Port-Tarascon: Dernières aventures de l'illustre Tartarin

By Alphonse Daudet

The Project Gutenberg EBook of Port-Tarascon, by Alphonse Daudet

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Title: Port-Tarascon
       Dernières aventures de l'illustre Tartarin

Author: Alphonse Daudet

Release Date: April 17, 2005 [EBook #15645]

Language: French


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Alphonse Daudet



PORT-TARASCON


DERNIÈRES AVENTURES DE
L'ILLUSTRE TARTARIN



(1890)



Table des matières

LIVRE PREMIER
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
LIVRE DEUXIÈME
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
LIVRE TROISIÈME
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI



À LÉON ALLARD

Au subtil et profond romancier
Des _Fictions_ et des _Vies Muettes_
Son frère et son ami Alphonse Daudet
Offre ce livre d'humour



C'était septembre, et c'était la Provence, à une rentrée de
vendange, il y a cinq ou six ans.

Du grand break attelé de deux camarguais qui nous emportait à
toute bride, le poète Mistral, l'aîné de mes fils et moi, vers la
gare de Tarascon et le train rapide du P.-L.-M., elle nous
semblait divine cette fin de jour d'une pâleur ardente, un jour
mat, épuisé, fiévreux, passionné comme un beau visage de femme de
là-bas.

Pas un souffle d'air malgré le train de notre course. Les roseaux
d'Espagne à longues feuilles rubanées, droits et rigides au bord
du chemin; et par toutes ces routes de campagne, d'un blanc de
neige, d'un blanc de rêve, où la poussière craquait immobile sous
les roues, un lent défilé de charrettes chargées de raisins noirs,
rien que des noirs, -- garçons et filles venant derrière, muets et
graves, tous grands, bien découplés, la jambe longue et les yeux
noirs.

Grappes d'yeux noirs, et de raisins noirs, on ne voyait que cela
dans les cuves, sous le feutre à bords rabattus des vendangeurs,
sous le fichu de tête dont les femmes gardaient les pointes entre
les dentes serrées.

Quelquefois, à l'angle d'un champ, une croix se dressait dans le
blanc du ciel, ayant à chacun de ses bras une lourde grappe noire,
pendue en ex-voto.

«Vé!... (vois!)» me jetait Mistral avec un geste attendri, un
sourire de fierté presque maternelle devant les manifestations
ingénument païennes de sont peuple de Provence, puis il reprenait
son récit, quelque beau conte parfumé et doré des bords du Rhône,
comme le Goethe provençal en sème à la volée, de ses deux mains
toujours ouvertes, dont l'une est poésie et l'autre réalité.

Ô miracle des mots, magique concordance de l'heure, du décor et de
la fière légende paysanne que le poète déroulait pour nous tout le
long de l'étroit chemin, entre les champs d'oliviers et de
vignes!... Qu'on était bien, que la vie m'était blanche et légère!

Tout à coup mes yeux se voilèrent, une angoisse m'étreignit le
coeur. «Père, comme tu es pâle!» me dit mon fils, et j'eus à peine
la force de murmurer, en lui montrant le château du roi René, dont
les quatre tours me regardaient venir du fond de la plaine: «Voilà
Tarascon!»

C'est que nous avions un terrible compte à régler, les
tarasconnais et moi. Je les savais très montés, me gardant rancune
noire de mes plaisanteries sur leur ville et sur son grand homme,
l'illustre, le délicieux Tartarin. Des lettres, des menaces
anonymes m'avaient souvent averti: «Si tu passes jamais par
Tarascon, gare!» D'autres brandissaient sur ma tête la vengeance
du héros: «Tremblez! le vieux lion a encore bec et ongles!»

Un lion à bec, diable!

Plus grave encore: Je tenais d'un commandant de gendarmerie de la
région qu'un commis-voyageur parisien ayant, par une homonymie
fâcheuse ou simple fumisterie, signé «Alphonse Daudet» sur le
registre de l'hôtel, s'était vu brutalement assailli à la porte
d'un café et menacé d'un plongeon dans le Rhône, selon les
traditions locales:

_Dé brin o dé bran_
_Cabussaran_
_Dou fenestroun_
_De Taracoun_
_Dedins lou Rose__[1]_

C'était un vieux couplet de 93, qui se chante encore là-bas,
souligné de sinistres commentaires sur le drame dont les tours du
roi René furent témoins à cette époque.

Or, comme il ne me plaisait guère de piquer une tête du fenestron
de Tarascon, j'avais toujours évité dans mes voyages du Midi de
passer par cette bonne ville. Et voilà que cette fois un mauvais
sort, le désir d'aller embrasser mon cher Mistral, l'impossibilité
de prendre le «Rapide» ailleurs que là, me jetaient dans la gueule
du lion à bec.

Encore si je n'avais eu que Tartarin; une rencontre d'homme à
homme, un duel à la flèche empoisonnée sous les arbres du tour-de-
ville n'était pas pour me faire peur. Mais la colère d'un peuple,
et le Rhône, ce vaste Rhône!...

Ah! je vous réponds que tout n'est pas rose dans l'existence du
romancier...

Chose étrange, à mesure que nous approchions de la ville, les
chemins se dépeuplaient, les charrettes de vendanges devenaient
plus rares. Bientôt nous n'eûmes plus devant nous que la route
vide et blanche, et tout autour dans la campagne le large et la
solitude du désert.

«C'est bizarre, disait Mistral, tous bas un peu impressionné, on
se croirait un dimanche.

-- Si c'était dimanche, nous entendrions les cloches...» ajouta
mon fils, sur le même ton, car le silence qui enveloppait la ville
et sa banlieue avait quelque chose d'opprimant. Rien, pas une
cloche, pas un cri, pas même un de ces bruits de charronnage
tintant si clair dans l'atmosphère vibrante du Midi.

Pourtant les premières maisons du faubourg se levaient au bout du
chemin; un moulin d'huile, l'octroi crépi à neuf. Nous arrivions.

Et notre stupeur fut grande, à peine engagés dans cette longue rue
caillouteuse, de la trouver abandonnée, les portes et les fenêtres
closes, sans chien ni chat, enfants ni poules, ni personne, le
portail enfumé du maréchal ferrant dégarni des deux roues qui le
flanquent à l'ordinaire, les grands rideaux de treillis dont les
seuils tarasconnais s'abritent sont les mouches, rentrés, disparus
comme les mouches elles-mêmes et l'exquise bouffée de soupe à
l'ail que toutes les cuisines auraient dû exhaler à cette heure-
là.

Tarascon ne sentant plus l'ail, imagine-t-on une chose pareille!

Mistral et moi, nous nous regardions épouvantés; et, vraiment, il
y avait de quoi. S'attendre aux rugissements d'un peuple en
délire, et trouver le silence de mort de cette Pompéi!

En ville, où nous pouvions mettre un nom sur tous les logis, sur
toutes les boutiques familières à nos yeux depuis l'enfance, cette
impression de vide et d'abandon devint encore plus saisissante.
Fermée, la pharmacie Bézuquet de la placette, l'armurier
Costecalde fermé pareillement, et la confiserie Rébuffat, «À la
renommée des berlingots». Disparus, les panonceaux du notaire
Cambalalette, et l'enseigne sur toile peinte de Marie-Joseph-
Spiridion Excourbaniès, fabricant de saucisson d'Arles; car le
saucisson d'Arles s'est toujours fait à Tarascon, et je signale en
passant ce grand déni de justice historique.

Mais enfin qu'étaient devenus les tarasconnais?

Notre break roulait sur le cours, dans l'ombre tiède des platanes
espaçant leurs troncs blancs et lisses, où plus une cigale ne
chantait: envolées aussi les cigales! Et devant la maison de
Tartarin, toutes ses persiennes fermées, aveugle et muette comme
ses voisines, contre le mur bas du fameux jardinet, plus une
caisse de cirage, plus un petit décrotteur pour vous crier: «Cira,
moussu?»

L'un de nous dit: «Il y a peut être le choléra.»

À Tarascon, en effet, quand vient une épidémie, l'habitant
déménage et campe sous des tentes à bonne distance de la ville,
jusqu'à ce que le mauvais air soit passé.

Sur ce mot de choléra, dont tous les provençaux ont une peur
farouche, le cocher enleva ses bêtes, et quelques minutes après
nous stoppions à l'escalier de la gare, perchée tout en haut du
grand viaduc qui longe et domine la ville.

Ici nous retrouvions la vie, des voix humaines, des visages. Dans
l'entrecroisement des rails, les trains se succédaient sans
relâche, montée, descente, haltaient avec des claquements de
portières, des appels de station.

«Tarascon, cinq minutes d'arrêt..., changement de voiture pour
Nîmes, Montpellier, Cette...»

Tout de suite Mistral courut au commissaire de surveillance, vieux
serviteur qui n'a pas quitté sa gare depuis trente-cinq ans:

«Eh! bé, maître Picard... Et les Tarasconnais? Où sont-ils? Qu'en
avez-vous fait?»

L'autre, tout surpris de notre étonnement:

«Comment!... Vous ne savez pas? D'où sortez-vous donc?... Vous ne
lisez donc rien?...Ils lui ont fait pourtant assez de réclame, à
leur île de Port-Tarascon... Eh! oui, mon bon...Partis, les
Tarasconnais... Partis coloniser, l'illustre Tartarin en tête...
Et tout emporté avec eux, déménagé jusqu'à la tarasque!»

Il s'interrompit pour donner des ordres, s'activer le long de la
voie, tandis qu'à nos pieds dans le couchant, nous regardions
monter les tours, les clochers et clochetons de la ville
abandonnée, ses vieux remparts dorés par le soleil d'un superbe
ton de croustade et donnant l'idée exact d'un pâté de bécasses
dont il ne resterait plus que la croûte.

«Et dites-moi, monsieur Picard», demanda Mistral au commissaire
qui revenait vers nous avec un bon sourire, pas autrement inquiet
de savoir Tarascon sur les chemins...

«Y a-t-il longtemps de cette émigration?

-- Six mois.

-- Et l'on a pas de leurs nouvelles?

-- Aucune.»

Pécaïre! Quelque temps après nous en avions des nouvelles,
détaillées, précises, assez pour me permettre de vous conter
l'exode de ce vaillant petit peuple à la suite de son héros, et
les formidables mésaventures qui les assaillirent.

* * *

Pascal a dit: «Il faut de l'agréable et du réel; mais il faut que
cet agréable soit lui-même pris du vrai.» J'ai tâché de me
conformer à sa doctrine dans cette histoire de Port-Tarascon.

Mon récit est pris du vrai, fait avec des lettres d'émigrants, le
«mémorial» du jeune secrétaire de Tartarin, des dépositions
empruntées à la _Gazette des Tribunaux; _et quand vous
rencontrerez ça et là, quelque tarasconnade par trop extravagante,
que le crique me croque si elle est de mon invention[2]!


LIVRE PREMIER

Chapitre I

_Doléances de Tarascon contre l'état des choses. -- Les boeufs,
les Pères blancs. --Un tarasconnais au pays. -- Siège et reddition
de l'abbaye de Pampérigouste._


«Franquebalme, mon bon..., Je ne suis pas content de la France!...
Nos gouvernants nous font de tout.»

Proférées un soir par Tartarin devant la cheminée du cercle, avec
le geste et l'accent qu'on imagine, ces paroles mémorables
résument bien ce qui se pensait et disait à Tarascon-sur-Rhône
deux ou trois mois avant l'émigration. Le Tarasconnais en général
ne s'occupe pas de politique: indolent de nature, indifférent à
tout ce qui ne l'atteint pas localement, il tient pour l'_état de
choses_, comme il dit. Pas moins, depuis quelque temps, on lui
reprochait un tas de choses, à l'_état de choses_!

«Nos gouvernants nous font de tout!» disait Tartarin.

Dans ce «de tout» il y avait d'abord l'interdiction des courses de
taureaux.

Vous connaissez sans doute l'histoire de ce Tarasconnais très
mauvais chrétien et garnement de la pire espèce, lequel après sa
mort s'étant introduit au Paradis par surprise, pendant que saint
Pierre avait le dos tourné, n'en voulait plus sortir, malgré les
supplications du divin porte-clefs. Alors, que fit le grand saint
Pierre? Il envoya toute une volée d'anges clamer devant le ciel
autant qu'ils auraient de voix:

«Té! té!... les boeufs!... Té! té!... les boeufs!...» qui est le
cri des courses tarasconnaises. Oyant cela, le bandit change de
figure:

«Vous avez donc des courses, par ici, grand saint Pierre?

-- Des courses?... je crois bien magnifiques, mon bon.

-- Où donc çà?... où se font-elles, ces courses?

-- Devant le Paradis... Il y a du large, tu penses.

Du coup le Tarasconnais se précipite dehors pour voir, et les
portes du ciel se referment sur lui à tout jamais.

Si je rappelle ici cette légende aussi vieille que les bancs du
tour-de-ville, c'est afin d'indiquer la passion des gens de
Tarascon pour les courses de taureaux et la colère où les mit la
suppression de ce genre d'exercice.

Après, vint l'ordre d'expulser les Pères-Blancs de fermer leur
joli couvent de Pampérigouste, perché sur une collinette toute
grise de thym et de lavande installé là depuis des siècles aux
portes de la ville, d'où l'on aperçoit, entre les pins, la
dentelle de ses clochetons carillonnant dans les brises claires du
matin avec le chant des alouettes, au crépuscule avec le cri
mélancolique des courlis.

Les Tarasconnais les aimaient beaucoup, leurs Pères-Blancs, doux,
bons, inoffensifs, et qui savaient tirer des herbes parfumées dont
la montagnette est couverte un si excellent élixir; ils les
aimaient pareillement pour leurs pâtés d'hirondelles et leurs
délicieux _pains-poires[3]_, qui sont des coings enveloppés d'une
pâte fine et dorée, d'où le nom de Pampérigouste[4] donné à
l'abbaye.

Aussi quand l'ordre officiel d'avoir à quitter leur couvent fut
envoyé aux Pères et que ceux-ci refusèrent de sortir, quinze cents
à deux mille Tarasconnais du commun, portefaix, décrotteurs,
déchargeurs de bateaux du Rhône, ce que nous appelons la
_rafataille_, vinrent s'enfermer dans Pampérigouste avec les bons
moines.

La bourgeoisie tarasconnaise, les messieurs du cercle, Tartarin en
tête, pensaient bien aussi à soutenir la sainte cause. Il n'y eut
pas une minute d'hésitation. Mais on ne se jette pas dans une
pareille entreprise sans préparatifs d'aucune sorte. Bon pour la
rafataille, d'agir ainsi étourdiment.

Avant tout, il fallait des costumes. Et ils furent commandés; de
superbes costumes renouvelés de la croisade, longues lévites
noires, avec une grande croix blanche sur la poitrine, et partout,
devant, derrière, des entrelacements de fémurs soutachés. La
soutache surtout prit beaucoup de temps.

Quant tout fut prêt, le couvent était déjà investi. Les troupes
l'entouraient d'un triple cercle, campées dans les champs et sur
les pentes pierreuses de la petite colline.

Les pantalons rouges de loin semblaient dans le thym et la lavande
une floraison subite de coquelicots.

On rencontrait par les chemins de continuelles patrouilles de
cavaliers, la carabine le long de la cuisse, le fourreau de sabre
battant le flanc du cheval, l'étui de revolver à la ceinture.

Mais ce déploiement de forces n'était pas pour arrêter l'intrépide
Tartarin, qui avait résolu de passer, ainsi qu'un gros de
messieurs du cercle.

À la file indienne, rampant sur les mains et les genoux avec
toutes les précautions, toutes les ruses classiques des sauvages
de Fenimore, ils réussirent à se glisser à travers les lignes
d'investissement, longeant les rangées des tentes endormies,
tournant les sentinelles, les patrouilles, et de l'un à l'autre se
signalant les passages dangereux par une imparfaite imitation de
cris d'oiseaux.

Il en fallait du courage pour tenter l'aventure par ces nuits
claires comme un plein jour; Il est vrai de dire que les
assiégeants avaient tout intérêt à laisser entrer le plus de monde
possible.

Ce qu'on voulait, c'était affamer l'abbaye plutôt que l'emporter
de vive force. Aussi les soldats détournaient-ils volontiers la
tête en voyant ces ombres errantes au clair de la lune et des
étoiles. Plus d'un officier, qui avait pris l'absinthe au cercle
avec l'illustre tueur de lions, le reconnut de loin malgré son
déguisement et le salua d'un appel familier:

«Bonne nuit, monsieur Tartarin!»

Une fois dans la place, Tartarin organisa la défense.

Ce diable d'homme avait lu tous les livres sur tous les sièges et
blocus. Il embrigada les Tarasconnais en milice, sous les ordres
du brave commandant Bravida, et, plein des souvenirs de Sébastopol
et de Plewna, il leur fit remuer de la terre, beaucoup de terre,
entoura l'abbaye de talus, de fossés, de fortifications de tous
genres, dont le cercle petit à petit se resserrait à ne pouvoir
plus respirer, en sorte que les assiégés se trouvèrent comme
emmurés derrière leurs travaux de défense, ce qui faisait
l'affaire des assiégeants.

Le couvent métamorphosé en place forte fut soumis à la discipline
militaire. C'est ainsi qu'il en doit être, l'état de siège
déclaré. Tout se faisait par roulements de tambour et sonneries de
clairon.

Dès le petit jour, au réveil, le tambour grondait, par les cours,
les corridors et sous les arceaux du cloître.

On sonnait du matin au soir, aux prières _tara-ta-ta_, au
trésorier _tara-ta-ta_, au Père hôtelier _tara-ta-ta_; des coups
de clairons impérieux, secs et sonores, déchirant l'air. On
claironnait pour l'Angélus, pour Matines et Complies. C'était à
faire honte à l'armée assiégeante, qui menait beaucoup moins de
bruit, au large de la campagne, tandis que là-haut, au sommet de
la petite colline, derrière les fins créneaux de l'abbaye-
forteresse, claironnades et tambourinades mêlées aux tintements
des carillons faisaient un fier ramage et jetaient aux quatre
vents, en promesse de victoire, un chant allègre, mi-belliqueux et
mi-sacré.

Le diantre, c'est que les assiégeants, bien tranquilles dans leurs
lignes, sans se donner aucune peine, se ravitaillaient facilement
et tout le jour faisaient bombance. La Provence est un pays de
délices, qui produit toutes sortes de bonnes choses. Vins clairs
et dorés, saucisses et saucissons d'Arles, melons exquis,
pastèques savoureuses, nougats de Montélimar, tout était pour les
troupes du gouvernement: il n'en entrait miette ni goutte dans
l'abbaye bloquée.

Aussi, d'un côté, les soldats, qui n'avaient jamais vu pareille
fête, engraissaient à crever leurs tuniques, les chevaux
montraient des croupes luisantes et rebondies, tandis que de
l'autre, précaire! les pauvres Tarasconnais, la rafataille
surtout, levés tôt, couchés tard, surmenés, sans cesse en alerte,
remuant et brouettant la terre de jour et de nuit, à la brûlure du
soleil et des torches, se desséchaient et maigrissaient que
c'était pitié.

De plus, les provisions des bons Pères s'épuisaient; pâtés
d'hirondelles et pains-poires tiraient à la fin.

Pourrait-on tenir encore longtemps?

C'était la question tous les jours discutée sur les remparts et
terrassements crevassés par la sécheresse.» Et les lâches qui
n'attaquent pas!» disaient ceux de Tarascon, montrant le poing aux
pantalons rouges vautrés dans l'herbe à l'ombre des pins. Mais
l'idée d'attaquer eux-mêmes ne leur venait pas, tant ce brave
petit peuple a le sentiment de la conservation.

Une seule fois, Excourbaniès, un violent parla de tenter une
sortie en masse, les moines devant, et de culbuter tous ces
mercenaires.

Tartarin haussa ses larges épaules et ne répondit qu'un mot:
«Enfant!».

Puis, prenant par le bras le bouillant Excourbaniès, il l'entraîna
au sommet de la contrescarpe, et lui montrant d'un geste immense
les cordons de troupes étagés sur la colline, les sentinelles
placées à tous les sentiers:

«Oui ou non, sommes-nous les assiégés? Est-ce nous qui devons
donner l'assaut?...»

Il y eut autour de lui un murmure approbateur:

«Évidemment... Il a raison... C'est à eux de commencer, puisqu'ils
assiègent Et l'on vit une fois de plus que nul ne connaissait les
lois de la guerre comme Tartarin.

Il fallait pourtant prendre un parti.

Un jour, le Conseil se rassembla dans la grande salle du Chapitre,
éclairée de hauts vitraux, entourée de boiseries sculptées, et le
Père hôtelier lut son rapport sur les ressources de la place. Tous
les Pères-Blancs écoutaient, silencieux, droits sur leurs
_miséricordes_, demi-sièges à forme hypocrite qui permettent
d'être assis en paraissant debout.

Lamentable, le rapport du Père hôtelier! Ce qu'ils avaient dévoré
depuis le commencement du siège, les Tarasconnais! Pâtés
d'hirondelles, tant de cents; pains-poires, tant de mille; et tant
de ceci, et tant de cela! De toutes les choses qu'il énumérait et
dont on était au commencement si bien pourvu, il restait si peu,
si peu, qu'autant dire il n'en restait rien.

Les Révérends se regardaient l'un l'autre, la mine longue, et
convenaient entre eux qu'avec toutes ces réserves, étant donné
l'attitude d'un ennemi qui ne voulait rien pousser à l'extrême,
ils auraient pu tenir pendant des années sans manquer de rien, si
l'on n'était venu à leur secours. Le Père hôtelier, d'une voix
monotone et navrée, continuait de lire, quand une clameur
l'interrompit.

La porte de la salle ouverte avec fracas, Tartarin paraît, un
Tartarin ému, tragique, le sang aux joues, la barbe bouffante sur
la croix blanche de son costume. Il salue de l'épée le Prieur tout
droit sur sa miséricorde, puis les Pères l'un après l'autre, et,
gravement:

«Monsieur le Prieur, je ne peux plus tenir mes hommes... On meurt
de faim... Toutes les citernes sont vides. Le moment est venu de
rendre la place, ou de nous ensevelir sous ses débris.»

Ce qu'il ne disait pas, mais qui avait bien aussi son importance,
c'est que, depuis quinze jours, il était privé de son chocolat du
matin, qu'il le voyait en rêve, gras, fumant, huileux, accompagné
d'un verre d'eau fraîche claire comme du cristal, au lieu de l'eau
saumâtre des citernes, à laquelle il était réduit maintenant.

Tout de suite le Conseil fut debout, et dans une rumeur de voix
parlant toutes ensemble exprima un avis unanime:

«Rendre la place... Il faut rendre la place...» Seul, le Père
Bataillet, un homme excessif, proposa de faire sauter le couvent
avec ce qu'on avait de poudre, d'y mettre le feu lui-même.

Mais on refusa de l'écouter, et la nuit venue, laissant les clefs
sur les portes, moines et miliciens, suivis d'Excourbaniès, de
Bravida, de Tartarin avec son gros de messieurs du cercle, tous
les défenseurs de Pampérigouste sortirent, sans tambours ni
clairons cette fois, et descendirent silencieusement la colline en
une procession fantomatique, sous la clarté de la lune et le
bienveillant regard des sentinelles ennemies.

Cette mémorable défense de l'abbaye fit grand honneur à Tartarin;
mais l'occupation du couvent de leurs Pères-Blancs par les troupes
jeta au coeur des Tarasconnais une sombre rancune.


Chapitre II

_La pharmacie de la Placette. -- Apparition d'un homme du Nord. -
- Dieu le veut, monsieur le Duc! -- Un paradis au-delà des mers._


Quelque temps après la fermeture du couvent, le pharmacien
Bézuquet prenait un soir le frais, devant sa porte, avec son élève
Pascalon et le Révérend Père Bataillet.

Il faut dire que les moines dispersés avaient été recueillis par
les familles tarasconnaises. Chacune avait voulu avoir son Père
Blanc; les gens aisés, les boutiquiers, ceux de la bourgeoisie, en
possédaient un en particulier; quant aux familles artisanes, elles
s'associaient, se mettaient à plusieurs pour entretenir un de ces
saints hommes, en participation.

Dans toutes les boutiques on voyait une cagoule blanche. Chez
l'armurier Costecalde au milieu des fusils, des carabines et des
couteaux de chasse, au comptoir du mercier Beaumevieille derrière
les rangées de bobines de soie, partout se dressait la même
apparition d'un grand oiseau blanc qui semblait un pélican
familier. Et la présence des Pères était pour chaque demeure une
vraie bénédiction. Bien élevés, doux, enjoués, discrets, ils
n'étaient pas gênants, ne tenaient pas une grande place au foyer,
et cependant y apportaient une bonté, une réserve inaccoutumée.

C'était comme si l'on avait eu le bon Dieu chez soi: les hommes se
retenaient de jurer et de dire des gros mots; les femmes ne
mentaient plus, ou guère; les petits restaient bien sages et bien
droits sur leur chaise haute.

Le matin, le soir, à l'heure de la prière, aux repas pour le
_Bénédicité_ et les _Grâces_, les grandes manches blanches
s'ouvraient comme des ailes protectrices sur toute la famille
assemblée, et, avec cette bénédiction perpétuelle au-dessus de
leur tête, les Tarasconnais ne pouvaient faire autrement que de
vivre saints et vertueux.

Chacun était fier de son Révérend, le vantait, le faisait valoir,
surtout le pharmacien Bézuquet, à qui la bonne fortune était échue
d'avoir chez lui le Père Bataillet.

Tout feu, tout nerfs, ce R. P. Bataillet, doué d'une véritable
éloquence populaire, et renommé pour sa manière de raconter
paraboles et légendes; c'était un superbe gaillard, bien découplé
le teint brûlé, des yeux de braise, une tête de cabécilla. Sous
les longs plis de l'épaisse bure, il avait vraiment belle
prestance, bien qu'une épaule fût un peu plus haute que l'autre,
et qu'il marchât de côté.

Mais on ne s'apercevait plus de ces légers défauts, lorsqu'il
descendait de chaire, après le sermon, et fendait la foule, son
grand nez au vent, pressé de regagner la sacristie, tout vibrant
encore, et secoué lui-même par sa propre éloquence. Les femmes
enthousiastes, coupaient au passage avec leurs ciseaux des
morceaux de sa cape blanche; on l'appelait à cause de cela le
«Père festonné», et sa robe était toujours tellement déchiquetée,
si tôt hors d'usage, que le couvent avait grand-peine à l'en
fournir.

Bézuquet, était donc devant la pharmacie avec Pascalon, et en face
d'eux le Père Bataillet, assis sur sa chaise à la cavalière. Ils
respiraient avec délices, dans une sécurité béate de repos, car en
ce moment de la journée il n'y a, plus de clientèle pour Bézuquet.
C'est comme pendant la nuit; les malades peuvent bien se rouler,
se tortiller: le brave pharmacien ne se dérangerait pour rien au
monde; l'heure est passée d'être malade.

Il écoutait, ainsi que Pascalon, une de ces belles histoires
comme, savait en conter le Révérend, pendant qu'au lointain de la
ville ou attendait passer la retraite au milieu des fredons d'un
beau couchant d'été.

Tout à coup l'élève se leva, rouge, ému, et bégaya, le doigt tendu
vers l'autre extrémité de la Placette:

«Voilà monsieur Tar... tar... tarin!».

On sait quelle admiration personnelle et particulière professait
Pascalon pour le grand homme dont la silhouette gesticulante se
détachait là-bas dans les brumes lumineuses, accompagnée d'un
autre personnage ganté de gris, soigné de mise, et qui semblait
écouter, silencieux et raide.

Quelqu'un du Nord, cela se voyait de reste.

Dans le Midi, l'homme du Nord se reconnaît à son attitude
tranquille, à la concision de son lent parler, tout aussi sûrement
que le méridional se trahit dans le Nord par son exubérance de
pantomime et de débit.

Les Tarasconnais étaient habitués à voir souvent Tartarin en
compagnie d'étrangers, car on ne passe pas dans leur ville sans
visiter comme attraction le fameux tueur de lions, l'alpiniste
illustre, le Vauban moderne à qui le siège de Pampérigouste
faisait une renommée nouvelle.

De cette affluence de visiteurs résultait une ère de prospérité
autre fois inconnue.

Les hôteliers faisaient fortune; on vendait chez les libraires des
biographies du grand homme; on ne voyait aux vitrines que ses
portraits en «Teur», en ascensionniste, en costume de croisé, sous
toutes les formes et dans toutes les attitudes de son existence
héroïque.

Mais cette fois ce n'était pas un visiteur ordinaire, un premier
venu de passage, qui accompagnait Tartarin.

La Placette traversée, le héros, d'un geste emphatique, désigna
son compagnon:

«Mon cher Bézuquet, mon Révérend Père, je, vous présente monsieur
le duc de Mons...».

Un duc!... _Outre!_

Il n'en était jamais venu à Tarascon. On y avait bien vu un
chameau, un baobab, une peau de lion, une collection de flèches
empoisonnées et d'alpenstocks d'honneur... mais un duc, jamais!

Bézuquet s'était levé, saluait, un peu intimidé de se trouver
ainsi, sans avoir été prévenu, en présence d'un si grand
personnage. Il bredouillait: «Monsieur le Duc...» Tartarin
l'interrompit:

«Entrons, messieurs, nous avons à parler de choses graves.»

Il passa le premier, le dos rond, l'air mystérieux, dans le petit
salon de la pharmacie, dont la fenêtre, donnant sur la place,
servait de vitrine pour les bocaux à foetus, les longs ténias en
tricot, et les paquets de cigarettes de camphre.

La porte se referma sur eux comme sur des conspirateurs. Pascalon
restait seul dans la boutique, avec l'ordre de Bézuquet de
répondre aux clients et de ne laisser personne approcher du salon
sous aucun prétexte.

L'élève, très intrigué, se mit à ranger sur les étagères les
boîtes de jujube, les flacons de _sirupus gummi_ et autres
produits d'officine.

Le bruit des voix, par moments, arrivant jusqu'à lui, il
distinguait surtout le creux de Tartarin proférant des mots
étranges:

«Polynésie... Paradis terrestre..., canne à sucre,
distilleries..., colonie libre.» Puis un éclat du Père Bataillet:
«Bravo! J'en suis». Quant à l'homme du Nord, il parlait si bas,
qu'on n'entendait rien.

Pascalon avait beau enfoncer son oreille dans la serrure... Tout à
coup, la porte s'ouvrit avec fracas, poussée _manu militari_ par
la poigne énergique du Père, et l'élève alla rouler à l'autre bout
de la pharmacie. Mais, dans l'agitation générale, personne n'y fit
attention.

Tartarin, debout sur le seuil, le doigt levé vers les paquets de
têtes de pavots qui séchaient au plafond de la boutique, avec une
mimique d'archange brandissant le glaive, s'écria:

«Dieu le veut, monsieur le Duc! Notre oeuvre sera grande!».

Il y eut une confusion de mains tendues qui se cherchaient, se
mêlaient, se serraient, poignées de mains énergiques comme pour
sceller à tout jamais d'irrévocables engagements. Tout chaud de
cette dernière effusion, Tartarin, redressé, grandi, sortit de la
pharmacie avec le duc de Mons pour continuer leur tournée en
ville.

Deux jours après, le _Forum_ et le _Galoubet_, les deux organes de
Tarascon, étaient pleins d'articles ci de réclames sur une
colossale affaire. Le titre portait en grosses lettres:

«COLONIE LIBRE DE PORT-TARASCON.» Et des annonces stupéfiantes:

«À vendre, terres à 5 francs l'hectare donnant un rendement de
plusieurs mille francs par an... Fortune rapide et assurée... On
demande des colons.» Puis venait l'historique de l'île où devait
s'établir la colonie projetée, île achetée au roi Négonko par le
duc de Mons dans le cours de ses voyages, entourée d'ailleurs
d'autres territoires qu'on pourrait acquérir plus tard pour
agrandir les établissements.

Un climat _paradisiaque_, une température océanienne, très modérée
malgré sa proximité de l'équateur, ne variant que de deux à trois
degrés, entre 25 et 28; pays très fertile, boisé à miracle et
merveilleusement arrosé, s'élevant rapidement à partir de la mer,
ce qui permettait à chacun de choisir la hauteur convenant le
mieux à son tempérament. Enfin les vivres abondaient, fruits
délicieux à tous les arbres, gibiers variés dans les bois et les
plaines, innombrables poissons dans les eaux. Au point de vue
commerce et navigation, une rade splendide pouvant contenir toute
une Flotte, un port de sûreté fermé par des jetées, avec arrière-
port, bassin de radoub, quais, débarcadères, phare, sémaphore,
grues à vapeur, rien ne manquerait.

Les travaux étaient déjà commencés par des ouvriers chinois et
canaques, sous la direction et sur les plans des plus habiles
ingénieurs, des architectes les plus distingués. Les colons
trouveraient en arrivant des installations confortables, et même,
par d'ingénieuses combinaisons, avec 50 francs de plus, les
maisons seraient aménagées selon les besoins de chacun.

Vous pensez si les imaginations tarasconnaises se mirent à
travailler à la lecture de ces merveilles. Dans toutes les
familles on faisait des plans. L'un rêvait des persiennes vertes,
l'autre un joli perron; celui-ci voulait de la brique, celui-là du
moellon. On dessinait, on coloriait, on ajoutait un détail à un
autre; un pigeonnier serait gracieux, une girouette ne ferait pas
mal.

«Oh! Papa, une véranda!

-- Va pour la véranda, mes enfants!»

Pour ce qu'il en coûtait.

En même temps que les braves habitants de Tarascon se passaient
ainsi toutes leurs fantaisies d'installations idéales, les
articles du Forum et du Galoubet étaient reproduits dans tous les
journaux du Midi, les villes, les campagnes inondées de prospectus
à vignettes encadrés de palmiers, de cocotiers, bananiers,
lataniers, toute la faune exotique; une propagande effrénée
s'étendait sur la Provence entière.

Par les routes poudreuses des banlieues de Tarascon passait au
grand trot le cabriolet de Tartarin, conduisant lui-même avec le
Père Bataillet assis près de lui sur le devant, serrés l'un près
de l'autre pour faire un rempart de leurs corps au duc de Mons,
enveloppé d'un voile vert et dévoré par les moustiques, qui
l'assaillaient rageusement de tous côtés, en troupes
bourdonnantes, altérés du sang de l'homme du Nord, s'acharnant à
le boursoufler de leurs piqûres.

C'est, qu'il en était, du Nord, celui-là! Pas de gestes, peu de
paroles, et un sang-froid!... Il ne s'emballait pas, voyait les
choses comme elles sont, posément. On pouvait être tranquille.

Et sur les placettes ombragées de platanes, dans les vieux bourgs,
les cabarets mangés de mouches, dans les salles de danse, partout,
c'étaient des allocutions, des sermons, des conférences.

Le duc de Mons, en termes clairs et concis, d'une simplicité, de
vérité toute nue, exposait les délices de Port-Tarascon et les
bénéfices de l'affaire; l'ardente parole du moine prêchait
l'émigration à la façon de Pierre l'Ermite. Tartarin, poudreux de
la route comme au sortir d'une bataille, jetait de sa voix sonore
quelques phrases ronflantes:»victoire, conquête, nouvelle patrie,
«que son geste énergique envoyait au loin, par-dessus les têtes.

D'autres fois se tenaient des réunions contradictoires, où tout se
passait par demandes et réponses.

«Y a-t-il des bêtes venimeuses?

-- Pas une. Pas un serpent. Pas même de moustiques. En fait de
bêtes fauves, rien du tout.

-- Mais on dit que là-bas, dans l'Océanie, il y a des
anthropophages?

-- Jamais de, la vie! Tous végétariens...

-- Est-ce vrai que les sauvages vont tout nus?

-- Çà, c'est peut-être un peu vrai, mais pas tous. D'ailleurs nous
les habillerons.»

Articles, conférences, tout eut un succès fou. Les bons
s'enlevaient par cent et par mille, les émigrants affluaient, et
pas seulement de Tarascon, de tout le Midi! Il en venait même de
Beaucaire. Mais, halte là! Tarascon les trouvait bien hardis, ces
gens de Beaucaire!

Depuis des siècles, entre les deux cités voisines, séparées
seulement par le Rhône, gronde une haine sourde qui menace de ne
plus finir.

Si vous en cherchez les motifs, on vous répondra des deux côtés
par des mots qui n'expliquent rien:

«Nous les connaissons, les Tarasconnais...,» disent les gens de
Beaucaire, d'un ton mystérieux.

Et ceux de Tarascon ripostent en clignant leur oeil finaud:

«On sait ce qu'ils valent, messieurs les Beaucairois.»

De fait, d'une ville à l'autre les communications sont nulles, et
le pont qu'on a jeté entre elles ne sert absolument à rien.
Personne ne le franchit jamais. Par hostilité d'abord, ensuite
parce que la violence du mistral et la largeur du fleuve à cet
endroit en rendent le passage très dangereux.

