The Project Gutenberg EBook of Sapho, by Alphonse Daudet
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Title: Sapho
Author: Alphonse Daudet
Release Date: October 21, 2004 [EBook #13825]
Language: French
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SAPHO ***
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Alphonse Daudet
SAPHO
(1884)
Table des matières
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
XIII
XIV
XV
I
-- Regardez-moi, voyons... Jaime la couleur de vos yeux...
-- Comment vous appelez-vous?
-- Jean.
-- Jean tout court?
-- Jean Gaussin.
-- Du Midi, jentends ça... Quel âge?
-- Vingt et un ans.
-- Artiste?
-- Non, madame.
-- Ah! tant mieux...
Ces bouts de phrases, presque inintelligibles au milieu des cris,
des rires, des airs de danse dune fête travestie, séchangeaient
-- une nuit de juin -- entre un _pifferaro_ et une femme fellah
dans la serre de palmiers, de fougères arborescentes, qui faisait
le fond de latelier de Déchelette.
Au pressant interrogatoire de lÉgyptienne, le _pifferaro_
répondait avec lingénuité de son âge tendre, labandon, le
soulagement dun Méridional resté longtemps sans parler. Étranger
à tout ce monde de peintres, de sculpteurs, perdu dès en entrant
dans le bal par lami qui lavait amené, il se morfondait depuis
deux heures, promenant sa jolie figure de blond hâlé et doré par
le soleil, les cheveux en frisons serrés et courts comme la peau
de mouton de son costume; et un succès, dont il ne se doutait
guère, se levait et chuchotait autour de lui.
Des épaules de danseurs le bousculaient brusquement, des rires de
rapins blaguaient la cornemuse quil portait tout de travers et sa
défroque de montagne, lourde et gênante dans cette nuit dété. Une
Japonaise aux yeux de faubourg, des couteaux dacier tenant son
chignon remonté, fredonnait en lagaçant: _Ah! quil est beau,
quil est beau, le postillon...[1]_; tandis quune _novio_
espagnole en blanches dentelles de soie, passant au bras dun chef
apache, lui fourrait violemment sous le nez son bouquet de jasmins
blancs.
Il ne comprenait rien à ces avances, se croyait extrêmement
ridicule et se réfugiait dans lombre fraîche de la galerie
vitrée, bordée dun large divan sous les verdures. Tout de suite
cette femme était venue sasseoir près de lui.
Jeune, belle? Il naurait su le dire... Du long fourreau de
lainage bleu où sa taille pleine ondulait, sortaient deux bras,
ronds et fins, nus jusquà lépaule; et ses petites mains chargées
de bagues, ses yeux gris larges ouverts et grandis par les
bizarres ornements de fer lui tombant du front, composaient un
ensemble harmonieux.
Une actrice sans doute. Il en venait beaucoup chez Déchelette; et
cette pensée nétait pas pour le mettre à laise, ce genre de
personnes lui faisant très peur. Elle lui parlait de tout près, un
coude au genou, la tête appuyée sur la main, avec une douceur
grave, un peu lasse... «Du Midi vraiment?... Et des cheveux de ce
blond-là!... Voilà une chose extraordinaire.»
Et elle voulait savoir depuis combien de temps il habitait Paris,
si cétait très difficile cet examen pour les consulats quil
préparait, sil connaissait beaucoup de monde et comment il se
trouvait à la soirée de Déchelette, rue de Rome, si loin de son
quartier Latin. Quand il dit le nom de létudiant qui lavait
amené... «La Gournerie... un parent de lécrivain... elle
connaissait sans doute...» lexpression de ce visage de femme
changea, sassombrit subitement; mais il ny prit pas garde, ayant
lâge où les yeux brillent sans rien voir. La Gournerie lui avait
promis que son cousin serait là, quil le présenterait. «Jaime
tant ses vers... je serais si heureux de le connaître...»
Elle eut un sourire de pitié pour sa candeur, un joli resserrement
dépaules, en même temps quelle écartait de sa main les feuilles
légères dun bambou et regardait dans le bal si elle ne lui
découvrirait pas son grand homme.
La fête à ce moment étincelait et roulait comme une apothéose de
féerie. Latelier, le hall plutôt, car on ny travaillait guère,
développé dans toute la hauteur de lhôtel et nen faisant quune
pièce immense, recevait sur ses tentures claires, légères,
estivales, ses stores de paille fine ou de gaze, ses paravents de
laque, ses verreries multicolores, et sur le buisson de roses
jaunes garnissant le foyer dune haute cheminée Renaissance,
léclairage varié et bizarre dinnombrables lanternes chinoises,
persanes, mauresques, japonaises, les unes en fer ajouré,
découpées dogives comme une porte de mosquée, dautres en papier
de couleur pareilles à des fruits, dautres déployées en éventail,
ayant des formes de fleurs, dibis, de serpents; et tout à coup de
grands jets électriques, rapides et bleuâtres, faisaient pâlir ces
mille lumières et givraient dun clair de lune les visages et les
épaules nues, toute la fantasmagorie détoffes, de plumes, de
paillons, de rubans qui se froissaient dans le bal, sétageaient
sur lescalier hollandais à large rampe menant aux galeries du
premier que dépassaient les manches des contrebasses et la mesure
frénétique dun bâton de chef dorchestre.
De sa place, le jeune homme voyait cela à travers un réseau de
branches vertes, de lianes fleuries qui se mêlaient au décor,
lencadraient et, par une illusion doptique, jetaient au va-et-
vient de la danse des guirlandes de glycine sur la traîne dargent
dune robe de princesse, coiffaient dune feuille de dracæna un
minois de bergère Pompadour; et pour lui maintenant lintérêt du
spectacle se doublait du plaisir dapprendre par son Égyptienne
les noms, tous glorieux, tous connus, que cachaient ces travestis
dune variété, dune fantaisie si amusantes.
Ce valet de chiens, son fouet court en bandoulière, cétait Jadin;
tandis quun peu plus loin cette soutane élimée de curé de
campagne déguisait le vieil Isabey, grandi par un jeu de cartes
dans ses souliers à boucles. Le père Corot souriait sous lénorme
visière dune casquette dinvalide. On lui montrait aussi Thomas
Couture en bouledogue, Jundt en argousin, Cham en oiseau des îles.
Et quelques costumes historiques et graves, un Murat empanaché, un
prince Eugène, un Charles Ier, portés par de tout jeunes peintres,
marquaient bien la différence entre les deux générations
dartistes; les derniers venus, sérieux, froids, des têtes de gens
de bourse vieillis de ces rides particulières que creusent les
préoccupations dargent, les autres bien plus gamins, rapins,
bruyants, débridés.
Malgré ses cinquante-cinq ans et les palmes de lInstitut, le
sculpteur Caoudal en hussard de baraque, les bras nus, ses biceps
dhercule, une palette de peintre battant ses longues jambes en
guise de sabretache, tortillait un cavalier seul du temps de la
Grande Chaumière en face du musicien de Potter, en muezzin qui
fait la fête, le turban de travers, mimant la danse du ventre et
piaillant le «la Allah, il Allah» dune voix suraiguë.
On entourait ces joyeux illustres dun large cercle qui reposait
les danseurs; et au premier rang, Déchelette, le maître du logis,
fronçait sous un haut bonnet persan ses petits yeux, son nez
kalmouck, sa barbe grisonnante, heureux de la gaieté des autres et
samusant éperdument, sans quil y parût.
Lingénieur Déchelette, une figure du Paris artiste dil y a dix
ou douze ans, très bon, très riche, avec des velléités dart et
cette libre allure, ce mépris de lopinion que donnent la vie de
voyage et le célibat, avait alors lentreprise dune ligne ferrée
de Tauris à Téhéran; et chaque année, pour se remettre de dix mois
de fatigues, de nuits sous la tente, de galopades fiévreuses à
travers sables et marais, il venait passer les grandes chaleurs
dans cet hôtel de la rue de Rome, construit sur ses dessins,
meublé en palais dété, où il réunissait des gens desprit et de
jolies filles, demandant à la civilisation de lui donner en
quelques semaines lessence de ce quelle a de montant et de
savoureux.
«Déchelette est arrivé.» Cétait la nouvelle des ateliers, sitôt
quon avait vu se lever comme un rideau de théâtre limmense store
de coutil sur la façade vitrée de lhôtel. Cela voulait dire que
la fête commençait et quon allait en avoir pour deux mois de
musiques et festins, danses et bombances, tranchant sur la torpeur
silencieuse du quartier de lEurope à cette époque des
villégiatures et des bains de mer.
Personnellement, Déchelette nétait pour rien dans le bacchanal
qui grondait chez lui nuit et jour. Ce noceur infatigable
apportait au plaisir une frénésie à froid, un regard vague,
souriant, comme hatschisché, mais dune tranquillité, dune
lucidité imperturbables. Très fidèle ami, donnant sans compter, il
avait pour les femmes un mépris dhomme dOrient, fait
dindulgence et de politesse; et de celles qui venaient là,
attirées par sa grande fortune et la fantaisie joyeuse du milieu,
pas une ne pouvait se vanter davoir été sa maîtresse plus dun
jour.
«Un bon homme tout de même...» ajouta lÉgyptienne qui donnait à
Gaussin ces renseignements. Sinterrompant tout à coup:
-- Voilà votre poète...
-- Où donc?
-- Devant vous... en marié de village...
Le jeune homme eut un «Oh!» désappointé. Son poète! Ce gros homme,
suant, luisant, étalant des grâces lourdes dans le faux-col à deux
pointes et le gilet fleuri de Jeannot... Les grands cris
désespérés du _Livre de lAmour_ lui venaient à la mémoire, du
livre quil ne lisait jamais sans un petit battement de fièvre; et
tout haut, machinalement, il murmurait:
_Pour animer le marbre orgueilleux de ton corps,_
_Ô Sapho, jai donné tout le sang de mes veines..._
Elle se retourna vivement, avec le cliquetis de sa parure barbare:
-- Que dites-vous là?
Cétaient des vers de La Gournerie; il sétonnait quelle ne les
connût pas.
«Je naime pas les vers...» fit-elle dun ton bref; et elle
restait debout, le sourcil froncé, regardant la danse et froissant
nerveusement les belles grappes lilas qui pendaient devant elle.
Puis, avec leffort dune décision qui lui coûtait: «Bonsoir...»
et elle disparut.
Le pauvre _pifferaro_ resta tout saisi. «Quest-ce quelle a?...
Que lui ai-je dit?...» Il chercha, ne trouva rien, sinon quil
ferait bien daller se coucher. Il ramassa mélancoliquement sa
cornemuse et rentra dans le bal, moins troublé du départ de
lÉgyptienne que de toute cette foule quil devait traverser pour
gagner la porte.
Le sentiment de son obscurité parmi tant dillustrations le
rendait plus timide encore. Maintenant on ne dansait plus;
quelques couples çà et là, acharnés aux dernières mesures dune
valse qui mourait, et parmi eux Caoudal, superbe et gigantesque,
tourbillonnant la tête haute avec une petite tricoteuse, coiffe au
vent, quil enlevait sur ses bras roux.
Par le grand vitrage du fond large ouvert, entraient des bouffées
dair matinales et blanchissantes, agitant les feuilles des
palmiers, couchant les flammes des bougies comme pour les
éteindre. Une lanterne en papier prit feu, des bobèches
éclatèrent, et tout autour de la salle, les domestiques
installaient des petites tables rondes comme aux terrasses des
cafés. On soupait toujours ainsi par quatre ou cinq chez
Déchelette; et les sympathies en ce moment se cherchaient, se
groupaient.
Cétaient des cris, des appels féroces, le «Pil... ouit» du
faubourg répondant au «You you you you» en crécelle des filles
dOrient, et des colloques à voix basse, et des rires voluptueux
de femmes quon entraînait dune caresse.
Gaussin profitait du tumulte pour se glisser vers la sortie, quand
son ami létudiant larrêta, ruisselant, les yeux en boule, une
bouteille sous chaque bras: «Mais où êtes-vous donc?... Je vous
cherche partout... jai une table, des femmes, la petite
Bachellery des Bouffes... En Japonaise, savez bien... Elle
menvoie vous chercher. Venez vite...» et il repartit en courant.
Le _pifferaro_ avait soif; puis livresse du bal le tentait, et le
minois de la petite actrice qui de loin lui faisait des signes.
Mais une voix sérieuse et douce murmura près de son oreille: «Ny
va pas...»
Celle de tout à lheure était là, tout contre lui, lentraînant
dehors, et il la suivit sans hésiter. Pourquoi? Ce nétait pas
lattrait de cette femme; il lavait à peine regardée, et lautre
là-bas qui lappelait, dressant les couteaux dacier de sa
chevelure, lui plaisait bien davantage. Mais il obéissait à une
volonté supérieure à la sienne, à la violence impétueuse dun
désir.
Ny va pas!...
Et subitement ils se trouvèrent tous deux sur le trottoir de la
rue de Rome. Des fiacres attendaient dans le matin blême. Des
balayeurs, des ouvriers allant au travail regardaient cette maison
de fête grondante et débordante, ce couple travesti, un Mardi Gras
en plein été.
«Chez vous, ou chez moi?...» demanda-t-elle. Sans bien sexpliquer
pourquoi, il pensa que chez lui ce serait mieux, donna son adresse
lointaine au cocher; et pendant la route qui fut longue ils
parlèrent peu. Seulement elle tenait une de ses mains entre les
siennes quil sentait très petites et glacées; et, sans le froid
de cette étreinte nerveuse, il aurait pu croire quelle dormait,
renversée au fond du fiacre, avec le reflet glissant du store bleu
sur la figure.
On sarrêta rue Jacob, devant un hôtel détudiants. Quatre étages
à monter, cétait haut et dur.» Voulez-vous que je vous porte?...»
dit-il en riant, mais tout bas, à cause de la maison endormie.
Elle lenveloppa dun lent regard, méprisant et tendre, un regard
dexpérience qui le jaugeait et clairement disait: «Pauvre
petit...»
Alors lui, dun bel élan, bien de son âge et de son Midi, la prit,
lemporta comme un enfant, car il était solide et découplé avec sa
peau blonde de demoiselle, et il monta le premier étage dune
haleine, heureux de ce poids que deux beaux bras, frais et nus,
lui nouaient au cou.
Le second étage fut plus long, sans agrément. La femme
sabandonnait, se faisait plus lourde à mesure. Le fer de ses
pendeloques, qui dabord le caressait dun chatouillement, entrait
peu à peu et cruellement dans sa chair.
Au troisième, il râlait comme un déménageur de piano; le souffle
lui manquait, pendant quelle murmurait, ravie, la paupière
allongée: «Oh! mami, que cest bon... quon est bien...» Et les
dernières marches, quil grimpait une à une, lui semblaient dun
escalier géant dont les murs, la rampe, les étroites fenêtres
tournaient en une interminable spirale. Ce nétait plus une femme
quil portait, mais quelque chose de lourd, dhorrible, qui
létouffait, et quà tout moment il était tenté de lâcher, de
jeter avec colère, au risque dun écrasement brutal.
Arrivés sur létroit palier: «Déjà...» dit-elle en ouvrant les
yeux. Lui pensait: «Enfin!...» mais naurait pu le dire, très
pâle, les deux mains sur sa poitrine qui éclatait.
Toute leur histoire, cette montée descalier dans la grise
tristesse du matin.
II
Il la garda deux jours; puis elle partit, lui laissant une
impression de peau douce et de linge fin. Pas dautre
renseignement sur elle que son nom, son adresse et ceci: «Quand
vous me voudrez, appelez-moi... je serai toujours prête...»
La toute petite carte, élégante, odorante, portait:
FANNY LEGRAND
_6, rue de lArcade_
Il la mit à sa glace entre une invitation au dernier bal des
Affaires Étrangères et le programme enluminé et fantaisiste de la
soirée de Déchelette, ses deux seules sorties mondaines de
lannée; et le souvenir de la femme, resté quelques jours autour
de la cheminée dans ce délicat et léger parfum, sévapora en même
temps que lui, sans que Gaussin, sérieux, travailleur, se méfiant
par-dessus tout des entraînements de Paris, eût eu la fantaisie de
renouveler cette amourette dun soir.
Lexamen, ministériel aurait lieu en novembre. Il ne lui restait
que trois mois pour le préparer. Après, viendrait un stage de
trois ou quatre ans dans les bureaux du service consulaire; puis
il sen irait quelque part, très loin. Cette idée dexil ne
leffrayait pas; car une tradition chez les Gaussin dArmandy,
vieille famille avignonnaise, voulait que laîné des fils suivît
ce quon appelle _la carrière_, avec lexemple, lencouragement et
la protection morale de ceux qui ly avaient précédé. Pour ce
provincial, Paris nétait que la première escale dune très longue
traversée, ce qui lempêchait de nouer aucune liaison sérieuse en
amour comme en amitié.
Une semaine ou deux après le bal de Déchelette, un soir que
Gaussin, la lampe allumée, ses livres préparés sur la table, se
mettait au travail, on frappa timidement; et, la porte ouverte,
une femme apparut en toilette élégante et claire. Il la reconnut
seulement quand elle eut relevé sa voilette.
-- Vous voyez, cest moi... je reviens...
Puis surprenant le regard inquiet, gêné, quil jetait sur la
besogne en train:
-- Oh! je ne vous dérangerai pas... je sais ce que cest...
Elle défit son chapeau, prit une livraison du _Tour du monde_,
sinstalla et ne bougea plus, absorbée en apparence par sa
lecture; mais, chaque fois quil levait les yeux, il rencontrait
son regard.
Et vraiment il lui fallait du courage pour ne pas la prendre tout
de suite entre ses bras, car elle était bien tentante et dun
grand charme avec sa toute petite tête au front bas, au nez court,
à la lèvre sensuelle et bonne, et la maturité souple de sa taille
dans cette robe dune correction toute parisienne, moins
effrayante pour lui que sa défroque de fille dÉgypte.
Partie le lendemain de bonne heure, elle revint plusieurs fois
dans la semaine, et toujours elle entrait avec la même pâleur, les
mêmes mains froides et moites, la même voix serrée démotion.
-- Oh! je sais bien que je tennuie, lui disait-elle, que je te
fatigue. Je devrais être plus fière... Si tu crois!... Tous les
matins en men allant de chez toi, je jure de ne plus venir; puis
ça me reprend, le soir, comme une folie.
Il la regardait, amusé, surpris dans son dédain de la femme, par
cette persistance amoureuse. Celles quil avait connues jusque-là,
des filles de brasserie ou de skating, quelquefois jeunes et
jolies, lui laissaient toujours le dégoût de leur rire bête, de
leurs mains de cuisinières, dune grossièreté dinstincts et de
propos qui lui faisait ouvrir la fenêtre derrière elles. Dans sa
croyance dinnocent, il pensait toutes les filles de plaisir
pareilles. Aussi sétonnait-il de trouver en Fanny une douceur,
une réserve vraiment femme, avec cette supériorité -- sur les
bourgeoises quil rencontrait en province chez sa mère -- dun
frottis dart, dune connaissance de toutes choses, qui rendaient
les causeries intéressantes et variées.
Puis elle était musicienne, saccompagnait au piano et chantait,
dune voix de contralto un peu fatiguée, inégale, mais exercée,
quelque romance de Chopin ou de Schumann, des chansons de pays,
des airs berrichons, bourguignons ou picards dont elle avait tout
un répertoire.
Gaussin, fou de musique, cet art de paresse et de plein air où se
plaisent ceux de son pays, sexaltait par le son aux heures de
travail, en berçait son repos délicieusement. Et de Fanny, cela
surtout le ravissait. Il sétonnait quelle ne fût pas dans un
théâtre, et apprit ainsi quelle avait chanté au Lyrique.
-- Mais pas longtemps... Je mennuyais trop...
En elle effectivement rien de létudié, du convenu de la femme de
théâtre; pas lombre de vanité ni de mensonge. Seulement un
certain mystère sur sa vie au-dehors, mystère gardé même aux
heures de passion, et que son amant nessayait pas de pénétrer, ne
se sentant ni jaloux ni curieux, la laissant arriver à lheure
dite sans même regarder la pendule, ignorant encore la sensation
de lattente, ces grands coups à pleine poitrine qui sonnent le
désir et limpatience.
De temps en temps, lété étant très beau cette année-là, ils sen
allaient à la découverte de tous ces jolis coins des environs de
Paris dont elle savait la carte précise et détaillée. Ils se
mêlaient aux départs nombreux, turbulents, des gares de banlieue,
déjeunaient dans quelque cabaret à la lisière des bois ou des
eaux, évitant seulement certains endroits trop courus. Un jour
quil lui proposait daller aux Vaux-de-Cernay.
-- Non, non... pas là... il y a trop de peintres...
Et cette antipathie des artistes, il se rappela quelle avait été
linitiation de leur amour. Comme il en demandait la raison:
-- Ce sont, dit-elle, des détraqués, des compliqués qui racontent
toujours plus de choses quil ny en a... Ils mont fait beaucoup
de mal...
Lui protestait:
-- Pourtant, lart, cest beau... Rien de tel pour embellir,
élargir la vie.
-- Vois-tu, mami, ce qui est beau, cest dêtre simple et droit
comme toi, davoir vingt ans et de bien saimer...
Vingt ans! on ne lui eût pas donné davantage, à la voir si
vivante, toujours prête, riant à tout, trouvant tout bon.
Un soir, à Saint-Clair, dans la vallée de Chevreuse, ils
arrivèrent la veille de la fête et ne trouvèrent pas de chambre.
Il était tard, il fallait une lieue de bois dans la nuit pour
rejoindre le prochain village. Enfin on leur offrit un lit de
sangle, resté libre au bout dune grange où dormaient des maçons.
-- Allons-y, dit-elle en riant... ça me rappellera mon temps de
misère.
Elle avait donc connu la misère.
Ils se glissèrent à tâtons entre les lits occupés dans la grande
salle crépie à la chaux, où fumait une veilleuse au fond dune
niche sur la muraille; et toute la nuit serrés lun contre
lautre, ils étouffaient leurs baisers et leurs rires, en
entendant ronfler, geindre de fatigue ces compagnons, dont les
bourgerons, les lourdes chaussures de travail traînaient tout près
de la robe de soie et des fines bottes de la Parisienne.
Au petit jour, une chatière souvrit au bas du large portail, un
rai de lumière blanche frôla la sangle des lits, la terre battue,
pendant quune voix enrouée criait: «Ohé! la coterie...» Puis il
se fit, dans la grange redevenue obscure, un remue-ménage pénible
et lent, des bâillées, des étirements, de grosses toux, les
tristes bruits humains dune chambrée qui séveille; et lourds,
silencieux, les Limousins sen allèrent, un par un, sans se douter
quils avaient dormi près dune belle fille.
Derrière eux, elle se leva, mit sa robe à tâtons, tordit ses
cheveux en hâte: «Reste là... je reviens...» Elle rentrait au bout
dun moment avec une énorme brassée de fleurs des champs inondées
de rosée. «Maintenant dormons...» dit-elle en éparpillant sur le
lit cette odorante fraîcheur de la flore matinale qui ravivait
latmosphère autour deux. Et jamais elle ne lui avait paru si
jolie quà cette entrée de grange, riant dans le petit jour, avec
ses légers cheveux tout envolés et ses herbes folles.
Une autre fois, ils déjeunaient à Ville-dAvray devant létang. Un
matin dautomne enveloppait de brume leau calme, la rouille des
bois en face deux; et seuls dans le petit jardin du restaurant,
ils sembrassaient en mangeant des ablettes. Tout à coup, dun
pavillon rustique branché dans le platane au pied duquel leur
table était mise, une voix forte et narquoise appela: «Dites donc,
les autres, quand vous aurez fini de vous bécoter...» Et la face
de lion, la moustache rousse du sculpteur Caoudal se penchait dans
lembrasure en rondins du chalet.
-- Jai bien envie de descendre déjeuner avec vous... Je mennuie
comme un hibou dans mon arbre...
Fanny ne répondait pas, visiblement gênée de la rencontre; lui, au
contraire, accepta bien vite, curieux de lartiste célèbre, flatté
de lavoir à sa table.
Caoudal, très coquet dans une apparence négligée, mais où tout
était calculé depuis la cravate en crêpe de chine blanc pour
éclaircir un teint sabré de rides et de couperoses, jusquau
veston serré sur la taille encore svelte et les muscles en
saillie, Caoudal lui parut plus vieux quau bal de Déchelette.
Mais ce qui le surprit et même lembarrassait un peu, ce fut le
ton dintimité du sculpteur avec sa maîtresse. Il lappelait
Fanny, la tutoyait.
-- Tu sais, lui disait-il en installant son couvert sur leur
nappe, je suis veuf depuis quinze jours. Maria est partie avec
Morateur. Ça ma laissé assez tranquille les premiers temps...
Mais ce matin, en entrant à latelier, je me suis senti faignant
comme tout... Impossible de travailler... Alors jai lâché mon
groupe et je suis venu déjeuner à la campagne. Fichue idée, quand
on est seul... Un peu plus je larmoyais dans ma gibelotte...
Puis regardant le Provençal dont la barbe follette et les cheveux
bouclés avaient le ton du sauternes dans les verres:
-- Est-ce beau, la jeunesse!... Pas de danger quon le lâche,
celui-là... Et ce quil y a de plus fort, cest que ça se gagne...
Elle a lair aussi jeune que lui...
-- Malhonnête!... fit-elle en riant; et son rire sonnait bien la
séduction sans âge, la jeunesse de la femme qui aime et veut se
faire aimer.
«Étonnante... Étonnante...» murmurait Caoudal, qui lexaminait
tout en mangeant, avec un pli de tristesse et denvie grimaçant au
coin de sa bouche.
-- Dis donc, Fanny, te rappelles-tu un déjeuner ici... cest loin,
dam!... nous étions Ezano, Dejoie, toute la bande... tu es tombée
dans létang. On ta habillée en homme, avec la tunique du garde-
pêche. Ça tallait richement bien...
-- Rappelle plus... fit-elle froidement, et sans mentir; car ces
créatures changeantes et de hasard ne sont jamais quà lheure
présente de leur amour. Nulle mémoire de ce qui précéda, nulle
crainte de ce qui peut venir.
Caoudal, au contraire, tout au passé, dévidait à coups de
sauternes ses exploits de robuste jeunesse, damour et de
beuverie, parties de campagne, bals à lOpéra, charges datelier,
batailles et conquêtes. Mais, en se tournant vers eux avec
léclair remonté à ses yeux de toutes les flammes quil remuait,
il saperçut quils ne lécoutaient guère, occupés à égrener des
raisins aux lèvres lun de lautre.
-- Est-ce assez rasant ce que je vous raconte là... Mais si, mais
si, je vous assomme... Ah! nom dun chien... Cest bête dêtre
vieux...
Il se leva, jeta sa serviette
-- Pour moi, le déjeuner, père Langlois... cria-t-il vers le
restaurant.
Il séloigna tristement, traînant les pieds, comme rongé dun mal
incurable. Longtemps les amoureux suivirent sa longue taille qui
se voûtait sous les feuilles couleur dor.
«Pauvre Caoudal!... cest vrai quil se tasse...» murmura Fanny
dun ton de douce commisération; et comme Gaussin sindignait que
cette Maria, une fille, un modèle, pût samuser des souffrances
dun Caoudal et préférer au grand artiste... qui?... Morateur, un
petit peintre sans talent, nayant pour lui que sa jeunesse, elle
se mit à rire: «Ah! innocent... innocent...» et lui renversant la
tête à deux mains sur ses genoux, elle le humait, le respirait,
dans les yeux, dans les cheveux, partout, comme un bouquet.
Le soir de ce jour-là, Jean pour la première fois coucha chez sa
maîtresse qui le tourmentait à ce sujet depuis trois mois:
-- Mais enfin, pourquoi ne veux-tu pas?
-- Je ne sais... ça me gêne.
-- Puisque je te dis que je suis libre, que je suis seule...
Et la fatigue de la partie de campagne aidant, elle lentraîna rue
de lArcade, tout près de la gare. À lentresol dune maison
bourgeoise dapparence honnête et cossue, une vieille servante en
bonnet paysan, lair revêche, vint leur ouvrir.
-- Cest Machaume... Bonjour Machaume... dit Fanny lui sautant au
cou. Tu sais, le voilà mon aimé, mon roi... je lamène... Vite,
allume tout, fais la maison belle...
Jean resta seul dans un tout petit salon aux fenêtres cintrées et
basses, drapées de la même soie bleue banale qui couvrait les
divans et quelques meubles laqués. Aux murs trois ou quatre
paysages égayaient et aéraient létoffe; tous portaient un mot de
dédicace: «À Fanny Legrand», «À ma chère Fanny...».
Sur la cheminée, un marbre demi-grandeur de la Sapho de Caoudal,
dont le bronze est partout, et que Gaussin dès sa petite enfance
avait vu dans le cabinet de travail de père. Et à la lueur de
lunique bougie posée près du socle, il saperçut de la
ressemblance, affinée et comme rajeunissante, de cette oeuvre
dart avec sa maîtresse. ces lignes du profil, ce mouvement de
taille sous la draperie, cette rondeur filante des bras noués
autour des genoux lui étaient connus, intimes; son oeil les
savourait avec le souvenir de sensations plus tendres.
Fanny, le trouvant en contemplation devant le marbre, lui dit dun
air dégagé: «Il y a quelque chose de moi, nest ce pas?... le
modèle de Caoudal me ressemblait...» Et tout de suite elle
lemmena dans sa chambre, où Machaume en rechignant installait
deux couverts sur un guéridon; tous les flambeaux allumés,
jusquaux bras de larmoire à glace, un beau feu de bois, gai
comme un premier feu, flambant sous le pare-étincelles, la chambre
dune femme qui shabille pour le bal.
-- Jai voulu souper là, dit-elle en riant... nous serons plus
vite au lit.
Jamais Jean navait vu dameublement aussi coquet. Les lampes
Louis XVI, les mousselines claires des chambres de sa mère et de
ses soeurs ne donnaient pas la moindre idée de ce nid ouaté,
capitonné, où les boiseries se cachaient sous des satins tendres,
où le lit nétait quun divan plus large que les autres, étalé au
fond sur des fourrures blanches.
Délicieuse, cette caresse de lumière, de chaleur, de reflets bleus
allongés dans les glaces biseautées, après leur course à travers
champs, londée quils avaient reçue, la boue des chemins creux
sous le jour qui tombait. Mais ce qui lempêchait de déguster en
vrai provincial ce confort de rencontre, cétait la mauvaise
humeur de la servante, le regard soupçonneux dont elle le fixait,
au point que Fanny la renvoya dun mot: «Laisse-nous Machaume...
nous nous servirons...» Et comme la paysanne jetait la porte en
sen allant: «Ny fais pas attention, elle men veut de trop
taimer... Elle dit que je perds ma vie... ces gens de campagne,
cest si rapace!... Sa cuisine, par exemple, vaut mieux quelle...
goûte-moi cette terrine de lièvre.»
Elle découpait le pâté, débouchait le champagne, oubliait de se
servir pour le regarder manger, faisant à chaque geste remonter
jusquà lépaule les manches dune gandoura dAlger, de laine
souple et blanche, quelle portait toujours à la maison. Elle lui
rappelait ainsi leur première rencontre chez Déchelette; et serrés
sur le même fauteuil, mangeant dans la même assiette, ils
parlaient de cette soirée.
-- Oh! moi, disait-elle, dès que je tai vu entrer, jai eu envie
de toi... Jaurais voulu te prendre, temmener tout de suite, pour
que les autres ne taient pas... Et toi, quest-ce que tu pensais,
quand tu mas vue?...
Dabord elle lui avait fait peur; puis il sétait senti plein de
confiance, en intimité complète avec elle.
-- Au fait, ajouta-t-il, je ne tai jamais demandé... Pourquoi
tes-tu fâchée?... Pour deux vers de La Gournerie?...
Elle eut le même froncement de sourcils quau bal, puis un geste
de tête:
-- Des bêtises!... nen parlons plus...
Et les bras autour de lui:
--Cest que javais un peu peur, moi aussi... jessayais de me
sauver, de me reprendre... mais je nai pas pu, je ne pourrai
jamais...
-- Oh! jamais.
-- Tu verras.
Il se contenta de répondre avec le sourire sceptique de son âge,
sans sarrêter à laccent passionné, presque menaçant, dont lui
fut jeté ce «tu verras...». Cette étreinte de femme était si
douce, si soumise; il croyait fermement navoir quun geste à
faire pour se dégager...
Même à quoi bon se dégager?... Il était si bien dans le
dorlotement de cette chambre voluptueuse, si délicieusement
étourdi par cette haleine en caresse sur ses paupières qui
battaient, lourdes de sommeil, pleines de visions fuyantes, bois
rouillés, prés, meules ruisselantes, toute leur journée damour à
la campagne...
Au matin, il fut réveillé en sursaut par la voix de Machaume
criant au pied du lit, sans le moindre mystère:
-- Il est là... il veut vous parler...
-- Comment! il veut?... Je ne suis donc plus chez moi!... tu las
donc laissé entrer...
Furieuse, elle bondit, séchappa de la chambre, à moitié nue, la
batiste ouverte:
-- Ne bouge pas, mami... je reviens...
Mais il ne lattendit pas et ne sentit tranquille que lorsquil
fut levé à son tour, et vêtu, ses pieds solides dans ses bottes.
Tout en ramassant ses vêtements dans la chambre hermétiquement
close où la veilleuse éclairait encore le désordre du petit
souper, il entendait le bruit dun débat terrible étouffé par les
tentures du salon. Une voix dhomme, irritée dabord, puis
implorante, dont les éclats sécrasaient en sanglots, en
larmoyantes faiblesses, alternait avec une autre voix quil ne
reconnut pas tout de suite, dure et rauque, chargée de haine et de
mots ignobles arrivant jusquà lui comme dune dispute de
brasserie de filles.
Tout ce luxe amoureux en était souillé, dégradé dun
éclaboussement de taches sur de la soie; et la femme salie aussi,
au niveau dautres quil avait méprisées auparavant.
Elle rentra haletante, tordant dun beau geste sa chevelure
répandue:
-- Est-ce bête un homme qui pleure!...
Puis le voyant debout, habillé, elle eut un cri de rage:
-- Tu tes levé!... recouche-toi... tout de suite... Je le veux...
Subitement radoucie, et lenlaçant du geste et de la voix:
-- Non, non... ne pars pas... tu ne peux pas ten aller comme
ça... Dabord je suis sûre que tu ne reviendrais plus.
-- Mais si... Pourquoi donc?...
-- Jure que tu nes pas fâché, que tu viendras encore... oh! cest
que je te connais.
Il jura ce quelle voulut, mais ne se recoucha pas malgré ses
supplications et lassurance réitérée quelle était chez elle,
libre de sa vie, de ses actes. À la fin elle sembla se résigner à
le voir partir, et laccompagna jusquà la porte, nayant plus
rien de la faunesse en délire, bien humble au contraire, cherchant
à se faire pardonner.
Une longue et profonde caresse dadieu les retint dans
lantichambre.
«Alors... quand?...» lui demandait-elle, les yeux tout au fond des
yeux. Il allait répondre, mentir sans doute, dans sa hâte dêtre
dehors, quand un coup de sonnette larrêta. Machaume sortit de sa
cuisine, mais Fanny lui fit signe: «Non... nouvre pas...» Et ils
restaient là, tous les trois, immobiles, sans parler.
On entendit une plainte étouffée, puis le froissement dune lettre
glissée sous la porte, et des pas qui descendaient lentement.
-- Quand je te disais que jétais libre... tiens!...
Elle passa à son amant la lettre quelle venait douvrir, une
pauvre lettre damour, bien basse, bien lâche, crayonnée en hâte
sur une table de café et dans laquelle le malheureux demandait
grâce pour sa folie du matin, reconnaissait navoir aucun droit
sur elle que celui quelle voudrait bien lui laisser, priait à
deux mains jointes quon ne lexilât pas sans retour, promettant
daccepter tout, résigné à tout... mais ne pas la perdre, mon
Dieu! ne pas la perdre...
«Crois-tu!...» dit-elle avec un mauvais rire; et ce rire acheva de
lui barrer le coeur quelle voulait conquérir. Jean la trouva
cruelle. Il ne savait pas encore que la femme qui aime na
dentrailles que pour son amour, toutes ses forces vives de
charité, de bonté, de pitié, de dévouement absorbées au profit
dun être, dun seul.
«Tu as bien tort de te moquer... cette lettre est horriblement
belle et navrante...» et tout bas, dune voix grave, en lui tenant
les mains:
-- Voyons... pourquoi le chasses-tu?...
-- Je nen veux plus... Je ne laime pas.
-- Pourtant cétait ton amant... Il ta fait ce luxe où tu vis, où
tu as toujours vécu, qui test nécessaire.
-- Mami, dit-elle avec son accent de franchise, quand je ne te
connaissais pas, je trouvais tout cela très bien... Maintenant
cest une fatigue, une honte; jen avais le coeur qui me levait...
Oh! je sais, tu vas me dire que toi ce nest pas sérieux, que tu
ne maimes pas... Mais ça, jen fais mon affaire... Que tu le
veuilles ou non, je te forcerai bien de maimer.
Il ne répondit pas, convint dun rendez-vous pour le lendemain, et
se sauva, laissant quelques louis à Machaume, le fond de sa bourse
détudiant, en paiement de la terrine. Pour lui, cétait fini
maintenant. De quel droit troubler cette existence de femme, et
que pouvait-il lui offrir en échange de ce quil lui faisait
perdre?
Il lui écrivit cela, le jour même, aussi doucement, aussi
sincèrement quil put, mais sans lui avouer que de leur liaison,
de ce caprice léger et aimable, il avait senti se dégager tout à
coup quelque chose de violent, de malsain, en entendant après sa
nuit damour ces sanglots damant trompé qui alternaient avec son
rire à elle et ses jurons de blanchisseuse.
Dans ce grand garçon, poussé loin de Paris, en pleine garrigue
provençale, il y avait un peu de la rudesse paternelle, et toutes
les délicatesses, toutes les nervosités de sa mère à laquelle il
ressemblait comme un portrait. Et pour le défendre contre les
entraînements du plaisir sajoutait encore lexemple dun frère de
son père, dont les désordres, les folies avaient à demi ruiné leur
famille et mis lhonneur du nom en péril.
Loncle Césaire! Rien quavec ces deux mots et le drame intime
quils évoquaient, on pouvait exiger de Jean des sacrifices
autrement terribles que celui de cette amourette à laquelle il
navait jamais donné dimportance. Pourtant ce fut plus dur à
rompre quil ne se limaginait.
Formellement congédiée, elle revint sans se décourager de ses
refus de la voir, de la porte fermée, des consignes inexorables.
«Je nai pas damour-propre...» lui écrivait-elle. Elle guettait
lheure de ses repas au restaurant, lattendait devant le café où
il lisait ses journaux. Et pas de larmes, ni de scènes. Sil était
en compagnie, elle se contentait de le suivre, dépier le moment
où il restait seul.
«Veux-tu de moi, ce soir?... Non?... Alors ce sera pour une autre
fois.» Et elle sen allait avec la douceur résignée du forain qui
reboucle sa balle, lui laissant le remords de ses duretés et
lhumiliation du mensonge quil balbutiait à chaque rencontre.
«Lexamen tout proche... le temps qui manquait... Après, plus
tard, si ça la tenait encore...» De fait, il comptait, sitôt reçu,
prendre un mois de vacances dans le Midi et quelle loublierait
pendant ce temps-là.
Malheureusement, lexamen passé, Jean tomba malade. Une angine,
gagnée dans un couloir de ministère, et qui, négligée, senvenima.
Il ne connaissait personne à Paris, à part quelques étudiants de
sa province, que son exigeante liaison avait éloignés et
dispersés. Dailleurs il fallait ici plus quun dévouement
ordinaire, et dès le premier soir ce fut Fanny Legrand qui
sinstalla près de son lit, ne le quittant de dix jours, le
soignant sans fatigue, sans peur ni dégoût, adroite comme une
soeur de garde, avec des câlineries tendres, qui parfois, aux
heures de fièvre, le reportaient à une grosse maladie denfance,
lui faisaient appeler sa tante Divonne, dire «merci, Divonne»,
quand il sentait les mains de Fanny sur la moiteur de son front.
-- Ce nest pas Divonne... cest moi... je te veille...
Elle le sauvait des soins mercenaires, des feux éteints
maladroitement, des tisanes fabriquées dans une loge de concierge;
et Jean nen revenait pas de ce quil y avait dalerte,
dingénieux, dexpéditif, dans ces mains dindolence et de
volupté. La nuit elle dormait deux heures sur le divan, -- un
divan dhôtel du Quartier, moelleux comme la planche dun poste de
police.
-- Mais, ma pauvre Fanny, tu ne vas donc jamais chez toi?... lui
demandait-il un jour... Je suis mieux à présent... Il faudrait
rassurer Machaume.
Elle se mit à rire. Beau temps quelle courait, Machaume, et toute
la maison avec. On avait tout vendu, les meubles, la défroque,
même la literie. Il lui restait la robe quelle avait sur le dos
et un peu de linge fin, sauvé par sa bonne... Maintenant sil la
renvoyait, elle serait à la rue.
III
«Cette fois, je crois que jai trouvé... Rue dAmsterdam, vis-à-
vis la gare... Trois pièces, et un grand balcon... Si tu veux,
nous irons voir, après ton ministère... cest haut, cinq étages...
mais tu me porteras. Cétait si bon, tu te rappelles...» Et tout
amusée de ce souvenir, elle se frôlait, se roulait dans son cou,
cherchait lancienne place, sa place.
À deux, dans leur garni dhôtel, avec les moeurs du quartier, ces
traîneries par lescalier de filles en filets et en savates, ces
cloisons de papier derrière lesquelles grouillaient dautres
ménages, cette promiscuité des clés, des bougeoirs, des bottines,
la vie devenait intolérable. Non pas à elle certes; avec Jean, le
toit, la cave, même légout, tout lui était bon pour nicher. Mais
la délicatesse de lamant seffarouchait de certains contacts,
auxquels, garçon, il ne pensait guère. Ces ménages dune nuit le
gênaient, déshonoraient le sien, lui causaient un peu la tristesse
et le dégoût de la cage des singes au Jardin des Plantes,
grimaçant tous les gestes et les expressions de lamour humain. Le
restaurant aussi lennuyait, ce repas quil fallait aller chercher
deux fois par jour au boulevard Saint-Michel, dans une grande
salle encombrée détudiants, délèves des Beaux-Arts, peintres,
architectes, qui sans le connaître avaient lhabitude de sa
figure, depuis un an quil mangeait là.
Il rougissait -- en poussant la porte -- de tous ces yeux tournés
vers Fanny, entrait avec la gêne agressive des tout jeunes gens
qui accompagnent une femme; et il craignait aussi la rencontre
dun de ses chefs du ministère ou de quelquun de son pays. Puis
la question déconomie.
-- Que cest cher!... disait-elle chaque fois, emportant et
commentant la petite note du dîner... Si nous étions chez nous,
jaurais fait marcher la maison trois jours pour ce prix-là.
-- Eh bien, qui nous empêche?...
Et lon se mit en quête dune installation.
Cest le piège. Tous y sont pris, les meilleurs, les plus
honnêtes, par cet instinct de propreté, ce goût du «home» quont
mis en eux léducation familiale et la tiédeur du foyer.
Lappartement de la rue dAmsterdam fut loué tout de suite et
trouvé charmant, malgré ses pièces en enfilade qui ouvraient, --
la cuisine et la salle sur une arrière-cour moisie où montaient
dune taverne anglaise des odeurs de rinçure et de chlore, -- la
chambre sur la rue en pente et bruyante, secouée jour et nuit aux
cahots des fourgons, camions, fiacres, omnibus, aux sifflets
darrivée et de départ, tout le vacarme de la gare de lOuest
développant en face ses toitures en vitrage couleur deau sale.
