Tartarin sur les Alpes

By Alphonse Daudet

The Project Gutenberg EBook of Tartarin sur les Alpes, by Alphonse Daudet
#9 in our series by Alphonse Daudet

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Title: Tartarin sur les Alpes
       Nouveaux exploits du hros tarasconnais

Author: Alphonse Daudet

Release Date: February, 2004 [EBook #5105]
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[This file was first posted on April 29, 2002]

Edition: 10

Language: French


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK TARTARIN SUR LES ALPES ***




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                           ALPHONSE DAUDET


                        Tartarin sur les Alpes

               Nouveaux exploits du héros tarasconnais




TABLE DE MATIÈRES


I.  Apparition au Rigi-Kulm.--Qui?--Ce qu'on dit autour d'une table de
six cents couverts.--Riz et pruneaux.--Un bal improvisé.--L'inconnu
signe son nom sur le registre de l'hôtel.--P. C. A.

II.  Tarascon, cinq minutes d'arrêt.--Le Club des Alpines.--Explication
du P. C. A.--Lapins de garenne et lapins de choux.--Ceci est mon
testament,--Le sirop de cadavre.--Première ascension.--Tartarin tire
ses lunettes.

III.  Une alerte sur le Rigi.--Du sang-froid!  du sang-froid!--Le cor
des Alpes.--Ce que Tartarin trouve à sa glace en se réveillant.
--Perplexité.--On demande un guide par le téléphone.

IV.  Sur le bateau.--Il pleut.--Le héros tarasconnais salue des
mânes.--La vérité sur Guillaume Tell.--Désillusion.--Tartarin de
Tarascon n'a jamais existé.--«Té!  Bompard!».

V.  Confidences sous un tunnel.

VI.  Le col du Brünig.--Tartarin tombe aux mains des nihilistes.--Disparition
d'un ténor italien et d'une corde fabriquée en Avignon.--Nouveaux
exploits du chasseur de casquettes.--Pan!  pan!

VII.  Les nuits de Tarascon.--Où est-il?--Anxiété.--Les cigales du Cours
redemandent Tartarin.--Martyre d'un grand saint tarasconnais.--Le Club
des Alpines.--Ce qui se passait à la pharmacie de la placette.--A moi,
Bézuquet!.

VIII.  Dialogue mémorable entre la Jungfrau et Tartarin.--Un salon
nihiliste.--Le duel au couteau de chasse.--Affreux cauchemar.
--«C'est moi que vous cherchez, messieurs?»--Étrange accueil fait par
l'hôtelier Meyer à la délégation tarasconnaise.

IX.  Au Chamois fidèle

X.  L'ascension de la Jungfrau.--Vé, les boeufs!--Les crampons Kennedy
ne marchent pas, la lampe à chalumeau non plus.--Apparition d'hommes
masqués au chalet du Club Alpin.--Le président dans la crevasse.--Il y
laisse ses lunettes.--Sur les cimes!--Tartarin devenu dieu.

XI.  En route pour Tarascon!--Le lac de Genève.---Tartarin propose une
visite au cachot de Bonnivard.--Court dialogue au milieu des
roses.--Toute la bande sous les verrous.--L'infortuné Bonnivard.--O
se trouve une certaine corde fabriquée en Avignon.

XII.  L'hôtel Baltet à Chamonix.--Ça sent l'ail!--De l'emploi de la
corde dans les courses alpestres.--Shake hands!--Un élève de
Schopenhauer.--A la halte des Grands-Mulets.--«Tartar_éin_, il faut
que je vous parle».

XIII.  La catastrophe.

XIV.  Épilogue.





I

APPARITION AU RIGI-KULM.--OUI?--CE QU'ON DIT AUTOUR D'UNE TABLE DE SIX
CENTS COUVERTS.--RIZ ET PRUNEAUX.  UN BAL IMPROVISÉ.--L'INCONNU SIGNE
SON NOM SUR LE REGISTRE DE L'HOTEL.--P. C. A.


Le 10 août 1880, à l'heure fabuleuse de ce coucher de soleil sur les
Alpes, si fort vanté par les guides Joanne et Baedeker, un brouillard
jaune hermétique, compliqué d'une tourmente de neige en blanches
spirales, enveloppait la cime du Rigi (_Regina montium_) et cet hôtel
gigantesque, extraordinaire à voir dans l'aride paysage des hauteurs,
ce Rigi-Kulm vitré comme un observatoire, massif comme une citadelle,
où pose pour un jour et une nuit la foule des touristes adorateurs du
soleil.

En attendant le second coup du dîner, les passagers de l'immense et
fastueux caravansérail, morfondus en haut dans les chambres ou pâmés
sur les divans des salons de lecture dans la tiédeur moite des
calorifères allumés, regardaient, à défaut des splendeurs promises,
tournoyer les petites mouchetures blanches et s'allumer devant le
perron les grands lampadaires dont les doubles verres de phares
grinçaient au vent.

Monter si haut, venir des quatre coins du monde pour voir cela...  O
Baedeker!...

Soudain quelque chose émergea du brouillard, s'avançant vers l'hôtel
avec un tintement de ferrailles, une exagération de mouvements causée
par d'étranges accessoires.

A vingt pas, à travers la neige, les touristes désoeuvrés, le nez
contre les vitres, les _misses_ aux curieuses petites têtes coiffées
en garçons, prirent cette apparition pour une vache égarée, puis pour
un rétameur chargé de ses ustensiles.

A dix pas, l'apparition changea encore et montra l'arbalète
l'épaule, le casque à visière baissée d'un archer du moyen âge, encore
plus invraisemblable à rencontrer sur ces hauteurs qu'une vache ou
qu'un ambulant.

Au perron, l'arbalétrier ne fut plus qu'un gros homme, trapu, râblé,
qui s'arrêtait pour souffler, secouer la neige de ses jambières en
drap jaune comme sa casquette, de son passe-montagne tricoté ne
laissant guère voir du visage que quelques touffes de barbe
grisonnante et d'énormes lunettes vertes, bombées en verres de
stéréoscope.  Le _piolet_, l'alpenstock, un sac sur le dos, un paquet
de cordes en sautoir, des crampons et crochets de fer à la ceinture
d'une blouse anglaise à larges pattes complétaient le harnachement de
ce parfait alpiniste.

Sur les cimes désolées du Mont-Blanc ou du Finsteraarhorn, cette tenue
d'escalade aurait semblé naturelle; mais au Rigi-Kulm, à deux pas du
chemin de fer!

L'Alpiniste, il est vrai, venait du côté opposé à la station, et
l'état de ses jambières témoignait d'une longue marche dans la neige
et la boue.

Un moment il regarda l'hôtel et ses dépendances, stupéfait de trouver
à deux mille mètres au-dessus de la mer une bâtisse de cette
importance, des galeries vitrées, des colonnades, sept étages de
fenêtres et le large perron s'étalant entre deux rangées de pots à feu
qui donnaient à ce sommet de montagne l'aspect de la place de l'Opéra
par un crépuscule d'hiver.

Mais si surpris qu'il pût être, les gens de l'hôtel le paraissaient
bien davantage, et lorsqu'il pénétra dans l'immense antichambre, une
poussée curieuse se fit à l'entrée de toutes les salles: des messieurs
armés de queues de billard, d'autres avec des journaux déployés, des
dames tenant leur livre ou leur ouvrage, tandis que tout au fond, dans
le développement de l'escalier, des têtes se penchaient par-dessus la
rampe, entre les chaînes de l'ascenseur.

L'homme dit haut, très fort, d'une voix de basse profonde, un «creux
du Midi» sonnant comme une paire de cymbales:

«Coquin de bon sort!  En voilà un temps!...

Et tout de suite il s'arrêta, quitta sa casquette et ses lunettes.

Il suffoquait.

L'éblouissement des lumières, le chaleur du gaz, des calorifères, en
contraste avec le froid noir du dehors, puis cet appareil somptueux,
ces hauts plafonds, ces portiers chamarrés avec «REGINA MONTIUM» en
lettres d'or sur leurs casquettes d'amiraux, les cravates blanches des
maîtres d'hôtel et le bataillon des Suissesses en costumes nationaux
accouru sur un coup de timbre, tout cela l'étourdit une seconde, pas
plus d'une.

Il se sentit regardé et, sur-le-champ, retrouva son aplomb, comme un
comédien devant les loges pleines.

«Monsieur désire?...

C'était le gérant qui l'interrogeait du bout des dents, un gérant très
chic, jaquette rayée, favoris soyeux, une tête de couturier pour
dames.

L'Alpiniste, sans s'émouvoir, demanda une chambre, «une bonne petite
chambre, au moins», à l'aise avec ce majestueux gérant comme avec un
vieux camarade de collège.

Il fut par exemple bien près de se fâcher quand la servante bernoise,
qui s'avançait un bougeoir à la main, toute raide dans son plastron
d'or et les bouffants de tulle de ses manches, s'informa si monsieur
désirait prendre l'ascenseur.  La proposition d'un crime à commettre
ne l'eût pas indigné davantage.

--Un ascenseur, à lui!...  à lui!...  Et son cri, son geste,
secouèrent toute sa ferraille.

Subitement radouci, il dit à la Suissesse d'un ton aimable:
«_Pedibus_se_ cum jambis_se, ma belle chatte...» et il monta derrière
elle, son large dos tenant l'escalier, écartant les gens sur son
passage, pendant que par tout l'hôtel courait une clameur, un long
«Qu'est-ce que c'est que ça?» chuchoté dans les langues diverses des
quatre parties du monde.  Puis le second coup du dîner sonna, et nul
ne s'occupa plus de l'extraordinaire personnage.


Un spectacle, cette salle à manger du Rigi-Kulm.

Six cents couverts autour d'une immense table en fer à cheval où des
compotiers de riz et de pruneaux alternaient en longues files avec des
plantes vertes, reflétant dans leur sauce claire ou brune les petites
flammes droites des lustres et les dorures du plafond caissonné.

Comme dans toutes les tables d'hôte suisses, ce riz et ces pruneaux
divisaient le dîner en deux factions rivales, et rien qu'aux regards
de haine ou de convoitise jetés d'avance sur les compotiers du
dessert, on devinait aisément à quel parti les convives appartenaient.
Les Riz se reconnaissaient à leur pâleur défaite, les Pruneaux à leurs
faces congestionnées.

Ce soir-là, les derniers étaient en plus grand nombre, comptaient
surtout des personnalités plus importantes, des célébrités
européennes, telles que le grand historien Astier-Réhu, de l'Académie
française, le baron de Stoltz, vieux diplomate austro-hongrois, lord
Chipendale (?), un membre du Jockey-Club avec sa nièce (hum!  hum!),
l'illustre docteur-professeur Schwanthaler, de l'Université de Bonn,
un général péruvien et ses huit demoiselles.

A quoi les Riz ne pouvaient guère opposer comme grandes vedettes qu'un
sénateur belge et sa famille, Mme Schwanthaler, la femme du
professeur, et un ténor italien retour de Russie, étalant sur la nappe
des boutons de manchettes larges comme des soucoupes.

C'est ce double courant opposé qui faisait sans doute la gêne et la
raideur de la table.  Comment expliquer autrement le silence de ces
six cents personnes, gourmées, renfrognées, méfiantes, et le souverain
mépris qu'elles semblaient affecter les unes pour les autres?  Un
observateur superficiel aurait pu l'attribuer à la stupide morgue
anglo-saxonne qui, maintenant, par tous pays donne le ton du monde
voyageur.

Mais non!  Des êtres à face humaine n'arrivent pas à se haïr ainsi
première vue, à se dédaigner du nez, de la bouche et des yeux faute de
présentation préalable.  Il doit y avoir autre chose.

Riz et Pruneaux, je vous dis.  Et vous avez l'explication du morne
silence pesant sur ce dîner du Rigi-Kulm qui, vu le nombre et la
variété internationale des convives, aurait dû être animé, tumultueux,
comme on se figure les repas au pied de la tour de Babel.

L'Alpiniste entra, un peu troublé devant ce réfectoire de chartreux en
pénitence sous le flamboiement des lustres, toussa bruyamment sans que
personne prît garde à lui, s'assit a son rang de dernier venu, au bout
de la salle.  Défublé maintenant, c'était un touriste comme un autre,
mais d'aspect plus aimable, chauve, bedonnant, la barbe en pointe et
touffue, le nez majestueux, d'épais sourcils féroces sur un regard bon
enfant.

Riz ou Pruneau?  on ne savait encore.

A peine installé, il s'agita avec inquiétude, puis quittant sa place
d'un bond effrayé: «_Outre!_...un courant d'air!...» dit-il tout haut,
et il s'élança vers une chaise libre, rabattue au milieu de la table.

Il fut arrêté par une Suissesse de service, du canton d'Uri, celle-là,
chaînettes d'argent et guimpe blanche:

«Monsieur, c'est retenu...

Alors, de la table, une jeune fille dont il ne voyait que la chevelure
en blonds relevés sur des blancheurs de neige vierge dit sans se
retourner, avec un accent d'étrangère:

«Cette place est libre...  mon frère est malade, il ne descend pas.

--Malade?  demanda l'Alpiniste en s'asseyant, l'air empressé, presque
affectueux...  Malade?  Pas dangereusement au moins?

Il prononçait «au mouain», et le mot revenait dans toutes ses phrases
avec quelques autres vocables parasites «hé, qué, té, zou, vé, vaï,
allons, et autrement, différemment», qui soulignaient encore son
accent méridional, déplaisant sans doute pour la jeune blonde, car
elle ne répondit que par un regard glacé, d'un bleu noir, d'un bleu
d'abîme.

Le voisin de droite n'avait rien d'encourageant non plus; c'était le
ténor italien, fort gaillard au front bas, aux prunelles huileuses,
avec des moustaches de matamore qu'il frisait d'un doigt furibond,
depuis qu'on l'avait séparé de sa jolie voisine.

Mais le bon Alpiniste avait l'habitude de parler en mangeant, il lui
fallait cela pour sa santé.

«_Vé_!  Les jolis boutons...  se dit-il tout haut à lui-même en
guignant les manchettes de l'Italien...  Ces notes de musique,
incrustées dans le jaspe, c'est d'un effet _charmain_...

Sa voix cuivrée sonnait dans le silence sans y trouver le moindre
écho.

«Sûr que monsieur est chanteur, _qué?_

--Non capisco...» grogna l'Italien dans ses moustaches.

Pendant un moment l'homme se résigna à dévorer sans rien dire, mais
les morceaux l'étouffaient.  Enfin, comme son vis-à-vis le diplomate
austro-hongrois essayait d'atteindre le moutardier du bout de ses
vieilles petites mains grelottantes, enveloppées de mitaines, il le
lui passa obligeamment: «A votre service, monsieur le baron...» car il
venait de l'entendre appeler ainsi.

Malheureusement le pauvre M. de Stoltz, malgré l'air finaud et
spirituel contracté dans les chinoiseries diplomatiques, avait perdu
depuis longtemps ses mots et ses idées, et voyageait dans la montagne
spécialement pour les rattraper.  Il ouvrit ses yeux vides sur ce
visage inconnu, les referma sans rien dire.  Il en eût fallu dix,
anciens diplomates de sa force intellectuelle, pour trouver en commun
la formule d'un remerciement.

A ce nouvel insuccès, l'Alpiniste fit une moue terrible, et la brusque
façon dont il s'empara de la bouteille aurait pu faire croire qu'il
allait achever de fendre, avec, la tête fêlée du vieux diplomate.  Pas
plus!  C'était pour offrir à boire à sa voisine, qui ne l'entendit
pas, perdue dans une causerie à mi-voix, d'un gazouillis étranger doux
et vif, avec deux jeunes gens assis tout près d'elle.  Elle se
penchait, s'animait.  On voyait des petits frisons briller dans la
lumière contre une oreille menue, transparente et toute rose...
Polonaise, Russe, Norvégienne?...  mais du Nord bien certainement; et
une jolie chanson do son pays lui revenant aux lèvres, l'homme du Midi
se mit à fredonner tranquillement:

        _O coumtesso gènto,
        Estelo dou Nord
        Qué la neu argento,
        Qu'Amour friso en or._[*]

  [*] «Gentille comtesse,--Lumière du Nord,--Que la neige
  argente,--Qu'Amour frise en or.» (Frédéric MISTRAL.)

Toute la table se retourna; on crut qu'il devenait fou.  Il rougit, se
tint coi dans son assiette, n'en sortit plus que pour repousser
violemment un des compotiers sacrés qu'on lui passait:

«Des pruneaux, encore!...  Jamais de la vie!

C'en était trop.

Il se fit un grand mouvement de chaises.  L'académicien, lord
Chipendale (?), le professeur de Bonn et quelques autres notabilités
du parti se levaient, quittaient la salle pour protester.

Les «Riz» presque aussitôt suivirent, en le voyant repousser le second
compotier aussi vivement que l'autre.

Ni Riz ni Pruneau!...  Quoi alors?...

Tous se retirèrent; et c'était glacial ce défilé silencieux de nez
tombants, de coins de bouche abaissés et dédaigneux, devant le
malheureux qui resta seul dans l'immense salle à manger flamboyante,
en train de faire une trempette à la mode de son pays, courbé sous le
dédain universel.


Mes amis, ne méprisons personne.  Le mépris est la ressource des
parvenus, des poseurs, des laiderons et des sots, le masque o
s'abrite la nullité, quelquefois la gredinerie, et qui dispense
d'esprit, de jugement, de bonté.  Tous les bossus sont méprisants;
tous les nez tors se froncent et dédaignent quand ils rencontrent un
nez droit.

Il savait cela, le bon Alpiniste.  Ayant de quelques années dépassé la
quarantaine, ce «palier du quatrième» où l'homme trouve et ramasse la
clef magique qui ouvre la vie jusqu'au fond, en montre la monotone et
décevante enfilade, connaissant en outre sa valeur, l'importance de sa
mission et du grand nom qu'il portait, l'opinion de ces gens-là ne
l'occupait guère.  Il n'aurait eu d'ailleurs qu'à se nommer, à crier:
«C'est moi...» pour changer en respects aplatis toutes ces lippes
hautaines; mais l'incognito l'amusait.

Il souffrait seulement de ne pouvoir parler, faire du bruit, s'ouvrir,
se répandre, serrer des mains, s'appuyer familièrement à une épaule,
appeler les gens par leurs prénoms.  Voilà ce qui l'oppressait au
Rigi-Kulm.

Oh!  surtout, ne pas parler.

«J'en aurai la pépie, bien sûr...» se disait le pauvre diable, errant
dans l'hôtel, ne sachant que devenir.

Il entra au café, vaste et désert comme un temple en semaine, appela
le garçon «mon bon ami», commanda «un moka sans sucre, _qué!_» Et le
garçon ne demandant pas: «Pourquoi sans sucre?» l'Alpiniste ajouta
vivement: «C'est une habitude que j'ai prise en Algérie, du temps de
mes grandes chasses.

Il allait les raconter, mais l'autre avait fui sur ses escarpins de
fantôme pour courir à lord Chipendale affalé de son long sur un divan
et criant d'une voix morne: «Tchimppègne!  tchimppègne!» Le bouchon
fit son bruit bête de noce de commande, puis on n'entendit plus rien
que les rafales du vent dans la monumentale cheminée et le cliquetis
frissonnant de la neige sur les vitres.

Bien sinistre aussi, le salon de lecture, tous les journaux en main,
ces centaines de têtes penchées autour des longues tables vertes, sous
les réflecteurs.  De temps en temps une bâillée, une toux, le
froissement d'une feuille déployée, et, planant sur ce calme de salle
d'étude, debout et immobiles, le dos au poêle, solennels tous les deux
et sentant pareillement le moisi, les deux pontifes de l'histoire
officielle, Schwanthaler et Astier-Réhu, qu'une fatalité singulière
avait mis en présence au sommet du Rigi, depuis trente ans qu'ils
s'injuriaient, se déchiraient dans des notes explicatives,
s'appelaient «Schwanthaler l'âne bâté, _vir ineptissimus_
Astier-Réhu».

Vous pensez l'accueil que reçut le bienveillant Alpiniste approchant
une chaise pour faire un brin de causette instructive au coin du feu.
Du haut de ces doux cariatides tomba subitement sur lui un de ces
courants froids, dont il avait si grand'peur; il se leva, arpenta la
salle autant par contenance que pour se réchauffer, ouvrit la
bibliothèque.  Quelques romans anglais y traînaient, mêlés à de
lourdes bibles et à des volumes dépareillés du Club Alpin Suisse; il
en prit un, l'emportait pour le lire au lit, mais dut le laisser à la
porte, le règlement ne permettant pas qu'on promenât la bibliothèque
dans les chambres.

Alors, continuant à errer, il entr'ouvrit la porte du billard, où le
ténor italien jouait tout seul, faisait des effets de torse et de
manchettes pour leur jolie voisine, assise sur un divan, entre deux
jeunes gens auxquels elle lisait une lettre.  A l'entrée de
l'Alpiniste elle s'interrompit, et l'un des jeunes gens se leva, le
plus grand, une sorte de moujik, d'homme-chien, aux pattes velues, aux
longs cheveux noirs, luisants et plats, rejoignant la barbe inculte.
Il fit deux pas vers le nouveau venu, le regarda comme on provoque, et
si férocement que le bon Alpiniste sans demander d'explication,
exécuta un demi-tour à droite, prudent et digne.

«Différemment, ils ne sont pas liants, dans le Nord...» dit-il tout
haut, et il referma la porte bruyamment pour bien prouver à ce sauvage
qu'on n'avait pas peur de lui.


Le salon restait comme dernier refuge; il y entra...  Coquin de
sort!...  La morgue, bonnes gens!  la morgue du mont Saint-Bernard, o
les moines exposent les malheureux ramassés sous la neige dans les
attitudes diverses que la mort congelante leur a laissées, c'était
cela le salon de Rigi-Kulm.

Toutes les dames figées, muettes, par groupes sur des divans
circulaires, ou bien isolées, tombées ça et là.  Toutes les misses
immobiles sous les lampes des guéridons, ayant encore aux mains
l'album, le magazine, la broderie qu'elles tenaient quand le froid les
avait saisies; et parmi elles les filles du général, les huit petites
Péruviennes avec leur teint de safran, leurs traits en désordre, les
rubans vifs de leurs toilettes tranchant sur les tons de lézard des
modes anglaises, pauvres petits _pays-chauds_ qu'on se figurait si
bien grimaçant, gambadant à la cime des cocotiers et qui, plus encore
que les autres victimes, faisaient peine à regarder en cet état de
mutisme et de congélation.  Puis au fond, devant le piano, la
silhouette macabre du vieux diplomate, ses petites mains à mitaines
posées et mortes sur le clavier, dont sa figure avait les reflets
jaunis...

Trahi par ses forces et sa mémoire, perdu dans une polka de sa
composition qu'il recommençait toujours au même motif, faute de
retrouver la coda, le malheureux de Stoltz s'était endormi en jouant,
et avec lui toutes les dames du Rigi, berçant dans leur sommeil des
frisures romantiques ou ce bonnet de dentelle en forme de croûte de
vol-au-vent qu'affectionnent les dames anglaises et qui fait partie du
cant voyageur.

L'arrivée de l'Alpiniste ne les réveilla pas, et lui-même s'écroulait
sur un divan, envahi par ce découragement de glace, quand des accords
vigoureux et joyeux éclatèrent dans le vestibule, où trois «musicos»,
harpe, flûte, violon, de ces ambulants aux mines piteuses, aux longues
redingotes battant les jambes, qui courent les hôtelleries suisses,
venaient d'installer leurs instruments.  Dès les premières notes,
notre homme se dressa, galvanisé.

«_Zou!_ bravo!...  En avant musique!

Et le voilà courant, ouvrant les portes grandes, faisant fête aux
musiciens, qu'il abreuve de champagne, se grisant lui aussi, sans
boire, avec cette musique qui lui rend la vie.  Il imite le piston, il
imite la harpe, claque des doigts au-dessus de sa tête, roule les
yeux, esquisse des pas, à la grande stupéfaction des touristes
accourus de tous côtés au tapage.  Puis brusquement, sur l'attaque
d'une valse de Strauss que les musicos allumés enlèvent avec la furie
de vrais tziganes, l'Alpiniste, apercevant à l'entrée du salon la
femme du professeur Schwanthaler, petite Viennoise boulotte aux
regards espiègles, restés jeunes sous ses cheveux gris tout poudrés,
s'élance, lui prend la taille, l'entraîne en criant aux autres: «Eh!
allez donc!...  valsez donc!

L'élan est donné, tout l'hôtel dégèle et tourbillonne, emporté.  On
danse dans le vestibule, dans le salon, autour de la longue table
verte de la salle de lecture.  Et c'est ce diable d'homme qui leur a
mis à tous le feu au ventre.  Lui cependant ne danse plus, essouffl
au bout de quelques tours; mais il veille sur son bal, presse les
musiciens, accouple les danseurs, jette le professeur de Bonn dans les
bras d'une vieille Anglaise, et sur l'austère Astier-Réhu la plus
fringante des Péruviennes.  La résistance est impossible.  Il se
dégage de ce terrible Alpiniste on ne sait quelles effluves qui vous
soulèvent, vous allègent.  Et zou!  et zou!  Plus de mépris, plus de
haine.  Ni Riz ni Pruneaux, tous valseurs.  Bientôt la folie gagne, se
communique aux étages, et, dans l'énorme baie de l'escalier, on voit
jusqu'au sixième tourner sur les paliers, avec la raideur d'automates
devant un chalet à musique, les jupes lourdes et colorées des
Suissesses de service.

Ah!  le vent peut souffler dehors, secouer les lampadaires, faire
grincer les fils du télégraphe et tourbillonner la neige en spirales
sur la cime déserte.  Ici l'on a chaud, l'on est bien, en voilà pour
toute la nuit.

«Différemment, je vais me coucher, moi...» se dit en lui-même le bon
Alpiniste, homme de précaution, et d'un pays où tout le monde
s'emballe et se déballe encore plus vite.  Riant dans sa barbe grise,
il se glisse, se dissimule pour échapper à la maman Schwanthaler qui,
depuis leur tour de valse, le cherche, s'accroche à lui, voudrait
toujours «ballir...  dantsir...

Il prend la clef, son bougeoir; puis au premier étage s'arrête une
minute pour jouir de son oeuvre, regarder ce tas d'empalés qu'il a
forcés à s'amuser, à se dégourdir.

Une Suissesse s'approche, toute haletante de sa valse interrompue, lui
présente une plume et le registre de l'hôtel:

«Si j'oserais demander à mossié de vouloir bien signer son nom...

Il hésite un instant.  Faut-il, ne faut-il pas conserver l'incognito?

Après tout, qu'importe!  En supposant que la nouvelle de sa présence
au Rigi arrive là-bas, nul ne saura ce qu'il est venu faire en Suisse.
Et puis ce sera si drôle, demain matin, la stupeur de tous ces
«Inglichemans» quand ils apprendront...  Car cette fille ne pourra pas
s'en taire...  Quelle surprise par tout l'hôtel, quel
éblouissement!...

«Comment?  C'était lui...  Lui!...

Ces réflexions passèrent dans sa tête, rapides et vibrantes comme les
coups d'archet de l'orchestre.  Il prit la plume et d'une main
négligente, au-dessous d'Astier-Réhu, de Schwanthaler et autres
illustres, il signa ce nom qui les éclipsait tous, son nom; puis monta
vers sa chambre, sans même se retourner pour voir l'effet dont il
était sûr.

Derrière lui la Suissesse regarda,

                         TARTARIN DE TARASCON

et au-dessous:

                               P. C. A.

Elle lut cela, cette Bernoise, et ne fut pas éblouie du tout.  Elle ne
savait pas ce que signifiait P. C. A.  Elle n'avait jamais entendu
parler de «Dardarin».

Sauvage, _raì_!



II

TARASCON, CINQ MINUTES D'ARRÊT.--LE CLUB DES ALPINES.--EXPLICATION DU
P.C.A.--LAPINS DE GARENNE ET LAPINS DE CHOUX.--CECI EST MON
TESTAMENT.--LE SIROP DE CADAVRE.--PREMIÈRE ASCENSION.--TARTARIN TIRE
SES LUNETTES.


Quand ce nom de «Tarascon» sonne en fanfare sur la voie du
Paris-Lyon-Méditerranée, dans le bleu vibrant et limpide du ciel
provençal, des têtes curieuses se montrent à toutes les portières de
l'express, et de wagon en wagon les voyageurs se disent: «Ah!  voil
Tarascon...  Voyons un peu Tarascon.

Ce qu'on en voit n'a pourtant rien que de fort ordinaire, une petite
ville paisible et proprette, des tours, des toits, un pont sur le
Rhône.  Mais le soleil tarasconnais et ses prodigieux effets de
mirage, si féconds en surprises, en inventions, en cocasseries
délirantes; ce joyeux petit peuple, pas plus gros qu'un pois chiche,
qui reflète et résume les instincts de tout le Midi français, vivant,
remuant, bavard, exagéré, comique, impressionnable, c'est là ce que
les gens de l'express guettent au passage et ce qui fait la popularit
de l'endroit.

En des pages mémorables que la modestie l'empêche de rappeler plus
explicitement, l'historiographe de Tarascon a jadis essayé de
dépeindre les jours heureux de la petite ville menant sa vie de
cercle, chantant ses romances--chacun la sienne,--et, faute de gibier,
organisant de curieuses chasses à la casquette[*].  Puis, la guerre
venue, les temps noirs, il a dit Tarascon, et sa défense héroïque,
l'esplanade torpillée, le cercle et le café de la comédie imprenables,
tous les habitants formés en compagnies franches, soutachés de fémurs
croisés et de têtes de mort, toutes les barbes poussées, un tel
déploiement de haches, sabres d'abordage, revolvers américains, que
les malheureux en arrivaient à se faire peur les uns aux autres et
ne plus oser s'aborder dans les rues.

  [*] Voici ce qu'il est dit de cette chasse locale dans les Aventures
  prodigieuses de Tartarin de Tarascon:

  «Après un bon déjeuner en pleine campagne, chacun des chasseurs
  prend sa casquette, la jette en l'air de toutes ses forces, et la
  tire au vol avec du 5, du 6 ou du 2, selon les conventions.  Celui
  qui met le plus souvent dans sa casquette est proclamé roi de la
  chasse et rentre, le soir, en triomphateur à Tarascon, la casquette
  criblée au bout du fusil, au milieu des aboiements et des
  fanfares...

Bien des années ont passé depuis la guerre, bien des almanachs ont ét
mis au feu; mais Tarascon n'a pas oublié, et, renonçant aux futiles
distractions d'autre temps, n'a plus songé qu'à se faire du sang et
des muscles au profit des revanches futures.  Des sociétés de tir et
de gymnastique, costumées, équipées, ayant toutes leur musique et leur
bannière; des salles d'armes, boxe, bâton, chausson; des courses
pieds, des luttes à main plate entre personnes du meilleur monde ont
remplacé les chasses à la casquette, les platoniques causeries
cynégétiques chez l'armurier Costecalde.

Enfin le cercle, le vieux cercle lui-même, abjurant bouillotte et
bezigue, s'est transformé en Club Alpin, sur le patron du fameux
«Alpine Club» de Londres qui a porté jusqu'aux Indes la renommée de
ses grimpeurs.  Avec cette différence que les Tarasconnais, au lieu de
s'expatrier vers des cimes étrangères à conquérir, se sont contentés
de ce qu'ils avaient sous la main, ou plutôt sous le pied, aux portes
de la ville.

Les Alpes à Tarascon?...  Non, mais les Alpines, cette chaîne de
montagnettes parfumées de thym et de lavande, pas bien méchantes ni
très hautes (150 à 200 mètres au-dessus du niveau de la mer), qui font
un horizon de vagues bleues aux routes provençales, et que
l'imagination locale a décorées de noms fabuleux et caractéristiques:
_le Mont-Terrible, le Bout-du-Monde, le Pic-des-Géants,_ etc.

C'est plaisir, les dimanches matin, de voir les Tarasconnais guêtrés,
le pic en main, le sac et la tente sur le dos, partir, clairons en
tête, pour des ascensions dont le Forum, le journal de la localité,
donne le compte rendu avec un luxe descriptif, une exagération
d'épithètes, «abîmes, gouffres, gorges effroyables,» comme s'il
s'agissait de courses sur l'Himalaya.  Pensez qu'à ce jeu les
indigènes ont acquis des forces nouvelles, ces «doubles muscles
réservés jadis au seul Tartarin, le bon, le brave, l'héroïque
Tartarin.

Si Tarascon résume le Midi, Tartarin résume Tarascon.  Il n'est pas
seulement le premier citoyen de la ville, il en est l'âme, le génie,
il en a toutes les belles fêlures.  On connaît ses anciens exploits,
ses triomphes de chanteur (oh!  le duo de _Robert le Diable_ à la
pharmacie Bézuquet!) et l'étonnante odyssée de ses chasses au lion
d'où il ramena ce superbe chameau, le dernier de l'Algérie, mort
depuis, chargé d'ans et d'honneurs, conservé en squelette au musée de
la ville, parmi les curiosités tarasconnaises.

Tartarin, lui, n'a pas bronché; toujours bonnes dents, bon oeil,
malgré la cinquantaine, toujours cette imagination extraordinaire qui
rapproche et grossit les objets avec une puissance de télescope.  Il
est resté celui dont le brave commandant Bravida disait: «C'est un
lapin...

Deux lapins, plutôt!  Car dans Tartarin comme dans tout Tarasconnais,
il y a la race garenne et la race choux très nettement accentuées: le
lapin de garenne coureur, aventureux, casse-cou; le lapin de choux
casanier, tisanier, ayant une peur atroce de la fatigue, des courants
d'air, et de tous les accidents quelconques pouvant amener la mort.

On sait que cette prudence ne l'empêchait pas de se montrer brave et
même héroïque à l'occasion; mais il est permis de se demander ce qu'il
venait faire sur le Rigi (Regina montium) à son âge, alors qu'il avait
si chèrement conquis le droit au repos et au bien-être.

A cela, l'infâme Costecalde aurait pu seul répondre.

Costecalde, armurier de son état, représente un type assez rare
Tarascon.  L'envie, la basse et méchante envie, visible à un pli
mauvais de ses lèvres minces et à une espèce de buée jaune qui lui
monte du foie par bouffées, enfume sa large face rasée et régulière,
aux méplats fripés, meurtris comme à coups de marteau, pareille à une
ancienne médaille de Tibère ou de Caracalla.  L'envie chez lui est une
maladie qu'il n'essaye pas même de cacher, et, avec ce beau
tempérament tarasconnais qui déborde toujours, il lui arrive de dire
en parlant de son infirmité: «Vous ne savez pas comme ça fait mal...

Naturellement, le bourreau de Costecalde, c'est Tartarin.  Tant de
gloire pour un seul homme!  Lui partout, toujours lui!  Et lentement,
sourdement, comme un termite introduit dans le bois doré de l'idole,
voilà vingt ans qu'il sape en dessous cette renommée triomphante, et
la ronge, et la creuse.  Quand le soir, au cercle, Tartarin racontait
ses affûts au lion, ses courses dans le grand Sahara, Costecalde avait
des petits rires muets, des hochements de tête incrédules.

«Mais les peaux, pas moins, Costecalde...  ces peaux de lion qu'il
nous a envoyées, qui sont là, dans le salon du cercle?...

--Té!  pardi...  Et les fourreurs, croyez-vous pas qu'il en manque, en
Algérie?

--Mais les marques des balles, toutes rondes, dans les têtes?

--Et autrem_ain_, est-ce qu'au temps de la chasse aux casquettes, on
ne trouvait pas chez nos chapeliers des casquettes trouées de plomb et
déchiquetées, pour les tireurs maladroits?

Sans doute l'ancienne gloire du Tartarin tueur de fauves restait
au-dessus de ces attaques; mais l'Alpiniste chez lui prêtait à toutes
les critiques, et Costecalde ne s'en privait pas, furieux qu'on eût
nommé président du Club des Alpines un homme que l'âge «enlourdissait
visiblement et que l'habitude, prise en Algérie, des babouches et des
vêtements flottants prédisposait encore à la paresse.

Rarement, en effet, Tartarin prenait part aux ascensions; il se
contentait de les accompagner de ses voeux et de lire en grande
séance, avec, des roulements d'yeux et des intonations à faire pâlir
les dames, les tragiques comptes rendus des expéditions.

Costecalde, au contraire, sec, nerveux, la «Jambe de coq», comme on
l'appelait, grimpait toujours en tête; il avait fait les Alpines une
par une, planté sur les cimes inaccessibles le drapeau du club, la
_Tarasque_ étoilée d'argent.  Pourtant, il n'était que vice-président,
V.  P. C. A.; mais il travaillait si bien la place qu'aux élections
prochaines, évidemment, Tartarin sauterait.

Averti par ses fidèles, Bézuquet le pharmacien, Excourbaniès, le brave
commandant Bravida, le héros fut pris d'abord d'un noir dégoût, cette
rancoeur révoltée dont l'ingratitude et l'injustice soulèvent les
belles âmes.  Il eut l'envie de tout planter là, de s'expatrier, de
passer le pont pour aller vivre à Beaucaire, chez les Volsques; puis
se calma.

Quitter sa petite maison, son jardin, ses chères habitudes, renoncer
son fauteuil de président du Club des Alpines fondé par lui, à ce
majestueux P. C. A.  qui ornait et distinguait ses cartes, son papier
à lettres, jusqu'à la coiffe de son chapeau!  Ce n'était pas possible,
_vé!_ Et tout à coup lui vint une idée mirobolante.

En définitive, les exploits de Costecalde se bornaient à des courses
dans les Alpines.  Pourquoi Tartarin, pendant les trois mois qui le
séparaient des élections, ne tenterait-il pas quelque aventure
grandiose; arborer, par _ézemple_, l'étendard du Club sur une des plus
hautes cimes de l'Europe, la Jungfrau ou le Mont-Blanc?

Quel triomphe au retour, quelle gifle pour Costecalde lorsque le Forum
publierait le récit de l'ascension!  Comment, après cela, oser lui
disputer le fauteuil?

Tout de suite il se mit à l'oeuvre, fit venir secrètement de Paris une
foule d'ouvrages spéciaux: les _Escalades_ de Whymper, les _Glaciers_
de Tyndall, le _Mont-Blanc_ de Stéphen d'Arve, des relations du Club
Alpin, anglais et suisse, se farcit la tête d'une foule d'expressions
alpestres, «cheminées, couloirs, moulins, névés, séracs, moraine,
rotures», sans savoir bien précisément ce qu'elles signifiaient.

La nuit, ses rêves s'effrayèrent de glissades interminables, de
brusques chutes dans des crevasses sans fond.  Les avalanches le
roulaient, des arêtes de glace embrochaient son corps au passage; et
longtemps après le réveil et le chocolat du matin qu'il avait
l'habitude de prendre au lit, il gardait l'angoisse et l'oppression de
son cauchemar; mais cela ne l'empêchait pas, une fois debout, de
consacrer sa matinée à de laborieux exercices d'entraînement.

Il y a tout autour de Tarascon un cours planté d'arbres qui, dans le
dictionnaire local, s'appelle «le Tour de ville».  Chaque dimanche,
l'après-midi, les Tarasconnais, gens de routine malgré leur
imagination, font leur tour de ville, et toujours dans le même sens.
Tartarin s'exerça à le faire huit fois, dix fois dans la matinée, et
souvent même à rebours.  Il allait, les mains derrière le dos,
petits pas de montagne, lents et sûrs, et les boutiquiers, effarés de
cette infraction aux habitudes locales, se perdaient en suppositions
de toutes sortes.

Chez lui, dans son jardinet exotique, il s'accoutumait à franchir les
crevasses en sautant par-dessus le bassin où quelques cyprins
nageaient parmi des lentilles d'eau; à deux reprises il tomba et fut
obligé de se changer.  Ces déconvenues l'excitaient et, sujet au
vertige, il longeait l'étroite maçonnerie du bord, au grand effroi de
la vieille servante qui ne comprenait rien à toutes ces manigances.

En même temps, il commandait _en_ Avignon, chez un bon serrurier, des
crampons système Whymper pour sa chaussure, un piolet système Kennedy;
il se procurait aussi une lampe à chalumeau, deux couvertures
imperméables et deux cents pieds d'une corde de son invention, tressée
avec du fil de fer.

