Le petit chose

By Alphonse Daudet

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Title: Le petit chose

Author: Alphonse Daudet

Release Date: August 22, 2004 [EBook #13256]

Language: French


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ALPHONSE DAUDET

_Le Petit Chose_

_Histoire d'un enfant_



  «C'est un de mes maux que les souvenirs
  que me donnent les lieux: j'en
  suis frappée au-delà de la raison.»
  MADAME DE SÉVIGNÉ.

_A Paul DALLOZ._



PREMIÈRE PARTIE



I

LA FABRIQUE

Je suis né le 13 mai 18..., dans une ville du Languedoc, où l'on trouve,
comme dans toutes les villes du Midi, beaucoup de soleil, pas mal de
poussière, un couvent de carmélites et deux ou trois monuments romains.
Mon père, M. Eyssette, qui faisait à cette époque le commerce des
foulards, avait, aux portes de la ville, une grande fabrique dans un pan
de laquelle il s'était taillé une habitation commode, tout ombragée de
platanes, et séparée des ateliers par un vaste jardin. C'est là que je
suis venu au monde et que j'ai passé les premières, les seules bonnes
années de ma vie. Aussi ma mémoire reconnaissante a-t-elle gardé du
jardin, de la fabrique et des platanes un impérissable souvenir, et
lorsque à la ruine de mes parents il m'a fallu me séparer de ces choses,
je les ai positivement regrettées comme des êtres.

Je dois dire, pour commencer, que ma naissance ne porta pas bonheur à la
maison Eyssette. La vieille Annou, notre cuisinière, m'a souvent conté
depuis comme quoi mon père, en voyage à ce moment, reçut en même temps
la nouvelle de mon apparition dans le monde et celle de la disparition
d'un de ses clients de Marseille, qui lui emportait plus de quarante
mille francs; si bien que M. Eyssette, heureux et désolé du même coup,
se demandait, comme l'autre, s'il devait pleurer pour la disparition du
client de Marseille, ou rire pour l'heureuse arrivée du petit Daniel....
Il fallait pleurer, mon bon monsieur Eyssette, il fallait pleurer
doublement.

C'est une vérité, je fus la mauvaise étoile de mes parents. Du jour
de ma naissance, d'incroyables malheurs les assaillirent par vingt
endroits. D'abord nous eûmes donc le client de Marseille, puis deux fois
le feu dans la même année, puis la grève des ourdisseuses, puis notre
brouille avec l'oncle Baptiste, puis un procès très coûteux avec nos
marchands de couleurs, puis, enfin, la révolution de 18--, qui nous
donna le coup de grâce.

A partir de ce moment, la fabrique ne battit plus que d'une aile; petit
à petit, les ateliers se vidèrent: chaque semaine un métier à bas,
chaque mois une table d'impression de moins. C'était pitié de voir la
vie s'en aller de notre maison comme d'un corps malade, lentement, tous
les jours un peu. Une fois, on n'entra plus dans les salles du second.
Une autre fois, la cour du fond fut condamnée. Cela dura ainsi pendant
deux ans; pendant deux ans, la fabrique agonisa. Enfin, un jour, les
ouvriers ne vinrent plus, la cloche des ateliers ne sonna pas, le puits
à roue cessa de grincer, l'eau des grands bassins, dans lesquels on
lavait les tissus, demeura immobile, et bientôt, dans toute la fabrique,
il ne resta plus que M. et Mme Eyssette, la vieille Annou, mon frère
Jacques et moi; puis, là-bas, dans le fond, pour garder les ateliers, le
concierge Colombe et son fils le petit Rouget.

C'était fini, nous étions ruinés.

J'avais alors six ou sept ans. Comme j'étais très frêle et maladif,
mes parents n'avaient pas voulu m'envoyer à l'école. Ma mère m'avait
seulement appris à lire et à écrire, plus quelques mots d'espagnol et
deux ou trois airs de guitare, à l'aide desquels on m'avait fait,
dans la famille, une réputation de petit prodige. Grâce à ce système
d'éducation, je ne bougeais jamais de chez nous, et je pus assister
dans tous ses détails à l'agonie de la maison Eyssette. Ce spectacle me
laissa froid, je l'avoue; même je trouvai à notre ruine ce côté très
agréable que je pouvais gambader à ma guise par toute la fabrique, ce
qui, du temps des ouvriers, ne m'était permis que le dimanche. Je disais
gravement au petit Rouget: «Maintenant, la fabrique est à moi; on me l'a
donnée pour jouer.» Et le petit Rouget me croyait. Il croyait tout ce
que je lui disais, cet imbécile.

A la maison, par exemple, tout le monde ne prit pas notre débâcle
aussi gaiement. Tout à coup, M. Eyssette devint terrible: c'était dans
l'habitude une nature enflammée, violente, exagérée, aimant les cris,
la casse et les tonnerres; au fond, un très excellent homme, ayant
seulement la main leste, le verbe haut et l'impérieux besoin de donner
le tremblement à tout ce qui l'entourait. La mauvaise fortune, au lieu
de l'abattre, l'exaspéra. Du soir au matin, ce fut une colère formidable
qui, ne sachant à qui s'en prendre, s'attaquait à tout, au soleil, au
mistral, à Jacques, à la vieille Annou, à la Révolution, oh! surtout
à la Révolution!... A entendre mon père, vous auriez juré que cette
révolution de 18--, qui nous avait mis à mal, était spécialement dirigée
contre nous. Aussi, je vous prie de croire que les révolutionnaires
n'étaient pas en odeur de sainteté dans la maison Eyssette. Dieu sait
ce que nous avons dit de ces messieurs dans ce temps-là.... Encore
aujourd'hui, quand le vieux papa Eyssette (que Dieu me le conserve!)
sent venir son accès de goutte, il s'étend péniblement sur sa chaise
longue, et nous l'entendons dire: «Oh! ces révolutionnaires!...»

A l'époque dont je vous parle, M. Eyssette n'avait pas la goutte, et la
douleur de se voir ruiné en avait fait un homme terrible que personne
ne pouvait approcher. Il fallut le saigner deux fois en quinze jours.
Autour de lui, chacun se taisait; on avait peur. A table, nous
demandions du pain à voix basse. On n'osait pas même pleurer devant lui.
Aussi, dès qu'il avait tourné les talons, ce n'était qu'un sanglot,
d'un bout de la maison à l'autre; ma mère, la vieille Annou, mon frère
Jacques et aussi mon grand frère l'abbé, lorsqu'il venait nous voir,
tout le monde s'y mettait. Ma mère, cela se conçoit, pleurait de voir
M. Eyssette malheureux; l'abbé et la vieille Annou pleuraient de voir
pleurer Mme Eyssette; quant à Jacques, trop jeune encore pour comprendre
nos malheurs--il avait à peine deux ans de plus que moi,--il pleurait
par besoin, pour le plaisir.

Un singulier enfant que mon frère Jacques; en voilà un qui avait le don
des larmes! D'aussi loin qu'il me souvienne, je le vois les yeux rouges
et la joue ruisselante. Le soir, le matin, de jour, de nuit, en classe,
à la maison, en promenade, il pleurait sans cesse, il pleurait partout.
Quand on lui disait: «Qu'as-tu?» il répondait en sanglotant: «Je n'ai
rien.» Et, le plus curieux, c'est qu'il n'avait rien. Il pleurait
comme on se mouche, plus souvent, voilà tout. Quelquefois M. Eyssette,
exaspéré, disait à ma mère: «Cet enfant est ridicule, regardez-le...
c'est un fleuve.» A quoi Mme Eyssette répondait de sa voix douce: «Que
veux-tu, mon ami? cela passera en grandissant; à son âge, j'étais comme
lui.» En attendant, Jacques grandissait; il grandissait beaucoup même,
et _cela_ ne lui passait pas. Tout au contraire, la singulière aptitude
qu'avait cet étrange garçon à répandre sans raison des averses de larmes
allait chaque jour en augmentant. Aussi la désolation de nos parents
lui fut une grande fortune.... C'est pour le coup qu'il s'en donna de
sangloter à son aise, des journées entières, sans que personne vînt lui
dire: «Qu'as-tu?»

En somme, pour Jacques comme pour moi, notre ruine avait son joli côté.

Pour ma part, j'étais très heureux. On ne s'occupait plus de moi.
J'en profitais pour jouer tout le jour avec Rouget parmi les ateliers
déserts, où nos pas sonnaient comme dans une église, et les grandes
cours abandonnées, que l'herbe envahissait déjà. Ce jeune Rouget, fils
du concierge Colombe, était un gros garçon d'une douzaine d'années, fort
comme un boeuf, dévoué comme un chien, bête comme une oie et remarquable
surtout par une chevelure rouge, à laquelle il devait son surnom de
Rouget. Seulement, je vais vous dire: Rouget, pour moi, n'était pas
Rouget. Il était tour à tour mon fidèle Vendredi, une tribu de sauvages,
un équipage révolté, tout ce qu'on voulait. Moi-même, en ce temps-là, je
ne m'appelais pas Daniel Eyssette: j'étais cet homme singulier, vêtu de
peaux de bêtes, dont on venait de me donner les aventures, master
Crusoé lui-même. Douce folie! Le soir, après souper, je relisais mon
_Robinson_, je l'apprenais par coeur; le jour, je le jouais, je le
jouais avec rage, et tout ce qui m'entourait, je l'enrôlais dans ma
comédie. La fabrique n'était plus la fabrique; c'était mon île déserte,
oh! bien déserte. Les bassins jouaient le rôle d'Océan. Le jardin
faisait une forêt vierge. Il y avait dans les platanes un tas de cigales
qui étaient de la pièce et qui ne le savaient pas.

Rouget, lui non plus, ne se doutait guère de l'importance de son rôle.
Si on lui avait demandé ce que c'était que Robinson, on l'aurait bien
embarrassé; pourtant je dois dire qu'il tenait son emploi avec la plus
grande conviction, et que, pour imiter le rugissement des sauvages, il
n'y en avait pas comme lui. Où avait-il appris? Je l'ignore. Toujours
est-il que ces grands rugissements de sauvage qu'il allait chercher dans
le fond de sa gorge, en agitant sa forte crinière rouge, auraient fait
frémir les plus braves. Moi-même, Robinson, j'en avais quelquefois le
coeur bouleversé, et j'étais obligé de lui dire à voix basse: «Pas si
fort, Rouget, tu me fais peur.»

Malheureusement, si Rouget imitait le cri des sauvages très bien, il
savait encore mieux dire les gros mots d'enfants de la rue et jurer le
nom de Notre-Seigneur. Tout en jouant, j'appris à faire comme lui, et un
jour, en pleine table, un formidable juron m'échappa je ne sais comment.
Consternation générale! «Qui t'a appris cela? Où l'as-tu entendu?» Ce
fut un événement. M. Eyssette parla tout de suite de me mettre dans une
maison de correction; mon grand frère l'abbé dit qu'avant toute chose on
devait m'envoyer à confesse, puisque j'avais l'âge de raison. On me mena
à confesse. Grande affaire! Il fallait ramasser dans tous les coins de
ma conscience un tas de vieux péchés qui traînaient là depuis sept ans.
Je ne dormis pas de deux nuits; c'est qu'il y en avait toute une panerée
de ces diables de péchés; j'avais mis les plus petits dessus, mais c'est
égal, les autres se voyaient, et lorsque, agenouillé dans la petite
armoire de chêne, il fallut montrer tout cela au curé de Récollets, je
crus que je mourrais de peur et de confusion...

Ce fut fini. Je ne voulus plus jouer avec Rouget; je savais maintenant,
c'est saint Paul qui l'a dit et le curé des Récollets me le répéta, que
le démon rôde éternellement autour de nous comme un lion, _quaerens quem
devoret_. Oh! ce _quaerens quem devoret_, quelle impression il me fit!
Je savais aussi que cet intrigant de Lucifer prend tous les visages
qu'il veut pour vous tenter; et vous ne m'auriez pas ôté de l'idée qu'il
s'était caché dans la peau de Rouget pour m'apprendre à jurer le nom de
Dieu. Aussi, mon premier soin, en rentrant à la fabrique, fut d'avertir
Vendredi qu'il eût à rester chez lui dorénavant. Infortuné Vendredi!
Cet ukase lui creva le coeur, mais il s'y conforma sans une plainte.
Quelquefois je l'apercevais debout, sur la porte de la loge, du côté
des ateliers; il se tenait là tristement; et lorsqu'il voyait que je le
regardais, le malheureux poussait pour m'attendrir les plus effroyables
rugissements, en agitant sa crinière flamboyante; mais plus il
rugissait, plus je me tenais loin. Je trouvais qu'il ressemblait au
fameux lion _quaerens_. Je lui criais: «Va-t'en! tu me fais horreur.»

Rouget s'obstina à rugir ainsi pendant quelques jours; puis, un matin,
son père, fatigué de ses rugissements à domicile, l'envoya rugir en
apprentissage, et je ne le revis plus.

Mon enthousiasme pour Robinson n'en fut pas un instant refroidi. Tout
juste vers ce temps-là, l'oncle Baptiste se dégoûta subitement de son
perroquet et me le donna. Ce perroquet remplaça Vendredi. Je l'installai
dans une belle cage au fond de ma résidence d'hiver; et me voilà,
plus Crusoé que jamais, passant mes journées en tête-à-tête avec cet
intéressant volatile et cherchant à lui faire dire: «Robinson, mon
pauvre Robinson!» Comprenez-vous cela? Ce perroquet, que l'oncle
Baptiste m'avait donné pour se débarrasser de son éternel bavardage,
s'obstina à ne pas parler dès qu'il fut à moi.... Pas plus «mon pauvre
Robinson» qu'autre chose; jamais je n'en pus rien tirer. Malgré cela, je
l'aimais beaucoup et j'en avais le plus grand soin.

Nous vivions ainsi, mon perroquet et moi, dans la plus austère solitude,
lorsqu'un matin il m'arriva une chose vraiment extraordinaire. Ce
jour-là, j'avais quitté ma cabane de bonne heure et je faisais, armé
jusqu'aux dents, un voyage d'exploration à travers mon île.... Tout à
coup, je vis venir de mon côté un groupe de trois ou quatre personnes,
qui parlaient à voix très haute et gesticulaient vivement. Juste Dieu!
des hommes dans mon île! Je n'eus que le temps de me jeter derrière un
bouquet de lauriers-roses, et à plat ventre, s'il vous plaît.... Les
hommes passèrent près de moi sans me voir.... Je crus distinguer la voix
du concierge Colombe, ce qui me rassura un peu; mais, c'est égal, dès
qu'ils furent loin je sortis de ma cachette et je les suivis à distance
pour voir ce que tout cela deviendrait....

Ces étrangers restèrent longtemps dans mon ile.... Ils la visitèrent
d'un bout à l'autre dans tous ses détails. Je les vis entrer dans mes
grottes et sonder avec leurs cannes la profondeur de mes océans. De
temps en temps ils s'arrêtaient et remuaient la tête. Toute ma crainte
était qu'ils ne vinssent à découvrir mes résidences.... Que serais-je
devenu, grand Dieu! Heureusement, il n'en fut rien, et au bout d'une
demi-heure, les hommes se retirèrent sans se douter seulement que l'ile
était habitée. Dès qu'ils furent partis, je courus m'enfermer dans
une de mes cabanes, et passai là le reste du jour à me demander quels
étaient ces hommes et ce qu'ils étaient venus faire.

J'allais le savoir bientôt.

Le soir, à souper, M. Eyssette nous annonça solennellement que la
fabrique était vendue, et que, dans un mois, nous partirions tous pour
Lyon, où nous allions demeurer désormais.

Ce fut un coup terrible. Il me sembla que le ciel croulait. La fabrique
vendue!... Eh bien, et mon île, mes grottes, mes cabanes?

Hélas! l'île, les grottes, les cabanes, M. Eyssette avait tout vendu; il
fallait tout quitter, Dieu, que je pleurais!...

Pendant un mois, tandis qu'à la maison on emballait les glaces, la
vaisselle, je me promenais triste et seul dans ma chère fabrique. Je
n'avais plus le coeur à jouer, vous pensez... oh! non... J'allais
m'asseoir dans tous les coins, et regardant les objets autour de moi, je
leur parlais comme à des personnes; je disais aux platanes: «Adieu, mes
chers amis!» et aux bassins: «C'est fini, nous ne nous verrons plus!» Il
y avait dans le fond du jardin un grand grenadier dont les belles fleurs
rouges s'épanouissaient au soleil. Je lui dis en sanglotant: «Donne-moi
une de tes fleurs.» Il me la donna. Je la mis dans ma poitrine, en
souvenir de lui. J'étais très malheureux.

Pourtant, au milieu de cette grande douleur, deux choses me faisaient
sourire: d'abord la pensée de monter sur un navire, puis la permission
qu'on m'avait donnée d'emporter mon perroquet avec moi. Je me disais que
Robinson avait quitté son île dans des conditions à peu près semblables,
et cela me donnait du courage.

Enfin, le jour du départ arriva. M. Eyssette était déjà à Lyon depuis
une semaine. Il avait pris les devants avec les gros meubles. Je partis
donc en compagnie de Jacques, de ma mère et de la vieille Annou. Mon
grand frère l'abbé ne partait pas, mais il nous accompagna jusqu'à la
diligence de Beaucaire, et aussi le concierge Colombe nous accompagna.
C'est lui qui marchait devant en poussant une énorme brouette chargée
de malles. Derrière venait mon frère l'abbé, donnant le bras à Mme
Eyssette.

Mon pauvre abbé, que je ne devais plus revoir!

La vieille Annou marchait ensuite, flanquée d'un énorme parapluie
bleu et de Jacques, qui était bien content d'aller à Lyon, mais qui
sanglotait tout de même.... Enfin, à la queue de la colonne venait
Daniel Eyssette, portant gravement la cage du perroquet et se retournant
à chaque pas du côté de sa chère fabrique.

A mesure que la caravane s'éloignait, l'arbre aux grenades se haussait
tant qu'il pouvait par-dessus les murs du jardin pour la voir encore
une fois.... Les platanes agitaient leurs branches en signe d'adieu....
Daniel Eyssette, très ému, leur envoyait des baisers à tous, furtivement
et du bout des doigts.

Je quittai mon île le 30 septembre 18....



II

LES BABAROTTES[1]

[Footnote 1: Nom donné dans le Midi à ces gros insectes noirs que
l'Académie appelle des «blattes» et les gens du Nord des «cafards».]

O choses de mon enfance, quelle impression vous m'avez laissée! Il me
semble que c'est hier, ce voyage sur le Rhône. Je vois encore le bateau,
ses passagers, son équipage; j'entends le bruit des roues et le
sifflet de la machine. Le capitaine s'appelait Géniès, le maître coq
Montélimart. On n'oublie pas ces choses-là.

La traversée dura trois jours. Je passai ces trois jours sur le pont,
descendant au salon juste pour manger et dormir. Le reste du temps,
j'allais me mettre à la pointe extrême du navire, près de l'ancre. Il y
avait là une grosse cloche qu'on sonnait en entrant dans les villes: je
m'asseyais à côté de cette cloche, parmi des tas de cordes; je posais la
cage du perroquet entre mes jambes et je regardais. Le Rhône était si
large qu'on voyait à peine ses rives. Moi, je l'aurais voulu encore
plus large, et qu'il se fût appelé: la mer! Le ciel riait, l'onde était
verte. De grandes barques descendaient au fil de l'eau. Des mariniers,
guéant le fleuve à dos de mules, passaient près de nous en chantant.
Parfois, le bateau longeait quelque île bien touffue, couverte de joncs
et de saules. «Oh! une île déserte!» me disais-je dans moi-même; et je
la dévorais des yeux....

Vers la fin du troisième jour, je crus que nous allions avoir un grain.
Le ciel s'était assombri subitement; un brouillard épais dansait sur le
fleuve; à l'avant du navire on avait allumé une grosse lanterne, et, ma
foi, en présence de tous ces symptômes, je commençais à être ému.... A
ce moment, quelqu'un dit près de moi: «Voilà Lyon!» En même temps la
grosse cloche se mit à sonner. C'était Lyon.

Confusément, dans le brouillard, je vis des lumières briller sur l'une
et sur l'autre rive; nous passâmes sous un pont, puis sous un autre.
A chaque fois l'énorme tuyau de la cheminée se courbait en deux et
crachait des torrents d'une fumée noire qui faisait tousser.... Sur le
bateau, c'était un remue-ménage effroyable. Les passagers cherchaient
leurs malles; les matelots juraient en roulant des tonneaux dans
l'ombre. Il pleuvait....

Je me hâtai de rejoindre ma mère; Jacques et la vieille Annou qui
étaient à l'autre bout du bateau, et nous voilà tous les quatre, serrés
les uns contre les autres, sous le grand parapluie d'Annou, tandis
que le bateau se rangeait au long des quais et que le débarquement
commençait.

En vérité, si M. Eyssette n'était pas venu nous tirer de là, je crois
que nous n'en serions jamais sortis. Il arriva vers nous, à tâtons,
en criant: «Qui vive! qui vive!» A ce «qui vive!» bien connu, nous
répondîmes: «amis!» tous les quatre à la fois avec un bonheur, un
soulagement inexprimable.... M. Eyssette nous embrassa lestement, prit
mon frère d'une main, moi de l'autre, dit aux femmes: «Suivez-moi!» et
en route.... Ah! c'était un homme.

Nous avancions avec peine; il faisait nuit, le pont glissait. A chaque
pas, on se heurtait contre des caisses.... Tout à coup, du bout du
navire, une voix stridente, éplorée, arrive jusqu'à nous: «Robinson!
Robinson!» disait la voix.

«Ah! mon Dieu!» m'écriai-je; et j'essayai de dégager ma main de celle de
mon père; lui, croyant que j'avais glissé, me serra plus fort.

La voix reprit, plus stridente encore, et plus éplorée: «Robinson! mon
pauvre Robinson!» Je fis un nouvel effort pour dégager ma main. «Mon
perroquet, criai-je, mon perroquet!»

--Il parle donc maintenant? dit Jacques.

S'il parlait, je crois bien; on l'entendait d'une lieue. Dans mon
trouble, je l'avais oublié; là-bas, tout au bout du navire, près de
l'ancre, et c'est de là qu'il m'appelait, en criant de toutes ses
forces: «Robinson! Robinson! mon pauvre Robinson!»

Malheureusement nous étions loin; le capitaine criait: «Dépêchons-nous.»

«Nous viendrons le chercher demain, dit M. Eyssette, sur les bateaux,
rien ne s'égare.» Et là-dessus, malgré mes larmes, il m'entraîna.
Pécaïre! le lendemain on l'envoya chercher et on ne le trouva pas....
Jugez de mon désespoir: plus de Vendredi! plus de perroquet! Robinson
n'était plus possible. Le moyen, d'ailleurs, avec la meilleure volonté
du monde, de se forger une île déserte, à un quatrième étage, dans une
maison sale et humide, rue Lanterne?

Oh! l'horrible maison! Je la verrai toute ma vie: l'escalier était
gluant; la cour ressemblait à un puits; le concierge, un cordonnier,
avait son échoppe contre la pompe.... C'était hideux.

Le soir de notre arrivée, la vieille Annou, en s'installant dans sa
cuisine, poussa un cri de détresse:

«Les babarottes! les babarottes!»

Nous accourûmes. Quel spectacle!... La cuisine était pleine de ces
vilaines bêtes; il y en avait sur la crédence, au long des murs, dans
les tiroirs, sur la cheminée, dans le buffet, partout. Sans le vouloir,
on en écrasait. Pouah! Annou en avait déjà tué beaucoup; mais plus elle
en tuait, plus il en venait. Elles arrivaient par le trou de l'évier, on
boucha le trou de l'évier; mais le lendemain soir elles revinrent par un
autre endroit, on ne sait d'où. Il fallut avoir un chat exprès pour
les tuer, et toutes les nuits c'était dans la cuisine une effroyable
boucherie.

Les babarottes me firent haïr Lyon dès le premier soir. Le lendemain, ce
fut bien pis. Il fallait prendre des habitudes nouvelles; les heures des
repas étaient changées.... Les pains n'avaient pas la même forme que
chez nous. On les appelait des «couronnes». En voilà un nom!

Chez les bouchers, quand la vieille Annou demandait une _carbonade_,
l'étalier lui riait au nez; il ne savait pas ce que c'était une
«carbonade», ce sauvage!... Ah! je me suis bien ennuyé.

Le dimanche, pour nous égayer un peu, nous allions nous promener en
famille sur les quais du Rhône, avec des parapluies. Instinctivement
nous nous dirigions toujours vers le Midi, du côté de Perrache. «Il me
semble que cela nous rapproche du pays», disait ma mère, qui languissait
encore plus que moi.... Ces promenades de famille étaient lugubres. M.
Eyssette grondait, Jacques pleurait tout le temps, moi je me tenais
toujours derrière; je ne sais pas pourquoi, j'avais honte d'être dans la
rue, sans doute parce que nous étions pauvres.

Au bout d'un mois, la vieille Annou tomba malade. Les brouillards la
tuaient; on dut la renvoyer dans le Midi. Cette pauvre fille, qui aimait
ma mère à la passion, ne pouvait pas se décider à nous quitter. Elle
suppliait qu'on la gardât, promettant de ne pas mourir. Il fallut
l'embarquer de force. Arrivée dans le Midi, elle s'y maria de désespoir.

Annou partie, on ne prit pas de nouvelle bonne, ce qui me parut le
comble de la misère.... La femme du concierge montait faire le gros
ouvrage; ma mère, au feu des fourneaux, calcinait ses belles mains
blanches que j'aimais tant embrasser; quant aux provisions, c'est
Jacques qui les faisait. On lui mettait un grand panier sous le bras, en
lui disant: «Tu achèteras ça et ça»; et il achetait ça et ça très bien,
toujours en pleurant, par exemple.

Pauvre Jacques! il n'était pas heureux, lui non plus. M. Eyssette, de
le voir éternellement la larme à l'oeil, avait fini par le prendre
en grippe et l'abreuvait de taloches.... On entendait tout le jour:
«Jacques, tu es un butor! Jacques, tu es un âne!» Le fait est que,
lorsque son père était là, le malheureux Jacques perdait tous ses
moyens. Les efforts qu'il faisait pour retenir ses larmes le rendaient
laid. M. Eyssette lui portait malheur. Écoutez la scène de la cruche:

Un soir, au moment de se mettre à table, on s'aperçoit qu'il n'y a plus
une goutte d'eau dans la maison.

«Si vous voulez, j'irai en chercher», dit ce bon enfant de Jacques.

Et le voilà qui prend la cruche, une grosse cruche de grès.

M. Eyssette hausse les épaules:

«Si c'est Jacques qui y va, dit-il, la cruche est cassée, c'est sûr.

--Tu entends, Jacques,--c'est Mme Eyssette qui parle avec sa voix
tranquille,--tu entends, ne la casse pas, fais bien attention.»

M. Eyssette reprend:

«Oh! tu as beau lui dire de ne pas la casser, il la cassera tout de
même.»

Ici, la voix éplorée de Jacques:

«Mais enfin, pourquoi voulez-vous que je la casse?

--Je ne veux pas que tu la casses, je te dis que tu la casseras», répond
M. Eyssette, et d'un ton qui n'admet pas de réplique.

Jacques ne réplique pas; il prend la cruche d'une main fiévreuse et sort
brusquement avec l'air de dire:

«Ah! je la casserai? Eh bien, nous allons voir.»

Cinq minutes, dix minutes se passent; Jacques ne revient pas. Mme
Eyssette commence à se tourmenter:

«Pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé!

--Parbleu! que veux-tu qu'il lui soit arrivé? dit M. Eyssette d'un ton
bourru. Il a cassé la cruche et n'ose plus rentrer.»

Mais tout en disant cela--avec son air bourru, c'était le meilleur homme
du monde--, il se lève et va ouvrir la porte pour voir un peu ce que
Jacques était devenu. Il n'a pas loin à aller; Jacques est debout sur
le palier, devant la porte, les mains vides, silencieux, pétrifié. En
voyant M. Eyssette, il pâlit, et d'une voix navrante et faible, oh! si
faible: «Je l'ai cassée», dit-il.... Il l'avait cassée!...

Dans les archives de la maison Eyssette, nous appelons cela «la scène de
la cruche».

Il y avait environ deux mois que nous étions à Lyon, lorsque nos parents
songèrent à nos études. Mon père aurait bien voulu nous mettre au
collège, mais c'était trop cher. «Si nous les envoyions dans une
manécanterie? dit Mme Eyssette; il paraît que les enfants y sont bien.»
Cette idée sourit à mon père, et comme Saint-Nizier était l'église la
plus proche, on nous envoya à la manécanterie de Saint-Nizier.

C'était très amusant, la manécanterie! Au lieu de nous bourrer la
tête de grec et de latin comme dans les autres institutions, on nous
apprenait à servir la messe du grand et du petit côté, à chanter les
antiennes, à faire des génuflexions, à encenser élégamment, ce qui est
très difficile. Il y avait bien par-ci par-là, quelques heures dans le
jour consacrées aux déclinaisons et à l'_Epitome_ mais ceci n'était
qu'accessoire. Avant tout, nous étions là pour le service de l'église.
Au moins une fois par semaine, l'abbé Micou nous disait entre deux
prises et d'un air solennel: «Demain, messieurs, pas de classe du matin!
Nous sommes d'enterrement.»

Nous étions d'enterrement. Quel bonheur! Puis c'étaient des baptêmes,
des mariages, une visite de monseigneur, le viatique qu'on portait à
un malade. Oh! le viatique! comme on était fier quand on pouvait
l'accompagner!... Sous un petit dais de velours rouge, marchait le
prêtre, portant l'hostie et les saintes huiles. Deux enfants de choeur
soutenaient le dais, deux autres, l'escortaient avec de gros falots
dorés. Un cinquième marchait devant, en agitant une crécelle.
D'ordinaire, c'étaient mes fonctions,... Sur le passage du viatique, les
hommes se découvraient, les femmes se signaient. Quand on passait devant
un poste, la sentinelle criait: «Aux armes!» les soldats accouraient
et se mettaient en rang. «Présentez... armes! genou terre!» disait
l'officier.... Les fusils sonnaient, le tambour battait aux champs.
J'agitais ma crécelle par trois fois, comme au _Sanctus_, et nous
passions. C'était très amusant la manécanterie.

Chacun de nous avait dans une petite armoire un fourniment complet
d'ecclésiastique: une soutane noire avec une longue queue, une aube, un
surplis à grandes manches roides d'empois, des bas de soie noire, deux
calottes, l'une en drap, l'autre en velours, des rabats bordés de
petites perles blanches, tout ce qu'il fallait.

Il paraît que ce costume m'allait très bien:

«Il est à croquer là-dessous», disait Mme Eyssette. Malheureusement
j'étais très petit, et cela me désespérait. Figurez-vous que, même en
me haussant, je ne montais guère plus haut que les bas blancs de M.
Caduffe, notre suisse, et puis si frêle! Une fois, à la messe, en
changeant les Évangiles de place, le gros livre était si lourd qu'il
m'entraîna. Je tombai de tout mon long sur les marches de l'autel. Le
pupitre fut brisé, le service interrompu. C'était un jour de Pentecôte.
Quel scandale!... A part ces légers inconvénients de ma petite taille,
j'étais très content de mon sort, et souvent le soir, en nous couchant,
Jacques et moi, nous nous disions: «En somme, c'est très amusant la
manécanterie.» Par malheur, nous n'y restâmes pas longtemps. Un ami de
la famille, recteur d'université dans le Midi, écrivit un jour à mon
père que s'il voulait une bourse d'externe au collège de Lyon pour un de
ses fils, on pourrait lui en avoir une.

«Ce sera pour Daniel, dit M. Eyssette.

--Et Jacques? dit ma mère.

--Oh! Jacques! je le garde avec moi; il me sera très utile. D'ailleurs,
je m'aperçois qu'il a du goût pour le commerce. Nous en ferons un
négociant.»

De bonne foi, je ne sais comment, M. Eyssette avait pu s'apercevoir que
Jacques avait du goût pour le commerce. En ce temps-là, le pauvre garçon
n'avait du goût que pour les larmes, et si on l'avait consulté.... Mais
on ne le consulta pas, ni moi non plus.

Ce qui me frappa d'abord, à mon arrivée au collège, c'est que j'étais
le seul avec une blouse. A Lyon, les fils de riches ne portent pas de
blouses; il n'y a que les enfants de la rue, les _gones_ comme on dit.
Moi, j'en avais une, une petite blouse, j'avais l'air d'un gone....
Quand j'entrai dans la classe; les élèves ricanèrent. On disait: «Tiens!
il a une blouse!» Le professeur fit la grimace et tout de suite me prit
en aversion. Depuis lors, quand il me parla, ce fut toujours du bout des
lèvres, d'un air méprisant. Jamais il ne m'appela par mon nom; il disait
toujours: «Hé! vous, là-bas, le petit Chose!» Je lui avais dit pourtant
plus de vingt fois que je m'appelais Daniel Ey-sset-te.... A la fin, mes
camarades me surnommèrent «le petit Chose», et le surnom me resta....

Ce n'était pas seulement ma blouse qui me distinguait des autres
enfants. Les autres avaient de beaux cartables en cuir jaune, des
encriers de buis qui sentaient bon, des cahiers cartonnés, des livres
neufs avec beaucoup de notes dans le bas; moi, mes livres étaient de
vieux bouquins achetés sur les quais, moisis, fanés, sentant le rance;
les couvertures étaient toujours en lambeaux, quelquefois il manquait
des pages. Jacques faisait bien de son mieux pour me les relier avec
du gros carton et de la colle forte; mais il mettait toujours trop
de colle, et cela puait. Il m'avait fait aussi un cartable avec une
infinité de poches, très commode, mais toujours trop de colle. Le besoin
de coller et de cartonner était devenu chez Jacques une manie comme le
besoin de pleurer. Il avait constamment devant le feu un tas de petits
pots de colle et, dès qu'il pouvait s'échapper du magasin un moment, il
collait, reliait, cartonnait. Le reste du temps, il portait des paquets
en ville, écrivait sous la dictée, allait aux provisions--le commerce
enfin.

Quant à moi, j'avais compris que lorsqu'on est boursier, qu'on porte une
blouse, qu'on s'appelle «le petit Chose», il faut travailler deux fois
plus que les autres pour être leur égal, et ma foi! Le petit Chose se
mit à travailler de tout son courage.

Brave petit Chose! Je le vois, en hiver, dans sa chambre sans feu,
assis à sa table de travail, les jambes enveloppées d'une couverture.
Au-dehors, le givre fouettait les vitres. Dans le magasin, on entendait
M. Eyssette qui dictait.

«J'ai reçu votre honorée du 8 courant.»

Et la voix pleurarde de Jacques qui reprenait:

«J'ai reçu votre honorée du 8 courant.»

De temps en temps, la porte de la chambre s'ouvrait doucement: c'était
Mme Eyssette qui entrait. Elle s'approchait du petit Chose sur la pointe
des pieds: Chut!...

«Tu travailles? lui disait-elle tout bas.

--Oui, mère.

--Tu n'as pas froid?

--Oh! non!»

Le petit Chose mentait, il avait bien froid, au contraire.

Alors, Mme Eyssette s'asseyait auprès de lui, avec son tricot, et
restait là de longues heures, comptant ses mailles à voix basse, avec un
gros soupir de temps en temps.

Pauvre Mme Eyssette! Elle y pensait toujours à ce cher pays qu'elle
n'espérait plus revoir.... Hélas! pour notre malheur, pour notre malheur
à tous, elle allait le revoir bientôt....



III

IL EST MORT! PRIEZ POUR LUI!

C'était un lundi du mois de juillet.

Ce jour-là, en sortant du collège, je m'étais laissé entraîner à faire
une partie de barres, et lorsque je me décidai à rentrer à la maison, il
était beaucoup plus tard que je n'aurais voulu. De la place des Terreaux
à la rue Lanterne, je courus sans m'arrêter, mes livres à la ceinture,
ma casquette entre les dents. Toutefois, comme j'avais une peur
effroyable de mon père, je repris haleine une minute dans l'escalier,
juste le temps d'inventer une histoire pour expliquer mon retard. Sur
quoi, je sonnai bravement.

Ce fut M. Eyssette lui-même qui vint m'ouvrir. «Comme tu viens tard!» me
dit-il. Je commençais à débiter mon mensonge en tremblant; mais le
cher homme ne me laissa pas achever et, m'attirant sur sa poitrine, il
m'embrassa longuement et silencieusement.

Moi qui m'attendais pour le moins à une verte semonce, cet accueil me
surprit. Ma première idée fut que nous avions le curé de Saint-Nizier
à dîner; je savais par expérience qu'on ne nous grondait jamais ces
jours-là. Mais en entrant dans la salle à manger, je vis tout de suite
que je m'étais trompé. Il n'y avait que deux couverts sur la table,
celui de mon père et le mien.

«Et ma mère? Et Jacques?» demandai-je, étonné.

M. Eyssette me répondit d'une voix douce qui ne lui était pas
habituelle:

«Ta mère et Jacques sont partis, Daniel; ton frère l'abbé est bien
malade.»

Puis, voyant que j'étais devenu tout pâle, il ajouta presque gaiement
pour me rassurer:

«Quand je dis bien malade, c'est une façon de parler: on nous a écrit
que l'abbé était au lit; tu connais ta mère, elle a voulu partir, et je
lui ai donné Jacques pour l'accompagner. En somme, ce ne sera rien!...
Et maintenant mets-toi là et mangeons; je meurs de faim.»

Je m'attablai sans rien dire, mais j'avais le coeur serré et toutes les
peines du monde à retenir mes larmes, en pensant que mon grand frère
l'abbé était bien malade. Nous dînâmes tristement en face l'un de
l'autre, sans parler. M. Eyssette mangeait vite, buvait à grands coups,
puis s'arrêtait subitement et songeait.... Pour moi, immobile au bout
de la table et comme frappé de stupeur, je me rappelais les belles
histoires que l'abbé me contait lorsqu'il venait à la fabrique. Je le
voyais retroussant bravement sa soutane pour franchir les bassins. Je
me souvenais aussi du jour de sa première messe, où toute la famille
assistait, comme il était beau lorsqu'il se tournait vers nous, les bras
ouverts, disant _Dominus vobiscum_ d'une voix si douce que Mme Eyssette
en pleurait de joie!... Maintenant je me le figurais là-bas, couché,
malade (oh! bien malade; quelque chose me le disait), et ce qui
redoublait mon chagrin de le savoir ainsi, c'est une voix que
j'entendais me crier au fond du coeur: «Dieu te punit, c'est ta faute!
il fallait rentrer tout droit! Il fallait ne pas mentir!» Et plein de
cette effroyable pensée que Dieu, pour le punir, allait faire mourir son
frère, le petit Chose se désespérait en lui-même, disant: «Jamais, non!
jamais, je ne jouerai plus aux barres en sortant du collège.»

Le repas terminé, on alluma la lampe, et la veillée commença. Sur la
nappe, au milieu des débris du dessert, M. Eyssette avait posé ses gros
livres de commerce et faisait ses comptes à haute voix. Finet, le chat
des babarottes, miaulait tristement en rôdant autour de la table...;
moi, j'avais ouvert la fenêtre et je m'y étais accoudé....

Il faisait nuit, l'air était lourd.... On entendait les gens d'en bas
rire et causer devant leurs portes, et les tambours du fort Loyasse
battre dans le lointain.... J'étais là depuis quelques instants, pensant
à des choses tristes et regardant vaguement dans la nuit, quand un
violent coup de sonnette m'arracha de ma croisée brusquement. Je
regardai mon père avec effroi, et je crus voir passer sur son visage le
frisson d'angoisse et de terreur qui venait de m'envahir. Ce coup de
sonnette lui avait fait peur, à lui aussi.

«On sonne! me dit-il presque à voix basse.

--Restez, père! j'y vais.» Et je m'élançai vers la porte.

Un homme était debout sur le seuil. Je l'entrevis dans l'ombre, me
tendant quelque chose que j'hésitais à prendre.

«C'est une dépêche, dit-il.

--Une dépêche, grand Dieu! pour quoi faire?»

Je la pris en frissonnant, et déjà je repoussais la porte; mais l'homme
la retint avec son pied et me dit froidement:

«Il faut signer.»

Il fallait signer! Je ne savais pas: c'était la première dépêche que je
recevais.

«Qui est là, Daniel?» me cria M. Eyssette; sa voix tremblait.

Je répondis:

«Rien! c'est un pauvre....» Et, faisant signe à l'homme de m'attendre,
je courus à ma chambre, je trempai ma plume dans l'encre, à tâtons, puis
je revins.

L'homme dit:

«Signez là.»

Le petit Chose signa d'une main tremblante, à la lueur des lampes de
l'escalier; ensuite il ferma la porte et rentra, tenant la dépêche
cachée sous sa blouse.

Oh! oui, je te tenais cachée sous ma blouse, dépêche de malheur! Je ne
voulais pas que M. Eyssette te vît; car d'avance je savais que tu venais
nous annoncer quelque chose de terrible, et lorsque je t'ouvris, tu ne
m'appris rien de nouveau, entends-tu, dépêche! Tu ne m'appris rien que
mon coeur n'eût déjà deviné.

«C'était un pauvre?» me dit mon père en me regardant.

Je répondis sans rougir: «C'était un pauvre»; et pour détourner les
soupçons, je repris ma place à la croisée.

J'y restai encore quelque temps, ne bougeant pas, ne parlant pas,
serrant contre ma poitrine ce papier qui me brûlait.

Par moments, j'essayais de me raisonner, de me donner du courage, je me
disais: «Qu'en sais-tu? c'est peut-être une bonne nouvelle. Peut-être on
écrit qu'il est guéri....» Mais, au fond, je sentais bien que ce n'était
pas vrai, que je me mentais à moi-même, que la dépêche ne dirait pas
qu'il était guéri.

Enfin, je me décidai à passer dans ma chambre pour savoir une bonne fois
à quoi m'en tenir. Je sortis de la salle à manger, lentement, sans
avoir l'air; mais quand je fus dans ma chambre, avec quelle rapidité
fiévreuse, j'allumai ma lampe! Et comme mes mains tremblaient en ouvrant
cette dépêche de mort! Et de quelles larmes brûlantes je l'arrosai,
lorsque je l'eus ouverte!... Je la relus vingt fois, espérant toujours
m'être trompé; mais, pauvre de moi! j'eus beau la lire et la relire, et
la tourner dans tous les sens, je ne pus lui faire dire autre chose que
ce qu'elle avait dit d'abord, ce que je savais bien qu'elle dirait:

    «Il est mort! Priez pour lui!»

Combien de temps je restai là, debout, pleurant devant cette dépêche
ouverte, je l'ignore. Je me souviens seulement que mes yeux me cuisaient
beaucoup, et qu'avant de sortir de ma chambre je baignai mon visage
longuement. Puis, je rentrai dans la salle à manger, tenant dans ma
petite main crispée la dépêche trois fois maudite.

Et maintenant, qu'allais-je faire? Comment m'y prendre pour annoncer
l'horrible nouvelle à mon père, et quel ridicule enfantillage m'avait
poussé à la garder pour moi seul? Un peu plus tôt, un peu plus tard,
est-ce qu'il ne l'aurait pas su? Quelle folie! Au moins, si j'étais allé
droit à lui lorsque la dépêche était arrivée, nous l'aurions ouverte
ensemble; à présent, tout serait dit.

Or, tandis que je me parlais à moi-même, je m'approchai de la table et
je vins m'asseoir à côté de M. Eyssette, juste à côté de lui. Le pauvre
homme avait fermé ses livres et, de la barbe de sa plume, s'amusait à
chatouiller le museau blanc de Finet. Cela me serrait le coeur qu'il
s'amusât ainsi. Je voyais sa bonne figure que la lampe éclairait à demi,
s'animer et rire par moments; et j'avais envie de lui dire: «Oh! non, ne
riez pas; je vous en prie.»

Alors, comme je le regardais ainsi tristement avec ma dépêche à la main,
M. Eyssette leva la tête. Nos regards se rencontrèrent, et je ne sais
pas ce qu'il vit dans le mien, mais je sais que sa figure se décomposa
tout à coup, qu'un grand cri jaillit de sa poitrine, qu'il me dit d'une
voix à fendre l'âme: «Il est mort, n'est-ce pas?» que la dépêche glissa
de mes doigts, que je tombai dans ses bras en sanglotant, et que nous
pleurâmes longuement, éperdus, dans les bras l'un de l'autre, tandis
qu'à nos pieds Finet jouait avec la dépêche, l'horrible dépêche de mort,
cause de toutes nos larmes.

Écoutez, je ne mens pas: voilà longtemps que ces choses se sont passées,
voilà longtemps qu'il dort dans la terre, mon cher abbé que j'aimais
tant; eh bien, encore aujourd'hui, quand je reçois une dépêche, je ne
peux pas l'ouvrir sans un frisson de terreur. Il me semble que je vais
lire qu'_il est mort_, et qu'il faut _prier pour lui_!



IV

LE CAHIER ROUGE

On trouve dans les vieux missels de naïves enluminures, où la Dame des
sept douleurs est représentée ayant sur chacune de ses joues une grande
ride profonde, cicatrice divine que l'artiste a mise là pour nous dire:
«Regardez comme elle a pleuré!...» Cette ride--la ride des larmes--, je
jure que je l'ai vue sur le visage amaigri de Mme Eyssette, lorsqu'elle
revint à Lyon, après avoir enterré son fils.

Pauvre mère, depuis ce jour elle ne voulut plus sourire. Ses robes
furent toujours noires, son visage toujours désolé. Dans ses vêtements
comme dans son coeur, elle prit le grand deuil, et ne le quitta
jamais... Du reste, rien de changé dans la maison Eyssette; ce fut un
peu plus lugubre, voilà tout. Le curé de Saint-Nizier dit quelques
messes pour le repos de l'âme de l'abbé. On tailla deux vêtements noirs
pour les enfants dans une vieille roulière de leur père, et la vie, la
triste vie recommença.

Il y avait déjà quelque temps que notre cher abbé était mort, lorsqu'un
soir, à l'heure de nous coucher, je fus très étonné de voir Jacques
fermer notre chambre à double tour, boucher soigneusement les rainures
de la porte, et, cela fait, venir vers moi, d'un grand air de solennité
et de mystère.

Il faut vous dire que, depuis son retour du Midi, un singulier
changement s'était opéré dans les habitudes de l'ami Jacques. D'abord,
ce que peu de personnes voudront croire, Jacques ne pleurait plus, ou
presque plus; puis, son fol amour du cartonnage lui avait à peu près
passé. Les petits pots de colle allaient encore au feu de temps en
temps, mais ce n'était plus avec le même entrain; maintenant, si vous
aviez besoin d'un cartable, il fallait vous mettre à genoux pour
l'obtenir.... Dès choses incroyables! un carton â chapeaux que Mme
Eyssette avait commandé était sur le chantier depuis huit jours.... A la
maison, on ne s'apercevait de rien; mais moi, je voyais bien que Jacques
avait quelque chose. Plusieurs fois, je l'avais surpris dans le magasin,
parlant seul et faisant des gestes. La nuit, il ne dormait pas; je
l'entendais marmotter entre ses dents, puis subitement sauter à bas du
lit et marcher â grands pas dans la chambre... tout cela n'était pas
naturel et me faisait peur quand j'y songeais. Il me semblait que
Jacques allait devenir fou.

Ce soir-là, quand je le vis fermer à double tour la porte de notre
chambre, cette idée de folie me revint dans la tête et j'eus un
mouvement d'effroi: mon pauvre Jacques! lui, ne s'en aperçut pas, et
prenant gravement une de mes mains dans les siennes:

«Daniel, me dit-il, je vais te confier quelque chose mais il faut me
jurer que tu n'en parleras jamais.»

Je compris tout de suite que Jacques n'était pas fou. Je répondis sans
hésiter:

«Je te le jure, Jacques.

--Eh bien, tu ne sais pas?... chut!... Je fais un poème, un grand poème.

--Un poème, Jacques! tu fais un poème, toi!»

Pour toute réponse, Jacques tira de dessous sa veste un énorme cahier
rouge qu'il avait cartonné lui-même, et en tête duquel il avait écrit de
sa plus belle main:

    RELIGION! RELIGION! Poème en douze chants PAR EYSSETTE (JACQUES)

C'était si grand que j'en eus comme un vertige. Comprenez cela?...
Jacques, mon frère Jacques, un enfant de treize ans, le Jacques des
sanglots et des petits pots de colle, faisait: _Religion! Religion!_
poème en douze chants.

Et personne ne s'en doutait! et on continuait à l'envoyer chez les
marchands d'herbes avec un panier sous le bras! et son père lui criait
plus que jamais: «Jacques, tu es un âne!...»

Ah! pauvre cher Eyssette (Jacques)! comme je vous aurais sauté au cou
de bon coeur, si j'avais osé. Mais je n'osai pas... Songez donc!...
_Religion! Religion!_ poème en douze chants!... Pourtant la vérité
m'oblige à dire que ce poème en douze chants était loin d'être terminé.
Je crois même qu'il n'y avait encore de fait que les quatre premiers
vers du premier chant; mais vous savez, en ces sortes d'ouvrages la mise
en train est toujours ce qu'il y a de plus difficile, et comme disait
Eyssette (Jacques) avec beaucoup de raison: «Maintenant que j'ai mes
quatre premiers vers, le reste n'est rien; ce n'est qu'une affaire de
temps[2].»

Ce reste qui n'était rien qu'une affaire de temps, jamais Eyssette
(Jacques) n'en put venir à bout... Que voulez-vous? les poèmes ont leurs
destinées; il paraît que la destinée de _Religion! Religion!_ poème en
douze chants, était de ne pas être en douze chants du tout. Le poète eut
beau faire, il n'alla jamais plus loin que les quatre premiers vers.
C'était fatal. A la fin, le malheureux garçon, impatienté, envoya son
poème au diable et congédia la Muse (on disait encore la Muse en ce
temps-là). Le jour même, ses sanglots le reprirent et les petits pots de
colle reparurent devant le feu... Et le cahier rouge?... Oh! le cahier
rouge, il avait sa destinée aussi, celui-là.

[Footnote 2: Les voici, ces quatre vers. Les voici tels que je les ai
vus ce soir-là, moulés en belle ronde, à la première page du cahier
rouge:

  _Religion! Religion!_
  Mot sublime! Mystère!
  Voix touchante et solitaire.
  Compassion! Compassion!

Ne riez pas, cela lui avait coûté beaucoup de mal.]

Jacques me dit: «Je te le donne, mets-y ce que tu voudras.» Savez-vous
ce que j'y mis, moi?.. Mes poésies, parbleu! les poésies du petit Chose.
Jacques m'avait donné son mal.

Et maintenant, si le lecteur le veut bien, pendant que le petit Chose
est en train de cueillir des rimes, nous allons d'une enjambée franchir
quatre ou cinq années de sa vie. J'ai hâte d'arriver à un certain
printemps de 18..., dont la maison Eyssette n'a pas encore aujourd'hui
perdu le souvenir; on a comme cela des dates dans les familles.

Du reste, ce fragment de ma vie que je passe sous silence, le lecteur ne
perdra rien à ne pas le connaître. C'est toujours la même chanson, des
larmes et de la misère! les affaires qui ne vont pas, des loyers en
retard, des créanciers qui font des scènes, les diamants de la mère
vendus, l'argenterie au mont-de-piété, les draps de lit qui ont des
trous, les pantalons qui ont des pièces; des privations de toutes
sortes, des humiliations de tous les jours, l'éternel «comment
ferons-nous demain?» le coup de sonnette insolent des huissiers, le
concierge qui sourit quand on passe, et puis les emprunts, et puis les
protêts, et puis... et puis...

Nous voilà donc en 18...

Cette année-là, le petit Chose achevait sa philosophie.

C'était, si j'ai bonne mémoire; un jeune garçon très prétentieux, se
prenant tout à fait au sérieux comme philosophe et aussi comme poète; du
reste pas plus haut qu'une botte et sans un poil de barbe au menton.

Or, un matin que ce grand philosophe de petit Chose se disposait à aller
en classe, M. Eyssette père l'appela dans le magasin et, sitôt qu'il le
vit entrer, lui fit de sa voix brutale:

«Daniel, jette tes livres, tu ne vas plus au collège.»

Ayant dit cela, M. Eyssette père se mit à marcher à grands pas dans le
magasin, sans parler. Il paraissait très ému, et le petit Chose aussi,
je vous assure... Après un long moment de silence, M. Eyssette père
reprit la parole:

«Mon garçon, dit-il, j'ai une mauvaise nouvelle à t'apprendre, oh!
bien mauvaise... nous allons être obligés de nous séparer tous, voici
pourquoi.»

Ici, un grand sanglot, un sanglot déchirant retentit derrière la porte
entrebâillée.

«Jacques, tu es un âne!» cria M. Eyssette sans se retourner, puis il
continua:

«Quand nous sommes venus à Lyon, il y a six ans, ruinés par les
révolutionnaires, j'espérais, à force de travail, arriver à reconstruire
notre fortune; mais le démon s'en mêle! Je n'ai réussi qu'à nous
enfoncer jusqu'au cou dans les dettes et dans la misère... A présent,
c'est fini, nous sommes embourbés... Pour sortir de là, nous n'avons
qu'un parti à prendre, maintenant que vous voilà grandis: vendre le peu
qui nous reste et chercher notre vie chacun de notre côté.»

Un nouveau sanglot de l'invisible Jacques vint interrompre M. Eyssette;
mais il était tellement ému lui-même qu'il ne se fâcha pas. Il fit
seulement signe à Daniel de fermer la porte, et, la porte fermée, il
reprit:

«Voici donc ce que j'ai décidé: jusqu'à nouvel ordre, ta mère va s'en
aller vivre dans le Midi, chez son frère, l'oncle Baptiste. Jacques
restera à Lyon; il a trouvé un petit emploi au mont-de-piété. Moi,
j'entre commis voyageur à la Société vinicole... Quant à toi, mon pauvre
enfant, il va falloir aussi que tu gagnes ta vie... Justement, je reçois
une lettre du recteur qui te propose une place de maître d'étude; tiens,
lis!»

Le petit Chose prit la lettre.

«D'après ce que je vois, dit-il tout en lisant, je n'ai pas de temps à
perdre.

--Il faudrait partir demain.

--C'est bien, je partirai...»

Là-dessus le petit Chose replia la lettre et la rendit à son père d'une
main qui ne tremblait pas. C'était un grand philosophe, comme vous
voyez.

A ce moment, Mme Eyssette entra dans le magasin, puis Jacques
timidement derrière elle... Tous deux s'approchèrent du petit Chose et
l'embrassèrent en silence; depuis la veille ils étaient au courant de ce
qui se passait.

«Qu'on s'occupe de sa malle! fit brusquement M. Eyssette, il part demain
matin par le bateau.»

Mme Eyssette poussa un gros soupir, Jacques esquissa un sanglot, et tout
fut dit.

On commençait à être fait au malheur dans cette maison-là.

Le lendemain de cette journée mémorable, toute la famille accompagna le
petit Chose au bateau. Par une coïncidence singulière, c'était le
même bateau qui avait amené les Eyssettes à Lyon six ans auparavant.
Capitaine Géniès, maître coq Montélimart! Naturellement on se rappela le
parapluie d'Annou, le perroquet de Robinson, et quelques autres épisodes
du débarquement... Ces souvenirs égayèrent un peu ce triste départ, et
amenèrent l'ombre d'un sourire sur les lèvres de Mme Eyssette.

Tout à coup la cloche sonna. Il fallait partir.

Le petit Chose, s'arrachant aux étreintes de ses amis, franchit
bravement la passerelle.

«Sois sérieux, lui cria son père.

--Ne sois pas malade», dit Mme Eyssette.

Jacques voulait parler, mais il ne put pas; il pleurait trop.

Le petit Chose ne pleurait pas, lui. Comme j'ai eu l'honneur de vous le
dire, c'était un grand philosophe, et positivement les philosophes ne
doivent pas s'attendrir...

Et pourtant, Dieu sait s'il les aimait, ces chères créatures qu'il
laissait derrière lui, dans le brouillard. Dieu sait s'il aurait donné
volontiers pour elles tout son sang et toute sa chair... Mais que
voulez-vous? La joie de quitter Lyon, le mouvement du bateau, l'ivresse
du voyage, l'orgueil de se sentir homme--homme libre, homme fait,
voyageant seul et gagnant sa vie--, tout cela grisait le petit Chose et
l'empêchait de songer, comme il aurait dû, aux trois êtres chéris qui
sanglotaient là-bas, debout sur les quais du Rhône...

Ah! ce n'étaient pas des philosophes, ces trois-là. D'un oeil anxieux et
plein de tendresse, ils suivaient la marche asthmatique du navire,
et son panache de fumée n'était pas plus gros qu'une hirondelle à
l'horizon, qu'ils criaient encore: «Adieu! adieu!» en faisant des
signes.

Pendant ce temps, monsieur le philosophe se promenait de long en large
sur le pont, les mains dans les poches, la tête au vent. Il sifflotait,
crachait très loin, regardait les dames sous le nez, inspectait la
manoeuvre, marchait des épaules comme un gros homme, se trouvait
charmant. Avant qu'on fût seulement à Vienne, il avait appris au maître
coq Montélimart et à ses deux marmitons qu'il était dans l'Université
et qu'il y gagnait fort bien sa vie... Ces messieurs lui en firent
compliment. Cela le rendit très fier.

Une fois, en se promenant d'un bout à l'autre du navire, notre
philosophe heurta du pied, à l'avant, près de la grosse cloche, un
paquet de cordes sur lequel, à six ans de là, Robinson Crusoé était venu
s'asseoir pendant de longues heures, son perroquet entre les jambes. Ce
paquet de cordes le fit beaucoup rire et un peu rougir.

«Que je devais être ridicule, pensait-il, de traîner partout avec moi
cette grande cage peinte en bleu et ce perroquet fantastique...»

Pauvre philosophe! il ne se doutait pas que pendant toute sa vie il
était condamné à traîner ainsi ridiculement cette cage peinte en bleu,
couleur d'illusion, et ce perroquet vert, couleur d'espérance.

Hélas! à l'heure où j'écris ces lignes, le malheureux garçon la porte
encore, sa grande cage peinte en bleu. Seulement de jour en jour l'azur
des barreaux s'écaille et le perroquet vert est aux trois quarts
déplumé, pécaïre!

Le premier soin du petit Chose, en arrivant dans sa ville natale, fut de
se rendre à l'Académie, où logeait M. le recteur.

Ce recteur, ami d'Eyssette père, était un grand beau vieux, alerte et
sec, n'ayant rien qui sentît le pédant, ni quoi que ce fût de semblable.
Il accueillit Eyssette fils avec une grande bienveillance. Toutefois,
quand on l'introduisit dans son cabinet, le brave homme ne put retenir
un geste de surprise.

«Ah! mon Dieu! dit-il, comme il est petit!»

Le fait est que le petit Chose était ridiculement petit; et puis l'air
si jeune, si mauviette.

L'exclamation du recteur lui porta un coup terrible.

«Ils ne vont pas vouloir de moi», pensa-t-il. Et tout son corps se mit à
trembler.

Heureusement, comme s'il eût deviné ce qui se passait dans cette pauvre
petite cervelle, le recteur reprit:

«Approche ici, mon garçon... Nous allons donc faire de toi un maître
d'étude... A ton âge, avec cette taille et cette figure-là, le métier te
sera plus dur qu'à un autre... Mais enfin, puisqu'il le faut, puisqu'il
faut que tu gagnes ta vie, mon cher enfant, nous arrangerons cela
pour le mieux... En commençant, on ne te mettra pas dans une grande
baraque... Je vais t'envoyer dans un collège communal, à quelques lieues
d'ici, à Sarlande, en pleine montagne... Là tu feras ton apprentissage
d'homme, tu t'aguerriras au métier, tu grandiras, tu prendras de la
barbe; puis le poil venu, nous verrons!»

Tout en parlant, M. le recteur écrivait au principal du collège de
Sarlande pour lui présenter son protégé. La lettre terminée, il la remit
au petit Chose et l'engagea à partir le jour même; là-dessus, il lui
donna quelques sages conseils et le congédia d'une tape amicale sur la
joue en lui promettant de ne pas le perdre de vue.

Voilà mon petit Chose bien content. Quatre à quatre il dégringole
l'escalier séculaire de l'Académie et s'en va d'une haleine retenir sa
place pour Sarlande.

La diligence ne part que dans l'après-midi; encore quatre heures à
attendre! Le petit Chose en profite pour aller parader au soleil
sur l'esplanade et se montrer à ses compatriotes. Ce premier devoir
accompli, il songe à prendre quelque nourriture et se met en quête d'un
cabaret à portée de son escarcelle... Juste en face les casernes, il en
avise un propret, reluisant, avec une belle enseigne toute neuve:

«Voici mon affaire», se dit-il. Et, après quelques minutes
d'hésitation--c'est la première fois que le petit Chose entre dans un
restaurant--, il pousse résolument la porte.

Le cabaret est désert pour le moment. Des murs peints à la chaux...,
quelques tables de chêne... Dans un coin de longues cannes de
compagnons, à bouts de cuivre, ornées de rubans multicolores... Au
comptoir, un gros homme qui ronfle, le nez dans un journal.

«Holà! quelqu'un!» dit le petit Chose, en frappant de son poing fermé
sur les tables, comme un vieux coureur de tavernes.

Le gros homme du comptoir ne se réveille pas pour si peu; mais du fond
de l'arrière-boutique, la cabaretière accourt... En voyant le nouveau
client que l'ange Hasard lui amène, elle pousse un grand cri:

«Miséricorde! monsieur Daniel!

--Annou! ma vieille Annou!» répond le petit Chose. Et les voilà dans les
bras l'un de l'autre.

Eh! mon Dieu, oui, c'est Annou, la vieille Annou, anciennement bonne des
Eyssette, maintenant cabaretière, mère des compagnons, mariée à Jean
Peyrol, ce gros qui ronfle là-bas dans le comptoir... Et comme elle est
heureuse, si vous saviez, cette brave Annou, comme elle est heureuse de
revoir M. Daniel! Comme elle l'embrasse! comme elle l'étreint! comme
elle l'étouffe!

Au milieu de ces effusions, l'homme du comptoir se réveille.

Il s'étonne d'abord un peu du chaleureux accueil que sa femme est en
train de faire à ce jeune inconnu; mais quand on lui apprend que ce
jeune inconnu est M. Daniel Eyssette en personne, Jean Peyrol devient
rouge de plaisir et s'empresse autour de son illustre visiteur.

«Avez-vous déjeuné, monsieur Daniel?

--Ma foi! non, mon bon Peyrol...; c'est précisément ce qui m'a fait
entrer ici.»

Justice divine!... M. Daniel n'a pas déjeuné!... La vieille Annou court
à sa cuisine; Jean Peyrol se précipite à la cave,--une fière cave, au
dire des compagnons.

En un tour de main, le couvert est mis, la table est parée, le petit
Chose n'a qu'à s'asseoir et à fonctionner... A sa gauche, Annou lui
taille des mouillettes pour ses oeufs, des oeufs du matin, blancs,
crémeux, duvetés... A sa droite, Jean Peyrol lui verse un vieux
Château-Neuf-des-Papes, qui semble une poignée de rubis jetée au fond de
son verre... Le petit Chose est très heureux, il boit comme un templier,
mange comme un hospitalier, et trouve encore moyen de raconter, entre
deux coups de dents, qu'il vient d'entrer dans l'Université, ce qui le
met à même de gagner honorablement sa vie. Il faut voir de quel air il
dit cela: _gagner honorablement sa vie!_--La vieille Annou s'en pâme
d'admiration.

L'enthousiasme de Jean Peyrol est moins vif. Il trouve tout simple que
M. Daniel gagne sa vie, puisqu'il est en état de la gagner. A l'âge de
M. Daniel, lui, Jean Peyrol, courait le monde depuis déjà quatre ou cinq
ans, et ne coûtait plus un liard à la maison, au contraire...

Bien entendu, le digne cabaretier garde ses réflexions pour lui seul.
Oser comparer Jean Peyrol à Daniel Eyssette!... Annou ne le souffrirait
pas.

En attendant, le petit Chose va son train. Il parle, il boit, il mange,
il s'anime; ses yeux brillent, sa joue s'allume. Holà! maître Peyrol,
qu'on aille chercher des verres! le petit Chose va trinquer... Jean
Peyrol apporte les verres et on trinque... d'abord à Mme Eyssette,
ensuite à M. Eyssette, puis à Jacques, à Daniel, à la vieille Annou, au
mari d'Annou, à l'Université... à quoi encore?...

Deux heures se passent ainsi en libations et en bavardages. On cause du
passé couleur de deuil, de l'avenir couleur de rose. On se rappelle la
fabrique, Lyon, la rue Lanterne, ce pauvre abbé qu'on aimait tant...

Tout à coup le petit Chose se lève pour partir...

«Déjà», dit tristement la vieille Annou.

Le petit Chose s'excuse; il a quelqu'un de la ville à voir avant de s'en
aller, une visite très importante... Quel dommage! on était si bien!...
On avait tant de choses à se raconter encore!... Enfin, puisqu'il le
faut, puisque M. Daniel a quelqu'un de la ville à voir, ses amis du
_Tour de France_ ne veulent pas le retenir plus longtemps... «Bon
voyage, monsieur Daniel! Dieu vous conduise, notre cher maître!» Et
jusqu'au milieu de la rue, Jean Peyrol et sa femme l'accompagnent de
leurs bénédictions.

