Cours familier de Littérature - Volume 17

By Alphonse de Lamartine

The Project Gutenberg EBook of Cours Familier de Littérature (Volume 17), by 
Alphonse de Lamartine

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Title: Cours Familier de Littérature (Volume 17)
       Un entretien par mois

Author: Alphonse de Lamartine

Release Date: October 5, 2011 [EBook #37617]

Language: French


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                    COURS FAMILIER
                          DE
                      LITTÉRATURE


                 UN ENTRETIEN PAR MOIS


                         PAR
                  M. A. DE LAMARTINE




                    TOME DIX-SEPTIÈME.




                        PARIS
              ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR,
             RUE DE LA VILLE L'ÉVÊQUE, 43.
                        1864


L'auteur se réserve le droit de traduction et de reproduction à
l'étranger.


                    COURS FAMILIER
                          DE
                      LITTÉRATURE


                    REVUE MENSUELLE.

                          XVII


Paris.--Typographie: Firmin Didot frères, imprimeurs de l'Institut et
de la Marine, rue Jacob, 56.




XCVIIe ENTRETIEN.

ALFIERI.

SA VIE ET SES OEUVRES.

(DEUXIÈME PARTIE.)


I.

Alfieri va passer à Naples le temps de son exil volontaire; il y écrit
journellement à la comtesse; il y use le temps à cheval dans les beaux
sites des environs. Pendant ce temps, il ne trouve point mauvais que la
comtesse, privée de la fortune de son mari et peu riche de la sienne,
sollicite une pension de la reine de France, Marie-Antoinette, et
l'obtienne par l'intervention de Léopold de Toscane, frère de cette
princesse. Voilà donc ce féroce ennemi des rois, vivant de leurs débris
et de leurs secours: un roi de France lui donne la vie, un roi
d'Angleterre lui laisse ravir sa femme; quelle logique!--Ainsi la
comtesse ne dépendra plus ni du pape, ni du cardinal d'York, frère de
son mari. Le lendemain du jour où elle est émancipée de ses besoins et
de sa reconnaissance, elle quitte le couvent des Ursulines de Rome, et
rentre dans le palais de la Chancellerie, bâti par Bramante. Alfieri
obtient facilement l'autorisation de revenir auprès d'elle à Rome. Il
s'y installe, grâce, dit-il, à ses obséquiosités un peu serviles auprès
des cardinaux et des prêtres.

«Le 12 mai suivant, Alfieri était auprès d'elle, et à force de
sollicitations, de _servilités_, de _petites ruses courtisanesques_
(c'est lui-même qui parle ainsi), à force de saluer les Éminences
jusqu'à terre, _comme un candidat qui veut se pousser dans la
prélature_, à force de flatter et de se plier à tout, lui qui
jusque-là n'avait jamais su baisser la tête, toléré enfin par les
cardinaux, _soutenu même par ces prestolets qui se mêlaient à tort et
à travers des affaires de la comtesse_, il finit par obtenir la grâce
d'habiter la même ville que la _gentilissima signora_, celle qu'il
appelle sans cesse _la donna mia_, l'_amata donna_.»

Cependant, bien que l'amant vécût toute la matinée très-retiré dans le
palais Strozzi, auprès des Thermes de Dioclétien, faubourg isolé de
Rome, il passait toutes ses soirées au palais de la Cancellaria, chez
son amie. Ce bonheur insolent excita l'envie du clergé romain et les
murmures du comte d'Albany auprès du cardinal, son frère.

«Il ne dissimulait pas ses plaintes, en effet, le vieillard abandonné.
Dans les intervalles lucides que lui laissait sa misérable passion,
aggravée de jour en jour, il tournait ses yeux vers Rome, et,
apprenant les longues visites d'Alfieri au palais du cardinal, il
sentait sur son visage dégradé la rougeur de la honte. Il suppliait
son frère de faire cesser un tel scandale, et bien des voix à Rome se
mêlaient à la sienne. Alfieri, au milieu de ses récriminations
irritées, est bien obligé de reconnaître que ces plaintes étaient
justes. J'avouerai, dit-il, pour l'amour de la justice, que le mari,
le beau-frère et tous les prêtres de leur parti avaient bien les
meilleures raisons pour ne pas approuver mes trop fréquentes visites
dans cette maison, quoiqu'elles ne sortissent pas des bornes de
l'honnêteté.» Le soulèvement de l'opinion devint si vif, les
hostilités du cardinal furent si menaçantes, que l'amant de la
comtesse d'Albany fut obligé de quitter Rome. A-t-il pris spontanément
ce parti, comme il l'affirme, pour prévenir la sentence pontificale?
A-t-il été chassé par un ordre exprès de Pie VI, de ce même pape à qui
il avait offert (si lâchement, dit-il) le premier recueil de ses
tragédies, et qui l'avait accueilli avec tant de bonté? Il y a des
doutes sur ce point; ce qui est certain, c'est que, le 4 mai 1783,
Alfieri fut obligé de dire un long adieu à celle _qui était plus que
la moitié de lui-même_. «Des quatre ou cinq séparations qui me furent
ainsi imposées, ajoute-t-il, celle-ci fut pour moi la plus terrible,
car toute espérance de revoir mon amie était désormais incertaine et
éloignée.»


II.

«Alfieri, chassé de Rome, recommence sa vie errante. Il va d'abord à
Sienne chez son fidèle ami Francesco Gori Gandinelli. Les grands
souvenirs de la poésie nationale l'attirent ensuite vers les lieux
consacrés: il cherche l'âme de Dante à Ravenne, il visite à Arqua le
tombeau de Pétrarque et celui d'Arioste à Ferrare. Pendant ces
pèlerinages, la poétique fureur qui le possède va s'exaltant de plus
en plus; ivre d'admiration pour les quatre grands maîtres italiens et
impatient de se placer auprès d'eux, s'il rencontre sur sa route un
journal dans lequel ses premières tragédies sont librement appréciées,
il traite la presse littéraire avec une violence où l'on sent à la
fois l'orgueil du patricien et l'irritabilité d'une âme en peine.
Enfin, allant de ville en ville, «toujours pleurant, rimant toujours,»
il voit à Masino son cher ami de Lisbonne, l'excellent abbé de Caluso;
il voit aussi les deux maîtres de ce style facile et souple qu'il
s'efforçait d'atteindre, Parini à Milan et Cesarotti à Padoue; il
revient ensuite en Toscane, il y fait imprimer un nouveau choix de ses
tragédies; puis, incapable de supporter sa douleur, il veut se
distraire en changeant de place et part soudain pour l'Angleterre. Son
amour pour la comtesse d'Albany et sa passion pour les vers s'étaient
développés ensemble; séparé de son amie, il sentait sa troisième
passion, celle des chevaux, reprendre invinciblement le dessus et
triompher de la poésie. Passion effrontée! dit-il gaiement. Que de
fois les beaux coursiers, dans la tristesse et l'abattement de mon
coeur, ont osé combattre, ont osé vaincre les livres et les vers! De
poëte je redevenais palefrenier...» Il était poëte encore lorsque,
débarqué à Antibes, il allait mêler ses larmes brûlantes aux flots de
la Sorgue, en face du sombre rocher de Vaucluse, délicieuse solitude,
dit-il, car il n'y a vu que l'ombre du _souverain maître d'amour_, et
le souvenir de Laure de Noves lui a rappelé Louise d'Albany. C'est
bien le poëte aussi, le poëte toscan irrité, le petit-fils de Dante et
l'héritier de ses colères, qui maudit en passant l'_immense cloaque
parisien_, et les écrivains ignorants qui de toute la littérature
italienne comprennent tout au plus Métastase, et le _jargon nasal_ de
ce pays, _ce qu'il y a de moins toscan au monde_. Fou d'enthousiasme
ou de fureur, nous reconnaissons l'auteur d'_Antigone_ et de
_Virginie_; mais bientôt, quand il arrive à Londres, il ne songe plus
qu'aux belles têtes de chevaux, aux fières encolures, aux larges
croupes, et son grand souci est de faire traverser le détroit à ces
quinze nobles bêtes dont il va enrichir ses écuries.

«Pendant qu'il court le monde, la comtesse d'Albany passe l'été et
l'automne à Genzano, dans une retraite enchantée d'où elle aperçoit
devant elle les sommets du mont Albano et à ses pieds le lac de Némi,

     Le beau lac de Némi qu'aucun souffle ne ride.

«C'est là qu'elle recevait les lettres d'Alfieri, c'est de là qu'elle
envoyait ses consolations à cette âme impétueuse. Si nous ne possédons
pas cette correspondance où tant de choses sans doute nous seraient
révélées, on montre du moins à Florence un document assez bizarre qui
appartient précisément à cette date, et n'a pas besoin de commentaire.
C'est un cahier renfermant une série de sonnets adressés pour la
plupart à la comtesse, avec ce titre étrange: _Sonetti di Psipsio
copiati da Psipsia in Genzano, il di 17 ottobre 1783, anno disgraziato
per tutti due._ Psipsio, Psipsia, pourquoi ces noms? Il y a là une
énigme que personne encore n'a devinée, mais ce détail offre peu
d'intérêt; la seule chose à signaler ici, c'est le témoignage de leurs
sentiments mutuels pendant ces années de séparation et d'exil.

«Au commencement de l'hiver, la comtesse d'Albany revint à Rome, où de
graves événements l'attendaient. Le roi de Suède, Gustave III,
visitait alors l'Italie, et, bien qu'il voyageât sous le nom du comte
de Haga, c'est-à-dire _incognito_, sans pompe, sans bruit, occupé
seulement d'étudier les monuments et les musées, il se mêla cependant,
comme tout le monde, des affaires de la comtesse d'Albany. Il avait eu
une entrevue le 1er décembre à Pise avec Charles-Édouard; il avait
reçu ses confidences, il n'avait pu retenir ses larmes en voyant à
quelle misérable situation était réduit l'héritier de tant de rois.
Après l'avoir décidé à renoncer pour toujours à son rôle de
prétendant, il s'était fait un devoir d'assurer le repos de ses
derniers jours, il avait écrit à Louis XVI pour le prier d'améliorer
la position pécuniaire du malheureux prince, et cette lettre, remise
au roi de France par l'ambassadeur suédois, M. le baron de
Staël-Holstein, avait déjà obtenu un résultat favorable. Il lui
restait encore à régler les rapports de Charles-Édouard avec sa femme,
à mettre fin, d'une manière ou d'une autre, à une situation qui était
le scandale de l'Italie et de l'Europe. Gustave III, dès son arrivée à
Rome, au commencement de l'année 1784, eut des conférences, à ce
sujet, avec la comtesse d'Albany et le cardinal d'York. Que se
passa-t-il dans ces conférences? Quel fut le rôle du cardinal? quelle
fut l'attitude de la comtesse? On ne sait, mais il est clair que ni
l'un ni l'autre ne pouvaient entretenir le roi de Suède dans les
illusions qu'il s'était faites. Gustave apprit là bien des choses dont
il ne se doutait point, et, voyant qu'il fallait renoncer à l'espoir
de ramener la comtesse, il conçut aussitôt le projet de faire
prononcer la séparation légale des deux époux. Le 24 mars 1784, il
annonçait à Charles-Édouard le résultat de ses démarches; on devine
aisément, d'après la réponse du prince, les révélations et les
conseils que renfermait cette lettre. Voici ce que l'héritier des
Stuarts s'empressait d'écrire, trois jours après, à son ami le roi de
Suède, ou plutôt le comte de Haga. De tels documents veulent être
cités avec une fidélité scrupuleuse; ce ne sont pas des modèles de
style ou de correction qu'on y cherche.

«Monsieur le Comte, j'ai été on ne peut plus sensible à la vôtre
obligeante de Rome, du 24 mars. Je me mets entièrement dans les bras
d'un si digne ami que vous êtes, Monsieur, car je ne connais personne
à qui je puisse confier mieux et mon honneur et mes intérêts. Tâchez
de terminer cette affaire le plus tôt possible. Je consens pleinement
à une séparation totale avec ma femme, et qu'elle ne porte plus mon
nom. En vous renouvelant les plus sincères sentiments de
reconnaissance et d'amitié, je suis votre bon ami,

                                                    «C. D'ALBANIE[1].»

[Note 1: Charles-Édouard signait _comte d'Albanie_, et sa femme
_comtesse d'Albany_. Le prince francisait son nom, à peu près comme
l'Arioste, dans maintes strophes de l'_Orlando furioso_, en avait fait
un nom italien, _il duca d'Albania_. La princesse était restée fidèle
à l'orthographe anglaise.]

«Les conditions de la séparation furent réglées par le roi de Suède et
le cardinal d'York. La comtesse abandonna la plus grande partie de
son douaire, et la cour de France, pour faciliter cet arrangement, lui
assura une rente annuelle de soixante mille livres. Ces conventions
une fois arrêtées, et le pape ayant autorisé la séparation _a mensa et
toro_, Charles-Édouard signa la déclaration que voici:

«Nous, Charles, roi légitime de la Grande-Bretagne, sur les
représentations qui nous ont été faites par
Louise-Caroline-Maximilienne-Emmanuel, princesse de Stolberg, que
pour bien des raisons elle souhaitait demeurer dans un éloignement
et séparation de notre personne, que les circonstances et nos
malheurs communs rendaient nécessaires et utiles pour nous deux, et
considérant toutes les raisons qu'elle nous a exposées, nous
déclarons par la présente que nous donnons notre consentement libre
et volontaire à cette séparation, et que nous lui permettons dores
en avant de vivre à Rome, ou en telle autre ville qu'elle jugera le
plus convenable, tel étant notre bon plaisir.

«Fait et scellé du sceau de nos armes, en notre palais, à Florence, le
3 avril 1784.

«Approuvons l'écriture et le contenu ci-dessus.

                                                          «CHARLES R.»

«La comtesse d'Albany (car elle continua de porter ce nom) profita
bientôt de sa liberté pour quitter Rome; mais, n'osant pas encore
braver l'opinion publique au point de se retrouver avec Alfieri dans
quelque ville d'Italie, elle lui donna rendez-vous en Alsace. Elle
était allée passer la chaude saison au pied des Vosges; ce fut là,
dans une jolie maison de campagne non loin de Colmar, que les deux
amants se retrouvèrent. Le poëte y demeure deux mois, et aussitôt
voilà les tragédies qui reprennent l'avantage sur les coursiers aux
fières encolures. L'inspiration et même, pour parler plus simplement,
le désir de se mettre à l'oeuvre, le désir de prendre la plume et de
tenter quelque chose, étaient intimement attachés pour Alfieri à la
présence de la comtesse. Encore _palefrenier_ la veille, il redevient
poëte tout à coup dans sa villa de Colmar. C'est là qu'il compose
_Agis_, _Sophonisbe_, _Myrrha_; c'est là qu'il écrira ses deux
_Brutus_ et la première de ses _Satires_. L'année suivante, en effet,
aux premiers beaux jours de l'été, le poëte et son amie,
volontairement séparés pendant l'hiver, accourront de nouveau l'un
vers l'autre au fond de cette complaisante Alsace qui les cache si
bien à tous les yeux. On sait avec quelle ivresse Alfieri parle de
cette période dans l'histoire de sa vie; on se rappelle sa douleur
quand la comtesse, encore soigneuse de sa renommée, revient passer
l'hiver dans les États du pape, s'établit à Bologne, et oblige son
compagnon à choisir une autre résidence; on se rappelle aussi ses
transports au moment où le mois d'août, trois ans de suite, le ramène
à Colmar; on se rappelle ces explosions d'enthousiasme, ce réveil
d'activité poétique, cette soif de gloire qui le tourmente, sa joie de
faire imprimer ses oeuvres à Kehl dans l'admirable imprimerie de
Beaumarchais; puis ses deux voyages à Paris, son installation avec la
comtesse dans une maison solitaire, tout près de la campagne, à
l'extrémité de la rue du Montparnasse, et tous les soucis que lui
donne la publication de ses oeuvres complètes chez Didot l'aîné,
«artiste passionné pour son art.» Tous ces détails sont racontés dans
l'autobiographie du poëte, nous n'avons pas à y revenir ici; mais ce
qu'Alfieri ne pouvait pas dire, et ce qui est pourtant un épisode
essentiel de cette histoire, ce sont les dernières années de
Charles-Édouard, ces années d'abandon et de malheur pendant lesquelles
le triste vieillard, si longtemps dégradé, se relève enfin, et
retrouve à sa dernière heure une certaine dignité vraiment noble et
touchante.»


III.

L'infortuné Charles-Édouard éprouva avant de mourir une consolation
inattendue. La fille qu'il avait eue dans sa jeunesse, à Liége, de son
premier amour, miss Clémentine, et qui vivait retirée à Meaux, dans
l'abbaye de Notre-Dame, lui revint en mémoire, et peut-être en
remords. Il la rappela près de lui pour tenir sa maison et consoler
ses dernières heures. Il la reconnut, la légitima, et lui rendit le
nom, désormais libre, de duchesse d'Albany. Elle fit rentrer avec elle
la dignité, l'élégance, la société féminine dans le palais de son père
à Florence. Elle réconcilia le roi et le cardinal d'York, brouillés
pour des intérêts mal entendus d'argent. La reine de Naples
l'accueillit à Pise, où elle passait l'hiver avec le prince vieilli,
mais heureux et honoré du moins dans sa vieillesse. Revenu à Rome,
dans le palais de son enfance, il y mourut en 1788, et fut enseveli à
Frascati, dans la cathédrale du cardinal d'York, son frère. Sa fille
chérie, qui ne vivait que pour lui, ne lui survécut pas longtemps. Le
cardinal d'York hérita authentiquement des titres de prétendant à la
couronne des Stuarts.


IV.

Pendant ces années d'agitation stérile pour un trône imaginaire, la
comtesse d'Albany, qui n'avait plus de titre légal même à son nom,
avait quitté Rome pour Bologne, afin de conserver toujours son asile
dans les États du pape. Insensiblement l'amour qu'elle conservait pour
Alfieri la rapprochait de son ami, toujours errant sur ses traces.

«Alfieri l'indique, mais en termes trop vagues: «Au mois de février
1788, mon amie reçut la nouvelle de la mort de son mari, arrivée à
Rome, où il s'était retiré depuis plus de deux ans qu'il avait quitté
Florence. Quoique cette mort n'eût rien d'imprévu à cause des
accidents qui pendant les derniers mois l'avaient frappé à plusieurs
reprises, et bien que la veuve, désormais libre de sa personne, fût
très-loin d'avoir perdu un ami, je vis, à ma grande surprise, qu'elle
n'en fut pas médiocrement touchée, _non poco compunta_.» Ces paroles
sont une faible traduction de la vérité, bien qu'elles nous permettent
de l'entrevoir; la comtesse d'Albany, en nous ouvrant son coeur, nous
y eût montré certainement autre chose. Il y avait dans les destinées
si différentes de la duchesse Charlotte et de la comtesse Louise un
contraste éloquent, une leçon douloureuse et amère qu'un poëte, un
moraliste, un peintre des passions humaines aurait dû mieux
comprendre, et qu'il eût comprise sans nul doute, s'il n'avait pas été
si directement intéressé dans cette aventure. La punition de
l'orgueilleux Alfieri, nous le verrons, fut d'avoir un successeur qui
ne le valait point; la punition de la comtesse fut de sentir, au plus
profond de son âme, l'humiliante leçon que lui infligeaient les
dernières années de Charles-Édouard.»


V.

Alfieri continuait, en attendant la gloire, à préluder avec elle par
des éditions consécutives de ses tragédies, surveillées tantôt à
Sienne par son ami Gori, tantôt par lui-même. Peu de temps avant son
renvoi de Rome, il demanda lâchement au pape Pie VI, l'infortuné et
tolérant Braschi, de les lui présenter lui-même. Copions ici le
jugement du poëte de _Brutus_ sur cette démarche.

«Pendant les deux mois au moins que dura l'impression de ces quatre
tragédies, j'étais à Rome sur les charbons ardents, en proie à de
continuelles palpitations, et à une fièvre d'esprit que rien ne
pouvait calmer. Plus d'une fois, mais la honte me retint, je fus tenté
de me dédire et de reprendre mon manuscrit. Enfin elles m'arrivèrent
successivement à Rome toutes les quatre, imprimées très-correctement,
grâce à mon ami; mais, chacun a pu le voir, très-salement imprimées,
grâce au typographe, et versifiées d'une manière barbare, comme je
l'ai vu depuis, grâce à l'auteur. L'enfantillage de m'en aller de
porte en porte déposer des exemplaires bien reliés de mes premiers
travaux pour me concilier des suffrages m'occupa plusieurs jours, et
me rendit passablement ridicule à mes propres yeux comme à ceux des
autres. J'allai entre autres présenter mon ouvrage au pape qui régnait
alors, Pie VI, à qui déjà je m'étais fait présenter il y avait un an,
lorsque j'étais venu me fixer à Rome. Et ici je confesserai, à ma
grande confusion, de quelle tache je me souillai moi-même dans cette
audience bienheureuse. Je n'avais pas une très-grande estime pour le
pape comme pape; je n'en avais aucune pour Braschi comme savant ou
ayant bien mérité des lettres, qui en effet ne lui devaient rien. Et
cependant, moi, ce superbe Alfieri, me faisant précéder de l'offre de
mon beau volume, que le Saint-Père reçut avec bienveillance, ouvrit et
reposa sur sa petite table, avec beaucoup d'éloges et sans vouloir me
laisser lui baiser le pied, mais me relevant au contraire lui-même,
car j'étais à genoux; dans cette humble posture il me caressait la
joue avec une complaisance toute paternelle; moi donc, ce même
Alfieri, l'auteur de ce fier sonnet sur Rome, répliquant alors avec la
grâce doucereuse d'un courtisan aux louanges que le pontife me donnait
sur la composition et la représentation de l'_Antigone_, dont il
avait, m'assurait-il, ouï dire merveille, et saisissant le moment où
il me demandait si je ferais encore des tragédies, louant fort du
reste un art si ingénieux et si noble, je lui répondis que j'en avais
achevé beaucoup d'autres, et dans le nombre un _Saül_, dont le sujet,
tiré de l'Écriture, m'enhardissait à en offrir la dédicace à Sa
Sainteté, si elle daignait me le permettre. Le pape s'en excusa, en me
disant qu'il ne pouvait accepter la dédicace d'aucune oeuvre
dramatique de quelque genre qu'elle fût, et je n'ajoutai pas un mot
sur ce sujet. J'avouerai ici que j'éprouvai alors deux mortifications
bien distinctes, mais également méritées: l'une, de ce refus que
j'étais allé chercher volontairement; l'autre, de me voir forcé à
m'estimer moi-même beaucoup moins que le pape, car j'avais eu la
lâcheté, ou la faiblesse, ou la duplicité (ce fut, certes, dans cette
occasion, une de ces trois choses qui me fît agir, si ce n'est même
toutes trois) d'offrir une de mes oeuvres, comme une marque de mon
estime, à un homme que je regardais comme fort inférieur à moi, en
fait de vrai mérite; mais je dois également, sinon pour me justifier,
au moins pour éclaircir simplement cette contradiction apparente ou
réelle entre ma conduite et ma manière de penser et de sentir, je dois
exposer avec candeur la seule et véritable raison qui me fit
prostituer ainsi le cothurne à la tiare. Cette raison, la voici. Les
prêtres propageaient depuis quelque temps certains propos sortis de la
maison du beau-frère de mon amie, par où je savais que lui et toute sa
cour se récriaient fort sur mes trop fréquentes visites à sa
belle-soeur; et comme leur mauvaise humeur allait toujours croissant,
je cherchais, en flattant le souverain de Rome, à m'en faire plus tard
un appui contre les persécutions dont j'avais déjà le pressentiment
dans mon coeur, et qui, en effet, attendirent à peine un mois pour se
déchaîner. Je crois aussi que cette représentation d'_Antigone_ avait
trop fait parler de moi pour ne pas augmenter le nombre de mes ennemis
et m'en susciter de nouveaux. Si je me montrai alors bas et dissimulé,
ce fut donc par excès d'amour, et il faudra bien que celui qui rira de
moi reconnaisse en moi son image. Je pouvais laisser cette
circonstance dans les ténèbres où elle était ensevelie. J'ai voulu, en
la révélant, qu'elle fût une leçon pour tous et pour moi. J'avais trop
à en rougir pour l'avoir jamais racontée à personne; je la dis
seulement à mon amie quelque temps après. Si je l'ai rapportée, c'est
aussi pour consoler tous les auteurs présents ou futurs que des
circonstances malheureuses forcent tous les jours honteusement et de
plus en plus forceront à se déshonorer, eux et leurs oeuvres, par de
menteuses dédicaces.»


VI.

Les deux dernières années de cette séparation furent adoucies
subrepticement par deux voyages en France, pendant lesquels Mme
d'Albany, pour sauver les apparences, loua une maison de campagne
isolée, en Alsace, non loin de Colmar, et où Alfieri vint la
rejoindre.

«Peu de jours après, écrit-il, arrivèrent à Sienne mes quatorze
chevaux anglais; j'y avais laissé le _quinzième_, sous la garde de mon
ami Gori: c'était mon beau cheval bai, mon _Fido_[2], le même qui dans
Rome avait plusieurs fois reçu le doux fardeau de ma bien-aimée, et
c'était assez pour me le rendre plus cher à lui seul que toute ma
nouvelle troupe. Toutes ces bêtes me retenaient en même temps dans la
distraction et l'oisiveté. Les peines de coeur venant à s'y joindre,
j'essayai vainement de reprendre mes occupations littéraires. Je
laissai passer une bonne partie de juin et tout le mois de juillet où
je ne bougeai pas de Sienne, sans faire autre chose que quelques vers.
J'achevai cependant plusieurs stances qui manquaient encore au
troisième chant de mon petit poëme, et je commençai même le quatrième
et dernier. L'idée de cet ouvrage, quoique souvent interrompu, repris
à de longs intervalles et toujours par fragments, et sans que j'eusse
aucun plan écrit, était néanmoins restée très-fortement empreinte dans
mon cerveau. Ce à quoi je voulais surtout prendre garde, c'était à ne
le pas faire trop long, ce qui m'eût été bien facile, si je me fusse
laissé entraîner aux épisodes et aux ornements. Mais, pour en faire
une oeuvre originale et assaisonnée d'une agréable teneur, la première
condition, c'était d'être court. Voilà pourquoi dans ma pensée il ne
devait d'abord avoir que trois chants; mais la _Revue des conseillers_
m'en déroba presque tout un, et il fallut en faire quatre. Je ne suis
pas trop sûr cependant, dans mon âme et conscience, que toutes ces
interruptions n'aient bien eu leur influence sur l'ensemble du poëme
et qu'il n'ait l'air un peu décousu.

[Note 2: Ici, dans une note, l'aimable traducteur de M. de Reumont, M.
Saint-René-Taillandier, fait allusion au même nom, donné jadis par
moi, dans _Jocelyn_, au plus aimé de mes chiens célèbres.]

«Pendant que j'essayais de poursuivre ce quatrième chant, je ne
cessais de recevoir et d'écrire de longues lettres; ces lettres peu à
peu me remplirent d'espérance, et m'enflammèrent de plus en plus du
désir de revoir bientôt mon amie. Cette possibilité devint si
vraisemblable, qu'un beau jour, ne pouvant plus y tenir, je ne confiai
qu'à mon ami où je voulais me rendre, et, feignant une excursion à
Venise, je me dirigeai du côté de l'Allemagne. C'était le 4 août, un
jour, hélas! dont le souvenir me sera toujours amer; car tandis que,
content et ivre de joie, j'allai chercher la moitié de moi-même, je ne
savais pas qu'en embrassant ce rare et cher ami, quand je croyais ne
me séparer de lui que pour six semaines, je le quittais pour
l'éternité. Je ne puis en parler, je ne puis y songer sans fondre en
larmes, aujourd'hui encore après tant d'années. Mais je ne reviendrai
pas sur ces larmes; aussi bien je me suis efforcé ailleurs de leur
donner un libre cours.

«Me voici donc de nouveau sur les grands chemins. Je reprends ma
charmante et poétique route de Pistoja à Modène, je passe comme un
éclair à Mantoue, à Trente, à Inspruck, et de là par la Souabe,
j'arrive à Colmar, ville de la haute Alsace, sur la rive gauche du
Rhin. Près de cette ville, je retrouvai enfin celle que je demandais à
tous les échos, que je cherchais partout, et dont la douce présence me
manquait depuis plus de seize mois. Je fis tout ce trajet en douze
jours, et j'avais beau courir, je croyais à peine changer de place.
Pendant ce voyage, la veine poétique se rouvrit en moi, plus abondante
que jamais, et il n'y avait guère de jour où celle qui avait sur moi
plus d'empire que moi-même ne me fit composer jusqu'à trois sonnets et
plus encore. J'étais tout hors de moi à la pensée que sur toute cette
route chacun de mes pas rencontrait une de ses traces. J'interrogeais
tout le monde, et partout j'apprenais qu'elle y était passée environ
deux mois auparavant. Souvent mon coeur tournait à la joie, et alors
j'essayais aussi de la poésie badine. J'écrivis, chemin faisant, un
chapitre à Gori, où je lui donnais les instructions nécessaires pour
la garde de mes chevaux bien-aimés; cette passion n'était chez moi
que la troisième, je rougirais trop de dire la seconde, les muses,
comme de raison, devant avoir le pas sur Pégase.

«Ce _chapitre_ un peu long, que j'ai placé dans la suite parmi mes
poésies, est le premier et à peu près l'unique essai que j'aie tenté
dans le genre de Berni, dont je crois sentir toutes les grâces et la
délicatesse, quoique la nature ne me porte pas de préférence vers ce
genre. Mais il ne suffit pas toujours d'en sentir les finesses pour
les rendre; j'ai fait de mon mieux. J'arrivai le 16 août chez mon
amie, près de qui deux mois passèrent comme un éclair. Alors me
retrouvant de nouveau tout entier de coeur, d'esprit et d'âme, il ne
s'était pas encore écoulé quinze jours depuis que sa présence m'avait
rendu à la vie, que moi, ce même Alfieri, qui depuis deux ans n'avais
pas même eu l'idée d'écrire d'autres tragédies, qui au contraire,
ayant déposé le cothurne aux pieds de _Saül_, avais fermement résolu
de ne jamais le reprendre, je me trouvai alors, presque sans m'en
douter, avoir conçu ensemble et par force trois tragédies nouvelles:
_Agis_, _Sophonisbe_ et _Myrrha_. Les deux premières m'étaient
d'autres fois venues à la pensée, et je les avais toujours écartées;
mais cette fois elles s'étaient si profondément fixées dans mon
imagination, qu'il fallut bien en jeter l'esquisse sur le papier, avec
la conviction et l'espoir que j'en resterais là. Pour ce qui est de
_Myrrha_, je n'y avais jamais pensé. Ce sujet m'avait paru tout aussi
peu que la Bible ou tout autre fondé sur un amour incestueux de nature
à être traduit sur la scène; mais tombant par hasard, comme je lisais
les _Métamorphoses_ d'Ovide, sur ce discours éloquent et vraiment
divin que Myrrha adresse à sa nourrice, je fondis en larmes, et
aussitôt l'idée d'en faire une tragédie passa devant mes yeux comme un
éclair. Il me sembla qu'il pouvait en résulter une tragédie
très-touchante et très-originale, pour peu que l'auteur eût l'art
d'arranger sa fable de manière à laisser le spectateur découvrir
lui-même par degré les horribles tempêtes qui s'élèvent dans le coeur
embrasé et tout ensemble innocent de la pauvre Myrrha, bien plus
infortunée que coupable, sans qu'elle en dît la moitié, n'osant
s'avouer à elle-même, loin de la confier à personne, une passion si
criminelle. En un mot, dans ma tragédie, telle que je la conçus tout
d'abord, Myrrha ferait les mêmes choses qu'elle décrit dans Ovide;
mais elle les ferait sans les dire. Je sentis dès le début quelle
immense difficulté j'éprouverais à prolonger pendant cinq actes, sans
le secours d'aucun épisode, ces fluctuations de l'âme de Myrrha, si
délicates à rendre. Cette difficulté, qui ne fit alors que m'enflammer
de plus en plus, et qui, lorsque ensuite je voulus développer,
versifier et imprimer ma tragédie, a toujours été l'aiguillon qui
m'excitait à vaincre l'obstacle, l'oeuvre achevée, je la crains, cette
difficulté, et la reconnais dans toute son étendue, laissant aux
autres à juger si j'ai su la surmonter complétement ou en partie, ou
si elle demeure tout entière.

«Ces trois nouvelles productions tragiques allumèrent dans mon coeur
l'amour de la gloire que je ne désirais plus désormais que pour la
partager avec celle qui m'était plus chère que la gloire. Il y avait
donc un mois environ que mes jours s'écoulaient heureux et pleins,
sans qu'il s'y mêlât d'autre pensée amère que celle-ci, déjà si
horrible: Un mois encore, un mois au plus, et il faudra nous séparer
de nouveau. Mais, comme si la crainte de ce coup inévitable n'eût pas
suffi à elle seule pour répandre une affreuse amertume sur les
fugitives douceurs qu'il me restait à savourer, la fortune ennemie
voulut y joindre sa dose cruelle pour me rendre plus chère encore
cette éphémère consolation. Des lettres de Sienne m'annoncèrent, dans
l'espace de huit jours, et la mort du jeune frère de Gori, et une
maladie grave de Gori lui-même. Celles qui suivirent m'apportèrent la
nouvelle de sa mort, après une maladie qui n'avait duré que huit
jours. Si je ne me fusse pas trouvé auprès de mon amie en recevant ce
coup si rapide et si inattendu, les effets de ma juste douleur
auraient été bien plus terribles; mais, quand on a quelqu'un pour
pleurer avec soi, les pleurs sont moins amers. Mon amie connaissait
aussi et elle aimait tendrement ce cher François Gori. L'année
d'avant, après m'avoir, comme je l'ai dit, accompagné jusqu'à Gênes,
de retour de Toscane, il s'était rendu à Rome presque uniquement pour
faire connaissance avec elle, et pendant son séjour, qui dura
plusieurs mois, il l'avait vue constamment, et l'avait accompagnée
dans ses visites de chaque jour à tous les monuments des beaux-arts,
qu'il aimait lui-même passionnément, et qu'il jugeait en appréciateur
éclairé. Aussi, en le pleurant avec moi, ne le pleurait-elle pas
seulement pour moi, mais encore pour elle-même, sachant bien ce qu'il
valait par l'expérience qu'elle venait d'en faire. Ce malheur troubla
plus que je ne saurais le dire le reste du temps déjà si court que
nous passâmes ensemble; et, à mesure que le terme approchait, cette
nouvelle séparation me paraissait bien plus amère et plus horrible.
Quand fut venu ce jour redouté, il fallut obéir au sort, et je rentrai
dans de tout autres ténèbres, séparé de ma bien-aimée, sans savoir,
cette fois, pour combien de temps, et privé de mon ami avec la
certitude cruelle que c'était pour toujours. À chaque pas de cette
même route où s'étaient dissipées en venant ma douleur et mes noires
pensées, je les retrouvai au retour plus poignantes. Vaincu par la
douleur, je composai peu de vers et ne fis que pleurer jusqu'à Sienne,
où j'arrivai dans les premiers jours de novembre. Quelques amis de mon
ami, et qui m'aimaient à cause de lui, comme moi-même je les aimais,
accrurent démesurément mon désespoir, pendant ces premiers jours, en
ne me servant que trop bien dans mon désir de savoir jusqu'aux
moindres particularités de ce funeste accident. Tremblant, j'évitais
de les entendre, et je ne cessais de les demander. Je n'allai plus
demeurer, comme on peut bien le croire, dans cette maison de deuil que
je n'ai plus jamais revue. À mon retour de Milan, l'année précédente,
j'avais de grand coeur accepté de mon ami, et dans sa maison, un petit
appartement solitaire et fort gai, et nous vivions comme deux frères.

«Cependant, sans Gori, le séjour de Sienne me devint tout d'abord
insupportable; j'espérai qu'en changeant de lieux et d'objet j'allais
affaiblir ma douleur sans rien perdre de sa mémoire. Dans le courant
de novembre, je me transportai à Pise, décidé à y passer l'hiver, en
attendant qu'un destin meilleur vînt me rendre à moi-même; car, privé
de tout ce qui nourrit le coeur, je ne pouvais, en vérité, me regarder
comme vivant.

«Je restai à Pise jusqu'à la fin d'août 1785, mais sans y rien écrire
depuis ces notes; je me bornai seulement à faire recopier les dix
tragédies imprimées et à mettre à la marge beaucoup de changements qui
alors me parurent suffire. Mais quand plus tard je m'occupai de ma
réimpression de Paris, je les trouvai plus qu'insuffisants, et il
fallut alors en ajouter quatre fois autant pour le moins. Au mois de
mai de cette même année, je me donnai à Pise le divertissement du _jeu
du pont_[3], spectacle admirable, où l'antique se mêle à je ne sais
quoi d'héroïque. Il s'y joignit encore une autre fête fort belle aussi
dans son genre, l'_illumination_ de la ville entière, comme elle a
lieu, tous les deux ans, pour la fête de saint Ranieri; ces deux fêtes
furent alors célébrées ensemble, à l'occasion du voyage que le roi et
la reine de Naples firent en Toscane pour y visiter le grand-duc
Léopold, beau-frère de ce roi. Ma petite vanité eut alors de quoi se
trouver satisfaite, car on distingua surtout mes beaux chevaux anglais
qui l'emportaient en force, en beauté, sur tous ceux qu'on avait pu
voir en pareille rencontre; mais, au milieu d'une jouissance si
puérile et si trompeuse, je vis, à mon grand désespoir, que dans cette
Italie morte et corrompue il était plus facile de se faire remarquer
par des chevaux que par des tragédies.

[Note 3: «C'est une espèce de tournoi qui se célèbre encore de nos
jours.» (_Note du traducteur._)]

«Sur ces entrefaites, mon amie était partie de Bologne et avait pris,
au mois d'avril, la route de Paris. Décidée à ne plus retourner à
Rome, elle ne pouvait se retirer nulle part plus convenablement qu'en
France, où elle avait des parents, des relations, des intérêts. Après
être restée à Paris jusque vers la fin du mois d'août, elle revint en
Alsace, dans la même villa où nous nous étions réunis, l'année
précédente. Je laisse à juger avec quelle joie, quel empressement, dès
les premiers jours de septembre, je pris, pour me rendre en Alsace, la
route ordinaire des Alpes Tyroliennes. Mon ami que j'avais perdu à
Sienne, ma bien-aimée qui désormais allait vivre hors de l'Italie, me
déterminèrent aussi à ne pas y demeurer plus longtemps. Je ne voulais
pas alors, et les convenances ne le permettaient pas, m'établir à
demeure aux lieux qu'elle habitait, mais je cherchai à m'en tenir
éloigné le moins possible, et à n'avoir plus du moins les Alpes entre
nous. Je mis donc en mouvement toute ma cavalerie qui, un mois après
moi, arriva saine et sauve en Alsace, où j'avais alors rassemblé tout
ce que je possédais, excepté mes livres, dont j'avais laissé à Rome la
majeure partie. Mais le bonheur de cette seconde réunion ne dura et ne
pouvait guère durer que deux mois, mon amie devant passer l'hiver à
Paris. Au mois de décembre, je l'accompagnai jusqu'à Strasbourg, où
il m'en coûta cruellement de me séparer d'elle et de la quitter une
troisième fois. Elle continua sa route vers Paris, et je retournai à
notre maison de campagne; j'avais le coeur bien gros, mais mon
affliction cette fois n'avait plus autant d'amertume, nous étions plus
près l'un de l'autre; je pouvais, sans obstacle et sans crainte de lui
faire tort, tenter une excursion de son côté. L'été enfin ne devait-il
pas nous réunir? Toutes ces espérances me mirent un tel baume dans le
sang, et me rafraîchirent si bien l'esprit, que je me rejetai tout
entier entre les bras des Muses. Pendant ce seul hiver, dans le repos
et la liberté des champs, je fis plus de besogne qu'il me fût jamais
arrivé d'en faire en un aussi court espace de temps. Ne penser qu'à
une seule et même chose, et n'avoir à se défendre ni des distractions
du plaisir, ni de celles de la douleur, rien n'abrége autant les
heures et ne les multiplie davantage. À peine rentré dans ma solitude,
je finis d'abord de développer l'_Agis_. Je l'avais commencé à Pise,
dès le mois de décembre de l'autre année, puis, las et dégoûté de ce
travail (ce qui jamais ne m'arrivait dans la composition), il ne
m'avait plus été possible de continuer. Mais alors l'ayant
heureusement mené à terme, je ne respirai pas que je n'eusse également
développé, pendant ce même mois de décembre, la _Sophonisbe_ et la
_Myrrha_. Le mois suivant, en janvier 1786, j'achevai de jeter sur le
papier le second et le troisième livre du _Prince des Lettres_; je
conçus et j'écrivis le dialogue de _la Vertu méconnue_. C'était un
tribut que depuis longtemps je me reprochais de n'avoir point payé à
la mémoire adorée de mon vénérable ami, François Gori. J'imaginai, en
outre, et je développai entièrement la _mélo-tragédie_ d'_Abel_, dont
je mis en vers la partie lyrique: c'était un genre nouveau, sur lequel
j'aurai plus tard l'occasion de revenir, si Dieu me prête vie et me
donne avec la force d'esprit nécessaire les moyens d'accomplir tout ce
que je me propose d'entreprendre. Une fois revenu à la poésie, je ne
quittai plus mon petit poëme que je ne l'eusse complétement terminé, y
compris le quatrième chant. Je dictai ensuite, je recorrigeai, je
rassemblai les trois autres qui, composés par fragments, dans l'espace
de dix années, avaient, ce qu'ils ont peut-être encore, je ne sais
quoi de décousu. Si grand que soit le nombre de mes défauts, ce n'est
pas là celui qu'on rencontre habituellement dans mes autres
compositions. J'avais à peine terminé ce poëme, que dans une de ses
lettres toujours si fréquentes et si chères, mon amie, comme par
hasard, me raconta qu'elle venait d'assister au théâtre à une
représentation du _Brutus_ de Voltaire, et que cette tragédie lui
avait plu souverainement. Moi qui avais vu représenter cette même
pièce dix ans peut-être auparavant, et qui depuis l'avais complétement
oubliée, je sentis aussitôt mon coeur et mon esprit se remplir d'une
émulation où il entrait à la fois de la colère et du dédain, et je me
dis: «Et quels _Brutus_! des _Brutus_ d'un Voltaire? J'en ferai, moi,
des _Brutus_... Je les traiterai l'un et l'autre. Le temps fera voir à
qui de nous il appartenait de revendiquer un tel sujet de tragédie, ou
de moi, ou d'un Français, qui, né du peuple, a pendant plus de
soixante et dix ans signé: _Voltaire, gentilhomme ordinaire du roi._»
Je n'en dis pas davantage, je n'en touchai même pas un mot dans ma
réponse à mon amie, mais, sur-le-champ et avec la rapidité de
l'éclair, je conçus à la fois les deux _Brutus_, tels que depuis je
les ai exécutés. C'est ainsi que, pour la troisième fois, je manquai à
ma résolution de ne plus faire des tragédies, et que de douze
qu'elles devaient être, elles sont arrivées au nombre de dix-neuf. Je
renouvelai sur le dernier _Brutus_, mais avec plus de solennité que
jamais, mon serment à Apollon, et cette fois je suis à peu près sûr de
ne plus le violer. J'en ai pour garants les années qui vont s'amassant
sur ma tête, et tout ce qui me reste encore à faire dans un autre
genre, si toutefois j'en trouve la force et le moyen.

«Je passai plus de cinq mois à cette maison de campagne, dans une
continuelle effervescence d'esprit. Le matin, à peine éveillé,
j'écrivais aussitôt cinq ou six pages à mon amie; je travaillais
ensuite jusqu'à deux ou trois heures de l'après-midi; je montais alors
à cheval ou en voiture pendant une couple d'heures; mais, au lieu de
me distraire et de me reposer, ne cessant de penser soit à tels vers,
soit à tel personnage, soit à telle autre chose, je fatiguais ma tête
loin de la soulager. Je fis si bien que j'y gagnai au mois d'avril, un
violent accès de goutte qui pour la première fois me cloua dans mon
lit, où pendant quinze jours au moins il me retint immobile et
souffrant, ce qui vint mettre une interruption cruelle à mes études
si chaudement reprises. C'était aussi trop entreprendre que de
vouloir vivre solitaire tout à la fois et occupé; je n'aurais pu y
résister sans mes chevaux qui me forçaient à prendre le grand air et à
faire de l'exercice. Mais, même avec mes chevaux, je ne pus supporter
cette perpétuelle et incessante tension des fibres du cerveau, et si
la goutte, plus sage que moi, ne fût venue y faire trêve, j'aurais
fini par devenir fou ou par défaillir de faiblesse, car je dormais
fort peu et ne mangeais presque plus. Toutefois, au mois de mai, grâce
au repos et à une diète sévère, les forces m'étaient revenues. Mais
des circonstances qui lui étaient personnelles ayant alors empêché mon
amie de me rejoindre à notre maison de campagne, et me voyant condamné
à soupirer encore après son retour, seule consolation que j'eusse au
monde, je tombai dans un trouble d'esprit, qui pendant plus de trois
mois obscurcit mon entendement. Je travaillai peu et mal jusqu'à la
fin du mois d'août, où la présence tant désirée de mon amie fit
évanouir tous ces maux d'une imagination mécontente et enflammée. À
peine redevenu sain de corps et d'esprit, j'oubliai les douleurs de
cette longue absence qui, heureusement pour moi, fut la dernière, et
je me remis au travail avec passion et fureur. Vers le milieu de
décembre, époque à laquelle nous partîmes ensemble pour Paris, je me
trouvai avoir versifié l'_Agis_, la _Sophonisbe_ et la _Myrrha_,
développé les deux _Brutus_ et composé la première de mes _Satires_.
Déjà, neuf ans auparavant, j'avais à Florence tenté ce nouveau genre,
j'en avais distribué les sujets, et j'avais même alors essayé d'en
exécuter quelque chose. Mais, n'étant point encore assez maître de la
langue et de la rime, je m'y étais rompu les cornes; et, craignant de
ne pouvoir jamais y réussir, du moins pour le style et la
versification, j'en avais à peu près abandonné l'idée. Mais le rayon
vivifiant des yeux de mon amie me rendit alors ce qu'il fallait pour
cela de courage et de hardiesse, et, m'étant de nouveau mis à
l'oeuvre, je crus qu'il pourrait m'être donné d'entrer dans la
carrière, sinon de la parcourir. Je fis aussi, avant de partir pour
Paris, une revue générale de mes poésies, dictées et achevées en
grande partie, et je m'en trouvai un bon nombre, trop peut-être.»


VII.

On voit poindre, dans ce mot sur le _Brutus_ de Voltaire, la première
jalousie d'Alfieri contre la littérature des Français; on la retrouve
dans la suite de ce chapitre.

«Avec tout cela, écrit-il, inébranlable dans ma conviction du beau et
du vrai, j'aime mieux (et je saisis toutes les occasions de renouveler
à cet égard ma profession de foi), j'aime beaucoup mieux encore écrire
dans une langue presque morte et pour un peuple mort, et me voir
enseveli moi-même de mon vivant, que d'écrire dans ces langues sourdes
et muettes, le français ou l'anglais, quoique leurs armées et leurs
canons les mettent à la mode; plutôt mille fois des vers italiens,
pour peu qu'ils soient bien tournés, même à la condition de les voir
pour un temps ignorés, méprisés, non compris, que des vers français ou
anglais, ou dans tout autre jargon en crédit, lors même que, lus
aussitôt par tout le monde, ils pourraient m'attirer les
applaudissements et l'admiration de tous. Est-ce donc la même chose
de faire résonner pour ses propres oreilles les nobles et mélodieuses
cordes de la harpe, encore que personne ne vous écoute, ou de souffler
dans une vile cornemuse, quand toute une multitude d'auditeurs aux
longues oreilles devrait vous étourdir de ses acclamations
solennelles?»

Son méprisable recueil d'épigrammes grossières et d'invectives de
collége, intitulé _Misogallo_ (haine aux Français), va confirmer
bientôt ces impressions _antinationales_.

Après ces seize mois de bonheur caché, libres de leur séjour et de
leur vie, les deux amants partirent enfin pour Paris.

«Dès que nous fûmes à Paris, où l'engagement pris de mon édition
commencée me faisait une nécessité de me fixer à demeure, je cherchai
une maison, et j'eus le bonheur d'en trouver une très-tranquille et
très-gaie, isolément située sur le boulevard neuf du faubourg
Saint-Germain, au bout de la rue du Mont-Parnasse. J'y avais une fort
belle vue, un air excellent et la solitude des champs.»

Il s'y occupa trois ans de l'impression de toutes ses tragédies chez
Didot, le prince des typographes français, et chez Beaumarchais, à
Kehl, de l'impression de tous ses sonnets très-peu dignes de
Pétrarque, et d'une multitude de caprices d'auteur sans mérite et de
traductions qu'il recueillait comme des reliques de lui-même à léguer
_in extenso_ à la très-indifférente postérité. Cela marchait du même
pas sourd sans que le temps lui-même, qui s'occupait de bien autre
chose, en sût rien. On était en 1789. La Bastille était prise par la
révolution, les états généraux tonnaient à Versailles par la voix
séculaire de Mirabeau, et il n'en parle pas. Seulement, ami de
quelques philosophes de seconde ligne, il écrit, pour complaire à
l'époque, une ode sur la prise de la Bastille. Ainsi l'ennemi des rois
et des reines qui pensionnaient son amie, Alfieri, flagornait à Paris
le peuple qui devait bientôt les traîner à l'échafaud. On trouve peu
d'exemples de telles inconséquences d'esprit et de coeur dans les
lettrés de ce temps-là. Que pouvait-il se répondre à lui-même, et que
pouvait-il répondre à la comtesse d'Albany, quand elle lui disait: «Je
suis reine, et vous exécrez les rois! je suis proscrite de mon trône,
et vous invectivez le roi et la reine qui nous prêtent asile! je suis
dénuée de tout, et vous poussez au dépouillement de ce roi et de
cette reine qui nous subventionnent largement pour vivre! Si la
reconnaissance ne vous dit rien, que vous conseille notre intérêt
légitime? Sont-ce les vainqueurs de la Bastille qui nous
pensionneront, et nous honoreront en soeur et en frère du trône? Vous
parlez de la tyrannie? Mais ce peuple a-t-il consulté d'autre loi que
sa colère, quand il a attaqué ce vieux donjon sans défenseurs et ce
vieux cachot sans prisonniers, et massacré en allant triompher à
l'Hôtel-de-Ville le gouverneur et les victimes très-étrangères à ces
événements? Ne vous mêlez donc pas des triomphes de ce peuple et de la
ruine de nos bienfaiteurs. Je suis reine; respectez en moi la royauté!
Mon mari était roi; respectez en lui son titre, et en moi son nom! Un
autre roi nous solde; respectez en lui ses bienfaits! il nous protége;
respectez en lui l'asile qu'il nous assure!

«--Mais j'ai fait quatorze ou quinze tragédies contre les rois de
l'antiquité, j'ai fait _Brutus_! La liberté est classique.--C'est
vrai, mais n'en parlez pas: personne, excepté votre imprimeur, n'en
parle; imprimez, si vous voulez, pour les lecteurs à venir, et
taisez-vous sur les ingratitudes du présent!»

Alfieri n'en poursuivait pas moins ses diatribes et ses amours, et se
mettait en règle avec l'avenir par ses tragédies mort-nées, en règle
avec les rois en leur enlevant plus que leur trône, leur famille! en
règle avec l'opinion en applaudissant lyriquement aux premiers
égarements de la révolution;

En règle avec le vieux classique, en accumulant tragédies sur
tragédies;

En règle avec l'avenir, comptant sur la gloire et sur l'immortalité
anonyme qu'il se préparait en silence au bout de la rue;

En règle avec la fortune, puisqu'il avait encore quatre chevaux de
selle, ayant vendu tous les autres à son ami pour monter sa maison à
Paris;

En règle enfin avec le bonheur, puisqu'il allait à leur maison de
campagne, en Alsace, passer les mois inoccupés de l'année dans
l'intimité d'une union paisible.

«Une seule inquiétude le poignait, dit-il; c'étaient des transes
d'esprit de tout genre que la révolution qu'il chantait ne vînt, de
jour en jour, par ses mouvements insurrectionnels qui éclataient dans
Paris depuis la convocation des états généraux et la prise de la
Bastille, l'empêcher de terminer ses éditions qui touchaient à leur
fin, soit à Paris chez Didot, soit à Kehl chez Beaumarchais, et
qu'après tant de peines et de lourdes dépenses, il ne fallût échouer
au port. Je me hâtais autant que je pouvais, mais ainsi ne faisaient
pas les ouvriers de l'imprimerie de Didot, qui, nouvellement travestis
en politiques et en hommes libres, passaient les journées entières à
lire les journaux et à faire des lois, au lieu de composer, de
corriger, de tirer les épreuves que j'attendais. Je crus que j'en
deviendrais fou par contre-coup. J'éprouvai donc une immense
satisfaction, quand vint le jour où ces tragédies, qui m'avaient coûté
tant de sueurs, terminées et emballées, s'en allèrent en Italie et
ailleurs. Mais ma joie ne fut pas de longue durée; les choses allant
de mal en pis, et chaque jour, dans cette Babylone, ôtant quelque
chose au repos et à la sécurité de la veille, pour augmenter le doute
et les sinistres présages qui menaçaient l'avenir, tous ceux qui ont
affaire avec ces espèces de singes, et nous sommes malheureusement
dans ce cas, mon amie et moi, doivent passer leur vie à craindre un
dénouement qui ne peut tourner à bien.

«Voilà donc plus d'une année que je regarde en silence et que
j'observe le progrès des lamentables effets de la docte ignorance de
ce peuple, qui a le don de savoir babiller sur toutes choses, mais qui
ne peut en mener aucune à bonne fin, parce qu'il n'entend rien à la
pratique des affaires et au maniement des hommes, ainsi que déjà
l'avait finement remarqué et dit notre prophète politique, Machiavel.»

--Les intérêts de mon amie, ajoute-t-il, me retiennent seuls à
Paris.--Quels pouvaient être ces intérêts, si ce n'est de faire
ratifier par M. Necker et par l'Assemblée française les pensions que
le roi et la reine avaient généreusement accordées à la comtesse?


VIII.

Mais il y en avait encore un autre que M. de Reumont, traduit par M.
Saint-René-Taillandier, interprète tout autrement, c'était la pension
à solliciter de l'Angleterre pour la veuve de son roi détrôné. On ne
peut expliquer autrement la visite inconvenante qu'Alfieri et la
comtesse allèrent rendre, avec éclat, à la cour de Londres en 1791.

«Sans cela, ajoute le commentateur de la vie d'Alfieri, on ne
comprendrait pas certain épisode de ce voyage à Londres, dont Alfieri
ne parle pas dans ses mémoires (pour éviter sans doute des
explications très-étranges). Le 29 mai 1791, la comtesse d'Albany
consentit, si elle ne le sollicita pas, à être présentée au roi George
III et à la reine Caroline d'Angleterre! La veuve de Charles-Édouard,
offrant publiquement ses hommages au représentant couronné de cette
maison de Hanovre qui avait été, en 1746, si impitoyable pour les amis
du prétendant, c'est là un contraste qui devait exciter un immense
étonnement.»

Deux soeurs, dont l'une fut aimée par Horace Walpole, mesdemoiselles
Berry, avec lesquelles je passais mes soirées à Rome en 1820, avaient
reçu de leur correspondant Walpole un document qu'elles ne craignaient
pas de communiquer dans leur intimité.--«La comtesse d'Albany,
écrivait Horace Walpole à mademoiselle Berry, non-seulement est à
Londres, mais il est probable qu'en ce moment même elle est au palais
de Saint-James (résidence de la cour à Londres). Ce n'est pas une
révolution à la manière française qui l'a restaurée, c'est le _sens
dessus dessous_ si caractéristique de notre époque. On a vu dans ces
deux derniers mois le pape brûlé en effigie à Paris, madame du Barry
invitée à dîner chez le lord-maire de Londres, et la veuve du
prétendant présentée à la reine de la Grande-Bretagne.» Il ajoute
quelques jours après: «J'ai eu par un témoin oculaire des détails
très-précis sur l'entrevue des deux reines. La reine-veuve a été
annoncée sous le titre de princesse de Stolberg. Elle était vêtue fort
élégamment, et ne parut pas embarrassée le moins du monde. Le roi
parla beaucoup avec elle, mais seulement de son voyage, de la
traversée, et d'autres choses générales. La reine lui parla aussi,
mais moins longtemps. Elle se trouva placée ensuite entre deux des
frères du roi, le duc de Glocester et le duc de Clarence, et eut avec
eux une longue conversation. Il paraît qu'elle avait connu le premier
en Italie. Elle n'a point parlé avec les princesses. Je n'ai rien su
du prince de Galles, mais il était présent, et probablement il ne
s'est pas entretenu avec elle. La reine la regardait avec la plus
sérieuse attention. Ce qui rend l'événement plus étrange, c'est qu'il
y a fête aujourd'hui pour l'anniversaire de la naissance de la reine.
Madame d'Albany a été conduite à l'Opéra dans la loge royale...» Trois
semaines après cette présentation, le 10 juin, la comtesse assista à
la séance de clôture du parlement.


IX.

M. Saint-René-Taillandier, très-embarrassé évidemment de justifier
cette présence inconvenante de Mme d'Albany à la cour des ennemis
acharnés de son mari, laisse croire que la comtesse ne faisait ces
concessions à la cour de Saint-James que pour populariser en
Angleterre la gloire d'Alfieri. Il n'a pas réfléchi que son intérêt
réel était au contraire de faire disparaître cet adorateur postiche de
l'attention d'une cour sévère et puritaine, justement offensée d'une
cohabitation si expressive; et quand on sait, du reste, que la
comtesse rapporta de Londres la pension considérable que lui fit cette
cour, on ne peut raisonnablement douter que cette pension, si
offensante pour la mémoire de son premier mari, le Prétendant, n'ait
été l'objet et le prix du voyage. Elle en a joui jusqu'à sa mort.
Alfieri ne parut pas et disparut avec elle peu de temps après. Voilà
la vérité; la France menaçait, il fallait pourvoir par l'Angleterre à
la cessation de ces secours. Ils les obtinrent. L'honneur délicat de
la comtesse y resta, mais la vie des deux amants fut assurée. Voilà le
stoïcisme d'Alfieri! Excepté la prétention de l'orgueil dans cet
homme, tout était faux.


X.

Rentrés en France, ils reprirent dans leur maison du Mont-Parnasse la
vie équivoque, moitié majestueuse, moitié retirée, qu'ils menaient
avant ce voyage inexplicable autrement. Les éléments très-mêlés de la
société qui se réunissait chez eux étaient à demi révolutionnaires, à
demi royalistes, en mesure ainsi avec les deux partis qui luttaient
dans la nation. C'étaient le peintre David, bientôt après régicide;
Beaumarchais, tenant d'une main à la cour, de l'autre au peuple
insurgé; les deux frères Chénier, l'un, André, prédestiné au prochain
échafaud pour son courageux royalisme, l'autre, Marie-Joseph,
très-injustement accusé d'avoir immolé son frère; la future
impératrice des Français, Joséphine de Beauharnais, femme aimable d'un
des futurs martyrs de l'Assemblée constituante.

J'y ajoute, moi, la comtesse de Virieu, femme du comte de Virieu,
membre alors constitutionnel de l'Assemblée, et tué depuis au siége de
Lyon où il commandait la cavalerie royaliste. La comtesse, femme d'une
vertu rigide et d'une piété mystique, représentait dans cette société
le respect pour cette légitimité des reines qu'elle ne permettait pas
même au soupçon d'effleurer. C'est à elle que j'ai dû mes rapports
avec la comtesse d'Albany, qu'elle prévint par une lettre à mon
passage à Florence, quand je la vis pour la première fois.


XI.

Le 10 août, qui détrône et emprisonne l'infortuné Louis XVI, force
Alfieri à fuir inopinément cette scène de carnage. Le 18 août il part
avec la comtesse, sans avoir eu le temps de pourvoir à tout ce qu'il
laisse à Paris.

«Après avoir employé ou perdu environ deux mois, dit-il, à chercher
et à meubler une nouvelle maison, nous y entrâmes au commencement de
1792. Elle était très-belle et fort commode. Chaque jour on attendait
celui qui verrait s'établir enfin un ordre de choses tolérable; mais
le plus souvent on désespérait que jamais ce jour dût venir. Dans
cette position incertaine, mon amie et moi, comme aussi tous ceux qui
alors étaient à Paris et en France, et que leurs intérêts y
retenaient, nous ne faisions que traîner le temps. Déjà, depuis plus
de deux ans, j'avais fait venir de Rome tous les livres que j'y avais
laissés en 1783, et le nombre s'en était fort augmenté, tant à Paris
que dans ce dernier voyage en Angleterre et en Hollande. Ainsi, de ce
côté, il s'en fallait peu que je n'eusse à ma disposition tous les
livres qui pouvaient m'être nécessaires ou utiles dans l'étroite
sphère de mes études. Entre mes livres et ma chère compagne, il ne me
manquait donc aucune consolation domestique; mais ce qui nous manquait
à tous les deux, c'était l'espoir, c'était la vraisemblance que cela
pût durer. Cette pensée me détournait de toute occupation, et, ne
pouvant songer à autre chose, je continuai à me faire le traducteur
de Virgile et de Térence. Pendant ce dernier séjour à Paris, non plus
que dans le précédent, je ne voulus jamais fréquenter ni connaître,
même de vue, un seul de ces innombrables faiseurs de prétendue
liberté, pour qui je me sentais la répugnance la plus invincible, pour
qui j'avais le plus profond mépris. Aujourd'hui même où j'écris,
depuis plus de quatorze ans que dure cette farce tragique, je puis me
vanter que je suis encore, à cet égard, vierge de langue, d'oreilles,
et même d'yeux, n'ayant jamais vu, ou entendu, ou entretenu aucun de
ces Français esclaves qui font la loi, ni aucun de ces esclaves qui la
reçoivent.

«Au mois de mars de cette année, je reçus des lettres de ma mère, et
ce furent les dernières. Elle m'y exprimait, avec une vive et
chrétienne affection, sa grande inquiétude de me voir, disait-elle,
«dans un pays où il y avait tant de troubles, où l'exercice de la
religion catholique n'était plus libre, où chacun ne cesse de trembler
dans l'attente de nouveaux désordres et de calamités nouvelles.» Elle
ne disait, hélas! que trop vrai, et l'avenir le prouva bientôt. Mais
lorsque je me remis en route pour l'Italie, la digne et vénérable
dame n'existait déjà plus. Elle quitta ce monde le 23 avril 1792, à
l'âge de soixante-dix ans accomplis.

«Cependant s'était allumée entre la France et l'empereur cette guerre
funeste, qui finit par devenir générale. Au mois de juin on essaya de
détruire entièrement le nom de roi; c'était tout ce qui restait de la
royauté. La conspiration du 20 juin ayant avorté, les choses
traînèrent encore de mal en pis, jusqu'au fameux 10 août, où tout
éclata, comme chacun sait. Il ne sera pas hors de propos de rapporter
ici le détail que j'en écrivais à l'abbé de Caluso, le 14 août
1792.....

«L'événement accompli, je ne voulus pas perdre un seul jour, et ma
première, mon unique pensée étant de soustraire mon amie à tous les
dangers qui pouvaient la menacer, je me hâtai, dès le 18, de faire
tous les préparatifs de notre départ. Restait la plus grande
difficulté; il nous fallait des passe-ports pour sortir de Paris et du
royaume; nous fîmes si bien pendant ces deux ou trois jours, que le 15
ou le 16 nous en avions déjà obtenu, en qualité d'étrangers, moi de
l'envoyé de Venise, mon amie de celui de Danemark, qui, seuls à peu
près de tous les ministres, étaient restés auprès de ce simulacre de
roi. Nous eûmes beaucoup plus de peine à obtenir de notre section
(c'était celle du Mont-Blanc) les autres passe-ports qui nous étaient
nécessaires, un par personne, tant les maîtres que les valets et les
femmes de chambre, avec le signalement de chacun, la taille, les
cheveux, l'âge, le sexe, que sais-je, moi? Ainsi munis de toutes ces
patentes d'esclaves, nous avions fixé notre départ au lundi 20 août;
mais, tout étant prêt, un juste pressentiment nous en fit devancer le
jour, et nous partîmes le 18, qui était un samedi, dans l'après-dînée.
Arrivés à la barrière Blanche, qui était la plus rapprochée de nous,
pour gagner Saint-Denis et la route de Calais où nous nous dirigions
pour sortir au plus vite de ce malheureux pays, nous n'y trouvâmes
qu'un poste de trois ou quatre gardes nationaux avec un officier, qui,
ayant visité nos passe-ports, se disposait à nous ouvrir la grille de
cette immense prison, et à nous laisser passer en nous souhaitant bon
voyage. Mais il y avait auprès de la barrière un méchant cabaret d'où
s'élancèrent à la fois une trentaine environ de misérables vauriens
déguenillés, ivres, furieux. Ces gens ayant vu nos voitures, nous en
avions deux, et nos impériales chargées de malles, avec une suite de
deux femmes et deux ou trois hommes pour nous servir, s'écrièrent que
tous les riches voulaient s'échapper de Paris avec toutes leurs
richesses, et les laisser, eux, dans la misère et l'abandon. Alors
commença une lutte entre ce petit nombre de pauvres gardes nationaux
et ce ramas ignoble de coquins, les uns voulant nous aider à sortir,
les autres nous retenir. Je me jetai hors de la voiture, et, tombant
au milieu du tumulte, muni de nos sept passe-ports, je me mis à
disputer, à crier, à tempêter plus fort qu'eux tous; c'est là le vrai
moyen de venir à bout des Français. Ils lisaient l'un après l'autre,
ou se faisaient lire par ceux d'entre eux qui savaient lire, la
description des figures de chacun de nous. Mais, plein de colère et
d'emportement, et méconnaissant alors le danger, ou, si l'on veut,
assez dominé par la passion pour m'exposer à la grandeur du péril qui
menaçait nos têtes, je parvins jusqu'à trois fois à reprendre mon
passe-port, m'écriant à haute voix: «Voyez et écoutez-moi: Je me nomme
Alfieri; je ne suis pas Français, je suis Italien; grand, maigre,
pâle, les cheveux roux; c'est bien moi, regardez plutôt. J'ai mon
passe-port. Je l'ai obtenu, dans les formes, de ceux qui avaient
autorité pour me le délivrer. Nous voulons passer, et par le ciel nous
passerons.» L'échauffourée dura plus d'une demi-heure; je fis bonne
contenance, et ce fut ce qui nous sauva. Sur ces entrefaites, beaucoup
de gens s'étaient amassés autour de nos deux voitures; les uns
criaient: Mettons le feu aux voitures! D'autres: Brisons-les à coups
de pierres! D'autres encore: Ce sont des nobles et des riches qui se
sauvent, ramenons-les à l'hôtel de ville, et qu'on en fasse justice!
Mais peu à peu le faible secours de nos quatre gardes nationaux, qui
de loin en loin ouvraient la bouche en notre faveur, la violence de
mes cris, ces passe-ports que je leur montrai, et que je leur déclamai
avec une voix de crieur public, plus que tout le reste enfin, la
grande demi-heure pendant laquelle ces _singes-tigres_ eurent tout le
temps de se fatiguer à la lutte, tout cela finit par ralentir leur
résistance, et les gardes m'ayant fait signe de remonter dans ma
voiture où j'avais laissé mon amie (en quel état! on peut l'imaginer),
je m'y jetai; les postillons se remirent en selle, la grille s'ouvrit,
et nous sortîmes au galop, accompagnés par les sifflets, les insultes
et les malédictions de cette canaille. Il fut heureux pour nous que
l'avis de ceux qui voulaient nous reconduire à l'hôtel de ville ne
prévalût pas; si on nous voyait arriver ainsi avec deux voitures
surchargées, et ramenés en pompe avec ce renom de fugitifs, il y avait
beaucoup à craindre pour nous au milieu de cette populace. Une fois
devant les brigands de la municipalité, nous étions bien sûrs de ne
plus partir; tout au contraire, on nous envoyait en prison; et si le
hasard voulait que nous y fussions encore le 2 septembre, c'est-à-dire
quinze jours après, nous étions de la fête, et nous partagions le sort
de tant d'autres braves gens qui s'y virent cruellement égorgés.
Échappés de cet enfer, nous arrivâmes à Calais en deux jours et demi,
pendant lesquels nous montrâmes nos passe-ports plus de quarante fois.
Nous sûmes depuis que nous étions les premiers étrangers qui eussent
quitté Paris et le royaume, depuis la catastrophe du 10 août. À chaque
municipalité, sur la route, où il nous fallait aller présenter nos
passe-ports, ceux qui les lisaient demeuraient frappés d'étonnement et
de stupeur au premier coup d'oeil qu'ils y jetaient. Ils étaient
imprimés, mais on y avait effacé le nom du roi. On était peu ou mal
informé des événements de Paris, et on tremblait. Voilà sous quels
auspices je sortis enfin de France, avec l'espoir et la résolution de
ne jamais plus y rentrer. À Calais, on nous laissa entièrement libres
de continuer jusqu'à la frontière de Flandre par Gravelines, et, au
lieu de nous embarquer, nous préférâmes aller sur-le-champ à
Bruxelles. Nous avions pris la route de Calais, parce que la guerre
n'ayant point encore éclaté entre la France et les Anglais, nous
pensâmes qu'il serait plus facile de passer en Angleterre qu'en
Flandre, où la guerre se poussait vivement. En arrivant à Bruxelles,
mon amie voulut se remettre un peu de la peur qu'elle avait eue, et
passer un mois à la campagne, avec sa soeur et son digne beau-frère.
Là nous apprîmes, par ceux de nos gens que nous avions laissés à
Paris, que, ce même lundi 20 août fixé d'abord pour notre départ, que
j'avais par bonheur avancé de deux jours, cette même section qui nous
avait délivré nos passe-ports s'était présentée en corps (voyez un peu
la démence et la stupidité de ces gens-là!) pour arrêter mon amie et
la conduire en prison. Pourquoi? cela va sans dire, elle était noble,
riche, irréprochable. Pour moi, qui ai toujours valu moins qu'elle,
ils ne me faisaient pas encore cet honneur. Ne nous trouvant pas, ils
avaient confisqué nos chevaux, nos livres et le reste, mis le
séquestre sur nos revenus, et ajouté nos noms à la liste des émigrés.
Nous sûmes depuis, de la même manière, la catastrophe et les horreurs
qui ensanglantèrent Paris le 2 septembre, et nous remerciâmes, nous
bénîmes la Providence, qui nous avait permis d'y échapper.

«Voyant s'obscurcir de plus en plus l'horizon de ce malheureux pays,
et s'établir dans le sang et par la terreur la soi-disant république,
nous tînmes sagement pour gagné tout ce qui pouvait nous rester
ailleurs, et nous partîmes pour l'Italie, le premier jour d'octobre.
Nous passâmes par Aix-la-Chapelle, Francfort, Augsbourg et Inspruck,
et nous arrivâmes au pied des Alpes. Nous les franchîmes gaiement, et
nous crûmes renaître, le jour où nous retrouvâmes notre beau et
harmonieux pays. Le plaisir de me sentir libre et de fouler avec mon
amie ces mêmes chemins que plusieurs fois j'avais parcourus pour
aller la voir; la satisfaction de pouvoir, à mon gré, jouir de sa
sainte présence, et de reprendre sous son ombre mes études chéries,
tout ce bonheur me remit tant de calme et de sérénité dans l'âme, que,
d'Augsbourg à Florence, la source poétique s'ouvrit de nouveau, et les
vers jaillirent en foule. Enfin, le 3 novembre, nous arrivâmes à
Florence, que nous n'avons plus quittée, et où je retrouvai le trésor
vivant de ma belle langue, ce qui me dédommagea amplement de tant de
pertes en tout genre, qu'il m'avait fallu supporter en France.»


XII.