Lavantage, cétait de savoir le train à sa porte, et Saint-cloud,
Ville-dAvray, Saint-Germain, les vertes stations des bords de la
Seine presque sous leur terrasse. Car ils avaient une terrasse,
large et commode, qui gardait de la munificence des anciens
locataires une tente de zinc peinte en coutil rayé, ruisselante et
triste sous le crépitement des pluies dhiver, mais où lon serait
très bien lété pour dîner au bon air, comme dans un chalet de
montagne.
On soccupa des meubles. Jean ayant fait part chez lui de son
projet dinstallation, tante Divonne, qui était comme lintendante
de la maison, envoya largent nécessaire; et sa lettre annonçait
en même temps le prochain arrivage dune armoire, dune commode,
et dun grand fauteuil canné, tirés de la «Chambre du vent» à
lintention du Parisien.
Cette chambre, quil revoyait au fond dun couloir de Castelet,
toujours inhabitée, les volets clos attachés dune barre, la porte
fermée au verrou, était condamnée, par son exposition aux coups du
mistral qui la faisaient craquer comme une chambre de phare. On y
entassait des vieilleries, ce que chaque génération dhabitants
reléguait au passé devant les acquisitions nouvelles.
Ah! si Divonne avait su à quelles singulières siestes servirait le
fauteuil canné, et que des jupons de surah, des pantalons à
manchettes empliraient les tiroirs de la commode Empire... Mais le
remords de Gaussin à ce sujet se trouvait perdu dans les mille
petites joies de linstallation.
Cétait si amusant, après le bureau, entre chien et loup, de
partir en grandes courses, serrés au bras lun de lautre, et de
sen aller dans quelque rue de faubourg choisir une salle à
manger, -- le buffet, la table et six chaises, ou des rideaux de
cretonne à fleurs pour la croisée et le lit. Lui acceptait tout,
les yeux fermés; mais Fanny regardait pour deux, essayait les
chaises, faisait, glisser les battants de la table, montrait une
expérience marchandeuse.
Elle connaissait les maisons où lon avait à prix de fabrique une
batterie de cuisine complète pour petit ménage, les quatre
casseroles en fer, la cinquième émaillée pour le chocolat du
matin; jamais de cuivre, cest trop long à nettoyer. Six couverts
de métal avec la cuillère à potage et deux douzaines dassiettes
en faïence anglaise, solide et gaie, tout cela compté, préparé,
emballé comme une dînette de poupée. Pour les draps, serviettes,
linges de toilette et de table, elle connaissait un marchand, le
représentant dune grande fabrique de Roubaix, chez qui on payait
à tant par mois; et toujours à guetter les devantures, en quête de
ces liquidations, de ces débris de naufrage que Paris amène
continuellement dans lécume de ses bords, elle découvrait au
boulevard de Clichy loccasion dun lit superbe, presque neuf, et
large à y coucher en rang les sept demoiselles de logre.
Lui aussi, en revenant du bureau, essayait des acquisitions; mais
il ne sentendait à rien, ne sachant dire non, ni sen aller les
mains vides. Entré chez un brocanteur pour acheter un huilier
ancien quelle lui avait signalé, il rapportait en guise de
lobjet déjà vendu un lustre de salon à pendeloques, bien inutile
puisquils navaient pas de salon.
-- Nous le mettrons dans la véranda... disait Fanny pour le
consoler.
Et le bonheur de prendre des mesures, les discussions sur la place
dun meuble; et les cris, les rires fous, les bras éperdus au
plafond quand on sapercevait que malgré toutes les précautions,
malgré la liste très complète des achats indispensables, il y
avait toujours quelque chose doublié.
Ainsi la râpe à sucre. Conçoit-on quils allaient se mettre en
ménage sans râpe à sucre!....
Puis, tout acheté et mis en place, les rideaux pendus, une mèche à
la lampe neuve, quelle bonne soirée que celle de linstallation,
la revue minutieuse des trois pièces avant de se coucher, et comme
elle riait en léclairant pendant quil verrouillait la porte:
-- Encore un tour, encore... ferme bien... Soyons bien chez
nous...
Alors ce fut une vie nouvelle, délicieuse. En quittant son
travail, il rentrait vite, pressé dêtre arrivé, en pantoufles au
coin de leur feu. Et dans le noir pataugeage de la rue, il se
figurait leur chambre allumée et chaude, égayée de ses vieux
meubles provinciaux que Fanny traitait par avance de débarras et
qui sétaient trouvés de fort jolies anciennes choses; larmoire
surtout, un bijou Louis XVI, avec ses panneaux peints,
représentant des fêtes provençales, des bergers en jaquettes
fleuries, des danses au galoubet et au tambourin. La présence,
familière à ses yeux denfant, de ces vieilleries démodées lui
rappelait la maison paternelle, consacrait son nouvel intérieur
dont il était à goûter le bien-être.
Dès son coup de sonnette, Fanny arrivait, soignée, coquette, «sur
le pont», comme elle disait. Sa robe de laine noire, très unie,
mais taillée sur un patron de bon faiseur, une simplicité de femme
qui a eu de la toilette, les manches retroussées, un grand tablier
blanc; car elle faisait elle-même leur cuisine et se contentait
dune femme de ménage pour les grosses besognes qui gercent les
mains ou les déforment.
Elle sy entendait même très bien, savait une foule de recettes,
plats du Nord ou du Midi, variés comme son répertoire de chansons
populaires que, le dîner fini, le tablier blanc accroché derrière
la porte refermée de la cuisine, elle entonnait de sa voix de
contralto, meurtrie et passionnée.
En bas la rue grondait, roulait en torrent. La pluie froide
tintait sur le zinc de la véranda; et Gaussin, les pieds au feu,
étalé dans son fauteuil, regardait en face les vitres de la gare
et les employés courbés à écrire sous la lumière blanche de grands
réflecteurs.
Il était bien, se laissait bercer. Amoureux? Non; mais
reconnaissant de lamour dont on lenveloppait, de cette tendresse
toujours égale. Comment avait-il pu se priver si longtemps de ce
bonheur, dans la crainte -- dont il riait maintenant -- dun
acoquinement, dune entrave quelconque? Est-ce que sa vie nétait
pas plus propre que lorsquil allait de fille en fille, risquant
sa santé?
Aucun danger pour plus tard. Dans trois ans, quand il partirait,
la brisure se ferait toute seule et sans secousse. Fanny était
prévenue; ils en parlaient ensemble, comme de la mort, dune
fatalité lointaine, mais inéluctable. Restait le grand chagrin
quils auraient chez lui en apprenant quil ne vivait pas seul, la
colère de son père si rigide et si prompt.
Mais comment pourraient-ils savoir? Jean ne voyait personne à
Paris. Son père, «le consul» comme on disait là-bas, était retenu
toute lannée par la surveillance du domaine très considérable
quil faisait valoir et ses rudes batailles avec la vigne. La
mère, impotente, ne pouvait faire sans aide un pas ni un geste,
laissant à Divonne la direction de la maison, le soin des deux
petites soeurs jumelles, Marthe et Marie, dont la double naissance
en surprise avait à tout jamais emporté ses forces actives. Quant
à loncle Césaire, le mari de Divonne, cétait un grand enfant
quon ne laissait pas voyager seul.
Et Fanny maintenant connaissait toute la famille. Lorsquil
recevait une lettre de Castelet, au bas de laquelle les bessonnes
avaient mis quelques lignes de leur grosse écriture à petits
doigts, elle la lisait par-dessus son épaule, sattendrissait avec
lui. De son existence à elle il ne savait rien, ne sinformait
pas. Il avait le bel égoïsme inconscient de sa jeunesse, aucune
jalousie, aucune inquiétude. Plein de sa propre vie, il la
laissait déborder, pensait tout haut, se livrait, pendant que
lautre restait muette.
Ainsi les jours, les semaines sen allaient dans une heureuse
quiétude un moment troublée par une circonstance qui les émut
beaucoup, mais diversement. Elle se crut enceinte et le lui apprit
avec une joie telle quil ne put que la partager. Au fond, il
avait peur. Un enfant, à son âge!... Quen ferait-il?... Devait-il
le reconnaître?... Et quel gage entre cette femme et lui, quelle
complication davenir!
Soudainement, la chaîne lui apparut, lourde, froide et scellée. La
nuit, il ne dormait pas plus quelle; et côte à côte dans leur
grand lit, ils rêvaient, les yeux ouverts, à mille lieues lun de
lautre.
Par bonheur, cette fausse alerte ne se renouvela plus, et ils
reprirent leur train de vie paisible, exquisement close. Puis
lhiver fini, le vrai soleil enfin revenu, leur case
sembellissait encore, agrandie de la terrasse et de la tente. Le
soir, ils dînaient là sous le ciel teinté de vert, que rayait le
sifflement en coup dongle des hirondelles.
La rue envoyait ses bouffées chaudes et tous les bruits des
maisons voisines; mais le moindre souffle dair était pour eux, et
ils soubliaient des heures, leurs genoux enlacés, ny voyant
plus. Jean se rappelait des nuits semblables au bord du Rhône,
rêvait de consulats lointains dans des pays très chauds, de ponts
de navires en partance où la brise aurait cette haleine longue
dont frémissait le rideau de la tente. Et lorsquune caresse
invisible murmurait sur ses lèvres: «maimes-tu?... il revenait
toujours de très loin pour répondre: «oh! oui, je taime...» Voilà
ce que cest de les prendre si jeunes; ils ont trop de choses dans
la tête.
Sur le même balcon, séparé deux par une grille en fer
enguirlandée de fleurs grimpantes, un autre couple roucoulait,
M. et Mme Hettéma, des gens mariés, très gros, dont les baisers
claquaient comme des gifles. Merveilleusement appareillés, dans
une conformité dâge, de goût, de lourdes tournures, cétait
touchant dentendre ces amoureux à fin de jeunesse chanter en duo
tout bas, en sappuyant à la balustrade, de vieilles romances
sentimentales...
_Mais je lentends qui soupire dans lombre_
_Cest un beau rêve, ah! laissez-moi dormir._
Ils plaisaient à Fanny, elle aurait voulu les connaître.
Quelquefois même la voisine et elle échangeaient par-dessus le fer
noirci de la rampe un sourire de femmes amoureuses et heureuses;
mais les hommes comme toujours se tenaient plus raides et lon ne
se parlait pas.
Jean revenait du quai dOrsay, une après-midi, quand il sentendit
appeler au coin de la rue Royale. Il faisait un jour admirable,
une lumière chaude où Paris sépanouissait à ce tournant du
boulevard qui par un beau couchant, vers lheure du Bois, na pas
son pareil au monde.
-- Mettez-vous là, belle jeunesse, et buvez quelque chose... ça
mamuse les yeux de vous regarder.
Deux grands bras lavaient happé, assis sous la tente dun café
envahissant le trottoir de ses trois rangs de tables. Il se
laissait faire, flatté dentendre autour de lui ce public de
provinciaux, détrangers, jaquettes rayées et chapeaux ronds,
chuchoter curieusement le nom de Caoudal.
Le sculpteur, attablé devant une absinthe qui allait avec sa
taille militaire et sa rosette dofficier, avait auprès de lui
lingénieur Déchelette arrivé de la veille, toujours le même, hâlé
et jaune, ses pommettes en saillie remontant ses petits yeux bons,
sa narine gourmande qui reniflait Paris. Dès que le jeune homme
fut assis, Caoudal, le montrant avec une fureur comique:
-- Est-il beau, cet animal-là... Dire que jai eu cet âge et que
je frisais comme ça... Oh! la jeunesse, la jeunesse...
-- Toujours donc? fit Déchelette saluant dun sourire la toquade
de son ami.
-- Mon cher, ne riez pas... Tout ce que jai, ce que je suis, les
médailles, les croix, lInstitut, le tremblement, je le donnerais
pour ces cheveux-là et ce teint de soleil...
Puis revenant à Gaussin avec sa brusque allure:
-- Et Sapho, quest-ce que vous en faites?... On ne la voit plus.
Jean arrondissait les yeux, sans comprendre.
-- Vous nêtes donc plus avec elle?
Et devant son ahurissement, Caoudal ajouta sur un ton
dimpatience:
-- Sapho, voyons... Fanny Legrand... Ville-dAvray...
-- Oh! cest fini, il y a longtemps...
Comment lui vint ce mensonge? Par une sorte de honte, de malaise,
à ce nom de Sapho donné à sa maîtresse; la gêne de parler delle
avec dautres hommes, peut-être aussi le désir dapprendre des
choses quon ne lui aurait pas dites sans cela.
-- Tiens! Sapho... Elle roule encore? demanda Déchelette distrait,
tout à livresse de revoir lescalier de la Madeleine, le marché
aux fleurs, la longue enfilade des boulevards entre deux rangs de
bouquets verts.
-- Vous ne vous la rappelez donc pas, chez vous, lannée
dernière!... Elle était superbe dans sa tunique de fellah... Et le
matin de cet automne, où je lai trouvée déjeunant avec ce joli
garçon chez Langlois, vous auriez dit une mariée de quinze jours.
-- Quel âge a-t-elle donc?... Depuis le temps quon la connaît...
Caoudal leva la tête pour chercher: «Quel âge?.... quel âge?...
Voyons, dix-sept ans en 53, quand elle me posait ma figure... nous
sommes en 73. Ainsi, comptez.» Tout à coup ses yeux sallumèrent:
«Ah! si vous laviez vue, il y a vingt ans... longue, fine, la
bouche en arc, le front solide... Des bras, des épaules encore un
peu maigres, mais cela allait bien à la brûlure de Sapho... Et la
femme, la maîtresse!... Ce quil y avait dans cette chair à
plaisir, ce quon tirait de cette pierre à feu, de ce clavier où
ne manquait pas une note... Toute la lyre!... comme disait La
Gournerie.»
Jean, très pâle, demanda:
-- Est-ce quil a été son amant, aussi celui-là?...
-- La Gournerie?... Je crois bien, jen ai assez souffert...
Quatre ans que nous vivions ensemble comme mari et femme, quatre
ans que je la couvais, que je mépuisais pour suffire à tous ses
caprices... maîtres de chant, de piano, de cheval, est-ce que je
sais?... Et quand je lai eu bien polie, patinée, taillée en
pierre fine, sortie du ruisseau où je lavais ramassée une nuit,
devant le bal Ragache, ce bellâtre astiqueur de rimes est venu me
la prendre chez moi, à la table amie où il sasseyait tous les
dimanches!
Il souffla très fort, comme pour chasser cette vieille rancune
damour qui vibrait encore dans sa voix, puis il reprit, plus
calme:
-- Dailleurs, sa canaillerie ne lui a pas profité... Leurs trois
ans de ménage, ça été lenfer. Ce poète aux airs câlins était
rat, méchant, maniaque. Ils se peignaient, fallait voir!... Quand
on allait chez eux, on la trouvait un bandeau sur loeil, lui la
figure sabrée de griffes... Mais le beau, cest lorsquil a voulu
la quitter. Elle saccrochait comme une teigne, le suivait,
crevait sa porte, lattendait couchée en travers de son
paillasson. Une nuit, en plein hiver, elle est restée cinq heures
en bas de chez la Farcy où ils étaient montés toute la bande...
Une pitié!... Mais le poète élégiaque demeurait implacable,
jusquau jour où pour sen débarrasser il a fait marcher la
police. Ah! un joli monsieur... Et comme fin finale, remerciement
à cette belle fille qui lui avait donné le meilleur de sa
jeunesse, de son intelligence et de sa chair, il lui a vidé sur la
tête un volume de vers haineux, baveux, dimprécations, de
lamentations, le _Livre de lAmour_, son plus beau livre...
Immobile, le dos tendu, Gaussin écoutait, aspirant à tout petits
coups par une longue paille la boisson glacée servie devant lui.
Quelque poison, bien sûr, quon lui avait versé là, et qui le
gelait du coeur aux entrailles.
Il grelottait malgré lheure splendide, voyait dans une reculée
blafarde des ombres qui allaient et venaient, un tonneau
darrosage arrêté devant la Madeleine, et cet entrecroisement de
voitures roulant sur la terre molle silencieusement comme sur de
la ouate. Plus de bruit dans Paris, plus rien que ce qui se disait
à cette table. Maintenant Déchelette parlait, cest lui qui
versait le poison:
-- Quelle atroce chose que ces ruptures... Et sa voix tranquille
et railleuse prenait une expression de douceur, de pitié
infinie... On a vécu des années ensemble, dormi lun contre
lautre, confondu ses rêves, sa sueur. On sest tout dit, tout
donné. On a pris des habitudes, des façons dêtre, de parler, même
des traits lun de lautre. On se tient de la tête aux pieds... Le
collage enfin!... Puis brusquement on se quitte, on sarrache...
Comment font-ils? Comment a-t-on ce courage?... Moi, jamais je ne
pourrais... Oui, trompé, outragé, sali de ridicule et de boue, la
femme pleurerait, me dirait: «Reste...» Je ne men irais pas... Et
voilà pourquoi, quand jen prends une, ce nest jamais quà la
nuit... Pas de lendemain, comme disait la vieille France... ou
alors le mariage. Cest définitif et plus propre.
-- Pas de lendemain... pas de lendemain... Vous en parlez à votre
aise. Il y a des femmes quon ne garde pas quune nuit... Celle-là
par exemple...
-- Je ne lui ai pas donné une minute de grâce... fit Déchelette
avec un placide sourire que le pauvre amant trouva hideux.
-- Alors cest que vous nétiez pas son type, sans quoi... Cest
une fille, quand elle aime, elle se cramponne... Elle a le goût du
ménage... Du reste, pas de chance dans ses installations. Elle se
met avec Dejoie, le romancier; il meurt... Elle passe à Ezano, il
se marie... Après, est venu le beau Flamant, le graveur, lancien,
modèle, -- car elle a toujours eu le béguin du talent ou de la
beauté, -- et vous savez son épouvantable aventure...
-- Quelle aventure?...» demanda Gaussin, la voix étranglée; et il
se remit à tirer sur sa paille, en écoutant le drame damour, qui
passionna Paris, il y a quelques années.
Le graveur était pauvre, fou de cette femme; et de peur dêtre
lâché, pour lui maintenir son luxe, il fit de faux billets de
banque. Découvert presque aussitôt, coffré avec sa maîtresse, il
en fut quitte pour dix ans de réclusion, elle six mois de
prévention à Saint-Lazare, la preuve de son innocence ayant été
faite.
Et Caoudal rappelait à Déchelette, -- qui avait suivi le. procès,
-- comme elle était jolie sous son petit bonnet de Saint Lazare,
et crâne, pas geignarde, fidèle à son homme jusquau bout... Et sa
réponse à ce vieux cornichon de président, et le baiser quelle
envoyait à Flamant par-dessus les tricornes des gendarmes, en lui
criant dune voix à attendrir les pierres: «Tennuie pas, mami...
Les beaux jours reviendront, nous nous aimerons encore!...» Tout
de même, ça lavait un peu dégoûtée du ménage, la pauvre fille.
«Depuis, lancée dans le monde chic, elle a pris des amants au
mois, à la semaine, et jamais dartistes... Oh! les artistes, elle
en a une peur... Jétais le seul, je crois bien, quelle eût
continué à voir... De loin en loin elle venait fumer sa cigarette
à latelier. Puis jai passé des mois sans entendre parler delle,
jusquau jour où je lai retrouvée en train de déjeuner avec ce
bel enfant et lui mangeant des raisins sur la bouche. Je me suis
dit: voilà ma Sapho repincée.»
Jean ne put en entendre davantage. Il se sentait mourir de tout ce
poison absorbé. Après le froid de tout à lheure, une brûlure lui
tordait la poitrine, montait à sa tête bourdonnante et près
déclater comme une tôle chauffée à blanc. Il traversa la
chaussée, en chancelant sous les roues des voitures. Des cochers
criaient. À qui en avaient-ils, ces imbéciles?
En passant sur le marché de la Madeleine, il fut troublé par une
odeur dhéliotrope, lodeur préférée de sa maîtresse. Il pressa le
pas pour la fuir, et furieux, déchiré, il pensait tout haut: «ma
maîtresse!... oui, une belle ordure... Sapho, Sapho... Dire que
jai vécu un an avec ça!...» Il répétait le nom avec rage, se
rappelant lavoir vu sur les petits journaux parmi dautres
sobriquets de filles, dans le grotesque Almanach-Gotha de la
galanterie: Sapho, Cora, Caro, Phryné, Jeanne de Poitiers, le
Phoque...
Et avec les cinq lettres de son nom abominable, toute la vie de
cette femme lui passait en fuite dégout sous les yeux...
Latelier de Caoudal, les trépignées chez La Gournerie, les
factions de nuit devant les bouges ou sur le paillasson du
poète... Puis le beau graveur, les faux, la cour dassises... et
le petit bonnet du bagne qui lui allait si bien, et le baiser jeté
à son faussaire: «Tennuie pas, mami...» Mami! le même nom, la
même caresse que pour lui... Quelle honte! Ah! il allait joliment
te balayer ces saletés-là... Et toujours cette odeur dhéliotrope
qui le poursuivait dans un crépuscule du même lilas pâle que la
toute petite fleur.
Tout à coup, il saperçut quil était encore à arpenter le marché
comme un pont de bateau. Il reprit sa course, arriva dune traite
rue dAmsterdam, bien décidé à chasser cette femme de chez lui, à
la jeter sur lescalier sans explication, en lui crachant linjure
de son nom dans le dos. À la porte il hésita, réfléchit, fit
quelques pas encore. Elle allait crier, sangloter, lâcher par la
maison tout son vocabulaire du trottoir, comme là-bas, rue de
lArcade...
Écrire?... oui, cest cela, il valait mieux écrire, lui régler son
compte en quatre mots, bien féroces. Il entra dans une taverne
anglaise, déserte et morne sous le gaz quon allumait, sassit à
une table empoissée, près de lunique consommateur, une fille à
tête de mort qui dévorait du saumon fumé, sans boire. Il demanda
une pinte dale, ny toucha pas et commença une lettre. Mais trop
de mots se pressaient dans sa tête, qui voulaient sortir à la
fois, et que lencre décomposée et grumeleuse traçait lentement à
son gré.
Il déchirait deux ou trois commencements, sen allait enfin sans
écrire, quand tout bas près de lui une bouche pleine et vorace
demanda timidement: «Vous ne buvez pas?... on peut?...» Il fit
signe que oui. La fille se jeta sur la pinte et la vida dune
goulée violente qui révélait la détresse de cette malheureuse,
ayant tout juste dans sa poche de quoi rassasier sa faim sans
larroser dun peu de bière. Une pitié lui vint, qui lapaisa,
léclaira subitement sur les misères dune vie de femme; et il se
mit à juger plus humainement, à raisonner son malheur.
Après tout, elle ne lui avait pas menti; et sil ne savait rien de
sa vie, cest quil ne sen était jamais soucié. Que lui
reprochait-il?... Son temps à Saint-Lazare?... Mais puisquon
lavait acquittée, portée presque en triomphe à la sortie...
Alors, quoi? Dautres hommes avant lui?... Est-ce quil ne le
savait pas?... Quelle raison de lui en vouloir davantage, parce
que les noms de ces amants étaient connus, célèbres, quil pouvait
les rencontrer, leur parler, regarder leurs portraits aux
devantures? Devait-il lui faire un crime davoir préféré ceux-là?
Et tout au fond de son être, se levait une fierté mauvaise,
inavouable, de la partager avec ces grands artistes, de se dire
quils lavaient trouvée belle. À son âge on nest jamais sûr, on
ne sait pas bien. On aime la femme, lamour; mais les yeux et
lexpérience manquent, et le jeune amant qui vous montre un
portrait de sa maîtresse, cherche un regard, une approbation qui
le rassurent. La figure de Sapho lui semblait grandie, auréolée,
depuis quil la savait chantée par La Gournerie, fixée par Caoudal
dans le marbre et le bronze.
Mais brusquement repris de rage, il quittait le banc où sa
méditation lavait jeté sur un boulevard extérieur, au milieu des
cris denfants, des commérages de femmes douvriers dans la
poudreuse soirée de juin; et il se remettait à marcher, à parler
tout haut, furieusement... Joli, le bronze de Sapho... du bronze
de commerce, qui a traîné partout, banal comme un air dorgue,
comme ce mot de Sapho qui à force de rouler les siècles sest
encrassé de légendes immondes sur sa grâce première, et dun nom
de déesse est devenu létiquette dune maladie... Quel dégoût que
tout cela, mon Dieu!...
Il sen allait ainsi, tour à tour apaisé ou furieux, à ce remous
didées, de sentiments contraires. Le boulevard sassombrissait,
devenait désert. Une fadeur âcre traînait dans lair chaud; et il
reconnaissait la porte du grand cimetière où il était venu lannée
davant assister avec toute la jeunesse à linauguration dun
buste de Caoudal sur la tombe de Dejoie, le romancier du quartier
Latin, lauteur de Cenderinette. Dejoie, Caoudal! Létrange accent
que ces noms prenaient pour lui depuis deux heures! et comme elle
lui semblait menteuse et lugubre, lhistoire de létudiante et de
son petit ménage, maintenant quil en savait les tristes dessous,
quil avait appris par Déchelette laffreux surnom donné à ces
mariages du trottoir.
Toute cette ombre, plus noire du voisinage de la mort,
leffrayait. Il revint sur ses pas, frôlant des blouses qui
rôdaient, silencieuses comme des ailes de nuit, des jupes sordides
à la porte de bouges dont les vitres dépolies découpaient de
grandes lumières de lanterne magique où des couples passaient,
sembrassaient... Quelle heure?... Il se sentait brisé, comme une
recrue à la fin de létape; et de sa douleur assourdie, tombée
dans ses jambes, il ne lui restait que la courbature. Oh! se
coucher, dormir... Puis au réveil, froidement, sans colère, il
dirait à la femme: «Voilà... je sais qui tu es... Ce nest pas ta
faute ni la mienne; mais nous ne pouvons plus vivre ensemble.
Séparons-nous...» Et pour se mettre à labri de ses poursuites, il
irait embrasser sa mère et ses soeurs, secouer au vent du Rhône,
au libre et vivifiant mistral, les souillures et leffroi de son
mauvais rêve.
Elle sétait couchée, lasse dattendre, et dormait en plein sous
la lampe, un livre ouvert sur le drap devant elle. Son approche ne
léveilla pas; et debout près du lit, il la regardait curieusement
comme une femme nouvelle, une étrangère quil aurait trouvée là.
Belle, oh! belle, les bras, la gorge, les épaules, dun ambre fin,
solide, sans tache ni fêlure. Mais sur ces paupières rougies, --
peut-être le roman quelle lisait, peut-être linquiétude,
lattente, -- sur ces traits détendus dans le repos et que ne
soutenait plus lâpre désir de la femme qui veut être aimée,
quelle lassitude, quels aveux! Son âge, son histoire, ses bordées,
ses caprices, ses collages, et Saint-Lazare, les coups, les
larmes, les terreurs, tout se voyait, sétalait; et les
meurtrissures violettes du plaisir et de linsomnie, et le pli de
dégoût affaissant la lèvre inférieure, usée, fatiguée comme une
margelle où tout le communal est venu boire, et la bouffissure
commençante qui délie les chairs pour les rides de la vieillesse.
Cette trahison du sommeil, le silence de mort enveloppant cela,
cétait grand, cétait sinistre; un champ de bataille à la nuit,
avec toute lhorreur qui se montre et celle quon devine aux
vagues mouvements de lombre.
Et tout à coup il vint au pauvre enfant une grosse, une étouffante
envie de pleurer.
IV
Ils achevaient de dîner, la fenêtre ouverte, au long sifflement
des hirondelles saluant la tombée de la lumière. Jean ne parlait
pas, mais il allait parler et toujours de la même cruelle chose
qui le hantait, et dont il torturait Fanny, depuis la rencontre
avec Caoudal. Elle, voyant ses yeux baissés, lair faussement
indifférent quil prenait pour de nouvelles questions, devina et
le prévint:
-- Écoute, je sais ce que tu vas me dire... épargne-nous, je ten
prie... on sépuise à la fin... puisque cest mort, tout ça, que
je naime que toi, quil ny a plus que toi au monde...
-- Si cétait mort comme tu dis, tout ce passé...
Et il la regardait au fond de ses beaux yeux dun gris frissonnant
et changeant à chaque impression:
-- ... Tu ne garderais pas des choses qui te le rappellent... oui,
là-haut dans larmoire...
Le gris se velouta dun noir dombre:
-- Tu sais donc?
Tout ce fatras de lettres damour, de portraits, ces archives
galantes et glorieuses sauvées de tant de débâcles, il allait donc
falloir sen défaire!
-- Au moins me croiras-tu après?
Et sur un sourire incrédule qui la défiait, elle courut chercher
le coffret de laque dont les ferrures ciselées entre les piles
délicates de son linge avaient si fort intrigué son amant depuis
quelques jours.
-- Brûle, déchire, cest à toi...
Mais il ne se pressait pas de tourner la petite clef, regardait
les cerisiers à fruits de nacre rose et les vols de cigognes
incrustés sur le couvercle quil fit sauter brusquement... Tous
les formats, toutes les écritures, papiers de couleur aux en-têtes
dorés, vieux billets jaunis cassés aux pliures, griffonnages au
crayon sur des feuilles de carnet, des cartes de visite, en tas,
sans ordre, comme en un tiroir souvent fouillé et bousculé où lui-
même enfonçait maintenant ses mains tremblantes...
-- Passe-les-moi. Je les brûlerai sous tes yeux.
Elle parlait fiévreusement, accroupie devant la cheminée, une
bougie allumée par terre, à côté delle.
-- Donne...
Mais lui:
-- Non... attends...
Et plus bas, comme honteux:
-- Je voudrais lire...
-- Pourquoi? tu vas te faire mal encore...
Elle ne songeait quà sa souffrance et non à lindélicatesse de
livrer ainsi les secrets de passion, la confession sur loreiller
de tous ces hommes qui lavaient aimée; et se rapprochant,
toujours à genoux, elle lisait en même temps que lui, lépiait du
coin de loeil.
Dix pages, signées La Gournerie, 1861, dune écriture longue et
féline, dans lesquelles le poète, envoyé en Algérie pour le
compte-rendu officiel et lyrique du voyage de lempereur et de
limpératrice, faisait à sa maîtresse une description éblouissante
des fêtes.
Alger débordant et grouillant, vraie Bagdad des Mille et Une
Nuits; toute lAfrique accourue, entassée autour de la ville,
battant ses portes à les rompre, comme un simoun. Caravanes de
nègres et de chameaux chargés de gomme, tentes de poil dressées,
une odeur de musc humain sur toute cette singerie qui bivouaquait
au bord de la mer, dansait la nuit autour de grands feux,
sécartait chaque matin devant larrivée des chefs du Sud pareils
à des Rois Mages avec la pompe orientale, les musiques
discordantes, flûtes de roseau, petits tambours rauques, le goum
entourant létendard du Prophète aux trois couleurs; et derrière,
menés en laisse par des nègres, les chevaux destinés en présent à
l_Emberour_, vêtus de soie, caparaçonnés dargent, secouant à
chaque pas des grelots et des broderies...
Le génie du poète rendait tout cela vivant et présent; les mots
brillaient sur la page, comme ces pierres sans monture que jugent
les joailliers sur du papier. Vraiment elle pouvait être fière, la
femme aux genoux de qui lon jetait ces richesses. Fallait-il
quelle fût aimée, puisque, malgré la curiosité de ces fêtes, le
poète ne songeait quà elle, mourait de ne pas la voir:
-- Oh! cette nuit, jétais avec toi sur le grand divan de la rue
de lArcade. Tu étais nue, tu étais folle, tu criais de joie sous
mes caresses, quand je me suis réveillé en sursaut roulé dans un
tapis sur ma terrasse, en pleine nuit détoiles. Le cri du muezzin
montait dun minaret voisin en claire et limpide fusée voluptueuse
plutôt que priante, et cest toi que jentendais encore en sortant
de mon rêve...
Quelle force mauvaise le poussait donc à continuer sa lecture
malgré lhorrible jalousie qui blanchissait ses lèvres,
contractait ses mains? Doucement, câlinement, Fanny essayait de
lui reprendre la lettre; mais il la lut jusquau bout, et après
celle-là une autre, puis une autre, les laissant tomber au fur et
à mesure avec un détachement de mépris, dindifférence, sans
regarder la flamme qui savivait dans la cheminée aux effusions
lyriques et passionnées du grand poète. Et quelquefois, dans le
débordement de cet amour exagéré à la température africaine, le
lyrisme de lamant sentachait de quelque grosse obscénité de
corps de garde dont auraient été surprises et scandalisées les
lectrices mondaines du _Livre de lAmour_, dun spiritualisme
raffiné, immaculé comme la corne dargent de la Yungfrau.
Misères du coeur! cest à ces passages surtout que Jean
sarrêtait, à ces souillures de la page, sans se douter des
tressauts nerveux qui chaque fois agitaient sa figure. Même il eut
le courage de ricaner à ce post-scriptum qui suivait le récit
éblouissant dune fête dAïssaouas: «Je relis ma lettre... il y a
vraiment des choses pas mal; mets-la-moi de côté, je pourrai men
servir...»
-- Un monsieur qui ne laissait rien traîner! fit-il en passant à
un autre feuillet de la même écriture où, sur un ton glacé dhomme
daffaires, La Gournerie réclamait un recueil de chansons arabes
et une paire de babouches en paille de riz.
Cétait la liquidation de leur amour. Ah! il avait su sen aller,
il était fort, celui-là...
Et sans sarrêter, Jean continuait à drainer ce marécage doù
montait une haleine chaude et malsaine. La nuit venue, il avait
mis la bougie sur la table, et parcourait des billets très courts,
illisiblement tracés comme au poinçon par de trop gros doigts qui
à tous moments, dans une brusquerie de désir ou de colère,
trouaient et déchiraient le papier. Les premiers temps dune
liaison avec Caoudal, rendez-vous, soupers, parties de campagne,
puis des brouilles, de suppliants retours, des cris, des injures
ignobles et basses douvrier, coupées tout à coup de drôleries, de
mots cocasses, de reproches sanglotés, toute la faiblesse mise à
nu du grand artiste devant la rupture et labandon.
Le feu prenait cela, allongeait de grands jets rouges où fumaient
et grésillaient la chair, le sang, les larmes dun homme de génie;
mais quimportait à Fanny, toute au jeune amant quelle
surveillait, dont lardente fièvre la brûlait à travers leurs
vêtements. Il venait de trouver un portrait à la plume signé
Gavarni, avec cette dédicace: _À mon amie Fanny Legrand, dans une
auberge de Dampierre, un jour quil pleuvait_. Une tête
intelligente et douloureuse, aux yeux caves, quelque chose damer
et de ravagé.
-- Qui est-ce?
-- André Dejoie... Jy tenais à cause de la signature...
Il eut un «Garde-le, tu es libre», si contraint, si malheureux,
quelle prit le dessin, le jeta au feu en chiffon, pendant que lui
sabîmait dans la correspondance du romancier, une suite navrante,
datée de plages dhiver, de villes deaux, où lécrivain envoyé
pour sa santé se désespérait de sa détresse physique et morale, se
forant le crâne pour y trouver une idée loin de Paris, et mêlait à
des demandes de potions, dordonnances, à des inquiétudes dargent
ou de métier, envois dépreuves, de billets renouvelés, toujours
le même cri de désir et dadoration vers ce beau corps de Sapho
que les médecins lui défendaient.
Jean murmurait, enragé et candide:
-- Mais quest-ce quils avaient donc tous pour être après toi
comme ça?...
Cétait pour lui la seule signification de ces lettres désolées,
confessant le désarroi dune de ces existences glorieuses
quenvient les jeunes gens et dont rêvent les femmes
romanesques... Oui, quavaient-ils donc tous? Et que leur faisait-
elle boire?... Il éprouvait la souffrance atroce dun homme qui,
garrotté, verrait outrager devant lui la femme quil aime; et,
pourtant, il ne pouvait se décider à vider dun coup, les yeux
fermés, ce fond de boîte.
À présent, venait le tour du graveur qui, misérable, inconnu, sans
autre célébrité que celle de la _Gazette des Tribunaux_, ne devait
sa place dans le reliquaire quau grand amour quon avait eu pour
lui. Déshonorantes, ces lettres datées de Mazas, et niaises,
gauches, sentimentales comme celles du troupier à sa payse. Mais
on y sentait, à travers les poncifs de romance, un accent de
sincérité dans la passion, un respect de la femme, un oubli de
soi-même qui le distinguait des autres, ce forçat; ainsi, quand il
demandait pardon à Fanny du crime de lavoir trop aimée, ou quand
du greffe du Palais de Justice, tout de suite après sa
condamnation, il écrivait sa joie de savoir sa maîtresse acquittée
et libre. Il ne se plaignait de rien; il avait eu près delle,
grâce à elle, deux ans dun bonheur si plein, si profond, que le
souvenir en suffirait pour remplir sa vie, adoucir lhorreur de
son sort, et il terminait par la demande dun service:
«Tu sais que jai un enfant au pays, dont la mère est morte depuis
longtemps; il vit chez une vieille parente, dans un coin si perdu
quon ny saura jamais rien de mon affaire. Largent qui me
restait, je le leur ai envoyé, disant que je partais très loin, en
voyage, et cest sur toi que je compte, ma bonne Nini, pour
tinformer de temps en temps de ce petit malheureux et menvoyer
de ses nouvelles...»
Comme preuve de lintérêt de Fanny, suivait une lettre de
remerciements et une autre, toute récente, ayant à peine six mois
de date: «Oh! tu es bonne dêtre venue... Que tu étais belle,
comme tu sentais bon, en face de ma veste de prisonnier dont
javais si grandhonte!...» et Jean sinterrompait, furieux:
-- Tu as donc continué à le voir?
-- De loin en loin, par charité...
-- Même depuis que nous sommes ensemble?
-- Oui, une fois, une seule, au parloir... on ne les voit que là.
-- Ah! tu es une bonne fille...
Cette idée que, malgré leur liaison, elle visitait ce faussaire,
lexaspérait plus que tout. Il était trop fier pour le dire; mais
un paquet de lettres, le dernier, noué dune faveur bleue sur des
petits caractères fins et penchés, une écriture de femme, déchaîna
toute sa colère.
«Je change de tunique après la course des chars... viens dans ma
loge...»
-- Non, non... ne lis pas ça...
Elle sautait sur lui, arrachait et jetait au feu toute la liasse,
sans quil eût compris dabord même en la voyant à ses genoux,
empourprée du reflet de la flamme et de la honte de son aveu:
-- Jétais jeune, cest Caoudal... ce grand fou... Je faisais ce
quil voulait.
Alors seulement il comprit, devint très pâle.
-- Ah! oui... Sapho... toute la lyre...
Et la repoussant du pied, comme une bête immonde:
-- Laisse-moi, ne me touche pas, tu me soulèves le coeur...
Son cri se perdit dans un effroyable grondement de tonnerre, tout
proche et prolongé, en même temps quune lueur vive éclairait la
chambre... Le feu!... Elle se dressa épouvantée, prit
machinalement la carafe restée sur la table, la vida sur cet amas
de papiers dont la flamme embrasait les suies du dernier hiver,
puis le pot à leau, les cruches, et se voyant impuissante, des
flammèches voletant jusquau milieu de la chambre, elle courut au
balcon en criant:
-- Au feu! au feu!
Les Hettéma arrivèrent les premiers, ensuite le concierge, les
sergents de ville. On criait:
-- Baissez la plaque!... montez sur le toit!... De leau, de
leau!... non, une couverture!...
Atterrés, ils regardaient leur intérieur envahi et souillé; puis,
lalerte finie, le feu éteint, quand le noir attroupement en bas,
sous le gaz de la rue, se fut dissipé, les voisins rassurés,
rentrés chez eux, les deux amants au milieu de ce gâchis deau, de
suie en boue, de meubles renversés et ruisselants, se sentirent
écoeurés et lâches, sans force pour reprendre la querelle ni faire
la chambre propre autour deux. Quelque chose de sinistre et de
bas venait dentrer dans leur vie; et, ce soir-là, oubliant leurs
répugnances anciennes, ils allèrent coucher à lhôtel.
Le sacrifice de Fanny ne devait servir à rien. De ces lettres
disparues, brûlées, des phrases entières retenues par coeur
hantaient la mémoire de lamoureux, lui montaient au visage en
coups de sang comme certains passages de mauvais livres. Et ces
anciens amants de sa maîtresse étaient presque tous des hommes
célèbres. Les morts se survivaient; les vivants, on voyait leurs
portraits et leurs noms partout, on parlait deux devant lui, et
chaque fois il éprouvait une gêne, comme dun lien de famille
douloureusement rompu.
Le mal lui affinant lesprit et les yeux, il arrivait bientôt à
retrouver chez Fanny la trace des influences premières, et les
mots, les idées, les habitudes quelle en avait gardés. cette
façon davancer le pouce comme pour façonner, pétrir lobjet dont
elle parlait avec un «Tu vois ça dici...» appartenait au
sculpteur. À Dejoie, elle avait pris la manie des queues de mots,
et les chansons populaires dont il avait publié un recueil,
célèbre à tous les coins de la France; à La Gournerie, son
intonation hautaine et méprisante, la sévérité de ses jugements
sur la littérature moderne.
Elle sétait assimilé tout cela, superposant les disparates, par
ce même phénomène de stratification qui permet de connaître lâge
et les révolutions de la terre à ses différentes couches
géologiques; et, peut-être, nétait-elle pas aussi intelligente
quelle lui avait semblé dabord. Mais il sagissait bien
dintelligence; sotte comme pas une, vulgaire et de dix ans plus
vieille encore, elle leût tenu par la force de son passé, par
cette jalousie basse qui le rongeait et dont il ne taisait plus
les irritations ni les rancoeurs, éclatant à tout propos contre
lun et lautre.
Les romans de Dejoie ne se vendaient plus, toute lédition
traînait le quai à vingt-cinq centimes. Et ce vieux fou de Caoudal
sentêtant à lamour à son âge...
-- Tu sais quil na plus de dents... Je le regardais à ce
déjeuner de Ville dAvray... Il mange comme les chèvres, sur le
devant de la bouche.
Fini aussi le talent. Quel four, sa Faunesse du dernier Salon! «Ça
ne tenait pas...» Un mot qui lui venait delle, «Ça ne tenait
pas...» et quelle-même gardait du sculpteur. Quand il
entreprenait ainsi un de ses rivaux du temps passé, Fanny faisait
chorus pour lui plaire; et lon aurait entendu ce gamin ignorant
de lart, de la vie, de tout, et cette fille superficielle,
frottée dun peu desprit à ces artistes fameux, les juger de
haut, les condamner doctoralement.
Mais lennemi intime de Gaussin, cétait Flamant le graveur. De
celui-là, il savait seulement quil était très beau, blond comme
lui, quon lui disait «mami», quon allait le voir en cachette,
et que lorsquil lattaquait comme les autres, lappelant «le
Forçat sentimental» ou «le Joli réclusionnaire», Fanny détournait
la tête sans un mot. Bientôt il accusa sa maîtresse de garder une
indulgence pour ce bandit, et elle dut sen expliquer doucement,
mais avec une certaine fermeté.
-- Tu sais bien que je ne laime plus, Jean, puisque je taime...
Je ne vais plus là-bas, je ne réponds pas à ses lettres; mais tu
ne me feras jamais dire du mal de lhomme qui ma adorée jusquà
la folie, jusquau crime...
À cet accent de franchise, ce quil y avait de meilleur en elle,
Jean ne protestait pas, mais il souffrait dune haine jalouse,
aiguisée dinquiétude, qui le ramenait parfois rue dAmsterdam en
surprise, au milieu du jour. «Si elle était allée le voir!»
Il la trouvait toujours là, casanière, inactive dans leur petit
logis comme une femme dOrient, ou bien au piano, donnant une
leçon de chant à leur grosse voisine, madame Hettéma. On sétait
lié depuis le soir du feu avec ces bonnes gens, placides et
pléthoriques, vivant dans un perpétuel courant dair, portes et
fenêtres ouvertes.
