Le nabab, tome II

By Alphonse Daudet

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Title: Le nabab, tome II

Author: Alphonse Daudet

Release Date: June 24, 2004 [EBook #12727]

Language: French


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OEUVRES

DE

Alphonse Daudet


Le Nabab

Tome II


M DCCC LXXXVII





LE NABAB




XIII

UN JOUR DE SPLEEN


Cinq heures de l'après-midi. La pluie depuis le matin, un ciel gris et
bas à toucher avec les parapluies, un temps mou qui poisse, le gâchis,
la boue, rien que de la boue, en flaques lourdes, en traînées luisantes
au bord des trottoirs, chassée en vain par tes balayeuses mécaniques,
par les balayeuses en marmottes, enlevée sur d'énormes tombereaux qui
l'emportent lentement vers Montreuil, la promènent en triomphe à travers
les rues, toujours remuée et toujours renaissante, poussant entre les
pavés, éclaboussant les panneaux des voitures, le poitrail des chevaux,
les vêtements des passants, mouchetant les vitres, les seuils, les
devantures, à croire que Paris entier va s'enfoncer et disparaître sous
cette tristesse du sol fangeux où tout se fond et se confond. Et c'est
une pitié de voir l'envahissement de cette souillure sur les blancheurs
des maisons neuves, la bordure des quais, les colonnades des balcons de
pierre... Il y a quelqu'un cependant que ce spectacle réjouit, un pauvre
être dégoûté et malade qui, vautré tout de son long sur la soie brodée
d'un divan, la tête sur ses poings fermés, regarde joyeusement dehors
contre les vitres ruisselantes et se délecte à toutes ces laideurs:

«Vois-tu, ma fée, voilà bien le temps qu'il me fallait aujourd'hui...
Regarde-les patauger... Sont-ils hideux, sont-ils sales!... Que de
fange! Il y en a partout, dans les rues, sur les quais, jusque dans
la Seine, jusque dans le ciel... Ah! c'est bon la boue, quand on est
triste... Je voudrais tripoter là-dedans, faire de la sculpture avec ça,
une statue de cent pieds de haut, qui s'appellerait: «Mon ennui.»

--Mais pourquoi t'ennuies-tu, ma chérie, dit avec douceur la vieille
danseuse, aimable et rose dans son fauteuil, où elle se tient
très droite de peur d'abîmer sa coiffure encore plus soignée que
d'habitude... N'as-tu pas tout ce qu'il faut pour être heureuse?»

Et, de sa voix tranquille, pour la centième fois, elle recommence à lui
énumérer ses raisons de bonheur, sa gloire, son génie, sa beauté, tous
les hommes à ses pieds, les plus beaux, les plus puissants; oh! oui,
les plus puissants, puisqu'aujourd'hui même... Mais un miaulement
formidable, une plainte déchirante du chacal exaspéré par la monotonie
de son désert, fait trembler tout à coup les vitres de l'atelier et
rentrer dans son cocon l'antique chrysalide épouvantée.

Depuis huit jours, son groupe fini, parti pour l'exposition, a laissé
Félicia dans ce même état de prostration, d'écoeurement, d'irritation
navrée et désolante. Il faut toute la patience inaltérable de la fée, la
magie de ses souvenirs évoqués à chaque instant pour lui rendre la vie
supportable à côté de cette inquiétude, de cette colère méchante qu'on
entend gronder au fond des silences de la jeune fille, et qui subitement
éclatent dans une parole amère, dans un «pouah» de dégoût à propos de
tout... Son groupe est hideux... Personne n'en parlera... Tous les
critiques sont des ânes... Le public? un goitre immense à trois étages
de mentons... Et pourtant, l'autre dimanche, quand le duc de Mora
est venu avec le surintendant des beaux-arts voir son exposition à
l'atelier, elle était si heureuse, si fière des éloges qu'on lui
donnait, si pleinement ravie de son travail qu'elle admirait à distance
comme d'un autre, maintenant que l'outil n'établissait plus entre elle
et l'oeuvre ce lien gênant à l'impartial jugement de l'artiste.

Mais c'est tous les ans ainsi. L'atelier dépeuplé du récent ouvrage,
son nom glorieux encore une fois jeté au caprice imprévu du public, les
préoccupations de Félicia, désormais sans objet visible, errent
dans tout le vide de son coeur, de son existence de femme sortie du
tranquille sillon, jusqu'à ce qu'elle se soit reprise à un autre
travail. Elle s'enferme, ne veut voir personne. On dirait qu'elle se
méfie d'elle-même. Il n'y a que le bon Jenkins qui la supporte pendant
ces crises. Il semble même les rechercher, comme s'il en attendait
quelque chose. Dieu sait pourtant qu'elle n'est pas aimable avec lui.
Hier encore il est resté deux heures en face de cette belle ennuyée, qui
ne lui a seulement pas une fois adressé la parole. Si c'est là l'accueil
qu'elle réserve ce soir au grand personnage qui leur fait l'honneur de
venir dîner avec elles... Ici la douce Crenmitz, qui rumine paisiblement
toutes ces pensées en regardant le fin bout de ses souliers à
bouffettes, se rappelle subitement qu'elle a promis de confectionner
une assiette de pâtisseries viennoises pour le dîner du personnage en
question, et sort de l'atelier discrètement sur la pointe de ses petits
pieds.

Toujours la pluie, toujours la boue, toujours le beau sphinx accroupi,
les yeux perdus dans l'horizon fangeux. A quoi pense-t-il? Qu'est-ce
qu'il regarde venir là-bas, par ces routes souillées, douteuses sous
la nuit qui tombe, avec ce pli au front et cette lèvre expressive de
dégoût? Est-ce son destin qu'il attend? Triste destin qui s'est mis en
marche par un temps pareil, sans crainte de l'ombre, de la boue...

Quelqu'un vient d'entrer dans l'atelier, un pas plus lourd que le trot
de souris de Constance. Le petit domestique sans doute. Et Félicia,
brutalement sans se retourner:

«Va te coucher... Je n'y suis pour personne...

--J'aurais bien voulu vous parler cependant, lui répond une voix amie.»

Elle tressaille, se redresse, et radoucie, presque rieuse devant ce
visiteur inattendu:

--Tiens! c'est vous, jeune Minerve... Comment êtes-vous donc entré?

--Bien simplement. Toutes les portes sont ouvertes.

--Cela ne m'étonne pas. Constance est comme folle, depuis ce matin, avec
son dîner...

--Oui, j'ai vu. L'antichambre est pleine de fleurs. Vous avez?...

--Oh! un dîner bête, un dîner officiel. Je ne sais pas comment j'ai
pu... Asseyez-vous donc là; près de moi. Je suis heureuse de vous voir.»

Paul s'assied, un peu troublé. Jamais elle ne lui a paru si belle. Dans
le demi-jour de l'atelier, parmi l'éclat brouillé des objets d'art,
bronzes, tapisseries, sa pâleur fait une lumière douce, ses yeux ont
des reflets de pierre précieuse, et sa longue amazone serrée dessine
l'abandon de son corps de déesse. Puis elle parle d'un ton si
affectueux, elle semble si heureuse de cette visite. Pourquoi est-il
resté aussi longtemps loin d'elle? Voilà près d'un mois qu'on ne l'a vu.
Ils ne sont donc plus amis? Lui s'excuse de son mieux. Les affaires, un
voyage. D'ailleurs, s'il n'est pas venu ici, il a souvent parlé d'elle,
oh! bien souvent, presque tous les jours.

«Vraiment? Et avec qui?

--Avec...»

Il va dire: «avec Aline Joyeuse...» mais une gêne l'arrête, un sentiment
indéfinissable, comme une pudeur de prononcer ce nom dans l'atelier qui
en a entendu tant d'autres. Il y a des choses qui ne vont pas ensemble,
sans qu'on sache bien pourquoi. Paul aime mieux répondre par un mensonge
qui l'amène droit au but de sa visite:

«Avec un excellent homme à qui vous avez causé une peine bien inutile...
Voyons, pourquoi ne lui avez-vous pas fini son buste, à ce pauvre
Nabab?... C'était un grand bonheur, une grande fierté pour lui ce buste
à l'exposition... Il y comptait.»

A ce nom du Nabab, elle s'est troublée légèrement:

«C'est vrai, dit-elle, j'ai manqué à ma parole... Que voulez-vous? Je
suis à caprices, moi... Mais mon désir est bien de le reprendre un de
ces jours... Voyez, le linge est dessus, tout mouillé, pour que la terre
ne sèche pas...

--Et l'accident?... Oh! vous savez, nous n'y avons pas cru...

--Vous avez eu tort... Je ne mens jamais... Une chute, un à-plat
formidable... Seulement la glaise était fraîche. J'ai réparé cela
facilement. Tenez!»

Elle enleva le linge d'un geste; le Nabab surgit avec sa bonne face tout
heureuse d'être portraiturée, et si vrai, tellement «nature» que Paul
eut un cri d'admiration.

«N'est-ce pas qu'il est bien? dit-elle naïvement... Encore quelques
retouches là et là... (Elle avait pris l'ébauchoir, la petite éponge et
poussé la sellette dans ce qui restait de jour.) Ce serait l'affaire de
quelques heures; mais il ne pourrait toujours pas aller à l'exposition.
Nous sommes le 22; tous les envois sont faits depuis longtemps.

--Bah!... avec des protections...»

Elle eut un froncement de sourcils et sa mauvaise expression retombante
de la bouche:

«C'est vrai... La protégée du duc de Mora... Oh! vous n'avez pas besoin
de vous défendre. Je sais ce qu'on dit et je m'en moque comme de ça...
(Elle envoya une boulette de glaise s'emplâtrer contre la tenture.)
Peut-être même qu'à force de supposer ce qui n'est pas... Mais laissons
là ces infamies, dit-elle en relevant sa petite tête aristocratique...
Je tiens à vous faire plaisir, Minerve... Votre ami ira au Salon cette
année.»

A ce moment, un parfum de caramel, de pâte chaude envahit l'atelier où
tombait le crépuscule en fine poussière décolorante; et la fée apparut,
un plat de beignets à la main, une vraie fée, parée, rajeunie, vêtue
d'une tunique blanche qui laissait à l'air, sous des dentelles jaunies,
ses beaux bras de vieille femme, les bras, cette beauté qui meurt la
dernière.

--Regarde mes _kuchlen_, mignonne, s'ils sont réussis cette fois... Ah!
pardon, je n'avais pas vu que tu avais du monde... Tiens! Mais c'est M.
Paul... Ça va bien, monsieur Paul?... Goûtez donc un de mes gâteaux...

Et l'aimable vieille, à qui ses atours semblaient prêter une vivacité
extraordinaire, s'avançait en sautillant, son assiette en équilibre au
bout de ses doigts de poupée.

«Laisse-le donc, lui dit Félicia tranquillement... Tu lui en offriras à
dîner.

--A dîner?»

La danseuse fut si stupéfaite qu'elle manqua renverser sa jolie
pâtisserie, soufflée, légère et excellente comme elle.

«Mais oui, je le garde à dîner avec nous... Oh! je vous en prie,
ajouta-t-elle avec une insistance particulière en voyant le mouvement de
refus du jeune homme, je vous en prie, ne me dites pas non... C'est un
service véritable que vous me rendez en restant ce soir... Voyons, je
n'ai pas hésité tout à l'heure, moi...»

Elle lui avait pris la main; et vraiment, l'on sentait une étrange
disproportion entre sa demande et le ton suppliant, anxieux, dont elle
était faite. Paul se défendit encore. Il n'était pas habillé... Comment
voulait-elle?... Un dîner où elle avait du monde...

«Mon dîner?... Mais je le décommande... Voilà comme je suis... Nous
serons seuls, tous les trois, avec Constance.

--Mais, Félicia, mon enfant, tu n'y songes pas... Eh bien! Et le...
l'autre qui va venir tout à l'heure.

--Je vais lui écrire de rester chez lui, parbleu!

--Malheureuse, il est trop tard...

--Pas du tout. Six heures sonnent. Le dîner était pour sept heures et
demie... Tu vas vite lui faire porter ça.»

Elle écrivait, en hâte, sur un coin de table.

«Quelle étrange fille, mon Dieu, mon Dieu!... murmurait la danseuse tout
ahurie, pendant que Félicia, ravie, transfigurée, fermait joyeusement sa
lettre.

--Voilà mon excuse faite... La migraine n'a pas été inventée pour
Kadour...»

Puis, la lettre partie:

«Oh! que je suis contente; la bonne soirée que nous allons passer...
Embrasse-moi donc, Constance... Cela ne nous empêchera pas de faire
honneur à tes _Kuchlen_, et nous aurons le plaisir de te voir dans une
jolie toilette qui te donne l'air plus jeune que moi.»

Il n'en fallait pas tant pour faire pardonner par la danseuse ce nouveau
caprice de son cher démon et le crime de lèse-majesté auquel on venait
de l'associer. En user si cavalièrement avec un pareil personnage! il
n'y avait qu'elle au monde, il n'y avait qu'elle... Quant à Paul de
Géry, il n'essayait plus de résister, repris de cet enlacement dont
il avait pu se croire dégagé par l'absence et qui, dès le seuil de
l'atelier, comprimait sa volonté, le livrait lié et vaincu au sentiment
qu'il était bien résolu à combattre.

       *       *       *       *       *

Évidemment le dîner, un vrai dîner de gourmandise, surveillé par
l'Autrichienne dans ses moindres détails, avait été préparé pour un
invité de grande volée. Depuis le haut chandelier kabyle à sept branches
de bois sculpté qui rayonnait sur la nappe couverte de broderies,
jusqu'aux aiguières à long col enserrant les vins dans des formes
bizarres et exquises, l'appareil somptueux du service, la recherche
des mets aiguisés d'une pointe d'étrangeté révélaient l'importance du
convive attendu, le soin qu'on avait mis à lui plaire. On était bien
chez un artiste. Peu d'argenterie, mais de superbes faïences, beaucoup
d'ensemble, sans le moindre assortiment. Le vieux Rouen, le Sèvres rose,
les cristaux hollandais montés de vieux étains ouvrés se rencontraient
sur cette table comme sur un dressoir d'objets rares rassemblés par un
connaisseur pour le seul contentement de son goût. Un peu de désordre
par exemple, dans ce ménage monté au hasard de la trouvaille. Le
merveilleux huilier n'avait plus de bouchons. La salière ébréchée
débordait sur la nappe, et à chaque instant: «Tiens! Qu'est devenu le
moutardier?... Qu'est-ce qu'il est arrivée cette fourchette?» Cela
gênait un peu de Géry pour la jeune maîtresse de maison qui, elle, n'en
prenait aucun souci.

Mais quelque chose mettait Paul plus mal à l'aise encore, c'était la
préoccupation de savoir quel hôte privilégié il remplaçait à cette
table, que l'on pouvait traiter à la fois avec tant de magnificence et
un sans-façon si complet. Malgré tout, il le sentait présent, offensant
pour sa dignité personnelle, ce convive décommandé. Il avait beau
vouloir l'oublier; tout le lui rappelait, jusqu'à la parure de la bonne
fée assise en face de lui et qui gardait encore quelques-uns des grands
airs dont elle s'était d'avance munie pour la circonstance solennelle.
Cette pensée le troublait, lui gâtait la joie d'être là.

En revanche, comme il arrive dans tous les duos où les unissons sont
très rares, jamais il n'avait vu Félicia si affectueuse, de si joyeuse
humeur. C'était une gaieté débordante, presque enfantine, une de ces
expansions chaleureuses qu'on éprouve le danger passé, la réaction d'un
feu clair flambant, après l'émotion d'un naufrage. Elle riait de toutes
ses dents, taquinait Paul sur son accent, ce qu'elle appelait ses idées
bourgeoises. «Car vous êtes un affreux bourgeois, vous savez... Mais
c'est ce qui me plaît en vous... C'est par opposition sans doute parce
que je suis née sous un pont, dans un coup de vent, que j'ai toujours
aimé les natures posées, raisonnables.

--Oh! ma fille, qu'est-ce que tu vas faire croire à M. Paul, que tu es
née sous un pont?... disait la bonne Crenmitz, qui ne pouvait se faire à
l'exagération de certaines images et prenait tout au pied de la lettre.

--Laisse-le croire ce qu'il voudra, ma fée... Nous ne le visons pas pour
mari... Je suis sûre qu'il ne voudrait pas de ce monstre qu'on appelle
une femme artiste. Il croirait épouser le diable... Vous avez bien
raison, Minerve... L'art est un despote. Il faut se donner à lui
tout entier. On met dans son oeuvre ce qu'on a d'idéal, d'énergie,
d'honnêteté, de conscience, si bien qu'il ne vous en reste plus pour la
vie, et que le travail terminé vous jette là sans force et sans
boussole comme un ponton démâté à la merci de tous les flots... Triste
acquisition qu'une épouse pareille.

--Pourtant, hasarda timidement le jeune homme, il me semble que l'art,
si exigeant qu'il soit, ne peut pas accaparer la femme à lui tout seul.
Que ferait-elle de ses tendresses, de ce besoin d'aimer, de se dévouer,
qui est en elle bien plus qu'en nous le mobile de tous ses actes?»

Elle rêva un moment avant de répondre.

«Vous avez peut-être raison, sage Minerve... Le fait est qu'il y a des
jours où ma vie sonne terriblement creux... J'y sens des trous, des
profondeurs. Tout disparaît de ce que j'y jette pour la combler... Mes
plus beaux enthousiasmes artistiques s'engouffrent là-dedans et meurent
chaque fois dans un soupir... Alors je pense au mariage. Un mari, des
enfants, un tas d'enfants qui se rouleraient par l'atelier, le nid à
soigner pour tout cela, la satisfaction de cette activité physique qui
manque à nos existences d'art, des occupations régulières, du train,
des chants, des gaietés naïves, qui vous forceraient à jouer au lieu
de penser dans le vide, dans le noir, à rire devant un échec
d'amour-propre, à n'être qu'une mère satisfaite, le jour où le public
ferait de vous une artiste usée, finie...»

Et devant cette vision de tendresse la beauté de la jeune fille prit une
expression que Paul ne lui avait jamais vue, qui le saisit tout entier,
lui donna une envie folle d'emporter dans ses bras ce bel oiseau sauvage
rêvant du colombier, pour le défendre, l'abriter dans l'amour sûr d'un
honnête homme.

Elle, sans le regarder, continuait:

«Je ne suis pas si envolée que j'en ai l'air, allez... Demandez à ma
bonne marraine, quand elle m'a mise en pension, si je ne me tenais pas
droite à l'alignement... Mais quel gâchis ensuite dans ma vie... Si vous
saviez quelle jeunesse j'ai eue, quelle précoce expérience m'a fané
l'esprit, quelle confusion dans mon jugement de petite fille du permis
et du défendu, de la raison et de la folie. L'art seul, célébré,
discuté, restait debout dans tout cela, et je me suis réfugiée en lui...
C'est peut-être pourquoi je ne serai jamais qu'une artiste, une femme
en dehors des autres, une pauvre amazone au coeur prisonnier dans sa
cuirasse de fer, lancée dans le combat comme un homme et condamnée à
vivre et à mourir en homme.»

Pourquoi ne lui dit-il pas alors:

«Belle guerrière, laissez là vos armes, revêtez la robe flottante et les
grâces du gynécée. Je vous aime, je vous supplie, épousez-moi pour être
heureuse et pour me rendre heureux aussi.

Ah! voilà. Il avait peur que l'autre, vous savez bien, celui qui
devait venir dîner ce soir et qui restait entre eux malgré l'absence,
l'entendît parler ainsi et fût en droit de le railler ou de le plaindre
pour ce bel élan.

«En tout cas, je jure bien une chose, reprit-elle, c'est que si jamais
j'ai une fille, je tâcherai d'en faire une vraie femme et non pas une
pauvre abandonnée comme je suis... Oh! tu sais, ma fée, ce n'est pas
pour toi que je dis cela... Tu as toujours été bonne avec ton démon,
pleine de soins et de tendresses... Mais regardez-la donc comme elle est
jolie, comme elle a l'air jeune ce soir.»

Animée par le repas, les lumières, une de ces toilettes blanches dont le
reflet efface les rides, la Crenmitz renversée sur sa chaise tenait à la
hauteur de ses yeux mi-clos un verre de Château-Yquem venu de la cave
du Moulin-Rouge leur voisin; et sa petite frimousse rose, ses atours
flottants de pastel reflétés dans le vin doré, qui leur prêtait son
ardeur piquante, rappelaient l'ancienne héroïne des soupers fins à la
sortie du théâtre, la Crenmitz du bon temps, non pas audacieuse à la
façon des étoiles de notre opéra moderne, mais inconsciente et roulée
dans son luxe comme une perle fine dans la nacre de sa coquille.
Félicia, qui décidément ce soir-là voulait plaire à tout le monde, la
mit doucement sur le chapitre des souvenirs, lui fit raconter une fois
de plus ses grands triomphes de _Giselle_, de la _Péri_, et les ovations
du public, la visite des princes dans sa loge, le cadeau de la reine
Amélie accompagné de si charmantes paroles. Ces gloires évoquées
grisaient la pauvre fée, ses yeux brillaient, on entendait ses petits
pieds frétiller sous la table comme pris d'une frénésie dansante... En
effet, le dîner fini, quand on fut retourné dans l'atelier, Constance
commença à marcher de long en large, à esquisser un pas, une pirouette,
tout en continuant de causer, s'interrompant pour fredonner un air de
ballet qu'elle rhythmait d'un mouvement de la tête, puis, tout à coup,
se replia sur elle-même et d'un bond fut à l'autre bout de l'atelier.

«La voilà partie, dit Félicia tout bas à de Géry... Regardez. Cela en
vaut la peine, vous allez voir danser la Crenmitz.»

C'était charmant et féerique. Sur le fond de l'immense pièce noyée
d'ombre et ne recevant presque de clarté que par le vitrage arrondi où
la lune montait dans un ciel lavé, bleu de nuit, un vrai ciel d'opéra,
la silhouette de la célèbre danseuse se détachait toute blanche, comme
une petite ombre falote, légère, impondérée, volant bien plus qu'elle
ne bondissait; puis debout sur ses pointes fines, soutenue dans l'air
seulement par ses bras étendus, le visage levé dans une attitude fuyante
où rien n'était visible que le sourire, elle s'avançait vivement vers la
lumière ou s'éloignait en petites saccades si rapides qu'on s'attendait
toujours à entendre un léger bruit de vitres et à la voir monter ainsi à
reculons la pente du grand rayon de lune jeté en biais dans l'atelier.
Ce qui ajoutait un charme, une poésie singulière à ce ballet
fantastique, c'était l'absence de musique, le seul bruit du rhythme dont
la demi-obscurité accentuait la puissance, de ce taqueté vif et léger,
pas plus fort sur le parquet que la chute, pétale par pétale, d'un
dahlia qui se défeuille... Cela dura ainsi quelques minutes, puis on
entendit à son souffle plus court qu'elle se fatiguait.

«Assez, assez... Assieds-toi, dit Félicia.»

Alors la petite ombre blanche s'arrêta au bord d'un fauteuil, et resta
là posée, prête à repartir, souriante et haletante, jusqu'à ce que
le sommeil la prit, se mit à la bercer, à la balancer doucement sans
déranger sa jolie pose, comme une libellule sur une branche de saule
trempant dans l'eau et remuée par le courant.

Pendant qu'ils la regardaient dodelinant sur son fauteuil:

«Pauvre petite fée, disait Félicia, voilà ce que j'ai eu de meilleur, de
plus sérieux dans la vie comme amitié, sauvegarde et tutelle... C'est
ce papillon qui m'a servi de marraine... Étonnez-vous maintenant des
zigzags, des envolements de mon esprit... Encore heureux que je m'en
sois tenue là...»

Et, tout à coup, avec une effusion joyeuse:

«Ah! Minerve, Minerve, je suis bien contente que vous soyez venu
ce soir... Mais il ne faut plus me laisser si longtemps seule,
voyez-vous... J'ai besoin d'avoir près de moi un esprit droit comme le
vôtre, de voir un vrai visage au milieu des masques qui m'entourent...
Un affreux bourgeois tout de même, fit-elle en riant, et un provincial
par-dessus le marché... Mais c'est égal! c'est encore vous que j'ai le
plus de plaisir à regarder... Et je crois que ma sympathie tient surtout
à une chose. Vous me rappelez quelqu'un qui a été la grande affection de
ma jeunesse, un petit être sérieux et raisonnable lui aussi, cramponné
au terre-à-terre de l'existence, mais y mêlant cet idéal que nous autres
artistes mettons à part pour le seul profit de nos oeuvres... Des choses
que vous dites me semblent venir d'elle... Vous avez la même bouche de
modèle antique. Est-ce cela qui donne à vos paroles cette similitude?
Je n'en sais rien, mais à coup sûr, vous vous ressemblez... Vous allez
voir...»

Sur la table chargée de croquis et d'albums devant laquelle elle était
assise en face de lui, elle dessinait tout en causant, le front incliné,
ses cheveux frisés un peu fous ombrant son admirable petite tête. Ce
n'était plus le beau monstre accroupi, au visage anxieux et ténébreux,
condamnant sa propre destinée; mais une femme, une vraie femme qui aime
et qui veut séduire... Cette fois, Paul oubliait toutes ses méfiances
devant tant de sincérité et tant de grâce. Il allait parler, persuader.
La minute était décisive... Mais la porte s'ouvrit, et le petit
domestique parut... M. le duc faisait demander si Mademoiselle souffrait
toujours de sa migraine, ce soir...

«Toujours autant,» dit-elle avec humeur.

Le domestique sorti, il y eut entre eux un moment de silence, un froid
glacial. Paul s'était levé. Elle continuait son croquis, la tête
toujours penchée.

Il fit quelques pas dans l'atelier; puis revenu vers la table, il
demanda doucement, étonné de se sentir si calme:

«C'est le duc de Mora qui devait dîner ici?

--Oui... je m'ennuyais... un jour de spleen... Ces journées-là sont
mauvaises pour moi...

--Est-ce que la duchesse devait venir?

--La duchesse?... Non. Je ne la connais pas.

--Eh bien! à votre place, je ne recevrais jamais chez moi, à ma table,
un homme marié dont je ne verrais pas la femme... Vous vous plaignez
d'être une abandonnée; pourquoi vous abandonner vous-même?... Quand on
est sans reproche, il faut se garder du soupçon... Est-ce que je vous
fâche?

--Non, non, grondez-moi, Minerve... Je veux bien de votre morale. Elle
est droite et franche, celle-là; elle ne clignote pas comme celle des
Jenkins... Je vous l'ai dit, j'ai besoin qu'on me conduise...»

Et jetant devant lui le croquis qu'elle venait de terminer:

«Tenez! voilà l'amie dont je vous parlais... Une affection profonde et
sûre que j'ai eu la folie de laisser perdre comme une gâcheuse que je
suis... C'est elle que j'invoquais dans les moments difficiles, quand il
fallait prendre une décision, faire quelque sacrifice... Je me disais:
«Qu'en pensera-t-elle?» comme nous nous arrêtons dans un travail
d'artiste pour songer à quelque grand, à un de nos maîtres... Il faut
que vous soyez cela pour moi. Voulez-vous?»

Paul ne répondit pas. Il regardait le portrait d'Aline. C'était elle,
c'était bien elle, son profil pur, sa bouche railleuse et bonne, et
la longue boucle en caresse sur le col fin. Ah! tous les ducs de Mora
pouvaient venir maintenant. Félicia n'existait plus pour lui.

Pauvre Félicia, douée de pouvoirs supérieurs, elle était bien comme ces
magiciennes qui nouent et dénouent les destins des hommes sans pouvoir
rien pour leur propre bonheur.

«Voulez-vous me donner ce croquis?» dit-il tout bas, la voix émue.

--Très-volontiers... Elle est gentille, n'est-ce pas?... Ah! ma foi,
celle-là, si vous la rencontrez, aimez-la, épousez-la. Elle vaut mieux
que toutes.

Pourtant, à défaut d'elle... à défaut d'elle...»

Et le beau sphinx apprivoisé levait vers lui ses grands yeux mouillés et
rieurs, dont l'énigme n'avait plus rien d'indéchiffrable.




XIV

L'EXPOSITION


«Superbe...

--Un succès énorme. Barye n'a jamais rien fait d'aussi beau.

--Et le buste du Nabab?... Quelle merveille? C'est Constance Crenmitz
qui est heureuse. Regardez-la trotter...

--Comment! c'est la Crenmitz cette petite vieille en mantelet d'hermine!
Voilà vingt ans que je la croyais morte.»

Oh! non, bien vivante au contraire. Ravie, rajeunie par le triomphe
de sa filleule, qui tient décidément le succès de l'Exposition, elle
circule parmi la foule d'artistes, de gens du monde formant aux deux
endroits où sont exposés les envois de Félicia, comme deux masses de
dos noirs, de toilettes mêlées, se pressant, s'étouffant pour regarder.
Constance, si timide d'ordinaire, se glisse au premier rang, écoute les
discussions, attrape au vol des bouts de phrases, des formules qu'elle
retient, approuve de la tête, sourit, lève les épaules lorsqu'elle
entend dire une bêtise, tentée de foudroyer le premier qui n'admirerait
pas.

Que ce soit la bonne Crenmitz ou une autre, vous la verrez à toutes
les ouvertures du salon, cette silhouette furtive rôdant autour des
conversations, l'air anxieux, l'oreille tendue; quelquefois un vieux
bonhomme de père dont le regard vous remercie d'un mot aimable dit en
passant, ou prend une expression désolée pour une épigramme qu'on lance
à l'oeuvre d'art et qui va frapper un coeur derrière vous. Une figure
à ne pas oublier, certainement, si jamais quelque peintre épris de
modernité songeait à fixer sur une toile cette manifestation bien
typique de la vie parisienne, une ouverture d'exposition dans cette
vaste serre de la sculpture, aux allées sablées de jaune, à l'immense
plafond en vitrage sous lequel se détachent à mi-hauteur les tribunes
du premier étage garnies de têtes penchées qui regardent, de draperies
flottantes improvisées.

Dans une lumière un peu froide, pâlie à ces tentures vertes du pourtour,
où les rayons se raréfient, dirait-on, pour laisser à la vue des
promeneurs une certaine justesse recueillie, la foule lente va et vient,
s'arrête, se disperse sur les bancs, serrée par groupes, et pourtant
mêlant les mondes mieux qu'aucune autre assemblée, comme la saison
mobile et changeante, à cette époque de l'année, confond toutes les
parures, fait se frôler au passage les dentelles noires, la traîne
impérieuse de la grande dame venue pour voir l'effet de son portrait, et
les fourrures sibériennes de l'actrice retour de Russie et voulant qu'on
le sache bien.

Ici, pas de loges, de baignoires, de places réservées, et c'est ce qui
donne à cette première en plein jour un si grand charme de curiosité.
Les vraies mondaines peuvent juger de près ces beautés peintes tant
applaudies aux lumières; le petit chapeau, nouvelle forme, des marquises
de Bois-l'Héry croise la toilette plus que modeste de quelque femme
ou fille d'artiste, tandis que le modèle, qui a posé pour cette belle
Andromède de l'entrée, passe victorieusement, habillée d'une jupe trop
courte, de vêtements misérables jetés sur sa beauté avec tous les faux
plis de la mode. On s'étudie, on s'admire, on se dénigre, on échange
des regards méprisants, dédaigneux ou curieux, arrêtés tout à coup au
passage d'une célébrité, de ce critique illustre qu'il nous semble voir
encore, tranquille et majestueux, sa tête puissante encadrée de cheveux
longs, faire le tour des envois de sculpture, suivi d'une dizaine de
jeunes disciples penchés vers son autorité bienveillante. Si le bruit
des voix se perd dans cet immense vaisseau, sonore seulement aux deux
voûtes de l'entrée et de la sortie, les visages y prennent une intensité
étonnante, un relief de mouvement et d'animation concentré surtout dans
la vaste baie noire du buffet, débordante et gesticulante, les chapeaux
clairs des femmes, les tabliers blancs du service éclatant sur le
fond des vêtements sombres, et dans la grande travée du milieu, où le
fourmillement en vignette des promeneurs fait un singulier contraste
avec l'immobilité des statues exposées, la palpitation insensible dont
s'entoure leur blancheur calcaire et leurs mouvements d'apothéose.

Ce sont des ailes figées dans un vol géant, une sphère supportée par
quatre figures allégoriques dont l'attitude tournante présente une vague
mesure de valse, un ensemble d'équilibre donnant bien l'illusion de
l'entraînement de la terre; et des bras levés pour un signal, des corps
héroïquement surgis, contenant une allégorie, un symbole qui les frappe
de mort et d'immortalité, les rend à l'histoire, à la légende, à ce
monde idéal des musées que visite la curiosité ou l'admiration des
peuples.

Quoique le groupe en bronze de Félicia n'eût pas les proportions de ces
grands morceaux, sa valeur exceptionnelle lui avait mérité de décorer un
des ronds-points du milieu, dont le public se tenait en ce moment à une
distance respectueuse, regardant par-dessus la haie de gardiens et de
sergents de ville le bey de Tunis et sa suite, longs burnous aux plis
sculpturaux qui mettaient des statues vivantes en face des autres. Le
bey, à Paris depuis quelques jours et le lion de toutes les _premières_,
avait voulu voir l'ouverture de l'Exposition. C'était «un prince
éclairé, ami des arts,» qui possédait au Bardo une galerie de peintures
turques étonnantes, et des reproductions chromo-lithographiques de
toutes les batailles du premier Empire. Dès en entrant, la vue du grand
lévrier arabe l'avait frappé au passage. C'était bien le slougui, le
vrai slougui, fin et nerveux de son pays, le compagnon de toutes ses
chasses. Il riait dans sa barbe noire, tâtait les reins de l'animal,
caressait ses muscles, semblait vouloir l'exciter encore, tandis que
les narines ouvertes, les dents à l'air, tous les membres allongés et
infatigables dans leur élasticité vigoureuse, la bête aristocratique,
la bête de proie, ardente à l'amour et à la chasse, ivre de sa double
ivresse, les yeux fixes, savourait déjà sa capture avec un petit bout de
langue qui pendait, aiguisant les dents d'un rire féroce. Quand on ne
regardait que lui, on se disait: «Il le tient!» Mais la vue du renard
vous rassurait tout de suite. Sous le velours de sa croupe lustrée,
félin, presque rasé à terre, brûlant le sol sans effort, on le sentait
vraiment fée, et sa tête fine aux oreilles pointues qu'il tournait, tout
en courant, du côté du lévrier avait une expression de sécurité ironique
qui marquait bien le don reçu des dieux.

Pendant qu'un inspecteur des beaux-arts, accouru en toute hâte,
harnaché de travers et chauve jusque dans le dos, expliquait à Mohammed
l'apologue du «Chien et du Renard», raconté au livret avec cette
légende: «Advint qu'ils se rencontrèrent,» et cette indication:
«Appartient au duc de Mora,» le gros Hemerlingue, suant et soufflant à
côté de l'Altesse, avait bien du mal à lui persuader que cette sculpture
magistrale était l'oeuvre de la belle amazone qu'ils avaient rencontrée
la veille au Bois. Comment une femme aux mains faibles pouvait-elle
assouplir ainsi le bronze dur, lui donner l'apparence de la chair? De
toutes les merveilles de Paris, c'était celle qui causait au bey le plus
d'étonnement. Aussi s'informa-t-il auprès du fonctionnaire s'il n'y
avait rien autre à voir du même artiste.

«Si fait, Monseigneur, encore un chef-d'oeuvre... Si Votre Altesse veut
venir de ce côté, je vais la conduire.»

Le bey se remit en marche avec sa suite. C'étaient tous d'admirables
types, traits ciselés et lignes pures, pâleurs chaudes dont la blancheur
du haïck absorbait jusqu'aux reflets.

Magnifiquement drapés, ils contrastaient avec les bustes rangés sur les
deux côtés de l'allée qu'ils avaient prise, et qui, perchés sur leurs
hautes colonnettes, grêles dans l'air vide, exilés de leur milieu,
de l'entourage dans lequel ils auraient rappelé sans doute de grands
travaux, une affection tendre, une existence remplie et courageuse,
faisaient la triste mine de gens fourvoyés, très penauds de se trouver
là, à part deux ou trois figures de femme, riches épaules encadrées de
dentelles pétrifiées, chevelures de marbre rendues avec ce flou qui leur
donne des légèretés de coiffures poudrées, quelques profils d'enfant aux
lignes simples où le poli de la pierre semble une moiteur de vie, tout
le reste n'était que rides, plis, crispations et grimaces, nos excès de
travail, de mouvements, nos nervosités et nos fièvres s'opposant à cet
art de repos et de belle sérénité.

Au moins la laideur du Nabab avait pour elle l'énergie, son côté
aventurier et canaille, et cette expression de bonté, si bien rendue par
l'artiste, qui avait eu le soin de foncer son plâtre d'une couche d'ocre
lui donnant presque le ton hâlé et basané du modèle. Les Arabes firent,
en le voyant, une exclamation étouffée. «Bou-Saïd...» (le père du
bonheur). C'était le surnom du Nabab à Tunis, comme l'étiquette de sa
chance. Le bey, lui, croyant qu'on avait voulu le mystifier, de le
conduire ainsi devant le mercanti détesté, regarda l'inspecteur avec
méfiance:

«Jansoulet?... dit-il de sa voix gutturale.

--Oui, Altesse, Bernard Jansoulet, le nouveau député de la Corse...»

Cette fois le bey se tourna vers Hemerlingue, le sourcil froncé.

«Député?

--Oui, Monseigneur, depuis ce matin; mais rien n'est encore terminé.»

Et le banquier, haussant la voix, ajouta en bredouillant: «Jamais une
Chambre française ne voudra de cet aventurier.»

N'importe! le coup était porté à l'aveugle confiance du bey dans son
baron financier. Il lui avait si bien affirmé que l'autre ne serait
jamais élu, qu'on pouvait agir librement et sans crainte à son endroit.
Et voici qu'au lieu de l'homme taré, terrassé, un représentant de la
nation se dressait devant lui, un député dont les Parisiens venaient
admirer la figure de pierre; car, pour l'Oriental, une idée honorifique
se mêlant malgré tout à cette exposition publique, ce buste avait le
prestige d'une statue dominant une place. Plus jaune encore que
de coutume, Hemerlingue s'accusait en lui-même de maladresse et
d'imprudence. Mais comment se serait-il douté d'une chose pareille?
On lui avait assuré que le buste n'était pas fini. Et, de fait, il se
trouvait là du matin même et semblait s'y trouver bien, frémissant
d'orgueil satisfait, narguant ses ennemis avec le sourire bon enfant
de sa lèvre retroussée. Une vraie revanche silencieuse au désastre de
Saint-Romans.

Pendant quelques minutes, le bey, aussi froid, aussi impassible que
l'image sculptée, la fixa sans rien dire, le front partagé d'un pli
droit où les courtisans seuls pouvaient lire sa colère; puis, après deux
mots rapides en arabe pour demander les voitures et rassembler la suite
dispersée, il s'achemina gravement vers la sortie sans vouloir plus rien
regarder... Qui dira ce qui se passe dans ces augustes cervelles
blasées de puissance? Déjà nos souverains d'Occident ont des fantaisies
incompréhensibles; mais ce n'est rien à côté des caprices orientaux.
M. l'inspecteur des Beaux-Arts, qui comptait bien montrer toute
l'exposition à Son Altesse et gagner à cette promenade le joli ruban
rouge et vert du Nicham-Iftikahr, ne sut jamais le secret de cette
soudaine fuite.

Au moment où les haïcks blancs disparaissaient sous le porche, juste à
temps pour voir flotter leurs derniers plis, le Nabab faisait son entrée
par la porte du milieu. Le matin, il avait reçu la nouvelle: «_Élu à une
écrasante majorité_;» et après un plantureux déjeuner, où l'on avait
fortement toasté au nouveau député de la Corse, il venait, avec
quelques-uns de ses convives, se montrer, se voir aussi, jouir de toute
sa gloire nouvelle.

Le première personne qu'il aperçut en arrivant, ce fut Félicia Ruys,
debout, appuyée au socle d'une statue, entourée de compliments et
d'hommages auxquels il se hâta de venir mêler les siens. Elle était
simplement mise, drapée dans un costume noir brodé et chamarré de jais,
tempérant la sévérité de sa tenue par un scintillement de reflets
et l'éclat d'un ravissant [illisible] chapeau tout en plumes de
lophophores, dont ses cheveux frisés fin sur le front, divisant la nuque
en larges ondes, semblaient continuer et adoucir le chatoiement.

Une foule d'artistes, de gens du monde, s'empressaient devant tant de
génie allié à tant de beauté; et Jenkins, la tête nue, tout bouffant
d'effusions chaleureuses, s'en allait de l'un à l'autre, raccolant les
enthousiasmes, mais élargissant le cercle autour de cette jeune gloire
dont il se faisait à la fois le gardien et le coryphée. Sa femme
s'entretenait pendant ce temps avec la jeune fille. Pauvre madame
Jenkins! On lui avait dit de cette voix féroce qu'elle seule
connaissait: «Il faut que vous alliez saluer Félicia...» Et elle y était
allée, contenant son émotion: car elle savait maintenant ce qui se
cachait au fond de cette affection paternelle, quoiqu'elle évitât toute
explication avec le docteur, comme si elle en avait craint l'issue.

Après madame Jenkins, c'est le Nabab qui se précipite, et prenant entre
ses deux grosses pattes les deux mains long et finement gantées de
l'artiste, exprime sa reconnaissance avec une cordialité qui lui met à
lui-même des larmes dans les yeux.

«C'est un grand honneur que vous m'avez fait, Mademoiselle, d'associer
mon nom au vôtre, mon humble personne à votre triomphe, et de prouver à
toute cette vermine en train de me ronger les talons que vous ne croyez
pas aux calomnies répandues sur mon compte. Vrai, c'est inoubliable.
J'aurai beau couvrir d'or et de diamants ce buste magnifique, je vous le
devrai toujours...»

Heureusement pour le bon Nabab, plus sensible qu'éloquent, il est obligé
de faire place à tout ce qu'attire le talent rayonnant, la personnalité
en vue: des enthousiasmes frénétiques qui, faute d'un mot pour
s'exprimer, disparaissent comme ils sont venus, des admirations
mondaines, animées de bonne volonté, d'un vif désir de plaire, mais dont
chaque parole est une douche d'eau froide, et puis les solides poignées
de main des rivaux, des camarades, quelques-unes très franches, d'autres
qui vous communiquent la mollesse de leur empreinte; le grand dadais
prétentieux dont l'éloge imbécile doit vous transporter d'aise et
qui, pour ne point trop vous gâter, l'accompagne «de quelques petites
réserves,» et celui qui, en vous accablant de compliments, vous démontre
que vous ne savez pas le premier mot du métier, et le bon garçon affairé
qui s'arrête juste le temps de vous dire dans l'oreille «que Chose, le
fameux critique, n'a pas l'air content.» Félicia écoutait tout avec le
plus grand calme, soulevée par son succès au-dessus des petitesses
de l'envie, et toute fière quand un vétéran glorieux, quelque vieux
compagnon de son père lui jetait un «c'est très bien, petiote!» qui la
reportait au passé, au petit coin jadis réservé pour elle dans l'atelier
paternel, alors qu'elle commençait à se tailler un peu de gloire dans la
renommée du grand Ruys. Mais, en somme, les félicitations la laissaient
assez froide, parce qu'il lui en manquait une plus désirable que toute
autre et qu'elle s'étonnait de n'avoir pas encore reçue... Décidément
elle pensait à lui plus qu'elle n'avait pensé à aucun homme. Était-ce
enfin l'amour, le grand amour si rare dans une âme d'artiste incapable
de se donner tout entière au sentiment, ou bien un simple rêve de vie
honnête et bourgeoise, bien abritée contre l'ennui, ce plat ennui,
précurseur de tempêtes, dont elle avait tant le droit de se méfier?
En tout cas, elle s'y trompait, vivait depuis quelques jours dans un
trouble délicieux, car l'amour est si fort, si beau, que ses semblants,
ses mirages nous leurrent et peuvent nous émouvoir autant que lui-même.

Vous est-il quelquefois arrivé dans la rue, préoccupé d'un absent dont
la pensée vous tient au coeur, d'être averti de sa rencontre par
celle de quelques personnes qui lui ressemblent vaguement, images
préparatoires, esquisses du type près de surgir tout à l'heure, et
qui sortent pour vous de la foule comme des appels successifs à votre
attention surexcitée? Ce sont là des impressions magnétiques et
nerveuses dont il ne faut pas trop sourire, parce qu'elles constituent
une faculté de souffrance. Déjà, dans le flot remuant et toujours
renouvelé des visiteurs, Félicia avait cru reconnaître à plusieurs
reprises la tête bouclée de Paul de Géry, quand tout à coup elle poussa
un cri de joie. Ce n'était pas encore lui pourtant, mais quelqu'un qui
lui ressemblait beaucoup, dont la physionomie régulière et paisible se
mêlait toujours maintenant dans son esprit à celle de l'ami Paul par
l'effet d'une ressemblance plus morale que physique et l'autorité douce
qu'ils exerçaient tous deux sur sa pensée.

«Aline!

--Félicia!»

Si rien n'est plus problématique que l'amitié de deux mondaines
partageant des royautés de salon et se prodiguant les épithètes
flatteuses, les menues grâces de l'affectuosité féminine, les amitiés
d'enfance conservent chez la femme une franchise d'allure qui les
distingue, les fait reconnaître entre toutes, liens tressés naïvement et
solides comme ces ouvrages de petites filles où une main inexpérimentée
a prodigué le fil et les gros noeuds, plantes venues aux terrains
jeunes, fleuries mais fortes en racines, pleines de vie et de repousses.
Et quel bonheur, la main dans la main--rondes du pensionnat, où
êtes-vous?--de retourner de quelques pas en arrière avec une égale
connaissance du chemin et de ses incidents minimes, et le même rire
attendri. Un peu à l'écart, les deux jeunes filles, à qui il a suffi
de se retrouver en face l'une de l'autre pour oublier cinq années
d'éloignement, pressent leurs paroles et leurs souvenirs, pendant que le
petit père Joyeuse, sa tête rougeaude éclairée d'une cravate neuve,
se redresse tout fier de voir sa fille accueillie ainsi par une
illustration. Fier, certes il a raison de l'être, car cette petite
Parisienne, même auprès de sa resplendissante amie, garde son prix de
grâce, de jeunesse, de candeur lumineuse, sous ses vingt ans veloutés et
dorés que la joie du revoir épanouit en fraîche fleur.

«Comme tu dois être heureuse!... Moi, je n'ai encore rien vu; mais
j'entends dire à tout le monde que c'est si beau...

--Heureuse surtout de te retrouver, petite Aline... Il y a si
longtemps...

--Je crois bien, méchante... A qui la faute?...»

Et, dans le plus triste recoin de sa mémoire, Félicia retrouve la date
de la rupture coïncidant pour elle avec une autre date où sa jeunesse
est morte dans une scène inoubliable.

«Et qu'as-tu fait, mignonne, dans tout ce temps?

--Oh! moi, toujours la même chose... rien dont on puisse parler...

--Oui, oui... nous savons ce que tu appelles ne rien faire, petite
vaillante... C'est donner ta vie aux autres, n'est-ce pas?»

Mais Aline n'écoutait plus. Elle souriait affectueusement, droit devant
elle, et Félicia, se retournant pour voir à qui s'adressait ce sourire,
aperçut Paul de Géry qui répondait au discret et tendre bonjour de
mademoiselle Joyeuse.

«Vous vous connaissez donc?

--Si je connais M. Paul!... Je crois bien. Nous causons de toi assez
souvent. Il ne te l'a donc jamais dit?

--Jamais... C'est un affreux sournois...»

Elle s'arrêta net, l'esprit traversé d'un éclair; et, vivement, sans
écouter de Géry qui s'approchait pour saluer son triomphe, elle se
pencha vers Aline et lui parla tout bas. L'autre rougissait, se
défendait avec des sourires, des mots à demi-voix: «Y songes-tu?... A
mon âge... Une bonne maman!» Et saisissait enfin le bras de son père
pour échapper à quelque raillerie amicale.

Quand Félicia vit les deux jeunes gens s'éloigner du même pas, quand
elle eut compris--ce qu'ils ne savaient pas encore eux-mêmes--qu'ils
s'aimaient, elle sentit comme un écroulement autour d'elle. Puis,
son rêve par terre, en mille miettes, elle se mit à le piétiner
furieusement... Après tout, il avait bien raison de lui préférer
cette petite Aline. Est-ce qu'un honnête homme oserait jamais épouser
mademoiselle Ruys? Elle, un foyer, une famille, allons donc!... Tu es
fille de catin, ma chère; il faut que tu sois catin, si tu veux être
quelque chose...

La journée s'avançait. La foule plus active, avec des vides çà et là,
commençait à s'écouler vers la sortie après de grands remous autour des
succès de l'année, rassasiée, un peu lasse, mais excitée encore par cet
air chargé d'électricité artistique. Un grand coup de soleil, du soleil
de quatre heures, frappait la rosace en vitraux, jetait sur le sable des
allées des lueurs d'arc-en-ciel remontant doucement sur le bronze ou le
marbre des statues, irisant la nudité d'un beau corps, donnant au vaste
musée un peu de la vie lumineuse d'un jardin. Félicia, absorbée dans sa
profonde et triste songerie, ne voyait pas celui qui s'avançait
vers elle, superbe, élégant, fascinateur, parmi les rangs du public
respectueusement ouverts et le nom de «Mora» partout chuchoté.

«Eh bien! Mademoiselle, voilà un beau succès. Je n'y regrette qu'une
chose, c'est le méchant symbole que vous avez caché dans votre
chef-d'oeuvre.»

En voyant le duc devant elle, elle frissonna.

«Ah! oui, le symbole...» fit-elle en levant vers lui un sourire
découragé; et, s'appuyant contre le socle de la grande statue
voluptueuse près de laquelle ils se trouvaient, avec les yeux fermés
d'une femme qui se donne et s'abandonne, elle murmura tout bas, bien
bas:

«Rabelais a menti, comme mentent tous les hommes... La vérité, c'est que
le renard n'en peut plus, qu'il est à bout d'haleine et de courage, prêt
à tomber dans le fossé, et que si le lévrier s'acharne encore...»

Mora tressaillit, devint un peu plus pâle, tout ce qu'il avait de sang
refluant à son coeur. Deux flammes sombres se croisèrent, deux mots
rapides furent échangés du bout des lèvres; puis le duc s'inclina
profondément et s'éloigna d'une marche envolée et légère comme si les
dieux le portaient.

Il n'y avait en ce moment dans le palais qu'un homme aussi heureux que
lui, c'était le Nabab. Escorté de ses amis, il tenait, remplissait la
grande travée à lui seul, parlant haut, gesticulant, tellement glorieux
qu'il en paraissait presque beau, comme si, à force de contempler
son buste naïvement et longuement, il lui avait pris un peu de cette
idéalisation splendide dont l'artiste avait nimbé la vulgarité de son
type. La tête levée de trois quarts, dégagée du large col entr'ouvert,
attirait sur la ressemblance les remarques contradictoires des passants;
et le nom de Jansoulet, répété tant de fois pas les urnes électorales,
l'était encore par les plus jolies bouches de Paris, par ses voix
les plus puissantes. Tout autre que le Nabab eût été gêné d'entendre
s'exclamer sur son passage ces curiosités qui n'étaient pas toujours
sympathiques. Mais l'estrade, le tremplin allaient bien à cette nature
plus brave sous le feu des regards, comme ces femmes qui ne sont
belles ou spirituelles que dans le monde, et que la moindre admiration
transfigure et complète.

Quand il sentait s'apaiser cette joie délirante, lorsqu'il croyait avoir
bu toute son ivresse orgueilleuse, il n'avait qu'à se dire: «Député!...
Je suis député!» Et la coupe triomphale écumait à pleins bords. C'était
l'embargo levé sur tous ses biens, le réveil d'un cauchemar de deux
mois, le coup de mistral balayant tous les tourments, toutes les
inquiétudes, jusqu'à l'affront de Saint-Romans, bien lourd pourtant dans
sa mémoire.

Député!

Il riait tout seul en pensant à la figure du baron apprenant la
nouvelle, à la stupeur du bey amené devant son buste; et, tout à coup,
à cette idée qu'il n'était plus seulement un aventurier gavé d'or,
excitant l'admiration bête de la foule, ainsi qu'une énorme pépite brute
à la devanture d'un changeur, mais qu'on regardait passer en lui un des
élus de la volonté nationale, sa face bonasse et mobile s'alourdissait
dans une gravité voulue, il lui venait des projets d'avenir, de réforme,
et l'envie de profiter des leçons du destin dans ces derniers temps.
Déjà, se rappelant la promesse qu'il avait faite à de Géry, il montrait
pour le troupeau famélique qui frétillait bassement sur ses talons
certaines froideurs dédaigneuses, un parti pris de contradiction
autoritaire. Il appelait le marquis de Bois l'Héry «mon bon», imposait
silence très vertement au gouverneur dont l'enthousiasme devenait
scandaleux, et se jurait bien de se débarrasser au plus tôt de toute
cette bohème mendiante et compromettante, quand l'occasion s'offrit
belle à lui de commencer l'exécution. Perçant la foule qui l'entourait,
Moëssard, le beau Moëssard, en cravate bleu de ciel, blême et bouffi
comme un mal blanc, pincé à la taille dans une fine redingote, voyant
que le Nabab, après avoir fait vingt fois le tour de la salle de
sculpture, se dirigeait vers la sortie, prit son élan et passant son
bras sous le sien:

«Vous m'emmenez, vous savez...»

Dans les derniers temps, surtout depuis la période electorale, il avait
pris, place Vendôme, une autorité presque égale à celle de Monpavon,
mais plus impudente; car, pour l'impudeur, l'amant de la reine n'avait
pas son pareil sur le trottoir qui va de la rue Drouot à la Madeleine.
Cette fois il tombait mal. Le bras musculeux qu'il serrait se secoua
violemment, et le Nabab lui répondit très sec:

«J'en suis fâché, mon cher, je n'ai pas de place à vous offrir.»

Pas de place dans un carrosse grand comme une maison et qui les avait
amenés cinq.

Moëssard le regarda stupéfait:

«J'avais pourtant deux mots pressés à vous dire... au sujet de ma petite
lettre... Vous l'avez reçue, n'est-ce pas?

--Sans doute, et M. de Géry a dû vous répondre ce matin même... Ce que
vous demandez est impossible. Vingt mille francs!... Tonnerre de Dieu,
comme vous y allez.

--Cependant il me semble que mes services... bégaya le bellâtre.

--Vous ont été largement payés. C'est ce qu'il me semble aussi. Deux
cent mille francs en cinq mois!... Nous nous en tiendrons là, s'il vous
plaît. Vous avez les dents longues, jeune homme; il faut vous les limer
un peu.»

Ils échangeaient ces paroles en marchant, poussés par le flot moutonnant
de la sortie. Moëssard s'arrêta:

«C'est votre dernier mot?»

Le Nabab hésita une seconde, saisi d'un pressentiment devant cette
bouche mauvaise et pâle; puis il se souvint de la parole qu'il avait
donnée à son ami.