Or, savez-vous quel est ce quelqu'un de la ville que le petit Chose veut
voir avant de partir?

C'est la fabrique, cette fabrique qu'il aimait tant et qu'il a tant
pleurée!... c'est le jardin, les ateliers, les grands platanes, tous
les amis de son enfance, toutes ses joies du premier jour... Que
voulez-vous?

Le coeur de l'homme a de ces faiblesses; il aime ce qu'il peut, même du
bois, même des pierres, même une fabrique... D'ailleurs, l'histoire est
là pour vous dire que le vieux Robinson, de retour en Angleterre, reprit
la mer, et fit je ne sais combien de mille lieues pour revoir son île
déserte.

Il n'est donc pas étonnant que, pour revoir la sienne, le petit Chose
fasse quelques pas.

Déjà les grands platanes, dont la tête empanachée regarde par-dessus les
maisons, ont reconnu leur ancien ami qui vient vers eux à toutes jambes.
De loin ils lui font signe et se penchent les uns vers les autres, comme
pour se dire: voilà Daniel Eyssette! Daniel Eyssette est de retour!

Et lui se dépêche, se dépêche; mais, arrivé devant la fabrique, il
s'arrête stupéfait.

De grandes murailles grises sans un bout de laurier-rose ou de grenadier
qui dépasse... Plus de fenêtres, des lucarnes; plus d'ateliers, une
chapelle. Au-dessus de la porte, une grosse croix de grès rouge avec un
peu de latin autour!...

O douleur! la fabrique n'est plus la fabrique; c'est un couvent de
carmélites, où les hommes n'entrent jamais.



V

GAGNE TA VIE

Sarlande est une petite ville des Cévennes, bâtie au fond d'une étroite
vallée que la montagne enserre de partout comme un grand mur. Quand le
soleil y donne, c'est une fournaise; quand la tramontane souffle, une
glacière...

Le soir de mon arrivée, la tramontane faisait rage depuis le matin; et
quoiqu'on fût au printemps, le petit Chose, perché sur le haut de la
diligence, sentit, en entrant dans la ville, le froid le saisir jusqu'au
coeur.

Les rues étaient noires et désertes... Sur la place d'armes, quelques
personnes attendaient la voiture, en se promenant de long en large
devant le bureau mal éclairé.

A peine descendu de mon impériale, je me fis conduire au collège, sans
perdre une minute. J'avais hâte d'entrer en fonctions.

Le collège n'était pas loin de la place; après m'avoir fait traverser
deux ou trois larges rues silencieuses, l'homme qui portait ma malle
s'arrêta devant une grande maison, où tout semblait mort depuis des
années.

«C'est ici», dit-il, en soulevant l'énorme marteau de la porte...

Le marteau retomba lourdement, lourdement... La porte s'ouvrit
d'elle-même... Nous entrâmes.

J'attendis un moment sous le porche, dans l'ombre. L'homme posa sa malle
par terre, je le payai, et il s'en alla bien vite... Derrière lui,
l'énorme porte se referma lourdement, lourdement... Bientôt après, un
portier somnolent, tenant à la main une grosse lanterne, s'approcha de
moi.

«Vous êtes sans doute un nouveau?» me dit-il d'un air endormi.

Il me prenait pour un élève...

«Je ne suis pas un élève du tout, je viens ici comme maître d'étude;
conduisez-moi chez le principal...»

Le portier parut surpris; il souleva sa casquette et m'engagea à entrer
une minute dans sa loge. Pour le quart d'heure, M. le principal était à
l'église avec les enfants. On me mènerait chez lui dès que la prière du
soir serait terminée.

Dans la loge, on achevait de souper. Un grand beau gaillard à moustaches
blondes dégustait un verre d'eau-de-vie aux côtés d'une petite femme
maigre, souffreteuse, jaune comme un coing et emmitouflée jusqu'aux
oreilles dans un châle fané.

«Qu'est-ce donc, monsieur Cassagne? demanda l'homme aux moustaches.

--C'est le nouveau maître d'étude, répondit le concierge en me
désignant... Monsieur est si petit que je l'avais d'abord pris pour un
élève.

--Le fait est, dit l'homme aux moustaches, en me regardant par-dessus
son verre, que nous avons ici des élèves plus grands et même plus âgés
que monsieur.... Veillon l'aîné, par exemple.

--Et Crouzat, ajouta le concierge.

--Et Soubeyrol...», fit la femme.

Là-dessus, ils se mirent à parler entre eux à voix basse, le nez dans
leur vilaine eau-de-vie et me dévisageant du coin de l'oeil... Au-dehors
on entendait la tramontane qui ronflait et les voix criardes des élèves
récitant les litanies à la chapelle.

Tout à coup une cloche sonna; un grand bruit de pas se fit dans les
vestibules.

«La prière est finie, me dit M. Cassagne en se levant; montons chez le
principal.»

Il prit sa lanterne, et je le suivis.

Le collège me sembla immense... D'interminables corridors, de grands
porches, de larges escaliers avec des rampes de fer ouvragé..., tout
cela vieux, noir, enfumé... Le portier m'apprit qu'avant 89 la maison
était une école de marine, et qu'elle avait compté jusqu'à huit cents
élèves, tous de la plus grande noblesse.

Comme il achevait de me donner ces précieux renseignements, nous
arrivions devant le cabinet du principal... M. Cassagne poussa doucement
une double porte matelassée, et frappa deux fois contre la boiserie.

Une voix répondit: «Entrez!» Nous entrâmes.

C'était un cabinet de travail très vaste, à tapisserie verte. Tout au
fond, devant une longue table, le principal écrivait à la lueur pâle
d'une lampe dont l'abat-jour était complètement baissé.

«Monsieur le principal, dit le portier en me poussant devant lui, voilà
le nouveau maître qui vient pour remplacer M. Serrières.

--C'est bien», fit le principal sans se déranger.

Le portier s'inclina et sortit. Je restai debout au milieu de la pièce,
en tortillant mon chapeau entre mes doigts.

Quand il eut fini d'écrire, le principal se tourna vers moi, et je pus
examiner à mon aise sa petite face pâlotte et sèche, éclairée par deux
yeux froids, sans couleur. Lui, de son côté, releva, pour mieux me voir,
l'abat-jour de la lampe et accrocha un lorgnon à son nez.

«Mais c'est un enfant! s'écria-t-il en bondissant sur son fauteuil. Que
veut-on que je fasse d'un enfant!»

Pour le coup le petit Chose eut une peur terrible; il se voyait déjà
dans la rue, sans ressources... Il eut à peine la force de balbutier
deux ou trois mots, et de remettre au principal la lettre d'introduction
qu'il avait pour lui.

Le principal prit la lettre, la lut, la relut, la plia, la déplia, la
relut encore, puis il finit par me dire que, grâce à la recommandation
toute particulière du recteur et à l'honorabilité de ma famille, il
consentait à me prendre chez lui, bien que ma grande jeunesse lui fît
peur. Il entama ensuite de longues déclamations sur la gravité de mes
nouveaux devoirs; mais je ne l'écoutais plus. Pour moi, l'essentiel
était qu'on ne me renvoyât pas; j'étais heureux, follement heureux.
J'aurais voulu que M. le principal eût mille mains et les lui embrasser
toutes.

Un formidable bruit de ferraille m'arrêta dans mes effusions. Je me
retournai vivement et me trouvai en face d'un long personnage, à favoris
rouges, qui venait d'entrer dans le cabinet sans qu'on l'eût entendu:
c'était le surveillant général.

Sa tête penché sur l'épaule, à l'_Ecce homo_, il me regardait avec le
plus doux des sourires, en secouant un trousseau de clefs de toutes
dimensions, suspendu à son index. Le sourire m'aurait prévenu en sa
faveur, mais les clefs grinçaient avec un bruit terrible--frinc! frinc!
frinc--qui me fit peur.

«Monsieur Viot, dit le principal, voici le remplaçant de M. Serrières
qui nous arrive.»

M. Viot s'inclina et me sourit le plus doucement du monde. Ses clefs, au
contraire, s'agitèrent d'un air ironique et méchant comme pour dire: «Ce
petit homme-là remplacer M. Serrières! allons donc! allons donc!»

Le principal comprit aussi bien que moi ce que les clefs venaient de
dire, et ajouta avec un soupir: «Je sais qu'en perdant M. Serrières,
nous faisons une perte presque irréparable (ici les clefs poussèrent un
véritable sanglot...); mais je suis sûr que si M. Viot veut bien prendre
le nouveau maître sous sa tutelle spéciale, et lui inculquer ses
précieuses idées sur l'enseignement, l'ordre et la discipline de la
maison n'auront pas trop à souffrir du départ de M. Serrières.»

Toujours souriant et doux, M. Viot répondit que sa bienveillance m'était
acquise et qu'il m'aiderait volontiers de ses conseils; mais les clefs
n'étaient pas bienveillantes, elles. Il fallait les entendre s'agiter et
grincer avec frénésie: «Si tu bouges, petit drôle, gare à toi.»

«Monsieur Eyssette, conclut le principal, vous pouvez vous retirer.
Pour ce soir encore, il faudra que vous couchiez à l'hôtel... Soyez ici
demain à huit heures... Allez...»

Et il me congédia d'un geste digne.

M. Viot, plus souriant et plus doux que jamais, m'accompagna jusqu'à la
porte; mais, avant de me quitter, il me glissa dans la main un petit
cahier.

«C'est le règlement de la maison, me dit-il. Lisez et méditez...»

Puis il ouvrit la porte et la referma sur moi, en agitant ses clefs
d'une façon... frinc! frinc! frinc!

Ces messieurs avaient oublié de m'éclairer... J'errai un moment parmi
les grands corridors tout noirs, tâtant les murs pour essayer de
retrouver mon chemin. De loin en loin, un peu de lune entrait par le
grillage d'une fenêtre haute et m'aidait à m'orienter. Tout à coup, dans
la nuit des galeries, un point lumineux brilla, venant à ma rencontre...
Je fis encore quelques pas; la lumière grandit, s'approcha de moi, passa
à mes côtés, s'éloigna, disparut. Ce fut comme une vision; mais, si
rapide qu'elle eût été, je pus en saisir les moindres détails.

Figurez-vous deux femmes, non, deux ombres... L'une vieille, ridée,
ratatinée, pliée en deux, avec d'énormes lunettes qui lui cachaient la
moitié du visage; l'autre, jeune, svelte, un peu grêle comme tous les
fantômes, mais ayant--ce que les fantômes n'ont pas en général--une
paire d'yeux, très grands et si noirs, si noirs... La vieille tenait à
la main une petite lampe de cuivre; les yeux noirs, eux, ne portaient
rien. Les deux ombres passèrent près de moi, rapides, silencieuses, sans
me voir, et depuis longtemps elles avaient disparu que j'étais encore
debout, à la même place, sous une double impression de charme et de
terreur.

Je repris ma route à tâtons, mais le coeur me battait bien fort, et
j'avais toujours devant moi, dans l'ombre, l'horrible fée aux lunettes
marchant à côté des yeux noirs...

Il s'agissait cependant de découvrir un gîte pour la nuit; ce n'était
pas une mince affaire. Heureusement, l'homme aux moustaches, que je
trouvai fumant sa pipe devant la loge du portier, se mit tout de suite
à ma disposition et me proposa de me conduire dans un bon petit hôtel
point trop cher, où je serais servi comme un prince. Vous pensez si
j'acceptai de bon coeur.

Cet homme à moustaches avait l'air très bon enfant; chemin faisant,
j'appris qu'il s'appelait Roger, qu'il était professeur de danse,
d'équitation, d'escrime et de gymnastique au collège de Sarlande, et
qu'il avait servi longtemps dans les chasseurs d'Afrique. Ceci acheva de
me le rendre sympathique. Les enfants sont toujours portés à aimer les
soldats. Nous nous séparâmes à la porte de l'hôtel avec force poignées
de main, et la promesse formelle de devenir une paire d'amis.

Et maintenant, lecteur, un aveu me reste à te faire.

Quand le petit Chose se trouva seul dans cette chambre froide, devant
ce lit d'auberge inconnu et banal, loin de ceux qu'il aimait, son
coeur éclata, et ce grand philosophe pleura comme un enfant. La vie
l'épouvantait à présent; il se sentait faible et désarmé devant elle,
et il pleurait, il pleurait... Tout à coup, au milieu de ses larmes,
l'image des siens passa devant ses yeux; il vit la maison déserte, la
famille dispersée, la mère ici, le père là-bas... Plus de toit! plus
de foyer! et alors, oubliant sa propre détresse pour ne songer qu'à la
misère commune, le petit Chose prit une grande et belle résolution:
celle de reconstituer la maison Eyssette et de reconstruire le foyer
à lui tout seul. Puis, fier d'avoir trouvé ce noble but à sa vie, il
essuya ces larmes indignes d'un homme, d'un reconstructeur de foyer, et
sans perdre une minute, entama la lecture du règlement de M. Viot, pour
se mettre au courant de ses nouveaux devoirs.

Ce règlement, recopié avec amour de la propre main de M. Viot, son
auteur, était un véritable traité, divisé méthodiquement en trois
parties:

    1° Devoirs du maître d'étude envers ses supérieurs; 2° Devoirs du
    maître d'étude envers ses collègues; 3° Devoirs du maître d'étude
    envers les élèves.

Tous les cas y étaient prévus, depuis le carreau brisé jusqu'aux deux
mains qui se lèvent en même temps à l'étude; tous les détails de la
vie des maîtres y étaient consignés, depuis le chiffre de leurs
appointements jusqu'à la demi-bouteille de vin à laquelle ils avaient
droit à chaque repas.

Le règlement se terminait par une belle pièce d'éloquence, un discours
sur l'utilité du règlement lui-même; mais, malgré son respect pour
l'oeuvre de M. Viot, le petit Chose n'eut pas la force d'aller jusqu'au
bout, et--juste au plus beau passage du discours--il s'endormit...

Cette nuit-là, je dormis mal. Mille rêves fantastiques troublèrent mon
sommeil... Tantôt, c'était les terribles clefs de M. Viot que je croyais
entendre, frinc! frinc! frinc! ou bien la fée aux lunettes qui venait
s'asseoir à mon chevet et qui me réveillait en sursaut; d'autres fois
aussi les yeux noirs--oh! comme ils étaient noirs!--s'installaient au
pied de mon lit, me regardant avec une étrange obstination...

Le lendemain, à huit heures, j'arrivai au collège. M. Viot, debout sur
la porte, son trousseau de clefs à la main, surveillait l'entrée des
externes. Il m'accueillit avec son plus doux sourire.

«Attendez sous le porche, me dit-il, quand les élèves seront rentrés, je
vous présenterai à vos collègues.»

J'attendis sous le porche, me promenant de long en large, saluant
jusqu'à terre MM. les professeurs qui accouraient, essoufflés. Un seul
de ces messieurs me rendit mon salut; c'était un prêtre, le professeur
de philosophie, «un original» me dit M. Viot... Je l'aimai tout de
suite, cet original-là.

La cloche sonna. Les classes se remplirent... Quatre ou cinq grands
garçons de vingt-cinq à trente ans, mal vêtus, figures communes,
arrivèrent en gambadant et s'arrêtèrent interdits à l'aspect de M. Viot.

«Messieurs, leur dit le surveillant général en me désignant, voici M.
Daniel Eyssette, votre nouveau collègue.»

Ayant dit, il fit une longue révérence et se retira, toujours souriant,
toujours la tête sur l'épaule, et toujours agitant les horribles clefs.

Mes collègues et moi nous nous regardâmes un moment en silence.

Le plus grand et le plus gros d'entre eux prit le premier la parole:
c'était M. Serrières, le fameux Serrières, que j'allais remplacer.

«Parbleu! s'écria-t-il d'un ton joyeux, c'est bien le cas de dire que
les maîtres se suivent, mais ne se ressemblent pas.»

Ceci était une allusion à la prodigieuse différence de taille qui
existait entre nous. On en rit beaucoup, beaucoup, moi le premier; mais
je vous assure qu'à ce moment-là le petit Chose aurait volontiers vendu
son âme au diable pour avoir seulement quelques pouces de plus.

«Ça ne fait rien, ajouta le gros Serrières en me tendant la main;
quoiqu'on ne soit pas bâti pour passer sous la même toise, on peut tout
de même vider quelques flacons ensemble. Venez avec nous, collègue...,
je paie un punch d'adieu au café Barbette; je veux que vous en soyez...,
on fera connaissance en trinquant.»

Sans me laisser le temps de répondre, il prit mon bras sous le sien et
m'entraîna dehors.

Le café Barbette, où mes nouveaux collègues me menèrent, était situé sur
la place d'armes. Les sous-officiers de la garnison le fréquentaient,
et ce qui frappait en y entrant, c'était la quantité de shakos et de
ceinturons pendus aux patères...

Ce jour-là, le départ de Serrières et son punch d'adieu avaient attiré
le ban et l'arrière-ban des habitués... Les sous-officiers auxquels
Serrières me présenta en arrivant, m'accueillirent avec beaucoup de
cordialité. A vrai dire, pourtant, l'arrivée du petit Chose ne fit pas
grande sensation, et je fus bien vite oublié, dans le coin de la
salle où je m'étais réfugié timidement... Pendant que les verres se
remplissaient, le gros Serrières vint s'asseoir à côté de moi; il avait
quitté sa redingote et tenait aux dents une longue pipe de terre sur
laquelle son nom était en lettres de porcelaine. Tous les maîtres
d'étude avaient, au café Barbette, une pipe comme cela.

«Eh bien, collègue, me dit le gros Serrières, vous voyez qu'il y a
encore de bons moments dans le métier... En somme, vous êtes bien tombé
en venant à Sarlande pour votre début. D'abord l'absinthe du café
Barbette est excellente et puis, là-bas, à la boîte, vous ne serez pas
trop mal.»

La boîte, c'était le collège.

«Vous allez avoir l'étude des petits, des gamins qu'on mène à la
baguette. Il faut voir comme je les ai dressés! Le principal n'est pas
méchant; les collègues sont de bons garçons: il n'y a que la vieille et
le père Viot...

--Quelle vieille? demandai-je en tressaillant.

--Oh! vous la connaîtrez bientôt. A toute heure du jour et de la
nuit, on la rencontre rôdant par le collège, avec une énorme paire
de lunettes... C'est une tante du principal; et elle remplit ici les
fonctions d'économe. Ah! la coquine! si nous ne mourons pas de faim, ce
n'est pas de sa faute.»

Au signalement que me donnait Serrières, j'avais reconnu la fée aux
lunettes et malgré moi je me sentais rougir. Dix fois, je fus sur le
point d'interrompre mon collègue et de lui demander: «Et les yeux
noirs?» Mais je n'osai pas. Parler des yeux noirs au café Barbette!

En attendant, le punch circulait, les verres vides s'emplissaient, les
verres remplis se vidaient; c'était des toasts, des oh! oh! des ah! ah!
des queues de billard en l'air, des bousculades, de gros rires, des
calembours, des confidences...

Peu à peu, le petit Chose se sentit moins timide. Il avait quitté son
encoignure et se promenait par le café, parlant haut, le verre à la
main.

A cette heure, les sous-officiers étaient ses amis; il raconta
effrontément à l'un d'eux qu'il appartenait à une famille très riche et
qu'à la suite de quelques folies de jeune homme, on l'avait chassé de la
maison paternelle; il s'était fait maître d'étude pour vivre mais il
ne pensait pas rester au collège longtemps... Vous comprenez, avec une
famille tellement riche!...

Ah! si ceux de Lyon avaient pu l'entendre à ce moment-là.

Ce que c'est que de nous, pourtant! Quand on sut au café Barbette que
j'étais un fils de famille en rupture de ban, un polisson, un mauvais
drôle, et non point, comme on aurait pu le croire, un pauvre garçon
condamné par la misère à la pédagogie, tout le monde me regarda d'un
meilleur oeil. Les plus anciens sous-officiers ne dédaignèrent pas de
m'adresser la parole; on alla même plus loin: au moment de partir,
Roger, le maître d'armes, mon ami de la veille, se leva et porta un
toast à Daniel Eyssette. Vous pensez si le petit Chose fut fier.

Le toast à Daniel Eyssette donna le signal du départ. Il était dix
heures moins le quart, c'est-à-dire l'heure de retourner au collège.

L'homme aux clefs nous attendait sur la porte.

«Monsieur Serrières, dit-il à mon gros collègue que le punch d'adieu
faisait trébucher, vous allez, pour la dernière fois, conduire vos
élèves à l'étude; dès qu'ils seront entrés, M. le principal et moi nous
viendrons installer le nouveau maître.»

En effet, quelques minutes après, le principal, M. Viot et le nouveau
maître faisaient leur entrée solennelle à l'étude.

Tout le monde se leva.

Le principal me présenta aux élèves en un discours un peu long, mais
plein de dignité; puis il se retira suivi du gros Serrières que le punch
d'adieu tourmentait de plus en plus. M. Viot resta le dernier. Il ne
prononça pas de discours, mais ses clefs, frinc! frinc! frinc! parlèrent
pour lui d'une façon si terrible, frinc! frinc! frinc! si menaçante, que
toutes les têtes se cachèrent sous les couvercles des pupitres et que le
nouveau maître lui-même n'était pas rassuré.

Aussitôt que les terribles clefs furent dehors, un tas de figures
malicieuses sortirent de derrière les pupitres; toutes les barbes
de plumes se portèrent aux lèvres, tous ces petits yeux brillants,
moqueurs, effarés, se fixèrent sur moi, tandis qu'un long chuchotement
courait de table en table.

Un peu troublé, je gravis lentement les degrés de ma chaise; j'essayai
de promener un regard féroce autour de moi, puis, enflant ma voix, je
criai entre deux grands coups secs frappés sur la table:

«Travaillons, messieurs, travaillons!»

C'est ainsi que le petit Chose commença sa première étude.



VI

LES PETITS

Ceux-là n'étaient pas méchants; c'étaient les autres. Ceux-là ne me
firent jamais de mal, et moi je les aimais bien, parce qu'ils ne
sentaient pas encore le collège et qu'on lisait toute leur âme dans
leurs yeux.

Je ne les punissais jamais. A quoi bon? Est-ce qu'on punit les
oiseaux?... Quand ils pépiaient trop haut, je n'avais qu'à crier:
«Silence!» Aussitôt ma volière se taisait--au moins pour cinq minutes.

Le plus âgé de l'étude avait onze ans. Onze ans, je vous demande! Et le
gros Serrières qui se vantait de les mener à la baguette!...

Moi, je ne les menai pas à la baguette. J'essayai d'être toujours bon,
voilà tout.

Quelquefois, quand ils avaient été bien sages, je leur racontais une
histoire... Une histoire!... Quel bonheur! Vite, vite, on pliait les
cahiers, on fermait les livres; encriers, règles, porte-plume, on jetait
tout pêle-mêle au fond des pupitres; puis, les bras croisés sur la
table, on ouvrait de grands yeux et on écoutait. J'avais composé à leur
intention cinq ou six petits contes fantastiques: _les Débuts d'une
cigale_, _les Infortunes de Jean Lapin_, etc. Alors, comme aujourd'hui,
le bonhomme La Fontaine était mon saint de prédilection dans le
calendrier littéraire, et mes romans ne faisaient que commenter ses
fables; seulement j'y mêlais de ma propre histoire. Il y avait toujours
un pauvre grillon obligé de gagner sa vie comme le petit Chose, des
bêtes à bon Dieu qui cartonnaient en sanglotant, comme Eyssette
(Jacques). Cela amusait beaucoup mes petits, et moi aussi cela m'amusait
beaucoup. Malheureusement M. Viot n'entendait pas qu'on s'amusât de la
sorte.

Trois ou quatre fois par semaine, le terrible homme aux clefs faisait
une tournée d'inspection dans le collège, pour voir si tout s'y passait
selon le règlement... Or, un de ces jours-là, il arriva dans notre étude
juste au moment le plus pathétique de l'histoire de Jean Lapin. En
voyant entrer M. Viot toute l'étude tressauta. Les petits, effarés, se
regardèrent. Le narrateur s'arrêta court. Jean Lapin, interdit, resta
une patte en l'air, en dressant de frayeur ses grandes oreilles.

Debout devant ma chaire, le souriant M. Viot promenait un long regard
d'étonnement sur les pupitres dégarnis. Il ne parlait pas, mais ses
clefs s'agitaient d'un air féroce: «Frinc! frinc! frinc! tas de drôles,
on ne travaille donc plus ici!»

J'essayai tout tremblant d'apaiser les terribles clefs.

«Ces messieurs ont beaucoup travaillé, ces jours-ci, balbutiai-je...
J'ai voulu les récompenser en leur racontant une petite histoire.»

M. Viot ne me répondit pas. Il s'inclina en souriant, fit gronder ses
clefs une dernière fois et sortit.

Le soir, à la récréation de quatre heures, il vint vers moi, et me
remit, toujours souriant, toujours muet, le cahier du règlement ouvert à
la page 12: _Devoirs du maître envers les élèves_.

Je compris qu'il ne fallait plus raconter d'histoires et je n'en
racontai plus jamais.

Pendant quelques jours, mes petits furent inconsolables. Jean Lapin leur
manquait; et cela me crevait le coeur de ne pouvoir le leur rendre. Je
les aimais tant, si vous saviez, ces gamins-là! Jamais nous ne nous
quittions... Le collège était divisé en trois quartiers très distincts:
les grands, les moyens, les petits; chaque quartier avait sa cour, son
dortoir, son étude. Mes petits étaient donc à moi, bien à moi. Il me
semblait que j'avais trente-cinq enfants.

A part ceux-là, pas un ami. M. Viot avait beau me sourire, me prendre
par le bras aux récréations, me donner des conseils au sujet du
règlement, je ne l'aimais pas, je ne pouvais pas l'aimer; ses clefs
me faisaient trop peur. Le principal, je ne le voyais jamais. Les
professeurs méprisaient le petit Chose et le regardaient du haut de
leur toque. Quant à mes collègues, la sympathie que l'homme aux clefs
paraissait me témoigner me les avait aliénés; d'ailleurs, depuis ma
présentation aux sous-officiers, je n'étais plus retourné au café
Barbette, et ces braves gens ne me le pardonnaient pas.

Il n'y avait pas jusqu'au portier Cassagne et au maître d'armes Roger
qui ne fussent pas contre moi. Le maître d'armes surtout semblait m'en
vouloir terriblement. Quand je passais à côté de lui, il frisait sa
moustache d'un air féroce et roulait de gros yeux, comme s'il eût voulu
sabrer un cent d'Arabes. Une fois il dit très haut à Cassagne, en me
regardant, qu'il n'aimait pas les espions. Cassagne ne répondit pas;
mais je vis bien à son air qu'il ne les aimait pas non plus... De quels
espions s'agissait-il?... Cela me fit beaucoup penser.

Devant cette antipathie universelle, j'avais pris bravement mon parti.
Le maître des moyens partageait avec moi une petite chambre, au
troisième étage, sous les combles; c'est là que je me réfugiais pendant
les heures de classe. Comme mon collègue passait tout son temps au café
Barbette, la chambre m'appartenait; c'était ma chambre, mon chez moi.

A peine rentré, je m'enfermais à double tour, je traînais ma malle--il
n'y avait pas de chaise dans ma chambre--devant un vieux bureau criblé
de taches d'encre et d'inscriptions au canif, j'étalais dessus tous mes
livres, et à l'ouvrage.

Alors on était au printemps... Quand je levais la tête, je voyais
le ciel tout bleu et les grands arbres de la cour déjà couverts de
feuilles. Au-dehors pas de bruit. De temps en temps la voix monotone
d'un élève récitant sa leçon, une exclamation de professeur en colère,
une querelle sous le feuillage entre moineaux...; puis, tout rentrait
dans le silence, le collège avait l'air de dormir.

Le petit Chose, lui, ne dormait pas. Il ne rêvait pas même, ce qui est
une adorable façon de dormir. Il travaillait, travaillait sans relâche,
se bourrant de grec et de latin à se faire sauter la cervelle.

Quelquefois, au plein coeur de son aride besogne, un doigt mystérieux
frappait à la porte.

«Qui est là?

--C'est moi, la Muse, ton ancienne amie, la femme du cahier rouge,
ouvre-moi vite, petit Chose.»

Mais le petit Chose se gardait d'ouvrir. Il s'agissait bien de la Muse,
ma foi!

Au diable le cahier rouge! L'important pour le quart d'heure était
de faire beaucoup de thèmes grecs, de passer licencié, d'être nommé
professeur, et de reconstruire au plus vite un beau foyer tout neuf pour
la famille Eyssette.

Cette pensée que je travaillais pour la famille me donnait un grand
courage et me rendait la vie plus douce. Ma chambre elle-même en était
embellie.... Oh! mansarde, chère mansarde, quelles belles heures j'ai
passées entre tes quatre murs! Comme j'y travaillais bien! Comme je m'y
sentais brave!...

Si j'avais quelques bonnes heures, j'en avais de mauvaises aussi. Deux
fois par semaine, le dimanche et le jeudi, il fallait mener les enfants
en promenade. Cette promenade était un supplice pour moi.

D'habitude nous allions à la Prairie, une grande pelouse qui s'étend
comme un tapis au pied de la montagne, à une demi-lieue de la ville.
Quelques gros châtaigniers, trois ou quatre guinguettes peintes en
jaune, une source vive courant dans le vert, faisaient l'endroit
charmant et gai pour l'oeil.... Les trois études s'y rendaient
séparément; une fois là, on les réunissait sous la surveillance d'un
seul maître qui était toujours moi. Mes deux collègues allaient se faire
régaler par des grands dans les guinguettes voisines, et comme on ne
m'invitait jamais, je restais pour garder les élèves.... Un dur métier
dans ce bel endroit!

Il aurait fait si bon s'étendre sur cette herbe verte, dans l'ombre des
châtaigniers, et se griser de serpolet, en écoutant chanter la petite
source!... Au lieu de cela, il fallait surveiller, crier, punir...
J'avais tout le collège sur les bras. C'était terrible...

Mais le plus terrible encore, ce n'était pas de surveiller les élèves à
la Prairie, c'était de traverser la ville avec ma division, la division
des petits. Les autres divisions emboîtaient le pas à merveille
et sonnaient des talons comme de vieux grognards! cela sentait la
discipline et le tambour. Mes petits, eux, n'entendaient rien à toutes
ces belles choses. Ils n'allaient pas en rang, se tenaient par la main
et jacassaient le long de la route. J'avais beau leur crier: «Gardez vos
distances!» Ils ne me comprenaient pas et marchaient tout de travers.

J'étais assez content de ma tête de colonne. J'y mettais les plus
grands, les plus sérieux, ceux qui portaient la tunique; mais à la
queue, quel gâchis! quel désordre! Une marmaille folle, des cheveux
ébouriffés, des mains sales, des culottes en lambeaux! Je n'osais pas
les regarder.

_Desinit in piscem_, me disait à ce sujet le souriant M. Viot, homme
d'esprit à ses heures. Le fait est que ma queue de colonne avait une
triste mine.

Comprenez-vous mon désespoir de me montrer dans les rues de Sarlande en
pareil équipage, et le dimanche, surtout! Les cloches carillonnaient,
les rues étaient pleines de monde. On rencontrait des pensionnats de
demoiselles qui allaient à vêpres, des modistes en bonnet rose, des
élégants en pantalon gris perle. Il fallait traverser tout cela avec un
habit râpé et une division ridicule. Quelle honte!...

Parmi tous ces diablotins ébouriffés que je promenais deux fois par
semaine dans la ville, il y en avait un surtout, un demi-pensionnaire,
qui me désespérait par sa laideur et sa mauvaise tenue.

Imaginez un horrible petit avorton, si petit que c'en était ridicule;
avec cela disgracieux, sale, mal peigné, mal vêtu, sentant le ruisseau,
et, pour que rien ne lui manquât, affreusement bancal.

Jamais pareil élève, s'il est permis toutefois de donner à ça le nom
d'élève, ne figura sur les feuilles d'inscription de l'Université.
C'était à déshonorer un collège.

Pour ma part, je l'avais pris en aversion; et quand je le voyais, les
jours de promenade, se dandiner à la queue de la colonne avec la grâce
d'un jeune canard, il me venait des envies furieuses de le chasser à
grands coups de botte pour l'honneur de ma division.

Bamban--nous l'avions surnommé Bamban à cause de sa démarche plus
qu'irrégulière--, Bamban était loin d'appartenir à une famille
aristocratique. Cela se voyait sans peine à ses manières, à ses façons
de dire et surtout aux belles relations qu'il avait dans le pays.

Tous les gamins de Sarlande étaient ses amis.

Grâce à lui, quand nous sortions, nous avions toujours à nos trousses
une nuée de polissons qui faisaient la roue sur nos derrières,
appelaient Bamban par son nom, le montraient du doigt, lui jetaient des
peaux de châtaignes, et mille autres bonnes singeries. Mes petits s'en
amusaient beaucoup, mais moi, je ne riais pas, et j'adressais chaque
semaine au principal un rapport circonstancié sur l'élève Bamban et les
nombreux désordres que sa présence entraînait.

Malheureusement mes rapports restaient sans réponse et j'étais toujours
obligé de me montrer dans les rues en compagnie de M. Bamban, plus sale
et plus bancal que jamais.

Un dimanche entre autres, un beau dimanche de fête et de grand soleil,
il m'arriva pour la promenade dans un état de toilette tel que nous en
fûmes tous épouvantés. Vous n'avez jamais rien rêvé de semblable. Des
mains noires, des souliers sans cordon, de la boue jusque dans les
cheveux, presque plus de culotte... un monstre.

Le plus risible, c'est qu'évidemment on l'avait fait très beau, ce
jour-là, avant de me l'envoyer. Sa tête, mieux peignée qu'à l'ordinaire,
était encore roide de pommade, et le noeud de cravate avait je ne sais
quoi qui sentait les doigts maternels. Mais il y a tant de ruisseaux
avant d'arriver au collège!...

Bamban s'était roulé dans tous.

Quand je le vis prendre son rang parmi les autres, paisible et souriant
comme si de rien n'était, j'eus un mouvement d'horreur et d'indignation.

Je lui criai: «Va-t'en!»

Bamban pensa que je plaisantais et continua de sourire. Il se croyait
très beau, ce jour-là!

Je lui criai de nouveau: «Va-t'en! va-t'en!» Il me regarda d'un air
triste et soumis, son oeil suppliait; mais je fus inexorable et la
division s'ébranla, le laissant seul, immobile au milieu de la rue.

Je me croyais délivré de lui pour toute la journée, lorsqu'au sortir de
la ville des rires et des chuchotements à mon arrière-garde me firent
retourner la tête.

A quatre ou cinq pas derrière nous, Bamban suivait la promenade
gravement.

«Doublez le pas», dis-je aux deux premiers.

Les élèves comprirent qu'il s'agissait de faire une niche au bancal, et
la division se mit à filer d'un train d'enfer.

De temps en temps on se retournait pour voir si Bamban pouvait suivre,
et on riait de l'apercevoir là-bas, bien loin, gros comme le poing
trottant dans la poussière de la route, au milieu des marchands de
gâteaux et de limonade.

Cet enragé-là arriva à la Prairie presque en même temps que nous.
Seulement il était pâle de fatigue et tirait la jambe à faire pitié.

J'en eus le coeur touché, et, un peu honteux de ma cruauté, je l'appelai
près de moi doucement.

Il avait une petite blouse fanée, à carreaux rouges, la blouse du petit
Chose, au collège de Lyon.

Je la reconnus tout de suite, cette blouse, et dans moi-même je me
disais: «Misérable, tu n'as pas honte? Mais c'est toi, le petit Chose
que tu t'amuses à martyriser ainsi.» Et, plein de larmes intérieures, je
me mis à aimer de tout mon coeur ce pauvre déshérité.

Bamban s'était assis par terre à cause de ses jambes qui lui faisaient
mal. Je m'assis près de lui. Je lui parlai.... Je lui achetai une
orange.... J'aurais voulu lui laver les pieds.

A partir de ce jour, Bamban devint mon ami. J'appris sur son compte des
choses attendrissantes....

C'était le fils d'un maréchal-ferrant qui, entendant vanter partout les
bienfaits de l'éducation, se saignait les quatre membres, le pauvre
homme! pour envoyer son enfant demi-pensionnaire au collège. Mais,
hélas! Bamban n'était pas fait pour le collège, et il n'y profitait
guère.

Le jour de son arrivée, on lui avait donné un modèle de bâtons en lui
disant: «Fais des bâtons!» Et depuis un an, Bamban, faisait des bâtons.
Et quels bâtons, grand Dieu!... tortus, sales, boiteux, clopinants, des
bâtons de Bamban!...

Personne ne s'occupait de lui. Il ne faisait spécialement partie
d'aucune classe; en général, il entrait dans celle qu'il voyait ouverte.
Un jour, on le trouva en train de faire ses bâtons dans la classe de
philosophie.... Un drôle d'élève ce Bamban!

Je le regardais quelquefois à l'étude, courbé en deux sur son cahier,
suant, soufflant, tirant la langue, tenant sa plume à pleines mains
et appuyant de toutes ses forces, comme s'il eût voulu traverser la
table.... A chaque bâton il reprenait de l'encre, et à la fin de chaque
ligne, il rentrait sa langue et se reposait en se frottant les mains.

Bamban travaillait de meilleur coeur maintenant que nous étions amis....

Quand il avait terminé une page, il s'empressait de gravir ma chaire à
quatre pattes et posait son chef-d'oeuvre devant moi, sans parler.

Je lui donnais une petite tape affectueuse en lui disant: «C'est très
bien!» C'était hideux, mais je ne voulais pas le décourager.

De fait, peu à peu, les bâtons commençaient à marcher plus droit, la
plume crachait moins, et il y avait moins d'encre sur les cahiers....
Je crois que je serais venu à bout de lui apprendre quelque chose;
malheureusement, la destinée nous sépara. Le maître des moyens quittait
le collège. Comme la fin de l'année était proche, le principal ne voulut
pas prendre un nouveau maître. On installa un rhétoricien à barbe dans
la chaire des petits, et c'est moi qui fus chargé de l'étude des moyens.

Je considérai cela comme une catastrophe.

D'abord les moyens m'épouvantaient. Je les avais vus à l'oeuvre les
jours de Prairie, et la pensée que j'allais vivre sans cesse avec eux me
serrait le coeur.

Puis il fallait quitter mes petits, mes chers petits que j'aimais
tant.... Comment serait pour eux le rhétoricien à barbe?... Qu'allait
devenir Bamban? J'étais réellement malheureux.

Et mes petits aussi se désolaient de me voir partir. Le jour où je leur
fis ma dernière étude, il y eut un moment d'émotion quand la cloche
sonna.... Ils voulurent tous m'embrasser. Quelques-uns même, je vous
assure, trouvèrent des choses charmantes à me dire.

Et Bamban?...

Bamban ne parla pas. Seulement, au moment où je sortais, il s'approcha
de moi, tout rouge, et me mit dans la main, avec solennité, un superbe
cahier de bâtons qu'il avait dessinés à mon intention.

Pauvre Bamban!



VII

LE PION

Je pris donc possession de l'étude des moyens.

Je trouvai là une cinquantaine de méchants drôles, montagnards joufflus
de douze à quatorze ans, fils de métayers enrichis, que leurs parents
envoyaient au collège pour en faire de petits bourgeois, à raison de
cent vingt francs par trimestre.

Grossiers, insolents, orgueilleux, parlant entre eux un rude patois
cévenol auquel je n'entendais rien, ils avaient presque tous cette
laideur spéciale à l'enfance qui mue, de grosses mains rouges avec des
engelures, des voix de jeunes coqs enrhumés, le regard abruti, et par
là-dessus l'odeur du collège.... Ils me haïrent tout de suite, sans me
connaître. J'étais pour eux l'ennemi, le Pion; et du jour où je m'assis
dans ma chaire, ce fut la guerre entre nous, une guerre acharnée, sans
trêve, de tous les instants.

Ah! les cruels enfants, comme ils me firent souffrir!...

Je voudrais en parler sans rancune, ces tristesses sont si loin de
nous!... Eh bien, non, je ne puis pas; et tenez! à l'heure même où
j'écris ces lignes, je sens ma main qui tremble de fièvre et d'émotion.
Il me semble que j'y suis encore.

Eux ne pensent plus à moi, j'imagine. Ils ne se souviennent plus du
petit Chose, ni de ce beau lorgnon qu'il avait acheté pour se donner
l'air plus grave....

Mes anciens élèves sont des hommes maintenant, des hommes sérieux.
Soubeyrol doit être notaire quelque part, là-haut, dans les Cévennes;
Veillon (cadet), greffier au tribunal; Loupi, pharmacien, et Bouzanquet,
vétérinaire. Ils ont des positions, du ventre, tout ce qu'il faut.

Quelquefois, pourtant, quand ils se rencontrent au cercle ou sur la
place de l'église, ils se rappellent le bon temps du collège, et alors
peut-être il leur arrive de parler de moi.

«Dis donc, greffier, te souviens-tu du petit Eyssette, notre pion de
Sarlande, avec ses longs cheveux et sa figure de papier mâché? Quelle
bonnes farces nous lui avons faites!»

C'est vrai, messieurs. Vous lui avez fait de bonnes farces, et votre
ancien pion ne les a pas encore oubliées....

Ah! le malheureux pion! vous a-t-il assez fait rire! L'avez-vous fait
assez pleurer!... Oui, pleurer!... Vous l'avez fait pleurer, et c'est ce
qui rendait vos farces bien meilleures....

Que de fois, à la fin d'une journée de martyre, le pauvre diable, blotti
dans sa couchette, a mordu sa couverture pour que vous n'entendiez pas
ses sanglots!...

C'est si terrible de vivre entouré de malveillance, d'avoir toujours
peur, d'être toujours sur le qui-vive, toujours méchant, toujours armé,
c'est si terrible de punir--on fait des injustices malgré soi--si
terrible de douter, de voir partout des pièges, de ne pas manger
tranquille, de ne pas dormir en repos, de se dire toujours, même aux
minutes de trêve: «Ah! mon Dieu!... Qu'est-ce qu'ils vont me faire,
maintenant?»

Non, vivrait-il cent ans, le pion Daniel Eyssette n'oubliera jamais tout
ce qu'il souffrit au collège de Sarlande, depuis le triste jour où il
entra dans l'étude des moyens.

Et pourtant--je ne veux pas mentir--j'avais gagné quelque chose à
changer d'étude: maintenant je voyais les yeux noirs.

Deux fois par jour, aux heures de récréation, je les apercevais de loin
travaillant derrière une fenêtre du premier étage qui donnait sur la
cour des moyens.... Ils étaient là, plus noirs, plus grands que jamais,
penchés du matin jusqu'au soir sur une couture interminable; car les
yeux noirs cousaient, ils ne se lassaient pas de coudre. C'était pour
coudre, rien que pour coudre, que la vieille fée aux lunettes les avait
pris aux Enfants trouvés--car les yeux noirs ne connaissaient ni leur
père ni leur mère--, et, d'un bout à l'autre de l'année, ils cousaient,
cousaient sans relâche, sous le regard implacable de l'horrible fée aux
lunettes, filant sa quenouille à côté d'eux.

Moi, je les regardais. Les récréations me semblaient trop courtes.
J'aurais passé ma vie sous cette fenêtre bénie derrière laquelle
travaillaient les yeux noirs. Eux aussi savaient que j'étais là. De
temps en temps ils se levaient de dessus leur couture, et le regard
aidant, nous nous parlions,--sans nous parler.

«Vous êtes bien malheureux, monsieur Eyssette?

--Et vous aussi, pauvres yeux noirs?

--Nous, nous n'avons ni père ni mère.

--Moi, mon père et ma mère sont loin.

--La fée aux lunettes est terrible, si vous saviez.

--Les enfants me font bien souffrir, allez.

--Courage, monsieur Eyssette.

--Courage, beaux yeux noirs.»

On ne s'en disait jamais plus long. Je craignais toujours de voir
apparaître M. Viot avec ses clefs--frinc! frinc! frinc!--, et là-haut,
derrière la fenêtre, les yeux noirs avaient leur M. Viot aussi. Après un
dialogue d'une minute, ils se baissaient bien vite et reprenaient leur
couture sous le regard féroce des grandes lunettes à monture d'acier.

Chers yeux noirs! nous ne nous parlions jamais qu'à de longues distances
et par des regards furtifs, et cependant je les aimais de toute mon âme.

Il y avait encore l'abbé Germane que j'aimais bien...

Cet abbé Germane était le professeur de philosophie. Il passait pour
un original, et dans le collège tout le monde le craignait, même le
principal, même M. Viot. Il parlait peu, d'une voix brève et cassante,
nous tutoyait tous, marchait à grands pas, la tête en arrière, la
soutane relevée, faisant sonner--comme un dragon--les talons de ses
souliers à boucles. Il était grand et fort. Longtemps je l'avais cru
très beau; mais un jour, en le regardant de plus près, je m'aperçus que
cette noble face de lion avait été horriblement défigurée par la petite
vérole. Pas un coin du visage qui ne fût haché, sabré, couturé, un
Mirabeau en soutane.

L'abbé vivait sombre et seul, dans une petite chambre qu'il occupait à
l'extrémité de la maison, ce qu'on appelait le vieux collège. Personne
n'entrait jamais chez lui, excepté ses deux frères, deux méchants
vauriens qui étaient dans mon étude et dont il payait l'éducation...
Le soir, quand on traversait les cours pour monter au dortoir, on
apercevait, là-haut, dans les bâtiments noirs et ruinés du vieux
collège, une petite lueur pâle qui veillait: c'était la lampe de l'abbé
Germane. Bien des fois aussi, le matin, en descendant pour l'étude de
six heures, je voyais, à travers la brume, la lampe brûler encore;
l'abbé Germane ne s'était pas couché... On disait qu'il travaillait à un
grand ouvrage de philosophie.

Pour ma part, même avant de le connaître, je me sentais une grande
sympathie pour cet étrange abbé. Son horrible et beau visage, tout
resplendissant d'intelligence, m'attirait. Seulement, on m'avait tant
effrayé par le récit de ses bizarreries et de ses brutalités, que je
n'osais pas aller vers lui. J'y allai cependant, et pour mon bonheur.

Voici dans quelles circonstances...

Il faut vous dire qu'en ce temps-là j'étais plongé jusqu'au cou dans
l'histoire de la philosophie... Un rude travail pour le petit Chose!

Or, certain jour, l'envie me vint de lire Condillac. Entre nous, le
bonhomme ne vaut même pas la peine qu'on le lise; c'est un philosophe
pour rire, et tout son bagage philosophique tiendrait dans le chaton
d'une bague à vingt-cinq sous; mais, vous savez, quand on est jeune, on
a sur les choses et sur les hommes des idées tout de travers.

Je voulais donc lire Condillac. Il me fallait un Condillac coûte que
coûte. Malheureusement, la bibliothèque du collège en était absolument
dépourvue, et les libraires de Sarlande ne tenaient pas cet article-là.
Je résolus de m'adresser à l'abbé Germane. Ses frères m'avaient dit que
sa chambre contenait plus de deux mille volumes, et je ne doutais pas
de trouver chez lui le livre de mes rêves. Mais ce diable d'homme
m'épouvantait, et pour me décider à monter à son réduit ce n'était pas
trop de tout mon amour pour M. de Condillac.

En arrivant devant la porte, mes jambes tremblaient de peur... Je
frappai deux fois très doucement.

«Entrez!» répondit une voix de Titan.

Le terrible abbé Germane était assis à califourchon sur une chaise
basse, les jambes étendues, la soutane retroussée et laissant voir de
gros muscles qui saillaient vigoureusement dans des bas de soie noire.
Accoudé sur le dossier de sa chaise, il lisait un in-folio à tranches
rouges, et fumait à grand bruit une petite pipe courte et brune, de
celles qu'on appelle «brûle-gueule».

«C'est toi! me dit-il en levant à peine les yeux de dessus son
in-folio... Bonjour! Comment vas-tu?... Qu'est-ce que tu veux?»

Le tranchant de sa voix, l'aspect sévère de cette chambre tapissée de
livres, la façon cavalière dont il était assis, cette petite pipe qu'il
tenait aux dents, tout cela m'intimidait beaucoup.

Je parvins cependant à expliquer tant bien que mal l'objet de ma visite
et à demander le fameux Condillac.

«Condillac! tu veux lire Condillac! me répondit l'abbé Germane en
souriant. Quelle drôle d'idée!... Est-ce que tu n'aimerais pas mieux
fumer une pipe avec moi! décroche-moi ce joli calumet qui est pendu
là-bas, contre la muraille, et allume-le...; tu verras, c'est bien
meilleur que tous les Condillac de la terre.»

Je m'excusai du geste, en rougissant.

«Tu ne veux pas?... A ton aise, mon garçon... Ton Condillac est là-haut,
sur le troisième rayon à gauche... tu peux l'emporter; je te le prête.
Surtout ne le gâte pas, ou je te coupe les oreilles.»

J'atteignis le Condillac sur le troisième rayon à gauche, et je me
disposais à me retirer; mais l'abbé me retint.

«Tu t'occupes donc de philosophie? me dit-il en me regardant dans les
yeux... Est-ce que tu y croirais par hasard?... Des histoires, mon cher,
de pures histoires! Et dire qu'ils ont voulu faire de moi un professeur
de philosophie! Je vous demande un peu!... Enseigner quoi? zéro,
néant... Ils auraient pu tout aussi bien, pendant qu'ils y étaient,
me nommer inspecteur général des étoiles ou contrôleur des fumées de
pipe... Ah! misère de moi! Il faut faire parfois de singuliers métiers
pour gagner sa vie... Tu en connais quelque chose, toi aussi, n'est-ce
pas?... Oh! tu n'as pas besoin de rougir. Je sais que tu n'es pas
heureux, mon pauvre petit pion, et que les enfants te font une rude
existence.»

Ici l'abbé Germane s'interrompit un moment. Il paraissait très en colère
et secouait sa pipe sur son ongle avec fureur. Moi, d'entendre ce digne
homme s'apitoyer ainsi sur mon sort, je me sentais tout ému, et j'avais
mis le Condillac devant mes yeux, pour dissimuler les grosses larmes
dont ils étalent remplis.

Presque aussitôt l'abbé reprit:

«A propos! j'oubliais de te demander... Aimes-tu le Bon Dieu?... Il
faut l'aimer, vois-tu! mon cher, et avoir confiance en lui, et le prier
ferme; sans quoi tu ne t'en tireras jamais... Aux grandes souffrances
de la vie, je ne connais que trois remèdes: le travail, la prière et la
pipe, la pipe de terre, très courte, souviens-toi de cela... Quant aux
philosophes, n'y compte pas; ils ne te consoleront jamais de rien. J'ai
passé par là, tu peux m'en croire.

--Je vous crois, monsieur l'abbé.

--Maintenant, va-t'en, tu me fatigues... Quand tu voudras des livres, tu
n'auras qu'à venir en prendre. La clef de ma chambre est toujours sur la
porte, et les philosophes toujours sur le troisième rayon à gauche... Ne
me parle plus... Adieu!»

Là-dessus, il se remit à sa lecture et me laissa sortir, sans même me
regarder.

A partir de ce jour, j'eus tous les philosophes de l'univers à ma
disposition; j'entrais chez l'abbé Germane sans frapper, comme chez moi.
Le plus souvent, aux heures où je venais, l'abbé faisait sa classe, et
la chambre était vide. La petite pipe dormait sur le bord de la table,
au milieu des in-folio à tranches rouges et d'innombrables papiers
couverts de pattes de mouches... Quelquefois aussi l'abbé Germane était
là. Je le trouvais lisant, écrivant, marchant de long en large, à
grandes enjambées. En entrant, je disais d'une voix timide:

«Bonjour, monsieur l'abbé!»

La plupart du temps, il ne me répondait pas... Je prenais mon philosophe
sur le troisième rayon à gauche, et je m'en allais, sans qu'on eût
seulement l'air de soupçonner ma présence... Jusqu'à la fin de l'année,
nous n'échangeâmes pas vingt paroles; mais n'importe! quelque chose en
moi-même m'avertissait que nous étions de grands amis...

Cependant les vacances approchaient. On entendait tout le jour les
élèves de la musique répétant, dans la classe de dessin, des polkas
et des airs de marche pour la distribution des prix. Ces polkas
réjouissaient tout le monde. Le soir, à la dernière étude, on voyait
sortir des pupitres une foule de petits calendriers, et chaque enfant
rayait sur le sien le jour qui venait de finir: «Encore un de moins!»
Les cours étaient pleines de planches pour l'estrade; on battait des
fauteuils, on secouait les tapis... plus de travail, plus de discipline.
Seulement, toujours, jusqu'au bout, la haine du pion et les farces, les
terribles farces.

Enfin, le grand jour arriva. Il était temps; je n'y pouvais plus tenir.

On distribua les prix dans ma cour, la cour des moyens... je la vois
encore avec sa tente bariolée, ses murs couverts de draperies blanches,
ses grands arbres verts pleins de drapeaux, et là-dessous tout un
fouillis de toques, de képis, de shakos, de casques, de bonnets à
fleurs, de claques brodés, de plumes, de rubans, de pompons, de
panaches... Au fond, une longue estrade où étaient installées les
autorités du collège dans des fauteuils en velours grenat... Oh! cette
estrade, comme on se sentait petit devant elle! Quel grand air de dédain
et de supériorité elle donnait à ceux qui étaient dessus! Aucun de ces
messieurs n'avait plus sa physionomie habituelle.

L'abbé Germane était sur l'estrade, lui aussi, mais il ne paraissait pas
s'en douter. Allongé dans son fauteuil, la tête renversée, il écoutait
ses voisins d'une oreille distraite et semblait suivre de l'oeil, à
travers le feuillage, la fumée d'une pipe imaginaire.

Aux pieds de l'estrade, la musique, trombones et ophicléides, reluisant
au soleil; les trois divisions entassées sur des bancs, avec les maîtres
en serre-file; puis, derrière, la cohue des parents, le professeur de
seconde offrant le bras aux dames en criant: «Place! place!» et enfin,
perdues au milieu de la foule, les clefs de M. Viot qui couraient d'un
bout de la cour à l'autre et qu'on entendait--frinc! frinc! frinc!--à
droite, à gauche, ici, partout en même temps.

La cérémonie commença, il faisait chaud. Pas d'air sous la tente... il y
avait de grosses dames cramoisies qui sommeillaient à l'ombre de leurs
marabouts, et des messieurs chauves qui s'épongeaient la tête avec
des foulards ponceau. Tout était rouge: les visages, les tapis, les
drapeaux, les fauteuils... Nous eûmes trois discours, qu'on applaudit
beaucoup; mais moi, je ne les entendis pas. Là-haut, derrière la fenêtre
du premier étage, les yeux noirs cousaient à leur place habituelle, et
mon âme allait vers eux... Pauvres yeux noirs! même ce jour-là, la fée
aux lunettes ne les laissait pas chômer.

Quand le dernier nom du dernier accessit de la dernière classe eut été
proclamé, la musique entama une marche triomphale et tout se débanda.
Tohu-bohu général. Les professeurs descendaient de l'estrade; les
élèves sautaient par-dessus les bancs pour rejoindre leurs familles. On
s'embrassait, on s'appelait: «Par ici! par ici!» Les soeurs des lauréats
s'en allaient fièrement avec les couronnes de leurs frères. Les robes de
soie faisaient froufrou à travers les chaises... Immobile derrière un
arbre, le petit Chose regardait passer les belles dames, tout malingre
et tout honteux dans son habit râpé.

Peu à peu la cour se désemplit. A la grande porte, le principal et M.
Viot se tenaient debout, caressant les enfants au passage, saluant les
parents jusqu'à terre.

«A l'année prochaine, à l'année prochaine!» disait le principal avec un
sourire câlin... les clefs de M. Viot tintaient, pleines de caresses:
«Frinc! frinc! frinc! Revenez-nous l'année prochaine.»

Les enfants se laissaient embrasser négligemment et franchissaient
l'escalier d'un bond.

Ceux-là montaient dans de belles voitures armoriées, où les mères et les
soeurs rangeaient leurs grandes jupes pour faire place: clic! clac!...
en route vers le château!... Nous allons revoir nos parcs, nos pelouses,
l'escarpolette sous les acacias, les volières pleines d'oiseaux rares,
la pièce d'eau avec ses deux cygnes, et la grande terrasse à balustres
où l'on prend des sorbets le soir.

D'autres grimpaient dans les chars à banc de famille, à côté de jolies
filles riant à belles dents sous leurs coiffes blanches. La fermière
conduisait avec sa chaîne d'or autour du cou... Fouette, Mathurine! On
retourne à la métairie; on va manger des beurrées, boire du vin muscat,
chasser à la pipée tout le jour et se rouler dans le foin qui sent bon!

Heureux enfants! Ils s'en allaient, ils partaient tous... Ah! si j'avais
pu partir moi aussi...



VIII

LES YEUX NOIRS

MAINTENANT le collège est désert. Tout le monde est parti... D'un bout
des dortoirs à l'autre, des escadrons de gros rats font des charges
de cavalerie en plein jour. Les écritoires se dessèchent au fond des
pupitres. Sur les arbres des cours, la division des moineaux est en
fête; ces messieurs ont invité tous leurs camarades de la ville, ceux de
l'évêché, ceux de la sous-préfecture, et, du matin jusqu'au soir, c'est
un pépiage assourdissant.

De sa chambre, sous les combles, le petit Chose les écoute en
travaillant. On l'a gardé par charité, dans la maison, pendant les
vacances. Il en profite pour étudier à mort les philosophes grecs.
Seulement, la chambre est trop chaude et les plafonds trop bas. On
étouffe là-dessous... Pas de volets aux fenêtres. Le soleil entre comme
une torche et met le feu partout. Le plâtre des solives craque, se
détache... De grosses mouches, alourdies par la chaleur, dorment collées
aux vitres... Le petit Chose lui, fait de grands efforts pour ne pas
dormir. Sa tête est lourde comme du plomb; ses paupières battent.

Travaille donc, Daniel Eyssette!... Il faut reconstruire le foyer...
Mais non! Il ne peut pas... Les lettres de son livre dansent devant ses
yeux, puis, ce livre qui tourne, puis la table, puis la chambre. Pour
chasser cet étrange assoupissement, le petit Chose se lève, fait
quelques pas; arrivé devant la porte, il chancelle et tombe à terre
comme une masse, foudroyé par le sommeil.

Au-dehors, les moineaux piaillent; les cigales chantent à tue-tête; les
platanes, blancs de poussière, s'écaillent au soleil en étirant leur
mille branches.

Le petit Chose fait un rêve singulier; il lui semble qu'on frappe à la
porte de sa chambre, et qu'une voix éclatante l'appelle par son nom:
«Daniel, Daniel!...» Cette voix, il la reconnaît. C'est du même ton
qu'elle criait autrefois: «Jacques, tu es un âne!»

Les coups redoublent à la porte: «Daniel, mon Daniel, c'est ton père;
ouvre vite.»

Oh! l'affreux cauchemar. Le petit Chose veut répondre, aller ouvrir. Il
se redresse sur son coude: mais sa tête est trop lourde, il retombe et
perd connaissance...

Quand le petit Chose revient à lui, il est tout étonné de se trouver
dans une couchette bien blanche, entourée de grands rideaux bleus qui
font de l'ombre tout autour... Lumière douce, chambre tranquille. Pas
d'autre bruit que le tic-tac d'une horloge et le tintement d'une cuiller
dans la porcelaine... Le petit Chose ne sait pas où il est; mais il se
trouve très bien. Les rideaux s'entrouvrent. M. Eyssette père, une tasse
à la main, se penche vers lui avec un bon sourire et des larmes plein
les yeux. Le petit Chose peut continuer son rêve.

«Est-ce vous, père? Est-ce bien vous?

--Oui, mon Daniel; oui, mon cher enfant, c'est moi

--Où suis-je donc?

--A l'infirmerie, depuis huit jours...; maintenant tu es guéri, mais tu
as été bien malade...

--Mais vous, mon père, comment êtes-vous là? Embrassez-moi donc
encore!... Oh! tenez! de vous voir, il me semble que je rêve toujours.»

M. Eyssette père l'embrasse:

«Allons! couvre-toi, sois sage... Le médecin ne veut pas que tu parles.»

Et pour empêcher l'enfant de parler, le brave homme parle tout le temps.

«Figure-toi qu'il y a huit jours, la Compagnie vinicole m'envoie faire
une tournée dans les Cévennes. Tu penses si j'étais content: une
occasion de voir mon Daniel! J'arrive au collège... On t'appelle, on
te cherche... Pas de Daniel. Je me fais conduire à ta chambre: la clef
était en dedans... Je frappe: personne. Vlan! j'enfonce ta porte
d'un coup de pied, et je te trouve là, par terre, avec une fièvre de
cheval!... Ah! pauvre enfant, comme tu as été malade! Cinq jours de
délire! Je ne t'ai pas quitté d'une minute... Tu battais la campagne
tout le temps; tu parlais toujours de reconstruire le foyer. Quel foyer?
dis!... Tu criais: «Pas de clefs! ôtez les clefs des serrures!» Tu ris?
Je te jure que je ne riais pas, moi. Dieu! quelles nuits tu m'as fait
passer!... Comprends-tu cela! M. Viot--c'est bien M. Viot, n'est-ce
pas?--qui voulait m'empêcher de coucher dans le collège! Il invoquait le
règlement... Ah! bien oui, le règlement! Est-ce que je le connais, moi,
son règlement? Ce cuistre-là croyait me faire peur en me remuant ses
clefs sous le nez. Je l'ai poliment remis à sa place, va!»

Le petit Chose frémit de l'audace de M. Eyssette; puis oubliant bien
vite les clefs de M. Viot: «Et ma mère?» demande-t-il, en étendant ses
bras comme si sa mère était là, à portée de ses caresses.

«Si tu te découvres, tu ne sauras rien, répondit M. Eyssette d'un ton
fâché. Voyons! couvre-toi... Ta mère va bien, elle est chez l'oncle
Baptiste.

--Et Jacques?

--Jacques? c'est un âne!... Quand je dis un âne, tu comprends, c'est une
façon de parler... Jacques est un très brave enfant, au contraire... Ne
te découvre donc pas, mille diables!... Sa position est fort jolie. Il
pleure toujours, par exemple. Mais, du reste, il est très content. Son
directeur l'a pris pour secrétaire... Il n'a rien à faire qu'à écrire
sous la dictée... Une situation fort agréable.

--Il sera donc toute sa vie condamné à écrire sous la dictée, ce pauvre
Jacques!...»

Disant cela, le petit Chose se met à rire de bon coeur, et M. Eyssette
rit de le voir rire, tout en le grondant à cause de cette maudite
couverture qui se dérange toujours...

Oh! bienheureuse infirmerie! Quelles heures charmantes le petit Chose
passe entre les rideaux bleus de sa couchette!... M. Eyssette ne le
quitte pas; il reste là tout le jour, assis près du chevet, et le petit
Chose voudrait que M. Eyssette ne s'en allât jamais... Hélas! c'est
impossible. La Compagnie vinicole a besoin de son voyageur. Il faut
reprendre la tournée des Cévennes...

Après le départ de son père, l'enfant reste seul, dans l'infirmerie
silencieuse... Il passe ses journées à lire, au fond d'un grand fauteuil
roulé près de la fenêtre. Matin et soir, la jaune Mme Cassagne lui
apporte ses repas. Le petit Chose boit le bol de bouillon, suce
l'aileron de poulet, et dit: «Merci, madame!» Rien de plus. Cette femme
sent les fièvres et lui déplaît; il ne la regarde même pas.

Or, un matin qu'il vient de faire son: «Merci, madame!» tout sec comme
à l'ordinaire, sans quitter son livre des yeux, il est bien étonné
d'entendre une voix très douce lui dire: «Comment cela va-t-il
aujourd'hui, monsieur Daniel?»

Le petit Chose lève la tête, et devinez ce qu'il voit?... Les yeux
noirs, les yeux noirs en personne, immobiles et souriants devant lui!...

Les yeux noirs annoncent à leur ami que la femme jaune est malade et
qu'ils sont chargés de faire son service. Ils ajoutent en se baissant
qu'ils éprouvent beaucoup de joie à voir M. Daniel rétabli; puis ils se
retirent avec une profonde révérence, en disant qu'ils reviendront le
même soir. Le même soir, en effet, les yeux noirs sont revenus, et le
lendemain matin aussi, et, le lendemain soir encore. Le petit Chose est
ravi. Il bénit sa maladie, la maladie de la femme jaune, toutes les
maladies du monde; si personne n'avait été malade, il n'aurait jamais eu
de tête-à-tête avec les yeux noirs.

Oh! bienheureuse infirmerie! Quelles heures charmantes le petit Chose
passe dans son fauteuil de convalescent, roulé près de la fenêtre!... Le
matin, les yeux noirs ont sous leurs grands cils un tas de paillettes
d'or que le soleil fait reluire; le soir, ils resplendissent doucement
et font, dans l'ombre autour d'eux, de la lumière d'étoile... Le petit
Chose rêve aux yeux noirs toutes les nuits, il n'en dort plus. Dès
l'aube, le voilà sur pied pour se préparer à les recevoir: il a tant de
confidences à leur faire!... Puis, quand les yeux noirs arrivent, il ne
leur dit rien.