L'arrivage de ces différents objets, les allées et venus mystérieuses
que leur fabrication nécessita, intriguèrent beaucoup les
Tarasconnais; on disait en ville: «le président prépare un coup.
Mais, quoi?  Quelque chose de grand, bien sûr, car selon la belle
parole du brave et sentencieux commandant Bravida, ancien capitaine
d'habillement, lequel ne parlait que par apophtegmes: «L'aigle ne
chasse pas les mouches.

Avec ses plus intimes, Tartarin demeurait impénétrable; seulement, aux
séances du Club, on remarquait le frémissement de sa voix et ses
regards zébrés d'éclairs lorsqu'il adressait la parole à Costecalde,
cause indirecte de cette nouvelle expédition dont s'accentuaient,
mesure qu'elle se faisait plus proche, les dangers et les fatigues.
L'infortuné ne se les dissimulait pas et même les considérait
tellement en noir, qu'il crut indispensable de mettre ordre à ses
affaires, d'écrire ces volontés suprêmes dont l'expression coûte tant
aux Tarasconnais, épris de vie, qu'ils meurent presque tous intestat.

Oh!  par un matin de juin rayonnant, un ciel sans nuage, arqué,
splendide, la porte de son cabinet ouverte sur le petit jardin
propret, sablé, où les plantes exotiques découpaient leurs ombres
lilas immobiles, où le jet d'eau tintait sa note claire parmi les cris
joyeux des petits Savoyards jouant à la marelle devant la porte,
voyez-vous Tartarin en babouches, larges vêtements de flanelle,
l'aise, heureux, une bonne pipe, lisant tout haut à mesure qu'il
écrivait:

«Ceci est mon testament.

Allez, on a beau avoir le coeur bien en place, solidement agrafé, ce
sont là de cruelles minutes.  Pourtant, ni sa main ni sa voix ne
tremblèrent, pendant qu'il distribuait à ses concitoyens toutes les
richesses ethnographiques entassées dans sa petite maison,
soigneusement époussetées et conservées avec un ordre admirable;

«Au Club des Alpines, le baobab (arbor gigantea), pour figurer sur la
cheminée de la salle des séances;

«A Bravida, ses carabines, revolvers, couteaux de chasse, kriss
malais, tomahawks et autres pièces meurtrières;

«A Excourbaniès, toutes ses pipes, calumets, narghilés, pipettes
fumer le kif et l'opium;

A Costecalde,--oui, Costecalde lui-même avait son legs!--les fameuses
flèches empoisonnées (N'y touchez pas)

Peut-être y avait-il sous ce don le secret espoir que le traître se
blesse et qu'il en meure; mais rien de pareil n'émanait du testament,
fermé sur ces paroles d'une divine mansuétude:

«Je prie mes chers alpinistes de ne pas oublier leur président...  je
veux qu'ils pardonnent à mon ennemi comme je lui pardonne, et pourtant
c'est bien lui qui a causé ma mort...

Ici, Tartarin fut obligé de s'arrêter, aveuglé d'un grand flot de
larmes.  Pendant une minute, il se vit fracassé, en lambeaux, au pied
d'une haute montagne, ramassé dans une brouette et ses restes informes
rapportés à Tarascon.  O puissance de l'imagination provençale!  il
assistait à ses propres funérailles, entendait les chants noirs, les
discours sur sa tombe: «Pauvre Tartarin, _péchère!_...» Et, perdu dans
la foule de ses amis, il se pleurait lui-même.

Mais, presque aussitôt, la vue de son cabinet plein de soleil, tout
reluisant d'armes et de pipes alignées, la chanson du petit filet
d'eau au milieu du jardin, le remit dans le vrai des choses.
Différemment, pourquoi mourir?  pourquoi partir même?  Qui l'y
obligeait, quel sot amour-propre?  risquer la vie pour un fauteuil
présidentiel et pour trois lettres!...

Ce ne fut qu'une faiblesse, et qui ne dura pas plus que l'autre.  Au
bout de cinq minutes, le testament était fini, paraphé, scellé d'un
énorme cachet noir, et le grand homme faisait ses derniers préparatifs
de départ.

Une fois encore le Tartarin de garenne avait triomphé du Tartarin de
choux.  Et l'on pouvait dire du héros tarasconnais ce qu'il a été dit
de Turenne: «Son corps n'était pas toujours prêt à aller à la
bataille, mais sa volonté l'y menait malgré lui.


Le soir de ce même jour, comme le dernier coup de dix heures sonnait
au jacquemart de la maison de ville, les rues déjà désertes,
agrandies, à peine ça et là un heurtoir retardataire, de grosses voix
étranglées de peur se criant dans le noir: «Bonne nuit, au
_mouain_...» avec une brusque retombée de porte, un passant se
glissait dans la ville éteinte où rien n'éclairait plus la façade des
maisons que les réverbères et les bocaux teintés de rosé et de vert de
la pharmacie Bézuquet se projetant sur la placette avec la silhouette
du pharmacien accoudé à son bureau et dormant sur le Codex.  Un petit
acompte qu'il prenait ainsi chaque soir, de neuf à dix, afin,
disait-il, d'être plus frais la nuit si l'on avait besoin de ses
services.  Entre nous, c'était là une simple tarasconnade, car on ne
le réveillait jamais et, pour dormir plus tranquille, il avait coup
lui-même le cordon de la sonnette de secours.

Subitement, Tartarin entra, chargé de couvertures, un sac de voyage
la main, et si pâle, si décomposé, que le pharmacien, avec cette
fougueuse imagination locale dont l'apothicairerie ne le gardait pas,
crut à quelque aventure effroyable et s'épouvanta: «Malheureux!...
qu'y a-t-il?...  vous êtes empoisonné?...  Vite, vite, l'ipéca...

Il s'élançait, bousculait ses bocaux.  Tartarin, pour l'arrêter fut
obligé de le prendre à bras-le-corps: «Mais écoutez-moi donc, _qué_
diable!» et dans sa voix grinçait le dépit de l'acteur à qui l'on a
fait manquer son entrée.  Le pharmacien une fois immobilisé au
comptoir par un poignet de fer, Tartarin lui dit tout bas:

«Sommes-nous seuls, Bézuquet?

--Bé oui...  fit l'autre en regardant autour de lui avec un vague
effroi...  Pascalon est couché (Pascalon, c'était son élève), la maman
aussi, mais pourquoi?

--Fermez les volets, commanda Tartarin sans répondre...  on pourrait
nous voir du dehors.

Bézuquet obéit en tremblant.  Vieux garçon, vivant avec sa mère qu'il
n'avait jamais quittée, il était d'une douceur, d'une timidité de
demoiselle, contrastant étrangement avec son teint basané, ses lèvres
lippues, son grand nez en croc sur une moustache éployée, une tête de
forban algérien d'avant la conquête.  Ces antithèses sont fréquentes
Tarascon où les têtes ont trop de caractère, romaines, sarrazines,
têtes d'expression des modèles de dessin, déplacées en des métiers
bourgeois et des moeurs ultra-pacifiques de petite ville.

C'est ainsi qu'Excourbaniès, qui a l'air d'un conquistador compagnon
de Pizarre, vend de la mercerie, roule des yeux flamboyants pour
débiter deux sous de fil, et que Bézuquet, étiquetant la réglisse
sanguinède et le _sirupus gummi_, ressemble à un vieil écumeur des
côtes barbaresques.

Quand les volets furent mis, assurés de boulons de fer et de barres
transversales: «Écoutez, Ferdinand...» dit Tartarin, qui appelait
volontiers les gens par leur prénom; et il se déborda, vida son coeur
gros de rancunes contre l'ingratitude de ses compatriotes, raconta les
basses manoeuvres de la «Jambe de coq», le tour qu'on voulait lui
jouer aux prochaines élections, et la façon dont il comptait parer la
botte.  Avant tout, il fallait tenir la chose très secrète, ne la
révéler qu'au moment précis où elle déciderait peut-être du succès,
moins qu'un accident toujours à prévoir, une de ces affreuses
catastrophes...  «Eh!  coquin de sort, Bézuquet, ne sifflez donc pas
comme ça pendant qu'on parle.

C'était un des tics du pharmacien.  Peu bavard de sa nature, ce qui ne
se rencontre guère à Tarascon et lui valait la confidence du
président, ses grosses lèvres toujours en O gardaient l'habitude d'un
perpétuel sifflotement qui semblait rire au nez du monde, même dans
l'entretien le plus grave.

Et pendant que le héros faisait allusion à sa mort possible, disait en
posant sur le comptoir un large pli cacheté: «Mes dernières volontés
sont là, Bézuquet, c'est vous que j'ai choisi pour exécuteur
testamentaire...

--Hu...  hu...  hu...» sifflotait le pharmacien emporté par sa manie,
mais, au fond, très ému et comprenant la grandeur de son rôle.

Puis, l'heure du départ étant proche, il voulut boire à l'entreprise
«quelque chose de bon, _qué?_...  un verre d'élixir de Garus.
Plusieurs armoires ouvertes et visitées, il se souvint que la maman
avait les clefs du Garus.  Il aurait fallu la réveiller, dire qui
était là.  On remplaça l'élixir par un verre de _sirop de Calabre_,
boisson d'été, modeste et inoffensive, dont Bézuquet est l'inventeur
et qu'il annonce dans le _Forum_ sous cette rubrique: «_Sirop de
Calabre, dix sols la bouteille, verre compris_».  «_Sirop de cadavre,
vers compris_», disait l'infernal Costecalde qui bavait sur tous les
succès; du reste, cet affreux jeu de mots n'a fait que servir à la
vente et les Tarasconnais en raffolent, de ce sirop de cadavre.

Les libations faites, quelques derniers mots échangés, ils
s'étreignirent, Bézuquet sifflotant dans sa moustache où roulaient de
grosses larmes.

«Adieu, au _mouain_...» dit Tartarin d'un ton brusque, sentant qu'il
allait pleurer aussi; et comme l'auvent de la porte était mis, le
héros dut sortir de la pharmacie à quatre pattes.

C'étaient les épreuves du voyage qui commençaient.


Trois jours après, il débarquait à Vilznau, au pied du Rigi.  Comme
montagne de début, exercice d'entraînement, le Rigi l'avait tent
cause de sa petite altitude (1.800 mètres environ dix fois le
Mont-Terrible, la plus haute des Alpines!) et aussi à cause du
splendide panorama qu'on découvre du sommet, toutes les Alpes
bernoises alignées, blanches et roses, autour des lacs, attendant que
l'ascensionniste fasse son choix, jette son piolet sur l'une d'elles.

Certain d'être reconnu en route, et peut-être suivi, car c'était sa
faiblesse de croire que par toute la France il était aussi célèbre et
populaire qu'à Tarascon, il avait fait un grand détour pour entrer en
Suisse et ne se harnacha qu'après la frontière.  Bien lui en prit:
jamais tout son armement n'aurait pu tenir dans un wagon français.

Mais si commodes que soient les compartiments suisses, l'Alpiniste,
empêtré d'ustensiles dont il n'avait pas encore l'habitude, écrasait
des orteils avec la pointe de son alpenstock, harponnait les gens au
passage de ses crampons de fer, et partout où il entrait, dans les
gares, les salons d'hôtel et de paquebot, excitait autant
d'étonnements que de malédictions, de reculs, de regards de colère
qu'il ne s'expliquait pas et dont souffrait sa nature affectueuse et
communicative.  Pour l'achever, un ciel toujours gris, moutonneux, et
une pluie battante.

Il pleuvait à Bâle sur les petites maisons blanches lavées et relavées
par la main des servantes et l'eau du ciel; il pleuvait à Lucerne sur
le quai d'embarquement où les malles, les colis semblaient sauvés d'un
naufrage, et quand il arriva à la station de Vitznau, au bord du lac
des Quatre-Cantons, c'était le même déluge sur les pentes vertes du
Rigi, chevauchées de nuées noires, avec des torrents qui dégoulinaient
le long des roches, des cascades en humide poussière, des égouttements
de toutes les pierres, de toutes les aiguilles des sapins.  Jamais le
Tarasconnais n'avait vu tant d'eau.

Il entra dans une auberge, se fit servir un café au lait, miel et
beurre, la seule chose vraiment bonne qu'il eût encore savourée dans
le voyage; puis une fois restauré, sa barbe empoissée de miel nettoyée
d'un coin de serviette, il se disposa à tenter sa première ascension.

«Et autrement, demanda-t-il pendant qu'il chargeait son sac, combien
de temps faut-il pour monter au Rigi?

--Une heure, une heure et quart, monsieur; mais dépêchez-vous, le
train part dans cinq minutes.

--Un train pour le Rigi!...  vous badinez!

Par la fenêtre à vitraux de plomb de l'auberge, on le lui montra qui
partait.  Deux grands wagons couverts, sans vasistas, poussés par une
locomotive à cheminée courte et ventrue en forme de marmite, un
monstrueux insecte agrippé à la montagne et s'essoufflant à grimper
ses pentes vertigineuses.

Les deux Tartarin, garenne et choux, se révoltèrent en même temps
l’idée de monter dans cette hideuse mécanique.  L'un trouvait ridicule
cette façon de grimper les Alpes en ascenseur; quant à l'autre, ces
ponts aériens que traversait la voie avec la perspective d'une chute
de mille mètres au moindre déraillement, lui inspiraient toutes sortes
de réflexions lamentables que justifiait la présence du petit
cimetière de Vilznau, dont les tombes blanches se serraient, tout au
bas de la pente, comme du linge étalé dans la cour d'un lavoir.
Évidemment ce cimetière est là par précaution, et pour qu'en cas
d'accident les voyageurs se trouvent tout portés.

«Allons-y de mon pied, se dit le vaillant Tarasconnais, ça
m'exercera...  _zou!_

Et le voilà parti, tout préoccupé de la manoeuvre de son alpenstock en
présence du personnel de l'auberge accouru sur la porte et lui criant
pour sa route des indications qu'il n'écoutait pas.  Il suivit d'abord
un chemin montant, pavé de gros cailloux inégaux et pointus comme une
ruelle du Midi, et bordé de rigoles en sapin pour l'écoulement des
eaux de pluie.

A droite et à gauche, de grands vergers, des prairies grasses et
humides traversées de ces mêmes canaux d'irrigation en troncs
d'arbres.  Cela faisait un long clapotis du haut en bas de la
montagne, et chaque fois que le piolet de l'Alpiniste accrochait au
passage les branches basses d'un chêne ou d'un noyer, sa casquette
crépitait comme sous une pomme d'arrosoir.

«_Diou!_ que d'eau!» soupirait l'homme du Midi.  Mais ce fut bien pis
quand, le cailloutis du chemin ayant brusquement cessé, il dut
barboter à même le torrent, sauter d'une pierre à l'autre pour ne pas
tremper ses guêtres.  Puis l'ondée s'en mêla, pénétrante, continue,
semblant froidir à mesure qu'il montait.  Quand il s'arrêtait pour
reprendre haleine, il n'entendait plus qu'un vaste bruit d'eau où il
était comme noyé, et il voyait en se retournant les nuages rejoindre
le lac en fines et longues baguettes de verre au travers desquelles
les chalets de Vitznau luisaient comme des joujoux frais vernissés.

Des hommes, des enfants passaient près de lui la tête basse, le dos
courbé sous la même hotte en bois blanc contenant des provisions pour
quelque villa ou pension dont les balcons découpés s'apercevaient
mi-côte.  «Rigi-Kulm?» demandait Tartarin pour s'assurer qu'il était
bien dans la direction; mais son équipement extraordinaire, surtout le
passe-montagne en tricot qui lui masquait la figure, jetaient l'effroi
sur sa route, et tous, ouvrant des yeux ronds, pressaient le pas sans
lui répondre.

Bientôt ces rencontres devinrent rares; le dernier être humain qu'il
aperçut était une vieille qui lavait son linge dans un tronc d'arbre,
à l'abri d'un énorme parapluie rouge planté en terre.

«Rigi-Kulm?» demanda l'Alpiniste.

La vieille leva vers lui une face idiote et terreuse, avec un goitre
qui lui ballait dans le cou, aussi gros que la sonnaille rustique
d'une vache suisse: puis, après l'avoir longuement regardé, elle fut
prise d'un rire inextinguible qui lui fendait la bouche jusqu'aux
oreilles, bridait de rides ses petits yeux, et chaque fois qu'elle les
rouvrait, la vue de Tartarin planté, devant elle, le piolet sur
l'épaule, semblait redoubler sa joie.

«_Tron de l'air!_ gronda le Tarasconnais, elle a de la chance d'être
femme...» et, tout bouffant de colère, il continua sa route, s'égara
dans une sapinière, où ses bottes glissaient sur la mousse
ruisselante.

Au delà, le paysage avait changé.  Plus de sentiers, d'arbres ni de
pâturages.  Des pentes mornes dénudées, de grands éboulis de roche
qu'il escaladait sur les genoux de peur de tomber; des fondrières
pleines d'une boue jaune qu'il traversait lentement, tâtant devant lui
avec l'alpenstock, levant le pied comme un rémouleur.  A chaque
instant, il regardait la boussole en breloque à son large cordon de
montre; mais, soit l'altitude ou les variations de la température,
l'aiguille semblait affolée.  Et nul moyen de s'orienter avec l'épais
brouillard jaune empêchant de voir à dix pas, traversé depuis un
moment d'un verglas fourmillant et glacial qui rendait la montée de
plus en plus difficile.

Tout à coup il s'arrêta, le sol blanchissait vaguement devant lui...
Gare les yeux!...

Il arrivait dans la région des neiges...

Tout de suite il tira ses lunettes de leur étui, les assujettit
solidement.  La minute était solennelle.  Un peu ému, fier tout de
même, il sembla à Tartarin que, d'un bond, il s'était élevé de 1.000
mètres vers les cimes et les grands dangers.

Il n'avança plus qu'avec précaution, rêvant des crevasses et des
rotures dont lui parlaient ses livres et, dans le fond de son coeur,
maudissant les gens de l'auberge qui lui avaient conseillé de monter
tout droit et sans guides.  Au fait, peut-être s'était-il trompé de
montagne!  Plus de six heures qu'il marchait, quand le Rigi ne
demandait que trois heures.  Le vent soufflait, un vent froid qui
faisait tourbillonner la neige dans la brume crépusculaire.

La nuit allait le surprendre.  Où trouver une hutte, seulement
l'avancée d'une roche pour s'abriter?  Et tout à coup il aperçut
devant lui, sur le terre-plein sauvage et nu, une espèce de chalet en
bois, bandé d'une pancarte aux lettres énormes qu'il déchiffra
péniblement: «PHO...TO...GRA...PHIE DU RI...GI...KULM».  En même
temps, l'immense hôtel aux trois cents fenêtres lui apparaissait un
peu plus loin entre les lampadaires de fête qui s'allumaient dans le
brouillard.



III

UNE ALERTE SUR LE RIGI.---DU SANG-FROID!  DU SANG-FROID!--LE COR DES
ALPES.---CE QUE TARTARIN TROUVE A SA GLACE EN SE
RÉVEILLANT.---PERPLEXITÉ.---ON DEMANDE UN GUIDE PAR LE TÉLÉPHONE.


«_Quès aco_?...  Qui vive?...» fit le Tarasconnais l'oreille tendue,
les yeux écarquillés dans les ténèbres.

Des pas couraient par tout l'hôtel, avec des claquements de portes,
des souffles haletants, des cris: «Dépêchez-vous!» tandis qu'au dehors
sonnaient comme des appels de trompe et que de brusques montées de
flammes illuminaient vitres et rideaux.

Le feu!...

D'un bond il fut hors du lit, chaussé, vêtu, dégringolant l'escalier
où le gaz brûlait encore et que descendait tout un essaim bruissant de
_misses_ coiffées à la hâte, serrées dans des châles verts, des fichus
de laine rouge, tout ce qui leur était tombé sous la main en se
levant.

Tartarin, pour se réconforter lui-même et rassurer ces demoiselles,
criait en se précipitant et bousculant tout le monde: «Du sang-froid!
du sang-froid!» avec une voix de goéland, blanche, éperdue, une de ces
voix comme on en a dans les rêves, à donner la chair de poule aux plus
braves.  Et comprenez-vous ces petites _misses_ qui riaient en le
regardant, semblaient le trouver très drôle.  On n'a aucune notion du
danger, à cet âge!

Heureusement, le vieux diplomate venait derrière elles, très
sommairement vêtu d'un pardessus que dépassaient des caleçons blancs
et des bouts de cordonnets.

Enfin, voilà un homme!...

Tartarin courut à lui en agitant les bras: «Ah!  monsieur le baron,
quel malheur!...  Savez-vous quelque chose?...  Où est-ce?...  Comment
a-t-il pris?

--Qui?  Quoi?...» bégayait le baron ahuri, sans comprendre.

«Mais, le feu...

--Quel feu?...

Le pauvre homme avait une mine si extraordinairement déprimée et
stupide que Tartarin l'abandonna et s'élança dehors brusquement pour
«organiser les secours!...

«Des secours!» répétait le baronet, après lui, cinq ou six garçons de
salle qui dormaient debout dans l'antichambre et s'entre-regardèrent,
absolument égarés...  «Des secours!...

Au premier pas dehors, Tartarin s'aperçut de son erreur.  Pas le
moindre incendie.  Un froid de loup, la nuit profonde à peine
éclaircie des torches de résine qu'on agitait ça et là et qui
faisaient sur la neige de grandes traces sanglantes.

Au bas du perron, un joueur de cor des Alpes mugissait sa plainte
modulée, un monotone ranz des vaches à trois notes avec lequel il est
d'usage, au Rigi-Kulm, de réveiller les adorateurs du soleil et de
leur annoncer la prochaine apparition de l'astre.

On prétend qu'il se montre parfois à son premier réveil à la pointe
extrême de la montagne, derrière l'hôtel.  Pour s'orienter, Tartarin
n'eut qu'à suivre le long éclat de rire des misses qui passaient près
de lui.  Mais il allait plus lentement encore plein de sommeil et les
jambes lourdes de ses six heures d'ascension.

«C'est vous, Manilof?...  dit tout à coup dans l'ombre une voix
claire, une voix de femme...  Aidez-moi donc...  J'ai perdu mon
soulier.

Il reconnut le gazouillis étranger de sa petite voisine de table, dont
il cherchait la fine silhouette dans le pâle reflet blanc montant du
sol.

«Ce n'est pas Manilof, mademoiselle, mais si je puis vous être
utile...

Elle eut un petit cri de surprise et de peur, un geste de recul que
Tartarin n'aperçut pas, déjà penché, tâtant l'herbe rase et craquante
autour de lui.

«Té, pardi!  le voilà...» s'écria-t-il joyeusement.  Il secoua la fine
chaussure que la neige poudrait à frimas, mit un genou à terre, dans
le froid et l'humide, de la façon la plus galante, et demanda pour
récompense l'honneur de chausser Cendrillon.

Celle-ci, plus farouche que dans le conte, répondit par un «non» très
sec, et sautillait, essayant de réintégrer son bas de soie dans le
soulier mordoré; mais elle n'y serait jamais parvenue sans l'aide du
héros, tout ému de sentir une minute cette main mignonne effleurer son
épaule.

«Vous avez de bons yeux...  ajouta-t-elle en manière de remerciement,
pendant qu'ils marchaient à tâtons, côte à côte.

--L'habitude de l'affût, mademoiselle.

--Ah!  vous êtes chasseur?

Elle dit cela avec un accent railleur, incrédule.  Tartarin n'aurait
eu qu'à se nommer pour la convaincre, mais, comme tous les porteurs de
noms illustres, il gardait une discrétion, une coquetterie; et,
voulant graduer la surprise:

«Je suis chasseur, _effétivemain_...

Elle continua sur le même ton d'ironie:

«Et quel gibier chassez-vous donc, de préférence?

--Les grands carnassiers, les grands fauves...  fit Tartarin, croyant
l'éblouir.

--En trouvez-vous beaucoup sur le Rigi?

Toujours galant et à la riposte, le Tarasconnais allait répondre que,
sur le Rigi, il n'avait rencontré que des gazelles, quand sa réplique
fut coupée par l'approche de deux ombres qui appelaient.

«Sonia...  Sonia...

--J'y vais...» dit-elle; et se tournant vers Tartarin dont les yeux,
faits à l'obscurité, distinguaient sa pâle et jolie figure sous une
mantille en manola, elle ajouta, sérieuse cette fois:

«Vous faites un chasse dangereuse, mon bonhomme...  prenez garde d'y
laisser vos os...

Et, tout de suite, elle disparut dans le noir avec ses compagnons.

Plus tard l'intonation menaçante qui soulignait ces paroles devait
troubler l'imagination du méridional; mais, ici, il fut seulement vex
de ce mot de «bonhomme» jeté à son embonpoint grisonnant et du brusque
départ de la jeune fille juste au moment où il allait se nommer, jouir
de sa stupéfaction.

Il fit quelques pas dans la direction où le groupe s'éloignait,
entendit une rumeur confuse, les toux, les éternuements des touristes
attroupés qui attendaient avec impatience le lever du soleil,
quelques-uns des plus braves grimpés sur un petit belvédère dont les
montants, ouatés de neige, se distinguaient en blanc dans la nuit
finissante.

Une lueur commençait à éclaircir l'Orient, saluée d'un nouvel appel de
cor des Alpes et de ce «ah!» soulagé que provoque au théâtre le
troisième coup pour lever le rideau.  Mince comme la fente d'un
couvercle, elle s'étendait, cette lueur, élargissait l'horizon; mais
en même temps montait de la vallée un brouillard opaque et jaune, une
buée plus pénétrante et plus épaisse à mesure que le jour venait.
C'était comme un voile entre la scène et les spectateurs.

Il fallait renoncer aux gigantesques effets annoncés sur les Guides.
En revanche, les tournures hétéroclites des danseurs de la veille
arrachés au sommeil se découpaient en ombres chinoises, falotes et
cocasses; des châles, des couvertures, jusqu'à des courtines de lit
les recouvraient.  Sous des coiffures variées, bonnets de soie ou de
coton, capelines, toques, casquettes à oreilles, c'étaient des faces
effarées, bouffies, des têtes de naufragés perdus sur un îlot en
pleine mer et guettant une voile au large de tous leurs yeux
écarquillés.

Et rien, toujours rien!

Pourtant certains s'évertuaient à distinguer des cimes dans un élan de
bonne volonté et, tout en haut du belvédère, on entendait les
gloussements de la famille péruvienne serrée autour d'un grand diable,
vêtu jusqu'aux pieds de son ulster à carreaux, qui détaillait
imperturbablement l'invisible panorama des Alpes bernoises, nommant et
désignant à voix haute les sommets perdus dans la brume:

«Vous voyez à gauche le Finsteraarhorn, quatre mille deux cent
soixante-quinze mètres...  le Schreckhorn, le Wetterhorn, le Moine, la
Jungfrau, dont je signale à ces demoiselles les proportions
élégantes...

--Bé!  vrai!  on voilà un qui ne manque pas de toupet!...» se dit le
Tarasconnais, puis à la réflexion: «Je connais cette voix, pas
_mouain_.

Il reconnaissait surtout l'accent, cet _assent_ du Midi qui se
distingue de loin comme l'odeur de l'ail; mais tout préoccupé de
retrouver sa jeune inconnue, il ne s'arrêta pas, continua d'inspecter
les groupes sans succès.  Elle avait dû rentrer à l'hôtel, comme ils
faisaient tous, fatigués de rester à grelotter, à battre la semelle.

Des dos ronds, des tartans dont les franges balayaient la neige
s'éloignaient, disparaissaient dans le brouillard de plus en plus
épaissi.  Bientôt il ne resta plus, sur le plateau froid et désol
d'une aube grise, que Tartarin et le joueur de cor des Alpes qui
continuait à souffler mélancoliquement dans l'énorme bouquin, comme un
chien qui aboie à la lune.

C'était un petit vieux à longue barbe, coiffé d'un chapeau tyrolien
orné de glands verts lui tombant dans le dos, et portant, comme toutes
les casquettes de service de l'hôtel, le _Regina montium_ en lettres
dorées.  Tartarin s'approcha pour lui donner son pourboire, ainsi
qu'il l'avait vu faire aux autres touristes.

«Allons nous coucher, mon vieux,» dit-il; et, lui tapant sur l'épaule
avec sa familiarité tarasconnaise: «Une fière blague, _qué!_ le soleil
du Rigi.

Le vieux continua de souffler dans sa corne, achevant sa ritournelle
trois notes avec un rire muet qui plissait le coin de ses yeux et
secouait les glands verts de sa coiffure.

Tartarin, malgré tout, ne regrettait pas sa nuit.  La rencontre de la
jolie blonde le dédommageait du sommeil interrompu; car, tout près de
la cinquantaine, il avait encore le coeur chaud, l'imagination
romanesque, un ardent foyer de vie.  Remonté chez lui, les yeux fermés
pour se rendormir, il croyait sentir dans sa main le petit soulier
menu si léger, entendre les petits cris sautillants de la jeune fille:
«Est-ce vous, Manilof?...

Sonia...  quel joli nom!...  Elle était Russe certainement; et ces
jeunes gens voyageant avec elle, des amis de son frère, sans doute...
Puis tout se brouilla, le joli minois frisé en or alla rejoindre
d'autres visions flottantes et assoupies, pentes du Rigi, cascades en
panaches; et bientôt le souffle héroïque du grand homme, sonore et
rythmé, emplit la petite chambre et une bonne partie du corridor...

Au moment de descendre, sur le premier coup du déjeuner, Tartarin
s'assurait que sa barbe était bien brossée et qu'il n'avait pas trop
mauvaise mine dans son costume d'alpiniste, quand tout à coup il
tressaillit.  Devant lui, grande ouverte et collée à la glace par deux
pains à cacheter, une lettre anonyme étalait les menaces suivantes:

«_Français du diable, ta défroque te cache mal.  On te fait grâce
encore ce coup-ci, mais si tu te retrouves sur notre passage, prends
garde._

Ébloui, il relut deux ou trois fois sans comprendre.  A qui, à quoi
prendre garde?  Comment cette lettre était-elle venue là?  Évidemment
pendant son sommeil, car il ne l'avait pas aperçue au retour de sa
promenade aurorale.  Il sonna la fille de service, une grosse face
blafarde et plate, trouée de petite vérole, un vrai pain de gruyère,
dont il ne put rien tirer d'intelligible sinon qu'elle était de «pon
famille» et n'entrait jamais dans les chambres pendant que les
messieurs ils y étaient.

«Quelle drôle de chose, pas moins!» disait Tartarin tournant et
retournant sa lettre, très impressionné.  Un moment le nom de
Costecalde lui traversa l'esprit: Costecalde instruit de ses projets
d'ascension et essayant de l'en détourner par des manoeuvres, des
menaces.  A la réflexion, cela lui parut invraisemblable, il finit par
se persuader que cette lettre était une farce...  peut-être les
petites misses qui lui riaient au nez de si bon coeur...  elles sont
si libres, ces jeunes filles anglaises et américaines!

Le second coup sonnait.  Il cacha la lettre anonyme dans sa poche:
«Après tout, nous verrons bien...» Et la moue formidable dont il
accompagnait cette réflexion indiquait l'héroïsme de son âme.

Nouvelle surprise en se mettant à table.  Au lieu de sa jolie voisine
«qu'amour frise en or», il aperçut le cou de vautour d'une vieille
dame anglaise dont les grands repentirs époussetaient la nape.  On
disait tout près de lui que la jeune demoiselle et sa société étaient
parties par un des premiers trains du matin.

«Cré nom!  je suis floué...» fit, tout haut, le ténor italien qui, la
veille, signifiait si brusquement à Tartarin qu'il ne comprenait pas
le français.  Il l'avait donc appris pendant la nuit!  Le ténor se
leva, jeta sa serviette et s'enfuit, laissant le méridional
complètement anéanti.

Des convives de la veille, il ne restait plus que lui.  C'est toujours
ainsi, au Rigi-Kulm, où l’on ne séjourne guère que vingt-quatre
heures.  D'ailleurs le décor était invariable, les compotiers en files
séparant les factions.  Mais ce matin, les Riz triomphaient en grand
nombre, renforcés d'illustres personnages, et les Pruneaux, comme on
dit, n'en menaient pas large.

Tartarin, sans prendre parti pour les uns ni pour les autres, monta
dans sa chambre avant les manifestations du dessert, boucla son sac et
demanda sa note; il en avait assez du Regina montium et de sa table
d'hôte de sourds-muets.

Brusquement repris de sa folie alpestre au contact du piolet, des
crampons et des cordes dont il s'était réaffublé, il brûlait
d'attaquer une vraie montagne, au sommet dépourvu d'ascenseur et de
photographie en plein vent.  Il hésitait encore entre le
Finsteraarhorn plus élevé et la Jungfrau plus célèbre, dont le joli
nom de virginale blancheur le ferait penser plus d'une fois à la
petite Russe.

En ruminant ces alternatives, pendant qu'on préparait sa note, il
s'amusait à regarder, dans l'immense hall lugubre et silencieux de
l'hôtel, les grandes photographies coloriées accrochées aux murailles,
représentant des glaciers, des pentes neigeuses, des passages fameux
et dangereux de la montagne: ici, des ascensionnistes à la file, comme
des fourmis en quête, sur une arête de glace tranchante et bleue; plus
loin une énorme crevasse aux parois glauques en travers de laquelle on
a jeté une échelle que franchit une dame sur les genoux, puis un abb
relevant sa soutane.

L'alpiniste de Tarascon, les deux mains sur son piolet, n'avait jamais
eu l'idée de difficultés pareilles; il faudrait passer là, pas
moins!...  Tout à coup, il pâlit affreusement.

Dans un cadre noir, une gravure, d'après le dessin fameux de Gustave
Doré, reproduisait la catastrophe du mont Cervin: Quatre corps humains
à plat ventre ou sur le dos, dégringolant la pente presque à pic d'un
névé, les bras jetés, les mains qui tâtent, se cramponnent, cherchent
la corde rompue qui tenait ce collier de vies et ne sert qu'à les
entraîner mieux vers la mort, vers le gouffre où le tas va tomber
pêle-mêle avec les cordes, les piolets, les voiles verts, tout le
joyeux attirail d'ascension devenu soudainement tragique.

«Mâtin!» fit le Tarasconnais parlant tout haut dans son épouvante.

Un maître d'hôtel fort poli entendit son exclamation et crut devoir le
rassurer.  Les accidents de ce genre devenaient de plus en plus rares;
l'essentiel était de ne pas faire d'imprudence et, surtout, de se
procurer un bon guide.

Tartarin demanda si on pourrait lui en indiquer un, là, de
confiance...  Ce n'est pas qu'il eût peur, mais cela vaut toujours
mieux d'avoir quelqu'un de sûr.

Le garçon réfléchit, l'air important, tortillant ses favoris: «De
confiance...  Ah!  si monsieur m'avait dit ça plus tôt, nous avions ce
matin un homme qui aurait bien été l'affaire...  le courrier d'une
famille péruvienne...

--Il connaît la montagne?  fit Tartarin d'un air entendu.

--Oh!  monsieur, toutes les montagnes...  de Suisse, de Savoie, du
Tyrol, de l'Inde, du monde entier, il les a toutes faites, il les sait
par coeur et vous les raconte, c'est quelque chose!...  Je crois qu'on
le déciderait facilement...  Avec un homme comme celui-là, un enfant
irait partout sans danger.

--Où est-il?  où pourrais-je le trouver?

--Au Kaltbad, monsieur, où il prépare les chambres de ses voyageurs...
Nous allons téléphoner.

Un téléphone, au Rigi!

Ça, c'était le comble.  Mais Tartarin ne s'étonnait plus.

Cinq minutes après, le garçon revint, rapportant la réponse.

Le courrier des Péruviens venait de partir pour la Tellsplatte, où il
passerait certainement la nuit.

Cette Tellsplatte est une chapelle commémorative, un de ces
pèlerinages en l'honneur de Guillaume Tell comme on en trouve
plusieurs en Suisse.  On s'y rendait beaucoup pour voir les peintures
murales qu'un fameux peintre bâlois achevait d'exécuter dans la
chapelle...

Par le bateau, il ne fallait guère plus d'une heure, une heure et
demie, Tartarin n'hésita pas.  Cela lui ferait perdre un jour, mais il
se devait de rendre cet hommage à Guillaume Tell, pour lequel il avait
une prédilection singulière, et puis, quelle chance s'il pouvait
saisir ce guide merveilleux, le décider à faire la Jungfrau avec lui.

En route, zou!...

Il paya vite sa note où le coucher et le lever du soleil étaient
comptés à part ainsi que la bougie et le service, et, toujours précéd
de ce terrible bruit de ferraille qui semait la surprise et l'effroi
sur son passage, il se rendit à la gare, car redescendre le Rigi
pied, comme il l'avait monté, c'était du temps perdu et, vraiment,
faire trop d'honneur à cette montagne artificielle.



IV

SUR LE BATEAU.---IL PLEUT.---LE HÉROS TARASCONNAIS SALUE DES
MANES.---LA VÉRITÉ SUR GUILLAUME TELL.---DÉSILLUSION.--TARTARIN DE
TARASCON N'A JAMAIS EXISTÉ.---«TÉ!  BOMPARD.


Il avait laissé la neige au Rigi-Kulm; en bas, sur le lac, il retrouva
la pluie, fine, serrée, indistincte, une vapeur d'eau à travers
laquelle les montagnes s'estompaient, graduées et lointaines, en forme
de nuages.

Le «Foehn» soufflait, faisait moutonner le lac où les mouettes volant
bas semblaient portées par la vague; on aurait pu se croire en pleine
mer.

Et Tartarin se rappelait sa sortie de Marseille, quinze ans
auparavant, lorsqu'il partit pour la chasse au lion, ce ciel sans
tache, ébloui de lumière blonde, cette mer bleue, mais bleue comme une
eau de teinture, rebroussée par le mistral avec de blancs
étincellements de salines, et les clairons des forts, tous les
clochers en branle, ivresse, joie, soleil, féerie du premier voyage!

Quel contraste avec ce pont noir de mouillure, presque désert, sur
lequel se distinguaient dans la brume, comme derrière un papier huilé,
quelques passagers vêtus d'ulsters, de caoutchoucs informes, et
l'homme de la barre immobile à l'arrière, tout encapuchonné dans son
caban, l'air grave et sybillin au-dessus de cette pancarte en trois
langues:

«Défense de parler au timonier.

Recommandation bien inutile, car personne ne parlait à bord du
Winkelried, pas plus sur le pont que dans les salons de première et de
seconde, bondés de voyageurs aux mines lugubres, dormant, lisant,
bâillant, pêle-mêle avec leurs menus bagages semés sur les banquettes.
C'est ainsi qu'on se figure un convoi de déportés au lendemain d'un
coup d'État.

De temps en temps, le beuglement rauque de la vapeur annonçait
l'approche d'une station.  Un bruit de pas, de bagages remués traînait
sur le pont.  Le rivage sortait de la brume, s'avançait, montrant des
pentes d'un vert sombre, des villas grelottant parmi des massifs
inondés, des peupliers en file au bord de routes boueuses le long
desquelles de somptueux hôtels s'alignaient avec des lettres d'or sur
leurs façades, hôtels Meyer, Müller, du Lac, et des têtes ennuyées
apparaissant aux vitres ruisselantes.

On abordait le ponton de débarquement, des gens descendaient,
montaient, également crottés, trempés et silencieux.  C'était sur le
petit port un va-et-vient de parapluies, d'omnibus vite évanouis.
Puis le grand battement des roues faisait mousser l'eau sous leurs
palettes et le rivage fuyait, rentrait dans le vague paysage avec les
pensions Meyer, Müller, du Lac, dont les fenêtres, un instant
ouvertes, laissaient voir à tous les étages des mouchoirs agités, des
bras tendus qui semblaient dire: «Grâce, pitié, emmenez-nous...  si
vous saviez...!

Parfois, le _Winkelried_ croisait au passage un autre vapeur avec son
nom en lettres noires sur le tambour blanc: _Germania_..., _Guillaume
Tell_....  C'était le même pont lugubre, les mêmes caoutchoucs
miroitants, la même traversée lamentable, que le vaisseau fantôme
allât dans ce sens-ci ou dans celui-là, les mêmes regards navrés,
échangés d'un bord a l'autre.

Et dire que tous ces gens voyageaient pour leur plaisir, et qu'ils
étaient aussi captifs pour leur plaisir, les pensionnaires des hôtels
du Lac, Meyer et Müller!