Le mari, dessinateur au Musée dartillerie, apportait de la
besogne chez lui, et chaque soir de la semaine, le dimanche toute
la journée, on le voyait penché sur sa large table à tréteaux,
suant, soufflant, en bras de chemise, secouant ses manches pour y
faire circuler lair, de la barbe jusque dans les yeux. Près de
lui, sa grosse femme en camisole sévaporait aussi, quoiquelle ne
fît jamais rien; et, pour se rafraîchir le sang, ils entamaient de
temps en temps un de leurs duos favoris.
Lintimité sétablit vite entre les deux ménages. Le matin, vers
dix heures, la forte voix dHettéma criait devant la porte: «Y
êtes-vous, Gaussin?» Et leurs bureaux se trouvant du même côté,
ils faisaient route ensemble. Bien lourd, bien vulgaire, de
quelques degrés sociaux plus bas que son jeune compagnon, le
dessinateur parlait peu, bredouillait comme sil avait eu autant
de barbe dans la bouche que sur les joues; mais on le sentait
brave homme, et le désarroi moral de Jean avait besoin de ce
contact-là. Il y tenait surtout à cause de sa maîtresse vivant
dans une solitude peuplée de souvenirs et de regrets plus
dangereux peut-être que les relations auxquelles elle avait
volontairement renoncé, et qui trouvait dans madame Hettéma, sans
cesse préoccupée de son homme, et de la surprise gourmande quelle
lui ferait pour dîner, et de la romance nouvelle quelle lui
chanterait au dessert, une relation honnête et saine.
Pourtant, quand lamitié se resserra jusquà des invitations
réciproques, un scrupule lui vint. Ces gens devaient les croire
mariés, sa conscience se refusait au mensonge, et il chargea Fanny
de prévenir la voisine, pour quil ny eût pas de malentendu. Cela
la fit beaucoup rire... Pauvre bébé! il ny avait que lui pour des
naïvetés pareilles...
-- Mais ils ne lont pas cru une minute que nous étions mariés...
Et ce quils sen moquent!... Si tu savais où il a été prendre sa
femme... Tout ce que jai fait, moi, cest de la Saint-Jean à
côté. Il ne la épousée que pour lavoir à lui tout seul, et tu
vois que le passé ne le gêne guère...
Il nen revenait pas. Une ancienne, cette bonne mère aux yeux
clairs, au petit rire denfant sur des traits de chair tendre, aux
provincialismes traînards, et pour qui les romances nétaient
jamais assez sentimentales, ni les mots trop distingués; et lui,
lhomme, si tranquille, si sûr dans son bien-être amoureux! Il le
regardait marcher à son côté, la pipe aux dents, avec de petits
souffles de béatitude, pendant que lui-même songeait toujours, se
dévorait de rage impuissante.
«Ça te passera, mami...» lui disait doucement Fanny aux heures où
lon se dit tout; et elle lapaisait, tendre et charmante comme au
premier jour, mais avec quelque chose dabandonné, que Jean ne
savait définir.
Cétait lallure plus libre et la façon de sexprimer, une
conscience de son pouvoir, des confidences bizarres et quil ne
lui demandait pas sur sa vie passée, ses débauches anciennes, ses
folies de curiosité. Elle ne se privait plus de fumer maintenant,
roulant entre ses doigts, posant sur tous les meubles léternelle
cigarette qui aveulit la journée des filles, et dans leurs
discussions elle émettait sur la vie, linfamie des hommes, la
coquinerie des femmes, les théories les plus cyniques. Jusquà ses
yeux, dont lexpression changeait, alourdis dune buée deau
dormante, où passait léclair dun rire libertin.
Et lintimité de leur tendresse se transformait aussi. Dabord
réservée avec la jeunesse de son amant dont elle respectait
lillusion première, la femme ne se gênait plus après avoir vu
leffet, sur cet enfant, de son passé de débauche brusquement
découvert, la fièvre de marécage dont elle lui avait allumé le
sang. Et les caresses perverses si longtemps retenues, tous ces
mots de délire que ses dents serrées arrêtaient au passage, elle
les lâchait à présent, sétalait, se livrait dans son plein de
courtisane amoureuse et savante, dans toute la gloire horrible de
Sapho.
Pudeur, réserve, à quoi bon? Les hommes sont tous pareils, enragés
de vice et de corruption, ce petit-là comme les autres. Les
appâter avec ce quils aiment, cest encore le meilleur moyen de
les tenir. Et ce quelle savait, ces dépravations du plaisir quon
lui avait inoculées, Jean les apprenait à son tour pour les passer
à dautres. Ainsi le poison va, se propage, brûlure de corps et
dâme, semblable à ces flambeaux dont parle le poète latin, et qui
couraient de main en main par le stade.
V
Dans leur chambre, à côté dun beau portrait de Fanny par James
Tissot, une épave des anciennes splendeurs de la fille, il y avait
un paysage du Midi, tout noir et blanc, grossièrement rendu sous
le soleil par un photographe de campagne.
Une côte rocheuse escaladée de vignes, étayée de muretins de
pierre, puis en haut, derrière des files de cyprès contre le vent
du nord, et saccotant à un petit bois de pins et de myrtes aux
clairs reflets, la grande maison blanche, moitié ferme et moitié
château, large perron, toiture italienne, portes écussonnées, que
continuaient les murailles rousses du _mas_ provençal, les
perchoirs pour les paons, la crèche aux troupeaux, la baie noire
des hangars ouverts sur le luisant des charrues et des herses. La
ruine danciens remparts, une tour énorme, déchiquetée sur un ciel
sans nuage, dominait le tout, avec quelques toits et le clocher
roman de Châteauneuf-des-Papes où les Gaussin dArmandy avaient
habité de tout temps.
Castelet, clos et domaine, riche de ses vignobles fameux comme
ceux de la Nerte et de lErmitage, se transmettait de père en
fils, indivis entre tous les enfants, mais toujours le cadet
faisait valoir, par cette tradition familiale denvoyer laîné
dans les consulats. Malheureusement la nature contrecarre souvent
ces projets; et sil y eut jamais un être incapable de gérer un
domaine, de gérer nimporte quoi, cétait bien Césaire Gaussin, à
qui incombait à vingt-quatre ans cette lourde responsabilité.
Libertin, coureur de tripots et de guilledoux villageois, Césaire,
ou plutôt _le Fénat_, le vaurien, le mauvais drôle, pour lui
garder son surnom de jeunesse, accentuait ce type contradictoire
qui apparaît de loin en loin dans les familles les plus austères,
dont il est comme la soupape déchappement.
En quelques années dincurie, de dilapidations imbéciles, de
bouillottes désastreuses aux cercles dAvignon et dOrange, le
clos fut hypothéqué, les caves de réserve mises à sec, les
récoltes à venir vendues davance; puis un jour, à la veille dune
saisie définitive, le Fénat imita la signature de son frère, fit
trois traites payables au consulat de Shang-Haï, persuadé quavant
léchéance il trouverait largent pour les retirer; mais elles
arrivèrent régulièrement à laîné avec une lettre éperdue avouant
la ruine et les faux. Le consul accourut à Châteauneuf, remédia à
cette situation désespérée, à laide de ses économies et de la dot
de sa femme, et voyant lincapacité du Fénat, il renonça à la
carrière qui souvrait pourtant brillante devant lui et se fit
simplement vigneron.
Un vrai Gaussin, celui-là, traditionnel jusquà la manie, violent
et calme, à la façon des volcans éteints qui gardent des menaces
et des réserves déruption, laborieux avec cela, très entendu à la
culture. Grâce à lui, Castelet prospéra, sagrandit de toutes les
terres jusquau Rhône, et, comme les chances humaines vont
toujours par compagnie, le petit Jean fit son apparition sous les
myrtes du domaine. Pendant ce temps, le Fénat errait par la
maison, anéanti sous le poids de sa faute, osant à peine lever les
yeux vers son frère dont le méprisant silence laccablait; il ne
respirait quaux champs, à la chasse, à la pêche, fatiguant son
chagrin à dineptes besognes, ramassant des escargots, se taillant
des cannes superbes de myrte ou de roseau, et déjeunant tout seul
dehors dune brochette de becs fins quil cuisait, sur un feu de
souches doliviers, au milieu de la garrigue. Le soir, rentré pour
dîner à la table fraternelle, il ne prononçait pas un mot, malgré
lindulgent sourire de sa belle-soeur, pitoyable au pauvre être et
le fournissant dargent de poche, en cachette de son mari qui
tenait rigueur au Fénat, moins pour ses sottises passées que pour
toutes celles à commettre; et en effet la grande incartade
réparée, lorgueil de Gaussin laîné fut mis à une nouvelle
épreuve.
Trois fois par semaine, venait en journée de couture, à Castelet,
une jolie fille de pêcheurs, Divonne Abrieu, née dans loseraie au
bord du Rhône, vraie plante fluviale à la tige ondulante et
longue. Sous sa _catalane_ à trois pièces enserrant sa petite tête
et dont les brides rejetées laissaient admirer lattache du cou
légèrement bistré comme le visage, jusquaux névés délicats de la
gorge et des épaules, elle faisait songer à quelque _done_ des
anciennes cours damour jadis tenues tout autour de Châteauneuf, à
Courthezon, à Vacqueiras, dans ces vieux donjons dont les ruines
seffritent par les collines.
Ce souvenir historique nétait pour rien dans lamour de Césaire,
âme simple, dénuée didéal et de lecture; mais, de petite taille,
il aimait les femmes grandes et fut pris dès le premier jour. Il
sy entendait, le Fénat, à ces aventures villageoises; une
contredanse au bal le dimanche, un cadeau de gibier, puis à la
première rencontre en pleins champs la vive attaque à la renverse,
sur la lavande ou le paillis. Il se trouva que Divonne ne dansait
pas, quelle rapporta le gibier à la cuisine, et que solide comme
un de ces peupliers de rive, blancs et flexibles, elle envoya le
séducteur rouler à dix pas. Depuis, elle le tint à distance avec
la pointe des ciseaux pendus à sa ceinture par un clavier dacier,
le rendit fou damour, si bien quil parla dépouser et se confia
à sa belle soeur. Celle-ci, connaissant Divonne Abrieu depuis
lenfance, la sachant sérieuse et délicate, trouvait dans le fond
de son coeur que cette mésalliance serait peut-être le salut du
Fénat; mais la fierté du consul se révoltait à lidée dun Gaussin
dArmandy épousant une paysanne: «Si Césaire fait cela, je ne le
revois plus...» et il tint parole.
Césaire marié quitta Castelet, alla vivre au bord du Rhône chez
les parents de sa femme, dune petite rente que lui servait son
frère et quapportait tous les mois lindulgente belle-soeur. Le
petit Jean accompagnait sa mère dans ses visites, ravi de la
cabane des Abrieu, sorte de rotonde enfumée, secouée par la
tramontane ou le mistral, et que soutenait une poutre unique et
verticale comme un mât. La porte ouverte encadrait le petit môle
où séchaient les filets, où luisait et frétillait largent vif et
nacré des écailles; au bas deux ou trois grosses barques houlant
et criant sur leurs amarres, et le grand fleuve joyeux, large,
lumineux, tout rebroussé par le vent contre ses îles en touffes
dun vert pâle. Et, tout petit, Jean prenait là son goût des
lointains voyages, et de la mer quil navait pas encore vue.
Cet exil de loncle Césaire dura deux ou trois ans, naurait
jamais fini peut-être sans un événement familial, la naissance des
deux petites bessonnes, Marthe et Marie. La mère tomba malade à la
suite de cette double couche, et Césaire et sa femme eurent la
permission de venir la voir. La réconciliation des deux frères
suivit, irraisonnée, instinctive, par la toute-puissance du même
sang; le ménage habita Castelet, et comme une incurable anémie,
compliquée bientôt de goutte rhumatismale, immobilisait la pauvre
mère, Divonne se trouva chargée de mener la maison, de surveiller
la nourriture des petites, le personnel nombreux, daller voir
Jean deux fois la semaine au lycée dAvignon, sans compter que le
soin de sa malade la réclamait à toute heure.
Femme dordre et de tête, elle suppléait à linstruction qui lui
manquait, par son intelligence, son âpreté paysanne, les lambeaux
détudes restés dans la cervelle du Fénat dompté et discipliné. Le
consul se reposait sur elle de toute la dépense de la maison, très
lourde avec ses charges accrues et des revenus diminuant dannée
en année, rongés au pied des vignes par le phylloxera. Toute la
plaine était atteinte, mais le clos résistait encore, et cétait
la préoccupation du consul: sauver le clos à force de recherches
et dexpériences.
Cette Divonne Abrieu qui restait fidèle à ses coiffes, à son
clavier dartisane et se tenait si modestement à sa place
dintendante, de dame de compagnie, garda la maison de la gêne, en
ces années de crise, la malade toujours entourée des mêmes soins
coûteux, les petites élevées près de leur mère, en demoiselles, la
pension de Jean régulièrement payée, dabord au lycée, puis à Aix
où il faisait son droit, enfin à Paris où il était allé lachever.
Par quels miracles dordre, de vigilance y arrivait-elle, tous
lignoraient comme elle-même. Mais chaque fois que Jean songeait à
Castelet, quil levait les yeux vers la photographie à reflets
pâles, effacée de lumière, la première figure évoquée, le premier
nom prononcé, cétait Divonne, la paysanne au grand coeur quil
sentait cachée derrière la gentilhommière et la tenant debout par
leffort de sa volonté. Depuis quelques jours cependant, depuis
quil savait ce quétait sa maîtresse, il évitait de prononcer ce
nom vénéré devant elle, comme celui de sa mère ni daucun des
siens; même la photographie le gênait à regarder, déplacée, égarée
à cette muraille, au-dessus du lit de Sapho.
Un jour, en rentrant dîner, il fut surpris de voir trois couverts
au lieu de deux, plus encore de trouver Fanny en train de jouer
aux cartes avec un petit homme quil ne reconnut pas dabord, mais
qui en se retournant lui montra les yeux clairs de chèvre folle,
le grand nez conquérant dans une face hâlée et poupine, le crâne
chauve et la barbe de ligueur de loncle Césaire. Au cri de son
neveu, il répondit sans lâcher les cartes:
-- Tu vois, je ne mennuie pas, je fais un bésigue avec ma nièce.
Sa nièce!
Et Jean qui cachait si soigneusement sa liaison à tout le monde.
Cette familiarité lui déplut, et les choses que Césaire lui
débitait à voix basse, pendant que Fanny soccupait du dîner...
-- Mon compliment, petit... des yeux... des bras... un morceau de
roi.
Ce fut bien pis, quand à table le Fénat se mit à parler sans
aucune réserve des affaires de Castelet, de ce qui lamenait à
Paris.
Le prétexte du voyage cétait de largent à toucher, huit mille
francs quil avait prêtés autrefois à son ami Courbebaisse et
quil ne comptait jamais revoir, quand une lettre du notaire lui
avait appris et la mort de Courbebaisse, _pechère_! et le
remboursement tout prêt de ses huit mille francs. Mais le vrai
motif, car on aurait pu lui faire parvenir largent:
-- Le vrai motif cest la santé de ta mère, mon pauvre... Depuis
quelque temps elle saffaiblit beaucoup, et des fois quil y a, sa
tête déménage, elle oublie tout, jusquau nom des petites. Lautre
soir, ton père sortait de sa chambre, elle a demandé à Divonne qui
était ce bon Monsieur qui venait la voir si souvent. Personne ne
sest encore aperçu de cela que ta tante, et elle ne men a parlé
que pour me décider à venir consulter Bouchereau sur létat de la
pauvre femme quil a soignée autrefois.
-- Avez-vous eu déjà des fous dans votre famille? demanda Fanny,
lair doctoral et grave, son air La Gournerie.
-- Jamais... dit le Fénat, ajoutant avec un sourire malin, froncé
jusquaux tempes, quil avait été un peu toqué dans sa jeunesse...
mais ma folie ne déplaisait pas aux dames, et lon na pas eu
besoin de menfermer.
Jean les regardait, navré. Au chagrin que lui causait la triste
nouvelle, se joignait un oppressant malaise dentendre cette femme
parler de sa mère, de ses infirmités dâge critique, avec le libre
langage et lexpérience dune matrone, les coudes sur la nappe, en
roulant une cigarette. Et lautre, bavard, indiscret,
sabandonnait, disait les secrets intimes de la famille.
Ah! les vignes... fichues les vignes!... Et le clos lui-même nen
avait plus pour longtemps; la moitié des cépages était déjà
dévorée, et lon ne conservait le reste que par miracle, en
soignant chaque grappe, chaque grain comme des enfants malades,
avec des drogues qui coûtaient cher. Le terrible, cest que le
consul sentêtait à planter toujours de nouveaux ceps que le ver
attaquait, au lieu de laisser à la culture des oliviers, des
câpriers, toute cette bonne terre inutile couverte de pampres
lépreux et roussis.
Heureusement quil avait, lui, Césaire, quelques hectares au bord
du Rhône, quil soignait par limmersion, une découverte superbe
applicable seulement dans les terrains bas. Déjà une bonne récolte
lencourageait, dun petit vin pas très chaud, «du vin de
grenouille», disait le consul dédaigneusement; mais le Fénat
sentêtait aussi, et, avec les huit mille francs de Courbebaisse,
il allait acheter la Piboulette...
-- Tu sais, petit, la première île sur le Rhône, en aval des
Abrieu... mais ceci entre nous, il faut que personne à Castelet ne
se doute de rien encore...
-- Pas même Divonne, mon oncle? demanda Fanny en souriant...
Au nom de sa femme, les yeux du Fénat se mouillèrent:
-- Oh! Divonne, je ne fais jamais rien sans elle. Elle a foi dans
mon idée dailleurs, et serait si heureuse que son pauvre Césaire
refît la fortune de Castelet, après en avoir commencé la ruine.
Jean frémit; allait-il donc faire sa confession, raconter cette
lamentable histoire des faux? Mais le Provençal tout à sa
tendresse pour Divonne, sétait mis à parler delle, du bonheur
quelle lui donnait. Et si belle avec ça, si magnifiquement
charpentée:
-- Tenez, ma nièce, vous qui êtes femme, vous devez vous y
connaître.
Il lui tendait un portrait-carte, tiré de son portefeuille, et qui
ne le quittait jamais.
À laccent filial de Jean quand il parlait de sa tante, aux
conseils maternels de la paysanne écrits dune grande écriture, un
peu tremblée, Fanny se figurait une de ces villageoises à marmotte
de Seine-et-Oise, et resta saisie devant ce joli visage aux lignes
pures, éclairci par létroite coiffe blanche, cette taille
élégante et souple dune femme de trente cinq ans.
-- Très belle en effet... dit-elle en pinçant les lèvres, dune
intonation singulière.
-- Et une charpente! fit loncle qui tenait à son image.
Puis on passa sur le balcon. Après une journée chaude dont le zinc
de la véranda brûlait encore, il tombait, dun nuage perdu, une
fine pluie darrosage qui rafraîchissait lair, tintait gaiement
sur les toits, éclaboussait les trottoirs. Paris riait sous cette
ondée, et le train de la foule, des voitures, toute cette rumeur
montante grisait le provincial, remuait dans sa tête vide et
mobile comme un grelot, des rappels de jeunesse, et dun séjour de
trois mois quil avait fait, quelque trente ans auparavant, chez
son ami Courbebaisse.
Quelle noce, mes enfants, quelles bordées!... Et leur entrée au
Prado une nuit de mi-carême, Courbebaisse en chicard, et sa
maîtresse, la Mornas, en marchande de chansons, un déguisement qui
lui avait porté chance puisquelle était devenue une célébrité de
café-concert. Lui-même, loncle, remorquait un petit chiffon du
quartier que lon appelait Pellicule... Et tout ragaillardi, il
riait de la bouche jusquaux tempes, fredonnait des airs à danser,
saisissait en mesure sa nièce par la taille. À minuit, quand il
les quitta pour gagner lhôtel Cujas, le seul quil connût dans
Paris, il chantait à pleine gorge dans lescalier, envoyait des
baisers à sa nièce qui léclairait, et criait à Jean:
-- Tu sais, prends garde à toi!...
Dès quil fut parti, Fanny dont le front gardait un pli préoccupé,
passa vivement dans son cabinet de toilette et, par la porte
restée entrouverte, pendant que Jean se couchait, elle commençait
dune voix presque insouciante.
-- Dis donc, elle est très jolie, ta tante... ça ne métonne plus
si tu en parlais si souvent... Vous avez dû lui en faire porter à
ce pauvre Fénat, une tête à ça du reste...
Il protestait de toute son indignation... Divonne! une seconde
mère pour lui, qui, tout petit, le soignait, lhabillait... Elle
lavait sauvé dune maladie, de la mort... non, jamais la
tentation ne lui serait venue dune infamie pareille.
-- Va donc, va donc, reprenait la voix stridente de la femme, des
épingles à coiffer entre les dents, tu ne me feras pas croire
quavec ces yeux-là et la belle charpente dont parlait cet
imbécile, sa Divonne ait pu rester sans désir à côté dun joli
blond à peau de fille comme toi?... Vois-tu, des bords du Rhône ou
dailleurs, nous sommes toutes les mêmes...
Elle le disait avec conviction, croyant son sexe entier facile à
tout caprice et vaincu du premier désir. Lui, se défendait, mais
troublé, interrogeant ses souvenirs, se demandant si jamais le
frôlement dune innocente caresse avait pu lavertir dun danger
quelconque; et quoique ne trouvant rien, la candeur de son
affection restait atteinte, le pur camée rayé dun coup dongle.
-- Tiens!... regarde... la coiffe de ton pays...
Sur ses beaux cheveux, massés en deux longs bandeaux, elle avait
épinglé un fichu blanc qui imitait assez bien la catalane, le
béguin à trois pièces des filles de Châteauneuf; et, droite devant
lui, dans les plis laiteux de sa batiste de nuit, les yeux
brûlants, elle lui demandait:
-- Est-ce que je ressemble à Divonne?
Oh! non, pas du tout; elle ne ressemblait quà elle-même sous ce
petit bonnet rappelant lautre, celui de Saint-Lazare, qui la
rendait si jolie, disait-on, pendant quelle envoyait à son forçat
un baiser dadieu en plein tribunal:
-- Tennuie pas, mami, les beaux jours reviendront...
Et ce souvenir lui fit tant de mal que, sitôt sa maîtresse
couchée, il éteignit bien vite, pour ne plus la voir.
Le lendemain de bonne heure, loncle arrivait en casseur, la canne
haute, criant: «Ohé! les bébés», avec lintonation fringante et
protégeante quavait Courbebaisse autrefois quand il venait le
chercher dans les bras de Pellicule. Il paraissait encore plus
excité que la veille: lhôtel Cujas, sans doute, et surtout les
huit mille francs pliés dans son portefeuille. Largent de la
Piboulette, bé oui, mais il avait bien le droit den distraire
quelques louis pour offrir un déjeuner à la campagne à sa
nièce!...
«Et Bouchereau?» observa le neveu, qui ne pouvait manquer son
ministère deux jours de suite. Il fut convenu quon déjeunerait
aux Champs-Élysées et que les deux hommes iraient après à la
consultation.
Ce nétait pas ce que le Fénat avait rêvé, larrivée à Saint Cloud
en grande remise, du champagne plein la voiture; mais le repas fut
charmant tout de même sur la terrasse du restaurant ombragée
dacacias et de vernis du Japon, que traversaient les flonflons
dune répétition de jour au voisin café-concert. Césaire, très
bavard, très galant, mit toutes ses grâces à lair pour éblouir la
Parisienne. Il «attrapait» les garçons, complimentait le chef de
sa sauce meunière; et Fanny riait dun élan bête et forcé, dune
niaiserie de cabinet particulier, qui fit de la peine à Gaussin,
ainsi que lintimité sétablissant entre loncle et la nièce par-
dessus sa tête.
On eût dit des amis de vingt ans. Le Fénat, devenu sentimental
avec les vins de dessert, parlait de Castelet, de Divonne et aussi
de son petit Jean; il était heureux de le savoir avec elle, une
femme sérieuse qui lempêcherait de faire des sottises. Et sur le
caractère un peu ombrageux du jeune homme, la façon de le prendre,
il lui donnait des conseils comme à une jeune mariée en lui
tapotant les bras, la langue épaisse, loeil éteint et mouillé.
Il se dégrisa chez Bouchereau. Deux heures dattente au premier
étage de la place Vendôme, dans ses grands salons, hauts et
froids, encombrés dune foule silencieuse et angoissée; lenfer de
la douleur dont ils traversèrent successivement tous les cercles,
passant de pièce en pièce jusquau cabinet de lillustre savant.
Bouchereau, avec sa mémoire prodigieuse, se souvint très bien de
Mme Gaussin, étant venu en consultation à Castelet dix ans
auparavant au commencement de la maladie; il sen fit raconter les
différentes phases, relut les ordonnances anciennes et, tout de
suite, rassura les deux hommes sur les accidents cérébraux qui
venaient de se produire et quil attribuait à lemploi de certains
médicaments. Pendant quimmobile, ses gros sourcils baissés sur
ses petits yeux aigus et fouilleurs, il écrivait une longue lettre
à son confrère dAvignon, loncle et le neveu écoutaient, retenant
leur souffle, le grincement de cette plume qui couvrait pour eux,
à elle seule, toute la rumeur du Paris luxueux; et subitement leur
apparaissait la puissance du médecin dans les temps modernes,
dernier prêtre, croyance suprême, invincible superstition...
Césaire sortit de là, sérieux et refroidi:
-- Je rentre à lhôtel boucler ma malle, lair de Paris est
mauvais pour moi, vois-tu, petit... si jy restais, je ferais des
bêtises. Je prendrai ce soir le train de sept heures, excuse-moi
près de ma nièce, hé?
Jean se garda bien de le retenir, effrayé de son enfantillage, de
sa légèreté; et le lendemain, en séveillant, il se félicitait de
le savoir rentré, sous clé, près de Divonne, quand on le vit
apparaître, la figure à lenvers, le linge en désordre:
-- Bon Dieu! mon oncle, que vous arrive-t-il?
Effondré dans un fauteuil, sans voix et sans gestes dabord, mais
sanimant à mesure, loncle avoua une rencontre du temps de
Courbebaisse, le dîner trop copieux, les huit mille francs perdus
la nuit dans un tripot... Plus un sou, rien!... Comment rentrer
là-bas, raconter ça à Divonne! Et lachat de la Piboulette... Tout
à coup pris dune sorte de délire, il se mettait les mains sur les
yeux, les pouces bouchant les oreilles, et hurlant, sanglotant,
déchaîné, le Méridional sinvectivait, étalait son remords dans
une confession générale de toute sa vie. Il était la honte et le
malheur des siens; des types tels que lui dans les familles on
aurait le droit de les abattre comme des loups. Sans la générosité
de son frère où serait-il?... Au bagne avec les voleurs et les
faussaires.
-- Mon oncle, mon oncle!... disait Gaussin très malheureux,
essayant de larrêter.
Mais lautre, volontairement aveugle et sourd, se délectait à ce
témoignage public de son crime, raconté dans les moindres détails,
tandis que Fanny le regardait avec une pitié mêlée dadmiration.
Un passionné au moins celui-là, un brûle-tout comme elle les
aimait; et, remuée dans ses entrailles de bonne fille, elle
cherchait un moyen de lui venir en aide. Mais lequel? Elle ne
voyait plus personne depuis un an, Jean navait aucune relation...
Subitement un nom lui vint à lesprit: Déchelette!... Il devait
être à Paris en ce moment, et cétait un si bon garçon.
-- Mais je le connais à peine... dit Jean.
-- Jirai, moi....
-- Comment! tu veux?
-- Pourquoi pas?
Leurs regards se croisèrent et se comprirent. Déchelette aussi
avait été son amant, lamant dune nuit quelle se rappelait à
peine. Mais lui nen oubliait pas un; ils étaient tous en rang
dans sa tête, comme les saints dun calendrier.
-- Si cela tennuie... fit-elle un peu gênée.
Alors Césaire, qui, pendant ce court débat sétait interrompu de
crier, très anxieux, tourna vers eux un tel regard de supplication
désespérée, que Jean se résigna, consentit entre les dents...
Quelle leur parut longue cette heure, à tous deux, déchirés par
des pensées quils ne savouaient pas, appuyés au balcon, guettant
la rentrée de la femme.
-- Cest donc bien loin, ce Déchelette?...
-- Mais non, rue de Rome... à deux pas, répondait Jean furieux, et
trouvant, lui aussi, que Fanny était bien longue à revenir.
Il essayait de se tranquilliser avec la devise amoureuse de
lingénieur «pas de lendemain», et la façon méprisante dont il
lavait entendu parler de Sapho, comme dune ancienne de la vie
galante; mais sa fierté damant se révoltait, et il aurait presque
souhaité que Déchelette la trouvât encore belle et désirable. Ah!
ce vieux toqué de Césaire avait bien besoin de rouvrir ainsi
toutes les plaies.
Enfin le mantelet de Fanny tourna langle de la rue. Elle,
rentrait, rayonnante:
-- Cest fait... jai largent.
Les huit mille francs étalés devant lui, loncle pleurait de joie,
voulait faire un reçu, fixer les intérêts, la date du
remboursement.
-- Inutile, mon oncle... Je nai pas prononcé votre nom... Cest à
moi quon a prêté cet argent, cest à moi que vous le devez, et
aussi longtemps quil vous plaira.
-- Des services pareils, mon enfant, répondait Césaire transporté
de reconnaissance, on les paye avec de lamitié qui ne finit
plus...
Et dans la gare, où Gaussin laccompagnait pour être assuré cette
fois de son départ, il répétait les larmes aux yeux:
-- Quelle femme, quel trésor!... Il faut la rendre heureuse, vois-
tu...
Jean resta très fâché de cette aventure, sentant sa chaîne, déjà
si lourde, se river de plus en plus, et se confondre deux choses
que sa délicatesse native avait toujours tenues séparées et
distinctes: la famille et sa liaison. À présent, Césaire mettait
la maîtresse au courant de ses travaux, de ses plantations, lui
donnait des nouvelles de tout Castelet; et Fanny critiquait
lobstination du consul dans laffaire des vignes, parlait de la
santé de la mère, irritait Jean dune sollicitude ou de conseils
déplacés. Jamais dallusion au service rendu par exemple, ni à
lancienne aventure du Fénat, à cette tare de la maison dArmandy,
que loncle avait livrée devant elle. Une seule fois elle sen
faisait une arme de riposte, dans les circonstances que voici:
Ils rentraient du théâtre, et montaient en voiture, sous la pluie,
à une station du boulevard. Léquipage, une de ces guimbardes qui
ne roulent quaprès minuit, fut long à démarrer, lhomme endormi,
la bête secouant sa musette. Pendant quils attendaient à couvert
dans le fiacre, un vieux cocher, en train de rajuster une mèche à
son fouet, sapprocha tranquillement de la portière, son filin
entre les dents, et dit à Fanny dune voix cassée qui puait le
vin:
-- Bonsoir... Comment quà ça va? Tiens, cest vous?
Elle eut un petit tressaut vite réprimé et, tout bas, à son amant:
-- Mon père!...
Son père, ce maraudeur à la longue lévite dancienne livrée,
souillée de boue, aux boutons de métal arrachés, et montrant sous
le gaz du trottoir une face bouffie, apoplectisée dalcool, où
Gaussin croyait retrouver en vulgaire le profil régulier et
sensuel de Fanny, ses larges yeux de jouisseuse! Sans se
préoccuper de lhomme qui accompagnait sa fille, et comme sil ne
leût pas vu, le père Legrand donnait des nouvelles de la maison.
-- La vieille est à Necker depuis quinze jours, elle file un
mauvais coton... Va donc la voir un de ces jeudis, ça y donnera du
courage... Moi, heureusement, le coffre est solide; toujours bon
fouet, bonne mèche. Seulement le commerce ne va pas fort... Si
tavais besoin dun bon cocher au mois, ça ferait joliment mon
affaire... Non? tant pis alors, et à la revoyure...
Ils se serrèrent les mains mollement; le fiacre partit.
«Hein? crois-tu...» murmurait Fanny; et tout de suite elle se mit
à lui parler longuement de sa famille, ce quelle avait toujours
évité... «cétait si laid, si bas...» mais on se connaissait mieux
maintenant; on navait plus rien à se cacher. Elle était née au
Moulin-aux-Anglais, dans la banlieue, de ce père, ancien dragon,
qui faisait le service des voitures de Paris à Châtillon, et dune
servante dauberge, entre deux tournées de comptoir. Elle navait
pas connu sa mère, morte en couches; seulement les patrons du
relais, braves gens, obligèrent le père à reconnaître sa petite et
à payer les mois de nourrice. Il nosa pas refuser, car il devait
gros dans la maison, et quand Fanny eut quatre ans il lemmenait
sur sa voiture comme un petit chien, nichée en haut, sous la
bâche, amusée de rouler ainsi par les chemins, de voir la lumière
des lanternes courir des deux côtés, fumer et haleter le dos des
bêtes, de sendormir au noir, à la bise, en entendant sonner les
grelots.
Mais le père Legrand se fatigua vite de cette pose à la paternité;
si peu que ça coûtât, il fallait la nourrir, lhabiller, cette
morveuse. Puis elle le gênait pour un mariage avec la veuve dun
maraîcher dont il guignait les cloches à melon, les choux en
carrés alignés sur son itinéraire. Elle eut alors la sensation
très nette que son père voulait la perdre; cétait son idée fixe
divrogne, se débarrasser de lenfant à toute force, et si la
veuve elle-même, la brave mère Machaume, navait pris la fillette
sous sa protection...
-- Au fait tu las connue, Machaume, dit Fanny.
-- Comment! cette servante que jai vue chez toi...
-- Cétait ma belle-mère... Elle avait été si bonne pour moi quand
jétais petite; je la prenais pour larracher à son gueux de mari
qui, après lui avoir mangé tout son bien, la rouait de coups,
lobligeait à servir une gaupe avec laquelle il vivait... Ah! la
pauvre Machaume, elle sait ce que coûte un bel homme. Eh bien!
quand elle ma eu quittée, malgré tout ce que jai pu lui dire,
elle est courue se remettre avec lui et, maintenant, la voilà à
lhospice. Comme il se laisse aller sans elle, le vieux gredin!
était-il sale! quelle mine de rouleur! il ny a que son fouet...
as-tu vu comme il le tenait droit?... Même saoul à tomber, il le
porte devant lui comme un cierge, le serre dans sa chambre; il na
jamais eu que ça de propre... Bon fouet, bonne mèche, cest son
mot.
Elle en parlait inconsciemment, ainsi que dun étranger, sans
dégoût ni honte; et Jean sépouvantait à lentendre. Ce père!...
cette mère!... en face de la figure sévère du consul et de
langélique sourire de Mme Gaussin!... Et comprenant tout à coup
ce quil y avait dans le silence de son amant, quelle révolte
contre ce gâchis social dont il séclaboussait auprès delle:
-- Après tout, dit Fanny sur un ton philosophe, cest un peu ça
dans toutes les familles, on nen est pas responsable... moi, jai
mon père Legrand; toi, tu as ton oncle Césaire.
VI
«Mon cher enfant, je técris encore toute tremblante du gros
tourment que nous venons davoir; nos bessonnes disparues, parties
de Castelet pendant tout un jour, une nuit et la matinée du
lendemain!...
«Cest dimanche, à lheure du déjeuner, quon sest aperçu que les
petites manquaient. Je les avais faites belles pour la messe de
huit heures où le consul devait les conduire, puis je ne men
étais plus occupée, retenue auprès de la mère plus nerveuse que
dhabitude, comme sentant le malheur qui rôdait autour de nous. Tu
sais quelle a toujours eu ça depuis sa maladie, de prévoir ce qui
doit arriver; et moins elle peut bouger, plus sa tête travaille.
«Ta mère dans sa chambre heureusement, tu nous vois tous à la
salle, attendant les petites; on les appelle par le clos, le
berger souffle avec sa grosse coquille à ramener les brebis, puis
Césaire dun côté, moi dun autre, Rousseline, Tardive, nous voilà
tous à galoper dans Castelet et, chaque fois, en nous rencontrant:
«Eh bien? -- Rien vu.» À la fin on nosait plus demander; le coeur
battant, on allait au puits, au bas des hautes fenêtres du
grenier... Quelle journée!... et il me fallait monter à tout
moment près de ta mère, sourire dun air tranquille, expliquer
labsence des petites en disant que je les avais envoyées passer
le dimanche chez leur tante de Villamuris. Elle avait paru le
croire; mais tard dans la soirée, pendant que je la veillais,
guettant derrière la vitre les lumières qui couraient dans la
plaine et sur le Rhône à la recherche des enfants, je lentendis
qui pleurait doucement dans son lit; et comme je linterrogeais:
«Je pleure pour quelque chose que lon me cache, mais que jai
deviné tout de même...», me répondit-elle de cette voix de petite
fille qui lui est revenue à force de souffrance; et sans plus nous
parler, nous nous inquiétions toutes deux, à part dans notre
chagrin...
«Enfin, mon cher enfant, pour ne pas faire durer cette pénible
histoire, le lundi matin nos petites nous furent ramenées par les
ouvriers que ton oncle occupe dans lîle et qui les avaient
trouvées sur un tas de sarments, pâles de froid et de faim après
cette nuit en plein air, au milieu de leau. Et voici ce quelles
nous ont conté dans linnocence de leurs petits coeurs. Depuis
longtemps lidée les tourmentait de faire comme leurs patronnes
Marthe et Marie dont elles avaient lu lhistoire, de sen aller
dans un bateau sans voiles, ni rames, ni provisions daucune
sorte, répandre lÉvangile sur le premier rivage où les pousserait
le souffle de Dieu. Dimanche donc après la messe, détachant une
barque à la pêcherie et sagenouillant au fond comme les saintes
femmes, tandis que le courant les emportait, elles sen sont
allées doucement, échouer dans les roseaux de la Piboulette,
malgré les grandes eaux de la saison, les coups de vent, les
_révouluns_... Oui, le bon Dieu les gardait et cest lui qui nous
les a rendues, les jolies! ayant un peu fripé leurs guimpes du
dimanche et gâté la dorure de leurs paroissiens. On na pas eu la
force de les gronder, seulement de grands baisers à bras ouverts;
mais nous sommes tous restés malades de la peur que nous avons
eue.
«La plus frappée, cest ta mère qui, sans que nous lui ayons
encore rien raconté, a senti, comme elle dit, passer la mort sur
castelet, et garde, elle si tranquille, si gaie dordinaire, une
tristesse que rien ne peut guérir, malgré que ton père, moi, tout
le monde nous nous serrions tendrement autour delle... Et si je
te disais, mon Jean, que cest de toi, surtout, quelle languit et
sinquiète. Elle nose pas lavouer devant le père qui veut quon
te laisse à ton travail, mais tu nes pas venu après ton examen
comme tu lavais promis. Fais-nous la surprise pour les fêtes de
Noël; que notre malade reprenne son bon sourire. Si tu savais,
quand on ne les a plus, ses vieux, comme on regrette de ne pas
leur avoir donné plus de temps...»
Debout près de la fenêtre où filtrait un jour paresseux dhiver
sous le brouillard, Jean lisait cette lettre, en savourait le
bouquet sauvage, les chers souvenirs de tendresse et de soleil.
-- Quest-ce que cest?... fais voir...
Fanny venait de séveiller à la jaune lueur du rideau écarté et,
toute bouffie de sommeil, allongeait machinalement la main vers le
paquet de maryland à demeure sur la table de nuit. Il hésita,
sachant la jalousie quexaspérait en sa maîtresse le nom seul de
Divonne; mais comment dissimuler le billet dont elle reconnaissait
la provenance et le format?
Dabord lescapade des fillettes lémut gentiment, tandis que, les
bras et la gorge à lair, dressée sur loreiller dans le flot de
ses cheveux bruns, elle lisait tout en roulant une cigarette; mais
la fin lirrita jusquà la fureur, et chiffonnant et jetant la
lettre par la chambre:
-- Je ten collerai, moi, des saintes femmes!... Tout ça des
inventions pour te faire partir... Son beau neveu lui manque à
cette...
Il voulut larrêter, empêcher le mot ordurier quelle lança et
bien dautres à la file. Jamais elle ne sétait encore emportée
aussi grossièrement devant lui, dans ce débordement de colère
fangeuse, dégout crevé lâchant sa vase et sa puanteur. Tout
largot de son passé de fille et de voyou gonflait son cou,
détendait sa lèvre.
Pas malin de voir ce quils voulaient tous là-bas... Césaire avait
parlé, et lon combinait ça en famille de rompre leur liaison, de
lattirer au pays avec la belle charpente de la Divonne pour
amorce.
-- Dabord, tu sais, si tu pars, moi je lui écris à ton cocu... Je
lavertis... ah mais!...
En parlant, elle se ramassait haineusement sur le lit, blême, la
face creuse, les traits grandis, comme une bête méchante prête à
bondir.
Et Gaussin se rappelait lavoir vue ainsi rue de lArcade; mais
cétait contre lui maintenant, cette haine rugie qui lui donnait
la tentation de tomber sur sa maîtresse et de la battre, car en
ces amours de chair où lestime et le respect de lêtre aimé sont
néant, la brutalité surgit toujours dans la colère ou les
caresses. Il eut peur de lui-même, séchappa pour son bureau, et
tout en marchant il sindignait contre cette vie quil sétait
faite. Ça lui apprendrait à se livrer à une pareille femme!... Que
dinfamies, que dhorreurs!... Ses soeurs, sa mère, il y en avait
eu pour tout le monde... Quoi! pas même le droit daller voir les
siens. Mais dans quel bagne sétait-il donc enfermé? Et toute
lhistoire de leur liaison lui apparaissant, il voyait comment les
beaux bras nus de lÉgyptienne, noués à son cou le soir du bal,
sétaient cramponnés despotes et forts, lisolant de ses amis, de
sa famille. Maintenant, sa résolution était prise. Le soir même
et, coûte que coûte, il partirait pour Castelet.
Quelques affaires expédiées, son congé obtenu au ministère, il
revint chez lui de bonne heure, sattendant à une scène terrible,
prêt à tout, même à la rupture. Mais le bonjour bien doux que
Fanny lui dit tout de suite, ses yeux gros, ses joues comme
amollies de larmes, lui laissèrent à peine le courage dune
volonté.
-- Je pars ce soir... fit-il en se raidissant.
-- Tu as raison, mami... Va voir ta mère, et surtout... Elle se
rapprochait câlinement... Oublie comme jai été méchante, je
taime trop, cest ma folie...
Tout le restant du jour, faisant la malle avec de coquettes
sollicitudes, ramenée à la douceur des premiers temps, elle garda
cette attitude repentie, peut-être dans lespoir de le retenir.
Pourtant, pas une fois elle ne lui demanda: «Reste...» et lorsque
à la dernière minute, tout espoir perdu devant les apprêts
définitifs, elle se frôlait, se serrait contre son amant, tâchant
de limprégner delle pour toute la durée de la route et de
labsence, son adieu, son baiser ne murmurèrent que ceci:
-- Dis, Jean, tu ne men veux pas?...
Oh! livresse, au matin, de séveiller dans sa petite chambre
denfant, le coeur encore chaud des étreintes familiales, des
belles effusions de larrivée, de retrouver à la même place, sur
la moustiquaire de son lit étroit, la même barre lumineuse quy
cherchaient ses réveils passés, dentendre les cris des paons sur
leurs perchoirs, grincer la poulie du puits, le culbutement à
pattes pressées du troupeau, et lorsquil eut fait claquer ses
volets à la muraille, de revoir cette belle lumière chaude qui
entrait par nappes, en tombée décluse, et ce merveilleux horizon
de vignes en pente, de cyprès, doliviers et de miroitants bois de
pins, se perdant jusquau Rhône sous un ciel profond et pur, sans
un duvet de brume malgré lheure matinale, un ciel vert, balayé
toute la nuit par le mistral qui remplissait encore limmense
vallée de son souffle allègre et fort.