«C'est mon dernier mot.

--Eh bien! nous verrons, dit le beau Moëssard, dont la badine fendit
l'air avec un sifflement de vipère; et, tournant sur ses talons, il
s'éloigna à grands pas, comme un homme qu'on attend quelque part pour
une besogne très pressée.»

Jansoulet continua sa marche triomphale. Ce jour-là, il lui en aurait
fallu bien plus pour déranger l'équilibre de son bonheur; au contraire,
il se sentait réconforté par l'exécution si vivement faite.

L'immense vestibule était encombré d'une foule compacte que l'approche
de la fermeture poussait dehors, mais qu'une de ces ondées subites qui
semblent faire partie de l'ouverture du salon retenait sous le porche
au terrain battu et sablonneux pareil à cette entrée du Cirque où
les gilets en coeur se pavanent. Le coup d'oeil était curieux, bien
parisien.

Au dehors, de grands rais de soleil traversant la pluie, accrochant à
ses filets limpides ces lames aiguës et brillantes qui justifient
le proverbe: «Il pleut des hallebardes», la jeune verdure des
Champs-Elysées, les massifs de rhododendrons bruissants et mouillés, les
voitures rangées sur l'avenue, les manteaux cirés des cochers, tout le
splendide harnachement des chevaux recevant de l'eau et des rayons un
surcroît de richesse et d'effet, et mirant de partout du bleu, le bleu
d'un ciel qui va sourire entre l'écart de deux averses.

Au dedans, des rires, des bavardages, des bonjours, des impatiences, des
jupes retroussées, des satins bouffants sur le fin plissage des jupons
et les rayures tendres des bas de soie, des flots de franges, de
dentelles, de volants retenus d'une main en paquets trop lourds,
chiffonnés à la diable... Puis, pour relier les deux côtés du tableau,
les prisonniers encadrés par la voûte du porche et dans le noir de son
ombre, avec le fond immense tout en lumière, des valets de pied courant
sous des parapluies, des noms de cochers, des noms de maîtres qu'on
criait, des coupés s'approchant au pas, où montaient des couples
effarés.

«La voiture de M. Jansoulet!»

Tout le monde se retourna, mais on sait que cela ne le gênait guère,
lui. Et tandis qu'au milieu de ces élégantes, de ces illustres, de ce
tout Paris varié qui se trouvait là avec un nom à mettre sur chacune de
ces figures, le bon Nabab posait un peu, en attendant ses gens, une
main nerveuse et bien gantée se tendit vers lui, et le duc de Mora, qui
allait rejoindre son coupé, lui jeta en passant avec cette effusion que
le bonheur donne aux plus réservés:

«Mes compliments, mon cher député...»

C'était dit à haute voix et chacun put l'entendre: «Mon cher député.»

       *       *       *       *       *

Il y a dans la vie de tous les hommes une heure d'or, une cime lumineuse
où ce qu'ils peuvent espérer de prospérités, de joies, de triomphes,
les attend et leur est donné. Le sommet est plus ou moins haut, plus ou
moins rugueux et difficile à monter; mais il existe également pour tous,
pour les puissants et pour les humbles. Seulement, comme ce plus long
jour de l'année où le soleil a fourni tout son élan et dont le lendemain
semble un premier pas vers l'hiver, ce _summum_ des existences humaines
n'est qu'un moment à savourer, après lequel on ne peut plus que
redescendre. Cette fin d'après-midi du 1er mai, rayée de pluie et de
soleil, il faut te la rappeler, pauvre homme, en fixer à jamais l'éclat
changeant dans ta mémoire. Ce fut l'heure de ton plein été aux fleurs
ouvertes, aux fruits ployant leurs rameaux d'or, aux moissons mûres dont
tu jetais si follement les glanes. L'astre maintenant pâlira, peu à peu
retiré et tombant, incapable bientôt de percer la nuit lugubre où ton
destin va s'accomplir.




XV

MÉMOIRES D'UN GARÇON DE BUREAU. A L'ANTICHAMBRE.


Grande fête samedi dernier place Vendôme.

En l'honneur de son élection, M. Bernard Jansoulet, le nouveau député
de la Corse, donnait une magnifique soirée avec municipaux à la porte,
illumination de tout l'hôtel, et deux mille invitations lancées dans le
beau Paris.

J'ai dû à la distinction de mes manières, à la sonorité de mon organe,
que le président du conseil d'administration avait pu apprécier aux
réunions de la _Caisse territoriale_, de figurer à ce somptueux
festival, où, trois heures durant, debout dans l'antichambre, au milieu
des fleurs et des tentures, vêtu d'écarlate et d'or, avec cette majesté
particulière aux personnes un peu puissantes, mes mollets à l'air pour
la première fois de ma vie, j'envoyai comme un coup de canon dans les
cinq salons en enfilade le nom de chaque invité, qu'un suisse étincelant
saluait chaque fois du «bing!» de sa hallebarde sur les dalles.

Que d'observations curieuses j'ai pu faire encore ce soir-là, que de
saillies plaisantes, de lazzis de haut goût échangés entre les gens de
service sur tout ce monde qui défilait! Ce n'est pas toujours avec les
vignerons de Montbars que j'en aurais entendu d'aussi drôles. Il faut
dire que le digne M. Barreau nous avait d'abord fait servir à tous,
dans son office rempli jusqu'au plafond de boissons glacées et de
victuailles, un lunch solide fortement arrosé, qui mit chacun de nous
dans un état de bonne humeur, entretenu toute la soirée par les verres
de punch et de champagne sifflés au passage sur les plateaux de la
desserte.

Les patrons, par exemple, ne paraissaient pas aussi bien disposés que
nous. Dès neuf heures, en arrivant à mon poste, je fus frappé de la
physionomie inquiète, nerveuse du Nabab, que je voyais se promener avec
M. de Géry, au milieu des salons allumés et déserts, causant vivement et
faisant de grands gestes.

«Je le tuerai, disait-il, je le tuerai...»

L'autre essayait de le calmer, ensuite madame parut et l'on causa
d'autre chose.

Magnifique morceau de femme cette Levantine, deux fois plus forte que
moi, éblouissante à regarder avec son diadème en diamants, les bijoux
qui chargeaient ses énormes épaules blanches, son dos aussi rond que sa
poitrine, sa taille serrée dans une cuirasse d'or vert qui se continuait
en longues lames tout le long de sa jupe raide. Je n'ai jamais rien vu
d'aussi imposant, d'aussi riche. C'était comme un de ces beaux éléphants
blancs porteurs de tours, dont nous entretiennent les livres de voyage.
Quand elle marchait, péniblement appuyée aux meubles, toute sa chair
tremblait, ses ornements faisaient un bruit de ferraille. Avec ça une
petite voix très perçante et une belle figure rouge qu'un négrillon lui
rafraîchissait tout le temps avec un éventail de plumes blanches large
comme une queue de paon.

C'était la première fois que cette paresseuse et sauvage personne se
montrait à la société parisienne, et M. Jansoulet semblait très heureux
et très fier qu'elle eût bien voulu présider sa fête; ce qui, du reste,
ne donna pas grand mal à la dame, car, laissant son mari recevoir les
invités dans le premier salon, elle alla s'étendre sur le divan du petit
salon japonais, calée entre deux piles de coussins, immobile, si bien
qu'on l'apercevait de loin tout au fond, pareille à une idole, sous le
grand éventail que son nègre agitait régulièrement comme une mécanique.
Ces étrangères vous ont un aplomb!

Tout de même l'irritation du Nabab m'avait frappé, et voyant passer
le valet de chambre qui descendait l'escalier quatre à quatre, je
l'attrapai au vol et lui glissai dans le tuyau de l'oreille:

«Qu'est-ce qu'il a donc votre bourgeois, monsieur Noël?

«C'est l'article du _Messager_,» me fut-il répondu, et je dus renoncer
à en savoir davantage pour le moment, un grand coup de timbre annonçant
que la première voiture arrivait, suivie bientôt d'une foule d'autres.

Tout à mon affaire, attentionné à bien prononcer les noms qu'on me
donnait, à les faire ricocher de salon en salon, je ne pensai plus à
autre chose. Ce n'est pas un métier commode d'annoncer convenablement
des personnes qui s'imaginent toujours que leur nom doit être connu, le
murmurent en passant du bout des lèvres, et s'étonnent ensuite de vous
l'entendre écorcher dans le plus bel accent, vous en voudraient presque
de ces entrées manquées, enguirlandées de petits sourires, qui suivent
une annonce mal faite. Chez M. Jansoulet, ce qui me rendait la besogne
encore plus difficile, c'était cette masse d'étrangers, tous égyptiens,
persans, tunisiens. Je ne parle pas des Corses, très nombreux aussi
ce jour-là, parce que, pendant mes quatre ans de séjour à la
_Territoriale_, je me suis habitué à prononcer ces noms ronflants,
interminables, toujours suivis de celui de la localité: «Paganetti de
Porto-Vecchio, Bastelica de Bonifacio, Paianatchi de Barbicaglia.»

Je me plaisais à moduler ces syllabes italiennes, à leur donner toutes
leurs sonorités, et je voyais bien aux airs stupéfaits de ces braves
insulaires combien ils étaient charmés et surpris d'être introduits de
cette façon dans la haute société continentale. Mais avec les Turcs, ces
pachas, ces beys, ces effendis, j'avais bien plus de peine, et il dut
m'arriver de prononcer souvent de travers, car M. Jansoulet, à deux
reprises différentes, m'envoya dire de faire plus attention aux noms
qu'on me donnait, et surtout d'annoncer plus naturellement. Cette
observation, formulée à haute voix devant l'antichambre avec une
certaine brutalité, m'indisposa beaucoup, m'empêcha--en ferai-je l'aveu?
--de plaindre ce gros parvenu quand j'appris, au courant de la soirée,
que de cruelles épines se glissaient dans son lit de roses.

De dix heures et demie à minuit, le timbre ne cessa de retentir, les
voitures de rouler sous le porche, les invités de se succéder, députés,
sénateurs, conseillers d'État, conseillers municipaux qui avaient bien
plus l'air de venir à une réunion d'actionnaires qu'à une soirée de
gens du monde. A quoi cela tenait-il? Je ne parvenais pas à m'en rendre
compte, mais un mot du suisse Nicklauss m'ouvrit les yeux.

«Remarquez-vous, M. Passajon, me dit ce brave serviteur, debout en face
de moi, la hallebarde au poing, remarquez-vous comme nous avons peu de
dames?»

C'était cela, pardieu!... Et nous n'étions pas que nous deux à faire la
remarque. A chaque nouvel arrivant, j'entendais le Nabab, qui se tenait
près de la porte, s'écrier avec consternation de sa grosse voix de
Marseillais enrhumé:

«Tout seul?»

L'invité s'excusait tout bas... _Mn mn mn mn_... sa dame un peu
souffrante... Bien regretté certainement... Puis il en arrivait un
autre; et la même question amenait la même réponse.

A force d'entendre ce mot de «tout seul,» on avait fini par en
plaisanter à l'antichambre; chasseurs et valets de pied se le jetaient
de l'un à l'autre quand entrait un invité nouveau «tout seul!» Et l'on
riait, on se faisait du bon sang... Mais M. Nicklauss, avec sa grande
habitude du monde, trouvait que cette abstention à peu près générale du
sexe n'était pas naturelle.

«Ça doit être l'article du _Messager_,» disait-il.

Tout le monde en parlait de ce matin d'article, et devant la glace
entourée de fleurs où chaque invité se contrôlait avant d'entrer, je
surprenais des bouts de dialogue à voix basse dans ce genre-ci:

«Vous avez lu?

--C'est épouvantable.

--Croyez-vous la chose possible?

--Je n'en sais rien. En tout cas, j'ai préféré ne pas amener ma femme.

--J'ai fait comme vous... Un homme peut aller partout sans se
compromettre...

--Certainement... Tandis qu'une femme...»

Puis ils entraient, le claque sous le bras, avec cet air vainqueur des
hommes mariés que leurs épouses n'accompagnent pas.

Quel était donc ce journal, cet article terrible qui menaçait à ce
point l'influence d'un homme si riche? Malheureusement mon service
me retenait; je ne pouvais descendre à l'office ni au vestiaire pour
m'informer, causer avec ces cochers, ces valets, ces chasseurs que je
voyais debout au pied de l'escalier s'amusant à brocarder les gens
qui montaient... Qu'est-ce que vous voulez? Les maîtres sont trop
esbrouffeurs aussi. Comment ne pas rire en voyant passer, l'air insolent
et le ventre creux, le marquis et la marquise de Bois-l'Héry, après tout
ce qu'on nous a conté sur les trafics de monsieur et les toilettes de
madame? Et le ménage Jenkins si tendre, si uni, le docteur attentionné
mettant à sa dame une dentelle sur les épaules de peur qu'elle s'enrhume
dans l'escalier; elle souriante et attifée, tout en velours, long comme
ça de traîne, s'appuyant au bras de son mari de l'air de dire: «Comme je
suis bien,» quand je sais, moi, que depuis la mort de l'Irlandaise, sa
vraie légitime, le docteur médite de se débarrasser de son vieux crampon
pour pouvoir épouser une jeunesse, et que le vieux crampon passe les
nuits à se désoler, à ronger de larmes ce qu'il lui reste de beauté.

Le plaisant, c'est que pas une de ces personnes ne se doutait des bons
quolibets, des blagues qu'on leur crachait dans le dos au passage, de ce
que la queue des robes ramassait de saletés sur le tapis du vestibule,
et tout ce monde-là vous avait des mines dédaigneuses à mourir de rire.

Les deux dames que je viens de nommer, l'épouse du gouverneur, une
petite Corse à qui ses gros sourcils, ses dents blanches, ses joues
luisantes et noires en dessous donnaient l'air d'une Auvergnate
débarbouillée, bonne pâte du reste, et riant tout le temps excepté
quand son mari regarde les autres femmes, plus quelques Levantines aux
diadèmes d'or ou de perles, moins réussies que la nôtre, mais
toujours dans le même genre, des femmes de tapissiers, de joailliers,
fournisseurs habituels de la maison, avec des épaules larges comme des
devantures et des toilettes où la marchandise n'avait pas été épargnée;
enfin quelques ménages d'employés de la _Territoriale_ en robes
pleurardes et la queue du diable dans leur poche, voilà ce qui
représentait le beau sexe de la réunion, une trentaine de dames noyées
dans un millier d'habits noirs, autant dire qu'il n'y en avait pas. De
temps à autre, Cassagne, Laporte, Grandvarlet qui faisaient le service
des plateaux nous mettaient au courant de ce qui se passait dans les
salons.

«Ah! mes enfants, si vous voyiez ça, c'est d'un noir, c'est d'un
lugubre... Les hommes ne démarrent pas des buffets. Les dames sont
toutes dans le fond, assises en rond, à s'éventer sans rien dire. La
Grosse ne parle à personne. Je crois qu'elle pionce... C'est
monsieur qui fait une tête!... Allons, père Passajon, un verre de
Château-larose... Ça vous donnera du ton.»

Elle était charmante envers moi, toute cette jeunesse, et prenait un
malin plaisir à me faire les honneurs de la cave, si souvent et à si
grands coups que ma langue commençait à devenir lourde, incertaine; et
comme me disaient ces jeunes gens dans leur langage un peu libre: «Mon
oncle, vous bafouillez.» Heureusement que le dernier des effendis venait
d'arriver et qu'il n'y avait plus personne à annoncer; car, j'avais beau
m'en défendre chaque fois que je m'avançais entre les tentures pour
jeter un nom à la grande volée, je voyais les lustres des salons tourner
en rond avec des centaines de milliers de lumières papillotantes, et les
parquets partir de biais glissants et droits comme des montagnes russes.
Je devais bafouiller, c'est sûr.

L'air vif de la nuit, quelques ablutions à la pompe de la cour eurent
vite raison de ce petit malaise, et, quand j'entrai au vestiaire, il
n'en paraissait plus. Je trouvai nombreuse et joyeuse compagnie autour
d'une «marquise» au champagne dont toutes mes nièces, en grande tenue,
cheveux bouffants et cravates de ruban rose, prenaient très bien leur
part malgré des cris, de petites grimaces ravissantes qui ne trompaient
personne. Naturellement on parlait du fameux article, un article de
Moëssard, à ce qu'il paraît, plein de révélations épouvantables sur
toutes sortes de métiers déshonorants qu'aurait faits le Nabab, il y a
quinze ou vingt ans, à son premier séjour à Paris.

C'était la troisième attaque de ce genre que le _Messager_ publiait
depuis huit jours, et ce gueux de Moëssard avait la malice d'envoyer
chaque fois le numéro sous bande place Vendôme.

M. Jansoulet recevait cela le matin avec son chocolat; et à la même
heure ses amis et ses ennemis, car un homme comme le Nabab ne saurait
être indifférent à aucun, lisaient, commentaient, se traçaient vis-à-vis
de lui une ligne de conduite pour ne pas se compromettre. Il faut croire
que l'article d'aujourd'hui était bien tapé tout de même; car Jansoulet
le cocher nous racontait que tantôt au Bois son maître n'avait pas
échangé dix saluts en dix tours de lac, quand ordinairement il ne garde
pas plus son chapeau sur sa tête qu'un souverain en promenade. Puis,
lorsqu'ils sont rentrés, voilà une autre affaire. Les trois garçons
venaient d'arriver à la maison, tout en larmes et consternés, ramenés du
collège Bourdaloue par un bon Père, dans l'intérêt même de ces pauvres
petits, auxquels on avait donné un congé temporaire pour leur éviter
d'entendre au parloir ou dans la cour quelques méchants propos, une
allusion blessante. Là-dessus le Nabab s'est mis dans une fureur
terrible qui lui a fait démolir un service de porcelaine, et il paraît
que sans M. de Géry il serait allé tout d'un pas casser la tête au
Moëssard.

«Et qu'il aurait bien fait, dit M. Noël entrant sur ces derniers mots,
très animé, lui aussi... Il n'y a pas une ligne de vraie dans l'article
de ce coquin. Mon maître n'était jamais venu à Paris avant l'année
dernière. De Tunis à Marseille, de Marseille à Tunis, voilà tous ses
voyages. Mais cette fripouille de journaliste se venge de ce que nous
lui avons refusé vingt mille francs.

--En cela vous avez eu grand tort, fit alors M. Francis, le Francis à
Monpavon, ce vieil élégant dont l'unique dent branle au milieu de la
bouche à chaque mot qu'il dit, mais que ces demoiselles regardent tout
de même d'un oeil favorable à cause de ses belles manières... Oui, vous
avez eu tort. Il faut savoir ménager les gens, tant qu'ils peuvent nous
servir ou nous nuire. Votre Nabab a tourné trop vite le dos à ses amis
après le succès; et de vous à moi, mon cher, il n'est pas assez fort
pour se payer de ces coups-là.»

Je crus pouvoir prendre la parole à mon tour:

--Ça, c'est vrai, M. Noël, que votre bourgeois n'est plus le même
depuis son élection. Il a adopté un ton, des manières. Avant-hier, à la
_Territoriale_, il nous a fait un branle-bas dont on n'a pas d'idée. On
l'entendait crier en plein conseil: «Vous m'avez menti, vous m'avez
volé et rendu voleur autant que vous... Montrez-moi vos livres, tas de
drôles.» S'il a traité le Moëssard de cette façon, je ne m'étonne plus
que l'autre se venge dans son journal.

--Mais, enfin, qu'est-ce qu'il dit cet article, demanda M. Barreau, qui
est-ce qui l'a lu?

Personne ne répondit. Plusieurs avaient voulu l'acheter; mais à Paris le
scandale se vend comme du pain. A dix heures du matin, il n'y avait
plus un numéro du _Messager_ sur la place. Alors une de mes nièces, une
délurée, s'il en fut, eut l'idée de chercher dans la poche d'un de ces
nombreux pardessus qui garnissaient le vestiaire, bien alignés dans des
casiers. Au premier qu'elle atteignit:

«Le voilà! dit l'aimable enfant d'un air de triomphe en tirant un
_Messager_ froissé aux plis comme une feuille qu'on vient de lire.

--En voilà un autre!» cria Tom Bois-l'Héry, qui cherchait de son côté.
Troisième pardessus, troisième _Messager_. Et dans tous la même chose;
fourré au fond des poches ou laissant dépasser son titre, le journal
était partout comme l'article devait être dans toutes les mémoires, et
l'on se figurait le Nabab là-haut échangeant des phrases aimables avec
ses invités qui auraient pu lui réciter par coeur les horreurs imprimées
sur son compte. Nous rîmes tous beaucoup à cette idée; mais il nous
tardait de connaître à notre tour cette page curieuse.

--Voyons, père Passajon, lisez-nous ça tout haut.»

C'était le voeu général et j'y souscrivis.

Je ne sais si vous êtes comme moi, mais quand je lis haut, je me
gargarise avec ma voix, je fais des nuances et des fioritures, de telle
sorte que je ne comprends rien à ce que je dis, comme ces chanteurs à
qui le sens des phrases importe peu pourvu que la note y soit... Cela
s'appelait «le Bateau de fleurs...» Une histoire assez embrouillée
avec des noms chinois, où il était question d'un mandarin très riche,
nouvellement passé de 1er classe, et qui avait tenu dans les temps un
«bateau de fleurs» amarré tout au bout de la ville près d'une barrière
fréquentée par les guerriers... Au dernier mot de l'article, nous
n'étions pas plus avancés qu'au commencement. On essayait bien de
cligner de l'oeil, de faire le malin; mais, franchement, il n'y avait
pas de quoi. Un vrai rébus sans image; et nous serions encore plantés
devant, si le vieux Francis, qui décidément est un mâtin pour ses
connaissances de toutes sortes, ne nous avait expliqué que cette
barrière aux guerriers devait être l'École militaire et que le «bateau
de fleurs» n'avait pas un aussi joli nom que ça en bon français. Et ce
nom il le dit tout haut malgré les dames... Quelle explosion de cris, de
«ah!,» de «oh!,» les uns disant: «Je m'en doutais...» Les autres: «Ça
n'est pas possible...»

«Permettez, ajouta Francis, ancien trompette au 9e lanciers, le régiment
de Mora et de Monpavon, permettez... Il y a une vingtaine d'années, à
mon dernier semestre, j'ai été caserné à l'École militaire, et je me
rappelle très bien qu'il y avait près de la barrière un sale bastringue
appelé le bal Jansoulet avec un petit garni au dessus et des chambres à
cinq sous l'heure où l'on passait entre deux contredanses...

--Vous êtes un infâme menteur, dit M. Noël hors de lui, filou et menteur
comme votre maître, Jansoulet n'est jamais venu à Paris avant cette
fois.»

Francis était assis un peu en dehors du cercle que nous faisions tous
autour de la «marquise,» en train de siroter quelque chose de doux parce
que le champagne lui fait mal aux nerfs et puis que ce n'est pas une
boisson assez chic. Il se leva gravement, sans quitter son verre, et,
s'avançant vers M. Noël, il lui dit d'un air posé:

«Vous manquez de tenue, mon cher. Déjà l'autre soir, chez vous, j'ai
trouvé votre ton grossier et malséant. Cela ne sert à rien d'insulter
les gens, d'autant que je suis prévôt de salle, et que, si nous menions
les choses plus loin, je pourrais vous fourrer deux pouces de fer dans
le corps à l'endroit qu'il me plairait; mais je suis bon garçon. Au lieu
d'un coup d'épée, j'aime mieux vous donner un conseil dont votre maître
pourra tirer profit. Voici ce que je ferais à votre place: j'irais
trouver Moëssard et je l'achèterais sans marchander. Hemerlingue lui a
donné vingt mille francs pour parler, je lui en offrirais trente mille
pour se taire.

--Jamais... jamais..., vociféra M. Noël... J'irai plutôt lui dévisser la
tête à ce scélérat de bandit.

--Vous ne dévisserez rien du tout. Que la calomnie soit vraie ou fausse,
vous en avez vu l'effet ce soir. C'est un échantillon des plaisirs qui
vous attendent. Que voulez-vous, mon cher? Vous avez jeté trop tôt
vos béquilles et prétendu marcher tout seuls. C'est bon quand on est
d'aplomb, ferme sur ses jambes; mais quand on n'a pas déjà le pied très
solide, et qu'on a le malheur de sentir Hemerlingue à ses trousses,
mauvaise affaire... Avec ça votre patron commence à manquer d'argent: il
a fait des billets au vieux Schwalbach, et ne me parlez pas d'un Nabab
qui fait des billets. Je sais bien que vous avez des tas de millions
restés là-bas; mais il faudrait être validé pour y toucher, et encore
quelques articles comme celui d'aujourd'hui, je vous réponds que vous
n'y parviendrez pas... Vous prétendez lutter avec Paris, mon bon, mais
vous n'êtes pas de taille, vous n'y connaissez rien. Ici nous ne sommes
pas en Orient, et si on ne tord pas le cou aux gens qui vous déplaisent,
si on ne les jette pas à l'eau, dans un sac de cuir, on a d'autres
façons de les faire disparaître. Noël, que votre maître y prenne
garde... Un de ces matins Paris l'avalera comme j'avale cette prune,
sans cracher le noyau ni la peau!»

Il était terrible, ce vieux, et malgré son maquillage je me sentais
venir du respect pour lui. Pendant qu'il parlait, on entendait là-haut
la musique, les chants de la soirée, et sur la place les chevaux des
municipaux qui secouaient leurs gourmettes. Du dehors, notre fête devait
avoir beaucoup d'éclat, toute flambante de ses milliers de bougies, le
grand portail illuminé. Et quand on pense que la ruine était peut-être
là-dessous! Nous nous tenions là dans le vestibule comme des rats qui se
consultent à fond de cale, quand le navire commence à faire eau sans que
l'équipage s'en doute encore, et je voyais bien que laquais et filles
de chambre, tout ce monde ne serait pas long à décamper à la première
alerte... Est-ce qu'une catastrophe pareille serait possible?... Mais
alors, moi, qu'est-ce que je deviendrais, et la _Territoriale_, et mes
avances, et mon arriéré?...

Il m'a laissé froid dans le dos, ce Francis.




XVI

UN HOMME PUBLIC


La chaleur lumineuse d'une claire après-midi de mai tiédissait en
vitrages de serre les hautes croisées de l'hôtel de Mora, dont les
transparents de soie bleue se voyaient du dehors entre les branches, et
ses larges terrasses, où les fleurs exotiques sorties pour la première
fois de la saison couraient en bordure tout le long du quai. Les grands
râteaux traînant parmi les massifs du jardin traçaient dans le sable
des allées les pas légers de l'été, tandis que le bruit fin des
pommes d'arrosage sur la verdure des pelouses semblait sa chanson
rafraîchissante.

Tout le luxe de la résidence princière s'épanouissait dans l'heureuse
douceur de la température, empruntant une beauté grandiose au silence,
au repos de cette heure méridienne, la seule où l'on n'entendît pas le
roulement des voitures sous les voûtes, le battement des grandes portes
d'antichambre et cette vibration perpétuelle que faisait courir dans le
lierre des murailles le tirage des timbres d'arrivée ou de sortie, comme
la palpitation fiévreuse de la vie d'une maison mondaine. On savait que
jusqu'à trois heures le duc recevait au ministère, que la duchesse, une
Suédoise encore engourdie des neiges de Stockholm, sortait à peine
de ses courtines somnolentes; aussi personne ne venait, visiteurs ni
solliciteurs, et les valets de pied, perchés comme des flamants sur les
marches du perron désert, l'animaient seuls de l'ombre grêle de leurs
longues jambes et de leur bâillant ennui d'oisiveté.

Par exception pourtant ce jour-là le coupé marron de Jenkins attendait
dans un coin de la cour. Le duc, souffrant depuis la veille, s'était
senti plus mal en sortant de table, et bien vite avait mandé l'homme aux
perles pour l'interroger sur son état singulier. De douleur nulle part,
du sommeil et de l'appétit comme à l'ordinaire; seulement une lassitude
incroyable et l'impression d'un froid terrible que rien ne pouvait
dissiper. Ainsi en ce moment, malgré le beau soleil printanier qui
inondait sa chambre et pâlissait la flambée montant dans la cheminée
comme au coeur de l'hiver, le duc grelottait sous ses fourrures bleues,
entre ses petits paravents, et, tout en donnant des signatures à
un attaché de son cabinet sur une table basse en laque doré qui
s'écaillait, tellement elle était près du feu, il tendait à chaque
instant ses doigts engourdis vers la flamme, qui aurait pu les brûler à
la surface sans rendre une circulation de vie à leur rigidité blafarde.

Était-ce l'inquiétude causée par le malaise de son illustre client? Mais
Jenkins paraissait nerveux, frémissant, arpentait les tapis, à grands
pas, furetant, flairant de droite et de gauche, cherchant dans l'air
quelque chose qu'il croyait y être, quelque chose de subtil et
d'insaisissable comme la trace d'un parfum ou le sillon invisible que
laisse un passage d'oiseau. On entendait le pétillement du bois dans la
cheminée, le bruit des papiers feuilletés à la hâte, la voix indolente
du duc indiquant d'un mot toujours précis et net une réponse à une
lettre de quatre pages, et les monosyllabes respectueux de l'attaché:
«Oui, monsieur le ministre... Non, monsieur le ministre,» puis le
grincement d'une plume rebelle et lourde. Dehors, les hirondelles
sifflaient joyeusement au-dessus de l'eau, une clarinette jouait vers
les ponts.

«C'est impossible, dit tout à coup le ministre d'État en se levant...
Emportez ça, Lartigues; vous reviendrez demain... Je ne peux pas
écrire... J'ai trop froid... Tenez, docteur, tâtez mes mains, si on
ne dirait pas qu'elles sortent d'un seau d'eau frappée... Depuis deux
jours, tout mon corps est ainsi... Est-ce assez ridicule avec le temps
qu'il fait!

--Ça ne m'étonne pas... grommela l'Irlandais d'un ton maussade et bref,
peu ordinaire chez ce melliflu.»

La porte s'était refermée sur le jeune attaché remportant ses paperasses
avec une raideur majestueuse, mais bien heureux, j'imagine, de se sentir
détaché et de pouvoir, avant de retourner au ministère, flâner une heure
ou deux dans les Tuileries, pleines de toilettes printanières et de
jolies filles assises autour des chaises encore vides de la musique,
sous les marronniers en fleurs où courait des pieds à la cime le grand
frisson du mois des nids. Il n'était pas gelé, lui, l'attaché...

Jenkins, silencieux, examinait son malade, auscultait, percutait, puis,
sur ce même ton de rudesse que pouvait à la rigueur expliquer son
affection inquiète, l'irritation du médecin qui voit ses instructions
transgressées:

«Ah ça! mon cher duc, quelle vie faites-vous donc depuis quelque temps?»

Il savait par des racontars d'antichambre--chez ses clients familiers,
le docteur ne les dédaignait pas--il savait que le duc avait une
nouvelle, que ce caprice de fraîche date le possédait, l'agitait d'une
façon extraordinaire, et cela joint à d'autres remarques faites ailleurs
mettait dans l'esprit de Jenkins un soupçon, un désir fou de connaître
le nom de cette nouvelle. C'est ce qu'il essayait de deviner sur le
front pâli de son malade, cherchant le fond de sa pensée bien plus que
le fond de son mal. Mais il avait affaire à un de ces visages d'hommes
à bonnes fortunes, hermétiquement clos comme les coffrets à secret qui
contiennent des bijoux et des lettres de femmes, une de ces discrétions
fermées d'un regard froid et bleu, regard d'acier où se brisent les
perspicacités astucieuses.

«Vous vous trompez, docteur, répondit l'Excellence tranquillement... Je
n'ai rien changé à mes habitudes.

--Eh bien! monsieur le duc, vous avez eu tort, fit l'Irlandais avec
brutalité, furieux de ne rien découvrir.»

Et tout de suite sentant qu'il allait trop loin, il délaya sa mauvaise
humeur et la sévérité de son diagnostic dans une tisane de banalités,
d'axiomes... Il fallait prendre garde... La médecine n'était pas de la
magie... La puissance des perles Jenkins s'arrêtait aux forces
humaines, aux nécessités de l'âge, aux ressources de la nature qui,
malheureusement, ne sont pas inépuisables. Le duc l'interrompit d'un ton
nerveux:

--Voyons, Jenkins, vous savez bien que je n'aime pas les phrases... Ça
ne va donc pas par là?... Qu'est-ce que j'ai?... D'où vient ce froid?

--C'est de l'anémie, de l'épuisement... une baisse d'huile dans la
lampe.

--Que faut-il faire?

--Rien. Un repos absolu... Manger, dormir, pas plus... Si vous pouviez
aller passer quelques semaines à Grandbois...

Mora haussa les épaules:

--Et la Chambre, et le Conseil, et...? Allons donc! Est-ce que c'est
possible?

--En tout cas, monsieur le duc, il faut enrayer, comme disait l'autre,
renoncer absolument...»

Jenkins fut interrompu par l'entrée de l'huissier de service qui
discrètement sur la pointe des pieds, comme un maître de danse, venait
remettre une lettre et une carte au ministre d'État toujours frissonnant
devant le feu. En voyant cette enveloppe d'un gris de satin, d'une forme
originale, l'Irlandais tressaillit involontairement, tandis que le duc,
sa lettre ouverte et parcourue, se levait ragaillardi, ayant aux joues
ces couleurs légères de santé factice que toute l'ardeur du brasier
n'avait pu lui donner.

--Mon cher docteur, il faut à tout prix...

L'huissier, debout, attendait.

--Qu'est-ce qu'il y a?... Ah! oui, cette carte... Faites entrer dans la
galerie. J'y vais.»

La galerie du duc de Mora, ouverte aux visiteurs deux fois par semaine,
était pour lui comme un terrain neutre, un endroit public où il pouvait
voir n'importe qui sans s'engager ni se compromettre... Puis, l'huissier
dehors:

--Jenkins, mon bon, vous avez déjà fait des miracles pour moi. Je vous
en demande un encore. Doublez la dose de mes perles, inventez quelque
chose, ce que vous voudrez... Mais il faut que je sois alerte pour
dimanche... Vous m'entendez, tout à fait alerte.

Et, sur la petite lettre qu'il tenait, ses doigts réchauffés et fiévreux
se crispaient avec un frémissement de convoitise.

--Prenez garde, M. le duc, dit Jenkins, très pâle, les lèvres serrées,
je ne voudrais pas vous alarmer outre mesure sur votre état de
faiblesse, mais il est de mon devoir...

Mora eut un joli sourire d'insolence:

--Votre devoir et mon plaisir sont deux, mon brave. Laissez-moi brûler
ma vie, si cela m'amuse. Je n'ai jamais eu d'aussi belle occasion que
cette fois.

Il tressaillit:

--La duchesse...

Une porte sous tenture venait de s'ouvrir livrant passage à une folle
petite tête ébouriffée en blond, toute vaporeuse dans les dentelles et
les franfreluches d'un saut-du-lit princier:

«Qu'est-ce qu'on m'apprend? Vous n'êtes pas sorti?... Mais grondez-le
donc, docteur. N'est-ce pas qu'il a tort de tant s'écouter?...
Regardez-le. Une mine superbe.

--Là... Vous voyez, dit le duc, en riant, à l'Irlandais... Vous n'entrez
pas, duchesse?

--Non, je vous enlève, au contraire. Mon oncle d'Estaing m'a envoyé
une cage pleine d'oiseaux des îles. Je veux vous les montrer... Des
merveilles de toutes les couleurs, avec de petits yeux en perles
noires... Et frileux, frileux, presque autant que vous.

--Allons voir ça, dit le ministre. Attendez-moi, Jenkins. Je reviens.»

Puis, s'apercevant qu'il tenait toujours sa lettre à la main, il la jeta
négligemment dans le tiroir de sa petite table aux signatures et sortit
derrière la duchesse, avec son beau sang-froid de mari habitué à ces
évolutions.

Quel prodigieux ouvrier, quel fabricant de joujoux incomparable a pu
douer le masque humain de sa souplesse de ressorts, de son élasticité
merveilleuse? Rien de joli comme cette figure de grand seigneur surpris
son adultère aux dents, les pommettes enflammées par des mirages de
voluptés promises, et s'apaisant à la minute dans une sérénité de
tendresse conjugale; rien de plus beau que l'obséquiosité béate, le
sourire paterne à la Franklin, de Jenkins en présence de la duchesse,
faisant place, tout à coup, lorsqu'il se trouva seul, à une farouche
expression de colère et de haine, une pâleur de crime, la pâleur d'un
Castaing ou d'un Lapommerais roulant ses trahisons sinistres.

Un coup d'oeil rapide à chacune des deux portes et, tout de suite, il
fut devant le tiroir plein de papiers précieux, où la petite clef d'or
restait à demeure avec une négligence insolente qui semblait dire: «On
n'osera pas.»

Jenkins osa, lui.

La lettre était là, sur un tas d'autres, la première. Le grain du
papier, trois mots d'adresse jetés d'une écriture simple et hardie,
et puis le parfum, ce parfum grisant, évocateur, l'haleine même de sa
bouche divine... C'était donc vrai, son amour jaloux ne l'avait pas
trompé, ni la gêne qu'on éprouvait devant lui depuis quelque temps,
ni les airs cachottiers et rajeunis de Constance, ni ces bouquets
magnifiquement épanouis dans l'atelier comme à l'ombre mystérieuse d'une
faute... Cet orgueil indomptable se rendait donc enfin? Mais alors
pourquoi pas lui, Jenkins? Lui qui l'aimait depuis si longtemps, depuis
toujours, qui avait dix ans de moins que l'autre et qui ne grelottait
pas, certes!... Toutes ces pensées lui traversaient la tête, comme des
fers de flèche lancés d'un arc infatigable. Et, criblé, déchiré, les
yeux aveuglés de sang, il restait là, regardant la petite enveloppe
satinée et froide qu'il n'osait pas ouvrir de peur de s'enlever un
dernier doute, quand un bruissement de tenture, qui lui fit vivement
rejeter la lettre et refermer le tiroir merveilleusement ajusté de la
table de laque, l'avertit que quelqu'un venait d'entrer.

--Tiens! c'est vous, Jansoulet, comment êtes-vous là?

--Son Excellence m'a dit de venir l'attendre dans sa chambre,»
répondit le Nabab très fier d'être introduit ainsi dans l'intimité des
appartements, à une heure surtout où l'on ne recevait pas. Le fait est
que le duc commençait à montrer une réelle sympathie à ce sauvage. Pour
plusieurs raisons: d'abord il aimait les audacieux, les affronteurs, les
aventuriers à bonne étoile. N'en était-il pas un lui-même? Puis le Nabab
l'amusait; son accent, ses manières rondes, sa flatterie un peu brutale
et impudente le reposaient de l'éternel convenu de l'entourage, de
ce fléau administratif et courtisanesque dont il avait horreur,--la
phrase,--si grande horreur qu'il n'achevait jamais la période commencée.
Le Nabab, lui, avait à finir les siennes un imprévu parfois plein de
surprises; avec cela très beau joueur, perdant sans sourciller au cercle
de la rue Royale des parties d'écarté à cinq mille francs la fiche. Et
si commode quand on voulait se débarrasser d'un tableau, toujours prêt
à l'acheter, n'importe à quel prix. A ces motifs de sympathie
condescendante était venu se joindre en ces derniers temps un sentiment
de pitié et d'indignation en face de l'acharnement qu'on mettait à
poursuivre ce malheureux, de cette guerre lâche et sans merci, si bien
menée que l'opinion publique, toujours crédule et le cou tendu pour
prendre le vent, commençait à s'influencer sérieusement. Il faut rendre
cette justice à Mora qu'il n'était pas un suiveur de foule. En voyant
dans un coin de la galerie la figure toujours bonasse mais un peu
piteuse et déconfite du Nabab, il s'était trouvé lâche de le recevoir là
et l'avait fait monter dans sa chambre.

Jenkins et Jansoulet, assez gênés en face l'un de l'autre, échangèrent
quelques paroles banales. Leur grande amitié s'était bien refroidie
depuis quelque temps, Jansoulet ayant refusé net tout nouveau subside
à l'oeuvre de Bethléem, ce qui laissait l'affaire sur les bras de
l'Irlandais, furieux de cette défection, bien plus furieux encore à
cette minute de n'avoir pu ouvrir la lettre de Félicia avant l'arrivée
de l'intrus. Le Nabab de son côté se demandait si le docteur allait
assister à la conversation qu'il désirait avoir avec le duc au sujet des
allusions infâmes dont le _Messager_ le poursuivait, inquiet aussi de
savoir si ces calomnies n'avaient pas refroidi ce souverain bon vouloir
qui lui était si nécessaire au moment de la vérification. L'accueil reçu
dans la galerie l'avait à demi tranquillisé; il le fut tout à fait,
quand le duc rentra et vint vers lui, la main tendue:

--Eh bien! mon pauvre Jansoulet, j'espère que Paris vous fait payer cher
la bienvenue. En voilà des criailleries, et de la haine, et des colères.

--Ah! M. le duc, si vous saviez...

--Je connais..., j'ai lu..., dit le ministre se rapprochant du feu.

--J'espère bien que Votre Excellence ne croit pas ces infamies...
D'ailleurs j'ai là... J'apporte la preuve.»

De ses fortes pattes velues, tremblantes d'émotion, il fouillait dans
les papiers d'un énorme portefeuille en chagrin qu'il tenait sous le
bras.

--Laissez... laissez... Je suis au courant de tout cela... Je sais que
volontairement ou non on vous confond avec une autre personne, que des
considérations de famille...»

Devant l'effarement du Nabab, stupéfait de le voir si bien renseigné, le
duc ne put s'empêcher de sourire:

--Un ministre d'État doit tout savoir... Mais soyez tranquille. Vous
serez validé quand même. Et une fois validé...

Jansoulet eut un soupir de soulagement:

--Ah! monsieur le duc, que vous me faites du bien en me parlant
ainsi. Je commençais à perdre toute confiance... Mes ennemis sont si
puissants... Avec ça une mauvaise chance. Comprenez vous que c'est
justement Le Merquier qui est chargé de faire le rapport sur mon
élection.

--Le Merquier?... diable!...

--Oui, Le Merquier, l'homme d'affaires d'Hemerlingue, ce sale cafard qui
a converti la baronne, sans doute parce que sa religion lui défendait
d'avoir pour maîtresse une musulmane.

--Allons, allons, Jansoulet...

--Que voulez-vous, monsieur le duc?... La colère vous vient, aussi...
Songez à la situation où ces misérables me mettent... Voilà huit jours
que je devrais être validé et qu'ils font exprès de reculer la séance,
parce qu'ils savent la terrible position dans laquelle je me trouve,
toute ma fortune paralysée, le bey qui attend la décision de la Chambre
pour savoir s'il peut ou non me détrousser... J'ai quatre-vingts
millions là-bas, monsieur le duc, et ici je commence à tirer la
langue... Pour peu que cela dure...

Il essuya les grosses gouttes de sueur qui coulaient sur ses joues.

--Eh bien! moi, j'en fais mon affaire de cette validation, dit le
ministre avec une certaine vivacité... Je vais écrire à Chose de presser
son rapport; et quand je devrais me faire porter à la Chambre...

--Votre Excellence est malade? demanda Jansoulet sur un ton d'intérêt
qui n'avait rien de menteur, je vous jure.

--Non... un peu de faiblesse... Nous manquons de sang; mais Jenkins va
nous en rendre... N'est-ce pas, Jenkins?

L'Irlandais, qui n'écoutait pas, eut un geste vague.

--Tonnerre! Moi qui en ai trop, du sang...»

Et le Nabab élargissait sa cravate autour de son cou gonflé, apoplectisé
par l'émotion, la chaleur de la pièce... «Si je pouvais vous en céder un
peu, monsieur le duc.

--Ce serait un bonheur pour tous deux, fit le ministre d'État avec une
pâle ironie... Pour vous surtout qui êtes un violent et qui dans ce
moment-ci auriez besoin de tant de calme... Prenez garde à cela,
Jansoulet. Méfiez-vous des emballements, des coups de colère où l'on
voudrait vous pousser... Dites-vous bien maintenant que vous êtes un
homme public, monté sur une estrade, et dont on voit de loin tous les
gestes... Les journaux vous injurient, ne les lisez pas si vous ne
pouvez cacher l'émotion qu'ils vous causent... Ne faites pas ce que j'ai
fait, moi, avec mon aveugle du pont de la Concorde, cet affreux joueur
de clarinette qui me gâte ma vie depuis dix ans à me seriner tout le
jour: «_De tes fils, Norma..._» J'ai tout essayé pour le faire partir de
là, l'argent, les menaces. Rien n'a pu le décider... La police? Ah!
bien oui... Avec les idées modernes, ça devient toute une affaire de
déménager un aveugle de dessus son pont... Les journaux de l'opposition
en parleraient, les Parisiens en feraient une fable... _Le Savetier et
le Financier... Le Duc et la Clarinette..._ Il faut que je me résigne...
C'est ma faute, du reste. Je n'aurais pas dû montrer à cet homme qu'il
m'agaçait... Je suis sûr que mon supplice est la moitié de sa vie
maintenant. Tous les matins il sort de son bouge avec son chien, son
pliant, son affreuse musique, et se dit: «Allons embêter le duc
de Mora.» Pas un jour il n'y manque, le misérable... Tenez! si
j'entr'ouvrais seulement la fenêtre, vous entendriez ce déluge de
petites notes aigres par-dessus le bruit de l'eau et des voitures... Eh
bien! ce journaliste du _Messager_ c'est votre clarinette, à vous;
si vous lui laissez voir que sa musique vous fatigue, il n'en finira
jamais... Là-dessus, mon cher député, je vous rappelle que vous avez
réunion à trois heures dans les bureaux, et je vous renvoie bien vite à
la Chambre.

Puis, se tournant vers Jenkins:

--Vous savez ce que je vous ai demandé, docteur... Des perles pour
après-demain... Et carabinées!...

Jenkins tressaillit, se secoua comme au saut d'un rêve:

--C'est entendu, mon cher duc, on va vous donner du souffle... Oh! mais
du souffle... à gagner le grand prix du Derby.»

Il salua et sortit en riant, un vrai rire de loup aux dents écartées
et toutes blanches. Le Nabab prit congé à son tour, le coeur plein de
gratitude, mais n'osant rien en laisser voir à ce sceptique, en qui
toute démonstration éveillait une méfiance. Et le ministre d'État resté
seul, pelotonné devant le feu grésillant et brûlant, abrité dans la
chaleur capitonnée de son luxe, doublée ce jour-là par la caresse
fiévreuse d'un beau soleil de mai, se remettait à grelotter, à grelotter
si fort que la lettre de Félicia, rouverte au bout de ses doigts blêmes,
et qu'il lisait énamouré, tremblait avec des froissements soyeux
d'étoffe.

       *       *       *       *       *

C'est une situation bien singulière que celle d'un député dans la
période qui suit son élection et précède--comme on dit en jargon
parlementaire--la vérification des pouvoirs. Un peu l'alternative du
nouveau marié pendant les vingt-quatre heures séparant le mariage à la
mairie de sa consécration par l'église. Des droits dont on ne peut user,
un demi-bonheur, des demi-pouvoirs, la gêne de se tenir en deçà ou au
delà, le manque d'assiette précise. On est marié sans l'être, député
sans en être bien sûr; seulement, pour le député, cette incertitude se
prolonge des jours et des semaines, et comme plus elle dure, plus la
validation devient problématique, c'est un supplice pour l'infortuné
représentant à l'essai d'être obligé de venir à la Chambre, d'occuper
une place qu'il ne gardera peut-être pas, d'entendre des discussions
dont il est exposé à ne pas connaître la fin, de fixer dans ses yeux,
dans ses oreilles le délicieux souvenir des séances parlementaires avec
leur houle de fronts chauves ou apoplectiques, leur brouhaha de papier
froissé, de cris d'huissiers, de couteaux de bois tambourinant sur les
tables, de bavardages particuliers où la voix de l'orateur se détache en
solo tonnant ou timide sur un accompagnement continu.

Cette situation, déjà si énervante, se compliquait pour le Nabab de ces
calomnies d'abord chuchotées, imprimées maintenant, circulant à des
milliers d'exemplaires et qui lui valaient d'être tacitement mis en
quarantaine par ses collègues. Les premiers jours il allait, venait,
dans les couloirs, à la bibliothèque, à la buvette, à la salle des
conférences, comme les autres, ravi de poser ses pas dans tous les coins
de ce majestueux dédale; mais inconnu de la plupart, renié par quelques
membres du cercle de la rue Royale qui l'évitaient, détesté de toute la
coterie cléricale dont Le Merquier était le chef, et du monde financier
hostile à ce milliardaire puissant sur la hausse et la baisse comme ces
bateaux de fort tonnage qui déplacent les eaux d'un port, son isolement
ne faisait que s'accentuer en changeant de place, et la même inimitié
l'accompagnait partout.

Ses gestes, son allure en gardaient quelque chose de contraint, une
sorte de méfiance hésitante. Il se sentait surveillé. S'il entrait un
moment à la buvette, dans cette grande salle claire ouverte sur les
jardins de la présidence, qui lui plaisait parce que là, devant ce large
comptoir de marbre blanc chargé de boissons et de vivres, les députés
perdaient de leurs grands airs imposants, la morgue législative se
faisait plus familière, rappelée au naturel par la nature, il savait
que le lendemain une note railleuse, offensante, paraîtrait dans le
_Messager_, le présentant à ses lecteurs comme «un humeur de piot»
émérite.

Encore une gêne pour lui, ces terribles électeurs.

Ils arrivaient par bandes, envahissaient la salle des Pas-Perdus,
galopaient en tous sens comme de petits chevreaux ardents et noirs,
s'appelant d'un bout à l'autre de la pièce sonore: «O Pé!... O Tché!...»
humant avec délices l'odeur de gouvernement, d'administration répandue,
faisant des yeux doux aux ministres qui passaient, les suivant à la
piste en reniflant, comme si de leurs poches vénérables, de leurs
portefeuilles gonflés quelque prébende allait tomber; mais entourant
surtout «Moussiou» Jansoulet de tant de pétitions exigeantes, de
réclamations, de démonstrations, que, pour se débarrasser de ce tumulte
gesticulant sur lequel tout le monde se retournait, qui faisait de lui
comme le délégué d'une tribu de Touaregs au milieu d'un peuple civilisé,
il était obligé d'implorer du regard quelque huissier de service, au
fait de ces sauvetages et qui venait tout affairé lui dire «qu'on
l'appelait tout de suite au huitième bureau.» Si bien que gêné partout,
chassé des couloirs, des Pas-Perdus, de la buvette, le pauvre Nabab
avait pris le parti de ne plus quitter son banc où il se tenait immobile
et muet toute la durée de la séance.

Il avait pourtant un ami à la Chambre, un député nouvellement élu dans
les Deux-Sèvres, qu'on appelait M. Sarigue, pauvre homme assez semblable
à l'animal inoffensif et disgracié dont il portait le nom, avec son
poil roux et grêle, ses yeux peureux, sa démarche sautillante dans ses
guêtres blanches. Timide à ne pas dire deux paroles sans bredouiller,
presque aphone, roulant sans cesse des boules de gomme dans sa bouche,
ce qui achevait d'empâter son discours; on se demandait ce qu'un infirme
pareil était venu faire à l'Assemblée, quelle ambition féminine en
délire avait poussé vers les emplois publics cet être inapte à n'importe
quelle fonction privée.

Par une ironie amusante du sort, Jansoulet, agité lui-même de toutes les
inquiétudes de sa validation, était choisi dans le huitième bureau
pour faire le rapport sur l'élection des Deux-Sèvres, et M. Sarigue,
conscient de son incapacité, plein d'une peur horrible d'être renvoyé
honteusement dans ses foyers, rôdait humble et suppliant autour de ce
grand gaillard tout crépu dont les omoplates larges sous une mince et
fine redingote se mouvaient en soufflets de forge, sans se douter qu'un
pauvre être anxieux comme lui se cachait sous cette enveloppe solide.

En travaillant au rapport de l'élection des Deux-Sèvres, en dépouillant
les protestations nombreuses, les accusations de manoeuvre électorale,
repas donnés, argent répandu, barriques de vin mises en perce à la porte
des mairies, le train habituel d'une élection de ce temps-là, Jansoulet
frémissait pour son propre compte. «Mais j'ai fait tout ça, moi...» se
disait-il, terrifié. Ah! M. Sarigue pouvait être tranquille, jamais il
n'aurait mis la main sur un rapporteur mieux intentionné, plus indulgent
aussi, car le Nabab, prenant en pitié son patient, sachant par
expérience combien cette angoisse d'attente est pénible, avait hâté la
besogne, et l'énorme portefeuille qu'il portait sous le bras, en sortant
de l'hôtel de Mora, contenait son rapport prêt à être lu au bureau.

Que ce fût ce premier essai de fonction publique, les bonnes paroles du
duc ou le temps magnifique qu'il faisait dehors, délicieusement ressenti
par ce Méridional aux impressions toutes physiques, habitué à évoluer
au bleu du ciel et à la chaleur du soleil; toujours est-il que les
huissiers du Corps législatif virent paraître ce jour-là un Jansoulet
superbe et hautain qu'ils ne connaissaient pas encore. La voiture du
gros Hemerlingue, entrevue à la grille, reconnaissable à la largeur
inusitée de ses portières, acheva de le remettre en possession de
sa vraie nature d'aplomb et toute en audace. «L'ennemi est là...
Attention.» En traversant la salle des Pas-Perdus, il aperçut en effet
l'homme de finance causant dans un coin avec Le Merquier le rapporteur,
passa tout près d'eux et les regarda d'un air triomphant qui fit penser
aux autres: «Qu'est-ce qu'il y a donc?»

Puis, enchanté de son sang-froid, il se dirigea vers les bureaux, vastes
et hautes salles ouvrant à droite et à gauche sur un long corridor, et
dont les grandes tables recouvertes de tapis verts, les sièges lourds et
uniformes étaient empreints d'une ennuyeuse solennité. On arrivait. Des
groupes se plaçaient, discutaient, gesticulaient, avec des saluts, des
poignées de mains, des renversements de têtes, en ombres chinoises sur
le fond lumineux des vitres. Il y avait là des gens qui marchaient le
dos courbé, solitaires, comme écrasés sous le poids des pensées qui
plissaient leur front. D'autres se parlaient à l'oreille, se confiant
des nouvelles excessivement mystérieuses et de la dernière importance,
le doigt aux lèvres, l'oeil écarquillé d'une recommandation muette. Un
bouquet provincial distinguait tout cela, des variétés d'intonations,
violences méridionales, accents traînards du Centre, cantilènes de
Bretagne, fondus dans la même suffisance imbécile et ventrue; des
redingotes à la mode de Landerneau, des souliers de montagne, du linge
filé dans les domaines, et des aplombs de clocher ou de cercles de
petite ville, des expressions locales, des provincialismes introduits
brusquement dans la langue politique et administrative, cette
phraséologie flasque et incolore qui a inventé «les questions brûlantes
revenant sur l'eau» et les «individualités sans mandat.»