Ici, comme au Rigi-Kulm, ce qui suffoquait surtout Tartarin, ce qui le
navrait, le gelait encore plus que la pluie froide et le ciel sans
lumière, c'était de ne pouvoir parler.  En bas, il avait bien retrouv
des figures de connaissance, le membre du Jockey avec sa nièce (hum!
hum!...), l'académicien Astier-Réhu et le professeur Schwanthaler, ces
deux implacables ennemis condamnés à vivre côte à côte, pendant un
mois, rivés au même itinéraire d'un voyage circulaire Cook, d'autres
encore; mais aucun de ces illustres Pruneaux ne voulait reconnaître le
Tarasconnais, que son passe-montagne, ses outils de fer, ses cordes en
sautoir distinguaient cependant, poinçonnaient d'une façon toute
particulière.  Tous semblaient honteux du bal de la veille, de
l'entraînement inexplicable où les avait jetés la fougue de ce gros
homme.

Seule, Mme Schwanthaler était venue vers son danseur, avec sa mine
toute rose et riante de petite fée boulotte, et, prenant sa jupe
deux doigts comme pour esquisser un pas de menuet: «Ballir...
dantsir...  très choli...» disait la bonne dame.  Était-ce un souvenir
qu'elle évoquait, ou la tentation de tourner encore en mesure?  C'est
qu'elle ne le lâchait pas, et Tartarin, pour échapper à son
insistance, remontait sur le pont, aimant mieux se tremper jusqu'aux
os que d'être ridicule.

Et il en tombait, et le ciel était sale!  Pour achever de l'assombrir,
toute une bande de «l'Armée du Salut» qu'on venait de prendre
Beckenried, une dizaine de grosses filles à l'air hébété, en robe bleu
marine et chapeaux Greenaway, se groupait sous trois énormes
parapluies rouges et chantait des versets, accompagnés sur l'accordéon
par un homme, une espèce de David-la-Gamme, long, décharné, les yeux
fous.

Ces voix aiguës, molles, discordantes comme des cris de mouettes,
roulaient, se traînaient à travers la pluie, la fumée noire de la
machine que le vent rabattait.  Jamais Tartarin n'avait entendu rien
de si lamentable.

A Brunnen, la troupe descendit, laissant les poches des voyageurs
gonflées de petites brochures pieuses; et presque aussitôt que
l'accordéon et les chants de ces pauvres larves eurent cessé, le ciel
se débrouilla, laissa voir quelques morceaux de bleu.

Maintenant, on entrait dans le lac d'Uri assombri et resserré entre de
hautes montagnes sauvages et, sur la droite, au pied du Seelisberg,
les touristes se montraient le champ de Grütli, où Melchtal, Fürst et
Stauffacher firent le serment de délivrer leur patrie.

Tartarin, très ému, se découvrit religieusement sans prendre garde
la stupeur environnante, agita même sa casquette en l'air par trois
fois, pour rendre hommage au mânes des héros.  Quelques passagers s'y
trompèrent, et, poliment, lui rendirent son salut.

Enfin la machine poussa un mugissement enroué, répercuté d'un écho
l'autre de l'étroit espace.  L'écriteau qu'on accrochait sur le pont
chaque station nouvelle, comme on fait dans les bals publics pour
varier les contredanses, annonça Tellsplatte.

On arrivait.

La chapelle est située à cinq minutes du débarcadère, tout au bord du
lac, sur la roche même où Guillaume Tell sauta, pendant la tempête, de
la barque de Gessler.  Et c'était pour Tartarin une émotion
délicieuse, pendant qu'il suivait le long du lac les voyageurs du
circulaire Cook, de fouler ce sol historique, de se rappeler, de
revivre les principaux épisodes du grand drame qu'il connaissait comme
sa propre histoire.

De tout temps, Guillaume Tell avait été un type.  Quand, à la
pharmacie Bézuquet, on jouait aux préférences et que chacun écrivait
sous pli cacheté le poète, l'arbre, l'odeur, le héros, la femme qu'il
préférait un de ces papiers portait invariablement ceci:

«L'arbre préféré?--le baobab.

«L'odeur?--de la poudre.

«L'écrivain?--Fenimore Cooper.

«Ce que j'aurais voulu être?--Guillaume Tell...

Et dans la pharmacie, il n'y avait qu'une voix pour s'écrier: «C'est
Tartarin!

Pensez s'il était heureux et si le coeur lui battait d'arriver devant
la chapelle commémorative élevée par la reconnaissance de tout un
peuple, il lui semblait que Guillaume Tell, en personne, allait lui
ouvrir la porte, encore trempé de l'eau du lac, son arbalète et ses
flèches à la main.

«On n'entre pas...  Je travaille...  Ce n'est pas le jour...» cria de
l’intérieur une voix forte doublée par la sonorité des voûtes.

«Monsieur Astier-Réhu, de l'Académie Française!...

--Herr Doctor Professor Schwanthaler!...

--Tartarin de Tarascon!...

Dans l'ogive au-dessus du portail, le peintre, grimpé sur un
échafaudage, parut presque à mi-corps, en blouse de travail, la
palette à la main.

«Mon _famulus_ descend vous ouvrir, messieurs, dit-il avec une
intonation respectueuse.

--J'en étais sûr, pardi!  pensa Tartarin...  Je n'avais qu'à me
nommer.

Toutefois il eut le bon goût de se ranger et, modestement, n'entra
qu'après tout le monde.

Le peintre, gaillard superbe, la tête rutilante et dorée d'un artiste
de la Renaissance, reçut ses visiteurs sur l'escalier de bois qui
menait à l'étage provisoire installé pour les peintures du haut de la
chapelle.  Les fresques représentant les principaux épisodes de la vie
de Guillaume Tell, étaient terminées, moins une, la scène de la pomme
sur la place d'Altorf.  Il y travaillait en ce moment, et son jeune
_famoulous_,--comme il disait,--les cheveux à l'archange, les jambes
et les pieds nus sous son sarrau moyen âge, lui posait l'enfant de
Guillaume Tell.

Tous ces personnages archaïques, rouges, verts, jaunes, bleus, empilés
plus hauts que nature dans d'étroites rues, sous des poternes du
temps, et faits pour être vus à distance, impressionnaient les
spectateurs un peu tristement, mais on était là pour admirer et l'on
admira.  D'ailleurs, personne n'y connaissait rien.

«Je trouve cela d'un grand caractère!» dit le pontifiant Astier-Réhu,
son sac de nuit à la main.

Et Schwanthaler, un pliant sous le bras, ne voulant pas être en reste,
cita deux vers de Schiller, dont la moitié resta dans sa barbe de
fleuve.  Puis les dames s'exclamèrent et, pendant un moment, on
n'entendit que des:

«Schön!...  oh!  schön...

--Yes...  lovely...

--Exquis, délicieux...

On se serait cru chez le pâtisser.

Brusquement une voix éclata, déchira d'une sonnerie de trompette le
silence recueilli:

«Mal épaulé, je vous dis...  Cette arbalète n'est pas en place...

On se figure la stupeur du peintre en face de l'exorbitant alpiniste
qui, le pic en main, le piolet sur l'épaule, risquant d'assommer
quelqu'un à chacune de ses voltes nombreuses, lui démontrait par A + B
que le mouvement de son Guillaume Tell n'était pas juste.

«Et je m'y connais, au _mouains_...  Je vous prie de le croire...

--Vous êtes?

--Comment!  qui je suis?...» fit le Tarasconnais tout à fait vexé.  Ce
n'était donc pas devant lui que la porte avait cédé; et redressant sa
taille: «Allez demander mon nom aux panthères du Zaccar, aux lions de
l'Atlas, ils vous répondront peut-être.

Il y eut une reculade, un effarement général.

«Mais, enfin, demanda le peintre, en quoi mon mouvement n'est-il pas
juste?

--Regardez-moi, té!

Tombant en arrêt d'un double coup de talon qui fit fumer les planches,
Tartarin, épaulant son piolet en arbalète, se campa.

«Superbe!  Il a raison...  Ne bougez plus...

Puis au famulus: «Vite, un carton, du fusain.

Le fait est que le Tarasconnais était à peindre, trapu, le dos rond,
la tête inclinée dans le passe-montagne en mentonnière de casque et
son petit oeil flamboyant qui visait le famulus épouvanté.

Imagination, ô magie!  Il se croyait sur la place d'Altorf, en face de
son enfant, lui qui n'en avait jamais eu; une flèche dans le goulot de
son arbalète, une autre à sa ceinture pour percer le coeur du tyran.
Et sa conviction devenait si forte qu'elle se communiquait autour de
lui.

«C'est Guillaume Tell!...» disait le peintre, accroupi sur un
escabeau, poussant son croquis d'une main fiévreuse: «Ah!  monsieur,
que ne vous ai-je connu plus tôt!  vous m'auriez servi de modèle...

--Vraiment!  vous trouvez quelque ressemblance?...» fit Tartarin
flatté, sans déranger la pose.

Oui, c'est bien ainsi que l'artiste se représentait son héros.

«La tête aussi?

--Oh!  la tête peu importe...» Le peintre s'écartait, regardait son
croquis: «Un masque viril, énergique, c'est tout ce qu'il faut,
puisqu'on ne sait rien de Guillaume Tell et que probablement il n'a
jamais existé.

De stupeur, Tartarin laissa tomber son arbalète.

«Outre!...[*] Jamais existé!...  Que me dites-vous là?

  [*] «Outre» et «boufre» sont des jurons tarasconnais d'étymologie
  mystérieuse.  Les dames elles-mêmes s'en servent parfois, mais en y
  ajoutant une atténuation.  «Outre!...  que vous me feriez dire.

--Demandez à ces messieurs...

Astier-Réhu solennel, ses trois mentons sur sa cravate blanche: «C'est
une légende danoise.

--Isländische...?  affirma Schwanthaler non moins majestueux.

--Saxo Grammaticus raconte qu'un vaillant archer appelé Tobe ou
Paltanoke...

--Es ist in der Vilkinasaga geschrieben...

                             Ensemble:

    fut condamné par le roi de  |  dass der Isländische König
    Danemark, Harold aux dents  |  Necding...
    bleues...»                  |

L'oeil fixe, le bras tendu, sans se regarder ni se comprendre ils
parlaient à la fois, comme en chaire, de ce ton doctoral, despotique,
du professeur sûr de n'être jamais contesté, ils s'échauffaient,
criant des noms, des dates: Justinger de Berne!  Jean de
Winterthur!...

Et peu à peu, la discussion devint générale, agitée, furieuse, parmi
les visiteurs.  On brandissait des pliants, des parapluies, des
valises, et le malheureux artiste allait de l'un à l'autre prêchant la
concorde, tremblant pour la solidité de son échafaudage.  Quand la
tempête fut apaisée, il voulut reprendre son croquis et chercher le
mystérieux alpiniste, celui dont les panthères du Zaccar et les lions
de l'Atlas seuls auraient pu dire le nom; l'Alpiniste avait disparu.

Il grimpait maintenant à grands pas furieux un petit chemin à travers
des bouleaux et des hêtres vers l'hôtel de la Tellsplatte où le
courrier des Péruviens devait passer la nuit, et, sous le coup de sa
déception, parlait tout haut, enfonçait rageusement son alpenstock
dans la sente détrempée.

Jamais existé, Guillaume Tell!  Guillaume Tell, une légende!  Et c'est
le peintre chargé de décorer la Tellsplatte qui lui disait cela
tranquillement.  Il lui en voulait comme d'un sacrilège, il en voulait
aux savants, à ce siècle nieur, démolisseur, impie, qui ne respecte
rien, ni gloire ni grandeur, coquin de sort!

Ainsi, dans deux cents, trois cents ans, lorsqu'on parlerait de
Tartarin il se trouverait des Astier-Réhu, des Schwanthaler pour
soutenir que Tartarin n'avait jamais existé, une légende provençale ou
barbaresque!  Il s'arrêta suffoqué par l'indignation et la raide
montée, s'assit sur un banc rustique.

On voyait de là le lac entre les branches, les murs blancs de la
chapelle comme un mausolée neuf.  Un mugissement de vapeur, avec le
clapotis de l'abordage, annonçait encore l'arrivée de nouveaux
visiteurs.  Ils se groupaient au bord de l'eau le Guide en main,
s'avançaient avec des gestes recueillis, des bras tendus qui
racontaient la légende.  Et tout à coup, par un brusque revirement
d'idées, le comique de la chose lui apparut.

Il se représentait toute la Suisse historique vivant sur ce héros
imaginaire, élevant des statues, des chapelles en son honneur sur les
placettes des petites villes et dans les musées des grandes,
organisant des fêtes patriotiques où l’on accourait, bannières en
tête, de tous les cantons; et des banquets, des toasts, des discours,
des hurrahs, des chants, les larmes gonflant les poitrines, tout cela
pour le grand patriote que tous savaient n'avoir jamais existé.

Vous parlez de Tarascon, en voilà une tarasconnade, et comme jamais,
là-bas, il ne s'en est inventé de pareille!

Remis en belle humeur, Tartarin gagna en quelques solides enjambées la
grand'route de Fluelen aubord de laquelle l'hôtel de la Tellsplatte
étale sa longue façade à volets verts.  En attendant la cloche du
dîner, les pensionnaires marchaient de long en large devant une
cascade en rocaille, sur la route ravinée où s'alignaient des
berlines, brancards à terre, parmi les flaques d'eau mirées d'un
couchant couleur de cuivre.

Tartarin s'informa de son homme.  On lui apprit qu'il était à table:
«Menez-moi vers lui, zou!» et ce fut dit d'une telle autorité que,
malgré la respectueuse répugnance qu'on témoignait pour déranger un si
important personnage, une servante mena l'Alpiniste par tout l'hôtel,
où son passage souleva quelque stupeur, vers le précieux courrier,
mangeant à part, dans une petite salle sur la cour.

«Monsieur, dit Tartarin en entrant, son piolet sur l'épaule,
excusez-moi si...

Il s'arrêta stupéfait, pendant que le courrier, long, sec, la
serviette au menton dans le nuage odorant d'une assiettée de soupe
chaude, lâchait sa cuillère.

«Vé!  Monsieur Tartarin...

--Té Bompard.

C'était Bompard, l'ancien gérant du Cercle, bon garçon, mais afflig
d'une imagination fabuleuse qui l'empêchait de dire un mot de vrai et
l'avait fait surnommer à Tarascon l'Imposteur.  Qualifié d'imposteur,
à Tarascon, jugez ce que cela doit être!  Et voilà le guide
incomparable, le grimpeur des Alpes, de l'Himalaya, des monts de la
Lune!

«Oh!  alors, je comprends...» fit Tartarin un peu déçu mais joyeux
quand même de retrouver une figure du pays et le cher, le délicieux
accent du Cours.

«Différemment, monsieur Tartarin, vous dînez avec moi, qué?

Tartarin s'empressa d'accepter, savourant le plaisir de s'asseoir
une petite table intime, deux couverts face à face, sans le moindre
compotier litigieux, de pouvoir trinquer, parler en mangeant, et en
mangeant d'excellentes choses, soignées et naturelles, car MM. les
courriers sont admirablement traités par les aubergistes, servis
part, des meilleurs vins et de mets d'extra.

Et il y en eut des «au moins, pas moins, différemment!

«Alors, mon bon, c'est vous que j'entendais cette nuit, là-haut, sur
la plate-forme?...

--Et!  parfaite_main_...  Je faisais admirer à ces demoiselles...
C'est beau, pas vrai, ce soleil levant sur les Alpes?

--Superbe!» fit Tartarin, d'abord sans conviction, pour ne pas le
contrarier, mais emballé au bout d'une minute; et c'était étourdissant
d'entendre les deux Tarasconnais célébrer avec enthousiasme les
splendeurs qu'on découvre du Rigi.  On aurait dit Joanne alternant
avec Baedeker.

Puis, à mesure que le repas avançait, la conversation devenait plus
intime, pleine de confidences, d'effusions, de protestations qui
mettaient de bonnes larmes dans leurs yeux de Provence, brillants et
vifs, gardant toujours en leur facile émotion une pointe de farce et
de raillerie.  C'est par là seulement que les deux amis se
ressemblaient; l'un aussi sec, mariné, tanné, couturé de ces fronces
spéciales aux grimes de profession, que l'autre était petit, râblé, de
teint lisse et de sang reposé.

Il en avait tant vu ce pauvre Bompard, depuis son départ du Cercle:
cette imagination insatiable qui l'empêchait de tenir en place l'avait
roulé sous tant de soleils, de fortunes diverses!  Et il racontait ses
aventures, dénombrait toutes les belles occasions de s'enrichir qui
lui avaient craqué, là, dans la main, comme sa dernière invention
d'économiser au budget de la guerre la dépense des godillots...
«Savez-vous comment?...  Oh!  mon Dieu, c'est bien simple...  en
faisant ferrer les pieds des militaires.

--_Outre!_...» dit Tartarin épouvanté.

Bompard continuait, toujours très calme, avec cet air fou à froid
qu'il avait:

«Une grande idée, n'est-ce pas?  Eh!  bé, au ministère, ils ne m'ont
seulement pas répondu...  Ah!  mon pauvre monsieur Tartarin, j'en ai
eu de mauvais moments, j'en ai mangé du pain de misère, avant d'être
entré au service de la Compagnie...

--La Compagnie?

Bompard baissa la voix discrètement.

«Chut!  tout à l'heure, pas ici...» Puis reprenant son intonation
naturelle: «Et autrement, vous autres, à Tarascon, qu'est-ce qu'on
fait?  Vous ne m'avez toujours pas dit ce qui vous amène dans nos
montagnes...

Ce fut à Tartarin de s'épancher.  Sans colère, mais avec cette
mélancolie de déclin, cet ennui dont sont atteints en vieillissant les
grands artistes, les femmes très belles, tous les conquérants de
peuples et de coeurs, il dit la défection de ses compatriotes, le
complot tramé pour lui enlever la présidence, et le parti qu'il avait
pris de faire acte d'héroïsme, une grande ascension, la bannière
tarasconnaise plus haut qu'on ne l'avait jamais plantée, de prouver
enfin aux alpinistes de Tarascon qu'il était toujours
digne... toujours digne... L'émotion l'étreignait, il dut se taire,
puis:

«Vous me connaissez, Gonzague...» Et rien ne saurait rendre ce qu'il
mettait d'effusion, de caresse rapprochante, dans ce prénom
troubadouresque de Bompard.  C'était comme une façon de serrer ses
mains, de se le mettre plus près du coeur... «Vous me connaissez, qué!
Vous savez si j'ai boudé quand il s'est agi de marcher au lion; et,
pendant la guerre, quand nous avons organisé ensemble la défense du
Cercle...

Bompard hocha la tête avec une mimique terrible; il croyait y être
encore.

«Eh bien!  mon bon, ce que les lions, ce que les canons Krupp
n'avaient pu faire, les Alpes y sont arrivées...  J'ai peur.

--Ne dites pas cela, Tartarin!

--Pourquoi?  fit le héros avec une grande douceur...  Je le dis, parce
que cela est...

Et tranquillement, sans pose, il avoua l'impression que lui avait
faite le dessin de Doré, cette catastrophe du Cervin restée dans ses
yeux.  Il craignait des périls pareils; et c'est ainsi qu'entendant
parler d'un guide extraordinaire, capable de les lui éviter, il était
venu se confier à lui.

Du ton le plus naturel, il ajouta:

«Vous n'avez jamais été guide, n'est-ce pas, Gonzague?

--Hé!  si, répondit Bompard en souriant...  Seulement je n'ai pas fait
tout ce que j'ai raconté...

--Bien entendu!» approuva Tartarin.

Et l'autre entre ses dents:

«Sortons un moment sur la route, nous serons plus libres pour causer.

La nuit venait, un souffle tiède, humide, roulait des flocons noirs
sur le ciel où le couchant avait laissé de vagues poussières grises.
Ils allaient à mi-côte, dans la direction de Fluelen, croisant des
ombres muettes de touristes affamés qui rentraient à l'hôtel, ombres
eux-mêmes, sans parler, jusqu'au long tunnel qui coupe la route,
ouvert de baies en terrasse du côté du lac.

«Arrêtons-nous ici...» entonna la voix creuse de Bompard, qui résonna
sous la voûte comme un coup de canon.  Et assis sur le parapet, ils
contemplèrent l'admirable vue du lac, des dégringolades de sapins et
de hêtres, noirs, serrés, en premier plan, derrière, des montagnes
plus hautes, aux sommets en vagues, puis d'autres encore d'une
confusion bleuâtre comme des nuées; au milieu la traînée blanche,
peine visible, d'un glacier figé dans les creux, qui tout à coup
s'illuminait de feux irisés, jaunes, rouges, verts.  On éclairait la
montagne de flammes de bengale.

De Fluelen, des fusées montaient, s'égrenaient en étoiles
multicolores, et des lanternes vénitiennes allaient, venaient sur le
lac dont les bateaux restaient invisibles, promenant de la musique et
des gens de fête.

Un vrai décor de féerie dans l'encadrement des murs de granit,
réguliers et froids, du tunnel.

«Quel drôle de pays, pas moins, que cette Suisse...» s'écria Tartarin.

Bompard se mit à rire.

«Ah!  _vaï_, la Suisse...  D'abord, il n'y en a pas de Suisse!



V

CONFIDENCES SOUS UN TUNNEL


«La Suisse, à l'heure qu'il est, _vé!_ monsieur Tartarin, n'est plus
qu'un vaste Kursaal, ouvert de juin en septembre, un casino
panoramique, où l'on vient se distraire des quatre parties du monde et
qu'exploite une compagnie richissime à centaines de millions de
milliasses, qui a son siège à Genève et à Londres.  Il en fallait de
l'argent, figurez-vous bien, pour affermer, peigner et pomponner tout
ce territoire, lacs, forêts, montagnes et cascades, entretenir un
peuple d'employés, de comparses, et sur les plus hautes cimes
installer des hôtels mirobolants, avec gaz, télégraphes,
téléphones!...

--C'est pourtant vrai, songe tout haut Tartarin qui se rappelle le
Rigi.

--Si c'est vrai!...  Mais vous n'avez rien vu...  Avancez un peu dans
le pays, vous ne trouverez pas un coin qui ne soit truqué, machin
comme les dessous de l'Opéra; des cascades éclairées à giorno, des
tourniquets à l'entrée des glaciers, et, pour les ascensions, des tas
de chemins de fer hydrauliques ou funiculaires.  Toutefois, la
Compagnie, songeant à sa clientèle d'Anglais et d'Américains
grimpeurs, garde à quelques Alpes fameuses, la Jungfrau, le Moine, le
Finsteraarhorn, leur apparence dangereuse et farouche, bien qu'en
réalité, il n'y ait pas plus de risques là qu'ailleurs.

--Pas moins, les crevasses, mon bon, ces horribles crevasses...  Si
vous tombez dedans?

--Vous tombez sur la neige, monsieur Tartarin, et vous ne vous faites
pas de mal; il y a toujours en bas, au fond, un portier, un chasseur,
quelqu'un qui vous relève, vous brosse, vous secoue et gracieusement
s'informe: «Monsieur n'a pas de bagages?...

--Qu'est-ce que vous me chantez là, Gonzague?

Et Bompard redoublant de gravité:

«L'entretien de ces crevasses est une des plus grosses dépenses de la
Compagnie.

Un moment de silence sous le tunnel dont les environs sont accalmis.
Plus de feux variés, de poudre en l'air, de barques sur l'eau; mais la
lune s'est levée et fait un autre paysage de convention, bleuâtre,
fluidique, avec des pans d'une ombre impénétrable...

Tartarin hésite à croire son compagnon sur parole.  Pourtant il
réfléchit à tout ce qu'il a vu déjà d'extraordinaire en quatre jours,
le soleil du Rigi, la farce de Guillaume Tell; et les inventions de
Bompard lui paraissent d'autant plus vraisemblables que dans tout
Tarasconnais le hâbleur se double d'un gobeur.

«Différemment, mon bon ami, comment expliquez-vous ces catastrophes
épouvantables...  celle du Cervin, par exemple!...

--Il y a seize ans de cela, la Compagnie n'était pas constituée,
monsieur Tartarin.

--Mais, l'année dernière encore, l'accident du Wetterhorn, ces deux
guides ensevelis avec leurs voyageurs!...

--Il faut bien, té, pardi!...  pour amorcer les alpinistes...  Une
montagne où l'on ne s'est pas un peu cassé la tête, les Anglais n'y
viennent plus...  Le Wetterhorn périclitait depuis quelque temps; avec
ce petit fait-divers, les recettes ont remonté tout de suite.

--Alors, les deux guides?...

--Se portent aussi bien que les voyageurs; on les a seulement fait
disparaître, entretenus à l'étranger pendant six mois...  Une réclame
qui coûte cher, mais la Compagnie est assez riche pour s'offrir cela.

--Écoutez, Gonzague...

Tartarin s'est levé, une main sur l'épaule de l'ancien gérant:

«Vous ne voudriez pas qu'il m'arrivât malheur, _qué_?...  Eh bien!
parlez-moi franchement...  vous connaissez mes moyens comme alpiniste,
ils sont médiocres.

--Très médiocres, c'est vrai!

--Pensez-vous cependant que je puisse, sans trop de danger, tenter
l'ascension de la Jungfrau?

--J'en répondrais, ma tête dans le feu, monsieur Tartarin...  Vous
n'avez qu'à vous fier au guide, _vé!_

--Et si j'ai le vertige?

--Fermez les yeux.

--Si je glisse?

--Laissez-vous faire...  C'est comme au théâtre...  Il y a des
praticables...  On ne risque rien...

--Ah!  si je vous avais là pour me le dire, pour me le répéter...
Allons, mon brave, un bon mouvement, venez avec moi...

Bompard ne demanderait pas mieux, pécaïré!  mais il a ses Péruviens
sur les bras jusqu'à la fin de la saison; et comme son ami s'étonne de
lui voir accepter ces fonctions de courrier, de subalterne:

«Que voulez-vous, monsieur Tartarin?...  C'est dans notre
engagement...  La Compagnie a le droit de nous employer comme bon lui
semble.

Le voilà comptant sur ses doigts tous ses avatars divers depuis trois
ans...  guide dans l'Oberland, joueur de cor des Alpes, vieux chasseur
de chamois, ancien soldat de Charles X, pasteur protestant sur les
hauteurs...

«Quès aco?» demande Tartarin surpris.

Et l'autre de son air tranquille:

«Bé!  oui.  Quand vous voyagez dans la Suisse allemande, des fois vous
apercevez à des hauteurs vertigineuses un pasteur prêchant en plein
air, debout sur une roche ou dans une chaire rustique en tronc
d'arbre.  Quelques bergers, fromagers, à la main leurs bonnets de
cuir, des femmes coiffées et costumées selon le canton, se groupent
autour avec des poses pittoresques; et le paysage est joli, des
pâturages verts ou frais moissonnés, des cascades jusqu'à la route et
des troupeaux aux lourdes cloches sonnant à tous les degrés de la
montagne.  Tout ça, _vé!_ c'est du décor, de la figuration.
Seulement, il n'y a que les employés de la Compagnie, guides,
pasteurs, courriers, hôteliers qui soient dans le secret, et leur
intérêt est de ne pas l'ébruiter de peur d'effaroucher la clientèle.

L'Alpiniste reste abasourdi, muet, le comble chez lui de la
stupéfaction.  Au fond, quelque doute qu'il ait de la véracité de
Bompard, il se sent rassuré, plus calme sur les ascensions alpestres,
et bientôt l'entretien se fait joyeux.  Les deux amis parlent de
Tarascon, de leurs bonnes parties de rire d'autrefois, quand on était
plus jeune.

«A propos de _galéjade,_[*] dit subitement Tartarin, ils m'en ont fait
une bien bonne au Rigi-Kulm...  Figurez-vous que ce matin...» et il
raconte la lettre piquée à sa glace, la récite avec emphase:
«_Français du diable..._ C'est une mystification, qué?...

  [*] Galéjade, plaisanterie, farce.

--On ne sait pas...  Peut-être...» dit Bompard qui semble prendre la
chose plus sérieusement que lui.  Il s'informe si Tartarin, pendant
son séjour au Rigi, n'a eu d'histoire avec personne, n'a pas dit un
mot de trop.

«Ah!  _vaï_, un mot de trop!  Est-ce qu'on ouvre seulement la bouche
avec tous ces Anglais, Allemands, muets comme des carpes sous prétexte
de bonne tenue!

A la réflexion, pourtant; il se souvient d'avoir rivé son clou, et
vertement, à une espèce de Cosaque, un certain Mi...  Milanof.

«Manilof, corrige Bompard.

--Vous le connaissez?...  De vous à moi, je crois que ce Manilof m'en
voulait à cause d'une petite Russe...

--Oui, Sonia...  murmure Bompard soucieux...

--Vous la connaissez aussi?  Ah!  mon ami, la perle fine, le joli
petit perdreau gris!

--Sonia de Wassilief...  C'est elle qui a tué d'un coup de revolver,
en pleine rue, le général Felianine, le président du Conseil de guerre
qui avait condamné son frère à la déportation perpétuelle.

Sonia assassin!  cette enfant, cette blondinette...  Tartarin ne veut
y croire.  Mais Bompard précise, donne des détails sur l'aventure, du
reste bien connue.  Depuis deux ans Sonia habite Zurich, où son frère
Boris, échappé de Sibérie, est venu la rejoindre, la poitrine perdue;
et, tout l'été, elle le promène au bon air dans la montagne.  Le
courrier les a souvent rencontrés, escortés d'amis qui sont tous des
exilés, des conspirateurs.  Les Wassilief, très intelligents, très
énergiques, ayant encore quelque fortune, sont à la tête du parti
nihiliste avec Bolibine, l'assassin du préfet de police, et ce Manilof
qui, l'an dernier, a fait sauter le palais d'hiver.

«_Boufre!_ dit Tartarin, on a de drôles de voisins au Rigi.

Mais en voilà bien d'une autre.  Bompard ne ne va-t-il pas s'imaginer
que la fameuse lettre est venue de ces jeunes gens; il reconnaît l
les procédés nihilistes.  Le czar, tous les matins, trouve de ces
avertissements, dans son cabinet, sous sa serviette...

«Mais enfin, dit Tartarin en pâlissant, pourquoi ces menaces?
Qu'est-ce que je leur ai fait?

Bompard pense qu'on l'a pris pour un espion.

«Un espion, moi!

--_Bé_ oui!» Dans tous les centres nihilistes, à Zurich, à Lausanne,
Genève, la Russie entretient à grands frais une nombreuse
surveillance; depuis quelque temps même, elle a engagé l'ancien chef
de la police impériale française avec une dizaine de Corses qui
suivent et observent tous les exilés russes, se servent de mille
déguisements pour les surprendre.  La tenue de l'Alpiniste, ses
lunettes, son accent, il n'en fallait pas plus pour le confondre avec
un de ces agents.

«Coquin de sort!  vous m'y faites penser, dit Tartarin...  ils avaient
tout le temps sur leurs talons un sacré ténor italien...  Ce doit être
un mouchard bien sûr...  Différemment, qu'est-ce qu'il faut que je
fasse?

--Avant tout, ne plus vous trouver sur le chemin de ces gens là,
puisqu'on vous prévient qu'il vous arriverait malheur.

--Ah!  _vaï_, malheur...  Le premier qui m'approche, je lui fends la
tête avec mon piolet.

Et dans l'ombre du tunnel les yeux du Tarasconnais s'enflamment.  Mais
Bompard, moins rassuré que lui, sait que la haine de ces nihilistes
est terrible, s'attaque en dessous, creuse et trame.  On a beau être
un lapin comme le président, allez donc vous méfier du lit d'auberge
où l'on couche, de la chaise où l'on s'assied, de la rampe de paquebot
qui cédera tout à coup pour une chute mortelle.  Et les cuisines
préparées, le verre enduit d'un poison invisible.

«Prenez garde au kirsch de votre gourde, au lait mousseux que vous
apporte le vacher en sabots.  Ils ne reculent devant rien, je vous
dis.

--Alors, quoi?  Je suis fichu!» gronde Tartarin; puis saisissant la
main de son compagnon:

«Conseillez-moi, Gonzague.

Après une minute de réflexion, Bompard lui trace son programme.
Partir le lendemain de bonne heure, traverser le lac, le col du
Brünig, coucher le soir à Interlaken.  Le jour suivant Grindelwald et
la petite Scheideck.  Le surlendemain, la Jungfrau!  Puis, en route
pour Tarascon, sans perdre une heure, sans se retourner.

«Je partirai demain, Gonzague...» fait le héros d'une voix mâle avec
un regard d'effroi au mystérieux horizon que recouvre la pleine nuit,
au lac qui semble recéler pour lui toutes les trahisons dans son calme
glacé de pâles reflets...



VI

LE COL DU BRUNIG.--TARTARIN TOMBE AUX MAINS DES
NIHILISTES.--DISPARITION D'UN TÉNOR ITALIEN ET D'UNE CORDE FABRIQUÉE
EN AVIGNON.--NOUVEAUX EXPLOITS DU CHASSEUR DE CASQUETTES.--PAN!  PAN!


«Mondez...  mondez donc!

--Mais où, qué diable, faut-il que je monte?  tout est plein...  Ils
ne veulent de moi nulle part...

C'était à la pointe extrême du lac des Quatre-Cantons, sur ce rivage
d'Alpnach, humide, infiltré comme un delta, où les voitures de la
poste s'organisent en convoi et prennent les voyageurs à la descente
du bateau pour leur faire traverser le Brünig.

Une pluie fine, en pointes d'aiguilles, tombait depuis le matin; et le
bon Tartarin, empêtré de son fourniment, bousculé par les postiers,
les douaniers, courait de voiture en voiture, sonore et encombrant
comme cette homme-orchestre de nos fêtes foraines, dont chaque
mouvement met en branle un triangle, une grosse caisse, un chapeau
chinois, des cymbales.  A toutes les portières l'accueillait le même
cri d'effroi, le même «Complet!» rébarbatif grogné dans tous les
dialectes, le même hérissement en boule pour tenir le plus de place
possible et empêcher de monter un si dangereux et retentissant
compagnon.

Le malheureux suait, haletait, répondait par des «Coquin de bon sort!
et des gestes désespérés à la clameur impatience du convoi: «En
route!--All right!--Andiamo!--Vorwärtz!» Les chevaux piaffaient, les
cochers juraient.  À la fin le conducteur de la poste, un grand rouge
en tunique et casquette plate, s'en mêla lui-même, et, ouvrant de
force la portière d'un landau à demi couvert, poussa Tartarin, le
hissa comme un paquet, puis resta debout et majestueux devant le
garde-crotte, la main tendue pour son _trinkgeld_.

Humilié, furieux contre les gens de la voiture qui l'acceptaient _manu
militari_, Tartarin affectait de ne pas les regarder, enfonçait son
porte-monnaie dans sa poche calait son piolet à côté de lui avec des
mouvements de mauvaise humeur, un parti pris grossier, à croire qu'il
descendait du packet de Douvres à Calais.

«Bonjour, monsieur...» dit une voix douce déjà entendue.

Il leva les yeux, resta saisi, terrifié devant la jolie figure ronde
et rose de Sonia, assise en face de lui, sous l'auvent du landau o
s'abritait aussi un grand garçon enveloppé de châles, de couvertures,
et dont on ne voyait que le front d'une pâleur livide parmi quelques
boucles de cheveux menus et dorés comme les tiges de ses lunettes de
myope; le frère, sans doute.  Un troisième personnage que Tartarin
connaissait trop celui-là, les accompagnait, Manilof, l'incendiaire du
palais impérial.

Sonia, Manilof, quelle souricière!

C'est maintenant qu'ils allaient accomplir leur menace, dans ce col du
Brünig si escarpé, entouré d'abîmes.  Et le héros, par une de ces
épouvantes en éclair qui montrent le danger à fond, se vit étendu sur
la pierraille d'un ravin, balancé au plus haut d'un chêne.  Fuir?  où,
comment?  Voici que les voitures s'ébranlaient, détalaient à la file
au son de la trompe, une nuée de gamins présentant aux portières des
petits bouquets d'edelweiss.  Tartarin affolé eut envie de ne pas
attendre, de commencer l'attaque en crevant d'un coup d'alpenstock le
cosaque assis à son côté; puis, à la réflexion, il trouva plus prudent
de s'abstenir.  Évidemment ces gens ne tenteraient leur coup que plus
loin, en des parages inhabités; et peut-être aurait-il le temps de
descendre.  D'ailleurs, leurs intentions ne lui semblaient plus aussi
malveillantes.  Sonia lui souriait doucement de ses jolis yeux de
turquoise, le grand jeune homme pâle le regardait, intéressé, et
Manilof, sensiblement radouci, s'écartait obligeamment, lui faisait
poser son sac entre eux deux.  Avaient-ils reconnu leur méprise en
lisant sur le registre du Rigi-Kulm l'illustre nom de Tartarin?  Il
voulut s'en assurer et, familier, bonhomme, commença:

«Enchanté de la rencontre, belle jeunesse...  seulement, permettez-moi
de me présenter...  vous ignorez à qui vous avez affaire, _vé_, tandis
que je sais parfaitement qui vous êtes.

--Chut!» fit du bout de son gant de Suède, la petite Sonia toujours
souriante, et elle lui montrait sur le siège de la voiture, à côté du
conducteur, le ténor aux manchettes et l'autre jeune Russe, abrités
sous le même parapluie, riant, causant tous deux en italien.

Entre le policier et les nihilistes, Tartarin n'hésitait pas:

«Connaissez-vous cet homme, au _mouains?_» dit-il tout bas,
rapprochant sa tête du frais visage de Sonia et se mirant dans ses
yeux clairs, tout à coup farouches et durs tandis qu'elle répondait
«oui» d'un battement de cils.

Le héros frissonna, mais comme au théâtre; cette délicieuse inquiétude
d'épiderme qui vous saisit quand l'action se corse et qu'on se carre
dans son fauteuil pour mieux entendre ou regarder.  Personnellement
hors d'affaire, délivré des horribles transes qui l'avaient hant
toute la nuit, empêché de savourer son café suisse, miel et beurre,
et, sur le bateau, tenu loin du bastingage, il respirait à larges
poumons, trouvait la vie bonne et cette petite Russe irrésistiblement
plaisante avec sa toque de voyage, son jersey montant au cou, serrant
les bras, moulant sa taille encore mince, mais d'une élégance
parfaite.  Et si enfant!  Enfant par la candeur de son rire, le duvet
de ses joues et la grâce gentille dont elle étalait le châle sur les
genoux de son frère: «Es-tu bien?...  Tu n'as pas froid?» Comment
croire que cette petite main, si fine sous le gant chamois, avait eu
la force morale et le courage physique de tuer un homme!

Les autres, non plus, ne semblaient plus féroces; tous, le même rire
ingénu, un peu contraint et douloureux sur les lèvres tirées du
malade, plus bruyant chez Manilof qui, tout jeune sous sa barbe en
broussaille, avait des explosions d'écolier en vacances, des bouffées
de gaieté exubérante.

Le troisième compagnon, celui qu'on appelait Bolibine et qui causait
sur le siège avec l'Italien, s'amusait aussi beaucoup, se retournait
souvent pour traduire à ses amis des récits que lui faisait le faux
chanteur, ses succès à l'Opéra de Pétersbourg, ses bonnes fortunes,
les boutons de manchettes que les dames abonnées lui avaient offertes
à son départ, des boutons extraordinaires, gravés de trois notes _la
do ré_, l'adoré; et ce calembour redit dans le landau y causait une
telle joie, le ténor lui-même se rengorgeait, frisait si bien sa
moustache d'un air bête et vainqueur en regardant Sonia, que Tartarin
commençait à se demander s'il n'avait pas affaire à de simples
touristes, à un vrai ténor.

Mais les voitures, toujours à fond de train, roulaient sur des ponts,
longaient de petits lacs, des champs fleuris, de beaux vergers
ruisselants et déserts, car c'était dimanche et les paysans rencontrés
avaient tous leurs costumes de fête, les femmes de longues nattes et
des chaînes d'argent.  On commençait à gravir la route en lacet parmi
des forêts de chênes et de hêtres; peu à peu le merveilleux horizon se
déroulait sur la gauche, à chaque détour en étage, des rivières des
vallées d'où montaient des clochers d'église, et tout au fond, la cime
givrée du Finsteraarhorn, blanchissant sous le soleil invisible.

Bientôt le chemin s'assombrit, d'aspect plus sauvage.  D'un côté, des
ombres profondes, chaos d'arbres plantés en pente, tourmentés et
tordus, où grondait l'écume d'un torrent; à droite, une roche immense,
surplombante, hérissée de branches jaillies de ses fentes.

On ne riait plus dans le landau; tous admiraient, la tête levée,
essayaient d'apercevoir le sommet de ce tunnel de granit.