Les yeux noirs ont l'air très étonnés de ce silence. Ils vont et
viennent dans l'infirmerie, et trouvent mille prétextes pour rester près
du malade, espérant toujours qu'il se décidera à parler; mais ce damné
de petit Chose ne se décide pas.

Quelquefois, cependant, il s'arme de tout son courage et commence ainsi
bravement: «Mademoiselle!...»

Aussitôt les yeux noirs s'allument et le regardent en souriant. Mais
de les voir sourire ainsi, le malheureux perd la tête, et d'une voix
tremblante, il ajoute: «Je vous remercie de vos bontés pour moi.» Ou
bien encore: «Le bouillon est excellent ce matin.»

Alors les yeux noirs font une jolie petite moue qui signifie: «Quoi! ce
n'est que cela!» Et ils s'en vont en soupirant.

Quand ils sont partis, le petit Chose se désespère: «Oh! dès demain, dès
demain sans faute, je leur parlerai.»

Et puis le lendemain c'est encore à recommencer.

Enfin, de guerre lasse et sentant bien qu'il n'aura jamais le courage
de dire ce qu'il pense aux yeux noirs, le petit Chose se décide à leur
écrire... Un soir, il demande de l'encre et du papier, pour une lettre
importante, oh! très importante... Les yeux noirs ont sans doute deviné
quelle est la lettre dont il s'agit; ils sont si malins, les yeux
noirs!... Vite, vite, ils courent chercher de l'encre et du papier, les
posent devant le malade, et s'en vont en riant, tout seuls.

Le petit Chose se met à écrire; il écrit toute la nuit; puis, quand le
matin est venu, il s'aperçoit que cette interminable lettre ne contient
que trois mots, vous m'entendez bien; seulement ces trois mots sont les
plus éloquents du monde, et il compte qu'ils produiront un très grand
effet.

Attention, maintenant!... Les yeux noirs vont venir... Le petit Chose
est très ému; il a préparé sa lettre d'avance et se jure de la remettre
dès qu'on arrivera... Voici comment cela va se passer. Les yeux noirs
entreront, ils poseront le bouillon et le poulet sur la table. «Bonjour,
monsieur Daniel!...» Alors, lui, leur dira tout de suite, très
courageusement: «Gentils yeux noirs, voici une lettre pour vous.»

Mais chut!... Un pas d'oiseau dans le corridor... Les yeux noirs
approchent... Le petit Chose tient la lettre à la main. Son coeur bat;
il va mourir...

La porte s'ouvre... Horreur!...

A la place des yeux noirs, paraît la vieille fée, la terrible fée aux
lunettes.

Le petit Chose n'ose pas demander d'explications; mais il est
consterné... Pourquoi ne sont-ils pas revenus?... Il attend le soir avec
impatience... Hélas!... le soir encore, les yeux noirs ne viennent pas,
ni le lendemain non plus, ni les jours d'après, ni jamais.

On a chassé les yeux noirs. On les a renvoyés aux Enfants trouvés, où
ils resteront enfermés pendant quatre ans, jusqu'à leur majorité... Les
yeux noirs volaient du sucre!...

Adieu les beaux jours de l'infirmerie! les yeux noirs s'en sont allés,
et pour comble de malheur, voilà les élèves qui reviennent... Eh quoi!
déjà la rentrée... Oh! que ces vacances ont été courtes!

Pour la première fois depuis six semaines, le petit Chose descend dans
les cours, pâle, maigre, plus petit Chose que jamais... Tout le collège
se réveille. On le lave du haut en bas. Les corridors ruissellent d'eau.
Férocement, comme toujours, les clefs de M. Viot se démènent. Terrible
M. Viot, il a profité des vacances pour ajouter quelques articles à son
règlement et quelques clefs à son trousseau. Le petit Chose n'a qu'à
bien se tenir.

Chaque jour, il arrive des élèves... Clic! clac! On revoit devant la
porte les chars à bancs et les berlines de la distribution des prix...
Quelques anciens manquent à l'appel, mais des nouveaux les remplacent.
Les divisions se reforment. Cette année comme l'an dernier, le petit
Chose aura l'étude des moyens. Le pauvre pion tremble déjà. Après tout,
qui sait? Les enfants seront peut-être moins méchants cette année-ci.

Le matin de la rentrée, grande musique à la chapelle. C'est la messe du
Saint-Esprit... _Veni, creator Spiritus!..._ Voici M. le principal
avec son bel habit noir et la petite palme d'argent à la boutonnière.
Derrière lui, se tient l'état-major des professeurs en toge de
cérémonie: les sciences ont l'hermine orange; les humanités, l'hermine
blanche. Le professeur de seconde, un freluquet, s'est permis des gants
de couleur tendre et une toque de fantaisie; M. Viot n'a pas l'air
content. _Veni, creator Spiritus!..._ Au fond de l'église, pêle-mêle
avec les élèves, le petit Chose regarde d'un oeil d'envie les toges
majestueuses et les palmes d'argent... Quand sera-t-il professeur, lui
aussi?... Quand pourra-t-il reconstruire le foyer? Hélas! avant d'en
arriver là, que de temps encore et que de peines! _Veni, creator
Spiritus!..._ Le petit Chose se sent l'âme triste; l'orgue lui donne
envie de pleurer... Tout à coup, là-bas, dans un coin du choeur, il
aperçoit une belle figure ravagée qui lui sourit.. Ce sourire fait du
bien au petit Chose, et, de revoir l'abbé Germane, le voilà plein de
courage et tout ragaillardi! _Veni, creator Spiritus!..._

Deux jours après la messe du Saint-Esprit, nouvelles solennités. C'était
la fête du principal... Ce jour-là--de temps immémorial--, tout le
collège célèbre la Saint-Théophile sur l'herbe, à grand renfort de
viandes froides et de vins de Limoux. Cette fois, comme à l'ordinaire,
M. le principal n'épargne rien pour donner du retentissement à ce petit
festival de famille, qui satisfait les instincts généreux de son coeur,
sans nuire cependant aux intérêts de son collège. Dès l'aube, on
s'emplit tous--élèves et maîtres--dans de grandes tapissières pavoisées
aux couleurs municipales, et le convoi part au galop, traînant à sa
suite, dans deux énormes fourgons, les paniers de vin mousseux et les
corbeilles de mangeaille... En tête, sur le premier char, les gros
bonnets et la musique. Ordre aux ophicléides de jouer très fort. Les
fouets claquent, les grelots sonnent, les piles d'assiettes se heurtent
contre les gamelles de fer-blanc... Tout Sarlande en bonnet de nuit se
met aux fenêtres pour voir passer la fête du principal.

C'est à la Prairie que le gala doit avoir lieu. A peine arrivé, on
étend des nappes sur l'herbe, et les enfants crèvent de rire en voyant
messieurs les professeurs assis au frais dans les violettes comme de
simples collégiens... Les tranches de pâté circulent. Les bouchons
sautent. Les yeux flambent. On parle beaucoup... Seul, au milieu de
l'animation générale, le petit Chose a l'air préoccupé. Tout à coup on
le voit rougir... M. le principal vient de se lever, un papier à la
main: «Messieurs, on me remet à l'instant même quelques vers que
m'adresse un poète anonyme. Il parait que notre Pindare ordinaire,
M. Viot, a un émule cette année. Quoique ces vers soient un peu trop
flatteurs pour moi, je vous demande la permission de vous les lire.

--Oui, oui... lisez... lisez!...»

Et de sa belle voix des distributions, M. le principal commence la
lecture...

C'est un compliment assez bien tourné, plein de rimes aimables à
l'adresse du principal et de tous ces messieurs. Une fleur pour chacun.
La fée aux lunettes elle-même n'est pas oubliée. Le poète l'appelle
«l'ange du réfectoire», ce qui est charmant.

On l'applaudit longuement. Quelques voix demandent l'auteur. Le petit
Chose se lève, rouge comme un pépin de grenade, et s'incline avec
modestie. Acclamations générales. Le petit Chose devient le héros de la
fête. Le principal veut l'embrasser. De vieux professeurs lui serrent la
main d'un air entendu. Le régent de seconde lui demande ses vers pour
les mettre dans le journal. Le petit Chose est très content; tout cet
encens lui monte au cerveau avec les fumées du vin de Limoux. Seulement,
et ceci le dégrise un peu, il croit entendre l'abbé Germane murmurer:
«L'imbécile!» et les clefs de son rival grincer férocement.

Ce premier enthousiasme apaisé, M. le principal frappe dans ses mains
pour réclamer le silence.

«Maintenant, Viot, à votre tour! après la Muse badine, la Muse sévère.»

M. Viot tire gravement de sa poche un cahier relié, gros de promesses,
et commence sa lecture en jetant sur le petit Chose un regard de côté.

L'oeuvre de M. Viot est une idylle, une idylle toute virgilienne
en l'honneur du règlement. L'élève Ménalque et l'élève Dorilas s'y
répondent en strophes alternées... L'élève Ménalque est d'un collège
où fleurit le règlement; l'élève Dorilas, d'un autre collège d'où le
règlement est exilé... Ménalque dit les plaisirs austères d'une forte
discipline; Dorilas, les joies infécondes d'une folle liberté.

A la fin, Dorilas est terrassé. Il remet entre les mains de son
vainqueur le prix de la lutte, et tous deux, unissant leurs voix,
entonnent un chant d'allégresse à la gloire du règlement.

Le poème est fini... Silence de mort!... Pendant la lecture, les enfants
ont emporté leurs assiettes à l'autre bout de la prairie, et mangent
leurs pâtés, tranquilles, loin, bien loin, de l'élève Ménalque et
Dorilas. M. Viot les regarde de sa place avec un sourire amer... Les
professeurs ont tenu bon, mais pas un n'a le courage d'applaudir...
Infortuné M. Viot! C'est une vraie déroute.. Le principal essaie de le
consoler: «Le sujet était aride, messieurs, mais le poète s'en est bien
tiré.»

«Moi, je trouve cela très beau», dit effrontément le petit Chose, à qui
son triomphe commence à faire peur.

Lâchetés perdues! M. Viot ne veut pas être consolé. Il s'incline sans
répondre et garde son sourire amer... Il le garde tout le jour, et le
soir, en rentrant, au milieu des chants des élèves, des couacs de la
musique et du fracas des tapissières roulant sur les pavés de la ville
endormie, le petit Chose entend dans l'ombre, près de lui, les clefs de
son rival qui grondent d'un air méchant: «Frinc! frinc! frinc! monsieur
le poète, nous vous revaudrons cela!»



IX

L'AFFAIRE BOUCOYRAN

Avec la Saint-Théophile, voilà les vacances enterrées.

Les jours qui suivirent furent tristes; un vrai lendemain de mardi gras.
Personne ne se sentait en train, ni les maîtres, ni les élèves. On
s'installait... Après deux grands mois de repos, le collège avait peine
à reprendre son va-et-vient habituel. Les rouages fonctionnaient mal,
comme ceux d'une vieille horloge, qu'on aurait depuis longtemps oublié
de remonter. Peu à peu, cependant, grâce aux efforts de M. Viot, tout se
régularisa. Chaque jour, aux mêmes heures, au son de la même cloche, on
vit de petites portes s'ouvrir dans les cours et des litanies d'enfants,
roides comme des soldats de bois, défiler deux par deux sous les arbres;
puis la cloche sonnait encore, ding! dong!--et les mêmes enfants
repassaient sous les mêmes petites portes. Ding! dong! Levez-vous.
Ding! dong! Couchez-vous. Ding! dong! Instruisez-vous! Ding! dong!
Amusez-vous. Et cela pour toute l'année.

O triomphe du règlement! Comme l'élève Ménalque aurait été heureux de
vivre, sous la férule de M. Viot, dans le collège modèle de Sarlande...

Moi seul, je faisais ombre à cet adorable tableau. Mon étude ne marchait
pas. Les terribles _moyens_ m'étaient revenus de leurs montagnes, plus
laids, plus âpres, plus féroces que jamais. De mon côté, j'étais aigri;
la maladie m'avait rendu nerveux et irritable; je ne pouvais plus rien
supporter... Trop doux l'année précédente, je fus trop sévère cette
année... J'espérais ainsi mater ces méchants drôles, et, pour la moindre
incartade, je foudroyais toute l'étude de pensums et de retenues...

Ce système ne me réussit pas. Mes punitions, à force d'être prodiguées,
se déprécièrent et tombèrent aussi bas que les assignats de l'an IV...
Un jour, je me sentis débordé. Mon étude était en pleine révolte, et je
n'avais plus de munitions pour faire tête à l'émeute. Je me vois encore
dans ma chaire, me débattant comme un beau diable, au milieu des
cris, des pleurs, des grognements, des sifflements: «A la porte!...
Cocorico!... kss!... kss!... Plus de tyrans!... C'est une injustice!...»
Et les encriers pleuvaient, et les papiers mâchés s'épataient sur mon
pupitre, et tous ces petits monstres--sous prétexte de réclamations--se
pendaient par grappes à ma chaire, avec des hurlements de macaques.

Quelquefois, en désespoir de cause, j'appelais M. Viot à mon secours.
Pensez quelle humiliation! Depuis la Saint-Théophile, l'homme aux clefs
me tenait rigueur et je le sentais heureux de ma détresse. Quand il
entrait dans l'étude brusquement, ses clefs à la main, c'était comme une
pierre dans un étang de grenouilles: en un clin d'oeil tout le monde se
retrouvait à sa place, le nez sur les livres. On aurait entendu voler
une mouche. M. Viot se promenait un moment de long en large, agitant son
trousseau de ferraille, au milieu du grand silence; puis il me regardait
ironiquement et se retirait sans rien dire.

J'étais très malheureux. Les maîtres, mes collègues, se moquaient de
moi. Le principal, quand je le rencontrais, me faisait mauvais accueil;
il y avait sans doute du M. Viot là-dessous... Pour m'achever, survint
Boucoyran.

Oh! cette affaire Boucoyran! Je suis sûr qu'elle est restée dans
les annales du collège et que les Sarlandais en parlent encore
aujourd'hui... Moi aussi, je veux en parler de cette terrible affaire.
Il est temps que le public sache la vérité...

Quinze ans, de gros pieds, de gros yeux, de grosses mains, pas de front,
et l'allure d'un valet de ferme: tel était le marquis de Boucoyran,
terreur de la cour des moyens et seul échantillon de la noblesse
cévenole au collège de Sarlande. Le principal tenait beaucoup à cet
élève, en considération du vernis aristocratique que sa présence donnait
à l'établissement. Dans le collège, on ne l'appelait que le «marquis».
Tout le monde le craignait; moi-même je subissais l'influence générale
et je ne lui parlais qu'avec des ménagements.

Pendant quelque temps, nous vécûmes en assez bons termes.

M. le marquis avait bien par-ci par-là certaines façons impertinentes de
me regarder ou de me répondre qui rappelaient par trop l'Ancien Régime,
mais j'affectais de n'y point prendre garde, sentant que j'avais affaire
à forte partie.

Un jour cependant, ce faquin de marquis se permit de répliquer, en
pleine étude, avec une insolence telle que je perdis toute patience.

«Monsieur de Boucoyran, lui dis-je en essayant de garder mon sang-froid,
prenez vos livres et sortez sur-le-champ.»

C'était un acte d'autorité inouï pour ce drôle. Il en resta stupéfait et
me regarda, sans bouger de sa place, avec des gros yeux.

Je compris que je m'engageais dans une méchante affaire, mais j'étais
trop avancé pour reculer.

«Sortez, monsieur de Boucoyran!...» commandai-je de nouveau.

Les élèves attendaient, anxieux... Pour la première fois, j'avais du
silence.

A ma seconde injonction, le marquis, revenu de sa surprise, me répondit,
il fallait voir de quel air: «Je ne sortirai pas!»

Il y eut parmi toute l'étude, un murmure d'admiration. Je me levai dans
ma chaire, indigné.

«Vous ne sortirez pas, monsieur?... C'est ce que nous allons voir.»

Et je descendis...

Dieu m'est témoin qu'à ce moment-là toute idée de violence était bien
loin de moi; je voulais seulement intimider le marquis par la fermeté
de mon attitude; mais, en me voyant descendre de ma chaire, il se mit à
ricaner d'une façon si méprisante, que j'eus le geste de le prendre au
collet pour le faire sortir de son banc.

Le misérable tenait cachée sous sa tunique une énorme règle en fer. A
peine eus-je levé la main, qu'il m'assena sur le bras un coup terrible.
La douleur m'arracha un cri.

Toute l'étude battit des mains.

«Bravo, marquis!»

Pour le coup, je perdis la tête. D'un bond, je fus sur la table, d'un
autre sur le marquis; et alors, le prenant à la gorge, je fis si bien,
des pieds, des poings, des dents, de tout, que je l'arrachai de sa place
et qu'il s'en alla rouler hors de l'étude jusqu'au milieu de la cour...
Ce fut l'affaire d'une seconde; je ne me serais jamais cru tant de
vigueur.

Les élèves étaient consternés. On ne criait plus: «Bravo, marquis!»
On avait peur. Boucoyran, le fort des forts, mis à la raison par ce
gringalet de pion! Quelle aventure!... Je venais de gagner en autorité
ce que le marquis venait de perdre en prestige.

Quand je remontai dans ma chaire, pâle encore et tremblant d'émotion,
tous les visages se penchèrent vivement sur les pupitres. L'étude était
matée. Mais le principal, M. Viot, qu'allaient-ils penser de cette
affaire? Comment! j'avais osé lever la main sur un élève! sur le marquis
de Boucoyran! sur le noble du collège! Je voulais donc me faire chasser!

Ces réflexions, qui me venaient un peu tard, me troublèrent dans mon
triomphe. J'eus peur, à mon tour. Je me disais: «C'est sûr, le marquis
est allé se plaindre.» Et, d'une minute à l'autre, je m'attendais à voir
entrer le principal. Je tremblai jusqu'à la fin de l'étude; pourtant,
personne ne vint.

A la récréation, je fus très étonné de voir Boucoyran rire et jouer avec
les autres. Cela me rassura un peu; et, comme toute la journée se passa
sans encombres, je m'imaginai que mon drôle se tiendrait coi et que j'en
serai quitte pour la peur.

Par malheur, le jeudi suivant était jour de sortie, M. le marquis ne
rentra pas au dortoir. J'eus comme un pressentiment et je ne dormis pas
de toute la nuit.

Le lendemain, à la première étude, les élèves chuchotaient en regardant
la place de Boucoyran qui restait vide. Sans en avoir l'air, je mourais
d'inquiétude.

Vers les sept heures, la porte s'ouvrit d'un coup sec. Tous les enfants
se levèrent.

J'étais perdu...

Le principal entra le premier, puis M. Viot derrière lui, puis enfin
un grand vieux, boutonné jusqu'au menton dans une longue redingote et
cravaté d'un col de crin haut de quatre doigts. Celui-là, je ne le
connaissais pas, mais je compris tout de suite que c'était M. de
Boucoyran le père. Il tortillait sa longue moustache et bougonnait entre
ses dents.

Je n'eus pas même le courage de descendre de ma chaire pour faire
honneur à ces messieurs; eux non plus, en entrant, ne me saluèrent pas.
Ils prirent position tous les trois au milieu de l'étude et, jusqu'à
leur sortie, ne regardèrent pas une seule fois de mon côté.

Ce fut le principal qui ouvrit le feu.

«Messieurs, dit-il en s'adressant aux élèves, nous venons ici remplir
une mission pénible, très pénible. Un de vos maîtres s'est rendu
coupable d'une faute si grave, qu'il est de notre devoir de lui infliger
un blâme public.»

Là-dessus le voilà parti à m'infliger un blâme qui dura au moins un
grand quart d'heure. Tous les faits dénaturés: le marquis était le
meilleur élève du collège; je l'avais brutalisé sans raison, sans
excuse. Enfin j'avais manqué à tous mes devoirs.

Que répondre à ces accusations?

De temps en temps, j'essayais de me défendre. «Pardon, monsieur le
principal!...» Mais le principal ne m'écoutait pas, et il m'infligea son
blâme jusqu'au bout.

Après lui, M. de Boucoyran, le père, prit la parole et de quelle
façon!... Un véritable réquisitoire. Malheureux père! On lui avait
presque assassiné son enfant. Sur ce pauvre petit être sans défense, on
s'était rué comme... comme... comment dirait-il?... comme un buffle,
comme un buffle sauvage. L'enfant gardait le lit depuis deux jours.
Depuis deux jours, sa mère en larmes, le veillait...

Ah! s'il avait eu affaire à un homme, c'est lui, M. de Boucoyran le
père, qui se serait chargé de venger son enfant! Mais On n'était qu'un
galopin dont il avait pitié. Seulement qu'On se le tînt pour dit: si
jamais On touchait encore à un cheveu de son fils, On se ferait couper
les deux oreilles tout net...

Pendant ce beau discours, les élèves riaient sous cape, et les clefs de
M. Viot frétillaient de plaisir. Debout, dans sa chaire, pâle de
rage, le pauvre On écoutait toutes ces injures, dévorait toutes ces
humiliations et se gardait bien de répondre. Si On avait répondu, On
aurait été chassé du collège; et alors où aller?

Enfin, au bout d'une heure, quand ils furent à sec d'éloquence, ces
trois messieurs se retirèrent. Derrière eux, il se fit dans l'étude un
grand brouhaha. J'essayai, mais vainement, d'obtenir un peu de silence;
les enfants me riaient au nez. L'affaire Boucoyran avait achevé de tuer
mon autorité.

Oh! ce fut une terrible affaire!

Toute la ville s'en émut... Au Petit-Cercle, au Grand-Cercle, dans les
cafés, à la musique, on ne parlait pas d'autre chose. Les gens bien
informés donnaient des détails à faire dresser les cheveux. Il parait
que ce maître d'étude était un monstre, un ogre. Il avait torturé
l'enfant avec des raffinements inouïs de cruauté. En parlant de lui, on
ne disait plus que «le bourreau».

Quand le jeune Boucoyran s'ennuya de rester au lit, ses parents
l'installèrent sur une chaise longue, au plus bel endroit de leur
salon, et pendant huit jours, ce fut à travers ce salon une procession
interminable. L'intéressante victime était l'objet de toutes les
attentions.

Vingt fois de suite, on lui faisait raconter son histoire, et à
chaque fois, le misérable inventait quelque nouveau détail. Les mères
frémissaient; les vieilles demoiselles l'appelaient «pauvre ange!»
et lui glissaient des bonbons. Le journal de l'opposition profita de
l'aventure et fulmina contre le collège un article terrible au profit
d'un établissement religieux des environs....

Le principal était furieux; et, s'il ne me renvoya pas, je ne le dus
qu'à la protection du recteur.... Hélas! il eût mieux valu pour moi être
renvoyé tout de suite. Ma vie dans le collège était devenue impossible.
Les enfants ne m'écoutaient plus; au moindre mot, ils me menaçaient de
faire comme Boucoyran, d'aller se plaindre à leur père. Je finis par ne
plus m'occuper d'eux.

Au milieu de tout cela, j'avais une idée fixe: me venger des Boucoyran.
Je revoyais toujours la figure impertinente du vieux marquis, et mes
oreilles étaient restées rouges de la menace qui leur avait été faite.
D'ailleurs eussé-je voulu oublier ces affronts, je n'aurais pas pu y
parvenir; deux fois par semaine, les jours de promenade, quand les
divisions passaient devant le café de l'Évêché, j'étais sûr de trouver
M. de Boucoyran, le père, planté devant la porte, au milieu d'un groupe
d'officiers de la garnison, tous nu-tête et leurs queues de billard à
la main. Ils nous regardaient venir de loin avec des rires goguenards;
puis, quand la division était à portée de la voix, le marquis criait
très fort, en me toisant d'un air de provocation: «Bonjour, Boucoyran!»

«Bonjour, mon père!» glapissait l'affreux enfant du milieu des rangs. Et
les officiers, les élèves, les garçons du café, tout le monde riait....

Le «Bonjour, Boucoyran!» était devenu un supplice pour moi, et pas moyen
de m'y soustraire. Pour aller à la Prairie, il fallait absolument passer
devant le café de l'Évêché, et pas une fois mon persécuteur ne manquait
au rendez-vous.

J'avais par moments des envies folles d'aller à lui et de le provoquer;
mais deux raisons me retenaient: d'abord toujours la peur d'être chassé,
puis la rapière du marquis, une grande diablesse de colichemarde qui
avait fait tant de victimes lorsqu'il était dans les gardes du corps.

Pourtant, un jour, poussé à bout, j'allai trouver Roger, le maître
d'armes et, de but en blanc, je lui déclarai ma résolution de me mesurer
avec le marquis. Roger, à qui je n'avais pas parlé depuis longtemps,
m'écouta d'abord avec une certaine réserve; mais, quand j'eus fini, il
eut un mouvement d'effusion et me serra chaleureusement les deux mains.

«Bravo! monsieur Daniel! Je le savais bien, moi, qu'avec cet air-là
vous ne pouviez pas être un mouchard. Aussi, pourquoi diable étiez-vous
toujours fourré avec votre M. Viot? Enfin, on vous retrouve; tout est
oublié. Votre main! Vous êtes un noble coeur! Maintenant, à votre
affaire! Vous avez été insulté? Bon! Vous voulez en tirer réparation?
Très bien! Vous ne savez pas le premier mot des armes? Bon! bon! très
bien! très bien! Vous voulez que je vous empêche d'être embroché par ce
vieux dindon? Parfait! Venez à la salle, et, dans six mois, c'est vous
qui l'embrocherez.»

D'entendre cet excellent Roger épouser ma querelle avec tant d'ardeur,
j'étais rouge de plaisir. Nous convînmes des leçons: trois heures par
semaine; nous convînmes aussi du prix qui serait un prix exceptionnel
(exceptionnel en effet! j'appris plus tard qu'on me faisait payer deux
fois plus cher que les autres). Quand toutes ces conventions furent
réglées, Roger passa familièrement son bras sous le mien.

«Monsieur Daniel, me dit-il, il est trop tard pour prendre aujourd'hui
notre première leçon; mais nous pouvons toujours aller conclure notre
marché au café Barbette. Allons! voyons, pas d'enfantillage! est-ce
qu'il vous fait peur, par hasard, le café Barbette?... Venez donc,
sacrebleu! tirez-vous un peu de ce saladier de cuistres. Vous trouverez
là-bas des amis, de bons garçons, triple nom! de nobles coeurs, et vous
quitterez vite avec eux ces manières de femmelette qui vous font tort.»

Hélas! je me laissai tenter. Nous allâmes au café Barbette. Il était
toujours le même, plein de cris, de fumée, de pantalons garance; les
mêmes shakos, les mêmes ceinturons pendaient aux mêmes patères.

Les amis de Roger me reçurent à bras ouverts. Il avait bien raison,
c'étaient tous de nobles coeurs! Quand ils connurent mon histoire avec
le marquis et la résolution que j'avais prise, ils vinrent, l'un après
l'autre, me serrer la main: «Bravo, jeune homme, très bien.»

Moi aussi j'étais un noble coeur. Je fis venir un punch, on but à mon
triomphe, et il fut décidé entre nobles coeurs que je tuerais le marquis
de Boucoyran à la fin de l'année scolaire.



X

LES MAUVAIS JOURS

L'hiver était venu, un hiver sec, terrible et noir, comme il en fait
dans ces pays de montagnes. Avec leurs grands arbres sans feuilles et
leur sol gelé plus dur que la pierre, les cours du collège étaient
tristes à voir. On se levait avant le jour, aux lumières; il faisait
froid; de la glace dans les lavabos.... Les élèves n'en finissaient
plus; la cloche était obligée de les appeler plusieurs fois. «Plus vite,
messieurs!» criaient les maîtres en marchant de long en large pour se
réchauffer.... On formait les rangs en silence, tant bien que mal, et
on descendait à travers le grand escalier à peine éclairé et les longs
corridors où soufflaient les bises mortelles de l'hiver.

Un mauvais hiver pour le petit Chose!

Je ne travaillais plus. A l'étude, la chaleur malsaine du poêle me
faisait dormir. Pendant les classes, trouvant ma mansarde trop froide,
je courais m'enfermer au café Barbette et n'en sortais qu'au dernier
moment. C'était là maintenant que Roger me donnait ses leçons; la
rigueur du temps nous avait chassés de la salle d'armes et nous nous
escrimions au milieu du café avec les queues de billard, en buvant du
punch. Les sous-officiers jugeaient les coups; tous ces nobles coeurs
m'avaient décidément admis dans leur intimité et m'enseignaient chaque
jour une nouvelle botte infaillible pour tuer ce pauvre marquis de
Boucoyran. Ils m'apprenaient aussi comment on édulcore une absinthe, et
quand ces messieurs jouaient au billard, c'était moi qui marquais les
points....

Un mauvais hiver pour le petit Chose!

Un matin de ce triste hiver, comme j'entrais au café Barbette--j'entends
encore le fracas du billard et le ronflement du gros poêle en faïence--,
Roger vint à moi précipitamment: «Deux mots, monsieur Daniel!» et
m'emmena dans la salle du fond, d'un air tout à fait mystérieux.

Il s'agissait d'une confidence amoureuse.... Vous pensez si j'étais
fier de recevoir les confidences d'un homme de cette taille. Cela me
grandissait toujours un peu.

Voici l'histoire. Ce sacripant de maître d'armes avait rencontré par
la ville, en un certain endroit qu'il ne pouvait pas nommer, certaine
personne dont il s'était follement épris. Cette personne occupait à
Sarlande une situation tellement élevée,--hum! hum! vous m'entendez
bien!--tellement extraordinaire, que le maître d'armes en était encore
à se demander comment il avait osé lever les yeux si haut. Et pourtant,
malgré la situation de la personne--situation tellement élevée,
tellement, etc.--, il ne désespérait pas de s'en faire aimer, et même
il croyait le moment venu de lancer quelques déclarations épistolaires.
Malheureusement les maîtres d'armes ne sont pas très adroits aux
exercices de la plume. Passe encore s'il ne s'agissait que d'une
grisette; mais avec une personne dans une situation tellement, etc., ce
n'était pas du style de cantine qu'il fallait, et même un bon poète ne
serait pas de trop.

«Je vois ce que c'est, dit le petit Chose d'un air entendu; vous avez
besoin qu'on vous trousse quelques poulets galants pour envoyer à la
personne, et vous avez songé à moi.

--Précisément, répondit le maître d'armes.

--Eh bien, je suis votre homme, et nous commencerons quand vous voudrez;
seulement, pour que nos lettres n'aient pas l'air d'être empruntées au
_Parfait secrétaire_, il faudra me donner quelques renseignements sur la
personne....

Le maître d'armes regarda autour de lui d'un air méfiant, puis tout bas
il me dit, en me fourrant ses moustaches dans l'oreille:

"C'est une blonde de Paris. Elle sent bon comme une fleur et s'appelle
Cécilia."

Il ne put pas m'en confier davantage, à cause de la situation de
la personne, situation tellement, etc.--mais ces renseignements me
suffisaient, et le soir même--, pendant l'étude--, j'écrivis ma première
lettre à la blonde Cécilia.

Cette singulière correspondance entre le petit Chose et cette
mystérieuse personne dura près d'un mois. Pendant un mois, j'écrivis
en moyenne deux lettres de passion par jour. De ces lettres, les unes
étaient tendres et vaporeuses comme le Lamartine d'Elvire, les autres
enflammées et rugissantes comme le Mirabeau de Sophie. Il y en avait
qui commençaient par ces mots: _«O Cécilia, quelquefois, sur un rocher
sauvage...»_ et qui finissaient par ceux-ci: _«On dit qu'on en meurt...
essayons!»_ Puis, de temps en temps, la Muse s'en mêlait:

  Oh! ta lèvre, ta lèvre ardente!
  Donne-la-moi! donne-la-moi!

Aujourd'hui, j'en parle en riant; mais à l'époque, le petit Chose ne
riait pas, je vous le jure, et tout cela se faisait très sérieusement.
Quand j'avais terminé une lettre, je la donnais à Roger pour qu'il la
recopiât de sa belle écriture de sous-officier; lui, de son côté, quand
il recevait des réponses (car elle répondait, la malheureuse!), il me
les apportait bien vite, et je basais mes opérations là-dessus.

Le jeu me plaisait en somme; peut-être même me plaisait-il un peu trop.
Cette blonde invisible, parfumée comme un lilas blanc, ne me sortait
plus de l'esprit. Par moments, je me figurais que j'écrivais pour
mon propre compte; je remplissais mes lettres de confidences toutes
personnelles, de malédictions contre la destinée, contre ces êtres vils
et méchants au milieu desquels j'étais obligé de vivre: «O Cécilia, si
tu savais comme j'ai besoin de ton amour!»

Parfois aussi, quand le grand Roger venait me dire en frisant sa
moustache: «Ça mord! ça mord!... continuez!» j'avais de secrets
mouvements de dépit, et je pensais en moi-même: «Comment peut-elle
croire que c'est ce gros réjoui, ce Fanfan la Tulipe, qui lui écrit ces
chefs-d'oeuvre de passion et de mélancolie?»

Elle le croyait pourtant; elle le croyait si bien qu'un jour, le maître
d'armes, triomphant, m'apporta cette réponse qu'il venait de recevoir:
«A neuf heures, ce soir, derrière la sous-préfecture!»

Est-ce à l'éloquence de mes lettres ou à la longueur de ses moustaches
que Roger dut son succès? Je vous laisse, mesdames, le soin de décider.
Toujours est-il que cette nuit-là, dans son dortoir mélancolique, le
petit Chose eut un sommeil très agité. Il rêva qu'il était grand, qu'il
avait des moustaches, et que des dames de Paris--occupant des situations
tout à fait extraordinaires--lui donnaient des rendez-vous derrière les
sous-préfectures....

Le plus comique, c'est que le lendemain, il me fallut écrire une lettre
d'actions de grâces et remercier Cécilia de tout le bonheur qu'elle
m'avait donné: «Ange qui as consenti à passer une nuit sur la terre....»

Cette lettre, je l'avoue, le petit Chose l'écrivit avec la rage dans le
coeur. Heureusement la correspondance s'arrêta là, et pendant quelque
temps, je n'entendis plus parler de Cécilia ni de sa haute situation.



XI

MON BON AMI LE MAÎTRE D'ARMES

Ce jour-là, le 18 février, comme il était tombé beaucoup de neige
pendant la nuit, les enfants n'avaient pas pu jouer dans les cours.
Aussitôt l'étude du matin finie, on les avait casernés tous pêle-mêle
dans _la salle_, pour y prendre leur récréation à l'abri du mauvais
temps en attendant l'heure des classes.

C'était moi qui les surveillais.

Ce qu'on appelait _la salle_ était l'ancien gymnase du collège de
la Marine. Imaginez quatre grands murs nus avec de petites fenêtres
grillées; çà et là des crampons à moitié arrachés, la trace encore
visible des échelles, et, se balançant à la maîtresse poutre du plafond,
un énorme anneau en fer au bout d'une corde.

Les enfants avaient l'air de s'amuser beaucoup en regardant la neige qui
remplissait les rues et les hommes armés de pelles qui l'emportaient
dans des tombereaux.

Mais tout ce tapage, je ne l'entendais pas.

Seul, dans un coin, les larmes aux yeux, je lisais une lettre, et les
enfants auraient à cet instant démoli le gymnase de fond en comble, que
je ne m'en fusse pas aperçu. C'était une lettre de Jacques que je
venais de recevoir; elle portait le timbre de Paris,--mon Dieu! oui, de
Paris,--et voici ce qu'elle disait:

«Cher Daniel,

«Ma lettre va bien te surprendre. Tu ne te doutais pas, hein? que je
fusse à Paris depuis quinze jours. J'ai quitté Lyon sans rien dire à
personne, un coup de tête....--Que veux-tu? je m'ennuyais trop dans
cette horrible ville, surtout depuis ton départ.

«Je suis arrivé ici avec trente francs et cinq ou six lettres de M. le
curé de Saint-Nizier. Heureusement la Providence m'a protégé tout de
suite, et m'a fait rencontrer un vieux marquis chez lequel je suis entré
comme secrétaire. Nous mettons en ordre ses mémoires, je n'ai qu'à
écrire sous sa dictée, et je gagne à cela cent francs par mois. Ce n'est
pas brillant, comme tu vois; mais, tout compte fait, j'espère pouvoir
envoyer de temps en temps quelque chose à la maison sur mes économies.

«Ah! mon cher Daniel, la jolie ville que ce Paris! Ici--du moins--, il
ne fait pas toujours du brouillard; il pleut bien quelquefois, mais
c'est une petite pluie gaie, mêlée de soleil, et comme je n'en ai jamais
vu ailleurs. Aussi je suis tout changé, si tu savais! Je ne pleure plus
du tout, c'est incroyable.»

J'en étais là de la lettre, quand tout à coup, sous les fenêtres,
retentit le bruit sourd d'une voiture roulant dans la neige. La voiture
s'arrêta devant la porte du collège, et j'entendis les enfants crier à
tue-tête: «Le sous-préfet! le sous-préfet!»

Une visite de M. le sous-préfet présageait évidemment quelque chose
d'extraordinaire. Il venait à peine au collège de Sarlande une ou deux
fois chaque année, et c'était alors comme un événement. Mais, pour le
quart d'heure, ce qui m'intéressait avant tout, ce qui me tenait à coeur
plus que le sous-préfet de Sarlande et plus que Sarlande tout entier,
c'était la lettre de mon frère Jacques. Aussi, tandis que les élèves,
mis en gaieté, se culbutaient devant les fenêtres pour voir M. le
sous-préfet descendre de voiture, je retournai dans mon coin et je me
remis à lire.

«Tu sauras, mon bon Daniel, que notre père est en Bretagne, où il fait
le commerce du cidre pour le compte d'une compagnie. En apprenant que
j'étais le secrétaire du marquis, il a voulu que je place quelques
tonneaux de cidre chez lui. Par malheur, le marquis ne boit que du vin,
et du vin d'Espagne, encore! J'ai écrit cela au père; sais-tu ce qu'il
m'a répondu: «Jacques, tu es un âne!» comme toujours. Mais c'est égal,
mon cher Daniel, je crois qu'au fond il m'aime beaucoup.

«Quant à maman, tu sais qu'elle est seule maintenant. Tu devrais bien
lui écrire, elle se plaint de ton silence.

«J'avais oublié de te dire une chose qui, certainement, te fera le plus
grand plaisir: j'ai ma chambre au Quartier latin... au Quartier latin!
pense un peu!... Une vraie chambre de poète, comme dans les romans, avec
une petite fenêtre et des toits à perte de vue. Le lit n'est pas large,
mais nous y tiendrons deux au besoin; et puis, il y a dans un coin une
table de travail où on serait très bien pour faire des vers.

«Je suis sûr que si tu voyais cela, tu voudrais venir me trouver au plus
vite; moi aussi je te voudrais près de moi, et je ne te dis pas que
quelque jour je ne te ferai pas signe de venir.

«En attendant, aime-moi toujours bien et ne travaille pas trop dans ton
collège, de peur de tomber malade.

«Je t'embrasse. Ton frère

«JACQUES.»

Ce brave Jacques! quel mal délicieux il venait de me faire avec sa
lettre! je riais et je pleurais en même temps. Toute ma vie de ces
derniers mois, le punch, le billard, le café Barbette, me faisaient
l'effet d'un mauvais rêve, et je pensais: «Allons! c'est fini.
Maintenant je vais travailler, je vais être courageux comme Jacques.»

A ce moment, la cloche sonna. Mes élèves se mirent en rang, ils
causaient beaucoup du sous-préfet et se montraient, en passant, sa
voiture stationnant devant la porte. Je les remis entre les mains des
professeurs; puis, une fois débarrassé d'eux, je m'élançai en courant
dans l'escalier. Il me tardait tant d'être seul dans ma chambre avec la
lettre de mon frère Jacques!

«Monsieur Daniel, on vous attend chez le principal.»

Chez le principal?... Que pouvait avoir à me dire le principal?...
Le portier me regardait avec un drôle d'air. Tout à coup, l'idée du
sous-préfet me revint.

«Est-ce que M. le sous-préfet est là-haut?» demandai-je.

Et le coeur palpitant d'espoir je me mis à gravir les degrés de
l'escalier quatre à quatre.

Il y a des jours où l'on est comme fou. En apprenant que le sous-préfet
m'attendait, savez-vous ce que j'imaginai? Je m'imaginai qu'il avait
remarqué ma bonne mine à la distribution, et qu'il venait au collège
tout exprès pour m'offrir d'être son secrétaire. Cela me paraissait
la chose la plus naturelle du monde. La lettre de Jacques avec ses
histoires de vieux marquis m'avait troublé la cervelle, à coup sûr.

Quoi qu'il en soit, à mesure que je montais l'escalier, ma certitude
devenait plus grande: secrétaire du sous-préfet; je ne me sentais pas de
joie....

En tournant le corridor, je rencontrai Roger. Il était très pâle; il
me regarda comme s'il voulait me parler; mais je ne m'arrêtai pas: le
sous-préfet n'avait pas le temps d'attendre.

Quand j'arrivai devant le cabinet du principal, le coeur me battait bien
fort, je vous jure. Secrétaire de M. le sous-préfet! Il fallut m'arrêter
un instant pour reprendre haleine; je rajustai ma cravate, je donnai
avec mes doigts un petit tour à mes cheveux et je tournai le bouton de
la porte doucement.

Si j'avais su ce qui m'attendait!

M. le sous-préfet était debout, appuyé négligemment au marbre de la
cheminée et souriant dans ses favoris blonds. M. le principal, en robe
de chambre, se tenait près de lui humblement, son bonnet de velours à la
main et M. Viot, appelé en hâte, se dissimulait dans un coin.

Dès que j'entrai, le sous-préfet prit la parole.

«C'est donc monsieur, dit-il en me désignant, qui s'amuse à séduire nos
femmes de chambre?»

Il avait prononcé cette phrase d'une voix claire, ironique et sans
cesser de sourire. Je crus d'abord qu'il voulait plaisanter et je ne
répondis rien, mais le sous-préfet ne plaisantait pas; après un moment
de silence, il reprit en souriant toujours:

«N'est-ce pas à monsieur Daniel Eyssette que j'ai l'honneur de parler, à
monsieur Daniel Eyssette qui a séduit la femme de chambre de ma femme?»

Je ne savais de quoi il s'agissait; mais en entendant ce mot de femme de
chambre, qu'on me jetait ainsi à la figure pour la seconde fois, je me
sentis rouge de honte, et ce fut avec une véritable indignation que je
m'écriai:

«Une femme de chambre, moi!... Je n'ai jamais séduit de femme de
chambre.»

A cette réponse, je vis un éclair de mépris jaillir des lunettes du
principal, et j'entendis les clefs murmurer dans leur coin: «Quelle
effronterie!»

Le sous-préfet, lui, ne cessait pas de sourire; il prit sur la tablette
de la cheminée un petit paquet de papiers que je n'avais pas aperçus
d'abord, puis se tournant vers moi et les agitant négligemment:

«Monsieur, dit-il, voici des témoignages fort graves qui vous accusent.
Ce sont des lettres qu'on a surprises chez la demoiselle en question.
Elles ne sont pas signées, il est vrai, et, d'un autre côté, la femme de
chambre n'a voulu nommer personne. Seulement, dans ces lettres il est
souvent parlé du collège, et, malheureusement pour vous, M. Viot a
reconnu votre écriture et votre style....»

Ici les clefs grincèrent férocement et le sous-préfet, souriant
toujours, ajouta:

«Tout le monde n'est pas poète au collège de Sarlande.»

A ces mots, une idée fugitive me traversa l'esprit: je voulus voir de
près ces papiers. Je m'élançai; le principal eut peur d'un scandale et
fit un geste pour me retenir. Mais le sous-préfet me tendit le dossier
tranquillement.

«Regardez!» me dit-il.

Miséricorde! ma correspondance avec Cécilia.

....Elles y étaient toutes, toutes! Depuis celle qui commençait: _«O
Cécilia, quelquefois sur un rocher sauvage....»_ jusqu'au cantique
d'actions de grâces: _«Ange qui as consenti à passer une nuit sur
la terre....»_ Et dire que toutes ces belles fleurs de rhétorique
amoureuse, je les avais effeuillées sous les pas d'une femme de
chambre!... dire que cette personne, d'une situation tellement élevée,
tellement, etc..., décrottait tous les matins les socques de la
sous-préfète...! On peut se figurer ma rage, ma confusion.

«Eh bien, qu'en dites-vous, seigneur don Juan? ricana le sous-préfet,
après un moment de silence. Est-ce que ces lettres sont de vous, oui ou
non?»

Au lieu de répondre, je baissai la tête. Un mot pouvait me disculper;
mais ce mot, je ne le prononçai pas. J'étais prêt à tout souffrir plutôt
que de dénoncer Roger.... Car remarquez bien qu'au milieu de cette
catastrophe, le petit Chose n'avait pas un seul instant soupçonné la
loyauté de son ami. En reconnaissant les lettres, il s'était dit tout de
suite: «Roger aura eu la paresse de les recopier; il a mieux aimé faire
une partie de billard de plus et envoyer les miennes.» Quel innocent, ce
petit Chose!

Quand le sous-préfet vit que je ne voulais pas répondre, il remit les
lettres dans sa poche et, se tournant vers le principal et son acolyte:

«Maintenant, messieurs, vous savez ce qui vous reste à faire.»

Sur quoi les clefs de M. Viot frétillèrent d'un air lugubre, et le
principal répondit en s'inclinant jusqu'à terre, «que M. Eyssette avait
mérité d'être chassé sur l'heure; mais qu'afin d'éviter tout scandale,
on le garderait au collège encore huit jours». Juste le temps de faire
venir un nouveau maître.

A ce terrible mot «chassé», tout mon courage m'abandonna. Je saluai
sans rien dire et je sortis précipitamment. A peine dehors, mes larmes
éclatèrent.... Je courus d'un trait jusqu'à ma chambre, en étouffant mes
sanglots dans mon mouchoir....

Roger m'attendait; il avait l'air fort inquiet et se promenait à grands
pas, de long en large.

En me voyant entrer, il vint vers moi:

«Monsieur Daniel!...» me dit-il, et son oeil m'interrogeait. Je me
laissai tomber sur une chaise sans répondre.

«Des pleurs, des enfantillages! reprit le maître d'armes d'un ton
brutal, tout cela ne prouve rien. Voyons... vite!... Que s'est-il
passé?»

Alors je lui racontai dans tous ses détails toute l'horrible scène du
cabinet.

A mesure que je parlais, je voyais la physionomie de Roger s'éclaircir;
il ne me regardait plus du même air rogue, et à la fin, quand il eut
appris comment, pour ne pas le trahir, je m'étais laissé chasser du
collège, il me tendit ses deux mains ouvertes et me dit simplement:

«Daniel, vous êtes un noble coeur.»

A ce moment, nous entendîmes dans la rue le roulement d'une voiture;
c'était le sous-préfet qui s'en allait.

«Vous êtes un noble coeur, reprit mon bon ami le maître d'armes en me
serrant les poignets à les briser, vous êtes un noble coeur, je ne
vous dis que ça.... Mais vous devez comprendre que je ne permettrai à
personne de se sacrifier pour moi.»

Tout en parlant, il s'était rapproché de la porte:

«Ne pleurez pas, monsieur Daniel, je vais aller trouver le principal, et
je vous jure bien que ce n'est pas vous qui serez chassé.»

Il fit encore un pas pour sortir; puis, revenant vers moi comme s'il
oubliait quelque chose:

«Seulement, me dit-il à voix basse, écoutez bien ceci avant que je m'en
aille... Le grand Roger n'est pas seul au monde; il a quelque part
une mère infirme dans un coin... Une mère!... pauvre sainte femme!...
Promettez-moi de lui écrire quand tout sera fini.»

C'était dit gravement, tranquillement, d'un ton qui m'effraya.

«Mais que voulez-vous faire?» m'écriai-je.

Roger ne répondit rien; seulement il entrouvrit sa veste et me laissa
voir dans sa poche la crosse luisante d'un pistolet.

Je m'élançai vers lui, tout ému:

«Vous tuer, malheureux? vous voulez vous tuer?»

Et lui, très froidement:

«Mon cher, quand j'étais au service, je m'étais promis que si jamais,
par un coup de ma mauvaise tête, je venais à me faire dégrader, je
ne survivrais pas à mon déshonneur. Le moment est venu de me tenir
parole... Dans cinq minutes je serai chassé du collège, c'est-à-dire
dégradé; une heure après, bonsoir! j'avale ma dernière prune.»

En entendant cela, je me plantai résolument devant la porte.

«Eh bien, non! Roger, vous ne sortirez pas... J'aime mieux perdre ma
place que d'être cause de votre mort.

--Laissez-moi faire mon devoir», me dit-il d'un air farouche, et, malgré
mes efforts, il parvint à entrouvrir la porte.

Alors, j'eus l'idée de lui parler de sa mère, de cette pauvre mère qu'il
avait quelque part, dans un coin. Je lui prouvai qu'il devait vivre pour
elle, que moi j'étais à même de trouver facilement une autre place, que
d'ailleurs, dans tous les cas, nous avions encore huit jours devant
nous, et que c'était bien le moins qu'on attendît jusqu'au dernier
moment avant de prendre un parti si terrible... Cette dernière réflexion
parut le toucher. Il consentit à retarder de quelques heures sa visite
au principal et ce qui devait s'ensuivre.

Sur ces entrefaites, la cloche sonna; nous nous embrassâmes, et je
descendis à l'école.

Ce que c'est que de nous! J'étais entré dans ma chambre désespéré, j'en
sortis presque joyeux.... Le petit Chose était si fier d'avoir sauvé la
vie à son bon ami le maître d'armes.

Pourtant, il faut bien le dire, une fois assis dans ma chaire et le
premier mouvement de l'enthousiasme passé, je me mis à faire des
réflexions. Roger consentait à vivre, c'était bien; mais moi-même,
qu'allais-je devenir après que mon beau dévouement m'aurait mis à la
porte du collège!

La situation n'était pas gaie, je voyais déjà le foyer singulièrement
compromis, ma mère en larmes, et M. Eyssette bien en colère.
Heureusement je pensai à Jacques; quelle bonne idée sa lettre avait eue
d'arriver précisément le matin! C'était bien simple, après tout,
ne m'écrivait-il pas que dans son lit il y avait place pour deux?
D'ailleurs, à Paris, on trouve toujours de quoi vivre...

Ici, une pensée horrible m'arrêta: pour partir, il fallait de l'argent;
celui du chemin de fer d'abord, puis cinquante-huit francs que je devais
au portier, puis dix francs qu'un grand m'avait prêtés, puis des sommes
énormes inscrites à mon nom sur le livre de compte du café Barbette. Le
moyen de se procurer tout cet argent?

«Bah! me dis-je en y songeant, je me trouve bien naïf de m'inquiéter
pour si peu; Roger n'est-il pas là? Roger est riche, il donne des leçons
en ville, et il sera trop heureux de me procurer quelque cent francs à
moi qui viens de lui sauver la vie.»

Mes affaires ainsi réglées, j'oubliai toutes les catastrophes de la
journée pour ne songer qu'à mon grand voyage de Paris. J'étais très
joyeux, je ne tenais plus en place, et M. Viot, qui descendit à l'étude
pour savourer mon désespoir, eut l'air fort déçu en voyant ma mine
réjouie. A dîner, je mangeai vite et bien; dans la cour, je pardonnai
les arrêts des élèves. Enfin l'heure de la classe sonna.

Le plus pressant était de voir Roger; d'un bond, je fus à sa chambre;
personne à sa chambre. «Bon! me dis-je en moi-même, il sera allé
faire un tour au café Barbette», et cela ne m'étonna pas dans des
circonstances aussi dramatiques.

Au café Barbette, personne encore: «Roger, me dit-on, était allé à la
Prairie avec les sous-officiers.» Que diable pouvaient-ils faire là-bas
par un temps pareil? Je commençais à être fort inquiet; aussi, sans
vouloir accepter une partie de billard qu'on m'offrait, je relevai
le bas de mon pantalon et je m'élançai dans la neige, du côté de la
Prairie, à la recherche de mon bon ami le maître d'armes.



XII

L'ANNEAU DE FER

Des portes de Sarlande à la Prairie il y a bien une bonne demi-lieue;
mais, du train dont j'allais, je dus ce jour-là faire le trajet en moins
d'un quart d'heure. Je tremblais pour Roger. J'avais peur que le pauvre
garçon n'eût, malgré sa promesse, tout raconté au principal pendant
l'étude; je croyais voir encore luire la crosse de son pistolet. Cette
pensée lugubre me donnait des ailes.

Pourtant, de distance en distance, j'apercevais sur la neige la trace de
pas nombreux allant vers la Prairie, et de songer que le maître d'armes
n'était pas seul, cela me rassurait un peu.

Alors, ralentissant ma course, je pensais à Paris, à Jacques, à mon
départ.... Mais au bout d'un instant, mes terreurs recommençaient.

«Roger va se tuer évidemment. Que serait-il venu chercher, sans cela,
dans cet endroit désert, loin de la ville? S'il amène avec lui ses amis
du café Barbette, c'est pour leur faire ses adieux, pour boire le coup
de l'étrier, comme ils disent.... Oh! ces militaires!...» Et me voilà
courant de nouveau à perdre haleine.

Heureusement j'approchais de la Prairie dont j'apercevais déjà les
grands arbres chargés de neige. «Pauvre ami, me disais-je, pourvu que
j'arrive à temps!»

La trace des pas me conduisit ainsi jusqu'à la guinguette d'Espéron.

Cette guinguette était un endroit louche et de mauvais renom, où les
débauchés de Sarlande faisaient leurs parties fines. J'y étais venu plus
d'une fois en compagnie des nobles coeurs, mais jamais je ne lui avais
trouvé une physionomie aussi sinistre que ce jour-là. Jaune et sale, au
milieu de la blancheur immaculée de la plaine, elle se dérobait, avec sa
porte basse, ses murs décrépis et ses fenêtres aux vitres mal lavées,
derrière un taillis de petits ormes. La maisonnette avait l'air honteuse
du vilain métier qu'elle faisait.

Comme j'approchais, j'entendis un bruit joyeux de voix, de rires et de
verres choqués.

«Grand Dieu! me dis-je en frémissant, c'est le coup de l'étrier.» Et je
m'arrêtai pour reprendre haleine.

Je me trouvais alors sur le derrière de la guinguette; je poussai une
porte à claire-voie, et j'entrai dans le jardin. Quel jardin! Une
grande haie dépouillée, des massifs de lilas sans feuilles, des tas
de balayures sur la neige, et des tonnelles toutes blanches qui
ressemblaient à des huttes d'esquimaux. Cela était d'un triste à faire
pleurer.

Le tapage venait de la salle du rez-de-chaussée, et la ripaillage devait
chauffer à ce moment, car, malgré le froid, on avait ouvert toutes
grandes les deux fenêtres.

Je posais déjà le pied sur la première marche du perron, lorsque
j'entendis quelque chose qui m'arrêta net et me glaça: c'était mon nom
prononcé au milieu de grands éclats de rires. Roger parlait de moi, et,
chose singulière, chaque fois que le nom de Daniel Eyssette revenait,
les autres riaient à se tordre.

Poussé par une curiosité douloureuse, sentant bien que j'allais
apprendre quelque chose d'extraordinaire, je me rejetai en arrière et,
sans être entendu de personne, grâce à la neige qui assourdissait comme
un tapis le bruit de mes pas, je me glissai dans une des tonnelles, qui
se trouvait fort à propos juste au-dessous des fenêtres.

Je la reverrai toute ma vie, cette tonnelle; je reverrai toute ma vie la
verdure morte qui la tapissait, son sol boueux et sale, sa petite table
peinte en vert et ses bancs de bois tout ruisselants d'eau.... A travers
la neige dont elle était chargée, le jour passait à peine; la neige
fondait lentement et tombait sur ma tête goutte à goutte.

C'est là, c'est dans cette tonnelle noire et froide comme un tombeau,
que j'ai appris combien les hommes peuvent être méchants et lâches;
c'est là que j'ai appris à douter, à mépriser, à haïr.... O vous qui me
lisez, Dieu vous garde d'entrer jamais dans cette tonnelle!... Debout,
retenant mon souffle, rouge de colère et de honte, j'écoutais ce qui se
disait chez Espéron.

Mon bon ami le maître d'armes avait toujours la parole.... Il racontait
l'aventure de Cécilia, la correspondance amoureuse, la visite de M. le
sous-préfet au collège, tout cela avec des enjolivements et des gestes
qui devaient être bien comiques, à en juger par les transports de
l'auditoire.

«Vous comprenez, mes petits amours, disait-il de sa voix goguenarde,
qu'on n'a pas joué pour rien la comédie pendant trois ans sur le théâtre
des zouaves. Vrai comme je vous parle! j'ai cru un moment la partie
perdue, et je me suis dit que je ne viendrais plus boire avec vous le
bon vin du père Espéron.... Le petit Eyssette n'avait rien dit, c'est
vrai; mais il était temps de parler encore; et, entre nous, je crois
qu'il voulait seulement me laisser l'honneur de me dénoncer moi-même.
Alors je me suis dit: «Ayons l'oeil, Roger, et en avant la grande
scène!»

Là-dessus, mon bon ami le maître d'armes se mit à jouer ce qu'il
appelait la grande scène, c'est-à-dire ce qui s'était passé le matin
dans ma chambre entre lui et moi. Ah! le misérable! il n'oublia rien....
Il criait: _Ma mère! ma pauvre mère!_ avec des intonations de théâtre.
Puis il imitait ma voix: «Non, Roger! non! vous ne sortirez pas!...» La
grande scène était réellement d'un haut comique, et tout l'auditoire
se roulait. Moi, je sentais de grosses larmes ruisseler le long de mes
joues, j'avais le frisson, les oreilles me tintaient, je devinais toute
l'odieuse comédie du matin, je comprenais vaguement que Roger avait
fait exprès d'envoyer mes lettres pour se mettre à l'abri de toute
mésaventure, que depuis vingt ans sa mère, sa pauvre mère, était morte,
et que j'avais pris l'étui de sa pipe pour une crosse de pistolet.

«Et la belle Cécilia? dit un noble coeur.

--Cécilia n'a pas parlé, elle a fait ses malles, c'est une bonne fille.

--Et le petit Daniel que va-t-il devenir?

--Bah!» répondit Roger.

Ici, un geste qui fit rire tout le monde.

Cet éclat de rire me mit hors de moi. J'eus envie de sortir de la
tonnelle et d'apparaître soudainement au milieu d'eux comme un spectre.
Mais je me contins: j'avais déjà été assez ridicule.

Le rôti arrivait, les verres se choquèrent:

«A Roger! A Roger!» criait-on.

Je n'y tins plus, je souffrais trop. Sans m'inquiéter si quelqu'un
pouvait me voir, je m'élançai à travers le jardin. D'un bond je franchis
la porte à claire-voie et je me mis à courir devant moi comme un fou.

La nuit tombait, silencieuse; et cet immense champ de neige prenait
dans la demi-obscurité du crépuscule je ne sais quel aspect de profonde
mélancolie.

Je courus ainsi quelque temps comme un cabri blessé; et si les coeurs
qui se brisent et qui saignent étaient autre chose que des façons de
parler, à l'usage des poètes, je vous jure qu'on aurait pu trouver
derrière moi, sur la plaine blanche, une longue trace de sang.

Je me sentais perdu. Où trouver de l'argent? Comment m'en aller? Comment
rejoindre mon frère Jacques? Dénoncer Roger ne m'aurait même servi de
rien.... Il pouvait nier, maintenant que Cécilia était partie.

Enfin, accablé, épuisé de fatigue et de douleur, je me laissai tomber
dans la neige au pied d'un châtaignier. Je serais resté là jusqu'au
lendemain peut-être, pleurant et n'ayant pas la force de penser, quand
tout à coup, bien loin, du côté de Sarlande, j'entendis une cloche
sonner. C'était la cloche du collège. J'avais tout oublié; cette cloche
me rappela à la vie: il me fallait rentrer et surveiller la récréation
des élèves dans la _salle_.... En pensant à la _salle_, une idée subite
me vint. Sur-le-champ mes larmes s'arrêtèrent; je me sentis plus fort,
plus calme. Je me levai, et, de ce pas délibéré de l'homme qui vient de
prendre une irrévocable décision, je repris le chemin de Sarlande.

Si vous voulez savoir quelle irrévocable décision vient de prendre le
petit Chose, suivez-le jusqu'à Sarlande, à travers cette grande plaine
blanche; suivez-le dans les rues sombres et boueuses de la ville;
suivez-le sous le porche du collège; suivez-le dans la _salle_ pendant
la récréation, et remarquez avec quelle singulière persistance il
regarde le gros anneau de fer qui se balance au milieu; la récréation
finie, suivez-le encore jusqu'à l'étude, montez avec lui dans sa chaire,
et lisez par-dessus son épaule cette lettre douloureuse qu'il est en
train d'écrire au milieu du vacarme et des enfants ameutés:

  «_Monsieur Jacques Eyssette,_
  _rue Bonaparte, à Paris._

«Pardonne-moi, mon bien-aimé Jacques, la douleur que je viens te causer.
Toi qui ne pleurais plus, je vais te faire pleurer encore une fois; ce
sera la dernière par exemple.... Quand tu recevras cette lettre, ton
pauvre Daniel sera mort....»

Ici, le vacarme de l'étude redouble; le petit Chose s'interrompt et
distribue quelques punitions de droite et de gauche, mais gravement,
sans colère. Puis il continue:

«Vois-tu! Jacques, j'étais trop malheureux. Je ne pouvais pas faire
autrement que de me tuer. Mon avenir est perdu: on m'a chassé du
collège:--c'est pour une histoire de femme, des choses trop longues à te
raconter; puis, j'ai fait des dettes, je ne sais plus travailler, j'ai
honte, je m'ennuie, j'ai le dégoût, la vie me fait peur.... J'aime mieux
m'en aller....»

Le petit Chose est obligé de s'interrompre encore: «Cinq cents vers à
l'élève Soubeyrol! Fouque et Loupi en retenue dimanche!» Ceci fait, il
achève sa lettre:

«Adieu, Jacques! J'en aurais encore long à te dire, mais je sens que je
vais pleurer, et les élèves me regardent. Dis à maman que j'ai glissé
du haut d'un rocher, en promenade, ou bien que je me suis noyé, en
patinant. Enfin, invente une histoire, mais que la pauvre femme ignore
toujours la vérité!... Embrasse-la bien pour moi, cette chère mère;
embrasse aussi notre père, et tâche de leur reconstruire vite un beau
foyer.... Adieu! je t'aime. Souviens-toi de Daniel.»

Cette lettre terminée, le petit Chose en commence tout de suite une
autre ainsi conçue:

«Monsieur l'abbé, je vous prie de faire parvenir à mon frère Jacques
la lettre que je laisse pour lui. En même temps, vous couperez de mes
cheveux, et vous en ferez un petit paquet pour ma mère.

«Je vous demande pardon du mal que je vous donne. Je me suis tué parce
que j'étais trop malheureux ici. Vous seul, monsieur l'abbé, vous êtes
toujours montré très bon pour moi. Je vous en remercie.

«DANIEL EYSSETTE.»

Après quoi, le petit Chose met cette lettre et celle de Jacques sous une
même grande enveloppe, avec cette suscription: «La personne qui trouvera
la première mon cadavre, est priée de remettre ce pli entre les mains
de l'abbé Germane.» Puis, toutes ses affaires terminées, il attend
tranquillement la fin de l'étude.

L'étude est finie. On soupe, on fait la prière, on monte au dortoir.

Les élèves se couchent; le petit Chose se promène de long en large,
attendant qu'ils soient endormis. Voici maintenant M. Viot qui fait sa
ronde; on entend le cliquetis mystérieux de ses clefs et le bruit sourd
de ses chaussons sur le parquet. «Bonsoir, monsieur Viot! murmure le
petit Chose.--Bonsoir, monsieur!» répond à voix basse le surveillant;
puis il s'éloigne, ses pas se perdent dans le corridor.

Le petit Chose est seul. Il ouvre la porte doucement et s'arrête un
instant sur le palier pour voir si les élèves ne se réveillent pas; mais
tout est tranquille dans le dortoir.

Alors il descend, il se glisse à petits pas dans l'ombre des murs.
La tramontane souffle tristement par-dessous les portes. Au bas de
l'escalier, en passant devant le péristyle, il aperçoit la cour blanche
de neige, entre ses quatre grands corps de logis tout sombres.

Là-haut, près des toits, veille une lumière: c'est l'abbé Germane qui
travaille à son grand ouvrage. Du fond de son coeur le petit Chose
envoie un dernier adieu, bien sincère à ce bon abbé; puis il entre dans
la _salle_....