Qu'on se figure l'accès de rage d'Alfieri, homme si personnel et si
mobile au gré de ses passions, après une telle aventure de la
révolution, qu'il avait célébrée en républicain classique, et qui
s'était retournée pour lui disputer sa tête au moment où il se sauvait
devant elle! Tout fut bouleversé dans sa vie et dans sa tête. Il lui
paya en invectives ce qu'il lui avait avancé en lâches adulations. Il
faut, pour s'en faire une idée, lire ce sordide recueil d'invectives
rimées dans lequel il épanche de sang-froid ses déboires. Nous y
reviendrons.


XIII.

Après s'être reposé quelques semaines en Belgique, chez la soeur de
Mme d'Albany, il n'osa pas reparaître sur le territoire français, et
revint vite à Florence chercher un abri encore intact. À peine arrivé,
il écrit, protégé par les Alpes et les Apennins, une lettre _au
président de la populace française_ pour revendiquer ses meubles et
ses livres. On ne daigne pas lui répondre. Il loue enfin, à vie, une
charmante maison, en plein soleil, sur le quai de l'Arno, près du pont
de la Trinité, et il fait disposer cet asile pour la comtesse et pour
lui. M. de Reumont parle ici de quelques légèretés amoureuses
qu'Alfieri se permet à Florence, et dont il se vante dans des sonnets
licencieux en contravention avec son amour déclamatoire pour la veuve
du roi d'Angleterre. Ces licences classiques détruiraient, si elles
étaient vraies, le dernier charme qui reste à sa vie, le charme de la
fidélité reconnaissante à cet amour. Je n'en ai jamais entendu parler
ailleurs; mais, si c'était fondé, cela justifierait la veuve royale
de sa liaison avec Fabre, le jeune peintre français, ami et commensal
du poëte. Il y a des âmes où les plus grandes passions finissent comme
les plus vulgaires amours! Nous vous dirons bientôt ce que c'était que
Fabre, que nous avons beaucoup connu après la mort d'Alfieri, mais de
qui nous n'avons jamais reçu aucune confidence irrespectueuse pour ses
deux amis.


XIV.

Au sein de ce repos, Alfieri, devenu plus royaliste que républicain,
depuis le triomphe de ses opinions républicaines en France, s'occupait
à élever, à l'exemple de Voltaire, un théâtre dans sa maison pour y
jouer ses tragédies. Il y mettait le sérieux que sa vie avait perdu
depuis tant de variations éclatantes à Paris et à Londres. Le Piémont,
conquis par la République, renvoya le roi de Sardaigne,
Charles-Emmanuel IV. Le poëte, réconcilié avec les rois par leur
infortune, fit demander une audience à son ancien maître fugitif. Le
roi lui ouvrit ses bras en lui disant avec une ironie triste: _Ecco il
tyranno! Voilà le tyran!_ allusion et reproche attendrissants au
préjugé antiroyaliste et antipaternel de son ancien ennemi!


XV.

Pendant qu'on s'égorgeait à Paris et que le monde avait les yeux sur
ces catastrophes de rois et de peuples, Alfieri, dans sa nouvelle
maison du quai de l'Arno, faisait... quoi? Il jouait _Brutus_ devant
un auditoire de complaisants grands seigneurs. Il faut lui rendre
justice cependant. Au moment du procès de Louis XVI, et touché de loin
par sa mort, il avait écrit, dans son cabinet, une défense de ce roi.
S'il n'y avait pas là courage, il y avait au moins justice. En 1796,
il lui vint en idée d'apprendre le grec par des procédés solitaires
que le dernier des hellénistes lui aurait épargnés; mais il aurait été
obligé d'avouer à quelqu'un son ignorance. Il y parvint tant bien que
mal.

L'arrivée de l'armée française en Toscane redoubla sa haine; il allait
être dérangé dans son pédantisme. Il se crut suffisamment vengé en
sauvant son _Misogallo_, et en confiant à la postérité sa vengeance.
Écoutons-le:

«En 1798, chaque jour, le danger devenait,» dit-il, «plus sérieux pour
la Toscane, grâce à la _loyale amitié_ que les Français professaient
pour elle! Déjà, au mois de décembre 1798, ils avaient achevé la
magnifique conquête de Lucques, d'où ils ne cessaient de menacer
Florence, et, au commencement de 1799, l'occupation de cette ville
semblait inévitable. Je voulus donc mettre ordre à mes affaires et me
tenir prêt à tous événements. Déjà, l'année précédente, j'avais, dans
un accès d'ennui, abandonné le _Misogallo_, et m'étais arrêté à
l'occupation de Rome, que je regardais comme le plus brillant épisode
de cette épopée servile. Pour sauver cet ouvrage qui m'était cher et
auquel je tenais beaucoup, j'en fis faire jusqu'à dix copies, et je
veillai à ce que, déposées en différents lieux, elles ne pussent ni
s'anéantir ni se perdre, mais reparaître, quand le moment serait venu.
N'ayant jamais dissimulé ma haine et mon mépris pour ces esclaves mal
nés, je résolus d'être prêt pour toutes leurs violences et toutes
leurs insolences, c'est-à-dire de m'y préparer de manière à ne point
les subir. Je n'y savais qu'un moyen: si on ne me provoquait pas, je
ferais le mort; si l'on me touchait le moins du monde, je saurais
donner signe de vie et me montrer en homme libre.

«Je pris donc toutes mes mesures pour vivre sans tache, libre et
respecté, ou, s'il le fallait, pour mourir, mais en me vengeant. J'ai
écrit ma vie pour empêcher qu'un autre ne s'en acquittât plus mal que
moi; le même motif me fit alors aussi composer l'épitaphe de mon amie
et la mienne, et je les donnerai ici en note, parce que ce sont celles
que je veux et non pas d'autres, et qu'elles ne disent de mon amie et
de moi que la vérité pure, dégagée de toute fastueuse amplification.

«Ayant ainsi avisé à ma renommée, ou du moins au moyen de la sauver de
l'infamie, je voulus aussi pourvoir à mes études, et corriger, copier,
séparer ce qui était achevé de ce qui ne l'était pas, abandonner enfin
ce qui ne convenait plus à mon âge ni à mes desseins. J'entrais dans
ma cinquantième année; c'était le moment de mettre un dernier frein au
débordement de mes poésies. J'en arrangeai donc un nouveau recueil en
un petit volume qui contenait soixante et dix sonnets, un chapitre et
trente neuf épigrammes que l'on pouvait joindre à ce qui déjà en avait
été imprimé à Kehl. Cela fait, je mis le sceau sur ma lyre pour la
rendre à qui de droit, avec une ode à la manière de Pindare que, pour
me donner l'air un peu grec, j'intitulai: _Teleutodia_. Après quoi, je
pliai bagage pour toujours; et si depuis j'ai composé quelque pauvre
petit sonnet, quelque chétive épigramme, ç'a été sans l'écrire; ou si
je les ai écrits, je ne les ai point gardés, je ne saurais où les
retrouver, et ne les reconnais plus pour être de moi. Il fallait finir
une fois, finir de mon propre mouvement et sans y être forcé. Mes dix
lustres sonnés et l'invasion menaçante de ces barbares antilyriques
m'en offraient une occasion naturelle et opportune, s'il en fut. Je la
saisis, et je n'y pensai plus.

«Quant à mes traductions, j'avais, les deux années précédentes,
recopié et corrigé le _Virgile_ tout entier; je le laissai vivre sans
toutefois le regarder comme chose terminée. Le _Salluste_ me sembla de
nature à pouvoir passer, et je le laissai aussi; mais non pas le
_Térence_, lequel, n'ayant été fait qu'une seule fois, n'avait été ni
revu ni corrigé, était tel, en un mot, qu'il est encore aujourd'hui.
Je ne pouvais me décider à jeter au feu mes quatre traductions du
grec; je ne pouvais non plus les regarder comme achevées, elles ne
l'étaient pas. Je résolus, à tout hasard, et sans me demander si
j'aurais ou non le temps d'y revenir, de les recopier avec l'original,
en commençant par l'_Alceste_, que je voulais sérieusement retraduire
sur le grec, sans quoi elle eût eu l'air d'être traduite d'une
traduction. Les trois autres, bien ou mal venues, avaient été du moins
traduites sur le texte, et il devait m'en coûter pour les revoir
beaucoup moins de temps et de peine. L'_Abel_, désormais condamné à
rester, je ne dirai pas une oeuvre unique, mais isolée, et privé des
compagnes que je m'étais promis de lui donner, avait été mis au net,
corrigé, et me semblait pouvoir passer. J'avais ajouté à ces ouvrages
de ma façon une toute petite brochure politique, écrite quelques
années auparavant sous le titre de: _Avis aux puissances italiennes._
J'avais aussi corrigé ce morceau; il était recopié, et je lui fis
grâce. Non que j'eusse le sot orgueil de vouloir trancher de l'homme
d'État; ce n'est pas là mon métier. Cet écrit était né de
l'indignation légitime qu'avait excitée en moi une politique
assurément plus sotte que la mienne, celle qui, depuis deux ans, était
mise en oeuvre par l'impuissance de l'empereur, combinée avec les
impuissances italiennes. Enfin les satires que j'avais composées,
morceau par morceau, et à plusieurs reprises corrigées et limées, je
les laissai achevées et recopiées au nombre de dix-sept, qu'elles
n'ont point dépassé, et que je me suis bien promis de ne plus
franchir.

«Après avoir ainsi disposé et mis en ordre mon second patrimoine
poétique, je cuirassai mon coeur, et j'attendis les événements.....

«Après avoir ainsi réglé ma manière de vivre, j'encaissai tous mes
livres, excepté ceux dont j'avais besoin, et je les envoyai dans une
villa, hors de Florence, pour voir si je pourrais éviter de les perdre
une seconde fois. Cette invasion très-bien prévue et si fort détestée,
l'invasion des Français à Florence, eut lieu le 25 mai 1799, avec
toutes les circonstances que chacun sait ou ne sait pas, et qui ne
méritent pas d'être sues, la conduite de ces esclaves partout la même
n'a en toute occasion qu'une couleur. Ce même jour, peu d'heures avant
l'arrivée des Français, mon amie et moi, nous nous retirâmes dans une
villa du côté de la porte San-Gallo, près de Montughi; ce ne fut pas
cependant sans enlever tout ce qui nous appartenait de la maison que
nous habitions à Florence, avant de l'abandonner à l'oppression peu
scrupuleuse des logements militaires.

«Ainsi courbé sous le poids de l'oppression commune, sans néanmoins me
confesser vaincu, je restai dans cette villa avec un petit nombre de
domestiques, et la douce moitié de moi-même, infatigablement occupés
l'un et l'autre de l'étude des lettres; car, assez forte sur
l'allemand et sur l'anglais, également bien instruite dans l'italien
et le français, elle connaît à merveille la littérature de ces quatre
nations, et, de l'ancienne, les traductions qui en ont été faites dans
ces quatre langues lui en ont appris tout ce qu'il faut savoir. Je
pouvais donc m'entretenir de tout avec elle, et, le coeur et l'esprit
également satisfaits, jamais je ne me sentais plus heureux que quand
il nous fallait vivre tête-à-tête, loin de tous les soucis de
l'humanité. Ainsi vivions-nous dans cette villa, où nous ne recevions
qu'un très-petit nombre de nos amis de Florence, et rarement encore,
de peur d'éveiller les soupçons de cette tyrannie militaire et
avocatesque, qui, de tous les mélanges politiques, est le plus
monstrueux, le plus ridicule, le plus déplorable, le plus
intolérable, et qui ne s'offre à moi que sous l'image d'un tigre guidé
par un lapin.

«Chaque jour, ou plutôt chaque nuit, c'étaient des arrestations
arbitraires, selon l'usage de ce gouvernement qui n'en était pas un.
Ainsi avaient été arrêtés sous le titre d'otages une foule de jeunes
gens des plus nobles familles. On venait les prendre de nuit, dans
leur lit, à côté de leurs femmes, puis on les expédiait pour Livourne,
où on les embarquait brutalement pour les îles Sainte-Marguerite. Bien
qu'étranger, je devais craindre un traitement pareil ou plus cruel
encore, car il était naturel que l'on m'eût signalé aux Français comme
un contempteur et un ennemi de leur autorité. Chaque nuit on pouvait
venir me chercher; mais j'avais pris toutes mes mesures pour ne me
laisser ni surprendre ni maltraiter. Cependant on proclamait dans
Florence cette même liberté qui régnait en France, et les plus lâches
coquins triomphaient. Pour moi, je faisais des vers, je faisais du
grec, et je rassurais mon amie. Cette situation déplorable dura depuis
le 25 mai, que les Français entrèrent, jusqu'au 5 de juillet, où,
battus et perdant la Lombardie entière, ils s'échappèrent, pour ainsi
dire, de Florence, un matin, à la pointe du jour, après avoir pris,
cela va sans dire, tout ce qu'ils pouvaient emporter. Mon amie et moi,
nous n'avions pas mis le pied à Florence tant que l'invasion avait
duré, ni souillé nos regards de la vue d'un seul Français. Mais les
mots ne sauraient peindre la joie de Florence, le matin où les
Français la quittèrent, et les jours suivants où l'on ouvrit ses
portes à deux cents hussards autrichiens.....

«Uniquement occupé du soin d'assembler et de revoir mes quatre
traductions du grec, je traînais le temps, sans autre souci que de
poursuivre avec ardeur des études commencées trop tard. Le mois
d'octobre arriva, et le 15, voici qu'au moment où on s'y attendait le
moins, pendant la trêve conclue avec l'empereur, les Français se
jettent de nouveau sur la Toscane qu'ils savaient occupée au nom du
grand-duc, avec lequel ils n'étaient point en guerre. Je n'eus pas le
temps, comme la première fois, de me retirer à la campagne, et il me
fallut les voir et les entendre, jamais ailleurs toutefois que dans la
rue, voilà qui va sans dire. Du reste, le plus grand ennui et le plus
oppressif, la corvée de loger le soldat, la commune de Florence eut
l'heureuse idée de m'en exempter en qualité d'étranger, et comme ayant
une maison étroite et trop petite. Délivré de cette crainte, pour moi
la plus cruelle et celle qui me donnait le plus de souci, je me
résignai pour le surplus à ce qui pouvait arriver. Je m'enfermai, pour
ainsi dire, dans ma maison, et à l'exception de deux heures de
promenade, que je faisais chaque matin pour ma santé, et dans les
lieux les plus écartés, je ne me laissais voir à personne, et
m'absorbais dans le travail le plus obstiné.

«Mais si je fuyais les Français, les Français ne voulaient pas me
fuir, et, pour mon malheur, celui de leurs généraux qui commandait à
Florence, tranchant du littérateur, voulut faire connaissance avec
moi, et très-honnêtement il se présenta deux fois à ma porte, toujours
sans me trouver, car je m'étais arrangé de manière que jamais on ne me
trouvât. Je ne voulus pas même lui rendre politesse pour politesse, et
lui renvoyer ma carte. Quelques jours après il me fit demander de vive
voix, par un message, à quelle heure je pouvais être chez moi. Quand
je vis qu'il s'obstinait, ne voulant pas confier à un domestique de
place une réponse verbale qui aurait pu être changée ou altérée,
j'écrivis sur une petite feuille de papier: «Victor Alfieri, pour
éviter tout malentendu dans la réponse qu'il fait rendre à M. le
général, la remet par écrit à son domestique. Si M. le général, en sa
qualité de commandant de Florence, lui fait signifier l'ordre de
l'attendre chez lui, Alfieri, qui ne résiste pas à la force qui
commande, quelle qu'elle soit, se constituera immédiatement en tel
état que de raison; mais si M. le général ne veut que satisfaire une
curiosité personnelle, Victor Alfieri, naturellement très-sauvage, ne
désire plus faire connaissance avec personne, et le prie, en
conséquence, de l'en dispenser.» Le général me répondit directement
deux mots pour me dire que mes ouvrages lui avaient inspiré le désir
de me connaître; mais que désormais, averti de mon humeur sauvage, il
ne me chercherait plus. Il tint parole; et voilà comment j'échappai à
un ennui pour moi plus pénible et plus triste que tout autre supplice
que l'on eût voulu me faire subir.

«Cependant le Piémont, autrefois ma patrie, déjà francisé à sa
manière et voulant singer ses maîtres en tout, changea son académie
des sciences, ci-devant royale, en un institut national, sur le modèle
de celui de Paris, où se trouvaient réunis les belles-lettres et les
beaux-arts. Il plut à ces messieurs (je ne saurais les nommer, car mon
ami Caluso s'était démis de sa place de secrétaire de l'académie), il
leur plut, dis-je, de m'élire membre de cet institut et de me
l'apprendre directement par une lettre. Prévenu d'avance par l'abbé,
je leur renvoyai la lettre sans l'ouvrir, et je chargeai mon ami de
leur dire, de vive voix, que je n'acceptais point ce titre d'associé,
que je ne voulais être d'aucune association, et, moins que de toute
autre, d'une académie qui récemment avait exclu avec tant d'insolence
et d'acharnement trois personnages aussi respectables que le cardinal
Gerdil, le comte Balbo, le chevalier Morozzo (comme on peut le voir
dans les lettres que je cite en note), sans en apporter un autre
motif, sinon qu'ils étaient trop royalistes.

«Je n'ai jamais été, je ne suis pas royaliste; mais ce n'est pas une
raison pour que j'aille me mêler à cette clique. Ma république n'est
pas la leur; je fais et ferai toujours profession d'être en tout ce
qu'ils ne sont pas. Furieux de l'affront que je recevais, je manquai à
ma parole pour rimer quatorze vers sur ce sujet, et je les envoyai à
mon ami; mais je n'en gardai point copie, et ni ceux-ci, ni d'autres
que l'indignation ou toute autre passion arracha de ma plume, ne
figureront plus désormais parmi mes poésies déjà trop nombreuses.

«Je n'avais pas eu la même force, au mois de septembre de l'année
précédente, pour résister à une nouvelle impulsion, ou, pour mieux
dire, à une impulsion renouvelée de ma nature, impulsion
toute-puissante cette fois, qui m'agita pendant plusieurs jours, et à
laquelle il fallut bien me rendre, ne pouvant la surmonter. Je conçus
et jetai sur le papier le plan de six comédies à la fois.»


XVI.

À quarante-neuf ans il semble revenir à une seconde enfance, se
sentant vieilli à l'époque où les hommes d'action se sentent jeunes.
Il s'amuse à créer pour lui-même un ordre de chevalerie littéraire:
«J'inventai un collier où seraient gravés les noms de vingt poëtes et
auquel serait suspendu un camée avec le portrait d'Homère. Je me
parerai moi-même de ce nouvel ordre.»

Ses mémoires sont surtout intéressants par la sincérité de sa vanité
ridicule et aussi par la passion moitié sincère moitié ostentative
qu'il affecta de prouver toute sa vie à la comtesse d'Albany. L'abbé
de Caluso, son ami de Turin, qu'il avait engagé à venir le voir à
Florence en 1803, rend compte ainsi de sa mort:

«Il expira le 3 octobre de cette année. Ce jour-là, s'étant levé en
apparence mieux portant et plus gai qu'il n'avait coutume depuis
longtemps, il sortit, après son étude habituelle du matin, pour se
promener en phaéton. Mais il avait à peine fait quelques pas qu'il se
sentit pris d'un froid extrême, et voulant, pour le chasser, se
réchauffer, descendre et marcher un peu, il en fut empêché par des
douleurs d'entrailles. Il rentra avec un accès de fièvre qui dura
quelques heures et baissa sur le soir. Quoiqu'il fût d'abord tourmenté
d'une envie de vomir, il passa la nuit sans trop grandes douleurs, et
le lendemain, non-seulement il s'habilla, mais il sortit de son
appartement, et descendit à la salle à manger pour dîner; cependant
il ne put manger ce jour-là, et il en passa une grande partie à
dormir. Il eut ensuite une nuit agitée. Le 5 au matin, après s'être
rasé, il voulait sortir pour prendre l'air; mais la pluie ne le permit
pas. Le soir, selon sa coutume, il but son chocolat, et le trouva bon.
Mais, dans la nuit du 5 au 6, il fut repris de très-vives douleurs
d'entrailles. Le docteur ordonna des sinapismes aux pieds; mais, au
moment où ils commençaient à opérer, le malade s'en débarrassa, dans
la crainte que, la plaie venant à se former, il ne fût pendant
plusieurs jours empêché de marcher. Le soir, il paraissait mieux, et
ne voulut pas se mettre au lit, ne croyant pas pouvoir le supporter.
Dans la matinée du 7, son médecin ordinaire fit appeler un de ses
confrères en consultation, et ce dernier ordonna des bains et des
vésicatoires aux jambes. Mais le malade n'en voulut pas non plus,
toujours dans la crainte de ne pouvoir marcher. On lui fit prendre de
l'opium, qui calma les douleurs et lui fit passer une nuit assez
tranquille. Toutefois il ne se mit pas encore au lit; ce repos que lui
donnait l'opium n'était pas sans quelque mélange d'hallucinations
importunes; il avait la tête pesante, et, quoique éveillé, il
retrouvait comme en songe le souvenir des choses passées le plus
vivement empreintes dans son esprit. Il se rappelait alors ses études
et ses travaux de trente années, et, ce qui l'étonnait davantage, un
bon nombre de vers grecs du commencement d'Hésiode, qu'il n'avait lus
qu'une fois, lui revenaient à la mémoire... Vous étiez assise près de
lui, madame la comtesse, et c'est à vous qu'il le disait. Toutefois il
ne semblait pas croire que la mort, avec laquelle il s'était depuis
longtemps familiarisé, le menaçât alors de si près. Du moins, madame,
il ne vous en témoigna rien, quoique vous ne l'ayez quitté que le
matin, à six heures, lorsqu'il s'obstina, contre l'avis des médecins,
à prendre de l'huile et de la magnésie. Ce remède ne pouvait que lui
nuire et lui embarrasser les intestins. En effet, sur les huit heures,
on s'aperçut qu'il était en danger, et quand on vous rappela près de
lui, madame, vous le trouvâtes qui respirait à peine et à demi
suffoqué. Néanmoins, s'étant levé de sa chaise, il eut encore la force
de s'approcher du lit et de s'y appuyer; un moment après sa vue
s'obscurcit, ses yeux se fermèrent, et il expira. On n'avait négligé
ni les devoirs ni les consolations de la religion; mais on ne croyait
pas que le mal fît des progrès si rapides, ni qu'il fût nécessaire de
se hâter, et le confesseur qu'on avait mandé n'arriva pas à temps.
Toutefois nous ne pouvons douter que le comte ne fût prêt pour ce
terrible passage, dont la pensée lui était si présente que
très-souvent il y revenait dans ses discours. C'est ainsi que, le
samedi 8 octobre 1803, au matin, ce grand homme nous fut enlevé, ayant
à peine dépassé la moitié de la cinquante-cinquième année de son âge.

«Il a été enseveli où le furent avant lui tant de personnes célèbres,
à Sainte-Croix, près de l'autel du Saint-Esprit, sous une simple
pierre, en attendant le mausolée digne de tous deux que lui fait
élever Mme la comtesse d'Albany, non loin de Michel-Ange. Déjà Canova
y a mis la main, et l'oeuvre d'un si grand sculpteur ne peut être
qu'une oeuvre grande. J'ai essayé d'exprimer dans les sonnets qu'on va
lire les sentiments que j'ai apportés sur la tombe de notre ami.»

Et comme en Italie tout commence et tout finit par des sonnets, l'abbé
de Caluso, oncle de la comtesse Mazin, femme très-distinguée du
Piémont, avec laquelle j'ai eu des rapports aimables, dédie, en
finissant, trois sonnets infiniment médiocres à la comtesse d'Albany.
Nous ne les citerons pas par respect pour les sonnets de Pétrarque,
pour l'Italie, et pour la veuve de Charles-Édouard. Mais Alfieri ne
méritait guère mieux.

De la gloire, il n'eut que la passion;

Du civisme, il n'eut que l'affectation;

Du génie, il n'eut que la prétention;

De l'amour, il n'eut que l'ostentation;

Ostentation peut-être sincère, mais suspecte au moins, comme nous
allons le montrer dans la suite de ce commentaire. Toutefois
laissons-lui cet honneur contesté, car c'est par lui qu'il est encore
quelque chose.

Nous allons examiner en détail ses oeuvres, et prouver qu'il n'eut
d'un grand poëte que la manie et non le génie, que l'Italie s'est
trompée en le prenant pour un grand homme, et qu'il ne fut en réalité
qu'un _pédant magnifique_. Parcourons ses titres.

                                                            LAMARTINE.

(_La suite au prochain Entretien._)




XCVIIIe ENTRETIEN.

ALFIERI.

SA VIE ET SES OEUVRES.

(TROISIÈME PARTIE.)


I.

Suivons maintenant la comtesse d'Albany:

Le lendemain de la mort d'Alfieri, rien ne change dans la demeure du
poëte. Alfieri va habiter la demeure classique commandée à Canova par
celle qu'on pouvait appeler sa veuve, mais qui en réalité ne l'était
pas. Les lettres du poëte et de la comtesse, emportées à Montpellier
par _Fabre_ après la mort des deux amis, lettres brûlées par la main
sévère d'un troisième ami, puritain de décence, le prouvent. Si le
mariage supposé avait eu lieu, il aurait été attesté par cette
correspondance, et les amis zélés pour la mémoire religieuse de la
comtesse ne les auraient pas anéanties. C'est évident: on n'anéantit
pas ce qui justifie!

Donc aucun lien, ni religieux ni légal, ne resserrait l'union entre la
comtesse d'Albany et son chevalier servant; ils étaient libres,
excepté des liens que l'habitude et les moeurs de l'Italie consacrent.
On a vu qu'Alfieri ne les respectait pas complétement pendant leur
cohabitation à Florence, à leur retour de Paris et de Londres en 1793.
Son sonnet licencieux sur un amour immoral, avoué en ce temps-là dans
une mauvaise société de Florence, sonnet commémoratif de cette
pitoyable aventure, en est la preuve en ce qui le concerne. Mais si
on réfléchit que ce sonnet prouvant l'infidélité scandaleuse de
l'amant a été introduit dans l'édition de ses soixante-dix sonnets par
la comtesse d'Albany elle-même, éditant et révisant ses oeuvres, il
est difficile de douter de l'intention des deux amants, le poëte et
l'éditeur. Le poëte s'adorait trop lui-même pour brûler un méchant
sonnet si peu respectueux pour la comtesse, et la comtesse, de son
côté, libre de publier ou d'anéantir ce sonnet, preuve de la légèreté
d'Alfieri envers elle, ne le laissait évidemment imprimer que pour en
faire usage à son tour, en donnant au public la preuve qu'Alfieri lui
laissait désormais la liberté de son coeur en se vantant de la licence
du sien. Il est difficile de se refuser à cette conclusion. Quel est
l'amant qui imprimerait sous l'oeil de son amie un sonnet où il
attesterait lui-même sa propre infidélité cynique? quelle est l'amante
qui, libre d'anéantir la preuve d'une pareille offense, la laisserait
subsister si elle n'avait elle-même l'intention de se déclarer libre
par la plume de son premier adorateur? Il est donc à croire que les
liens étaient rompus à cette époque, et que la comtesse n'était pas
fâchée qu'on le sût, afin de se justifier elle-même d'un changement
dont on lui avait donné l'exemple. Je n'ai pas pu tirer de
l'impression posthume de ce sonnet une autre conjecture.


II.

Quoi qu'il en soit, il y avait alors dans la maison et dans l'intimité
d'Alfieri un jeune Français sur lequel les regards et les suspicions
du public commençaient à se tourner. Ce jeune homme était M. Fabre.

«La mort d'Alfieri ouvre une période nouvelle dans la vie de Mme
d'Albany. Si douloureuse que fût l'heure de la séparation, cette mort,
il faut bien le dire, était un affranchissement pour la comtesse. Il
paraît certain qu'elle avait aimé Fabre avant qu'Alfieri fût descendu
au tombeau; il est certain aussi que la misanthropie toujours
croissante du poëte l'avait condamnée pendant ces derniers temps à
une solitude bien contraire à ses goûts. Elle se résignait sans doute,
car elle était débonnaire et soumise; elle demandait à l'étude des
consolations, elle passait des journées entières plongée dans ses
lectures. Qui oserait dire pourtant que sa résignation fût complète?
qui oserait affirmer qu'à la mort de son amant, au milieu de sa
douleur et de ses larmes, elle ne se sentit pas, sans se l'avouer à
elle-même, plus légère, plus à l'aise, et comme débarrassée d'une
chaîne pesante? Toutes ces Maintenons, occupées à distraire des rois
malheureux et irrités, finissent toujours par laisser éclater leur
ennui. Mme d'Albany, une fois séparée de son poëte, ne prononce pas un
mot, n'écrit pas une ligne qui puisse nous faire soupçonner le fond de
son âme; mais sa conduite nous révèle la vérité tout entière beaucoup
plus clairement qu'on ne le voudrait. Quelques mois à peine sont
écoulés, et déjà le peintre a pris la place du poëte dans l'hôtel du
_Lung' Arno_; la _casa di Vittorio Alfieri_ est aussi désormais la
maison de François-Xavier Fabre. Quant à ces salons où la royale
comtesse était si impatiente d'avoir sa cour et que la sauvagerie
d'Alfieri tenait si obstinément fermés, ils vont enfin s'ouvrir:
grands seigneurs et grandes dames, hommes de guerre et hommes d'État,
écrivains et artistes, y affluent bientôt de toutes parts; c'est le
foyer littéraire de l'Italie du nord, c'est un des rendez-vous de la
haute société européenne. Voilà comment furent célébrées les
funérailles d'Alfieri!

«Nous voudrions qu'il nous fût possible de voiler ce triste épisode. À
Dieu ne plaise qu'on nous accuse d'avoir cédé ici à l'indiscrète
curiosité de notre temps! Les commérages de l'histoire intime ne sont
pas de notre goût; nous ne cherchons pas le scandale, nous ne scrutons
pas les mystères de la vie privée. Ce sont là, par malheur, des choses
devenues publiques. Et qui donc est coupable de cette publicité? Mme
d'Albany a étalé elle-même une partie de ses fautes dans cette _Vita
d'Alfieri_ qu'elle a imprimée librement après la mort du poëte, et,
pour ce qui concerne ses relations avec Fabre, elle n'y a pas, dans
son insouciance, apporté plus de réserve. D'ailleurs on a tant parlé
de ces singuliers incidents, on a tant discuté le pour et le contre,
que notre silence sur un point si délicat serait plus grave encore
qu'une condamnation expresse. Comment supprimer tout à fait un épisode
qui renferme la conclusion du drame? Des romanciers se sont plu à
mettre en scène la femme de quarante ans, et ils ont eu beau se
montrer sympathiques pour des souffrances qui ne dépendent pas du
nombre des années, on voit percer une secrète ironie dans leurs
peintures. De quel ton les plus complaisants pourraient-ils raconter
ces dernières aventures de la comtesse? Mme d'Albany avait cinquante
et un ans lorsque Alfieri mourut, Fabre n'en avait que trente-sept; la
jeunesse de Fabre, jointe à un mérite qu'on ne peut nier, fut
peut-être ce qui captiva le plus l'amante si longtemps soumise du
misanthrope Alfieri. N'oublions pas cependant que sur un point si
délicat des opinions bien diverses se sont produites, et peut-être
suffira-t-il de mettre ces opinions en présence pour concilier les
devoirs de l'historien avec les justes égards dus à une femme
célèbre, dont les dernières années ont laissé un souvenir honorable.

«Il n'est pas du tout prouvé, disent les défenseurs de la comtesse,
que personne ait remplacé Alfieri dans son coeur. Qu'était-ce que
Fabre, en effet, pour lui inspirer une passion si vive et si
impatiente? Le peintre de Montpellier, si estimable à tant d'égards,
n'avait d'ailleurs aucune des qualités qui peuvent séduire un coeur
enthousiaste. Je ne parle pas seulement de l'impression qu'il a
laissée à ceux qui l'ont connu dans les dernières années de sa vie: la
goutte le tourmentait alors depuis longtemps, et son caractère, assez
peu aimable déjà, était devenu singulièrement âpre. Sans avoir en 1803
cette humeur chagrine et bourrue, Fabre, esprit sérieux, intelligent,
causeur instruit et plein de ressources, connaisseur du premier ordre
en matière d'art, ne brillait ni par le charme ni par l'élévation du
talent. Aucune flamme chez lui, pas la moindre étincelle de ce génie
qui faisait pardonner à l'auteur de _Marie Stuart_ ses brusqueries
farouches. Une âme honnête et droite pouvait animer les traits
vulgaires de son visage; il n'y fallait chercher aucune grâce, aucune
finesse, nulle expression délicate et poétique. Les personnes qui ont
vu à Montpellier le portrait de Fabre tel qu'il l'a peint lui-même se
demandent comment la veuve de Charles-Édouard, _l'adorata donna_
d'Alfieri, aurait pu effacer comme à plaisir, par cet inexplicable
attachement, la poétique auréole qui entourait son nom.

--Prenez garde! a-t-on répondu. Il faudrait, pour être tout à fait
juste envers Fabre, se demander si la comtesse elle-même, en 1803,
n'était pas un peu atteinte de cette vulgarité qu'on reproche au
successeur d'Alfieri. Elle avait eu et gardé longtemps un merveilleux
éclat de jeunesse, un teint éblouissant, quelque chose de ces fraîches
carnations de Rubens, son compatriote et son peintre favori. À
cinquante et un ans, sa beauté n'existait plus, et si les adorateurs
de la comtesse, ceux qui ne la connaissent que par les Mémoires
d'Alfieri, s'étonnent qu'elle ait pu aimer après lui le moins poétique
des hommes, les amis de Fabre peuvent s'étonner à leur tour qu'il ait
pu aimer, jeune encore, la vieille comtesse alourdie par l'âge. «J'ai
connu Mme d'Albany à Florence, écrit M. de Chateaubriand dans les
_Mémoires d'outre-tombe_; l'âge avait apparemment produit chez elle un
effet opposé à celui qu'il produit ordinairement: le temps ennoblit le
visage, et, quand il est de race antique, il imprime quelque chose de
sa race sur le front qu'il a marqué. La comtesse d'Albany, d'une
taille épaisse, d'un visage sans expression, avait l'air commun. Si
les femmes des tableaux de Rubens vieillissaient, elles
ressembleraient à Mme d'Albany à l'âge où je l'ai rencontrée. Je suis
fâché que ce coeur, _fortifié et soutenu_ par Alfieri, ait eu besoin
d'un autre appui.» Les souvenirs que consigne ici le célèbre écrivain
se rapportent à l'année 1812; il est probable cependant que dès
l'année 1803 la veuve du dernier Stuart, la vieille amie de l'ardent
poëte piémontais, avait déjà cette physionomie sans jeunesse, ces
allures sans légèreté, que Chateaubriand nous signale. Qu'il y ait
dans ces lignes un sentiment de fatuité mondaine, que l'auteur soit
heureux d'opposer secrètement à la Béatrice un peu déformée d'Alfieri
la Béatrice toute gracieuse et tout idéale de l'Abbaye-aux-Bois, nous
n'essayerons pas de le nier; ce n'est pas une raison pour récuser un
témoignage confirmé par des juges plus bienveillants. M. de Lamartine,
qui vit la comtesse d'Albany en 1810, c'est-à-dire à une époque
très-rapprochée de la date qui nous occupe, la représente à peu près
dans les mêmes termes. «Rien, dit-il, ne rappelait en elle, à cette
époque déjà un peu avancée de sa vie, ni la reine d'un empire, ni la
reine d'un coeur. C'était une petite femme dont la taille, un peu
affaissée sous son poids, avait perdu toute légèreté et toute
élégance. Les traits de son visage, trop arrondis et trop obtus aussi,
ne conservaient aucunes lignes pures de beauté idéale.» Il est vrai
qu'il ajoute ce correctif précieux, oublié ou dédaigné par
Chateaubriand: «Mais ses yeux avaient une lumière, ses cheveux cendrés
une teinte, sa bouche un accueil, toute sa physionomie une
intelligence et une grâce d'expression qui faisaient souvenir, si
elles ne faisaient plus admirer. Sa parole suave, ses manières sans
apprêt, sa familiarité rassurante, élevaient tout de suite ceux qui
l'approchaient à son niveau. On ne savait si elle descendait au vôtre,
ou si elle vous élevait au sien, tant il y avait de naturel dans sa
personne.»

«Ici les défenseurs de la comtesse d'Albany, qui ne peuvent nier son
attachement pour le jeune artiste de Montpellier, essayent de soutenir
qu'ils étaient secrètement mariés. Non, répliquent leurs adversaires.
Mme d'Albany installa Fabre auprès d'elle, elle en fit le compagnon de
sa vie, elle le fit accepter par le monde de l'Empire et de la
Restauration; elle le présenta familièrement à l'aristocratie
européenne; elle l'emmena dans tous ses voyages, à Paris en 1810, à
Naples en 1812; elle vécut enfin sans scrupule et sans embarras comme
la femme du peintre, mais elle ne songea pas un seul jour à l'épouser.
Nous avons sur ce point un renseignement assez curieux. Le premier
volume du Supplément de la _Biographie universelle_, publié en 1834,
contient un article sur la comtesse d'Albany, article signé du nom de
Meldola, et dans lequel on lit ces paroles: «Quelques biographes ont
prétendu que Mme d'Albany s'était unie par un mariage secret à
Alfieri, et qu'après la mort de ce poëte elle avait épousé M. Fabre.
Ce dernier fait est démenti par M. Fabre lui-même, qui regarde le
premier comme également controuvé.» Or, comme si cette dénégation
imprimée ne suffisait pas au successeur d'Alfieri, il l'inscrivit de
sa main sur l'exemplaire qui lui appartenait. Ces mots, _elle avait
épousé M. Fabre_, sont soulignés par lui au crayon, et d'une main
brusque il a écrit à la marge: «C'est faux.» Ce volume ainsi annoté a
été donné par Fabre à la bibliothèque de Montpellier, et chacun peut y
lire cette singulière protestation. Pourquoi donc une telle
insistance? Au nom de quel sentiment a-t-il protesté de la sorte? Que
craignait-il en laissant s'accréditer le bruit d'un mariage secret
entre la comtesse et lui? Il ne craignait rien et ne se souciait de
rien; toutes ces délicatesses lui étaient complétement inconnues.
Véridique autant que bourru, il avait son franc-parler sur toutes les
choses, et il n'a songé en cette circonstance qu'à dire la vérité,
brutalement ou non, peu importe.»


III.

Fabre fils, d'une famille obscure de Montpellier, élève de David,
homme de bon sens et de coeur droit, était allé à Rome étudier l'art
dans lequel il devint érudit de premier ordre, sans sortir tout à fait
d'une élégante et savante médiocrité dans l'exécution. Tout ce que la
science peut donner, il l'avait; le génie lui était à peu près refusé.
Son extérieur un peu vulgaire n'avait rien qui motivât la passion, que
la jeunesse. Ses yeux étaient beaux et limpides, mais ses traits
n'avaient aucune noblesse et aucune distinction naturelle de ces
visages desquels la race ou le génie écrit d'avance l'origine. C'était
un visage flamand, ayant assez d'analogie avec les traits arrondis et
allemands de la comtesse d'Albany elle-même. Bien accueilli à
Florence par les deux amants, il fit par reconnaissance un très-beau
portrait d'Alfieri et finit par cohabiter assidûment chez eux, bien
qu'alors il n'y eût pas son logement. Il logeait alors dans la même
rue que moi à Florence, et il remplissait son logement des
chefs-d'oeuvre de l'art qu'on se procurait assez économiquement alors
en Italie. Son musée était un reliquaire de la peinture, où un
magnifique Raphaël présumé recevait son culte et celui des amateurs.
Je l'ai souvent visité et admiré sur parole. Fabre avait beaucoup
d'esprit et surtout de bon sens. Sa conversation nourrie, sans
prétention, devait avoir dans l'intimité beaucoup de charme. Il
n'était ni jaloux ni intrigant, propre à se laisser aimer plus qu'à
séduire, sûr comme l'amitié, fidèle et discret comme elle. Alfieri
avait cinquante ans, Fabre trente-six, la comtesse d'Albany approchait
de quarante-six ans; c'était là tout le charme.

On n'a aucun détail sur la manière dont cette liaison fut contractée
jusqu'après la mort du poëte. Mais le _duo_ parut devenir un _trio_,
jusqu'à ce qu'il redevînt un _duo_ par l'absence éternelle d'un des
acteurs. Peu de temps avant la mort d'Alfieri, Fabre vint habiter
comme maître de maison le palais de la comtesse. Le monde italien,
accoutumé à ces habitudes, ne le trouva pas mal séant; il fallait un
homme, au gouvernail de cette demeure, soit un peintre, ami ou amant,
peu importait aux moeurs du pays et du temps? La comtesse, l'abbé de
Caluso, Fabre, recueillirent en une seule édition les oeuvres
d'Alfieri et livrèrent tout ce fatras à l'oeil du public avec un soin
religieux.

C'est ici le moment pour nous de jeter un coup d'oeil impartial sur
cette oeuvre. Les sonnets sont vides d'amour, le lyrisme ou
l'inspiration manquent totalement à cet homme, on n'en retiendra pas
un vers; c'est du pédantisme glacé, l'éternel hiver du coeur dont
l'imagination de l'Italie ne fond pas même les neiges. Pétrarque n'eût
pas daigné en lire un seul; jamais cela ne chante; les satires, fade
imitation de Juvénal, sont de l'antique réchauffé à froid par une
méchanceté classique.

Le _Misogallo_ est un recueil de toutes les injures à la France, qui
n'a pas même daigné s'en apercevoir; caprice de haine et d'envie aussi
faux que son amour! Les traductions sont des traductions pénibles,
sans originalité, sans grâce et sans sel; exercices de collége qu'on
brûle après les avoir écrits, quand on n'a pas l'adoration de sa plume
et quand on ne fait pas de la collection de ses _lignes_ l'_ex-voto_
de sa misérable vanité.

Quant à ses tragédies, c'est un peu moins médiocre, mais toujours
médiocre. L'ennui en est la séve: on sent qu'il s'est prodigieusement
ennuyé à les écrire, et quand on les a lues on sent qu'on s'est
prodigieusement ennuyé à les lire. C'est le monde de l'ennui dont on
sort soulagé, avec la ferme résolution de n'y jamais rentrer!--Il n'y
a qu'un seul mérite, mais mérite tout local et que les Italiens seuls
peuvent apprécier: c'est la langue toscane, ou plutôt l'effort de
l'auteur pour traduire avec peine et succès son piémontais en
étrusque. Mais, comme dit Chateaubriand, «le feuillage n'a de grâce
que sur l'arbre qui le porte.» On éprouve en essayant à les lire toute
la peine qu'Alfieri a éprouvée en les écrivant.

Le style en est classiquement beau et fort, mais d'une beauté morte et
d'une force enragée qui ne se détend jamais. Les vers blancs sans rime
dans lesquels il écrit ses tragédies sont une prose cadencée, qui ne
donne pas même à l'oreille le plaisir de la difficulté vaincue et de
la complète harmonie des mots. C'est une prose concassée en fragments
égaux, âpres, durs, secs, dont la brièveté, fruit de la réflexion, est
le seul caractère, et qui exclut presque tout développement des
sentiments et du drame; sorte d'algèbre en vers blancs, qu'un géomètre
littéraire écrirait, non pour faire sentir, mais pour faire comprendre
en peu de signes sa pensée; le contraire de l'éloquence, qui ne vous
entraîne qu'en s'épanchant, et du drame, qui ne vous saisit, comme la
nature, que par ses développements. Aussi ses tragédies ne
méritent-elles pas ce nom; ce sont des _dialogues des morts_, où
_trois_ ou _quatre_ acteurs causent ensemble avec une passion
furieuse, et finissent au cinquième acte par s'entre-tuer: voilà les
tragédies de ce grand homme de volonté, quelquefois éloquent par
tirades, mais toujours fastidieux par sécheresse. Une admirable
actrice italienne, rivale plus débordante de feu que Mlle Rachel, Mme
Ristori, est venue à Paris et à Londres représenter devant le pays de
_Racine_ et de _Shakespeare_ quelques scènes de ces tragédies toscanes
d'Alfieri.

Comme on déclame en pays étranger, devant un peuple curieux, les
balbutiements d'un écolier de rhétorique, on a applaudi la magique
beauté, le geste neuf et pathétique, la sublime diction de la
tragédienne; mais la tragédie? Non; personne n'a été tenté de traduire
pour nous ces drames avortés, excepté M. _Legouvé_, par complaisance
de talent, pour que l'actrice universelle eût le plaisir d'émouvoir en
français les Français. _Myrra_ a fait pleurer sur son amour néfaste,
mais _Myrra_ tout entière n'était qu'une scène, un dialogue entre la
passion et l'impossible dont le coup de poignard est le seul
dénoûment, une métaphysique en conversation, une frénésie en vers
blancs.


IV.

_Octavie_, _Timoléon_, _Mérope_, _Philippe II_, _Polynice_,
_Antigone_, _Brutus I_ et _Brutus II_, _Sophonisbe_, _Rosmonde_,
_Oreste_, _Agamemnon_, _Virginie_, _Marie Stuart_, _la Conjuration des
Pazzi_, _Don Garcia_, _Agis_, etc., etc.; _Saül_, tragédie biblique
que j'ai imitée ou traduite en vers dans ma jeunesse, et qui a quelque
originalité parce qu'elle a plus de poésie réelle, ne sont pas sans
talent, mais sont presque sans génie; ces plagiats plus ou moins
éloquents de langue étrangère, si l'on n'est pas soi-même un maniaque
de langues, ne laissent rien dans l'esprit de celui qui les parcourt,
que la froide satisfaction de se dire: J'ai lu une banale déclamation
dans un dialecte bien imité. Mais ce n'est pas ainsi que
_Shakespeare_, _Corneille_, _Racine_, _Voltaire_, _Goethe_, _Schiller_
lui-même,--ont introduit ou renouvelé l'art théâtral dans leur
pays.--Un _pensum_ dialogué en vers toscans, voilà le vrai nom que
l'Italie laissera à son prétentieux poëte dramatique, jusqu'à ce qu'on
n'en parle plus, quand l'Italie aura son théâtre sérieux, après la
fédération nationale des Italiens modernes?

Voilà l'homme! N'en parlons plus.


V.

Je reviens à la comtesse d'Albany. Le respect humain la rendit en
apparence fidèle au culte de la gloire de ce grand homme _convenu_,
qu'elle avait aimé jeune sous le nom d'Alfieri. Bien qu'elle en fût
dès longtemps saturée sans le montrer et sans le dire, et qu'il y eût,
dit-on, plus de domination que d'attrait dans l'espèce de subjugation
qu'Alfieri exerçait sur elle, elle ne voulut pas l'avouer; elle eût
retranché quelque chose à son excuse, en retranchant un atome à la
grandeur factice de son héros. Elle consacra tout ce qui venait de lui
à l'édition de ses pauvres oeuvres et à la dépense de son monument en
marbre par Canova. Quand ces devoirs furent accomplis, elle reprit
dans la société de _Fabre_ la vie élégante et princière qu'elle avait
commencée à Paris avant la révolution. Elle recevait des amis assidus,
dont j'ai particulièrement connu le plus grand nombre, cité par M. de
_Reumont_ et par M. _Saint-René Taillandier_ dans son intéressante
biographie des deux amis.

Le premier cité est le comte _Baldelli_, époux d'une charmante jeune
femme et père d'une plus charmante fille. Le comte Baldelli vivait à
Florence, et sa société savante plaisait à Mme d'Albany; je le voyais
souvent moi-même de 1820 à 1826. Ses opinions, modifiées par la
lecture du comte de Maistre, le séparèrent plus tard des amis
florentins de la comtesse d'Albany. C'était un homme jeune encore,
ardent, religieux, d'abord favorable à la révolution française, puis
devenu plus acerbe contre elle, par esprit de piété et de propagande.

Voici la lettre qu'elle lui écrivit peu de jours après la mort
d'Alfieri:

                                          «Florence, 24 novembre 1803.

«Vous pouvez juger, mon cher Baldelli, de ma douleur par la manière
dont je vivais avec l'incomparable ami que j'ai perdu. Il y aura
samedi sept semaines, et c'est comme si ce malheur m'était arrivé
hier. Vous qui avez perdu une femme adorée, vous pouvez concevoir ce
que je sens. J'ai tout perdu, consolation, soutien, société, tout,
tout. Je suis seule dans ce monde, qui est devenu un désert pour moi.
Je déteste la vie, qui m'est odieuse, et je serais trop heureuse de
finir une carrière dont je suis déjà fatiguée depuis dix ans par les
circonstances terribles dont nous avons été témoins: mais je la
supportais, ayant avec moi un être sublime qui me donnait du courage.
Je ne sais que devenir; toutes les occupations me sont odieuses.
J'aimais tant la lecture! Il ne m'est plus possible que de lire les
ouvrages de notre ami, qui a laissé beaucoup de manuscrits pour
l'impression. Il s'est tué à force de travailler, et sa dernière
entreprise de six comédies était au-dessus de ses forces... Il a
succombé en six jours sans savoir qu'il finissait, et a expiré sans
agonie, comme un oiseau, ou comme une lampe à qui l'huile manque. Je
suis restée avec lui jusqu'au dernier moment. Vous jugerez comme
cette cruelle vue me persécute; je suis malheureuse à l'excès. Il n'y
a plus de bonheur pour moi dans ce monde, après avoir perdu à mon âge
un ami comme lui, qui, pendant vingt-six ans, ne m'a pas donné un
moment de chagrin que celui que les circonstances nous ont procuré à
l'un et à l'autre. Il est certain qu'il y a peu de femmes qui puissent
se vanter d'avoir eu un ami tel que lui; mais aussi je le paye bien
cher dans ce moment, car je sens cruellement sa perte. Je regrette
bien votre absence; votre âme sensible et en même temps forte aurait
relevé la mienne, qui est anéantie. J'ai trouvé du courage dans toutes
les circonstances de ma vie: pour celle-ci, je n'en trouve pas du
tout; je suis tous les jours plus accablée, et je ne sais pas comment
je ferai pour continuer à vivre aussi malheureuse.»

Pour que rien ne manquât à l'exactitude et aussi à la moralité de
cette histoire, il fallait entendre les cris de douleur que pousse la
comtesse d'Albany. Écoutez encore ses gémissements et ses sanglots
dans cette lettre à M. d'Ansse de Villoison. Je le répète, au moment
où elle trace cette page, elle est sincère. On ne joue pas de cette
façon avec la douleur et les larmes; on n'imite pas ainsi le
désespoir. Oui, elle est sincère encore, à cette date, quand elle se
voit seule dans un désert, quand elle parle de son impuissance de
vivre. Le grand helléniste qui savait apprécier Alfieri a écrit à la
comtesse ses compliments de condoléance.

Voici ce qu'elle lui répond:

                                        «Florence, le 9 novembre 1803.

«J'étais bien sûre, mon cher monsieur, que vous prendriez un grand
intérêt à la perte horrible que j'ai faite. Vous savez par expérience
quel malheur affreux c'est de perdre une personne avec qui on a vécu
pendant vingt-six ans, et qui ne m'a jamais donné un moment de
déplaisir, que j'ai toujours adorée, respectée et vénérée. Je suis la
plus malheureuse créature qui existe... Le plus grand bonheur, et le
seul qui puisse m'arriver, ce serait d'aller rejoindre cet ami
incomparable. Il s'est tué à force d'étudier et de travailler. Depuis
dix ans qu'il était à Florence, il avait appris le grec tout seul. Il
a traduit en vers une tragédie de chaque auteur grec, les _Perses_
d'Eschyle, _Philoctète_ de Sophocle, _Alceste_ d'Euripide, et il a
fait une _Alceste_ à son imitation, ainsi qu'une tragi-mélodie
d'_Abel_, qui est moitié tragédie et moitié pour chanter, afin de
donner aux Italiens le goût de la tragédie: ce seront les premières
choses que je ferai imprimer pour finir son théâtre. Il a traduit les
_Grenouilles_ d'Aristophane, tout Térence, tout Virgile en vers,
c'est-à-dire l'_Énéide_,--la _Conjuration de Catilina_. Il a fait
dix-sept satires, un tome de poésies lyriques. Il a écrit toute sa vie
jusqu'au 14 mars de cette année, et puis il a fait depuis deux ans six
comédies qui ont été la cause de sa mort, y travaillant trop pour les
finir plus vite, et malgré cela il n'a pu en corriger que quatre et
demie; il est tombé malade à la moitié du troisième acte de la
cinquième. Il se portait très-bien le 3 octobre au matin, et il
travailla à son ordinaire; je rentrai à quatre heures pour dîner, et
je le trouvai avec la fièvre: la goutte s'était fourrée dans les
entrailles, qu'il avait très-affaiblies depuis quelque temps, ne
pouvant quasi plus manger... Enfin le samedi 8, après avoir passé une
nuit moins mauvaise que les précédentes, il s'affaiblit, il perdit la
vue, et mourut sans fièvre, comme un oiseau, sans agonie, sans le
savoir. Ah! monsieur, quelle douleur! J'ai tout perdu: c'est comme si
on m'avait arraché le coeur! Je ne puis pas encore me persuader que
je ne le reverrai plus. Imaginez-vous que depuis dix ans je ne l'avais
plus quitté, que nous passions nos journées ensemble; j'étais à côté
de lui quand il travaillait, je l'exhortais à ne pas tant se fatiguer,
mais c'était en vain: son ardeur pour l'étude et le travail augmentait
tous les jours, et il cherchait à oublier les circonstances des temps
en s'occupant continuellement. Sa tête était toujours tendue à des
objets sérieux, et ce pays ne fournit aucune distraction. Je me
reproche toujours de ne l'avoir pas forcé à faire un voyage: il se
serait distrait par force. Son âme ardente ne pouvait pas exister
davantage dans un corps qu'elle minait continuellement. Il est
heureux, il a fini de voir tant de malheurs; sa gloire va augmenter:
moi seule, je l'ai perdu, il faisait le bonheur de ma vie. Je ne puis
plus m'occuper de rien. Mes journées étaient toujours trop courtes, je
lisais au moins sept ou huit heures, à présent je ne puis plus ouvrir
un livre. Pardonnez-moi de vous entretenir de mon chagrin. Je sais que
vous avez de l'amitié pour moi et que vous aimiez cet ami
incomparable: c'est ce qui fait que je me livre avec vous à ma
douleur.

«....Vous me feriez grand plaisir de me donner de vos nouvelles, de
vous et de vos occupations littéraires. Je sais que vous enseignez le
grec moderne à l'Institut. On me dit qu'on imprime l'_Énéide_ de M.
Delille; je serais charmée de la lire, si ma tête peut un jour se
calmer. Je n'ai aucun projet de déplacement; je vis au jour la
journée, heureuse quand j'en ai fini une, et au désespoir d'en
recommencer une autre. La mort serait pour moi un véritable bonheur;
je déteste la vie, le monde, et tout ce qui s'y fait et s'y voit. Je
ne vivais que pour un seul objet, et je l'ai perdu. Adieu, mon cher
monsieur; plaignez-moi, car je suis bien malheureuse. Je ne puis
m'arracher de ces lieux où j'ai vécu avec lui, et où il reste encore.»

Quoi de plus touchant? Chateaubriand, attaché alors à l'ambassade de
Rome, venait d'arriver à Florence au moment où Alfieri rendait le
dernier soupir; il le vit coucher au cercueil, il lut les deux
inscriptions funéraires, il fut touché de cet immense amour, de ce
dernier rendez-vous donné au sein de la mort; ces images devaient
frapper l'auteur du _Génie du Christianisme_, et ce qu'elles avaient
d'un peu théâtral n'était pas pour lui déplaire. Il s'apprêtait donc à
en parler en poëte, comme il l'a fait trois mois après, sous
l'impression toute récente de ce douloureux épisode, quand se
produisit un incident assez singulier, un incident qui aurait pu le
mettre en défiance, s'il y eût arrêté sa pensée. François-Xavier
Fabre, le jeune peintre de Montpellier, qui était déjà pour Mme
d'Albany un confident intime, écrivit de la part de la comtesse à M.
de Chateaubriand pour le prier de ne rien publier qui pût être
défavorable à la mémoire d'Alfieri. Qu'est-ce à dire? D'où viennent
ces alarmes? Pourquoi ces précautions? Le sens de cette démarche, qui
dut paraître si extraordinaire alors, n'est plus un secret pour nous
aujourd'hui: on craignait que Chateaubriand, ayant visité Florence,
n'eût appris bien des choses qui pouvaient nuire un peu à l'idéale
peinture des amours d'Alfieri et de la comtesse. On craignait que
cette consécration poétique, cette transfiguration merveilleuse de la
réalité ne souffrît quelque atteinte dans l'esprit du brillant
écrivain, s'il prêtait l'oreille à des confidences indiscrètes. On le
suppliait enfin, avec la diplomatie du coeur, de ne pas altérer la
légende; on lui fournissait même des notes pour entretenir son
enthousiasme. La _Vita di Vittorio Alfieri, scritta da esso_, n'avait
pas encore été publiée; il importait que Chateaubriand connût au moins
les pages enflammées où le Dante piémontais glorifie sa royale
Béatrice. C'est à cette demande, à ces préoccupations, à ces
inquiétudes inattendues, que répondait Chateaubriand, quand il
adressait à Fabre la lettre que voici:

Monsieur,

J'ai reçu votre obligeante lettre, ainsi que le paquet que vous m'avez
fait l'honneur de m'envoyer par Son Éminence monseigneur le cardinal
de Consalvi. Je vous prie seulement de m'adresser directement à
l'avenir ce que vous pourriez avoir à me faire passer. Les moyens les
plus simples sont toujours les plus prompts et les plus sûrs.

J'ignore encore le moment, monsieur, où je pourrai faire usage de
votre excellente notice. Ma tête est tellement bouleversée par des
chagrins de toute espèce, que je ne puis rassembler deux idées[4].
J'espère que mon ami sera arrivé sans accident à Venise. L'air de
Florence et surtout celui de Rome lui étaient tout à fait contraires.
Les marais de Venise ne sont pas sans inconvénients, mais il faut bien
prendre son parti. En général, toutes les personnes qui ont la
poitrine délicate se plaignent beaucoup de ce pays, et c'est ce qui me
forcera moi-même à l'abandonner.

Au reste, monsieur, soyez sûr que je ne publierai rien sur le comte
Alfieri qui puisse vous être désagréable, et surtout à son admirable
amie, aux pieds de laquelle je vous prie de mettre mes respects. Si
les circonstances me le permettent, je vous soumettrai mon travail
avant de l'envoyer à l'imprimerie.

J'ai l'honneur d'être, monsieur, votre très-humble et très-obéissant
serviteur,

                                                        CHATEAUBRIAND.

«_P. S._ Je reçois l'arrêté de ma promotion à une autre légation. Je
pars pour Naples, et j'espère être à Florence du 15 au 20 janvier.
J'aurai sûrement l'honneur de vous y saluer.

«Je prends la liberté de vous adresser cette lettre chez Mme la
comtesse d'Albany, faute d'avoir votre adresse directe: j'espère
qu'elle voudra bien me le pardonner.

                                    «Rome, mercredi 28 décembre 1803.»

[Note 4: «Il s'agit ici de la mort, toute récente à cette date, de la
fille de M. de Montmorin, Mme de Beaumont. On sait que cette noble
personne, dont l'influence fut si vive et si douce dans le monde des
Joubert, des Ballanche, des Chateaubriand, se sentant frappée d'un mal
sans remède, était allée demander au ciel de l'Italie l'apaisement de
ses souffrances. Elle partit en 1803, aux premiers jours de l'automne.
Chateaubriand, secrétaire de légation auprès de la cour pontificale,
attendait son amie à Florence; il la conduisit à Rome et ne la quitta
plus. Le vendredi 4 novembre, elle s'éteignit dans ses bras. On peut
lire, au tome IV des _Mémoires d'outre-tombe_ (1re édition, 1849), les
touchants détails de cette mort et le récit des funérailles que
Chateaubriand fit à Mme de Beaumont dans l'église Saint-Louis des
Français. «Je t'aimerai toujours, s'écrie l'ardent poëte,
s'appropriant les vers de l'Anthologie grecque,--je t'aimerai
toujours; mais toi, chez les morts, ne bois pas, je t'en prie, à cette
coupe qui te ferait oublier tes anciens amis.»]

Ce scrupule d'inquiétude de Mme d'Albany prouve qu'elle redoutait
quelques vérités pénibles racontées dans le public européen par un mot
indiscret de Chateaubriand, dont elle sollicitait le silence.

Le silence fut accordé, et rien ne troubla les obsèques du grand homme
ni la paix de son amie.


VI.

Dans le même temps elle se ressouvint de l'ancienne amitié qu'elle
avait conçue, en 1792, pour la femme du premier consul, qui fut plus
tard l'impératrice Joséphine Beauharnais. Joséphine lui répondit:

                                                          Paris, 1801.

Combien je vous remercie, ma chère amie, de l'intérêt touchant que
vous nous accordez, à Bonaparte et à moi! Une amitié distinguée comme
la vôtre offre des consolations au milieu des idées affligeantes qui
naissent des dangers continuels auxquels on est exposé, et l'on
regrette moins de les avoir courus quand ils excitent les témoignages
d'une estime aussi pure que celle que vous nous laissez voir.

                                  JOSÉPHINE BONAPARTE, née LA PAGERIE.

_P. S._ Je vois souvent ici M. de Lucchesini, dont j'estime beaucoup
l'esprit et le caractère. Nous parlons de vous fréquemment, et je
l'aime à cause de l'attachement qu'il vous porte.--Dites, je vous
prie, de ma part, à Mme de Bernardini tout ce que vous pouvez imaginer
d'aimable. Adieu, chère princesse.

Mme de Staël, qui l'avait beaucoup connue et cultivée à Paris, de 1789
à 1793, lui écrivit un billet de condoléance. Elle l'appelait sa
_chère souveraine_, et ce nom, où la familiarité s'unissait au
respect, flattait les deux femmes:

                                                Bologne, 22 mars 1805.

Je ne sais, madame, si j'ai su vous exprimer comme je le sentais mon
respect pour vous et pour votre malheur. Je ne suis jamais entrée sans
émotion dans votre maison; je ne vous ai jamais vue sans l'intérêt le
plus tendre; je me persuade que nos amis sont réunis, et je vous
demande de penser quelquefois au mien, qui a partagé un grand nombre
des opinions de celui qui vous fut si cher. Oh! je ne puis croire
qu'un jour nous ne nous retrouverons pas tous. L'affection serait sans
cela le plus trompeur des sentiments naturels... Mes compliments à
vos dames, et pour vous, madame, le plus tendre et le plus respectueux
attachement.

                                             NECKER DE STAËL-HOLSTEIN.


VII.

Cependant, le 4 septembre 1810, époque précise où j'arrivai en
Toscane, le monument funèbre de Canova fut inauguré dans l'église de
_Santa-Croce_, malgré la véhémente réclamation du clergé. Mme d'Albany
était à Paris et conversait avec Bonaparte, auprès de qui elle avait
alors la nécessité de conserver une attitude de bienveillance utile à
ses intérêts et qui ne répugnait point à ses opinions. Ses liaisons
avec Mme de Staël et sa société lui rendaient, sous l'Empire, son rôle
très-complexe et très-délicat. Elle ne désirait point rompre avec les
connaissances de Mme de Staël à Coppet et à Paris, et elle voulait
moins encore se déclarer en hostilité avec l'homme dont sa
tranquillité et son bien-être dépendaient; toute sa fortune en France
et en Angleterre était dans ces ménagements.

Un ami de Mme de Staël, M. de Sismondi, Toscan d'origine, Genevois de
séjour, Français de goût, l'embarrassait beaucoup par ses
correspondances très-indiscrètes; il ne cessait de la provoquer, avec
un défaut de tact qui touchait par la candeur à une ingénuité presque
niaise, à se prononcer contre l'Empire. On voit clairement combien
cette importunité lui était à charge. Sismondi, retiré pendant
quelques mois à _Pescia_, sa patrie, en Toscane, ne s'en apercevait
pas; il continuait l'obsession de sa correspondance compromettante.

Voici une de ses lettres, du 7 juin 1807, de Pescia:

Madame,

Permettez-moi de me rappeler à votre souvenir en vous envoyant les
deux premiers volumes de mon histoire. Si votre noble ami avait vécu,
c'est à lui que j'aurais voulu les présenter, c'est son suffrage que
j'aurais ambitionné d'obtenir par dessus tous les autres. Son âme
généreuse et fière appartenait à ces siècles de grandeur et de gloire
que j'ai cherché à faire connaître. Né comme par miracle hors de son
siècle, il appartenait tout entier à des temps qui ne sont plus, et il
avait été donné à l'Italie comme un monument de ce qu'avaient été ses
enfants, comme un gage de ce qu'ils pouvaient être encore. Il me
semble que l'amie d'Alfieri, celle qui consacre désormais sa vie à
rendre un culte à la mémoire de ce grand homme, sera prévenue en
faveur d'un ouvrage d'un de ses plus zélés admirateurs, d'un ouvrage
où elle retrouvera plusieurs des pensées et des sentiments qu'Alfieri
a développés avec tant d'âme et d'éloquence. Avant la fin de l'été, je
compte aller à Florence vous rendre mes devoirs et entendre de votre
bouche, madame, votre jugement sur mes _Républiques_.

Il y a quinze jours que j'ai quitté Mme de Staël à Coppet; elle avait
chargé son libraire de vous faire parvenir sa _Corinne_, et elle se
flattait que vous l'aviez reçue. Si cependant elle ne vous est pas
parvenue encore, je pourrai vous en envoyer un exemplaire; je serai
sûr, en le faisant, de l'obliger, car elle désirait sur toute chose
que cet ouvrage fût de bonne heure entre vos mains, et qu'il obtînt
votre approbation. Je me flatte qu'elle sera entière, et que, si la
France a été juste pour elle, l'Italie sera reconnaissante.--Vous
aurez su, madame, que notre amie a éprouvé de nouveaux désagréments.
Vous en aurez su même davantage, car la malignité publique s'est plu à
en exagérer les rapports. On lui avait laissé acheter une campagne
dans la vallée de Montmorency, en lui donnant des espérances
trompeuses, et, au lieu de lui permettre ensuite de l'habiter, on
avait confirmé l'exil à trente lieues; c'est alors qu'elle est revenue
à Coppet où j'ai passé un mois auprès d'elle. Aujourd'hui je m'éloigne
d'elle de nouveau, et pour une année entière; mais j'espère voir
bientôt ici un autre de nos amis communs, M. de Bonstetten, qui doit
avoir eu, il y a peu de mois, l'avantage de vous voir, et qui
m'annonce par sa dernière lettre son retour prochain de Rome.
Peut-être vous l'arrêterez quelque temps à Florence, et nous nous le
disputerons...

                                         J.-CH.-LÉON SIMONDE SISMONDI.

  Pescia, 18 juin 1807.

Nous voici, dès cette première lettre, introduits dans le monde de
Mme de Staël. Entre le château de Coppet et le palais du _Lung' Arno_,
Sismondi sera désormais un intermédiaire actif et dévoué. Plus d'un
curieux détail, ignoré des biographes les mieux informés, des
historiens littéraires les plus pénétrants, va nous être révélé dans
ses messages. Pourquoi n'avons-nous pas les lettres de Mme d'Albany?
Le tableau serait bien autrement complet; profitons du moins des pages
qui nous restent. Mme d'Albany a dû répondre immédiatement à la lettre
que nous venons de citer, et sans doute elle regrettait de ne pas
avoir encore reçu la _Corinne_ de Mme de Staël, dont la publication
toute récente avait causé une émotion si vive. «S'il faut en croire
une anecdote, dit M. Villemain, le dominateur de la France fut
tellement blessé du bruit que faisait ce roman, qu'il en composa
lui-même une critique insérée au _Moniteur_.» Cette critique _amère
et spirituelle_, au jugement de M. Villemain, mais surtout si fort
inattendue, n'aurait-elle pas été provoquée par le refus qu'opposa Mme
de Staël à certaines insinuations du maître? La lettre suivante, datée
du 25 juin, peut jeter quelque jour sur ce singulier incident:

«Je me hâte de vous envoyer _Corinne_, c'était à vous que l'auteur
voulait que son livre parvînt avant tout autre en Italie. Mme de Staël
n'avait point attendu le voyage long et incertain de M. de Sabran,
elle avait donné ordre à son libraire de vous expédier cet ouvrage au
moment où il paraîtrait. Si cet exemplaire, qui vous était destiné,
vous parvient enfin, je prendrai la liberté de vous le demander pour
le faire passer à Naples à la place de celui-ci. Sans doute, madame,
moi aussi j'aurais ardemment désiré que Mme de Staël eût assez de
fermeté dans le caractère pour renoncer complétement à Paris et ne
faire plus aucune démarche pour s'en approcher; mais elle était
attirée vers cette ville, qui est sa patrie, par des liens bien plus
forts que ceux de la société; ses amis, quelques personnes chères à
son coeur, et qui seules peuvent l'entendre tout entier, y sont
irrévocablement fixées. Il ne lui reste que peu d'attachements
intimes sur la terre, et hors de Paris elle se trouve exilée de ce qui
remplace pour elle sa famille aussi bien que de son pays. C'est
beaucoup, sensible comme elle est, passionnée pour ce qui lui est
refusé, faible et craintive comme elle s'est montrée souvent, que
d'avoir conservé un courage négatif qui ne s'est jamais démenti. Elle
a consenti à se taire, à attendre, à souffrir pour retourner au milieu
de tout ce qui lui est cher; mais elle a refusé toute action, toute
parole qui fût un hommage à la puissance. Encore à présent, comme on
la renvoyait loin de la terre qu'elle avait achetée, le ministre de la
police lui fit dire que, si elle voulait insérer dans Corinne un
éloge, une flatterie, tous les obstacles seraient aplanis et tous ses
désirs seraient satisfaits. Elle répondit qu'elle était prête à ôter
tout ce qui pouvait donner offense, mais qu'elle n'ajouterait rien à
son livre pour faire sa cour. Vous le verrez, madame, il est pur de
flatterie, et, dans un temps de honte et de bassesse, c'est un mérite
bien rare.--Nous allons donc bientôt voir ceux où l'âme antique de
votre ami s'exprime avec toute sa fierté, toute son énergie. Je n'en
doute pas, madame, vous réussirez à obtenir une libre publication,
puisque vous avez déjà été si avant. Ce succès ne pouvait être obtenu
que par vous seule au monde; il fallait les efforts, le courage, la
persévérance d'une affection que la mort a rendue plus sacrée et
qu'elle a presque transformée en culte. Parmi ces hommes qui
comprennent si mal les hautes pensées et les sentiments généreux, il
reste cependant encore une secrète admiration pour des vertus et un
dévouement dont ils sont incapables. Vous les avez dominés, vous les
dominerez encore par cette profonde vérité de votre caractère et de
vos affections. Ils céderont, ils obéiront au grand nom d'Alfieri,
parce que vous, en sentant toute la hauteur de son génie, toute la
noblesse de son caractère, vous les forcez à le reconnaître.

                                          «J.-Ch.-L. SIMONDE SISMONDI.

  «Pescia, 25 juin 1807.»


VIII.

Pendant que Mme de Staël réunissait à Coppet l'élite de ces esprits
dépaysés, ennemis momentanés de l'empire, Mme d'Albany, attentive à ne
pas mécontenter l'empereur, proscrivait la politique de son salon, et
y recevait les proconsuls français avec empressement. La
grande-duchesse _Élisa Bonaparte_ régnait à Florence; Mme d'Albany se
gardait de rompre avec sa cour. M. de Sismondi lui écrivait avec
ironie sur ces relations. C'était le moment où Mme de Staël, entre
Schlegel et Benjamin Constant, écrivait le plus réellement beau de ses
ouvrages, _l'Allemagne_.

