Stello

By Alfred de Vigny

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Title: Stello

Author: Alfred De Vigny

Posting Date: December 10, 2011 [EBook #9655]
Release Date: January, 2006
First Posted: October 13, 2003

Language: French


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STELLO

par ALFRED DE VIGNY.



L'analyse est une sonde. Jetée profondément dans l'Océan, elle
épouvante et désespère le Faible; mais elle rassure et conduit le
Fort qui la tient fermement en main.

LE DOCTEUR-NOIR.




CHAPITRE PREMIER

CARACTÈRE DU MALADE


Stello est né le plus heureusement du monde et protégé par l'étoile
du ciel la plus favorable. Tout lui a réussi, dit-on, depuis son
enfance. Les grands événements du globe sont toujours arrivés à leur
terme de manière à seconder et à dénouer miraculeusement ses
événements particuliers, quelque embrouillés et confus qu'ils se
trouvassent; aussi ne s'inquiète-t-il jamais lorsque le fil de ses
aventures se mêle, se tord et se noue sous les doigts de la Destinée:
il est sûr qu'elle prendra la peine de le disposer elle-même dans
l'ordre le plus parfait, qu'elle-même y emploiera toute l'adresse de
ses mains, à la lueur de l'étoile bienfaisante et infaillible. On dit
que, dans les plus petites circonstances, cette étoile ne lui manqua
jamais, et qu'elle ne dédaigne pas d'influer, pour lui, sur le
caprice même des saisons. Le soleil et les nuages lui viennent quand
il le faut. Il y a des gens comme cela.

Cependant il se trouve des jours dans l'année où il est saisi d'une
sorte de souffrance chagrine que la moindre peine de l'âme peut faire
éclater, et dont il sent les approches quelques jours d'avance. C'est
alors qu'il redouble de vie et d'activité pour conjurer l'orage,
comme font tous les êtres vivants qui pressentent un danger. Tout le
monde, alors, est bien vu de lui et bien accueilli; il n'en veut à
qui que ce soit, de quoi que ce soit. Agir contre lui, le tyranniser,
le persécuter, le calomnier, c'est lui rendre un vrai service; et,
s'il apprend le mal qu'on lui a fait, il a encore sur la bouche un
éternel sourire indulgent et miséricordieux. C'est qu'il est heureux
comme les aveugles le sont lorsqu'on leur parle; car si le sourd nous
semble toujours sombre, c'est qu'on ne le voit que dans le moment de
la privation de la parole des hommes; et si l'aveugle nous paraît
toujours heureux et souriant, c'est que nous ne le voyons que dans le
moment où la voix humaine le console.--C'est ainsi que Stello est
heureux; c'est qu'aux approches de sa crise de tristesse et
d'affliction, la vie extérieure, avec ses fatigues et ses chagrins,
avec tous les coups qu'elle donne à l'âme et au corps, lui vaut mieux
que la solitude, où il craint que la moindre peine de coeur ne lui
donne un de ses funestes accès. La solitude est empoisonnée pour lui,
comme l'air de la Campagne de Rome. Il le sait; mais il s'y abandonne
cependant, tout certain qu'il est d'y trouver une sorte de désespoir
sans transports, qui est l'absence de l'espérance.--Puisse la femme
inconnue qu'il aime ne pas le laisser seul dans ces moments
d'angoisse!

Stello était, hier matin, aussi changé en une heure qu'après vingt
jours de maladie, les yeux fixes, les lèvres pâles et la tête abattue
sur la poitrine par les coups d'une tristesse impérissable.

Dans cet état, qui précède des douleurs nerveuses auxquelles ne
croient jamais les hommes robustes et rubiconds dont les rues sont
pleines, il était couché tout habillé sur un canapé, lorsque, par un
grand bonheur, la porte de sa chambre s'ouvrit, et il vit entrer le
Docteur-Noir.




CHAPITRE II

SYMPTOMES


"Ah! Dieu soit loué! s'écria Stello en levant les yeux, voici un
vivant. Et, c'est vous, vous qui êtes le médecin des âmes, quand il y
en a qui le sont tout au plus du corps, vous qui regardez au fond de
tout, quand le reste des hommes ne voit que la forme et la surface!
--Vous n'êtes point un être fantastique, cher Docteur; vous êtes bien
réel, un homme créé pour vivre d'ennui et mourir d'ennui un beau
jour. Voilà, pardieu, ce que j'aime de vous, c'est que vous êtes
aussi triste avec les autres que je le suis étant seul.--Si l'on vous
appelle Noir, dans notre beau quartier de Paris, est-ce pour cela ou
pour l'habit et le gilet noir que vous portez?--Je ne le sais pas,
Docteur; mais je veux dire ce que je souffre afin que vous m'en
parliez; car c'est toujours un grand plaisir pour un malade que de
parler de soi et d'en faire parler les autres: la moitié de la
guérison gît là dedans.

"Or, il faut le dire hautement, depuis ce matin j'ai le spleen, et
un tel spleen, que tout ce que je vois, depuis qu'on m'a laissé seul,
m'est en dégoût profond. J'ai le soleil en haine et la pluie en
horreur. Le soleil est si pompeux, aux yeux fatigués d'un malade,
qu'il semble un insolent parvenu; et la pluie! ah! de tous les fléaux
qui tombent du ciel, c'est le pire à mon sens. Je crois que je vais
aujourd'hui l'accuser de ce que j'éprouve. Quelle forme symbolique
pourrais-je donner jamais à cette incroyable souffrance? Ah! j'y
entrevois quelque possibilité, grâce à un savant. Honneur soit rendu
au bon docteur Gall (pauvre crâne que j'ai connu!). Il a si bien
numéroté toutes les formes de la tête humaine, que l'on peut se
reconnaître sur cette carte comme sur celle des départements, et que
nous ne recevrons pas un coup sur le crâne sans savoir avec précision
quelle faculté est menacée dans notre intelligence.

"Eh bien, mon ami, sachez donc qu'à cette heure où une affliction
secrète a tourmenté cruellement mon âme, je sens autour de mes
cheveux tous les Diables de la migraine qui sont à l'ouvrage sur mon
crâne pour le fendre; ils y font l'oeuvre d'Annibal aux Alpes. Vous
ne les pouvez voir vous: plût aux docteurs que je fusse de même! Il
y a un Farfadet, grand comme un moucheron, tout frêle et tout noir,
qui tient une scie d'une longueur démesurée et l'a enfoncée plus d'à
moitié sur mon front; il suit une ligne oblique qui va de la
protubérance de Idéalité, nº 19, jusqu'à celle de la Mélodie, au-
devant de l'oeil gauche, nº 32; et là, dans l'angle du sourcil, près
de la bosse de l'Ordre, sont blottis cinq Diablotins, entassés l'un
sur l'autre comme des petites sangsues, et suspendus à l'extrémité de
la scie pour qu'elle s'enfonce plus avant dans ma tête; deux d'entre
eux sont chargés de verser, dans la raie imperceptible qu'y fait leur
lame dentelée, une huile bouillante qui flambe comme du punch et qui
n'est pas merveilleusement douce à sentir. Je sens un autre petit
Démon enragé qui me ferait crier, si ce n'était la continuelle et
insupportable habitude de politesse que vous me savez. Celui-ci a élu
son domicile, en roi absolu, sur la bosse énorme de la Bienveillance,
tout au sommet du crâne; il s'est assis, sachant devoir travailler
longtemps; il a une vrille entre ses petits bras, et la fait tourner
avec une agilité si surprenante que vous me la verrez tout à l'heure
sortir par le menton. Il y a deux Gnomes d'une petitesse
imperceptible à tous les yeux, même au microscope que vous pourriez
supposer tenu par un ciron; et ces deux-là sont mes plus acharnés et
mes plus rudes ennemis; ils ont établi un coin de fer tout au beau
milieu de la protubérance dite du Merveilleux: l'un tient le coin en
attitude perpendiculaire, et s'emploie à l'enfoncer de l'épaule, de
la tête et des bras; l'autre, armé d'un marteau gigantesque, frappe
dessus, comme sur une enclume, à tour de bras, à grands efforts de
reins, à grand écartement des deux jambes, se renversant pour éclater
de rire à chaque coup qu'il donne sur le coin impitoyable; chacun de
ces coups fait dans ma cervelle le bruit de cinq cent quatre-vingt-
quatorze canons en batterie tirant à la fois sur cent quatre-vingt-
quatorze mille hommes qui les attaquent au pas de charge et au bruit
des fusils, des tambours et des tam-tams. A chaque coup mes yeux se
ferment, mes oreilles tremblent, et la plante de mes pieds frémit.
--Hélas! hélas! mon Dieu, pourquoi avez-vous permis à ces petits
monstres de s'attaquer à cette bosse du Merveilleux? C'était la plus
grosse sur toute ma tête, et celle qui me fit faire quelques poèmes
qui m'élevaient l'âme vers le ciel inconnu, comme aussi toutes mes
plus chères et secrètes folies. S'ils la détruisent, que me restera-
t-il en ce monde ténébreux? Cette protubérance toute divine me donna
toujours d'ineffables consolations. Elle est comme un petit dôme sous
lequel va se blottir mon âme pour se contempler et se connaître, s'il
se peut, pour gémir et pour prier, pour s'éblouir intérieurement avec
des tableaux purs comme ceux de Raphaël au nom d'ange, colorés comme
ceux de Rubens au nom rougissant (miraculeuse rencontre!). C'était là
que mon âme apaisée trouvait mille poétiques illusions dont je
traçais de mon mieux le souvenir sur du papier, et voilà que cet
asile est encore attaqué par ces infernales et invisibles puissances!
Redoutables enfants du chagrin, que vous ai-je fait?--Laissez-moi,
démons glacés et agiles, qui courez sur chacun de mes nerfs en le
refroidissant et glissez sur cette corde comme d'habiles danseurs!
Ah! mon ami, si vous pouviez voir sur ma tête ces impitoyables
Farfadets, vous concevriez à peine qu'il me soit possible de
supporter la vie. Tenez, les voilà tous à présent réunis, amoncelés,
accumulés sur la bosse de l'Espérance. Qu'il y a longtemps qu'ils
travaillent et labourent cette montagne, jetant au vent ce qu'ils en
arrachent! Hélas! mon ami, ils en ont fait une vallée si creuse,
que vous y logeriez la main tout entière."

En prononçant ces dernières paroles, Stello baissa la tête et la mit
dans ses deux mains. Il se tut, et soupira profondément.

Le Docteur demeura aussi froid que peut l'être la statue du Czar, en
hiver, à Saint-Pétersbourg, et dit:

"Vous avez les Diables-bleus, maladie qui s'appelle en anglais
Blue-devils."




CHAPITRE III

CONSÉQUENCES DES DIABLES-BLEUS


Stello reprit d'une voix basse:

"Il s'agit de me donner de graves conseils, ô le plus froid des
docteurs! Je vous consulte comme j'aurais consulté ma tête hier
soir, quand je l'avais encore; mais, puisqu'elle n'est plus à ma
disposition, il ne me reste rien qui me garantisse des mouvements
violents de mon coeur; je le sens affligé, blessé, et tout prêt, par
désespoir, à se dévouer pour une opinion politique et à me dicter des
écrits dans l'intérêt d'une sublime forme de gouvernement que je vous
détaillerai...

--Dieu du ciel et de la terre! s'écria le Docteur-Noir en se
levant tout à coup, voyez jusqu'à quel degré d'extravagance les
Diables-bleus et le désespoir peuvent entraîner un Poète!"

Puis il se rassit; il remit sa canne entre ses jambes avec une fort
grande gravité, et s'en servit pour suivre les lignes du parquet,
comme s'il eût géométriquement mesuré ses carrés et ses losanges. Il
n'y pensait pas le moins du monde, mais il attendait que Stello prît
la parole. Après cinq minutes d'attente, il s'aperçut que son malade
était tombé dans une distraction complète, et il l'en tira en lui
disant ceci:

"Je veux vous conter..."

Stello sauta vivement sur son canapé.

"Votre voix m'a fait peur, dit-il; je me croyais seul.

--Je veux vous conter, poursuivit le Docteur, trois petites
anecdotes qui vous seront d'excellents remèdes contre la tentation
bizarre qui vous vient de dévouer vos écrits aux fantaisies d'un
parti.

--Hélas! hélas! soupira Stello, que gagnerons-nous à comprimer ce
beau mouvement de mon coeur?

--Il vous y enfoncera plus avant, dit le Docteur.

--Il ne peut que m'en tirer, reprit Stello, car je crains fortement
que le mépris ne m'étouffe un matin.

--Méprisez, mais n'étouffez pas, reprit l'impassible Docteur; s'il
est vrai que l'on guérisse par les semblables, comme les poisons par
les poisons mêmes, je vous guérirai en rendant plus complet le mal
qui vous tient. Écoutez-moi.

--Un moment! s'écria Stello; faisons nos conditions sur la question
que vous allez traiter et la forme que vous comptez prendre.

"Je vous déclare d'abord que je suis las d'entendre parler de la
guerre éternelle que se font la Propriété et la Capacité; l'une,
pareille au dieu Terme et les jambes dans sa gaine, ne pouvant
bouger, regardant en pitié l'autre, qui porte des ailes à la tête et
aux pieds, et voltige autour d'elle au bout d'un fil, souffletant
sans cesse sa froide et orgueilleuse ennemie. Quel philosophe me dira
jamais laquelle des deux est la plus insolente? Pour moi, je jurerais
que la plus bête est la première, et la plus sotte la seconde.
--Voyez donc comme notre monde social a bonne grâce à se balancer si
mollement entre deux péchés mortels: l'Orgueil, père de toutes les
Démocraties possibles!

"Ne m'en parlez donc pas, s'il vous plaît; et quant à la Forme, ah!
Seigneur, faites que je ne la sente pas, s'il vous est possible, car
je suis bien las des airs qu'elle se donne. Pour l'amour de Dieu,
prenez donc une forme futile, et contez-moi (si vos contes sont votre
remède universel), contez-moi quelque histoire bien douce, bien
paisible, qui ne soit ni chaude ni froide: quelque chose de modeste,
de tiède et d'affadissant, comme le Temple de Gnide, mon ami!
quelque tableau couleur de rose et gris, avec des guirlandes de
mauvais goût; des guirlandes surtout, oh! force guirlandes, je vous
en supplie! et une grande quantité de nymphes, je vous en conjure!
de nymphes aux bras arrondis, coupant les ailes à des Amours sortis
d'une petite cage!--des cages! des cages! des arcs, des carquois,
oh! de jolis petits carquois! Multipliez les lacs d'amour, les
coeurs enflammés et les temples à colonnes de bois de senteur!--Oh!
du musc, s'il se peut, n'épargnez pas le musc du bon temps! Oh! le
bon temps! veuillez bien m'en donner, m'en verser dans le sablier
pour un quart d'heure, pour dix minutes, pour cinq minutes, s'il ne
se peut davantage! S'il fut jamais un bon temps, faites-m'en voir
quelques grains, car je suis horriblement las, comme vous le savez,
de tout ce que l'on me dit, et de tout ce que l'on m'écrit, et de
tout ce que l'on me fait, et de tout ce que je dis, et de ce que
j'écris et de ce que je fais, et surtout des énumérations rabelai-
siennes, comme je viens d'en faire une à l'instant même où je parle.

--Cela pourra s'arranger avec ce que j'ai à vous dire, répondit le
Docteur en cherchant au plafond, comme s'il eût suivi le vol d'une
mouche.

--Hélas! dit Stello, je sais trop que vous prenez lestement votre
parti sur l'ennui que vous donnez aux autres."

Et il se tourna le visage contre le mur.

Nonobstant cette parole et cette attitude, le Docteur commença avec
une honnête confiance en lui-même.




CHAPITRE IV

HISTOIRE D'UNE PUCE ENRAGÉE


C'était à Trianon; mademoiselle de Coulanges était couchée, après
dîner, sur un sofa de tapisseries, la tête du côté de la cheminée et
les pieds du côté de la fenêtre; et le roi Louis XV était couché sur
un autre sofa, précisément en face d'elle, les pieds du côté de la
cheminée, et tournant le dos à la fenêtre; tous deux en grande
toilette des pieds à la tête: lui en talons rouges et bas de soie,
elle en souliers à talons et bas brodés en or; lui en habit de
velours bleu de ciel, elle en paniers sous une robe damassée rose;
lui poudré et frisé, elle frisée et poudrée; lui tenant un livre à
la main en dormant, elle tenant un livre et bâillant.

(Ici Stello fut honteux d'être couché sur son canapé, et se tint
assis.)

Le soleil entrait de toutes parts dans la chambre, car il n'était que
trois heures de l'après-midi, et ses larges rayons étaient bleus, parce
qu'ils traversaient de grands rideaux de soie de cette couleur. Il y
avait quatre fenêtres très hautes et quatre rayons très longs; chacun
de ces rayons formait comme une échelle de Jacob, dans laquelle tour-
billonnaient des grains de poussière dorée, qui ressemblaient à des
myriades d'esprits célestes montant et descendant avec une rapidité
incalculable, sans que le moindre courant d'air se fît sentir dans
l'appartement le mieux tapissé et le mieux rembourré qui fût jamais.
La plus haute pointe de l'échelle de chaque rayon bleu était appuyée
sur les franges du rideau, et la large base tombait sur la cheminée.
La cheminée était remplie d'un grand feu, ce grand feu était appuyé
sur de gros chenets de cuivre doré, représentant Pygmalion et Ganymède;
et Ganymède, Pygmalion, les gros chenets et le grand feu brillaient
et étincelaient de flammes toutes rouges dans l'atmosphère céleste des
beaux rayons bleus.

Mademoiselle de Coulanges était la plus jolie, la plus faible, la
plus tendre et la moins connue des amies intimes du Roi. C'était un
corps délicieux que mademoiselle de Coulanges. Je ne vous assurerai
pas qu'elle ait jamais eu une âme, parce que je n'ai rien vu qui
puisse m'autoriser à l'affirmer; et c'était justement pour cela que
son maître l'aimait.--A quoi bon, je vous prie, une âme à Trianon?
--Pour s'entendre parler de remords, de principes d'éducation, de
religion, de sacrifices, de regrets de famille, de craintes sur
l'avenir, de haine du monde, de mépris de soi-même, etc., etc., etc.?
Litanies des saintes du beau Parc-aux-Cerfs, que l'heureux prince
savait d'avance, et auxquelles il aurait répondu par le verset
suivant, tout couramment. Jamais on ne lui avait dit autre chose en
commençant, et il en avait assez, sachant que la fin était toujours
la même. Voyez quel fatigant dialogue: "Ah! Sire, croyez-vous que
Dieu me pardonne jamais?--Eh! ma belle, cela n'est pas douteux: il
est si bon!--Et moi, comment pourrais-je me pardonner?--Nous
verrons à arranger cela, mon enfant, vous êtes si bonne!--Quel
résultat de l'éducation que je reçus à Saint-Cyr! Toutes vos
compagnes ont fait de beaux mariages, ma chère amie.--Ah! ma
pauvre mère en mourra!--Elle veut être Marquise, elle sera
Duchesse avec le tabouret.--Ah! Sire, que vous êtes généreux!
Mais le ciel!--Il n'a jamais fait si beau que ce matin depuis le
1er juin."

Voilà qui eût été insupportable. Mais avec mademoiselle de
Coulanges, rien de semblable: douceur parfaite... c'était la plus
naïve et la plus innocente des pécheresses; elle avait un calme sans
pareil, un imperturbable sang-froid dans son bonheur, qui lui
semblait tout simplement le plus grand qui fût au monde. Elle ne
pensait pas une fois dans la journée ni à la veille ni au lendemain,
ne s'informait jamais des maîtresses qui l'avaient précédée, n'avait
pas l'ombre de jalousie ni de mélancolie, prenait le Roi quand il
venait, et, le reste du temps, se faisait poudrer, friser et
épingler, en racine droite, en frimas et en repentirs; se regardait,
se pommadait, se faisait la grimace dans la glace, se tirait la
langue, se souriait, se pinçait les lèvres, piquait les doigts de sa
femme de chambre, la brûlait avec le fer à papillotes, lui mettait du
rouge sur le nez et des mouches sur l'oeil; courait dans sa chambre,
tournait sur elle-même jusqu'à ce que sa pirouette eût fait gonfler
sa robe comme un ballon, et s'asseyait au milieu en riant à se rouler
par terre. Quelquefois (les jours d'étude), elle s'exerçait à danser
le menuet avec une robe à paniers et à longue queue, sans tourner le
dos au fauteuil du Roi, mais c'était là la plus grave de ses méditations
et le calcul le plus profond de sa vie; et, par impatience, elle
déchirait de ses mains la longue robe moirée qu'elle avait eu tant de
peine à faire circuler dans l'appartement. Pour se consoler de ce
travail, elle se faisait peindre au pastel, en robe de soie bleue ou
rose, avec des pompons à tous les noeuds du corset, des ailes au dos,
un carquois sur l'épaule et un papillon noyé dans la poudre de ses
cheveux: on nommait cela: Psyché ou Diane chasseresse, et c'était fort
de mode.

En ses moments de repos ou de langueur, mademoiselle de Coulanges
avait des yeux d'une douceur incomparable! ils étaient tous les deux
aussi beaux l'un que l'autre, quoi qu'en ait dit M. l'abbé de
Voisenon dans des Mémoires inédits venus à ma connaissance: M. l'abbé
n'a pas eu honte de soutenir que l'oeil droit était un peu plus haut
que l'oeil gauche, et il a fait là-dessus deux madrigaux fort
malicieux, vertement relevés, il est vrai, par M. le premier
président. Mais il est temps, dans ce siècle de justice et de bonne
foi, de montrer la vérité dans toute sa pureté, et de réparer le mal
qu'une basse envie avait fait. Oui, mademoiselle de Coulanges avait
deux yeux et deux yeux parfaitement égaux en douceur; ils étaient
fendus en amande, et bordés de paupières blondes très longues; ces
paupières formaient une petite ombre sur ses joues; ses joues étaient
roses sans rouge; ses lèvres étaient rouges sans corail; son cou
était blanc et bleu, sans bleu et sans blanc; sa taille, faite en
guêpe, était à tenir dans la main d'une fille de douze ans, et son
corps d'acier n'était presque pas serré, puisqu'il y avait place pour
la tige d'un gros bouquet qui s'y tenait tout droit. Ah! mon Dieu!
que ses mains étaient blanches et potelées! Ah! ciel! que ses bras
étaient arrondis jusqu'aux coudes! ces petits coudes étaient
entourés de dentelles pendantes, et son épaule fort serrée par une
petite manche collante. Ah! que tout cela était donc joli! Et,
cependant, le Roi dormait.

Les deux jolis yeux étaient ouverts tous deux, puis se fermaient
longtemps sur le livre (c'était les Mariages samnités de Marmontel,
livre traduit dans toutes les langues, comme l'assure l'auteur). Les
deux beaux yeux se fermaient donc fort longtemps de suite, et puis se
rouvraient languissamment en se portant sur la douce lumière bleue de
la chambre; les paupières étaient légèrement gonflées et plus
légèrement teintes de rose, soit sommeil, soit fatigue d'avoir lu au
moins trois pages de suite; car, de larmes, on sait que mademoiselle
de Coulanges n'en versa qu'une dans sa vie, ce fut quand sa chatte
Zulmé reçut un coup de pied de de brutal M. Dorat de Cubières, vrai
dragon s'il en fût, qui ne mettait jamais de mouches sur ses joues,
tant il était soldatesque, et frappait tous les meubles avec son épée
d'acier, au lieu de porter une excuse à lame de baleine.