A voir ces agités ou ces pensifs, vous eussiez dit les plus grands
remueurs d'idées de la terre; malheureusement ils se transformaient
les jours de séance, se tenaient cois à leur banc, peureux comme des
écoliers sous la férule du maître, riant avec bassesse aux plaisanteries
de l'homme d'esprit qui les présidait ou prenant la parole pour des
propositions stupéfiantes, de ces interruptions à faire croire que ce
n'est pas seulement un type, mais toute une race qu'Henri Monnier a
stigmatisée dans son immortel croquis. Deux ou trois orateurs pour toute
la Chambre, le reste sachant très bien se camper devant la cheminée d'un
salon de province, après un excellent repas chez le préfet, pour dire
d'une voix de nez «l'administration, Messieurs...» ou «le gouvernement
de l'empereur...» mais incapable d'aller plus loin.

D'ordinaire, le bon Nabab se laissait éblouir par ces poses, ce bruit
de rouet à vide que font les importants; mais aujourd'hui lui-même se
trouvait à l'unisson général. Pendant qu'assis au milieu de la table
verte, son portefeuille devant lui, ses deux coudes bien étalés dessus,
il lisait le rapport rédigé par de Géry, les membres du bureau le
regardaient émerveillés.

C'était un résumé net, limpide et rapide de leurs travaux de la
quinzaine, dans lequel ils retrouvaient leurs idées si bien exprimées
qu'ils avaient grand'peine à les reconnaître. Puis, deux ou trois
d'entre eux ayant trouvé que le rapport était trop favorable, qu'il
glissait trop légèrement sur certaines protestations parvenues au
bureau, le rapporteur prit la parole avec une assurance étonnante, la
prolixité, l'abondance des gens de son pays, démontra qu'un député ne
devait être responsable que jusqu'à un certain point de l'imprudence de
ses agents électoraux, qu'aucune élection ne résisterait sans cela à un
contrôle un peu minutieux; et, comme au fond c'était sa propre cause
qu'il plaidait, il y apportait une conviction, une chaleur irrésistible,
en ayant soin de lâcher de temps à autre un de ces longs substantifs
blafards à mille pattes, tels que la commission les aimait.

Les autres l'écoutaient, recueillis, se communiquant leurs impressions
par des hochements de tête, faisant, pour mieux fixer leur attention,
des paraphes et des bonshommes sur leurs cahiers, ce qui allait bien
avec le bruit écolier des couloirs, un murmure de leçons récitées, et
ces tas de moineaux qu'on entendait piailler sous les croisées dans une
cour dallée, entourée d'arcades, une vraie cour de collège. Le
rapport adopté, on fit venir M. Sarigue pour quelques explications
supplémentaires. Il arriva blême, défait, bégayant comme un criminel
sans conviction, et vous auriez ri de voir de quel air d'autorité et de
protection Jansoulet l'encourageait, le rassurait: «Remettez-vous donc,
mon cher collègue...» Mais les membres du 8e bureau ne riaient pas.
C'étaient tous ou presque tous des messieurs Sarigue dans leur genre,
deux ou trois absolument ramollis, atteints d'aphasie partielle. Tant
d'aplomb, tant d'éloquence les avait enthousiasmés.

Quand Jansoulet sortit du Corps législatif, reconduit jusqu'à sa voiture
par son collègue reconnaissant, il était environ six heures. Le temps
splendide, un beau soleil couchant sur la Seine toute en or vers le
Trocadéro tenta pour un retour à pied ce plébéien robuste, à qui les
convenances imposaient de monter en voiture et de mettre des gants, mais
qui s'en passait le plus souvent possible. Il renvoya ses gens, et, sa
serviette sous le bras, s'engagea sur le pont de la Concorde. Depuis
le 1er mai, il n'avait pas éprouvé un bien-être semblable. Roulant des
épaules, le chapeau un peu en arrière dans l'attitude qu'il avait vu
prendre aux hommes politiques excédés, bourrelés d'affaires, laissant
s'évaporer à la fraîcheur de l'air toute la fièvre laborieuse de leur
cerveau, comme une usine lâche sa vapeur au ruisseau à la fin d'une
journée de travail, il marchait parmi d'autres silhouettes pareilles à
la sienne, visiblement sorties de ce temple à colonnes qui fait face à
la Madeleine par-dessus les fontaines monumentales de la place. Sur
leur passage, on se retournait, on disait: «Voilà des députés...» Et
Jansoulet en ressentait une joie d'enfant, une joie de peuple faite
d'ignorance et de vanité naïve.

«Demandez le _Messager_, édition du soir.»

Cela sortait du kiosque à journaux au coin du pont, à cette heure rempli
de feuilles fraîches en tas que deux femmes pliaient vivement et qui
sentaient bon la presse humide, les nouvelles récentes, le succès du
jour ou son scandale. Presque tous les députés achetaient un numéro, en
passant, le parcouraient bien vite dans l'espoir de trouver leur nom.
Jansoulet, lui, eut peur d'y voir le sien et ne s'arrêta pas. Puis
tout de suite il songea: «Est-ce qu'un homme public ne doit pas
être au-dessus de ces faiblesses? Je suis assez fort pour tout lire
maintenant.» Il revint sur ses pas et prit un journal comme ses
collègues. Il l'ouvrit, très calme, droit à la place habituelle des
articles de Moëssard. Justement il y en avait un. Toujours le même
titre: _Chinoiseries_, et un _M_ pour signature.

--Ah! ah! fit l'homme public, ferme et froid comme un marbre, avec un
beau sourire méprisant. La leçon de Mora tintait encore à ses oreilles,
et l'eût-il oubliée que l'air de _Norma égrené_ en petites notes
ironiques non loin de là aurait suffi à la lui rappeler. Seulement, tout
calcul fait dans les événements hâtés de nos existences, il faut encore
compter sur l'imprévu; et c'est pourquoi le pauvre Nabab sentit tout
à coup un flot de sang l'aveugler, un cri de rage s'étrangler dans la
contraction subite de sa gorge... Sa mère, sa vieille Françoise se
trouvait mêlée cette fois à l'infâme plaisanterie du «bateau de fleurs.»
Comme il visait bien, ce Moëssard, comme il savait les vraies places
sensibles dans ce coeur si naïvement découvert!

«Du calme, Jansoulet, du calme...»

Il avait beau se répéter cela sur tous les tons, la colère, une colère
folle, cette ivresse de sang qui veut du sang l'enveloppait. Son premier
mouvement fut d'arrêter une voiture de place pour s'y précipiter,
s'arracher à la rue irritante, débarrasser son corps de la préoccupation
de marcher et de se conduire,--d'arrêter une voiture comme pour un
blessé. Mais ce qui encombrait la place à cette heure de rentrée
générale, c'étaient des centaines de victorias, de calèches, de coupés
de maître descendant de la gloire fulgurante de l'Arc-de-Triomphe vers
la fraîcheur violette des Tuileries, précipités l'un sur l'autre dans la
perspective penchée de l'avenue jusqu'au grand carrefour où les statues
immobiles, au front leurs couronnes de tours et fermes sur leurs
piédestaux, les regardaient se séparer vers le faubourg Saint-Germain,
les rues Royale et de Rivoli.

Jansoulet, son journal à la main, traversait ce tumulte sans y penser,
porté par l'habitude vers le cercle où il allait tous les jours faire
sa partie de six à sept. Homme public, il l'était encore; mais agité,
parlant tout haut, balbutiant des jurons et des menaces d'une voix
subitement redevenue tendre au souvenir de la vieille bonne femme...
L'avoir roulée là-dedans, elle aussi... Oh! si elle lisait, si elle
pouvait comprendre... Quel châtiment inventer pour un pareil infâme...
Il arrivait à la rue Royale, où s'engouffraient avec des rapidités de
retour et des éclairs d'essieux, des visions de femmes voilées, de
chevelures d'enfants blonds, des équipages de toutes sortes rentrant du
Bois, apportant un peu de terre végétale sur le pavé de Paris et des
effluves de printemps mêlées à des senteurs de poudre de riz. En face
du ministère de la marine, un phaéton très haut sur ses roues légères,
ressemblant assez à un grand faucheux, dont le petit groom cramponné au
caisson et les deux personnes occupant le siège du devant auraient formé
le corps, manqua d'accrocher le trottoir en tournant.

Le Nabab leva la tête, étouffa un cri.

A côté d'une fille peinte, en cheveux roux, coiffée d'un tout petit
chapeau aux larges brides, et qui, juchée sur son coussin de cuir,
conduisait le cheval des mains, des yeux, de toute sa factice personne
à la fois raide et penchée en avant, se tenait, rose et maquillé aussi,
fleuri sur le même fumier, engraissé aux mêmes vices, Moëssard, le joli
Moëssard. La fille et le journaliste, et le plus vendu des deux, ce
n'était pas elle encore! Dominant ces femmes allongées dans leurs
calèches, ces hommes qui leur faisaient face engloutis sous des volants
de robes, toutes ces poses de fatigue et d'ennui que les repus étalent
en public comme un mépris du plaisir et de la richesse, ils trônaient
insolemment, elle très fière de promener l'amant de la reine, et lui
sans la moindre honte à côté de cette créature qui raccrochait les
hommes dans les allées du bout de son fouet, à l'abri, sur son siège en
perchoir, des rafles salutaires de la police. Peut-être avait-il besoin,
pour émoustiller sa royale maîtresse, de pavaner ainsi sous ses fenêtres
en compagnie de Suzanne Bloch, dite Suze la Rousse.

--Hep!... hep donc!

Le cheval, un grand trotteur aux jambes fines, vrai cheval de cocotte,
se remettait de son écart dans le droit chemin avec des pas de danse,
des grâces sur place sans avancer. Jansoulet lâcha sa serviette, et
comme s'il avait laissé choir en même temps toute sa gravité, son
prestige d'homme public, il fit un bond terrible et sauta au mors de la
bête, qu'il maintint de ses fortes mains à poils.

Une arrestation rue Royale, et en plein jour, il fallait ce Tartare pour
oser un coup pareil!

--A bas, dit-il à Moëssard dont la figure s'était plaquée de vert et de
jaune en l'apercevant. A bas, tout de suite...

--Voulez-vous bien lâcher mon cheval, espèce d'enflé!...

--Fouette, Suzanne, c'est le Nabab.

Elle essaya de ramasser les rênes, mais l'animal, maintenu, se cabra si
vivement qu'un peu plus, comme une fronde, le fragile équipage aurait
envoyé au loin tous ceux qu'il portait. Alors, furieuse d'une de ces
rages de faubourg qui font éclater en ces filles tout le vernis de leur
luxe et de leur peau, elle cingla le Nabab de deux coups de fouet qui
glissèrent sur le visage tanné et dur, mais lui communiquèrent une
expression féroce, accentuée par le nez court devenu blanc, fendu au
bout comme celui d'un terrier chasseur.

--Descendez, nom de Dieu, ou je chavire tout...

Dans un remous de voitures arrêtées faute de circulation possible ou
qui tournaient lentement l'obstacle avec des milliers de prunelles
curieuses, parmi des cris de cochers, des cliquetis de mors, deux
poignets de fer secouaient tout l'équipage...

--Saute... mais saute donc... tu vois bien qu'il va nous verser...
Quelle poigne!

Et la fille regardait l'hercule avec intérêt.

A peine Moëssard eut-il mis pied à terre, avant qu'il se fût réfugié sur
le trottoir où des képis noirs se hâtaient, Jansoulet se jetait sur
lui, le soulevait par la nuque comme un lapin, et sans souci de ses
protestations, de ses bégaiements effarés:

--Oui, oui, je te rendrai raison, misérable... Mais avant, je veux te
faire ce qu'on fait aux bêtes malpropres pour qu'elles n'y reviennent
plus...

Et rudement il se mit à le frotter, à le débarbouiller de son journal
qu'il tenait en tampon et dont il l'étouffait, l'aveuglait avec des
écorchures où le fard saignait. On le lui arracha des mains, violet,
suffoqué. En se montant encore un peu, il l'aurait tué.

La lutte finie, rajustant ses manches qui remontaient, son linge
froissé, ramassant sa serviette d'où les papiers de l'élection Sarigue
volaient éparpillés jusque dans le ruisseau, le Nabab répondit
aux sergents de ville qui lui demandaient son nom pour dresser
procès-verbal: «Bernard Jansoulet, député de la Corse.»

Homme public!

Alors seulement il se souvint qu'il l'était. Qui s'en serait douté à le
voir ainsi essoufflé et tête nue comme un portefaix qui sort d'une rixe,
sous les regards avides, railleurs à froid, du rassemblement en train de
se disperser?




XVII

L'APPARITION


Si vous voulez de la passion sincère et sans détour, si vous voulez des
effusions, des tendresses, du rire, de ce rire des grands bonheurs qui
confine aux larmes par un tout petit mouvement de bouche, et de la belle
folie de jeunesse illuminée d'yeux clairs, transparents jusqu'au fond
des âmes, il y a de tout cela ce matin dimanche dans une maison que vous
connaissez, une maison neuve, là-bas, tout au bout du vieux faubourg.
La vitrine du rez-de-chaussée est plus brillante que d'habitude. Plus
allègrement que jamais les écriteaux dansent au-dessus de la porte, et
par les fenêtres ouvertes montent des cris joyeux, un envolement de
bonheur.

«Reçu, il est reçu!... Oh! quelle chance!... Henriette, Élise, arrivez
donc... La pièce de M. Maranne est reçue.»

Depuis hier, André sait la nouvelle. Cardailhac, le directeur des
Nouveautés, l'a fait venir pour lui apprendre qu'on allait monter son
drame tout de suite, qu'il serait joué le mois prochain. Ils ont passé
la soirée à parler des décors, de la distribution; et, comme en rentrant
du théâtre il était trop tard pour frapper chez les voisins, l'heureux
auteur a guetté le jour dans une impatience fiévreuse, puis dès qu'il a
entendu marcher au-dessous, les persiennes s'ouvrir en claquant sur la
façade, il est descendu bien vite annoncer à ses amis la bonne nouvelle.
A présent, les voilà tous réunis, ces demoiselles en gentil déshabillé,
les cheveux tordus à la hâte, et M. Joyeuse que l'événement a surpris en
train de faire sa barbe, montrant sous son bonnet brodé une étonnante
figure mi-partie, un côté rasé, l'autre non. Mais le plus ému, c'est
André Maranne, car vous savez ce que la réception de _Révolte_
représente pour lui, ce dont ils sont convenus avec Bonne Maman.
Le pauvre garçon la regarde comme pour chercher dans ses yeux un
encouragement; et les yeux un peu railleurs et bons ont l'air de dire:
«Essayez toujours. Qu'est-ce qu'on risque?» Il regarde aussi, pour se
donner du courage, mademoiselle Élise, jolie comme une fleur, ses grands
cils abaissés. Enfin, prenant son parti:

«Monsieur Joyeuse, dit-il d'une voix étranglée, j'ai une communication
très grave à vous faire.»

M. Joyeuse s'étonne:

«Une communication?... Ah! mon Dieu, vous m'effrayez!...»

Et, baissant la voix, lui aussi:

«Est-ce que ces demoiselles sont de trop?»

Non. Bonne Maman sait ce dont il s'agit. Mademoiselle Élise doit aussi
s'en douter. Ce sont seulement les enfants... Mademoiselle Henriette et
sa soeur sont priées de se retirer, ce qu'elles font aussitôt, l'une
d'un air majestueux et vexé, en vraie fille des Saint-Amand, l'autre, la
jeune Chinoise Yaia, avec une folle envie de rire à peine dissimulée.

Alors un grand silence. Puis l'amoureux commence sa petite histoire.

Je crois bien que mademoiselle Élise se doute en effet de quelque chose,
car, dès que le jeune voisin a parlé de communication, elle a tiré son
«Ansart et Rendu» de sa poche et s'est plongée précipitamment dans les
aventures d'un tel dit le Hutin, émouvante lecture qui fait trembler
le livre entre ses doigts. Il y a de quoi trembler, certes, devant
l'effarement, la stupeur indignée, avec lesquels M. Joyeuse accueille
cette demande de la main de sa fille:

«Est-ce possible? Comment cela s'est-il fait? Quel prodigieux événement!
Qui se serait jamais douté d'une chose pareille?»

Et, tout à coup, le bonhomme part d'un immense éclat de rire. Eh bien!
non, ce n'est pas vrai. Voilà longtemps qu'il connaît l'affaire, qu'on
l'a mis au courant de tout...

Le père au courant de tout! Bonne Maman les a donc trahis?... Et devant
les regards de reproche qui se tournent de son côté, la coupable
s'avance en souriant:

«Oui, mes amis, c'est moi... Le secret était trop lourd. Je n'ai pu le
garder pour moi seule... Et puis, le père est si bon... On ne peut rien
lui cacher.»

En parlant ainsi, elle saute au cou du petit homme, mais la place est
assez grande pour deux, et quand mademoiselle Élise s'y réfugie à son
tour, il y a encore une main tendue, affectueuse, paternelle, vers
celui que M. Joyeuse considère désormais comme son enfant. Étreintes
silencieuses, longs regards qui se croisent émus ou passionnés, minutes
bienheureuses qu'on voudrait retenir toujours par le bout fragile
de leurs ailes! On cause, on rit doucement en se rappelant certains
détails. M. Joyeuse raconte que le secret lui a été révélé tout d'abord
par des esprits frappeurs, un jour qu'il était seul chez André. «Comment
vont les affaires, monsieur Maranne?» demandaient les esprits, et
lui-même a répondu en l'absence de Maranne: «Pas trop mal pour la
saison, messieurs les esprits.» Il faut voir de quel air malicieux
le petit homme répète: «Pas trop mal pour la saison...», tandis que
mademoiselle Élise, toute confuse à l'idée que c'est avec son père
qu'elle correspondait ce jour-là, disparaît sous ses boucles blondes...

Après cette première émotion, les voix posées, on parle plus
sérieusement. Il est certain que madame Joyeuse, née de Saint-Amand,
n'aurait jamais consenti à ce mariage. André Maranne n'est pas riche,
noble encore moins; mais le vieux comptable n'a pas, heureusement, les
mêmes idées de grandeur que sa femme. Ils s'aiment, ils sont jeunes,
bien portants et honnêtes, voilà de belles dots constituées et qui ne
coûteront pas lourd d'enregistrement chez le notaire. Le nouveau ménage
s'installera à l'étage au-dessus. On gardera la photographie, à moins
que _Révolte_ ne fasse des recettes énormes. (On peut se fier à
l'Imaginaire pour cela.) En tout cas, le père sera toujours près d'eux;
il a une bonne place chez son agent de change, quelques expertises à
faire pour le Palais; pourvu que le petit navire vogue toujours dans les
eaux du grand, ira bien, avec l'aide du flot, du vent et de l'étoile.

Une seule question préoccupe M. Joyeuse: «Les parents d'André
consentiront-ils à ce mariage? Comment le docteur Jenkins, si riche, si
célèbre...»

«Ne parlons pas de cet homme, dit André en pâlissant, c'est un misérable
à qui je ne dois rien... qui ne m'est rien...»

Il s'arrête, un peu gêné de cette explosion de colère qu'il n'a pas su
retenir et ne peut expliquer, et il reprend avec plus de douceur:

«Ma mère, qui vient me voir quelquefois malgré la défense qu'on lui
a faite, a été la première informée de nos projets. Elle aime déjà
mademoiselle Élise, comme sa fille. Vous verrez Mademoiselle, comme
elle est bonne, comme elle est belle et charmante. Quel malheur qu'elle
appartienne à un si méchant homme qui la tyrannise, la torture jusqu'à
lui défendre de prononcer le nom de son fils!»

Le pauvre Maranne pousse un soupir qui en dit long sur le gros chagrin
qu'il cache au fond de son coeur. Mais quelle tristesse pourrait tenir
devant le cher visage éclairé de boucles blondes, et la perspective
radieuse de l'avenir?--Les graves questions résolues, on peut rouvrir
la porte et rappeler les deux exilées. Pour ne pas remplir ces petites
têtes de pensées au-dessus de leur âge, on est convenu de ne rien dire
du prodigieux événement, de ne rien leur apprendre sinon qu'il faut
s'habiller à la hâte, déjeuner encore plus vite, pour pouvoir passer
l'après-midi au Bois, où Maranne leur lira sa pièce, en attendant
d'aller à Suresnes manger une friture chez Kontzen; tout un programme de
délices en l'honneur de la réception de _Révolte_ et d'une autre bonne
nouvelle qu'elles sauront plus tard.

--Ah! vraiment... Quoi donc? demandent d'un air innocent les deux
fillettes.

Mais si vous croyez qu'elles ne savent pas de quoi il s'agit, si vous
pensez que, lorsque mademoiselle Élise frappait trois coups au plafond,
elles s'imaginaient que c'était spécialement pour s'informer de la
clientèle, vous êtes plus ingénus encore que le père Joyeuse.

--C'est bon, c'est bon, Mesdemoiselles... Allez toujours vous habiller.

Alors commence un autre refrain:

--Quelle robe faut-il mettre, Bonne Maman?... La grise?...

--Bonne Maman, il manque une bride à mon chapeau.

--Bonne Maman, ma fille, je n'ai donc plus de cravate empesée.

Pendant dix minutes, c'est autour de la charmante aïeule un va-et-vient,
des instances. Chacun a besoin d'elle, c'est elle qui tient les clefs de
tout, distribue le joli linge blanc fin tuyauté, les mouchoirs brodés,
les gants de toilette, toutes ces richesses qui, sorties des cartons
et des armoires, étalées sur les lits, répandent dans une maison
l'allégresse claire du dimanche.

Les travailleurs, les gens à la tâche la connaissent seuls cette joie
qui revient tous les huit jours consacrée par l'habitude d'un peuple.
Pour ces prisonniers de la semaine, l'almanach aux grilles serrées
s'entr'ouvre de distance en distance en espaces lumineux, en prises
d'air rafraîchissantes. C'est le dimanche, le jour si long aux mondains,
aux Parisiens du boulevard dont il dérange les manies, si triste aux
dépatriés sans famille, et qui constitue pour une foule d'êtres la seule
récompense, le seul but aux efforts désespérés de six jours de peine.
Ni pluie, ni grêle, rien n'y fait, rien ne les empêchera de sortir,
de tirer derrière eux la porte de l'atelier désert, du petit logement
étouffé. Mais, quand le printemps s'en mêle, quand un soleil de mai
l'éclaire comme ce matin, qu'il peut s'habiller de couleurs heureuses,
pour le coup le dimanche est la fête des fêtes.

Si on veut bien le connaître, il faut le voir surtout aux quartiers
laborieux, dans ces rues sombres qu'il illumine, qu'il élargit en
fermant les boutiques, en remisant les gros camions de transport,
laissant la place libre pour des rondes d'enfants débarbouillés et
parés, et des parties de volants mêlées aux grands circuits des
hirondelles sous quelque porche du vieux Paris. Il faut le voir aux
faubourgs grouillants, enfiévrés, où dès le matin on le sent planer,
reposant et doux, dans le silence des fabriques, passer avec le bruit
des cloches et ce coup de sifflet aigu des chemins de fer qui met dans
l'horizon, tout autour des banlieues, comme un immense chant de départ
et de délivrance. Alors on le comprend et on l'aime.

Dimanche de Paris, dimanche des travailleurs et des humbles, je t'ai
souvent maudit sans raison, j'ai versé des flots d'encre injurieuse sur
tes joies bruyantes et débordantes, la poussière des gares pleines
de ton bruit et les omnibus affolés que tu prends d'assaut, sur tes
chansons de guinguette promenées dans des tapissières pavoisées de robes
vertes et roses, tes orgues de Barbarie aux mélopées traînant sous le
balcon des cours désertes; mais aujourd'hui, abjurant mes erreurs,
je t'exalte et je te bénis pour tout ce que tu donnes de joie, de
soulagement au labeur courageux et honnête, pour le rire des enfants qui
t'acclament, la fierté des mères heureuses d'habiller leurs petits
en ton honneur, pour la dignité que tu conserves aux logis des plus
pauvres, la nippe glorieuse mise de côté pour toi au fond de la vieille
commode écloppée; je te bénis surtout à cause de tout le bonheur que tu
apportais en surcroît, ce matin-là, dans la grande maison neuve au bout
de l'ancien faubourg.

Les toilettes terminées, le déjeuner fini, pris sur le pouce--et sur le
pouce de ces demoiselles, vous pensez ce qu'il peut tenir--on était venu
mettre les chapeaux devant la glace du salon. Bonne Maman jetait son
coup d'oeil général, piquait ici une épingle, renouait un ruban là,
redressait la cravate paternelle; mais, tandis que tout ce petit monde
piaffait d'impatience, appelé au dehors par la beauté du jour, voilà un
coup de sonnette qui retentit et vient troubler la fête.

--Si on n'ouvrait pas?... proposent les enfants.

Et quel soulagement, quel cri de joie en voyant entrer l'ami Paul!

--Vite, vite, venez; qu'on vous apprenne la bonne nouvelle...

Il le savait bien avant tous que la pièce était reçue. Il avait eu
assez de mal pour la faire lire à Cardailhac, qui, sur la seule vue
des «petites lignes», comme il appelait les vers, voulait envoyer le
manuscrit à la Levantine et à son masseur, ainsi que cela se pratiquait
pour tous les _ours_ du théâtre. Mais Paul se garda de parler de son
intervention. Quant à l'autre événement, celui dont on ne disait mot
à cause des enfants, il le devina sans peine au bonjour frémissant de
Maranne, dont la blonde crinière se tenait toute droite sur son front
à force d'être relevée à deux mains par le poète, comme il faisait
toujours dans ses moments de joie, au maintien un peu embarrassé
d'Élise, aux airs triomphants de M. Joyeuse, qui se redressait dans ses
habits frais, tout le bonheur des siens écrit sur sa figure.

Bonne Maman seule gardait son air paisible d'habitude; mais on sentait
en elle, dans son empressement autour de sa soeur, une certaine
attention encore plus tendre, un soin de la rendre jolie. Et c'était
délicieux ces vingt ans qui en paraient d'autres, sans envie, sans
regret, avec quelque chose du doux renoncement d'une mère fêtant le
jeune amour de sa fille en souvenir d'un bonheur passé. Paul voyait
cela, il était même seul à le voir; mais, tout en admirant Aline, il se
demandait avec tristesse s'il y aurait jamais place en ce coeur maternel
pour d'autres affections que celles de la famille, des préoccupations
en dehors du cercle tranquille et lumineux où Bonne Maman présidait si
gentiment le travail du soir.

L'Amour est, comme on sait, un pauvre aveugle privé par-dessus le marché
de l'ouïe, de la parole, et ne se conduisant que par des presciences,
des divinations, des facultés nerveuses de malade. C'est pitié vraiment
de le voir errer, tâtonner, porter à faux tous ses pas, frôler du doigt
les appuis où il se guide avec des maladresses méfiantes d'infirme.
Au moment même où il mettait en doute la sensibilité d'Aline, Paul,
annonçant à ses amis qu'il partait pour un voyage de plusieurs jours,
peut-être de plusieurs semaines, ne vit pas la pâleur subite de la jeune
fille, n'entendit pas le cri douloureux échappé de ses lèvres discrètes:

«Vous partez?»

Il partait, il allait à Tunis, bien inquiet de laisser son pauvre
Nabab au milieu de sa meute enragée; pourtant la protection de Mora le
rassurait un peu, et puis ce voyage était indispensable.

«Et la _Territoriale_? demanda le vieux comptable revenant toujours à
son idée... Où ça en est-il?... Je vois encore le nom de Jansoulet en
tête du conseil d'administration... Vous ne pouvez donc pas le tirer de
cette caverne d'Ali-Baba?... Prenez garde... prenez garde...

--Eh! je le sais bien, monsieur Joyeuse... Mais, pour sortir de là avec
honneur, il faut de l'argent, beaucoup d'argent, un nouveau sacrifice de
deux ou trois millions; et nous ne les avons pas... C'est justement pour
cela que je vais à Tunis essayer d'arracher à la rapacité du bey un
morceau de cette grande fortune qu'il détient si injustement... En ce
moment, j'ai encore quelque chance de réussir, tandis que plus tard
peut-être...

--Partez vite alors, mon cher garçon, et si vous revenez avec un gros
sac, ce que je vous souhaite, occupez-vous avant tout de la bande
Paganetti. Songez qu'il suffit d'un actionnaire moins patient que les
autres pour tout faire sauter, exiger une enquête; et vous savez, vous,
ce qu'elle révélerait, l'enquête... A la réflexion même, ajouta M.
Joyeuse dont le front se plissait, je m'étonne que Hemerlingue, dans
sa haine contre vous, ne se soit pas procuré en sous-main quelques
actions...»

Il fut interrompu par le concert de malédictions, d'imprécations que
soulevait le nom de Hemerlingue parmi toute cette jeunesse haïssant le
gros banquier pour le mal qu'il avait fait au père, pour celui qu'il
voulait à ce bon Nabab adoré dans la maison à travers Paul de Géry.

«Hemerlingue, sans coeur!... Scélérat!... Méchant homme!»

Mais, au milieu de tous ces cris, l'Imaginaire continuait sa supposition
du gros baron devenant actionnaire de la _Territoriale_ pour pouvoir
citer son ennemi devant les tribunaux. Et l'on se figure la stupeur
d'André Maranne absolument étranger à toute cette affaire, lorsqu'il
vit M. Joyeuse se tourner vers lui, la face pourpre et gonflée, et le
désigner du doigt avec ces mots terribles:

«Le plus coquin ici, c'est encore vous, monsieur.

--Oh! papa, papa... qu'est-ce que tu dis?

--Hein?... Quoi donc?... Ah! pardon, mon cher André... Je me croyais
dans le cabinet du juge d'instruction, en face de ce drôle... C'est ma
maudite cervelle qui s'emporte toujours au diable au vert...»

Un fou rire éclata, jaillit dehors par toutes les croisées ouvertes,
alla se mêler aux mille bruits de voitures roulantes et de peuple
endimanché remontant l'avenue des Ternes; et l'auteur de _Révolte_
profita de la diversion pour demander si on n'allait pas bientôt se
mettre en route... Il était tard... les bonnes places seraient prises
dans le Bois...

«Au Bois de Boulogne, un dimanche! fit Paul de Géry.

--Oh! notre bois n'est pas le vôtre, répondit Aline en souriant... Venez
avec nous, vous verrez.»

       *       *       *       *       *

Vous est-il arrivé, promeneur solitaire et contemplatif, de vous
coucher à plat-ventre dans le taillis herbeux d'une forêt, parmi cette
végétation particulière poussée entre les feuilles tombées de l'automne,
variée, multiple, et de laisser vos yeux errer au ras de terre devant
vous? Peu à peu le sentiment de la hauteur se perd, les branches
croisées des chênes au-dessus de vos têtes forment un ciel inaccessible,
et vous voyez une forêt nouvelle s'étendre sous l'autre, ouvrir ses
avenues profondes pénétrées d'une lumière verte et mystérieuse, formées
d'arbustes frêles ou chevelus terminés en cimes rondes avec des
apparences exotiques ou sauvages, des hampes de cannes à sucre, des
grâces roides de palmiers, des coupes fines retenant une goutte d'eau,
des girandoles portant de petites lumières jaunes que le vent souffle en
passant. Et le miracle, c'est que, sous ces ombres légères, vivent des
plantes minuscules et des milliers d'insectes dont l'existence, vue de
si près, vous révèle tous ses mystères. Une fourmi, embarrassée comme
un bûcheron sous le faix, traîne un brin d'écorce plus gros qu'elle;
un scarabée chemine sur une herbe jetée comme un pont d'un tronc à un
autre, pendant que, sous une haute fougère isolée dans un rond-point
tout velouté de mousse, une petite bête bleue ou rouge attend, les
antennes droites, qu'une autre bestiole en route là-bas par quelque
allée déserte arrive au rendez-vous sous l'arbre géant. C'est une petite
forêt sous la grande, trop près du sol pour que celle-ci l'aperçoive,
trop humble, trop cachée pour être atteinte par son grand orchestre de
chants et de tempêtes.

Un phénomène semblable se passe au Bois de Boulogne. Derrière ces allées
sablées, arrosées et nettes, où des files de roues tournant lentement
autour du lac tracent tout le jour un sillon sans cesse parcouru,
machinal, derrière cet admirable décor de verdures en murailles, d'eau
captive, de roches fleuries, le vrai bois, le bois sauvage, aux taillis
vivaces, pousse et repousse, formant des abris impénétrables, traversés
de menus sentiers, de sources bruissantes. Cela, c'est le bois des
petits, le bois des humbles, la petite forêt sous la grande. Et Paul,
qui, de l'aristocratique promenade parisienne ne connaissait que les
longues avenues, le lac étincelant aperçu du fond d'un carrosse ou
du haut d'un break à quatre roues dans la poussière d'un retour de
Lonchamps, s'étonnait de voir le coin délicieusement abrité où ses amis
l'avaient conduit.

C'était au bord d'un étang jeté en miroir sous des saules, couvert de
nénuphars et de lentilles d'eau, coupé de place en place de larges
moires blanches, rayons tombés, étalés sur la surface luisante, et que
de grandes pattes d'argyronètes rayaient comme avec des pointes de
diamant.

Sur les berges en pente abritées d'une verdure déjà serrée quoique
grêle, on s'était assis pour écouter la lecture, et les jolies figures
attentives, les jupes gonflées sur l'herbe faisaient penser à quelque
Décameron plus naïf et plus chaste, dans une atmosphère reposée. Pour
compléter ce bien-être de nature, cet aspect de campagne lointaine, deux
ailes de moulin, dans un écart de branches, tournaient vers Suresnes,
tandis que de l'éblouissante vision luxueuse croisée à tous les
carrefours du bois, il n'arrivait qu'un roulement confus et perpétuel
qu'on finissait par ne plus entendre. La voix du poète, éloquente et
jeune, montait seule dans le silence, les vers s'envolaient frémissants,
répétés tout bas par d'autres lèvres émues, et c'étaient des
approbations étouffées, des frissons aux passages tragiques. Même on
vit Bonne Maman essuyer une grosse larme. Ce que c'est pourtant que de
n'avoir pas de broderie en main.

La première oeuvre!... _Révolte_ était cela pour André, cette première
oeuvre toujours trop abondante et touffue dans laquelle l'auteur jette
d'abord tout un arriéré d'idées, d'opinions, pressées comme les eaux au
bord d'une écluse, et qui est souvent la plus riche sinon la meilleure
d'un écrivain. Quant au sort qui l'attendait, nul n'aurait pu le dire;
et l'incertitude planant sur la lecture du drame ajoutait à son émotion
celle de chaque auditeur, les voeux tout de blanc vêtus de mademoiselle
Élise, les hallucinations fantaisistes de M. Joyeuse, et les souhaits
plus positifs d'Aline installant d'avance la modeste fortune de sa
soeur dans le nid, battu des vents mais envié de la foule, d'un ménage
d'artiste.

Ah! si quelqu'un de ces promeneurs tournant pour la centième fois autour
du lac, accablé par la monotonie de son habitude, était venu écarter
les branches, quelle surprise devant ce tableau! Mais se serait-il bien
douté de tout ce qu'il pouvait tenir de passion, de rêves, de poésie et
d'espérance dans ce petit coin de verdure guère plus large que l'ombre
dentelée d'une fougère sur la mousse?

«Vous aviez raison, je ne connaissais pas le Bois...» disait Paul tout
bas à Aline appuyée sur son bras.

Ils suivaient maintenant une allée étroite et couverte, et tout en
causant marchaient d'un pas très vif, bien en avant des autres. Ce
n'était pourtant pas la terrasse du père Kontzen ni ses fritures
croustillantes qui les attiraient. Non, les beaux vers qu'ils venaient
d'entendre les avaient emportés très haut, et ils n'étaient pas encore
redescendus. Ils allaient devant eux vers le bout toujours fuyant du
chemin qui s'élargissait à son extrémité dans une gloire lumineuse, une
poussière de rayons comme si tout le soleil de cette belle journée les
attendait, tombé à la lisière. Jamais Paul ne s'était senti si heureux.
Ce bras léger posé sur son bras, ce pas d'enfant où le sien se guidait,
lui auraient rendu la vie douce et facile autant que cette promenade sur
la mousse d'une allée verte. Il l'eût dit à la jeune fille, simplement,
comme il le sentait, s'il n'avait craint d'effaroucher cette confiance
d'Aline causée sans doute par le sentiment dont elle le savait possédé
pour une autre et qui semblait écarter d'eux toute pensée d'amour.

Tout à coup, droit devant eux, là-bas sur le fond clair, un groupe de
cavaliers se détacha, d'abord vague et indistinct, laissant voir un
homme et une femme élégamment montés et s'engageant dans l'allée
mystérieuse parmi les barres d'or, les ombres feuillagées, les mille
points de lumière dont le sol était jonché, qu'ils déplaçaient en
avançant par bonds et qui remontaient sur eux en ramages du poitrail
des chevaux jusqu'au voile bleu de l'amazone. Cela venait lentement,
capricieusement, et les deux jeunes gens, qui s'étaient engagés dans le
massif, purent voir passer tout près d'eux, avec des craquements de cuir
neuf, un bruit de mors fièrement secoués et blancs d'écume comme après
une galopade furieuse, deux bêtes superbes portant un couple humain
étroitement uni par le rétrécissement du sentier; lui, soutenant d'un
bras la taille souple moulée dans un corsage de drap sombre, elle, la
main à l'épaule du cavalier et sa petite tête en profil perdu sous le
tulle à demi retombé de la voilette--appuyée dessus tendrement. Cet
enlacement amoureux bercé par l'impatience des montures un peu retenues
dans leur fougue, ce baiser confondant les rênes, cette passion qui
courait le bois en chasse, au milieu du jour, avec un tel mépris de
l'opinion aurait suffi à trahir le duc et Félicia, si l'ensemble fier et
charmeur de l'amazone et l'aisance aristocratique de son compagnon, sa
pâleur légèrement colorée par la course et les perles miraculeuses de
Jenkins, ne les eussent déjà fait reconnaître.

Ce n'était pas extraordinaire de rencontrer Mora au Bois un dimanche. Il
aimait ainsi que son maître à se faire voir aux Parisiens, à entretenir
sa popularité dans tous les publics; puis, la duchesse ne l'accompagnait
jamais ce jour-là et il pouvait tout à son aise faire une halte dans ce
petit chalet de Saint-James connu de tout Paris, et dont les lycéens se
montraient en chuchotant les tourelles roses découpées entre les arbres.
Mais il fallait une folle, une affronteuse comme cette Félicia pour
s'afficher ainsi, se perdre de réputation à tout jamais... Un bruit de
terrain battu, de buissons frôlés diminué par l'éloignement, quelques
herbes courbées qui se redressaient, des branches écartées reprenant
leur place, c'était tout ce qui restait de l'apparition.

«Vous avez vu?» dit Paul le premier.

Elle avait vu, et elle avait compris, malgré sa candeur d'honnêteté, car
une rougeur se répandait sur ses traits, une de ces hontes ressenties
pour les fautes de ceux qu'on aime.

«Pauvre Félicia,» dit-elle tout bas, en plaignant non seulement la
malheureuse abandonnée qui venait de passer devant eux, mais aussi celui
que cette défection devait frapper en plein coeur. La vérité est
que Paul de Géry n'avait eu aucune surprise de cette rencontre, qui
justifiait des soupçons antérieurs et l'éloignement instinctif éprouvé
pour la charmeuse dans leur dîner des jours précédents. Mais il lui
sembla doux d'être plaint par Aline, de sentir l'apitoiement de cette
voix plus tendre, de ce bras qui s'appuyait davantage. Comme les enfants
qui font les malades pour la joie des câlineries maternelles, il laissa
la consolatrice s'ingénier autour de son chagrin, lui parler de
ses frères, du Nabab, et du prochain voyage à Tunis, un beau pays,
disait-on. «Il faudra nous écrire souvent, et de longues lettres, sur
les curiosités de la route, l'endroit que vous habiterez... Car on voit
mieux ceux qui sont loin quand on peut se figurer le milieu où ils
vivent.» Tout en causant, ils arrivaient au bout de l'allée couverte,
terminée par une immense clairière dans laquelle se mouvait le tumulte
du Bois, voitures et cavaliers s'alternant, et la foule à cette distance
piétinant dans une poudre floconneuse qui la massait confusément en
troupeau. Paul ralentit le pas, enhardi par cette dernière minute de
solitude.

«Savez-vous à quoi je pense, dit-il en prenant la main d'Aline; c'est
qu'on aurait plaisir à être malheureux pour se faire consoler par vous.
Mais, si précieuse que me soit votre pitié, je ne puis pourtant vous
laisser vous attendrir sur un mal imaginaire... Non, mon coeur n'est pas
brisé, mais plus vivant, plus fort au contraire. Et si je vous disais
quel miracle l'a préservé, quel talisman...»

Il lui mit sous les yeux un petit cadre ovale entourant un profil sans
ombres, un simple contour au crayon où elle se reconnut, surprise d'être
si jolie, comme reflétée dans le miroir magique de l'Amour. Des larmes
lui vinrent aux yeux sans qu'elle sût pourquoi, une source ouverte dont
le flot battait sa poitrine chaste. Il continua:

«Ce portrait m'appartient. Il a été fait pour moi... Cependant, au
moment de partir, un scrupule m'est venu. Je ne veux le tenir que de
vous-même... Prenez-le donc, et si vous trouvez un ami plus digne,
quelqu'un qui vous aime d'un amour plus profond, plus loyal que le mien,
je vous permets de le lui donner.»

Elle s'était remise de son trouble, et regardant de Géry bien en face
avec une tendresse sérieuse:

«Si je n'écoutais que mon coeur, je n'hésiterais pas à vous répondre;
car si vous m'aimez comme vous dites, je crois bien que je vous aime
aussi... Mais je ne suis pas libre, je ne suis pas seule dans la vie...
regardez là-bas...»

Elle montrait son père et ses soeurs qui leur faisaient signe de loin,
se hâtaient pour les rejoindre.

«Eh bien! et moi? fit Paul vivement... Est-ce que je n'ai pas les mêmes
devoirs, les mêmes charges?... Nous sommes comme deux veufs chefs de
famille... Ne voulez-vous pas aimer les miens autant que j'aime les
vôtres?...

--Vrai?... C'est vrai? Vous me laisserez avec eux?... Je serai Aline
pour vous et toujours Bonne Maman pour tous nos enfants? Oh! alors, dit
la chère créature rayonnante de joie et de lumière, alors voilà mon
portrait, je vous le donne... Et puis toute mon âme avec, et pour
toujours...»




XVIII

LES PERLES JENKINS


Environ huit jours après son aventure avec Moëssard, complication
nouvelle dans le terrible gâchis de ses affaires, Jansoulet en sortant
de la Chambre, un jeudi, se fit conduire à l'hôtel de Mora. Il n'y était
pas retourné depuis l'algarade de la rue Royale, et l'idée de se trouver
en présence du duc faisait courir sous son solide épiderme quelque chose
de la panique qui agite un lycéen montant chez le proviseur après une
rixe à l'Étude. Il fallait pourtant subir la gêne de cette première
entrevue. Le bruit courait par les bureaux que Le Merquier avait terminé
son rapport, chef-d'oeuvre de logique et de férocité, concluant à
l'invalidation et devant l'emporter haut la main, à moins que Mora, si
puissant à l'Assemblée, ne vînt lui-même lui donner son mot d'ordre.
Partie sérieuse, comme on voit, et qui enfiévrait les joues du Nabab,
pendant que dans les glaces biseautées de son coupé il étudiait sa
mine, ses sourires de courtisan, cherchant à se préparer une entrée
ingénieuse, un de ses coups d'effronterie bon enfant qui avaient causé
sa fortune chez Ahmed et le servaient encore auprès de l'Excellence
française,--le tout accompagné de battements de coeur et de ces frissons
entre les épaules qui précèdent, même faites en carrosse doré, les
démarches décisives.

Arrivé à l'hôtel par le bord de l'eau, il fut très étonné de voir que le
suisse du quai, comme aux jours de grande réception, faisait prendre
aux voitures la rue de Lille, afin de laisser une porte libre pour la
sortie. Il songea, un peu troublé: «Qu'est-ce qu'il se passe?» Peut-être
un concert chez la duchesse, une vente de charité, quelque fête d'où
Mora l'aurait exclu à cause du scandale de sa dernière aventure. Et ce
trouble s'accrut encore lorsque Jansoulet, après avoir traversé la cour
d'honneur au milieu du fracas des portières refermées, d'un roulement
sourd et continu sur le sable, se trouva--le perron franchi--dans
l'immense salon d'antichambre rempli d'une foule qui ne dépassait aucune
des portes intérieures, concentrant son va-et-vient anxieux autour de la
table du suisse où s'inscrivaient tous les noms célèbres du grand Paris.
Il semblait qu'un coup de vent de désastre eût traversé la maison,
emporté un peu de son calme grandiose, laissé filtrer dans son bien-être
l'inquiétude et le danger.

«Quel malheur!...

--Ah! c'est affreux...

--Et si subitement...»

Les gens se croisaient en échangeant des mots semblables. Jansoulet eut
une pensée rapide:

«Est-ce que le duc est malade? demanda-t-il à un domestique.

--Ah! Monsieur... Il va mourir... Il ne passera pas la nuit.»

La toiture du palais s'écroulant sur sa tête ne l'aurait pas mieux
assommé. Il vit tourbillonner des papillons rouges, chancela et se
laissa tomber assis sur une banquette de velours à côté de la grande
cage des singes qui, surexcités dans tout ce train, suspendus par la
queue, par leurs petites mains au long pouce, s'accrochaient en grappe
aux barreaux, et curieux, effarés, venaient assaillir de leurs plus
réjouissantes grimaces de macaques ce gros homme stupéfait, fixant les
dalles, se répétant tout haut à lui-même: «Je suis perdu... Je suis
perdu...»

Le duc se mourait. Cela l'avait pris subitement le dimanche en revenant
du Bois. Il s'était senti atteint d'intolérables brûlures d'entrailles
qui lui dessinaient comme au fer rouge toute l'anatomie de son corps,
alternaient avec un froid léthargique et de longs assoupissements.
Jenkins, mandé tout de suite, ne dit pas grand'chose, ordonna quelques
calmants. Le lendemain, les douleurs recommencèrent plus fortes et
suivies de la même torpeur glaciale, plus accentuée aussi, comme si la
vie s'en allait par secousses violentes, déracinée. A l'entour,
personne ne s'en émut. «Lendemain de Saint-James,» disait-on tout bas
à l'antichambre, et la belle figure de Jenkins gardait sa sérénité.
A peine si dans ses visites du matin il avait parlé à deux ou trois
personnes de l'indisposition du duc, et si légèrement qu'on n'y avait
pris garde.

Mora lui-même malgré son extrême faiblesse, bien qu'il se sentit la tête
absolument vide, et, comme il disait, «pas une idée sous le front,»
était loin de se douter de la gravité de son état. Le troisième jour
seulement, en s'éveillant le matin, la vue d'un simple filet de sang
qui de sa bouche avait coulé sur sa barbe et l'oreiller rougi, fit
tressaillir ce délicat, cet élégant qui avait horreur de toutes
les misères humaines, surtout de la maladie, et la voyait arriver
sournoisement avec ses souillures, ses faiblesses et l'abandon de
soi-même, première concession faite à la mort. Monpavon, entrant
derrière Jenkins, surprit le regard subitement troublé du grand seigneur
en face de la vérité terrible, et fut en même temps épouvanté des
ravages faits en quelques heures sur le visage émacié de Mora, où toutes
les rides de son âge soudainement apparues se mêlaient à des plis de
souffrance, à ces dépressions de muscles qui trahissent de graves
lésions intérieures. Il prit Jenkins à part, pendant qu'on apportait
au mondain de quoi faire sa toilette sur son lit, tout un appareil de
cristal et d'argent contrastant avec la pâleur jaune de la maladie.

«Ah ça! voyons, Jenkins... mais le duc est très mal.

--J'en ai peur... dit l'Irlandais tout bas.

--Enfin, qu'est-ce qu'il a?

--Ce qu'il cherchait, parbleu! fit l'autre avec une sorte de fureur...
On n'est pas impunément jeune à son âge. Cette passion lui coûtera
cher...»

Quelque mauvais sentiment triomphait en lui qu'il fit taire aussitôt, et
transformé, gonflant sa face comme s'il avait la tête pleine d'eau, il
soupira profondément en serrant les mains du vieux gentilhomme:

«Pauvre duc... Pauvre duc... Ah! mon ami, je suis désespéré.

--Prenez garde, Jenkins, dit froidement Monpavon en dégageant ses mains,
vous assumez une responsabilité terrible... Comment! le duc est si mal
que cela, ps... ps... ps... Voyez personne?... Consultez pas?...»

L'Irlandais leva les bras, comme pour dire: «A quoi sert?»

L'autre insista. Il fallait absolument faire appeler Brisset, Jousselin,
Bouchereau, tous les grands.

«Mais vous allez l'effrayer.»

Le Monpavon enfla son poitrail, seule fierté du vieux coursier fourbu:

«Mon cher, si vous aviez vu Mora et moi dans la tranchée de
Constantine... Ps... ps... Jamais baissé les yeux... Connaissons pas la
peur... Prévenez vos confrères, je me charge de l'avertir.»

La consultation eut lieu dans la soirée, en grand secret, le duc l'ayant
exigé ainsi par une pudeur singulière de son mal, de cette souffrance
qui le découronnait, faisait de lui l'égal des autres hommes. Pareil à
ces rois africains qui se cachent pour mourir au fond de leurs palais,
il aurait voulu qu'on put le croire enlevé, transfiguré, devenu dieu.
Puis il redoutait par-dessus tout les apitoiements, les condoléances,
les attendrissements dont il savait qu'on allait entourer son chevet,
les larmes parce qu'il les soupçonnait menteuses, et que sincères elles
lui déplaisaient encore plus à cause de leur laideur grimaçante.

Il avait toujours détesté les scènes, les sentiments exagérés, tout ce
qui pouvait l'émouvoir, déranger l'équilibre harmonieux de sa vie. On
le savait autour de lui, et la consigne était de tenir à distance les
détresses, les grands désespoirs qui d'un bout de la France à l'autre
s'adressaient à Mora comme à un de ces refuges allumés dans la nuit
des bois, où tous les errants vont frapper. Non pas qu'il fût dur aux
malheureux, peut-être même se sentait-il trop ouvert à la pitié qu'il
regardait comme un sentiment inférieur, une faiblesse indigne des
forts et, la refusant aux autres, il la redoutait pour lui-même, pour
l'intégrité de son courage. Personne dans le palais, excepté Monpavon et
Louis le valet de chambre, ne sut donc ce que venaient faire ces trois
personnages introduits mystérieusement auprès du ministre d'État. La
duchesse elle-même l'ignora. Séparée de son mari par tout ce que la
haute vie politique et mondaine met de barrières entre époux dans ces
ménages d'exception, elle le croyait légèrement souffrant, malade
surtout d'imagination, et se doutait si peu d'une catastrophe qu'à
l'heure même où les médecins montaient le grand escalier à demi obscur,
à l'autre bout du palais, ses appartements intimes s'éclairaient pour
une sauterie de demoiselles, un de ces bals blancs que l'ingéniosité du
Paris oisif commençait à mettre à la mode.

Elle fut, cette consultation, ce qu'elles sont toutes: solennelle et
sinistre. Les médecins n'ont plus leurs grandes perruques du temps de
Molière, mais ils revêtent toujours la même gravité de prêtres d'Isis,
d'astrologues, hérissés de formules cabalistiques avec des hochements de
tête, auxquels il ne manque, pour l'effet comique, que le bonnet pointu
d'autrefois. Ici la scène empruntait à son milieu un aspect imposant.
Dans la vaste chambre, transformée, comme agrandie par l'immobilité du
maître, ces graves figures s'avançaient autour du lit, où se concentrait
la lumière éclairant dans la blancheur du linge et la pourpre des
courtines une tête ravinée, pâlie des lèvres aux yeux, mais enveloppée
de sérénité comme d'un voile, comme d'un suaire. Les consultants
parlaient bas, se jetaient un regard furtif, un mot barbare, demeuraient
impassibles sans un froncement de sourcil. Mais cette expression muette
et fermée du médecin et du magistrat, cette solennité dont la science
et la justice s'entourent pour cacher leur faiblesse ou leur ignorance
n'avaient rien qui pût émouvoir le duc.

Assis sur son lit, il continuait à causer tranquillement, avec ce regard
un peu exhaussé dans lequel il semble que la pensée remonte pour fuir,
et Monpavon lui donnait froidement la réplique, raidi contre son
émotion, prenant de son ami une dernière leçon de tenue, tandis que
Louis, dans le fond, appuyait à la porte conduisant chez la duchesse le
spectre de la domesticité silencieuse, chez qui l'indifférence détachée
est un devoir.

L'agité, le fiévreux, c'était Jenkins.

Plein d'un empressement obséquieux pour «ses illustres confrères,» comme
il disait la bouche en rond, il rôdait autour de leur conciliabule,
essayait de s'y mêler; mais les confrères le tenaient à distance, lui
répondaient à peine, avec hauteur, comme Fagon--le Fagon de Louis
XIV--pouvait parler à quelque empirique appelé au chevet royal. Le vieux
Bouchereau, surtout, avait des regards de travers pour l'inventeur des
perles Jenkins. Enfin, quand ils eurent bien examiné, interrogé leur
malade, ils se retirèrent pour délibérer entre eux dans un petit salon
tout en laque, plafonds et murs luisants et colorés, rempli de bibelots
assortis dont la futilité contrastait étrangement avec l'importance du
débat.

Minute solennelle, angoisse de l'accusé attendant la décision de ses
juges, vie, mort, sursis ou grâce!

De sa main blanche et longue, Mora continua à caresser sa moustache d'un
geste favori, à parler avec Monpavon du cercle, du foyer des Variétés,
demandant des nouvelles de la Chambre, où en était l'élection du Nabab,
tout cela froidement, sans la moindre affectation. Puis, fatigué sans
doute ou craignant que son regard, toujours ramené sur cette tenture
en face de lui, par laquelle l'arrêt du destin allait sortir tout à
l'heure, ne trahît l'émotion qui devait être au fond de son âme, il
appuya sa tête, ferma les yeux et ne les rouvrit plus qu'à la rentrée
des docteurs. Toujours les mêmes visages froids et sinistres, vraies
physionomies de juges ayant au bord des lèvres le terrible mot de la
destinée humaine, le mot final que les tribunaux prononcent sans effroi,
mais que les médecins, dont il raille toute la science, éludent et font
comprendre par périphrases.

«Eh bien, messieurs, que dit la Faculté?... demanda le malade.»

Il y eut quelques encouragements menteurs et balbutiés, des
recommandations vagues; puis les trois savants se hâtèrent au départ,
pressés de sortir, d'échapper à la responsabilité de ce désastre.
Monpavon s'élança derrière eux. Jenkins resta près du lit, atterré des
vérités cruelles qu'il venait d'entendre pendant la consultation. Il
avait eu beau mettre la main sur son coeur, citer sa fameuse devise,
Bouchereau ne l'avait pas ménagé. Ce n'était pas le premier client de
l'Irlandais qu'il voyait s'écrouler subitement ainsi; mais il espérait
bien que la mort de Mora serait aux gens du monde un avertissement
salutaire, et que le préfet de police, après ce grand malheur, enverrait
le «marchand de cantharides» débiter ses aphrodisiaques de l'autre côté
du détroit.