Mais si l'on n'acceptait pas de colons de Beaucaire, l'argent de
tout le monde était parfaitement accueilli. Les fameux hectares à
5 francs (rendement de plusieurs mille francs par an) se
débitaient par fournées. On recevait aussi de partout les dons en
nature que les fervents de l'oeuvre envoyaient pour les besoins de
la colonie. Le Forum publiait les listes, et parmi ces dons se
trouvaient les choses les plus extraordinaires:

_Anonyme_: Une boîte de petites perles blanches.

-- Un lot de numéros du _Forum_.

_M. Bécoulet_: Quarante-cinq résilles en chenilles et perles
pour les femmes indiennes.

_Mme Dourladoure_: Six mouchoirs et six couteaux pour le
presbytère.

_Anonyme:_ Une bannière brodée pour l'orphéon.

_Anduze, de Maguelonne_: Un flamant empaillé.

_Famille Margue_: Six douzaines de colliers de chiens.

_Anonyme_: Une veste soutachée.

_Une dame pieuse de_ Marseille: Une chasuble, un orfroi de
thuriféraire et un pavillon de ciboire.

_La même_: Une collection de coléoptères sous verre.

Et, régulièrement, dans chaque liste, était mentionné un envoi de
Mlle Tournatoire: _Costume complet pour habiller un sauvage_.
C'était sa préoccupation constante, à cette bonne vieille
demoiselle.

Tous ces dons bizarres, fantaisistes, où la cocasserie méridionale
étalait son imagination, étaient dirigés par pleines caisses sur
les docks, les grands magasins de la Colonie libre, établis à
Marseille. Le duc de Mons avait fixé là son centre d'opérations.

De ses bureaux, luxueusement installés, il brassait en grand les
affaires, montait des sociétés de distillerie de canne à sucre ou
d'exploitation du tripang, sorte de mollusque dont les Chinois
sont très friands et qu'ils payent fort cher, disait le
prospectus. Chaque journée de l'infatigable duc voyait éclore une
idée nouvelle, poindre quelque grande machination qui le soir même
se trouvait lancée.

Entre temps, il organisait un comité d'actionnaires marseillais
sous la présidence du banquier grec Kagaraspaki, et des fonds
étaient versés à la banque ottomane Pamenyaï-ben-Kaga, maison de
toute sécurité.

Tartarin passait maintenant sa vie, une vie enfiévrée, à voyager
de Tarascon à Marseille et de Marseille à Tarascon. Il chauffait
l'enthousiasme de ses concitoyens, continuait la propagande
locale, et tout à coup filait par l'express pour aller assister à
quelque conseil, quelque réunion d'actionnaires. Son admiration
pour le duc grandissait chaque jour.

Il donnait à tous comme exemple le sang-froid du duc de Mons, la
raison du duc de Mons:

«Pas de danger qu'il exagère, celui-là; avec lui, pas de ces coups
de mirage que Daudet nous a tant reprochés!»

En revanche, le duc se montrait peu, toujours abrité sous sa gaze
à moustiques, parlait encore moins. L'homme du Nord s'effaçait
devant l'homme du Midi, le mettait sans cesse en avant et laissait
à son intarissable faconde le soin des explications, des
promesses, de tous les engagements. Il se contentait de dire:

«Monsieur Tartarin connaît seul toute ma pensée.»

Et vous jugez si Tartarin était fier!


Chapitre III

_La «Gazette de Port-Tarascon». -- Bonnes nouvelles de la
colonie. -- En Polygamille -- Tarascon se prépare à lever l'ancre.
-- «Ne partez pas! Au nom du ciel, ne partez pas!»_


Un matin, Tarascon s'éveilla avec cette dépêche à tous les coins
de rue:

_La «Farandole», grand voilier de douze cents tonneaux, vient de
quitter Marseille au point du jour, emportant dans ses flancs,
avec les destinées de tout un peuple, des pacotilles pour les
sauvages et un chargement d'instruments aratoires. Huit cents
émigrants à bord, tous Tarasconnais, parmi lesquels Bompard,
gouverneur provisoire de la colonie, Bézuquet, médecin-pharmacien,
le Révérend Père Vezole, le notaire Cambalette, cadastreur. Je les
ai conduits moi-même au large. Tout va bien. Le duc rayonne,
Faites imprimer._

TARTARIN DE TARASCON.

Ce télégramme, affiché dans toute la ville par les soins de
Pascalon, à qui il était adressé, la remplit d'allégresse. Les
rues avaient pris un air de fête, tout le monde dehors, des
groupes arrêtés devant chaque affiche de la bienheureuse dépêche,
dont les mots se répétaient de bouche en bouche:

«Huit cents émigrants à bord... Le duc rayonne...» Et pas un
Tarasconnais qui ne rayonnât comme le duc.

C'était la deuxième fournée d'émigrants qu'un mois après la
première emportée par le vapeur _Lucifer_, Tartarin, investi du
beau titre et des importantes fonctions de gouverneur de Port-
Tarascon, expédiait ainsi de Marseille vers la terre promise. Les
deux fois, même dépêche, même enthousiasme, même rayonnement du
duc. Le _Lucifer_, malheureusement, n'avait pas encore dépassé
l'entrée de l'isthme de Suez. Arrêté là par un accident, son arbre
de couche cassé, ce vieux vapeur acheté d'occasion devait attendre
d'être rallié et secouru par la _Farandole_ pour continuer sa
route.

Cet accident, qui aurait pu sembler de mauvais augure, ne
refroidissait en rien l'enthousiasme colonisateur des
Tarasconnais. Il est vrai qu'à bord de ce premier navire ne se
trouvait que la rafataille; vous savez, les gens du commun, ceux
qu'on envoie toujours en avant-garde.

Sur la _Farandole_, de la rafataille encore, mêlée de quelques
cerveaux brûlés, tels que le notaire Cambalalette, cadastreur de
la colonie. Le pharmacien Bézuquet, homme paisible malgré ses
formidables moustaches, aimant ses aises, craignant le chaud et le
froid, peu porté aux aventures lointaines et périlleuses, avait
longtemps résisté avant de consentir à s'embarquer.

Il ne fallait rien moins pour le décider que le diplôme de
médecin, envié pendant toute sa vie, ce diplôme que le gouverneur
de Port-Tarascon lui décernait aujourd'hui de son autorité privée.

Il en décernait bien d'autres, le gouverneur! des diplômes, des
brevets, des commissions, nommant directeurs, sous-directeurs,
secrétaires, commissaires, grands de première classe et de
deuxième classe, ce qui lui permettait de satisfaire le goût de
ses compatriotes pour tout ce qui est titre, honneur, distinction,
costume et soutache.

L'embarquement du Père Vezole n'avait rien nécessité de semblable.
Une si brave pâte d'homme, toujours prêt à tout, content de tout,
disant:

«Dieu soit loué! À tout ce qui arrivait. Dieu soit loué! Quand il
avait dû quitter le couvent; Dieu soit loué! Quand il s'était vu
fourrer à bord de ce grand voilier, pêle-mêle avec la rafataille,
les destinées de tout un peuple et les pacotilles pour sauvages.

La _Farandole_ partie, il ne restait plus que la noblesse et la
bourgeoisie. Pour ceux-ci, rien ne pressait: ils laissaient à
l'avant-garde le temps d'envoyer des nouvelles de son arrivée là-
bas, afin qu'on sût à quoi s'en tenir.

Tartarin, lui non plus, en sa qualité de gouverneur,
d'organisateur, de dépositaire de la pensée du duc de Mons, ne
pouvait quitter la France qu'avec le dernier convoi. Mais en
attendant ce jour impatiemment désiré, il déployait cette énergie,
ce feu au corps que l'on a pu admirer dans toutes ses entreprises.

Sans cesse en route entre Tarascon et Marseille, insaisissable
comme un météore qu'emporte une invisible force, il
n'apparaissait, ici ou là, que pour repartir aussitôt.

«Vous vous fatiguez trop, Maî...aî... tre!...» bégayait Pascalon,
les soirs où le grand homme arrivait à la pharmacie, le front
fumant, le dos arrondi.

Mais Tartarin se redressait:

«Je me reposerai là-bas. À l'oeuvre, Pascalon, à l'oeuvre!»

L'élève chargé de la garde de la pharmacie depuis le départ de
Bézuquet, cumulait avec cette responsabilité de bien plus
importantes fonctions.

Pour continuer la propagande si bien commencée, Tartarin publiait
un journal, la _Gazette de Port-Tarascon_, que Pascalon rédigeait
à lui seul de la première à la dernière ligne, d'après les
indications, et sous la direction suprême du gouverneur.

Cette combinaison nuisait bien un peu aux intérêts de la
pharmacie; les articles à écrire, les épreuves à corriger, les
courses à l'imprimerie, ne laissaient guère de temps aux travaux
d'officine, mais Port-Tarascon, avant tout!

La _Gazette_ donnait chaque jour au public de la métropole les
nouvelles de la colonie. Elle contenait des articles sur ses
ressources, ses beautés, son magnifique avenir; on y trouvait
aussi des faits divers, des variétés, des récits pour tous les
goûts.

Récits de voyages à la découverte des îles, conquêtes, combats
contre les sauvages, pour les esprits aventureux. Aux
gentilshommes campagnards, des histoires de chasse à travers les
forêts, d'étonnantes parties de pêche sur des rivières
extraordinairement poissonneuses, avec description des méthodes et
des engins de pêche des naturels du pays.

Les gens plus, paisibles, boutiquiers braves bourgeois
sédentaires, se délectaient à la lecture de quelque frais déjeuner
sur l'herbe au bord d'un ruisseau à cascade, sous l'ombre de
grands arbres exotiques; ils y croyaient être, et sentaient gicler
sous leurs dents le jus des fruits savoureux, mangues, ananas et
bananes.

«Et pas de mouches!» disait le journal, les mouches étant, comme
on sait, le trouble-fête de toutes les parties de campagne en
terre de Tarascon.

La _Gazette_ publiait même un roman, _la Belle Tarasconnaise_, une
fille de colon enlevée par le fils d'un roi papoua; et les
péripéties de ce drame d'amour ouvraient aux imaginations des
jeunes personnes des horizons sans fin. La partie financière
donnait le cours des denrées coloniales, les annonces d'émission
des bons de terre et des actions de sucrerie ou de distillerie,
ainsi que les noms des souscripteurs et les listes de dons en
nature qui continuaient à affluer, avec l'éternel «costume pour un
sauvage» de Mlle Tournatoire.

Pour suffire à de si fréquents envois, il fallait que la bonne
demoiselle eût installé chez elle de véritables ateliers de
confection. Du reste elle n'était pas la seule que ce prochain
déménagement pour des îles inconnues et si lointaines eût jetée en
d'étranges préoccupations.

Un jour Tartarin se reposait tranquillement chez lui, dans sa
petite maison, ses babouches aux pieds, douillettement enveloppé
de sa robe de chambre, pas inoccupé cependant, car près de lui,
sur sa table, s'éparpillaient des livres et des papiers: les
relations de voyages de Bougainville, de Dumont-Durville, des
ouvrages sur la colonisation, des manuels de cultures diverses. Au
milieu de ses flèches empoisonnées, avec l'ombre du baobab qui
tremblotait minusculement sur les stores, il étudiait «sa colonie»
et se bourrait la mémoire de renseignements puisés dans les
livres. Entre temps il signait quelque brevet, nommait un grand de
première classe ou créait sur papier à tête un emploi nouveau pour
satisfaire, autant que possible, le délire ambitieux de ses
concitoyens.

Tandis qu'il travaillait ainsi, ouvrant de yeux et soufflant dans
ses joues, on lui annonçait qu'une dame voilée de et qui refusait
de dire son nom, demandait à lui parler. Elle n'avait même pas
voulu entrer, et attendait dans le jardin, où il courut
précipitamment, en pantoufles et en robe de chambre.

Le jour finissait, le crépuscule rendait déjà les objets
indistincts; mais, malgré l'ombre tombante et l'épaisse voilette,
rien qu'au feu des yeux ardents qui brillaient sous le tulle,
Tartarin reconnut sa visiteuse:

«Madame Excourbaniès!

-- Monsieur Tartarin, vous voyez une femme bien malheureuse.»

La voix tremblait, lourde de larmes. Le bonhomme en fut tout ému
et l'accent paternel:

-- Ma pauvre Evelina, qu'avez-vous?... Dites...»

Tartarin appelait ainsi par leur petit nom à peu près toutes les
dames de la ville, qu'il avait connues enfants, qu'il avait
mariées comme officier municipal, restant pour elles un confident,
un ami, presque un oncle.

Il prit le bras d'Evelina, la fit marcher en rond autour du petit
bassin aux poissons rouges, pendant qu'elle lui contait son
chagrin, ses inquiétudes conjugales.

Depuis qu'il était question de s'en aller coloniser au loin,
Excourbaniès prenait plaisir à lui dire à propos de tout sur un
ton de menace gouailleuse:

«Tu verras, tu verras, quand nous serons là-bas, en _Polygamille._

Elle, très jalouse, mais aussi naïve, même un peu bêtasse, prenait
au sérieux cette plaisanterie.

«Est-ce vrai, cela, monsieur Tartarin, que dans cet affreux pays
les hommes peuvent se marier plusieurs fois?

Il l'a rassura doucement.

«Mais non, ma chère Evelina, vous vous trompez. Tous les sauvages
de nos îles sont monogames. La correction de leurs moeurs est
parfaite, et, sous la direction de nos Pères-Blancs, rien à
craindre de ce côté-là.

Pourtant, le nom même du pays?... Cette _Polygamille_?...»

Alors seulement il comprit la drôlerie de ce grand farceur
d'Excourbaniès, et partit d'un joyeux éclat de rire.

«Votre mari se moque de vous, ma petite. Ce n'est pas la
_Polygamie_ que le pays s'appelle, c'est _Polynésie_, ce qui
signifie: groupe d'îles, et n'a rien pour vous alarmer.»

On en a ri longtemps dans la société tarasconnaise!

Cependant les semaines passaient et toujours pas de lettres des
émigrants, rien que des dépêches communiquées de Marseille par le
duc. Dépêches laconiques, expédiées à la hâte d'Aden, de Sydney,
des différentes escales de la _Farandole_.

Après tout, on ne devait pas trop s'étonner, étant donné
l'indolence de la race.

Pourquoi auraient-ils écrit? Des télégrammes suffisaient bien;
ceux qu'on recevait, régulièrement publiés par la Gazette
n'apportaient d'ailleurs que de bonnes nouvelles:

_Traversée délicieuse, mer d'huile, tous bien portants._

Il n'en fallait pas plus pour entretenir l'enthousiasme.

Un jour enfin, en tête du journal, parut la dépêche suivante
expédiée toujours via Marseille:

_Arrivés Port-Tarascon. -- Entrée triomphale -- Amitié avec
naturels venus au-devant sur la jetée -- Pavillon tarasconnais
flotte sur maison de ville -- Te Deum chanté dans l'église
métropolitaine -- Tout est prêt, venez vite._

À la suite, un article dithyrambique, dicté par Tartarin, sur
l'occupation de la nouvelle patrie, sur la jeune ville fondée, la
visible protection de Dieu, le drapeau de la civilisation planté
en terre vierge, l'avenir ouvert à tous.

Du coup, les dernières hésitations s'évanouirent. Une nouvelle
émission de bons à cent francs l'hectare s'enleva comme des petits
pains blancs.

Le tiers, le clergé, la noblesse, tout Tarascon voulait partir;
c'était une fièvre, une folie d'émigration répandue par la ville,
et les grincheux, comme Costecalde, les tièdes ou les méfiants se
montraient maintenant les plus enragés de colonisation lointaine.

Partout on activait les préparatifs du matin au soir. On clouait
les caisses jusque dans les rues jonchées de paille, de foin, au
milieu d'un roulement de coups de marteau.

Les hommes travaillaient en bras de chemise, tous de bonne humeur,
chantant, sifflant, et l'on s'empruntait les outils de porte à
porte en échangeant de gais propos. Les femmes emballaient leurs
ajustements, les Pères-Blancs leurs ciboires, les tout petits
leurs joujoux.

Le navire nolisé pour emporter tout le haut Tarascon, baptisé le
_Tutu-panpan_, nom populaire du tambourin tarasconnais, était un
grand steamer en fer commandé par le capitaine Scrapouchinat, un
long-cours toulonnais. L'embarquement devait avoir lieu à Tarascon
même.

Les eaux du Rhône étant belles et le navire sans grand tirant
d'eau, on avait pu lui faire remonter le fleuve jusqu'à la ville,
et l'amener à bord du quai, où le chargement et l'arrimage prirent
un grand mois.

Pendant que les matelots rangeaient dans la cale les innombrables
caisses, les futurs passagers installaient d'avance leurs cabines;
et avec quel entrain! Quelle urbanité! Chacun cherchant à se
rendre serviable et agréable aux autres.

«Cette place vous va mieux? Comment donc!

-- Cette cabine vous plaît davantage? À votre aide!» Et ainsi de
tout.

La noblesse tarasconnaise, si morgueuse d'ordinaire, les
d'Aigueboulide, les d'Escudelle, gens qui d'habitude vous
regardaient du haut de leur grand nez, fraternisaient maintenant
avec la bourgeoisie.

Au milieu du tohu-bohu de l'embarquement, on reçut un matin une
lettre du Père Vezole, le premier courrier daté de Port-Tarascon:

«Dieu soit loué! Nous sommes arrivés, disait le bon Père. Nous
manquons de bien des petites choses, mais Dieu soit loué tout de
même!...»

Guère d'enthousiasme dans cette lettre, guère de détails non plus.

Le Révérend se bornait à parler du Roi Négonko, et de Likiriki, la
fillette du roi, une charmante enfant à qui il avait donné une
résille de perles. Il demandait ensuite qu'on envoyât quelques
objets un peu plus pratiques que les dons habituels des
souscripteurs. C'était tout.

Du port, de la ville, de l'installation des colons, pas un mot. Le
Père Bataillet grondait, furieux:

«Je le trouve mou, votre Père Vezole... Ce que je vais vous le
secouer en arrivant!»

Cette lettre était en effet bien froide, venant d'un homme si
bienveillant; mais le mauvais effet qu'elle aurait pu produire se
perdit dans le remue-ménage de l'installation à bord, dans le
bruit assourdissant de ce déménagement de toute une ville.

Le gouverneur -- on n'appelait plus Tartarin que de ce nom --
passait ses journées sur le pont du _Tutu-panpan_. Les mains
derrière le dos, souriant, allant de long en large, au milieu d'un
encombrement de tas de choses étrangers, panetières, crédences,
bassinoires, qui n'avaient pas encore trouvé place dans l'arrimage
de la cale, il donnait des conseils d'un ton patriarcal:

«Vous emportez trop, mes enfants. Vous trouverez tout ce qu'il
vous faut là-bas.»

Ainsi lui, ses flèches, son baobab, ses poissons rouges, il
laissait tout ça, se contentant d'une carabine américaine à
trente-deux coups et d'une cargaison de flanelle.

Et comme il surveillait tout, comme il avait l'oeil à tout, non
seulement à bord mais aussi à terre, tant aux répétitions de
l'orphéon qu'aux exercices de la milice sur le cours!

Cette organisation militaire des Tarasconnais, survivant au siège
de Pampérigouste, avait été renforcée, en vue de la défense de la
colonie et des conquêtes que l'on comptait faire pour l'agrandir!
Et Tartarin, enchanté de l'attitude martiale des miliciens, leur
exprimait souvent sa satisfaction, ainsi qu'à leur chef Bravida,
dans des ordres du jour.

Pourtant un pli sillonnait anxieusement parfois le front du
Gouverneur.

Deux jours avant l'embarquement, Barafort, un pêcheur du Rhône,
trouvait dans les oseraies de la rive une bouteille vide
hermétiquement bouchée, dont le verre était encore assez
transparent pour laisser distinguer à l'intérieur quelque chose
comme un papier roulé.

Pas un pêcheur n'ignore qu'une épave de ce genre doit être remise
aux mains de l'autorité, et Barafort apportait au gouverneur
Tartarin la mystérieuse bouteille contenant cette lettre étranger:

_Tartarin._

_Tarascon._

_Europe._

_Cataclysme épouvantable à Port-Tarascon. Île, ville, port, tout
englouti, disparu. Bompard admirable comme toujours, et comme
toujours mort victime de son dévouement. Ne partez pas, au nom du
ciel! Que personne ne parle!_

Cette trouvaille paraissait l'oeuvre d'un farceur. Comment cette
bouteille, du fond de l'Océanie, serait-elle arrivée de flot en
flot directement jusqu'à Tarascon?

Et puis ce «mort comme toujours» ne trahissait-il pas une
mystification? N'importe, ce présage troublait le triomphe de
Tartarin.


Chapitre IV

_Embarquement de Tarasque -- Machine avant! -- Les abeilles
quittent la ruche. -- L'odeur de l'Inde et l'odeur de Tarascon. --
Tartarin apprend le papoua. -- Distractions de la traversée._


Vous parlez de pittoresque.

Si vous aviez vu le pont du _Tutu-panpan_ ce matin de mai 1881,
c'est là qu'il y en avait du pittoresque! Tous les directeurs en
tenue de cérémonie: Tournatoire directeur général de la santé,
Costecalde directeur des cultures, Bravida général en chef de
milice, et vingt autres offrant aux yeux un mélange de costumes
variés, brodés d'or et d'argent; beaucoup portant en outre le
manteau de grand de première classe, rouge, galonné d'or. Au
milieu de cette foule chamarrée, la tache blanche du Père
Bataillet, grand aumônier de la colonie et chapelain du
Gouverneur.

La milice surtout étincelait. La plus grande partie des simples
miliciens ayant été expédiée par les autres bateaux, il ne restait
guère là que les officiers, sabre aux poings, revolver à la
ceinture, le buste cambré, la poitrine en avant sous le coquet
dolman à aiguillettes et à brandebourgs, fiers surtout de leurs
magnifiques bottes au miroitant vernis.

Parmi les uniformes et les costumes se mêlaient les toilettes des
dames, de couleurs chatoyantes, claires et gaies, avec des rubans
et des écharpes flottant à l'air, et, par-ci par-là, quelques
coiffes tarasconnaises de servantes. Sur tout cela, sur le navire
aux cuivres étincelants, aux mâts dressés vers le ciel, imaginez
un beau soleil, un soleil de jour de fête, pour horizon le large
Rhône, vagué comme une mer, rebroussé par le mistral, et vous
aurez l'idée du _Tutu-panpan_ en partance pour Port-Tarascon.

Le duc de Mons n'avait pu assister au lancement, retenu à Londres
par une nouvelle émission. C'est qu'il en fallait de l'argent,
pour payer bateaux, équipages et ingénieurs, tous les frais de
l'émigration! Le duc avait annoncé des fonds le matin même par
dépêche. Et tous admiraient le côté pratique de l'homme du Nord.

«Quel exemple il nous donne, messieurs!» déclamait Tartarin,
ajoutant toujours:

«Imitons-le... Pas _d'emballemain_!» C'est vrai que lui-même avait
l'air très calme, très simple aussi, sans le moindre «flafla», au
milieu de tous ses administrés en costume, seulement le grand
cordon de l'_Ordre_ en sautoir sur sa redingote.

Du pont du _Tutu-panpan_, on voyait les colons venir de loin, par
groupes, apparaître à des tournants de rue, puis déboucher sur le
quai, enfin reconnaissables et salués par leurs noms:

«Ah! Voilà les Roquetaillade!...

--Té! Monsieur Franquebalme!»

Et des cris, des bravos enthousiastes! On fit entre autres une
ovation à l'antique douairière comtesse d'Aigueboulide, quasi
centenaire, quand on la vit monter lestement à bord, en mantelet
de soie puce, la tête branlante, portant d'une main sa
chaufferette et de l'autre sa vieille perruche empaillée.

La ville se vidait de minute en minute, les rues semblaient plus
larges entre les maisons closes, les boutiques à volets fermés, et
toutes les persiennes ou jalousies baissées.

Tout le monde à bord, il y eut une minute de grand recueillement,
de silence solennel, bercé par le sifflement de la vapeur sous
pression. Des centaines d'yeux se tournaient vers le capitaine,
debout sur la dunette, prêt à donner l'ordre de déraper. Tout à
coup quelqu'un cria:

«Et la Tarasque»...

Vous n'êtes pas sans avoir entendu parler de la Tarasque, l'animal
fabuleux qui a donné son nom à la ville de Tarascon. Pour rappeler
son histoire brièvement, c'était, cette Tarasque, en des temps
très anciens, un monstre redoutable, qui désolait l'embouchure du
Rhône. Sainte Marthe, venue en Provence après la mort de Jésus,
alla, vêtue de blanc, chercher la bête au milieu des marais, et
l'amena en ville, liée seulement d'un ruban bleu, mais domptée,
captivée par l'innocence et la piété de la sainte.

Depuis, les Tarasconnais célèbrent tous les dix ans une fête où
l'on promène à travers les rues un monstre en bois et carton
peint, tenant de la tortue, du serpent et du crocodile, grossière
et burlesque effigie de la Tarasque d'autrefois, vénérée
maintenant comme une idole, logée aux frais de l'État et connue
dans tout le pays sous le nom de «la mère-grand!».

Partir sans la mère-grand, ne leur semblait pas possible. Quelques
jeunes gens s'élancèrent et l'amenèrent au quai rapidement.

Ce fut une explosion de larmes, de cris d'enthousiasme, comme si
l'âme de la ville, la patrie elle-même respirait en ce monstre de
carton d'un si difficile embarquement.

Beaucoup trop grande pour trouver place à l'intérieur du navire,
on attacha la Tarasque sur le pont à l'arrière; et là, cocasse,
énorme, l'air d'un monstre de féerie, avec son ventre en toile et
ses écailles peintes, sa tête dressée au-dessus du bastingage,
elle complétait bien l'ensemble pittoresque et bizarre du
chargement, semblait une de ces chimères sculptées à la proue des
naufs et chargées de présider aux destinées du voyage. On
l'entourait avec respect; quelques-uns lui parlaient, la
flattaient de la main.

En voyant cette émotion, Tartarin craignit qu'elle n'éveillât dans
les coeurs le regret de la patrie quittée, et, sur un signe de
lui, le capitaine Scrapouchinat commanda tout à coup, d'une voix
formidable:

«Machine en avant!...»

Aussitôt éclatèrent les sonneries de la fanfare, les sifflements
de la vapeur, les bouillonnements de l'eau sous l'hélice, dominés
par la voix d'Excourbaniès:

«Fen dé brut!... faisons du bruit!...». Le rivage s'enfuit d'un
bond; la ville, les tours du roi René, reculèrent dans le
lointain, de plus en plus rapetissées, comme brouillées dans la
vibrante lumière du soleil sur le Rhône.

Tous, penchés sur les bordages, tranquilles, souriants,
indifférents, regardaient la patrie s'en aller, disparaître là-
bas, sans plus d'émotion, maintenant qu'ils avaient avec eux la
bonne Tarasque, qu'un essaim d'abeilles changeant de ruche au son
des chaudrons, ou qu'un grand triangle d'étourneaux en vol vers
l'Afrique.

Et, vraiment, elle les protégea, leur Tarasque. Temps divin, mer
resplendissante, pas une tempête, pas un grain, jamais traversée
ne fut plus favorable.

Au canal de Suez, on tira bien un peu la langue, sous le feu d'un
soleil ardent, malgré la coiffure coloniale adoptée par tous à
l'exemple de Tartarin: casque de liège recouvert de toile blanche
et garni d'un voile de gaze verte; mais ils ne souffrirent pas
trop de cette température de fournaise, à laquelle le ciel de
Provence les avait dès longtemps acclimatés.

Après Port-Saïd et Suez, après Aden, la mer Rouge franchie, le
_Tutu-panpan_ se lança à travers la mer des Indes, d'une marche
rapide et soutenue, sous un ciel blanc, laiteux, velouté comme un
de ces aïolis, une de ces crémeuses pommades d'ail que les
émigrants mangeaient à tous leurs repas.

Ce qu'il s'en consommait d'ail, à bord! On en avait emporté
d'énormes provisions, et son délicieux bouquet marquait le sillage
du navire, mêlant l'odeur de Tarascon à l'odeur de l'Inde.

Bientôt on longea des îles émergeant de la mer en corbeilles de
fleurs étranges où voltigeaient de magnifiques oiseaux habillés de
pierreries. Les nuits calmes, transparentes, illuminées de
myriades d'étoiles, semblaient traversées de vagues musiques
lointaines et de danses de bayadères.

Aux Maldives, à Ceylan, à Singapour, on eût fait des escales
divines, mais les Tarasconnaises, Mme Excourbaniès en tête,
défendaient à leurs maris de descendre à terre.

Un féroce instinct de jalousie les mettait toutes en garde contre
ce dangereux climat des Indes et ses effluves amollissantes qui
flottaient jusque sur le pont du _Tutu-panpan_. Il n'y avait qu'à
voir, le soir venu, le timide Pascalon s'appuyer au bastingage
auprès de Mlle Clorinde des Espazettes, grande et belle jeune
fille dont le charme aristocratique l'attirait.

Le bon Tartarin leur souriait de loin dans sa barbe, et d'avance
prévoyait un mariage pour l'arrivée.

Du reste, depuis le commencement de la traversée, le Gouverneur se
montrait à tous d'une douceur, d'une indulgence, qui contrastait
avec les violences et les sombreurs du capitaine Scrapouchinat,
véritable tyran à son bord, s'emportant au moindre mot parlant
tout de suite de vous «faire fusiller comme un singe vert».
Tartarin, patient et raisonnable, se soumettait aux caprices du
capitaine, cherchait même à l'excuser, et, pour détourner la
colère de ses miliciens, leur donnait l'exemple d'une infatigable
activité.

Les heures de sa matinée étaient consacrées à l'étude du papoua,
sous la direction de son chapelain, le R.P. Bataillet, qui, en sa
qualité d'ancien missionnaire, connaissait cette langue et bien
d'autres.

Dans la journée, Tartarin réunissait tout son monde, soit sur le
pont, soit dans le salon, et faisait des conférences, débitait sa
science toute fraîche sur les plantations de canne à sucre et
l'exploitation du tripang.

Deux fois par semaine, cours de chasse, car là-bas, dans la
colonie, on allait trouver du gibier, ce ne serait pas comme à
Tarascon, où l'on était réduit à chasser des casquettes lancées en
l'air.

«Vous tirez bien, enfants, mais vous tirez trop vite,» disait
Tartarin. Ils avaient le sang trop chaud; il faudrait se modérer.

Et il leur donnait d'excellents conseils, leur enseignait les
temps qu'il fallait prendre selon les différentes espèces
animales, en comptant méthodiquement comme au métronome.

«Pour la caille, trois temps. Un, deux, trois..., pan!... ça y
est... Pour la perdrix,» -- et secouant sa main ouverte il imitait
le vol de l'oiseau, -- «pour la perdrix, comptez deux seulement.
Un, deux..., pan!... Ramassez, elle est morte.»

Ainsi passaient les heures monotones de la traversée, et chaque
tour d'hélice rapprochait de la réalisation de leurs rêves tous
ces braves gens qui se berçaient au long de la route de beaux
projets d'avenir, voyageaient avec l'illusion de ce qui les
attendait là-bas, ne parlaient qu'installation, défrichements,
embellissements imaginaires à leurs futures propriétés.

Le dimanche était jour de repos, jour de fête.

Le Père Bataillet disait la messe à l'arrière, en grande pompe; et
des sonneries de clairons éclataient, les tambours battaient aux
champs, au moment où le prêtre levait l'hostie. Après la messe, le
Révérend Père racontait quelqu'une de ces paraboles ardentes où il
excellait, moins un sermon qu'un mystère poétique tout brûlant de
foi méridionale.

Voici un de ces récits, naïf comme une histoire de saints se
déroulant sur les vitraux d'une vieille église de village; mais,
pour en savourer tout le charme, il vous faut imaginer le bateau
lavé de frais, tous ses cuivres reluisants, les dames en cercle,
le Gouverneur sur son fauteuil canné, entouré de ses directeurs en
grand costume, les miliciens sur deux rangs, les matelots dans les
enfléchures, et tout ce monde silencieux, attentif, les yeux
tournés vers le Père, debout sur les marches de l'autel. Les coups
de l'hélice rythment sa voix; sur le ciel pur, profond, la fumée
du steamer s'allonge, droite et mince; les dauphins cabriolent au
ras des lames; les oiseaux de mer, goélands, albatros, suivent en
criant le sillage du navire, et le Père-Blanc, avec son épaule de
côté, a l'air lui-même, quand il lève et secoue ses larges
manches, d'un de ces grands oiseaux battant des ailes et prêt à
partir.


Chapitre V

_La véritable légende de l'Antéchrist racontée par le R. P.
Bataillet sur le pont du «Tutu-Panpan.»_


C'est encore au paradis que je vous emmène, mes enfants, dans
cette vaste antichambre bleu-de-roi où se tient le grand saint
Pierre, son trousseau de clefs à la ceinture, toujours prêt à
ouvrir sa porte aux âmes des élus, lorsqu'il s'en présente;
malheureusement, depuis des années et des années, l'humanité est
devenue si méchante, que les meilleurs, après la mort, s'arrêtent
au purgatoire, sans aller plus haut, et que le bon saint Pierre
n'a pour toute besogne qu'à passer ses clefs rouillées au papier
de verre, et à chasser les toiles d'araignées tendues en travers
de sa porte comme des scellés de justice. Par moment, il a
l'illusion que quelqu'un frappe. Il se dit:

«Enfin... En voilà un, ce n'est pas trop tôt...».

Puis, son guichet ouvert, rien que l'immensité, l'éternel silence,
les planètes immobiles ou roulant dans l'espace avec un bruit doux
d'orange mûre détachée de la branche, mais pas l'ombre d'un élu.

Pensez quelle humiliation pour ce bon saint qui nous aime tant, et
comme il se désole de jour et de nuit, comme il en tombe de ces
larmes brûlantes, dévorantes, qui ont fini par creuser au long de
ses joues deux ornières profondes pareilles à celles qu'on voit
sur les routes des carrières entre Tarascon et Montmajour!

Or, une fois que saint Joseph, venu pour lui tenir compagnie, car
à la longue il s'ennuyait, le pauvre porte-clefs, toujours seul
dans son antichambre, une fois donc que saint Joseph lui disait
pour le consoler:

«Mais, en définitive, qu'est-ce que çà peut te faire que ces gens
d'en bas ne se présentent plus à ton guichet?... Est-ce que tu
n'es pas bien ici, caressé des plus douces musiques et des odeurs
les plus suaves?...».

Et tandis qu'il parlait ainsi, du fond des sept ciels ouverts en
enfilade se coulait une brise tiède chargée de sons, de parfums,
dont rien ne saurait vous donner l'idée, mes chers amis, pas même
ce goût de citronnelle et de framboises fraîches que l'haleine de
mer nous souffle depuis un moment dans la figure, de ce grand
bouquet d'îles roses sous le vent.

«Hé! fit le bon saint Pierre, je ne m'y trouve que trop bien dans
ce paradis de bénédiction, mais j'y voudrais tous ces pauvres
enfant avec moi...».

Et brusquement pris d'indignation:

«Ah «les gueux, ah! Les imbéciles...

Non, vois-tu, Joseph, le Seigneur est trop bon pour ces
misérables... Et à sa place, je sais bien ce que je ferais.

-- Que ferais-tu, mon brave Pierre?

-- Té! pardi, un grand coup de pied dans la fourmilière et va te
promener de l'humanité!»

Saint Joseph hocha sa vieille barbe... Il le faudrait terriblement
fort, tout de même, ce coup de pied qui démolirait la terre...

Passe encore pour les Turcs, les Infidèles, ces peuplades d'Asie
qui tombent en pourriture, mais le monde chrétien, c'est calé,
c'est solide, bâti par le fils...

-- Justement, reprit saint Pierre... Mais ce que le Christ a bâti,
le Christ pourrait aussi bien le détruire. Je leur enverrais mon
Fils Divin une seconde fois à ces galériens de par là-bas, et cet
Antéchrist qui serait le Christ déguisé aurait tôt fait de vous
les mettre en bourtouillade».

Le bon saint parlait dans sa colère, sans bien penser ce qu'il
disait, sans se douter surtout que ses paroles seraient répétées
au Divin Maître, et sa surprise fut grande quand tout à coup le
Fils de l'homme se dressa devant lui, un petit paquet sur l'épaule
au bout d'un bâton de route, ordonnant de sa voix ferme et douce:

«Pierre, viens... Je t'emmène.»

À la pâleur de Jésus, à la fièvre de ses grands yeux cernés qui
jetaient encore plus de feux que son auréole, Pierre comprit tout
de suite, et regretta d'avoir trop parlé. Que n'aurait-il pas
donné pour que cette seconde mission du Fils de Dieu sur la terre
n'eût pas lieu, surtout pour n'être pas lui-même du voyage! Il
s'agitait, tout éperdu, les mains chevrotantes:

«Ah! mon Dieu... Ah! mon Dieu... Et mes clefs, qu'est-ce que j'en
vais faire?» C'est vrai que pour une aussi longue route son lourd
trousseau n'était pas commode.»Et ma porte, qui me la gardera?»