CHAPITRE V

INTERRUPTION


"Hélas! s'écria douloureusement Stello, d'où vient le langage que
vous prenez, cher Docteur? Vous partez quelquefois du dernier mot de
chaque phrase pour grimper à un autre, comme un invalide monte un
escalier avec deux jambes de bois.

--D'abord, cela vient de la fadeur du siècle de Louis XV, qui
alanguit mes paroles malgré moi; ensuite, c'est que j'ai la manie de
faire du style pour me mettre bien dans l'esprit de quelques-uns de
vos amis.

--Ah! ne vous y fiez pas, dit Stello en soupirant; car il y en a
un, qui n'est pas précisément le plus sot de tous, qui a dit un soir:
"Je ne suis pas toujours de mon opinion." Parlez donc simplement, ô
le plus triste des docteurs! et il pourra se faire que je m'ennuie
un peu moins."

Et le Docteur reprit en ces termes:




CHAPITRE VI

CONTINUATION DE L'HISTOIRE QUE FIT LE DOCTEUR-NOIR


Tout à coup la bouche de mademoiselle de Coulanges s'entr'ouvrit, et
il sortit de sa poitrine adorable un cri perçant et flûté qui
réveilla Louis XV le Bien-Aimé.

"O ma Déité! qu'avez-vous?" s'écria-t-il en étendant vers elle ses
deux mains et ses deux manchettes de dentelle.

Les deux jolis pieds de la plus parfaite des maîtresses tombèrent du
sofa, et coururent au bout de la chambre avec une vitesse bien
surprenante lorsqu'on considère par quels talons ils étaient empêchés.

Le monarque se leva avec dignité et mit la main sur la garde
damasquinée de son épée; il la tira à demi dans le premier mouvement,
et chercha l'ennemi autour de lui. La jolie tête de mademoiselle de
Coulanges se trouva renversée sur le jabot du prince, ses cheveux
blonds s'y répandirent avec un nuage léger de poudre odoriférante.

"J'ai cru voir..., dit sa douce voix.

--Ah! je sais, je sais, ma belle..., dit le Roi, les larmes aux
yeux, tout en souriant avec tendresse et jouant avec les boucles de
la tête languissante et parfumée; je sais ce que vous voulez dire.
Vous êtes une petite folle.

--Non, vraiment, dit-elle; votre médecin sait bien qu'il y en a qui
enragent.

--On le fera venir, dit le Roi; mais quand cela serait, voyons...
l'enfant! ajouta-t-il en lui tapant sur la joue, comme à une petite
fille; quand cela serait, leur croyez-vous la bouche assez grande
pour vous mordre?

--Oui, oui, je le crois, et j'en souffre à la mort", dirent les
lèvres roses de mademoiselle de Coulanges.

Et ses beaux yeux se mirent en devoir de se lever au ciel et de
laisser échapper deux larmes. Il en tomba une de chaque côté: celle
de droite coula rapidement du coin de l'oeil d'où elle avait jailli,
comme Vénus sortant de la mer d'azur; cette jolie larme descendit
jusqu'au menton, et s'y arrêta d'elle-même, comme pour se faire voir,
au coin d'une petite fossette, où elle demeura comme une perle
enchâssée dans un coquillage rose. La séduisante larme de gauche eut
une marche tout opposée; elle se montra fort timidement, toute petite
et un peu allongée; puis elle grossit à vue d'oeil et resta prise
dans les cils blonds les plus doux, les plus longs et les plus soyeux
qui se soient jamais vus. Le Roi bien-aimé les dévora toutes les deux.

Cependant le sein de mademoiselle de Coulanges se gonflait de soupirs
et paraissait devoir se briser sous les efforts de sa voix, qui dit
encore ceci:

"J'en ai pris une... j'en ai pris une avant-hier, et certainement elle
était enragée; il fait si chaud cette année!

--Calmez-vous! calmez-vous! ma reine; je chasserai tous mes gens et
tous mes ministres, plutôt que de souffrir que vous trouviez encore
un de ces monstres dans des appartements royaux."

Les joues bienheureuses de mademoiselle de Coulanges pâlirent tout à
coup, son beau front se contracta horriblement, ses doigts potelés
prirent quelque chose de brun, gros comme la tête d'une épingle, et
sa bouche vermeille, qui était bleue en ce moment, s'écria:

--Voyez si ce n'est pas une puce!

--O félicité parfaite! s'écria le prince d'un ton tant soit peu
moqueur, c'est un grain de tabac! Fassent les dieux qu'il ne soit
pas enragé!"

Et les bras blancs de mademoiselle de Coulanges se jetèrent au cou
du Roi. Le Roi, fatigué de cette scène violente, se recoucha sur le
sofa. Elle s'étendit sur le sien comme une chatte familière, et dit:

"Ah! Sire, je t'en prie, fais appeler le Docteur, le premier
médecin de Votre Majesté."

Et l'on me fit appeler.




CHAPITRE VII

UN CREDO


"Ou étiez-vous?" dit Stello, tournant la tête péniblement.

Et il la laissa retomber avec pesanteur un instant après.

"Près du lit d'un Poète mourant, répondit le Docteur-Noir avec une
impassibilité effrayante. Mais, avant de continuer, je dois vous
adresser une seule question. Êtes-vous Poète? Examinez-vous bien, et
dites-moi si vous vous sentez intérieurement Poète."

Stello poussa un profond soupir, et répondit, après un moment de
recueillement, sur le ton monotone d'une prière du soir, demeurant le
front appuyé sur un oreiller, comme s'il eût voulu y ensevelir sa
tête entière:

"Je crois en moi, parce que je sens au fond de mon coeur une
puissance secrète, invisible et indéfinissable, toute pareille à un
pressentiment de l'avenir et à une révélation des causes mystérieuse
du temps présent. Je crois en moi, parce qu'il n'est dans la nature
aucune beauté, aucune grandeur, aucune harmonie, qui me cause un
frisson prophétique, qui ne porte l'émotion profonde dans mes
entrailles, et ne gonfle mes paupières par des larmes toutes divines
et inexplicables. Je crois fermement en une vocation ineffable qui
m'est donnée, et j'y crois à cause de la pitié sans bornes que
m'inspirent les hommes, mes compagnons en misère, et aussi à cause du
désir que je me sens de leur tendre la main et de les élever sans
cesse par des paroles de commisération et d'amour. Comme une lampe
toujours allumée ne jette qu'une flamme très incertaine et vacillante
lorsque l'huile qui l'anime cesse de se répandre dans des veines avec
abondance, et puis lance jusqu'au faîte du temple des éclairs, des
splendeurs et des rayons lorsqu'elle est pénétrée de la substance qui
la nourrit, de même je sens s'éteindre les éclairs de l'inspiration
et les clartés de la pensée lorsque la force indéfinissable qui
soutient ma vie, l'Amour, cesse de me remplir de sa chaleureuse
puissance; et lorsqu'il circule en moi, toute mon âme en est
illuminée; je crois comprendre tout à la fois l'Éternité, l'Espace,
la Création, les créatures et la Destinée; c'est alors que
l'Illusion, phénix au plumage doré, vient se poser sur mes lèvres et
chante.

"Mais je crois que, lorsque le don de fortifier les faibles commencera
de tarir dans le Poète, alors aussi tarira sa vie; car, s'il n'est bon
à tous, il n'est plus bon au monde.

"Je crois au combat éternel de notre vie intérieure, qui féconde et
appelle, et j'invoque la pensée d'en haut, la plus propre à concentrer
et rallumer les forces poétiques de ma vie: le Dévouement et la Pitié.

--Tout cela ne prouve qu'un bon instinct, dit le Docteur-Noir;
cependant il n'est pas impossible que vous soyez Poète, et je
continuerai."

Et il continua.




CHAPITRE VIII

DEMI-FOLIE


Oui, j'étais près d'un jeune homme fort singulier. L'archevêque de
Paris, M. de Beaumont, m'avait fait prier de venir à son palais,
parce que cet inconnu était venu chez lui, tout seul, en chemise et
en redingote, lui demander gravement les sacrements. J'allai vite à
l'archevêché, où je trouvai, en effet, un homme d'environ vingt-deux
ans, d'une figure grave et douce, assis, dans ce costume plus que
léger, sur un grand fauteuil de velours, où le bon vieil archevêque
l'avait fait placer. Monseigneur de Paris était en grand habit
ecclésiastique, en bas violets, parce que ce jour-là même il devait
officier pour la Saint-Louis; mais il avait eu la bonté de laisser
toutes ses affaires jusqu'au moment du service, pour ne pas quitter
ce bizarre visiteur, qui l'intéressait vivement.

Lorsque j'entrai dans la chambre à coucher de M. l'archevêque, il
était assis près de ce pauvre jeune homme, et il lui tenait la main
dans ses deux mains ridées et tremblotantes. Il le regardait avec une
espèce de crainte, et il s'attristait de voir que le malade (car il
l'était) refusait de rien prendre d'un bon petit déjeuner que deux
domestiques avaient servi devant lui. Du plus loin que M. de Beaumont
m'aperçut, il me dit d'une voix émue:

"Eh! venez donc! eh! arrivez donc, bon Docteur! Voilà un pauvre
enfant qui vient de se jeter dans mes bras, Venite ad me! Il vient
comme un oiseau échappé de sa cage, que le froid a pris sur les
toits, et qui se jette dans la première fenêtre venue. Le pauvre
petit! J'ai commandé pour lui des vêtements. Il a de bons principes,
du moins, car il est venu me demander les sacrements; mais il faut
que j'entende sa confession auparavant. Vous n'ignorez pas cela,
Docteur, et il ne veut pas parler. Il me met dans un bien grand
embarras. Oh! dame oui! il m'embarrasse beaucoup. Je ne connais pas
l'état de son âme. Sa pauvre tête est bien affaiblie. Tout à l'heure
il a beaucoup pleuré, le cher enfant! J'ai encore les mains toutes
mouillées de ses larmes. Tenez, voyez!"

En effet, les mains du bon vieillard étaient encore humides comme
un parchemin jaune sur lequel l'eau ne peut pas sécher. Un vieux
domestique, qui avait l'air d'un religieux, apporta une robe de
séminariste, qu'il passa au malade en le faisant soulever par les
gens de l'archevêque, et on nous laissa seuls. Le nouveau venu
n'avait nullement résisté à cette toilette. Ses yeux, sans être
fermés, étaient voilés et comme recouverts à demi par ses sourcils
blonds; ses paupières très rouges, la fixité de ses prunelles, me
parurent de très mauvais symptômes. Je lui tâtai le pouls, et je ne
pus m'empêcher de secouer la tête assez tristement.

A ce signe-là, M. de Beaumont me dit:

"Donnez-moi un verre d'eau: j'ai quatre-vingts ans, moi; cela me
fait mal.

--Ce ne sera rien, monseigneur, lui dis-je: seulement, il y a dans
ce pouls quelque chose qui n'est ni la santé ni la fièvre de la
maladie... C'est la folie", ajoutai-je tout bas.

Je dis au malade:

"Comment vous nommez-vous?"

Rien... ses yeux demeurèrent fixes et mornes...

"Ne le tourmentez pas, Docteur, dit M. de Beaumont, il m'a déjà dit
trois fois qu'il appelait Nicolas-Joseph-Laurent.

--Mais ce ne sont que des noms de baptême, dis-je.

--N'importe! n'importe! dit le bon archevêque avec un peu d'impatience,
cela suffit à la religion: ce sont les noms de l'âme que les noms de
baptême. C'est par ces noms-là que les saints nous connaissent. Cet
enfant est bien bon chrétien."

Je l'ai souvent remarqué, entre la pensée et l'oeil il y a un
rapport direct et si immédiat, que l'un agit sur l'autre avec une
égale puissance. S'il est vrai qu'une idée arrête le regard, le
regard, en se détournant, détourne aussi l'idée. J'en ai fait
l'épreuve auprès des fous.

Je passai les mains sur les yeux fixes de ce jeune homme, et je les
lui fermai. Aussitôt la raison lui vint, et il prit la parole.

"Ah! monseigneur, dit-il, donnez-moi les sacrements. Ah! bien vite,
monseigneur, avant que mes yeux se soient rouverts à la lumière; car
les sacrements seuls peuvent me délivrer de mon ennemi, et l'ennemi
qui me possède, c'est une idée que j'ai, et cette idée me reviendra
tout à l'heure.

--Mon système est bon", dis-je en souriant.

Il continua:

"Ah! monseigneur, Dieu est certainement dans l'hostie... Je ne
croyais pas qu'une idée pût devenir dans la tête comme un fer
rouge... Dieu est certainement dans l'hostie; et si vous me la
donnez, monseigneur, l'hostie chassera l'idée, et Dieu chassera les
philosophes...

--Vous voyez qu'il pense très bien, me dit tout bas le bon archevêque.
Laissons-le dire, pour voir."

Le pauvre garçon continua:

"Si quelque chose peut chasser le raisonnement, c'est la foi, la foi
du charbonnier; si quelque chose peut donner la foi, c'est l'hostie.
Oh! donnez-moi l'hostie, si l'hostie a donné la foi à Pascal. Je
serai guéri si vous me la donnez, monseigneur, tandis que j'ai les
yeux fermés; hâtez-vous: donnez-moi l'hostie.

--Savez-vous votre Confiteor?" dit l'archevêque.

Il n'entendit pas et poursuivit:

"Oh! qui m'expliquera la SOUMISSION DE LA RAISON? ajouta-t-il avec
une voix de tonnerre lorsqu'il prononça les derniers mots... Saint
Augustin a dit: "La Raison ne se soumettrait jamais si elle ne
jugeait qu'elle doit se soumettre. Il est donc juste qu'elle se
soumette quand elle juge qu'elle le doit." Et moi, Nicolas-Joseph-
Laurent, né à Fontenoy-le-Château, de parents pauvres... j'ajoute
que, si elle se soumet à son propre jugement, c'est à elle-même
qu'elle se soumet, et que, si elle ne se soumet qu'à elle-même, elle
ne se soumet donc pas et continue d'être reine... Cercle vicieux.
Sophisme de saint! Raison d'école à rendre le diable fou!... Ah!
d'Alembert! Joli pédant, que tu me tourmentes!"

Il ajouta ceci en se grattant l'épaule. Je crois que cela vint de ce
que j'avais laissé un de ses yeux libre. Je le refermai de la main
gauche.

"Hélas! dit-il, monseigneur, faites que je m'écrie comme Pascal:

Joye!!
Certitude, joye, certitude, sentiment, vue;
Joye, joye, joye et pleurs de joye!
Dieu de Jésus-Christ... oubli de tous, hormis de Dieu.

"Il avait vu le Dieu de Jésus-Christ ce jour-là, depuis dix heures
et demie du soir jusqu'à minuit et demi, le lundi 25 novembre 1654;
et, en conséquence, il était tranquille et sûr de son affaire. Il
était bien heureux, celui-là...--Aïe! aïe! aïe! voici La Harpe qui me
tire les pieds...--Que me veux-tu? On a jeté La Harpe dans le trou du
souffleur avec les Barmécides.--Tu es mort."

En ce moment j'ôtai ma main, et il ouvrit les yeux.

"Un rat! cria-t-il... Un lapin!... Je jure sur l'Évangile que c'est
un lapin... C'est Voltaire! C'est Vol-à-terre!... Oh! le joli jeu de
mots! n'est-ce pas? Hein! mon cher seigneur... il est gentil, mon
jeu de mots?... Il n'y a pas une librairie qui veuille me le payer
un sou... Je n'ai pas dîné hier ni la veille... mais je m'en moque,
parce que je n'ai jamais faim... Mon père est à sa charrue, et je ne
voudrais pas lui prendre la main, parce qu'elle est enflée et dure
comme du bois. D'ailleurs, il ne sait pas parler français, ce gros
paysan en blouse! Cela fait rougir quand il passe quelqu'un. Où
voulez-vous que j'aille lui faire boire du vin? Entrerai-je au
cabaret, moi, s'il vous plaît? et que dira M. de Buffon, avec ses
manchettes et son jabot?... Un chat... c'est un chat que vous avez
sous votre soulier, l'abbé..."

M. de Beaumont n'avait pu s'empêcher, malgré son extrême bonté, de
sourire quelquefois, les larmes aux yeux. Ici il recula en faisant
rouler son fauteuil en arrière, et fut un peu effrayé.

Je pris la tête du jeune homme, je la secouai doucement dans mes
mains, comme on roule le sac du jeu de loto, et je laissai mes doigts
sur ses paupières baissées. Les numéros sortants furent tous changés.
Il soupira profondément, et dit d'un ton aussi calme qu'il s'était
montré emporté jusque-là:

"Trois fois malheur à l'insensé qui veut dire ce qu'il pense avant
d'avoir assuré le pain de toute sa vie!... Hypocrisie, tu es la
raison même! tu fais que l'on ne blesse personne, et le pauvre a
besoin de tout le monde... Dissimulation sainte, tu es la suprême loi
sociale de celui qui est né sans héritage... Tout homme qui possède
un champ ou un sac est son maître, son seigneur et son protecteur.
Pourquoi le sentiment du bien et du juste s'est-il établi dans mon
coeur? Mon coeur s'est gonflé dans mesure; des torrents de haine en
ont coulé, et se sont fait jour comme une lave. Les méchants ont eu
peur; ils ont crié, ils se sont tous levés contre moi. Comment voulez-
vous que je résiste à tous, moi seul, moi qui ne suis rien, moi qui
n'ai rien au monde qu'une pauvre plume, et qui manque d'encre
quelquefois?"

Le bon archevêque n'y tint plus. Il y avait un quart d'heure qu'il
tremblait et étendait les bras vers celui qu'il nommait déjà son
enfant; il se leva pesamment de son fauteuil et vint pour l'embrasser.
Moi, qui tenais mes doigts sur ses yeux avec une constance inébranlable,
je fus pourtant forcé de les ôter, parce que je sentais quelque chose
qui les repoussait, comme si les paupières se fussent gonflées. A
l'instant où je cessai de les presser, des pleurs abondants se firent
jour entre mes doigts et inondèrent ses joues pâles. Des sanglots
faisaient bondir son coeur, les veines du cou étaient grosses et bleues,
et il sortait de sa poitrine de petites plaintes comme celles d'un
enfant dans les bras de sa mère.

"Peste! monseigneur, laissez-le, dis-je à M. de Beaumont: cela va
mal. Le voilà qui rougit bien vite, et puis il est tout blanc, et le
pouls s'en va... Il est évanoui... Bien! le voilà sans connaissance
... Bonsoir..."

Le bon prélat se désolait et me gênait beaucoup en voulant toujours
m'aider. J'employai tous mes petits moyens pour faire revenir le
malade; et cela commençait à réussir, lorsqu'on vint pour me dire
qu'une chaise de poste de Versailles m'attendait de la part du Roi.
J'écrivis ce qui restait à faire, et je sortis.

"Parbleu! dis-je, je parlerai de ce jeune homme-là.

--Vous nous rendrez bien heureux, mon cher Docteur, car notre caisse
d'aumônes est toute vide. Partez vite, dit M. de Beaumont, je garde
ici mon pauvre enfant trouvé."

Et je vis qu'il lui donnait sa bénédiction en tremblotant et en
pleurant.

Je me jetai dans la chaise de poste.




CHAPITRE IX

SUITE DE L'HISTOIRE DE LA PUCE ENRAGÉE


Lorsque je partis pour Versailles, la nuit était close. J'allais ce
qu'on appelle le train du Roi, c'est-à-dire le postillon au galop et
le cheval de brancard au grand trot. En deux heures je fus à Trianon.
Les avenues étaient éclairées, et une foule de voitures s'y
croisaient. Je crus que je trouverais toute la Cour dans les petits
appartements; mais c'étaient des gens qui étaient allés s'y casser le
nez et s'en revenaient à Paris. Il n'y avait foule qu'en plein air,
et je ne trouvai dans la chambre du Roi que mademoiselle de Coulanges.

"Eh! le voilà donc enfin!" dit-elle en me donnant la main à baiser.
Le Roi, qui était le meilleur homme du monde, se promenait dans la
chambre en prenant le café dans une petite tasse de porcelaine bleue.

Il se mit à rire de bon coeur en me voyant.

"Jésus-Dieu! Docteur, me dit-il, nous n'avons plus besoin de vous.
L'alarme a été chaude, mais le danger est passé. Madame, que voici,
en a été quitte pour la peur.--Vous savez notre petite manie,
ajouta-t-il en s'appuyant sur mon épaule et me parlant à l'oreille
tout haut, nous avons peur de la rage, nous la voyons partout! Ah!
parbleu! il ferait bon voir un chien dans la maison! Je ne sais
s'il me sera permis de chasser dorénavant.

--Enfin, dis-je en m'approchant du feu qu'il y avait malgré l'été
(bonne coutume à la campagne, soit dit entre parenthèses), enfin,
dis-je, à quoi puis-je être bon au Roi?

--Madame prétend, dit-il en se balançant d'un talon rouge sur l'autre,
qu'il y a des animaux, ma foi, pas plus gros que ça, et il donnait une
chiquenaude à un grain de tabac attaché aux dentelles de ses manchettes,
qu'il y a des animaux qui... Allons, madame, dites-le vous-même."

Mademoiselle de Coulanges s'était blottie comme une chatte sur son
sofa, et cachait son front sous l'un de ces petits rabats de soie que
l'on posait alors sur le dossier des meubles pour les préserver de la
poudre des cheveux. Elle regardait à la dérobée comme un enfant qui a
volé une dragée et qui est bien aise qu'on le sache. Elle était jolie
comme tous les Amours de Boucher et toutes les têtes de Greuze?

"Ah! Sire, dit-elle tout doucement, vous parlez si bien!...

--Mais, madame, en vérité, je ne puis pas dire vos idées en
médecine...

--Ah! Sire, vous parlez si bien de tout!

--Mais, Docteur, aidez-la donc à se confesser! vous voyez bien
qu'elle ne s'en tirera jamais."

A dire vrai, j'étais assez embarrassé moi-même, car je ne savais pas
ce qu'il voulait dire, et je ne l'ai appris que depuis, en 90.

"Eh bien, mais comment donc! dis-je en m'approchant de la petite
bien-aimée; eh bien, mais qu'est-ce que c'est donc que ça, madame? eh
bien, donc, qu'est-ce qui nous est arrivé, mademoiselle?... Nous
avons de petites peurs! de petites fantaisies, madame? Fantaisies de
femme!--Hé! hé! de jeune femme, Sire!... Nous connaissons ça!...--Eh
bien, donc, qu'est-ce que c'est donc, ça?... Comment donc ça se nomme-
t-il, ces animaux?... Allons, madame!... Eh bien, donc, est-ce que
nous voulons nous trouver mal?..."

Enfin, tout ce qu'on dit d'agréable et d'aimable aux jeunes femmes.

Tout d'un coup mademoiselle de Coulanges regarda le Roi et moi, et
je regardai le Roi et elle, le Roi regarda sa maîtresse et moi, et
nous partîmes ensemble du plus long éclat de rire que j'aie entendu
de mes jours. Mais c'est qu'elle étouffait véritablement, et me
montrait du doigt; et pour le Roi, il en renversa le café sur sa
veste d'or.