Le duc comprit tout de suite que ni Jenkins ni Louis ne lui diraient
l'issue vraie de la consultation. Il n'insista donc pas auprès d'eux,
subit leur confiance jouée, affecta même de la partager, de croire au
mieux qu'ils lui annonçaient. Mais quand Monpavon rentra, il l'appela
près de son lit, et devant le mensonge visible même sous la peinture de
cette ruine:

--Oh! tu sais, pas de grimace... De toi à moi, la vérité... Qu'est-ce
qu'on dit?... Je suis bien bas, n'est-ce pas?»

Monpavon espaça sa réponse d'un silence significatif: puis brutalement,
cyniquement, de peur de s'attendrir aux paroles:

«F..., mon pauvre Auguste.»

Le duc reçut cela en plein visage, sans sourciller.

«Ah! dit-il simplement.»

Il effila sa moustache d'un mouvement machinal; mais ses traits
demeurèrent immobiles. Et, tout de suite, son parti fut pris.

Que le misérable qui meurt à l'hôpital sans asile ni famille, d'autre
nom que le numéro du chevet, accepte la mort comme une délivrance ou la
subisse en dernière épreuve, que le vieux paysan qui s'endort, tordu en
deux, cassé, ankilosé, dans son trou de taupe enfumé et obscur, s'en
aille sans regret, qu'il savoure d'avance le goût de cette terre fraîche
qu'il a tant de fois tournée et retournée, cela se comprend. Et encore
combien parmi ceux-là tiennent à l'existence par leur misère même,
combien qui crient en s'accrochant à leurs meubles sordides, à leurs
loques: «Je ne veux pas mourir...» et s'en vont les ongles brisés et
saignants de cet arrachement suprême. Mais ici rien de semblable.

Tout avoir et tout perdre. Quel effondrement!

Dans le premier silence de cette minute effroyable, pendant qu'il
entendait à l'autre bout du palais la musique étouffée du bal chez la
duchesse, ce qui retenait cet homme à la vie, puissance, honneurs,
fortune, toute cette splendeur dut lui apparaître déjà lointaine et
dans un irrévocable passé. Il fallait un courage d'une trempe bien
exceptionnelle pour résister à un coup pareil sans aucune excitation
d'amour-propre. Personne ne se trouvait là que l'ami, le médecin, le
domestique, trois intimes au courant de tous les secrets; les lumières
écartées laissaient le lit dans l'ombre, et le mourant aurait pu se
tourner contre la muraille, s'attendrir sur lui-même sans qu'on le vît.
Mais non. Pas une seconde de faiblesse, ni d'inutiles démonstrations.
Sans casser une branche aux marronniers du jardin, sans faner une fleur
dans le grand escalier du palais, en amortissant ses pas sur l'épaisseur
des tapis, la Mort venait d'entr'ouvrir la porte de ce puissant et de
lui faire signe: «Arrive.» Et lui, répondait simplement: «Je suis prêt.»
Une vraie sortie d'homme du monde, imprévue, rapide et discrète.

Homme du monde! Mora ne fut autre chose que cela. Circulant dans la
vie, masqué, ganté, plastronné, du plastron de satin blanc des maîtres
d'armes les jours de grand assaut, gardant immaculée et nette sa parure
de combat, sacrifiant tout à cette surface irréprochable qui lui tenait
lieu d'une armure, il s'était improvisé homme d'État en passant d'un
salon sur une scène plus vaste, et fit en effet un homme d'État de
premier ordre, rien qu'avec ses qualités de mondain, l'art d'écouter et
de sourire, la pratique des hommes, le scepticisme et le sang-froid. Ce
sang-froid ne le quitta pas au suprême instant.

Les yeux fixés sur le temps limité et si court qui lui restait encore,
car la noire visiteuse était pressée, et il sentait sur sa figure le
souffle de la porte qu'elle n'avait pas refermée, il ne songea plus qu'à
le bien remplir et à satisfaire toutes les obligations d'une fin comme
la sienne, qui ne doit laisser aucun dévouement sans récompense ni
compromettre aucun ami. Il donna la liste des quelques personnes qu'il
voulait voir et qu'on envoya chercher tout de suite, fit prévenir son
chef de cabinet, et comme Jenkins trouvait que c'était beaucoup de
fatigue:

«Me garantissez-vous que je me réveillerai demain matin? J'ai un sursaut
de force en ce moment... Laissez-moi en profiter.»

Louis demanda s'il fallait avertir la duchesse. Le duc écouta, avant de
répondre, les accords s'envolant du petit bal par les fenêtres ouvertes,
prolongés dans la nuit sur un archet invisible, puis:

«Attendons encore... J'ai quelque chose à terminer...»

Il fit approcher de son lit la petite table de laque pour trier lui-même
les lettres à détruire; mais, sentant ses forces décroître, il appela
Monpavon: «Brûle tout,» lui dit-il d'une voix éteinte, et le voyant
s'approcher de la cheminée où la flamme montait malgré la belle saison:

«Non... pas ici... Il y en a trop... On pourrait venir.»

Monpavon prit le léger bureau, fit signe au valet de chambre de
l'éclairer. Mais Jenkins s'élança:

«Restez, Louis... le duc peut avoir besoin de vous.»

Il s'empara de la lampe; et marchant avec précaution tout le long du
grand corridor, explorant les salons d'attente, les galeries dont les
cheminées s'encombraient de plantes artificielles sans un reste de
cendre, ils erraient pareils à des spectres dans le silence et la nuit
de l'immense demeure, vivante seulement là-bas vers la droite où le
plaisir chantait comme un oiseau sur un toit qui va s'effondrer.

«Il n'y a de feu nulle part... Que faire de tout cela?» se
demandaient-ils très embarrassés. On eût dit deux voleurs traînant une
caisse qu'ils ne savent comment forcer. A la fin Monpavon, impatienté,
marcha droit à une porte, la seule qu'ils n'eussent pas encore ouverte.

--Ma foi, tant pis!... Puisque nous ne pouvons pas les brûler, nous les
noierons... Éclairez-moi, Jenkins.»

Et ils entrèrent.

Où étaient-ils?... Saint-Simon racontant la débâcle d'une de ces
existences souveraines, le désarroi des cérémonies, des dignités, des
grandeurs causé par la mort et surtout par la mort subite, Saint-Simon
seul aurait pu vous le dire... De ses mains délicates et soignées, le
marquis de Monpavon pompait. L'autre lui passait les lettres déchirées,
des paquets de lettres, satinées, nuancées, embaumées, parées de
chiffres, d'armoiries, de banderoles à devises, couvertes d'écritures
fines, pressées, griffantes, enlaçantes, persuasives; et toutes ces
pages légères tournoyaient l'une sur l'autre dans des tourbillons d'eau
qui les froissaient, les souillaient, délayaient leurs encres tendres
avant de les laisser disparaître dans un hoquet d'égout tout au fond de
la sentine immonde.

C'étaient des lettres d'amour et de toutes les sortes, depuis le billet
de l'aventurière: «_Je vous ai vu passer au bois, hier, monsieur le
duc..._» jusqu'aux reproches aristocratiques de l'avant-dernière
maîtresse, et les plaintes des abandonnées, et la page encore fraîche
des récentes confidences. Monpavon connaissait tous ces mystères,
mettait un nom sur chacun d'eux: «Ça, c'est madame Moor... Tiens! madame
d'Athis...» Une confusion de couronnes et d'initiales, de caprices et
de vieilles habitudes, salis en ce moment par la promiscuité, tout cela
s'engouffrant dans l'affreux réduit à la lueur d'une lampe, avec un
bruit de déluge intermittent, s'en allant à l'oubli par un chemin
honteux. Tout à coup Jenkins s'arrêta dans sa besogne destructive. Deux
lettres d'un gris de satin frémissaient sous ses doigts...

«Qui ça? demanda Monpavon devant l'écriture inconnue et le trouble
nerveux de l'Irlandais... Ah! docteur, si vous voulez tout lire, nous
n'en finirons pas...»

Jenkins, les joues enflammées, ses deux lettres à la main, était dévoré
du désir de les emporter, pour les savourer à son aise, se martyriser
avec délices en les lisant, peut-être aussi se faire une arme de cette
correspondance contre l'imprudente qui l'avait signée. Mais la tenue
rigoureuse du marquis l'intimidait. Comment le distraire, l'éloigner?
L'occasion s'offrit d'elle-même. Perdue dans les mêmes feuillets, une
page minuscule, d'une écriture sénile et tremblée, attira la curiosité
du charlatan, qui dit d'un air naïf:

«Oh! oh! voici qui n'a pas l'air d'un billet doux... _Mon duc, au
secours, je me noie. La cour des comptes a mis de nouveau le nez dans
mes affaires_...

--Qu'est-ce que vous lisez donc là?... fit Monpavon brusquement, en lui
arrachant la lettre des mains. Et tout de suite, grâce à la négligence
de Mora laissant traîner ainsi des lettres aussi intimes, la situation
terrible dans laquelle le laissait la mort de son protecteur lui revint
à l'esprit. Dans sa douleur, il n'y avait pas encore songé. Il se dit
qu'au milieu de tous ses préparatifs de départ, le duc pourrait bien
l'oublier; et, laissant Jenkins terminer seul la noyade de la cassette
de don Juan, il revint précipitamment vers la chambre. Au moment
d'entrer, le bruit d'un débat le retint derrière la portière abaissée.
C'était la voix de Louis, larmoyante comme celle d'un pauvre sous un
porche, cherchant à apitoyer le duc sur sa détresse et demandant la
permission de prendre quelques rouleaux d'or qui traînaient dans un
tiroir. Oh! quelle réponse rauque, excédée, à peine intelligible, où
l'on sentait l'effort du malade obligé de se retourner dans son lit, de
détacher ses yeux d'un lointain déjà entrevu:

--Oui, oui... prenez... Mais, pour Dieu! laissez-moi dormir...
laissez-moi dormir...»

Des tiroirs ouverts, refermés, un souffle haletant et court... Monpavon
n'en entendit pas davantage et revint sur ses pas sans entrer. La
rapacité féroce de ce domestique venait d'avertir ses fiertés. Tout
plutôt que de s'avilir à ce point-là.

Ce sommeil que Mora réclamait si instamment, cette léthargie, pour mieux
dire, dura toute une nuit, une matinée encore avec de vagues réveils
traversés de souffrances atroces, que des soporifiques calmaient chaque
fois. On ne le soignait plus, on ne cherchait qu'à lui adoucir les
derniers instants, à le faire glisser sur cette terrible dernière marche
dont l'effort est si douloureux. Ses yeux s'étaient rouverts pendant ce
temps, mais déjà obscurcis, fixant dans le vide des ombres flottantes,
des formes indécises, telles qu'un plongeur en voit trembler au vague
de l'eau. Dans l'après-midi du jeudi, vers trois heures, il se réveilla
tout à fait et reconnaissant Monpavon, Cardailhac, deux ou trois autres
intimes, il leur sourit et trahit d'un mot sa préoccupation unique:

«Qu'est-ce qu'on dit de cela dans Paris?»

On en disait bien des choses, diverses et contradictoires; mais à coup
sûr, on ne parlait que de lui, et la nouvelle répandue depuis le matin
par la ville que Mora était au plus mal, agitait les rues, les salons,
les cafés, les ateliers, ravivait la question politique dans les bureaux
de journaux, les cercles, jusque dans les loges de concierge et sur les
omnibus, partout où les feuilles publiques déployées encadraient de
commentaires ce foudroyant bruit du jour.

Il était, ce Mora, l'incarnation la plus brillante de l'Empire. Ce qu'on
voit de loin dans un édifice, ce n'est pas sa base solide ou branlante,
sa masse architecturale, c'est la flèche dorée et fine, brodée, découpée
à jour, ajoutée pour la satisfaction du coup d'oeil. Ce qu'on voyait de
l'Empire en France et dans toute l'Europe, c'était Mora. Celui-là tombé,
le monument se trouvait démantelé de toute son élégance, fendu de
quelque longue et irréparable lézarde. Et que d'existences entraînées
dans cette chute subite, que de fortunes ébranlées par les contre-coups
affaiblis du désastre! Aucune aussi complètement que celle du gros
homme, immobile en bas, sur la banquette de la singerie.

Pour le Nabab, cette mort, c'était sa mort, la ruine, la fin de tout. Il
le sentait si bien qu'en apprenant, à son entrée dans l'hôtel, l'état
désespéré du duc, il n'avait eu ni apitoiements, ni grimaces d'aucune
sorte, seulement le mot féroce de l'égoïsme humain: «Je suis perdu.» Et
ce mot lui revenait toujours, il le répétait machinalement chaque fois
que toute l'horreur de sa situation se montrait à lui, par brusques
échappées, ainsi qu'il arrive dans ces dangereux orages de montagne,
quand un éclair subitement projeté illumine l'abîme jusqu'au fond, avec
les blessantes anfractuosités des parois et les buissons en escalade
pour toutes les déchirures de la chute.

Cette clairvoyance rapide qui accompagne les cataclysmes ne lui faisait
grâce d'aucun détail. Il voyait l'invalidation presque certaine, à
présent que Mora ne serait plus là pour plaider sa cause, puis les
conséquences de l'échec, la faillite, la misère et quelque chose de
pis, car ces richesses incalculables quand elles s'écroulent, gardent
toujours un peu de l'honorabilité d'un homme sous leurs décombres. Mais
que de ronces, que d'épines, que d'égratignures et de blessures cruelles
avant d'arriver au bout! Dans huit jours les billets Schwalbach,
c'est-à-dire huit cent mille francs à payer, l'indemnité de Moëssard,
qui voulait cent mille francs ou demander à la Chambre l'autorisation de
le poursuivre en correctionnelle, un procès encore plus sinistre
intenté par les familles de deux petits martyrs de Bethléem contre les
fondateurs de l'oeuvre, et brochant sur le tout les complications de
la _Caisse territoriale_. Un seul espoir, la démarche de Paul de Géry
auprès du bey, mais si vague, si chimérique, si lointain.

«Ah! je suis perdu... je suis perdu...»

Dans l'immense salon d'entrée personne ne remarquait son trouble. Cette
foule de sénateurs, de députés, de conseillers d'État, toute la haute
administration, allait, venait autour de lui sans le voir, accoudant son
importance inquiète et des conciliabules mystérieux aux deux cheminées
de marbre blanc qui se faisaient face. Tant d'ambitions désappointées,
trompées, précipitées se croisaient dans cette visite _in extremis_ que
les inquiétudes intimes dominaient toute autre préoccupation.

Les visages, chose étrange, n'exprimaient ni pitié ni douleur, plutôt
une sorte de colère. Tous ces gens semblaient en vouloir au duc de sa
mort comme d'un abandon. On entendait des phrases dans ce genre: «Ce
n'est pas étonnant avec une vie pareille!» Et, par les hautes croisées,
ces messieurs se montraient, à travers le va-et-vient des équipages
dans la cour, l'arrêt de quelque petit coupé en dehors duquel une main
étroitement gantée, avec le frôlement de sa manche de dentelle sur
la portière, tendait une carte pliée au valet de pied apportant des
nouvelles.

De temps en temps un des familiers du palais, de ceux que le mourant
avait appelés auprès de lui, faisait une apparition dans cette mêlée,
donnait un ordre, puis s'en allait laissant l'expression effarée de sa
figure reflétée sur vingt autres. Jenkins un moment se montra ainsi, la
cravate dénouée, le gilet ouvert, les manchettes chiffonnées, dans tout
le désordre de la bataille qu'il livrait là-haut contre une effroyable
lutteuse. Il se vit tout de suite entouré, pressé de questions. Certes
les ouistitis aplatissant leur nez court au treillis de la cage, énervés
par un tumulte inusité et très attentifs à ce qui se passait comme s'ils
étaient en train de faire une étude raisonnée de la grimace humaine,
avaient un magnifique modèle dans le médecin irlandais. Sa douleur était
superbe, une belle douleur mâle et forte qui lui serrait les lèvres,
faisait haleter sa poitrine.

«L'agonie est commencée, dit-il lugubrement... Ce n'est plus qu'une
affaire d'heures.»

Et comme Jansoulet s'approchait, il s'adressa à lui d'un ton emphatique:

«Ah! mon ami, quel homme!... Quel courage!... Il n'a oublié personne.
Tout à l'heure, encore, il me parlait de vous.

--Vraiment?

--Ce pauvre Nabab, disait-il, où en est son élection?»

Et c'était tout. Le duc n'avait rien ajouté de plus.

Jansoulet baissa la tête. Qu'espérait-il donc? N'était-ce pas assez
qu'en un pareil moment, un homme comme Mora eût pensé à lui?... Il
retourna s'asseoir sur sa banquette, retomba dans son anéantissement
galvanisé par une minute de fol espoir, assista sans y songer à la
désertion presque complète de la vaste salle, et ne s'aperçut qu'il
était le seul et dernier visiteur qu'en entendant causer tout haut la
valetaille dans le jour qui tombait:

«Moi, j'en ai assez..., je ne sers plus.

--Moi, je reste avec la duchesse...»

Et ces projets, ces décisions en avance de quelques heures sur la mort
condamnaient le noble duc plus sûrement encore que la Faculté.

Le Nabab comprit alors qu'il était temps de se retirer, mais auparavant
il voulut s'inscrire au registre du suisse. Il s'approcha de la table,
se pencha beaucoup pour y voir clair. La page était pleine. On lui
indiqua un blanc au-dessous d'une toute petite écriture filamenteuse
comme en tracent les doigts trop gros, et, quand il eut signé, le nom
d'Hemerlingue se trouva dominer le sien, l'écraser, l'enlacer d'un
paraphe insidieux. Superstitieux comme un vrai Latin qu'il était, il fut
frappé de ce présage, en emporta l'épouvante avec lui.

Où dînerait-il?... Au cercle?... Place Vendôme?... Entendre encore
parler de cette mort qui l'obsédait!... Il préféra s'en aller au hasard,
droit devant lui, comme tous ceux que tient une idée fixe qu'ils
espèrent dissiper en marchant. La soirée était tiède, parfumée.
Il suivit les quais, toujours les quais, gagna les arbres du
Cours-la-Reine, puis revint dans ce mélange de fraîcheur d'arrosage et
d'odeur de poussière fine qui caractérise les beaux soirs à Paris.
A cette heure mixte tout était désert. Ça et là des girandoles
s'allumaient pour les concerts, des flambées de gaz sortaient de la
verdure. Un bruit de verres et d'assiettes venu d'un restaurant lui
donna l'idée d'entrer là.

Il avait faim quand même, ce robuste. On le servit sous une vérandah aux
parois vitrées, doublées de feuillage et donnant de face sur ce grand
porche du Palais de l'Industrie, où le duc, en présence de mille
personnes, l'avait salué député. Le visage fin et aristocratique lui
apparut en souvenir sous la nuit de la voûte, tandis qu'il le voyait
aussi là-bas dans la blancheur funèbre de l'oreiller; et, tout à coup,
en regardant la carte que le garçon lui présentait, il s'aperçut avec
stupeur qu'elle portait la date du vingt mai... Ainsi un mois ne s'était
pas écoulé depuis l'ouverture de l'Exposition.

Il lui semblait qu'il y avait dix ans de cela. Peu à peu cependant la
chaleur du repas lui réconforta le coeur. Dans le couloir, il entendait
des garçons qui parlaient:

«A-t-on des nouvelles de Mora? Il parait qu'il est très malade...

--Laisse donc, va. Il s'en tirera encore... Il n'y a de chance que pour
ceux-là?»

Et l'espérance est si fort ancrée aux entrailles humaines que, malgré ce
que Jansoulet avait vu et entendu, il suffit de ces quelques mots aidés
de deux bouteilles de bourgogne et de quelques petits verres pour lui
rendre le courage. Après tout, on en avait vu revenir d'aussi loin. Les
médecins exagèrent souvent le mal pour avoir plus de mérite ensuite à
le conjurer. «Si j'allais voir...» Il revint vers l'hôtel, plein
d'illusion, faisant appel à cette chance qui l'avait servi tant de fois
dans la vie. Et vraiment l'aspect de la princière demeure avait de quoi
fortifier son espoir. C'était la physionomie rassurante et tranquille
des soirs ordinaires, depuis l'avenue éclairée de loin en loin,
majestueuse et déserte, jusqu'au perron au pied duquel un vaste carrosse
de forme antique attendait.

Dans l'antichambre, paisible aussi, brûlaient deux énormes lampes. Un
valet de pied dormait dans un coin, le suisse lisait devant la cheminée.
Il regarda le nouvel arrivant par-dessus ses lunettes, ne lui dit rien,
et Jansoulet n'osa rien demander. Des piles de journaux gisant sur la
table avec leurs bandes au nom du duc semblaient avoir été jetées là
comme inutiles. Le Nabab en ouvrit un, essaya de lire, mais une marche
rapide et glissante, un chuchotement de mélopée lui firent lever les
yeux sur un vieillard blanc et courbé, paré de guipures comme un autel,
et qui priait en s'en allant à grands pas de prêtre, sa longue soutane
rouge déployée en traîne sur le tapis. C'était l'archevêque de Paris,
accompagné de deux assistants. La vision avec son murmure de bise glacée
passa vite devant Jansoulet, s'engouffra dans le grand carrosse et
disparut emportant sa dernière espérance.

«Question de convenance, mon cher, fit Monpavon paraissant tout à coup
auprès de lui... Mora est un épicurien, élevé dans les idées de chose...
machin... comment donc? Dix-huitième siècle... Mais très mauvais pour
les masses, si un homme dans sa position... ps, ps, ps... Ah! c'est
notre maître à tous... ps, ps,... tenue irréprochable.

--Alors, c'est fini? dit Jansoulet, atterré... Il n'y a plus
d'espoir...»

Monpavon lui fit signe d'écouter. Une voiture roulait sourdement dans
l'avenue du quai. Le timbre d'arrivée sonna précipitamment plusieurs
coups de suite. Le marquis comptait à haute voix... «Un, deux, trois,
quatre...» Au cinquième, il se leva:

«Plus d'espoir maintenant. Voilà l'autre qui arrive,» dit-il, faisant
allusion à la superstition parisienne qui voulait que cette visite du
souverain fût toujours fatale aux moribonds. De partout les laquais
se hâtaient, ouvraient les portes à deux battants, formaient la
haie, tandis que le suisse, le chapeau en bataille, annonçait du
retentissement de sa pique sur les dalles le passage de deux ombres
augustes, que Jansoulet ne fit qu'entrevoir confusément derrière la
livrée, mais qu'il aperçut dans une longue perspective de portes
ouvertes, gravissant le grand escalier, précédées d'un valet portant un
candélabre. La femme montait droite et fière, enveloppée de ses noires
mantilles d'espagnole; l'homme se tenait à la rampe, plus lent et
fatigué, le collet de son pardessus clair remontant sur un dos un peu
voûté qu'agitait un sanglot convulsif.

«Allons-nous-en, Nabab. Plus rien à faire ici, dit le vieux beau,
prenant Jansoulet par le bras et l'entraînant dehors. Il s'arrêta sur le
seuil, la main haute, fit un petit salut du bout des gants vers celui
qui mourait là-haut. «Bojou, ché...» le geste et l'accent étaient
mondains, irréprochables; mais la voix tremblait un peu.

Le cercle de la rue Royale, dont les parties sont renommées, en vit
rarement d'aussi terrible que celle de cette nuit-là. Commencée à onze
heures, elle durait encore à cinq heures du matin. Des sommes énormes
roulèrent sur le tapis vert, changeant de main et de direction,
entassées, dispersées, rejointes; des fortunes s'engloutirent dans cette
partie monstre, à la fin de laquelle le Nabab, qui l'avait mise en train
pour oublier ses terreurs dans les hasards de la chance, après des
alternatives singulières, des sauts de fortune à faire blanchir les
cheveux d'un néophyte, se retira avec un gain de cinq cent mille francs.
On disait cinq millions le lendemain sur le boulevard, et chacun criait
au scandale, surtout le _Messager_, aux trois quarts rempli d'un article
contre certains aventuriers tolérés dans les cercles et qui causent la
ruine des plus honorables familles.

Hélas! ce que Jansoulet avait gagné représentait à peine les premiers
billets Schwalbach...

Durant cette partie enragée, dont Mora était pourtant la cause
involontaire et comme l'âme, son nom ne fut pas une fois prononcé. Ni
Cardailhac, ni Jenkins ne parurent. Monpavon avait pris le lit, plus
atteint qu'il ne voulait le laisser croire. On était sans nouvelles.

«Est-il mort?» se dit Jansoulet en sortant du cercle, et l'envie lui
vint d'aller voir là-bas avant de rentrer. Ce n'était plus l'espérance
qui le poussait maintenant, mais cette sorte de curiosité maladive et
nerveuse qui ramène après un grand incendie les malheureux sinistrés,
ruinés et sans asile, sur les décombres de leur maison.

Quoiqu'il fût de très bonne heure encore, qu'une rose buée d'aube
roulât dans l'air, tout l'hôtel était grand ouvert comme pour un départ
solennel. Les lampes fumaient toujours sur les cheminées, une poussière
flottait. Le Nabab avança dans une solitude inexplicable d'abandon
jusqu'au premier étage où il entendit une voix connue, celle de
Cardailhac, qui dictait des noms, et le grincement des plumes sur le
papier. L'habile metteur en scène des fêtes du bey organisait avec
la même ardeur les pompes funèbres du duc de Mora. Quelle activité!
L'Excellence était morte dans la soirée, dès le matin dix mille lettres
s'imprimaient déjà, et tout ce qui dans la maison savait tenir une
plume, s'occupait aux adresses. Sans traverser ces bureaux improvisés,
Jansoulet arrivait au salon d'attente si peuplé d'ordinaire, aujourd'hui
tous ses fauteuils vides. Au milieu, sur une table, le chapeau, la canne
et les gants de M. le duc, toujours préparés pour les sorties imprévues
de façon à éviter même le souci d'un ordre. Les objets que nous portons
gardent quelque chose de nous. La courbe du chapeau rappelait celle des
moustaches, les gants clairs étaient prêts à serrer le jonc chinois
souple et solide, tout l'ensemble frémissait et vivait comme si le duc
allait paraître, étendre la main en causant, prendre cela et sortir.

Oh! non, M. le duc n'allait pas sortir... Jansoulet n'eut qu'à
s'approcher de la porte de la chambre entre-bâillée, pour voir sur le
lit élevé de trois marches--toujours l'estrade même après la mort--une
forme rigide, hautaine, un profil immobile et vieilli, transformé par
la barbe poussée toute grise en une nuit; contre le chevet en pente,
agenouillée, affaissée dans les draperies blanches, une femme dont les
cheveux blonds ruisselaient abandonnés, prêts à tomber sous les ciseaux
de l'éternel veuvage, puis un prêtre, une religieuse, recueillis dans
cette atmosphère de la veillée mortuaire où se mêlent la fatigue des
nuits blanches et les chuchotements de la prière et de l'ombre.

Cette chambre où tant d'ambitions avaient senti grandir leurs ailes, où
s'agitèrent tant d'espoirs et de déconvenues, était tout à l'apaisement
de la mort qui passe. Pas un bruit, pas un soupir. Seulement, malgré
l'heure matinale, là-bas, vers le pont de la Concorde, une petite
clarinette aigre et vive dominait le roulement des premières voitures;
mais sa raillerie énervante était désormais perdue pour celui qui
dormait là, montrant au Nabab épouvanté l'image de son propre destin,
froidi, décoloré, prêt pour la tombe.

D'autres que Jansoulet l'ont vue plus lugubre encore, cette pièce
mortuaire. Les fenêtres grandes ouvertes. La nuit et le vent du jardin
entrant librement dans un grand courant d'air. Une forme sur un tréteau:
le corps qu'on venait d'embaumer. La tête creuse, remplie d'une éponge,
la cervelle dans un baquet. Le poids de cette cervelle d'homme d'État
était vraiment extraordinaire. Elle pesait, elle pesait... Les journaux
du temps ont dit le chiffre. Mais qui s'en souvient aujourd'hui?




XIX

LES FUNÉRAILLES


Ne pleure pas, ma fée, tu m'enlèves tout mon courage. Voyons, tu seras
bien plus heureuse quand tu n'auras plus ton affreux démon... Tu vas
retourner à Fontainebleau soigner tes poules... Les dix mille francs
de Brahim serviront à t'installer... Et puis, n'aie pas peur, une fois
là-bas, je t'enverrai de l'argent. Puisque ce bey veut avoir de ma
sculpture, on va lui faire payer la façon, tu penses... Je reviendrai
riche, riche... Qui sait? Peut-être sultane...

--Oui, tu seras sultane... mais moi, je serai morte, et je ne te verrai
plus.»

Et la bonne Crenmitz désespérée se serrait dans un coin du fiacre pour
qu'on ne la vît pas pleurer.

Félicia quittait Paris. Elle essayait de fuir l'horrible tristesse,
l'écoeurement sinistre où la mort de Mora venait de la plonger. Quel
coup terrible pour l'orgueilleuse fille! L'ennui, le dépit, l'avaient
jetée dans les bras de cet homme; fierté, pudeur, elle lui avait tout
donné, et voilà qu'il emportait tout, la laissant fanée pour la vie,
veuve sans larmes, sans deuil, sans dignité. Deux ou trois visites à
Saint-James, quelques soirées au fond d'une baignoire de petit théâtre
derrière le grillage où se cloître le plaisir défendu et honteux,
c'étaient les seuls souvenirs que lui laissait cette liaison de deux
semaines, cette faute sans amour où son orgueil même n'avait pu se
satisfaire par l'éclat d'un beau scandale. La souillure inutile et
ineffaçable, la chute bête en plein ruisseau d'une femme qui ne sait pas
marcher, et que gêne pour se relever l'ironique pitié des passants.

Un instant elle pensa au suicide, puis l'idée qu'on l'attribuerait à
un désespoir de coeur l'arrêta. Elle vit d'avance l'attendrissement
sentimental des salons, la sotte figure que ferait sa prétendue passion
au milieu des innombrables bonnes fortunes du duc, et les violettes de
Parme effeuillées par les jolis Moëssard du journalisme sur sa tombe
creusée si proche de l'autre. Il lui restait le voyage, un de ces
voyages tellement lointains qu'ils dépaysent jusqu'aux pensées.
Malheureusement l'argent manquait. Alors elle se souvint qu'au lendemain
de son grand succès à l'Exposition, le vieux Brahim-Bey était venu la
voir, lui faire au nom de son maître des propositions magnifiques
pour de grands travaux à exécuter à Tunis. Elle avait dit non, à
ce moment-là, sans se laisser tenter par des prix orientaux, une
hospitalité splendide, la plus belle cour du Bardo comme atelier avec
son pourtour d'arcades en dentelle. Mais à présent elle voulait bien.
Elle n'eut qu'un signe à faire, le marché fut tout de suite conclu, et
après un échange de dépêches, un emballage hâtif et la maison fermée,
elle prit le chemin de la gare comme pour une absence de huit jours,
étonnée elle-même de sa prompte décision, flattée dans tous les côtés
aventureux et artistiques de sa nature par l'espoir d'une vie nouvelle
sous un climat inconnu.

Le yacht de plaisance du bey devait l'attendre à Gênes; et d'avance,
fermant les yeux dans le fiacre qui l'emmenait, elle voyait les pierres
blanches d'un port italien enserrant une mer irisée où le soleil avait
déjà des lueurs d'Orient, où tout chantait, jusqu'au gonflement
des voiles sur le bleu. Justement ce jour-là Paris était boueux,
uniformément gris, inondé d'une de ces pluies continues qui semblent
faites pour lui seul, être montées en nuages de son fleuve, de ses
fumées, de son haleine de monstre, et redescendues en ruissellement
de ses toits, de ses gouttières, des innombrables fenêtres de ses
mansardes. Félicia avait hâte de le fuir, ce triste Paris, et son
impatience fiévreuse s'en prenait au cocher qui ne marchait pas, aux
chevaux, deux vraies rosses de fiacre, à un encombrement inexplicable de
voitures, d'omnibus refoulés aux abords du pont de la Concorde.

«Mais allez donc, cocher, allez donc...

--Je ne peux pas, Madame..., c'est l'enterrement.»

Elle mit la tête à la portière et la retira tout de suite épouvantée.
Une haie de soldats marchant le fusil renversé, une confusion de
casques, de coiffures soulevées au dessus des fronts sur le passage d'un
interminable cortège. C'était l'enterrement de Mora qui défilait...

«Ne restez pas là... faites le tour..., cria-t-elle au cocher...»

La voiture vira péniblement, s'arrachant à regret à ce spectacle superbe
que Paris attendait depuis quatre jours, remonta les avenues, prit la
rue Montaigne, et, de son petit trot rechigné et lambin, déboucha à la
Madeleine par le boulevard Malesherbes. Ici, l'encombrement était plus
fort, plus compact. Dans la pluie brumeuse, les vitraux de l'église
illuminés, le retentissement sourd des chants funèbres sous les tentures
noires prodiguées où disparaissait même la forme du temple grec,
remplissaient toute la place de l'office en célébration, tandis que la
plus grande partie de l'immense convoi se pressait encore dans la rue
Royale, jusque vers les ponts, longue ligne noire rattachant le défunt
à cette grille du Corps législatif qu'il avait si souvent franchie. Au
delà de la Madeleine, la chaussée des boulevards s'ouvrait toute vide,
élargie, entre deux haies de soldats, l'arme au pied, contenant les
curieux sur les trottoirs noirs de monde, tous les magasins fermés, et
les balcons, malgré la pluie, débordant de corps penchés en avant dans
la direction de l'église, comme pour un passage de boeuf gras ou une
rentrée de troupes victorieuses. Paris, affamé de spectacles, s'en fait
indifféremment avec tout, aussi bien la guerre civile que l'enterrement
d'un homme d'État...

Il fallut que le fiacre revînt encore sur ses pas, fît un nouveau
détour, et l'on se figure la mauvaise humeur du cocher et de ses bêtes,
tous trois Parisiens dans l'âme et furieux de se priver d'une si belle
représentation. Alors commença par les rues désertes et silencieuses,
toute la vie de Paris s'étant portée dans la grande artère du boulevard,
une course capricieuse et désordonnée, un trimballement insensé de
fiacre à l'heure, touchant aux points extrêmes du faubourg Saint-Martin,
du faubourg Saint-Denis, redescendant vers le centre et retrouvant
toujours à bout de circuits et de ruses le même obstacle embusqué,
le même attroupement, quelque tronçon du noir défilé entrevu dans
l'écartement d'une rue, se déroulant lentement sous la pluie au son des
tambours voilés, son mat et lourd comme celui de la terre s'éboulant
dans un trou.

Quel supplice pour Félicia! C'étaient sa faute et son remords qui
traversaient Paris dans cette pompe solennelle, ce train funèbre, ce
deuil public reflété jusqu'aux nuages; et l'orgueilleuse fille se
révoltait contre cet affront que lui faisaient les choses, le fuyait au
fond de la voiture, où elle restait les yeux fermés, anéantie, tandis
que la vieille Crenmitz, croyant à son chagrin, la voyant si nerveuse,
s'efforçait de la consoler, pleurait elle-même sur leur séparation, et,
se cachant aussi, laissait toute la portière du fiacre au grand
sloughi algérien, sa tête fine flairant le vent, et ses deux pattes
despotiquement appuyées avec une raideur héraldique. Enfin, après mille
détours interminables, le fiacre s'arrêta tout à coup, s'ébranla encore
péniblement au milieu de cris et d'injures, puis ballotté, soulevé,
les bagages de son faîte menaçant son équilibre, il finit par ne plus
bouger, arrêté, maintenu, comme à l'ancre.

«Bon Dieu! que de monde!... murmura la Crenmitz, terrifiée.»

Félicia sortit de sa torpeur:

«Où sommes-nous donc?»

Sous un ciel incolore, enfumé, rayé d'une pluie à fins réseaux tendue
en gaze sur la réalité des choses, une place s'étendait, un carrefour
immense, comblé par un océan humain s'écoulant de toutes les voix
aboutissantes, immobilisé là autour d'une haute colonne de bronze qui
dominait cette houle comme le mât gigantesque d'un navire sombré. Des
cavaliers par escadrons, le sabre au poing, des canons en batteries
s'espaçaient au bord d'une travée libre, tout un appareil farouche
attendant celui qui devait passer tout à l'heure, peut-être pour essayer
de le reprendre, l'enlever de vive force à l'ennemi formidable qui
l'emmenait. Hélas! Toutes les charges de cavalerie, toutes les
canonnades n'y pouvaient plus rien. Le prisonnier s'en allait solidement
garotté, défendu par une triple muraille de bois dur, de métal et de
velours inaccessible, et ce n'était pas de ces soldats qu'il pouvait
espérer sa délivrance.

«Allez-vous-en... je ne veux pas rester là,» dit Félicia furieuse,
attrapant le carrick mouillé du cocher, prise d'une terreur folle à
l'idée du cauchemar qui la poursuivait, de ce qu'elle entendait venir
dans un affreux roulement encore lointain, plus proche de minute en
minute. Mais, au premier mouvement des roues, les cris, les huées
recommencèrent. Pensant qu'on le laisserait franchir la place, le
cocher avait pénétré à grand'peine jusqu'aux premiers rangs de la foule
maintenant refermée derrière lui et refusant de lui livrer passage.
Nul moyen de reculer ou d'avancer. Il fallait rester là, supporter ces
haleines de peuple et d'alcool, ces regards curieux allumés d'avance
pour un spectacle exceptionnel, et dévisageant la belle voyageuse qui
décampait avec «que ça de malles!» et un toutou de cette taille pour
défenseur. La Crenmitz avait une peur horrible; Félicia, elle, ne
songeait qu'à une chose, c'est qu'il allait passer devant elle, qu'elle
serait au premier rang pour le voir.

Tout à coup un grand cri: «Le voilà!» Puis le silence se fit sur toute
la place débarrassée de trois lourdes heures d'attente.

Il arrivait.

Le premier mouvement de Félicia fut de baisser le store de son côté, du
côté où le défilé allait avoir lieu. Mais, au roulement tout proche
des tambours, prise d'une rage nerveuse de ne pouvoir échapper à
cette obsession, peut-être aussi gagnée par la malsaine curiosité
environnante, elle fit sauter le store brusquement, et sa petite tête
ardente et pâle se campa sur ses deux poings à la portière:

«Tiens! tu veux... Je te regarde...»

C'était ce qu'on peut voir de plus beau comme funérailles, les honneurs
suprêmes rendus dans tout leur vain apparat aussi sonore, aussi creux
que l'accompagnement rhytmé des peaux d'âne tendues de crêpe. D'abord
les surplis blancs du clergé entrevus dans le deuil des cinq premiers
carrosses; ensuite, traîné par six chevaux noirs, vrais chevaux
de l'Érèbe, aussi noirs, aussi lents, aussi pesants que son flot,
s'avançait le char funèbre, tout empanaché, frangé, brodé d'argent, de
larmes lourdes, de couronnes héraldiques surmontant des M gigantesques,
initiales fatidiques qui semblaient celles de la Mort elle-même, la Mort
duchesse, décorée des huit fleurons.

Tant de baldaquins et de massives tentures dissimulaient la vulgaire
carcasse du corbillard, qu'il frémissait, se balançait à chaque pas,
de la base au faîte comme écrasé par la majesté de son mort. Sur le
cercueil, l'épée, l'habit, le chapeau brodé, défroque de parade qui
n'avait jamais servi, reluisaient d'or et de nacre dans la chapelle
sombre des tentures parmi l'éclat des fleurs nouvelles qui disaient la
date printanière malgré la maussaderie du ciel. A dix pas de distance,
les gens de la maison du duc; puis derrière, dans un isolement
majestueux, l'officier en manteau portant les pièces d'honneur,
véritable étalage de tous les ordres du monde entier, croix, rubans
multicolores, qui débordaient du coussin de velours noir à crépines
d'argent.

Le maître des cérémonies venait ensuite devant le bureau du Corps
législatif, une douzaine de députés désignés par le sort, ayant au
milieu d'eux la grande taille du Nabab dans l'étrenne du costume
officiel, comme si l'ironique fortune avait voulu donner au représentant
à l'essai un avant-goût de toutes les joies parlementaires. Les amis
du défunt, qui suivaient, formaient un groupe assez restreint,
singulièrement bien choisi pour mettre à nu le superficiel et le vide de
cette existence de grand personnage réduite à l'intimité d'un directeur
de théâtre trois fois failli, d'un marchand de tableaux enrichi par
l'usure, d'un gentilhomme taré et de quelques viveurs et boulevardiers
sans renom. Jusque-là tout le monde allait à pied et tête nue; à peine
dans le bureau parlementaire quelques calottes de soie noire qu'on
avait mises timidement en approchant des quartiers populeux. Après,
commençaient les voitures.

A la mort d'un grand homme de guerre, il est d'usage de faire suivre le
convoi par le cheval favori du héros, son cheval de bataille, obligé de
régler au pas ralenti du cortège cette allure fringante qui dégage des
odeurs de poudre et des flamboiements d'étendards. Ici le grand coupé
de Mora, ce «huit-ressorts» qui le portait aux assemblées mondaines ou
politiques, tenait la place de ce compagnon des victoires, ses panneaux
tendus de noir, ses lanternes enveloppées de longs crêpes légers
flottant jusqu'à terre avec je ne sais quelle grâce féminine ondulante.
C'était une nouvelle mode funéraire, ces lanternes voilées, le suprême
«chic» du deuil; et il seyait bien à ce dandy de donner une dernière
leçon d'élégance aux Parisiens accourus à ses obsèques comme à un
Longchamps de la mort.

Encore trois maîtres de cérémonie, puis venait l'impassible pompe
officielle, toujours la même pour les mariages, les décès, les
baptêmes, l'ouverture des Parlements ou les réceptions de souverains,
l'interminable cortège des carrosses de gala, étincelants, larges
glaces, livrées voyantes chamarrées de dorures, qui passaient au
milieu du peuple ébloui auquel ils rappelaient les contes de fées, les
attelages de Cendrillon, en soulevant de ces «Oh!» d'admiration
qui montent et s'épanouissent avec les fusées, les soirs des feux
d'artifice. Et dans la foule il se trouvait toujours un sergent de
ville complaisant, un petit bourgeois érudit et flâneur, à l'affût
des cérémonies publiques, pour nommer à haute voix tous les gens des
voitures à mesure qu'elles défilaient avec leurs escortes réglementaires
de dragons, cuirassiers ou gardes de Paris.

D'abord les représentants de l'empereur, de l'impératrice, de toute la
famille impériale; après, dans un ordre hiérarchique savamment élaboré
et auquel la moindre infraction aurait pu causer de graves conflits
entre les différents corps de l'État, les membres du conseil privé, les
maréchaux, les amiraux, le grand chancelier de la Légion d'honneur,
ensuite le Sénat, le Corps législatif, le Conseil d'État, toute
l'organisation justicière et universitaire dont les costumes, les
hermines, les coiffures vous ramenaient au temps du vieux Paris quelque
chose de pompeux et de suranné, dépaysé dans l'époque sceptique de la
blouse et de l'habit noir.

Félicia, pour ne pas penser, attachait volontairement ses yeux à ce
défilé monotone d'une longueur exaspérante; et peu à peu une torpeur
lui venait, comme si par un jour de pluie sur le guéridon d'un salon
ennuyeux elle eût feuilleté un album colorié, une histoire du costume
officiel depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours. Tous ces
gens, vus de profil, immobiles et droits derrière les larges panneaux de
glace avaient bien la physionomie de personnages d'enluminures avancés
au bord des banquettes pour qu'on ne perdît rien de leurs broderies
d'or, de leurs palmes, de leurs galons, de leurs soutaches, mannequins
voués à la curiosité de la foule et s'y exposant d'un air indifférent et
détaché.

L'indifférence!... C'était là le caractère très particulier de ces
funérailles. On la sentait partout, sur les visages et dans les coeurs,
aussi bien parmi tous ces fonctionnaires dont la plupart avaient connu
le duc de vue seulement, que dans les rangs à pied entre son corbillard
et son coupé, l'intimité étroite ou le service de tous les jours.
Indifférent et même joyeux, le gros ministre vice-président du conseil,
qui, de sa poigne robuste habituée à fendre le bois des tribunes, tenait
solidement les cordons du poêle, avait l'air de le tirer en avant, plus
pressé que les chevaux et le corbillard de mener à ses six pieds de
terre l'ennemi de vingt ans, l'éternel rival, l'obstacle à toutes les
ambitions. Les trois autres dignitaires n'avançaient pas avec cette même
vigueur de cheval de remonte, mais les longues laisses flottaient dans
leurs mains excédées ou distraites, d'une mollesse significative.
Indifférents les prêtres, par profession. Indifférents les gens de
service, qu'il n'appelait jamais que «chose», et qu'il traitait, en
effet, comme des choses. Indifférent M. Louis, dont c'était le dernier
jour de servitude, esclave devenu affranchi, assez riche pour payer sa
rançon. Même chez les intimes, ce froid glacial avait pénétré. Pourtant
quelques-uns lui étaient très attachés. Mais Cardailhac surveillait
trop l'ordre et la marche de la cérémonie pour se livrer au moindre
attendrissement, d'ailleurs en dehors de sa nature. Le vieux Monpavon,
frappé au coeur, aurait trouvé d'une tenue déplorable tout à fait
indigne de son illustre ami la moindre flexion de sa cuirasse de toile
et de sa haute taille. Ses yeux restaient secs, aussi luisants que
jamais, puisque les Pompes funèbres fournissent les larmes des grands
deuils, brodées d'argent sur drap noir. Quelqu'un pleurait cependant,
là-bas, parmi les membres du bureau; mais celui-là s'attendrissait bien
naïvement sur lui-même. Pauvre Nabab, amolli par ces musiques, cette
pompe, il lui semblait qu'il enterrait toute sa fortune, toutes ses
ambitions de gloire et de dignité. Et c'était encore une variété
d'indifférence.

Dans le public le contentement d'un beau spectacle, cette joie de faire
d'un jour de semaine un dimanche dominaient tout autre sentiment. Sur le
parcours des boulevards, les spectateurs des balcons auraient presque
applaudi; ici, dans les quartiers populeux, l'irrévérence se manifestait
encore plus franchement. Des blagues, des mots de voyou sur le mort et
ses frasques que tout Paris connaissait, des rires soulevés par les
grands chapeaux des rabbins, la «touche» du conseil des prud'hommes, se
croisaient dans l'air entre deux roulements de tambour. Les pieds dans
l'eau, en blouse, en bourgeron, la casquette levée par habitude, la
misère, le travail forcé, le chômage et la grève, regardaient passer en
ricanant cet habitant d'une autre sphère, ce brillant duc descendu de
tous ses honneurs, et qui jamais peut-être de son vivant n'avait abordé
cette extrémité de ville. Mais voilà. Pour arriver là-haut où tout
le monde va, il faut prendre la route de tout le monde, le faubourg
Saint-Antoine, la rue de la Roquette, jusqu'à cette grande porte
d'octroi si largement ouverte sur l'infini. Et dame! cela semble bon de
voir que des seigneurs comme Mora, des ducs, des ministres, remontent
tous le même chemin pour la même destination. Cette égalité dans la mort
console de bien des injustices de la vie. Demain, le pain semblera moins
cher, le vin meilleur, l'outil moins lourd, quand on pourra se dire
en se levant: «Tout de même, ce vieux Mora, il y est venu comme les
autres!...»

Le défilé continuait toujours, plus fatigant encore que lugubre. A
présent c'étaient des sociétés chorales, les députations de l'armée, de
la marine, officiers de toutes armes, se pressant en troupeau devant une
longue file de véhicules vides, voitures de deuil, voitures de maîtres
alignées là pour l'étiquette; puis les troupes suivaient à leur tour,
et dans le faubourg sordide, cette longue rue de la Roquette déjà
fourmillante à perte de vue, s'engouffrait toute une armée, fantassins,
dragons, lanciers, carabiniers, lourds canons la gueule en l'air, prêts
à aboyer, ébranlant les pavés et les vitres, mais ne parvenant pas à
couvrir le ronflement des tambours, ronflement sinistre et sauvage
qui rappelait l'imagination de Félicia vers ces funérailles de Négous
africains où des milliers de victimes immolées accompagnent l'âme d'un
prince pour qu'elle ne s'en aille pas seule au royaume des esprits, et
lui faisait penser que peut-être cette pompeuse et interminable suite
allait descendre et disparaître dans la fosse surhumaine assez grande
pour la contenir toute.

«... _Maintenant et à l'heure de notre mort. Ainsi soit-il,_» murmura la
Crenmitz pendant que le fiacre s'ébranlait sur la place éclaircie où la
Liberté toute en or semblait prendre là-haut dans l'espace une magique
envolée; et cette prière de la vieille danseuse fut peut-être la seule
note émue et sincère soulevée sur l'immense parcours des funérailles.

       *       *       *       *       *

Tous les discours sont finis, trois longs discours aussi glacials que le
caveau où le mort vient de descendre, trois déclamations officielles qui
ont surtout fourni aux orateurs l'occasion de faire parler bien haut
leur dévouement aux intérêts de la Dynastie. Quinze fois les canons ont
frappé les échos nombreux du cimetière, agité les couronnes de jais et
d'immortelles, les ex-votos légers pendus aux angles des entourages, et
tandis qu'une buée rougeâtre flotte et roule dans une odeur de poudre
à travers la ville des morts, monte et se mêle lentement aux fumées
d'usine du quartier plébéien, l'innombrable assemblée se disperse aussi,
disséminée par les rues en pente, les hauts escaliers tout blancs dans
la verdure, avec un murmure confus, un ruissellement de flots sur
les roches. Robes pourpres, robes noires, habits bleus et verts,
aiguillettes d'or, fines épées qu'on assure de la main en marchant,
se hâtent de rejoindre les voitures. On échange de grands saluts, des
sourires discrets, pendant que les carrosses de deuil dégringolent les
allées au galop, montrent des alignements de cochers noirs, le dos
arrondi, le chapeau en bataille, le carrick flottant au vent de la
course.

L'impression générale, c'est le débarras d'une longue et fatigante
figuration, un empressement légitime à aller quitter le harnais
administratif, les costumes de cérémonie, à déboucler les ceinturons,
les hausse-cols et les rabats, à détendre les physionomies qui, elles
aussi, portaient des entraves.

Lourd et court, traînant péniblement ses jambes enflées, Hemerlingue
se dépêchait vers la sortie, résistant aux offres qu'on lui faisait de
monter dans les voitures, sachant bien que la sienne seule était à la
mesure de son éléphantiasis.

«Baron, baron, par ici... Il y a une place pour vous.

--Non, merci. Je marche pour me dégourdir.»

Et, afin d'éviter ces propositions qui à la longue le gênaient, il prit
une allée transversale presque déserte, trop déserte même, car à peine
y fut-il engagé que le baron le regretta. Depuis son entrée dans le
cimetière, il n'avait qu'une préoccupation, la peur de se trouver face
à face avec Jansoulet dont il connaissait la violence, et qui pourrait
bien oublier la majesté du lieu, renouveler en plein Père-Lachaise le
scandale de la rue Royale. Deux ou trois fois pendant la cérémonie, il
avait vu la grosse tête de l'ancien copain émerger de cette quantité de
types incolores dont l'assistance était pleine et se diriger vers lui,
le chercher avec le désir d'une rencontre. Encore là-bas, dans la grande
allée, on aurait eu du monde en cas de malheur, tandis qu'ici... Brr...
C'est cette inquiétude qui lui faisait forcer son pas court; son haleine
soufflante; mais en vain. Comme il se retournait dans sa peur d'être
suivi, les hautes et robustes épaules du Nabab apparurent à l'entrée de
l'allée. Impossible au poussah de se faufiler dans l'étroit écart des
tombes si serrées que la place y manque aux agenouillements. Le sol gras
et détrempé glissait, s'enfonçait sous ses pieds. Il prit le parti de
marcher d'un air indifférent, comptant que l'autre ne le reconnaîtrait
peut-être pas. Mais une voix éraillée et puissante cria derrière lui:

«Lazare!»

Il s'appelait Lazare, ce richard. Il ne répondit pas, essaya de
rejoindre un groupe d'officiers qui marchait devant lui, très loin.

«Lazare! Oh! Lazare!»

Comme autrefois sur le quai de Marseille... Il fut tenté de s'arrêter
sous le coup d'une ancienne habitude, puis le souvenir de ses infamies,
de tout le mal qu'il avait fait au Nabab, qu'il était en train de lui
faire encore, lui revint tout à coup avec une peur horrible poussée au
paroxysme, lorsqu'une main de fer brusquement le harponna. Une sueur de
lâcheté courut par tous ses membres avachis, son visage jaunit encore,
ses yeux clignotèrent au vent de la formidable claque qu'il attendait
venir, tandis que ses gros bras se levaient instinctivement pour parer
le coup.

«Oh! n'aie pas peur... Je ne te veux pas de mal, dit Jansoulet
tristement... Seulement je viens te demander de ne plus m'en faire.»

Il s'arrêta pour respirer. Le banquier, stupide, effaré, ouvrait ses
yeux ronds de chouette devant cette émotion suffocante.

«Écoute, Lazare, c'est toi qui es le plus fort à cette guerre que nous
nous faisons depuis si longtemps... Je suis à terre, j'y suis, là...
Les épaules ont touché... Maintenant, sois généreux, épargne ton vieux
copain. Fais-moi grâce, voyons, fais-moi grâce...»

Tout tremblait en ce Méridional effondré, amolli par les démonstrations
de la cérémonie funèbre. Hemerlingue, en face de lui, n'était guère plus
vaillant. Cette musique noire, cette tombe ouverte, les discours, la
canonnade et cette haute philosophie de la mort inévitable, tout cela
lui avait remué les entrailles, à ce gros baron. La voix de son ancien
camarade acheva de réveiller ce qui restait d'humain dans ce paquet de
gélatine.

Son vieux copain! C'était la première fois depuis dix ans, depuis la
brouille, qu'il le revoyait de si près. Que de choses lui rappelaient
ces traits basanés, ces fortes épaules si mal taillées pour l'habit
brodé! La couverture de laine mince et trouée, dans laquelle ils se
roulaient tous deux pour dormir sur le pont du _Sinaï_, la ration
partagée fraternellement, les courses dans la campagne brûlée de
Marseille où l'on volait de gros oignons qu'on mangeait crus au revers
d'un fossé, les rêves, les projets, les sous mis en commun, et quand
la fortune commença à leur sourire, les farces qu'ils avaient faites
ensemble, les bons petits soupers fins où l'on se disait tout, les
coudes sur la table.

Comment peut-on en arriver à se brouiller quand on se connaît si
bien, quand on a vécu comme deux jumeaux pendus à une maigre et forte
nourrice, la misère, partagé son lait aigri et ses rudes caresses! Ces
pensées, longues à analyser, traversaient comme un éclair l'esprit
d'Hemerlingue. Presque instinctivement il laissa tomber sa main lourde
dans celle que lui tendait le Nabab. Quelque chose d'animal s'émut en
eux, plus fort que leur rancune, et ces deux hommes qui, depuis dix ans,
essayaient de se ruiner, de se déshonorer, se mirent à causer à coeur
ouvert.