Jean comparait ce réveil à ceux de là-bas sous un ciel boueux
comme son amour, et se sentait heureux et libre. Il descendit. La
maison blanche de soleil dormait encore, tous ses volets fermés
comme des yeux; et il fut heureux dun moment de solitude pour se
reprendre, dans cette convalescence morale quil sentait commencer
pour lui.
Il fit quelques pas sur la terrasse, prit une allée montante du
parc, ce quon appelait le parc, un bois de pins et de myrtes
jetés au hasard dans la côte rude de Castelet, coupée de sentiers
inégaux tout glissants daiguilles sèches. Son chien Miracle, bien
vieux et boitant, était sorti de sa niche, et le suivait
silencieusement dans ses talons; ils avaient si souvent fait
ensemble cette promenade du matin!
À lentrée des vignes, dont les grands cyprès de clôture
inclinaient leurs cimes pointues, le chien hésita; il savait
combien le sol en épaisse couche de sable, -- un nouveau remède au
phylloxera que le consul était en train dessayer, -- serait
difficile à ses vieilles pattes, ainsi que les gradins détai de
la terrasse. La joie de suivre son maître le décida pourtant; et
cétaient à chaque obstacle de douloureux efforts, des petits cris
peureux, des arrêts et des maladresses de crabe sur un rocher.
Jean ne le regardait pas, tout occupé de ce nouveau plant
dalicante, dont son père lavait longtemps entretenu la veille.
Les souches paraissaient dune belle venue sur le sable uni et
luisant. Enfin le pauvre homme allait être payé de ses peines
entêtées; le clos de Castelet pourrait revivre, quand la Nerte,
lErmitage, tous les grands crus du Midi étaient morts!
Une petite coiffe blanche se dressa tout à coup devant lui.
Cétait Divonne, la première levée à la maison; elle avait une
serpette dans la main, autre chose aussi quelle jeta, et ses
joues si mates dordinaire sallumaient dune rougeur vive:
-- Cest toi, Jean?... tu mas fait peur... Jai cru que cétait
ton père...
Puis se remettant, elle lembrassa:
-- As-tu bien dormi?
-- Très bien, tante, mais pourquoi craigniez-vous larrivée de mon
père?...
-- Pourquoi?...
Elle ramassa le pied de vigne quelle venait darracher:
-- Le consul ta dit, nest-ce pas, que cette fois il était sûr de
réussir... Eh bien, té! voilà la bête...
Jean regardait une petite mousse jaunâtre incrustée dans le bois,
limperceptible moisissure qui, de proche en proche, a ruiné des
provinces entières; et cétait une ironie de la nature, dans cette
splendide matinée, sous le soleil vivifiant, que cet infiniment
petit, destructeur et indestructible.
-- Cest le commencement... Dans trois mois tout le clos sera
dévoré, et ton père recommencera encore, car il y a mis son
orgueil. Ce seront de nouveaux plants, de nouveaux remèdes,
jusquau jour...
Un geste désolé acheva et souligna sa phrase.
-- Vraiment! nous en sommes là?
-- Oh! tu connais le consul... Il ne dit jamais rien, me donne le
mois comme toujours; mais je le vois préoccupé. Il court à
Avignon, à Orange. cest de largent quil cherche...
-- Et Césaire? ses immersions? demanda le jeune homme consterné.
Grâce à Dieu, par là tout allait bien. Ils avaient eu cinquante
pièces de petit vin à la dernière récolte; et cet an apporterait
le double. Devant ce succès le consul avait cédé à son frère
toutes les vignes de la plaine, restées jusquici en jachère, en
alignements de bois morts comme un cimetière de campagne; et
maintenant elles étaient sous leau pour trois mois...
Et fière de loeuvre de son homme, de son Fénat, la Provençale
montrait à Jean, du lieu élevé où ils se trouvaient, de grands
étangs, des _clairs_, maintenus par des bourrelets de chaux, comme
sur les salines.
-- Dans deux ans ce cépage donnera; dans deux ans aussi la
Piboulette, et encore lîle de Lamotte que ton oncle a achetée
sans le dire... Alors nous serons riches... mais il faut tenir
jusque-là, et que chacun y mette du sien et se sacrifie.
Elle en parlait gaiement du sacrifice, en femme quil nétonne
plus, et avec un si facile entraînement que Jean, traversé dune
idée subite, lui répondit sur le même ton:
-- On se sacrifiera, Divonne...
Le jour même, il écrivit à Fanny que ses parents ne pouvaient lui
continuer sa pension, quil serait réduit aux appointements
ministériels et que, dans ces conditions, la vie à deux devenait
impossible. Cétait rompre plus tôt quil navait pensé, trois ou
quatre ans avant le départ prévu; mais il comptait que sa
maîtresse accepterait ces raisons graves, quelle aurait pitié de
lui et de sa peine, laiderait dans cet accomplissement douloureux
dun devoir.
Était-ce bien un sacrifice? Ne fut-il pas au contraire soulagé
den finir avec une existence qui lui semblait odieuse et
malsaine, depuis surtout quil était rendu à la nature, à la
famille, aux affections simples et droites?... Sa lettre écrite
sans lutte ni souffrance, il compta, pour le défendre contre une
réponse quil prévoyait furieuse, pleine de menaces et
dextravagances, sur la tendresse honnête et fidèle des braves
coeurs qui lentouraient, lexemple de ce père droit et fier entre
tous, sur le sourire candide des petites saintes femmes, et aussi
sur ces grands horizons paisibles, aux saines émanations de
montagnes, ce ciel en hauteur, ce fleuve rapide et entraînant; car
en songeant à sa passion, à toutes les vilenies dont elle était
faite, il lui semblait sortir dune fièvre pernicieuse comme on en
gagne à la buée des terrains marécageux.
Cinq ou six jours se passèrent dans le silence du grand coup
porté. Matin et soir, Jean allait à la poste et revenait les mains
vides, singulièrement troublé. Que faisait-elle? Quavait-elle
décidé, et, en tout cas, pourquoi ne pas répondre? Il ne pensait
quà cela. Et la nuit, tout le monde dormant à Castelet avec le
bruit berceur du vent par les longs corridors, ils en causaient,
Césaire et lui, dans sa petite chambre.
«Elle est dans le cas darriver!...» disait loncle; et son
inquiétude se doublait de ceci, quil avait dû mettre sous
lenveloppe de la rupture deux billets, à six mois et à un an,
réglant sa dette avec les intérêts. Comment les payerait-il ces
billets? Comment expliquer à Divonne?... Il frissonnait rien que
dy penser et faisait peine à son neveu, quand, le nez allongé et
secouant sa pipe, la veillée finie, il lui disait tristement:
-- Allons, bonsoir... de toute manière cest très bien ce que tu
as fait là.
Enfin elle arriva cette réponse, et dès les premières lignes: «Mon
homme chéri, je ne tai pas écrit plus tôt, parce que je tenais à
te prouver autrement que par des paroles à quel point je te
comprends et je taime...», Jean sarrêta, surpris comme un homme
qui entend une symphonie à la place de la chamade quil redoutait.
Il tourna vite la dernière page, où il lut «... rester jusquà la
mort ton chien qui taime, que tu peux battre, et qui te caresse
passionnément...».
Elle navait donc pas reçu sa lettre! Mais, reprise ligne à ligne
et les larmes aux yeux, celle-ci était bien une réponse, disait
bien que Fanny sattendait depuis longtemps à cette mauvaise
nouvelle, à la détresse de Castelet amenant linévitable
séparation. Tout de suite elle sétait misE en quête dune
occupation pour ne plus rester à sa charge, et elle avait trouvé
la gérance dun hôtel meublé, avenue du Bois-de-Boulogne, au
compte dune dame très riche. Cent francs par mois, nourrie, logée
et la liberté des dimanches...
«Tu entends, mon homme, tout un jour par semaine pour nous aimer;
car tu voudras bien encore, dis? Tu me récompenseras du grand
effort que je fais de travailler pour la première fois de ma vie,
de cet esclavage de nuit et de jour que jaccepte, avec des
humiliations que tu ne peux te figurer et qui seront bien lourdes
à ma folie dindépendance... Mais jéprouve un contentement
extraordinaire à souffrir par amour de toi. Je te dois tant, tu
mas fait comprendre tant de bonnes et honnêtes choses dont
personne ne mavait jamais parlé!... Ah! si nous nous étions
rencontrés plus tôt!... Mais tu ne marchais pas encore, que déjà
je roulais dans les bras des hommes. Pas un de ceux-là, toujours,
ne pourra se vanter de mavoir inspiré une résolution pareille
pour le garder encore un petit peu... Maintenant, reviens quand tu
voudras, lappartement est libre. Jai ramassé toutes mes
affaires; cétait ça le plus dur, secouer les tiroirs et les
souvenirs. Tu ne trouveras que mon portrait qui ne te coûtera
rien, lui; seulement les bons regards que je mendie en sa faveur.
Ah! mami, mami... Enfin, si tu me gardes mon dimanche et ma
petite place dans ton cou... ma place, tu sais...» Et des
tendresses, des câlineries, une voluptueuse lècherie de mère
chatte, de ces mots de passion qui faisaient lamant frôler son
visage au papier satiné, comme si la caresse sen dégageait
humaine et tiède.
-- Elle ne parle pas de mes billets? demanda timidement loncle
Césaire.
-- Elle vous les renvoie... Vous la rembourserez quand vous serez
riche...
Loncle eut un soupir soulagé, les tempes froncées de
contentement, et avec une gravité prudhommesque, sa forte
intonation méridionale:
-- Té! veux-tu que je te dise... Cette femme-là, cest une sainte.
Puis, passant à un autre ordre didées, par cette mobilité, ce
manque de logique et de mémoire, une des cocasseries de sa nature:
-- Et quelle passion, mon bon, quel feu! Jen ai la bouche sèche,
comme quand Courbebaisse me lisait la correspondance de la
Mornas...
Une fois encore, Jean dut subir le premier voyage à Paris, lhôtel
Cujas, Pellicule; mais il nentendait pas, accoudé à la fenêtre
ouverte sur la nuit apaisée, baignée dune lune pleine, tellement
brillante, que les coqs sy trompaient et la saluaient comme le
jour levant.
Ainsi donc cétait vrai cette rédemption par lamour dont parlent
les poètes; et il éprouvait une fierté à songer que tous ces
grands, ces illustres que Fanny avait aimés avant lui, loin de la
régénérer, la dépravaient davantage, tandis que lui, par la seule
force de son honnêteté, la tirerait peut-être du vice pour
toujours.
Il lui était reconnaissant davoir trouvé ce moyen terme, cette
demi-rupture où elle prendrait les nouvelles habitudes de travail
si difficiles à sa nature indolente; et sur un ton paternel, de
vieux monsieur, il lui écrivit le lendemain pour encourager sa
réforme, sinquiéter du genre dhôtel quelle gérait, du monde qui
venait là; car il se méfiait de son indulgence et de sa facilité à
dire en se résignant: «Quest-ce que tu veux? cest comme ça...»
Courrier par courrier, avec une docilité de petite fille, Fanny
lui fit le tableau de son hôtel, vraie maison de famille habitée
par des étrangers. Au premier, des Péruviens, père et mère,
enfants et domestiques nombreux; au second, des Russes et un riche
Hollandais, marchand de corail. Les chambres du troisième
logeaient deux écuyers de lHippodrome, chic anglais, très comme
il faut, et le plus intéressant petit ménage, Mlle Minna Vogel,
cithariste de Stuttgart, avec son frère Léo, un pauvre petit
poitrinaire, obligé dinterrompre ses études de clarinette au
Conservatoire de Paris, et que la grande soeur était venue
soigner, sans autre ressource que le produit de quelques concerts
pour payer lhôtel et la pension.
«Tout ce quon peut imaginer de plus touchant et de plus
honorable, comme tu vois, mon homme chéri. Moi-même, je passe pour
veuve, et lon me montre toutes sortes dégards. Je ne souffrirais
pas dabord quil en fût autrement; il faut que ta femme soit
respectée. Quand je dis «ta femme», comprends-moi bien. Je sais
que tu ten iras un jour, que je te perdrai, mais après il ny en
aura plus dautre; à jamais je resterai tienne, conservant le goût
de tes caresses, et les bons instincts que tu as réveillés en
moi... Cest bien drôle, nest-ce pas, Sapho vertueuse!... Oui,
vertueuse, quand tu ne seras plus là; mais pour toi je me garde
telle que tu mas aimée, délirante et brûlante... je tadore...»
Subitement, Jean fut pris dune grande tristesse ennuyée. Ces
retours de lenfant prodigue, après les joies de larrivée,
lorgie de veau gras et deffusions tendres, souffrent toujours
des hantises de la vie nomade, du regret des glands amers et du
paresseux troupeau à conduire. Cest un désenchantement qui tombe
des choses et des êtres, tout à coup dépouillés et décolorés. Les
matins de lhiver provençal navaient plus pour lui leur salubre
allégresse, ni dattrait la chasse aux belles loutres mordorées,
le long des berges, ni le tir aux macreuses dans le _naye-chien_
du vieil Abrieu. Jean trouvait le vent dur, leau rêche, et bien
monotones les promenades dans les vignes inondées avec loncle
expliquant son système de vannes, martelières, rigoles damenée.
Le village quil revoyait les premiers jours à travers ses courses
joyeuses de gamin, baraques anciennes, quelques-unes abandonnées,
sentait la mort et la désolation dun village italien; et quand il
allait à la poste, il lui fallait subir, sur la pierre branlante
de chaque porte, le rabâchage de tous ces vieux tordus comme des
plein-vent, les bras passés dans des morceaux de bas tricotés, de
ces vieilles au menton de buis jaune sous leurs coiffes serrées,
aux petits yeux luisants et frétillants comme il en brille aux
lézardes des vieux murs.
Toujours les mêmes lamentations sur la mort des vignes, la fin de
la garance, la maladie des mûriers, les sept plaies dÉgypte
ruinant ce beau pays de Provence; et pour les éviter, quelquefois
il revenait par les ruelles en pente qui longent les anciens murs
denceinte du château des Papes, ruelles désertes encombrées de
broussailles, de ces grandes herbes de Saint-Roch pour guérir les
dartres, bien à leur place dans ce coin moyen âge, ombré de
lénorme ruine déchiquetée en haut du chemin.
Alors il rencontrait le curé Malassagne venant de dire sa messe et
descendant à grands pas furieux, le rabat de travers, sa soutane
relevée à deux mains, à cause des ronces et des teignes. Le prêtre
sarrêtait, tonnait contre limpiété des paysans, linfamie du
conseil municipal; il jetait sa malédiction sur les champs, les
bêtes et les hommes, des malandrins qui ne venaient plus à
loffice, qui enterraient leurs morts sans sacrements, se
soignaient par le magnétisme, le spiritisme, pour sépargner le
prêtre et le médecin:
-- Oui, monsieur, le spiritisme!... voilà où ils en arrivent, nos
paysans du Comtat... Et vous ne voulez pas que les vignes soient
malades!...
Jean, qui avait la lettre de Fanny tout ouverte et embrasée dans
sa poche, écoutait, le regard absent, échappait le plus vite
possible à lhomélie du prêtre, et rentrait à castelet sabriter
dans un creux de roche, ce que les Provençaux appellent un
«cagnard», garanti du vent qui souffle tout autour et concentrant
le soleil réverbéré dans la pierre.
Il choisissait le plus perdu, le plus sauvage, envahi par les
ronces et les chênes kermès, sy terrait pour lire sa lettre; et
peu à peu de la fine odeur quelle exhalait, de la caresse des
mots, des images évoquées, lui venait une griserie sensuelle qui
activait son pouls, lhallucinait jusquà faire disparaître comme
un décor inutile le fleuve, les îles en bouquets, les villages au
creux des Alpilles, toute la courbe de limmense vallée où la
bourrasque chassait, roulait en flots la poudre du soleil. Il
était là-bas, dans leur chambre, devant la gare aux toits gris, en
proie aux caresses folles, à ces désirs furieux qui les
cramponnaient lun à lautre avec des crispations de noyés...
Tout à coup, des pas dans le sentier, des rires clairs: «Il est
là!...» Ses soeurs apparaissaient, petites jambes nues dans la
lavande, conduites par le vieux Miracle, tout fier davoir dépisté
son maître et remuant la queue victorieusement; mais Jean le
renvoyait dun coup de pied et rebutait les offres de jouer à
cache-cache ou à courir quon lui faisait dun air timide. Il les
aimait pourtant, ses petites bessonnes raffolant du grand frère
toujours si loin; il sétait fait enfant pour elles dès larrivée,
samusait du contraste de ces jolies créatures nées en même temps
et dissemblables. Lune longue, brune, les cheveux crêpelés, à la
fois mystique et volontaire; cest elle qui avait eu lidée de la
barque, exaltée par les lectures du curé Malassagne, et cette
petite Marie lÉgyptienne avait entraîné la blonde Marthe, un peu
molle et douce, ressemblant à sa mère et à son frère.
Mais quelle gêne odieuse, pendant quil était à remuer ses
souvenirs, que ces innocentes câlineries denfants se frottant au
parfum coquet que mettait sur lui la lettre de sa maîtresse.
-- Non, laissez-moi... il faut que je travaille...
Et il rentrait avec lintention de senfermer chez lui, quand la
voix de son père lappelait au passage.
-- Cest toi, Jean... écoute donc...
Lheure du courrier apportait de nouveaux sujets de morosité à cet
homme déjà sombre de nature, gardant de lOrient des habitudes de
solennité silencieuse, coupée de brusques souvenirs..., «quand
jétais consul à Hong-Kong», qui partaient en éclats de souches au
grand feu. Pendant quil écoutait son père lire et discuter ses
journaux du matin, Jean regardait sur la cheminée la Sapho de
Caoudal, les bras aux genoux, sa lyre à côté delle, TOUTE LA
LYRE, un bronze acheté il y avait vingt ans, lors des
embellissements de Castelet; et ce bronze du commerce, qui
lécoeurait aux vitrines parisiennes, lui donnait ici, dans son
isolement, une émotion amoureuse, lenvie de baiser ces épaules,
de délier ces bras froids et polis, de se faire dire: «Sapho pour
toi, mais rien que pour toi!»
Limage tentatrice se levait quand il sortait, marchait avec lui,
doublait le bruit de son pas dans le grand escalier pompeux.
Cétait le nom de Sapho que rythmait le balancier de la vieille
horloge, que chuchotait le vent par les grands corridors dallés et
froids de la demeure estivale, son nom quil retrouvait dans tous
les livres de cette bibliothèque de campagne, vieux bouquins à
tranches rouges conservant entre la brochure des miettes de ses
goûters denfant. Et cet obsédant souvenir de sa maîtresse le
poursuivait jusque dans la chambre maternelle, où Divonne coiffait
la malade, relevait ses beaux cheveux blancs sur ce visage resté
paisible et rose malgré des tortures variées et perpétuelles.
«Ah! voilà notre Jean», disait la mère. Mais avec son cou nu, sa
petite coiffe, ses manches retroussées pour cette toilette dont
elle seule avait la charge, sa tante lui rappelait dautres
réveils, évoquait la maîtresse encore, sautant du lit dans le
nuage de sa première cigarette. Il sen voulait didées pareilles,
dans cette chambre surtout! Que faire cependant pour y échapper?
-- Notre enfant nest plus le même, ma soeur, disait Mme Gaussin
tristement... Quest-ce quil a?
Et elles cherchaient ensemble. Divonne torturait son entendement
ingénu, elle aurait voulu questionner le jeune homme; mais il
semblait la fuir maintenant, éviter dêtre seul avec elle.
Une fois, layant guetté, elle vint le surprendre au cagnard dans
la fièvre de ses lettres et de ses mauvais rêves. Il se levait,
loeil sombre... Elle le retint, sassit près de lui sur la pierre
chaude:
-- Tu ne maimes donc plus?... je ne suis donc plus ta Divonne à
qui tu disais toutes tes peines?
-- Mais si, mais si... bégayait-il, troublé par sa façon tendre,
et détournant les yeux pour quelle ne pût y retrouver quelque
chose de ce quil venait de lire, appels damour, cris éperdus, le
délire de la passion à distance.
-- Quas-tu?... pourquoi es-tu triste? murmurait Divonne avec des
câlineries de voix et de mains comme on en a pour les enfants.
Cétait un peu son petit, il restait pour elle à dix ans, lâge
des petits hommes quon émancipe.
Lui, déjà brûlant de sa lecture, sexaltait au charme troublant de
ce beau corps si près du sien, de cette bouche fraîche au sang
avivé par le grand air qui dérangeait les cheveux, les envolait
au-dessus du front en délicats frisons à la mode parisienne. Et
les leçons de Sapho: «toutes les femmes sont les mêmes... en face
de lhomme elles nont quune idée en tête...», lui faisaient
trouver provocants lheureux sourire de la paysanne, son geste
pour le retenir au tendre interrogatoire.
Tout à coup, il sentit monter le vertige dune tentation mauvaise;
et leffort quil faisait pour y résister le secoua dun frisson
convulsif. Divonne seffrayait de le voir si pâle, les dents
claquantes. «Ah! le pauvre... il a la fièvre...» Dun geste de
tendresse irréfléchi elle dénouait le grand fichu qui entourait sa
taille pour le lui mettre au cou; mais brusquement saisie,
enveloppée, elle sentit la brûlure dune caresse folle sur sa
nuque, ses épaules, toute la chair étincelante qui venait de
jaillir au soleil. Elle neut le temps de crier ni de se défendre,
peut-être même pas le sentiment juste de ce qui venait de se
passer.
-- Ah! je suis fou... je suis fou...
Il se sauvait, déjà loin dans la garrigue dont les pierres
roulaient sinistrement sous ses pieds.
À déjeuner, ce jour-là, Jean annonça quil partirait le soir même,
rappelé par un ordre du ministre.
-- Partir, déjà!... tu avais dit... tu ne fais que darriver...
Et des cris, des supplications. Mais il ne pouvait plus rester
avec eux, puisque entre toutes ces tendresses intervenait
linfluence agitante et corruptrice de Sapho. Dailleurs, ne leur
avait-il pas fait le plus grand sacrifice en renonçant à la vie à
deux? La rupture complète sachèverait un peu plus tard; et il
reviendrait alors aimer sans honte, ni gêne, embrasser tous ces
braves gens.
Il était nuit, la maison couchée, éteinte, quand Césaire revint de
conduire son neveu au train dAvignon. Lavoine donnée au cheval,
après avoir scruté le ciel, -- ce regard aux présages du temps,
des hommes qui vivent de la terre, -- il allait rentrer quand il
vit une forme blanche sur un banc de la terrasse.
-- Cest toi, Divonne?
-- Oui, je tattendais...
Très occupée tout le jour, séparée de son Fénat quelle adorait,
ils avaient le soir de ces rendez-vous pour causer, faire un tour
de promenade ensemble. Était-ce la courte scène entre elle et
Jean, comprise en y pensant, et plus quelle neût voulu, ou
lémotion davoir vu pleurer la pauvre mère tout le jour
silencieusement? Elle avait la voix altérée, une inquiétude
desprit extraordinaire chez cette calme personne de devoir.
-- Sais-tu quelque chose? Pourquoi nous a-t-il quittés si
vivement?...
Elle ne croyait pas à cette histoire de ministère, soupçonnant
plutôt quelque attache mauvaise qui tirait lenfant loin de sa
famille. Tant de dangers, de si fatales rencontres dans ce Paris
de perdition!
Césaire, qui ne savait rien lui cacher, avoua quil y avait en
effet une femme dans la vie de Jean, mais une bonne créature
incapable de le détourner des siens; et il parla de son
dévouement, des lettres touchantes quelle écrivait, vanta surtout
la résolution courageuse quelle avait prise de travailler, ce qui
sembla tout naturel à la paysanne:
-- Car enfin, il faut travailler pour vivre.
-- Pas ce genre de femmes-là... dit Césaire.
-- Cest donc une rien du tout avec qui Jean vivait!... Et tu es
allé là-dedans?...
-- Je te jure, Divonne, que depuis quelle le connaît il ny a pas
de femme plus chaste, plus honnête... Lamour la réhabilitée.
Mais cétaient des mots trop longs, Divonne ne comprenait pas.
Pour elle, cette dame rentrait dans ce rebut quelle appelait «les
mauvaises femmes», et la pensée que son Jean était la proie dune
créature pareille lindignait. Si le consul se doutait de cela!...
Césaire essayait de la calmer, assurait par tous les plis de sa
bonne face un peu grivoise quà lâge du garçon on ne pouvait se
passer de femme.
-- Té, pardi! quil se marie, dit elle avec une conviction
attendrissante.
-- Enfin ils ne sont déjà plus ensemble, cest toujours ça...
Et alors, dun ton grave:
-- Écoute, Césaire... tu sais comme on dit chez nous: Le malheur
dure toujours plus que celui qui lamène... Si cest vraiment
comme tu racontes, si Jean a tiré cette femme de la boue, il sest
peut-être bien sali à cette triste besogne. Possible quil lait
rendue meilleure et plus honnête, mais qui sait si le mauvais qui
était en elle na pas gâté notre enfant jusquau coeur!
Ils revenaient vers la terrasse. Nuit paisible et limpide sur
toute la vallée silencieuse où rien ne vivait que la lumière
glissante de la lune, le fleuve houleux, les _clairs_ en flaques
dargent. On respirait le calme, léloignement de tout, le grand
repos dun sommeil sans rêves. Soudain le train montant déroula au
bord du Rhône sa rumeur sourde à toute vapeur.
-- Oh! ce Paris, fit Divonne, montrant le poing vers lennemi que
la province charge de toutes ses colères... ce Paris!... ce quon
lui donne et ce quil nous renvoie!
VII
Il faisait un froid brumeux, une après-midi sombre à quatre
heures, même sur cette large avenue, des Champs-Élysées où se
hâtaient les voitures dans un roulement sourd et ouaté. Cest à
peine si Jean put lire au fond dun jardinet dont la grille était
ouverte ces lettres dorées, très hautes, au-dessus de lentresol
dune maison à laspect luxueux et tranquille de cottage:
_Appartements meublés, pension de famille_. Un coupé attendait au
ras du trottoir.
La porte du bureau poussée, Jean la vit tout de suite, celle quil
cherchait, assise dans le jour de la fenêtre, feuilletant un gros
livre de comptes en face dune autre femme, élégante et grande, un
mouchoir aux mains et un petit sac de boursicotière.
-- Vous désirer, monsieur?...
Fanny le reconnut, se leva, saisie, et passant devant la dame:
-- Cest le petit... dit-elle tout bas.
Lautre examina Gaussin des pieds à la tête avec le beau sang-
froid connaisseur que donne lexpérience, et très haut, sans se
gêner:
-- Embrassez-vous, mes enfants... Je ne vous regarde pas.
Puis elle se mit à la place de Fanny, continua à vérifier ses
chiffres.
Ils sétaient pris les mains, se chuchotaient des phrases bêtes:
-- Comment ça va?
-- Pas mal, merci...
-- Alors tu es parti hier au soir?...
Mais laltération de leurs voix donnait aux mots leur vraie
signification. Et assis sur le divan, se remettant un peu:
-- Tu nas pas reconnu ma patronne?... disait Fanny à voix
basse... tu las déjà vue pourtant... au bal de Déchelette, en
mariée espagnole... Un peu défraîchie, la mariée.
-- Alors cest...?
-- Rosario Sanchès, la femme à de Potter.
Cette Rosario, Rosa, de son nom de fête écrit sur toutes les
glaces des restaurants de nuit et toujours souligné de quelque
ordure, était une ancienne dame des chars à lHippodrome,
célèbre dans le monde de la noce par son dévergondage cynique, ses
coups de gueule et de cravache très recherchés des hommes de
cercle, quelle menait comme ses chevaux.
Espagnole dOran, elle avait été plus belle que jolie et tirait
encore aux lumières un certain effet de ses yeux noirs bistrés, de
ses sourcils rejoints en barre; mais ici, même dans ce faux jour,
elle avait bien ses cinquante ans, marqués sur une face plate,
dure, à la peau soulevée et jaune comme un limon de son pays.
Intime de Fanny Legrand pendant des années, elle lavait
chaperonnée dans la galanterie, et rien que son nom épouvantait
lamoureux.
Fanny, qui comprit le tremblement de son bras, essaya de
sexcuser. À qui sadresser pour trouver un emploi? On était bien
embarrassé. Dailleurs Rosa maintenant se tenait tranquille;
riche, très riche, vivant dans son hôtel avenue de Villiers ou à
sa villa dEnghien, recevant quelques anciens amis, mais un seul
amant, toujours le même, son musicien.
-- De Potter? demanda Jean... je le croyais marié.
-- Oui... marié, des enfants, il paraît même que sa femme est
jolie... ça ne la pas empêché de revenir à lancienne... et si tu
voyais comme elle lui parle, comme elle le traite... Ah! il est
bien mordu, celui-là...
Elle lui serrait la main avec un tendre reproche. La dame à ce
moment interrompit sa lecture et sadressa à son sac qui sautait
au bout de la cordelière:
-- Mais reste donc tranquille, voyons!...
Puis, à la gérante, sur un ton de commandement:
-- Donne-Moi vite un bout de sucre pour Bichito.
Fanny se Leva, apporta le sucre quelle approchait de louverture
du ridicule avec des petites flatteries, des mots enfantins...
«Regarde la jolie bête...» dit-elle à son amant, en lui montrant,
tout entouré de ouate, une sorte de gros lézard difforme et grenu,
crêté, dentelé, la tête en capuchon sur une chair grelottante et
gélatineuse; un caméléon envoyé dAlgérie à Rosa, qui le
préservait de lhiver parisien à force de soins et de chaleur.
Elle ladorait comme jamais elle navait aimé aucun homme; et Jean
démêlait bien aux mamours flagorneurs de Fanny la place que
lhorrible bête tenait dans la maison.
La dame ferma le livre, prête à partir.
-- Pas trop mal pour une seconde quinzaine... Seulement veille à
la bougie.
Elle jeta son regard de patronne autour du petit salon, tenu,
rangé, au meuble de velours frappé, souffla un peu de poussière
sur le yucca du guéridon, constata un accroc dans la guipure des
croisées; après quoi, elle dit aux jeunes gens avec un oeil
entendu: «Vous savez, mes petits, pas de bêtises... la maison est
très convenable...» et rejoignant la voiture qui lattendait à la
porte, elle sen alla faire son tour de bois.
-- Crois-tu que cest sciant!... dit Fanny. Je les ai sur le dos,
elle ou sa mère, deux fois la semaine... La mère est encore plus
terrible, plus pingre... Il faut que je taime, va, pour durer
dans cette baraque... Enfin te voilà, je tai encore!... Jai eu
si peur...
Et elle lenlaça debout, longuement, lèvres contre lèvres,
sassurant bien au tressaillement du baiser quil était encore
tout à elle. Mais on allait et venait dans le couloir, il fallait
se méfier. Quand on eut apporté la lampe, elle sassit à sa place
habituelle, un petit ouvrage aux doigts; lui, tout près comme en
visite...
-- Suis-je changée, hein?... Est-ce assez peu moi?...
Elle souriait en montrant son crochet manié avec une gaucherie de
petite fille. Toujours elle avait détesté ces travaux daiguille;
un livre, son piano, sa cigarette, ou les manches retroussées pour
la confection dun petit plat, elle ne soccupait jamais
autrement. Mais ici, que faire? Le piano du salon, elle ne pouvait
y songer de tout le jour, obligée de se tenir au bureau... Des
romans? Elle savait bien dautres histoires que celles quils
racontaient. À défaut de la cigarette prohibée, elle avait pris
cette dentelle qui lui occupait les doigts et la laissait libre de
penser, comprenant à cette heure le goût des femmes pour ces menus
travaux quelle méprisait jadis.
Et tandis quelle rattrapait son fil avec des maladresses encore,
une attention dinexpérience, Jean la regardait, toute reposée
dans sa robe simple, son petit col droit, les cheveux bien à plat
sur la rondeur antique de sa tête, et lair si honnête, si
raisonnable. Dehors, dans un décor luxueux, roulait
continuellement le train des filles à la mode, haut perchées sur
leurs phaétons, redescendant vers le Paris bruyant des boulevards;
et Fanny ne semblait pas avoir un regret pour ce vice étalé et
triomphant, dont elle aurait pu prendre sa part, quelle avait
dédaigné pour lui. Pourvu quil consentît à la voir de temps en
temps, elle acceptait très bien sa vie de servitude, y trouvait
même des côtés amusants.
Tous les pensionnaires ladoraient. Les femmes, étrangères, sans
aucun goût, la consultaient pour leurs achats de toilette; elle
donnait des leçons de chant le matin à laînée des petites
Péruviennes, et pour le livre à lire, la pièce à voir, elle
conseillait ces messieurs qui la traitaient avec toutes sortes
dégards, de prévenances, un surtout, le Hollandais du second.
-- Il sassied là où tu es, reste en contemplation jusquà ce que
je lui dise: «Kuyper, vous mennuyez.» Alors il répond: «_pien_»
et il sen va... Cest lui qui ma donné cette petite broche en
corail... Tu sais, ça vaut cent sous; je lai acceptée pour avoir
la paix.
Un garçon entrait, apportait un plateau chargé quil posait sur un
bout du guéridon en reculant un peu la plante verte.
-- Cest là que je mange toute seule, une heure avant la table
dhôte.
Elle indiqua deux plats du menu assez long et copieux. La gérante
navait droit quà deux plats et au potage.
-- Faut-il quelle soit chienne, cette Rosario!... Du reste,
jaime mieux manger là; je nai pas besoin de parler et je relis
tes lettres qui me tiennent compagnie.
Elle sinterrompit encore pour atteindre une nappe, des
serviettes; à tout moment on la dérangeait, un ordre à donner, une
armoire à ouvrir, une réclamation à satisfaire. Jean comprit quil
la gênerait en restant davantage; puis on installait son dîner, et
cétait si piètre, cette petite soupière dune portion qui fumait
sur la table, leur donnant à tous deux la même pensée, le même
regret de leurs anciens tête-à-tête!
«À dimanche... à dimanche...» murmura-t-elle tout bas, en le
renvoyant. Et comme ils ne pouvaient sembrasser à cause du
service, des pensionnaires qui descendaient, elle lui avait pris
la main, lappuyait contre son coeur longuement pour y faire
entrer la caresse.
Tout le soir, la nuit, il pensa à elle, souffrant de sa servitude
humiliée devant cette gueuse et son gros lézard; puis le
Hollandais le troublait aussi, et jusquau dimanche il ne vécut
pas. En réalité cette demi-rupture qui devait préparer sans
secousse la fin de leur liaison fut pour celle-ci le coup de serpe
de lémondeur dont se ravive larbre fatigué. Ils sécrivirent,
presque chaque jour, de ces billets de tendresse comme en
griffonne limpatience des amoureux; ou bien cétait, au sortir du
ministère, une causerie douce dans le bureau pendant lheure du
travail à laiguille.
Elle avait dit à lhôtel en parlant de lui: «Un de mes parents...»
et sous le couvert de cette vague appellation il put venir
quelquefois passer la soirée au salon, à mille lieues de Paris. Il
connut la famille péruvienne avec ses innombrables demoiselles,
fagotées de couleurs criardes, rangées autour du salon, de vrais
aras au perchoir; il entendit la cithare de Mlle Minna Vogel,
enguirlandée comme une perche à houblon, et vit son frère, malade,
aphone, suivant de la tête avec passion le rythme de la musique et
promenant ses doigts sur une clarinette imaginaire, la seule dont
il eût permission de jouer. Il fit le whist du Hollandais de
Fanny, un gros balourd, chauve, daspect sordide, qui avait
navigué par tous les océans du monde, et quand on lui demandait
quelques renseignements sur lAustralie où il venait de passer des
mois, répondait avec un roulement dyeux: «Devinez combien les
pommes de terre à Melbourne?...» nayant été frappé que de ce fait
unique, la cherté des pommes de terre dans tous les pays où il
allait.
Fanny était lâme de ces réunions, causait, chantait, jouait la
Parisienne informée et mondaine; et ce quil restait dans ses
façons de la bohême ou de latelier échappait à ces exotiques, ou
leur semblait le suprême genre. Elle les éblouissait de ses
relations avec les personnalités fameuses des arts ou de la
littérature, donnait à la dame russe qui raffolait des oeuvres de
Dejoie, des renseignements sur la façon décrire du romancier, le
nombre de tasses de café quil absorbait en une nuit, le chiffre
exact et dérisoire dont les éditeurs de _Cenderinette_ avaient
payé le chef-doeuvre qui faisait leur fortune. Et les succès de
sa maîtresse rendaient Gaussin si fier quil oubliait dêtre
jaloux, aurait volontiers certifié sa parole, si quelquun leût
mise en doute.
Pendant quil ladmirait dans ce paisible salon éclairé de lampes
à abat-jour, servant le thé, accompagnant les mélodies des jeunes
filles, leur donnant des conseils de grande soeur, il y avait pour
lui un montant singulier à se la figurer tout autre, quand elle
arrivait chez lui le dimanche matin, trempée, grelottante, et que
sans même sapprocher du feu qui flambait en son honneur, elle se
déshabillait à la hâte, et se glissait dans le grand lit, contre
lamant. Alors quelles étreintes, quelles caresses longues où se
vengeaient les contraintes de toute la semaine, cette privation
lun de lautre qui gardait le désir vivifiant à leur amour.
Les heures passaient, sembrouillaient; on ne bougeait plus du lit
jusquau soir. Rien ne les tentait que là; nul plaisir, personne à
voir, pas même les Hettéma qui, par économie, sétaient décidés à
vivre à la campagne. Le petit déjeuner préparé, à côté deux, ils
entendaient, anéantis, la rumeur du dimanche parisien pataugeant
dans la rue, le sifflet des trains, le roulement des fiacres
chargés; et la pluie en larges gouttes sur le zinc du balcon, avec
les battements précipités de leurs poitrines, rythmaient cette
absence de la vie, sans notion de lheure, jusquau crépuscule.
Le gaz, quon allumait en face, glissait alors un pâle rayon sur
la tenture; il fallait se lever, Fanny devant être rentrée à sept
heures. Dans le demi-jour de la chambre, tous ses ennuis, tous ses
écoeurements lui revenaient plus lourds, plus cruels, en remettant
ses bottines encore humides de la course à pied, ses jupons, sa
robe de la gérance, luniforme noir des femmes pauvres.
Et ce qui gonflait son chagrin cétaient ces choses aimées autour
delle, les meubles, le petit cabinet de toilette des beaux
jours... Elle sarrachait: «Allons!...» et pour rester plus
longtemps ensemble, Jean la reconduisait; ils remontaient serrés
et lents lavenue des Champs-Elysées dont la double rangée de
lampadaires, avec lArc de Triomphe en haut, écarté dombre, et
deux ou trois étoiles piquant un bout de ciel, figuraient un fond
de diorama. Au coin de la rue Pergolèse, tout près de la pension,
elle relevait sa voilette pour un dernier baiser, et le laissait
désorienté, dégoûté de son intérieur où il rentrait le plus tard
possible, maudissant la misère, en voulant presque à ceux de
Castelet du sacrifice quil simposait pour eux.
Ils traînèrent deux ou trois mois cette existence devenue vers la
fin absolument insupportable, Jean ayant été obligé de restreindre
ses visites à lhôtel à cause dun bavardage de domestique, et
Fanny de plus en plus exaspérée par lavarice de la mère et de la
fille Sanchès. Elle pensait silencieusement à reprendre leur petit
ménage et sentait son amant à bout de forces lui aussi, mais elle
eût voulu quil parlât le premier.
Un dimanche davril, Fanny arriva plus parée que dordinaire, en
chapeau rond, en robe de printemps bien simple, -- on nétait pas
riche, -- mais tendue aux grâces de son corps.
-- Lève-toi vite, nous allons déjeuner à la campagne...
-- À la campagne!...
-- Oui, à Enghien, chez Rosa... Elle nous invite tous les deux...
Il dit non dabord, mais elle insista. Jamais Rosé ne pardonnerait
un refus.
-- Tu peux bien consentir pour moi... Jen fais assez, il me
semble.
Cétait au bord du lac dEnghien, devant une immense pelouse
descendant jusquà un petit port où se balançaient quelques yoles
et gondoles, un grand chalet, merveilleusement orné et meublé, et
dont les plafonds, les panneaux en miroirs reflétaient
létincellement de leau, les superbes charmilles dun parc déjà
frissonnant de verdures hâtives et de lilas en fleurs. Les livrées
correctes, les allées où ne traînait pas une brindille, faisaient
honneur à la double surveillance de Rosario et de la vieille
Pilar.
On était à table quand ils arrivèrent, une fausse indication les
ayant égarés une heure autour du lac, par des ruelles entre de
grands murs de jardins. Jean acheva de se décontenancer, au froid
accueil de la maîtresse de la maison, furieuse quon leût fait
attendre, et à laspect extraordinaire des vieilles parques
auxquelles Rosa le présentait de sa voix de charretier. Trois
«élégantes», comme se désignent entre elles les grandes cocottes,
trois antiques roulures comptant parmi les gloires du second
Empire, aux noms aussi fameux que celui dun grand poète ou dun
général à victoires, Wilkie Cob, Sombreuse, Clara Desfous.
Élégantes, certes elles létaient toujours, attifées à la mode
nouvelle, aux couleurs du printemps, délicieusement chiffonnées de
la collerette aux bottines; mais si fanées, fardées, retapées!
Sombreuse sans cils, les yeux morts, la lèvre détendue, tâtonnant
autour de son assiette, de sa fourchette, de son verre; la Desfous
énorme, couperosée, une boule deau chaude aux pieds, étalant sur
la nappe ses pauvres doigts goutteux et tordus, aux bagues
étincelantes, aussi difficiles, compliquées à entrer et à sortir
que les anneaux dune question romaine. Et Cob toute mince, avec
une taille jeunette qui faisait plus hideuse sa tête décharnée de
clown malade sous une crinière détoupes jaunes. Celle-là, ruinée,
saisie, était allée tenter un dernier coup à Monte-Carlo et en
revenait sans un sou, enragée damour pour un beau croupier qui
navait pas voulu delle; Rosa, layant recueillie, la
nourrissait, sen faisait gloire.
Toutes ces femmes connaissaient Fanny, la saluaient dun bonjour
protecteur: «Comment va, petite?» Le fait est quavec sa robe à
trois francs le mètre, sans un bijou que la broche rouge de
Kuyper, elle avait lair dune recrue parmi ces épouvantables
chevronnées de la galanterie, que ce cadre de luxe, toute la
lumière reflétée du lac et du ciel, entrant mêlée dodeurs
printanières par les battants de la salle à manger, faisaient plus
spectrales encore.
Il y avait aussi la vieille mère Pilar, «le _chinge_», comme elle
sappelait elle-même dans son charabia franco-espagnol, vraie
macaque à peau déteinte et râpeuse, dune malice féroce sur des
traits grimaçants, coiffée en garçon, les cheveux gris au ras de
loreille, et sur sa robe de vieux satin noir un grand col bleu de
maître-timonier.
-- Et puis M. Bichito... dit Rosa, achevant de présenter ses
convives et montrant à Gaussin un tampon douate rose où le
caméléon grelottait sur la nappe.
-- Eh bien, et moi, on ne me présente pas? réclama sur un ton de
jovialité forcée un grand garçon à moustaches grisonnantes, de
tenue correcte, même un peu raide, dans son veston clair et son
col montant.
-- Cest vrai... Et Tatave? dirent les femmes en riant.
La maîtresse de maison lâcha son nom avec négligence.