Quand il eut bien ri:

"Çà, me dit-il en me prenant par le bras et me faisant asseoir de
force sur son sofa, parlons un peu raison, et laissons cette petite
folle se moquer de nous tout à son aise. Nous sommes aussi enfants
qu'elle. Dites-moi, Docteur, comment on vit à Paris depuis huit
jours."

Comme il était en bonne humeur, je lui dis:

"Mais je dirai plutôt au Roi comment on y meurt. Assez mal à son
aise, en vérité, pour peu qu'on soit Poète.

--Poète! dit le Roi, et je remarquai qu'il renversait la tête en
arrière en fronçant le sourcil et croisait les jambes avec humeur.

--Poète! dit mademoiselle de Coulanges; et je remarquai que sa
lèvre inférieure faisait la cerise fendue, comme les lèvres de tous
les portraits féminins du temps de Louis XIV.

--Bien! me dis-je, j'en étais sûr. Il ne faut que ce nom dans le
monde pour être ridicule ou odieux.

--Mais que diable veut-il donc dire à présent? reprit le Roi, est-ce
que La Harpe est mort? est-ce qu'il est malade?...

--Ce n'est pas lui, Sire; au contraire, dis-je, c'est un autre
petit Poète, tout petit, qui est fort mal, et je ne sais trop si je
le sauverai, parce que, toutes les fois qu'il est guéri, un accès
d'indignation le fait retomber dans un mauvais état."

Je me tus, et ni l'un ni l'autre ne me dit: "Qu'a-t-il?"

Je repris avec le sang-froid que vous savez:

"L'indignation produit des débordements affreux dans le sang et la
bile, qui vous inondent un honnête homme intérieurement, de manière
à faire frémir."

Profond silence. Ni l'un ni l'autre ne frémit.

"Et si le Roi, poursuivis-je, s'intéresse avec tant de bonté au
moindres écrivains, que serait-ce s'il connaissait celui que je viens
de quitter?"

Long silence.--Et personne ne me dit: "Comment se nomme-t-il?" Ce
fut assez malheureux, car je savais son nom de lugubre mémoire, son
triste nom, synonyme d'amertume satirique et de désespoir... Ne me le
demandez pas encore... Écoutez.

Je poursuivis d'un air insouciant, pour éviter le ton solliciteur:

"Si ce n'était pas abuser des bontés de Roi, en vérité je me
hasarderais jusqu'à lui demander quelque secours... quelque léger
secours pour...

--Accablé! accablé! nous sommes accablé, monsieur, me dit Louis XV,
de demandes de ce genre pour des faquins qui emploient à nous
attaquer l'aumône que nous leur faisons."

Puis, se rapprochant de moi:

"Ah çà, me dit-il, je suis vraiment surpris qu'avec votre usage du
monde vous ne sachiez pas encore que, lorsqu'on se tait, c'est qu'on
ne veut pas répondre... Vous m'avez forcé dans mes derniers
retranchements; eh bien, je veux bien vous parler de vos Poètes, et
vous dire que je ne vois pas la nécessité de me ruiner à soutenir ces
petites bonnes gens-là, qui font le lendemain les jolis coeurs à nos
dépens. Sitôt qu'ils ont quelques sous, ils se mettent à l'ouvrage
pour nous régenter, et font leur possible pour se faire fourrer à la
Bastille. Cela donne des airs de Richelieu, n'est-ce pas!... C'est là
ce qu'aiment les beaux esprits, que je trouve bien sots. Tudieu! je
suis las de servir de plastron à ces petites gens. Ils feront bien
assez de mal sans que je les y aide... Je ne suis plus bien jeune, et
je me suis tiré d'affaire; je ne sais trop si mon successeur s'en
tirera; au surplus, cela le regarde... Savez-vous, Docteur, qu'avec
mon air insouciant je suis tout au moins un homme de sens, et je vois
bien où l'on nous mène?"

Ici le Roi se leva et marcha assez vite dans la chambre, secouant
son jabot. Vous pensez que je n'étais guère à mon aise, et que je me
levai aussi.

"C'est peut-être mon cher frère le roi de Prusse qui s'en est bien
trouvé de son bon accueil à vos Poètes? Il a cru me jouer un tour en
accueillant Voltaire comme il l'a fait: il m'a fait grand plaisir en
m'en débarrassant, et il y a gagné des impertinences qui l'ont forcé
de faire bâtonner ce petit monsieur-là.--Vraiment, parce qu'ils
habillent des à peu près philosophiques et des à peu près politiques
en figures de rhétorique, ils croient pouvoir, en sortant des bancs,
monter en chaire et nous prêcher!"

Il s'arrêta ici et continua plus gaiement:

"Il n'y a rien de pis qu'un sermon, Docteur, et je m'en laisse faire
le moins possible ailleurs qu'à ma chapelle. Que voulez-vous que je
fasse pour votre protégé? voyons: que je le pensionne? Qu'arrivera-
t-il? Demain il m'appellera Mars, à cause de Fontenoy, et nommera
Minerve cette bonne petite mam'selle de Coulanges, qui n'y a aucune
prétention."

(Je crus qu'elle se fâcherait. Elle ne sourcilla pas. Elle jouait
avec son éventail.)

"Dans deux jours il voudra faire l'homme d'État, et raisonnera sur
le gouvernement anglais pour avoir un grand emploi; il ne l'aura pas,
et on fera bien. Dans quatre jours il tournera en ridicule mon père,
mon grand-père et tous mes aïeux jusqu'à saint Louis inclusivement.
Il appellera Socrate le roi de Prusse, avec tous ses pages, et me
nommera Sardanapale, à cause de ces dames qui viennent me voir à
Trianon. On lui enverra une lettre de cachet; il sera ravi: le voilà
martyr de sa philosophie.

--Ah! Sire, m'écriai-je, celui-là l'est des philosophes...

--C'est la même chose, interrompit le Roi; Jean-Jacques n'en fut
pas plus mon ami pour être leur ennemi. Se faire un nom à tout prix,
voilà leur affaire. Tous ces gens-là sont pétris de la même pâte;
chacun, pour se faire gros, veut ronger avec ses petites dents un
morceau du gâteau de la monarchie, et, comme je le leur abandonne,
ils en ont bon marché. Ce sont nos ennemis naturels que vos beaux-
esprits; il n'y a de bon parmi eux que les musiciens et les danseurs;
ceux-là n'offensent personne sur leurs théâtres, et ne chantent ni ne
dansent la politique. Aussi je les aime; mais qu'on ne me parle pas
des autres."

Comme je voulais insister et que j'entr'ouvrais la bouche pour
répondre, il me prit doucement le bras, moitié riant et moitié
sérieusement, et se mit à marcher avec moi, en se dandinant à sa
manière, du côté de la porte de l'appartement. Il fallut bien suivre.

"Vous aimez donc bien les vers, Docteur?--Je vais vous les dire
aussi bien que ceux qui les font, tenez:

Il semble à trois gredins, dans leur petit cerveau,
Que, pour être imprimés et reliés en veau,
Les voilà dans l'État d'importantes personnes;
Qu'avec leur plume ils font le destin des couronnes;
Qu'au moindre petit bruit de leurs productions
Ils doivent voir chez eux voler les pensions;
Que sur eux l'univers a la vue attachée;
Que partout de leur nom la gloire est épanchée,
Et qu'en science ils sont des prodiges fameux,
Pour savoir ce qu'ont dit les autres avant eux,
Pour avoir eu, trente ans, des yeux et des oreilles,
Pour avoir employé neuf ou dix mille veille
A se bien barbouiller de grec et de latin,
Et se charger l'esprit d'un ténébreux butin
De tous les vieux fatras qui traînent dans les livres,
Gens qui de leur savoir paraissent toujours ivres,
Riches, pour tout mérite, en babil importun,
Inhabiles à tout, vides de sens commun,
Et pleins d'un ridicule et d'une impertinence
A décrier partout l'esprit et la science.

"Vous voyez qu'après tout la cour n'est pas si bête, ajouta-t-il
quand nous fûmes arrivés au bout de la chambre: vous voyez qu'ils
sont plus sots que nous, vos chers Poètes, car il nous donnent des
verges pour les fouetter."

Là-dessus le Roi m'ouvrit; je passai en saluant. Il quitta mon bras,
il rentra et s'enferma... J'entendis un grand éclat de rire de
mademoiselle de Coulanges.

Je n'ai jamais bien su si cela pouvait s'appeler être mis à la porte




CHAPITRE X

AMÉLIORATION


Stello cessa d'appuyer sa tête sur le coussin de son canapé. Il se
leva et étendit les bras vers le ciel, rougit subitement, et s'écria
avec indignation:

"Eh! qui vous donnait le droit d'aller ainsi mendier pour lui? Vous
en avait-il prié? N'avait-il pas souffert en silence jusqu'au moment
où la Folie secoua ses grelots dans sa pauvre tête? S'il avait soutenu
pendant toute sa jeunesse l'âpre dignité de son caractère; s'il avait
pendant une vingtaine d'années singé l'aisance et la fortune par
orgueil et pour ne rien demander, vous lui auriez fait perdre en une
heure toute la fierté de sa vie. C'est une mauvaise action, Docteur,
et je ne voudrais pas l'avoir fait pour tous les jours qui me restent
encore à subir. Je la mets au rang des plus mauvaises (et il y en a un
grand nombre) que n'atteignent pas les lois, comme celle de tromper
les dernières volontés d'un mourant illustre, et de vendre ou de brûler
ses Mémoires, quand son dernier regard les a caressés comme une partie
de lui-même qui allait rester sur la terre après lui, quand son dernier
souffle les a bénis et consacrés.--Vous avez trahi ce jeune homme
lorsque vous avez quêté pour lui l'aumône d'un roi insouciant.--Pauvre
enfant! lorsqu'il avait des lueurs de raison, lorsque ses yeux étaient
fermés (selon votre expérience), il pouvait, se sentant mourir, se
féliciter de la pudeur de sa pauvreté, s'enorgueillir de ce qu'il ne
laissait à aucun homme le droit de dire: Il s'est abaissé; et pendant
ce temps-là vous alliez prostituer ainsi la dignité de son âme! Voilà,
en vérité, une mauvaise action."

Le Docteur-Noir sourit avec une parfaite tranquillité.

"Asseyez-vous, dit-il; je vous trouve déjà mieux, vous sortez un
peu de la contemplation de votre maladie. Lâche habitude de bien des
hommes, habitude qui double la puissance du mal.--Eh! pourquoi ne
voulez-vous pas que j'aie été attaqué une fois moi-même d'une maladie
bien répandue, la manie de protéger? Mais revenons à ma sortie de
Trianon.

"J'en fus tellement déconcerté, que je ne remis plus les pieds chez
l'archevêque et m'efforçai de ne plus penser au malade que j'avais
trouvé dans son palais.--Je parvins en quelques minutes à chasser
cette idée par la grande habitude que j'ai de dompter ma sensibilité.

--Mince victoire! dit Stello en grondant.

--Je me croyais débarrassé de ce fou depuis longtemps, lorsqu'un
beau soir on me fit appeler pour monter dans un grenier, où me
conduisit une vieille portière sourde...

--Que voulez-vous que je lui fasse? dis-je en entrant; c'est un
homme mort."

Elle ne me répondit pas; elle me laissa avec le même homme, que je
reconnus difficilement.




CHAPITRE XI

UN GRABAT


Il était à demi couché, le pauvre malade, sur un lit de sangle placé
au milieu d'une chambre vide. Cette chambre était aussi toute noire,
et il n'y avait pour l'éclairer qu'une chandelle placée dans un
encrier, en guise de flambeau, et élevée sur une grande cheminée de
pierre. Il était assis dans son lit de mort, sur son matelas mince et
enfoncé, les jambes chargées d'une couverture de laine en lambeaux,
la tête nue, les cheveux en désordre, le corps droit, la poitrine
découverte et creusée par les convulsions douloureuses de l'agonie.
Moi, je vins m'asseoir sur le lit de sangle, parce qu'il n'y avait
pas de chaise; j'appuyai mes pieds sur une petite malle de cuir noir,
sur laquelle je posai un verre et deux petites fioles d'une potion,
inutile pour le sauver, mais bonne à le faire moins souffrir. Sa
figure était très noble et très belle; il me regardait fixement, et
il avait au-dessus des joues, entre le nez et les yeux, cette
contraction nerveuse que nulle convulsion ne peut imiter, que nulle
maladie ne donne, qui dit au médecin: Va-t'en! et qui est comme
l'étendard que la Mort plante sur sa conquête. Il serrait dans l'une
de ses mains sa plume, sa dernière, sa pauvre plume, bien tachée
d'encre, bien pelée, et toute hérissée; dans l'autre main, une croûte
bien dure de son dernier morceau de pain. Ses deux jambes se
choquaient et tremblaient de manière à faire craquer le lit mal
assuré. J'écoutai avec attention le souffle embarrassé de la
respiration du malade, et j'entendis le râle avec un enrouement
caverneux; je reconnus la mort à ce bruit, comme un marin expérimenté
reconnaît la tempête au petit sifflement du vent qui la précède.

"Tu viendras donc toujours la même avec tous? dis-je à la Mort,
assez bas pour que mes lèvres ne fissent, aux oreilles du mourant,
qu'un bourdonnement incertain. Je te reconnais partout à ta voix
creuse que tu prêtes au jeune et au vieux. Ah! comme je te connais,
toi et tes terreurs qui n'en sont plus pour moi; je sens la poussière
que tes ailes secouent dans l'air; en approchant, j'en respire
l'odeur fade, et j'en vois voler la cendre pâle, imperceptible aux
yeux des autres hommes.

--Te voilà bien, l'Inévitable, c'est bien toi!--Tu viens sauver cet
homme de la douleur; prends-le dans tes bras comme un enfant, et
emporte-le. Sauve-le, je te le donne; sauve-le de la dévorante
douleur qui nous accompagne sans cesse sur la terre, jusqu'à ce que
nous reposions en toi, bienfaisante amie!"

C'était elle, je ne me trompais pas; car le malade cessa de souffrir,
et jouit tout à coup de ce divin moment de repos qui précède l'éter-
nelle immobilité du corps; ses yeux s'agrandirent et s'étonnèrent, sa
bouche se desserra et sourit; il y passa sa langue deux fois, comme
pour goûter encore, dans quelque coupe invisible, une dernière goutte
du baume de la vie, et dit de cette voix rauque des mourants qui vient
des entrailles et semble venir des pieds:

Au banquet de la vie infortuné convive...

--C'était Gilbert! s'écria Stello en frappant des mains.

--Ce n'était plus Gilbert, poursuivit le Docteur Noir en souriant
d'un seul côté de la bouche; car il ne put en dire davantage: son
menton tomba sur sa poitrine, et ses deux mains broyèrent à la fois
la croûte de pain et la plume du Poète. Le bras droit me resta
longtemps dans les mains, et j'y cherchais le pouls inutilement; je
pris la plume et la posai sur sa bouche: un léger souffle l'agita
encore, comme si l'âme l'eût baisée en passant, ensuite rien ne
bougea dans le duvet de la plume, qui ne fut pas terni par la moindre
vapeur. Alors je fermai les yeux du mort et je pris mon chapeau...




CHAPITRE XII

UNE DISTRACTION


Voilà une horrible fin, dit Stello, relevant son front de l'oreiller
qui le soutenait, et regardant le Docteur avec des yeux troublés...
Où donc étaient ses parents?

--Ils labouraient leur champ, et j'en fus charmé. Près du lit des
mourants, les parents m'ont toujours importuné.

--Et pourquoi cela? dit Stello...

--Quand une maladie devient un peu longue, les parents jouent le
plus médiocre rôle qui se puisse voir. Pendant les huit premiers
jours, sentant la mort qui vient, ils pleurent et se tordent les
bras; les huit jours suivants, ils s'habituent à la mort de l'homme,
calculent ses suites et spéculent sur elle; les huit jours qui
suivent, ils se disent à l'oreille: Les veilles nous tuent; on
prolonge ses souffrances; il serait plus heureux pour tout le monde
que cela finît. Et s'il reste encore quelques jours après, on me
regarde de travers. Ma foi, j'aime mieux les gardes-malades; elles
tâtent bien, à la dérobée, les draps du lit, mais elles ne parlent
pas.

--O noir Docteur! soupira Stello,--d'une vérité toujours
inexorable!...

--D'ailleurs, Gilbert avait maudit avec justice son père et sa mère,
d'abord pour lui avoir donné naissance, ensuite pour lui avoir appris
à lire.

--Hélas! oui, dit Stello, il a écrit ceci:

Malheur à ceux dont je suis né ................
...............................................
Père aveugle et barbare! impitoyable mère!
Pauvres, vous fallait-il mettre au jour un enfant
Qui n'héritât de vous qu'une affreuse indigence!
Encor si vous m'eussiez laissé mon ignorance!
J'aurais vécu paisible en cultivant mon champ;
Mais vous avez nourri les feux de mon génie.

--Voilà des vers raisonnables, dit le Docteur.

--Mauvaises rimes, dit l'autre par habitude.

--Je veux dire qu'il avait raison de se plaindre de lire, parce que
du jour où il sut lire il fut Poète, et dès lors il appartint à la
race toujours maudite par les puissances de la terre... Quant à moi,
comme j'avais l'honneur de vous le dire, je pris mon chapeau et
j'allais sortir lorsque je trouvai à la porte les propriétaires du
grabat, qui gémissaient sur la perte d'une clef... je savais où elle
était.

--Ah! quel mal vous me faites, impitoyable! N'achevez pas, dit
Stello, je sais cette histoire.

--Comme il vous plaira, dit le Docteur avec modestie; je ne tiens
pas aux descriptions chirurgicales, et ce n'est pas en elles que je
puiserai les germes de votre guérison. Je vous dirai donc simplement
que je rentrai chez ce pauvre petit Gilbert; je l'ouvris; je pris la
clef dans l'oesophage et je la rendis aux propriétaires.




CHAPITRE XIII

UNE IDÉE POUR UNE AUTRE


Lorsque le désespérant Docteur eut achevé son histoire, Stello
demeura longtemps muet et abattu. Il savait, comme tout le monde, la
fin douloureuse de Gilbert; mais, comme tout le monde, il se trouva
pénétré de cette sorte d'effroi que nous donne la présence d'un
témoin qui raconte. Il voyait et touchait la main qui avait touché et
les yeux qui avaient vu. Et, plus le froid conteur était inaccessible
aux émotions de son récit, plus Stello en était pénétré jusqu'à la
moelle des os. Il éprouvait déjà l'influence de ce rude médecin des
âmes, qui, par ses raisonnements précis et ses insinuations
préparatrices, l'avait toujours conduit à des conclusions inévitables.
Les idées de Stello bouillonnaient dans sa tête et s'agitaient en tous
sens, mais elles ne pouvaient réussir à sortir du cercle redoutable où
le Docteur-Noir les avait enfermées comme un magicien. Il s'indignait
à l'histoire d'un pareil talent et d'un pareil dédain; mais il hésitait
à laisser déborder son indignation, se sentant comprimé d'avance par
les arguments de fer de son ami. Les larmes gonflaient ses paupières,
et il les retenait en fronçant les sourcils. Une fraternelle pitié
remplissait son coeur. En conséquence, il fit ce que trop souvent l'on
fait dans le monde, il n'en parla pas et il exprima une idée toute
différente:

--Qui vous dit que j'aie pensé à une monarchie absolue et
héréditaire, et que ce soit pour elle que j'aie médité quelque
sacrifice? D'ailleurs, pourquoi prendre cet exemple d'un homme
oublié? Combien, dans le même temps, n'eussiez-vous pas trouvé
d'écrivains qui furent encouragés, comblés de faveurs, caressé
et choyés!

--A la condition de vendre leur pensée, reprit le Docteur; et je
n'ai voulu vous parler de Gilbert que parce que cela ma été une
occasion pour vous dévoiler la pensée intime monarchique touchant
messieurs les Poètes, et nous convenons bien d'entendre par Poètes
tous les hommes de la Muse ou des Arts, comme vous le voudrez. J'ai
pris cette pensée secrète sur le fait, comme je viens de vous le
raconter, et je vous la transmets fidèlement. J'y ajouterai, si vous
voulez bien, l'histoire de Kitty Bell, en cas que votre dévouement
politique soit réservé à cette triple machine assez connue sous le
nom de monarchie représentative. Je fus témoin de cette anecdote en
1770, c'est-à-dire dix ans précisément avant la fin de Gilbert.

--Hélas! dit Stello, êtes-vous né sans entrailles? N'êtes-vous
pas saisi d'une affliction interminable, en considérant que chaque
année dix mille hommes en France, appelés par l'éducation, quittent
la table de leur père pour venir demander, à une table supérieure, un
pain qu'on leur refuse?

--Eh! à qui parlez-vous? je n'ai cessé de chercher toute ma vie un
ouvrier assez habile pour faire une table où il y eût place pour tout
le monde! Mais, en cherchant, j'ai vu quelles miettes tombent de la
table Monarchique: vous les avez goûtées tout à l'heure. J'ai vu aussi
celles de la table Constitutionnelle, et je vous en veux parler. Ne
croyez pas qu'en ce que j'ai dessein de vous conter il se trouve la
plus légère apparence d'un drame, ni la moindre complication de per-
sonnages nouant leurs intérêts, tout le long d'une petite ficelle
entortillée que dénoue proprement le dernier chapitre ou le cinquième
acte: vous ne cessez d'en faire de cette sorte sans moi. Je vous dirai
la simple histoire de ma naïve Anglaise Kitty Bell. La voici telle
qu'elle s'est passée sous mes yeux.

Il tourna un instant dans ses doigts une grosse tabatière où étaient
entrelacés en losange les cheveux de je ne sais qui, et commença
ainsi:




CHAPITRE XIV

HISTOIRE DE KITTY BELL


Kitty Bell était une jeune femme comme il y en a tant en Angleterre,
même dans le peuple. Elle avait le visage tendre, pâle et allongé, la
taille élevée et mince, avec de grands pieds et quelque chose d'un
peu maladroit et de décontenancé que je trouvais plein de charme. A
son aspect élégant et noble, à son nez aquilin, à ses grands yeux
bleus, vous l'eussiez prise pour une des belles maîtresses de Louis
XIV, dont vous aimez tant les portraits sur émail, plutôt que pour ce
qu'elle était, c'est-à-dire une marchande de gâteaux. Sa petite
boutique était située près du Parlement, et quelquefois, en sortant,
les membres des deux Chambres descendaient de cheval à sa porte, et
venaient manger des buns et des mince-pies en continuant la
discussion sur le bill. C'était devenu une sorte d'habitude par
laquelle la boutique s'agrandissait chaque année, et prospérait sous
la garde des deux petits enfants de Kitty. Ils avaient huit ans et
dix ans, le visage frais et rose, les cheveux blonds, les épaules
toutes nues, et un grand tablier blanc devant eux et sur le dos,
tombant comme une chasuble.

Le mari de Kitty, master Bell, était un des meilleurs selliers de
Londres, et si zélé pour son état, pour la confection et le
perfectionnement de ses brides et de ses étriers, qu'il ne mettait
presque jamais le pied à la boutique de sa jolie femme dans la
journée. Elle était sérieuse et sage; il le savait, il y comptait,
et je crus, en vérité, qu'il n'était pas trompé.