Généralement, entre amis qui se retrouvent, les premières effusions
passées, on reste muet, comme si l'on n'avait plus rien à se conter,
tandis qu'au contraire c'est l'abondance des choses, leur afflux
précipité qui les empêche de sortir. Les deux copains en étaient là;
mais Jansoulet serrait bien fort le bras du banquier dans la crainte de
le voir s'échapper, résister au bon mouvement qu'il venait de provoquer
en lui:

«Tu n'es pas pressé, n'est-ce pas?... Nous pouvons nous promener un
moment, si tu veux... Il ne pleut plus, il fait bon... on a vingt ans de
moins.

--Oui, ça fait plaisir, dit Hemerlingue...; seulement je ne peux pas
marcher longtemps..., mes jambes sont lourdes...

--C'est vrai, tes pauvres jambes... Tiens, voilà un banc, là-bas. Allons
nous asseoir. Appuie-toi sur moi, mon vieux.»

Et le Nabab, avec des attentions fraternelles, le conduisait jusqu'à
un de ces bancs espacés contre les tombes, où se reposent ces deuils
inconsolables qui font du cimetière leur promenade et leur séjour
habituels. Il l'installait, le couvait du regard, le plaignait de son
infirmité, et, par un courant tout naturel dans un pareil endroit, ils
en arrivaient à causer de leurs santés, de l'âge qui venait. L'un était
hydropique, l'autre sujet aux coups de sang. Tous deux se soignaient par
les perles Jenkins, un remède dangereux, à preuve Mora si vite enlevé.

«Mon pauvre duc! dit Jansoulet.

--Une grande perte pour le pays, fit le banquier d'un air pénétré.»

Et le Nabab naïvement:

«Pour moi surtout, pour moi, car s'il avait vécu... Ah! tu as de la
chance, tu as de la chance.»

Craignant de l'avoir blessé, il ajouta bien vite:

«Et puis voilà, tu es fort, très fort.»

Le baron le regarda en clignant de l'oeil, et si drôlement, que ses
petits cils noirs disparurent dans sa graisse jaune.

«Non, dit-il, ce n'est pas moi qui suis fort... C'est Marie.

--Marie?

--Oui, la baronne. Depuis son baptême, elle a quitté son nom de Yamina
pour celui de Marie. C'est ça, une vraie femme. Elle connaît la banque
mieux que moi, et Paris et les affaires. C'est elle qui mène tout à la
maison.

«Tu es bien heureux, soupira Jansoulet.»

Sa tristesse en disait long sur ce qui manquait à mademoiselle Afchin.
Puis, après un silence, le baron reprit:

«Elle t'en veut beaucoup Marie, tu sais... Elle ne sera pas contente
d'apprendre que nous nous sommes parlé.»

Il fronçait son gros sourcil, comme s'il regrettait leur réconciliation,
à la pensée de la scène conjugale qu'elle lui vaudrait. Jansoulet
bégaya:

«Je ne lui ai rien fait pourtant...

--Allons, allons, vous n'avez pas été bien gentils pour elle... Pense à
l'affront qu'elle a subi lors de notre visite de noces... Ta femme nous
faisant dire qu'elle ne recevait pas les anciennes esclaves... Comme si
notre amitié ne devait pas être plus forte qu'un préjugé... Les femmes
n'oublient pas ces choses-là.

--Mais je n'y suis pour rien, moi, mon vieux. Tu sais comme tous ces
Afchin sont fiers.»

Il n'était pas fier, lui, le pauvre homme. Il avait une mine si piteuse,
si suppliante devant le sourcil froncé de son ami, que celui-ci en eut
pitié. Décidément, le cimetière l'attendrissait, ce baron.

«Écoute, Bernard, il n'y a qu'une chose qui compte... Si tu veux que
nous soyons camarades comme autrefois, que ces poignées de mains que
nous avons échangées ne soient pas perdues, il faut obtenir de ma femme
qu'elle se réconcilie avec vous... Sans cela rien de fait... Lorsque
mademoiselle Afchin nous a refusé sa porte, tu l'as laissée faire,
n'est-ce pas?... Moi de même, si Marie me disait en rentrant: «Je
ne veux pas que vous soyez amis...» toutes mes protestations ne
m'empêcheraient pas de te flanquer par-dessus bord. Car il n'y a pas
d'amitié qui tienne. Ce qui est encore meilleur que tout, c'est d'avoir
la paix chez soi.

--Mais alors, comment faire? demanda le Nabab épouvanté.

--Je m'en vais te le dire... La baronne est chez elle tous les samedis.
Viens avec ta femme lui faire une visite après-demain. Vous trouverez à
la maison la meilleure société de Paris. On ne parlera pas du passé. Ces
dames causeront chiffons et toilettes, se diront ce que les femmes se
disent. Et puis ce sera une affaire finie. Nous redeviendrons amis comme
autrefois; et puisque tu es dans la nasse, eh bien! on t'en tirera.

--Tu crois? C'est que j'y suis terriblement, dit l'autre avec un
hochement de tête.»

De nouveau les prunelles narquoises d'Hemerlingue disparurent entre ses
joues comme deux mouches dans du beurre:

«Dame, oui... J'ai joué serré. Toi tu ne manques pas d'adresse... Le
coup des quinze millions prêtés au bey, c'était trouvé, ça... Ah! tu as
du toupet; seulement tu tiens mal tes cartes. On voit ton jeu.»

Ils avaient jusqu'ici parlé à demi-voix, impressionnés par le silence de
la grande nécropole; mais peu à peu les intérêts humains haussaient le
ton au milieu même de leur néant étalé sur toutes ces pierres plates
chargées de dates et de chiffres, comme si la mort n'était qu'une
affaire de temps et de calcul, le résultat voulu d'un problème.

Hemerlingue jouissait de voir son ami si humble, lui donnait des
conseils sur ses affaires qu'il avait l'air de connaître à fond. Selon
lui le Nabab pouvait encore très bien s'en tirer. Tout dépendait de
la validation, d'une carte à retourner. Il s'agissait de la retourner
bonne. Mais Jansoulet n'avait plus confiance. En perdant Mora, il avait
tout perdu.

«Tu perds Mora, mais tu me retrouves. Ça se vaut, dit le banquier
tranquillement.

--Non, vois-tu, c'est impossible... Il est trop tard... Le Merquier a
fini son rapport. Il est effroyable, paraît-il.

--Eh bien! s'il a fini son rapport, il faut qu'il en fasse un autre
moins méchant.

--Comment cela?

Le baron le regarda stupéfait:

«Ah ça! mais tu baisses, voyons... En donnant cent, deux cent, trois
cent mille francs, s'il le faut...

--Y songes-tu?... Le Merquier, cet homme intègre... «Ma conscience,»
comme on l'appelle...»

Cette fois le rire d'Hemerlingue éclata avec une expansion
extraordinaire, roula jusqu'au fond des mausolées voisins peu habitués à
tant d'irrespect.

«Ma conscience,» un homme intègre... Ah! tu m'amuses... Tu ne sais donc
pas qu'elle est à moi, cette conscience, et que...»

Il s'arrêta, regarda derrière lui, un peu troublé d'un bruit qu'il
entendait:

«Écoute...»

C'était l'écho de son rire renvoyé du fond d'un caveau, comme si cette
idée de la conscience de Le Merquier égayait même les morts.

«Si nous marchions un peu, dit-il, il commence à faire frais sur ce
banc.»

Alors, tout en marchant entre les tombes, il lui expliqua avec une
certaine fatuité pédante qu'en France les pots-de-vin jouaient un rôle
aussi important qu'en Orient. Seulement on y mettait plus de façon
que là-bas. On se servait de cache-pots... «Ainsi voilà Le Merquier,
n'est-ce pas?... Au lieu de lui donner ton argent tout à trac dans une
grande bourse comme à un séraskier, on s'arrange. Il aime les tableaux,
cet homme. Il est toujours en trafic avec Schwalbach, qui se sert de lui
pour amorcer la clientèle catholique... Eh bien! on lui offre une toile,
un souvenir à accrocher sur un panneau de son cabinet. Le tout est d'y
mettre le prix... Du reste, tu verras. Je te conduirai chez lui, moi. Je
te montrerai comme ça se pratique.»

Et tout heureux de l'émerveillement du Nabab, qui pour le flatter
exagérait encore sa stupeur, écarquillait ses yeux d'un air admiratif,
le banquier élargissait sa leçon, en faisait un vrai cours de
philosophie parisienne et mondaine.

«Vois-tu, copain, ce dont il faut surtout t'occuper à Paris, c'est
de garder les apparences... Il n'y a que cela qui compte... les
apparences!... Toi tu ne t'en inquiètes pas assez. Tu t'en vas
là-dedans, le gilet déboutonné, bon enfant, racontant tes affaires, tel
que tu es... Tu te promènes comme à Tunis dans les bazars, dans les
souks. C'est pour cela que tu t'es fait rouler, mon brave Bernard.»

Il s'arrêta pour souffler, n'en pouvant plus. C'était en une heure
beaucoup plus de pas et de paroles qu'il n'en dépensait pendant toute
une année. Ils s'aperçurent alors que le hasard de leur marche et de
leur conversation les avait ramenés vers la sépulture des Mora, en haut
d'un terre-plein découvert d'où l'on voyait au-dessus d'un millier de
toits serrés, Montmartre, les buttes Chaumont moutonner dans le lointain
en hautes vagues. Avec la colline du Père-Lachaise cela figurait bien
ces trois ondulations se suivant à égale distance, dont se compose
chaque élan de la mer à l'heure du flux. Dans les plis de ces abîmes,
des lumières clignotaient déjà, comme des falots de barque, à travers
les buées violettes qui montaient; des cheminées s'élançaient ainsi que
des mâts ou des tuyaux de steamers soufflant leur fumée; et roulant tout
cela dans son mouvement ondulé, l'océan parisien, en trois bonds chaque
fois diminués, semblait l'apporter au noir rivage. Le ciel s'était
largement éclairci comme il arrive souvent à la fin des jours de pluie,
un ciel immense, nuancé de teintes d'aurore, sur lequel le tombeau
familial des Mora dressait quatre figures allégoriques, implorantes,
recueillies, pensives, dont le jour mourant grandissait les attitudes.
Rien n'était resté là des discours, des condoléances officielles. Le
sol piétiné tout autour, des maçons occupés à laver le seuil maculé de
plâtre rappelaient seulement l'inhumation récente.

Tout à coup la porte du caveau ducal se referma de toute sa pesanteur
métallique. Désormais, l'ancien ministre d'État restait seul, bien seul,
dans l'ombre de sa nuit, plus épaisse que celle qui montait alors du bas
du jardin, envahissant les allées tournantes, les escaliers, la base des
colonnes, pyramides, cryptes de tout genre, dont le faîte était plus
lent à mourir. Des terrassiers, tout blancs de cette blancheur crayeuse
des os desséchés, passaient avec leurs outils et leurs besaces. Des
deuils furtifs, s'arrachant à regret aux larmes et à la prière,
glissaient le long des massifs et les frôlaient d'un vol silencieux
d'oiseaux de nuit, tandis qu'aux extrémités du Père-Lachaise des voix
s'élevaient, appels mélancoliques annonçant fermeture. La journée du
cimetière était finie. La ville des morts, rendue à la nature, devenait
un bois immense aux carrefours marqués de croix. Au fond d'un vallon,
une maison de garde allumait ses vitres. Un frémissement courait, se
perdait en chuchotements au bout des allées confuses.

«Allons-nous-en...» se dirent les deux copains impressionnés peu à peu
de ce crépuscule plus froid qu'ailleurs; mais avant de s'éloigner,
Hemerlingue, poursuivant sa pensée, montra le monument ailé des quatre
coins par les draperies, les mains tendues de ses sculptures:

--Tiens! C'est celui-là qui s'y entendait à garder les apparences.»

Jansoulet lui prit le bras pour l'aider à la descente:

«Ah! oui, il était fort... Mais toi, tu es encore plus fort que tous,...
disait-il avec sa terrible intonation gasconne.»

Hemerlingue ne protesta pas.

«C'est à ma femme que je le dois... Aussi je t'engage à faire ta paix
avec elle, parce que sans ça...

--Oh! n'aie pas peur... nous viendrons samedi... mais tu me conduiras
chez Le Merquier.»

Et pendant que les deux silhouettes, l'une haute, carrée, l'autre
massive et courte disparaissaient dans les détours du grand labyrinthe,
pendant que la voix de Jansoulet guidant son ami: «par ici, mon vieux...
appuie-toi bien,» se perdait insensiblement, un rayon égaré du couchant
éclairait derrière eux, sur le terre-plein, le buste expressif et
colossal, au large front sous les cheveux longs et relevés, à la lèvre
puissante et ironique, de Balzac qui les regardait...




XX

LA BARONNE HEMERLINGUE


Tout au bout de la longue voûte sous laquelle se trouvaient les bureaux
d'Hemerlingue et fils, noir tunnel que le père Joyeuse avait pendant dix
ans pavoisé et illuminé de ses rêves, un escalier monumental à rampe
de fer ouvragé, un escalier du vieux Paris, montait vers la gauche
aux salons de réception de la baronne prenant jour sur la cour juste
au-dessus de la caisse, si bien que, pendant la belle saison, lorsque
tout reste ouvert, le tintement des pièces d'or, le fracas des piles
d'écus écroulées sur les comptoirs, un peu adouci par les hautes et
moelleuses tentures des fenêtres, faisait un accompagnement mercantile
aux conversations susurrées par le catholicisme mondain.

Cela donnait tout de suite la physionomie de ce salon non moins étrange
que celle qui en faisait les honneurs, mêlant un vague bouquet de
sacristie aux agitations de la Bourse et à la mondanité la plus
raffinée, éléments hétérogènes qui se croisaient, se rencontraient là
sans cesse, mais restaient séparés, comme la Seine sépare le noble
faubourg catholique sous le patronage duquel s'était opérée l'éclatante
conversion de la musulmane et les quartiers financiers où Hemerlingue
avait sa vie et ses relations. La société levantine, assez nombreuse
à Paris, composée en grande partie de Juifs allemands, banquiers
ou commissionnaires, qui, après avoir fait en Orient des fortunes
colossales, trafiquent encore ici pour n'en pas perdre l'habitude, se
montrait assidue aux jours de la baronne. Les Tunisiens de passage ne
manquaient jamais de venir voir la femme du grand banquier en faveur,
et le vieux colonel Brahim, le chargé d'affaires du bey, avec sa bouche
flasque et ses yeux éraillés, faisait son somme, tous les samedis, au
coin du même divan.

«Votre salon sent le roussi, ma petite fille, disait en riant la vieille
princesse de Dions à la nouvelle Marie que maître Le Merquier et elle
avaient tenue sur les fonts baptismaux; mais la présence de ces nombreux
hérétiques, Juifs musulmans et même renégats, de ces grosses femmes
couperosées, fagotées, chargées d'or, de pendeloques, des «vrais
paquets,» n'empêchait pas le faubourg Saint-Germain de visiter,
d'entourer, de surveiller la jeune catéchumène, le joujou de ces nobles
dames, une poupée bien souple, bien docile que l'on montrait, que l'on
promenait, dont on citait les naïvetés évangéliques, piquantes surtout
par le contraste du passé. Peut-être se glissait-il au fond du coeur de
ces aimables patronnesses l'espoir de rencontrer dans ce monde retour
d'Orient quelque nouvelle conversion à faire, l'occasion de remplir
encore l'aristocratique chapelle des Missions du spectacle si émouvant
d'un de ces baptêmes d'adultes qui vous transportent aux premiers temps
de la foi, là-bas, vers les rives du Jourdain, et sont bientôt suivis
de la première communion, du renouvellement, de la confirmation, tous
prétextes pour la marraine d'accompagner sa filleule, de guider cette
jeune âme, d'assister aux transports naïfs d'une croyance neuve,
et aussi d'arborer des toilettes variées, nuancées à l'éclat ou au
sentiment de la cérémonie. Mais il n'arrive pas communément qu'un haut
baron financier amène à Paris une esclave arménienne dont il a fait sa
légitime épouse.

Esclave! C'était cela la tare dans ce passé de femme d'Orient, jadis
achetée au bazar d'Andrinople pour le compte de l'empereur du Maroc,
puis, à la mort de l'empereur et à la dispersion de son harem, vendue au
jeune bey Ahmed. Hemerlingue l'avait épousée à sa sortie de ce nouveau
sérail, mais sans pouvoir la faire accepter à Tunis, où aucune femme,
Mauresque, Turque, Européenne, ne consentit à traiter une ancienne
esclave d'égale à égale, par un préjugé assez semblable à celui qui
sépare la créole de la quarteronne la mieux déguisée. Il y a là une
répugnance invincible que le ménage Hemerlingue retrouva jusque dans
Paris, où les colonies étrangères se constituent en petits cercles
remplis de susceptibilités et de traditions locales. Yamina passa ainsi
deux ou trois ans dans une solitude complète dont elle sut bien utiliser
tous les rancoeurs et les loisirs, car c'était une femme ambitieuse,
d'une volonté, d'un entêtement extraordinaires. Elle apprit à fond la
langue française, dit adieu pour toujours à ses vestes brodées et à
ses pantalons de soie rose, sut assouplir sa taille et sa démarche aux
toilettes européennes, à l'embarras des longues jupes; puis, un soir
d'Opéra, montra aux Parisiens émerveillés la silhouette encore un peu
sauvage, mais fine, élégante, et si originale d'une musulmane décolletée
par Léonard.

Le sacrifice de la religion suivit de près celui du costume. Depuis
longtemps, madame Hemerlingue avait renoncé à toute pratique mahométane,
quand maître Le Merquier, l'intime du ménage et son cicérone à Paris,
leur démontra qu'une conversion solennelle de la baronne lui ouvrirait
les portes de cette partie du monde parisien dont l'accès semble
être devenu de plus en plus difficile, à mesure que la société s'est
démocratisée tout autour. Le faubourg Saint-Germain une fois conquis,
tout le reste suivrait. Et, en effet, lorsqu'après le retentissement du
baptême, on sut que les plus grands noms de France ne dédaignaient
pas de se rencontrer aux samedis de la baronne Hemerlingue, les dames
Gügenheim, Fuernberg, Caraïscaki, Maurice Trott, toutes épouses de fez
millionnaires et célèbres sur les marchés de Tunis, renonçant à leurs
préventions, sollicitèrent d'être admises chez l'ancienne esclave.
Seule, madame Jansoulet, nouvellement débarquée avec un stock d'idées
orientales encombrantes dans son esprit, comme son narghilé, ses oeufs
d'autruche, tout le bibelot tunisien l'était dans son intérieur,
protesta contre ce qu'elle appelait une inconvenance, une lâcheté,
et déclara qu'elle ne mettrait jamais les pieds chez «ça». Il se fit
aussitôt chez les dames Gügenheim, Caraïscaki, et autres paquets,
un petit mouvement rétrograde, comme il arrive à Paris chaque fois
qu'autour d'une position irrégulière en train de se régulariser quelque
résistance tenace entraîne des regrets et des défections. On s'était
trop avancé pour se retirer, mais on tint à faire mieux sentir le prix
de sa bienveillance, le sacrifice de ses préjugés; et la baronne
Marie comprit très bien la nuance rien que dans le ton protecteur des
Levantines la traitant de «ma chère enfant... ma bonne petite», avec une
hauteur un peu méprisante. Dès lors, sa haine contre les Jansoulet ne
connut plus de bornes, une haine de sérail compliquée et féroce, avec
l'étranglement au bout et la noyade silencieuse, un peu plus difficile à
pratiquer à Paris que sur les rives du lac d'El-Baheira, mais dont elle
préparait déjà le sac solide terminé en garrot.

Cet acharnement expliqué et connu, on se figure quelle surprise, quelle
agitation dans ce coin de société exotique, quand la nouvelle se
répandit que, non seulement la grosse Afchin--comme l'appelaient ces
dames--consentait à voir la baronne, mais qu'elle devait lui faire la
première visite à son prochain samedi. Pensez que ni les Fuernberg, ni
les Trott ne voulurent manquer une pareille fête. La baronne, de son
côté, fit tout pour donner le plus d'éclat possible à cette réparation
solennelle, écrivit, visita, se remua si bien que, malgré la saison déjà
très avancée, madame Jansoulet, en arrivant vers quatre heures à l'hôtel
du faubourg Saint-Honoré, aurait pu voir devant la haute porte cintrée,
à côté de la discrète livrée feuille morte de la princesse de Dions et
de beaucoup de blasons authentiques, les armes parlantes, prétentieuses,
les roues multicolores d'une foule d'équipages financiers et les grands
laquais poudrés des Caraïscaki.

En haut, dans les salons de réception, même assemblage bizarre et
glorieux. C'était un va-et-vient sur les tapis des deux premières pièces
désertes, un passage de froissements soyeux, jusqu'au boudoir où la
baronne se tenait, partageant ses attentions, ses cajoleries entre les
deux camps bien distincts; d'un côté, des toilettes sombres, d'apparence
modeste, d'une recherche appréciable seulement aux yeux exercés; de
l'autre, un printemps tapageur à couleurs vives, corsages opulents,
diamants prodigués, écharpes flottantes, modes d'exportation où l'on
sentait comme un regret de climat plus chaud et de vie luxueuse étalée.
De grands coups d'éventails par ici, des chuchotements discrets par là.
Très peu d'hommes, quelques jeunes gens bien pensants, muets, immobiles,
suçant la pomme de leurs cannes, deux ou trois figures de schumaker,
debout derrière le large dos de leurs épouses, parlant la tête basse
comme s'ils proposaient des objets de contrebande; dans un coin, la
belle barbe patriarcale et le camail violet d'un évêque orthodoxe
d'Arménie.

La baronne, pour essayer de rallier ces diversités mondaines, pour
garder son salon plein jusqu'à la fameuse entrevue, se déplaçait
continuellement, tenait tête à dix conversations différentes, élevant sa
voix harmonieuse et veloutée au diapason gazouillant qui distingue
les Orientales, enlaçante et câline, l'esprit souple comme la taille,
abordant tous les sujets, et mêlant ainsi qu'il convient la mode et
les sermons de charité, les théâtres et les ventes, la faiseuse et
le confesseur. Un grand charme personnel se joignait à cette science
acquise de la maîtresse de maison, science visible jusque dans sa mise
toute noire et très simple qui faisait ressortir sa pâleur de cloître,
ses yeux de houri, ses cheveux brillants et nattés, séparés sur un
front étroit et pur; un front, dont la bouche trop mince accentuait le
mystère, fermant aux curieux tout le passé varié et déjà si rempli de
cette ancienne cadine, qui n'avait pas d'âge, ignorait elle-même la date
de sa naissance, ne se souvenait pas d'avoir été enfant.

Évidemment si la puissance absolue du mal, très rare chez les femmes que
leur nature physique impressionnable livre à tant de courants divers,
pouvait tenir dans une âme, c'était bien dans celle de cette esclave
faite aux concessions et aux bassesses, révoltée, mais patiente, et
maîtresse d'elle-même comme toutes celles que l'habitude d'un voile
abaissé sur les yeux a accoutumées à mentir sans danger ni scrupule.

En ce moment, personne n'aurait pu se douter de l'angoisse qui
l'agitait, à la voir agenouillée devant la princesse, vieille bonne
femme sans façon, de qui la Fuernberg disait tout le temps: «Si c'est
une princesse, ça!»

«Oh! je vous en prie, ma marraine, ne vous en allez pas encore.»

Elle l'enveloppait de toutes sortes de câlineries, de grâces, de petites
mines, sans lui avouer, bien entendu, qu'elle tenait à la garder jusqu'à
l'arrivée de Jansoulet pour la faire servir à son triomphe.

«C'est que, disait la bonne dame en montrant le majestueux Arménien,
silencieux et grave, son chapeau à glands sur les genoux, j'ai à
conduire ce pauvre monseigneur au _Grand Saint-Christophe_ pour acheter
des médailles. Il ne s'en tirerait pas sans moi.

--Si, si, je veux... Il faut... Encore quelques minutes.»

Et la baronne jetait un regard furtif vers l'antique et somptueux cartel
accroché dans un angle du salon.

Déjà cinq heures, et la grosse Afchin n'arrivait pas. Les Levantines
commençaient à rire derrière leurs éventails. Heureusement, on venait
de servir du thé, des vins d'Espagne, une foule de pâtisseries turques
délicieuses qu'on ne trouvait que là et dont les recettes rapportées
par la cadine se conservent dans les harems comme certains secrets de
confiserie raffinée dans nos couvents. Cela fit une diversion. Le gros
Hemerlingue qui, le samedi, sortait de temps en temps de son bureau pour
venir saluer ces dames, buvait un verre de madère près de la petite
table de service, en causant avec Maurice Trott, l'ancien baigneur
de Saïd-Pacha, quand sa femme s'approcha de lui, toujours douce
et paisible. Il savait quelle colère devait recouvrir ce calme
impénétrable, et lui demanda tout bas, timidement:

«Personne?

--Personne... Vous voyez à quel affront vous m'exposez.»

Elle souriait, les yeux à demi-baissés, en lui enlevant du bout de
l'ongle une miette de gâteau restée dans ses longs favoris noirs; mais
ses petites narines transparentes frémissaient avec une éloquence
terrible.

«Oh! elle viendrai... disait le banquier, la bouche pleine. Je suis sûr
qu'elle viendra...»

Un frôlement d'étoffes, de traîne déployée dans la pièce à côté, fit se
retourner vivement la baronne. A la grande joie du coin des «paquets»
qui surveillait tout, ce n'était pas celle qu'on attendait.

Elle ne ressemblait guère à mademoiselle Afchin, cette grande blonde
élégante, aux traits fatigués, à la toilette irréprochable, digne en
tout de porter un nom aussi célèbre que celui du docteur Jenkins. Depuis
deux ou trois mois, la belle madame Jenkins avait beaucoup changé,
beaucoup vieilli. Il y a comme cela dans la vie de la femme restée
longtemps jeune une période où les années, qui ont passé par-dessus
sa tête sans l'effleurer d'uns ride, s'inscrivent brutalement toutes
ensemble en marques ineffaçables. On ne dit plus en la voyant: «Qu'elle
est belle!» mais: «Elle a dû être bien belle.» Et cette cruelle façon de
parler au passé, de rejeter dans le lointain ce qui hier était un fait
visible, constitue un commencement de vieillesse et de retraite, un
déplacement de tous les triomphes en souvenirs. Était-ce la déception de
voir arriver la femme du docteur à la place de madame Jansoulet, ou le
discrédit que la mort du duc de Mora avait jeté sur le médecin à la mode
devait-il rejaillir sur celle qui portait son nom? Il y avait un peu de
ces deux causes, et peut-être d'une autre, dans le froid accueil que
la baronne fit à madame Jenkins. Un bonjour léger du bout des lèvres,
quelques paroles à la hâte, et elle retourna vers le noble bataillon qui
grignotait à belles dents. Le salon s'était animé sous l'action des
vins d'Espagne. On ne chuchotait plus, on causait. Les lampes apportées
donnaient un nouvel éclat à la réunion, mais annonçaient qu'elle était
bien près de finir, quelques personnes désintéressées du grand événement
s'étant déjà dirigées vers la porte. Et les Jansoulet n'arrivaient pas.

Tout à coup, une marche robuste, pressée. Le Nabab parut, tout seul,
sanglé dans sa redingote noire, correctement cravaté et ganté, mais
la figure bouleversée, l'oeil hagard, frémissant encore de la scène
terrible dont il sortait.

Elle n'avait pas voulu venir.

Le matin, il avait prévenu les femmes de chambre d'apprêter madame
pour trois heures, ainsi qu'il faisait chaque fois qu'il emmenait
la Levantine avec lui, qu'il trouvait nécessaire de déplacer cette
indolente personne qui, ne pouvant même accepter une responsabilité
quelconque, laissait les autres penser, décider, agir pour elle; du
reste allant volontiers où l'on voulait, une fois partie. Et c'est sur
cette facilité qu'il comptait pour l'entraîner chez Hemerlingue. Mais
lorsqu'après le déjeuner, Jansoulet habillé, superbe, suant pour entrer
dans ses gants, fit demander si madame serait bientôt prête, on lui
répondit que madame ne sortait pas. Le cas était grave, si grave que,
laissant là tous les intermédiaires de valets et de servantes, qu'ils se
dépêchaient dans leurs entretiens conjugaux, il monta l'escalier quatre
à quatre et entra comme un coup de mistral dans les appartements
capitonnés de la Levantine.

Elle était encore au lit, revêtue de cette grande tunique ouverte en
soie de deux couleurs que les Mauresques appellent une djebba, et de
leur petit bonnet brodé d'or d'où s'échappait sa belle crinière noire et
lourde, tout emmêlée autour de sa face lunaire enflammée par le repas
qu'elle venait de finir. Les manches de la djebba relevées laissaient
voir deux bras énormes, déformés, chargés de bracelets, de longues
chaînettes errant sur un fouillis de petits miroirs, de chapelets
rouges, de boîtes de senteurs, de pipes microscopiques, d'étuis à
cigarettes, l'étalage puéril et bimbelotier d'une couchette de Mauresque
à son lever.

La chambre, où flottait la fumée opiacée et capiteuse du tabac turc,
présentait le même désordre. Des négresses allaient, venaient,
desservant lentement le café de leur maîtresse, la gazelle favorite
lappait le fond d'une tasse que son museau fin renversait sur le tapis,
tandis qu'assis au pied du lit avec une familiarité touchante, le sombre
Cabassu lisait à haute voix à madame un drame en vers qu'on allait jouer
prochainement chez Cardailhac. La Levantine était stupéfiée par cette
lecture, absolument ahurie:

«Mon cher, dit-elle à Jansoulet dans son épais accent de Flamande, je ne
sais pas à quoi songe notre directeur... Je suis en train de lire cette
pièce de _Révolte_ dont il s'est toqué... Mais c'est crevant. Ça n'a
jamais été du théâtre.

--Je me moque bien du théâtre, fit Jansoulet furieux malgré tout son
respect pour la fille des Afchin. Comment! vous n'êtes pas encore
habillée?... On ne vous a donc pas dit que nous sortions?»

On le lui avait dit, mais elle s'était mise à lire cette bête de pièce.
Et de son air endormi:

«Nous sortirons demain.

--Demain! C'est impossible... On nous attend aujourd'hui même... Une
visite très importante.

--Où donc cela?»

Il hésita une seconde, puis:

«Chez Hemerlingue.»

Elle leva sur lui ses gros yeux, persuadée qu'il voulait rire. Alors il
lui raconta sa rencontre avec le baron aux funérailles de Mora et la
convention qu'ils avaient faite ensemble.

«Allez-y si vous voulez, dit-elle froidement; mais vous me connaissez
bien peu si vous croyez que moi, une demoiselle Afchin, je mettrai
jamais les pieds chez cette esclave.»

Prudemment, Cabassu, voyant la tournure du débat, avait disparu dans une
pièce voisine, les cinq cahiers de _Révolte_ empilés sous son bras.

«Allons, dit le Nabab à sa femme, je vois bien que vous ne connaissez
pas la terrible position où je me trouve... Écoutez alors...»

Sans se soucier des filles de chambre ni des négresses, avec cette
souveraine indifférence de l'Oriental pour la domesticité, il se mit à
faire le tableau de sa grande détresse, la fortune saisie là-bas; ici,
le crédit perdu, toute sa vie en suspens devant l'arrêt de la Chambre,
l'influence des Hemerlingue sur l'avocat rapporteur, et le sacrifice
obligatoire en ce moment de tout amour-propre à des intérêts si
puissants. Il parlait avec chaleur, pressé de la convaincre, de
l'entraîner. Mais elle lui répondit simplement: «Je n'irai pas», comme
s'il se fût agi d'une course sans importance, un peu trop longue pour sa
fatigue.

Lui, tout frémissant:

«Voyons, ce n'est pas possible que vous disiez une chose pareille.
Songez qu'il y va de ma fortune, de l'avenir de nos enfants, du nom que
vous portez... Tout est en jeu pour cette démarche que vous ne pouvez
refuser de faire.»

Il aurait pu parler ainsi pendant des heures, il se serait toujours buté
à la même obstination fermée, inébranlable. Une demoiselle Afchin ne
devait pas visiter une esclave.

«Eh! madame, dit-il violemment, cette esclave vaut mieux que vous. Par
son intelligence, elle a décuplé la fortune de son mari, tandis que
vous, au contraire...»

Depuis douze ans qu'ils étaient mariés, Jansoulet osait pour la première
fois lever la tête en face de sa femme. Eut-il honte de ce crime de
lèse-majesté, ou comprit-il qu'une phrase pareille allait creuser un
abîme infranchissable? Mais il changea de ton aussitôt, s'agenouilla
devant le lit très bas, avec cette tendresse rieuse que l'on emploie
pour faire entendre raison aux enfants:

«Ma petite Martha, je t'en prie... lève-toi, habille-toi... C'est pour
toi-même que je te le demande, pour ton luxe, pour ton bien-être... Que
deviendrais-tu si, par un caprice, un méchant coup de tête, nous allions
nous trouver réduits à la misère?»

Ce mot de misère ne représentait absolument rien à la Levantine. On
pouvait en parler devant elle comme de la mort devant les tout petits.
Elle ne s'en émouvait pas, ne sachant pas ce que c'était. Parfaitement
entêtée d'ailleurs à rester au lit dans sa djebba; car, pour bien
affirmer sa décision, elle alluma une nouvelle cigarette à celle qui
venait de finir, et pendant que le pauvre Nabab entourait sa «petite
femme chérie» d'excuses, de prières, de supplications, lui promettant un
diadème de perles cent fois plus beau que le sien si elle voulait venir,
elle regardait monter au plafond peint la fumée assoupissante, s'en
enveloppait comme d'un imperturbable calme. A la fin, devant ce refus,
ce mutisme, ce front où il sentait la barre d'un entêtement obstiné,
Jansoulet débrida sa colère, se redressa de toute sa hauteur:

«Allons, dit-il, je le veux...»

Il se tourna vers les négresses:

«Habillez votre maîtresse, tout de suite...»

Et le rustre qu'il était au fond, le fils du cloutier méridional se
retrouvant dans cette crise qui le remuait tout entier, il rejeta
les courtines d'un geste brutal et méprisant, envoyant à terre les
innombrables fanfreluches qu'elles portaient, et forçant la Levantine
demi-nue à bondir sur ses pieds avec une promptitude étonnante chez
cette massive personne. Elle rugit sous l'outrage, serra les plis de
sa dalmatique contre son buste de nabote, envoya son petit bonnet de
travers dans ses cheveux écroulés, et se mit à invectiver son mari.

«Jamais, tu m'entends bien, jamais... tu m'y traînerais plutôt chez
cette...»

L'ordure sortait à flot de ses lèvres lourdes, comme d'une bouche
d'égout. Jansoulet pouvait se croire dans un des affreux bouges du port
de Marseille, assistant à une querelle de fille et de _nervi_, ou encore
à quelque dispute en plein air entre Génoises, Maltaises et Provençales
glanant sur le quai autour des sacs de blé qu'on décharge et s'injuriant
à quatre pattes dans des tourbillons de poussière d'or. C'était bien la
Levantine de port de mer, l'enfant gâtée, abandonnée, qui le soir, de sa
terrasse, ou du fond de sa gondole, a entendu les matelots s'injurier
dans toutes les langues des mers latines et qui a tout retenu. Le
malheureux la regardait, effaré, atterré de ce qu'elle le forçait
d'entendre, de sa grotesque personne écumant et râlant:

«Non, je n'irai pas... non, je n'irai pas.»

Et c'était la mère de ses enfants, une demoiselle Afchin!

Soudain, à la pensée que son sort était entre les mains de cette femme,
qu'il ne lui en coûterait qu'une robe à mettre pour le sauver, et que
l'heure fuyait, que bientôt il ne serait plus temps, une bouffée de
crime lui monta au cerveau, décomposa tous ses traits. Il marcha droit
sur elle, les mains ouvertes et crispées d'un air si terrible que la
fille Afchin, épouvantée, se précipita en appelant vers la porte par où
le masseur venait de sortir:

«Aristide!...»

Ce cri, cette voix, cette intimité de sa femme avec le subalterne...
Jansoulet s'arrêta, dégrisé de sa colère, puis avec un geste de dégoût
s'élança dehors, en jetant les portes, plus pressé encore de fuir le
malheur et l'horreur qu'il devinait dans sa maison que d'aller chercher
là-bas le secours qu'on lui avait promis.

Un quart d'heure après, il faisait son entrée chez Hemerlingue, envoyait
en entrant un geste désolé au banquier, et s'approchait de la baronne en
balbutiant la phrase toute faite qu'il avait entendu répéter si souvent,
le soir de son bal... «Sa femme très souffrante... désespérée de n'avoir
pu...» Elle ne lui laissa pas le temps d'achever, se leva lentement, se
déroula fine et longue couleuvre dans les draperies biaisées de sa robe
étroite, dit sans le regarder avec son accent corrigé: «Oh! je savais...
je savais...» puis changea de place et ne s'occupa plus de lui. Il
essaya de s'approcher d'Hemerlingue, mais celui-ci semblait très absorbé
dans sa causerie avec Maurice Trott. Alors il vint s'asseoir près de
madame Jenkins dont l'isolement tint compagnie au sien. Mais, tout en
causant avec la pauvre femme, aussi languissante qu'il était lui-même
préoccupé, il regardait la baronne faire les honneurs de ce salon, si
confortable auprès de ses grandes halles dorées.

On partait. Madame Hemerlingue reconduisait quelques-unes de ces
dames, tendait son front à la vieille princesse, s'inclinait sous la
bénédiction de l'évêque Arménien, saluait d'un sourire les jeunes
gandins à cannes, trouvait pour chacun l'adieu qu'il fallait avec une
aisance parfaite; et le malheureux ne pouvait s'empêcher de comparer
cette esclave orientale si Parisienne, si distinguée au milieu de la
société la plus exquise du monde, avec l'autre là-bas, l'Européenne
avachie par l'Orient, abrutie de tabac turc et bouffie d'oisiveté. Ses
ambitions, son orgueil de mari étaient déçus, humiliés dans cette union
dont il voyait maintenant le danger et le vide, dernière cruauté du
destin qui lui enlevait même le refuge du bonheur intime contre toutes
ses déconvenues publiques.

Peu à peu le salon se dégarnissait. Les Levantines disparaissaient l'une
après l'autre, laissant chaque fois un vide immense à leur place.
Madame Jenkins était partie, il ne restait plus que deux ou trois dames
inconnues de Jansoulet, entre lesquelles la maîtresse de la maison
semblait s'abriter de lui. Mais Hemerlingue était libre, et le Nabab le
rejoignit au moment où il s'esquivait furtivement du côté de ses bureaux
situés au même étage, en face les appartements. Jansoulet sortit avec
lui, oubliant dans son trouble de saluer la baronne; et une fois sur
le palier décoré en antichambre, le gros Hemerlingue, très froid, très
réservé tant qu'il s'était senti sous l'oeil de sa femme, reprit une
figure un peu plus ouverte.

«C'est très fâcheux, dit-il à voix basse comme s'il craignait d'être
entendu, que madame Jansoulet n'ait pas voulu venir.»

Jansoulet lui répondit par un mouvement de désespoir et de farouche
impuissance.

«Fâcheux... fâcheux... répétait l'autre en soufflant et cherchant sa
clef dans sa poche.

--Voyons, vieux, dit le Nabab en lui prenant la main, ce n'est pas une
raison parce que nos femmes ne s'entendent pas... Ça n'empêche pas de
rester camarades... Quelle bonne causette, hein? l'autre jour...

--Sans doute... disait le baron, se dégageant pour ouvrir la porte qui
glissa sans bruit, montrant le haut cabinet de travail dont la lampe
brûlait solitaire devant l'énorme fauteuil vide... Allons, adieu, je te
quitte... J'ai mon courrier à fermer.

--_Ya didou, Mouci_...[1] fit le pauvre Nabab essayant de plaisanter, et
se servant du patois _sabir_ pour rappeler au vieux copain tous les bons
souvenirs remués l'avant-veille... Ça tient toujours notre visite à Le
Merquier... Le tableau que nous devons lui offrir, tu sais bien... Quel
jour veux-tu?

[Note 1: Hé, dis donc, monsieur... ]

--Ah! oui, Le Merquier... C'est vrai... Eh bien! mais prochainement...
Je t'écrirai...

--Bien sûr?... Tu sais que c'est pressé...

--Oui, oui, je t'écrirai... Adieu.»

Et le gros homme referma sa porte vivement comme s'il avait peur que sa
femme arrivât.

Deux jours après, le Nabab recevait un mot d'Hemerlingue, presque
indéchiffrable sous ses petites pattes de mouches compliquées
d'abréviations plus ou moins commerciales derrière lesquelles
l'ex-cantinier dissimulait son manque absolu d'orthographe:

    _Mon ch/ anc/ cam/

    Je ne puis décid/ t'accom/ chez Le Merq/. Trop d'aff/ en ce mom/.
    D'aill/ v/ ser/ mieux seuls pour caus/. Vas-y carrem/. On t'att/. R/
    Cassette, tous les mat/ de 8 à 10.

    A toi cor/_

    HEM/.

Au dessous, en post-scriptum, une écriture très fine aussi, mais plus
nette, avait écrit très lisiblement:

«_Un tableau religieux, autant que possible!..._»

Que penser de cette lettre? Y avait-il bonne volonté réelle ou défaite
polie? En tout cas l'hésitation n'était plus permise. Le temps brûlait.
Jansoulet fit donc un effort courageux, car Le Merquier l'intimidait
beaucoup, et se rendit chez lui un matin.

Notre étrange Paris, dans sa population et ses aspects, semble une
carte d'échantillon du monde entier. On trouve dans le Marais des rues
étroites à vieilles portes brodées, vermiculées, à pignons avançants, à
balcons en moucharabies qui vous font penser à l'antique Heidelberg. Le
faubourg Saint-Honoré dans sa partie large autour de l'église russe aux
minarets blancs, aux boules d'or, évoque un quartier de Moscou. Sur
Montmartre je sais un coin pittoresque et encombré qui est de l'Alger
pur. Des petits hôtels bas et nets, derrière leur entrée à plaque de
cuivre et leur jardin particulier, s'alignent en rues anglaises
entre Neuilly et les Champs-Élysées; tandis que tout le chevet de
Saint-Sulpice, la rue Férou, la rue Cassette, paisibles dans l'ombre
des grosses tours, inégalement pavées, aux portes à marteau, semblent
détachées d'une ville provinciale et religieuse: Tours ou Orléans par
exemple, dans le quartier de la cathédrale et de l'évêché, où de grands
arbres dépassant les murs se bercent au bruit des cloches et des répons.

C'est là, dans le voisinage du cercle catholique dont il venait d'être
nommé président honoraire, qu'habitait Me Le Merquier, avocat, député de
Lyon, homme d'affaires de toutes les grandes communautés de France, et
que Hemerlingue, par une pensée bien profonde chez ce gros homme, avait
chargé des intérêts de sa maison.

En arrivant vers neuf heures devant un ancien hôtel dont le
rez-de-chaussée se trouvait occupé par une librairie religieuse endormie
dans son odeur de sacristie et de papier grossier à imprimer des
miracles, en montant ce large escalier blanchi à la chaux comme
celui d'un couvent, Jansoulet se sentit pénétré par cette atmosphère
provinciale et catholique où revivaient pour lui les souvenirs d'un
passé méridional, des impressions d'enfance encore intactes et fraîches
grâce à son long dépaysement, et que le fils de Françoise n'avait
eu, depuis son arrivée à Paris, ni le temps ni l'occasion de renier.
L'hypocrisie mondaine devant lui avait revêtu toutes ses formes, essayé
tous ses masques, excepté celui de l'intégrité religieuse. Aussi se
refusait-il à croire à la vénalité d'un homme vivant en un pareil
milieu. Introduit dans l'antichambre de l'avocat, vaste parloir aux
rideaux de mousseline empesés fin comme des surplis, ayant pour seul
ornement, au-dessus de la porte, une grande et belle copie du _Christ
mort_, du Tintoret, son incertitude et son trouble se changèrent en
conviction indignée. Ce n'était pas possible. On l'avait trompé sur Le
Merquier. Il y avait là sûrement une médisance audacieuse, comme Paris
est si léger à en répandre; ou peut-être lui tendait-on un de ces pièges
féroces contre lesquels il ne faisait que trébucher depuis six mois.
Non, cette conscience farouche renommée au Palais et à la Chambre, ce
personnage austère et froid ne pouvait être traité comme ces gros pachas
ventrus, à la ceinture lâche, aux manches flottantes si commodes
pour recevoir les bourses de sequins. Ce serait s'exposer à un refus
scandaleux, à la révolte légitime de l'honneur méconnu, que d'essayer de
tels moyens de corruption.

Le Nabab se disait cela, assis sur le banc de chêne qui courait autour
de la salle, lustré par les robes de serge et le drap rugueux des
soutanes. Malgré l'heure matinale, plusieurs personnes attendaient ainsi
que lui. Un dominicain se promenant à grands pas, figure ascétique et
sereine, deux bonnes soeurs enfoncées sous la cornette égrenant de longs
chapelets qui leur mesuraient l'attente, des prêtres du diocèse lyonnais
reconnaissables à la forme de leurs chapeaux, puis d'autres gens de mine
recueillie et sévère installés devant la grande table en bois noir qui
tenait le milieu de la pièce et feuilletant quelques-uns de ces journaux
édifiants qui s'impriment sur la colline de Fourvières, l'_Écho du
Purgatoire_, le _Rosier de Marie_, et donnent en prime aux abonnés d'un
an des indulgences pontificales, des rémissions de peines futures.
Quelques mots à voix basse, une toux étouffée, le léger susurrement de
la prière des bonnes soeurs rappelaient à Jansoulet la sensation confuse
et lointaine d'heures d'attente dans un coin de l'église de son village,
autour du confessionnal, aux approches des grandes fêtes.

Enfin, son tour vint de passer, et s'il avait pu lui rester encore un
doute sur Me Le Merquier, il ne douta plus en voyant ce grand cabinet
simple et sévère,--un peu plus orné cependant que l'antichambre,--dans
lequel l'avocat encadrait l'austérité de ses principes et de sa maigre
personne, longue, voûtée, étroite aux épaules, serrée par un éternel
habit noir trop court de manches et d'où sortaient deux poignets noirs,
carrés et plats, deux bâtons d'encre de Chine hiéroglyphes de grosses
veines. Le député clérical avait, dans le teint blafard du Lyonnais
moisi entre ses deux rivières, une certaine vie d'expression qu'il
devait à son regard double, tantôt étincelant mais impénétrable derrière
le verre de ses lunettes, le plus souvent vif, méfiant et noir pardessus
ces mêmes lunettes, et cerné de l'ombre rentrante que donne à l'arcade
sourcilière l'oeil levé, la tête basse.

Après un accueil presque cordial en comparaison du froid salut que les
deux collègues échangeaient à la Chambre, un «je vous attendais,» où se
glissait peut-être une intention, l'avocat montra au Nabab le fauteuil
près de son bureau, signifia au domestique béat et tout de noir vêtu,
non point «de serrer la haire avec la discipline,» mais de ne plus venir
que quand on le sonnerait, rangea quelques papiers épars, après quoi,
ses jambes croisées l'une sur l'autre, s'enfonçant dans son fauteuil
avec le ramassement de l'homme qui se dispose à écouter, qui devient
tout oreilles, il mit son menton dans sa main et resta là, les yeux
fixés sur un grand rideau de reps vert tombant jusqu'à terre en face de
lui.

L'instant était décisif, la situation embarrassante. Mais Jansoulet
n'hésita pas. C'était une de ses prétentions, à ce pauvre Nabab, que de
se connaître en hommes aussi bien que Mora. Et ce flair, qui, disait-il,
ne l'avait jamais trompé, l'avertissait qu'il se trouvait en ce moment
devant une honnêteté rigide et inébranlable, une conscience en pierre
dure à l'épreuve du pic et de la poudre. «Ma conscience!» Il changea
donc subitement son programme, jeta les ruses, les sous-entendus où
s'empêtrait sa franche et vaillante nature, et la tête haute, le coeur
découvert, tint à cet honnête homme un langage qu'il était fait pour
comprendre.

«Ne vous étonnez pas, mon cher collègue,--sa voix tremblait, mais elle
s'assura bientôt dans la conviction de sa défense,--ne vous étonnez pas
si je suis venu vous trouver ici au lieu de demander simplement à être
entendu par le troisième bureau. Les explications que j'ai à vous
fournir sont d'une nature tellement délicate et confidentielle qu'il
m'eût été impossible de les donner dans un lieu public, devant mes
collègues assemblés.»

Me Le Merquier, par-dessus ses lunettes, regarda le rideau d'un air
effaré. Évidemment la conversation prenait un tour imprévu.

«Le fond de la question je ne l'aborde pas, reprit le Nabab... Votre
rapport, j'en suis sûr, est impartial et loyal, tel que votre conscience
a dû vous le dicter. Seulement il a couru sur mon compte d'écoeurantes
calomnies auxquelles je n'ai pas répondu et qui ont peut-être influencé
l'opinion du bureau. C'est à ce sujet que je veux vous parler. Je sais
la confiance dont vos collègues vous honorent, M. Le Merquier, et que,
lorsque je vous aurai convaincu, votre parole suffira sans que
j'aie besoin d'étaler ma tristesse devant tous... Vous connaissez
l'accusation. Je parle de la plus terrible, de la plus ignoble. Il y en
a tant qu'on pourrait s'y tromper... Mes ennemis ont donné des noms,
des dates, des adresses... Eh bien! je vous apporte les preuves de mon
innocence. Je les découvre devant vous, devant vous seul; car j'ai de
graves raisons pour tenir toute cette affaire secrète.»

Il montra alors à l'avocat une attestation du consulat de Tunis, que
pendant vingt ans il n'avait quitté la principauté que deux fois, la
première pour aller retrouver son père mourant au Bourg-Saint-Andéol, la
seconde pour faire avec le bey une visite de trois jours à son château
de Saint-Romans.

«Comment se fait-il qu'avec un document aussi positif entre les mains je
n'aie pas cité mes insulteurs devant les tribunaux pour les démentir
et les confondre?... Hélas! Monsieur, il y a dans les familles des
solidarités cruelles... J'ai eu un frère, un pauvre être, faible et
gâté, qui a roulé longtemps dans la boue de Paris, y a laissé son
intelligence et son honneur... Est-il descendu à ce degré d'abjection où
l'on m'a mis en son nom?... Je n'ai pas osé m'en convaincre... Ce que
j'affirme, c'est que mon pauvre père, qui en savait plus que personne à
la maison là-dessus, m'a dit tout bas en mourant: «Bernard, c'est l'aîné
qui me tue... Je meurs de honte, mon enfant.»

Il fit une pause nécessaire à son émotion suffoquée, puis:

«Mon père est mort, Me Le Merquier, mais ma mère vit toujours, et c'est
pour elle, pour son repos, que j'ai reculé, que je recule encore devant
le retentissement de ma justification. En somme, jusqu'à présent, les
souillures qui m'ont atteint n'ont pu rejaillir jusqu'à elle. Cela ne
sort pas d'un certain monde, d'une presse spéciale, dont la bonne femme
est à mille lieues... Mais les tribunaux, un procès, c'est notre malheur
promené d'un bout de la France à l'autre, les articles du _Messager_
reproduits par tous les journaux, même ceux du petit pays qu'habite ma
mère. La calomnie, ma défense, ses deux enfants couverts de honte du
même coup, le nom--seule fierté de la vieille paysanne--à tout jamais
sali... Ce serait trop pour elle. Il y aurait de quoi la tuer. Et vrai,
je trouve que c'est assez d'un... Voilà pourquoi j'ai eu le courage de
me taire, de lasser, si je le pouvais, mes ennemis par le silence. Mais
j'ai besoin d'un répondant vis-à-vis de la Chambre. Je veux lui ôter le
droit de me repousser pour des motifs déshonorants, et puisqu'elle
vous a choisi pour rapporteur, je suis venu tout vous dire comme à un
confesseur, à un prêtre, en vous priant de ne rien divulguer de cette
conversation, même dans l'intérêt de ma cause... Je ne vous demande que
cela, mon cher collègue, une discrétion absolue; pour le reste, je m'en
rapporte à votre justice et à votre loyauté.»

Il se levait, allait partir, et Le Merquier ne bougeait pas,
interrogeant toujours la tenture verte devant lui, comme s'il y
cherchait l'inspiration de sa réponse... Enfin:

«Il sera fait comme vous le désirez, mon cher collègue. Cette confidence
restera entre nous... Vous ne m'avez rien dit, je n'ai rien entendu.»

Le Nabab encore tout enflammé de son élan qui appelait--semblait-il--une
réponse cordiale, une poignée de main frémissante, se sentit saisi d'un
étrange malaise. Cette froideur, ce regard absent le gênaient tellement
qu'il gagnait déjà la porte avec le gauche salut des importuns. Mais
l'autre le retint:

«Attendez donc, mon cher collègue... Comme vous êtes pressé de me
quitter... Encore quelques instants, je vous en prie... Je suis trop
heureux de m'entretenir avec un homme tel que vous... D'autant que nous
avons plus d'un lien commun... Notre ami Hemerlingue m'a dit que vous
vous occupiez beaucoup de tableaux, vous aussi.»

Jansoulet tressaillit. Ces deux mots: «Hemerlingue... tableaux.» se
rencontrant dans la même phrase et si inopinément, lui rendaient tous
ses doutes, toutes ses perplexités. Il ne se livra pas encore cependant
et laissa Le Merquier poser les mots l'un devant l'autre en tâtant le
terrain pour ses avances trébuchantes... On lui avait beaucoup parlé
de la galerie de son honorable collègue... «Serait-ce indiscret de
solliciter la faveur d'être admis à...?

--Comment donc! mais je serais trop honoré,» dit le Nabab chatouillé
dans le point le plus sensible--parce qu'il avait été le plus
coûteux--de sa vanité; et, regardant autour de lui les murs du cabinet,
il ajouta d'un ton connaisseur: «Vous aussi, vous possédez quelques
beaux morceaux...

--Oh! fit l'autre modestement, à peine quelques toiles... C'est si cher
aujourd'hui, la peinture... c'est un goût si onéreux à satisfaire, une
vraie passion de luxe... Une passion de nabab, dit-il en souriant, avec
un coup d'oeil furtif par-dessus ses lunettes.»

C'étaient deux joueurs prudents face à face; Jansoulet seulement un peu
dérouté dans cette situation nouvelle, où il lui fallait se garer, lui
qui ne savait que les coups d'audace.

«Quand je pense, murmura l'avocat, que j'ai mis dix ans à meubler ces
murs, et qu'il me reste encore tout ce panneau à remplir...»

En effet, à l'endroit le plus apparent de la haute cloison s'étalait
une place vide, évacuée plutôt, car un gros clou doré près du plafond
montrait la trace visible, presque grossière, du piège tendu au pauvre
naïf, qui s'y laissa prendre sottement.