«Les forêts de l'Atlas!...  Il semble qu'on y est...» dit gravement
Tartarin; et, sa remarque passant inaperçue, il ajouta: «Sans les
rugissements du lion, toutefois.

--Vous les avez entendus, monsieur?» demanda Sonia.

Entendu le lion, lui!...  Puis, avec un doux sourire indulgent: «Je
suis Tartarin de Tarascon, mademoiselle...

Et voyez un peu ces barbares?  Il aurait dit: «Je m'appelle Dupont»,
c'eût été pour eux exactement la même chose.  Ils ignoraient le nom de
Tartarin.

Pourtant, il ne se vexa pas et répondit à la jeune fille qui voulait
savoir si le cri du lion lui avait fait peur: «Non, mademoiselle...
Mon chameau, lui, tremblait la fièvre entre mes jambes; mais je
visitais mes amorces, aussi tranquille que devant un troupeau de
vaches...  A distance, c'est à peu près le même cri, comme ceci,
_té!_

Pour donner à Sonia une exacte impression de la chose, il poussait de
son creux le plus sonore un «Meuh...» formidable, qui s'enfla,
s'étala, répercuté par l'écho de la roche.  Les chevaux se cabrèrent:
dans toutes les voitures les voyageurs dressés, pleins d'épouvante,
cherchaient l'accident, la cause d'un pareil vacarme, et reconnaissant
l'alpiniste, dont la capote à demi rabattue du landau montrait la tête
à casque et le débordant harnachement, se demandaient une fois encore:
«Quel est donc cet animal-là!

Lui, très calme, continuait à donner des détails, la façon d'attaquer
la bête, de l'abattre et de la dépecer, le guidon en diamant dont il
ornait sa carabine pour tirer sûrement, la nuit.  La jeune fille
recourait, penchée, avec un petit palpitement de ses narines très
attentif.

«On dit que Bombonnel chasse encore, demanda le frère, l'avez-vous
connu?

--Oui, dit Tartarin sans enthousiasme...  C'est un garçon pas
maladroit...  Mais nous avons mieux que lui.

A bon entendeur, salut!  puis, d'un ton de mélancolie; «Pas moins, ce
sont de fortes émotions que ces chasses aux grands fauves.  Quand on
ne les a plus, l'existence semble vide, on ne sait de quoi la
combler.

Ici, Manilof, qui comprenait le français sans le parler et semblait
écouter le Tarasconnais très curieusement, son front d'homme du peuple
coupé d'une grande ride en cicatrice, dit quelques mots en riant à ses
amis.

«Manilof prétend que nous sommes de la même confrérie, expliqua Sonia
à Tartarin...  Nous chassons comme vous les grands fauves.

--Té!  oui, pardi...  les loups, les ours blancs...

--Oui, les loups, les ours blancs et d'autres bêtes nuisibles
encore...

Et les rires de recommencer, bruyants, interminables, sur un ton aigu
et féroce cette fois, des rires qui montraient les dents et
rappelaient à Tartarin en quelle triste et singulière compagnie il
voyageait.

Tout à coup, les voitures s'arrêtèrent.  La route devenait plus raide
et faisait à cet endroit un long circuit pour arriver en haut du
Brünig que l'on pouvait atteindre par un raccourci de vingt minutes
pic dans une admirable forêt de hêtres.  Malgré la pluie du matin, les
terrains glissants et détrempés, les voyageurs, profitant d'une
éclaircie, descendaient presque tous, s'engageaient à la file dans
l'étroit chemin de «schlittage».

Du landau de Tartarin, qui venait le dernier, les hommes mettaient
pied à terre; mais Sonia, trouvant les chemins trop boueux,
s'installait au contraire, et, commue l'Alpiniste descendait après les
autres, un peu retardé par son attirail, elle lui dit à mi-voix:
«Restez donc, tenez-moi compagnie,» et d'une façon si câline!  Le
pauvre homme en resta bouleversé se forgeant un roman aussi délicieux
qu'invraisemblable qui fit battre son vieux coeur à grands coups.

Il fut vite détrompé en voyant la jeune fille se pencher anxieuse,
guetter Bolibine et l'Italien causant vivement à l'entrée de la
schlitte, derrière Manilof et Boris déjà en marche.  Le faux ténor
hésitait.  Un instinct semblait l'avertir de ne pas s'aventurer seul
en compagnie de ces trois hommes.  Il se décida enfin, et Sonia le
regardait monter, en caressant sa joue ronde avec un bouquet de
cyclamens violâtres, ces violettes de montagnes dont la feuille est
doublée de la fraîche couleur des fleurs.

Le landau allait au pas, le cocher descendu marchait en avant avec
d'autres camarades, et le convoi échelonnait plus de quinze voitures
rapprochées par la perpendiculaire, roulant à vide, silencieusement.
Tartarin, très ému, pressentant quelque chose de sinistre, n'osait
regarder sa voisine, tant il craignait une parole, un regard qui
aurait pu le faire acteur ou tout au moins complice dans le drame
qu'il sentait tout proche.  Mais Sonia ne faisait pas attention à lui,
l'oeil un peu fixe et ne cessant la caresse machinale des fleurs sur
le duvet de sa peau.

«Ainsi, dit-elle après un long temps, ainsi vous savez qui nous
sommes, moi et mes amis...  Eh bien!  que pensez-vous de nous?  Qu'en
pensent les Français?

Le héros pâlit, rougit.  Il ne tenait pas à indisposer par quelques
mots imprudents des gens aussi vindicatifs; d'autre part, comment
pactiser avec des assassins?  Il s'en tira par une métaphore:

«Différemment, mademoiselle, vous me disiez tout à l'heure que nous
étions de la même confrérie, chasseurs d'hydres et de monstres, de
despotes et de carnassiers...  C'est donc en confrère de Saint-Hubert
que je vais répondre...  Mon sentiment est que, même contre les
fauves, on doit se servir d'armes loyales...  Notre Jules Gérard,
fameux tueur de lions, employait des balles explosibles...  Moi, je
n'admets pas ça et ne l'ai jamais fait...  Quand j'allais au lion ou
la panthère, je me plantais devant la bête, face à face, avec une
bonne carabine à deux canons, et pan!  pan!  une balle dans chaque
oeil.

--Dans chaque oeil!...  fit Sonia.

--Jamais je n'ai manqué mon coup.

Il affirmait, s'y croyait encore.

La jeune fille le regardait avec une admiration naïve, songeant tout
haut:

«C'est bien ce qu'il y aurait de plus sûr.

Un brusque déchirement de branches, de broussailles, et le fourr
s'écarta au-dessus d'eux, si vivement, si félinement, que Tartarin, la
tête pleine d'aventures de chasse, aurait pu se croire à l'affût dans
le Zaccar.  Manilof sauta du talus, sans bruit, près de la voiture.
Ses petits yeux bridés luisaient dans sa figure tout écorchée par les
ronces, sa barbe et ses cheveux en oreille de chien ruisselaient de
l'eau des branches.  Haletant, ses grosses mains courtes et velues
appuyées à la portière, il interpella en russe Sonia qui, se tournant
vers Tartarin, lui demanda d'une voix brève:

«Votre corde...vite...

--Ma...corde?...  bégaya le héros.

--Vite, vite...on vous la rendra tout à l'heure.

Sans lui fournir d'autre explication, de ses petits doigts gantés elle
l'aidait à se défubler de sa fameuse corde fabriquée en Avignon.
Manilof prit le paquet en grognant de joie, regrimpa en deux bonds
sous le fourré avec une élasticité de chat sauvage.

«Qu'est-ce qui se passe?  Qu'est-ce qu'ils vont faire?...  Il a l'air
féroce...» murmura Tartarin n'osant dire toute sa pensée.

Féroce, Manilof!  Ah!  comme on voyait bien qu'il ne le connaissait
pas.  Nul être n'était meilleur, plus doux, plus compatissant; et
comme trait de cette nature exceptionnelle, Sonia, le regard clair et
bleu, racontait que son ami venant d'exécuter un dangereux mandat du
Comité révolutionnaire et sautant dans le traîneau qui l'attendait
pour la fuite, menaçait le cocher de descendre, coûte que coûte, s'il
continuait à frapper, à surmener sa bête dont la vitesse pourtant le
sauvait.

Tartarin trouvait le trait digne de l'antique; puis, ayant réfléchi
toutes les vies humaines sacrifiées par ce même Manilof, aussi
inconscient qu'un tremblement de terre ou qu'un volcan en fusion, mais
qui ne voulait pas qu'on fît du mal à une bête devant lui, il
interrogea la jeune fille d'un air ingénu:

«Est-il mort beaucoup de monde, dans l'explosion du palais d'hiver?

--Beaucoup trop, répondit tristement Sonia.  Et le seul qui devait
mourir a échappé.

Elle resta silencieuse, comme fâchée, et si jolie, la tête basse avec
ses grands cils dorés battant sa joue d'un rose pâle, Tartarin s'en
voulait de lui avoir fait de la peine, repris par le charme de
jeunesse, de fraîcheur épandu autour de l'étrange petite créature.

«Donc, monsieur, la guerre que nous faisons vous semble injuste,
inhumaine?» Elle lui disait cela de tout près, dans la caresse de son
haleine et de son regard; et le héros se sentait faiblir.

«Vous ne croyez pas que toute arme soit bonne et légitime pour
délivrer un peuple qui râle, qui suffoque?

--Sans doute, sans doute...

La jeune fille, plus pressante à mesure que Tartarin faiblissait:

«Vous parliez de vide à combler tout à l'heure; ne vous semble-t-il
pas qu'il serait plus noble, plus intéressant de jouer sa vie pour une
grande cause que de la risquer en tuant des lions ou en escaladant des
glaciers?

--Le fait est...» dit Tartarin grisé, la tête perdue, tout angoiss
par le désir fou, irrésistible, de prendre et de baiser cette petite
main ardente, persuadante, qu'elle posait sur son bras comme là-haut,
dans la nuit du Rigi-Kulm, quand il lui remettait son soulier.  A la
fin n'y tenant plus, et saisissant cette petite main gantée entre les
siennes.

«Écoutez, Sonia,» dit-il d'une bonne grosse voix paternelle et
familière...  «Écoutez, Sonia...

Un brusque arrêt du landau l'interrompit.  On arrivait en haut du
Brünig; voyageurs et cochers rejoignaient leurs voitures pour
rattraper le temps perdu et gagner, d'un coup de galop, le prochain
village où l'on devait déjeuner et relayer.  Les trois Russes
reprirent leurs places, mais celle de l'Italien resta inoccupée.

«Ce monsieur est monté dans les premières voitures,» dit Boris au
cocher qui s'informait; et s'adressant à Tartarin dont l'inquiétude
était visible:

«Il faudra lui réclamer votre corde; il a voulu la garder avec lui.

Là-dessus, nouveaux rires dans le landau et reprise, pour le brave
Tartarin des plus atroces perplexités, ne sachant que penser, que
croire devant la belle humeur, et la mine ingénue des prétendus
assassins.  Tout en enveloppant son malade de manteaux, de plaids, car
l'air de la hauteur s'avivait encore de la vitesse des voitures, Sonia
racontait, en russe, sa conversation avec Tartarin, jetant des pan!
pan!  d'une gentille intonation que répétaient ses compagnons après
elle, les uns admirant le héros, Manilof hochant la terre, incrédule.

Le relais!

C'est sur la place d'un grand village, une vieille auberge au balcon
de bois vermoulu, à l'enseigne en potence de fer rouillé.  La file des
voitures s'arrête là, et pendant qu'on dételle, les voyageurs affamés
se précipitent, envahissent au premier étage une salle peinte en vert
qui sent le moisi, où la table d'hôte est dressée pour vingt couverts
tout au plus.  On est soixante, et l'on entend pendant cinq minutes
une bousculade effroyable, des cris, des altercations véhémentes entre
Riz et Pruneaux autour des compotiers, au grand effarement de
l'aubergiste qui perd la tête comme si tous les jours à la même heure,
la poste ne passait pas, et qui dépêche ses servantes, prises aussi
d'un égarement chronique, excellent prétexte à ne servir que la moiti
des plats inscrits sur la carte et à rendre une monnaie fantaisiste,
où les sous blancs de suisse comptent pour cinquante centimes.

«Si nous déjeunions dans la voiture?...» dit Sonia que ce remue-ménage
ennuie; et comme personne n'a le temps de s'occuper d'eux, les jeunes
gens se chargent du service.  Manilof revient brandissant un gigot
froid, Bolibine un pain long et des saucisses; mais le meilleur
fourrier c'est encore Tartarin.  Certes, l'occasion s'offrait belle
pour lui de se séparer de ses compagnons dans le brouhaha du relais,
de s'assurer tout au moins si l'Italien avait reparu, mais il n'y a
pas songé, préoccupé uniquement du déjeuner de la «petite» et de
montrer à Manilof et aux autres ce que peut un Tarasconnais
débrouillard.

Quand il descend le perron de l'hôtel, grave et le regard fixe,
soutenant de ses mains robustes un grand plateau chargé d'assiettes,
de serviettes, victuailles assorties, champagne suisse au casque doré,
Sonia bat des mains, le complimente:

«Mais comment avez-vous fait?

--Je ne sais pas..  on s'en tire, té!...  Nous sommes tous comme ça
Tarascon.

Oh!  les minutes heureuses.  Il comptera dans la vie du héros ce joli
déjeuner en face de Sonia, presque sur ses genoux, dans un décor
d'opérette: la place villageoise aux verts quinconces sous lesquels
éclatent les dorures, les mousselines des Suissesses en costume se
promenant deux à deux comme des poupées.

Que le pain lui semble bon, et quelles savoureuses saucisses!  Le ciel
lui-même s'est mis de la partie, clément, doux et voilé, il pleut sans
doute, mais si légèrement, des gouttes perdues, juste de quoi tremper
le champagne suisse, dangereux pour les têtes méridionales.

Sous la véranda de l'hôtel, un quatuor tyrolien, deux géants et deux
naines aux haillons éclatants et lourds, qu'on dirait échappés à la
faillite d'un théâtre de foire, mêlent leurs coups de gosier: «aou...
aou...» au cliquetis des assiettes et des verres.  Ils sont laids,
bêtes, immobiles, tendant les cordes de leurs cous maigres.  Tartarin
les trouve délicieux, leur jette des poignées de sous, au grand
ébahissement des villageois qui entourent le landau dételé.

«Fife le Vranze!» chevrote une voix dans la foule d'où surgit un grand
vieux, vêtu d'un extraordinaire habit bleu à boutons d'argent dont les
basques balaient la terre, coiffé d'un shako gigantesque en forme de
baquet à choucroute et si lourd avec son grand panache qu'il oblige le
vieux à marcher en balançant les bras comme un équilibriste.

«Fieux soltat...  carte royale...  Charles tix.

Le Tarasconnais, encore aux récits de Bompard, se met à rire, et tout
bas en clignant de l'oeil:

«Connu, mon vieux...» mais il lui donne quand même une pièce blanche
et lui verse une rasade que le vieux accepte en riant et faisant de
l'oeil, lui aussi, sans savoir pourquoi.  Puis dévissant d'un coin de
sa bouche une énorme pipe en porcelaine, il lève son verre et boit
la compagnie!» ce qui affermit Tartarin dans son opinion qu'ils ont
affaire à un collègue de Bompard.

N'importe!  un toast en vaut un autre.

Et, debout, dans la voiture, la voix forte, le verre haut, Tartarin se
fait venir les larmes aux yeux en buvant d'abord: «à la France, à sa
patrie...» puis à la Suisse hospitalière, qu'il est heureux d'honorer
publiquement, de remercier pour l'accueil généreux qu'elle fait à tous
les vaincus, à tous les exilés.  Enfin, baissant la voix, le verre
incliné vers ses compagnons de route, il leur souhaite de rentrer
bientôt dans leur pays, d'y retrouver de bons parents, des amis sûrs,
des carrières honorables et la fin de toutes leurs dissensions, car on
ne peut pas passer sa vie à se dévorer.

Pendant le toast, le frère de Sonia sourit, froid et railleur derrière
ses lunettes blondes; Manilof, la nuque en avant, les sourcis gonflés
creusant sa ride, se demande si le gros «barine» ne va pas cesser
bientôt ses bavardages, pendant que Bolibine perché sur le siège et
faisant grimacer sa mine falote, jaune et fripée à la tartare, semble
un vilain petit singe grimpé sur les épaules du Tarasconnais.

Seule, la jeune fille l'écoute, très sérieuse, essayant de comprendre
cet étrange type d'homme.  Pense-t-il tout ce qu'il dit?  A-t-il fait
tout ce qu'il raconte?  Est-ce un fou, un comédien ou seulement un
bavard, comme le prétend Manilof qui, en sa qualité d'homme d'action,
donne à ce mot une signification méprisante?

L'épreuve se fera tout de suite.  Son toast fini, Tartarin vient de se
rasseoir, quand un coup de feu, un autre, encore un, partis non loin
de l'auberge, le remettent debout tout ému, l'oreille dressée,
reniflant la poudre.

«Qui a tiré?...  où est-ce!...  que se passe-t-il?

Dans sa caboche inventive défile tout un drame, l'attaque du convoi
main armée, l'occasion de défendre l'honneur et la vie de cette
charmante demoiselle.  Mais non, ces détonations viennent simplement
du _Stand_, où la jeunesse du village s'exerce au tir tous les
dimanches.  Et comme les chevaux ne sont pas encore attelés, Tartarin
propose négligemment d'aller faire un tour jusque-là.  Il a son idée,
Sonia la sienne en acceptant.  Guidés par le vieux de la garde royale
ondulant sous son grand shako, ils traversent la place, ouvrent les
rangs de la foule qui les suit curieusement.

Sous son toit de chaume et ses montants de sapins frais équarris, le
stand ressemble, en plus rustique, à un de nos tirs forains, avec
cette différence qu'ici les amateurs apportent leurs armes, des fusils
à baguette d'ancien système et qu'ils manient assez adroitement.
Muet, les bras croisés, Tartarin juge les coups, critique tout haut,
donne des conseils, mais ne tire pas.  Les Russes l'épient et se font
signe.

«Pan...  pan...» ricane Bolibine avec le geste de mettre en joue et
l'accent de Tarascon.  Tartarin se retourne, tout rouge et bouffant de
colère.

«Parfaite_main_, jeune homme...  Pan...  pan...  Et autant de fois que
vous voudrez.

Le temps d'armer une vieille carabine à double canon qui a dû servir
des générations de chasseurs de chamois...  pan!.....  pan!.....
C'est fait.  Les deux balles sont dans la mouche.  Des hurrahs
d'admiration éclatent de toutes parts.  Sonia triomphe, Bolibine ne
rit plus.

«Mais ce n'est rien, cela, dit Tartarin...  vous allez voir...

Le stand ne lui suffit plus, il cherche un but, quelque chose
abattre, et la foule recule épouvantée devant cet étrange alpiniste,
trapu, farouche, la carabine au poing, proposant au vieux garde royal
de lui casser sa pipe entre les dents, à cinquante pas.  Le vieux
pousse des cris épouvantables et s'égare dans la foule que domine son
panache grelottant au-dessus des têtes serrées.  Pas moins, il faut
que Tartarin la loge quelque part, cette balle.  «Té, pardi!  comme
Tarascon...» Et l'ancien chasseur de casquettes jetant son couvre-chef
en l'air, de toutes les forces de ses doubles muscles, tire au vol et
le traverse.  «Bravo!» dit Sonia en piquant dans la petite ouverture
faite par la balle au drap de la casquette le bouquet de montagne qui
tantôt caressait sa joue.

C'est avec ce joli trophée que Tartarin remonta en voiture.  La trompe
sonne, le convoi s'ébranle, les chevaux détalent à fond de train sur
la descente de Brienz, merveilleuse route en corniche, ouverte à la
mine au bord des roches, et que des boute-roues espacés de deux mètres
séparent d'un abîme de plus de mille pieds; mais Tartarin ne voit plus
le danger, il ne regarde pas non plus le paysage, la vallée de
Meiringen baignée d'une claire buée d'eau, avec sa rivière aux lignes
droites, le lac, des villages qui se massent dans l'éloignement et
tout un horizon de montagnes, de glaciers confondus parfois avec les
nuées ou se déplaçant aux détours du chemin, s'écartant, se découvrant
connue les pièces remuées d'un décor.

Amolli de pensées tendres, le héros admire cette jolie enfant en face
de lui, songe que la gloire n'est qu'un demi-bonheur, que c'est triste
de vieillir seul par trop de grandeur, comme Moïse, et que cette
frileuse fleur du Nord, transplantée dans le petit jardin de Tarascon,
en égaierait la monotonie, autrement bonne à voir et à respirer que
l'éternel baobab, l'_arbos gigantea_, minusculement empoté.  Avec ses
yeux d'enfant, son large front pensif et volontaire, Sonia le regarde
aussi et rêve; mais sait-on jamais à quoi rêvent les jeunes filles?



VII

LES NUITS DE TARASCON.--OÙ EST-IL?--ANXIÉTÉ.--LES CIGALES DU COURS
REDEMANDENT TARTARIN.--MARTYRS D'UN GRAND SAINT TARASCONNAIS.--LE CLUB
DES ALPINES.--CE QUI SE PASSAIT A LA PHARMACIE DE LA PLACETTE.--A MOI,
BÉZUQUET!


«Une lettre, monsieur Bézuquet...  Ça vient de Suisse, vé!...  de
Suisse!» criait le facteur joyeusement de l'autre bout de la placette,
agitant quelque chose en l'air et se hâtant dans le jour qui tombait.

Le pharmacien, qui prenait le frais en bras de chemise devant sa
porte, bondit, saisit la lettre avec des mains folles, l'emporta dans
son antre aux odeurs variées d'élixirs et d'herbes sèches, mais ne
l'ouvrit que le facteur parti, lesté et rafraîchi d'un verre du
délicieux sirop de cadavre, en récompense de la bonne nouvelle.

Quinze jours que Bézuquet l'attendait, cette lettre de Suisse, quinze
jours qu'il la guettait avec angoisse!  Maintenant, la voilà.  Et rien
qu'à regarder la petite écriture trapue et déterminée de l'enveloppe,
le nom du bureau de poste: «Interlaken», et le large timbre violet de
«l'hôtel Jungfrau, tenu par Meyer», des larmes gonflaient ses yeux,
faisaient trembler ses lourdes moustaches de corsaire barbaresque o
susurrait un petit sifflotis bon enfant.

«_Confidentiel.  Déchirer après lecture._

Ces mots très gros en tête de la page et dans le style télégrammique
de la pharmacopée «usage externe, agiter avant de s'en servir», le
troublèrent au point qu'il lut tout haut, comme on parle dans les
mauvais rêves:

«_Ce qui m'arrive est épouvantable..._

Du salon à côté où elle faisait son petit somme d'après souper, Mme
Bézuquet la mère pouvait l'entendre, ou bien l'élève dont le pilon
sonnait à coups réguliers dans le grand mortier de marbre au fond du
laboratoire.  Bézuquet continua sa lecture à voix basse, la recommença
deux ou trois fois, très pale, les cheveux littéralement dressés.
Ensuite un regard rapide autour de lui, et _cra cra_...  voilà la
lettre en mille miettes dans la corbeille à papiers; mais on pourrait
l'y retrouver, ressouder tous ces bouts ensemble, et pendant qu'il se
baisse pour les reprendre, une voix chevrotante appelle:

«Vé, Ferdinand, tu es là?

--Oui maman...» répond le malheureux corsaire, figé de peur, tout son
grand corps à tâtons sur le bureau.

«Qu'est-ce que tu fais, mon trésor?

--Je fais...  hé!  Je fais le collyre de Mlle Tournatoire.

La maman se rendort, le pilon de l'élève un instant suspendu reprend
son lent mouvement de pendule qui berce la maison et la placette
assoupies dans la fatigue de cette fin de journée d'été.  Bézuquet,
maintenant, marche à grands pas devant sa porte, tour à tour rose ou
vert, selon qu'il passe devant l'un ou l'autre de ses bocaux.  Il lève
les bras, profère des mots hagards: «Malheureux...perdu...fatal
amour...  comment le tirer de là?» et, malgré son trouble, accompagne
d'un sifflement allègre la retraite des dragons s'éloignant sous les
platanes du Tour de ville.

«Hé!  adieu, Bézuquet...» dit une ombre pressée dans le crépuscule
couleur de cendre.

«Où allez voue donc, Pégoulade?

--Au Club, pardi!...  séance de nuit...  on doit parler de Tartarin et
de la présidence...  Il faut venir.

--Té oui!  je viendrai...» répond brusquement le pharmacien travers
d'une idée providentielle; il rentre, passe sa redingote, tâte dans
les poches pour s'assurer que le passe-partout s'y trouve et le
casse-tête américain sans lequel aucun Tarasconnais ne se hasarde par
les rues après la retraite.  Puis il appelle: «Pascalon...
Pascalon...» mais pas trop fort, de peur de réveiller la vieille dame.

Presque enfant et déjà chauve, comme s'il portait tous ses cheveux
dans sa barbe frisée et blonde, l'élève Pascalon avait l'âme exaltée
d'un séïde, le front en dôme, des yeux de chèvre folle, et sur ses
joues poupines les tons délicats, croustillants et dorés d'un petit
pain de Beaucaire.  Aux grands jours des fêtes alpestres, c'est à lui
que le Club confiait sa bannière, et l'enfant avait voué au
P. C. A. une admiration frénétique, l'adoration brûlante et
silencieuse du cierge qui se consume au pied de l'autel en temps de
Pâques.

«Pascalon, dit le pharmacien tout bas et de si près qu'il lui
enfonçait le crin de sa moustache dans l'oreille, j'ai des nouvelles
de Tartarin...  Elles sont navrantes...

Et le voyant pâlir:

«Courage, enfant, tout peut encore se réparer...  Différemment je te
confie la pharmacie...  Si l'on te demande de l'arsenic, n'en donne
pas; de l'opium, n'en donne pas non plus, ni de la rhubarbe...  ne
donne rien.  Si je ne suis pas rentré à dix heures, couche-toi et mets
les boulons.  Va!

D'un pas intrépide, il s'enfonça dans la nuit du Tour de ville, sans
se retourner une fois, ce qui permit à Pascalon de se ruer sur la
corbeille, de la fouiller de ses mains rageuses et avides, de la
retourner enfin sur la basane du bureau pour voir s'il n'y restait pas
quelques morceaux de la mystérieuse lettre apportée par le facteur.

Pour qui connaît l'exaltation tarasconnaise, il est aisé de se
représenter l'affolement de la petite ville depuis la brusque
disparition de Tartarin.  Et autrement, pas moins, différemment, ils
en avaient tous perdu la tête, d'autant qu'on était en plein coeur
d'août et que les crânes bouillaient sous le soleil à faire sauter
tous leurs couvercles.  Du matin au soir, on ne parlait que de cela en
ville, on n'entendait que ce nom: «Tartarin» sur les lèvres pincées
des dames à _capot_, sur la bouche fleurie des grisettes coiffées d'un
ruban de velours: «Tartarin, Tartarin...» et dans les platanes du
Cours, alourdis de poussière blanche, où les cigales éperdues, vibrant
avec la lumière semblaient s'étrangler de ces deux syllabes sonores:
«Tar...  tar...  tar...  tar...  tar...

Personne ne sachant rien, naturellement tout le monde était informé et
donnait une explication au départ du président.  Il y avait des
versions extravagantes.  Selon les uns, il venait d'entrer à la
Trappe, il avait enlevé la Dugazon; pour les autres, il était all
dans les îles fonder une colonie qui s'appelait Port-Tarascon, ou
bien, parcourait l'Afrique centrale à la recherche de Livingstone.

«Ah!  vaï Livingstone!...  Voilà deux ans qu'il est mort...

Mais l'imagination tarasconnaise défie tous les calculs du temps et de
l'espace.  Et le rare, c'est que ces histoires de Trappe, de
colonisation, de lointains voyages étaient des idées de Tartarin, des
rêves de ce dormeur éveillé, jadis communiqués à ses intimes qui ne
savaient que croire à cette heure et, très vexée au fond de n'être pas
informés, affectaient vis-à-vis de la foule la plus grande réserve,
prenaient entre eux des airs sournois, entendus.  Excourbaniès
soupçonnait Bravida d'être au courant; et Bravida disait de son côté:
«Bézuquet doit tout savoir.  Il regarde de travers comme un chien qui
porte un os.

C'est vrai que le pharmacien souffrait mille morts avec ce secret en
cilice qui le cuisait, le démangeait, le faisait pâlir et rougir dans
la même minute et loucher continuellement.  Songez qu'il était de
Tarascon, le malheureux, et dites si, dans tout le martyrologe, il
existe un supplice aussi terrible que celui-là: le martyre de saint
Bézuquet, qui savait quelque chose mais ne pouvait rien dire.

C'est pourquoi, ce soir-là, malgré les nouvelles terrifiantes, sa
démarche avait on ne sait quoi d'allégé, de plus libre, pour courir
la séance.  En_feîn_!...  Il allait parler, s'ouvrir, dire ce qui lui
pesait tant; et dans sa hâte de se délester, il jetait en passant des
demi-mots aux promeneurs du Tour de ville.  La journée avait été si
chaude que, malgré l'heure insolite et l'ombre terrifiante,--huit
heures _manque un quart_ au cadran de la commune,--il y avait dehors,
un monde fou, des familles bourgeoises assises sur les bancs et
prenant le bon de l'air pendant que leurs maisons s'évaporaient, des
bandes d'ourdisseuses marchant cinq ou six en se tenant le bras sur
une ligne ondulante de bavardages et de rires.  Dans tous les groupes,
on parlait de Tartarin:

«Et autrement, monsieur Bézuquet toujours pas de lettre?...
demandait-on au pharmacien en l'arrêtant au passage.

«Si fait, mes enfants, si fait...  Lisez le _Forum_, demain matin...

Il hâtait le pas, mais on le suivait, on s'accrochait à lui, et cela
faisait le long du Cours une rumeur, un piétinement de troupeau qui
s'arrêta sous les croisées du Club ouvertes en grands carrés de
lumière.

Les séances se tenaient dans l'ancienne salle de la bouillotte dont la
longue table, recouverte du même drap vert, servait à présent de
bureau.  Au milieu, le fauteuil présidentiel avec le P. C. A. brod
sur le dossier; à un bout et comme en dépendance, la chaise du
secrétaire.  Derrière, la bannière se déployait au-dessus d'un long
carton-pâte vernissé où les Alpines sortaient en relief avec leurs
noms respectifs et leurs altitudes.  Des alpenstocks d'honneur
incrustés d'ivoire, en faisceaux comme des queues de billard, ornaient
les coins, et la vitrine étalait des curiosités ramassées sur la
montagne, cristaux, silex, pétrifications, deux oursins, une
salamandre.

En l'absence de Tartarin, Costecalde rajeuni, rayonnant, occupait le
fauteuil; la chaise était pour Excourbaniès qui faisait fonction de
secrétaire; mais ce diable d'homme, crépu, velu, barbu, éprouvait un
besoin de bruit, d'agitation qui ne lui permettait pas les emplois
sédentaires.  Au moindre prétexte, il levait les bras, les jambes,
poussait des hurlements effroyables, des «ha!  ha!  ha!» d'une joie
féroce, exubérante, que terminat toujours ce terrible cri de guerre en
patois tarasconnais: «_Fen dè brut_!  faisons du bruit...» On
l'appelait le gong à cause de sa voix de cuivre partant à vous faire
saigner les oreilles sous une continuelle détente.

Çà et là, sur un divan de crin autour de la salle, les membres du
comité.

En première ligne, l'ancien capitaine d'habillement Bravida que tout
le monde, à Tarascon, appelait le Commandant; un tout petit homme,
propre comme un sou, qui se rattrapait de sa taille d'enfant de
troupe, en se faisant la tête moustachue et sauvage de Vercingétorix.

Puis une longue face creusée et maladive, Pégoulade, le receveur, le
dernier naufragé de la Méduse.  De mémoire d'homme, il y a toujours eu
à Tarascon un dernier naufragé de la Méduse.  Dans un temps, même, on
en comptait jusqu'à trois, qui se traitaient mutuellement d'imposteurs
et n'avaient jamais consenti à se trouver ensemble.  Des trois, le
seul vrai, c'était Pégoulade.  Embarqué sur la Méduse avec ses
parents, il avait subi le désastre à six mois, ce qui ne l'empêchait
pas de le raconter, _de visu_, dans les moindres détails, la famine,
les canots, le radeau, et comment il avait pris à la gorge le
commandant qui se sauvait: «Sur ton banc de quart, misérable!...» A
six mois, _outre_!...  Assommant, du reste, avec cette éternelle
histoire que tout le monde connaissait, ressassait depuis cinquante
ans, et dont il prenait prétexte pour se donner un air désolé, détach
de la vie.

«Après ce que j'ai vu!» disait-il, et bien injustement, puisqu'il
devait à cela son poste de receveur conservé sous tous les régimes.

Près de lui, les frères Rognonas, jumeaux et sexagénaires, ne se
quittant pas, mais toujours en querelle et disant des monstruosités
l'un de l'autre; une telle ressemblance que leurs deux vieilles têtes
frustes et irrégulières, regardant à l'opposé par antipathie, auraient
pu figurer dans un médaillier avec IANVS BIFRONS pour exergue.

De-ci, de-là, le président Bédaride, Barjavel l'avoué, le notaire
Cambalalette, et le terrible docteur Tournatoire dont Bravida disait
qu'il aurait tiré du sang d'une rave.

Vu la chaleur accablante, accrue par l'éclairage au gaz, ces messieurs
siégeaient en bras de chemise, ce qui ôtait beaucoup de solennité à la
réunion.  Il est vrai qu'on était en petit comité, et l'infâme
Costecalde voulait en profiter pour fixer au plus tôt la date des
élections, sans attendre le retour de Tartarin.  Assuré de son coup,
il triomphait d'avance, et lorsque, après la lecture de l'ordre du
jour par Excourbaniès, il se leva pour intriguer, un infernal sourire
retroussait sa lèvre mince.

«Méfie-toi de celui qui rit avant de parler», murmura le commandant.

Costecalde, sans broncher, et clignant de l'oeil au fidèle
Tournatoire, commença d'une voix fielleuse:

«Messieurs, l'inqualifiable conduite de notre président, l'incertitude
où il nous laisse...

--C'est faux!...  Le Président a écrit...

Bézuquet frémissant se campait devant le bureau; mais comprenant ce
que son attitude avait d'antiréglementaire, il changea de ton et, la
main levée selon l'usage, demanda la parole pour une communication
pressante.

«Parlez!  Parlez!

Costecalde, très jaune, la gorge serrée lui donna la parole d'un
mouvement de tête.  Alors, mais alors seulement, Bézuquet commença:

--Tartarin est au pied de la Jungfrau...  Il va monter...  Il demande
la bannière!...

Un silence coupé du rauque halètement des poitrines, du crépitement du
gaz; puis un hurrah formidable, des bravos, des trépignements, que
dominait le gong d'Excourbaniès poussant son cri de guerre: «Ah!  ah!
ah!  _fen dè brut_!» auquel la foule anxieuse répondait du dehors.

Costecalde, de plus en plus jaune, agitait désespérément la sonnette
présidentielle; enfin Bézuquet continua, s'épongeant le front,
soufflant comme s'il venait de monter cinq étages.

Différemment, cette bannière que leur président réclamait pour la
planter sur les cimes vierges, allait-on la ficeler, l'empaqueter par
la grande vitesse comme un simple colis?

--Jamais!.., Ah!  ah!  ah!  rugit Excourbaniès.

Ne vaudrait-il pas mieux nommer une délégation, tirer au sort trois
membres du bureau?...

On ne le laissa pas finir.  Le temps de dire «zou!» la proposition de
Bézuquet était votée, acclamée, les noms des trois délégués sortis
dans l'ordre suivant: l, Bravida; 2, Pégoulade; 3, le pharmacien.

Le 2 protesta.  Ce grand voyage lui faisait peur, si faible et mal
portant comme il était, _péchère_, depuis le sinistre de la Méduse.

«Je partirai pour vous, Pégoulade...» gronda Excourbaniès dans une
télégraphie de tous ses membres.  Quant à Bézuquet, il ne pouvait
quitter la pharmacie.  Il y allait du salut de la ville.  Une
imprudence de l'élève et voila Tarascon empoisonné, décimé.

«_Outre!_» fit le bureau se levant comme un seul homme.

Bien sûr que le pharmacien ne pouvait partir, mais il enverrait
Pascalon, Pascalon se chargerait de la bannière.  Ça le connaissait!
Là-dessus, nouvelles exclamations, nouvelle explosion du gong et, sur
le cours, une telle tempête populaire, qu'Excourbaniès dut se montrer
à la fenêtre, au-dessus des hurlements que maîtrisa bientôt sa voix
sans rivale.

«Mes amis, Tartarin est retrouvé.  Il est en train de se couvrir de
gloire.

Sans rien ajouter de plus que «Vive Tartarin!» et son cri de guerre
lancé à toute gorge, il savoura une minute la clameur épouvantable de
toute cette foule sous les arbres du Cours, roulant et s'agitant
confuse dans une fumée de poussière, tandis que, sur les branches,
tout un tremblement de cigales faisait aller ses petites crécelles
comme en plein jour.

Entendant cela, Costecalde, qui s'était approché d'une croisée avec
tous les autres, revint vers son fauteuil en chancelant.

«_Vé_ Costecalde, dit quelqu'un...  Qu'est-ce qu'il a?...  Comme il
est jaune!

On s'élança; déjà le terrible Tournatoire tirait sa trousse, mais
l'armurier, tordu par le mal, en une grimace horrible, murmurait
ingénument:

«Rien...  rien,., laissez-moi...  Je sais ce que c'est...  c'est
l'envie!

Pauvre Costecalde, il avait l'air de bien souffrir.


Pendant que se passaient ces choses, à l'autre bout du Tour de ville,
dans la pharmacie de la placette, l'élève de Bézuquet, assis au bureau
du patron, collait patiemment et remettait bout à bout les fragments
oubliés par le pharmacien au fond de la corbeille; mais de nombreux
morceaux échappaient à la reconstruction, car voici l'énigme
singulière et farouche, étalée devant lui, assez pareille à une carte
de l'Afrique centrale, avec des manques, des blancs de _terra
incognita_, qu'explorait dans la terreur l'imagination du naïf
porte-bannière:

                                           _fou d'amour
           lampe à chalum                       conserves de Chicago
     peux pas m'arrach                   nihiliste
     à mort                   condition abom              en échange
     de son                     Vous me connaissez, Ferdi
                                         savez mes idées libérales,
     mais de là au tsaricide
                         rribles conséquences
     Sibérie           pendu               l'adore
                      Ah!                 serrer ta main loya
                               Tar                        Tar_



VIII

DIALOGUE MÉMORABLE ENTRE LA JUNGFRAU ET TARTARIN.--UN SALON
NIHILISTE.--LE DUEL AU COUTEAU DE CHASSE.--AFFREUX CAUCHEMAR.--«C'EST
MOI QUE VOUS CHERCHEZ, MESSIEURS?»--ÉTRANGE ACCUEIL FAIT PAR
L'HOTELIER MEYER A LA DÉLÉGATION TARASCONNAISE.


Comme tous les hôtels chics d'Interlaken, l'hôtel Jungfrau, tenu par
Meyer, est situé sur le Hoeheweg, large promenade à la double allée de
noyers qui rappelait vaguement à Tartarin son cher Tour de ville,
moins le soleil, la poussière et les cigales; car, depuis une semaine
de séjour, la pluie n'avait cessé de tomber.

Il habitait une très belle chambre avec balcon, au premier étage; et
le matin, faisant sa barbe devant la petite glace à main pendue à la
croisée, une vieille habitude de voyage, le premier objet qui frappait
ses yeux par delà des blés, des luzernes, des sapinières, un cirque de
sombres verdures étagées, c'était la Jungfrau sortant des nuages sa
cime en corne, d'un blanc pur de neige amoncelée, où s'accrochait
toujours le rayon furtif d'un invisible levant.  Alors entre l'Alpe
rose et blanche et l'Alpiniste de Tarascon, s'établissait un court
dialogue qui ne manquait pas de grandeur.

«Tartarin, y sommes-nous?» demandait la Jungfrau sévèrement.

«Voilà, voilà...» répondait le héros, son pouce sous le nez, se hâtant
de finir sa barbe; et, bien vite, il atteignait son complet à carreaux
d'ascensionniste, au rancart depuis quelques jours, le passait en
s'injuriant:

«Coquin de sort!  c'est vrai que ça n'a pas de nom...