En voyant Kitty, vous eussiez dit la statue de la Paix. L'ordre et
le repos respiraient en elle, et tous ses gestes en étaient la preuve
irrécusable. Elle s'appuyait à son comptoir, et penchait sa tête dans
une attitude douce, en regardant ses beaux enfants. Elle croisait les
bras, attendait les passants avec la plus angélique patience, et les
recevait ensuite en se levant avec respect, répondait juste et
seulement le mot qu'il fallait, faisait signe à ses garçons, ployait
modestement la monnaie dans du papier pour la rendre, et c'était là
toute sa journée, à peu de chose près.

J'avais toujours été frappé de la beauté et de la longueur de ses
cheveux blonds, d'autant plus qu'en 1770 les femmes anglaises ne
mettaient plus sur leur tête qu'un léger nuage de poudre, et qu'en
1770 j'étais assez disposé à admirer les beaux cheveux attachés en
large chignon derrière le cou, et détachés, en longs repentirs,
devant le cou. J'avais d'ailleurs une foule de comparaisons agréables
au service de cette belle et chaste personne. Je parlais assez
ridiculement l'anglais, comme nous faisons d'habitude, et je
m'installais devant le comptoir, mangeant ses petits gâteaux et la
comparant. Je la comparais à Paméla, ensuite à Clarisse, un instant
après à l'Ophélia, quelques heures plus tard à Miranda. Elle me
faisai verser du soda-water, et me souriait avec un air de douceur et
de prévenance, comme s'attendant toujours à quelque saillie
extrêmement gaie de la part du Français; elle riait même quand
j'avais ris. Cela durait une heure ou deux, après quoi elle me disait
qu'elle me demandait bien pardon, mais ne comprenait pas l'allemand.
N'importe, j'y revenais, sa figure me reposait à voir. Je lui parlais
toujours avec la même confiance, et elle m'écoutait avec la même
résignation. D'ailleurs, ses enfants m'aimaient pour ma canne à la
Tronchin, qu'ils sculptaient à coups de couteau; un beau jonc
pourtant!

Il m'arriva quelquefois de rester dans un coin de sa boutique à lire
le journal, entièrement oublié d'elle et des acheteurs, causeurs,
disputeurs, mangeurs et buveurs qui s'y trouvaient; c'était alors que
j'exerçais mon métier chéri d'observateur. Voici une des choses que
j'observai:

Tous les jours, à l'heure où le brouillard était assez épais pour
cacher cette espèce de lanterne sourde que les Anglais prennent pour
le soleil, et qui n'est que la caricature du nôtre comme le nôtre est
la parodie du soleil d'Égypte, cette heure, qui est souvent deux
heures après midi; enfin, dès que venait l'entre-chien-et-loup, entre
le jour et les flambeaux, il y avait une ombre qui passait sur le
trottoir devant les vitres de la boutique; Kitty Bell se levait sur-
le-champ de son comptoir, l'aîné de ses enfants ouvrait la porte,
elle lui donnait quelque chose qu'il courait porter dehors; l'ombre
disparaissait, et la mère rentrait chez elle.

"Ah! Kitty! Kitty! dis-je en moi-même, cette ombre est celle d'un
jeune homme, d'un adolescent imberbe! Qu'avez-vous fait, Kitty Bell?
Que faites-vous, Kitty Bell? Kitty Bell, que ferez-vous? Cette ombre
est élancée et leste dans sa démarche. Elle est enveloppée d'un
manteau noir qui ne peut réussir à la rendre grossière dans sa forme.
Cette ombre porte un chapeau triangulaire dont un des côtés est
rabattu sur les yeux; mais on voit deux flammes sous ce large bord,
deux flammes comme Prométhée les dut puiser au soleil."

Je sortis en soupirant, la première fois que je vis ce petit manège,
parce que cela me gâtait l'idée de ma paisible et vertueuse Kitty; et
puis vous savez que jamais un homme ne voit ou ne croit voir le
bonheur d'un autre homme auprès d'une femme sans le trouver haïssable,
n'eût-il nulle prétention pour lui-même... La seconde fois, je sortis
en souriant; je m'applaudissais de ma finesse pour avoir deviné cela,
tandis que les gros Lords et les longues Ladies sortaient sans avoir
rien découvert. La trosième fois je m'y intéressai, et je me sentis un
tel désir de recevoir la confidence de ce joli petit secret, que je
crois que je serais devenu complice de tous les crimes de la famille
d'Agamemnon, si Kitty Bell m'eût dit: "Oui, monsieur, c'est cela même."

Mais non, Kitty Belle ne me disait rien. Toujours paisible, toujours
placide comme au sortir du prêche, elle ne daignait pas même me
regarder avec embarras, comme pour me dire: Je suis sûre que vous
êtes un homme trop bien élevé et trop délicat pour en rien dire; je
voudrais bien que vous n'eussiez rien vu; il est bien mal à vous de
rester si tard chaque jour. Elle ne me regardait pas non plus d'un
air de mauvaise humeur et d'autorité, comme pour me dire: Lisez
toujours, ceci ne vous regarde pas. Une Française impatiente n'y eût
pas manqué, comme bien vous savez; mais elle avait trop d'orgueil, ou
de confiance en elle-même, ou de mépris pour moi; elle se remettait à
son comptoir avec un sourire aussi pur, aussi calme et aussi
religieux que si rien ne se fût passé. Je fis de vains efforts pour
attirer son attention. J'avais beau me pincer les lèvres, aiguiser
mes regards malins, tousser avec importance et gravité, comme un abbé
qui réfléchit sur la confession d'une fille de dix-huit ans, ou un
juge qui vient d'interroger un faux monnayeur; j'avais beau ricaner
dans mes dents en marchant vite et me frottant les mains, comme un
fin matois qui se rappelle ses petites fredaines, et se réjouit de
voir certains petits tours où il est expert; j'avais beau m'arrêter
tout à coup devant elle, lever les yeux au ciel, et laisser tomber
mes bras avec abattement, comme un homme qui voit une jeune femme se
noyer de gaieté de coeur et se précipiter dans l'eau du haut du pont;
j'avais beau jeter mon journal tout à coup et le chiffonner comme un
mouchoir de poche, ainsi que pourrait faire un philanthrope
désespéré, renonçant à conduire les hommes au bonheur par la vertu;
j'avais beau passer devant elle d'un air de grandeur, marchant sur
les talons et baissant les yeux dignement, comme un monarque offensé
de la conduite trop leste qu'ont tenue en sa présence un page et une
fille d'honneur; j'avais beau courir à la porte vitrée, un instant
après la disparition de l'ombre, et m'arrêter là, comme un voyageur
parisien au bord d'un torrent, arrangeant ses cheveux rares, de
manière qu'ils aient l'air dérangé par les zéphyrs, et parlant du
vague des passions, tandis qu'il ne pense qu'au positif des intérêts;
j'avais beau prendre mon parti tout à coup, et marcher vers elle
comme un poltron qui fait le brave et se lance sur son adversaire,
jusqu'à ce qu'étant à portée, il s'arrête, manquant à la fois de
pensée, de parole et d'action.--Toutes mes grimaces de réflexion,
de pénétration, de confusion, de contrition, de componction, de
renonciation, d'abnégation, de consomption, de résolution, de
domination et d'explication; toute ma pantomime enfin vint échouer
devant ce doux visage de marbre, dont l'inaltérable sourire et le
regard candide et bienfaisant ne me permirent pas de dire une seule
parole intelligible.

J'y serais encore (car j'avais résolu de n'en pas avoir le démenti,
et je fus toujours persévérant en diable); oui, monsieur, j'y serais
encore, j'en jure par ce que vous voudrez (j'en jure sur votre
Panthéon, deux fois décanonisé par les canons, et d'où sainte
Geneviève est allée coucher deux fois dans la rue; ô galant Attila,
qu'en dis-tu?); je jure que j'y serais encore, s'il ne fût arrivé
une aventure qui m'éclaira sur l'ombre amoureuse, comme elle vous
éclairera vous-même, je le désire, sur l'ombre politique que vous
poursuivez depuis une heure.




CHAPITRE XV

UNE LETTRE ANGLAISE


Jamais la vénérable ville de Londres n'avait étalé avec tant de
grâce les charmes de ses vapeurs naturelles et artificielles, et
n'avait répandu avec autant de générosité les nuages grisâtres et
jaunâtres de son brouillard mêlés aux nuages noirâtres de son charbon
de terre; jamais le soleil n'avait été aussi mat ni aussi plat que le
jour où je me trouvai plus tôt que de coutume à la petite boutique de
Kitty. Les deux beaux enfants étaient debout devant la porte de cuivre
de la maison. Ils ne jouaient pas, mais se promenaient gravement, les
mains derrière le dos, imitant leur père avec un air sérieux, charmant
à voir, placé comme il était sur des joues fraîches, sentant encore le
lait, bien roses et bien pures, et sortant du berceau. En entrant je
m'amusai un instant à les regarder faire, et puis je portai la vue sur
leur mère. Ma foi, je reculai. C'était la même figure, les mêmes traits
réguliers et calmes; mais ce n'était plus Kitty Bell, c'était sa statue
très ressemblante. Oui, jamais statue de marbre ne fut aussi décolorée;
j'atteste qu'il n'y avait pas sous la peau blanche de sa figure une
seule goutte de sang; ses lèvres étaient presque aussi pâles que le
reste, et le feu de la vie ne brûlait que le bord de ses grands yeux.
Deux lampes l'éclairaient et disputaient le droit de colorer la chambre
à la lueur brumeuse et mourante du jour. Ces lampes, placées à droite
et à gauche de sa tête penchée, lui donnaient quelque chose de funéraire
dont je fus frappé. Je m'assis en silence devant le comptoir: elle
sourit.

Quelle que soit l'opinion que vous aient donnée sur mon compte
l'inflexibilité de mes raisonnements et la dure analyse de mes
observations, je vous assure que je suis très bon; seulement je ne le
dis pas. En 1770 je le laissai voir; cela m'a fait tort, et je m'en
suis corrigé.

Je m'approchai donc du comptoir, et je lui pris la main en ami. Elle
serra la mienne d'une façon très cordiale, et je sentis un papier
doux et froissé qui roulait entre nos deux mains: c'était une lettre
qu'elle me montra tout à coup en étendant le bras d'un air désespéré,
comme si elle m'eût montré un de ses enfants mort à ses pieds.

Elle me demanda en anglais si je saurais la lire.

"J'entends l'anglais avec les yeux", lui dis-je en prenant sa lettre
du bout du doigt, n'osant pas la tirer à moi et y porter la vue sans
sa permission.

Elle comprit mon hésitation et m'en remercia par un sourire plein
d'une inexprimable bonté et d'une tristesse mortelle, qui voulait
dire: "Lisez, mon ami, je vous le permets, et cela m'importe peu."

Les médecins jouent à présent, dans la société, le rôle des prêtres
dans le moyen âge. Ils reçoivent les confidences des ménages troublés,
des parentés bouleversées par les fautes et les passions de famille:
l'Abbé a cédé la ruelle au Docteur, comme si cette société, en devenant
matérialiste, avait jugé que la cure de l'âme devait dépendre désormais
de celle du corps.

Comme j'avais guéri les gencives et les ongles des deux enfants,
j'avais un droit incontestable à connaître les peines secrètes de
leur mère. Cette certitude me donna confiance, et je lus la lettre
que voici. Je l'ai prise sur moi comme un des meilleurs remèdes que
je pusse apporter à vos dispositions douloureuses. Écoutez.

Le Docteur tira lentement de son portefeuille une lettre excessivement
jaune, dont les angles et les plis s'ouvraient comme ceux d'une vieille
carte géographique, et lut ce qui suit avec l'air d'un homme déterminé
à ne pas faire grâce au malade d'une seule parole:

MY DEAR MADAM,

I will only confide to you...

"O ciel! s'écria Stello, vous avez un accent français d'une
pesanteur insupportable. Traduisez cette lettre, Docteur, dans la
langue de nos pères, et tâchez que je ne sente pas trop les
angoisses, les bégaiements et les anicroches des traducteurs, qui
fait que l'on croit marcher avec eux dans la terre labourée, à la
poursuite d'un lièvre, emportant sur ses guêtres dix livres de boue.

--Je ferai de mon mieux pour que l'émotion ne se perde pas en
route, dit le Docteur-Noir, plus noir que jamais, et si vous sentez
l'émotion en trop grand péril, vous crierez, ou vous sonnerez, ou
vous frapperez du pied pour m'avertir."

Il poursuivit ainsi:

"MA CHÈRE MADAME,

"A vous seule je me confierai, à vous, madame, à vous, Kitty, à
vous, beauté paisible et silencieuse qui seule avez fait descendre
sur moi le regard ineffable de la pitié. J'ai résolu d'abandonner
pour toujours votre maison, et j'ai un moyen sûr de m'acquitter
envers vous. Mais je veux déposer en vous le secret de mes misères,
de ma tristesse, de mon silence et de mon absence obstinée. Je suis
un hôte trop sombre pour vous, il est temps que cela finisse. Écoutez
bien ceci.

"J'ai dix-huit ans aujourd'hui. Si l'âme ne se développe, comme je
le crois, et ne peut étendre ses ailes qu'après que nos yeux ont vu
pendant quatorze ans la lumière du soleil; si, comme je l'ai éprouvé,
la mémoire ne commence qu'après quatorze années à ouvrir ses tables
et à en suivre les registres toujours incomplets, je puis dire que
mon âme n'a que quatre ans depuis qu'elle se connaît, depuis qu'elle
agit au dehors, depuis qu'elle a pris son vol. Dès le jour où elle a
commencé de fendre l'air du front et de l'aile, elle ne s'est pas
posée à terre une fois; si elle s'y abat, ce sera pour y mourir, je
le sais. Jamais le sommeil des nuits n'a été une interruption au
mouvement de ma pensée; seulement je la sentais flotter et s'égarer
dans le tâtonnement aveugle du rêve, mais toujours les ailes
déployées, toujours le cou tendu, toujours l'oeil ouvert dans les
ténèbres, toujours élancée vers le but où l'entraînait un mystérieux
désir. Aujourd'hui la fatigue accable mon âme, et elle est semblable
à celle dont il est dit dans le Livre saint: Les âmes blessées
pousseront leurs cris vers le ciel.

"Pourquoi ai-je été créé tel que je suis? J'ai fait ce que j'ai dû
faire, et les hommes m'ont repoussé comme un ennemi. Si dans la foule
il n'y a pas de place pour moi, je m'en irai.

"Voici maintenant ce que j'ai à vous dire:

"On trouvera dans ma chambre, au chevet de mon lit, des papiers et
des parchemins confusément entassés. Ils ont l'air vieux, et ils sont
jeunes: la poussière qui les couvre est factice; c'est moi qui suis
le Poète de ces poèmes; le moine Rowley, c'est moi. J'ai soufflé sur
sa cendre; j'ai reconstruit son squelette; je l'ai revêtu de chair;
je l'ai ranimé; je lui ai passé sa robe de prêtre; il a joint les
mains et il a chanté.

"Il a chanté comme Ossian. Il a chanté la Bataille d'Hastings, la
tragédie d'Ella, la ballade de Charité, avec laquelle vous endormiez
vos enfants; celle de Sir William Canynge qui vous a tant plu; la
tragédie de Goddvyn, le Tournoi et les vieilles Églogues du temps de
Henri II.

"Ce qu'il m'a fallu de travaux durant quatre ans pour arriver à
parler ce langage du quinzième siècle, dont le moine Rowley est
supposé se servir pour traduire le moine Turgot et ses poèmes
composés au dixième siècle, eût rempli les quatre-vingts années de ce
moine imaginaire. J'ai fait de ma chambre la cellule d'un cloître;
j'ai béni et sanctifié ma vie et ma pensée; j'ai raccourci ma vue, et
j'ai éteint devant mes yeux les lumières de notre âge; j'ai fait mon
coeur plus simple, et l'ai baigné dans le bénitier de la foi
catholique; je me suis appris le parler enfantin du vieux temps; j'ai
écrit, comme le roi Harold au duc Guillaume, en demi-saxon et demi-
franc, et ensuite j'ai placé ma Muse religieuse dans sa châsse comme
une sainte.

"Parmi ceux qui l'ont vue, quelques-uns ont prié devant elle et
passé outre; beaucoup d'autres ont ri; un grand nombre m'a injurié;
tous m'ont foulé aux pieds. J'espérais que l'illusion de ce nom
supposé ne serait qu'une voile pour moi; je sens qu'elle m'est un
linceul.

"O ma belle amie, sage et douce hospitalière qui m'avez recueill!
croirez-vous que je n'ai pu réussir à renverser la fantôme de Rowley
que j'avais créé de mes mains? Cette statue de pierre est tombée sur
moi et m'a tué; savez-vous comment?

"O douce et simple Kitty Bell! savez-vous qu'il existe une race
d'hommes au coeur sec et à l'oeil microscopique, armée de pinces et
de griffes? Cette fourmilère se presse, se roule, se rue sur le
moindre de tous les livres, le ronge, le perce, le lacère, le
traverse plus vite et plus profondément que le ver ennemi des
bibliothèques. Nulle émotion n'entraîne cette impérissable famille,
nulle inspiration ne l'enlève, nulle clarté ne la réjouit, ni
l'échauffe; cette race indestructible et destructive, dont le sang
est froid comme celui de la vipère et du crapaud, voit clairement les
trois taches du soleil, et n'a jamais remarqué ses rayons; elle va
droit à tous les défauts; elle pullule sans fin dans les blessures
mêmes qu'elle a faites, dans le sang et les larmes qu'elle a fait
couler; toujours mordante et jamais mordue, elle est à l'abri des
coups par sa ténuité, son abaissement, ses détours subtils et ses
sinuosités perfides; ce qu'elle attaque se sent blessé au coeur comme
par les insectes verts et innombrables que la peste d'Asie fait
pleuvoir sur son chemin; ce qu'elle a blessé se dessèche, se dissout
intérieurement, et, sitôt que l'air le frappe, tombe au premier
souffle ou au moindre toucher.

"Épouvantés de voir comment quelques esprits élevés se passaient de
main en main les parchemins que j'avais passé les nuits à inventer,
comment le moine Rowley paraissait aussi grand qu'Homère à lord
Chatham, à lord North, à sir William Draper, au juge Blackstone, à
quelques autres hommes célèbres, ils se sont hâtés de croire à la
réalité de mon Poète imaginaire; j'ai pensé d'abord qu'il me serait
facile de me faire reconnaître. J'ai fait des antiquités en un matin
plus antiques encore que les premières. On les a reniées sans me
rendre hommage des autres. D'ailleurs, tout à la fois a été dédaigné;
mort et vivant, le Poète a été repoussé par les têtes solides dont un
signe ou un mot décide des destinées de la Grande-Bretagne: le reste
n'a pas osé lire. Cela reviendra quand je ne serai plus; ce moment-là
ne peut tarder beaucoup: j'ai fini ma tâche:

Othello's occupation's gone.

Ils ont dit qu'il y avait en moi la patience et l'imagination; ils
ont cru que de ces deux flambeaux on pouvait souffler l'un et
conserver l'autre.

--Ynne heav'n godd's mercie synge! dis-je avec Rowley. Que Dieu
leur remette leurs péchés! ils allaient tout éteindre à la fois!
J'essayai de leur obéir, parce que je n'avais plus de pain et qu'il
en fallait envoyer à Bristol pour ma mère qui est très vieille, et
qui va mourir après moi. J'ai tenté leurs travaux exacts, et je n'ai
pu les accomplir; j'étais semblable à un homme qui passe du grand
jour à une caverne obscure: chaque pas que je faisais était trop
tard, et je tombais. Ils en ont conclu que je ne savais pas marcher.
Ils m'ont déclaré incapable de choses utiles; j'ai dit: Vous avez
raison, et je me suis retiré.

"Aujourd'hui que me voici hors de chez moi (je devrais dire de chez
vous) plus tôt que de coutume, j'avais projeté d'attendre M.
Beckford, que l'on dit bienfaisant, et qui m'a fait annoncer sa
visite; mais je n'ai pas le courage de voir en face un protecteur. Si
ce courage me revient, je rentrerai chez moi. Tout le matin j'ai rôdé
sur le bord de la Tamise. Nous voici en novembre, au temps des grands
brouillards; celui d'aujourd'hui s'étend devant les fenêtres comme un
drap blanc. J'ai passé dix fois devant votre porte, je vous ai
regardée sans être aperçu de vous, et j'ai demeuré le front appuyé
sur les vitres comme un mendiant. J'ai senti le froid tomber sur moi
et couler sur mes membres; j'ai espéré que la mort me prendrait
ainsi, comme elle a pris d'autres pauvres sous mes yeux; mais mon
corps faible est doué pourtant d'une insurmontable vitalité. Je vous
ai bien considérée pour la dernière fois, et sans vouloir vous
parler, de crainte de voir une larme dans vos beaux yeux; j'ai cette
faiblesse encore de penser que je reculerais devant ma résolution si
je vous voyais pleurer.

"Je vous laisse tous mes livres, tous mes parchemins et tous mes
papiers, et je vous demande en échange le pain de ma mère: vous
n'aurez pas longtemps à le lui envoyer.

"Voici la première page qu'il me soit arrivé d'écrire avec
tranquillité. On ne sait pas assez quelle paix intérieure est donnée
à celui qui a résolu de se reposer pour toujours. On dirait que
l'éternité se fait sentir d'avance, et qu'elle est pareille à ces
belles contrées de l'Orient dont on respire l'air embaumé longtemps
avant d'en avoir touché le sol.

"THOMAS CHATTERTON."




CHAPITRE XVI

OÙ LE DRAME EST INTERROMPU PAR L'ÉRUDITION D'UNE MANIÈRE DÉPLORABLE
AUX YEUX DE QUELQUES DIGNES LECTEURS


Lorsque j'eus achevé de lire cette grande lettre, qui me fatigua
beaucoup la vue et l'entendement, à cause de la finesse de l'écriture
et de la quantité d'e muets et d'y que Chatterton y avait entassés
par habitude d'écrire le vieil anglais, je la rendis à la sérieuse
Kitty. Elle était restée appuyée sur son comptoir; son cou long et
flexible laissait aller sur l'épaule sa tête rêveuse et ses deux
coudes, appuyés sur le marbre blanc, s'y réfléchissaient, ainsi que
tout son buste charmant. Elle ressemblait à une petite gravure de
Sophie Western, la patiente maîtresse de Tom Jones, gravure que j'ai
vue autrefois à Douvres, chez...

--Ah! vous allez encore la comparer, interrompit Stello; qu'ai-je
besoin que vous me fassiez un portrait en miniature de tous vos
personnages? Une esquisse suffit, croyez-moi, à ceux qui ont un peu
d'imagination; un seul trait, Docteur, quand il est juste, me vaut
mieux que tant de détails, et, si je vous laisse faire, vous me direz
de quelle manufacture était la soie qui servit à nouer la rosette de
ses souliers: pernicieuse habitude de narration, qui gagne d'une
manière effrayante.

--Là! là! s'écria le Docteur-Noir avec autant d'indignation qu'il
put forcer son visage impassible à en indiquer; sitôt que je veux
devenir sensible, vous m'arrêtez tout court; ma foi, vogue la galère;
vive Démocrite! Habituellement j'aime mieux qu'on ne rie ni ne
pleure, et qu'on voie froidement la vie comme un jeu d'échecs; mais,
s'il faut choisir d'Héraclite ou de Démocrite pour parler aux hommes
d'eux-mêmes, j'aime mieux le dernier, comme plus dédaigneux. C'est
vraiment par trop estimer la vie que la pleurer: les larmoyeurs et
les haïsseurs la prennent trop à coeur. C'est ce que vous faites,
dont bien me fâche. L'espèce humaine, qui est incapable de rien faire
de bien ou de mal, devrait moins vous agiter par son spectacle
monotone. Permettez donc que je poursuive à ma manière.