Sur quoi Jésus sourit, lisant le fond de son âme, et dit:

«Laisse les clefs sur la serrure, Pierre... Pas de risque qu'on
entre jamais chez nous, tu sais bien.»

Il parlait doucement, mais on sentait tout de même quelque chose
d'implacable dans son sourire et dans sa voix.

Comme il est dit aux saintes Écritures, des signes dans le ciel
annoncèrent la venue sur terre du Fils de l'homme, mais depuis
longtemps les humains accroupis ne regardaient plus le ciel, et,
distraits par leurs passions, rien ne leur signala la présence du
Maître et du vieux serviteur qui l'accompagnait, d'autant que les
deux voyageurs avaient emporté de la rechange et se déguisaient en
tout ce qu'ils voulaient.

Pas moins, dans la première ville où ils arrivèrent, la veille
justement qu'un bandit fameux nommé Sanguinarias, auteur de crimes
épouvantables, devait être mis à mort, les ouvriers employés à
dresser les bois de justice dans la nuit s'étonnèrent de voir
travailler avec eux, au feu des torches, deux compagnons venus on
ne sait d'où, l'un souple et fier comme un bâtard de prince, la
barbe en fourche, des yeux de pierreries, l'autre déjà courbé,
l'air bonasson et endormi, deux longues cicatrice en rigole sur
ses joues fripées. Puis, au petit jour, l'échafaud debout, le
peuple et les autorités en cercle pour le supplice, les deux
étrangers avaient disparu, laissant toute la mécanique si
étrangement ensorcelée que lorsqu'on eut étendu le condamné sur la
planche, le couteau, pourtant bien aiguisé, d'un acier de bonne
marque, tomba vingt fois de suite sans parvenir seulement à lui
entamer la peau.

Vous voyez le tableau d'ici, les magistrats effarés,
l'horripilation de la foule, le bourreau bousculant ses aides,
arrachant ses cheveux trempés de sueur, Sanguinarias lui-même --
il était de Beaucaire naturellement ce malandrin, et joignait à
tous ses mauvais instincts un amour-propre diabolique --
Sanguinarias très vexé, tournant et retournant son cou de taureau
noir dans la lunette, disant:

«Ah! ça... mais qu'est-ce que j'ai donc?... je ne suis donc pas
fabriqué comme les autres qu'on ne peut venir à bout de moi!...».

Et à la fin des fins, les gendarmes obligés de l'emporter de
force, de le rentrer dans son cachot, pendant que la canaille
hurlante dansait autour de l'échafaud mis en pièces, flambant et
crépitant jusqu'au ciel comme un feu de la Saint-Jean.

Dès lors en cette ville, et par toute la terre civilisée, il y eut
un sort jeté sur les arrêts suprêmes de la justice. Le glaive de
la loi ne coupait plus, et comme c'est la mort seule que les
assassins redoutent, bientôt un débordement de crimes couvrit le
monde, les rues et les chemins ne furent plus tenables pour les
honnêtes gens terrifiés, tandis que dans les centrales, bondées
par-dessus les toits, les coupe-jarrets s'engraissaient de bons
jus de viandes, fendaient la figure de leurs gardiens à coups de
sabot, leur faisaient sauter l'oeil avec le pouce, ou, simplement
par curiosité, s'amusaient à leur dévisser la tête pour voir ce
qu'il y avait dedans.

Devant le grand dégât causé dans l'humanité rien que par le
désarmement de la justice, le brave saint Pierre trouvait qu'il y
en avait assez, et, le coeur gonflé de pitié, avec un bon gros
rire courtisan:

«La leçon est réussie, Maître, et je crois qu'ils s'en
souviendront... Pas moins, si nous remontions, maintenant... C'est
que, je vais vous dire, j'ai peur qu'on ait besoin de moi, là-
haut.»

Le Fils de l'homme eut son pâle sourire:

«Rappelle-toi, fit-il, le doigt levé... Ce que le Christ a bâti,
le Christ seul pourra le détruire!

Et Pierre songeait, la tête basse:

«J'ai trop parlé, pauvres enfants, j'ai trop parlé!».

Ils se trouvaient en ce moment sur des pentes fertiles au pied
desquelles une riche cité impériale étendait à perte de vue ses
dômes, ses terrasses, clochers brodés, tours et flèches de
cathédrales où des croix de toutes formes, en marbre et en or,
étincelaient dans le couchant paisible.

«J'espère qu'ils en ont, par ici, des couvents et des églises!
reprit le bon vieillard, essayant de détourner la colère du
Seigneur... ça fait plaisir au moins!».

Mais vous savez que ce que Jésus méprise sur toute chose c'est le
culte hypocrite et somptueux des Pharisiens, ces églises où l'on
va à la messe par genre et ces couvents qui fabriquent du garus et
du chocolat; aussi pressait-il le pas sans répondre, et les
moissons étant très hautes, par-dessus les blés dans la descente,
du formidable destructeur de l'humanité on ne voyait qu'un paquet
de hardes sautillant au bout d'un bâton de routier... Et donc, en
cette ville où ils entrèrent, vivait un vieux, vieux empereur, le
doyen des princes de l'Europe comme il en était le plus juste et
le plus puissant, qui gardait la guerre enchaînée aux essieux de
ses canons et, par force ou persuasion, empêchait les peuples de
se dévorer entre eux.

Tant qu'il serait là, il y avait comme un accord tacite de chien à
loup que les ouailles brouteraient tranquilles; après, par
exemple, gare là-dessous! C'est pourquoi tout le monde y tenait, à
la vie du bon empereur; pas une mère qui ne fût prête à s'ouvrir
les veines pour lui faire du sang plus vermeil et plus riche.

Puis, soudainement, tout cet amour se tourna en haine, un mot
d'ordre infernal circula:

«Tuons-le..., c'est le bon tyran, le plus exécrable de tous,
puisqu'il ne nous laisse pas même le droit à la révolte.»

Et sous le palais impérial miné, dynamité, dans la nuit du caveau
où les conjurés s'activaient, de l'eau jusqu'à la ceinture vous
laisse à deviner quel mystérieux compagnon aux yeux étincelants
menait l'oeuvre de mort, fermant les coeurs à la peur, à la pitié,
et, quand le coup partit, poussant le hourrah suprême...

Ah! Le pauvre empereur, on ne retrouva pas gros de lui sous les
décombres! Quelques flocons de barbe roussie, une main de justice
tordue par la flamme; et tout de suite la Guerre démuselée hurla,
le ciel fut noir de corbeaux assemblés au-dessus des frontières,
la grande tuerie commença et ne finit plus.

Pendant que les peuples s'égorgeaient au moyen d'engins
épouvantables, que de toutes parts sur l'horizon les villes prises
d'assaut flambaient comme des torches, par les chemins encombrés
de bétail en déroute, de charrettes sans conducteurs, le long des
champs en friche, des fleuves rouges de sang, des vignes et des
moissons impitoyablement massacrées, Jésus de son pas allègre,
toujours le bâton sur l'épaule et sur ses talons le bon vieux
saint qui essayait vainement de le fléchir. Jésus tirait vers un
pays très loin où professait un docteur fameux, du nom de
M. Mauve.

M. Mauve, grand guérisseur d'hommes et de bêtes, dirigeant à sa
volonté toutes les forces de la nature, avait quasiment trouvé la
prolongation de la vie humaine; il y était, il s'en fallait de çà,
quand, une nuit, par la maladresse d'un nouveau garçon de
laboratoire, très beau, très pâle, et qu'on ne revit jamais plus,
plusieurs bocaux remplis de poisons très subtils restèrent
débouchés, et au matin M. Mauve, en ouvrant sa porte, tomba raide
asphyxié.

Du coup la vie humaine ne fut pas prolongée, bien au contraire;
car le savant collectionnait chez lui, pour l'étude, une foule
d'anciens fléaux, d'extraordinaires lèpres d'Égypte et du Moyen
Age, dont les germes évadés des cornues se répandirent par le
monde entier et le désolèrent. Il y eut des pluies de crapauds,
empestées et ignobles, comme du temps des Hébreux; puis des
fièvres, jaune, maligne, quarte, tierce, seconde, des pestes, des
typhus, un tas de maladies perdues, greffées sur de toutes
récentes, d'autre aussi qu'on ne connaissait pas encore, et dans
le peuple tout cela s'appelait «le mal de M. Mauve».

Dieu vous garde de ce mal terrible, mes enfants!

Les os fondaient comme du verre, les muscles s'effilochaient. On
souffrait tant, qu'on ne criait plus; les malades avant de mourir
tombaient par morceaux, s'en allaient en bouillie sur les chemins,
et la voirie n'avait pas assez de pelles ni de tombereaux pour les
ramasser.

«Mâtin! Voilà une bonne affaire de faite!... disait saint Pierre
d'une joie faussement joyeuse où roulaient des larmes...

Et à présent, Maître, si nous rentrions chez nous... Je commence à
me languir.

Jésus savait bien que ce semblant de languison cachait une grande
pitié pour les humains, et lui, pourtant si bon, s'était juré de
les exterminer jusqu'au dernier. Il faut dire aussi qu'ils lui en
avaient tant fait!... on se lasse à la fin.

Pour lors, continuant sa route sans répondre, il marchait dans la
campagne avec son vieux serviteur par un petit matin vert et rosé,
lorsqu'à travers les appels des coqs et toute la bramée animale
qui salue le lever du jour, une clameur humaine vint jusqu'à eux,
un cri de femme montant à grandes ondes, par épreintes, tantôt
immense à déchirer l'horizon, puis s'apaisant en une longue
plainte douce, à laquelle ceux qui l'ont entendue une fois ne
peuvent plus se tromper. Dans le jour qui commençait, un être
arrivait au monde. Jésus, songeur, s'arrêta. S'il en naissait
toujours, à quoi servait de les détruire»...

Et tourné vers le chaume d'où le cri était venu, il leva sa main
blanche en menace.

«Pitié!... Maître, pitié pour les tout petits!» sanglota le brave
saint Pierre.

Le Seigneur le rassura d'un mot.

À cet enfant de lait comme à tous ceux qui naîtraient dorénavant
sur la terre, il venait de faire un don de bienvenue. Pierre n'osa
pas demander ce que c'était, mais moi je peux vous le dire, mes
amis. Jésus leur avait donné l'expérience, à ces pauvres agneaux,
et ce fut quelque chose de terrible.

Pensez que, jusqu'alors, quand un homme mourait, l'expérience de
cet homme s'en allait avec lui. Mais voilà qu'après le don de
Jésus, il y eut sur la terre de l'expérience accumulée. Les
enfants naquirent tristes, vieux, découragés; à peine les yeux
ouverts, ils découvraient le bout de tout, et l'on vit cette chose
abominable: des suicides d'enfants, des tout petits cherchant à se
détruire de leurs menottes désespérées.

Et cependant ce n'était pas encore assez, la race maudite ne
voulait pas s'éteindre et s'obstinait à vivre quand même.

Alors, pour en finir plus vite, le Christ enleva aux hommes et aux
femmes le goût de l'amour, le sentiment de la beauté. Il n'y eut
plus de joie d'aucune sorte sur la terre, plus d'effusion dans la
prière ni dans la volupté. On ne cherchait plus que l'oubli de
tout, on n'aspirait qu'au sommeil... Oh! Dormir..., ne plus
penser, ne plus vivre...

Elle était, comme vous voyez, dans un bien triste état, la pauvre
humanité, et n'en avait sans doute plus pour longtemps, car
l'infatigable exterminateur hâtait de plus en plus sa besogne. Il
parcourait toujours le monde, en errant voyageur, le paquet au
bout du bâton, son compagnon derrière lui, bien las, bien courbé,
les deux sillons de larmes se creusant davantage le long de ses
joues, à mesure que le Maître sur son passage déchaînait les
volcans, les cyclones et les tremblements de terre.

Or, un beau matin d'Assomption, comme Jésus marchait sur la mer,
glissant à la surface des flots ainsi que nous le montrent les
Écritures, il arriva au milieu des îles de l'Océanie, dans ces
mêmes parages du Pacifique que nous traversons en ce moment.

D'un bouquet d'îles tout verdoyant venaient jusqu'à lui sur la
brise de mer des voix de femmes et d'enfants qui chantaient des
cantiques provençaux.

«Té! s'écria saint Pierre, on dirait des airs de Tarascon.»

Jésus se tourna à demi:

«De mauvais chrétiens, je crois, ces Tarasconnais?

-- Oh! Maître, ils se sont bien amendés depuis les temps,»
s'empressa de répondre le bon saint, craignant que sur un signe de
la main divine l'île dont ils approchaient ne s'engloutît sous les
flots.

Cette île, vous l'avez deviné, n'était autre que Port-Tarascon, où
les habitants, en l'honneur de l'Assomption, faisaient une
procession solennelle.

Et quelle procession, mes enfants!

D'abord les pénitents, tous les pénitents, des bleus, des blancs,
des gris, de toutes les couleurs, précédés de leurs clochettes qui
mêlaient ensemble leur notes de cristal et d'argent. Après les
pénitents, les confréries de femmes, tout de blanc vêtues et
couvertes de longs voiles comme les saintes du Paradis. Puis
venaient les vieilles bannières, si hautes que les figures de
saints, aux auréoles tissées en or dans les étoffes de soie,
semblaient descendre du ciel au-dessus de la foule. Le Saint-
Sacrement avançait ensuite, sous son dais de velours rouge, très
lent, très lourd, surmonté de grands panaches, près duquel les
enfants de choeur portaient au bout de longs bâtons dorés de
grosses lanternes vertes où brûlaient de petites flammes. Et tout
le peuple suivait, jeunes et vieux, chantant et priant tant qu'ils
avaient de souffle.

La procession se déroulait tout autour de l'île, tantôt sur la
plage, tantôt au versant des collines, tantôt sur les sommets où
les grands encensoirs, balancés, laissaient de légères fumées
bleues dans le soleil.

Saint Pierre ébloui murmura:

«Que c'est beau!...» sans une parole de plus, car il désespérait
de fléchir son compagnon, après tant de vaines tentatives: mais
justement il se trompait.

Le Fils de l'homme, touché au coeur par ces transports de foi
naïve, regardait flotter les bannières de Port-Tarascon, et
songeait, immobile sur la crête des vagues, regrettant pour la
première fois sa mission de mort.

Soudain il leva son pâle et doux visage et, dans le silence de la
mer apaisée, d'une forte voix qui remplit l'univers, il cria vers
le ciel:

«Père, Père, un sursis!...»

Et ils se comprirent sans plus parler, le Père et le Fils, à
travers le clair espace.

Le père Bataillet en était là de son récit.

L'auditoire silencieux restait sans bouger de place, très ému,
quand tout à coup, du haut de la passerelle du _Tutu-panpan_, le
capitaine Scrapouchinat cria:

«L'île de Port-Tarascon est en vue, monsieur le Gouverneur. Avant
une heure nous serons dans la rade.»

Alors tout le monde fut debout et il y eut un grand brouhaha.


Chapitre VI

_L'arrivée à Port-Tarascon. -- Personne. -- Débarquement des
milices. -- PHARMA... BEZU Bravida prend le contact. -- Terrible
catastrophe. -- Un pharmacien tatoué._


«Que diable est ceci?... personne au-devant de nous..., « dit
Tartarin, le tumulte des premiers cris de joie apaisé.

Sans doute le navire n'avait pas encore été signalé de la terre.

Il fallait s'annoncer. Trois coups de canon roulèrent à travers
deux longues îles d'un vert gras, d'un vert rhumatisme, entre
lesquelles le steamer venait de s'engager.

Tous les regards étaient tournés vers le rivage le plus proche,
une étroite bande de sable, large de quelques mètres seulement;
au-delà, des pentes raides toutes couvertes d'un écroulement de
sombre verdure depuis les sommets jusqu'à la mer.

Quand l'écho des coups de canon eut cessé de gronder, un grand
silence enveloppa de nouveau ces îles d'aspect sinistre. Toujours
personne: et le plus inexplicable encore, c'est qu'on ne voyait ni
port, ni fort, ni ville, ni jetées, ni bassins de radoub..., rien!

Tartarin se tourna vers Scrapouchinat qui déjà donnait des ordres
pour le mouillage:

«Êtes-vous bien sûr, capitaine?...»

L'irascible long-cours répondait par une salve de jurons. S'il
était sûr, coquin de sort!... il connaissait son métier peut-être,
nom d'un tonnerre!... il savait conduire son navire!...

«Pascalon, allez me chercher la carte de l'île...» fit Tartarin,
toujours très calme.

Il possédait heureusement une carte de la colonie, dressée à une
très grande échelle, où étaient minutieusement détaillés caps,
golfes, rivières, montagnes, et jusqu'à l'emplacement des
principaux monuments de la ville.

Elle fut aussitôt étalée, et Tartarin, entouré de tous, se mit à
l'étudier en suivant du doigt.

Bien cela; ici, l'île de Port-Tarascon..., l'autre île en face,
là..., le promontoire chose..., très bien... À gauche les récifs
de coraux... parfaitement... Mais alors, quoi? La ville, le port,
les habitants, qu'est-ce que tout ça était devenu?

Timide, bégayant un peu, Pascalon suggéra que peut-être il y avait
là-dessous une farce de Bompard, si connu en Tarascon pour ses
plaisanteries.

«Bompard peut-être, fit Tartarin... mais Bézuquet, un homme de
toute prudence, de tout sérieux... Du reste, pour si farceur qu'on
soit, on n'escamote pas une ville, un port, des bassins de
carénage.»

À la longue-vue, on apercevait bien sur la côte quelque chose
comme une baraque; mais les récifs de coraux ne permettaient pas
au navire d'approcher davantage, et, à cette distance, tout se
perdait dans le vert noir des feuillages.

Très perplexes, tous regardaient, déjà prêts pour le débarquement,
leurs paquets à la main, la vieille douairière d'Aigueboulide
elle-même portant sa petite chaufferette, et, dans la stupéfaction
générale, on entendit le Gouverneur en personne murmurer à demi-
voix:

«C'est vraiment bien extraordinaire!...» Tout à coup il se
redressa:

«Capitaine, faites armer le grand canot. Commandant Bravida,
sonnez à la milice.»

Pendant que le clairon ta-ra-ta-tait, que Bravida faisait appel,
Tartarin, plein d'aisance, rassurait les dames:

«Ne craignez rien. Tout va s'expliquer, certainement...».

Et aux hommes, à ceux qui ne venaient pas à terre:

«Dans une heure nous serons de retour. Attendez-nous là, que
personne ne bouge.»

Ils n'avaient garde de bouger, l'entouraient, disaient comme lui:

«Oui, monsieur le Gouverneur... Tout va s'expliquer...
certainement...». Et en ce moment Tartarin leur paraissait
immense.

Dans le grand canot, il prit place avec son secrétaire Pascalon,
son chapelain le Père Bataillet, Bravida, Tournatoire,
Excourbaniès et la milice, tous armés jusqu'aux dents, sabres,
haches, revolvers et carabines, sans oublier le fameux winchester
à trente-deux coups.

À mesure qu'on se rapprochait de ce silencieux rivage où rien ne
remuait, on distinguait un vieil appontement en madriers et
planches, tout rongé de mousse dans une eau croupie. Que ce fût là
cette jetée sur laquelle les naturels venaient au-devant des
passagers de la _Farandole_, voilà qui semblait incroyable. Un peu
plus loin apparaissait une espèce de vieille baraque, aux fenêtres
fermées de volets de fer, rouges, peints au minium, qui jetaient
un reflet sanglant dans l'eau morte. Un toit de planches la
recouvrait, mais crevassé, disjoint.

Sitôt débarqués, ce fut là que l'on courut. Une ruine, à
l'intérieur comme au dehors. De grands lambeaux de ciel se
voyaient à travers la toiture, le plancher gondolé s'effritait en
pourriture de bois, d'énormes lézards disparaissaient dans les
crevasses, des bêtes noires grouillaient le long des murs, de
visqueux crapauds bavaient dans les coins. Tartarin, en entrant le
premier, avait failli marcher sur un serpent gros comme le bras.
Partout une odeur d'humide, de moisi, écoeurante et fade.

À quelques débris de cloisons encore debout, on reconnaissait que
la baraque avait été divisée en compartiments étroits comme des
boxes d'écurie ou des cabines. Sur une de ces cloisons se lisaient
en lettres d'un pied ces mots: Pharma... Bézu... Le reste avait
disparu, mangé par la moisissure; mais pour deviner «Pharmacie
Bézuquet», il ne fallait pas être grand clerc.

«Je vois ce que c'est, dit Tartarin, ce versant de l'île était
malsain, et après un essai de colonisation ils sont allés
s'installer de l'autre côté.»

Puis, d'une voix décidée, il donna l'ordre au commandant Bravida
de partir en reconnaissance à la tête de la milice: il pousserait
jusqu'en haut de la montagne; de là, explorerait le pays et
verrait certainement fumer les toits de la ville.

«Dès que vous aurez pris le contact, vous nous avertirez par une
mousquetade.»

Quant à lui, il resterait en bas, au quartier général, avec son
secrétaire, son chapelain et quelques autres.

Bravida et le lieutenant Excourbaniès rangèrent leurs hommes et se
mirent en route. Les miliciens avancèrent en bon ordre; mais le
terrain montant, recouvert d'une mousse algueuse et glissante,
rendait la marche difficile, et les rangs ne tardèrent pas à se
diviser.

On traversa un petit ruisseau, sur le bord duquel restaient
quelques vestiges d'un lavoir, un battoir oublié, tout cela verdi
par cette mousse dévorante, envahissante, qu'on retrouvait à
chaque pas. Un peu plus loin, les traces d'une autre construction,
qui semblait avoir été un blockhaus.

Le bon ordre des milices acheva de se désorganiser par la
rencontre de centaines de trous très rapprochés les uns des
autres, traîtreusement masqués d'une végétation de ronces et de
lianes.

Plusieurs hommes s'y effondrèrent avec un grand fracas de
buffleteries et d'armes, faisant fuir sous leur chute de ces gros
lézards pareils à ceux de la baraque. Ces trous n'étaient pas trop
profonds, rien que de légères excavations creusées en alignement.

«On dirait un ancien cimetière,» observa le lieutenant
Excourbaniès. Cette idée lui venait de vagues apparences de croix,
faites de branches entrelacées, maintenant reverdies, retournées à
la nature, et prenant des formes de ceps de vigne sauvage. En tous
cas un cimetière déménagé, car il n'y restait plus trace
d'ossements.

Après une pénible escalade à travers d'épais fourrés, ils
arrivèrent enfin sur la hauteur. On y respirait un air plus sain,
renouvelé par la brise et tout chargé des senteurs marines. Au
loin s'étendait une grande lande après laquelle les terrains
redescendaient insensiblement vers la mer. La ville devait être
par là.

Un milicien, le doigt tendu, montra des fumées qui montaient,
pendant qu'Excourbaniès criait d'un ton joyeux: «Écoutez..., les
tambourins..., la farandole!»

Il n'y avait pas à s'y tromper, c'était bien la vibration
sautillante d'un air de farandole. Port-Tarascon venait au-devant
d'eux.

On voyait déjà les gens de la ville, une foule émergeant là-bas
des pentes, à l'extrémité du plateau.

«Halte! dit subitement Bravida, on dirait des sauvages.»

En tête de la bande, devant les tambourins, un grand noir dansait,
maigre, en tricot de matelot, des lunettes bleues sur les yeux,
brandissant un tomahawk.

Les deux troupes arrêtées et s'observant à distance tout à coup
Bravida partit d'un éclat de rire:

«C'est trop fort!... Ah! Le farceur..., «et, rengainant son sabre
au fourreau, il se mit à courir en avant. Ses hommes le
rappelaient:

«Commandant!... commandant!...»

Mais il ne les écoutait pas, courait toujours, et, croyant
s'adresser à Bompard, criait au danseur en approchant:

«Connu, mon bon..., trop sauvage..., trop nature...»

L'autre continuait à danser en faisant tournoyer son arme; et
quand le malheureux Bravida s'aperçut qu'il avait en face de lui
un véritable canaque, il était trop tard pour éviter le terrible
coup de casse-tête qui défonça son casque en liège, fit sauter sa
pauvre petite cervelle et l'étendit raide.

En même temps éclatait une tempête de hurlements, de flèches et de
balles. En voyant tomber leur commandant, les miliciens avaient
fait feu d'instinct, puis s'étaient enfuis, sans s'apercevoir que
les sauvages faisaient de même.

D'en bas Tartarin entendit la fusillade. «Ils ont pris le
contact,» dit-il allègrement. Mais sa joie se changea en stupeur
lorsqu'il vit sa petite armée revenir en désordre, bondissant à
travers bois, les uns sans chapeaux, d'autres sans souliers,
jetant tous le même cri terrifiant: «Les sauvages!... les
sauvages!...». Il y eut un moment de panique effroyable. Le canot
prit le large et se sauva à toutes rames. Le Gouverneur courait
sur le rivage, clamant: «Du sang-froid!... du sang-froid!...»
d'une voix blanche, d'une voix de goéland en détresse qui
redoublait la peur de tous.

Le pêle-mêle du sauve-qui-peut se prolongea quelques instants sur
l'étroit banc de sable; mais comme on ne savait de quel côté fuir,
on finit par se rassembler. Aucun sauvage d'ailleurs ne se
montrant, on put se reconnaître, s'interroger.

«Et le commandant?

-- Mort.»

Quand Excourbaniès eut raconté la funeste méprise de Bravida,
Tartarin s'écria:

«Malheureux Placide»... Aussi quelle imprudence... en pays
ennemi... Il ne s'éclairait donc pas!...

Tout de suite il donna l'ordre de placer des sentinelles, qui,
désignées, s'éloignèrent lentement deux par deux, bien décidées à
ne pas trop s'écarter du gros de la troupe. Puis on se réunit en
conseil, pendant que Tournatoire s'occupait du pansement d'un
blessé qui avait reçu une flèche empoisonnée et enflait à vue
d'oeil d'une façon extraordinaire.

Tartarin prit la parole:

«Avant tout, éviter l'effusion de sang.

Et il proposa d'envoyer le Père Bataillet avec une palme qu'il
agiterait de loin, afin de savoir un peu ce qui se passait du côté
de l'ennemi et ce qu'étaient devenus les premiers occupants de
l'île.

Le Père Bataillet se récria:

«Ah! _Vaï!_ Une palme!... J'aimerais mieux votre winchester à
trente-deux coups.

-- Hé! bien, si le révérend ne veut pas y aller, j'irai, moi,
reprit le Gouverneur. Seulement, vous m'accompagnerez, monsieur le
chapelain, car je ne sais pas assez le papoua...

-- Moi non plus, je ne le sais pas.

-- Comment diable!... Mais alors qu'est-ce que vous m'apprenez
depuis trois mois?...

Toutes les leçons que j'ai prises pendant la traversée, quelle
langue était-ce donc?...»

Le Père Bataillet, en beau Tarasconnais qu'il était, se tira
d'affaire en disant qu'il ne savait pas le papoua de par ici, mais
le papoua de par là-bas.

Pendant la discussion, une nouvelle panique se produisit, des
coups de fusil éclatèrent dans la direction des sentinelles, et de
la profondeur du bois sortit une voix éperdue qui criait avec
l'accent de Tarascon:

«Ne tirez pas..., mille noms de noms!... ne tirez pas!»

Une minute après, bondissait des broussailles un être bizarre,
hideux, couvert de tatouages vermillon et noir qui lui faisaient
comme un maillot de clown de la tête aux pieds. C'était Bézuquet.

«Té!... Bézuquet.

-- Eh! comment va?

-- Comment se fait-il?...

-- Mais où sont les autres?

-- Et la ville, et le port, et le bassin de radoub?

-- De la ville, répondit le pharmacien en montrant la baraque en
ruine, voilà ce qui reste; des habitants, voici, -- et il se
désignait lui-même. -- Mais avant tout, jetez-moi vite quelque
chose sur le corps pour cacher les abominations dont ces
misérables m'ont couvert.»

De vrai, toutes les imaginations les plus immondes de sauvages en
délire lui avaient été dessinées sur la peau à coups de poinçon.

Excourbaniès lui donna son manteau de grand de première classe,
et, après s'être réconforté d'une lampée d'eau-de-vie, l'infortuné
Bézuquet commença, avec l'accent qu'il n'avait pas perdu et
l'élocution tarasconnaise:

«Si vous fûtes _douloureusement _surpris ce matin en voyant que la
ville de Port-Tarascon n'existait que sur la carte, pensez si nous
autres de la _Farandole _et du _Lucifer, _en arrivant...

-- Pardon que je vous coupe, dit Tartarin en voyant les
sentinelles, à la lisière du bois, donner des signes d'inquiétude.
Je crois qu'il sera plus sage que vous fassiez votre récit à bord.
Ici, les cannibales peuvent nous surprendre.

-- Pas du tout... Votre fusillade les a mis en fuite... Ils ont
tous quitté l'île, et j'en ai profité pour m'évader.»

Tartarin insista. Il préférait le récit de Bézuquet à bord, devant
le grand Conseil réuni. La situation était trop grave.

On héla le canot, qui depuis le commencement de l'échauffourée se
tenait lâchement à distance, et l'on regagna le navire, où tout le
monde attendait avec angoisse le résultat de la première
reconnaissance.


Chapitre VII

_Continuez, Bézuquet... -- Le duc de Mons est-il ou non un
imposteur? -- L'avocat Franquebalme -- «Verum enim vero», le
«parce que du parce qu'est-ce». -- Un plébiscite. -- Le «Tutu-
panpan» disparaît à l'horizon._


Sinistre, cette odyssée des premiers occupants de Port-Tarascon,
racontée dans le salon du _Tutu-panpan, _devant le Conseil où
siégeait les Anciens, le Gouverneur, les Directeurs, les Grands de
première et de deuxième classe, le capitaine Scrapouchinat et son
état-major, tandis qu'en haut, sur le pont, les passagers,
fiévreux d'impatience et de curiosité, ne percevaient que le
bourdonnement soutenu de la basse-taille du pharmacien et les
violentes interruptions de son auditoire.

D'abord, sitôt l'embarquement, la _Farandole _à_ _peine sortie du
port de Marseille, Bompard, gouverneur provisoire et chef de
l'expédition, brusquement pris d'un mal étrange, de forme
contagieuse, disait-il, s'était fait descendre à terre, passant
ses pouvoirs à Bézuquet... Heureux Bompard!... On eût dit qu'il
devinait tout ce qui les attendait là-bas.

À Suez, trouvé le _Lucifer_ en trop mauvais état pour continuer sa
route et transbordé sa cargaison sur la _Farandole_ déjà bondée.

Ce qu'ils avaient souffert de la chaleur, sur ce damné navire!
Restait-on dehors, on fondait au soleil; si l'on descendait, on
étouffait, serrés les uns contre les autres.

Aussi, en arrivant à Port-Tarascon, malgré la déception de ne rien
trouver du tout, ni ville, ni port, ni constructions d'aucune
sorte, on avait un tel besoin de s'espacer, de se détendre, que le
débarquement sur cette île déserte leur semblait un soulagement,
une vraie joie. Le notaire Cambalalette, le cadastreur, les avait
même égayés d'une chansonnette comique sur le cadastre océanien.
Ensuite étaient venues les réflexions sérieuses.

«Nous décidâmes alors, dit Bézuquet, d'envoyer le navire à Sydney
pour en rapporter des matériaux de construction et vous faire
passer la dépêche désespérée que vous avez reçue.»

De toutes parts des protestations éclatèrent.

«Une dépêche désespérée?...

-- Quelle dépêche?...

-- Nous n'avons pas reçu de dépêche...»

La voix de Tartarin domina le tumulte:

«En fait de dépêche, mon cher Bézuquet, nous n'avons eu que celle
où vous racontiez la belle réception que vous avaient faite les
indigènes et le _Te Deum _chanté à la cathédrale.»

Les yeux du pharmacien s'élargissaient de stupeur:

«Un _Te Deum à _la cathédrale! Quelle cathédrale?

-- Tout s'expliquera... Continuez, Ferdinand..., dit Tartarin.

-- Je continue..., «répondit Bézuquet.

Et son récit devint de plus en plus lugubre.

Les colons s'étaient mis courageusement à l'oeuvre. Possédant des
instruments aratoires, ils commencèrent à défricher; seulement le
terrain était exécrable, rien ne poussait. Puis vinrent les
pluies...

Un cri de l'auditoire interrompit de nouveau l'orateur:

«Il pleut donc?

-- S'il pleut!... Plus qu'à Lyon..., plus qu'en Suisse..., dix
mois de l'année.»

Ce fut une consternation. Tous les regards se tournèrent vers les
hublots, à travers lesquels on distinguait des brumes épaisses,
des nuées immobiles sur le vert noir, le vert rhumatisme de la
côte.

«Continuez, Ferdinand, «dit Tartarin.

Et Bézuquet continua.

Avec les pluies perpétuelles, les eaux stagnantes, les fièvres, la
malaria, le cimetière fut bien vite inauguré. Aux maladies
s'ajoutaient l'ennui, la _languison. _Les plus vaillants n'avaient
même pas le courage de travailler, tellement s'amollissaient les
corps dans ce climat tout détrempé.

On se nourrissait de conserves ainsi que de lézards, de serpents
apportés par les Papouas campés de l'autre côté de l'île, et qui,
sous prétexte de vendre le produit de leur pêche et de leur
chasse, se glissaient astucieusement dans la colonie, sans que
personne se méfiât d'eux.

Si bien qu'une belle nuit les sauvages envahirent le baraquement,
pénétrant comme des diables par la porte, par les fenêtres, par
les ouvertures du toit, s'emparèrent des armes, massacrèrent ceux
qui tentaient de résister et emmenèrent les autres à leur camp.

Pendant un mois ce fut une suite ininterrompue d'horribles
festins. Les prisonniers, à tour de rôle, étaient assommés à coups
de casse-tête, rôtis sur des pierres brûlantes dans la terre,
comme des cochons de lait, et dévorés par ces sauvages
cannibales...

Le cri d'horreur poussé par tout le conseil porta la terreur
jusque sur le pont, et le gouverneur eut à peine la force de
murmurer encore:

«Continuez, Ferdinand.»

Le pharmacien avait vu disparaître ainsi, un par un, tous ses
compagnons, le doux Père Vezole, souriant et résigné, disant:

«Dieu soit loué!» jusqu'à la fin, le notaire Cambalalette, le
joyeux cadastreur, trouvant la force de rire même sur le gril.

«Et les monstres m'ont obligé d'en manger, de ce pauvre
Cambalalette» ajouta Bézuquet tout frémissant encore de ce
souvenir.

Dans le silence qui suivit, le bilieux Costecalde, jaune, la
bouche tordue de rage, se tourna vers le Gouverneur:

«Pas moins, vous nous aviez dit, vous aviez écrit et fait écrire
qu'il n'y avait pas d'anthropophages!»

Et comme le gouverneur accablé baissait la tête, Bézuquet
répondit:

«Pas d'anthropophages!... C'est-à-dire qu'ils le sont tous. Ils
n'ont pas de plus grand régal que la chair humaine, surtout la
nôtre, celle des blancs de Tarascon, à ce point qu'après avoir
mangé les vivant ils ont passé aux morts. Vous avez vu l'ancien
cimetière? Il n'y reste rien, pas un os; ils ont tout raclé,
nettoyé, torché comme des assiettes chez nous, quand la soupe est
bonne ou qu'on nous sert une carbonade à l'aïoli.

-- Mais vous-même, Bézuquet, demanda un grand de première classe,
comment fûtes-vous épargné?»

Le pharmacien pensait qu'à vivre dans les bocaux, à mariner dans
les produits pharmaceutiques, menthe, arsenic, arnica, ipécacuana,
sa chair à la longue avait pris un goût d'herbages qui ne leur
allait sans doute pas, à moins qu'au contraire, justement à cause
de son odeur de pharmacie, on ne l'eût gardé pour la bonne bouche.

Le récit terminé:

«Hé bien, maintenant, qu'est-ce que nous faisons? interrogea le
marquis des Espazettes.

-- Quoi, qu'est-ce que vous faites?... dit Scrapouchinat de son
ton hargneux, vous n'allez toujours pas rester ici, je pense?»

On s'écria de tous côtés:

«Ah! Non... Bien sûr que non...

--...Quoique je ne sois payé que pour vous amener, continua le
capitaine, je suis prêt à rapatrier ceux qui voudront.»

En ce moment tous ses défauts de caractère lui furent pardonnés.
Ils oublièrent qu'ils n'étaient, pour lui, que des «singes verts»
bons à fusiller. On l'entoura, on le félicita, les mains se
tendaient vers lui. Au milieu du bruit, la voix de Tartarin se fit
tout à coup entendre, sur un ton de grande dignité:

«Vous ferez ce que vous voudrez, messieurs, quant à moi je reste.
J'ai ma mission de Gouverneur, il faut que je la remplisse.»