Le vieux gymnase de l'école de marine est plein d'une ombre froide et
sinistre. Par les grillages d'une fenêtre un peu de lune descend et
vient donner en plein sur le gros anneau de fer--oh! cet anneau, le
petit Chose ne fait qu'y penser depuis des heures--, sur le gros anneau
de fer qui reluit comme de l'argent.... Dans un coin de la _salle_, un
vieil escabeau dormait. Le petit Chose va le prendre, le porte sous
l'anneau, et monte dessus; il ne s'est pas trompé, c'est juste à la
hauteur qu'il faut. Alors il détache sa cravate, une longue cravate en
soie violette qu'il porte chiffonnée autour de son cou, comme un ruban.
Il attache la cravate à l'anneau et fait un noeud coulant.... Une heure
sonne. Allons! il faut mourir.... Avec des mains qui tremblent, le petit
Chose ouvre le noeud coulant. Une sorte de fièvre le transporte. Adieu,
Jacques! Adieu Mme Eyssette!...

Tout à coup un poignet de fer s'abat sur lui. Il se sent saisi par le
milieu du corps et planté debout sur ses pieds, au bas de l'escabeau. En
même temps une voix rude et narquoise, qu'il connaît bien, lui dit: «En
voilà une idée, de faire du trapèze à cette heure!»

Le petit Chose se retourne, stupéfait.

C'est l'abbé Germane, l'abbé Germane sans sa soutane, en culotte courte,
avec son rabat flottant sur son gilet. Sa belle figure laide sourit
tristement, à demi éclairée par la lune.... Une seule main lui a suffi
pour mettre le suicidé par terre; de l'autre main il tient encore sa
carafe qu'il vient de remplir à la fontaine de la cour.

De voir la tête effarée et les yeux pleins de larmes du petit Chose,
l'abbé Germane a cessé de sourire, et il répète, mais cette fois d'une
voix douce et presque attendrie:

«Quelle drôle d'idée, mon cher Daniel, de faire du trapèze à cette
heure!»

Le petit Chose est tout rouge, tout interdit.

«Je ne fais pas du trapèze, monsieur l'abbé, je veux mourir.

--Comment!... mourir?... Tu as donc bien du chagrin?

--Oh!... répond le petit Chose avec de grosses larmes brûlantes qui
roulent sur ses joues.

--Daniel, tu vas venir avec moi», dit l'abbé.

Le petit Daniel fait signe que non et montre l'anneau de fer avec la
cravate.... L'abbé Germane le prend par la main: «Voyons! monte dans ma
chambre; si tu veux te tuer, eh bien, tu te tueras là-haut: il y a du
feu, il fait bon.»

Mais le petit Chose résiste: «Laissez-moi mourir, monsieur l'abbé. Vous
n'avez pas le droit de m'empêcher de mourir.»

Un éclair de colère passe dans les yeux du prêtre: «Ah! c'est comme
cela!» dit-il. Et prenant brusquement le petit Chose par la ceinture,
il l'emporta sous son bras comme un paquet, malgré sa résistance et ses
supplications....

....Nous voici maintenant chez l'abbé Germane: un grand feu brille dans
la cheminée; près du feu, il y a une table avec une lampe allumée, des
pipes et des tas de papier chargés de pattes de mouche.

Le petit Chose est assis au coin de la cheminée. Il est très agité, il
parle beaucoup, il raconte sa vie, ses malheurs et pourquoi il a voulu
en finir. L'abbé l'écoute en souriant; puis, quand l'enfant a bien
parlé, bien pleuré, bien dégonflé son pauvre coeur malade, le brave
homme lui prend les mains et lui dit très tranquillement:

«Tout cela n'est rien, mon garçon, et tu aurais été joliment bête de te
mettre à mort pour si peu. Ton histoire est fort simple: on t'a chassé
du collège--ce qui, par parenthèse, est un grand bonheur pour toi...--,
eh bien, il faut partir, partir tout de suite, sans attendre tes huit
jours.... Tu n'es pas une cuisinière, ventrebleu!... Ton voyage, tes
dettes, ne t'en inquiète pas! je m'en charge.... L'argent que tu voulais
emprunter à ce coquin, c'est moi qui te le prêterai. Nous réglerons tout
cela demain.... A présent, plus un mot! j'ai besoin de travailler, et tu
as besoin de dormir.... Seulement je ne veux pas que tu retournes dans
ton affreux dortoir: tu aurais froid, tu aurais peur; tu vas te coucher
dans mon lit, de beaux draps blancs de ce matin!... Moi, j'écrirai toute
la nuit: et si le sommeil me prend, je m'étendrai sur le canapé....
Bonsoir! ne me parle plus.»

Le petit Chose se couche, il ne résiste pas.... Tout ce qui lui arrive
lui fait l'effet d'un rêve. Que d'événements dans une journée! Avoir été
si près de la mort, et se retrouver au fond d'un bon lit, dans cette
chambre tranquille et tiède!... Comme le petit Chose est bien!... De
temps en temps, en ouvrant les yeux, il voit sous la clarté douce de
l'abat-jour le bon abbé Germane qui, tout en fumant, fait courir sa
plume, à petit bruit, du haut en bas des feuilles blanches....

....Je fus réveillé le lendemain matin par l'abbé qui me frappait sur
l'épaule. J'avais tout oublié en dormant.... Cela fit beaucoup rire mon
sauveur.

«Allons! mon garçon, me dit-il, la cloche sonne, dépêche-toi; personne
ne se sera aperçu de rien, va prendre tes élèves comme à l'ordinaire;
pendant la récréation du déjeuner je t'attendrai ici pour causer.»

La mémoire me revint tout d'un coup. Je voulais le remercier; mais
positivement le bon abbé me mit à la porte.

Si l'étude me parut longue, je n'ai pas besoin de vous le dire.... Les
élèves n'étaient pas encore dans la cour, que déjà je frappais chez
l'abbé Germane. Je le retrouvai devant son bureau, les tiroirs grands
ouverts, occupé à compter les pièces d'or, qu'il alignait soigneusement
par petits tas.

Au bruit que je fis en entrant, il retourna la tête, puis se remit à son
travail, sans rien me dire; quand il eut fini, il referma ses tiroirs,
et me faisant signe de la main avec un bon sourire:

«Tout ceci est pour toi, me dit-il. J'ai fait ton compte. Voici pour le
voyage, voici pour le portier, voici pour le café Barbette, voici pour
l'élève qui t'a prêté dix francs.... J'avais mis cet argent de côté pour
faire un remplaçant à Cadet; mais Cadet ne tire au sort que dans six
ans, et d'ici là nous nous serons revus.»

Je voulus parler, mais ce diable d'homme ne m'en laissa pas le temps: «A
présent, mon garçon, fais-moi tes adieux... voilà ma classe qui sonne,
et quand j'en sortirai je ne veux plus te retrouver ici. L'air de cette
Bastille ne te vaut rien.... File vite à Paris, travaille bien, prie le
Bon Dieu, fume des pipes, et tâche d'être un homme.--Tu m'entends, tâche
d'être un homme. Car vois-tu! mon petit Daniel, tu n'es encore qu'un
enfant, et même j'ai bien peur que tu sois un enfant toute ta vie.»

Là-dessus, il m'ouvrit les bras avec un sourire divin; mais, moi, je me
jetai à ses genoux en sanglotant. Il me releva et m'embrassa sur les
deux joues.

La cloche sonnait le dernier coup.

«Bon! voilà que je suis en retard», dit-il en rassemblant à la hâte ses
livres et ses cahiers. Comme il allait sortir, il se retourna encore
vers moi.

«J'ai bien un frère à Paris, moi aussi, un brave homme de prêtre, que
tu pourrais aller voir... Mais, bah! à moitié fou comme tu l'es, tu
n'aurais qu'à oublier son adresse...» Et sans en dire davantage, il se
mit à descendre l'escalier à grands pas. Sa soutane flottait derrière
lui; de la main droite il tenait sa calotte, et, sous le bras gauche, il
portait un gros paquet de papiers et de bouquins... Bon abbé Germane!
Avant de m'en aller, je jetai un dernier regard autour de sa chambre; je
contemplai une dernière fois la grande bibliothèque, la petite table, le
feu à demi éteint, le fauteuil où j'avais tant pleuré, le lit où j'avais
dormi si bien; et, songeant à cette existence mystérieuse dans laquelle
je devinais tant de courage, de bonté cachée, de dévouement et de
résignation, je ne pus m'empêcher de rougir de mes lâchetés, et je me
fis le serment de me rappeler toujours l'abbé Germane.

En attendant, le temps passait... J'avais ma malle à faire, mes dettes à
payer, ma place à retenir à la diligence...

Au moment de sortir, j'aperçus sur un coin de la cheminée plusieurs
vieilles pipes toutes noires. Je pris la plus vieille, la plus noire,
la plus courte, et je la mis dans ma poche comme une relique; puis je
descendis.

En bas, la porte du vieux gymnase était encore entrouverte. Je ne pus
m'empêcher d'y jeter un regard en passant, et ce que je vis me fit
frissonner.

Je vis la grande salle sombre et froide, l'anneau de fer qui reluisait,
et ma cravate violette avec son noeud coulant, qui se balançait dans le
courant d'air au-dessus de l'escabeau renversé.



XIII

LES CLEFS DE M. VIOT

Comme je sortais du collège à grandes enjambées, encore tout ému de
l'horrible spectacle que je venais de voir, la loge du portier s'ouvrit
brusquement, et j'entendis qu'on m'appelait:

«Monsieur Eyssette! monsieur Eyssette!»

C'étaient le maître du café Barbette et son digne ami M. Cassagne, l'air
effaré, presque insolents.

Le cafetier parla le premier.

«Est-ce vrai que vous partez, monsieur Eyssette?

--Oui, monsieur Barbette, répondis-je tranquillement, je pars
aujourd'hui même.»

M. Barbette fit un bond, M. Cassagne en fit un autre; mais le bond de M.
Barbette fut bien plus fort que celui de M. Cassagne, parce que je lui
devais beaucoup d'argent.

«Comment! aujourd'hui même!

--Aujourd'hui même, et je cours de ce pas retenir ma place à la
diligence.»

Je crus qu'ils allaient me sauter à la gorge.

«Et mon argent? dit M. Barbette.

--Et le mien?» hurla M. Cassagne.

Sans répondre, j'entrai dans la loge, et tirant gravement, à pleines
mains, les belles pièces d'or de l'abbé Germane, je me mis à leur
compter sur le bout de la table ce que je leur devais à tous les deux.

Ce fut un coup de théâtre! Les deux figures renfrognées se déridèrent,
comme par magie... Quand ils eurent empoché leur argent, un peu honteux
des craintes qu'ils m'avaient montrées, et tout joyeux d'être payés,
ils s'épanchèrent en compliments de condoléance et en protestations
d'amitié:

«Vraiment, monsieur Eyssette, vous nous quittez?... Oh! quel dommage!
Quelle perte pour la maison!»

Et puis des oh! des ah! des hélas! des soupirs, des poignées de main,
des larmes étouffées...

La veille encore, j'aurais pu me laisser prendre à ces dehors d'amitié;
mais maintenant j'étais ferré à glace sur les questions de sentiment.

Le quart d'heure passé sous la tonnelle m'avait appris à connaître les
hommes--du moins je le croyais ainsi--, et plus ces affreux gargotiers
se montraient affables, plus ils m'inspiraient de dégoût. Aussi, coupant
court à leurs effusions ridicules, je sortis du collège et m'en allai
bien vite retenir ma place à la bienheureuse diligence qui devait
m'emporter loin de tous ces monstres.

En revenant du bureau des messageries, je passai devant le café
Barbette, mais je n'entrai pas; l'endroit me faisait horreur. Seulement,
poussé par je ne sais quelle curiosité malsaine, je regardai à travers
les vitres... Le café était plein de monde; c'était jour de poule au
billard. On voyait parmi la fumée des pipes flamboyer les pompons des
shakos et les ceinturons qui reluisaient pendus aux patères. Les nobles
coeurs étaient au complet, il ne manquait que le maître d'armes.

Je regardai un moment ces grosses faces rouges que les glaces
multipliaient, l'absinthe dansant dans les verres, les carafons
d'eau-de-vie tout ébréchés sur le bord; et de penser que j'avais vécu
dans ce cloaque je me sentis rougir... Je revis le petit Chose roulant
autour du billard, marquant les points, payant le punch, humilié,
méprisé, se dépravant de jour en jour, et mâchonnant sans cesse entre
ses dents un tuyau de pipe ou un refrain de caserne... Cette vision
m'épouvanta encore plus que celle que j'avais eue dans la salle du
gymnase en voyant flotter la petite cravate violette. Je m'enfuis...

Or, comme je m'acheminais vers le collège, suivi d'un homme de la
diligence pour emporter ma malle, je vis venir sur la place le maître
d'armes, sémillant, une badine à la main, le feutre sur l'oreille,
mirant sa moustache fine dans ses belles bottes vernies... De loin je le
regardais avec admiration en me disant: «Quel dommage qu'un si bel homme
porte une si vilaine âme!...» Lui, de son côté, m'avait aperçu et venait
vers moi avec un bon sourire bien loyal et deux grands bras ouverts...
Oh! la tonnelle!

«Je vous cherchais, me dit-il... Qu'est-ce que j'apprends? Vous...»

Il s'arrêta net. Mon regard lui cloua ses phrases menteuses sur les
lèvres. Et dans ce regard qui le fixait d'aplomb, en face, le misérable
dut lire bien des choses, car je le vis tout à coup pâlir, balbutier,
perdre contenance; mais ce ne fut que l'affaire d'un instant: il reprit
aussitôt son air flambant, planta dans mes yeux deux yeux froids et
brillants comme l'acier, et, fourrant ses mains au fond de ses poches
d'un air résolu, il s'éloigna en murmurant que ceux qui ne seraient pas
contents n'auraient qu'à venir le lui dire...

Bandit, va!

Quand je rentrai au collège, les élèves étaient en classe. Nous montâmes
dans ma mansarde. L'homme chargea la malle sur ses épaules et descendit.
Moi, je restai encore quelques instants dans cette chambre glaciale,
regardant les murs nus et salis, le pupitre noir tout déchiqueté, et,
par la fenêtre étroite, les platanes des cours qui montraient leurs
têtes couvertes de neige... En moi-même, je disais adieu à tout ce
monde.

A ce moment, j'entendis une voix de tonnerre qui grondait dans les
classes: c'était la voix de l'abbé Germane. Elle me réchauffa le coeur
et fit venir au bord des cils quelques bonnes larmes.

Après quoi, je descendis lentement, regardant attentif autour de moi,
comme pour emporter dans mes yeux l'image, toute l'image, de ces lieux
que je ne devais plus jamais revoir. C'est ainsi que je traversai les
longs corridors à hautes fenêtres grillagées où les yeux noirs m'étaient
apparus pour la première fois. Dieu vous protège, mes chers yeux
noirs!... Je passai aussi devant le cabinet du principal, avec sa double
porte mystérieuse; puis, à quelques pas plus loin, devant le cabinet de
M. Viot... Là, je m'arrêtai subitement... O joie, ô délices! les clefs,
les terribles clefs pendaient à la serrure, et le vent les faisait
doucement frétiller. Je les regardai un moment, ces clefs formidables,
je les regardai avec une sorte de terreur religieuse; puis, tout à coup,
une idée de vengeance me vint. Traîtreusement, d'une main sacrilège, je
retirai le trousseau de la serrure, et, le cachant sous ma redingote je
descendis l'escalier quatre à quatre.

Il y avait au bout de la cour des moyens un puits très profond. J'y
courus d'une haleine... A cette heure la cour était déserte; la fée
aux lunettes n'avait pas encore relevé son rideau. Tout favorisait mon
crime. Alors, tirant les clefs de dessous mon habit, ces misérables
clefs qui m'avaient tant fait souffrir, je les jetai dans le puits de
toutes mes forces... Frinc! frinc! frinc! Je les entendis dégringoler,
rebondir contre les parois et tomber lourdement dans l'eau qui se
referma sur elles; ce forfait commis, je m'éloignai souriant.

Sous le porche, en sortant du collège, la dernière personne que je
rencontrai fut M. Viot, mais un M. Viot sans ses clefs, hagard, effaré,
courant de droite et de gauche. Quand il passa près de moi, il me
regarda un moment avec angoisse. Le malheureux avait envie de me
demander si je ne _les_ avais pas vues. Mais il n'osa pas... A ce
moment, le portier lui criait du haut de l'escalier en se penchant:
«Monsieur Viot, je ne les trouve pas!» J'entendis l'homme aux clefs
faire tout bas: «Oh! mon Dieu!»--Et il partit comme un fou à la
découverte.

J'aurais été heureux de jouir plus longtemps de ce spectacle, mais le
clairon de la diligence sonnait sur la place d'Armes, et je ne voulais
pas qu'on partît sans moi.

Et maintenant, adieu pour toujours, grand collège enfumé, fait de vieux
fer et de pierres noires; adieu, vilains enfants! adieu, règlement
féroce! Le petit Chose s'envole et ne reviendra plus. Et vous, marquis
de Boucoyran, estimez-vous heureux: On s'en va, sans vous allonger ce
fameux coup d'épée, si longtemps médité avec les nobles coeurs du café
Barbette...

Fouette, cocher! Sonne, trompette! Bonne vieille diligence, fais feu
de tes quatre roues, emporte le petit Chose au galop de tes trois
chevaux... Emporte-le bien vite dans sa ville natale, pour qu'il
embrasse sa mère chez l'oncle Baptiste, et qu'ensuite il mette le cap
sur Paris et rejoigne au plus vite Eyssette (Jacques) dans sa chambre du
Quartier latin!...



XIV

L'ONCLE BAPTISTE

Un singulier type d'homme que cet oncle Baptiste, le frère de Mme
Eyssette! Ni bon ni méchant, marié de bonne heure à un grand gendarme
de femme avare et maigre qui lui faisait peur, ce vieil enfant n'avait
qu'une passion au monde: la passion du coloriage. Depuis quelque
quarante ans, il vivait entouré de godets, de pinceaux, de couleurs, et
passait son temps à colorier des images de journaux illustrés. La maison
était pleine de vieilles _Illustrations!_ de vieux _Charivaris!_ de
vieux _Magasins pittoresques!_ de cartes géographiques! tout cela
fortement enluminé. Même dans ses jours de disette, quand la tante lui
refusait de l'argent pour acheter des journaux à images, il arrivait à
mon oncle de colorier des livres. Ceci est historique: j'ai tenu dans
mes mains une grammaire espagnole que mon oncle avait mis en couleurs
d'un bout à l'autre, les adjectifs en bleu, les substantifs en rose,
etc.

C'est entre ce vieux maniaque et sa féroce moitié que Mme Eyssette était
obligée de vivre depuis six mois. La malheureuse femme passait toutes
ses journées dans la chambre de son frère, assise à côté de lui et
s'ingéniait à être utile. Elle essuyait les pinceaux, mettait de l'eau
dans les godets... Le plus triste, c'est que, depuis notre ruine,
l'oncle Baptiste avait un profond mépris pour M. Eyssette, et que du
matin au soir, la pauvre mère était condamnée à entendre dire: «Eyssette
n'est pas sérieux! Eyssette n'est pas sérieux!» Ah! le vieil imbécile!
il fallait voir de quel air sentencieux et convaincu il disait cela en
coloriant sa grammaire espagnole! Depuis, j'en ai souvent rencontré dans
la vie, de ces hommes soi-disant très graves, qui passaient leur temps
à colorier des grammaires espagnoles et trouvaient que les autres
n'étaient pas sérieux.

Tous ces détails sur l'oncle Baptiste et l'existence lugubre que Mme
Eyssette menait chez lui, je ne les connus que plus tard; pourtant, dès
mon arrivée dans la maison, je compris que, quoi qu'elle en dit, ma mère
ne devait pas être heureuse... Quand j'entrai, on venait de se mettre à
table pour le dîner. Mme Eyssette bondit de joie en me voyant, et,
comme vous pensez, elle embrassa son petit Chose de toutes ses forces.
Cependant la pauvre mère avait l'air gênée; elle parlait peu,--toujours
sa petite voix douce et tremblante, les yeux dans son assiette. Elle
faisait peine à voir avec sa robe étriquée et toute noire.

L'accueil de mon oncle et de ma tante fut très froid. Ma tante me
demanda d'un air effrayé si j'avais dîné. Je me hâtai de répondre que
oui... La tante respira; elle avait tremblé un instant pour son dîner.
Joli, le dîner! des pois chiches et de la morue.

L'oncle Baptiste, lui, me demanda si nous étions en vacances... Je
répondis que je quittais l'Université, et que j'allais à Paris rejoindre
mon frère Jacques, qui m'avait trouvé une bonne place. J'inventai ce
mensonge pour rassurer la pauvre Mme Eyssette sur mon avenir et puis
aussi pour avoir l'air sérieux aux yeux de mon oncle.

En apprenant que le petit Chose avait une bonne place, la tante Baptiste
ouvrit de grands yeux.

«Daniel, dit-elle, il faudra faire venir ta mère à Paris... La pauvre
chère femme s'ennuie loin de ses enfants; et puis, tu comprends! c'est
une charge pour nous, et ton oncle ne peut pas toujours être _la vache à
lait_ de la famille.

--Le fait est, dit l'oncle Baptiste, la bouche pleine, que je suis _la
vache à lait_...» Cette expression de _vache à lait_ l'avait ravi, et il
la répéta plusieurs fois avec la même gravité...

Le dîner fut long, comme entre vieilles gens. Ma mère mangeait peu,
m'adressait quelques paroles et me regardait à la dérobée; ma tante la
surveillait.

«Vois ta soeur! disait-elle à son mari, la joie de retrouver Daniel lui
coupe l'appétit. Hier elle a pris deux fois du pain, aujourd'hui une
fois seulement.»

Ah! chère Mme Eyssette, comme j'aurais voulu vous emporter ce soir-là,
comme j'aurais voulu vous arracher à cette impitoyable _vache à lait_
et à son épouse; mais, hélas! je m'en allais au hasard moi-même, ayant
juste de quoi payer ma route, et je pensais bien que la chambre de
Jacques n'était pas assez grande pour nous tenir tous les trois. Encore
si j'avais pu vous parler, vous embrasser à mon aise; mais non! On ne
nous laissa pas seuls une minute... Rappelez-vous: tout de suite après
dîner, l'oncle se remit à sa grammaire espagnole, la tante essuyait son
argenterie, et tous deux ils nous épiaient du coin de l'oeil... L'heure
du départ arriva, sans que nous eussions rien pu nous dire.

Aussi le petit Chose avait le coeur bien gros, quand il sortit de chez
l'oncle Baptiste; et en s'en allant, tout seul, dans l'ombre de la
grande avenue qui mène au chemin de fer, il se jura deux ou trois fois
très solennellement de se conduire désormais comme un homme et de ne
plus songer qu'à reconstruire le foyer.



DEUXIÈME PARTIE



I

MES CAOUTCHOUCS

Quand je vivrais aussi longtemps que mon oncle Baptiste, lequel doit
être à cette heure aussi vieux qu'un vieux baobab de l'Afrique centrale,
jamais je n'oublierai mon premier voyage à Paris en wagon de troisième
classe.

C'était dans les derniers jours de février; il faisait encore très
froid. Au-dehors, un ciel gris, le vent, le grésil, les collines
chauves, des prairies inondées, de longues rangées de vignes mortes;
au-dedans des matelots ivres qui chantaient, de gros paysans qui
dormaient la bouche ouverte comme des poissons morts, de petites
vieilles avec leurs cabas, des enfants, des puces, des nourrices, tout
l'attirail du wagon des pauvres avec son odeur de pipe, d'eau-de-vie, de
saucisse à l'ail et de paille moisie. Je crois y être encore.

En partant, je m'étais installé dans un coin, près de la fenêtre, pour
voir le ciel; mais, à deux lieues de chez nous, un infirmier militaire
me prit ma place, sous prétexte d'être en face de sa femme, et voilà le
petit Chose, trop timide pour oser se plaindre, condamné à faire deux
cents lieues entre ce gros vilain homme qui sentait la graine de lin et
un grand tambour-major de Champenoise qui, tout le temps, ronfla sur son
épaule.

Le voyage dura deux jours. Je passai ces deux jours à la même place,
immobile entre mes deux bourreaux, la tête fixe et les dents serrées.
Comme je n'avais pas d'argent ni de provisions, je ne mangeai rien de
toute la route. Deux jours sans manger, c'est long! Il me restait bien
encore une pièce de quarante sous, mais je la gardais précieusement pour
le cas où, en arrivant à Paris, je ne trouverais pas l'ami Jacques à la
gare, et malgré la faim j'eus le courage de n'y pas toucher. Le diable
c'est qu'autour de moi on mangeait beaucoup dans le wagon. J'avais
sous mes jambes un grand coquin de panier très lourd, d'où mon voisin
l'infirmier tirait à tout moment des charcuteries variées qu'il
partageait avec sa dame. Le voisinage de ce panier me rendit très
malheureux, surtout le second jour. Pourtant ce n'est pas la faim dont
je souffris le plus en ce terrible voyage. J'étais parti de Sarlande
sans souliers, n'ayant aux pieds que de petits caoutchoucs fort minces,
qui me servaient là-bas pour faire ma ronde dans le dortoir. Très joli,
le caoutchouc; mais l'hiver, en troisième classe... Dieu! que j'ai eu
froid! C'était à en pleurer. La nuit, quand tout le monde dormait, je
prenais doucement mes pieds entre mes mains et je les tenais des heures
entières pour essayer de les réchauffer. Ah! si Mme Eyssette m'avait
vu!...

Et bien, malgré la faim qui lui tordait le ventre, malgré ce froid cruel
qui lui arrachait des larmes, le petit Chose était bien heureux, et
pour rien au monde il n'aurait cédé cette place, cette demi-place qu'il
occupait entre la Champenoise et l'infirmier. Au bout de toutes ces
souffrances, il y avait Jacques, il y avait Paris.

Dans la nuit du second jour, vers trois heures du matin, je fus réveillé
en sursaut, le train venait de s'arrêter: tout le wagon était en émoi.

J'entendis l'infirmier dire à sa femme:

«Nous y sommes.

--Où donc? demandai-je en me frottant les yeux.

--A Paris, parbleu!»

Je me précipitai vers la portière. Pas de maisons. Rien qu'une campagne
pelée, quelques becs de gaz, et çà et là de gros tas de charbon de
terre; puis là-bas, dans le loin, une grande lumière rouge et un
roulement confus pareil au bruit de la mer. De portière en portière, un
homme allait, avec une petite lanterne, en criant: «Paris! Paris! Vos
billets!» Malgré moi, je rentrai la tête par un mouvement de terreur.
C'était Paris.

Ah! grande ville féroce, comme le petit Chose avait raison d'avoir peur
de toi!

Cinq minutes après, nous entrions dans la gare. Jacques était là depuis
une heure. Je l'aperçus de loin avec sa longue taille un peu voûtée
et ses grands bras de télégraphe qui me faisaient signe derrière le
grillage. D'un bond je fus sur lui.

«Jacques! mon frère!...

--Ah! cher enfant!»

Et nos deux âmes s'étreignirent de toute la force de nos bras.
Malheureusement les gares ne sont pas organisées pour ces belles
étreintes. Il y a la salle des voyageurs, la salle des bagages; mais il
n'y a pas la salle des effusions, il n'y a pas la salle des âmes. On
nous bousculait, on nous marchait dessus.

«Circulez! circulez!» nous criaient les gens de l'octroi.

Jacques me dit tout bas: «Allons-nous-en. Demain, j'enverrai chercher ta
malle.» Et, bras dessus bras dessous, légers comme nos escarcelles, nous
nous mimes en route pour le Quartier latin.

J'ai essayé bien souvent, depuis, de me rappeler l'impression exacte que
me fit Paris cette nuit-là: mais les choses, comme les hommes,
prennent, la première fois que nous les voyons, une physionomie toute
particulière, qu'ensuite nous ne leur trouvons plus. Le Paris de mon
arrivée, je n'ai jamais pu me le reconstruire. C'est comme une ville
brumeuse que j'aurais traversée tout enfant, il y a des années, et où je
ne serais plus retourné depuis lors.

Je me souviens d'un pont de bois sur une rivière toute noire, puis d'un
grand quai désert et d'un immense jardin au long de ce quai. Nous nous
arrêtâmes un moment devant ce jardin. A travers les grilles qui le
bordaient, on voyait confusément des huttes, des pelouses, des flaques
d'eau, des arbres luisants de givre.

«C'est le Jardin des plantes, me dit Jacques. Il y a là une quantité
considérable d'ours blancs, de singes, de boas, d'hippopotames...»

En effet, cela sentait le fauve, et, par moments, un cri aigu, un rauque
rugissement, sortaient de cette ombre.

Moi, serré contre mon frère, je regardais de tous mes yeux à travers les
grilles, et mêlant dans un même sentiment de terreur ce Paris inconnu,
où j'arrivais de nuit, et ce jardin mystérieux, il me semblait que je
venais de débarquer dans une grande caverne noire, pleine de bêtes
féroces qui allaient se ruer sur moi. Heureusement que je n'étais pas
seul: j'avais Jacques pour me défendre... Ah! Jacques! Jacques! Pourquoi
ne t'ai-je pas toujours eu?

Nous marchâmes encore longtemps, longtemps, par des rues noires,
interminables; puis, tout à coup, Jacques s'arrêta sur une petite place
où il y avait une église.

«Nous voici à Saint-Germain-des-Prés, me dit-il. Notre chambre est
là-haut.

--Comment! Jacques!... dans le clocher?...

--Dans le clocher même... C'est très commode pour savoir l'heure.»

Jacques exagérait un peu. Il habitait, dans la maison à côté de
l'église, une petite mansarde au cinquième ou sixième étage, et sa
fenêtre ouvrait sur le clocher de Saint-Germain, juste à la hauteur du
cadran.

En entrant, je poussai un cri de joie. «Du feu! quel bonheur!» Et tout
de suite je courus à la cheminée présenter mes pieds à la flamme, au
risque de fondre les caoutchoucs. Alors seulement, Jacques s'aperçut de
l'étrangeté de ma chaussure. Cela le fit beaucoup rire.

«Mon cher, me dit-il, il y a une foule d'hommes célèbres qui sont
arrivés à Paris en sabots, et qui s'en vantent. Toi, tu pourras dire que
tu y es arrivé en caoutchoucs: c'est bien plus original. En attendant,
mets ces pantoufles, et entamons le pâté.»

Disant cela, le bon Jacques roulait devant le feu une petite table qui
attendait dans un coin, toute servie.



II

DE LA PART DU CURÉ DE SAINT-NIZIER

Dieu! qu'on était bien cette nuit-là dans la chambre de Jacques! Quels
joyeux reflets clairs la cheminée envoyait sur notre nappe! Et ce vieux
vin cacheté, comme il sentait les violettes! Et ce pâté, quelle belle
croûte en or bruni il vous avait! Ah! de ces pâtés-là, on n'en fait
plus maintenant; tu n'en boiras plus jamais de ces vins-là, mon pauvre
Eyssette!

De l'autre côté de la table, en face, tout en face de moi, Jacques me
versait à boire: et, chaque fois que je levais les yeux, je voyais son
regard tendre comme celui d'une mère, qui me riait doucement. Moi,
j'étais si heureux d'être là que j'en avais positivement la fièvre. Je
parlais, je parlais!

«Mange donc», me disait Jacques en me remplissant mon assiette; mais je
parlais toujours et je ne mangeais pas. Alors, pour me faire taire,
il se mit à bavarder, lui aussi, et me narra longuement, sans prendre
haleine, tout ce qu'il avait fait depuis plus d'un an que nous ne nous
étions pas vus.

«Quand tu fus parti, me disait-il--et les choses les plus tristes, il
les contait toujours avec son divin sourire résigné--, quand tu fus
parti, la maison devint tout à fait lugubre. Le père ne travaillait
plus; il passait tout son temps dans le magasin à jurer contre les
révolutionnaires et à me crier que j'étais un âne, ce qui n'avançait
pas les affaires. Des billets protestés tous les matins, des descentes
d'huissiers tous les deux jours! chaque coup de sonnette nous faisait
sauter le coeur. Ah! tu t'en es allé au bon moment.

«Au bout d'un mois de cette terrible existence, mon père partit pour
la Bretagne au compte de la Compagnie vinicole, et Mme Eyssette chez
l'oncle Baptiste. Je les embarquai tous les deux. Tu penses si j'en ai
versé de ces larmes. Derrière eux, tout notre pauvre mobilier fut vendu,
oui, mon cher, vendu dans la rue, sous mes yeux, devant notre porte;
et c'est bien pénible va! de voir son foyer s'en aller ainsi pièce par
pièce. On ne se figure pas combien elles font partie de nous-mêmes,
toutes ces choses de bois ou d'étoffe que nous avons dans nos maisons.
Tiens! quand on a enlevé l'armoire au linge, tu sais, celle qui a sur
ses panneaux des amours roses avec des violons, j'ai eu envie de courir
après l'acheteur et de crier bien fort: «Arrêtez-le!» Tu comprends ça,
n'est-ce pas?

«De tout notre mobilier, je ne gardai qu'une chaise, un matelas et un
balai; ce balai me fut très utile, tu vas Voir.

J'installai ces richesses dans un coin de notre maison de la rue
Lanterne, dont le loyer était payé encore pour deux mois, et me voilà
occupant à moi tout seul ce grand appartement nu, froid, sans rideaux.
Ah! mon ami, quelle tristesse! Chaque soir, quand je revenais de mon
bureau, c'était un nouveau chagrin et comme une surprise de me retrouver
seul entre ces quatre murailles. J'allais d'une pièce à l'autre, fermant
les portes très fort, pour faire du bruit. Quelquefois il me semblait
qu'on m'appelait au magasin, et je criais: «J'y vais!» Quand j'entrais
chez notre mère, je croyais toujours que j'allais la trouver tricotant
tristement dans son fauteuil, près de la fenêtre...

«Pour comble de malheur, les babarottes reparurent. Ces horribles
petites bêtes, que nous avions eu tant de peine à combattre en arrivant
à Lyon, apprirent sans doute votre départ et tentèrent une nouvelle
invasion, bien plus terrible encore que la première. D'abord j'essayai
de résister. Je passai mes soirées dans la cuisine, ma bougie d'une
main, mon balai de l'autre, à me battre comme un lion, mais toujours en
pleurant. Malheureusement j'étais seul, et j'avais beau me multiplier,
ce n'était plus comme au temps d'Annou. Du reste, les babarottes, elles
aussi, arrivaient en plus grand nombre. Je suis sûr que toutes celles
de Lyon--et Dieu sait s'il y en a dans cette grosse ville
humide!--s'étaient levées en masse pour venir assiéger notre maison.
La cuisine en était toute noire, je fus obligé de la leur abandonner.
Quelquefois je les regardais avec terreur par le trou de la serrure. Il
y en avait des milliards de mille... Tu crois peut-être que ces maudites
bêtes s'en tinrent là! Ah! bien oui! tu ne connais pas ces gens du Nord.
C'est envahissant comme tout. De la cuisine, malgré portes et serrures,
elles passèrent dans la salle à manger, où j'avais fait mon lit. Je me
transportai dans le magasin, puis dans le salon. Tu ris! j'aurais voulu
t'y voir.

«De pièce en pièce, les damnées babarottes me poussèrent jusqu'à notre
ancienne petite chambre, au fond du corridor. Là, elles me laissèrent
deux à trois jours de répit; puis un matin, en m'éveillant, j'en aperçus
une centaine qui grimpaient silencieusement le long de mon balai,
pendant qu'un autre corps de troupe se dirigeait en bon ordre vers mon
lit. Privé de mes armes, forcé dans mes derniers redans, je n'avais plus
qu'à fuir. C'est ce que je fis. J'abandonnai aux babarottes le matelas,
la chaise, le balai, et je m'en fus de cette horrible maison de la rue
Lanterne, pour n'y plus revenir.

«Je passais encore quelques mois à Lyon, mais bien longs, bien noirs,
bien larmoyants. A mon bureau, on ne m'appelait plus que sainte
Madeleine. Je n'allais nulle part. Je n'avais pas un ami.. Ma seule
distraction, ç'était tes lettres... Ah! mon Daniel, quelle jolie façon
tu as de dire les choses! Je suis sûr que tu pourrais écrire dans les
journaux, si tu voulais. Ce n'est pas comme moi. Figure-toi qu'à force
d'écrire sous la dictée j'en suis arrivé à être à peu près aussi
intelligent qu'une machine à coudre. Impossible de rien trouver par
moi-même. M. Eyssette avait bien raison de me dire: «Jacques, tu es un
âne.» Après tout, ce n'est pas si mal d'être un âne. Les ânes sont de
braves bêtes, patientes, fortes, laborieuses, le coeur bon et les reins
solides... Mais revenons à mon histoire.

«Dans toutes les lettres, tu me parlais de la reconstruction du foyer,
et, grâce à ton éloquence, j'avais comme toi pris feu pour cette grande
idée. Malheureusement, ce que je gagnais à Lyon suffisait à peine pour
me faire vivre. C'est alors que la pensée me vint de m'embarquer pour
Paris. Il me semblait que là je serais plus à même de venir en aide à
la famille, et que je trouverais tous les matériaux nécessaires à notre
fameuse reconstruction. Mon voyage fut donc décidé; seulement je pris
mes précautions. Je ne voulais pas tomber dans les rues de Paris comme
un pierrot sans plumes. C'est bon pour toi, mon Daniel: il y a des
grâces d'état pour les jolis garçons; mais moi, un grand pleurard!

«J'allai donc demander quelques lettres de recommandation à notre ami
le curé de Saint-Nizier. C'est un homme très bien posé dans le faubourg
Saint-Germain. Il me donna deux lettres, l'une pour un comte, l'autre
pour un duc. Je me mets bien, comme tu vois. De là je m'en fus trouver
un tailleur qui, sur ma bonne mine, consentit à me faire crédit d'un bel
habit noir avec ses dépendances, gilet, pantalon, _et caetera_. Je
mis mes lettres de recommandation dans mon habit, mon habit dans une
serviette, et me voilà parti, avec trois louis en poche: 35 francs pour
mon voyage et 25 pour voir venir.

«Le lendemain de mon arrivée à Paris, dès sept heures du matin, j'étais
dans les rues, en habit noir et en gants jaunes. Pour ta gouverne, petit
Daniel, ce que je faisais là était très ridicule. A sept heures du
matin, à Paris, tous les habits noirs sont couchés, ou doivent l'être.
Moi, je l'ignorais; et j'étais très fier de promener le mien parmi ces
grandes rues, en faisant sonner mes escarpins neufs. Je croyais aussi
qu'en sortant de bonne heure j'aurais plus de chances pour rencontrer la
Fortune. Encore une erreur: la Fortune à Paris ne se lève pas matin. «Me
voilà donc trottant par le faubourg Saint-Germain avec mes lettres de
recommandation en poche.

«J'allai d'abord chez le comte, rue de Lille; puis chez le duc, rue
Saint-Guillaume: Aux deux endroits, je trouvai les gens de service en
train de laver les cours et de faire reluire les cuivres des sonnettes.
Quand je dis à ces faquins que je venais parler à leurs maîtres de la
part du curé de Saint-Nizier, ils me rirent au nez en m'envoyant des
seaux d'eaux dans les jambes... Que veux-tu, mon cher? c'est ma faute,
aussi: il n'y a que les pédicures qui vont chez les gens à cette
heure-là. Je me le tins pour dit.

«Tel que je te connais, toi, je suis sûr qu'à ma place tu n'aurais
jamais osé retourner dans ces maisons et affronter les regards moqueurs
de la valetaille. Eh bien, moi, j'y retournai avec aplomb le jour même,
dans l'après-midi, et, comme le matin, je demandai aux gens de service
de m'introduire auprès de leurs maîtres, toujours de la part du curé
de Saint-Nizier. Bien m'en prit d'avoir été brave: ces deux messieurs
étaient visibles et je fus tout de suite introduit. Je trouvai deux
hommes et deux accueils bien différents. Le comte de la rue de Lille
me reçut très froidement. Sa longue figure maigre, sérieuse jusqu'à la
solennité, m'intimidait beaucoup, et je ne trouvai pas quatre mots à lui
dire. Lui de son côté me parla à peine. Il regarda la lettre du curé
de Saint-Nizier, la mit dans sa poche, me demanda de lui laisser
mon adresse, et me congédia d'un geste glacial, en me disant: «Je
m'occuperai de vous; inutile que vous reveniez. Si je trouve quelque
chose, je vous écrirai.»

«Le diable soit de l'homme! Je sortis de chez lui, transi jusqu'aux
moelles. Heureusement la réception qu'on me fit rue Saint-Guillaume
avait de quoi me réchauffer le coeur. J'y trouvai le duc le plus réjoui,
le plus épanoui, le plus bedonnant, le plus avenant du monde. Et comme
il l'aimait, son cher curé de Saint-Nizier! et comme tout ce qui venait
de là serait sûr d'être bien accueilli rue Saint-Guillaume!... Ah! le
bon homme! le brave duc! Nous fûmes amis tout de suite. Il m'offrit une
pincée de tabac à la bergamote, me tira le bout de l'oreille, et me
renvoya avec une tape sur la joue et d'excellentes paroles:

«--Je me charge de votre affaire. Avant peu, j'aurai ce qu'il vous faut.
D'ici là, venez me voir aussi souvent que vous voudrez.»

«Je m'en allai ravi.

«Je passai deux jours sans y retourner, par discrétion. Le troisième
jour seulement, je poussai jusqu'à l'hôtel de la rue Saint-Guillaume.
Un grand escogriffe bleu et or me demanda mon nom. Je répondis d'un air
suffisant:

«--Dites que c'est de la part du curé de Saint-Nizier.»

«Il revint au bout d'un moment.

«--M. le duc est très occupé. Il prie monsieur de l'excuser et de
vouloir bien passer un autre jour.»

«Tu penses si je l'excusai, ce pauvre duc!

«Le lendemain, je revins à la même heure. Je trouvai le grand escogriffe
bleu de la veille, perché comme un ara sur le perron. Du plus loin qu'il
m'aperçut, il me dit gravement:

«--M. le duc est sorti.

«--Ah! très bien! répondis-je, je reviendrai. Dites-lui, je vous prie,
que c'est la personne de la part du curé de Saint-Nizier.»

«Le lendemain, je revins encore; les jours suivants aussi, mais toujours
avec le même insuccès. Une fois le duc était au bain, une autre fois à
la messe, un jour au jeu de paume, un autre jour avec du monde.--Avec
du monde! En voilà une formule. Eh bien, et moi, je ne suis donc pas du
monde?

«A la fin, je me trouvais si ridicule avec mon éternel: «De la part du
curé de Saint-Nizier», que je n'osais plus dire de la part de qui je
venais. Mais le grand ara bleu du perron ne me laissait jamais partir
sans me crier, avec une gravité imperturbable:

«Monsieur est sans doute la personne qui vient de la part du curé de
Saint-Nizier?»

«Et cela faisait beaucoup rire d'autres aras bleus qui flânaient par là
dans les cours. Tas de coquins! Si j'avais pu leur allonger quelques
coups de trique de ma part à moi, et non de celle du curé de
Saint-Nizier!

«Il y avait dix jours environ que j'étais à Paris, lorsqu'un soir,
en revenant l'oreille basse d'une de ces visites à la rue
Saint-Guillaume--je m'étais juré d'y aller jusqu'à ce qu'on me mît à
la porte--, je trouvai chez mon portier une petite lettre. Devine de
qui?... Une lettre du comte, mon cher, du comte de la rue de Lille,
qui m'engageait à me présenter sans retard chez son ami le marquis
d'Hacqueville. On demandait un secrétaire.... Tu penses, quelle joie! et
aussi quelle leçon! Cet homme froid et sec, sur lequel je comptais si
peu, c'était justement lui qui s'occupait de moi, tandis que l'autre, si
accueillant, me faisait faire depuis huit jours le pied de grue sur son
perron, exposé, ainsi que le curé de Saint-Nizier, aux rires insolents
des aras bleus et or.... C'est là la vie, mon cher; et à Paris on
l'apprend vite.

«Sans perdre une minute, je courus chez le marquis d'Hacqueville. Je
trouvai un petit vieux, frétillant, sec, tout en nerfs, alerte et gai
comme une abeille. Tu verras quel joli type. Une tête d'aristocrate,
fine et pâle, des cheveux droits comme des quilles, et rien qu'un oeil,
l'autre est mort d'un coup d'épée, voilà longtemps. Mais celui qui reste
est si brillant, si vivant, si parlant, si interrogeant, qu'on ne peut
pas dire que le marquis est borgne. Il a deux yeux dans le même oeil,
voilà tout.

«Quand j'arrivai devant ce singulier petit vieillard, je commençai par
lui débiter quelques banalités de circonstance; mais il m'arrêta net:

«--Pas de phrases! me dit-il. Je ne les aime pas. Venons aux faits,
voici. J'ai entrepris d'écrire mes mémoires. Je m'y suis malheureusement
pris un peu tard, et je n'ai plus de temps à perdre, commençant à me
faire très vieux. J'ai calculé qu'en employant tous mes instants, il me
fallait encore trois années de travail pour terminer mon oeuvre. J'ai
soixante-dix ans, les jambes sont en déroute; mais la tête n'a pas
bougé. Je peux donc espérer aller encore trois ans et mener mes mémoires
à bonne fin. Seulement, je n'ai pas une minute de trop; c'est ce que mon
secrétaire n'a pas compris. Cet imbécile--un garçon fort intelligent, ma
foi, dont j'étais enchanté--s'est mis dans la tête d'être amoureux et de
vouloir se marier. Jusque-là il n'y a pas de mal. Mais voilà-t-il pas
que, ce matin, mon drôle vient me demander deux jours de congé pour
faire ses noces. Ah! bien oui! deux jours de congé! Pas une minute.

«--Mais, monsieur le marquis....

«--Il n'y a pas de «mais, monsieur le marquis....» Si vous vous en allez
deux jours, vous vous en irez tout à fait.

«--Je m'en vais, monsieur le marquis.

«--Bon voyage!»

«Et voilà mon coquin parti.... C'est sur vous, mon cher garçon, que je
compte pour le remplacer. Les conditions sont celles-ci: le secrétaire
vient chez moi le matin à huit heures; il apporte son déjeuner. Je dicte
jusqu'à midi. A midi le secrétaire déjeune tout seul, car je ne déjeune
jamais. Après le déjeuner du secrétaire, qui doit être très court, on
se remet à l'ouvrage. Si je sors, le secrétaire m'accompagne; il a un
crayon et du papier. Je dicte toujours: en voiture, à la promenade, en
visite, partout! le soir, le secrétaire dîne avec moi. Après le dîner,
nous relisons ce que j'ai dicté dans la journée. Je me couche à huit
heures, et le secrétaire est libre jusqu'au lendemain. Je donne cent
francs par mois et le dîner. Ce n'est pas le Pérou; mais dans trois ans,
les mémoires terminés, il y aura un cadeau, et un cadeau royal, foi
d'Hacqueville! ce que je demande, c'est qu'on soit exact, qu'on ne se
marie pas, et qu'on sache écrire très vite sous la dictée. Savez-vous
écrire sous la dictée?

«--Oh! parfaitement, monsieur le marquis», répondis-je avec une forte
envie de rire.

«C'était si comique, en effet, cet acharnement du destin à me faire
écrire sous la dictée toute ma vie!...

«--Eh bien, alors, mettez-vous là, reprit le marquis. Voici du papier et
de l'encre. Nous allons travailler tout de suite. J'en suis au chapitre
XXIV: _Mes démêlés avec M. de Villèle_. Écrivez....»

«Et le voilà qui se met à me dicter d'une petite voix de cigale, en
sautillant d'un bout de la pièce à l'autre.

«C'est ainsi, mon Daniel, que je suis entré chez cet original, lequel
est au fond un excellent homme. Jusqu'à présent, nous sommes très
contents l'un de l'autre; hier au soir, en apprenant ton arrivée, il a
voulu me faire emporter pour toi cette bouteille de vin vieux. On nous
en sert une comme cela tous les jours à notre dîner, c'est te dire si
l'on dîne bien. Le matin, par exemple, j'apporte mon déjeuner; et tu
rirais de me voir manger mes deux sous de fromage d'Italie dans une fine
assiette de Moustiers, sur une nappe à blason. Ce que le bonhomme en
fait, ce n'est pas par avarice, mais pour éviter à son vieux cuisinier,
M. Pilois, la fatigue de me préparer mon déjeuner.... En somme, la vie
que je mène n'est pas désagréable. Les mémoires du marquis sont fort
instructifs, j'apprends sur M. Decazes et M. de Villèle une foule de
choses qui ne peuvent pas manquer de me servir un jour ou l'autre. A
huit heures du soir, je suis libre. Je vais lire les journaux dans
un cabinet de lecture, ou bien encore dire bonjour à notre ami
Pierrotte.... Est-ce que tu te rappelles, l'ami Pierrotte? tu sais!
Pierrotte des Cévennes, le frère de lait de maman. Aujourd'hui Pierrotte
n'est plus Pierrotte: c'est M. Pierrotte comme les deux bras. Il a un
beau magasin de porcelaines au passage du Saumon; et comme il aimait
beaucoup Mme Eyssette, j'ai trouvé sa maison ouverte à tous battants.
Pendant les soirées d'hiver, c'était une ressource.... Mais maintenant
que te voilà, je ne suis plus en peine pour mes soirées.... Ni toi non
plus, n'est-ce pas, frérot? Oh! Daniel, mon Daniel, que je suis content?
Comme nous allons être heureux!...»



III

MA MÈRE JACQUES

Jacques a fini son odyssée, maintenant c'est le tour de la mienne.
Le feu qui meurt a beau nous faire signe: «Allez vous coucher, mes
enfants», les bougies ont beau crier: «Au lit! au lit! Nous sommes
brûlées jusqu'aux bobèches.»--«On ne vous écoute pas», leur dit Jacques
en riant, et notre veillée continue.

Vous comprenez! ce que je raconte à mon frère l'intéresse beaucoup.
C'est la vie du petit Chose au collège de Sarlande; cette triste vie que
le lecteur se rappelle sans doute. Ce sont les enfants laids et féroces,
les persécutions, les haines, les humiliations, les clefs de M.
Viot toujours en colère, la petite chambre sous les combles où l'on
étouffait, les trahisons, les nuits de larmes; et puis aussi--car
Jacques est si bon qu'on peut tout lui dire--, ce sont les débauches du
café Barbette, l'absinthe avec les caporaux, les dettes, l'abandon de
soi-même, tout enfin, jusqu'au suicide et la terrible prédiction de
l'abbé Germane: «Tu seras un enfant toute ta vie.»

Les coudes sur la table, la tête dans ses mains, Jacques écoute jusqu'au
bout ma confession sans l'interrompre. De temps en temps, je le vois qui
frissonne et je l'entends dire: «Pauvre petit! pauvre petit!»

Quand j'ai fini, il se lève, me prend les mains et me dit d'une voix
douce qui tremble: «L'abbé Germane avait raison: vois-tu! Daniel, tu es
un enfant, un petit enfant incapable d'aller seul dans la vie, et tu
as bien fait de te réfugier près de moi. Dès aujourd'hui tu n'es plus
seulement mon frère, tu es mon fils aussi, et puisque notre mère est
loin, c'est moi qui la remplacerai. Le veux-tu? dis, Daniel! Veux-tu que
je sois ta mère Jacques? Je ne t'ennuierai pas beaucoup, tu verras. Tout
ce que je te demande, c'est de me laisser toujours marcher à côté de toi
et de te tenir la main. Avec cela, tu peux être tranquille et regarder
la vie en face, comme un homme: elle ne te mangera pas.»

Pour toute réponse, je lui saute au cou: «O ma mère Jacques, que tu es
bon!»--Et me voilà pleurant à chaudes larmes sans pouvoir m'arrêter,
tout à fait comme l'ancien Jacques, de Lyon. Le Jacques d'aujourd'hui ne
pleure plus, lui; la citerne est à sec, comme il dit. Quoi qu'il arrive,
il ne pleurera plus jamais.

A ce moment, sept heures sonnent. Les vitres s'allument. Une lueur pâle
entre dans la chambre en frissonnant.

«Voilà le jour, Daniel, dit Jacques. Il est temps de dormir. Couche-toi
vite... tu dois en avoir besoin.

--Et toi, Jacques?

--Oh! moi, je n'ai pas deux jours de chemin de fer dans les reins...
D'ailleurs, avant d'aller chez le marquis, il faut que je rapporte
quelques livres au cabinet de lecture et je n'ai pas de temps à
perdre... tu sais que le d'Hacqueville ne plaisante pas... Je rentrerai
ce soir à huit heures... Toi, quand tu te seras bien reposé, tu sortiras
un peu. Surtout je te recommande.»

Ici ma mère Jacques commence à me faire une foule de recommandations
très importantes pour un nouveau débarqué comme moi; par malheur,
tandis qu'il me les fait, je me suis étendu sur le lit, et sans dormir
précisément, je n'ai déjà plus les idées bien nettes. La fatigue, le
pâté, les larmes... Je suis aux trois quarts assoupi... J'entends d'une
façon confuse quelqu'un qui me parle d'un restaurant tout près d'ici,
d'argent dans mon gilet, de ponts à traverser, de boulevards à
suivre, de sergents de ville à consulter, et du clocher de
Saint-Germain-des-Prés comme point de ralliement. Dans mon demi-sommeil,
c'est surtout ce clocher de Saint-Germain qui m'impressionne. Je vois
deux, cinq, dix clochers de Saint-Germain rangés autour de mon lit comme
des poteaux indicateurs. Parmi tous ces clochers, quelqu'un va et vient
dans la chambre, tisonne le feu, ferme les rideaux des croisées, puis
s'approche de moi, me pose un manteau sur les pieds, m'embrasse au front
et s'éloigne doucement avec un bruit de porte...

Je dormais depuis quelques heures, et je crois que j'aurais dormi
jusqu'au retour de ma mère Jacques, quand le son d'une cloche me
réveilla subitement. C'était la cloche de Sarlande, l'horrible cloche de
fer qui sonnait comme autrefois: «Dig! dong! réveillez-vous! dig! dong!
habillez-vous!» D'un bond je fus au milieu de la chambre, la bouche
ouverte pour crier comme au dortoir: «Allons, messieurs!» Puis, quand je
m'aperçus que j'étais chez Jacques, je partis d'un grand éclat de rire
et je me mis à gambader follement par la chambre. Ce que j'avais pris
pour la cloche de Sarlande, c'était la cloche d'un atelier du voisinage
qui sonnait sec et féroce comme celle de là-bas. Pourtant la cloche
du collège avait encore quelque chose de plus méchant, de plus enfer.
Heureusement elle était à deux cents lieues; et, si fort qu'elle sonnât,
je ne risquais plus de l'entendre.

J'allai à la fenêtre, et je l'ouvris. Je m'attendais presque à voir
au-dessous de moi la cour des grands avec ses arbres mélancoliques et
l'homme aux clefs rasant les murs...

Au moment où j'ouvrais, midi sonnait partout. La grosse tour de
Saint-Germain tinta la première ses douze coups de l'angélus à la suite,
presque dans mon oreille. Par la fenêtre ouverte, les grosses notes
lourdes tombaient chez Jacques trois par trois, se crevaient en tombant
comme des bulles sonores, et remplissaient de bruit toute la chambre. A
l'angélus de Saint-Germain, les autres angélus de Paris répondirent sur
des timbres divers... En bas, Paris grondait, invisible... Je restai là
un moment à regarder luire dans la lumière les dômes, les flèches, les
tours; puis tout à coup, le bruit de la ville montant jusqu'à moi, il
me vint je ne sais quelle folle envie de plonger, de me rouler dans ce
bruit, dans cette foule, dans cette vie, dans ces passions, et je me dis
avec ivresse:

«Allons voir Paris!»



IV

LA DISCUSSION DU BUDGET

Ce jour-là plus d'un Parisien a dû dire en rentrant chez lui, le soir,
pour se mettre à table: «Quel singulier petit bonhomme j'ai rencontré
aujourd'hui!» Le fait est qu'avec ses cheveux trop longs, son pantalon
trop court, ses caoutchoucs, ses bas bleus, son bouquet départemental et
cette solennité de démarche particulière à tous les êtres trop petits,
le petit Chose devait être tout à fait comique.

C'était justement une journée de la fin de l'hiver, une de ces journées
tièdes et lumineuses, qui, à Paris, souvent sont plus le printemps que
le printemps lui-même. Il y avait beaucoup de monde dehors. Un peu
étourdi par le va-et-vient bruyant de la rue, j'allais devant moi,
timide, et le long des murs. On me bousculait, je disais «pardon!» et je
devenais tout rouge. Aussi je me gardais bien de m'arrêter devant les
magasins et, pour rien au monde, je n'aurais demandé ma route. Je
prenais une rue, puis une autre, toujours tout droit. On me regardait.
Cela me gênait beaucoup. Il y avait des gens qui se retournaient sur
mes talons et des yeux qui riaient en passant près de moi; une fois
j'entendis une femme dire à une autre: «Regarde donc celui-là.» Cela me
fit broncher... Ce qui m'embarrassait beaucoup aussi, c'était l'oeil
inquisiteur des sergents de ville. A tous les coins de rue, ce diable
d'oeil silencieux se braquait sur moi curieusement; et, quand j'avais
passé, je le sentais encore qui me suivait de loin et me brûlait dans le
dos. Au fond, j'étais un peu inquiet.

Je marchai ainsi près d'une heure, jusqu'à un grand boulevard planté
d'arbres grêles. Il y avait là tant de bruit, tant de gens, tant de
voitures, que je m'arrêtai presque effrayé.

«Comment me tirer d'ici? pensai-je en moi-même. Comment rentrer à la
maison? Si je demande le clocher de Saint-Germain-des-Prés, on se
moquera de moi. J'aurai l'air d'une cloche égarée qui revient de Rome,
le jour de Pâques.»

Alors, pour me donner le temps de prendre un parti, je m'arrêtai devant
les affiches de théâtre, de l'air affairé d'un homme qui fait son
menu de spectacles pour le soir. Malheureusement les affiches, fort
intéressantes d'ailleurs, ne donnaient pas le moindre renseignement sur
le clocher de Saint-Germain, et je risquais fort de rester là jusqu'au
grand coup de trompette du jugement dernier, quand soudain ma mère
Jacques parut à mes côtés. Il était aussi étonné que moi.

«Comment! c'est toi, Daniel! Que fais-tu là, bon Dieu?»

Je répondis d'un petit air négligent:

«Tu vois! je me promène.»

Ce bon garçon de Jacques me regardait avec admiration:

«C'est qu'il est déjà Parisien, vraiment!»

Au fond, j'étais bien heureux de l'avoir, et je m'accrochai à son bras
avec une joie d'enfant, comme à Lyon, quand M. Eyssette père était venu
nous chercher sur le bateau.

«Quelle chance que nous nous soyons rencontrés! me dit Jacques. Mon
marquis a une extinction de voix, et comme, heureusement, on ne peut pas
dicter par gestes, il m'a donné congé jusqu'à demain.... Nous allons en
profiter pour faire une grande promenade....»

Là-dessus, il m'entraîne; et nous voilà partis dans Paris, bien serrés
l'un contre l'autre et tout fiers de marcher ensemble.

Maintenant que mon frère est près de moi, la rue ne me fait plus peur.
Je vais la tête haute, avec un aplomb de trompette aux zouaves, et gare
au premier qui rira! Pourtant une chose m'inquiète. Jacques, chemin
faisant, me regarde à plusieurs reprises d'un air piteux. Je n'ose lui
demander pourquoi.

«Sais-tu qu'ils sont très gentils tes caoutchoucs? me dit-il au bout
d'un moment.

--N'est-ce pas, Jacques?

--Oui, ma foi! très gentils...» Puis, en souriant, il ajoute: «C'est
égal, quand je serai riche, je t'achèterai une paire de bons souliers
pour mettre dedans.»

Pauvre cher Jacques! il a dit cela sans malice; mais il n'en faut pas
plus pour me décontenancer. Voilà toutes mes hontes revenues. Sur ce
grand boulevard ruisselant de clair soleil, je me sens ridicule avec mes
caoutchoucs, et quoi que Jacques puisse me dire d'aimable en faveur de
ma chaussure, je veux rentrer sur-le-champ.

Nous rentrons. On s'installe au coin du feu, et le reste de la
journée se passe gaiement à bavarder ensemble comme deux moineaux de
gouttière... Vers le soir, on frappe à notre porte. C'est un domestique
du marquis avec ma malle.

«Très bien! dit ma mère Jacques. Nous allons inspecter un peu ta
garde-robe.»

Pécaïre! ma garde-robe!...

L'inspection commence. Il faut voir notre mine piteusement comique en
faisant ce maigre inventaire. Jacques, à genoux devant la malle, tire
les objets l'un après l'autre et les annonce à mesure.

«Un dictionnaire... une cravate... un autre dictionnaire... Tiens! une
pipe... tu fumes donc!... Encore une pipe... Bonté divine! que de
pipes! Si tu avais seulement autant de chaussettes... Et ce gros livre,
qu'est-ce que c'est?... Oh! oh!... _Cahier de punitions... Boucoyran
500 lignes... Soubeyrol, 400 lignes... Boucoyran, 500 lignes..._
_Boucoyran.... Boucoyran...._ Sapristi! tu ne le ménageais pas, le nommé
Boucoyran.... C'est égal, deux ou trois douzaines de chemises feraient
bien mieux notre affaire.»

A cet endroit de l'inventaire, ma mère Jacques pousse un cri de
surprise....

«Miséricorde! Daniel... qu'est-ce que je vois? Des vers! ce sont des
vers.... Tu en fais donc toujours?... Cachottier, va! pourquoi ne m'en
as-tu jamais parlé dans tes lettres? Tu sais bien pourtant que je
ne suis pas un profane.... J'ai fait des poèmes, moi aussi, dans
le temps.... Souviens-toi de _Religion! Religion! Poème en douze
chants!_.... Çà, monsieur le lyrique, voyons un peu tes poésies!...

--Oh! non, Jacques, je t'en prie. Cela n'en vaut pas la peine.

--Tous les mêmes, ces poètes, dit Jacques en riant. Allons! mets-toi là,
et lis-moi tes vers; sinon je vais les lire moi-même, et tu sais comme
je lis mal!»

Cette menace me décide; je commence ma lecture.

Ce sont des vers que j'ai faits au collège de Sarlande, sous les
châtaigniers de la Prairie, en surveillant les élèves.... Bons, ou
méchants? Je ne m'en souviens guère; mais quelle émotion en les
lisant!... Pensez donc! des poésies qu'on n'a jamais montrées à
personne.... Et puis l'auteur de _Religion! Religion!_ n'est pas un juge
ordinaire. S'il allait se moquer de moi? Pourtant, à mesure que je lis,
la musique des rimes me grise et ma voix se raffermit. Assis devant la
croisée, Jacques m'écoute, impassible. Derrière lui, dans l'horizon,
se couche un gros soleil rouge qui incendie nos vitres. Sur le bord du
toit, un chat maigre bâille et s'étire en nous regardant; il a l'air
renfrogné d'un sociétaire de la Comédie-Française écoutant une
tragédie.... Je vois tout cela du coin de l'oeil sans interrompre ma
lecture.

Triomphe inespéré! A peine j'ai fini, Jacques enthousiasmé quitte sa
place et me saute au cou:

«Oh! Daniel! que c'est beau! que c'est beau!»

Je le regarde avec un peu de défiance.

«Vraiment, Jacques, tu trouves?...

--Magnifique, mon cher, magnifique!... Pense que tu avais toutes
ces richesses dans ta malle et que tu n'en disais rien! C'est
incroyable!...»

Et voilà ma mère Jacques qui marche à grands pas dans la chambre,
parlant tout seul et gesticulant. Tout à coup, il s'arrête en prenant un
air solennel:

«Il n'y a plus à hésiter: Daniel, tu es poète, il faut rester poète et
chercher ta vie de ce côté-là.

--Oh! Jacques, c'est bien difficile... Les débuts surtout. On gagne si
peu.

--Bah! je gagnerai pour deux, n'aie pas peur.

--Et le foyer, Jacques, le foyer que nous voulons reconstruire?

--Le foyer! je m'en charge. Je me sens de force à le reconstruire à moi
tout seul. Toi, tu l'illustreras, et tu penses comme nos parents seront
fiers de s'asseoir à un foyer célèbre!...»

J'essaie encore quelques objections; mais Jacques a réponse à tout. Du
reste, il faut le dire, je ne me défends que faiblement. L'enthousiasme
fraternel commence à me gagner. La foi poétique me pousse à vue d'oeil,
et je me sens déjà par tout mon être un prurigo lamartinien... Il y a un
point, par exemple, sur lequel Jacques et moi nous ne nous entendons
pas du tout. Jacques veut qu'à trente-cinq ans j'entre à l'Académie
française. Moi, je m'y refuse énergiquement. Foin de l'Académie! C'est
vieux, démodé, pyramide d'Egypte en diable.

«Raison de plus pour y entrer, me dit Jacques. Tu leur mettras un peu de
jeune sang dans les veines, à tous ces vieux Palais-Mazarin... Et puis
Mme Eyssette sera si heureuse, songe donc!»

Que répondre à cela? Le nom de Mme Eyssette est un argument sans
réplique. Il faut se résigner à endosser l'habit vert. Va donc pour
l'Académie! Si mes collègues m'ennuient trop, je ferai comme Mérimée, je
n'irai jamais aux séances.

Pendant cette discussion, la nuit est venue, les cloches de
Saint-Germain carillonnent joyeusement, comme pour célébrer l'entrée
de Daniel Eyssette à l'Académie française. «Allons dîner!» dit ma mère
Jacques; et, tout fier de se montrer avec un académicien, il m'emmène
dans une crémerie de la rue Saint-Benoît.