--Vous me poursuivez, en effet, soupira Stello d'un ton de victime.

L'autre poursuivit fort à son aise:

--Kitty Bell reprit la lettre, tourna languissamment sa tête vers
la rue, la secoua deux fois et me dit:

"He is gone!"

--Assez! assez! La pauvre petite! s'écria Stello. Oh! assez! N'ajoutez
rien à cela. Je la vois tout entière dans ce seul mot: Il est parti!
Ah! silencieuse Anglaise, c'est bien tout ce que vous avez dû dire!
Oui, je vous entends; vous lui aviez donné un asile, vous ne lui
faisiez jamais sentir qu'il était chez vous; vous lisiez respectueuse-
ment ses vers, et vous ne vous permettiez jamais un compliment auda-
cieux; vous ne lui laissiez voir qu'ils étaient beaux à vos yeux que
par votre soin de les apprendre à vos enfants avec leur prière du soir.
Peut-être hasardiez-vous un timide trait de crayon en marge des adieux
de Birtha à son ami, une croix, presque imperceptible et facile à
effacer, au-dessus du vers qui renferme la tombe du roi Harold; et, si
une de vos larmes a enlevé une lettre du précieux manuscrit, vous avez
cru sincèrement y avoir fait une tache, et vous avez cherché à la faire
disparaître. Et il est parti! Pauvre Kitty! L'ingrat, he is gone!

--Bien! très bien! dit le Docteur, il n'y a qu'à vous lâcher la bride;
vous m'épargnez bien des paroles vaines, et vous devinez très juste.
Mais qu'avais-je besoin de vous donner d'aussi inutiles détails sur
Chatterton! Vous connaissez aussi bien que moi ses ouvrages.

--C'est assez ma coutume, reprit Stello nonchalamment, de me laisser
instruire avec résignation sur les choses que je sais le mieux, afin
de voir si on les sait de la même manière que moi; car il y a diverses
manières de savoir les choses.

--Vous avez raison, dit le Docteur; et, si vous faisiez plus de cas
de cette idée, au lieu de la laisser s'évaporer, comme au dehors d'un
flacon débouché, vous diriez que c'est un spectacle curieux que de
voir et mesurer le peu de chaque connaissance que contient chaque
cerveau: l'un renferme d'une Science le pied seulement, et n'en a
jamais aperçu le corps; l'autre cerveau contient d'elle une main
tronquée; un troisième la garde, l'adore, la tourne, la retourne en
lui-même, la montre et la démontre quelquefois dans l'état précisément
du fameux torse, sans la tête, les bras et les jambes; de sorte que,
tout admirable qu'elle est, sa pauvre Science n'a ni but, ni action,
ni progrès; les plus nombreux sont ceux qui n'en conservent que la
peau, la surface de la peau, la plus mince pellicule imaginable, et
passent pour avoir le tout en eux bien complet. Ce sont là les plus
fiers. Mais, quant à ceux qui, de chaque chose dont ils parlaient,
posséderaient le tout, intérieur et extérieur, corps et âme, ensemble
et détail, ayant tout cela également présent à la pensée pour en faire
usage sur-le-champ, comme un ouvrier de tous ses outils, lorsque vous
les rencontrerez, vous me ferez plaisir de me donner leur carte de
visite, afin que je passe chez eux leur rendre mes devoirs très
humbles. Depuis que je voyage, étudiant les sommités intellectuelles
de tous les pays, je n'ai pas trouvé l'espèce que je viens de vous
décrire.

Moi-même, monsieur, je vous avoue que je suis fort éloigné de savoir
si complètement ce que je dis, mais je le sais toujours plus
complètement que ceux à qui je parle ne me comprennent et même ne
m'écoutent. Et remarquez, s'il vous plaît, que la pauvre humanité a
cela d'excellent, que la médiocrité des masses exige fort peu des
médiocrités d'un ordre supérieur, par lesquelles elle se laisse
complaisamment et fort plaisamment instruire.

Ainsi, monsieur, nous raisonnions sur Chatterton; j'allais vous
faire, avec une grande assurance, une dissertation scientifique sur
le vieil anglais, sur son mélange de saxon et de normand, sur ses e
muets, ses y, et la richesse de ses rimes en aie et en ynge. J'allais
pousser des gémissements pleins de gravité, d'importance et de
méthode, sur la perte irréparable des vieux mots si naïfs et si
expressifs de emburled au lieu de armed, de deslavatie pour
unfaithfulness, de acrool pour faintly; et des mots harmonieux de
myndbruck pour firmness of mind, mysterk pour mystic, ystorven pour
dead. Certainement, traduisant si facilement l'anglais de 1449 en
anglais de 1832, il n'y a pas une chaire de bois de sapin tachée
d'encre d'où je ne me fusse montré très imposant à vos yeux. Dans ce
fauteuil même, malgré sa propreté, j'aurais pu encore vous jeter dans
un de ces agréables étonnements qui font que l'on se dit: C'est un
puits de science, lorsque je me suis aperçu fort à propos que vous
connaissiez votre Chatterton, ce qui n'arrive pas souvent à Londres
(ville où l'on voit pourtant beaucoup d'Anglais, me disait un
voyageur très considéré à Paris); me voici donc retombé dans l'état
fâcheux d'un homme forcé de causer au lieu de prêcher, et par-ci
par-là d'écouter! Écouter! ô la triste et inusitée condition pour
un Docteur!

Stello sourit pour la première fois depuis bien longtemps.

--Je ne suis pas fatigant à écouter, dit-il lentement; je suis trop
vite fatigué de parler...

--Fâcheuse disposition, interrompit l'autre, en la bonne ville de
Paris, où celui-là est déclaré éloquent qui, le dos à la cheminée ou
les mains sur la tribune, dévide pour une heure et demie des syllabes
sonores, à la condition toutefois qu'elles ne signifient rien qui
n'ait été lu et entendu quelque part.

--Oui, continua Stello les yeux attachés au plafond comme un homme
qui se souvient, et dont le souvenir devient plus clair et plus pur
de moment en moment; oui, je me sens ému à la mémoire de ces oeuvres
naïves et puissantes que créa le génie primitif et méconnu de
Chatterton mort à dix-huit ans! Cela ne devrait faire qu'un nom,
comme Charlemagne, tout cela est beau, étrange, unique et grand.

O triste, ô douloureux, ô profond et noir Docteur! si vous pouvez
vous émouvoir, ne sera-ce pas en vous rappelant le début simple et
antique de la Bataille d'Hastings? Avoir ainsi dépouillé l'homme
moderne! S'être fait par sa propre puissance moine du dixième siècle!
un moine bien pieux et bien sauvage, vieux Saxon révolté contre son
joug normand, qui ne connaît que deux puissances au monde, le Christ
et la mer. A elles il adresse son poème, et s'écrie:

"O Christ, quelle douleur pour moi que de dire combien de nobles
comtes et de valeureux "chevaliers sont bravement tombés en
combattant pour le roi Harold dans la plaine" d'Hastings."

"O mer! mer féconde et bienfaisante! comment, avec ton intelligence
puissante, n'as-tu "pas soulevé le flux de tes eaux contre les
chevaliers du duc Wylliam ?"

--Oh! que ce duc Guillaume leur a fait d'impression! interrompit
le Docteur. Saint-Valery est un joli petit port de mer, sale et
embourbé; j'y ai vu de jolis bocages verdoyants, dignes des bergers
du Lignon; j'ai vu de petites maisons blanches, mais pas une pierre
où il soit écrit: Guillaume est parti d'ici pour Hastings.

--"De ce duc Wylliam, continua Stello en déclamant pompeusement, dont
les lâches flèches "ont tué tant de comtes et arrosé les champs d'une
large pluie de sang."

--C'est un peu bien homérique, grommela le Docteur.

The souls of many chiefs untimely slain.

--Que le jeune Harold est donc beau dans sa force et sa rudesse!
continuait l'enthousiasme de Stello.

Kynge Harolde hie in ayre majestic raisd, etc. Guillaume le voit et
s'avance en chantant l'air de Roland...

--Très exact! très historique! murmurait sourdement la Science du
Docteur; car Malmesbury dit positivement que Guillaume commença
l'engagement par le chant de Roland:

Tunc cantilena Rolandi inchoata, ut martium viri exemplum pugnatores
accenderet.

Et Warton, dans ses Dissertations, dit que les Huns chargeaient en
criant: Hiu! hiu! C'était l'usage barbare.

Et maistre Robert de Wace donc, que l'on a nommé Gace, Gape,
Eustache et Wistache, ne dit-il pas de Taillefer le Normand:

Taillifer, qui moult bien chantout,
Sorr un cheval qui tost allout,
Devant le duc allout chantant
De Karlemagne et de Rollant,
Et de Olivier et des vassals
Qui morurent en Rouncevals.

--Et les deux races se mesurent, disait Stello avec ardeur, en même
temps que le Docteur récitait avec lenteur et satisfaction ses
citations; la flèche normande heurte la cotte de mailles saxonne.
C'est le sire de Châtillon qui attaque le carl Aldhelme; le sire de
Torcy tue Hengist. La France inonde la vieille île saxonne; la face
de l'île est renouvelée, sa langue changée; et il ne reste que dans
quelques vieux couvents quelques vieux moines, comme Turgot et depuis
Rowley, pour gémir et prier auprès des statues de pierre des saints
rois saxons, qui portent chacune une petite église dans leur main.

--Et quelle érudition! s'écria le Docteur. Il a fallu joindre les
lectures françaises aux traditions saxonnes. Que d'historiens depuis
Hue de Longueville jusqu'au sire de Saint-Valery! Le vidame de
Patay, le seigneur de Picquigny, Guillaume des Moulins, que Stow
appelle Moulinous, et le prétendu Rowley du Mouline; et le bon sire
de Sanceaulx, et le vaillant sénéchal de Torcy, et le sire de
Tancarville, et tous nos vieux faiseurs de chroniques et d'histoires
mal rimées, balladées et versiculées! C'est le monde d'Ivanhoë.

--Ah! soupirait Stello, qu'il est rare qu'une si simple et si
magnifique création que celle de la Bataille d'Hastings vienne du
même poète anglais que ces chants élégiaques qui la suivent; quel
poète anglais écrivit rien de semblable à cette ballade de Charité si
naïvement intitulée: An excelente balade of Charitie? comme l'honnête
Francisco de Leefdael imprimait la famosa comedia de Lope de Vega
Carpio; rien de naïf comme le dialogue de l'abbé de Saint-Godwyn et
de son pauvre; que le début est simple et beau! que j'ai toujours aimé
cette tempête qui saisit la mer dans son calme! quelles couleurs nettes
et justes! quel large tableau, tel que depuis l'Angleterre n'en a pas
eu de meilleurs en ses poétiques galeries.

Voyez:

"C'était le mois de la Vierge. Le soleil était rayonnant au milieu
du jour, l'air calme et mort, le ciel tout bleu. Et voilà qu'il se
leva sur la mer un amas de nuages d'une couleur noire, qui
s'avancèrent dans un ordre effrayant et de roulèrent au-dessus des
bois en cachant le front éclatant du soleil. La noire tempête
s'enflait et s'étendait à tire-d'aile..."

Et n'aimez-vous pas (qui ne l'aimerait?) à remplir vos oreilles de
cette sauvage harmonie des vieux vers?

The sun was glemeing in the middle of daie,
Deadde still the aire, and eke the welken blue,
When from the sea arist in drear arraie
A hepe of cloudes of sable sullen hue,
The which full fast unto the woodlande drewe,
Hiltring attenes the sunnis fetyve face,
And the blacke tempeste swolne and gatherd up apace.

Le Docteur n'écoutait pas.

--Je soupçonne fort, dit-il, cet abbé de Saint Godwyn de n'être
autre chose que sir Ralphe de Bellomont, grand partisan de Lancastre,
et il est visible que Rowley est yorkiste.

--O damné commentateur! vous m'éveillez! s'écria Stello sorti des
délices de son rêve poétique.

--C'était bien mon intention, dit le Docteur-Noir, afin qu'il me fût
permis de passer du livre à l'homme, et de quitter la nomenclature
de ses ouvrages pour celle de ses événements, qui furent très peu
compliqués, mais qui valent la peine que j'en achève le récit.

--Récitez donc, dit Stello avec humeur.

Et il se ferma les yeux avec les deux mains, comme ayant pris la
ferme résolution de penser à autre chose, résolution qu'il ne put
mettre à exécution, comme on le pourra voir si l'on se condamne à
lire le chapitre suivant.




CHAPITRE XVII

SUITE DE L'HISTOIRE DE KITTY BELL


Un Bienfaiteur

Je disais donc, reprit le plus glacé des docteurs, que Kitty m'avait
regardé languissamment. Ce regard douloureux peignait si bien la
situation de son âme, que je dus me contenter de sa céleste
expression pour explication générale et complète de tout ce que je
voulais savoir de cette situation mystérieuse que j'avais tant
cherché à deviner. La démonstration en fut plus claire encore un
moment après; car, tandis que je travaillais les nerfs de mon visage
pour leur donner, se tirant en long et en large, cet air de
commisération sentimentale que chacun aime à trouver dans son
semblable...

--Il se croit le semblable de la belle Kitty! murmura Stello.

--...Tandis que j'apitoyais mon visage, on entendit rouler avec
fracas un carrosse lourd et doré qui s'arrêta devant la boutique
toute vitrée où Kitty était éternellement renfermée, comme un fruit
rare dans une serre chaude. Les laquais portaient des torches devant
les chevaux et derrière la voiture; nécessaires précautions, car il
était deux heures après midi à l'horloge de Saint-Paul.

--The Lord-Mayor! Lord-Mayor! s'écria tout à coup Kitty en frappant
ses mains l'une contre l'autre avec une joie qui fit devenir ses joues
enflammées et ses yeux brillants de mille douces lumières; et, par un
instinct maternel et inexplicable, elle courut embrasser ses enfants,
elle qui avait une joie d'amante!--Les femmes ont des mouvements
inspirés on ne sait d'où.

C'était, en effet, le carrosse du Lord-Maire, le très honorable M.
Beckford, roi de Londres, élu parmi les soixante-douze corporations
des marchands et artisans de la ville, qui ont à leur tête les douze
corps des orfèvres, poissonniers, tanneurs, etc., dont il est le chef
suprême. Vous savez que jadis le Lord-maire était si puissant, qu'il
alarmait les rois et se mettait à la tête de toutes les révolutions,
comme Froissart le dit en parlant des Londriens ou vilains de Londres.
M. Beckford n'était nullement révolutionnaire en 1770; il ne faisait
nullement trembler le Roi; mais c'était un digne gentleman, exerçant
sa juridiction avec gravité et politesse, ayant son palais et des
grands dîners, où quelquefois le Roi était invité, et où le Lord-maire
buvait prodigieusement sans perdre un instant son admirable sang-froid.
Tous les soirs, après dîner, il se levait de table le premier, vers
huit heures, allait lui-même ouvrir la grande porte de la salle à
manger aux femmes qu'il avait reçues, ensuite se rasseyait avec tous
les hommes, et demeurait à boire jusqu'à minuit. Tous les vins du globe
circulaient autour de la table, et passaient de main en main, emplissant
pour une seconde des verres de toutes les dimensions, que M. Beckford
vidait le premier avec une égale indifférence. Il parlait des affaires
publiques avec le vieux lord Chatham, le duc de Grafton, le comte de
Mansfield, aussi a son aise après la trentième bouteille qu'avant la
première, et son esprit, strict, droit, bref, sec et lourd, ne subissait
aucune altération dans la soirée. Il se défendait avec bon sens et
modération des satiriques accusations de Junius, ce redoutable inconnu
qui eut le courage ou la faiblesse de laisser éternellement anonyme un
des livres les plus mordants de la langue anglaise, comme fut laissé le
second Évangile, l'Imitation de Jésus-Christ.

--Et que m'importent à moi les trois ou quatre syllabes d'un nom?
soupira Stello. Le Laocoon et la Vénus de Milo sont anonymes, et
leurs statuaires ont cru leurs noms immortels en cognant leurs blocs
avec un petit marteau. Le nom d'Homère, ce nom de demi-dieu, vient
d'être rayé du monde par un monsieur grec! Gloire, rêve d'une ombre!
a dit Pindare, s'il a existé, car on n'est sûr de personne à présent.

--Je suis sûr de M. Beckford, reprit le Docteur; car j'ai vu, dis-je,
sa grosse et rouge personne en ce jour-là, que je n'oublierai jamais.
Le brave homme était d'une haute taille, avait le nez gros et rouge,
tombant sur un menton rouge et gros. Il a existé, celui-là! personne
n'a existé plus fort que lui. Il avait un ventre paresseux, dédaigneux
et gourmand, longuement emmailloté dans une veste de brocart d'or; des
joues orgueilleuses, satisfaites, opulentes, paternelles, pendant
largement sur la cravate; des jambes solides, monumentales et gout-
teuses, qui le portaient noblement d'un pas prudent, mais ferme et
honorable; une queue poudrée, enfermée dans une grande bourse qui
couvrait ses rondes et larges épaules, dignes de porter, comme un
monde, la charge de Lord-Mayor.

Tout cet homme descendit de voiture lentement et péniblement.

Tandis qu'il descendait, Kitty Bell me dit, en huit mots anglais,
que M. Chatterton n'avait été si désespéré que parce que cet homme,
son dernier espoir, n'était pas venu, malgré sa promesse.

--Tout cela en huit mots! dit Stello; la belle langue que la langue
turque!

--Elle ajouta en quatre mots (et pas un de plus), continua le
Docteur, qu'elle ne doutait pas que M. Chatterton ne revînt avec le
Lord-Maire.

En effet, tandis que deux laquais tenaient de chaque côté du
marchepied une grosse torche résineuse, qui ajoutait au charme du
brouillard ceux d'une vapeur noire et d'une détestable odeur, et que
M. Beckford faisait son entrée dans la boutique, l'ombre de tous les
jours, l'ombre pâle, aux yeux bruns, se glissa le long des vitres et
entra à sa suite. Je vis et contemplai avidement Chatterton.

Oui, dix-huit ans; tout au plus dix-huit! Des cheveux bruns tombant
sans poudre sur les oreilles, le profil d'un jeune Lacédémonien, un
front haut et large, des yeux noirs, très grands, fixes, creux et
perçants, un menton relevé sous des lèvres épaisses, auxquelles le
sourire ne semblait pas avoir été possible. Il s'avança d'un pas
régulier, le chapeau sous le bras, et attacha ses yeux de flamme sur
la figure de Kitty; elle cacha sa belle tête dans ses deux mains. Le
costume de Chatterton était entièrement noir de la tête aux pieds;
son habit, serré et boutonné jusqu'à la cravate, lui donnait tout
ensemble l'air militaire et ecclésiastique. Il me sembla parfaitement
fait et d'une taille élancée. Les deux petits enfants coururent se
pendre à ses mains et à ses jambes comme accoutumés à sa bonté. Il
s'avança, en jouant avec leurs cheveux, sans les regarder. Il salua
gravement M. Beckford, qui lui tendit la main et la lui secoua
vigoureusement, de manière à arracher le bras avec l'omoplate. Ils
se toisèrent tous deux avec surprise.

Kitty Bell dit à Chatterton, du fond de son comptoir et d'une voix
toute timide, qu'elle n'espérait plus le voir. Il ne répondit pas,
soit qu'il n'eût pas entendu, soit qu'il ne voulût pas entendre.

Quelques personnes, femmes et hommes, étaient entrées dans la
boutique, mangeaient et causaient indifféremment. Elles se
rapprochèrent ensuite et firent cercle, lorsque M. Beckford prit la
parole avec l'accent rude des gros hommes rouges et le ton fulminant
d'un protecteur. Les voix se turent par degrés et, comme vous dites
entre Poètes, les éléments semblèrent attentifs, et même le feu jeta
partout des lueurs éclatantes qui sortaient des lampes allumées par
Kitty Bell, heureuse jusqu'aux larmes de voir pour la première fois
un homme puissant tendre la main à Chatterton. On n'entendait plus
que le bruit que faisaient les dents de quelques petites Anglaises
fourrées, qui sortaient timidement leurs mains de leurs manchons,
pour prendre sur le comptoir des macarons, des cracknells et des
plum-buns qu'elles croquaient.

M. Beckford dit donc à peu près ceci:

"Je ne suis pas Lord-Maire pour rien, mon enfant; je sais bien ce
que c'est que les pauvres jeunes gens, mon garçon. Vous êtes venu
m'apporter vos vers hier, et je vous les rapporte aujourd'hui, mon
fils: les voilà. J'espère que je suis prompt, hein? Et je viens moi-
même voir comment vous êtes logé et vous faire une petite proposition
qui ne vous déplaira pas.

"Commencez par me reprendre tout cela."

Ici l'honorable M. Beckford prit des mains d'un laquais plusieurs
manuscrits de Chatterton, et les lui remit en s'asseyant lourdement
et s'étalant avec ampleur. Chatterton prit ses parchemins et ses
papiers avec gravité, et les mis sous son bras, regardant le gros
Lord-Maire avec ses yeux de feu.

"Il n'y a personne, continua le généreux M. Beckford, à qui il ne
soit arrivé, comme à vous, de dérailler dans sa jeunesse. Eh! eh!
--cela plaît aux jolies femmes.--Eh! eh! c'est de votre âge, mon
beau garçon.--Les young ladies aiment cela.--N'est-il pas vrai,
la belle?..."

Et il allongea le bras pour toucher le menton de Kitty Bell par-
dessus le comptoir. Kitty se rejeta jusqu'au fond de son fauteuil,
et regarda Chatterton avec épouvante, comme si elle se fût attendue
à une explosion de colère de sa part; car vous savez ce que l'on a
écrit du caractère de ce jeune homme:

He was violent and impetuous to a strange degree. "J'ai fait comme
vous dans mon printemps, dit fièrement le gros M. Beckford, et jamais
Littleton, Swift et Wilkes n'ont écrit pour les belles dames des vers
plus galants et plus badins que les miens. Mais j'avais la raison
assez avancée, même à votre âge, pour ne donner aux Muses que le
temps perdu; et mon été n'était pas encore venu, que j'étais déjà
tout aux affaires: mon automne les a vues mûrir dans mes mains, et
mon hiver en recueille aujourd'hui les fruits savoureux."

Ici l'élégant M. Beckford ne put s'empêcher de regarder autour de
lui, pour lire, dans les yeux des personnes qui l'entouraient, la
satisfaction excitée par la facilité de son élocution et la fraîcheur
de ses images.

Les affaires mûrissant dans l'automne de sa vie parurent faire, sur
deux ministres, un Quaker noir et un Lord rouge, qui se trouvaient
là, une impression aussi profonde que celle que produisent à notre
tribune de l'an 1932 les discours des bons petits vieux généraux del
signor Buonaparte, lorsqu'ils nous demandent, en phrases de collège
et d'humanités, nos enfants et nos petits-enfants pour en faire de
grands corps d'armée, et pour nous montrer comment, parce qu'on s'est
occupé, durant dix-sept ans, du débit des vins et de la tenue des
livres, on saurait bien encore perdre sa petite bataille comme on
faisait en l'absence du grand maître.