Scrapouchinat hurlait:

«Gouverneur de quoi? Puisqu'il n'y a rien?»

Et les autres:

«Le capitaine a raison... puisqu'il n'y a rien...»

Mais Tartarin:

«Le duc de Mons a ma parole, messieurs.

-- C'est un filou, votre duc de Mons, dit Bézuquet, je m'en suis
toujours douté, même avant d'en avoir la preuve.

-- Où est-elle cette preuve?

-- Pas dans ma poche, toujours!» Et d'un geste pudique le
pharmacien serrait autour de son corps le manteau de grand de
première classe qui abritait sa nudité tatouée.

«Ce qu'il y a de sûr, c'est que Bompard agonisant m'a dit, au
moment de quitter la _Farandole: «Méfiez_-vous du Belge, c'est un
blagueur...»_ _S'il avait pu parler, m'en dire davantage..., mais
la maladie ne lui en laissait pas la force.»

D'ailleurs, quelles meilleures preuves pouvait-on avoir que cette
île même, infertile, malsaine, où le duc les avait envoyés pour
défricher et coloniser, et ces fausses dépêches?

Un grand mouvement se fit dans le conseil, tous parlant à la fois,
approuvant Bézuquet, accablant le duc d'injurieuses épithètes:
«menteur..., blagueur..., sale Belge!...»

Tartarin, héroïque, leur tenait tête à tous:

«Jusqu'à preuve du contraire, je réserve mon opinion sur monsieur
de Mons...

-- La nôtre est faite, d'opinion..., un voleur!...

-- Il a pu être imprudent, mal éclairé lui-même...

-- Ne le défendez pas, il mérite le bagne...

-- Quant à moi, nommé par lui Gouverneur de Port-Tarascon, je
reste à Port-
Tarascon...

-- Restez-y seul alors.

-- Seul, soit, si vous m'abandonnez. Qu'on me laisse des outils de
labour...

-- Mais puisque je vous dis que rien ne vient, lui cria Bézuquet.

-- Vous vous y êtes mal pris, Ferdinand.»

Alors Scrapouchinat s'emporta, frappant du poing la table du
conseil.

«Il est fou!... Je ne sais ce qui me tient de l'emmener de force
et, s'il résiste, de le fusiller comme un singe vert.

-- Essayez donc, coquin de sort!»

Bouffant de colère, le geste menaçant, le Père Bataillet, venait
de se dresser aux côtés de Tartarin. Il y eut échange de violentes
paroles, de locutions tarasconnaises telles que «_Vous manquez de
sens... Vous déparlez... Vous dites des choses qui ne sont pas de
dire...»_

Dieu sait comment tout cela eût fini sans l'intervention de
l'avocat Franquebalme, directeur de la justice.

C'était, ce Franquebalme, un avocat très disert, aux arguments
émaillés de _toutes fois et quantes, d'une part, d'autre part,
_aux discours cimentés à la romaine, solides comme l'aqueduc du
pont du Gard. Beau prud'homme latin, nourri d'éloquence et de
logique cicéroniennes, déduisant toujours par _verum enim vero _le
_parce que du parce qu'est-ce, _il profita du premier moment
d'accalmie pour prendre la parole et, en longues et belles
périodes qui se déroulaient sans fin, émit l'avis d'un plébiscite.
Les passagers voteraient oui ou non; d'une part ceux qui
voudraient rester resteraient; d'autre part ceux qui voudraient
s'en aller s'en iraient avec le navire, après que les charpentiers
du bord auraient reconstruit la grande maison et le blockhaus.

Cette motion de Franquebalme, qui mettait tout le monde d'accord,
une fois adoptée, sans plus tarder on fit commencer le vote.

Une grande agitation se produisit sur le pont et dans les cabines,
dès qu'on sut de quoi il s'agissait. On n'entendait que plaintes
et gémissements. Ces pauvres gens avaient mis leur avoir en
l'achat des fameux hectares: allaient-ils donc tout perdre,
renoncer à ces terres qu'ils avaient payées, à leur espoir de
colonisation. Ces raisons d'intérêt les poussaient à rester, mais
aussitôt un regard sur le sinistre paysage les jetait dans
l'hésitation. La grande baraque en ruines, cette verdure noire et
mouillée derrière laquelle on s'imaginait le désert et les
cannibales, la perspective d'être mangés comme Cambalalette, rien
de tout cela n'était encourageant, et les désirs se tournaient
alors vers la terre de Provence, si imprudemment abandonnée.

La foule des émigrants remplissait le navire d'un grouillement de
fourmilière dévastée. La vieille douairière d'Aigueboulide errait
sur le pont, sans lâcher sa chaufferette ni sa perruche.

Au milieu de la rumeur des discussions qui précédaient le vote, on
n'entendait que des imprécations contre le Belge, le sale Belge...
Ah! Ce n'était plus M. le duc de Mons!... Le sale Belge... On
disait cela les dents serrées, le poing tendu.

Malgré tout, sur un millier de Tarasconnais, cent cinquante
votèrent pour rester avec Tartarin. Il faut dire que la plupart
étaient des dignitaires et que le Gouverneur avait promis de leur
laisser leurs fonctions et leurs titres. De nouvelles discussions
s'élevèrent pour le partage des vivres entre les partants et les
restants.

«Vous vous ravitaillerez à Sydney», disaient ceux de l'île à ceux
du navire.

-- Vous chasserez et vous pêcherez, répondaient les autres,
qu'avez-vous besoin de tant de conserves?»

La Tarasque donna lieu aussi à de terribles débats. Retournerait-
elle à Tarascon?... Resterait-elle à la colonie?...

La dispute fut très ardente. Plusieurs fois Scrapouchinat menaça
le Père Bataillet de le faire passer par les armes.

Pour maintenir la paix, l'avocat Franquebalme dut employer de
nouveau toutes les ressources de sa sagesse de Nestor et faire
intervenir ses judicieux _verum enim vero. _Mais il eut beaucoup
de peine à calmer les esprits, surexcités en dessous par cet
hypocrite Excourbaniès qui ne cherchait qu'à entretenir la
discorde.

Velu, hirsute, criard, avec sa devise de «_Fen dé brut!., _faisons
du bruit!...» Le lieutenant de la milice était tellement du Midi
qu'il en était nègre, et nègre pas seulement par la noirceur de la
peau et les cheveux crépus, mais aussi par sa lâcheté, son désir
de plaire, dansant toujours la bamboula du succès devant le plus
fort, devant le capitaine Scrapouchinat entouré de son équipage
quand on était à bord, devant Tartarin au milieu de la milice
quand on se trouvait à terre. À chacun d'eux il expliquait
différemment les raisons qui le décidaient à opter pour Port-
Tarascon, disant à Scrapouchinat:

«Je reste parce que ma femme va s'accoucher, sans quoi...»

Et à Tartarin:

«Pour rien au monde je ne ferai route encore avec cet ostrogoth.»
Enfin, après bien des tiraillements, le partage se termina tant
bien que mal. La Tarasque restait à ceux du navire en échange
d'une caronade et d'une chaloupe.

Tartarin avait arraché, pièce à pièce, vivres, armes et caisses
d'outils. Pendant plusieurs jours il y eut un perpétuel va-et-
vient de canots chargés de mille choses, fusils, conserves, boites
de thon et de sardines, biscuits, provisions de pâtés
d'hirondelles et de pains-poires. En même temps la cognée
résonnait dans les bois, où l'on faisait force abattages pour la
réparation de la grande maison et du blockhaus. Les sonneries du
clairon se mêlaient au bruit des haches et des marteaux. Dans le
jour les miliciens en armes gardaient les travailleurs, par
crainte d'une attaque des sauvages; la nuit, ils restaient campés
sur le rivage, autour des bivouacs. «Pour se rompre au service en
campagne,» disait Tartarin. Quand tout fut prêt, on se quitta un
peu fraîchement. Les partants jalousaient les restants: ce qui ne
les empêchaient pas de dire sur un petit ton moqueur:

«Si ça marche, écrivez-vous, alors nous reviendrons...» De leur
côté, malgré leur apparente confiance, bien des colons auraient
préféré être à bord.

L'ancre dérapée, le navire tira une salve de coups de canon, et la
caronade, servie par le Père Bataillet, répondit de la terre,
pendant qu'Excourbaniès jouait sur sa clarinette: _Bon voyage,
cher Dumollet._

N'importe! Quand le _Tutu-panpan _eut doublé le promontoire et
définitivement disparu, bien des yeux se mouillèrent sur le
rivage, et la rade de Port-Tarascon devint subitement immense.


LIVRE DEUXIÈME


Chapitre I

_MÉMORIAL DE PORT-TARASCON._
Journal rédigé par le Secrétaire PASCALON.
_Où se trouve consigné tout ce qui a été dit et fait dans la
colonie libre sous le Gouvernement de Tartarin._


_20 décembre 1881. - _J'entreprends de consigner sur ce registre
les principaux événements de la colonie.

J'aurai du mal, avec toute la besogne qui m'incombe déjà:
directeur du secrétariat, tant de paperasses administratives, et
puis, dès que j'ai une minute, quelques vers provençaux
brouillonnés à la hâte, car il ne faut pas que les fonctions
officielles tuent le Félibre en moi.

Enfin j'essayerai, et ce sera curieux, un jour, de lire ces débuts
de l'histoire d'un grand peuple. Je n'ai parlé à personne du
travail que je commence aujourd'hui, pas même au Gouverneur.

À noter d'abord la bonne tournure des affaires depuis huit jours
que le _Tutu-panpan _est parti. On s'installe. Le drapeau de Port-
Tarascon, qui porte la Tarasque écartelée sur les couleurs
françaises, flotte au sommet du blockhaus.

C'est là qu'est établi le Gouvernement, c'est-à-dire notre
Tartarin, les directeurs et les bureaux. Les directeurs
célibataires, comme moi, M. Tournatoire, directeur de la santé, et
le Père Bataillet, grand chef de l'artillerie et de la marine,
sont logés au Gouvernement, et mangent à la table de Tartarin.
M. Costecalde et M. Excourbaniès, qui sont mariés, mangent et
couchent en ville.

Nous appelons _en ville _la grande maison que les charpentiers du
_Tutu-panpan _ont remise en état. On a fait tout autour une sorte
de boulevard, auquel on a donné le nom de Tour-de-Ville, comme à
Tarascon. L'habitude est déjà prise parmi nous. On dit «Nous irons
en ville, ce soir... Êtes-vous allé en ville, ce matin?... Si nous
allions en ville?...» Et cela semble tout naturel. Le blockhaus
est séparé de la ville par un ruisseau que nous appelons le Petit-
Rhône. De mon bureau, quand la fenêtre est ouverte, j'entends les
battoirs des laveuses, toutes penchées le long de la berge, leurs
chants, leurs appels en ce parler provençal si coloré, si pimpant,
et je peux me croire encore au pays.

Une seule chose me gâte le séjour du Gouvernement: la poudrière.
On nous a laissé une grande quantité de poudre déposée dans le
sous-sol avec des provisions de diverse nature, ail, conserves,
liquides, réserves d'armes, d'instruments et d'outils; le tout
soigneusement cadenassé; mais c'est égal, de penser qu'on a là,
sous les pieds, une si grande quantité de matières combustibles et
explosibles, la peur vous prend, surtout la nuit.

_25_ _septembre. _- Hier, Mme Excourbaniès s'est heureusement
accouchée[5] d'un gros garçon, le premier citoyen inscrit sur les
registres d'état-civil de Port-Tarascon. Il a été baptisé en
grande cérémonie à Sainte Marthe des Lataniers, notre petite
église provisoire construite en bambous et à toiture de larges
feuilles.

J'ai eu le bonheur d'être parrain et d'avoir pour commère Mlle
Clorinde des Espazettes, bien un peu grande pour moi, mais si
jolie, si bravette sous les taches de lumière qui filtraient à
travers le treillis de bambous et les feuilles mal jointes du
toit!

Toute la ville se trouvait là. Notre bon Gouverneur a prononcé de
belles paroles qui nous ont tous émus, et le Père Bataillet a
raconté une de ses plus jolies légendes.

Partout, ce jour-là, les travaux ont été suspendus, comme un jour
de fête. Après le baptême, promenade sur le Tour-de-Ville. Tout le
monde était en joie; il semblait que le nouveau-né apportât de
l'espoir et du bonheur à la colonie. Le Gouvernement a fait
distribuer double ration de thon et de pains-poires; et sur toutes
les tables, le soir, fumait un plat d'extra. Nous autres, nous
avions mis rôtir un porc sauvage tué par le marquis, le premier
fusil de l'île après Tartarin.

Le dîner fini, resté seul avec mon bon maître, je le sentais si
affectueux, si paternel, que je lui ai avoué mon amour pour Mlle
Clorinde. Il a souri, il le connaissait et m'a promis
d'intervenir, plein de paroles encourageantes.

Malheureusement, la marquise est une d'Escudelle de Lambesc, très
fière de ses origines, et moi rien qu'un simple roturier. De bonne
famille, sans doute, rien à nous reprocher, mais ayant toujours
vécu bourgeois. J'ai aussi contre moi ma timidité, mon léger
bégayement. Je commence en plus à me déplumer un peu dans le
haut... Il est vrai que la direction du secrétariat à mon âge!...
Ah! S'il n'y avait que le marquis! Lui, pardi! Pourvu qu'il
chasse... Ce n'est pas comme la marquise, avec ses quartiers.

Pour vous donner une idée de son orgueil, à cette personne, tout
le monde, en ville, se réunit le soir dans le salon commun. C'est
très gentil; les dames font leur tricot, les hommes leur partie de
whist. Mme des Espazettes, elle, trop fière, reste avec ses
filles, dans leur cabine tellement étroite que, quand ces dames se
changent de robe, elles ne peuvent le faire que l'une après
l'autre. Hé bien, la marquise aime mieux passer ses soirées là,
recevoir chez elle, offrir aux invités qui ne savent où s'asseoir
des infusions de tilleul ou de camomille, plutôt que de se mêler
avec tout le monde, par horreur de la _rafataille_. C'est pour
vous dire! Enfin, malgré tout, j'ai encore de l'espoir.

_29_ _septembre. -- _Hier, le Gouverneur est descendu en ville.
Il m'avait promis de parler de mon affaire et de me savoir à dire
quelque chose en remontant. Vous pensez si je l'attendais avec
impatience! Mai, au retour, il ne m'a ouvert la bouche de rien.

Pendant le déjeuner il était nerveux; en causant avec son
chapelain, il lui est échappé de dire «Différemment, nous manquons
un peu trop de rafataille à Port-Tarascon...»

Comme Mme des Espazettes de Lambesc a toujours ce mot méprisant de
rafataille aux lèvres, j'ai pensé qu'il l'avait vue et que ma
demande n'était pas accueillie, mais je n'ai pu savoir la vérité,
car tout de suite le Gouverneur s'est mis à parler du rapport du
directeur Costecalde au sujet des cultures.

Désastreux, ce rapport. Essais infructueux: ni maïs, ni blé, ni
pommes de terre, ni carottes, rien ne vient. Pas d'humus, pas de
soleil, trop d'eau, un sous-sol imperméable, toutes les semences
noyées. Bref, ce qu'avait annoncé Bézuquet, et plus sinistre
encore!

Il faut dire que le directeur des cultures fait peut-être exprès
de pousser les choses au pire, de les présenter sous leur plus
mauvais jour. Un si mauvais esprit, ce Costecalde! Toujours jaloux
de la gloire de Tartarin et animé contre lui d'une haine
sournoise.

Le Révérend Père Bataillet, qui n'y va pas par quatre chemins,
demandait carrément sa destitution, mais le Gouverneur lui a
répondu avec sa haute raison et sa modération habituelles:

«Pas d'emballement...» Puis, en sortant de table, il est entré
dans le cabinet de Costecalde et lui est venu comme ça, très
calme:

«Et autrement, monsieur le Directeur, ces cultures?»

L'autre a répondu sans se bouger, aigrement:

«J'ai adressé mon rapport à monsieur le Gouverneur.

-- Voyons, voyons. Costecalde, il est un peu sévère, votre
rapport!»

Costecalde devint tout jaune.

«Il est comme il est, et si ça vous fâche...»

Sa voix sonnait l'insolence, mais Tartarin se contint à cause des
assistants.

«Costecalde, fit-il avec deux flammes dans ses petits yeux gris,
je vous dirai deux mots quand nous serons seuls.»

C'était terrible, j'en avais la sueur qui me coulait...

_30_ _septembre. _- C'est bien ce que je craignais, ma demande a
été repoussée par les des Espazettes. Je suis de trop petite
extraction. On m'autorise à venir comme autrefois, mais défense
d'espérer...

Qu'espèrent-ils donc eux-mêmes?... Ils sont seuls de nobles dans
la colonie. À qui comptent-ils donner leur fille. Ah! Monsieur le
marquis vous en agissez bien mal avec moi...

Que faire?... Quel parti prendre?... Clorinde m'aime, je le sais;
mais elle est trop sage pour s'enlever avec un jeune homme et
partir se marier dans quelque autre pays... Le moyen d'abord,
puisque nous sommes dans une île, sans communications avec le
dehors!

Encore j'aurais compris leur refus, quand je n'étais qu'élève en
pharmacie. Mais aujourd'hui, avec ma position, mon avenir...

Combien d'autres s'estimeraient heureuses de ma recherche! Sans
aller bien loin, cette petite Franquebalme, bonne musicienne, qui
joue le piano, qui apprend ses soeurs, en voilà une dont les
parents seraient enchantés si je levais seulement un doigt!

Ah! Clorinde, Clorinde... Finis, les jours de bonheur!... Et pour
m'achever, la pluie tombe depuis ce matin, tombe sans arrêt,
rayant tout, noyant tout, mettant un voile gris sur les choses.

Bézuquet n'avait pas menti. Il pleut, à Port-Tarascon, il pleut...
La pluie vous entoure de partout, vous enferme comme dans un
grillage serré de cage à cigales. Plus d'horizons. La pluie, rien
que la pluie. Elle inonde la terre, elle crible la mer, qui mêle à
la pluie tombante une pluie remontante d'éclaboussures et
d'embruns...

_3_ _octobre. -- _Le mot du Gouverneur était juste nous manquons
un peu trop de _rafataille_! Moins de quartiers de noblesse, moins
de grands dignitaires, et quelques plombiers, maçons, couvreurs,
charpentiers de plus, tout irait mieux dans la colonie.

Cette nuit, avec la pluie continue, ces trombes d'eau
irrésistibles, le toit de la grande maison a crevé et une
inondation s'est produite en ville. Toute la matinée, plaintes sur
plaintes, va-et-vient incessant de la ville au Gouvernement.

Les bureaux se sont rejeté la responsabilité des uns aux autres.
Les cultures ont dit que l'affaire regardait le secrétariat, le
secrétariat soutenait que c'était une question relevant de la
santé; celle-ci a renvoyé les plaignants à la marine parce qu'il
s'agissait de travaux de charpente.

En ville, ils s'en prenaient à l'État de choses, et ne
décoléraient pas.

Pendant ce temps, la fissure s'élargissait, l'eau tombait en
cascade du toit, et dans toutes les cabines on ne voyait que des
gens avec des parapluies ouverts, qui se chamaillaient, criaient,
accusaient le Gouvernement, inondés et furieux.

Heureusement que nous n'en manquons pas, de parapluies! Dans nos
pacotilles d'objets pour échanges avec les sauvages, il y en avait
une grande quantité, presque autant que de colliers de chiens.

Pour en finir avec l'inondation, c'est une fille Alric, au service
de Mlle Tournatoire, qui a échelé le toit et cloué dessus une
feuille de zinc empruntée au magasin. Le Gouverneur m'a chargé de
lui écrire une lettre de félicitations.

Si je consigne ici l'incident, c'est parce que dans cette
circonstance la faiblesse de la colonie m'est apparue.

Administration excellente, zélée, compliquée même, et bien
française; mais, pour coloniser, les forces manquent: plus de
paperasses que de bras.

Je suis aussi frappé d'une chose, c'est que chacun de nos gros
bonnets se trouve chargé de la besogne à laquelle il était le
moins apte et préparé. Voilà l'armurier Costecalde qui a passé sa
vie au milieu des pistolets, des Lefaucheux, de tous les engins de
chasse, il est directeur des cultures. Excourbaniès n'avait pas
son pareil pour fabriquer le saucisson d'Arles, hé bien, depuis
l'accident de Bravida, on l'a fait directeur de la guerre et chef
des milices. Le Père Bataillet a pris l'artillerie et la marine,
parce qu'il a l'humeur belliqueuse, mais en définitive, ce qu'il
sait le mieux encore, c'est dire la messe et raconter des
histoires.

En ville, la même chose. Nous avons là un tas de braves gens,
petits rentiers, marchands de rouennerie, épiciers, pâtissiers,
qui possèdent des hectares et ne savent qu'en faire, n'ayant pas
la moindre notion de culture.

Je ne vois guère que le Gouverneur qui connaisse vraiment son
affaire. Ah! celui-là, il sait tout, il a tout vu, tout lu, se
représente surtout les choses avec une vivacité!...
Malheureusement il est trop bon et ne veut jamais croire au mal.
Ainsi encore maintenant il a confiance au Belge, à ce scélérat, à
cet imposteur de duc de Mons; il espère encore le voir arriver
avec des colons, des provisions, et tous les jours quand j'entre
dans sa chambre, son premier mot est:

«Pas de navire en vue, ce matin, Pascalon?...»

Et dire qu'un homme aussi bienveillant, un si excellent
Gouverneur, a des ennemis! Oui, des ennemis déjà, il le sait et ne
fait qu'en rire. C'est tout naturel qu'on m'en veuille, me dit-il
quelquefois, puisque je suis l'État de choses.»

_8_ _octobre. _- Passé la matinée à établir un tableau de
recensement que je donne ici. Ce document sur l'origine de la
colonie aura cela d'intéressant qu'il a été dressé par un des
fondateurs, un des ouvriers de la première heure. En regard de
chaque nom, mis une petite note afin de bien connaître ceux qui
sont pour ou contre le Gouverneur. Ne figurent sur cette liste ni
les femmes ni les enfants, parce qu'ils ne votent pas.

Colonie de Port-Tarascon
TABLEAU DE RECENSEMENT[6]

NOMS -- TITRES ET QUALITÉS -- OBSERVATIONS

S. Ex. Tartarin -- Gouverneur, grand cordon de l'ordre

Testanière (Pascal dit Pascalon) -- Directeur du secrétariat,
grand de 2e classe -- Excellent, si j'ose le dire

R. P. Bataillet -- Directeur de l'artillerie et de la Marine,
Chapelain du Gouverneur et grand de 1e classe -- Pense bien mais
exalté

Excourbaniès (Spiridion) -- Directeur de la guerre, chef des
milices et de l'orphéon, grand de 1e classe -- À surveiller

Dr Tournatoire -- Directeur de la Santé, médecin en chef de la
colonie, grand de 1e classe -- Excellent

Costecalde (Fabius) -- Directeur des cultures, grand de 1e classe
-- Exécrable

Franquebalme (Cicéron) -- Directeur de la justice, grand de 1e
classe -- Très bon mais ennuyeux

Torquebiau (Marius) -- Sous-directeur au secrétariat, grand de 2e
classe -- Bon

Bézuquet (Ferdinand) -- Sous-directeur à la santé, médecin adjoint
et pharmacien de la colonie

Galoffre -- Sacristain et garde d'artillerie -- Très bon

Rugimabaud (Antonin)/Barban (Sénèque) -- Attaché au service des
cultures -- Très mauvais

Marquis des Espazettes -- lieutenant de la milice -- Bon

Baumevieille (Dosithée)/Caussemille (Timothée)/Escaras -- Colon --
Bon

Barafort (Alphonse) -- Colon -- Douteux

Rabinat (marin) -- Colon -- Bon

Coudougnan (marin)/ Roumengas (marin) -- Colon -- Douteux

Douladour (marin)/Miègeville (marin)/ Mainfort (marin)/ Bousquet
(marin)/ Lafranque (marin) / Traversière -- Colon -- Bon

Bouffartigue(Néron) -- Patissier -- Bon

Pertus -- Cafetier -- Très mauvais

Rebuffat -- Confiseur -- Bon

Berdoulat (Marc) -- Tambour -- Bon

Fourcade -- Clairon -- Bon

Bécoulet -- Clairon -- Mauvais

Vézanet -- milicien -- Douteux

Malbos -- Milicient -- Bon

Caissargue/ Bouillargue -- milicien -- Très mauvais

Habidos/Trouhias/ Reyranglade/Tolozan -- Milicien -- Bon

Margouty/ Prou -- Milicien -- Douteux

Trouche -- Milicien -- Bon

Sève -- Milicien -- Douteux

Sorgue -- Milicien -- Bon

Cade/Puech/Bosc -- Milicien -- Très bon

Jouve -- Milicien -- Bon

Truphénus/ Roquetaillade/Barbusse -- Milicien -- Exécrable

Barbouin -- Milicien -- Mauvais

Rougnonas/Saucine -- Milicien -- Très bon

Sauze/Roure/Barbigal -- Milicien -- Bon

Merinjane -- Milicien -- Douteux

Ventebren -- Milicien -- Bon

Gavot -- Milicien -- Mauvais

Marc-Aurelle -- Milicien -- Très bon

Coq de Mer/Ponge (aîné)/Gargas/Lapalud/Bezouce -- Orphéoniste --
Bon

Ponge (jeune) -- Orphéoniste -- Mauvais

Picheral -- Orphéoniste -- Bon

Mézoule/Oustalet/Terron (Marc-Antoine) -- Chasseur -- Bon

_10_ _octobre. _- Le marquis des Espazettes et quelques adroits
tireurs, ne pouvant plus sortir à cause de la pluie, avaient
imaginé d'installer des cibles en vieilles boites de fer-blanc,
récipients de conserves de thon, de sardines ou de pains-poires,
et toute la journée ils tiraient là-dessus par les fenêtres.

Nos anciens chasseurs de casquettes, maintenant que casques et
casquettes sont trop difficiles à renouveler, passaient ainsi
chasseurs de conserves. Excellent exercice en soi. Mais Costecalde
ayant persuadé au Gouverneur que cela entraînait un trop grand
gaspillage de poudre, un décret vient de paraître interdisant le
tir des boites. Les chasseurs de conserves sont furieux, la
noblesse boude; seuls Costecalde et sa bande se frottent les
mains.

Mais enfin que peut-on lui reprocher, à notre pauvre Gouverneur?
Ce scélérat de Belge l'a trompé comme nous. Est-ce de sa faute
s'il pleut toujours, si l'on ne peut pas faire courir des boeufs à
cause du mauvais temps?

C'est comme un sort sur ces malheureuses courses, que nos
Tarasconnais se réjouissaient tant de trouver ici; on avait amené
tout exprès quelques vaches et un taureau de Camargue, le _Romain,
_fameux dans les fêtes votives du Midi. À cause des pluies, qui ne
permettaient pas de les laisser au pâturage, on tenait les bêtes
dans une écurie, mais voilà que, sans qu'on sache comment. - Je ne
serais pas étonné qu'il y ait encore du Costecalde là-dessous, -
le _Romain _s'est échappé.

Maintenant il bat la forêt, il est devenu sauvage, un vrai bison.
Et c'est lui qui met en fuite et fait courir le monde, au lieu
qu'on le fasse courir. Est-ce encore la faute de notre Tartarin?


Chapitre II

_Les courses de taureaux à Port-Tarascon. -- Aventures et
combats. -- Arrivée du roi Négonko et de sa fille Likiriki. -
Tartarin frotte son nez contre le nez du roi. -- Un grand
diplomate._


Jour par jour, page à page, avec la minutie des grises rayures de
la pluie, avec la monotonie terne et désespérante de son embue sur
la rade, le «mémorial» que nous avons sous les yeux continue la
chronique de la colonie; mais, craignant de fatiguer le lecteur,
nous allons résumer le journal de l'ami Pascalon.

Les rapports se tendant de plus en plus entre la ville et le
Gouvernement, pour essayer de rattraper sa popularité Tartarin
décida d'organiser enfin les courses de taureaux, pas avec le
_Romain, _bien entendu, qui tenait toujours le maquis, mais avec
les trois vaches qui restaient.

Bien étiques, bien maigres, ces trois malheureuses Camarguaises
habituées au plein air, au grand soleil, et recluses dans une
humide et sombre écurie depuis leur arrivée à Port-Tarascon!
N'importe! Cela valait mieux que rien. D'avance, sur un terrain de
sable au bord de la mer où s'exerçait la milice d'habitude, une
estrade avait été dressée, le cirque établi au moyen de piquets et
de cordes tendues.

On profita d'une entre-lueur de beau temps, et l'État de choses,
chamarré, entouré de ses dignitaires en grand costume, prit place
sur l'estrade, pendant que colons, miliciens, leurs dames,
demoiselles et servantes, se tassaient autour des cordes, et que
les petits couraient dans le rond en criant _«Té!... Té!... _les
boeufs_...»_

Oubliés en ce moment les ennuis des longs jours pluvieux, oubliés
les griefs contre le Belge, le sale Belge _«Té!... Té!... _les
boeufs_...» _Rien que ce cri les grisait tous de joie.

Soudain un roulement de tambours. C'était le signal. Le cirque
envahi se vida en un clin d'oeil et une des bêtes entra dans la
lice, accueillie par de frénétiques hourras. Elle n'avait rien de
terrible. Une pauvre vache efflanquée, effarée, qui regardait
autour d'elle de ses gros yeux déshabitués de la lumière; elle se
planta au milieu du cirque et ne bougea plus, avec un long
meuglement plaintif, son flot de rubans entre les cornes, jusqu'à
ce que la foule indignée l'eût chassée de l'arène à coups de
triques.

Pour la seconde vache, ce fut bien une autre affaire. Rien ne put
la décider à sortir de l'écurie. On eut beau la pousser, la tirer,
par la queue, par les cornes, lui piquer le museau d'une pointe de
trident, impossible de lui faire passer la porte.

Alors, voyons la troisième. On la disait très méchante, celle-là,
très excitée. En effet, elle entra dans le cirque au galop,
creusant le sable de ses pieds fourchus, se fouettant les flancs
de sa queue, distribuant les coups de tête à droite et à
gauche..., Enfin on allait avoir une belle course!... Pas plus! La
bête prend son élan, franchit la corde, écarte la foule de ses
cornes baissées, et court tout droit se jeter dans la mer.

De l'eau jusqu'au jarret, puis jusqu'au garrot, elle avançait,
avançait toujours. Bientôt on ne vit plus que ses naseaux, le
croissant de ses deux cornes au-dessus de la mer. Elle resta là
jusqu'au soir, sinistre, silencieuse et toute la colonie, du
rivage, l'injuriait, la sifflait, lui jetait des pierres, sifflets
et huées dont le pauvre État de choses, descendu de son estrade,
avait bien aussi sa part.

Les courses manquées, il fallait un dérivatif à la mauvaise humeur
générale; le meilleur fut la guerre, une expédition contre le roi
Négonko. Le drôle, depuis la mort de Bravida, de Cambalalette, du
père Vézole et de tant d'autres braves Tarasconnais, s'était enfui
avec ses Papouas, et dès lors on n'avait plus entendu parler de
lui. Il habitait, disait-on, dans une île voisine, à deux ou trois
lieues au large, dont on distinguait les lignes confuses par les
jours clairs, mais invisible la plupart du temps derrière
l'horizon embrumé de pluies continuelles. Tartarin, d'humeur
pacifique, avait longtemps reculé devant une expédition, mais
cette fois la politique le décida.

La chaloupe mise en état, réparée, approvisionnée, ornée à l'avant
de la couleuvrine servie par le Père Bataillet et son sacristain
Galoffre, vingt miliciens bien armés embarquèrent sous les ordres
d'Excourbaniès et du marquis des Espazettes, et un matin on prit
la mer.

Leur absence dura trois jours, qui parurent bien longs à la
colonie. Puis, vers la fin du troisième jour, un coup de
couleuvrine entendu au large amena tout le monde sur le rivage, et
l'on vit arriver la chaloupe, ses voiles dehors, l'avant relevé,
d'une allure rapide, comme poussée par un vent de triomphe. Avant
même qu'elle eût atteint la plage, les cris joyeux de ceux qui la
montaient, le _«fén dé brut_» d'Excourbaniès, annonçaient de loin
le succès complet de l'expédition.

On avait tiré une vengeance éclatante des cannibales, brûlé des
tas de villages, tué au dire de chacun des milliers de Papouas. Le
chiffre variait, mais toujours énorme; les récits aussi
différaient; le certain, c'est qu'on ramenait cinq ou six
prisonniers de marque, parmi lesquels le roi Négonko lui-même et
sa fille Likiriki, conduits au Gouvernement au milieu des ovations
que la foule faisait aux vainqueurs.

Les miliciens défilaient, portant, comme les soldats de Christophe
Colomb au retour de la découverte du Nouveau-Monde, toutes sortes
d'objets étranges, plumes éclatantes, peaux de bêtes, armes et
défroques de sauvages. Mais on se pressait surtout sur le passage
des prisonniers. Les bons Tarasconnais les examinaient avec une
curiosité haineuse. Le Père Bataillet avait fait jeter sur leur
nudité moricaude quelques couvertures dont ils s'enveloppaient à
demi; et de les voir ainsi affublés, de se dire qu'ils avaient
mangé le Père Vezole, le notaire Cambalalette et tant d'autres, on
sentait le même frémissement de répulsion que devant des boas de
ménagerie digérant sous les plis de leur litière de laine. Le roi
Négonko marchait le premier, long vieux noir au gros ventre
d'enfant de lait, coiffé comme d'une calotte par une chevelure
crépue et toute blanche, une pipe en terre rouge de Marseille
pendue à son bras gauche par une ficelle. Près de lui la petite
Likiriki, aux yeux luisants de diablotin, parée de colliers de
corail et de bracelets de coquillages rosés. Après eux de grands
singes noirs à longs bras, grimaçant d'horribles sourires à dents
pointues.

On se permit d'abord quelques plaisanteries, on disait:

«Voilà de l'ouvrage pour Mlle Tournatoire», et la bonne vieille
demoiselle, reprise par son idée fixe, songeait, en effet, à
habiller tous ces sauvages; mais la curiosité se tourna bientôt en
fureur au souvenir des compatriotes mangés par les cannibales.

Des clameurs:

«À mort... à mort!... zou!...» se firent entendre. Excourbaniès,
pour se donner l'air plus militaire, avait repris le mot de
Scrapouchinat et criait «qu'il fallait les fusiller tous comme des
singes verts!»

Tartarin se tourna vers lui, et du geste arrêtant ce furieux:

«Spiridion, dit-il, respectons les lois de la guerre.»

Ne vous extasiez pas trop cette belle parole masquait un acte
politique.

Défenseur acharné du duc de Mons, au fond Tartarin gardait un
doute. Si tout de même il avait eu affaire à un filou! Le traité
que de Mons disait avoir passé avec le roi Négonko pour l'achat de
l'île serait alors faux comme le reste, le territoire ne leur
appartiendrait pas. Les bons pour hectares ne seraient que des
papiers sans valeur.

Aussi le Gouverneur, bien loin de songer à fusiller ses
prisonniers comme des «singes verts». fit-il au roi papoua une
réception solennelle.

Il savait comment s'y prendre, ayant lu tous les récits des
navigateurs, connaissant par coeur Cook, Bougainville,
d'Entrecasteaux.

Il s'approcha du roi et frotta son nez contre le sien. Le sauvage
parut très surpris, car cet usage n'existait plus depuis longtemps
chez ces peuplades. Pourtant le roi se laissa faire, croyant sans
doute à quelque tradition tarasconnaise; et les autres
prisonniers, voyant cela, même la petite Likiriki qui n'avait
qu'un petit nez de chat, presque pas de nez du tout, voulurent
absolument exécuter la même cérémonie avec Tartarin.

Quand on se fut bien frotté le nez, il s'agit d'entrer en
communication par la parole avec ces animaux. Le Père Bataillet
leur parla d'abord son papoua de par là-bas, mais comme ce n'était
pas le papoua de par ici, naturellement ils n'y comprirent goutte.
Cicéron Franquebalme, qui savait à peu près l'anglais, essaya de
cette langue. Excourbaniès leur bredouilla quelques mots
d'espagnol, mais sans plus de succès l'un que l'autre.

«Faisons-les toujours manger,» dit alors Tartarin.

