franchir. La _sainte horreur_ de
poëte qui habite les bords de l'Océan sur le rivage, habite aussi les
pieds des montagnes sans issues; c'est l'impression du Jura
vertigineux au moment où il vous apparaît, s'élevant toujours plus à
mesure que vous vous élevez vous-même sur ses premiers plans, pour
vous en présenter d'autres plus infranchissables en apparence.

Vous les franchissez, cependant, par des routes qui se déroulent aussi
à mesure, tantôt en les contournant par le flanc assez arrondi de la
montagne, tantôt sur des plateaux élevés, aussi rocheux, mais aussi
planes que les grèves d'une mer desséchée; tantôt descendant dans les
gorges tracées par les torrents entre les racines, et en suivant aux
bords de ces eaux courantes les sombres avenues gouttières de ces
dômes en été.


XXIII.

Des usines de fer fument, brillent, tournent, frappent, retentissent,
bouillonnent, bourdonnent, écument à tous les tournants de ces
rivières où l'industrie de l'habitant a voulu utiliser une cascade ou
une chute plus escarpée de l'eau sur la roue grinçante qui fait
mouvoir l'axe métallique des leviers.

Les scieries reçoivent, par des ornières gigantesques, les cadavres
encore verts des sapins; ils glissent avec des bonds de tangage jusque
sur le bord des cataractes où la dent de l'acier va les démembrer;
d'autres, lancés tout entiers sur l'eau courante, vont flotter jusqu'à
la rivière d'Ain, et jusqu'au Rhône, pour servir de mâts aux navires
et pour plier sans rompre sous les voilures, de même qu'ils ont plié
et se sont redressés sur la montagne, sous leurs feuilles et sous le
vent, comme pour s'exercer à porter le poids des tempêtes.


XXIV.

On remonte de ces entonnoirs des gorges du Jura sur d'autres plateaux
d'où l'on redescend de nouveau pour admirer des scènes semblables et
pour remonter encore à d'autres plateaux, jusqu'au noeud principal et
culminant de ces montagnes aux trois grandes et profondes vallées,
divergeant et serpentant, comme des rayons de roue divergent du
moyeu, en courant vers la plaine.

Le vallon de Saint-Claude surtout, dont la ville se confond au fond
d'une gorge avec les falaises grises de ses rochers, a une profondeur,
des tourments, des anfractuosités, des abîmes, des vertiges qui
fascinent les yeux du haut de ces divers plateaux qui la dominent de
si haut et de si loin; je n'ai vu de pareils effets de perspective
dans les profondeurs que dans le Liban, quand au pied des cèdres on
plonge de l'oeil sur la petite ville industrielle de _Zharklé_, pleine
de couvents et de fabriques d'armes, sur les deux marches d'un ravin,
dans une anse, entre deux parois perpendiculaires de rochers crénelés
de sapins.


XXV.

Saint-Claude, ville aussi toute sacerdotale et toute laborieuse des
petites industries du fer et du buis ciselé, est la _Zharklé_ du Jura;
ses cloches retentissent et ses cheminées fument; ses silences dorment
et ses cours d'eau, et ses scieries, et ses enclumes, et ses tours où
l'on façonne le buis, bruissent comme une ville fantastique qui
apparaît hors de la portée des sens, au fond d'un des cercles du
Dante, à travers le brouillard des eaux pulvérisées par leur chute et
des rayons du soir répercutés par les parois de ces montagnes.

Une pente rapide vous y conduit en longs circuits et en lacets situés
sur les corniches de ces pentes; de temps en temps un village suspendu
apparaît avec ses vergers en déclivité. Sur la route, au-dessus de la
chaussée, les filets d'eau, gouttières des neiges, suintent à travers
les gros blocs de roche, remparts cyclopéens de ces métairies.


XXVI.

C'est sur le flanc d'un de ces hauts plateaux, au milieu des noyers,
des houx, des noisetiers, des vignes sauvages qui serpentent entre les
haies d'épines noires et de buis parfumé, que se trouve le petit
village alpestre de Saint-Lupicin, nom sauvage comme le site.

Sa vieille église, remarquée des voyageurs par son caractère oriental
et par ses découpures de pierre, porte l'hiver son linceul de neige,
comme une morte attendant le fossoyeur sur la grille du cimetière; des
maisons de paysans isolées ou groupées, une auberge peinte s'ouvrent
sur la principale rue; sa porte est obstruée par une file de ces
chariots comtois, attelés d'un seul cheval au collier garni de
sonnettes, caravane de montagnes tout à fait semblable aux
interminables caravanes de chameaux de Mésopotamie qu'on rencontre
dans les défilés de Damas; de petits champs pierreux ou quelques
grasses chènevières, de noir humus tombé des rochers et retenu par des
murs de pierres sèches autour de l'étable, voilà Saint-Lupicin.

Une seule maison, haute et isolée du reste du hameau par une cour, un
jardin potager, une longue charmille taillée en muraille domine le
village. Cette maison, moitié seigneuriale, moitié bourgeoise,
ressemble au donjon d'un vieux manoir féodal dont le temps a emporté
les deux ailes, et qui est resté debout comme un vestige et comme un
asile de l'antique famille dont elle abrite encore les débris.

Elle est haute, carrée, percée d'un perron sur une terrasse au premier
étage, de cinq fenêtres et d'un large balcon au second; un toit
construit en pyramide aiguë la surmonte, afin de laisser glisser les
neiges trop pesantes en hiver.

Ce toit ne brille pas, comme en Savoie ou en Suisse, d'ardoises
luisantes, livrée d'opulence sur les maisons du riche; il est
recouvert de petites plaques minces de sapin qui simulent mal les
feuilles d'ardoise, et qui sont clouées par leur extrémité supérieure
aux chevrons de la charpente; la pluie et la neige les salissent, la
mousse jaunie les tapisse, le vent les emporte, et quand l'incendie
les approche, elles s'envolent en brandons de flammes et en étincelles
crépitantes portant au loin dans les villages la terreur et la pluie
de feu tombant du ciel sur les autres toits.


XXVII.

Les diverses terrasses sur lesquelles le donjon grisâtre est élevé ou
auxquelles il est adossé, ou dont il est flanqué d'un côté, donnent
des places diverses aux chambres: de plain-pied d'un côté, avec les
jardins, on est de l'autre au premier étage; cette disposition de
terrain sur les pentes de montagnes donne du mouvement, du
pittoresque, des escaliers, des paliers, des rampes extérieures et
intérieures aux maisons; elles semblent, comme un manteau pétrifié,
suivre en rampant dans leur inflexion au sol les ondulations de la
roche ou du gazon qui les porte. Ces accidents de construction font
les charmes des paysagistes; le donjon de Saint-Lupicin avec ses
terrasses, ses jardins encaissés dans des décombres, ses cours de
fermes pleines du vagissement des vaches, du chant des coqs, du
roucoulement des pigeons qui blanchissent les rebords du toit des
puits rustiques où la corde arrondie repose sur les auges dans des
troncs d'arbres creusés pour abreuver les étables, arrête l'oeil du
passant.

Si on entre dans la cour, on voit d'un côté une allée de marronniers,
luxe rare de végétation dans ces contrées déjà froides; de l'autre, à
l'extrémité de carrés du jardin, un pavillon de repos du style
architectural de Louis XV, rappelant prétentieusement Versailles dans
cette sauvagerie des lieux et des moeurs.

Des fenêtres de ce pavillon, on plonge à gauche sur la profonde gorge
descendant vers la ville de Saint-Claude, de l'autre sur le château de
Prat, dont mon père a porté quelque temps le nom et qui était un des
domaines de mon grand-père dans cette contrée. Plus bas, on voit
reluire et on entend gronder au fond d'un ravin inaccessible le
torrent du Lignon qui court en circuitant autour des collines abruptes
rejoindre la Bienne, rivière de Saint-Claude dans la vallée de
Malingès.


XXVIII.

C'est là le village et le manoir de Saint-Lupicin. De gros noyers
disséminés dans les champs en pente les signalent au voyageur.

Il y a loin de là à Athènes, avec le Parthénon pour diadème, le ciel
transparent de l'Attique pour dais, l'olivier pour ceinture, la mer
étincelante pour horizon, et c'est là pourtant que l'adorateur
d'Athènes, l'idolâtre de Phidias, le Winckelman français, le lapidaire
du beau dans la nature, dans la poésie, dans l'architecture, dans la
statue, dans la pierre, dans la femme, dans toutes les réalités et
dans tous les rêves, habite seul, jeune et grave comme un solitaire du
mont Athos, dans son couvent tapissé de lambris de planches de sapin,
ces lambris étant sculptés par les artistes autrefois si justement
renommés de Saint-Claude pour leurs bustes de Voltaire, taillés au
couteau dans la racine de buis.

Des chambres dont le plancher est couvert de livres et de gravures, la
vaste cheminée où pétillent les copeaux de sapin, reste de la hache
des bûcherons, une vieille nourrice devenue servante et reine des
cuisines, des laboureurs et des bergers gardiens de ces belles vaches
du Jura, quelques fermiers des hautes métairies qui lui payent leurs
redevances sur la fin de l'automne, en fromages et en rayons de miel
de leurs ruches, voilà tout le luxe, tout le mouvement, toute
l'opulence du gentilhomme du Jura.


XXIX.

Celui-là n'est pas né à Saint-Lupicin, ce n'était qu'un fief de sa
famille; la principale habitation de ses pères était dans la plaine
vineuse du Jura, riche et grasse, et dans les environs de
Lons-le-Saunier, capitale de ces montagnes.

C'est là qu'est né Louis de Ronchaud. Son père, gentilhomme
franc-comtois, attaché aux Bourbons par leurs droits traditionnels, et
surtout par leurs malheurs, fut élu par le peuple à la chambre des
députés en 1816, pour représenter le pays. La loyauté de sentiment
jointe à la modération et au patriotisme de race donna à sa
candidature une unanimité de convenances aristocratiques et de
confiance populaire qui fut justifiée par ses votes; il fut royaliste
sans cesser d'être national. Sa mort précoce affligea du même deuil
les royalistes et les libéraux. Il laissait une veuve encore jeune et
trois enfants, deux fils et une fille; ils furent bientôt après
orphelins; Louis de Ronchaud, qui était l'aîné, n'usa de ses droits
que pour prodiguer à son frère et à sa soeur les sacrifices que son
père aurait faits à ses enfants.

Son frère eut en partage la terre et l'habitation principale de la
maison; sa soeur, aujourd'hui veuve, fut mariée à un gentilhomme de
Montauban. Elle a apporté, dans ce Midi presque espagnol, cette
limpidité sereine du caractère du Nord, beauté des étoiles dans nos
nuits d'hiver; ses yeux couleur d'eau du lac d'_Antre_ sur le plus
haut sommet de Saint-Lupicin, et ses cheveux blonds, soyeux et touffus
comme une poignée de lin du Jura, rappellent aux climats méridionaux
qu'elle habite l'image d'une Velléda des Gaules, les pieds nus dans
les neiges, la tête dans l'auréole de l'inspiration grecque ou
romaine.


XXX.

Son frère, Louis de Ronchaud, lui ressemble beaucoup par cette
physionomie étrange de l'enthousiasme qui se possède dans le calme, et
de la réflexion qui s'enflamme dans le mouvement.

La mort de cette mère, le mariage de cette charmante soeur,
l'éducation de son frère achevée, le partage des biens de la maison,
dans lequel il ne se réservera que Saint-Lupicin, livrèrent ce jeune
sage prématuré à la solitude et à lui-même.

Il était né poëte; sa vie fut sa poésie; il laissa tomber seulement,
comme ses noyers de Saint-Lupicin livrent l'huile de leurs noix sous
le vent d'automne, quelques pages succulentes de poésies intimes,
recueillies par des amis et qui lui firent une de ces réputations de
demi-jour plus douce, plus inviolable et plus durable que les gloires
d'engouement parce que ce sont les gloires du coeur.

C'est ainsi que je connus son nom, son talent et sa personne, et qu'à
première vue je devins, à son insu, son ami. Il vint ensuite me
visiter à Saint-Point comme compatriote des rochers communs à nos deux
familles du Jura. Nous pensâmes tout haut ou tout bas ensemble, car il
y revint tous les ans à la chute des feuilles, jusqu'aux jours où les
événements de 1848 me ravirent printemps, été et automne, et me
précipitèrent dans le tourbillon où il n'y a plus de halte ni de repos
dans la vie. On est comme le rocher précipité des montagnes, on ne
marche plus, on roule.


XXXI.

Quoique fort jeune en 1848, le poëte de Saint-Lupicin, bien qu'issu
comme moi de souche royaliste, fut convoqué par le peuple de son pays
à venir au secours de la France sous la forme, alors la seule
possible, d'une république de droit commun, sans privilége, sans
dictature, et par conséquent sans proscriptions et sans échafauds.

Il ne s'en fallut que de quelques voix pour qu'il fût le représentant
de la jeunesse de la Franche-Comté, comme son père l'avait été de
l'âge mûr.

La république était l'idéal du beau platonique en matière de
gouvernement, elle était de plus, alors, l'apothéose de la liberté
sans tache, l'épreuve à faire de la raison d'un grand peuple voulant
se gouverner par lui-même, puisque tous ses gouvernements tombaient
d'eux-mêmes sous leur propre poids.

Le poëte, ce chercheur du beau dans l'histoire comme dans la nature et
dans l'art, devenait donc républicain par naissance comme par
nécessité.

L'ermite de Saint-Lupicin s'enflamma pour elle d'une passion grecque,
romaine, française, puisée dans Thucydide, dans Tacite, dans les
_Girondins_. Il aurait été éloquent, il était sage de caractère, il
serait mort en souriant pour son idéal, sûr de le retrouver réalisé au
delà de l'échafaud de madame Roland, de Vergniaud, d'André Chénier. Il
y a de ces trois natures dans la sienne: une femme, un poëte, un
orateur à la langue d'or, au coeur de citoyen.

Le sort de ces trois victimes de la liberté n'aurait pas contristé son
dévouement. Hélas! il y a des sorts plus tristes qui font bien envier
ces nobles trépas. J'en connais de tels: la vie aussi est un pilori,
si elle n'est pas un échafaud. Lequel vaut mieux, d'une agonie
d'esprit de vingt ans ou d'un coup de hache d'une seconde? Je le sais
bien, moi, je ne dois pas le dire, de peur de tenter le désespoir des
hommes qui savent plus aisément mourir que souffrir; ce ne sont pas
les plus magnanimes.


XXXII.

Écarté de l'arène politique avant d'avoir combattu, Louis de Ronchaud
s'ensevelit dans la solitude de son coeur et de ses pensées; il ne se
laissa connaître que par quelques rares amis, à qui la grâce de son
caractère n'en cachait pas la force, comme une femme d'Orient qui
voile sa taille et son visage pour la foule, d'un blanc linceul, et
qui ne le dépouille qu'en rentrant dans la maison, derrière les
jalousies et les grilles de sa chasteté.

Il jeta un voile sur sa vie: il se consacra exclusivement au _beau_
métaphysique, à cette divinité de la beauté morale, artistique et
virginale, qui n'apparaît que dans la spéculation de ses adorateurs,
et dont la réalité toujours incomplète, agitée, décevante, ne dérange
jamais ni un trait de visage, ni un pli de la robe sur la statue
idéale de l'idéale beauté.

Il se plongea dans les mâles études de l'antiquité grecque et de
l'Allemagne, toujours antique; études sur la philosophie, sur la
poésie, sur l'architecture, sur la musique, sur la sculpture, sur la
peinture, ces cinq formes extérieures par lesquelles le beau, caché
dans les langues, dans les sons, dans les lignes, dans les nombres,
dans le marbre, dans les couleurs, se révèle avec plus ou moins
d'évidence et de splendeur dans tous les temps et dans tous les lieux
où Dieu suscite le génie pour dévoiler la beauté. Il faut que
Pygmalion adore le premier la Divinité qu'il veut faire adorer aux
hommes.

Pygmalion, en effet, dont on a fait le symbole de l'amour profane,
n'est que le symbole du génie; il n'adore pas seulement le beau, il le
crée.

Louis de Ronchaud est un Pygmalion sauvage qui n'adore pas son propre
ouvrage, mais l'ouvrage du génie humain dans toute l'antiquité artiste
à Athènes, et dans toute la renaissance chrétienne à Rome. Il nous
dévoilera bientôt Michel-Ange, Raphaël, comme il vient de nous
dévoiler Praxitèle et Phidias.


XXXIII.

C'est pour cette fouille savante et silencieuse, oeuvre de sa vie
mystérieusement active, quoique d'une activité sans bruit, comme celle
des monastères contemplatifs du mont Athos ou du mont Jura, qu'il
s'enferme pendant la moitié des années dans le donjon aux fenêtres
fermées de Saint-Lupicin, qu'il voyage modestement le sac sur le dos
en Attique, en Thessalie, en Arcadie, en Italie, en Angleterre, qu'il
a recueilli et emporté les os de marbre de Phidias, et qu'il vient
passer ses mois de loisir et d'hiver à Paris, caché non loin de moi et
de ceux qu'il aime, dans une mansarde à grand horizon de l'avenue de
Saint-Cloud, près l'arc de l'Étoile, mansarde élégante quoique
modeste, véritable cellule d'un chartreux de l'art, toute tapissée de
plâtres et de dessins, toute jonchée, sur les tapis, de livres de
poésies et de sciences, toute poudreuse de poussière antique des
fragments de marbre qu'il a recueillis.


XXXIV.

C'est dans un musée domestique tout semblable à cette chambre à
coucher, où le lit sans rideau trouve à peine assez de place pour ses
quatre pieds de bois blanc, que j'ai visité, jadis, l'enthousiaste et
heureux vieillard de Smyrne, M. _Fauvel_, le restaurateur de l'Athènes
antique, retiré avec ses larcins pieux dans son jardin de Smyrne, et
dans sa maisonnette de la ville d'Homère. M. de Choiseul et M. de
Chateaubriand, mon ami M. de Marcellus, l'avaient visité avant moi.
Pendant que M. Fauvel ramassait ses pierres à Athènes, il me parlait
souvent d'eux; mais il levait les épaules au nom de M. de
Chateaubriand visitant le Parthénon avec un chaudronnier de Smyrne qui
lui servait de guide à quinze sous par jour. «Ne m'en parlez pas, me
disait-il, celui-là n'est qu'un faux prêtre de notre culte pour le
marbre; il fouille du bout de sa canne à pomme d'or, qu'il appelle son
bâton blanc, les cendres du foyer des terres dans l'Acropole; mais il
n'y cherche que des mots, des images, de la gloire, et non des
collections sacrées comme ces vestiges. Pèlerin de la gloire, il ne
veut faire adorer que son nom. Qu'on l'adore à Paris, mais non à
Smyrne.»

Et les jolies filles grecques, nièces de M. Fauvel, qui embellissaient
de deux visages animés ce musée de beautés mortes, riaient aux éclats
de cette puérile humeur du vieillard.


XXXV.

C'est ainsi que le poëte Béranger, le plus dépoétisant des hommes,
parce qu'il faut être dénigrant pour complaire à la foule, me parlait,
il y a peu d'années, de ses deux amis Chateaubriand et Lamennais, amis
de situation plus que de coeur; il me rappelait de son vivant M.
Fauvel, à qui il ressemblait beaucoup de figure; bon, spirituel et
narquois, il aimait à trouver des petitesses dans les grandes choses,
et des ridicules dans les respects.

Les jeunes hommes sérieux tels que Louis de Ronchaud n'ont point de
ces irrévérences; pour eux, ce qui est beau est dieu; ils ne profanent
ni une pierre ni un homme, de peur d'y profaner une divinité cachée
dans l'art ou dans l'artiste. Un ridicule qui s'adresse si haut leur
fait peur comme une impiété.


XXXVI.

Telle était la vie de ce solitaire, se nourrissant à l'ombre du toit
de Saint-Lupicin de sa propre substance admirative, et trouvant
d'ineffables délices d'esprit dans cette contemplation savante de tout
ce que l'homme a fait de grand ou de beau sur ce globe, afin de se
donner à lui-même et de pouvoir donner un jour aux autres un _sursum
corda_ scientifique, capable d'élever l'âme de son siècle et de la
soutenir, au-dessus du plain-pied de la vie vulgaire, à la hauteur des
plus sublimes manifestations du beau dans la morale, dans la politique
et dans l'art.

Telle est la vie recueillie et cénobitique de ces heureux et rares
esprits, jouissant de tout, cultivant tout, divinisant tout, qu'on
appelle de ce doux nom: _les dilettanti_ en Italie, les _amateurs_ en
France. C'est un même nom: CEUX QUI AIMENT; ceux qui aiment sans
intérêt ce qui mérite le plus d'être aimé ici-bas, le bien, le beau,
la vertu, le génie, le rayon divin transperçant à travers toutes
choses humaines, âme ou marbre! Ces hommes sont le choeur chantant de
l'humanité; ils regardent d'en haut ou d'en bas le drame que le siècle
ou les siècles jouent sur la terre, et ils s'y associent par le regard
et par la voix seulement, tantôt pleurant sur la chute de l'homme,
tantôt le relevant de ses déchéances, tantôt le célébrant dans ses
triomphes, prêtres de l'enthousiasme portant jusqu'au ciel, sur leurs
strophes lyriques, l'apothéose du génie humain.


XXXVII.

Il n'y a rien de plus grand que l'admiration; elle est plus grande
même que le génie, car elle est le génie désintéressé de soi-même,
l'amour pour l'amour, le quiétisme de Fénelon, la charité parfaite
transportée du christianisme dans l'art, le beau pour le beau.

Aussi ces hommes quand ils ont seulement, comme M. Fauvel, un creux
habitable dans une ruine d'Athènes, une chambre basse sous un oranger
et un figuier dans un jardin de Smyrne, ou, comme M. de Ronchaud, un
vieux donjon de leurs pères sur un plateau pierreux au bord d'un
torrent, en face de l'horizon _præceps_ et dentelé du sauvage Jura,
sont-ils au fond les plus heureux des hommes: leur caractère se
ressent du calme des tombeaux qu'ils visitent, de la sérénité du
désert qu'ils parcourent, de la splendeur limpide des cieux; car
l'antiquité grecque, romaine, asiatique, a laissé dans les pyramides,
dans les Thèbes, dans les Panthéons, dans les Palmyres, dans les
Balbeck, dans les Colisées, les vestiges de ses grandeurs, les
cadavres de ses monuments mutilés.

Le poëte et l'antiquaire contractent sur leur physionomie cette
impression d'éternité qui méprise la terre fugitive, parce qu'elle vit
dans tous les âges. Que leur fait le présent? ce présent n'a qu'un
jour; ils habitent, dans la permanence de leurs pensées, avec les
immortels de l'histoire et de l'art; ils sont contemporains de tous
les passés et de tous les avenirs; ils sont les abstractions
supérieures de notre infime personnalité; ce qu'ils habitent le moins,
c'est notre terre: leur conversation, comme dit l'Apôtre, est avec les
esprits invisibles; purs esprits eux-mêmes, ils sont imperméables à
nos misères de fortune ou de vanité. Voilà les _dilettanti_ ou les
_amateurs_; race dont je suis un peu moi-même, que j'ai beaucoup
recherchée et souvent enviée, dans ma vie active. Leur nourrice, en
les recevant des bras de leur mère, leur a dit: Laisse travailler les
autres, toi jouis, souris et repose-toi! et le sourire est resté avec
le lait de leur nourrice sur leurs lèvres.