L'honnête M. Beckford, ayant ainsi séduit les assistants par sa
bonhomie mêlée de dignité et de bonne façon, poursuivit sur un ton
plus grave:

"J'ai parlé de vous, mon ami, et je veux vous tirer d'où vous êtes.
On ne s'est jamais adressé en vain au Lord-Maire depuis un an; je
sais que vous n'avez rien pu faire au monde que vos maudits vers, qui
sont d'un anglais inintelligible, et qui, en supposant qu'on les
comprît, ne sont pas très beaux. Je suis franc, moi, et je vous parle
en père, voyez-vous;--et quand même ils seraient très beaux,--à quoi
bon? je vous le demande, à quoi bon?"

Chatterton ne bougeait non plus qu'une statue. Le silence des sept
ou huit assistants était profond et discret: mais il y avait dans
leurs regards une approbation marquée de la conclusion du Lord-Maire,
et ils se disaient du sourire: A quoi bon?

Le bienfaisant visiteur continua:

"Un bon Anglais qui veut être utile à son pays doit prendre une
carrière qui le mette dans une ligne honnête et profitable. Voyons,
enfant, répondez-moi.--Quelle idée vous faites-vous de vos devoirs?"

Et il se renversa de façon doctorale.

J'entendis la voix creuse et douce de Chatterton, qui fit cette
singulière réponse en saccadant ses paroles et s'arrêtant à chaque
phrase:

"L'Angleterre est un vaisseau: notre île en a la forme; la proue
tournée au nord, elle est comme à l'ancre au milieu des mers,
surveillant le continent. Sans cesse elle tire de ses flancs d'autres
vaisseaux faits à son image et qui vont la représenter sur toutes les
côtes du monde. Mais c'est à bord du grand navire qu'est notre
ouvrage à tous. Le Roi, les Lords, les Communes, sont au pavillon, au
gouvernail et à la boussole; nous autres, nous devons tous avoir la
main aux cordages, monter aux mâts, tendre les voiles et charger les
canons; nous sommes tous de l'équipage, et nul n'est inutile dans la
manoeuvre de notre glorieux navire."

Cela fit sensation. On s'approcha sans trop comprendre et sans savoir
si l'on devait se moquer ou applaudir, situation accoutumée du
vulgaire.

"Well, very well! cria le gros Beckford, c'est bien, mon enfant! c'est
noblement représenter notre bienheureuse patrie! Rule Britannia!
chanta-t-il en fredonnant l'air national. Mais, mon garçon, je vous
prends par vos paroles. Que diable peut faire le Poète dans la
manoeuvre?"

Chatterton resta dans sa première immobilité: c'était celle d'un homme
absorbé par un travail intérieur qui ne cesse jamais et qui lui fait
voir des ombres sur ses pas. Il leva seulement les yeux au plafond, et
dit:

"Le Poète cherche aux étoiles quelle route nous montre le doigt du
Seigneur."

Je me levai, et courus, malgré moi, lui serrer la main. Je me
sentais du penchant pour cette jeune tête montée, exaltée, et en
extase comme est toujours la vôtre.

Le Beckford eut de l'humeur.

"Imagination! dit-il..."

--Imagination! Céleste vérité! pouviez-vous répondre, dit Stello.

--Je sais mon Polyeucte comme vous, reprit le Docteur, mais je n'y
songeais guère en ce moment.

"Imagination! dit M. Beckford, toujours l'imagination au lieu du
bon sens et du jugement! Pour être Poète à la façon lyrique et
somnambule dont vous l'êtes, il faudrait vivre sous le ciel de Grèce,
marcher avec des sandales, une chlamyde et les jambes nues, et faire
danser les pierres avec le psaltérion. Mais avec des bottes crottées,
un chapeau à trois cornes, un habit et une veste, il ne faut guère
espérer se faire suivre, dans les rues, par le moindre caillou, et
exercer le plus petit pontificat ou la plus légère direction morale
sur ses concitoyens.

"La Poésie est à nos yeux une étude de style assez intéressante à
observer, et faite quelquefois par des gens d'esprit; mais qui la
prend au sérieux? quelque sot. Outre cela, j'ai retenu ceci de Ben
Jonson, et je vous le donne comme certain, savoir: que la plus belle
Muse du monde ne peut suffire à nourrir son homme, et qu'il faut
avoir ces demoiselles-là pour maîtresses, mais jamais pour femmes.
Vous avez essayé de tout ce que pouvait donner la vôtre; quittez-la
mon garçon; croyez-moi, mon petit ami. D'un autre côté, nous vous
avons essayé dans des emplois de finance et d'administration, où vous
ne valez rien. Lisez ceci; acceptez l'offre que je vous fais, et vous
vous en trouverez bien, avec de bons compagnons autour de vous. Lisez
ceci, et réfléchissez mûrement; cela en vaut la peine."

Ici, remettant un petit billet à ce sauvage enfant, le Lord-Maire se
leva majestueusement.

"C'est, dit-il en se retirant au milieu des saluts et des hommages,
c'est qu'il s'agit de cent livres sterling par an."

Kitty Bell se leva, et salua comme si elle eût été prête à lui
baiser la main à genoux. Toute l'assistance suivit jusqu'à la porte
le digne magistrat, qui souriait et se retournait, prêt à sortir avec
l'air bénin d'un évêque qui va confirmer des petites filles. Il
s'attendait à se voir suivi de Chatterton, mais il n'eut que le temps
d'apercevoir le mouvement violent de son protégé.--Chatterton avait
jeté les yeux sur le billet; tout à coup il prit ses manuscrits, les
lança sur le feu de charbon de terre qui brûlait dans la cheminée, à
la hauteur des genoux, comme une grande fournaise, et disparut de la
chambre.

M. Beckford sourit avec satisfaction et, saluant de la portière de
sa voiture: "Je vois avec plaisir, cria-t-il, que je l'ai corrigé, il
renonce à sa Poésie." Et ses chevaux partirent.

"C'est à la vie, me dis-je, qu'il renonce."--Je me sentis serrer la
main avec une force surnaturelle. C'était Kitty Bell qui, les yeux
baissés, et n'ayant l'air, aux yeux de tous, que de passer près de
moi, m'entraînait vers une petite porte vitrée, au fond de la
boutique, porte que Chatterton avait ouverte pour sortir.

On parlait bruyamment de la bienfaisance du Lord-Maire; on allait,
on venait. On ne la vit pas. Je la suivis.




CHAPITRE XVIII

UN ESCALIER


Saint Socrate, priez pour nous! disait Érasme le savant. J'ai fait
souventes fois cette prière en ma vie, continua le Docteur, mais
jamais si ardemment, vous m'en pouvez croire, qu'au moment où je me
trouvai seul avec cette jeune femme, dont j'entendais à peine le
langage, qui ne comprenait pas le mien, et dont la situation n'était
pas claire à mes yeux plus que la parole à mes oreilles.

Elle ferma vite la petite porte par laquelle nous étions arrivés au
bas d'un long escalier, et là elle s'arrêta tout court, comme si les
jambes lui eussent manqué au moment de monter. Elle se retint un
instant à la rampe; ensuite elle se laissa aller assise sur les
marches, et, quittant ma main, qui la voulait retenir, me fit signe
de passer seul.

"Vite! vite! allez!" me dit-elle en français, à ma grande surprise;
je vis que la crainte de parler mal avait, jusqu'alors, arrêté cette
timide personne.

Elle était glacée d'effroi; les veines de son front étaient gonflées,
ses yeux étaient ouverts démesurément; elle frissonnait et essayait
en vain de se lever; ses genoux se choquaient. C'était une autre femme
que sa frayeur me découvrait.

Elle tendait sa belle tête en haut pour écouter ce qui arrivait, et
paraissait sentir une horreur secrète qui l'attachait à la place où
elle était tombée. J'en frémis moi-même, et la quittai brusquement
pour monter. Je ne savais vraiment où j'allais, mais j'allais comme
une balle qu'on a lancée violemment.

"Hélas! me disais-je en gravissant au hasard l'étroit escalier,
hélas! quel sera l'Esprit révélateur qui daignera jamais descendre
du ciel pour apprendre aux sages à quels signes ils peuvent deviner
les vrais sentiments d'une femme quelconque pour l'homme qui la
domine secrètement? Au premier abord, on sent bien quelle est la
puissance qui pèse sur son âme, mais qui devinera jamais jusqu'à quel
degré cette femme est possédée? Qui osera interpréter hardiment ses
actions et qui pourra, dès le premier coup d'oeil, savoir le secours
qu'il convient d'apporter à ses douleurs? Chère Kitty! me disais-je
(car en ce moment je me sentais pour elle l'amour qu'avait pour
Phèdre sa nourrice, son excellente nourrice, dont le sein frémissait
des passions dévorantes de la fille qu'elle avait allaitée), chère
Kitty! pensais-je, que ne m'avez-vous dit: Il est mon amant? J'aurais
pu nouer avec lui une utile et conciliante amitié; j'aurais pu par-
venir à sonder les plaies inconnues de son coeur; j'aurais... Mais ne
sais-je pas que les sophismes et les arguments sont inutiles où le
regard d'une femme aimée n'a pas réussi? Mais comment l'aime-t-elle?
Est-elle plus à lui qu'il n'est à elle? N'est-ce pas le contraire? Où
en suis-je? Et même je pourrais dire: Où suis-je?"

En effet, j'étais au dernier étage de l'escalier, assez négligemment
éclairé, et je ne savais de quel côté tourner, lorsqu'une porte
d'appartement s'ouvrit brusquement. Mon regard plongea dans une
petite chambre dont le parquet était entièrement couvert de papiers
déchirés en mille pièces. J'avoue que la quantité en était telle, les
morceaux en étaient si petits, cela supposait la destruction d'un si
énorme travail, que j'y attachai longtemps les yeux avant de les
reposer sur Chatterton, qui m'ouvrait la porte.

Lorsque je le regardai, je le pris vite dans mes bras par le milieu du
corps; et il était temps, car il allait tomber et se balançait comme
un mât coupé par le pied.--Il était devant sa porte; je l'appuyai
contre cette porte, et je le retins ainsi debout, comme on soutien-
drait une momie dans sa boîte.--Vous eussiez été épouvanté de cette
figure.--La douce expression du sommeil était paisiblement étendue sur
ses traits; mais c'était l'expression d'un sommeil de mille ans, d'un
sommeil imposé par l'excès du mal. Les yeux étaient encore entr'
ouverts, mais flottants au point de ne pouvoir saisir aucun objet pour
s'y arrêter: la bouche était béante, et la respiration forte, égale et
lente, soulevant la poitrine, comme dans un cauchemar.

Il secoua la tête, et sourit un moment comme pour me faire entendre
qu'il était inutile de m'occuper de lui.--Comme je le soutenais
toujours très ferme par les épaules, il poussa du pied une petite
fiole qui roula jusqu'au bas de l'escalier, sans doute jusqu'aux
dernières marches où Kitty s'était assise, car j'entendis jeter un
cri et monter en tremblant--Il la devina.--Il me fit signe de
l'éloigner, et s'endormit debout sur mon épaule, comme un homme pris
de vin.

Je me penchai, sans le quitter, au bord de l'escalier. J'étais saisi
d'un effroi qui me faisait dresser les cheveux sur la tête. J'avais
l'air d'un assassin.

J'aperçus la jeune femme qui se traînait pour monter les degrés, en
s'accrochant à la rampe, comme n'ayant gardé de force que dans les
mains pour se hisser jusqu'à nous. Heureusement elle avait encore
deux étages à gravir avant de le rencontrer.

Je fis un mouvement pour porter dans la chambre mon terrible
fardeau. Chatterton s'éveilla encore à demi,--il fallait que ce
jeune homme eût une force prodigieuse, car il avait bu soixante
grains d'opium.--Il s'éveilla encore à demi, et employa, le
croiriez-vous?--employa le dernier souffle de sa voix à me dire
ceci:

"Monsieur... you... médecin... achetez-moi mon corps, et payez ma
dette."

Je lui serrai les deux mains pour consentir.--Alors il n'eut plus
qu'un mouvement. Ce fut le dernier. Malgré moi, il s'élança vers
l'escalier, s'y jeta sur les deux genoux, tendit les bras vers Kitty,
poussa un long cri, et tomba mort, le front en avant.

Je lui soulevai la tête. "Il n'y a rien à faire, me dis-je.--A
l'autre."

J'eus le temps d'arrêter la pauvre Kitty; mais elle avait vu. Je lui
pris le bras, et la forçai de s'asseoir sur les marches de l'escalier.
Elle obéit, et resta accroupie comme une folle, avec les yeux ouverts.
Elle tremblait de tout son corps.

Je ne sais, monsieur, si vous avez le secret de faire des phrases
dans ces cas-là; pour moi, qui passe ma vie à contempler ces scènes
de deuil, j'y suis muet.

Pendant qu'elle voyait devant elle fixement et sans pleurer, je
retournais dans mes mains la fiole qu'elle avait apportée dans la
sienne; elle alors, la regardant de travers, semblait dire comme
Juliette: "L'ingrat! avoir tout bu! ne pas me laisser une goutte
amie!"

Nous restions ainsi l'un à côté de l'autre, assis et pétrifiés: l'un
consterné, l'autre frappée à mort: aucun n'osant souffler le mot, et
ne le pouvant.

Tout d'un coup une voix sonore, rude et pleine, cria d'en bas:

"Come, mistress Bell!"

A cet appel, Kitty se leva comme mue par un ressort; c'était la voix
de son mari. Le tonnerre eût été moins fort d'éclat et ne lui eût pas
causé, même en tombant, une plus violente et plus électrique commo-
tion. Tout le sang se porta aux joues; elle baissa les yeux, et resta
un instant debout pour se remettre.

"Come, mistress Bell!" répéta la terrible voix.

Un second coup la mit en marche, comme l'autre l'avait mise sur ses
pieds. Elle descendit avec lenteur, droite, docile, avec l'air
insensible, sourd et aveugle d'une ombre qui revient. Je la soutins
jusqu'en bas; elle rentra dans sa boutique, se plaça les yeux baissés
à son comptoir, tira une petite Bible de sa poche, l'ouvrit, commença
une page, et resta sans connaissance, évanouie dans son fauteuil.

Son mari se mit à gronder, des femmes à l'entourer, les enfants à
crier, les chiens à aboyer.

--Et vous? s'écria Stello en se levant avec chagrin.

--Moi? je donnai à M. Bell trois guinées, qu'il reçut avec plaisir
et sang-froid et les comptant bien.

"C'est, lui dis-je, le loyer de la chambre de M. Chatterton, qui est
mort.

--Oh! dit-il avec l'air satisfait.

--Le corps est à moi, dis-je; je le ferai prendre.

--Oh! me dit-il avec un air de consentement."

Il était bien à moi, car cet étonnant Chatterton avait eu le sang-
froid de laisser sur la table un billet qui portait à peu près ceci:

"Je vends mon corps au docteur (le nom en blanc), à la condition de
payer à M. Bell six mois de loyer de ma chambre, montant à la somme
de trois guinées. Je désire qu'il ne reproche pas à ses enfants les
gâteaux qu'ils m'apportaient chaque jour, et qui, depuis un mois, ont
seuls soutenu ma vie."

Ici le Docteur se laissa couler dans la bergère sur laquelle il
était placé, et s'y enfonça jusqu'à ce qu'il se trouvât assis sur le
dos et même sur les épaules.

--Là!--dit-il avec un air de satisfaction et de soulagement, comme
ayant fini son histoire.

--Mais Kitty Bell? Kitty, que devint-elle? dit Stello, en cherchant
à lire dans les yeux froids du Docteur-Noir.

--Ma foi, dit celui-ci, si ce n'est la douleur, le calomel des
médecins anglais dut lui faire bien du mal... car, n'ayant pas été
appelé, je vins, quelques jours après, visiter les gâteaux de sa
boutique. Il y avait là ses deux beaux enfants qui jouaient,
chantaient, en habit noir. Je m'en allai en frappant la porte de
manière à la briser.

--Et le corps du Poète?

--Rien n'y toucha que le linceul et la bière. Rassurez-vous.

--Et ses poèmes?

--Il fallut dix-huit mois de patience pour réunir, coller et
traduire les morceaux des manuscrits qu'il avait déchirés dans sa
fureur. Quant à ceux que le charbon de terre avait brûlés, c'était
la fin de la Bataille d'Hastings, dont on n'a que deux chants.

--Vous m'avez écrasé la poitrine avec cette histoire, dit Stello en
retombant assis.

Tous deux restèrent en face l'un de l'autre pendant trois heures
quarante-quatre minutes, tristes et silencieux comme Job et ses amis.
Après quoi Stello s'écria, comme en continuant:

--Mais que lui offrait donc M. Beckford dans son petit billet?

--Ah! à propos, dit le Docteur-Noir, comme en s'éveillant en
sursaut...

C'était une place de premier valet de chambre chez lui.




CHAPITRE XIX

TRISTESSE ET PITIÉ


Pendant les longs récits et les plus longs silences du Docteur-Noir,
la nuit était venue. Une haute lampe éclairait une partie de la
chambre de Stello; car cette chambre était si grande, que la lueur
n'en pouvait atteindre les angles ni le haut plafond. Des rideaux
épais et longs, un antique ameublement, des armes jetées sur des
livres, une énorme table couverte d'un tapis qui en cachait les
pieds, et sur cette table deux tasses de thé: tout cela était sombre,
et brillait par intervalles de la flamme rouge d'un large feu, ou
bien se laissait deviner à demi, et par reflets, sous la lueur
jaunâtre de la lampe. Les rayons de cette lampe tombaient d'aplomb
sur la figure impassible du Docteur-Noir et sur le large front de
Stello, qui reluisait comme un crâne d'ivoire poli. Le Docteur
attachait sur ce front un oeil fixe, dont la paupière ne s'abaissait
jamais. Il semblait y suivre en silence le passage de ses idées et la
lutte qu'elles avaient à livrer aux idées de l'homme dont il avait
entrepris la guérison, comme un général contemplerait, d'une hauteur,
l'attaque de son corps d'armée montant à la brèche, et le combat
intérieur qui lui resterait à gagner contre la garnison, au milieu de
la forteresse à demi conquise.

Stello se leva brusquement et se mit à marcher à grands pas d'un
bout à l'autre de la chambre. Il avait passé sa main droite sous ses
habits, comme pour contenir ou déchirer son coeur. On n'entendait que
le bruit de ses talons qui frappaient sourdement sur le tapis, et le
sifflement monotone d'une bouilloire d'argent placée sur la table,
source inépuisable d'eau chaude et de délices pour les deux causeurs
nocturnes. Stello laissait échapper, en marchant vite, des exclama-
tions douloureuses, des hésitations pénibles, des jurements étouffés,
des imprécations violentes, autant que ces signes se pouvaient mani-
fester dans un homme à qui l'usage du grand monde avait donné la
retenue comme une seconde nature.

Il s'arrêta tout d'un coup et toucha de ses deux mains les mains du
Docteur. "Vous l'avez donc vu aussi? s'écria-t-il.--Vous avez vu et
tenu dans vos bras le malheureux jeune homme qui s'était dit:
Désespère et meurs, comme souvent vous me l'avez entendu crier la
nuit! Mais j'aurais honte d'avoir pu gémir, j'aurais honte d'avoir
souffert, s'il n'était vrai que les tortures que l'on se donne par
les passions égalent celles que l'on reçoit par le malheur.--Oui, cela
c'est dû passer ainsi; oui, je vois chaque jour des hommes semblables
à ce Beckford, qui est miraculeusement incarné d'âge en âge sous la
peau blafarde des PLAIDEURS D'AFFAIRES PUBLIQUES.

"O cérémonieux complimenteurs! lents paraphraseurs de banalités
sentencieuses! fabricateurs légers de cette chaîne lourde et crois-
sante pompeusement appelée Code, dont vous forgez les quarante mille
anneaux qui s'entrelacent au hasard, sans suite, le plus souvent
inégaux, comme les grains du chapelet, et ne remontant jamais à l'im-
muable anneau d'or d'un religieux principe!--O membres rachitiques des
corps politiques, impolitiques plutôt! fibres détendues des Assemblées,
dont la pensée flasque, vacillante, multiple, égarée, corrompue,
effarée, sautillante, colérique, engourdie, évaporée, émerillonnée, et
toujours, et sempiternellement commune et vulgaire; dont la pensée,
dis-je, ne vaut pas, pour l'unité et l'accord des raisonnements, la
simple et sérieuse pensée d'un Fellah jugeant sa famille, au désert,
selon son coeur. N'est-ce pas assez pour vous d'être glorieusement
employés à charger de tout votre poids le bât, le double bât du maître,
que le pauvre âne appelle son ennemi en bon français? Faut-il encore
que vous ayez hérité du dédain monarchique, moins sa grâce héréditaire
et plus votre grossièreté élective?

"Oui, noir et trop véridique Docteur! oui, ils sont ainsi.--Ce qu'il
faut au Poète, dit l'un, c'est trois cents francs et un grenier!--La
misère est leur Muse, dit un autre.--Bravo!--Courage!--Ce rossignol
a une belle voix! crevez-lui les yeux, il chantera mieux encore!
l'expérience en a été faite. Ils ont raison. Vive Dieu!

"Triple divinité du ciel! que t'ont-ils donc fait, ces Poètes que
tu créas les premiers des hommes pour que les derniers des hommes les
renient et les repoussent ainsi?"

Stello parlait à peu près de la sorte en marchant.

Le Docteur tournait la pomme de sa canne sous son menton et souriait.

"Où se sont envolés vos Diables-bleus?" dit-il.

Le malade s'arrêta; il ferma les yeux et sourit aussi, mais ne
répondit pas, comme s'il n'eût pas voulu donner au Docteur le plaisir
d'avouer sa maladie vaincue.

Paris était plongé dans le silence du sommeil, et l'on n'entendait
au dehors que la voix rouillée d'une horloge sonnant lourdement les
trois quarts d'une heure très avancée au delà de minuit. Stello
s'arrêta tout à coup au milieu de l'appartement, écoutant le marteau
dont le bruit parut lui plaire; il passa ses doigts dans ses cheveux
comme pour s'imposer les mains à lui-même et calmer sa tête. On aurait
pu dire, en l'examinant bien, qu'il ressaisissait intérieurement les
rênes de son âme, et que sa volonté redevenait assez forte pour
contenir la violence de ses sentiments désespérés.--Ses yeux se
rouvrirent, s'arrêtèrent fixement sur les yeux du Docteur, et il se
mit à parler avec tristesse, mais avec fermeté:

"Les heures de la nuit, quand elles sonnent, sont pour moi comme les
voix douces de quelques tendres amies qui m'appellent et me disent,
l'une après l'autre: Qu'as-tu?

"Jamais je ne les entends avec indifférence quand je me trouve seul,
à cette place où vous êtes, dans ce dur fauteuil où vous voilà.--Ce
sont les heures des Esprits, des Esprits légers qui soutiennent nos
idées sur leurs ailes transparentes et les font étinceler de clartés
plus vives.