On ouvrit quelques boites de thon. Cette fois les sauvages
comprirent, se jetèrent aussitôt sur les conserves, et les
dévorèrent gloutonnement, vidant les boites, les nettoyant
jusqu'au fond avec leurs doigts ruisselants d'huile. Puis, après
de larges lampées d'eau-de-vie qu'il semblait aimer tout
particulièrement, le roi, à la grande stupeur de Tartarin et des
autres, entonna d'une voix rauque:

_Dé brin o dé bran_
_Cabussaran_
_Dou fenestroun_
_De Tarascoun_
_Dedins lou Rosé_

Cette chanson tarasconnaise éructée par ce sauvage aux lèvres
lippues, aux dents noires de bétel, prenait une physionomie
fantastique et féroce. Mais comment Négonko savait-il le
tarasconnais?

Après un moment de stupéfaction, on s'expliqua.

Pendant les quelques mois de voisinage avec les infortunés
passagers de la _Farandole _et du _Lucifer, _les Papouas avaient
appris le parler des bords du Rhône; ils le dénaturaient bien un
peu mais, les gestes aidant, on pouvait parvenir à s'entendre.

Et l'on s'entendit.

Interrogé au sujet du duc de Mons, le roi Négonko déclara que de
ce blanc, ni de qui que ce fût de semblable jamais de sa vie il
n'avait entendu parler; Pareillement que l'île n'avait jamais été
vendue; Pareillement qu'il n'avait jamais eu de traité.

Jamais de traité!... Tartarin, sans s'émouvoir, en fit préparer
un, séance tenante.

L'érudit Franquebalme collabora pour beaucoup à la rédaction
sévère et minutieuse de ce document. Il y mit toute sa
connaissance de la loi, trouva de nombreux «attendu que...» et
avec son ciment romain en fit un tout solide et compact.

Le roi Négonko cédait l'île de Port-Tarascon moyennant un baril de
rhum, dix livres de tabac, deux parapluies de cotonnade et une
douzaine de colliers de chiens.

Un codicille ajouté au traité autorisait Négonko, sa fille et ses
compagnons à s'installer sur la côte occidentale de l'île, cette
partie où l'on n'allait jamais à cause du _Romain, _le fameux
taureau devenu bison, la seule bête dangereuse de la colonie.

Tout cela conclu en conférence secrète et enlevé en quelques
heures.

Ainsi, grâce à l'habileté diplomatique de Tartarin, les bons
d'hectares se trouvèrent valables, et représentèrent réellement
quelque chose, ce qui ne leur était jamais arrivé.


Chapitre III

_Il pleut toujours -- Invasion de maladies aqueuses -- La soupe à
l'ail. -- Ordre du gouverneur -- L'ail va manquer! -- L'ail ne
manquera pas. -- Le baptême de Likiriki..._


Cependant toujours la mouillure, toujours le ciel gris et l'eau
qui tombait, qui tombait... Le matin, en ville, on voyait
s'entrouvrir les fenêtres, des mains se tendre dehors:

«Il pleut?

-- Il pleut!...»

Il pleuvait continuellement, comme dans les récits de Bézuquet.

Pauvre Bézuquet! Malgré tant de misères endurées avec ceux de la
_Farandole _et du _Lucifer, _il était resté à Port-Tarascon
n'osant retourner en terre chrétienne à cause de son tatouage.
Redevenu pharmacien et aide-major de classe très infime sous les
ordres de Tournatoire, l'ancien gouverneur provisoire aimait
encore mieux cela que d'exhiber dans les pays civilisés sa figure
monstrueuse et ses mains toutes piquetées et carminées. Seulement
il se vengeait de ses malheurs en faisant à ses compagnons les
prédictions les plus sinistres. S'ils se plaignaient de la pluie,
de la boue, de la moisissure, il haussait les épaules:

«Attendez un peu... Vous en verrez bien d'autres!»

Et il ne se trompait pas. De vivre ainsi toujours trempés, par là-
dessus le manque de viandes fraîches, beaucoup tombèrent malades.
Les vaches étaient depuis longtemps mangées. On ne comptait plus
sur les chasseurs, quoiqu'il y eût parmi eux des tireurs très
adroits, tels que le marquis des Espazettes, et tous pénétrés des
principes de Tartarin, deux temps pour la caille, trois temps pour
la perdrix.

Le diable, c'est qu'il n'y avait ni perdrix, ni cailles, ni rien
de semblable, pas même de goélands ni de mouettes, aucun oiseau de
mer n'abordant jamais ce côté de l'île.

On ne rencontrait dans les excursions de chasse que quelques porcs
sauvages, mais si rares! ou des kangourous, d'un tir très
difficile à cause de leurs bonds sautillants.

Tartarin ne pouvait dire au juste combien il fallait compter pour
cet animal. Un jour le marquis des Espazettes l'interrogeant à ce
sujet, il répondit un peu au hasard:

«Comptez six, monsieur le marquis...»

Des Espazettes compta six et n'attrapa rien qu'un gros rhume sous
la pluie à torrents et indiscontinue.

«Il faudra que j'y aille moi-même,» dit Tartarin; mais il
remettait toujours la partie, à cause du mauvais temps, et la
venaison se faisait de plus en plus rare. Certainement les gros
lézards n'étaient pas mauvais, mais à force d'en manger on prenait
en horreur cette chair blanche et fade, dont le pâtissier
Bouffartigue faisait des conserves, d'après les procédés des
Pères-Blancs.

À cette privation de viande fraîche s'ajoutait le manque
d'exercice. Que faire dehors, sous cette pluie, dans les flaques
de boue qui les entouraient? Noyé, sombré, le Tour-de-Ville!

Quelques vaillants colons, Escarras, Douladour, Mainfort,
Roquetaillade, partaient parfois malgré l'averse pour aller bêcher
la terre; remuer leurs hectares, acharnés à des essais de
plantations qui produisaient des choses extraordinaires: dans la
chaleur humide de cette terre toujours trempée, les céleris en une
nuit devenaient des arbres gigantesques, et d'un dur! Les choux
aussi prenaient un développement phénoménal, mais tout en tiges,
longues comme des fûts de palmiers; quant aux pommes de terre et
aux carottes, il fallait y renoncer.

Bézuquet l'avait bien dit: rien ne venait ou tout venait trop.

À ces causes multiples de démoralisation, joignez le mal d'ennui,
le souvenir de la patrie si lointaine, le regret des chauds
_cagnards[7] _tarasconnais, le long des vieux remparts dorés de
lumière, et ne vous étonnez pas si le nombre des malades
augmentait chaque jour.

Heureusement pour eux que le directeur de la santé Tournatoire ne
croyait pas à la pharmacopée, et au lieu de droguer, de
_poutringuer _ses malades comme Bézuquet, leur ordonnait «une
bonne petite soupe à l'ail».

Et pas à dire:   «mon bel ami!» jamais il ne manquait son coup.
Vous aviez des gens tout gonflés, sans voix ni souffle, qui
demandaient déjà le prêtre et le notaire. Arrivait la petite soupe
à l'ail, trois gousses dans un petit pot, trois cuillerées de
bonne huile d'olive avec une rôtie dessus, et ces gens qui ne
pouvaient plus parler commençaient par dire:

«_Outre!, _ça sent bon...»

Rien que l'odeur les revenait tout de suite.

Ils prenaient une assiette, deux assiettes, et à la troisième les
voilà debout, désenflés, la voix naturelle, puis le soir au salon
faisant leur partie de whist. Disons aussi que c'étaient tous des
Tarasconnais.

Une seule malade, et malade de marque, la très haute dame des
Espazettes née de l'Escudelle de Lambesc, avait refusé le remède
de Tournatoire. Bon pour la rafataille, la soupe à l'ail, mais
quand on descend des croisades!... Elle ne voulait pas plus en
entendre parler que du mariage de Clorinde avec Pascalon. La
malheureuse dame était pourtant dans un état déplorable. Celle-là,
oui, l'avait, le _mal. _Entendez par ce nom vague la maladie
bizarre, aqueuse, abattue sur cette colonie de méridionaux. Ceux
qui en souffraient devenaient subitement très laids, les yeux tout
suintants, le ventre et les jambes enflés; cela faisait penser au
terrible «mal de M. Mauve» dans la légende du _Fils de l'homme._

La pauvre marquise était donc toute _boudenfle _pour employer une
expression du Mémorial; et chaque soir, quand le doux et désespéré
Pascalon descendait en ville, il trouvait la pauvre femme au lit,
sous un grand parapluie de cotonnade bleue attaché à son chevet,
geignant et s'obstinant à refuser la soupe à l'ail, pendant que la
longue et douce Clorinde s'activait autour d'une cafetière de
tilleul, et que le marquis, dans un coin, bourrait
philosophiquement des cartouches pour sa chasse très aléatoire du
lendemain.

Dans les cases voisines, l'eau s'égouttait sur les parapluies
ouverts, les enfants piaillaient, ou des bruits de dispute, des
éclats de discussions politiques arrivaient du salon; et toujours
le crépitement de la pluie sur les vitres, sur le toit de zinc,
toujours le gargouillement des gouttières en cascades.

Entre temps, Costecalde continuait ses sourdes menées, le jour
dans son cabinet de directeur des cultures, le soir en ville, dans
le salon commun, avec ses âmes damnées Barban et Rugimabaud, qui
l'aidaient à répandre les bruits les plus sinistres, celui-ci
entre autres «L'ail va manquer!...»

Et quelle consternation de penser qu'un jour prochain on serait
peut-être privé de cet ail sauveur, guérisseur, de cette panacée
universelle gardée dans les magasins du Gouvernement, à qui
Costecalde reprochait de l'accaparer.

Excourbaniès, -- et de quels tonitruements! -- soutenait la
calomnie du directeur des cultures. Il y a un vieux proverbe
tarasconnais qui dit «Larrons de Pise, le jour se battent entre
eux, et la nuit volent ensemble.» C'était bien le cas de cet
Excourbaniès à double face, qui, devant Tartarin, au Gouvernement,
parlait contre Costecalde, tandis qu'en ville, le soir, il faisait
chorus avec les pires ennemis du Gouverneur.

Tartarin, dont on sait la patience et la bonté, était loin
d'ignorer ces attaques. Le soir, lorsqu'il fumait sa pipe accoudé
à la fenêtre ouverte, parmi les bruits nocturnes, mêlés aux
murmures du Petit-Rhône et de tous les ruisselets formés par les
averses sur les pentes, il distinguait de lointaines discussions,
des échos de voix furieuses, il voyait à travers l'air brouillé
d'eau les lumières tremblotantes courir derrière les vitres de la
grande maison; et à l'idée que tout ce train était causé par
Costecalde, sa main frémissait sur la barre d'appui, ses yeux
crachaient de la flamme dans l'ombre mais comme, après tout, ces
émotions, jointes à l'humidité de l'air, pouvaient lui faire
prendre le mal, il se maîtrisait, refermait la fenêtre et allait
tranquillement se coucher.

Les choses pourtant s'envenimèrent au point qu'il se décida à un
grand parti, cassa aux gages Costecalde et ses deux séides, enleva
même au directeur son manteau de première classe, nommant à sa
place Beaumevieille, ancien horloger, pas plus fort peut-être en
culture que son prédécesseur, mais à coup sûr très honnête homme,
et merveilleusement secondé par Labranque, ancien fabricant de
toile cirée, et Rebuffat, _à la renommée des berlingots, _qui
remplaçaient comme sous-directeurs Rugimabaud et Barban. Le décret
fut affiché de très bonne heure sur la porte de la grande maison,
en sorte que Costecalde, sortant le matin pour aller à son bureau,
en reçut l'outrage en pleine figure. C'est alors qu'on put voir
combien Tartarin avait eu raison d'agir avec cette vigueur.

Dans l'affaire d'une heure ou deux surgirent et se dirigèrent vers
la Résidence une vingtaine peut-être de mécontents, tous armés
jusqu'aux yeux et criant:

«À bas le Gouverneur!... À mort!... Au Rhône!... Zou! Zou!...
Démission! Démission!»

Derrière la bande suivait maître Excourbaniès, hurlant plus fort
que tous les autres:

«Démission!... _Fen dé brut!... _Démission!...»

Malheureusement il pleuvait, et à verse, ce qui les obligeait de
tenir leur parapluie d'une main et leur fusil de l'autre. Du
reste, le gouvernement avait pris ses mesures.

Passé le Petit-Rhône, les insurgés arrivèrent devant le blockhaus,
et virent ceci:

Au premier étage, Tartarin s'encadrait dans sa fenêtre large
ouverte, avec son winchester à trente-deux coups, et derrière lui
ses fidèles chasseurs de casquettes ou de conserves, le marquis
des Espazettes au premier rang, des tireurs qui à trois cents pas
vous mettaient, en comptant quatre, leur balle dans le petit rond
d'étiquette d'une boite de pains-poires.

En bas, sous l'auvent du grand portail, le Père Bataillet, penché
sur sa caronade, n'attendait pour tirer que le signal du
Gouverneur.

Si formidable et si inattendu l'aspect de cette artillerie, mèche
allumée, que les révoltés reculèrent, et qu'Excourbaniès, par un
de ces brusques changements d'allures qui lui étaient habituels,
se mit à danser un pas frénétique, ce qu'il appelait cyniquement
la bamboula du succès, sous la fenêtre de Tartarin, rugissant tant
qu'il avait de souffle:

«Vive le Gouverneur!... Vive l'État de choses!... Faisons du
bruit!... Ah! ah! ah!»

Tartarin, du haut de son poste, le winchester toujours au poing,
lança d'une voix vibrante:

«Rentrons chez nous, messieurs les mécontents. L'eau tombe, et je
craindrais de vous retenir plus longtemps sous l'ondée.

«Dès demain, nous allons réunir notre bon peuple dans ses comices
et demander à la nation si elle veut encore de nous. Jusque-là,
qu'on se tienne calme, ou gare dessous!»

On vota dès le lendemain, et l'ancien «État de choses» fut réélu à
une majorité écrasante.

Quelques jours après, comme contraste à toute cette agitation,
avait lieu le baptême de la jeune Likiriki, la petite princesse
papouane, la fille du roi Négonko, élevée par le Révérend Père
Bataillet, qui avait achevé l'oeuvre de conversion commencée par
le Père Vezole, «Dieu soit loué!»

C'était vraiment une délicieuse petite singesse, bien roulée, bien
moulée, et souple, et rebondie, cette princesse à peau jaune,
parée de ses colliers de corail, de sa robe à rayures bleues
confectionnée par Mlle Tournatoire.

Pour parrain le Gouverneur, et pour marraine Mme Franquebalme.

On la baptisa sous les noms de Marthe-Marie-Tartarine. Seulement,
à cause de l'épouvantable temps qu'il faisait ce jour-là, ainsi
que la veille, du reste, et les jours suivants, le baptême ne put
avoir lieu à Sainte-Marthe des Lataniers, envahie par des torrents
d'eau sous son toit de feuillage depuis longtemps effondré.

On se réunit pour la cérémonie dans le salon de la grande maison,
et vous pensez quels souvenirs remués par ce baptême au coeur du
tendre Pascalon, se revoyant parrain avec sa Clorinde.

À ce passage de son journal, que nous ne faisons que résumer, il y
a ici une trace de larmes et ces mots tout délavés:

«Pauvre de moi et pauvre d'elle!»

Et c'est au lendemain du baptême de Likiriki qu'eut lieu
l'épouvantable catastrophe... Mais les faits deviennent trop
graves: laissons la parole au Mémorial.


Chapitre IV

_SUITE DU MÉMORIAL DE PASCALON._


_4 décembre. _-Aujourd'hui, deuxième dimanche de l'avent, le
sacristain Galoffre, inspecteur de la marine, s'en venant comme
tous les matins visiter la chaloupe, ne l'a plus trouvée.

L'anneau, la chaîne, tout était arraché le bateau, disparu.

Il a cru d'abord à quelque nouveau tour de Négonko et de sa bande,
dont nous continuons à nous méfier; mais dans le trou laissé par
l'arrachement de l'anneau s'étalait, toute trempée d'eau et salie
de boue, une large enveloppe à l'adresse du Gouverneur.

Cette enveloppe contenait les cartes P. P. C. de Costecalde, de
Barban et de Rugimabaud; sur la carte de Barban avaient également
signé et pris congé quatre miliciens Caissargue, Bouillargue,
Truphénus et Roquetaillade.

Depuis quelques jours la chaloupe se trouvait toute prête, garnie
de provisions, en vue d'une nouvelle expédition projetée par le R.
P. Bataillet.

Les misérables ont profité de cette aubaine. Ils ont tout emporté,
même la boussole, et leurs fusils par-dessus le marché.

Et dire que les trois premiers sont mariés, qu'ils laissent
derrière eux des femmes et une tapée d'enfants! Les femmes passe
encore de les abandonner ainsi, mais des enfants!

Le sentiment général de la colonie à la suite de cet événement,
une grande stupeur.

Tant qu'on avait la chaloupe, il restait l'espoir de gagner le
continent d'île en île, on croyait à la possibilité d'aller
chercher du secours; maintenant, il semble que ce soit les ponts
coupés avec le restant du monde.

Le Père Bataillet est entré dans une colère terrible, appelant
tous les feux du ciel sur ces bandits, voleurs, déserteurs et pis
encore. Excourbaniès, lui, allait partout criant qu'on aurait dû
les fusiller comme des singes verts et qu'il fallait, à titre de
représailles, passer par les armes leurs femmes et leurs enfants.

Le Gouverneur, seul, a gardé tout son sang-froid:

«Ne nous emballons pas, disait-il. Après tout, ce sont des
Tarasconnais encore. Plaignons-les, songeons aux dangers qu'ils
vont courir. Truphénus seul parmi eux a quelques notions de la
voile.»

Puis, cette belle pensée lui est venue de faire des enfants
abandonnés les pupilles de la colonie.

Au fond, je le crois très heureux d'être débarrassé de son ennemi
mortel et de ses acolytes.

Dans la journée, Son Excellence m'a dicté l'ordre du jour suivant,
qui a été affiché en ville:

ORDRE

_Nous, Tartarin, gouverneur de Port-Tarascon et dépendances,
grand cordon de l'ordre, etc., etc..._

_Recommandons le plus grand calme à la population._

_Les coupables seront poursuivis avec activité et soumis à toutes
les sévérités de la loi._

_Le Directeur de l'artillerie et de la marine est chargé de
l'exécution du présent décret._

En post-scriptum, pour répondre à certains mauvais bruits qui
couraient depuis quelque temps, il m'a fait ajouter: _L'ail ne
manquera pas._

_6 décembre. -- _L'ordre du Gouverneur a produit en ville le
meilleur effet. On aurait bien pu se faire cette réflexion:
Poursuivre les coupables? Comment? Par où? Avec quoi? Mais ce
n'est pas pour rien qu'un proverbe dit chez nous:

«L'homme par la parole et le boeuf par les cornes.»

La race tarasconnaise est si sensible aux belles phrases que
personne n'a mis la parole du Gouverneur en doute.

Un rayon de soleil entre deux averses est arrivé par là-dessus et
voilà tout le monde ravi: sur le Tour-de-Ville ce sont des danses
et des rires. Ah! le joli peuple, et vraiment commode à manier!

_10 décembre. -- _Un honneur inouï m'arrive: je suis promu grand
de première classe.

Trouvé le brevet ce matin à déjeuner sous mon assiette. Le
Gouverneur s'est montré très heureux d'avoir pu m'accorder cette
haute distinction; Franquebalme, Beaumevieille, le Révérend, ont
paru aussi enchantés que moi-même de la nouvelle dignité qui me
fait leur égal.

Le soir, descendu chez les des Espazettes, où la nouvelle était
déjà connue. Le marquis m'a donné l'accolade devant Clorinde,
toute rouge de plaisir. La marquise seule semblait indifférente à
mes nouveaux honneurs. Pour elle, ce manteau de grand ne me relève
pas encore de ma roture. Que lui faudrait-il donc?... De première
classe!... Et à mon âge!...

_14 décembre. -- _Il se passe quelque chose d'extraordinaire au
Gouvernement, de si extraordinaire que j'ose à peine le confier à
ce registre.

Le Gouverneur a un sentiment!

Et pour qui? Je vous le donne en mille. Pour se petite filleule,
la princesse Likiriki!

Lui, Tartarin, notre grand Tartarin, qui a refusé tant de beaux
partis, ne voulant d'autre épouse que la gloire, épris d'une
singesse! Singesse de sang royal, je veux bien, régénérée par
l'eau du baptême, mais restée sauvage en dessous, menteuse,
gourmande, chapardeuse, et si cocasse de moeurs et d'habitudes!
des costumes en loques, toujours en haut de quelque cocotier dès
qu'il ne pleut pas, s'amusant à jeter sur les crânes dénudés de
nos anciens des noix dures comme des cailloux. Elle a manqué ainsi
d'assommer le vénérable Miégeville.

Puis l'écart entre leurs deux âges. Tartarin a bien soixante ans;
il grisonne, il prend du corps. Elle, douze à quinze ans, au plus;
l'âge de la petite Fleurance dans la chanson de chez nous:

_L'a prise si jeunette,_
_Ne sait se ceinturer._

Et c'est cette fillette, ce sauvageon des îles, que nous aurions
pour souveraine!

Depuis longtemps, j'avais noté certains indices. Ainsi les
indulgences du Gouverneur pour le père, ce vieux bandit de
Négonko, qu'il invitait souvent à notre table, malgré la
malpropreté de ce hideux gorille, mangeant avec ses doigts, se
gavant d'eau-de-vie jusqu'à rouler sous sa chaise.

Tartarin traitait tout cela de «bonne gaieté cordiale», et si la
petite princesse, à l'exemple de son père, se livrait à quelque
fantaisie bizarre à nous donner froid dans le dos à tous, notre
bon maître souriait, la couvait d'un regard paternel qui demandait
grâce pour elle et disait:

«C'est une enfant...»

Tant bien, malgré ces symptômes, d'autres plus probants encore, je
n'y voulais pas croire; mais le doute ne m'est plus permis.

_18_ _décembre. -- _Ce matin, au conseil, le Gouverneur s'est
ouvert à nous de son projet de mariage avec la petite princesse.

Il a prétexté la politique, parlé d'un mariage de convenances, des
intérêts de la colonie: Port-Tarascon était isolé, perdu dans
l'Océan, sans alliances. En épousant la fille d'un roi papoua, il
nous amenait une flotte, une armée.

Personne dans le conseil n'a fait d'objection.

Excourbaniès, le premier, s'est élancé, trépignant d'enthousiasme
«Bravo!... Parfait!... À quand la noce?... Ah! ah! ah!...» Ce
soir, en ville, qui sait ce qu'il va répandre d'infamies.

Cicéron Franquebalme, par habitude, a dévidé ses implacables
raisonnements sur le pour et sur le contre, «que si d'une part la
colonie..., il convient de dire que d'autre part..., toutefois et
quantes... _verum enim vero...»_, et finalement il s'est rangé à
l'opinion du Gouverneur.

Beaumevieille et Tournatoire ont emboîté le pas derrière lui.
Quant au Père Bataillet, il semblait au fait de l'histoire, et n'a
pas protesté.

Le comique, c'était les figures hypocrites que nous avions tous,
feignant de croire aux intérêts coloniaux invoqués par Tartarin,
au milieu d'un grand silence approbateur.

Tout à coup ses bons yeux se sont mouillés de larmes gaies, et il
nous a dit très doucement:

«Et puis, voyez, mes amis, ce n'est pas tout ça..., moi je l'aime,
cette petite.» C'était si simple, si touchant, que nous avons eu
tous le coeur retourné. «Hé! faites donc, monsieur le Gouverneur,
faites donc» et on l'entourait, on lui serrait les mains.

_20_ _décembre. -- _Le projet du Gouverneur est très discuté en
ville, moins sévèrement jugé cependant que je n'aurais cru. Les
hommes en parlent gaiement, à la tarasconnaise, avec la pointe de
malice qu'on met chez nous aux choses de l'amour.

Les femmes sont généralement plus hostiles, le groupe de Mlle
Tournatoire surtout. Puisqu'il voulait se marier, pourquoi ne pas
choisir dans la nation? Beaucoup en parlant ainsi pensent à elles-
mêmes ou à leurs demoiselles.

Excourbaniès, venu en ville dans la soirée, s'est mis du parti des
dames et montrait les côtés faibles du mariage: ce beau-père sans
tenue, ivrogne, cannibale; puis la fiancée elle-même ayant selon
toute vraisemblance, mangé du Tarasconnais. Tartarin aurait dû
plus y réfléchir.

En entendant parler ce traître, je sentais la colère qui me
montait et je suis sorti du salon bien vite, tant j'avais peur de
lui envoyer un emplâtre dans la figure. On a le sang vif à
Tarascon, outre!

Quitté de là, entré chez les des Espazettes. La marquise bien
faible, toujours couchée, pauvre femme, répugnant toujours la
soupe à l'ail de Tournatoire, m'a dit, sitôt qu'elle m'a vu «Hé
bien, monsieur le chambellan, y aura-t-il des dames du palais près
de la nouvelle reine?» Elle voulait rire; mais tout de suite
l'idée m'est venue qu'il y avait là quelque chose pour nous.
Demoiselle d'honneur ou dame du palais, Clorinde habiterait la
Résidence, on pourrait se voir à toute heure... Un tel bonheur
serait-il possible!

À mon retour, le Gouverneur venait de se coucher, mais je n'ai pas
voulu attendre au lendemain pour l'entretenir de mon projet, qu'il
a trouvé de bonne politique. Resté très tard près de son lit à
causer avec lui de ses amours et des miennes.

_25 décembre. -- _Hier soir, veille de Noël, toute la colonie se
réunissait dans le grand salon, le Gouvernement, les dignitaires,
et nous avons célébré notre belle fête provençale à cinq mille
lieues de la patrie.

Le Père Bataillet a dit la messe de minuit, puis on a posé le
_cache-feu. _C'est une bûche de bois que le plus vieux de
l'assistance promène autour de la salle et jette dans le feu en
l'arrosant de vin blanc.

La princesse Likiriki était là, très amusée de la cérémonie, et
des nougats, des coques, des estévenons, et mille friandises
locales dont l'ingénieux pâtissier Bouffartigue avait paré la
table.

On a chanté de vieux noëls:

_Voici le roi Maure_
_Avec ses yeux tout trévirés;_
_L'enfant Jésus pleure,_
_Le roi n'ose plus entrer_

Ces chants, les gâteaux, le grand feu autour duquel on faisait
cercle, tout cela nous rappelait le pays, malgré le bruit d'eau
qu'on entendait sur le toit et les parapluies ouverts dans le
salon à cause des fissures.

À un moment, le Père Bataillet a entonné sur l'harmonium la belle
chanson de Frédéric Mistral, _Jean de Tarascon pris par les
corsaires, _l'histoire d'un Tarasconnais tombé aux mains des
Turcs, prenant le turban sans vergogne et tout près d'épouser la
fille du pacha quand il entend sur le rivage chanter en provençal
les matelots d'une barque tarasconnaise. Alors, _Comme l'eau
jaillit sous un coup de rame -- un grand flot de larmes -- crève
son coeur dur; -- le despatrié pense à la patrie, -- et se
désespère -- d'être avec les Turcs._

À ce vers _comme l'eau jaillit sous un coup de rame, _un sanglot
nous a tous secoués. Le Gouverneur lui-même buvait ses larmes, la
tête renversée, et on voyait le grand cordon de l'Ordre qui se
soulevait sur sa poitrine d'athlète. Voilà qui va changer peut-
être bien des choses, rien que cette chanson du grand Mistral.

_29_ _décembre. -- _Aujourd'hui, à dix heures du matin, mariage
de S. Exc. Tartarin, gouverneur de Port-Tarascon, avec la
princesse royale Négonko.

Ont signé au contrat: S. M. Négonko, qui a fait une croix pour
paraphe, les directeurs et les grands dignitaires de la colonie,
puis la messe a été dite dans le grand salon.

Cérémonie très simple, très digne, les miliciens en armes, tout le
monde en grand costume. Seul Négonko faisait tache. Son attitude
comme roi et comme père a été déplorable.

Rien à dire de la princesse, très jolie dans sa robe blanche et sa
parure de corail.

Le soir, grande fête, double ration de vivres, coups de canon,
salves de nos tireurs de conserves, et des vivats, des chants, une
joie universelle.

Et il pleut!... Et il en tombe!...


Chapitre V

_Apparition du duc de Mons -- L'île bombardée -- Ce n'était pas
le duc de Mons. -- Amenez le drapeau, coquin de sort! -- Douze
heures aux Tarasconnais pour évacuer l'île sans bateau. -- À la
table de Tartarin, tous jurent de suivre leur Gouverneur dans sa
captivité._


_«Vé! Vé!... _Un navire!... Un navire dans la rade.»

À ce cri poussé un matin par le milicien Berdoulat, en train de
chercher des oeufs de tortue sous une pluie battante, les colons
de Port-Tarascon se montrèrent aux ouvertures de leur arche
envasée, et en même temps que mille cris répercutaient le cri de
Berdoulat:

«Un navire, _vé! vé_!_ _un navire!» par les fenêtres, par les
portes, gambadant, cabriolant comme une pantomime anglaise, la
foule se précipitait sur la plage, qu'elle emplissait d'un
mugissement de veaux marins.

Le Gouverneur, averti, accourut aussitôt et, tout en achevant de
boutonner sa jaquette, il rayonnait sous le ciel ruisselant au
milieu de son peuple en parapluies:

«Hé bien, mes enfants, quand je vous le disais qu'il
reviendrait!... C'est le duc!...

-- Le duc?

-- Qui voulez-vous que ce soit? Hé! Oui, notre brave duc de Mons,
qui vient ravitailler sa colonie, nous apporter les armes, les
instruments et les bras de rafataille que je n'ai jamais cessé de
lui réclamer.

Il fallait voir, à ce moment, les figures effarées de ceux qui
s'étaient le plus indignés contre le «sale Belge», car tous
n'avaient pas l'impudence d'Excourbaniès criant et tourbillonnant
sur la plage «Vive le duc de Mons! Ah! ah! ah!... Vive notre
sauveur!...»

Pendant ce temps, un grand steamer, haut sur l'eau, imposant,
s'avançait dans la rade. Il siffla, cracha sa vapeur, laissa
tomber son ancre retentissante, mais très loin du rivage à cause
des coraux, puis resta là, immobile sous la pluie et dans le
silence.

Les colons commençaient à s'étonner du peu d'empressement que
mettaient les gens du navire à répondre à leurs acclamations, à
leurs signaux de parapluies et de chapeaux agités. Il leur
semblait froid, le noble duc.

«Différemment, il n'est peut-être pas sûr que c'est nous.

-- Ou bien nous en veut-il du mal qu'on a dit de lui.

-- Du mal? Moi je n'en ai jamais dit.

-- Ni moi certes.

-- Moi, pas davantage...»

Tartarin, au milieu de la confusion, ne perdit pas la tête. Il
donna l'ordre d'agiter le drapeau au faîte de la Résidence et
d'assurer les couleurs d'un coup de canon.

Le coup partit, les couleurs tarasconnaises ondoyèrent dans l'air.

Au même instant une effroyable détonation remplit la rade,
enveloppant le navire d'un nuage de lourde fumée, tandis qu'une
espèce d'oiseau noir, passant au-dessus des têtes avec un
sifflement rauque, venait s'abattre sur le toit du magasin qu'il
écorna.

Il y eut d'abord un mouvement de stupeur.

«Mais ils nous ti!... tirent dessus!» clama Pascalon.

À l'exemple du Gouverneur, toute la colonie s'était jetée à plat
ventre sur la rive.

«Alors, ce ne serait donc pas le duc,» disait tout bas Tartarin à
Cicéron Franquebalme, lequel, affalé dans la boue près de lui,
crut devoir entamer une de ses discussions rigoureuses..., «que si
d'une part il était supposable..., d'autre part on pouvait se dire
aussi...»

L'arrivée d'un nouvel obus interrompit son raisonnement. Pour le
coup, le Père Bataillet bondit, et d'une voix furibonde appela le
sacristain Galoffre, son garde d'artillerie, disant qu'à eux deux
ils allaient riposter avec la caronade.

«Je vous le défends bien, par exemple, lui cria Tartarin. Quelle
imprudence!...Tenez-le, vous autres..., empêchez-le...» Torquebiau
et Galoffre lui-même prirent le Révérend chacun par un bras et le
forcèrent à se coucher comme tout le monde, au moment où le
troisième coup de canon partait du navire, toujours dans la
direction du drapeau tarasconnais. Visiblement on en voulait aux
couleurs nationales. Tartarin le comprit; il comprit aussi que, le
drapeau disparu, les obus cesseraient de pleuvoir; et, de toute la
puissance de ses poumons, il mugit:

«Amenez le drapeau, coquin de sort!»

Aussitôt, tous de crier comme lui:

«Amenez le drapeau!... Amenez donc le drapeau!...» Mais personne
ne l'amenait, ni colons ni miliciens ne se souciant de grimper là-
haut pour cette dangereuse besogne. Ce fut encore la fille Alric
qui se dévoua. Elle _échela _le toit et mit bas le malencontreux
pavillon. Alors seulement le steamer cessa de tirer.

Quelques instants, après, deux chaloupes chargées de soldats, dont
on voyait de loin étinceler les armes, se détachaient du navire et
s'avançaient vers le rivage au rythme des grands avirons des
vaisseaux d'État. À mesure qu'elles approchaient; on pouvait
distinguer les couleurs anglaises traînant à l'arrière dans le
sillage d'écume.

La distance était grande, et Tartarin eut le temps de se relever,
d'effacer les macules de boue restées à ses vêtements, même de se
faire apporter le cordon de l'Ordre, qu'il passa à la hâte
pardessus sa jaquette vert-serpent. Il avait suffisamment tenue de
gouverneur quand les deux chaloupes atterrirent.

Le premier, un officier anglais, hautain, le chapeau en bataille,
sauta sur la plage, et derrière lui se rangèrent les matelots,
portant tous écrit sur leur bonnet de marine _Tomahawk, _plus une
compagnie de débarquement. Tartarin, très digne, sa lippe des
grands jours, attendait, ayant à sa droite le Père Bataillet et à
sa gauche Franquebalme.

Quant à Excourbaniès, au lieu de rester près d'eux, il s'était
élancé à la rencontre des Anglais, prêt à danser devant le
vainqueur une bamboula frénétique.

Mais l'officier de Sa Gracieuse Majesté, sans prendre garde à ce
fantoche, marcha droit vers Tartarin et demanda en anglais:

«Quelle nation?»

Franquebalme, qui comprenait, répondit dans la même langue
«Tarasconnais.»

L'officier ouvrit des yeux ronds comme des assiettes à ce nom de
peuple qu'il n'avait jamais vu sur aucune carte marine, et demanda
plus insolemment encore:

«Que faites-vous dans cette île? De quel droit l'occupez-vous?»
Franquebalme, interloqué, traduisit la demande à Tartarin, qui
commanda «Répondez que l'île est à nous, Cicéron, qu'elle nous a
été cédée par le roi Négonko, et que nous avons un traité en bonne
forme.» Franquebalme n'eut pas besoin de continuer son rôle
d'interprète. L'Anglais se tourna vers le Gouverneur et dit en
excellent français:

«Négonko? Connais pas... Il n'y a pas de roi Négonko...» Aussitôt
Tartarin donna l'ordre de chercher partout son royal beau-père et
de l'amener.

En attendant, il proposa à l'officier anglais de venir jusqu'au
Gouvernement, où il lui communiquerait les pièces.

L'officier accepta et suivit, laissant à la garde des chaloupes
ses soldats de marine rangés l'arme au pied, la baïonnette au
canon. Et quelles baïonnettes! D'un luisant, d'un tranchant, à
donner la chair de poule.

«Du calme! Mes enfants, du calme!» murmurait Tartarin sur son
passage.

Recommandation bien inutile, excepté pour le Père Bataillet, qui
continuait d'écumer. Mais on avait l'oeil sur lui. «Si vous ne
vous tenez pas, mon Révérend, je vous attache» lui disait
Excourbaniès, fou de terreur.

Pendant ce temps où cherchait Négonko, on l'appelait de tous les
côtés, vainement. Un milicien finit par le découvrir au fond du
magasin, ronflant entre deux barriques, ivre d'ail, d'huile de
lampe et d'alcool à brûler, dont il avait absorbé presque toute la
réserve.

On l'amena dans cet état, empesté et gluant, devant le Gouverneur;
mais il fut impossible d'en tirer un mot.

Alors Tartarin lut le traité à haute voix, montra la croix en
signature de Sa Majesté, le sceau du Gouvernement, des grands
dignitaires de la colonie.

Ce document authentique prouvait les droits des Tarasconnais sur
l'île, ou rien ne les prouverait. L'officier haussa les épaules:

«Ce sauvage est un simple pickpocket, monsieur... Il vous a vendu
ce qui ne lui appartenait pas. L'île est depuis longtemps une
possession anglaise.» En face de cette déclaration, à laquelle les
canons du _Tomahawk et _les baïonnettes des soldats de marine
donnaient une valeur considérable, Tartarin sentit toute
discussion inutile, et se contenta de faire une scène terrible à
son indigne beau-père:

«Vieux coquin!... Pourquoi nous as-tu dit que l'île était à
toi?... Pourquoi nous l'as-tu vendue?... N'as-tu pas honte de
t'être joué d'honnêtes gens?» Négonko demeurait muet, abruti, sa
courte intelligence de sauvage toute volatilisée en vapeurs d'ail
et d'alcool.