Tatave, cétait de Potter, le savant musicien, lauteur acclamé de
_Claudia_, de _Savonarole_; et Jean, qui navait fait que
lentrevoir chez Déchelette, sétonnait de trouver au grand
artiste des allures si peu géniales, ce masque en bois dur et
régulier, ces yeux déteints scellant une passion folle, incurable,
qui depuis des années laccrochait à cette gueuse, lui faisait
quitter femme et enfants, pour rester commensal de cette maison où
il engloutissait une partie de sa grande fortune, ses gains de
théâtre, et où on le traitait plus mal quun domestique. Il
fallait voir lair excédé de Rosa dès quil racontait quelque
chose, de quel ton méprisant elle lui imposait silence; et
renchérissant sur sa fille, Pilar ne manquait jamais dajouter
dun accent convaincu:
-- _Foute_-nous la paix, mon garçon.
Jean lavait pour voisine, cette Pilar, et ces vieilles babines
qui grondaient en mangeant avec un ruminement de bête, ce coup
doeil inquisiteur dans son assiette, mettaient au supplice le
jeune homme déjà gêné par le ton de patronne de Rosa, plaisantant
Fanny sur les soirées musicales de lhôtel et la jobarderie de ces
pauvres rastaquouères qui prenaient la gérante pour une femme du
monde tombée dans le malheur. Lancienne dame des chars, bouffie
de graisse malsaine, des cabochons de dix mille francs à chaque
oreille, semblait envier à son amie le renouveau de jeunesse et de
beauté que lui communiquait cet amant jeune et beau; et Fanny ne
se fâchait pas, amusait au contraire la table, raillait en rapin
les pensionnaires, le Péruvien qui lui avouait, en roulant des
yeux blancs, son désir de connaître une _grande coucoute_, et la
cour silencieuse, à souffle de phoque, du Hollandais haletant
derrière sa chaise: «Tevinez combien les pommes de terre à
Batavia.»
Gaussin ne riait guère, lui; Pilar non plus, occupée à surveiller
largenterie de sa fille, ou sélançant dun geste brusque, visant
sur le couvert devant elle ou la manche de son voisin une mouche
quelle présentait en baragouinant des mots de tendresse «mange,
mi alma; mange, mi corazon» à la hideuse petite bête échouée sur
la nappe, flétrie, plissée, informe comme les doigts de la
Desfous.
Quelquefois, toutes les mouches en déroute, elle en apercevait une
contre le dressoir ou la vitre de la porte, se levait, et la
raflait triomphalement. ce manège souvent répété impatienta sa
fille, décidément très nerveuse, ce matin-là:
-- Ne te lève donc pas à toute minute, cest fatigant.
Avec la même voix descendue de deux tons dans le charabia, la mère
répondit:
-- Vous dévorez, _bos otros_... pourquoi tu veux pas quil mange,
_loui_?
-- Sors de table, ou tiens-toi tranquille... tu nous embêtes...
La vieille se rebiffa, et toutes deux commencèrent à sinjurier en
dévotes espagnoles, mêlant le démon et lenfer à des invectives de
trottoir:
«_Hija del demonio_.
-- _Cuerno de satanas_.
-- _Puta_!...
-- _Mi madre_!
Jean les regardait épouvanté, tandis que les autres convives,
habitués à ces scènes de famille, continuaient de manger
tranquillement. De Potter seul intervint par égard pour
létranger:
-- Ne vous disputez donc pas, voyons.
Mais Rosa, furieuse, se retourna contre lui:
-- De quoi te mêles-tu, toi?... en voilà des manières!... Est-ce
que je ne suis pas libre de parler... Va donc voir un peu chez ta
femme, si jy suis!... Jen ai assez de tes yeux de merlan frit,
et des trois cheveux qui te restent... Va les porter à ta dinde,
il nest que temps!...
De Potter souriait, un peu pâle:
-- Et il faut vivre avec ça!... murmurait-il dans sa moustache.
-- Ça vaut bien ça... hurla-t-elle, tout le corps en avant sur la
table... Et tu sais, la porte est ouverte... file... hop!
-- Voyons, Rosa... supplièrent les pauvres yeux ternes.
Et la mère Pilar, se remettant à manger, dit avec un flegme si
comique: «Foute-nous la paix, mon garçon...» que tout le monde
éclata de rire, même Rosa, même de Potter qui embrassait sa
maîtresse encore toute grondante et, pour achever de gagner sa
grâce, attrapait une mouche et la donnait délicatement, par les
ailes, à Bichito.
Et cétait de Potter, le compositeur glorieux, la fierté de
lÉcole française! Comment cette femme le retenait-elle, par quel
sortilège, vieillie de vices, grossière, avec cette mère qui
doublait son infamie, la montrait telle quelle serait vingt ans
plus tard, comme vue dans une boule étamée?...
On servit le café au bord du lac, sous une petite grotte en
rocaille, revêtue à lintérieur de soies claires que moirait le
mouvement de leau voisine, un de ces délicieux nids à baisers
inventés par les contes du dix-huitième siècle, avec une glace au
plafond qui reflétait les attitudes des vieilles parques répandues
sur le large divan dans une pâmoison digérante, et Rosa, les joues
allumées sous le fard, sétirant les bras à la renverse contre son
musicien:
-- Oh! mon Tatave... mon Tatave!...
Mais cette chaleur de tendresse sévapora avec celle de la
chartreuse, et lidée dune promenade en bateau étant venue à
lune de ces dames, elle envoya de Potter préparer le canot.
-- Le canot, tu entends, pas la norvégienne.
-- Si je disais à Désiré.
-- Désiré déjeune....
-- Cest que le canot est plein deau; il faut écoper, cest tout
un travail...
-- Jean ira avec vous, de Potter... dit Fanny qui voyait venir
encore une scène.
Assis en face lun de lautre, les jambes écartées, chacun sur un
banc du bateau, ils légouttaient activement, sans se parler, sans
se regarder, comme hypnotisés par le rythme de leau jaillie des
deux écopes. Autour deux lombre dun grand catalpa tombait en
fraîcheur odorante et se découpait sur le lac resplendissant de
lumière.
-- Y a-t-il longtemps que vous êtes avec Fanny?... demanda tout à
coup le musicien sarrêtant dans sa besogne.
-- Deux ans... répondit Gaussin un peu surpris.
-- Seulement deux ans!... Alors ce que vous voyez aujourdhui
pourra peut-être vous servir. Moi, voilà vingt ans que je vis avec
Rosa, vingt ans que revenant dItalie après mes trois années de
Prix de Rome, je suis entré à lHippodrome, un soir, et que je
lai vue debout dans son petit char au tournant de la piste,
marrivant dessus, le fouet en lair, avec son casque à huit fers
de lance, et sa cotte décailles dor, lui serrant la taille
jusquà mi-cuisse. Ah! si lon mavait dit...
Et se remettant à vider le bateau, il racontait comment chez lui
on navait fait que rire dabord de cette liaison; puis, la chose
devenant sérieuse, de combien defforts, de prières, de
sacrifices, ses parents auraient payé une rupture. Deux ou trois
fois la fille était partie à force dargent, mais lui la
rejoignait toujours. «Essayons du voyage...» avait dit la mère. Il
voyagea, revint et la reprit. Alors il sétait laissé marier;
jolie fille, riche dot, la promesse de lInstitut dans la
corbeille de noce... Et trois mois après il lâchait le nouveau
ménage pour lancien...
-- Ah! jeune homme, jeune homme...
Il débitait sa vie dune voix sèche, sans quun muscle animât son
masque, raide comme le col empesé qui le tenait si droit. Et des
barques passaient chargées détudiants et de filles, débordantes
de chansons, de rires de jeunesse et divresse; combien parmi ces
inconscients auraient dû sarrêter, prendre leur part de
leffroyable leçon!...
Dans le kiosque, pendant ce temps, comme si cétait un mot donné
de travailler à leur rupture, les vieilles élégantes prêchaient la
raison à Fanny Legrand...
-- Joli, son petit, mais pas le sou... à quoi ça la mènerait-
il?...
-- Enfin, puisque je laime!...
Et Rosa levant les épaules:
-- Laissez-la donc... elle va encore rater son Hollandais, comme
je lai vue rater toutes ses belles affaires... Après son histoire
avec Flamant, elle avait pourtant essayé de devenir pratique, mais
la voilà plus folle que jamais...
-- _Ay_! _vellaca_... grogna maman Pilar.
LAnglaise à tête de clown intervint avec lhorrible accent qui,
si longtemps, avait fait son succès:
-- Cétait très bien daimer lamour, petite... cétait très
bonne, lamour, vous savez... mais vous devez aimer largent
aussi... moi maintenant, si jétais riche toujours, est-ce que mon
croupier il dirait je suis laide, croyez-vous?...
Elle eut un bond de fureur, lui haussant la voix à laigu:
-- Oh! cétait pourtant terrible, cette chose... Avoir été célèbre
au monde, universelle, connue comme un monument, comme un
boulevard... si connue que vous navez pas un misérable cocher,
quand vous disez «Wilkie Cob!» tout de suite il savait où
cétait... Avoir eu des princes pour mes pieds dessus, et des
rois, si je crachais, ils disaient cétait joli, le crachement!...
Et voilà maintenant ce sale voyou qui voulait pas de moi sur cette
motive de ma laideur; et je avais pas de quoi seulement me le
payer pour une nuit.
Et se montant à cette idée quon avait pu la trouver laide, elle
ouvrit sa robe brusquement:
-- La figure, _yes_, je sacrifiais; mais ça, le gorge, les
épaules... Est-ce blanc? Est-ce dur?...
Elle étalait avec impudeur sa chair de sorcière, restée
miraculeusement jeune après trente ans de fournaise, et que la
tête surmontait, flétrie et macabre depuis la ligne du cou.
«Mesdames le bateau est prêt!...» cria de Potter; et lAnglaise,
agrafant sa robe sur ce qui lui restait de jeunesse, murmura dans
un navrement comique:
-- _Jé_ pouvais pourtant pas aller toute _nioue_ sur les
places!...
Dans ce décor de Lancret, où la blancheur coquette des villas
éclatait parmi la verdure nouvelle, avec ces terrasses, ces
pelouses encadrant le petit lac tout écaillé de soleil, quel
embarquement que celui de toute cette vieille Cythère éclopée;
laveugle Sombreuse et le vieux clown et Desfous la paralytique,
laissant dans le sillon de leau le parfum musqué de leur
maquillage!
Jean tenait les rames, le dos courbé, honteux et désolé quon pût
le voir et lui attribuer quelque basse fonction dans cette
sinistre barque allégorique. Heureusement quil avait en face de
lui, pour rafraîchir son coeur et ses yeux, Fanny Legrand assise à
larrière, près de la barre que tenait de Potter, Fanny dont le
sourire ne lui avait jamais paru si jeune, sans doute par
comparaison.
«Chante-nous quelque chose, petite...» demanda la Desfous que le
printemps amollissait. De sa voix expressive et profonde, Fanny
commençait la barcarolle de _Claudia_ que le musicien, remué par
ce rappel de son premier grand succès, suivait en imitant à bouche
fermée le dessin de lorchestre, cette ondulation qui fait courir
sur la mélodie comme une lumière deau dansante. À cette heure,
dans ce décor, cétait délicieux. Dune terrasse voisine on cria
bravo; et le Provençal, ramenant en mesure les avirons, avait soif
de cette musique divine aux lèvres de sa maîtresse, une tentation
de mettre sa bouche à même la source, et de boire dans le soleil,
la tête renversée, toujours.
Tout à coup Rosa, furieuse, interrompit la cantilène dont le
mariage de voix lirritait:
-- Hé là-bas, la musique, quand vous aurez fini de vous roucouler
dans la figure... Si vous croyez quelle nous amuse votre romance
denterre-morts... En voilà assez... dabord il est tard, il faut
que Fanny rentre à la boîte...
Et dun geste furibond montrant le plus prochain débarcadère:
-- Aborde là... dit-elle à son amant, ils seront plus près de la
gare...
Cétait brutal comme congé; mais lancienne dame des chars avait
habitué son monde à ces façons de faire, et personne nosa
protester. Le couple jeté au rivage avec quelques mots de froide
politesse au jeune homme, des ordres à Fanny dune voix sifflante,
la barque séloigna chargée de cris, dun train de dispute que
termina un insultant éclat de rire apporté aux deux amants par la
sonorité de leau.
-- Tu entends, tu entends, disait Fanny blême de rage, cest de
nous quelle se moque...
Et toutes ses humiliations, toutes ses rancoeurs lui remontant à
cette dernière injure, elle les énumérait en regagnant la gare,
avouait même des choses quelle avait toujours cachées. Rosa ne
cherchait quà léloigner de lui, quà faciliter des occasions de
le tromper.
-- Tout ce quelle ma dit pour me faire prendre ce Hollandais...
Encore tout à lheure elles sy sont mises toutes... Je taime
trop, tu comprends, ça la gêne pour ses vices, car elle les a
tous, les plus bas, les plus monstrueux. Et cest parce que je ne
veux plus...
Elle sarrêta, le vit très pâle, les lèvres tremblantes, comme le
soir où il remuait le fumier aux lettres.
-- Oh! ne crains rien, dit-elle... ton amour ma guérie de toutes
ces horreurs... Elle et son caméléon qui empeste, ils me dégoûtent
tous les deux.
-- Je ne veux plus que tu restes là, fit lamant affolé de
jalousies malsaines... Il y a trop de saletés dans le pain que tu
gagnes; tu vas revenir avec moi, nous nous en tirerons toujours.
Elle lattendait, ce cri, lappelait depuis longtemps. Cependant
elle résista, objectant quen ménage, avec les trois cents francs
du ministère, la vie serait bien difficile, quil faudrait peut-
être se séparer encore... «Et jai tant souffert en quittant notre
pauvre maison!...»
Des bancs sespaçaient sous les acacias qui bordent la route avec
les fils du télégraphe chargés dhirondelles; pour mieux causer,
ils sassirent, très émus tous deux et les bras noués:
-- Trois cents francs par mois, disait Jean, mais comment font les
Hettéma qui nen ont que deux cent cinquante?...
-- Ils vivent à la campagne, à Chaville toute lannée.
-- Eh bien, faisons comme eux, je ne tiens pas à Paris.
-- Vrai?... tu veux bien?... ah! mami, mami!...
Du monde passait sur la route, une galopade dânes emportant un
lendemain de noces. Ils ne pouvaient pas sembrasser, et restaient
immobiles, serrés lun à lautre, rêvant dun bonheur rajeuni dans
des soirs dété qui auraient cette douceur champêtre, ce calme
tiède quégayaient au loin les coups de carabine, les ritournelles
dorgue dune fête de banlieue.
VIII
Ils sinstallèrent à Chaville, entre le haut et le bas pays, le
long de cette vieille route forestière quon appelle le Pavé des
Gardes, dans un ancien rendez-vous de chasse, à la porte du bois:
trois pièces guère plus grandes que celles de Paris, toujours leur
mobilier de petit ménage, le fauteuil canné, larmoire peinte, et
pour orner laffreux papier vert de leur chambre, rien que le
portrait de Fanny, car la photographie de Castelet avait eu son
cadre cassé pendant le déménagement et se pâlissait dans les
combles.
On nen parlait plus guère, de ce pauvre Castelet, depuis que
loncle et la nièce avaient interrompu leur correspondance. «Un
joli lâcheur...» disait-elle, se rappelant la facilité du Fénat à
protéger la première rupture. Les petites, seules, entretenaient
leur frère de nouvelles, mais Divonne nécrivait plus. Peut-être
gardait-elle encore rancune à son neveu; ou devinait-elle que la
mauvaise femme était revenue pour décacheter et commenter ses
pauvres lettres maternelles à gros caractères paysans.
Par moments, ils auraient pu se croire encore rue dAmsterdam,
quand ils se réveillaient avec la romance des Hettéma redevenus
leurs voisins et le sifflement des trains qui se croisaient
continuellement de lautre côté du chemin, visibles à travers les
branches dun grand parc. Mais, au lieu du vitrage blafard de la
gare de lOuest, de ses fenêtres sans rideaux montrant des
silhouettes penchées de bureaucrates, et du fracas ronflant sur la
rue en pente ils savouraient lespace silencieux et vert au-delà
de leur petit verger entouré dautres jardins, de maisonnettes
dans des bouquets darbres, dégringolant jusquau bas de la côte.
Le matin, avant de partir, Jean déjeunait dans leur petite salle à
manger, la croisée ouverte sur cette large route pavée, mangée
dherbe, bordée de haies dépine blanche aux parfums amers. Cest
par là quil allait à la gare en dix minutes, longeant le parc
bruissant et gazouillant; et, quand il revenait, cette rumeur
sapaisait à mesure que lombre sortait des taillis sur la mousse
du chemin vert empourpré de couchant, et que les appels des
coucous à tous les coins du bois traversaient de trilles de
rossignols dans les lierres.
Mais voici que la première installation faite et la surprise
passée de cet apaisement des choses autour de lui, lamant se
reprenait à ses tourments de jalousie stérile et explorante. La
brouille de sa maîtresse avec Rosa, le départ de lhôtel avaient
amené entre les deux femmes une explication à double entente
monstrueuse, ravivant ses soupçons, ses plus troublantes
inquiétudes; et lorsquil sen allait, quil apercevait du wagon
leur maison basse, en rez-de-chaussée surmonté dune lucarne
ronde, son regard fouillait la muraille. Il se disait: «qui sait?»
et cela le poursuivait jusque dans les paperasses de son bureau.
Au retour, il lui faisait rendre compte de sa journée, de ses
moindres actes, de ses préoccupations, le plus souvent
indifférentes, quil surprenait dun «à quoi penses-tu?... tout de
suite...», craignant toujours quelle regrettât quelque chose ou
quelquun de cet horrible passé, confessé par elle chaque fois
avec la même indéconcertable franchise.
Au moins lorsquils ne se voyaient que le dimanche, avides lun de
lautre, il ne prenait pas le temps de ces perquisitions morales,
outrageantes et minutieuses. Mais rapprochés, avec la continuité
de la vie à deux, ils se torturaient jusque dans leurs caresses,
dans leurs plus intimes étreintes, agités de la sourde colère, du
douloureux sentiment de lirréparable; lui, sépuisant à vouloir
procurer à cette blasée damour une commotion quelle ignorât
encore, elle prête au martyre pour donner une joie, qui neût pas
été à dix autres, ny parvenant pas et pleurant de rage
impuissante.
Puis une détente se fit en eux; peut-être la satiété. des sens
dans le tiède enveloppement de la nature, ou plus simplement le
voisinage des Hettéma. Cest que, de tous les ménages campés sur
la banlieue parisienne, pas un peut-être ne goûta jamais comme
celui-là les libertés campagnardes, la joie de sen aller vêtus de
loques, coiffés de chapeaux décorce, madame sans corset, monsieur
dans des espadrilles; de porter en sortant de table des croûtes
aux canards, des épluchures aux lapins, puis sarcler, ratisser,
greffer, arroser.
Oh! larrosage...
Les Hettéma sy mettaient sitôt que le mari rentré échangeait son
costume de bureau contre une veste de Robinson; après dîner, ils
sy reprenaient encore, et la nuit venue depuis longtemps, dans le
noir du petit jardin doù montait une buée fraîche de terre
mouillée, on entendait le grincement de la pompe, les heurts des
grands arrosoirs, et dénormes souffles errant à toutes les
plates-bandes avec un ruissellement qui semblait tomber du front
des travailleurs dans leurs pommes darrosage, puis de temps en
temps un cri de triomphe:
-- Jen ai mis trente-deux aux pois gourmands!...
-- Et moi quatorze aux balsamines!...
Des gens qui ne se contentaient pas dêtre heureux, mais se
regardaient lêtre, dégustaient leur bonheur à vous en faire venir
leau à la bouche; lhomme surtout, par la façon irrésistible dont
il racontait les joies de lhivernage à deux:
-- Ce nest rien maintenant, mais vous verrez en décembre!... On
rentre crotté, mouillé, avec tous les embêtements de Paris sur le
dos; on trouve bon feu, bonne lampe, la soupe qui embaume et, sous
la table, une paire de sabots remplis de paille. Non, voyez-vous,
quand on sest fourré une platée de choux et de saucisses, un
quartier de gruyère tenu au frais sous le linge, quand on a versé
là-dessus un litre de ginglard qui na pas passé par Bercy, libre
de baptême et dentrée, ce que cest bon de tirer son fauteuil au
coin du feu, dallumer une pipe, en buvant son café arrosé dun
caramel à leau-de-vie, et de piquer un chien en face lun de
lautre, pendant que le verglas dégouline sur les vitres... Oh! un
tout petit chien, le temps de laisser passer le gros de la
digestion... Après on dessine un moment, la femme dessert, fait
son petit train-train, la couverture, le moine, et quand elle est
couchée, la place chaude, on tombe dans le tas, et ça vous fait
par tout le corps une chaleur comme si lon entrait tout entier
dans la paille de ses sabots...
Il en devenait presque éloquent de matérialité, ce géant velu, à
lourde mâchoire, si timide à lordinaire quil ne pouvait pas dire
deux mots sans rougir et sans bégayer.
Cette timidité folle, dun contraste comique avec cette barbe
noire et cette envergure de colosse, avait fait son mariage et la
tranquillité de sa vie. À vingt-cinq ans, débordant de vigueur et
de santé, Hettéma ignorait lamour et la femme, quand un jour, à
Nevers, après un repas de corps, des camarades lentraînèrent à
moitié gris dans une maison de filles et lobligèrent à faire son
choix. Il sortit de là bouleversé, revint, choisit la même,
toujours, paya ses dettes, lemmena, et seffrayant à lidée quon
pourrait la lui prendre, quil faudrait recommencer une nouvelle
conquête, il finit par lépouser.
-- Un ménage légitime, mon cher... disait Fanny dans un rire de
triomphe à Jean qui lécoutait terrifié... Et, de tous ceux que
jai connus, cest encore le plus propre, le plus honnête.
Elle laffirmait dans la sincérité de son ignorance, les ménages
légitimes où elle avait pu pénétrer ne méritant sans doute pas
dautre jugement; et toutes ses notions de la vie étaient aussi
fausses et sincères que celle-là.
Dun calmant voisinage ces Hettéma, lhumeur toujours égale,
capables même de services pas trop dérangeants, ayant surtout
lhorreur des scènes, des querelles où il faut prendre parti, et
en général de tout ce qui peut troubler une heureuse digestion. La
femme essayait dinitier Fanny à lélevage des poules et des
lapins, aux joies salubres de larrosage, mais inutilement.
La maîtresse de Gaussin, faubourienne passée par les ateliers,
naimait la campagne quen échappées, en parties, comme un endroit
où lon peut crier, se rouler, se perdre avec son amant. Elle
détestait leffort, le travail; et ses six mois de gérance ayant
épuisé pour longtemps ses facultés actives, elle samollissait
dans une torpeur vague, une griserie de bien-être et de plein air
qui lui ôtait presque la force de shabiller, de se coiffer, ou
même douvrir son piano.
Le soin de leur intérieur laissé tout entier à une ménagère du
pays, quand, le soir venu, elle résumait sa journée pour la
raconter à Jean, elle ne trouvait rien quune visite à Olympe, des
potins par-dessus la clôture, et des cigarettes, des tas de
cigarettes dont les débris salissaient le marbre devant la
cheminée. Déjà six heures!... À peine le temps de passer une robe,
de piquer une fleur à son corsage pour aller au-devant de lui par
le chemin vert...
Mais avec les brouillards, les pluies dautomne, la nuit qui
tombait de bonne heure, elle eut plus dun prétexte pour ne pas
sortir; et souvent il la surprenait au retour dans une de ces
gandouras de laine blanche à grands plis quelle mettait le matin,
les cheveux relevés comme quand il était parti. Il la trouvait
charmante ainsi, la nuque restée jeune, sa chair tentante et
soignée quil sentait toute prête, sans entraves. Pourtant cet
aveulissement le choquait, leffrayait comme un danger.
Lui-même, après un grand effort de travail pour augmenter un peu
leurs ressources sans recourir à Castelet, des veillées passées
sur des plans, des reproductions de pièces dartillerie, de
caissons, de fusils nouveau modèle quil dessinait au compte
dHettéma, se sentit envahi tout à coup par cette influence
dissolvante de la campagne et de la solitude à laquelle se
laissent prendre les plus forts, les plus actifs, et dont sa
première enfance dans un coin perdu de nature avait mis en lui le
germe engourdissant.
Et la matérialité de leurs gros voisins aidant, se communiquant à
eux dans de perpétuelles allées et venues dune maison à lautre,
avec un peu de leur abaissement moral et de leur appétit
monstrueux, Gaussin et sa maîtresse en vinrent eux aussi à
discuter gravement la question des repas et lheure du coucher.
Césaire ayant envoyé une pièce de son vin de grenouille, ils
passèrent tout un dimanche à le mettre en bouteilles, la porte de
leur petit caveau ouverte sur le dernier soleil de lannée, un
ciel bleu où couraient des nuées roses, dun rose de bruyère des
bois. Lheure nétait pas loin des sabots remplis de paille
chaude, ni du petit somme à deux, de chaque côté dun feu de
souches. Heureusement il leur arriva une distraction.
Il la trouva un soir très émue. Olympe venait de lui raconter
lhistoire dun pauvre petit enfant, élevé au Morvan par une
grand-mère. Le père et la mère à Paris, marchands de bois,
nécrivaient plus, ne payaient plus depuis des mois. La grand-mère
morte subitement, des mariniers avaient ramené le mioche par le
canal de lYonne pour le remettre à ses parents; mais, plus
personne. Le chantier fermé, la mère partie avec un amant, le père
ivrogne, failli, disparu... Ils vont bien les ménages
légitimes!... Et voilà le pauvre petit, six ans, un amour, sans
pain ni vêtements, à la rue.
Elle sémouvait jusquaux larmes, puis tout à coup:
-- Si nous le prenions... veux-tu?
-- Quelle folie!
-- Pourquoi?...
Et, de bien près, le câlinant:
-- Tu sais comme jai désiré un enfant de toi; on élèverait celui-
là, on linstruirait. ces petits quon ramasse, au bout dun temps
on les aime comme sils étaient à vous...
Elle invoquait aussi la distraction que ce serait pour elle, seule
tout le jour à sabêtir en remuant des tas de vilaines idées. Un
enfant, cest une sauvegarde. Puis, le voyant effrayé de la
dépense:
-- Mais ce nest rien, la dépense... Songe donc, à six ans!... on
lhabillera avec tes vieux effets... Olympe, qui sy entend,
massurait que nous ne nous en apercevrions même pas.
-- Que ne le prend-elle alors! dit Jean avec la mauvaise humeur de
lhomme qui se sent vaincu par sa propre faiblesse.
Il essaya pourtant de résister, à laide de largument décisif:
-- Et quand je ne serai plus là?...
Il en parlait rarement de ce départ pour ne pas attrister Fanny,
mais y pensait, sen rassurait contre les dangers du ménage et les
tristes confidences de De Potter.
-- Quelle complication que cet enfant, quelle charge pour toi dans
lavenir!...
Les yeux de Fanny se voilèrent:
-- Tu te trompes, mami, ce serait quelquun à qui parler de toi,
une consolation, une responsabilité aussi qui me donnerait la
force de travailler, de reprendre goût à lexistence...
Il réfléchit une minute, la vit toute seule, dans la maison vide:
-- Où est-il, ce petit?
-- Au Bas-Meudon, chez un marinier qui la recueilli pour quelques
jours... Après, cest lhospice, lassistance.
-- Eh bien! va le chercher, puisque tu y tiens...
Elle lui sauta au cou, et dune joie denfant tout le soir, fit de
la musique, chanta, heureuse, exubérante, transfigurée. Le
lendemain, en wagon, Jean parla de leur décision au gros Hettéma
qui paraissait instruit de laffaire, mais désireux de ne pas sen
mêler. Enfoncé dans son coin et dans la lecture du _Petit
Journal_, il bégayait du fond de sa barbe:
-- Oui, je sais... ce sont ces dames... ça ne me regarde pas...
Et montrant sa tête au-dessus de la feuille dépliée:
-- Votre femme me paraît très romanesque, dit-il.
Romanesque ou non, elle était le soir consternée, à genoux, une
assiette de soupe à la main, essayant dapprivoiser le petit gars
morvandiau, qui debout, dans une pose de recul, la tête basse, une
tête énorme aux cheveux de chanvre, refusait énergiquement de
parler, de manger, même de montrer sa figure et répétait dune
forte voix étranglée et monotone:
-- Voir _ménine_, voir _ménine_.
-- _Ménine_, cest sa grand-mère, je pense... Depuis deux heures,
je nai pas pu en tirer autre chose.
Jean sy mit aussi à vouloir lui faire avaler sa soupe, mais sans
succès. Et ils restaient là, agenouillés tous deux à sa hauteur,
tenant lun lassiette, lautre la cuiller, comme devant un agneau
malade, à répéter des encouragements, des mots de tendresse pour
le décider.
-- Mettons-nous à table, peut-être nous lintimidons; il mangera
si nous ne le regardons plus...
Mais il continua à se tenir immobile, ahuri, répétant sa plainte
de petit sauvage, «voir ménine», qui leur déchirait le coeur,
jusquà ce quil se fût endormi, debout contre le buffet, et si
profondément quils purent le déshabiller, le coucher dans la
lourde _berce_ campagnarde empruntée à un voisin, sans quil
ouvrît loeil une seconde.
«Vois comme il est beau...» disait Fanny très fière de son
acquisition; et elle forçait Gaussin à admirer ce front têtu, ces
traits fins et délicats sous leur hâle paysan, cette perfection de
petit corps aux reins râblés, aux bras pleins, aux jambes de petit
faune, longues et nerveuses, déjà duvetées dans le bas. Elle
soubliait à contempler cette beauté denfant.
«Couvre-le donc, il va avoir froid...» dit Jean dont la voix la
fit tressaillir, comme tirée dun rêve; et tandis quelle le
bordait tendrement, le petit avait de longs soupirs sanglotés, une
houle de désespoir malgré le sommeil.
La nuit, il se mit à parler tout seul:
-- _Guerlaude mé_, _ménine_...
-- Quest-ce quil dit?... écoute...
Il voulait être _guerlaudé_; mais que signifiait ce mot patois?
Jean, à tout hasard, allongea le bras et se mit à remuer la lourde
couchette; à mesure lenfant se calmait et il se rendormit en
tenant dans sa grosse petite main rugueuse, la main quil croyait
être celle de sa «ménine», morte depuis quinze jours.
Ce fut comme un chat sauvage dans la maison, qui griffait,
mordait, mangeait à part des autres, avec des grondements quand on
sapprochait de son écuelle; les quelques mots quon en tirait
étaient dun langage barbare de bûcherons morvandiaux, que jamais
sans les Hettéma, du même pays que lui, personne naurait pu
comprendre. Pourtant, à force de bons soins, de douceur, on
parvint à lapprivoiser un peu, «un pso», comme il disait. Il
consentit à changer les guenilles dans lesquelles on lavait amené
contre les vêtements chauds et propres dont lapproche, les
premiers jours, le faisait «querrier» de fureur, en vrai chacal
quon voudrait affubler dun manteau de levrette. Il apprit à
manger à table, lusage de la fourchette et de la cuiller, et à
répondre, quand on lui demandait son nom, quau pays «i li dision
Josaph».
Quant à lui donner les moindres notions élémentaires, il ny
fallait pas songer encore. Élevé en plein bois, sous une hutte de
charbonnage, la rumeur dune nature bruissante et fourmillante
hantait sa caboche dure de petit sylvain, comme le bruit de la mer
la spirale dun coquillage; et nul moyen dy faire entrer autre
chose, ni de le garder à la maison, même par les temps les plus
durs. Dans la pluie, la neige, quand les arbres dénudés se
dressaient en coraux de givre, il séchappait, battait les
buissons, fouillait les terriers avec dadroites cruautés de furet
chasseur, et lorsquil rentrait, rabattu par la faim, il y avait
toujours dans sa veste de futaine mise en loques, dans la poche de
sa petite culotte crottée jusquau ventre, quelque bête engourdie
ou morte, oiseau, taupe, mulot, ou, à défaut, des betteraves, des
pommes de terre arrachées dans les champs.
Rien ne pouvait vaincre ces instincts braconniers et chapardeurs,
compliqués dune manie paysanne, denfouir toutes sortes de menus
objets luisants, boutons de cuivre, perles de jais, papier de
plomb du chocolat, que Josaph ramassait en fermant la main,
emportait vers des cachettes de pie voleuse. Tout ce butin prenait
pour lui un nom vague et générique, la denrée, quil prononçait
_denraie_; et ni raisonnements, ni taloches nauraient pu
lempêcher de faire sa _denraie_ aux dépens de tout et de tous.
Les Hettéma seuls y mettaient bon ordre, le dessinateur gardant à
portée de sa main, sur sa table autour de laquelle rôdait le petit
sauvage attiré par les compas, les crayons de couleur, un fouet à
chien quil lui faisait claquer aux jambes. Mais ni Jean ni Fanny
neussent usé de menaces pareilles, quoique le petit se montrât,
vis-à-vis deux, sournois, méfiant, inapprivoisable même aux
gâteries tendres, comme si la _ménine_, en mourant, leût privé de
toute expansion affective. Fanny, «parce quelle puait bon»,
parvenait encore à le garder un moment sur ses genoux, tandis que
pour Gaussin, cependant très doux avec lui, cétait toujours la
bête fauve de larrivée, le regard méfiant, les griffes tendues.
Cette répulsion invincible et presque instinctive de lenfant, la
malice curieuse de ses petits yeux bleus aux cils dalbinos, et
surtout laveugle et subite tendresse de Fanny pour cet étranger
tout à coup tombé dans leur vie, troublaient lamant dun soupçon
nouveau. Cétait peut-être un enfant à elle, élevé en nourrice ou
chez sa belle-mère; et la mort de Machaume apprise vers cette
époque semblait une coïncidence pour justifier son tourment.
Parfois, la nuit, quand il tenait cette petite main cramponnée à
la sienne, -- car lenfant dans le vague du sommeil et du rêve
croyait toujours la tendre à _ménine_, -- il linterrogeait de
tout son trouble intérieur et inavoué: «Doù viens-tu? Qui es-tu?»
espérant deviner, communiqué par la chaleur du petit être, le
mystère de sa naissance.
Mais son inquiétude tomba, sur un mot du père Legrand qui venait
demander quon laidât à payer un entourage à sa défunte et criait
à sa fille en apercevant la berce de Josaph:
-- Tiens! un gosse!... tu dois être contente!... Toi qui nas
jamais pu en décrocher un.
Gaussin fut si heureux, quil paya lentourage, sans demander à
voir les devis, et retint le père Legrand à déjeuner.
Employé dans les tramways de Paris à Versailles, injecté de vin et
dapoplexie, mais toujours vert et de belle mine sous son chapeau
de cuir bouilli entouré pour la circonstance dune lourde ganse de
crêpe qui en faisait un vrai chapeau de croque-mort, le vieux
cocher parut enchanté de laccueil du monsieur de sa fille, et
revint de temps en temps manger la soupe avec eux. Ses cheveux
blancs de polichinelle sur sa face rase et tuméfiée, ses airs de
pochard majestueux, le respect quil portait à son fouet, le
posant, le calant dans un coin sûr avec des précautions de
nourrice, impressionnaient beaucoup lenfant; et tout de suite le
vieux et lui furent en grande intimité. Un jour quils achevaient
de dîner tous ensemble, les Hettéma vinrent les surprendre:
«Ah! pardon, vous êtes en famille...» fit la femme en minaudant,
et le mot frappa Jean au visage, humiliant comme un soufflet.
Sa famille!... Cet enfant trouvé qui ronflait la tête sur la
nappe, ce vieux forban ramolli, la pipe en coin de bouche, la voix
poisseuse, expliquant pour la centième fois que deux sous de fouet
lui duraient six mois et que, depuis vingt ans, il navait pas
changé de manche!... Sa famille, allons donc!... pas plus quelle
nétait sa femme, cette Fanny Legrand, vieille et fatiguée,
avachie sur ses coudes dans la fumée des cigarettes... Avant un
an, tout cela disparaîtrait de sa vie, avec le vague de rencontres
de voyage, de convives de table dhôte.
Mais à dautres moments cette idée de départ quil invoquait comme
excuse à sa faiblesse, dès quil se sentait déchoir, tiré en bas,
cette idée, au lieu de le rassurer, de le soulager, lui faisait
sentir les liens multiples serrés autour de lui, quel déchirement
ce serait que ce départ, non pas une rupture, mais dix ruptures,
et quil lui en coûterait de lâcher cette petite main denfant qui
la nuit sabandonnait dans la sienne. Jusquà La Balue, le loriot
sifflant et chantant dans sa cage trop petite quon devait
toujours lui changer et où il courbait le dos comme le vieux
cardinal dans sa prison de fer; oui, La Balue lui-même avait pris
un petit coin de son coeur, et ce serait une souffrance que lôter
de là.
Elle approchait pourtant, cette inévitable séparation; et le
splendide mois de juin, qui mettait la nature en fête, serait
probablement le dernier quils passeraient ensemble. Est-ce cela
qui la rendait nerveuse, irritable, ou léducation de Josaph
entreprise dune ardeur subite, au grand ennui du petit Morvandiau
qui restait des heures devant ses lettres, sans les voir ni les
prononcer, le front fermé dune barre comme les battants dune
cour de ferme? De jour en jour, ce caractère de femme sexaltait
en violences et en pleurs dans des scènes sans cesse renouvelées,
bien que Gaussin sappliquât à lindulgence; mais elle était si
injurieuse, il montait de sa colère une telle vase de rancune et
de haine contre la jeunesse de son amant, son éducation, sa
famille, lécart que la vie allait agrandir entre leurs deux
destinées, elle sentendait si bien à le piquer aux points
sensibles, quil finissait par semporter aussi et répondre.
Seulement sa colère à lui gardait une réserve, une pitié dhomme
bien élevé, des coups quil ne portait pas, comme trop douloureux
et faciles, tandis quelle se lâchait dans ses fureurs de fille,
sans responsabilité, ni pudeur, faisait arme de tout, épiant sur
le visage de sa victime avec une joie cruelle la contraction de
souffrance quelle occasionnait, puis tout à coup tombant dans ses
bras et implorant son pardon.
La physionomie des Hettéma, témoins de ces querelles éclatant
presque toujours à table, au moment assis et installé de découvrir
la soupière ou de mettre le couteau dans le rôti, était à peindre.
Ils échangeaient par-dessus la table servie un regard de comique
effarement. Pourrait-on manger, ou le gigot allait-il voler par le
jardin avec le plat, la sauce et létuvée de haricots?
«Surtout pas de scène!...» disaient-ils à chaque fois quil était
question de se réunir; et cest le mot dont ils accueillaient une
offre de déjeuner ensemble en forêt, que Fanny leur jetait un
dimanche par-dessus le mur... Oh, non! on ne se disputerait pas
aujourdhui, il faisait trop beau!... Et elle courut habiller
lenfant, remplir les paniers.
Tout était prêt, on partait, quand le facteur apporta une lettre
chargée dont la signature retint Gaussin en arrière. Il rejoignit
la bande à lentrée du bois, et tout bas à Fanny:
-- Cest de loncle... Il est ravi... Une récolte superbe, vendue
sur pied... Il renvoie les huit mille francs de Déchelette, avec
bien des compliments et remerciements à sa nièce.
-- Oui, sa nièce!... à la mode de Gascogne... Vieille carotte,
va... dit Fanny qui ne conservait guère dillusions sur les oncles
du Midi; puis, toute joyeuse: Il va falloir placer cet argent...
Il la regarda stupéfait, layant toujours connue très scrupuleuse
sur les questions de probité monnayée...
-- Placer?... mais ce nest pas à toi...
-- Tiens, au fait, je ne tai pas dit...
Elle rougit, avec ce regard qui se ternissait à la moindre
altération de la vérité... Ce bon enfant de Déchelette ayant
appris ce quils faisaient pour Joseph, lui avait écrit que cet
argent les aiderait à élever le petit.
-- Puis tu sais, si ça tennuie, on les lui rendra, ses huit mille
francs; il est à Paris...
La voix des Hettéma, qui discrètement avaient pris lavance,
retentit sous les arbres:
-- À droite ou à gauche?
-- À droite, à droite... aux Étangs!...» cria Fanny, puis, tournée
vers son amant: Voyons, tu ne vas pas recommencer à te dévorer
pour des bêtises... nous sommes un vieux ménage, que diable!...
Elle connaissait cette pâleur tremblée de ses lèvres, ce coup
doeil au petit, linterrogeant des pieds à la tête; mais cette
fois ce ne fut quune velléité de violence jalouse. Il en arrivait
maintenant aux lâchetés de lhabitude, aux concessions pour la
paix. «Quel besoin de me torturer, daller au fond des choses?...
Si cet enfant est à elle, quoi de plus simple quelle lait pris,
en me cachant la vérité, après toutes les scènes, les
interrogatoires que je lui ai fait subir!... Vaut-il pas mieux
accepter ce qui est et passer tranquillement les quelques mois qui
nous restent?...»
Et par les chemins vallonnés du bois il sen allait portant leur
déjeuner de cantine dans son lourd panier drapé de blanc, résigné,
las, le dos rond dun vieux jardinier, tandis que devant lui la
mère et lenfant marchaient ensemble, Josaph endimanché et gauche
dans un complet de la _Belle-Jardinière_ qui lempêchait de
courir, elle, en peignoir clair, tête et cou nus sous un parasol
japonais, la taille épaissie, la marche veule, et dans ses beaux
cheveux en torsades, une grande mèche blanche quelle ne se
donnait plus la peine de cacher.
En avant et plus bas, se tassait dans la pente de lallée le
couple Hettéma, coiffé de gigantesques chapeaux de paille pareils
à ceux des cavaliers Touaregs, vêtu de flanelle rouge, chargé de
victuailles, dengins de pêche, filets, balances à écrevisses, et
la femme, pour alléger son mari, portant vaillamment en sautoir
sur sa poitrine de colosse le cor de chasse sans lequel il ny
avait pas de promenade en forêt possible pour le dessinateur. En
marchant, le ménage chantait:
_Jaime entendre la rame_
_Le soir battre les flots;_
_Jaime le cerf qui brame..._
Le répertoire dOlympe était inépuisable de ces sentimentalités de
la rue; et quand on se figurait où elle les avait ramassées, dans
quelle demi-ombre honteuse de persiennes closes, à combien
dhommes elle les avait chantées, la sérénité du mari accompagnant
à la tierce prenait une extraordinaire grandeur. Le mot du
grenadier à Waterloo: «Ils sont trop...» devait être celui de la
philosophique indifférence de cet homme.
Pendant que Gaussin rêveur regardait lénorme couple senfoncer
dans un creux de vallon où lui-même sengageait à sa suite, un
grincement de roues montait lallée avec une volée de fous rires,
de voix enfantines; et tout à coup parut, à quelques pas de lui,
un chargement de fillettes, rubans et cheveux flottants dans une
charrette anglaise traînée par un petit âne, quune jeune fille,
guère plus âgée que les autres, tirait par la bride sur ce chemin
difficile.
Il était aisé de voir que Jean faisait partie de la bande dont les
tournures hétéroclites, la grosse dame surtout, ceinturée dun cor
de chasse, avaient animé le petit monde dune gaieté
inextinguible; aussi la jeune fille essaya-t-elle dimposer
silence aux enfants une minute. Mais ce nouveau chapeau Touareg
déchaîna plus fort leur folie moqueuse, et en passant devant
lhomme qui se rangeait pour laisser de la place à la petite
charrette, un joli sourire un peu gêné lui demandait grâce et
sétonnait naïvement de trouver au vieux jardinier une figure si
douce et si jeune.