XXXVIII.

Mais est-il possible, cependant, qu'un jeune poëte à l'âme ardente et
expansive, tel que celui dont nous parlons, ait passé toute sa
jeunesse dans un manoir du Jura sans autre passion que ses dessins,
ses manuscrits, ses poussières de marbres antiques, ses voyages
d'antiquaire, le compas à la main, avec ses contemplations de tableaux
ou de statues? Non, cela n'est pas possible, parce que cela n'est pas
naturel; le beau n'est pas seulement dans les choses mortes, il est
aussi dans les choses vivantes, dans les femmes surtout, ce résumé
palpitant de toutes les idéalités froides qui se révèlent et qui
sourit comme la poésie sourit au poëte. Le feu du volcan universel est
un coeur de femme. Quelle main peut se poser sur la neige même du
Jura, sans la sentir attiédie par le feu qui couve sous l'enveloppe
glacée de ces collines? C'est évidemment cette chaleur d'âme, d'autant
plus ardente qu'elle est plus contenue, qui a inspiré à ce
contemplateur recueilli dans sa chambre haute, sur sa montagne, ces
poésies étranges, nocturnes, à demi-voix, mais à plein vol, qu'il
s'est chantées à lui-même, il y a quelques années.

Ses amis les ont imprimées, malgré lui, à un petit nombre
d'exemplaires, comme un secret d'initiés poétiques; ils les ont
emportées çà et là, à mesure que les feuilles tombaient de la presse,
pour les disputer aux profanes. Nous les avons lues une fois
nous-même, d'emprunt, sans pouvoir jamais, depuis, retrouver cette
délicieuse cassette, pour en extraire un des bijoux ciselés patiemment
sur les hauts lieux du Jura natal, et pour les faire admirer à ceux
qui goûtent encore les beaux vers, ces médailles d'une monnaie d'or
qui n'a plus cours dans le monde actuel, mais qui a toujours son prix
dans le monde du _beau_.

Ce volume perdu ou égaré se retrouvera un jour, je n'en doute pas; il
se retrouvera grossi de poésies plus mûres et plus humaines; il dira
combien le donjon sans fumée de Saint-Lupicin et combien son toit
blanchi de neiges ont caché de flammes et d'ardeurs sous la cendre de
cette jeunesse évaporée en mélodieux soupirs qui ne montaient qu'au
ciel, où montent tous les rêves et tous les encens. Je pourrais en
citer quelques-uns de mémoire, encore aujourd'hui, de ces vers
orphéïques du Jura, mais je craindrais de les dénaturer d'accent en
les répétant. Les secrets doivent rester sur les lèvres de ceux qui
ont entendu ces confidences d'une belle âme. Ce qui est dit pour une
oreille n'est pas dit pour toute la foule.


XXXIX.

De plus, cela je puis le dire, car on ne me l'a jamais dit, mais je
crois l'avoir deviné, comme tout le monde devine ce qui est dans
l'air, il y a un mystère sur la vie de ce poëte, mystère qui, s'il
était jamais révélé, donnerait peut-être la clef de l'âme fermée et de
la vie à demi-jour de ce _stilite_ du Jura.

On murmure à voix basse que la beauté, le talent, la célébrité d'une
femme d'exception, qui cache son nom comme il convient aux femmes de
porter un voile dans la foule, ou aux Clorindes de revêtir une armure
d'homme en combattant; on murmure, disons-nous, que l'attrait
d'esprit, le nom voilé, les éclats de célébrité de cette personne, ont
fasciné d'un éblouissement désintéressé les yeux et l'âme de ce Platon
de la solitude; que, semblable à ces chevaliers dont la race et le
sang coulent dans ses veines, il a senti le besoin de porter dans le
cloître ou dans les combats une _dame de ses pensées_, et qu'il lui a
voué ce qu'on appelle un culte, un servage, une foi chevaleresque,
épurée de tout, hors de la joie de se dévouer! Est-ce vrai? est-ce
faux? est-ce une histoire? est-ce une légende? Je n'en sais rien;
mais, histoire ou légende, il n'y aurait rien, dans un tel servage,
qui ne fût de nature à dignifier la personne qui sut l'inspirer et le
poëte qui sut le subir comme une suzeraineté féodale du prestige sur
l'imagination. Ce servage volontaire et avoué d'une âme enthousiaste à
la femme suzeraine ne fut-il pas, dans le moyen âge de l'Italie, de
l'Espagne et de la France, un des caractères de la chevalerie des
sentiments? chevalerie affichée parce qu'elle portait au grand jour
les couleurs de la reine innomée du champ clos?

Que furent donc _Béatrice_ pour le Dante? _Éléonore d'Este_ pour le
Tasse? _Vittoria Colonna_ pour Michel-Ange? la _Fornarina_ elle-même
pour Raphaël, si ce n'est _les dames de leurs pensées_? les unes pures
comme l'idéal, les autres descendant comme des étoiles trop près de
terre, qui filent en s'éteignant dans nos horizons?


XL.

Est-ce que Cervantès ne fut pas le satiriste de ces chevaliers de
l'enthousiasme, de l'amour platonique et de la dévotion dans un livre,
épopée du ridicule, qui amusa la malignité de son siècle aux dépens de
ces excès de vertu et d'engouement des héros, des poëtes
contemplatifs, luxe risible du coeur humain sans doute, mais luxe qui
prouvait sa richesse? Où est aujourd'hui cette abondance de séve,
excepté dans quelques natures d'exceptions, dans les solitudes entre
le ciel et la terre du Jura?


XLI.

C'était là, sans doute, la lampe voilée de l'imagination, qui
éclairait, dans ses longues nuits, la petite fenêtre du donjon de
Saint-Lupicin, pendant que notre jeune poëte écrivait ses poésies
cachées, et qu'il étudiait le _beau_ dans l'art devant les débris des
statues de son Phidias. C'est la lueur de cette lampe nocturne,
aperçue des villageois et des bergers de la montagne, qui faisait dire
à ces pauvres gens, dans leurs veillées, ce que disent les paysans
d'Allemagne allant à l'église pendant la nuit de Noël, en passant sous
la tour de Faust: «Que fait donc notre jeune maître à cette heure dans
sa chambre haute, seul ainsi toute la nuit avec les esprits, pendant
que la cloche sonne et que le peuple chante en choeur à l'église: LE
CHRIST EST RESSUSCITÉ?»


XLII.

Et en effet, le jeune maître faisait en silence deux choses
mystérieuses et presque sataniques pour le pauvre ignorant de nos
campagnes et de nos villes; il ressuscitait la chevalerie par la
poésie dans ses chants, et il ressuscitait le grand art dans ses
veilles en écrivant son _Phidias_; Phidias, l'art incarné, le créateur
des marbres, le dieu de la sculpture et de l'architecture, le
révélateur du _beau_ dans la pierre, le créateur enfin du Parthénon,
cette cathédrale d'une religion qui allait mourir dans un temple qui
ne mourra pas!

C'est là l'oeuvre que nous donne M. Louis de Ronchaud; ouvrez et
lisez: jamais la science ne se révéla en plus beau style. Il semble
que des rayons du pur soleil d'Attique pénètrent de toute part ce
style, comme il pénètre, au lever du jour, les marbres translucides du
Parthénon pour les faire descendre dans l'oeil fasciné du voyageur
ignorant comme moi, et pour les faire exclamer d'enthousiasme: Voilà
le vrai, voilà le beau, voilà la divinité des lignes, voilà
l'habitation des dieux sur la terre!


XLIII.

D'un coup de plume M. de Ronchaud a effacé pour moi vingt années de
vicissitudes et de ténèbres; il m'a reporté à une belle aurore d'une
journée de voyage, couché sur le pont de mon navire, et poussé par la
main des Néréides, du cap _Sunium_ au Pyrée, où, par un vent de terre
tiède et frais qui faisait frissonner ma voile, je regardais le blanc
mausolée du Parthénon monter et se découper sur le firmament bleu de
l'Attique, semblable plutôt à un autel s'élevant vers le ciel pour y
faire monter l'encens du matin.

Puis, il me rappelait mon ascension du lendemain du débarquement à
l'acropole, et ma longue station sous les propylées, au milieu d'un
groupe prisonnier de soldats turcs qui faisaient leur feu de myrthe au
pied d'une colonne, foyer auquel deux jambes de déesses séparées des
bustes servaient de chenets.

Les décombres d'Athènes, où il ne restait pas pierre sur pierre,
blanchissaient et poudroyaient au bas dans la plaine comme une
carrière abandonnée; nous étions dans la maison des divinités
d'Athènes. Le génie de Phidias, qui l'avait bâtie et meublée du
céleste mobilier de l'Olympe, nous protégeait seul et devait seul
ressusciter cette Athènes toute cadavéreuse à nos pieds; car, il ne
faut pas s'y tromper, c'est Phidias qui a ressuscité la Grèce; ce sont
ses ouvrages que l'Europe a voulu délivrer des Turcs; la Grèce, pour
elle, ne fut qu'un musée captif. L'Europe s'arma pour une croisade de
statues. Navarin délivra des pierres et des ombres. Hélas! voilà tout!
Les hommes vont-ils renaître pour l'habiter?--Attendez!


XLIV.

C'est sur ces souvenirs d'un double voyage à Athènes et sur
l'impression toujours présente du _Parthénon_, entrevu dans le ciel du
pont d'un vaisseau et contemplé ensuite à loisir du pied de ses
colonnades, que j'écrivais, il n'y a pas longtemps, un Entretien sur
la _sculpture_, quand je reçus, un matin du mois d'août 1861, le
volume de M. de Ronchaud, intitulé _Phidias_. Nous allons l'apprécier
tout à l'heure, mais l'apprécier avec respect et déférence, comme un
homme qui n'a que des impressions apprécie l'homme qui a des
connaissances; M. de Ronchaud a des lumières, je n'ai que des lueurs.


XLV.

Voici donc ce que moi, ignorant, j'écrivais de hasard sur cette
littérature en pierre qui parle à nos yeux du haut du Parthénon.

L'aspect de ces lignes harmonieuses dans le ciel d'Athènes, dont les
profils et les contours forment ce qu'on appelle le beau dans
l'architecture,--l'architecture, m'écriai-je, n'est qu'une géométrie
animée: cette géométrie chante comme un poëme; ces lignes sont leur
poésie; la symétrie est l'équilibre des lignes. Ces lignes sont la
métaphysique des édifices humains, nombres, géométrie, symétrie,
décorations, tout cela construit en plus ou moins grande proportion,
selon le génie de l'artiste, ce beau qui est l'idéal des yeux comme la
musique est l'idéal de l'oreille, comme l'éloquence est l'idéal de la
logique, comme la poésie est l'idéal de l'imagination et du sentiment.

Tout cela est donc encore de la littérature, et, en commentant le
Parthénon de Périclès et Phidias, je suis encore dans mon sujet.

(_La suite au prochain Entretien._)

                                                            LAMARTINE.




LXXVIIe ENTRETIEN.

PHIDIAS,

PAR LOUIS DE RONCHAUD.

DEUXIÈME PARTIE.


I.

Qu'ai-je dit, en effet, en commençant ce cours littéraire d'une
nouvelle espèce?

J'ai dit que tous les arts étaient littéraires, parce que l'objet de
tous les arts était d'exprimer des pensées ou de communiquer des
sensations.

J'ai prouvé ce caractère littéraire de la musique dans mes Entretiens
sur _Mozart_, et ce caractère littéraire de la peinture dans mes
Entretiens sur _Léopold Robert_. Nous allons aujourd'hui vous
entretenir de la sculpture, littérature éternelle, qui, au lieu
d'écrire des sons pour la voix humaine, ou au lieu d'écrire des
couleurs sur une toile pour l'oeil, ou au lieu d'écrire des lettres
sur un papier fragile pour la pensée, écrit en lettres de bronze ou de
marbre des formes pour le toucher.

La sculpture, en effet, est la littérature palpable, la littérature du
_toucher_.

Cette littérature palpable n'en produit pas moins des impressions, des
sensations et des pensées; elle est la plus naturelle, la plus simple
et la plus réelle des reproductions de la nature par la main de
l'homme, et par cela même il est vraisemblable qu'elle a été le
premier des arts inventés par l'espèce humaine. Regarder une figure
qui charme, prendre dans sa main une poignée d'argile humide, pétrir
cette argile sous ses doigts et chercher à lui donner les formes de la
figure que l'on admire, quoi de plus naturel d'instinct? quoi de plus
simple de procédé? C'est un jeu d'enfant; et, si un philosophe
recueilli a inventé l'écriture, si un oiseau inspiré a inventé la
musique, si un opticien coloriste a inventé la peinture, nous pensons
que la sculpture a été inventée par un enfant.


II.

Plus tard, l'enfant ou l'homme, voulant donner plus de solidité et
d'immortalité à l'image façonnée en argile par ses doigts, a pris un
bloc de marbre ou a coulé un torrent de bronze liquide pour perpétuer
sa pensée palpable, et l'ébauche est devenue un art divin, le plus
monumental de tous les arts après l'architecture. Les Phidias, les
Michel-Ange, les Canova, sont nés: ces grands littérateurs, ces grands
historiens, ces grands philosophes, ces grands poëtes du marbre ou du
bronze, ont écrit la religion, la fable, l'histoire, la gloire des
peuples, en statues qui bravent le temps.


III.

Ces trois noms: Phidias, Michel-Ange, Canova, n'expriment pas, à Dieu
ne plaise, tout l'art dont ils sont les artistes souverains à trois
époques de l'humanité; mais ils résument, en trois éclatantes
individualités, la sculpture dans l'antiquité, la sculpture dans la
renaissance, la sculpture moderne dans notre temps.


IV.

J'ai eu le bonheur de les connaître presque intimement par leurs
oeuvres, à Athènes, à Rome, à Florence: Phidias au Parthénon,
Michel-Ange au tombeau des Médicis à San-Lorenzo, Canova à
Saint-Pierre de Rome et dans son atelier. J'y passais des journées
entières à le voir travailler et à respirer la poussière de son génie
à chaque coup de ciseau. À ces trois titres, j'ose donc parler ici de
ces trois grands hommes; à un autre titre encore, j'aime à parler de
statues.

La sculpture est à mes yeux le premier des arts de la main: pourquoi?
parce que c'est le plus vrai. Il y a trop d'illusion dans la peinture,
trop d'optique, trop de chimie, trop de mathématique, trop de
prestige. Il faut un laboratoire de chimiste pour préparer une
palette; un morceau de marbre, un ciseau et un génie, voilà tout
l'attirail d'un statuaire. D'ailleurs, deux sens sont convaincus et
satisfaits à la fois par l'oeuvre de l'artiste: l'oeil voit, la main
touche; l'un de ces sens rend témoignage à l'autre, l'admiration
enveloppe la statue par toutes ses faces; la beauté, l'éclat et le
poli de la matière d'où la statue semble naître immortelle, ravissent
également le regard et le tact; son éternité même imprime un respect
de plus aux sens qui en jouissent. On se dit: Cet Antinoüs de chair
mourra, mais cet adolescent de marbre vivra autant que l'élément dont
il est formé. Une statue, c'est la pétrification de la beauté
fugitive. Où est la femme qui a servi de modèle à la Vénus de Milo?
Mais cette femme de marbre, la voilà tout entière.

Nous ne doutons pas que cette passion naturelle de l'homme
d'immortaliser ce qui est beau, mais ce qui passe, n'ait été le
principal mobile de l'art de la sculpture. C'est une aspiration
sublime et réalisée de l'homme à l'éternité; c'est la religion de la
beauté: «TU BRILLES, TU PASSES, MAIS JE TE DIVINISE!»


V.

Soit par cet instinct amoureux de la beauté des formes, soit par cet
autre instinct d'éterniser ce qui est beau, soit par un goût plus
physique et plus grossier pour le marbre, soit encore par cette
espèce d'attrait irréfléchi et mécanique qui porte l'homme rêveur à
s'asseoir auprès des ouvriers qui bâtissent un mur ou qui taillent la
pierre, à rester en silence des heures entières à les regarder, et à
écouter avec un ravissement indolent les coups du marteau cadencé sur
la pierre musicale, l'atelier d'un sculpteur qui s'appelle Phidias,
Michel-Ange, Canova, Pradier, David, Jouffroy, Préault, Salomon,
n'importe; l'atelier, dis-je, d'un sculpteur a toujours été pour moi
un lieu de repos, d'attrait, de pensée; Socrate, le plus spiritualiste
des hommes, avait le même goût: il aimait à causer des choses
invisibles, assis sur un bloc encore fruste de marbre pentélique, dans
l'atelier de Phidias; la poussière du marbre l'enivrait d'immortalité,
la sonorité du bloc accompagnait mélodieusement ses entretiens. Ne
rougissons pas d'un instinct que nous avons en commun avec Socrate.


VI.

Ce fut cet instinct qui me conduisit, au commencement de ma vie, dans
l'atelier de Canova, à Rome; il me parut le plus idéal, le plus
gracieux, le plus virgilien, le plus épris de la beauté des formes de
tous les modernes.

J'avais vu à Rome, dans l'église de Saint-Pierre, le tombeau du pape;
les deux lions au repos, symbole de la force, et le Génie de la Mort,
le plus bel adolescent qui soit sorti du marbre; j'avais vu ce groupe,
d'une tristesse sereine et lumineuse comme la mélancolie de
l'espérance, éclairé par la coupole de Saint-Pierre de rayons de
soleil du matin qui semblaient faire palpiter les chairs et frissonner
la peau du marbre de la douce tiédeur de l'aurore.

J'avais pensé à cette autre statue du beau Memnon que la chaleur de
l'aurore égyptienne faisait chanter dans son manteau de pierre.
J'étais revenu vingt fois, attiré par je ne sais quoi (c'était
l'indéfinissable, ce qui attire le plus dans l'homme, dans la femme ou
dans leur image). J'étais revenu le matin, à midi, le soir, étudier
les différents effets des heures du jour sur cette statue du Génie de
la Mort. Je ne pouvais croire qu'un homme vivant eût fait cela; je me
figurais que ce Génie, ce lion, ce groupe, étaient tombés de la voûte
de Saint-Pierre de Rome, tout sculptés là-haut par quelque ciseau
angélique du temps de Michel-Ange ou de Raphaël. J'étais ivre de
marbre; j'avais dix-huit ans, âge où les impressions sont des
vertiges; je n'osais pas me faire présenter à Canova; j'adorais en
silence et de loin son génie. Ce ne fut que dix ans plus tard que
j'approchai enfin de ce grand artiste.


VII.

Alors la célèbre duchesse de Devonshire, dont la beauté, les
aventures, le rang, l'immense fortune, avaient fait la Mécène
universelle des artistes de l'Europe, vivait à Rome. Mon nom
commençait à transpirer dans le monde; elle avait désiré me connaître;
elle m'avait honoré de la plus gracieuse et de la plus intime
familiarité.

Son palais de la place Colonna, à Rome, était le centre de la
diplomatie, de la littérature et des arts. Le cardinal premier
ministre, Consalvi, y venait tous les soirs prendre le vent de
l'Europe; il s'y délassait, dans des entretiens aussi libres que fins,
des soucis du gouvernement pontifical entièrement remis à ses soins.
Pie VII ne se réservait que le sanctuaire; le pape temporel, c'était
son ami Consalvi; il m'aimait, et je le rends bien à sa mémoire.

Un gouvernement de persuasion ne pouvait pas avoir un plus séduisant
ministre; au lieu de foudres, il ne l'armait que de sourires.


VIII.

Le cardinal Consalvi me présenta, dans ce salon, à Canova. Ces deux
hommes se ressemblaient étonnamment de figure et de caractère; tous
les deux portaient sur une taille haute et mince une tête noble, pâle,
gracieuse, pensive, loyale et fine, beaucoup plus grecque de contours
et de traits que romaine ou vénitienne; ils étaient du même âge à
l'oeil, de cet âge heureux pour les hommes d'État et pour les
artistes, où le soleil de la vie n'éclaire plus que le sommet (le
front) comme à cette heure de la soirée où le soleil du jour n'éclaire
plus que les cimes. La lueur est plus concentrée alors qu'à midi ou
que dans la jeunesse, mais elle est plus sereine; elle n'éblouit plus
l'oeil, elle l'attire.

Canova voulut bien, à la prière du cardinal, me donner l'entrée de son
atelier.


IX.

Le lendemain, je me hâtai de prendre possession de mon droit de
faveur, et de m'installer, comme un hôte respectueux, dans cette
société de marbre.

Le statuaire, en costume de manoeuvre, une chlamyde de toile écrue sur
ses habits, son maillet de bois dans une main, son ciseau dans
l'autre, passait de l'un à l'autre de ses blocs ébauchés, donnant ici
et là la forme et la vie, comme si son maillet eût été la torche avec
laquelle Vesper allume l'une après l'autre les étoiles.

Ce n'était plus l'homme des soirées de la duchesse de Devonshire,
l'homme reposé, tranquille, laissant aller sa conversation à tous les
courants du salon, ou son silence à toutes les rêveries de la
distraction: c'était le génie à l'ouvrage; le pied alerte, le jarret
tendu, le bras levé pour atteindre à la tête de son marbre; il ne
causait plus, il créait.

Je me gardais bien de l'interrompre; je me contentais de voir éclore
ainsi le premier ces pensées pétrifiées qui allaient ravir
d'admiration le monde moderne. C'est là que je connus de près celui
que j'avais si vivement apprécié de loin dans ses marbres.

Hélas! il travaillait déjà à son tombeau!


X.

On sait que Canova était de Possagno, village de Venise dans la terre
ferme; on y extrait et on y sculpte la pierre monumentale qui servait
aux riches constructions de Palladio. Son père vivait de cette
industrie locale. Canova, né dans cette carrière, avait eu pour
premier jouet de son enfance, à l'âge de cinq ans, le maillet et le
ciseau: le métier avait commencé pour lui avant l'art.

Ses premiers jeux cependant avaient été de petits chefs-d'oeuvre dans
l'atelier de son père. Ce père, mort jeune, l'avait confié à un
sculpteur de ses amis, à Venise; le jeune homme y avait appris les
rudiments d'une sculpture grossière et purement industrielle; il était
né peu à peu de lui-même, comme naît le véritable génie, qui ne sort
pas de l'école, mais de la nature.


XI.

Quelques riches amateurs de Venise, frappés de ses dispositions,
l'avaient encouragé, soutenu, adopté: il avait répondu à leurs
espérances par des ébauches devenues classiques en naissant. Un
faible secours d'argent de ses protecteurs lui avait facilité l'accès
et le séjour de Rome; son nom y avait surgi peu à peu de ses oeuvres.

Bientôt les mausolées de l'amiral vénitien Emo, et les mausolées plus
mémorables de deux papes, avaient élevé ce nom au-dessus des noms
rivaux de son siècle. Celui du pape Clément XIV plaça Canova dans un
style bien différent, mais presque au niveau de Michel-Ange. Nous
disons style, et aucun mot n'exprime plus justement l'analogie de la
plume avec le ciseau. Michel-Ange avait été le Bossuet, Canova était
devenu le Fénelon de ces oraisons funèbres en marbre.