"Je sens que je porte la vie librement durant l'espace de temps
qu'elles mesurent; elles me disent que tout ce que j'aime est
endormi, qu'à présent il ne peut arriver malheur à qui m'inquiète. Il
me semble alors que je suis seul chargé de veiller, et qu'il m'est
permis de prendre sur ma vie ce que je voudrai du sommeil.--Certes,
cette part m'appartient, je la dévore avec joie, et je n'en dois pas
compte à des yeux fermés.--Ces heures m'on fait du bien. Il est
rare que ces chères compagnes ne m'apportent pas, comme un bienfait,
quelque sentiment ou quelque pensée du ciel. Peut-être que le temps,
invisible comme l'air, et qui se pèse et se mesure comme lui, comme
lui aussi apporte aux hommes des influences inévitables. Il y a des
heures néfastes. Telle est pour moi celle de l'aube humide, tant
célébrée, qui ne m'amène que l'affliction et l'ennui, parce qu'elle
éveille tous les cris de la foule, pour toute la démesurée longueur
du jour, dont le terme me semble inespéré. Dans ce moment, si vous
voyez revenir la vie dans mes regards, elle y revient par les larmes.
Mais c'est la vie enfin, et c'est le calme adoré des heures noires
qui me la rend.

"Ah! je sens en mon âme une ineffable pitié pour ces glorieux
pauvres dont vous avez vu l'agonie, et rien ne m'arrête dans ma
tendresse pour ces morts bien-aimés.

"J'en vois, hélas! d'aussi malheureux qui prennent de diverse
sortes leur destinée amère. Il y en a chez qui le chagrin devient
bouffonnerie et grosse gaieté: ce sont les plus tristes à mes yeux.
Il y en a d'autres à qui le désespoir tourne sur le coeur. Il les
rend méchants. Eh! sont-ils bien coupables de l'être?

"En vérité, je vous le dis l'homme a rarement tort, et l'ordre social
toujours.--Quiconque y est traité comme Gilbert et Chatterton, qu'il
frappe, qu'il frappe partout!--Je sens pour lui (s'attaquerait-il à
moi-même) l'attendrissement d'une mère pour son fils, atteint injus-
tement dans son berceau d'une maladie douloureuse et incurable.

"--Frappe-moi! mon fils, dit-elle, mords-moi, pauvre innocent! tu n'as
rien fait de mal pour mériter de tant souffrir!--Mords mon sein, cela
te soulagera!--mords, enfant, cela fait du bien!"

Le Docteur sourit dans un calme profond; mais ses yeux devenaient
plus sombres et plus sévères de moment en moment, et, avec son
inflexibilité de marbre, il répondit:

"Que m'importe, s'il vous plaît, de voir à découvert que votre coeur
a d'inépuisables sources de miséricorde et d'indulgence, et que votre
esprit, venant à son aide, jette incessamment sur toute sorte de
criminels autant d'intérêt que Godwin en répandit sur l'assassin
Falkland?--Que m'importe cet instinct de tendresse angélique auquel
vous vous livrez tout d'abord, à tout sujet? Suis-je une femme en qui
l'émotion puisse dérouter la pensée? Remettez-vous, monsieur, les
larmes troublent la vue."

Stello revint s'asseoir brusquement, baissa les yeux, puis les
releva pour regarder son homme de travers.

"Suivez à présent, reprit le Docteur, le cours de l'idée qui nous a
conduits jusqu'où nous sommes arrivés. Suivez-la, s'il vous plaît,
comme on suit un fleuve à travers ses sinuosités. Vous verrez que
nous n'avons fait encore qu'un chemin très court. Nous avons trouvé
sur les bords une monarchie et un gouvernement représentatif, chacun
avec leur Poète historiquement maltraité et dédaigneusement livré à
misère et à mort, et il ne m'a point échappé que vous espériez, en
vous voyant transporté à la seconde forme du Pouvoir, y trouver les
Grands, du moment plus intelligents et comprenant mieux les Grands de
l'avenir. Votre espoir a été déçu, mais pas assez complètement pour
vous empêcher, en ce moment même, de concevoir une vague espérance
qu'une forme de Pouvoir plus populaire encore serait tout
naturellement, par ses exemples, le correctif des deux autres. Je
vois rouler dans vos yeux toute l'histoire (des Républiques, avec ses
magnanimités de collège). Épargnez-m'en les citations, je vous en
supplie, car à mes yeux l'Antiquité tout entière est hors la loi
philosophique, à cause de l'Esclavage qu'elle aimait tant; et,
puisque je me suis fait conteur aujourd'hui contre ma coutume,
laissez-moi dire paisiblement une troisième et dernière aventure que
j'ai toujours eue sur le coeur depuis le jour où j'en fus témoin. Ne
soupirez pas si profondément, comme si votre poitrine voulait
repousser l'air même que frappe ma voix.--Vous savez bien que cette
voix est inévitable pour vous. N'êtes-vous pas fait à ses paroles?
--Si Dieu nous a mis la tête plus haut que le coeur, c'est pour
qu'elle le domine."

Stello courba son front avec la résignation d'un condamné qui entend
la lecture de son arrêt.

"Et tout cela, s'écria-t-il, pour avoir eu, un jour de Diables-bleus,
la mauvaise pensée de me mêler de politique? comme si cette idée,
jetée au vent avec les mille paroles d'angoisse qu'arrache la maladie,
valait la peine d'être combattue avec un tel acharnement comme si ce
n'était pas un regard fugitif, un coup d'oeil de détresse, comme celui
que jette le matelot submergé sur les points du rivage, ou celui...

--Poésie! poésie! ce n'est point cela interrompit le Docteur en
frappant de sa canne avec une force et une pesanteur de marteau. Vous
essayez de vous tromper vous-même. Cette idée, vous ne la laissez pas
sortir au hasard; cette idée vous préoccupait depuis longtemps; cette
idée, vous l'aimez, vous la contemplez, vous la caressez avec un
attachement secret. Elle est, à votre insu, établie profondément en
vous, sans que vous en sentiez les racines plus qu'on ne sent celles
d'une dent. L'orgueil et l'ambition de l'universalité d'esprit l'ont
fait germer et grandir en vous, comme dans bien d'autres que je n'ai
pas guéris. Seulement vous n'osiez pas vous avouer sa présence, et
vous vouliez l'éprouver sur moi, en la montrant comme par hasard,
négligemment et sans prétention.

"O funeste penchant que nous avons tous à sortir de notre voie et
des conditions de notre être!--D'où vient cela, sinon de l'envie
qu'a tout enfant de s'essayer au jeu des autres, ne doutant pas de
ses forces et se croyant tout possible?

--D'où vient cela, sinon de la peine qu'ont les âmes les plus
libres à se détacher complètement de ce qu'aime le profane vulgaire?
--D'où vient cela, sinon d'un moment de faiblesse, où l'espri est
las de se contempler, de se replier sur lui-même, de vivre sur sa
propre essence et de s'en nourrir pleinement et glorieusement dans sa
solitude? Il cède à l'attraction des choses extérieures; il se
quitte lui-même, cesse de se sentir, et s'abandonne au souffle
grossier des événements communs.

"Il faut, vous dis-je, que j'achève de vous relever de cet abattement,
mais par degrés et en vous contraignant à suivre, malgré ses fatigues,
le chemin fangeux de la vie réelle et publique, dans lequel, ce soir,
nous avons été forcés de poser le pied."

Ce fut, cette fois, avec une sombre résolution d'entendre, toute
semblable aux forces que rassemble un homme qui vase poignarder, que
Stello s'écria:

"Parlez, monsieur."

Et le Docteur-Noir parla ainsi qu'il suit, dans le silence d'une
nuit froide et sinistre:




CHAPITRE XX

UNE HISTOIRE DE LA TERREUR


Quatre-vingt-quatorze sonnait à l'horloge du dix-huitième siècle,
quatre-vingt-quatorze, dont chaque minute fut sanglante et enflammée.
L'an de terreur frappait horriblement et lentement au gré de la terre
et du ciel, qui l'écoutaient en silence. On aurait dit qu'une
puissance, insaisissable comme un fantôme, passait et repassait parmi
les hommes, tant leurs visages étaient pâles, leurs yeux égarés,
leurs têtes ramassées entre leurs épaules, reployées comme pour les
cacher et les défendre.--Cependant un caractère de grandeur et de
gravité sombre était empreint sur tous ces fronts menacés et jusque
sur la face des enfants; c'était comme ce masque sublime que nous met
la mort. Alors les hommes s'écartaient les uns des autres, ou
s'abordaient brusquement comme des combattants. Leur salut ressemblait
à une attaque, leur bonjour à une injure, leur sourire à une convulsion,
leur habillement aux haillons d'un mendiant, leur coiffure à une
guenille trempée dans le sang, leurs réunions à des émeutes, leurs
familles à des repaires d'animaux mauvais et défiants, leur éloquence
aux cris des halles, leurs amours aux orgies bohémiennes, leurs
cérémonies publiques à de vieilles tragédies romaines manquées, sur
des tréteaux de province; leurs guerres à des migrations de peuples
sauvages et misérables, les noms du temps à des parodies poissardes.

Mais tout cela était grand, parce que, dans la cohue républicaine,
si tout homme jouait au pouvoir, tout homme du moins jetait sa tête
au jeu.

Pour cela seul, je vous parlerai des hommes de ce temps-là plus
gravement que je n'ai fait des autres. Si mon premier langage était
scintillant et musqué comme l'épée de bal et la poudre, si le second
était pédantesque et prolongé comme la perruque et la queue d'un
Alderman, je sens que ma parole doit être ici forte et brève comme
le coup d'une hache qui sort fumante d'une tête tranchée.

Au temps dont je veux parler, la Démocratie régnait. Les Décemvirs,
dont le premier fut Robespierre, allaient achever leur règne de trois
mois. Ils avaient fauché autour d'eux toutes les idées contraires à
celle de la Terreur. Sur l'échafaud des Girondins, ils avaient abattu
les idées d'amour pur de la liberté; sur celui des Hébertistes, les
idées du culte de la raison unies à l'obscénité montagnarde et
républicaniste; sur l'échafaud de Danton, ils avaient tranché la
dernière pensée de modération; restait donc LA TERREUR. Elle donna
son nom à l'époque.

Le Comité de salut public marchait librement sur sa grande route,
l'élargissant avec la guillotine. Robespierre et Saint-Just menaient
la machine roulante: l'un la traînait en jouant le grand prêtre,
l'autre la poussait en jouant le prophète apocalyptique.

Comme la Mort, fille de Satan, l'épouvante lui-même, la Terreur,
leur fille, s'était retournée contre eux et les pressait de son
aiguillon. Oui, c'étaient leurs effrois de chaque nuit qui faisaient
leurs horreurs de chaque jour.

Tout à l'heure, monsieur, je vous prendrai par la main, et je vous
ferai descendre avec moi dans les ténèbres de leur coeur; je tiendrai
devant vos yeux le flambeau dont les yeux faibles détestent la
lumière, l'inexorable flambeau de Machiavel, et, dans ces coeurs
troublés, vous verrez clairement et distinctement naître et mourir
des sentiments immondes, nés, à mon sens, de leur situation dans les
événements et de la faiblesse de leur organisation incomplète, plus
que d'une aveugle perversité dont leurs noms porteront toujours la
honte et resteront les synonymes.

Ici Stello regarda le Docteur-Noir avec l'expression d'une grande
surprise. L'autre continua:

--C'est une doctrine qui m'est particulière, monsieur, qu'il n'y a
ni héros ni monstre.--Les enfants seuls doivent se servir de ces
mots-là.--Vous êtes surpris de me voir ici de votre avis, c'est que
j'y suis arrivé par le raisonnement lucide, comme vous par le
sentiment aveugle. Cette différence seule est entre nous, que votre
coeur vous inspire, pour ceux que les hommes qualifient de monstres,
une profonde pitié, et ma tête me donne pour eux un profond mépris.
C'est un mépris glacial, pareil à celui du passant qui écrase la
limace. Car, s'il n'y a de monstres qu'aux cabinets anatomiques,
toujours y a-t-il de si misérables créatures, tellement livrées et si
brutalement à des instincts obscurs et bas, tellement poussées, sous
le vent de leur sottise, par le vent de la sottise d'autrui, tellement
enivrées, étourdies et abruties du sentiment faux de leur propre valeur
et de leurs droits établis on ne sait sur quoi, que je ne me sens ni
rire ni larmes pour eux, mais seulement le dégoût qu'inspire le spec-
tacle d'une nature manquée.

Les Terroristes sont de ces gens qui souvent m'ont fait ainsi
détourner la vue; mais aujourd'hui je l'y ramène pour vous, cette vue
attentive et patiente que rien ne détournera de leurs cadavres
jusqu'à ce que nous y ayons tout observé, jusqu'aux os du squelette.

Il n'y a pas d'année qui ait fait autant de théories sur ces hommes
que n'en fait cette année 1832 en un seul de ses jours, parce qu'il
n'y a pas d'époque où plus grand nombre de gens ait nourri plus
d'espérances et amassé plus de probabilités de leur ressembler et de
les imiter.

C'est en effet une chose toute commode aux médiocrités qu'un temps de
révolution. Alors que le beuglement de la voix étouffe l'expression
pure de la pensée, que la hauteur de la taille est plus prisée que la
grandeur du caractère, que la harangue sur la borne fait taire
l'éloquence à la tribune, que l'injure des feuilles publiques voile
momentanément la sagesse durable des livres: quand un scandale de la
rue fait une petite gloire et un petit nom; quand les ambitieux
centenaires feignent, pour les piper, d'écouter les écoliers imberbes
qui les endoctrinent; quand l'enfant se guinde sur le bout du pied
pour prêcher les hommes; quand les grands noms sont secoués pêle-mêle
dans des sacs de boue, et tirés à la loterie populaire par la main des
pamphlétiers; quand les vieilles hontes de famille redeviennent des
espèces d'honneurs, hérédité chère à bien des Capacités connues; quand
les taches de sang font auréole au front, sur ma foi, c'est un bon
temps.

A quelle médiocrité, s'il vous plaît, serait-il défendu de prendre
un grain luisant de cette grappe du Pouvoir politique, fruit réputé
si plein de richesse et de gloire? Quelle petite coterie ne peut
devenir club? quel club, assemblée? quelle assemblée, comices?
quels comices, sénat? et quel sénat ne peut régner? Et ont-ils pu
régner sans qu'un homme y régnât? Et qu'a-t-il fallu?--Oser!--Ah!
le beau mot que voilà! Quoi! c'est là tout? Oui, tout! ceux qui l'ont
fait l'ont dit.--Courage donc, vides cerveaux, criez et courez!--Ainsi
font-ils.

Mais l'habitude des synthèses a été prise dès longtemps par eux sur
les bancs; on en a pour tout; on les attelle à tout: le sonnet a la
sienne. Quand on veut user des morts, on peut bien leur prêter son
système; chacun s'en fait un bon ou mauvais; selle à tous chevaux, il
faut qu'elle aille. Monterez-vous la Comité de salut public? Qu'il
endosse la selle!

On a cru les membres de ce Comité farouche dévoués profondément aux
intérêts du peuple et tout sacrifiant aux progrès de l'humanité,
tout, jusqu'à leur sensibilité naturelle, tout, jusqu'à l'avenir de
leur nom, qu'ils vouaient sciemment à l'exécration.--Système de
l'année à son usage.

Il est vrai qu'on les a presque dits hydrophobes.--On les a peints
comme décidés à raser de la surface de la terre toutes têtes dont les
yeux avaient vu la monarchie, et gouvernant tout exprès pour se donner
la joie d'égorger.--Système de trembleurs surannés.

On leur a construit un projet édifiant d'adoucissement successif
dans leur pouvoir, de confiance dans le règne de la vertu, de
conviction dans la moralité de leurs crimes.--Système d'honnêtes
enfants qui n'ont que du blanc et du noir devant les yeux, ne rêvent
qu'anges ou démons et ne savent pas quel incroyable nombre de masques
hypocrites, de toute forme, de toute couleur, de toute taille, peuvent
cacher les traits des hommes qui ont passé l'âge des passions dévouées
et se sont livrés sans réserve aux passions égoïstes.

Il s'en trouve qui, plus forts, font à ces gens l'honneur de leur
supposer une doctrine religieuse. Ils disent:

S'ils étaient Athées et Matérialistes, peu leur importait: un
meurtre impuni ne faisait qu'écraser, selon leur foi, une chose
agissante.

S'ils étaient Panthéistes, peu leur importait-il, puisqu'ils ne
faisaient qu'une transformation selon leur foi.

Reste donc le cas fort douteux où ils eussent été Chrétiens sincères,
et alors la condamnation était réservée pour eux-mêmes, et le salut
et l'indulgence pour la victime. A ce compte, il y aurait encore
dévouement et service rendu à ses ennemis.

O Paradoxes! que j'aime à vous voir sauter dans le cerceau!

--Et vous, que dites-vous? interrompit Stello, passionnément
attentif.

--Et moi, je vais chercher à suivre pas à pas les chemins de
l'opinion publique relativement à eux.

La mort est pour les hommes le plus attachant spectacle, parce
qu'elle est le plus effrayant des mystères. Or, comme il est vrai
qu'un sanglant dénouement suffit à illustrer quelque médiocre drame,
à faire excuser ses défauts et vanter ses moindres beautés, de même
l'histoire d'un homme public est illustrée aux yeux du vulgaire par
les coups qu'il a portés et le grand nombre de morts qu'il a données,
au point d'imprimer pour toujours je ne sais quel lâche respect de
son nom. Dès lors, ce qu'il a osé faire d'atroce est attribué à
quelque faculté surnaturelle qu'il posséda. Ayant fait peur à tant de
gens, cela suppose une sorte de courage pour ceux qui ne savent pas
combien de fois ce fut une lâcheté. Son nom étant une fois devenu
synonyme d'Ogre, on lui sait gré de tout ce qui sort un peu des
habitudes du bourreau. Si l'on trouve dans son histoire qu'il a souri
à un petit enfant et qu'il a mis des bas de soie, cela devient trait
de bonté et d'urbanité. En général, le Paradoxe nous plaît fort. Il
heurte l'idée reçue, et rien n'appelle mieux l'attention sur le
parleur ou l'écrivain.--De là les apologies paradoxales des grands
tueurs de gens.--La Peur, éternelle reine des masses, ayant grossi,
vous dis-je, ces personnages à tous les yeux, met tellement en
lumière leurs moindres actes, qu'il serait malheureux de n'y pas voir
reluire quelque chose de passable. Dans l'un, ce fut tel plaidoyer
hypocrite; en l'autre, telle ébauche de système, tous deux donnant un
faux air d'orateur et de législateur; informes ouvrages où le style,
empreint de la sécheresse et de la brusquerie du combat qui les
enfantait, singe la concision et la fermeté du génie. Mais ces hommes
gorgés de pouvoir et soûlés de sang, dans leur inconcevable orgie
politique, étaient médiocres et étroits dans leurs conceptions,
médiocres et faux dans leurs oeuvres, médiocres et bas dans leurs
actions.--Ils n'eurent quelques moments d'éclat que par une sorte
d'énergie fiévreuse, une rage de nerfs qui leur venait de leurs
craintes d'équilibristes sur la corde, et surtout du sentiment qui
avait comme remplacé leur âme, je veux dire l'émotion continue de
l'assassinat.

Cette émotion, monsieur, poursuivit le Docteur en se croisant les
jambes et prenant une prise de tabac plus à son aise, l'émotion de
l'assassinat tient de la colère, de la peur et du spleen tout à la
fois. Lorsqu'un suicide s'est manqué, si vous ne lui liez les mains,
il redouble (tout médecin le sait). Il en est de même de l'assassin,
il croit se défaire d'un vengeur de son premier meurtre par un
second, d'un vengeur du second par un troisième, et ainsi de suite
pour sa vie entière s'il garde le Pouvoir (cette chose divine et
sainte à jamais à ses yeux myopes!). Il opère alors sur une nation
comme sur un corps qu'il croit gangrené: il coupe, il taille, il
charpente. Il poursuit la tache noire, et cette tache, c'est son
ombre, c'est le mépris et la haine qu'on a de lui: il la trouve
partout. Dans son chagrin mélancolique et dans sa rage, il s'épuise
à remplir une sorte de tonneau de sang percé par le fond, et c'est
aussi là son enfer.

Voilà la maladie qu'avaient ces pauvres gens dont nous parlons,
assez aimables du reste.

Je les ai, je crois, bien connus, comme vous allez voir par les
choses que je vous conterai, et je ne haïssais pas leur conversation;
elle était originale, il y avait du bon et du curieux surtout. Il
faut qu'un homme voie un peu de tout pour bien savoir la vie vers la
fin de la sienne, science bien utile au moment de s'en aller.

Toujours est-il que je les ai vus souvent et bien examinés; qu'ils
n'avaient pas le pied fourchu, qu'ils n'avaient point de tête de
tigre, de hyène et de loup, comme l'ont assuré d'illustres écrivains;
ils se coiffaient, se rasaient, s'habillaient et déjeunaient. Il y en
avait dont les femmes disaient: Qu'il est bien! Il y en avait plus
encore dont on n'eût rien dit s'ils n'eussent rien été; et les plus
laids ont ici d'honnêtes grammairiens et de polis diplomates qui les
surpassent en airs féroces, et dont on dit: Laideur spirituelle!
Idées! idées en l'air! phrases de livres que toutes ces ressemblances
animales! Les hommes sont partout et toujours de simples et faibles
créatures plus ou moins ballottées et contrefaites par leur destinée.
Seulement les plus forts ou les meilleurs se redressent contre elle
et la façonnent à leur gré, au lieu de se laisser pétrir par sa main
capricieuse.

Les Terroristes se laissèrent platement entraîner à l'instinct absurde
de la cruauté et aux nécessités dégoûtantes de leur position. Cela leur
advint à cause de leur médiocrité, comme j'ai dit.

Remarquez bien que, dans l'histoire du monde, tout homme régnant qui
a manqué de grandeur personnelle a été forcé d'y suppléer en plaçant
à sa droite le bourreau comme un ange gardien. Les pauvres Triumvirs
dont nous parlons avaient profondément au coeur la conscience de leur
dégradation morale. Chacun d'eux avait glissé dans une route meilleure,
et chacun d'eux était quelque chose de manqué: l'un, avocat mauvais et
plat; l'autre, médecin ignorant; l'autre, demi-philosophe; un autre,
cul-de-jatte, envieux de tout homme debout et entier.

Intelligences confuses et mérites avortés de corps et d'âme, chacun
d'eux savait donc quel était le mépris public pour lui, et ces rois
honteux, craignant les regards, faisaient luire la hache pour les
éblouir et les abaisser à terre.

Jusqu'au jour où ils avaient établi leur autorité triumvirale et
décemvirale, leur ouvrage n'avait été qu'une critique continuelle,
calomniatrice, hypocrite et toujours féroce des pouvoirs ou des
influences précédentes. Dénonciateurs, accusateurs, destructeurs
infatigables, ils avaient renversé la Montagne sur la Plaine, les
Danton sur les Hébert, les Desmoulins sur les Vergniaud, en présentant
toujours à la Multitude régnante la Méduse des conspirations, dont
toute Multitude est épouvantée, la croyant cachée dans son sang et
dans ses veines. Ainsi, selon leur dire, ils avaient tiré du corps
social une sueur abondante, une sueur de sang; mais, lorsqu'il fallut
le mettre debout et le faire marcher, ils succombèrent à l'essai.
Impuissants organisateurs, étourdis, pétrifiés par la solitude où ils
se trouvèrent tout à coup, ils ne surent que recommencer à se combattre
dans leur petit troupeau souverain. Tout haletants du combat, ils
s'essayaient à griffonner quelque bout de système dont ils n'entre-
voyaient même pas l'application probable: puis ils retournaient à la
tâche plus facile de la monstrueuse saignée. Les trois mois de leur
puissance souveraine furent pour eux comme le rêve d'une nuit de
malade. Ils n'eurent pas la force d'y prendre le temps de penser.
Et, d'ailleurs, la Pensée, la Pensée calme, sainte, forte et péné-
trante, comme je la conçois, est une chose dont ils n'étaient plus
dignes.--Elle ne descend pas dans l'homme qui a horreur de soi.