Il salua timidement, rougit sans trop savoir de quelle honte; et
lattelage sarrêtant en haut de la côte à une croiserie de
chemins, avec un ramage de petites voix qui lisaient tout haut les
noms du poteau indicateur à demi-effacés par les pluies... _Route
des Étangs_, _Chêne du grand veneur_, _Fausses reposes_, _Chemin
de_ _Vélizy_..., Jean se retourna pour voir disparaître dans
lallée verte étoilée de soleil et tapissée de mousse, où les
roues filaient sur du velours, ce tourbillon de blonde jeunesse,
cette charretée de bonheur aux couleurs du printemps, aux rires en
fusées sous les branches.
La trompe dHettéma, furieuse, le tira brusquement de son rêve.
Ils étaient installés au bord de létang, en train de déballer les
provisions; et de loin on voyait reflétées par leau claire la
nappe blanche sur lherbe rase, et les vareuses de flanelle rouge
éclatant dans la verdure comme des vestes de piqueur.
«Arrivez donc... cest vous qui avez le homard», criait le gros
homme; et la voix nerveuse de Fanny:
-- Cest la petite Bouchereau qui ta arrêté en route?...
Jean tressaillit à ce nom de Bouchereau qui le ramenait à
Castelet, près du lit de sa mère malade.
-- Mais oui, dit le dessinateur lui prenant le panier des mains...
la grande, celle qui conduisait, cest la nièce du médecin... Une
fille de son frère quil a prise chez lui. Ils habitent Vélizy
pendant lété... Elle est jolie.
-- Oh! jolie... lair effronté, surtout...
Et Fanny, coupant le pain, épiait son amant, inquiète de ses yeux
distraits.
Mme Hettéma, très grave, déballant le jambon, blâmait fort cette
façon de laisser des jeunes filles courir les bois en liberté.
-- Vous me direz que cest le genre anglais, et que celle-ci a été
élevée à Londres..., mais cest égal, ça nest vraiment pas
convenable.
-- Non, mais très commode pour les aventures!
-- Oh! Fanny...
-- Pardon, joubliais... Monsieur croit aux innocentes...
-- Voyons, si lon déjeunait... fit Hettéma qui commençait à
seffrayer.
Mais il fallait quelle lâchât tout ce quelle savait des jeunes
filles du monde. Elle avait de belles histoires là dessus..., les
couvents, les pensionnats, cétait du propre... Elles sortaient de
là épuisées, flétries, avec le dégoût de lhomme; pas même
capables de faire des enfants.
-- Et cest alors quon vous les donne, tas de jobards... Une
ingénue!... Comme sil y avait des ingénues; comme si du monde ou
pas du monde, toutes les filles ne savaient pas, de naissance, de
quoi il retourne... Moi, dabord, à douze ans, je navais plus
rien à apprendre... vous non plus, nest-ce pas, Olympe?
-- ... naturellement... dit Mme Hettéma avec un haussement
dépaules; mais le sort du déjeuner la préoccupait surtout, en
entendant Gaussin qui se montait, déclarer quil y avait jeunes
filles et jeunes filles, et quon trouverait encore dans les
familles...
-- Ah! oui, la famille, ripostait sa maîtresse dun air de mépris,
parlons-en...; surtout de la tienne.
-- Tais-toi... Je te défends...
-- Bourgeois!
-- Drôlesse!... Heureusement ça va finir... Je nen ai plus pour
longtemps à vivre avec toi...
-- Va, va, file, cest moi qui serai contente...
Ils sinjuriaient en pleine figure, devant la curiosité mauvaise
de lenfant à plat ventre dans lherbe, quand une effroyable
sonnerie de trompe, centuplée en écho par létang, les masses
étagées du bois, couvrit tout à coup leur querelle.
«En avez-vous assez?... En voulez-vous encore?» et rouge, le cou
gonflé, le gros Hettéma, nayant trouvé que ce moyen de les faire
taire, attendait, lembouchure aux lèvres, le pavillon menaçant.
IX
Dhabitude leurs fâcheries ne duraient guère, fondues à un peu de
musique, aux câlines effusions de Fanny; mais, cette fois, il lui
en voulut sérieusement, et plusieurs jours de suite garda le même
pli au front, le même silence de rancune, sinstallant à dessiner
sitôt les repas, se refusant à toute sortie avec elle.
Cétait comme une honte subite de labjection où il vivait, la
crainte de rencontrer encore la petite charrette montant lallée
et ce limpide sourire de jeunesse auquel il songeait constamment.
Puis, avec un brouillement de rêve qui sen va, de décor qui se
casse pour les changements à vue dune féerie, lapparition devint
confuse, se perdit dans son lointain de bois, et Jean ne la revit
plus. Seulement il lui resta un fond de tristesse dont Fanny crut
savoir la cause, et résolut davoir raison....
-- Cest fait, lui dit-elle un jour toute joyeuse... Jai vu
Déchelette... Je lui ai rendu largent... Il trouve, comme toi,
que cest plus convenable ainsi; je me demande pourquoi, par
exemple... Enfin, ça y est... Plus tard, quand je serai seule, il
pensera au petit... Es-tu content?... Men veux-tu toujours?
Et elle lui raconta sa visite rue de Rome, son étonnement de
trouver au lieu du caravansérail bruyant et fou, traversé de
bandes en délire, une maison bourgeoise paisible, gardée dune
consigne très sévère. Plus de galas, plus de bals masqués; et
lexplication de ce changement, dans ces mots à la craie que
quelque parasite éconduit et furieux avait écrits sur la petite
entrée de latelier: _Fermé pour cause de collage_.
-- Et cest la vérité, mon cher... Déchelette en arrivant sest
toqué dune fille de skating, Alice Doré; il la prise avec lui
depuis un mois, en ménage, absolument en ménage... Une petite
femme bien gentille, bien douce, un joli mouton... Ils ne font
guère de bruit à eux deux... Jai promis que nous irions les voir;
ça nous changera un peu du cor de chasse et des barcarolles...
Cest égal, dis donc, le philosophe avec ses théories... Pas de
lendemain, pas de collage... Ah! je lai joliment blagué!
Jean se laissa conduire chez Déchelette quil navait pas revu
depuis leur rencontre à la Madeleine. On leût bien surpris alors,
en lui disant quil en arriverait à fréquenter sans dégoût ce
cynique et dédaigneux amant de sa maîtresse, à devenir presque son
ami. Dès la première visite, lui-même sétonnait de se sentir si à
laise, charmé par la douceur de cet homme au bon rire denfant
dans sa barbe de cosaque, et dune sérénité dhumeur que
naltéraient pas les cruelles crises de foie qui plombaient son
teint, le tour de ses yeux.
Et comme on comprenait bien la tendresse quil inspirait à cette
Alice Doré, aux longues mains molles et blanches, à
linsignifiante beauté blonde, que relevait léclat de sa chair de
Flamande, aussi dorée que son nom; de lor dans les cheveux, dans
les prunelles, frangeant les cils, pailletant la peau jusque sous
les ongles.
Ramassée par Déchelette sur lasphalte du skating, parmi les
grossièretés, les brutalités de la traite, les tourbillons de
fumée que lhomme crache, avec un chiffre, dans le maquillage de
la fille, la politesse de celui-ci lavait attendrie et surprise.
Elle se retrouva femme, de pauvre bétail à plaisir quelle était,
et quand il voulut la renvoyer au matin, conformément à ses
principes, avec un bon déjeuner et quelques louis, elle eut le
coeur si gros, lui demanda si doucement, si désirément «garde-moi
encore...» quil ne se sentit pas le courage de refuser. Depuis,
moitié respect humain, moitié lassitude, il tenait sa porte close
sur cette lune de miel de hasard, quil passait au frais et au
calme de son palais dété si bien aménagé pour le confortable; et
ils vivaient ainsi très heureux, elle de ces égards tendres
quelle navait jamais connus, lui du bonheur quil donnait à ce
pauvre être et de sa reconnaissance naïve, subissant aussi sans
quil sen rendît compte, et pour la première fois, le charme
pénétrant dune intimité de femme, le mystérieux sortilège de la
vie à deux, dans une conformité de bonté et de douceur.
Pour Gaussin, latelier de la rue de Rome fut une diversion au
milieu bas et mesquin où traînait sa vie de petit employé en faux
ménage; il aimait la conversation de ce savant aux goûts
dartiste, de ce philosophe en robe persane, légère et lâche comme
sa doctrine, ces récits de voyages que Déchelette esquissait avec
le moins de mots possible, et si bien à leur place parmi les
tentures orientales, les Bouddhas dorés, les chimères de bronze,
le luxe exotique de ce hall immense où le jour tombait dun haut
vitrage, vraie lumière de fond de parc, remuée par le feuillage
grêle des bambous, les palmes découpées des fougères
arborescentes, et les énormes feuilles des strilligias mêlées à
des philodendrons aux minces flexibilités de plantes deau,
cherchant lombre et lhumide.
Le dimanche surtout, avec cette large baie sur une rue déserte du
Paris dété, le frisson des feuilles, lodeur de terre fraîche au
pied des plantes, cétait la campagne et le sous-bois presque
autant quà Chaville, moins la promiscuité et la trompe des
Hettéma. Il ne venait jamais de monde; une fois pourtant Gaussin
et sa maîtresse, arrivant pour dîner, entendirent dès lentrée
lanimation de plusieurs voix. Le jour baissait, on prenait le
raki dans la serre, et la discussion semblait vive:
-- Et moi je trouve que cinq ans de Mazas, le nom perdu, la vie
détruite, cest assez payer cher un coup de passion et de folie...
Je signerai votre pétition, Déchelette.
-- Cest Caoudal... dit Fanny tout bas, en tressaillant.
Quelquun répondait avec la sécheresse cassante dun refus:
-- Moi, je ne signe rien, nacceptant aucune solidarité avec ce
drôle...
-- La Gournerie, maintenant...
Et Fanny, serrée contre son amant, murmurait:
-- Allons-nous-en, si ça tennuie de les voir...
-- Pourquoi donc! mais pas du tout...
En réalité, il ne se rendait pas bien compte de limpression quil
aurait à se trouver en face de ces hommes, mais il ne voulait pas
reculer devant lépreuve, désireux peut-être de savoir le degré
actuel de cette jalousie qui avait fait son misérable amour.
«Allons!» dit-il, et ils se montrèrent dans une lumière rose de
fin de jour, éclairant les crânes chauves, les barbes grisonnantes
des amis de Déchelette jetés sur les divans bas, autour dune
table dOrient en escabeau où tremblait, dans cinq ou six verres,
la liqueur anisée et laiteuse quAlice était en train de verser.
Les femmes sembrassèrent:
-- Vous connaissez ces messieurs, Gaussin? demanda Déchelette, au
mouvement berceur de son fauteuil à bascule.
Sil les connaissait!... Deux au moins lui étaient familiers à
force davoir dévisagé pendant des heures leurs portraits aux
vitrines de célébrités. Comme ils lavaient fait souffrir, quelle
haine il sétait sentie contre eux, une haine de succession, une
rage à sauter dessus, à leur manger la figure, lorsquil les
rencontrait dans la rue!... Mais Fanny disait bien que cela lui
passerait; maintenant cétait pour lui des visages de
connaissance, presque des parents, des oncles lointains quil
retrouvait.
«Toujours beau, le petit!...» dit Caoudal, allongé de toute sa
taille géante et tenant un écran au-dessus de ses paupières pour
les garantir du vitrage. «Et Fanny, voyons?...» Il se leva sur le
coude, cligna ses yeux dexpert:
-- La figure tient encore; mais la taille, tu fais bien de la
ficeler... enfin, console-toi, ma fille, La Gournerie est encore
plus gros que toi.
Le poète pinça dédaigneusement ses lèvres minces. Assis à la
turque sur une pile de coussins -- depuis son voyage en Algérie il
prétendait ne pouvoir se tenir autrement --, énorme, empâté,
nayant plus dintelligent que son front solide sous une forêt
blanche, et son dur regard de négrier, il affectait avec Fanny une
réserve mondaine, une politesse exagérée, comme pour donner une
leçon à Caoudal.
Deux paysagistes à têtes hâlées et rustiques complétaient la
réunion; eux aussi connaissaient la maîtresse de Jean, et le plus
jeune lui dit dans un serrement de main:
-- Déchelette nous a conté lhistoire de lenfant, cest très
gentil ce que vous avez fait là, ma chère.
-- Oui, fit Caoudal à Gaussin, oui, très chic, ladoption... Pas
province du tout.
Elle semblait embarrassée de ces éloges, quand on buta contre un
meuble dans latelier obscur, et une voix, demanda:
-- Personne?
Déchelette dit:
-- Voilà Ezano.
Celui-là, Jean ne lavait jamais vu; mais il savait quelle place
ce bohème, ce fantaisiste, aujourdhui rangé, marié, chef de
division aux Beaux-Arts, avait tenue dans lexistence de Fanny
Legrand, et il se souvenait dun paquet de lettres passionnées et
charmantes. Un petit homme savança, creusé, desséché, la démarche
raide, qui donnait la main de loin, tenait les gens à distance par
une habitude destrade, de figuration administrative. Il parut
très surpris de voir Fanny, surtout de la retrouver belle après
tant dannées:
«Tiens!... Sapho...» et une rougeur furtive égaya ses pommettes.
Ce nom de Sapho qui la rendait au passé, la rapprochait de tous
ses anciens, causa une certaine gêne.
«Et M. dArmandy qui nous la amenée...» fit Déchelette vivement
pour prévenir le nouveau venu. Ezano salua; on se mit à causer.
Fanny rassurée de voir comme son amant prenait les choses, et
fière de lui, de sa beauté, de sa jeunesse, devant des artistes,
des connaisseurs, se montra très gaie, très en verve. Toute à sa
passion présente, à peine se souvenait-elle de ses liaisons avec
ces hommes; des années de cohabitation pourtant, de vie en commun
où lempreinte se fait dhabitudes, de manies, gagnées à un
contact et lui survivant, jusquà cette façon de rouler les
cigarettes quelle tenait dEzano comme sa préférence du Job et du
maryland.
Jean constatait sans le moindre trouble ce petit détail qui leût
exaspéré jadis, éprouvant à se trouver aussi calme, la joie dun
prisonnier qui a limé sa chaîne, et sent que le moindre effort lui
suffira pour lévasion.
-- Hein! ma pauvre Fanny, disait Caoudal dun ton blagueur en lui
montrant les autres... quel déchet!... sont-ils vieux, sont-ils
raplatis!... il ny a que nous deux, vois-tu, qui tenions le coup.
Fanny se mit à rire:
-- Ah! pardon, colonel -- on lappelait quelquefois ainsi à cause
de ses moustaches --, ce nest pas tout à fait la même chose... je
suis dune autre promotion...
-- Caoudal oublie toujours quil est un ancêtre, dit La Gournerie;
et sur un mouvement du sculpteur quil savait toucher au vif:
Médaillé de 1840, cria-t-il de sa voix stridente, cest une date,
mon bon!...
Il restait entre ces deux anciens amis un ton agressif, une sourde
antipathie qui ne les avait jamais séparés, mais éclatait dans
leurs regards, leurs moindres paroles, et cela depuis vingt ans,
du jour où le poète enlevait sa maîtresse au sculpteur. Fanny ne
comptait plus pour eux, ils avaient lun et lautre couru dautres
joies, dautres déboires, mais la rancune subsistait, creusée plus
profonde avec les années.
-- Regardez-nous donc tous les deux, et dites franchement si cest
moi qui suis lancêtre!...
Serré dans le veston qui faisait saillir ses muscles, Caoudal se
campait debout, la poitrine cambrée, secouant sa crinière
flamboyante où ne se voyait pas un poil blanc:
-- Médaillé de 1840... cinquante-huit ans dans trois mois... Et
puis, quest-ce que ça prouve?... Est-ce lâge qui fait les
vieux?... Il ny a quà la Comédie-Française et au Conservatoire
que les hommes bafouillent à la soixantaine, en branlant la tête,
et petonnent, le dos rond, les jambes molles, avec des accidents
séniles. À soixante ans, sacrebleu! on marche plus droit quà
trente, parce quon se surveille; et la femme vous gobe encore
pourvu que le coeur reste jeune, et chauffe, et remonte toute la
carcasse...
-- Crois-tu? fit La Gournerie qui regardait Fanny en ricanant.
Et Déchelette, avec son bon sourire:
-- Pourtant tu dis toujours quil ny a que la jeunesse, tu en
rabâches...
-- Cest ma petite Cousinard qui ma fait changer didée...
Cousinard, mon nouveau modèle... Dix-huit ans, des ronds, des
fossettes partout, un Clodion... Et si bon enfant, si peuple, du
Paris de la Halle où sa mère vend de la volaille... Elle vous a de
ces mots bêtes à lembrasser, de ces mots... Lautre jour, dans
latelier, elle trouve un roman de Dejoie, regarde le titre:
_Thérèse_, et le rejette avec sa jolie moue: «Si ça sétait appelé
Pauv Thérèse, je laurais lu toute la nuit!...» Jen suis fou, je
vous dis.
-- Du coup te voilà en ménage?... Et dans six mois encore une
rupture, des larmes comme le poing, le dégoût du travail, des
colères à tout tuer...
Le front de Caoudal sassombrit:
-- Cest vrai que rien ne dure... On se prend, on se quitte...
-- Alors pourquoi se prendre?
-- Eh bien, et toi?... Crois-tu donc que tu en as pour la vie avec
ta Flamande!...
-- Oh! nous autres, nous ne sommes pas en ménage... pas vrai,
Alice?
-- Certainement, répondit dune voix douce et distraite la jeune
femme montée sur une chaise, en train de cueillir des glycines et
des verdures pour un bouquet de table.
Déchelette continua:
-- Il ny aura pas de rupture entre nous, à peine une quitterie...
Nous avons fait un bail de deux mois à passer ensemble; le dernier
jour on se séparera sans désespoir et sans surprise... Moi je
retournerai à Ispahan -- je viens de retenir mon _sleeping_ -- et
Alice rentrera dans son petit appartement de la rue Labruyère
quelle a toujours gardé.
-- Troisième au-dessus de lentresol, tout ce quil y a de plus
commode pour se fiche par la fenêtre!
En disant cela, la jeune femme souriait, rousse et lumineuse dans
le jour tombant, sa lourde grappe de fleurs mauves à la main; mais
laccent de sa parole était si profond, si grave, que personne ne
répondit. Le vent fraîchissait, les maisons den face semblaient
plus hautes.
-- Allons nous mettre à table, cria le colonel... Et disons des
choses folâtres...
-- Oui, cest cela, _gaudeamus_ _igitur_... amusons-nous pendant
que nous sommes jeunes, nest-ce pas, Caoudal?... dit La Gournerie
avec un rire qui sonnait faux.
Jean, quelques jours après, passait de nouveau rue de Rome, il
trouvait latelier fermé, le grand rideau de coutil descendu sur
la vitre, un silence morne des caves jusquà la toiture en
terrasse. Déchelette était parti, à lheure indiquée, le bail
fini. Et lui pensait:
-- Cest beau de faire ce quon veut dans lexistence, de
gouverner sa raison et son coeur... Aurai-je jamais ce courage?...
Une main se posa sur son épaule:
-- Bonjour, Gaussin!...
Déchelette, lair fatigué, plus jaune et plus froncé que
dhabitude, lui expliqua quil ne partait pas encore, retenu à
Paris par quelques affaires, et quil habitait le Grand-Hôtel,
latelier lui faisant horreur depuis cette histoire
épouvantable...
-- Quoi donc?
-- Cest vrai, vous ne savez pas... Alice est morte... Elle sest
tuée... Attendez-moi, que je regarde si jai des lettres...
Il revint presque aussitôt, et tout en faisant sauter des bandes
de journaux dun doigt nerveux, il parlait sourdement, comme un
somnambule, sans regarder Gaussin qui marchait près de lui:
-- Oui, tuée, jetée par la fenêtre, comme elle lavait dit le soir
où vous étiez là... Quest-ce que vous voulez?... moi, je ne
savais pas, je ne pouvais pas me douter... Le jour où je devais
partir, elle me dit dun air tranquille: «Emmène-moi,
Déchelette... ne me laisse pas seule... je ne pourrai plus vivre
sans toi...» Ça me faisait rire. Me voyez-vous avec une femme, là-
bas, chez ces Kurdes... Le désert, les fièvres, les nuits de
bivouac... À dîner, elle me répétait encore: «Je ne te gênerai
pas, tu verras comme je serai gentille...» Puis, voyant quelle me
faisait de la peine, elle na plus insisté... Après, nous sommes
allés aux Variétés dans une baignoire... tout cela convenu
davance... Elle paraissait contente, me tenait la main tout le
temps et murmurait: «Je suis bien...» Comme je partais dans la
nuit, je la ramenai chez elle en voiture; mais nous étions tristes
tous deux, sans parler. Elle ne me dit même pas merci pour un
petit paquet que je lui glissai dans la poche, de quoi vivre
tranquille un an ou deux. Arrivés rue Labruyère, elle me demande
de monter... Je ne voulais pas. «Je ten prie... jusquà la porte
seulement.» Mais là je tins bon, je nentrai pas. Ma place était
retenue, mon sac fait, puis javais trop dit que je partirais...
En descendant, le coeur un peu gros, jentendais quelle me criait
quelque chose comme «... plus vite que toi...» mais je ne compris
quen bas, dans la rue... Oh!...
Il sarrêta, les yeux à terre, devant lhorrible vision que le
trottoir lui présentait maintenant à chaque pas, cette masse
inerte et noire qui râlait...
-- Elle est morte deux heures après, sans un mot, sans une
plainte, me fixant de ses prunelles dor. Souffrait-elle? ma-t-
elle reconnu? Nous lavions couchée sur son lit, tout habillée,
une grande mantille de dentelle enveloppant la tête dun côté,
pour cacher la blessure du crâne. Très pâle, avec un peu de sang
sur la tempe, elle était encore jolie, si douce... Mais comme je
me penchais pour essuyer cette goutte de sang qui revenait
toujours, inépuisable -- son regard ma semblé prendre une
expression indignée et terrible... Une malédiction muette que la
pauvre fille me jetait... Aussi quest-ce que ça me faisait de
rester quelque temps encore ou de lemmener avec moi, prête à
tout, si peu gênante?... Non, lorgueil, lentêtement dune parole
dite... Eh bien, je nai pas cédé, et elle est morte, morte de moi
qui laimais pourtant...
Il se montait, parlait tout haut, suivi de létonnement des gens
quil coudoyait en descendant la rue dAmsterdam; et Gaussin,
passant devant son ancien logis dont il apercevait le balcon, la
véranda, faisait un retour vers Fanny et leur propre histoire, se
sentait pris dun frisson, pendant que Déchelette continuait:
-- Je lai conduite à Montparnasse, sans amis, sans famille...
Jai voulu être seul à moccuper delle... Et depuis, je suis là,
pensant toujours à la même chose, ne pouvant me décider à partir
avec cette idée obsédante, et fuyant ma maison où jai passé deux
mois si heureux à côté delle... Je vis dehors, je cours, jessaye
de me distraire, déchapper à cet oeil de morte qui maccuse sous
un filet de sang...
Et sarrêtant, buté à ce remords, avec deux grosses larmes qui
glissaient sur son petit nez camard si bon, si épris de la vie, il
disait:
-- Voyons, mon ami; je ne suis pourtant pas méchant... Cest un
peu fort tout de même que jaie fait ça...
Jean essayait de le consoler, rejetant tout sur un hasard, un
mauvais sort; mais Déchelette répétait en secouant la tête, les
dents serrées:
-- Non, non... Je ne me pardonnerai jamais... Je voudrais me
punir...
Ce désir dune expiation ne cessa de le hanter, il en parlait à
tous ses amis, à Gaussin quil venait prendre à la sortie du
bureau.
«Allez-vous-en donc, Déchelette... Voyagez, travaillez, ça vous
distraira...» lui répétaient Caoudal et les autres, un peu
inquiets de son idée fixe, de cet acharnement à leur faire répéter
quil nétait pas méchant. Enfin un soir, soit quil eût voulu
revoir latelier avant de partir, ou quun projet très arrêté den
finir avec sa peine ly eût amené, il rentra chez lui et au matin
des ouvriers descendant des faubourgs à leur travail le
ramassèrent, le crâne en deux, sur le trottoir devant sa porte,
mort du même suicide que la femme, avec les mêmes affres, le même
fracassement dun désespoir jeté à la rue.
Dans latelier en demi-jour, une foule se pressait, dartistes, de
modèles, de femmes de théâtre, tous les danseurs, tous les
soupeurs des dernières fêtes. Cétait un bruit piétiné, chuchoté,
une rumeur de chapelle sous la flamme courte des cierges. On
regardait à travers les lianes, les feuillages, le corps exposé
dans une étoffe de soie ramagée de fleurs dor, coiffé en turban
pour la hideuse plaie de la tête, et tout de son long étendu, les
mains blanches en avant qui disaient labandon, le déliement
suprême, sur le divan bas ombragé de glycines où Gaussin et sa
maîtresse sétaient connus là nuit du bal.
X
On en meurt donc quelquefois de ces ruptures!... Maintenant, quand
ils se disputaient, Jean nosait plus parler de son départ, il ne
criait plus, exaspéré:
-- Heureusement, ça va finir.
Elle naurait eu quà répondre:
-- Cest bien, va-ten... moi, je me tuerai, je ferai comme
lautre...
Et cette menace quil croyait comprendre dans la mélancolie de ses
regards et des airs quelle chantait, dans la songerie de ses
silences, le troublait jusquà lépouvante.
Cependant il avait passé lexamen de classement qui termine, pour
les attachés consulaires, le stage ministériel; reçu dans un bon
rang, on allait le désigner pour un des premiers postes libres, ce
nétait plus quune affaire de semaines, de jours!... Et autour
deux, dans cette fin de saison aux soleils de plus en plus brefs,
tout se hâtait aussi vers les changements de lhiver. Un matin,
Fanny, ouvrant la fenêtre devant le premier brouillard, sécriait:
-- Tiens, les hirondelles sont parties...
Lune après lautre, les maisons bourgeoises du pays fermaient
leurs persiennes; sur la route de Versailles, des voitures de
déménagement se succédaient, de grands omnibus de campagne chargés
de paquets, avec des panaches de plantes vertes sur la plate-
forme, pendant que les feuilles sen allaient par tourbillons,
roulaient comme les nuages en fuite sous le ciel bas, et que les
meules montaient dans les champs dégarnis. Derrière le verger,
dépouillé, rapetissé par le manque de verdure, les chalets fermés,
les séchoirs des blanchisseries aux toits rouges se massaient en
paysage triste, et de lautre côté de la maison, la voie ferrée
mise à nu déroulait tout le long des bois en grisaille sa noire
ligne voyageuse.
Quelle cruauté de la laisser là toute seule dans cette tristesse
des choses! Il sentait son coeur défaillir davance; jamais il
naurait le courage de ladieu. Cétait bien là-dessus quelle
comptait, lattendant à cette minute suprême, et jusque-là
tranquille, ne parlant de rien, fidèle à sa promesse de ne pas
mettre dentraves à ce départ de tout temps prévu et consenti. Un
jour, il rentra avec cette nouvelle:
-- Je suis nommé...
-- Ah!... et où donc?...
Elle questionnait, lair indifférent, mais les lèvres et les yeux
décolorés, une telle crispation sur tout le visage quil ne la fit
pas plus longtemps attendre:
-- Non, non... pas encore... Jai cédé mon tour à Hédouin... ça
nous donne au moins six mois.
Ce fut un débordement de larmes, de rires, de baisers fous qui
balbutiaient:
-- Merci, merci... Quelle bonne vie je vais te faire
maintenant!... Cétait ça, vois-tu, qui me rendait méchante, cette
idée de départ...
Elle allait sy préparer mieux, sy résigner petit à petit. Et
puis, dans six mois, ce ne serait plus lautomne, avec le contre-
coup de ces histoires de mort.
Elle tint parole. Plus de nerfs, plus de querelles; et même, pour
éviter les ennuis causés par lenfant, elle se décidait à le
mettre en pension à Versailles. Il ne sortait que le dimanche, et
si ce nouveau régime ne modifiait pas encore sa nature rebelle et
sauvage, du moins il lui apprenait lhypocrisie. On vivait au
calme, les dîners avec les Hettéma savourés sans orage, et le
piano rouvert pour les partitions favorites. Mais au fond, Jean
restait plus troublé, plus perplexe que jamais, se demandant où le
mènerait sa faiblesse, songeant parfois à renoncer aux consulats,
à passer dans le service des bureaux. Cétait Paris, le bail du
ménage indéfiniment renouvelé; mais tout le rêve de sa jeunesse à
bas, et le désespoir des siens, la brouille certaine avec son père
qui ne lui pardonnerait pas cet abandon, surtout lorsquil en
saurait les causes.
Et pour qui?... Pour une créature vieillie, fanée, quil naimait
plus, il en avait eu la preuve en face de ses amants... Quel
maléfice tenait donc, dans cette vie à deux?
Comme il montait en wagon, un matin, aux derniers jours doctobre,
un regard de jeune fille levé vers le sien lui rappela tout à coup
sa rencontre du bois, cette grâce radieuse de femme-enfant, dont
le souvenir lavait poursuivi pendant des mois. Elle portait la
même robe claire que le soleil tachait si joliment sous les
branches, mais recouverte dun grand manteau de voyage; et dans le
wagon, des livres, un petit sac, un bouquet de grands roseaux, et
des dernières fleurs disaient le retour vers Paris, la fin de la
villégiature. Elle aussi lavait reconnu, dun demi-sourire
frissonnant sur la limpidité deau de source de ses yeux; et ce
fut, pendant une seconde, lentente inexprimée de la même pensée
chez ces deux êtres.
«Comment va votre mère, M. dArmandy?» demanda tout à coup le
vieux Bouchereau que Jean, ébloui, navait pas vu dabord dans son
coin, enfoui et lisant, sa pâle figure inclinée.
Jean donna des nouvelles, très touché quon se souvînt des siens
et de lui, bien plus ému encore, quand la jeune fille sinforma
des deux petites bessonnes qui avaient écrit à son oncle une si
gentille lettre pour le remercier des soins donnés à leur mère...
Elle les connaissait!... cela le remplit de joie; puis comme il
était, paraît-il, dune sensibilité extraordinaire ce matin-là, il
devint triste aussitôt, en apprenant quils rentraient à Paris,
que Bouchereau allait prendre son cours de semestre à lÉcole de
Médecine. Il naurait plus la chance de la revoir... Et les champs
filant aux portières, splendides tout à lheure, lui semblaient
lugubres, éclairés dune lumière déclipse.
Le train siffla longuement; on arrivait. Il salua, les perdit,
mais à la sortie de la gare ils se retrouvèrent, et Bouchereau
dans le tumulte de la presse lavertit quà partir du jeudi
suivant il restait chez lui, place Vendôme... si le coeur lui
disait dune tasse de thé... Elle donnait le bras à son oncle, et
il sembla à Jean que cétait elle qui linvitait sans rien dire.
Après avoir décidé plusieurs fois quil irait chez Bouchereau,
puis quil nirait pas -- car à quoi bon se donner des regrets
inutiles? -- il prévint pourtant chez lui quil y aurait bientôt
une grande soirée au ministère à laquelle il lui faudrait
assister. Fanny visitait son habit, lui faisait repasser des
cravates blanches; et brusquement, le jeudi soir, il neut plus la
moindre envie de sortir. Mais sa maîtresse le raisonnait sur la
nécessité de cette corvée, se reprochant de lavoir trop absorbé,
gardé pour elle en égoïste, et elle le décidait, achevait de
lhabiller avec des jeux tendres, retouchait le noeud de sa
cravate, le pli de ses cheveux, riait parce que ses doigts
sentaient la cigarette quelle reprenait et posait sur la cheminée
à toute minute, et que cela ferait faire la grimace aux danseuses.
Et de la voir très gaie et très bonne, il avait le remords de son
mensonge, serait volontiers resté près delle au coin du feu, si
Fanny ne leût forcé: «Je veux... il le faut», tendrement poussé
dehors dans la nuit du chemin.
Il était tard quand il rentra; elle dormait, et la lampe allumée
sur ce sommeil de fatigue lui rappela une rentrée pareille, trois
ans passés déjà, après les révélations terribles quon venait de
lui faire. Comme il sétait montré lâche alors! Par quelle
aberration ce qui devait briser sa chaîne lavait-il rivée plus
solidement?... Une nausée lui monta aux lèvres, de dégoût. La
chambre, le lit, la femme lui faisaient également horreur; il prit
la lumière, lemporta dans la pièce à côté, doucement. Il désirait
tant être seul pour songer à ce qui lui arrivait... oh! rien,
presque rien.....
Il aimait.
Il y a dans certains mots que nous employons ordinairement un
ressort caché qui tout à coup les ouvre jusquau fond, nous les
explique dans leur intimité exceptionnelle; puis le mot se replie,
reprend sa forme banale et roule insignifiant, usé par lhabitude
et le machinal. Lamour est un de ces mots-là; ceux pour qui sa
clarté sest une fois traduite entière, comprendront langoisse
délicieuse où vivait Jean depuis une heure, sans bien se rendre
compte dabord de ce quil éprouvait.
Là-bas, place Vendôme, dans ce coin de salon où ils étaient restés
longtemps à causer ensemble, il ne sentait rien quun grand bien-
être, un charme doux qui lenveloppait. Ce nest quune fois
dehors, la porte retombée sur lui, quil avait été saisi dune
allégresse folle, puis dune défaillance à croire que toutes ses
veines souvraient: «Quest-ce que jai, mon Dieu?...» Et le Paris
quil traversait pour revenir lui paraissait tout nouveau,
féerique, élargi, radieux. Oui, à cette heure où les bêtes de nuit
sont lâchées et circulent, où la vase des égouts remonte, sétale,
grouille sous le gaz jaune, lui lamant de Sapho, curieux de
toutes les débauches, le Paris que peut voir la jeune fille
revenant du bal avec des airs de valse plein la tête quelle redit
aux étoiles sous les blancheurs de sa parure, ce Paris chaste
baigné de lune claire où séclosent les âmes vierges, cest ce
Paris quil avait vu!... Et tout à coup, comme il montait le large
escalier de la gare, si près du retour vers le mauvais gîte, il se
surprenait à dire tout haut: «Mais je laime... je laime...» et
cest ainsi quil lavait appris.
-- Tu es là, Jean?... Que fais-tu donc?
Fanny séveille en sursaut, effrayée de ne pas le sentir à côté
delle. Il faut venir lembrasser, mentir, raconter le bal du
ministère, dire sil y avait de jolies toilettes et avec qui il a
dansé; mais pour échapper à cette inquisition, surtout aux
caresses quil redoute, tout imprégné du souvenir de lautre, il
invente un travail pressé, les dessins dHettéma.
-- Il ny a plus de feu; tu vas avoir froid.
-- Non, non...
-- Au moins laisse la porte ouverte, que je voie ta lampe...
Il doit jouer son mensonge jusquau bout, installer la table, les
épures; puis assis, immobile, retenant son souffle, il songe, il
se rappelle, et, pour fixer son rêve, le raconte à Césaire dans
une longue lettre, pendant que le vent de nuit remue les branches
qui craquent sans un froissement de feuilles, que les trains se
succèdent en grondant et que La Balue, troublé par la lumière,
sagite dans sa petite cage, sautille dun perchoir à lautre avec
des cris hésitants.
Il dit tout, la rencontre dans les bois, le wagon, son émotion
singulière à lentrée de ces salons quil avait vus si lugubres et
tragiques le jour de la consultation, des chuchotements furtifs
dans les portes, de tristes regards échangés de chaise à chaise,
et qui, ce soir, souvraient animés et bruyants en une longue
enfilade lumineuse. Bouchereau lui-même navait plus sa
physionomie dure, cet oeil noir, fouilleur et déconcertant sous
ses gros sourcils détoupe, mais une expression reposée et
paternelle de bonhomme qui consent à ce que lon samuse chez lui.
«Tout à coup elle est venue vers moi et je nai plus rien vu...
Mon ami, elle sappelle Irène, elle est jolie, lair bon, les
cheveux de ce brun doré des Anglaises, une bouche denfant
toujours prête à rire... Oh! pas ce rire sans gaieté, qui agace
chez tant de femmes; une vraie expansion de jeunesse et de
bonheur... Elle est née à Londres; mais son père était Français et
elle na pas daccent du tout, seulement une adorable façon de
prononcer certains mots, de dire «unclé» qui chaque fois met une
caresse dans les yeux du vieux Bouchereau. Il la prise avec lui
pour soulager la famille de son frère qui est nombreuse, et
remplacer la soeur dIrène, laînée, mariée depuis deux ans à son
chef de clinique. Mais elle, voilà, les médecins ne lui vont
guère... Comme elle ma amusé avec la bêtise de ce jeune savant
exigeant de sa fiancée, sur toute chose, un engagement formel et
solennel de léguer leur deux corps à la Société danthropologie!
... Elle, cest un oiseau voyageur. Elle aime les bateaux, la mer;
la vue dun beaupré tourné au large lui prend le coeur... Elle me
disait tout cela librement, en camarade, bien _miss_ dallures,
malgré sa grâce parisienne, et je lécoutais ravi de sa voix, de
son rire, de la conformité de nos goûts, dune certitude intime
que le bonheur de ma vie était là, à côté de ma main, et que je
navais quà le saisir, lemporter loin, bien loin, où menverrait
la carrière aventureuse...»
-- Viens donc te coucher, mami...
Il tressaute, sarrête, cache instinctivement la lettre quil est
en train décrire!
-- Tout à lheure... Dors, dors...
Il lui parle avec colère et, le dos tendu, écoute le sommeil
revenir dans cette respiration de femme, car ils sont très près
lun de lautre, et si loin!
«... Quoi quil arrive, ce sera la délivrance que cette rencontre
et cet amour. Tu connais ma vie; tu as compris, sans que nous en
parlions jamais, quelle est la même quautrefois, que je nai pas
pu maffranchir. Mais ce que tu ne sais pas, cest que jétais
prêt à sacrifier fortune, avenir, tout, à cette habitude fatale où
je menlisais un peu plus chaque jour. Maintenant, jai trouvé le
ressort, le point dappui qui me manquait; et pour ne plus laisser
de recours à ma faiblesse, je me suis juré de ne retourner là-bas
que libre et séparé... À demain lévasion...»
Ce ne fut ni le lendemain ni le jour suivant. Il fallait un moyen
pour sévader, un prétexte, le dénouement dune querelle où lon
crie: «Je men vais», pour ne plus revenir; et Fanny se montrait
douce et gaie comme aux premiers temps illusionnés du ménage.
Écrire «cest fini» sans plus dexplications?... Mais cette
violente ne se résignerait pas ainsi, le relancerait,
sacharnerait jusquà la porte de son hôtel, de son bureau. Non,
mieux vaudrait lattaquer de face, la convaincre de lirrévocable,
du définitif de cette rupture, et sans colère comme sans pitié,
lui en énumérer les causes.
Mais avec ces réflexions, une peur lui revint du suicide dAlice
Doré. Il y avait devant chez eux, de lautre côté du pavé, une
ruelle en pente conduisant à la voie et fermée dune barrière; les
voisins prenaient par là, les jours de presse, pour suivre les
rails jusquà la gare. Et limagination du Méridional voyait,
après leur scène de rupture, sa maîtresse séchapper sur la route,
joindre la traverse, se jeter sous les roues du train qui
lemportait. Cette crainte lobsédait au point que la seule pensée
de cette barrière battante, entre deux murs chargés de lierre, lui
faisait reculer lexplication.
Encore sil avait eu là un ami, quelquun pour la garder,
lassister à cette première crise; mais, terrés dans leur collage
comme des marmottes, ils ne connaissaient personne, et ce nétait
pas les Hettéma, ces monstrueux égoïstes luisants et noyés de
graisse, bestialisés encore par lapproche de leur hivernage
dEsquimaux, que la malheureuse aurait pu appeler au secours de
son désespoir et de son abandon.
Il fallait rompre, pourtant, et rompre vite. Malgré sa promesse à
lui-même, Jean était retourné deux ou trois fois place Vendôme, de
plus en plus épris; et quoiquil neût rien dit encore, laccueil
à bras ouverts du vieux Bouchereau, lattitude dIrène où se
mêlaient dans la réserve une tendresse, une indulgence, et comme
lattente émue de la déclaration, tout lavertissait de ne plus
tarder. Puis le supplice de mentir, les prétextes quil inventait
pour Fanny, et lespèce de sacrilège daller des baisers de Sapho
à la cour discrète, balbutiante...
XI
Au milieu de ces alternatives, il trouvait au ministère, sur sa
table, la carte dun monsieur venu déjà deux fois dans la matinée,
disait lhuissier avec un certain respect de la nomenclature
suivante:
C. GAUSSIN DARMANDY
Président des Submersionnistes de la Vallée du Rhône,
Membre du Comité central détude et de vigilance,
Délégué départemental, etc., etc.
Loncle Césaire à Paris!... Le Fénat délégué, membre dun comité
de vigilance!... Sa stupeur durait encore, quand loncle parut,
toujours brun comme une pomme de pin, ses yeux fous, son rire au
coin des tempes, sa barbe du temps de la Ligue, mais au lieu de
léternelle veste de futaine à côtes, une redingote en drap neuf
bridant sur le ventre et donnant au petit homme une majesté
vraiment présidentielle.
Ce qui lamenait à Paris? Lachat dune machine élévatoire pour
limmersion de ses nouvelles vignes -- il prononçait le mot
«élévatoire» avec une conviction qui le grandissait à ses propres
yeux --, puis la commande de son buste que ses collègues lui
demandaient pour orner la salle du conseil.
-- Tu as vu, ajouta-t-il dun air modeste, ils mont nommé
président... Mon idée de submersion bouleverse le Midi... Et dire
que cest moi, le Fénat, qui suis en train de sauver les vins de
France!... Il ny a que les toqués, vois-tu.
Mais le but principal de son voyage, cétait la rupture avec
Fanny. Comprenant que laffaire traînait en longueur, il venait
donner un coup de main.
-- Je my connais, tu penses... Quand courbebaisse a lâché la
sienne pour se marier...
Avant dattaquer son histoire, il sarrêta et, déboutonnant sa
redingote, il en tira un petit portefeuille rondement tendu:
-- Dabord, débarrasse-moi de ceci... Bé oui! largent... la
libération du territoire...
Il se trompa au geste de son neveu, comprit quil refusait par
discrétion:
-- Prends donc! prends donc!... Cest ma fierté de pouvoir rendre
au fils un peu de ce que le père a fait pour moi... Dailleurs,
Divonne le veut ainsi. Elle est au courant de laffaire, et si
contente que tu penses à te marier, à secouer ton vieux crampon!
Dans la bouche de Césaire, après le service que sa maîtresse lui
avait rendu, Jean trouva «vieux crampon» un peu injuste, et cest
avec une pointe damertume quil répondit:
-- Reprenez votre portefeuille, mon oncle... vous savez mieux que
personne combien ces questions sont indifférentes à Fanny.
-- Oui, cétait une bonne fille... dit loncle en oraison funèbre,
et il ajouta, clignant sa patte doie: Garde toujours largent...
Avec les tentations de Paris, je laime mieux entre tes mains que
dans les miennes; et puis il en faut pour les ruptures comme pour
les duels...
Il se leva là-dessus, déclarant quil mourait de faim et que cette
grosse question se discuterait mieux, la fourchette à la main, en
déjeunant. Toujours la légèreté gouailleuse du Méridional à
traiter les affaires de femme.
-- Entre nous, petit...
Ils étaient attablés dans un restaurant de la rue de Bourgogne, et
loncle sépanouissait, la serviette au menton, tandis que Jean
grignotait du bout des dents, lestomac serré.
-- ... Je trouve que tu prends la chose trop au tragique. Je sais
bien que le premier coup est dur, lexplication ennuyeuse; mais,
si cela te coûte trop, ne dis rien, fais comme Courbebaisse.
Jusquau matin du mariage, la Mornas a tout ignoré. Le soir, en
sortant de chez sa future, il allait chercher la chanteuse à son
beuglant, et la reconduisait chez elle. Tu me diras que ça nest
pas très régulier ni bien loyal non plus. Mais quand on naime pas
les scènes, et avec des femmes terribles comme Paola Mornas!... Il
y avait près de dix ans que ce grand beau garçon tremblait devant
cette petite moricaude. Pour le décrochage, il fallait ruser,
manoeuvrer...