C'est un petit restaurant de pauvres, avec une table d'hôte au fond pour
les habitués. Nous mangeons dans la première salle, au milieu de gens
très râpés, très affamés, qui raclent leurs assiettes silencieusement.
«Ce sont presque tous des hommes de lettres», me dit Jacques à voix
basse. Dans moi-même, je ne puis m'empêcher de faire à ce sujet quelques
réflexions mélancoliques; mais je me garde bien de les communiquer à
Jacques de peur de refroidir son enthousiasme.

Le dîner est très gai. M. Daniel Eyssette (de l'Académie française)
montre beaucoup d'entrain, et encore plus d'appétit. Le repas fini, on
se hâte de remonter dans le clocher; et tandis que M. l'académicien
fume sa pipe à califourchon sur la fenêtre, Jacques, assis à sa table,
s'absorbe dans un grand travail de chiffres qui paraît l'inquiéter
beaucoup. Il se ronge les ongles, s'agite fébrilement sur sa chaise,
compte sur ses doigts, puis, tout à coup, se lève avec un cri de
triomphe: «Bravo!... j'y suis arrivé.

--A quoi, Jacques?

--A établir notre budget, mon cher. Et je te réponds que ce n'était
pas une petite affaire. Pense! soixante francs par mois pour vivre à
deux!...

--Comment! soixante?... Je croyais que tu gagnais cent francs chez le
marquis.

--Oui! mais il y a là-dessus quarante francs par mois, à envoyer à Mme
Eyssette pour la reconstruction du foyer.... Restent donc soixante
francs. Nous avons quinze francs de chambre; comme tu vois, ce n'est pas
cher; seulement, il faut que je fasse le lit moi-même.

--Je le ferai aussi, moi, Jacques.

--Non, non. Pour un académicien, ce ne serait pas convenable. Mais
revenons au budget.... Donc 15 francs de chambre, 5 francs de
charbon--seulement 5 francs, parce que je vais le chercher moi-même aux
usines tous les mois--, restent 40 francs. Pour ta nourriture, mettons
30 francs. Tu dîneras à la crémerie où nous sommes allés ce soir, c'est
15 sous sans le dessert, et tu as vu qu'on n'est pas trop mal. Il te
reste 5 sous pour ton déjeuner. Est-ce assez?

--Je crois bien.

--Nous avons encore 10 francs. Je compte 7 francs de blanchissage....
Quel dommage que je n'aie pas le temps! j'irais moi-même au bateau....
Restent 3 francs que j'emploie comme ceci: 30 sous pour mes déjeuners...
dame, tu comprends! moi, je fais tous les jours un bon repas chez mon
marquis, et je n'ai pas besoin d'un déjeuner aussi substantiel que
le tien. Les derniers trente sous sont les menus frais, tabac,
timbres-poste et autres dépenses imprévues. Cela nous fait juste nos
soixante francs.... Hein! Crois-tu que c'est calculé?»

Et Jacques enthousiasmé, se met à gambader dans la chambre; puis,
subitement, il s'arrête et prend un air consterné:

«Allons, bon! le budget est à refaire... J'ai oublié quelque chose.

--Quoi donc?

--Et la bougie!... Comment feras-tu, le soir, pour travailler, si tu
n'as pas de bougie? C'est une dépense indispensable, et une dépense d'au
moins cinq francs par mois.... Où pourrait-on bien les décrocher,
ces cinq francs-là?... L'argent du foyer est sacré, et sous aucun
prétexte.... Eh! parbleu, j'ai notre affaire. Voici le mois de mars qui
vient, et avec lui le printemps, la chaleur, le soleil.

--Eh bien, Jacques?

--Eh bien, Daniel, quand il fait chaud, le charbon est inutile: soit 5
francs de charbon, que nous transformons en 5 francs de bougie; et voilà
le problème résolu.... Décidément, je suis né pour être ministre des
Finances.... Qu'en dis-tu? Cette fois, le budget tient sur ses jambes,
et je crois que nous n'avons rien oublié.... Il y a bien encore la
question des souliers et des vêtements, mais je sais ce que je vais
faire.... J'ai tous les jours ma soirée libre à partir de huit heures,
je chercherai une place de teneur de livres chez quelque petit marchand.
Bien sûr que l'ami Pierrotte me trouvera cela facilement.

--Ah! çà, Jacques, vous êtes donc très liés, toi et l'ami Pierrotte?...
Est-ce que tu y vas souvent?

--Oui, très souvent. Le soir, on fait de la musique.

--Tiens! Pierrotte est musicien.

--Non! pas lui; sa fille.

--Sa fille!... Il a donc une fille?... Hé! Hé! Jacques.... Est-elle
jolie, Mlle Pierrotte?

--Oh! tu m'en demandes trop pour une fois, mon petit Daniel.... Un autre
jour, je te répondrai. Maintenant, il est tard; allons nous coucher.»

Et pour cacher l'embarras que lui causent mes questions, Jacques se met
à border le lit activement avec un soin de vieille fille.

C'est un lit de fer à une place, en tout pareil à celui dans lequel nous
couchions tous les deux, à Lyon, rue Lanterne.

«T'en souviens-tu, Jacques! de notre petit lit de la rue Lanterne, quand
nous lisions des romans en cachette, et que M. Eyssette nous criait du
fond de son lit, avec sa plus grosse voix: «Éteignez vite, ou je me
lève!»

Jacques se souvient de cela, et aussi de bien d'autres choses.... De
souvenir en souvenir, minuit sonne à Saint-Germain qu'on ne songe pas
encore à dormir.

«Allons!... bonne nuit!» me dit Jacques résolument.

Mais au bout de cinq minutes, je l'entends qui pouffe de rire sous sa
couverture.

«De quoi ris-tu, Jacques?...

--Je ris de l'abbé Micou, tu sais, l'abbé Micou de la manécanterie....
Te le rappelles-tu?...

--Parbleu!...»

Et nous voilà partis à rire, à rire, à bavarder, à bavarder.... Cette
fois, c'est moi qui suis raisonnable et qui dis:

«Il faut dormir.»

Mais un moment après, je recommence de plus belle:

«Et Rouget, Jacques. Est-ce que tu t'en souviens?...»

Là-dessus, nouveaux éclats de rire et causeries à n'en plus finir....

Soudain un grand coup de poing ébranle la cloison de mon côté, du côté
de la ruelle. Consternation générale.

«C'est Coucou-Blanc!... me dit Jacques tout bas dans l'oreille.

--Coucou-Blanc! Qu'est-ce que cela?

--Chut!... pas si haut.... Coucou-Blanc est notre voisine. Elle se
plaint sans doute que nous l'empêchons de dormir.

--Dis donc, Jacques! quel drôle de nom elle a, notre voisine!...
Coucou-Blanc! Est-ce qu'elle est jeune?...

--Tu pourras en juger toi-même, mon cher. Un jour ou l'autre, vous vous
rencontrerez dans l'escalier. Mais en attendant, dormons vite.... sans
quoi Coucou-Blanc pourrait bien se fâcher encore.»

Là-dessus, Jacques souffle la bougie, et M. Daniel Eyssette (de
l'Académie française) s'endort sur l'épaule de son frère comme quand il
avait dix ans.



V

COUCOU-BLANC ET LA DAME DU PREMIER

Il y a, sur la place de Saint-Germain-des-Prés, dans le coin de
l'église, à gauche et tout au bord des toits, une petite fenêtre qui me
serre le coeur chaque fois que je la regarde. C'est la fenêtre de notre
ancienne chambre; et, encore aujourd'hui, quand je passe par là, je me
figure que le Daniel d'autrefois est toujours là-haut, assis à sa table
contre la vitre, et qu'il sourit de pitié en voyant dans la rue le
Daniel d'aujourd'hui triste et déjà courbé.

Ah! vieille horloge de Saint-Germain, que de belles heures tu m'as
sonnées quand j'habitais là-haut, avec ma mère Jacques!... Est-ce que
tu ne pourrais pas m'en sonner encore quelques-unes de ces heures de
vaillance et de jeunesse? J'étais si heureux dans ce temps-là... Je
travaillais de si bon coeur!...

Le matin, on se levait avec le jour. Jacques, tout de suite, s'occupait
du ménage. Il allait chercher de l'eau, balayait la chambre, rangeait
ma table. Moi, je n'avais le droit de toucher à rien. Si je lui disais:
«Jacques, veux-tu que je t'aide?» Jacques se mettait à rire: «Tu n'y
songes pas, Daniel. Et la dame du premier?» Avec ces deux mots gros
d'allusions, il me fermait la bouche.

Voici pourquoi.

Pendant les premiers jours de notre vie à deux, c'était moi qui étais
chargé de descendre chercher de l'eau dans la cour. A une autre heure
de la journée, je n'aurais peut-être pas osé! mais, le matin, toute la
maison dormait encore, et ma vanité ne risquait pas d'être rencontrée
dans l'escalier une cruche à la main. Je descendais, en m'éveillant, à
peine vêtu. A cette heure-là, la cour était déserte. Quelquefois, un
palefrenier en casaque rouge nettoyait ses harnais près de la pompe.
C'était le cocher de la dame du premier, une jeune créole très élégante
dont on s'occupait beaucoup dans la maison. La présence de cet homme
suffisait pour me gêner; quand il était là, j'avais honte, je pompais
vite et je remontais avec ma cruche à moitié remplie. Une fois en haut,
je me trouvais très ridicule, ce qui ne m'empêchait pas d'être aussi
gêné le lendemain, si j'apercevais la casaque rouge dans la cour.... Or,
un matin que j'avais eu la chance d'éviter cette formidable casaque, je
remontais allégrement et ma cruche toute pleine, lorsque, à la
hauteur du premier étage, je me trouvai face à face avec une dame qui
descendait. C'était la dame du premier.

Droite et fière, les yeux baissés sur un livre, elle allait lentement
dans un flot d'étoffes soyeuses. A première vue, elle me parut belle,
quoique un peu pâle; ce qui me resta d'elle, surtout, c'est une petite
cicatrice blanche qu'elle avait dans un coin, au-dessous de la lèvre. En
passant devant moi, la dame leva les yeux. J'étais debout contre le mur,
ma cruche à la main, tout rouge et tout honteux. Pensez! être surpris
ainsi comme un porteur d'eau, mal peigné, ruisselant, le cou nu, la
chemise entrouverte... quelle humiliation! J'aurais voulu entrer dans la
muraille.... La dame me regarda un moment bien en face d'un air de
reine indulgente, avec un petit sourire, puis elle passa.... Quand je
remontai, j'étais furieux. Je racontai mon aventure à Jacques, qui se
moqua beaucoup de ma vanité; mais le lendemain, il prit la cruche sans
rien dire et descendit. Depuis lors, il descendit ainsi tous les matins;
et moi, malgré mes remords, je le laissais faire: j'avais trop peur de
rencontrer encore la dame du premier.

Le ménage fini, Jacques s'en allait chez son marquis, et je ne le
revoyais plus que dans la soirée. Je passais mes journées tout seul, en
tête-à-tête avec la Muse ou ce que j'appelais la Muse. Du matin au soir,
la fenêtre restait ouverte avec ma table devant, et sur cet établi, du
matin au soir j'enfilais des rimes. De temps en temps un pierrot venait
boire à ma gouttière; il me regardait un moment d'un air effronté, puis
il allait dire aux autres ce que je faisais, et j'entendais le bruit sec
de leurs petites pattes sur les ardoises.... J'avais aussi les cloches
de Saint-Germain qui me rendaient visite plusieurs fois dans le jour.
J'aimais bien quand elles venaient me voir. Elles entraient bruyamment
par la fenêtre et remplissaient la chambre de musique. Tantôt des
carillons joyeux et fous précipitaient leurs doubles croches, tantôt
des glas noirs, lugubres, dont les notes tombaient une à une comme des
larmes. Puis j'avais les angélus: l'angélus de midi, un archange aux
habits de soleil qui entrait chez moi tout resplendissant de lumière;
l'angélus du soir, un séraphin mélancolique qui descendait dans un rayon
de lune et faisait toute la chambre humide en y secouant ses grandes
ailes....

La Muse, les pierrots, les cloches, je ne recevais jamais d'autres
visites. Qui serait venu me voir? Personne ne me connaissait. A la
crémerie de la rue Saint-Benoît, j'avais toujours soin de me mettre à
une petite table à part de tout le monde; je mangeais vite, les
yeux dans mon assiette; puis, le repas fini, je prenais mon chapeau
furtivement et je rentrais à toutes jambes. Jamais une distraction,
jamais une promenade; pas même la musique au Luxembourg. Cette timidité
maladive que je tenais de Mme Eyssette était encore augmentée par le
délabrement de mon costume et ces malheureux caoutchoucs qu'on n'avait
pas pu remplacer. La rue me faisait peur, me rendait honteux. Je
n'aurais jamais voulu descendre de mon clocher. Quelquefois pourtant,
par ces jolis soirs mouillés des printemps parisiens, je rencontrais, en
revenant de la crémerie, des volées d'étudiants en belle humeur, et de
les voir s'en aller ainsi bras dessus bras dessous, avec leurs grands
chapeaux, leurs pipes, leurs maîtresses, cela me donnait des idées....
Alors je remontais bien vite mes cinq étages, j'allumais ma bougie, et
je me mettais au travail rageusement jusqu'à l'arrivée de Jacques.

Quand Jacques arrivait, la chambre changeait d'aspect. Elle était toute
gaieté, bruit, mouvement. On chantait, on riait, on se demandait des
nouvelles de la journée. «As-tu bien travaillé? me disait Jacques, ton
poème avance-t-il?» Puis il me racontait quelque nouvelle invention de
son original marquis, tirait de sa poche des friandises du dessert mises
de côté pour moi, et s'amusait à me les voir croquer à belles dents.
Après quoi, je retournais à l'établi aux rimes. Jacques faisait deux
ou trois tours dans la chambre, et, quand il me croyait bien en train,
s'esquivait en me disant: «Puisque tu travailles, je vais _là-bas_
passer un moment.» _Là-bas_, cela voulait dire chez Pierrotte; et si
vous n'avez pas déjà deviné pourquoi Jacques allait si souvent _là-bas_,
c'est que vous n'êtes pas bien habile. Moi, je compris tout, dès le
premier jour, rien qu'à le voir lisser ses cheveux devant la glace avant
de partir, et recommencer trois ou quatre fois son noeud de cravate;
mais pour ne pas le gêner, je faisais semblant de ne me douter de rien,
et je me contentais de rire au-dedans de moi, en pensant des choses....

Jacques parti, en avant les rimes! A cette heure-là je n'avais plus le
moindre bruit; les pierrots, les angélus, tous mes amis étaient couchés.
Complet tête-à-tête avec la Muse.... Vers neuf heures, j'entendais
monter dans l'escalier,--un petit escalier de bois qui faisait suite au
grand. C'était Mlle Coucou-Blanc, notre voisine, qui rentrait. A partir
de ce moment, je ne travaillais plus. Ma cervelle émigrait effrontément
chez la voisine et n'en bougeait pas.... Que pouvait-elle bien être,
cette mystérieuse Coucou-Blanc?... Impossible d'avoir le moindre
renseignement à son endroit.... Si j'en parlais à Jacques, il prenait un
petit air en dessous pour me dire: «Comment!... tu ne l'as pas encore
rencontrée, notre superbe voisine?» Mais, jamais il ne s'expliquait
davantage. Moi je pensais: «Il ne veut pas que je la connaisse.... C'est
sans doute une grisette du Quartier latin.» Et cette idée m'embrasait la
tête. Je me figurais quelque chose de frais, de jeune, de joyeux--une
grisette, quoi! Il n'y avait pas jusqu'à ce nom de Coucou-Blanc qui
ne me parût plein de saveur, un de ces jolis sobriquets d'amour comme
Musette ou Mimi Pinson. C'était, dans tous les cas, une Musette bien
sage et bien rangée que ma voisine, une Musette de Nanterre, qui
rentrait tous les soirs à la même heure, et toujours seule. Je savais
cela pour avoir plusieurs jours de suite, à l'heure où elle arrivait,
appliqué mon oreille à sa cloison... Invariablement, voici ce que
j'entendais: d'abord comme un bruit de bouteille qu'on débouche et
rebouche plusieurs fois; puis au bout d'un moment, pouf! la chute d'un
corps très lourd sur le parquet; et presque aussitôt une petite voix
grêle, très aiguë, une voix de grillon malade, entonnant je ne sais quel
air à trois notes, triste à faire pleurer. Sur cet air-là, il y avait
des paroles, mais je ne les distinguais pas, excepté cependant
les incompréhensibles syllabes que voici:--_Tolocototignan!_...
_Tolocototignan!_...--qui revenaient de temps en temps dans la chanson
comme un refrain plus accentué que le reste. Cette singulière musique
durait environ une heure; puis, sur un dernier _tolocototignan_, la voix
s'arrêtait tout à coup; et je n'entendais plus qu'une respiration lente
et lourde... Tout cela m'intriguait beaucoup.

Un matin, ma mère Jacques, qui venait de chercher de l'eau, entra
vivement chez nous avec un grand air de mystère et s'approchant de moi
me dit tout bas:

«Si tu veux voir notre voisine... chut!... elle est là.»

D'un bond je fus sur le palier... Jacques ne m'avait pas menti...
Coucou-Blanc était dans sa chambre, avec sa porte grande ouverte; et
je pus enfin la contempler... Oh! Dieu! Ce ne fut qu'une vision; mais
quelle vision!... Imaginez une petite mansarde complètement nue, à terre
une paillasse, sur la cheminée une bouteille d'eau-de-vie, au-dessus de
la paillasse un énorme et mystérieux fer à cheval pendu au mur comme un
bénitier. Maintenant, au milieu de ce chenil, figurez-vous une horrible
Négresse avec de gros yeux de nacre, des cheveux courts, laineux et
frisés comme une toison de brebis noire, et une vieille crinoline rouge,
sans rien dessus.... C'est ainsi que m'apparut pour la première fois ma
voisine Coucou-Blanc, la Coucou-Blanc de mes rêves, la soeur de Mimi
Pinson et de Bergerette.... O province romanesque, que ceci te serve de
leçon!...

«Eh bien, me dit Jacques en me voyant rentrer, eh bien, comment la
trouves....» Il n'acheva pas sa phrase et, devant ma mine déconfite,
partit d'un immense éclat de rire. J'eus le bon esprit de faire comme
lui, et nous voilà riant de toutes nos forces l'un en face de l'autre
sans pouvoir parler. A ce moment, par la porte entrebâillée, une grosse
tête noire se glissa dans la chambre et disparut presque aussitôt en
nous criant: «Blancs moquer Nègre, pas joli.» Vous pensez si nous rîmes
de plus belle....

Quand notre gaieté fut un peu calmée, Jacques m'apprit que la Négresse
Coucou-Blanc était au service de la dame du premier; dans la maison, on
l'accusait d'être un peu sorcière: à preuve, le fer à cheval, symbole du
culte Vaudoux, qui pendait au-dessus de sa paillasse. On disait aussi
que tous les soirs, quand sa maîtresse était sortie. Coucou-Blanc
s'enfermait dans sa mansarde, buvait de l'eau-de-vie jusqu'à tomber
ivre morte, et chantait des chansons nègres une partie de la nuit. Ceci
m'expliquait tous les bruits mystérieux qui venaient de chez ma voisine:
la bouteille débouchée, la chute sur le parquet, et l'air monotone à
trois notes. Quant au _tolocototignan_, il paraît que c'est une sorte
d'onomatopée, très répandue chez les Nègres du Cap, quelque chose comme
notre _lon, lan, la_; les Pierre Dupont en ébène mettent de ça dans
toutes leurs chansons.

A partir de ce jour, ai-je besoin de le dire? le voisinage de
Coucou-Blanc ne me donna plus autant de distractions. Le soir, quand
elle montait, mon coeur ne trottait plus si vite; jamais je ne me
dérangeais plus pour aller coller mon oreille à la cloison....
Quelquefois pourtant, dans le silence de la nuit, les _tolocototignan_
venaient jusqu'à ma table, et j'éprouvais je ne sais quel vague malaise
en entendant ce triste refrain; on eût dit que je pressentais le rôle
qu'il allait jouer dans ma vie....

Sur ces entrefaites, ma mère Jacques trouva une place de teneur de
livres à cinquante francs par mois chez un petit marchand de fer, où il
devait se rendre tous les soirs en sortant de chez le marquis. Le pauvre
garçon m'apprit cette bonne nouvelle, moitié content, moitié fâché.
«Comment feras-tu pour aller _là-bas_?» lui dis-je tout de suite. Il me
répondit, les yeux pleins de larmes: «J'irai le dimanche.» Et dès lors,
comme il l'avait dit, il n'alla plus _là-bas_ que le dimanche, mais cela
lui coûtait, bien sûr.

Quel était donc ce _là-bas_ si séduisant qui tenait tant à coeur à
ma mère Jacques?... Je n'aurais pas été fâché de le connaître.
Malheureusement on ne me proposait jamais de m'emmener; et moi, j'étais
trop fier pour le demander. Le moyen d'ailleurs d'aller quelque part,
avec mes caoutchoucs?... Un dimanche pourtant, au moment de partir chez
Pierrotte, Jacques me dit avec un peu d'embarras:

«Est-ce que tu n'aurais pas envie de m'accompagner _là-bas_, petit
Daniel? Tu leur ferais sûrement un grand plaisir.

--Mais, mon cher, tu plaisantes....

--Oui, je le sais bien.... Le salon de Pierrotte n'est guère la place
d'un poète.... Ils sont là un tas de vieilles peaux de lapins....

--Oh! ce n'est pas pour cela, Jacques; c'est seulement à cause de mon
costume....

--Tiens! au fait... je n'y songeais pas», dit Jacques.

Et il partit comme enchanté d'avoir une vraie raison pour ne pas
m'emmener.

A peine au bas de l'escalier, le voilà qui remonte et vient vers moi
tout essoufflé.

«Daniel, me dit-il, si tu avais eu des souliers et une jaquette
présentable, m'aurais-tu accompagné chez Pierrotte?

--Pourquoi pas?

--Eh bien: alors, viens... je vais t'acheter tout ce qu'il te faut, nous
irons _là-bas_.»

Je le regardai, stupéfait. «C'est la fin du mois, j'ai de l'argent»,
ajouta-t-il pour me convaincre. J'étais si content de l'idée des
nippes fraîches que je ne remarquai pas l'émotion de Jacques ni le ton
singulier dont il parlait. Ce n'est que plus tard que je songeai à
tout cela. Pour le moment, je lui sautai au cou, et nous partîmes chez
Pierrotte, en passant par le Palais-Royal, où je m'habillai de neuf chez
un fripier.



VI

LE ROMAN DE PIERROTTE

Quand Pierrotte avait vingt ans, si on lui avait prédit qu'un jour il
succéderait à M. Lalouette dans le commerce des porcelaines, qu'il
aurait deux cent mille francs chez son notaire--Pierrotte, un
notaire--et une superbe boutique à l'angle du passage du Saumon, on
l'aurait beaucoup étonné.

Pierrotte, à vingt ans, n'était jamais sorti de son village, portait de
gros _esclots_ en sapin des Cévennes, ne savait pas un mot de français
et gagnait cent écus par an à élever des vers à soie; solide compagnon
du reste, beau danseur de bourrée, aimant rire et chanter la gloire,
mais toujours d'une manière honnête et sans faire de tort aux
cabaretiers. Comme tous les gars de son âge, Pierrotte avait une bonne
amie, qu'il allait attendre le dimanche à la sortie des vêpres pour
l'emmener danser des gavottes sous les mûriers. La bonne amie de
Pierrotte s'appelait Roberte, la grande Roberte. C'était une belle
magnanarelle de dix-huit ans, orpheline comme lui, pauvre comme lui,
mais sachant très bien lire et écrire, ce qui, dans les villages
cévenols, est encore plus rare qu'une dot. Très fier de sa Roberte,
Pierrotte comptait l'épouser dès qu'il aurait tiré au sort; mais, le
jour du tirage arrivé, le pauvre Cévenol--bien qu'il eût trempé trois
fois sa main dans l'eau bénite avant d'aller à l'urne--amena le n° 4...
Il fallait partir. Quel désespoir!... Heureusement Mme Eyssette, qui
avait été nourrie, presque élevée par la mère de Pierrotte, vint au
secours de son frère de lait et lui prêta deux mille francs pour
s'acheter un homme.--On était riche chez les Eyssette dans ce
temps-là!--L'heureux Pierrotte ne partit donc pas et put épouser sa
Roberte; mais comme ces braves gens tenaient avant tout à rendre
l'argent de Mme Eyssette et qu'en restant au pays ils n'y seraient
jamais parvenus, ils eurent le courage de s'expatrier et marchèrent sur
Paris pour y chercher fortune.

Pendant un an, on n'entendit plus parler de nos montagnards; puis, un
beau matin, Mme Eyssette reçut une lettre touchante, signée «Pierrotte
et sa femme», qui contenait 300 francs, premiers fruits de leurs
économies. La seconde année, nouvelle lettre de «Pierrotte et sa femme»
avec un dernier envoi de 1200 francs et des rien.--Sans doute, les
affaires ne marchaient pas.--La quatrième année, troisième lettre de
«Pierrotte et sa femme» avec un dernier envoi de 1200 francs et des
bénédictions pour toute la famille Eyssette. Malheureusement, quand
cette lettre arriva chez nous, nous étions en pleine débâcle: on venait
de vendre la fabrique, et nous aussi nous allions nous expatrier....
Dans sa douleur, Mme Eyssette oublia de répondre à «Pierrotte et sa
femme». Depuis lors, nous n'en eûmes plus de nouvelles, jusqu'au jour où
Jacques, arrivant à Paris, trouva le bon Pierrotte--Pierrotte sans sa
femme, hélas!--installé dans le comptoir de l'ancienne maison Lalouette.

Rien de moins poétique, rien de plus touchant que l'histoire de cette
fortune. En arrivant à Paris, la femme de Pierrotte s'était mise
bravement à faire des ménages. La première maison fut justement la
maison Lalouette. Ces Lalouette étaient de riches commerçants avares et
maniaques, qui n'avaient jamais voulu prendre ni un commis ni une bonne,
parce qu'il faut tout faire par soi-même («Monsieur, jusqu'à cinquante
ans, j'ai fait mes culottes moi-même!» disait le père Lalouette avec
fierté), et qui, sur leurs vieux jours seulement, se donnaient le luxe
flamboyant d'une femme de ménage à douze francs par mois. Dieu sait
que ces douze francs-là, l'ouvrage les valait bien! La boutique,
l'arrière-boutique, un appartement au quatrième, deux seilles d'eau pour
la cuisine à remplir tous les matins! Il fallait venir des Cévennes pour
accepter de pareilles conditions; mais bah! la Cévenole était jeune,
alerte, rude au travail et solide des reins comme une jeune taure; en un
tour de main, elle expédiait ce gros ouvrage et, par-dessus le marché,
montrait tout le temps aux deux vieillards son joli rire, qui valait
plus de douze francs à lui tout seul... A force de belle humeur et de
vaillance cette courageuse montagnarde finit par séduire ses patrons.
On s'intéressa à elle; on la fit causer; puis, un beau jour,
spontanément--les coeurs les plus secs ont parfois de ces soudaines
floraisons de bonté--, le vieux Lalouette offrit de prêter un peu
d'argent à Pierrotte pour qu'il pût entreprendre un commerce à son idée.

Voici quelle fut l'idée de Pierrotte: il se procura un vieux bidet, une
carriole, et s'en alla d'un bout de Paris à l'autre en criant de toutes
ses forces: «Débarrassez-vous de ce qui vous gêne!» Notre finaud de
Cévenol ne vendait pas, il achetait... quoi?... tout... Les pots cassés,
les vieux fers, les papiers, les bris de bouteilles, les meubles hors de
service qui ne valent pas la peine d'être vendus, les vieux galons dont
les marchands ne veulent pas, tout ce qui ne vaut rien et qu'on garde
chez soi par habitude, par négligence, parce qu'on ne sait qu'en faire,
tout ce qui gêne!... Pierrotte ne faisait fi de rien, il achetait tout,
ou du moins il acceptait tout; car le plus souvent on ne lui vendait
pas, on lui donnait, on se débarrassait. «Débarrassez-vous de ce qui
vous gêne!»

Dans le quartier Montmartre, le Cévenol était très populaire. Comme tous
les petits commerçants ambulants qui veulent faire trou dans le brouhaha
de la rue, il avait adopté une mélopée personnelle et bizarre, que les
ménagères connaissaient bien... C'était d'abord à pleins poumons le
formidable: «Débarrassez-vous de ce qui vous gèèène!» Puis, sur un
ton lent et pleurard, de longs discours tenus à sa bourrique, à son
Anastagille, comme il l'appelait. Il croyait dire Anastasie. «Allons!
viens, Anastagille; allons! viens, mon enfant...» Et la bonne
Anastagille suivait, la tête basse, longeant les trottoirs d'un
air mélancolique; et, de toutes les maisons on criait: «Pst! Pst!
Anastagille!...» La carriole se remplissait, il fallait voir! Quand elle
était bien pleine, Anastagille et Pierrotte s'en allaient à Montmartre
déposer la cargaison chez un chiffonnier en gros, qui payait bel et bien
tous ces «débarrassez-vous de ce qui vous gêne», qu'on avait eus pour
rien ou pour presque rien.

A ce métier singulier, Pierrotte ne fit pas fortune mais il gagna
sa vie, et largement. Dès la première année, on rendit l'argent des
Lalouette et on envoya trois cents francs à mademoiselle,--c'est ainsi
que Pierrotte appelait Mme Eyssette du temps qu'elle était jeune fille,
et depuis il n'avait jamais pu se décider à la nommer autrement.--La
troisième année, par exemple, ne fut pas heureuse. C'était en plein
1830. Pierrotte avait beau crier: «Débarrassez-vous de ce qui vous
gêne!» les Parisiens, en train de se débarrasser d'un vieux roi qui les
gênait, étaient sourds aux cris de Pierrotte et laissaient le Cévenol
s'égosiller dans la rue; et, chaque soir, la petite carriole rentrait
vide. Pour comble de malheur, Anastagille mourut. C'est alors que les
vieux Lalouette, qui commençaient à ne plus pouvoir tout faire par
eux-mêmes, proposèrent à Pierrotte d'entrer chez eux comme garçon de
magasin. Pierrotte accepta, mais il ne garda pas longtemps ces modestes
fonctions. Depuis leur arrivée à Paris, sa femme lui donnait tous les
soirs des leçons d'écriture et de lecture; il savait déjà se tirer d'une
lettre et s'exprimer en français d'une façon compréhensible. En entrant
chez Lalouette, il redoubla d'efforts, s'en alla dans une classe
d'adultes apprendre le calcul, et fit si bien qu'au bout de quelques
mois il pouvait suppléer au comptoir M. Lalouette devenu presque
aveugle, et à la vente Mme Lalouette dont les vieilles jambes
trahissaient le grand coeur. Sur ces entrefaites, Mlle Pierrotte vint
au monde et, dès lors, la fortune du Cévenol alla toujours croissant.
D'abord intéressé dans le commerce des Lalouette, il devint plus tard
leur associé; puis, un beau jour, le père Lalouette, ayant complètement
perdu la vue, se retira du commerce et céda son fonds à Pierrotte,
qui le paya par annuités. Une fois seul, le Cévenol donna une telle
extension aux affaires qu'en trois ans il eut payé les Lalouette, et
se trouva, franc de toute redevance, à la tête d'une belle boutique
admirablement achalandée... Juste à ce moment, comme si elle eût attendu
pour mourir que son homme n'eût plus besoin d'elle, la grande Roberte
tomba malade et mourut d'épuisement.

Voilà le roman de Pierrotte, tel que Jacques me le racontait ce soir-là
en nous en allant au passage du Saumon; et comme la route était
longue--on avait pris le plus long pour montrer aux Parisiens ma
jaquette neuve--, je connaissais mon Cévenol à fond avant d'arriver chez
lui. Je savais que le bon Pierrotte avait deux idoles auxquelles il ne
fallait pas toucher, sa fille et M. Lalouette. Je savais aussi qu'il
était un peu bavard et fatigant à entendre, parce qu'il parlait
lentement, cherchait ses phrases, bredouillait et ne pouvait pas dire
trois mots de suite sans y ajouter: «C'est bien le cas de le dire....»
Ceci tenait à une chose: le Cévenol n'avait jamais pu se faire à notre
langue. Tout ce qu'il pensait lui venant aux lèvres en patois du
Languedoc, il était obligé de mettre à mesure ce languedocien en
français, et les «C'est bien le cas de le dire....» dont il émaillait
ses discours, lui donnaient le temps d'accomplir intérieurement ce
petit travail. Comme disait Jacques, Pierrotte ne parlait pas, il
traduisait.... Quant à Mlle Pierrotte, tout ce que j'en pus savoir,
c'est qu'elle avait seize ans et qu'elle s'appelait Camille, rien de
plus; sur ce chapitre-là mon Jacques restait muet comme un esturgeon.

Il était environ neuf heures quand nous fîmes notre entrée dans
l'ancienne maison Lalouette. On allait fermer. Boulons, volets, barres
de fer, tout un formidable appareil de clôture gisait par tas sur le
trottoir, devant la porte entrebâillée... Le gaz était éteint et tout le
magasin dans l'ombre, excepté le comptoir, sur lequel posait une lampe
en porcelaine éclairant des piles d'écus et une grosse face rouge qui
riait. Au fond, dans l'arrière-boutique, quelqu'un jouait de la flûte.

«Bonjour, Pierrotte! cria Jacques en se campant devant le comptoir....
(J'étais à côté de lui, dans la lumière de la lampe....) Bonjour,
Pierrotte!»

Pierrotte, qui faisait sa caisse, leva les yeux à la voix de Jacques;
puis, en m'apercevant, il poussa un cri, joignit les mains, et resta là,
stupide, la bouche ouverte, à me regarder.

«Eh bien, fit Jacques d'un air de triomphe, que vous avais-je dit?

--Oh! mon Dieu! mon Dieu! murmura le bon Pierrotte, il me semble que...
C'est bien le cas de le dire... Il me semble que je la vois.

--Les yeux surtout, reprit Jacques, regardez les yeux, Pierrotte.

--Et le menton, monsieur Jacques, le menton avec la fossette», répondit
Pierrotte, qui pour mieux me voir avait levé l'abat-jour de la lampe.

Moi, je n'y comprenais rien. Ils étaient là tous les deux à me regarder,
à cligner de l'oeil, à se faire des signes.... Tout à coup Pierrotte se
leva, sortit du comptoir et vint à moi les bras ouverts:

«Avec votre permission, monsieur Daniel, il faut que je vous embrasse...
C'est bien le cas de le dire. Je vais croire embrasser mademoiselle.»

Ce dernier mot m'expliqua tout. A cet âge-là, je ressemblais beaucoup à
Mme Eyssette, et pour Pierrotte, qui n'avait pas vu mademoiselle depuis
quelque vingt-cinq ans, cette ressemblance était encore plus frappante.
Le brave homme ne pouvait pas se lasser de me serrer les mains, de
m'embrasser, de me regarder en riant avec ses gros yeux pleins de
larmes; il se mit ensuite à nous parler de notre mère, des deux mille
francs, de sa Roberte, de sa Camille, de son Anastagille, et cela avec
tant de longueurs, tant de périodes, que nous serions encore--c'est bien
le cas de le dire--debout dans le magasin, à l'écouter, si Jacques ne
lui avait pas dit d'un ton d'impatience: «Et votre caisse, Pierrotte!»

Pierrotte s'arrêta net. Il était un peu confus d'avoir tant parlé:

«Vous avez raison, monsieur Jacques, je bavarde... je bavarde... et
puis la petite... c'est bien le cas de le dire... la petite me grondera
d'être monté si tard.

--Est-ce que Camille est là-haut? demanda Jacques d'un petit air
indifférent.

--Oui... oui, monsieur Jacques... la petite est là-haut... Elle
languit... C'est bien le cas de le dire... Elle languit joliment de
connaître M. Daniel. Montez donc la voir... je vais faire ma caisse et
je vous rejoins... c'est bien le cas de le dire.»

Sans en écouter davantage, Jacques me prit le bras et m'entraîna
vite vers le fond, du côté où on jouait de la flûte... Le magasin de
Pierrotte était grand et bien garni. Dans l'ombre, on voyait miroiter le
ventre des carafes, les globes d'opale, l'or fauve des verres de Bohême,
les grandes coupes de cristal, les soupières rebondies, puis de droite
et de gauche, de longues piles d'assiettes qui montaient jusqu'au
plafond. Le palais de la fée Porcelaine vu de nuit. Dans
l'arrière-boutique, un bec de gaz ouvert à demi veillait encore,
laissant sortir d'un air ennuyé un tout petit bout de langue... Nous ne
fîmes que traverser. Il y avait là, assis sur le bord d'un canapé-lit,
un grand jeune homme blond qui jouait mélancoliquement de la flûte.
Jacques, en passant, dit un «bonjour» très sec, auquel le jeune homme
blond répondit par deux coups de flûte très secs aussi, ce qui doit être
la façon de se dire bonjour entre flûtes qui s'en veulent.

«C'est le commis, me dit Jacques, quand nous fûmes dans l'escalier... Il
nous assomme, ce grand blond, à jouer toujours de la flûte... Est-ce que
tu aimes la flûte, toi, Daniel?»

J'eus envie de lui demander: «Et la petite, l'aime-t-elle?» Mais j'eus
peur de lui faire de la peine et je lui répondis très sérieusement:
«Non, Jacques, je n'aime pas la flûte.»

L'appartement de Pierrotte était au quatrième étage, dans la même maison
que le magasin. Mlle Camille, trop aristocrate pour se montrer à la
boutique, restait en haut et ne voyait son père qu'à l'heure des repas.
«Oh! tu verras! me disait Jacques en montant, c'est tout à fait sur
un pied de grande maison. Camille a une dame de compagnie, Mme Veuve
Tribou, qui ne la quitte jamais.... Je ne sais pas trop d'où elle vient
cette Mme Tribou, mais Pierrotte la connaît et prétend que c'est une
dame de grand mérite.... Sonne, Daniel, nous y voilà!» Je sonnai; une
Cévenole à grande coiffe vint nous ouvrir, sourit à Jacques comme à une
vieille connaissance, et nous introduisit dans le salon.

Quand nous entrâmes, Mlle Pierrotte était au piano. Deux vieilles dames
un peu fortes, Mme Lalouette et la veuve Tribou, dame de grand mérite,
jouaient aux cartes dans un coin. En nous voyant, tout le monde se leva.
Il y eut un moment de trouble et de brouhaha; puis, les saluts échangés,
les présentations faites, Jacques invita Camille--il disait Camille tout
court--à se remettre au piano; et la dame de grand mérite profita de
l'invitation pour continuer sa partie avec Mme Lalouette. Nous avions
pris place, Jacques et moi, chacun d'un côté de Mlle Pierrotte, qui,
tout en faisant trotter ses petits doigts sur le piano, causait et riait
avec nous. Je la regardais pendant qu'elle parlait. Elle n'était pas
jolie. Blanche, rose, l'oreille petite, le cheveu fin, mais trop de
joues, trop de santé; avec cela, les mains rouges, et les grâces un
peu froides d'une pensionnaire en vacances. C'était bien la fille de
Pierrotte, une fleur des montagnes, grandie sous la vitrine du passage
du Saumon.

Telle fut, du moins, ma première impression; mais, soudain, sur un mot
que je lui dis, Mlle Pierrotte, dont les yeux étaient restés baissés
jusque-là, les leva lentement sur moi, et, comme par magie, la petite
bourgeoise disparut. Je ne vis plus que ses yeux, deux grands yeux noirs
éblouissants, que je reconnus tout de suite....

O miracle! C'étaient les mêmes yeux noirs qui m'avaient lui si doucement
là-bas, dans les murs froids du vieux collège, les yeux noirs de la fée
aux lunettes, les yeux noirs enfin.... Je croyais rêver. J'avais envie
de leur crier: «Beaux yeux noirs; est-ce vous? Est-ce vous que je
retrouve dans un autre visage?» Et si vous saviez comme c'étaient bien
eux! Impossible de s'y tromper. Les mêmes cils, le même éclat, le même
feu noir et contenu. Quelle folie de penser qu'il pût y avoir deux
couples de ces yeux-là par le monde! Et d'ailleurs la preuve que
c'étaient bien les yeux noirs eux-mêmes, et non pas d'autres yeux noirs
ressemblant à ceux-là, c'est qu'ils m'avaient reconnu eux aussi, et
nous allions reprendre sans doute un de nos jolis dialogues muets
d'autrefois, quand j'entendis tout près de moi, presque dans mon
oreille, de petites dents de souris qui grignotaient. A ce bruit, je
tournai la tête et j'aperçus dans un fauteuil, à l'angle du piano, un
personnage auquel je n'avais pas pris garde.... C'était un grand vieux
sec et blême, avec une tête d'oiseau, le front fuyant, le nez en pointe,
des yeux ronds et sans vie trop loin du nez, presque sur les tempes....
Sans un morceau de sucre que le bonhomme tenait à la main et qu'il
becquetait de temps en temps, ou aurait pu le croire endormi. Un peu
troublé par cette apparence, je fis à ce vieux fantôme un grand salut,
qu'il ne me rendit pas.... «Il ne t'a pas vu, me dit Jacques.... C'est
l'aveugle... c'est le père Lalouette....»

«Il porte bien son nom....» pensai-je en moi-même. Et pour ne plus voir
l'horrible vieux à tête d'oiseau, je me tournai bien vite du côté des
yeux noirs; mais hélas! le charme était brisé, les yeux noirs avaient
disparu. Il n'y avait plus à leur place qu'une petite bourgeoise toute
raide sur son tabouret de piano....

A ce moment, la porte du salon s'ouvrit et Pierrotte entra bruyamment.
L'homme à la flûte venait derrière lui avec sa flûte sous le bras.
Jacques, en le voyant, déchargea sur lui un regard foudroyant capable
d'assommer un buffle; mais il dut le manquer car le joueur de flûte ne
broncha pas.

«Eh bien, petite, dit le Cévenol en embrassant sa fille à pleines
joues, es-tu contente? on te l'a donc amené, ton Daniel.... Comment le
trouves-tu? Il est bien gentil, n'est-ce pas? C'est bien le cas de le
dire... tout le portrait de mademoiselle.»

Et voilà le bon Pierrotte qui recommence la scène du magasin, et m'amène
de force au milieu du salon, pour que tout le monde puisse voir les
yeux de mademoiselle, le nez de mademoiselle, le menton à fossette de
mademoiselle.... Cette exhibition me gênait beaucoup. Mme Lalouette et
la dame de grand mérite avaient interrompu leur partie, et, renversées
dans leur fauteuil, m'examinaient avec le plus grand sang-froid,
critiquant ou louant à haute voix tel ou tel morceau de ma personne,
absolument comme si j'étais un petit poulet de grain en vente au marché
de la Vallée. Entre nous, la dame de grand mérite avait l'air d'assez
bien s'y connaître, en jeunes volatiles.

Heureusement que Jacques vint mettre fin à mon supplice, en demandant à
Mlle Pierrotte de nous jouer quelque chose. «C'est cela, jouons quelque
chose», dit vivement le joueur de flûte, qui s'élança, la flûte en
avant. Jacques cria: «Non... non... pas de duo, pas de flûte!» Sur quoi,
le joueur de flûte lui décocha un petit regard bleu clair, empoisonné
comme une flèche de Caraïbe; mais l'autre ne sourcilla pas et continua à
crier: «Pas de flûte!...» En fin de compte, c'est Jacques qui l'emporta,
et Mlle Pierrotte nous joua sans la moindre flûte un de ces trémolos
bien connus qu'on appelle _Rêveries de Rosellen_.... Pendant qu'elle
jouait, Pierrotte pleurait d'admiration, Jacques nageait dans l'extase;
silencieux, mais la flûte aux dents, le flûtiste battait la mesure avec
ses épaules et flûtait intérieurement.

Le _Rosellen_ fini, Mlle Pierrotte se tourna vers moi: «Et vous,
monsieur Daniel, me dit-elle en baissant les yeux, est-ce que nous ne
vous entendrons pas?... Vous êtes poète, je le sais.

--Et bon poète», fit Jacques, cet indiscret de Jacques....

Moi pensez que cela ne me tentait guère de dire des vers, devant tous
ces Amalécites. Encore si les yeux noirs avaient été là; mais non!
depuis une heure les yeux noirs s'étaient éteints, et je les cherchais
vainement autour de moi.... Il faut voir aussi avec quel ton dégagé je
répondis à la jeune Pierrotte:

«Excusez-moi pour ce soir, mademoiselle, je n'ai pas apporté ma lyre.

--N'oubliez pas de l'apporter la prochaine fois», me dit le bon
Pierrotte, qui prit cette métaphore au pied de la lettre. Le pauvre
homme croyait sincèrement que j'avais une lyre et que j'en jouais comme
son commis jouait de la flûte.... Ah! Jacques m'avait bien prévenu qu'il
m'amenait dans un drôle de monde!

Vers onze heures, on servit le thé. Mlle Pierrotte allait, venait dans
le salon; offrant le sucre, versant le lait, le sourire sur les lèvres,
le petit doigt en l'air. C'est à ce moment de la soirée que je revis
les yeux noirs. Ils apparurent tout à coup devant moi, lumineux et
sympathiques, puis s'éclipsèrent de nouveau avant que j'eusse pu leur
parler... Alors seulement je m'aperçus d'une chose, c'est qu'il y avait
en Mlle Pierrotte deux êtres très distincts: d'abord Mlle Pierrotte,
une petite bourgeoise à bandeaux plats, bien faite pour trôner dans
l'ancienne maison Lalouette; et puis, les yeux noirs, ces grands yeux
poétiques qui s'ouvraient comme deux fleurs de velours et n'avaient qu'à
paraître pour transfigurer cet intérieur de quincailliers burlesques.
Mlle Pierrotte, je n'en aurais pas voulu pour rien au monde; mais les
yeux noirs... oh! les yeux noirs!...

Enfin, l'heure du départ arriva. C'est Mme Lalouette qui donna le
signal. Elle roula son mari dans un grand tartan et l'emporta sous son
bras comme une vieille momie entourée de bandelettes. Derrière eux,
Pierrotte nous garda encore longtemps sur le palier à nous faire des
discours interminables: «Ah çà! monsieur Daniel, maintenant que vous
connaissez la maison, j'espère qu'on vous y verra. Nous n'avons jamais
grand monde, mais du monde choisi... c'est bien le cas de le dire...
D'abord M. et Mme Lalouette, mes anciens patrons; puis Mme Tribou,
une dame du plus grand mérite, avec qui vous pourrez causer; puis mon
commis, un bon garçon qui nous joue quelquefois de la flûte... c'est
bien le cas de le dire... Vous ferez des duos tous les deux. Ce sera
gentil.»

J'objectai timidement que j'étais fort occupé, et que je ne pourrais
peut-être pas venir aussi souvent que je le désirerais.

Cela le fit rire:

«Allons donc! occupé, monsieur Daniel... On les connaît vos occupations
à vous autres, dans le Quartier latin... c'est bien le cas de le dire...
on doit avoir par là quelque grisette.

--Le fait est, dit Jacques, en riant aussi, que Mlle Coucou-Blanc... ne
manque pas d'attraits.»

Ce nom de Coucou-Blanc mit le comble à l'hilarité de Pierrotte.

«Comment dites-vous cela, monsieur Jacques?... Coucou-Blanc? Elle
s'appelle Coucou-Blanc... Hé! hé! hé! voyez-vous ce gaillard-là... à son
âge...» Il s'arrêta court en s'apercevant que sa fille l'écoutait; mais
nous étions au bas de l'escalier que nous entendions encore son gros
rire qui faisait trembler la rampe...

«Eh bien, comment les trouves-tu? me dit Jacques, dès que nous fûmes
dehors.

--Mon cher, M. Lalouette est bien laid, mais Mlle Pierrotte est
charmante.

--N'est-ce pas? me fit le pauvre amoureux avec une telle vivacité que je
ne pus m'empêcher de rire.

--Allons! Jacques, tu t'es trahi», lui dis-je en lui prenant la main.

Ce soir-là, nous nous promenâmes bien tard le long des quais. A nos
pieds, la rivière tranquille et noire roulait comme des perles des
milliers de petites étoiles. Les amarres des gros bateaux criaient.
C'était plaisir de marcher doucement dans l'ombre et d'entendre Jacques
me parler d'amour.... Il aimait de toute son âme; mais on ne l'aimait
pas, il savait bien qu'on ne l'aimait pas.

«Alors, Jacques, c'est qu'elle en aime un autre, sans doute.

--Non, Daniel, je ne crois pas qu'avant ce soir elle ait encore aimé
personne.

--Avant ce soir! Jacques, que veux-tu dire?

--Dame! c'est que tout le monde t'aime, toi, Daniel... et elle pourrait
bien t'aimer aussi.»

Pauvre cher Jacques! Il fallait voir de quel air triste et résigné il
disait cela. Moi, pour le rassurer je me mis à rire bruyamment, plus
bruyamment même que je n'en avais envie.

«Diable! mon cher, comme tu y vas.... Je suis donc bien irrésistible
ou Mlle Pierrotte bien inflammable.... Mais non! rassure-toi, ma mère
Jacques. Mlle Pierrotte est aussi loin de mon coeur que je le suis du
sien; ce n'est pas moi que tu as à craindre bien sûr.»

Je parlais sincèrement en disant cela, Mlle Pierrotte n'existait pas
pour moi.... Les yeux noirs, par exemple, c'est différent.



VII

LA ROSE ROUGE ET LES YEUX NOIRS

Après cette première visite à l'ancienne maison Lalouette, je restai
quelque temps sans retourner _là-bas_. Jacques, lui, continuait
fidèlement ses pèlerinages du dimanche, et chaque fois il inventait
quelque nouveau noeud de cravate rempli de séduction... C'était tout
un poème, la cravate de Jacques, un poème d'amour ardent et contenu,
quelque chose comme un sélam d'Orient, un de ces bouquets de fleurs
emblématiques que les Bach'agas offrent à leurs amoureuses et auxquels
ils savent faire exprimer toutes les nuances de la passion.

Si j'avais été femme, la cravate de Jacques avec ses mille noeuds
qu'il variait à l'infini m'aurait plus touché qu'une déclaration. Mais
voulez-vous que je vous dise! les femmes n'y entendent rien.... Tous les
dimanches, avant de partir, le pauvre amoureux ne manquait pas de me
dire: «Je vais _là-bas_, Daniel... viens-tu?» Et moi, je répondais
invariablement: «Non! Jacques! je travaille....» Alors il s'en allait
bien vite, et je restais seul, tout seul, penché sur l'établi aux rimes.

C'était de ma part un parti pris, et sérieusement pris, de ne plus aller
chez Pierrotte. J'avais peur des yeux noirs. Je m'étais dit: «Si tu les
revois, tu es perdu», et je tenais bon pour ne pas les revoir.... C'est
qu'ils ne me sortaient plus de la tête, ces grands démons d'yeux noirs.
Je les retrouvais partout. J'y pensais toujours, en travaillant, en
dormant. Sur tous mes cahiers, vous auriez vu de grands yeux dessinés à
la plume, avec des cils longs comme cela. C'était une obsession.

Ah! quand ma mère Jacques, l'oeil brillant de plaisir, partait en
gambadant pour le passage du Saumon; avec un noeud de cravate inédit,
Dieu sait quelles envies folles j'avais de dégringoler l'escalier
derrière lui et de lui crier: «Attends-moi!» Mais non! Quelque chose au
fond de moi-même m'avertissait que ce serait mal d'aller _là-bas_, et
j'avais quand même le courage de rester à mon établi...: «Non! merci,
Jacques! je travaille.»

Cela dura quelque temps ainsi. A la longue, la Muse aidant, je
serais sans doute parvenu à chasser les yeux noirs de ma cervelle.
Malheureusement j'eus l'imprudence de les revoir encore une fois. Ce
fut fini! ma tête, mon coeur, tout y passa. Voici dans quelles
circonstances:

Depuis la confidence du bord de l'eau, ma mère Jacques ne m'avait plus
parlé de ses amours; mais je voyais bien à son air que cela n'allait
pas comme il aurait voulu... Le dimanche, quand il revenait de chez
Pierrotte, il était toujours triste. La nuit je l'entendais soupirer,
soupirer... Si je lui demandais: «Qu'est-ce que tu as, Jacques?» Il me
répondait brusquement: «Je n'ai rien.» Mais je comprenais qu'il avait
quelque chose, rien qu'au ton dont il me disait cela. Lui, si bon,
si patient, il avait, maintenant avec moi des mouvements d'humeur.
Quelquefois il me regardait comme si nous étions fâchés. Je me doutais
bien, vous pensez! qu'il y avait là-dessous quelque gros chagrin
d'amour; mais comme Jacques s'obstinait à ne pas m'en parler, je n'osais
pas en parler non plus. Pourtant, certain dimanche qu'il m'était revenu
plus sombre qu'à l'ordinaire, je voulus en avoir le coeur net.

«Voyons! Jacques, qu'as-tu? lui dis-je en lui prenant les mains.... Cela
ne va donc pas, _là-bas_?

--Eh bien, non!... cela ne va pas..., répondit le pauvre garçon d'un air
découragé.

--Mais enfin, que se passe-t-il? Est-ce que Pierrotte se serait aperçu
de quelque chose? Voudrait-il vous empêcher de vous aimer?...

--Oh! non! Daniel, ce n'est pas Pierrotte qui nous empêche... C'est elle
qui ne m'aime pas, qui ne m'aimera jamais.

--Quelle folie, Jacques! Comment peux-tu savoir qu'elle ne t'aimera
jamais... Lui as-tu dit que tu l'aimais, seulement?... Non, n'est-ce
pas?... Eh bien, alors...

--Celui qu'elle aime n'a pas parlé; il n'a pas eu besoin de parler pour
être aimé...

--Vraiment, Jacques, tu crois que le joueur de flûte?...»

Jacques n'eut pas l'air d'entendre ma question.

«Celui qu'elle aime n'a pas parlé», dit-il pour la seconde fois.

Et je n'en pus savoir davantage.

Cette nuit-là, on ne dormit guère dans le clocher de Saint-Germain.

Jacques passa presque tout le temps à la fenêtre à regarder les étoiles
en soupirant. Moi, je songeais: «Si j'allais _là-bas_, voir les choses
de près... Après tout, Jacques peut se tromper. Mlle Pierrotte n'a sans
doute pas compris tout ce qui tient d'amour dans les plis de cette
cravate... Puisque Jacques n'ose pas parler de sa passion, peut-être je
ferais bien d'en parler pour lui... Oui, c'est cela: j'irai, je parlerai
à cette jeune Philistine, et nous verrons.»

Le lendemain, sans avertir ma mère Jacques, je mis ce beau projet à
exécution. Certes, Dieu m'est témoin qu'en allant _là-bas_ je n'avais
aucune arrière-pensée. J'y allais pour Jacques, rien que pour Jacques...
Pourtant, quand j'aperçus à l'angle du passage du Saumon l'ancienne
maison Lalouette avec ses peintures vertes et le _Porcelaines et
Cristaux_ de la devanture, je sentis un léger battement du coeur qui
aurait dû m'avertir... J'entrai. Le magasin était désert; dans le fond,
l'homme-flûte prenait sa nourriture; même en mangeant il gardait son
instrument sur la nappe près de lui. «Que Camille puisse hésiter
entre cette flûte ambulante et ma mère Jacques, voilà qui n'est pas
possible.., me disais-je tout en montant. Enfin, nous allons voir....»

Je trouvai Pierrotte à table avec sa fille et la dame de grand mérite.
Les yeux noirs n'étaient pas là fort heureusement. Quand j'entrai, il
y eut une exclamation de surprise. «Enfin, le voilà! s'écria le bon
Pierrotte de sa voix de tonnerre... C'est bien le cas de le dire... Il
va prendre le café avec nous.» On me fit place. La dame de grand mérite
alla me chercher une belle tasse à fleurs d'or, et je m'assis à côté de
Mlle Pierrotte.

Elle était très gentille ce jour-là, Mlle Pierrotte. Dans ses cheveux,
un peu au-dessus de l'oreille--ce n'est plus là qu'on les place
aujourd'hui--, elle avait mis une petite rose rouge, mais si rouge, si
rouge... Entre nous, je crois que cette petite rose rouge était fée,
tellement elle embellissait la petite Philistine. «Ah! çà, monsieur
Daniel, me dit Pierrotte avec un bon gros rire affectueux, c'est donc
fini, vous ne voulez donc plus venir nous voir!» J'essayai de m'excuser
et de parler de mes travaux littéraires. «Oui, oui, je connais ça, le
Quartier latin...», fit le Cévenol. Et il se mit à rire de plus belle
en regardant la dame de grand mérite qui toussotait, hem! hem! d'un air
entendu et m'envoyait des coups de pied sous la table. Pour ces braves
gens, Quartier latin, cela voulait dire orgies, violons, masques,
pétards, pots cassés, nuits folles et le reste. Ah! si je leur avais
conté ma vie de cénobite dans le clocher de Saint-Germain, je les aurais
fort étonnés. Mais, vous savez! quand on est jeune, on n'est pas fâché
de passer pour un mauvais sujet. Devant les accusations de Pierrotte,
je prenais un petit air modeste, et je ne me défendais que faiblement:
«Mais non, mais non! je vous assure... Ce n'est pas ce que vous croyez.»
Jacques aurait bien ri de me voir.

Comme nous achevions de prendre le café, un petit air de flûte se fit
entendre dans la cour. C'était Pierrotte qu'on appelait au magasin. A
peine eut-il le dos tourné, la dame de grand mérite s'en alla à son tour
à l'office faire un cinq cents avec la cuisinière. Entre nous, je crois
que son plus grand mérite, à cette dame-là, c'était de tripoter les
cartes fort habilement.

Quand je vis qu'on me laissait seul avec la petite rose rouge, je
pensai: «Voilà le moment!» et j'avais déjà le nom de Jacques sur les
lèvres; mais Mlle Pierrotte ne me donna pas le temps de parler. A voix
basse, sans me regarder, elle me dit tout à coup: «Est-ce que c'est Mlle
Coucou-Blanc qui vous empêche de venir chez vos amis?» D'abord je crus
qu'elle riait, mais non! elle ne riait pas. Elle paraissait même très
émue, à voir l'incarnat de ses joues et les battements rapides de sa
guimpe. Sans doute on avait parlé de Coucou-Blanc devant elle, et elle
s'imaginait confusément des choses qui n'étaient pas. J'aurais pu la
détromper d'un mot; mais je ne sais quelle sotte vanité me retint...
Alors, voyant que je ne lui répondais pas, Mlle Pierrotte se tourna
de mon côté et, levant ses grands cils qu'elle avait tenus baissés
jusqu'alors, elle me regarda... Je mens. Ce n'est pas elle qui me
regarda; mais les yeux noirs tout mouillés de larmes et chargés de
tendres reproches. Ah! ces chers yeux noirs, délices de mon âme!

Ce ne fut qu'une apparition. Les longs cils se baissèrent presque tout
de suite, les yeux noirs disparurent; et je n'eus plus à côté de moi que
Mlle Pierrotte. Vite, vite, sans attendre une nouvelle apparition, je
me mis à parler de Jacques. Je commençai par dire combien il était bon,
loyal, brave, généreux. Je racontai ce dévouement qui ne se lassait pas,
cette maternité toujours en éveil, à rendre une vraie mère jalouse.
C'est Jacques qui me nourissait, m'habillait, me faisait ma vie, Dieu
sait au prix de quel travail, de quelles privations. Sans lui, je serais
encore là-bas, dans cette prison noire de Sarlande, où j'avais tant
souffert, tant souffert...

A cet endroit de mon discours, Mlle Pierrotte parut s'attendrir, et je
vis une grosse larme glisser le long de sa joue. Moi, bonnement, je crus
que c'était pour Jacques et je me dis en moi-même: «Allons! voilà qui va
bien.» Là-dessus, je redoublai d'éloquence. Je parlai des mélancolies de
Jacques et de cet amour profond, mystérieux, qui lui rongeait le coeur.
Ah! trois et quatre fois heureuse la femme qui...

Ici la petite rose rouge que Mlle Pierrotte avait dans les cheveux
glissa je ne sais comment et vint tomber à mes pieds. Tout juste, à ce
moment, je cherchais un moyen délicat de faire comprendre à la jeune
Camille qu'elle était cette femme trois et quatre fois heureuse dont
Jacques s'était épris. La petite rose rouge en tombant me fournit ce
moyen.--Quand je vous disais qu'elle était fée, cette petite rose
rouge.--Je la ramassai lestement, mais je me gardai bien de la rendre.
«Ce sera pour Jacques, de votre part», dis-je à Mlle Pierrotte avec mon
sourire le plus fin.--«Pour Jacques, si vous voulez», répondit Mlle
Pierrotte, en soupirant; mais au même instant, les yeux noirs apparurent
et me regardèrent tendrement de l'air de me dire: «Non! pas pour
Jacques, pour toi!» Et si vous aviez vu comme ils disaient bien cela,
avec quelle candeur enflammée, quelle passion pudique et irrésistible!
Pourtant j'hésitais encore, et ils furent obligés de répéter deux ou
trois fois de suite: «Oui!... pour toi... pour toi.» Alors je baisai la
petite rose rouge et je la mis dans ma poitrine.

Ce soir-là, quand Jacques revint, il me trouva comme à l'ordinaire
penché sur l'établi aux rimes et je lui laissai croire que je n'étais
pas sorti de la journée. Par malheur, en me déshabillant, la petite rose
rouge que j'avais gardée dans ma poitrine roula par terre au pied du
lit: toutes ces fées sont pleines de malice. Jacques la vit, la ramassa,
et la regarda longuement. Je ne sais pas qui était le plus rouge de la
rose ou de moi.

«Je la reconnais, me dit-il, c'est une fleur du rosier qui est _là-bas_
sur la fenêtre du salon.»

Puis il ajouta en me la rendant:

«Elle ne m'en a jamais donné, à moi.»

Il dit cela si tristement que les larmes m'en vinrent aux yeux.

«Jacques, mon ami Jacques, je te jure qu'avant ce soir...»

Il m'interrompit avec douceur: «Ne t'excuse pas, Daniel, je suis sûr que
tu n'as rien fait pour me trahir... Je le savais, je savais que c'était
toi qu'elle aimait. Rappelle-toi ce que je t'ai dit: «celui qu'elle
aime n'a pas parlé, il n'a pas eu besoin de parler pour être aimé.»
Là-dessus, le pauvre garçon se mit à marcher de long en large dans la
chambre. Moi, je le regardais, immobile, ma rose rouge à la main.--«Ce
qui arrive devait arriver, reprit-il au bout d'un moment. Il y a
longtemps que j'avais prévu tout cela. Je savais que, si elle te voyait,
elle ne voudrait jamais de moi... Voilà pourquoi j'ai si longtemps tardé
à t'amener là-bas. J'étais jaloux de toi par avance. Pardonne-moi, je
l'aimais tant!... Un jour, enfin, j'ai voulu tenter l'épreuve, et je
t'ai laissé venir. Ce jour-là, mon cher, j'ai compris que c'était fini.
Au bout de cinq minutes, elle t'a regardé comme jamais elle n'a regardé
personne. Tu t'en es bien aperçu, toi aussi. Oh! ne mens pas, tu t'en es
aperçu. La preuve, c'est que tu es resté, plus d'un mois sans retourner
_là-bas_; mais, pécaïre! cela ne m'a guère servi... Pour les âmes comme
la sienne, les absents n'ont jamais tort, au contraire... Chaque fois
que j'y allais, elle ne faisait que me parler de toi, et si naïvement,
avec tant de confiance et d'amour... C'était un vrai supplice.
Maintenant c'est fini... J'aime mieux ça.»

Jacques me parla ainsi longuement avec la même douceur, le même sourire
résigné. Tout ce qu'il disait me faisait peine et plaisir à la fois.
Peine, parce que je le sentais malheureux; plaisir, parce que je voyais
à travers chacune de ses paroles les yeux noirs qui me luisaient, tout
pleins de moi. Quand il eut fini, je m'approchai de lui, un peu honteux,
mais sans lâcher la petite rose rouge: «Jacques, est-ce que tu ne vas
plus m'aimer maintenant?» Il sourit, et me serrant contre son coeur:
«T'es bête, je t'aimerai bien davantage.»

C'est une vérité. L'histoire de la rose rouge ne changea rien à la
tendresse de ma mère Jacques, pas même à son humeur. Je crois qu'il
souffrit beaucoup, mais il ne le laissa jamais voir. Pas un soupir, pas
une plainte, rien.

Comme par le passé, il continua d'aller _là-bas_ le dimanche et de faire
bon visage à tous. Il n'y eut que les noeuds de cravate de supprimés.
Du reste, toujours calme et fier, travaillant à se tuer, et marchant
courageusement dans la vie, les yeux fixés sur un seul but, la
reconstruction du foyer... O Jacques! ma mère Jacques!