J'ai passé autant d'heures de contemplation délicieuses au pied du
mausolée de Clément XIV, à Saint-Pierre, entre le Génie de la Mort et
les lions de la force au repos, que j'en ai passé au pied du mausolée
de Julien de Médicis, par Michel-Ange, à San-Lorenzo de Florence.


XII.

C'est pendant ces belles matinées de printemps, dans l'atelier de
Canova à Rome, que le suprême artiste, arrivé alors au sommet de son
génie, de sa renommée et de sa fortune, me permettait de remonter avec
lui sur les traces de sa vie par les dessins ou par les moulures de
ses oeuvres. C'est là que je respirais la sainte componction de la
douleur de l'âme chrétienne dans la statue de la Madeleine, statue
pour ainsi dire d'une âme et non d'une femme, où le corps s'évanouit
pour laisser apparaître l'âme, contre-sens sublime de la sculpture,
qui n'exprime ordinairement que des formes et de la beauté. Mais
Canova avait fait ce miracle, d'exprimer la beauté morale du repentir
dépouillée des formes, et c'était encore de la beauté.

C'est là que je vis la beauté païenne, la fleur de la création
refleurir tout entière dans son Hébé, dans son Pâris, dans ses
Danseuses, dans sa Psyché.

C'est là que le groupe colossal d'Hercule et de Lichas, groupe qui
semble arraché au plafond du Jugement dernier de Michel-Ange, est
métamorphosé en marbre. Quiconque a vu ce bloc gigantesque, qu'on
admire aujourd'hui dans la galerie du prince Torlonia à Rome, sent que
la force et la grâce sont soeurs dans l'âme des puissants génies.

C'est là enfin que j'étais saisi à la fois d'admiration et de
tristesse en voyant ce sculpteur dessiner les métopes du temple
chrétien de Possagno, son pays natal, temple qui devait être bientôt
son propre mausolée.


XIII.

Il était déjà malade de la langueur et de l'épuisement de vie dont il
allait bientôt mourir. Comme tous les grands hommes, il avait donné sa
vie à ses oeuvres, il ne lui en restait plus pour le temps; il
travaillait déjà pour l'éternité.

Sa pompe funèbre fut comparable aux obsèques de Raphaël; c'était en
effet le Raphaël du marbre. On lui reproche d'avoir trop songé à
charmer les yeux; mais reprocher le charme à un artiste, n'est-ce pas
reprocher à la femme la beauté? Tu fus trop beau, voilà tout ton
crime! Dors en paix, ô Canova, sous ce reproche d'excès de beauté! On
fit le même reproche à Raphaël, on le fit à Mozart, on le fait à
Racine, on le fait à Rossini. Heureux les hommes qui ne sont accusés
que de l'ivresse inspirée par le charme, cette sorcellerie du génie!

Tel était Canova.

Cela puisse-t-il nous arriver!


XIV.

C'est là que mon goût naturel pour la sculpture se développa dans
l'intimité de Canova. Ce goût acheva de se passionner plus encore,
quelques années après, devant les oeuvres plus grandioses de
Michel-Ange à Florence. Je n'avais encore vu de cet Eschyle du marbre
que son Moïse, de Rome, et son Jugement dernier, de la chapelle
Sixtine.

Sa statue de Moïse, c'est la statue de la Bible tout entière; c'est un
livre terrible fait homme; c'est le judaïsme incarné; Isaïe n'est pas
plus prophète que Michel-Ange. La sagesse et la terreur divines
descendent de toutes les hauteurs de ce front, de tous les poils de
cette barbe, de tous les plis de ce vêtement sur l'âme du spectateur.
On ne peut regarder cette statue qu'à genoux.

Mais ce n'était là que la moitié du génie de Michel-Ange, la
grandeur; l'autre moitié de ce génie, la beauté, est à Florence.

Recueillez-vous, comme je l'ai fait souvent tout un jour, dans la
chapelle funéraire des Médicis, de San-Lorenzo; contemplez d'abord
l'admirable et sobre architecture de cette chapelle, cadre austère de
quatre tombeaux portés et incrustés dans les murs, puis levez les yeux
vers ces morts vivants!


XV.

Dante, excepté dans la figure de Françoise de Rimini, n'a pas de
telles physionomies, de telles attitudes, de telles pensivités, de
telles mélancolies, de telles tragédies dans ses visages. Oui,
Michel-Ange, dans ses bronzes et dans ses marbres, est encore plus
poëte que Dante dans ses vers; et combien cependant n'est-il pas plus
surhumain de manier le bronze ou le marbre que la plume! Combien la
matière ne résiste-t-elle pas plus à l'ouvrier que la langue!

La Bible avait fait dans Michel-Ange la statue de Moïse; le
christianisme biblique du moyen âge avait fait dans Michel-Ange les
dessins du Jugement dernier; la liberté civique avait fait dans
Michel-Ange les tombeaux des Médicis.

Mais hâtons-nous de remonter à Phidias, et assez causé.


XVI.

Citons d'abord ici une magnifique exposition des origines logiques de
l'architecture et de la sculpture chez les grands peuples artistes de
l'univers, par M. de Ronchaud; on y aura tout de suite un exemple de
ce style substantiel sans être lourd, savant sans être pédagogique,
brillant sans être verni, qui forme le caractère du jeune écrivain.


XVII.

Voilà un beau livre en effet: un livre où la science et le poëte, le
technique et l'idéal, la plume et le ciseau, se tiennent, se
complètent, s'interprètent l'un l'autre dans cette langue du _beau_
qui est l'idiome connu de tous les arts de l'esprit; langue sacrée que
le génie parle en naissant, et que la vraie critique, à force d'étude,
comprend et fait comprendre au vulgaire.

L'Académie des inscriptions admet et honore dans son sein le savant
qui a restitué un texte dans un vieux livre ou qui a déchiffré, sur
des monuments inconnus, des caractères problématiques; que fera-t-elle
de l'homme qui a signalé au monde les caractères du beau suprême dans
les débris de Phidias, cet Homère du marbre, et recomposé sur les
murs du Parthénon tous ces Olympes de pierre, la plus merveilleuse
légende du paganisme? Le saint est l'idéal du christianisme, parce que
la sainteté est le beau dans l'âme! Le beau dans les formes était
l'idéal du paganisme, parce que le paganisme s'arrêtait aux surfaces
et ne voyait rien au-dessus de la beauté.

Voilà pourquoi Phidias ne sera jamais égalé; aussi tous les arts de la
main sont païens, et la sculpture a son idéal de pierre sur les
frontons du Parthénon. Phidias en est le révélateur, et notre poëte
Ronchaud en est le traducteur en langue vulgaire, mais en langue
idéale: il fallait un poëte pour traduire ainsi Phidias! L'amour du
beau pouvait seul révéler à un tel commentateur désintéressé la plus
noble des passions, la passion d'admirer, qui fait tout comprendre!


XVIII.

Et maintenant, jeune amateur, qui nous as donné ce beau livre de tant
d'âme, de recherches, de voyages, d'érudition et de muet enthousiasme,
retourne dans la solitude de Saint-Lupicin où t'attendent de
nombreuses inspirations! Tu as choisi la meilleure part de toutes les
parts de la vie, si ce n'est pas la plus belle! la part du
_dilettante_, la part d'admirer et de jouir de ce que tu admires! la
part du beau pour le beau!


XIX.

Renonce, comme je l'ai fait moi-même, à tous les rôles actifs de
l'existence! Décourage-toi d'espérer en vain de voir le beau sur la
terre ailleurs que dans tes rêves! il n'y est pas; le vulgaire
triomphe, et triomphe toujours de l'idéal: l'idéal est divin!

Tu n'aurais qu'à heurter tes pieds une seconde fois contre les pierres
de notre route! Des illusions détruites, des efforts trompés, des
enthousiasmes éteints faute d'aliments assez purs pour allumer dans
les âmes une jeunesse perdue, des envies ignobles te suivant à la
trace trop droite et trop haute de tes pensées! Des invectives, des
huées, des éclats de rire, te montrant au doigt sur le chemin de ton
supplice, te reprochant de vivre trop longtemps pour la paix des
méchants que ton oeil importune! Des dettes glorieuses qui
t'empêcheront de dormir, quand tu achèterais à tout prix une heure
fébrile de repos sur la couche qu'on te ravira demain! Les débris du
toit paternel de Saint-Lupicin vendus à l'encan, que tu n'oseras plus
regarder inaperçu que de loin, pendant que la fumée de l'étranger, se
levant au souffle d'hiver, te rappellera ce cher foyer où ta jeune
mère réchauffait dans ses mains tes mains d'enfant glacées par la
neige! Une tombe, on ne sait sur quel chemin du monde, loin de la
tombe de ton père! Enfin la lassitude de tes bonnes pensées finissant
par atteindre jour à jour, par atrophier ton coeur, et par t'assimiler
ce mot de Brutus: _Vertu, tu n'es qu'un nom! Je me repens d'avoir trop
aimé ma patrie!_


XX.

Voilà ce que je te promets! Détourne la tête et va passer cette belle
automne seul, selon ta coutume, sous les ardoises de Saint-Lupicin!

Là, la vieille servante, honorée comme du temps d'Homère du nom de
_nourrice_, t'attend avec la patience de la maternité inquiète, en
soufflant dès l'aurore sur le foyer qu'elle a bâti dans la cheminée
de cuisine.


XXI.

«Que fait donc mon jeune maître? se dit-elle. Ne reviendra-t-il pas
aujourd'hui? C'est à pareil jour qu'il revint l'année dernière de ses
voyages sans but à travers le monde, dont il ne rapporte jamais, dans
sa valise, que des pierres cassées, des dessins à la plume ou des
écritures à lignes inégales qui font chanter ou pleurer ceux qui les
lisent.

«À quoi songe-t-il donc? Est-ce que la vie est si longue qu'il faille
en dépenser tant sur les grandes routes?

«Est-ce qu'il ne sentira pas enfin qu'une épouse du pays serait fière
et heureuse de commander à Saint-Lupicin, comme une certaine Pénélope
commandait et distribuait les laines à ses servantes, dans ce livre
qu'il m'a lu tant de fois pour me faire honneur?

«Est-ce qu'un automne de plus ou de moins, c'est peu de chose dans la
vie?

«Est-ce que la neige ne commence pas à blanchir les têtes des sapins
de Saint-Cergues, d'où l'on voit à ses pieds le lac Léman?

«Est-ce que le rayon déjà pâli du matin ne se glisse pas de tronc
d'arbre en tronc d'arbre, comme un visiteur timide entr'ouvrant le
matin la porte de la cour?

«Est-ce que le maïs effeuillé ne livre pas ses feuilles jaunies au
vent qui en tapisse sur les routes tous les sentiers de la montagne?

«Est-ce que les hirondelles du pignon ne sont pas déjà depuis
longtemps rassemblées sur le bord du bois pour prendre le lendemain,
avant le jour, leur vol vers leur foyer d'hiver?

«Et lui donc, pauvre oiseau changeur de climat, ne rentrera-t-il pas
bientôt dans son foyer d'hiver?»


XXII.

Elle finissait de parler quand la porte s'ouvrit et que tu
l'embrassas comme un fils, en lui faisant compliment sur la propreté
et sur l'ordre de ta maison rustique.

Il te fallut entendre combien les vaches avaient vêlé, et combien de
fromages dorés étaient sortis des chaudières de la haute montagne où
ils attendaient l'acheteur ambulant; combien de meules de foin ou de
seigle avaient embarrassé la cour et les granges; combien de pigeons
avaient doublé de nids dans le colombier; combien de poires saines et
savoureuses des vieux arbres étaient tombées au vent du midi et
s'étalaient sur les rayons du fruitier pour l'hiver.

Tu écoutais tout cela pendant que la longue cuiller de buis tournait
dans les mains de l'heureuse femme de ménage pour te verser le maïs
bouilli dans l'assiette creuse sur laquelle un lait écumant
surnageait, comme une flaque d'huile, sur l'écorce de la marmite.


XXIII.

Après le déjeuner tu passes le reste du jour à visiter tes
châtaigniers battus du vent chaud, dont les fruits tombent d'eux-mêmes
à tes pieds, l'écorce fendue, comme pour te montrer la belle couleur
appétissante de leur seconde enveloppe à faire cuire sous la cendre
après ton souper: _Castaneæque molles mea quas Amaryllis amabat_; tes
étables, tes champs déjà ensemencés pour l'hiver prochain, tes vignes
où les vendangeurs ont laissé çà et là quelques grappes transparentes
que tu égrènes en passant, et auxquelles tu trouves le goût des belles
grappes de _Samos_!

Tu rentres, et le matin suivant te trouve, avant la pleine aurore, au
coin de ton feu flamboyant de sapin, devant ta table chargée de livres
et de crayons, les yeux levés et rêveurs promenés sur l'horizon des
montagnes, et cherchant lentement dans ta mémoire les images dont tu
avais besoin pour peindre, dans ton poëme, la félicité de l'homme.


XXIV.

Rentrant après les orages de l'année dans la coquille de ton foyer, ô
heureux mortel! que l'hiver te soit doux! que le _beau_, cette rosée
du ciel qui tombe en plein sur cette terre, coule à pleine séve de tes
recherches classiques dans tes souvenirs, et de tes souvenirs dans tes
vers, et de tes vers ou de ta prose dans l'âme charmée de tes
lecteurs! et passe ainsi tes jours dans les extases d'une passion
pétrifiée et toute divine, et ne te mêle ni à la politique, ni à
l'ambition, ni à rien de ce qui passe; enrichis ton âme et la nôtre
des seuls biens qui ne passent pas, la contemplation de ce qui est
éternellement beau dans les lieux, dans les formes, dans la pensée,
dans la poésie, sans en tirer ni salaire, ni orgueil, ni gloire
vaine, mais en en tirant le bonheur de vivre et d'entrevoir ainsi avec
certitude le but de la vie et de la mort, le grand et le beau.

Et qu'on inscrive bien tard sur ta pierre, dans la chapelle de
Saint-Lupicin, une épitaphe sans nom, dans une langue étrangère:

     CI-GÎT LE _dilettante_.


XXV.

Écoutons ce qu'il écrit:

«Il y a pour les arts des époques pour ainsi dire organiques. Ce sont,
entre toutes, celles où une civilisation nouvelle sort de la barbarie.
À ces époques, l'esprit humain, s'éveillant d'un long sommeil, comme
Adam dans l'Éden, contemple avec un naïf étonnement les merveilles au
milieu desquelles il habitait sans les voir, et, à l'aspect de tant de
beautés nouvelles, sent en lui des émotions et des facultés inconnues.

«Ce sont les âges d'or de l'histoire. J'ignore si la sculpture
reverra jamais le siècle de Périclès, ou la peinture celui de Léon X.

«Ce que je sais, c'est que le concours le plus extraordinaire de
circonstances favorables, et, en quelque sorte, la plus admirable
conjonction d'étoiles propices, était nécessaire pour créer, sous sa
constellation passagère, la fécondité merveilleuse et la prodigieuse
beauté de ces grands siècles de l'art. La culture la plus intelligente
ne saurait jamais remplacer ce mouvement naturel et spontané d'une
société qui tend à faire de l'art la principale affaire de tout un
peuple et la suprême expression de sa vie nationale. De telles
circonstances ne se sont rencontrées que deux fois dans l'histoire: la
première fois, elles ont porté à la gloire les noms de Phidias, de
Polyclète, de Praxitèle; la seconde fois, elles ont élevé au-dessus de
toutes les renommées contemporaines les noms de Léonard de Vinci, de
Titien, de Raphaël et de Michel-Ange.


XXVI.

«Pourquoi la sculpture a dû être l'art dominant dans la Grèce antique,
on peut aisément s'en rendre compte.

«Chez un peuple appelé par sa double vocation à cultiver la
philosophie et les beaux-arts, d'un esprit indépendant et amoureux du
beau, la forme humaine devait être et fut en effet l'objet d'un culte.
Cette forme admirable, chef-d'oeuvre de convenance et d'harmonie,
apparaissait à ce peuple comme la figure de l'esprit, dont elle
rendait pour ainsi dire les lois visibles.

«Telle est l'origine à la fois philosophique et poétique de
l'anthropomorphisme grec; c'est la divinité de l'esprit humain que la
Grèce adore dans la beauté du corps humain.

«Or la sculpture est, parmi les beaux-arts, celui qui a pour but
spécial de reproduire la figure de l'homme dans sa perfection idéale,
abstraction faite des difformités accidentelles et des émotions
passagères qui peuvent en altérer la majestueuse harmonie.


XXVII.

«Chez les peuples religieux, et en général dans les pays où le
développement individuel est entravé par l'état social, l'architecture
est l'art dominant. De même que la sculpture est l'art individuel et
philosophique, l'architecture est un art social et religieux. Là où le
peuple languit sous un despotisme sacerdotal ou monarchique, le génie
national suffit souvent et parfois excelle à produire ces monuments
d'une grandeur solide, qui témoignent hautement de la puissance
publique, comme chez les Égyptiens, les Phéniciens, les Assyriens,
les Perses. Ces édifices gigantesques, dont la grandeur imposante
étonne l'esprit et le refoule sur lui-même, plein d'une crainte
mystérieuse, ressemblent aux nations endormies sous l'oppression des
religions d'État et du despotisme oriental. Rien ne s'y détache de
l'ensemble en saillie indépendante; la sculpture, comprimée et rigide,
n'est là que l'accessoire, parfois colossal, de l'architecture.

«Cependant cet ensemble n'est pas un tout harmonique. La disproportion
est le caractère de cette architecture, auquel la sculpture répond par
la monstruosité; mais l'incohérence, la bizarrerie des parties,
disparaissent dans la puissance et la grandeur de la masse, de même
que chez les peuples de l'Orient le génie individuel est absorbé par
le génie social.


XXVIII.

«En Égypte, où la tradition a exercé l'empire le plus tyrannique,
l'architecture fleurit comme art religieux et national; elle élève ces
montagnes de pierre qui portent dans leurs flancs de royales
sépultures, et qui jettent leur tristesse sur la monotonie de
l'horizon; elle construit d'énormes enceintes et multiplie les
colonnes en des séries de portiques interminables où la pensée se perd
avec le regard. L'idée du beau, produit d'une conception tout
intellectuelle, n'a rien de commun avec ces rêves bâtis d'une
imagination sombre et superstitieuse. Mais l'instinct de la grandeur,
joint au respect de la règle, le culte de la puissance visible et
invisible, s'y font sentir comme dans toutes les institutions de ce
peuple.


XXIX.

«À l'ombre de cette architecture gigantesque, solennellement monotone,
la sculpture croît, mais n'éclôt pas. Enchaînée par le respect à la
tradition religieuse, vouée à la tristesse par les moeurs et les
usages de la vie égyptienne, elle demeure frappée d'immobilité comme
l'esprit humain lui-même, pontife consacré du culte de la mort.
Condamnée à reproduire sans fin des types invariables, où la figure
humaine se dégrade en d'étranges associations avec des formes
animalesques, elle est l'expression de ce peuple mystérieux, soumis et
grave, qui voit dans la vie des animaux une image de la vie divine et
un modèle à suivre, afin de participer lui-même, par l'asservissement
à une règle imposée, à l'immutabilité sacrée des lois de l'univers.


XXX.

«À Tyr et dans ses colonies, où s'épanouit une civilisation brillante,
résultant de l'industrie et du commerce, l'empire de la religion est
assez fort pour retenir l'art sous sa domination. Les temples sont
vastes et ornés, mais les images des dieux ne sont le plus souvent que
l'assemblage incohérent de formes disparates. Les combinaisons les
plus étranges de la forme humaine avec des figures d'animaux ou de
monstres imaginaires semblent avoir été recherchées par les Phéniciens
pour exprimer l'idée confuse d'une divinité qui n'était que la
personnification obscure des forces naturelles. Quelquefois, pour lui
conserver un caractère encore plus mystérieux, ils représentaient
cette divinité sans aucune forme et voilée d'une façon singulière.

«Ces représentations, dont, à défaut d'autres monuments, nous
retrouvons l'image sur des monnaies et des pierres gravées,
contrastent avec les formes élégantes que ces mêmes hommes avaient su
donner à leurs vases et avec le raffinement de leur goût en fait de
luxe. Rien ne montre mieux, ce me semble, quelle distance sépare une
civilisation toute matérielle de la civilisation véritable, et comme
quoi le progrès de l'art se lie essentiellement à un développement
religieux ou philosophique.


XXXI.

«L'art assyrien est celui qui approche le plus de la vie et de la
beauté de l'art grec. Ce qui frappe dans les édifices de Babylone et
de Ninive, après le caractère imposant qu'ils ont en commun avec les
monuments de l'Égypte, ce sont les représentations animées de la vie
réelle qui s'y déployaient sur les murailles.

«Les bas-reliefs assyriens sont supérieurs, au point de vue de la
plastique, aux bas-reliefs égyptiens, dans lesquels il ne faut voir,
avec O. Müller, qu'une sorte d'écriture destinée à raconter des faits
et à exprimer des idées, sans aucune pensée esthétique. Les scènes
variées de guerre et de chasse qu'ils représentent dénoncent une vie
nationale active et brillante, où le roi joue le rôle d'une divinité
terrestre, assise sur son char, commandant le respect et
l'obéissance. Les figures symboliques des dieux revêtent une majesté
calme qui semble avoir été inspirée aux artistes par le spectacle de
la nature. L'art assyrien est libre dans son inexpérience; il n'a rien
de la roideur des formes imposées par une tradition religieuse: de là
le charme qui perce à travers sa rudesse. Mais, s'il a trouvé la vie
dans l'indépendance, il est resté loin encore de l'idéal. Il était
réservé à l'anthropomorphisme grec de rencontrer la beauté souveraine
dans l'union étroite de la nature humaine avec l'idée divine.


XXXII.

«Les monuments de la Perse donneraient lieu à des remarques analogues.
Une magnificence barbare, un luxe intempérant de décoration,
caractérise l'architecture persane, tandis que la sculpture offre un
mélange singulier de roideur et de finesse, de dureté et d'élégance,
emblème frappant d'un peuple qui vieillit sans progresser; la main se
raffine, les procédés de travail se perfectionnent, l'esprit reste
endormi dans ses langes. Il ne se réveillera complétement qu'en Grèce,
chez les enfants d'une race privilégiée entre les races ariennes. Les
temples-cavernes de l'Inde antique, ornés de sculptures bizarres,
représentent l'état le moins avancé de l'architecture et de la
plastique.


XXXIII.

«Au moyen âge, sous l'influence d'idées bien différentes, la sculpture
se montre également dépendante de l'architecture; et, tandis que
celle-ci produit des chefs-d'oeuvre d'un genre nouveau, l'autre
s'arrête à un degré de développement très-inférieur.

«Ici l'on n'a plus affaire aux religions de la nature qui écrasaient
l'esprit sous leur morne tyrannie, comme les géants de la mythologie
étaient écrasés sous les montagnes accumulées par la divine colère.
Aussi l'élan est hardi et sublime.