«Mon cher monsieur le Merquier, dit-il d'une voix engageante et bon
enfant, j'ai justement une vierge du Tintoret à la mesure de votre
panneau...»

Impossible de rien lire dans les yeux de l'avocat réfugiés cette fois
sous leur abri miroitant.

«Permettez-moi de l'accrocher là, en face de votre table... Cela vous
donnera l'occasion de penser quelquefois à moi...

--Et d'atténuer les sévérités de mon rapport, n'est-ce pas, Monsieur?
s'écria Le Merquier, formidable et debout, la main sur la sonnette...
J'ai vu bien des impudeurs dans ma vie, jamais rien de pareil à
celle-là... Des offres semblables à moi, chez moi!...

--Mais, mon cher collègue, je vous jure...

--Reconduisez...» dit l'avocat au domestique patibulaire qui venait
d'entrer; et du milieu de son cabinet dont la porte restait ouverte,
devant tout le parloir où les patenôtres se taisaient, il poursuivit
Jansoulet--qui tendait le dos et se hâtait en balbutiant vers la
sortie--de ces paroles foudroyantes:

«C'est l'honneur de toute la Chambre que vous venez d'outrager dans ma
personne, Monsieur... Nos collègues en seront informés aujourd'hui même;
et, ce grief de plus se joignant à d'autres, vous apprendrez à vos
dépens que Paris n'est pas l'Orient et qu'on n'y pratique pas, comme
là-bas, le marchandage et le trafic honteux de la conscience humaine.»

Puis, après avoir chassé le vendeur du temple, l'homme juste referma
sa porte, et s'approchant du mystérieux rideau vert, dit d'un ton qui
sortait doucereux de sa feinte colère:

«Est-ce bien cela, baronne Marie?»




XXI

LA SÉANCE


Ce matin-là, par exception, il n'y avait pas eu de grand déjeuner au n°
32 de la place Vendôme. Aussi vous auriez vu vers une heure la panse
majestueuse de M. Barreau s'épanouir en blancheur à l'entrée du porche
parmi quatre ou cinq marmitons coiffés de leurs barrettes, tout autant
de palefreniers en béret écossais, groupe imposant qui donnait à la
maison somptueuse l'aspect d'un hôtel de voyageurs, dont le personnel
aurait pris le frais entre deux arrivages. Ce qui complétait la
ressemblance, c'était le fiacre arrêté devant la porte et le cocher en
train de descendre une malle en cuir de forme antique, pendant qu'une
grande vieille, embéguinée de jaune, la taille droite dans un petit
châle vert, sautait légèrement sur le trottoir, un panier au bras,
regardait le numéro avec beaucoup d'attention, puis s'approchait de la
valetaille pour demander si c'était bien là que demeurait M. Bernard
Jansoulet.

«C'est ici, lui répondit-on... Mais il n'y est pas.

--Ça ne fait rien, dit la vieille très naturellement.»

Elle revint vers le cocher, fit poser sa malle sous le porche, et paya,
non sans renfoncer ensuite son porte-monnaie dans sa poche, d'un geste
qui en disait long sur les méfiances de la province.

Depuis que Jansoulet était député de la Corse, on avait tant vu
débarquer chez lui de ces types exotiques et étranges, que les
domestiques ne s'étonnèrent pas trop devant cette femme au teint brûlé,
aux yeux charbonnés et ardents, ressemblant bien sous sa coiffe sévère
à une vraie Corse, à quelque vieille vocératrice arrivée tout droit du
maquis, mais se distinguant des insulaires fraîchement débarqués par
l'aisance et la tranquillité de ses manières.

«Comme çà, le maître n'est pas là?... dit-elle avec une intonation qui
s'adressait bien plus aux gens d'une ferme, d'un _mas_ de son pays, qu'à
la valetaille insolente d'une grande maison parisienne.

--Non... le maître n'est pas là.

--Et les enfants?

--Ils prennent leur leçon... Vous ne pouvez pas les voir.

--Et madame?

--Elle dort... On n'entre pas dans sa chambre avant trois heures.»

Cela parut l'étonner un peu, la brave femme, qu'on pût rester au lit si
tard; mais le sûr instinct, qui à défaut d'éducation guide les natures
distinguées, l'empêcha de rien dire devant les domestiques, et, tout de
suite, elle demanda à parler à Paul de Géry.

«Il est en voyage...

--Bompain Jean-Baptiste, alors?

--A la séance, avec monsieur...»

Son gros sourcil gris se fronça:

«C'est égal... montez ma malle tout de même.»

Et, avec un petit frisement d'oeil malicieux, une fierté, une revanche
des regards insolents posés sur elle, elle ajouta:

«Je suis la maman.»

Marmitons et palefreniers s'écartèrent respectueusement. M. Barreau
souleva son bonnet:

«Je me disais bien que j'avais vu madame quelque part.

--C'est ce que je me disais aussi, mon garçon, répondit la mère
Jansoulet à qui le souvenir des tristes fêtes du bey venait de donner un
frisson au coeur.»

Mon garçon!... à M. Barreau, à un homme de cette importance... Voilà qui
la mettait tout de suite très haut dans l'estime de tout ce monde-là.

Ah! les grandeurs et les splendeurs ne l'éblouissaient guère, la
courageuse vieille. Ce n'était pas une mère Boby d'opéra-comique
s'extasiant sur les dorures et les beaux affiquets; et, dans le grand
escalier qu'elle montait derrière sa malle, les corbeilles de fleurs à
tous les étages, les lampadaires soutenus par des statues de bronze ne
l'empêchèrent pas de remarquer qu'il y avait un doigt de poussière sur
la rampe et des déchirures au tapis. On la conduisit aux appartements du
second, réservés à la Levantine et aux enfants, et là, dans une salle
servant de lingerie, qui devait être voisine du cabinet d'études, car on
entendait un murmure de voix enfantines, elle attendit toute seule, son
panier sur les genoux, le retour de son Bernard, peut-être le réveil de
sa bru, ou la grande joie d'embrasser ses petits-fils. Rien mieux que ce
qu'elle voyait autour d'elle ne pouvait lui donner une idée du désordre
d'un intérieur livré aux domestiques, où manquent la surveillance de
la femme et son activité prévoyante. Dans de vastes armoires, toutes
ouvertes, le linge s'amoncelait pêle-mêle en piles éventrées,
irrégulières, dégringolantes, les draps de batiste, les services de Saxe
tamponnés, chiffonnés, et les serrures empêchées de fonctionner par
quelque broderie en déroute, que personne ne se donnait la peine de
relever. Pourtant il passait bien des servantes dans cette lingerie, des
négresses en madras jaune qui tiraient de là en hâte une serviette,
un tablier, marchaient à même ces richesses domestiques répandues,
traînaient jusqu'au bout de la pièce sur leurs pieds plats des ruches de
dentelles décousues d'un grand jupon qu'une fille de chambre avait
jeté, le dé d'un côté, les ciseaux de l'autre, comme un ouvrage prêt à
reprendre.

L'artisane demi-rustique qu'était restée la mère du millionnaire
Jansoulet se trouvait choquée ici dans le respect, la tendresse, les
douces manies qu'inspire à la provinciale l'armoire au linge remplie
pièce à pièce jusqu'au faîte, pleine des reliques du passé pauvre, et
dont le contenu s'augmente et s'affine peu à peu, premier effort de
l'aisance, de la richesse apparente d'un logis. Encore celle-là tenait
la quenouille du matin au soir, et si la ménagère s'indignait, la
fileuse aurait pleuré comme devant une profanation. A la fin, n'y tenant
plus, elle se leva, quitta sa pose observatrice et patiente; et courbée,
active, son petit châle vert déplacé à chaque mouvement, se mit à
ramasser, détirer, plier soigneusement ce linge magnifique, comme elle
faisait sur les pelouses de Saint-Romans, lorsqu'elle se donnait la fête
d'une grande lessive, occupant vingt journalières, les mannes débordant
de blancheurs flottantes et les draps claquant au vent du matin sur les
longues cordes à sécher. Elle était au plus fort de cette occupation qui
lui aurait fait oublier le voyage, Paris, jusqu'à l'endroit ou elle
se trouvait, quand un homme replet, trapu, barbu, en bottes vernies,
jaquette de velours dessinant une encolure de taureau, fit son entrée
dans la lingerie.

«Té!... Cabassu...

--Vous ici, madame Françoise... En voilà une surprise, dit le masseur,
écarquillant ses gros yeux de giaour de pendule.

--Mais oui, mon brave Cabassu, c'est moi... Je viens d'arriver... Et,
comme tu vois, je suis déjà à l'ouvrage. Ça me saignait l'âme de voir
tout ce gâchis.

--Vous êtes donc venue pour la séance?

--Quelle séance?

--Mais la grande séance du Corps législatif... C'est aujourd'hui...

--Ma foi, non. Qu'est-ce que tu veux que cela puisse me faire?... Je
n'y comprendrais rien à cette chose-là... Non, je suis venue parce
que j'avais envie de connaître mes petits Jansoulet, et puis que je
commençais à être inquiète. Voilà plusieurs fois que j'écrivais sans
recevoir de réponse. J'ai eu peur qu'il y eût un enfant malade, que
Bernard fût mal dans ses affaires, toutes sortes de mauvaises idées. Il
m'a pris un gros chagrin noir, et je suis partie... Ils vont tous bien
ici, à ce qu'on m'a dit?...

--Mais oui, madame Françoise... Grâce à Dieu, tout le monde se porte à
merveille.

--Et Bernard?... Son commerce... Ça marche comme il veut?...

--Oh! vous savez, on a toujours ses petits tracas dans la vie de ce
monde...; finalement, je crois qu'il n'a pas à se plaindre... Mais j'y
songe, vous devez avoir faim... Je vas vous faire servir quelque chose.»

Il allait sonner, à l'aise et chez lui bien plus que la vieille mère.
Elle le retint:

«Non, non, je n'ai besoin de rien. Il me reste encore des provisions du
voyage.»

Sur le bord de la table elle posait deux figues, une croûte de pain,
tirées de son panier, puis, tout en mangeant:

«Et toi, petit, tes affaires?... Tu m'as l'air joliment requinqué depuis
la dernière fois que tu es venu au Bourg... Quel linge, quels effets!...
Dans quelle partie es-tu donc?

--Professeur de massage... répondit Aristide gravement.

--Professeur, toi?... dit-elle avec un étonnement respectueux; mais elle
n'osa lui demander ce qu'il enseignait, et Cabassu, que ces questions
embarrassaient un peu, se hâta de passer à un autre sujet:

--Si j'allais chercher les enfants... On ne leur a donc pas dit que leur
grand'mère était là?...

--C'est moi qui n'ai pas voulu les déranger de leur travail... Mais je
crois que la classe est finie maintenant. Écoute...»

On entendait derrière la porte cette impatience piétinante des écoliers
qui vont sortir, avides d'espace et d'air; et la vieille savourait ce
joli train qui doublait son désir maternel, mais l'empêchait de rien
faire pour en hâter le contentement... Enfin, la porte s'ouvrit... Le
précepteur parut d'abord, un abbé au nez pointu, aux fortes pommettes,
que nous avons vu figurer aux déjeuners d'apparat d'autrefois. Brouillé
avec son évêque, l'ambitieux desservant avait quitté le diocèse où il
exerçait, et, dans sa position précaire d'irrégulier du clergé,--car
le clergé a sa bohème, lui aussi--se trouvait heureux d'instruire les
petits Jansoulet, récemment expulsés de Bourdaloue. De cet air solennel,
arrogant, accablé de responsabilités, que devaient avoir les grands
prélats chargés de l'éducation des Dauphins de France, il précédait
trois petits bonshommes frisés, gantés, à chapeaux oblongs, en vestons
courts, avec des sacs de cuir en sautoir et de grands bas rouges
montant jusqu'au milieu de leurs petites jambes maigriotes d'enfants
grandissants, la tenue du parfait vélocipédiste au moment de monter en
selle.

«Mes enfants, dit Cabassu, le familier de la maison, voilà madame
Jansoulet, votre grand'mère, qui est venue à Paris exprès pour vous
voir.»

Ils s'arrêtèrent très étonnés, en rang de taille, examinant ce vieux
visage crevassé entre les barbes jaunes de sa coiffe, cette mise
étrange, d'une simplicité inconnue; et l'étonnement de leur grand'mère
répondait au leur, doublée d'une déconvenue navrante et de la gêne
ressentie en face de ces petits messieurs gourmés et dédaigneux autant
que les marquis, les comtes, les préfets en tournée que son fils lui
amenait à Saint-Romans. Sur l'injonction de leur précepteur «de saluer
leur vénérable aïeule,» ils vinrent à tour de rôle lui donner ces
petites poignées de mains à bras trop courts, dont ils avaient tant
distribué dans les mansardes; et le fait est que cette bonne femme à la
figure terreuse, aux hardes propres mais bien simples, leur rappelait
les visites de charité du collège Bourdaloue. Ils sentaient d'eux à elle
le même inconnu, la même distance, qu'aucun souvenir, que nulle parole
de leurs parents n'était jamais venue combler. L'abbé comprit cette gêne
et se lança, pour la dissiper, dans une allocution débitée de cette
voix de gorge, avec ces gestes virulents, familiers à ceux qui croient
toujours avoir au-dessous d'eux les dix marches de hauteur d'une chaire:

«Eh bien! madame, le voilà venu, le jour, le grand jour où M. Jansoulet
va confondre ses ennemis. _Confundantur hostes mei, quia injuste
iniquitatem fecerunt in me_, parce qu'ils m'ont injustement persécuté.»

La vieille s'inclina religieusement devant le latin de l'Église qui
passait; mais sa figure prit une expression vague d'inquiétude à cette
idée d'ennemis et de persécutions.

«Ces ennemis sont puissants et nombreux, ma noble dame, mais ne nous
alarmons pas outre mesure. Ayons confiance aux décrets du ciel et à la
justice de notre cause. Dieu est au milieu d'elle, elle ne sera pas
ébranlée. _In medio ejus non commovebitur._»

Un nègre gigantesque, tout galonné d'or neuf, l'interrompit, en
annonçant que les vélocipèdes étaient prêts, pour la leçon quotidienne
sur la terrasse des Tuileries. Avant de partir, les enfants secouèrent
encore solennellement la main ridée et caillouteuse de leur aïeule qui
les regardait partir, stupéfaite et le coeur serré, quand tout à coup,
par un adorable mouvement spontané, le plus jeune, arrivé à la porte, se
retourna vivement, bouscula le grand nègre, et vint se jeter, la tête en
avant, comme un petit buffle, dans les jupes de la mère Jansoulet qu'il
serra à bras le corps en lui tendant son front lisse éclaboussé de
boucles brunes, avec la bonne grâce de l'enfant qui offre sa caresse
comme une fleur. Peut-être celui-là, plus près du nid et de ses
tiédeurs, des girons qui bercent et des nourrices aux chansons patoises,
avait-il senti venir vers son petit coeur les effluves maternelles
dont le privait la Levantine. La vieille «Grand» frissonna toute, à la
surprise de cette étreinte instinctive:

«Oh! mon petit... mon petit... dit-elle en saisissant la grosse
petite tête soyeuse et frisée qui lui en rappelait une autre, et elle
l'embrassa éperdument. Puis, l'enfant se dégagea, se sauva sans rien
dire, les cheveux mouillés de larmes chaudes.

Restée seule avec Cabassu, la mère, que ce baiser avait réconfortée,
demanda quelques explications sur les paroles du prêtre. Son fils avait
donc beaucoup d'ennemis?

«Oh! disait Cabassu, ce n'est pas étonnant, dans sa position...

--Mais enfin qu'est-ce que c'est que ce grand jour, cette séance dont
vous me parlez tous?

--Eh bé! oui... C'est aujourd'hui qu'on va savoir si Bernard sera ou non
député.

--Comment?... il ne l'est donc pas encore?... Et moi qui l'ai dit
partout dans le pays, moi qui ai tout illuminé Saint-Romans, il y a un
mois... C'est donc un mensonge qu'on m'a fait faire.»

Le masseur eut beaucoup de peine à lui expliquer les formalités
parlementaires de la validation des pouvoirs. Elle n'écoutait que d'une
oreille, arpentant la lingerie avec fièvre.

«C'est là qu'il est, mon Bernard, en ce moment?

--Oui, Madame.

--Et les femmes, est-ce qu'elles peuvent y entrer, à cette Chambre?...
Alors pourquoi donc que la sienne n'y est pas?... Car, enfin, je
comprends bien que c'est une grande affaire pour lui... Il aurait
besoin, un jour comme aujourd'hui, de sentir tous ceux qu'il aime à son
côté... Tiens, sais-tu, mon garçon, tu vas m'y conduire, à sa séance...
Est-ce que c'est loin?

--Non, tout près d'ici... Seulement, ce doit être déjà commencé. Et
puis, ajouta le Giaour un peu gêné, c'est l'heure où madame a besoin de
moi.

--Ah!... Est-ce que tu lui enseignes cette chose dont tu es professeur?
Comment dis-tu ça?...

--Le massage... Ça nous vient des anciens... Justement, la voilà qui
sonne. On va venir me chercher. Voulez-vous que je l'avertisse que vous
êtes ici?

--Non, non, j'aime bien mieux aller là-bas tout de suite.

--Mais vous n'avez pas de carte pour entrer?

--Bah! je dirai que je suis la mère de Jansoulet, et que je viens pour
entendre juger mon fils.»

Pauvre mère! elle ne croyait pas si bien dire.

«Attendez donc, madame Françoise. Je vais vous donner quelqu'un pour
vous conduire, au moins.

--Oh! tu sais, moi, la domestiquaille, je n'ai jamais pu m'y faire. J'ai
une langue. Il y a du monde par les rues. Je trouverai bien mon chemin.»

Il tenta un dernier effort, sans laisser voir toute sa pensée:

«Prenez garde. Ses ennemis vont parler contre lui à la Chambre. Vous
allez entendre des choses qui vous feront de la peine.»

Oh! le beau sourire de croyance et de fierté maternelles avec lesquelles
elle répondit:

«Est-ce que je ne sais pas mieux qu'eux tous ce que vaut mon enfant?
Est-ce que rien pourrait me le faire méconnaître? Il faudrait que je
sois une fière ingrate alors. Allons, zou!»

Et secouant terriblement ses coiffes, elle partit.

Le buste droit, la tête haute, la vieille s'en allait à brusques
enjambées, sous les grandes arcades qu'on lui avait dit de suivre, un
peu troublée par le roulement incessant des voitures et par l'oisiveté
de sa marche que n'accompagnait plus le mouvement de cette fidèle
quenouille, qui ne l'avait jamais quittée depuis cinquante ans. Toutes
ces idées d'inimitiés, de persécutions, les paroles mystérieuses du
prêtre, les restrictions de Cabassu l'agitaient, l'effrayaient. Elle y
trouvait l'explication des pressentiments qui s'étaient emparés d'elle
au point de l'arracher à ses habitudes, à ses devoirs, à la surveillance
du château et de son malade. Du reste, chose singulière, depuis que la
fortune avait jeté sur son fils et sur elle cette chape d'or aux plis
lourds, la mère Jansoulet ne s'y était pas encore faite et s'attendait
toujours à la subite disparition de ces splendeurs... Qui sait si la
débâcle n'allait pas commencer cette fois?... Et subitement, au travers
de ces sombres pensées, le souvenir de la scène enfantine de tout à
l'heure, du tout petit se frottant à ses jupes de droguet, amenait sur
ses lèvres ridées le gonflement d'un sourire tendre; et ravie, elle
murmurait dans son patois:

«Oh! de ce petit, pourtant...»

Une place magnifique, immense, éblouissante, deux gerbes d'eau envolées
en poussière d'argent, puis un grand pont de pierre et, tout au bout,
une maison carrée avec des statues devant, une grille où stationnaient
des voitures, du monde qui entrait, des sergents de ville attroupés.
C'était là... Elle écarta la foule bravement et marcha jusqu'à une haute
porte vitrée.

«Votre carte, ma bonne femme?»

La bonne femme n'avait pas de carte, mais elle dit simplement à un de
ces huissiers à revers rouges qui gardaient l'entrée:

«Je suis la mère de Bernard Jansoulet... Je viens pour la séance de mon
garçon.»

C'était bien la séance de son garçon en effet; car, dans cette foule
assiégeant les portes, dans celle qui remplissait les couloirs,
la salle, les tribunes, tout le palais, le même nom se chuchotait
accompagné de sourires et de racontars. On s'attendait à un grand
scandale, à des révélations terribles du rapporteur qui amèneraient sans
doute quelque violence du barbare acculé; et l'on se pressait là comme
pour une première représentation ou les plaidoiries d'une cause célèbre.
La vieille mère n'aurait pu certainement se faire entendre au milieu de
cette affluence, si la traînée d'or, laissée par le Nabab partout où il
passait, et marquant sa trace royale, ne lui avait facilité tous les
chemins. Elle allait donc derrière un huissier de service dans cet
enchevêtrement de couloirs, de portes battantes, de salles nues et
sonores, emplies d'un bourdonnement qui circulait avec l'air du
bâtiment, sortait de ses murailles, comme si les pierres elles-mêmes
imprégnées de «parlotage» joignaient des échos anciens à ceux de toutes
ces voix. En traversant un corridor, elle vit un petit homme brun, qui
gesticulait et criait aux gens de service:

«Vous direz à moussiou Jansoulet que c'est moi que ze souis le maire de
Sarlazaccio, que z'ai été condamné à cinq mois de prison pour loui... Ça
méritait bien oune carte pour la séance, corps de Dieu!»

Cinq mois de prison à cause de son fils... Pourquoi cela?... Très
inquiète, elle arrivait enfin, les oreilles sifflantes, en haut d'un
palier ou des inscriptions différentes «_tribune du Sénat, du corps
diplomatique, des députés_» surmontaient des petites portes d'hôtel
garni ou de loges de théâtre. Elle entrait, et sans rien voir d'abord
que quatre ou cinq rangs de banquettes chargées de monde, puis, en face,
bien loin, séparées d'elle par un vaste espace clair, d'autres tribunes
pareillement remplies, elle s'accotait tout debout au pourtour, étonnée
d'être là, éblouie, abasourdie. Une bouffée d'air chaud qui lui venait
dans la figure, un brouhaha de voix montantes l'attiraient dans la
pente de l'estrade, vers l'espèce de gouffre ouvert au milieu du grand
vaisseau, et où son fils devait être. Oh! qu'elle aurait voulu le
voir... Alors en s'amincissant encore, en jouant de ses coudes pointus
et durs comme son fuseau, elle se glissa, se faufila entre le mur et les
banquettes, sans prendre garde aux petits courroux qu'elle éveillait, au
dédain des femmes en toilette dont elle chiffonnait les dentelles, les
parures printanières. Car l'assemblée était toute élégante, mondaine. La
mère Jansoulet reconnaissait même, à son plastron inflexible, à son nez
aristocratique, le beau marquis visiteur de Saint-Romans, qui portait si
bien son nom d'oiseau de luxe; mais lui, ne la regardait pas. Avancée
ainsi de quelques rangs, elle fut arrêtée par un dos d'homme assis, un
dos énorme qui barrait tout, l'empêchait d'aller plus loin. Heureusement
que de là, en se penchant un peu, elle apercevait presque toute la
salle; et ces gradins en demi-cercle où se pressaient les députés, la
tenture verte des murailles, cette chaire dans le fond occupée par
un homme chauve, à l'air sévère, lui faisaient l'effet, sous le jour
studieux et gris tombant de haut, d'une classe qui va commencer et que
précèdent le bavardage, le déplacement d'écoliers dissipés.

Une chose la frappa, l'insistance des regards à ne se tourner que d'un
côté, à chercher le même point attirant; et comme elle suivait ce
courant de curiosité qui entraînait l'assemblée tout entière, aussi
bien la salle que les tribunes, elle vit que ce qu'on regardait ainsi,
c'était son fils.

Au pays des Jansoulet, on trouve encore, dans quelques anciennes
églises, au fond du choeur, à mi-hauteur dans la crypte, une logette
en pierre, où le lépreux était admis à écouter l'office, montrant à la
foule curieuse et craintive sa sombre silhouette de fauve accroupie
contre les meurtrières pratiquées au mur. Françoise se souvenait très
bien d'avoir vu, au village où elle avait été nourrie, le «ladre»,
effroi de son enfance, entendant la messe du fond de sa cage de pierre,
perdu dans l'ombre et la réprobation... En voyant son fils assis, la
tête dans ses mains, seul, tout en haut, à part des autres, ce souvenir
lui revint à l'esprit. «On dirait le ladre», murmura la paysanne. Et
c'était bien un lépreux, en effet, ce pauvre Nabab, à qui ses millions
rapportés d'Orient infligeaient en ce moment comme une terrible et
mystérieuse maladie exotique. Par hasard, le banc où il avait choisi sa
place s'éclaircissait de plusieurs vides causés par des congés ou des
morts récentes; et tandis que les autres députés communiquaient entre
eux, riaient, se faisaient des signes, lui se tenait silencieux, isolé,
signalé à l'attention de toute la Chambre, attention que la mère
Jansoulet devinait malveillante, ironique, et qui la brûlait au passage.
Comment lui faire savoir qu'elle était là, près de lui, qu'un coeur
fidèle battait non loin du sien? Il évitait de se tourner vers cette
tribune. On eût dit qu'il la sentait hostile, qu'il craignait d'y voir
des choses attristantes... Soudain, à un coup de sonnette venu de
l'estrade présidentielle, un tressaillement courut par l'assemblée,
toutes les têtes se penchèrent dans cet élancement attentif qui
immobilise les traits de la face, et un homme maigre à lunettes,
subitement dressé parmi tant de gens assis, ce qui lui donnait déjà
l'autorité de l'attitude, dit en ouvrant le cahier qu'il tenait à la
main:

«Messieurs, je viens au nom de votre troisième bureau, vous proposer
d'annuler l'élection de la deuxième circonscription du département de la
Corse.»

Dans le grand silence qui suivit cette phrase que la mère Jansoulet
ne comprit pas, le gros poussah assis devant elle se mit à souffler
violemment, et tout à coup, au premier rang de la tribune, un délicieux
visage de femme se retourna vers lui, pour lui adresser un signe rapide
d'intelligence et de contentement. Front pâle, lèvres minces, sourcils
trop noirs dans le blanc encadrement du chapeau, cela fit dans les yeux
de la bonne vieille, sans qu'elle sût pourquoi, l'effet douloureux du
premier éclair quand l'orage commence et que l'appréhension de la foudre
suit le vif échange des fluides.

Le Merquier lisait son rapport. La voix lente, blafarde, monotone,
l'accent lyonnais, traînard et mou, où la longue taille de l'avocat se
berçait par un mouvement de tête et d'épaules presque animal, faisaient
un singulier contraste à la netteté féroce du réquisitoire. D'abord
un rapide exposé des irrégularités électorales. Jamais le suffrage
universel n'avait été traité avec ce sans-façon primitif et barbare. A
Sarlazaccio, où le concurrent de Jansoulet paraissait devoir l'emporter,
l'urne est détruite pendant la nuit précédant le dépouillement. Même
aventure ou à peu près à Lévie, à Saint-André, à Avabessa. Et ce sont
les maires eux-mêmes qui commettent ces attentats, emportent les urnes
à leurs domiciles, brisent les scellés, déchirent les bulletins de vote
sous le couvert de leur autorité municipale. Nul respect de la loi.
Partout la fraude, l'intrigue, même la violence. A Calcatoggio, un homme
armé s'est tenu tout le temps de l'élection à la fenêtre d'une auberge,
l'escopette au poing, juste en face de la mairie; et chaque fois qu'un
partisan de Sébastiani, l'adversaire de Jansoulet, se montrait sur
la place, l'homme le mettait en joue: «Si tu entres, je te brûle!»
D'ailleurs, quand on voit des commissaires de police, des juges de paix,
des vérificateurs de poids et mesures ne pas craindre de s'improviser
agents électoraux, d'effrayer, d'entraîner la population soumise à
toutes ces petites influences locales si tyranniques, n'est-ce pas la
preuve d'une licence effrénée? Jusqu'à des prêtres, de saints pasteurs
égarés par leur zèle pour le tronc des pauvres et l'entretien de leur
église indigente, qui ont prêché une mission véritable en faveur de
l'élection Jansoulet. Mais une influence encore plus puissante, quoique
moins respectable, a été mise en jeu pour la bonne cause, l'influence
des bandits. «Oui, des bandits, Messieurs, je ne ris pas.» Et là-dessus
une esquisse à grands traits du banditisme corse en général et de la
famille Piedigriggio en particulier...

La Chambre, très attentive, écoutait avec une certaine inquiétude.
En somme, c'était un candidat officiel dont on signalait ainsi les
agissements, et ces étranges moeurs électorales appartenaient à ce pays
privilégié, berceau de la famille impériale, si étroitement lié aux
destinées de la dynastie, qu'une attaque à la Corse semblait remonter
jusqu'au souverain. Mais quand on vit, au banc du gouvernement, le
nouveau ministre d'État, successeur et ennemi de Mora, tout joyeux de
l'échec arrivé à une créature du défunt, sourire complaisamment au cruel
persiflage de Le Merquier, aussitôt toute gêne disparut, et le sourire
ministériel, répété sur trois cents bouches, s'agrandit bientôt en
un rire à peine contenu, ce rire des foules dominées par une férule
quelconque et que la moindre approbation du maître fait éclater. Dans
les tribunes peu gâtées d'ordinaire sur le pittoresque, et que ces
histoires de bandits amusaient comme un vrai roman, c'était une joie
générale, une animation radieuse de tous ces visages de femmes, heureux
de pouvoir paraître jolis sans manquer à la solennité de l'endroit. De
petits chapeaux clairs frémissaient de toute leur aigrette fleurie, des
bras ronds cerclés d'or s'accoudaient pour mieux écouter. Le grave Le
Merquier avait apporté à la séance la distraction d'un spectacle, la
petite note comique permise aux concerts de charité pour amadouer les
profanes.

Impassible et très froid au milieu de son succès, il continuait à lire
de sa voix morne et pénétrante comme une pluie lyonnaise:

«Maintenant, Messieurs, on se demande comment un étranger, un Provençal
retour d'Orient, ignorant des intérêts et des besoins de cette île où
on ne l'avait jamais vu avant les élections, le vrai type de ce que les
Corses appellent dédaigneusement un continental, comment cet homme a pu
susciter un pareil enthousiasme, un dévouement poussé jusqu'au crime,
jusqu'à la profanation. C'est sa richesse qui nous répondra, son or
funeste jeté à la face des électeurs, fourré de force dans leurs
poches avec un cynisme effronté dont nous avons mille preuves.» Alors
l'interminable série des dénonciations: «Je soussigné Croce (Antoine),
atteste dans l'intérêt de la vérité que le commissaire de police Nardi
venu chez nous un soir, m'a dit:--Écoute, Croce (Antoine)... je te jure
sur le feu de cette lampe que, si tu votes pour Jansoulet, tu auras
cinquante francs demain matin.» Et cet autre: «Je soussigné Lavezzi
(Jacques-Alphonse) déclare avoir refusé avec mépris, dix-sept francs
que m'offrait le maire de Pozzo-Negro pour voter contre mon cousin
Sebastiani...» Il est probable que, pour trois francs de plus (Lavezzi
Jacques-Alphonse) aurait dévoré son mépris en silence. Mais la Chambre
n'y regardait pas de si près.

L'indignation la soulevait, cette chambre incorruptible. Elle grondait,
elle s'agitait sur ses moelleuses banquettes de velours rouge, poussait
des clameurs. C'étaient des «oh!» de stupéfaction, des yeux en accent
circonflexe, de brusques révoltes en arrière, ou des affaissements
consternés, découragés, comme en cause parfois le spectacle de la
dégradation humaine. Et remarquez que la plupart de ces députés
s'étaient servis des mêmes manoeuvres électorales, qu'il y avait là les
héros de ces fameux «rastels,» de ces ripailles en plein vent promenant
en triomphe des veaux pavoisés, enrubannés, comme à des kermesses de
Gargantua. Ceux-là justement criaient plus fort que les autres, se
tournaient, furieux, vers le banc solitaire et élevé où le pauvre
lépreux écoutait, immobile, la tête dans ses mains. Pourtant, au
milieu du haro général, une voix s'élevait en sa faveur, mais sourde,
inexercée, moins une parole qu'un bredouillement sympathique à travers
lequel on distinguait vaguement: Grands services rendus à la population
corse... Travaux considérables... _Caisse territoriale_.»

Celui qui bégayait ainsi était un tout petit homme en guêtres
blanches, tête d'albinos, aux poils rares, hérissés par touffes. Mais
l'interruption de ce maladroit ami ne put que fournir à Le Merquier
une transition rapide et toute naturelle. Un sourire hideux écarta
ses lèvres molles: «L'honorable M. Sarigue nous parle de la _Caisse
territoriale_, nous allons pouvoir lui répondre.» L'antre Paganetti
semblait lui être, en effet, très familier. En quelques phrases nettes
et vives, il projeta la lumière jusqu'au fond du sombre repaire,
en montra tous les pièges, tous les gouffres, les détours, les
chausses-trappes, comme un guide secouant sa torche au dessus des
oubliettes de quelque sinistre _in pace_. Il parla des fausses
carrières, des chemins de fer en tracé, des paquebots chimériques
disparus dans leur propre fumée. L'affreux désert de Taverna ne fut pas
oublié, ni la vieille _torre_ génoise, servant de bureau à l'agence
maritime. Mais ce qui réjouit surtout la Chambre, ce fut le récit d'une
cérémonie picaresque organisée par le gouverneur pour la percée d'un
tunnel à travers le Monte-Rotondo, travail gigantesque toujours en
projet, remis d'année en année, demandant des millions d'argent, des
milliers de bras, et qu'on avait commencé en grande pompe huit jours
avant l'élection. Le rapport relatait drôlement la chose, le premier
coup de pioche donné par le candidat dans l'énorme montagne couverte de
forêts séculaires, le discours du préfet, la bénédiction des oriflammes
aux cris de «vive Bernard Jansoulet,» et deux cents ouvriers se mettant
à l'oeuvre immédiatement, travaillant jour et nuit pendant une semaine,
puis--sitôt l'élection faite--abandonnant sur place les débris du roc
entamé autour d'une excavation dérisoire, un asile de plus pour les
redoutables rôdeurs du maquis. Le tour était joué. Après avoir si
longtemps extorqué l'argent des actionnaires, la _Caisse territoriale_
venait de servir cette fois à subtiliser les votes des électeurs. «Du
reste, Messieurs, voici un dernier détail, par lequel j'aurais pu
commencer pour vous épargner le navrant récit de cette pasquinade
électorale. J'apprends qu'une instruction judiciaire est ouverte
aujourd'hui même contre le comptoir Corse, et qu'une sérieuse expertise
de ses livres va très vraisemblablement amener un de ces scandales
financiers trop fréquents, hélas! de nos jours, et auquel vous ne
voudrez pas, pour l'honorabilité de cette Chambre, qu'aucun de vos
membres se trouve mêlé.»

Sur cette révélation subite, le rapporteur s'arrêta un moment, prit
un temps comme un comédien soulignant son effet; et dans le silence
dramatique pesant tout à coup sur l'Assemblée, on entendit le bruit
d'une porte qui se fermait. C'était le gouverneur Paganetti quittant
lestement sa tribune, le visage blême, les yeux ronds, la bouche en
sifflet d'un maître Pierrot qui vient de flairer dans l'air quelque
formidable coup de batte. Monpavon, immobile, élargissait son plastron.
Le gros homme soufflait violemment dans les guirlandes du petit chapeau
blanc de sa femme.

La mère Jansoulet regardait son fils.

«J'ai parlé de l'honorabilité de la Chambre, Messieurs... je veux en
parler encore...»

Cette fois Le Merquier ne lisait plus. Après le rapporteur, l'orateur
entrait en scène, le justicier plutôt. La face éteinte, le regard
abrité, rien ne vivait, rien ne bougeait de son grand corps que le bras
droit, ce bras long, anguleux, aux manches courtes, qui s'abaissait
automatiquement comme un glaive de justice, mettait à chaque fin de
phrase le geste cruel et inexorable d'une décollation. Et c'était certes
une exécution véritable à laquelle on assistait. L'orateur voulait bien
laisser de côté les légendes scandaleuses, le mystère qui planait
sur cette fortune colossale acquise aux pays lointains, loin de tout
contrôle. Mais il y avait dans la vie du candidat certains points
difficiles à éclaircir, certains détails... Il hésitait, semblait
chercher, épurer ses mots, puis devant l'impossibilité de formuler
l'accusation directe: «Ne rabaissons point le débat, Messieurs... Vous
m'avez compris, vous savez à quels bruits infâmes je fais allusion, à
quelles calomnies, voudrais-je pouvoir dire; mais la vérité me force à
déclarer que lorsque M. Jansoulet, appelé devant votre troisième bureau,
a été mis en demeure de confondre les accusations dirigées contre lui,
ses explications ont été si vagues, que tout en restant persuadés de son
innocence, un soin scrupuleux de votre honneur nous a fait rejeter une
candidature entachée d'un soupçon de ce genre. Non, cet homme ne doit
pas siéger au milieu de vous. Qu'y ferait-il d'ailleurs?... Établi
depuis si longtemps en Orient, il a désappris les lois, les moeurs, les
usages de son pays. Il croit aux justices expéditives, aux bastonnades
en pleine rue, il se fie aux abus de pouvoir, et, ce qui est pis encore,
à la vénalité, à la bassesse accroupie de tous les hommes. C'est le
traitant qui se figure que tout s'achète, quand on y met le prix, même
les votes des électeurs, même la conscience de ses collègues...»

Il fallait voir avec quelle admiration naïve ces bons gros députés,
engourdis de bien-être, écoutaient cet ascète, cet homme d'un autre âge,
pareil à quelque saint Jérôme sorti du fond de sa thébaïde pour venir,
en pleine assemblée du Bas-Empire, foudroyer de son éloquence indignée
le luxe effronté des prévaricateurs et des concussionnaires. Comme on
comprenait bien maintenant ce beau surnom de «Ma conscience» que lui
décernait le Palais, et où il tenait tout entier avec sa grande taille
et ses gestes inflexibles. Dans les tribunes, l'enthousiasme s'exaltait
encore. De jolies têtes se penchaient pour le voir, pour boire sa
parole. Des approbations couraient, inclinant des bouquets de toutes
nuances comme le vent dans la floraison d'un champ de blé. Une voix de
femme criait d'un petit accent étranger: «Bravo... bravo...»

Et la mère?

Debout, immobile, recueillie dans son désir de comprendre quelque chose
à cette phraséologie de prétoire, à ces allusions mystérieuses, elle
était là comme ces sourds-muets qui ne devinent ce qu'on dit devant
eux qu'au mouvement des lèvres, à l'accent des physionomies. Or il lui
suffisait de regarder son fils et Le Merquier pour comprendre quel mal
l'un faisait à l'autre, quelles intentions perfides, empoisonnées,
tombaient de ce long discours sur le malheureux qu'on aurait pu croire
endormi, sans le tremblement de ses fortes épaules et les crispations de
ses mains dans ses cheveux qu'elles fourrageaient furieusement tout
en lui cachant le visage. Oh! si de sa place elle avait pu lui crier:
«N'aie pas peur, mon fils. S'ils te méprisent tous, ta mère t'aime.
Viens-nous-en ensemble... Qu'est-ce que nous avons besoin d'eux?» Et un
moment elle put croire que ce qu'elle lui disait ainsi dans le fond de
son coeur arrivait jusqu'à lui par une intuition mystérieuse. Il venait
de se lever, de secouer sa tête crépue, congestionnée, où la lippe
enfantine de ses lèvres grelottait sous une nervosité de larmes. Mais,
au lieu de quitter son banc, il s'y cramponnait au contraire, ses
grosses mains pétrissant le bois du pupitre. L'autre avait fini,
maintenant c'était son tour de répondre:

«Messieurs, dit-il...»

Il s'arrêta aussitôt, effrayé par le son rauque, affreusement sourd et
vulgaire de sa voix, qu'il entendait pour la première fois en public.
Il lui fallut, dans cette halte tourmentée de mouvements de la face,
d'intonations cherchées et qui ne sortaient pas, reprendre la force de
sa défense. Et si l'angoisse de ce pauvre homme était saisissante, la
vieille mère, là-haut, penchée, haletante, remuant nerveusement les
lèvres comme pour l'aider à chercher ses mots, lui renvoyait bien la
mimique de sa torture. Quoiqu'il ne pût la voir, tourné comme il l'était
par rapport à cette tribune qu'il évitait intentionnellement, ce souffle
maternel, le magnétisme ardent de ces yeux noirs finirent par lui rendre
la vie, et subitement sa parole et son geste se trouvèrent déliés:

«Avant tout, Messieurs, je déclare que je ne viens pas défendre mon
élection... Si vous croyez que les moeurs électorales n'ont pas
été toujours les mêmes en Corse, qu'on doive imputer toutes les
irrégularités commises à l'influence corruptrice de mon or et non au
tempérament inculte et passionné d'un peuple, repoussez-moi, ce sera
justice et je n'en murmurerai pas. Mais il y a dans tout ceci autre
chose que mon élection, des accusations qui attaquent mon honneur, le
mettent directement en jeu, et c'est à cela seul que je veux répondre.»
Sa voix s'assurait peu à peu, toujours cassée, voilée, mais avec des
notes attendrissantes comme il s'en trouve dans ces organes dont la
dureté primitive a subi quelques éraillures. Très vite il raconta sa
vie, ses débuts, son départ pour l'Orient. On eût dit un de ces
vieux récits du dix-huitième siècle où il est question de corsaires
barbaresques courant les mers latines, de beys et de hardis Provençaux
bruns comme des grillons, qui finissent toujours par épouser quelque
sultane et «prendre le turban» selon l'ancienne expression des
Marseillais. «Moi, disait le Nabab de son sourire bon enfant, je n'ai
pas eu besoin de prendre le turban pour m'enrichir, je me suis contenté
d'apporter en ces pays d'indolence et de lâchez-tout l'activité, la
souplesse d'un Français du Midi, et je suis arrivé à faire en quelques
années une de ces fortunes qu'on ne fait que là-bas dans ces diables
de pays chauds où tout est gigantesque, hâtif, disproportionné, où les
fleurs poussent en une nuit, où un arbre produit une forêt. L'excuse de
fortunes pareilles est dans la façon dont on les emploie, et j'ai la
prétention de croire que jamais favori du sort n'a plus que moi essayé
de se faire pardonner sa richesse. Je n'y ai pas réussi.» Oh! non,
il n'y avait pas réussi... Pour tant d'or follement semé, il n'avait
rencontré que du mépris ou de la haine... De la haine! Qui pouvait se
vanter d'en avoir remué autant que lui, comme un gros bateau de la vase
lorsque sa quille touche le fond... Il était trop riche, cela lui
tenait lieu de tous les vices, de tous les crimes, le désignait à des
vengeances anonymes, à des inimitiés cruelles et incessantes.

«Ah! Messieurs, criait le pauvre Nabab en levant ses poings crispés,
j'ai connu la misère, je me suis pris corps à corps avec elle, et c'est
une atroce lutte, je vous jure. Mais lutter contre la richesse, défendre
son bonheur, son honneur, son repos, mal abrités derrière des piles
d'écus qui vous croulent dessus et vous écrasent, c'est quelque chose de
plus hideux, de plus écoeurant encore. Jamais, aux plus sombres jours de
ma détresse, je n'ai eu les peines, les angoisses, les insomnies dont
la fortune m'a accablé, cette horrible fortune que je hais et qui
m'étouffe... On m'appelle le Nabab, dans Paris... Ce n'est pas le Nabab
qu'il faudrait dire, mais le Paria, un paria social tendant les bras,
tout grands, à une société qui ne veut pas de lui...»

Figées en récit, ces paroles peuvent paraître froides; mais là, devant
l'Assemblée, la défense de cet homme paraissait empreinte d'une
sincérité éloquente et grandiose qui étonna d'abord, venant de ce
rustique, de ce parvenu, sans lecture, sans éducation, avec sa voix
de marinier du Rhône et ses allures de portefaix, et qui émut ensuite
singulièrement les auditeurs par ce qu'elle avait d'inculte, de sauvage,
d'étranger à toute notion parlementaire. Déjà des marques de faveur
avaient agité les gradins habitués à recevoir l'averse monotone et grise
du langage administratif. Mais à ce cri de rage et de désespoir poussé
contre la richesse par l'infortuné qu'elle enlaçait, roulait, noyait
dans ses flots d'or et qui se débattait, appelant au secours du fond
de son Pactole, toute la Chambre se dressa avec des applaudissements
chaleureux, des mains tendues, comme pour donner au malheureux Nabab ces
témoignages d'estime dont il se montrait si avide, et le sauver en
même temps du naufrage. Jansoulet sentit cela et, réchauffé par cette
sympathie, il reprit, la tête haute, le regard assuré:

«On est venu vous dire, Messieurs, que je n'étais pas digne de m'asseoir
au milieu de vous. Et celui qui l'a dit était bien le dernier de qui
j'aurais attendu cette parole, car lui seul connaît le secret douloureux
de ma vie; lui seul pouvait parler pour moi, me justifier et vous
convaincre. Il n'a pas voulu le faire. Eh bien! moi, je l'essaierai,
quoiqu'il m'en coûte. Outrageusement calomnié devant tout le pays, je
dois à moi-même, je dois à mes enfants cette justification publique et
je me décide à la faire.»

Par un mouvement brusque, il se tourna alors vers la tribune où il
savait que l'ennemi le guettait, et, tout à coup, s'arrêta plein
d'épouvante. Là, juste en face de lui, derrière la petite tête haineuse
et pâle de la baronne, sa mère, sa mère qu'il croyait à deux cents
lieues du redoutable orage, le regardait, appuyée au mur, tendant vers
lui son visage divin inondé de larmes, mais fier et rayonnant tout
de même du grand succès de son Bernard. Car c'était un vrai succès
d'émotion sincère, bien humaine, et que quelques mots de plus pouvaient
changer en triomphe. «Parlez... parlez...» lui criait-on de tous les
côtés de la Chambre, pour le rassurer, l'encourager. Mais Jansoulet ne
parlait pas. Il avait bien peu à dire cependant pour sa défense: «La
calomnie a confondu volontairement deux noms. Je m'appelle Bernard
Jansoulet. L'autre s'appelait Jansoulet Louis.» Pas un mot de plus.

C'était trop en présence de sa mère ignorant toujours le déshonneur de
l'aîné. C'était trop pour le respect, la solidarité familiale.

Il crut entendre la voix du vieux: «Je meurs de honte, mon enfant.»
Est-ce qu'elle n'allait pas mourir de honte elle aussi, s'il parlait?...
Il eut vers le sourire maternel un regard sublime de renoncement, puis
d'une voix sourde, d'un geste découragé:

«Excusez-moi, Messieurs, cette explication est décidément au-dessus de
mes forces... Ordonnez une enquête sur ma vie, ouverte à tous et bien en
lumière, hélas! puisque chacun peut en interpréter tous les actes... Je
vous jure que vous n'y trouverez rien qui m'empêche de siéger au milieu
des représentants de mon pays.»

La stupeur, la désillusion furent immenses devant cette défaite qui
semblait à tous l'effondrement subit d'une grande effronterie acculée.
Il y eut un moment d'agitation sur les bancs, le tumulte d'un vote par
assis et levé, que le Nabab sous le jour douteux du vitrage regarda
vaguement, comme le condamné du haut de l'échafaud regarde la foule
houleuse; puis, après cette attente longue d'un siècle qui précède une
minute suprême, le président prononça dans le grand silence et le plus
simplement du monde:

«L'élection de M. Bernard Jansoulet est annulée.»

Jamais vie d'homme ne fut tranchée avec moins de solennité ni de fracas.

Là-haut, dans sa tribune, la mère Jansoulet n'y comprit rien, sinon
que des vides se faisaient tout autour sur les bancs, que des gens se
levaient, s'en allaient. Bientôt il ne resta plus avec elle que le gros
homme et la dame en chapeau blanc, penchés tout au bord de la rampe,
regardant curieusement du côté de Bernard, qui semblait s'apprêter à
partir lui aussi, car il serrait d'un air très calme d'épaisses liasses
dans un grand portefeuille. Ses papiers rangés, il se leva, quitta sa
place... Ah! ces existences d'estradiers ont parfois des passes bien
cruelles. Gravement, lourdement, sous les regards de toute l'Assemblée,
il lui fallut redescendre ces gradins qu'il avait escaladés au prix de
tant de peines et d'argent, mais au bas desquels le précipitait une
fatalité inexorable.

C'était cela que les Hemerlingue attendaient, suivant de l'oeil jusqu'à
sa dernière étape cette sortie navrante, humiliante, qui met au dos de
l'invalidé un peu de la honte et de l'effarement d'un renvoi; puis
sitôt le Nabab disparu, ils se regardèrent avec un rire silencieux et
quittèrent la tribune, sans que la vieille femme eût osé leur demander
quelque renseignement, avertie par son instinct de la sourde hostilité
de ces deux êtres. Restée seule, elle prêta toute son attention à une
nouvelle lecture qu'on faisait, persuadée qu'il s'agissait encore de son
fils. On parlait d'élection, de scrutin, et la pauvre mère tendant sa
coiffe rousse, fronçant son gros sourcil, aurait religieusement écouté
jusqu'au bout le rapport de l'élection Sarigue, si l'huissier de service
qui l'avait introduite, ne fût venu l'avertir que c'était fini, qu'elle
ferait mieux de s'en aller. Elle parut très surprise.

«Vraiment?... c'est fini?... disait-elle, en se levant comme à regret.»

Et tout bas, timidement:

«Est-ce que... Est-ce qu'il a gagné?»

C'était si naïf, si touchant, que l'huissier n'eut pas même envie de
rire.

«Malheureusement non, madame. M. Jansoulet n'a pas gagné... Mais aussi
pourquoi s'est-il arrêté en si beau chemin... Si c'est vrai qu'il
n'était jamais venu à Paris et qu'un autre Jansoulet a fait tout ce dont
on l'accuse, pourquoi ne l'a-t-il pas dit?»

La vieille mère, devenue très pâle, s'appuya à la rampe de l'escalier.

Elle avait compris...

La brusque interruption de Bernard en la voyant, le sacrifice qu'il lui
avait offert si simplement dans son beau regard de bête égorgée lui
revenaient à l'esprit; du même coup la honte de l'Aîné, de l'enfant
de prédilection, se confondait avec le désastre de celui-ci, douleur
maternelle à double tranchant, dont elle se sentait déchirée de quelque
côté qu'elle se retournât. Oui, oui, c'était à cause d'elle qu'il
n'avait pas voulu parler. Mais elle n'accepterait pas un sacrifice
pareil. Il fallait qu'il revînt tout de suite s'expliquer devant les
députés.

«Mon fils? où est mon fils?

--En bas, madame, dans sa voiture. C'est lui qui m'a envoyé vous
chercher.»

Elle s'élança devant l'huissier, marchant vite, parlant tout haut,
bousculant sur son passage des petits hommes noirs et barbus qui
gesticulaient dans les couloirs. Après la salle des Pas-Perdus,
elle traversa une grande antichambre en rotonde où des laquais
respectueusement rangés faisaient un soubassement vivant et chamarré à
la haute muraille nue. De là on voyait, à travers les portes vitrées,
la grille du dehors, la foule attroupée et parmi d'autres voitures le
carrosse du Nabab qui attendait. La paysanne en passant reconnut dans un
groupe son énorme voisin de tribune avec l'homme blême à lunettes qui
avait tonné contre son fils et recevait pour son discours toutes sortes
de félicitations et de poignées de mains. Au nom de Jansoulet, prononcé
au milieu de ricanements moqueurs et satisfaits, elle ralentit ses
grandes enjambées.

«Enfin, disait un joli garçon à la figure de mauvaise femme, il n'a
toujours pas prouvé en quoi nos accusations étaient fausses.»

La vieille en entendant cela fit une trouée terrible dans le tas et, se
posant en face de Moëssard:

«Ce qu'il n'a pas dit, moi je vais vous le dire. Je suis sa mère et
c'est mon devoir de parler.»

Elle s'interrompit pour saisir à la manche Le Merquier qui s'esquivait:

«Vous d'abord, méchant homme, vous allez m'écouter... Qu'est-ce que vous
avez contre mon enfant! Vous ne savez donc pas qui il est? Attendez un
peu, que je vous l'apprenne.»

Et, se retournant vers le journaliste:

«J'avais deux fils, monsieur...»

Moëssard n'était plus là. Elle revint à Le Merquier:

«Deux fils, monsieur...»

Le Merquier avait disparu.

«Oh! écoutez-moi, quelqu'un, je vous en prie, disait la pauvre mère,
jetant autour d'elle ses mains et ses paroles pour rassembler, retenir
ses auditeurs; mais tous fuyaient, fondaient, se dispersaient, députés,
reporters, visages inconnus et railleurs auxquels elle voulait raconter
son histoire à toute force, sans souci de l'indifférence où tombaient
ses douleurs et ses joies, ses fiertés et ses tendresses maternelles
exprimées dans un charabias de génie. Et tandis qu'elle s'agitait, se
débattait ainsi, éperdue, la coiffe en désordre, à la fois grotesque et
sublime comme tous les êtres de nature en plein drame civilisé, prenant
à témoin de l'honnêteté de son fils et de l'injustice des hommes
jusqu'aux gens de livrée dont l'impassibilité dédaigneuse était plus
cruelle que tout, Jansoulet, qui venait à sa rencontre, inquiet de ne
pas la voir, apparut tout à coup à côté d'elle.

«Prenez mon bras, ma mère... Il ne faut pas rester là.»

Il dit cela très haut, d'un ton si calme et si ferme que tous les rires
cessèrent, et que la vieille femme, subitement apaisée, soutenue par
cette étreinte solide où s'appuyaient les derniers tremblements de sa
colère, put sortir du palais entre deux haies respectueuses. Couple
grandiose et rustique, les millions du fils illuminant la paysannerie
de la mère comme ces haillons de sainte qu'entoure une châsse d'or, ils
disparurent dans le beau soleil qu'il faisait dehors, dans la splendeur
de leur carrosse étincelant, ironie féroce en présence de cette grande
détresse, symbole frappant de l'épouvantable misère des riches.

Tous deux assis au fond, car ils craignaient d'être vus, ils ne se
parlèrent pas d'abord. Mais dès que la voiture se fut mise en route,
qu'il eut vu fuir derrière lui le triste calvaire où son honneur restait
au gibet, Jansoulet, à bout de forces, posa sa tête contre l'épaule
maternelle, la cacha dans un croisement du vieux châle vert, et là,
laissant ruisseler des larmes brûlantes, tout son grand corps secoué par
les sanglots, il retrouvait le cri de son enfance, sa plainte patoise de
quand il était tout petit: «Mama... Mama...»