Quant à moi, du jour où je pus aimer les yeux noirs librement, sans
remords, je me jetai à corps perdu dans ma passion... Je ne bougeais
plus de chez Pierrotte. J'y avais gagné tous les coeurs;--au prix de
quelles lâchetés, grand Dieu? Apporter du sucre à M. Lalouette, faire la
partie de la dame de grand mérite, rien ne me coûtait...

Je m'appelais Désir-de-plaire dans cette maison-là... En général,
Désir-de-plaire venait vers le milieu de la journée. A cette heure,
Pierrotte était au magasin, et Mlle Camille toute seule en haut, dans le
salon, avec la dame de grand mérite. Dès que j'arrivais, les yeux noirs
se montraient bien vite, et presque aussitôt la dame de grand mérite
nous laissait seuls. Cette noble dame de compagnie se croyait
débarrassée de tout service quand elle me voyait là. Vite, vite à
l'office avec la cuisinière, et en avant les cartes. Je ne m'en
plaignais pas; pensez donc! en tête-à-tête avec les yeux noirs.

Dieu! les bonnes heures que j'ai passées dans ce petit salon jonquille!
Presque toujours j'apportais un livre, un de mes poètes favoris, et j'en
lisais des passages aux yeux noirs, qui se mouillaient de belles larmes
ou lançaient des éclairs, selon les endroits. Pendant ce temps, Mlle
Pierrotte brodait près de nous des pantoufles pour son père ou nous
jouait ses éternelles _Rêveries de Rosellen;_ mais nous la laissions
bien tranquille, je vous assure. Quelquefois cependant, à l'endroit le
plus pathétique de nos lectures, cette petite bourgeoise faisait à
haute voix une réflexion saugrenue, comme: «Il faut que je fasse
venir l'accordeur...» ou bien encore: «J'ai deux points de trop à ma
pantoufle.» Alors de dépit je fermais le livre et je ne voulais pas
aller plus loin; mais les yeux noirs avaient une certaine façon de me
regarder qui m'apaisait tout de suite, et je continuais.

Il y avait sans doute une grande imprudence à nous laisser ainsi
toujours seuls dans ce petit salon jonquille. Songez qu'à nous deux--les
yeux noirs et Désir-de-plaire--nous ne faisions pas trente-quatre ans...
Heureusement que Mlle Pierrotte ne nous quittait jamais, et c'était une
surveillance très sage, très avisée, très éveillée, comme il en faut à
la garde des poudrières... Un jour--je me souviens--, nous étions assis,
les yeux noirs et moi, sur un canapé du salon, par un tiède après-midi
du mois de mai, la fenêtre entrouverte, les grands rideaux baissés et
tombant jusqu'à terre. On lisait _Faust_, ce jour-là!... La lecture
finie, le livre me glissa des mains; nous restâmes un moment l'un contre
l'autre, sans parler, dans le silence et le demi-jour... Elle avait sa
tête appuyée sur mon épaule... Par la guimpe entrebâillée, je voyais de
petites médailles d'argent qui reluisaient au fond de la gorgerette...
Subitement, Mlle Pierrotte parut au milieu de nous. Il faut voir comme
elle me renvoya bien vite à l'autre bout du canapé, et quel grand
sermon! «Ce que vous faites là est très mal, chers enfants, nous
dit-elle... Vous abusez de la confiance qu'on vous montre... Il
faut parler au père de vos projets... Voyons! Daniel, quand lui
parlerez-vous?» Je promis de parler à Pierrotte très prochainement, dès
que j'aurais fini mon grand poème. Cette promesse apaisa un peu notre
surveillante; mais c'est égal! depuis ce jour, défense fut faite aux
yeux noirs de s'asseoir sur le canapé, à côté de Désir-de-plaire.

Ah! c'était une jeune personne très rigide, cette demoiselle Pierrotte.
Figurez-vous que, dans les premiers temps, elle ne voulait pas permettre
aux yeux noirs de m'écrire; à la fin, pourtant, elle y consentit,
à l'expresse condition, qu'on lui montrerait toutes les lettres.
Malheureusement, ces adorables lettres pleines de passion que
m'écrivaient les yeux noirs, Mlle Pierrotte ne se contentait pas de les
relire; elle y glissait souvent des phrases de son cru comme ceci par
exemple:

«...Ce matin, je suis toute triste. J'ai trouvé une araignée dans mon
armoire. Araignée du matin, chagrin.»

Ou bien encore:

«On ne se met pas en ménage avec des noyaux de pêche...»

Et puis l'éternel refrain: «Il faut parler au père de vos projets...»

A quoi je répondais invariablement: «Quand j'aurai fini mon poème!...»



VIII

UNE LECTURE AU PASSAGE DU SAUMON

Enfin, je le terminai, ce fameux poème. J'en vins à bout après quatre
mois de travail, et je me souviens qu'arrivé aux derniers vers je ne
pouvais plus écrire, tellement les mains me tremblaient de fièvre,
d'orgueil, de plaisir, d'impatience.

Dans le clocher de Saint-Germain, ce fut un événement. Jacques, à cette
occasion, redevint pour un jour le Jacques d'autrefois, le Jacques du
cartonnage et des petits pots de colle. Il me relia un magnifique cahier
sur lequel il voulut recopier mon poème de sa propre main; et c'étaient
à chaque vers des cris d'admiration, des trépignements d'enthousiasme...
Moi, j'avais moins de confiance dans mon oeuvre. Jacques m'aimait trop;
je me méfiais de lui. J'aurais voulu faire lire mon poème à quelqu'un
d'impartial et de sûr. Le diable, c'est que je ne connaissais personne.

Pourtant, à la crémerie, les occasions ne m'avaient pas manqué de faire
des connaissances. Depuis que nous étions riches, je mangeais à table
d'hôte, dans la salle du fond. Il y avait là une vingtaine de jeunes
gens, des écrivains, des peintres, des architectes, ou pour mieux dire
de la graine de tout cela.--Aujourd'hui la graine a monté; quelques-uns
de ces jeunes gens sont devenus célèbres, et quand je vois leurs noms
dans les journaux, cela me crève le coeur, moi qui ne suis rien.--A mon
arrivée à la table, tout ce jeune monde m'accueillit à bras ouverts;
mais comme j'étais trop timide pour me mêler aux discussions, on
m'oublia vite, et je fus aussi seul au milieu d'eux tous que je l'étais
à ma petite table, dans la salle commune. J'écoutais; je ne parlais
pas...

Une fois par semaine, nous avions à dîner avec nous un poète très fameux
dont je ne me rappelle plus le nom, mais que ces messieurs appelaient
Baghavat, du titre d'un de ses poèmes. Ces jours-là on buvait du
bordeaux à dix-huit sous; puis, le dessert venu, le grand Baghavat
récitait un poème indien. C'était sa spécialité, les poèmes indiens.
Il en avait un intitulé _Lakçamana_, un autre _Daçaratha_, un autre
_Kalatçala_, un autre _Bhagiratha_, et puis _Çudra, Cunocépa,
Viçvamitra_...; mais le plus beau de tous était encore _Baghavat_. Ah!
quand le poète récitait _Baghavat_, toute la salle du fond croulait. On
hurlait, on trépignait, on montait sur les tables. J'avais à ma droite
un petit architecte à nez rouge qui sanglotait dès le premier vers et
tout le temps s'essuyait les yeux avec ma serviette...

Moi, par entraînement, je criais plus fort que tout le monde: mais, au
fond, je n'étais pas fou de Baghavat. En somme, ces poèmes indiens se
ressemblaient tous. C'était toujours un lotus, un condor, un éléphant
et un buffle; quelquefois, pour changer, les lotus s'appelaient lotos;
mais, à part cette variante, toutes ces rapsodies se valaient: ni
passion, ni vérité, ni fantaisie. Des rimes sur des rimes. Une
mystification... Voilà ce qu'en moi-même je pensais du grand Baghavat;
et je l'aurais peut-être jugé avec moins de sévérité si on m'avait à mon
tour demandé quelques vers; mais on ne me demandait rien, et cela me
rendait impitoyable... Du reste, je n'étais pas le seul de mon avis sur
la poésie hindoue. J'avais mon voisin de gauche qui n'y mordait pas non
plus... Un singulier personnage, mon voisin de gauche: huileux, râpé,
luisant, avec un grand front chauve et une longue barbe où couraient
toujours quelques fils de vermicelle. C'était le plus vieux de la table
et de beaucoup aussi le plus intelligent. Comme tous les grands esprits,
il parlait peu, ne se prodiguait pas. Chacun le respectait. On disait
de lui: «Il est très fort... c'est un penseur.» Moi, de voir la grimace
ironique qui tordait sa bouche en écoutant les vers du grand Baghavat,
j'avais conçu de mon voisin de gauche la plus haute opinion. Je pensais:
«Voilà un homme de goût... Si je lui disais mon poème!»

Un soir--comme on se levait de table--, je fis apporter un flacon
d'eau-de-vie, et j'offris au penseur de prendre un petit verre avec
moi. Il accepta, je connaissais son vice. Tout en buvant, j'amenai la
conversation sur le grand Baghavat, et je commençai par dire beaucoup de
mal des lotus, des condors, des éléphants et des buffles.

--C'était de l'audace, les éléphants sont si rancuniers!...

--Pendant que je parlais, le penseur se versait de l'eau-de-vie sans
rien dire. De temps en temps, il souriait et remuait approbativement la
tête en faisant: «Oua... oua...» Enhardi par ce premier succès, je lui
avouai que moi aussi j'avais composé un grand poème et que je désirais
le lui soumettre. «Oua... oua...», fit encore le penseur sans
sourciller. En voyant mon homme si bien disposé, je me dis: «C'est le
moment!» et je tirai mon poème de ma poche. Le penseur, sans s'émouvoir,
se versa un cinquième petit verre, me regarda tranquillement dérouler
mon manuscrit; mais, au moment suprême il posa sa main de vieil ivrogne
sur ma manche: «Un mot, jeune homme, avant de commencer... Quel est
votre criterium?»

Je le regardai avec inquiétude.

«Votre criterium!... fit le terrible penseur en haussant la voix. Quel
est votre criterium?»

Hélas! mon criterium!... je n'en avais pas, je n'avais jamais songé à en
avoir un; et cela se voyait du reste, à mon oeil étonné, à ma rougeur, à
ma confusion.

Le penseur se leva indigné: «Comment! malheureux jeune homme, vous
n'avez pas de criterium!... Inutile alors de me lire votre poème... je
sais d'avance ce qu'il vaut.» Là-dessus, il se versa coup sur coup deux
ou trois petits verres qui restaient encore au fond de la bouteille,
prit son chapeau et sortit en roulant des yeux furibonds.

Le soir, quand je contai mon aventure à l'ami Jacques, il entra dans une
belle colère. «Ton penseur est un imbécile, me dit-il... Qu'est-ce que
cela fait d'avoir un criterium?... Les bengalis en ont-ils un?... Un
criterium! qu'est-ce que c'est que ça?... Où ça se fabrique-t-il? A-t-on
jamais vu?... Marchand de criterium, va!...» Mon brave Jacques! il en
avait les larmes aux yeux, de l'affront que mon chef-d'oeuvre et moi
nous venions de subir. «Ecoute, Daniel! reprit-il au bout d'un moment,
j'ai une idée... Puisque tu veux lire ton poème si tu le lisais chez
Pierrotte, un dimanche?...

--Chez Pierrotte?... Oh! Jacques!

--Pourquoi pas?... Dame! Pierrotte n'est pas un aigle, mais ce n'est pas
une taupe non plus. Il a le sens très net, très droit... Camille, elle,
serait un juge excellent, quoiqu'un peu prévenu... La dame de grand
mérite a beaucoup lu... Ce vieil oiseau de père Lalouette lui-même n'est
pas si fermé qu'il en a l'air... D'ailleurs Pierrotte connaît à
Paris des personnes très distinguées qu'on pourrait inviter pour ce
soir-là?... Qu'en dis-tu? Veux-tu que je lui en parle?..»

Cette idée d'aller chercher des juges au passage du Saumon ne me
souriait guère; pourtant j'avais une telle démangeaison de lire mes
vers, qu'après avoir un brin rechigné, j'acceptai la proposition de
Jacques. Dès le lendemain il parla à Pierrotte. Que le bon Pierrotte eût
exactement compris ce dont il s'agissait, voilà ce qui est fort douteux;
mais comme il voyait là une occasion d'être agréable aux enfants de
mademoiselle, le brave homme dit «oui» sans hésiter, et tout de suite on
lança des invitations.

Jamais le petit salon jonquille ne s'était trouvé à pareille fête.
Pierrotte, pour me faire honneur, avait invité ce qu'il y a de mieux
dans le monde de la porcelaine. Le soir de la lecture, nous avions là,
en dehors du personnel accoutumé, M. et Mme Passajon, avec leur fils
le vétérinaire, un des plus brillants élèves de l'École d'Alfort;
Ferrouillat cadet, franc-maçon, beau parleur, qui venait d'avoir
un succès de tous les diables à la loge du Grand-Orient; puis les
Fougeroux, avec leurs six demoiselles rangées en tuyaux d'orgue, et
enfin Ferrouillat l'aîné, un membre du Caveau, l'homme de la soirée.
Quand je me vis en face de cet important aréopage, vous pensez si je fus
ému. Comme on leur avait dit qu'ils étaient là pour juger un ouvrage de
poésie, tous ces braves gens avaient cru devoir prendre des physionomies
de circonstance, froides, éteintes, sans sourires. Ils parlaient entre
eux à voix basse et gravement, en remuant la tête comme des magistrats.
Pierrotte, qui n'y mettait pas tant de mystère, les regardait tous d'un
air étonné... Quand tout le monde fut arrivé, on se plaça. J'étais
assis, le dos au piano; l'auditoire en demi-cercle autour de moi, à
l'exception du vieux Lalouette, qui grignotait son sucre à la place
habituelle. Après un moment de tumulte, le silence se fit, et d'une voix
émue je commençai mon poème...

C'était un poème dramatique; pompeusement intitulé _La Comédie
pastorale_... Dans les premiers jours de sa captivité au collège
de Sarlande, le petit Chose s'amusait à raconter à ses élèves des
historiettes fantastiques, pleines de grillons, de papillons et autres
bestioles. C'est avec trois de ces petits contes, dialogués et mis en
vers, que j'avais fait _La Comédie pastorale_. Mon poème était divisé en
trois parties; mais ce soir-là, chez Pierrotte, je ne leur lus que la
première partie. Je demande la permission de transcrire ici ce
fragment de _La Comédie pastorale_, non pas comme un morceau choisi de
littérature, mais seulement comme pièces justificatives à joindre à
l'_Histoire du petit Chose_. Figurez-vous pour un moment, mes chers
lecteurs, que vous êtes assis en rond dans le petit salon jonquille, et
que Daniel Eyssette tout tremblant récite devant vous.

LES AVENTURES D'UN PAPILLON BLEU

Le théâtre représente la campagne. Il est six heures du soir; le soleil
s'en va. Au lever du rideau, un Papillon bleu et une jeune Bête à bon
Dieu, du sexe mâle, causent à cheval sur un brin de fougère. Ils se sont
rencontrés le matin, et ont passé la journée ensemble. Comme il est
tard, la Bête à bon Dieu fait mine de se retirer.

LE PAPILLON

Quoi! tu t'en vas déjà?...

LA BÊTE A BON DIEU

Dame! il faut que je rentre; Il est tard, songez donc!

LE PAPILLON

Attends un peu, que diantre! Il n'est jamais trop tard pour retourner
chez soi... Moi d'abord, je m'ennuie à ma maison; et toi? C'est si bête
une porte, un mur, une croisée, Quand au-dehors on a le soleil, la rosée
Et les coquelicots, et le grand air, et tout. Si les coquelicots ne sont
pas de ton goût, Il faut le dire...

LA BÊTE A BON DIEU

Hélas! monsieur, je les adore.

LE PAPILLON

Eh bien! alors, nigaud, ne t'en va pas encore; Reste avec moi. Tu vois!
il fait bon; l'air est doux.

LA BÊTE À BON DIEU

Oui, mais...

LE PAPILLON, la poussant dans l'herbe.

Hé! roule-toi dans l'herbe; elle est à nous.

LA BÊTE A BON DIEU, se débattant.

Non! laissez-moi; parole! il faut que je m'en aille.

LE PAPILLON

Chut! Entends-tu?

LA BÊTE A BON DIEU, effrayée.

Quoi donc?

LE PAPILLON

Cette petite caille, Qui chante en se grisant dans la vigne à côté...
Hein! la bonne chanson pour ce beau soir d'été, Et comme c'est joli, de
la place où nous sommes!...

LA BÊTE A BON DIEU

Sans doute, mais...

LE PAPILLON

Tais-toi.

LA BÊTE A BON DIEU

Quoi donc?

LE PAPILLON

Voilà des hommes. (Passent des hommes.)

LA BÊTE A BON DIEU, bas, après un silence.

L'homme, c'est très méchant, n'est-ce pas?

LE PAPILLON

Très méchant.

LA BÊTE A BON DIEU

J'ai toujours peur qu'un d'eux m'aplatisse en marchant; Ils ont de si
gros pieds, et moi des reins si frêles... Vous, vous n'êtes pas grand,
mais vous avez des ailes; C'est énorme!

LE PAPILLON

Parbleu! mon cher, si ces lourdauds De paysans te font peur, grimpe-moi
sur le dos; Je suis très fort des reins, moi! je n'ai pas des ailes
En pelure d'oignon comme les demoiselles, Et je veux te porter où tu
voudras, aussi Longtemps que tu voudras.

LA BÊTE A BON DIEU

Oh! non, monsieur, merci! Je n'oserai jamais...!

LE PAPILLON

C'est donc bien difficile De grimper là?

LA BÊTE A BON DIEU

Non, mais...

LE PAPILLON

Grimpe donc, imbécile!

LA BÊTE A BON DIEU

Vous me ramènerez chez moi, bien entendu; Car, sans cela...

LE PAPILLON

Sitôt parti, sitôt rendu.

LA BÊTE A BON DIEU, grimpant sur son camarade.

C'est que le soir, chez nous, nous faisons la prière. Vous comprenez?

LE PAPILLON

Sans doute... Un peu plus en arrière. Là... Maintenant, silence à bord!
je lâche tout.

(Prrt! Ils s'envolent; le dialogue continue en l'air.)

Mon cher, c'est merveilleux; tu n'es pas lourd du tout.

LA BÊTE A BON DIEU, effrayée.

Ah!... monsieur...

LE PAPILLON

Eh bien! quoi?

LA BÊTE A BON DIEU

Je n'y vois plus... la tête Me tourne; je voudrais bien descendre...

LE PAPILLON

Es-tu bête! Si la tête te tourne, il faut fermer les yeux. Les as-tu
fermés?

LA BÊTE A BON DIEU, fermant les yeux

Oui...

LE PAPILLON

Ça va mieux?

LA BÊTE A BON DIEU, avec effort.

Un peu mieux.

LE PAPILLON, riant sous cape.

Décidément on est mauvais aéronaute Dans ta famille...

LA BÊTE A BON DIEU

Oh! oui...

LE PAPILLON

Ce n'est pas votre faute Si le guide-ballon n'est pas encore trouvé.

LA BÊTE A BON DIEU

Oh! non...

LE PAPILLON

Çà, monseigneur, vous êtes arrivé. (Il se pose sur un Muguet.)

LA BÊTE A BON DIEU, ouvrant les yeux.

Pardon! mais... ce n'est pas ici que je demeure.

LE PAPILLON

Je sais; mais comme il est encore de très bonne heure Je t'ai mené chez
un Muguet de mes amis. On va se rafraîchir le bec;--c'est bien permis...

LA BÊTE A BON DIEU

Oh! je n'ai pas le temps...

LE PAPILLON

Bah! rien qu'une seconde...

LA BÊTE A BON DIEU

Et puis, je ne suis pas reçu, moi, dans le monde...

LE PAPILLON

Viens donc! je te ferai passer pour mon bâtard; Tu seras bien reçu,
va!...

LA BÊTE A BON DIEU

Puis, c'est qu'il est tard.

LE PAPILLON

Eh! non! il n'est pas tard; écoute la cigale...

LA BÊTE A BON DIEU, à voix basse.

Puis... je... n'ai pas d'argent...

LE PAPILLON, l'entraînant:

Viens! le Muguet régale. (Ils entrent chez le Muguet.)--La toile tombe.

Au second acte, quand le rideau se lève, il fait presque nuit... On voit
les deux camarades sortir de chez le Muguet... La Bête à bon Dieu est
légèrement ivre.

LE PAPILLON, tendant le dos.

Et maintenant, en route!

LA BÊTE A BON DIEU, grimpant bravement.

En route!

LE PAPILLON

Eh bien! comment Trouves-tu mon Muguet?

LA BÊTE A BON DIEU

Mon cher, il est charmant; Il vous livre sa cave et tout sans vous
connaître...

LE PAPILLON, regardant le ciel.

Oh! oh! Phoebé qui met le nez à sa fenêtre; Il faut nous dépêcher...

LA BÊTE A BON DIEU

Nous dépêcher, pourquoi?

LE PAPILLON

Tu n'es donc plus pressé de retourner chez toi?...

LA BÊTE A BON DIEU

Oh! pourvu que j'arrive à temps pour la prière... D'ailleurs, ce n'est
pas loin, chez nous,... c'est là derrière.

LE PAPILLON

Si tu n'es pas pressé; je ne le suis pas, moi.

LA BÊTE A BON DIEU, avec effusion.

Quel bon enfant tu fais!... Je ne sais pas pourquoi Tout le monde
n'est pas ton ami sur la terre. On dit de toi: «C'est un bohème; un
réfractaire! Un poète! un sauteur!...»

LE PAPILLON

Tiens! tiens.! et qui dit ça?

LA BÊTE A BON DIEU

Mon Dieu! le Scarabée...

LE PAPILLON

Ah! oui, ce gros poussah. Il m'appelle sauteur, parce qu'il a du ventre.

LA BÊTE A BON DIEU

C'est qu'il n'est pas le seul qui te déteste...

LE PAPILLON

Ah! dis.

LA BÊTE A BON DIEU

Ainsi, les Escargots ne sont pas tes amis, Va! ni les Scorpions, pas
même les Fourmis.

LE PAPILLON

Vraiment?

LA BÊTE A BON DIEU, confidentielle.

Ne fais jamais la cour à l'Araignée; Elle te trouve affreux.

LE PAPILLON

On l'a mal renseignée.

LA BÊTE A BON DIEU

Hé! les Chenilles sont un peu de son avis...

LE PAPILLON

Je crois bien!... Mais, dis-moi! dans le monde où tu vis, Car enfin tu
n'es pas du monde des Chenilles, Suis-je aussi mal vu?...

LA BÊTE A BON DIEU

Dame! c'est selon les familles, La jeunesse est pour toi; les vieux, en
général, Trouvent que tu n'as pas assez de sens moral.

LE PAPILLON, tristement.

Je vois que je n'ai pas beaucoup de sympathies. En somme...

LA BÊTE A BON DIEU

Ma foi! non, mon pauvre! Les Orties T'en veulent. Le Crapaud te hait;
jusqu'au Grillon, Quand il parle de toi, qui dit: «Ce p... p...
Papillon!»

LE PAPILLON

Est-ce que tu me hais, toi, comme tous ces drôles?

LA BÊTE A BON DIEU

Moi... Je t'adore; on est si bien sur tes épaules! Et puis, tu me
conduis toujours chez les Muguets. C'est amusant!... Dis donc, si je te
fatiguais, Nous pourrions faire encore une petite pause Quelque part...
Tu n'es pas fatigué, je suppose?

LE PAPILLON

Je te trouve un peu lourd, ce n'est pas l'embarras.

LA BÊTE A BON DIEU, montrant des Muguets.

Alors, entrons ici, tu te reposeras.

LE PAPILLON

Ah! merci!... des Muguets, toujours la même chose J'aime bien mieux à
côté...

LA BÊTE A BON DIEU, toute rouge.

Chez la Rose?... Oh! non, jamais...

LE PAPILLON, l'entraînant.

Viens donc! on ne nous verra pas. (Ils entrent discrètement chez la
Rose.)--La toile tombe.

Au troisième acte...

Mais je ne voudrais pas, mes chers lecteurs, abuser plus longtemps de
votre patience. Les vers, par le temps qui court, n'ont pas le don de
plaire, je le sais. Aussi, j'arrête là mes citations, et je vais me
contenter de raconter sommairement le reste de mon poème.

Au troisième acte, il est nuit tout à fait... Les deux camarades sortent
ensemble de chez la Rose... Le Papillon veut ramener la Bête à bon Dieu
chez ses parents; mais celle-ci s'y refuse; elle est complètement ivre,
fait des cabrioles sur l'herbe et pousse des cris séditieux... Le
Papillon est obligé de l'emporter chez elle. On se sépare sur la porte,
en se promettant de se revoir bientôt... Et alors le Papillon s'en va
tout seul, dans la nuit. Il est un peu ivre, lui aussi; mais son ivresse
est triste: il se rappelle les confidences de la Bête à bon Dieu, et se
demande amèrement pourquoi tant de monde le déteste, lui qui jamais n'a
fait de mal à personne... Ciel sans lune, le vent souffle, la campagne
est toute noire... Le Papillon a peur, il a froid; mais il se console en
songeant que son camarade est en sûreté, au fond d'une couchette bien
chaude... Cependant, on entrevoit dans l'ombre de gros oiseaux de nuit
qui traversent la scène d'un vol silencieux. L'éclair brille. Des bêtes
méchantes embusquées sous des pierres, ricanent en se montrant le
Papillon. «Nous le tenons!» disent-elles. Et tandis que l'infortuné va
de droite et de gauche, plein d'effroi, un Chardon au passage le larde
d'un grand coup d'épée, un Scorpion l'éventre avec ses pinces, une
grosse Araignée velue lui arrache un pan de son manteau de satin bleu,
et, pour finir, une Chauve-Souris lui casse les reins d'un coup d'aile.
Le Papillon tombe, blessé à mort... Tandis qu'il râle sur l'herbe, les
Orties se réjouissent, et les Crapauds disent: «C'est bien fait!»

A l'aube, les Fourmis, qui vont au travail avec leurs saquettes et leurs
gourdes, trouvent le cadavre au bord du chemin. Elles le regardent à
peine et s'éloignent sans vouloir l'enterrer. Les Fourmis ne travaillent
pas pour rien... Heureusement une confrérie de Nécrophores vient à
passer par là. Ce sont, comme vous savez, de petites bêtes noires qui
ont fait voeu d'ensevelir les morts... Pieusement, elles s'attellent au
Papillon défunt et le traînent vers le cimetière... Une foule curieuse
se presse sur leur passage, et chacun fait des réflexions à haute
voix... Les petits Grillons bruns, assis au soleil devant leurs portes,
disent gravement: «Il aimait trop les fleurs!--Il courait trop la nuit!»
ajoutent les Escargots, et les Scarabées à gros ventre se dandinent dans
leurs habits d'or en grommelant: «Trop bohème! trop bohème!» Parmi toute
cette foule, pas un mot de regret pour le pauvre mort; seulement, dans
les plaines d'alentour, les grands lis ont fermé et les cigales ne
chantent pas.

La dernière scène se passe dans le cimetière des Papillons. Après que
les Nécrophores ont fait leur oeuvre, un Hanneton solennel, qui a suivi
le convoi, s'approche de la fosse, et, se mettant sur le dos, commence
l'éloge du défunt. Malheureusement la mémoire lui manque; il reste là
les pattes en l'air, gesticulant pendant une heure et s'entortillant
dans ses périodes... Quand l'orateur a fini, chacun se retire, et alors
dans le cimetière désert, on voit la Bête à bon Dieu des premières
scènes sortir de derrière une tombe. Tout en larmes, elle s'agenouille
sur la terre fraîche de la fosse et dit une prière touchante pour son
pauvre petit camarade qui est là.



IX

TU VENDRAS DE LA PORCELAINE

Au dernier vers de mon poème, Jacques, enthousiasmé, se leva pour crier
bravo; mais il s'arrêta net en voyant la mine effarée de tous ces braves
gens.

En vérité, je crois que le cheval de feu de l'Apocalypse, faisant
irruption au milieu du petit salon jonquille, n'y aurait pas causé plus
de stupeur que mon papillon bleu. Les Passajon, les Fougeroux, tout
hérissés de ce qu'ils venaient d'entendre, me regardaient avec de gros
yeux ronds; les deux Ferrouillat se faisaient des signes. Personne ne
soufflait mot. Pensez comme j'étais à l'aise...

Tout à coup, au milieu du silence et de la consternation générale, une
voix--et quelle voix!--blanche, terne, froide, sans timbre, une voix
de fantôme, sortit de derrière le piano et me fit tressaillir sur ma
chaise. C'était la première fois, depuis dix ans, qu'on entendait parler
l'homme à la tête d'oiseau, le vénéré Lalouette: «Je suis bien content
qu'on ait tué le papillon, dit le singulier vieillard en grignotant son
sucre d'un air féroce; je ne les aime pas, moi, les papillons!...»

Tout le monde se mit à rire, et la discussion s'engagea sur mon poème.

Le membre du Caveau trouvait l'oeuvre un peu trop longue et
m'engagea beaucoup à la réduire en une ou deux chansonnettes, genre
essentiellement français. L'élève d'Alfort, savant naturaliste, me fit
observer que les bêtes à bon Dieu avaient des ailes, ce qui enlevait
toute vraisemblance à mon affabulation. Ferrouillat cadet prétendait
avoir lu tout cela quelque part. «Ne les écoute pas, me dit Jacques à
voix basse, c'est un chef-d'oeuvre.» Pierrotte, lui, ne disait rien; il
paraissait très occupé. Peut-être le brave homme, assis à côté de sa
fille tout le temps de la lecture, avait-il senti trembler dans ses
mains une petite main trop impressionnable ou surpris au passage
un regard noir enflammé; toujours est-il que ce jour-là Pierrotte
avait--c'est bien le cas de le dire--un air fort singulier, qu'il resta
collé tout le soir au canezou de sa demoiselle, que je ne pus dire un
seul mot aux yeux noirs, et que je me retirai de très bonne heure, sans
vouloir entendre une chansonnette nouvelle du membre du Caveau, qui ne
me le pardonna jamais.

Deux jours après cette lecture mémorable, je reçus de Mlle Pierrotte un
billet aussi court qu'éloquent: «Venez vite, mon père sait tout.» Et
plus bas, mes chers yeux noirs avaient signé: «Je vous aime.»

Je fus un peu troublé, je l'avoue, par cette grosse nouvelle. Depuis
deux jours, je courais les éditeurs avec mon manuscrit, et je m'occupais
beaucoup moins des yeux noirs que de mon poème. Puis l'idée d'une
explication avec ce gros Cévenol de Pierrotte ne me souriait guère...
Aussi, malgré le pressant appel des yeux noirs, je restai quelque temps
sans retourner _là-bas_, me disant à moi-même pour me rassurer sur mes
intentions: «Quand j'aurai vendu mon poème.» Malheureusement je ne le
vendis pas.

En ce temps-là--je ne sais pas si c'est encore la même chose
aujourd'hui--, MM. les éditeurs étaient des gens très doux, très polis,
très généreux, très accueillants; mais ils avaient un défaut capital: on
ne les trouvait jamais chez eux. Comme certaines étoiles trop menues qui
ne se révèlent qu'aux grosses lunettes de l'Observatoire, ces messieurs
n'étaient pas visibles pour la foule. N'importe l'heure où vous
arriviez, on vous disait toujours de revenir... Dieu! que j'en ai couru
de ces boutiques! que j'en ai tourné de ces boutons de portes vitrées!
que j'en ai fait de ces stations aux devantures des libraires, à me
dire, le coeur battant: «Entrerai-je? n'entrerai-je pas?» A l'intérieur,
il faisait chaud. Cela sentait le livre neuf. C'était plein de petits
hommes chauves, très affairés, qui vous répondaient de derrière un
comptoir, du haut d'une échelle double. Quant à l'éditeur, invisible...
Chaque soir, je revenais à la maison, triste, las, énervé. «Courage! me
disait Jacques, tu seras plus heureux demain.» Et, le lendemain, je me
remettais en campagne, armé de mon manuscrit! De jour en jour, je le
sentais devenir plus pesant, plus incommode. D'abord je le portais sous
mon bras, fièrement, comme un parapluie neuf; mais à la fin j'en
avais honte, et je le mettais dans ma poitrine, avec ma redingote
soigneusement boutonnée par-dessus.

Huit jours se passèrent ainsi. Le dimanche arriva. Jacques, selon sa
coutume, alla dîner chez Pierrotte; mais il y alla seul. J'étais si
las de ma chasse aux étoiles invisibles, que je restai couché tout le
jour... Le soir, en rentrant, il vint s'asseoir au bord de mon lit et me
gronda doucement:

«Ecoute, Daniel! tu as bien tort de ne pas aller _là-bas_. Les yeux
noirs pleurent, se désolent; ils meurent de ne pas te voir... Nous avons
parlé de toi toute la soirée... Ah! brigand, comme elle t'aime!»

La pauvre mère Jacques avait les larmes aux yeux en disant cela.

«Et Pierrotte? demandai-je timidement. Pierrotte, qu'est-ce qu'il
dit?...

--Rien... Il a seulement paru très étonné de ne pas te voir... Il faut y
aller, mon Daniel; tu iras, n'est-ce pas?

--Dès demain, Jacques; je te le promets.»

Pendant que nous causions, Coucou-Blanc, qui venait de rentrer
chez elle, entama son interminable chanson... _Tolocototignan!
tolocototignan!_... Jacques se mit à rire: «Tu ne sais pas, me dit-il
à voix basse, les yeux noirs sont jaloux de notre voisine. Ils croient
qu'elle est leur rivale... J'ai eu beau dire ce qu'il en était, on n'a
pas voulu m'entendre... Les yeux noirs jaloux de Coucou-Blanc! c'est
drôle, n'est-ce pas?» Je fis semblant de rire comme lui; mais, dans
moi-même, j'étais plein de honte en songeant que c'était bien ma faute
si les yeux noirs étaient jaloux de Coucou-Blanc.

Le lendemain, dans l'après-midi, je m'en allai passage du Saumon.
J'aurais voulu monter tout droit au quatrième et parler aux yeux noirs
avant de voir Pierrotte; mais le Cévenol me guettait à la porte du
passage, et je ne pus l'éviter. Il fallut entrer dans la boutique et
m'asseoir à côté de lui, derrière le comptoir. De temps en temps, un
petit air de flûte nous arrivait discrètement de l'arrière-magasin.

«Monsieur Daniel, me dit le Cévenol avec une assurance de langage et une
facilité d'élocution que je ne lui avais jamais connues, ce que je veux
savoir de vous est très simple, et je n'irai pas par quatre chemins.
C'est bien le cas de le dire... la petite vous aime d'amour... Est-ce
que vous l'aimez vraiment, vous aussi?

--De toute mon âme, monsieur Pierrotte.

--Alors, tout va bien. Voici ce que j'ai à vous proposer... Vous êtes
trop jeune et la petite aussi pour songer à vous marier d'ici trois ans.
C'est donc trois années que vous avez devant vous pour vous faire une
position... Je ne sais pas si vous comptez rester toujours dans le
commerce des papillons bleus; mais je sais bien ce que je ferais à
votre place... C'est bien le cas de le dire, je planterais là mes
historiettes, j'entrerais dans l'ancienne maison Lalouette, je me
mettrais au courant du petit train-train de la porcelaine, et je
m'arrangerais pour que, dans trois ans, Pierrotte qui devient vieux, pût
trouver en moi un associé en même temps qu'un gendre... Hein? Qu'est-ce
que vous dites de ça, compère?»

Là-dessus, Pierrotte m'envoya un grand coup de coude et se mit à rire,
mais à rire... Bien sûr, qu'il croyait me combler de joie, le pauvre
homme, en m'offrant de vendre de la porcelaine à ses côtés. Je n'eus pas
le courage de me fâcher, pas même celui de répondre; j'étais atterré...

Les assiettes, les verres peints, les globes d'albâtre, tout dansait
autour de moi. Sur une étagère, en face du comptoir, des bergers et
des bergères, en biscuit de couleurs tendres, me regardaient d'un air
narquois et semblaient me dire en brandissant leurs houlettes: «Tu
vendras de la porcelaine!» Un peu plus loin, les magots chinois en robes
violettes remuaient leurs caboches vénérables, comme pour approuver
ce qu'avaient dit les bergers: «Oui... oui... tu vendras de la
porcelaine!...» Et là-bas, dans le fond, la flûte ironique et sournoise
sifflotait doucement: «Tu vendras de la porcelaine... tu vendras de la
porcelaine...» C'était à devenir fou.

Pierrotte crut que l'émotion et la joie m'avaient coupé la parole.

«Nous causerons de cela ce soir, me dit-il pour me donner le loisir de
me remettre... Maintenant, montez vers la petite... C'est bien le cas de
le dire... le temps doit lui sembler long.»

Je montai vers la petite, que je trouvai installée dans le salon
jonquille, à broder ses éternelles pantoufles en compagnie de la dame de
grand mérite... Que ma chère Camille me pardonne! jamais Mlle Pierrotte
ne me parut si Pierrotte que ce jour-là; jamais sa façon tranquille de
tirer l'aiguille et de compter ses points à haute voix ne me causa tant
d'irritation. Avec ses petits doigts rouges, sa joue en fleur, son air
paisible, elle ressemblait à une de ces bergères en biscuit colorié qui
venaient de me crier d'une façon si impertinente: «Tu vendras de la
porcelaine!» Par bonheur, les yeux noirs étaient là, eux aussi, un peu
voilés, un peu mélancoliques, mais si naïvement joyeux de me revoir
que je me sentis tout ému. Cela ne dura pas longtemps. Presque sur mes
talons, Pierrotte fit son entrée. Sans doute il n'avait plus autant de
confiance dans la dame de grand mérite.

A partir de ce moment, les yeux noirs disparurent et sur toute la
ligne la porcelaine triompha. Pierrotte était très gai, très bavard,
insupportable: les «c'est bien le cas de le dire» pleuvaient plus drus
que giboulée. Dîner bruyant, beaucoup trop long... En sortant de table,
Pierrotte me prit à part pour me rappeler sa proposition. J'avais eu
le temps de me remettre, et je lui dis avec assez de sang-froid que la
chose demandait réflexion et que je lui répondrais dans un mois.

Le Cévenol fut certainement très étonné de mon peu d'empressement à
accepter ses offres, mais il eut le bon goût de n'en rien laisser
paraître.

«C'est entendu, me dit-il, dans un mois.» Et il ne fut plus question
de rien... N'importe! le coup était porté. Pendant toute la soirée, le
sinistre et fatal «Tu vendras de la porcelaine» retentit à mon oreille.
Je l'entendais dans le grignotement de la tête d'oiseau qui venait
d'entrer avec Mme Lalouette et s'était installé au coin du piano, je
l'entendais dans les roulades du joueur de flûte, dans la _Rêverie de
Rosellen_ que Mlle Pierrotte ne manqua pas de jouer; je le lisais dans
les gestes de toutes ces marionnettes bourgeoises, dans la coupe de
leurs vêtements, dans le dessin de la tapisserie, dans l'allégorie de la
pendule--Vénus cueillant une rose d'où s'envole un Amour dédoré--, dans
la forme des meubles, dans les moindres détails de cet affreux salon
jonquille où les mêmes gens disaient tous les soirs les mêmes choses, où
le même piano jouait tous les soirs la même rêverie, et que l'uniformité
de ses soirées faisait ressembler à un tableau à musique. Le salon
jonquille, un tableau à musique!... Où vous cachiez-vous donc, beaux
yeux noirs?...

Lorsque au retour de cette ennuyeuse soirée, je racontai à ma mère
Jacques les propositions de Pierrotte, il en fut encore plus indigné que
moi:

«Daniel Eyssette, marchand de porcelaine!... Par exemple, je voudrais
bien voir cela! disait le brave garçon, tout rouge de colère... C'est
comme si on proposait à Lamartine de vendre des paquets d'allumettes, ou
à Sainte-Beuve de débiter des petits balais de crin... Vieille bête de
Pierrotte, va!... Après tout, il ne faut pas lui en vouloir; il ne sait
pas, ce pauvre homme. Quand il verra le succès de ton livre et les
journaux tout remplis de toi, il changera joliment de gamme.

--Sans doute, Jacques; mais pour que les journaux parlent de moi, il
faut que mon livre paraisse, et je vois bien qu'il ne paraîtra pas...
Pourquoi?... Mais, mon cher, parce que je ne peux pas mettre la main sur
un éditeur et que ces gens-là ne sont jamais chez eux pour les poètes.
Le grand Baghavat lui-même est obligé d'imprimer ses vers à ses frais.

--Eh bien, nous ferons comme lui, dit Jacques en frappant du poing sur
la table; nous imprimerons à nos frais.»

Je le regarde avec stupéfaction:

«A nos frais...

--Oui, mon petit, à nos frais... Tout juste, le marquis fait imprimer
en ce moment le premier volume de ses mémoires... Je vois son imprimeur
tous les jours... C'est un Alsacien qui a le nez rouge et l'air bon
enfant. Je suis sûr qu'il nous fera crédit... Pardieu! nous le paierons,
à mesure que ton volume se vendra... Allons! voilà qui est dit; dès
demain je vais voir mon homme.»

Effectivement Jacques, le lendemain, va trouver l'imprimeur et revient
enchanté: «C'est fait, me dit-il d'un air de triomphe; on met ton
livre à l'impression demain. Cela nous coûtera neuf cents francs, une
bagatelle. Je ferai des billets de trois cents francs, payables de trois
en trois mois. Maintenant, suis bien mon raisonnement. Nous vendons le
volume trois francs, nous tirons à mille exemplaires; c'est donc trois
mille francs que ton livre doit nous rapporter... tu m'entends bien,
trois mille francs. Là-dessus, nous payons l'imprimeur, plus la remise
d'un franc par exemplaire aux libraires qui vendront l'ouvrage, plus
l'envoi aux journalistes... Il nous restera, clair comme de l'eau de
roche, un bénéfice de onze cents francs. Hein? C'est joli pour un
début...»

Si c'était joli, je crois bien!... Plus de chasse aux étoiles
invisibles, plus de stations humiliantes aux portes des librairies,
et par-dessus le marché onze cents francs à mettre de côté pour la
reconstruction du foyer... Aussi quelle joie, ce jour-là, dans le
clocher de Saint-Germain! Que de projets, que de rêves! Et puis les
jours suivants, que de petits bonheurs savourés goutte à goutte, aller
à l'imprimerie; corriger les épreuves, discuter la couleur de la
couverture, voir le papier sortir tout humide de la presse avec vos
pensées imprimées dessus, courir deux fois, trois fois chez le brocheur,
et revenir enfin avec le premier exemplaire qu'on ouvre en tremblant du
bout des doigts... Dites! est-il rien de plus délicieux au monde?

Pensez que le premier exemplaire de _La Comédie pastorale_ revenait de
droit aux yeux noirs. Je le leur portai le soir même, accompagné de la
mère Jacques qui voulait jouir de mon triomphe. Nous fîmes notre entrée
dans le salon jonquille, fiers et radieux. Tout le monde était là.

«Monsieur Pierrotte, dis-je au Cévenol, permettez-moi d'offrir ma
première oeuvre à Camille.» Et je mis mon volume dans une chère petite
main qui frémissait de plaisir. Oh! si vous aviez vu le joli merci que
les yeux noirs m'envoyèrent, et comme ils resplendissaient en lisant
mon nom sur la couverture. Pierrotte était moins enthousiasmé, lui. Je
l'entendis demander à Jacques combien un volume comme cela pouvait me
rapporter:

«Onze cents francs», répondit Jacques avec assurance.

Là-dessus, ils se mirent à causer longuement, à voix basse, mais je ne
les écoutai pas. J'étais tout à la joie de voir les yeux noirs abaisser
leurs grands cils de soie sur les pages de mon livre et les relever vers
moi avec admiration... Mon livre! les yeux noirs! deux bonheurs que je
devais à ma mère Jacques...

Ce soir-là, avant de rentrer, nous allâmes rôder dans les galeries de
l'Odéon pour juger de l'effet que _La Comédie pastorale_ faisait à
l'étalage des librairies.

«Attends-moi, me dit Jacques; je vais voir combien on en a vendu.»

Je l'attendis en me promenant de long en large, regardant du coin de
l'oeil certaine couverture verte à filets noirs qui s'épanouissait au
milieu de la devanture. Jacques vint me rejoindre au bout d'un moment;
il était pâle d'émotion.

--«Mon cher, me dit-il, on en a déjà vendu un. C'est de bon augure...»

Je lui serrai la main silencieusement. J'étais trop ému pour parler;
mais, à part moi, je me disais: «Il y a quelqu'un à Paris qui vient de
tirer trois francs de sa bourse pour acheter cette production de ton
cerveau, quelqu'un qui te lit, qui te juge... Quel est ce quelqu'un? Je
voudrais bien le connaître...» Hélas! pour mon malheur, j'allais bientôt
le connaître, ce terrible quelqu'un.

Le lendemain de l'apparition de mon volume, j'étais en train de
déjeuner à table d'hôte à côté du farouche penseur, quand Jacques, très
essoufflé, se précipita dans la salle:

«Grande nouvelle! me dit-il en m'entraînant dehors; je pars ce soir, à
sept heures, avec le marquis... Nous allons à Nice voir sa soeur, qui
est mourante... Peut-être resterons-nous longtemps... Ne t'inquiète pas
de ta vie... Le marquis double mes appointements. Je pourrai t'envoyer
cent francs par mois... Eh bien, qu'as-tu? Te voilà tout pâle. Voyons!
Daniel, pas d'enfantillage. Rentre là-dedans, achève de déjeuner et bois
une demi-bordeaux, afin de te donner du courage. Moi, je cours dire
adieu à Pierrotte, prévenir l'imprimeur, faire porter les exemplaires
aux journalistes... Je n'ai pas une minute... Rendez-vous à la maison à
cinq heures.»

Je le regardai descendre la rue Saint-Benoît à grandes enjambées, puis
je rentrai dans le restaurant; mais je ne pus rien manger ni boire, et
c'est le penseur qui vida la demi-bordeaux. L'idée que dans quelques
heures ma mère Jacques serait loin m'étreignait le coeur. J'avais beau
songer à mon livre, aux yeux noirs, rien ne pouvait me distraire de
cette pensée que Jacques allait partir et que je resterais seul, tout
seul dans Paris, maître de moi-même et responsable de toutes mes
actions.

Il me rejoignit à l'heure dite. Quoique très ému lui-même, il affecta
jusqu'au dernier moment la plus grande gaieté. Jusqu'au dernier moment
aussi il me montra la générosité de son âme et l'ardeur admirable qu'il
mettait à m'aimer. Il ne songeait qu'à moi, à mon bien-être, à ma vie.
Sous prétexte de faire sa malle, il inspectait mon linge, mes vêtements:

«Tes chemises sont dans ce coin, vois-tu, Daniel... tes mouchoirs à
côté, derrière les cravates.»

Comme je lui disais:

«Ce n'est pas ta malle que tu fais, Jacques; c'est mon armoire...»

Armoire et malle, quand tout fut prêt, on envoya chercher une voiture,
et nous partîmes pour la gare. En route, Jacques me faisait ses
recommandations. Il y en avait de tout genre:

«Écris-moi souvent... Tous les articles qui paraîtront sur ton volume,
envoie-les-moi, surtout celui de Gustave Planche. Je ferai un cahier
cartonné et je les collerai tous dedans. Ce sera le livre d'or de la
famille Eyssette... A propos, tu sais que la blanchisseuse vient le
mardi... Surtout ne te laisse pas éblouir par le succès... Il est clair
que tu vas en avoir un très grand, et c'est fort dangereux, les
succès parisiens. Heureusement que Camille sera là pour te garder des
tentations... Sur toute chose, mon Daniel, ce que je te demande, c'est
d'aller souvent là-bas et de ne pas faire pleurer les yeux noirs.»

A ce moment nous passions devant le Jardin des plantes. Jacques se mit à
rire.

«Te rappelles-tu, me dit-il, que nous avons passé ici une nuit, il y
a quatre ou cinq mois?... Hein?... Quelle différence entre le Daniel
d'alors et celui d'aujourd'hui... Ah! tu as joliment fait du chemin en
quatre mois!...»

C'est qu'il le croyait vraiment, mon brave Jacques, que j'avais fait
beaucoup de chemin; et moi aussi, pauvre niais, j'en étais convaincu.

Nous arrivâmes à la gare. Le marquis s'y trouvait déjà. Je vis de loin
ce drôle de petit homme, avec sa tête de hérisson blanc, sautillant de
long en large dans une salle d'attente.

«Vite, vite, adieu!» me dit Jacques. En prenant ma tête dans ses larges
mains, il m'embrassa trois ou quatre fois de toutes ses forces, puis
courut rejoindre son bourreau.

En le voyant disparaître, j'éprouvai une singulière sensation.

Je me trouvai tout à coup plus petit, plus chétif, plus timide, plus
enfant, comme si mon frère, en s'en allant, m'avait emporté la moelle
de mes os, ma force, mon audace et la moitié de ma taille. La foule qui
m'entourait me faisait peur. J'étais redevenu le petit Chose...

La nuit tombait. Lentement, par le plus long chemin, par les quais les
plus déserts, le petit Chose regagna son clocher. L'idée de se retrouver
dans cette chambre vide l'attristait horriblement. Il aurait voulu
rester dehors jusqu'au matin. Pourtant il fallait rentrer.

En passant devant la loge, le portier lui cria:

«Monsieur Eyssette, une lettre!...»

C'était un petit billet, élégant, parfumé, satiné; écriture de femme
plus fine, plus féline que celle des yeux noirs... De qui cela pouvait
bien être?... Vivement il rompit le cachet, et lut dans l'escalier à la
lueur du gaz:

  «Monsieur mon voisin,

  «_La Comédie pastorale_ est depuis hier sur ma table;
  mais il y manque une dédicace. Vous seriez bien aimable
  de venir la mettre ce soir, en prenant une tasse de thé...
  Vous savez! c'est entre artistes.

  «IRMA BOREL.»

  Et plus bas:

  «_La dame du premier._»

La dame du premier!... Quand le petit Chose lut cette signature, un
grand frisson lui courut par tout le corps. Il la revit telle qu'elle
lui était apparue un matin, descendant l'escalier dans un tourbillon de
velours, belle, froide, imposante, avec sa petite cicatrice blanche au
coin de la lèvre. Et de songer qu'une femme pareille avait acheté son
volume, son coeur bondissait d'orgueil.

Il resta là un moment, dans l'escalier, la lettre à la main, se
demandant s'il monterait chez lui ou s'il s'arrêterait au premier étage;
puis, tout à coup, la recommandation de Jacques lui revint à la mémoire:
«Surtout, Daniel, ne fais pas pleurer les yeux noirs.» Un secret
pressentiment l'avertit que s'il allait chez la dame du premier, les
yeux noirs pleureraient, et Jacques aurait de la peine. Alors, il mit
résolument la lettre dans sa poche, le petit Chose, et il se dit: «Je
n'irai pas.»



X

IRMA BOREL

C'est Coucou-Blanc qui vint lui ouvrir.--Car ai-je besoin de vous le
dire! cinq minutes après s'être juré qu'il n'irait pas, ce vaniteux
petit Chose sonnait à la porte d'Irma Borel.--En le voyant, l'horrible
Négresse grimaça un sourire d'ogre en belle humeur et lui fit un signe:
«Venez!» de sa grosse main luisante et noire. Après avoir traversé deux
ou trois salons très pompeux, ils s'arrêtèrent devant une petite porte
mystérieuse, à travers laquelle on entendait--aux trois quarts étouffés
par l'épaisseur des tentures--des cris rauques, des sanglots, des
imprécations, des rires convulsifs. La Négresse frappa, et, sans
attendre qu'on lui eût répondu, introduisit le petit Chose.

Seule, dans un riche boudoir capitonné de soie mauve et tout ruisselant
de lumière, Irma Borel marchait à grands pas en déclamant. Un large
peignoir bleu de ciel, couvert de guipures, flottait autour d'elle
comme une nuée. Une des manches du peignoir, relevée jusqu'à l'épaule,
laissait voir un bras de neige d'une incomparable pureté, brandissant,
en guise de poignard, un coupe-papier de nacre. L'autre main, noyée dans
la guipure, tenait un livre ouvert...

Le petit Chose s'arrêta, ébloui. Jamais la dame du premier ne lui
avait paru si belle. D'abord elle était moins pâle qu'à leur première
rencontre. Fraîche et rose, au contraire, mais d'un rose un peu voilé,
elle avait l'air, ce jour-là, d'une jolie fleur d'amandier, et la petite
cicatrice blanche du coin de la lèvre en paraissait d'autant plus
blanche. Puis ses cheveux, qu'il n'avait pas pu voir la première fois,
l'embellissaient encore, en adoucissant ce que son visage avait d'un peu
fier et de presque dur. C'étaient des cheveux blonds, d'un blond
cendré, d'un blond de poudre, et il y en avait, et ils étaient fins, un
brouillard d'or autour de la tête.

Quand elle vit le petit Chose, la dame coupa net à sa déclamation. Elle
jeta sur un divan derrière elle son couteau de nacre et son livre,
ramena par un geste adorable la manche de son peignoir, et vint à son
visiteur la main cavalièrement tendue.

«Bonjour, mon voisin! lui dit-elle avec un gentil sourire; vous
me surprenez en pleines fureurs tragiques! j'apprends le rôle de
Clytemnestre... C'est empoignant, n'est-ce pas?»

Elle le fit asseoir sur un divan à côté d'elle, et la conversation
s'engagea.

«Vous vous occupez d'art dramatique, madame? (Il n'osa pas dire «ma
voisine».)

--Oh! vous savez, une fantaisie... comme je me suis occupée de sculpture
et de musique... Pourtant, cette fois, je crois que je suis bien
mordue... Je vais débuter au Théâtre-Français...»

A ce moment, un énorme oiseau à huppe jaune vint, avec un grand bruit
d'ailes, s'abattre sur la tête frisée du petit Chose.

«N'ayez pas peur, dit la dame en riant de son air effaré, c'est mon
kakatoès... une brave bête que j'ai ramenée des îles Marquises.»

Elle prit l'oiseau, le caressa, lui dit deux ou trois mots d'espagnol
et le rapporta sur un perchoir doré à l'autre bout du salon... Le
petit Chose ouvrait de grands yeux. La Négresse, le kakatoès, le
Théâtre-Français, les îles Marquises...

«Quelle femme singulière!» se disait-il avec admiration.

La dame revint s'asseoir à côté de lui; et la conversation continua. _La
Comédie pastorale_ en fit d'abord tous les frais. La dame l'avait lue et
relue plusieurs fois depuis la veille; elle en savait des vers par coeur
et les déclamait avec enthousiasme. Jamais la vanité du petit Chose ne
s'était trouvée à pareille fête. On voulait savoir son âge, son pays,
comment il vivait, s'il allait dans le monde, s'il était amoureux.... A
toutes ces questions, il répondait avec la plus grande candeur; si bien
qu'au bout d'une heure la dame du premier connaissait à fond la mère
Jacques, l'histoire de la maison Eyssette et ce pauvre foyer que les
enfants avaient juré de reconstruire. Par exemple, pas un mot de Mlle
Pierrotte. Il fut seulement parlé d'une jeune personne du grand monde
qui mourait d'amour pour le petit Chose, et d'un père barbare--pauvre
Pierrotte!--qui contrariait leur passion.

Au milieu de ces confidences, quelqu'un entra dans le salon. C'était
un vieux sculpteur à crinière blanche, qui avait donné des leçons à la
dame, au temps où elle sculptait.

«Je parie, lui dit-il à demi-voix en regardant le petit Chose d'un oeil
plein de malice, je parie que c'est votre corailleur napolitain.

--Tout juste, fit-elle en riant; en se tournant vers le corailleur
qui semblait fort surpris de s'entendre désigner ainsi: vous ne
vous souvenez pas, lui dit-elle, d'un matin où nous nous sommes
rencontrés?... Vous alliez le cou nu, la poitrine ouverte, les cheveux
en désordre, votre cruche de grès à la main... je crus revoir un de ces
petits pêcheurs de corail qu'on rencontre dans la baie de Naples.... Et
le soir, j'en parlai à mes amis; mais nous ne nous doutions guère alors
que le petit corailleur était un grand poète, et qu'au fond de cette
cruche de grès, il y avait _La Comédie pastorale_.»

Je vous demande si le petit Chose était ravi de s'entendre traiter avec
une admiration respectueuse. Pendant qu'il s'inclinait et souriait d'un
air modeste, Coucou-Blanc introduisit un nouveau visiteur, qui n'était
autre que le grand Baghavat, le poète indien de la table d'hôte.
Baghavat, en entrant, alla droit à la dame et lui tendit un livre à
couverture verte.

«Je vous rapporte vos papillons, dit-il. Quelle drôle de
littérature!...»

Un geste de la dame l'arrêta net. Il comprit que l'auteur était là et
regarda de son côté avec un sourire contraint. Il y eut un moment de
silence et de gêne, auquel l'arrivée d'un troisième personnage
vint faire une heureuse diversion. Celui-ci était le professeur de
déclamation; un affreux petit bossu, tête blême, perruque rousse, rire
aux dents moisies. Il paraît que, sans sa bosse, ce bossu-là eût été le
plus grand comédien de son époque; mais son infirmité ne lui permettant
pas de monter sur les planches, il se consolait en faisant des élèves et
en disant du mal de tous les comédiens du temps.

Dès qu'il parut, la dame lui cria:

«Avez-vous vu l'Israélite? Comment a-t-elle marché ce soir?»

L'Israélite, c'était la grande tragédienne Rachel, alors au plus beau
moment de sa gloire.

«Elle va de plus en plus mal, dit le professeur en haussant les
épaules... Cette fille n'a rien... C'est une grue, une vraie grue.

--Une vraie grue», ajouta l'élève; et derrière elle les deux autres
répétèrent avec conviction: «Une vraie grue...»

Un moment après on demanda à la dame de réciter quelque chose.

Sans se faire prier, elle se leva, prit le coupe-papier de nacre,
retroussa la manche de son peignoir et se mit à déclamer.

Bien, ou mal? Le petit Chose eût été fort empêché pour le dire. Ébloui
par ce beau bras de neige, fasciné par cette chevelure d'or qui
s'agitait frénétiquement, il regardait et n'écoutait pas. Quand la dame
eut fini, il applaudit plus fort que personne et déclara à son tour que
Rachel n'était qu'une grue, une vraie grue.

Il en rêva toute la nuit de ce bras de neige et de ce brouillard d'or.
Puis, le jour venu, quand il voulut s'asseoir devant l'établi aux rimes,
le bras enchanté vint encore le tirer par la manche. Alors, ne pouvant
pas rimer, ne voulant pas sortir, il se mit à écrire à Jacques, et à lui
parler de la dame du premier.

«Ah! mon ami, quelle femme! Elle sait tout, elle connaît tout. Elle a
fait des sonates, elle a fait des tableaux. Il y a sur sa cheminée une
jolie Colombine en terre cuite qui est son oeuvre. Depuis trois mois,
elle joue la tragédie, et elle la joue bien mieux que la fameuse
Rachel.--Il paraît décidément que cette Rachel n'est qu'une
grue.--Enfin, mon cher, une femme comme tu n'en as jamais rêvé. Elle a
tout vu, elle a été partout. Tout à coup elle vous dit: «Quand j'étais
à Saint-Pétersbourg...» puis, au bout d'un moment, elle vous apprend
qu'elle préfère la rade de Rio à celle de Naples. Elle a un kakatoès
qu'elle a ramené des îles Marquises, une Négresse qu'elle a prise en
passant à Port-au-Prince... Mais au fait, tu la connais, sa Négresse,
c'est notre voisine Coucou-Blanc. Malgré son air féroce, cette
Coucou-Blanc est une excellente fille, tranquille, discrète, dévouée, et
ne parlant jamais que par proverbes comme le bon Sancho. Quand les gens
de la maison veulent lui tirer les vers du nez à propos de sa maîtresse,
si elle est mariée, s'il y a un M. Borel quelque part, si elle est aussi
riche qu'on le dit, Coucou-Blanc répond dans son patois: _Zaffai cabrite
pas zaffai mouton_ (les affaires du chevreau ne sont pas celles du
mouton); ou bien encore: _C'est soulié qui connaît si bas tini trou_
(c'est le soulier qui connaît si les bas ont des trous). Elle en a comme
cela une centaine, et les indiscrets n'ont jamais le dernier mot avec
elle... A propos, sais-tu qui j'ai rencontré chez la dame du premier?...
Le poète hindou de la table d'hôte, le grand Baghavat lui-même. Il a
l'air d'en être fort épris, et lui fait de beaux poèmes où il la compare
tour à tour à un condor, un lotus ou un buffle; mais la dame ne fait pas
grand cas de ses hommages. D'ailleurs elle doit y être habituée: tous
les artistes qui viennent chez elle--et je te réponds qu'il y en a des
plus fameux--en sont amoureux.

«Elle est si belle, si étrangement belle!... En vérité, j'aurais craint
pour mon coeur, s'il n'était déjà pris. Heureusement que les yeux noirs
sont là pour me défendre. Chers yeux noirs! j'irai passer la soirée
avec eux aujourd'hui, et nous parlerons de vous tout le temps, ma mère
Jacques.»

Comme le petit Chose achevait cette lettre, on frappa doucement à la
porte. C'était la dame du premier qui lui envoyait, par Coucou-Blanc,
une invitation pour venir, au Théâtre-Français, entendre la grue dans sa
loge. Il aurait accepté de bon coeur, mais il songea qu'il n'avait pas
d'habit et fut obligé de dire non. Cela le mit de fort méchante humeur.
«Jacques aurait dû me faire faire un habit, se disait-il... C'est
indispensable... Quand les articles paraîtront, il faudra que j'aille
remercier les journalistes... Comment faire si je n'ai pas d'habit?...»
Le soir, il alla au passage du Saumon; mais cette visite ne l'égaya pas.
Le Cévenol riait fort; Mlle Pierrotte était trop brune. Les yeux noirs
avaient beau lui faire signe et lui dire doucement: «Aimez-moi!» dans la
langue mystique des étoiles, l'ingrat ne voulait rien entendre. Après
dîner, quand les Lalouette arrivèrent, il s'installa triste et maussade
dans un coin, et tandis que le tableau à musique jouait ses petits airs,
il se figurait Irma Borel trônant dans une loge découverte, les bras
de neige jouant de l'éventail, le brouillard d'or scintillant sous les
lumières de la salle. «Comme j'aurais honte si elle me voyait ici!»
songeait-il.

Plusieurs jours se passèrent sans nouveaux incidents. Irma Borel ne
donnait plus signe de vie. Entre le premier et le cinquième étage, les
relations semblaient interrompues. Toutes les nuits, le petit Chose,
assis à son établi, entendait entrer la victoria de la dame, et, sans
qu'il y prît garde, le roulement sourd de la voiture, le «Porte, s'il
vous plaît» du cocher, le faisaient tressaillir. Même il ne pouvait pas
entendre sans émotion la Négresse remonter chez elle; s'il avait osé, il
serait allé lui demander des nouvelles de sa maîtresse.... Malgré tout,
cependant, les yeux noirs étaient encore maîtres de la place. Le petit
Chose passait de longues heures auprès d'eux. Le reste du temps, il
s'enfermait chez lui pour chercher des rimes, au grand ébahissement des
moineaux, qui venaient le voir de tous les toits à la ronde, car les
moineaux du pays latin sont comme la dame de grand mérite et se font de
drôles d'idées sur les mansardes d'étudiants. En revanche, les cloches
de Saint-Germain--les pauvres cloches vouées au Seigneur et cloîtrées
toute leur vie comme des Carmélites--se réjouissaient de voir leur
ami le petit Chose éternellement assis devant sa table; et, pour
l'encourager, elles lui faisaient grande musique.

Sur ces entrefaites, on reçut des nouvelles de Jacques. Il était
installé à Nice et donnait force détails sur son installation.... «Le
beau pays, mon Daniel, et comme cette mer qui est là sous mes fenêtres
t'inspirerait! Moi, je n'en jouis guère! je ne sors jamais.... Le
marquis dicte tout le jour. Diable d'homme, va! Quelquefois, entre deux
phrases, je lève la tête, je vois une petite voile rouge à l'horizon,
puis tout de suite le nez sur mon papier.... Mlle d'Hacqueville est
toujours bien malade.... Je l'entends au-dessus de nous qui tousse, qui
tousse.... Moi-même, à peine débarqué, j'ai attrapé un gros rhume qui ne
veut pas finir....»

Un peu plus loin, parlant de la dame du premier, Jacques disait:

«....Si tu m'en crois, tu ne retourneras pas chez cette femme. Elle est
trop compliquée pour toi; et même, faut-il te le dire? je flaire en elle
une aventurière.... Tiens! j'ai vu hier dans le port un brick hollandais
qui venait de faire un voyage autour du monde et qui rentrait avec des
mâts japonais, des espars du Chili, un équipage bariolé comme une
carte géographique.... Eh bien, mon cher, je trouve que ton Irma Borel
ressemble à ce navire. Bon pour un brick d'avoir beaucoup voyagé, mais
pour une femme, c'est différent. En général, celles qui ont vu tant de
pays en font beaucoup voir aux autres.... Méfie-toi, Daniel, méfie-toi!
et surtout, je t'en conjure, ne fais pas pleurer les yeux noirs....»