«Les flèches des cathédrales déchirent les nuages et s'avancent dans
l'air au-devant du soleil. Mais tout monte vers le ciel, et, dans les
régions terrestres, il n'y a ni dilatation ni épanouissement; ce n'est
qu'une échappée dans l'altitude. Il n'y a là pour la sculpture qu'un
humble rôle de décoration. Le Dieu infini et invisible, qui remplit le
sanctuaire de sa présence, n'a pas besoin d'apparaître sous des traits
mortels. Quant aux anges et aux saints, leur corps n'est que le signe
extérieur d'une vie toute spirituelle. Autant que les idées
chrétiennes de pénitence et d'ascétisme, les formes élancées de
l'architecture du moyen âge commandaient aux figures qu'on y associait
l'allongement et la maigreur. La sculpture, enchaînée au pilier
gothique, ne prit un peu de vie pour rompre ses liens qu'après avoir
été visitée par un rayon venu de l'antiquité dans la nuit des
cloîtres et des cathédrales.


XXXIV.

«Il en est tout autrement dans la Grèce antique. Aux temples massifs,
disproportionnés, aux sanctuaires mystérieux de l'Égypte et de l'Asie
ancienne où se cachent des idoles bizarres et qu'environnent des
colosses monstrueux; aux églises où le Dieu pur esprit plane invisible
sous les voûtes élevées, la Grèce oppose les demeures élégantes et
joyeuses, tout éclatantes de beauté et de lumière, de ses dieux à
figure humaine, comme elle oppose son génie philosophique et moral au
génie symbolique et religieux de l'antique Orient et aux mystiques
élans de la pensée chrétienne.


XXXV.

«On peut dire de la sculpture grecque qu'elle domine et régit
l'architecture, comme elle est ailleurs dominée et régie par elle. Ici
l'architecture reçoit la loi du beau, comme la sculpture.

«C'est sans doute la raison pour laquelle Vitruve établit entre les
proportions du corps humain et les lois de l'architecture une
analogie, fausse peut-être au point de vue scientifique, réelle au
point de vue esthétique. Cette idée même de proportion qui éclate
comme la lumière dans toutes les oeuvres de l'art grec, et qui donne à
l'architecture un caractère de perfection inconnu auparavant, semble
suggérée à l'esprit par la contemplation du corps humain, ce
chef-d'oeuvre vivant de convenance et d'harmonie.

«C'est à la forme humaine que semble empruntée cette symétrie, qui
n'est pas la symétrie froide de notre architecture classique moderne;
c'est à la forme humaine sans doute, bien plutôt qu'à la nature
inanimée, que les architectes grecs ont dû la pensée de ces courbes
dont j'aurai plus tard à parler, et qui corrigeaient par je ne sais
quoi d'organique la sécheresse de la géométrie. Dans leur enthousiasme
pour la beauté de l'homme, après lui avoir autant que possible ravi
l'ondulation de ses lignes si harmonieusement balancées, ils ont été
jusqu'à revêtir de couleurs leurs édifices, afin de mieux imiter la
nature par une apparence de vie.

«En Grèce, les statues ne sont pas faites pour l'ornement des temples,
mais bien les temples pour le logement des statues.»


XXXVI.

Reprenons la parole:

Rien n'est improvisé dans la nature et dans l'art. Tout sort d'un
antécédent; l'histoire de l'architecture et de la sculpture grecque
avant Phidias conduit insensiblement le lecteur de l'ébauche au
chef-d'oeuvre.

Phidias apparaît enfin sous Périclès, comme Raphaël et Michel-Ange
sous Léon X.

Jusqu'à eux on a monté; après eux il n'y a plus qu'à descendre. Il y a
des sommets que l'on ne franchit pas. Le _nec plus ultra_ est écrit
sur tout ce qui est humain, c'est-à-dire borné.

M. de Ronchaud ne le dit pas, parce qu'il est de cette école, séduite
et séduisante, qui flatte le genre humain en lui persuadant qu'il sera
dieu à force de progrès sur cette terre; il ne dit pas qu'après avoir
monté il faut redescendre, mais on voit clairement qu'il le sent.


XXXVII.

On n'a qu'à lire sa description scientifique du Parthénon, ce Sinaï de
l'art, qui occupe un de ses volumes. Veut-on mesurer la distance du
sommet de l'art à l'abjection du métier dans la statuaire française de
nos jours, qu'on aille contempler la figure de Thésée par Phidias,
celle de Moïse par Michel-Ange, celle du Génie de la Mort par Canova;
puis qu'on aille regarder, si on le peut, la statue du maréchal Ney
sur l'avenue de l'Observatoire, ou la statue du Napoléon au tricorne
sur la colonne de la place Vendôme: comparez et rougissez!


XXXVIII.

Cette description savante du Parthénon me rappelle une des fortes
impressions de ma vie, dont je retrouve, ici, sous ma main, une note
inédite sur mon carnet de voyageur. Qu'on me pardonne de la relever
telle qu'elle est, de cette page déchirée, pour justifier par
l'impression naïve d'un ignorant tel que moi l'impression érudite et
critique d'un adorateur tel que M. de Ronchaud, qui sait la langue de
l'idéal.

Voici cette note:

«Le nombre des statues était si considérable en Grèce qu'on aurait pu
dire des Grecs, à l'époque où ils avaient perdu avec la liberté les
vertus de leurs ancêtres, qu'il y avait chez eux plus de dieux que
d'hommes.

«Au temps de Pline le Naturaliste, après les spoliations exercées par
les proconsuls et les empereurs, parmi lesquels il y eut des amateurs
passionnés des oeuvres de l'art, il n'y avait pas encore moins de
trois mille statues à Athènes, et l'on en comptait un pareil nombre à
Olympie et à Delphes. Athènes, la plus religieuse des villes grecques,
au rapport de Pausanias, la ville où le génie ionien s'épanouit dans
toute sa beauté, l'oeil de la Grèce, selon la poétique expression de
Milton, Athènes fut surtout la ville des statues.


XXXIX.

«Dans ces cités républicaines, et spécialement dans la plus
démocratique, l'art exerçait une sorte de magistrature; les images en
bronze et en marbre des hommes illustres, en même temps qu'elles
servaient de luxe sévère à la place publique, portaient dans tous les
coeurs l'enthousiasme et l'émulation. L'Athénien qui se rendait de sa
maison à l'assemblée du peuple rencontrait partout sur son passage les
figures des divinités protectrices de la cité, celles des magistrats
et des héros révérés pour leur courage et pour leurs vertus civiques
et patriotiques; il s'avançait au milieu de la majesté de ces
souvenirs comme sous les portiques d'un temple; et la Vénération,
comme une muse de la religion et de la patrie, se levait à son
approche du pied des statues, et l'accompagnait à travers la ville
jusqu'au lieu consacré par la solennité des délibérations populaires.

«Il y avait de ces simulacres aux abords des temples, dans les
portiques, dans les agoras; les rues et les chemins étaient bordés de
ces statues de forme quadrangulaire nommées Hermès, du nom de la
divinité qu'elles représentaient et dont Pausanias attribue
l'invention aux Athéniens.

«L'art mêlait ses beautés à celles de la nature. Platon nous montre,
au commencement du _Phédon_, une fontaine voisine de l'Ilissus, qu'un
agnus-castus ombrage de ses rameaux odorants, et autour de laquelle
sont des statues du fleuve Achéloüs et de ses nymphes; c'est là que
Socrate s'assied avec son jeune disciple et qu'ils s'entretiennent
philosophiquement de l'amour et de la beauté, au chant harmonieux des
cigales. On voit, par l'énumération que fait Pausanias d'une partie
des statues qui décoraient de son temps l'Altis à Olympie, combien le
nombre en a dû être considérable. Mais c'est surtout dans les temples
que les chefs-d'oeuvre de la sculpture étaient prodigués.»


XL.

Mais voici ma citation personnelle:

Les événements, déplorés par moi, de la révolution dynastique de 1830,
m'avaient éloigné pour quelques années de l'Europe. Le spectacle de
tant de désertions politiques à l'ennemi par tant de serviteurs des
Bourbons déchus me soulevait le coeur; je ne voulus pas les imiter: je
voyageai en Asie pour voir de plus loin ou pour détourner mes yeux de
tant de bassesses.

Il y a des années où il faut s'absenter de sa patrie: heureux qui peut
la fuir et l'oublier sans manquer à aucun devoir public ou privé! Je
le pouvais alors, je jouissais de ma liberté, je n'avais pas voulu
l'engager à aucun prix à la monarchie nouvelle: son avénement
ressemblait trop à un coup de fortune.


XLI.

Un jour d'été, par un vent frais qui faisait moutonner, comme des
troupeaux sortant en bondissant du lavoir, les petites vagues courtes
et blanches d'écume du golfe d'Athènes, je doublais, dans mon navire à
voiles, le cap _Sunium_, consacré par le nom de Platon.

Une légère brume, fumée de la mer quand elle bouillonne, voilait les
côtes; mais de temps en temps cette brume se déchirait sous un coup de
vent; nous voguions avec la rapidité des mouettes. Tout à coup, à
travers une de ces déchirures de la brume, j'aperçus comme au-dessus
d'un vaste piédestal de nuées, entre ciel et terre, un édifice carré
de marbre blanc sur lequel le soleil de l'Attique se répercutait
éblouissant, mais mat comme le soleil d'une autre terre; il laissait
lire sans éblouissement les lignes nettes, pures, rectangles de
l'édifice; on aurait compté les colonnes et recomposé les figures et
les groupes des frontons.


XLII.

Jamais rien de si éclatant n'avait encore brillé à mes yeux. (Je
n'avais pas encore vu alors les gigantesques temples de Balbek ou de
Palmyre.)

--Qu'est-ce que ce cap de marbre sur lequel viennent écumer et bleuir
là-bas les rayons du soleil et l'azur du ciel? demandai-je au
capitaine Blanc, navigateur très-érudit et très-lettré de ces
parages.--C'est l'Acropolis d'Athènes, me répondit-il; c'est le
Parthénon conçu par Périclès, construit par Ictinus, et sculpté par
Phidias.

On conçoit mon émotion: pendant tout le reste de la navigation
jusqu'au Pirée, le port d'Athènes, alors dépeuplé et solitaire, ce ne
fut qu'un regard sur le Parthénon. Un coup de vent nous jeta avant la
nuit dans le port; des chevaux de Thessalie nous emportèrent vers la
ville. Le lendemain, je m'éveillai dans un groupe de ruines amoncelées
qui étaient Athènes à cette époque; quelques heures après, je
gravissais la voie Sacrée qui serpente autour de la montagne de
l'Acropolis, dont le Parthénon forme le diadème et porte son défi à
l'avenir!

Non, rien de tout cela. Sur votre tête vous voyez s'élever
irrégulièrement de vieilles murailles noirâtres, marquées de taches
blanches. Ces taches sont du marbre, débris des monuments qui
couronnaient déjà l'Acropolis avant sa restauration par Périclès et
Phidias.

Ces murailles, flanquées de distance en distance d'autres murs qui les
soutiennent, sont couronnées d'une tour carrée byzantine et de
créneaux vénitiens. Elles entourent un large mamelon qui renfermait
presque tous les monuments sacrés de la ville de Thésée. À l'extrémité
de ce mamelon, du côté de la mer Égée, se présente le Parthénon, ou le
temple de Minerve, vierge sortie du cerveau de Jupiter.

Ce temple, dont les colonnes sont jaunâtres, est marqué çà et là de
taches d'une blancheur éclatante: ce sont les stigmates du canon des
Turcs ou du marteau des iconoclastes; sa forme est un carré long; il
semble de loin trop bas et trop petit pour sa situation monumentale.
Il ne dit pas de lui-même: C'est moi; je suis le Parthénon, je ne puis
être autre chose. Il faut le demander à son guide, et, quand il vous a
répondu, on doute encore.


XLIII.

Plus loin, au pied de l'Acropolis, vous passez sous une porte obscure
et basse, sous laquelle quelques Turcs en guenilles sont couchés à
côté de leurs riches et belles armes; vous êtes dans Athènes.

Le premier monument digne du regard est le temple de Jupiter Olympien,
dont les magnifiques colonnes s'élèvent seules sur une place déserte
et nue, à droite de ce qui fut Athènes, digne portique de la ville des
ruines!

À quelques pas de là, nous entrâmes dans la ville, c'est-à-dire dans
un inextricable labyrinthe de sentiers étroits et semés de pans de
murs écroulés, de tuiles brisées, de pierres et de marbres jetés
pêle-mêle, tantôt descendant dans la cour d'une maison écroulée,
tantôt gravissant sur l'escalier ou même sur le toit d'une autre: dans
ces masures petites, blanches, vulgaires, ruines de ruines, quelques
repaires sales et infects, où des familles de paysans grecs sont
entassées et enfouies.

Çà et là, quelques femmes aux yeux noirs et à la bouche gracieuse des
Athéniennes, sortaient, au bruit des pas de nos chevaux, sur le seuil
de leur porte, nous souriaient avec bienveillance et étonnement, et
nous donnaient le gracieux salut de l'Attique: «Bienvenus, seigneurs
étrangers, à Athènes!»


XLIV.

Nous arrivâmes, après un quart d'heure de marche parmi les mêmes
scènes de dévastation et les mêmes monceaux de murs et de toits
écroulés, à la modeste demeure de M. Gaspari, agent du consulat de
Grèce à Athènes. Je lui avais envoyé le matin la lettre qui me
recommandait à son obligeance. Je n'en avais pas besoin: l'obligeance
est le caractère de presque tous nos agents à l'étranger.

M. Gaspari nous reçut comme des amis inconnus; et, pendant qu'il
envoyait son fils chercher une maison pour nous dans quelque masure
encore debout d'Athènes, une de ses filles, Athénienne, belle et
gracieuse image de cette beauté héréditaire de son pays, nous
servait, avec empressement et modestie, du jus d'orange glacé dans
des vases de terre poreuse, aux formes antiques.

Après nous être un moment rafraîchis dans cet humble asile d'une
simple et cordiale hospitalité, si douce à rencontrer sous un ciel
brûlant, à huit cents lieues de son pays, à la fin d'une journée de
tempête, de soleil et de poussière, M. Gaspari nous conduisit au bas
de la ville, à travers les mêmes ruines, jusqu'à une maison blanche et
propre, élevée tout récemment, et où un Italien avait monté une
auberge.

Quelques chambres blanchies à la chaux et proprement meublées, une
cour rafraîchie par une source et par un peu d'ombre, au pied de
l'escalier une belle lionne en marbre blanc, des fruits et des légumes
abondants, du miel de l'Hymette calomnié par M. de Chateaubriand, des
domestiques grecs entendant l'italien, empressés et intelligents, tout
cela doubla de prix pour nous, au milieu de la désolation et de la
nudité absolue d'Athènes.

On ne trouverait pas mieux sur une route d'Italie, d'Angleterre ou de
Suisse. Puisse cette auberge se soutenir et prospérer pour la
consolation et le bien-être des voyageurs à venir! Mais, hélas! depuis
quarante huit jours, aucun étranger n'en avait franchi le seuil ni
troublé le silence.


XLV.

Le soir, M. Gropius vint obligeamment se mettre à notre disposition
pour nous montrer et nous commenter Athènes.

Nous eûmes dans M. Gropius un second Fauvel, qui s'est fait Athénien
depuis trente-deux ans, et qui bâtit, comme son maître, la maison de
ses vieux jours parmi ces débris d'une ville où il a passé sa
jeunesse, et qu'il aide autant qu'il le peut à sortir une centième
fois de sa poussière poétique.

Consul d'Autriche en Grèce, homme d'érudition et homme d'esprit, M.
Gropius joint, à l'érudition la plus consciencieuse et la plus
approfondie de l'antiquité, ce caractère de naïve bonhomie et de
grâce inoffensive qui est le type des vrais et dignes enfants de
l'Allemagne savante.

Injustement accusé par lord Byron dans ses notes mordantes sur
Athènes, M. Gropius ne rendait point offense pour offense à la mémoire
du grand poëte; il s'affligeait seulement que son nom eût été traîné
par lui d'éditions en éditions, et livré à la rancune des fanatiques
ignorants de l'antiquité; mais il n'a pas voulu se justifier, et,
quand on est sur les lieux, témoin des efforts constants que fait cet
homme distingué pour restituer un mot à une inscription, un fragment
égaré à une statue, ou une forme et une date à un monument, on est sûr
d'avance que M. Gropius n'a jamais profané ce qu'il adore, ni fait un
vil commerce de la plus noble et de la plus désintéressée des études,
l'étude des antiquités.

Avec un tel homme, les jours valent des années pour un voyageur
ignorant comme moi.

Je lui demandai de me faire grâce de toutes les antiquités douteuses,
de toutes les célébrités de convention, de toutes les beautés
systématiques. J'abhorre le mensonge et l'effort en tout, mais surtout
en admiration. Je ne veux voir que ce que Dieu ou l'homme ont fait de
beau; la beauté présente, réelle, palpable, parlante à l'oeil et à
l'âme, et non la beauté de lieu et d'époque, la beauté historique ou
critique, celle-là aux savants.


XLVI.

À nous, poëtes, la beauté évidente et sensible: nous ne sommes pas des
êtres d'abstraction, mais des hommes de nature et d'instinct. Ainsi
j'ai parcouru maintes fois Rome; ainsi j'ai visité les mers et les
montagnes; ainsi j'ai lu les sages, les historiens, les poëtes; ainsi
j'ai visité Athènes.


XLVII.

C'était une belle et pure soirée: le soleil dévorant descendait noyé
dans une brume violette sur la barre noire et étroite qui forme
l'isthme de Corinthe, et frappait de ses derniers faisceaux lumineux
les créneaux de l'Acropolis, qui s'arrondissent, comme une couronne de
tours, sur la vallée large et ondulée où dort silencieuse l'ombre
d'Athènes. Nous sortîmes par des sentiers sans noms et sans traces,
franchissant à tout moment des brèches de murs de jardins renversés,
ou des maisons sans toits, ou des ruines amoncelées sur la poussière
blanche de la terre d'Attique.


XLVIII.

À mesure que nous descendions vers le fond de la vallée profonde et
déserte qu'ombragent le temple de Thésée, le Pnyx, l'Aréopage et la
colline des Nymphes, nous découvrions une plus vaste étendue de la
ville moderne qui se déployait sur notre gauche, semblable en tout à
ce que nous avions vu ailleurs.

Assemblage confus, vaste, morne, désordonné, de huttes écroulées, de
pans de murs encore debout, de toits enfoncés, de jardins et de cours
ravagés, de monceaux de pierres entassées, barrant les chemins et
roulant sous les pieds; tout cela couleur de ruines récentes, de ce
gris terne, flasque, décoloré, qui n'a pas même pour l'oeil la
sainteté du temps écoulé, ni la grâce des ruines célèbres.

Nulle végétation, excepté trois ou quatre palmiers, semblables à des
minarets turcs, restés debout sur la ville détruite; çà et là quelques
maisons aux formes vulgaires et modernes, récemment relevées par
quelques Européens ou quelques Grecs de Constantinople, maisons de nos
villages de France ou d'Angleterre, toits élevés sans grâce, fenêtres
nombreuses et étroites; absence de terrasses, de lignes
architecturales, de décorations: auberges pour la vie, bâties en
attendant une destruction nouvelle; mais rien de ces palais qu'un
peuple civilisé élève avec confiance pour les générations à naître.


XLIX.

Au milieu de tout ce chaos, mais rares, quelques pans de stade,
quelques colonnes noirâtres de l'arche d'Adrien ou de l'Agora, le dôme
de la tour des Vents ou de la lanterne de Diogène, appelant l'oeil et
ne l'arrêtant pas.

Devant nous grandissait et se détachait du tertre gris où il est
placé, le temple de Thésée, isolé, découvert de toutes parts, debout
tout entier sur son piédestal de rochers; ce temple, après le
Parthénon, le plus beau selon la science que la Grèce ait élevé à ses
dieux ou à ses héros.


L.

En approchant, convaincu par la lecture de la beauté du monument,
j'étais étonné de me sentir froid et stérile; mon coeur cherchait à
s'émouvoir, mes yeux cherchaient à admirer. Rien!

Je ne sentais que ce qu'on éprouve à la vue d'une oeuvre sans défaut,
un plaisir négatif; mais une impression réelle et forte, une volupté
neuve, puissante, involontaire, point!

Ce temple est trop petit; c'est un sublime jouet de l'art! Ce n'est
pas un monument pour les dieux, pour les hommes, pour les siècles. Je
n'eus qu'un instant d'extase: c'est celui où, assis à l'angle
occidental du temple, sur ses dernières marches, mes regards
embrassèrent à la fois, avec la magnifique harmonie de ses formes et
l'élégance majestueuse de ses colonnes, l'espace vide et plus sombre
de son portique, sur sa frise intérieure les admirables bas-reliefs
des combats des Centaures et des Lapithes; et au-dessus, par
l'ouverture du centre, le ciel bleu et resplendissant, répandant son
jour mystique et serein sur les corniches et sur les formes saillantes
des figures des bas-reliefs: elles semblaient alors vivre et se
mouvoir. Les grands artistes en tout genre ont seuls ce don de la vie,
hélas! à leurs dépens!


LI.

Au Parthénon il ne reste plus que deux figures, Mars et Vénus, à demi
écrasées par deux énormes fragments de corniche qui ont glissé sur
leurs têtes; mais ces deux figures valent pour moi à elles seules
plus que tout ce que j'ai vu en sculpture de ma vie: elles vivent
comme jamais toile ou marbre n'a vécu. On souffre du poids qui les
écrase; on voudrait soulager leurs membres qui semblent plier en se
roidissant sous cette masse; on sent que le ciseau de Phidias
tremblait, brûlait dans sa main, quand ces sublimes figures naissaient
sous ses doigts.

On sent (ce n'est point une illusion, c'est la vérité, vérité
douloureuse!) que l'artiste infusait de sa propre individualité, de
son propre sang, dans les formes, dans les veines des êtres qu'il
créait, et que c'est encore une partie de sa vie qu'on voit palpiter
dans ces formes vivantes, dans ces membres prêts à se mouvoir, sur ces
lèvres prêtes à parler.


LII.

Mais le temple de Thésée ne vit pas comme monument: c'est de la beauté
sans doute, mais la beauté froide et morte dont l'artiste seul doit
aller secouer le linceul et essuyer la poussière. Pour moi, je
l'admire, et je m'en vais sans aucun désir de le revoir. Les belles
pierres de la colonnade du Vatican, les ombres majestueuses et
colossales de Saint-Pierre de Rome, ne m'ont jamais laissé sortir sans
un regret, sans une espérance d'y revenir!


LIII.

Plus haut, en gravissant une noire colline couverte de chardons et de
cailloux rougeâtres, vous arrivez au Pnyx, lieu des assemblées
orageuses du peuple d'Athènes et des ovations inconstantes de ses
orateurs ou de ses favoris.

D'énormes blocs de pierre noire, dont quelques-unes ont jusqu'à douze
ou treize pieds cubes, reposent les uns sur les autres, et portaient
la terrasse où le peuple se réunissait.

Plus haut encore, à une distance d'environ cinquante pas, on voit un
énorme bloc carré, dans lequel on a taillé des degrés qui servaient
sans doute à l'orateur pour monter sur cette tribune, qui dominait
ainsi le peuple, la ville et la mer.

Ceci n'a aucun caractère de l'élégance du peuple de Périclès; cela
sent le Romain; les souvenirs seuls y sont beaux. Démosthène parlait
là, et soulevait ou calmait cette mer populaire plus orageuse que la
mer Égée, qu'il pouvait entendre aussi mugir derrière lui.


LIV.