«Qu'on l'emporte!...» dit Tartarin aux miliciens qui l'avaient
amené, et se tournant vers l'officier, resté raide, impassible,
pendant cette scène de famille:

«En tous cas, monsieur, ma bonne foi est indiscutable.

-- Les tribunaux anglais en décideront..., répondit l'autre du
haut de sa morgue. Dès ce moment vous êtes mon prisonnier. Quant
aux habitants, il faut que dans les vingt quatre heures ils aient
évacué l'île, sinon nous les passerons par les armes.

-- Outre!... Passer par les armes! s'exclama Tartarin, mais
d'abord comment voulez-vous qu'ils évacuent? Nous n'avons pas de
bateau. À moins qu'ils ne se sauvent à la nage...»

On finit par faire entendre raison à l'Anglais, qui consentit à
prendre les colons à son bord jusqu'à Gibraltar, à condition que
toutes les armes seraient rendues, même les fusils de chasse, les
revolvers et le winchester à trente-deux coups.

Après quoi, il s'en retourna déjeuner sur sa frégate, laissant un
poste en armes pour garder le Gouverneur.

C'était aussi l'heure de se mettre à table au Gouvernement, et,
après avoir cherché la princesse sur tous les lataniers et
cocotiers de la Résidence, comme on ne la trouvait nulle part, on
s'assit, en laissant sa place vide. Tout le monde était si ému,
que le Père Bataillet en oublia le Bénédicité, Ils mangeaient
depuis quelques instants en silence, le nez dans leurs assiettes,
quand tout à coup Pascalon se dressa et, levant son verre:

«Messieurs, notre Gou... verneur est pri... pri... sonnier de
guerre. Jurons tous de le suivre dans sa cap... cap... cap...»

Sans attendre la fin, tous debout, les verres tendus, crièrent
d'enthousiasme:

«Parfaitement!

-- Feu de Dieu! si nous le suivrons!...

-- Je crois bien!... Jusque sur l'échafaud!...

-- Ha! ha! ha!... Vive Tartarin!...» hurlait Excourbaniès.

Une heure après, à l'exception de Pascalon, tous avaient lâché le
Gouverneur, tous, même la petite princesse Likiriki,
miraculeusement retrouvée sur le toit de la Résidence. C'est là
qu'elle s'était réfugiée au premier bruit de la canonnade, sans se
rendre compte des risques bien plus grands qu'elle courait là-
haut, et tellement folle d'épouvante, que ses dames d'honneur
n'avaient pu la décider à descendre qu'en lui montrant de loin une
boîte de sardines ouverte, comme on offre une sucrerie à une
perruche échappée de sa cage.

«Ma chère enfant, lui dit Tartarin d'un ton solennel quand on
l'eut amenée près de lui, je suis prisonnier de guerre. Que
préférez-vous? Venir avec moi ou bien rester dans l'île? Je pense
que les Anglais vous y laisseront, mais en ce cas vous ne me
verrez plus.»

Sans hésiter, bien en face, elle répondit dans son gazouillis
enfantin et clair:

«Moi rester l'île, touzou.

-- C'est bien, vous êtes libre,» dit Tartarin, résigné; mais au
fond le pauvre homme avait le coeur en morceaux.

Le soir, dans la solitude de la résidence, abandonné de sa femme,
de ses dignitaires, n'ayant plus près de lui que Pascalon, il rêva
longtemps à la fenêtre ouverte.

Au loin clignotaient les lumières de la ville; on entendait des
voix irritées, les chansons des Anglais campés sur le rivage et le
fracas du Petit-Rhône grossi par les pluies.

Tartarin referma sa fenêtre avec un gros soupir et, tout en
mettant son foulard de nuit, un vaste foulard à pois qu'il nouait
en serre-tête, il dit à son fidèle secrétaire:

«Quand les autres m'ont renié, cela ne m'a pas trop surpris ni
chagriné; mais cette petite..., vrai! j'aurais cru qu'elle aurait
plus d'attachement.»

Le bon Pascalon essaya de le consoler. Après tout, cette princesse
sauvage était un colis bien étrange à ramener à Tarascon, -- car
finalement on y rentrerait toujours à ce Tarascon, -- et quand
Tartarin reprendrait son existence d'autrefois, là-bas, sa femme
papoua aurait pu le gêner, l'afficher...

«Rappelez-vous, mon bon maître, lorsque vous revîntes d'Algérie,
votre cha... chameau, comme vous le trouviez encombrant...»

Tout de suite Pascalon s'interrompit et devint très rouge. Quelle
idée d'aller parler de chameau à propos d'une princesse de sang
royal! Et pour réparer ce que cette comparaison avait
d'irrévérencieux, il fit remarquer à Tartarin l'analogie de sa
situation avec celle de Napoléon prisonnier des Anglais et
abandonné par Marie-Louise.

«En effet», dit Tartarin très fier de ce rapprochement; et
l'identité de leurs deux destinées, à lui et au grand Napoléon,
lui fit passer une excellente nuit.

Le lendemain, Port-Tarascon était évacué à la grande joie des
colons. Leur argent perdu, les hectares illusoires, le grand coup
de banque du «sale Belge» dont ils avaient été victimes, tout cela
ne leur semblait rien auprès du soulagement qu'ils éprouvaient à
sortir enfin de ce marécage.

On les embarqua les premiers, pour éviter tout conflit avec l'État
de choses, qu'ils rendaient maintenant responsable de leur mauvais
sort.

Comme on les conduisait aux chaloupes, Tartarin se montra à sa
fenêtre, mais dut s'en retirer bien vite sous les huées qui
l'accueillirent et devant les poings menaçants tendus vers lui.

Bien sûr que par un jour de soleil les Tarasconnais se seraient
montrés plus indulgents, mais l'embarquement se faisait sous une
pluie torrentielle, les malheureux pataugeaient dans la fange,
emportaient aux semelles des kilos de cette terre maudite, et les
parapluies garantissaient à peine le petit bagage que chacun
tenait en main.

Quand tous les colons eurent quitté l'île, ce fut le tour de
Tartarin.

Depuis le matin, Pascalon s'agitait, préparant tout, réunissant en
liasses les archives de la colonie.

À la dernière heure, il lui vint une idée de génie. Il demanda à
Tartarin s'il devait mettre pour se rendre à bord son manteau de
première classe.

«Mets-le toujours, ça les impressionnera!...» répondit le
Gouverneur.

Et lui-même passa le grand cordon de l'Ordre.

En bas on entendait sonner les crosses de fusil de l'escorte, la
voix dure de l'officier appelant:

«Monsieur Tartarin! Allons, monsieur le Gouverneur!»

Avant de descendre, Tartarin jeta un dernier regard autour de
l'île, sur cette maison où il avait aimé, où il avait souffert,
subi toutes les affres du pouvoir et de la passion.

Voyant à ce moment le chef du secrétariat dissimuler un cahier
sous son manteau, il s'informa, voulut voir, et Pascalon dut faire
à son bon maître l'aveu du Mémorial.

«Hé bien, continue, mon enfant, dit doucement Tartarin en lui
pinçant l'oreille, comme faisait Napoléon à ses grenadiers, tu
seras mon petit Las Cases.»

La similitude de sa destinée avec celle de Napoléon le préoccupait
depuis la veille.

Oui, c'était bien cela... Les Anglais, Marie-Louise, Las Cases...
Une vraie analogie de circonstances et de type... Et tous deux du
Midi, coquin de sort!


LIVRE TROISIÈME


Chapitre I

_De la réception que les Anglais firent à Tartarin à bord du
«Tomahawk». _- _Derniers adieux à l'île de Port Tarascon. _-
_Conversation du Gouverneur sur le tillac avec son petit Las
Cases. _- _Costecalde est retrouvé. _- _La dame du commodore. _-
_Tartarin tire sa première baleine._


La dignité d'attitude de Tartarin, lorsqu'il monta sur le pont du
_Tomahawk_, impressionna fort les Anglais, saisis surtout par le
grand cordon de l'Ordre, rosé avec la Tarasque brodée, dont le
Gouverneur s'écharpait comme d'un symbole maçonnique, et aussi par
le manteau rouge et noir de grand de première classe qui
enveloppait Pascalon de la tête aux pieds.

Les Anglais ont en effet, par-dessus tout, le respect de la
hiérarchie, du fonctionnarisme et du maboulisme (de _maboul, _en
langue arabe l'innocent, le bon toqué).

À la coupée du navire, Tartarin fut reçu par l'officier de service
et conduit dans une cabine des premières avec les plus grands
égards. Pascalon le suivit, bien récompensé de son dévouement, Car
on lui donna la chambre à côté du Gouverneur, au lieu de le
fourrer dans l'entrepont comme les autres Tarasconnais, entassés
là en misérable troupeau d'émigrants, et pêle-mêle avec eux tout
l'ancien état-major de l'île, ainsi puni de sa faiblesse et de sa
lâcheté.

Entre la cabine de Tartarin et celle de son fidèle secrétaire se
trouvait un petit salon garni de divans, de panoplies, de plantes
exotiques, et une salle à manger où deux blocs de glace, dans des
vases d'encoignure, entretenaient une perpétuelle fraîcheur.

Un maître d'hôtel, deux ou trois domestiques, étaient attachés à
la personne de Son Excellence, qui acceptait ces honneurs du plus
beau sang-froid, et à chaque nouvelle prévenance répondait
«Parfaite _main_!»_ _d'un ton de souverain habitué à tous les
respects et à toutes les sollicitudes.

Au moment où on leva l'ancre, Tartarin monta sur le pont, malgré
la pluie, pour dire un dernier adieu à son île.

Elle lui apparut confusément, dans le brouillard, assez distincte
cependant à travers ce voile gris pour qu'on pût entrevoir le roi
Négonko et ses bandits en train de piller la ville, la Résidence,
et de danser sur le rivage une farandole effrénée.

Tous les catéchumènes du Père Bataillet, sitôt le missionnaire et
les gendarmes partis, retournaient à leur bon instinct de nature.

Pascalon crut même reconnaître, au milieu des danses, la gracieuse
silhouette de Likiriki, mais il n'en dit rien, de peur d'affliger
son bon maître, qui semblait du reste fort indifférent à tout
cela.

Très calme, les mains au dos, dans une historique et marmoréenne
attitude, le héros tarasconnais regardait devant lui sans voir de
plus en plus préoccupé des analogies de sa destinée avec celle de
Napoléon, s'étonnant de découvrir entre le grand homme et lui
mille points de ressemblance, même des faiblesses communes dont il
convenait très simplement.

«Ainsi, tenez, disait-il à son petit Las Cases, Napoléon avait des
colères terribles; moi de même, surtout dans mon jeune temps...
Par exemple, cette fois, au café de la Comédie, où, discutant avec
Costecalde, j'envoyai d'un coup de poing sa tasse et la mienne en
mille miettes...

-- Bonaparte à Léoben!... remarqua timidement Pascalon.

-- Tout juste, mon enfant, fit Tartarin avec un bon sourire.

Mais, en y songeant, c'est par l'imagination, leur fougueuse
imagination méridionale, que l'Empereur et lui s'étaient le plus
ressemblés. Napoléon l'avait grandiose, débordante, à preuve sa
campagne d'Égypte, ses courses dans le désert sur un chameau, --
encore une similitude frappante, ce chameau, -- sa campagne de
Russie, son rêve de la conquête des Indes.

Et lui, Tartarin, son existence tout entière n'était-elle pas un
rêve fabuleux!...

Les lions, les nihilistes, la Jungfrau, le gouvernement de cette
île à cinq mille lieues de France! Certes il ne contestait pas la
supériorité de l'Empereur, à certains points de vue; mais lui, du
moins, n'avait pas fait verser le sang, des fleuves de sang! ni
terrifié le monde comme _l'otre..._

Cependant l'île disparaissait au loin, et Tartarin, appuyé contre
le bastingage, continuait à parler à haute voix pour la galerie,
pour les matelots qui enlevaient les escarbilles tombées sur le
pont, pour les officiers de quart qui s'étaient rapprochés.

À la longue, il devenait ennuyeux. Pascalon lui demanda la
permission d'aller à l'avant se mêler aux Tarasconnais, dont on
apercevait de loin quelques groupes consternés sous la pluie,
afin, disait-il, de savoir un peu ce qu'ils pensaient du
Gouverneur, surtout dans l'espérance de glisser à sa chère
Clorinde quelques mots d'encouragement et de consolation.

Une heure plus tard, en revenant, il trouva Tartarin installé sur
le divan du petit salon, à l'aise, en caleçon de flanelle et
foulard de tête, comme chez lui à Tarascon, dans sa petite maison
du Cours, en train de fumer pipette devant un délicieux sherry-
gobbler.

D'une humeur adorable, le maître demanda:

«Hé bien, qu'est-ce qu'ils vous ont dit de moi, ces braves gens?»

Pascalon ne cacha pas qu'ils lui avaient paru tous «très montés!»

Empilés dans l'entrepont de l'avant comme des bestiaux, mal
nourris, durement traités, ils rendaient le Gouverneur responsable
de toutes leurs déconvenues.

Mais Tartarin haussa les épaules; il connaissait son peuple, vous
pensez bien!

Tout cela sécherait au premier matin de soleil.

«Sûr qu'ils ne sont pas méchants, répondit Pascalon, mais c'est ce
mauvais gueux de Costecalde qui les excite.

-- Costecalde. Comment ça?... Que parlez-vous de Costecalde?»

Tartarin s'était troublé en entendant ce nom funeste.

Pascalon lui expliqua comment leur ennemi, rencontré et recueilli
en mer par le _Tomahawk _dans un canot où il mourait de faim et de
soif, avait traîtreusement signalé la présence d'une colonie
provençale sur territoire anglais, et guidé le navire jusque dans
la rade de Port-Tarascon. Les yeux du Gouverneur étincelèrent «Ah!
le gueux!... Ah! le forban!...»

Il se calma au récit que lui fit Pascalon des sinistres aventures
de l'ancien fonctionnaire et de ses acolytes.

Truphénus noyé!... Les trois autres miliciens, en descendant à
terre pour faire de l'eau, pris par les anthropophages!... Barban
trouvé mort d'inanition au fond de la barque!... Quant à
Rugimabaud, un requin l'avait mangé.» _Ah vai! _un requin!...
Dites plutôt cet infâme Costecalde.

-- Mais le plus extraordinaire de tout, monsieur le Gou...
Gouverneur, c'est que Costecalde prétend avoir rencontré en pleine
mer, un jour de tempête, sous les éclairs, devinez qui?...

-- Que diable veux-tu que je devine?

-- La Tarasque la mère-grand!

-- Quelle imposture!...»

Après tout, qui sait?... Le _Tutu-panpan _pouvait avoir fait
naufrage; ou peut-être qu'un coup de mer avait enlevé la Tarasque
amarrée sur le pont... À ce moment le steward vint présenter le
menu à M. le Gouverneur, qui s'attablait quelques instants après,
avec son secrétaire, en face d'un excellent dîner au Champagne, où
figuraient de superbes tranches de saumon, un roastbeef rosé, cuit
à miracle, et pour dessert le plus savoureux pudding. Tartarin le
trouva si bon qu'il en fit porter une bonne part au Père Bataillet
et à Franquebalme; quant à Pascalon, il confectionna quelques
sandwichs de saumon qu'il mit de côté. Est-il besoin de dire pour
qui_, pécaïre!_
_ _
Dès le deuxième jour de navigation, lorsque l'île ne fut plus en
vue, comme si elle eût été au milieu de ces archipels un réservoir
isolé de brouillards et de pluie, le beau temps apparut.

Chaque matin, après le déjeuner, Tartarin montait sur le pont et
s'installait à une place, toujours la même, pour causer avec
Pascalon.

Ainsi Napoléon, à bord du _Northumberland, _avait son poste
favori, ce canon auquel il s'appuyait et qu'on appelait le canon
de l'Empereur.

Le grand Tarasconnais pensait-il à cela? Cette coïncidence était-
elle voulue? Peut-être; mais elle ne doit le diminuer en rien à
nos yeux. Est-ce que Napoléon, en se livrant à l'Angleterre, ne
songeait pas à Thémistocle, et sans même le dissimuler?

«Je viens comme Thémistocle...» Et qui sait si Thémistocle lui-
même, venant s'asseoir au foyer des Perses...? L'humanité est si
vieille, si encombrée, si piétinée! On y marche toujours dans les
traces de quelqu'un...

Du reste, les détails que Tartarin donnait à son petit Las Cases
ne rappelaient en rien l'existence de Napoléon et lui étaient bien
personnels à lui, Tartarin de Tarascon.

C'était son enfance sur le Tour-de-Ville, ses précoces aventures
en revenant du cercle, la nuit; tout petit, déjà le goût des
armes, des chasses aux grands fauves; et toujours ce bon sens
latin qui ne l'abandonnait pas dans les plus folles escapades,
cette voix intérieure qui lui disait «Rentre de bonne heure..., ne
t'enrhume pas.»

C'était encore, au lointain de sa mémoire, dans une excursion au
pont du Gard, une vieille, vieille gitane, lui disant, après avoir
regardé les lignes de sa main «Un jour, tu seras roi.» Vous pensez
si cet horoscope fit rire tout le monde! Il devait se réaliser
pourtant.

Ici le grand homme s'interrompit:

«Je vous jette ces choses, voyez, un peu à la bousculade, comme
elles me viennent, mais pour le Mémorial je crois que cela pourra
vous être utile...

-- Certes!» fit Pascalon, qui buvait les paroles de son héros,
tandis qu'une demi-douzaine de jeunes midships, groupés autour de
Tartarin, écoutaient ses récits, bouche bée.

Mais la plus attentive était la femme du commodore, une toute
jeune, dolente et délicate créole, étendue non loin de là sur une
chaise longue en bambou, avec des poses abandonnées, la pâleur
chaude d'un magnolia, de grands yeux noirs, doux, profonds,
pensifs... Celle-là, oui, s'en abreuvait des histoires de
Tartarin.

Tout fier de voir son maître si passionnément écouté, Pascalon le
voulait plus glorieux encore, lui faisait raconter ses chasses au
lion, son ascension de la Jungfrau, la défense de Pampérigouste.
Et le héros, bon enfant comme toujours, prêtant la main à cet
innocent compérage, se livrait tout entier, se laissait feuilleter
comme un livre, mais un livre à images, illustré par son
expressive mimique tarasconnaise et les _pan! pan! de _ses
aventures de chasse.

La créole, frileusement pelotonnée sur sa chaise longue,
tressaillait à chaque éclat de voix, et ses émotions se marquaient
d'une touche fine, d'une vaporeuse montée de rosé sur son teint
délicat d'aquarelle.

Quand le mari, le commodore, sorte de Hudson Lowe à museau de
fouine méchante, venait la chercher pour la faire rentrer, elle
suppliait:

«Non, non..., pas encore,» coulant un regard vers le grand homme
de Tarascon, qui n'était pas sans l'avoir remarquée non plus et,
pour elle, haussait la voix avec quelque chose de plus noble dans
l'attitude et dans l'accent.

Quelquefois, en regagnant leur cabine après une de ces séances, il
interrogeait Pascalon d'un air négligent:

«Que vous a dit la dame du commodore? Il me semble qu'il était
question de moi, hé?...

-- Effectivement, maî...ître. Cette personne me disait qu'elle
avait déjà beaucoup entendu parler de vous.

-- Cela ne m'étonne pas, fit Tartarin simplement, je suis très
populaire en Angleterre.»

Encore une analogie avec Napoléon.

Un matin, monté sur le pont de bonne heure, il fut très étonné de
ne pas y trouver sa créole comme d'habitude. Sans doute le mauvais
temps qu'il faisait ce jour-là, la température un peu vive, les
embruns éclaboussant la dunette, ne lui avaient pas permis de
sortir, si délicate de santé, si nerveusement impressionnable!

Le pont lui-même et l'équipage semblaient gagnés par l'agitation
de la mer.

Une baleine venait d'être signalée, fait assez rare dans ces
parages. Elle n'avait pas d'évents, ne lançait pas de jets d'eau;
à quoi des matelots prétendaient reconnaître une femelle, d'autres
une baleine d'espèce particulière. On n'était pas d'accord.

Comme elle restait sur la route du navire sans s'éloigner, un
délégué du carré des élèves alla demander au commandant la
permission de la pêcher. Il refusa, mauvais chien comme toujours,
sous prétexte qu'on n'avait pas de temps à perdre et donna
seulement l'autorisation de tirer à la bête quelques coups de
fusil.

Elle se trouvait à deux cent cinquante ou trois cents mètres
environ, et tantôt se montrait, tantôt disparaissait, suivant le
mouvement de la mer, moutonnante et très lourde, ce qui rendait le
tir difficile.

Après quelques coups de feu, dont les gabiers dans les enfléchures
annonçaient les résultats, elle n'avait pas encore été touchée,
car elle continuait à jouer, à cabrioler au ras de l'eau, et tout
le monde regardait, même les Tarasconnais, qui grelottaient là-bas
à l'avant, arrosés, trempés, bien plus exposés aux éclaboussures
des coups de mer que les gentlemen de l'arrière.

Mêlé aux jeunes officiers, qui essayaient leur adresse, Tartarin
jugeait les coups:

«Trop loin!... trop court!...

-- Si vous tiriez, maî...aître?» bêla Pascalon.

Aussitôt, d'un geste vif de jeunesse, un midship se tourna vers
Tartarin:

«Voulez-vous, monsieur le Gouverneur?»

Il offrait sa carabine; et ce fut quelque chose, la façon dont
Tartarin prit l'arme, la soupesa, l'épaula, tandis que Pascalon
demandait, fier et timide:

«Combien comptez-vous pour la baleine?

-- Je n'ai pas souvent tiré ce gibier-là, répondit le héros, mais
il me semble qu'on peut compter dix.»

Il visa, compta dix, tira et rendit la carabine à l'officier.

«Je crois qu'elle en a, dit le midshipman.

-- Hurrah!... criaient les matelots.

-- Je le savais,» dit Tartarin, modeste.

Mais à ce moment des hurlements épouvantables remplirent l'air,
une bousculade enragée qui fit accourir le commandant, croyant à
quelque assaut de son bord par une bande de pirates. Les
Tarasconnais de l'avant bondissaient, gesticulaient, vociférant
tous ensemble dans le bruit du vent et des vagues.

«La Tarasque... Il a tiré sur la Tarasque... Il a tiré sur la
mère-grand...

-- _Outre! _Que disent-ils donc?» fit Tartarin, qui pâlissait.

À dix mètres maintenant du navire, la Tarasque de Tarascon, la
monstrueuse idole, dressait au-dessus des flots verts son dos
squameux, sa tête chimérique au rire féroce et vermillonné, aux
yeux sanglants.

Faite de bois très dur, solidement charpentée, elle tenait la lame
depuis le jour où, comme on le sut plus tard, un coup de mer
l'avait arrachée du pont de Scrapouchinat. Elle roulait au gré de
tous les courants marins, luisante, algueuse, coquillageuse, mais
sans avarie, échappée aux typhons les plus épouvantables, intacte,
indestructible; et sa première, son unique blessure, était celle
que Tartarin de Tarascon venait de lui faire...

Lui! à elle! La cicatrice toute fraîche apparaissait au milieu du
front de la pauvre mère-grand!

Un officier anglais s'exclama:

«Regardez donc, lieutenant Shipp, quel drôle d'animal est-ce que
cela?

-- C'est la Tarasque, jeune homme, dit Tartarin solennel. C'est
l'aïeule, la grand'mère vénérable de tout bon Tarasconnais.»

L'officier resta stupéfait, et il y avait de quoi, en apprenant
que ce monstre bizarre était la grand'mère de l'étrange peuplade
noiraude et moustachue, recueillie sur une île sauvage à cinq
mille lieues en mer.

Tartarin s'était découvert respectueusement en parlant ainsi, mais
déjà la mère-grand était loin, emportée par les courants du
Pacifique, où elle doit errer encore, insubmersible épave que les
récits des voyageurs, sous le nom de poulpe géant, de serpent de
mer, signalent tantôt ici, tantôt là, à la grande terreur des
équipages baleiniers.

Aussi longtemps qu'on put la voir, le héros la suivit des yeux,
sans mot dire; quand elle ne fut plus qu'un petit point noir à
l'horizon blanchissant des flots, alors seulement il murmura d'une
voix faible:

«Pascalon, je vous le dis, voilà un coup de fusil qui me portera
malheur!» Et tout le reste du jour il demeura soucieux, plein de
remords et de terreur sacrée.


Chapitre II

_Un dîner chez le commodore. _- _Tartarin esquisse un pas de
farandole. _- _Définition du Tarasconnais par le lieutenant Shipp.
_- _En vue de Gibraltar. _- _La vengeance de la Tarasque._


On naviguait depuis une semaine, on approchait des côtes parfumées
de l'Inde, sous le même ciel laiteux, sur la même mer huileuse et
douce qu'au premier voyage, et Tartarin, par une belle après-midi
de chaleur et de clarté, faisait la sieste en caleçon dans se
chambre, sa bonne grosse tête serrée dans son foulard à pois, dont
les bouts, trop longs, se dressaient comme de paisibles oreilles
de ruminant.

Tout à coup Pascalon se précipita dans la cabine.

«Hein!... Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce qu'il y a?» demanda
brusquement le grand homme en arrachant son serre-tête, car il
n'aimait pas qu'on le vit ainsi.

Pascalon répondit, suffoquant, les yeux ronds, bègue plus que
jamais:

«Je crois qu'elle en tient.

-- Qui?... La Tarasque?... Hé, coquin de sort! je ne le sais que
trop.

-- Non, dit Pascalon, plus bas qu'un souffle, la dame du
commodore.

-- Pécaïre! pauvre petite! encore une!... Mais qui vous fait
croire cela?» Pour toute réponse, Pascalon tendit un carton
imprimé, par lequel lord commodore et lady William Plantagenet
priaient Son Excellence le Gouverneur Tartarin et M. Pascalon,
directeur du secrétariat, à dîner pour le soir même.

«Oh! les femmes!... les femmes!... s'écria Tartarin, car
évidemment cette invitation à dîner venait de la femme du
commandant; l'idée ne pouvait être du mari, il n'avait pas une
tête à invitations.

Puis, s'interrogeant avec gravité:

«Dois-je accepter, pas moins?... Ma situation de prisonnier de
guerre...»

Pascalon, qui savait ses auteurs, rappela qu'à bord du
_Northumberland, _Napoléon mangeait à la table de l'amiral.

«Voilà qui me décide, fit aussitôt le Gouverneur.

-- Seulement, ajouta Pascalon, l'Empereur se retirait avec les
dames dès qu'on apportait les vins.

-- Parfaitement, ceci me décide encore plus. Répondez, à la
troisième personne, que nous acceptons.

-- L'habit, n'est-ce pas, maître?

-- Certes.»

Pascalon aurait voulu aussi endosser son manteau de première
classe, mais le maître ne fut pas de cet avis; lui-même ne
passerait pas le cordon de l'Ordre.

«Ce n'est pas le Gouverneur qu'on invite, dit-il à son secrétaire,
c'est Tartarin. Il y a une nuance.»

Ce diable d'homme comprenait tout.

Le dîner fut vraiment princier, servi dans une vaste salle à
manger, toute reluisante, richement meublée en thuya et en érable,
et pour cloisons, pour plancher, de ces jolies boiseries
anglaises, si fines, si minutieuses, dont les minces lamelles
semblent s'emboîter comme des joujoux.

Tartarin était assis à la place d'honneur, à la droite de lady
William. Peu de monde invité, seulement le lieutenant Shipp et le
docteur du bord, qui comprenaient le français. Un domestique en
livrée nankin, raide, solennel, se tenait debout derrière chaque
convive. Rien de riche comme le service des vins, la massive
argenterie aux armes des Plantagenet, et au milieu de la table un
magnifique surtout garni des orchidées les plus lares.

Pascalon, très intimidé au milieu de tout ce luxe, bégayait
d'autant plus qu'il se trouvait toujours la bouche pleine au
moment où on lui adressait la parole.

Il admirait l'aisance tranquille de Tartarin en face de ce
commodore aux babines de chat-tigre, aux yeux verts striés de sang
sous des cils d'albinos.

Mais le Tartarin, bon traqueur de fauves, se moquait un peu des
chats-tigres, et faisait sa cour à lady Plantagenet avec autant
d'empressement et de grâce que si le commodore eût été à cent
lieues de là. Milady, de son côté, ne cachait pas sa sympathie
pour le héros et le regardait avec des yeux tendres, des yeux
extraordinaires.

«Les malheureux! Le mari va tout voir,» se disait à chaque instant
Pascalon.

Eh bien, non, le mari ne voyait rien, et semblait lui aussi
prendre un plaisir extrême aux récits du grand Tarasconnais.

Sur un désir de lady William, Tartarin conta l'histoire de la
Tarasque, sainte Marthe et son ruban bleu; il parla de son peuple,
dit la race tarasconnaise, ses traditions, son exode; puis il
exposa son gouvernement, ses projets, ses réformes, le nouveau
code qu'il préparait. Un code, par exemple, c'était bien la
première fois qu'il lui arrivait d'en parler, même à Pascalon;
mais sait-on jamais tout ce que roulent ces vastes cervelles de
conducteurs de peuples!

Il fut profond, il fut gai, il chanta des airs du pays, Jean de
Tarascon pris par les corsaires, ses amours avec la fille du
sultan.

Penché vers lady William, de quel vibrant et brûlant «à mi-voix»
il lui fredonnait le couplet:

«_On dit qu'en étant général d'armée, -- la tête enramée -- avec
du laurier, la fille du roi jolie et luisante, -- de lui
amoureuse, -- un jour lui disait..._

La languissante créole, si pâle d'ordinaire, en devenait toute
rose.

Puis, la chanson finie, elle voulut savoir ce que c'était que la
farandole, cette danse dont les Tarasconnais parlent toujours.

«Oh mon Dieu, c'est bien simple, vous allez voir...,» fit le bon
Tartarin.

Et, voulant ménager l'effet pour lui tout seul, il dit à son
secrétaire:

«Restez, vous, Pascalon.»

Il s'était levé, il esquissa un pas en le rythmant sur un air de
farandole, _Ra-pa-taplan, pa-ta-tin, pa-ta-tan... _Malheureusement
le navire tanguait: il tomba, se releva, toujours de bonne humeur,
et fut le premier à rire de sa mésaventure.

Malgré le _cant _et_ _la discipline, toute la table s'esclaffait,
trouvait le Gouverneur délicieux.

Tout à coup les vins apparurent. Aussitôt lady William quitta la
salle, et Tartarin, jetant brusquement sa serviette, se retira à
son tour sans saluer, sans s'excuser, conformément à la légende
napoléonienne.

Les Anglais se regardèrent avec stupeur, échangeant quelques mots
à voix basse.

«Son Excellence ne boit jamais de vin...,» dit Pascalon, qui crut
devoir expliquer la sortie de son bon maître et prendre la parole
à sa place.

Il tarasconnait fort agréablement lui aussi et, tout en tenant
tête aux Anglais pour boire le _claret_, il les égayait, les
frictionnait de sa verve joyeuse et de sa chaude pantomime.

Puis, lorsqu'on se leva de table, se doutant bien que Tartarin
était monté sur le pont rejoindre lady Plantagenet, il s'offrit
insidieusement pour faire la partie du commodore, grand amateur
d'échecs.

Les autres convives du dîner causaient et fumaient autour d'eux;
et à un moment, le lieutenant Shipp ayant chuchoté au docteur une
drôlerie qui le fit beaucoup rire, le commodore leva la tête:

«Qu'est-ce qu'il a dit, ce Shipp?» Le lieutenant répéta sa phrase,
et l'on rit encore plus fort sans que Pascalon pût comprendre de
quoi il s'agissait.

Là-haut, pendant ce temps, appuyé au fauteuil de lady William,
dans le parfum de la brise mourante et l'éblouissant reflet sur la
mer, sur le pont du navire, d'un soleil couchant qui suspendait à
tous les cordages des gouttelettes de groseille, Tartarin
racontait ses amours avec la princesse Likiriki, et leur
séparation déchirante. Il savait que les femmes aiment à consoler,
et que porter ses chagrins de coeur en écharpe est la meilleure
façon de réussir auprès d'elles.

Oh! la scène des adieux entre la petite et lui, chuchotée de tout
près par Tartarin dans le mystère du crépuscule! Qui n'a pas
entendu cela n'a rien entendu.

Je ne vous affirmerai pas que le récit fût absolument exact, que
la scène ne fût pas un rien arrangée; mais, en tout cas, c'était
comme il aurait voulu que cela fût, une Likiriki passionnée et
brûlante, la pauvre princesse prise entre ses sentiments de
famille et son amour conjugal, s'accrochant au héros de ses
petites mains désespérées:

«Emmène-moi! emmène-moi!»

Lui, le coeur broyé, la repoussant, s'arrachant à ses étreintes
«Non, mon enfant, il le faut. Reste avec ton vieux père, il n'a
plus que toi,...»

En racontant ces choses, il versait de vraies larmes et il lui
semblait que les beaux yeux créoles levés vers lui se mouillaient
à son récit, pendant que le soleil, lentement descendu dans la
mer, laissait l'horizon noyé dans une buée violette.

Soudain des ombres s'approchèrent, et la voix du commodore,
coupante, glaciale, rompit le charme:

«Il est tard, il fait trop frais pour vous, ma chère, il faut
rentrer.»

Elle se leva, s'inclina légèrement:

«Bonne nuit, monsieur Tartarin!»

Et il resta tout ému de la douceur qu'elle avait mise dans cette
parole.

Pendant quelques instants encore il se promena sur le pont,
entendant toujours ce «Bonne nuit, monsieur Tartarin!» Mais le
commodore avait raison, le soir fraîchissait rapidement, il prit
le parti d'aller se coucher.

En passant devant le petit salon, il aperçut par la porte
entrouverte Pascalon, assis à une table, la tête dans ses mains,
très occupé à feuilleter un dictionnaire.

«Que faites-vous là, enfant?»

Le fidèle secrétaire lui apprit le scandale causé par son brusque
départ, les chuchotements indignés autour de la table et surtout
une certaine phrase mystérieuse du lieutenant Shipp, que le
commodore avait fait répéter et dont ils s'étaient tous tant
égayés.

«Quoique j'entende passablement l'anglais, je n'ai pas bien saisi
ce que cela voulait dire, mais j'ai retenu les mots et je suis en
train de reconstituer la phrase.»

Pendant ces explications Tartarin s'était couché, bien étendu dans
son lit, bien à l'aise, la tête enveloppée de son foulard, un
grand verre d'eau de fleur d'oranger, et il demanda, en allumant
la pipe qu'il fumait tous les soirs avant de s'endormir:

«Êtes-vous venu à bout de votre traduction?

-- Oui, mon bon maître, la voici: _En somme, le type tarasconnais,
c'est le Français grossi, exagéré, comme vu dans une boule de
jardin_.

-- Et vous dites qu'ils ont tant ri là-dessus?

-- Tous, le lieutenant, le docteur, le commodore lui-même, ils ne
s'arrêtaient pas de rire.»

Tartarin haussa les épaules avec une moue de pitié.

«Il se connaît que ces Anglais n'ont pas souvent occasion de rire,
pour s'amuser de bêtises pareilles! Allons, bonsoir, mon enfant,
va te coucher.»

Et bientôt tous deux furent partis dans les rêves où l'un
retrouvait sa Clorinde, l'autre la dame du commodore, car Likiriki
était déjà bien loin.

Les jours suivaient les jours, se groupaient en semaines, et le
voyage continuait, une traversée charmante, délicieuse, où
Tartarin, qui aimait tant à inspirer la sympathie, l'admiration,
les sentait autour de lui sous les formes les plus variées.

C'est lui qui aurait pu dire comme Victor Jacquemont[8] dans sa
correspondance: «Que ma fortune est bizarre avec les Anglais! Ces
hommes, qui paraissent si impassibles et qui entre eux demeurent
toujours si froids, mon abandon les détend aussitôt. Ils
deviennent caressants malgré eux et pour la première fois de leur
vie, je fais des bonnes gens, je fais des Français de tous les
Anglais avec lesquels je reste vingt-quatre heures.»

Tout le monde, à bord, l'arrière comme l'avant du _Tomahawk_,
officiers et matelots l'adoraient; il n'était plus question de
prisonnier de guerre, de procès devant les tribunaux anglais; on
devait le relâcher dès qu'on arriverait à Gibraltar.

Quant au farouche commodore, enchanté d'avoir trouvé un partenaire
de la force de Pascalon, il le tenait le soir, pendant des heures,
devant l'échiquier, ce qui désespérait l'infortuné soupirant de
Clorinde et l'empêchait d'aller lui porter, à l'avant, des
friandises de son dîner.