Ces derniers mots allèrent droit au coeur du petit Chose. La persistance
de Jacques à veiller sur le bonheur de celle qui n'avait pas voulu
l'aimer lui parut admirable. «Oh! non! Jacques, n'aie pas peur; je ne
la ferai pas pleurer», se dit-il, et tout de suite il prit la ferme
résolution de ne plus retourner chez la dame du premier.... Fiez-vous au
petit Chose pour les fermes résolutions.

Ce soir-là, quand la victoria roula sous le porche, il y prit à
peine garde. La chanson de la Négresse ne lui causa pas non plus de
distraction. C'était une nuit de septembre, orageuse et lourde.... Il
travaillait, la porte entrouverte. Tout à coup, il crut entendre craquer
l'escalier de bois qui menait à sa chambre. Bientôt il distingua un
léger bruit de pas et le frôlement d'une robe. Quelqu'un montait,
c'était sûr... mais qui?...

Coucou-Blanc était rentrée depuis longtemps.... Peut-être la dame du
premier qui venait parler à la Négresse....

A cette idée le petit Chose sentit son coeur battre avec violence; mais
il eut le courage de rester devant sa table.... Les pas approchaient
toujours. Arrivé sur le palier on s'arrêta.... Il y eut un moment de
silence; puis un léger coup frappé à la porte de la Négresse, qui ne
répondit pas.

«C'est elle», se dit-il sans bouger de sa place.

Tout à coup, une lumière parfumée se répandit dans la chambre.

La porte cria, quelqu'un entrait.

Alors, sans tourner la tête, le petit Chose demanda en tremblant:

«Qui est là?»



XI

LE COEUR DE SUCRE

Voilà deux mois que Jacques est parti, et il n'est pas encore au moment
de revenir. Mlle d'Hacqueville est morte. Le marquis, escorté de son
secrétaire, promène son deuil par toute l'Italie, sans interrompre d'un
seul jour la terrible dictée de ses mémoires. Jacques, surmené, trouve à
peine le temps d'écrire à son frère quelques lignes datées de Rome, de
Naples, de Pise, de Palerme. Mais, si le timbre de ces lettres varie
souvent, leur texte ne change guère.... «Travailles-tu?... Comment vont
les yeux noirs?... L'article de Gustave Planche a-t-il paru?... Es-tu
retourné chez Irma Borel?» A ces questions, toujours les mêmes, le petit
Chose répond invariablement qu'il travaille beaucoup, que la vente du
livre va très bien, les yeux noirs aussi; qu'il n'a pas revu Irma Borel,
ni entendu parler de Gustave Planche.

Qu'y a-t-il de vrai dans tout cela?... Une dernière lettre, écrite
par le petit Chose en une nuit de fièvre, et de tempête, va nous
l'apprendre.

«_Monsieur Jacques Eyssette à Pise._

«Dimanche soir, 10 heures.

«Jacques, je t'ai menti. Depuis deux mois je ne fais que te mentir. Je
t'écris que je travaille, et depuis deux mois mon écritoire est à sec.
Je t'écris que la vente de mon livre va bien, et depuis deux mois on
n'en a pas vendu un exemplaire. Je t'écris que je ne revois plus Irma
Borel, et depuis deux mois je ne l'ai pas quittée. Quant aux yeux noirs,
hélas!... O Jacques, Jacques, pourquoi ne t'ai-je pas écouté? Pourquoi
suis-je retourné chez cette femme?

«Tu avais raison, c'est une aventurière, rien de plus. D'abord, je la
croyais intelligente. Ce n'est pas vrai, tout ce qu'elle dit lui vient
de quelqu'un. Elle n'a pas de cervelle, pas d'entrailles. Elle est
fourbe, elle est cynique, elle est méchante. Dans ses accès de colère,
je l'ai vue rouer sa Négresse de coups de cravache, la jeter par terre,
la trépigner. Avec cela, une femme forte, qui ne croit ni à Dieu ni au
diable, mais qui accepte aveuglément les prédictions des somnambules et
du marc de café. Quant à son talent de tragédienne, elle a beau prendre
des leçons d'un avorton à bosse et passer toutes ses journées chez elle
avec des boules élastiques dans la bouche, je suis sûr qu'aucun
théâtre n'en voudra. Dans la vie privée, par exemple, c'est une fière
comédienne.

«Comment j'étais tombé dans les griffes de cette créature, moi qui aime
tant ce qui est bon et ce qui est simple, je n'en sais vraiment rien,
mon pauvre Jacques; mais ce que je puis te jurer, c'est que je lui ai
échappé et que maintenant tout est fini, fini, fini.... Si tu savais
comme j'étais lâche et ce qu'elle faisait de moi!... Je lui avais
raconté toute mon histoire: je lui parlais de toi, de notre mère, des
yeux noirs. C'est à mourir de honte, je te dis.... Je lui avais donné
tout mon coeur, je lui avais livré toute ma vie; mais de sa vie à elle,
jamais elle n'avait rien voulu me livrer. Je ne sais pas qui elle est,
je ne sais pas d'où elle vient. Un jour je lui ai demandé si elle avait
été mariée, elle s'est mise à rire. Tu sais, cette petite cicatrice
qu'elle a sur la lèvre, c'est un coup de couteau qu'elle a reçu là-bas
dans son pays, à Cuba. J'ai voulu savoir qui lui avait fait cela. Elle
m'a répondu très simplement: «Un Espagnol nommé Pacheco», et pas un mot
de plus.... C'est bête, n'est-ce pas? Est-ce que je le connais moi,
ce Pacheco? Est-ce qu'elle n'aurait pas dû me donner quelques
explications?... Un coup de couteau, ce n'est pas naturel, que diable!
Mais voilà... les artistes qui l'entourent lui ont fait un renom de
femme étrange, et elle tient à sa réputation.... Oh! ces artistes, mon
cher, je les exècre. Si tu savais ces gens-là, à force de vivre avec des
statues et des peintures, ils en arrivent à croire qu'il n'y a que cela
au monde. Ils vous parlent toujours de forme, de ligne, de couleur,
d'art grec, de Parthénon, de méplats, de mastoïdes. Ils regardent votre
nez, votre bras, votre menton. Ils cherchent si vous avez un type, du
galbe, du _caractère_; mais de ce qui bat dans nos poitrines, de nos
passions, de nos larmes, de nos angoisses, ils s'en soucient autant que
d'une chèvre morte. Moi, ces bonnes gens ont trouvé que ma tête avait du
caractère mais que ma poésie n'en avait pas du tout. Ils m'ont joliment
encouragé, va!

«Au début de notre liaison, cette femme avait cru mettre la main sur un
petit prodige, un grand poète de mansarde:--m'a-t-elle assommé avec sa
mansarde! Plus tard, quand son cénacle lui a prouvé que je n'étais qu'un
imbécile, elle m'a gardé pour le caractère de ma tête. Ce caractère, il
faut te dire, variait selon les gens. Un de ses peintres, qui me voyait
le type italien, m'a fait poser pour un pifferaro; un autre, pour un
Algérien marchand de violettes; un autre.... Est-ce que je sais? Le plus
souvent, je posais chez elle, et, pour lui plaire, je devais garder tout
le jour mes oripeaux sur les épaules et figurer dans son salon, à côté
du kakatoès. Nous avons passé bien des heures ainsi, moi en Turc, fumant
de longues pipes dans un coin de sa chaise longue, elle à l'autre bout
de sa chaise, déclamant avec ses boules élastiques dans la bouche, et
s'interrompant de temps à autre pour me dire: «Quelle tête à caractère
vous avez, mon cher Dani-Dan!» Quand j'étais en Turc, elle m'appelait
Dani-Dan; quand j'étais en Italien, Danielo; jamais Daniel.... J'aurais
du reste l'honneur de figurer sous ces deux espèces à l'Exposition
prochaine de peinture: on verra sur le livret: «Jeune pifferaro, à Mme
Irma Borel.» «Jeune fellah, à Mme Irma Borel.» Et ce sera moi... quelle
honte!

«Je m'arrête un moment, Jacques. Je vais ouvrir la fenêtre, et boire un
peu l'air de la nuit. J'étouffe... je n'y vois plus.

«Onze heures.

«L'air me fait du bien. En laissant la fenêtre ouverte, je puis
continuer à t'écrire. Il pleut, il fait noir, les cloches sonnent. Que
cette chambre est triste!... Chère petite chambre! Moi qui l'aimais tant
autrefois; maintenant je m'y ennuie. C'est _elle_ qui me l'a gâtée; elle
y est venue trop souvent. Tu comprends, elle m'avait là sous la main,
dans la maison; c'était commode. Oh! ce n'était plus la chambre du
travail....

«Que je fusse ou non chez moi, elle entrait à toute heure et fouillait
partout. Un soir, je la trouvai furetant dans un tiroir où je renferme
ce que j'ai de plus précieux au monde, les lettres de notre mère, les
tiennes, celles des yeux noirs; celles-ci dans une boite dorée que tu
dois connaître. Au moment où j'entrai, Irma Borel tenait cette boîte
et allait l'ouvrir. Je n'eus que le temps de m'élancer et de la lui
arracher des mains.

«--Que faites-vous là?» lui criai-je indigné....

«Elle prit son air le plus tragique:

«--J'ai respecté les lettres de votre mère; mais celles-ci
m'appartiennent, je les veux.... Rendez-moi cette boîte.

«--Que voulez-vous en faire?

«--Lire les lettres qu'elle contient....

«--Jamais, lui dis-je. Je ne connais rien de votre vie, et vous
connaissez tout de la mienne.

«--Oh! Dani-Dan!--C'était le jour du Turc.--Oh! Dani-Dan, est-il
possible que vous me reprochiez cela? Est-ce que vous n'entrez pas chez
moi quand vous voulez? Est-ce que tous ceux qui viennent chez moi ne
vous sont pas connus?»

«Tout en parlant, et de sa voix la plus câline, elle essayait de me
prendre la boîte.

«--Eh bien! lui dis-je, puisqu'il en est ainsi, je vous permets de
l'ouvrir; mais à une condition....

«--Laquelle?

«--Vous me direz où vous allez tous les matins de huit à dix heures.»

«Elle devint pâle et me regarda droit dans les yeux.... Je ne lui avais
jamais parlé de cela. Ce n'est pas l'envie qui me manquait pourtant.
Cette mystérieuse sortie de tous les matins m'intriguait, m'inquiétait,
comme la cicatrice, comme le Pacheco et tout le train de cette existence
bizarre. J'aurais voulu savoir, mais en même temps j'avais peur
d'apprendre. Je sentais qu'il y avait là-dessous quelque mystère
d'infamie qui m'aurait obligé à fuir.... Ce jour-là, cependant, j'osai
l'interroger, comme tu vois. Cela la surprit beaucoup. Elle hésita un
moment, puis elle me dit avec effort, d'une voix sourde:

«--Donnez-moi la boîte. Vous saurez tout.»

«Alors, je lui donnai la boîte; Jacques, c'est infâme, N'est-ce pas?
Elle l'ouvrit en frémissant de plaisir et se mit à lire toutes les
lettres--il y en avait une vingtaine--, lentement, à demi-voix, sans
sauter une ligne. Cette histoire d'amour, fraîche et pudique, paraissait
l'intéresser beaucoup. Je la lui avais déjà racontée, mais à ma façon,
lui donnant les yeux noirs pour une jeune fille de la plus haute
noblesse, que ses parents refusaient de marier à ce petit plébéien de
Daniel Eyssette; tu reconnais bien là ma ridicule vanité.

«De temps en temps, elle interrompait sa lecture pour dire: «Tiens!
c'est gentil, ça!» ou bien encore: «Oh! oh! pour une fille noble....»
Puis, à mesure qu'elle les avait lues, elle les approchait de la bougie
et les regardait brûler avec un rire méchant. Moi, je la laissais faire;
je voulais savoir où elle allait tous les matins de huit à dix....

«Or, parmi ces lettres, il y en avait une écrite sur du papier de la
maison Pierrotte, du papier à tête, avec trois petites assiettes vertes
dans le haut, et au-dessous: _Porcelaines et cristaux. Pierrotte,
successeur de Lalouette_... Pauvres yeux noirs! sans doute un jour, au
magasin, ils avaient éprouvé le besoin de m'écrire, et le premier papier
venu leur avait semblé bon.... Tu penses, quelle découverte pour la
tragédienne! Jusque-là elle avait cru à mon histoire de fille noble et
de parents grands seigneurs; mais quand elle en fut à cette lettre, elle
comprit tout et partit d'un grand éclat de rire:

«--La voilà donc, cette jeune patricienne, cette perle du noble
faubourg... elle s'appelle Pierrotte et vend de la porcelaine au passage
du Saumon.... Ah! je comprends maintenant pourquoi vous ne vouliez pas
me donner la boîte.» Et elle riait, elle riait....

«Mon cher, je ne sais pas ce qui me prit; la honte, le dépit, la
rage.... Je n'y voyais plus. Je me jetai sur elle pour lui arracher les
lettres. Elle eut peur, fit un pas en arrière, et s'empêtrant dans sa
traîne, tomba avec un grand cri. Son horrible Négresse l'entendit de la
chambre à côté et accourut aussitôt, nue, noire, hideuse, décoiffée. Je
voulais l'empêcher d'entrer, mais d'un revers de sa grosse main huileuse
elle me cloua contre la muraille et se campa entre sa maîtresse et moi.

«L'autre, pendant ce temps, s'était relevée et pleurait ou faisait
semblant. Tout en pleurant, elle continuait à fouiller dans la boîte:

«--Tu ne sais pas, dit-elle à sa Négresse, tu ne sais pas pourquoi il
a voulu me battre?... Parce que j'ai découvert que sa demoiselle
noble n'est pas noble du tout, et qu'elle vend des assiettes dans un
passage....

«--Tout ça qui porte zéperons, pas maquignon, dit la vieille en forme de
sentence.

«--Tiens, regarde, fit la tragédienne, regarde les gages d'amour que lui
donnait sa boutiquière.... Quatre crins de son chignon et un bouquet de
violettes d'un sou... Approche ta lampe, Coucou-Blanc.» «La Négresse
approcha sa lampe; les cheveux et les fleurs flambèrent en pétillant. Je
laissai faire; j'étais atterré.

«--Oh! oh! qu'est-ce ceci? continua la tragédienne en dépliant un papier
de soie.... Une dent?... Non! ça a l'air d'être du sucre.... Ma foi,
oui.... c'est une sucrerie allégorique... un petit coeur en sucre.»

«Hélas! un jour, à la foire des Prés-Saint-Gervais, les yeux noirs
avaient acheté ce petit coeur de sucre et me l'avaient donné en me
disant:

«--Je vous donne mon coeur.»

«La Négresse le regardait d'un oeil d'envie.

«--Tu le veux! Coucou, lui cria la maîtresse.... Eh bien, attrape....»

«Et elle le lui jeta dans la bouche comme à un chien.... C'est peut-être
ridicule; mais quand j'ai entendu le sucre craquer sous la meule de la
Négresse, j'ai frissonné des pieds à la tête. Il me semblait que c'était
le propre coeur des yeux noirs que ce monstre aux dents noires dévorait
si joyeusement.

«Tu crois peut-être, mon pauvre Jacques, qu'après cela tout a été fini
entre nous? Eh bien, mon cher, si au lendemain de cette scène tu étais
entré chez Irma Borel, tu l'aurais trouvée répétant le rôle d'Hermione
avec son bossu, et, dans un coin, sur une natte, à côté du kakatoès, tu
aurais vu un jeune Turc accroupi, avec une grande pipe qui lui faisait
trois fois le tour du corps.... Quelle tête à caractère vous avez, mon
Dani-Dan!

«Mais, au moins, diras-tu, pour prix de ton infamie, tu as su ce que tu
voulais savoir, et ce qu'_elle_ devenait tous les matins, de huit à dix?
Oui, Jacques, je l'ai su, mais ce matin seulement, à la suite d'une
scène terrible,--la dernière, par exemple,--que je vais te raconter....
Mais, chut!... Quelqu'un monte.... Si c'était elle, si elle venait me
relancer encore?... C'est qu'elle en est bien capable, même après ce qui
s'est passé. Attends!... Je vais fermer la porte à double tour.... Elle
n'entrera pas, n'aie pas peur....

«Il ne faut pas qu'elle entre.

«Minuit.

«Ce n'est pas elle; c'était sa Négresse. Cela m'étonnait aussi; je
n'avais pas entendu rentrer sa voiture.... Coucou-Blanc vient de se
coucher. A travers la cloison, j'entends le glouglou de la bouteille et
l'horrible refrain... _tolocototignan_.... Maintenant elle ronfle; on
dirait le balancier d'une grosse horloge.

«Voici comment ont fini nos tristes amours.

«Il y a trois semaines à peu près, le bossu qui lui donne des leçons lui
déclara qu'elle était mûre pour les grands succès tragiques et qu'il
voulait la faire entendre ainsi que quelques autres de ses élèves.

«Voilà ma tragédienne ravie.... Comme on n'a pas de théâtre sous la
main, on convient de changer en salle de spectacle l'atelier d'un de
ces messieurs, et d'envoyer des invitations à tous les directeurs de
théâtres de Paris.... Quant à la pièce de début, après avoir longtemps
discuté, on se décide pour _Athalie_.... De toutes les pièces du
répertoire, c'était celle que les élèves du bossu savaient le mieux.
On n'avait besoin pour la mettre sur pied que de quelques raccords et
répétitions d'ensemble. Va donc pour _Athalie_.... Comme Irma Borel
était trop grande dame pour se déranger, les répétitions se firent chez
elle. Chaque jour, le bossu amenait ses élèves, quatre ou cinq grandes
filles maigres, solennelles, drapées dans des cachemires français à
treize francs cinquante, et trois ou quatre pauvres diables avec des
habits de papier noirci et des têtes de naufragés.... On répétait
tout le jour, excepté de huit à dix; car, malgré les apprêts de la
représentation, les mystérieuses sorties n'avaient pas cessé. Irma, le
bossu, les élèves, tout le monde travaillait avec rage. Pendant deux
jours on oublia de donner à manger au kakatoès. Quant au jeune Dani-Dan,
on ne s'occupait plus de lui.... En somme, tout allait bien; l'atelier
était paré, le théâtre construit, les costumes prêts, les invitations
faites. Voilà que trois ou quatre jours avant la représentation,
le jeune Eliacin--une fillette de dix ans, la nièce du bossu tombe
malade... Comment faire? Où trouver un Eliacin, un enfant capable
d'apprendre son rôle en trois jours?... Consternation générale. Tout à
coup, Irma Borel se tourne vers moi:

«--Au fait, Dani-Dan, si vous vous en chargiez?

«--Moi? Vous plaisantez... A mon âge!...

«--Ne dirait-on pas que c'est un homme... Mais mon petit, vous avez
l'air d'avoir quinze ans; en scène, costumé, maquillé, vous en paraîtrez
douze... D'ailleurs, le rôle est tout à fait dans le caractère de votre
tête.»

«Mon cher ami, j'eus beau me débattre. Il fallut en passer par où elle
voulait, comme toujours. Je suis si lâche...

«La représentation eut lieu.... Ah! si j'avais le coeur à rire, comme je
t'amuserais avec le récit de cette journée... On avait compté sur les
directeurs du Gymnase et du Théâtre-Français; mais il paraît que ces
messieurs avaient affaire ailleurs, et nous nous contentâmes d'un
directeur de la banlieue, amené au dernier moment. En somme, ce petit
spectacle de famille n'alla pas trop de travers... Irma Borel fut très
applaudie... Moi, je trouvais que cette Athalie de Cuba était trop
emphatique, qu'elle manquait d'expression, et parlait le français
comme une... fauvette espagnole; mais, bah! ses amis les artistes n'y
regardaient pas de si près. Le costume était authentique, la cheville
fine, le cou bien attaché... C'est tout ce qu'il leur fallait. Quant à
moi, le caractère de ma tête me valut aussi un très beau succès,
moins beau pourtant que celui de Coucou-Blanc dans le rôle muet de la
nourrice. Il est vrai que la tête de la Négresse avait encore plus de
caractère que la mienne. Aussi, lorsque au cinquième acte elle parut
tenant sur son poing l'énorme kakatoès--son Turc, sa Négresse, son
kakatoès, la tragédienne avait voulu que nous figurions tous dans la
pièce--, et roulant d'un air étonné de gros yeux blancs très féroces,
il y eut par toute la salle une formidable explosion de bravos. «Quel
succès!» disait Athalie rayonnante....

«Jacques!... Jacques!... J'entends sa voiture qui rentre. Oh! la
misérable femme! D'où vient-elle si tard? Elle l'a donc oubliée notre
horrible matinée; moi qui en tremble encore!

«La porte s'est refermée.... Pourvu maintenant qu'elle ne monte pas!
Vois-tu, c'est terrible, le voisinage d'une femme qu'on exècre!

«Une heure.

«La représentation que je viens de te raconter a eu lieu il y a trois
jours.

«Pendant ces trois jours, elle a été gaie, douce, affectueuse,
charmante. Elle n'a pas une fois battu sa Négresse. A plusieurs
reprises, elle m'a demandé de tes nouvelles, si tu toussais toujours; et
pourtant, Dieu sait qu'elle ne t'aime pas... J'aurais dû me douter de
quelque chose.

«Ce matin, elle entre dans ma chambre, comme neuf heures sonnaient. Neuf
heures!... Jamais je ne l'avais vue à cette heure-là!... Elle s'approche
de moi et me dit en souriant:

«--Il est neuf heures!»

«Puis tout à coup, devenant solennelle:

«--Mon ami, me dit-elle, je vous ai trompé. Quand nous nous sommes
rencontrés, je n'étais pas libre. Il y avait un homme dans ma vie,
lorsque vous y êtes entré; un homme à qui je dois mon luxe, mes loisirs,
tout ce que j'ai.»

«Je te le disais bien, Jacques, qu'il y avait quelque infamie sous ce
mystère.

«--Du jour où je vous ai connu, cette liaison m'est devenue odieuse...
Si je ne vous en ai pas parlé, c'est que je vous connaissais trop fier
pour consentir à me partager avec un autre. Si je ne l'ai pas brisée,
c'est parce qu'il m'en coûtait de renoncer à cette existence indolente
et luxueuse pour laquelle je suis née... Aujourd'hui, je ne peux plus
vivre ainsi. Ce mensonge me pèse, cette trahison de tous les jours me
rend folle.... Et si vous voulez encore de moi après l'aveu que je viens
de vous faire je suis prête à tout quitter et à vivre avec vous dans un
coin, où vous voudrez...»

«Ces derniers mots «où vous voudrez» furent dits à voix basse, tout près
de moi, presque sur mes lèvres, pour me griser...

«J'eus pourtant le courage de lui répondre, et même très sèchement, que
j'étais pauvre, que je ne gagnais pas ma vie, et que je ne pouvais pas
la faire nourrir par mon frère Jacques.

«Sur cette réponse, elle releva la tête d'un air de triomphe:

«--Eh bien, si j'avais trouvé pour nous deux un moyen honorable et sûr
de gagner notre vie sans nous quitter, que diriez-vous?»

«Là-dessus, elle tira d'une de ses poches un grimoire sur papier timbré
qu'elle se mit à me lire... C'était un engagement pour nous deux dans
un théâtre de la banlieue parisienne; elle, à raison de cent francs par
mois; moi, à raison de cinquante. Tout était prêt; nous n'avions plus
qu'à signer.

«Je la regardai, épouvanté. Je sentais qu'elle m'entraînait dans un
trou, et j'eus peur un moment de n'être pas assez fort pour résister...
La lecture du grimoire finie, sans me laisser le temps de répondre, elle
se mit à parler fiévreusement des splendeurs de la carrière théâtrale et
de la vie glorieuse que nous allions mener là-bas, libres, fiers, loin
du monde, tout à notre art et à notre amour.

«Elle parla trop; c'était une faute. J'eus le temps de me remettre,
d'invoquer ma mère Jacques dans le fond de mon coeur, et quand elle eut
fini sa tirade, je pus lui dire très froidement:

«--Je ne veux pas être comédien...»

«Bien entendu elle ne lâcha pas prise et recommença ses belles tirades.

«Peine perdue... A tout ce qu'elle put me dire, je ne répondis qu'une
chose:

«--Je ne veux pas être comédien...»

«Elle commençait à perdre patience.

«--Alors, me dit-elle en pâlissant, vous préférez que je retourne
là-bas, de huit à dix, et que les choses restent comme elles sont...»

«A cela je répondis un peu moins froidement:

«--Je ne préfère rien... Je trouve très honorable à vous de vouloir
gagner votre vie et ne plus la devoir aux générosités d'un monsieur de
huit à dix... Je vous répète seulement que je ne me sens pas la moindre
vocation théâtrale, et que je ne serai pas un comédien.»

«A ce coup elle éclata.

«--Ah! tu ne veux pas être comédien... Qu'est-ce que tu seras donc
alors?... Te croirais-tu poète, par hasard?... Il se croit poète... mais
tu n'as rien de ce qu'il faut, pauvre fou!... Je vous demande, parce que
ça vous a fait imprimer un méchant livre dont personne ne veut, ça se
croit poète... Mais, malheureux, ton livre est idiot, tous me le disent
bien... Depuis deux mois qu'il est en vente, on n'en a vendu qu'un
exemplaire, et c'est le mien... Toi, poète, allons donc!... Il n'y a que
ton frère pour croire à une niaiserie pareille... Encore un joli naïf,
celui-là!... et qui t'écrit de bonnes lettres... Il est à mourir de rire
avec son article de Gustave Planche... En attendant, il se tue pour te
faire vivre; et toi, pendant ce temps-là, tu... tu... au fait, qu'est-ce
que tu fais? Le sais-tu seulement?... Parce que ta tête a un certain
caractère, cela te suffit; tu t'habilles en Turc, et tu crois que tout
est là!... D'abord, je te préviens que depuis quelque temps le caractère
de ta tête se perd joliment... tu es laid, tu es très laid. Tiens!
regarde-toi... je suis sûre que si tu retournais vers ta donzelle
Pierrotte, elle ne voudrait plus de toi... Et pourtant, vous êtes bien
faits l'un pour l'autre... Vous êtes nés tous les deux pour vendre de la
porcelaine au passage du Saumon. C'est bien mieux ton affaire que d'être
comédien...»

«Elle bavait, elle étranglait. Jamais tu n'as vu folie pareille. Je
la regardais sans rien dire. Quand elle eut fini, je m'approchai
d'elle--j'avais tout le corps qui me tremblait--, et je lui dis bien
tranquillement:

«--Je ne veux pas être comédien.»

«Disant cela, j'allai vers la porte, je l'ouvris et la lui montrai.

«--M'en aller, fit-elle en ricanant... Oh! pas encore... j'en ai encore
long à vous dire.»

«Pour le coup, je n'y tins plus. Un paquet de sang me monta au visage.
Je pris un des chenets de la cheminée et je courus sur elle... Je te
réponds qu'elle a déguerpi... Mon cher, à ce moment-là, j'ai compris
l'Espagnol Pacheco.

«Derrière elle, j'ai pris mon chapeau et je suis descendu. J'ai couru
tout le jour, de droite et de gauche, comme un homme ivre... Ah! si tu
avais été là... Un moment j'ai eu l'idée d'aller chez Pierrotte, de
me jeter à ses pieds, de demander grâce aux yeux noirs. Je suis allé
jusqu'à la porte du magasin, mais je n'ai pas osé entrer... Voilà deux
mois que je n'y vais plus. On m'a écrit, pas de réponse. On est venu me
voir, je me suis caché. Comment pourrait-on me pardonner?... Pierrotte
était assis sur son comptoir. Il avait l'air triste... Je suis resté un
moment à le regarder, debout contre la vitre; puis je me suis enfui en
pleurant.

«La nuit venue, je suis rentré. J'ai pleuré longtemps à la fenêtre;
après quoi, j'ai commencé à t'écrire. Je t'écrirai ainsi toute la nuit.
Il me semble que tu es là, que je cause avec toi, et cela me fait du
bien.

«Quel monstre que cette femme! Comme elle était sûre de moi! Comme elle
me croyait bien son jouet, sa chose!... Comprends-tu? m'emmener jouer
la comédie dans la banlieue!... Conseille-moi, Jacques, je m'ennuie, je
souffre... Elle m'a fait bien du mal, vois-tu! je ne crois plus en moi,
je doute, j'ai peur... Que faut-il faire?... travailler?... Hélas! elle
a raison, je ne suis pas poète, mon livre ne s'est pas vendu... Et pour
payer, comment vas-tu faire?...

«Toute ma vie est gâtée. Je n'y vois plus, je ne sais plus. Il fait
noir... Il y a des noms prédestinés. Elle s'appelle Irma Borel. Borel,
chez nous, ça veut dire bourreau... Irma Bourreau!... Comme ce nom lui
va bien!... Je voudrais déménager. Cette chambre m'est odieuse... Et
puis, je suis exposé à la rencontrer dans l'escalier... Par exemple,
sois tranquille, si elle remonte jamais... Mais elle ne remontera pas...
Elle m'a oublié. Les artistes sont là pour la consoler...

«Ah! mon Dieu! qu'est-ce que j'entends?... Jacques, mon frère, c'est
elle. Je te dis que c'est elle. Elle vient ici; j'ai reconnu son pas...
Elle est là, tout près... J'entends son haleine... Son oeil collé à la
serrure me regarde, me brûle, me...»

Cette lettre ne partit pas.



XII

TOLOCOTOTIGNAN

Me voici arrivé aux pages les plus sombres de mon histoire, aux jours de
misère et de honte que Daniel Eyssette a vécus à côté de cette femme,
comédien dans la banlieue de Paris. Chose singulière! ce temps de ma
vie, accidenté, bruyant, tourbillonnant, m'a laissé des remords plutôt
que des souvenirs.

Tout ce coin de ma mémoire est brouillé, je ne vois rien, rien...

Mais, attendez!... je n'ai qu'à fermer les yeux et à fredonner deux
ou trois fois ce refrain bizarre et mélancolique: _Tolocototignan!
Tolocototignan!_ tout de suite, comme par magie, mes souvenirs assoupis
vont se réveiller, les heures mortes sortiront de leurs tombeaux, et
je retrouverai le petit Chose, tel qu'il était alors, dans une grande
maison neuve du boulevard Montparnasse, entre Irma Borel qui répétait
ses rôles, et Coucou-Blanc qui chantait sans cesse:

_Tolocototignan! Tolocototignan!_

Pouah! l'horrible maison! je la vois maintenant, je la vois avec ses
mille fenêtres, sa rampe verte et poisseuse, ses plombs béants, ses
portes numérotées, ses longs corridors blancs qui sentaient la peinture
fraîche... toute neuve, et déjà salie!... Il y avait cent huit chambres
là-dedans; dans chaque chambre, un ménage. Et quels ménages! Tout le
jour, c'étaient des scènes; des cris, du fracas, des tueries; la nuit
des piaillements d'enfants, des pieds nus marchant sur le carreau, puis
le balancement uniforme et lourd des berceaux. De temps en temps, pour
varier, des visites de la police.

C'est là, c'est dans cet antre garni à sept étages qu'Irma Borel et le
petit Chose étaient venus abriter leur amour.... Triste logis et bien
fait pour un pareil hôte!... Ils l'avaient choisi parce que c'était près
de leur théâtre; et puis, comme dans toutes les maisons neuves, ils
ne payaient pas cher. Pour quarante francs--un prix d'essuyeurs de
plâtre--ils avaient deux chambres au second étage, avec un liséré de
balcon sur le boulevard, le plus bel appartement de l'hôtel.... Ils
rentraient tous les soirs vers minuit, à la fin du spectacle. C'était
sinistre de revenir par ces grandes avenues désertes, où rôdaient des
blouses silencieuses, des filles en cheveux, et les longues redingotes
des patrouilles grises.

Ils marchaient vite, au milieu de la chaussée. En arrivant, ils
trouvaient un peu de viande froide sur un coin de la table et la
Négresse Coucou-Blanc, qui attendait... car Irma Borel avait gardé
Coucou-Blanc. M. de Huit à Dix avait repris son cocher, ses meubles, sa
vaisselle, sa voiture. Irma Borel avait gardé sa Négresse, son kakatoès,
quelques bijoux et toutes ses robes.... Celles-ci, bien entendu, ne lui
servaient plus qu'à la scène, les traînes de velours et de moire n'étant
point faites pour balayer les boulevards extérieurs.... A elles seules,
les robes occupaient une des deux chambres. Elles étaient là pendues
tout autour à des portemanteaux d'acier, et leurs grands plis soyeux,
leurs couleurs voyantes contrastaient étrangement avec le carreau
dérougi et le meuble fané. C'est dans cette chambre que couchait la
Négresse.

Elle y avait installé sa paillasse, son fer à cheval, sa bouteille
d'eau-de-vie; seulement, de peur du feu, on ne lui laissait pas de
lumière. Aussi, la nuit, quand ils rentraient, Coucou-Blanc, accroupie
sur une paillasse au clair de lune, avait l'air, parmi ces robes
mystérieuses, d'une vieille sorcière préposée par Barbe-Bleue à la garde
des sept pendues. L'autre pièce, la plus petite, était pour eux et le
kakatoès. Juste la place d'un lit, de trois chaises, d'une table et du
grand perchoir à bâtons dorés.

Si triste et si étroit que fût leur logis, ils n'en sortaient jamais.
Le temps que leur laissait le théâtre, ils le passaient chez eux
à apprendre leurs rôles, et c'était, je vous le jure, un terrible
charivari. D'un bout de la maison à l'autre on entendait leurs
rugissements dramatiques:

«Ma fille, rendez-moi ma fille!--Par ici, Gaspard!--Son nom, son nom,
miséra-a-ble!» Par là-dessus, les cris déchirants du kakatoès, et la
voix aiguë de Coucou-Blanc qui chantonnait sans cesse:

_Tolocototignan!... Tolocototignan!..._

Irma Borel était heureuse, elle. Cette vie lui plaisait; cela l'amusait
de jouer au ménage d'artistes pauvres. «Je ne regrette rien»,
disait-elle souvent. Qu'aurait-elle regretté? Le jour où la misère la
fatiguerait, le jour où elle serait lasse de boire du vin au litre et
de manger ces hideuses portions à sauce brune qu'on leur montait de la
gargote, le jour où elle en aurait jusque-là de l'art dramatique de la
banlieue, ce jour-là, elle savait bien qu'elle reprendrait son existence
d'autrefois. Tout ce qu'elle avait perdu, elle n'aurait qu'à lever un
doigt pour le retrouver.

C'est cette pensée d'arrière-garde qui lui donnait du courage et lui
faisait dire: «Je ne regrette rien.» Elle ne regrettait rien, elle; mais
lui, lui?...

Ils avaient débuté tous les deux dans _Gaspardo le Pêcheur_, un des
plus beaux morceaux de la ferblanterie mélodramatique. Elle y fut
très acclamée, non certes pour son talent--mauvaise voix, gestes
ridicules--mais pour ses bras de neige, pour ses robes de velours.
Le public de là-bas n'est pas habitué à ces exhibitions de chair
éblouissante et de robes glorieuses à quarante francs le mètre. Dans
la salle on disait: «C'est une duchesse!» et les titis émerveillés
applaudissaient à tête fendre....

Il n'eut pas le même succès. On le trouva trop petit; et puis il avait
peur, il avait honte. Il parlait tout bas, comme à confesse: «Plus haut!
plus haut!» lui criait-on. Mais sa gorge se serrait, étranglant les mots
au passage. Il fut sifflé.... Que voulez-vous! Irma avait beau dire, la
vocation n'y était pas. Après tout, parce qu'on est mauvais poète, ce
n'est pas une raison pour être bon comédien.

La créole le consolait de son mieux: «Ils n'ont pas compris le caractère
de ta tête....», lui disait-elle souvent. Le directeur ne s'y trompa
point, lui, sur le caractère de sa tête. Après deux représentations
orageuses, il le fit venir dans son cabinet et lui dit: «Mon petit, le
drame n'est pas ton affaire. Nous nous sommes fourvoyés. Essayons du
vaudeville. Je crois que dans les comiques tu marcheras très bien.» Et
dès le lendemain, on essaya du vaudeville. Il joua les jeunes premiers
comiques, les gandins ahuris auxquels on fait boire de la limonade Rogé
en guise de champagne, et qui courent la scène en se tenant le ventre,
les niais à perruque rousse qui pleurent comme des veaux, «heu!...
heu!... heu!...» les amoureux de campagne qui roulent des yeux bêtes
en disant: «Mam'selle, j'vous aimons ben!... heulla! ben vrai; j'vous
aimons tout plein!»

Il joua les Jeannot, les trembleurs, tous ceux qui sont laids, tous ceux
qui font rire, et la vérité me force à dire qu'il ne s'en tira pas trop
mal. Le malheureux avait du succès; il faisait rire!

Expliquez cela si vous pouvez. C'est quand il était en scène, grimé,
plâtré, chargé d'oripeaux, que le petit Chose pensait à Jacques et aux
yeux noirs. C'est au milieu d'une grimace, au coin d'un lazzi bête,
que l'image de tous ces chers êtres, qu'il avait lâchement trahis, se
dressait tout à coup devant lui.

Presque tous les soirs, les titis de l'endroit pourront vous l'affirmer,
il lui arrivait de s'arrêter net au beau milieu d'une tirade et de
rester debout, sans parler, la bouche ouverte, à regarder la salle....
Dans ces moments-là, son âme lui échappait, sautait par-dessus la rampe,
crevait le plafond du théâtre d'un coup d'aile, et s'en allait bien loin
donner un baiser à Jacques, un baiser à Mme Eyssette, demander grâce aux
yeux noirs en se plaignant amèrement du triste métier qu'on lui faisait
faire.

«Heulla! ben vrai! j'vous aimons tout plein!...» disait tout à coup la
voix du souffleur, et alors, le malheureux petit Chose, arraché à son
rêve, tombé du ciel, promenait autour de lui de grands yeux étonnés où
se peignait un effarement si naturel, si comique, que toute la salle
partait d'un gros éclat de rire. En argot de théâtre, c'est ce qu'on
appelle un effet. Sans le vouloir, il avait trouvé un effet.

La troupe dont ils faisaient partie desservait plusieurs communes.
C'était une façon de troupe nomade, jouant tantôt à Grenelle, à
Montparnasse, à Sèvres, à Sceaux, à Saint-Cloud. Pour aller d'un pays à
l'autre, on s'entassait dans l'omnibus du théâtre--un vieil omnibus café
au lait traîné par un cheval phtisique. En route, on chantait, on jouait
aux cartes. Ceux qui ne savaient pas leurs rôles se mettaient dans le
fond et repassaient les brochures. C'était sa place à lui.

Il restait là, taciturne et triste comme sont les grands comiques,
l'oreille fermée à toutes les trivialités qui bourdonnaient à ses côtés.
Si bas qu'il fût tombé, ce cabotinage roulant était encore au-dessous de
lui. Il avait honte de se trouver en pareille compagnie. Les femmes, de
vieilles prétentions, fanées, fardées, maniérées, sentencieuses. Les
hommes, des êtres communs, sans idéal, sans orthographe, des fils de
coiffeurs ou de marchandes de _frites_, qui s'étaient faits comédiens
par désoeuvrement, par fainéantise, par amour du paillon, du costume;
pour se montrer sur les planches en collant de couleur tendre et
redingotes à la Souwaroff, des lovelaces de barrière, toujours
préoccupés de leur tenue, dépensant leurs appointements en frisures, et
vous disant, d'un air convaincu: «Aujourd'hui, j'ai bien travaillé»,
quand ils avaient passé cinq heures à se faire une paire de bottes Louis
XV avec deux mètres de papier verni.... En vérité, c'était bien la peine
de railler le salon à musique de Pierrotte pour venir échouer dans cette
guimbarde.

A cause de son air maussade et de ses fiertés silencieuses, ses
camarades ne l'aimaient pas. On disait: «C'est un sournois.» La créole,
en revanche, avait su gagner tous les coeurs. Elle trônait dans
l'omnibus comme une princesse en bonne fortune, riait à belles dents,
renversait la tête en arrière pour montrer sa fine encolure, tutoyait
tout le monde, appelait les hommes «mon vieux», les femmes «ma petite»,
et forçait les plus hargneux à dire d'elle: «C'est une bonne fille.» Une
bonne fille, quelle dérision!...

Ainsi roulant, riant, les grosses plaisanteries faisant feu, on arrivait
au lieu de la représentation. Le spectacle fini, on se déshabillait d'un
tour de main, et vite on remontait en voiture pour rentrer à Paris.
Alors il faisait noir. On causait à voix basse, en se cherchant dans
l'ombre avec les genoux. De temps en temps, un rire étouffé... A
l'octroi du faubourg du Maine, l'omnibus s'arrêtait pour remiser. Tout
le monde descendait, et l'on allait en troupe reconduire Irma Borel
jusqu'à la porte du grand taudis, où Coucou-Blanc, aux trois quarts
ivre, les attendait avec sa chanson triste:

_Tolocototignan!... Tolocototignan!..._

A les voir ainsi rivés l'un à l'autre, on aurait pu croire qu'ils
s'aimaient. Non! ils ne s'aimaient pas. Ils se connaissaient bien trop
pour cela. Il la savait menteuse, froide, sans entrailles. Elle le
savait faible et mou jusqu'à la lâcheté. Elle se disait: «Un beau matin,
son frère va venir et me l'enlever pour le rendre à sa porcelainière.»
Lui se disait: «Un de ces jours, lassée de la vie qu'elle mène, elle
s'envolera avec un monsieur de Huit-à-Dix, et moi, je resterai seul dans
ma fange...» Cette crainte éternelle qu'ils avaient de se perdre faisait
le plus clair de leur amour. Ils ne s'aimaient pas, et pourtant étaient
jaloux.

Chose singulière, n'est-ce pas? que là où il n'y a pas d'amour, il
puisse y avoir de la jalousie. Eh bien, c'est ainsi... Quand elle
parlait familièrement à quelqu'un du théâtre, il devenait pâle. Quand il
recevait une lettre, elle se jetait dessus et la décachetait avec des
mains tremblantes.... Le plus souvent, c'était une lettre de Jacques.
Elle la lisait jusqu'au bout en ricanant, puis la jetait sur un meuble:
«Toujours la même chose», disait-elle avec dédain. Hélas! oui! toujours
la même chose, c'est-à-dire le dévouement, la générosité, l'abnégation.
C'est bien pour cela qu'elle détestait tant le frère....

Le brave Jacques ne s'en doutait pas, lui. Il ne se doutait de rien. On
lui écrivait que tout allait bien, que _La Comédie pastorale_ était aux
trois quarts vendue, et qu'à l'échéance des billets on trouverait chez
les libraires tout l'argent qu'il faudrait pour faire face. Confiant et
bon comme toujours, il continuait d'envoyer les cent francs du mois rue
Bonaparte, où Coucou-Blanc allait les chercher.

Avec les cent francs de Jacques et les appointements du théâtre, ils
avaient bien sûr de quoi vivre, surtout dans ce quartier de pauvres
hères. Mais ni l'un ni l'autre ils ne savaient, comme on dit, ce que
c'est que l'argent: lui, parce qu'il n'en avait jamais eu; elle, parce
qu'elle en avait toujours eu trop. Aussi, quel gaspillage! Dès le 5 du
mois, la caisse--une petit pantoufle javanaise en paille de maïs--la
caisse était vide. Il y avait d'abord le kakatoès qui, à lui seul,
coûtait autant à nourrir qu'une personne de grandeur naturelle. Il y
avait ensuite le blanc, le kohl, la poudre de riz, les opiats, les
pattes de lièvre, tout l'attirail de la peinture dramatique. Puis les
brochures du théâtre étaient trop vieilles, trop fanées; madame voulait
des brochures neuves. Il lui fallait aussi des fleurs, beaucoup
de fleurs. Elle se serait passée de manger plutôt que de voir ses
jardinières vides.

En deux mois, la maison fut criblée de dettes. On devait à l'hôtel, au
restaurant, au portier du théâtre. De temps en temps, un fournisseur se
lassait et venait faire du bruit le matin. Ces jours-là, en désespoir de
tout, on courait vite chez l'imprimeur de _La Comédie pastorale_, et on
lui empruntait quelques louis de la part de Jacques. L'imprimeur, qui
avait entre les mains le second volume des fameux mémoires et savait
Jacques toujours secrétaire de M. d'Hacqueville, ouvrait sa bourse sans
méfiance. De louis en louis, on était arrivé à lui emprunter quatre
cents francs qui, joints aux neuf cents francs de _La Comédie
pastorale,_ portaient la dette de Jacques jusqu'à treize cents francs.

Pauvre mère Jacques! que de désastres l'attendaient à son retour! Daniel
disparu, les yeux noirs en larmes, pas un volume vendu et treize
cents francs à payer. Comment se tirerait-il de là?... La créole ne
s'inquiétait guère, elle. Mais lui, le petit Chose, cette pensée ne le
quittait pas. C'était une obsession, une angoisse perpétuelle. Il avait
beau chercher à s'étourdir, travailler comme un forçat (et de quel
travail, juste Dieu!), apprendre de nouvelles bouffonneries, étudier
devant le miroir de nouvelles grimaces, toujours le miroir lui renvoyait
l'image de Jacques au lieu de la sienne; entre les lignes de son rôle,
au lieu de Langlumeau, de Josias et autres personnages de vaudeville, il
ne voyait que le nom de Jacques; Jacques, Jacques, toujours Jacques!

Chaque matin, il regardait le calendrier avec terreur et, comptant les
jours qui le séparaient de la première échéance des billets, il se
disait en frissonnant: "Plus qu'un mois, plus que trois semaines!" Car
il savait bien qu'au premier billet protesté tout serait découvert, et
que le martyre de son frère commencerait dès ce jour-là. Jusque dans
son sommeil cette idée le poursuivait. Quelquefois il se réveillait en
sursaut, le coeur serré, le visage inondé de larmes, avec le souvenir
confus d'un rêve terrible et singulier qu'il venait d'avoir.

Ce rêve, toujours le même, revenait presque toutes les nuits. Cela se
passait dans une chambre inconnue, où il y avait une grande armoire à
vieilles ferrures grimpantes. Jacques était là, pâle, horriblement pâle,
étendu sur un canapé; il venait de mourir. Camille Pierrotte était là,
elle aussi, et, debout devant l'armoire, elle cherchait à l'ouvrir pour
prendre un linceul. Seulement, elle ne pouvait pas y parvenir; et tout
en tâtonnant avec la clef autour de la serrure, on l'entendait dire
d'une voix navrante: «Je ne peux pas ouvrir... J'ai trop pleuré... je
n'y vois plus...»

Quoiqu'il voulût s'en défendre, ce rêve l'impressionnait au-delà de la
raison. Dès qu'il fermait les yeux, il revoyait Jacques étendu sur le
canapé, et Camille aveugle, devant l'armoire... Tous ces remords, toutes
ces terreurs, le rendaient de jour en jour plus sombre, plus irritable.
La créole, de son côté, n'était plus endurante. D'ailleurs elle sentait
vaguement qu'il lui échappait--sans qu'elle sût par où--et cela
l'exaspérait. A tout moment, c'étaient des scènes terribles, des cris,
des injures, à se croire dans un bateau de blanchisseuses.

Elle lui disait: «Va-t'en avec ta Pierrotte, te faire donner des coeurs
de sucre.»

Et lui, tout de suite: «Retourne à ton Pacheco te faire fendre la
lèvre.»

Elle l'appelait: «Bourgeois!»

Il lui répondait: «Coquine!»

Puis ils fondaient en larmes et se pardonnaient généreusement pour
recommencer le lendemain.

C'est ainsi qu'ils vivaient, non! qu'ils croupissaient ensemble, rivés
au même fer, couchés dans le même ruisseau... C'est cette existence
fangeuse, ce sont ces heures misérables qui défilent aujourd'hui devant
mes yeux, quand je fredonne le refrain de la Négresse, le bizarre et
mélancolique:

_Tolocototignan!... Tolocototignan!..._



XIII

L'ENLÈVEMENT

C'était un soir, vers neuf heures, au théâtre Montparnasse. Le petit
Chose, qui jouait dans la première pièce, venait de finir et remontait
dans sa loge. En montant, il se croisa avec Irma Borel qui allait
entrer en scène. Elle était rayonnante, tout en velours et en guipure,
l'éventail au poing comme Célimène.

«Viens dans la salle, lui dit-elle en passant, je suis en train... je
serai très belle.»

Il hâta le pas vers sa loge et se déshabilla bien vite. Cette loge,
qu'il partageait avec deux camarades, était un cabinet sans fenêtre,
bas de plafond, éclairé au schiste. Deux ou trois chaises de paille
formaient l'ameublement. Le long du mur pendaient des fragments de
glace, des perruques défrisées, des guenilles à paillettes, velours
fanés, dorures éteintes; à terre, dans un coin, des pots de rouge sans
couvercle, des houppes à poudre de riz toutes déplumées.

Le petit Chose était là depuis un moment, en train de se désaffubler
quand il entendit un machiniste qui l'appelait d'en bas: «Monsieur
Daniel! monsieur Daniel!» Il sortit de sa loge et, penché sur le bois
humide de la rampe, demanda: «Qu'y a-t-il?» Puis, voyant qu'on ne
répondait pas, il descendit, tel qu'il était, à peine vêtu, barbouillé
de blanc et de rouge, avec sa grande perruque jaune qui lui tombait sur
les yeux.

Au bas de l'escalier, il se heurta contre quelqu'un. «Jacques!»
cria-t-il en reculant.

C'était Jacques... Ils se regardèrent un moment, sans parler. A la fin,
Jacques joignit les mains et murmura d'une voix douce, pleine de larmes:
«Oh! Daniel!» Ce fut assez. Le petit Chose, remué jusqu'au fond des
entrailles, regarda autour de lui comme un enfant craintif et dit tout
bas, si bas que son frère put à peine l'entendre: «Emmène-moi d'ici,
Jacques.»

Jacques tressaillit; et le prenant par la main, il l'entraîna dehors.
Un fiacre attendait à la porte; ils y montèrent. «Rue des Dames, aux
Batignolles!» cria la mère Jacques. «C'est mon quartier!» répondit le
cocher d'une voix joyeuse, et la voiture s'ébranla.

... Jacques était à Paris depuis deux jours. Il arrivait de Palerme,
où une lettre de Pierrotte--qui lui courait après depuis trois
mois--l'avait enfin découvert. Cette lettre, courte et sans phrases, lui
apprenait la disparition de Daniel.

En la lisant, Jacques devina tout. Il se dit: «L'enfant fait des
bêtises... Il faut que j'y aille.» Et sur-le-champ il demanda un congé
au marquis.

«Un congé! fit le bonhomme en bondissant... Etes-vous fou?.. Et mes
mémoires?..

--Rien que huit jours, monsieur le marquis, le temps d'aller et de
revenir; il y va de la vie de mon frère.

--Je me moque pas mal de votre frère... Est-ce que vous n'étiez pas
prévenu, en entrant? Avez-vous oublié nos conventions?

--Non, monsieur le marquis, mais...

--Pas de mais qui tienne. Il en sera de vous comme des autres. Si
vous quittez votre place pour huit jours, vous n'y rentrerez jamais.
Réfléchissez là-dessus, je vous prie... Et tenez! pendant que vous
faites vos réflexions, mettez-vous là. Je vais dicter.

--C'est tout réfléchi, monsieur le marquis. Je m'en vais.

--Allez au diable.»

Sur quoi l'intraitable vieillard prit son chapeau et se rendit au
consulat français pour s'informer d'un nouveau secrétaire.

Jacques partit le soir même.

En arrivant à Paris, il courut rue Bonaparte. «Mon frère est là-haut?»
cria-t-il au portier qui fumait sa pipe dans la cour, à califourchon sur
la fontaine. Le portier se mit à rire: «Il y a beau temps qu'il court»,
dit-il sournoisement.

Il voulait faire le discret, mais une pièce de cent sous lui desserra
les dents. Alors il raconta que depuis longtemps le petit du cinquième
et la dame du premier avaient disparu, qu'ils se cachaient on ne sait
où, dans quelque coin de Paris mais ensemble à coup sûr, car la Négresse
Coucou-Blanc venait tous les mois voir s'il n'y avait rien pour eux. Il
ajouta que M. Daniel, en partant, avait oublié de lui donner congé,
et qu'on lui devait les loyers des quatre derniers mois sans parler
d'autres menues dettes.

«C'est bien, dit Jacques, tout sera payé. Et sans perdre une minute,
sans prendre seulement le temps de secouer la poussière du voyage, il se
mit à la recherche de son enfant.

Il alla d'abord chez l'imprimeur, pensant avec raison que le dépôt
général de _La Comédie pastorale_ étant là, Daniel devait y venir
souvent.

«J'allais vous écrire, lui dit l'imprimeur en le voyant entrer. Vous
savez que le premier billet échoit dans quatre jours.»

Jacques répondit sans s'émouvoir: «J'y ai songé... Dès demain j'irai
faire ma tournée chez les libraires. Ils ont de l'argent à me remettre.
La vente a très bien marché.»

L'imprimeur ouvrit démesurément ses gros yeux bleus d'Alsace.

«Comment?... La vente a bien marché! Qui vous a dit cela?»

Jacques pâlit, pressentant une catastrophe. «Regardez donc dans ce
coin, continua l'Alsacien, tous ces volumes empilés. C'est _La Comédie
pastorale_. Depuis cinq mois qu'elle est dans le commerce, on n'en a
vendu qu'un exemplaire. A la fin, les libraires se sont lassés et m'ont
renvoyé les volumes qu'ils avaient en dépôt. A l'heure qu'il est, tout
cela n'est plus bon qu'à vendre au poids du papier. C'est dommage;
c'était bien imprimé.»

Chaque parole de cet homme tombait sur la tête de Jacques comme un coup
de canne plombée, mais ce qui l'acheva, ce fut d'apprendre que Daniel,
en son nom, avait emprunté de l'argent à l'imprimeur.

«Pas plus tard qu'hier, dit l'impitoyable Alsacien, il m'a envoyé une
horrible Négresse pour me demander deux louis; mais j'ai refusé net.
D'abord parce que ce mystérieux commissionnaire à tête de ramoneur ne
m'inspirait pas confiance; et puis, vous comprenez, monsieur Eyssette,
moi, je ne suis pas riche, et cela fait déjà plus de quatre cents francs
que j'avance à votre frère.

--Je le sais, répondit fièrement la mère Jacques, mais soyez sans
inquiétude, cet argent vous sera bientôt rendu.» Puis il sortit bien
vite, de peur de laisser voir son émotion. Dans la rue, il fut obligé de
s'asseoir sur une borne. Les jambes lui manquaient. Son enfant en fuite,
sa place perdue, l'argent de l'imprimeur à rendre, la chambre,
le portier, l'échéance du surlendemain, tout cela bourdonnait,
tourbillonnait dans sa cervelle... Tout à coup il se leva: «D'abord les
dettes, se dit-il, c'est le plus pressé.» Et malgré la lâche conduite de
son frère envers les Pierrotte, il alla sans hésiter s'adresser à eux.

En entrant dans le magasin de l'_ancienne maison Lalouette_, Jacques
aperçut derrière le comptoir une grosse face jaunie et bouffie que
d'abord il ne reconnaissait pas; mais au bruit que fit la porte, la
grosse face se souleva, et voyant qui venait d'entrer, poussa un
retentissant «C'est bien le cas de le dire» auquel on ne pouvait pas se
tromper... Pauvre Pierrotte! Le chagrin de sa fille en avait fait
un autre homme. Le Pierrotte d'autrefois, si jovial et si rubicond,
n'existait plus. Les larmes que sa petite versait depuis cinq mois
avaient rougi ses yeux, fondu ses joues. Sur ses lèvres décolorées, le
rire éclatant des anciens jours faisait place maintenant à un sourire
froid, silencieux, le sourire des veuves et des amantes délaissées. Ce
n'était plus Pierrotte, c'était Ariane, c'était Nina.

Du reste, dans le magasin de l'_ancienne maison Lalouette_, il n'y
avait que lui de changé, Les bergères coloriées, les Chinois à bedaines
violettes, souriaient toujours béatement sur les hautes étagères, parmi
les verres de Bohême et les assiettes à grandes fleurs. Les soupières
rebondies, les carcels en porcelaine peinte, reluisaient toujours par
places derrière les mêmes vitrines et dans l'arrière-boutique la même
flûte roucoulait toujours discrètement.

«C'est moi, Pierrotte, dit la mère Jacques en affermissant sa voix, je
viens vous demander un grand service. Prêtez-moi quinze cents francs.»

Pierrotte, sans répondre, ouvrit sa caisse, remua quelques écus; puis,
repoussant le tiroir, il se leva tranquillement.

«Je ne les ai pas ici, monsieur Jacques. Attendez-moi, je vais les
chercher là-haut.» Avant de sortir, il ajouta d'un air contraint: «Je ne
vous dis pas de monter; cela lui ferait trop de peine.»

Jacques soupira. «Vous avez raison, Pierrotte; il vaut mieux que je ne
monte pas.»

Au bout de cinq minutes, le Cévenol revint avec deux billets de mille
francs qu'il lui mit dans la main. Jacques ne voulait pas les prendre:
«Je n'ai besoin que de quinze cents francs», disait-il. Mais le Cévenol
insista: «Je vous en prie, monsieur Jacques, gardez tout. Je tiens à ce
chiffre de deux mille francs. C'est ce que mademoiselle m'a prêté dans
le temps pour m'acheter un homme. Si vous me refusiez, c'est bien le cas
de le dire, je vous en voudrais mortellement.»

Jacques n'osa pas refuser; il mit l'argent dans sa poche, et, tendant
la main au Cévenol, il lui dit très simplement: «Adieu, Pierrotte, et
merci!» Pierrotte lui retint la main. Ils restèrent quelques temps
ainsi, émus et silencieux, en face l'un de l'autre. Tous les deux, ils
avaient le nom de Daniel sur les lèvres, mais ils n'osaient pas le
prononcer, par une même délicatesse... Ce père et cette mère se
comprenaient si bien!... Jacques, le premier, se dégagea doucement. Les
larmes le gagnaient; il avait hâte de sortir. Le Cévenol l'accompagna
jusque dans le passage. Arrivé là, le pauvre homme ne put pas contenir
plus longtemps l'amertume dont son coeur était plein, et il commença
d'un air de reproche: «Ah! monsieur Jacques... monsieur Jacques... c'est
bien le cas de le dire!...» Mais il était trop ému pour achever sa
traduction, et ne put que répéter deux fois de suite: «C'est bien le cas
de le dire... c'est bien le cas de le dire...»

Oh! oui, c'était bien le cas de le dire!...

En quittant Pierrotte, Jacques retourna chez l'imprimeur. Malgré les
protestations de l'Alsacien, il voulut lui rendre sur-le-champ les
quatre cents francs prêtés à Daniel. Il lui laissa en outre, pour
n'avoir plus à s'inquiéter, l'argent des trois billets à échoir; après
quoi, se sentant le coeur plus léger, il se dit: «Cherchons l'enfant.»
Malheureusement, l'heure était déjà trop avancée pour se mettre en
chasse le jour même; d'ailleurs la fatigue du voyage, l'émotion, la
petite toux sèche et continue qui le minait depuis longtemps, avaient
tellement brisé la pauvre mère Jacques, qu'il dut revenir rue Bonaparte
pour prendre un peu de repos.

Ah! lorsqu'il entra dans la petite chambre et qu'aux dernières heures
d'un vieux soleil d'octobre, il revit tous ces objets qui lui parlaient
de son enfant: l'établi aux rimes devant la fenêtre, son verre, son
encrier, ses pipes à court tuyau comme celles de l'abbé Germane;
lorsqu'il entendit sonner les bonnes cloches de Saint-Germain un peu
enrouées par le brouillard, lorsque l'angélus du soir--cet angélus
mélancolique que Daniel aimait tant--vint battre de l'aile contre les
vitres humides; ce que la mère Jacques souffrit, une mère seule pourrait
le dire...

Il fit deux ou trois fois le tour de la chambre, regardant partout,
ouvrant toutes les armoires, dans l'espoir d'y trouver quelque chose qui
le mît sur la trace du fugitif. Mais hélas! les armoires étaient vides.
On n'avait laissé que du vieux linge, des guenilles. Toute la chambre
sentait le désastre et l'abandon. On n'était parti, on s'était enfui.
Il y avait dans un coin, par terre, un chandelier, et dans la cheminée,
sous un monceau de papier brûlé, une boîte blanche à filets d'or. Cette
boîte, il la reconnut. C'était là qu'on mettait les lettres des yeux
noirs. Maintenant, il la retrouvait dans les cendres. Quel sacrilège!

En continuant ses recherches, il dénicha dans un tiroir de l'établi
quelques feuillets couverts d'une écriture irrégulière, fiévreuse,
l'écriture de Daniel quand il était inspiré. «C'est un poème sans
doute», se dit la mère Jacques en s'approchant de la fenêtre pour lire.
C'était un poème en effet, un poème lugubre, qui commençait ainsi:

«Jacques, je t'ai menti. Depuis deux mois, je ne fais que te mentir.»
Cette lettre n'était pas partie; mais, comme on voit, elle arrivait
quand même à sa destination. La Providence, cette fois, avait fait le
service de la poste.

Jacques la lut d'un bout à l'autre. Quand il fut au passage où la lettre
parlait d'un engagement à Montparnasse, proposé avec tant d'insistance,
refusé avec tant de fermeté, il fit un bond de joie:

«Je sais où il est», cria-t-il; et, mettant la lettre dans sa poche, il
se coucha plus tranquille; mais, quoique brisé de fatigue, il ne dormit
pas. Toujours cette maudite toux... Au premier bonjour de l'aurore, une
aurore d'automne, paresseuse et froide, il se leva lestement. Son plan
était fait.

Il ramassa les hardes qui restaient au fond des armoires, les mit dans
sa malle, sans oublier la petite boîte à filets d'or, dit un dernier
adieu à la vieille tour de Saint-Germain, et partit en laissant tout
ouvert, la porte, la fenêtre, les armoires, pour que rien de leur belle
vie ne restât dans ce logis que d'autres habiteraient désormais. En bas,
il donna congé de la chambre, paya les loyers en retard; puis, sans
répondre aux questions insidieuses du portier, il héla une voiture
qui passait et se fit conduire à l'hôtel Pilois, rue des Dames, aux
Batignolles.

Cet hôtel était tenu par un frère du vieux Pilois, le cuisinier du
marquis. On n'y logeait qu'au trimestre, et des personnes recommandées.
Aussi, dans le quartier, la maison jouissait-elle d'une réputation toute
particulière. Habiter l'hôtel Pilois, c'était un certificat de bonne
vie et de moeurs. Jacques, qui avait gagné la confiance du Vatel de la
maison d'Hacqueville, apportait de sa part un panier de vin de Marsala.

Cette recommandation fut suffisante, et quand il demanda timidement à
faire partie des locataires, on lui donna sans hésiter une belle chambre
au rez-de-chaussée, avec deux croisées ouvrant sur le jardin de l'hôtel,
j'allais dire du couvent. Ce jardin n'était pas grand: trois ou quatre
acacias, un carré de verdure indigente--la verdure des Batignolles--, un
figuier sans figues, une vigne malade et quelques pieds de chrysanthèmes
en faisaient tous les frais; mais enfin cela suffisait pour égayer la
chambre, un peu triste et humide de son naturel....

Jacques, sans perdre une minute, fit son installation, planta des clous,
serra son linge, posa un râtelier pour les pipes de Daniel, accrocha le
portrait de Mme Eyssette à la tête du lit, fit enfin de son mieux pour
chasser cet air de banalité qui empeste les garnis; puis, quand il eut
bien pris possession, il déjeuna sur le pouce, et sortit après. En
passant, il avertit M. Pilois que ce soir-là, exceptionnellement, il
rentrerait peut-être un peu tard, et le pria de faire préparer dans sa
chambre un gentil souper avec deux couverts et du vin vieux. Au lieu
de se réjouir de cet extra, le bon M. Pilois rougit jusqu'au bout des
oreilles, comme un vicaire de première année.

«C'est que, dit-il d'un air embarrassé, je ne sais pas.... Le règlement
de l'hôtel s'oppose... nous avons des ecclésiastiques qui...»

Jacques sourit: «Ah! très bien, je comprends.... Ce sont les deux
couverts qui vous épouvantent.... Rassurez-vous, mon cher monsieur
Pilois, ce n'est pas une femme.» Et à part lui, en descendant vers
Montparnasse, il se disait: «Pourtant, si, c'est une femme, une femme
sans courage, un enfant sans raison qu'il ne faut plus jamais laisser
seul.»

Dites-moi pourquoi ma mère Jacques était si sûr de me trouver à
Montparnasse. J'aurais bien pu, depuis le temps où je lui écrivis la
terrible lettre qui ne partit pas, avoir quitté le théâtre; j'aurais pu
n'y être pas entré.... Eh bien, non. L'instinct maternel le guidait. Il
avait la conviction de me trouver là-bas, et de me ramener le soir même;
seulement, il pensait avec raison: «Pour l'enlever, il faut qu'il soit
seul, que cette femme ne se doute de rien.» C'est ce qui l'empêcha de se
rendre directement au théâtre chercher des renseignements. Les coulisses
sont bavardes; un mot pouvait donner l'éveil.... Il aima mieux s'en
rapporter tout bonnement aux affiches, et s'en fut vite les consulter.