Je m'assis là, seul et pensif, et j'y restai jusqu'à la nuit presque
close, ranimant sans efforts toute cette histoire, la plus belle, la
plus pressée, la plus bouillonnante de toutes les histoires d'hommes
qui aient remué le glaive ou la parole. Quels temps pour le génie! et
que de génie, de grandeur, de sagesse, de lumière, de vertu même (car
non loin de là mourut Socrate) pour ce temps!

Ce moment-ci y ressemble en Europe, et surtout en France, cette
Athènes vulgaire des temps modernes. Mais c'est l'élite seule de la
France et de l'Europe qui est Athènes; la masse est barbare encore!
Supposez Démosthène parlant sa langue brûlante, sonore, colorée, à une
réunion populaire de nos cités actuelles: qui la comprendrait?


LV.

L'inégalité de l'éducation et de la lumière est le grand obstacle à
notre civilisation complète moderne. Le peuple est maître, mais il
n'est pas encore capable de l'être; voilà pourquoi il détruit partout,
et n'élève rien de beau, de durable, de majestueux nulle part! Tous
les Athéniens comprenaient Démosthène, savaient leur langue,
jugeaient leur législation et leurs arts. C'était un peuple d'hommes
d'élite; il avait les passions du peuple, il n'avait pas son
ignorance; il faisait des crimes, mais pas de sottises.

Ce n'est plus ainsi; voilà pourquoi la démocratie, nécessaire en
droit, semble impossible encore en fait dans les grandes populations
modernes. Le temps seul peut rendre les peuples capables de se
gouverner eux-mêmes. Leur éducation se fait par leurs révolutions.


LVI.

Le sort de l'orateur, comme Démosthène ou Mirabeau, les deux plus
dignes de ce nom, est plus séduisant que le sort du philosophe ou du
poëte; l'orateur participe à la fois de la gloire de l'écrivain et de
la puissance des masses sur lesquelles et par lesquelles il agit:
c'est le philosophe roi, s'il est philosophe; mais son arme terrible,
le peuple, se brise entre ses mains, le blesse et le tue lui-même; et
puis ce qu'il fait, ce qu'il dit, ce qu'il remue dans l'humanité,
passions, principes, intérêts passagers, tout cela n'est pas durable,
n'est pas éternel de sa nature.

Le poëte, au contraire, et j'entends par poëte tout homme qui crée des
idées, en bronze, en pierre, en prose, en paroles ou en rhythmes; le
poëte remue ce qui est impérissable dans la nature et dans le coeur
humain. Les temps passent, les langues s'usent; mais il vit toujours
tout entier, toujours aussi lui, aussi grand, aussi neuf, aussi
puissant sur l'âme de ses lecteurs; son sort est moins humain, mais
plus divin! il est au-dessus de l'orateur.

Le beau serait de réunir les deux destinées: nul homme ne l'a fait;
mais il n'y a cependant aucune incompatibilité entre l'action et la
pensée dans une intelligence complète. L'action est fille de la
pensée, mais les hommes, jaloux de toute prééminence, n'accordent
jamais deux puissances à une même tête; la nature est plus libérale!
Ils proscrivent du domaine de l'action celui qui excelle dans le
domaine de l'intelligence et de la parole; ils ne veulent pas que
Platon fasse des lois réelles, ni que Socrate gouverne une bourgade.


LVII.

J'envoyai demander au bey turc Youssouf-Bey, commandant de l'Attique,
la permission de monter à la citadelle avec mes amis, et de visiter le
Parthénon. Il m'envoya un janissaire pour m'accompagner.

Nous partîmes à cinq heures du matin, accompagnés de M. Gropius.

Tout se tait devant l'impression incomparable du Parthénon, ce temple
des temples bâti par Ietinus, ordonné par Périclès, décoré par
Phidias; type unique et exclusif du beau, dans les arts de
l'architecture et de la sculpture; espèce de révélation divine de la
beauté idéale reçue un jour par le peuple artiste par excellence, et
transmise par lui à la postérité en blocs de marbre impérissables et
en sculptures qui vivront à jamais.

Ce monument, tel qu'il était avec l'ensemble de sa situation, de son
piédestal naturel, de ses gradins décorés de statues sans rivales, de
ses formes grandioses, de son exécution achevée dans tous ses détails,
de sa matière, de sa couleur, lumière pétrifiée; ce monument écrase,
depuis des siècles, l'admiration sans l'assouvir. Quand on en voit ce
que j'en ai vu seulement, avec ses majestueux lambeaux mutilés par les
bombes vénitiennes, par l'explosion de la poudrière sous Morosini, par
le marteau de Théodore, par les canons des Turcs et des Grecs, ses
colonnes en blocs immenses touchant ses pavés, ses chapiteaux
écroulés, ses triglyphes et ses statues emportées par les agents de
lord Elgin, sur les vaisseaux anglais, ce qu'il en reste est suffisant
pour que je sente que c'est le plus parfait poëme écrit en pierre sur
la face de la terre; mais encore, je le sens aussi, c'est trop petit!


LVIII.

Je passe des heures délicieuses couché à l'ombre des Propylées, les
yeux attachés sur le fronton croulant du Parthénon; je sens
l'antiquité tout entière dans ce qu'elle a produit de plus divin; le
reste ne vaut pas la parole qui le décrit! L'aspect du Parthénon fait
apparaître, plus que l'histoire, la grandeur colossale d'un peuple.
Périclès ne doit pas mourir!

Quelle civilisation surhumaine que celle qui a trouvé un grand homme
pour ordonner, un architecte pour concevoir, un sculpteur pour
décorer, des statuaires pour exécuter, des ouvriers pour tailler, un
peuple pour solder, et des yeux pour comprendre et admirer un pareil
édifice!

Où retrouvera-t-on et une époque et un peuple pareils?

Rien ne l'annonce.


LIX.

À mesure que l'homme vieillit, il perd la séve, la verve, le
désintéressement nécessaire pour les arts. Les Propylées, le temple
d'Érechthée ou celui des Cariatides, sont à côté du Parthénon;
chefs-d'oeuvre eux-mêmes, mais noyés dans ce chef-d'oeuvre: l'âme,
frappée d'un coup trop fort à l'aspect du premier de ces édifices, n'a
plus de force pour admirer les autres. Il faut voir et s'en aller, en
pleurant moins sur la dévastation de cette oeuvre surhumaine de
l'homme, que sur l'impossibilité de l'homme d'en égaler jamais la
sublimité et l'harmonie.

Ce sont de ces révélations que le ciel ne donne pas deux fois à la
terre: c'est comme le poëme de Job ou le Cantique des Cantiques; comme
le poëme d'Homère ou la musique de Mozart! Cela se fait, se voit,
s'entend; puis cela ne se fait plus, ne se voit plus, ne s'entend
plus, jusqu'à la consommation des âges. Heureux les hommes par
lesquels passent ces souffles divins! ils meurent, mais ils ont prouvé
à l'homme ce que peut être l'homme; et Dieu les rappelle à lui pour le
célébrer ailleurs dans une langue plus puissante encore!

J'erre tout le jour, muet, dans ces ruines, et je rentre l'oeil ébloui
de formes et de couleurs, le coeur plein de mémoire et d'admiration!

Le gothique est beau; mais l'ordre et la lumière y manquent; ordre et
lumière, ces deux principes de toute création éternelle. Adieu pour
jamais au gothique!


LX.

De tous les livres à faire, le plus difficile, à mon avis, c'est une
traduction. Or, voyager, c'est traduire; c'est traduire à l'oeil, à la
pensée, à l'âme du lecteur, les lieux, les couleurs, les impressions,
les sentiments que la nature ou les monuments humains donnent au
voyageur. Il faut à la fois savoir regarder, sentir et exprimer: et
exprimer comment? non pas avec des lignes et des couleurs, comme le
peintre, chose facile et simple; non pas avec des sons, comme le
musicien; mais avec des mots, avec des idées qui ne renferment ni
sons, ni lignes, ni couleurs.

Ce sont les réflexions que je faisais, assis sur les marches du
Parthénon, ayant Athènes et le bois d'oliviers du Pirée et la mer
bleue d'Égée devant les yeux, et sur ma tête l'ombre majestueuse de la
frise du temple des temples. Je voulais emporter pour moi un souvenir
vivant, un souvenir écrit de ce moment de ma vie! Je sentais que ce
chaos de marbre si sublime, si pittoresque dans mon oeil,
s'évanouirait de ma mémoire, et je voulais pouvoir le retrouver dans
la vulgarité de ma vie future. Écrivons donc: ce ne sera pas le
Parthénon, mais ce sera du moins une ombre de cette grande ombre qui
plane aujourd'hui sur moi.


LXI.

Du milieu des ruines qui furent Athènes, et que les canons des Grecs
et des Turcs ont pulvérisées et semées dans toute la vallée et sur les
deux collines où s'étendait la ville de Minerve, une montagne s'élève
à pic de tous les côtés.

D'énormes murailles l'enceignent; et, bâties à leur base de fragments
de marbre blanc, plus haut avec les débris de frises et de colonnes
antiques, elles se terminent dans quelques endroits par des créneaux
vénitiens.

Cette montagne ressemble à un magnifique piédestal, taillé par les
dieux mêmes pour y asseoir leurs autels.

Son sommet, aplani pour recevoir les aires de ces temples, n'a guère
que cinq cents pieds de longueur sur deux ou trois cents pieds de
large. Il domine toutes les collines qui formaient le sol d'Athènes
antique et les vallées du Pentélique, et le cours de l'Ilissus, et la
plaine du Pirée, et la chaîne des vallons et des cimes qui s'arrondit
et s'étend jusqu'à Corinthe, et la mer enfin semée des îles de
Salamine et d'Égine, où brillent au sommet les frontons du temple de
Jupiter Panhellénien.


LXII.

Cet horizon est admirable encore aujourd'hui que toutes ces collines
sont nues, et réfléchissent, comme un bronze poli, les rayons
réverbérés du soleil de l'Attique. Mais quel horizon Platon devait
avoir de là sous les yeux, quand Athènes, vivante et vêtue de ses
mille temples inférieurs, bruissait à ses pieds comme une ruche trop
pleine; quand la grande muraille du Pirée traçait jusqu'à la mer une
avenue de pierre et de marbre pleine de mouvement, et où la population
d'Athènes passait et repassait sans cesse comme des flots; quand le
Pirée lui-même et le port de Phalère, et la mer d'Athènes, et le golfe
de Corinthe, étaient couverts de forêts de mâts ou de voiles
étincelantes; quand les flancs de toutes les montagnes, depuis les
montagnes qui cachent Marathon jusqu'à l'Acropolis de Corinthe,
amphithéâtre de quarante lieues de demi-cercle, étaient découpés de
forêts, de pâturages, d'oliviers et de vignes, et que les villages et
les villes décoraient de toutes parts cette splendide ceinture de
montagnes!

Je vois d'ici les mille chemins qui descendaient de ces montagnes,
tracés sur les flancs de l'Hymette, dans toutes les sinuosités des
gorges et des vallées, qui viennent toutes, comme des lits de
torrents, déboucher sur Athènes.

J'entends les rumeurs qui s'en élèvent, les coups de marteau des
tireurs de pierre dans les carrières de marbre du mont Pentélique, le
roulement des blocs qui tombent le long des pentes de ses précipices,
et toutes ces rumeurs qui remplissent de vie et de bruit les abords
d'une grande capitale.

Du côté de la ville, je vois monter par la voie Sacrée, taillée dans
le flanc même de l'Acropolis, la population religieuse d'Athènes, qui
vient implorer Minerve et faire fumer l'encens de toutes ces divinités
domestiques à la place même où je suis assis maintenant, et où je
respire la poussière seule de ces temples.


LXIII.

Rebâtissons le Parthénon: cela est facile, il n'a perdu que sa frise
et ses compartiments intérieurs. Les murs extérieurs ciselés par
Phidias, les colonnes ou les débris des colonnes y sont encore. Le
Parthénon était entièrement construit de marbre blanc, dit marbre
pentélique, du nom de la montagne voisine d'où on le tirait.

Il consistait en un carré long, entouré d'un péristyle de quarante-six
colonnes d'ordre dorique. Chaque colonne a six pieds de diamètre à sa
base, et trente-quatre pieds d'élévation. Les colonnes reposent sur le
pavé même du temple, et n'ont point de base. À chaque extrémité du
temple existe ou existait un portique de six colonnes. La dimension
totale de l'édifice était de deux cent vingt-huit pieds de long sur
cent deux pieds de large; sa hauteur était de soixante-six pieds.

Il ne présentait à l'oeil que la majestueuse simplicité de ses lignes
architecturales. C'était une seule pensée de pierre, une et
intelligible d'un regard, comme la pensée antique. Il fallait
s'approcher pour contempler la richesse des matériaux et l'inimitable
perfection des ornements et des détails. Périclès avait voulu en faire
autant un assemblage de tous les chefs-d'oeuvre du génie et de la main
de l'homme, qu'un hommage aux dieux; ou plutôt c'était le génie grec
tout entier, s'offrant sous cet emblème, comme un hommage lui-même à
la Divinité. Les noms de tous ceux qui ont taillé une pierre ou modelé
une statue du Parthénon sont devenus immortels.


LXIV.

Oublions le passé, et regardons maintenant autour de nous, alors que
les siècles, la guerre, les religions barbares, les peuples stupides,
le foulent aux pieds depuis plus de deux mille ans.

Il ne manque que quelques colonnes à la forêt de blanches colonnes:
elles sont tombées, en blocs entiers et éclatants, sur les pavés ou
sur les temples voisins: quelques-unes, comme les grands chênes de la
forêt de Fontainebleau, sont restées penchées sur les autres colonnes;
d'autres ont glissé du haut du parapet qui cerne l'Acropolis, et
gisent, en blocs énormes concassés, les unes sur les autres, comme
dans une carrière les rognures des blocs que l'architecte a rejetées.

Leurs flancs sont dorés de cette croûte de soleil que les siècles
étendent sur le marbre; leurs brisures sont blanches comme l'ivoire
travaillé d'hier. Elles forment, de ce côté du temple, un chaos
ruisselant de marbre de toutes formes, de toutes couleurs, jeté,
empilé, dans le désordre le plus bizarre et le plus majestueux: de
loin, on croirait voir l'écume de vagues énormes qui viennent se
briser et blanchir sur un cap battu des mers. L'oeil ne peut s'en
arracher; on les regarde, on les suit, on les admire, on les plaint
avec ce sentiment qu'on éprouverait pour des êtres qui auraient eu ou
qui auraient encore le sentiment de la vie. C'est le plus sublime
effet de ruines que les hommes ont jamais pu produire, parce que c'est
la ruine de ce qu'ils firent jamais de plus beau!


LXV.

Si on entre sous le péristyle et sous les portiques, on peut se
croire encore au moment où l'on achevait l'édifice: les murs
intérieurs sont tellement conservés, la face des marbres si luisante
et si polie, les colonnes si droites, les parties conservées de
l'édifice si admirablement intactes, que tout semble sortir des mains
de l'ouvrier; seulement, le ciel étincelant de lumière est le seul
toit du Parthénon, et, à travers les déchirures des pans de murailles,
l'oeil plonge sur l'immense et lumineux horizon de l'Attique.

Tout le sol à l'entour est jonché de fragments de sculpture ou de
morceaux d'architecture qui semblent attendre la main qui doit les
élever à leur place dans le monument qui les attend.

Les pieds heurtent sans cesse contre les chefs-d'oeuvre du ciseau
grec: on les ramasse, on les rejette, pour en ramasser un plus
curieux; on se lasse enfin de cet inutile travail; tout n'est que
chef-d'oeuvre pulvérisé.

Les pas s'impriment dans une poussière de marbre; on finit par la
regarder avec indifférence, et l'on reste insensible et muet, abîmé
dans la contemplation de l'ensemble, et dans les mille pensées qui
sortent de chacun de ces débris. Ces pensées sont de la nature même de
la scène où on les respire: elles sont graves comme ces ruines des
temps écoulés, comme ces témoins majestueux du néant de l'humanité;
mais elles sont sereines comme le ciel qui est sur nos têtes, inondées
d'une lumière harmonieuse et pure, élevées comme ce piédestal de
l'Acropolis, qui semble planer au-dessus de la terre; résignées et
religieuses comme ce monument élevé à une pensée divine, que Dieu a
laissé crouler devant lui pour faire place à de plus divines pensées!


LXVI.

Je ne sens point de tristesse ici; l'âme est légère, quoique
méditative; ma pensée embrasse l'ordre des volontés divines, des
destinées humaines; elle admire qu'il ait été donné à l'homme de
s'élever si haut dans les arts et dans une civilisation matérielle;
elle conçoit que Dieu ait brisé ensuite ce moule admirable d'une
pensée incomplète; que l'unité de Dieu, reconnue enfin par Socrate
dans ces mêmes lieux, ait retiré le souffle de vie de toutes ces
religions qu'avait enfantées l'imagination des premiers temps; que ces
temples se soient écroulés sur leurs dieux: la pensée du Dieu unique
jetée dans l'esprit humain vaut mieux que ces demeuras de marbre où
l'on n'adorait que son ombre. Cette pensée n'a pas besoin de temples
bâtis de main d'homme: la nature entière est le temple où elle adore.


LXVII.

À mesure que les religions se spiritualisent, les temples s'en vont:
le christianisme lui-même, qui a construit le gothique pour l'animer
de son souffle, laisse ses admirables basiliques tomber peu à peu en
ruine; les milliers de statues de ses saints descendent par degrés de
leurs socles aériens autour de ses cathédrales; il se transforme
aussi, et ses temples deviennent plus nus et plus éclairés à mesure
qu'il se dépouille des superstitions de ses âges de crépuscule et
qu'il résume davantage la grande lumière qu'il propagea sur la terre,
la pensée du Dieu unique prouvé par la raison et adoré par la vertu.

Lisez le _Phidias_ de M. de Ronchaud, et vous comprendrez la grandeur
du monument dans la grandeur du poëte.


LXVIII.

Tel est ce livre de _Phidias_, cet Homère de la pierre, qui a
reconstruit l'Olympe en marbre comme le premier Homère l'avait
reconstruit en vers plus immortels que ses divinités.

M. de Ronchaud, à son tour, vient de nous traduire en belle prose
française cet architecte et ce sculpteur du Parthénon. Dans chaque
coup de ciseau il a ressuscité le génie de la beauté grecque; il nous
a rendus contemporains de Périclès, de Praxitèle et de Phidias.


LXIX.

Vous qui ne pouvez pas aller admirer ce génie sur place, lisez et
relisez ces pages, et que le jeune auteur de ce livre retourne en paix
dans sa solitude paternelle de Saint-Lupicin, après avoir allumé en
nous le feu de l'enthousiasme pour ce beau lapidaire, puis qu'il nous
prépare en silence à ces leçons sur le beau du dessin et de la couleur
étudiés dans ces grands poëtes du pinceau, Michel-Ange, le Titien et
Raphaël.

                                                            LAMARTINE.




LXXVIIIe ENTRETIEN.

REVUE LITTÉRAIRE

DE L'ANNÉE 1861 EN FRANCE.

M. de Marcellus.

PREMIÈRE PARTIE.


I.

La mort juge la vie; le glas de la cloche funèbre qui appelle les
parents et les amis aux funérailles d'un homme d'étude, est le tocsin
du coeur pour sa mémoire.

On résume en un clin d'oeil sa vie et ses oeuvres; on se demande:
Qu'avons-nous perdu?

C'est ainsi que nous fûmes frappé non-seulement au coeur, nous-même,
ami, collègue et voisin de campagne, presque contemporain d'années de
M. de Marcellus, il y a quelques mois, en recevant le billet de faire
part qui nous convoquait inopinément à ses obsèques, mais frappé à
l'esprit; c'est ainsi qu'en nous interrogeant quelque temps après avec
plus de sang-froid sur ce que la France venait de perdre en lui, nous
nous répondions: «La France vient de perdre non un orateur, non un
poëte, non un écrivain de profession, non un savant de métier, mais
plus qu'un orateur, plus qu'un poëte, plus qu'un écrivain, plus qu'un
érudit; elle vient de perdre un homme de goût!

     «Le dernier des classiques est mort!»


II.

Or qu'est-ce qu'un homme de goût? qu'est-ce qu'un classique? Qu'est-ce
que les Anglais appellent un grand _scholar_, un lettré par
excellence?

C'est un homme qui, sans rien prétendre, aspire à tout; c'est un
volontaire de la littérature; c'est un homme qui, doué d'un doux
loisir et convaincu que les jouissances de l'esprit sont les premières
des jouissances, consacre ce loisir aux études désintéressées qui
remplissent les heures vides de certains jours, et qui les font couler
comme un fleuve fertilisant sur les bords de la vie.

C'est un homme qui a plus de bonheur à admirer les autres qu'à être
admiré lui-même; qui demande pardon de son mérite à ceux qui en ont
souvent moins que de prétention, et qui, ne briguant aucun renom pour
lui, forme ce milieu anonyme, atmosphère vivante de ceux qui parlent
ou écrivent, la galerie qui applaudit, la critique, le parterre des
lettres, sans lequel il n'y aurait point de lettres dans un pays, le
nom collectif, un des noms de ce public d'élite enfin qui n'affecte
aucune gloire, mais qui la donne à une nation, dont la première gloire
est d'aimer ceux qui d'une part de leurs noms lui font un surnom
national et immortel.


III.

Voilà ce qu'on appelle un homme de goût! Ajoutons que ces esprits
exquis sont en général des esprits classiques, adorateurs des
traditions, imitateurs des modèles transmis par les âges, traducteurs
des chefs-d'oeuvre que l'antiquité nous a légués; répugnant aux
innovations de style toujours un peu désordonnées ou hasardeuses et
faisant dresser l'oreille au goût, conservateurs un peu timides des
formes du style; ayant le culte respectueux du beau antique, sans en
avoir le fanatisme; classiques, en un mot, de caractère, d'éducation,
d'habitude, derrière lesquels on peut marcher un peu lentement, mais
avec lesquels on ne risque pas de s'égarer; des guides des lettres, en
un mot.

Le premier des hommes de goût, le dernier des classiques! voilà ce que
la France littéraire venait de perdre avec M. de Marcellus.


IV.

Je ne voulus pas prendre la plume et analyser la perte que la
littérature classique venait de faire en lui, dans le premier moment
de ma douleur: je craignais que le coeur en moi ne faussât le jugement
ou n'exagérât l'éloge; je voulais rester vrai pour être juste.
J'attendis que les quelques jours de liberté que tout homme trop
affairé se donne en automne me renfermassent dans le solitaire manoir
de Saint-Point, déshabité maintenant en attendant qu'on m'en
dépouille, et me rapprochassent de ce château d'Audour, ouvert il y a
moins d'un an à l'hospitalité littéraire, et maintenant fermé par le
deuil d'une veuve muette de douleur, qui n'accepte que les
consolations de l'amitié.

La solitude complète est la consolatrice des pertes trop senties,
parce qu'elle n'essaye pas de consoler l'inconsolable, et qu'elle ne
tente pas de s'interposer entre ce qu'on a perdu et ce qu'on voit
toujours.


V.

Le château d'Audour, dans une des hautes vallées qui séparent le
Mâconnais du Charolais, était la résidence d'automne, le _Tusculum_
studieux de M. de Marcellus, depuis que la Restauration, qu'il avait
tant aimée, avait été renversée et proscrite par ceux auxquels elle
avait rendu la patrie, depuis que la République avait remplacé cette
anarchie royale et que le neveu de César régnait en France.