Car les pauvres Tarasconnais, eux, continuaient à mener leur
triste vie d'émigrants, toujours parqués dans leur chiourme, et
c'était la tristesse, le remords de Tartarin, lorsqu'il pérorait
sur la dunette ou fusait sa cour, à l'heure mélancolique du
couchant, de voir au loin, en contre-bas, ses compatriotes
entassés comme un vil bétail, sous la garde d'une sentinelle,
détournant leurs regards de lui avec horreur, surtout depuis le
jour où il avait tiré sur la Tarasque.

Ils ne lui pardonnaient pas ce crime, et lui non plus ne
l'oubliait pas, ce coup de fusil qui devait lui porter malheur.

On avait passé le détroit de Malacca, la mer Rouge, doublé la
pointe de Sicile; on approchait de Gibraltar.

Un matin, la terre étant signalée, Tartarin et Pascalon
préparaient leurs malles, aidés par un des domestiques, quand tout
à coup ils eurent la sensation de balancement que produit un
navire à l'arrêt. Le _Tomahawk_ stoppait; en même temps, on
entendait s'approcher un bruit de rames.

«Regardez donc, Pascalon, dit Tartarin, c'est peut-être le
pilote...»

Le canot accostait en effet, mais ce n'était pas le pilote; il
portait le pavillon français, des matelots français le montaient;
et parmi eux deux hommes habillés de noir, en chapeaux hauts de
forme. L'âme de Tartarin vibra.

«Ah! le drapeau français!... Laisse que je le regarde, mon
enfant.»

Il s'élança vers le hublot, mais à ce moment la porte de la cabine
s'ouvrit, laissant passer un grand flot de lumière; et deux agents
de police en bourgeois, aux façons communes et brutales, munis de
mandats d'arrêt, de permis d'extradition, tout le tremblement
posèrent leurs pattes sur le malheureux État de choses et sur son
secrétaire.

Le Gouverneur recula, blême et digne:

«Prenez garde à ce que vous faites, je suis Tartarin de Tarascon.

-- C'est vous que nous cherchons, justement.»

Et les voilà tous deux emballés, sans un mot d'explication ni de
réponse à leurs questions multiples, sans savoir ce qu'ils avaient
fait, pourquoi on les arrêtait, où on les conduisait. Rien que la
honte de passer chargés de fers, car on leur avait mis les
menottes, devant les matelots et les midships, sous les rires et
les huées de leurs compatriotes, qui, penchés au-dessus du
bordage, applaudissaient, criaient à toute gorge:

«C'est bien fait!... zou... zou...» pendant qu'on descendait les
captifs dans le canot.

En ce moment Tartarin eût voulu s'engloutir au fond de la mer.

De prisonnier de guerre comme Napoléon et Thémistocle, passer à
l'état de vulgaire filou!

Et la dame du commodore qui regardait!

Décidément, il avait raison, la Tarasque se vengeait, elle se
vengeait cruellement.


Chapitre III

_SUITE DU MÉMORIAL DE PASCALON._


_5 juillet. Prison de Tarascon sur Rhône._

--_ _Je reviens de l'instruction, je sais enfin de quoi l'on nous
accuse, le Gouverneur et moi, et pourquoi, brusquement saisis sur
le _Tomahawk, _harponnés en plein bonheur, en plein rêve, comme
deux langoustes tirées du fond de l'eau claire, nous fûmes
transbordés sur un navire français, ramenés à Marseille, les
menottes aux poings, dirigés sur Tarascon et mis au secret dans la
prison de la ville.

Nous sommes prévenus d'escroquerie, d'homicide par imprudence et
d'infraction aux lois sur l'émigration. Ah! pour sûr que j'ai dû
l'enfreindre, la loi sur l'émigration, car c'est la première fois
que j'entends son nom, seulement son nom, à cette coquine de loi.

Après deux jours d'incarcération, avec défense absolue de parler à
quiconque -- c'est ça qui est terrible pour des Tarasconnais, --
nous fûmes conduits au palais par-devant le juge d'instruction,
M. Bonaric.

Ce magistrat a commencé sa carrière à Tarascon, il y a une dizaine
d'années, et me connaissait parfaitement, étant venu plus de cent
fois à la pharmacie, où je lui préparais une pommade pour un
eczéma chronique qu'il a dessus la joue.

Pas moins qu'il m'a demandé mes nom, prénoms, âge, profession,
comme si nous ne nous étions jamais vus. J'ai dû dire tout ce que
je savais de l'affaire de Port-Tarascon et parler deux heures
durant sans m'arrêter. Son greffier ne pouvait pas me suivre, tant
j'allais. Puis, ni bonjour ni bonsoir «Prévenu, vous pouvez vous
retirer».

Dans le corridor du palais de justice, trouvé mon pauvre
Gouverneur que je n'avais pas revu depuis le jour de notre
incarcération. Il m'a paru bien changé.

Au passage, il me serra la main et me fit de sa bonne voix:

«Courage! enfant. La vérité est comme l'huile, elle remonte
toujours dessus.»

Il n a pas pu m'en dire plus, les gendarmes l'entraînaient
brutalement.

Des gendarmes, pour lui!... Tartarin dans les fers, à Tarascon!...
Et cette colère, cette haine de tout un peuple!...

Je les aurai toujours dans l'oreille ces cris de fureur de la
populace, ce souffle chaud de rafataille, quand la voiture
cellulaire nous a ramenés à la prison, cadenassés chacun dans
notre compartiment.

Je ne pouvais rien voir, mais j'entendais autour de nous une
grande rumeur de foule.

À un moment, la voiture s'est arrêtée sur la place du Marché; j'ai
reconnu cela à l'odeur qui me venait par les fentes, dans les
petites raies de lumière blonde, et c'était comme l'haleine même
de la ville, cette odeur de pommes d'amour, d'aubergines, de
melons de Cavaillon, et de poivrons rouges et de gros oignons
doux. De sentir toutes ces bonnes choses dont je suis privé depuis
si longtemps, cela m'agourmandait.

Il y avait tant de monde que nos chevaux ne pouvaient plus
avancer. Un Tarascon plein, bondé, à croire que jamais personne
n'a été tué, ni noyé, ni dévoré par les anthropophages. Ne m'a-t-
il pas semblé reconnaître la voix de Cambalalette, le cadastreur!
C'est une illusion, certainement, puisque Bézuquet lui-même en a
mangé, de notre regretté Cambalalette. Par exemple, je suis sûr
d'avoir entendu le gong d'Excourbaniès. Celui-là, il n'y a pas à
s'y tromper, il dominait tous les autres cris «À l'eau!... Zou!...
au Rhône! au Rhône. _Fen dé brut! _À l'eau Tartarin!»

À l'eau Tartarin!... Quelle leçon d'histoire! Quelle page pour le
Mémorial! J'oubliais de dire que le juge Bonaric m'a rendu mon
registre saisi à bord du _Tomahawk. _Il l'a trouvé intéressant,
m'a même engagé à le continuer, et, à propos de certaines
locutions tarasconnaises qui s'y glissent de temps en temps, il
m'est venu comme ça en souriant dans ses favoris roux:

«Nous avions déjà le _Mémorial; _vous, c'est le _Méridional de
Sainte-Hélène.» _J'ai fait semblant de rire de son jeu de mots.

_Du 5 au 6 juillet. -- _La prison de ville, à Tarascon, est un
château historique, l'ancien château du roi René, qui se voit de
loin au bord du Rhône, flanqué de ses quatre tours.

Nous n'avons pas de chance avec les châteaux historiques. Déjà, en
Suisse, quand notre illustre Tartarin fut pris pour un chef
nihiliste et nous tous avec lui, on nous jeta dans le cachot de
Bonnivar, au château de Chillon.

Ici, il est vrai, c'est moins triste; on est en pleine lumière,
ventilé par le vent du Rhône, et il ne pleut pas comme en Suisse
ou à Port-Tarascon.

Mon cachot est très étroit: quatre murs de pierre crépie, un lit
de fer, une table et une chaise. Le soleil y entre par un
fenestron grillagé, à pic sur le Rhône.

C'est de là que, pendant la grande Révolution, les Jacobins ont
été précipités dans le fleuve, sur l'air fameux: _Dé brin o dé
bran, cabussaran..._

Et, comme le répertoire populaire ne change pas beaucoup, on nous
le chante à nous aussi, ce sinistre refrain. Je ne sais pas où ils
ont logé mon pauvre gouverneur; mais il doit entendre comme moi
ces voix qui montent, le soir, des bords du Rhône et il doit faire
d'étranges réflexions.

Encore si l'on nous avait mis l'un près de l'autre!... quoique, à
vrai dire, j'éprouve, depuis mon arrivée un certain soulagement à
être seul, à me reprendre.

L'intimité d'un grand homme est si fatigante à la longue! Il vous
parle toujours de lui et ne s'occupe jamais de ce qui vous
intéresse. Ainsi, sur le _Tomahawk, _pas une minute à moi, pas un
instant pour être auprès de ma Clorinde. Tant de fois je me disais
«Elle est là-bas!» Mais je ne pouvais m'échapper. Après dîner,
j'avais déjà la partie d'échecs du commodore, puis le reste du
jour Tartarin ne me lâchait plus, surtout depuis que je lui avais
fait l'aveu du Mémorial.» Écrivez ceci... N'oubliez pas de dire
cela...» Et des anecdotes sur lui, sur ses parents souvent, pas
très intéressantes.

Songez-vous que Las Cases a fait ce métier pendant des années!
L'Empereur le réveillait à six heures du matin, l'emmenait, à
pied, à cheval, en voiture, et sitôt en route:

«Vous y êtes, Las Cases?... Alors continuons... Quand j'eus signé
le traité de Campo-Formio...» Le pauvre confident avait ses
affaires, lui aussi, son enfant malade, sa femme restée en France,
mais qu'était cela pour l'autre qui ne songeait qu'à se raconter,
à s'expliquer devant l'Europe, l'Univers, la Postérité, tous les
jours, tous les soirs et pendant des années! C'est-à-dire que la
vraie victime de Sainte-Hélène n'a pas été Napoléon, mais Las
Cases. Moi, maintenant, ce supplice m'est épargné. Dieu m'est
témoin que je n'ai rien fait pour cela, mais on nous a mis à part
et j'en profite pour penser à moi, à mon infortune, qui est
grande, à ma Clorinde bien-aimée. Me croit-elle coupable?... Elle,
non; mais sa famille, tous ces Espazettes de l'Escudelle de
Lambesc?... Dans ce monde là, un homme sans titre est toujours
coupable. En tous cas je n'ai plus d'espoir qu'on m'accueille
jamais pour mari de Clorinde, déchu que je suis de mes grandeurs;
j'irai reprendre mon emploi entre les bocaux de Bézuquet, à la
pharmacie de la Placette... Et voilà la gloire!

_17 juillet. _- Une chose qui me fait inquiéter beaucoup, c'est
que personne ne vienne me voir dans ma prison. Ils m'en veulent
autant qu'à mon maître. Ma seule distraction, tout seulet dans ma
cellule, est de monter sur la table; j'arrive ainsi au fenestron,
et de là j'ai une vue merveilleuse entre les barreaux.

Le Rhône roule du soleil éparpillé parmi ses petites îles d'un
vert pâle que le vent ébouriffe. Le ciel est tout rayé du vol noir
des martinets; leurs petits cris se poursuivent, passant tout
contre moi ou tombant de très haut, et tout en bas se balance le
pont de fil de fer, si long, si mince, qu'on s'attend toujours à
le voir partir, envolé un chapeau.

Sur les bords du fleuve, des ruines de vieux châteaux, celui de
Beaucaire avec la ville à ses pieds, ceux de Courterolle, de
Vacquerie. Derrière ces gros murs, éboulés par le temps, il se
tenait autrefois des «cours d'amour», où les trouvères, les
félibres d'alors, étaient aimés par des princesses et des reines
qu'ils chantaient, comme Pascalon chante sa Clorinde. Mais quel
changement, pécaïre! depuis ces époques lointaines. À présent les
somptueux manoirs ne sont plus que des trous envahis de ronces; et
les félibres ont beau célébrer grandes dames et damoiselles, les
damoiselles se moquent joliment d'eux.

Une vue moins attristante est celle du canal de Beaucaire avec
tous ses bateaux peints en vert, en jaune, serrés en tas, et sur
les quais les taches rouges des militaires que je vois se promener
du haut de mon fenestron. Ils doivent être bien contents, les gens
de Beaucaire, de la mésaventure de Tarascon et de l'écroulement de
notre grand homme; car la renommée de Tartarin les offusquait, ces
orgueilleux voisins d'en face. Dans mon enfance, je me rappelle
quels _esbrouffes _ils faisaient encore avec leur foire de
Beaucaire. On y venait de partout, -- pas de Tarascon, par
exemple, le pont en fil de fer est si dangereux! -- C'était une
affluence énorme, plus de cinq cent mille âmes au moins, ensemble
sur le champ de foire!...

D'année en année tout cela s'est vidé. La foire de Beaucaire
existe toujours, mais personne n'y vient.

En ville on ne voit que des écriteaux: _À louer..., À louer...,
_et s'il arrive par hasard un voyageur, un représentant de maison
de commerce, l'habitant lui fait fête, on se l'arrache, le conseil
municipal va au-devant de lui, musique en tête. Finalement,
Beaucaire a perdu tout renom; tandis que Tarascon devenait
célèbre... Et grâce à qui, sinon à Tartarin?

Monté sur ma table, tout à l'heure, je regardais dehors en
songeant à ces choses. Le soleil disparu, la nuit venait, et tout
à coup, de l'autre côté du Rhône, un grand feu s'alluma sur la
tour du château de Beaucaire.

Il brûla longtemps, longtemps je le regardai, et il me sembla
qu'il avait quelque chose de mystérieux, ce feu, jetant un reflet
rougeâtre sur le Rhône, dans le grand silence de la nuit traversé
par le vol mou des orfraies. Qu'est-ce que cela peut être? Un
signal?

Est-ce que quelqu'un, quelque admirateur de notre grand Tartarin,
voudrait le faire évader?... C'est si extraordinaire, cette flamme
allumée tout en haut d'une tour en ruines et juste en face de sa
prison!

_18 juillet. -- _En revenant aujourd'hui de l'instruction, comme
la voiture cellulaire passait devant Sainte-Marthe, entendu la
voix, toujours impérieuse de la marquise des Espazettes qui criait
avec l'accent d'ici:

«Cloréïnde!... Cloréïnde!» et une voix douce, angélique, la voix
de ma bien-aimée, qui répondait «Mamain!»

Sans doute elle allait à l'église prier pour moi, pour l'issue du
procès.

Rentré dans ma prison, très ému... Écrit quelques vers provençaux
sur Le soir, à la même heure, toujours le même feu sur la tour de
Beaucaire. Il brille là-bas, dans la nuit, comme les bûchers qu'on
allume pour la Saint-Jean.

Évidemment, c'est un signal.

Tartarin, avec qui j'ai pu échanger deux mots à l'instruction dans
le couloir du juge, a vu comme moi ces feux à travers les barreaux
de sa geôle, et quand je lui ai dit ce que j'en pensais, que des
amis voulaient peut-être le faire évader comme Napoléon à Sainte-
Hélène, il a paru très frappé de ce rapprochement.

«Ah! vraiment, Napoléon à Sainte-Hélène..., on a essayé de le
sauver?»

Mais, après un moment de réflexion, il m'a déclaré qu'il n'y
consentirait jamais.

«Certes, ce n'est pas la descente des trois cents pieds de la tour
sur une échelle de corde, secouée la nuit par le vent du Rhône,
qui me ferait peur. Non, ne croyez pas cela, enfant!... Ce que je
redouterais le plus, c'est que j'aurais l'air de fuir
l'accusation: Tartarin de Tarascon ne s'évadera pas.»

Ah! si tous ceux qui hurlent sur son passage: «Au Rhône! Zou! au
Rhône!» avaient pu l'entendre!... Et on l'accuse d'escroquerie! On
a pu le croire complice de ce misérable duc de Mons!... Allons
donc!... Est-ce que c'est possible?...

Tout de même il ne le soutient plus, son duc, maintenant; il le
juge à sa véritable valeur, ce scélérat de Belge! On le verra bien
à sa belle défense, car Tartarin se défendra lui-même devant le
tribunal. Pour moi, je bégaye trop pour parler publiquement: je
serai défendu par Cicéron Franquebalme, et tout le monde sait
quelle incomparable logique de raisonnement il sait mettre dans
ses plaidoyers.

_20 juillet, soir. -- _Ces heures que je passe chez le juge
d'instruction sont bien douloureuses pour moi! Le difficile n'est
pas de me défendre, mais de le faire sans trop accabler mon pauvre
maître. Il a été si imprudent, il a eu tant de confiance en ce duc
de Mons! Et puis, avec l'eczéma intermittent de M. Bonaric, on ne
sait jamais si l'on doit craindre ou espérer; la maladie tourne
chez ce magistrat à l'idée fixe, furieux quand «ça se voit», bon
enfant quand «ça ne se voit pas».

Quelqu'un chez qui ça se voit, et ça se verra toujours, c'est le
malheureux Bézuquet, qui vivait autrefois très bien avec son
tatouage là-bas, dans les mers lointaines, mais maintenant, sous
le ciel tarasconnais, se dégoûte lui-même, ne sort plus, reste
terré tant qu'il peut au fond de son officine, où il combine des
herbages, des omelettes, et sert les clients sous un masque de
velours, comme un conjuré d'opéra-comique.

Il est à remarquer combien les hommes sont sensibles à tous ces
maux physiques, dartres, taches, eczémas; plus peut-être que les
femmes. De là sans doute la rancune de Bézuquet contre Tartarin,
cause de tous ses maux.

_24 juillet -- _Appelé de nouveau hier devant M. Bonaric, je
crois que c'est la dernière fois. Il m'a montré une bouteille
trouvée dans les îles par un pêcheur du Rhône, et m'a fait lire
une lettre que renfermait cette bouteille:

«_Tartarin. -- Tarascon. -- Prison de ville. -- Courage! Un ami
veille de l'autre côté du pont. Il passera quand le moment sera
venu._

«UNE VICTIME DU DUC DE MONS.»

Le juge m'a demandé si je me rappelais avoir déjà vu cette
écriture. J'ai répondu que je ne la connaissais pas; et, comme il
faut toujours dire le vrai, j'ai ajouté qu'une première fois on
avait tenté ce genre de correspondance avec Tartarin: qu'avant
notre départ de Tarascon une bouteille toute semblable lui était
parvenue avec une lettre, sans qu'il y eût attaché d'importance,
ne voyant là que l'effet d'une plaisanterie. Le juge m'a dit
«C'est bien.» Et là-dessus, comme toujours:

«Vous pouvez vous retirer.»

_26 juillet. -- _L'instruction est terminée, on annonce le
procès comme très prochain. La ville est en ébullition. Les débats
commenceront vers le 1er août. D'ici là, je ne vais pas dormir. Il
y a longtemps d'ailleurs que je n'ai plus guère de sommeil, dans
cette étroite logette brûlante comme un four. Je suis obligé de
laisser le fenestron ouvert: il entre des nuées de moustiques et
j'entends les rats qui grignotent dans tous les coins.

Ces jours derniers, j'ai eu plusieurs entrevues avec Cicéron
Franquebalme. Il m'a parlé de Tartarin avec beaucoup d'amertume;
je sens qu'il lui en veut de ne pas lui avoir confié sa cause.
Pauvre Tartarin, il n'a personne pour lui!

Il parait qu'on a renouvelé tout le tribunal. Franquebalme m'a
donné les noms des juges: Président, Mouillard; assesseurs,
Beckmann et Robert du Nord. Pas d'influences à faire agir. Ces
messieurs ne sont pas d'ici, me dit-on. D'ailleurs leurs noms
semblent l'indiquer.

Pour je ne sais quel motif, on a disjoint de la poursuite dirigée
contre nous les deux chefs d'accusation relatifs au délit
d'homicide par imprudence et à l'infraction des lois sur
l'émigration. Cités à comparoir: Tartarin de Tarascon, le duc de
Mons -- mais ça m'étonnerait bien qu'il comparoisse! -- et Pascal
Testanière dit Pascalon.

_31 juillet. -- _Nuit de fièvre et d'angoisse. C'est pour
demain. Resté au lit très tard.

Seulement la force d'écrire sur la muraille ce proverbe
tarasconnais que j'ai entendu si souvent dire à Bravida, qui les
savait tous:

_Rester au lit sans dormir,_
_Attendre sans voir venir,_
_Aimer sans avoir plaisir,_
_Sont trois choses qui font mourir_


Chapitre IV

_Un procès dans le Midi. _- _Dépositions contradictoires. _-
_Tartarin jure devant Dieu et devant les hommes. _- _Les brodeurs
de Tarascon. _- _Rugimabaud mangé par le requin. _- _Un témoin
inattendu._


Ah! _boufre _non, qu'ils n'étaient pas d'ici, les juges du pauvre
Tartarin. Il n'y avait, pour s'en convaincre, qu'à les voir par
cette flamboyante après-midi d'août où se plaidait l'affaire du
Gouverneur dans la grand'salle du palais de justice, pleine à
faire craquer les murs.

Le mois d'août à Tarascon, je vous dirai, est le mois de la lourde
chaleur. Il y fait chaud comme en Algérie, et les précautions
contre l'ardeur du ciel sont les mêmes que dans nos villes
d'Afrique: la retraite dans les rues avant midi, les casernes
consignées, les auvents mis à toutes les boutiques. Mais le procès
de Tartarin avait changé ces habitudes locales, et l'on imagine
aisément la température que devait atteindre cette salle
d'audience bondée de monde, avec les dames à falbalas et à
panaches empilées sur les tribunes du fond.

Deux heures sonnaient au jaquemart du palais; et par les hautes
fenêtres larges ouvertes, devant lesquelles descendaient de longs
rideaux jaunes formant stores, entrait, avec les battements de la
lumière réverbérée, le bruit assourdissant des cigales sur les
alisiers et les platanes du Cours, -- gros arbres à feuilles
blanches, à feuilles de poussière, -- les rumeurs de la foule
restée dehors, les cris des marchands d'eau, comme aux arènes les
jours de courses:

«Qui veut boire? L'eau est fraîche!...»

Vraiment il fallait être de Tarascon pour résister à la chaleur
qu'il faisait là-dedans, une de ces chaleurs où même un condamné à
mort se serait endormi pendant le prononcé de sa sentence. Aussi
les plus écrasés dans la salle étaient-ils les trois juges, tous
étrangers à ce brûlant Midi. Le président Mouillard, un Lyonnais,
comme un Suisse de France, l'air austère, tête longue, chenue et
philosophique, donnant envie de pleurer rien qu'à le regarder,
puis ses deux assesseurs, Beckmann qui arrivait de Lille, et
Robert du Nord, d'encore bien plus haut.

Dès le commencement des débats, ces trois messieurs étaient tombés
malgré eux dans une vague torpeur, les yeux fixés sur les grands
carrés de lumière découpés derrière les rideaux jaunes, et pendant
l'interminable appel des témoins, au nombre de deux cent cinquante
au moins, et tous à charge, ils avaient fini par s'endormir tout à
fait.

Les gendarmes, qui n'étaient pas du Midi davantage et à qui l'on
avait eu la cruauté de laisser leurs lourdes buffleteries,
dormaient aussi. Sans doute ce sont là de mauvaises conditions
pour rendre la vraie justice. Heureusement que les magistrats
avaient étudié l'affaire d'avance, sans cela ils n'y auraient
jamais rien compris, n'entendant, dans leur inattentive
somnolence, que le bruit des cigales et un confus bourdonnement de
mouches et de voix.

Après le défilé des témoins, le substitut Bompard du Mazet
commença la lecture de l'acte d'accusation.

Du plein Midi, celui-là, par exemple! un tout petit velu, chevelu,
bedonnant, une barbe en copeaux noirs, des yeux sortis comme d'un
coup de pouce et tout sanglants dans un teint de vésicatoire, une
voix de cuivre qui vous crachait du métal dans les oreilles; et
une mimique, et des bonds!... La gloire du parquet tarasconnais.
On faisait des lieues pour l'entendre; mais, cette fois, ce qui
pimentait son réquisitoire, c'était la parenté de l'orateur avec
le fameux Bompard, une des premières victimes de l'affaire de
Port-Tarascon.

Jamais accusateur ne se montra plus acharné, plus passionné moins
juste, moins partial; c'est ce qu'on aime à Tarascon, tout ce qui
vibre, tout ce qui vous monte!...

Comme il le secouait le pauvre Tartarin, assis avec son secrétaire
entre deux gendarmes! Quelle loque, sous ses crocs baveux,
devenait tout ce passé de gloire!

Pascalon, éperdu, honteux, se cachait la tête dans ses mains; mais
Tartarin, lui, très calme, écoutait, le front droit, les yeux
clairs, sentant sa journée finie, l'heure venue du grand déclin,
sachant qu'il y a des lois naturelles de grandeur comme de
pesanteur, et résigné à les subir toutes, pendant que Bompard du
Mazet, de plus en plus insultant, le représentait comme un
vulgaire escroc abusant d'une renommée illusoire, de lions peut-
être jamais tués, d'ascensions peut-être jamais faites,
s'associant à un aventurier, à un inconnu, à ce duc de Mons que la
justice ne retrouvait même pas devant elle. Et il faisait Tartarin
plus scélérat encore que ce duc de Mons, qui du moins n'exploitait
pas ses compatriotes, tandis que lui avait spéculé sur les
Tarasconnais, les avait volés, jugulés, réduits à aller aux
portes, à fouiller les balayures pour y chercher leur pain.»

Qu'attendre, d'ailleurs, messieurs de la Cour, qu'attendre d'un
homme qui a tiré sur la Tarasque, sur la mère-grand?...»

À cette péroraison, des sanglots patriotiques roulèrent dans les
tribunes; des hurlements leur répondaient de la rue, où la voix du
substitut était arrivée, fracassant portes et fenêtres; et lui-
même, bouleversé par ses propres accents, se mit à larmoyer, à
gargouiller si fort que les juges se réveillèrent en sursaut.
Croyant que toutes les gouttières et chêneux du palais crevaient
sous une pluie d'orage.

Bompard du Mazet avait parlé pendant cinq heures.

À ce moment, bien que la chaleur tût encore écrasante, un petit
vent frais du Rhône commençait à gonfler les rideaux jaunes des
fenêtres. Le président Mouillard ne se rendormit plus;
nouvellement installé dans le pays, la stupeur où le plongeait la
fougue inventive des Tarasconnais suffit largement à le tenir
éveillé.

Tartarin le premier donna le signal de cette naïve et délicieuse
imposture qui est comme l'arôme, le bouquet de l'endroit.

À un passage de son interrogatoire, que nous croyons devoir
raccourcir, il se leva brusquement et, la main tendue:

«Devant Dieu et devant les hommes, je jure que je n'ai pas écrit
cette lettre.»

Il s'agissait d'une lettre envoyée par lui de Marseille à
Pascalon, rédacteur de la _Gazette, _pour l'émoustiller, l'exciter
à des inventions plus fertiles, plus abondantes.

Non, mille fois non, l'accusé n'avait pas écrit cela; il se
débattait, protestait.

«Peut-être, je ne dis pas, le sieur de Mons, non comparant...» Et
comme il sifflait entre ses lèvres dédaigneuses ce «non
comparant»!

Le président alors:

«Faites passer cette lettre à l'accusé.»

Tartarin la prit, la regarda et répondit très simplement:

«C'est vrai, c'est bien mon écriture. Cette lettre est de moi, je
ne m'en rappelais pas.»

Il y avait de quoi faire pleurer des tigres!

Un moment après, le même épisode avec Pascalon, à propos d'un
article de la Gazette racontant la réception à l'hôtel de ville de
Port-Tarascon des passagers de la _Farandole _et du _Lucifer par
_les indigènes, le roi Négonko et les premiers occupants de l'île,
avec une description très détaillée de l'hôtel de ville.

La lecture de cet article soulevait à chaque mot dans la salle
d'inextinguibles fous rires coupés de cris d'indignation; Pascalon
lui-même se révoltait, protestait de son banc, à tour de bras: ce
n'était pas de lui, jamais de la vie il n'aurait pu signer de si
énormes invraisemblances.

On lui mit sous les yeux l'article imprimé, illustré d'images
faites sur ses indications, signé de son nom, de plus son propre
texte retrouvé à l'imprimerie Trinquelague.

«C'est écrasant dit alors le malheureux Pascalon, les yeux en
boule, ça m'était complètement sorti de la tête.»

Tartarin prit la défense de son secrétaire:

«La vérité, monsieur le président, c'est que, croyant aveuglément
à toutes les histoires du sieur de Mons, non comparant...

-- Il a bon dos, le sieur de Mons, interrompit férocement le
substitut.

-- Je donnais à ce malheureux enfant, continua Tartarin, l'idée de
l'article à faire en lui disant «Brodez là-dessus.» Et il brodait.

-- C'est vrai que je n'ai jamais fait que bro... broder...,»
bégaya timidement Pascalon.

Ah! des brodeurs, il allait en voir, le président Mouillard, en
interrogeant les témoins, tous de Tarascon, tous inventifs,
démentant aujourd'hui ce qu'ils avaient affirmé la veille.

«Mais vous l'avez dit à l'instruction.

-- Moi, j'ai dit ça? ah! vrai... Je n'en ai pas ouvert la bouche.

-- Mais vous avez signé.

-- Signés?... Pas plus...

-- Voici votre signature.

-- C'est, pardi, vrai... Eh! bien, monsieur le président, personne
de plus surpris que moi.»

Et pour tous c'était ainsi, aucun ne se rappelait. Les juges
restaient effarés, hagards, devant ces contradictions, ces
apparences de mauvaise foi, ne sachant pas, ces froids hommes du
Nord, faire la part de l'invention et de la fantaisie des pays de
lumière.

Un des plus extraordinaires fut Costecalde. Racontant qu'il avait
été chassé de l'île, forcé d'abandonner sa femme et ses enfants
par les exactions de Tartarin le tyran. Il fallait entendre le
drame de la chaloupe, les morts effrayantes et successives de ses
malheureux compagnons; Rugimabaud, qui nageait près de la barque
pour se donner un peu de fraîcheur au corps, brusquement entraîné
par un requin, coupé en deux.

«Ah! le sourire de mon ami... je le vois encore; il me tendait les
bras, j'allais à lui, tout à coup sa figure se crispe, il
disparaît, et plus rien... rien qu'un rond de sang qui
s'élargissait sur l'eau.» Et il faisait un grand rond devant lui
avec sa main crispée, tandis que de ses yeux tombaient des larmes
grosses comme des pois chiches.

En entendant le nom de Rugimabaud, les deux juges Beckmann et
Robert du Nord, depuis un moment réveillés, se penchèrent vers le
président, et dans l'unanime explosion de sanglots causée par le
récit de Costecalde on voyait les trois toques noires dodelinant
de l'une à l'autre. Puis le président Mouillard s'adressa au
témoin:

«Vous dites que Rugimabaud a été mangé sous vos yeux par un
requin? Mais le tribunal vient d'entendre comme cité à charge un
certain Rugimabaud débarqué de ce matin...; ne serait-ce pas le
même que celui de la chaloupe?...

-- Mais si, parfaitement..., c'est moi, je suis le même...,» clama
l'ancien sous-directeur aux cultures.

«Tiens, Rugimabaud est ici, fit Costecalde pas plus troublé. Je ne
l'avais pas vu, c'est la première nouvelle.»

Une toque noire observa:

«Il n'aurait donc pas été mangé comme vous venez de le dire?

-- C'est que j'aurai confondu avec Truphénus...

-- Boufre! Mais je suis là, moi aussi, je n'ai pas été mangé...,»
protesta la voix de Truphénus.

Et Costecalde, qui commençait à s'impatienter:

«Enfin, que ce soit l'un ou l'autre, je sais toujours qu'il y en a
eu un de dévoré par un requin, j'ai vu le rond.»

Là-dessus, il continua sa déposition, comme si rien ne s'était
passé.

Avant qu'il quittât la barre, le président voulut savoir à combien
se montait, selon lui, le nombre des victimes. Le témoin répondit:

«_Crante _mille au moins», ce qui est la façon, là-bas, de
prononcer quarante mille.

Or, comme les registres de la colonie constataient qu'il n'y avait
jamais eu plus de quatre cents habitants dans l'île, on se figure
l'effarement du président Mouillard et de ses juges. Ils en
suaient à pleins seaux, les malheureux, n'ayant jamais ouï débats
pareils, dépositions aussi extravagantes. Ce n'était sur ce banc
des témoins que démentis farouches, brusques interruptions; des
gens qui bondissaient, s'arrachaient les mots de la bouche, à
croire que la bouche allait venir avec; et des grincements de
dents, et des rires démoniaques! Un procès fantastique, tragi-
comique, où il n'était question que de Tarasconnais mangés, noyés,
cuits, rôtis, bouillis, dévorés, tatoués, hachés en petits
morceaux, se retrouvant là tous sur le même banc, bien portants,
leurs membres au complet, sans une dent de moins, pas même une
éraflure.

Les deux ou trois qui manquaient encore à l'appel, on les
attendait d'une minute à l'autre, ils devaient avoir eu la même
veine que leurs compagnons, et c'est pour cela que le juge
d'instruction Bonaric, plus au fait des moeurs de ses
compatriotes, avait engagé le président à laisser de côté la
question d'homicide par imprudence.

Cependant le défilé des témoins continuait, de plus en plus
bruyant et cocasse.

Dans la salle, le public prenait parti, conspuait, applaudissait,
riant sans peur ni vergogne au nez du président, qui menaçait à
chaque instant de faire évacuer le prétoire, mais, tout ahuri lui-
même par tant de vacarme et d'incohérence, ne faisait rien évacuer
du tout et, les coudes sur la table, prenait à deux mains sa tête
près d'éclater.

Dans une embellie relative, Robert du Nord, un grand vieux mince,
aux lèvres ironiques entre deux longues floches de favoris blancs,
dit en se renversant, la toque sur l'oreille:

«En somme, dans tout cela, je ne vois guère que la Tarasque qui ne
soit pas revenue»

Le substitut Bompard du Mazet se dressa brusquement, sorti de sa
boite comme un diable:

«Et mon oncle?...

-- Et Bompard?» fit la salle en écho.

Le substitut continua de sa voix d'ophicléide:

«Je ferai remarquer au tribunal que mon oncle Bompard a été une
des premières victimes. Si j'ai eu la discrétion de ne pas parler
de lui dans mon réquisitoire, il n'en est pas moins vrai que
celui-là du moins n'est pas revenu, qu'il ne reviendra jamais...

-- Pardon, monsieur le substitut, interrompit le président, mais
voici justement un M. Bompard qui me fait passer sa carte et
demande à être entendu... Est-ce le vôtre?»

C'était le sien, Bompard (Gonzague).

Ce nom, si connu de tous les Tarasconnais, souleva un immense
tumulte. Public, témoins, accusés, tout le monde était debout,
montait sur les bancs, se penchait, criait, cherchait à voir,
haletant d'impatience et de curiosité. Devant cette agitation, le
président Mouillard ordonna une suspension d'audience de quelques
minutes, dont on profita pour emporter une douzaine de gendarmes
évanouis, demi-morts de chaleur et d'ahurissement.


Chapitre V

_Bompard a passé le pont. -- Histoire d'une lettre à huit cachets
rouges. -- Bompard en appelle à tout Tarascon, qui ne répond pas.
-- _«_Mais lisez-la donc, cette lettre, coquin de sort!» -
Menteurs du Nord et menteurs du Midi._


«C'est lui, c'est Gonzague!... _Vé! Vé!_

-- Comme il a forci!

-- Qu'il est blafard!

-- Il semble un Teur (Turc).»

Depuis si longtemps qu'ils ne l'avaient vu, nos Tarasconnais le
reconnaissaient à peine, ce brave Bompard si maigre autrefois avec
sa tête de Palikare moustachu, ses yeux de chèvre folle; gras
maintenant, _boudenfle, _comme ils disent, mais la même moustache,
les mêmes yeux délirants dans sa face élargie et bouffie.

Sans regarder ni à droite ni à gauche, il s'avança derrière
l'huissier jusqu'à la barre.

Demande:

«C'est bien vous Gonzague Bompard?

-- À dire le vrai, monsieur le président, j'en doute presque quand
je vois -- geste emphatique de Bompard vers le banc des accusés --
quand je vois, dis-je, sur ce banc d'infamie notre gloire la plus
pure, quand j'entends conspuer dans cette enceinte l'honneur et la
probité mêmes...

-- Merci, Gonzague,» fit de sa place Tartarin étranglé d'émotion.

Il avait supporté sans broncher toutes les injures, mais la
sympathie de son vieux camarade lui crevait le coeur, lui faisait
monter les larmes comme à un enfant sur lequel on s'apitoie.
Bompard reprit:

«Va, mon vaillant concitoyen, tu n'y moisiras pas sur ton sale
blanc, et j'apporte ici la preuve..., la preuve...»