Mais une petite voix discrète et claire montait entre les myrtes en
bordure devant les fenêtres du rez-de-chaussée:

«Bonjour...  disait Sonia, le voyant paraître au balcon...  le landau
nous attend...  dépêchez-vous donc, paresseux...

--Je viens, je viens...

En deux temps, il remplaçait sa grosse chemise de laine par du linge
empesé fin, ses knickers-bockers de montagne par la jaquette
vert-serpent qui, le dimanche, à la musique, tournait la tête à toutes
les dames de Tarascon.

Le landau piaffait devant l'hôtel, Sonia déjà installée à côté de son
frère, plus pâle et creusé de jour en jour malgré le bienfaisant
climat d'Interlaken; mais, au moment de partir, Tartarin voyait
régulièrement se lever d'un banc de la promenade et s'approcher, avec
le lourd dandinement d'ours de montagne, deux guides fameux de
Grindelwald, Rodolphe Kaufmann et Christian Inebnit, retenus par lui
pour l'ascension de la Jungfrau et qui, chaque matin, venaient voir si
leur monsieur était disposé.

L'apparition de ces deux hommes aux fortes chaussures ferrées, aux
vestes de futaine, râpées au dos et sur l'épaule par le sac et les
cordes d'ascension, leurs faces naïves et sérieuses, les quatre mots
de français qu'ils baragouinaient péniblement en tortillant leurs
grands chapeaux de feutre, c'était pour Tartarin un véritable
supplice.  Il avait beau leur dire:

«Ne vous dérangez pas...  je vous préviendrai...

Tous les jours, il les retrouvait à la même place et s'en débarrassait
par une grosse pièce proportionnée à l'énormité de son remords.
Enchantés de cette façon de «faire la Jungfrau», les montagnards
empochaient le _trinkgeld_ gravement et reprenaient d'un pas résigné,
sous la fine pluie, le chemin de leur village, laissant Tartarin
confus et désespéré de sa faiblesse.  Puis le grand air, les plaines
fleuries reflétées aux prunelles limpides de Sonia, le frôlement d'un
petit pied contre sa botte au fond de la voiture...  Au diable la
Jungfrau!  Le héros ne songeait qu'à ses amours, ou plutôt à la
mission qu'il s'était donnée de ramener dans le droit chemin cette
pauvre petite Sonia, criminelle inconsciente, jetée par dévouement
fraternel hors la loi et hors la nature.

C'était le motif qui le retenait à Interlaken, dans le même hôtel que
les Wassilief.  A son âge, avec son air papa, il ne pouvait songer
se faire aimer de cette enfant; seulement, il la voyait si douce, si
bravette, si généreuse envers tous les misérables de son parti, si
dévouée pour ce frère, que les mines sibériennes lui avaient renvoy
le corps rongé d'ulcères, empoisonné de vert-de-gris, condamné à mort
par la phtisie plus sûrement que par toutes les cours martiales!  Il y
avait de quoi s'attendrir, allons!

Tartarin leur proposait de les emmener à Tarascon, de les installer
dans un bastidon plein de soleil aux portes de la ville, cette bonne
petite ville où il ne pleut jamais, où la vie se passe en chansons et
en fêtes.  Il s'exaltait, esquissait un air de tambourin sur son
chapeau, entonnait le gai refrain national sur une mesure de
farandole:

           _Lagadigade
           La Tarasco, la Tarasco,
           Lagadigade
           La Tarasco de Casteù._

Mais tandis qu'un sourire ironique amincissait encore les lèvres du
malade, Sonia secouait la tête.  Ni fêtes ni soleil pour elle, tant
que le peuple russe râlerait sous le tyran.  Sitôt son frère
guéri,--ses yeux navrés disaient autre chose,--rien ne l'empêcherait
de retourner là-bas souffrir et mourir pour la cause sacrée.

«Mais, coquin de bon sort!  criait le Tarasconnais, après ce tyran là,
si vous le faites sauter, il en viendra un autre...  Il faudra donc
recommencer...  Et les années se passent, vé!  le temps du bonheur et
des jeunes amours...» Sa façon de dire «amour» à la tarasconnaise,
avec les _r_ et les yeux hors du front, amusait la jeune fille; puis,
sérieuse, elle déclarait qu'elle n'aimerait jamais que l'homme qui
délivrerait sa patrie.  Oh!  celui-là, fut-il laid comme Bolibine,
plus rustique et grossier que Manilof, elle était prête à se donner
toute à lui, à vivre à ses côtés en libre grâce, aussi longtemps que
durerait sa jeunesse de femme, et que cet homme voudrait d'elle.

«En libre grâce!» le mot dont se servent les nihilistes pour qualifier
ces unions illégales contractées entre eux par le consentement
réciproque.  Et de ce mariage primitif, Sonia parlait tranquillement,
avec son air de vierge, en face du Tarasconnais, bon bourgeois,
électeur paisible, tout disposé pourtant à finir ses jours auprès de
cette adorable fille, dans ledit état de libre grâce, si elle n'y
avait mis d'aussi meurtrières et abominables conditions.

Pendant qu'ils devisaient de ces choses extrêmement délicates, des
champs, des lacs, des forêts, des montagnes se déroulaient devant eux
et, toujours, à quelque tournant, à travers le frais tamis de cette
perpétuelle ondée qui suivait le héros dans ses excursions, la
Jungfrau dressait sa cime blanche comme pour aiguiser d'un remords la
délicieuse promenade.  On rentrait déjeuner, s'asseoir à l'immense
table d'hôte où les Riz et les Pruneaux continuaient leurs hostilités
silencieuses dont se désintéressait absolument Tartarin, assis près de
Sonia, veillant à ce que Boris n'eût pas de fenêtre ouverte dans le
dos, empressé, paternel, mettant à l'air toutes ses séductions d'homme
du monde et ses qualités domestiques d'excellent lapin de choux.

Ensuite, on prenait le thé chez les Russes, dans le petit salon ouvert
au rez-de-chaussée devant un bout de jardin, au bord de la promenade.
Encore une heure exquise pour Tartarin, de causerie intime, à voix
basse, pendant que Boris sommeillait sur un divan.  L'eau chaude
grésillait dans le samovar; une odeur de fleurs mouillées se glissait
par l'entre-bâillure de la porte avec le reflet bleu des glycines qui
l'encadraient.  Un peu plus de soleil, de chaleur, et c'était le rêve
du Tarasconnais réalisé, sa petite Russe installée là-bas, près de
lui, soignant le jardinet du baobab.

Tout à coup, Sonia tressautait:

«Deux heures!...  Et le courrier?

--On y va», disait le bon Tartarin; et rien qu'à l'accent de sa voix,
au geste résolu et théâtral dont il boutonnait sa jaquette, empoignait
sa canne, on eût deviné la gravité de cette démarche en apparence
assez simple, aller à la poste restante chercher le courrier des
Wassilief.

Très surveillés par l'autorité locale et la police russe, les
nihilistes, les chefs surtout, sont tenus à de certaines précautions,
comme de se faire adresser lettres et journaux bureau restant, et sur
de simples initiales.

Depuis leur installation à Interlaken, Boris se traînant à peine,
Tartarin, pour éviter à Sonia l'ennui d'une longue attente au guichet
sous des regards curieux, s'était chargé à ses risques et périls de
cette corvée quotidienne.  La poste aux lettres n'est qu'à dix minutes
de l'hôtel, dans une large et bruyante rue faisant suite à la
promenade et bordée de cafés, de brasseries, de boutiques pour les
étrangers, étalages d'alpenstocks, guêtres, courroies, lorgnettes,
verres fumés, gourdes, sacs de voyage, qui semblaient là tout exprès
pour faire honte à l'Alpiniste renégat.  Des touristes défilaient en
caravanes, chevaux, guides, mulets, voiles bleus, voiles verts, avec
le brimbalement des cantines à l'amble des bêtes, les pics ferrés
marquant le pas contre les cailloux; mais cette fête, toujours
renouvelée, le laissait indifférent.  Il ne sentait même pas la bise
fraîche à goût de neige qui venait de la montagne par bouffées,
uniquement attentif à dépister les espions qu'il supposait sur ses
traces.

Le premier soldat d'avant garde, le tirailleur rasant les murs dans la
ville ennemie, n'avance pas avec plus de méfiance que le Tarasconnais
pendant ce court trajet de l'hôtel à la poste.  An moindre coup de
talon sonnant derrière les siens, il s'arrêtait attentivement devant
les photographies étalées, feuilletait un livre anglais ou allemand
pour obliger le policier à passer devant lui; ou bien il se retournait
brusquement, dévisageait sous le nez, avec des yeux féroces, une
grosse fille d'auberge allant aux provisions, ou quelque touriste
inoffensif, vieux Pruneau de table d'hôte, qui descendait du trottoir,
épouvanté, le prenant pour un fou.

A la hauteur du bureau dont les guichets ouvrent assez bizarrement
même la rue, Tartarin passait et repassait, guettait les physionomies
avant de s'approcher, puis s'élançait, fourrait sa tête, ses épaules,
dans l'ouverture, chuchotait quelques mots indistinctement, qu'on lui
faisait toujours répéter, ce qui le mettait au désespoir, et,
possesseur enfin du mystérieux dépôt, rentrait à l'hôtel par un grand
détour du côté des cuisines, la main crispée un fond de sa poche sur
le paquet de lettres et de journaux, prêt à tout déchirer, à tout
avaler à la moindre alerte.

Presque toujours Manilof et Bolibine attendaient les nouvelles chez
leurs amis; ils ne logeaient pas à l'hôtel pour plus d'économie et de
prudence.  Bolibine avait trouvé de l'ouvrage dans une imprimerie, et
Manilof, très habile ébéniste, travaillait pour des entrepreneurs.  Le
Tarasconnais ne les aimait pas; l'un le gênait par ses grimaces, ses
airs narquois, l'autre le poursuivait de mines farouches.  Puis ils
prenaient trop de place dans le coeur de Sonia.

«C'est un héros!» disait-elle de Bolibine, et elle racontait que
pendant trois ans il avait imprimé tout seul une feuille
révolutionnaire en plein coeur de Pétersbourg.  Trois ans sans
descendre une fois, sans se montrer à une fenêtre, couchant dans un
grand placard où la femme qui le logeait l'enfermait tous les soirs
avec sa presse clandestine.

Et la vie de Manilof, pendant six mois, dans les sous-sols du Palais
d'hiver, guettant l'occasion, dormant, la nuit, sur sa provision de
dynamite, ce qui finissait par lui donner d'intolérables maux de tête,
des troubles nerveux aggravés encore par l'angoisse perpétuelle, les
brusques apparitions de la police avertie vaguement qu'il se tramait
quelque chose et venant tout à coup surprendre les ouvriers employés
au palais.  A ses rares sorties, Manilof croisait sur la place de
l'Amirauté un délégué du Comité révolutionnaire qui demandait tout bas
en marchant:

«Est-ce fait?

--Non, rien encore...» disait l'autre sans remuer les lèvres.  Enfin,
un soir de février, à la même demande dans les mêmes termes, il
répondait avec le plus grand calme:

«C'est fait...

Presque aussitôt un épouvantable fracas confirmait ses paroles et,
toutes les lumières du palais s'éteignant brusquement, la place se
trouvait plongée dans une obscurité complète que déchiraient des cris
de douleur et d'épouvante, des sonneries de clairons, des galopades de
soldats et de pompiers accourant avec des civières.

Et Sonia interrompant son récit:

«Est-ce horrible, tant de vies humaines sacrifiées, tant d'efforts, de
courage, d'intelligence inutiles?...  Non, non, mauvais moyens, ces
tueries en masse...  Celui qu'on vise échappe toujours...  Le vrai
procédé, le plus humain, serait d'aller au tsar comme vous alliez au
lion, bien déterminé, bien armé, se poster à une fenêtre, une portière
de voiture...  et quand il passerait...

--Bé oui!...  certaine_main_...» disait Tartarin embarrassé, feignant
de ne pas saisir l'allusion, et tout de suite il se lançait dans
quelque discussion philosophique, humanitaire, avec un des nombreux
assistants.  Car Bolibine et Manilof n'étaient pas les seuls visiteurs
des Wassilief.  Tous les jours se montraient des figures nouvelles:
des jeunes gens, hommes ou femmes, aux tournures d'étudiants pauvres,
d'institutrices exaltées, blondes et roses, avec le front têtu et le
féroce enfantillage de Sonia; des illégaux, des exilés, quelques-uns
même condamnés à mort, ce qui ne leur ôtait rien de leur expansion de
jeunesse.

Ils riaient, causaient haut, et, la plupart parlant français, Tartarin
se sentait vite à l'aise.  Ils l'appelaient «l'oncle», devinaient en
lui quelque chose d'enfantin, de naïf, qui leur plaisait.  Peut-être
abusait-il un peu de ses récits de chasse, relevant sa manche jusqu'au
biceps pour montrer sur son bras la cicatrice d'un coup de griffe de
panthère, ou faisant tâter sous sa barbe les trous qu'y avaient
laissés les crocs d'un lion de l'Atlas, peut-être aussi se
familiarisait-il un peu trop vite avec les gens, les appelant de leurs
petits noms au bout de cinq minutes qu'on était ensemble:

«Écoutez, Dmitri...  Vous me connaissez Fédor Ivanovitch...» Pas
depuis bien longtemps, en tout cas; mais il leur allait tout de même
par sa rondeur, son air aimable, confiant, si désireux de plaire.  Ils
lisaient des lettres devant lui, combinaient des plans, des mots de
passe pour dérouter la police, tout un côté conspirateur dont
s'amusait énormément l'imagination du Tarasconnais; et, bien qu'oppos
par nature aux actes de violence, il ne pouvait parfois s'empêcher de
discuter leurs projets homicides, approuvait, critiquait, donnait des
conseils dictés par l'expérience d'un grand chef qui a marché sur le
sentier de la guerre, habitué au maniement de toutes les armes, aux
luttes corps à corps avec les grands fauves.

Un jour même qu'ils parlaient en sa présence de l'assassinat d'un
policier poignardé par un nihiliste au théâtre, il leur démontra que
le coup avait été mal porté et leur donna une leçon de couteau:

«Comme ceci, _vé!_ de bas on haut.  On ne risque pas de se blesser...

Et s'animant à sa propre mimique:

«Une supposition, _té!_ que je tienne votre despote entre
quatre-z'yeux, dans une chasse à l'ours.  Il est là-bas où vous êtes,
Fédor; moi, ici, près du guéridon, et chacun son couteau de chasse...
A nous deux, monseigneur, il faut en découdre...

Campé au milieu du salon, ramassé sur ses jambes courtes pour mieux
bondir, râlant comme un bûcheron ou un geindre, il leur mimait un vrai
combat terminé par son cri de triomphe quand il eut enfoncé l'arme
jusqu'à la garde, de bas en haut, coquin de sort!  dans les entrailles
de son adversaire.

«Voilà comme ça se joue, mes petits!

Mais quels remords ensuite, quelles terreurs, lorsque échappé au
magnétisme de Sonia et de ses yeux bleus, à la griserie que dégageait
ce bouquet de têtes folies, il se trouvait seul, en bonnet de nuit,
devant ses réflexions et son verre d'eau sucrée de tous les soirs.

Différemment, de quoi se mêlait-il?  Ce tsar n'était pas son tsar, en
définitive, et toutes ces histoires ne le regardaient guère...
Voyez-vous qu'un de ces jours il fut coffré, extradé, livré à l
justice moscovite...  _Boufre!_ c'est qu'ils ne badinent pas, tous ces
cosaques...  Et dans l'obscurité de sa chambre d'hôtel, avec cette
horrible faculté qu'augmentait la position horizontale, se
développaient devant lui, comme sur un de ces «dépliants» qu'on lui
donnait aux jours de l'an de son enfance, les supplices variés et
formidables auxquels il était exposé: Tartarin, dans les mines de
vert-de-gris, comme Boris, travaillant de l'eau jusqu'au ventre, le
corps dévoré, empoisonné.  Il s'échappe, se cache au milieu des forêts
chargées de neige, poursuivi par les Tartares et les chiens dressés
pour cette chasse à l'homme.  Exténué de froid, de faim, il est repris
et finalement pendu entre deux forçats, embrassé par un pope aux
cheveux luisants, puant l'eau-de-vie et l'huile de phoque, pendant que
là-bas, à Tarascon, dans le soleil, les fanfares d'un beau dimanche,
la foule, l'ingrate et oublieuse foule, installe Costecalde rayonnant
sur le fauteuil du P. C. A.

C'est dans l'angoisse d'un de ces mauvais rêves qu'il avait poussé son
cri de détresse: «À moi, Bézuquet...» envoyé au pharmacien sa lettre
confidentielle toute moite de la sueur du cauchemar.  Mais il
suffisait du petit bonjour de Sonia vers sa croisée pour l'ensorceler,
le rejeter encore dans toutes les faiblesses de l'indécision.

Un soir, revenant du Kursaal à l'hôtel avec les Wassilief et Bolibine,
après deux heures de musique exaltante, le malheureux oublia toute
prudence, et le «Sonia, je vous aime», qu'il retenait depuis si
longtemps, il le prononça en serrant le bras qui s'appuyait au sien.
Elle ne s'émut pas, le fixa toute pâle sous le gaz du perron où ils
s'arrêtaient: «Eh bien!  méritez-moi...» dit-elle avec un joli sourire
d'énigme, un sourire remontant sur les fines dents blanches.  Tartarin
allait répondre, s'engager par serment à quelque folie criminelle,
quand le chasseur de l'hôtel s'avançant vers lui:

«Il y a du monde pour vous, là-haut...  Des messieurs...  on vous
cherche.

--On me cherche!...  _Outre!_...  pourquoi faire?» Et le numéro 1 du
dépliant lui apparut: Tartarin coffré, extradé...  Certes, il avait
peur, mais son attitude fut héroïque.  Détaché vivement de Sonia
«Fuyez, sauvez-vous...» lui dit-il d'une voix étouffée.  Puis il
monta, la tête droite, les yeux fiers, comme à l'échafaud, si ému
cependant qu'il était obligé de se cramponner à la rampe...

En s'engageant dans le corridor, il aperçut des gens groupés au fond,
devant sa porte, regardant par la serrure, cognant, appelant: «Hé!
Tartarin...

Il fit deux pas, et la bouche sèche: «C'est moi que vous cherchez,
messieurs?

--Té!  pardi oui, mon président!...

Un petit vieux, alerte et sec, habillé de gris et qui semblait porter
sur sa jaquette, son chapeau, ses guêtres, ses longues moustaches
tombantes, toute la poussière du Tour de ville, sautait au cou du
héros, frottait à ses joues satinées et douillettes le cuir desséch
de l'ancien capitaine d'habillement.

«Bravida!...  pas possible!...  Excourbaniès aussi?...  Et là-bas, qui
est-ce?...

Un bêlement répondit: «Cher maî-aî-aître!...» et l'élève s'avança,
cognant aux murs une espèce de longue canne à pêche empaquetée dans le
haut, ficelée de papier gris et de toile cirée.

«Hé!  _vé!_ c'est Pascalon...  Embrassons-nous, petitot...  Mais
qu'est-ce qu'il porte?...  Débarrasse-toi donc!...

--Le papier...  ôte le papier!...» soufflait le commandant.  L'enfant
roula l'enveloppe d'une main prompte, et l'étendard tarasconnais se
déploya aux yeux de Tartarin anéanti.

Les délégués se découvrirent.

«Mon président--la voix de Bravida tremblait solennelle et rude--vous
avez demandé la bannière, nous vous l'apportons, té!...

Le président arrondissait des yeux gros comme des pommes: «Moi, j'ai
demandé?...

--Comment!  vous n'avez pas demandé?

--Ah!  si, parfaite_main_...» dit Tartarin subitement éclairé par le
nom de Bézuquet.  Il comprit tout, devina le reste, et,
s'attendrissant devant l'ingénieux mensonge du pharmacien pour le
rappeler au devoir et à l'honneur, il suffoquait, bégayait dans sa
barbe courte: «Ah!  mes enfants, que c'est bon!  quel bien vous me
faites...

--Vive le prési_dain!_...» glapit Pascalon, brandissant l'oriflamme.
Le gong d'Excourbaniès retentit, fit rouler son cri de guerre.  «Ha!
ha!  ha!  _fen dè brut_...» jusque dans les caves de l'hôtel.  Des
portes s'ouvraient, des têtes curieuses se montraient à tous les
étages, puis disparaissaient épouvantées devant cet étendard, ces
hommes noirs et velus qui hurlaient des mots étranges, les bras en
l'air.  Jamais le pacifique hôtel Jungfrau n'avait subi pareil
vacarme.

«Entrons chez moi,» fit Tartarin un peu gêné.  Ils tâtonnaient dans la
nuit de la chambre, cherchant des allumettes, quand un coup
autoritaire frappé à la porte la fit s'ouvrir d'elle-même devant la
face rogue, jaune et bouffie de l'hôtelier Meyer.  Il allait entrer,
mais s'arrêta devant cette ombre où luisaient des yeux terribles, et
du seuil, les dents soirées sur son dur accent tudesque: «Tâchez de
vous tenir tranquilles...  ou je vous fais tous ramasser par _le_
police...

Un grognement de buffle sortit de l'ombre à ce mot brutal de
«ramasser».  L'hôtelier recula d'un pas, mais jeta encore: «On sait
qui vous êtes, allez!  on a l'oeil sur vous, et moi je ne veux plus de
monde comme ça dans ma maison.

--Monsieur Meyer, dit Tartarin doucement, poliment, mais très ferme...
faites préparer ma note...  Ces messieurs et moi nous partons demain
matin pour la Jungfrau.


O sol natal, ô petite patrie dans la grande!  rien que d'entendre
l'accent tarasconnais frémissant avec l'air du pays aux plis d'azur de
la bannière; voilà Tartarin délivré de l'amour et de ses pièges, rendu
à ses amis, à sa mission, à la gloire.

Maintenant, zou!...



IX

AU CHAMOIS FIDÈLE


Le lendemain, ce fut charmant, cette route à pied d'Interlaken
Grindelwald où l'on devait, en passant, prendre les guides pour la
Petite Scheideck; charmante, cette marche triomphale du
P. C. A. rentré dans ses houseaux et vêtements de campagne, s'appuyant
d'un côté sur l'épaule maigrelette du commandant Bravida, de l'autre
au bras robuste d'Excourbaniès, fiers tous les deux d'encadrer, de
soutenir leur cher président, de porter son piolet, son sac, son
alpenstock, tandis que, tantôt devant, tantôt derrière ou sur les
flancs, gambadait comme un jeune chien le fanatique Pascalon, sa
bannière dûment empaquetée et roulée pour éviter les scènes
tumultueuses de la veille.

La gaieté de ses compagnons, le sentiment du devoir accompli, la
Jungfrau toute blanche, là-bas dans le ciel comme une fumée, il n'en
fallait pas moins pour faire oublier au héros ce qu'il laissait
derrière lui, à tout jamais peut-être, et sans un adieu.  Aux
dernières maisons d'Interlaken, ses paupières se gonflèrent; et, tout
en marchant, il s'épanchait à tour de rôle dans le sein
d'Excourbaniès: «Écoutez, Spiridion», ou dans celui de Bravida: «Vous
me connaissez, Placide...» Car, par une ironie de la nature, ce
militaire indomptable s'appelait Placide, et Spiridion ce buffle
peau rude, aux instincts matériels.

Malheureusement, la race tarasconnaise, plus galante que sentimentale,
ne prend jamais les affaires de coeur au sérieux: «Qui perd une femme
et quinze sous, c'est grand dommage de l'argent...» répondait le
sentencieux Placide, et Spiridion pensait exactement comme lui; quant
à l'innocent Pascalon, il avait des femmes une peur horrible et
rougissait jusqu'aux oreilles lorsqu'on prononçait le nom de la Petite
Scheideck devant lui, croyant qu'il s'agissait d'une personne légère
dans ses moeurs.  Le pauvre amoureux en fut réduit à garder ses
confidences et se consola tout seul, ce qui est encore le plus sûr.

Quel chagrin d'ailleurs eût pu résister aux distractions de la route
travers l'étroite, profonde et sombre vallée où ils s'engageaient le
long d'une rivière sinueuse, toute blanche d'écume, grondant comme un
tonnerre dans l'écho des sapinières qui l'encaissaient, en pente sur
ses deux rives!

Les délégués tarasconnais, la tête en l'air, avançaient avec une sorte
de terreur, d'admiration religieuse; ainsi les compagnons de Sindbad
le marin, lorsqu'ils arrivèrent devant les palétuviers, les manguiers,
toute la flore géante des côtes indiennes.  Ne connaissant que leurs
montagnettes pelées et pétrées, ils n'auraient jamais pensé qu'il pût
y avoir tant d'arbres à la fois sur des montagnes si hautes.

«Et ce n'est rien, cela...  vous verrez la Jungfrau!» disait le
P. C. A., qui jouissait de leur émerveillement, se sentait grandir
leurs yeux.

En même temps, pour égayer le décor, humaniser sa note imposante, des
cavalcades les croisaient sur la route, de grands landaus à fond de
train avec des voiles flottant aux portières, des têtes curieuses qui
se penchaient pour regarder la délégation serrée autour de son chef,
et, de distance en distance, les étalages de bibelots en bois sculpté,
des fillettes plantées au bord du chemin, raides sous leurs chapeaux
de paille à grands rubans, dans leurs jupes bigarrées, chantant des
choeurs à trois voix en offrant des bouquets de framboises et
d'edelweiss.  Parfois, le cor des Alpes envoyait aux montagnes sa
ritournelle mélancolique, enflée, répercutée dans les gorges et
diminuée lentement à la façon d'un nuage qui fond en vapeur.

«C'est beau, on dirait les orgues...» murmurait Pascalon, les yeux
mouillés, extasié comme un saint de vitrail.  Excourbaniès hurlait
sans se décourager et l'écho répétait à perte de son l'intonation
tarasconnaise: «Ha!...  ha!...  ha!...  _fen dè brut_.

Mais on se lasse après deux heures de marche dans le même décor,
fût-il organisé, vert sur bleu, des glaciers dans le fond, et sonore
comme une horloge à musique.  Le fracas des torrents, les choeurs à la
tierce, les marchands d'objets au couteau, les petites bouquetières,
devinrent insupportables à nos gens, l'humidité surtout, cette buée au
fond de cet entonnoir, ce sol mou, fleuri de plantes d'eau, où jamais
le soleil n'a pénétré.

«Il y a de quoi prendre une pleurésie», disait Bravida, retroussant le
collet de sa jaquette.  Puis la fatigue s'en mêla, la faim, la
mauvaise humeur.  On ne trouvait pas d'auberge; et, pour s'être
bourrés de framboises, Excourbaniès et Bravida commençaient à souffrir
cruellement.  Pascalon lui-même, cet ange chargé non seulement de la
bannière, mais du piolet, du sac, de l'alpenstock dont les autres se
débarrassaient lâchement sur lui, Pascalon avait perdu sa gaieté, ses
vives gambades.

A un tournant de route, comme ils venaient de franchir la Lutschine
sur un de ces ponts couvert qu'on trouve dans les pays de grande
neige, une formidable sonnerie de cor les accueillit.

«Ah!  _vaï_, assez!...  assez!...» hurlait la délégation exaspérée.

L'homme, un géant, embusqué au bord de la route, lâcha l'énorme trompe
en sapin descendant jusqu'à terre et terminée par une boîte
percussion qui donnait à cet instrument préhistorique la sonorit
d'une pièce d'artillerie.

«Demandez-lui donc s'il ne connaît pas une auberge?» dit le président
à Excourbaniès qui, avec un énorme aplomb, et un tout petit
dictionnaire de poche, prétendait servir d'interprète à la délégation,
depuis qu'on était en Suisse allemande.  Mais, avant qu'il eût tir
son dictionnaire, le joueur de cor répondait en très bon français:

«Une auberge, messieurs?...  mais parfaitement...  le Chamois fidèle
est tout près d'ici; permettez-moi de vous y conduire.

Et, chemin faisant, il leur apprit qu'il avait habité Paris pendant
des années, commissionnaire au coin de la rue Vivienne.

«Encore un de la Compagnie, parbleu!» pensa Tartarin, laissant ses
amis s'étonner.  Le confrère de Bompard leur fut du reste fort utile,
car, malgré l'enseigne en français, les gens du Chamois fidèle ne
parlaient qu'un affreux patois allemand.

Bientôt la délégation tarasconnaise, autour d'une énorme omelette aux
pommes de terre, recouvra la santé et la belle humeur, essentielle aux
méridionaux comme le soleil à leur pays.  On but sec, on mangea ferme.
Après force toasts portés au président et à son ascension, Tartarin,
que l'enseigne de l'auberge intriguait depuis son arrivée, demanda au
joueur de cor, cassant une croûte dans un coin de la salle avec eux:

«Vous avez donc du chamois, par ici?...  Je croyais qu'il n'en restait
plus en Suisse.

L'homme cligna des yeux:

«Ce n'est pas qu'il y en ait beaucoup, mais on pourrait vous en faire
voir tout de même.

--C'est lui en faire tirer, qu'il faudrait, _vé_...  dit Pascalon
plein d'enthousiasme...  jamais le président n'a manqué son coup.

Tartarin regretta de n'avoir pas apporté sa carabine.

«Attendez donc, je vais parler au patron.

Il se trouva justement que le patron était un ancien chasseur de
chamois; il offrit son fusil, sa poudre, ses chevrotines et même de
servir de guide à ces messieurs vers un gîte qu'il connaissait.

«En avant, zou!» fit Tartarin, cédant à ses alpinistes heureux de
faire briller l'adresse de leur chef.  Un léger retard, après tout; et
la Jungfrau ne perdait rien pour attendre!...

Sortis de l'auberge par derrière, ils n'eurent qu'à pousser la
claire-voie du verger, guère plus grand qu'un jardinet de chef de
gare, et se trouvèrent dans la montagne fendue de grandes crevasses
rouillées entre les sapins et les ronces.

L'aubergiste avait pris l'avance et les Tarasconnais le voyaient déj
très haut, agitant les bras, jetant des pierres, sans doute pour faire
lever la bête.  Ils eurent beaucoup de mal à le rejoindre par ces
pentes rocailleuses et dures, surtout pour des personnes qui sortent
de table et qui n'ont pas plus l'habitude de gravir que les bons
alpinistes de Tarascon.  Un air lourd, avec cela, une haleine orageuse
qui roulait des nuages lentement le long des cimes, sur leur tête.

«_Boufre!_» geignait Bravida.

Excourbaniès grognait:

«_Outre!_

--Que vous me feriez dire...» ajoutait le doux et bêlant Pascalon.

Mais le guide leur ayant, d'un geste brusque, intimé l'ordre de se
taire, de ne plus bouger: «On ne parle pas sous les armes,» dit
Tartarin de Tarascon avec une sévérité dont chacun prit sa part, bien
que le président seul fût armé.  Ils restaient là debout, retenant
leur souffle; tout à coup Pascalon cria:

«_Vé!_ le chamois, _vé_.....

A cent mètres au-dessus d'eux, les cornes droites, la robe d'un fauve
clair, les quatre pieds réunis au bord du rocher la jolie bête se
découpait comme en bois travaillé, les regardant sans aucune crainte.
Tartarin épaula méthodiquement selon son habitude; il allait tirer, le
chamois disparut.

«C'est votre faute, dit le commandant à Pascalon...  Vous avez
sifflé...  ça lui a fait peur.

--J'ai sifflé, moi?

--Alors, c'est Spiridion.....

--Ah, vaï!  jamais de la vie.

On avait pourtant entendu un coup de sifflet strident, prolongé.  Le
président les mit tous d'accord en racontant que le chamois,
l'approche de l'ennemi, pousse un signal aigu par les narines.  Ce
diable de Tartarin connaissait à fond cette chasse comme toutes les
autres!  Sur l'appel de leur guide, ils se mirent en route; mais la
pente devenait de plus en plus raide, les roches plus escarpées, avec
des fondrières à droite et à gauche.  Tartarin tenait la tête, se
retournant à chaque instant pour aider les délégués, leur tendre la
main ou sa carabine.  «La main, la main, si ça ne vous fait rien,
demandait le bon Bravida qui avait très peur des armes chargées.

Nouveau signe du guide, nouvel arrêt de la délégation, le nez en
l'air.

«Je viens de sentir une goutte!» murmura le commandant tout inquiet.
En même temps, la foudre gronda et, plus forte que la foudre, la voix
d'Excourbaniès: «A vous, Tartarin!» Le chamois venait de bondir tout
près d'eux, franchissant le ravin comme une lueur dorée, trop vite
pour que Tartarin pût épauler, pas assez pour les empêcher d'entendre
le long sifflement de ses narines.

«J'en aurai raison, coquin de sort!» dit le président, mais les
délégués protestèrent.  Excourbaniès, subitement très aigre, lui
demanda s'il avait juré de les exterminer.

«Cher maî...aî...  aître...» bêla timidement Pascalon.  «j'ai ouï dire
que le chamois, lorsqu'on l'accule aux abîmes, se retourne contre le
chasseur et devient dangereux.

--Ne l'acculons pas, alors!» fit Bravida terrible, la casquette en
bataille.

Tartarin les appela poules mouillées.  Et brusquement, tandis qu'ils
se disputaient, ils disparurent les uns aux yeux des autres dans une
épaisse nuée tiède qui sentait le soufre et à travers laquelle ils se
cherchaient, s'appelaient.

«Hé!  Tartarin.

--Êtes-vous là, Placide?

--Maî... aî... tre!

--Du sang-froid!  du sang-froid!

Une vraie panique.  Puis un coup de vent creva le nuage, l'emporta
comme une voile arrachée flottant aux ronces, d'où sortit un éclair en
zigzag avec un épouvantable coup de tonnerre sous les pieds des
voyageurs.  «Ma casquette!...» cria Spiridion décoiffé par la tempête,
les cheveux tout droits crépitant d'étincelles électriques.  Ils
étaient en plein coeur de l'orage, dans la forge même de Vulcain.
Bravida, le premier, s'enfuit à toute vitesse; le reste de la
délégation s'élançait derrière lui, mais un cri du P. C. A. qui
pensait à tout les retint:

«Malheureux...  gare à la foudre!...

Du reste, en dehors du danger très réel qu'il leur signalait, on ne
pouvait guère courir sur ces pentes abruptes, ravinées, transformées
en torrents, en cascades, par toute l'eau du ciel qui tombait.  Et le
retour fut sinistre, à pas lents sous la folle radée, parmi les courts
éclairs suivis d'explosions, avec des glissades, des chutes, des
haltes forcées.  Pascalon se signait, invoquait tout haut, comme
Tarascon, «sainte Marthe et sainte Hélène, sainte Marie-Madeleine,
pendant qu'Excourbaniès jurait: «Coquin de sort!» et que Bravida,
l'arrière-garde, se retournait saisi d'inquiétude:

«Que diable est-ce qu'on entend derrière nous?...  ça siffle, ça
galope, puis ça s'arrête...» L'idée du chamois furieux, se jetant sur
les chasseurs, ne lui sortait pas de l'esprit, à ce vieux guerrier.
Tout bas, pour ne pas effrayer les autres, il fit part de ses craintes
à Tartarin qui, bravement, prit sa place à l'arrière-garde et marcha
la tête haute, trempé jusqu'aux os, avec la détermination muette que
donne l'imminence d'un danger.  Par exemple, rentré à l'auberge,
lorsqu'il vit ses chers alpinistes à l'abri, en train de s'étriller,
de s'essorer autour d'un énorme poêle en faïence, dans la chambre du
premier étage où montait l'odeur du grog au vin commandé, le président
s'écouta frissonner et déclara, très pâle: «Je crois bien que j'ai
pris le mal...

«Prendre le mal!» expression de terroir sinistre dans son vague et sa
brièveté, qui dit toutes les maladies, peste, choléra, vomito negro,
les noires, les jaunes, les foudroyantes, dont se croit atteint le
Tarasconnais à la moindre indisposition.

Tartarin avait pris le mal!  Il n'était plus question de repartir, et
la délégation ne demandait que le repos.  Vite, on fit bassiner le
lit, on pressa le vin chaud, et, dès le second verre, le président
sentit par tout son corps douillet une chaleur, un picotis de bonne
augure.  Deux oreillers dans le dos, un «plumeau» sur les pieds, son
passe-montagne serrant la tête, il éprouvait un bien-être délicieux
écouter les rugissements de la tempête, dans la bonne odeur de sapin
de cette pièce rustique aux murs en bois, aux petites vitres plombées,
à regarder ses chers alpinistes pressés autour du lit, le verre en
main, avec les tournures hétéroclites que donnaient à leurs types
gaulois, sarrasins ou romains, les courtines, rideaux, tapis dont ils
s'étaient affublés, tandis que leurs vêtements fumaient devant le
poêle.  S'oubliant lui-même, il les questionnait d'une voix dolente.

«Êtes-vous bien, Placide?...  Spiridion, vous sembliez souffrir tout
l'heure?...

Non, Spiridion ne souffrait plus; cela lui avait passé en voyant le
président si malade.  Bravida, qui accommodait la morale aux proverbes
de son pays, ajouta cyniquement: «Mal de voisin réconforte et même
guérit!...» Puis ils parlèrent de leur chasse, s'échauffant au
souvenir de certains épisodes dangereux, ainsi quand la bête s'était
retournée, furieuse; et sans complicité de mensonge, bien ingénument,
ils fabriquaient déjà la fable qu'ils raconteraient au retour.
Soudain, Pascalon descendu pour aller chercher une nouvelle tournée de
grog, apparut tout effaré, un bras nu hors du rideau à fleurs bleues
qu'il ramenait contre lui d'un geste pudique à la Polyeucte.  Il fut
plus d'une seconde sans pouvoir articuler tout bas, l'haleine courte:
«Le chamois!...

--Eh bien, le chamois?...

--Il est en bas, à la cuisine...  Il se chauffe!...

--Ah!  vaï...

--Tu badines!...

--Si vous alliez voir, Placide?

Bravida hésitait.  Excourbaniès descendit sur la pointe du pied, puis
revint presque tout de suite, la figure bouleversée...  De plus on
plus fort!...  le chamois buvait du vin chaud.

On lui devait bien cela, à la pauvre bête, après la course folle
qu'elle avait fournie dans la montagne, tout le temps relancée ou
rappelée par son maître qui, d'ordinaire, se contentait de la faire
évoluer dans la salle pour montrer aux voyageurs comme elle était d'un
facile dressage.

«C'est écrasant!» dit Bravida, n'essayant plus de comprendre, tandis
que Tartarin enfonçait le passe-montagne en casque à mèche sur ses
yeux pour cacher aux délégués la douce hilarité qui le gagnait en
rencontrant à chaque étape, avec ses trucs et ses comparses, la Suisse
rassurante de Bompard.



X

L'ASCENSION DE LA JUNGFRAU.--VÉ, LES BOEUFS.--LES CRAMPONS KENNEDY NE
MARCHENT PAS, LA LAMPE À CHALUMEAU NON PLUS.--APPARITION D'HOMMES
MASQUÉS AU CHALET DU CLUB ALPIN.--LE PRÉSIDENT DANS LA CREVASSE.--IL Y
LAISSE SES LUNETTES.--SUR LES CIMES.--TARTARIN DEVENU DIEU.


Grande affluence, ce matin-là, à l'hôtel Bellevue sur la Petite
Scheideck.  Malgré la pluie et les rafales, on avait dressé les tables
dehors, à l'abri de la véranda, parmi tout un étalage d'alpenstocks,
gourdes, longues-vues, coucous en bois sculpté, et les touristes
pouvaient en déjeunant contempler, à gauche, à quelque deux mille
mètres de profondeur, l'admirable vallée de Grindelwald; à droite,
celle de Lauterbrunnen, et en face, à une portée de fusil,
semblait-il, les pentes immaculées, grandioses, de la Jungfrau, ses
névés, ses glaciers, toute cette blancheur réverbérée illuminant l'air
alentour, faisant les verres encore plus transparents, les nappes
encore plus blanches.