Cet Audour est un immense édifice semblable à un caravansérail
d'Orient, s'élevant seul au sommet d'une colline de sable; les grilles
en sont toujours ouvertes du côté du nord, comme si le passant avait
droit d'asile dans ses vastes corridors, où le colporteur ambulant
dépose sa balle à l'ombre sans que personne l'interroge sur son droit
d'emprunter cette ombre pour se reposer.

Du côté du midi, des enfilades de salles et d'appartements ouvrent par
un perron sur une vallée étroite, reste d'une terrasse, où des pentes
gazonnées, des bouquets de cèdres et de sapins et un lac conduisent
l'oeil jusqu'au delà de la vallée, et le font remonter sur une large
colline où la route blanche et vide serpente entre une forêt de
chênes. Quelques rares toits gris, couverts de chaume, y fument le
soir et le matin et indiquent la place des chaumières qu'on ne
découvre au loin qu'à leur fumée dans le ciel. C'est un château de
Marie Stuart dans un paysage écossais.


VI.

C'est une chose remarquable en général, que ces hommes d'étude, de
goût, de littérature exquise et savante, habitent, comme Walter Scott,
des demeures féodales, comme la Brède de Montesquieu, comme Montbar et
sa tour de Buffon, comme le manoir de Montaigne en Gascogne, comme M.
de Marcellus à Audour.

Il semble que ces solitaires résidences inspirent à leurs possesseurs
quelque chose du repos, des loisirs studieux, des goûts conservateurs,
des contemplations philosophiques qui caractérisent ces hommes de
paix.

On n'y entend que le bruit des feuilles qui tombent; rien n'y distrait
l'oreille, les yeux, l'esprit; cela force à penser.

Quelque grande salle au fond de l'édifice, au rez-de-chaussée,
renferme hermétiquement une vaste bibliothèque poudreuse, pleine dans
les rayons d'en haut de volumes de toutes langues, presque pétrifiés
dans leurs stalles, sous leur reliure à fermoir, et, sur les tablettes
inférieures, des brochures nouvelles et en désordre attestent la
continuité du maître à se tenir en rapport avec ce que l'espèce
humaine produit de nouveau et son attention à ce qui se passe sur la
terre.

Quand un étranger arrive le soir, c'est là qu'on va chercher le
maître, et qu'on le trouve, à la lueur d'une lampe qui s'use, attablé,
la plume à la main, devant un texte grec ou latin, anglais ou italien,
qu'il quitte avec joie pour accueillir un ami, sûr de retrouver son
texte et sa pensée à la même place le lendemain!


VII.

C'est ainsi qu'en arrivant inopinément à Audour, dans quelque soirée
d'automne, j'étais sûr de trouver M. de Marcellus dans sa
bibliothèque.

--Eh bien, qu'y a-t-il de nouveau? me disait-il en me tendant la main.

--Il y a de nouveau, lui disais-je selon les temps, que nos amis les
Bourbons de la branche aînée, chassés du trône par l'inconstance du
peuple et par l'infidélité de leur maison, vont errer à travers
l'Europe deux fois victimes.

--C'est notre condamnation à l'exil intérieur que notre fidélité nous
impose, me répondit-il résolûment, quoique tristement. Nous ne pouvons
pas, lors même que nous le voudrions, apostasier nos maîtres et servir
leurs ennemis.

J'ai envoyé ma démission au nouveau gouvernement de toutes mes
fonctions diplomatiques, délices et orgueil de ma jeunesse, et même la
démission des droits à la pairie que le refus de serment de mon père
m'ouvrait, et que le serment exigé interdit à ma conscience.

Je suis mort d'aujourd'hui au monde, et voici mon tombeau, me dit-il
en me montrant sa bibliothèque grecque; j'y viens vivre avec Homère et
Tacite, amis immortels des imaginations sensibles et des âmes fermes,
qui nous consolent de survivre aux écroulements du temps!


VIII.

Et moi aussi, lui disais-je, j'ai porté mon refus de service au roi
nouveau, favori, complice peut-être de la fortune.

Je résigne des fonctions honorifiques ou lucratives que je tiendrais
de la faveur du prince, mais je ne résigne pas mon patriotisme; et si
le peuple, revenu de son égarement, me désigne pour le servir dans ses
comices, j'obéirai à son appel. En attendant, je vais voyager quelques
années dans cet Orient que vous déchiffrez aujourd'hui.


IX.

Ainsi dit, ainsi fait: il s'abîma dans ses études, je montai dans mon
navire.

Quinze ans se passèrent; le peuple, dégoûté d'intrigues, avait
renversé son idole. J'avais porté le poids d'un interrègne, j'avais
contribué à remettre la France debout, et la France sous le nom de
République; la République s'était hâtée d'être ingrate; elle avait
remis l'épée à un soldat. J'étais revenu, soulagé et non surpris, me
reposer quelques jours du fardeau d'une année et réparer mes forces
dans ma solitude; j'allai voir mon voisin, le solitaire d'Audour.

--Eh bien! quoi de nouveau? me dit-il.

--Rien de nouveau, lui criai-je en descendant de mon cheval; de
quelque nom qu'on l'appelle, monarchie ou république, le peuple est
toujours peuple, c'est-à-dire ignorant et mobile. À peine règne-t-il
qu'il est déjà las de son règne; il n'aura pas de repos qu'il n'ait
créé un nouveau règne.

L'opposition libérale a déjà démasqué le bonapartisme, cette
superstition du sabre. Je vois poindre une dynastie populaire
retrempée depuis trente ans dans les légendes de la guerre. Un
Bonaparte, nommé président de la République, couve un empereur.
Espérons qu'il aura plus de génie civil que son oncle n'avait eu de
génie militaire. S'il en est ainsi, ce sera une halte dans les
vicissitudes de l'Europe; je vais voyager de nouveau en Orient. La
République fait peur d'elle-même à la France; la _Montagne_ s'amuse à
jouer à la _Terreur_, la _Terreur_ est une machine usée qui irrite
tout le monde et qui n'intimide personne. Une république qui joue à la
peur entre un peuple effrayé et un chef ambitieux a bientôt perdu la
liberté. Détournons les yeux, nous n'avons pas pu leur inspirer la
prudence.

Laissons aller le monde à son courant de hasard! Adieu, nous nous
reverrons dans deux ans. Et je partis.


X.

Quand je revins, la République était l'Empire. M. de Marcellus
continuait de reporter ses regards en arrière, et moi à payer à mes
braves amis le prix d'une vie politique qui m'avait ruiné en sauvant
un jour mon pays. Je ne me doutais guère que je ferais un jour
l'épitaphe de ce cher voisin. Voici sa vie en deux mots.


XI.

Il était né dans le midi de la France, près de Bordeaux, patrie de
l'éloquence des Girondins, de la philosophie sceptique et spéculative
de Montaigne, de la science politique de Montesquieu, cet Aristote
moderne de la France.

Il passa sa première jeunesse au château de Marcellus, dirigé dans ses
études par son père, aussi classique que lui. Son mariage, sa
carrière, l'avaient éloigné de ce lieu; mais son coeur y était resté,
et il y retournait toujours avec bonheur. Le nom de Marcellus venait
d'un camp romain établi sur ce coteau. La terre avait été achetée
d'Henri IV lui-même, et sa famille y ajouta alors ce nom. Ce
Marcellus romain, au lieu de mourir comme Caton ou Brutus, ou de plier
de mauvaise grâce comme Cicéron, avait pris l'exil comme un
intermédiaire entre la persécution et l'abjection; il s'était retiré
volontairement dans l'île de Mitylène; il y vivait d'études
compatibles avec la tyrannie et avec la liberté; il avait conservé ses
amis à Rome, et entre autres Cicéron qui lui écrivait sans cesse d'y
rentrer afin d'avoir un complice de sa faiblesse. Mais Marcellus
persistait à penser que la meilleure place sous un tyran aimable et
doux était la plus éloignée; il vécut à distance et mourut en paix,
véritable homme d'honneur de la République.

Ce que la République était pour le général romain, la Restauration le
fut pour M. de Marcellus: un engagement auquel il ne voulut jamais
manquer, véritable homme d'honneur de la Restauration.


XII.

Sa famille avait adopté avec passion cette cause; elle l'honora par sa
fidélité.

_Fidèle_ jusqu'à la persécution, disait son père, poëte et orateur du
second ordre qui célébrait l'autel en assez bons vers et qui défendait
le trône en assez bonne prose contre les libéraux de 1815 dans les
académies et dans les Chambres. Les épigrammes du côté gauche
pleuvaient sur ses vers et sur ses discours.

Mais il s'honorait de ses blessures comme un intrépide soldat de cette
double cause, et il faisait de ces traits de la haine de parti ce que
les Romains faisaient des flèches des Parthes, des trophées dans le
temple de la Gloire, disant à Dieu et au roi: Voilà les armes que j'ai
bravées pour vous!

Comme M. de Bonald et M. de Chateaubriand, il se sacrifiait à leur
cause; il faut des soldats aux chefs. Ils le récompensèrent de son
dévouement sincère dans sa personne en le nommant pair de France, et
dans ses enfants en nommant M. de Marcellus secrétaire d'ambassade à
Constantinople.


XIII.

L'esprit classique et politique du jeune homme était merveilleusement
adapté à la diplomatie; mais cet esprit, s'il n'avait pas la chaleur,
en avait d'autant plus la clarté. Il avait été supérieur et prématuré
dans les études. Les langues hébraïque, latine, grecque surtout, lui
étaient aussi familières que l'idiome de famille.

D'un extérieur noble et élégant, il avait une physionomie fine, mais
point audacieuse.

Parlant peu, mais répondant juste, il était alors très-enclin à cette
ironie douce de ceux qui ont bu de bonne heure les eaux de la Garonne;
il en conserva quelque chose toute sa vie, même quand les déceptions
et les révolutions eurent altéré le fond de son âme. L'ambition
honnête de bien servir était sa seule préoccupation.


XIV.

Le gouvernement des Bourbons avait M. de Marcellus le père à
récompenser; il fut heureux, à peu près à l'époque où il me recruta
moi-même pour sa diplomatie future, d'enrichir ses cadres d'un nom,
d'une jeunesse et d'un talent qui promettaient un ministre à sa cause.

M. de Marcellus fut attaché à l'ambassade de Constantinople sous M. le
duc de Rivière. Le duc de Rivière avait été un des serviteurs du long
exil des Bourbons, mais serviteur actif, dévoué, ayant joué sa vie
pour sa cause; l'ayant perdue dans l'affaire de Georges Cadoudal, et
ayant obtenu la vie du premier consul, à condition de ne plus
conspirer.

Le duc de Rivière était, comme M. de Polignac, un de ces monuments de
fidélité chevaleresque, que Louis XVIII et le comte d'Artois étaient
heureux de montrer à la jeunesse royaliste de 1825 dans les grandes
places, comme des preuves vivantes de la mémoire des princes
restaurés.

M. de Marcellus plut du premier coup à cet ambassadeur, obtint toute
sa confiance et toute son affection.

M. de Rivière autorisa son jeune secrétaire à passer par l'île de Milo
pour y négocier l'acquisition de ce beau morceau de marbre appelé
depuis la Vénus de Milo. À son retour, M. de Rivière la garda à son
compte et l'offrit au roi Louis XVIII à la fin de son ambassade.

On se récria sur sa perfection; elle règne sur nos musées
provisoirement, reine des marbres, jusqu'à ce qu'un nouveau Marcellus
la détrône par un autre hasard de découverte et de popularité; car
est-il probable que la statue de Scopas, ou d'un autre, ait été
reléguée dans l'antiquité païenne sur la petite île de l'archipel au
lieu de décorer Athènes, Corinthe, Olympie, Éphèse? La poussière de
ces capitales du culte et de l'art ne nous a pas tout dit.


XV.

Quoi qu'il en soit, c'est de là que date la célébrité naissante de M.
de Marcellus. L'Académie des inscriptions lui devait un signe
d'attention: il est mort sans l'avoir reçu d'elle; depuis, il mérita
place dans une Académie plus littéraire, et il mourut sans y avoir été
admis. Il les méritait l'une et l'autre, la première par son bonheur,
la seconde par son mérite. On le reconnaît aujourd'hui, trop tard,
mais son ombre en sourit là-haut. Rions-en comme lui, il y a retrouvé
la société de ces morts illustres avec lesquels il a tant désiré
converser dans leur langue: les Homère, les Phidias, les artistes et
les poëtes grecs ses amis; les Théocrite, les Pline, les Cicéron, les
amateurs de l'esprit humain qui forment l'immortelle académie de tous
les âges, et qui l'ont reconnu à la pureté de l'accent pour un des
leurs!


XVI.

Il passa dans l'étude de ces langues mortes et vivantes de l'Orient
trois années à Constantinople; c'est là qu'il acheva véritablement son
éducation classique, pendant les loisirs que la diplomatie, muette en
Orient, laisse à ceux qui servent attentivement, mais presque en
silence, leur pays.

Nous allons retrouver ces trois fécondes années dans ses souvenirs,
dans ses traductions et dans ses oeuvres.


XVII.

Le sort que lui réservaient les premiers maîtres en littérature et en
politique le fit rappeler de Constantinople à Londres, vers 1822, pour
servir de second à M. de Chateaubriand, en Angleterre.

M. de Chateaubriand, qui promenait son ennui à Londres pour délivrer
les ministres de l'embarras de sa présence inquiète à Paris, le reçut
comme un fils dans son ambassade; heureux de reparler avec ce jeune et
spirituel disciple de cet Orient qu'il avait visité quelques années
plus tôt. M. de Marcellus lui plut comme il avait plu à M. de Rivière.

C'était le moment où l'intérêt diplomatique du monde était reporté
tout entier en Espagne, à Naples, à Turin, et où le congrès de Vérone
devait bientôt appeler sur la scène des négociations toutes les cours
de la Sainte-Alliance. En ce temps-là, les rois, encore tout fiers de
leurs succès, reconnaissaient une cause générale des rois supérieure à
toutes les causes secondaires des jalousies nationales, des rivalités
d'ambition, ou d'influence des cours; une véritable ligue politique
des gouvernements légitimes subordonnait toutes ces rivalités locales
à son intérêt et à une doctrine d'ensemble des monarchies. L'Autriche
venait d'intervenir à Turin et à Naples contre les carbonari.

Charles-Albert, prince royal de Piémont, tour à tour complice ou
proscripteur des révolutionnaires piémontais, venait de faire
défection à la cause italienne à Novare et de se réfugier en Toscane,
et ensuite à Paris, pour obtenir l'honneur de combattre en Espagne les
carbonari qu'il venait de déserter à Turin; son pardon était au prix
de cette palinodie; il le mérita bien pendant vingt ans d'un
gouvernement asservi aux jésuites. En 1848, il se repentit de son
repentir, et alla mourir vaincu, on ne sait dans quel parti, en
Portugal; la révolution en fit un héros de circonstance. Son fils, le
roi actuel de Piémont, hérita de son ambition et de sa valeur comme
soldat; il fut le premier de ces princes qui préparèrent des armées et
des alliances à la révolution radicale d'Italie, pour y renverser des
papautés, des nationalités et des trônes, et qui posèrent ainsi la
question indécise: Lesquels seront les dupes, après l'oeuvre confuse,
des rois ou des peuples? Si ce sont les rois, les trônes auront
disparu; si ce sont les peuples, les peuples seront asservis.

L'oeuvre qui se continue aujourd'hui en Italie est encore en partie
l'oeuvre des carbonari d'Espagne en 1820.

Nous sommes à la même date, avec le roi de Piémont de plus et la
France.

La fédération des puissances italiques, avec des institutions
représentatives, était le mot vrai de la situation dans la Péninsule;
il n'a pas été prononcé à temps. L'Italie en souffre, et sa marche en
sera retardée par de cruelles réactions.


XVIII.

Or il s'agissait de savoir à Londres, en 1823, si l'Angleterre, qui
avait été, quatre ans avant, le moteur et le payeur de la réaction
européenne de l'Europe contre la France bonapartiste et oppressive de
l'Europe, voudrait continuer à fomenter et à solder la guerre des rois
contre l'insurrection des peuples et contre les sociétés secrètes de
l'Italie et de l'Espagne.

M. de Chateaubriand, très-royaliste et très-anticarbonariste à cette
époque, avait été envoyé en ambassade à Londres pour rallier M.
Canning, le Chateaubriand anglais, à la cause des rois coalisés contre
l'Espagne.

M. Canning, qui avait écrit dans sa jeunesse _l'Antijacobin_, élève de
Pitt, ami de Burke, avait changé en avançant en âge, comme M. de
Chateaubriand devait bientôt changer lui-même. La jalousie
britannique se faisait libérale en Espagne, quand la France, par la
nature de son gouvernement, se faisait conservatrice et
antirévolutionnaire au delà des Pyrénées.

M. Canning, pour ne pas perdre toute influence en Europe, en Russie,
en Prusse, en Autriche, n'osait pas rompre ouvertement avec ces
puissances alliées de l'Angleterre, mais il voulait ajourner,
embarrasser, compliquer, et enfin faire avorter le congrès, pour
empêcher la France de prendre la responsabilité de venger la monarchie
de famille en Espagne.


XIX.

Le génie et la passion sont quelquefois politiques.

M. de Chateaubriand avait de la passion et du génie: passion de jeune
émigré pour les Bourbons, dieux de sa jeunesse; génie des hautes
affaires, qui donne aux hommes comme lui les grandes inspirations
pour les républiques ou pour les monarchies. Il sentait que les
Bourbons devaient quelque chose de grand au monde pour se faire
pardonner l'abaissement de la France, qui n'était pas leur ouvrage, et
dont l'injustice publique les rendait responsables.

Il leur inspirait la guerre en Espagne, guerre qui était dans leur
nature, guerre de restauration, de constitution même; guerre
d'intervention contre la démagogie espagnole et contre l'insurrection
militaire, mais guerre désintéressée de toute conquête.

Cette guerre, qui flattait l'ambition de gloire de l'armée, était
surtout politique, en ce qu'elle engageait l'armée mécontente à servir
sous un Bourbon pour un Bourbon, et à tirer un premier coup de feu
pour leur cause. Ce coup de fusil vaudrait mille serments.

Le premier ministre, M. de Villèle, qui gouvernait alors sagement,
mais sans audace, répugnait à cette guerre et se plaisait à
temporiser; M. de Chateaubriand avait pour M. de Villèle le dédain
secret des hautes imaginations pour les timides conseils; il brûlait
de la passion d'amener un congrès, bien convaincu que l'éclat de son
nom forcerait M. de Villèle à l'y envoyer, et qu'une fois envoyé à
Vérone, en apparence sans parti pris, il serait maître des résolutions
de l'Europe. Pour cela, il fallait vaincre la répugnance de
l'Angleterre en séduisant ou en domptant M. Canning. C'est à quoi il
travaillait à Londres, quand M. de Marcellus l'y rejoignit.


XX.

Les pensées de l'ambassadeur et du secrétaire se confondaient dans le
même royalisme décidé. Ils voulaient l'un et l'autre la gloire pour
les Bourbons, et par conséquent la guerre d'Espagne. Périr pour périr,
ils préféraient périr par une honteuse défection de l'armée, plutôt
que de périr à petit feu par une lâche condescendance aux jalousies de
l'Angleterre. Ils n'avaient aucun secret l'un pour l'autre.

M. de Marcellus et M. Canning étaient liés par les goûts littéraires
communs que le premier ministre anglais avait conservés de son premier
métier de journaliste. Ils traitaient ensemble dans la langue
classique grecque et latine les affaires secondaires qui sont, sous un
ambassadeur négligent, des détails de la compétence des secrétaires
dans les grandes ambassades. Ces fréquentes occasions de se voir et de
s'entendre avaient noué entre M. Canning et M. de Marcellus une amitié
aussi familière que la politique en permet entre hommes de deux
nations rivales.

M. Canning avait une fille unique, douée d'autant de beauté que
d'agréments d'esprit. Le bruit courut à Londres que le ministre voyait
sans ombrage un gendre futur dans le jeune Français assidu dans ses
salons. Mais, diplomate avant tout, il ne voulait plaire qu'autant que
cette liaison avec la famille de M. Canning ne coûterait rien à ses
devoirs politiques de Français et de partisan de l'intervention
européenne en Espagne.

Sa fidélité à M. de Chateaubriand, son honneur et son ambition, lui
faisaient facilement dominer le goût éphémère qu'on lui supposait
pour la fille du ministre anglais. Entre le cabinet de M. Canning et
son salon, il y avait pour lui l'Espagne; la liaison n'alla jamais
plus loin que l'intérêt des affaires. M. de Chateaubriand, loin de
prendre ombrage de cette intimité entre son premier secrétaire et le
ministre qu'il caressait alors pour l'amener au congrès, redoubla de
confiance, et fit de M. de Marcellus son confident et son envoyé à
Paris.

M. de Marcellus partit, vit M. de Villèle, et lui persuada de
satisfaire l'ambition du grand poëte en l'associant à M. de
Montmorency et à M. de la Ferronays, pour complaire à l'orgueil
diplomatique de M. de Chateaubriand et pour décorer l'ambassade.


XXI.

M. de Marcellus, en son absence, resta chargé d'affaires à Londres,
correspondant secret de M. de Chateaubriand. Il a donné dans un
volume, chef-d'oeuvre de diplomatie confidentielle, toutes ses
dépêches à M. de Chateaubriand pendant le congrès, et toutes les
réponses de M. de Chateaubriand, de Vérone et de Paris. Jamais esprit
plus délié dans une situation plus délicate:--entre M. Canning, qu'il
fallait ménager; M. de Chateaubriand, qu'il fallait flatter et
informer; le roi, qu'il fallait intéresser; M. de Villèle, qu'il
fallait éviter de blesser,--n'eut une tâche plus complexe, et ne dut
montrer sous plus de faces la loyauté d'un homme d'honneur, la
dextérité d'un homme de plume, la fermeté d'un homme de résolution,
l'agrément d'un homme de lettres dans le sérieux d'un diplomate; et
cet homme avait vingt-cinq ans!

Ce portefeuille, ouvert sans indiscrétion après la mort de tous les
hommes principaux qui s'y dévoilent, et après la chute de la
Restauration qu'on y voit agir, atteste une supériorité de vues et une
richesse d'intelligence et de caractère diplomatique dans cette grande
négociation du règne de Louis XVIII, qui fait contraste avec les
négociations de la royauté de 1830!

Et cependant ce n'était que la moitié de la France, car la France
n'est jamais tout entière que dans la guerre; dans sa diplomatie et
dans ses parlements, elle ne montre jamais que la moitié de ses
capacités, tant elle est divisée en deux fractions par les partis qui
la déchirent. Les Talleyrand, les Foy, les orateurs, étaient opposés
par esprit de parti à la guerre d'Espagne; M. de Montmorency, M. de
Chateaubriand, seuls la voulaient, avec les amis des Bourbons.

Elle eut lieu, elle accomplit ce qu'elle avait à accomplir.
L'Angleterre et M. Canning restèrent immobiles, murmurants,
déconcertés, confondus. Ils se vengèrent de leur déception en Espagne,
en fomentant et en reconnaissant en Amérique l'indépendance des
Amériques espagnoles, dont trente ans de guerres civiles n'ont pas
encore éteint les conséquences.