Et voici comme il sy était pris.
La veille du mariage, un Quinze Août, le jour de la fête, Césaire
proposa à la petite daller pêcher une friture dans lYvette.
Courbebaisse devait venir les rejoindre pour dîner; et lon sen
retournerait tous trois le lendemain soir, quand Paris aurait
évaporé son odeur de poussière, de carcasses de fusées et dhuile
à lampions. Ça va. Les voilà tous deux étendus dans lherbe au
bord de cette petite rivière qui frétille et luit entre ses berges
basses, fait les prairies si vertes et les saules si feuillus.
Après la pêche, le bain. Ce nétait pas la première fois quil
leur arrivait de nager ensemble, Paola et lui, en bons garçons, en
camarades; mais ce jour-là, cette petite Mornas, les bras, les
jambes nues, son corps de maugrabine fait au moule, que la
mouillure du costume plaquait de partout... peut-être aussi lidée
que Courbebaisse lui avait donné carte blanche... Ah! la mâtine...
Elle se retourna, le regarda dans les yeux, durement.
-- Vous savez, Césaire, ny revenez plus.
Il ninsista pas, de peur de gâter son affaire, et se dit: «Ce
sera pour après dîner.» Très gai, le dîner, sur le balcon en bois
de lauberge, entre les deux drapeaux que le patron avait arborés
en lhonneur du Quinze Août. Il faisait chaud, les foins sentaient
bon, et lon entendait les tambours, les pétards, la musique de
lorphéon qui courait les rues.
-- Est-il embêtant, ce Courbebaisse, de narriver que demain,
disait la Mornas, qui sétirait les bras avec un coup de champagne
dans les yeux..., jai envie de mamuser, moi, ce soir.
-- Et moi, donc!
Il était venu sappuyer à côté delle sur la rampe du balcon,
encore brûlante du soleil de la journée, et sournoisement, en
sondeur, il passait le bras autour de sa taille:
-- Oh! Paola... Paola...
Cette fois, au lieu de se fâcher, la chanteuse se mit à rire, mais
si fort, de si bon coeur quil finit par en faire autant. Même
tentative repoussée de la même façon, le soir, en rentrant de la
fête où ils avaient dansé, tiré des macarons; et comme leurs
chambres étaient voisines, elle lui chantait à travers la cloison:
_Tes trop ptit, tes trop ptit_..., avec toutes sortes de
comparaisons désobligeantes entre lui et Courbebaisse. Il se
tenait pour ne pas lui répondre, lappeler la veuve Mornas; mais
cétait encore trop tôt. Le lendemain, par exemple, en
sinstallant devant un bon déjeuner, pendant que Paola
simpatientait et sinquiétait, à la fin, de ne pas voir arriver
son homme, ce fut avec une certaine satisfaction quil tira sa
montre et dit solennellement:
-- Midi, cest fait...
-- Quoi donc?
-- Il est marié.
-- Qui?
-- Courbebaisse.
Vlan!
-- Ah! mon ami, quelle gifle... Dans toutes mes aventures galantes
je nai jamais rien reçu de pareil. Et, tout de suite, la voilà
qui veut partir... Mais, pas de train avant quatre heures... Et
pendant ce temps linfidèle brûlait les rails du P.-L.-M. vers
lItalie avec sa femme. Alors, dans sa rage, elle repique, mabîme
de coups et de griffes; -- cette chance!... moi qui nous avais
enfermés à clef; -- puis elle sen prend à la vaisselle et tombe
enfin dans une crise de nerfs épouvantable. À cinq, on la porte
sur son lit, on la maintient, tandis que tout éraflé, comme si je
sortais dun buisson de ronces, je cours pour trouver le médecin
dOrsay... Dans ces affaires-là, cest comme sur le terrain, il
faudrait toujours avoir un médecin avec soi. Me vois-tu, par les
routes, à jeun, et un soleil!... Il faisait nuit quand je le
ramenai... Tout à coup, en approchant de lauberge, une rumeur de
foule, un rassemblement sous les fenêtres... Ah! mon Dieu, elle
sest suicidée? Elle a tué quelquun? Avec la Mornas cétait plus
vraisemblable... Je me précipite, et quest-ce que je vois?... Le
balcon chargé de lanternes vénitiennes et la chanteuse debout,
consolée et superbe, enroulée dans un des drapeaux et gueulant la
_Marseillaise_, en pleine fête impériale, au-dessus du peuple qui
acclamait. Et voilà, mon petit, comment sest terminée la liaison
de Courbebaisse; je ne te dirai pas que tout a été fini dune
fois. Après dix ans de fers, il faut toujours compter un peu de
surveillance. Mais enfin, le plus fort sétait passé sur moi; et
jen recevrai bien autant de la tienne, si tu veux.
-- Ah! mon oncle, ce nest pas le même genre de femme.
-- Va donc, dit Césaire décachetant une boîte de cigares quil
approchait de son oreille pour sassurer sils étaient secs, tu
nes pas le premier qui la quitte...
-- Cest pourtant vrai...
Et Jean se rattrapait avec bonheur à ce mot qui leût navré
quelques mois auparavant. Au fond, loncle et son histoire comique
le rassuraient un peu, mais ce quil nadmettait pas, cétait le
mensonge en partie double pendant des mois, cette hypocrisie, ce
partage, il ne pourrait jamais sy résoudre et navait que trop
attendu.
-- Alors, comment veux-tu faire?...
Pendant que le jeune homme se débattait dans ces incertitudes, le
membre du conseil de vigilance lissait sa barbe, essayait des
sourires, des effets, des ports de tête, puis dun air négligent:
-- Cest loin dici quil demeure?
-- Qui donc?
-- Mais cet artiste, ce Caoudal dont tu mas parlé pour mon
buste... On pourrait aller voir ses prix, pendant quon est
ensemble...
Caoudal, bien que célèbre, grand mangeur dargent, occupait
toujours rue dAssas latelier de ses premiers succès. Césaire,
tout en allant, sinformait de sa valeur artistique; il y mettrait
le prix, certainement, mais ces messieurs du comité tenaient à une
oeuvre de premier ordre.
-- Oh! ne craignez rien, mon oncle, si Caoudal veut bien sen
charger...
Et il lui énumérait les titres du sculpteur, membre de lInstitut,
commandeur de la Légion dhonneur et dune foule dordres
étrangers. Le Fénat ouvrait de grands yeux.
-- Et vous êtes amis?
-- Très amis.
-- Ce Paris, pas moins!... comme on y fait de belles
connaissances.
Gaussin aurait eu pourtant quelque honte à avouer que Caoudal
était un ancien amant de Fanny, et quelle les avait mis en
relation. Mais on eût dit que Césaire y pensait:
-- Cest lui lauteur de cette Sapho que nous avons à Castelet?...
Alors il connaît ta maîtresse, et pourrait taider peut-être à la
rupture. LInstitut, la Légion dhonneur, ça impressionne toujours
une femme...
Jean ne répondit pas, songeant aussi peut-être à utiliser
linfluence du premier amant.
Et loncle continuait dun bon rire:
-- À propos, tu sais, le bronze nest plus chez ton père... Quand
Divonne a su, quand jai eu le malheur de lui dire que ça
représentait ta maîtresse, elle na plus voulu quil fût là...
Avec les manies du consul, ses difficultés au moindre changement,
ce nétait pas commode, surtout sans laisser soupçonner le
motif... Oh! les femmes... Elle a si bien manoeuvré quà cette
heure M. Thiers préside sur la cheminée de ton père, et la pauvre
Sapho se ronge de poussière dans la chambre du vent, avec les
vieux chenets et les meubles hors dusage; même quelle a reçu un
atout dans le transport, le chignon cassé et sa lyre qui ne tient
plus. La rancune de Divonne, sans doute, qui lui aura porté
malheur.
Ils arrivaient rue dAssas. Devant laspect modeste et travailleur
de cette cité dartistes, ces ateliers aux portes de remises
numérotées, souvrant de chaque côté dune longue cour que
terminent les bâtiments vulgaires dune école communale aux
perpétuelles mélopées de lecture, le président des
submersionnistes eut de nouveaux doutes sur le talent dun homme
aussi médiocrement logé; mais sitôt entré chez Caoudal, il sut à
quoi sen tenir: «Pas pour cent mille francs, pas pour un
million!...» hurlait le sculpteur au premier mot de Gaussin; et
soulevant à mesure son grand corps du divan où il sallongeait
dans le désordre et labandon de latelier: «Un buste!... Ah bien!
oui... mais regardez donc là-bas cet écrasement de plâtre en mille
miettes... ma figure du prochain Salon que je viens de démolir à
coups de maillet... Voilà le cas que jen fais, de la sculpture,
et si tentante que soit la binette du monsieur...
-- Gaussin dArmandy... président...
Loncle rassemblait tous ses titres, mais il y en avait trop,
Cadoual linterrompit, et tourné vers le jeune homme:
-- Vous me regardez, Gaussin... Vous me trouvez vieilli?...»
Cest vrai quil avait bien son âge dans ce jour tombé den haut
sur les balafres, les creux et meurtrissures de sa tête viveuse et
surmenée, sa crinière de lion montrant des râpes de vieux tapis,
ses bajoues pendantes et flasques, et sa moustache aux tons de
métal dédoré quil ne se donnait plus la peine de friser ni de
teindre... À quoi bon?... Cousinard, le petit modèle, venait de
partir.
-- Oui, mon cher, avec mon mouleur, un sauvage, une brute, mais
vingt ans!...
Lintonation rageuse et ironique, il arpentait latelier,
bousculant dun coup de botte lescabeau qui le gênait au passage.
Tout à coup, arrêté devant le miroir enguirlandé de cuivre au-
dessus du divan, il se regardait avec une affreuse grimace:
-- Suis-je assez laid, assez démoli, en voilà des cordes, des
fanons de vieille vache!...
Il prenait son cou à poignée, puis dans un accent lamentable et
comique, une prévoyance de vieux beau qui se pleure:
-- Et dire que je regretterai ça, lan prochain!...
Loncle restait effaré. Cet académicien qui se tirait la langue
racontait ses basses amours! Il y avait donc des toqués partout,
même à lInstitut; et son admiration pour le grand homme
samoindrissait de la sympathie quil ressentait pour ses
faiblesses.
-- Comment va Fanny?... Êtes-vous toujours à Chaville?... fit
Caoudal subitement apaisé et venant sasseoir à côté de Gaussin
dont il tapotait familièrement lépaule.
-- Ah! la pauvre Fanny, nous navons plus longtemps à vivre
ensemble...
-- Vous partez?
-- Oui, bientôt... et je me marie avant... Il faut que je la
quitte.
Le sculpteur eut un rire féroce:
-- Bravo! Je suis content... Venge-nous, mon petit, venge-nous de
ces coquines-là. Lâche-les, trompe-les, et quelles pleurent, les
misérables! Tu ne leur feras jamais autant de mal quelles en ont
fait aux autres.
Loncle Césaire triomphait:
-- Tu vois, monsieur ne prend pas les choses aussi tragiquement
que toi... Comprenez-vous cet innocent... ce qui le retient de
sen aller, cest la peur quelle se tue!
Jean avoua très simplement limpression que lui avait faite le
suicide dAlice Doré.
-- Mais ce nest pas la même chose, dit Caoudal vivement... Celle-
là, cétait une triste, une molle aux mains tombantes... une
pauvre poupée qui manquait de son... Déchelette a eu tort de
croire quelle mourait pour lui... Un suicide par fatigue et ennui
de vivre. Tandis que Sapho... ah! ouiche, se tuer... Elle aime
bien trop lamour et brûlera jusquau bout, jusquaux bobèches.
Elle est de la race des jeunes premiers qui ne changent jamais de
rôle, et finissent sans dents, sans cils, dans leur peau de jeunes
premiers... Regardez-moi donc... Est-ce que je me tue?... Jai
beau avoir du chagrin, je sais bien que, celle-là partie, jen
prendrai une autre, quil men faudra toujours... Votre maîtresse
fera comme moi, comme elle a déjà fait... Seulement, elle nest
plus jeune, et ce sera plus difficile.
Loncle continuait à triompher:
-- Te voilà rassuré, hein?
Jean ne disait rien, mais ses scrupules étaient vaincus et sa
résolution bien prise. Ils partaient, quand le sculpteur les
rappela pour leur montrer une photographie ramassée sur la
poussière de sa table et quil essuyait dun revers de manche.
-- Tenez, la voilà!... Est-elle jolie, la coquine... à se mettre à
genoux devant... Ces jambes, cette gorge!
Et cétait terrible le contraste de ces yeux ardents, de cette
voix passionnée avec le tremblement sénile des gros doigts en
spatule où grelottait limage souriante, aux charmes capitonnés de
fossettes, de Cousinard le petit modèle.
XII
-- Cest toi?... Comme tu viens de bonne heure!...
Elle arrivait du fond du jardin, sa robe pleine de pommes tombées,
et montait le perron très vite, un peu inquiète de la mine à la
fois gênée et volontaire de son amant.
-- Quy a-t-il donc?
-- Rien, rien... cest ce temps, ce soleil... Jai voulu profiter
du dernier beau jour pour faire un tour en forêt, nous deux...
Veux-tu?
Elle eut son cri denfant de la rue, qui lui revenait chaque fois
quelle était contente:
-- Oh! veine...
Plus dun mois quils nétaient sortis, bloqués par les pluies,
les bourrasques de novembre. On ne samusait pas toujours à la
campagne; autant vivre dans larche avec les bestiaux de Noé...
Elle avait quelques recommandations à faire à la cuisine, à cause
des Hettéma qui venaient dîner; et pendant quil lattendait
dehors, sur le Pavé des Gardes, Jean regardait la petite maison
réchauffée de cette lumière douce darrière-été, la rue de
campagne aux larges dalles moussues, avec cet adieu de nos yeux,
étreignant et doué de mémoire, aux endroits que nous allons
quitter.
La fenêtre de la salle, grande ouverte, laissait échapper les
vocalises du loriot, alternant avec les ordres de Fanny à la femme
de service:
-- Surtout noubliez pas, pour six heures et demie... Vous
servirez dabord la pintade... Ah! que je vous donne du linge...
Sa voix sonnait, claire, heureuse, parmi des grésillements de
cuisine et les petits cris de loiseau ségosillant au soleil. Et
lui qui savait que leur ménage navait plus que deux heures à
vivre, ces préparatifs de fête lui serraient le coeur.
Il eut envie de rentrer, de tout lui dire, là, dun coup; mais il
eut peur de ses cris, de la scène épouvantable que le voisinage
entendrait, dun scandale à ameuter le haut et le bas Chaville. Il
savait que déchaînée, rien ne comptait plus pour elle, et sen
tint à son idée de la conduire en forêt.
-- Voilà... jy suis...
Légère, elle prit son bras, lavertissant de parler bas et de
marcher vite en passant devant chez leurs voisins, dans la crainte
quOlympe voulût les accompagner et gêner leur bonne partie. Elle
ne fut tranquille que le pavé franchi et la voûte du chemin de
fer, lorsquils eurent tourné à gauche dans le bois.
Il faisait un temps doux, rayonnant, un soleil tamisé dune brume
argentée et flottante, qui baignait toute latmosphère,
saccrochait aux taillis où quelques arbres, entre leurs feuilles
dorées tenant encore, gardaient des nids de pies, des paquets de
gui vert à de grandes hauteurs. On entendait un cri doiseau,
continu, en bruit de lime, et ces coups de bec sur le bois qui
répondent au bûcheron dans les coupes.
Ils allaient lentement, marquant leurs pas sur la terre amollie
par les pluies de lautomne. Elle avait chaud dêtre venue si
vite, les joues allumées, les yeux brillants, sarrêta pour
enlever la grande mantille de blonde, un cadeau de Rosa, dont elle
sétait garantie la tête en sortant, le reste fragile et coûteux
des splendeurs passées. La robe quelle portait, une pauvre robe
en soie noire, craquée sous les bras, à la taille, il la lui
connaissait depuis trois ans; et quand elle la relevait, en
passant devant lui, à cause de quelque flaque, il voyait les
talons de ses bottines qui se tournaient.
Comme elle avait pris gaiement cette demi-misère, sans regret ni
plainte, occupée de lui, de son bien-être, jamais plus heureuse
que lorsquelle le frôlait, les deux mains croisées sur son bras.
Et Jean se demandait en la regardant toute rajeunie de ce
renouveau de soleil et damour, quelle poussée de sève il y avait
dans une créature pareille, quelle merveilleuse faculté doubli et
de pardon, pour garder tant de gaieté, dinsouciance, après une
vie de passions, de traverses et de larmes, tout cela marqué sur
son visage, mais seffaçant au moindre épanouissement de gaieté.
-- Cest un cèpe, je te dis que cest un cèpe...
Elle entrait sous bois, enfonçait jusquaux genoux dans les
feuilles mortes, revenait toute décoiffée et fripée par les
ronces, et lui montrait ce petit réseau sur le pied du champignon
qui distingue le vrai cèpe du faux:
-- Tu vois, il a le tulle!...
Et elle triomphait.
Lui nécoutait pas, distrait, sinterrogeant:
-- Est-ce le moment?... Faut-il?...
Mais le courage lui manquait, elle riait trop, ou lendroit
nétait pas favorable; et il lentraînait toujours plus loin,
comme un assassin qui médite son coup.
Il allait se décider, quand au tournant dune allée, quelquun
apparut et les dérangea, le garde de ce peuplement, Hochecorne,
quils rencontraient quelquefois. Pauvre diable qui avait
successivement perdu, dans la petite maison forestière que lÉtat
lui allouait au bord de létang, deux enfants, puis sa femme, et
toujours des mêmes fièvres pernicieuses. Dès le premier décès, le
médecin déclarait le logement insalubre, trop près de leau et de
ses émanations; et malgré les certificats, les apostilles, on
lavait laissé là deux ans, trois ans, le temps de voir mourir
tous les siens, à lexception dune petite fille avec qui il
venait enfin de sinstaller dans un logis neuf à lentrée du bois.
Hochecorne, face de Breton têtu, aux yeux clairs et courageux, au
front fuyant sous sa casquette duniforme, vrai type de fidélité,
de superstition à toutes les consignes, avait la bricole de son
fusil sur une épaule, sur lautre la tête endormie de son enfant,
quil portait.
-- Comment va-t-elle? demanda Fanny souriant à cette fillette de
quatre ans, pâlie et diminuée par la fièvre, qui séveillait,
ouvrait de grands yeux cerclés de rose.
Le garde soupira:
-- Pas bien... Jai beau la mener partout avec moi... voilà
quelle ne mange plus, quelle na de goût à rien; faut croire que
cétait trop tard quand on a changé dair et quelle a déjà pris
le mal... Elle est si légère, voyez, madame, on dirait une
feuille... Un de ces jours elle va fiche le camp comme les
autres... Bon Dieu!...
Ce «bon Dieu!» tout bas, dans la moustache, cétait toute sa
révolte contre la cruauté des bureaux et des paperassiers.
-- Elle tremble, on dirait quelle a froid.
-- cest la fièvre, madame.
-- Attendez, nous allons la réchauffer...
Elle prit la mantille qui pendait sur son bras, en entoura la
petite:
-- Si, si, laissez donc... ce sera son voile de mariée, plus
tard...
Le père eut un sourire navré, et remuant la menotte de lenfant
qui se rendormait, blême dans tout ce blanc comme une petite
morte, il lui faisait dire merci à la dame, puis séloignait avec
un «bon Dieu!» perdu dans le craquement des branches sous ses
pieds.
Fanny nétait plus gaie, serrée contre lui de toute cette
tendresse craintive de la femme que son émotion, tristesse ou
joie, rapproche de celui quelle aime. Jean se disait: «Quelle
bonne fille...», mais sans faiblir dans ses décisions, sy
affermissant au contraire, car sur la pente de lallée où ils
entraient se levait limage dIrène, le souvenir du rayonnant
sourire rencontré là et qui lavait pris tout de suite, avant même
quil en connût le charme profond, la source intime de douceur
intelligente. Il songea quil avait attendu jusquau dernier
moment, que cétait aujourdhui jeudi... «Allons, il le faut...»
et visant un rond-point à quelque distance, il se le donna comme
dernière limite.
Une éclaircie dans une coupe de bois, des arbres couchés au milieu
de copeaux, de sanglants débris décorce, et des fagots, des trous
de charbonnage... Un peu plus bas on voyait létang doù montait
une buée blanche, et sur le bord la petite maison abandonnée, au
toit tombant, aux fenêtres cassées, ouvertes, le lazaret des
Hochecorne. Après, les bois remontaient vers Vélizy, un grand
coteau de toisons rousses, de haute futaie serrée et triste... Il
sarrêta brusquement:
-- Si lon se reposait un peu?
Ils sassirent sur une longue charpente jetée à terre, un ancien
chêne dont se comptaient les branches aux blessures de la hache.
Lendroit était tiède, égayé dune pâle réverbération lumineuse,
et dun parfum de violettes perdues.
-- Comme il fait bon!... dit-elle, alanguie sur son épaule et
cherchant la place dun baiser dans son cou.
Il se recula un peu, lui prit la main. Alors, devant lexpression
subitement durcie de son visage, elle seffraya:
-- Quoi donc? Quy a-t-il?
-- Une mauvaise nouvelle, ma pauvre amie... Hédouin, tu sais,
celui qui est parti à ma place...
Il parlait péniblement, avec une voix rauque dont le son
létonnait lui-même, mais qui se raffermissait vers la fin de
lhistoire préparée davance... Hédouin tombé malade en arrivant à
son poste, et lui, désigné doffice pour aller le remplacer. Il
avait trouvé cela plus facile à dire, moins cruel que la vérité.
Elle lécouta jusquau bout sans linterrompre, la face dune
pâleur grise, loeil fixe.
-- Quand pars-tu? demanda-t-elle, en retirant sa main.
-- Mais ce soir... cette nuit...
Et la voix fausse et dolente, il ajouta:
-- Je compte passer vingt-quatre heures à Castelet, puis
membarquer à Marseille...
-- Assez, ne mens plus, cria-t-elle dans une explosion farouche
qui la mit debout, ne mens plus, tu ne sais pas!... Le vrai, cest
que tu te maries... Il y a assez longtemps que ta famille te
travaille... Ils ont tellement peur que je te retienne, que je
tempêche daller chercher le typhus ou la fièvre jaune... Enfin
les voilà satisfaits... La demoiselle à ton goût, il faut
croire... Et quand je pense aux noeuds de cravate que je te
faisais, le jeudi!... Étais-je assez bête, hein?
Elle riait dun rire douloureux, atroce, qui tordait sa bouche,
montrait lécart que faisait sur le côté la cassure toute récente
sans doute, car il ne lavait pas vue encore, dune de ses belles
dents nacrées dont elle était si fière; et cela, cette dent
manquante dans cette figure terreuse, creusée, bouleversée, fit à
Gaussin une peine horrible.
-- Écoute-moi, dit-il la reprenant, lasseyant de force contre
lui... Eh bien, oui, je me marie... Mon père y tenait, tu sais
bien; mais quest-ce que cela peut te faire puisque je dois
partir?...
Elle se dégagea, voulant garder sa colère:
-- Et cest pour mapprendre ça, que tu mas fait faire une lieue
à travers bois... Tu tes dit: Au moins on ne lentendra pas, si
elle crie... Non, tu vois... pas un éclat, pas une larme. Dabord,
jen ai plein le dos du joli garçon que tu es... tu peux ten
aller, ce nest pas moi qui te ferai revenir... Sauve toi donc
dans les Îles avec ta femme, ta petite, comme on dit chez toi...
Elle doit être propre, la petite... laide comme un gorille, ou
alors enceinte à pleine ceinture... car tu es aussi jobard que
ceux qui te lont choisie.
Elle ne se retenait plus, lancée dans un débordement dinjures,
dinfamies, jusquà ne pouvoir bégayer à la fin que des mots
«lâche... menteur... lâche...» sous son nez, en provocation, comme
on montre le poing.
Cétait au tour de Jean de lécouter sans rien dire, sans aucun
effort pour larrêter. Il laimait mieux ainsi, insultante,
ignoble, la vraie fille du père Legrand; la séparation serait
moins cruelle... En eut-elle conscience? Mais elle se tut tout à
coup, tomba, la tête et le buste en avant, dans les genoux de son
amant, avec un grand sanglot qui la secouait toute, et doù
sortait une plainte entrecoupée:
-- Pardon, grâce... je taime, je nai que toi... Mon amour, ma
vie, ne fais pas ça... ne me laisse pas... quest-ce que tu veux
que je devienne?
Lémotion le gagnait... Oh! voilà ce quil avait redouté... Les
larmes montaient delle à lui, et il renversait la tête en arrière
pour les garder dans ses yeux débordants, essayant de lapaiser
par des mots bêtes, et toujours cet argument raisonnable:
-- Mais puisque je devais partir...
Elle se redressa avec ce cri qui dévoilait tout son espoir:
-- Eh! tu ne serais pas parti. Je taurais dit: Attends, laisse-
toi aimer encore... Crois-tu que cela se retrouve deux fois dêtre
aimé comme je taime?... Tu as le temps de te marier, tu es si
jeune... moi, bientôt, je serai finie... je ne pourrai plus, et
alors nous nous quitterons naturellement.
Il voulut se lever; il eut ce courage, et de lui dire que tout ce
quelle faisait était inutile; mais saccrochant à lui, se
traînant agenouillée dans la boue restée à ce creux de vallon,
elle le forçait à reprendre sa place, et devant lui, dans ses
jambes, avec le souffle de ses lèvres, la voluptueuse étreinte de
ses yeux, et des caresses enfantines, les mains à plat sur cette
figure qui se raidissait, les doigts dans ses cheveux, dans sa
bouche, elle essayait de tisonner les cendres froides de leur
amour, lui redisait tout bas les délices passés, les réveils sans
force, lenlacement anéanti de leurs après-midi du dimanche. Tout
cela nétait rien auprès de ce quelle lui donnerait encore; elle
savait dautres baisers, dautres ivresses, elle en inventerait
pour lui...
Et pendant quelle lui chuchotait de ces mots comme les hommes en
entendent à la porte des bouges, elle avait de grosses larmes
ruisselant sur une expression dagonie et de terreur, se
débattait, criait dune voix de rêve:
-- Oh! que ça ne soit pas... dis que ce nest pas vrai que tu me
quittes...
Et des sanglots encore, des gémissements, des appels au secours,
comme si elle lui voyait un couteau dans les mains.
Le bourreau nétait guère plus vaillant que la victime. Sa colère,
il ne la craignait pas plus que ses caresses; mais il restait sans
défense contre ce désespoir, cette bramée qui remplissait le bois,
allait séteindre sur leau morte et fiévreuse où descendait un
triste soleil rouge... Il pensait bien souffrir, mais pas à cette
acuité; et il lui fallait tout léblouissement du nouvel amour
pour résister à la relever des deux mains, lui dire:
-- Je reste, tais-toi, je reste...
Depuis combien de temps sépuisaient-ils ainsi tous deux?... Le
soleil nétait plus quune barre toujours plus étroite au
couchant; létang se teignait dun gris dardoise, et lon eût dit
que sa vapeur malsaine envahissait la lande et le bois, les
coteaux en face. Dans lombre qui les gagnait, il ne voyait plus
que cette figure pâle, levée vers lui, cette bouche ouverte,
clamant dune intarissable plainte. Un peu après, la nuit venue,
les cris sapaisèrent. Maintenant, cétait un bruit de larmes à
flots, sans fin, une de ces longues pluies installées sur le grand
fracas de lorage, et de temps en temps un «Oh!...» profond et
sourd comme devant quelque chose dhorrible quelle chassait et
revoyait toujours.
Puis, plus rien. Cest fini, la bête est morte... Une bise froide
se lève, froisse les branches, apportant lécho dune heure
lointaine.
-- Allons, viens, ne reste pas là.
Il la soulève doucement, la sent molle dans ses mains, obéissante
comme un enfant et convulsionnée de gros soupirs. Il semble
quelle garde une peur, un respect de lhomme qui vient de se
montrer si fort. Elle marche à côté de lui, de son pas, mais
timidement, sans lui donner le bras; et à les voir ainsi,
chancelants et mornes, par les allées où les guide le reflet jaune
du terrain, on dirait un couple de paysans, qui rentre harassé
dune longue fatigue en plein air.
À la lisière, une lueur apparaît, la porte ouverte dHochecorne,
éclairant la silhouette arrêtée de deux hommes:
-- Est-ce vous, Gaussin? demande la voix dHettéma qui sapproche
avec le garde.
Ils commençaient à être inquiets de ne pas les voir revenir, et de
ces gémissements quon entendait à travers bois. Hochecorne allait
prendre son fusil, se mettre à leur recherche...
-- Bonsoir, monsieur, madame... cest la petite qui est contente
de son châle...
A fallu que je la couche, avec...» Leur dernière action en commun,
cette charité de tout à lheure, leurs mains une dernière fois
liées autour de ce petit corps moribond.
-- Adieu, adieu, père Hochecorne.
Et ils se hâtent tous trois vers la maison, Hettéma toujours très
intrigué de ces clameurs qui remplissaient le bois.
-- Ça montait, descendait, on aurait dit une bête quon égorge...
Mais comment navez-vous rien entendu?
Ni lun ni lautre ne répondent.
Au coin du Pavé des Gardes, Jean hésite.
-- Reste dîner... lui dit-elle tout bas, suppliante... Ton train
est passé... tu prendras celui de neuf heures.
Il rentre avec eux. Que peut-il craindre? On ne recommence pas
deux fois une scène pareille, et cest bien le moins quil lui
donne cette petite consolation.
La salle est chaude, la lampe éclaire bien, et le bruit de leurs
pas dans la traverse a prévenu la servante, qui apporte la soupe
sur la table.
«Enfin, vous voilà!...» dit Olympe déjà installée, la serviette
remontée sous ses bras courts. Elle découvre la soupière et
sarrête tout à coup avec un cri:
-- Mon Dieu, ma chère!...
Hâve, de dix ans plus vieille, les paupières gonflées et
sanglantes, de la boue sur sa robe, jusque dans ses cheveux, le
désordre effaré dune pierreuse qui sort dune chasse de police,
cest Fanny. Elle respire un moment, ses pauvres yeux brûlés
clignotent à la lumière, et peu à peu la chaleur de la petite
maison, cette table gaiement servie, provoquent le souvenir des
bons jours, un nouveau rappel de larmes où se distinguent ces
mots:
-- Il me quitte... Il se marie.
Hettéma, sa femme, la paysanne qui les sert se regardent,
regardent Gaussin. «Enfin, dînons toujours», dit le gros homme
quon sent furieux; et le bruit des cuillerées voraces se mêle à
un ruissellement deau dans la chambre voisine, où Fanny est en
train déponger son visage. Quand elle revient toute bleuie de
poudre, en blanc peignoir de laine, les Hettéma lépient avec
angoisse, sattendant à quelque nouvelle explosion, et sont très
étonnés de la voir, sans un mot, se jeter sur les plats
gloutonnement, comme un naufragé, combler le creusement de son
chagrin et le gouffre de ses cris de tout ce quelle trouve à
portée, le pain, les choux, une aile de pintade, des pommes. Elle
mange, elle mange...
On cause dabord dun air contraint, puis plus librement, et comme
avec les Hettéma ce nest que de choses bien plates et
matérielles, la façon daccommoder les crêpes aux confitures, ou
si le crin vaut mieux que la plume pour dormir, on arrive sans
encombre au café, que le gros ménage agrémente dun petit caramel
savouré lentement, les coudes sur la table.
Cest plaisir de voir le bon regard confiant et tranquille
quéchangent ces lourds compagnons de crèche et de litière. Ils
nont pas envie de se quitter, ceux-là. Jean surprend ce regard
et, dans lintimité de la salle pleine de souvenirs, dhabitudes
tapies à tous les coins, une torpeur de fatigue, de digestion, de
bien-être lenvahit. Fanny qui le surveille a rapproché doucement
sa chaise, coulé ses jambes, glissé son bras sous le sien.
-- Écoute, dit-il brusquement... Neuf heures... vite, adieu... Je
técrirai.
Il est debout, dehors, la rue franchie, tâte dans lombre pour
ouvrir la barrière du passage. Deux bras létreignent à plein
corps:
-- Embrasse-moi au moins...
Il se sent pris sous le peignoir ouvert où elle est nue, pénétré
de cette odeur, de cette chaleur de chair de femme, bouleversé de
ce baiser dadieu qui lui laisse dans la bouche un goût de fièvre
et de larmes; et elle, tout bas, le sentant faible:
-- Encore une nuit, plus quune...
Un signal sur la voie... Cest le train!...
Comment eut-il la force de se dégager, de bondir jusquà la gare
dont les fanaux luisaient à travers les branches défeuillées? Il
sen étonnait encore, tout haletant dans un coin de wagon,
guettant par la portière les fenêtres allumées de la maisonnette,
une forme blanche contre la barrière...
-- Adieu! adieu!...
Et ce cri rassurait la terreur silencieuse quil venait davoir à
ce tournant des rails, en apercevant sa maîtresse à la place
occupée par son rêve de mort.
La tête dehors, il voyait fuir et diminuer et rouler dans le
pelotonnement des terrains leur petit pavillon, dont la lueur
nétait plus quune étoile égarée. Tout à coup il sentit une joie,
un soulagement énormes. Comme on respirait, que cétait beau toute
cette vallée de Meudon et ces grands coteaux noirs dégageant au
loin un triangle étincelant dinnombrables lumières, égrenées vers
la Seine en cordons réguliers! Irène lattendait là, et il allait
à elle de toute la vitesse du train, de tout son désir damoureux,
de tout son élan vers lhonnête et jeune vie...
Paris!... Il arrêtait une voiture pour se faire conduire place
Vendôme. Mais, sous le gaz, il aperçut ses vêtements, ses souliers
couverts de boue, une boue lourde, épaisse, tout son passé qui le
tenait encore pesamment et salement. «Oh! non, pas ce soir...» Et
il rentra à son ancien hôtel, rue Jacob, où le Fénat lui avait
retenu une chambre près de la sienne.
XIII
Le lendemain, Césaire, qui sétait chargé de la commission
délicate daller à Chaville reprendre les effets, les livres de
son neveu, consommer la rupture par le déménagement, revint fort
tard, alors que Gaussin commençait à se fatiguer de toutes sortes
de suppositions folles ou sinistres. Enfin un fiacre à galerie,
lourd comme un corbillard, tourna le coin de la rue Jacob, chargé
de caisses ficelées et dune énorme malle quil reconnut pour la
sienne, et loncle rentra mystérieux et navré:
-- Jai été long, pour ramasser le tout en une fois et nêtre pas
obligé dy revenir...
Puis, montrant les colis que deux garçons rangeaient par la
chambre:
-- Ici le linge, les vêtements, là tes papiers, tes livres... Il
ne manque que tes lettres; elle ma supplié de les lui laisser
encore pour les relire, avoir quelque chose de toi. Jai pensé que
ça noffrait pas de danger... Cest une si bonne fille...
Il souffla longuement, assis sur la malle, et sépongeant le front
avec son mouchoir de soie écrue, large comme une serviette. Jean
nosait demander des détails, dans quelles dispositions il lavait
trouvée; lautre nen donnait pas, de peur de lattrister. Et ils
remplirent ce silence, difficile, gros de choses inexprimées, par
des remarques sur le temps changé brusquement depuis la veille,
tourné au froid, sur laspect lamentable de cette banlieue de
Paris déserte et dénudée, plantée de cheminées dusines et de ces
énormes cylindres de fonte, réservoirs des maraîchers. Puis au
bout dun moment:
-- Elle ne vous a rien donné pour moi, mon oncle?
-- Non... tu peux être tranquille... Elle ne tembêtera pas, elle
a pris son parti avec beaucoup de résolution et de dignité...
Pourquoi Jean vit-il dans ce peu de mots une intention de blâme,
un reproche de sa rigueur?
-- Cest égal, corvée pour corvée, reprenait loncle, jaimais
mieux encore les griffes de la Mornas que le désespoir de cette
malheureuse.
-- Elle a beaucoup pleuré?
-- Ah! mon ami... Et si bien, dun tel coeur, que je sanglotais
moi-même en face delle sans la force de...
Il sébroua, secoua son émotion dun coup de tête de vieille
chèvre:
-- Enfin, que veux-tu? ce nest pas ta faute... tu ne pouvais
passer toute ta vie là... Les choses sont très convenablement
faites, tu lui laisses de largent, un mobilier... Et maintenant,
voguent les amours! Tâche de nous mener ton mariage rondement...
Des affaires trop sérieuses pour moi, par exemple... Il faudra que
le consul sen mêle... Moi, je suis pour les liquidations de la
main gauche...
Et brusquement repris dun accès mélancolique, le front à la
vitre, regardant le ciel bas qui ruisselait entre les toits:
-- Cest égal, le monde devient triste... De mon temps on se
séparait plus gaiement que ça.
Le Fénat parti, suivi de sa machine élévatoire, Jean, privé de
cette bonne humeur remuante et bavarde, eut une longue semaine à
passer, une impression de vide et de solitude, tout le noir
désorientement dun veuvage. En pareil cas, même sans le regret
dune passion, on cherche son double, il vous manque; car
lexistence à deux, la cohabitation de la table et du lit, créent
un tissu de liens invisibles et subtils, dont la solidité ne se
révèle quà la douleur, à leffort de la brisure. Linfluence du
contact et de lhabitude est si miraculeusement pénétrante que
deux êtres vivant de la même vie en arrivent à se ressembler.
Ses cinq ans de Sapho navaient pu le pétrir encore à ce point;
mais son corps gardait pourtant les marques de la chaîne, en
subissait le lourd entraînement. Et de même que, plusieurs fois,
ses pas lauraient tout seuls dirigé vers Chaville au sortir de
son bureau, il lui arrivait le matin de chercher à côté de lui sur
loreiller les cheveux noirs en nappes lourdes, démordus de leur
peigne, où tombait son premier baiser.
Les soirées surtout lui semblaient interminables, dans cette
chambre dhôtel qui lui rappelait les premiers temps de leur
liaison, la présence dune autre maîtresse délicate et
silencieuse, dont la petite carte embaumait la glace dun parfum
dalcôve et du mystère de son nom: Fanny Legrand. Alors il sen
allait se fatiguer, marcher, sétourdir aux flonflons et aux
lumières de quelque petit théâtre, jusquau moment où le vieux
Bouchereau lui donnait le droit de passer trois soirées par
semaine auprès de sa fiancée.
On sétait enfin entendu. Irène laimait, _Unclé_ voulait bien; ce
serait pour les premiers jours davril, à la fin du cours. Trois
mois dhiver à se voir, à sapprendre, se désirer, faire la
paraphrase aimante et charmante du premier regard qui lie les âmes
et du premier aveu qui les trouble.
Le soir des accordailles, en rentrant chez lui sans la moindre
envie de dormir, Jean éprouva le désir de faire sa chambre
ordonnée et laborieuse, par cet instinct naturel de mettre notre
vie en rapport avec nos idées. Il installa sa table et ses livres
non encore déficelés, tassés au fond dune de ces caisses faites à
la hâte, les codes entre une pile de mouchoirs et une vareuse de
jardin. De lentrebâillement dun dictionnaire de Droit
commercial, le plus fréquemment feuilleté, tombait alors une
lettre sans enveloppe, à lécriture de la maîtresse.
Fanny lavait confiée au hasard de travaux futurs, se méfiant de
lattendrissement trop court de Césaire, pensant quelle
arriverait plus sûrement ainsi. Il se défendait dabord de
louvrir, mais cédait aux premiers mots bien doux, bien
raisonnables, dont lagitation se sentait seulement au tremblé de
la plume, à linégale conduite des lignes. Elle ne demandait
quune grâce, une seule, quil revînt de temps à autre. Elle ne
dirait rien, ne reprocherait rien, ni le mariage, ni cette
séparation quelle savait absolue et définitive. Mais le voir!...
«Songe que cest pour moi un coup terrible et si inattendu, si
brusque... Je suis comme après une mort ou un incendie, ne sachant
à quoi me prendre. Je pleure, jattends, je regarde la place de
mon bonheur. Il ny aurait que toi pour macclimater à cette
situation nouvelle... Cest une charité, viens me voir, que je ne
me sente pas si seule... jai peur de moi...»
Ces plaintes, ce suppliant appel couraient tout le long de la
lettre, se reprenaient chaque fois au même mot: «Viens, viens...»
Il pouvait se croire dans la clairière au milieu des bois avec
Fanny à ses pieds, et sous la cendre violette du soir, cette
pauvre figure levée vers lui, toute fripée et molle de larmes,
cette bouche ouverte qui semplissait dombre à crier. Cest cela
qui le poursuivit toute la nuit, cela qui troubla son sommeil, et
non lheureuse ivresse quil avait rapportée de là-bas. Cest
cette figure vieillie, flétrie, quil revoyait, malgré tous ses
efforts pour mettre entre lui et elle le visage aux purs contours,
à la pulpe doeillet en fleur, que laveu de lamour teintait de
petites flammes roses sous les yeux.
Cette lettre avait huit jours de date; huit jours que la
malheureuse attendait un mot, ou une visite, lencouragement à la
résignation quelle demandait. Mais comment navait-elle pas
récrit depuis? Peut-être était-elle malade; et danciennes
craintes lui revenaient. Il pensa quHettéma pourrait lui donner
des nouvelles, et, confiant dans la régularité de ses habitudes,
alla lattendre devant le Comité dartillerie.
Le dernier coup de dix heures sonnait à Saint-Thomas dAquin
lorsque le gros homme tourna le coin de la petite place, le collet
retroussé, la pipe aux dents, quil tenait à deux mains pour se
chauffer les doigts. Jean le regardait venir de loin, très ému de
tout ce quil lui rappelait; mais Hettéma laccueillit dun
mouvement dhumeur à peine contraint.
-- Vous voilà!... Je ne sais pas si nous vous avons maudit cette
semaine!... nous qui sommes allés à la campagne pour vivre au
calme...
Et sur la porte, en finissant sa pipe, il lui raconta que le
dimanche précédent ils avaient invité Fanny à dîner chez eux avec
lenfant dont cétait le jour de sortie, histoire de la distraire
un peu de ses vilaines idées. En effet, on avait mangé assez
gaiement, même elle leur chantait un morceau de musique au
dessert; puis on se séparait vers dix heures, et ils sapprêtaient
à se mettre au lit délicieusement, quand tout à coup on frappe aux
volets et la voix du petit Joseph appelle effarée:
-- Venez vite, maman veut sempoisonner...
Hettéma se précipite, arrive à temps pour lui arracher de force le
flacon de laudanum. Il avait fallu se battre, la prendre à bras-
le-corps, la maintenir et se défendre, contre les coups de tête,
les coups de peigne dont elle lui abîmait là figure. Dans la
lutte, la fiole se brisait, le laudanum répandu partout, et il
nen avait pas été autre chose que des vêtements tachés et
empestés de poison.
-- Mais vous comprenez bien que des scènes pareilles, tout ce
drame de faits-divers, pour des gens tranquilles... Aussi cest
fini, jai donné congé, le mois prochain je déménage...
Il remit sa pipe dans létui, et avec un adieu bien paisible
disparut sous les arcades basses dune petite cour, laissant
Gaussin tout bouleversé de ce quil venait dentendre.
Il se représentait la scène dans cette chambre qui avait été leur
chambre, leffroi du petit appelant au secours, la lutte brutale
avec le gros homme, et il croyait sentir le goût opiacé,
lamertume somnolente du laudanum répandu. Lépouvante lui en
resta tout le jour, aggravée de lisolement où elle allait se
trouver. Les Hettéma partis, qui lui retiendrait la main à la
nouvelle tentative?