Mais, depuis un moment, l'attention générale se trouvait distraite par
une caravane tapageuse et barbue qui venait d'arriver à cheval,
mulet, à âne, même en chaise à porteurs, et se préparait à l'escalade
par un déjeuner copieux, plein d'entrain, dont le vacarme contrastait
avec les airs ennuyés, solennels, des Riz et Pruneaux très illustres
réunis à la Scheideck: lord Chipendale, le sénateur belge et sa
famille, le diplomate austro-hongrois, d'autres encore.  On aurait pu
croire que tous ces gens barbus attablés ensemble allaient tenter
l'ascension, car ils s'occupaient à tour de rôle des préparatifs de
départ, se levaient, se précipitaient pour aller faire des
recommandations aux guides, inspecter les provisions, et, d'un bout de
la terrasse à l'autre, ils s'interpellaient de cris terribles:

«Hé!  Placide, _vé_ la terrine si elle est dans le sac!--N'oubliez pas
la lampe à chalumeau, au _mouains_.

Au départ, seulement, on vit qu'il s'agissait d'une simple conduite,
et que, de toute la caravane, un seul allait monter, mais quel un!

«Enfants, y sommes-nous?» dit le bon Tartarin d'une voix triomphante
et joyeuse où ne semblait pas l'ombre d'une inquiétude pour les
dangers possibles du voyage, son dernier doute sur le truquage de la
Suisse s'étant dissipé le matin même devant les deux glaciers de
Grindelwald, précédés chacun d'un guichet et d'un tourniquet avec
cette inscription: «Entrée du glacier: un franc cinquante.

Il pouvait donc savourer sans regret ce départ en apothéose, la joie
de se sentir regardé, envié, admiré par ces effrontées petites misses
à coiffures étroites de jeunes garçons, qui se moquaient si gentiment
de lui au Rigi-Kulm et, à cette heure, s'enthousiasmaient en comparant
ce petit homme avec l'énorme montagne qu'il allait gravir.  L'une
faisait son portrait sur un album, celle ci tenait à honneur de
toucher son alpenstock!  «Tchimpègne!...  Tchimpègne!...» s'écria tout
à coup un long, funèbre Anglais au teint briqueté s'approchant le
verre et la bouteille en mains.  Puis, après avoir obligé le héros
trinquer:

«Lord Chipendale, sir...  Et vô?

--Tartarin de Tarascon.

--Oh!  yes...  Tartarine...  Il était très joli nom pour un cheval...
dit le lord, qui devait être quelque fort sportsman d'outre-Manche.

Le diplomate austro-hongrois vint aussi serrer la main de l'alpiniste
entre ses mitaines, se souvenant vaguement de l'avoir entrevu
quelque endroit: «Enchanté...  enchanté!...» ânonna-t-il plusieurs
fois, et ne sachant plus comment en sortir, il ajouta: «Compliments
madame...» sa formule mondaine pour brusquer les présentations.

Mais les guides s'impatientaient, il fallait atteindre avant le soir
la cabane du Club Alpin où l'on couche en première étape, il n'y avait
pas une minute à perdre.  Tartarin le comprit, salua d'un geste
circulaire, sourit paternellement aux malicieuses misses, puis, d'une
voix tonnante:

«Pascalon, la bannière!

Elle flotta, les méridionaux se découvrirent, car on aime le théâtre,
à Tarascon; et sur le cri vingt fois répété: «Vive le président!...
Vive Tartarin...  Ah!  Ah!...  _fen dè brut_...» la colonne s'ébranla,
les deux guides en tête, portant le sac, les provisions, des fagots de
bois, puis Pascalon tenant l'oriflamme, enfin le P. C. A. et les
délégués qui devaient raccompagner jusqu'au glacier du Guggi.  Ainsi
déployé en procession avec son claquement de drapeau sur ces fonds
mouillés, ces crêtes dénudées ou neigeuses, le cortège évoquait
vaguement le jour des morts à la campagne.

Tout à coup le commandement cria fort alarmé:

«Vé, les boeufs!

On voyait quelque bétail broutant l'herbe rase dans les ondulations de
terrain.  L'ancien militaire avait de ces animaux une peur nerveuse,
insurmontable, et, comme on ne pouvait le laisser seul, la délégation
dut s'arrêter.  Pascalon transmit l'étendard à l'un des guides; puis,
sur une dernière étreinte, des recommandations bien rapides, l'oeil
aux vaches:

«Et adieu, _qué!_

--Pas d'imprudence au _mouains_...» ils se séparèrent.  Quant
proposer au président de monter avec lui, pas un n'y songea; c'était
trop haut, _boufre!_ A mesure qu'on approchait, cela grandissait
encore, les abîmes se creusaient, les pics se hérissaient dans un
blanc chaos que l'on eût dit infranchissable.  Il valait mieux
regarder l'ascension, de la Scheideck.

De sa vie, naturellement, le président du Club des Alpines n'avait mis
les pieds sur un glacier.  Rien de semblable dans les montagnettes de
Tarascon embaumées et sèches comme un paquet de vétiver; et cependant
les abords du Guggi lui donnaient une sensation de déjà vu,
éveillaient le souvenir de chasses en Provence, tout au bout de la
Camargue, vers la mer.  C'était la même herbe toujours plus courte,
grillée, comme roussie au feu.  Ça et là des flaques d'eau, des
infiltrations trahies de roseaux grêles, puis la moraine, comme une
dune mobile de sable, de coquilles brisées, d'escarbilles, et, au
bout, le glacier aux vagues bleu-vert, crêtées de blanc, moutonnantes
comme des flots silencieux et figés.  Le vent qui venait de là,
sifflant et dur, avait aussi le mordant, la fraîcheur salubre des
brises de mer.

«Non, merci...J'ai mes crampons...» fit Tartarin au guide lui offrant
des chaussons de laine pour passer sur ses bottes...  «Crampons
Kennedy...  perfectionnés...  très commodes...» Il criait comme pour
un sourd, afin de se mieux faire comprendre de Christian Inebnit, qui
ne savait pas plus de français que son camarade Kaufmann; et en même
temps, assis sur la moraine, il fixait par leurs courroies des espèces
de socques ferrés de trois énormes et fortes pointes.  Cent fois il
les avait expérimentés, ces crampons Kennedy, manoeuvrés dans le
jardin du baobab; néanmoins, l'effet fut inattendu.  Sous le poids du
héros, les pointes s'enfoncèrent dans la glace avec tant de force que
toutes les tentatives pour les retirer furent vaines.  Voilà Tartarin
cloué au sol, suant, jurant, faisant des bras et de l'alpenstock une
télégraphie désespérée, réduit enfin à rappeler ses guides qui s'en
allaient devant, persuadés qu'ils avaient affaire à un alpiniste
expérimenté.

Dans l'impossibilité de le déraciner, on défit les courroies, et les
crampons abandonnés dans la glace, remplacés par une paire de
chaussons tricotés, le président continua sa route, non sans beaucoup
de peine et de fatigue.  Inhabile à tenir son bâton, il y butait des
jambes, le fer patinait, l'entraînait quand il s'appuyait trop fort;
il essaya du piolet, plus dur encore à manoeuvrer, la houle du glacier
s'accentuant à mesure, bousculant l'un par-dessus l'autre ses flots
immobiles dans une apparence de tempête furieuse et pétrifiée.

Immobilité apparente, car des craquements sourds, de monstrueux
borborygmes, d'énormes quartiers de glace se déplaçant avec lenteur
comme des pièces truquées d'un décor indiquaient l'intérieur vie de
toute cette masse figée, ses traîtrises d'élément: et sous les yeux de
l'Alpiniste, au jeté de son pic, des crevasses se fendaient, des puits
sans fond où les glaçons en débris roulaient indéfiniment.  Le héros
tomba à plusieurs reprises, une fois jusqu'à mi-corps, dans un de ces
goulots verdâtres où ses larges épaules le retinrent au passage.

À le voir si maladroit et en même temps si tranquille et sûr de lui,
riant, chantant, gesticulant comme tout à l'heure pendant le déjeuner,
les guides s'imaginèrent que le champagne suisse l'avait impressionné.
Pouvaient-ils supposer autre chose d'un président de Club Alpin, d'un
ascensionniste renommé dont ses camarades ne parlaient qu'avec des
«Ah!» et de grands gestes?  L'ayant pris chacun sous un bras avec la
fermeté respectueuse de policemen mettant en voiture un fils de
famille éméché, ils tâchaient, à l'aide de monosyllabes et de gestes,
d'éveiller sa raison aux dangers de la route, à la nécessité de gagner
la cabane avant la nuit; le menaçaient des crevasses, du froid, des
avalanches.  Et, de la pointe de leurs piolets, ils lui montraient
l'énorme accumulation des glaces, les névés en mur incliné devant eux
jusqu'au zénith dans une réverbération aveuglante.

Mais le bon Tartarin se moquait bien de tout cela: «Ah!  vaï, les
crevasses...  Ah!  vaï, les avalanches...» et il pouffait de rire en
clignant de l'oeil, leur envoyait des coups de coudes dans les côtes
pour bien faire comprendre à ses guides qu'on ne l'abusait pas, qu'il
était dans le secret de la comédie.

Les autres finissaient par s'égayer à l'entrain des chansons
tarasconnaises, et, quand ils posaient une minute sur un bloc solide
pour permettre au monsieur de reprendre haleine, ils _yodlaient_ à la
mode suisse, mais pas bien fort, de crainte des avalanches, ni bien
longtemps, car l'heure s'avançait.  On sentait le soir proche, au
froid plus vif et surtout à la décoloration singulière de toutes ces
neiges, ces glaces, amoncelées, surplombantes, qui, même sous un ciel
brumeux, gardent un irisement de lumière, mais, lorsque le jour
s'éteint, remonté vers les cimes fuyantes, prennent des teintes
livides, spectrales, de monde lunaire.  Pâleur, congélation, silence,
toute la mort.  Et le bon Tartarin, si chaud, si vivant, commençait
pourtant à perdre sa verve, quand un cri lointain d'oiseau, le rappel
d'une «perdrix des neiges» sonnant dans cette désolation, fit passer
devant ses yeux une campagne brûlée et, sous le couchant couleur de
braise, des chasseurs tarasconnais s'épongeant le front, assis sur
leurs carniers vides, dans l'ombre fine d'un olivier.  Ce souvenir le
réconforta.

En même temps, Kaufmann lui montrait au-dessus d'eux quelque chose
ressemblant à un fagot de bois sur la neige.  «_Die Hutte_.» C'était
la cabane.  Il semblait qu'on dût l'atteindre en quelques enjambées,
mais il fallait encore une bonne demi-heure de marche.  L'un des
guides alla devant pour allumer le feu.  La nuit descendait
maintenant, la bise piquait sur le sol cadavérique; et Tartarin, ne se
rendant plus bien compte des choses, fortement soutenu par le bras du
montagnard, butait, bondissait, sans un fil sec sur la peau malgr
l'abaissement de la température.  Tout à coup une flamme jaillit
quelques pas, portant une bonne odeur de soupe à l'oignon.

On arrivait.

Rien de plus rudimentaire que ces haltes établies dans la montagne par
les soins du Club Alpin Suisse.  Une seule pièce dont un plan de bois
dur incliné, servant de lit, tient presque tout l'espace, n'en
laissant que fort peu pour le fourneau et la table longue clouée au
parquet comme les bancs qui l'entourent.  Le couvert était déjà mis,
trois bols, des cuillers d'étain, la lampe à chalumeau pour le café,
deux conserves de Chicago ouvertes.  Tartarin trouva le dîner
délicieux bien que la soupe à l'oignon empestât la fumée et que la
fameuse lampe à chalumeau brevetée, qui devait parfaire son litre de
café en trois minutes, n'eût jamais voulu fonctionner.

Au dessert, il chanta: c'était sa seule façon de causer avec ses
guides.  Il chanta des airs de son pays: _la Tarasque_, _les Filles
d'Avignon_.  Les guides répondaient par des chansons locales on patois
allemand: «_Mi Vater isch en Appenzeller...  aou, aou_...» Braves gens
aux traits durs et frustes, taillés en pleine roche, avec de la barbe
dans les creux qui semblait de la mousse, de ces yeux clairs, habitués
aux grand espaces comme en ont les matelots; et cette sensation de la
mer et du large qu'il avait tout à l'heure en approchant du Guggi,
Tartarin la retrouvait ici, en face de ces marins du glacier, dans
cette cabane étroite, basse et fumeuse, vrai entrepont de navire, dans
l'égouttement de la neige du toit qui fondait à la chaleur, et les
grands coups de vent tombant en paquet d'eau, secouant tout, faisant
craquer les planches, vaciller la flamme de la lampe, et s'arrêtant
tout à coup sur un silence, énorme, monstrueux, de fin du monde.

On achevait de dîner, quand des pas lourds sur le sol opaque, des voix
s'approchèrent.  Des bourrades violentes, ébranlèrent la porte,
Tartarin, très ému, regarda ses guides...  Une attaque nocturne à ces
hauteurs!...  Les coups redoublèrent.  «Qui va là?» fit le héros
sautant sur son piolet; mais déjà la cabane était envahie par deux
Yankees gigantesques masqués de toile blanche, les vêtements trempés
de sueur et de neige, puis, derrière eux, des guides, des porteurs,
toute une caravane qui venait de faire l'ascension de la Jungfrau.

«Soyez les bienvenus, milords,» dit le Tarasconnais avec un geste
large et dispensateur dont les milords n'avaient nul besoin pour
prendre leurs aises.  En un tour de main, la table fut investie, le
couvert enlevé, les bols et les cuillers passés à l'eau chaude pour
servir aux arrivants, selon la règle établie en tous ces chalets
alpins: les bottes des milords fumaient devant le poêle, pendant
qu'eux-mêmes, déchaussés, les pieds enveloppés de paille, s'étalaient
devant une nouvelle soupe à l'oignon.

Le père et le fils, ces Américains; deux géants roux, têtes de
pionniers, dures et volontaires.  L'un deux, le plus âgé, avait dans
sa face boursouflée, hâlée, craquelée, des yeux dilatés, tout blancs;
et bientôt, à son hésitation tâtonnante autour de la cuiller et du
bol, aux soins que son fils prenait de lui, Tartarin comprit que
c'était le fameux alpiniste aveugle dont on lui avait parlé à l'hôtel
Bellevue et auquel il ne voulait pas croire, grimpeur fameux dans sa
jeunesse qui malgré ses soixante ans et son infirmité, recommençait
avec son fils toutes ses courses d'autrefois.  Il avait déjà fait
ainsi le Wetterhorn et la Jungfrau, comptait attaquer le Cervin et le
Mont-Blanc, prétendant que l'air des cimes, cette aspiration froide
goût de neige, lui causait une joie indicible, tout un rappel de sa
vigueur passée.

«Différemment, demandait Tartarin à l'un des porteurs, car les Yankees
n'étaient pas communicatifs et ne répondaient que _yes_ et _no_
toutes ses avances...  différemment, puisqu'il n'y voit pas, comment
s'arrange-t-il aux passages dangereux?

--Oh!  il a le pied montagnard, puis son fils est là qui le veille,
lui place les talons...  Le fait est qu'il s'en tire toujours sans
accidents.

--D'autant que les accidents ne sont jamais bien terribles, _qué_?
Après un sourire d'entente au porteur ahuri, le Tarasconnais, persuad
de plus en plus que «tout ça c'était de la blague», s'allongea sur la
planche, roulé dans sa couverture, le passe-montagne jusqu'aux yeux,
et s'endormit, malgré la lumière, le train, la fumée des pipes et
l'odeur de l'oignon...

«Mossié!....  Mossié!....

Un de ses guides le secouait pour le départ pendant que l'autre
versait du café bouillant dans les bols.  Il y eut quelques jurons,
des grognements de dormeurs que Tartarin écrasait au passage pour
gagner la table, puis la porte.  Brusquement, il se trouva dehors,
saisi de froid, ébloui par la réverbération féerique de la lune sur
ces blanches nappes, ces cascades figées où l'ombre des pics, des
aiguilles, des séracs, se découpait d'un noir intense.  Ce n'était
plus l'étincelant chaos de l'après-midi, ni le livide amoncellement
des teintes grises du soir, mais une ville accidentée de ruelles
sombres, de coulées mystérieuses, d'angles douteux entre des monuments
de marbre et des ruines effritées, une ville morte avec de larges
places désertes.

Deux heures!  En marchant bien on serait là-haut pour midi.  «Zou!
dit le P. C. A. tout gaillard et s'élançant comme à l'assaut.  Mais
ses guides l'arrêtèrent: il fallait s'attacher pour ces passages
périlleux.

«Ah!  _vaï_, s'attacher?...  Enfin, si ça vous amuse...

Christian Inebnit prit la tête, laissant trois mètres de corde entre
lui et Tartarin qu'une même distance séparait du second guide charg
des provisions et de la bannière.  Le Tarasconnais se tenait mieux que
la veille, et, vraiment, il fallait que sa conviction fût faite pour
qu'il ne prît pas au sérieux les difficultés de la route,--si l'on
peut appeler route la terrible arête de glace sur laquelle ils
avançaient avec précaution, large de quelques centimètres et tellement
glissante que le piolet de Christian devait y tailler des marches.

La ligne de l'arête étincelait entre deux profondeurs d'abîmes.  Mais
si vous croyez que Tartarin avait peur, pas plus!  A peine le petit
frisson à fleur de peau du franc-maçon novice auquel on fait subir les
premières épreuves.  Il se posait très exactement dans les trous
creusés par le guide de tête, faisait tout ce qu'il lui voyait faire,
aussi tranquille que dans le jardin du baobab lorsqu'il s'exerçait
autour de la margelle, au grand effroi des poissons rouges.  Un moment
la crête devint si étroite qu'il fallut se mettre à califourchon, et,
pendant qu'ils allaient lentement, s'aidant des mains, une formidable
détonation retentit à droite, au-dessous d'eux, «Avalanche!» dit
Inebnit, immobile tant que dura la répercussion des échos, nombreuse,
grandiose à remplir le ciel, et terminée par un long roulement de
foudre qui s'éloigne ou qui tombe en détonations perdues.  Après, le
silence s'étala de nouveau, couvrit tout comme un suaire.

L'arête franchie, ils s'engagèrent sur un névé de pente assez douce,
mais d'une longueur interminable.  Ils grimpaient depuis plus d'une
heure, quand une mince ligne rose commença à marquer les cimes,
là-haut, bien haut sur leurs têtes.  C'était le matin qui s'annonçait.
En bon Méridional ennemi de l'ombre, Tartarin entonnait son chant
d'allégresse:

      _Grand souleu de la Provenço
      Gai compaire dou mistrau..._[*]

  [*] Grand soleil de la Provence,--Gai compère du mistral.

Une brusque secouée de la corde par devant et par derrière l'arrêta
net au milieu de son couplet.  «Chut!...  chut!...» faisait Inebnit
montrant du bout de son piolet la ligne menaçante des séracs
gigantesques et tumultueux, aux assises branlantes, et dont la moindre
secousse pouvait déterminer l'éboulement.  Mais le Tarasconnais savait
à quoi s'en tenir; ce n'est pas à lui qu'il fallait pousser de
pareilles bourdes, et, d'une voix retentissante, il reprit:

     _Tu qu'escoulès la Duranço
     Commo un flot dè vin de Crau._[*]

  [*] Toi qui siffles la Durance--Comme un coup de vin de Crau.

Les guides, voyant qu'ils n'auraient pas raison de l'enragé chanteur,
firent un grand détour pour s'éloigner des séracs et, bientôt, furent
arrêtés par une énorme crevasse qu'éclairait en profondeur, sur les
parois d'un vert glauque, le furtif et premier rayon du jour.  Ce
qu'on appelle un «pont de neige» la surmontait, si mince, si fragile,
qu'au premier pas il s'éboula dans un tourbillon de poussière blanche,
entraînant le premier guide et Tartarin suspendus à la corde que
Rodolphe Kaufmann, le guide d'arrière, se trouvait seul à soutenir,
cramponné de toute sa vigueur de montagnard à son piolet profondément
enfoncé dans la glace.  Mais s'il pouvait retenir les deux hommes sur
le gouffre, la force lui manquait pour les en retirer, et il restait
accroupi, les dents serrées, les muscles tendus, trop loin de la
crevasse pour voir ce qui s'y passait.

D'abord abasourdi par la chute, aveuglé de neige, Tartarin s'était
agité une minute des bras et des jambes en d'inconscientes détentes,
comme un pantin détraqué, puis, redressé au moyen de la corde, il
pendait sur l'abîme, le nez à cette paroi de glace que lissait son
haleine, dans la posture d'un plombier en train de ressouder des
tuyaux de descente.  Il voyait au-dessus de lui pâlir le ciel,
s'effacer les dernières étoiles, au-dessous s'approfondir le gouffre
en d'opaques ténèbres d'où montait un souffle froid.

Tout de même, le premier étourdissement passé, il retrouva son aplomb,
sa belle humeur.

«Eh!  là-haut, père Kaufmann, ne nous laissez pas moisir ici, _qué_!
il y a des courants d'air, et puis cette sacrée corde nous coupe les
reins.

Kaufmann n'aurait su répondre; desserrer les dents, c'eût été perdre
sa force.  Mais Inebnit criait du fond:

«Mossié!.., Mossié!...  piolet....» car le sien s'était perdu dans la
chute, et le lourd instrument passé des mains de Tartarin dans celles
du guide, difficilement à cause de la distance qui séparait les deux
pendus, le montagnard s'en servit pour entailler la glace devant lui
d'encoches où cramponner ses pieds et ses mains.

Le poids de la corde ainsi affaibli de moitié, Rodolphe Kaufmann, avec
une vigueur calculée, des précautions infinies, commença à tirer vers
lui le président dont la casquette tarasconnaise parut enfin au bord
de la crevasse.  Inebnit reprit pied à son tour, et les deux
montagnards se retrouvèrent avec l'effusion aux paroles courtes qui
suit les grands dangers chez ces gens d'élocution difficile; ils
étaient émus, tout tremblants de l'effort, Tartarin dut leur passer sa
gourde de kirsch pour raffermir leurs jambes.  Lui paraissait dispos
et calme, et tout en se secouant, battant la semelle en mesure, il
fredonnait au nez des guides ébahis.

«Brav...  brav...  Franzose...» disait Kaufmann lui tapant sur
l'épaule; et Tartarin avec son beau rire:

«Farceur, je savais bien qu'il n'y avait pas de danger...

De mémoire de guide, on n'avait vu un alpiniste pareil.

Ils se remirent en route, grimpant à pic une sorte de mur de glace
gigantesque de six à huit cents mètres où l'on creusait les degrés
mesure, ce qui prenait beaucoup de temps.  L'homme de Tarascon
commençait à se sentir à bout de forces sous le brillant soleil que
réverbérait toute la blancheur du paysage, d'autant plus fatigante
pour ses yeux qu'il avait laissé ses lunettes dans le gouffre.
Bientôt une affreuse défaillance le saisit, ce mal des montagnes qui
produit les mêmes effets que le mal de mer.  Éreinté, la tête vide,
les jambes molles, il manquait les pas et ses guides durent
l'empoigner, chacun d'un côté, comme la veille, le soutenant, le
hissant jusqu'en haut du mur de glace.  Alors cent mètres à peine les
séparaient du sommet de la Jungfrau; mais, quoique la neige se fit
dure et résistante, le chemin plus facile, cette dernière étape leur
prit un temps interminable, la fatigue et la suffocation du
P. C. A. augmentant toujours.

Tout à coup les montagnards le lâchèrent et, agitant leurs chapeaux,
se mirent à _yodler_ avec transport.  On était arrivé.  Ce point dans
l'espace immaculé, cette crête blanche un peu arrondie, c'était le
but, et pour le bon Tartarin la fin de la torpeur somnambulique dans
laquelle il vaguait depuis une heure.

«Scheideck!  Scheideck!» criaient les guides lui montrant tout en bas,
bien loin, sur un plateau de verdure émergeant des brumes de la
vallée, l'hôtel Bellevue guère plus gros qu'un dé à jouer.

De là jusque vers eux s'étalait un panorama admirable, une montée de
champs de neige dorés, orangés par le soleil, ou d'un bleu profond et
froid, un amoncellement de glaces bizarrement structurées en tours, en
flèches, en aiguilles, arêtes, bosses gigantesques, à croire que
dormait dessous le mastodonte ou le mégathérium disparus.  Toutes les
teintes du prisme s'y jouaient, s'y rejoignaient dans le lit de vastes
glaciers roulant leurs cascades immobiles, croisées avec d'autres
petits torrents figés dont l'ardeur du soleil liquéfiait les surfaces
plus brillantes et plus unies.  Mais à la grande hauteur, cet
étincellement se calmait, une lumière flottait, écliptique et froide,
qui faisait frissonner Tartarin autant que la sensation de silence et
de solitude de tout ce blanc désert aux replis mystérieux.

Un peu de fumée, de sourdes détonations montèrent de l'hôtel.  On les
avait vus, on tirait le canon en leur honneur, et la pensée qu'on le
regardait, que ses alpinistes étaient là, les misses, Riz et Pruneaux
illustres, avec leurs lorgnettes braquées, rappela Tartarin à la
grandeur de sa mission.  Il t'arracha des mains du guide, ô bannière
tarasconnaise, te fit flotter deux ou trois fois; puis, enfonçant son
piolet dans la neige, s'assit sur le fer de la pioche, bannière au
poing, superbe, face au public.  Et, sans qu'il s'en aperçût, par une
de ces répercussions spectrales fréquentes aux cimes, pris entre le
soleil et les brumes qui s'élevaient derrière lui, un Tartarin
gigantesque se dessina dans le ciel, élargi et trapu, la barbe
hérissée hors du passe-montagne, pareil à un de ces dieux Scandinaves
que la légende se figure trônant au milieu des nuages.



XI

ROUTE POUR TARASCON!--LE LAC DE GENÈVE.--TARTARIN PROPOSE UNE VISITE
AU CACHOT DE BONNIVARD.--COURT DIALOGUE AU MILIEU DES ROSES.--TOUTE LA
BANDE SOUS LES VERROUS.--L'INFORTUNÉ BONNIVARD.--OÙ SE RETROUVE UNE
CERTAINE CORDE FABRIQUÉE EN AVIGNON.


À la suite de l'ascension, le nez de Tartarin pela, bourgeonna, ses
joues se craquelèrent.  Il resta chambré pendant cinq jours à l'hôtel
Bellevue.  Cinq jours de compresses, de pommades, dont il trompait la
fadeur gluante et l'ennui en faisant des parties de quadrette avec les
délégués ou leur dictant un long récit détaillé, circonstancié, de son
expédition, pour être lu en séance, au Club des Alpines, et publi
dans le Forum; puis, lorsque la courbature générale eut disparu et
qu'il ne resta plus sur le noble visage du P. C. A. que quelques
ampoules, escarres, gerçures, avec une belle teinte de poterie
étrusque, la délégation et son président se remirent en route pour
Tarascon, via Genève.

Passons sur les épisodes du voyage, l'effarement que jeta la bande
méridionale dans les wagons étroits, les paquebots, les tables d'hôte,
par ses chants, ses cris, son affectuosité débordante, et sa bannière,
et ses alpenstocks; car depuis l'ascension du P. C. A., ils s'étaient
tous munis de ces bâtons de montagne, où les noms d'escalades célèbres
s'enroulent, marqués au feu, en vers de mirlitons.

Montreux!

Ici, les délégués, sur la proposition du maître, décidaient de faire
halte un ou deux jours pour visiter les bords fameux du Léman, Chillon
surtout, et son cachot légendaire dans lequel languit le grand
patriote Bonnivard et qu'ont illustré Byron et Delacroix.

Au fond, Tartarin se souciait fort peu de Bonnivard, son aventure avec
Guillaume Tell l'ayant éclairé sur les légendes suisses; mais passant
à Interlaken, il avait appris que Sonia venait de partir pour Montreux
avec son frère dont l'état s'aggravait, et cette invention d'un
pèlerinage historique lui servait de prétexte pour revoir la jeune
fille et, qui sait, la décider peut-être à le suivre à Tarascon.

Bien entendu, ses compagnons croyaient de la meilleure foi du monde
qu'ils venaient rendre hommage au grand citoyen genevois dont le
P. C. A. leur avait raconté l'histoire; même, avec leur goût pour les
manifestations théâtrales, sitôt débarqués à Montreux, ils auraient
voulu se mettre en file, déployer la bannière et marcher sur Chillon
aux cris mille fois répétés de «Vive Bonnivard!» Le président fut
obligé de les calmer.  «Déjeunons d'abord, nous verrons ensuite...» Et
ils emplirent l'omnibus d'une pension Müller quelconque, stationné,
ainsi que beaucoup d'autres, autour du ponton de débarquement.

«_Vé_ le gendarme, comme il nous regarde!» dit Pascalon, montant le
dernier avec la bannière toujours très mal commode à installer.  Et
Bravida inquiet: «C'est vrai...  Qu'est-ce qu'il nous veut, ce
gendarme, de nous examiner comme ça?...

--Il m'a reconnu, pardi!» fit le bon Tartarin modestement; et il
souriait de loin au soldat de la police vaudoise dont la longue capote
bleue se tournait avec obstination vers l'omnibus filant entre les
peupliers du rivage.

Il y avait marché, ce matin-là, à Montreux.  Des rangées de petites
boutiques en plein vent le long du lac, étalages de fruits, de
légumes, de dentelles à bon marché et de ces bijouteries claires,
chaînes, plaques, agrafes, dont s'ornent les costumes des Suissesses
comme de neige travaillée ou de glace en perles.  A cela se mêlait le
train du petit port où s'entrechoquait toute une flottille de canots
de plaisance aux couleurs vives, le transbordement des sacs et des
tonneaux débarqués des grandes brigantines aux voiles en antennes, les
rauques sifflements, les cloches des paquebots, et le mouvement des
cafés, des brasseries, des fleuristes, des brocanteurs qui bordent le
quai.  Un coup de soleil là-dessus, on aurait pu se croire à la marine
de quelque station méditerranéenne, entre Menton et Bordighera.  Mais
le soleil manquait, et les Tarasconnais regardaient ce joli pays
travers une buée d'eau qui montait du lac bleu, grimpait les rampes,
les petites rues caillouteuses, rejoignait au-dessus des maisons en
étage d'autres nuages noirs amoncelés entre les sombres verdures de la
montagne, chargés de pluie à en crever.  «Coquin de sort!  Je ne suis
pas lacustre, dit Spiridion Excourbaniès essuyant la vitre pour
regarder les perspectives de glaciers, de vapeurs blanches fermant
l'horizon en face...

--Moi non plus, soupira Pascalon...  ce brouillard, cette eau morte...
ça me donne envie de pleurer.

Bravida se plaignait aussi, craignant pour sa goutte sciatique.

Tartarin les reprit sévèrement.  N'était-ce donc rien que raconter au
retour qu'ils avaient vu le cachot de Bonnivard, inscrit leurs noms
sur des murailles historiques à côté des signatures de Rousseau, de
Byron, Victor Hugo, George Sand, Eugène Sue.  Tout à coup, au milieu
de sa tirade, le président s'interrompit, changea de couleur...  Il
venait de voir passer une petite toque sur des cheveux blonds en
torsade...  Sans même arrêter l'omnibus ralenti par la montée, il
s'élança, criant: «Rendez-vous à l'hôtel...» aux alpinistes
stupéfaits.

«Sonia!...  Sonia!...

Il craignait de ne pouvoir la rejoindre, tant elle se pressait, sa
fine silhouette en ombre sur le murtin de la route.  Elle se retourna,
l'attendit: «Ah!  c'est vous...» Et sitôt le serrement de mains, elle
se remit à marcher.  Il prit le pas à côté d'elle, essoufflé,
s'excusant de l'avoir quittée d'une façon si brusque...  l'arrivée de
ses amis...  la nécessité de l'ascension dont sa figure portait encore
les traces...  Elle l'écoutait sans rien dire, sans le regarder,
pressant le pas, l'oeil fixe et tendu.  De profil, elle lui semblait
pâlie, les traits déveloutés de leur candeur enfantine, avec quelque
chose de dur, de résolu, qui, jusqu'ici, n'avait existé que dans sa
voix, sa volonté impérieuse; mais toujours sa grâce juvénile, sa
chevelure en or frisé.

«Et Boris, comment va-t-il?» demanda Tartarin un peu gêné par ce
silence, cette froideur qui le gagnait.  «Boris?...» Elle tressaillit:
«Ah!  oui, c'est vrai, vous ne savez pas...  Eh bien!  venez,
venez...

Ils suivaient une ruelle de campagne bordée de vignes en pente
jusqu'au lac, et de villas, de jardins sablés, élégants, les terrasses
chargées de vigne vierge, fleuries de roses, de pétunias et de myrtes
en caisses.  De loin en loin ils croisaient quelque visage étranger,
aux traits creusés, au regard morne, la démarche lente et malade,
comme on en rencontre à Menton, à Monaco; seulement, là-bas, la
lumière dévore tout, absorbe tout, tandis que sous ce ciel nuageux et
bas, la souffrance se voyait mieux, comme les fleurs paraissaient plus
fraîches.

«Entrez...» dit Sonia poussant la grille sous un fronton de maçonnerie
blanche marqué de caractères russes en lettres d'or.

Tartarin ne comprit pas d'abord où il se trouvait.  Un petit jardin
aux allées soignées, cailloutées, plein de rosiers grimpants jetés
entre des arbres verts, de grands bouquets de roses jaunes et blanches
remplissant l'espace étroit de leur arôme et de leur lumière.  Dans
ces guirlandes, cette floraison merveilleuse, quelques dalles debout
ou couchées, avec des dates, des noms, celui-ci tout neuf incrusté sur
la pierre:

«_Boris de Wassilief_, 22 ans.

Il était là depuis quelques jours, mort presque aussitôt leur arrivée
à Montreux; et, dans ce cimetière des étrangers, il retrouvait un peu
la patrie parmi les Russes, Polonais, Suédois enterrés sous les
fleurs, poitrinaires des pays froids qu'on expédie dans cette Nice du
Nord, parce que le soleil du Midi serait trop violent pour eux et la
transition trop brusque.

Ils restèrent un moment immobiles et muets, devant cette blancheur de
la dalle neuve sur le noir de la terre fraîchement retournée; la jeune
fille, la tête inclinée, respirait les roses foisonnantes, y calmant
ses yeux rougis.

«Pauvre petite!...» dit Tartarin ému, et, prenant dans ses fortes
mains rudes le bout des doigts de Sonia: «Et vous, maintenant,
qu'allez-vous devenir?

Elle le regarda bien en face avec des yeux brillants et secs où ne
tremblait plus une larme:

«Moi, je pars dans une heure.

--Vous partez?

--Bolidine est déjà à Pétersbourg...  Manilof m'attend pour passer la
frontière...  je rentre dans la fournaise.  On entendra parler de
nous.» Tout bas, elle ajouta avec un demi-sourire, plantant son regard
bleu dans celui de Tartarin qui fuyait, se dérobait: «Qui m'aime me
suive!

Ah!  _vaï_, la suivre.  Cette exaltée lui faisait bien trop peur!
puis ce décor funèbre avait refroidi son amour.  Il s'agissait
cependant de ne pas fuir comme un pleutre.  Et, la main sur le coeur,
en un geste d'Abencérage, le héros commença: «Vous me connaissez,
Sonia...

Elle ne voulut pas en savoir davantage.

«Bavard!  ...» fit-elle avec un haussement d'épaules.  Et elle s'en
alla, droite et fière, entre les buissons de roses, sans se retourner
une fois...  Bavard!  ...pas un mot de plus, mais l'intonation était
si méprisante que le bon Tartarin en rougit jusque sous sa barbe et
s'assura qu'ils étaient bien seuls dans le jardin, que personne
n'avait entendu.

Chez notre Tarasconnais, heureusement, les impressions ne duraient
guère.  Cinq minutes après, il remontait les terrasses de Montreux
d'un pas allègre, en quête de la pension Müller où ses alpinistes
devaient l'attendre pour déjeuner, et toute sa personne respirait un
vrai soulagement, la joie d'en avoir fini avec cette liaison
dangereuse.  En marchant, il soulignait d'énergiques hochements de
tête les éloquentes explications que Sonia n'avait pas voulu entendre
et qu'il se donnait à lui-même mentalement: _Bé_, oui, certainement le
despotisme...  Il ne disait pas non...  mais passer de l'idée
l'action, _boufre!_...  Et puis, en voilà un métier de tirer sur les
despotes!  Mais si tous les peuples opprimés s'adressaient à lui,
comme les Arabes à Bombonnel lorsqu'une panthère rôde autour du douar,
il n'y pourrait jamais suffire, _allons!_

Une voiture de louage venant à fond de train coupa brusquement son
monologue.  Il n'eut que le temps de sauter sur le trottoir.  «Prends
donc garde, animal!» Mais son cri de colère se changea aussitôt en
exclamations stupéfaites: «_Quès aco!...  Bou-diou!_..  Pas
possible!...» Je vous donne en mille de deviner ce qu'il venait de
voir dans ce vieux landeau.  La délégation, la délégation au grand
complet.  Bravida, Pascalon, Excourbaniès, empilés sur la banquette du
fond, pâles, défaits, égarés, sortant d'une lutte, et deux gendarmes
en face, le mousqueton au poing.  Tous ces profils, immobiles et muets
dans le cadre étroit de la portière, tenaient du mauvais rêve; et
debout, cloué comme jadis sur la glace par ses crampons Kennedy,
Tartarin regardait fuir au galop ce carrosse fantastique derrière
lequel s'acharnait une volée d'écoliers sortant de classe, leurs
cartables sur le dos, lorsque quelqu'un cria à ses oreilles: «Et de
quatre!...» En même temps, empoigné, garrotté, ligotté on le hissait
son tour dans un «locati» avec des gendarmes, dont un officier armé de
sa latte gigantesque qu'il tenait toute droite entre ses jambes, la
poignée touchant le haut de la voiture.

Tartarin voulait parler, s'expliquer.  Évidemment il devait y avoir
quelque méprise...  Il dit son nom, sa patrie, se réclama de son
consul, d'un marchand de miel suisse nommé Ichener qu'il avait connu
en foire de Beaucaire.  Puis, devant le mutisme persistant de ses
gardes, il crut à un nouveau truc de la féerie de Bompard, et
s'adressant à l'officier d'un air malin: «C'est pour rire, _qué!_...
ah!  _vaï_, farceur, je sais bien que c'est pour rire.

--Pas un mot, ou je vous bâillonne...» dit l'officier roulant des yeux
terribles, à croire qu'il allait passer le prisonnier au fil de sa
latte.

L'autre se tint coi, ne bougea plus, regardant se dérouler à la
portière des bouts de lacs, de hautes montagnes d'un vert humide, des
hôtels aux toitures variées, aux enseignes dorées visibles d'une
lieue, et, sur les pentes, comme au Rigi, un va-et-vient de hottes et
de bourriches; comme au Rigi encore, un petit chemin de fer cocasse,
un dangereux jouet mécanique qui se cramponnait à pic jusqu'à Glion,
et, pour compléter la ressemblance avec «Regina montium», une pluie
rayante et battante, un échange d'eau et de brouillards du ciel au
Léman et du Léman au ciel, les nuages touchant les vagues.

La voiture roula sur un pont-levis entre des petites boutiques de
chamoiseries, canifs, tire-boutons, peignes de poche, franchit une
poterne basse et s'arrêta dans la cour d'un vieux donjon, mangée
d'herbe, flanquée de tours rondes à poivrières, à moucharabis noirs
soutenus par des poutrelles.  Où était-il?  Tartarin le comprit en
entendant l'officier de gendarmerie discuter avec le concierge du
château, un gros homme en bonnet grec agitant un trousseau de clefs
rouillées.  «Au secret, au secret...  mais je n'ai plus de place, les
autres ont tout pris...  A moins de le mettre dans le cachot de
Bonnivard?

--Mettez-le dans le cachot de Bonnivard, c'est bien assez bon pour
lui...» commanda le capitaine, et il fut fait comme il avait dit.

Ce château de Chillon, dont le P. C. A. ne cessait de parler depuis
deux jours à ses chers alpinistes, et dans lequel, par une ironie de
la destinée, il se trouvait brusquement incarcéré sans savoir
pourquoi, est un des monuments historiques les plus visités de toute
la Suisse.  Après avoir servi de résidence d'été aux comtes de Savoie,
puis de prison d'Etat, de dépôt d'armes et de munitions, il n'est plus
aujourd'hui qu'un prétexte à excursion, comme le Rigi-Kulm ou la
Tellsplatte.  On y a laissé cependant un poste de gendarmerie et un
«violon» pour les ivrognes et les mauvais garçons du pays; mais ils
sont si rares, dans ce paisible canton de Vaud, que le violon est
toujours vide et que le concierge y renferme sa provision de bois pour
l'hiver.  Aussi l'arrivée de tous ces prisonniers l'avait mis de fort
méchante humeur, l'idée surtout qu'il n'allait plus pouvoir faire
visiter le célèbre cachot, à cette époque de l'année le plus sérieux
profit de la place.