M. Canning en mourut. M. de Chateaubriand imita peu de temps après les
oppositions qu'il avait rudement invectivées dans le ministre le plus
brillant, mais le plus illogique, de la Grande-Bretagne. Sa conduite
à l'égard, des deux rois, Louis XVIII et Charles X, ne fut plus qu'une
série de petites vengeances masquées sous une fidélité d'apparat. La
nature avait fait en lui un poëte de décadence dans une prose qui
était le récitatif de la poésie, un orateur d'académie; elle en avait
fait, au contraire, un homme d'État de premier rang et de première
influence, nié par les partis et perverti par ses propres rancunes.


XXII.

Voilà comment les partis nous jugent et nous classent pendant que nous
vivons! La mort seule est juste, et dit hardiment à nos mémoires le
bien et le mal; elle nous fait notre épitaphe sur une pierre de
granit, que ni les flatteurs ni les dénigreurs n'effaceront plus.

On ne peut reprocher à M. de Marcellus qu'un excès de faveur pour son
maître en diplomatie, mais cette faveur même tient à la
reconnaissance et à la bienveillance de son esprit. À cela près, nous
ne connaissons pas un recueil de dépêches mieux senti, mieux écrit,
présentant au lecteur sérieux, dans un meilleur style, plus de lumière
et plus d'agrément.


XXIII.

Autant qu'il nous en souvient, car nous écrivons ceci sans document
daté sous les yeux, et seulement de mémoire, dans la solitude d'une
campagne isolée, M. de Marcellus quitta Londres, peu de temps après
que M. de Polignac y fut arrivé, comblé des marques de satisfaction du
roi. Il fallait lui donner une compensation dans un poste diplomatique
en chef; il méritait qu'on lui en trouvât un: on créa ce poste auprès
d'un prince de la maison de Bourbon d'Espagne, fils de la reine
d'Étrurie, qui régnait alors à Lucques et qui devait, après
Marie-Louise, régner à Parme.

M. de Marcellus venait alors d'épouser, à Paris, une femme d'une
naissance éminente, d'un esprit héréditaire, d'une beauté remarquée
dans son siècle, mademoiselle de Forbin, fille du comte de Forbin,
directeur des musées, homme dont les agréments de figure, les succès
de salon ou de cour sous deux règnes, l'esprit épigrammatique, et les
talents en peinture et dans les lettres, faisaient un ornement de
l'époque impériale, dépaysé dans le royalisme de la Restauration.

Madame de Duras eut la première idée de cette alliance. Madame de
Marcellus, extrêmement jeune encore, suivit son mari, plus grave et
plus mûr, dans les cours d'Italie. Je l'avais entrevue enfant pendant
mes courts séjours à Mâcon, dans des fêtes chez ma mère, comme un
éblouissement précoce d'aurore qui promet une splendeur de beauté plus
tard; quand la beauté tient ses promesses, elle devient monumentale,
et ce fragile monument de la nature devient immortel et classique par
le souvenir.


XXIV.

Résidant depuis quatre années dans la Toscane, dont le ministère
français détachait Lucques pour en faire une légation de famille en
faveur de M. de Marcellus, je fus obligé d'aller, à la suite de M. de
Lamaisonfort, mon chef, prendre congé du duc de Lucques et
d'introduire auprès de sa cour le nouvel envoyé. Dans ce démembrement
de notre propre légation, j'avais perdu de vue la charmante
ambassadrice.


XXV.

Trois ans après, la révolution de 1830 avait renversé tout ce bonheur,
toute cette cour, toute cette ambition; de ce couple, rien n'avait
survécu que les grâces sévères de la femme, un pli de tristesse sur
les lèvres, une arrière-pensée dans les yeux. Une vie recueillie et
solitaire, dans un vieux château de Bourgogne, au milieu d'un site
froid et âpre, avait remplacé cette belle vie d'Italie par une
existence plus sévère, pleine de vertus pieuses et charitables, et
répandu on ne sait quel deuil anticipé sur ce seuil couvert maintenant
d'un deuil éternel!

Voilà la vie!

M. de Marcellus n'hésita pas un moment entre sa passion naturelle,
l'ambition, et son honneur de famille: il se retira, triste mais
résolu, dans la campagne et dans les lettres; il passa les quinze plus
belles années de sa vie dans ces loisirs occupés qui lui tenaient lieu
de tout, cariatide de sa bibliothèque à Audour et à Paris. Il reprit
la vie d'étudiant helléniste dans la société de quelques amis: à
défaut de la gloire diplomatique, qu'il regrettait, il aspira
silencieusement à la dignité des lettres, qui ne lui suffisait pas,
mais qui l'intéressait.

Sans jamais conspirer, ni même agiter son pays, il allait souvent
porter l'hommage de sa fidélité à la cour des rois tombés. Il ne versa
jamais sur le seuil de leur exil l'amertume ou le dénigrement, qui
ouvre le sanctuaire de l'infortune, comme cette fidélité d'ostentation
qui montre du doigt aux ennemis du dehors les faiblesses ou les
ridicules de l'intérieur des rois.

Les Mémoires de M. de Chateaubriand sont pleins de railleries
inconvenantes; M. de Marcellus s'en préserva. Il aurait voulu sans
doute conseiller dignement son prince, il ne s'offensa jamais de se
voir préférer les conseils d'autrui.

La République de 1848 lui donna la joie de voir la France libre de se
choisir un gouvernement; il ne se fit pas les illusions des partis
pressés de nouvelles chutes; il ne participa ni aux illusions, ni aux
fusions, ni aux conspirations; il comprit que la fin du siècle était
au tâtonnement, aux essais, aux déviations du peuple en tout sens. Il
se dévoua tout entier à l'étude, région sereine, d'où l'on voit tout
sans s'étonner de rien.


XXVI.

De cette vie d'étude il sortit successivement pour une demi-publicité
d'élite une longue série de livres, les uns, souvenirs personnels de ses
voyages, fleurs de sa jeunesse, recueillies de vingt à vingt-cinq ans en
Orient, desséchées entre les pages de ses notes rapides, dont il
recueillit à loisir l'essence et l'odeur pour en recomposer les
meilleurs parfums de sa vie; les autres, des morceaux d'histoire
diplomatique et politique, très-neufs, très-originaux, très-instructifs,
qui révèlent au temps présent les pensées calomniées du gouvernement des
Bourbons; les autres enfin, entièrement d'érudition littéraire,
traductions, dissertations, commentaires sur les textes du grec ancien
et du grec moderne dont il a prodigieusement enrichi la littérature de
ces derniers temps. De ces livres, quelques-uns sont exclusivement
réservés aux érudits hellénistes; d'autres contiennent, à côté des
textes grecs, des commentaires anecdotiques qui mêlent avec grâce et
naïveté l'homme au mot, et qui révèlent les moeurs des peuples par une
leçon sur leur idiome.

Jamais l'intérêt et la grâce n'avaient été plus indissolublement
pétris dans des pages scientifiques; même quand on ne lit pas le
texte, on lit le commentaire, et on emporte des images ravissantes de
tous les pays qu'on a parcourus avec un tel guide.

Dans ses dernières années, M. de Marcellus, persévérant dans son
exhumation des trésors de la Grèce moyenne, traduisait encore le poëme
de décadence de _Nonnos_, poëte égyptien du IVe siècle, qui fit une
dernière épopée en grec, débauche d'érudition dont M. de Marcellus
s'excuse avec raison, et dont rien ne peut l'excuser que son loisir.

Ce beau et pénible travail ne pouvait servir que quelques curieux de
l'Académie des inscriptions. Puisqu'il se consacrait au servile et
aride labeur de la traduction, la vraie Grèce, la Grèce originale et
classique, n'avait-elle rien à lui offrir de plus précieux que
Nonnos? Lui, si digne de traduire Homère, lui qui en avait sucé la
moelle dans l'Épire et dans la moindre île de l'Archipel, ne
pouvait-il pas lutter avec ces pédants qui nous traduisent des textes
morts au lieu de nous traduire des moeurs et des lieux dont ils ne
peuvent découvrir le sens à travers la littéralité des vers? Est-ce
qu'un poëme populaire comme celui d'Homère n'est pas une perpétuelle
allusion? Est-ce que l'allusion n'est pas la clef du poëte épique et
populaire?


XXVII.

Jamais je ne me consolerai que M. de Marcellus ou M. de Chateaubriand
ne nous ait pas traduit _Homère_ et la _Bible_; c'était un travail
digne d'eux, et ils étaient dignes de ce travail!

_Homère_, par M. de Marcellus, la _Bible_, par Chateaubriand, eussent
été deux livres précieux pour la littérature française; elle manque
d'antiquités, ils lui auraient donné ce qui lui manque. Chateaubriand
ne le daigna pas, Marcellus ne le tenta pas, mais par modestie! L'un
et l'autre furent emportés longtemps, par le courant politique, loin
des études qui immortalisent, vers les grandeurs qui trompent; quand
la politique les rejeta comme des naufragés sur les rivages,
Chateaubriand était trop vieux, Marcellus trop timide. L'un écrivit
ses _Mémoires d'outre-tombe_, qui ne sont que l'écho trop âpre des
passions de sa vie, un Saint-Simon personnel, chargeant la postérité
de ses petites vengeances; l'autre se contenta d'amuser les loisirs de
sa vie retirée par des éruditions curieuses, par des souvenirs
historiques, et par des traductions d'oeuvres secondaires qui
méritèrent bien de ses contemporains, mais qui ne donnèrent pas à son
nom toute la célébrité que ses travaux méritent.


XXVIII.

Parmi ces livres, qu'on pourrait appeler _Opuscules_, _Mélanges_,
quelques-uns cependant, quoique écrits d'un ton familier et léger,
sont des fragments très-diserts, très-graves et très-distingués
d'histoire contemporaine, des documents très-intéressants d'histoire
du siècle.

La politique de la Restauration, entre autres, est une justice
sévèrement rendue à la haute pensée de Louis XVIII, le vrai roi de la
liberté moderne, compatible avec la démocratie, vraie pensée du temps.

Nous l'étudierons tout à l'heure.


XXIX.

À peine retiré dans son honorable repos et dans son volontaire exil
d'Audour, il ne consuma pas son loisir à se plaindre du sort qui se
joue des hommes: il se replia sur lui-même, et il écrivit, tout chaud
encore de ses impressions de jeunesse, ses _Souvenirs d'Orient_. C'est
une odyssée en prose tout à la fois élégante, badine, pittoresque,
érudite, charmante, de six mois, à travers la mer homérique. On suit
ce jeune homme d'île en île, d'écueil en écueil, de continent en
continent, de surprise en surprise, Homère à la main, de Byzance en
Égypte, d'Égypte en Syrie, de Syrie en Palestine, de Palestine à
Jérusalem, de Jérusalem à la mer Morte, de Jéricho à Chypre, de Chypre
à Scio et aux montagnes de l'Albanie.

La lecture de ces deux civilisations, la Bible, l'Évangile, l'Odyssée
dans les mains, est un cours d'histoire, de poésie, de jeunesse en
action, qui retrempe l'âme dans l'âpre senteur de l'Archipel.

Il me semblait, en parcourant ces deux volumes, que je naviguais
moi-même, comme dans ma jeunesse, sur ces flots classiques, et qu'au
réveil des nuits pendant lesquelles le flot mouvant fait franchir les
distances, le brouillard du matin, dissipé au souffle du vent d'été,
tirait le rideau du ciel sur l'une ou l'autre de ces îles, et les
faisait repasser sous mes yeux avec leur nom, leur histoire, leur
poésie, leurs costumes, leur population: pittoresques étoiles de la
mer bleue, resplendissantes au matin sur le fond clair de ce ciel
d'eau.

À chaque île son impression, sa citation, son anecdote, son souvenir
touchant ou local, son enchantement, sa mémoire! Éternelle jeunesse de
la poésie de l'histoire, de la nature, de l'amour, se répercutant dans
la jeunesse du navigateur! Le caractère de ce livre, c'est la
jeunesse, c'est l'ivresse, c'est la fête du coeur et de l'esprit. M.
de Marcellus a vingt ans, et il vogue à travers les illusions de la
vie dans cet archipel des plus beaux songes de l'homme! À chaque île,
il faudrait citer une scène et un vers! Lisez tout, et vous
retrouverez vous-même vos vingt ans.

Il y a là cependant un souvenir qui rappelle les miens plus que tous
les autres: c'est celui d'une femme célèbre, énigme mystérieuse du
roman ou de l'histoire, lady Esther Stanhope, que M. de Marcellus
visita auprès de _Saïde_, dans la fleur de sa beauté et dans le
prestige de ses aventures, et que je visitai moi-même, vingt ans
après, dans la maturité de ses années et dans la constance de son exil
du vieux monde!


XXX.

Écoutez M. de Marcellus:

«J'étais à Saïde (l'ancienne Sidon) le 15 juin 1820, un mois après mon
départ de Constantinople. Une faible brise de l'ouest amena
_l'Estafette_ à l'abri de l'écueil qui forme à lui seul la rade de la
ville, depuis que le célèbre prince des Druses, Fakhr-el-din
(Facardin), en a fait combler le port pour éloigner les flottes
turques.

«À notre arrivée devant chaque ville, avant de saluer le pavillon
ottoman, le capitaine envoyait un officier à terre pour y régler cette
cérémonie. Ici, l'enseigne de vaisseau détaché pour la négociation
revint nous assurer de tout le désir qu'on avait de nous rendre notre
politesse maritime; mais en même temps, le château se trouvant
totalement privé de poudre, le gouverneur turc priait le capitaine
français de lui en faire passer autant de charges qu'il désirait de
coups de canon. Cette réponse égaya l'équipage; et il fut stipulé
qu'on se dispenserait de part et d'autre de l'étiquette. Mais, je ne
sais pourquoi, j'ai plus envie de croire à l'avarice du gouverneur
qu'au dénûment de la citadelle.

«Le mouillage de Saïde étant peu sûr, je vis la goëlette mettre à la
voile pour Saint-Jean d'Acre, où nous nous donnâmes rendez-vous, et
je restai seul sur la côte de Syrie.


XXXI.

«Quelques Français, nés sous cet heureux climat, m'accueillirent avec
tout ce qu'ils pouvaient se rappeler de notre langue, qui fut celle de
leurs pères, mais qu'eux-mêmes ne parlent plus aujourd'hui: quelques
mots usuels leur sont venus par tradition. Le consul lui-même,
familiarisé avec de nouvelles moeurs, avait peine à se souvenir en ma
faveur des habitudes françaises. Mon oreille, accoutumée aux sons
rapides et doux de la langue grecque, aux articulations lentes et
sonores de l'idiome turc, se trouvait entièrement étrangère au ton de
l'arabe vulgaire, et semblait frappée par instant de quelques phrases
harmonieuses au milieu des cris d'un jargon guttural.

«Cet isolement complet redoubla le désir que j'avais depuis longtemps
de me rapprocher du seul Européen habitant ces contrées. Je savais
que lady Esther Stanhope s'était établie en Syrie, et qu'elle était
alors dans sa maison d'Abra, voisine de Saïde.

«Cette illustre Anglaise avait résolu, après la mort de son oncle le
célèbre Pitt, de voyager longtemps loin de son pays: peut-être même,
dès lors, se promit-elle de ne plus revenir en Angleterre.

«Elle visita d'abord la France et l'Italie, puis l'Allemagne, la
Russie et Constantinople. Elle passa trois mois dans la ville de
Brousse en Bithynie, au pied du mont Olympe, et fut tentée de s'y
fixer pour toujours. Mais Brousse a une population de soixante mille
âmes; c'est la province la plus voisine et la plus dépendante du
sérail; il fallait autour de lady Stanhope de la solitude et de la
liberté.

«Elle passa en Égypte; elle fut la première femme qui osât pénétrer
sous les voûtes de la grande pyramide; puis elle fit naufrage sur
l'île de Chypre. Après avoir vu Jérusalem, Damas et Palmyre, elle
choisit le Liban pour sa résidence. Elle y fit construire une maison;
elle apprit l'arabe.

«Le costume des femmes syriennes lui parut incommode, et propre
seulement à la vie sédentaire et intérieure; l'habit européen
l'exposait trop à la curiosité et à l'attention des Druses; elle
adopta donc les vêtements des hommes du pays.

«On lui fait passer de Londres ses revenus: sa fortune est en Syrie au
moins égale à celle d'un scheik puissant. Elle fait du bien autour
d'elle; elle s'est acquis une véritable considération pour ses
bienfaits, comme par la noblesse de ses manières et son goût pour la
solitude, grande vertu aux yeux des hommes du désert.


XXXII.

«Tous ces détails que j'avais recueillis sur lady Esther Stanhope
excitaient de plus en plus mon intérêt; mais j'étais fort embarrassé
pour obtenir d'être admis dans sa retraite. J'avais appris que
plusieurs voyageurs, qui s'étaient hardiment et sans préambule
présentés chez elle, en étaient partis sans l'avoir vue. J'essayai
d'intéresser à mon tour sa curiosité; et je sollicitai la permission
de la voir par un billet très-laconique, où je n'ajoutais ni mon nom,
ni aucune des politesses de convention en Europe; le billet même
semblait tenir quelque chose de la rudesse du désert; il ne contenait
que ces mots:

«Un jeune Français, passant à Saïde, prie lady Esther Stanhope de lui
permettre de la voir.»

«Lady Stanhope m'a avoué depuis que j'avais en effet attiré son
attention; elle ne pouvait croire, disait-elle, qu'une demande sans
compliments ni emphase fût d'un voyageur uniquement indiscret ou
curieux. Elle y répondit en m'envoyant un guide chargé de remettre au
consul la lettre suivante:

  «MONSIEUR LE CONSUL,

J'ai reçu le billet d'un jeune Français, et je vous adresse ma réponse
pour lui, puisqu'il ne dit ni son nom ni sa demeure. Je vous serais
bien obligée de lui faire savoir que, si la visite qu'il désire me
faire est dictée par un motif de curiosité ou de simple politesse, je
le prie de m'en dispenser, attendu que je suis tout à fait reléguée,
et que je ne vois personne. Si, au contraire, il a quelque chose à me
dire, il peut très-bien vous remettre une lettre pour moi. Et dans le
cas où il serait pressé de partir, et dans ce cas seulement, il pourra
venir avec le porteur--de ces lignes, qui est un homme à mon service.

                                                 Esther-Lucy STANHOPE.

«Je me déclarai _très-pressé de partir_, et je choisis la dernière
alternative que m'offrait lady Stanhope; je me mis aussitôt en route
avec l'Arabe qu'elle m'avait envoyé.

«Le village d'Abra, où elle réside, est à une lieue de Saïde.
J'avançai peu à peu vers la montagne, au milieu des beaux jardins et
des ruisseaux qui entourent la ville; puis, traversant des collines
arides formées d'une couche de roche blanchâtre, je me trouvai au
pied des premières chaînes du Liban. Après quelques minutes d'une
ascension pénible, j'arrivai près de la maison de _Cid Milady_
(seigneur Milady). C'est le nom que donnent les Arabes à la femme
extraordinaire que j'allais voir.


XXXIII.

«Sur le devant d'une grande maison bâtie en terre, comme la plupart de
celles du pays, était un petit perron que défendait des rayons du
soleil un toit de chaume supporté par quelques piliers. C'est là que
je vis de loin un Bédouin assis sur une peau d'ours; et, sans
m'étonner de reconnaître sous ce costume lady Stanhope, j'allai
directement à elle.

«En me voyant, elle mit la main sur son coeur, à la manière dont les
Arabes saluent, et, sans se lever, elle me fit place à ses côtés. Je
remarquai, avant tout, ses vêtements d'homme asiatiques, dont
l'adoption, l'avouerai-je, ne me parut pas ridicule; bientôt même mes
yeux et mon esprit s'y habituèrent au point d'oublier le sexe de mon
hôte, et ce n'était pas l'habit seul qui prêtait à l'illusion.

«Lady Stanhope portait un manteau de drap jaune foncé; une tunique
rayée, de couleur violette et blanche, descendait jusqu'à ses pieds;
de longues manches ouvertes laissaient apercevoir la blancheur de ses
bras; des babouches en cuir jaune s'élevaient jusqu'à la moitié de ses
jambes; un cachemire blanc couvrait entièrement sa tête, et un
mouchoir peint de mille couleurs, ainsi qu'on les fabrique à Smyrne,
entourait son visage: les deux bouts de ce mouchoir tombaient sur ses
épaules. Elle m'en expliqua l'usage: l'un servait à assujettir son
turban, et l'autre à cacher sa figure, quand elle ne voulait pas être
reconnue. Ce costume est à peu de chose près celui que portent les
hommes arabes; mais, par sa richesse, il n'aurait pu appartenir qu'au
chef d'une tribu.

«J'admirais sous ces habits une femme d'une haute stature; ses yeux
grands et vifs s'arrêtaient autour d'elle avec douceur et bonté. Sa
figure allongée et pâle aurait peint le sentiment, si elle n'avait
voulu lui faire exprimer l'énergie et le courage. Je la trouvai belle,
et je lui aurais donné quarante ans.


XXXIV.

«Lady Stanhope me demanda mon nom: je vis que les journaux qu'on lui
envoyait de temps en temps, malgré ses ordres, ajouta-t-elle, le lui
avaient déjà prononcé; j'ajoutai que des fonctions m'attachaient à la
résidence de Constantinople, d'où je venais; et elle me parla de
quelques hommes d'État anglais que j'avais dû y voir.

«Le secrétaire-interprète de l'ambassade, me dit-elle, M. Terrik
Hamilton, grand orientaliste, n'a pu néanmoins retracer que
faiblement, dans sa traduction du poëme d'_Antar_, le caractère
poétique et guerrier des Arabes. Un seul homme était digne de
commander aux Arabes comme au monde. Les rois de l'Europe l'ont
exilé... Ils en seront punis, ils le méritent.

«Depuis que cet homme n'est plus sur le trône, tout est changé; le
trouble reparaît partout; l'Espagne n'a plus de roi; l'Angleterre et
l'Allemagne sont déchirées de factions; un horrible assassinat vient
de recommencer la révolution en France, je vous plains tous et je vous
fuis.

«Mes sentiments, Monsieur, ne doivent pas être les vôtres, je le sais;
mais vous apprécierez ma franchise, et je ne dois point payer votre
visite par une dissimulation qui n'est pas dans mon coeur. Mais
entrons, nous causerons plus à notre aise.

«Je me fis répéter cette invitation, car j'étais plongé dans une
rêverie profonde. Le soleil se couchait dans la mer de Chypre, mes
regards planaient sur la verte plage de Saïde; la chaîne du Liban
chargé de lourds nuages noirs se prolongeait vers le nord; ma pensée
errait dans cette immensité, et les accents prophétiques que je venais
d'entendre, échappés à une femme revêtue du caractère et presque du
costume des anciennes sibylles, ces paroles solennelles disaient à mes
impressions quelque chose de sauvage et d'imposant.


XXXV.

«Je suivis mon étrange guide dans l'intérieur du harem, c'est ainsi
que lady Stanhope, s'identifiant avec le sexe dont elle empruntait les
habits, appelait son appartement intime. Sa maison se composait d'une
multitude de chambres disposées autour d'une cour carrée, comme dans
un couvent. Cette cour est un jardin garni de fleurs odoriférantes.
Toutes les ouvertures de la maison donnent sur ce jardin intérieur.
Ainsi, trois des façades de l'édifice ne sont que des murs sans
ouvertures; et la quatrième, par où j'entrais, offre du côté de la mer
une seule porte et un péristyle, si l'on peut nommer ainsi quelques
tiges de cèdre supportant un toit de chaume.