XXII

DRAMES PARISIENS


  _Que l'heure est donc brève
  Qu'on passe en aimant!
  C'est moins qu'un moment,
  Un peu plus qu'un rêve..._

Dans le demi-jour du grand salon en tenue d'été, rempli de fleurs, le
lampas des meubles recouvert de housses blanches, lustres voilés, stores
baissés, fenêtres ouvertes, madame Jenkins assise au piano déchiffre
la mélodie nouvelle du musicien à la mode; quelques phrases sonores
accompagnant des vers exquis, un lied mélancolique, inégalement coupé,
qui semble écrit pour les tendres gravités de sa voix et l'état inquiet
de son âme.

  _Le temps nous enlève
  Notre enchantement_

soupire la pauvre femme, s'émouvant au son de sa plainte; et, tandis que
les notes s'envolent dans la cour de l'hôtel, calme à l'ordinaire, où la
fontaine s'égoutte au milieu d'un massif de rhododendrons, la chanteuse
s'interrompt, les mains tenant d'accord, ses yeux fixés sur la musique,
mais son regard bien au delà... Le docteur est absent. Le soin de ses
affaires, de sa santé l'a exilé de Paris pour quelques jours, et, comme
il arrive dans la solitude, les pensées de la belle madame Jenkins ont
pris ce tour grave, cette tendance analytique qui rend parfois les
séparations momentanées fatales aux ménages les plus unis... Unis,
depuis longtemps ils ne l'étaient plus. Ils ne se voyaient qu'aux heures
des repas, devant les domestiques, se parlaient à peine, à moins que
lui, l'homme des manières onctueuses, ne se laissât aller à quelque
remarque brutale, désobligeante, à propos de son fils, de l'âge qui
la touchait enfin, ou d'une toilette qui ne lui allait pas. Toujours
sereine et douce, elle étouffait ses larmes, acceptait tout, feignait
de ne pas comprendre; non pas qu'elle l'aimât encore, après tant de
cruautés et de mépris, mais c'était bien l'histoire, telle que la
racontait leur cocher Joë, «d'un vieux crampon qui tenait à se faire
épouser.» Jusque-là un terrible obstacle, la vie de la femme légitime,
avait prolongé une situation déshonorante. Maintenant que l'obstacle
n'existait plus, elle voulait finir cette comédie, à cause d'André qui
d'un jour à l'autre pourrait être forcé de mépriser sa mère, à cause
du monde qu'ils trompaient depuis dix ans, et où elle n'entrait jamais
qu'avec des battements de coeur, appréhendant l'accueil qu'on lui ferait
le lendemain d'une découverte. A ses allusions, à ses prières, Jenkins
avait répondu d'abord par des phrases, de grands gestes: «Douteriez-vous
de moi?... Est-ce que notre engagement n'est pas sacré?»

Il alléguait aussi la difficulté de tenir secret un acte de cette
importance. Ensuite il s'était renfermé dans un silence haineux, gros de
colères froides et de violentes déterminations. La mort du duc, l'échec
d'une vanité folle, avaient porté le dernier coup au ménage; car le
désastre, qui rapproche souvent les coeurs prêts à s'entendre, achève et
complète les désunions. Et c'était un vrai désastre. La vogue des
perles Jenkins subitement arrêtée, la situation du médecin étranger et
charlatan très bien définie par le vieux Bouchereau dans le journal de
l'Académie, les mondains se regardaient effarés, plus pâles encore de
terreur que d'absorptions arsenicales, et déjà l'Irlandais avait pu
sentir l'effet de ces sautes de vent foudroyantes qui rendent les
engouements parisiens si dangereux.

C'est pour cela sans doute que Jenkins avait jugé à propos de
disparaître pendant quelque temps, laissant madame continuer à
fréquenter les salons encore ouverts, afin de tâter et tenir en respect
l'opinion. Rude tâche pour la pauvre femme, qui trouvait un peu
partout l'accueil refroidi, à distance, qu'on lui avait fait chez les
Hemerlingue. Mais elle ne se plaignait pas, comptant ainsi gagner
le mariage, mettre entre elle et lui, en dernier recours, le lien
douloureux de la pitié, des épreuves supportées en commun. Et comme elle
savait que le monde la recherchait surtout à cause de son talent, de la
distraction artistique qu'elle apportait aux réunions intimes, toujours
prête à poser sur le piano ses gants longs, son éventail, pour
préluder à quelque fragment de son riche répertoire, elle travaillait
constamment, passait ses après-midi à feuilleter les nouveautés,
s'attachant de préférence aux harmonies tristes et compliquées, à cette
musique moderne qui ne se contente plus d'être un art, devient une
science, répond bien plus à nos nervosités, à nos inquiétudes qu'au
sentiment.

  _C'est moins qu'un moment,
  Un peu plus qu'un rêve.
  Le temps nous enlève
  Notre enchantement..._

... Un flot de lumière crue entra brusquement dans le salon avec la
femme de chambre, qui apportait une carte à sa maîtresse: «Heurteux,
homme d'affaires.»

Ce monsieur était là. Il insistait pour voir madame.

--Vous lui avez dit que le docteur est en voyage?

On le lui avait dit; mais c'est à madame qu'il voulait parler.

--A moi?...

Inquiète, elle examinait ce carton grossier, rugueux, ce nom inconnu et
dur: «Heurteux.» Qu'est-ce que cela pouvait être?

--C'est bien, faites entrer.

Heurteux, homme d'affaires, arrivant du grand jour dans la
demi-obscurité du salon, clignotait, l'air incertain, cherchait à voir.
Elle, au contraire, distinguait très bien une figure en bois dur,
favoris grisonnants, mâchoire avançante, un de ces maraudeurs de la Loi
qu'on rencontre aux abords du Palais de Justice et qui semblent nés à
cinquante ans, la bouche amère, l'air envieux, une serviette en maroquin
sous le bras. Il s'assit au bord de la chaise qu'elle lui montrait,
tourna la tête afin de s'assurer que la domestique était sortie, puis
ouvrit méthodiquement sa serviette comme pour y chercher un papier.
Voyant qu'il ne parlait pas, elle commença sur un ton d'impatience:

--Je dois vous prévenir, Monsieur, que mon mari est absent et que je ne
suis au courant d'aucune de ses affaires.

Sans s'émouvoir, la main dans ses paperasses, l'homme répondit:

--Je sais d'autant mieux que M. Jenkins est absent, Madame,--il souligna
très particulièrement ces deux mots: «monsieur Jenkins»--que je viens de
sa part.

Elle le regarda épouvantée:

--De sa part?...

--Hélas! oui, Madame... La situation du docteur--vous le savez sans
doute--est très embarrassée pour l'instant. De mauvaises opérations à la
Bourse, le désarroi d'une grande entreprise financière dans laquelle il
avait engagé des fonds, l'Oeuvre de Béthléem si lourde pour lui seul,
tous ces échecs réunis l'ont obligé à prendre une résolution héroïque.
Il vend son hôtel, ses chevaux, tout ce qu'il possède, et m'a donné
procuration pour cela...»

Il avait trouvé enfin ce qu'il cherchait, un de ces plis timbrés, criblé
de renvois, de lignes en surcharges, où la loi impassible endosse
parfois tant de lâchetés et de mensonges.

Madame Jenkins allait dire: «Mais j'étais là, moi. J'aurais accompli,
servi toutes ses volontés, tous ses ordres...» quand elle comprit
subitement au sans-gêne du visiteur, à son attitude assurée, presque
insolente, qu'on l'enveloppait elle aussi dans ce désarroi d'existence,
dans ce débarras de l'hôtel coûteux, des richesses inutiles, et que son
départ serait le signal de la vente.

Elle se leva brusquement. L'homme, toujours assis, continuait:

«Ce qu'il me reste à dire, Madame,--Oh! elle le savait, elle l'aurait
dicté ce qu'il lui restait à dire--est si pénible, si délicat... M.
Jenkins quitte Paris pour longtemps, et dans la crainte de vous exposer
aux hasards, aux aventures de la vie nouvelle qu'il entreprend, de vous
éloigner d'un fils que vous chérissez, et dans l'intérêt duquel il vaut
peut-être mieux...»

Elle ne l'entendait plus, ne le voyait plus, et pendant qu'il débitait
ses phrases filandreuses, livrée au désespoir, peut-être à la folie,
écoutait chanter en elle-même l'air obstiné qui la poursuivait dans cet
écroulement effroyable, comme reste dans les yeux de l'homme qui se noie
la dernière image entrevue:

  _Le temps nous enlève
  Notre enchantement..._

Tout d'un coup le sentiment de sa fierté lui revint.

«Finissons, monsieur. Tous vos détours et vos phrases ne sont qu'une
injure de plus. La vérité c'est qu'on me chasse, qu'on me met dans la
rue comme une servante.

--Oh! Madame, madame... la situation est assez cruelle, ne l'envenimons
pas encore par des mots. Dans l'évolution de son _modus vivendi_, M.
Jenkins se sépare de vous, mais il le fait la mort dans l'âme, et les
propositions que je suis chargé de vous transmettre sont une preuve de
ses sentiments pour vous... D'abord, en fait de mobilier et d'effets de
toilette, je suis autorisé à vous laisser prendre...

--Assez, dit-elle.»

Elle se précipita vers la sonnette:

«Je sors... Vite mon chapeau, mon mantelet, n'importe quoi... je suis
pressée.»

Et pendant qu'on allait lui chercher ce qu'elle demandait:

«Tout ce qui est ici appartient à M. Jenkins. Qu'il en dispose
librement. Je ne veux rien de lui... n'insistez pas... c'est inutile.»

L'homme n'insista pas. Sa mission se trouvant remplie, le reste lui
importait peu.

Posément, froidement, elle mit son chapeau avec soin devant la glace, la
servante attachant le voile, ajustant aux épaules les plis du mantelet;
ensuite elle regarda tout autour, chercha une seconde si elle n'oubliait
rien de précieux. Non, rien, les lettres de son fils étaient dans sa
poche; elle ne s'en séparait jamais.

«Madame ne veut pas qu'on attelle?

--Non.»

Et elle partit.

Il était environ cinq heures. A ce moment, Bernard Jansoulet passait la
grille du Corps législatif, sa mère au bras; mais, si poignant que fût
le drame qui se jouait là-bas, celui-ci le surpassait encore, plus
subit, plus imprévu; sans la moindre solennité, le drame intime entre
cuir et chair, comme Paris en improvise à toute heure du jour; et c'est
peut-être ce qui donne à l'air qu'on y respire cette vibration, ce
frémissement où s'activent les nerfs de tous. Le temps était magnifique.
Les rues de ces riches quartiers, larges et droites comme des avenues,
resplendissaient dans la lumière déjà un peu tombante, égayées de
fenêtres ouvertes, de balcons fleuris, de verdures entrevues vers les
boulevards, si légères, si frémissantes, entre les horizons droits et
durs de la pierre. C'est de ce côté que descendait la marche pressée de
madame Jenkins, se hâtant au hasard dans un étourdissement douloureux.
Quelle chute horrible! Riche il y a cinq minutes, entourée de tout le
respect et le confort d'une grande existence. Maintenant plus rien. Pas
même un toit pour dormir, pas même de nom. La rue.

Où aller? Que devenir?

Elle avait d'abord pensé à son fils. Mais avouer sa faute, rougir en
présence de l'enfant respectueux, pleurer devant lui en s'enlevant le
droit d'être consolée, c'était au-dessus de ses forces... Non, il
n'y avait plus pour elle que la mort... Mourir le plus tôt possible,
échapper à la honte par une disparition complète, le dénoûment fatal
des situations inextricables... Mais où mourir?... Comment?... Tant de
façons de s'en aller ainsi!... Et mentalement elle les évoquait toutes
en marchant. Autour d'elle la vie débordait, ce qui manque à Paris
l'hiver, l'épanouissement en plein air de son luxe, de ses élégances
visibles à cette heure du jour, à cette saison de l'année, autour de la
Madeleine et de son marché aux fleurs, dans un espace délimité par le
parfum des oeillets et des roses. Sur le large trottoir où les toilettes
s'étalaient, mêlaient leurs frôlements au frisson des arbres rafraîchis,
il y avait un peu du plaisir de rencontre d'un salon, un air de
connaissance entre les promeneurs, des sourires, de discrets bonjours en
passant. Et tout à coup, madame Jenkins, s'inquiétant de l'altération
de ses traits, de ce qu'on pourrait penser en la voyant courir ainsi
aveugle et préoccupée, ralentissait sa marche à la flânerie d'une simple
promenade, s'arrêtait à petits pas aux devantures. Les étalages colorés,
vaporeux, parlaient tous de voyages, de campagne; traîne légère pour
le sable fin des parcs, chapeaux enroulés de gaze contre le soleil des
plages, éventails, ombrelles, aumônières. Ses yeux fixes s'attachaient à
ces fanfreluches sans les voir; mais un reflet vague et pâli aux vitres
claires lui montrait son image couchée, immobile sur un lit d'hôtel
garni, le sommeil de plomb d'un soporifique dans la tête, ou là-bas,
hors des murs, déplaçant la vase de quelque bateau amarré. Lequel valait
mieux?

Elle hésitait, cherchait, comparait; puis, sa décision prise, partait
enfin rapidement avec ce mouvement résolu de la femme qui s'arrache à
regret aux tentations savantes de l'étalage. Comme elle s'élançait, le
marquis de Monpavon, fringant et superbe, une fleur à la boutonnière, la
saluait à distance de ce grand coup de chapeau si cher à la vanité des
femmes, le chic suprême du salut dans la rue, la coiffure haut levée
au-dessus de la tête très droite. Elle lui répondait par son gentil
bonjour de Parisienne à peine exprimé dans une imperceptible inclinaison
de la taille et du sourire des yeux; et jamais, à voir cet échange de
politesses mondaines au milieu de la fête printanière, on ne se serait
douté qu'une même pensée sinistre guidait ces deux marcheurs croisés par
le hasard sur la route qu'ils poursuivaient en sens inverse, tout en
allant au même but.

La prédiction du valet de chambre de Mora s'était réalisée pour le
marquis: «Nous pouvons mourir, perdre le pouvoir, alors on vous
demandera des comptes, et ce sera terrible.» C'était terrible. A
grand'peine, l'ancien receveur général avait obtenu un délai extrême de
quinze jours pour rembourser le Trésor, comptant comme dernière chance
que Jansoulet validé, rentré dans ses millions, lui viendrait encore
une fois en aide. La décision de l'Assemblée venait de lui enlever ce
suprême espoir. Dès qu'il la connut, il revint au cercle très calme,
monta dans sa chambre où Francis l'attendait dans une grande impatience
pour lui remettre un papier important arrivé dans la journée. C'était
une notification au sieur Louis-Marie-Agénor de Monpavon d'avoir à
comparaître le lendemain dans le cabinet du juge d'instruction. Cela
s'adressait-il au censeur de la _Caisse territoriale_ ou à l'ancien
receveur général en déficit? En tout cas, la formule brutale de
l'assignation judiciaire employée dès l'abord, au lieu d'une convocation
discrète, disait assez la gravité de l'affaire et les fermes résolutions
de la justice.

Devant une pareille extrémité attendue et prévue depuis longtemps,
le parti du vieux beau était pris d'avance. Un Monpavon à la
correctionnelle, un Monpavon, bibliothécaire à Mazas!... Jamais...
Il mit en ordre toutes ses affaires, déchira des papiers, vida
minutieusement ses poches dans lesquelles il glissa seulement quelques
ingrédients pris sur sa table de toilette, tout cela avec tant de calme
et de naturel que, lorsqu'en s'en allant, il dit à Francis: «M'en vas au
bain... Diablesse de Chambre... Poussière infecte...» Le domestique le
crut sur parole. Le marquis ne mentait pas, du reste. Cette émouvante et
longue station debout là-haut dans la poussière de la tribune lui avait
rompu les membres autant que deux nuits en vagon; et sa décision de
mourir s'associant à l'envie de prendre un bon bain, le vieux sybarite
songeait à s'endormir dans une baignoire comme chose... machin... ps...
ps... ps... et autres fameux personnages de l'antiquité. C'est une
justice à lui rendre, que pas un de ces stoïques n'alla au-devant de la
mort avec plus de tranquillité que lui.

Fleuri par-dessus sa rosette d'officier d'un camélia blanc dont le
décorait en passant la jolie bouquetière du Cercle, il remontait d'un
pas léger le boulevard des Capucines, quand la vue de madame Jenkins
troubla pendant une minute sa sérénité. Il lui avait trouvé un air
de jeunesse, une flamme aux yeux, quelque chose de si piquant, qu'il
s'arrêta pour la regarder. Grande et belle, sa longue robe de gaze
noire, déroulée, les épaules serrées dans une mantille de dentelle où le
bouquet de son chapeau jetait une guirlande de feuillage d'automne,
elle s'éloignait, disparaissait au milieu d'autres femmes non moins
élégantes, dans une atmosphère embaumée; et la pensée que ses yeux
allaient se fermer pour toujours à ce joli spectacle qu'il savourait
en connaisseur, assombrit un peu l'ancien beau, ralentit l'élan de sa
marche. Mais quelques pas plus loin, une rencontre d'un autre genre lui
rendit tout son courage.

Quelqu'un de râpé, de honteux, d'ébloui par la lumière, traversait le
boulevard; c'était le vieux Marestang, ancien sénateur, ancien ministre
si gravement compromis dans l'affaire des _Tourteaux de Malte_, que,
malgré son âge, ses services, le grand scandale d'un procès pareil, il
avait été condamné à deux ans de prison, rayé des registres de la Légion
d'honneur, où il comptait parmi les grands dignitaires. L'affaire déjà
ancienne, le pauvre diable, gracié d'une partie de son temps, venait de
sortir de prison, éperdu, dérouté, n'ayant pas même de quoi dorer sa
détresse morale, car il avait fallu rendre gorge. Debout au bord du
trottoir, il attendait la tête basse que la chaussée encombrée de
voitures lui laissât un passage libre, embarrassé de cet arrêt au
coin le plus hanté des boulevards, pris entre les piétons et ce flot
d'équipages découverts, remplis de figures connues. Monpavon, passant
près de lui, surprit ce regard timide, inquiet, implorant un salut et
s'y dérobant à la fois. L'idée qu'il pourrait un jour s'humilier ainsi
lui fit faire un haut-le-corps de révolte. «Allons donc!... Est-ce que
c'est possible?...» Et, redressant sa taille, le plastron élargi, il
continua sa route, plus ferme et résolu qu'avant.

M. de Monpavon marche à la mort. Il y va par cette longue ligne des
boulevards tout en feu du côté de la Madeleine, et dont il foule encore
une fois l'asphalte élastique, en museur, le nez levé, les mains au dos.
Il a le temps, rien ne le presse, il est maître du rendez-vous. A chaque
instant il sourit devant lui, envoie un petit bonjour protecteur du bout
des doigts ou bien le grand coup de chapeau de tout à l'heure. Tout le
ravit, le charme, le bruit des tonneaux d'arrosage, des stores relevés
aux portes des cafés débordant jusqu'au milieu des trottoirs. La mort
prochaine lui fait des sens de convalescent, accessibles à toutes les
finesses, à toutes les poésies cachées d'une belle heure d'été sonnant
en pleine vie parisienne, d'une belle heure qui sera sa dernière et
qu'il voudrait prolonger jusqu'à la nuit. C'est pour cela sans
doute qu'il dépasse le somptueux établissement où il prend son bain
d'habitude; il ne s'arrête pas non plus aux Bains Chinois. On le connaît
trop par ici. Tout Paris saurait son aventure le soir même. Ce serait
dans les cercles, dans les salons un scandale de mauvais goût, beaucoup
de bruit vilain autour de sa mort; et le vieux raffiné, l'homme de la
tenue, voudrait s'épargner cette honte, plonger, s'engloutir dans le
vague et l'anonymat d'un suicide, comme ces soldats qu'au lendemain des
grandes batailles ni blessés, ni vivants, ni morts, on porte simplement
disparus. Voilà pourquoi il a eu soin de ne rien garder sur lui de ce
qui aurait pu le faire reconnaître, fournir un renseignement précis aux
constatations policières, pourquoi il cherche dans cet immense Paris
la zone éloignée et perdue où commencera pour lui la terrible mais
rassurante confusion de la fosse commune. Déjà depuis que Monpavon est
en route, l'aspect des boulevards a bien changé. La foule est devenue
compacte, plus active et préoccupée, les maisons moins larges,
sillonnées d'enseignes de commerce. Les portes Saint-Denis et
Saint-Martin passées, sous lesquelles déborde à toute heure le
trop-plein grouillant des faubourgs, la physionomie provinciale de la
ville s'accentue. Le vieux beau n'y connaît plus personne et peut se
vanter d'être inconnu de tous.

Les boutiquiers, qui le regardent curieusement, avec son linge étalé,
sa redingote fine, la cambrure de sa taille, le prennent pour quelque
fameux comédien exécutant avant le spectacle une petite promenade
hygiénique sur l'ancien boulevard, témoin de ses premiers triomphes...
Le vent fraîchit, le crépuscule estompe les lointains, et tandis que la
longue voie continue à flamboyer dans ses détours déjà parcourus,
elle s'assombrit maintenant à chaque pas. Ainsi le passé, quand son
rayonnement arrive à celui qui regarde en arrière et regrette... Il
semble à Monpavon qu'il entre dans la nuit. Il frissonne un peu, mais ne
faiblit pas, et continue à marcher la tête droite et le jabot tendu.

M. de Monpavon marche à la mort. A présent, il pénètre dans le dédale
compliqué des rues bruyantes où le fracas des omnibus se mêle aux mille
métiers ronflants de la cité ouvrière, où se confond la chaleur des
fumées d'usine avec la fièvre de tout un peuple se débattant contre
la faim. L'air frémit, les ruisseaux fument, les maisons tremblent
au passage des camions, des lourds baquets se heurtant au détour des
chaussées étroites. Soudain le marquis s'arrête; il a trouvé ce qu'il
voulait. Entre la boutique noire d'un charbonnier et l'établissement
d'un emballeur dont les planches de sapin adossées aux murailles lui
causent un petit frisson, s'ouvre une porte cochère surmontée de son
enseigne, le mot BAINS sur une lanterne blafarde. Il entre, traverse un
petit jardin moisi où pleure un jet d'eau dans la rocaille. Voilà bien
le coin sinistre qu'il cherchait. Qui s'avisera jamais de croire que le
marquis de Monpavon est venu se couper la gorge là?... La maison est au
bout, basse, des volets verts, une porte vitrée, ce faux air de villa
qu'elles ont toutes... Il demande un bain, un fond de bain, enfile
l'étroit couloir, et pendant qu'on prépare cela, le fracas de l'eau
derrière lui, il fume son cigare à la fenêtre, regarde le parterre aux
maigres lilas et le mur élevé qui le ferme.

A côté c'est une grande cour, la cour d'une caserne de pompiers avec un
gymnase dont les montants, mâts et portiques, vaguement entrevus par le
haut, ont des apparences de gibets. Un clairon sonne au sergent dans
la cour. Et voilà que cette sonnerie ramène le marquis à trente ans en
arrière, lui rappelle ses campagnes d'Algérie, les hauts remparts de
Constantine, l'arrivée de Mora au régiment, et des duels, et des parties
fines... Ah! comme la vie commençait bien. Quel dommage que ces sacrées
cartes... Ps... ps... ps... Enfin, c'est déjà beau d'avoir sauvé la
tenue.

«Monsieur, dit le garçon, votre bain est prêt.»

       *       *       *       *       *

A ce moment, haletante et pâle, madame Jenkins entrait dans l'atelier
d'André où l'amenait un instinct plus fort que sa volonté, le besoin
d'embrasser son enfant avant de mourir. La porte ouverte,--il lui avait
donné une double clef,--elle eut pourtant un soulagement de voir qu'il
n'était pas rentré, qu'elle aurait le temps de calmer son émotion
augmentée d'une longue marche inusitée à ses nonchalances de femme
riche. Personne. Mais sur la table ce petit mot qu'il laissait toujours
en sortant, pour que sa mère, dont les visites devenaient de plus en
plus rares et courtes à cause de la tyrannie de Jenkins, pût savoir
où il était, l'attendre facilement ou le rejoindre. Ces deux êtres
n'avaient cessé de s'aimer tendrement, profondément, malgré les cruautés
de la vie qui les obligeaient à introduire dans leurs rapports de mère à
fils les précautions, le mystère clandestin d'un autre amour.

«Je suis à ma répétition, disait aujourd'hui le petit mot, je rentrerai
vers sept heures.»

Cette attention de son enfant qu'elle n'était pas venue voir depuis
trois semaines, et qui persistait quand même à l'attendre, fit monter
aux yeux de la mère le flot de larmes qui l'étouffait. On eût dit
qu'elle venait d'entrer dans un monde nouveau. C'était si clair, si
calme, si élevé, cette petite pièce qui gardait la dernière lueur
du jour sur son vitrage, flambait des rayons du soleil déjà sombré,
semblait comme toutes les mansardes taillée dans un pan de ciel avec ses
murs nus, ornés seulement d'un grand portrait, le sien, rien que le sien
souriant à la place d'honneur, et encore là-bas sur la table dans un
cadre doré. Oui, véritablement, l'humble petit logis, qui retenait tant
de clarté quand tout Paris devenait noir, lui faisait une impression
surnaturelle, malgré la pauvreté de ses meubles restreints, éparpillés
dans deux pièces, sa perse commune, et sa cheminée garnie de deux gros
bouquets de jacinthes, de ces fleurs qu'on traîne le matin dans les
rues, à pleines charrettes. La belle vie vaillante et digne qu'elle
aurait pu mener là près de son André! Et en une minute, avec la rapidité
du rêve, elle installait son lit dans un coin, son piano dans l'autre,
se voyait donnant des leçons, soignant l'intérieur où elle apportait sa
part d'aisance et de gaieté courageuse. Comment n'avait-elle pas
compris que là eût été son devoir, la fierté de son veuvage? Par quel
aveuglement, quelle faiblesse indigne?...

Grande faute sans doute, mais qui aurait pu trouver bien des
atténuations dans sa nature facile et tendre, et l'adresse, la fourberie
de son complice parlant tout le temps de mariage, lui laissant ignorer
que lui-même n'était plus libre, et lorsqu'enfin il fut obligé d'avouer,
faisant un tel tableau de sa vie sans lumière, de son désespoir, de son
amour, que la pauvre créature engagée déjà si gravement aux yeux
du monde, incapable d'un de ces efforts héroïques qui vous mettent
au-dessus des situations fausses, avait fini par céder, par accepter
cette double existence, si brillante et si misérable, reposant toute
sur un mensonge qui avait duré dix ans. Dix ans d'enivrants succès et
d'inquiétudes indicibles, dix ans où elle avait chanté avec chaque fois
la peur d'être trahie entre deux couplets, où le moindre mot sur les
ménages irréguliers la blessait comme une allusion, où l'expression de
sa figure s'était amollie jusqu'à cet air d'humilité douce, de coupable
demandant grâce. Ensuite la certitude d'être abandonnée lui avait gâté
même ces joies d'emprunt, fané son luxe; et que d'angoisses, que de
souffrances silencieusement subies, d'humiliations incessantes jusqu'à
la dernière, la plus épouvantable de toutes!

Tandis qu'elle repasse ainsi douloureusement sa vie dans la fraîcheur du
soir et le calme de la maison déserte, des rires sonores, un entrain de
jeunesse heureuse montent de l'étage au-dessous; et se rappelant les
confidences d'André, sa dernière lettre où il lui annonçait la grande
nouvelle, elle cherche à distinguer parmi toutes ces voix limpides et
neuves celle de sa fille Élise, cette fiancée de son fils qu'elle ne
connaît pas, qu'elle ne doit jamais connaître. Cette pensée, qui achève
de déshériter la mère, ajoute au désastre de ses derniers instants, les
comble de tant de remords et de regrets que, malgré son vouloir d'être
courageuse, elle pleure, elle pleure.

La nuit vient peu à peu. De larges taches d'ombre plaquent les vitres
inclinées où le ciel immense en profondeur se décolore, semble fuir dans
de l'obscur. Les toits se massent pour la nuit comme les soldats pour
l'attaque. Gravement, les clochers se renvoient l'heure, pendant que les
hirondelles tournoient aux environs d'un nid caché et que le vent fait
son invasion ordinaire dans les décombres du vieux chantier. Ce soir, il
souffle avec des plaintes de flot, un frisson de brume, il souffle de
la rivière, comme pour rappeler à la malheureuse femme que c'est là-bas
qu'il va falloir aller... Sous sa mantille de dentelle, oh! elle en
grelotte d'avance... Pourquoi est-elle venue ici reprendre goût à la
vie impossible après l'aveu qu'elle serait forcée de faire?... Des pas
rapides ébranlent l'escalier, la porte s'ouvre précipitamment, c'est
André. Il chante, il est content, très pressé surtout, car on l'attend
pour dîner chez les Joyeuse. Vite, un peu de lumière, que l'amoureux se
fasse beau. Mais, tout en frottant les allumettes, il devine quelqu'un
dans l'atelier, une ombre remuante parmi les ombres immobiles.

«Qui est là?»

Quelque chose lui répond, comme un rire étouffé ou un sanglot. Il croit
que ce sont ses petites voisines, une invention des «enfants» pour
s'amuser. Il s'approche. Deux mains, deux bras le serrent, l'enlacent.

«C'est moi...»

Et d'une voix fiévreuse, qui se hâte pour s'assurer, elle lui raconte
qu'elle part pour un voyage assez long, et, qu'avant de partir...

«Un voyage... Et où donc vas-tu?

--Oh! je ne sais pas... Nous allons là-bas, très loin pour des affaires
qu'il a dans son pays.

--Comment! tu ne seras pas là pour ma pièce? C'est dans trois jours...
Et puis, tout de suite après, le mariage... Voyons, il ne peut pas
t'empêcher d'assister à mon mariage.»

Elle s'excuse, imagine des raisons, mais ses mains brûlantes dans celles
de son fils, sa voix toute changée, font comprendre à André qu'elle ne
dit pas la vérité. Il veut allumer, elle l'en empêche:

«Non, non, c'est inutile. On est mieux ainsi... D'ailleurs, j'ai tant de
préparatifs encore; il faut que je m'en aille.»

Ils sont debout tous deux, prêts pour la séparation; mais André ne la
laissera pas partir sans lui faire avouer ce qu'elle a, quel souci
tragique creuse ce beau visage où les yeux,--est-ce un effet du
crépuscule?--reluisent d'un éclat farouche.

«Rien... non, rien; je t'assure... Seulement l'idée de ne pouvoir
prendre ma part de tes bonheurs, de tes triomphes... Enfin, tu sais que
je t'aime, tu ne doutes pas de ta mère, n'est-ce pas? Je ne suis jamais
restée un jour sans penser à toi... Fais-en autant, garde-moi ton
coeur... Et maintenant embrasse-moi que je m'en aille vite... J'ai trop
tardé.»

Une minute encore, elle n'aurait plus la force de ce qui lui reste à
accomplir. Elle s'élance.

«Eh bien, non, tu ne sortiras pas... Je sens qu'il se passe dans ta vie
quelque chose d'extraordinaire que tu ne veux pas dire... Tu as un grand
chagrin, je suis sûr. Cet homme t'aura fait quelque infamie...

--Non, non... laisse-moi aller... laisse-moi aller.»

Mais il la retient au contraire, il la retient fortement.

«Voyons, qu'est-ce qu'il y a?... Dis... dis...»

Puis tout bas, à l'oreille, la parole tendre, appuyée et sourde comme un
baiser:

«Il t'a quittée, n'est-ce pas?»

La malheureuse tressaille, se débat.

«Ne me demande rien... je ne veux rien dire... adieu.»

Et lui, la pressant contre son coeur:

«Que pourrais-tu me dire que je ne sache déjà, pauvre mère?... Tu n'as
donc pas compris pourquoi je suis parti, il y a six mois...

--Tu sais?...

--Tout... Et ce qui t'arrive aujourd'hui, voilà longtemps que je le
pressens, que je le souhaite...

--Oh! malheureuse, malheureuse, pourquoi suis-je venue?

--Parce que c'est ta place, parce que tu me dois dix ans de ma mère...
Tu vois bien qu'il faut que je te garde.»

Il lui dit cela à genoux devant le divan où elle s'est laissée tomber
dans un débordement de larmes et les derniers cris douloureux de son
orgueil blessé. Longtemps elle pleure ainsi, son enfant à ses pieds. Et
voici que les Joyeuse, inquiets de ne pas voir André descendre, montent
le chercher en troupe. C'est une invasion de visages ingénus, de gaietés
limpides, boucles flottantes, modestes parures, et sur tout le groupe
rayonne la grosse lampe, la bonne vieille lampe au vaste abat-jour, que
M. Joyeuse porte solennellement, aussi haut, aussi droit qu'il peut avec
un geste de canéphore. Ils s'arrêtent interdits devant cette dame pâle
et triste qui regarde, très émue, toute cette grâce souriante, surtout
Élise un peu en arrière des autres et que son attitude gênée dans cette
indiscrète visite désigne comme la fiancée.

«Élise, embrassez notre mère et remerciez-la. Elle vient demeurer avec
ses enfants.»

La voilà serrée dans tous ces bras caressants, contre quatre petits
coeurs féminins à qui manque depuis longtemps l'appui de la mère, la
voilà introduite et si doucement sous le cercle lumineux de la lampe
familiale, un peu élargi pour qu'elle puisse y prendre sa place, sécher
ses yeux, réchauffer, éclairer son esprit à cette flamme robuste qui
monte dans un vacillement, même dans ce petit atelier d'artiste près
des toits, où soufflaient si fort tout à l'heure des tempêtes sinistres
qu'il faut oublier.

       *       *       *       *       *

Celui qui râle là-bas, effondré dans sa baignoire sanglante, ne l'a
jamais connue, cette flamme sacrée. Égoïste et dur, il a jusqu'à la fin
vécu pour la montre, gonflant son plastron tout en surface d'une enflure
de vanité. Encore cette vanité était ce qu'il y avait de meilleur en
lui. C'est elle qui l'a tenu crâne et debout si longtemps, elle qui lui
serre les dents sur les hoquets de son agonie. Dans le jardin moisi,
le jet d'eau tristement s'égoutte. Le clairon des pompiers sonne le
couvre-feu... «Allez donc voir au 7, dit la maîtresse, il n'en finit
plus avec son bain.» Le garçon monte et pousse un cri d'effroi, de
stupeur: «Oh! madame, il est mort... mais ce n'est plus le même...» On
accourt, et personne, en effet, ne veut reconnaître le beau gentilhomme
qui est entré tout à l'heure, dans cette espèce de poupée macabre, la
tête pendant au bord de la baignoire, un teint où le fard étalé se mêle
au sang qui le délaie, tous les membres jetés dans une lassitude suprême
du rôle joué jusqu'au bout, jusqu'à tuer le comédien. Deux coups de
rasoir en travers du magnifique plastron inflexible, et toute sa majesté
factice s'est dégonflée, s'est résolue dans cette horreur sans nom,
ce tas de boue, de sang, de chairs maquillées et cadavériques où gît
méconnaissable l'homme de la tenue, le marquis Louis-Marie-Agénor de
Monpavon.




XXIII

MÉMOIRES D'UN GARÇON DE BUREAU.--DERNIERS FEUILLETS


Je consigne ici, à la hâte et d'une plume bien agitée, les événements
effroyables dont je suis le jouet depuis quelques jours. Cette fois,
c'en est fait de la _Territoriale_ et de tous mes songes ambitieux...
Protêts, saisies, descentes de la police, tous nos livres chez le juge
d'instruction, le gouverneur en fuite, notre conseil Bois-l'Héry à
Mazas, notre conseil Monpavon disparu. Ma tête s'égare au milieu de ces
catastrophes... Et dire que, si j'avais suivi les avertissements de la
sage raison, je serais depuis six mois bien tranquille à Montbars en
train de cultiver ma petite vigne, sans autre souci que de voir les
grappes s'arrondir et se dorer au bon soleil bourguignon, et de ramasser
sur les ceps, après l'ondée, ces petits escargots gris excellents en
fricassée. Avec le fruit de mes économies, je me serais fait bâtir
au bout du clos, sur la hauteur, à un endroit que je vois d'ici, un
belvédère en pierres sèches comme celui de M. Chalmette, si commode pour
les siestes d'après-midi, pendant que les cailles chantent tout
autour dans le vignoble. Mais non. Sans cesse égaré par des illusions
décevantes, j'ai voulu m'enrichir, spéculer, tenter les grands coups
de banque, enchaîner ma fortune au char des triomphateurs du jour; et
maintenant me voilà revenu aux plus tristes pages de mon histoire,
garçon de bureau d'un comptoir en déroute, chargé de répondre à une
horde de créanciers, d'actionnaires ivres de fureur, qui accablent mes
cheveux blancs des pires outrages, voudraient me rendre responsable de
la ruine du Nabab et de la fuite du gouverneur. Comme si je n'étais pas
moi aussi cruellement frappé avec mes quatre ans d'arriéré que je perds
encore une fois, et mes sept mille francs d'avances, tout ce que j'avais
confié à ce scélérat de Paganetti de Porto-Vecchio.

Mais il était écrit que je viderais la coupe des humiliations et des
déboires jusqu'à la lie. Ne m'ont-ils pas fait comparoir devant le juge
d'instruction, moi, Passajon, ancien appariteur de Faculté, trente ans
de loyaux services, le ruban d'officier d'Académie... Oh! quand je me
suis vu montant cet escalier du Palais de Justice, si grand, si large,
sans rampe pour se retenir, j'ai senti ma tête qui tournait et mes
jambes s'en aller sous moi. C'est là que j'ai pu réfléchir, en
traversant ces salles noires d'avocats et de juges, coupées de grandes
portes vertes derrière lesquelles s'entend le tapage imposant des
audiences; et là-haut, dans le corridor des juges d'instruction, pendant
mon attente d'une heure sur un banc où j'avais de la vermine de prison
qui me grimpait aux jambes, tandis que j'écoutais un tas de bandits,
filous, filles en bonnet de Saint-Lazare, causer et rire avec des gardes
de Paris, et les crosses de fusil retentir dans les couloirs, et le
roulement sourd des voitures cellulaires. J'ai compris alors le danger
des _combinazione_, et qu'il ne faisait pas toujours bon de se moquer de
M. Gogo.

Ce qui me rassurait pourtant, c'est que, n'ayant jamais pris part aux
délibérations de la _Territoriale_, je ne suis pour rien dans les
trafics et les tripotages. Mais expliquez cela. Une fois dans le cabinet
du juge, en face de cet homme en calotte de velours, qui me regardait
de l'autre côté de la table avec ses petits yeux à crochets, je me suis
senti tellement pénétré, fouillé, retourné jusqu'au fin fond des fonds,
que, malgré mon innocence, eh bien! j'avais envie d'avouer. Avouer,
quoi? je n'en sais rien. Mais c'est l'effet que cause la justice. Ce
diable d'homme resta bien cinq minutes entières à me fixer sans parler,
tout en feuilletant un cahier surchargé d'une grosse écriture qui ne
m'était pas inconnue, et brusquement il me dit, sur un ton à la fois
narquois et sévère:

«Eh bien! monsieur Passajon... Y a-t-il longtemps que nous n'avons pas
fait le coup du camionneur?»

Le souvenir de certain petit méfait, dont j'avais pris ma part en des
jours de détresse, était déjà si loin de moi, que je ne comprenais pas
d'abord; mais quelques mots du juge me prouvèrent combien il était au
courant de l'histoire de notre banque. Cet homme terrible savait tout,
jusqu'aux moindres détails, jusqu'aux choses les plus secrètes.

Qui donc avait pu si bien l'informer?

Avec cela, très bref, très sec, et quand je voulais essayer d'éclairer
la justice de quelques observations sagaces, une certaine façon
insolente de me dire: «Ne faites pas de phrases,» d'autant plus
blessante à entendre, à mon âge, avec ma réputation de beau diseur, que
nous n'étions pas seuls dans son cabinet. Un greffier assis prés de
moi écrivait ma déposition, et derrière, j'entendais le bruit de gros
feuillets qu'on retournait. Le juge m'adressa toutes sortes de questions
sur le Nabab, l'époque à laquelle il avait fait ses versements,
l'endroit où nous tenions nos livres, et tout à coup, s'adressant à la
personne que je ne voyais pas:

«Montrez-nous le livre de caisse, monsieur l'expert.»

Un petit homme en cravate blanche apporta le grand registre sur la
table. C'était M. Joyeuse, l'ancien caissier d'Hemerlingue et fils. Mais
je n'eus pas le temps de lui présenter mon hommage.

«Qui a fait ça? me demanda le juge en ouvrant le grand-livre à l'endroit
d'une page arrachée... Ne mentez pas, voyons.»

Je ne mentais pas, je n'en savais rien, ne m'occupant jamais des
écritures. Pourtant je crus devoir signaler M. de Géry, le secrétaire du
Nabab, qui venait souvent le soir dans nos bureaux et s'enfermait tout
seul pendant des heures à la comptabilité. Là-dessus, le petit père
Joyeuse s'est fâché tout rouge:

«On vous dit là une absurdité, monsieur le juge d'instruction... M.
de Géry est le jeune homme dont je vous ai parlé... Il venait à la
_Territoriale_ en simple surveillant et portait trop d'intérêt à ce
pauvre M. Jansoulet pour faire disparaître les reçus de ses versements,
la preuve de son aveugle, mais parfaite honnêteté... Du reste, M. de
Géry, longtemps retenu à Tunis, est en route pour revenir, et pourra
fournir, avant peu, toutes les explications nécessaires.»

Je sentis que mon zèle allait me compromettre.

«Prenez garde, Passajon, me dit le juge très sévèrement... Vous n'êtes
ici que comme témoin; mais si vous essayez d'égarer l'instruction, vous
pourriez bien y revenir en prévenu... (Il avait vraiment l'air de le
désirer, ce monstre d'homme!...) Allons, cherchez, qui a déchiré cette
page?»

Alors, je me rappelai fort à propos que, quelques jours avant de quitter
Paris, notre gouverneur m'avait fait apporter les livres à son domicile,
où ils étaient restés jusqu'au lendemain. Le greffier prit note de ma
déclaration, après quoi le juge me congédia d'un signe, en m'avertissant
d'avoir à me tenir à sa disposition. Puis, sur la porte, il me rappela:

«Tenez, monsieur Passajon, remportez ceci. Je n'en ai plus besoin.»

Il me tendait les papiers qu'il consultait, tout en m'interrogeant; et
qu'on juge de ma confusion, quand j'aperçus sur la couverture le mot
«Mémoires» écrit de ma plus belle ronde. Je venais de fournir moi-même
des armes à la justice, des renseignements précieux que la précipitation
de notre catastrophe m'avait empêché de soustraire à la rafle policière
exécutée dans nos bureaux.

Mon premier mouvement, en rentrant chez nous, fut de mettre en morceaux
ces indiscrètes paperasses; puis, réflexion faite, après m'être assuré
qu'il n'y avait dans ces _Mémoires_ rien de compromettant pour moi,
au lieu de les détruire, je me suis décidé à les continuer, avec la
certitude d'en tirer parti un jour ou l'autre. Il ne manque pas à Paris
de faiseurs de romans sans imagination, qui ne savent mettre que des
histoires vraies dans leurs livres, et qui ne seront pas fâchés de
m'acheter un petit cahier de renseignements. Ce sera ma façon de me
venger de cette société de haute flibuste où je me suis trouvé mêlé pour
ma honte et pour mon malheur.

Du reste, il faut bien que j'occupe mes loisirs. Rien à faire au bureau,
complètement désert depuis les investigations de la justice, que
d'empiler des assignations de toutes couleurs. J'ai repris les écritures
de la cuisinière du second, mademoiselle Séraphine, dont j'accepte en
retour quelques petites provisions que je conserve dans le coffre-fort,
revenu à l'emploi de garde-manger. La femme du gouverneur est aussi très
bonne pour moi et bourre mes poches à chaque fois que je vais la voir
dans son grand appartement de la Chaussée d'Antin. De ce côté, rien
n'est changé. Même luxe, même confort; en plus un petit bébé de trois
mois, le septième, et une superbe nourrice, dont le bonnet cauchois fait
merveille aux promenades du bois de Boulogne. Il faut croire qu'une fois
lancés sur les rails de la fortune, les gens ont besoin d'un certain
temps pour ralentir leur vitesse ou s'arrêter tout à fait. D'ailleurs,
ce bandit de Paganetti, en prévision d'un accident, avait tout mis au
nom de sa femme. C'est peut-être pourquoi cette charabias d'Italienne
lui a voué une admiration que rien ne peut entamer. Il est en fuite, il
se cache; mais elle reste convaincue que son mari est un petit saint
Jean d'innocence, victime de sa bonté, de sa crédulité. Il faut
l'entendre: «Vous le connaissez, vous, moussiou Passajon. Vous savez
s'il est escroupouleux... Ma, aussi vrai qu'il y a oun Dieu, si mon
mari avait commis des malhonnêtetés comme on l'accuse, moi-même, vous
m'entendez, moi-même, j'y aurais mis oune scopette dans les mains et j'y
aurais dit: «Té! Tcheccofais-toi peter la tête!...» Et à la façon dont
elle ouvre son petit nez retroussé, ses yeux noirs et ronds comme deux
boules de jais, on sent bien que cette petite Corse de l'Ile-Rousse
l'aurait fait ainsi qu'elle le dit. Faut-il qu'il soit adroit tout de
même, ce damné gouverneur, pour duper jusqu'à sa femme, jouer la comédie
chez lui, là où les plus habiles se laissent voir tels qu'ils sont!

En attendant, tout ce monde-là fricote de bons dîners, Bois-l'Héry à
Mazas se fait porter à manger du café Anglais, et l'oncle Passajon en
est réduit à vivre de ratas ramassés dans les cuisines. Enfin ne nous
plaignons pas trop. Il y en a encore de plus malheureux que nous, à
preuve M. Francis que j'ai vu entrer ce matin à la _Territoriale_,
maigre, pâli, du linge déshonorant, des manchettes fripées qu'il étire
encore par habitude.

J'étais justement en train de faire griller un bon morceau de lard
devant la cheminée de la salle du conseil, mon couvert mis sur un coin
de table en marqueterie, avec un journal étendu pour ne pas salir.
J'invitai le valet de chambre de Monpavon à partager ma frugale
collation; mais, pour avoir servi un marquis, celui-là se figure faire
partie de la noblesse, et il m'a remercié d'un air digne qui donnait à
rire en voyant ses joues creusées. Il commença par me dire qu'il était
toujours sans nouvelles de son maître, qu'on l'avait renvoyé du cercle
de la rue Royale, tous les papiers sous scellés et des tas de créanciers
en pluie de sauterelles sur la mince défroque du marquis. «De sorte que
je me trouve un peu à court,» ajoutait M. Francis. C'est-à-dire qu'il
n'avait plus un radis en poche, qu'il couchait depuis deux jours sur les
bancs du boulevard, réveillé à chaque instant par les sergents de ville,
obligé de se lever, de faire l'homme en ribote, pour regagner un autre
abri. Quant à ce qui est de manger, je crois bien que cela ne lui était
pas arrivé de longtemps, car il regardait la nourriture avec des yeux
affamés qui faisaient peine, et lorsque j'eus mis de force devant lui
une grillade de lard et un verre de vin, il tomba dessus comme un loup.
Tout de suite le sang lui vint aux pommettes, et tout en dévorant il se
mit à bavarder, à bavarder...

--Vous savez, père Passajon, me dit-il entre deux bouchées, je sais où
il est... je l'ai vu...

Il clignait de l'oeil malignement. Moi, je le regardais, très étonné.

--Qui donc ça avez-vous vu, monsieur Francis?

--Le marquis, mon maître... là-bas, dans la petite maison blanche,
derrière Notre-Dame. (Il ne disait pas la Morgue, parce que c'est un
trop vilain mot). J'étais bien sûr que je le trouverais là. J'y suis
allé tout droit, le lendemain. Il y était. Oh! mais bien caché, je
vous réponds. Il fallait son valet de chambre pour le reconnaître.
Les cheveux tout gris, les dents absentes, et ses vraies rides, ses
soixante-cinq ans qu'il arrangeait si bien. Sur cette dalle de marbre,
avec le robinet qui dégoulinait dessus, j'ai cru le voir devant sa table
de toilette.

--Et vous n'avez rien dit?

--Non. Je savais ses intentions à ce sujet, depuis longtemps... Je l'ai
laissé s'en aller discrètement, à l'anglaise, comme il voulait. C'est
égal! il aurait bien dû me donner un morceau de pain avant de partir,
moi qui l'ai servi pendant vingt ans.

Et tout à coup, frappant de son poing sur la table, avec rage:

--Quand je pense que, si j'avais voulu, j'aurais pu, au lieu d'aller
chez Monpavon, entrer chez Mora, avoir la place de Louis... Est-il
veinard, celui-là! En a-t-il rousti des rouleaux de mille à la mort de
son duc!... Et la défroque, des chemises par centaines, une robe de
chambre en renard bleu qui valait plus de vingt mille francs... C'est
comme ce Noël, c'est lui qui a dû faire un sac! En se pressant, parbleu,
car il savait que ça finirait tôt. Maintenant, plus moyen de gratter,
place Vendôme. Un vieux gendarme de mère qui mène tout. On vend
Saint-Romans, on vend les tableaux. La moitié de l'hôtel en location.
C'est la débâcle.»

J'avoue que je ne pus m'empêcher de montrer ma satisfaction; car enfin
ce misérable Jansoulet est cause de tous nos malheurs. Un homme qui se
vantait d'être si riche, qui le disait partout. Le public s'amorçait
là-dessus, comme le poisson qui voit luire des écailles dans une
nasse... Il a perdu des millions, je veux bien; mais pourquoi
laissait-il croire qu'il en avait d'autres?... Ils ont arrêté
Bois-l'Héry; c'est lui qu'il fallait arrêter plutôt... Ah! si nous
avions eu un autre expert, je suis sûr que ce serait déjà fait... Du
reste, comme je le disais à Francis, il n'y a qu'à voir ce parvenu de
Jansoulet pour se rendre compte de ce qu'il vaut. Quelle tête de bandit
orgueilleux!

--Et si commun, ajouta l'ancien valet de chambre.

--Pas la moindre moralité.

--Un manque absolu de tenue... Enfin, le voilà à la mer, et puis Jenkins
aussi, et bien d'autres avec eux.

--Comment! le docteur aussi?... Ah! tant pis... Un homme si poli, si
aimable...

--Oui, encore un qu'on déménage... Chevaux, voitures, mobilier... C'est
plein d'affiches dans la cour de l'hôtel, qui sonne le vide comme si
la mort y avait passé... Le château de Nanterre est mis en vente. Il
restait une demi-douzaine de «petits Bethléem» qu'on a emballés dans un
fiacre... C'est la débâcle, je vous dis, père Passajon, une débâcle dont
nous ne verrons peut-être pas la fin, vieux tous deux comme nous sommes,
mais qui sera complète... Tout est pourri; il faut que tout crève!»

Il était sinistre à voir ce vieux larbin de l'Empire, maigre, échiné,
couvert de boue, et criant comme Jérémie: «C'est la débâcle!» avec une
bouche sans dents, toute noire et large ouverte. J'avais peur et honte
devant lui, grand désir de le voir dehors; et dans moi-même je pensais:
«O M. Chalmette... ô ma petite vigne de Montbars...»

       *       *       *       *       *

_Même date._--Grande nouvelle. Madame Paganetti est venue cette
après-midi m'apporter mystérieusement une lettre du gouverneur. Il est à
Londres, en train d'installer une magnifique affaire. Bureaux splendides
dans le plus beau quartier de la ville; commandite superbe. Il m'offre
de venir le rejoindre, «heureux, dit-il, de réparer ainsi le dommage
qui m'a été fait.» J'aurai le double de mes appointements à la
_Territoriale_, logé, chauffé, cinq actions du nouveau comptoir, et
remboursement intégral de mon arriéré. Une petite avance à faire
seulement, pour l'argent du voyage et quelques dettes criardes dans le
quartier. Vive la joie! ma fortune est assurée. J'écris au notaire de
Montbars de prendre hypothèque sur ma vigne...




XXIV

A BORDIGHERA


Comme l'avait dit M. Joyeuse chez le juge d'instruction, Paul de Géry
revenait de Tunis après trois semaines d'absence. Trois interminables
semaines passées à se débattre au milieu d'intrigues, de trames ourdies
sournoisement par la haine puissante des Hemerlingue, à errer de salle
en salle, de ministère en ministère, à travers cette immense résidence
du Bardo qui réunit dans la même enceinte farouche hérissée de
couleuvrines tous les services de l'État, placés sous la surveillance
du maître comme ses écuries et son harem. Dès son arrivée là-bas,
Paul avait appris que la chambre de justice commençait à instruire
secrètement le procès de Jansoulet, procès dérisoire, perdu par avance;
et les comptoirs du Nabab fermés sur le quai de la Marine, les scellés
apposés sur ses coffres, ses navires solidement amarrés à la Goulette,
une garde de _chaouchs_ autour de ses palais annonçaient déjà une sorte
de mort civile, de succession ouverte dont il ne resterait plus bientôt
qu'à se partager les dépouilles.

Pas un défenseur, pas un ami dans cette meute vorace; la colonie franque
elle-même paraissait satisfaite de la chute d'un courtisan qui avait si
longtemps obstrué en les occupant tous les chemins de la faveur. Essayer
d'arracher au bey cette proie, à moins d'un triomphe éclatant devant
l'Assemblée, il n'y fallait pas songer. Tout ce que de Géry pouvait
espérer, c'était de sauver quelques épaves, et encore en se hâtant, car
il s'attendait un jour ou l'autre à apprendre l'échec complet de son
ami.

Il se mit donc en campagne, précipita ses démarches avec une activité
que rien ne découragea, ni le patelinage oriental, cette politesse
raffinée et doucereuse sous laquelle se dissimulent la férocité, la
dissolution des moeurs, ni les sourires béatement indifférents, ni ces
airs penchés, ces bras en croix invoquant le fatalisme divin quand
le mensonge humain fait défaut. Le sang-froid de ce petit Méridional
refroidi, en qui se condensaient toutes les exubérances de ses
compatriotes, le servit au moins autant que sa connaissance parfaite de
la loi française dont le Code de Tunis n'est que la copie défigurée.

A force de souplesse, de circonspection, et malgré les intrigues
d'Hemerlingue fils, très influent au Bardo, il parvint à faire distraire
de la confiscation l'argent prêté par le Nabab quelques mois auparavant
et à arracher dix millions sur quinze à la rapacité de Mohammed. Le
matin même du jour où cette somme devait lui être comptée, il recevait
de Paris une dépêche lui annonçant l'invalidation. Il courut tout de
suite au palais, pressé d'y arriver avant la nouvelle; et au retour, ses
dix millions de traites sur Marseille bien serrés dans son portefeuille,
il croisa sur la route de la résidence le carrosse d'Hemerlingue fils
avec ses trois mules lancées à fond de train. La tête du hibou maigre
rayonnait. De Géry comprenant que, s'il restait seulement quelques
heures de plus à Tunis, ses traites couraient grand risque d'être
confisquées, alla retenir sa place sur un paquebot italien qui partait
le lendemain pour Gênes, passa la nuit à bord, et ne fut tranquille que
lorsqu'il vit fuir derrière lui la blanche Tunis étagée au fond de son
golfe et les rochers du cap Carthage. En entrant dans le port de Gênes,
le vapeur, en train de se ranger au quai, passa prés d'un grand yacht où
flottait le pavillon tunisien parmi des petits étendards de parade. De
Géry ressentit une vive émotion, crut un instant qu'on envoyait à sa
poursuite, et qu'il allait peut-être en débarquant avoir des démêlés
avec la police italienne comme un vulgaire gâte-bourse. Mais non, le
yacht se balançait tranquille à l'ancre, ses matelots occupés à nettoyer
le pont et à repeindre la sirène rouge de l'avant, comme si l'on
attendait quelque personnage d'importance. Paul n'eut pas la curiosité
de savoir quel était ce personnage, ne fit que traverser la ville de
marbre et revint par la voie ferrée qui va de Gênes à Marseille en
suivant la côte, route merveilleuse où l'on passe du noir des tunnels à
l'éblouissement de la mer bleue, mais que son étroitesse expose à bien
des accidents.