Furieux, il montrait la route à Tartarin, qui suivait, sans le courage
de la moindre résistance.  Quelques marches branlantes, un corridor
moisi, sentant la cave, une porte épaisse comme un mur, avec des gonds
énormes, et ils se trouvèrent dans un vaste souterrain voûté, au sol
battu, aux lourds piliers romains où restent scellés des anneaux de
fer enchaînant jadis les prisonniers d'Etat.  Un demi-jour tombait
avec le tremblotement, le miroitement du lac à travers d'étroites
meurtrières qui ne laissaient voir qu'un peu de ciel.

«Vous voilà chez vous, dit le geôlier...  Surtout, n'allez pas dans le
fond, il y a les oubliettes!

Tartarin recula épouvanté:

«Les oubliettes, _Boudiou!_...

--Qu'est-ce que vous voulez, mon garçon!...  On m'a commandé de vous
mettre dans le cachot de Bonnivard...  Je vous mets dans le cachot de
Bonnivard...  Maintenant, si vous avez des moyens, on pourra vous
fournir quelques douceurs, par exemple une couverture et un matelas
pour la nuit.

--D'abord, à manger!» dit Tartarin, à qui, fort heureusement, on
n'avait pas ôté sa bourse.

Le concierge revint avec un pain frais, de la bière, un cervelas,
dévorés avidement par le nouveau prisonnier de Chillon, à jeun depuis
la veille, creusé de fatigues et d'émotions.  Pendant qu'il mangeait
sur son banc de pierre dans la lueur du soupirail, le geôlier
l'examinait d'un oeil bonasse.

«Ma foi, dit-il, je ne sais pas ce que vous avez fait ni pourquoi l'on
vous traite si sévèrement...

--Eh!  coquin de sort, moi non plus, je ne sais rien, fit Tartarin la
bouche pleine.

--Ce qu'il y a de sûr, c'est que vous n'avez pas l'air d'un mauvais
homme, et, certainement, vous ne voudriez pas empêcher un pauvre père
de famille de gagner sa vie, n'est ce pas?...  Eh ben, voilà!...  J'ai
là-haut toute une société venue pour visiter le cachot de Bonnivard...
Si vous vouliez me promettre de vous tenir tranquille, de ne pas
essayer de vous sauver...

Le bon Tartarin s'y engagea par serment, et cinq minutes après, il
voyait son cachot envahi par ses anciennes connaissances du Rigi-Kulm
et de la Tellsplatte, l'âne bâté Schwanthaler, l'ineptissimus
Astier-Réhu, le membre du Jockey-Club avec sa nièce (hum!  hum!...),
tous les voyageurs du circulaire Cook.  Honteux, craignant d'être
reconnu, le malheureux se dissimulait derrière les piliers, reculant,
se dérobant à mesure qu'approchait le groupe des touristes précédés du
concierge et de son boniment débité d'une voix dolente:

«C'est ici que l'infortuné Bonnivard...

Ils avançaient lentement, retardés par les discussions des deux
savants toujours en querelle, prêts à se sauter dessus agitant l'un
son pliant, l'autre son sac de voyage, en des attitudes fantastiques
que le demi-jour des soupiraux allongeait sur les voûtes.

A force de reculer, Tartarin se trouva tout près du trou des
oubliettes, un puits noir, ouvert au ras du sol, soufflant l'haleine
des siècles passés, marécageuse et glaciale.  Effrayé, il s'arrêta, se
pelotonna dans un coin, sa casquette sur les yeux; mais le salpêtre
humide des murailles l'impressionnait; et tout à coup un formidable
éternuement, qui fit reculer les touristes, les avertissait de sa
présence.

«Tiens, Bonnivard...» s'écria l'effrontée petite Parisienne coiffée
d'un chapeau Directoire, que le monsieur du Jockey-Club faisait passer
pour sa nièce.

Le Tarasconnais ne se laissa pas démonter.

«C'est vraiment très gentil, _vé_, ces oubliettes!,..» dit-il du ton
le plus naturel du monde, comme s'il était en train, lui aussi, de
visiter le cachot par plaisir, et il se mêla aux autres voyageurs qui
souriaient en reconnaissant l'alpiniste du Rigi-Kulm, le
boute-en-train du fameux bal.

«Hé!  mossié...  ballir, dantsir!...

La silhouette falote de la petite fée Schwanthaler se dressait devant
lui, prête à partir pour une contredanse.  Vraiment, il avait bien
envie de danser!  Alors, ne sachant comment se débarrasser de l'enrag
petit bout de femme, il lui offrit le bras, lui montra fort galamment
son cachot, l'anneau où se rivait la chaîne du captif, la trace
appuyée de ses pas sur les dalles autour du même pilier; et jamais,
l'entendre parler avec tant d'aisance, la bonne dame ne se serait
doutée que celui qui la promenait était aussi prisonnier d'Etat, une
victime de l'injustice et de la méchanceté des hommes.  Terrible, par
exemple, fut le départ, quand l'infortuné Bonnivard, ayant reconduit
sa danseuse jusqu'à la porte, prit congé avec un sourire d'homme du
monde: «Non, merci, _vé_...  Je reste encore un petit moment.
Là-dessus il salua, et le geôlier, qui le guettait, ferma et
verrouilla la porte à la stupéfaction de tous.

Quel affront!  Il en suait d'angoisse, le malheureux, en écoutant les
exclamations des touristes qui s'éloignaient.  Par bonheur, ce
supplice ne se renouvela plus de la journée.  Pas de visiteurs à cause
du mauvais temps.  Un vent terrible sous les vieux ais, des plaintes
montant des oubliettes comme des victimes mal enterrées, et le
clapotis du lac, criblé de pluie, battant les murailles au ras des
soupiraux d'où les éclaboussures jaillissaient jusque sur le captif.
Par intervalles, la cloche d'un vapeur, le claquement de ses roues
scandant les réflexions du pauvre Tartarin, pendant que le soir
descendait gris et morne dans le cachot qui semblait s'agrandir.

Comment s'expliquer cette arrestation, son emprisonnement dans ce lieu
sinistre?  Costecalde, peut-être...  une manoeuvre électorale de la
dernière heure?...  Ou, encore, la police russe avertie de ses paroles
imprudentes, de sa liaison avec Sonia, et demandant l'extradition?
Mais alors, pourquoi arrêter les délégués?...  Que pouvait-on
reprocher à ces infortunés dont il se représentait l'effarement, le
désespoir, quoiqu'ils ne fussent pas comme lui dans le cachot de
Bonnivard, sous ces voûtes aux pierres serrées, traversées
l'approche de la nuit d'un passage de rats énormes, de cancrelats, de
silencieuses araignées aux pattes frôleuses et difformes.

Voyez pourtant ce que peut une bonne conscience!  Malgré les rats, le
froid, les araignées, le grand Tartarin trouva dans l'horreur de la
prison d'Etat, hantée d'ombres martyres, le sommeil rude et sonore,
bouche ouverte et poings fermés, qu'il avait dormi entré les cieux et
les abîmes dans la cabane du Club Alpin.  Il croyait rêver encore, au
matin, en entendant son geôlier:

«Levez-vous, le préfet du district est là...  Il vient vous
interroger...» L'homme ajouta avec un certain respect: «Pour que le
préfet se soit dérangé...  Il faut que vous soyez un fameux scélérat.

Scélérat!  non, mais on peut le paraître après une nuit de cachot
humide et poussiéreux, sans avoir eu le temps d'une toilette, même
sommaire.  Et dans l'ancienne écurie du château, transformée en
gendarmerie, garnie de mousquetons en râtelier sur le crépissage des
murs, quand Tartarin--après un coup d'oeil rassurant à ses alpinistes
assis entre les gendarmes--apparaît devant le préfet du district, il a
le sentiment de sa mauvaise tenue en face de ce magistrat correct et
noir, la barbe soignée, et qui l'interpelle sévèrement:

«Vous vous appelez Manilof, n'est-ce pas?...  sujet russe...
incendiaire à Pétersbourg...  réfugié et assassin en Suisse.

--Mais jamais de la vie...  C'est une erreur, une méprise...

--Taisez-vous, ou je vous bâillonne...» interrompt le capitaine.

Le préfet correct reprend: «D'ailleurs, pour couper court à toutes vos
dénégations...  Connaissez-vous cette corde?

Sa corde, coquin de sort!  Sa corde tissée de fer, fabriquée en
Avignon.  Il baisse la tête, à la stupeur des délégués, et dit: «Je la
connais.

--Avec cette corde, un homme a été pendu dans le canton
d'Unterwald...

Tartarin frémissant jure qu'il n'y est pour rien.

«Nous allons bien voir!» Et l'on introduit le ténor italien, le
policier que les nihilistes avaient accroché à la branche d'un chêne
au Brünig, mais que des bûcherons ont sauvé miraculeusement.

Le mouchard regarde Tartarin: «Ce n'est pas lui!» les délégués: «Ni
ceux-là non plus...  On s'est trompé.

Le préfet, furieux, à Tartarin: «Mais, alors, qu'est-ce que vous
faites ici?

--C'est ce que je me demande, _vé!_...» répond le président avec
l'aplomb de l'innocence.

Après une courte explication, les alpinistes de Tarascon, rendus à la
liberté, s'éloignent du château de Chillon dont nul n'a ressenti plus
fort qu'eux la mélancolie oppressante et romantique.  Ils s'arrêtent
la pension Müller pour prendre les bagages, la bannière, payer le
déjeuner de la veille qu'ils n'ont pas eu le temps de manger, puis
filent vers Genève par le train.  Il pleut.  A travers les vitres
ruisselantes se lisent des noms de stations d'aristocratique
villégiature, Clarens, Vevey, Lausanne; les chalets rouges, les
jardinets d'arbustes rares passent sous un voile humide où s'égouttent
les branches, les clochetons des toits, les terrasses des hôtels.

Installés dans un petit coin du long wagon suisse, deux banquettes se
faisant face, les alpinistes ont la mine défaite et déconfite.
Bravida, très aigre, se plaint de douleurs et, tout le temps, demande
à Tartarin avec une ironie féroce: «Eh _bé!_ vous l'avez vu, le cachot
de Bonnivard...  Vous vouliez tant le voir...  Je crois que vous
l'avez vu, _qué_?» Excourbaniès, aphone, pour la première fois,
regarde piteusement le lac qui les escorte aux portières: «En voilà de
l'eau, _Boudiou!_...  après ça, je ne prends plus de bain de ma
vie...

Abruti d'une épouvante qui dure encore, Pascalon, la bannière entre
ses jambes, se dissimule derrière, regardant à droite et à gauche
comme un lièvre, crainte qu'on le rattrape...  Et Tartarin?...  Oh!
lui, toujours digne et calme, il se délecte en lisant des journaux du
Midi, un paquet de journaux expédiée à la pension Müller et qui, tous,
reproduisent d'après le Forum le récit de son ascension, celui qu'il a
dicté, mais agrandi, enjolivé d'éloges mirifiques.  Tout à coup le
héros pousse un cri, un cri formidable qui roule jusqu'au bout du
wagon.  Tous les voyageurs se sont dressés; on croit à un
tamponnement.  Simplement un entrefilet du Forum que Tartarin lit
ses alpinistes...  «Écoutez ça: _Le bruit court que le
V. P. C. A. Costecalde, à peine remis de la jaunisse qui l'alitait
depuis quelques jours, va partir pour l'ascension du Mont-Blanc monter
encore plus haut que Tartarin_...  Ah!  le bandit...  il veut tuer
l'effet de ma Jungfrau...  Eh bien!  attends un peu, je vais te la
souffler, ta montagne...  Chamonix est à quelques heures de Genève, je
ferai le Mont-Blanc avant lui!  En êtes-vous, mes enfants?

Bravida proteste.  _Outre!_ il en a assez, des aventures.  «Assez et
plus qu'assez...» hurle Excourbaniès tout bas, de sa voix morte.

«Et toi, Pascalon?...  demande doucement Tartarin.

L'élève bêle sans oser lever les yeux:

«Maî-aî-aître...» Celui-là aussi le reniait.

«C'est bien, dit le héros solennel et fâché, je partirai seul, j'aurai
tout l'honneur...  _Zou!_ rendez-moi la bannière...



XII

L'HOTEL BALTET A CHAMONIX.--ÇA SENT L'AIL!--DE L'EMPLOI DE LA CORDE
DANS LES COURSES ALPESTRES.--SHAKE HANDS!--UN ÉLÈVE DE
SCHOPENHAUER.--A LA HALTE DES GRANDS-MULETS.--«TARTARIN, IL FAUT QUE
JE VOUS PARLE...


Le clocher de Chamonix sonnait neuf heures dans un soir frissonnant de
bise et de pluie froides; toutes les rues noires les maisons éteintes,
sauf de place en place la façade et les cours des hôtels où le gaz
veillait, faisant les alentours encore plus sombres dans le vague
reflet de la neige des montagnes, d'un blanc de planète sur la nuit du
ciel.

A l'hôtel Baltet, un des meilleurs et des plus fréquentés du village
alpin, les nombreux voyageurs et pensionnaires ayant disparu peu a
peu, harassés des excursions du jour, il ne restait au grand salon
qu'un pasteur anglais jouant aux dames silencieusement avec son
épouse, tandis que ses innombrables demoiselles en tabliers écrus
bavettes s'activaient à copier des convocations au prochain service
évangélique, et qu'assis devant la cheminée où brûlait un bon feu de
bûches, un jeune Suédois, creusé, décoloré, regardait la flamme d'un
air morne, en buvant des grogs au kirsch et à l'eau de seltz.  De
temps en temps un touriste attardé traversait le salon, guêtres
trempées, caoutchouc ruisselant, allait à un grand baromètre pendu sur
la muraille, le tapotait, interrogeait le mercure pour le temps du
lendemain et s'allait coucher consterné.  Pas un mot, pas d'autres
manifestations de vie que le pétillement du feu, le grésil aux vitres
et le roulement colère de l'Arve sous les arches de son pont de bois,
à quelques mètres de l'hôtel.

Tout à coup le salon s'ouvrit, un portier galonné d'argent entra
chargé de valises, de couvertures, avec quatre alpinistes grelottants,
saisis par le subit passage de la nuit et du froid à la chaude
lumière.

«_Bondiou!_ Quel temps...

--A manger, _zou!_

--Bassinez les lits, _qué!_

Ils parlaient tous ensemble du fond de leur cache-nez, passe-montagne,
casquettes à oreilles, et l'on ne savait auquel entendre, quand un
petit gros qu'ils appelaient le _présidain_ leur imposa silence en
criant plus fort qu'eux.

«D'abord le livre des étrangers!» commanda-t-il; et le feuilletant
d'une main gourde, il lisait à haute voix les noms des voyageurs qui,
depuis huit jours, avaient traversé l'hôtel: «Docteur Schwanthaler et
madame...  Encore!...  Astier-Réhu, de l'Académie française...» Il en
déchiffra deux ou trois pages, pâlissant quand il croyait voir un nom
ressemblant à celui qu'il cherchait; puis, à la fin, le livre jeté sur
la table avec un rire de triomphe, le petit homme fit une gambade
gamine, extraordinaire pour son corps replet: «Il n'y est pas, _vé!_
il n'est pas venu...  C'est bien ici pas moins qu'il devait descendre.
Enfoncé Costecalde..._lagadigadeou!_...vite à la soupe, mes
enfants!...» Et le bon Tartarin, ayant salué les dames, marcha vers la
salle à manger, suivi de la délégation affamée et tumultueuse.

Eh oui!  la délégation, tous, Bravida lui-même...  Est-ce que c'était
possible, allons!...  Qu'aurait-on dit, là-bas, en les voyant revenir
sans Tartarin?  Chacun d'eux le sentait bien.  Et au moment de se
séparer, en gare de Genève, le buffet fut témoin d'une scène
pathétique, pleurs, embrassades, adieux déchirants à la bannière,
l'issue desquels adieux tout le monde s'empilait dans le landau que le
P. C. A. venait de fréter pour Chamonix.  Superbe route qu'ils firent
les yeux fermés, pelotonnés dans leurs couvertures, remplissant la
voiture de ronflements sonores, sans se préoccuper du merveilleux
paysage qui, depuis Sallanches, se déroulait sous la pluie: gouffres,
forêts, cascades écumantes, et, selon les mouvements de la vallée,
tour à tour visible ou fuyante, la cime du Mont-Blanc au-dessus des
nuées.  Fatigués de ce genre dé beautés naturelles, nos Tarasconnais
ne songeaient qu'à réparer la mauvaise nuit passée sous les verrous de
Chillon.  Et, maintenant encore, au bout de la longue salle à manger
déserte de l'hôtel Baltet, pendant qu'on leur servait un potage
réchauffé et les reliefs de la table d'hôte, ils mangeaient
gloutonnement, sans parler, préoccupés surtout d'aller vite au lit.
Subitement, Spiridion Excourbaniès, qui avalait comme un somnambule,
sortit de son assiette et, flairant l'air autour de lui: «_Outre!_ ça
sent l'ail!...

--C'est vrai, que ça le sent...» dit Bravida.  Et tous, ragaillardis
par ce rappel de la patrie, ce fumet des plats nationaux que Tartarin
n'avait plus respiré depuis longtemps, ils se retournaient sur leurs
chaises avec une anxiété gourmande.  Cela venait du fond de la salle,
d'une petite pièce où mangeait à part un voyageur, personnage
d'importance sans doute, car à tout moment la barrette du chef se
montrait au guichet ouvrant sur la cuisine, pour passer à la fille de
service des petits plats couverts qu'elle portait dans cette
direction.

«Quelqu'un du Midi, bien sûr,» murmura le doux Pascalon; et le
président, devenu blême à l'idée de Costecalde, commanda:

«Allez donc voir, Spiridion...vous nous le saurez à dire...

Un formidable éclat de rire partit du retrait où le brave gong venait
d'entrer, sur l'ordre de son chef, et d'où il ramenait par la main un
long diable au grand nez, les yeux farceurs, la serviette au menton,
comme le cheval gastronome:

«_Vé!_ Bompard...

--_Te!_ l'imposteur...

--Hé!  adieu, Gonzague...  Comment _te_ va!

--Différemment, messieurs, je suis bien le vôtre...» dit le courrier
serrant toutes les mains et s'asseyant à la table des Tarasconnais
pour partager avec eux un plat de cèpes à l'ail préparé par la mère
Baltet, laquelle, ainsi que son mari, avait horreur de la cuisine de
table d'hôte.

Était-ce le fricot national ou bien la joie de retrouver un _pays_, ce
délicieux Bompard à l'imagination inépuisable?  Immédiatement la
fatigue et l'envie de dormir s'envolèrent, on déboucha du Champagne
et, la moustache toute barbouillée de mousse, ils riaient, poussaient
des cris, gesticulaient, s'étreignaient à la taille, pleins
d'effusion.

«Je ne vous quitte plus, vé!  disait Bompard...  Mes Péruviens sont
partis...  Je suis libre...

--Libre!...  Alors, demain, vous faites le Mont-Blanc avec moi?

--Ah!  vous faites le Mont-Blanc _demeïn?_ répondit Bompard sans
enthousiasme.

--Oui, je le souffle à Costecalde...  Quand il viendra, _uit!_...
Plus de Mont-Blanc...  Vous en êtes, _qué_, Gonzague?

--J'en suis...  J'en suis...  moyennant que le temps le veuille...
C'est que la montée n'est pas toujours commode dans cette saison.

--Ah!  _vaï!_ pas commode...» fit le bon Tartarin frisant ses petits
yeux par un rire d'augure que Bompard, du reste, ne parut pas
comprendre.

«Passons toujours prendre le café au salon...  Nous consulterons le
père Baltet.  Il s'y connaît, lui, l'ancien guide qui a fait
vingt-sept fois l'ascension.

Les délégués eurent un cri:

«Vingt-sept fois!  _Boufre!_

--Bompard exagère toujours...» dit le P. C. A, sévèrement avec une
pointe d'envie.

Au salon, il trouvèrent la famille du pasteur toujours penchée sur les
lettres de convocation, le père et la mère sommeillant devant leur
partie de dames, et le long Suédois remuant son grog à l'eau de seltz
du même geste découragé.  Mais l'invasion des alpinistes tarasconnais,
allumés par le champagne, donna, comme on pense, quelques distractions
aux jeunes convocatrices.  Jamais ces charmantes personnes n'avaient
vu prendre le café avec tant de mimiques et de roulements d'yeux.

«Du sucre, Tartarin?

--Mais non, commandant...  Vous savez bien...  Depuis l'Afrique!...

--C'est vrai, pardon...  Té!  voilà M. Baltet!

--Mettez-vous là, _qué_, monsieur Baltet.

--Vive M. Baltet!...ah!  ah!..._fen dè brut_.

Entouré, pressé par tous ces gens qu'il n'avait jamais vus de sa vie,
le père Baltet souriait d'un air tranquille.  Robuste Savoyard, haut
et large, le dos rond, la marche lente, sa face épaisse et rasée
s'égayait de deux yeux finauds encore jeunes, contrastant avec sa
calvitie, causée par un coup de froid à l'aube dans les neiges.

«Ces messieurs désirent faire le Mont-Blanc?» dit-il, jaugeant les
Tarasconnais d'un regard à la fois humble et ironique.  Tartarin
allait répondre, Bompard se jeta devant lui:

«N'est-ce pas que la saison est bien avancée?

--Mais non, répondit l'ancien guide...  Voici un monsieur suédois qui
montera demain, et j'attends, à la fin de la semaine, deux messieurs
américains pour monter aussi.  Il y en a même un qui est aveugle.

--Je sais.  Je l'ai rencontré au Guggi.

--Ah!  monsieur est allé au Guggi?

--Il y a huit jours, en faisant la Jungfrau...

Il y eut un frémissement parmi les convocatrices évangéliques, toutes
les plumes en arrêt, les têtes levées du côté de Tartarin qui, pour
ces Anglaises, déterminées grimpeuses, expertes à tous les sports,
prenait une autorité considérable.  Il était monté à la Jungfrau!

«Une belle étape!  dit le père Baltet considérant le P. C. A.  avec
étonnement, tandis que Pascalon, intimidé par les dames, rougissant et
bégayant, murmurait:

«Maî-aî-tre, racontez-leur donc le... le... chose... la crevasse...

Le président sourit: «Enfant!...» et, tout de même, il commença le
récit de sa chute; d'abord d'un air détaché, indifférent, puis avec
des mouvements effarés, des gigotements au bout de la corde, sur
l'abîme, des appels de mains tendues.  Ces demoiselles frémissaient,
le dévoraient de ces yeux froids des Anglaises, ces yeux qui s'ouvrent
en rond.

Dans le silence qui suivit s'éleva la voix de Bompard:

«Au Chimborazo, pour franchir les crevasses, nous ne nous attachions
jamais.

Les délégués se regardèrent.  Comme tarasconnade, celui-là les
dépassait tous.  «Oh!  _de ce_ Bompard, pas moins...» murmura Pascalon
avec une admiration ingénue.

Mais le père Baltet, prenant le Chimborazo au sérieux, protesta contre
cet usage de ne pas s'attacher; selon lui, pas d'ascension possible
sur les glaces sans une corde, une bonne corde en chanvre de Manille.
Au moins, si l'un glisse, les autres le retiennent.

«Moyennant que la corde ne casse pas, monsieur Baltet,» dit Tartarin
rappelant la catastrophe du mont Cervin.

Mais l'hôtelier, pesant les mots:

«Ce n'est pas la corde qui a cassé, au Cervin...  C'est le guide
d'arrière qui l'a coupée d'un coup de pioche...

Comme Tartarin s'indignait:

«Faites excuse, monsieur, le guide était dans son droit...  Il a
compris l'impossibilité de retenir les autres et s'est détaché d'eux
pour sauver sa vie, celle de son fils et du voyageur qu'ils
accompagnaient...  Sans sa détermination, il y aurait eu sept victimes
au lieu de quatre.

Alors, une discussion commença.  Tartarin trouvait que s'attacher à la
file, c'était comme un engagement d'honneur de vivre ou de mourir
ensemble; et s'exaltant, très monté par la présence des dames, il
appuyait son dire sur des faits, des êtres présents.  «Ainsi, demain,
_té_, en m'attachant avec Bompard, ce n'est pas une simple précaution
que je prendrai, c'est un serment devant Dieu et devant les hommes de
n'être qu'un avec mon compagnon et de mourir plutôt que de rentrer
sans lui, coquin de sort!

--J'accepte le serment pour moi comme pour vous, Tarta_réïn_...» cria
Bompard de l'autre côté du guéridon.

Minute émouvante!

Le pasteur, électrisé, se leva et vint infliger au héros une poignée
de main en coup de pompe, bien anglaise.  Sa femme l'imita, puis
toutes ses demoiselles, continuant le _shake hands_ avec une vigueur
faire monter l'eau à un cinquième étage.  Les délégués, je dois le
dire, se montraient moins enthousiastes.

«Eh _bé!_ moi, dit Bravida, je suis de l'avis de M. Baltet.  Dans ses
affaires-là, chacun y va pour sa peau, pardi!  et je comprends très
bien le coup de piolet...

--Vous m'étonnez, Placide», fit Tartarin sévèrement.  Et tout bas,
entre cuir et chair: «Tenez-vous donc, malheureux; l'Angleterre nous
regarde...

Le vieux brave qui, décidément, gardait un fond d'aigreur depuis
l'excursion de Chillon, eut un geste signifiant: «Je m'en moque un
peu, de l'Angleterre...» et peut-être se fût-il attiré quelque verte
semonce du président irrité de tant de cynisme, quand le jeune homme
aux airs navrés, repu de grog et de tristesse, mit son mauvais
français dans la conversation.  Il trouvait, lui aussi, que le guide
avait eu raison de trancher la corde: délivrer de l'existence quatre
malheureux encore jeunes, c'est-à-dire condamnés à vivre un certain
temps, les rendre d'un geste au repos, au néant, quelle action noble
et généreuse!

Tartarin se récria:

«Comment, jeune homme!  à votre âge, parler de la vie avec ce
détachement, cette colère...  Qu'est-ce qu'elle vous a donc fait?

--Rien, elle m'ennuie...» Il étudiait la philosophie à Christiania,
et, gagné aux idées de Schopenhauer, de Hartmann, trouvait l'existence
sombre, inepte, chaotique.  Tout près du suicide, il avait fermé ses
livres à la prière de ses parents et s'était mis à voyager, butant
partout contre le même ennui, la sombre misère du monde.  Tartarin et
ses amis lui semblaient les seuls êtres contents de vivre qu'il eût
encore rencontrés.

Le bon P. C. A. se mit à rire: «C'est la race qui veut ça, jeune
homme.  Nous sommes tous les mêmes à Tarascon.  Le pays du bon Dieu.
Du matin au soir, on rit, on chante, et le reste du temps on danse la
farandole...  comme ceci...  _té!_» Il se mit à battre un entrechat
avec une grâce, une légèreté de gros hanneton déployant ses ailes.

Mais les délégués n'avaient pas les nerfs d'acier, l'entrain
infatigable de leur chef.  Excourbaniès grognait: «Le présidain
s'emballe...  nous sommes là jusqu'à minuit.

Bravida se levant, furieux: «Allons nous coucher, _vé!_ Je n'en puis
plus de ma sciatique...» Tartarin consentit, songeant à l'ascension du
lendemain; et les Tarasconnais montèrent, le bougeoir en main, le
large escalier de granit conduisant aux chambres, tandis que le père
Baltet allait s'occuper des provisions, retenir des mulets et des
guides.


«_Té!_ il neige...

Ce fut le premier mot du bon Tartarin à son réveil en voyant les
vitres couvertes de givre et la chambre inondée d'un reflet blanc;
mais lorsqu'il accrocha son petit miroir à barbe à l'espagnolette, il
comprit son erreur et que le Mont-Blanc, étincelant en face de lui
sous un soleil splendide, faisait toute cette clarté.  Il ouvrit sa
fenêtre à la brise du glacier, piquante et réconfortante, qui lui
apportait toutes les sonnailles en marche des troupeaux derrière les
longs mugissements de trompe des bergers.  Quelque chose de fort, de
pastoral, remplissait l'atmosphère, qu'il n'avait pas respiré en
Suisse.

En bas, un rassemblement de guides, de porteurs, l'attendait; le
Suédois déjà hissé sur sa bête, et, mêlée aux curieux qui formaient le
cercle, la famille du pasteur, toutes ces alertes demoiselles coiffées
en matin, venues pour donner encore «shake hands» au héros qui avait
hanté leurs rêves.

«Un temps superbe!  dépêchez-vous!...» criait l'hôtelier dont le crâne
luisait au soleil comme un galet.  Mais Tartarin eut beau se presser,
ce n'était pas une mince besogne d'arracher au sommeil les délégués
qui devaient l'accompagner jusqu'à la Pierre-Pointue, où finit le
chemin de mulet.  Ni prières ni raisonnements ne purent décider le
commandant à sauter du lit; son bonnet de coton jusqu'aux oreilles, le
nez contre le mur, aux objurgations du président il se contentait de
répondre par un cynique proverbe tarasconnais: «Qui a bon renom de se
lever le matin peut dormir jusqu'à midi...» Quant à Bompard, il
répétait tout le temps: «Ah _vaï!_ le Mont-Blanc!...  quelle
blague...» et ne se leva que sur l'ordre formel du P. C. A.

Enfin la caravane se mit en route et traversa les petites rues de
Chamonix dans un appareil fort imposant: Pascalon sur le mulet de
tête, la bannière déployée, et le dernier de la file, grave comme un
mandarin parmi les guides et les porteurs groupés des deux côtés de sa
mule, le bon Tartarin, plus extraordinairement alpiniste que jamais,
avec une paire de lunettes neuves aux verres bombés et fumés et sa
fameuse corde fabriquée en Avignon, on sait à quel prix reconquise.

Très regardé, presque autant que la bannière, il jubilait sous son
masque important, s'amusait du pittoresque de ces rues du village
savoyard si différent du village suisse trop propre, trop vernissé,
sentant le joujou neuf, le chalet de bazar, du contraste de ces
masures à peine sorties de terre où l'étable tient toute la place,
côté des grands hôtels somptueux de cinq étages dont les enseignes
rutilantes détonnaient comme la casquette galonnée d'un portier,
l'habit noir et les escarpins d'un maître d'hôtel au milieu des
coiffes savoyardes, des vestes de futaine, des feutres de charbonniers
à larges ailes.  Sur la place, des landaus dételés, des berlines de
voyage à côté de charrettes de fumier; un troupeau de porcs flânant au
soleil devant le bureau de poste d'où sortait un Anglais en chapeau de
toile blanche, avec un paquet de lettres et un numéro du _Times_ qu'il
lisait en marchant avant d'ouvrir sa correspondance.  La cavalcade des
Tarasconnais traversait tout cela, accompagnée par le piétinement des
mulets, le cri de guerre d'Excourbaniès à qui le soleil rendait
l'usage de son gong, le carillon pastoral étagé sur les pentes
voisines et le fracas de la rivière en torrent jailli du glacier,
toute blanche, étincelante comme si elle charriait du soleil et de la
neige.

A la sortie du village, Bompard rapprocha sa mule de celle du
président et lui dit, roulant des yeux extraordinaires: «Tartar_éïn_,
il faut que je vous parle...

--Tout à l'heure...» dit le P. C. A. engagé dans une discussion
philosophique avec le jeune Suédois, dont il essayait de combattre le
noir pessimisme par le merveilleux spectacle qui les entourait, ces
pâturages aux grandes zones d'ombre et de lumière, ces forêts d'un
vert sombre crêtées de la blancheur des névés éblouissants.

Après deux tentatives pour se rapprocher de Tartarin, Bompard y
renonça de force.  L'Arve franchie sur un petit pont, la caravane
venait de s'engager dans un de ces étroits chemins en lacet au milieu
des sapins, où les mulets, un par un, découpent de leurs sabots
fantasques toutes les sinuosités des abîmes, et nos Tarasconnais
n'avaient pas assez de leur attention pour se maintenir en équilibre
l'aide des _Allons...  doucemain...  Outre..._ dont ils retenaient
leurs bêtes.

Au chalet de la Pierre-Pointue, dans lequel Pascalon et Excourbaniès
devaient attendre le retour des ascensionnistes, Tartarin, très occup
de commander le déjeuner, de veiller à l'installation des porteurs et
des guides, fit encore la sourde oreille aux chuchotements de Bompard.
Mais--chose étrange et qu'on ne remarqua que plus tard--malgré le beau
temps, le bon vin, cette atmosphère épurée à deux mille mètres
au-dessus de la mer, le déjeuner fut mélancolique.  Pendant qu'ils
entendaient les guides rire et s'égayer à côté, la table des
Tarasconnais restait silencieuse, livrée seulement aux bruits du
service, tintements des verres, de la grosse vaisselle et des couverts
sur le bois blanc.  Était-ce la présence de ce Suédois morose ou
l'inquiétude visible de Gonzague, ou encore quelque pressentiment, la
bande se mit en marche, triste comme un bataillon sans musique, vers
le glacier des Bossons où la véritable ascension commençait.

En posant le pied sur la glace, Tartarin ne put s'empêcher de sourire
au souvenir du Guggi et de ses crampons perfectionnés.  Quelle
différence entre le néophyte qu'il était alors et l'alpiniste de
premier ordre qu'il se sentait devenu!  Solide sur ses lourdes bottes
que le portier de l'hôtel lui avait ferrées le matin même de quatre
gros clous, expert à se servir de son piolet, c'est à peine s'il eut
besoin de la main d'un de ses guides, moins pour le soutenir que pour
lui montrer le chemin.  Les lunettes fumées atténuaient la
réverbération du glacier qu'une récente avalanche poudrait de neige
fraîche, où des petits lacs d'un vert glauque s'ouvraient ça et là,
glissants et traîtres; et très calme, assuré par expérience qu'il n'y
avait pas le moindre danger, Tartarin marchait le long des crevasses
aux parois chatoyantes et lisses, s'approfondissant à l'infini,
passait au milieu des séracs avec l'unique préoccupation de tenir pied
à l'étudiant suédois, intrépide marcheur, dont les longues guêtres
boucles d'argent s'allongeaient minces et sèches et de la même détente
à côté de son alpenstock qui semblait une troisième jambe.  Et leur
discussion philosophique continuant en dépit des difficultés de la
route, on entendait sur l'espace gelé, sonore comme la largeur d'une
rivière, une bonne grosse voix familière et essoufflée: «Vous me
connaissez, Otto...

Bompard, pendant ce temps, subissait mille mésaventures.  Fermement
convaincu encore le matin que Tartarin n'irait jamais jusqu'au bout de
sa vantardise et ne ferait pas plus le Mont-Blanc qu'il n'avait fait
la Jungfrau, le malheureux courrier s'était vêtu comme à l'ordinaire,
sans clouter ses bottes ni même utiliser sa fameuse invention pour
ferrer les pieds des militaires, sans alpenstock non plus, les
montagnards du Chimborazo ne s'en servant pas.  Seulement armé de la
badine qui allait bien avec son chapeau à ganse bleue et son ulster,
l'approche du glacier le terrifia, car, malgré toutes ses histoires,
on pense bien que «l'imposteur» n'avait jamais fait d'ascension.  Il
se rassura pourtant en voyant du haut de la moraine avec quelle
facilité Tartarin évoluait sur la glace, et se décida à le suivre
jusqu'à la halte des Grands-Mulets, où l'on devait passer la nuit.  Il
n'y arriva point sans peine.  Au premier pas, il s'étala sur le dos,
la seconde fois en avant sur les mains et sur les genoux.  «Non, merci,
c'est exprès...» affirmait-il aux guides essayant de le relever...  «A
l'américaine, _vé!_...  comme au Chimborazo!» Cette position lui
paraissant commode, il la garda, s'avançant à quatre pattes, le
chapeau en arrière, l'ulster balayant la glace comme une pelure d'ours
gris; très calme, avec cela, et racontant autour de lui que, dans la
Cordillère des Andes, il avait grimpé ainsi une montagne de dix mille
mètres.  Il ne disait pas en combien de temps par exemple, et cela
avait dû être long à en juger par cette étape des Grands-Mulets où il
arriva une heure après Tartarin et tout dégouttant de neige boueuse,
les mains gelées sous ses gants de tricot.

A côté de la cabane du Guggi, celle que la commune de Chamonix a fait
construire aux Grands-Mulets est véritablement confortable.  Quand
Bompard entra dans la cuisine où flambait un grand feu de bois, il
trouva Tartarin et le Suédois en train de sécher leurs bottes, pendant
que l'aubergiste, un vieux racorni aux longs cheveux blancs tombant en
mèches, étalait devant eux les trésors de son petit musée.

Sinistre, ce musée fait des souvenirs de toutes les catastrophes qui
avaient eu lieu au Mont-Blanc, depuis plus de quarante ans que le
vieux tenait l'auberge; et, en les retirant de leur vitrine, il
racontait leur origine lamentable...  A ce morceau de drap, ces
boutons de gilet, tenait la mémoire d'un savant russe précipité par
l'ouragan sur le glacier de la Brenva...  Ces maxillaires restaient
d'un des guides de la fameuse caravane de onze voyageurs et porteurs
disparus dans une tourmente de neige...  Sous le jour tombant et le
pâle reflet des névés contre les carreaux, l'étalage de ces reliques
mortuaires, ces récits monotones avaient quelque chose de poignant,
d'autant que le vieillard attendrissait sa voix tremblante aux
endroits pathétiques, trouvait des larmes en dépliant un bout de voile
vert d'une dame anglaise roulée par l'avalanche en 1827.

Tartarin avait beau se rassurer par les dates, se convaincre qu'
cette époque la Compagnie n'avait pas organisé les ascensions sans
danger, ce _vocero_ savoyard lui serrait le coeur, et il alla respirer
un moment sur la porte.

La nuit était venue, engloutissant les fonds.  Les Bossons
ressortaient livides et tout proches, tandis que le Mont-Blanc
dressait une cime encore rosée, caressée du soleil disparu.  Le
Méridional se rassérénait à ce sourire de la nature, quand l'ombre de
Bompard se dressa derrière lui.

«C'est vous, Gonzague...  vous voyez, je prends le bon de l'air...  Il
m'embêtait, ce vieux, avec ses histoires...

--Tartar_éïn_, dit Bompard lui serrant le bras à le broyer...
J'espère qu'en voilà assez, et que vous allez vous en tenir là de
cette ridicule expédition?

Le grand homme arrondit des yeux inquiets:

«Qu'est-ce que vous me chantez?

Alors Bompard lui fit un tableau terrible des mille morts qui les
menaçaient, les crevasses, les avalanches, coups de vent, tourbillons.

Tartarin l'interrompit.

«Ah!  _vaï_, farceur; et la Compagnie!...  Le Mont-Blanc n'est donc
pas aménagé comme les autres?

--Aménagé?...  la Compagnie?...» dit Bompard ahuri ne se rappelant
plus rien de sa tarasconnade; et l'autre la lui répétant mot pour mot,
la Suisse en Société, l'affermage des montagnes, les crevasses
truquées, l'ancien gérant se mit à rire.

«Comment!  vous avez cru...  mais c'était une _galéjade_...  Entre
gens de Tarascon, pas moins, on sait bien ce que parler veut dire...

--Alors, demanda Tartarin très ému, la Jungfrau n'était pas préparée?

--Pas plus!

--Et si la corde avait cassé?...

--Ah!  mon pauvre ami...

Le héros ferma les yeux, pâle d'une épouvante rétrospective et,
pendant une minute, il hésita...  Ce paysage en cataclysme polaire,
froid, assombri, accidenté de gouffres...  ces lamentations du vieil
aubergiste encore pleurantes à ses oreilles...  «_Outre!_ que vous me
feriez dire...» Puis, tout à coup, il pensa aux _gensses_, de
Tarascon, à la bannière qu'il ferait flotter là-haut, il se dit
qu'avec de bons guides, un compagnon à toute épreuve comme Bompard...
Il avait fait la Jungfrau...  pourquoi ne tenterait-il pas le
Mont-Blanc?

Et, posant sa large main sur l'épaule de son ami, il commença d'une
voix virile: «Écoutez, Gonzague...