«J'entrai sur les pas de mon hôte (je ne peux pas dire mon hôtesse)
dans un salon garni de sophas. Quelques arcs et deux carquois remplis
de flèches étaient suspendus aux murs; sur un côté du divan paraissait
un grand tableau représentant un cheval libre franchissant un torrent,
et, derrière le cadre, je reconnus un portrait de Bonaparte presque
entièrement dérobé à la vue. Lady Stanhope se coucha dans l'angle
gauche du divan: c'est, en Turquie, la place du maître de la maison;
je me couchai à l'autre angle, vis-à-vis d'elle. J'avais refusé de
souper, elle me fit apporter des abricots blancs, dont l'espèce est
inconnue en Europe, des figues bananes, puis des sorbets. Je
n'oublierai de longtemps ce repas offert par une Anglaise à un
Français sur un pic du Liban.

«N'êtes-vous pas surpris de mon costume? me dit lady Stanhope, en
pressant sur ses lèvres l'ambre d'une longue pipe.

«--Non, Madame, répondis-je; je voulais voir lady Stanhope, et, sous
quelques vêtements qu'elle paraisse à mes yeux, j'espère que mon
hommage aura pénétré jusqu'à son coeur.

«--Oui, Monsieur, reprit-elle, j'ai du plaisir à vous voir, et il
faut que cela soit pour que je le dise; car depuis longtemps mes
compatriotes m'ont dégoûtée des voyageurs; ils se croient en droit de
tourmenter mon existence, et aucun Anglais ne viendrait en Syrie sans
prétendre examiner ma vie et mes discours. Je suis pour toujours
brouillée avec eux; je n'en reçois plus: et que viendraient-ils faire
en Orient? Loin d'égaler les hommes qui l'habitent, ils ne sont pas
même faits pour les observer.

«Le dernier fut ce jeune Banks, que vous avez vu à Constantinople. Je
l'ai fait conduire dans le désert, vers la ville qu'il dit avoir
découverte; il me doit bien des facilités apportées à son voyage, et
il s'en est montré peu reconnaissant; mais je sais oublier les
ingrats. J'ai bien oublié un voyageur plus célèbre, qui porte le même
nom, et qui fut l'ami de mon oncle. Je n'aime pas les traîtres; M.
Pitt avait eu à se plaindre gravement de sir Joseph Banks, et le
prince-régent voulut un jour m'engager à le suivre chez le compagnon
de Cook qu'il allait voir.--Jamais, répondis-je, Esther Stanhope ne
verra sir Joseph Banks; un homme qui trahit son ami est capable de
trahir son roi.

«Bien d'autres Anglais, passagers en Syrie, m'ont obsédée de leurs
persécutions. Pour les éloigner de moi, j'ai dû y répondre par des
brusqueries; mais elles ont produit l'effet que j'en attendais, et je
ne les ai point vus.

«Ils s'en vengent par des publications de leurs voyages, où chacun
d'eux me fait figurer à sa guise, et toujours pour m'accabler de
ridicule. Cette arme est aiguë en Europe; ici elle s'émousse, et
d'ailleurs j'y suis peu sensible depuis longtemps.

«--Quoi! ces jugements si défavorables, ces portraits si peu
ressemblants que la presse multiplie, n'ont-ils rien qui puisse vous
choquer, Milady?

«--Oh! point du tout, reprit-elle en riant; que me font-ils de la part
de ceux qui ne m'ont jamais connue? Si mon nom peut procurer à leurs
ouvrages des lecteurs, et des acheteurs à leurs libraires, je m'en
réjouirai très-sincèrement, car je veux faire le bien, de quelque
manière que ce soit.

«--Je le sais, repris-je, et je dois vous témoigner toute ma
reconnaissance de vos bontés pour mes compatriotes. J'avais su que
plusieurs Français malheureux avaient trouvé chez lady Stanhope le
plus généreux et le plus favorable accueil.

«--Ah! les Français, me dit-elle avec feu, ont des droits tout
particuliers à mes sentiments. Vous avez beau faire, fort heureusement
pour vous, vous ne ressemblerez jamais à vos voisins.

«J'estime votre ambassadeur (M. le marquis de Rivière); c'est un
fanatique dans son dévouement pour ses maîtres, mais il l'est de bonne
foi. Le monde serait plus heureux s'il n'y en avait eu que de
semblables. Au reste, son exemple est peu contagieux. Ces vieux
modèles de l'honneur ne sont plus de notre siècle; aujourd'hui la
fidélité n'est plus que de la niaiserie, et la faveur va au plus
ingrat. Votre Europe si corrompue fait mal à voir. Imitez les Arabes;
au moins chez eux la parole d'un homme ne change et ne trompe
jamais...

«Et ce pauvre, colonel Boutin, que n'ai-je pas fait pour prévenir ses
malheurs? Je les ai au moins bien vengés. Il revenait chez moi, quand
un caprice de curiosité le conduisit chez les Ansariés, où il a péri
on ne sait trop comment. J'appris sa mort par hasard; aussitôt,
appuyée des ordres du pacha de Damas, qui me traitait comme sa fille,
j'expédiai partout des émissaires, mais je ne pus recueillir que des
renseignements incertains, et je ne savais où diriger mes poursuites.
Alors j'écrivis au chef dont l'influence domine dans la montagne en
lui envoyant une superbe paire de pistolets:

«_Abba Mehhemed_, je t'arme chevalier. J'ai à me plaindre des Ansariés
qui ont massacré un de mes frères; j'espère que ces pistolets ne
manqueront jamais personne, qu'ils protégeront tes jours, et qu'ils
vengeront la cause de ton amie.»

«Il partit, et il brûla cinquante-deux villages. La route est sûre
aujourd'hui; vos officiers n'ont plus rien à craindre des Ansariés.

«--Que n'avez-vous pu, dis-je alors, porter vos secours à un autre
voyageur, dont l'entreprise devait être plus utile encore, le
malheureux Ali-Bey! Lady Stanhope s'émut à ce nom.

«--Vous renouvelez, reprit-elle, toute ma douleur: pauvre Ali! combien
je l'ai regretté! Mais soyez franc, ajouta-t-elle après un moment de
silence: avez-vous ordre de me parler d'Ali-Bey?

«--J'ai l'honneur de vous répéter, Milady, que ma visite auprès de
vous est entièrement désintéressée, et ce n'est point un article de
mes instructions. Mes questions relatives à Ali-Bey, que j'ai connu,
viennent d'un homme qui s'intéressait vivement au succès de sa
dernière expédition.

«--Eh bien! Monsieur, reprit lady Stanhope, je crois que Dieu vous
envoie pour me délivrer d'une véritable peine, et je me confie
entièrement à vous.

«J'ai une lettre qu'Ali-Bey m'écrivit peu d'heures avant de mourir.
J'ai aussi un paquet de la rhubarbe empoisonnée à laquelle il croit
devoir sa mort. Il a voulu que ces deux objets fussent envoyés au
ministre de la marine en France. Jusqu'ici, je n'ai osé les confier à
personne; promettez-moi que vous les lui remettrez vous-même, quelle
que soit l'époque de votre retour à Paris, et les dernières volontés
du pauvre voyageur seront ainsi accomplies.»

«Je le promis. Lady Stanhope alla chercher un petit paquet enveloppé
de papier qu'elle me donna; elle me dicta deux lignes, que par ses
ordres j'écrivis sur la lettre même. Ces lignes indiquaient qu'Ali-Bey
avait été enterré au château de Balka, à quatre ou cinq minutes de
Messinib, dans le désert.


XXXVI.

«Incertaine de sa mort, j'envoyai, continua-t-elle, un courrier monté
sur un dromadaire, pour suivre ses traces et avoir de ses nouvelles.
Celui-ci fit en treize jours le voyage de la Mecque, et il ne
rapportait que des notions vagues, quand il fut attaqué et pris dans
le désert. Il n'a pas reparu depuis deux ans; j'ai soin de sa famille.

«Je fus instruite plus tard, par quelques Arabes, de la fin tragique
d'Ali-Bey. Ma première pensée fut de croire à quelque vengeance des
musulmans. Dans son précédent voyage, publié à Paris, il avait dévoilé
les mystères de la Mecque, et décrit en détail les mosquées et le
tombeau de Mahomet, qu'il avait été admis à vénérer sous ses habits
orientaux. On avait pu chercher à punir une telle indiscrétion; mais
je sus bientôt qu'il n'en était rien, et lui-même attribue sa mort à
d'autres causes.

«Je fis de grands efforts pour me mettre en possession des manuscrits
et des instruments astronomiques d'Ali-Bey; on m'avait dit que le chef
des Maugrebins en était le détenteur. Je priai le pacha de Damas de
les retirer et de les placer dans son _khasné_ (trésor) particulier;
il le fit, et ils furent scellés des cachets du molleh et des cadis de
la ville. J'entrevis l'espérance de les avoir en ma possession; je fis
entendre au pacha qu'Ali-Bey s'occupait uniquement d'astronomie; qu'il
allait à la Mecque par ordre de son roi, pour y mesurer le soleil,
qu'il savait bien y être plus grand qu'ailleurs (c'est une croyance de
l'islamisme); que ce qu'il laissait après lui formait l'héritage de
son fils Osman-Bey, qui habitait le royaume de Fez; et qu'enfin,
pour profiter des écrits de ce savant, il fallait traduire ses
observations en arabe: j'offris de me charger de ce travail; mes
motifs allaient être goûtés, je m'en flattais du moins, quand le pacha
fut destitué. Je l'ai regretté sincèrement, car il avait pour moi une
amitié particulière.

«--Ce fils d'Ali-Bey, interrompis-je, existait-il en effet? ou votre
récit n'était-il qu'une fable adroite?

«--Pas du tout, reprit lady Stanhope; dans son voyage à Fez, Ali-Bey,
qui, grâce à son costume et à sa profonde connaissance des idiomes de
l'Orient, pénétrait dans les sérails comme dans les mosquées, eut des
relations avec une soeur du roi de Fez, et la laissa grosse d'un
enfant qu'on nomme aujourd'hui Osman-Bey. L'existence de ce jeune fils
peut servir de base aux réclamations qui auraient pour objet d'obtenir
les manuscrits et les instruments, seul héritage de son père.»

«Lady Stanhope apprit avec plaisir que le voyage d'Ali-Bey avait un
autre but que des découvertes astronomiques, et qu'il avait la mission
de se rendre à Tombuctoo.

«L'expédition des Anglais au pôle nord, disait ce savant dans une de
ses dernières lettres que j'ai lue, et mon voyage au centre de
l'Afrique, doivent résoudre les deux plus grands problèmes
géographiques qui nous restent sur le globe, avec la différence que,
si je réussis, ma mission produira infiniment plus de résultats utiles
à l'humanité que le voyage au pôle.»

«Lady Stanhope déplora doublement la mort prématurée de cet intrépide
voyageur, et finit par me dire qu'on la devait, comme il l'assure
lui-même, au poison et à la jalousie des Européens.

«Les Arabes, ajouta-t-elle, auraient aimé un homme de son caractère.
Tout le monde n'est pas né pour voyager chez eux. Cet illustre
Polonais, par exemple, si grand amateur de chevaux, qui s'est montré
en Syrie il y a deux ans, n'a nullement les qualités propres à
l'Arabie; il est vrai qu'il y a à peine pénétré. J'ai appris avec
étonnement que ses voyages avaient dérangé sa fortune; je ne lui ai
jamais vu qu'un équipage très-mince, et il s'est beaucoup plus occupé
des femmes d'Alep que des hommes du désert.

«Je ne sais comment j'ai pu plaire aux Bédouins et me faire parmi eux
des amis: quelques traits de fermeté et d'énergie y ont peut-être
contribué. J'ai été, pendant deux jours, avec une faible escorte de
cinquante Arabes, poursuivie par trois cent cinquante cavaliers. Dans
les ruines de Palmyre, un chef de deux cents chameaux a levé le
poignard sur moi; mes regards et ma contenance l'ont vaincu; il est
tombé à mes pieds. J'ai passé huit jours dans la grotte d'un santon
retiré dans les rochers du Liban; je couchais près de lui sur des
feuilles sèches; il m'expliquait le Coran et m'initiait aux secrets de
sa vieille expérience.

«La première fois que j'entrai à Damas, on m'avait préparé, au
quartier des chrétiens, une maison séparée. Je fis dire au pacha que
j'étais fatiguée de voir des chrétiens et des juifs; que j'étais venue
faire connaissance avec les Turcs et les Arabes, et que je voulais une
autre habitation. J'en choisis une au milieu des musulmans, en face de
la grande mosquée, et j'y séjournai pendant quelques mois.


XXXVII.

«Non, les Arabes ne sont point tels qu'on les représente en Europe.
C'est surtout chez eux que réside cet _honneur_, dont vous avez
inventé autrefois le mot en France, et qui n'existe point dans la
langue anglaise. Ils sont braves, généreux, indépendants. Il y a dans
le désert des hommes tellement instruits par leur observation assidue
de la nature, par leur vive intelligence et leur habitude de
réfléchir, qu'on ne peut lutter de science avec eux: d'autres, à une
grande ignorance, allient un bon sens et une sagacité qui étonnent. Je
les aime, et je continuerai de vivre avec eux. Je ne suis pas
anglicane, je ne suis pas musulmane non plus, quoique je cite parfois
le Coran. Je ne sais pas comment se nomme mon culte; mais j'adore un
Dieu maître du monde qui me récompensera si je fais le bien, et me
punira si je fais le mal. Comment choisir dans ce mélange de mille
sectes? Le désert, en cela semblable à l'Europe, en présente une
incroyable variété. J'ai habité trois mois à quelques pas des grottes
mystérieuses où les Druses, peuple franc-maçon, se livrent à la fois à
leurs cérémonies religieuses et à de nocturnes débauches. J'ai
longtemps hésité, je l'avoue. Au milieu de toutes ces idolâtries, je
n'osais me créer une divinité; mais aujourd'hui ma croyance est fixée,
et, à force de bienfaits versés sur mes semblables, je veux mériter
les bienfaits de ce Dieu, seul et tout-puissant, dont mon âme tout
entière reconnaît l'existence.

«--Vous ne reviendrez donc jamais en Europe, Milady?

«--Je l'ai quittée depuis huit ans, et pour toujours. Que voulez-vous
que j'y regrette? Des nations avilies et des rois imbéciles? C'est le
mien que j'accuserais d'abord, s'il n'était établi qu'un roi
d'Angleterre ne doit jamais régner, et que, Stuart ou Orange, fou ou
sensé, ses affaires doivent aller sans lui.

«La femme de ce pauvre roi est venue en Syrie passer comme une
Anglaise obscure, tandis que lady Stanhope y jouait le rôle que la
princesse de Galles n'eût jamais dû quitter. Pauvre princesse
Charlotte! elle aurait été une grande reine: elle était sans préjugés.

«Le duc d'York a autant de probité que de faiblesse; mon frère est son
aide de camp. Je l'aime, ce frère[3]! Mais il est un autre Stanhope
qui a osé en plein parlement calomnier la nation française, la grande
nation! Ne sait-il pas que jamais l'Angleterre n'atteindra à la
glorieuse hauteur de sa rivale?

[Note 3: Le colonel Stanhope, désigné ici, était membre de la Chambre
des communes. En 1825, dans un accès de fièvre chaude, qu'on attribue
à sa douleur de la perte de sa femme, il s'est pendu dans le bois de
_Caen Wood_, maison de campagne de son beau-père lord Mansfield, à dix
milles de Londres.]

«Avant peu, vous verrez tous ces trônes bouleversés dans leurs
fondements. Alexandre joue plus longtemps, et mieux qu'un autre, son
rôle de Tartufe; mais il cédera lui-même au torrent...

«Pardon, Monsieur, je froisse peut-être vos opinions que je devine. Au
reste, presque tous mes amis à Londres, quand j'en avais, pensaient
comme vous, et je leur livrais de rudes assauts politiques; mais je
les estimais. Je ne méprise que les transfuges, quels qu'ils soient;
et, en cela, j'étais tout à fait Arabe bien avant d'habiter ces
solitudes. Ici, on ne croit pas à ces sentiments qui changent avec la
fortune, à ces dévouements éphémères, qui, morts avec le vaincu,
renaissent pour le vainqueur, et sautent de l'un à l'autre avec une
agilité toujours plus souple. Au désert, la vie jusqu'à la tombe reste
fidèle à la haine ou à l'amitié du berceau. Est-ce l'effet de
l'honneur mieux compris, ou d'une civilisation trop arriérée? Je le
laisse à votre choix.»


XXXVIII.

«Cette conversation, qui dura depuis sept heures jusqu'à deux heures
après minuit, fut interrompue à diverses reprises par des pauses et
des rafraîchissements. Nous restâmes entièrement seuls pendant tout ce
temps, et je n'ai tracé ici que le résumé de nos entretiens.

«Lady Stanhope m'avait quitté un instant dans le cours de la nuit; je
la vis revenir bientôt, et je m'aperçus qu'elle boitait; je lui en
demandai la cause.

«Je visitais mes juments arabes, suivant mon habitude de tous les
soirs, me répondit-elle, et je viens de recevoir un coup de pied qui
m'a atteinte légèrement.» En effet, en passant la main sur son genou,
elle la retira sanglante. Je la priai d'appeler ses femmes, elle se
mit à rire.

«--Des femmes de chambre! me dit-elle; je n'en ai plus; elles n'ont pu
supporter la vie du désert: je les ai renvoyées en Europe. Quelques
Arabes me servent ici; je parle leur langue, et leurs soins me
suffisent.»

«J'avais manifesté l'intention de retourner à Saïde dans la nuit même;
lady Stanhope ne voulut pas le permettre, et elle m'engagea à passer
quelques jours auprès d'elle: je dus m'y refuser à mon tour; mes
moments étaient comptés, et je m'excusai sur mon pèlerinage.

«Vous allez à Jérusalem, me dit-elle; vous n'y verrez que des prêtres
haineux et des dissensions interminables. Puisque vous voulez me
quitter sitôt, je vais prendre congé de vous. On va vous conduire dans
la chambre qui vous est destinée. Un Arabe sur le Liban ne vous
recevra pas comme une Anglaise à Londres; mais acceptez de bon coeur
ce que je vous offre de même.--Adieu, Monsieur, ajouta-t-elle en
mettant la main sur son coeur, que le bonheur vous accompagne! Je vous
ai vu avec plaisir, et c'est ce que je dis bien rarement des autres
voyageurs.»

«Je répondis à ses voeux par des expressions sincères. Elle me quitta.

«En arrivant dans la chambre qui m'était préparée, on m'apporta de sa
part une écritoire: elle me faisait prier de lui laisser mon adresse.
Agité de souvenirs, je ne pus fermer l'oeil du reste de la nuit; au
point du jour, j'appelai mon guide. Deux chevaux arabes étaient à ma
porte, je les acceptai jusqu'au bas de la montagne. Je les renvoyai de
là, et je repris lentement le chemin qui conduit à Saïde.»


XXXIX.

Je reprends:

Et maintenant que j'ai vécu, et que j'ai connu le néant et l'ironie de
la vie dans le monde des réalités politiques, j'ai pris de lady Esther
Stanhope une tout autre idée que celle que j'en ai eue à _Djoum_ dans
la nuit que je passai avec elle dans son ermitage du Liban.

Ce n'était nullement une femme folle; sa seule folie, c'était la
grandeur de son âme!

Tout ce qui était petit et mesquin la dégoûtait.

Elle avait vu sous son oncle, le grand Pitt, deux géants lutter sur
les mers et sur la terre: la liberté dans l'âme de Pitt, le despotisme
dans les armées de Bonaparte! Pitt était mort comme Moïse avant
d'avoir rendu la liberté au monde; Bonaparte était vaincu et
prisonnier à Sainte-Hélène. Bon ou mauvais, il n'y avait plus rien de
grand à contempler dans ce monde. Ce monde l'ennuyait; elle détourna
les yeux en regardant son oncle et Bonaparte. Elle quitta l'Angleterre
et l'Europe, et les oublia dédaigneusement.


XL.

Elle fit bien; elle aima mieux aller habiter parmi les grandes ombres,
les grandes ruines, les grands songes des déserts, que de languir dans
la médiocrité de nos destinées d'alors.

Elle dit adieu à l'Europe, et s'ensevelit toute vivante en Asie! De
temps en temps un voyageur, alors très-rare, venant par curiosité
frapper à sa porte, elle refusait d'ouvrir; elle ouvrit pour Marcellus
et pour moi, parce que Marcellus était un enfant, et parce qu'elle
avait entendu mon nom de poëte dans le monde. Un enfant et un poëte,
terrain à songes!

Elle voulut nous voir.

Elle me prophétisa ce qui m'est arrivé par hasard, un rôle grave dans
une courte pièce, à grand mouvement.--Vous reviendrez après en Orient
mourir où je vis, me dit-elle.

Et j'y mourrai au moins de désir.

Quand on s'est lancé hardiment, avec une sainte pensée dans le coeur,
au milieu d'un peuple en révolution, pour l'apaiser et le diriger vers
des destinées plus hautes et plus surhumaines;

Quand on lui a dit: «Lève-toi et règne, mais montre-toi digne de
régner par ta modération, par ta tolérance, par ton respect des
libertés d'autrui; tu n'auras d'autre maître que la raison, tu
respecteras tout le monde, et toi-même;»

Quand ce peuple a été soulevé entre ciel et terre pendant quelques
mois, et que toutes les nations étonnées se sont agenouillées pour le
contempler dans sa liberté et dans sa sagesse; ce peuple de France a
été vraiment roi de lui-même, et digne de l'être.

Mais il est bien vite redescendu ou retombé de son enthousiasme, et,
le danger passé, il est redevenu peuple, c'est-à-dire, élément. Il a
abdiqué sa gloire par lassitude, la couronne lui a paru trop pesante,
il l'a laissée tomber de son front; une main fort habile et armée l'a
ramassée; le peuple s'est refait soldat sous cette main, nous
recommençons le passé!


XLI.

Quand on a participé à cette illusion des grandes âmes, et qu'on l'a
vue s'éteindre, on a trop vécu; on prend en dégoût l'Europe où ces
scènes se sont passées, on désire oublier ou renouveler sa vie dans un
autre continent! On cherche un désert en Asie pour passer en vivant
entre les pensées de Dieu et l'oubli des hommes.

C'est ce que je ne comprenais pas encore en 1830, quand je fus reçu
par lady Stanhope, et que je la crus une sublime insensée. C'est ce
que je comprends aujourd'hui. Le devoir de sauver à tout prix honnête
mes amis et mes créanciers en France m'a ramené et me retient dans ma
patrie par un lien que Dieu seul connaît.

Mais l'âme de lady Stanhope a passé dans la mienne, et mourir dans un
désert d'Asie, au sein d'une contemplation de Dieu, de la nature, et
loin des hommes d'Europe, est le dernier de mes voeux!

                                                            LAMARTINE.

(_La suite au prochain Entretien._)


FIN DU TOME TREIZIÈME.





End of the Project Gutenberg EBook of Cours Familier de Littérature (Volume
13), by Alphonse de Lamartine

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS FAMILIER DE LITTÉRATURE ***

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