«Vous avez lu sans doute _les Martyrs_ de Chateaubriand; c'est la
chute la plus brillante dont nous ayons été témoins, mais elle est
complète: les amis mêmes n'osent pas le dissimuler, et, quoiqu'on
sache que le gouvernement voit avec plaisir ce déchaînement, la
défaveur du maître n'a rien diminué de celle du public. La situation
de Chateaubriand est extrêmement douloureuse; il voit qu'il a survécu
à sa réputation, il est accablé comme amour-propre, il l'est aussi
comme fortune, car il n'a rien. Il ne tient aucun compte de l'argent,
et il a dépensé sans mesure ce qu'il comptait gagner par cet ouvrage,
qui, au contraire, achève de le ruiner. J'en ai une pitié profonde;
c'est un si beau talent mal employé! C'est même un beau caractère,
qui, à quelques égards, s'est démenti. Comme il n'est rien qu'avec
effort, comme il veut toujours paraître au lieu d'être lui-même, ses
défauts sont _tachés_ comme ses qualités, et une vérité profonde, une
vérité sur laquelle on se repose avec assurance, n'anime pas tous ses
écrits. Ainsi on assure qu'il est très-indépendant de caractère, qu'il
parle avec une grande liberté et un grand courage; cependant il y a
dans les _Martyrs_ des passages indignes de ces principes, il y en a
où il semble avoir cherché des allusions pour flatter. Il a pris la
servilité pour le caractère de la religion, parce qu'il a appris
cette religion au lieu de la sentir.

«Nous sommes à présent réunis à Coppet. Mme de Staël a auprès d'elle
tous ses enfants, mais l'aîné est sur le point de partir pour
l'Amérique; il va reconnaître les terres qu'ils y possèdent et prendre
des arrangements pour le voyage de sa mère elle-même, car celle-ci
veut dans une année chercher la paix et la liberté au-delà de
l'Atlantique. Il m'est impossible de dire tout ce que je souffre de
cette perspective et combien je suis abîmé de douleur en pensant à la
solitude où je me trouverai. Depuis huit ou neuf ans que je la
connais, vivant presque toujours auprès d'elle, m'attachant à elle
chaque jour davantage, je me suis fait de cette société une partie
nécessaire de mon existence: l'ennui, la tristesse, le découragement
m'accablent dès que je suis loin d'elle. Une amitié si vive est bien
au-dessus de l'amour, car il m'est arrivé plus d'une fois d'en
ressentir pour d'autres femmes..., sans que les deux sentiments
méritassent seulement d'être comparés l'un à l'autre. Nous avons ici
Benjamin, M. de Sabran et M. Schlegel; M. de Bonstetten y reviendra
bientôt aussi; il est à présent à Berne, où il n'avait, je crois, pas
fait de voyage depuis la Révolution. On nous annonce pour l'été la
plus brillante compagnie de Paris: à la bonne heure, je ne suis
curieux de rien, et je ne voudrais pas ajouter au cercle que nous
avons déjà. Je porte envie à votre calme, je porte envie à votre
retraite dans les livres et la pensée, mais vous aussi avez connu les
orages du coeur, et vous ne voudriez pas n'avoir pas eu cette
intuition complète de la vie.»


IX.

En 1810, l'empereur sachant l'arrivée de Mme d'Albany à Paris, la
reçut bien, et lui parla en souverain qui veut être compris par une
femme, jadis souveraine. Fabre l'accompagnait. En personne prudente,
elle n'eut garde de se montrer à Genève, où ses amis de Coppet
espéraient bien l'arrêter au passage. «Je ne sais quelle route vous
avez prise pour ne pas y arriver,» lui écrivait Bonstetten. Ce n'était
point le cas, pensait-elle, de faire une halte à Coppet au moment de
subir un interrogatoire de l'empereur. On s'aperçoit de plus en plus
qu'il n'y a rien d'héroïque chez la _reine d'Angleterre_. Elle arriva
donc avec Fabre dans ce Paris qu'elle avait quitté dix-sept années
auparavant, soutenue par Alfieri au milieu des vociférations de la
populace. Que de changements dans sa destinée! Que de différences
aussi entre le Paris du 10 août et le Paris de 1809! Une seule
ressemblance rapprochait les deux époques: la liberté individuelle
n'avait pas encore de garanties. L'empereur, nous le savons par les
lettres de Fabre, reçut la comtesse avec courtoisie, mais avec une
courtoisie un peu ironique dans la forme, et au fond singulièrement
impérieuse: «Je sais,» lui dit-il, «quelle est votre influence sur la
société florentine; je sais aussi que vous vous en servez dans un sens
opposé à ma politique; vous êtes un obstacle à mes projets de fusion
entre les Toscans et les Français. C'est pour cela que je vous ai
appelée à Paris, où vous pourrez tout à loisir satisfaire votre goût
pour les beaux-arts.»

Elle n'y séjourna que quelques mois. L'empereur ne tarda pas à être
convaincu de sa parfaite innocuité en Toscane, et l'y laissa
retourner, vieillir et mourir!


X.

Mme de Staël voyait, pendant ce temps, son bel ouvrage sur
_l'Allemagne_ saisi et mis au pilon par la police. Sismondi se
désolait et écrivait bêtement à Mme d'Albany qu'il espérait qu'elle
passerait à Coppet et qu'elle s'y arrêterait pour consoler son
hôtesse. Elle s'en garda bien, rentra à Florence, et de là à Naples.
Un pamphlétaire français d'un grand esprit, mais d'un caractère
versatile comme militaire, _Paul-Louis Courier_, la cultiva.

L'esprit de parti a voulu en faire un héros d'un seul bloc; voici ce
que je tiens moi-même du plus honnête des hommes, le général de
l'artillerie française à Wagram, Pernetty: «Je l'avais placé sur le
bord du Danube, la nuit qui précéda la bataille de Wagram. Je ne le
retrouvai plus à son poste le lendemain, et j'appris qu'il était parti
pour l'Italie, sans congé et sans avis! C'était la deuxième ou
troisième fois qu'il manquait ainsi par caprice et par indiscipline à
ma confiance.--Je le remplaçai le matin de la bataille, et je ne
pensai plus à un tel homme.»

Paul-Louis Courier note dans ses oeuvres une conversation
très-brillante qu'il soutint contre la comtesse d'Albany et Fabre dans
cette occasion.


XI.

1813 sonnait la chute de l'empire et la décomposition momentanée de
l'oeuvre politique. Mme d'Albany regardait, comme elle le dit, de sa
fenêtre, passer le flux et le reflux des événements. Elle était un peu
trop compromise avec le nouveau pouvoir pour se réjouir secrètement de
sa disparition. Elle se tut; mais 1815 éclata, comme le coup de foudre
d'un orage qu'on avait cru épuisé d'électricité et qui allait
recommencer sur le monde.

Quel ne fut pas son étonnement quand ce même Sismondi, si implacable
quelques mois auparavant contre le tyran du monde, semblable à
Benjamin Constant, son compatriote et son modèle, passa soudainement
aux pieds de l'exilé vaincu de l'île d'Elbe, se fit nommer au conseil
d'État pour que son ami Benjamin Constant ne fût pas seul dans
l'apostasie de sa haine, et écrivit à la comtesse des lettres
embarrassées et inexplicables pour expliquer cette politique sans
convenance et sans transition!

Sismondi écrit:

«Voilà donc, madame, le dernier acte de cette terrible tragédie
commencé! Selon toute apparence, nous marchons rapidement au
dénoûment. Le sénat assemblé à Paris sous les yeux des armées
étrangères déposera l'empereur, il proclamera le roi, avec ou sans
conditions, il acceptera au nom de la France la paix qu'on voudra bien
lui donner, il attendra de la générosité des puissances coalisées
qu'elles retirent leurs armées, ce qui pourrait bien n'être pas si
prompt; mais en attendant il sera obéi par les armées françaises et
par toute la France. Ce météore flamboyant a éclaté. Le magicien a
prononcé les paroles sacramentelles qui détruisent l'enchantement.
Tout est fini. Il ne s'agit plus que de savoir comment Bonaparte
mourra: il ne peut plus vivre. Dieu sait ce qui viendra ensuite, si ce
sera le partage de la France, ou la guerre civile, ou le despotisme,
ou l'anarchie, ou enfin la paix et la liberté, que les proclamations
du jour feraient espérer. Il n'y a qu'une bonne chance contre un
millier de mauvaises. C'était une grande raison à tous ceux qui aiment
la France pour ne pas vouloir que ce terrible dé fût jeté; il est en
l'air, il ne reste plus à présent qu'à faire des voeux pour qu'il
tombe bien. Sans doute l'intérêt bien entendu des coalisés serait
encore aujourd'hui même d'accord avec celui de la France et de
l'humanité; mais est-ce une raison pour oser se flatter qu'il sera
écouté? _Quidquid delirant reges..._ et pourquoi finiraient-ils de
délirer?... Quant à l'homme qui tombe aujourd'hui, j'ai publié
quatorze volumes sous son règne, presque tous avec le but de combattre
son système et sa politique, et sans avoir à me reprocher ni une
flatterie, ni même un mot de louange, bien que conforme à la vérité;
mais au moment d'une chute si effrayante, d'un malheur sans exemple
dans l'univers, je ne puis plus être frappé que de ses grandes
qualités. Sa folie était de celles que la nôtre n'a que trop longtemps
qualifiées du nom de grandeur d'âme. Les ressorts par lesquels il
maintenait un pouvoir si démesuré, quelque violents qu'ils nous
parussent, étaient modérés, si on les compare à l'effort dont il avait
besoin et à la résistance qu'il éprouvait. Prodigue du sang des
guerriers, il a été avare de supplices, plus non pas seulement
qu'aucun usurpateur, mais même qu'aucun des rois les plus
célèbres...»

Il paraît que cette horreur de Sismondi pour la contre-révolution, et
surtout cette impartialité d'historien, cet hommage au glorieux vaincu
de la campagne de France, scandalisèrent profondément la comtesse. À
la vivacité des répliques de Sismondi, on voit que la discussion avait
pris un caractère passionné. Mme d'Albany ne pouvait comprendre qu'un
ami de Mme de Staël pardonnât si facilement; elle ne pouvait
comprendre qu'on se préoccupât encore des idées de 89 après tant de si
horribles malheurs, après des déceptions si cruelles, et, quand elle
reprochait au grave historien son irréflexion, sa témérité juvénile,
peu s'en fallait, en vérité, qu'elle ne l'accusât de passions
révolutionnaires.

«Notre dissentiment, répliquait Sismondi, avec son énergique bon sens,
tient à ce que vous vous attachez aux personnes, tandis que je
m'attache aux principes. Nous sommes fidèles chacun à l'objet primitif
de notre attachement ou de notre haine, moi aux choses, vous aux gens.
Moi, je continue à professer le même culte pour les idées libérales,
la même horreur pour les idées serviles, le même amour pour la liberté
civile et religieuse, le même mépris et la même haine pour
l'intolérance et la doctrine de l'obéissance passive. Vous, madame,
vous conservez les mêmes sentiments pour les hommes, dans quelque
situation qu'ils soient. Ceux que vous avez plaints et révérés dans le
malheur, vous les aimez aussi dans la prospérité; ceux que vous avez
exécrés quand ils exerçaient la tyrannie, vous les exécrez encore
quand ils sont tombés... En comparant ces deux manières de fidélité,
l'une aux principes, l'autre aux personnes, je remarquerai, quoi que
vous en puissiez dire, que la vôtre est beaucoup plus _passionnée_,
beaucoup plus _jeune_ que la mienne...»


XII.

Mme de Staël, qui était allée à Pise marier sa fille avec M. le duc
de Broglie, écrivait à la comtesse des lettres empreintes du même
embarras que Sismondi:

                                              «Pise, 20 décembre 1815.

«Combien je vous remercie, madame, de votre inépuisable bonté!...
J'espère que le duc de Broglie pourra être ici le 1er de février;
alors nous irons tous à vos pieds, et je sortirai de mon exil de Pise.
La princesse Rospigliosi, qui vous connaît et qui vous admire, est en
femmes la seule avec qui j'aime à causer. Il y a deux ou trois hommes
d'esprit et de sens: du reste, c'est une ignorance dans les nobles
dont je ne me faisais pas l'idée. Vous dites avec raison qu'on est
aussi libre ici que dans une république. Certainement, si la liberté
est une chose négative, il ne s'y fait aucun mal quelconque; mais où
est l'émulation, où est le mobile de la distinction dans les hommes?
Je croirais avec vous que c'est un grand bonheur pour le monde que
l'affranchissement de Bonaparte, et qu'un peu de bêtise dont on est
assez généralement menacé vaut mieux que la tyrannie; mais la France,
la France, dans quel état elle est! Et quelle bizarre idée de lui
donner un gouvernement qui a de bien nombreux ennemis, en ôtant à ce
pauvre bon roi qu'on lui fait prendre tous les moyens de se faire
aimer, car les contributions et les troupes étrangères se confondent
avec les Bourbons, quoiqu'ils en soient à beaucoup d'égards
très-affligés! J'ai dit, quand à Paris la nouvelle de cet affreux
débarquement de Bonaparte m'est arrivée: «S'il triomphe, c'en est fait
de toute liberté en France; s'il est battu, c'en est fait de toute
indépendance,» N'avais-je pas raison? Et ce débarquement, à qui s'en
prendre? Se pouvait-il que l'armée tirât sur un général qui l'avait
menée vingt années à la victoire? Pourquoi l'exposer à cette
situation? Et pourquoi punir si sévèrement la France des fautes qu'on
lui a fait commettre? J'aurais plutôt conçu le ressentiment en 1814
qu'en 1815; mais alors on craignait encore le colosse abattu, et après
Waterloo c'en était fait. Voilà ma pensée tout entière... Ai-je
raison? C'est à votre noble impartialité que j'en appelle. J'aurai
beaucoup de plaisir à revoir M. et Mme de Luchesini, mais rien
n'égalera celui que je sentirai près de vous. Mille respects.

                                                        «N. DE STAËL.»

Mme d'Albany, toujours sensée et modérée dans son hostilité, ne
comprenait plus rien à ces inconséquences. Son salon, rouvert avec la
paix, accueillait tous les voyageurs intéressants qui briguaient
l'honneur de la voir. Ce fut alors qu'en 1820 j'y fus moi-même
introduit par le comte _Gino Capponi_, qui vit encore; c'était l'homme
de l'Italie sagement libérale.

M. de Reumont me cite dans la liste de ces adorateurs du génie, de la
gloire, de la renommée. «C'est la duchesse de Devonshire, la plus
belle et la plus riche des Anglaises, avec laquelle j'étais lié, et
qui me mentionne dans son testament d'amitié peu d'années après;
l'excellent cardinal Consalvi, ministre du coeur de Pie VII; lord
Byron; Hoblouse, son ami; Thomas _Moore_, le poëte de l'Inde; lord
Russell, qui gouverne encore aujourd'hui l'Angleterre; Lamartine,
ajoute l'historien, non plus timide et tremblant, comme en 1811, mais
levant déjà son front inspiré, et lisant à ce noble auditoire les
strophes mélodieuses qui allaient renouveler la poésie en France.»

Ce salon était un sommet serein de la pensée qui réapparaissait
au-dessus des flots. On se sentait illustré en y posant le pied. La
renommée est un prestige. On croyait y participer en adorant de près
et familièrement la place où, en s'éteignant, elle avait laissé la
plus belle et la plus chère moitié d'elle même. On croyait
sérieusement alors qu'_Alfieri_ était mort grand homme. En se faisant
illusion à soi-même, il l'avait fait aux autres. Tels étaient les
sentiments dont j'étais animé à son égard et à l'égard de Mme
d'Albany. J'étais encore à l'âge des belles illusions. Je serais entré
à Ferney, que je n'aurais pas cherché avec plus de respect les traces
encore chaudes du génie très-réel de Voltaire. J'éteignais le bruit de
mes pas sur chaque marche de l'escalier pour ne pas éveiller l'ombre
de ce soi-disant poëte.

Mme d'Albany recevait avec grâce et bonté ces hommages qui la
relevaient à ses propres yeux.

Le 24 janvier 1824, elle s'éteignit aux premiers rayons de l'aurore.
Elle n'avait point paru gravement malade. Elle mourut tout entière.
Elle avait reçu avec décence les secours spirituels de la religion;
son testament était en faveur de Fabre. Ses legs, soigneusement
spécifiés, étaient le registre de ses amitiés. Sa mère, qui vivait
encore, la duchesse de Berwik, sa soeur aînée, y eurent les
principales parts. Fabre, après avoir accompli tout ce qu'il devait à
son amie et à la ville de Florence, obtint du prince l'autorisation de
se retirer, avec tous ses trésors d'art et de littérature, dans la
patrie de son enfance; il vint mourir à Montpellier, se faisant de sa
ville natale une famille, et léguant son nom au musée qu'il y forma,
en sanctifiant ainsi sa bonne fortune. Ainsi la mort seule dénoua ce
drame et congédia les trois acteurs. Alfieri ne laissa pas une oeuvre
mais un nom; Mme d'Albany alla dormir à l'ombre de ce nom dans le
mausolée de son amant. Fabre, comme un personnage épisodique, disparut
humblement dans l'obscurité de sa ville des Gaules, et tout fut dit.


XIII.

La comtesse d'Albany, à l'âge où je la connus, devait naturellement
appeler la curiosité sur sa physionomie, et faire demander si elle
avait été belle. J'avais plus qu'un autre cette curiosité; vous devez
l'avoir: voici son portrait à cinquante-cinq ans:

Était-elle encore belle de cette beauté que les Laure de Pétrarque,
les Léonora du Tasse, les Vittoria-Colonna de Michel-Ange, les
Béatrice de Dante, les Fornarina de Raphaël, les Récamier de
Chateaubriand, ont laissée dans l'éternel souvenir de la postérité?
Non.

Mais avait-elle dû, dans sa première jeunesse, être assez belle pour
allumer dans l'âme d'un Piémontais, résolu à être un grand homme, une
de ces passions classiques qui complètent le grandiose d'un poëte en
Italie? Oui.

D'abord la comtesse d'Albany avait dû être très-séduisante à seize
ans, puisque la cour de France, et le conseil des amis du prétendant,
qui voulaient perpétuer la race des Stuarts et arracher
Charles-Édouard à ses mauvaises habitudes de vie, en avaient fait
choix, pour cette séduction, parmi toutes les belles héritières
d'Angleterre, d'Écosse, de Belgique et d'Allemagne; et tout indique
qu'elle l'était alors.

Quand je la vis, elle était un peu alourdie de taille, mais nullement
flétrie de visage. La légèreté qui avait quitté son corps n'avait
point quitté sa physionomie. On sentait en la décomposant qu'elle
avait du être remarquablement agréable dans ses belles années. Sa
taille moyenne n'était ni grande ni petite: la taille qui exclut la
majesté, mais qui permet l'agrément; ses cheveux étaient blonds, son
front poli et divisé au milieu en deux zones légèrement arrondies, qui
indiquent la facilité de l'intelligence; ses joues d'un contour
élastique, son nez un peu grossi et retroussé qu'on ne voit jamais en
Italie, mais qui dans la jeunesse donne à la figure un mordant et un
éveillé très-propre à mordre et à éveiller le regard, sa bouche
entr'ouverte et souriante, douce, fine, pleine de réticence sans
malignité; le plus beau de ses traits, c'étaient ses yeux, d'un bleu
noir, larges, confiants, obéissants à sa pensée; elle leur commandait.
Son regard était toujours approprié à la personne qu'elle regardait,
comme s'il y avait eu un secret entre elle et son interlocuteur. Un
voile naturel quoique invisible semblait répandu sur cet ensemble. Le
cou était un peu gros, et les contours de sa stature annonçaient une
femme qui eût été mère si la politique n'avait pas faussé sa riche
nature. En contemplant Fabre, dont les traits spirituels, quoique
vulgaires, rappelaient si fidèlement ceux de son amie, je me suis
demandé souvent si la maternité n'était pas involontairement le vrai
mot de ce mystère. Telle qu'elle était, et en enlevant par la pensée
trente ans de vie agitée à cette personne, on ne pouvait s'empêcher de
lui restituer une vivacité sereine et une grâce agile, en contraste
avec la majesté de son rang et avec les malheurs de son union,
très-propres à inspirer un immense amour. En un mot, Mme d'Albany par
son extérieur attristait, mais n'étonnait pas. Sa conversation, sans
aucune prétention, attachait et intéressait ses habitués; on désirait
la voir par curiosité, et, une fois vue, on désirait la revoir par
amitié. Le caractère dominant de sa personne et de son esprit était la
bonté, la sérénité, et une certaine dignité rêveuse qui rappelait sa
vie sans en parler jamais. Sa destinée parlait assez pour elle.

Telles sont les impressions exactes que j'en ai reçues et conservées:
une femme du nord de l'Allemagne dépaysée par le sort dans une cour
proscrite, et naturalisée par l'habitude dans le midi de l'Italie. On
ne pouvait s'empêcher de compatir à ses revers, d'excuser ses fautes,
de respecter ses adversités. On comprenait même les faiblesses qu'elle
avait eues en 1792 envers la cour d'Angleterre. Née à Stolberg, dans
une famille privée, prise par ambition dans son couvent de
chanoinesses pour régénérer une famille royale, maltraitée par le
prétendant son mari, obligée de s'en séparer pour éviter les derniers
outrages, séduite par l'amour d'un homme qu'elle croyait grand;
pendant cette séparation, le prétendant mort, et ne devant plus rien à
son nom, elle accepta une pension modique de la France et une de
l'Angleterre pour soutenir son rang de princesse et l'honneur de son
trône évanoui!--Elle ne devait plus rien à personne qu'à elle-même;
elle ne sacrifiait rien de ses droits anéantis; la misère royale d'une
femme qui avait porté la triple couronne d'Angleterre ne déshonorerait
maintenant que l'Angleterre elle-même. La comtesse d'Albany eut tort
d'abaisser l'ombre des Stuarts devant la maison d'Hanovre; mais la
maison d'Hanovre eut plus tort cent fois d'exiger cet abaissement
peut-être juste. Voilà mon jugement: le vrai coupable de cette
inconvenance fut le républicain Alfieri, conseiller et compagnon de
cette reine, et vivant de l'inconvenance commise sous ses auspices
par la royauté.


XIV.

Quant à Alfieri lui-même, nous avons son portrait par Fabre, au milieu
de ses années. Sa taille était gigantesque comme sa prétention; il
avait plus de six pieds. Ses traits correspondant à cette majesté du
corps, un front haut et droit, un oeil vaste, encaissé profondément
dans une arcade creuse et sévère; un nez droit bien dessiné,
surmontant une bouche dédaigneuse; un tour de visage maigre et dur;
des cheveux touffus et longs, couleur de feu, comme ceux d'un Apollon
des Alpes, qu'il rejetait en arrière, tantôt enfermés dans un ruban,
tantôt flottant et épars sur le collet de son habit: cheveux rouges
qu'on ne rencontre jamais en Italie, mais qui sont le signe des races
étrangères et la marque naturelle de l'homme du Nord, l'Anglais,
l'Allobroge, le Piémontais teint de Savoyard. Sa physionomie, frappant
au premier aspect, avait quelque chose de sauvage, qui étonnait mais
n'attirait pas. Mais, en totalité, il pouvait avoir paru beau dans sa
jeunesse à une femme transplantée en Italie, qui cherchait la forme de
la force dans un protecteur de sa faiblesse. C'est par là qu'il avoit
dû plaire à cette jeune et vive Allemande rencontrée au bord de l'Arno
et intimidée par un vieux mari. Les disgrâces et les événements
avaient fait le reste. L'amour d'un géant est l'attrait de la
faiblesse. Mais Alfieri n'avait ni charme, ni grâce, ni douceur: on
l'aimait par surprise, on continuait de l'aimer par crainte; on se
figurait que la force de ses traits était une marque de la force de
son génie, et que ce génie était démesuré comme son corps... Ce génie
n'était qu'imaginaire; on n'osait pas en douter tout haut, on se
résignait tout bas à son erreur. Tel fut évidemment le secret de son
ascendant sur la comtesse d'Albany tant qu'il vécut, et de l'espèce de
culte ostensible qu'elle lui rendit jusqu'après sa mort, en voulant
lui bâtir un monument à deux. Mais longtemps avant sa mort il était
remplacé dans le coeur de Mme d'Albany. Tout cet attachement poétique
n'était que respect pour soi-même et convenance envers le monde.

Cet homme vivait solitaire entre ses livres, sa plume et ses chevaux,
signe de noblesse. Ce pédantisme _équestre_ l'isolait du monde. Il
n'avait de séve que dans ses prétentions tout à fait fausses pour sa
robe de citoyen romain et de tragique italien moderne. À quarante ans
il se sentait vieux et usé, comme s'il eût assez de ce petit nombre
d'années pour dévider l'existence infinie d'un _Sophocle_, d'un
_Racine_ ou d'un _Voltaire_. Il était né vieux; toute sa vie est d'un
vieillard. Il ne lui reste à quarante-deux ans que des mots dans la
tête; il se met à traduire, ne pouvant plus rien composer.


XV.

Quant à son rôle de patriote et de citoyen, le voici: il aime si peu
sa patrie et l'humanité qu'il l'abandonne dès qu'il est sorti de
l'enfance.

Il va voyager, c'est-à-dire courir à travers le monde, sans but et
sans fruit.

À son retour, il rêve une gloire poétique, mais il ne se trouve dans
l'esprit ni poésie ni langue; il se décide à suppléer à la poésie, qui
lui manque totalement, par cette espèce de jargon _pédestre_ qu'on
fait passer pour du génie devant les parterres; il va chercher une
langue presque morte en Étrurie.

Là il trouve une _Laure_ à adorer dans une femme couronnée qui flatte
sa vanité et ses sens. Ennemi des rois, il n'hésite pas à se faire
courtisan de son royal époux.

Il l'enlève à son mari et fuit avec elle à Rome.

Ennemi des tyrans, il se fixe auprès d'elle sous l'empire de la double
tyrannie des rois et des pontifes.

Pour capter le pape, il sollicite de lui une audience obséquieuse et
lui présente l'édition de ses oeuvres.

Le cardinal d'York et les prêtres de sa cour sont humblement servis
et adulés par lui.

Il est forcé enfin de sortir de Rome pour éviter le scandale de cette
inconvenante fréquentation du palais de son ami.

Il s'éloigne et va à Naples.

Pendant cette absence, son amie sollicite et obtient du roi et de la
reine de France une subvention qui assure son existence.

Elle va le rejoindre trois ans de suite dans une solitude opulente de
l'Alsace.

Son mari meurt.

Ils vont à Paris pour soigner leurs intérêts royaux auprès du
gouvernement populaire qui va administrer à leur place.

Il se lie avec tous les ennemis de ce roi et de cette reine leurs
bienfaiteurs.

Il célèbre dans ses vers adulateurs la première journée de leur
déchéance dans la prise de la Bastille, au 14 juillet.

La monarchie française continue à s'écrouler et menace leur fortune et
leur vie.

Il entraîne en Angleterre son amie, qu'il consent à voir humilier
publiquement devant la maison d'Hanovre pour en obtenir une pension
pour la veuve des Stuarts.

Il réussit et revient à Paris.

Le peuple révolutionné triomphe au 10 août.

Il se sauve devant la victoire du peuple.

L'ennemi des rois qui a chanté le 14 juillet invective le 10 août!

Menacé à sa sortie de Paris par la populace, il devient sans pudeur
l'ennemi le plus acharné, non de la populace, mais de la nation
française. Sa politique n'est que de l'humeur et de la peur. Il se
réfugie chez les princes autrichiens qu'il a insultés.

Il écrit le _Misogallo_, le plus odieux et le plus plat pamphlet en
mauvais vers qu'on ait jamais rimé contre la France révolutionnaire.
Il en fait faire dix copies qu'il confie à ses amis, pour que l'injure
ne risque pas de mourir avec lui.

Et pendant que le sang coule à Paris, il joue à Florence ses rôles de
tragédie.

Excepté ses palefreniers et ses quatorze chevaux anglais, son seul
souci sur la terre, il ne fait de bien à personne, et il meurt en
rimaillant des épigrammes contre le genre humain.

Voilà le civisme, le patriotisme, le puritanisme de ce modèle des
citoyens!

Son amie lui survit et prend un autre serviteur.

Elle meurt cependant et se fait ensevelir dans le même tombeau.

Voilà le grand poëte tragique des Piémontais! le grand citoyen, le
grand homme! le Démosthène de l'Italie! Comparez les faits et les
prétentions!

Ce tombeau ne garde à la postérité que deux ombres: l'ombre d'une
femme faible et charmante, à laquelle on pardonne pour ses malheurs et
pour son sexe;

Et l'ombre d'un mauvais poëte tragique, enflé d'orgueil et vide de
vraie grandeur d'âme comme de vrai talent, et qui n'eut du génie
tragique que la manie,

Et du poëte que la déclamation!

Rien n'empêche aujourd'hui l'Italie, qui a _Dante_, _Arioste_, _le
Tasse_ et _Pétrarque_ pour ses poëtes immortels, d'élever à sa gloire
nationale un théâtre qu'elle n'a jamais eu!

La place d'Alfieri est vacante; les hommes de talent y surabondent, et
les _Ristori_ ne lui manquent pas!

Mais il lui faut pour cela autre chose qu'un plagiaire de l'antique,
et qu'un magnifique pédant.

                                                            LAMARTINE.

FIN.




XCIXe ENTRETIEN.

BENVENUTO CELLINI.

(PREMIÈRE PARTIE.)


I.

Êtes-vous curieux de vivre quelques heures d'une vie intime et
confidentielle avec les _Raphaël_ et les _Michel-Ange_, qui nous
paraissent aujourd'hui des hommes de la Fable? avec les _Léonard de
Vinci_, les _Bandinello_, les _peintres_, les _sculpteurs_, les
_hommes de lettres_, les _poëtes_, les _cardinaux_, les _Médicis_, les
papes mémorables de l'Italie, et les François Ier au quinzième
siècle? Prenez ce télescope qui rapproche les âges et qui vous
introduit dans les moeurs de ce temps, comme le télescope d'Herschel
vous introduit dans le monde supérieur des astres et des nébuleuses du
septième ciel! Ce télescope unique, c'est-à-dire original, bizarre,
passionné, vaniteux, que je vais analyser, ce sont les Mémoires de
Benvenuto Cellini.


II.

Benvenuto Cellini, d'une famille bourgeoise et artiste de la Toscane,
naquit en 1500. Mon père, dit-il, prit le même état d'_architecte_ que
le sien; et comme, selon Vitruve, un bon architecte doit savoir bien
dessiner, et un peu de musique, mon père apprit l'un et l'autre, et
surtout à jouer de la flûte et de la viole. Il s'y appliqua d'autant
plus qu'il ne sortait jamais de son logis. Il avait pour très-proche
voisin un certain Étienne _Granaci_, qui avait plusieurs filles fort
belles. Il plut à Dieu de le rendre amoureux d'Élisabeth, l'une
d'elles, qui lui fut accordée, à cause de l'amitié qui régnait entre
les deux familles. Les deux vieux pères parlèrent d'abord du mariage,
ensuite de la dot. Il y eut cependant quelques petites difficultés à
vaincre. André disait à Étienne: Jean mon fils est le plus brave jeune
homme qui soit à Florence et en Italie, et je pourrais lui donner un
des plus riches partis de Florence dans notre état. Étienne lui
répondait: Vous avez raison; mais j'ai cinq filles et cinq garçons,
et, mon compte fait, je lui donne pour dot tout ce que je puis lui
donner. Mon père Jean, qui était caché près de là, et qui les
écoutait, arriva à l'improviste, et s'écria: Ah! mon cher père, c'est
Élisabeth que j'aime, et non sa dot! Malheur à ceux qui ne se marient
que pour l'argent! Puisque vous vantez mes petits talents, croyez-vous
qu'ils ne suffisent pas à l'entretien de ma femme? Je ne veux que
votre consentement; donnez-moi Élisabeth, et gardez sa dot. À ce
discours, André _Cellini_ se mit en colère, car il était un peu vif;
mais, fort peu de jours après, il consentit au mariage. Mon père et ma
mère s'aimèrent du plus saint amour pendant dix-huit ans, avec le plus
grand désir d'avoir des enfants. Cependant, après ce long terme, ma
mère fit une fausse couche de deux jumeaux, causée par l'ignorance
des médecins. Depuis, elle devint grosse d'une fille, à laquelle la
mère de mon père donna son nom de _Rose_. Deux ans après, ma mère
devint encore grosse; et comme les femmes dans cet état sont sujettes
à certaines envies, qui furent les mêmes que dans sa dernière
grossesse, on crut qu'elle mettrait encore au monde une fille à
laquelle on donnait d'avance le nom de _Reparata_, en l'honneur de la
mère de ma mère. Celle-ci accoucha pendant la nuit de la Toussaint de
l'année 1500. La sage-femme, qui savait que mes parents attendaient
une fille, après avoir nettoyé l'enfant, et l'avoir enveloppé dans du
beau linge bien blanc, alla tout doucement trouver mon père, et lui
dit: Je vous apporte un présent que vous n'attendez pas. Mon père, qui
était philosophe, lui répondit: Je prends avec plaisir ce que le ciel
m'envoie; et, ayant soulevé le linge, il vit un fils qu'il n'attendait
pas en effet. Ayant ensuite joint ses deux vieilles mains, et levant
les yeux vers le ciel: Seigneur, dit-il, je te rends grâces de tout
mon coeur; j'accepte avec joie le présent que tu me fais; qu'il soit
le bienvenu! Toutes les personnes qui étaient présentes lui
demandèrent, en le félicitant, quel nom il voulait donner à cet
enfant? Qu'il _soit Bienvenu_, ce fut son prénom.


III.

Son père, qui, indépendant de son état d'architecte, était sculpteur
en ivoire, et très-habile musicien sur la flûte, entra dans la
compagnie des musiciens de la ville et fut aimé des premiers Médicis,
ces citoyens élevés par les richesses à la tyrannie volontaire de leur
patrie.

Quelque temps après, il rentra dans la confrérie des flûteurs de la
Seigneurie. À cette époque, qui précédait celle de ma naissance, ces
flûteurs étaient d'honorables artisans qui travaillaient en laine ou
en soie; ce qui fut cause que mon père ne dédaigna point d'être leur
confrère. Son plus grand désir était que je pusse devenir un jour un
excellent joueur de flûte; et mon plus grand chagrin était de lui
entendre dire que, si je le voulais, je serais dans cet art le premier
homme du monde. Mon père, comme je l'ai déjà dit, était un grand
serviteur et un zélé partisan de la maison _Médicis_. Lorsque _Pierre_
fut banni de Florence, il lui confia des choses de la plus haute
importance. Depuis, le magnifique Pierre _Soderini_ étant mis à la
tête du gouvernement, et mon père étant à son service en qualité de
flûteur, il employa ses talents à des ouvrages plus relevés. J'étais
bien jeune encore, et cependant on me faisait faire la basse dans le
concert de la Seigneurie. J'y jouais de la flûte, porté par un
domestique, afin que je pusse lire plus facilement la musique. Le
gonfalonier _Soderini_ se plaisait souvent à me faire babiller, me
donnait des bonbons, et disait à mon père: Maître Jean, ne négligez
pas de lui donner vos autres talents. Je veux, lui répondait-il, qu'il
ne fasse autre chose que composer et jouer de la flûte, parce que, si
Dieu lui prête vie, il sera le premier homme du monde dans cette
profession; mais un des vieux sénateurs lui dit: Maître Jean, faites
ce que vous dit le gonfalonier, parce que cet enfant sera quelque
chose de plus qu'un joueur de flûte. Quelque temps après, les Médicis
furent rappelés à Florence. Le cardinal, qui fut depuis Léon X, fit
mille caresses à mon père. Quelques jours après, arriva la nouvelle
de la mort du pape Jules II, et ce cardinal, étant allé à Rome, fut
élu pape, contre l'attente de tout le monde. Mon père fut appelé
auprès de lui, mais il refusa de s'y rendre; et, pour l'en punir, le
gonfalonier _Salviati_ lui ôta sa place de flûteur au palais.


IV.

Le père de Benvenuto, le destinant au métier d'orfévre, qui tenait à
l'art de la sculpture par la ciselure, le plaça bientôt après chez un
charbonnier, père du fameux statuaire Bandinello. Mécontent de cet
hôte avare et commun, il l'en retire presque aussitôt, et le garde
chez lui jusqu'à quinze ans, sans lui enseigner autre chose que la
flûte.

Il entre alors chez un fameux orfévre du nom de Marioni, comme ouvrier
sans gages. Son génie naturel ayant trouvé là sa vraie voie, il
déborda spontanément de facilité, de grâce et de force. «Cependant,
dit-il, je ne manquai pas de me rendre agréable à mon père, en jouant
pour lui tantôt de la flûte, tantôt du cor, ce qui lui arrachait des
soupirs et des larmes.»

Banni de Florence par un arrêt du conseil des _Huit_, pour six mois,
pour avoir porté secours à un de ses frères qui servait dans l'armée,
il alla chercher fortune à Sienne chez un ancien ami de son père, M.
Custeri; le cardinal de _Médicis_, depuis Clément VII, le voit, le
reconnaît et l'envoie à Bologne pour étudier la grande orfévrerie
artistique chez l'un, la flûte chez un autre. Il y gagna quelque
argent et apprit à dessiner chez le fameux peintre Scipion Cavaletti.
Son bannissement expiré, il revint à Florence et chez son père, désolé
de son abandon de la flûte. Il finit cependant par le fléchir, et put
obtenir de son père qu'on le laisserait aller dessiner chez un fameux
bijoutier Henri Pierino.--Et moi aussi, lui dit son vieux père en le
conduisant chez Pierino;

«Moi aussi, me répondit mon père, j'ai été un bon dessinateur; mais
pour l'amour de moi, qui suis ton père, qui t'ai mis au monde, qui
t'ai nourri, élevé dans les arts et dans tous les principes de la
vertu, ne voudras-tu pas, mon cher fils, prendre quelquefois ton cor
et ta flûte, pour me récompenser de toutes mes peines, et charmer les
derniers instants de ma vie? Très-volontiers, lui dis-je. Hé bien,
voilà, reprit-il, mon cher fils, comme je veux que tu me venges de
tous mes ennemis!»


V.

Son frère lui ayant dérobé ses habits pendant qu'il était absent, il
s'indigna et partit sans dessein pour Pise. Il y arriva sans argent,
mais déjà riche par le progrès qu'il avait fait à Florence dans
l'orfévrerie et dans les lettres; il ne doutait de rien; la Providence
servit le hasard.

«Je m'arrêtai, dit-il, près du pont du Milieu, vis-à-vis la boutique
d'un orfévre, pour contempler son travail. Bientôt il me demanda qui
j'étais, et quelle était ma profession. Je lui dis que j'étais garçon
orfévre. Hé bien, me répondit-il, entrez dans ma boutique et
travaillez avec moi; je vois à votre mine que vous êtes un honnête
garçon. Il me mit aussitôt de l'or et de l'argent entre les mains, et,
quand la journée fut finie, il me conduisit à sa maison, où il vivait
honnêtement avec une femme fort belle et ses enfants. Songeant au
chagrin que ma fuite pourrait causer à mon père, je lui écrivis que
j'étais placé chez un homme de bien, qui s'appelait maître Olivier
_della Chiostra_; que nous faisions de fort belles pièces
d'orfévrerie; qu'il fût bien tranquille, parce que mes progrès dans
mon état lui seraient un jour honorables et utiles. J'eus bientôt sa
réponse: «Mon cher fils, me disait-il, l'amour que je te porte est si
grand qu'il me semble avoir perdu la lumière depuis que je ne te vois
plus, et que je ne puis te donner mes instructions ordinaires; mais
mon honneur, qui est ce que j'ai de plus cher au monde, m'empêche de
me rendre auprès de toi.» Sa lettre tomba entre les mains de mon
maître, qui la lut secrètement, et qui me l'avoua ensuite, en me
disant: «Mon cher Benvenuto, votre air ne m'a pas trompé, et j'en suis
convaincu par la lettre de votre père, qui me paraît un bien honnête
homme. Ainsi regardez-vous dans ma maison comme dans la sienne.»

Étant à Pise, j'allai visiter le _Campo Santo_[5]. J'y trouvai, ainsi
qu'en d'autres endroits de la ville, des antiques que j'allais copier
dans mes heures de loisir; et mon maître, qui venait souvent me
visiter dans ma chambre, prenait tant de plaisir à voir que mon temps
était bien employé, qu'il me regardait comme son propre fils.

[Note 5: On y voit beaucoup de monuments de marbre, et de peintures de
Cimabue et du Giotto. Le cimetière y est plein de terre apportée de
Jérusalem.]

Pendant l'année que je restai avec lui, mes progrès furent si rapides,
et je fis de si beaux ouvrages, que je voulus me mettre en état d'en
faire encore de plus beaux. Cependant mon père m'écrivait des lettres
à me fendre le coeur; il me priait de retourner auprès de lui, et me
recommandait surtout de ne pas négliger de jouer de la flûte, talent
qu'il m'avait donné avec tant de peine. C'est là ce qui me faisait
perdre l'envie de contenter ses désirs, tant j'avais en horreur ce
_maudit flûter_. Je crus être en paradis cette année entière que je
passai à Pise, où il ne me vint jamais en fantaisie d'en jouer une
seule fois. À la fin de l'an, mon maître eut besoin d'aller à
Florence, pour y vendre des balayures d'or et d'argent qu'il avait
amassées; et, comme le mauvais air de Pise m'avait donné la fièvre, je
l'y accompagnai. Mon père ne cessait de le prier de ne point me
ramener à Pise. Je restai auprès de lui environ deux mois, malade,
obligé de garder le lit. Il me prodigua de si tendres soins que je
guéris enfin. Il me répétait sans cesse, en me tâtant le pouls, car il
s'entendait un peu en médecine, qu'il lui semblait que je ne serais
jamais en assez bonne santé pour m'entendre jouer de la flûte; et,
quand mon pouls ne répondait pas à ses désirs, il me quittait en
versant des larmes; si bien qu'un jour, désespéré de son chagrin, je
priai une de mes soeurs de m'apporter ma flûte, persuadé que, le jeu
de cet instrument étant peu fatigant, je n'en serais pas plus malade.
J'en jouai si parfaitement que mon père, arrivant à l'improviste, me
bénit mille fois, m'assurant que j'avais fait de grands progrès
pendant mon absence, et me conjurant de continuer, de ne pas négliger
un si beau talent. Quand je fus guéri, j'allai travailler chez mon
ancien maître, l'orfévre _Marcone_; il me donnait assez à gagner, et
j'aidais toute ma famille.

Dans ce temps-là arriva à Florence un sculpteur appelé Pierre
_Torrigiani_[6], venant d'Angleterre, où il était resté plusieurs
années. Il était fort lié avec mon maître, et le visitait tous les
jours. Lorsqu'il vit mes dessins et mes ouvrages: Étant venu à
Florence, me dit-il, pour engager de jeunes artistes, et votre manière
de travailler étant plus d'un sculpteur que d'un orfévre, venez
m'aider à faire de grands ouvrages de bronze, que le roi d'Angleterre
m'a commandés, et votre fortune sera bientôt faite. Cet homme était de
belle taille, fort avantageux; il avoit plus l'air d'un guerrier que
d'un artiste. Sa voix était éclatante, ses gestes hardis; il fronçait
les sourcils à faire peur, et il nous parlait tous les jours des
manières libres avec lesquelles il traitait ces ignorants d'Anglais.

[Note 6: Ayant fait en Espagne une Vierge qu'on voulut mal lui payer,
il la brisa à coups de marteau; ce qui le fit mettre dans les prisons
de l'Inquisition, où il se laissa mourir de faim pour n'être pas
brûlé.]

À ce propos, on vint à parler de Michel-Ange _Buonaroti_; et ce qui en
fut le motif, ce fut un dessin que j'avais fait sur un carton de cet
homme divin.

Ce carton fut le premier ouvrage où il fit voir son admirable talent.
Le grand _Léonard de Vinci_ en faisait un autre de son côté, et les
deux compositions devaient orner le palais de la Seigneurie. Elles
représentaient la ville de Pise assiégée par les Florentins: celui de
Léonard offrait un combat de cavalerie, divinement travaillé, et
celui de Michel-Ange un grand nombre de fantassins qui se baignaient
dans l'Arno, et qui, au cri d'alerte, couraient aux armes, à demi nus,
avec de si beaux gestes et de si belles postures, que ni les anciens,
ni les modernes n'avaient jusque-là rien imaginé qui pût l'égaler. Ces
deux cartons restèrent, l'un dans le palais Médicis, et l'autre dans
la galerie du Pape. Tant qu'ils furent exposés, ils furent l'école de
tous les artistes du monde. Cet ouvrage fut cause que le divin
_Michel-Ange_ fut chargé de faire la grande chapelle du pape Jules,
dont il n'acheva que la moitié, son talent, depuis, ne pouvant
répondre à celui de ses premières études.

Mais retournons à _Torrigiani_, qui, mon dessin à la main, parla de la
sorte: Nous allions, Michel-Ange et moi, dessiner, encore enfants l'un
et l'autre, à l'église _del Carmine_ dans la chapelle de
_Mazaccio_[7]. Il se plaisait à se moquer de tous ceux qui
travaillaient avec lui. Un jour mon tour étant venu d'être le sujet de
ses plaisanteries, je me mis si fort en colère, et je lui donnai un
coup de poing si serré sur la figure, que je sentis l'os et les
tendons de son nez fléchir sous ma main, comme un cornet, et qu'il en
restera marqué toute sa vie[8]. Ces paroles me donnèrent tant
d'aversion pour ce _Torrigiani_, à cause de l'admiration que j'avais
pour Michel-Ange, que, bien loin d'avoir le désir de le suivre en
Angleterre, je ne pouvais souffrir de le voir.

[Note 7: Cet artiste fut un des fondateurs de l'École italienne dans
le onzième siècle.]

[Note 8: Michel-Ange avait en effet le nez de côté. _Voyez_ sa Vie.]

Je ne cessai, à Florence, de m'appliquer à la manière de ce grand
maître, et je ne m'en suis jamais écarté. J'étais alors lié de la plus
étroite amitié avec un jeune homme de mon âge, qui était garçon
orfévre, et s'appelait François, fils de Philippe, _Fra Philippi_,
très-excellent peintre. Nous ne nous quittions jamais ni nuit ni jour.
Sa maison était remplie de belles études faites par son père, et de
plusieurs livres de dessins d'après l'antique, que nous y copiions.
Cette occupation dura deux ans. Dans ce temps-là, j'achevai un ouvrage
d'argent en bas-relief, grand comme la main d'un enfant. Il servait à
fermer la ceinture d'un homme, selon l'usage d'alors. J'y avais gravé
des feuillages faits à l'antique, avec de petits amours et d'autres
ornements. Cet ouvrage, que je fabriquai dans l'atelier d'un certain
François _Salimberi_, me donna une grande réputation; et comme la
fureur qu'avait mon père de me faire jouer de la flûte m'avait mis en
colère contre lui, je dis un jour à un jeune homme de mes amis, nommé
Jean-Baptiste dit _le Tasse_, graveur en bois: Tu as plus de langue
que de coeur. Oui, me dit-il, je suis également fort en courroux
contre ma mère; et si j'avais de l'argent, j'irais à Rome, et
j'abandonnerais ma boutique. À cela ne tienne, lui répondis-je; j'ai
assez d'argent pour toi et pour moi. Pendant cet entretien, nous nous
trouvâmes tous les deux à la porte Saint-Pierre, sans nous en être
aperçus. Tiens, dis-je au Tasse, c'est Dieu qui nous a conduits à
cette porte qui mène à Rome! Il me semble que j'ai déjà fait la moitié
du chemin. D'accord sur ce point, nous nous disions en marchant: Que
vont dire, ce soir, nos vieux parents? Nous nous jurâmes alors de ne
plus parler d'eux que nous ne fussions à Rome; et attachant nos
tabliers derrière le dos, nous arrivâmes à Sienne sans ouvrir la
bouche. Quand nous y fûmes, mon compagnon de voyage me dit qu'il
s'était fait mal au pied, et me pria de lui prêter un peu d'argent
pour retourner à Florence: il ne m'en reste pas assez, lui dis-je,
pour continuer ma route, et je t'engage à me suivre. Si tu as mal au
pied, nous trouverons un cheval, et alors tu n'auras plus d'excuse
pour retourner à Florence.

Ayant donc loué un cheval, je repris mon chemin vers Rome. _Le Tasse_,
me voyant résolu, ne cessait de murmurer, et me suivait en boitant et
à pas fort lents. Enfin, lorsque je fus sorti de Sienne, j'eus pitié
de lui; je l'attendis et je le mis en croupe sur mon cheval, en lui
disant: Nos amis se seraient trop moqués de nous si, partis pour Rome,
nous n'avions pu aller au-delà de Sienne. Tu dis la vérité, me
répondit-il; et comme il était fort gai, il se mit à rire et à
chanter; et en riant et en chantant, nous arrivâmes à Rome.

J'avais alors dix-neuf ans commencés avec le siècle. Je me mis
aussitôt en boutique, chez un maître dont le nom était _le Firenzole
de Lombardie_, orfévre fort habile. Lui ayant montré quelques modèles
que j'avais faits à Florence, chez _Salimberi_, mon travail lui fut
agréable, et il dit à un garçon qu'il avait avec lui, comme moi
Florentin, appelé _Gianotto Gianotti_: Il est de ces Florentins qui
savent, et toi de ceux qui ne savent pas! Alors je reconnus
_Gianotto_, et je voulus l'embrasser, parce que nous avions longtemps
vécu et travaillé ensemble à Florence; mais il fut si piqué des
paroles de son maître, qu'il dit qu'il ne me connaissait pas.

--_Gianotto_, lui répondis-je, rempli d'indignation, peu m'importe que
tu me reconnaisses ou non. J'espère que mon travail n'aura pas besoin
de toi pour témoigner qui je suis. À ces paroles, le maître, qui était
un homme franc et loyal, se tournant vers _Gianotto_: N'as-tu pas
honte, lui dit-il, de renier ton camarade? Et me regardant ensuite:
Entre dans ma boutique, ajouta-t-il, et fais-moi voir ce que tu dis
être en état de faire; et en même temps il me chargea d'un bel ouvrage
d'argent, commandé par un cardinal. C'était un petit coffre, d'après
le dessin de celui de porphyre qui est devant la porte de la Rotonde:
je l'enrichis de si belles figures que mon maître le vantait partout
comme une pièce qui faisait beaucoup d'honneur à sa boutique. Il
devait servir de socle à une salière pour la table du cardinal. Cet
ouvrage fut le premier qui m'apporta quelque profit à Rome. Une partie
de mon gain fut envoyée à mon père, et l'autre me servit à vivre
libre, pour pouvoir dessiner des morceaux d'antiquité, jusqu'à ce que,
ma bourse étant vide, je fus obligé de me remettre en boutique pour
me procurer un nouveau gain.

Mon compagnon Baptiste retourna bientôt à Florence; et quand j'eus
achevé des ouvrages qu'on m'avait donnés à faire, j'eus la fantaisie
de changer de maître, et je m'engageai avec un certain Milanais appelé
maître _Pagalo Arsago_. _Firenzola_ eut à ce sujet une grande querelle
avec lui, et lui tint, en ma présence, mille propos injurieux; mais je
pris sa défense, en disant que j'étais né libre, que je voulais vivre
de même, et travailler chez qui je voudrais, pourvu que je ne fisse
tort à personne; que je m'étais d'ailleurs acquitté avec lui.

_Arsago_ ajouta qu'il ne m'avait point appelé, et que je pouvais
rester où il me plairait. Fort bien, dit _Firenzola_, je ne lui
demande rien; mais que je ne le voie de ma vie. Alors je lui demandai
de l'argent qu'il me devait: mais sa réponse fut de se moquer de moi.
Hé bien, sachez, lui dis-je, que si j'ai su me servir de mes outils
pour faire les ouvrages que vous m'avez commandés, je saurai me servir
de mon épée pour me les faire payer. Ces paroles furent entendues par
_Antoine de Saint-Marin_, le premier orfévre de Rome. Il écouta mes
raisons, prit ma défense, et me fit payer. La querelle fut assez vive,
car _Firenzola_ était un ferrailleur; mais j'avais pour moi la
justice, appuyée par mon courage. Nous fûmes amis depuis, et je fus
parrain de l'un de ses enfants.

Je gagnai beaucoup d'argent avec _Arsago_, et j'en envoyais toujours
une partie à mon père. Au bout de deux ans, je retournai à Florence à
sa prière, et je me plaçai de nouveau chez _Salimberi_, auprès duquel
je faisais bien mes affaires. Je repris mes liaisons avec François _di
Philippo_; car ma maudite flûte me laissait toujours quelques moments
de nuit et de jour pour dessiner. Je fis dans ce temps-là une boucle
d'argent qui fermait une ceinture large de trois doigts, dont se
paraient les nouvelles mariées. Elle était ornée de petites figures à
demi-relief; et quoiqu'elle me fût mal payée, l'honneur que me fit cet
ouvrage fut au-dessus du prix de sa façon.


VI.

Le dominicain _Savonarola_, ennemi des Médicis, et cherchant la
faveur du peuple, le fit condamner et bannir de nouveau pour une rixe
où il avait joué du poignard contre une bande de jeunes Florentins. Il
partit pour Rome sans argent et sans recommandation, avec son courage,
son talent déjà divin et sa verve d'artiste pour tout avenir. Arrivé à
Rome au moment du conclave qui venait d'élever à la papauté Clément
VII, il y entra comme apprenti dans la boutique du fameux orfévre
nommé _Santi_. Santi venait de mourir, laissant son atelier à son
fils; son premier ouvrier, nommé _Lucagnolo_, gouvernait la maison.
Benvenuto commença par travailler pour un évêque espagnol, mais son
ambition, qui grandissait avec son talent, continuait toujours au-delà
de sa fortune. Il osa s'introduire dans la _Farnisina_, charmant
palais de plaisance que les _Chigi_, fameux banquiers romains,
faisaient construire et décorer par Raphaël.

J'y copiais, dit-il, pour me former la main et le goût, les
chefs-d'oeuvre de l'histoire de Galatée dont Raphaël embellissait les
murailles. La femme de Sigismond _Chigi_, qui était fort belle et fort
aimable, me voyant souvent dans sa maison, s'approcha un jour de moi,
et, me regardant dessiner, me demanda si j'étais peintre ou sculpteur.
Je suis orfévre, lui dis-je. Oh! c'est trop bien pour un orfévre, me
répondit-elle; et, s'étant fait apporter par sa femme de chambre un
lis composé de magnifiques diamants montés sur or, elle me le montra
et voulut me le faire estimer. Je lui dis qu'il valait huit cents
écus. Vous l'avez fort bien estimé, me dit-elle; auriez-vous le
courage de me monter ces diamants d'une manière plus nouvelle?
Volontiers, madame, lui répondis-je; et sur-le-champ je lui en fis un
petit dessin, et je le fis d'autant mieux, que je prenais plaisir à
m'entretenir avec une si belle et si aimable personne.

Comme je l'achevais, survint une belle Romaine, qui lui demanda ce
qu'elle faisait. Je me plais, répondit Mme _Chigi_, à regarder
dessiner ce jeune homme, qui est aussi bon qu'il est beau.

Ces paroles me firent un peu rougir, mais me donnèrent la hardiesse de
dire que, quel que je fusse, je serais toujours prêt à la servir.
Alors elle me donna son lis de diamants, avec deux écus d'or, en me
recommandant de lui garder le vieux or sur lequel ils étaient montés.
Si j'étais ce jeune homme, dit la dame romaine, je me sauverais avec
ce trésor. Mais Mme _Chigi_ lui répondit que rarement les vertus
habitaient avec les vices, et que, si je faisais pareille chose, je
démentirais le visage d'honnête homme que j'avais; ensuite, prenant
sous le bras son amie: Adieu, me dit-elle avec un aimable sourire;
adieu, Benvenuto!

Je restai encore quelques moments chez M. _Chigi_, pour terminer un
dessin de la figure de _Jupiter_ d'après Raphaël; ensuite je partis
pour travailler à un petit modèle de cire, pour le lis de Mme Porcie,
c'était son nom, que j'allai bientôt lui faire voir. La belle Romaine
était avec elle; elles furent toutes deux parfaitement contentes de
mon ouvrage, et je leur promis de faire encore mieux, tant leurs
éloges flattèrent mon coeur; de sorte que le lis fut monté en douze
jours, et, avec les ornements dont je l'entourai, les brillants
parurent infiniment plus beaux.

Pendant que j'y travaillais, _Lucagnolo_, dont je viens de parler, se
moquait de moi, et me disait que je gagnerais beaucoup plus à faire de
beaux vases d'argent; je lui soutenais le contraire. Hé bien, tu
verras, me dit-il: nous avons commencé en même temps; toi ton joyau,
et moi mon vase d'argent; ils seront achevés à peu près au même
moment, tu verras lequel nous donnera plus de profit. Je suis bien
aise, lui dis-je, de faire cette épreuve avec un aussi habile homme
que toi, et tu jugeras qui se trompe de nous deux. À ces mots nous
nous mîmes au travail à l'envi l'un de l'autre.

_Lucagnolo_ termina en même temps que moi son grand vase pour le pape,
où il mettait, étant à table, le superflu de son assiette, meuble plus
fait pour la magnificence que pour la nécessité. Le vase avait deux
anses ornées de figures et de feuillages, parfaitement travaillés, et
c'était le plus beau que j'eusse encore vu.

Hé bien, me dit alors _Lucagnolo_, conviens-tu que j'avais raison?
Nous verrons bientôt qui aura le plus gagné; et il porta son vase au
pape, qui lui fit payer le prix que méritent ces sortes d'ouvrages,
dont _Lucagnolo_ parut fort satisfait. Moi, je portai mon lis à
l'aimable _Chigi_, qui en fut émerveillée, et me dit que j'avais
surpassé tout ce que j'avais promis; en ajoutant que je pouvais
demander tout ce que je voudrais; que, me donnât-elle un château, ce
qui était au-dessus de son pouvoir, elle croirait ne pas assez payer
mon travail. Tout ce que j'exige, lui répondis-je en riant, c'est que
vous soyez contente de moi. Se tournant alors vers son amie: Vous
voyez, dit-elle, que j'avais bien jugé ce jeune homme. Mon cher
_Benvenuto_, ajouta-t-elle, avez-vous ouï dire que, lorsque le pauvre
donne au riche, le diable rit? Hé bien, Madame, je veux voir comment
il fait quand il rit. Non, non, dit-elle, je ne veux pas lui faire ce
plaisir. Retourné à ma boutique, je vis _Lucagnolo_ avec un gros sac
d'argent que son vase avait produit: Nous verrons, me dit-il, en me le
montrant, si ton joyau t'en produira autant.--Patience, lui
répondis-je, donne-moi deux jours seulement.

Le lendemain, l'intendant de Mme _Chigi_ m'apporta de sa part une
bourse pleine d'or, en me disant, entre autres choses agréables,
qu'elle ne voulait pas que le diable pût en rire; que ce qu'elle
m'envoyait n'était pas l'entier payement de mon ouvrage. _Lucagnolo_,
impatient de savoir ce que j'avais reçu, en présence de ses garçons et
d'autres voisins qui étaient curieux de voir la fin de notre
contestation, prit son sac avec un sourire moqueur, et le versant avec
grand bruit sur l'atelier, nous fit voir vingt-cinq écus de monnaie:
moi qui étais piqué des cris d'étonnement de la compagnie, et de ses
mauvaises plaisanteries, j'entr'ouvris mon sac; et, voyant qu'il était
rempli d'or, les yeux baissés, sans dire mot, je le soulevai en l'air
avec deux mains; et le faisant bruire comme la trémie d'un moulin,
j'en fis sortir en or la moitié plus d'argent que lui; de sorte que
ceux qui d'avance se moquaient de moi se mirent à crier: _Lucagnolo_,
la monnaie de _Benvenuto_ est plus belle que la tienne! Je crus que
celui-ci en mourrait de honte et de jalousie; et quoiqu'il lui revînt
le tiers de cet argent, comme maître de la boutique, cette dernière
passion fit plus d'effet sur lui que l'avarice. Hé bien, dit-il,
puisque l'on gagne tant à faire de ces bêtises, je ne veux plus faire
autre chose.--Il te sera plus difficile, lui répondis-je en colère, de
faire de ces choses, qu'à moi des vases comme les tiens, et je te le
ferai voir. Tous les témoins de cette scène lui donnèrent tort à haute
voix, le regardant comme un grossier qu'il était, et faisant l'éloge
de ma franchise.


VII.

Le lendemain, j'allai remercier Mme _Chigi_, et je lui dis que, loin
de faire rire le diable, elle l'avait fait renier Dieu une seconde
fois; ce qui fut entre nous un sujet de plaisanterie. Elle me donna
ensuite d'autres ouvrages, et nous nous quittâmes fort contents l'un
de l'autre.

Mécontent de _Lucagnolo_, il travailla chez un autre maître à son
profit personnel. Son goût pour la flûte lui procura un apprenti et
l'occasion d'un heureux mariage.

Quand j'étais occupé de mon vase, j'avais pris, malgré moi, un jeune
apprenti pour faire plaisir à des amis. Il avait quatorze ans, et se
nommait _Paulin_. Il était fils d'un Romain qui vivait de ses rentes.
C'était le plus beau et le plus honnête enfant que l'on pût voir. Pour
faire épanouir sa charmante figure un peu mélancolique, je jouais
souvent de la flûte. Il y prenait tant de plaisir, et son visage alors
s'embellissait de tant de charmes, qu'il surpassait tout ce que les
Grecs racontent de leurs divinités. Il avait une soeur nommée
_Faustine_, aussi belle que lui. Leur père, qui, je crois, aurait
voulu me faire son gendre, me menait souvent avec eux à sa campagne,
où, pour les amuser, je jouais de la flûte plus que je ne faisais
auparavant.

Dans ce temps-là, un musicien de la chapelle du pape, _Jean Jacomo_
de Césène, me fit prier par Laurent, trombone de Lucques, de vouloir
l'aider à exécuter quelques morceaux choisis, le jour de la fête de Sa
Sainteté. Quoique j'eusse le plus ardent désir de finir mon vase, je
promis néanmoins de le contenter, tant pour mon propre plaisir que
pour tenir parole à mon père. Nous nous y préparâmes huit jours à
l'avance; et le 1er août, pendant que le pape dînait, nous exécutâmes
ces morceaux de choix qui lui plurent tellement qu'il avoua n'avoir
jamais entendu de si belle musique. Il demanda à J. Jacomo où il avait
trouvé un si excellent joueur de flûte. Celui-ci lui dit mon nom:
c'est donc le fils de maître Jean _Cellini_, répondit le pape? Et
alors, sachant qui j'étais, il voulut m'avoir à son service. Je doute
qu'il veuille y consentir, reprit _J. Jacomo_: il est orfévre, et il
travaille admirablement dans son art; ce qui lui vaut mieux que d'être
musicien. Je le veux encore davantage, dit le pape, puisqu'il a ce
talent de plus. Je lui donnerai les mêmes gages qu'à vous, et je le
ferai travailler pour moi de son autre métier. À ces mots, il tendit
la main, et lui donna une bourse de cent écus d'or, en lui
recommandant de m'en donner ma part.

_Jacomo_ vint à nous, et nous répéta de point en point ce que le pape
lui avait dit; ensuite il partagea, entre huit que nous étions, les
cent écus d'or, en me disant qu'il allait m'inscrire dans leur
compagnie. Laissez passer aujourd'hui, lui dis-je; demain vous aurez
ma réponse.

Je réfléchissais sur cette proposition qui, étant acceptée,
contrariait infiniment mon goût pour mon métier. La nuit suivante, mon
père m'apparut en songe; il me disait avec des larmes pleines de
tendresse: Au nom de Dieu, mon fils, entre dans la musique du pape! et
il me semblait que je lui répondais: Mon cher père, cela m'est
impossible. Alors il prit une figure terrible, en ajoutant: Choisis
donc entre ma malédiction paternelle et ma bénédiction.

M'étant éveillé, je fus si effrayé que je courus me faire inscrire
dans les musiciens de Sa Sainteté. Depuis, j'écrivis mon songe à mon
père, qui faillit en mourir de joie, et qui, quelque temps après, me
fit savoir qu'il avait fait un songe tout semblable. D'après cette
satisfaction que je lui avais donnée, il me semblait que tout dût me
réussir; et je m'occupai du vase que j'avais commencé pour l'évêque de
Salamanque.

C'était un homme fort riche et fort magnifique, mais difficile à
contenter. Il envoyait tous les jours savoir ce que je faisais; et
lorsque celui qu'il envoyait ne me trouvait point à la maison, il
venait lui-même fort en colère me menacer de m'ôter son vase et de le
donner à un autre. C'était ma maudite flûte qui était la cause de ces
retards; mais je travaillai nuit et jour, et je fus bientôt en état de
le lui montrer; ce dont je me repentis ensuite, tant il avait la rage
de le voir achevé. J'en vins à bout dans trois mois, et je l'ornai de
figures et de feuillages si bien imités qu'il n'y avait qu'à admirer.
Je l'envoyai à _Lucagnolo_ pour le lui faire voir, par le jeune
Paulin, qui lui dit avec beaucoup de grâce: M. Lucagnolo, Benvenuto
vous envoie ce qu'il avait promis de faire, et il attend que vous lui
montriez quelques-unes de ces _bêtises_ que vous avez promis de faire
de votre côté. _Lucagnolo_ le prit par la main, le regarda beaucoup,
et lui répondit: Mon bel enfant, dis à ton maître qu'il est un fort
habile homme, et que je le prie de tout oublier, et de vouloir être
mon ami!

_Paulin_ s'acquitta parfaitement de son ambassade, et je fis porter le
vase à l'évêque, qui voulut le faire estimer. _Lucagnolo_, qu'il
consulta, surpassa les éloges que j'attendais de lui; et le prélat, en
prenant le vase, dit à l'Espagnol: Je jure Dieu que je veux être
autant de temps à le payer qu'il en a mis à le faire.

Je fus très-mécontent de ces paroles, et je maudis toute l'Espagne et
tous ceux qui lui voulaient du bien. Parmi les ornements de ce vase,
il y avait un couvercle subtilement travaillé, qui, par le moyen d'un
ressort, se tenait debout sur son ouverture. Monseigneur le faisant
voir un jour, par vanité, à ses Espagnols, l'un d'eux, en son absence,
le mania si grossièrement qu'il cassa le ressort. Honteux de sa
sottise, il pria le maître d'hôtel de me l'apporter pour le
raccommoder sur-le-champ, de manière que l'évêque ne s'en aperçût pas;
ce que je fis en quelques heures. Celui qui me l'avait apporté vint
tout en sueur pour le reprendre, disant que son maître l'avait demandé
pour le montrer à quelques personnes. Vite, vite, donnez-le-moi, me
disait-il, en me laissant à peine le temps de parler. Moi qui voulais
ne pas le rendre, je lui répondis que je n'étais point pressé. Ces
mots le mirent tellement en fureur qu'il mit la main à son épée; je
pris une arme de mon côté, en disant hardiment à cet homme que ce vase
ne sortirait point de ma boutique qu'il ne fût payé, et qu'il allât le
dire à son maître. Ne pouvant rien obtenir par la force, il eut
recours aux supplications, en me certifiant qu'il m'en apporterait le
prix le plus tôt possible; mais je fus inébranlable. À la fin, il me
menaça de venir avec tant d'Espagnols qu'il aurait raison de moi, et
me quitta en courant.

Moi qui craignais quelque mauvais coup de la part de ces gens-là, je
résolus de me défendre, et je mis mon arquebuse en état; ils refusent,
me disais-je, de me donner le prix de mon travail, et ils veulent
encore ma vie!

Je vis bientôt venir plusieurs Espagnols avec cet homme à leur tête,
fiers comme ils le sont tous, et qui leur criait d'entrer de force
chez moi; mais je leur montrai la bouche de mon canon prêt à faire
feu, en les traitant de voleurs et d'assassins, et en leur disant que
le premier qui s'approcherait était mort: ce qui fit tellement peur à
leur chef qu'il piqua de l'éperon un genêt d'Espagne sur lequel il
était monté, et qu'il prit la fuite à toute bride.

Tous les voisins accoururent à ce tapage, et quelques gentilshommes
romains qui passaient criaient: Tuez, tuez ces scélérats, et nous vous
aiderons! Ces paroles effrayèrent tellement le reste de la troupe,
qu'elle suivit l'exemple du majordome.

Ils racontèrent à Monseigneur tout ce qui s'était passé; et celui-ci
leur répondit avec son arrogance ordinaire, qu'ils avaient mal fait de
se porter à cet excès; mais que, puisqu'ils avaient commencé, ils
auraient dû finir. Il me fit dire ensuite de lui porter son vase, et
qu'il me le payerait bien, sinon qu'il me ferait donner sur les
oreilles. Ses menaces ne m'épouvantèrent point, et ma réponse fut que
j'allais en instruire le pape. Sa colère et mes craintes étant
passées, je lui portai son vase, sur la parole de quelques
gentilshommes, et avec la certitude qu'il me serait payé. Cependant je
me munis d'un poignard et de ma cotte de mailles.

J'entrai chez Monseigneur, suivi du jeune Paulin qui portait le vase:
il avait fait mettre tous ses gens en haie sur notre passage, et il
nous fallut traverser cette espèce de zodiaque, où l'un représentait
le Lion, l'autre le Scorpion, l'autre le Cancer, pour arriver jusqu'à
lui. Comme Espagnol qu'il était, il me balbutia encore quelques
paroles impertinentes; mais je le regardai en levant la tête, et sans
lui répondre un mot, ce qui redoubla son courroux. Alors, m'ayant fait
apporter du papier: Écrivez de votre main, me dit-il, que vous avez
reçu le prix du vase, et que vous êtes content. Volontiers, lui
répondis-je, quand je serai payé. À ces mots, sa fureur s'exhala
encore en menaces, mais enfin il me satisfit; je lui donnai un billet
signé de ma main, et je le quittai. Le pape Clément, qui avait vu mon
vase, rit beaucoup de cette scène qui lui fut rapportée, et déclara
hautement qu'il me voulait beaucoup de bien; ce qui rabattit beaucoup
la fierté de mon Espagnol. Il voulut alors se réconcilier avec moi, en
m'envoyant le peintre dont j'ai parlé, et me promettant d'autres
ouvrages à lui faire; mais je lui dis que je travaillerais volontiers
pour lui, à condition qu'il me payerait d'avance. Ces choses furent
encore redites au pape, qui en étouffa de rire avec le cardinal
_Cibo_, auquel il raconta notre querelle; et se tournant ensuite vers
son ministre, il lui recommanda de me faire travailler pour le palais.
Le cardinal voulut que je lui fisse un vase plus grand que celui de
l'évêque. Les cardinaux _Cornaro_, _Ridolfi_, _Salviati_ et plusieurs
autres me donnèrent aussi leur pratique, et je gagnais tout ce que je
voulais. Mme _Chigi_ me conseilla dans ce temps-là d'avoir une
boutique à moi seul. Cette aimable dame me faisait toujours faire
quelque chose pour elle, et son amitié me donna quelque renom parmi le
monde.

Chacune de ces pages de Cellini est attendrie par un de ces retours de
coeur vers son vieux père, qui montrent en lui une tendresse égale à
sa fougue.

La peste se déclare à Rome; il emploie ces jours de deuil et de loisir
forcés à des fouilles et à des imitations de l'antique. Les grands
artistes se réunissent pour fêter, dans une orgie peu décente, la fin
de la maladie. Michel-Ange, que ses années devaient rendre plus sage,
les convie à une véritable orgie, qui donne une idée des moeurs
licencieuses de l'époque.

La peste avait cessé dans Rome, et tous ceux qu'elle avait épargnés se
félicitaient, s'embrassaient; ce qui fut l'origine d'une société
d'artistes les plus renommés de la ville, dont Michel-Ange fut le
fondateur. Cet homme était le premier de son état; mais il aimait le
plaisir et la joie: c'était le plus vieux par les années, et le plus
jeune par la gaieté. Nous nous trouvions ensemble au moins deux fois
la semaine. Le peintre Jules _Romain_, et Jean _Francisco_, disciple
de Raphaël, étaient de nos amis. Un jour, nous trouvant assemblés,
nous convînmes de nous réunir le dimanche suivant dans la maison de
Michel-Ange, pour y célébrer un grand festin. Il fut dit que chacun y
mènerait sa _corneille_[9], et que celui qui manquerait à cette
obligation payerait un bon dîner; il fallait s'en pourvoir d'une, si
l'on n'en avait point, pour ne pas payer cette amende. Je comptais y
mener une certaine _Penthésilée_, fort belle fille, qui m'aimait
beaucoup; mais je fus obligé de la céder à _Bacchiacca_, mon ami
intime, qui était fort épris d'elle; ce qui m'attira de la part de
cette fille, piquée de ce que je l'avais cédée avec tant de légèreté,
une vengeance dont je parlerai en son lieu.