Les prospectus des spectacles faubouriens se posent à la porte des
marchands de vin du quartier, derrière un grillage, à peu près comme les
publications de mariage dans les villages de l'Alsace. Jacques, en les
lisant, poussa une exclamation de joie.

Le théâtre Montparnasse donnait, ce soir-là, _Marie-Jeanne_, drame en
cinq actes, joué par Mmes Irma Borel, Désirée Levrault, Guigne, etc.

Précédé de:

_Amour et Pruneaux_, vaudeville en un acte, par MM. Daniel, Antonin et
Mlle Léontine.

«Tout va bien, se dit-il. Ils ne jouent pas dans la même pièce; je suis
sûr de mon coup.»

Il entra dans un café du Luxembourg pour attendre l'heure de
l'enlèvement.

Le soir venu, il se rendit au théâtre. Le spectacle était déjà commencé.
Il se promena environ une heure sous la galerie, devant la porte, avec
les gardes municipaux.

De temps en temps, les applaudissements de l'intérieur venaient jusqu'à
lui comme un bruit de grêle lointaine, et cela lui serrait le coeur
de penser que c'était peut-être les grimaces de son enfant qu'on
applaudissait ainsi.... Vers neuf heures, un flot de monde se précipita
bruyamment dans la rue. Le vaudeville venait de finir; il y avait
des gens qui riaient encore. On sifflait, on s'appelait: «Ohé!...
Pilouitt!... Lalaitou!» toutes les vociférations de la ménagerie
parisienne.... Dame! ce n'était pas la sortie des Italiens!

Il attendit encore un moment, perdu dans cette cohue; puis, vers la fin
de l'entracte, quand tout le monde rentrait, il se glissa dans une allée
noire et gluante à côté du théâtre--l'entrée des artistes--, et demanda
à parler à Mme Irma Borel.

«Impossible, lui dit-on. Elle est en scène....»

C'était un sauvage pour la ruse, cette mère Jacques! De son air le plus
tranquille, il répondit: «Puisque je ne peux pas voir Mme Irma Borel,
veuillez appeler M. Daniel; il fera ma commission auprès d'elle.»

Une minute après, la mère Jacques avait reconquis son enfant et
l'emportait bien vite à l'autre bout de Paris.



XIV

LE RÊVE

«Regarde donc, Daniel, me dit ma mère Jacques quand nous entrâmes dans
la chambre de l'hôtel Pilois: c'est comme la nuit de ton arrivée à
Paris!»

Comme cette nuit-là, en effet, un joli réveillon nous attendait sur une
nappe bien blanche: le pâté sentait bon, le vin avait l'air vénérable,
la flamme claire des bougies riait au fond des verres.... Et pourtant,
et pourtant, ce n'était plus la même chose! Il y a des bonheurs qu'on ne
recommence pas. Le réveillon était le même; mais il y manquait la fleur
de nos anciens convives, les belles ardeurs de l'arrivée, les projets de
travail, les rêves de gloire, et cette sainte confiance qui fait rire
et qui donne faim. Pas un, hélas! pas un de ces réveillonneurs du temps
passé n'avait voulu venir chez M. Pilois. Ils étaient tous restés dans
le clocher de Saint-Germain; même, au dernier moment, l'Expansion, qui
nous avait promis d'être de la fête, fit dire qu'elle ne viendrait pas.

Oh! non, ce n'était plus la même chose. Je le compris si bien qu'au lieu
de m'égayer, l'observation de Jacques me fit monter aux yeux un grand
flot de larmes. Je suis sûr qu'au fond du coeur il avait bonne envie de
pleurer, lui aussi; mais il eut le courage de se contenir, et me dit en
prenant un petit air allègre: «Voyons! Daniel, assez pleuré! Tu ne fais
que cela depuis une heure. (Dans la voiture, pendant qu'il me parlait,
je n'avais cessé de sangloter sur son épaule.) En voilà un drôle
d'accueil! Tu me rappelles positivement les plus mauvais jours de mon
histoire, le temps des pots de colle et de: «Jacques tu es un âne!»
Voyons! séchez vos larmes, jeune repenti, et regardez-vous dans la
glace, cela vous fera rire.»

Je me regardai dans la glace; mais je ne ris pas. Je me fit honte...
J'avais ma perruque jaune collée à plat sur mon front, du rouge et du
blanc plein les joues, par là-dessus la sueur, les larmes... C'était
hideux! D'un geste de dégoût, j'arrachai ma perruque! mais au moment de
la jeter, je fis réflexion, et j'allai la pendre au beau milieu de la
muraille.

Jacques me regardait très étonné: «Pourquoi la mets-tu là, Daniel? C'est
très vilain, ce trophée de guerrier apache... Nous avons l'air d'avoir
scalpé Polichinelle.»

Et moi, très gravement: «Non! Jacques, ce n'est pas un trophée. C'est
mon remords, mon remords palpable et visible, que je veux avoir toujours
devant moi.»

Il y eut l'ombre d'un sourire amer sur les lèvres de Jacques, mais tout
de suite, il reprit sa mine joyeuse: «Bah! laissons cela tranquille;
maintenant que te voilà débarbouillé et que j'ai retrouvé ta chère
frimousse, mettons-nous à table, mon joli frisé, je meurs de faim.»

Ce n'était pas vrai; il n'avait pas faim, ni moi non plus, grand Dieu!
J'avais beau vouloir faire bon visage au réveillon, tout ce que je
mangeais s'arrêtait à ma gorge, et, malgré mes efforts pour être calme,
j'arrosais mon pâté de larmes silencieuses. Jacques, qui m'épiait du
coin de l'oeil, me dit au bout d'un moment: «Pourquoi pleures-tu?
Est-ce que tu regrettes d'être ici? Est-ce que tu m'en veux de t'avoir
enlevé?...»

Je lui répondis tristement: «Voilà une mauvaise parole, Jacques! mais je
t'ai donné le droit de tout me dire.»

Nous continuâmes pendant quelque temps encore à manger, ou plutôt à
faire semblant. A la fin, impatienté de cette comédie que nous nous
jouions l'un à l'autre, Jacques repoussa son assiette et se leva.
«Décidément le réveillon ne va pas; nous ferions mieux de nous
coucher...»

Il y a chez nous un proverbe qui dit: «Le tourment et le sommeil ne
sont pas camarades de lit.» Je m'en aperçus cette nuit-là. Mon tourment
c'était de songer à tout le bien que m'avait fait ma mère Jacques et à
tout le mal que je lui avais rendu, de comparer ma vie à la sienne, mon
égoïsme à son dévouement, cette âme d'enfant lâche à ce coeur de héros,
qui avait pris pour devise: «Il n'y a qu'un bonheur au monde, le bonheur
des autres.» C'était aussi de me dire: «Maintenant, ma vie est gâtée.
J'ai perdu la confiance de Jacques, l'amour des yeux noirs, l'estime de
moi-même... Qu'est-ce que je vais devenir?»

Cet affreux tourment-là me tint éveillé jusqu'au matin... Jacques non
plus ne dormit pas. Je l'entendis se virer de droite et de gauche sur
son oreiller, et tousser d'une petite toux sèche qui me picotait les
yeux. Une fois, je lui demandai bien doucement: «Tu tousses! Jacques.
Est-ce que tu es malade?...» Il me répondit: «Ce n'est rien... Dors...»
Et je compris à son air qu'il était plus fâché contre moi qu'il ne
voulait le paraître. Cette idée redoubla mon chagrin, et je me remis
à pleurer seul sous ma couverture, tant et tant que je finis par
m'endormir. Si le tourment empêche le sommeil, les larmes sont un
narcotique.

Quand je me réveillai, il faisait grand jour. Jacques n'était plus à
côté de moi. Je le croyais sorti; mais, en écartant les rideaux, je
l'aperçus à l'autre bout de la chambre, couché sur un canapé, et si
pâle, oh! si pâle... Je ne sais quelle idée terrible me traversa la
cervelle. «Jacques!» criai-je en m'élançant vers lui... Il dormait,
mon cri ne le réveilla pas. Chose singulière, son visage avait dans le
sommeil une expression de souffrance triste que je ne lui avais jamais
vue, et qui pourtant ne m'était pas nouvelle. Ses traits amaigris, sa
face allongée, la pâleur de ses joues, la transparence maladive de ses
mains, tout cela me faisait peine à voir, mais une peine déjà ressentie.

Cependant, Jacques n'avait jamais été malade. Jamais il n'avait eu
auparavant ce demi-cercle bleuâtre sous les yeux, ce visage décharné...
Dans quel monde antérieur avais-je donc eu la vision de ces choses?...
Tout à coup, le souvenir de mon rêve me revint. Oui! c'est cela, voilà
bien le Jacques du rêve, pâle, horriblement pâle, étendu sur un canapé,
il vient de mourir, Daniel Eyssette, et c'est vous qui l'avez tué... A
ce moment un rayon de soleil gris entre timidement par la fenêtre et
vient courir comme un lézard sur ce pâle visage inanimé... O douceur!
voilà le mort qui se réveille, se frotte les yeux, et me voyant debout
devant lui, me dit avec un gai sourire:

«Bonjour, Daniel! As-tu bien dormi? Moi, je toussais trop. Je me suis
mis sur ce canapé pour ne pas te réveiller.»

Et tandis qu'il me parle bien tranquillement, je sens mes jambes qui
tremblent encore de l'horrible vision que je viens d'avoir, et je dis
dans le secret de mon coeur:

«Eternel Dieu, conservez-moi ma mère Jacques!»

Malgré ce triste réveil, le matin fut assez gai. Nous sûmes même
retrouver un écho des anciens bons rires, lorsque je m'aperçus en
m'habillant que je possédais pour tout vêtement une culotte courte en
futaine et un gilet rouge à grandes basques, défroques théâtrales que
j'avais sur moi au moment de l'enlèvement.

«Pardieu! mon cher, me dit Jacques, on ne pense pas à tout. Il n'y a
que les don Juan sans délicatesse qui songent au trousseau quand ils
enlèvent une belle. Du reste, n'aie pas peur. Nous allons te faire
habiller de neuf... Ce sera encore comme à ton arrivée à Paris.»

Il disait cela pour me faire plaisir, car il sentait bien comme moi que
ce n'était plus la même chose.

«Allons, Daniel, continua mon brave Jacques, en voyant ma mine redevenir
songeuse, ne pensons plus au passé. Voici une vie nouvelle qui s'ouvre
devant nous, entrons-y sans remords, sans méfiance, et tâchons seulement
qu'elle ne nous joue pas les mêmes tours que l'ancienne... Ce que tu
comptes faire désormais, mon frère, je ne te le demande pas, mais il me
semble que si tu veux entreprendre un nouveau poème l'endroit sera bon,
ici, pour travailler. La chambre est tranquille. Il y a des oiseaux
qui chantent dans le jardin. Tu mets l'établi aux rimes devant la
fenêtre...»

Je l'interrompis vivement: «Non! Jacques, plus de poèmes, plus de
rimes. Ce sont des fantaisies qui te coûtent trop cher. Ce que je veux,
maintenant, c'est faire comme toi, travailler, gagner ma vie, et t'aider
de toutes mes forces à reconstruire le foyer.»

Et lui souriant et calme: «Voilà de beaux projets, monsieur le papillon
bleu; mais ce n'est point cela qu'on vous demande. Il ne s'agit pas de
gagner votre vie, et si seulement vous promettiez... Mais, baste! nous
recauserons de cela plus tard... Allons acheter tes habits.»

Je fus obligé, pour sortir d'endosser une de ses redingotes, qui me
tombait jusqu'aux talons et me donnait l'air d'un musicien piémontais;
il ne me manquait qu'une harpe. Quelques mois auparavant, si j'avais dû
courir les rues dans un pareil accoutrement, je serais mort de honte;
mais, pour l'heure, j'avais bien d'autres hontes à fouetter, et les yeux
des femmes pouvaient rire sur mon passage, ce n'était plus la même chose
que du temps de mes caoutchoucs... Oh! non! ce n'était plus la même
chose.

«A présent que te voilà chrétien, me dit la mère Jacques en sortant de
chez le fripier, je vais te ramener à l'hôtel Pilois: puis, j'irai voir
si le marchand de fer dont je tenais les livres avant mon départ veut
encore me donner de l'ouvrage... L'argent de Pierrotte ne sera pas
éternel; il faut que je songe à notre pot-au-feu.»

J'avais envie de lui dire: «Eh bien, Jacques, va-t'en chez ton marchand
de fer. Je saurai bien rentrer seul à la maison.» Mais ce qu'il en
faisait, je le compris, c'était pour être sûr que je n'allais pas
retourner à Montparnasse. Ah! s'il avait pu lire dans mon âme.

Pour le tranquilliser, je le laissai me reconduire jusqu'à l'hôtel;
mais à peine eut-il les talons tournés que je pris mon vol dans la rue.
J'avais des courses à faire, moi aussi...

Quand je rentrai il était tard. Dans la brume du jardin, une grande
ombre noire se promenait avec agitation. C'était ma mère Jacques. «Tu
as bien fait d'arriver, me dit-il en grelottant. J'allais partir pour
Montparnasse...»

J'eus un mouvement de colère: «Tu doutes trop de moi, Jacques, ce n'est
pas généreux... Est-ce que nous serons toujours ainsi? Est-ce que tu ne
me rendras jamais ta confiance? Je te jure, sur ce que j'ai de plus cher
au monde, que je ne viens pas d'où tu crois, que cette femme est morte
pour moi, que je ne la reverrai jamais, que tu m'as reconquis tout
entier, et que ce passé terrible auquel ta tendresse m'arrache ne m'a
laissé que des remords et pas un regret... Que faut-il te dire encore
pour te convaincre? Ah! tiens, méchant! Je voudrais t'ouvrir ma
poitrine, tu verrais que je ne mens pas.»

Ce qu'il me répondit ne m'est pas resté, mais je me souviens que dans
l'ombre il secouait tristement la tête de l'air de dire: «Hélas! je
voudrais bien te croire...» Et cependant j'étais sincère en lui parlant
ainsi. Sans doute qu'à moi seul je n'aurais jamais eu le courage de
m'arracher à cette femme, mais maintenant que la chaîne était brisée,
j'éprouvais un soulagement inexprimable. Comme ces gens qui essaient de
se faire mourir par le charbon et qui s'en repentent au dernier moment,
lorsqu'il est trop tard et que déjà l'asphyxie les étrangle et les
paralyse. Tout à coup les voisins arrivent, la porte vole en éclats,
l'air sauveur circule dans la chambre, et les pauvres suicidés le
boivent avec délices, heureux de vivre encore et promettant bien de ne
plus recommencer. Moi pareillement, après cinq mois d'asphyxie morale,
je humais à pleines narines l'air pur et fort de la vie honnête, j'en
remplissais mes poumons, et je vous jure Dieu que je n'avais pas envie
de recommencer... C'est ce que Jacques ne voulait pas croire, et tous
les serments du monde ne l'auraient pas convaincu de ma sincérité...
Pauvre garçon! Je lui en avais tant fait!

Nous passâmes cette première soirée chez nous, assis au coin du feu
comme en hiver, car la chambre était humide et la brume du jardin nous
pénétrait jusqu'à la moelle des os. Puis, vous savez, quand on est
triste, cela semble bon de voir un peu de flamme... Jacques travaillait,
faisait des chiffres. En son absence, le marchand de fer avait voulu
tenir ses livres lui-même et il en était résulté un si beau griffonnage,
un tel gâchis du _doit et avoir_ qu'il fallait maintenant un mois de
grand travail pour remettre les choses en état. Comme vous pensez,
je n'aurais pas mieux demandé que d'aider ma mère Jacques dans cette
opération. Mais les papillons bleus n'entendent rien à l'arithmétique;
et, après une heure passée sur ces gros cahiers de commerce rayés de
rouge et chargés d'hiéroglyphes bizarres, je fus obligé de jeter ma
plume aux chiens.

Jacques, lui, se tirait à merveille de cette aride besogne. Il donnait,
tête baissée, au plus épais des chiffres, et les grosses colonnes ne lui
faisaient pas peur. De temps en temps, au milieu de son travail, il
se tournait vers moi et me disait, un peu inquiet de ma rêverie
silencieuse:

«Nous sommes bien, n'est-ce pas? Tu ne t'ennuies pas, au moins?»

Je ne m'ennuyais pas, mais j'étais triste de lui voir prendre tant
de peine, et je pensais, plein d'amertume: «Pourquoi suis-je sur la
terre?... Je ne sais rien faire de mes bras... Je ne paie pas ma place
au soleil de la vie. Je ne suis bon qu'à tourmenter le monde et faire
pleurer les yeux qui m'aiment...» En me disant cela, je songeais aux
yeux noirs, et je regardais douloureusement la petite boîte à filets
d'or que Jacques avait posée--peut-être à dessein--sur le dôme carré de
la pendule. Que de choses elle me rappelait, cette boîte! Quels discours
éloquents elle me tenait du haut de son socle de bronze! «Les yeux noirs
t'avaient donné leur coeur, qu'en as-tu fait? me disait-elle... tu l'as
livré en pâture aux bêtes... C'est Coucou-Blanc qui l'a mangé.»

Et moi, gardant encore un germe d'espoir au fond de l'âme, j'essayais
de rappeler à la vie, de réchauffer de mon haleine tous ces anciens
bonheurs tués de ma propre main. Je songeais: «C'est Coucou-Blanc qui
l'a mangé!... C'est Coucou-Blanc qui l'a mangé!...»

...Cette longue soirée mélancolique, passée devant le feu, en travail
et en rêvasseries, vous représente assez bien la nouvelle vie que nous
allions mener dorénavant. Tous les jours qui suivirent ressemblèrent à
cette soirée... Ce n'est pas Jacques qui rêvassait, bien entendu. Il
vous restait des dix heures sur ses gros livres, enfoui jusqu'au cou
dans la chiffraille. Moi, pendant ce temps, je tisonnais et, tout en
tisonnant, je disais à la petite boite à filets d'or: «Parlons un peu
des yeux noirs! veux-tu?...» Car pour en parler avec Jacques, il n'y
fallait pas penser. Pour une raison ou pour une autre, il évitait avec
soin toute conversation à se sujet. Pas même un mot sur Pierrotte.
Rien... Aussi je prenais ma revanche avec la petite boîte, et nos
causeries n'en finissaient pas.

Vers le milieu du jour, quand je voyais ma mère bien en train sur ses
livres, je gagnais la porte à pas de chat et m'esquivais doucement,
en disant: «A tout à l'heure, Jacques!» Jamais il ne me demandait
où j'allais; mais je comprenais à son air malheureux, au ton plein
d'inquiétude dont il me faisait: «Tu t'en vas?» qu'il n'avait pas grande
confiance en moi. L'idée de cette femme le poursuivait toujours. Il
pensait: «S'il la revoit, nous sommes perdus!...»

Et qui sait? Peut-être avait-il raison. Peut-être que si je l'avais
revue, l'ensorceleuse, j'aurais encore subi le charme qu'elle exerçait
sur mon pauvre moi, avec sa crinière d'or pâle et son signe blanc au
coin de la lèvre... Mais, Dieu merci! je ne la revis pas. Un monsieur de
Huit-à-Dix quelconque lui fit sans doute oublier son Dani-Dan, et jamais
plus, jamais plus, je n'entendis parler d'elle, ni de sa Négresse
Coucou-Blanc.

Un soir, au retour d'une de mes courses mystérieuses, j'entrai dans la
chambre avec un cri de joie: «Jacques! Jacques! Une bonne nouvelle. J'ai
trouvé une place... Voilà dix jours que, sans t'en rien dire, je battais
le pavé à cette intention... Enfin, c'est fait. J'ai une place... Dès
demain, j'entre comme surveillant général à l'institution Ouly, à
Montmartre, tout près de chez nous... J'irai de sept heures du matin à
sept heures du soir... Ce sera beaucoup de temps passé loin de toi, mais
au moins je gagnerai ma vie, et je pourrai te soulager un peu.»

Jacques releva sa tête de dessus ses chiffres, et me répondit assez
froidement: «Ma foi! mon cher, tu fais bien de venir à mon secours... La
maison serait trop lourde pour moi seul... Je ne sais pas ce que j'ai,
mais depuis quelque temps je me sens tout patraque.» Un violent accès
de toux l'empêcha de continuer. Il laissa tomber sa plume d'un air
de tristesse et vint se jeter sur le canapé... De le voir allongé
là-dessus, pâle, horriblement pâle, la terrible vision de mon rêve passa
encore une fois devant mes yeux, mais ce ne fut qu'un éclair... Presque
aussitôt ma mère Jacques se releva et se mit à rire en voyant ma mine
égarée:

«Ce n'est rien, nigaud! C'est un peu de fatigue. J'ai trop travaillé ces
derniers temps... Maintenant que tu as une place, j'en prendrai plus à
mon aise, et dans huit jours je serai guéri.»

Il disait cela si naturellement, d'une figure si riante, que mes tristes
pressentiments s'envolèrent, et, d'un grand mois, je n'entendis plus
dans mon cerveau le battement de leurs ailes noires...

Le lendemain, j'entrai à l'institution Ouly.

Malgré son étiquette pompeuse, l'institution Ouly était une petite école
pour rire, tenue par une vieille dame à repentirs, que les enfants
appelaient «bonne amie». Il y avait là-dedans une vingtaine de petits
bonshommes, mais, vous savez! des tout petits, de ceux qui viennent à la
classe avec leur goûter dans un panier, et toujours un bout de chemise
qui passe.

C'étaient nos élèves. Mme Ouly leur apprenait des cantiques; moi, je
les initiais aux mystères de l'alphabet. J'étais en outre chargé de
surveiller les récréations, dans une cour où il y avait des poules et un
coq d'Inde dont ces messieurs avaient grand-peur.

Quelquefois aussi, quand «bonne amie» avait sa goutte, c'était moi qui
balayais la classe, besogne bien peu digne d'un surveillant général,
et que pourtant je faisais sans dégoût, tant je me sentais heureux de
pouvoir gagner ma vie... Le soir, en rentrant à l'hôtel Pilois, je
trouvais le dîner servi et la mère Jacques qui m'attendait... Après
dîner, quelques tours de jardin faits à grands pas, puis la veillée au
coin du feu... Voilà toute notre vie... De temps en temps, on recevait
une lettre de M. ou Mme Eyssette; c'étaient nos grands événements. Mme
Eyssette continuait à vivre chez l'oncle Baptiste; M. Eyssette voyageait
toujours pour la Compagnie vinicole. Les affaires n'allaient pas trop
mal. Les dettes de Lyon étaient aux trois quarts payées. Dans un an
ou deux, tout serait réglé, et on pourrait songer à se remettre tous
ensemble...

Moi, j'étais d'avis, en attendant, de faire venir Mme Eyssette à l'hôtel
Pilois avec nous, mais Jacques ne voulait pas. «Non! pas encore,
disait-il d'un air singulier, pas encore... Attendons!» Et cette
réponse, toujours la même, me brisait le coeur. Je me disais: «Il se
méfie de moi... Il a peur que je fasse encore quelque folie quand Mme
Eyssette sera ici... C'est pour cela qu'il veut attendre encore...» Je
me trompais... Ce n'était pas pour cela que Jacques disait: «Attendons!»



XV ........

Lecteur, si tu as un esprit fort, si les rêves te font sourire, si tu
n'as jamais eu le coeur mordu--mordu jusqu'à crier--par le pressentiment
des choses futures, si tu es un homme positif, une de ces têtes de fer
que la réalité seule impressionne et qui ne laissent pas traîner un
grain de superstition dans leurs cerveaux, si tu ne veux en aucun cas
croire au surnaturel, admettre l'inexplicable, n'achève pas de lire ces
mémoires. Ce qui me reste à dire en ces derniers chapitres est vrai
comme la vérité éternelle; mais tu ne le croiras pas.

C'était le 4 décembre...

Je revenais de l'institution Ouly encore plus vite que d'ordinaire. Le
matin, j'avais laissé Jacques à la maison, se plaignant d'une grande
fatigue, et je languissais d'avoir de ses nouvelles. En traversant
le jardin, je me jetai dans les jambes de M. Pilois, debout près du
figuier, et causant à voix basse avec un gros personnage court et pattu,
qui paraissait avoir beaucoup de peine à boutonner ses gants.

Je voulais m'excuser et passer outre, mais l'hôtelier me retint;

«Un mot, monsieur Daniel!»

Puis, se tournant vers l'autre, il ajouta:

«C'est le jeune homme en question. Je crois que vous feriez bien de le
prévenir...»

Je m'arrêtai fort intrigué. De quoi ce gros bonhomme voulait-il me
prévenir? Que ses gants étaient beaucoup trop étroits pour ses pattes?
Je le voyais bien, parbleu!...

Il y eut un moment de silence et de gêne. M. Pilois, le nez en l'air,
regardait dans son figuier comme pour y chercher les figues qui n'y
étaient pas. L'homme aux gants tirait toujours sur ses boutonnières...
A la fin, pourtant, il se décida à parler; mais sans lâcher son bouton,
n'ayez pas peur.

«Monsieur, me dit-il, je suis depuis vingt ans médecin de l'hôtel
Pilois, et j'ose affirmer...»

Je ne le laissai pas achever sa phrase, Ce mot de médecin m'avait tout
appris. «Vous venez pour mon frère, lui demandai-je en tremblant... Il
est bien malade, n'est-ce pas?»

Je ne crois pas que ce médecin fût un méchant homme, mais, à ce
moment-là, c'étaient ses gants surtout qui le préoccupaient, et sans
songer qu'il parlait à l'enfant de Jacques, sans essayer d'amortir le
coup, il me répondit brutalement: «S'il est malade! je crois bien... Il
ne passera pas la nuit.»

Ce fut bien assené, je vous en réponds. La maison, le jardin, M. Pilois,
le médecin, je vis tout tourner, Je fus obligé de m'appuyer contre le
figuier, Il avait le poignet rude, le docteur de l'hôtel Pilois!... Du
reste, il ne s'aperçut de rien et continua avec le plus grand calme,
sans cesser de boutonner ses gants: «C'est un, cas foudroyant de
phtisie galopante... Il n'y a rien à faire, du moins rien de sérieux,..
D'ailleurs on m'a prévenu beaucoup trop tard, comme toujours.

--Ce n'est pas ma faute, docteur--fit le bon M. Pilois qui persistait
à chercher des figues avec la plus grande attention, un moyen comme un
autre de cacher ses larmes--, ce n'est pas ma faute, Je savais depuis
longtemps qu'il était malade, ce pauvre M. Eyssette, et je lui ai
souvent conseillé de faire venir quelqu'un; mais il ne voulait jamais.
Bien sûr qu'il avait peur d'effrayer son frère... C'était si uni,
voyez-vous! ces enfants-là!» Un sanglot désespéré me jaillit du fond des
entrailles:

«Allons! mon garçon, du courage! me dit l'homme aux gants d'un air de
bonté... Qui sait? la science a prononcé son dernier mot, mais la nature
pas encore... Je reviendrai demain matin.»

Là-dessus, il fit une pirouette et s'éloigna avec un soupir de
satisfaction; il venait d'en boutonner un!

Je restai encore un moment dehors, pour essuyer mes yeux et me calmer un
peu; puis, faisant appel à tout mon courage, j'entrai dans notre chambre
d'un air délibéré.

Ce que je vis, en ouvrant la porte, me terrifia, Jacques, pour me
laisser le lit, sans doute, s'était fait mettre un matelas sur le
canapé, et c'est là que je le trouvai, pâle, horriblement pâle, tout à
fait semblable au _Jacques_ de mon rêve.

Ma première idée fut de me jeter sur lui, de le prendre dans mes bras
et de le porter sur son lit, n'importe où, mais de l'enlever de là, mon
Dieu, de l'enlever de là. Puis, tout de suite, je fis cette réflexion:
«Tu ne pourras pas, il est trop grand!» Et alors, ayant vu ma mère
Jacques étendu sans rémission à cette place où le rêve avait dit qu'il
devait mourir, mon courage m'abandonna; ce masque de gaieté contrainte,
qu'on se colle au visage pour rassurer les moribonds, ne put pas tenir
sur mes joues, et je vins tomber à genoux près du canapé, en versant un
torrent de larmes.

Jacques se tourna vers moi péniblement:

«C'est toi, Daniel... Tu as rencontré le médecin, n'est-ce pas? Je lui
avais pourtant bien recommandé de ne pas t'effrayer, à ce gros-là.
Mais je vois à ton air qu'il n'en a rien fait et que tu sais tout...
Donne-moi ta main, frérot... Qui diable se serait douté d'une chose
pareille? Il y a des gens qui vont à Nice pour guérir leur maladie
de poitrine; moi, je suis allé en chercher une. C'est tout à fait
original... Ah! tu sais! si tu te désoles, tu vas m'enlever tout mon
courage; je ne suis déjà pas si vaillant... Ce matin, après ton départ,
j'ai compris que cela se gâtait. J'ai envoyé chercher le curé de
Saint-Pierre; il est venu me voir et reviendra tout à l'heure m'apporter
les sacrements... Cela fera plaisir à notre mère, tu comprends! C'est
un bon homme, ce curé... Il s'appelle comme ton ami du collège de
Sarlande.»

Il n'en put pas dire plus long et se renversa sur l'oreiller, en fermant
les yeux. Je crus qu'il allait mourir, et je me mis à crier bien fort:
«Jacques! Jacques! mon ami!...» De la main, sans parler, il me fit:
«Chut! chut!» à plusieurs reprises.

A ce moment, la porte s'ouvrit; M. Pilois entra dans la chambre suivi
d'un gros homme qui roula comme une boule vers le canapé en criant:
«Qu'est-ce que j'apprends, monsieur Jacques?... C'est bien le cas de le
dire...

--Bonjour, Pierrotte! dit Jacques en rouvrant les yeux; bonjour, mon
vieil ami! J'étais bien sûr que vous viendriez au premier signe...
Laisse-le mettre là, Daniel: nous avons à causer tous les deux.»

Pierrotte pencha sa grosse tête jusqu'aux lèvres pâles du moribond, et
ils restèrent ainsi un long moment à s'entretenir à voix basse... Moi,
je regardais, immobile au milieu de la chambre. J'avais encore mes
livres sous le bras. M. Pilois me les enleva doucement, en me disant
quelque chose que je n'entendis pas; puis il alla allumer les bougies
et mettre sur la table une grande serviette blanche. En moi-même je me
disais: «Pourquoi met-il le couvert?... Est-ce que nous allons dîner?...
mais je n'ai pas faim!»

La nuit tombait. Dehors, dans le jardin, des personnes de l'hôtel se
faisaient des signes en regardant nos fenêtres. Jacques et Pierrotte
causaient toujours. De temps en temps, j'entendais le Cévenol dire avec
sa grosse voix pleine de larmes: «Oui, monsieur Jacques... Oui, monsieur
Jacques...» Mais je n'osais pas m'approcher... A la fin, pourtant,
Jacques m'appela et me fit mettre à son chevet, à côté de Pierrotte:

«Daniel, mon chéri, me dit-il, après une longue pause, je suis bien
triste d'être obligé de te quitter; mais une chose me console: je ne
te laisse pas seul dans la vie... Il te restera Pierrotte, le bon
Pierrotte, qui te pardonne et s'engage à me remplacer près de toi...

--Oui! oui! monsieur Jacques, je m'engage... c'est bien le cas de le
dire... je m'engage...

--Vois-tu! mon pauvre petit, continua la mère Jacques, jamais à toi seul
tu ne parviendrais à reconstruire le foyer... Ce n'est pas pour te faire
de la peine, mais tu es un mauvais reconstructeur de foyer... Seulement,
je crois qu'aidé de Pierrotte, tu parviendras à réaliser notre rêve...
Je ne te demande pas d'essayer de devenir un homme; je pense, comme
l'abbé Germane, que tu seras un enfant toute ta vie. Mais je te supplie
d'être toujours un bon enfant, un brave enfant, et surtout... approche
un peu, que je te dise ça dans l'oreille... et surtout de ne pas faire
pleurer les yeux noirs.»

Ici, mon pauvre bien-aimé se reposa encore un moment; puis reprit:

«Quand tout sera fini, tu écriras à papa et à maman, Seulement il faudra
leur apprendre la chose par morceaux... En une seule fois cela leur
ferait trop de mal... Comprends-tu, maintenant, pourquoi je n'ai pas
fait venir Mme Eyssette? je ne voulais pas qu'elle fût là. Ce sont de
trop mauvais moments pour les mères...»

Il s'interrompit et regarda du côté de la porte.

«Voilà le Bon Dieu!» dit-il en souriant. Et il nous fit signe de nous
écarter.

C'était le viatique qu'on apportait. Sur la nappe blanche, au milieu des
cierges, l'hostie et les saintes huiles prirent place; Après quoi, le
prêtre s'approcha du lit, et la cérémonie commença...

Quand ce fut fini--oh! que le temps me sembla long!--, quand ce fut
fini, Jacques m'appela doucement près de lui:

«Embrasse-moi», me dit-il; et sa voix était si faible qu'il avait l'air
de me parler de loin... Il devait être loin en effet, depuis tantôt
douze heures que l'horrible phtisie galopante l'avait jeté sur son dos
maigre et l'emportait vers la mort au triple galop!...

Alors, en m'approchant pour l'embrasser, ma main rencontra sa main, sa
chère main toute moite des sueurs de l'agonie. Je m'en emparai et je
ne la quittai plus... Nous restâmes ainsi je ne sais combien de temps;
peut-être une heure, peut-être une éternité, je ne sais pas du tout...
Il ne me voyait plus, il ne me parlait plus. Seulement, à plusieurs
reprises, sa main remua dans la mienne comme pour me dire: «Je sens que
tu es là.» Soudain un long soubresaut agita son pauvre corps des pieds à
la tête. Je vis ses yeux s'ouvrir et regarder autour d'eux pour chercher
quelqu'un; et, comme je me penchais sur lui, je l'entendis dire deux
fois très doucement: «Jacques, tu es un âne... Jacques, tu es un
âne!...» puis rien... Il était mort...

...Oh! le rêve!...

Il fit un grand vent cette nuit-là. Décembre envoyait des poignées de
grésil contre les vitres. Sur la table au bout de la chambre, un christ
d'argent flambait entre deux bougies. A genoux devant le christ, un
prêtre que je ne connaissais pas priait d'une voix forte, dans le bruit
du vent... Moi, je ne priais pas; je ne pleurais pas non plus... Je
n'avais qu'une idée, une idée fixe, c'était de réchauffer la main de mon
bien-aimé que je tenais étroitement serrée dans les miennes. Hélas! plus
le matin approchait, plus cette main devenait lourde et de glace...

Tout à coup le prêtre qui récitait du latin là-bas, devant le christ, se
leva et vint me frapper sur l'épaule.

«Essaie de prier, me dit-il... Cela te fera du bien.»

Alors seulement, je le reconnus... C'était mon vieil ami du collège de
Sarlande, l'abbé Germane lui-même avec sa belle figure mutilée et son
air de dragon en soutane... La souffrance m'avait tellement anéanti que
je ne fus pas étonné de le voir. Cela me parut tout simple... Mais voici
comment il était là.

Le jour où le petit Chose quittait le collège, l'abbé Germane lui avait
dit: «J'ai bien un frère à Paris, un brave homme de prêtre... mais
baste! à quoi bon te donner son adresse?... Je suis sûr que tu n'irais
pas.»

Voyez un peu la destinée! Ce frère de l'abbé était curé de l'église
Saint-Pierre à Montmartre, et c'est lui que la pauvre mère Jacques avait
appelé à son lit de mort. Juste à ce moment, il se trouvait que l'abbé
Germane était de passage à Paris et logeait au presbytère... Le soir du
4 décembre, son frère lui dit en entrant:

«Je viens de porter l'extrême-onction à un malheureux enfant qui meurt
tout près d'ici. Il faudra prier pour lui, l'abbé!»

L'abbé répondit:

«J'y penserai demain, en disant ma messe. Comment s'appelle-t-il?...

--Attends... c'est un nom du Midi, assez difficile à retenir... Jacques
Eysset... Oui, c'est cela... Jacques Eyssette...»

Ce nom rappela à l'abbé certain petit pion de sa connaissance; et
sans perdre une minute il courut à l'hôtel Pilois... En rentrant, il
m'aperçut debout, cramponné à la main de Jacques. Il ne voulut pas
déranger ma douleur et renvoya tout le monde en disant qu'il veillerait
avec moi; puis il s'agenouilla, et ce ne fut que fort avant dans la
nuit qu'effrayé de mon immobilité, il me frappa sur l'épaule et se fit
connaître.

A partir de ce moment, je ne sais plus bien ce qui se passa. La fin de
cette nuit terrible, le jour qui la suivit, le lendemain de ce jour
et beaucoup d'autres lendemains encore ne m'ont laissé que de vagues
souvenirs confus. Il y a là un grand trou dans ma mémoire. Pourtant je
me souviens,--mais comme de choses arrivées il y a des siècles--, d'une
longue marche interminable dans la boue de Paris, derrière la voiture
noire. Je me vois allant, tête nue, entre Pierrotte et l'abbé Germane.
Une pluie froide mêlée de grésil nous fouette le visage; Pierrotte a un
grand parapluie; mais il le tient si mal et la pluie tombe si dru que la
soutane de l'abbé ruisselle, toute luisante!... Il pleut! il pleut! oh!
comme il pleut!

Près de nous; à côté de la voiture, marche un long monsieur tout en
noir, qui porte une baguette d'ébène. Celui-là, c'est le maître
des cérémonies, une sorte de chambellan de la mort. Comme tous les
chambellans, il a le manteau de soie, l'épée, la culotte courte et le
claque... Est-ce une hallucination de mon cerveau?... Je trouve que
cet homme ressemble à M. Viot, le surveillant général du collège de
Sarlande. Il est long comme lui, tient comme lui sa tête penchée sur
l'épaule, et chaque fois qu'il me regarde, il a ce même sourire faux et
glacial qui courait sur les lèvres du terrible porte-clefs. Ce n'est pas
M. Viot, mais c'est peut-être son ombre.

La voiture noire avance toujours, mais si lentement, si lentement...
Il me semble que nous n'arriverons jamais... Enfin, nous voici dans
un jardin triste, plein d'une boue jaunâtre où l'on enfonce jusqu'aux
chevilles. Nous nous arrêtons au bord d'un grand trou. Des hommes en
manteaux courts apportent une grande boîte très lourde qu'il faut
descendre là-dedans. L'opération est difficile. Les cordes, toutes
raides de pluie, ne glissent pas. J'entends un des hommes qui crie: «Les
pieds en avant! les pieds en avant!...» En face de moi, de l'autre côté
du trou, l'ombre de M. Viot, la tête penchée sur l'épaule, continue à me
sourire doucement. Longue, mince, étranglée dans ses habits de deuil,
elle se détache sur le gris du ciel, comme une grande sauterelle noire,
toute mouillée...

Maintenant, je suis seul avec Pierrotte... Nous descendons le faubourg
Montmartre... Pierrotte cherche une voiture, mais il n'en trouve pas. Je
marche à côté de lui, mon chapeau à la main; il me semble que je suis
toujours derrière le corbillard... Tout le long du faubourg, les gens se
retournent pour voir ce gros homme qui pleure en appelant des fiacres et
cet enfant qui va tête nue sous une pluie battante...

Nous allons, nous allons toujours. Et je suis las, et ma tête est
lourde... Enfin, voici le passage du Saumon, l'ancienne maison Lalouette
avec ses contrevents peints, ruisselants d'eau verte... Sans entrer dans
la boutique, nous montons chez Pierrotte... Au premier étage, les forces
me manquent. Je m'assieds sur une marche. Impossible d'aller plus loin;
ma tête est trop lourde... Alors Pierrotte me prend dans ses bras; et
tandis qu'il me monte chez lui aux trois quarts mort et grelottant de
fièvre, j'entends le grésil qui pétille sur la vitrine du passage et
l'eau des gouttières qui tombe à grand bruit dans la cour... Il pleut!
il pleut! oh! comme il pleut!



XVI

LA FIN DU RÊVE

Le petit Chose est malade; le petit Chose va mourir... Devant le passage
du Saumon, une large litière de paille qu'on renouvelle tous les deux
jours fait dire aux gens de la rue: «Il y a là-haut quelque vieux
richard en train de mourir...» Ce n'est pas un vieux richard qui va
mourir, c'est le petit Chose... Tous les médecins l'ont condamné. Deux
fièvres typhoïdes en deux ans, c'est beaucoup trop pour ce cervelet
d'oiseau-mouche! Allons! vite, attelez la voiture noire! Que la grande
sauterelle prépare sa baguette d'ébène et son sourire désolé! le petit
Chose est malade; le petit Chose va mourir.

Il faut voir quelle consternation dans l'ancienne maison Lalouette!
Pierrotte ne dort plus; les yeux noirs se désespèrent. La dame de grand
mérite feuillette son Raspail avec frénésie, en suppliant le bienheureux
saint Camphre de faire un nouveau miracle en faveur du cher malade... Le
salon jonquille est condamné, le piano mort, la flûte enclouée. Mais le
plus navrant de tout, oh! le plus navrant c'est une petite robe noire
assise dans un coin de la maison, et tricotant du matin au soir, sans
rien dire, avec de grosses larmes qui coulent.

Or, tandis que l'ancienne maison Lalouette se lamente ainsi nuit et
jour, le petit Chose est bien tranquillement couché dans un grand lit de
plumes, sans se douter des pleurs qu'il fait répandre autour de lui.. Il
a les yeux ouverts, mais il ne voit rien; les objets ne vont pas jusqu'à
son âme. Il n'entend rien non plus, rien qu'un bourdonnement sourd, un
roulement confus, comme s'il avait pour oreilles deux coquilles marines:
ces grosses coquilles à lèvres roses où l'on entend ronfler la mer. Il
ne parle pas, il ne pense pas: vous diriez une fleur malade... Pourvu
qu'on lui tienne une compresse d'eau fraîche sur la tête et un morceau
de glace dans la bouche, c'est tout ce qu'il demande. Quand la glace est
fondue, quand la compresse est desséchée au feu de son crâne, il pousse
un grognement: c'est toute sa conversation.

Plusieurs jours se passent ainsi,--jours sans heures, jours de chaos,
puis subitement, un beau matin, le petit Chose éprouve une sensation
singulière. Il semble qu'on vient de le tirer du fond de la mer. Ses
yeux voient, ses oreilles entendent. Il respire; il reprend pied... La
machine à penser, qui dormait dans un coin du cerveau avec ses rouages
fins comme des cheveux de fée, se réveille et se met en branle; d'abord
lentement, puis un peu plus vite, puis avec une rapidité folle,--tic!
tic! tic!--à croire que tout va casser. On sent que cette jolie machine
n'est pas faite pour dormir et qu'elle veut réparer le temps perdu...
Tic! tic! tic!... Les idées se croisent, s'enchevêtrent comme des fils
de soie: «Où suis-je, mon Dieu?... Qu'est-ce que c'est que ce grand
lit?... Et ces trois dames, là-bas, près de la fenêtre, qu'est-ce
qu'elles font?... Cette petite robe noire qui me tourne le dos, est-ce
que je ne la connais pas?... On dirait que...»

Et pour mieux regarder cette robe noire qu'il croit reconnaître,
péniblement le petit Chose se soulève sur son coude et se penche hors
du lit, puis tout de suite se jette en arrière, épouvanté... Là, devant
lui, au milieu de la chambre, il vient d'apercevoir une armoire en noyer
avec de vieilles ferrures qui grimpent sur le devant. Cette armoire, il
la reconnaît; il l'a vue déjà dans un rêve, dans un horrible rêve...
Tic! tic! tic! La machine à penser va comme le vent... Oh! maintenant
le petit Chose se rappelle. L'hôtel Pilois, la mort de Jacques,
l'enterrement, l'arrivée chez Pierrotte dans la pluie, il revoit tout,
il se souvient de tout. Hélas! en renaissant à la vie, le malheureux
enfant vient de renaître à la douleur; et sa première parole est un
gémissement...

A ce gémissement, les trois femmes qui travaillaient là-bas, près de la
fenêtre, ont tressailli. Une d'elles, la plus jeune, se lève en criant:
«De la glace! de la glace!» Et vite elle court à la cheminée prendre un
morceau de glace qu'elle vient présenter au petit Chose; mais le petit
Chose n'en veut pas... Doucement il repousse la main qui cherche ses
lèvres;--c'est une main bien fine pour une main de garde-malades! En
tout cas d'une voix qui tremble, il dit: «Bonjour, Camille!...»

Camille Pierrotte est si surprise d'entendre parler le moribond qu'elle
reste là tout interdite, le bras tendu, la main ouverte, avec son
morceau de glace claire qui tremble au bout de ses doigts roses de
froid.

«Bonjour, Camille! reprend le petit Chose. Oh! je vous reconnais bien,
allez!... J'ai toute ma tête maintenant... Et vous? est-ce que vous me
voyez?... Est-ce que vous pouvez me voir?»

Camille Pierrotte ouvre de grands yeux:

«Si je vous vois, Daniel!... Je crois bien que je vous vois.»

Alors, à l'idée que l'armoire a menti, que Camille Pierrotte n'est pas
aveugle, que le rêve, l'horrible rêve, ne sera pas vrai jusqu'au bout,
le petit Chose reprend courage et se hasarde à faire d'autres questions:

«J'ai été bien malade, n'est-ce pas, Camille?

--Oh! oui, Daniel, bien malade...

--Est-ce que je suis couché depuis longtemps?...

--Il y aura demain trois semaines...

--Miséricorde! trois semaines!... Déjà trois semaines que ma pauvre mère
Jacques...»

Il n'achève pas sa phrase et cache sa tête dans l'oreiller en
sanglotant.

...A ce moment, Pierrotte entre dans la chambre; il amène un nouveau
médecin. (Pour peu que la maladie continue, toute l'Académie de médecine
y passera.) Celuici est l'illustre docteur _Broum-Broum_, un gaillard
qui va vite en besogne et ne s'amuse pas à boutonner ses gants au chevet
des malades. Il s'approche du petit Chose, lui tâte le pouls, lui
regarde les yeux et la langue, puis se tournant vers Pierrotte:

«Qu'est-ce que vous me chantiez donc?... Mais il est guéri ce
garçon-là...

--Guéri! fait le bon Pierrotte en joignant les mains.

--Si bien guéri que vous allez me jeter tout de suite cette glace par
la fenêtre et donner à votre malade une aile de poulet aspergée de
saint-émilion... Allons! ne vous désolez plus, ma petite demoiselle;
dans huit jours, ce jeune trompe-la-mort sera sur pied, c'est moi qui
vous en réponds... D'ici là, gardez-le bien tranquille dans son lit;
évitez-lui toute émotion, toute secousse; c'est le point essentiel!...
Pour le reste, laissons faire la nature: elle s'entend à soigner mieux
que vous et moi...»

Ayant ainsi parlé, l'illustre docteur _Broum-Broum_ donne une
chiquenaude au jeune trompe-la-mort, un sourire à Mlle Camille, et
s'éloigne lestement, escorté du bon Pierrotte qui pleure de joie et
répète tout le temps:

«Ah! monsieur le docteur, c'est bien le cas de le dire... c'est bien le
cas de le dire...»

Derrière eux, Camille veut faire dormir le malade; mais il refuse avec
énergie:

«Ne vous en allez pas, Camille, je vous en prie... Ne me laissez pas
seul. Comment voulez-vous que je dorme avec le gros chagrin que j'ai?

--Si, Daniel, il le faut... Il faut que vous dormiez... Vous avez besoin
de repos; le médecin l'a dit... Voyons! soyez raisonnable, fermez les
yeux et ne pensez à rien... Tantôt je viendrai vous voir encore; et, si
vous avez dormi, je resterai bien longtemps.

--Je dors... je dors...», dit le petit Chose en fermant les yeux. Puis
se ravisant: «Encore un mot, Camille!... Quelle est donc cette petite
robe noire que j'ai aperçue ici tout à l'heure?

--Une robe noire!...

--Mais oui! vous savez bien! cette petite robe noire qui travaillait
là-bas avec vous, près de la fenêtre... Maintenant, elle n'y est plus...
Mais tout à l'heure je l'ai vue, j'en suis sûr...

--Oh! non! Daniel, vous vous trompez... J'ai travaillé ici toute la
matinée avec Mme Tribou, votre vieille amie, Mme Tribou, vous savez!
celle que vous appeliez la dame de grand mérite. Mais Mme Tribou n'est
pas en noir... elle a toujours sa même robe verte... Non! sûrement, il
n'y a pas de robe noire dans la maison... Vous avez dû rêver cela...
Allons! Je m'en vais... Dormez bien...»

Là-dessus, Camille Pierrotte s'encourt vite, toute confuse et le feu aux
joues, comme si elle venait de mentir.

Le petit Chose reste seul; mais il n'en dort pas mieux. La machine
aux fins rouages fait le diable dans sa cervelle. Les fils de soie se
croisent, s'enchevêtrent... Il pense à son bien-aimé qui dort dans
l'herbe de Montmartre; il pense aux yeux noirs aussi, à ces belles
lumières sombres que la Providence semblait avoir allumées exprès pour
lui et qui maintenant...

Ici, la porte de la chambre s'entrouvre doucement, doucement, comme
si quelqu'un voulait entrer; mais presque aussitôt on entend Camille
Pierrotte dire à voix basse:

«N'y allez pas... L'émotion va le tuer, s'il se réveille...»

Et voilà la porte qui se referme doucement, doucement, comme elle
s'était ouverte. Par malheur, un pan de robe noire se trouve pris dans
la rainure; et ce pan de robe qui passe, de son lit le petit Chose
l'aperçoit...

Du coup son coeur bondit; ses yeux s'allument, et, se dressant sur son
coude, il se met à crier bien fort: «Mère! Mère! pourquoi ne venez-vous
pas m'embrasser?...»

Aussitôt la porte s'ouvre. La petite robe noire--qui n'y peut plus
tenir--se précipite dans la chambre; mais au lieu d'aller vers le lit,
elle va droit à l'autre bout de la pièce, les bras ouverts, en appelant:

«Daniel! Daniel!

--Par ici, mère..., crie le petit Chose, qui lui tend les bras en
riant... Par ici: vous ne me voyez donc pas?...»

Et alors Mme Eyssette, à demi tournée vers le lit, tâtonnant dans l'air
autour d'elle avec ses mains qui tremblent, répond d'une voix navrante:

«Hélas! non! mon cher trésor, je ne te vois pas... Jamais plus je ne te
verrai... Je suis aveugle!»

En entendant cela, le petit Chose pousse un grand cri et tombe à la
renverse sur son oreiller...

Certes, qu'après vingt ans de misères et de souffrances, deux enfants
morts, son foyer détruit, son mari loin d'elle, la pauvre mère Eyssette
ait ses yeux divins tout brûlés par les larmes comme les voilà, il n'y
a rien là-dedans de bien extraordinaire... Mais pour le petit Chose,
quelle coïncidence avec son rêve! Quel dernier coup terrible la destinée
lui tenait en réserve! Est-ce qu'il ne va pas en mourir de celui-là?...

Eh bien, non!... le petit Chose ne mourra pas. Il ne faut pas qu'il
meure. Derrière lui que deviendrait la pauvre mère aveugle? Où
trouverait-elle des larmes pour pleurer ce troisième fils? Que
deviendrait le père Eyssette, cette victime de l'honneur commercial,
ce Juif errant de la viniculture, qui n'a pas même le temps de venir
embrasser son enfant malade, ni de porter une fleur à son enfant mort?
Qui reconstruirait le foyer, ce beau foyer de famille où les deux vieux
viendront un jour chauffer leurs pauvres mains glacées?... Non! non! le
petit Chose ne veut pas mourir. Il se cramponne à la vie, au contraire,
et de toutes ses forces... On lui a dit que, pour guérir plus vite, il
ne fallait pas penser, il ne pense pas; qu'il ne fallait pas parler, il
ne parle pas; qu'il ne fallait pas pleurer, il ne pleure pas... C'est
plaisir de le voir dans son lit, l'air paisible, les yeux ouverts,
jouant pour se distraire avec les glands de l'édredon. Une vraie
convalescence de chanoine...

Autour de lui, toute la maison Lalouette s'empresse silencieuse. Mme
Eyssette passe ses journées au pied du lit, avec son tricot; la chère
aveugle a tellement l'habitude des longues aiguilles qu'elle tricote
aussi bien que du temps de ses yeux. La dame de grand mérite est là,
elle aussi; puis, à tout moment on voit paraître à la porte la bonne
figure de Pierrotte. Il n'y a pas jusqu'au joueur de flûte qui ne monte
prendre des nouvelles quatre ou cinq fois dans le jour. Seulement, il
faut bien le dire, celui-là ne vient pas pour le malade; c'est la dame
de grand mérite qui l'attire surtout... Depuis que Camille Pierrotte lui
a formellement déclaré qu'elle ne voulait ni de lui ni de sa flûte, le
fougueux instrumentiste s'est rabattu sur la veuve Tribou qui, pour être
moins riche et moins jolie que la fille du Cévenol, n'est pas cependant
tout à fait dépourvue de charmes ni d'économies. Avec cette romanesque
matrone, l'homme flûte n'a pas perdu son temps, à la troisième séance,
il y avait déjà du mariage dans l'air, et l'on parlait vaguement de
monter une herboristerie rue des Lombards, avec les économies de la
dame. C'est pour ne pas laisser dormir ces beaux projets, que le jeune
virtuose vient si souvent prendre des nouvelles.

Et Mlle Pierrotte? On n'en parle pas! Est-ce qu'elle ne serait plus dans
la maison?... Si, toujours: seulement, depuis que le malade est hors de
danger, elle n'entre presque jamais dans sa chambre. Quand elle y vient,
c'est en passant, pour prendre l'aveugle et la mener à table; mais le
petit Chose, jamais un mot... Ah! qu'il est loin le temps de la
rose rouge, le temps où, pour dire: «Je vous aime», les yeux noirs
s'ouvraient comme deux fleurs de velours! Dans son lit, le malade
soupire, en pensant à ces bonheurs envolés. Il voit bien qu'on ne l'aime
plus, qu'on le fuit, qu'il fait horreur; mais c'est lui qui l'a voulu.
Il n'a pas le droit de se plaindre. Et pourtant, c'eût été si bon, au
milieu de tant de deuils et de tristesses, d'avoir un peu d'amour
pour se chauffer le coeur! c'eût été si bon de pleurer sur une épaule
amie!... «Enfin!... le mal est fait, se dit le pauvre enfant, n'y
songeons plus, et trêve aux rêvasseries! pour moi, il ne s'agit plus
d'être heureux dans la vie; il s'agit de faire son devoir... Demain, je
parlerai à Pierrotte.»

En effet, le lendemain, à l'heure où le Cévenol traverse la chambre à
pas de loup pour descendre au magasin, le petit Chose, qui est là depuis
l'aube à guetter derrière ses rideaux, appelle doucement.

«Monsieur Pierrotte! monsieur Pierrotte!»

Pierrotte s'approche du lit; et alors le malade très ému, sans lever les
yeux:

«Voici que je m'en vais sur ma guérison, mon bon monsieur Pierrotte,
et j'ai besoin de causer sérieusement avec vous. Je ne veux pas vous
remercier de ce que vous faites pour ma mère et pour moi...»

Vive interruption du Cévenol: «Pas un mot là-dessus, monsieur Daniel!
tout ce que je fais, je devais le faire. C'était convenu avec M.
Jacques.

--Oui! je sais, Pierrotte, je sais qu'à tout ce qu'on veut vous dire sur
ce chapitre vous faites toujours la même réponse... Aussi n'est-ce pas
de cela que je vais vous parler. Au contraire, si je vous appelle, c'est
pour vous demander un service. Votre commis va vous quitter bientôt;
voulez-vous me prendre à sa place? Oh! je vous en prie, Pierrotte,
écoutez-moi jusqu'au bout; ne me dites pas non, sans m'avoir écouté
jusqu'au bout... Je le sais, après ma lâche conduite, je n'ai plus le
droit de vivre au milieu de vous. Il y a dans la maison quelqu'un que ma
présence fait souffrir, quelqu'un à qui ma vue est odieuse, et ce n'est
que justice!... Mais si je m'arrange pour qu'on ne me voie jamais, si je
m'engage à ne jamais monter ici, si je reste toujours au magasin, si je
suis de votre maison sans en être, comme les gros chiens de basse-cour
qui n'entrent jamais dans les appartements, est-ce qu'à ces
conditions-là vous ne pourriez pas m'accepter!»

Pierrotte a bonne envie de prendre dans ses grosses mains la tête frisée
du petit Chose et de l'embrasser bien fort; mais il se contient et
répond, tranquillement:

«Dame! écoutez, monsieur Daniel, avant de rien dire, j'ai besoin de
consulter la petite... Moi, votre proposition me convient assez; mais je
ne sais pas si la petite... Du reste, nous allons voir. Elle doit être
levée... Camille! Camille!»

Camille Pierrotte, matinale comme une abeille, est en train d'arroser
son rosier rouge sur la cheminée du salon. Elle arrive en peignoir du
matin, les cheveux relevés à la chinoise, fraîche, gaie, sentant les
fleurs.

«Tiens, petite, lui dit le Cévenol, voilà M. Daniel qui demande à entrer
chez nous pour remplacer le commis... Seulement, comme il pense que sa
présence ici te serait trop pénible...

--Trop pénible!» interrompit Camille Pierrotte en changeant de couleur.

Elle n'en dit pas plus long; mais les yeux noirs achevèrent sa phrase.
Oui! les yeux noirs eux-mêmes se montrent devant le petit Chose,
profonds comme la nuit, lumineux comme les étoiles, en criant: «Amour!
amour!» avec tant de passion et de flamme que le pauvre malade en a le
coeur incendié.

Alors Pierrotte dit en riant sous cape:

«Dame! expliquez-vous tous les deux... il y a quelque malentendu
là-dessous.»

Et il s'en va tambouriner une bourrée cévenole sur les vitres; puis
quand il croit que les enfants se sont suffisamment expliqués--oh! mon
Dieu! c'est à peine s'ils ont eu le temps de se dire trois paroles--, il
s'approche d'eux et les regarde:

«Eh bien?

--Ah! Pierrotte, dit le petit Chose en lui tendant les mains, elle est
aussi bonne que vous... elle m'a pardonné!»

A partir de ce moment, la convalescence du malade marche avec des bottes
de sept lieues... Je crois bien! les yeux noirs ne bougent plus de la
chambre. On passe les journées à faire des projets d'avenir. On parle
de mariage, de foyer à reconstruire. On parle aussi de la chère mère
Jacques, et son nom fait encore verser de belles larmes. Mais c'est
égal! il y a de l'amour dans l'ancienne maison Lalouette. Cela se sent.
Et si quelqu'un s'étonne que l'amour puisse fleurir ainsi dans le deuil
et dans les larmes, je lui dirai d'aller voir aux cimetières toutes ces
jolies fleurettes qui poussent entre les fentes des tombeaux.

D'ailleurs, n'allez pas croire que la passion fasse oublier son devoir
au petit Chose. Pour si bien qu'il soit dans son grand lit, entre Mme
Eyssette et les yeux noirs, il a hâte d'être guéri, de se lever, de
descendre au magasin. Non, certes, que la porcelaine le tente beaucoup;
mais il languit de commencer cette vie de dévouement et de travail dont
la mère Jacques lui a donné l'exemple. Après tout, il vaut encore mieux
vendre des assiettes dans un passage, comme disait la tragédienne Irma,
que balayer l'institution Ouly ou se faire siffler à Montparnasse. Quant
à la Muse, on n'en parle plus. Daniel Eyssette aime toujours les vers,
mais pas les siens; et le jour où l'imprimeur, fatigué de garder
chez lui les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf volumes de _La Comédie
pastorale_, les renvoie au passage du Saumon, le malheureux ancien poète
a le courage de dire:

«Il faut brûler tout ça.»

A quoi Pierrotte, plus avisé, répond:

«Brûler tout ça! ma foi non!... j'aime bien mieux le garder au magasin.
J'en trouverai l'emploi... C'est bien le cas de le dire... J'ai tout
juste prochainement un envoi de coquetiers à faire à Madagascar. Il
paraît que dans ce pays-là, depuis qu'on a vu la femme d'un missionnaire
anglais manger des oeufs à la coque, on ne veut plus manger les oeufs
autrement... Avec votre permission, monsieur Daniel, vos livres
serviront à envelopper mes coquetiers.»

Et en effet, quinze jours après, _La Comédie pastorale_ se met en route
pour le pays de l'illustre Rana-Volo. Puisse-t-elle y avoir plus de
succès qu'à Paris!

...Et maintenant, lecteur, avant de clore cette histoire, je veux encore
une fois t'introduire dans le salon jonquille. C'est par un après-midi
de dimanche, un beau dimanche d'hiver--froid sec et grand soleil. Toute
la maison Lalouette rayonne. Le petit Chose est complètement guéri et
vient de se lever pour la première fois. Le matin, en l'honneur de
cet heureux événement, on a sacrifié à Esculape quelques douzaines
d'huîtres, arrosées d'un joli vin blanc de Touraine. Maintenant on est
au salon, tous réunis. Il fait bon; la cheminée flambe. Sur les vitres
chargées de givre, le soleil fait des paysages d'argent.

Devant la cheminée, le petit Chose, assis sur un tabouret aux pieds de
la pauvre aveugle assoupie, cause à voix basse avec Mlle Pierrotte plus
rouge que la petite rose rouge qu'elle a dans les cheveux. Cela se
comprend, elle est si près du feu!... De temps en temps, un grignotement
de souris,--c'est la tête d'oiseau qui becquette dans un coin; ou bien
un cri de détresse,--c'est la dame de grand mérite qui est en train de
perdre au bésigue l'argent de l'herboristerie. Je vous prie de remarquer
l'air triomphant de Mme Lalouette qui gagne, et le sourire inquiet du
joueur de flûte, qui perd.

Et M. Pierrotte?... Oh! M. Pierrotte n'est pas loin... Il est là-bas
dans l'embrasure de la fenêtre, à demi caché par le grand rideau
jonquille, et se livrant à une besogne silencieuse qui l'absorbe et le
fait suer. Il a devant lui, sur un guéridon, des compas, des crayons,
des règles, des équerres, de l'encre de Chine, des pinceaux, et
enfin une longue pancarte de papier à dessin qu'il couvre de signes
singuliers... L'ouvrage a l'air de lui plaire. Toutes les cinq minutes,
il relève la tête, la penche un peu de côte et sourit à son barbouillage
d'un air de complaisance.

Quel est donc ce travail mystérieux?...

Attendez; nous allons le savoir... Pierrotte a fini. Il sort de sa
cachette, arrive doucement derrière Camille et le petit Chose; puis,
tout à coup, il leur étale sa grande pancarte sous les yeux en disant:
«Tenez! les amoureux, que pensez-vous de ceci?»

Deux exclamations lui répondent:

«Oh! papa!...

--Oh! monsieur Pierrotte!

--Qu'est-ce qu'il y a?... Qu'est-ce que c'est!...» demande la pauvre
aveugle, réveillée en sursaut.

Et Pierrotte joyeusement:

«Ce que c'est, madame Eyssette?... C'est... c'est bien le cas de le
dire... C'est un projet de la nouvelle enseigne que nous mettrons sur la
boutique dans quelques mois... Allons! monsieur Daniel, lisez-nous ça
tout haut, pour qu'on juge un peu de l'effet.»

Dans le fond de son coeur, le petit Chose donne une dernière larme à ses
papillons bleus; et prenant la pancarte à deux mains:--Voyons!--soit
homme, petit Chose!--il lit tout haut, d'une voix ferme, cette enseigne
de boutique, où son avenir est écrit en lettres grosses d'un pied:

    PORCELAINE ET CRISTAUX

    _Ancienne maison Lalouette_

    EYSSETTE ET PIERROTTE

    SUCCESSEURS

TABLE

  PREMIÈRE PARTIE

  I.--La fabrique.
  II.--Les babarottes.
  III.--Il est mort! Priez pour lui!
  IV.--Le cahier rouge.
  V.--Gagne ta vie.
  VI.--Les petits.
  VII.--Le pion.
  VIII.--Les yeux noirs.
  IX.--L'affaire Boucoyran.
  X.--Les mauvais jours.
  XI.--Mon bon ami le maître d'armes.
  XII.--L'anneau de fer.
  XIII.--Les clefs de M. Viot.
  XIV.--L'oncle Baptiste.

  DEUXIÈME PARTIE

  I.--Mes caoutchoucs.
  II.--De la part du curé de Saint-Nizier.
  III.--Ma mère Jacques.
  IV.--La discussion du budget.
  V.--Coucou-Blanc et la dame du premier.
  VI.--Le roman de Pierrotte.
  VII.--La rose rouge et les yeux noirs.
  VIII.--Une lecture au passage du Saumon.
  IX.--Tu vendras de la porcelaine.
  X.--Irma Borel.
  XI.--Le coeur de sucre.
  XII.--Tolocototignan.
  XIII.--L'enlèvement.
  XIV.--Le rêve.
  XV.--.....
  XVI.--La fin du rêve.





End of the Project Gutenberg EBook of Le petit chose, by Alphonse Daudet

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with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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