Il cherchait dans ses poches, tirait une pipe de Marseille, un
couteau, un vieux silex, un briquet, un peloton de ficelle, un
mètre, un baromètre, une boîte homéopathique, et posait ces objets
l'un après l'autre sur la table du greffier.

«Voyons, témoin Bompard, quand vous aurez fini!» dit le président
impatienté.

Et le substitut Bompard du Mazet:

«Allons, mon oncle, dépêchons-nous.»

L'oncle se retourna vers lui:

«Ah! oui, je t'engage, toi, après tout ce que tu t'es permis de
dire à notre pauvre ami!... Attends un peu que je te déshérite!
Scélérat!»

Le neveu resta froid sous cette menace, et l'oncle, toujours en
quête dans ses poches, étalant devant lui toute une collection
d'objets fantastiques, trouva à la fin ce qu'il cherchait une
grande enveloppe scellée de cinq cachets rouges.

«Monsieur le président, voici un document duquel il appert que le
duc de Mons est le dernier des drôles, des galériens, des...» Les
gros mots allaient venir. Le président l'interrompit:

«C'est bon, donnez le document.»

Il ouvrit la lettre mystérieuse et, après l'avoir lue, la
communiqua à ses deux assesseurs, qui mirent leur nez dessus,
l'épluchèrent soigneusement, sans rien laisser voir de leurs
impressions. De vrais juges du Nord, pardi! fermés, cadenassés.

Qu'y avait-il dans cette coquine de lettre? Avec ces types-là, il
était difficile de s'en faire une idée.

Les assistants se haussaient, se penchaient, regardant de loin,
les mains en abat-jour; on s'interrogeait jusqu'au fond des
tribunes:

«_Qu'es aco? _qu'est-ce que, diable, ça peut être?»

Et comme tous les incidents de l'audience gagnaient le dehors,
grâce aux fenêtres et aux portes restées ouvertes, une grande
rumeur montait sur le cours, des clameurs confuses, le
frémissement d'une houle de mer lorsqu'il se lève jolie brise.

Pour le coup, les gendarmes ne dormaient plus, les mouches en
grappes au plafond se réveillaient, elles aussi, et la fraîcheur
du soir pénétrant dans la salle, avec l'épouvante des courants
d'air particulière aux Tarasconnais, ceux qui étaient près des
fenêtres demandaient à grands cris qu'on fermât, «qu'il y avait de
quoi prendre le mal de la mort».

Pour la centième fois le président Mouillard glapit:

«Un peu de silence, ou je fais évacuer», et l'interrogatoire
continua:

«D. Témoin Bompard, comment cette lettre est-elle venue entre vos
mains et à quel moment?

R. Au départ de la _Farandole, _à Marseille, le duc, ou soi-disant
duc de Mons, me remit donc mes pouvoirs de gouverneur provisoire
de Port-Tarascon, et en même temps il me glissa ce pli, fermé de
cinq cachets rouges bien qu'il n'y eût pas d'argent dedans. J'y
trouverais, disait-il, ses dernières instructions, et il me
recommandait bien de ne l'ouvrir que devant une quelconque des
îles de l'Amirauté par je ne sais quel degré de latitude et de
longitude. Du reste c'est marqué sur l'enveloppe, vous pouvez
voir...

D. Oui, oui, je vois,... Et alors?

R. Alors, monsieur le président, voilà que je fus pris de cette
maladie subite, qu'on a dû vous dire, et même contagieuse et
_cangreneuse _et tout, et qu'on fut obligé de me descendre
agonisant au Château -- d'If. Une fois à terre, je me tordais de
douleur, toujours la lettre dans ma poche, car j'avais oublié, au
milieu de mes souffrances, de la donner à Bézuquet en lui
repassant les pouvoirs.

D. Un oubli regrettable... Et ensuite?

R. Ensuite, monsieur le président, quand je fus un peu mieux, que
je pus me lever et reprendre mes habillements, pas encore bien
solide -- ah! si vous aviez vu ce que je semblais!... -- un jour
j'envoyai la main à la poche, par hasard... Té! la lettre aux
cachets rouges...» Le président, d'un ton sévère:

«Témoin Bompard, ne serait-il pas plus conforme à la vérité de
dire que cette lettre. Destinée à n'être décachetée qu'à quatre
mille lieues de France, vous avez préféré l'ouvrir tout de suite
et en plein port de Marseille pour savoir ce qu'il y avait dedans,
et qu'en lisant son contenu vous avez reculé devant les
responsabilités énormes qui vous incombaient?

-- Vous ne connaissez pas Bompard, monsieur le président. J'en
appelle à Tarascon tout entier, ici présent.»

Un silence de tombe accueillit cet effet oratoire. Surnommé
«l'Imposteur» par ses concitoyens, qui ne sont pourtant pas très
scrupuleux en fait de véracité, Bompard montrait vraiment un fier
toupet de les appeler en témoignage; aussi, Tarascon interrogé ne
répondit rien. Lui, sans s'émouvoir:

«Vous voyez, monsieur le juge..., qui ne dit mot consent...» Et,
reprenant son récit:

«Pour lors, quand je retrouvai la lettre, Bézuquet, parti depuis
des semaines, était trop loin pour que je la lui passe; je me
décidai donc à en prendre connaissance, et vous pensez mon
horrible situation» Très horrible aussi était la situation de
l'auditoire, qui ne savait toujours pas ce que contenait cette
lettre restée sur le bureau du tribunal et dont on parlait tout le
temps.

Et chacun de tendre le cou; mais, de si loin, on ne pouvait rien
voir que les grands cachets rouges, hypnotisants, de l'enveloppe,
qui, de minute en minute, semblait grandir, devenait énorme.
Bompard continua:

«Que faire, je vous demande, après avoir pris communication de ces
horreurs?

«Rattraper la _Farandole _à la nage? J'y ai songé un moment, puis
j'ai douté de mes forces. Empêcher le _Tutu-panpan _de partir en
révélant à mes compatriotes ce pli abominable; doucher leur
enthousiasme de ce grand jet d'eau froide? Mais je me fusse fait
lapider. Enfin, que voulez-vous, je me suis donné peur... Je n'ai
pas même osé me montrer à Tarascon dans mon embarras de savoir que
dire. C'est alors que je vins me cacher en face, à Beaucaire, d'où
je pouvais tout voir sans être vu. J'y cumulais deux positions
celle de gardien du champ de foire et de conservateur du château.
J'avais des loisirs, vous pensez. Du haut de la vieille tour, avec
une bonne lunette, je regardais de l'autre côté du Rhône
l'agitation de mes concitoyens qui se préparaient au départ. Et je
me rongeais, je me désolais... Je leur tendais les bras; je leur
criais de loin comme s'ils avaient pu m'entendre: «Arrêtez!..., Ne
partez pas!...» J'ai même essayé de les prévenir par bouteille...
Dites-le, Tartarin, dites à ces messieurs que j'essayai de vous
prévenir.

-- Je l'atteste, fit Tartarin du banc d'infamie.

-- Ah! ce que j'ai souffert, monsieur le président, quand j'ai vu
le _Tutu-panpan _partir pour le pays des chimères!... Mais j'ai
souffert bien plus encore quand ils sont revenus, quand j'ai su
qu'en face de moi gémissait dans les fers, sur la paille comme un
tas de sorbes, mon illustre compatriote Tartarin. Le savoir dans
cette tour faussement accusé!...

«Différemment vous me direz que j'aurais dû faire plus tôt la
preuve de son innocence; mais quand on s'est enfoncé dans une
mauvaise route, c'est le diable pour se remettre en bon chemin.
J'avais commencé par ne rien dire, c'était de plus en plus
difficile de parler, sans compter la peur du pont, ce terrible
pont qu'il fallait passer.

«Pas moins que je l'ai passé, ce pont du diable, je l'ai traversé
ce matin par une bourrasque épouvantable, obligé de marcher à
quatre pattes, comme à on ascension du mont Blanc. Vous vous
rappelez, Tartarin?

-- Si je me rappelle répondit Tartarin tristement, avec le regret
des heures glorieuses.

-- Ce qu'il tanguait, ce pont! ce qu'il m'a fallu d'héroïsme!...
Mais je n'aime pas me vanter. Finalement me voilà, et cette fois
je rapporte, la preuve, la preuve irréfutable...

-- Irréfutable, croyez-vous? fit Mouillard de sa voix tranquille.
Qui nous garantit que cette étrange lettre, oubliée si longtemps
dans votre poche, soit bien du duc de Mons ou soi-disant tel?
C'est que vous me paraissez sujets et à caution, vous autres
Tarasconnais! Tout ce que j'entends de menteries depuis sept
heures...»

Un sourd grognement de fauves en cage roula dans la salle, dans
les tribunes jusque sur le Tour-de-Ville.

Tarascon n'était pas content et protestait. Gonzague Bompard, lui,
se contenta de sourire ineffablement.

«En ce qui me concerne, monsieur le président, vous dire que je
n'exagère pas toujours un peu lorsque je parle, qu'on pourrait
faire de moi le directeur du bureau _Veritas, _je_ n'irai pas
jusque-là; mais, tenez, adressez-vous à celui-ci -- il désignait
Tartarin; -- comme véracité, c'est encore ce que nous avons de
mieux à Tarascon.»

Il ne fallut pas longtemps à Tartarin pour reconnaître l'écriture
et la signature du sieur de Mons, écriture et signature
malheureusement trop pratiquées de lui; puis, tout debout, tourné
vers le tribunal, brandissant d'une main rageuse le terrible
mystère aux cinq cachets rouges:

«À mon tour, monsieur le président, armé de cette élucubration
cynique, je vous adjure de reconnaître que tous les imposteurs ne
sont pas du Midi. Ah! vous nous appelez menteurs, nous autres de
Tarascon. Mais nous ne sommes que des gens d'imagination et de
paroles débordantes, des trouveurs, des brodeurs, des
improvisateurs féconds, ivres de sève et de lumière, qui se
laissent prendre eux-mêmes à leurs inventions stupéfiantes et
ingénues.
Quelle différence avec vos menteurs du Nord, sans joie ni
spontanéité, qui ont toujours un but, une visée scélérate, comme
le signataire de cette lettre! Oui, certes, on peut le dire, en
fait de mensonge, quand le Nord s'en mêle, le Midi ne peut pas lui
tenir pied!...»

Parti sur ce thème, devant un public tarasconnais, Tartarin aurait
dû enlever la salle. Mais c'était fini du pauvre grand homme et de
sa popularité. Personne ne l'écoutait plus. On n'en avait qu'à
cette mystérieuse missive qu'il agitait au bout de son bras.

L'infortuné voulait parler encore, on ne le lui permit pas. De
tous côtés des cris partaient:

«La lettre!..., la lettre!...

-- Enlevez-le, zou!

-- Qu'il lise la lettre!»

Cédant lui-même à la volonté de la foule, le président Mouillard
prononça:

«Greffier, donnez lecture de la pièce.»

Un immense «Ah» de soulagement; et, dans le silence qui suivit,
rien que le bourdonnement des mouches d'août et le _cra-cra _des
cigales qui rythmait le battement des poitrines haletantes.

Le greffier commença en nasillant:

«À monsieur Gonzague Bompard, Gouverneur provisoire de la colonie
de Port-Tarascon, pour être ouvert par 144° 30' longitude Est, en
face les îles de l'Amirauté.

_Mon cher monsieur Bompard,_
_ _
_Il n'est si bonne plaisanterie qui ne doive prendre fin._

_Virez de bord tout de suite et rentrez tranquillement chez vous
avec vos Tarasconnais._

_Il n'y a pas d'île, pas de traité, pas de Port-Tarascon, ni
d'ares, ni d'hectares, ni de distilleries, ni de sucreries, ni de
rien du tout... Seulement une excellente opération financière qu
m'a valu quelques millions, à cette heure soigneusement mis à
l'abri ainsi que mon auguste personne._

_En définitive, une jolie tarasconnade que vos compatriotes et
leur illustre chef Tartarin voudront bien me pardonner puisqu'elle
les a distraits, occupés, et leur a rendu le goût de leur
délicieuse petite ville, qu'ils avaient perdu._

DUC DE MONS. _Pas plus duc qu'il n'est de Mons. À peine des
environs._

Cette fois, le président eut beau menacer de faire évacuer la
salle, rien ne put contenir les hurlements, les rugissements, qui
éclatèrent, gagnèrent la rue, le cours, l'esplanade, remplirent
toute la ville. Ah! le Belge, le sale Belge, si on l'avait tenu,
comme on le lui aurait fait, le coup du fenestron, la tête la
première dans le Rhône!

Hommes, femmes, enfants, tous s'en mêlaient, et c'est au milieu de
ce charivari épouvantable que le président Mouillard prononça
l'acquittement de Tartarin et de Pascalon, au grand désespoir de
Cicéron Franquebalme, obligé de rentrer, d'avaler son discours,
ses _verum enim vero, _ses _parce que du parce qu'est-ce, _tout le
ciment romain de son plaidoyer monumental. L'audience se vidait,
le public se répandait par les rues, sur le Tour-de-Ville, places
et placettes, continuant de vomir sa colère en vociférations:

«Belge!... sale Belge!... Menteur du Nord!... Menteur du Nord!»


Chapitre VI

_SUITE ET FIN DU MÉMORIAL DE PASCALON._


_8 octobre. _En même temps que ma position à la pharmacie
Bézuquet, j'ai reconquis l'estime de mes concitoyens et retrouvé
l'existence tranquille d'autrefois, sur la Placette, entre les
deux bocaux jaune et vert de la devanture, avec cette différence
que Bézuquet se tient maintenant au fond de la boutique, comme si
c'était lui l'élève, et fait aller le pilon dans le morceau de
marbre, broyant ses drogues avec une colère! De temps en temps il
s'interrompt pour tirer une petite glace de sa poche et regarder
son tatouage. Malheureux Ferdinand! ni pommades ni cataplasmes,
rien n'y fait, pas même la petite «soupe à l'ail» conseillée par
le docteur Tournatoire. Il en a pour la vie, de ces infernales
enluminures.

Moi, cependant, je paquète, j'étiquète, je débite l'aloès et
l'»épicacoine», je fais la causette avec le client, je m'amuse de
tout ce qui se raconte en ville. Les jours de marché il nous vient
beaucoup de monde le mardi et le vendredi, la pharmacie ne
désemplit pas. Depuis que les vignes vont mieux, nos paysans se
sont remis à se droguer, à se poutringuer. Ils adorent cela, dans
la banlieue de Tarascon; pour eux, se purger c'est une fête. Le
reste de la semaine, on est au calme, la sonnette de la boutique
tinte rarement. Je passe mon temps à regarder les inscriptions des
grands flacons de verre et de faïence blanche, rangés sur les
étagères: _sirupus gummi, assa foetida, et le
  _inscrit en grec au-dessus du comptoir entre
deux serpents.

Après tant d'agitations, tant d'aventures, ce grand repos de ma
vie ne me déplait pas.

Je prépare un volume de vers provençaux, _Li Gingourlo (Les
Jujubes). _Dans le Nord on ne connaît les jujubes que comme
produit pharmaceutique; ici ces fruits du jujubier sont de petites
olives rouges, croquantes et charmantes, sur un arbre au feuillage
clair. Je réunirai dans ce volume mes paysages, mes vers
d'amour...

Pécaïre! je la vois quelquefois passer, ma Clorinde, longue et
souple, sautillant sur les cailloux pointus de la Placette, ce
qu'elle appelait là-bas «son pas du kanguroo»; elle va à la
seconde messe, son livre d'heures à la main suivie de la femme
Alric, qui _échelait _toujours les toits et qui depuis le retour à
Tarascon est passée du service de Mlle Tournatoire à celui de ces
dames des Espazettes. Pas une fois Clorinde ne regarde vers la
pharmacie. Rentré chez Bézuquet, je n'existe plus pour elle.

La ville a repris son aspect tranquille, réinstallé. On se promène
sur le cours, sur l'esplanade; le soir on va au cercle, à la
comédie. Tout le monde est revenu, à l'exception du Père
Bataillet, resté aux Philippines, pour y fonder une nouvelle
communauté de Pères-Blancs. Ici le couvent de Pampérigouste s'est
rouvert un tout petit peu, le Révérend Père Vézole (Dieu soit
loué!) y est rentré avec quelques autres révérends, et les cloches
ont recommencé de sonner tout doucement, une par une; nous n'en
sommes pas encore au plein carillon, mais on le devine tout
proche.

Qui se douterait que tant d'événements se sont passés! Comme tout
cela est déjà loin, et que la race tarasconnaise est facilement
oublieuse! Il n'y a qu'à voir nos chasseurs, le marquis des
Espazettes en tête, partir tout flambants neufs le dimanche matin,
avec la même ardeur, à l'espère d'un gibier qui n'existe pas.

Moi, le dimanche, après déjeuner, je vais rendre mes devoirs à
Tartarin. Voilà bien, en haut du cours, la maison aux persiennes
vertes, les boites des petits décrotteurs devant la grille; mais
tout est fermé, tout est silencieux, je pousse la porte... je
trouve le héros dans son jardin, tournant, les mains derrière le
dos, autour du bassin aux poissons rouges, ou dans son cabinet au
milieu des kriss et des flèches empoisonnées. Il ne les regarde
seulement plus, ses chères collections. Le cadre est toujours le
même, mais que l'homme a changé! Ils ont eu beau l'acquitter, le
grand homme se sent déchu, déboulonné, il a perdu son socle, et
c'est ce qui le rend triste.

Nous causons. Le docteur Tournatoire vient quelquefois; il apporte
sa bonne humeur et ses plaisanteries à la Purgon dans ce logis
mélancolique. Franquebalme vient aussi le dimanche. Tartarin lui a
confié la défense de ses intérêts. Un procès à Toulon avec le
capitaine Scrapouchinat, qui réclame ses frais de rapatriement; un
autre procès avec la veuve Bravida, qui se porte partie civile
pour ses enfants mineurs, Si mon pauvre cher maître perdait ces
deux affaires, comment s'en tirerait-il? Il a déjà tant dépensé
dans cette lamentable aventure de Port-Tarascon.

Que ne suis-je riche!... Malheureusement ce n'est pas ce que je
gagne chez Bézuquet qui me permettra de lui venir en aide.

_10 octobre. -- _Les _Jujubes _paraîtront _en _Avignon chez le
libraire Roumanille; je suis bien heureux. Une autre bonne
fortune: on organise une grande cavalcade en l'honneur de la
Sainte-Marthe, qui vient le 19 du courant, et en l'honneur aussi
de la rentrée des Tarasconnais sur la terre de France. Dourladoure
et moi, du félibrige tous les deux, devons représenter la Poésie
provençale sur un char allégorique.

_20 octobre... -- _Hier dimanche la cavalcade a eu lieu. Long
défilé de chars, cavaliers en costumes historiques tendant au bout
de longues gaules des aumônières pour quêter. Un grand concours de
foule, du monde à toutes les fenêtres; mais, malgré tout,
l'entrain, la gaieté, n'étaient pas de la fête. L'ingéniosité des
organisateurs n'a pu suppléer à l'absence de notre mère-grand; on
sentait un trou, un vide, le char de la Tarasque manquait. De
sourdes rancunes se réveillaient, au souvenir du malencontreux
coup de fusil tiré sur elle, là-bas, dans le Pacifique; des
grognements se sont fait entendre dans le cortège en passant
devant la maison de Tartarin. Comme la bande à Costecalde essayait
d'exciter la foule par quelques cris, le marquis des Espazettes,
en costume de Templier, s'est retourné sur son cheval «Paix là!
messieurs...» Il avait vraiment grand air, et tout de suite le
désordre s'est arrêté.

La tramontane, un vent de neige, soufflait. Dourladoure et moi
nous la sentions cruellement, sous nos pourpoints Charles VI
prêtés par la troupe d'opéra de passage à Tarascon en ce moment;
assis chacun en haut d'une tour, -- car notre char, traîné par six
boeufs blancs, représentait le château du roi René en bois et
carton peints, -- cette coquine de bise nous transperçait, et les
vers que nous récitions, nos grands luths à la main, grelottaient
autant que nous. Dourladoure me disait: «Outre! C'est qu'on gèle!»
Et pas moyen de descendre, les échelles qui avaient servi à nous
jucher là-haut ayant été retirées.

Sur le Tour-de-Ville le supplice devint intolérable... Et, pour
nous achever, j'eus l'idée -- vanité de l'amour! -- de prendre par
la traverse pour passer devant la maison du marquis des
Espazettes.

Nous voilà engagés dans ces rues très étroites, tout juste la
place pour les roues du char. L'hôtel du marquis était fermé,
sombre et muet dans ses vieilles murailles de pierre noire, toutes
les persiennes closes pour bien indiquer que la noblesse boudait
les plaisirs de la rafataille. Je dis quelques vers, tirés des
_Jujubes, _de ma voix tremblante, en tendant mon filet de quête,
mais rien ne bougea, personne ne parut. Alors je donnai l'ordre au
conducteur d'avancer. Impossible, le char était pris, encanché des
deux côtés. On avait beau tirer devant, tirer derrière, il se
trouvait pressé entre les hautes murailles, et par les persiennes
fermées nous entendions tout près de nous à notre hauteur, des
rires étouffés pendant que nous restions ridiculement perchés,
transis de froid, sur nos tourelles de carton.

Décidément il ne m'a pas porté bonheur, le château du roi René! Il
a fallu dételer les boeufs, aller chercher des échelles pour nous
descendre, et tout cela a pris du temps!...

_23 octobre. -- _Qu'est-ce que c'est donc que ce mal de gloire?
On ne peut plus vivre sans elle, quand une fois ou l'a connue.

J'étais chez Tartarin dimanche; nous causions dans le jardin,
marchant le long des allées sablées. Par-dessus le mur, les arbres
du cours nous envoyaient des paquets de feuilles mortes, et comme
je voyais de la mélancolie dans ses yeux, je lui rappelais les
heures triomphantes de sa vie.

Rien ne pouvait le distraire, pas même les analogies entre son
existence et celle de Napoléon.

«Ah! vaï, Napoléon!... la bonne blague!., le soleil des tropiques
m'avait tapé sur la coloquinte. Ne me parlez plus de cela, je vous
en prie, vous me ferez plaisir.»

Je le regardais stupéfait.

«Pas moins, la dame du commodore...

-- Laisse-moi donc tranquille! Elle s'est moquée de moi tout le
temps, la dame du commodore!»

Nous avons fait quelques pas en silence.

Les cris des petits décrotteurs qui jouaient au bouchon devant la
porte venaient jusqu'à nous dans les coups de vent emportant les
feuilles par tourbillons.

Il m'a dit encore:

«J'y vois clair, maintenant. Les Tarasconnais m'ont ouvert les
yeux; c'est comme si l'on m'avait opéré de la cataracte.»

Il m'a paru extraordinaire.

À la porte, tout à coup, en me serrant la main:

«Tu sais, petit, on va vendre chez moi. J'ai perdu mon procès
contre Scrapouchinat, contre la veuve Bravida aussi, malgré les
arguments de Franquebalme... Il bâtit trop solide, ce garçon-là;
son aqueduc romain lui est tombé dessus et nous avons été écrasés
sous le poids.»

Timidement, j'osai lui offrir mes petites économies, je les aurais
données de grand coeur, mais Tartarin a refusé.

«Merci, mon enfant, je pense que les armes, les curiosités, les
plantes rares, feront assez d'argent. Si ça ne suffit pas, je
vendrai la maison. Après, je verrai. Adieu, petit... Tout ça n'est
rien.»

Quelle philosophie!...

_31 octobre. -- _Aujourd'hui j'ai eu une grande peine. Je
servais à la pharmacie la femme Truphénus pour son enfant qui se
plaint de lancées dans la tête, quand un grincement de roues sur
la Placette m'a fait lever les yeux. J'avais reconnu les ressorts
du grand carrosse de la douairière d'Aigueboulide. La vieille
était dedans, sa perruche empaillée à côté d'elle, en face ma
Clorinde avec une autre personne que je ne voyais pas bien, car le
jour me venait contre, seulement un uniforme bleu, un képi brodé.»
Qui donc est avec ces dames?

-- Mais le petit-fils de la douairière, le vicomte Charlexis
d'Aigueboulide, qui est officier de chasseurs. Vous ne savez donc
pas que Mlle Clorinde et lui doivent s'épouser le mois qui vient?»

Ça m'a donné un coup! Je devais sembler la mort.

Et moi qui gardais encore un espoir.

«Oh! tout à fait un mariage d'inclination, continuait ce bourreau
de femme Truphénus... Mais vous savez ce que nous disons?...

«Qui se marie par amour, bonne nuit et mauvais jours.»

J'aurais bien voulu me marier ainsi, pécaïré!

_5 novembre. -- _On a vendu hier chez Tartarin. Je n'y étais
pas, mais Franquebalme, venu le soir à la pharmacie, m'a raconté
la scène.

Il paraît que c'était navrant. La vente n'a rien fait. On vendait
devant la porte, selon l'habitude de chez nous. Rien, pas un sou,
et pourtant il était venu beaucoup de monde. Ces armes de tous les
pays, flèches empoisonnées, sagaies, yatagans, revolvers,
winchester à trente-deux coups, rien de rien. Rien, les
magnifiques peaux de lions de l'Atlas, rien l'alpenstok, son
glorieux bâton de la Jungfrau, toutes ces richesses, ces
curiosités, vrai musée de notre ville, vendues à des prix
dérisoires... La foi perdue!

Et ce baobab dans son petit pot, qui, pendant trente ans, a fait
l'admiration de la contrée! Quand on l'a mis sur la table, quand
le crieur a annoncé _«arbos gigentea, _des villages entiers
peuvent tenir sous son ombrage...» Il paraît qu'il y a eu un fou
rire. De chez lui Tartarin les entendait, ces rires, en tournant
dans son petit jardin avec deux amis. Il leur a dit sans amertume:

«Opérés de la cataracte, eux aussi, mes bons Tarasconnais. Ils y
voient, maintenant; mais ils sont cruels.»

Le plus triste, c'est que la vente n'ayant pas produit assez, il a
dû céder la maison aux des Espazettes, qui la destinent au jeune
ménage. Et lui, le pauvre grand homme, ou ira-t-il? Passera-t-il
le pont comme il en a vaguement parlé? Se réfugiera-t-il à
Beaucaire prés de son vieil ami Bompard?

Pendant que Franquebalme, debout au milieu de la pharmacie, me
racontait ces épisodes sinistres, Bézuquet, dans le fond,
apparaissant à demi par l'entrebâillement de la porte avec ses
enluminures ineffaçables, a lancé dans un rire de démon papoua:

«C'est bien fait! c'est bien fait!» Comme si c'était Tartarin qui
l'eût tatoué lui-même.

_7 novembre. _- C'est demain dimanche que mon bon maître doit
quitter la ville et passer le pont... Est-ce possible? Tartarin de
Tarascon devenu Tartarin de Beaucaire!... Voyez, rien que pour
l'oreille..., quelle différence!... Et puis ce pont, ce terrible
pont à passer Je sais bien que Tartarin a franchi d'autres
obstacles!... c'est égal, ce sont là de ces choses qui se disent
dans la colère, mais qui ne se font pas. Je doute encore.

_Dimanche, 10 décembre. -- _Sept heures du soir. Je rentre
navré; à peine la force de jeter ces quelques lignes.

C'est fait, il est parti, il a passé le pont.

Nous nous étions donné rendez-vous chez lui, à trois ou quatre,
Tournatoire, Franquebalme, Baumevieille, puis Malbos, un ancien de
la milice, qui nous a rejoints en route.

J'avais le coeur serré devant la détresse de ces murs nus, de ce
jardin dépouillé. Tartarin n'a pas même regardé autour de lui.

C'est là ce que nous avons de bon, nous autres Tarasconnais, notre
mobilité.

Par elle, nous sommes moins tristes que les autres peuples.

Il a donné les clés à Franquebalme:

«Vous les remettrez au marquis des Espazettes. Je ne lui en veux
pas de n'être pas venu, c'est tout naturel. Comme disait Bravida:

_Amour du seigneur,_
_Amitié du verre_
_Ils ont fait de nous,_
_Ils ne veulent plus nous voir.»_

Et se tournant vers moi:

«Tu en sais quelque chose, petit!»

Cette allusion à Clorinde m'a touché. Penser à moi au milieu de
ces circonstances!

Une fois sortis, sur le cours, il faisait un vent terrible. Nous
pensions tous en nous-mêmes:

«Gare le pont, tout à l'heure!»

Lui ne semblait pas le moins du monde préoccupé. À cause du
mistral, on ne voyait personne en ville; rencontré seulement la
musique qui revenait de l'esplanade, les soldats, empêtrés de
leurs instruments, retenant d'une main les pans de leurs capotes
que le vent envolait.

Tartarin parlait lentement, en marche au milieu de nous comme pour
une promenade. Il nous entretenait de lui, rien que de lui, ainsi
qu'à son habitude.

«Moi, voyez-vous, j'ai le mal des gens de chez nous. Je me suis
trop nourri de regardelle...»

À Tarascon nous appelons regardelle tout ce qui tente les yeux,
dont nous avons envie et que la main n'atteint pas. C'est la
nourriture des rêveurs, des gens d'imagination. Et Tartarin disait
vrai, personne plus que lui n'a consommé de regardelle. Comme je
portais le sac, le carton à chapeau, le pardessus de mon héros, je
marchais un peu derrière, je n'entendais pas tout. Des mots
m'échappaient dans le vent qui redoublait à mesure qu'on
approchait du Rhône. J'ai compris qu'il disait n'en vouloir à
personne et parlait de son existence avec une douce philosophie.

«... Ce gueusard de Daudet a écrit de moi que j'étais un Don
Quichotte dans la peau de Sancho... Il a dit vrai. Ce type de Don
Quichotte soufflé, douillet, empoté dans sa graisse et toujours
inférieur à son rêve, est assez fréquent à Tarascon et dans sa
banlieue.»

Un peu plus loin, à un tournant de traverse, nous avons vu fuir le
dos d'Excourbaniès, qui, en passant devant le magasin de
l'armurier Costecalde, nommé de ce matin conseiller municipal de
la ville, criait à toute gorge:

«Ah! ah!... _Fen dé brut... _Vive Costecalde!»

«Même à celui-là, je ne lui en veux, pas, a dit Tartarin. Pourtant
cet Excourbaniès représente le plus horrible côté du Midi
tarasconnais. Je ne parle pas de ses cris, quoiqu'il brame
vraiment plus que de raison, mais de cet épouvantable désir de
plaire, d'être aimable, qui l'amène aux plus abjectes lâchetés. Il
est devant Costecalde: «Au Rhône Tartarin!» Il serait avec moi
que, pour me flatter, il en crierait autant de Costecalde. À part
ça, mes enfants, jolie race, la race tarasconnaise, et sans elle
la France depuis longtemps serait morte de pédantisme et d'ennui.»

Nous arrivions au Rhône; devant nous un couchant triste, quelques
nuages très hauts. Le vent semblait se calmer, tout de même le
pont n'était pas rassurant. On s'arrêta à l'entrée et il ne nous
demanda pas d'aller plus loin.

«Allons, adieu, mes enfants...»

On s'embrassa; il commença par Baumevieille, le plus âgé, et finit
par moi. Je pleurais, tout ruisselant, sans pouvoir m'essuyer, car
j'avais toujours la mallette et le pardessus, et je peux dire que
le grand homme a bu mes larmes. Ému lui-même, il prit ses effets,
carton d'une main, pardessus sur le bras, la mallette de l'autre
main, et comme Tournatoire lui disait:

«Surtout, Tartarin, soignez-vous bien... Climat malsain,
Beaucaire... Petite soupe à l'ail... n'oubliez pas.»

Il répondit en clignant de l'oeil:

«N'ayez peur... Vous savez le proverbe de la vieille: _Au plus la
vieille allait, -- au plus elle apprenait, -- et pour ce, mourir
ne voulait. _Je ferai comme elle.»

Nous le vîmes s'éloigner sous les arceaux, un peu lourd, mais à
bon pas. Le pont tanguait horriblement. Deux ou trois fois il
s'arrêta à cause de son chapeau qui partait. Nous lui criions de
loin, sans avancer:

«Adieu, Tartarin!»

Lui ne se retournait pas, ne disait rien, trop ému; seulement,
avec le carton à chapeau il nous faisait signe aussi, par
derrière:

«Adieu... Adieu...»

_Trois mois après. _-_Dimanche soir -- _je rouvre ce Mémorial
depuis longtemps interrompu, ce vieux registre vert, que je
laisserai à mes enfants, si j'en ai jamais, usé aux coins,
commencé à cinq mille lieues de France, qui m'a suivi sur vies
mers, en prison, partout. Un peu d'espace m' y reste, j'en profite
pour consigner le bruit qui courait en ville, ce matin: Tartarin a
cessé de vivre!

On n'avait plus de ses nouvelles depuis trois mois. Je savais
qu'il demeurait à Beaucaire, près de Bompard, qu'il l'aidait à
garder le champ de foire et à conserver le château. Métiers de
regardelle, en somme, ces métiers-là. Bien souvent, me languissant
de mon bon maître, je m'étais proposé de l'aller voir, mais ce
diable de pont me retenait toujours.

Une fois, regardant du côté du château de Beaucaire, là-haut, tout
en haut, je me figurai voir quelqu'un qui braquait une lorgnette
vers Tarascon. Ça avait l'air de Bompard. Il disparut, entra dans
la tour et revint avec un autre, très gros, qui semblait Tartarin.
Celui-ci prit la lunette, lui aussi, et la lâcha pour faire aller
ses bras en signe de connaissance; mais c'était si loin, si petit,
si vague, que je n'eus pas l'émotion que j'aurais cru ressentir.
Ce matin, tout angoissé sans savoir pourquoi, je suis sorti en
ville, pour ma barbe, comme tous les dimanches, et j'ai été frappé
de voir le ciel voilé, roux, un de ces ciels sans lumière qui
mettent en valeur les arbres, les bancs, les trottoirs, les
maisons. J'en ai fait la remarque en entrant chez Marc-Aurèle, le
barbier.

«Quel drôle de soleil! Il ne chauffe pas, n'éclaire pas... Est-ce
qu'il y a une éclipse?

-- Comment, monsieur Pascalon, vous ne le savez pas?... Elle est
annoncée depuis le premier du mois.»

Et en même temps qu'il me tenait par le nez avec le rasoir tout
près:

«Et la nouvelle, vous la connaissez, dites?... Il paraîtrait que
notre grand homme n'est plus de ce monde.

-- Quel grand homme?»

Quand il nomma Tartarin, d'un peu plus je me coupais avec son
rasoir.

«Voilà ce que c'est de se dépatrier!... Il n'a pas pu vivre sans
Tarascon...»

Marc-Aurèle le barbier ne croyait pas dire si juste.

Sans Tarascon et sans la gloire, c'était sur qu'il ne pourrait pas
vivre.

Pauvre bon maître! Pauvre Tartarin!... Tout de même, cette
coïncidence... une éclipse le jour de sa mort!

Et quel drôle de peuple que le nôtre! Je parie bien qu'en ville la
nouvelle leur a fait de la peine à tous, mais ils ont affecté de
prendre la chose très à la légère.

Tout ça, parce que depuis l'affaire de Port-Tarascon, qui les a
montrés si emballés, si exagérés, les Tarasconnais veulent
paraître très rassis, très maîtres d'eux-mêmes, corrigés pour
toujours.

Eh bien, la vérité, c'est que nous ne sommes pas corrigés le moins
du monde; seulement, au lieu de mentir en delà nous mentons en
deçà.

Nous ne disons plus:

«Hier aux arènes on était plus de cinquante mille, au moins.»
Mais:

«Aux arènes, hier, si l'on était une demi-douzaine, c'est tout le
bout du monde.»

De l'exagération tout de même.



     [1] De gré ou de force - ils feront le saut - du
fenestron - de Tarascon - dedans le Rhône.
     [2] Lire dans les journaux d'il y a douze ans, le procès
de la « Nouvelle-France » et de la colonie de Port-Breton,
ainsi que le curieux volume publié chez Dreyfous, par le
docteur Baudoin, médecin de l'expédition.
     [3] Panpéri
     [4] Panpéri-gousto
     [5] Locution tarasconnaise. Le _Mémorial en
_fourmille ; on n'a pas cru devoir y retoucher.
     [6] Note du transcripteur : le tableau de recensement
est présenté ici sous forme de paragraphes se succédant.
Les champs sont délimités par des tirets (-). Pour des
raisons de présentation, les noms se succédant et ayant les
mêmes caractéristiques sont regroupés dans un même
paragraphe et sont séparés par le symbole suivant (/).
     [7] Abris contre le vent.
     [8] Célèbre voyageur français.





End of the Project Gutenberg EBook of Port-Tarascon, by Alphonse Daudet

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PORT-TARASCON ***

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Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
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increasing the number of public domain and licensed works that can be
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array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
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Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
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Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
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