[Note 9: C'est-à-dire sa maîtresse.]

Cependant l'heure du repas approchait, chacun était pourvu de sa
corneille, et je n'en avais point; ce qui me tenait à coeur, c'était
de me faire accompagner dans cette brillante société par quelque
_corneille_ qui ne me déshonorât point à ses yeux. J'imaginai une
plaisanterie qui devait augmenter la joie du festin, et je fis choix
d'un jeune garçon de seize ans, fils d'un ouvrier en laiton, mon
voisin, qui avait le teint le plus vermeil, et dont la figure
surpassait celle d'Antinoüs, tellement qu'il m'avait souvent servi de
modèle. Ce jeune homme n'était connu de personne, était ordinairement
mal vêtu, et sortait peu de sa maison, s'appliquant continuellement à
l'étude du latin.

Je le fis appeler et consentir à prendre des habits de femme, que
j'avais fait préparer tout exprès, et qui lui allèrent à merveille.
J'ornai son cou, ses oreilles et ses doigts des plus beaux joyaux que
j'eusse dans mes armoires; et, le tirant par une oreille, je l'amenai
devant un grand miroir. Diego, il se nommait ainsi, s'écria en se
voyant si beau: Oh Dieu! est-ce bien moi que je vois? Toi-même, lui
répondis-je. Je ne t'ai jamais demandé aucune complaisance; mais je
veux du moins que tu m'accordes celle-ci, qui est que tu viennes avec
moi dans une société honnête, dont je t'ai souvent parlé, habillé
comme tu l'es maintenant. Ce jeune homme vertueux et sage baissa les
yeux, et garda un moment le silence; puis il me dit avec assurance: Je
le veux bien, marchons! Je le couvris d'un grand voile qui s'appelle
à Rome un manteau d'été, et nous allâmes au rendez-vous. Dès qu'on
nous aperçut, tout le monde nous vint au-devant; Michel-Ange était
entre Jules et Jean _Francisco_. Quand j'eus soulevé le voile de
_Diego_, Michel-Ange, qui était facétieux, mit ses mains, l'une sur
celui-ci, et l'autre sur celui-là, leur fit courber la tête, et, se
mettant à genoux lui-même: Miséricorde! s'écria-t-il, faites venir
tout le monde; voilà, voilà un ange qui descend du paradis! quoiqu'on
les fasse tous masculins, il est aussi, vous le voyez, des anges
femelles. Belle Angeline! sauve-moi, bénis-moi! Quand il eut achevé
ses folies, cette belle créature leva la main, et lui donna une
bénédiction papale. Alors Michel-Ange s'étant redressé: On baise,
dit-il, les pieds au pape; mais on baise les joues aux anges. Diego
rougit beaucoup, et sa beauté s'accrut d'une façon merveilleuse. Étant
entrés dans le salon, nous y trouvâmes plusieurs sonnets[10] que
chacun de nous avait faits et envoyés à Michel-Ange; il les lut tous
les uns après les autres, et sa manière de les lire les fit paraître
plus beaux. Il se passa encore d'autres particularités sur lesquelles
je ne m'étendrai point; je dirai seulement que l'admirable _Jules
Romain_, en regardant l'un de nous qui était près de lui, plus occupé
que les autres des beautés qu'il avait devant les yeux, se tourna vers
Michel-Ange, et lui dit: Mon cher Michel-Ange, votre nom de corneille
est bien appliqué à ces dames, quoiqu'elles soient moins belles que le
beau paon qui se déploie devant elles. La table étant servie, Jules
voulut nous assigner à chacun notre place, et me donner celle du
milieu, parce que je la méritais.

[Note 10: C'est l'usage en Italie de faire des sonnets pour toutes les
fêtes et tous les événements un peu marquants.]

Derrière les dames était un espalier de jasmins naturels, qui faisait
tellement ressortir leur beauté, et surtout celle de Diego, qu'il
m'est impossible de l'exprimer; c'est ainsi que nous fîmes la
meilleure chère du monde. Après le repas, on fit un peu de musique
dans laquelle mon charmant _Diego_ demanda à faire sa partie, et il
s'en acquitta si parfaitement que Jules et Michel-Ange ne riaient
plus, mais en étaient dans une sorte d'extase. Après la musique, un
certain _Aurelio d'Ascoli_, grand improvisateur, fit un magnifique
éloge des femmes. Pendant qu'il chantait, deux d'entre elles, voisines
de mon beau jeune homme, ne cessaient de babiller: l'une lui
demandait depuis quand elle allait dans le monde? l'autre, depuis
quand elle était à Rome, et avec moi? quelles étaient ses
connaissances? et lui faisaient mille autres questions impertinentes.
Elles soupçonnèrent alors qu'il était homme. Sur-le-champ tout le
monde se mit à crier en éclatant de rire, et le fier Michel-Ange
demanda la permission de me donner une pénitence; ce qui lui étant
accordé, il dit à haute voix: Vive _Benvenuto_! vive _Benvenuto_! pour
nous avoir agréablement trompés. Ainsi finit cette journée amusante.

Benvenuto trahi bientôt après par cette courtisane _Penthésilée_ que
_Pulci_, de Florence, lui avait enlevée, Benvenuto se bat contre
_Pulci_ et douze estafiers à cheval qui les accompagnaient. Jeune,
fort, intrépide, il renverse une partie de cette escorte; Pulci, en
caracolant devant la porte de _Penthésilée_, se casse la jambe, et
meurt de sa blessure. Benvenuto est obligé de se cacher chez un
seigneur napolitain, brave entre les braves.


VIII.

Cependant sa renommée de bravoure le fait rechercher par la grande
famille des _Colonna_, amie des Médicis, à l'époque où le connétable
de Bourbon vient assiéger Rome. Les _bravi_, espèce de héros
volontaires, faisaient alors le nerf des guerres italiennes. Le pape
menacé accepte le secours de Benvenuto et d'une compagnie de cinquante
_bravi_ enrégimentés et soldés par les Colonna. Instruit et exercé
dans l'art, encore récent, de l'artillerie, Benvenuto s'enferme dans
le château Saint-Ange, citadelle des papes attenante au Vatican.

Le connétable de Bourbon était déjà aux portes de la ville. Nous nous
portons, dit Benvenuto, au _Campo Santo_ (cimetière), et de là nous
vîmes l'armée du connétable qui faisait ses efforts pour pénétrer dans
la ville de ce côté-là. Il avait déjà perdu plusieurs de ses gens, et
le combat y était terrible. Je me tournai alors vers Alexandre,
c'était le nom de Delbène, et je lui dis: Allons-nous-en, car il n'y
a pas de remède. Vous voyez que les uns montent d'un côté, et que
ceux-ci fuient de l'autre. Alexandre, effrayé, me répondit: Plût à
Dieu que nous ne fussions pas venus ici! Cependant, repris-je, puisque
vous m'y avez amené, je veux faire un coup de ma façon: je tournai
alors mon arquebuse vers l'endroit où le combat était le plus animé,
et je visai un homme qui était plus élevé que les autres. J'ignore
s'il était à pied ou à cheval, à cause de la fumée qui m'empêchait de
distinguer les objets bien nettement. Je dis ensuite à Alexandre et
aux deux autres d'apprêter leurs armes, et je les postai de manière
qu'on ne pouvait les atteindre du dehors. Après que nous eûmes fait
notre feu, je me haussai sur la muraille, et je vis parmi les ennemis
un tumulte extraordinaire; c'est que le connétable était tombé sous
nos coups, comme nous l'apprîmes dans la suite. Étant sortis de là,
nous nous en allâmes à travers le _Campo Santo_, et l'église de
Saint-Pierre; et, par le derrière de celle de Saint-Ange, nous
arrivâmes, non sans beaucoup de peine, à la porte du château. Là,
_Rienzo_ de _Cerri_ et Laurent _Baglioni_ tuaient tous ceux qui
fuyaient devant les ennemis qui étaient déjà entrés dans Rome. Le
capitaine du château voulant faire tomber la Sarrasine, nous eûmes le
temps de nous y glisser tous les quatre.

Sur-le-champ le capitaine _Pallone de Médicis_ s'empara de moi, parce
que j'étais de la maison du pape, et me força de quitter Delbène: ce
que je fis malgré moi. J'étais déjà dans le fort, lorsque le pape y
entrait par le corridor du château; car il n'avait pas voulu partir
plus tôt du palais de Saint-Pierre, ne pouvant s'imaginer que les
Impériaux osassent entrer dans Rome.

Bientôt je vis quelques pièces d'artillerie qui étaient sous la garde
d'un bombardier de Florence, nommé _Juliano_. Il se désolait de voir,
du haut des fortifications, sa pauvre maison saccagée, et sa femme et
ses enfants au pouvoir des ennemis: de sorte qu'il n'osait faire son
devoir, de peur de tirer sur eux. Il avait jeté sa mèche tout allumée
par terre, et se déchirait la figure, en pleurant à chaudes larmes; ce
que faisaient aussi les autres bombardiers. À l'aspect de ce désordre,
j'appelai à mon aide quelques hommes moins alarmés que ceux-là:
prenant ensuite une mèche à la main, je tournai la bouche de quelques
pièces où il le fallait, et je mis à bas plusieurs soldats ennemis;
sans cela, une partie de ceux qui étaient entrés dans la ville le
matin se dirigeait vers le château, et il était possible qu'elle y eût
pénétré. J'y faisais un feu continuel; ce qui m'attirait les
bénédictions de plusieurs cardinaux et seigneurs qui me regardaient.
Enfin, ce jour-là, je sauvai le château, et je vins à bout, par mon
exemple, de remettre à l'ouvrage les bombardiers qui s'en éloignaient.
Cet exercice m'occupa tout le jour. Le pape ayant nommé le seigneur
_Santa-Croce_ chef de son artillerie, il entra dans le fort sur le
soir, au moment où l'armée entrait dans Rome par le quartier des
Transtéverins. La première opération qu'il fit fut de venir à moi, de
me faire beaucoup de caresses, et de me donner cinq bonnes pièces
d'artillerie, qui furent placées sur le lieu le plus élevé qu'on
appelle l'_Ange_. C'est une plate-forme qui fait le tour du château,
d'où l'on voit Rome et les prés de revers. J'eus plusieurs bombardiers
sous mes ordres: il m'assigna une paye et des vivres, et me recommanda
de continuer comme j'avais commencé.

La nuit venue, et les ennemis entrés dans Rome, moi, qui ai toujours
aimé les choses nouvelles, je me plaisais à considérer le désordre
d'une ville prise d'assaut, ce que je voyais du point où j'étais,
beaucoup mieux que ceux qui étaient dans le château. Je fis jouer mes
pièces de canon sans relâche pendant un mois entier que nous fûmes
assiégés, et il m'arriva des choses dignes d'être racontées; mais j'en
laisserai une partie pour n'être pas long, et ne pas trop m'éloigner
de mon sujet principal.


IX.

Le pape, ébloui de ses services, vint plusieurs fois le visiter à son
poste. Il lui démontra une fois la portée de ses pièces en coupant en
deux un colonel espagnol qu'il prit pour but à sa couleuvrine. Puis,
se jetant à ses pieds, il lui demanda de lui accorder le pardon des
homicides commis par lui pour le service de l'Église.

La paix de Rome avec l'Espagne fit licencier Benvenuto; il revint à
Florence la bourse pleine, avec un bon cheval et un page. Son père
faillit mourir de joie de le revoir sauvé, riche et puissant. Le père
et deux de ses soeurs l'engageaient à aller à Mantoue pour éviter la
peste qui commençait à consterner Florence; il remonte à cheval et
leur obéit. Il y retrouve _Jules Romain_, l'élève bien-aimé de
_Raphaël_, qui rend hommage à son prodigieux talent; mais le mauvais
climat de Mantoue le dégoûta de ce séjour, il revint à Florence. Son
père était mort de la peste; il ne retrouve que sa soeur _Reparata_
mariée, et qui le reconnaît avec une tendresse qui fera l'occupation
et le souci du reste de sa vie. Il repart pour Rome; il y retrouve ses
amis les _bravi_ et les artistes.

L'audience qu'il reçoit du pape le jeudi saint, pour être relevé de
l'excommunication, est une des circonstances les plus pittoresques de
ses Mémoires:

«Nous nous acheminâmes donc vers le palais, c'était un jeudi saint;
et, comme il y était connu, et moi attendu, nous fûmes introduits dans
la chambre du pape sans attendre l'audience. Il était un peu malade,
et il avait à côté de lui M. _Salviati_ et l'archevêque de Capoue. Ma
présence parut le réjouir beaucoup: je m'approchai de lui avec
respect, je lui baisai les pieds; et, voyant que j'avais à lui parler
de choses importantes, il fit un signe de la main pour qu'on se
retirât; et je lui parlai ainsi:

Très-Saint-Père, depuis le sac de Rome, je n'ai pu ni me confesser, ni
recevoir la communion, parce qu'on n'a point voulu m'absoudre. La raison
en est que, lorsque j'eus fondu l'or de vos joyaux et celui de votre
tiare, le cavalier que vous aviez chargé de me récompenser de toutes mes
peines me paya avec des sottises. Me voyant sans ressource pour
retourner chez moi, j'eus recours aux cendres de cet or, d'où j'en tirai
à peu près une livre et demie, avec intention de vous le rendre, quand
je le pourrais. Je suis à présent aux pieds de Votre Sainteté, qui est
le véritable confesseur, et je la supplie de me pardonner, et de me
permettre de me confesser et de communier, pour que je puisse obtenir la
grâce de Dieu. Le pape alors, en poussant des soupirs que lui causait
peut-être le souvenir de ses malheurs passés, prononça ces paroles:
_Benvenuto_, je crois ce que tu me dis, et t'absous de ce péché et de
tous ceux que tu peux avoir commis, m'eusses-tu pris la valeur d'une de
mes trois couronnes.--Très-Saint-Père, lui répondis-je, je n'ai pas pris
autre chose, et cela ne vaut pas cent cinquante ducats, qui, joints à
pareille somme que j'obtins de la monnaie de Pérouse, me servirent pour
aller porter du secours à mon vieux et malheureux père.--Ton père était
un fort honnête homme, reprit le pape, et tu lui ressembles! Je suis
fâché de n'avoir pu mieux reconnaître tes services dans le temps, et
j'aurais voulu que cet or fût d'un prix plus considérable: va donc te
confesser, si tu n'as pas d'autres péchés qui me regardent; et, quand tu
auras reçu la communion, viens me retrouver, parce que je te veux
beaucoup de bien.

Quand j'eus fini avec le pape, M. _Salviati_ et l'archevêque se
rapprochèrent; il leur parla de moi en termes les plus obligeants, et
recommanda à ce dernier de m'absoudre de tous mes péchés, et de me
faire toutes les caresses possibles, ce qu'il avait déjà fait
lui-même.

Quand je sortis du palais avec _Jacopin_, il témoigna beaucoup de
curiosité pour savoir ce que j'avais dit à Sa Sainteté. Il me le
demanda deux ou trois fois; mais je lui répondis que je ne voulais pas
le dire, parce que cela ne le regardait point. J'allai ensuite
m'acquitter de mes devoirs chrétiens, et, les fêtes passées, je
retournai auprès du pape. Il me reçut aussi bien que la première fois,
et me dit que, si j'étais arrivé plus tôt, il m'aurait fait refaire
les couronnes que nous avions mises en pièces dans le château, mais
qu'il me donnerait des ouvrages plus relevés, et dans lesquels je
pourrais montrer tout mon talent; et c'est à l'agrafe de la chape
pontificale que je veux te donner à travailler. Il faut qu'elle soit
large d'environ huit pouces, et parfaitement ronde. Il y aura Dieu le
Père en demi-relief: tu emploieras du mieux possible ce superbe
diamant avec d'autres belles pierreries. _Caradosso_ l'a commencée, et
ne la finit point. Pour que j'en puisse jouir encore quelquefois,
fais-m'en promptement le modèle; et à l'instant il me fit apporter
toutes les richesses dont il voulait l'orner, et qu'il me fit emporter
chez moi.»

Le pape le fait surintendant de sa monnaie. Il fait des modèles
magnifiques; il perd son frère d'un coup de poignard dans une
rencontre sur le pont Saint-Ange. Il jure de le venger et tue lui-même
son meurtrier d'un autre coup de poignard; le pape lui pardonne et lui
donne le conseil de prendre garde à ses ennemis.

«J'ouvris alors une boutique fort belle aux _Banchi_, vis-à-vis celle
de Raphaël. Le pape m'y fit porter tous ses joyaux, au gros diamant
près, qu'il avait mis en gage chez un banquier génois, dans un cas de
nécessité. J'y tenais cinq compagnons excellents, et ma boutique était
brillante d'or, d'argent et de riches pierreries: j'avais un superbe
chien à poil long, que le duc Alexandre m'avait donné, et qui, outre
qu'il était bon chasseur, était d'une garde sûre pour ma maison.
J'avais de plus une belle fille, qui me servait de modèle quand j'en
avais besoin, et surveillait toutes mes affaires. Une nuit que je
dormais profondément, contre mon ordinaire, un homme qui, sous la
qualité d'orfévre, était venu souvent dans ma boutique, et la trouvait
richement garnie, vint pour me voler; mon chien se jetait sur lui;
mais il se défendait avec son épée, de sorte que cet animal courait çà
et là dans toute la maison, entrait dans les chambres de mes garçons,
qui étaient ouvertes à cause de la grande chaleur; et, voyant que ses
aboiements ne les réveillaient pas, il leur arrachait les couvertures
de leur lit, leur tirait les bras aux uns et aux autres; et, par les
cris épouvantables qu'il faisait, et marchant devant eux, il leur
montrait ce qu'ils avaient à faire; mais ils ne voulaient pas le
suivre, et, pour le faire taire, lui jetaient des bâtons dans les
jambes; car ma boutique était toujours éclairée pendant la nuit. Enfin
mon chien, perdant l'espoir d'être secondé, se mit seul à combattre le
voleur. Il lui déchirait ses habits, le poursuivait dans la rue, et
l'aurait, je crois, égorgé, si le voleur n'avait pas demandé du
secours à des passants, en les priant de le défendre contre un chien
qu'il disait enragé. Ces gens le crurent, et, après beaucoup
d'efforts, firent rentrer cet animal dans la maison. Le jour venu, mes
malheureux compagnons, étant descendus dans la boutique, la virent
entièrement bouleversée, et trouvèrent les armoires ouvertes. Ils
poussèrent des cris qui me réveillèrent, et m'avertirent de ce qui
venait de se passer. J'en fus tellement épouvanté que je n'eus pas la
force d'aller visiter la cassette où étaient renfermés les joyaux du
pape. Je leur dis d'aller y voir eux-mêmes; ils étaient tous en
chemise, parce que, s'étant déshabillés dans la boutique, à cause du
chaud qu'il faisait, ils y avaient laissé leurs habits, que le voleur
avait emportés. Quand ils virent que la cassette n'avait pas été
touchée, et que tous les trésors y étaient encore, ils poussèrent des
cris de joie, ce qui me rendit toutes mes forces, et me fit remercier
Dieu. Je leur dis ensuite d'aller acheter des habits, et que je les
payerais. Quand je réfléchis sur cet événement, je fus effrayé de
l'idée qu'on pouvait m'accuser moi-même de ce vol, et dire que je
l'avais imaginé pour m'emparer des joyaux de Sa Sainteté. Elle
l'apprit bientôt par la bouche d'un de ses serviteurs, et par
d'autres, qui étaient François de _Nero_, _Zanna_, _Billioti_, son
computiste, et l'évêque de Vaison[11]. Très-Saint-Père, lui
dirent-ils, comment avez-vous pu confier tant de richesses à cet
écervelé de jeune homme?--Avez-vous ouï dire, leur répondit le pape,
qu'il avait volé quelqu'un?--C'est, répondit _Nero_, qu'il n'en a pas
eu l'occasion.--Hé bien, riposta le pape, je le tiens encore pour un
honnête homme.

[Note 11: Jérôme Schio, de Vérone, confesseur du pape, et bon
négociateur.]

Sans perdre un seul moment, je courus au palais avec ma cassette, pour
la porter au pape, que _Nero_[12] avait depuis entièrement tourné
contre moi, en lui mettant mille soupçons dans la tête. Que me
veux-tu! me dit-il avec un regard terrible et une voix altérée.--Je
vous apporte, lui dis-je, vos joyaux, où il ne manque rien. Alors le
pape, tranquillisé, me répondit: En ce cas, tu es _bien-venu_. Tandis
qu'il faisait le compte de ses joyaux, je lui racontais mon aventure
malheureuse en présence de celui qui m'avait accusé. Ensuite le pape,
après m'avoir regardé plusieurs fois attentivement, se mit à rire de
tout ce que je lui avais dit, et me recommanda d'être toujours honnête
homme, comme je l'avais été jusqu'alors.»

[Note 12: Ce Français Nero, qui accusait Benvenuto, était un homme
d'une médiocre probité, selon _L'archi_.]


X.

Dans son retour à Rome, Benvenuto eut une aventure.

Il devint éperdument épris de la fille d'une courtisane sicilienne. En
apprenant le départ de cette fille pour son pays, il s'échappa comme
un insensé de Rome pour la poursuivre. Arrivé à quelque distance de
Naples, il la retrouve dans une hôtellerie et la perd de nouveau.
C'est tout à fait une aventure d'Arioste, et qui, comme celle de ce
poëte, n'a pas de suite dans la vie de ce héros. Mais cet amour de
rencontre est agréablement raconté.

«En quittant Naples, je cachai mon argent sur mon dos, à cause des
voleurs, qui ne sont point rares dans ce pays. À la _Selciata_, je me
défendis contre eux avec beaucoup de courage, et je m'en débarrassai.
Quelques jours après, ayant laissé _Solosmeo_ au _mont Cassin_,
j'allai dîner à l'hôtellerie des _Adannani_. Près de là, je voulus
tirer quelques oiseaux avec mon arquebuse; un petit fer qui s'y
trouvait me déchira la main droite; et, sans ressentir beaucoup de
mal, ma main versait beaucoup de sang.

Étant entré dans l'hôtellerie, je montai dans une chambre où se
trouvaient à table plusieurs gentilshommes, et une dame de la plus
rare beauté. Derrière moi était un jeune domestique que j'avais, qui
me suivait avec une pertuisane au bras. Cette arme, le sang que je
versais, et notre accoutrement, leur firent une peur effroyable,
d'autant plus que ce lieu était un nid à voleurs. Ils se levèrent de
table, et me prièrent de leur prêter secours; mais je leur dis en
riant qu'ils n'avaient rien à craindre, et que j'étais homme à pouvoir
les défendre; que je leur demandais seulement leurs bons offices pour
bander ma blessure. Cette belle dame m'offrit aussitôt son mouchoir
brodé d'or; et, comme je le refusais, elle le déchira par le milieu,
et voulut elle-même m'en envelopper la main. Nous dinâmes ensuite fort
tranquillement. Après le dîner, nous montâmes à cheval, et nous
voyageâmes de compagnie. La peur n'était pas encore passée; et ces
messieurs, qui restaient en arrière, me prièrent de marcher à côté de
leur dame. Je fis signe alors à mon valet de s'éloigner un peu de
nous, et nous eûmes le temps et la facilité de nous dire de ces
douceurs qu'on ne trouve point chez le marchand. C'est ainsi que je
fis le voyage le plus agréable de ma vie.»

Avant d'aller en prison, il eut un différend, pour une bagatelle, avec
un gentilhomme du cardinal _Santa-Fiore_, et il voulut lui faire
mettre les armes à la main. Celui-ci s'en plaignit au cardinal, qui
lui répondit que, si _Benvenuto_ le touchait, il lui ferait passer sa
folie avec sa tête. Si l'on en croit le rapport que _Pier Luigi_ fit
au pape, _Benvenuto_, instruit de cette menace, tenait toujours son
arquebuse prête pour tuer le cardinal, dont le palais était vis-à-vis
de sa boutique. Un jour, le prélat étant à sa fenêtre, _Benvenuto_
allait tirer sur lui, s'il ne s'était retiré; mais, ayant manqué son
coup, il tira sur un pigeon qui couvait au haut du palais, et lui
enleva la tête, chose difficile à croire; car il ne voyait que cela du
corps de l'oiseau. «À présent, ajouta _Pier Luigi_, j'ai dit à Votre
Sainteté ce que je voulais lui dire. Il pourrait bien, croyant avoir
été injustement incarcéré, mettre aussi en danger les jours de Votre
Sainteté. C'est un homme violent, emporté: lorsqu'il tua _Pompeio_, il
lui porta deux coups de poignard, au milieu des dix soldats qui le
gardaient, et se sauva, au grand mécontentement de tous les gens de
bien.» Le gentilhomme appartenant au cardinal _Santa-Fiore_ était
présent quand _Pier Luigi_ parla ainsi au pape, et lui confirma tout
ce que son fils venait de lui dire. Le pape, gonflé de colère, ne
prononça aucune parole.

«Il faut que je m'explique, dit _Benvenuto_, sur cette calomnie de M.
_Pier Luigi_. Ce gentilhomme du cardinal _Santa Fiore_ vint un jour à
ma boutique, et m'apporta un petit anneau d'or couvert de vif-argent,
en me disant de le lui nettoyer. Moi, qui avais des ouvrages plus
importants, et qui me vis commander si grossièrement par un homme que
je n'avais ni vu ni connu de ma vie, je lui répondis que je n'en avais
pas le temps; qu'il s'adressât à un autre. Il me dit alors que j'étais
un _âne_. Non, lui repartis-je, je ne suis pas un âne, et je vaux
mieux que vous. Ne m'ennuyez pas davantage; car je vous donnerais des
coups de pied plus forts que ceux d'un âne! Il alla rapporter au
cardinal, en l'envenimant, ce que je lui avais dit. Deux jours après,
je tirai, sur le haut du palais _Santa-Fiore_, un pigeon qui couvait
dans un trou, et qui avait été manqué plusieurs fois par l'orfévre
_Tacca_, qui était mon rival au tir de l'arquebuse. Quelques amis qui
étaient dans ma boutique dirent: Voyez ce pauvre animal, il a peur, et
à peine ose-t-il montrer sa tête!--Il a beau se cacher, répondis-je;
si je prenais mon arquebuse, je ne le manquerais pas. Ils me
défièrent. Je pariai une bouteille de vin grec de lui faire sauter la
tête, qui était la seule chose que je visse de ce pauvre oiseau; et,
le pari accepté, je pris mon merveilleux brocard (c'est ainsi que
j'appelais mon arquebuse), et je gagnai la bouteille de vin grec, ne
pensant ni à ce cardinal, ni à nul autre; car ce cardinal était un de
mes protecteurs. Que l'on juge, d'après cela, des moyens que prend la
fortune lorsqu'elle veut perdre un homme!

Le pape, de mauvaise humeur contre moi, pensait à ce que son fils lui
avait dit. Deux jours après, le cardinal _Cornaro_ vint lui demander
un évêché pour un de ses affidés gentilshommes, appelé _Andrea
Centano_, que le pape lui avait promis, lorsqu'il vaquerait. Le pape
ne s'en défendit pas; mais il voulut que le cardinal lui livrât ma
personne, en retour de cette grâce.--Mais si Votre Sainteté lui a
pardonné, que dira-t-on d'elle et de moi dans le monde? lui répondit
celui-ci.--On en dira ce qu'on voudra, dit le pape: si vous voulez
l'évêché, il faut me donner _Benvenuto_. Alors le bon cardinal lui
répondit: Donnez-moi l'évêché, et que Votre Sainteté fasse ce qu'elle
croira convenable. Le pape, que cet odieux marché faisait rougir en
lui-même, ajouta: J'enverrai, pour ma propre satisfaction, _Benvenuto_
dans les chambres basses, où il pourra se faire guérir et recevoir
tous ses amis; et, de plus, je payerai toute sa dépense. Le cardinal
me fit redire toute cette conversation par M. _Andrea_, qui avait
obtenu son évêché; mais je le suppliai de me laisser faire; que je
m'envelopperais dans un matelas pour sortir de Rome; et que me donner
au pape c'était me donner la mort. Le cardinal y consentit; mais M.
_Andrea_, qui voulait son évêché, alla tout découvrir au pape, qui
m'envoya saisir sur-le-champ, et me fit mettre dans une prison
séparée. Le cardinal m'avertit de ne rien manger de ce que le pape
m'enverrait; qu'il se chargeait lui-même de me nourrir; et il
s'excusait envers moi sur ce qu'il avait été obligé de faire, mais
qu'il allait tout employer pour me rendre la liberté.

Mes amis continuaient leurs visites et leurs offres de services.
Parmi eux, il y avait un jeune Grec d'environ vingt-cinq ans, qui
était une des meilleures épées de Rome; bon, fidèle dans son amitié,
mais faible et crédule. Me défiant des intentions du pape, je dis un
jour à cet ami: Ils veulent m'assassiner; il est temps de me prêter
ton secours. Ces soins qu'ils prennent de pourvoir à toutes mes
dépenses me confirment dans l'idée que j'ai qu'ils veulent me
trahir.--Mon cher _Benvenuto_, me dit-il, on dit dans Rome que le pape
te donne un emploi de cinq cents écus de rente; ainsi, je te prie de
ne pas l'irriter par tes soupçons.--Je sais bien, lui répondis-je,
qu'il pourrait me faire du bien, s'il le voulait; mais il croit son
honneur intéressé à me perdre: c'est pourquoi je te supplie à mains
jointes de me tirer d'ici; je te devrai la vie, et je te la
sacrifierai, si tu en as besoin.

Le pauvre jeune homme me répondait tout en pleurs: Mon cher
_Benvenuto_, tu veux courir à ta perte: mais, quoique je t'obéisse
malgré moi, dis-moi ce que tu veux que je fasse. Alors je lui
prescrivis la manière dont il devait s'y prendre, qui ne pouvait
manquer de réussir; et au moment où je l'attendais il vint me dire
que, pour mon avantage, il voulait me désobéir; qu'il savait de bonne
part, et par des personnes qui étaient auprès du pape, qu'il n'avait
que de bonnes intentions pour moi; ce qui m'affligea beaucoup. C'était
le jour de la Fête-Dieu que cela se passait. Le cardinal _Cornaro_
m'envoya une quantité de vivres, avec lesquels je me régalai avec mes
amis; ensuite, la nuit étant venue, nous allâmes nous coucher. Deux de
mes gens restaient dans mon antichambre, et mon chien sous mon lit;
car il ne me quittait point. Je les appelai plusieurs fois pour le
faire sortir, parce qu'il ronflait tellement qu'il interrompait mon
sommeil; mais il se jetait sur eux pour les mordre, et les effrayait
par ses hurlements. À quatre heures précises, le barrigel avec ses
sbires entra dans ma chambre. Mon chien s'élança sur eux, leur déchira
leurs habits, et leur fit tant de peur qu'ils le crurent enragé. Le
barrigel, qui s'y entendait, dit alors: C'est la nature des bons
chiens de deviner les malheurs de leur maître: prenez des bâtons pour
l'écarter, et vous, attachez _Benvenuto_ sur ce fauteuil, et portez-le
où vous savez.

Ils obéirent, et me transportèrent ainsi à la tour de _Nona_, me
couchèrent sur un mauvais matelas, et laissèrent un garde auprès de
moi, qui me disait sans cesse: Hélas! pauvre _Benvenuto_, que leur
avez-vous fait?

Le lieu où j'étais, et les paroles de cet homme, m'annonçaient assez
ce qui devait m'arriver. Je réfléchis toute la nuit sur ce que je
pouvais avoir fait qui m'attirât un si rude châtiment, et je n'en
trouvai point le motif. Mon garde me consolait et cherchait à me
donner du courage; mais je le priai de me laisser tranquille, parce
que je savais mieux que lui ce que je devais faire. Alors je me remis
tout entier entre les mains de Dieu, et je le priai de venir à mon
secours. Je sais, disais-je, que j'ai commis des homicides; mais je ne
l'ai fait que pour défendre cette vie que vous m'avez donnée en garde;
et d'ailleurs ils m'ont été pardonnés: dans ce moment-ci, je suis
innocent, selon toutes les lois humaines, et je suis comme un homme
qui, passant dans la rue, reçoit une grosse pierre qui lui tombe sur
la tête.

Je pensais ensuite à la puissance des étoiles, non qu'elles puissent
nous faire du mal ni du bien par elles-mêmes, mais par le hasard de
leurs conjonctions auxquelles nous sommes exposés. D'après ma foi et
mon innocence, disais-je, les anges devraient me délivrer de cette
prison; mais je ne suis pas digne d'un tel bienfait, et ils me
laisseront soumis à toute la malignité de mon étoile.

C'était au milieu de ces tristes pensées que le sommeil vint un moment
s'emparer de moi. Je fus réveillé par mon garde au point du jour.
Malheureux brave homme! me dit-il, il n'est plus temps de dormir; on
vient vous apporter une mauvaise nouvelle.--Le plus tôt sera le
meilleur, lui répondis-je, persuadé que mon âme sera sauvée en faveur
de mon innocence. Jésus-Christ n'abandonne jamais ceux qui le servent,
et je lui en rends grâces. Pourquoi ne vient-on pas me lire ma
sentence?--Celui qui en est chargé en est aussi affligé que vous, me
répondit le garde. Alors je l'appelai par son nom, parce que je le
connaissais. Venez, lui dis-je, monsieur _Benedetto de Cagli_, venez,
je suis tout résolu: il vaut mieux mourir innocent que coupable.
Envoyez-moi seulement un prêtre auquel je puisse me confesser, quoique
je l'aie déjà fait devant Dieu, mais pour me soumettre aux lois de
l'Église, à laquelle je pardonne, malgré tout le mal qu'elle me fait.
Lisez-moi ma sentence, expédiez-moi promptement, de peur que mes
saintes résolutions ne m'abandonnent. Cet honnête homme, à ces mots,
ordonna que l'on refermât ma prison, parce que l'on ne pouvait rien
faire sans lui; et il partit sur-le-champ pour aller chez la duchesse,
femme de _Pier Luigi_, qui se trouvait en ce moment avec l'autre
duchesse, femme d'Octavio, et lui parla ainsi: Madame, je vous prie,
au nom de Dieu, de dire au pape d'envoyer un autre que moi lire à
_Benvenuto_ sa sentence, parce qu'il m'est impossible de le faire; et
il la quitta aussitôt, le coeur rempli de douleur. L'autre duchesse
s'écria à ces mots: C'est donc ainsi qu'on rend la justice à Rome, au
nom du vicaire de Jésus-Christ! Mon premier mari, qui aimait beaucoup
_Benvenuto_, à cause de ses talents et de ses bonnes qualités, avait
raison de vouloir le retenir à Florence, et de l'empêcher de revenir à
Rome; et elle s'en alla en murmurant des paroles fort aigres.

La femme de _Pier Luigi_ alla soudain trouver le pape, et, se jetant à
ses pieds en présence de plusieurs cardinaux, lui dit tant de choses
qu'elle le fit rougir, et lui arracha ces paroles:--Je lui fais grâce
pour l'amour de vous, et d'autant plus que je ne lui en veux point.

Il parla ainsi, parce qu'il était devant ces cardinaux qui avaient
entendu les paroles hardies de cette dame généreuse. En attendant,
j'étais dans des transes cruelles, qui étaient redoublées par la
présence de ceux qui devaient m'exécuter; mais l'heure du dîner étant
venue, et voyant les provisions qu'on m'envoyait, je m'écriai, plein
de surprise: La vérité a donc vaincu ma mauvaise étoile! Je prie Dieu
qu'il m'arrache bientôt de ce lieu-ci. Je commençai à manger d'assez
bon appétit, car l'espérance fit cesser toutes mes craintes; et je
restai dans cet état jusqu'à une heure de la nuit, que le barrigel
revint avec ses gens, et, avec des paroles plus douces, me fit
reporter avec beaucoup de ménagement, à cause de ma jambe, au lieu où
ils m'avaient pris.

Le châtelain vint bientôt m'y trouver en s'y faisant porter, parce
qu'il était malade. Voilà, dit-il, celui qui t'a repris!--Voilà, lui
répondis-je, celui qui vous a échappé, et que vous n'auriez pas, s'il
n'avait été vendu pour un évêché, au mépris des lois les plus sacrées!
Mais, puisque c'est l'usage de cette cour, faites ce que vous voudrez,
et pis encore, tout m'est indifférent dans ce monde. Ce pauvre homme,
à ces paroles, s'écria: Hélas! il ne se soucie ni de vivre ni de
mourir, et il est plus hardi que lorsqu'il n'était point malade. Qu'on
le porte sous le jardin, et qu'on ne me parle plus de lui, car il
serait cause de ma mort. On me transporta donc sous le jardin, dans
une chambre très-obscure et très-humide, pleine de vermine et de
tarentules. On me jeta une mauvaise paillasse, et je fus enfermé, sans
souper, sous quatre guichets. À dix heures du matin seulement, on
m'apporta quelque chose à manger. Je demandai quelques-uns de mes
livres; on me donna la Bible vulgaire et la Chronique de _Villani_.
J'eus beau en demander quelques autres, on me répondit que j'en avais
trop de ceux-là.

C'est dans cette situation que je passais ma vie, couché sur une
triste paillasse tout humide, sans pouvoir me remuer, à cause de ma
jambe rompue, et obligé de ramper au milieu des ordures pour aller
faire mes besoins au dehors, afin de ne pas augmenter l'air infect de
ma chambre. Je ne pouvais lire qu'une heure et demie par jour, parce
qu'il n'entrait qu'en ce seul moment dans cette caverne affreuse, et
le reste du temps, je le donnais à Dieu et à mes réflexions sur les
fragilités de cette vie, que j'espérais bientôt quitter. Cependant
quelquefois je reprenais mon courage, et je me consolais en me voyant
moins exposé dans cette prison que dans le monde, à me livrer à mon
caractère emporté et au poignard de mes ennemis jaloux. Un sommeil
plus doux s'emparait de moi, et peu à peu je sentis ma santé se
rétablir, l'ayant accoutumée à ce purgatoire.

Je lisais tous les jours la Bible, et j'y prenais tant de plaisir, que
je n'aurais fait autre chose, si je l'avais pu. J'étais si désespéré,
lorsque l'obscurité venait interrompre mes lectures, que je me serais
tué si j'avais eu des armes. Un jour, je me décidai à le faire, et je
suspendis avec beaucoup d'efforts, au-dessus de ma tête, un énorme
morceau de bois qui l'aurait écrasée; mais, comme je voulus le faire
tomber avec la main, je fus arrêté, et jeté à quatre pas de là d'une
manière invisible. J'en demeurai tout étourdi et à demi mort, jusqu'au
moment où l'on vint m'apporter mon dîner. J'entendis le capitaine
_Monaldi_ qui disait: Malheureux homme! quelle fin ont eue ses talents
admirables! Ces paroles me réveillèrent, et je le vis avec un prêtre à
côté de lui, qui s'écria: Vous disiez qu'il était mort! Le geôlier
répondit: Je l'ai dit, parce que je l'avais cru. Aussitôt ils me
levèrent de dessus mon matelas tout trempé et pourri, qu'ils jetèrent
dehors pour m'en donner un autre de la part du châtelain, auquel ils
allèrent tout rapporter.

Je fis ensuite réflexion sur la cause qui m'avait empêché de me donner
la mort, et je la jugeai toute divine. Pendant la nuit, m'apparut en
songe un jeune homme d'une beauté merveilleuse, qui me dit, en ayant
l'air de me gronder: Tu sais qui t'a donné la vie, et tu veux la
quitter avant le temps. Il me semble que je lui répondis que je
reconnaissais tous les bienfaits de Dieu. Pourquoi donc, reprit-il,
veux-tu les détruire? Laisse-toi conduire, et ne perds pas l'espérance
en sa divine bonté. Je vis alors que cet ange m'avait dit la vérité;
et ayant jeté les yeux sur des morceaux de brique que j'aiguisai en
les frottant l'un contre l'autre, et avec un peu de rouille que je
tirai des ferrures de ma porte avec les dents, et dont je fis une
espèce d'encre, j'écrivis sur le bord d'une des pages de ma Bible, au
moment où la lumière m'apparut, le dialogue suivant entre mon corps et
mon âme:

LE CORPS.

    Pourquoi veux-tu te séparer de moi?
  Ô mon âme! le ciel m'a-t-il joint avec toi
    Pour me quitter, s'il t'en prenait l'envie?
  Ne pars point, sa rigueur semble s'être adoucie!


L'ÂME.

    Puisque le ciel m'en impose la loi,
      Je serai ta compagne encore;
  Oui, des jours plus heureux vont se lever, je croi,
      Et déjà j'en ai vu l'aurore.

Ayant donc repris courage par mes propres forces, et continuant de
lire la Bible, je m'étais tellement accoutumé à l'obscurité de ma
prison, qu'au lieu d'une heure et demie, j'en pouvais employer trois à
mes lectures. Je considérais avec étonnement quelle est la force de la
puissance divine dans les âmes simples et croyantes avec ferveur,
auxquelles Dieu accorde de faire tout ce qu'elles s'imaginent; et
j'espérais la même grâce de Dieu, à cause de mon innocence. C'est ce
qui faisait que je le priais, et que je m'entretenais sans cesse avec
lui. J'y trouvais un si grand plaisir, que j'oubliais entièrement tout
ce que j'avais souffert; et, tout le jour, je chantais des psaumes ou
des cantiques à sa gloire.

Le seul malaise que j'éprouvasse venait de mes ongles, qui étaient
devenus si longs que je ne pouvais ni me vêtir ni me toucher sans me
blesser. Mes dents se gâtaient, ou se séparaient tellement de leurs
alvéoles que je pouvais les en arracher sans douleur, comme si elles
eussent été dans une gaîne. Cependant je m'étais accoutumé à ces
nouvelles douleurs. Tantôt je chantais ou je priais, tantôt j'écrivais
avec ma brique et l'encre dont j'ai parlé; et je commençai, sur ma
captivité, des vers que l'on verra plus bas.

Le bon châtelain envoyait souvent en secret savoir ce que je faisais;
et comme, le dernier du mois de juillet, me réjouissant en moi-même de
cette grande fête qui se célèbre tous les ans à Rome, le premier
d'août, je me disais: Jusqu'ici j'ai fait cette fête avec un esprit
mondain; cette année, je la ferai avec un coeur tout en Dieu: combien
j'y trouverai plus de plaisir! ceux qui m'écoutaient allèrent le
redire au châtelain, qui s'écria avec douleur: Ô Dieu, il vit content
au milieu des souffrances, et moi, je meurs à cause de lui, au milieu
de toutes les commodités de la vie! Allez! et mettez-le dans cette
caverne souterraine où l'on fit mourir de faim le prédicateur
_Fojano_[13]; peut-être cette prison lui fera-t-elle sortir la joie du
coeur!

[Note 13: C'était un fameux prédicateur, partisan des ennemis des
Médicis. On l'enferma dans le château Saint-Ange, où il mourut de la
mort la plus cruelle.]

Aussitôt le capitaine _Manaldi_ vint avec vingt hommes armés, et me
trouva à genoux devant Dieu le Père entouré de ses anges, et un
crucifix ressuscitant victorieux, que j'avais figurés sur le mur, avec
un peu de charbon que j'avais trouvé dans la terre.

Depuis quatre mois que j'étais couché sur le dos, à cause de ma jambe,
j'avais rêvé tant de fois que les anges venaient eux-mêmes me la
panser, que je m'en servais; et j'étais devenu aussi fort que si je
n'y eusse jamais eu de mal. Ces hommes armés qui étaient venus me
prendre me redoutaient comme si j'eusse été un vrai dragon. Le
capitaine me dit: Nous venons ici beaucoup de gens armés, et avec
grand bruit; et vous ne daignez pas nous regarder! Voyant bien, à ces
paroles, qu'ils venaient pour accroître mes maux, mais préparé à tout
souffrir, je lui répondis: J'ai tourné vers ce Dieu, roi des cieux,
toutes les pensées de mon âme, de sorte qu'il ne reste rien pour vous.
Tout ce qu'il y a de bon en moi n'est point de votre ressort; ainsi,
faites ce que vous voudrez. Le poltron de capitaine, ne sachant ce que
je voulais dire, ordonna à quatre de ses hommes les plus robustes de
reculer leurs armes, de peur que je ne m'en emparasse, et leur cria
ensuite: Vite! vite! sautez-lui sur le dos, et saisissez-le, serrez-le
bien fort! J'aurais moins peur du diable que de lui! Prenez garde
qu'il ne vous échappe! Moi, garrotté et maltraité par eux, m'attendant
à de plus grands maux encore, je levais mes yeux vers le Christ, en
disant: Dieu juste! vous avez payé toutes nos dettes sur votre croix;
pourquoi faut-il que mon innocence paye celles de gens qui me sont
inconnus? Mais que votre volonté soit faite!

Ils me transportèrent ensuite, avec un gros flambeau allumé devant
eux; et je croyais qu'ils m'allaient jeter dans le trébuchet de
_Sammalo_, lieu épouvantable qui en avait englouti plusieurs, et où
l'on tombait tout en vie de haut en bas, jusqu'au fond des fondations
du château. Mais cela n'arriva pas; et je crus m'en être tiré à bon
marché. L'on se contenta de m'enfermer dans la caverne du
_Prédicateur_. Dès que je fus seul, je chantai un _Miserere_, un _De
profundis_, et le cantique _In te, Domine, speravi_. Je célébrai la
fête du jour avec Dieu, et je remplissais mon coeur de foi et
d'espérance. Le jour d'après, ils me tirèrent de cette caverne, et me
remirent au lieu où ils m'avaient pris; et devant eux, en revoyant la
figure de mon Dieu, je répandis des larmes de joie.

Le châtelain voulait toujours savoir ce que je faisais. Le pape, qui
s'informait aussi de tout, et auquel les médecins avaient annoncé la
mort prochaine du châtelain, dit qu'il voulait que celui-ci me fît
mourir avant lui, de la manière qu'il le jugerait à propos, puisque
j'étais la cause de sa mort. Le châtelain ayant su ces paroles du
pape, par son fils _Pier Luigi_: Le pape veut donc, lui dit-il, que je
me venge de _Benvenuto_, et le laisse à ma disposition? Hé bien, qu'il
me laisse faire! Il devint alors plus cruel envers moi que le pape
même. Le jeune invisible qui m'avait empêché de me tuer vint encore
vers moi; et, d'une voix fort claire: Mon cher _Benvenuto_! me
cria-t-il, allons! allons! fais ta prière à Dieu, et crie fort! Tout
effrayé alors, je me jette à genoux, et je dis mes oraisons
accoutumées; j'y ajoutai le psaume _Qui habitat in adjutorio_, et je
m'entretins un moment avec Dieu; et la même voix me dit: Va te reposer
à présent, et sois sans crainte. Dans le même instant, le châtelain,
ayant donné l'ordre de me faire mourir, changea soudain de sentiment,
en disant: N'est-ce pas le même _Benvenuto_ que j'ai tant défendu, et
dont je connais toute l'innocence? Comment Dieu me pardonnera-t-il,
si je ne pardonne moi-même? Allez lui dire qu'au lieu de la mort, je
lui donne la liberté. Je veux de plus, par mon testament, l'acquitter
de toutes les dépenses qu'il m'a faites. Le pape, qui en fut informé,
s'en mit fort en colère.

Cependant je priais toujours, et je composais mon chapitre sur ma
prison. La nuit je faisais les songes les plus agréables; et il me
semblait être toujours avec cet esprit invisible qui me donnait de si
salutaires avertissements.»

Le pape Clément VII, protecteur de _Benvenuto_, meurt en admirant ses
chefs-d'oeuvre. _Benvenuto_ crie quelquefois après _Pompeio_, un
officier milanais de Sa Sainteté, qui s'était de tout temps déclaré
son ennemi. Il se retire chez son ami _Delbène_, où tout Rome vient le
féliciter de son assassinat.

Le cardinal _Farnèse_, nommé pape quelques jours après, envoie lui
demander son travail et l'assurer de sa protection. Le fils du pape
_Pier Luigi_, assassiné depuis par ses ordres, pour le punir de son
ingratitude envers son père et son bienfaiteur, se déclara contre
Benvenuto et l'obligea à chercher sa sûreté à Florence.

Il y fut bien accueilli par le duc Alexandre de Médicis, qui lui
donna une forte somme d'argent pour aller à Venise, et revenir ensuite
travailler à son service. Mécontent du sculpteur _Sansovino_, qui,
plein de son mérite, se préférait à Michel-Ange, il repart pour
Florence avec son ami Tribolo.

Les persécutions du pape devinrent une vengeance privée.


XI.

Quelques jours après, nous repartîmes, dit-il, pour Florence. Nous
logeâmes en route dans une hôtellerie près de _la Chioggia_, où l'hôte
nous invita à le payer, et à aller nous coucher ensuite. Je trouvai ce
procédé si nouveau, que je lui dis qu'on ne payait, selon l'usage,
qu'en partant. Mon usage est de faire payer ainsi, me dit-il. Hé bien,
lui répondis-je, faites un monde à votre mode! Payez, reprit-il, et ne
me rompez pas la tête de vos discours! _Tribolo_, toujours peureux, me
retenait, de crainte que l'hôte ne m'en dît encore davantage; et nous
le payâmes, comme il le voulait, avant de nous coucher. Les lits
étaient neufs, et tout était fort propre dans la chambre qu'il nous
donna. Cependant toute la nuit je songeai à me venger de son
impertinence. Tantôt j'avais envie de mettre le feu à sa maison,
tantôt de lui estropier quatre bons chevaux qu'il avait dans son
écurie; mais je craignais que _Tribolo_ ne pût se sauver avec moi. Je
fis donc porter mes effets dans la barque; j'y fis entrer _Tribolo_,
et je lui recommandai de ne point partir que je ne fusse revenu de
l'auberge où j'avais oublié mes pantoufles. J'y fis appeler l'hôte qui
m'envoya au diable. Il y avait dans la maison un jeune garçon d'écurie
à moitié endormi, qui me dit que l'hôte ne se dérangerait pas pour le
pape, et me demanda la bonne main; je lui ordonnai d'aller causer avec
celui qui tenait la corde du bateau, en attendant que j'eusse trouvé
mes pantoufles, et que je fusse de retour. Je pris ensuite un petit
couteau, et j'allai mettre en pièces les lits tout neufs de mon hôte;
de manière que je lui fis au moins pour cinquante écus de dommage; et,
emportant quelques morceaux des couvertures dans mes poches, je dis au
batelier de nous faire partir. _Tribolo_, qui avait véritablement
oublié les courroies de sa valise, voulait aussi retourner à
l'auberge, et je ne pus l'en empêcher que lorsque je lui racontai le
mal que j'y avais fait, en lui montrant des morceaux de couvertures.
La peur s'empara de lui de plus belle, il ne cessait de crier au
batelier de démarrer; et ce ne fut qu'arrivé à Florence qu'il se crut
en sûreté, et qu'il cessa de trembler. Il me dit alors: Pour l'amour
de Dieu, liez votre épée, et n'en faites plus rien; car il me semblait
à toute heure voir mes entrailles percées.--Compère, lui répondis-je,
vous n'aurez pas la peine de lier la vôtre, puisque vous ne l'avez
point tirée. En effet, je n'en ai jamais vu de plus poltron que lui. À
ces mots, regardant son épée: Vous dites la vérité, répondit-il; elle
est telle qu'elle était lorsque je me suis mis en route. Il trouvait
que j'étais mauvais compagnon de voyage, attendu que j'avais su me
défendre; et moi je le lui rendais, parce qu'il ne me fut d'aucun
secours. On en jugera par ce que j'en ai raconté.


XII.

Le duc Alexandre de Médicis le reçut bien, il lui confia les dessins
de ses monnaies et lui fit faire son portrait. Dans l'intimité de ses
rapports il vit plusieurs fois le duc Alexandre de Médicis dormant
seul dans sa chambre en compagnie de son cousin _Laurenzino_ de
Médicis, qui rêvait déjà l'assassinat du grand-duc. _Laurenzino_
favorisait les vices d'Alexandre. Il se faisait, comme _Brutus_,
passer pour idiot et pour lâche, mais, sous prétexte d'un rendez-vous
secret donné par une belle dame de Florence, dont il savait Alexandre
épris, il l'entraîna seul la nuit dans le piége, le poignarda et
s'enfuit à Ferrare. Alexandre, dans un de ses entretiens avec
_Benvenuto_, pria _Laurenzino_ de se joindre à lui pour l'engager à ne
pas retourner à Rome. _Laurenzino_, dit Benvenuto, s'y employa
très-froidement, en regardant le duc de mauvais oeil. Lorsque j'eus
fini mon modèle, je l'enfermai dans une petite boîte, et je dis au
duc: Que Votre Excellence soit tranquille, je lui ferai une médaille
plus belle que celle du pape Clément, parce que la sienne était la
première que j'eusse faite; et Mgr Laurent, qui a de l'esprit et de la
science, me donnera l'idée d'un revers qui soit digne de vous. Le duc
sourit, et ayant regardé Laurent: Vous lui donnerez un revers, lui
dit-il, et il ne partira point. Celui ci répondit sur-le-champ: Je
vous en donnerai un[14] qui surprendra tout le monde. Le duc, qui le
tenait tantôt pour un fou et tantôt pour un poltron, se mit à rire, et
s'enfonça dans son lit. Ayant ensuite appris que j'étais parti malgré
lui, il m'envoya cinquante ducats d'or à Sienne, où m'atteignit un de
ses serviteurs, qui me dit, de la part de Laurent, qu'il me préparait
un _beau revers_ pour mon retour.

[Note 14: C'est qu'il avait envie de le tuer, comme il fit en effet.]

Quelques jours après son retour à Rome, arriva la nouvelle de
l'assassinat mystérieux du duc _Alexandre_ par _Laurenzino_. Benvenuto
fut consterné et comprit alors le sens du mot infâme des REVERS de la
médaille. Les fugitifs de Florence, ennemis des Médicis, le raillèrent
sur son amour pour eux et crurent au retour de la république. Mais le
courrier suivant leur apprit la nomination de Jean de Médicis à la
place de son frère. Il triompha et se réjouit d'avoir mieux connu la
versatilité des Toscans.


XIII.

Le pape Farnèse, qui voulait plier à lui _Charles-Quint_, fit venir
_Benvenuto_, et lui commanda pour ce prince, qu'il attendait à Rome,
une reliure en or massif entourée de diamants d'un prix énorme.

«Je mis aussitôt la main à l'ouvrage, et peu de temps après je le
portai au pape. Il fut si émerveillé de sa perfection qu'il me combla
d'éloges, et défendit à ce sot de _Juvénal_, son ministre, de se mêler
de mes affaires.»

Ce livre précieux était presque achevé lorsque l'empereur arriva à
Rome, au milieu des arcs de triomphe et des fêtes que d'autres sauront
décrire mieux que moi. À leur première entrevue, ce prince fit présent
au pape d'un beau diamant qui avait coûté douze mille écus, et que je
devais monter sur un anneau à la mesure de son doigt; mais Sa Sainteté
voulut auparavant que je lui portasse le livre, quoique imparfait
encore. Me consultant sur les excuses que nous pourrions donner à
l'empereur, sur cette imperfection, je lui dis que l'excuse serait ma
maladie, à laquelle Sa Majesté croirait facilement en me voyant si
maigre et si défait. C'est à merveille, me dit le pape; mais il faut
que tu le lui offres toi-même de ma part. Il m'ajouta ce que je devais
faire et dire en cette circonstance; ce que je répétai devant lui.
C'est fort bien, me répondit le pape, si la présence d'un empereur ne
te trouble pas. Que Votre Sainteté ne craigne rien, lui dis-je, je
ferai et je parlerai encore mieux! L'empereur est vêtu et fait comme
un autre homme, et je ne me trouble point devant Votre Sainteté,
malgré son auguste dignité, ses ornements pontificaux et sa
vieillesse. Ce prince lui fit compter cinq cents écus.--Juvénal,
ministre et confident du pape Farnèse, le calomnia auprès de lui. On
ne le reçut plus comme autrefois.

                                                            LAMARTINE.

(_La suite au prochain entretien._)




Ce ENTRETIEN.

BENVENUTO CELLINI.

(SECONDE PARTIE.)


I.

Ce mécontentement et sa renommée croissante commencèrent à tourner ses
yeux vers la France. Mais, avant de le suivre à la cour de _François
Ier_, ce prince que la triple passion de la guerre, des arts et de
l'amour égalait à Henri IV, à Louis XIV et aux Valois, racontons par
sa bouche une anecdote qui semble donner la clef de quelques-uns de
ses goûts secrets, très-communs en ce temps-là dans cette corruption
de la Grèce et de l'Italie.

Je voulais voyager seul; mais je ne le pus, à cause d'un jeune homme
que j'avais, nommé _Ascanio_, qui était le meilleur serviteur du
monde. Je l'avais eu d'un orfévre espagnol, qui me le céda
volontairement. Nous l'appelions _Petit Vieux_, parce qu'il était fort
maigre, et que sa raison paraissait au-dessus de son âge, de treize
ans; mais en peu de mois il se rétablit si bien, et devint d'un si bel
embonpoint, qu'il passait pour le plus beau garçon qu'il y eut à Rome.
Il apprenait facilement tout ce que je lui enseignais, et je le
traitais comme mon fils. C'était pour lui une bonne fortune d'être
tombé entre mes mains: aussi allait-il souvent en rendre grâces à son
ancien maître, qui avait une jeune femme fort belle. _Ascanio_, lui
disait-elle, qu'as-tu donc fait pour devenir si beau garçon? C'est mon
maître _Benvenuto_, répondit-il, par ses bons traitements. Cette
femme, assez maligne, était piquée de ces réponses; et, comme elle
passait pour très-galante, je crois qu'elle lui fit quelques avances
peu honnêtes, car il allait la voir plus souvent que de coutume.

Un jour que j'étais absent de la maison, ce jeune homme s'avisa de
dire des sottises à l'un de mes garçons de boutique, qui, à mon
retour, s'en plaignit à moi. Je défendis à _Ascanio_ de prendre à
l'avenir de telles licences; mais, m'ayant répondu impertinemment, je
lui tombai dessus à coups de pied et à coups de poing, et il ne put
sortir de mes mains que sans son bonnet et sans son manteau; je fus
deux jours à savoir ce qu'il était devenu; un gentilhomme espagnol,
nommé don _Diego_, homme excellent, pour lequel j'avais travaillé, et
qui était mon ami, me dit qu'il était retourné chez son ancien maître,
et qu'il me priait de lui rendre son bonnet et son manteau. Je
répondis à don _Diego_ que cet homme était un mal élevé d'avoir repris
_Ascanio_ sans m'en prévenir; que je n'en avais point agi ainsi avec
lui, et que j'exigeais qu'il chassât ce petit insolent, qui s'était
mal conduit avec moi. Don _Diego_ s'acquitta de ma commission, dont
l'autre se moqua. Le jour suivant, je vis, en passant devant sa
boutique, _Ascanio_ qui travaillait à côté de lui. Celui-ci me salua,
et son maître eut l'air de rire, et me renvoya le gentilhomme espagnol
pour me demander les hardes que j'avais données à _Ascanio_,
auxquelles d'ailleurs il ne tenait pas, parce que ce jeune homme n'en
manquerait jamais. Seigneur don Diego, lui répondis-je, je vous ai
connu en tout comme un fort honnête homme; mais ce _Francesco_ (cet
orfévre se nommait ainsi) est tout le contraire de vous. C'est un
homme de mauvaise foi. Vous pouvez lui dire de ma part que, s'il ne me
ramène pas _Ascanio_ d'ici à ce soir, il aura affaire à moi, et que je
traiterai de même le garçon, s'il ne sort pas de sa boutique. Don
_Diego_, sans me répondre, alla rapporter mes paroles à _Francesco_,
qui en eut tant de peine qu'il ne savait que devenir. Pendant ces
entrefaites, _Ascanio_ alla chercher son père, qui était ce jour-là
venu à Rome, de _Taglia Cozzo_, d'où il était, et qui conseilla à
_Francesco_ de me rendre et de me ramener son fils. Ramenez-le-lui
vous-même, lui disait-il; don _Diego_, d'un autre côté, disait à
_Francesco_: Il arrivera quelque malheur; vous savez quel est
_Benvenuto_: allons, venez, je vous accompagnerai chez lui. Moi, en
les attendant, je me promenais impatiemment dans ma boutique, disposé
à faire une des plus épouvantables scènes que j'eusse faites de ma
vie, lorsque je les vis arriver tous les trois, avec le père que je ne
connaissais pas. Je les regardai d'un oeil courroucé lorsqu'ils
entrèrent. _Francesco_, pâle et tremblant, me dit: Voici _Ascanio_ que
je vous ramène, et que j'avais repris, ne croyant pas vous offenser.
Celui-ci ajouta respectueusement: Mon maître, pardonnez-moi, je ferai
tout ce que vous me commanderez. Je répondis alors: Viens-tu ici pour
achever ton temps, comme tu l'avais promis? Pour toujours, si vous le
voulez, me dit-il. Qu'on lui apporte ses habits et ses hardes,
répondis-je, et qu'il s'en aille où il voudra. Don _Diego_ resta
surpris de ma conduite; lui, _Ascanio_ et son père me prièrent de le
reprendre. Ayant demandé quel était celui-ci, et ayant appris que
c'était son père: Pour l'amour de vous, je le reprends, lui dis-je.
Ainsi se termina cette querelle.


II.

Benvenuto confia son atelier à Rome à un de ses meilleurs élèves,
_Filici_. Il prit avec lui _Ascanio_ et un jeune homme de Pérouse, et
partit de Rome à cheval et armé avec eux. Le cardinal _Bembo_ les
reçut à Padoue, lui fit faire son portrait, et lui donna trois chevaux
turcs pour continuer son voyage. Ses aventures, en traversant les
Alpes de Padoue à Lyon, sont écrites à la façon de _Gil Blas_. Nous y
arrivâmes, dit-il, toujours en riant et en chantant. Ainsi de Lyon à
Paris.

François Ier, quoique menacé d'une guerre dispendieuse, le reçut à
_Fontainebleau_, Vatican des Valois. Le roi, qui partait pour
l'Italie, l'engagea à le suivre pour causer des ouvrages qu'il se
proposait de lui commander. Benvenuto remonta à cheval avec sa suite,
franchit le Simplon et arriva au bord d'une rivière des États
vénitiens. Il y eut une nouvelle rixe.

La rivière, dit-il, était fort large et très-profonde, et on la
traversait sur un pont long et étroit qui n'avait pas de garde-fou.
Arrivé le premier, et jugeant ce passage dangereux, je recommandai à
mes jeunes gens de descendre de cheval, et de les mener par la bride:
ce qui nous le fit franchir sans danger. Les deux Français avec qui je
voyageais étaient, l'un gentilhomme, et l'autre un notaire qui se
moquait de ce que nous étions descendus de cheval pour si peu de
chose. Je lui disais, pour répondre à ses railleries, d'aller
doucement, parce qu'il y avait du danger; mais il ne tint compte de
mes avis, et il me répondit en français que j'étais un peureux, avec
ce ton avantageux qu'ils ont tous; et sur-le-champ, piquant son cheval
qui glissa, il alla tomber avec lui, bête sur bête, sur une grosse
pierre, et de là dans la rivière. Mais, comme Dieu a pitié des fous,
je courus aussitôt, je sautai sur la pierre, et, m'y attachant d'une
main, de l'autre je le saisis par son manteau, au moment où il allait
disparaître dans l'eau, et je lui sauvai la vie. Mais, comme je m'en
félicitais, il me dit presque en colère et en murmurant, que je
n'avais rien fait, si je ne sauvais aussi ses écritures, qui étaient
de la plus haute importance. Alors j'invitai un de nos guides à
l'aider, en lui promettant une récompense; ce qui fut heureusement
exécuté, car il n'y eut rien de perdu. Arrivés à _Isdevedra_, nous
fîmes une bourse commune pour la dépense du voyage, dont je fus
chargé. Après dîner, je donnai quelque argent de cette bourse au guide
qui avait sauvé les papiers du notaire; mais celui-ci me dit que
j'avais promis de donner du mien, et que celui de la bourse commune ne
m'appartenait pas; ce qui me mit si en colère que je lui dis les
sottises qu'il méritait. En ce moment, l'autre guide, qui n'avait
rien fait, voulut aussi être payé pour avoir aidé, disait-il, à sauver
les écritures; mais lui ayant répondu que celui qui avait porté la
croix en méritait seul la récompense: Je vous en donnerai une, me
dit-il, près de laquelle vous pleurerez.--Et moi, lui répondis-je, j'y
attacherai un cierge près duquel tu pleureras avant moi. Comme nous
étions là sur les confins de l'État vénitien et de l'Allemagne, il
alla chercher du monde avec lequel il vint sur moi, une lance à la
main; mais, comme j'avais un bon cheval, je préparai mon arquebuse, et
je dis à mes gens: Je tuerai celui-ci, défendez-vous contre les
autres; ce sont des voleurs de grand chemin qui ont pris cette
occasion pour nous assassiner. L'aubergiste chez lequel nous avions
dîné appela un vieux caporal pour mettre l'ordre, en lui disant que
j'étais un jeune homme très-courageux; que si l'on me tuait, j'en
aurais auparavant tué bien d'autres. Allez en paix, me dit le caporal;
quand vous auriez été cent, vous ne vous seriez pas tirés d'ici. Moi
qui voyais qu'il disait la vérité, et qui avais déjà fait le sacrifice
de ma vie, je secouai ma tête, en lui disant que je me serais défendu
jusqu'à la mort. Nous étant remis en route, à la première auberge,
nous fîmes le compte de la bourse: je me séparai de ce sot de notaire,
et, emportant l'amitié du gentilhomme, j'arrivai à Ferrare avec mes
deux garçons seulement.

J'allai sur-le-champ présenter mes respects au duc, afin de pouvoir
partir le lendemain pour Lorette. Après deux heures d'attente, j'eus
l'honneur de le voir et de lui baiser les mains. Il voulut me faire
mettre à table avec lui, mais je le priai de m'excuser, attendu que,
vivant de peu depuis ma maladie, je craignais d'abuser, pour ma santé,
de l'excellence de ses mets; que j'aurais plus de temps, en ne
mangeant pas, pour répondre à ses questions. Je restai quelques heures
avec lui; et lui ayant demandé congé, je trouvai à mon auberge ma
table couverte de quelques plats délicats, qu'il avait eu la bonté de
m'y envoyer, avec d'excellent vin. Comme l'heure de mon repas était
passée, j'en eus beaucoup plus d'appétit, et ce fut, depuis quatre
mois, le jour où je pus manger avec plaisir.

Le lendemain je partis pour Lorette, où je fis mes prières à la
sainte Vierge.


III.

Rentré à Rome, Benvenuto est poursuivi par le pape Farnèse et par son
bâtard _Pier Luigi_, sous prétexte de lui faire restituer des
richesses qu'il avait dérobées à Clément VII pendant le siége du
château Saint-Ange. Il se justifie, mais n'en est pas moins retenu
captif au château. François Ier le fait réclamer par son ambassadeur
Monluc. Le Pape, inflexible, continue à le retenir prisonnier. Il se
décide enfin à s'évader: il tresse en cordes les draps de son lit, il
accomplit son dessein et parvint à franchir la dernière enceinte, mais
avec la hanche cassée. Un pauvre _aniero_ le conduit sur son âne
jusque sur les marches de Saint-Pierre de Rome. Le cardinal _Cornaro_
le recueillit, le fit guérir et le garda dans une chambre secrète du
palais. Cornaro alla demander sa grâce au pape Farnèse. Le pape
l'accorda avec bonté; il avoua que lui-même, dans sa jeunesse, il en
avait fait autant. Farnèse disait vrai; il avait été autrefois
incarcéré dans le château pour avoir falsifié des brefs lorsqu'il en
était secrétaire. Le pape Alexandre avait décidé de le faire
décapiter, mais _Farnèse_, qui le sut, fit dire en secret à _Pietro
Careluzzi_ de venir avec plusieurs chevaux, corrompit ses gardes à
force d'argent, et, tandis que le pape était à la procession le jour
de la fête, on le fit descendre dans une corbeille, et on le sauva
ainsi; car, dans ce temps-là, on n'avait pas encore entouré la tour
des murailles dont j'ai parlé. Le pape, en racontant cela au
gouverneur de Rome, voulait passer à ses yeux pour un brave; mais il
ne voyait pas qu'il se faisait aussi passer pour un coupable. Il dit
ensuite au gouverneur: «Allez lui demander qui l'a aidé dans sa fuite,
et dites-lui que je fais grâce à tous.»


IV.

Quelques jours après, le gouverneur du château Saint-Ange mourut,
persuadé que j'étais tout à fait libre. Sa place fut donnée à M.
Antonio _Ugolini_, son frère. Le pape avait chargé celui-ci de me
laisser où j'étais alors, jusqu'à ce qu'il en ordonnât autrement.

Ce M. _Durante_ de Bresce, dont j'ai déjà parlé, était convenu avec un
soldat, pharmacien de Prato, de mêler à mes vivres quelque liqueur
mortelle qui pût me faire périr dans quatre ou cinq mois: on imagina
du diamant pilé, qui n'est pas un poison par lui-même, mais qui est le
seul, parmi toutes les pierres, qui conserve des coins aigus,
lesquels, introduits dans l'estomac ou dans les entrailles, les
déchirent insensiblement, et vous donnent enfin la mort. On fournit à
cet homme un diamant de peu de valeur, et l'on m'a dit qu'un certain
orfévre, Léon _Aretino_, l'un de mes plus grands ennemis, fut chargé
de le mettre en poudre; mais comme il était fort pauvre, et que ce
diamant valait pourtant quelques dizaines d'écus, il le garda pour
lui, et donna au soldat la poudre d'une autre pierre à sa place. On la
mêla avec tous les mets que l'on me servait. C'était un jour de fête,
j'avais grand appétit, parce que j'avais jeûné la veille; je sentis en
effet craquer quelque chose sous mes dents, mais j'étais loin de
penser à une telle scélératesse. Cependant je vis luire quelque chose
sur mon assiette, parmi un reste de salade, et, l'ayant regardé de
plus près, je crus que c'était réellement du diamant pilé. Cela me
rappela le craquement que j'avais éprouvé dans ma bouche, et je me
jugeai mort.

Sur-le-champ j'eus recours à mes prières ordinaires, et je remerciai
Dieu de mourir d'une mort si douce et bien différente de celle dont
j'avais été tant de fois menacé. Mais, comme l'espérance ne nous
quitte jamais, je pris un couteau, je broyai sur des morceaux de fer
quelques grains de cette poudre, et je m'assurai enfin que ce n'était
pas du diamant, mais de la pierre molle, qui ne pouvait me faire aucun
mal. J'en bénis Dieu; et, quelque temps après, je bénis aussi la
pauvreté qui m'avait sauvé la vie, tandis qu'elle tue tant de
malheureux.

Dans ce temps-là, M. _Rossi_, frère du comte de _Sansecondo_, et
évêque de Pavie, était aussi prisonnier dans le château; je l'appelai
à haute voix, pour lui dire et lui faire voir que ces scélérats
m'avaient empoisonné avec du diamant en poudre; mais je lui cachai que
ce n'était que de la pierre pilée; je le priai, pour le temps que
j'avais encore à vivre, de me donner de son pain, parce que je ne
voulais rien manger de ce qui viendrait de leur part. Comme c'était
mon ami, il me promit de partager ses vivres avec moi.