A Savone, le train arrêté, on annonça aux voyageurs qu'ils ne pouvaient
aller plus loin, un de ces petits ponts jetés sur les torrents qui
descendent de la montagne dans la mer s'étant rompu pendant la nuit. Il
fallait attendre l'ingénieur, les ouvriers avertis par le télégraphe,
rester là peut-être une demi-journée. C'était le matin. La ville
italienne s'éveillait dans une de ces aubes voilées qui annoncent
la grande chaleur du jour. Pendant que les voyageurs dispersés se
réfugiaient dans les hôtels, s'installaient dans des cafés, que d'autres
couraient la ville, de Géry, désolé du retard, cherchait un moyen de
ne pas perdre encore cette dizaine d'heures. Il pensait au pauvre
Jansoulet, à qui l'argent qu'il apportait allait peut-être sauver
l'honneur et la vie, à sa chère Aline, à celle dont le souvenir ne
l'avait pas quitté un seul jour pendant son voyage, pas plus que le
portrait qu'elle lui avait donné. Il eut alors l'idée de louer un de ces
_calesino_ attelés à quatre, qui font le trajet de Gênes à Nice, tout le
long de la Corniche italienne, voyage adorable que se payent souvent
les étrangers, les amoureux ou les joueurs heureux de Monaco. Le cocher
garantissait d'être à Nice de bonne heure; mais n'arrivât-on guère plus
vite qu'en attendant le train, l'impatience du voyageur éprouvait le
soulagement de ne pas piétiner sur place, de sentir à chaque tour de
roue décroître l'espace qui le séparait de son désir.

Oh! par un beau matin de juin, à l'âge de notre ami Paul, le coeur plein
d'amour comme il l'avait, brûler à quatre chevaux la route blanche de
la Corniche, c'est une ivresse de voyage incomparable. A gauche, à cent
pieds d'abîme, la mer mouchetée d'écume des anses rondes du rivage à ces
lointains de vapeur, où se confondent le bleu des vagues et celui du
ciel; voiles rouges ou blanches, jetées là-dessus en ailes uniques
et déployées, fines silhouettes de steamers avec un peu de fumée à
l'arrière comme un adieu, et sur des plages aperçues au détour, des
pêcheurs, pas plus gros que des merles de roche, dans leur barque
amarrée, qui semble un nid. Puis la route s'abaisse, suit une pente
rapide, tout le long de rochers, de promontoires presque à pic. Le vent
frais des vagues arrive là, se mêle aux mille grelots de l'attelage,
tandis qu'à droite, sur le flanc de la montagne, les pins s'étagent, les
chênes verts, aux capricieuses racines, sortant du sol aride, et des
oliviers en culture sur leurs terrasses, jusqu'à un large ravin blanc et
caillouteux, bordé de verdures qui rappellent le passage des eaux, un
torrent desséché que remontent des mulets chargés, le sabot solide
parmi les pierres en galets où se penche une laveuse près d'une mare
microscopique, quelques gouttes restées de la grande inondation d'hiver.
De temps en temps, on traverse la rue d'un village ou plutôt d'une
petite ville rouillée par trop de soleil, d'une ancienneté historique,
les maisons étroitement serrées et rejointes par des arcades sombres, un
lacis de ruelles voûtées, qui grimpent à pic avec des échappées de jour
supérieur, des ouvertures de mines laissant apercevoir des nichées
d'enfants frisés en auréole, des corbeilles de fruits éclatants,
une femme descendant le pavé raboteux, sa cruche sur la tête ou la
quenouille au bras. Puis, à un coin de rue, le papillotement bleu des
vagues, et l'immensité retrouvée...

Mais, à mesure que la journée s'avançait, le soleil, montant dans le
ciel, éparpillait sur la mer, sortie de ses brumes, lourde, stupéfaite,
immobile avec des transparences de quartz, des milliers de rayons
tombant dans l'eau, comme des piqûres de flèches, une réverbération
éblouissante, doublée par la blancheur des roches et du sol, par un
véritable sirocco d'Afrique qui soulevait la poussière en spirale sur le
passage de la voiture. On arrivait aux sites les plus chauds, les plus
abrités de la Corniche, véritable température exotique, plantant en
pleine terre les dattiers, les cactus, l'aloès et ses hauts candélabres.
En voyant ces troncs élancés, cette végétation fantastique, découper
l'air chauffé à blanc, en sentant la poussière aveuglante craquer sous
les roues comme une neige, de Géry, les yeux à demi-clos, halluciné par
ce midi de plomb, croyait faire encore une fois cette fatigante route de
Tunis au Bardo, tant parcourue dans un singulier pêle-mêle de carrosses
levantins, à livrées éclatantes, de meahris au long cou, à la babine
pendante, de mulets caparaçonnés, de bourriquets, d'Arabes en guenilles,
de nègres à moitié nus, de fonctionnaires en grand costume, avec leur
escorte d'honneur. Allait-il donc retrouver là-bas, où la route côtoie
des jardins de palmiers, l'architecture bizarre et colossale du palais
du bey, ses grillages de fenêtres aux mailles serrées, ses portes de
marbre, ses moucharabies en bois découpé, peints de couleurs vives?...
Ce n'était pas le Bardo, mais le joli pays de Bordighera, divisé comme
tous ceux du littoral en deux parties, la _Marine_ s'étalant en rivage,
et la ville haute, rejointes toutes deux par une forêt de palmes
immobiles, élancées de tige et la cime retombante, véritables fusées de
verdure, rayant le bleu de leurs mille fentes régulières.

La chaleur insoutenable, les chevaux à bout de forces, contraignirent
le voyageur à s'arrêter pour une couple d'heures dans un de ces grands
hôtels qui bordent la route et mettent dès novembre, dans ce petit bourg
merveilleusement abrité, la vie luxueuse, l'animation cosmopolite d'une
aristocratique station hivernale. Mais, à cette époque de l'année, il
n'y avait à la _Marine_ de Bordighera que des pêcheurs invisibles à
cette heure. Les villas, les hôtels semblaient morts, tous leurs stores
et leurs jalousies étendus. On fit traverser à l'arrivant de longs
couloirs frais et silencieux, jusqu'à un grand salon tourné au nord qui
devait faire partie d'un de ces appartements complets qu'on loue pour la
saison et dont les portes légères communiquent avec d'autres chambres.
Des rideaux blancs, un tapis, ce demi-confortable exigé par les Anglais,
même en voyage, et en face des fenêtres que l'hôtelier ouvrit toutes
grandes pour amorcer ce passant, l'engager à une halte plus sérieuse,
la vue splendide de la montagne. Un calme étonnant régnait dans
cette grande auberge déserte, sans maître d'hôtel, ni cuisiniers, ni
chasseurs,--tout le service n'arrivant qu'aux premiers froids,--et
livrée pour les soins domestiques à un gâte-sauce du pays, expert aux
_stoffato_, aux _risotto_, et à deux valets d'écurie mettant pour
l'heure des repas l'habit, la cravate blanche et les escarpins de
l'office. Heureusement de Géry ne devait rester là que le temps de
respirer une heure ou deux, d'enlever de ses yeux cette réverbération
d'argent mat, de sa tête alourdie le casque à jugulaire douloureuse que
le soleil y avait mis.

Du divan où il s'étendit, le paysage admirable, terrasses d'oliviers
légers et frissonnants, bois d'orangers plus sombres aux feuilles
mouillées de luisants mobiles, semblait descendre jusqu'à sa fenêtre
par étages de verdures diverses où des villas dispersées éclataient
en blancheur, parmi lesquelles celle de Maurice Trott, le banquier,
reconnaissable aux riches caprices de son architecture et à la hauteur
de ses palmiers. L'habitation du Levantin, dont les jardins venaient
jusque sous les croisées de l'hôtel, abritait depuis quelques mois une
célébrité artistique, le sculpteur Bréhat, qui se mourait de la poitrine
et devait à cette hospitalité princière un prolongement d'existence. Ce
voisinage d'un agonisant célèbre, dont l'hôtelier était très fier, et
qu'il aurait mis volontiers sur sa note, ce nom de Bréhat que de Géry
avait entendu si souvent prononcer avec admiration dans l'atelier de
Félicia Ruys, ramenèrent sa pensée vers le beau visage aux lignes pures
entrevu pour la dernière fois au Bois de Boulogne, penché sur l'épaule
de Mora. Qu'était-elle devenue, la malheureuse fille, quand cet appui
lui avait manqué? Cette leçon lui servirait-elle dans l'avenir? Et par
une étrange coïncidence, pendant qu'il songeait ainsi à Félicia, en
face de lui, sur les pentes du jardin voisin, un grand lévrier blanc
traversait en gambadant une allée d'arbres verts. On eût dit tout à fait
Kadour; mêmes poils ras, même gueule rose, féroce et fine. Paul, devant
sa fenêtre ouverte, fut asssailli en un moment par toutes sortes de
visions tristes ou charmantes. Peut-être, la nature splendide qu'il
avait sous les yeux, cette haute montagne où courait une ombre bleue
attardée dans tous les plis du terrain aidait-elle au vagabondage de sa
pensée. Sous les orangers, les citronniers, alignés pour la culture,
chargés de fruits d'or, s'étendaient d'immenses champs de violettes, en
plants réguliers et serrés, traversés de petits canaux d'irrigation,
dont la pierre blanche coupait les verdures exubérantes.

Une odeur exquise montait, de violettes pétries dans du soleil, chaude
essence de boudoir, énervante, affaiblissante, qui évoquait pour de Géry
des visions féminines, Aline, Félicia, glissant à travers la féerie du
paysage, dans cette atmosphère bleutée, ce jour élyséen qu'on eût dit le
parfum devenu visible de tant de fleurs épanouies... Un bruit de portes
lui fit rouvrir les yeux... Quelqu'un venait d'entrer dans la pièce
à côté. Il entendit le frôlement d'une robe sur la mince cloison, un
feuillet retourné dans un livre qu'on devait lire sans grand intérêt;
car un long soupir modulé en bâillement le fit tressaillir. Dormait-il,
rêvait-il encore? Ne venait-il pas d'entendre le cri du «chacal dans le
désert,» si bien en harmonie avec la température brûlante et lourde du
dehors... Non. Plus rien... Il s'endormit de nouveau; et cette fois,
toutes les images confuses qui le poursuivaient se fixèrent en un rêve,
un bien beau rêve...

Il faisait avec Aline son voyage de noces. Une mariée délicieuse.
Prunelles claires, pleines d'amour et de foi, qui ne connaissaient que
lui, ne regardaient que lui. Dans ce même salon d'hôtel, de l'autre côté
du guéridon, la jolie fille était assise en blanc déshabillé du matin
qui sentait bon la violette et les dentelles fines de la corbeille. Ils
déjeunaient. Un de ces déjeuners de voyage de noces, servis au saut du
lit en face de la mer bleue, du ciel limpide qui azurent le verre où
l'on boit, les yeux que l'on regarde, l'avenir, la vie, l'espace clair.
Oh! qu'il faisait beau, quelle lumière divine, rajeunissante, comme ils
étaient bien!

Et tout à coup, en pleins baisers, en pleine ivresse, Aline devenait
triste. Ses beaux yeux se voilaient de larmes. Elle lui disait: «Félicia
est là... vous n'allez plus m'aimer...» Et lui riait: «Félicia, ici?...
Quelle idée.--Si, si... Elle est là...» Tremblante, elle montrait la
chambre voisine, d'où partaient pêle-mêle des aboiements enragés et
la voix de Félicia: «Ici, Kadour... Ici, Kadour...» la voix basse,
concentrée, furieuse de quelqu'un qui se cachait et se voit brusquement
découvert.

Réveillé en sursaut, l'amoureux, désenchanté, se retrouva dans sa
chambre déserte, devant un guéridon vide, son beau rêve envolé par la
fenêtre sur le grand coteau qui la remplissait toute, et semblait se
pencher vers elle. Mais on entendait bien réellement dans la pièce
contiguë les aboiements d'un chien et des coups précipités ébranlant la
porte...

--Ouvrez. C'est moi... c'est Jenkins.»

Paul se redressa sur son divan, stupéfait. Jenkins ici?... Comment
cela?... A qui s'adressait-il?... Quelle voix allait lui répondre?... On
ne répondit point... Un pas léger alla vers la porte, et le pêne grinça
nerveusement.

«Enfin, je vous trouve, dit l'Irlandais en entrant...»

Et vraiment, s'il n'avait pris soin de s'annoncer lui-même, à travers
la cloison Paul n'aurait jamais placé sur cet accent brutal, violent et
rauque, le nom du docteur aux façons doucereuses...

«Enfin, je vous trouve après huit jours de recherches, de courses
folles, de Gênes à Nice, de Nice à Gênes... Je savais que vous n'étiez
pas partie, le yacht étant toujours en rade... Et j'allais inspecter
toutes les auberges du littoral, quand je me suis souvenu de Bréhat...
J'ai pensé que vous aviez voulu le voir en passant. J'en viens... C'est
lui qui m'a dit que vous étiez ici.»

Mais à qui parlait-il? Quelle obstination singulière mettait-on à ne pas
lui répondre? Enfin une belle voix morne que Paul connaissait bien fit
vibrer à son tour l'air alourdi et sonore de la chaude après-midi.

«Eh bien! oui, Jenkins, me voilà... Qu'est-ce qu'il y a donc?»

A travers la muraille, Paul voyait la bouche dédaigneuse, abaissée, avec
un pli de dégoût.

«Je viens vous empêcher de partir, de faire cette folie...

--Quelle folie? J'ai des travaux à Tunis... Il faut bien que j'y aille.

--Mais vous n'y songez pas, ma chère enfant...

--Oh! assez de paternité comme cela, Jenkins... On sait ce qui se cache
là-dessous... Parlez-moi donc comme tout à l'heure... J'aime encore
mieux chez vous le dogue que le chien couchant... J'en ai moins peur.

--Eh bien! je vous dis, moi, qu'il faut être folle pour s'en aller
là-bas toute seule, jeune et belle comme vous êtes...

--Et ne suis-je pas toujours seule?... Vouliez-vous que j'emmène
Constance, à son âge?

--Et moi?

--Vous?...» Elle modula le mot sur un rire plein d'ironie... «Et
Paris?... Et vos clients?... Priver la société de son Cagliostro!...
Jamais, par exemple.

--Je suis pourtant bien décidé à vous suivre partout où vous irez... fit
Jenkins résolument.»

Il y eut un instant de silence. Paul se demandait s'il était bien digne
de lui d'écouter ce débat qu'il sentait gros de révélations terribles.
Mais, en plus de la fatigue, une curiosité invincible le clouait à sa
place... Il lui semblait que l'énigme attirante dont il avait été si
longtemps intrigué et troublé, qui tenait encore à son esprit par le
bout de son voile de mystère, allait enfin parler, se découvrir, montrer
la femme douloureuse ou perverse que cachait l'artiste mondaine. Il
restait donc immobile, retenant son souffle, n'ayant pas d'ailleurs
besoin d'espionner; car les autres, se croyant seuls dans l'hôtel,
laissaient monter leurs passions et leurs voix sans contrainte.

«En fin de compte, que voulez-vous de moi?...

--Je vous veux...

--Jenkins!

--Oui, oui, je sais bien; vous m'aviez défendu de prononcer jamais de
telles paroles devant vous; mais d'autres que moi vous les ont dites, et
de plus près encore...»

Deux pas nerveux la rapprochaient de l'apôtre, mettaient devant cette
large face sensuelle le mépris haletant de sa réponse.

«Et quand cela serait, misérable! Si je n'ai su me garder contre le
dégoût et l'ennui, si j'ai perdu ma fierté, est-ce à vous d'en parler
seulement?... Comme si vous n'en étiez pas cause, comme si vous ne
m'aviez pas à tout jamais fané, attristé la vie...»

Et trois mots brûlants et rapides firent passer devant Paul de Géry
terrifié l'horrible scène de cet attentat enveloppé d'affectueuse
tutelle, contre lequel l'esprit, la pensée, les rêves de la jeune
fille avaient eu si longtemps à se débattre et qui lui avait laissé
l'incurable tristesse des chagrins précoces, l'écoeurement de la vie à
peine commencée, ce pli au coin de la lèvre comme la chute visible du
sourire.

«Je vous aimais... Je vous aime... La passion emporte tout... répondit
Jenkins sourdement.

--Eh bien! aimez-moi donc, si cela vous amuse... Moi je vous hais non
seulement pour le mal que vous m'avez fait, tout ce que vous avez tué en
moi de croyances, de belles énergies, mais parce que vous me représentez
ce qu'il y a de plus exécrable, de plus hideux sous le soleil,
l'hypocrisie et le mensonge. Oui, dans cette mascarade mondaine, ce tas
de faussetés, de grimaces, de conventions lâches et malpropres qui m'ont
écoeurée au point que je me sauve, que je m'exile pour ne plus les voir,
que je leur préférerais le bagne, l'égoût, le trottoir comme une fille,
votre masque à vous, ô sublime Jenkins, est encore celui qui m'a le plus
fait horreur. Vous avez compliqué notre hypocrisie française, toute en
sourires et en politesse, de vos larges poignées de main à l'anglaise,
de votre loyauté cordiale et démonstrative. Tous s'y sont laissé
prendre. On dit «le bon Jenkins, le brave, l'honnête Jenkins.» Mais moi
je vous connais, bonhomme, et malgré votre belle devise si effrontément
arborée sur les enveloppes de vos lettres, sur votre cachet, vos boutons
de manchettes, la coiffe de vos chapeaux, les panneaux de votre voiture,
je vois toujours le fourbe que vous êtes et qui dépasse son déguisement
de toutes parts.»

Sa voix sifflait entre ses dents serrées par une incroyable férocité
d'expression; et Paul s'attendait à quelque furieuse révolte de Jenkins
se redressant sous tant d'outrages. Mais non. Cette haine, ce mépris
venant de la femme aimée devaient lui causer plus de douleur que de
colère; car il répondit tout bas, sur un ton de douceur navrée:

«Oh! vous êtes cruelle... Si vous saviez le mal que vous me faites...
Hypocrite, oui, c'est vrai; mais on ne naît pas comme cela... On le
devient par force, devant les duretés de la vie. Quand on a le vent
contre et qu'on veut avancer, on louvoie. J'ai louvoyé... Accusez mes
débuts misérables, une entrée manquée dans l'existence, et convenez du
moins qu'une chose en moi n'a jamais menti: ma passion!... Rien n'a pu
la rebuter, ni vos dédains, ni vos injures, ni tout ce que je lis dans
vos yeux qui, depuis tant d'années, ne m'ont pas souri une fois... C'est
encore ma passion qui me donne la force, même après ce que je viens
d'entendre, de vous dire pourquoi je suis ici... Écoutez. Vous m'avez
déclaré un jour qu'il vous fallait un mari, quelqu'un qui veille sur
vous pendant votre travail, qui relève de faction la pauvre Crenmitz
excédée. Ce sont là vos propres paroles, qui me déchiraient alors parce
que je n'étais pas libre. Maintenant tout est changé. Voulez-vous
m'épouser, Félicia?

--Et votre femme? s'écria la jeune fille pendant que Paul s'adressait la
même question.

--Ma femme est morte.

--Morte?... Madame Jenkins?... Est-ce vrai?

--Vous n'avez pas connu celle dont je parle. L'autre n'était pas ma
femme. Quand je l'ai rencontrée, j'étais déjà marié en Irlande... Depuis
des années... Un mariage horrible, contracté la corde au cou... Ma
chère, à vingt-cinq ans, je me suis trouvé devant cette alternative; la
prison pour dettes ou mademoiselle Strang, une vieille fille couperosée
et goutteuse, la soeur d'un usurier qui m'avait avancé cinq cents livres
pour payer mes études médicales... J'avais préféré la prison; mais
des semaines et des mois vinrent à bout de mon courage, et j'épousai
mademoiselle Strang qui m'apporta en dot... mon billet. Vous voyez
ma vie entre ces deux monstres qui s'adoraient. Une femme jalouse,
impotente. Le frère m'espionnant, me suivant partout. J'aurais pu fuir.
Mais une chose me retenait... On disait l'usurier immensément riche. Je
voulais toucher au moins le bénéfice de ma lâcheté... Ah! je vous dis
tout, vous voyez... Du reste j'ai été bien puni, allez. Le vieux Strang
est mort insolvable; il jouait, s'était ruiné, sans le dire... Alors
j'ai mis les rhumatismes de ma femme dans une maison de santé et je suis
venu en France... C'était une existence à recommencer, de la lutte et de
la misère encore. Mais j'avais pour moi une expérience, la haine et le
mépris des hommes, et la liberté reconquise, car je ne me doutais pas
que l'horrible boulet de cette union maudite allait gêner encore ma
marche, à distance... Heureusement, c'est fini, me voilà délivré...

--Oui, Jenkins, délivré... Mais pourquoi ne songez-vous pas à faire
votre femme de la pauvre créature qui a partagé votre vie si longtemps,
humble et dévouée comme nous l'avons tous vue?

--Oh! dit-il avec une explosion sincère, entre mes deux bagnes je crois
que je préférais l'autre, où je pouvais être franchement indifférent ou
haineux... Mais l'atroce comédie de l'amour conjugal, d'un bonheur sans
lassitude, alors que depuis si longtemps je n'aimais que vous, je ne
pensais qu'à vous... Il n'y a pas sur terre de pareil supplice...
Si j'en juge par moi, la malheureuse a dû pousser à l'instant de la
séparation un cri de soulagement et d'allégresse. C'est le seul adieu
que j'en espérais...

--Mais qui vous forçait à tant de contrainte?

--Paris, la société, le monde... Mariés devant l'opinion, nous étions
tenus par elle...

--Et maintenant, vous ne l'êtes donc plus?

--Maintenant quelque chose domine tout, c'est l'idée de vous perdre, de
ne plus vous voir... Oh! quand j'ai appris votre fuite, quand j'ai vu
cet écriteau sur votre porte: «A LOUER», j'ai senti que c'en était fait
des poses et des grimaces, que je n'avais plus qu'à partir, à courir
bien vite après mon bonheur que vous emportiez. Vous quittiez Paris, je
l'ai quitté. On vendait tout chez vous; chez moi, on va tout vendre.

--Et elle?... reprit Félicia frémissante... Elle, la compagne
irréprochable, l'honnête femme que personne n'a jamais soupçonnée, où
ira-t-elle? que fera-t-elle?... Et c'est sa place que vous venez me
proposer... Une place volée, dans quel enfer!... Eh bien! et cette
devise, bon Jenkins, vertueux Jenkins, qu'est-ce que nous en faisons? Le
bien sans espérance, mon vieux!...»

A ce rire cinglant comme un coup de cravache qui devait lui marquer la
figure en rouge, le misérable répondit en haletant:

«Assez..., assez..., ne raillez pas ainsi... c'est trop horrible à la
fin... Cela ne vous touche donc pas d'être aimée comme je vous aime
en vous sacrifiant tout, fortune, honneur, considération? Voyons,
regardez-moi... Si bien attaché que fût mon masque, je l'ai arraché pour
vous, je l'ai arraché devant tous... Et maintenant, tenez! le voilà
l'hypocrite...»

On entendit le bruit sourd de deux genoux sur le parquet. Et bégayant,
éperdu d'amour, affaissé devant elle, il la suppliait de consentir à ce
mariage, de lui donner le droit de la suivre partout, de la défendre:
puis les mots lui manquaient, s'étouffaient dans un sanglot passionné,
si profond, si déchirant qu'il aurait touché n'importe quel coeur,
surtout devant la splendide nature impassible dans cette chaleur
parfumée et amollissante... Mais Félicia ne s'attendrit pas, et toujours
hautaine: «Finissons-en, Jenkins, dit-elle brusquement, ce que vous me
demandez est impossible... Nous n'avons rien à nous cacher; et après vos
confidences de tout à l'heure, je veux vous en faire une qui coûte à
mon orgueil, mais dont votre acharnement me paraît digne... J'étais la
maîtresse de Mora.»

Paul n'ignorait pas cela. Et pourtant c'était si triste cette belle voix
pure chargée d'un tel aveu, au milieu de cet air enivrant de bleu et
d'arômes, qu'il en eut un grand serrement de coeur et dans la bouche ce
goût de larmes que laisse un regret inavoué.

«Je le savais, reprit Jenkins d'une voix sourde... J'ai là les lettres
que vous lui écriviez...

--Mes lettres?

--Oh! je vous les rends, tenez. Je les sais par coeur, à force de les
lire et de les relire... C'est ça qui fait mal, quand on aime... Mais
j'ai bien subi d'autres tortures. Quand je pense que c'est moi...» Il
s'arrêta. Il étouffait... «Moi qui devais fournir le combustible à
vos flammes, réchauffer cet amant de glace, vous l'envoyer ardent et
rajeuni... Ah! il en a dévoré des perles, celui-là... J'avais beau dire
non, il en voulait toujours... A la fin la fureur m'a pris... Tu veux
brûler, misérable, eh bien! brûle.

       *       *       *       *       *

Paul se leva épouvanté. Allait-il donc devenir le confident d'un crime?

Mais la honte ne lui fut pas infligée d'en entendre davantage.

Un coup violent, frappé chez lui, cette fois, vint l'avertir que le
calesino était prêt.

«Eh! signor Francese...»

Dans la pièce à côté le silence se fit, puis un chuchotement, il y avait
quelqu'un, là, tout près d'eux... qui les écoutait... Paul de Géry
descendit précitamment. Il lui tardait d'être hors de cette chambre
d'hôtel, d'échapper à l'obsession de tant d'infamies dévoilées.

Comme la chaise de poste s'ébranlait, entre ces rideaux blancs communs
qui flottent à toutes les fenêtres dans le Midi, il aperçut une figure
pâlie avec des cheveux de déesse et de grands yeux brûlants qui
guettaient. Mais un regard au portrait d'Aline chassait vite cette
vision troublante, et pour jamais guéri de son ancien amour, il voyagea
jusqu'au soir à travers un paysage féerique avec la jolie mariée du
déjeuner, qui emportait dans les plis de sa modeste robe, de son
mantelet de jeune fille, toutes les violettes de Bordighera.




XXV

LA PREMIÈRE DE «RÉVOLTE»


«En scène pour le premier acte!»

Ce cri du régisseur debout, les mains en porte-voix, au bas de
l'escalier des artistes, s'engouffre dans sa haute cage, monte, roule,
se perd au fond des couloirs pleins d'un bruit de portes battantes, de
pas précipités, d'appels désespérés au coiffeur, aux habilleuses, tandis
qu'apparaissent successivement aux paliers des différents étages, lents
et majestueux, la tête immobile, de peur de déranger le moindre détail
de leur accoutrement, tous les personnages du premier acte de _Révolte_,
costumes de bal élégants et modernes, avec des craquements de souliers
neufs, le frôlement soyeux des traînes, le cliquetis des bracelets
riches remontés par le gant qu'on boutonne. Tout ce monde-là paraît ému,
nerveux, pâle sous le fard, et dans les satins savamment préparés des
épaules arrosées de céruse, des frissons passent en moires d'ombres. On
parle peu, la bouche sèche. Les plus rassurés en affectant de sourire
ont dans les yeux, dans la voix, l'hésitation de la pensée absente,
cette appréhension de la bataille aux feux de la rampe, qui reste un
des attraits les plus puissants du métier de comédien, son piquant, son
renouveau.

Sur la scène encombrée d'un va-et-vient de machinistes, de garçons
d'accessoires se hâtant, se bousculant dans le jour doux, neigeux, tombé
des frises, qui fera place tout à l'heure, quand le rideau se lèvera, à
la lumière éclatante de la salle. Cardailhac, en habit noir et cravate
blanche, le chapeau casseur sur l'oreille, jette un dernier coup d'oeil
à l'installation des décors, presse les ouvriers, complimente l'ingénue
en toilette, rayonnant, fredonnant, superbe. On ne se douterait jamais
à le voir des terribles préoccupations qui l'enfièvrent. Entraîné lui
aussi dans la débâcle du Nabab, où s'est engloutie sa commandite, il
joue son va-tout sur la pièce de ce soir, contraint--si elle ne réussit
pas--à laisser impayés ces décors merveilleux, ces étoffes à cent francs
le mètre. C'est une quatrième faillite qui l'attend. Mais, bah! notre
directeur a confiance. Le succès, comme tous les monstres mangeurs
d'hommes, aime la jeunesse; et cet auteur inconnu, tout neuf sur une
affiche, flatte les superstitions du joueur.

André Maranne n'est pas aussi rassuré. A mesure que la représentation
approche, il perd la foi dans son oeuvre, atterré par la vue de la salle
qu'il regarde au trou du rideau comme au verre étroit d'un stéréoscope.

Une salle splendide, remplie jusqu'au cintre, malgré le printemps
avancé et le goût mondain pour la villégiature précoce; une salle que
Cardailhac, ennemi déclaré de la nature et de la campagne, s'efforçant
toujours de retenir les Parisiens le plus tard possible dans Paris, est
parvenu à combler, à faire aussi brillante qu'en plein hiver. Quinze
cents têtes fourmillant sous le lustre, droites, penchées, détournées,
interrogeantes, d'une grande vie d'ombres et de reflets, les unes
massées aux coins obscurs du bas pourtour, les autres éclairées
vivement, les portes des loges ouvertes, par la réverbération des murs
blancs du couloir; public des premières toujours le même, ce brigand de
tout Paris qui va partout, emportant d'assaut ces places enviées, quand
une faveur, une fonction quelconque ne les lui donne pas.

A l'orchestre, les gilets à coeur, les clubs, crânes luisants, larges
raies dans des cheveux rares, gants clairs, grosses lorgnettes braquées.
Aux galeries, mêlées de mondes et de toilettes, tous les noms connus de
ces sortes de solennités, et la promiscuité gênante qui place le sourire
contenu et chaste de l'honnête femme à côté des yeux brûlants de kohl,
de la bouche en traits de vermillon des autres. Chapeaux blancs,
chapeaux roses, diamants et maquillage. Au-dessus, les loges présentent
la même confusion: des actrices et des filles, des ministres, des
ambassadeurs, des auteurs fameux, des critiques, ceux-ci l'air grave,
les sourcils froncés, jetés de travers sur leur fauteuil avec la morgue
impassible de juges que rien ne peut corrompre. Les avant-scènes
tranchent en lumière, en splendeur sur l'ensemble, occupées par des
célébrités de la haute banque, les femmes décolletées et bras nus,
ruisselantes de pierreries comme la reine de Saba dans sa visite au roi
des Juifs. A gauche seulement une de ces grandes loges, complètement
vide, attire l'attention par sa décoration bizarre, éclairée au fond
d'une lanterne mauresque. Sur toute l'assemblée une poussière impalpable
et flottante, le papillotement du gaz, son odeur mêlée à tous les
plaisirs parisiens, ses susurrements aigus et courts comme une
respiration phthisique, accompagnant le jeu des éventails déployés. Puis
l'ennui, un ennui morne, l'ennui des mêmes visages toujours regardés aux
mêmes places, avec leurs défauts ou leurs poses, cette uniformité des
réunions mondaines qui finit par installer dans Paris chaque hiver
une province dénigrante, papotière et restreinte plus que la province
elle-même.

Maranne observait cette maussaderie, cette lassitude du public, et
songeant à ce que la réussite de son drame pouvait changer dans sa
modeste vie toute en espoir, se demandait, plein d'angoisse, comment
faire pour approcher sa pensée de ces milliers d'êtres, les arracher à
leurs préoccupations d'attitude, établir dans cette foule un courant
unique qui lui ramènerait ces regards distraits, ces intelligences
à tous les degrés du clavier, si difficiles à mettre à l'unisson.
Instinctivement il cherchait des visages amis, une loge de face remplie
par la famille Joyeuse: Élise et les fillettes assises sur le devant,
au second plan Aline et le père, groupe adorable, familial, comme un
bouquet trempé de rosée dans un étalage de fleurs fausses. Et tandis que
tout Paris dédaigneux demandait:--Qu'est-ce que c'est que ces gens-là?
le poète remettait son sort entre ces petites mains de fées, gantées de
frais pour la circonstance et qui donneraient hardiment tout à l'heure
le signal des applaudissements.

Place au théâtre!... Maranne n'a que le temps de se jeter dans la
coulisse; et tout à coup il entend, loin, bien loin, les premières
paroles de sa pièce qui montent, volée d'oiseaux craintifs, dans le
silence et l'immensité de la salle. Moment terrible. Où aller? Que
devenir? Rester là collé contre un portant, l'oreille tendue, le
coeur serré; encourager les acteurs quand il aurait tant besoin
d'encouragements lui-même? Il préfère encore regarder le danger en face;
et, par la petite porte communiquant avec le couloir des loges, il se
glisse jusqu'à une baignoire qu'il se fait ouvrir doucement. «Chut!...
C'est moi...» Quelqu'un est assis dans l'ombre, une femme que tout Paris
connaît, celle-là, et qui se cache. André se met auprès d'elle, et
serrés l'un contre l'autre, invisibles à tous, la mère et le fils
assistent en tremblant à la représentation.

Ce fut d'abord une stupeur dans le public. Ce théâtre des Nouveautés,
situé au plein coeur du boulevard, où son perron s'étale tout en
lumière, entre les grands restaurants, les cercles chics; ce théâtre,
où l'on venait en partie carrée, au sortir d'un dîner fin, entendre,
jusqu'à l'heure du souper, un acte ou deux de quelque chose de raide,
était devenu dans les mains de son spirituel directeur le plus couru de
tous les spectacles parisiens, sans genre bien précis et les abordant
tous, depuis l'opérette-féerie qui déshabille les femmes, jusqu'au grand
drame moderne qui décollète nos moeurs. Cardailhac tenait surtout à
justifier son titre de «directeur des Nouveautés» et, depuis que les
millions du Nabab soutenaient l'entreprise, s'attachait à faire aux
boulevardiers les surprises les plus éblouissantes. Celle de ce soir les
surpassait toutes: la pièce était en vers--et honnête.

Une pièce honnête!

Le vieux singe avait compris que le moment était venu de tenter ce
coup-là, et il le tentait. Après l'étonnement des premières minutes,
quelques exclamations attristées çà et là dans les loges: «Tiens!
c'est en vers...,» la salle commença à subir le charme de cette oeuvre
fortifiante et saine, comme si l'on eût secoué sur elle, dans son
atmosphère raréfiée, quelque essence fraîche et piquante à respirer, un
élixir de vie parfumé au thym des collines.

«Ah! c'est bon... ça repose...»

C'était le cri général, un frémissement d'aise, une pâmoison de
bien-être accompagnant chaque vers. Ça le reposait, ce gros Hemerlingue,
soufflant dans son avant-scène du rez-de-chaussée comme dans une auge
de satin cerise. Ça la reposait, la grande Suzanne Bloch, coiffée à
l'antique avec des frisons dépassant un diadème d'or; et près d'elle,
Amy Férat, toute en blanc comme une mariée, des brins d'oranger dans ses
cheveux à la chien, ça la reposait bien aussi, allez!

Il y avait là une foule de créatures, quelques-unes très grasses, d'une
graisse malpropre ramassée dans tous les sérails, trois mentons et l'air
bête; d'autres absolument vertes malgré le fard, comme si on les eût
trempées dans un bain de cet arséniate de cuivre que le commerce appelle
du «vert de Paris,» tellement ridées, fanées, qu'elles se dissimulaient
au fond de leurs loges, ne laissant voir qu'un bout de bras blanc, une
épaule encore ronde qui dépassait. Puis des gandins avachis, échinés,
ceux qu'on nommait alors des petits crevés, la nuque tendue, les lèvres
pendantes, incapables de se tenir debout ou d'articuler un mot en
entier. Et tous ces gens s'exclamaient ensemble: «C'est bon... ça
repose...» Le beau Moëssard le murmurait comme un fredon sous sa petite
moustache blonde, tandis que sa reine en première loge de face le
traduisait dans la barbarie de sa langue étrangère. Positivement, ça les
reposait. Ils ne disaient pas de quoi, par exemple, de quelle besogne
écoeurante, de quelle tâche forcée d'oisifs et d'inutiles.

Tous ces murmures bienveillants, unis, confondus, commençaient à donner
à la salle sa physionomie des grands soirs. Le succès courait dans
l'air, les figures se rassérénaient, les femmes semblaient embellies
par des reflets d'enthousiasme, des regards excitants comme des bravos.
André, près de sa mère, frissonnait d'un plaisir inconnu, de cette joie
orgueilleuse qu'on ressent à remuer les foules, fût-ce même comme un
chanteur de cour faubourienne, avec un refrain patriotique et deux
notes émues dans la voix. Soudain les chuchotements redoublèrent, se
changèrent en tumulte. On ricanait, on s'agitait. Que se passait-il?
Quelque accident en scène? André, se penchant épouvanté vers ses acteurs
aussi étonnés que lui-même, vit toutes les lorgnettes braquées sur la
grande avant-scène vide jusqu'alors et où quelqu'un venait d'entrer, de
s'asseoir, les deux coudes sur le rebord de velours, la lorgnette tirée
du fourreau, installé dans une solitude sinistre.

En dix jours le Nabab avait vieilli de vingt ans. Ces violentes natures
méridionales, si elles sont riches en élans, en jets de flammes
irrésistibles, s'affaissent aussi plus complètement que les autres.
Depuis son invalidation, le malheureux s'était enfermé dans sa chambre,
les rideaux tirés, ne voulant plus même voir le jour ni dépasser le
seuil au delà duquel la vie l'attendait, les engagements pris, les
promesses faites, un fouillis de protêts et d'assignations. La
Levantine, partie aux eaux en compagnie de son masseur et de
ses négresses, absolument indifférente à la ruine de la maison;
Bompain--l'homme au fez--tout effaré au milieu des demandes d'argent, ne
sachant comment aborder l'infortuné patron toujours couché, le visage
au mur sitôt qu'on lui parlait d'affaires; la vieille mère était restée
seule pour faire tête au désastre, avec ses connaissances bornées et
droites de veuve de village qui sait ce que c'est qu'un papier timbré,
une signature, et tient l'honneur pour le plus grand bien de ce monde.
Sa coiffe jaune apparaissait à tous les étages de l'hôtel, révisant
les notes, réformant le service, ne craignant ni les cris ni les
humiliations. A toute heure du jour, on voyait la bonne femme arpenter
la place Vendôme à grands pas, gesticulant, se parlant à elle-même,
disant tout haut: «Tè! je vais chez l'huissier.» Et jamais elle ne
consultait son fils que lorsque c'était indispensable, d'un mot discret
et bref, en évitant même de le regarder. Pour tirer Jansoulet de sa
torpeur, il avait fallu une dépêche de Géry, datée de Marseille,
annonçant qu'il arriverait avec dix millions. Dix millions, c'est-à-dire
la faillite évitée, la possibilité de se relever, de recommencer la vie.
Et voilà notre Méridional rebondissant du fond de sa chute, ivre de joie
et plein d'espoir. Il fit ouvrir ses fenêtres, apporter des journaux.
Quelle magnifique occasion que cette première de _Révolte_ pour se
montrer aux Parisiens qui le croyaient sombré, rentrer dans le grand
tourbillon par la porte battante de sa loge des Nouveautés! La mère,
qu'un instinct avertissait, insista bien un peu pour le retenir. Paris
maintenant l'épouvantait. Elle aurait voulu emmener son enfant dans
quelque coin ignoré du Midi, le soigner avec l'aîné, tous deux malades
de la grande ville. Mais il était le maître. Impossible de résister
à cette volonté d'homme gâté par la richesse. Elle l'assista pour sa
toilette, «le fit beau,» ainsi qu'elle disait en riant, et le regarda
partir non sans une certaine fierté, superbe, ressuscité, ayant à peu
près surmonté le terrible affaissement des derniers jours...

En arrivant au théâtre, Jansoulet s'aperçut vite de la rumeur que
causait sa présence dans la salle. Habitué à ces ovations curieuses, il
y répondait d'ordinaire sans le moindre embarras, de tout son large
et bon sourire; mais cette fois la manifestation était malveillante,
presque indignée.

«Comment!... c'est lui?...

--Le voilà.

--Quelle impudence!»

Cela montait de l'orchestre avec bien d'autres exclamations confuses.
L'ombre et la retraite où il s'était réfugié depuis quelques jours
l'avaient laissé ignorant de l'exaspération publique à son égard, des
homélies, des dithyrambes répandus dans les journaux à propos de sa
fortune corruptrice, articles à effet, phraséologie hypocrite à l'aide
desquels l'opinion se venge de temps en temps sur les innocents de
toutes ses concessions aux coupables. Ce fut une effroyable déconvenue,
qui lui causa d'abord plus de peine que de colère. Très ému, il cachait
son trouble derrière sa lorgnette, s'attachant aux moindres détails de
la scène, posé de trois quarts, mais ne pouvant échapper à l'observation
scandaleuse dont il était victime et qui faisait bourdonner ses
oreilles, ses tempes battre, les verres embués de sa lorgnette
s'emplir des cercles multicolores où tournoie le premier égarement des
congestions sanguines.

Le rideau baissé, l'acte fini, il restait dans cette attitude de gêne,
d'immobilité; mais les chuchotements plus distincts, que ne retenait
plus le dialogue scénique, l'acharnement de certains curieux changeant
de place pour mieux le voir, le contraignaient à sortir de sa loge, à
se précipiter dans les couloirs comme un fauve, échappé de l'arène à
travers le cirque. Sous le plafond bas, dans l'étroit passage circulaire
des corridors de théâtre, il tombait au milieu d'une foule compacte de
gandins, de journalistes, de femmes en chapeau, en taille, riant par
métier, renversant leur rire bête, le dos appuyé au mur. Des loges
ouvertes et qui essayaient de respirer sur cette baie grouillante et
bruyante sortaient des fragments de conversations, mêlées, à propos
rompus:

«Une pièce délicieuse... C'est frais... C'est honnête...

--Ce Nabab!... Quelle effronterie!...

--Oui, vraiment, ça repose... On se sent meilleur...

--Comment ne l'a-t-on pas encore arrêté?...

--Un tout jeune homme, paraît-il... C'est sa première pièce.

--Bois-l'Héry à Mazas! Ce n'est pas possible... Voici la marquise en
face de nous, aux premières galeries, avec un chapeau neuf...

--Qu'est-ce que ça prouve?... Elle fait son métier de lanceuse... Il est
très joli, ce chapeau... aux couleurs du cheval de Desgranges.

--Et Jenkins? que devient Jenkins?

--A Tunis avec Félicia... Le vieux Brahim les a vus tous les deux... Il
paraît que le bey se met décidément aux perles.

--Bigre!...»

Plus loin, des voix douces murmuraient:

«Vas-y, père, vas-y donc... Vois comme il est seul ce pauvre homme.

--Mais, mes enfants, je ne le connais pas.

--Eh bien! rien qu'un salut... Quelque chose qui lui prouve qu'il n'est
pas complètement abandonné...»

Aussitôt un petit vieux monsieur, très rouge, en cravate blanche,
s'élançait au-devant du Nabab et lui donnait un grand coup de chapeau
respectueux. Avec quelle reconnaissance, quel sourire d'empressement
aimable ce salut unique fut rendu, ce salut d'un homme que Jansoulet ne
connaissait pas, qu'il n'avait jamais vu, et qui pesait pourtant d'un
grand poids sur sa destinée; car sans le père Joyeuse, le président du
conseil de la _Territoriale_ aurait eu probablement le sort du marquis
de Bois-l'Héry. C'est ainsi que, dans l'enchevêtrement de la société
moderne, ce grand tissage d'intérêts, d'ambitions, de services acceptés
et rendus, tous les mondes communiquent entre eux, mystérieusement unis
par les dessous, des plus hautes existences aux plus humbles; voilà ce
qui explique le bariolage, la complication de cette étude de moeurs,
l'assemblage des fils épars dont l'écrivain soucieux de vérité est forcé
de faire le fond de son drame.

Les regards jetés en l'air dans le vague, la démarche qui s'écarte sans
but, le chapeau remis sur la tête brusquement jusqu'aux yeux, en
dix minutes le Nabab subit toutes les manifestations de ce terrible
ostracisme du monde parisien où il n'avait ni parenté ni sérieuses
attaches, et dont le mépris l'isolait plus sûrement que le respect
n'isole un souverain en visite. D'embarras, de honte, il chancelait.
Quelqu'un dit très haut: «Il a bu...» et tout ce que le pauvre homme
put faire, ce fut de rentrer s'enfermer dans le salon de sa loge.
D'ordinaire ce petit _retiro_ s'emplissait pendant les entr'actes de
gens de bourse, de journalistes. On riait, on fumait en menant grand
vacarme; le directeur venait saluer son commanditaire. Ce soir-là,
personne. Et l'abstention de Cardailhac, ce flaireur de succès, donnait
bien à Jansoulet la mesure de sa disgrâce.

--Que leur ai-je donc fait? Pourquoi Paris ne veut-il plus de moi?

Il s'interrogeait ainsi dans une solitude qu'accentuaient les bruits
environnants, les clefs brusques aux portes des loges, les mille
exclamations d'une foule amusée. Puis subitement la fraîcheur du luxe
qui l'entourait, la lanterne mauresque découpée en ombres bizarres sur
les soies brillantes du divan et des murs lui remettaient en mémoire la
date de son arrivée... Six mois!... Seulement six mois, qu'il était à
Paris!... Tout flambé, tout dévoré en six mois!... Il s'absorba dans
une sorte de torpeur, d'où le tirèrent des applaudissements, des bravos
enthousiastes. C'était décidément un grand succès, cette pièce de
_Révolte_. On arrivait maintenant aux passages de force, de satire; et
les tirades virulentes, un peu emphatiques mais qu'enlevait un souffle
de jeunesse et de sincérité, faisaient vibrer tous les coeurs, après les
effusions idylliques du début. Jansoulet à son tour voulut entendre,
voulut voir. Ce théâtre lui appartenait, après tout. Sa place dans cette
avant-scène lui coûtait plus d'un million; c'était bien le moins qu'il
l'occupât.

Le voilà de nouveau assis sur le devant de sa loge. Dans la salle, une
chaleur lourde, suffocante, remuée et non dissipée par les éventails
haletants qui promenaient des reflets et des paillettes avec tous les
souffles impalpables du silence. On écoutait religieusement une réplique
indignée et fière contre les forbans, si nombreux à cette époque, qui
tenaient le haut du pavé après en avoir battu les coins les plus obscurs
pour détrousser les passants. Certes, Maranne, en écrivant ces beaux
vers, avait pensé à tout autre qu'au Nabab. Mais le public y vit une
allusion; et tandis qu'une triple salve d'applaudissements accueillait
la fin de la tirade, toutes les têtes se tournaient vers l'avant-scène
de gauche avec un mouvement indigné, ouvertement injurieux... Le
malheureux, mis au pilori sur son propre théâtre! Un pilori qui lui
coûtait si cher!... Cette fois, il n'essaya pas de se soustraire à
l'affront, se planta résolument les bras croisés et brava cette foule
qui le regardait, ces centaines de visages levés et ricaneurs, ce
vertueux Tout Paris qui le prenait pour bouc émissaire et le chassait
après l'avoir chargé de tous ses crimes.

Joli monde vraiment pour une manifestation pareille! En face, une loge
de banquiers faillis, la femme et l'amant l'un près de l'autre au
premier rang, le mari dans l'ombre, effacé et grave. A côté, le trio
fréquent d'une mère qui a marié sa fille selon son propre coeur et
pour se faire un gendre de l'homme qu'elle aimait. Puis des ménages
interlopes, des filles étalant le prix de la honte, des diamants en
cercles de feu rivés autour des bras et du cou comme des colliers
de chien, se bourrant de bonbons qu'elles avalaient brutalement,
bestialement, parce qu'elles savent que l'animalité de la femme plaît à
ceux qui la paient. Et ces groupes de gandins efféminés, le col ouvert,
les sourcils peints, dont on admirait à Compiègne, dans les chambres
d'invités, les chemises de batiste brodées et les corsets de satin
blanc; ces mignons du temps d'Agrippa, s'appelant entre eux: «Mon
coeur... Ma chère belle...» Tous les scandales, toutes les turpitudes,
consciences vendues ou à vendre, le vice d'une époque sans grandeur,
sans originalité, essayant les travers de toutes les autres et jetant
à Bullier cette duchesse, femme de ministre, rivale des plus éhontées
danseuses de l'endroit. Et c'étaient ces gens-là qui le repoussaient,
qui lui criaient: «Va-t'en... tu es indigne...

--Indigne, moi!... mais je vaux cent fois mieux que vous tous,
misérables... Vous me reprochez mes millions. Et qui donc m'a aidé à les
dévorer? Toi, compagnon lâche et traître, qui caches dans le coin de ton
avant-scène ton obésité de pacha malade. J'ai fait ta fortune avec la
mienne au temps où nous partagions en frères. Toi, marquis blafard,
j'ai payé cent mille francs au cercle pour qu'on ne te chasse pas
honteusement... Je t'ai couverte de bijoux, drôlesse, en laissant croire
que tu étais ma maîtresse, parce que cela fait bien dans notre monde,
mais sans jamais te demander de retour... Et toi, journaliste effronté
qui as toute la bourbe de ton encrier pour cervelle, et sur ta
conscience autant de lèpres que ta reine en porte sur la peau, tu
trouves que je ne t'ai pas payé ton prix, et voilà pourquoi tes
injures... Oui, oui, regardez-moi, canailles... Je suis fier... Je vaux
mieux que vous...»

Tout ce qu'il disait ainsi mentalement, dans un délire de colère,
visible au tremblement de ses lèvres blémies, le malheureux, en qui
montait la folie, allait peut-être le crier bien fort dans le silence,
invectiver cette masse insultante, qui sait? bondir au milieu, en
tuer un, ah! bon sang de Dieu! en tuer un, quand il se sentit frappé
légèrement sur l'épaule; et une tête blonde lui apparut, sérieuse et
franche, deux mains tendues qu'il saisit convulsivement, comme un noyé.

«Ah! cher... cher... bégaya le pauvre homme. Mais il n'eut pas la force
d'en dire davantage. Cette émotion douce arrivant au milieu de sa fureur
la fondit en un sanglot de larmes, de sang, de paroles étranglées. Sa
figure devint violette. Il fit signe: «Emmenez-moi...» Et trébuchant,
appuyé au bras de de Géry, il ne put que franchir la porte de sa loge
pour aller tomber dans le couloir.

«Bravo! bravo!!» criait la salle à la tirade du comédien; et c'était
un bruit de grêle, de trépignements enthousiastes, tandis que le grand
corps sans vie, péniblement enlevé par les machinistes, traversait les
coulisses rayonnantes, encombrées de curieux empressés autour de la
scène, allumés au succès répandu et qui remarquèrent à peine le passage
de ce vaincu inerte, porté à bras comme une victime d'émeute. On
l'étendit sur un canapé dans le magasin d'accessoires, Paul de Géry à
ses côtés avec un médecin, et deux garçons qui s'empressaient pour les
secours. Cardailhac, très occupé par sa pièce, avait promis de venir
savoir des nouvelles «tout à l'heure, après le _cinq_...»

Saignée sur saignée, ventouses, sinapismes, rien ne ramenait même un
frémissement à l'épiderme du malade insensible à tous les moyens usités
dans les cas d'apoplexie. Un abandon de tout l'être semblait le donner
déjà à la mort, le préparer aux rigidités du cadavre; et cela dans le
plus sinistre endroit du monde, le chaos éclairé d'une lanterne sourde
où gisent pêle-mêle sous la poussière tous les rebuts des pièces jouées,
meubles dorés, tentures à crépines brillantes, carrosses, coffres-forts,
tables à jeu, escaliers et rampes démontés parmi des cordages, des
poulies, un fouillis d'accessoires de théâtre hors d'usage, cassés,
démolis, avariés. Bernard Jansoulet étendu au milieu de ces épaves, son
linge fendu sur la poitrine, à la fois sanglant et blême, était bien
un naufragé de la vie, meurtri et rejeté à la côte avec les débris
lamentables de son luxe artificiel dispersé et broyé par le tourbillon
parisien. Paul, le coeur brisé, contemplait cela tristement, cette face
au nez court, gardant dans son inertie l'expression colère et bonne d'un
être inoffensif qui a essayé de se défendre avant de mourir et n'a pas
eu le temps de mordre. Il se reprochait son impuissance à le servir
efficacement. Où était ce beau projet de conduire Jansoulet à travers
les fondrières, de le garder des embûches? Tout ce qu'il avait pu faire,
c'était de lui sauver quelques millions et encore arrivaient-ils trop
tard.

       *       *       *       *       *

On venait d'ouvrir les fenêtres sur le balcon tournant du boulevard,
en pleine agitation bruyante et lumineuse. Le théâtre s'entourait d'un
cordon de gaz, d'une zone de feu qui faisait paraître les fonds plus
sombres, piqués de lanternes roulantes, comme des étoiles voyageant au
ciel obscur. La pièce était finie. On sortait. La foule noire et serrée
sur les perrons se dispersait aux trottoirs blancs, allait répandre
par la ville le bruit d'un grand succès et le nom d'un inconnu demain
triomphant et célèbre. Soirée admirable allumant les vitres des
restaurants en liesse et faisant circuler par les rues des files
d'équipages attardés. Ce tumulte de fête que le pauvre Nabab avait tant
aimé, qui allait bien à l'étourdissement de son existence, le ranima
une seconde. Ses lèvres remuèrent, et ses yeux dilatés, tournés vers de
Géry, retrouvèrent avant la mort une expression douloureuse, implorante
et révoltée, comme pour le prendre à témoin d'une des plus grandes, des
plus cruelles injustices que Paris ait jamais commises.


FIN




TABLE


 XIII.  Un jour de spleen

  XIV.  L'Exposition

   XV.  Mémoires d'un garçon de bureau.--A l'antichambre

  XVI.  Un homme public

 XVII.  L'apparition

XVIII.  Les perles Jenkins

  XIX.  Les funérailles

   XX.  La baronne Hemerlingue

  XXI.  La séance

 XXII.  Drames parisiens

XXIII.  Mémoires d'un garçon de bureau.--Derniers feuillets

 XXIV.  A Bordighera

  XXV.  La première de _Révolte_





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*** START: FULL LICENSE ***

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
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or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
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International donations are gratefully accepted, but we cannot make
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Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
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works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


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