XIII

LA CATASTROPHE


Par une nuit noire, noire, sans lune, sans étoile, sans ciel, sur la
blancheur tremblotante d'une immense pente de neige, lentement se
déroule une longue corde où des ombres craintives et toutes petites
sont attachées à la file, précédées, à cent mètres, d'une lanterne en
tache rouge presque au ras du sol.  Des coups de piolet sonnant dans
la neige dure, le roulement des glaçons détachés dérangent seuls le
silence du névé où s'amortissent les pas de la caravane; puis de
minute en minute un cri, une plainte étouffée, la chute d'un corps sur
la glace et, tout de suite, une grosse voix qui répond du bout de la
corde: «Allez doucement de tomber, Gonzague.» Car le pauvre Bompard
s'est décidé à suivre son ami Tartarin jusqu'au sommet du Mont-Blanc.
Depuis deux heures du matin--il en est quatre à la montre à répétition
du président--le malheureux courrier s'avance à tâtons, vrai forçat
la chaîne, traîné, poussé, vacillant et bronchant, contraint de
retenir les exclamations diverses que lui arrache sa mésaventure,
l'avalanche guettant de tous côtés et le moindre ébranlement, une
vibration un peu forte de l'air cristallin, pouvant déterminer des
tombées de neige ou de glace.  Souffrir en silence, quel supplice pour
un homme de Tarascon!

Mais la caravane a fait halte, Tartarin s'informe, on entend une
discussion à voix basse, des chuchotements animés: «C'est votre
compagnon qui ne veut plus avancer...» répond le Suédois.  L'ordre de
marche est rompu, le chapelet humain se détend, revient sur lui-même,
et les voilà tous au bord d'une énorme crevasse, ce que les
montagnards appellent une «roture».  On a franchi les précédentes
l'aide d'une échelle mise en travers et qu'on passe sur les genoux;
ici, la crevasse est beaucoup trop large et l'autre bord se dresse en
hauteur de quatre-vingts à cent pieds.  Il s'agit de descendre au fond
du trou qui se rétrécit, à l'aide de marches creusées au piolet, et de
remonter pareillement.  Mais Bompard s'y refuse avec obstination.

Penché sur le gouffre que l'ombre fait paraître insondable, il regarde
s'agiter dans une buée la petite lanterne des guides préparant le
chemin.  Tartarin, peu rassuré lui-même, se donne du courage en
exhortant son ami: «Allons, Gonzague, zou!» et, tout bas, il le
sollicite d'honneur, invoque Tarascon, la bannière, le Club des
Alpines...

--Ah!  _vaï_, le Club...  Je n'en suis pas, répond l'autre
cyniquement.

Alors Tartarin lui explique qu'on lui posera les pieds que rien n'est
plus facile.

--Pour vous, peut-être, mais pas pour moi...

--Pas moins, vous disiez que vous aviez l'habitude...

--Bé oui!  certainement, l'habitude...  mais laquelle?  J'en ai
tant...  l'habitude de fumer, de dormir...

--De mentir, surtout, interrompt le président...

--D'exagérer, allons!  dit Bompard sans s'émouvoir le moins du monde.

Cependant, après bien des hésitations, la menace de le laisser là tout
seul le décide à descendre lentement, posément, cette terrible échelle
de meunier...  Remonter est plus difficile, sur l'autre paroi droite
et lisse comme un marbre et plus haute que la tour du roi Ren
Tarascon.  D'en bas, la clignante lumière des guides semble un ver
luisant en marche, il faut se décider, pourtant; la neige sous les
pieds, n'est pas solide, des glouglous de fonte et d'eau circulante
s'agitent autour d'une large fissure qu'on devine plutôt qu'on ne la
voit, au pied du mur de glace, et qui souffle son haleine froide
d'abîme souterrain.

--Allez doucement de tomber, Gonzague!...

Cette phrase, que Tartarin profère d'une intonation attendrie, presque
suppliante, emprunte une signification solennelle à la position
respective des ascensionnistes, cramponnés maintenant des pieds et des
mains, les uns au-dessous des autres, liés par la corde, et par la
similitude de leurs mouvements, si bien que la chute ou la maladresse
d'un seul les mettrait tous en danger.  Et quel danger, coquin de
sort!  Il suffit d'entendre rebondir et dégringoler les débris de
glaçons avec l'écho de la chute par les crevasses et les dessous
inconnus pour imaginer quelle gueule de monstre vous guette et vous
happerait au moindre faux pas.

Mais qu'y a-t-il encore?  Voilà que le long Suédois qui précède
justement Tartarin s'est arrêté et touche de ses talons ferrés la
casquette du P. C. A.  Les guides ont beau crier: «En avant!...» et le
président: «Avancez donc, jeune homme...» Rien ne bouge.  Dressé de
son long, accroché d'une main négligente, le Suédois se penche et le
jour levant effleure sa barbe grêle, éclaire la singulière expression
de ses yeux dilatés, pendant qu'il fait signe à Tartarin:

--Quelle chute, hein, si on lâchait!...

--Outre!  Je crois bien...  vous nous entraîneriez tous...  Montez
donc!...

L'autre continue, immobile:

--Belle occasion pour en finir avec la vie, rentrer au néant par les
entrailles de la terre, rouler de crevasse en crevasse comme ceci que
je détache de mon pied...  Et il s'incline effroyablement pour suivre
le quartier de glace qui rebondit et sonne sans fin dans la nuit.

«Malheureux!  prenez garde...» crie Tartarin blême d'épouvante; et,
désespérément cramponné à la paroi suintante, il reprend d'une chaude
ardeur son argument de la veille en faveur de l'existence: «Elle a du
bon, que diantre!...  A votre âge, un beau garçon comme vous...  vous
ne croyez donc pas à l'amour, _qué?_

Non, le Suédois n'y croit pas.  L'amour idéal est un mensonge des
poètes; l'autre, un besoin qu'il n'a jamais ressenti...

«Bé oui!  bé oui!...  C'est vrai que les poètes sont un peu de
Tarascon, ils en disent toujours plus qu'il n'y en a; mais, pas moins,
c'est gentil le _femellan_, comme on appelle les dames chez nous.
Puis, on a des enfants, des jolis mignons qui vous ressemblent.

--Ah!  oui, les enfants, une source de chagrins.  Depuis qu'elle m'a
eu, ma mère n'a cessé de pleurer.

--Écoutez, Otto, vous me connaissez, mon bon ami...

Et de toute l'expansion valeureuse de son âme, Tartarin s'épuise
ranimer, à frictionner à distance cette victime de Schopenhauer et de
Hartmann, deux polichinelles qu'il voudrait tenir au coin d'un bois,
coquin de sort!  pour leur faire payer tout le mal qu'ils ont fait
la jeunesse...

Qu'on se représente, pendant cette discussion philosophique, la haute
muraille de glace, froide, glauque, ruisselante, frôlée d'un rayon
pâle, et cette brochée de corps humains plaqués dessus en échelons,
avec les sinistres gargouillements qui montent des profondeurs béantes
et blanchâtres, les jurons des guides, leurs menaces de se détacher et
d'abandonner leurs voyageurs.  A la fin, Tartarin, voyant que nul
raisonnement ne peut convaincre ce fou, dissiper son vertige de mort,
lui suggère l'idée de se jeter de la pointe extrême du Mont-Blanc...
A la bonne heure, ça vaudrait la peine de là-haut?  Une belle fin dans
les éléments...  Mais ici, au fond d'une cave...  Ah!  _vaï_, quelle
_foutaise!_...  Il y met tant d'accent, à la fois brusque et
persuasif, une telle conviction, que le Suédois se laisse vaincre; et
les voilà enfin, un par un, en haut de cette terrible _roture_.

On se détache, on fait halte pour boire un coup et casser une croûte.
Le jour est venu.  Un jour froid et blême sur un cirque grandiose de
pics, de flèches, dominés par le Mont-Blanc encore à quinze cents
mètres.  Les guides à part gesticulent et se concertent avec des
hochements de tête.  Sur le sol tout blanc, lourds et ramassés, le dos
rond dans leur veste brune, on dirait des marmottes prêtes à remiser
pour l'hiver.  Bompard et Tartarin, inquiets, transis, ont laissé le
Suédois manger tout seul et se sont approchés au moment où le
guide-chef disait d'un air grave:

«C'est qu'il fume sa pipe, il n'y a pas à dire que non.

--Qui donc fume sa pipe?  demanda Tartarin.

--Le Mont-Blanc, monsieur, regardez.

Et l'homme montre tout au bout de la haute cime, comme une aigrette,
une fumée blanche qui va vers l'Italie.

«Et autrement, mon bon ami, quand le Mont-Blanc fume sa pipe,
qu'est-ce que cela veut dire?

--Ça veut dire, monsieur, qu'il fait un vent terrible au sommet, une
tempête de neige qui sera sur nous avant longtemps.

Et dame!  c'est dangereux.

--Revenons» dit Bompard verdissant; et Tartarin ajoute:

«Oui, oui, certaine_main_, pas de sot amour-propre!

Mais le Suédois s'en mêle; il a payé pour qu'on le mène au Mont-Blanc,
rien ne l'empêchera d'y aller.  Il y montera seul, si personne ne
l'accompagne.  «Lâches!  lâches!» ajoute-t-il tourné vers les guides,
et il leur répète l'injure de la même voix de revenant dont il
s'excitait tout à l'heure au suicide.

«Vous allez bien voir si nous sommes des lâches....  Qu'on s'attache,
et en route!  s'écrie le guide-chef.  Cette fois, c'est Bompard qui
proteste énergiquement.  Il en a assez, il veut qu'on le ramène,
Tartarin l'appuie avec vigueur:

«Vous voyez bien que ce jeune homme est fou!...» s'écrie-t-il en
montrant le Suédois déjà parti à grandes enjambées sous les floches de
neige que le vent commence à chasser de toutes parts.  Mais rien
n'arrêtera plus ces hommes que l'on a traités de lâches.  Les
marmottes se sont réveillées, héroïques, et Tartarin ne peut obtenir
un conducteur pour le ramener avec Bompard aux Grands-Mulets.
D'ailleurs, la direction est simple: trois heures de marche en
comptant un écart de vingt minutes pour tourner la grande roture si
elle les effraie à passer tout seuls.

«_Outre_, oui, qu'elle nous effraie!...» fait Bompard sans pudeur
aucune, et les deux caravanes se séparent.


A présent, les Tarasconnais sont seuls.  Ils avancent avec précaution
sur le désert de neige, attachés à la même corde, Tartarin en avant,
tâtant de son piolet gravement, pénétré de la responsabilité qui lui
incombe, y cherchant un réconfort.

«Courage!  du sang-froid!...  Nous nous en tirerons!...» crie-t-il
chaque instant à Bompard.  Ainsi l'officier, dans la bataille, chasse
la peur qu'il a, en brandissant son épée et criant à ses hommes:

«En avant, s... n... de D...!  toutes les balles ne tuent pas!

Enfin les voilà au bout de cette horrible crevasse.  D'ici au but, ils
n'ont plus d'obstacles bien graves; mais le vent souffle, les aveugle
de tourbillons neigeux.  La marche devient impossible sous peine de
s'égarer.

«Arrêtons-nous un moment,» dit Tartarin.  Un sérac de glace
gigantesque leur creuse un abri à sa base; ils s'y glissent, étendent
la couverture doublée de caoutchouc du président, et débouchent la
gourde de rhum, seule provision que n'aient pas emportée les guides.
Il s'ensuit alors un peu de chaleur et de bien-être, tandis que les
coups de piolet, toujours plus faibles sur la hauteur, les avertissent
du progrès de l'expédition.  Cela résonne au coeur du P. C. A. comme
un regret de n'avoir pas fait le Mont-Blanc jusqu'aux cimes.

«Qui le saura?  riposte Bompard cyniquement.  Les porteurs ont
conservé la bannière; de Chamonix on croira que c'est vous.

--Vous avez raison, l'honneur de Tarascon est sauf...» conclut
Tartarin d'un ton convaincu.

Mais les éléments s'acharnent, la bise en ouragan, la neige par
paquets.  Les deux amis se taisent, hantés d'idées sinistres, ils se
rappellent l'ossuaire sous la vitrine du vieil aubergiste, ses récits
lamentables, la légende de ce touriste américain qu'on a retrouv
pétrifié de froid et de faim, tenant dans sa main crispée un carnet o
ses angoisses étaient écrites jusqu'à la dernière convulsion qui fit
glisser le crayon et dévier la signature.

«Avez-vous un carnet, Gonzague?

Et l'autre, qui comprend sans explications:

«Ah!  _vaï_, un carnet...  Si vous croyez que je vais me laisser
mourir comme cet Américain...  Vite, allons nous-en, sortons d'ici.

--Impossible...  Au premier pas nous serions emportés comme une
paille, jetés dans quelque abîme.

--Mais alors, il faut appeler, l'auberge n'est pas loin...» Et Bompard
à genoux, la tête hors du sérac, dans la pose d'une bête au pâturage
et mugissante, hurle: «Au secours!  au secours!  à moi!

--Aux armes!...» crie à son tour Tartarin de son creux le plus sonore
que la grotte répercute en tonnerre.

Bompard lui saisit le bras: «Malheureux, le sérac!...» Positivement
tout le bloc a tremblé; encore un souffle et cette masse de glaçons
accumulés croulerait sur leur tête.  Ils restent figés, immobiles,
enveloppés d'un effrayant silence bientôt traversé d'un roulement
lointain qui se rapproche, grandit, envahit l'horizon, meurt enfin
sous la terre de gouffre en gouffre.

«Les pauvres gens!...» murmure Tartarin pensant au Suédois et à ses
guides, saisis, emportés sans doute par l'avalanche.  Et Bompard
hochant la tête: «Nous ne valons guère mieux qu'eux.» En effet, leur
situation est sinistre, n'osant bouger dans leur grotte de glace ni se
risquer dehors sous les rafales.

Pour achever de leur serrer le coeur, du fond de la vallée monte un
aboiement de chien hurlant à la mort.  Tout à coup Tartarin, les yeux
gonflés, les lèvres grelottantes, prend les mains do son compagnon et
le regardant avec douceur:

«Pardonnez-moi, Gonzague, oui, oui, pardonnez-moi, Je vous ai rudoy
tantôt, je vous ai traité de menteur...

--Ah!  _vaï!_ Qu'est-ce que ça fait?

--J'en avais le droit moins que personne, car j'ai beaucoup menti dans
ma vie, et, à cette heure suprême, j'éprouve le besoin de m'ouvrir, de
me dégonfler, d'avouer publiquement mes impostures.

--Des impostures, vous?

--Écoutez-moi, ami...  d'abord je n'ai jamais tué de lion.

--Ça ne m'étonne pas...» fait Bompard tranquillement.  «Mais est-ce
qu'il faut se tourmenter pour si peu?...  C'est notre soleil qui veut
ça, on naît avec le mensonge...  _Vé!_ moi...  Ai-je dit une vérit
depuis que je suis au monde?  Dès que j'ouvre la bouche, mon Midi me
monte comme une attaque.  Les gens dont je parle, je ne les connais
pas, les pays, je n'y suis jamais allé, et tout ça fait un tel tissu
d'inventions que je ne m'y débrouille plus moi-même.

--C'est l'imagination, _péchère!_ soupire Tartarin; nous sommes des
menteurs par imagination.

--Et ces mensonges-là n'ont jamais fait de mal à personne, tandis
qu'un méchant, un envieux comme Costecalde...

--Ne parlons jamais de ce misérable!» interrompt le P. C. A., et pris
d'un subit accès de rage: «Coquin de bon sort!  c'est tout de même un
peu fichant...» Il s'arrête sur un geste terrifié de Bompard...  «Ah!
oui, le sérac...» et baissant le ton, forcé de chuchoter sa colère, le
pauvre Tartarin continue ses imprécations à voix basse dans une énorme
et comique désarticulation de la bouche: «Un peu fichant de mourir
la fleur de l'âge par la faute d'un scélérat qui, dans ce moment,
prend bien tranquillement sa demi-tasse sur le Tour de Ville!...

Mais pendant qu'il fulmine, une éclaircie s'ouvre peu à peu dans
l'air.  Il ne neige plus, il ne vente plus; et des écarts bleus
apparaissent déchirant le gris du ciel.  Vite, en route, et, rattachés
tous deux à la corde, Tartarin, qui a pris la tête comme tout
l'heure, se retourne, un doigt sur la bouche:

«Et vous savez, Gonzague, tout ce que nous venons de dire reste entre
nous.

--Té, pardi...

Pleins d'ardeur, ils repartent, enfonçant jusqu'aux genoux dans la
neige fraîchement tombée, qui a englouti sous sa ouate, immaculée les
traces de la caravane; aussi Tartarin consulte sa boussole toutes les
cinq minutes.  Mais cette boussole tarasconnaise, habituée aux chauds
climats, est frappée de congélation depuis son arrivée en Suisse.
L'aiguille joue aux quatre coins, agitée, hésitante; et ils marchent
devant eux, attendant de voir se dresser tout à coup les roches noires
des Grands-Mulets dans la blancheur uniforme, silencieuse, en pics, en
aiguilles, en mamelons, qui les entoure, les éblouit, les épouvante
aussi, car elle peut recouvrir de dangereuses crevasses sous leurs
pieds.

«Du sang-froid, Gonzague, du sang-froid!

--C'est justement de ça que je manque,» répond Bompard lamentablement.
Et il gémit: «Aïe de mon pied!...  aïe de ma jambe!...  nous sommes
perdus; jamais nous n'arriverons...

Ils marchent depuis deux heures lorsque, vers le milieu d'une pente de
neige très dure à grimper, Bompard s'écrie effaré:

«Tartar_éïn_, mais ça monte!

--Eh!  je le vois parbleu bien, que ça monte, riposte le P. C. A. en
train de perdre sa sérénité.

--Pas moins, à mon idée, ça devrait descendre.

--_Bé_ oui!  mais que voulez que j'y fasse?  Allons toujours jusqu'en
haut, peut-être que ça descendra de l'autre côté.

Cela descendait en effet, et terriblement, par une succession de
névés, de glaciers presque à pic, et tout au bout de cet étincellement
de blancheurs dangereuses une cabane s'apercevait piquée sur une roche
à des profondeurs qui semblaient inaccessibles.  C'était un asile
atteindre avant la nuit, puisqu'on avait perdu la direction des
Grands-Mulets, mais au prix de quels efforts, de quels dangers
peut-être!

«Surtout ne me lâchez pas, _qué_, Gonzague...

--Ni vous non plus, Tartaré_ïn._

Ils échangèrent ces recommandations sans se voir, séparés par une
arête derrière laquelle Tartarin a disparu, avançant l'un pour monter,
l'autre pour descendre, avec lenteur et terreur.  Ils ne se parlent
même plus, concentrant toutes leurs forces vives, crainte d'un faux
pas, d'une glissade.  Tout à coup, comme il n'est plus qu'à un mètre
de la crête, Bompard entend un cri terrible de son compagnon, en même
temps qu'il sent la corde se tendre d'une violente et désordonnée
secousse...  Il veut résister, se cramponner pour retenir son
compagnon sur l'abîme.  Mais la corde était vieille, sans doute, car
elle se rompt brusquement sous l'effort.

«Outre!

--Boufre!

Ces deux cris se croisent, sinistres, déchirant le silence et la
solitude, puis un calme effrayant, un calme de mort que rien ne
trouble plus dans la vastitude des neiges immaculées.

Vers le soir, un homme ressemblant vaguement à Bompard, un spectre aux
cheveux dressés, boueux, ruisselant, arrivait à l'auberge des
Grands-Mulets où on le frictionnait, le réchauffait, le couchait avant
qu'il eût prononcé d'autres paroles que celles-ci, entrecoupées de
larmes, de poings levés au ciel.  «Tartarin...  perdu...  cassé la
corde...» Enfin on put comprendre le grand malheur qui venait
d'arriver.

Pendant que le vieil aubergiste se lamentait et ajoutait un nouveau
chapitre aux sinistres de la montagne en attendant que son ossuaire
s'enrichît des restes de l'accident, le Suédois et ses guides, revenus
de leur expédition, se mettaient à la recherche de l'infortun
Tartarin avec des cordes, des échelles, tout l'attirail d'un
sauvetage, hélas!  infructueux.  Bompard, resté comme ahuri, ne
pouvait fournir aucun indice précis ni sur le drame ni sur l'endroit
où il avait eu lieu.  On trouva seulement au Dôme du Goûter un bout de
corde resté dans une anfractuosité de glace.  Mais cette corde, chose
singulière, était coupée aux deux bouts comme avec un instrument
tranchant; les journaux de Chambéry en donnèrent un facsimilé.  Enfin,
après huit jours de courses, de consciencieuses recherches, quand on
eut la conviction que le pauvre présid_ain_ était introuvable, perdu
sans retour, les délégués désespérés prirent le chemin de Tarascon,
ramenant Bompard dont le cerveau ébranlé gardait la trace d'une
terrible secousse.

«Ne me parlez pas de ça, répondait-il quand il était question du
sinistre, ne m'en parlez jamais!

Décidément le Mont-Blanc comptait une victime de plus, et quelle
victime!



XIV

ÉPILOGUE


D'endroit plus impressionnable que Tarascon, il ne s'en est jamais vu
sous le soleil d'aucun pays.  Parfois, en plein dimanche de fête,
toute la ville dehors, les tambourins en rumeur, le Cours grouillant
et tumultueux, émaillé de jupes vertes, rouges, de fichus arlésiens,
et, sur de grandes affiches multicolores, l'annonce des luttes pour
hommes et demi-hommes, des courses de taureaux camarguais, il suffit
d'un farceur criant: «Au chien fou!...» ou bien: «Un boeuf
échappé!...» et l'on court, on se bouscule, on s'effare, les portes se
ferment de tous leurs verrous, les persiennes claquent comme par un
orage, et voilà Tarascon désert, muet, sans un chat, sans un bruit,
les cigales elles-mêmes blotties et attentives.

C'était l'aspect de ce matin-là qui n'était pourtant ni fête ni
dimanche: les boutiques closes, les maisons mortes, places et
placettes comme agrandies par le silence et la solitude.  «Vasta
silentio», dit Tacite décrivant Rome aux funérailles de Germanicus, et
la citation de sa Rome en deuil s'appliquait d'autant mieux à Tarascon
qu'un service funèbre pour l'âme de Tartarin se disait en ce moment
la métropole où la population en masse pleurait son héros, son dieu,
son invincible à doubles muscles resté dans les glaciers du
Mont-Blanc.

Or, pendant que le glas égrenait ses lourdes notes sur les rues
désertes, Mlle Tournatoire, la soeur du médecin, que son mauvais état
de santé retenait toujours à la maison, morfondue dans son grand
fauteuil contre la vitre, regardait dehors en écoutant les cloches.
La maison des Tournatoire se trouve sur le chemin d'Avignon, presque
en face celle de Tartarin, et la vue de ce logis illustre dont le
locataire ne devait plus revenir, la grille pour toujours fermée du
jardin, tout, jusqu'aux boîtes à cirage des petits savoyards alignées
près de la porte, gonflait le coeur de la pauvre demoiselle infirme
qu'une passion secrète dévorait depuis plus de trente ans pour le
héros tarasconnais.  O mystères d'un coeur de vieille fille!  C'était
sa joie de le guetter passer à des heures régulières, de se dire: «O
va-t-il?...» de surveiller les modifications de sa toilette, qu'il
s'habillât en alpiniste ou revêtit sa jaquette vert-serpent.
Maintenant, elle ne le verrait plus; et cette consolation même lui
manquait d'aller prier pour lui avec toutes les dames de la ville.

Soudain la longue tête de cheval blanc de Mlle Tournatoire se colora
légèrement; ses yeux déteints, bordés de rose, se dilatèrent d'une
manière considérable pendant que sa maigre main aux rides saillantes
esquissait un grand signe de croix...  Lui, c'était lui longeant les
murs de l'autre côté de la chaussée...  D'abord elle crut à une
apparition hallucinante...  Non, Tartarin lui-même, en chair et en os,
seulement pâli, piteux, loqueteux, longeant les murs comme un pauvre
ou comme un voleur.  Mais pour expliquer sa présence furtive
Tarascon, il nous faut retourner sur le Mont-Blanc, au Dôme du Goûter,
à cet instant précis où les deux amis se trouvant chacun sur un côt
du Dôme, Bompard sentit le lien qui les attachait, brusquement se
tendre, comme par la chute d'un corps.

En réalité, la corde s'était prise entre deux glaçons, et Tartarin,
éprouvant la même secousse, crut, lui aussi, que son compagnon
roulait, l'entraînait.  Alors, à cette minute suprême...  comment dire
cela, mon Dieu!...  dans l'angoisse de la peur, tous deux, oubliant le
serment solennel à l'hôtel Baltet, d'un même mouvement, d'un même
geste instinctif, coupèrent la corde, Bompard avec son couteau,
Tartarin d'un coup de piolet; puis épouvantés de leur crime,
convaincus l'un et l'autre qu'ils venaient de sacrifier leur ami, ils
s'enfuirent dans des directions opposées.

Quand le spectre de Bompard apparut aux Grands-Mulets, celui de
Tartarin arrivait à la cantine de l'Avesailles.  Comment, par quel
miracle, après combien de chutes, de glissades?  Le Mont-Blanc seul
aurait pu le dire, car le pauvre P. C. A.  resta deux jours dans un
complet abrutissement, incapable, de proférer le moindre son.  Dès
qu'il fut en état, on le descendit à Courmayeur, qui est le Chamonix
italien.  A l'hôtel où il s'installa pour achever de se remettre, il
n'était bruit que d'une épouvantable catastrophe arrivée au
Mont-Blanc, tout à fait le pendant de l'accident du Cervin: encore un
alpiniste englouti par la rupture de la corde.

Dans sa conviction qu'il s'agissait de Bompard, Tartarin, rongé de
remords, n'osait plus rejoindre la délégation ni retourner au pays.
D'avance il voyait sur toutes les lèvres, dans tous les yeux: «Caïn,
qu'as-tu fait de ton frère?...» Pourtant le manque d'argent, la fin de
son linge, les frimas de septembre qui arrivaient et vidaient les
hôtelleries, l'obligèrent à se mettre en route.  Après tout, personne
ne l'avait vu commettre son crime?  Rien ne l'empêcherait d'inventer
n'importe quelle histoire; et, les distractions du voyage aidant, il
commençait à se remettre.  Mais aux approches de Tarascon, quand il
vit s'iriser sous le ciel bleu la fine découpure des Alpines, tout le
ressaisit, honte, remords, crainte de la justice; et pour éviter
l'éclat d'une arrivée en pleine gare, il descendit à la dernière
station avant la ville.

Ah!  sur cette belle route tarasconnaise, toute blanche et craquante
de poussière, sans autre ombrage que les poteaux et les fils
télégraphiques, sur cette voie triomphale où, tant de fois, il avait
passé à la tête de ses alpinistes ou de ses chasseurs de casquettes,
qui l'aurait reconnu, lui, le vaillant, le pimpant, sous ses hardes
déchirées et malpropres, avec cet oeil méfiant du routier guettant les
gendarmes?  L'air brûlait malgré qu'on fût au déclin de la saison; et
la pastèque qu'il acheta à un maraîcher lui parut délicieuse à manger
dans l'ombre courte du charreton, pendant que le paysan exhalait sa
fureur contre les ménagères de Tarascon, toutes absentes du marché, ce
matin-là, «rapport à une messe noire qu'on chantait pour quelqu'un de
la ville perdu au fond d'un trou, là-bas dans les montagnes...  Té!
les cloches qui sonnent...  Elles s'entendent d'ici...

Plus de doute; c'est pour Bompard que tombait ce lugubre carillon de
mort secoué par un vent tiède sur la campagne solitaire!  Quel
accompagnement à la rentrée du grand homme dans sa patrie!

Une minute, quand, la porte du petit jardin brusquement ouverte et
refermée, Tartarin se retrouva chez lui, qu'il vit les étroites allées
bordées de buis ratissées et proprettes, le bassin, le jet d'eau, les
poissons rouges s'agitant au craquement du sable sous ses pas, et le
baobab géant dans son pot à réséda, un bien-être attendri la chaleur
de son gîte de lapin de choux l'enveloppa comme une sécurité après
tant de dangers et d'aventures.  Mais les cloches, les maudites
cloches redoublèrent, la tombée des grosses notes noires lui écrasa de
nouveau le coeur.  Elles lui disaient sur le mode funèbre: «Caïn,
qu'as-tu fait de ton frère?  Tartarin, qu'est devenu Bompard?» Alors,
sans le courage d'un mouvement, il s'assit sur la margelle brûlante du
petit bassin et resta là, anéanti, effondré, au grand émoi des
poissons rouges.

Les cloches ne sonnent plus.  Le porche de la métropole, bruyant tout
à l'heure, est rendu au marmottement de la pauvresse assise à gauche
et à l'immobilité de ses saints de pierre.  La cérémonie religieuse
terminée, tout Tarascon s'est porté au Club des Alpines où, dans une
séance solennelle, Bompard doit faire le récit de la catastrophe,
détailler les derniers moments du P. C. A.  En dehors des membres,
quelques privilégiés, armée, clergé, noblesse, haut commerce, ont pris
place dans la salle des conférences dont les fenêtres, larges
ouvertes, permettent à la fanfare de la ville, installée en bas, sur
le perron, de mêler quelques accords héroïques ou plaintifs aux
discours de ces messieurs.  Une foule énorme se presse autour des
musiciens, se hisse sur ses pointes, les cous tendus, essayant
d'attraper quelques bribes de la séance, mais les fenêtres sont trop
élevées et l'on n'aurait aucune idée de ce qui se passe, sans deux ou
trois petits drôles branchés dans un gros platane, et jetant de là des
renseignements comme on jette des noyaux de cerises du haut de
l'arbre.

«Vé, Costecalde, qui se force pour pleurer.  Ah!  le gueusard, c'est
lui qui tient le fauteuil à présent...  Et le pauvre Bézuquet, comme
il se mouche!  comme il a les yeux rouges!  Té!  l'on a mis un crêpe
la bannière...  Et Bompard qui vient vers la table avec les trois
délégués...  Il met quelque chose sur le bureau...  Il parle
présent...  Ça doit être bien beau.  Les voilà qui tombent tous des
larmes...

En effet, l'attendrissement devenait général à mesure que Bompard
avançait dans son récit fantastique.  Ah!  la mémoire lui était
revenue, l'imagination aussi.  Après s'être montrés, lui et son
illustre compagnon, à la cime du Mont-Blanc, sans guides, car tous
s'étaient refusés à les suivre, effrayés par le mauvais temps,--seuls
avec la bannière déployée pendant cinq minutes sur le plus haut pic de
l'Europe, il racontait maintenant, et avec quelle émotion, la descente
périlleuse et la chute, Tartarin roulant au fond d'une crevasse, et
lui, Bompard, s'attachant pour explorer le gouffre dans toute sa
longueur, d'une corde de deux cents pieds.

«Plus de vingt fois, messieurs, que dis-je, plus de nonante fois, j'ai
sondé cet abîme de glace sans pouvoir arriver jusqu'à notre malheureux
présid_ain_ dont cependant je constatais le passage par ces quelques
débris laissés aux anfractuosités de la glace....

En parlant, il étalait sur le tapis de la table un fragment de
maxillaire, quelques poils de barbe, un morceau de gilet, une boucle
de bretelle; on eût dit l'ossuaire des Grands-Mulets.

Devant cette exhibition, les douloureux transports de l'assemblée ne
se maîtrisaient plus; même les coeurs les plus durs, les partisans de
Costecalde et les personnages les plus graves, Cambalalette le
notaire, le docteur Tournatoire, tombaient effectivement des larmes
grosses comme des bouchons de carafe.  Les dames invitées poussaient
des cris déchirants que dominaient les beuglements sanglotés
d'Excourbaniès, les bêlements de Pascalon, pendant que la marche
funèbre de la fanfare accompagnait d'une basse lente et lugubre.

Alors, quand il vit l'émotion, l'énervement à son comble, Bompard
termina son récit avec un grand geste de pitié vers les débris en
bocaux comme des pièces à conviction: «Et voilà, messieurs et chers
concitoyens, tout ce que j'ai pu retrouver de notre illustre et
bien-aimé président...  Le reste, dans quarante ans, le glacier nous
le rendra.

Il allait expliquer, pour les personnes ignorantes, la récente
découverte faite sur la marche régulière des glaciers: mais le
grincement de la petite porte du fond l'interrompit, quelqu'un
entrait.  Tartarin, plus pâle qu'une apparition de Home, juste en face
de l'orateur.

«_Vé_!  Tartarin!...

--_Té_!  Gonzague!...

Et cette race est si singulière, si facile aux histoires
invraisemblables, aux mensonges audacieux et vite réfutés, que
l'arrivée du grand homme dont les fragments gisaient encore sur le
bureau, ne causa dans la salle qu'un médiocre étonnement.

«C'est un malentendu, _allons_,» dit Tartarin soulagé, rayonnant, la
main sur l'épaule de l'homme qu'il croyait avoir tué.

«J'ai fait le Mont-Blanc des deux côtés.  Monté d'un versant, descendu
de l'autre; et c'est ce qui a permis de croire à ma disparition.

Il n'avouait pas qu'il avait fait le second versant sur le dos.

«Sacré Bompard!  dit Bézuquet, il nous a tout de même retournés avec
son histoire....» Et l'on riait, on se serrait les mains pendant qu'au
dehors la fanfare, qu'on essayait en vain de faire taire, s'acharnait
à la marche funèbre de Tartarin.

«Vé Costecalde, comme il est jaune!...» murmurait Pascalon à Bravida
en lui montrant l'armurier qui se levait pour céder le fauteuil
l'ancien président dont la bonne face rayonnait.  Bravida, toujours
sentencieux, dit tout bas en regardant Costecalde déchu, rendu à son
rang subalterne: «La fortune de l'abbé Mandaire, de curé il devint
vicaire.

Et la séance continua.







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million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text
files per month:  1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+
We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002
If they reach just 1-2% of the world's population then the total
will reach over half a trillion eBooks given away by year's end.

The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks!
This is ten thousand titles each to one hundred million readers,
which is only about 4% of the present number of computer users.

Here is the briefest record of our progress (* means estimated):

eBooks Year Month

    1  1971 July
   10  1991 January
  100  1994 January
 1000  1997 August
 1500  1998 October
 2000  1999 December
 2500  2000 December
 3000  2001 November
 4000  2001 October/November
 6000  2002 December*
 9000  2003 November*
10000  2004 January*


The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created
to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium.

We need your donations more than ever!

As of February, 2002, contributions are being solicited from people
and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut,
Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois,
Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts,
Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New
Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio,
Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South
Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West
Virginia, Wisconsin, and Wyoming.

We have filed in all 50 states now, but these are the only ones
that have responded.

As the requirements for other states are met, additions to this list
will be made and fund raising will begin in the additional states.
Please feel free to ask to check the status of your state.

In answer to various questions we have received on this:

We are constantly working on finishing the paperwork to legally
request donations in all 50 states.  If your state is not listed and
you would like to know if we have added it since the list you have,
just ask.

While we cannot solicit donations from people in states where we are
not yet registered, we know of no prohibition against accepting
donations from donors in these states who approach us with an offer to
donate.

International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about
how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made
deductible, and don't have the staff to handle it even if there are
ways.

Donations by check or money order may be sent to:

Project Gutenberg Literary Archive Foundation
PMB 113
1739 University Ave.
Oxford, MS 38655-4109

Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment
method other than by check or money order.

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been approved by
the US Internal Revenue Service as a 501(c)(3) organization with EIN
[Employee Identification Number] 64-622154.  Donations are
tax-deductible to the maximum extent permitted by law.  As fund-raising
requirements for other states are met, additions to this list will be
made and fund-raising will begin in the additional states.

We need your donations more than ever!

You can get up to date donation information online at:

https://www.gutenberg.org/donation.html


***

If you can't reach Project Gutenberg,
you can always email directly to:

Michael S. Hart 

Prof. Hart will answer or forward your message.

We would prefer to send you information by email.


**The Legal Small Print**


(Three Pages)

***START**THE SMALL PRINT!**FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS**START***
Why is this "Small Print!" statement here? You know: lawyers.
They tell us you might sue us if there is something wrong with
your copy of this eBook, even if you got it for free from
someone other than us, and even if what's wrong is not our
fault. So, among other things, this "Small Print!" statement
disclaims most of our liability to you. It also tells you how
you may distribute copies of this eBook if you want to.

*BEFORE!* YOU USE OR READ THIS EBOOK
By using or reading any part of this PROJECT GUTENBERG-tm
eBook, you indicate that you understand, agree to and accept
this "Small Print!" statement. If you do not, you can receive
a refund of the money (if any) you paid for this eBook by
sending a request within 30 days of receiving it to the person
you got it from. If you received this eBook on a physical
medium (such as a disk), you must return it with your request.

ABOUT PROJECT GUTENBERG-TM EBOOKS
This PROJECT GUTENBERG-tm eBook, like most PROJECT GUTENBERG-tm eBooks,
is a "public domain" work distributed by Professor Michael S. Hart
through the Project Gutenberg Association (the "Project").
Among other things, this means that no one owns a United States copyright
on or for this work, so the Project (and you!) can copy and
distribute it in the United States without permission and
without paying copyright royalties. Special rules, set forth
below, apply if you wish to copy and distribute this eBook
under the "PROJECT GUTENBERG" trademark.

Please do not use the "PROJECT GUTENBERG" trademark to market
any commercial products without permission.

To create these eBooks, the Project expends considerable
efforts to identify, transcribe and proofread public domain
works. Despite these efforts, the Project's eBooks and any
medium they may be on may contain "Defects". Among other
things, Defects may take the form of incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other
intellectual property infringement, a defective or damaged
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INCLUDING BUT NOT LIMITED TO INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE
OR INCIDENTAL DAMAGES, EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE
POSSIBILITY OF SUCH DAMAGES.

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receiving it, you can receive a refund of the money (if any)
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time to the person you received it from. If you received it
on a physical medium, you must return it with your note, and
such person may choose to alternatively give you a replacement
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THIS EBOOK IS OTHERWISE PROVIDED TO YOU "AS-IS". NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, ARE MADE TO YOU AS
TO THE EBOOK OR ANY MEDIUM IT MAY BE ON, INCLUDING BUT NOT
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the exclusion or limitation of consequential damages, so the
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"Small Print!" and all other references to Project Gutenberg,
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[1]  Only give exact copies of it.  Among other things, this
     requires that you do not remove, alter or modify the
     eBook or this "small print!" statement.  You may however,
     if you wish, distribute this eBook in machine readable
     binary, compressed, mark-up, or proprietary form,
     including any form resulting from conversion by word
     processing or hypertext software, but only so long as
     *EITHER*:

     [*]  The eBook, when displayed, is clearly readable, and
          does *not* contain characters other than those
          intended by the author of the work, although tilde
          (~), asterisk (*) and underline (_) characters may
          be used to convey punctuation intended by the
          author, and additional characters may be used to
          indicate hypertext links; OR

     [*]  The eBook may be readily converted by the reader at
          no expense into plain ASCII, EBCDIC or equivalent
          form by the program that displays the eBook (as is
          the case, for instance, with most word processors);
          OR

     [*]  You provide, or agree to also provide on request at
          no additional cost, fee or expense, a copy of the
          eBook in its original plain ASCII form (or in EBCDIC
          or other equivalent proprietary form).

[2]  Honor the eBook refund and replacement provisions of this
     "Small Print!" statement.

[3]  Pay a trademark license fee to the Foundation of 20% of the
     gross profits you derive calculated using the method you
     already use to calculate your applicable taxes.  If you
     don't derive profits, no royalty is due.  Royalties are
     payable to "Project Gutenberg Literary Archive Foundation"
     the 60 days following each date you prepare (or were
     legally required to prepare) your annual (or equivalent
     periodic) tax return.  Please contact us beforehand to
     let us know your plans and to work out the details.

WHAT IF YOU *WANT* TO SEND MONEY EVEN IF YOU DON'T HAVE TO?
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public domain and licensed works that can be freely distributed
in machine readable form.

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public domain materials, or royalty free copyright licenses.
Money should be paid to the:
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If you are interested in contributing scanning equipment or
software or other items, please contact Michael Hart at:
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when distributed free of all fees.  Copyright (C) 2001, 2002 by
Michael S. Hart.  Project Gutenberg is a TradeMark and may not be
used in any sales of Project Gutenberg eBooks or other materials be
they hardware or software or any other related product without
express permission.]

*END THE SMALL PRINT! FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS*Ver.02/11/02*END*