Quand le nouveau châtelain fut instruit de cela, il fit beaucoup de
bruit, et voulut voir cette poudre; mais il se tut ensuite, se doutant
qu'elle m'était donnée par l'ordre du pape. Il me faisait toujours
apporter mes repas par le même soldat qui avait voulu m'empoisonner;
mais je lui signifiai que je ne mangerais rien de ce qu'il
m'apportait, sans qu'il en eût mangé avant moi. Il me répondit qu'on
ne faisait l'essai que pour le pape. Hé bien, si ce sont des
gentilshommes, lui répartis-je, qui font l'épreuve pour le pape, un
vilain tel que tu es peut bien le faire pour un homme comme moi!
Honteux de ce qui s'était passé, le châtelain ordonna de m'obéir dans
la suite, à un autre de ses gens qu'il m'envoya, et cet homme ne s'y
refusa pas. Comme celui-ci était du nombre de ceux qui me plaignaient,
il me disait que le pape était souvent sollicité par M. de Montluc, de
la part du roi de France, de me donner la liberté, et que le cardinal
_Farnèse_, autrefois mon patron et mon ami, avait dit que je ne
l'aurais point de longtemps encore. À quoi je répondais toujours que
je l'obtiendrais malgré eux. Mais il me priait de ne pas tenir de
pareils discours, parce qu'ils pourraient me nuire, et d'attendre
tranquillement ce que le ciel voudrait faire en ma faveur. Ma réponse
continuelle était que Dieu était au-dessus de la méchanceté des
hommes.

C'était ainsi que se passait ma vie, lorsque le cardinal de Ferrare
parut à Rome. Il alla sur-le-champ offrir ses respects au pape, qui
l'entretint jusqu'au moment de son dîner. Ils parlèrent beaucoup de la
France et de la générosité de son grand monarque; et le cardinal lui
dit, à ce sujet, des choses qui lui firent tant de plaisir qu'il fut
de la meilleure humeur du monde, parce que c'était son jour de
_débauche_ qu'il faisait une fois la semaine. Le cardinal, le voyant
en bonne disposition, lui demanda ma liberté avec instance, en lui
disant que le roi avait la plus grande envie de m'avoir. Alors le
pape, sentant venir le besoin qu'il avait de vomir, que lui donnait
l'excès qu'il avait fait à son repas, dit en riant au cardinal:
«Allons! allons! je veux que vous le meniez chez vous tout de suite,»
et il en donna l'ordre en se levant de table. Sur-le-champ le cardinal
envoya cet ordre avant que _Pier Luigi_ le sût, car il s'y serait
opposé; et deux de ses principaux gentilshommes me tirèrent de ma
prison, à quatre heures de la nuit, et me conduisirent dans son
palais, où je fus accueilli avec toute la bonté possible.

Le nouveau châtelain, oubliant que son frère en mourant m'avait fait
présent de toutes ses dépenses pour moi, voulut en agir comme un vrai
barrigel et ses semblables, et me força de les lui rembourser; ce qui
me coûta beaucoup d'argent.

Cependant le cardinal me recommanda de veiller sur moi, et d'être bien
sur mes gardes, si je voulais jouir de ma liberté, car le pape se
repentait déjà de me l'avoir donnée. Pour abréger, je ne parlerai pas
d'une banqueroute que j'éprouvai de plusieurs centaines d'écus que
j'avais déposés chez un caissier de M. _Altoviti_, auquel je fus
obligé d'en faire un pur don, parce qu'il était totalement ruiné. Je
passerai légèrement sur un songe que j'avais eu en prison, où je vis
un homme qui m'écrivit sur le front des paroles importantes, et me
recommanda, pendant trois fois, de ne les faire voir à personne;
tellement qu'en m'éveillant je me trouvai le front tout noirci. Je ne
dirai pas non plus comment il se faisait que j'étais toujours
invisiblement averti de tout ce que _Pier Luigi_ faisait contre moi;
mais je ne puis passer sous silence une chose plus extraordinaire,
dont j'ai voulu que quelques personnes seulement fussent certaines, et
qui était un témoignage de la faveur du ciel envers moi. Il m'était
resté sur la tête une certaine splendeur qui s'y voyait surtout le
matin, au lever du soleil, ou à son coucher, et encore mieux lorsque
la terre était couverte de rosée. Je m'en aperçus en France, où l'air
est plus dégagé de brouillards qu'en Italie. Quelques personnes qui
l'ont vue ne peuvent douter de ce miracle.

Voici des vers que je composai en prison, et que j'adressai à M. _Luna
Martini_; ils sont faits à la louange de la prison, et j'y rappelle
beaucoup de choses que j'ai déjà dites parmi d'autres, que l'on ne
sait pas. (Il ne fait que répéter dans ces vers tout ce qui lui était
arrivé dans sa prison.)

Étant au palais du cardinal de Ferrare, j'étais parfaitement traité,
et j'y recevais beaucoup de visites: tout le monde voulait voir un
homme qui avait échappé à tant de dangers. Pour rétablir mes forces,
j'allais prendre l'air sur les chevaux du cardinal, accompagné de deux
jeunes gens, dont l'un était mon élève, et l'autre mon ami. Je me
transportai un jour à _Taglia Cozzo_ pour y voir _Ascanio_, et j'y fus
accueilli avec joie par toute sa famille. Je le ramenai à Rome avec
moi. Nous parlâmes beaucoup en route de notre métier, et j'étais
impatient de m'y remettre. Je commençai par le bassin d'argent que
j'avais promis en France au cardinal, et que je retrouvai ébauché; car
l'aiguière m'avait été volée, avec quantité d'autres objets précieux.
Je faisais travailler un de mes garçons, _Pagolo_, au bassin, et je
recommençai l'aiguière, qui était enrichie de tant de figures et
d'ornements en bas-relief que tout le monde l'admirait. Le cardinal
venait me voir au moins deux fois par jour, avec MM. _Alamanni_ et
_Cesano_, hommes de lettres et savants de ce siècle; et, malgré mes
travaux pressants, je causais souvent des heures entières fort
gaiement avec eux; l'ouvrage me venait de tous les côtés. Le cardinal
voulut que je lui fisse son sceau pontifical, auquel je réussis si
bien qu'on le mettait au-dessus de ceux du célèbre _Lantizio_, dont
j'ai déjà parlé. Le cardinal se plaisait à le comparer avec ceux des
autres cardinaux, qui étaient presque tous de la main de ce grand
maître. Il voulut en même temps que je lui composasse un modèle de
salière qui n'eût rien de commun avec la mode d'alors. M. _Alamanni_
dit à ce sujet de fort belles choses; M. _Cesano_ y en ajouta
d'autres. Mgr le cardinal, auditeur bénévole, fort content de tout ce
qu'ils avaient proposé, me dit ensuite: «_Benvenuto_, les propositions
de ces messieurs me plaisent l'une et l'autre, et je ne sais pour
laquelle me décider; je t'en laisse le choix.» Messieurs, leur dis-je
alors, les fils des empereurs et des rois ont en eux quelque chose de
majestueux et de divin; cependant, si vous demandez à un humble paysan
lesquels il aime davantage des fils des rois ou des siens, il dira que
ce sont les siens. J'ai, comme lui, beaucoup d'amour pour mes enfants,
qui sont les ouvrages que je produis; c'est pourquoi le modèle que je
vous montrerai, Monseigneur, sera de mon invention. Ce qui est beau à
dire n'est souvent pas beau à exécuter; et, me tournant vers ces
messieurs: Vous avez dit, et moi je ferai. M. _Alamanni_ me dit alors,
en riant, des choses gracieuses qui furent embellies par son éloquence
et ses belles manières; et M. _Cesano_, qui était fort laid, me parla
selon sa figure. M. _Alamanni_ voulait que je fisse une _Vénus_ avec
un _Cupidon_, et des ornements analogues; et M. _Cesano_, une
_Amphitrite_ entourée de tritons et des dieux de la mer; et moi, je
composai une ovale d'environ quinze pouces de hauteur; elle était
ornée de deux figures qui s'entrelaçaient, comme la mer entrelace la
terre; et par dessus, un vaisseau qui renfermait le sel.

L'une était Neptune, le trident à la main, traîné par quatre chevaux
marins; l'autre, la Terre, sous la figure d'une belle femme, appuyée
d'un bras sur un temple qui renfermait le poivre, et de l'autre
portant une corne d'abondance. Sous la figure de la Terre, j'avais mis
toutes sortes d'animaux qu'elle enfante; sous celle de la Mer, les
poissons qu'elle nourrit.

Ensuite, ayant attendu la visite du cardinal et de ces deux messieurs,
je leur montrai mon modèle en cire. M. _Cesano_ s'écria: «Mais c'est
un ouvrage à ne jamais finir, eût-on la vie de dix hommes; et vous,
Monseigneur, qui voulez en jouir, vous ne l'aurez jamais que pour vos
héritiers! _Benvenuto_ a voulu vous montrer un de ses enfants, mais
non vous le donner comme nous, qui nous vous proposions des choses
faisables, et lui, des choses qui ne se font pas.» M. _Alamanni_
plaida ma cause, et le cardinal dit que cette entreprise était trop
considérable; alors je pris la parole, et je dis:

Je suis sûr d'achever cet ouvrage _pour celui qui doit l'avoir_; et je
le ferai plus beau encore que le modèle; j'espère vivre assez pour en
exécuter de plus importants. Le cardinal, un peu fâché, me répondit:
«Tu les feras alors pour le roi vers lequel je te conduirai, et non
pour d'autres.» Et il me montra des lettres de François Ier, qui
l'engageait à retourner au plus tôt en France, et d'y amener
_Benvenuto_. Oh! quand viendra cet heureux moment! m'écriai-je en
levant les mains au ciel.

Le cardinal ne me donna que dix jours pour arranger mes affaires dans
Rome, et m'y préparer. Le jour du départ, il me fit présent d'un beau
cheval appelé _Tournon_, parce que le cardinal de ce nom le lui avait
donné. _Pagolo_ et _Ascanio_ eurent chacun le leur.

Le cardinal, qui avait une maison considérable, la divisa en deux
parties. La plus noble le suivit par la Romagne, à Lorette et à
Ferrare, chef-lieu de sa maison; l'autre, où se trouvait beaucoup plus
de monde et une belle cavalerie, passa par Florence. Le cardinal
voulait que je ne me séparasse point de lui, à cause des dangers que
je pouvais courir; mais je le suppliai de me laisser aller par
Florence, où je voulais embrasser ma soeur, qui avait tant souffert de
mes malheurs, et deux cousines, religieuses à Viterbe, où elles
gouvernaient un riche monastère, et qui avaient tant fait de prières
et récité d'oraisons pour obtenir la grâce de Dieu en ma faveur.

Une tragique aventure l'attendait à Sienne.

«Je sortis du couvent de _Viterbe_ avec mes compagnons de voyage,
marchant tantôt devant, et tantôt derrière le train du cardinal; de
manière que nous arrivâmes le jeudi saint, vers le soir, à une poste
en avant de Sienne. Je trouvai là des chevaux de retour qu'on ne
demandait pas mieux que de fournir, pour peu de chose, au premier
venu. Je descendis de mon cheval _Tournon_, et je mis sur un de
ceux-là ma selle et mes étriers; je laissai l'autre à conduire à mes
jeunes gens, parce que je voulais arriver de bonne heure à Sienne,
pour y voir un de mes amis. Le postillon qui me conduisait m'enseigna
une bonne auberge, et je lui rendis son cheval, en oubliant de
reprendre ma selle et mes étriers. Nous passâmes fort gaiement le
reste de la journée; et, le lendemain, je m'aperçus que j'avais laissé
ma selle et mes étriers sur la jument que j'avais montée. Je les
envoyai demander plusieurs fois au maître de la poste, sans qu'il
voulût me les rendre, en disant que j'avais éreinté son cheval.

L'hôte chez lequel je logeais me dit: Vous serez heureux, s'il ne vous
arrive rien que de perdre votre selle. C'est l'homme le plus brutal
qui soit ici, et il a deux fils soldats qui le sont encore plus que
lui; c'est pourquoi je vous conseille d'en acheter une autre, et de ne
rien dire.

Cependant je crus que le maître de la poste me rendrait ma selle à
force de douces paroles, et je ne craignais rien avec mon excellente
arquebuse et ma cotte de mailles, monté sur mon bon cheval, que je
savais assez bien manier. J'avais accoutumé mes deux jeunes gens à
porter aussi une cotte de mailles, et je me fiais sur _Pagolo_, qui, à
Rome, ne la quittait jamais. C'était d'ailleurs le vendredi saint,
jour où les fous doivent donner quelque relâche à leur folie.

Arrivés devant la porte, je reconnus mon homme, parce qu'on m'avait
dit qu'il était borgne; m'étant avancé seul pour lui parler: Mon
maître, lui dis-je, je vous prie de me rendre ma selle et mes étriers,
parce que je n'ai fait aucun mal à votre jument. Il me fit une réponse
si brutale que je lui dis: Vous n'êtes donc point chrétien, puisque
vous voulez me faire tort, même le vendredi saint?--Que ce soit le
vendredi saint, ou le vendredi du diable, peu m'importe! Si vous ne
vous en allez, vous voyez cette pique et cette arquebuse, vous êtes
mort!

Ces paroles firent approcher un vieux gentilhomme qui venait de faire
ses dévotions, et qui, approuvant mes raisons, lui fit des reproches
sur sa conduite vis-à-vis d'un étranger et sur ses blasphèmes. Ses
deux fils alors rentrèrent dans sa maison, sans dire mot; mais leur
père, furieux des reproches du gentilhomme, baissa sa pique, en jurant
qu'il voulait me tuer. Voyant sa résolution, je me mis un peu à
l'écart, en lui montrant le bout de mon arquebuse, pour le tenir en
respect. Il se jeta alors sur moi, plus furieux encore; mais cette
arme, que je tenais assez haut, partit d'elle-même, et la balle, ayant
frappé l'arc de la porte, rebondit sur sa tête, et l'étendit par
terre.

À ce bruit ses fils accoururent, l'un avec une fourche, et l'autre
avec la pique de son père; ils se jetèrent, celui-ci sur _Pagolo_,
l'autre sur le Milanais qui nous accompagnait, et qui se défendait en
s'écriant qu'il n'avait que faire dans cette querelle, ce qui ne
l'empêcha pas de recevoir un coup qui lui fendit la bouche. Quant à
l'horloger _Cherubino_, qui était vêtu en prêtre, parce qu'il avait de
bons bénéfices que le pape lui avait donnés, on n'osa l'attaquer.
J'avais donné de l'éperon à mon cheval, pour revenir au combat, après
avoir rechargé mon arquebuse, résolu de me faire tuer pour venger mes
compagnons, que je croyais morts; mais je les vis revenir, et
_Ascanio_, qui était en avant, me dit que _Pagolo_ était mortellement
blessé. Hélas! lui dis-je, il n'avait donc pas sa cotte de mailles? Il
l'avait laissée dans sa valise, me répondit-il. Malheureux _Pagolo!_
m'écriai-je alors, tu ne la portais donc que pour faire le beau garçon
dans Rome, et tu la quittais lorsqu'elle t'était le plus nécessaire!
je vais donc mourir pour ta sottise! Mais bientôt je sus, par M.
_Cherubino_ et le Milanais blessé, que le coup porté à _Pagolo_
n'avait fait que lui écorcher la peau; que le maître de poste était
mort, et que ses fils se préparaient à le venger; ils me suppliaient
de ne pas recommencer la querelle, dans laquelle je ne manquerais pas
de succomber. Puisque vous êtes contents, leur répondis-je, je le suis
aussi; allons, piquons nos chevaux, et arrivons à Staggia, où nous
serons en sûreté! Le Milanais nous dit alors: Je suis puni par où j'ai
péché! Hier, n'ayant rien autre chose à manger, j'ai fais gras à mon
dîner. Ces paroles inattendues nous firent beaucoup rire, quoique nous
n'en eussions point envie. Nous forçâmes le pas de nos chevaux,
laissant loin de nous _Cherubino_, qui voulait marcher à son aise.

Les fils du mort, pendant ces entrefaites, allèrent porter leurs
plaintes au duc de _Melfi_, qui, ayant appris que nous appartenions au
cardinal de Ferrare, ne voulut pas donner de suite à cette affaire.
Arrivés à Staggia, nous envoyâmes chercher un chirurgien pour visiter
la blessure de _Pagolo_, qu'il trouva fort légère, et nous fîmes
préparer le dîner. Alors arrivèrent aussi _Cherubino_ et le Milanais,
qui répétait sans cesse: Je suis puni par où j'ai péché, et je serai
excommunié, parce que je n'ai pas fait ma prière du matin! Comme il
était fort laid, que sa bouche, déjà fort grande, s'était élargie de
la moitié, et qu'il parlait son baragouin milanais d'une manière fort
ridicule, nous ne pouvions nous empêcher de rire, mais surtout
lorsqu'il dit au chirurgien qui lui recousait sa bouche, de lui en
laisser au moins pour passer sa cuiller.

C'est en riant encore que nous arrivâmes à Florence, où nous
descendîmes chez ma soeur, que ma présence remplit de bonheur et de
joie.»


V.

Arrivé à Fontainebleau, le cardinal de Ferrare le présenta une seconde
fois à François Ier.

Voyons dans quel état il trouvait la cour. L'amour pour la duchesse
d'Étampes, régnait sur le roi.

Anne de Pisseleu, duchesse d'Étampes, dite d'abord Mlle d'Heilly,
maîtresse de François Ier, née vers 1508, était fille d'honneur de
Louise de Savoie, duchesse d'Angoulême, mère de François Ier, et avait
dix-huit ans lorsque ce prince en devint éperdument amoureux. Il la
maria à un certain Jean de Brosse et lui donna le comté d'Étampes,
qu'il érigea pour elle en duché.

La duchesse gouverna François Ier pendant vingt-deux ans; elle troubla
la cour et porta la désunion dans la famille royale, par sa haine
contre Diane de Poitiers, maîtresse du Dauphin; trahissant son roi,
elle favorisa, en livrant des secrets d'État, les succès de
Charles-Quint et de Henri VIII, dans l'intention de rabaisser le
Dauphin, qui était chargé de les combattre, et fit signer à François
Ier le honteux traité de Crespy.

Elle aimait les arts et les artistes autant que son royal amant les
favorisait.

Voici le récit de la première audience accordée à _Benvenuto_ par
François Ier:

«Le cardinal informa bientôt le roi de mon arrivée; et ce prince
voulut me voir sur-le-champ. Je me présentai devant Sa Majesté avec
l'aiguière et le bassin d'argent, et je lui baisai les genoux. J'en
fus accueilli avec beaucoup de bonté; je le remerciai de m'avoir fait
sortir de prison, en lui disant qu'il était digne d'un grand monarque
comme lui de protéger l'innocence, et que ses bienfaits étaient écrits
au ciel et dans le coeur de tous les gens de bien.

Ce bon prince m'écouta avec beaucoup d'attention, et me répondit par
des paroles bienveillantes et dignes de lui. Il prit ensuite les deux
vases, en déclarant qu'il ne croyait pas que les anciens eussent
jamais rien fait de si beau, et qu'ils surpassaient tout ce qu'il
avait vu de plus rare en Italie. Il parlait français au cardinal, et,
se tournant vers moi, il me dit en italien: «Reposez-vous,
_Benvenuto_, et amusez-vous pendant quelques jours. Je vais songer à
vous occuper.»

Quelques jours après, sur les instances du cardinal, le roi offrit à
Benvenuto le modique traitement de 300 écus par an. Indigné de cette
modicité, Benvenuto fit ses préparatifs secrets de départ. Le cardinal
le sut, le fit appeler et lui offrit de sa part du roi le même
traitement qu'il avait assigné à _Léonard de Vinci_, cent écus d'or
par an, et en plus le prix de tous les ouvrages qui lui seraient
commandés par la cour. Le lendemain François Ier le fit venir et lui
commanda pour sa table douze chandeliers en argent, représentant six
dieux et six déesses. Il lui donna pour son laboratoire le petit
_hôtel de Nesle_, terrain qui fut occupé plus tard par le palais du
cardinal Mazarin, aujourd'hui l'Académie française. M. de Villebon,
qui occupait cet hôtel, déclara qu'il s'y opposerait. Benvenuto alla
se plaindre au roi. Ce prince avait oublié son visage: Qui êtes-vous?
lui dit-il. _Benvenuto_, lui répondis-je. Si vous êtes ce _Benvenuto_
dont j'ai appris tant de choses, ajouta-t-il, faites selon votre
coutume, je vous en donne pleine licence.--Il me suffit de conserver
les bonnes grâces de Votre Majesté, lui répartis-je; je ne crains rien
pour le reste.--Hé bien, allez, me répondit ce prince en souriant,
elles ne vous manqueront jamais.

Il ordonna aussitôt à l'un de ses secrétaires, appelé M. de
Villeroy[15], de faire pourvoir à tous mes besoins. Ce secrétaire
était grand ami du prévôt, à qui appartenait le Petit-Nesle. Cette
maison était une espèce de château antique qui touchait aux murs de
Paris, assez grand, et de forme triangulaire. Il n'y avait aucun
soldat pour le garder. M. de Villeroy me conseillait de chercher un
autre établissement, parce que le prévôt était un homme puissant qui
me ferait tuer quelque jour. Je suis venu d'Italie en France, lui
répondis-je, pour servir votre grand prince, et je n'ai pas peur de
mourir, parce que tôt ou tard il faut le faire.

[Note 15: Nicolas de Neufville, seigneur de Villeroy, secrétaire des
finances.]

Ce M. de Villeroy était un homme de beaucoup d'esprit, fort riche,
admirable en toutes choses, mais mon secret ennemi. Il mit après moi
un certain M. de Marmagne, trésorier de la province de Languedoc. La
première chose que fit celui-ci fut de chercher dans cette maison
l'appartement le plus commode, et de s'en saisir. J'eus beau lui
représenter que le roi m'avait donné ce logement pour moi et mes gens,
et que je ne voulais y souffrir personne autre; cet homme était fier,
audacieux et violent; il me répondit qu'il voulait faire ce qui lui
plairait, et que c'était donner de la tête contre une muraille, que de
s'opposer à lui et à M. de Villeroy. Je lui répartis que le roi était
plus puissant que M. de Villeroy, et que c'était lui-même qui m'avait
donné cette maison.

Alors, furieux, il me dit beaucoup d'injures en français, auxquelles
je répondis en italien; et, voyant qu'il mettait la main à sa dague,
qui était fort courte, je mis la main à la mienne, qui était plus
longue, et qui ne me quittait jamais; je lui dis qu'il était mort s'il
faisait le moindre signe. Marmagne avait deux valets avec lui, et moi
mes deux jeunes gens.

Jetez-vous, leur dis-je, sur ces deux marauds-là; tuez-les, si vous
pouvez, et, quand j'aurai tué leur maître, nous partirons. Celui-ci,
voyant ma contenance assurée, se crut heureux de sortir la vie sauve.
J'écrivis sur-le-champ au cardinal ce qui venait de se passer; il
l'alla raconter au roi, qui en fut affligé, et me recommanda au comte
d'Orbec, qui eut toute sorte de soins pour moi.

Telle était alors l'anarchie féodale qui régnait dans
l'administration.

Les faveurs du roi me faisaient considérer de tout le monde. Je reçus
l'argent qu'il me fallait pour mes statues, et je commençai par celle
de Jupiter, qui était déjà assez avancée lorsque le roi revint à
Paris. Aussitôt qu'il me vit, il me demanda si je pouvais lui montrer
quelque chose de mon atelier, parce qu'il avait envie d'y aller.
L'ayant assuré que je le pouvais, le jour même, après son dîner, Sa
Majesté y vint, accompagnée de Mme d'Étampes, du roi et de la reine
de Navarre, sa soeur; de Mgr le Dauphin, de Mme la Dauphine, du
cardinal de Lorraine, enfin de tout ce qu'il y avait de plus grand à
sa cour. J'étais à travailler lorsque le roi parut. Je donnai l'ordre
à tout mon monde de rester à sa place. Il me trouva ayant une grande
plaque d'argent à la main, pour le corps de mon Jupiter; un autre
faisait une jambe, un autre la tête; de sorte que c'était un bruit
épouvantable dans mon atelier. Je venais de donner en ce moment un
coup de pied à un petit garçon français, qui m'avait fait une sottise,
et qui alla se cacher dans les jambes du roi; ce qui le fit beaucoup
rire. Sa Majesté me demanda ce que je faisais, et m'ordonna de ne pas
me déranger. Elle me dit alors de prendre les choses à mon aise, et de
soigner ma santé, parce qu'elle voulait me faire travailler longtemps.
Je lui répondis que je serais malade si je ne travaillais pas, surtout
à ce que je désirais faire pour elle. Le roi crut que je ne voulais
lui adresser qu'un compliment, et recommanda au cardinal de Lorraine
de me répéter ce qu'il m'avait dit; mais je lui donnai de si bonnes
raisons, qui furent rapportées, qu'on me laissa toute liberté.

Le roi, en s'en allant, me laissa si rempli de ses bontés, que
j'aurais peine à l'exprimer. Il me fit appeler quelques jours après,
en présence du cardinal de Ferrare, qui dînait avec lui; il était au
second service lorsque je parus. M'étant approché de lui, il causa
beaucoup avec moi, et me dit qu'il aurait envie d'une belle salière,
cassette qui contenait le sel et les serviettes destinées au roi, pour
accompagner les vases que M. le cardinal lui avait donnés, et que j'en
fisse le dessin le plus tôt possible. Votre Majesté l'aura
sur-le-champ, si elle veut m'accorder un quart d'heure. (J'en avais
fait le dessin depuis longtemps, dans l'espérance de l'exécuter un
jour pour le cardinal.) Le roi, étonné, se tourne vers le roi de
Navarre et les cardinaux de Lorraine et de Ferrare, et leur dit:
_Benvenuto_ est vraiment un homme admirable et digne de se faire aimer
et désirer de tous ceux qui le connaissent! Ensuite il me dit qu'il
verrait volontiers ce dessin. À ces mots je partis, et j'allai le
chercher; j'y joignis son modèle en cire. En les voyant, le roi
s'écria: C'est un ouvrage plus que divin! Cet homme ne s'est donc
jamais reposé! Et, me regardant d'un oeil satisfait, il m'invita à lui
faire cette salière.

Le cardinal de Ferrare, qui était présent, jeta sur moi les yeux pour
me faire entendre qu'il connaissait ce modèle, parce que j'avais
ajouté au roi que je le ferais pour celui qui devait l'avoir, comme
pour me venger de ses vaines promesses; et il dit au roi, comme pour
se venger aussi: Sire, c'est une grande entreprise que celle dont vous
chargez _Benvenuto_, et il ne viendra jamais à bout de la finir. Ces
grands hommes de l'art se promettent plus qu'ils ne peuvent faire. Le
roi lui répondit que si l'on pensait toujours à la fin d'un ouvrage,
on ne l'entreprendrait jamais. Vous avez raison, Sire, osai-je lui
dire, les princes qui, comme Votre Majesté, savent encourager ceux qui
les servent, ne trouvent jamais en eux rien d'impossible; et, puisque
Dieu m'a donné un si bon maître que vous, j'espère achever tout ce que
vous m'avez commandé. Je le crois aussi, dit le roi en se levant de
table. Il m'emmena ensuite dans sa chambre, et me demanda quelle
quantité d'or il me faudrait pour cette salière. Mille écus, lui
répondis-je. Il fit venir sur-le-champ son trésorier, M. d'Orbec, et
lui ordonna de me les donner vieux et de bon poids.

Ayant pris congé du roi, je repassai la Seine; je pris chez moi, au
lieu d'un sac, une bourse qu'une religieuse de mes parents m'avait
donnée à Florence; et, comme il était encore de bonne heure, je me
rendis seul, sans domestique, chez le trésorier qui devait me compter
les mille écus d'or. Je le trouvai occupé à les choisir, et il le
faisait si lentement, qu'il me fallut attendre nuit close avant qu'ils
me fussent livrés. Soupçonnant là-dessous quelque trahison, j'eus la
prudence de faire dire à quelques-uns de mes garçons de venir
au-devant de moi. Ne les voyant point, je demandai si on les avait
avertis; un coquin de valet m'assura qu'il avait fait ma commission,
et qu'ils n'avaient point voulu venir, mais qu'il me porterait cette
somme si je voulais. Non, lui dis-je, je la porterai moi-même.

Quand j'en eus donné le reçu en bonne forme, je partis avec ma bourse
bien attachée à mon bras gauche. J'étais armé, et j'avais ma cotte de
mailles. Je m'étais aperçu que quelques valets parlaient bas entre
eux, et étaient sortis avec moi, en prenant une rue opposée. C'est
pourquoi je traversai à grands pas le pont au Change, et je suivis les
bords de la Seine qui me conduisaient à mon logis. Quand je fus
devant les Augustins[16], lieu très-dangereux, j'en étais encore trop
éloigné pour qu'on pût m'entendre et venir à mon secours. C'est là
précisément que je me vis attaqué par quatre hommes, l'épée à la main.
J'enveloppai aussitôt de mon manteau le bras auquel ma bourse était
attachée, et je mis la main à mon épée. «Avec un soldat, leur dis-je,
lorsqu'ils me serraient de près, on ne gagne que la cape et l'épée, et
je vous les vendrai cher.» Mais je m'aperçus bien qu'ils étaient
endoctrinés par les valets qui m'avaient vu compter mon argent. Comme
je me défendais vivement, peu à peu ils se retirèrent en disant en
français: «C'est un brave Italien, et ce n'est pas celui que nous
cherchions; car il ne porte rien avec lui.» Enfin, comme ils crurent
qu'il n'y avait que de bons coups d'épée à gagner, et que je ne les
ménageais pas, ils ne marchèrent plus que lentement après moi. Alors,
précipitant mes pas, parce que je craignais quelque embuscade encore,
et me voyant à portée de mon logement, je me mis à crier: Aux armes!
aux armes! on veut m'assassiner. Quatre de mes gens accoururent avec
des piques, et voulurent poursuivre ces coupe-jarrets; mais je les
arrêtai, en leur disant: Laissez-moi déposer cet argent qui m'arrache
le bras, et nous donnerons ensuite sur ces quatre poltrons qui n'ont
pu me voler. Quand je fus entré, tout mon monde se mit après moi, en
me faisant des reproches sur ce que je me fiais trop sur moi-même, et
en me disant que quelque jour je me ferais tuer. Enfin, après bien des
paroles et des plaisanteries, nous soupâmes aussi gaiement que s'il
nous fût arrivé quelque chose d'heureux. Il est vrai que le proverbe
dit qu'à force d'aller on rencontre le mauvais pas, mais les malheurs
n'arrivent jamais de la même manière.

[Note 16: Les Grands-Augustins, où se trouve à présent le marché de la
Volaille. Cellini devait nécessairement y passer pour se rendre du
pont au Change au Petit-Nesle.]


VI.

Benvenuto se livra alors tout entier à son génie et à sa verve. Il
finit sa statue de Jupiter de grandeur naturelle, celle de Mars et une
multitude de chefs-d'oeuvre pour la duchesse d'Étampes et pour ses
amis d'Italie. Sa situation était triomphante; le roi le chérissait
et croyait avoir enlevé son lustre à l'Italie, avec _Léonard de Vinci_
et _Benvenuto_, pour les attacher à son règne en France. À son retour
de sa campagne il lui envoya des lettres de naturalisation. Il vint à
Paris le visiter dans l'hôtel de Nesle. Il ne pouvait comprendre
comment il avait fini ou ébauché tant de magnifiques ouvrages en si
peu de mois. Pendant la conversation on parla de _Fontainebleau_. La
duchesse d'Étampes dit au roi que Sa Majesté devrait me commander
quelque chose de beau pour ce magnifique palais. Vous avez raison, dit
le roi; et il me consulta sur-le-champ sur ce que nous pourrions
imaginer pour cette belle fontaine. Je lui fis part de mes avis; il y
ajouta les siens, il me dit ensuite qu'il allait passer quinze ou
vingt jours à Saint-Germain; que je lui fisse, pendant ce temps-là, un
dessin, le plus beau que je pourrais imaginer, pour orner ce château,
qui était ce qui lui plaisait le plus dans son royaume; qu'il me
_priait_ d'y employer toute mon imagination et mon talent. Se tournant
ensuite vers Mme d'Étampes: Je n'ai jamais vu d'homme qui me soit plus
agréable, et qui mérite plus d'être récompensé! Quoique je le voie
souvent, jamais il ne me demande rien; il ne pense qu'à son travail:
c'est pourquoi je veux le fixer à Paris à force de récompenses. Mme
d'Étampes lui répondit qu'elle aurait soin d'en faire souvenir Sa
Majesté; et ils me quittèrent.


VII.

L'ouvrier était devenu artiste suprême. Il était évident que son génie
aspirait à s'égaler à la fortune de son protecteur, et que les
lauriers grandioses de Michel-Ange l'empêchaient de dormir. C'est
alors qu'il conçut le monument colossal de la statue du dieu Mars,
représentant François Ier. Le roi fut ravi; la duchesse d'Étampes,
jalouse de la préférence accordée au roi, l'irrita contre Benvenuto.
«Cet homme, lui dit le roi, est vraiment selon mon coeur! Mon ami,
dit-il à Cellini en lui frappant sur l'épaule, je ne sais qui est le
plus heureux, ou du prince qui trouve un homme, ou de l'homme qui
trouve un prince!»

Cependant, à la requête de la duchesse d'Étampes, le roi fit venir de
Bologne à _Fontainebleau_, son séjour habituel, le célèbre peintre
_Primatice_, pour lui confier la galerie du palais. Benvenuto
s'indigna d'une préférence qu'il désirait accaparer pour ses ouvrages.
Un procès scandaleux qu'on lui intenta par vengeance, sous prétexte
des infâmes amours dont on l'avait accusé en Italie, souleva tellement
sa colère, que, l'ayant gagné, il se vengea à coups de dague de ses
accusateurs, et les fit repentir cruellement de leur accusation vraie
ou fausse.

«À peine fus-je descendu de cheval qu'une de ces bonnes personnes qui
veulent toujours mettre le feu aux étoupes vint me dire que _Miceri_
avait loué un appartement pour Catherine et sa mère, et qu'il ne les
quittait point; qu'en parlant de moi il s'égayait en disant:
_Benvenuto_ a mis de la graine devant les oiseaux, et il a cru qu'ils
n'y toucheraient pas. Je ne crains point son épée, j'en ai une aussi
bonne que la sienne; je suis Florentin comme lui, et ma famille vaut
mieux que celle dont il sort. À peine eus-je entendu ces malignes
paroles, que la fièvre s'empara de moi; je dis la fièvre, parce que je
crois que j'en serais mort, si je n'avais pris ce parti: j'ordonnai à
un de mes garçons, qui était Ferrarois, de me suivre, et à un
domestique de faire marcher un cheval derrière moi, et je courus au
logis de ce misérable _Miceri_. Je trouvai la porte entr'ouverte; je
le vis avec une épée et un poignard à son côté, assis auprès de sa
belle et de sa mère, et j'entendis qu'ils parlaient de moi. Soudain je
pousse la porte, je lui mets la pointe de mon épée sur la poitrine,
sans lui donner le temps de tirer la sienne, et je lui dis: Vil
poltron, recommande ton âme à Dieu, car tu vas mourir! _Miceri_,
épouvanté, s'écria trois fois: Maman, à mon secours! J'avais chargé le
Ferrarois de ne laisser sortir personne, car mon intention était de
les tuer tous les trois; mais la voix tremblante de _Miceri_ me fit
passer la moitié de ma colère; et, en lui tenant toujours le fer
appuyé fortement sur l'estomac, et voyant qu'il ne faisait pas de
résistance, je changeai de résolution, et il me prit sur-le-champ
envie de le marier à Catherine, et de me venger d'une autre manière.
Tire, lui dis-je, l'anneau que tu as au doigt, et mets-le au doigt de
cette fille. Je retirai un peu mon épée pour lui donner la facilité de
le faire. Il m'obéit en me disant qu'il ferait tout ce que je
voudrais, pourvu que je ne le tuasse point. Cela ne suffit pas,
repris-je; qu'on aille chercher un notaire et des témoins; je veux que
le mariage soit en règle. Si quelqu'un de vous ici parle de ce qui
vient de se passer, leur dis-je en bon français, il peut être certain
de sa mort. Et toi, _Miceri_, repris-je en italien, si tu ajoutes une
parole, tu es mort!»

Le _Jupiter_ étant terminé, le roi voulut le voir. Benvenuto le fit
porter à Fontainebleau. François Ier et toute la cour en furent
stupéfaits d'admiration. Mme d'Étampes chercha en vain à le
rabaisser.--«Qu'est-ce, dit-elle, que ces bêtises, Madame, en
comparaison de ces chefs-d'oeuvre de l'antiquité que vous ne regardez
pas? Ah! si on la voyait de jour, cette statue, elle ne serait pas si
belle, et on lui a mis un voile pour cacher ses défauts.» Je lui avais
en effet mis un voile très-léger, pour lui donner plus de majesté, et
pour qu'elle parût plus décemment devant les dames de la cour; mais
moi, par dépit, je le déchirai, et je fis voir mon Jupiter dans toute
sa belle nudité. Mme d'Étampes s'imagina que je l'avais fait par
mépris pour elle, et, la colère lui montant au visage, et moi ne
pouvant plus me retenir, je voulus parler; mais le roi, qui s'en
aperçut, me coupa la parole, en me disant: Taisez-vous; vous aurez
plus de bien que vous n'en voudrez. Forcé au silence, je me tordais
les mains; Mme d'Étampes en était d'autant plus furieuse. Ce qui fit
que le roi partit plus tôt qu'il n'aurait voulu, en disant à haute
voix: J'ai dérobé à l'Italie l'homme le plus habile qui fût jamais.

Je laissai mon Jupiter à sa place, et je partis pour Paris, après
avoir reçu mille écus d'or, partie pour mon traitement et partie pour
les avances que j'avais faites. J'étais si content, qu'après mon dîner
je fis présent de tous mes vêtements, qui étaient de fourrures fines
et d'étoffes fort belles, à mes compagnons de travail: chacun d'eux
eut sa part, selon son mérite; mes domestiques, mes valets d'écurie,
ne furent pas même oubliés. Je voulais leur donner du zèle, pour être
bien servi de toutes les manières. Ayant repris courage, je m'attachai
à mon colosse qui était ma statue de Mars, dont la carcasse était
formée de morceaux de bois artistement entrelacés et revêtus de
plâtre; et je raconterai une anecdote plaisante à laquelle cette
statue donna lieu. J'avais défendu à mes gens de faire entrer des
filles dans ma maison; mais cet ordre était mal exécuté. Ascagne
était amoureux d'une jeune fille fort jolie, qui le payait de retour;
elle se sauva une nuit de chez ses parents, pour venir le trouver, et
ne voulut plus y retourner. Ascagne, ne sachant qu'en faire, la cacha
dans la statue, lui arrangea un lit dans la tête avec beaucoup d'art,
et il venait l'en faire sortir pendant la nuit. Comme cette tête était
fort avancée, je l'avais découverte par un peu de vanité, pour la
laisser voir au public. Les plus voisins montaient jusque sur leurs
toits pour la regarder. Comme le bruit courait depuis longtemps que ce
vieux château était habité par un esprit, que je n'avais cependant
jamais vu ni entendu, et que cette fille qui était couchée dans cette
tête la faisait remuer de temps en temps, le sot peuple disait que
l'esprit s'était déjà emparé de cette grande figure, et qu'il lui
faisait mouvoir les yeux et la bouche, comme si elle voulait parler;
les uns en étaient effrayés, et les autres plus malins s'efforçaient
de le leur faire croire, quoiqu'ils ne sussent pas qu'il y avait dans
cette tête un véritable esprit.


VIII.

Le roi cependant, à la sollicitation de Mme d'Étampes, lui reprocha de
perdre son temps et son talent à faire pour d'autres des vases, des
salières, des têtes, des portes, et de négliger les grands ouvrages
qu'il lui avait commandés. Mme d'Étampes conseilla en riant au roi de
le faire pendre, car, disait-elle, il l'avait bien mérité.


IX.

Benvenuto, mobile et mécontent, laissa à Paris son hôtel et ses
ateliers à _Ascagne_, et partit pour l'Italie, en passant par
Plaisance; il fut reconnu par le bâtard du pape Farnèse, _Pier Luigi_,
et, faisant contre mauvaise fortune bon coeur, il alla le voir. Je le
trouvai à table, dit-il, avec les _Landi_, qui le tuèrent depuis.
_Pier Luigi_ lui demanda pardon des persécutions qu'il lui avait fait
subir à Rome sous le pape son père, et lui proposa de le garder à
Ferrare pour travailler à l'embellissement de cette ville.

Or admirons, dit Cellini, la justice de Dieu, qui ne laisse rien
d'impuni sur la terre. Cet homme sembla me demander pardon devant ceux
qui peu de temps après me vengèrent, moi et tant d'autres qui avaient
été assassinés par lui. Qu'aucun mortel, quelque grand qu'il soit, ne
compte donc sur l'impunité de ses crimes. Je dirai dans son lieu que
justice sera faite aussi de plusieurs de mes persécuteurs. Ce n'est
point la vanité qui m'arrache ces tristes réflexions; je les fais pour
rendre grâce à Dieu, dont la puissante protection ne m'a jamais
manqué, parce que je l'ai toujours imploré au milieu de mes angoisses.

Ce mélange de scélératesse et de dévotion sincère donne à ce temps un
caractère de pittoresque moral qui n'éclate jamais mieux que dans ce
naïf scélérat.


X.

En quittant Ferrare, Benvenuto se rendit à Florence. Le duc, qui était
alors _comte de Médicis_, le reçut à Poggio, villa magnifique, à
quelques milles de sa capitale. Il lui commanda une oeuvre de
sculpture dont il décorait en ce moment la _Logia de Lanzi_, espèce
d'amphithéâtre couvert, mais en plein air, où l'on exposait à
perpétuité les oeuvres immortelles des artistes toscans à l'admiration
et à la gloire du peuple sur la place du Gouvernement.

Ce fut le chef-d'oeuvre de _Benvenuto_. La femme de Cosme lui donna
mille distractions et mille déplaisirs pour un diamant qu'elle
désirait faire acheter à son mari, et que Benvenuto dépréciait; à la
fin il alla, pour se distraire, faire un voyage d'artiste à _Venise_.
Son objet principal était de revoir le _Titien_ et le fameux
_Sanzovino_, sculpteur florentin au service de Venise; il fut reçu
d'eux en compatriote et en ami. Ayant rencontré _Laurenzio_, le
ministre du duc Alexandre, en compagnie de quelques républicains
proscrits, ils lui conseillent de retourner en France, au lieu
d'honorer de ses chefs-d'oeuvre le tyran de sa patrie. Il les quitta
sans leur répondre. Il n'assassinait que dans sa propre cause. Les
ennemis politiques n'étaient à ses yeux que de féroces dupeurs. Il
revint à Florence achever son _Persée_, oeuvre désormais de sa vie. Il
avait pris pour type de son héros mythologique l'instant où _Persée_
élève dans sa main la tête de Méduse qu'il vient de couper, et où il
foule du pied droit le tronc sanglant qui palpite encore.

Nous citons ici, comme nous l'avons cité dans notre entretien sur
Bernard de Palissy, le travail et l'anxiété de Benvenuto dans la fonte
de cette oeuvre divine en bronze. Combien de fois, avant de connaître
la vie et les procédés de Benvenuto Cellini, ne nous sommes-nous pas
arrêté à Florence devant la _Logia dei Servi_ pour contempler ce
miracle du génie humain! C'est la beauté, la colère et la victoire
vengeresse fondues dans une même expression; Cosme en fut ravi, et le
peuple toscan le rangea dès le premier jour au rang de ces oeuvres qui
n'ont pas de secondes.

Voici comment il rend compte des efforts fiévreux que lui coûta la
fonte de _Persée_; on croit assister à l'enfantement de la vie.


XI.

Le succès que j'avais obtenu dans la fonte de ma _Méduse_ devait me
faire croire que je réussirais aussi dans mon _Persée_, dont le modèle
était achevé et enduit de cire; mais le duc, après l'avoir admiré,
soit qu'il eût été prévenu par mes ennemis, soit qu'il se le fût
imaginé lui-même, me dit un jour: _Benvenuto_, je ne crois pas que
votre _Persée_ puisse venir en bronze; l'art ne vous le permet pas.
Ces paroles me piquèrent, et je lui répondis: Je vois, Monseigneur,
que vous avez peu de confiance en moi, et que vous croyez trop ce
qu'on vous dit, parce que vous ne vous y entendez pas.--Je fais
profession de m'y entendre, me dit-il sur-le-champ, et je m'y entends
fort bien.--Oui, comme prince, lui dis-je, mais non comme artiste;
car vous devriez avoir confiance en moi, d'après la tête de bronze que
j'ai faite, d'après le _Ganymède_ que j'ai restauré, et qui m'a donné
plus de peine que si je l'avais fait à neuf, et d'après cette statue
de _Méduse_, qui est devant vos yeux, et qui est un ouvrage sans
exemple. Sachez, Monseigneur, que tous les beaux ouvrages que j'ai
faits pour le grand roi François ont parfaitement réussi; mais ce
prince m'encourageait par les moyens qu'il me procurait, par la
quantité d'ouvriers qu'il me mettait à même de salarier. Que Votre
Excellence fasse comme lui, et me procure des secours, je serai
certain alors de lui offrir un ouvrage digne d'elle; mais elle ne me
donne, pour que j'en vienne à bout, ni argent ni courage. Le duc,
pendant que je parlais, se tournait tantôt d'un côté, tantôt de
l'autre, et semblait m'écouter avec peine; et moi, je m'affligeais en
pensant à l'état magnifique que j'avais laissé en France. Comment se
peut-il, _Benvenuto_, me dit enfin le duc, que cette belle tête de
_Méduse_, qui est là haut dans la main de _Persée_, puisse bien
venir?--Vous voyez bien, lui répondis-je sur-le-champ, que vous n'y
comprenez rien. Si Votre Excellence avait quelque connaissance de
l'art, elle ne craindrait rien pour cette tête, mais pour le pied
droit du _Persée_, qui est si éloigné de l'autre, et vers lequel la
matière aura plus de peine à parvenir. Le duc, à ces mots, se tourna
un peu en colère vers les messieurs qui étaient présents, en leur
disant: Je crois que ce _Benvenuto_ a pris à tâche de me contrarier en
tout. Je veux savoir quelles raisons il peut me donner pour me
convaincre, et avoir la patience de l'écouter.--Voici mes raisons,
dis-je alors, et Votre Excellence les comprendra facilement. Je les
lui expliquai le plus clairement qu'il me fut possible, et je les
passerai ici sous silence, pour n'être pas trop long. Après m'avoir
entendu, il me quitta en branlant la tête.

Cependant je secouais mes chagrins, et je me donnais du courage,
malgré tous mes regrets, qui me reportaient vers la France, où je
trouvais plus de secours que dans Florence, ma patrie, et que je
n'avais quittée, dans le fond, que pour faire du bien à ma pauvre
famille. J'espérais que, si je venais à bout de mon _Persée_, toutes
mes peines se changeraient en gloire et en plaisirs. Je fis des amas
de bois de pin, je revêtis de terre convenable la carcasse de ma
statue, et je l'armai de bons ferrements; enfin, je préparai tout
pour me mettre en état de la jeter en fonte. Je fis ensuite creuser
une fosse, dans laquelle je la fis transporter avec toutes les
précautions possibles, et selon toutes les règles de l'art, ou celles
que me dicta mon expérience ou mon imagination; et, lorsque j'eus
donné toutes mes instructions à mes travailleurs et à mes ouvriers, je
me tournai du côté de mon fourneau, que j'avais fait remplir de cuivre
et d'étain, selon les proportions. J'y fis mettre le feu, que je
dirigeai moi-même avec beaucoup de fatigues, étant contrarié, tantôt
par la flamme, qui menaçait d'incendier mon atelier, et tantôt par le
vent et la pluie qui venaient du côté du jardin, et qui
refroidissaient mon fourneau. Obligé de combattre contre tant
d'accidents imprévus, mes forces ne purent plus y résister, et je fus
saisi d'une grosse fièvre qui m'obligea d'aller, tout désespéré, me
jeter sur mon lit, après avoir renouvelé mes avertissements à mes
gens, qui étaient au nombre de dix, et surtout à _Bernardino_, mon
premier garçon, auquel je dis: Observe bien tout ce que j'ai ordonné
de faire; car je sens le plus grand mal que j'aie jamais éprouvé; il
me semble que je vais mourir. En attendant, mangez et buvez, et
préparez-vous à ce grand ouvrage. Quelque temps après, un homme tout
tortu, pâle et tremblant comme s'il allait à la mort, vint me dire: Ô
malheureux _Benvenuto_! tout est perdu, et il n'y a pas de remède! À
ces mots, je fis un grand cri, je sautai à bas de mon lit, et je
m'habillai. Je jurais après tous ceux qui s'approchaient de moi, je
les frappais des pieds et des mains, et je me désolais en disant:
J'éprouve quelque trahison, mais je la découvrirai; et, avant de
mourir, je saurai m'en venger. Je courus ensuite à mon atelier, où je
vis tout mon monde bouleversé. Écoutez-moi, leur dis-je; et, puisque
vous n'avez pas voulu suivre mes conseils, obéissez-moi sans dire mot,
à présent que je suis avec vous! À ces mots, un maître fondeur, nommé
Alexandre _Lastricati_, me répondit que je voulais faire une chose
impossible. Cette réponse me mit tellement en fureur que je leur fis
peur à tous, et qu'ils me dirent: Commandez, nous vous obéirons en
toutes choses. Ils me parlèrent ainsi parce qu'ils me croyaient à
moitié mort. J'allai voir aussitôt mon fourneau, où le métal avait
formé une espèce de pâté; mais j'envoyai chercher du bois de chêne,
qui fait un feu plus vif que les autres; j'en remplis la fournaise, et
bientôt je vis ce pâté s'amollir. À cet aspect, tous mes travailleurs
reprirent courage, et m'obéirent avec une nouvelle ardeur. Je fis
jeter dans le fourneau environ soixante livres d'étain de plus, qui, à
force de feu et de remuement, rendirent bientôt toute cette masse plus
liquide. Ce succès me ressuscita. Je ne pensai plus ni à ma fièvre, ni
à ma peur de mourir, quand tout à coup il se fit une explosion qui
nous effraya tous, et moi plus que les autres. La matière se soulevait
et se répandait. Aussitôt je fis ouvrir les canaux qui devaient la
conduire dans le moule; et, voyant qu'elle coulait avec trop de
lenteur, j'envoyai chercher tous mes plats, mes assiettes, mes pots et
mes écuelles, qui étaient d'étain, au nombre de deux cents environ, et
je les jetais au fur et à mesure dans le fourneau. Quand mes ouvriers
virent le bronze se vider avec aisance, ils furent remplis de joie, et
ils m'obéissaient avec plus d'ardeur; et moi, me mettant à genoux:
Grand Dieu! m'écriai-je, qui êtes ressuscité et monté au ciel, faites
que mon moule se remplisse bien vite! Ce qui arriva et me fit rendre à
Dieu mille actions de grâces. Ensuite je me tournai vers un grand plat
qu'on m'avait servi sur un mauvais banc, je mangeai avec appétit, et
je bus avec toute ma brigade; et, comme il était déjà tard, j'allai
me remettre au lit gai et content, sans me soucier de ma fièvre[17].

[Note 17: Il y a plusieurs exemples de ces guérisons subites, causées
par la joie ou une passion forte. Le consul Fulvius, dit Pline
l'ancien, fut guéri de même, par la victoire qu'il remporta sur les
Celtes.]

J'avais alors une excellente servante[18] qui, sans m'en avertir,
m'avait acheté un chapon gras. Le matin, quand je me levai, à l'heure
du dîner: Oh! oh! dit-elle, voilà cet homme qui comptait mourir hier!
Je crois que les coups de pied et de poing qu'il nous a donnés cette
nuit ont fait tant de peur à la fièvre, qu'elle n'a plus osé
reparaître. Je me mis à table avec ma bonne famille, dont la joie
était revenue avec la mienne, et qui avait remplacé par de la poterie
de terre tous les plats d'étain que j'avais jetés dans le feu. Après
mon dîner, je reçus la visite de tous mes ouvriers, qui m'avouèrent
que je leur avais fait voir des choses qu'ils n'auraient jamais crues
possibles, ce qui ne laissait pas que d'enfler un peu ma vanité.
Ensuite, ayant mis la main à ma bourse, je les payai bien, et je les
renvoyai tous contents.

[Note 18: Cette servante, appelée Piera, devint sa femme, et il en eut
plusieurs enfants.]

Le majordome _Riccio_, mon ennemi, était impatient de savoir comment
les choses s'étaient passées. Les deux hommes que je soupçonnais de
m'avoir mal servi lui dirent que j'étais plus qu'un diable; car un
simple diable n'aurait pu venir à bout de ce que j'avais fait. Il
l'écrivit aussitôt au duc, qui était à Pise, et il en mit dans sa
lettre plus encore qu'on ne lui en avait raconté.

Deux jours après, lorsque mon ouvrage fut bien refroidi, je commençai
à le découvrir peu à peu. Je vis d'abord la tête de _Méduse_,
parfaitement coulée, ce qui fut favorisé par les ventouses dont
j'avais parlé au duc. La tête de _Persée_ n'avait pas moins bien
réussi, et j'en fus surpris davantage; car la matière avait servi tout
juste pour la remplir entièrement, et je regardai cela comme un coup
du ciel. À mesure que j'allais plus avant, j'étais de plus en plus
satisfait. Finalement, j'arrivai au pied de la jambe droite, et je
trouvai le talon rempli, ce qui, me faisant plaisir d'un côté, me
fâchait de l'autre, parce que j'avais prédit au duc qu'il n'arriverait
pas à bien; mais il manquait quelque chose aux doigts, et j'en fus
bien aise, afin de lui faire voir que je savais ce que je disais; car
la matière ne serait jamais parvenue jusqu'à ce pied, et il aurait
totalement été manqué, si je n'avais jeté dans le fourneau toute ma
vaisselle d'étain, ce que personne n'avait imaginé avant moi.

Glorieux de ma réussite, j'allai trouver le duc à Pise, pour lui en
faire part. Lui et la duchesse me firent l'accueil le plus gracieux;
et, quoique le majordome lui eût écrit tout ce qui s'était passé, ils
en voulurent apprendre tous les détails de ma propre bouche. Mais ce
qui étonna davantage le duc, ce fut de voir accomplie la prédiction
sur le pied de la statue. Les voyant si bien disposés en ma faveur
l'un et l'autre, je leur demandai la permission d'aller faire un tour
à Rome. Elle me fut accordée; mais le duc me fit promettre de revenir
bien vite pour mettre la dernière main à mon _Persée_, et me donna en
même temps des lettres de recommandation pour son ambassadeur auprès
du pape, qui était alors Jules III.

Après avoir donné mes ordres aux personnes qui composaient mon
atelier, je partis pour Rome; j'y allais pour voir _Antonio Altoviti_,
auquel j'avais fait son buste en bronze pour orner son cabinet. Je
dois dire, en passant, qu'il le montra à _Michel-Ange_, et que
celui-ci, en le voyant, lui demanda quel était l'auteur d'un si bel
ouvrage. Sachez, ajouta-t-il, que cette tête est faite selon la
manière antique, qui est la bonne, et que, si elle était mieux placée,
elle ferait un plus bel effet. Ayant ensuite appris que c'était de mes
mains qu'elle était sortie, il m'écrivit cette lettre: «Mon cher
_Benvenuto_, je vous ai longtemps connu comme le plus grand orfévre
que nous eussions, et je vous reconnais aujourd'hui pour le premier
sculpteur. M. _Altoviti_ m'a fait voir son portrait en bronze, et m'a
dit qu'il était de vous: il m'a fait le plus grand plaisir; mais il
l'a placé dans un faux jour, ce qui l'empêche de produire le
merveilleux effet dont il est susceptible.»

Cette lettre était accompagnée des paroles les plus aimables pour moi,
et je l'avais montrée au duc, avant de partir, lequel, à ce propos, me
chargea de lui dire, dans ma réponse à sa lettre, de revenir à
Florence, qu'il le nommerait l'un des quarante-huit membres du
conseil, et qu'il ferait plus encore; mais _Michel-Ange_ ne répondit
point à ma lettre que j'avais montrée à Son Excellence avant de la
cacheter; ce qui la mit de mauvaise humeur contre lui. Étant donc à
Rome, j'allai voir _Altoviti_, qui me répéta les paroles de
_Michel-Ange_, et chez lequel j'avais placé quelque argent, dont il
me devait l'intérêt, ainsi que le prix de son buste; mais, quand nous
fûmes sur cet article, il parut si refroidi envers moi, et il me donna
de si mauvaises raisons, que je fus obligé de lui laisser mon argent
en rente viagère à quinze pour cent, et que je perdis le prix du buste
que je lui avais fait. J'allai ensuite baiser les pieds du pape, dont
j'espérais obtenir quelque travail; mais il avait été prévenu par
notre ambassadeur. De là je me rendis chez _Michel-Ange_; je lui
répétai les offres du duc, que j'avais insérées dans ma lettre. Il me
répondit qu'il était employé à Rome, à la fabrique de Saint-Pierre;
et, comme je le pressais de se rendre aux désirs du duc et à l'amour
qu'on doit à sa patrie: Avez-vous été bien content de lui? me dit-il.
Très-content, lui répondis-je. Mais il savait tout ce que j'avais
souffert, et il refusa absolument de se remettre à son service.

Ayant éprouvé la mauvaise foi des marchands, dans mes rapports
d'intérêt avec _Altoviti_, je retournai très-mécontent à Florence, où
ma première visite fut pour le duc, qui était à son château au-dessus
du pont des Rifredi. J'y rencontrai son majordome _Riccio_, et, comme
j'allais le saluer: Oh! vous voilà retourné, me dit-il en battant des
mains, et il me tourna le dos. Je ne pus comprendre ce que voulait
dire ce sot homme, avec de telles manières; mais je le laissai, et
j'allai chez le duc, qui était dans son jardin. Surpris de me voir,
l'accueil qu'il me fit fut de me faire signe de m'en aller. J'en
demandai la raison à M. _Sforza_, qui était un de ses intimes, et qui
ne me répondit que ces mots en souriant: _Benvenuto_, comportez-vous
bien, et moquez-vous du reste. Cependant quelques jours après il
m'obtint une audience. Le duc me reçut assez froidement, et me demanda
ce que j'avais fait à Rome. Je lui parlai de mon affaire _Altoviti_,
et ensuite de _Michel-Ange_, sur lequel je lui racontai une anecdote
que j'avais passée sous silence. Monseigneur, lui dis-je, quand j'ai
proposé à _Michel-Ange_ de venir à Florence, je l'avais engagé à se
reposer sur _Urbin_, l'un de ses ouvriers, de ses travaux à finir;
mais celui-ci se mit à crier avec une voix de paysan: _Je ne veux
point quitter mon maître, jusqu'à ce qu'il m'ait écorché, ou que je
l'aie écorché moi-même._ Et le duc se mit à rire en disant: Puisque
_Michel-Ange_ ne veut pas venir, tant pis pour lui! Après ces paroles,
je pris congé de Son Excellence.


XII.

Le duc, après ce merveilleux triomphe de Benvenuto, prévoyant la
guerre avec _Pise_, voulut utiliser à la défense de la capitale les
souverains artistes qui avaient contribué à sa décoration. Il choisit
Benvenuto pour fortifier les portes principales de Florence. Son
bouillant caractère faillit encore lui coûter la vie.

À la garde de la porte de _Prato_ était un capitaine lombard, qui
avait les formes aussi robustes que grossières, et qui était aussi
présomptueux qu'ignorant. Il me demanda ce que je prétendais faire; je
lui montrai fort poliment mon plan. Pendant ce temps-là, il secouait
la tête, il se tournait tantôt d'un côté et tantôt de l'autre, remuait
ses jambes, tordait ses moustaches qui étaient très-longues, en me
disant: Que le diable m'emporte, si j'entends quelque chose à
cela!--Si vous n'y entendez rien, lui répondis-je enfin en lui
tournant les épaules, laissez-moi donc faire.--Holà, maître! me
répondit-il, est-ce que vous avez envie de vous tirer du sang avec
moi?--Il me serait plus facile, lui répartis-je en colère, de vous en
tirer que de fortifier cette porte; et, en même temps, nous mîmes
l'épée à la main: mais une foule de nos honnêtes Florentins accourut
pour nous séparer, en lui donnant tort, parce que j'agissais par ordre
de Son Excellence, et depuis il me laissa en repos. Quand j'eus achevé
mon bastion à la porte de _Prato_, j'allai à celle de _l'Arno_, où
commandait un officier de Césène, extrêmement poli; il avait l'air
d'une jolie femme, et c'était l'homme le plus brave du monde. Nous
nous accordâmes si bien que mon travail fut beaucoup mieux fait à
cette porte qu'à l'autre. Bientôt après, les gens de _Pierre Strozzi_
ayant fait une incursion dans le comté de _Prato_, l'alarme y fut si
grande que tous les habitants chargeaient leurs charrettes de leurs
effets, et les portaient dans la ville. Il y en avait une si grande
quantité qu'elles se touchaient toutes. Voyant ce désordre, j'avertis
les gardes de la porte d'avoir soin qu'il n'arrivât pas comme à Turin,
où un pareil embarras avait empêché d'abaisser la sarrasine qui resta
suspendue sur les charrettes, et fit prendre la ville. Mes
avertissements déplurent au capitaine lombard, qui voulut sottement
recommencer notre querelle; mais nous fûmes encore séparés, et, mon
bastion achevé, je le quittai, et j'allai recevoir assez d'argent,
auquel je ne m'attendais pas, ce qui me mit en état de finir mon
_Persée_.


XIII.

Il fut récompensé de son chef-d'oeuvre en honneur plus qu'en argent.

«Je commençai donc, dit-il, à mettre ma statue en état d'être montrée;
et, comme il me manquait un peu d'or et certaines choses pour la
perfectionner, je murmurais, je me plaignais, je maudissais le jour où
j'avais quitté la France et son grand roi; et je ne prévoyais pas
encore tout ce qui me devait arriver avec un prince qui me laissait
travailler pour lui, aux dépens de ma propre bourse. Cependant,
lorsque j'eus permis au public de voir ma statue, il s'éleva, grâces à
Dieu, un cri si universel d'approbation, qu'il ne laissa pas que de
me consoler. Le même jour, plus de vingt sonnets[19] furent attachés
autour de mon _Persée_; et, les jours suivants, il y en eut une grande
quantité de faits en grec et en latin, par les professeurs et les
écoliers de l'université de Pise, qui étaient venus en vacances. Mais
les éloges qui me flattèrent le plus furent ceux des maîtres de l'art,
des peintres _Jacobo de Puntormo_, de l'habile _Bronzino_, qui ne se
contenta pas de compliments, et qui y joignit de beaux vers. J'ôtai ma
statue des yeux du public, pour y mettre ensuite la dernière main.

[Note 19: C'est l'usage en Italie de faire des sonnets pour tous les
événements et les choses extraordinaires.]

Quoique le duc eût été témoin de l'approbation de notre excellente
école, cela ne l'empêcha pas de dire qu'il était bien aise que j'eusse
obtenu cette petite satisfaction, parce qu'elle m'exciterait à
l'achever; mais que ma statue étant tout à fait découverte et vue de
tous les côtés, on y trouverait des défauts qu'on n'avait point
aperçus, et que je devais m'armer de patience. Il parlait d'après
_Bandinello_, qui lui cita pour exemple le _Christ_ et le _saint
Thomas_ de bronze d'André _Verrochio_; le beau _David_ du divin
_Michel-Ange_, qui n'était parfait que par devant. _Bandinello_
jugeait mal du goût public par tout ce qu'on avait dit de son
_Hercule_. Un jour même que le duc causait avec lui sur mon ouvrage,
_Bernardone_, venant à l'appui de cet envieux, lui dit qu'autre chose
était de faire de grandes figures ou d'en faire de petites; et, avec
des paroles pleines de fiel et de mensonges, il tâchait de me nuire et
de se venger.

Cependant, grâces à Dieu, mon _Persée_ fut achevé, et je le découvris
tout à fait au public un jeudi matin. Une grande quantité de monde se
rassembla pour le voir, même avant le jour, et tous le louaient à
l'envi les uns des autres. Le duc restait caché près d'une fenêtre,
pour écouter ce qu'on en disait, et son contentement fut si grand
qu'il m'envoya M. _Sforza_ pour m'en faire part, ce qui, ajouté aux
louanges que je recevais de côté et d'autre, fut d'autant plus
glorieux pour moi qu'on me montrait au doigt comme une chose
merveilleuse.

Parmi ceux qui me félicitèrent le plus, se trouvaient deux
gentilshommes qui avaient été envoyés auprès du duc, de la part du
vice-roi de Naples, pour des affaires d'État. Je leur fus désigné
comme je passais sur la place; et ils m'approchèrent avec
précipitation, le chapeau à la main; ils me haranguèrent comme si
j'eusse été un pape. J'avais beau m'humilier, leurs compliments ne
finissaient pas; et, comme il s'assemblait une grande quantité de gens
autour de nous, j'en étais si confus que je les priai de faire trêve à
tant de cérémonies, et de nous éloigner. Ils m'engagèrent ensuite à
aller dans leur pays, où l'on me donnerait le traitement que je
souhaiterais, en me disant que _Giovanangelo de Servi_ leur avait fait
une fontaine ornée de plusieurs figures, qui étaient loin de la beauté
des miennes, et qu'on l'avait comblé de biens. Quand ils eurent fini
leurs longs discours, je leur répondis que j'étais au service d'un
prince plus amateur des talents que tout autre, et dans le sein de ma
patrie, qui était celle des beaux-arts; que si l'intérêt me faisait
agir, je n'avais qu'à rester auprès du grand roi _François_, qui me
donnait un traitement de mille écus d'or, sans compter la facture de
mes ouvrages; de sorte que, tous les ans, il m'en revenait plus de
quatre mille; que cependant j'avais renoncé à cet état magnifique, et
laissé en France le fruit de quatre ans de travail. Avec ces paroles,
je coupai court à leurs cérémonies, et je les remerciai de leurs
éloges, qui étaient le prix le plus digne des beaux ouvrages, et qui
m'encourageraient à en composer de plus beaux encore. Ces deux
gentilshommes voulaient reprendre le cours de leurs compliments; mais
je les saluai avec beaucoup de respect, et je m'éloignai d'eux.

Deux jours après, voyant que les éloges allaient toujours en
croissant, je me disposai à aller voir le duc, qui m'adressa ces
gracieuses paroles: Mon cher _Benvenuto_, vous avez satisfait moi et
tout le public; je vous promets de vous rendre content à votre tour,
d'une manière qui vous étonnera, avant que deux jours soient passés.
Ces belles promesses firent tourner vers Dieu toutes les facultés de
mon âme, et je baisai le pan de l'habit de Son Excellence, les larmes
aux yeux. Je lui dis ensuite: Mon glorieux maître, vrai rémunérateur
des talents et de ceux qui les professent, je vous demande un congé de
huit jours, pour un pèlerinage que je veux faire, afin de remercier
Dieu, qui m'a prêté son secours, et m'a donné assez de force pour
venir à bout de ma statue. Le duc me demanda où je voulais aller. Aux
Camaldules de _Vallombreuse_, lui répondis-je, et de là aux bains de
_Sainte-Marie_, et peut-être jusqu'à _Sertila_, où je crois que l'on
peut trouver de belles antiques; ensuite je retournerai par
_Saint-François de la Vernia_, toujours remerciant Dieu sur mon
chemin. Eh bien, partez, j'y consens, me dit le duc; laissez-moi
seulement un souvenir en deux vers. J'en fis, un moment après, quatre,
que je priai M. _Sforza_ de lui remettre, et auquel il dit, en les
recevant: Mettez-les-moi tous les jours sous les yeux, afin que je
fasse ce que je lui ai promis, car il me tuerait, si je l'oubliais. M.
_Sforza_ me répéta ces propres paroles, en portant presque envie à la
faveur dont je jouissais auprès du duc.

Je sortis de Florence, et je fis mon pèlerinage, ne cessant de chanter
des psaumes et des oraisons en la gloire de Dieu; ce qui me délectait
d'autant plus que la saison était belle, et le pays que je parcourais
extrêmement agréable. J'avais pour guide un de mes garçons, qui était
de ce pays-là. Arrivé aux bains, je fus parfaitement bien accueilli
dans sa maison, par son père et un vieil oncle qu'il avait, qui était
médecin-chirurgien, et se mêlait un peu d'alchimie. Celui-ci me fit
voir que les bains avaient des mines d'or et d'argent, et beaucoup
d'autres choses fort curieuses, et, lorsqu'il se fut familiarisé avec
moi, il me dit un jour: Si notre duc voulait m'entendre, je lui
ferais connaître un projet fort avantageux. Près des Camaldules, il y
a un tel passage que, si des vaisseaux voulaient le traverser malgré
nous, ils ne le feraient pas sans danger. Et ce bon vieillard me mit
sous les yeux un plan du pays, fait de sa main, où il me fit voir la
vérité de ce qu'il me disait. Je pris le plan, et je retournai à
Florence le plus vite possible; et, sans m'arrêter, je courus au
palais. Je rencontrai en chemin le duc, qui me dit: Je ne vous
attendais pas si tôt!--Monseigneur, lui répondis-je, je suis venu pour
le service de Votre Excellence; car j'aurais demeuré volontiers encore
quelque temps dans ce beau pays. Il me conduisit dans un cabinet
secret, et alors je lui montrai le plan du vieillard. Il l'approuva
beaucoup, et me dit qu'il s'en occuperait; et, après un peu de
réflexion: Au reste, ajouta-t-il, nous nous sommes accordés, le duc
d'Urbin et moi, et c'est à lui à s'en charger; mais gardez-en le
secret; je vous remercie de votre zèle.

Le lendemain, le duc, après quelques propos joyeux, me dit: Demain,
sans faute, j'expédierai votre affaire. Soyez tranquille là-dessus. Le
moment arrivé, je courus au palais; mais, comme les mauvaises
nouvelles viennent plus vite que les bonnes, M. _Jacobo Guidi_,
secrétaire de Son Excellence, m'appela avec sa bouche de travers, et
d'une voix assez haute, se tenant droit comme un pieu, me dit: Le duc
veut savoir ce que vous demandez pour votre _Persée_. À ces mots je
restai stupéfait, et je lui répondis que je ne mettais pas de prix à
mes travaux vis-à-vis de Son Excellence, et que ce n'était pas ce
qu'elle m'avait promis il y avait deux jours. Cet homme, plus roide
encore et d'une voix plus haute: Je vous demande de sa part ce que
vous en voulez, et je vous ordonne de me le dire, sous peine de sa
disgrâce. Moi, qui croyais avoir non-seulement gagné, mais mérité
toute la faveur du duc par mes travaux désintéressés, j'entrai, aux
paroles insolentes de ce vilain homme, dans une si grande colère, que
je lui dis que, quand le duc me donnerait dix mille écus, il ne me
payerait pas trop, et que je ne me serais pas arrêté à Florence, si je
ne m'étais attendu qu'à ce prix. Le _Guidi_ me répondit par des
paroles plus sottes encore, que je repoussai outrageusement, et, le
lendemain, m'étant présenté devant le duc: Savez-vous, me dit-il en
colère, que les villes et les palais se font pour dix mille
écus?--Vous trouverez beaucoup d'hommes, lui répondis-je en baissant
la tête, qui vous en feront; mais pour des _Persées_, non; et je m'en
allai. Quelques jours après, la duchesse m'envoya chercher, et me dit
qu'elle voulait m'accorder avec le duc, et que je m'en reposasse sur
elle. Je répondis à ces paroles obligeantes que je n'avais jamais
demandé, pour prix de mes peines, que les bonnes grâces de Son
Excellence; qu'elle me les avait promises, qu'il n'était pas
nécessaire qu'elle s'interposât pour m'obtenir une récompense que je
ne demandais pas, puisque je me contentais de la moindre, si le duc me
continuait ses bontés.

_Benvenuto_, me dit-elle, en souriant et en me tournant le dos, vous
feriez mieux de vous en rapporter à moi.