Une lettre vint le rassurer un peu. Fanny le remerciait de nêtre
pas si dur quil voulait le paraître, puisquil prenait encore
quelque intérêt à la pauvre abandonnée: «On ta dit, nest-ce
pas?... Jai voulu mourir... cétait de me sentir si seule!...
Jai essayé, je nai pas pu, on ma arrêtée, ma main tremblait
peut-être... la peur de souffrir, de devenir laide... Oh! cette
petite Doré, comment a-t-elle eu le courage?... Après la première
honte de mêtre manquée, ça été une joie de penser que je
pourrais técrire, taimer de loin, te voir encore; car je ne
perds pas lespoir que tu viendras une fois, comme on vient chez
une amie malheureuse, dans une maison en deuil, par pitié,
seulement par pitié.»
Dès lors il arriva de Chaville tous les deux ou trois jours une
capricieuse correspondance, longue, courte, un journal de douleur
quil neut pas la force de renvoyer et qui agrandit dans ce coeur
tendre la place à vif dune pitié sans amour, non plus pour la
maîtresse, mais pour lêtre humain souffrant à cause de lui.
Un jour cétait le départ de ses voisins, ces témoins de son
bonheur passé qui lui emportaient tant de souvenirs. À présent
elle navait plus pour les lui rappeler que les meubles, les murs
de leur petite maison, et la femme de service, pauvre bête
sauvage, aussi peu intéressée aux choses que le loriot, tout
frileux de lhiver, tristement ébouriffé dans un coin de sa cage.
Un autre jour, un pâle rayon égayant la vitre, elle se réveillait
toute joyeuse dans cette persuasion: il viendra aujourdhui!...
Pourquoi?... rien, une idée... Tout de suite elle se mettait à
faire la maison belle, et la femme coquette avec sa robe des
dimanches et la coiffure quil aimait; puis jusquau soir, jusquà
la dernière goutte de lumière, elle comptait les trains à la
fenêtre de la salle, lécoutait venir par le Pavé des Gardes...
Fallait-il être folle!
Quelquefois rien quune ligne: «Il pleut, il fait noir... je suis
seule et je te pleure...» Ou bien elle se contentait de mettre
sous enveloppe une pauvre fleur toute trempée et raide de frimas,
la dernière de leur petit jardin. Mieux que toutes les plaintes,
cette fleur ramassée sous la neige, disait lhiver, la solitude,
labandon; il voyait la place, au bout de lallée, et contre les
plates-bandes, une jupe de femme mouillée jusquà lourlet, allant
et revenant dans une solitaire promenade.
Cette pitié qui lui angoissait le coeur le faisait vivre encore
avec Fanny, malgré la rupture. Il y songeait, se la figurait à
toute heure; mais par une singulière défaillance de sa mémoire,
quoiquil ny eût guère plus de cinq ou six semaines depuis leur
séparation, et que les moindres détails de leur intérieur lui
fussent encore présents, la cage de La Balue en face dun coucou
en bois gagné à une fête de campagne, jusquaux branches du
noisetier qui battaient au moindre vent la vitre de leur cabinet
de toilette, la femme elle-même ne lui apparaissait plus
distinctement. Il la voyait dans un reculement de brume avec un
seul détail de sa figure, accentué et pénible, la bouche déformée,
le sourire troué par cette dent qui manquait.
Ainsi vieillie, quallait-elle devenir, la pauvre créature contre
qui il avait dormi si longtemps? Largent fini quil lui avait
laissé, où irait-elle, jusque vers quel bas-fond? Et tout à coup
se dressait dans son souvenir, la triste raccrocheuse, rencontrée
le soir dans une taverne anglaise, mourant de soif devant sa
tranche de saumon fumé. Elle deviendrait cela, celle dont il avait
si longtemps accepté les soins, la tendresse passionnée et fidèle.
Et cette idée le désespérait... Cependant, que faire? Parce quil
avait eu le malheur de rencontrer cette femme, de vivre quelque
temps avec elle, était-il condamné à la garder toujours, à lui
sacrifier son bonheur? Pourquoi lui et pas les autres? Au nom de
quelle justice?
Tout en sinterdisant de la revoir, il lui écrivait; et ses
lettres à dessein positives et sèches laissaient deviner son
émotion sous des conseils de sagesse et dapaisement. Il
lengageait à retirer Joseph de pension, à le reprendre pour
soccuper, se distraire; mais Fanny refusait. À quoi bon mettre
cet enfant en présence de sa douleur, de son découragement?
cétait bien assez du dimanche où le petit rôdait de chaise en
chaise, errait de la salle au jardin, devinant quun grand malheur
avait attristé la maison, et nosant plus demander des nouvelles
de «papa Jean» depuis quon lui avait dit avec des sanglots quil
était parti, quil ne reviendrait plus:
-- Tous mes papas sen vont, alors!
Et ce mot du petit abandonné, tombant dune lettre navrante,
restait lourd sur le coeur de Gaussin. Bientôt, cette pensée de la
savoir à Chaville devint une oppression telle, quil lui conseilla
de rentrer dans Paris, de voir du monde. Avec sa triste expérience
des hommes et des ruptures, Fanny ne vit dans cette offre quun
affreux égoïsme, lenvie de se débarrasser delle à jamais, par un
de ces brusques béguins dont elle était familière; et elle sen
expliqua avec sincérité:
«Tu sais ce que je tai dit autrefois... Je resterai ta femme
malgré tout, ta femme aimante et fidèle. Notre petite maison
menveloppe de toi, et je ne voudrais la quitter pour rien au
monde... Que ferais-je à Paris? Jai le dégoût de mon passé qui
téloigne; et puis, songe à quoi tu nous exposes... Tu te crois
donc bien fort? Viens, alors, méchant... une fois, rien quune...»
Il ny alla pas; mais, un dimanche, laprès-midi, seul et
travaillant, il entendit frapper deux petits coups à sa porte. Il
tressaillit, reconnut sa façon vive de sannoncer comme autrefois.
Craignant de trouver en bas quelque consigne, elle était montée
dune haleine, sans rien demander. Il sapprocha, les pas enfoncés
dans le tapis, entendant son souffle par la feuillure:
-- Jean, es-tu là?...
Oh! cette voix humble et brisée... Encore une fois, pas bien fort:
«Jean!...» puis une plainte soupirée, le froissement dune lettre,
et la caresse et ladieu dun baiser jeté.
Lescalier descendu marche à marche, lentement, comme si elle
attendait un rappel, Jean, seulement alors, ramassa la lettre et
louvrit. On avait enterré le matin la petite Hochecorne à
lhospice des Enfants-Malades. Elle était venue avec le père et
quelques personnes de Chaville, et navait pu se défendre de
monter pour le voir ou laisser ces lignes écrites davance.
«... Quand je te le disais!... si jhabitais Paris, on ne verrait
que moi dans ton escalier... Adieu, mami, je rentre chez nous...»
Et en lisant, les yeux brouillés de larmes, il se rappelait la
même scène rue de lArcade, la douleur de lamant congédié, la
lettre glissée sous la porte, et le rire sans coeur de Fanny. Elle
laimait donc plus quil naimait Irène! Ou bien est-ce que
lhomme, plus mêlé que la femme au combat des affaires et de la
vie, na pas comme elle lexclusivisme de lamour, loubli et
lindifférence de tout ce qui nest pas sa passion, absorbante et
unique?
Cette torture, ce mal de pitié dont il souffrait, ne sapaisait
quauprès dIrène. Ici seulement langoisse se desserrait, fondait
sous le doux rayon bleu de ses regards. Il ne lui restait plus
quune grande lassitude, une tentation de mettre la tête sur son
épaule et de rester là, sans parler, sans bouger, à labri.
-- Quavez-vous, lui disait-elle... Est-ce que vous nêtes pas
heureux?
Si, bien heureux. Mais pourquoi son bonheur était-il fait de tant
de tristesse et de larmes? Et par moments il aurait voulu tout lui
dire, comme à une amie intelligente et bonne; sans songer, pauvre
fou, au trouble que de pareilles confidences agitent dans les âmes
toutes neuves, aux inguérissables blessures quelles peuvent faire
à la confiance dune affection. Ah! sil avait pu lemporter, fuir
avec elle! il sentait que ce serait la fin des tourments; mais le
vieux Bouchereau ne voulait pas faire grâce dune heure sur le
temps fixé:
-- Je suis vieux, je suis malade... Je ne verrai plus mon enfant,
ne me privez pas de ces derniers jours...
Sous son air dur, cétait le meilleur des hommes que ce grand
homme. Condamné sans rémission par la maladie de coeur dont il
suivait et constatait lui-même les progrès, il en parlait avec un
sang-froid admirable, continuait ses cours en suffoquant,
auscultait des malades moins atteints que lui. Une seule faiblesse
dans ce vaste esprit, et marquant bien lorigine paysanne du
Tourangeau: son respect pour les titres, la noblesse. Et le
souvenir des petites tourelles de Castelet, le vieux nom dArmandy
navaient pas été étrangers à sa facilité dagréer Jean comme mari
de sa nièce.
Le mariage se ferait à la gentilhommière, ce qui éviterait de
déplacer la pauvre maman qui envoyait tous les huit jours à sa
future fille une bonne lettre bien tendre, dictée à Divonne ou à
lune des petites de Béthanie. Et cétait une joie douce pour lui
de parler avec Irène de ses gens, de retrouver Castelet place
Vendôme, toutes ses affections serrées autour de sa chère fiancée.
Seulement il seffrayait de se sentir si vieux, si las en face
delle, de la voir prendre un plaisir denfant à des choses qui ne
lamusaient plus, à des joies de la vie commune, déjà escomptées
par lui. Ainsi la liste à dresser de tout ce quil leur faudrait
emporter au Consulat, meubles, étoffes à choisir, liste au milieu
de laquelle il sarrêtait un soir, la plume hésitante, épouvanté
du retour quil faisait vers son installation de la rue
dAmsterdam, et du recommencement inévitable de tant de jolis
bonheurs usés, finis par ces cinq ans auprès dune femme, dans un
travestissement de mariage et de ménage.
XIV
-- Oui, mon cher, mort cette nuit dans les bras de Rosa... Je
viens de le porter chez lempailleur.
De Potter, le musicien, que Jean rencontrait sortant dun magasin
de la rue du Bac, saccrochait à lui avec un besoin deffusion qui
nallait guère à ses traits impassibles et durs dhomme
daffaires, et lui racontait le martyre du pauvre Bichito tué par
lhiver parisien, ratatiné de froid malgré les tampons douate, la
mèche desprit-de-vin allumée depuis deux mois sous sa petite
niche, comme on fait aux enfants venus avant terme. Rien navait
pu lempêcher de grelotter, et la nuit davant, pendant quils
étaient tous autour de lui, un dernier frisson le secouant de la
tête à la queue, il était mort en bon chrétien, grâce aux flots
deau bénite que sur sa peau grenue, où la vie sévanouissait en
moires changeantes, en mouvements de prisme, maman Pilar répandait
en disant, les yeux au ciel: «_Dios loui pardonne_!»
-- Jen ris, mais jai le coeur gros tout de même; surtout quand
je pense au chagrin de ma pauvre Rosa que jai laissée en
larmes... Heureusement Fanny était près delle...
-- Fanny?...
-- Oui, voilà des temps que nous ne lavions vue... Elle est
arrivée ce matin juste au milieu du drame, et cette bonne fille
est restée consoler son amie.
Il ajouta, sans sapercevoir de limpression causée par ses
paroles:
-- Cest donc fini? Vous nêtes plus ensemble?... Vous rappelez-
vous notre conversation au lac dEnghien? Au moins, vous profitez
des leçons quon vous donne...
Et il perçait une pointe denvie dans son approbation.
Gaussin, le front plissé, éprouvait un véritable malaise à songer
que Fanny était retournée chez Rosario; mais il sen voulait de
cette faiblesse, nayant plus après tout ni droit, ni
responsabilité sur cette existence. Devant une maison de la rue de
Beaune, une très ancienne rue du Paris aristocratique dautrefois
où ils venaient de sengager, de Potter sarrêta. Cest là quil
demeurait ou quil était censé demeurer pour les convenances, pour
le monde, car réellement son temps se passait avenue de Villiers
ou à Enghien, et il ne faisait que des apparitions au domicile
conjugal, pour empêcher que sa femme et son enfant neussent lair
trop abandonnés.
Jean suivait sa route, esquissant déjà un adieu, mais lautre lui
retint la main dans ses longues mains dures de briseur de clavier
et, sans le moindre embarras, comme un homme que son vice ne gêne
plus:
-- Rendez-moi donc un service... montez avec moi. Je devais dîner
chez ma femme aujourdhui, mais je ne peux vraiment pas laisser ma
pauvre Rosa toute seule à son désespoir... Vous servirez de
prétexte à ma sortie et méviterez une explication ennuyeuse.
Le cabinet du musicien, dans un superbe et froid appartement
bourgeois du second étage, sentait labandon de la pièce où lon
ne travaille pas. Tout y était trop net, sans rien du désordre, de
lactive petite fièvre qui gagne les objets et les meubles. Pas un
livre, pas un feuillet sur la table quencombrait majestueusement
un énorme encrier de bronze à sec et reluisant comme dans une
devanture; ni la moindre partition au vieux piano à forme
dépinette dont sétaient inspirées les premières oeuvres. Et un
buste en marbre blanc, le buste dune jeune femme aux traits
délicats, à lexpression de douceur, tout pâle dans le jour qui
tombait, faisait plus froide encore la cheminée sans feu et
drapée, semblait regarder tristement les murs chargés de couronnes
dorées, enrubannées, de médailles, de cadres commémoratifs, toute
une défroque glorieuse et vaniteuse généreusement laissée à la
femme en compensation, et quelle entretenait comme les ornements
de tombe de son bonheur.
À peine étaient-ils entrés, la porte du cabinet se rouvrit, et
Mme de Potter parut:
-- Cest toi, Gustave?
Elle le croyait seul, sarrêta devant la figure inconnue, avec une
visible inquiétude. Élégante et jolie, dune recherche de mise
intelligente, elle paraissait plus affinée que son buste, la douce
physionomie changée en une résolution courageuse et nerveuse. Dans
le monde, les avis se partageaient sur ce caractère de femme. Les
uns la blâmaient de supporter le dédain affiché du mari, ce ménage
en ville, connu, installé; dautres admiraient au contraire sa
résignation silencieuse. Et lopinion générale la tenait pour une
tranquille personne aimant son repos par-dessus tout, trouvant des
compensations suffisantes à son veuvage dans les caresses dun bel
enfant et la joie de porter le nom dun grand homme.
Mais pendant que le musicien présentait son compagnon et débitait
nimporte quel mensonge pour se débarrasser du dîner de famille,
au tressaillement de ce jeune visage féminin, à la fixité de ce
regard qui ne voyait plus, nécoutait plus, comme absorbé de
souffrance, Jean pouvait se rendre compte que sous ces dehors
mondains une grande douleur senterrait vivante. Elle parut
accepter cette histoire quelle ne croyait pas, se contenta de
dire doucement:
-- Raymond va pleurer, je lui avais promis que nous dînerions près
de son lit.
-- Comment est-il? demanda de Potter, distrait, impatient.
-- Mieux, mais il tousse toujours... Tu ne viens pas le voir?
Il bredouilla quelques mots dans sa moustache, en feignant de
chercher autour de la pièce:
-- Pas maintenant... très pressé... rendez-vous au club pour six
heures...
Ce quil voulait éviter, cétait dêtre seul avec elle.
«Adieu alors», fit la jeune femme subitement apaisée, les traits
en place, refermée comme une eau pure que vient de troubler une
pierre jusquau fond. Elle salua, disparut.
-- Filons!...
Et de Potter délivré entraîna Gaussin qui regardait descendre
devant lui, raide et correct dans son long pardessus serré de
coupe anglaise, ce sinistre passionné, tellement ému quand il
portait à empailler le caméléon de sa maîtresse, et sen allant
sans embrasser son enfant malade.
-- Tout ça, mon cher, fit le musicien comme en réponse à la pensée
de son ami, cest la faute de ceux qui mont marié. Un vrai
service quils mont rendu là et à cette pauvre femme... Quelle
folie de vouloir faire de moi un mari et un père!... Jétais
lamant de Rosa, je le suis resté, je le resterai jusquà ce que
lun de nous crève... Un vice qui vous a pris au bon moment, qui
vous tient bien, est-ce quon sen dégage jamais?... Et vous-même,
êtes-vous sûr que si Fanny avait voulu?...
Il héla un fiacre vide qui passait, et en montant:
-- À propos de Fanny, vous savez la nouvelle?... Flamant est
gracié, sorti de Mazas... Cest la pétition de Déchelette...
Pauvre Déchelette! il aura fait du bien même après sa mort.
Immobile, avec une envie folle de courir, de rattraper ces roues
qui cahotaient à fond de train dans la rue sombre où le gaz
sallumait, Gaussin sétonnait de se sentir si ému.
-- Flamant gracié... sorti de Mazas...
Il redisait ces mots tout bas, y voyant la raison du silence de
Fanny depuis quelques jours, de ses lamentations brusquement
interrompues, tombées sous les caresses dun consolateur; car la
première pensée du misérable enfin libre avait dû être pour elle.
Il se rappelait la correspondance amoureuse datée de la prison,
lobstination de sa maîtresse à défendre celui-là seul, quand elle
faisait si bon marché des autres; et au lieu de se féliciter dune
aventure qui logiquement le déchargeait de toute inquiétude, de
tout remords, une angoisse indéfinissable le tint éveillé et
fiévreux une partie de la nuit. Pourquoi? Il ne laimait plus;
seulement il songeait à ses lettres restées aux mains de cette
femme, quelle lirait peut-être à lautre, et dont -- qui sait? --
sous une influence mauvaise, elle pourrait se servir un jour pour
troubler son repos, son bonheur.
Vraie ou fausse, ou cachant sans quil sen doutât un souci
dautre genre, cette préoccupation de ses lettres le décida à une
démarche imprudente, la visite à Chaville quil avait toujours
obstinément refusée. Mais à qui confier une mission aussi intime
et délicate?... Un matin de février, il prit le train de dix
heures, très calme desprit et de coeur, avec la seule crainte de
trouver la maison fermée, la femme disparue déjà à la suite de son
bandit.
Dès la courbe de la voie, les persiennes ouvertes, les rideaux aux
fenêtres du pavillon le rassurèrent; et se souvenant de son
émotion, lorsquil voyait fuir derrière lui la petite lumière
mouchetant lombre, il se raillait lui-même et la fragilité de ses
impressions. Ce nétait plus le même homme qui passait là, et
certainement il ne trouverait plus la même femme. Il ny avait
pourtant que deux mois depuis. Les bois que longeait le train
navaient pas pris de nouvelles feuilles, gardaient les mêmes
lèpres de rouille que le jour de la rupture, et de sa clameur aux
échos.
Il descendit seul à la station, par ce brouillard pénétrant et
froid, prit le petit chemin de campagne tout glissant de neige
durcie, la voûte du chemin de fer, ne rencontra personne avant le
Pavé des Gardes, au tournant duquel apparurent un homme et un
enfant suivis dun employé de la gare poussant sa brouette chargée
de malles.
Lenfant, tout emmitouflé dun cache-nez, la casquette jusquaux
oreilles, retint un cri en passant près de lui. «Mais cest
Joseph...» se dit-il, un peu étonné et triste de cette ingratitude
du petit; et sétant retourné il rencontra le regard de lhomme
qui accompagnait lenfant par la main. Cette figure intelligente
et fine, pâlie par la claustration, ces vêtements de confection
achetés de la veille, cette barbe blonde à fleur de menton, qui
navait pas eu le temps de repousser depuis Mazas... Flamant,
parbleu! Et Joseph était son fils...
Ce fut une révélation dans un éclair. Il revit, comprit tout,
depuis la lettre du coffret où le beau graveur confiait à sa
maîtresse un enfant quil avait en province, jusquà larrivée
mystérieuse du petit, et la mine gênée dHettéma pour parler de
cette adoption, et les regards de Fanny à Olympe; car ils
sétaient tous entendus pour lui faire nourrir le fils du
faussaire. Oh! le joli niais, et comme ils avaient dû rire!... Un
dégoût lui en vint de tout ce passé de honte, une envie de fuir
bien loin; mais des choses le troublaient quil aurait voulu
savoir. Lhomme et lenfant partis, pourquoi pas elle? Et puis ses
lettres, il lui fallait ses lettres, ne rien laisser de lui dans
ce coin de souillure et de malheur.
-- Madame?... Voilà monsieur!...
-- Qui, monsieur?... demanda naïvement une voix du fond de la
chambre.
-- Moi...
On entendit un cri, un bond précipité, puis:
-- Attends, je me lève... je viens...
Encore au lit à midi passé! Jean se doutait bien pourquoi, il
connaissait les causes de ces lendemains brisés, harassés; et
pendant quil lattendait dans la salle aux moindres objets
familiers, le sifflet du train montant, le «mé» grelottant dune
chèvre dans un jardinet voisin, les couverts épars sur la table le
reportaient aux matins dautrefois, le petit déjeuner en hâte
avant le départ.
Fanny entra avec un élan vers lui, puis, sarrêtant devant sa
froideur, ils restèrent une seconde étonnés, hésitants, comme
lorsquon se retrouve après ces intimités brisées, de chaque côté
dun pont rompu, dune distance de rive à rive, et entre soi
lespace immense des flots roulants et engloutissants.
-- Bonjour... dit-elle tout bas, sans bouger.
Elle le trouvait changé, pâli. Lui sétonnait de la revoir si
jeune, un peu grossie seulement, moins grande quil ne se la
figurait, mais baignée de ce rayonnement spécial, cet éclat du
teint et des yeux, cette douceur de pelouse fraîche que lui
laissaient les nuits de grandes caresses. Elle était donc restée
dans le bois, au fond du ravin encombré de feuilles mortes, celle
dont le souvenir le rongeait de pitié.
-- On se lève tard à la campagne... fit-il dun accent ironique.
Elle sexcusait, prétextait une migraine, et, comme lui, employait
des formes impersonnelles, ne sachant dire ni toi, ni vous; puis à
linterrogation muette qui lui montrait le repas desservi:
-- Cest lenfant... il a déjeuné là ce matin avant de sen
aller...
-- Sen aller?... Où donc?
Il affectait une suprême indifférence du bout des lèvres, mais
léclair de ses yeux le trahissait. Et Fanny:
-- Le père a reparu... il est venu le reprendre...
-- En sortant de Mazas, nest-ce pas?
Elle tressaillit, mais nessaya pas de mentir.
-- Eh bien, oui... Javais promis, je lai fait... Que de fois
lenvie me tenait de te le dire, mais je nosais pas, javais peur
que tu le renvoies, le pauvre petit...
Et elle ajouta timidement:
-- Tu étais si jaloux...
Il eut un beau rire de dédain. Jaloux, lui, de ce forçat... allons
donc!... Et sentant monter sa colère il coupa court, dit vivement
ce qui lamenait. Ses lettres!... Pourquoi ne les avait-elle pas
données à Césaire, cela leur eût évité une entrevue pénible pour
tous deux.
-- Cest vrai, dit-elle, toujours très douce, mais je vais te les
rendre, elles sont là...
Il la suivit dans la chambre, aperçut le lit défait, recouvert en
hâte sur les deux oreillers, respira cette odeur de cigarettes
brûlées mêlée à des parfums de toilette de femme, quil
reconnaissait comme le petit coffret nacré posé sur la table. Et
la même pensée leur venant à tous deux:
-- Il ny en a pas lourd, dit-elle en ouvrant la boîte... nous ne
risquerions pas de mettre le feu...
Il se taisait, troublé, la bouche sèche, hésitant à se rapprocher
de ce lit saccagé, devant lequel elle feuilletait les lettres une
dernière fois, la tête penchée, la nuque solide et blanche sous la
torsade relevée de ses cheveux, et dans le flottant vêtement de
laine la taille épaissie et molle, à labandon...
-- Voilà!... Elles y sont toutes.
Le paquet pris, mis brusquement dans sa poche, car ses
préoccupations avaient changé, Jean demanda:
-- Alors il emmène son enfant?... Où vont-ils?...
-- Au Morvan, dans son pays, pour se cacher, faire sa gravure
quil enverra à Paris sous un faux nom.
-- Et toi?... Est-ce que tu comptes rester ici?...
Elle détourna les yeux pour lui échapper, balbutiant que ce serait
bien triste. Aussi elle pensait... elle partirait peut-être
bientôt... un petit voyage.
-- Dans le Morvan, sans doute?... En famille!...
Et lâchant sa fureur jalouse:
-- Dis donc tout de suite que tu rejoindras ton voleur, que vous
allez vous mettre en ménage... Il y a assez longtemps que tu en as
envie... Allons. Retourne à ta bauge... Fille et faussaire ça va
ensemble, jétais bien bon de vouloir te tirer de cette boue.
Elle gardait son mutisme immobile, un éclair de triomphe filtrant
entre ses cils baissés. Et plus il la cinglait dune ironie
féroce, outrageante, plus elle semblait fière, et saccentuait le
frisson au coin de sa bouche. Maintenant il parlait de son bonheur
à lui, lamour honnête et jeune, le seul amour. Oh! le doux
oreiller pour dormir quun coeur dhonnête femme... Puis,
brusquement, la voix baissée, comme sil avait honte:
-- Je viens de le rencontrer, ton Flamant, il a passé la nuit ici?
-- Oui, il était tard, il neigeait... On lui a fait un lit sur le
divan.
-- Tu mens, il a couché là... il ny a quà voir le lit, quà te
regarder.
-- Et après?
Elle approchait son visage du sien, ses grands yeux gris éclairés
de flammes libertines...
-- Est-ce que je savais que tu viendrais?... Et toi perdu, quest-
ce que ça pouvait me faire, tout le reste? Jétais triste, seule,
dégoûtée...
-- Et puis le bouquet du bagne!... Depuis le temps que tu vivais
avec un honnête homme... ça ta semblé bon, hein?... Avez-vous dû
vous en fourrer de ces caresses... Ah! saleté!... tiens...
Elle vit venir le coup sans léviter, le reçut en pleine figure,
puis avec un grondement sourd de douleur, de joie, de victoire,
elle sauta sur lui, lempoigna à pleins bras: «Mami, mami... tu
maimes encore...» et ils roulèrent ensemble sur le lit.
Le passage à grand fracas dun express le réveilla en sursaut vers
le soir; et les yeux ouverts, il resta quelques instants sans se
reconnaître, tout seul au fond de ce grand lit où ses membres
rompus comme par une marche excessive semblaient posés les uns à
côté des autres, sans attaches ni ressorts. Laprès-midi, il était
tombé beaucoup de neige. Dans un silence de désert, on lentendait
fondre, ruisseler contre les murs, le long des vitres, ségoutter
dans les combles du toit, et, par moments, sur le feu de coke de
la cheminée quelle éclaboussait.
Où était-il? Que faisait-il là? Peu à peu, dans la réverbération
du petit jardin, la chambre lui apparaissait toute blanche,
éclairée den bas, le grand portrait de Fanny dressé en face de
lui, et le souvenir lui revenait de sa chute, sans le moindre
étonnement. Dès en entrant, devant ce lit, il sétait senti
repris, perdu; ces draps lattiraient comme un gouffre, et il se
disait: «Si jy tombe, ce sera sans rémission et pour toujours.»
Cétait fait; et sous le triste dégoût de sa lâcheté, il y avait
comme un soulagement à lidée quil ne sortirait plus de cette
fange, le pitoyable bien-être du blessé qui, perdant son sang,
traînant sa plaie, sest étendu sur un tas de fumier pour y
mourir, et las de souffrir, de lutter, toutes les veines ouvertes,
senfonce délicieusement dans la tiédeur molle et fétide.
Ce qui lui restait à faire maintenant était horrible, mais très
simple. Retourner à Irène après cette trahison, risquer un ménage
à la de Potter?... Si bas quil fût tombé, il nen était pas
encore là... Il allait écrire à Bouchereau, au grand physiologiste
qui le premier a étudié et décrit les maladies de la volonté, lui
en soumettre un cas terrible, lhistoire de sa vie depuis la
première rencontre avec cette femme quand elle lui avait posé sa
main sur le bras, jusquau jour où, se croyant sauvé, en plein
bonheur, en pleine ivresse, elle le ressaisissait par la magie du
passé, cet horrible passé où lamour tenait si peu de place,
seulement la lâche habitude et le vice entré dans les os...
La porte souvrit. Fanny marchait tout doucement dans la chambre
pour ne pas le réveiller. Entre ses paupières closes, il la
regardait, alerte et forte, rajeunie, chauffant au foyer ses pieds
trempés de la neige du jardin, et de temps en temps tournée vers
lui avec le petit sourire quelle avait le matin, dans la dispute.
Elle vint prendre le paquet de maryland à sa place habituelle,
roula une cigarette et sen allait, mais il la retint.
-- Tu ne dors donc pas?
-- Non... assieds-toi là... et causons.
Elle resta au bord du lit, un peu surprise de cette gravité.
-- Fanny... Nous allons partir.
Elle crut dabord quil plaisantait pour léprouver. Mais les
détails très précis quil donnait la détrompèrent vite. Il y avait
un poste vacant, celui dArica; il le demanderait. Cétait
laffaire dune quinzaine de jours, le temps de préparer les
malles...
-- Et ton mariage?
-- Plus un mot là-dessus... Ce que jai fait est irréparable... Je
vois bien que cest fini, je ne pourrai plus me séparer de toi.
-- Pauvre bébé! fit-elle avec une douceur triste, un peu
méprisante.
Puis, après avoir tiré deux ou trois bouffées:
-- Cest loin, ce pays que tu dis?
-- Arica?... très loin, au Pérou...
Et tout bas:
-- Flamant ne pourra pas te rejoindre...
Elle resta songeuse et mystérieuse dans son nuage de tabac. Lui,
tenait toujours sa main, frôlait son bras nu, et bercé par le
dégoulinement de leau tout autour de la petite maison, il fermait
les yeux, senfonçait dans la vase doucement.
XV
Nerveux, trépidant, sous vapeur, déjà parti comme tous ceux qui
sapprêtent au départ, Gaussin est depuis deux jours à Marseille
où Fanny doit venir le rejoindre et sembarquer avec lui. Tout est
prêt, les places retenues, deux cabines de première pour le vice-
consul dArica voyageant avec sa belle soeur; et le voilà qui
arpente le carreau dérougi de la chambre dhôtel, dans la double
attente fiévreuse de sa maîtresse et de lappareillage.
Il faut quil marche et sagite sur place, puisquil nose sortir.
La rue le gêne comme un criminel, comme un déserteur, la rue
marseillaise mêlée et grouillante où il lui semble quà chaque
tournant son père, le vieux Bouchereau vont se montrer, lui mettre
la main sur lépaule pour le reprendre et le ramener.
Il senferme, mange là sans même descendre à la table dhôte, lit
sans fixer ses yeux, se jette sur son lit, distrayant ses vagues
siestes avec le Naufrage de La Pérouse, la Mort du capitaine Cook
pendus aux murs, piquetés de mouches, et des heures entières
saccoude au balcon en bois vermoulu, abrité dun store jaune
aussi rapiécé que la voile dun bateau de pêche.
Son hôtel, l»hôtel du Jeune Anacharsis», dont le nom pris au
hasard sur le Bottin la tenté quand il convenait du rendez-vous
avec Fanny, est une vieille auberge point luxueuse ni même très
propre, mais qui donne sur le port, en pleine marine, en plein
voyage. Sous ses fenêtres, des perruches, des cacatoès, des
oiseaux des îles au doux ramage interminable, tout létalage en
plein air dun oiselier dont les cages empilées saluent le jour
levant dune rumeur de forêt vierge, couverte et dominée, à mesure
que la journée savance, par les bruyants travaux du port, réglés
au bourdon de Notre Dame-de-la-Garde.
Cest une confusion de jurons dans toutes les langues, de cris de
bateliers, de portefaix, de marchands de coquillages, entre les
coups de marteau du bassin de radoub, le grincement des grues, le
heurt sonore des «romaines» rebondissant sur le pavé, cloches de
bords, sifflets de machines, bruits rythmés de pompes, de
cabestans, eaux de cale quon dégorge, vapeur qui séchappe, tout
ce fracas doublé et répercuté par le tremplin de la mer voisine,
doù monte de loin en loin le mugissement rauque, lhaleine de
monstre marin dun grand transatlantique qui prend le large.
Et les odeurs aussi évoquent des pays lointains, des quais plus
ensoleillés et chauds encore que celui-ci; les bois de santal, de
campêche quon décharge, les limons, les oranges, pistaches,
fèves, arachides, dont lâcre senteur se dégage, monte avec des
tourbillons de poussières exotiques dans une atmosphère saturée
deau saumâtre, dherbes brûlées, des graisses fumeuses des _Cook-
house_.
Le soir venu, ces rumeurs sapaisent, ces épaisseurs de lair
retombent et sévaporent; et tandis que Jean, rassuré par lombre,
le store relevé, regarde le port endormi et noir sous lentre-
croisement en hachures des mâts, des vergues, des beauprés, quand
le silence nest traversé que du clapotis dune rame, de laboi
lointain dun chien de bord, au large, tout au large, le phare de
Planier projette en tournant une longue flamme rouge ou blanche
qui déchire lombre, montre en un clignotement déclair des
silhouettes dîles, de forts, de roches. Et ce regard lumineux
guidant des milliers de vies à lhorizon, cest encore le voyage,
qui linvite et lui fait signe, lappelle dans la voix dun vent,
les houles de la pleine mer, et la rauque clameur dun _steamboat_
qui râle et souffle toujours à quelque point de la rade.
Encore vingt-quatre heures dattente; Fanny ne doit le rejoindre
que dimanche. Ces trois jours trop tôt au rendez-vous, il devait
les passer près des siens, les donner aux bien-aimés quil ne
reverra de plusieurs années, quil ne retrouvera plus peut-être;
mais dès le soir de son arrivée à Castelet, quand son père a su
que le mariage était rompu et quil en a deviné les causes, une
explication a eu lieu, violente, terrible.
Que sommes-nous donc, que sont nos affections les plus tendres,
les plus près de notre coeur, pour quune colère qui passe entre
deux êtres de même chair, de même sang, arrache, torde, emporte
leur tendresse, les sentiments de nature aux racines si profondes
et si fines, avec la violence aveugle, irrésistible, dun de ces
typhons des mers de Chine dont les plus durs marins nosent se
souvenir et disent en pâlissant:
-- Ne parlons pas de ça...
Il nen parlera jamais, mais il sen souviendra toute sa vie de
cette horrible scène sur la terrasse de Castelet où sest passée
son enfance heureuse, devant cet horizon splendide et calme, ces
pins, ces myrtes, ces cyprès qui se serraient immobiles et
frissonnants autour de la malédiction paternelle. Toujours il
reverra ce grand vieillard, aux joues convulsées et remuantes,
marchant sur lui avec cette bouche de haine, ce regard de haine,
proférant les paroles quon ne pardonne pas, le chassant de la
maison et de lhonneur:
-- Va-ten, pars avec ta gueuse, tu es mort pour nous!...
Et les petites bessonnes criant, se traînant à genoux sur le
perron, demandant grâce pour le grand frère, et la pâleur de
Divonne, sans un regard, sans un adieu, pendant que là-haut,
derrière la vitre, le doux et anxieux visage de la malade
demandait pourquoi tout ce bruit et son Jean sen allant si vite
et sans lembrasser.
Cette idée quil navait pas embrassé sa mère la fait revenir à
mi-route dAvignon; il a laissé Césaire avec la voiture au bas du
pays, pris la traverse et pénétré dans Castelet par le clos, comme
un voleur. La nuit était sombre; ses pas sempêtraient dans la
vigne morte, et même il finissait par ne plus pouvoir sorienter,
cherchant sa maison dans les ténèbres, déjà étranger chez lui. La
blancheur des murs crépis le guidait enfin dun reflet vague; mais
la porte du perron était fermée, les fenêtres partout éteintes.
Sonner, appeler? Il nosait, par crainte de son père. Deux ou
trois fois il a fait le tour du logis, espérant trouver lissue
dun volet mal clos. Partout la lanterne de Divonne avait passé
comme chaque soir; et après un long regard à la chambre de sa
mère, ladieu de tout son coeur à sa maison denfance qui le
repousse elle aussi, il sest enfui désespéré avec un remords qui
ne le quitte plus.
Dordinaire, pour ces absences de durée, ces traversées aux
dangereux hasards de la mer et du vent, les parents, les amis,
prolongent les adieux jusquà lembarquement définitif; on passe
la dernière journée ensemble, on visite le bateau, la cabine du
partant afin de mieux le suivre dans sa route. Plusieurs fois par
jour, Jean voit passer devant lhôtel de ces affectueuses
reconduites, parfois nombreuses et bruyantes; mais il sémeut
surtout dun groupe familial à létage au-dessous du sien. Un
vieux, une vieille, des gens de campagne à tournure aisée, en
veste de drap et cambrésine jaune, sont venus accompagner leur
garçon, lassistent jusquau départ du paquebot; et penchés à leur
fenêtre, dans le désoeuvrement de lattente, on les voit tous les
trois, se tenant par le bras, le matelot au milieu, bien serrés.
Ils ne parlent pas, ils sétreignent.
Jean songe en les regardant au beau départ quil aurait eu... Son
père, ses petites soeurs, et, sappuyant sur lui dune douce main
frémissante, celle dont les beauprés au large entraînaient le vif
esprit et lâme aventureuse... Regrets stériles. Le crime est
accompli, son destin sur les rails, il na quà partir et à
oublier...
Quelles lui semblèrent lentes et cruelles les heures de la
dernière nuit! Il se tournait, se retournait dans son lit
dauberge, guettait le jour sur la vitre aux décroissements lents
du noir au gris, puis au blanc daube que le phare piquait encore
dune étincelle rouge effacée au soleil levant.
Alors seulement il sendormit, réveillé tout à coup par un
éclaboussement de rayons dans sa chambre, les cris confondus des
cages de loiselier avec les innombrables carillons du dimanche de
Marseille, répandus par les quais élargis, toutes machines au
repos, des oriflammes flottant aux mâts... Déjà dix heures! Et
lexpress de Paris arrive à midi, vite il shabille pour aller au-
devant de sa maîtresse; ils déjeuneront en face de la mer, puis on
portera les bagages à bord et à cinq heures, le signal.
Un jour merveilleux, un ciel profond où les mouettes passent en
taches blanches, la mer dun bleu plus foncé, dun bleu minéral,
sur lequel, à lhorizon, des voiles, des fumées, tout est visible,
tout miroite et tout danse; et comme le chant naturel de ces rives
de soleil aux transparences datmosphère et deau, des harpes
sonnent sous les croisées de lhôtel, un air italien dune
facilité divine, mais dont la note pincée et traînée sur les
cordes émeut cruellement les nerfs. Cest plus que de la musique,
cest la traduction ailée de ces allégresses du Midi, ces
plénitudes de vie et damour gonflées jusquaux larmes. Et le
souvenir dIrène passe dans la mélodie, vibrant et pleurant. Comme
cest loin!... Quel beau pays perdu, quel regret pour toujours des
choses brisées, irréparables!
Allons!
Sur le seuil, en sortant, Jean rencontre un garçon!
-- Une lettre pour M. le consul... Elle est arrivée le matin, mais
M. le consul dormait si profondément!
Les voyageurs de distinction sont rares à lhôtel du _Jeune
Anacharsis_; aussi les braves Marseillais font-ils sonner à tout
propos le titre de leur pensionnaire... Qui peut lui écrire?
Personne ne connaît son adresse, à moins que Fanny... Et regardant
mieux lenveloppe, il sépouvante, il a compris.
«Eh bien, non! je ne pars pas; cest une trop grande folie dont je
ne me sens pas la force. Pour des coups pareils, mon pauvre ami,
il faut la jeunesse que je nai plus, ou laveuglement dune
passion folle qui nous manque à lun comme à lautre. Il y a cinq
ans, aux beaux jours, un signe de toi maurait fait te suivre de
lautre côté de la terre, car tu ne peux nier que je taie aimé
passionnément. Je tai donné tout ce que javais; et lorsquil a
fallu marracher de toi jai souffert, comme jamais pour aucun
homme. Mais ça use, vois-tu, un amour pareil... Te sentir si beau,
si jeune, toujours trembler, tant de choses à défendre!...
Maintenant je nen peux plus, tu mas trop fait vivre, trop fait
souffrir, je suis à bout.
«Dans ces conditions, la perspective de ce grand voyage, de ce
déménagement dexistence, me fait peur. Moi qui aime tant ne pas
bouger et qui ne suis jamais allée plus loin que Saint-Germain, tu
penses! Et puis les femmes vieillissent trop vite au soleil, et tu
naurais pas encore trente ans que je serais jaunie et fripée
comme maman Pilar; cest pour le coup que tu men voudrais de ton
sacrifice et que la pauvre Fanny payerait pour tout le monde.
Écoute, il y a un pays dOrient, jai lu ça dans un de tes _Tour
du Monde_, où, quand une femme trompe son mari, on la coud vivante
avec un chat, en une peau de bête toute fraîche, puis on lâche le
paquet sur la plage hurlant et bondissant en plein soleil. La
femme miaule, le chat griffe, tous deux sentre-dévorent pendant
que la peau se racornit, se resserre sur cette horrible bataille
de captifs, jusquau dernier râle, jusquà la dernière palpitation
du sac. cest un peu le supplice qui nous attendait ensemble...»
Il sarrêta une minute, écrasé, stupide. À perte de vue le bleu de
la mer étincelait. _Addio_... chantaient les harpes auxquelles
sétait jointe une voix chaude et passionnée comme elles...
_Addio_... Et le néant de sa vie détruite, ravagée, toute de
débris et de larmes, lui apparut, le champ ras, les moissons
faites sans espoir de retour, et pour cette femme qui lui
échappait...
«Jaurais dû te dire cela plus tôt, mais je nosais pas, te voyant
si monté, si résolu. Ton exaltation me gagnait; puis la vanité de
la femme, la fierté bien naturelle de tavoir reconquis après la
rupture. Seulement, tout au fond de moi, je sentais que ça ny
était plus, quelque chose de fini, de craqué. Comment veux-tu?
après des secousses pareilles... Et ne te figure pas que ce soit à
cause de ce malheureux Flamant. Pour lui comme pour toi et tous
les autres, cest fini, mon coeur est mort; mais il reste cet
enfant dont je ne peux plus me passer et qui me ramène auprès du
père, pauvre homme qui sest perdu par amour et mest revenu de
Mazas aussi fervent et tendre quà notre première rencontre.
Figure-toi que, lorsque nous nous sommes revus, il a passé toute
la nuit à pleurer sur mon épaule; tu vois quil ny avait guère de
quoi te monter la tête...
«Je te lai dit, mon cher enfant, jai trop aimé, je suis rompue.
À présent jai besoin quon maime à mon tour, quon me choie, et
madmire, et me berce. Celui-là sera à genoux, ne me verra jamais
de rides ni de cheveux blancs; et sil mépouse, comme il en a
lintention, cest moi qui lui ferai une grâce. Compare... Surtout
pas de folies. Mes précautions sont prises pour que tu ne puisses
me retrouver. Du petit café de la gare doù je técris, je vois à
travers les arbres la maison où nous avons eu de si bons et de si
cruels moments, et lécriteau qui se balance sur la porte,
attendant de nouveaux hôtes... Te voilà libre, tu nentendras plus
jamais parler de moi... Adieu, un baiser, le dernier, dans le
cou..., mami...»
[1] _Le postillon de Longjumeau_ est un opéra de Adam qui
comporte un air très connu, du temps de Daudet, sur le beau
postillon... [Note de léditeur]
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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation
The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
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Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations. Its business office is located at
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[email protected]. Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org
For additional contact information:
Dr. Gregory B. Newby
Chief Executive and Director
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Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation
Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.
The Foundation is committed to complying with the laws regulating
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States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
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