Je croyais avoir bien fait de parler ainsi; mais il en résulta le
contraire de ce que j'attendais, parce que la duchesse, quoiqu'un peu
fâchée contre moi, avait un excellent esprit et un bon coeur. J'étais
lié, dans ce temps-là, avec Jérôme _Albizzi_, commissaire de
l'infanterie, qui me dit qu'il voulait m'accorder avec le duc, et que
je ne devrais point pousser les choses au point de l'irriter contre
moi. Comme j'avais appris que l'on avait dit au duc que, pour un
quatrain[20], je mettrais en pièces mon _Persée_, et qu'ainsi tout
serait fini, je m'en rapportai à Jérôme _Albizzi_, qui m'assura que je
serais content, et que je resterais dans les bonnes grâces de Son
Excellence. Cet homme, qui s'entendait mieux en soldats qu'aux choses
de l'art, alla parler au duc, qui, de son côté, s'en remit à son
jugement. Il pensa donc que trois mille cinq cents écus suffiraient
pour me dédommager de mes travaux, et que je serais bien récompensé.
Il m'écrivit là-dessus une lettre que le duc souscrivit. Que l'on juge
du plaisir que j'eus à la recevoir! La duchesse, l'ayant su, ne put
s'empêcher de dire que, si je m'en étais rapporté à elle, j'aurais eu
cinq mille écus d'or. M. _Alamanni Salviati_, qui était présent, me
répéta ces paroles, et se moqua de moi en disant que je n'avais que ce
que je méritais.

[Note 20: Espèce de monnaie, comme nos centimes.]

Le duc me faisait payer cent écus d'or par mois. _Antonio_ de
_Nobili_, qui avait cette commission, m'en donna d'abord cinquante,
ensuite vingt-cinq, et souvent rien du tout. Voyant ainsi mon payement
se prolonger, je m'en plaignis, mais il m'allégua la pénurie d'argent
qui était au palais et me promit de m'en donner à mesure qu'il en
arriverait; de sorte que j'en vins avec lui aux grosses paroles; mais
bientôt il mourut, et il m'est redû cinq cents écus d'or, au moment où
je parle. Il m'était redû aussi quelque argent sur mon traitement;
mais le duc, tourmenté pendant quarante heures d'une rétention
d'urine, sur laquelle la médecine ne pouvait rien, eut recours à Dieu;
et il fit payer l'arriéré de tout le monde. Mon _Persée_ seul fut
oublié.

J'avais résolu de ne plus en parler; mais je suis forcé d'y revenir,
et de laisser le fil de mon discours pour retourner un peu en arrière.
Je comptais donc bien faire en refusant l'intercession de la duchesse,
et en lui disant que je me contenterais de tout ce que le duc voudrait
me donner, parce que je savais qu'il était irrité contre moi, et que
je voulais l'apaiser par mes soumissions; car, m'étant plaint à lui de
quelques injustices que j'avais éprouvées, il m'avait répondu: Il en
est de ceci comme de votre _Persée_, dont vous me demandez dix mille
écus. Vous êtes trop intéressé; je le ferai estimer, et je le payerai
en conséquence. À cela j'avais répondu d'une manière trop hardie
envers un prince comme lui, en lui disant: Comment ferez-vous estimer
ma _statue_, puisqu'il n'y a personne à Florence qui soit capable de
la faire?--Je trouverai quelqu'un, me dit-il en colère. Il entendait
par là se servir de _Bandinello_. Je lui répondis alors: Monseigneur,
vous m'avez commandé un ouvrage d'une extrême difficulté, que j'ai
achevé, et qui a mérité les éloges de cette divine école; je ne dis
pas que le célèbre _Bronzino_, qui l'a loué en prose et en vers, n'en
pût faire autant, s'il était sculpteur; je ne dis pas que le divin
_Michel-Ange_, mon maître, n'en fût venu à bout dans le temps de sa
jeune vigueur; mais je ne connais que ces deux-là dans notre école.
Vous-même, Monseigneur, vous m'en avez témoigné un grand contentement;
j'ai reçu de vous les plus magnifiques éloges. Quelle plus belle
récompense pouvez-vous m'accorder? elle me suffit, et j'en rends
grâces de tout mon coeur à Votre Excellence.--Vous croyez donc, me
repartit le duc, que je ne puis la payer? Je la payerai plus qu'elle
ne vaut.--Je ne m'étais attendu, pour le prix de mes peines, lui
dis-je alors, qu'à l'approbation de cette école. Reprenez la maison
que vous m'avez donnée; car je ne veux plus y rentrer, ni rester à
Florence. À ces paroles pleines de courroux, il me dit avec plus de
colère encore: Gardez-vous bien de partir! m'entendez-vous? De manière
que de peur je le suivis au palais; car nous nous trouvions alors près
de _Sainte-Félicité_. Quand nous y fûmes, il chargea l'archevêque de
Pise et M. _de la Stacca_ de dire à _Bandinello_ d'estimer _Persée_.
Il refusa d'abord cette commission, parce que nous étions mal
ensemble; mais sur un ordre réitéré, après l'avoir bien examiné
pendant deux jours, il prononça que ma statue valait dix-huit mille
écus. Le duc devint furieux de cette estimation; et, lorsque j'en eus
connaissance, je dis que je ne voulais rien de ce qui venait de
_Bandinello_. C'est alors que la duchesse me dit de m'en rapporter à
elle; ce que je refusai pour mon malheur.»

Cette série de vicissitudes était couronnée par le bonheur de famille
que la Providence avait réservé pour les jours avancés de Benvenuto,
en récompense des soins si tendres qu'il avait lui-même témoignés à
son vieux père, et de la vive affection qu'il avait nourrie pour ses
soeurs. La plus jeune d'entre elles, mariée et mère de famille à
Florence, le logeait, le nourrissait, l'aimait et lui faisait goûter
l'affection de ses nièces. Un autre eût été aussi heureux que la
destinée le comporte. Cependant il pensait à retourner en France au
service de François Ier. Il en fit parler au duc de Florence. Le duc
rejeta bien loin cette requête, et continua ses commandes et ses
bienfaits dans certaines limites, et Benvenuto devint, après
_Michel-Ange_, le plus grand sculpteur d'Italie.

Il perdit son principal protecteur à la cour dans le cardinal
Hippolyte de Médicis, qui prit la fièvre et la mort des _maremmes_ de
Toscane, dans un voyage où il accompagna le grand-duc son frère
quelque temps après.

Benvenuto lui survécut peu; il mourut lui-même, riche et honoré, le
1er février 1570, et ses obsèques furent dignes de Florence et de lui.
La croix monumentale qu'il avait conçue et exécutée vingt ans avant
s'éleva dans l'église de la _Nunziata_ sur sa tombe; on l'y admire
encore. Semblable à ces grands musiciens qui écrivent en notes leurs
plus magnifiques accents funèbres pour être chantés à leur propre
convoi, il dormit sous le marbre qu'il s'était lui-même préparé. Cette
croix, le _Persée_, et ses _Mémoires_ furent ses éternels monuments,
mais le plus impérissable furent ses _Mémoires_.


XIV.

Les principaux caractères de sa vie, écrits par lui-même tels que nous
venons de vous les raconter, furent la naïveté souvent un peu féroce
de ses sentiments et de ses actes. Ils peignent avec exactitude
l'enthousiasme pour tous les arts de la main qui renaissaient sous
Léon X, le culte du génie, la liberté des passions individuelles, à
qui les crimes même étaient pardonnés en faveur d'un chef-d'oeuvre de
peinture et de sculpture, et enfin ce mélange bizarre de dévotion
sincère et d'attentats atroces que l'absolution du pontife effaçait de
la main même de l'assassin. La fausse modestie n'existait pas. On se
vantait du mal comme du bien. Le génie était la vertu, la bravoure
était la gloire. On jetait sa vie ou son immortalité à _croix ou
pile_, pourvu qu'un pape eût le temps de vous pardonner et de vous
renvoyer du gibet au ciel. Une sainte jactance affichait même plus de
forfaits qu'on n'en avait commis. Ce temps explique _Machiavel_ en
politique, _Benvenuto_ Cellini en art et en littérature. Les Médicis
vinrent et changèrent ces moeurs en les polissant. Le commerce fit de
l'Italie ce que la guerre et la religion en avaient fait sous les
Romains et sous le christianisme naissant, ce modèle de l'Europe!
Machiavel et Benvenuto Cellini furent les créatures de l'ère, de la
politique et des arts, les héros forts et demi-barbares qui
précédèrent dans l'antiquité fabuleuse les grandes civilisations.

                                                            LAMARTINE.

FIN.




CIe ENTRETIEN.

LETTRE À M. SAINTE-BEUVE.

(PREMIÈRE PARTIE.)


I.

Mon cher Sainte-Beuve,

Je reçois et je relis, avec un plaisir égal à celui de ma jeunesse,
ces deux charmants volumes que vous avez pensé à m'adresser à
Saint-Point.

La vieillesse réconcilie l'homme avec sa jeunesse. Tout ce qu'il y a
eu entre ces deux âges de la vie disparaît; il ne reste que
l'intrinsèque des hommes. Nous nous sommes beaucoup plu et beaucoup
aimé quand en 1827 nous nous connûmes; je connaissais déjà vos
premiers vers, et je les avais mis à part dans mon souvenir et dans ma
bibliothèque dépareillée de ce pauvre Saint-Point. Ils y sont encore
souvent lus, souvent feuilletés par moi et par mes amis. _Saint-Point_
était alors un port tranquille où je laissais en partant ce que
j'espérais retrouver intact dans mes jours de repos. Maintenant
Saint-Point est une barque flottante à tous les vents, engagée à mes
créanciers, qui peuvent m'y chercher tous les mois, et je la radoube
grâce à mes amis, tous les jours, pour gagner un port aventuré. Sans
le dévouement d'une nièce chérie j'y serais seul; ma mère, ma femme,
mes deux enfants, m'attendent au bout du jardin dans le cimetière de
la paroisse. Je me sens plus léger depuis que je porte, isolé, le
poids de l'existence. La mort n'est que le sentiment de ce qui se
quitte. J'ai, comme un voyageur attardé, envoyé mes trésors avant
moi; qu'ai-je à quitter? une âme, une âme seule qui jettera un peu de
sable humide de ses larmes sur ma poussière, et qui mettra en ordre ce
que je laisserai ici-bas pour que nul ne dise: «Il m'a emporté en
mourant quelque chose de ce qui était à moi;» mais plutôt: «Il est
mort pauvre, mais il n'a appauvri personne.»

Quant à l'éternelle réunion de ces âmes chéries dans le sein du maître
doux, clément et miséricordieux, je ne m'en inquiète pas, je m'y fie
comme l'enfant se fie à sa mère, et ma confiance même est ma preuve
d'immortalité. Dieu ne voudrait pas permettre, pour son honneur, à sa
créature d'imaginer une Providence éternelle plus belle que la sienne;
nous serons bien étonnés là-haut de trouver un monde de morts plus
beau cent fois que nous n'avons rêvé! que d'êtres adorés nous y
retrouverons!

Laissez donc ces nouveaux prêcheurs du néant croire à la stérilité de
la mort, plus qu'à la divinité de la vie! Cela n'est pas poétique,
encore moins philosophique, indigne de nous!


II.

Entre nos jeunesses et vieillesses nous fûmes, à mon grand regret,
souvent séparés. Les événements nous ballottèrent d'un bord à l'autre.
Vous aimiez la révolution de 1830, bien que vous ne l'eussiez pas
préparée; je ne l'aimais pas, elle ne me semblait pas loyale et pas
complète. J'aurais voulu que Louis-Philippe acceptât le rôle
réparateur de lieutenant général de Charles X, avec la tutelle de son
petit-neveu Henri V. Sa situation était honorable et logique, deux
mandats, l'un du peuple vainqueur, l'autre du roi vaincu, lui donnant
une base inébranlable. Il aurait laissé quelques jours peut-être sa
belle villa de Neuilly, mais au bout de peu de semaines, l'armée,
toujours fidèle au bon sens, serait revenue à lui, et la doctrine
toujours fidèle au vent qui se lève, lui aurait restitué le trône.
Alors la France était effectivement sauvée, et Louis-Philippe
très-fort, de son désintéressement, l'aurait reçue en dépôt. C'est
1830 qui a engendré 1848. On me dit: Pourquoi, vous-même en 1848,
n'avez-vous pas pratiqué contre la république ce que vous conseilliez
en 1830 au roi Louis-Philippe? Je réponds: «Parce que Mme la duchesse
d'Orléans n'était que la belle-fille de ce roi de l'illégitimité,
parce que le comte de Paris n'était que le petit-fils de l'usurpation,
parce que le mot de république ne préjugeait rien et apaisait tout
jusqu'à l'Assemblée constituante nommée au suffrage universel pour
déclarer la volonté du pays! Sans cela j'aurais certainement ramené la
duchesse d'Orléans et son fils aux Tuileries; je n'avais qu'à les
indiquer, au peuple indécis! Mais il m'était évident aussi que la
ramener aux Tuileries, c'était la _ramener au Capitole déjà conquis_,
et au bas duquel était la roche Tarpéienne pour elle, l'anarchie pour
nous!--Voilà pourquoi!»


III.

Vous-même, peu de temps après 1830, vous combattîtes Louis-Philippe
dans le _National_, cette _Satire Menippée_ du temps; je ne vous
suivis pas. Une république de fantaisie me paraissait coupable;
j'attendis l'heure d'une république de nécessité. Je m'y jetai alors,
et la république sauva tout, tant qu'elle ne se transforma pas en
_Montagne_ et ne menaça pas la France de spoliation et d'échafaud.
Moi-même elle m'avait répudié comme un homme d'ordre, et mes dix
nominations de 1848 m'avaient remplacé par dix montagnards!

L'armée alors joua le tout pour le tout, et accomplit son mouvement
d'où sortit un homme. Comme républicain fidèle et sensé, je
m'affligeai mais je ne m'étonnai pas: entre une épée et un échafaud,
la France n'hésitera jamais!

Je me retirai pour toujours alors; ma page était écrite; l'honneur me
condamnait à un éternel ostracisme.

Vous n'aviez, vous, ni les mêmes devoirs, ni les mêmes antécédents, ni
les mêmes points d'honneur; vous pouviez transiger et choisir; vous
parûtes vous rallier à un second _dix-huit brumaire_, bien supérieur,
selon moi, au premier. Je ne peux pas et je ne veux pas le juger ici.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L'histoire jugera dans quelques années; je n'ai pas d'humeur contre
l'histoire. La France peut se ranger d'un autre parti que moi. _La
France, c'est la France!_ nous ne sommes que des Français; elle a
toujours raison de se sauver quand il lui est démontré qu'elle se
sauve!--Passons!--


IV.

Depuis cet exil volontaire à l'intérieur, je me suis retourné tout
entier vers le passé; je ne me suis plus occupé de la politique de
l'avenir, pas même par la pensée. Il ne faut pas regarder ce qu'on ne
veut pas toucher. J'ai envisagé courageusement mon passé, et j'ai été
effrayé un moment de l'abîme de mes affaires personnelles. Une dette
énorme pesait sur moi; elle ne m'était point personnelle: quand on se
dévoue corps et bien pour son pays, on brûle ses vaisseaux, on prend
de l'argent partout où les braves gens vous en offrent. J'ai trouvé
beaucoup de braves gens qui ne comptaient pas plus avec moi que moi
avec eux. En 1850, ma dette passait deux millions. J'ai travaillé,
j'ai vendu, j'ai engagé des terres, berceau, tombeau, tout, pour
gagner du temps; bref, en y comprenant les fonds nécessaires à mes
publications, mes dettes totales ont bientôt atteint cinq millions. Je
suis parvenu à en payer jusqu'à _quatre_ aujourd'hui; il m'en reste un
et demi à faire, et, si j'y parviens avant de mourir, je mourrai en
paix, sauf Milly, mon cher berceau, que j'ai été obligé de jeter au
naufrage! (Sacrifice que je ne pardonnerai jamais à mes compatriotes
de m'avoir imposé.)

Trois fois le chef du gouvernement, de qui je n'ai personnellement pas
à me plaindre, m'a envoyé offrir les _deux millions_ nécessaires à ma
libération. J'ai cru devoir le remercier. J'ai désiré seulement que
l'administration ne s'interposât pas entre moi et le public pauvre,
mais empressé de m'offrir son obole, pour m'aider, par sa subvention
volontaire, à me libérer d'une dette qui n'était pas toute à moi.
C'est ainsi qu'en continuant encore deux ans à recevoir pour d'autres
cette subvention individuelle, et grâce au travail, j'espère mourir
pauvre, mais probe. N'en parlons plus! J'ai donc eu recours à tout,
même au hasard. Espérons! Le hasard est Dieu!


V.

Pendant ce temps-là, bien que vous m'eussiez vu à l'oeuvre, et, entre
autres jours, le 16 avril 1848, le plus beau jour, le jour du salut,
le jour encore mystérieux de ma vie publique, le jour que des
calomnies qui seront confondues à leur heure ont cherché à tourner
contre moi et dont ils ont voulu me dérober l'honneur et la
résolution, bien que ces calomniateurs n'en sachent pas même encore la
cause et le secret; bien que, reconnu par vous au moment où, déguisé,
j'échappais à mon triomphe, vous m'ayez dit à l'oreille, enlevé par
l'enthousiasme de la bienveillance, un de ces mots que je n'ai jamais
oubliés, jamais cités, et qui prouvaient plus que de la justice pour
moi dans votre coeur, que faisiez-vous?

Vous ne demandiez ni asile, ni pardon, ni emploi à la république
sauvée et fondée le 16 avril 1848; mais vous préfériez aller fonder
dans une université de Belgique un enseignement littéraire
indépendant, malgré mes instances pour vous retenir. Vous portiez un
talent grandi par la liberté et qui grandissait encore. Dès votre
retour de Belgique, quelque temps après, vous allâtes achever de
grandir en Suisse, dans cette ville de Lausanne que Voltaire avait
choisie pour en faire la colonie de la liberté entre la persécution et
les cours. Vous y trouviez, comme Voltaire lui-même, un beau ciel, un
beau lac, de l'étude et des amitiés.


VI.

Rappelé en France par des temps plus tranquilles, vous y parûtes un
homme nouveau, retrempé et renouvelé par l'exil volontaire et par des
études impartiales. La France littéraire, pervertie par l'esprit de
parti et distraite par ses orages, avait besoin de vous. Mme
Récamier, M. de Chateaubriand, vos deux amis du passé, étant morts,
vous ne deviez rien à personne; il nous fallait un grand critique,
plus qu'un critique, un _moraliste littéraire_ qui ne se bornât pas à
la langue, mais qui étudiât l'homme et l'humanité dans l'écrivain, un
_Laharpe d'après_, mais très-supérieur à Laharpe d'avant, homme de
collége, qui n'apprit que les mots, quand _Sainte-Beuve_ apprécie les
choses. Les _Soirées du lundi_, plus approfondies que _Laharpe_, plus
littéraires que _Grimm_, devinrent la correspondance, non plus avec
tel ou tel prince d'Allemagne, mais avec la postérité. Votre style,
souvent embarrassé de l'abondance de vues et de l'excès d'esprit de
l'auteur, ressemblait dans le commencement à un fil d'or mal dévidé,
qui se noue dans sa trame et qu'on regrette de ne pas trouver toujours
sous la main. La richesse est souvent un embarras pour l'écrivain, une
énigme pour le lecteur; on s'y retrouvait, mais il fallait chercher
son chemin. Votre route avait trop de sentiers! on lisait avec charme
pourtant. Maintenant l'excès s'est dépouillé, il n'y a plus que le
charme. L'éblouissement des rayons trop nombreux sur lesquels le jour
éclaboussait s'est changé en lumière unie, franche et vraie, qui
attire les yeux, qui les fixe et qui les repose! C'est parfait.

Je lis assidûment les admirables articles qui font du _Constitutionnel
du lundi_ le premier des livres littéraires de haute critique de la
France. On n'a pas besoin d'attendre le retour d'Allemagne, et
l'impression en recueil de ces correspondances avec des impératrices
de Russie, des rois de Prusse, des électeurs de Hesse ou de Bade, qui
portaient le génie de la France au dix-huitième siècle partout. On
ouvre le _Constitutionnel du lundi_; l'on sait ce qu'a pensé l'Europe,
ce qu'elle pense et ce qu'elle pensera dans ce siècle.--L'esprit de
parti ne jette plus ni ombre, ni tache, ni prévention sur la page.
L'esprit de parti n'est que le _lieu commun_ des sots qui se font
passer un certain temps pour des hommes d'esprit; l'immortalité ne les
connaît pas. Aussi voyez combien d'hommes soi-disant supérieurs, mais
en réalité très-médiocres, de 1789 à 1863, ont occupé l'attention
trompée de leur siècle, et disparu tout entiers sous la poussière de
la _vogue_ qui les avait soulevés,--depuis M. Necker jusqu'à
messieurs tels ou tels que je ne veux pas nommer pour ne pas faire
rougir leurs partisans devant la taille vraie de leurs idoles
successives! Voltaire,--Mirabeau--Danton; le premier des Bonaparte,
comme homme de guerre; Louis XVIII, quoique détestable écrivain;
Rossini, quoique exclusivement dieu de la musique; Thiers, quoique
plus orateur et historien qu'homme d'État; le second des Bonaparte,
quoiqu'il soit l'homme où l'esprit de parti aveugle ait eu la main
heureuse en le choisissant pour dictateur;--ces hommes, nés
d'eux-mêmes, et vraiment remarquables, rapetissent tout ce qui est
faussement grand autour d'eux. On n'a qu'à fermer les yeux pendant une
ou deux générations, et, en regardant après devant soi, on n'aperçoit
plus qu'une ou deux grandes figures debout de toute leur hauteur. Le
reste a disparu.


VII.

Quoi qu'il en soit, continuez; vous élevez un monument aux autres et
à vous-même. Déblayez courageusement les routes du temple! Vous étiez
fait pour mieux; vous êtes comme moi, né pour le grand, condamné au
moindre. La nature nous avait bien doués, les événements nous ont mal
servis: tant pis pour eux.

Je ne sais plus en quelle année exacte de ce siècle, autour de 1820,
je crois, il parut un petit livre de poésie extrêmement original,
intitulé: les _Poésies de Joseph Delorme_. Joseph Delorme était un
pseudonyme, un jeune poëte imaginaire dessiné sur le type de Werther.
On lui arracha le masque bientôt, et sous ce masque maladif on
reconnut un autre jeune homme blond, frais, fin et profond de
physionomie, Allemand plus que Français d'apparence.

Le peu de personnes qui prétendaient vous connaître disaient que vous
sortiez d'une de nos villes maritimes du Nord, où vous aviez marqué
dans votre éducation très-distinguée. On n'en savait pas davantage.
Une mère que je connus plus tard vous était le monde tout entier.
Cette mère n'avait que vous pour passé, pour présent, pour avenir;
j'aime à me la retracer dans ce petit jardinet de la rue _Notre-Dame
des Champs_, où je causais souvent avec elle en attendant que vous
fussiez rentré quand j'allais vous voir; sa modestie, sa grâce
naturelle, sa bonté maternelle, son sourire fin et attendri, le timbre
enchanteur de sa voix émue en causant de vous, me rappelaient cette
_Monique_, mère d'Augustin, si bien peinte par _Scheffer_, quand, dans
son geste double, elle presse ici-bas des deux mains les mains de son
fils, tandis que ses deux beaux yeux levés au ciel et tournés à Dieu
ont déjà oublié la terre et enlèvent l'âme de son enfant dans un
regard. Une maternité si complète éclate dans cette ravissante figure
qu'on ne sait pas où est le père et qu'on ne s'en inquiète pas.


VIII.

Voici comment vous peigniez vous-même Joseph Delorme, cet autre
vous-même sous le nom duquel vous vouliez entrer alors dans notre
monde:

«Joseph était poëte, parce qu'il était amoureux.--Mais, dans la
crainte de s'emprisonner dans une affection trop étroite, il avait
cessé de rendre visite à une jeune personne pour laquelle il éprouvait
trop d'inclination.

«Son premier amour pour la poésie se convertit alors en une aversion
profonde; il se sevrait rigoureusement de toute lecture trop
enivrante, pour être certain de tuer en lui son inclination rebelle.
Il en voulait misérablement aux Byron, aux Lamartine, comme Pascal à
Montaigne, comme Malebranche à l'imagination, parce que ces grands
poëtes l'attaquaient par son côté faible.

«Un jour, c'était un dimanche, le soleil luisait avec cet éclat et
cette chaleur de printemps qui épanouissent la nature et toutes les
âmes vivantes. Au réveil, Joseph sentit pénétrer jusqu'à lui un rayon
de l'allégresse universelle, et naître en son coeur comme une envie
d'être heureux ce jour-là. Il s'habilla promptement, et sortit seul
pour aller s'ébattre et rêver sous les ombrages de Meudon. Mais, au
détour de la première rue, il rencontra deux amants du voisinage qui
sortaient également pour jouir de la campagne, et qui, tout en
regardant le ciel, se souriaient l'un à l'autre avec bonheur. Cette
vue navra Joseph. Il n'avait personne, lui, à qui il pût dire que le
printemps était beau, et que la promenade, en avril, était délicieuse.
Vainement il essaya de secouer cette idée, et de continuer quelque
temps sa marche: le charme avait disparu; il revint à la hâte sur ses
pas, et se renferma tout le jour.

«Les seules distractions de Joseph, à cette époque, étaient quelques
promenades, à la nuit tombante, sur un boulevard extérieur près duquel
il demeurait. Ces longs murs noirs, ennuyeux à l'oeil, ceinture
sinistre du vaste cimetière qu'on appelle une grande ville; ces haies
mal closes laissant voir, par des trouées, l'ignoble verdure des
jardins potagers; ces tristes allées monotones, ces ormes gris de
poussière, et, au-dessous, quelque vieille accroupie avec des enfants
au bord d'un fossé; quelque invalide attardé regagnant d'un pied
chancelant la caserne; parfois, de l'autre côté du chemin, les éclats
joyeux d'une noce d'artisans, cela suffisait, durant la semaine, aux
consolations chétives de notre ami; depuis, il nous a peint lui-même
ses soirées du dimanche dans la pièce des _Rayons jaunes_. Sur ce
boulevard, pendant des heures entières, il cheminait à pas lents,
_voûté comme un aïeul_, perdu en de vagues souvenirs, et s'affaissant
de plus en plus dans le sentiment indéfinissable de son existence
manquée. Si quelque méditation suivie l'occupait, c'était d'ordinaire
un problème bien abstrus d'idéologie condillacienne; car, privé de
livres qu'il ne pouvait acheter, sevré du commerce des hommes, d'où il
ne rapportait que trouble et regret, Joseph avait cherché un refuge
dans cette science des esprits taciturnes et pensifs. Son intelligence
avide, faute d'aliment extérieur, s'attaquait à elle-même, et vivait
de sa propre substance comme le malheureux affamé qui se dévore.

«Cependant, au milieu de ces tourments intérieurs, Joseph poursuivait
avec constance les études relatives à sa profession. Quelques hommes
influents le remarquèrent enfin, et parlèrent de le protéger. On lui
conseilla trois ou quatre années de service pratique dans l'un des
hôpitaux de la capitale, après quoi on répondait de son avenir. Joseph
crut alors toucher à une condition meilleure: c'était l'instant
critique; il rassembla les forces de sa raison et se résigna aux
dernières épreuves. S'il parvenait à les surmonter, et si, au sortir
de là, comme on le lui faisait entendre, un patronage honorable et
bienveillant l'introduisait dans le monde, sa destinée était sauve
désormais; des habitudes nouvelles commençaient pour lui et
l'enchaînaient dans un cercle que son imagination était impuissante à
franchir; une vie toute de devoir et d'activité, en le saisissant à
chaque point du temps, en l'étreignant de mille liens à la fois,
étouffait en son âme jusqu'aux velléités de rêveries oisives; l'âge
arrivait d'ailleurs pour l'en guérir, et peut-être un jour, parvenu à
une vieillesse pleine d'honneur, entouré d'une postérité nombreuse et
de la considération universelle, peut-être il se serait rappelé avec
charme ces mêmes années si sombres; et, les renvoyant dans sa mémoire
à travers un nuage d'oubli, les retrouvant humbles, obscures et vides
d'événements, il en aurait parlé à sa jeune famille attentive, comme
des années les plus heureuses de sa vie. Mais la fatalité, qui
poursuivait Joseph, tournait tout à mal. À peine eut-il accepté la
charge d'une fonction subalterne, et se fut-il placé, à l'égard de ses
protecteurs, dans une position dépendante qu'il ne tarda pas à
pénétrer les motifs d'une bienveillance trop attentive pour être
désintéressée. Il avait compté être protégé, mais non exploité par
eux; son caractère noble se révolta à cette dernière idée. Pourtant
des raisons de convenance l'empêchaient de rompre à l'instant même et
de se dégager brusquement de la fausse route où il s'était avancé. Il
jugea donc à propos de temporiser trois ou quatre mois, souffrant en
silence et se ménageant une occasion de retraite.

«Ces trois ou quatre mois furent sa ruine. Le désappointement moral,
la fatigue de dissimuler, des fonctions pénibles et rebutantes, la
disette de livres, un isolement absolu, et, pourquoi ne pas l'avouer?
une vie misérable, un galetas au cinquième et l'hiver, tout se
réunissait cette fois contre notre pauvre ami, qui, par caractère
encore, n'était que trop disposé à s'exagérer sa situation. C'est
lui-même, au reste, qu'il faut entendre gémir. Le morceau suivant, que
nous tirons de son journal, est d'un ton déchirant. Quand son
imagination malade se serait un peu grossi les traits du tableau,
faudrait-il moins compatir à tant de souffrances?

              «Ce vendredi 14 mars 1820, dix heures et demie du matin.

«Si l'on vous disait: Il est un jeune homme, heureusement doué par la
nature et formé par l'éducation; il a ce qu'on appelle du talent, avec
la facilité pour le produire et le réaliser; il a l'amour de l'étude,
le goût des choses honnêtes et utiles, point de vices, et, au besoin,
il se sent capable de déployer de fortes vertus. Ce jeune homme est
sans ambition, sans préjugés. Quoique d'un caractère inflexible et
d'airain, il est, si on ne l'atteint pas au fond, doux, tolérant,
facile à vivre, surtout inoffensif; ceux qui le connaissent veulent
bien l'aimer, ou du moins s'intéresser à lui; tout ce qu'ils lui
peuvent reprocher, c'est d'être excessivement timide, peu parleur et
triste. Il entre aisément dans les idées de tout le monde, et pourtant
il a des idées à lui, auxquelles il tient, et avec raison. Ce jeune
homme a toujours, depuis qu'il se connaît, reçu des éloges et des
espérances: enfant, il a grandi au milieu d'encouragements flatteurs
et de succès mérités; depuis, il n'a jamais dérogé à sa conduite
première, et il est resté irréprochable. Sa pureté est même austère
par moments, quoique pleine d'indulgence envers autrui. Ce jeune homme
a gardé son coeur, et il a près de vingt ans, et ce coeur est
sensible, aimant; c'est le coeur d'un poëte. Il respecte les femmes;
il les adore quand elles lui paraissent estimables; il ne demande au
ciel qu'une jeune et fidèle amie, avec laquelle il s'unisse saintement
jusqu'au tombeau. Ce jeune homme a de modestes besoins; le froid, la
fatigue, la faim même, l'ont déjà éprouvé, et le plus étroit bien-être
lui suffit. Il méprise l'opinion ou plutôt la néglige, et sait surtout
que le bonheur vient du dedans. Il a une mère tendre enfin. Que lui
manque-t-il? Et si l'on ajoutait: Ce jeune homme est le plus
malheureux des êtres. Depuis bien des jours, il se demande s'il est
une seule minute où l'un de ses goûts ait été satisfait, et il ne la
trouve pas. Il est pauvre, et jusqu'aux livres de son étude, il s'en
passe, faute de quoi. Il est lancé dans une carrière qui l'éloigne du
but de ses voeux; dans cette carrière même, il s'égare plutôt qu'il
n'avance, dénué qu'il est de ressources et de soutien. Sa mère pour
lui s'épuise, et ne peut faire davantage. Lui travaille, mais
travaille à peu de lucre, à peu de profit intellectuel, à nul
agrément. Ses forces portent à vide; la matière leur manque; elles se
consument et le rongent. Les encouragements superficiels du dehors le
replongent dans l'idée de sa fausse situation, et le navrent. La vue
de jeunes et brillants talents qui s'épanouissent lui inspire, non pas
de l'envie, il n'en eut jamais! mais une tristesse resserrante. S'il
va un jour dans ce monde qui lui sourit, mais où il sent qu'il ne peut
se faire une place, il est en pleurs le lendemain; et s'il se résigne,
car il le faut bien, c'est la douleur dans l'âme et en baissant la
tête. Qu'on ne lui parle pas de protecteurs, ils se ressemblent tous,
plus ou moins: ils ne donnent que pour qu'on leur rende, ou, s'ils
donnent gratuitement, c'est qu'il ne leur en coûte nulle peine; leur
indifférence n'irait pas jusque-là. Sa fierté à lui, honorable et
vertueuse, s'accommoderait mal de ces transactions coupables ou de ses
méprisantes légèretés. Oh! qui ne le plaindrait, ce jeune et
malheureux coeur, si on y lisait ce qu'il souffre! qui ne plaindrait
cet homme de vingt ans (car on est homme à vingt ans quand on est
resté pur), en le voyant, sous la tuile, mendier dans l'étude une
vaine et chétive distraction; non pas dans une étude profonde, suivie,
attachante, mais dans une étude rompue, par haillons et par miettes,
comme la lui fait le denier de la pauvreté? Qui ne le plaindrait de
cette cruelle impuissance où il est d'atteindre à sa destinée? et quel
être heureux, s'il n'avait souffert lui-même, ne sourirait de pitié à
ces petites joies que l'infortuné se fait en consolation d'une journée
d'ennui et de marasme; joies niaises à qui n'a point passé par là, et
que dédaignerait même un enfant: _prendre dans la rue le côté du
soleil; s'arrêter à quatre heures sur le pont du canal, et, durant
quelques minutes, regarder couler l'eau, etc., etc._ Quant à ce besoin
d'aimer qu'on éprouve à vingt ans... mais moi, qui écris ceci, je me
sens défaillir; mes yeux se voilent de larmes, et l'excès de mon
malheur m'ôte la force nécessaire pour achever de le décrire...
_Miserere!_»

«On voit, par quelques mots de cette méditation, que la vieille colère
de Joseph contre la poésie s'était déjà beaucoup apaisée; il s'y
glorifie d'avoir un _coeur de poëte_; et en effet, durant ses heures
d'agonie, la Muse était revenue le visiter. Un soir qu'il avait par
hasard entendu un opéra à Feydeau, et qu'il s'en retournait lentement
vers son réduit à la clarté d'une belle lune de mars, la fraîcheur de
l'air, la sérénité du ciel, la teinte frémissante des objets, et les
derniers échos d'harmonie qui vibraient à son oreille, agirent
ensemble sur son âme, et il se surprit murmurant des plaintes
cadencées qui ressemblaient à des vers. Ce fut pour lui comme un rayon
de lumière saisi au passage à travers des barreaux. Dans ses longs
tête-à-tête avec lui-même, sa morgue philosophique était bien tombée.
Il avait compris que tout ce qui est humain a droit au respect de
l'homme, et que tout ce qui console est bon au malheureux. Il avait
relu avec candeur et simplicité ces mélodieuses lamentations poétiques
dont il avait autrefois persiflé l'accent. L'idée de s'associer aux
êtres élus qui chantent ici-bas leurs peines, et de gémir
harmonieusement à leur exemple, lui sourit au fond de sa misère et le
releva un peu. L'art, sans doute, n'entrait pour rien dans ses
premiers essais. Joseph ne voulait que se dire fidèlement ses
souffrances, et se les dire en vers. Mais il y a dans la poésie même
la plus humble, pourvu qu'elle soit vraie, quelque chose de si
décevant, qu'il fut, par degrés, entraîné beaucoup plus loin qu'il
n'avait cru d'abord. Pour le moment, son importante affaire était de
recouvrer sa liberté. Après quatre mois de silence, il n'hésita plus;
un mot la lui rendit. Cela fait, incapable de rien poursuivre,
renonçant à tout but, s'enveloppant de sa pauvreté comme d'un manteau,
il ne pensa qu'à vivre chaque jour en condamné de la veille qui doit
mourir le lendemain, et à se bercer de chants monotones pour endormir
la mort.

«Il reprit un logement dans son ancien quartier, et s'y confina plus
étroitement que jamais, n'en sortant qu'à la nuit close. Là commença
de propos délibéré, et se poursuivit sans relâche, son lent et profond
suicide; rien que des défaillances et des frénésies, d'où
s'échappaient de temps à autre des cris ou des soupirs; plus d'études
suivies et sérieuses; parfois, seulement, de ces lectures vives et
courtes qui fondent l'âme ou la brûlent; tous les romans de la famille
de _Werther_ et de _Delphine_; _le Peintre de Saltzbourg_, _Adolphe_,
_René_, _Édouard_, _Adèle_, _Thérèse_, _Aubert_ et _Valérie_;
Sénancour, Lamartine et Ballanche; Ossian, Cowper, etc.

«En nous efforçant d'arracher cette humble mémoire à l'oubli,
continue-t-il, et en risquant aujourd'hui, au milieu d'un monde peu
rêveur, ces poésies mystérieuses que Joseph a confiées à notre amitié,
nous avons dû faire un choix sévère, tel sans doute qu'il l'eût fait
lui-même s'il les avait mises au jour de son vivant. Parmi les
premières pièces qu'il composa, et dans lesquelles se trahit une
grande inexpérience, nous ne prenons qu'un seul fragment, et nous
l'insérons ici parce qu'il nous donne occasion de noter un fait de
plus dans l'histoire de cette âme souffrante. Après avoir essayé de
retracer l'enivrement d'un coeur de poëte à l'entrée de la vie, Joseph
continue en ces mots:

  Songe charmant, douce espérance!
  Ainsi je rêvais à quinze ans;
  Aux derniers reflets de l'enfance,
  À l'aube de l'adolescence,
  Se peignaient mes jours séduisants.

  Mais la gloire n'est pas venue;
  Mon amante auprès d'un époux
  De moi ne s'est plus souvenue,
  Et de ma folie inconnue
  Ma mère se plaint à genoux.

  Moi, malheureux, je rêve encore,
  Et, poëte désenchanté,
  À l'autel du Dieu que j'adore,
  Sous la cendre je me dévore,
  Foyer que la flamme a quitté.

  Avez-vous vu, durant l'orage,
  L'arbre par la foudre allumé?
  Longtemps il fume; en long nuage
  Sa verte séve se dégage
  Du tronc lentement consumé.

  Oh! qui lui rendra son jeune âge?
  Qui lui rendra ses jets puissants,
  Les nids bruyants de son feuillage,
  Les rendez-vous sous son ombrage,
  Ses rameaux, la nuit gémissants?

  Qui rendra ma fraîche pensée
  À son rêver délicieux?
  Quel prisme à ma vue effacée
  Repeindra la couleur passée
  Où nageaient la terre et les cieux?

  Était-ce une blanche atmosphère,
  Le brouillard doré du matin,
  Ou du soir la rougeur légère,
  Ou cette pâleur de bergère
  Dont Phoebé nuance son teint?

  Était-ce la couleur de l'onde
  Quand son cristal profond et pur
  Réfléchit le dôme du monde?
  Ou l'oeil bleu de la beauté blonde
  Luisait-il d'un si tendre azur?

  Mais bleue encore est la prunelle;
  Mais l'onde encore est un miroir;
  Phoebé luit toujours aussi belle;
  Chaque matin l'aube est nouvelle,
  Et le ciel rougit chaque soir.

  Et moi, mon regard est sans vie;
  Dans l'univers décoloré
  Je traîne l'inutile envie
  D'y revoir la lueur ravie
  Qui d'abord l'avait éclairé.

  Je soulève en vain la paupière:
  Sans l'oeil de l'âme, que voit-on?
  Ô ciel! ôte-moi ta lumière,
  Mais rends-moi ma flamme première;
  Aveugle-moi comme Milton!

       *       *       *       *       *

  Enfant, je suis Milton! relève ton courage;
  N'use point ta jeunesse à sécher dans le deuil;
  Il est pour les humains un plus noble partage
      Avant de descendre au cercueil!

  Abandonne la plainte à la vierge abusée,
  Qui, sur ses longs fuseaux se pâmant à loisir,
  Dans de vagues élans se complaît, amusée
      Au récit de son déplaisir.

  Brise, brise, il est temps, la quenouille d'Alcide;
  Achille, loin de toi cette robe aux longs plis!
  Renaud, ne livre plus aux guirlandes d'Armide
      Tes bras trop longtemps amollis.

  Tu rêves, je le sais, le laurier des poëtes;
  Mais Pétrarque et le Dante ont-ils toujours rêvé
  En ces temps où luisait, dans leurs nuits inquiètes,
      Des partis le glaive levé?

  Et moi, rêvais-je alors qu'Albion en colère,
  Pareille à l'Océan qui s'irrite et bondit,
  Loin d'elle rejetait la race impopulaire
      Du tyran qu'elle avait maudit?

  Il fallut oublier les mystiques tendresses,
  Et les sonnets d'amour dits à l'écho des bois;
  Il fallut, m'arrachant à mes douces tristesses,
      Corps à corps combattre les rois.

  Éden, suave Éden, berceau des frais mystères,
  Pouvais-je errer en paix dans tes bosquets pieux,
  Quand Albion pleurait, quand le cri de mes frères
      Avec leur sang montait aux cieux?

  Je croyais voir alors l'Ange à la torche sainte:
  Terrible, il me chassait du divin paradis,
  Et, debout à la porte, il en gardait l'enceinte,
      Ainsi qu'il la garda jadis.

  Sur moi, quand je fuyais, il secoua sa flamme;
  Sion, quel chaste amour en moi fut allumé!
  Dans tes embrassements je répandis mon âme,
      De Sion enfant bien-aimé.

  Sur Sion qui gémit la voix du Seigneur gronde;
  Il vient la consoler par ces terribles sons;
  Silence aux flots des mers, aux entrailles du monde!
      Silence aux profanes chansons!

  Non, la lyre n'est pas un jouet dans l'orage;
  Le poëte n'est pas un enfant innocent,
  Qui bégaye un refrain et sourit au carnage
      Dans les bras de sa mère en sang.

  Avant qu'à ses regards la patrie immolée
  Dans la poussière tombe, elle l'a pour soutien:
  Par le glaive il la sert, quand sa lyre est voilée;
      Car le poëte est citoyen.

  --Ainsi parlait Milton; et ma voix plus sévère,
  Par degrés élevant son accent jusqu'au sien,
  Après lui murmurait: «Oui, la France est ma mère,
      Et le poëte est citoyen.»

«Tout ce discours de Milton révèle assez quelle fièvre patriotique
fermentait au coeur de Joseph, et combien les souffrances du pays
ajoutèrent aux siennes propres, tant que la cause publique fut en
danger. C'était le seul sentiment assez fort pour l'arracher aux
peines individuelles, et il en a consacré, dans quelques pièces,
l'expression amère et généreuse. Plus d'un motif nous empêche, comme
bien l'on pense, d'être indiscret sur ce point. À une époque
d'ailleurs où les haines s'apaisent, où les partis se fondent, et où
toutes les opinions honnêtes se réconcilient dans une volonté plus
éclairée du bien, les réminiscences de colère et d'aigreur seraient
funestes et coupables, si elles n'étaient avant tout insignifiantes.
Joseph le sentait mieux que personne. Il vécut assez pour entrevoir
l'aurore de jours meilleurs, et pour espérer en l'avenir politique de
la France. Avec quel attendrissement grave et quel coup d'oeil
mélancolique jeté sur l'humanité, sa mémoire le reportait alors aux
orages des derniers temps! En nous parlant de cette Révolution dont il
adorait les principes et dont il admirait les hommes, combien de fois
il lui arrivait de s'écrier avec lord Ormond dans _Cromwell_:

  Triste et commun effet des troubles domestiques!
  À quoi tiennent, mon Dieu, les vertus politiques?
  Combien doivent leur faute à leur sort rigoureux,
  Et combien semblent purs qui ne furent qu'heureux!

Et qu'il enviait au divin poëte d'avoir pu dire, parlant à sa lyre
tant chérie:

  Des partis l'haleine glacée
  Ne t'inspira point tour à tour:
  Aussi chaste que la pensée,
  Nul souffle ne t'a caressée,
  Excepté celui de l'amour!

«Par ses goûts, ses études et ses amitiés, surtout à la fin, Joseph
appartenait d'esprit et de coeur à cette jeune école de poésie
qu'André Chénier légua au dix-neuvième siècle du pied de l'échafaud,
et dont Lamartine, Alfred de Vigny, Victor Hugo, Émile Deschamps, et
dix autres après eux, ont recueilli, décoré, agrandi le glorieux
héritage. Quoiqu'il ne se soit jamais essayé qu'en des peintures
d'analyse sentimentale et des paysages de petite dimension, Joseph a
peut-être le droit d'être compté à la suite, loin, bien loin de ces
noms célèbres. S'il a été sévère dans la forme, et pour ainsi dire
religieux dans la facture; s'il a exprimé au vif et d'un ton franc
quelques détails pittoresques ou domestiques jusqu'ici trop dédaignés;
s'il a rajeuni ou refrappé quelques mots surannés ou de basse
bourgeoisie, exclus, on ne sait pourquoi, du langage poétique; si
enfin il a constamment obéi à une inspiration naïve et s'est toujours
écouté lui-même avant de chanter, on voudra bien lui pardonner
peut-être l'individualité et la monotonie des conceptions, la vérité
un peu crue, l'horizon un peu borné de certains tableaux; du moins son
passage ici-bas dans l'obscurité et dans les pleurs n'aura pas été
tout à fait perdu pour l'art: lui aussi, il aura eu sa part à la
grande oeuvre, lui aussi il aura apporté sa pierre toute taillée au
seuil du temple; et peut-être sur cette pierre, dans les jours à
venir, on relira quelquefois son nom.

  «Paris, février 1829.»


IX.

Comme de juste, les premiers vers de Joseph Delorme ou de vous
étaient amoureux. L'amour est l'aurore de la nature. Qui n'aime pas ne
voit rien. Jusqu'à ce que ce soleil du coeur se lève, tout est ténèbre
et par conséquent tout est froid. Les plus grands poëtes sont ceux qui
ont le plus aimé de l'amour de l'âme. Voici comment vous aimiez,
c'est-à-dire comment vous chantiez votre premier air: c'était chaste,
par conséquent amoureux, car là, la chasteté n'est que le respect de
ce qu'on aime.

  PREMIER AMOUR.

  Printemps, que me veux-tu? Pourquoi ce doux sourire,
  Ces fleurs dans tes cheveux et ces boutons naissants?
  Pourquoi dans les bosquets cette voix qui soupire,
  Et du soleil d'avril ces rayons caressants?

  Printemps si beau, ta vue attriste ma jeunesse;
  De biens évanouis tu parles à mon coeur;
  Et d'un bonheur prochain ta riante promesse
  M'apporte un long regret de mon premier bonheur.

  Un seul être pour moi remplissait la nature;
  En ses yeux je puisais la vie et l'avenir;
  Au musical accent de sa voix calme et pure,
  Vers un plus frais matin je croyais rajeunir.

  Oh! combien je l'aimais! et c'était en silence!
  De son front virginal arrosé de pudeur,
  De sa bouche où nageait tant d'heureuse indolence,
  Mon souffle aurait terni l'éclatante candeur.

  Par instants j'espérais. Bonne autant qu'ingénue,
  Elle me consolait du sort trop inhumain;
  Je l'avais vue un jour rougir à ma venue,
  Et sa main par hasard avait touché ma main.

  Que de fois, étalant une robe nouvelle,
  Naïve, elle appela mon regard enivré,
  Et sembla s'applaudir de l'espoir d'être belle,
  Préférant le ruban que j'avais préféré!

  Ou bien, si d'un pinceau la légère finesse
  Sur l'ovale d'ivoire avait peint ses attraits,
  Le velours de sa joue, et sa fleur de jeunesse,
  Et ses grands sourcils noirs couronnant tous ses traits:

  Ah! qu'elle aimait encor, sur le portrait fidèle
  Que ses doigts blancs et longs me tenaient approché,
  Interroger mon goût, le front vers moi penché,
  Et m'entendre à loisir parler d'elle près d'elle!

  Un soir, je lui trouvai de moins vives couleurs:
  Assise, elle rêvait: sa paupière abaissée
  Sous ses plis transparents dérobait quelques pleurs;
  Son souris trahissait une triste pensée.

  Bientôt elle chanta; c'était un chant d'adieux.
  Oh! comme, en soupirant la plaintive romance,
  Sa voix se fondait toute en pleurs mélodieux,
  Qui, tombés en mon coeur, éteignaient l'espérance!

  Le lendemain un autre avait reçu sa foi.
  Par le voeu de ta mère à l'autel emmenée,
  Fille tendre et pieuse, épouse résignée,
  Sois heureuse par lui, sois heureuse sans moi!

  Mais que je puisse au moins me rappeler tes charmes;
  Que de ton souvenir l'éclat mystérieux
  Descende quelquefois au milieu de mes larmes,
  Comme un rayon de lune, un bel Ange des cieux!

  Qu'en silence adorant ta mémoire si chère,
  Je l'invoque en mes jours de faiblesse et d'ennui;
  Tel en sa soeur aînée un frère cherche appui,
  Tel un fils orphelin appelle encor sa mère.

Puis vient une série de pièces en vers où respire un souffle à la
fois antique et moderne. Quelque chose de Virgile et d'André Chénier.

Mais une pièce étrange, et cependant au fond très-originale,
très-belle et très-triste, intitulée les _Rayons jaunes_, attira sur
ce remarquable volume les regards et les moqueries des critiques du
temps. Je n'étais pas critique alors, je n'étais que sensible. Je me
souviens que les _Rayons jaunes_, cette nuance non encore caractérisée
du soir dans nos villes ou dans nos étages élevés de nos chambres à la
campagne, me frappa comme une nouveauté des yeux, du coeur, de
l'expression, et m'arracha des larmes. Je me dis: Voilà un jeune homme
qui s'attache trop à un détail, mais le détail est pittoresque, et son
expression restera dans le dictionnaire de nos tristesses. J'ai mille
fois senti ces rayons jaunes. Je n'aurais pas osé les décrire, ce
jeune homme est plus poëte que moi! du premier coup il déchire le
voile des fausses convenances, et pénètre dans la nature vraie comme
un conquérant dans son domaine.


LES RAYONS JAUNES.

     Lurida præterea fiunt quæcumque...

                                      LUCRÈCE, liv. IV.

  Les dimanches d'été, le soir, vers les six heures,
  Quand le peuple empressé déserte ses demeures
        Et va s'ébattre aux champs,
  Ma persienne fermée, assis à ma fenêtre,
  Je regarde d'en haut passer et disparaître
        Joyeux bourgeois, marchands,

  Ouvriers en habits de fête, au coeur plein d'aise;
  Un livre est entr'ouvert, près de moi, sur ma chaise:
        Je lis ou fais semblant;
  Et les jaunes rayons que le couchant ramène,
  Plus jaunes ce soir-là que pendant la semaine,
        Teignent mon rideau blanc.

  J'aime à les voir percer vitres et jalousies;
  Chaque oblique sillon trace à ma fantaisie
        Un flot d'atomes d'or;
  Puis, m'arrivant dans l'âme à travers la prunelle,
  Ils redorent aussi mille pensers en elle,
        Mille atomes encor.

  Ce sont des jours confus dont reparaît la trame,
  Des souvenirs d'enfance, aussi doux à notre âme
        Qu'un rêve d'avenir:
  C'était à pareille heure (oh! je me le rappelle)
  Qu'après vêpres, enfants, au choeur de la chapelle,
        On nous faisait venir.

  La lampe brûlait jaune, et jaune aussi les cierges;
  Et la lueur glissant aux fronts voilés des vierges
        Jaunissait leur blancheur;
  Et le prêtre vêtu de son étole blanche
  Courbait un front jauni, comme un épi qui penche
        Sous la faux du faucheur.

  Oh! qui dans une église, à genoux sur la pierre,
  N'a bien souvent, le soir, déposé sa prière,
        Comme un grain pur de sel?
  Qui n'a du crucifix baisé le jaune ivoire?
  Qui n'a de l'Homme-Dieu lu la sublime histoire
        Dans un jaune missel?

  Mais où la retrouver, quand elle s'est perdue,
  Cette humble foi du coeur, qu'un Ange a suspendue
        En palme à nos berceaux;
  Qu'une mère a nourrie en nous d'un zèle immense;
  Dont chaque jour un prêtre arrosait la semence
        Au bord des saints ruisseaux?

  Peut-elle refleurir lorsqu'a soufflé l'orage,
  Et qu'en nos coeurs l'orgueil debout a, dans sa rage,
        Mis le pied sur l'autel?
  On est bien faible alors, quand le malheur arrive,
  Et la mort... faut-il donc que l'idée en survive
        Au voeu d'être immortel!

  J'ai vu mourir, hélas! ma bonne vieille tante,
  L'an dernier; sur son lit, sans voix et haletante,
        Elle resta trois jours,
  Et trépassa. J'étais près d'elle dans l'alcôve;
  J'étais près d'elle encor quand sur sa tête chauve
        Le linceul fit trois tours.

  Le cercueil arriva, qu'on mesura de l'aune;
  J'étais là... puis, autour, des cierges brûlaient jaune,
        Des prêtres priaient bas;
  Mais en vain je voulais dire l'hymne dernière;
  Mon oeil était sans larme et ma voix sans prière,
        Car je ne croyais pas.

  Elle m'aimait pourtant...; et ma mère aussi m'aime,
  Et ma mère à son tour mourra; bientôt moi-même
        Dans le jaune linceul
  Je l'ensevelirai; je clouerai sous la lame
  Ce corps flétri, mais cher, ce reste de mon âme;
        Alors je serai seul;

  Seul, sans mère, sans soeur, sans frère et sans épouse;
  Car qui voudrait m'aimer, et quelle main jalouse
        S'unirait à ma main?...
  Mais déjà le soleil recule devant l'ombre,
  Et les rayons qu'il lance à mon rideau plus sombre
        S'éteignent en chemin...

  Non, jamais à mon nom ma jeune fiancée
  Ne rougira d'amour, rêvant dans sa pensée
        Au jeune époux absent;
  Jamais deux enfants purs, deux anges de promesse,
  Ne tiendront suspendus sur moi, durant la messe,
        Le poêle jaunissant.

  Non, jamais, quand la mort m'étendra sur ma couche,
  Mon front ne sentira le baiser d'une bouche,
        Ni mon oeil obscurci
  N'entreverra l'adieu d'une lèvre mi-close!
  Jamais sur mon tombeau ne jaunira la rose,
        Ni le jaune souci!

  --Ainsi va ma pensée, et la nuit est venue;
  Je descends, et bientôt dans la foule inconnue
        J'ai noyé mon chagrin:
  Plus d'un bras me coudoie; on entre à la guinguette,
  On sort du cabaret; l'invalide en goguette
        Chevrote un gai refrain.

  Ce ne sont que chansons, clameurs, rixes d'ivrogne,
  Ou qu'amours en plein air, et baisers sans vergogne,
        Et publiques faveurs;
  Je rentre: sur ma route on se presse, on se rue;
  Toute la nuit j'entends se traîner dans ma rue
        Et hurler les buveurs.


X.

Le nom de _Sainte-Beuve_ avait éclaté; il était devenu plus hardi, il
ne demandait conseil qu'à lui-même, il osa livrer une pièce du même
ton, intitulée: _Promenade_. Relisez-la, mon ami. C'est encore vous à
vingt ans:


PROMENADE.

     .....Silvas inter reptare salubres.

                                                HORACE.

     Reptare per limitem.

                                        PLINE LE JEUNE.

  S'il m'arrive, un matin et par un beau soleil,
  De me sentir léger et dispos au réveil,
  Et si, pour mieux jouir des chants et de moi-même,
  De bonne heure je sors par le sentier que j'aime,
  Rasant le petit mur jusqu'au coin hasardeux,
  Sans qu'un fâcheux m'ait dit: «Mon cher, allons tous deux;
  Lorsque sous la colline, au creux de la prairie,
  Je puis errer enfin, tout à ma rêverie,
  Comme loin des frelons une abeille a son miel,
  Et que je suis bien seul en face d'un beau ciel;
  Alors... oh! ce n'est pas une scène sublime,
  Un fleuve résonnant, des forêts dont la cime
  Flotte comme une mer, ni le front sourcilleux
  Des vieux monts tout voûtés se mirant aux lacs bleus!
  Laissons Chateaubriand, loin des traces profanes,
  À vingt ans s'élancer en d'immenses savanes,
  Un bâton à la main, et ne rien demander
  Que d'entendre la foudre en longs éclats gronder,
  Ou mugir le lion dans les forêts superbes,
  Ou sonner le serpent au fond des hautes herbes;
  Et bientôt, se couchant sur un lit de roseaux,
  S'abandonner pensif au cours des grandes eaux.
  Laissons à Lamartine, à Nodier, nobles frères,
  Leur Jura bien-aimé, tant de scènes contraires
  En un même horizon, et des blés blondissants,
  Et des pampres jaunis, et des boeufs mugissants,
  Pareils à des points noirs dans les verts pâturages,
  Et plus haut, et plus près du séjour des orages,
  Des sapins étagés en bois sombre et profond,
  Le soleil au-dessus et les Alpes au fond.
  Qu'aussi Victor Hugo, sous un donjon qui croule,
  Et le Rhin à ses pieds, interroge et déroule
  Les souvenirs des lieux; quelle puissante main
  Posa la tour carrée au plein cintre romain,
  Ou quel doigt amincit ces longs fuseaux de pierre,
  Comme fait son fuseau de lin la filandière;
  Que du fleuve qui passe il écoute les voix,
  Et que le grand vieillard lui parle d'autrefois!
  Bien; il faut l'aigle aux monts, le géant à l'abîme,
  Au sublime spectacle un spectateur sublime.
  Moi, j'aime à cheminer et je reste plus bas.
  Quoi! des rocs, des forêts, des fleuves?... oh! non pas,
  Mais bien moins; mais un champ, un peu d'eau qui murmure,
  Un vent frais agitant une grêle ramure;
  L'étang sous la bruyère avec le jonc qui dort;
  Voir couler en un pré la rivière à plein bord;
  Quelque jeune arbre au loin, dans un air immobile,
  Découpant sur l'azur son feuillage débile;
  À travers l'épaisseur d'une herbe qui reluit,
  Quelque sentier poudreux qui rampe et qui s'enfuit;
  Ou si, levant les yeux, j'ai cru voir disparaître
  Au détour d'une haie un pied blanc qui fait naître
  Tout d'un coup en mon âme un long roman d'amour...,
  C'est assez de bonheur, c'est assez pour un jour.
  Et revenant alors, comme entouré d'un charme,
  Plein d'oubli, lentement, et dans l'oeil une larme,
  Croyant à toi, mon Dieu, toi que j'osais nier!
  Au chapeau de l'aveugle apportant mon denier,
  Heureux d'un lendemain qu'à mon gré je décore,
  Je sens et je me dis que je suis jeune encore,
  Que j'ai le coeur bien tendre et bien prompt à guérir,
  Pour m'ennuyer de vivre et pour vouloir mourir.


XI.

En voici une qui m'alla au coeur comme une voix de mère:

     Tacendo il nome di questa gentilissima

                                   DANTE, _Vita nuova_.

  Toujours je la connus pensive et sérieuse:
  Enfant, dans les ébats de l'enfance joueuse
  Elle se mêlait peu, parlait déjà raison;
  Et, quand ses jeunes soeurs couraient sur le gazon,
  Elle était la première à leur rappeler l'heure,
  À dire qu'il fallait regagner la demeure;
  Qu'elle avait de la cloche entendu le signal;
  Qu'il était défendu d'approcher du canal,
  De troubler dans le bois la biche familière,
  De passer en jouant trop près de la volière:
  Et ses soeurs l'écoutaient. Bientôt elle eut quinze ans,
  Et sa raison brilla d'attraits plus séduisants:
  Sein voilé, front serein où le calme repose,
  Sous de beaux cheveux bruns une figure rose.
  Une bouche discrète, au sourire prudent,
  Un parler sobre et froid, et qui plaît cependant;
  Une voix douce et ferme, et qui jamais ne tremble,
  Et deux longs sourcils noirs qui se fondent ensemble.
  Le devoir l'animait d'une grave ferveur;
  Elle avait l'air posé, réfléchi, non rêveur:
  Elle ne rêvait pas comme la jeune fille,
  Qui de ses doigts distraits laisse tomber l'aiguille,
  Et du bal de la veille au bal du lendemain
  Pense au bel inconnu qui lui pressa la main.
  Le coude à la fenêtre, oubliant son ouvrage,
  Jamais on ne la vit suivre à travers l'ombrage
  Le vol interrompu des nuages du soir,
  Puis cacher tout d'un coup son front dans son mouchoir.
  Mais elle se disait qu'un avenir prospère
  Avait changé soudain par la mort de son père;
  Qu'elle était fille aînée, et que c'était raison
  De prendre part active aux soins de la maison.
  Ce coeur jeune et sévère ignorait la puissance
  Des ennuis dont soupire et s'émeut l'innocence.
  Il réprima toujours les attendrissements
  Qui naissent sans savoir, et les troubles charmants,
  Et les désirs obscurs, et ces vagues délices
  De l'amour dans les coeurs naturelles complices.
  Maîtresse d'elle-même aux instants les plus doux,
  En embrassant sa mère elle lui disait _vous_.
  Les galantes fadeurs, les propos pleins de zèle,
  Les jeunes gens oisifs étaient perdus chez elle;
  Mais qu'un coeur éprouvé lui contât un chagrin,
  À l'instant se voilait son visage serein:
  Elle savait parler de maux, de vie amère,
  Et donnait des conseils comme une jeune mère.
  Aujourd'hui la voilà mère, épouse, à son tour;
  Mais c'est chez elle encor raison plutôt qu'amour.
  Son paisible bonheur de respect se tempère;
  Son époux déjà mûr serait pour elle un père;
  Elle n'a pas connu l'oubli du premier mois,
  Et la lune de miel qui ne luit qu'une fois.
  Et son front et ses yeux ont gardé le mystère
  De ces chastes secrets qu'une femme doit taire.
  Heureuse comme avant, à son nouveau devoir
  Elle a réglé sa vie... Il est beau de la voir,
  Libre de son ménage, un soir de la semaine,
  Sans toilette, en été, qui sort et se promène,
  Et s'asseoit à l'abri du soleil étouffant,
  Vers six heures, sur l'herbe avec sa belle enfant.
  Ainsi passent ses jours depuis le premier âge,
  Comme des flots sans nom sous un ciel sans orage,
  D'un cours lent, uniforme, et pourtant solennel;
  Car ils savent qu'ils vont au rivage éternel.

  Et moi qui vois couler cette humble destinée
  Au penchant du devoir doucement entraînée,
  Ces jours purs, transparents, calmes, silencieux,
  Qui consolent du bruit et reposent les yeux,
  Sans le vouloir, hélas! je retombe en tristesse;
  Je songe à mes longs jours passés avec vitesse,
  Turbulents, sans bonheur, perdus pour le devoir,
  Et je pense, ô mon Dieu! qu'il sera bientôt soir!


L'ENFANT RÊVEUR.

     Abandonnant tout à coup mes jeunes compagnons, j'allais m'asseoir
     à l'écart pour contempler la nue fugitive, ou entendre la pluie
     tomber sur le feuillage.

                                                  RENÉ.


À MON AMI ***

    Où vas-tu, bel enfant? tous les jours je te vois,
  Au matin, t'échapper par la porte du bois,
  Et, déjà renonçant aux jeux du premier âge,
  Chercher dans les taillis un solitaire ombrage;
  Et le soir, quand, bien tard, nous te croyons perdu,
  Répondant à regret au signal entendu,
  Tu reviens lentement par la plus longue allée,
  La face de cheveux et de larmes voilée.
  Qu'as-tu fait si longtemps? tu n'as pas dans leurs nids
  Sous la mère enlevé les petits réunis;
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


À M. A.... DE L.... (LAMARTINE).

     Ces chantres sont de race divine: ils possèdent le seul talent
     incontestable dont le Ciel ait fait présent à la terre.

                                                  RENÉ.

  Ô toi qui sais ce que la terre
  Enferme de triste aux humains,
  Qui sais la vie et son mystère,
  Et qui fréquentes, solitaire,
  La nuit, d'invisibles chemins;

  Toi qui sais l'âme et ses orages,
  Comme un nocher son élément,
  Comme un oiseau sait les présages,
  Comme un pasteur des premiers âges
  Savait d'abord le firmament;

  Qui sais le bruit du lac où tombe
  Une feuille échappée au bois,
  Les bruits d'abeille et de colombe,
  Et l'Océan avec sa trombe,
  Et le Ciel aux immenses voix;

  Qui dans les sphères inconnues,
  Ou sous les feuillages mouillés,
  Ou par les montagnes chenues,
  Ou dans l'azur flottant des nues,
  Ou par les gazons émaillés,

  Pélerin à travers les mondes,
  Messager que Dieu nous donna,
  Entends l'alcyon sur les ondes,
  Ou les soupirs des vierges blondes,
  Ou l'astre qui chante: Hosanna!

  Sais-tu qu'il est dans la vallée,
  Bien bas à terre, un coeur souffrant,
  Une pauvre âme en pleurs, voilée,
  Que ta venue a consolée
  Et qui sans parler te comprend?

  J'aime tes chants, harpe éternelle!
  Astre divin, cher au malheur,
  J'aime ta lueur fraternelle!
  As-tu vu l'ombre de ton aile,
  Beau cygne, caresser la fleur?

  Est-ce assez pour moi que mon âme
  Frémisse à ton chant inouï;
  Qu'écoutant tes soupirs de flamme,
  Comme à l'ami qui la réclame,
  Dans l'ombre elle réponde: Oui;

  Qu'aux voix qu'un vent du soir apporte
  Elle mêle ton nom tout bas,
  Et ranime son aile morte
  À tes rayons si doux..., qu'importe,
  Hélas! si tu ne le sais pas?

  Si dans ta sublime carrière
  Tu n'es pour elle qu'un soleil
  Versant au hasard sa lumière,
  Comme un vainqueur fait la poussière
  Aux axes de son char vermeil;

  Non pas un astre de présage
  Luisant sur un ciel obscurci,
  Un pilote au bout du voyage
  Éclairant exprès le rivage,
  Un frère, un ange, une âme aussi!

  Mais que tu saches qu'à toute heure
  Je suis là, priant, éploré;
  Mais qu'un rayon plus doux m'effleure
  Et plus longtemps sur moi demeure,
  Je suis heureux... et j'attendrai.

  J'attendrai comme un de ces Anges
  Aux filles des hommes liés
  Jadis par des amours étranges,
  Et pour ces profanes mélanges
  De Dieu quelque temps oubliés.

  En vain leurs mortelles compagnes
  Les comblaient de baisers de miel:
  Ils erraient seuls par les campagnes,
  Et montaient, de nuit, les montagnes,
  Pour revoir de plus près le Ciel;

  Et si, plus prompt que la tempête,
  Un Ange pur, au rameau d'or,
  Vers un monde ou vers un prophète
  Volait, rasant du pied la tête
  Ou de l'Horeb ou du Thabor,

  Au noble exilé de sa race
  Il lançait vite un mot d'adieu,
  Et, tout suivant des yeux sa trace,
  L'autre espérait qu'un mot de grâce
  Irait jusqu'au trône de Dieu.

Que vouliez-vous répondre à ces vers, si ce n'est aimer? Aussi je vous
aimais d'une amitié plus tendre que toutes mes amitiés d'enfance.

Vous souvenez-vous de ces heures intimes et bien à nous, où j'allais
le matin vous prendre dans votre petit appartement des environs du
Luxembourg, vous enlever à votre mère et vous entraîner pour marcher,
causer, rêver dans ce jardin adjacent des Capucins, qu'on commençait
seulement à niveler pour agrandir le Jardin Royal? Que de confidences
amicales et poétiques ne nous sommes-nous pas faites? Que cette longue
allée qui suivait de son parapet les terrains fangeux des Capucins n'a
entendu de ces confidences de nos âmes, qui sont les pressentiments de
hautes actions ou de poésie en faits! Vous étiez plus doux, plus
modeste, plus triste que moi dans vos perspectives! Il y avait plus de
silence, de résignation, de spiritualisme dans votre attitude que dans
la mienne; mon vers avait plus d'écume que le vôtre! J'étais plus âgé
et moins lettré que vous; ma poésie ne dépassait pas, dans son
ambition, les années où je n'avais qu'elle pour occuper et pour
évaporer mes longs loisirs; mais vous vous en souvenez, et, je
l'avoue, je rêvais autre chose dès cette époque que des mots cadencés
et des soupirs mélodieux! Je croyais me sentir plein d'éloquence à une
tribune, mon idéal d'alors, et plein d'héroïsme en face des tyrannies
ou des multitudes. D'une main je lançais un peuple, de l'autre main je
découvrais ma poitrine et je réprimais une populace victorieuse et
domptée, puis je retombais sans me plaindre dans l'humiliation de la
misère ou dans le sang de mon échafaud; le plus grand des bonheurs
n'est-ce pas l'échafaud pour l'innocent? Mon plus beau rêve fut
toujours celui-là! Ce ne fut pas ma faute si je ne l'obtins pas en
1848. Vous avez lu peut-être, quelques années après 1830, et bien des
années avant 1848, la prophétie bien imprévoyable alors de lady
Stanhope, pendant une nuit d'entretien avec elle dans les solitaires
roches de Djioû, où elle me dit: «Je ne sais pas au juste ce qui vous
attend à votre retour en Europe, mais quelque chose de grand vous y
attend; vous y retournerez, vous y jouerez un rôle élevé mais court,
vous rendrez service à vos compatriotes et à l'Europe, puis vous
reviendrez chercher un asile comme moi en Syrie, au pic du Liban ou du
Taurus. Voilà ce que je vois comme je vous vois: mais derrière ce
tronçon de votre existence, ne me demandez plus rien, je n'y vois
plus!»

Ceci fut dit en 1832, et imprimé en 1833; dix-sept ans avant les
événements de 1848.

Ces éventualités du destin étaient déjà loin dans mes songes. L'homme
a des rapports plus multiples et plus lointains qu'il ne pense avec
l'avenir. Les prophéties sont naturelles, plus que surnaturelles.
Retirez-vous comme lady Stanhope, dans la solitude d'un monde désert,
regardez le monde qui passe, et qu'un jeune homme vous apparaisse tout
à coup dans une nuit de surprise et d'anxiété; causez une nuit entière
avec lui, et vous verrez tout à coup le point de conjonction et la
destinée de cet homme avec la destinée de son pays: sauf la date que
Dieu s'est réservée, parce que les révolutions sont des horloges
détraquées qui avancent ou qui retardent par une circonstance
inappréciable à nos faibles intelligences. De même que, dans ce monde
matinal, on voit de loin un objet qui s'avance, de même, dans le monde
moral, on voit de loin celui qui doit les modifier. Ce n'est point
prédire un événement qui n'est pas; c'est dire les rapports de l'homme
existant avec l'événement qui n'est pas encore. Ce n'est pas
prédiction, c'est prescience.


XII.

Peu de choses, dans le cours agité de ma vie, m'ont laissé pour un
homme de plus attrayants souvenirs que ces conversations avec vous et
notre époque, qu'on peut appeler notre âge d'innocence. Il y avait en
vous tout ce qui séduit, tout ce qui attache, tout ce qui charme le
plus; je ne sais quel demi-mystère qui laisse deviner ce qu'on n'a pas
interrogé. Vous n'aviez fait encore que peu de poésies, mais ces
poésies révélaient un homme entièrement nouveau. Je jouissais de vous
en mon particulier comme d'une découverte. Les vers de Joseph Delorme
étaient le présage de quelque chose d'inconnu. Je vous quittai avec
douleur quand il me fallut aller rejoindre mon poste diplomatique hors
de France; mais l'idée ne me vint jamais de chercher à vous engager
dans cette même carrière positive ou dans une autre. J'aurais cru vous
profaner en vous utilisant. Vous me paraissez de ces êtres qui vivent
de parfums et non de pain. Je partis.


XIII.

C'est alors, je crois, que vous vous liâtes par l'admiration avec
Victor Hugo, seule manière de se lier avec lui; votre liaison eut tous
les caractères d'une passion; vous ne quittiez plus la maison; vous
étiez comme ces jeunes Orientaux qui ont besoin de diviniser ce qu'ils
admirent, et de pousser leur amour jusqu'à une servitude volontaire
qui les identifie avec leur idole. Cela dura longtemps, je crois; mais
j'en ignore les détails et la fin. Quand je rentrai en France, vous
étiez redevenu vous-même. Il vous fallait un Dieu pour ami. Je pense,
sans le savoir à fond, que Chateaubriand vieilli, dégoûté, malheureux,
consolant et consolé auprès de madame Récamier, devint le vôtre. Cette
illustration des grâces d'un siècle était devenue un digne débris de
votre culte; c'est là du moins que je vous retrouvai, c'est-à-dire
avec Ballanche, les deux Deschamps, Vigny, madame Émile de Girardin,
Brifaut, chez madame Récamier, régnant par l'attrait universel sur
l'universalité des talents. Je ne voyais pas M. de Chateaubriand, je
n'avais fait que lui être présenté comme diplomate pendant qu'il
gouvernait notre diplomatie. J'en avais été reçu assez froidement; je
n'insistai pas. Je l'admirais comme écrivain d'imagination, comme
homme je l'honorais moins. Nos deux ombres ne se mêlèrent pas sur la
muraille du même salon. Quant à vous, jeune entre ces deux vieillards,
serviteur empêché de ces deux faiblesses, vous me parûtes un jeune
Grec dévoué par bon goût à la vieillesse et au génie, entre Platon
vieilli et une belle ombre d'Athénienne, recueillant sur les lèvres
d'un siècle mourant les traditions du passé et les secrets de
l'avenir. Au milieu de cette cour un peu surannée, vous aviez le beau
rôle, fidélité désintéressée au passé, affection compatissante au
présent, foi muette dans un mystérieux inconnu qui s'approchait sans
dire son nom. Je ne vous admirais pas moins là que dans nos premières
années.


XIV.

Faisiez-vous des vers encore? faisiez-vous de la prose? faisiez-vous
les deux? Je ne pus le discerner; je vous retrouvai plus retiré encore
que jamais dans le même logement de philosophe sur un petit jardin,
ombre de la campagne aux environs du Luxembourg, dans le sein de la
même mère.

Bien qu'enthousiasmé un moment avec Hugo par la révolution avortée de
1830, vous n'aviez pas voulu des dépouilles; vous me paraissiez peu
ami du gouvernement amphibie, qui cherchait à faire accepter ses
faveurs pour montrer à la France honnête d'illustres partisans; vous
écriviez contre lui, dit-on, dans des journaux dont les rancunes
étaient devenues de l'antipathie. Vous aviez l'air pauvre, de cette
pauvreté fière parce qu'elle est volontaire et ne se laisse ni
caresser ni acheter. Vous avez toujours cette fine et douce expression
intelligente et ces beaux cheveux blonds de notre jeunesse retombant
en arrière comme une cascatelle du génie; mais une redingote d'un drap
sombre râpée, et dont les pans battaient les talons des souliers à la
_Dupin_, un chapeau aux ailes usées et battues, désavouaient toute
prétention à l'élégance extérieure, et n'en montraient que dans
l'esprit.

Quoique votre enthousiasme momentané pour la révolution de 1830 eût
dépassé un peu mon humeur contre cette usurpation de famille, je vous
aimai ainsi: tout sied à la supériorité, même la déchéance extérieure;
l'homme négligé relève le costume. Achète un habit, fais retaper ton
chapeau, ressemeler tes souliers, relève ton front, tu seras Alcibiade
quand tu voudras! Laisse-toi prendre pour un indigent, tu portes en
toi ta richesse si tu ne dois rien à personne!


XV.

Mais voilà sous ma main un second volume de poésies, intitulé les
_Consolations_, qui me donne à peu près le secret de cette vie
mystérieuse et séquestrée du monde. Ce volume parut à peu près en ce
temps-là. Excusez-moi sur l'exactitude des dates; je ne tiens pas
registre de mes impressions, mais j'en tiens mémoire dans mon coeur.

Voici ce que vous en dites en 1863, en les réimprimant pour vous et
pour nous:

«Je continue et j'achève, dans un court loisir qui m'est accordé,
cette publication de mes Poésies sous leur forme dernière. Ceci en est
la seconde partie, qui se distingue de _Joseph Delorme_ par l'accent
et par un certain caractère d'élévation ou de pureté. Si l'on
cherchait le lien, le point d'union ou d'embranchement des deux
recueils, j'indiquerais la pièce de _Joseph Delorme_:

     Toujours je la connus pensive et sérieuse...

comme celle d'où est née et sortie, en quelque sorte, cette nouvelle
veine plus épurée. C'est ce côté que je n'avais qu'atteint et touché
dans _Joseph Delorme_, qui se trouve développé dans les
_Consolations_.

«Nous avons presque tous en nous un homme double. Saint Paul l'a dit,
Racine l'a chanté. «Je connais ces deux hommes en moi,» disait Louis
XIV. Buffon les a admirablement décrits dans l'espèce de guerre morale
qu'ils se livrent l'un à l'autre. Moi aussi, me sentant double, je me
suis dédoublé, et ce que j'ai donné dans les _Consolations_ était
comme une seconde moitié de moi-même, et qui n'était pas la moins
tendre. Mais, devenu trop différent avec les années, il ne
m'appartient aujourd'hui ni de la juger, cette moitié du moi d'alors,
ni même d'essayer de la définir. Je dirai seulement, au point de vue
littéraire, que les _Consolations_ furent celui de mes recueils de
poésies qui obtint, auprès du public choisi de ce temps-là, ce qui
ressemblait le plus à un succès véritable; on m'accusera d'en avoir
réuni les preuves et témoignages dans un petit chapitre-appendice.
Bayle a remarqué que chaque auteur a volontiers son époque favorite,
son moment plus favorable que les autres, et qui n'est pas toujours
très-éloigné de son coup d'essai. Pour moi, quoique ma vie littéraire
déjà si longue, et, pour ainsi dire, étendue sur un trop large espace,
me laisse peu le plaisir des perspectives, il en a été cependant ainsi
pendant un assez long temps; et quand je m'arrêtais pour regarder en
arrière, il me semblait que c'était en 1829, à la date où j'écrivais
les _Consolations_, que j'aimais le plus à me retrouver, et qu'il
m'eût été le plus agréable aussi qu'on cherchât de mes nouvelles. Je
le dis de souvenir plutôt que par un sentiment actuel et présent; car
à l'heure où j'écris ces lignes, engagé plus que jamais dans la vie
critique active, je n'ai plus guère d'impression personnelle bien vive
sur ce lointain passé.

  «Ce 16 juin 1862.»


À VICTOR H.

«Mon ami, ce petit livre est à vous; votre nom s'y trouve à presque
toutes les pages; votre présence ou votre souvenir s'y mêle à toutes
mes pensées. Je vous le donne, ou plutôt je vous le rends; il ne se
serait pas fait sans vous. Au moment où vous vous lancez pour la
première fois dans le bruit et dans les orages du drame, puissent ces
souvenirs de vie domestique et d'intérieur vous apporter un frais
parfum du rivage que vous quittez! Puissent-ils, comme ces chants
antiques qui soutenaient le guerrier dans le combat, vous retracer
l'image adorée du foyer, des enfants et de l'épouse!

«Pétrarque, ce grand maître dans la science du coeur et dans le
mystère de l'amour, a dit au commencement de son _Traité sur la Vie
solitaire_: «Je crois qu'une belle âme n'a de repos ici-bas à espérer
qu'en Dieu, qui est notre fin dernière; qu'en elle-même et en son
travail intérieur; et qu'en une âme amie, qui soit sa soeur par la
ressemblance.» C'est aussi la pensée et le résumé du petit livre que
voici:

«Lorsque, par un effet des circonstances dures où elle est placée, ou
par le développement d'un germe fatal déposé en elle, une âme jeune,
ardente, tournée à la rêverie et à la tendresse, subit une de ces
profondes maladies morales qui décident de sa destinée; si elle y
survit et en triomphe; si, la crise passée, la liberté humaine reprend
le dessus et recueille ses forces éparses, alors le premier sentiment
est celui d'un bien-être intime, délicieux, vivifiant, comme après une
angoisse ou une défaillance. On rouvre les yeux au jour; on essuie de
son front sa sueur froide; on s'abandonne tout entier au bonheur de
renaître et de respirer. Plus la réflexion commence: on se complaît à
penser qu'on a plongé plus avant que bien d'autres dans le Puits de
l'abîme et dans la Cité des douleurs; on a la mesure du sort; on sait
à fond ce qui en est de la vie, et ce que peut saigner de sang un
coeur mortel. Qu'aurait-on désormais à craindre d'inconnu et de pire?
Tous les maux humains ne se traduisent-ils pas en douleurs? Toutes les
douleurs poussées un peu loin ne sont-elles pas les mêmes? On a été
englouti un moment par l'Océan; on a rebondi contre le roc comme la
sonde, ou bien on a rapporté du gravier dans ses cheveux; et, sauvé du
naufrage, ne quittant plus de tout l'hiver le coin de sa cheminée, on
s'enfonce des heures entières en d'inexprimables souvenirs. Mais ce
calme, qui est dû surtout à l'absence des maux et à la comparaison du
présent avec le passé, s'affaiblit en se prolongeant, et devient
insuffisant à l'âme; il faut, pour achever sa guérison, qu'elle
cherche en elle-même et autour d'elle d'autres ressources plus
durables. L'étude d'abord semble lui offrir une distraction pleine de
charme et puissante avec douceur; mais la curiosité de l'esprit, qui
est le mobile de l'étude, suppose déjà le sommeil du coeur plutôt
qu'elle ne le procure; et c'est ici le coeur qu'il s'agit avant tout
d'apaiser et d'assoupir. Et puis ces sciences, ces langues, ces
histoires qu'on étudierait, contiennent au gré des âmes délicates et
tendres trop peu de suc essentiel sous trop d'écorces et d'enveloppes;
une nourriture exquise et pulpeuse convient mieux aux estomacs
débiles. La poésie est une nourriture par excellence, et de toutes
les formes de poésie, la forme lyrique plus qu'aucune autre, et de
tous les genres de poésie lyrique, le genre rêveur, personnel,
l'élégie ou le roman d'analyse en particulier. On s'y adonne avec
prédilection; on s'en pénètre; c'est un enchantement; et, comme on se
sent encore trop voisin du passé pour le perdre de vue, on essaye d'y
jeter ce voile ondoyant de poésie qui fait l'effet de la vapeur
bleuâtre aux contours de l'horizon. Aussi la plupart des chants que
les âmes malades nous ont transmis sur elles-mêmes datent-ils déjà de
l'époque de convalescence; nous croyons le poëte au plus mal, tandis
que souvent il touche à sa guérison; c'est comme le bruit que fait
dans la plaine l'arme du chasseur, et qui ne nous arrive qu'un peu de
temps après que le coup a porté. Cependant, convenons-en, l'usage
exclusif et prolongé d'une certaine espèce de poésie n'est pas sans
quelque péril pour l'âme; à force de refoulement intérieur et de
nourriture subtile, la blessure à moitié fermée pourrait se rouvrir:
il faut par instants à l'homme le mouvement et l'air du dehors; il lui
faut autour de lui des objets où se poser; et quel convalescent
surtout n'a besoin d'un bras d'ami qui le soutienne dans sa promenade
et le conduise sur la terrasse au soleil?

«L'amitié, ô mon ami, quand elle est ce qu'elle doit être, l'union des
âmes, a cela de salutaire, qu'au milieu de nos plus grandes et de nos
plus désespérées douleurs, elle nous rattache insensiblement et par un
lien invisible à la vie humaine, à la société, et nous empêche, en
notre misérable frénésie, de nier, les yeux fermés, tout ce qui nous
entoure. Or, comme l'a dit excellemment M. Ballanche, «toutes les
pensées d'existence et d'avenir se tiennent; pour croire à la vie qui
doit suivre celle-ci, il faut commencer par croire à cette vie
elle-même, à cette vie passagère.» Le devoir de l'ami clairvoyant
envers l'ami infirme consiste donc à lui ménager cette initiation
délicate qui le ramène d'une espérance à l'autre; à lui rendre d'abord
le goût de la vie; à lui faire supporter l'idée de lendemain; puis,
par degrés, à substituer pieusement dans son esprit, à cette idée
vacillante, le désir et la certitude du lendemain éternel. Mais
indiquer ce but supérieur et divin de l'amitié, c'est assez
reconnaître que sa loi suprême est d'y tendre sans cesse, et qu'au
lieu de se méprendre à ses propres douceurs, au lieu de s'endormir en
de vaines et molles complaisances, elle doit cheminer, jour et nuit,
comme un guide céleste, entre les deux compagnons qui vont aux mêmes
lieux. Toute autre amitié que celle-là serait trompeuse, légère, bonne
pour un temps, et bientôt épuisé; elle mériterait qu'on lui appliquât
la parole sévère du saint auteur de l'_Imitation_: «Noli confidere
super amicos et proximos, nec in futurum tuam differas salutem, quia
citius obliviscentur tui homines quam æstimas.» Il ne reste rien à
dire, après saint Augustin, sur les charmes décevants et les illusions
fabuleuses de l'amitié humaine. À la prendre de ce côté, je puis
répéter devant vous, ô mon ami, que l'amitié des hommes n'est pas
sûre, et vous avertir de n'y pas trop compter. Il est doux sans doute,
il est doux, dans le calme des sens, dans les jouissances de l'étude
et de l'art, «de causer entre amis, de s'approuver avec grâce, de se
complaire en cent façons; de lire ensemble d'agréables livres; de
discuter parfois sans aigreur, ainsi qu'un homme qui délibère avec
lui-même, et par ces contestations rares et légères de relever un peu
l'habituelle unanimité de tous les jours. Ces témoignages d'affection
qui, sortis du coeur de ceux qui s'entr'aiment, se produisent au
dehors par la bouche, par la physionomie, par les yeux et par mille
autres démonstrations de tendresse, sont comme autant d'étincelles de
ce feu d'amitié qui embrase les âmes et les fond toutes en une
seule[21].» Mais si vous tenez à ce que ce feu soit durable, si vous
ne pouvez vous faire à l'idée d'être oublié un jour de ces amis si
bons, ô Vous, qui que vous soyez, ne mourez pas avant eux; car cette
sorte d'amitié est tellement aimable et douce qu'elle-même bientôt se
console elle-même, et que ce qui reste comble aisément le vide de ce
qui n'est plus; la pensée des amis morts, quand par hasard elle
s'élève, ne fait que mieux sentir aux amis vivants la consolation
d'être ensemble, et ajoute un motif de plus à leur bonheur.

[Note 21: S. AUG., _Conf._, liv. IV, ch. 8.]

«Si vous êtes humble, obscur, mais tendre et dévoué, et que vous ayez
un ami sublime, ambitieux, puissant, qui aime et obtienne la gloire et
l'empire, aimez-le, mais n'en aimez pas trop un autre, car cette
sorte d'amitié est absolue, jalouse, impatiente de partage; aimez-le,
mais qu'un mot équivoque, lâché par vous au hasard, ne lui soit pas
reporté envenimé par la calomnie; car ni tendresse à l'épreuve, ni
dévouement à mourir mille fois pour lui, ne rachèteront ce mot
insignifiant qui aura glissé dans son coeur.

«Si votre ami est beau, bien fait, amoureux des avantages de sa
personne, ne négligez pas trop la vôtre; gardez-vous qu'une maladie ne
vous défigure, qu'une affliction prolongée ne vous détourne des soins
du corps; car cette sorte d'amitié, qui vit de parfums, est
dédaigneuse, volage, et se dégoûte aisément.

«Si vous avez un ami riche, heureux, entouré des biens les plus
désirables de la terre, ne devenez ni trop pauvre, ni trop délaissé du
monde, ni malade sur un lit de douleurs; car cet ami, tout bon qu'il
sera, vous ira visiter une fois ou deux, et la troisième il remarquera
que le chemin est long, que votre escalier est haut et dur, que votre
grabat est infect, que votre humeur a changé; et il pensera, en s'en
revenant, qu'il y a au fond de cette misère un peu de votre faute, et
que vous auriez bien pu l'éviter; et vous ne serez plus désormais
pour lui, au sein de son bonheur, qu'un objet de compassion, de
secours, et peut-être un sujet de morale.

«Si, malheureux vous-même, vous avez un ami plus malheureux que vous,
consolez-le, mais n'attendez pas de lui consolation à votre tour; car,
lorsque vous lui raconterez votre chagrin, il aura beau animer ses
regards et entr'ouvrir ses lèvres comme s'il écoutait, en vous
répondant il ne répondra qu'à sa pensée, et sera intérieurement tout
plein de lui-même.

«Si vous aimez un ami plus jeune que vous, que vous le cultiviez comme
un enfant, et que vous lui aplanissiez le chemin de la vie, il
grandira bientôt; il se lassera d'être à vous et par vous, et vous le
perdrez. Si vous aimez un ami plus vieux, qui, déjà arrivé bien haut,
vous prenne par la main et vous élève, vous grandirez rapidement, et
sa faveur alors vous pèsera, ou vous lui porterez ombrage.

«Que sont devenus ces amis du même âge, ces frères en poésie, qui
croissaient ensemble, unis, encore obscurs, et semblaient tous
destinés à la gloire! Que sont devenus ces jeunes arbres réunis
autrefois dans le même enclos? Ils ont poussé, chacun selon sa
nature; leurs feuillages, d'abord entremêlés agréablement, ont
commencé de se nuire et de s'étouffer: leurs têtes se sont
entre-choquées dans l'orage; quelques-uns sont morts sans soleil; il a
fallu les séparer, et les voilà maintenant, bien loin les uns des
autres, verts sapins, châtaigniers superbes, au front des coteaux, au
creux des vallons, ou saules éplorés au bord des fleuves.

«La plupart des amitiés humaines, même des meilleures, sont donc
vaines et mensongères, ô mon ami; et c'est à quelque chose de plus
intime, de plus vrai, de plus invariable, qu'aspire une âme dont
toutes les forces ont été brisées et qui a senti le fond de la vie.
L'amitié qu'elle implore, et en qui elle veut établir sa demeure, ne
saurait être trop pure et trop pieuse, trop empreinte d'immortalité,
trop mêlée à l'invisible et à ce qui ne change pas; vestibule
transparent, incorruptible, au seuil du Sanctuaire éternel; degré
vivant, qui marche et monte avec nous, et nous élève au pied du saint
Trône. Tel est, mon Ami, le refuge heureux que j'ai trouvé en votre
âme. Par vous, je suis revenu à la vie du dehors, au mouvement de ce
monde, et de là, sans secousse, aux vérités les plus sublimes. Vous
m'avez consolé d'abord, et ensuite vous m'avez porté à la source de
toute consolation; car vous l'avez vous-même appris dès la jeunesse,
les autres eaux tarissent, et ce n'est qu'aux bords de cette Siloé
céleste qu'on peut s'asseoir pour toujours et s'abreuver:

  Voici la vérité qu'au monde je révèle:
  Du Ciel dans mon néant je me suis souvenu:
  Louez Dieu! La brebis vient quand l'agneau l'appelle;
  J'appelais le Seigneur, le Seigneur est venu.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Vous avez dans le port poussé ma voile errante;
  Ma tige a reverdi de séve et de verdeur;
  Seigneur, je vous bénis! à ma lampe mourante
  Votre souffle vivant a rendu sa splendeur.

«Dieu donc et toutes ses conséquences; Dieu, l'immortalité, la
rémunération et la peine; dès ici-bas le devoir et l'interprétation du
visible par l'invisible: ce sont les consolations les plus réelles
après le malheur, et l'âme, qui une fois y a pris goût, peut bien
souffrir encore, mais non plus retomber. Chaque jour de plus, passé
en cette vie périssable, la voit s'enfoncer davantage dans l'ordre
magnifique qui s'ouvre devant elle à l'infini, et si elle a beaucoup
aimé et beaucoup pleuré, si elle est tendre, l'intelligence des choses
d'au delà ne la remplit qu'imparfaitement; elle en revient à l'Amour;
c'est l'Amour surtout qui l'élève et l'initie, comme Dante, et dont
les rayons pénétrants l'attirent de sphère en sphère comme le soleil
aspire la rosée. De là mille larmes encore, mais délicieuses et sans
amertume; de là mille joies secrètes, mille blanches lueurs
découvertes au sein de la nuit; mille pressentiments sublimes entendus
au fond du coeur de la prière, car une telle âme n'a de complet
soulagement que lorsqu'elle a éclaté en prière, et qu'en elle la
philosophie et la religion se sont embrassées avec sanglots.

«En ce temps-ci, où par bonheur on est las de l'impiété systématique,
et où le génie d'un maître célèbre[22] a réconcilié la philosophie
avec les plus nobles facultés de la nature humaine, il se rencontre
dans les rangs distingués de la société une certaine classe d'esprits
sérieux, moraux, rationnels; vaquant aux études, aux idées, aux
discussions; dignes de tout comprendre, peu passionnés, et capables
seulement d'un enthousiasme d'intelligence qui témoigne de leur amour
ardent pour la vérité. À ces esprits de choix, au milieu de leur vie
commode, de leur loisir occupé, de leur développement tout
intellectuel, la religion philosophique suffit; ce qui leur importe
particulièrement, c'est de se rendre raison des choses; quand ils ont
expliqué, ils sont satisfaits: aussi le côté inexplicable leur
échappe-t-il souvent, et ils le traiteraient volontiers de chimère,
s'ils ne trouvaient moyen de l'assujettir, en le simplifiant, à leur
mode d'interprétation universelle. Le dirai-je? ce sont des esprits
plutôt que des âmes; ils habitent les régions moyennes; ils n'ont pas
pénétré fort avant dans les voies douloureuses et impures du coeur;
ils ne sont pas rafraîchis, après les flammes de l'expiation, dans la
sérénité d'un éther inaltérable; ils n'ont pas senti la vie au vif.

[Note 22: M. Victor Cousin.]

«J'honore ces esprits, je les estime heureux; mais je ne les envie
pas. Je les crois dans la vérité, mais dans une vérité un peu froide
et nue. On ne gagne pas toujours à s'élever, quand on ne s'élève pas
assez haut. Les physiciens qui sont parvenus aux plus grandes
hauteurs de l'atmosphère, rapportent qu'ils ont vu le soleil sans
rayons, dépouillé, rouge et fauve, et partout des ténèbres autour
d'eux. Plutôt que de vivre sous un tel soleil, mieux vaut encore
demeurer sur terre, croire aux _ondoyantes lueurs_ du soir et du
matin, et prêter sa docile prunelle à toutes les illusions du jour,
dût-on laisser la paupière en face de l'astre éblouissant;--à moins
que l'âme, un soir, ne trouve quelque part des ailes d'ange, et
qu'elle ne s'échappe dans les plaines lumineuses, par delà notre
atmosphère, à une hauteur où les savants ne vont pas.

«Oui, eût-on la géométrie de Pascal et le génie de René, si la
mystérieuse semence de la rêverie a été jetée en nous et a germé sous
nos larmes dès l'enfance; si nous nous sentons de bonne heure malades
de la maladie de saint Augustin et de Fénelon; si, comme le disciple
dont parle Klopstock, ce Lebbée dont la plainte est si douce, nous
avons besoin qu'un gardien céleste abrite notre sommeil avec de
tendres branches d'olivier; si enfin, comme le triste Abbadona, nous
portons en nous le poids de quelque chose d'irréparable, il n'y a
qu'une voie ouverte pour échapper à l'ennui dévorant, aux lâches
défaillances ou au mysticisme insensé; et cette voie, Dieu merci,
n'est pas nouvelle! Heureux qui n'en est jamais sorti! plus heureux
qui peut y rentrer! Là seulement on trouve sécurité et plénitude; des
remèdes appropriés à toutes les misères de l'âme; des formes divines
et permanentes imposées au repentir, à la prière et au pardon; de doux
et fréquents rappels à la vigilance; des trésors toujours abondants de
charité et de grâce. Nous parlons souvent de tout cela, ô mon ami,
dans nos longues conversations d'hiver, et nous ne différons
quelquefois un peu que parce que vous êtes plus fort et que je suis
plus faible. Bien jeune, vous avez marché droit, même dans la nuit; le
malheur ne vous a pas jeté de côté; et, comme Isaac attendant la fille
de Bathuel, vous vous promeniez solitaire dans le chemin qui mène au
puits appelé Puits de _Celui qui vit et qui voit, Viventis et
Videntis_. Votre coeur vierge ne s'est pas laissé aller tout d'abord
aux trompeuses mollesses; et vos rêveries y ont gagné avec l'âge un
caractère religieux, austère et primitif, et presque accablant pour
notre infirme humanité d'aujourd'hui; quand vous avez eu assez
pleuré, vous vous êtes retiré à Pathmos avec votre aigle, et vous avez
vu clair dans les plus effrayants symboles. Rien désormais qui vous
fasse pâlir; vous pouvez sonder toutes les profondeurs, ouïr toutes
les voix; vous vous êtes familiarisé avec l'infini. Pour moi, qui suis
encore nouveau venu à la lumière, et qui n'ai, pour me sauver, qu'un
peu d'amour, je n'ose m'aventurer si loin à travers l'immense nature,
et je ne m'inquiète que d'atteindre aux plus humbles, aux plus
prochaines consolations qui nous sont enseignées. Ce petit livre est
l'image fidèle de mon âme; les doutes et les bonnes intentions y
luttent encore; l'étoile qui scintille dans le crépuscule semble par
instants près de s'éteindre; la voile blanche que j'aperçois à
l'horizon m'est souvent dérobée par un flot de mer orageuse; pourtant
la voile blanche et l'étoile tremblante finissent toujours par
reparaître.--Tel qu'il est, ce livre, je vous l'offre, et j'ai pensé
qu'il serait d'un bon exemple.

«De son cachet littéraire, s'il peut être ici question de cela, je ne
dirai qu'un mot. Dans un volume publié par moi il y a près d'un an, et
qui a donné lieu à beaucoup de jugements divers, quelques personnes,
dont le suffrage m'est précieux, avaient paru remarquer et estimer,
comme une nouveauté en notre poésie, le choix de certains sujets
empruntés à la vie privée et rendus avec relief et franchise. Si, à
l'ouverture du volume nouveau, ces personnes pouvaient croire que j'ai
voulu quitter ma première route, je leur ferai observer par avance que
tel n'a pas été mon dessein; qu'ici encore c'est presque toujours de
la vie privée, c'est-à-dire, d'un incident domestique, d'une
conversation, d'une promenade, d'une lecture, que je pars, et que, si
je ne me tiens pas à ces détails comme par le passé, si même je ne me
borne pas à en dégager les sentiments moyens de coeur et d'amour
humain qu'ils recèlent, et si je passe outre, aspirant d'ordinaire à
plus de sublimité dans les conclusions, je ne fais que mener à fin mon
procédé sans en changer le moins du monde; que je ne cesse pas d'agir
sur le fond de la réalité la plus vulgaire, et qu'en supposant le but
atteint (ce qu'on jugera), j'aurai seulement élevé cette réalité à une
plus haute puissance de poésie. Ce livre alors serait, par rapport au
précédent, ce qu'est dans une spirale le cercle supérieur au cercle
qui est au-dessous; il y aurait eu chez moi progrès poétique dans la
même mesure qu'il y a eu progrès moral.

  «Décembre 1829.»


XVI.

Il est aisé de voir que l'homme qui, dès ce temps-là, écrivait ainsi
la prose, ne serait pas seulement un poëte, mais un prosateur tout
_particulier_. Nous entendons par ce mot un prosateur qui ne ressemble
pas à un autre, et qui introduit dans la langue un genre inusité,
étrange, familier et profond tout à la fois, un genre qui ne
ressemblerait à rien, s'il ne ressemblait pas à _Montaigne_, oui, un
Montaigne du dix-neuvième siècle.

Mais revenons d'abord au volume des _Consolations_:

Chateaubriand en fut très-touché, et s'exprimait ainsi en écrivant à
Sainte-Beuve, peu connu de lui encore:

«Je viens, Monsieur, de parcourir trop rapidement les _Consolations_;
des vers pleins de grâce et de charme, des sentiments tristes et
tendres se font remarquer à toutes les pages. Je vous félicite
d'avoir cédé à votre talent, en le dégageant de tout système. Écoutez
votre génie, monsieur; chargez votre muse d'en redire les
inspirations, et, pour atteindre la renommée, vous n'aurez besoin
d'être porté dans la _casaque_ de personne.

«Recevez, monsieur, je vous prie, mes sentiments les plus empressés et
mes sincères félicitations.

                                                       CHATEAUBRIAND.»

Vous dites: Lamartine ne fut que médiocrement satisfait de _Joseph
Delorme_.

Vous vous trompez; mais c'est ma faute. Je vous écrivis en effet alors
une épître en vers, qui exprimait très-mal mes pensées, qui me donnait
un air protecteur de _critique_, tandis qu'au fond de l'âme j'étais
ému et enthousiasmé d'amitié et d'admiration. Je blâmais en pédagogue
quelques formes aventurées de vers, pour dire comme tout le monde,
mais je me mentais à moi-même; j'étais ivre de cette poésie toute
neuve. Je crois que vous prîtes trop au sérieux cette critique de
complaisance d'un _vétéran_ des nouveautés, et que l'imposture vous
prédisposa à un peu d'amertume envers moi. Je ne sais si je me
trompe. Nous nous éloignâmes, mais cela ne changea rien à mon tendre
intérêt pour vous.

«Il estimait peu alors _André Chénier_,» dites-vous. C'est vrai; je
l'avoue. Excepté dans la _Jeune Captive_, pièce teinte avec son sang
au pied de l'échafaud, _André Chénier_ me paraissait un pastiche du
Grec plus qu'un Français. Je lui reproche encore aujourd'hui ce manque
d'originalité vraie; je goûtais mille fois mieux vos intimités
novatrices de _Joseph Delorme_. Je fais bien peu de cas des copistes,
malgré la rare perfection de leur _faire_. Le _faire_ dans l'artiste
est inséparable du _concevoir_. Que m'importe qu'on me copie un
Raphaël, si c'est une copie! J'ose effrontément vous avouer à
vous-même aujourd'hui que je vous préférais à _André Chénier_, bien
que vous n'eussiez pas fait l'inimitable _Jeune Captive_.


XVII.

Et je n'étais pas seul à penser ainsi. Vous allez entendre des juges
de plus d'autorité que moi.

«Lamartine, dites-vous encore, me l'écrivit en des termes plus
indulgents pour moi que justes pour A. Chénier. Mais la première pièce
des _Consolations_ qu'il avait lue un jour manuscrite chez Victor
Hugo, sur la marge d'un vieux _Ronsard_ in-folio qui nous servait
d'album, l'avait tout à fait conquis. Je le connus personnellement
dans l'été de cette année 1829, et, en souvenir d'une promenade et
d'un entretien au Luxembourg, je lui adressai la pièce qui est la VIe
des _Consolations_. Il y répondit aussitôt, et le jour même où il la
recevait, par une épître qu'il griffonna au crayon sur son album.
Quelques jours après il me l'envoyait copiée, avec ce mot:

                                           «Saint-Point, 24 août 1829.

«Je vous tiens parole, mon cher Sainte-Beuve, plus tôt que je ne
comptais. Voici ces vers que je suis parvenu à vous griffonner en
trois jours sur les idées que votre épître délicieuse m'avait
inspirées quand je la reçus, et qui étaient ensevelis et effacés sur
mon album au crayon...

«Pardonnez-moi de vous répéter en vers mes injures poétiques sur
quelques morceaux de _Joseph Delorme_; vous verrez qu'elles sont
l'ombre de la lumière qui environnera son nom. Et si ce sans-façon
poétique vous déplaît, déchirez-les.

«Adieu, et mille amitiés à vous et à nos amis.

                                                          «LAMARTINE.»

«Ce fut dans l'été de 1830 que parurent les deux volumes des
_Harmonies_, sur lesquels je fis des articles au _Globe_. Lamartine
m'en remercia par une lettre qui exprime bien les préoccupations et
les pensées de ce temps, et qui en fixe exactement la nuance. Il y
mêle son jugement sur les _Consolations_, lequel est si favorable
qu'il y aurait pudeur à le produire, si lui-même, bien des années
après, n'avait dit les mêmes choses, et en des termes presque
semblables, dans un de ses _Entretiens_ familiers sur la littérature.

                             «Au château de Saint-Point, 27 juin 1830.

«Recevez mes biens vifs remercîments, mon cher Sainte-Beuve, pour
toute la peine que vous a donnée le laborieux enfantement de mes deux
volumes au jour. J'ai lu avec reconnaissance les deux articles du
_Globe_. On m'a dit que _le Constitutionnel_ même avait parlé assez
favorablement. Le grand nombre de lettres particulières d'inconnus,
que je reçois tous les jours, me font assez bien augurer pour l'avenir
de cette publication...

«Je suis enfin au lieu du repos; les élections l'ont un moment
troublé; mais elles sont partout comme ici, si prononcées dans un sens
hostile qu'il n'y a plus rien à faire qu'à s'envelopper de son manteau
et à attendre les événements. Lorsque, comme nous, on déplore les
sottises des deux partis, on passe sa vie à gémir. Tout marche à un
renversement de l'État, provisoirement tranquille, où nous étions
depuis quelques années. Hâtez-vous de faire entendre votre voix
poétique pendant qu'il y a encore au moins le silence de la terreur;
bientôt peut-être on n'entendra plus que le cri des combattants. Les
symptômes sont alarmants; vos paisibles amis de Paris, qui font de la
politique avec leur encre et leur papier dans la liberté des théories,
verront à quels éléments réels ils vont avoir affaire. La plume cédera
au sabre. Soyez-en sûr...[23].

«Hier j'ai relu les _Consolations_ pour me consoler de ce que
j'entrevois; elles sont ravissantes. Je le dis et je le répète; c'est
ce que je préfère dans la poésie française intime. Que de vérité,
d'âme, d'onction et de poésie! J'en ai pleuré, moi qui oncques ne
pleure.

«Soyez en repos contre vos détracteurs; je vous réponds de l'avenir
avec une telle poésie: croissez seulement et multipliez.

«Adieu. Mille amitiés.

                                                    «A. DE LAMARTINE.»

[Note 23: «On trouvera peut-être que M. de Lamartine se méprenait ici
dans ses présages trop sombres. Mais le poëte voit de loin; et en
1830, si M. de Lamartine s'est trompé dans ses prévisions immédiates,
ce n'était qu'affaire de temps et de distance; il anticipait 1848 et
1851; il voyait deux ou trois horizons à la fois. Ce qu'il ne
prévoyait pas, c'est qu'il serait l'Orphée qui plus tard dirigerait et
réglerait par moments de son archet d'or cette invasion de barbares.

  «SAINTE-BEUVE.»]

«Béranger, de son côté, avec une indulgence presque égale, mais aussi
avec cette malice légère dont il savait assaisonner les éloges et en
ne craignant pas de badiner et de sourire à de certains passages,
m'écrivait:

                                                           «Mars 1830.

«Mon cher Delorme,

«Sachant que j'ai écrit à Hugo au sujet d'_Hernani_, peut-être, en
recevant ma lettre, allez-vous croire que je veux me faire le
thuriféraire de toute l'école romantique. Dieu m'en garde! et ne le
croyez pas. Mais, en vérité, je vous dois bien des remercîments pour
les doux instants que votre nouveau volume m'a procurés. Il est tout
plein de grâce, de naïveté, de mélancolie. Votre style s'est épuré
d'une façon remarquable, sans perdre rien de sa vérité et de son
allure abandonnée. Moi, pédant (tout ignorant que je suis), je
trouverais bien encore à guerroyer contre quelques mots, quelques
phrases; mais vous vous amendez de si bonne grâce et de vous-même,
qu'il ne faut que vous attendre à un troisième volume. C'est ce que je
vais faire, au lieu de vous tourmenter de ridicules remarques.

«Savez-vous une crainte que j'ai? c'est que vos _Consolations_ ne
soient pas aussi recherchées du commun des lecteurs que les infortunes
si touchantes du pauvre Joseph, qui pourtant ont mis tant et si fort
la critique en émoi. Il y a des gens qui trouveront que vous n'auriez
pas dû vous consoler sitôt; gens égoïstes, il est vrai, qui se
plaisent aux souffrances des hommes d'un beau talent, parce que,
disent-ils, la misère, la maladie, le désespoir, sont de bonnes muses.
Je suis un peu de ces mauvais coeurs. Toutefois, j'ai du bon; aussi
vos touchantes _Consolations_ m'ont pénétré l'âme, et je me réjouis
maintenant du calme de la vôtre. Il faut pourtant que je vous dise que
moi, qui suis de ces poëtes tombés dans l'ivresse des sens dont vous
parlez, mais qui sympathise même avec le mysticisme, parce que j'ai
sauvé du naufrage une croyance inébranlable, je trouve la vôtre un peu
affectée dans ses expressions. Quand vous vous servez du mot de
_Seigneur_, vous me faites penser à ces cardinaux anciens qui
remerciaient Jupiter et tous les dieux de l'Olympe de l'élection d'un
nouveau pape. Si je vous pardonne ce lambeau de culte jeté sur votre
foi de déiste, c'est qu'il me semble que c'est à quelque beauté,
tendrement superstitieuse, que vous l'avez emprunté par condescendance
amoureuse. Ne regardez pas cette observation comme un effet de
critique impie. Je suis croyant, vous le savez, et de très-bonne foi;
mais aussi je tâche d'être vrai en tout, et je voudrais que tout le
monde le fût, même dans les moindres détails. C'est le seul moyen de
persuader son auditoire.

«Qu'allez-vous conclure de ma lettre? Je ne sais trop. Aussi je sens
le besoin de me résumer.

«À mes yeux vous avez grandi pour le talent, et grandi beaucoup. Le
sujet de vos divers morceaux plaira peut-être moins à ceux qui vous
ont le plus applaudi d'abord; il n'en sera pas ainsi pour ceux d'entre
eux qui sont sensibles à tous les épanchements d'une âme aussi pleine,
aussi délicate que la vôtre. L'éloge qui restera commun aux deux
volumes, c'est de nous offrir un genre de poésie absolument nouveau en
France, la haute poésie des choses communes de la vie. Personne ne
vous avait devancé dans cette route; il fallait ce que je n'ai encore
trouvé qu'en vous seul pour y réussir. Vous n'êtes arrivé qu'à moitié
du chemin, mais je doute que personne vous y devance jamais; je dirai
plus: je doute qu'on vous y suive. Une gloire unique vous attend donc;
peut-être l'avez-vous déjà complétement méritée; mais il faut beaucoup
de temps aux contemporains pour apprécier les talents simples et
vrais; ne vous irritez donc point de nos hésitations à vous décerner
la couronne. Mettez votre confiance en Dieu; c'est ce que j'ai fait,
moi, poëte de cabaret et de mauvais lieux, et un tout petit rayon de
soleil est tombé sur mon fumier. Vous obtiendrez mieux que cela, et je
m'en réjouis. À vous de tout mon coeur.

                                                           «BÉRANGER.»

«Mais je dus à Beyle (Stendhal), le spirituel épicurien et l'un des
plus osés romantiques de la prose, un des suffrages qui étaient le
plus faits pour me flatter. Il était peu disposé, en général, en
faveur des vers, et des vers français en particulier. Dans un premier
écrit sur le Romantisme en 1818, il avait dit:

«... La France et l'Allemagne sont muettes: le génie poétique, éteint
chez ces nations, n'est plus représenté que par des foules de
versificateurs assez élégants, mais le feu du génie manque toujours;
mais, si on veut les lire, toujours l'ennui comme un poison subtil se
glisse peu à peu dans l'âme du lecteur; ses yeux deviennent petits, il
s'efforce de lire, mais il bâille, il s'endort et le livre lui tombe
des mains.»

«Quelle fut donc ma surprise quand je reçus de lui, avec qui je
n'avais eu d'ailleurs que des relations assez rares et de rencontre,
une lettre ainsi conçue:

                                    «Après avoir lu _les Consolations_
                                       trois heures et demie de suite,
                                           le vendredi 26 mars (1830).

«S'il y avait un Dieu, j'en serais bien aise, car il me payerait de
son paradis pour être honnête homme comme je suis.

«Ainsi je ne changerais rien à ma conduite, et je serais récompensé
pour faire précisément ce que je fais.

«Une chose cependant diminuerait le plaisir que j'ai à rêver avec les
douces larmes que fait couler une bonne action: cette idée d'en être
_payé_ par une récompense, un paradis.

«Voilà, monsieur, ce que je vous dirais en vers si je savais en faire
aussi bien que vous. Je suis choqué que vous autres qui _croyez en
Dieu_, vous imaginiez que, pour être _au désespoir_ trois ans de ce
qu'une maîtresse vous a quittés, il faille croire en Dieu. De même un
Montmorency s'imagine que, pour être brave sur le champ de bataille,
il faut s'appeler Montmorency.

«Je vous crois appelé, monsieur, aux plus grandes destinées
littéraires, mais je trouve encore un peu d'affectation dans vos vers.
Je voudrais qu'ils ressemblassent davantage à ceux de la Fontaine.
Vous parlez trop de gloire. On aime à travailler, mais Nelson (lisez
sa _Vie_ par l'infâme Southey), Nelson ne se fait tuer que pour
devenir _pair d'Angleterre_. Qui diable sait si la gloire viendra!
Voyez Diderot promettre l'immortalité à M. Falconet, sculpteur.

«La Fontaine disait à la Champmeslé: Nous aurons la gloire, moi pour
écrire, et vous pour réciter.» Il a deviné. Mais pourquoi parler de
ces choses-là? La passion a sa pudeur: pourquoi révéler ces choses
intimes? pourquoi des noms? Cela a l'air d'une prônerie, d'un _puff_.

«Voilà, monsieur, ma pensée, et toute ma pensée. Je crois qu'on
parlera de vous en 1890. Mais vous ferez mieux que les _Consolations_,
quelque chose de plus _fort_ et de plus _pur_.»

«Ce même Beyle, quelques mois après et au lendemain de la révolution
de Juillet, nommé consul à Trieste, et se croyant prêt à partir (il
n'obtint pas l'_exequatur_), m'écrivait cet autre billet tout aimable,
qui me prouvait une fois le plus qu'il augurait bien de moi et qu'il
ne tenait pas à lui que je ne devinsse quelque chose:

                             «71, rue Richelieu, ce 29 septembre 1830.

«Monsieur, on m'assure à l'instant que je viens d'être nommé consul à
Trieste. On dit la nature belle en ce pays. Les îles de l'Adriatique
sont pittoresques. Je fais le premier acte de consulat en vous
engageant à passer six mois ou un an dans la maison du consul. Vous
seriez, monsieur, aussi libre qu'à l'auberge; nous ne nous verrions
qu'à table. Vous seriez tout à vos inspirations poétiques.

«Agréez, monsieur, l'assurance de mes sentiments les plus distingués.

                                                              «BEYLE.»

«C'était aux _Consolations_ et aux espérances qu'elles donnaient que
je devais tous ces témoignages.

«Parmi mes amis du _Globe_ ou qui appartenaient par leurs idées à ce
groupe, il en est deux de qui je reçus des marques de sympathie
accompagnées de quelques indications justes et dont j'aurais pu
profiter. M. Viguier, l'un des maîtres les plus distingués et les plus
délicats de l'ancienne École normale, à qui j'avais dédié l'une des
pièces (la IIe) du Recueil, après m'avoir remercié cordialement, après
m'avoir dit: «Ce n'est pas un livre, c'est encore cette fois une âme
vivante que vous m'avez fait lire; telle est votre manière: entre
votre talent et votre manière morale il y a intimité;» ajoutait ces
paroles que j'aurais dû peser davantage et dont j'ai vérifié depuis la
justesse:

«Voilà donc une phase nouvelle, un autre degré de l'échelle poétique
et morale. Il faudra bien vous laisser dire que l'on ne voit pas assez
clairement le point où vous arrivez dans la foi, ni celui où vous
tendez; que le désespoir, avec tous ses scandales, fait plus pour le
succès et pour une certaine originalité qu'un premier retour à des
pensées religieuses; que vous paraissez menacé du mysticisme dévot, et
qu'en attendant, le mysticisme d'une rêverie toute subjective ne
laisse pas assez arriver dans ce sanctuaire toujours tendu de deuil
l'air du dehors, le soleil, la vie du monde. Qu'importe? ce n'est
encore qu'une année de votre vie! L'unité du ton, quand il est vrai,
fort et animé, n'est point la monotonie. Ce n'est pas la popularité,
c'est la durée qui doit faire votre succès. Vous n'avez qu'à vivre
pour varier les applications d'un si beau talent. Vivez donc, mon cher
Sainte-Beuve, et vivez heureux! Que le bonheur vous inspire aussi bien
que les chagrins et la pénitence: ce sera une double satisfaction pour
ceux qui vous aiment.»

                                                            LAMARTINE.

(_La suite au prochain Entretien._)




CIIe ENTRETIEN.

LETTRE À M. SAINTE-BEUVE.

(SECONDE PARTIE.)


I.

J'avais par hasard connu et aimé, en Italie, un beau jeune homme
français, nommé _Farcy_. C'était une de ces âmes concentrées, quoique
errantes, qui désespèrent de trouver dans les autres âmes ce qu'elles
rêvent de perfection en elles-mêmes. J'avais passé quelques mois avec
lui, et, quoique je ne me fusse pas ouvert complétement à lui, je vis
qu'il m'aimait comme homme et comme poëte. Il partit pour la France un
an avant la révolution de 1830. Un jour, je lus sa mort dans un
journal. Le journaliste en fit naturellement un héros de Juillet. Ce
n'était pas cela, c'était un héros de _je ne sais quoi_, un héros de
l'ennui, du vide, de l'inspiration maladive de l'âme. Revenu à Paris,
j'appris de M. D..., son ami, comment il était mort.

Les deux premières journées de la lutte entre le peuple et les troupes
étaient passées; le combat languissait. Farcy ne s'y était pas mêlé;
il redoutait autant la défaite que la victoire, danger extrême des
deux côtés. Il restait incertain et impassible à sa fenêtre. À la fin
du troisième jour, vers le soir, il se fit un reproche à lui-même de
sa longanimité. Quelle que soit l'issue, se dit-il, cela aura une
issue bientôt. Si le peuple est vaincu, il n'est plus peuple, il est
esclave, c'est un mal; si le peuple est vainqueur, les circonstances
seront extrêmes, il sera entraîné à l'anarchie: à l'anarchie, il y a
un remède; à la servitude, il n'y en a plus. Ainsi, à tout risque,
combattons pour le parti qui peut encore, à la rigueur, sauver la
France. Que mon coup de fusil soit du moins pour quelque chose dans
les conséquences de cette guerre civile! Il sortit son fusil à la
main; mais il tournait à peine l'angle de l'hôtel de Nantes, maison
isolée et pyramidale qui existait seule sur le Carrousel, qu'un coup
de feu de hasard vint l'atteindre en pleine poitrine; il tomba
philosophe, on le releva héros.

Or voici ce que Farcy venait d'écrire à Sainte-Beuve, quelques
semaines auparavant, sur les _Consolations_:

«Dans le premier ouvrage (dans _Joseph Delorme_), c'était une âme
flétrie par des études trop positives et par les habitudes des sens
qui emportent un jeune homme timide, pauvre, et en même temps délicat
et instruit; car ces hommes ne pouvant se plaire à une liaison
continuée où on ne leur rapporte en échange qu'un esprit vulgaire et
une âme façonnée à l'image de cet esprit, ennuyés et ennuyeux auprès
de telles femmes, et d'ailleurs ne pouvant plaire plus haut ni par
leur audace ni par des talents encore cachés, cherchent le plaisir
d'une heure qui amène le dégoût de soi-même. Ils ressemblent à ces
femmes bien élevées et sans richesses, qui ne peuvent souffrir un
époux vulgaire, et à qui une union mieux assortie est interdite par la
fortune.

«Il y a une audace et un abandon dans la confidence des mouvements
d'un pareil coeur, bien rares en notre pays et qui annoncent le poëte.

«Aujourd'hui (dans les _Consolations_) il sort de sa débauche et de
son ennui; son talent mieux connu, une vie littéraire qui ressemble à
un combat, lui ont donné de l'importance et l'ont sauvé de
l'affaissement. Son âme honnête et pure a ressenti cette renaissance
avec tendresse, avec reconnaissance. Il s'est tourné vers Dieu, d'où
vient la paix et la joie.

«Il n'est pas sorti de son abattement par une violente secousse: c'est
un esprit trop analytique, trop réfléchi, trop habitué à user ses
impressions en les commentant, à se dédaigner lui-même en s'examinant
beaucoup; il n'a rien en lui pour être épris éperdument et pousser sa
passion avec emportement et audace; plus tard peut-être... Aujourd'hui
il cherche, il attend et se défie.

«Mais son coeur lui échappe et s'attache à une fausse image de
l'amour. L'étude, la méditation religieuse, l'amitié, l'occupent, si
elles ne le remplissent pas, et détournent ses affections. La pensée
de l'art noblement conçu le soutient et donne à ses travaux une
dignité que n'avaient pas ses premiers essais, simples épanchements de
son âme et de sa vie habituelle.--Il comprend tout, aspire à tout, et
n'est maître de rien ni de lui-même. Sa poésie a une ingénuité de
sentiments et d'émotions qui s'attachent à des objets pour lesquels le
grand nombre n'a guère de sympathie, et où il y a plutôt travers
d'esprit ou habitudes bizarres de jeune homme pauvre et souffreteux,
qu'attachement naturel et poétique. La misère domestique vient gémir
dans ses vers à côté des élans d'une noble âme et causer ce contraste
pénible qu'on retrouve dans certaines scènes de Shakespeare, qui
excite notre pitié, mais non pas une émotion plus sublime.

«Ces goûts changeront; cette sincérité s'altérera; le poëte se
révélera avec plus de pudeur; il nous montrera les blessures de son
âme, les pleurs de ses yeux, mais non plus les flétrissures livides
de ses membres, les égarements obscurs de ses sens, les haillons de
son indigence morale. Le libertinage est poétique quand c'est un
emportement du principe passionné en nous, quand c'est philosophie
audacieuse, mais non quand il n'est qu'un égarement furtif, une
confession honteuse. Cet état convient mieux au pécheur qui va se
régénérer; il va plus mal au poëte, qui doit toujours marcher simple
et le front levé, à qui il faut l'enthousiasme ou les amertumes
profondes de la passion.

«L'auteur prend encore tous ses plaisirs dans la vie solitaire, mais
il y est ramené par l'ennui de ce qui l'entoure, et aussi effrayé par
l'immensité où il se plonge en sortant de lui-même. En rentrant dans
sa maison, il se sent plus à l'aise, il sent plus vivement par le
contraste; il chérit son étroit horizon, où il est à l'abri de ce qui
le gêne, où son esprit n'est pas vaguement égaré par une trop vaste
perspective. Mais, si la foule lui est insupportable, le vaste espace
l'accable encore, ce qui est moins poétique. Il n'a pas pris assez de
fierté et d'étendue pour dominer toute cette nature, pour l'écouter,
la comprendre, la traduire dans ses grands spectacles. Sa poésie par
là est étroite, chétive, étouffée: on n'y voit pas un miroir large et
pur de la nature dans sa grandeur, la force et la plénitude de sa vie:
ses tableaux manquent d'air et de lointains fuyants.

«Il s'efforce d'aimer et de croire, parce que c'est là dedans qu'est
le poëte: mais sa marche vers ce sentiment est critique et logique, si
je puis ainsi dire. Il va de l'amitié à l'amour comme il a été de
l'incrédulité à l'élan vers Dieu.

«Cette amitié n'est ni morale ni poétique...»

Vous l'avouez vous-même, il avait raison.

«Il me fut difficile, pourquoi ne l'avouerais-je pas? de tenir tout ce
que les _Consolations_ avaient promis. Les raisons, si on les
cherchait en dehors du talent même, seraient longues à donner, et
elles sont de telle nature qu'il faudrait toute une confession
nouvelle pour les faire comprendre. Ceux qui veulent bien me juger
aujourd'hui avec une faveur relativement égale à celle de mes juges
d'autrefois, trouveront une explication toute simple, et ils l'ont
trouvée: «Je suis critique, disent-ils, je devais l'être avant tout
et après tout; le critique devait tuer le poëte, et celui-ci n'était
là que pour préparer l'autre.» Mais cette explication n'était pas, à
mes yeux, suffisante.

«En effet, la vie est longue, et avant que la poésie, «cette maîtresse
jalouse et qui ne veut guère de partage,» songeât à s'enfuir, il
s'écoula encore bien du temps. J'étais poëte avant tout en 1829, et je
suis resté obstinément fidèle à ma chimère pendant quelques années, la
critique n'étant guère alors pour moi qu'un prétexte à analyse et à
portrait. Qu'ai-je donc fait durant les saisons qui ont suivi? La
Révolution de Juillet interrompit brusquement nos rêves, et il me
fallut quelque temps pour les renouer. Moi-même, à la fin de l'année
1830, j'éprouvai dans ma vie morale des troubles et des orages d'un
genre nouveau. Des années se passèrent pour moi à souffrir, à me
contraindre, à me dédoubler. Je confiai toujours beaucoup à la Muse,
et le Recueil qu'on va lire (les _Pensées d'Août_), aussi bien que les
fragments dont j'ai fait suivre précédemment l'ancien _Joseph Delorme_
et que j'ai glissés sous son nom, le prouvent assez. Le roman de
_Volupté_ fut aussi une diversion puissante, et ceux qui voudront
bien y regarder verront que j'y ai mis beaucoup de cette matière
subtile à laquelle il ne manque qu'un rayon pour éclore en poésie.

«Mais l'impression même sous laquelle j'ai écrit les _Consolations_
n'est jamais revenue et ne s'est plus renouvelée pour moi. «Ces six
mois célestes de ma vie,» comme je les appelle, ce mélange de
sentiments tendres, fragiles et chrétiens, qui faisaient un charme,
cela en effet ne pouvait durer; et ceux de mes amis (il en est) qui
auraient voulu me fixer et comme m'immobiliser dans cette nuance,
oubliaient trop que ce n'était réellement qu'une nuance, aussi
passagère et changeante que le reflet de la lumière sur des nuages ou
dans un étang, à une certaine heure du matin, à une certaine
inclinaison du soir.»


II.

Mais ce que j'ignorais et ce que votre Préface m'apprend, c'est que le
sceptique le plus résolu et le plus cynique du siècle, _Beyle_,
l'auteur le plus spirituel de ces derniers temps, l'homme en apparence
le plus antipathique à ce spiritualisme pieux dont les _Consolations_
étaient débordantes, eut des rapports d'enthousiasme avec vous, et
vous tendit les bras dès qu'il les eut lues.

Quelque chose de semblable avait eu lieu entre Beyle et moi en Italie,
peu d'années avant.

J'avais une liaison intime et qui remontait à mes jeunes années, une
parenté de coeur (et qui dure encore en se resserrant), avec un des
amis les plus intimes de _Beyle_, M. _de Mareste_, connu, recherché,
chéri d'à peu près tous les hommes éminents de ce temps, trop
spirituel pour être fanatique (les fanatismes sont des manies), mais
très-fanatique des talents qui sont les supériorités de la nature. M.
de Mareste est un homme qui rit souvent, mais chez qui le rire
bienveillant ne va jamais jusqu'au coeur et laisse des larmes pour
toutes les blessures, un homme qui, comme l'ami de Cicéron, se serait
retiré au fond de la Grèce pendant les guerres civiles de Rome, pour
éviter de haïr personne; _magister elegantium_, un Saint-Évremond
français suivant _Hortense Mancini_ à Londres, afin d'aimer le beau
jusque dans sa vieillesse! Souvent, pendant que j'étais très-jeune et
que j'allais avec ivresse au bal, je me suis étonné, en sortant de la
salle à la première pointe du jour, de voir des larmes de rosée
trembler et briller sur toutes les feuilles des buissons et sur toutes
les herbes qui me mouillaient les pieds; ces gouttes d'eau
rafraîchissantes étaient tombées en dehors à notre insu, en silence,
pendant que la chaleur des bougies et la poussière du parquet nous
brûlaient à l'intérieur de la salle. C'était l'image de la bonté de M.
de Mareste: gaie et chaude à l'intérieur avec les heureux du monde;
sensible, et humide et compatissante au dehors avec ceux qui souffrent
et qui pleurent; aimé de tout le monde, des heureux parce qu'il
partage leur gaieté, des malheureux parce qu'il pleure sur eux comme
eux-mêmes.


III.

Or M. de Mareste aimait Beyle, je ne comprenais pas pourquoi; car je
l'avais de confiance, moi, en antipathie, pour avoir entendu dire
qu'il ne croyait pas en Dieu, et qu'il s'en vantait, et qu'il était
cynique. Le cynisme, à mes yeux, était alors et est encore l'impiété
de la nature envers Dieu et envers soi-même, la raillerie grossière de
ce qu'il y a de plus respectable et de plus saint dans la création: la
beauté et la douleur.--Un coup de sifflet à la Divinité partout où
elle se montre!--Et contre nous-même! car, si nous ne nous respectons
pas, comment voulez-vous que le sort nous respecte?...........

Mareste cependant avait consenti à donner à Beyle une lettre
d'introduction pour moi; il vint. Il ne chercha pas à adoucir sa
doctrine. Dès le premier entretien il me dit:

«On vous a sans doute dit des horreurs de moi; que j'étais un athée,
que je me moquais des quatre lettres de l'alphabet qui nomment ce
qu'on appelle _Dieu_, et des hommes, ces mauvais miroirs de leur
_Dieu_. Je ne cherche point à vous tromper, c'est vrai! J'ai bien
examiné la vie, et la nature, cette source intermittente de la vie, et
la mort muette qui ne dit rien, et l'innombrable série des fables par
lesquelles des hommes aussi ignorants que vous et moi ont cherché à
interpréter ce silence! Je ne dis pas que Dieu existe, je ne dis pas
qu'il n'existe pas, je dis seulement que je n'en sais rien, que cette
idée me paraît avoir fait aux hommes autant de mal que de bien, et
qu'en attendant que _Dieu_ se révèle, je crois que son premier
ministre, le hasard, gouverne aussi bien ce triste monde que lui. Je
crois seulement que je ne crois à rien; je me trompe cependant, je
crois à ce qu'on appelle _conscience_, soit instinct, soit mauvaise
habitude d'idées, soit effet de préjugés et de respect humain. Je sens
que je suis honnête homme, et qu'il me serait impossible de ne pas
l'être, non pour plaire à un _Être suprême_ qui n'existe pas, mais
pour me plaire à moi-même, qui ai besoin de vivre en paix avec mes
préjugés et mes habitudes, et pour donner un but à ma vie et un
aliment à mes pensées. J'ai jeté loin derrière moi le sac théologique
de ce que vous appelez, vous autres, les pieuses croyances. Je vous
envie, car de consolantes illusions sont des vérités très-douces pour
ceux qui y croient; mais moi, non, je ne crois à rien, et je me livre
seulement à mon goût pour les beaux-arts et pour la littérature. Je
crois que Raphaël dessine bien, et que Titien est un admirable
coloriste, que Voltaire écrit comme pense un homme d'esprit, et que
_Byron_ chante comme l'humanité pleure, surtout dans _Don Juan_!

«Et me voilà! dit-il en souriant, avec un air de bonne foi
communicatif. Mareste, notre ami, m'a dit que vous aviez mille fois
plus d'esprit qu'il n'y en a dans vos livres, que vous en prendriez
encore beaucoup plus en vieillissant, et que vous étiez très-bon à
connaître pour moi, parce que vos sentiments étaient excellents, vos
idées sincères, et que vous compreniez tout le monde, même moi, si je
vous plaisais!... Je viens vous plaire.--Causons!»


IV.

Nous causâmes sans mystère et sans colère des deux parts; je lui dis
que j'avais lu avec charme presque tout ce qu'il avait écrit, et
qu'excepté le cynisme antipathique à ma nature et l'athéisme
inacceptable par mon esprit, j'avais tout goûté de lui, même le
scepticisme; que je n'étais rien moins que sceptique cependant; que je
croyais fermement qu'il y avait une foi difficile à trouver, mais
trouvable, un _arcanum_ de la vie intérieure, dont la recherche était
l'oeuvre des grands esprits, et que, dans cette foi, il y avait
non-seulement la croyance, mais le repos; que c'était l'affaire de la
vie entière de la découvrir, que j'y travaillais, et que j'y
travaillerais jusqu'à mon dernier jour, et que les hommes qui se
disaient comme lui incrédules n'étaient que d'aimables paresseux qui
revenaient sur leurs pas aux premières difficultés de la route; que
j'étais heureux de connaître en lui un de ces esprits impatients,
découragés avant le temps, et que, s'il voulait venir à toute heure du
soir finir avec moi les journées, nous causerions ou de Dieu, s'il
voulait, ou de la littérature et des arts, lui me donnant du goût, moi
de la foi, chacun dans notre mesure!


V.

Et cela eut lieu ainsi pendant deux ou trois mois d'automne. Je
logeais dans un faubourg de la ville; chaque soir, avant ou après
dîner, Beyle arrivait. On jetait une bourrée de myrte odorant au feu,
et nous causions avec la confiance qu'inspirent aux hommes la solitude
et la bonne foi. Je lui inspirai quelques doutes sur son incrédulité;
et lui jetait, en fait de musique, d'arts et de poésie, beaucoup
d'éclairs sur mon ignorance.


VI.

Ce fut alors que j'appris qu'il était poëte jusqu'à l'adoration, et
que le volume des _Consolations_ de Sainte-Beuve, entre autres, tombé
par hasard dans ses mains, lui avait donné tant d'enthousiasme qu'il
lui avait écrit: «Je viens de passer _trois heures_ entières à vous
lire; je pars pour l'Italie; venez, il y aura toujours à votre service
une chambre solitaire pour le travail, une liberté entière pour votre
loisir, une admiration sincère et passionnée pour vous. Venez, un ami
vous attend!»

Or, si un livre si rempli de Divinité faisait cette impression sur
Beyle, quelle impression n'avait-il pas dû faire sur moi?--Vous allez
en juger.


VII.

Ce volume commence par une des épîtres les plus éthérées de la
littérature française. On ne trouve rien de ce ton dans Boileau ni
dans Voltaire, ces rois de l'épître. L'élégie s'y mêle, et, au lieu de
ces grains de sel attique en français qui font sourire, on y savoure
avec délices ces gouttes de larmes un peu amères qui font presque
pleurer.

Je ne sais si je me trompe, mon cher Sainte-Beuve; mais ce ton me
semble aussi nouveau dans l'épître que tendre et amical. On sent que
c'était murmurer à demi-voix, en plein jour, en beau soleil de trois
heures après midi; chaste et pur comme un rayon d'été ou comme le
regard ravissant et respecté de cette charmante femme de votre
meilleur ami, épars sur ce groupe de ses beaux enfants à peine éclos.
Il est aisé de voir qu'un sentiment indécis entre la passion tempérée
par le respect et l'amour innomé, le rêve triste de l'âme, sera
l'accent de votre vie; ce spiritualisme passionné, mais muet,
comprenant le bonheur des autres, mais sans le profaner ou l'envier.
C'est en effet le céleste caractère de cette pièce. Quiconque a passé
dans ses belles années par ces épreuves si difficiles à traverser, se
reconnaît dans ces limbes du pur attachement jouissant de contempler
ces _Béatrices_ de l'amour idéal, mais interdites par la sainte
amitié. Il y a dans l'intimité de certaines familles une espèce
d'adoption qui est le préservatif de tout autre amour. L'enfant de la
maison aime sa mère plus qu'un fils, mais il ne l'aime pas comme un
amant. Ce serait un sacrilége, et, s'il se complaît à écrire ce qu'il
éprouve en la voyant, c'est ainsi qu'il écrit:


À MADAME V. H.

     Notre bonheur n'est qu'un malheur plus ou moins consolé.

                                                 DUCIS.

    Oh! que la vie est longue aux longs jours de l'été,
  Et que le temps y pèse à mon coeur attristé!
  Lorsque midi surtout a versé sa lumière,
  Que ce n'est que chaleur et soleil et poussière;
  Quand il n'est plus matin et que j'attends le soir,
  Vers trois heures, souvent, j'aime à vous aller voir;
  Et là vous trouvant seule, ô mère et chaste épouse!
  Et vos enfants au loin épars sur la pelouse,
  Et votre époux absent et sorti pour rêver,
  J'entre pourtant; et Vous, belle et sans vous lever,
  Me dites de m'asseoir; nous causons; je commence
  À vous ouvrir mon coeur, ma nuit, mon vide immense,
  Ma jeunesse déjà dévorée à moitié,
  Et vous me répondez par des mots d'amitié;
  Puis revenant à vous, Vous si noble et si pure,
  Vous que, dès le berceau, l'amoureuse nature
  Dans ses secrets desseins avait formée exprès
  Plus fraîche que la vigne au bord d'un antre frais,
  Douce comme un parfum et comme une harmonie;
  Fleur qui deviez fleurir sous les pas du génie;
  Nous parlons de vous-même, et du bonheur humain,
  Comme une ombre, d'en haut, couvrant votre chemin
  De vos enfants bénis que la joie environne,
  De l'époux votre orgueil, votre illustre couronne;
  Et quand vous avez bien de vos félicités
  Épuisé le récit, alors vous ajoutez
  Triste, et tournant au ciel votre noire prunelle:
  «Hélas! non, il n'est point ici-bas de mortelle
  Qui se puisse avouer plus heureuse que moi;
  Mais à certains moments, et sans savoir pourquoi,
  Il me prend des accès de soupirs et de larmes;
  Et plus autour de moi la vie épand ses charmes,
  Et plus le monde est beau, plus le feuillage vert,
  Plus le ciel bleu, l'air pur, le pré de fleurs couvert,
  Plus mon époux aimant comme au premier bel âge,
  Plus mes enfants joyeux et courant sous l'ombrage,
  Plus la brise légère et n'osant soupirer,
  Plus aussi je me sens ce besoin de pleurer.»

    C'est que, même au-delà des bonheurs qu'on envie,
  Il reste à désirer dans la plus belle vie;
  C'est qu'ailleurs et plus loin notre but est marqué;
  Qu'à le chercher plus bas on l'a toujours manqué;
  C'est qu'ombrage, verdure et fleurs, tout cela tombe,
  Renaît, meurt pour renaître enfin sur une tombe;
  C'est qu'après bien des jours, bien des ans révolus,
  Ce ciel restera bleu quand nous ne serons plus;
  Que ces enfants, objets de si chères tendresses,
  En vivant oublieront vos pleurs et vos caresses;
  Que toute joie est sombre à qui veut la sonder,
  Et qu'aux plus clairs endroits, et pour trop regarder
  Le lac d'argent, paisible, au cours insaisissable,
  On découvre sous l'eau de la boue et du sable.

    Mais comme au lac profond et sur son limon noir
  Le ciel se réfléchit, vaste et charmant à voir,
  Et, déroulant d'en haut la splendeur de ses voiles,
  Pour décorer l'abîme y sème les étoiles,
  Tel dans ce fond obscur de notre humble destin
  Se révèle l'espoir de l'éternel matin;
  Et quand sous l'oeil de Dieu l'on s'est mis de bonne heure,
  Quand on s'est fait une âme où la vertu demeure;
  Quand, morts entre nos bras, les parents révérés
  Tout bas nous ont bénis avec des mots sacrés;
  Quand nos enfants, nourris d'une douceur austère,
  Continueront le bien après nous sur la terre;
  Quand un chaste devoir a réglé tous nos pas,
  Alors on peut encore être heureux ici-bas;
  Aux instants de tristesse on peut, d'un oeil plus ferme,
  Envisager la vie et ses biens et leur terme,
  Et ce grave penser, qui ramène au Seigneur,
  Soutient l'âme et console au milieu du bonheur.

                                              Mai 1829.


À M. VIGUIER.

     Dicebam hæc et flebam amarissime contritione cordis mei; et ecce
     audio vocem de vicina domo cum cantu dicentis et crebro
     repetentis, quasi pueri an puellæ nescio: _Tolle, lege! tolle,
     lege!_

                 SAINT AUGUSTIN, _Confess._, liv. VIII.

  Au temps des Empereurs, quand les dieux adultères,
  Impuissants à garder leur culte et leurs mystères,
  Pâlissaient, se taisaient sur l'autel ébranlé
  Devant le Dieu nouveau dont on avait parlé,
  En ces jours de ruine et d'immense anarchie
  Et d'espoir renaissant pour la terre affranchie,
  Beaucoup d'esprits, honteux de croire et d'adorer,
  Avides, inquiets, malades d'ignorer,
  De tous lieux, de tous rangs, avec ou sans richesse,
  S'en allaient par le monde et cherchaient la sagesse.
  À pied, ou sur des chars brillants d'ivoire et d'or,
  Ou sur une trirème embarquant leur trésor,
  Ils erraient: Antioche, Alexandrie, Athènes,
  Tour à tour leur montraient ces lueurs incertaines
  Qui, dès qu'un oeil humain s'y livre et les poursuit,
  Toujours, sans l'éclairer, éblouissent sa nuit.

  Platon les guide en vain dans ses cavernes sombres;
  En vain de Pythagore ils consultent les nombres:
  La science les fuit; ils courent au-devant,
  Esclaves de quiconque ou la donne ou la vend.
  Du Stoïcien menteur, du Cynique en délire,
  Dans leur main, chaque fois, le manteau se déchire.


VIII.

Je ne voulais que citer, et je n'ai pas pu m'empêcher de copier. Il y
a des pièces, en effet (et ce sont les plus parfaites), où la beauté
est dans le tout. Qui pourrait ne pas comprendre dans celle-ci la
touchante et involontaire adresse de ce tourment triste des derniers
vers qui ramène à la mélancolie vague de la personne innomée, des
pensées dont l'amour voudrait s'emparer pour lui faire sentir un vide
que lui seul pourrait combler?

Je n'ai jamais pu lire ces vers sans que mon coeur, humide de larmes,
ne sourît en même temps de l'involontaire habileté du poëte; c'est une
des notes les plus voilées et tout à la fois les plus pénétrantes de
la poésie aimante, qui, pour se tromper soi-même, prend la voix de la
simple amitié.


IX.

La troisième _Consolation_, adressée à M. Auguste Le Prévost, un ami
de l'auteur, peint admirablement l'impression du dimanche, aussi
poétique à force de verve que les sonores épanchements de la cloche de
village dans la nature agreste de Bretagne par Chateaubriand. Lisez
encore, et réfléchissez à la profondeur naïve de ce talent:


À M. AUGUSTE LE PREVOST.

     Quis memorabitur tui post mortem, et quis orabit pro te?

                     _De Imit. Christi_, lib. I, cap. xxiii.

    Dans l'île Saint-Louis, le long d'un quai désert,
  L'autre soir je passais: le ciel était couvert,
  Et l'horizon brumeux eût paru noir d'orages,
  Sans la fraîcheur du vent qui chassait les nuages;
  Le soleil se couchait sous de sombres rideaux;
  La rivière coulait verte entre les radeaux;
  Aux balcons çà et là quelque figure blanche
  Respirait l'air du soir;--et c'était un dimanche.
  Le dimanche est pour nous le jour du souvenir;
  Car, dans la tendre enfance, on aime à voir venir,
  Après les soins comptés de l'exacte semaine
  Et les devoirs remplis, le soleil qui ramène
  Le loisir et la fête, et les habits parés,
  Et l'église aux doux chants, et les jeux dans les prés.

  Et plus tard, quand la vie, en proie à la tempête,
  Ou stagnante d'ennui, n'a plus loisir ni fête,
  Si pourtant nous sentons, aux choses d'alentour,
  À la gaîté d'autrui, qu'est revenu ce jour,
  Par degrés attendris jusqu'au fond de notre âme,
  De nos beaux ans brisés nous renouons la trame,
  Et nous nous rappelons nos dimanches d'alors,
  Et notre blonde enfance, et ces riants trésors.
  Je rêvais donc ainsi, sur ce quai solitaire,
  À mon jeune matin si voilé de mystère,
  À tant de pleurs obscurs en secret dévorés,
  À tant de biens trompeurs ardemment espérés,
  Qui ne viendront jamais,... qui sont venus peut-être!
  En suis-je plus heureux qu'avant de les connaître?
  Et, tout rêvant ainsi, pauvre rêveur, voilà
  Que soudain, loin, bien loin, mon âme s'envola,
  Et d'objets en objets, dans sa course inconstante,
  Se prit aux longs discours que feu ma bonne tante
  Me tenait, tout enfant, durant nos soirs d'hiver,
  Dans ma ville natale, à Boulogne-sur-Mer.
  Elle m'y racontait souvent, pour me distraire,
  Son enfance, et les jeux de mon père, son frère,
  Que je n'ai pas connu; car je naquis en deuil,
  Et mon berceau d'abord posa sur un cercueil.
  Elle me parlait donc et de mon père et d'elle;
  Et ce qu'aimait surtout sa mémoire fidèle,
  C'était de me conter leurs destins entraînés
  Loin du bourg paternel où tous deux étaient nés.
  De mon antique aïeul je savais le ménage,
  Le manoir, son aspect et tout le voisinage:
  La rivière coulait à cent pas près du seuil;
  Douze enfants (tous sont morts!) entouraient le fauteuil,
  Et je disais les noms de chaque jeune fille.
  Du curé, du notaire, amis de la famille,
  Pieux hommes de bien, dont j'ai rêvé les traits,
  Morts pourtant sans savoir que jamais je naîtrais.

  Et tout cela revint en mon âme mobile,
  Ce jour que je passais le long du quai, dans l'île.

  Et bientôt, au sortir de ces songes flottants,
  Je me sentis pleurer, et j'admirai longtemps
  Que de ces hommes morts, de ces choses vieillies,
  De ces traditions par hasard recueillies,
  Moi, si jeune et d'hier, inconnu des aïeux,
  Qui n'ai vu qu'en récits les images des lieux,
  Je susse ces détails, seul peut-être sur terre,
  Que j'en gardasse un culte en mon coeur solitaire,
  Et qu'à propos de rien, un jour d'été, si loin
  Des lieux et des objets, ainsi j'en prisse soin.
  Hélas! pensai-je alors, la tristesse dans l'âme,
  Humbles hommes, l'oubli sans pitié nous réclame,
  Et, sitôt que la mort nous a remis à Dieu,
  Le souvenir de nous ici nous survit peu;
  Notre trace est légère et bien vite effacée;
  Et moi, qui de ces morts garde encor la pensée,
  Quand je m'endormirai comme eux, du temps vaincu,
  Sais-je, hélas! si quelqu'un saura que j'ai vécu?
  Et, poursuivant toujours, je disais qu'en la gloire,
  En la mémoire humaine, il est peu sûr de croire;
  Que les coeurs sont ingrats, et que bien mieux il vaut
  De bonne heure aspirer et se fonder plus haut,
  Et croire en Celui seul qui, dès qu'on le supplie,
  Ne nous fait jamais faute, et qui jamais n'oublie.

                                          Juillet 1829.


X.

Et ceux-ci, qui n'ont que le tort de m'être adressés, et de me
proclamer homme grand et heureux, tandis que le sort me préparait un
double démenti et un faux présage!


À M. A..... DE L..... (LAMARTINE.)

    Le jour que je vous vis pour la troisième fois,
  C'était en juin dernier, voici bientôt deux mois;
  Vous en souviendrez-vous? j'ose à peine le croire,
  Mais ce jour à jamais emplira ma mémoire.
  Après nous être un peu promenés seul à seul,
  Au pied d'un marronnier ou sous quelque tilleul
  Nous vînmes nous asseoir, et longtemps nous causâmes
  De nous, des maux humains, des besoins de nos âmes;
  Moi surtout, moi plus jeune, inconnu, curieux,
  J'aspirais vos regards, je lisais dans vos yeux,
  Comme aux yeux d'un ami qui vient d'un long voyage;
  Je rapportais au coeur chaque éclair du visage;
  Et dans vos souvenirs ceux que je choisissais,
  C'était votre jeunesse, et vos premiers accès
  D'abords flottants, obscurs, d'ardente poésie,
  Et les égarements de votre fantaisie,
  Vos mouvements sans but, vos courses en tout lieu,
  Avant qu'en votre coeur le démon fût un Dieu.
  Sur la terre jeté, manquant de lyre encore,
  Errant, que faisiez-vous de ce don qui dévore?
  Où vos pleurs allaient-ils? par où montaient vos chants?
  Sous quels antres profonds, par quels brusques penchants
  S'abîmait loin des yeux le fleuve? Quels orages
  Ce soleil chauffait-il derrière les nuages?
  Ignoré de vous-même et de tous, vous alliez...
  Où? dites? parlez-moi de ces temps oubliés.
  Enfant, Dieu vous nourrit de sa sainte parole:
  Mais bientôt le laissant pour un monde frivole,
  Et cherchant la sagesse et la paix hors de lui,
  Vous avez poursuivi les plaisirs par ennui;
  Vous avez, loin de vous, couru mille chimères,
  Goûté les douces eaux et les sources amères,
  Et sous des cieux brillants, sur des lacs embaumés,
  Demandé le bonheur à des objets aimés.
  Bonheur vain! fol espoir! délire d'une fièvre!
  Coupe qu'on croyait fraîche et qui brûle la lèvre!
  Flocon léger d'écume, atome éblouissant
  Que l'esquif fait jaillir de la vague en glissant!
  Filet d'eau du désert que boit le sable aride!
  Phosphore des marais, dont la fuite rapide
  Découvre plus à nu l'épaisse obscurité
  De l'abîme sans fond où dort l'éternité!
  Oh! quand je vous ai dit à mon tour ma tristesse,
  Et qu'aussi j'ai parlé des jours pleins de vitesse,
  Ou de ces jours si lents qu'on ne peut épuiser,
  Goutte à goutte tombant sur le coeur sans l'user;
  Que je n'avais au monde aucun but à poursuivre;
  Que je recommençais chaque matin à vivre;
  Oh! qu'alors sagement et d'un ton fraternel
  Vous m'avez par la main ramené jusqu'au Ciel!
  «Tel je fus, disiez-vous; cette humeur inquiète,
  Ce trouble dévorant au coeur de tout poëte,
  Et dont souvent s'égare une jeunesse en feu,
  N'a de remède ici que le retour à Dieu:
  Seul il donne la paix, dès qu'on rentre en la voie;
  Au mal inévitable il mêle un peu de joie,
  Nous montre en haut l'espoir de ce qu'on a rêvé,
  Et sinon le bonheur, le calme est retrouvé.»

    Et souvent depuis lors, en mon âme moins folle,
  J'ai mûrement pesé cette simple parole;
  Je la porte avec moi, je la couve en mon sein,
  Pour en faire germer quelque pieux dessein.
  Mais quand j'en ai longtemps échauffé ma pensée,
  Que la Prière en pleurs, à pas lents avancée,
  M'a baisé sur le front comme un fils, m'enlevant
  Dans ses bras loin du monde, en un rêve fervent,
  Et que j'entends déjà dans la sphère bénie
  Des harpes et des voix la douceur infinie,
  Voilà que de mon âme, à l'entour, au dedans,
  Quelques funestes cris, quelques désirs grondants
  Éclatent tout à coup, et d'en haut je retombe
  Plus bas dans le péché, plus avant dans la tombe!
  --Et pourtant aujourd'hui qu'un radieux soleil
  Vient d'ouvrir le matin à l'Orient vermeil;
  Quand tout est calme encor, que le bruit de la ville
  S'éveille à peine autour de mon paisible asile;
  À l'instant où le coeur aime à se souvenir,
  Où l'on pense aux absents, aux morts, à l'avenir,
  Votre parole, ami, me revient et j'y pense;
  Et consacrant pour moi le beau jour qui commence,
  Je vous renvoie à vous ce mot que je vous dois,
  À vous, sous votre vigne, au milieu des grands bois.
  Là désormais, sans trouble, au port après l'orage,
  Rafraîchissant vos jours aux fraîcheurs de l'ombrage,
  Vous vous plaisez aux lieux d'où vous étiez sorti.
  Que verriez-vous de plus? vous avez tout senti.
  Les heures qu'on maudit et celles qu'on caresse
  Vous ont assez comblé d'amertume ou d'ivresse.
  Des passions en vous les rumeurs ont cessé;
  De vos afflictions le lac est amassé;
  Il ne bouillonne plus; il dort, il dort dans l'ombre,
  Au fond de vous, muet, inépuisable et sombre;
  À l'entour un esprit flotte, et de ce côté
  Les lieux sont revêtus d'une triste beauté.
  Mais ailleurs, mais partout, que la lumière est pure!
  Quel dôme vaste et bleu couronne la verdure;
  Et combien cette voix pleure amoureusement!
  Vous chantez, vous priez, comme Abel, en aimant;
  Votre coeur tout entier est un autel qui fume,
  Vous y mettez l'encens et l'éclair le consume;
  Chaque ange est votre frère, et, quand vient l'un d'entre eux,
  En vous il se repose,--ô grand homme, homme heureux!

                                          Juillet 1829.


XI.

Et cette _Consolation_ à deux amis qu'il avait quittés pour quelques
jours, et dont l'absence le poignait déjà. Qui n'y reconnaîtra le
_génie_ et la _beauté_ de la première _Consolation_?

Lisez:


À DEUX ABSENTS.

     Vois ce que tu es dans cette maison! tout pour toi. Tes amis te
     considèrent: tu fais souvent leur joie, et il semble à ton coeur
     qu'il ne pourrait exister sans eux. Cependant, si tu partais, si
     tu t'éloignais de ce cercle, sentiraient-ils le vide que ta perte
     causerait dans leur destinée? et combien de temps?

                                               WERTHER.

    Couple heureux et brillant, vous qui m'avez admis
  Dès longtemps comme un hôte à vos foyers amis,
  Qui m'avez laissé voir en votre destinée
  Triomphante, et d'éclat partout environnée,
  Le cours intérieur de vos félicités,
  Voici deux jours bientôt que je vous ai quittés;
  Deux jours, que seul, et l'âme en caprices ravie,
  Loin de vous dans les bois j'essaye un peu la vie;
  Et déjà sous ces bois et dans mon vert sentier
  J'ai senti que mon coeur n'était pas tout entier;
  J'ai senti que vers vous il revenait fidèle,
  Comme au pignon chéri revient une hirondelle,
  Comme un esquif au bord qu'il a longtemps gardé;
  Et, timide, en secret, je me suis demandé
  Si, durant ces deux jours, tandis qu'à vous je pense,
  Vous auriez seulement remarqué mon absence.
  Car sans parler du flot qui gronde à tout moment,
  Et de votre destin qu'assiége incessamment
  La Gloire aux mille voix, comme une mer montante,
  Et des concerts tombant de la nue éclatante
  Où déjà par le front vous plongez à demi;
  Doux bruits, moins doux pourtant que la voix d'un ami:
  Vous, noble époux; vous, femme, à la main votre aiguille,
  À vos pieds vos enfants; chaque soir, en famille,
  Vous livrez aux doux riens vos deux coeurs reposés,
  Vous vivez l'un dans l'autre et vous vous suffisez.
  Et si quelqu'un survient dans votre causerie,
  Qui sache la comprendre et dont l'oeil vous sourie,
  Il écoute, il s'assied, il devise avec vous,
  Et les enfants joyeux vont entre ses genoux;
  Et s'il sort, s'il en vient un autre, puis un autre
  (Car chacun se fait gloire et bonheur d'être vôtre),
  Comme des voyageurs sous l'antique palmier,
  Ils sont les bienvenus ainsi que le premier.
  Ils passent; mais sans eux votre existence est pleine.
  Et l'ami le plus cher, absent, vous manque à peine.
  Le monde n'est pour vous, radieux et vermeil,
  Qu'un atome de plus dans votre beau soleil,
  Et l'Océan immense aux vagues apaisées
  Qu'une goutte de plus dans vos fraîches rosées;
  Et bien que le coeur sûr d'un ami vaille mieux
  Que l'Océan, le monde et les astres des cieux,
  Ce coeur d'ami n'est rien devant la plainte amère
  D'un nouveau-né souffrant; et pour vous, père et mère,
  Une larme, une toux, le front un peu pâli
  D'un enfant adoré, met le reste en oubli.
  C'est la loi, c'est le voeu de la sainte Nature;
  En nous donnant le jour: «Va, pauvre créature,
  Va, dit-elle, et prends garde, au sortir de mes mains,
  De trébucher d'abord dans les sentiers humains.
  Suis ton père et ta mère, attentif et docile;
  Ils te feront longtemps une route facile:
  Enfant, tant qu'ils vivront, tu ne manqueras pas,
  Et leur ardent amour veillera sur tes pas.
  Puis, quand ces noeuds du sang relâchés avec l'âge
  T'auront laissé, jeune homme, au tiers de ton voyage,
  Avant qu'ils soient rompus et qu'en ton coeur fermé
  S'ensevelisse, un jour, le bonheur d'être aimé,
  Hâte-toi de nourrir quelque pure tendresse,
  Qui, plus jeune que toi, t'enlace et te caresse;
  À tes noeuds presque usés joins d'autres noeuds plus forts;
  Car que faire ici-bas, quand les parents sont morts,
  «Que faire de son âme orpheline et voilée,
  À moins de la sentir d'autre part consolée,
  D'être père, et d'avoir des enfants à son tour,
  Que d'un amour jaloux on couve nuit et jour?»
  Ainsi veut la Nature, et je l'ai méconnue;
  Et quand la main du Temps sur ma tête est venue,
  Je me suis trouvé seul et j'ai beaucoup gémi,
  Et je me suis assis sous l'arbre d'un ami.
  Ô vous dont le platane a tant de frais ombrage,
  Dont la vigne en festons est l'honneur du rivage,
  Vous dont j'embrasse en pleurs et le seuil et l'autel,
  Êtres chers, objets purs de mon culte immortel;
  Oh! dussiez vous de loin, si mon destin m'entraîne,
  M'oublier, ou de près m'apercevoir à peine,
  Ailleurs, ici, toujours, vous serez tout pour moi:
  --Couple heureux et brillant, je ne vis plus qu'en toi.

                                 Saint-Maur, août 1829.

Puis-je lire sans reconnaissance cette dernière _Consolation_, qui me
fut adressée après sept années d'absence, et qui me rappelait un mot
de nos conversations ambulantes prononcé avant mon départ?

Non; nous étions alors en froid; mais on voit que l'instinct de
l'amitié nous attirait alors l'un vers l'autre comme il m'y ramène
aujourd'hui.

     Dans un article inséré à la _Revue des Deux-Mondes_, sur M. de
     Lamartine, pendant son voyage en Orient (juin 1832), on lisait:
     «L'absence habituelle où M. de Lamartine vécut loin de Paris et
     souvent hors de France, durant les dernières années de la
     Restauration, le silence prolongé qu'il garda après la
     publication de son _Chant d'Harold_, firent tomber les clameurs
     des critiques, qui se rejetèrent sur d'autres poëtes plus
     présents: sa renommée acheva rapidement de mûrir. Lorsqu'il
     revint au commencement de 1830 pour sa réception à l'Académie
     française et pour la publication de ses _Harmonies_, il fut
     agréablement étonné de voir le public gagné à son nom et
     familiarisé avec son oeuvre. C'est à un souvenir de ce moment que
     se rapporte la pièce de vers suivante, dans laquelle on a tâché
     de rassembler quelques impressions déjà anciennes, et de
     reproduire, quoique bien faiblement, quelques mots échappés au
     poëte, en les entourant de traits qui peuvent le peindre.--À lui,
     au sein des mers brillantes où ils ne lui parviendront pas, nous
     les lui envoyons, ces vers, comme un voeu d'ami dans le voyage.»

    Un jour, c'était au temps des oisives années,
  Aux dernières saisons, de poésie ornées
  Et d'art, avant l'orage où tout s'est dispersé,
  Et dont le vaste flot, quoique rapetissé,
  Avec les rois déchus, les trônes à la nage.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  De retour à Paris après sept ans, je crois,
  De soleils de Toscane ou d'ombre sous tes bois.
  Comptant trop sur l'oubli, comme durant l'absence,
  Tu retrouvais la gloire avec reconnaissance.
  Ton merveilleux laurier sur chacun de tes pas
  Étendait un rameau que tu n'espérais pas;
  L'écho te renvoyait tes paroles aimées;
  Les moindres des chansons anciennement semées
  Sur ta route en festons pendaient comme au hasard;
  Les oiseaux par milliers, nés depuis ton départ,
  Chantaient ton nom, un nom de tendresse et de flamme,
  Et la vierge, en passant, le chantait dans son âme.
  Non, jamais toit chéri, jaloux de te revoir,
  Jamais antique bois où tu reviens t'asseoir,
  Milly, ses sept tilleuls; Saint-Point, ses deux collines,
  N'ont envahi ton coeur de tant d'odeurs divines,
  Amassé pour ton front plus d'ombrage, et paré
  De plus de nids joyeux ton sentier préféré!

  Et dans ton sein coulait cette harmonie humaine,
  Sans laisser d'autre ivresse à ta lèvre sereine
  Qu'un sourire suave, à peine s'imprimant;
  Ton oeil étincelait sans éblouissement,
  Et ta voix mâle, sobre et jamais débordée,
  Dans sa vibration marquait mieux chaque idée!

  Puis, comme l'homme aussi se trouve au fond de tout,
  Tu ressentais parfois plénitude et dégoût.
  --Un jour donc, un matin, plus las que de coutume,
  De tes félicités repoussant l'amertume,
  Un geste vers le seuil qu'ensemble nous passions:
  «Hélas! t'écriais-tu, ces admirations,
  Ces tributs accablants qu'on décerne au génie,
  Ces fleurs qu'on fait pleuvoir quand la lutte est finie,
  Tous ces yeux rayonnants éclos d'un seul regard,
  Ces échos de sa voix, tout cela vient trop tard!
  Le dieu qu'on inaugure en pompe au Capitole,
  Du dieu jeune et vainqueur n'est souvent qu'une idole!
  L'âge que vont combler ces honneurs superflus,
  S'en repaît,--les sent mal,--ne les mérite plus!
  Oh! qu'un peu de ces chants, un peu de ces couronnes,
  Avant les pâles jours, avant les lents automnes,
  M'eût été dû plutôt à l'âge efflorescent
  Où, jeune, inconnu, seul avec mon voeu puissant,
  Dans ce même Paris cherchant en vain ma place,
  Je n'y trouvais qu'écueils, fronts légers ou de glace,
  Et qu'en diversion à mes vastes désirs,
  Empruntant du hasard l'or qu'on jette aux plaisirs,
  Je m'agitais au port, navigateur sans monde,
  Mais aimant, espérant, âme ouverte et féconde!
  Oh! que ces dons tardifs où se heurtent mes yeux
  Devaient m'échoir alors, et que je valais mieux!»

  Et le discours bientôt sur quelque autre pensée
  Échappa, comme une onde au caprice laissée;
  Mais ce qu'ainsi la bouche aux vents avait jeté,
  Mon souvenir profond l'a depuis médité.

  Il a raison, pensais-je, il dit vrai, le poëte!
  La jeunesse emportée et d'humeur indiscrète
  Est la meilleure encor; sous son souffle jaloux
  Elle aime à rassembler tout ce qui flotte en nous
  De vif et d'immortel; dans l'ombre ou la tempête
  Elle attise en marchant son brasier sur sa tête:
  L'encens monte et jaillit! Elle a foi dans son voeu;
  Elle ose la première à l'avenir en feu,
  Quand chassant le vieux Siècle un nouveau s'initie,
  Lire ce que l'éclair lance de prophétie.
  Oui, la jeunesse est bonne; elle est seule à sentir
  Ce qui, passé trente ans, meurt ou ne peut sortir,
  Et devient comme une âme en prison dans la nôtre;
  La moitié de la vie est le tombeau de l'autre;
  Souvent tombeau blanchi, sépulcre décoré,
  Qui reçoit le banquet pour l'hôte préparé.
  C'est notre sort à tous; tu l'as dit, ô grand homme!
  Eh! n'étais-tu pas mieux celui que chacun nomme,
  Celui que nous cherchons, et qui remplis nos coeurs,
  Quand par delà les monts d'où fondent les vainqueurs,
  Dès les jours de Wagram, tu courais l'Italie,
  De Pise à Nisita promenant ta folie,
  Essayant la lumière et l'onde dans ta voix,
  Et chantant l'oranger pour la première fois?
  Oui, même avant la corde ajoutée à ta lyre,
  Avant le Crucifix, le Lac, avant Elvire,
  Lorsqu'à regret rompant tes voyages chéris,
  Retombé de Pæstum aux étés de Paris,
  Passant avec Jussieu[24] tout un jour à Vincennes
  À tailler en sifflets l'aubier des jeunes chênes;
  De Talma, les matins, pour Saül, accueilli;
  Puis retournant cacher tes hivers à Milly,
  Tu condamnais le sort,--oui, dans ce temps-là même
  (Si tu ne l'avais dit, ce serait un blasphème),
  Dans ce temps, plus d'amour enflait ce noble sein,
  Plus de pleurs grossissaient la source sans bassin,
  Plus de germes errants pleuvaient de ta colline,
  Et tu ressemblais mieux à notre Lamartine!
  C'est la loi: tout poëte à la gloire arrivé,
  À mesure qu'au jour son astre s'est levé,
  A pâli dans son coeur. Infirmes que nous sommes!
  Avant que rien de nous parvienne aux autres hommes,
  Avant que ces passants, ces voisins, nos entours,
  Aient eu le temps d'aimer nos chants et nos amours,
  Nous-mêmes déclinons! comme au fond de l'espace
  Tel soleil voyageur qui scintille et qui passe,
  Quand son premier rayon a jusqu'à nous percé,
  Et qu'on dit: _Le voilà_, s'est peut-être éclipsé!

  Ainsi d'abord pensais-je; armé de ton oracle,
  Ainsi je rabaissais le grand homme en spectacle;
  Je niais son midi manifeste, éclatant,
  Redemandant l'obscur, l'insaisissable instant.
  Mais en y songeant mieux, revoyant sans fumée,
  D'une vue au matin plus fraîche et ranimée,
  Ce tableau d'un poëte harmonieux, assis
  Au sommet de ses ans, sous des cieux éclaircis,
  Calme, abondant toujours, le coeur plein, sans orage,
  Chantant Dieu, l'univers, les tristesses du sage,
  L'humanité lancée aux océans nouveaux...
  --Alors je me suis dit: Non, ton oracle est faux,
  Non, tu n'as rien perdu; non, jamais la louange,
  Un grand nom,--l'avenir qui s'entr'ouvre et se range,
  Les générations qui murmurent: _C'est lui!_
  Ne furent mieux de toi mérités qu'aujourd'hui;
  Dans sa source et son jet, c'est le même génie;
  Mais de toutes les eaux la marche réunie,
  D'un flot illimité qui noierait les déserts,
  Égale, en s'y perdant, la majesté des mers.
  Tes feux intérieurs sont calmés, tu reposes;
  Mais ton coeur reste ouvert au vif esprit des choses.
  L'or et ses dons pesants, la Gloire qui fait roi,
  T'ont laissé bon, sensible, et loin autour de toi
  Répandant la douceur, l'aumône et l'indulgence.
  Ton noble accueil enchante, orné de négligence.
  Tu sais l'âge où tu vis et ses futurs accords;
  Ton oeil plane; ta voile, errant de bords en bords,
  Glisse au cap de Circé, luit aux mers d'Artémise;
  Puis l'Orient t'appelle, et sa terre promise,
  Et le Mont trois fois saint des divines rançons!
  Et de là nous viendront tes dernières moissons,
  Peinture, hymne, lumière immensément versée,
  Comme un soleil couchant ou comme une Odyssée!

  Oh! non, tout n'était pas dans l'éclat des cheveux,
  Dans la grâce et l'essor d'un âge plus nerveux,
  Dans la chaleur du sang qui s'enivre ou s'irrite!
  Le Poëte y survit, si l'Âme le mérite;
  Le Génie au sommet n'entre pas au tombeau,
  Et son soleil qui penche est encor le plus beau!

[Note 24: M. Laurent de Jussieu, l'un des plus anciens amis de
Lamartine.]


XII.

Ce fut vers ce temps que vous parûtes sérieusement abandonner ce
métier immortel mais ingrat des vers, et que vous composâtes un livre
_mixte_ que je ne goûtai pas, malgré les beautés dont il était plein:
VOLUPTÉ.

Ce livre ne me plut pas, malgré les belles pages dont il est rempli.
C'était, selon moi, un livre à deux fins. J'ai été homme de cheval, je
n'ai jamais aimé ce qu'on appelle un cheval à deux fins. _Volupté_
était pour moi un cheval à deux fins: amour sensuel et dévotion
mystique. Lequel des deux? C'était trop d'un. Il y avait le même
talent, l'immense talent, mais un talent faisait tort à l'autre,
excepté quelques pages divines, telles que celles-ci: la mort de
Théram:

«Vers le matin pourtant, les autres personnes étant absentes toujours,
et même la domestique depuis quelques instants sortie, tandis que je
lisais avec feu et que les plus courts versets du rituel se
multipliaient sous ma lèvre en mille exhortations gémissantes, tout
d'un coup les cierges pâlirent, les lettres se dérobèrent à mes yeux,
la lueur du matin entra, un son lointain de cloche se fit entendre, et
le chant d'un oiseau, dont le bec frappa la vitre, s'élança comme par
un signal familier. Je me levai et regardai vers elle avec transe.
Toute son attitude était immobile, son pouls sans battement.
J'approchai de sa lèvre, comme miroir, l'ébène brillante d'un petit
crucifix que je porte d'ordinaire au cou, don testamentaire de madame
de Cursy; il ne s'y montra aucune haleine. J'abaissai avec le doigt sa
paupière à demi fermée; la paupière obéit et ne se releva pas,
semblable aux choses qui ne vivent plus. Avec le premier frisson du
matin, dans le premier éclair de l'aube blanchissante, au premier
ébranlement de la cloche, au premier gazouillement de l'oiseau, cette
âme vigilante venait de passer!»

J'ai été coupable de la même faute, mon cher ami, dans _Raphaël_; j'ai
voulu allier dans le même livre l'amour frénétique et la piété. Je
n'ai pas été assez franc; j'en ai été puni par l'insuccès du livre qui
n'était qu'à moitié vrai; j'étais alors bien plus amoureux que pieux.
J'aurais dû le dire; ce morceau de mes _Confidences_ manque aussi de
sincérité. La nature, qu'on ne trompe pas, le découvre, et la main
rejette le livre qui veut tromper le lecteur!

Cette faute de mon _Raphaël_ fut la faute de votre _Volupté_: l'homme
est double, mais ce n'est pas dans le même moment; la passion n'est
vraie qu'à la condition d'être simple.


XIII.

Nous nous perdîmes de vue pendant près de quinze ans après la
publication de _Volupté_. Après 1848, votre vie changea de lit; la
mienne aussi. Vous publiâtes vos _Pensées d'Août_, vos fleurs mûres;
votre poëme de _Monsieur Jean, maître d'École_. Une de vos notes
rappelle, avec l'amitié des premiers jours, mon nom à votre pensée.
_Maître Jean_ était un _Jocelyn civil_. Il n'y avait ni assez d'amour,
ni assez de religion, ni assez de sacrifice en lui pour prendre l'âme
tout entière. Cela sentait l'_École normale_ plus que le sanctuaire
dans les hautes montagnes des Alpes. Le cadre était trop petit et trop
profane pour le tableau.

«Ce petit poëme est assez compliqué, et, dans la première publication
que j'en ai faite au _Magasin pittoresque_, il a été peu compris. Il me
semble pourtant que j'y ai réalisé peut-être ce que j'ai voulu. Or,
voici en partie ce que j'ai voulu. Dans son admirable et charmant
_Jocelyn_, M. de Lamartine, avec sa sublimité facile, a d'un pas envahi
tout ce petit domaine de poésie dite intime, privée, domestique,
familière, où nous avions essayé d'apporter quelque originalité et
quelque nouveauté. Il a fait comme un possesseur puissant qui,
apercevant hors du parc quelques petites chaumières, quelques _cottages_
qu'il avait jusque-là négligés, étend la main et transporte l'enceinte
du parc au delà, enserrant du coup tous ces petits coins curieux, qui à
l'instant s'agrandissent et se fécondent par lui. Or il m'a semblé qu'il
était bon peut-être de replacer la poésie domestique, et familière, et
réelle, sur son terrain nu, de la transporter plus loin, plus haut, même
sur les collines pierreuses, et hors d'atteinte de tous les magnifiques
ombrages. _Monsieur Jean_ n'est que cela. Magister et non prêtre,
janséniste et non catholique d'une interprétation nouvelle, puisse-t-il,
dans sa maigreur un peu ascétique, ne pas paraître trop indigne de
venir bien respectueusement à la suite du célèbre vicaire de notre cher
et divin poëte!»

Quand l'amitié revient ainsi à un coeur qui n'a jamais cessé d'aimer,
il y a un festin de l'enfant prodigue dans l'esprit d'un homme
d'Israël. Ce n'est pas l'amour-propre qui se réjouit, c'est l'ami qui
se retrouve!


XIV.

Ce furent vos dernières publications poétiques. Les temps n'étaient
plus aux vers. Vous changeâtes de nature et d'existence comme nous
avions fait tous, et vous devîntes ce que vous êtes resté depuis, un
prosateur toujours grandissant, le premier des critiques. Vous ne
l'êtes pas devenu du premier coup. Un poëte véritable est trop vaste
d'imagination pour se défaire de ses images, de son harmonie, et se
résumer dans la prose. Il lui reste longtemps des besoins d'expression
plus parfaite qu'il cherche involontairement à jeter dans sa nouvelle
forme. Il lui repousse de nouvelles plumes, comme à un oiseau dont on
a coupé les ailes. Il ne vole plus pour voler simplement et pour
arriver au but, mais pour mirer encore ses ailes étendues dans le lac
et pour écouter en volant l'harmonie de ses périodes. Je fus quelque
temps ainsi, moi aussi, quand, après avoir brisé la plume de
_Jocelyn_, je pris avec un certain effort la plume des _Girondins_,
puis la parole des orateurs. Je crus que je me ravalais; mais non, je
faisais comme vous, je grandissais selon ma mesure, car j'appropriais
mon expérience à l'usage plus utile que j'en voulais faire. J'étais
pièce d'or et je me changeais en monnaie. Je souffrais dans mon
amour-propre, mais je conquérais, comme vous aussi, cent mille
lecteurs et un million d'auditeurs, au lieu de quelques centaines
d'admirateurs. Vos études sur les sectaires de Pascal, sur cette
petite église de Port-Royal, sur Virgile, sur ces bijoux de la foi et
de l'histoire, n'étaient que des études et vous préparaient à ce que
vous faites aujourd'hui. Vous descendiez patiemment l'escalier de la
haute littérature pour arriver au terrain plane et libre que vous
parcourez en maître maintenant.

Vous aviez un défaut, il y a quelques années, dans vos premiers
volumes de vos conversations du _Lundi_: vous étiez trop riche, trop
abondant, trop nuancé, trop fin. Cela nuisait à la clarté et à
l'intelligence.

L'écheveau si touffu de vos pensées était trop emmêlé pour le
vulgaire. Les nuances prévalaient sur les couleurs. Tout cela s'est
dévidé et classifié peu à peu. Votre style, sans rien perdre de sa
fertilité prodigieuse, est devenu presque évangélique. Les enfants ont
pu vous comprendre, et les sages ont eu la certitude d'être compris
par leur commentateur. En un mot, le prosateur a égalé le poëte. Votre
critique ne s'est plus bornée au mot, comme celle de _La Harpe_, ce
pédant estimable de la jeunesse; la pédagogie n'est pas votre fait;
vous allez aux choses; vous êtes moraliste plus que critique dans vos
considérations, vous êtes le _Quintilien_ des idées; votre littérature
est une histoire de l'esprit humain dans ces derniers temps; votre
_Cours_ est le cours du siècle, et les anecdotes personnelles dont
vous l'enrichissez le rendent aussi intéressant pour l'esprit
qu'instructif. Vous expliquez l'homme par son temps. Comme le
naturaliste consommé, vous voyez le fruit dans la racine, vous suivez
la séve dans ses noeuds, vous en montrez les déviations par les
accidents de sa vie. On comprend l'homme par sa vie avant de le
comprendre par ses oeuvres. Autrefois vous étiez un peu amer dans vos
jugements, vous ne l'êtes plus. Le temps fait pour vous ce qu'il fait
pour les plantes, l'automne les adoucit en les mûrissant. Vous avez
fini par comprendre qu'avec un être aussi faible et aussi mobile que
l'homme, la bienveillance faisait partie de la justice, et qu'il
fallait donner aux autres cette indulgence dont nous avions besoin
pour nous-même; ainsi vous êtes devenu bon en devenant juste.
Continuez à écrire, nous ne cesserons pas de vous lire!


XV.

Votre belle inspiration sur Virgile, au Collége de France, signala
votre retour dans votre patrie. Elle eut un succès mérité et
universel.

«Deux grands poëtes dominent le monde: Homère en Grèce, l'auteur de la
Bible grecque, le Moïse de l'Hellénie, la vaste et incomparable source
de toute poésie. Un mystère plane sur le temps et sur l'homme. C'est
la source du Nil que les voyageurs anciens et modernes n'ont pu
découvrir, et qui semble découler directement du ciel à travers les
nuées de l'Abyssinie. C'est le poëte de la fable.

«L'autre, né en Italie, à une époque relativement récente, Virgile,
est le poëte de l'histoire. Né à Mantoue, n'ayant eu d'autre maître de
poésie que la nature agreste de la Lombardie, il commence tout jeune
ses _Églogues_, qui sont aussi ses chefs-d'oeuvre. Il n'aurait écrit
que cela qu'on l'adorerait pour la simplicité des sujets, pour la
perfection des vers, pour l'ineffable mélancolie des sentiments.

«Ce sont les _Églogues_ qui marquent véritablement son début. De bonne
heure il conçut l'idée de naturaliser dans la littérature et la poésie
romaine certaines grâces et beautés de la poésie grecque, qui
n'avaient pas encore reçu en latin tout leur agrément et tout leur
poli, même après Catulle et après Lucrèce. C'est par Théocrite, en ami
des champs, qu'il commença. De retour dans le domaine paternel, il en
célébra les douceurs et le charme en transportant dans ses tableaux le
plus d'imitations qu'il y put faire entrer du poëte de Sicile.
C'était l'époque du meurtre de César, et bientôt du triumvirat
terrible de Lépide, d'Antoine et d'Octave: Mantoue, avec son
territoire, entra dans la part d'empire faite à Antoine, et Asinius
Pollion fut chargé pendant trois ans du gouvernement de la Gaule
cisalpine, qui comprenait cette cité. Il connut Virgile, il l'apprécia
et le protégea; la reconnaissance du poëte a chanté, et le nom de
Pollion est devenu immortel et l'un des beaux noms harmonieux qu'on
est accoutumé à prononcer comme inséparables du plus poli des siècles
littéraires.

«Pollion! Gallus! saluons avec Virgile ces noms plus poétiques pour
nous que politiques, et ne recherchons pas de trop près quels étaient
les hommes mêmes. Nourris et corrompus dans les guerres civiles,
ambitieux, exacteurs, intéressés, sans scrupules, n'ayant en vue
qu'eux-mêmes, ils avaient bien des vices. Pollion fit preuve jusqu'au
bout d'habileté et d'un grand sens, et il sut vieillir d'un air
d'indépendance sous Auguste, avec dignité et dans une considération
extrême. Gallus, qui eut part avec lui dans la protection du jeune
Virgile, finit de bonne heure par une catastrophe et par le suicide;
lui aussi il semble, comme Fouquet au début de Louis XIV, n'avoir pu
tenir contre _les attraits enchanteurs de la prospérité_. Il semble
avoir pris pour devise: _Quo non ascendam?_ La tête lui tourna, et il
fut précipité. Mais ces hommes aimaient l'esprit, aimaient le talent,
ils en avaient peut-être eux-mêmes, quoiqu'il soit plus sûr encore
pour leur gloire, j'imagine, de ne nous être connus comme auteurs,
Pollion, de tragédies, Gallus, d'élégies, que par les louanges et les
vers de Virgile. Les noms de ces premiers patrons, et aussi celui de
Varus, décorent les essais bucoliques du poëte, leur impriment un
caractère romain, avertissent de temps en temps qu'il convient que les
forêts soient _dignes d'un consul_, et nous apprennent enfin à quelles
épreuves pénibles fut soumise la jeunesse de celui qui eut tant de
fois besoin d'être protégé.

«Au retour de la victoire de Philippes remportée sur Brutus et
Cassius, Octave, rentré à Rome, livra, pour ainsi dire, l'Italie
entière en partage et en proie à ses vétérans. Dans cette dépossession
soudaine et violente, et qui atteignit aussi les poëtes Tibulle et
Properce dans leur patrimoine, Virgile perdit le champ paternel. La
première églogue, qui n'est guère que la troisième dans l'ordre
chronologique, nous a dit dès l'enfance comment Tityre, qui n'est ici
que Virgile lui même, dut aller dans la grande ville, à Rome; comment,
présenté, par l'intervention de Mécène probablement, au maître déjà
suprême, à celui qu'il appelle un Dieu, à Auguste, il fut remis en
possession de son héritage, et put célébrer avec reconnaissance son
bonheur, rendu plus sensible par la calamité universelle. Mais ce
bonheur ne fut pas sans quelque obstacle ou quelque trouble nouveau.
L'églogue neuvième, qui paraît avoir été composée peu après la
précédente, nous l'atteste: Virgile s'y est désigné lui-même sous le
nom de Ménalque: «Hé quoi! n'avais-je pas ouï dire (c'est l'un des
bergers qui parle) que depuis l'endroit où les collines commencent à
s'incliner en douce pente, jusqu'au bord de la rivière et jusqu'à ces
vieux hêtres dont le faîte est rompu, votre Ménalque, grâce à la
beauté de ses chansons, avait su conserver tout ce domaine?» Et
l'autre berger reprend: «Oui, vous l'avez entendu dire, et ç'a été en
effet un bruit fort répandu; mais nos vers et nos chansons, au milieu
des traits de Mars, ne comptent pas plus, ô Lycidas! que les colombes
de Dodone quand l'aigle fond du haut des airs.» Puis il donne à
entendre qu'il s'en est fallu de peu que Ménalque, cet aimable
chantre de la contrée, n'eût perdu la vie: «Et qui donc alors eût
chanté les Nymphes? s'écrie Lycidas; qui eût répandu les fleurs dont
la prairie est semée, et montré l'ombre verte sous laquelle murmurent
les fontaines?»

«C'est à ce danger de Ménalque que se rapporte probablement l'anecdote
du centurion ravisseur qui ne voulait point rendre à Virgile le champ
usurpé, et qui, mettant l'épée à la main, força le poëte, pour se
dérober à sa poursuite, de passer le Mincio à la nage. Il fallut
quelque protection nouvelle et présente, telle que celle de Varus (on
l'entrevoit), pour mettre le poëte à l'abri de la vengeance, et pour
tenir la main à ce que le bienfait d'Octave eût son exécution; à moins
qu'on n'admette que ce ne fut que l'année suivante, et après la guerre
de Pérouse, Octave devenant de plus en plus maître, que Virgile
reconquit décidément sa chère maison et son héritage.

«Ce n'est qu'en lisant de près les _Églogues_ qu'on peut suivre et
deviner les vicissitudes de sa vie, et plus certainement les
sentiments de son âme en ces années: même sans entrer dans la
discussion du détail, on se les représente aisément. Une âme tendre,
amante de l'étude, d'un doux et calme paysage, éprise de la campagne
et de la muse pastorale de Sicile; une âme modeste et modérée, née et
nourrie dans cette médiocrité domestique qui rend toutes choses plus
senties et plus chères;--se voir arracher tout cela, toute cette
possession et cette paix, en un jour, par la brutalité de soldats
vainqueurs! ne se dérober à l'épée nue du centurion qu'en fuyant! quel
fruit des guerres civiles! Virgile en garda l'impression durable et
profonde. On peut dire que sa politique, sa morale publique et sociale
datèrent de là. Il en garda une mélancolie, non pas vague, mais
naturelle et positive; il ne l'oublia jamais. Le cri de tendre douleur
qui lui échappa alors, il l'a mis dans la bouche de son berger
Mélibée, et ce cri retentit encore dans nos coeurs après des siècles:

«Est-ce que jamais plus il ne me sera donné, après un long temps,
revoyant ma terre paternelle et le toit couvert de chaume de ma pauvre
maison, après quelques étés, de me dire en les contemplant: «C'était
pourtant là mon domaine et mon royaume!» Quoi! un soldat sans pitié
possédera ces cultures si soignées où j'ai mis mes peines! un barbare
aura ces moissons! Voilà où la discorde a conduit nos malheureux
concitoyens! voilà pour qui nous avons ensemencé nos champs[25]!»

[Note 25: «Dans ces traductions, je me suis occupé à mettre en saillie
le sentiment principal, sauf à introduire dans le texte une légère
explication. Si l'on traduisait avec suite tout un ouvrage, on devrait
s'y prendre différemment; mais, pour de simples passages cités, je
crois qu'il est permis et qu'il est bon de faire ainsi.»]

«Toute la biographie intime et morale de Virgile est dans ces paroles
et dans ce sentiment.

«Plus qu'aucun poëte, Virgile est rempli du dégoût et du malheur des
guerres civiles, et, en général, des guerres, des dissensions et des
luttes violentes. Que ce soit Mélibée ou Énée qui parle, le même
accent se retrouve, la même note douloureuse: «Vous m'ordonnez donc, ô
reine! de renouveler une douleur qu'il faudrait taire..., de repasser
sur toutes les misères que j'ai vues, et dont je suis moi-même une
part vivante!» Ainsi dira Énée à Didon après sept années d'épreuves,
et dans un sentiment aussi vif et aussi saignant que le premier jour.
Voilà Virgile et l'une des sources principales de son émotion.

«Je crois être dans le vrai en insistant sur cette médiocrité de
fortune et de condition rurale dans laquelle était né Virgile,
médiocrité, ai-je dit, qui rend tout _mieux senti et plus cher_, parce
qu'on y touche à chaque instant la limite, parce qu'on y a toujours
présent le moment où l'on a acquis et celui où l'on peut tout perdre:
non que je veuille prétendre que les grands et les riches ne tiennent
pas également à leurs vastes propriétés, à leurs forêts, leurs
chasses, leurs parcs et châteaux; mais ils y tiennent moins
tendrement, en quelque sorte, que le pauvre ou le modeste possesseur
d'un enclos où il a mis de ses sueurs, et qui y a compté les ceps et
les pommiers; qui a presque compté à l'avance, à chaque récolte, ses
pommes, ses grappes de raisin bientôt mûres, et qui sait le nombre de
ses essaims. Que sera-ce donc si ce possesseur et ce fils de la maison
est, à la fois, un rêveur, un poëte, un amant; s'il a mis de son âme
et de sa pensée, et de ses plus précoces souvenirs, sous chacun de ces
hêtres et jusque dans le murmure de chaque ombrage? Ce petit domaine
de Virgile (et pas si petit peut-être), qui s'étendait entre les
collines et les marécages, avec ses fraîcheurs et ses sources, ses
étangs et ses cygnes, ses abeilles dans la haie de saules, nous le
voyons d'ici, nous l'aimons comme lui; nous nous écrions avec lui,
dans un même déchirement, quand il s'est vu en danger de le perdre:
_Barbarus has segetes!..._

«Il ne serait pas impossible, je le crois, dans un pèlerinage aux
bords du Mincio, de deviner à très-peu près (comme on vient de le
faire pour la villa d'Horace) et de déterminer approximativement
l'endroit où habitait Virgile. En partant de ce lieu pour aller à
Mantoue, lorsqu'on arrivait à l'endroit où le Mincio s'étend en un lac
uni, on était à mi-chemin; c'est ce que nous apprend le Lycidas de la
neuvième églogue, en s'adressant au vieux Moeris, qu'il invite à
chanter: «Vois, le lac est là immobile, qui te fait silence; tous les
murmures des vents sont tombés; d'ici, nous sommes déjà à moitié du
chemin, car on commence à apercevoir le tombeau de Bianor.» Il ne
manque, pour avoir la mesure précise, que de savoir où pouvait être ce
tombeau de Bianor. Je trouve dans l'ouvrage d'un exact et ingénieux
auteur anglais une description du domaine de Virgile, que je prends
plaisir à traduire, parce qu'elle me paraît composée avec beaucoup de
soin et de vérité:

«La ferme, le domaine de Virgile, nous dit Dunlop (_Histoire de la
littérature romaine_), était sur les bords du Mincio. Cette rivière,
qui, par la couleur de ses eaux, est d'un vert de mer profond, a sa
source dans la Bénaque ou lac de Garda. Elle en sort et coule au pied
de petites collines irrégulières qui sont couvertes de vignes; puis,
passé le château romantique qui porte aujourd'hui le nom de Valleggio,
situé sur une éminence, elle descend à travers une longue vallée, et
alors elle se répand dans la plaine en deux petits lacs, l'un
au-dessus et l'autre juste au-dessous de la ville de Mantoue. De là,
le Mincio poursuit son cours, dans l'espace d'environ deux milles, à
travers un pays plat mais fertile, jusqu'à ce qu'il se jette dans le
Pô (à Governolo). Le domaine du poëte était situé sur la rive droite
du Mincio, du côté de l'ouest, à trois milles environ au-dessous de
Mantoue et proche le village d'Andès ou Pietola. Ce domaine s'étendait
sur un terrain plat, entre quelques hauteurs au sud-ouest et le bord
uni de la rivière, comprenant dans ses limites un vignoble, un verger,
un rucher et d'excellentes terres de pâturages qui permettaient au
propriétaire de porter ses fromages à Mantoue, et de nourrir des
victimes pour les autels des dieux. Le courant même, à l'endroit où
il bordait le domaine de Virgile, est large, lent et sinueux. Ses
bords marécageux sont couverts de roseaux, et des cygnes en grand
nombre voguent sur ses ondes ou paissent l'herbe sur sa marge humide
et gazonnée.

«En tout, le paysage du domaine de Virgile était doux, d'une douceur
un peu pâle et stagnante, de peu de caractère, peu propre à exciter de
sublimes émotions ou à suggérer de vives images; mais le poëte avait
vécu de bonne heure au milieu des grandes scènes du Vésuve; et, même
alors, s'il étendait ses courses un peu au-delà des limites de son
domaine, il pouvait visiter, d'un côté, le cours grandiose du rapide
et majestueux Éridan, ce _roi des fleuves_, et, de l'autre côté, la
Bénaque, qui présente par moments l'image de l'Océan agité.

«Le lieu de la résidence de Virgile est bas et humide, et le climat en
est froid à certaines saisons de l'année. Sa constitution délicate et
les maux de poitrine dont il était affecté le déterminèrent, vers
l'année 714 ou 715, vers l'âge de trente ans, à chercher un ciel plus
chaud...»

«Mais ceci tombe dans la conjecture.--Le plus voyageur des critiques,
M. Ampère, a touché, comme il sait faire, le ton juste de ce même
paysage et de la teinte morale qu'on se plaît à y répandre, dans un
chapitre de son _Voyage Dantesque_:

«Tout est virgilien à Mantoue, dit-il; on y trouve la topographie
virgilienne et la place virgilienne; aimable lieu qui fut dédié au
poëte de la cour d'Auguste par un décret de Napoléon.

«Dante a caractérisé le Mincio par une expression exacte et énergique,
selon son habitude: «(Il ne court pas longtemps sans trouver une
plaine basse dans laquelle il s'étend et qu'il _emmarécage_).

  Non molto ha corso che trova una lama
  Nella qual _si distende e la impaluda_.»

«Ce qui n'a pas la grâce de Virgile: «(... là où le large Mincio
s'égare en de lents détours sinueux et voile ses rives d'une molle
ceinture de roseaux.)

  .....Tardis ingens ubi flexibus errat
  Mincius, et tenera prætexit arundine ripas.»

«La brièveté expressive et un peu sèche du poëte florentin, comparée à
l'abondance élégante de Virgile, montre bien la différence du style de
ces deux grands artistes peignant le même objet.

«Du reste, le mot _impaluda_ rend parfaitement l'aspect des environs
de Mantoue. En approchant de cette ville, il semble véritablement
qu'on entre dans un autre climat; des prairies marécageuses s'élève
presque constamment une brume souvent fort épaisse. Par moments on
pourrait se croire en Hollande.

«Tout l'aspect de la nature change: au lieu des vignes, on ne voit que
des prés, des prés virgiliens, _herbosa prata_. On conçoit mieux ici
la mélancolie de Virgile dans cette atmosphère brumeuse et douce, dans
cette campagne monotone, sous ce soleil fréquemment voilé.»

«Notons la nuance, mais n'y insistons pas trop et n'exagérons rien;
n'y mettons pas trop de cette vapeur que Virgile a négligé de nous
décrire; car il n'est que Virgile pour être son propre paysagiste et
son peintre, et, dans la première des descriptions précédentes (je
parle de celle de l'auteur anglais), on a pu le reconnaître, ce n'est,
après tout, que la prose du paysage décrit par Virgile lui-même en ces
vers harmonieux de la première églogue:

     Fortunate senex, hic inter flumina nota...

Que tous ceux, et ils sont encore nombreux, qui savent par coeur ces
vers ravissants, se les redisent.

«Ainsi Virgile est surtout sensible à la fraîcheur profonde d'un doux
paysage verdoyant et dormant; au murmure des abeilles dans la haie; au
chant, mais un peu lointain, de l'émondeur là-bas, sur le coteau; au
roucoulement plus voisin du ramier ou de la tourterelle; il aime cette
habitude silencieuse et tranquille, cette monotonie qui prête à une
demi-tristesse et au rêve.

«Même lorsqu'il arrivera, plus tard, à toute la grandeur de sa
manière, il excellera surtout à peindre de grands paysages reposés.

«Peu après qu'il eut quitté tout à fait son pays natal, nous trouvons
Virgile de retour du voyage de Brindes, raconté par Horace, que ce
voyage soit de l'année 715 ou 717. Il rejoint en chemin Mécène et
Horace; il a pour compagnons Plotius et Varius, et l'agréable
narrateur les qualifie tous trois (mais nous aimons surtout à
rapporter l'éloge à Virgile) les âmes les plus belles et _les plus
sincères_ que la terre ait portées, celles auxquelles il est attaché
avec le plus de tendresse.

Si Pollion, comme on le croit, avait conseillé à Virgile d'écrire les
poésies bucoliques, qu'il mit trois ans à composer et à corriger, ce
fut Mécène qui lui proposa le sujet si romain, si patriotique et tout
pacifique des _Géorgiques_, auquel il consacra sept années. Sur ce
conseil ou cet ordre amical donné par Mécène à Virgile, et dont lui
seul pouvait dignement embrasser et conduire le difficile labeur, l'un
des hommes qui savaient le mieux la _chose romaine_, Gibbon, a eu une
vue très-ingénieuse, une vue élevée: selon lui, Mécène aurait eu
l'idée, par ce grand poëme rural, tout à fait dans le goût des
Romains, de donner aux vétérans, mis en possession des terres (ce qui
était une habitude depuis Sylla), le goût de leur nouvelle condition
et de l'agriculture. La plupart des vétérans en effet, mis d'abord en
possession des terres, ne les avaient pas cultivées, mais en avaient
dissipé le prix dans la débauche. Il s'agissait de les réconcilier
avec le travail des champs, si cher aux aïeux, et de leur en présenter
des images engageantes: «Quel vétéran, s'écrie Gibbon, ne se
reconnaissait dans le vieillard des bords du Galèse? Comme eux,
accoutumé aux armes dès sa jeunesse, il trouvait enfin le bonheur dans
une retraite sauvage, que ses travaux avaient transformée en un lieu
de délices.»

Je ne sais trop si Gibbon ne met pas ici un peu du sien, si les
vétérans lisaient l'épisode du vieillard de Tarente. Les fils de ces
vétérans, du moins, purent le lire.

«Ayant renoncé, non pas de coeur, à son pays de Mantoue, Virgile,
comblé des faveurs d'Auguste, passa les années suivantes et le reste
de sa vie, tantôt à Rome, plus souvent à Naples et dans la Campanie
Heureuse, occupé à la composition des _Géorgiques_, et, plus tard, de
l'_Énéide_; délicat de santé, ayant besoin de recueillement pour ses
longs travaux; peu homme du monde, mais homme de solitude, d'intimité,
d'amitié, de tendresse; cultivant le loisir obscur et enchanté, au
sein duquel il se consumait sans cesse à perfectionner et à accomplir
ses oeuvres de gloire, à édifier son _temple de marbre_, comme il l'a
dit allégoriquement. Félicité rare! destinée, certes, la plus
favorisée entre toutes celles des poëtes épiques, si souvent errants,
proscrits, exilés! Mais il savait, et il s'en souvenait sans cesse,
combien l'infortune pour l'homme est voisine du bonheur, et que c'est
entre les calamités d'hier et celles de demain que s'achètent les
intervalles de repos du monde. Après les déchirements de la
spoliation et de l'exil, ayant reconquis, et si pleinement, toutes les
jouissances de la nature et du foyer, il n'oublia jamais qu'il n'avait
tenu à rien qu'il ne les perdît: un voile légèrement transparent en
demeura sur son âme pieuse et tendre.

«Je ne conçois pas, à cette distance où nous sommes, d'autre
biographie de Virgile qu'une _biographie idéale_, si je puis dire. Les
anciens grammairiens, chez qui on serait tenté de chercher une
biographie positive du poëte, y ont mêlé trop d'inepties et de fables;
mais, de quelques traits pourtant qu'ils nous ont transmis et qui
s'accordent bien avec le ton de l'âme et la couleur du talent, résulte
assez naturellement pour nous un Virgile timide, modeste, rougissant,
comparé à une vierge, parce qu'il se troublait aisément,
s'embarrassait tout d'abord, et ne se développait qu'avec lenteur;
charmant et du plus doux commerce quand il s'était rassuré; lecteur
exquis (comme Racine), surtout pour les vers, avec des insinuations et
des nuances dans la voix; un vrai _dupeur d'oreilles_ quand il
récitait d'autres vers que les siens. Dans un chapitre du _Génie du
Christianisme_, où il compare Virgile et Racine, M. de Chateaubriand a
trop bien parlé de l'un et de l'autre, et avec trop de goût, pour que
je n'y relève pourtant pas un passage hasardé qui n'irait à rien
moins qu'à fausser, selon moi, l'idée qu'on peut se faire de la
personne de Virgile:

«Nous avons déjà remarqué, dit M. de Chateaubriand, qu'une des
premières causes de la mélancolie de Virgile fut sans doute le
sentiment des malheurs qu'il éprouva dans sa jeunesse. Chassé du toit
paternel, il garda toujours le souvenir de sa Mantoue; mais ce n'était
plus le Romain de la république, aimant son pays à la manière dure et
âpre des Brutus, c'était le Romain de la monarchie d'Auguste, le rival
d'Homère et le nourrisson des Muses.

«Virgile cultiva ce germe de tristesse en vivant seul au milieu des
bois. Peut-être faut-il encore ajouter à cela des accidents
particuliers. Nos défauts moraux ou physiques influent beaucoup sur
notre humeur, et sont souvent la cause du tour particulier que prend
notre caractère. Virgile avait une difficulté de prononciation; il
était faible de corps[26], rustique d'apparence. Il semble avoir eu
dans sa jeunesse des passions vives auxquelles ces imperfections
naturelles purent mettre des obstacles. Ainsi des chagrins de
famille, le goût des champs, un amour-propre en souffrance et des
passions non satisfaites s'unirent pour lui donner cette rêverie qui
nous charme dans ses écrits.»

[Note 26: Dans la première édition l'auteur avait ajouté «laid de
visage.»]

«Tout cela est deviné à ravir et de poëte à poëte: mais
l'_amour-propre en souffrance_ et les _passions non satisfaites_ me
semblent des conjectures très-hasardées: parlons seulement de l'âme
délicate et sensible de Virgile et de ses malheurs de jeunesse.
D'ailleurs il avait précisément le contraire de la _difficulté de
prononciation_; il avait un merveilleux enchantement de prononciation.
Ce qui a trompé l'illustre auteur, qui, à tous autres égards, a parlé
si excellemment de Virgile, c'est qu'il est dit en un endroit de la
Vie du poëte par Donat, qu'il était _sermone tardissimus_; mais cela
signifie seulement qu'il n'improvisait pas, qu'il n'avait pas, comme
on dit, la parole en main. Il ne lui arriva de plaider qu'une seule
fois en sa vie, et sans faire la réplique. En un mot, et c'est ce qui
n'étonnera personne, Virgile était aussi peu que possible un avocat.
Son portrait par Donat, qui a servi de point de départ à celui qu'on
vient de lire par M. de Chateaubriand, peut se traduire plus
légèrement peut-être, et s'expliquer comme il suit, en évitant tout
ce qui pourrait charger: Virgile était grand de corps, de stature (je
me le figure cependant un peu mince, un peu frêle, à cause de son
estomac et de sa poitrine, quoiqu'on ne le dise pas); il avait gardé
de sa première vie et de sa longue habitude aux champs le teint brun,
hâlé, un certain air de village, un premier air de gaucherie; enfin,
il y avait dans sa personne quelque chose qui rappelait l'homme qui
avait été élevé à la campagne. Il fallait quelque temps pour que cette
urbanité qui était au fond de sa nature se dégageât.

«Les portraits de lui qui nous le représentent les cheveux longs,
l'air jeune, le profil pur, en regard de la majestueuse figure de
vieillard d'Homère, n'ont rien d'authentique et seraient aussi bien
des portraits d'Auguste ou d'Apollon.

«Sénèque, dans une lettre à Lucilius, parle d'un ami de ce dernier,
d'un jeune homme de bon et ingénu naturel, qui, dans le premier
entretien, donna une haute idée de son âme, de son esprit, mais
toutefois une idée seulement; car il était pris à l'improviste et il
avait à vaincre sa timidité: «et même, en se recueillant, il pouvait à
peine triompher de cette pudeur, excellent signe dans un jeune homme;
tant la rougeur, dit Sénèque, lui sortait du fond de l'âme (_adeo
illi ex alto suffusus est rubor_); et je crois même que, lorsqu'il
sera le plus aguerri, il lui en restera toujours.» Virgile me semble
de cette famille, il avait la rougeur prompte et la tendresse du front
(_frontis mollities_); c'était une de ces rougeurs intimes qui
viennent d'un fonds durable de pudeur naturelle. Il était de ceux
encore dont Pope, l'un des plus beaux esprits et des plus sensibles,
disait: «Pour moi, j'appartiens à cette classe dont Sénèque a dit:
«Ils sont si amis de l'ombre, qu'ils considèrent comme étant dans le
tourbillon tout ce qui est dans la lumière.»

«Virgile aimait trop la gloire pour ne pas aimer la louange, mais il
l'aimait de loin et non en face; il la fuyait au théâtre ou dans les
rues de Rome; il n'aimait pas être montré au doigt et à ce qu'on dît:
_C'est lui!_ Il aimait à faire à loisir de belles choses qui
rempliraient l'univers et qui rassembleraient dans une même admiration
tout un peuple de nobles esprits; mais ses délices, à lui, étaient de
les faire en silence et dans l'ombre, et sans cesser de vivre avec les
nymphes des bois et des fontaines, avec les dieux cachés.

«Et, dans tout ceci, je n'imagine rien; je ne fais qu'user et
profiter de traits qui nous ont été transmis, mais en les interprétant
comme je crois qu'il convient le mieux. Avec Virgile, on court peu de
risque de se tromper, en inclinant le plus possible du côté de ses
qualités intérieures.

«À ce que je viens de dire que Virgile était décoré de pudeur, il ne
serait pas juste d'opposer comme une contradiction ce qu'on raconte
d'ailleurs de certaines de ses fragilités: «Il fut recommandable dans
tout l'ensemble de sa vie, a dit Servius; il n'avait qu'un mal secret
et une faiblesse, il ne savait pas résister aux tendres désirs.» On
pourrait le conclure de ses seuls vers. Mais, dans son estimable Vie
d'Horace, M. Walckenaer me semble avoir touché avec trop peu de
ménagement cette partie de la vie et des moeurs de Virgile. Combattant
sans beaucoup de difficulté l'opinion exagérée qu'on pourrait se faire
de la chasteté de Virgile, il ajoute: «Plus délicat de tempérament
qu'Horace, Virgile s'abandonna avec moins d'emportement que son ami,
mais avec aussi peu de scrupule, aux plaisirs de Vénus. Il fut plus
sobre et plus retenu sur les jouissances de la table et dans les
libations faites à Bacchus. Chez les modernes, il eût passé pour un
homme bon, sensible, mais voluptueux et adonné à des goûts dépravés: à
la cour d'Auguste, c'était un sage assez réglé dans sa conduite, car
il n'était ni prodigue ni dissipateur, et il ne cherchait à séduire ni
les vierges libres ni les femmes mariées.» Tout ce croquis est bien
heurté, bien brusque, et manque de nuances, et, par conséquent, de
ressemblance et de vérité. Je ne suis pas embarrassé pour Virgile de
ce qu'il eût passé pour être s'il eût vécu chez les modernes; je crois
qu'il eût passé pour un peu mieux que cela, et que la vraie morale eût
eu à se louer plus qu'à se plaindre de lui, aussi bien que la parfaite
convenance. Et en acceptant même sur son compte les quelques anecdotes
assez suspectes que les anciens biographes ou grammairiens nous ont
transmises, et qui intéressent ses moeurs, on y trouverait encore ce
qui répond bien à l'idée qu'on a de lui et ce qui le distingue à cet
égard de son ami Horace, de la retenue jusque dans la vivacité du
désir, quelque chose de sérieux, de profond et de discret dans la
tendresse.

«C'est ce sérieux, ce tour de réflexion noble et tendre, ce principe
d'élévation dans la douceur et jusque dans les faiblesses, qui est le
fond de la nature de Virgile, et qu'on ne doit jamais perdre de vue à
son sujet.


XVI.

«La reconnaissance pour Auguste, à qui il doit la restitution de son
petit bien aux bords du _Mincio_, s'exprime bientôt après en vers
magnifiques dans le commencement du livre III de son second ouvrage,
les _Géorgiques_.

«Il bâtira, dit-il, un temple de marbre au sein d'une vaste prairie
verdoyante, sur les rives du Mincio. Il y placera César (c'est-à-dire
Auguste) comme le dieu du temple, et il instituera, il célébrera des
courses et des jeux tout à l'entour, des jeux qui feront déserter à la
Grèce ceux d'Olympie. Lui le fondateur, le front ceint d'une couronne
d'olivier et dans tout l'éclat de la pourpre, il décernera les prix et
les dons. Sur les dehors du temple se verront gravés dans l'or et dans
l'ivoire les combats et les trophées de celui en qui se personnifie le
nom romain. On y verra aussi debout, en marbre de Paros, des statues
où la vie respire, toute la descendance d'Assaracus, cette suite de
héros venus de Jupiter, Tros le grand ancêtre, et Apollon fondateur de
Troie. L'Envie enchaînée et domptée par la crainte des peines
vengeresses achèvera la glorieuse peinture. Les vers sont admirables
et des plus polis, des plus éblouissants qui soient sortis de dessous
le ciseau de Virgile. Cette pure et sévère splendeur des marbres au
sein de la verdure tranquille du paysage nous offre un parfait emblème
de l'art virgilien. Le poëme didactique ici est dépassé dans son
cadre: c'est grand, c'est triomphal, c'est épique déjà. Ce _temple de
marbre_, peuplé de héros troyens, que se promettait d'édifier Virgile
et qui est tout allégorique, il l'a réalisé d'une autre manière et
qu'il ne prévoyait point alors, et il l'a exécuté dans l'_Énéide_: il
n'avait fait que présager et célébrer à l'avance son _Exegi
monumentum_! En mourant, il doutait qu'il l'eût accompli: c'est à nous
de rendre aux choses et à l'oeuvre tout leur sens, d'y voir toute
l'harmonieuse ordonnance, et de dire que Virgile mourant, au lieu de
se décourager et de défaillir, aurait pu se faire relire son hymne
glorieux du troisième chant des _Géorgiques_, et, satisfait de son
voeu rempli, rendre le dernier souffle dans une ivresse sacrée[27].

[Note 27: On a supposé que ce morceau du IIIe livre des _Géorgiques_ y
avait été inséré après coup par le poëte, et lorsque déjà il
s'occupait de l'_Énéide_; il y a des détails qui semblent en effet
avoir été ajoutés un peu plus tard; mais le cadre premier existait, je
le crois, et le sens général, selon l'opinion de Heyne, est plutôt
prophétique qu'historique.]

«Les _Géorgiques_ sont, dans leur genre, le plus parfait modèle de
_poésie didactique_ qui ait enchanté les agriculteurs de tous les
âges, la limite précise où la nature et la poésie se rencontrent pour
s'embrasser. Nous n'avons rien, dans les oeuvres modernes, qui
réunisse ce mérite savant et ce mérite naturel. Delille s'est
immortalisé en les traduisant; Thompson et Saint-Lambert ont succombé
dans l'imitation. Cela n'a qu'un défaut: l'homme y manque; l'homme est
le plus grand sujet d'intérêt de toute langue. Les _Géorgiques_ ont
des choses, mais ce n'est pas encore l'humanité.

«Virgile le sentait, et il y pensait déjà; le triomphe d'Auguste
pendant son retour de _Brindes_ à Rome, la vingtième année avant la
naissance du Christ, paraît lui avoir donné l'idée première de
l'_Énéide_, poëme légendaire de Rome.

«Auguste, dites-vous, était devenu, de proscripteur, le refuge des
proscrits. Il était empereur, sans en prendre le nom; il voulait
consacrer sa famille à l'empire, et l'empire à sa famille. Il pria
_Horace_, ami de Virgile et de Mécène, de consentir à lui servir de
secrétaire. Horace s'excusa sur sa faible santé. Auguste ne lui en
voulut pas, et continua de souper familièrement avec lui et avec
Mécène.» Les deux amis introduisirent Virgile dans cette intimité.
C'est là que fut conçu le plan de l'_Énéide_.

«Properce, dans une de ses élégies, célèbre d'avance le triomphe de
Virgile.

«C'est à Virgile qu'il appartient de chanter les rivages d'Actium
chers au soleil, et les flottes victorieuses de César; il va naître
quelque chose de plus grand que l'_Iliade_.»

«Properce se trompait; une légende nationale en très-beaux vers ne
pouvait jamais égaler ni l'_Iliade_ ni l'_Odyssée_, nées d'elles-mêmes
dans l'âge de foi et par l'organe du dieu des poëtes.--L'_Énéide_
était l'ouvrage de l'art,--Homère était la nature.»


XVII.

Ici, mon cher Sainte-Beuve, vous nous racontez la mort prématurée de
Virgile, qui succombe à cinquante-deux ans à _Brindes_, en revenant de
Grèce, où il était allé perfectionner l'_Énéide_, et sa tombe à
Naples, au pied du Pausilippe, et en face du plus beau et du plus doux
paysage de la Campanie.

Puis vous passez à la discussion sur le mérite de son poëme.

Ici nous différons, mais non dans tout.

Votre admirable distinction entre le chantre antique, l'histoire
vivante et poétisée, telle qu'Homère, qu'on écoute au bord de la mer
ou sur le seuil de sa demeure, et le poëte épique, qui écrit son
oeuvre à loisir et qu'on lit par amusement ou par une froide
admiration dans les académies ou dans son cabinet, suffirait pour nous
réconcilier. Vous résumez toutes ses qualités de style dans sa
perfection. Oui, mais pour que cette _perfection_ soit parfaite, il
faut qu'elle soit originale. Or, dans l'_Énéide_, Virgile n'est pas
Virgile, il n'est que le plus parfait des imitateurs. Vous en convenez
avec moi.

Vous examinez ensuite quelles sont les conditions du poëme épique. Je
les réduis à une seule principale. Le poëme épique ne peut et ne doit
naître qu'à une époque du monde où il peut être cru. C'est pourquoi
nous ne pouvons en avoir et nous n'en aurons pas jusqu'à ce qu'une
nouvelle foi populaire s'élève dans le monde et prédispose les poëtes
à de nouveaux enthousiasmes et les nations à de nouvelles croyances.
Ce sont, en effet, les peuples qui font les poëmes épiques, ce ne sont
pas les poëtes.

Mais, depuis ce beau travail sur l'_Énéide_, où je regrette que vous
n'ayez pas assez développé cette pensée vraie, vous vous êtes lancé à
pleine haleine dans la haute critique presque biographique, purement
personnelle et littéraire. Le temps où nous vivons n'est bon qu'à
penser. Pensons donc l'un et l'autre, puisque les événements
différemment envisagés par nous, et puisque l'âge qui m'atteint, et
qui vous suit, ne nous laissent pas d'autre usage à faire de nos
facultés, pensons donc avec l'impartialité de l'âge et avec la
patience du temps. Et bien que je ne me repente nullement des services
énergiques que les événements m'ont entraîné à rendre à mon pays en
1848, et que je ne rougisse pas de la part de vigueur et de prudence
que j'ai pu apporter alors, avec d'autres, à ces événements
historiques, retirons-nous, pendant le peu d'années que les
circonstances politiques nous laissent avant notre mort, dans le
domaine des lettres où vous brillez et où je m'éteins. Le temps ne
nous regarde plus. Laissons-le faire et conseillons-lui toujours la
modération et la sagesse. Nous ne serions plus propres à l'animer ou
à le contenir, comme à d'autres époques de notre vie. Nous l'avons
aidé, nous l'avons servi, nous l'avons contenu, nous l'avons combattu,
nous l'avons vaincu; il nous a laissés sur son rivage quand il a jugé
qu'il pouvait se passer de nous, et qu'il a été demander son salut ou
sa perte à d'autres institutions et à d'autres hommes! Ce n'est point
à nous de protester contre les égarements monarchiques, comme nous
avons résisté aux égarements funestes de la république de mauvaise
odeur et d'odieuses doctrines de 1793. Restons ce que nous sommes, et
ne trempons pas plus qu'en 1847 dans ces coalitions de vengeance et de
colère incapables de rien réparer, car elles n'apportent à l'opinion
que des passions contraires, unies par le besoin commun de détruire,
et dont l'union inconsidérée ne présente à l'analyse que la ligue
inopportune et inconséquente des républicains et des royalistes
combattant ensemble un jour avec le radicalisme socialiste pour
conquérir le champ de bataille où ils s'entre-détruiront le lendemain
de la victoire. Ce n'est pas là de la politique, c'est du désespoir.
Contentons-nous de préserver notre honneur en vivant séparés de ces
partis, et en regardant ce qui se passe en dehors de nous avec les
leçons de l'expérience et les voeux pour notre pays. Voilà maintenant
notre rôle, étrangers au pouvoir, étrangers aux factions, seuls avec
notre passé, que l'histoire jugera avec d'autant plus d'indulgence que
nous aurons moins pressé son jugement!

Vous avez, plus heureux que moi, refusé de mêler les eaux pures de
votre talent avec les eaux troubles et tumultueuses de votre temps; et
plût à Dieu que j'en eusse fait autant à l'âge de ma séve politique!
Je n'aurais pas vu de grandes et belles journées, il est vrai, passer
comme l'éclair sur mon nom, pour le signaler à l'amour immérité des
uns, à la haine plus imméritée des autres; je ne serais pas forcé de
me dépouiller pièce à pièce de mes biens les plus chers, sans savoir
encore s'il me restera une pierre pour recouvrir bientôt ma poussière,
et écrire comme un rapsode de la France des lignes vénales pour gagner
péniblement le pain de mes créanciers avec les subsides de mes amis!

                                                            LAMARTINE.






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Foundation as set forth in Section 3 below.

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works, and the medium on which they may be stored, may contain
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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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