Ce qui leur restait d'idées pour leur usage dans la conversation,
vous l'allez entendre, comme j'en eus moi-même l'occasion. L'ensemble
de leur vie et les jugements qu'on en porte ne sont pas d'ailleurs ce
qui m'occupe, mais toujours l'idée première de notre conversation,
leurs dispositions envers les Poètes et tous les artistes de leur
temps. Je les prends pour dernier exemple et, comme, après tout, ils
furent la dernière expression du pouvoir Républicain-Démocratique,
ils me seront un type excellent.

Je ne puis que gémir, avec les Républicains sincères et loyaux, du
tort que tous ces hommes-là ont fait au beau nom latin de la chose
publique: je conçois leur haine pour ces malheureux (âmes qui
n'eurent pas une heure de paix), pour ces malheureux qui souillèrent
aux yeux des nations leur forme gouvernementale favorite. Mais, en
cherchant un peu, ne pourront-ils garder la chose avec un autre nom?
La langue est souple. J'en gémis, mais je n'y fus pour rien, je vous
jure.--Je m'en lave les mains, lavez vos noms.




CHAPITRE XXI

UN BON CANONNIER


Il me souvient fort bien que, le 5 thermidor an II de la République,
ou 1794, ce qui m'est totalement indifférent, j'étais assis,
absolument seul, près de ma fenêtre qui donnait sur la place de la
Révolution, et je tournais dans mes doigts la tabatière que j'ai là,
quand on vint sonner à ma porte assez violemment, vers huit heures du
matin.

J'avais alors pour domestique un grand flandrin de fort douce et
paisible humeur, qui avait été un terrible canonnier pendant dix ans,
et qu'une blessure au pied avait mis hors de combat. Comme je
n'entendis pas ouvrir, je me levai pour voir dans l'antichambre ce
que faisait mon soldat. Il dormait, les jambes sur le poêle.

La longueur démesurée de ses jambes maigres ne m'avait jamais frappé
aussi vivement que ce jour-là. Je savais qu'il n'avait pas moins de
cinq pieds neuf pouces quand il était debout; mais je n'en avais
accusé que sa taille et non ses prodigieuse jambes, qui se
développaient en ce moment dans toute leur étendue, depuis le marbre
du poêle jusqu'à la chaise de paille, d'où le reste de son corps et,
en outre, sa tête maigre et longue s'élevaient, pour retomber en
avant en forme de cerceau sur ses bras croisés.--J'oubliai
entièrement la sonnette pour contempler cette innocente et heureuse
créature dans son attitude accoutumée; oui, accoutumée; car, depuis
que les laquais dorment dans les antichambres, et cela date de la
création des antichambres et des laquais, jamais homme ne s'endormit
avec une quiétude plus parfaite, ne sommeilla avec une absence plus
complète de rêves et de cauchemars, et ne fut réveillé avec une
égalité d'humeur aussi grande. Blaireau faisait toujours mon
admiration, et le noble caractère de son sommeil était pour moi une
source éternelle de curieuses observations. Ce digne homme avait
dormit partout pendant dix ans, et jamais il n'avait trouvé qu'un lit
fût meilleur ou plus mauvais qu'un autre. Quelquefois seulement, en
été, il trouvait sa chambre trop chaude, descendait dans la cour,
mettait un pavé sous sa tête et dormait. Il ne s'enrhumait jamais, et
la pluie ne le réveillait pas. Lorsqu'il était debout, il avait l'air
d'un peuplier prêt à tomber. Sa longue taille était voûtée, et les os
de sa poitrine touchaient à l'os de son dos. Sa figure était jaune et
sa peau luisante comme un parchemin. Aucune altération ne s'y pouvait
remarquer en aucune occasion, sinon un sourire de paysan à la fois
niais, fin et doux. Il avait brûlé beaucoup de poudre depuis dix ans
à tout ce qu'il y avait eu d'affaires à Paris, mais jamais il ne
s'était tourmenté beaucoup du point où frappait le boulet. Il servait
son canon en artiste consommé et, malgré les changements de
gouvernement, qu'il ne comprenait guère, il avait conservé un dicton
des anciens de son régiment et ne cessait de dire:

Quand j'ai bien servi ma pièce, le Roi n'est pas mon maître. Il
était excellent pointeur et devenu chef de pièce depuis quelques
mois, quand il fut réformé pour une large entaille qu'il avait reçue
au pied, de l'explosion d'un caisson sauté par maladresse au Champs-
de-Mars. Rien ne l'avait plus profondément affligé que cette réforme,
et ses camarades, qui l'aimaient beaucoup et le trouvaient souvent
nécessaire, l'employaient toujours à Paris et le consultaient dans
les occasions importantes. Le service de son artillerie s'accommodait
assez avec le mien; car, étant rarement chez moi, j'avais rarement
besoin de lui et, souvent, lorsque j'en avais besoin, je me servais
moi-même de peur de l'éveiller. Le citoyen Blaireau avait donc pris,
depuis deux ans, l'habitude de sortir sans m'en demander permission,
mais ne manquait pourtant jamais à ce qu'il nommait l'appel du soir,
c'est-à-dire le moment où je rentrais chez moi, à minuit ou deux
heures du matin. En effet, je l'y trouvais toujours endormi devant
mon feu. Quelquefois il me protégeait, lorsqu'il y avait revue, ou
combat, ou révolution dans la Révolution. En ma qualité de curieux,
j'allais à pied dans les rues, en habit noir, comme me voici, la
canne à la main, comme me voilà. Alors je cherchais de loin les
canonniers (il en faut toujours un peu en révolution) et, quand je
les avais trouvés, j'étais sûr d'apercevoir, au-dessus de leurs
chapeaux et de leurs pompons, la tête longue de mon paisible
Blaireau, qui avait repris l'uniforme et me cherchait de loin avec
ses yeux endormis. Il souriait en m'apercevant, et disait à tout le
monde de laisser passer un citoyen de ses amis. Il me prenait sous le
bras; il me montrait tout ce qu'il y avait à voir, me nommait tous
ceux qui avaient, comme on disait, gagné à la loterie de sainte
Guillotine, et le soir nous n'en parlions pas: c'était un arrangement
tacite. Il recevait ses gages, de ma main, à la fin du mois, et
refusait ses appointements de canonnier de Paris. Il me servait pour
son repos, et servait la nation pour l'honneur. Il ne prenait les
armes qu'en grand seigneur: cela l'arrangeait fort, et moi aussi.

Tandis que je contemplais mon domestique... (ici je dois
m'interrompre et vous dire que c'est pour être compris de vous que
j'ai dit domestique; car, en l'an II, cela s'appelait un associé),
tandis que je le contemplais dans son sommeil, la sonnette allait
toujours son train et battait le plafond avec une vigueur inusitée.
Blaireau n'en dormait que mieux. Voyant cela, je pris le parti
d'aller ouvrir ma porte.

--Vous êtes peut-être au fond un excellent homme, dit Stello.

--On est toujours bon maître quand on n'est pas le maître, répondit
le Docteur-Noir. J'ouvris ma porte.




CHAPITRE XXII

D'UN HONNÊTE VIEILLARD


Je trouvai devant moi deux envoyés d'espèces différentes: un
vieillard et un enfant. Le vieux était poudré assez proprement; il
portait un habit de livrée où la place des galons se voyait encore.
Il m'ôta son chapeau avec beaucoup de respect, mais en même temps il
jeta les yeux avec défiance autour de lui, regarda derrière moi si
personne ne me suivait, et se tint à l'écart sans entrer, comme pour
laisser passer avant lui le jeune garçon qui était arrivé en même
temps et qui secouait encore le cordon de la sonnette par le pied de
biche. Il sonnait sur la mesure de la Marseillaise, qu'il sifflait
(vous savez l'air probablement, en 1832, où nous sommes); il continua
de siffler en me regardant effrontément, et de sonner jusqu'à ce
qu'il fût arrivé à la dernière mesure. J'attendis patiemment et je
lui donnai deux sous en lui disant:

"Recommence-moi ce refrain-là, mon enfant."

Il recommença sans se déconcerter; il avait fort bien compris
l'ironie de mon présent, mais il tenait à me montrer qu'il me
bravait. Il était fort joli de figure, portait sur l'oreille un petit
bonnet rouge tout neuf, et le reste de son habillement déguenillé à
faire soulever le coeur; les pieds nus, les bras nus, et tout à fait
digne du nom de Sans-Culotte.

"Le citoyen Robespierre est malade, me dit-il d'un ton de voix clair
et très impérieux, en fronçant ses petits sourcils blonds. Faut venir
à deux heures le voir."

En même temps il jeta de toute sa force ma pièce de deux sous contre
une des vitres du carré, la mit en morceaux et descendit l'escalier à
cloche-pied en sifflant: Ça ira!

"Que demandez-vous?" dis-je au vieux domestique; et, comme je vis
que celui-là avait besoin d'être rassuré, je lui pris le bras par le
coude et le fis entrer dans l'antichambre.

Le bonhomme referma la porte de l'escalier avec de grandes
précautions, regarda autour de lui encore une fois, s'avança en
rasant la muraille, et me dit à voix basse:

"C'est que... monsieur, c'est que madame la duchesse est bien
souffrante aujourd'hui...

--Laquelle? lui dis-je: voyons, parlez plus vite et plus haut. Je
ne vous ai pas encore vu."

Le pauvre homme parut un peu effrayé de ma brusquerie et, de même
qu'il avait été déconcerté par la présence du petit garçon, il le fut
complètement par la mienne; ses vieilles joues pâles rougirent sur
leurs pommettes; il fut obligé de s'asseoir et des genoux tremblaient
un peu.

"C'est madame de Saint-Aignan, me dit-il timidement et le plus bas
qu'il put.

--Eh bien, lui dis-je, du courage, je l'ai déjà soignée. J'ira la
voir ce matin à la maison Lazare: soyez tranquille, mon ami. La
traite-t-on un peu mieux?

--Toujours de même, dit-il en soupirant; il y a quelqu'un là qui
lui donne un peu de fermeté, mais j'ai bien des raisons de craindre
pour cette personne-là, et alors, certainement, madame succombera.
Oui, telle que je la connais, elle succombera, elle n'en reviendra
pas.

--Bah! bah! mon brave homme, les femmes facilement abattues se
relèvent aisément. Je sais des idées pour soutenir bien des faibles.
J'irai lui parler ce matin."

Le bonhomme voulait bien m'en dire plus long, mais je le pris par la
main et lui dis: "Tenez, mon ami, réveillez-moi mon domestique, si
vous le pouvez, et dites-lui qu'il me faut un chapeau pour sortir."

J'allais le laisser dans l'antichambre et je ne prenais plus garde à
lui, lorsque, en ouvrant la porte de mon cabinet, je m'aperçus qu'il
me suivait, et il entra avec moi. Il avait, en entrant, jeté un long
regard de terreur sur Blaireau, qui n'avait garde de s'éveiller.

"Eh bien, lui dis-je, êtes-vous fou?

--Non, monsieur, je suis suspect, me dit-il.

--Ah! c'est différent. C'est une position assez triste, mais
respectable, repris-je. J'aurais dû vous deviner à cet amour de se
déguiser en domestique qui vous tient tous. C'est une monomanie. Eh
bien, monsieur, j'ai là une grande armoire vide s'il peut vous être
agréable d'y entrer."

J'ouvris les deux battants de l'armoire, et le saluai comme
lorsqu'on fait à quelqu'un les honneurs d'une chambre à coucher.

"Je crains, ajoutai-je, que vous n'y soyez pas commodément; pourtant
j'y ai déjà logé six personnes l'une après l'autre."

C'était ma foi vrai.

Mon bonhomme prit, lorsqu'il fut seul avec moi, un air tout différent
de sa première façon d'être. Il se grandit et se mit à son aise: je
vis un beau vieillard, moins voûté, plus digne, mais toujours pâle.
Sur mes assurances qu'il ne risquait rien et pouvait parler, il osa
s'asseoir et respirer.

"Monsieur, me dit-il en baissant les yeux pour se remettre et
s'efforcer de reprendre la dignité de son rang, monsieur, je veux
sur-le-champ vous mettre au fait de ma personne et de ma visite. Je
suis monsieur de Chénier. J'ai deux fils qui, malheureusement, ont
assez mal tourné: ils ont tous deux donné dans la Révolution. L'un est
Représentant, j'en gémirai toute ma vie, c'est le plus mauvais; l'aîné
est en prison, c'est le meilleur. Il est un peu dégrisé, monsieur,
dans ce moment-ci, et je ne sais vraiment pas plus que lui pourquoi on
me l'a coffré, ce pauvre garçon; car il a fait des écrits bien révolu-
tionnaires et qui ont dû plaire à tous ces buveurs de sang...

--Monsieur, lui dis-je, je vous demanderai la permission de vous
rappeler qu'il y a un de ces buveurs qui m'attend à déjeuner.

--Je le sais, monsieur, mais je croyais que c'était seulement en
qualité de Docteur, profession pour laquelle j'ai la plus haute
vénération car, après les médecins de l'âme, qui sont les prêtres et
tous les ecclésiastiques, généralement parlant, je ne veux excepter
aucun des ordres monastiques, certainement les médecins du corps...

--Doivent arriver à temps pour le sauver, interrompis-je encore en
lui secouant le bras pour le réveiller du radotage qui commençait à
l'assoupir; je connais messieurs vos fils...

--Pour abréger, monsieur, la seule chose qui me console, me dit-il,
c'est que l'aîné, le prisonnier, l'officier, n'est pas poète comme
celui de Charles IX et, par conséquent, lorsque je l'aurai tiré
d'affaire, comme j'espère, avec votre aide, si vous voulez bien le
permettre, il n'attirera pas les yeux sur lui par une publicité
d'auteur.

--Bien jugé, dis-je, prenant mon parti d'écouter.

--N'est-ce pas, monsieur? continua cet excellent homme. André a de
l'esprit, du reste, et c'est lui qui a rédigé la lettre de Louis XVI
à la Convention. Si je me suis travesti, c'est par égard pour vous,
qui fréquentez tous ces coquins-là, et pour ne pas vous compromettre.

--L'indépendance de caractère et le désintéressement ne peuvent
jamais être compromis, dis-je en passant; allez toujours.

--Mort-Dieu! monsieur, reprit-il avec une certaine vieille chaleur
militaire, savez-vous qu'il serait affreux de compromettre un galant
homme comme vous, à qui l'on vient demander un service.

--J'ai déjà eu l'honneur de vous offrir... repris-je en montrant
mon armoire avec galanterie.

--Ce n'est point là ce qu'il me faut, me dit-il; je ne prétends
point me cacher; je veux me montrer, au contraire, plus que jamais.
Nous sommes dans un temps où il faut se remuer, et je ne crains pas
pour ma vieille tête. Mon pauvre André m'inquiète, monsieur; je ne
puis supporter qu'il reste à cette effroyable maison de Saint-Lazare.

--Il faut qu'il reste en prison, dis-je rudement, c'est ce qu'il a
de mieux à faire.

--J'irai...

--Gardez-vous d'aller. Je parlerai...

--Gardez-vous de parler."

Le pauvre homme se tut tout à coup et joignit les mains entre ses
deux genoux avec une tristesse et une résignation capables
d'attendrir les plus durs des hommes. Il me regardait comme un
criminel à la question regardait son juge dans quelque bienheureuse
Époque Organique. Son vieux front nu se couvrit de rides, comme une
mer paisible se couvre de vagues, et ces vagues prirent cours d'abord
du bas en haut par étonnement, puis du haut en bas par affliction.

"Je vois bien, me dit-il, que madame de Saint-Aignan s'est trompée;
je ne vous en veux point, parce que dans ces temps mauvais chacun
suit sa route, mais je vous demande seulement le secret, et je ne
vous importunerai plus, citoyen."

Ce dernier mot me toucha plus que tout le reste, par l'effort que
fit le bon vieillard pour le prononcer. Sa bouche sembla jurer et,
jamais, depuis sa création, le mot de citoyen n'eut un pareil son.
La première syllabe siffla longtemps et les deux autres murmurèrent
rapidement comme le coassement d'une grenouille qui barbote dans un
marais. Il y avait un mépris, une douleur suffocante, un désespoir si
vrai dans ce citoyen, que vous en eussiez frissonné, surtout si vous
eussiez vu le bon vieillard se lever péniblement en appuyant ses deux
mains à veines bleues sur ses deux genoux, pour réussir à s'enlever
du fauteuil. Je l'arrêtai au moment où il allait arriver à se tenir
debout, et je le replaçai doucement sur le coussin.

"Madame de Saint-Aignan ne vous a point trompé, lui dis-je; vous
êtes devant un homme sûr, monsieur. Je n'ai jamais trahi les soupirs
de personne, et j'en ai reçu beaucoup, surtout des derniers soupirs,
depuis quelque temps..."

Ma dureté le fit tressaillir.

"Je connais mieux que vous la situation des prisonniers, et surtout
de celui qui vous doit la vie, et à qui vous pouvez l'ôter si vous
continuez a vous remuer, comme vous dites. Souvenez-vous, monsieur,
que dans les tremblements de terre il faut rester en place et
immobile."

Il ne répondit que par un demi-salut de résignation et de politesse
réservée, et je sentis que j'avais perdu sa confiance par ma rudesse.
Ses yeux étaient plus que baissés et presque fermés quand je
continuai à lui recommander un silence profond et une retraite
absolue. Je lui disais (le plus poliment possible cependant) que tous
les âges ont leur étourderie, toutes les passions leurs imprudences,
et que l'amour paternel est presque une passion.

J'ajoutai qu'il devait penser, sans attendre de moi de plus grands
détails, que je ne m'avançais pas à ce point auprès de lui, dans une
circonstance aussi grave, sans être certain du danger qu'il y aurait
à faire la plus légère démarche; que je ne pouvais lui dire pourquoi,
mais qu'enfin il me pouvait croire; que personne n'était plus avant
que moi dans la confidence des chefs actuels de l'État; que j 'avais
souvent profité des moments favorables de leur intimité pour
soustraire quelques têtes humaines à leurs griffes et les faire
glisser entre leurs ongles; que, cependant, dans cette occasion, une
des plus intéressantes qui se fût offerte, puisqu'il s'agissait de
son fils aîné, intime ami d'une femme que j'avais vu naître et que je
regardais comme mon enfant, je déclarais formellement qu'il fallait
demeurer muet et laisser faire la destinée, comme un pilote sans
boussole et sans étoiles laisse faire le vent quelquefois.--Non!
il est dit qu'il existera toujours des caractères tellement polis,
usés, énervés et débilités par la civilisation, qu'ils se referment
par le froissement d'un mot comme des sensitives. Moi, j'ai parfois
le toucher rude.--A présent j'avais beau parler, il consentait à
tout ce que je conseillais, il tombait d'accord avec moi de tout ce
que je disais; mais je sentais sa politesse à fleur d'eau et un roc
au fond.--C'était l'entêtement des vieillards, ce misérable instinct
d'une volonté myope qui surnage en nous quand toutes nos facultés sont
englouties par le temps, comme un mauvais mât au-dessus d'un vaisseau
submergé.




CHAPITRE XXIII

SUR LES HIÉROGLYPHES DU BON CANONNIER


Je passe aussi rapidement d'une idée à l'autre, que l'oeil de la
lumière à l'ombre. Sitôt que je vis mon discours inutile, je me tus.
M. de Chénier se leva, et je le reconduisis en silence jusqu'à la
porte de l'escalier. Là seulement je ne pus m'empêcher de lui prendre
la main et de la lui serrer cordialement. Le pauvre vieillard! il en
fut ému. Il se retourna, et ajouta d'une voix douce (mais quoi de
plus entêté que la douceur?): "Je suis bien peiné de vous avoir
importuné de ma demande.

--Et moi, lui dis-je, de voir que vous ne voulez pas me comprendre, et
que vous prenez un bon conseil pour une défaite. Vous y réfléchirez,
j'espère."

Il me salua profondément et sortit. Je revins me préparer à partir,
en haussant les épaules. Un grand corps me ferma le passage de mon
cabinet: c'était mon canonnier, c'était Blaireau, réveillé aussi bien
qu'il était en lui. Vous croyez peut-être qu'il pensait à me servir?
--point;--à ouvrir les portes?--pas le moins du monde;--à s'excuser?
--encore moins. Il avait ôté une manche de son habit de canonnier de
Paris, et s'amusait gravement à terminer, de la main droite, avec une
aiguille, un dessin symbolique sur son bras gauche. Il se piquait
jusqu'au sang, semait de la poudre dans les piqûres, l'enflammait, et
se trouvait tatoué pour toujours. C'est un vieil usage des soldats,
comme vous le savez mieux que moi. Je ne pus m'empêcher de perdre
encore trois minutes à considérer cet original.--Je lui pris le bras:
il se dérangea un peu et me l'abandonna avec complaisance et une
satisfaction secrète. Il se regardait le bras avec douceur et vanité.

"Eh! mon garçon, m'écriai-je, ton bras est un almanach de la cour
et un calendrier républicain."

Il se frotta le menton avec un rire de finesse: c'était son geste
favori, et il cracha loin de lui, en mettant sa main devant sa bouche
par politesse. Cela remplaçait chez lui tous les discours inutiles:
c'était son signe de consentement ou d'embarras, de réflexion ou de
détresse, manie de corps de garde, tic de régiment. Je contemplais
sans opposition ce bras héroïque et sentimental.--La dernière
inscription qu'il y avait faite était un bonnet phrygien, placé sur
un coeur, et autour Indivisibilité ou la mort.

"Je vois bien, lui dis-je, que tu n'es pas fédéraliste comme les
Girondins."

Il se gratta la tête. "Non, non, me dit-il, ni la citoyenne Rose non
plus."

Et il me montrait finement une petite rose dessinée avec soin, à
côté du coeur, sous le bonnet.

"Ah! ah! je vois pourquoi tu boites si longtemps, lui dis-je; mais
je ne te dénoncerai pas à ton capitaine.

--Ah! dame! me dit-il, pour être canonnier on n'est pas de pierre,
et Rose est fille d'une dame tricoteuse, et son père est geôlier
à Lazare.--Fameux emploi!" ajouta-t-il avec orgueil.

J'eus l'air de ne pas entendre ce raisonnement, dont je fis mon
profit: il avait l'air aussi de me donner cet avis par mégarde. Nous
nous entendions ainsi parfaitement, toujours selon notre arrangement
tacite.

Je continuai à examiner ses hiéroglyphes de caserne avec l'attention
d'un peintre en miniature. Immédiatement au-dessus du coeur
républicain et amoureux, on voyait peint en bleu un grand sabre, tenu
par un petit blaireau debout, ou, comme on eût dit en langue
héraldique, un blaireau rampant et, au-dessus, en gros caractères
Honneur à Blaireau, le bourreau des crânes!

Je levai vite la tête, comme on ferait pour voir si un portrait est
ressemblant.

"Ceci, c'est toi, n'est-ce pas? Ceci n'est plus pour la politique,
mais pour la gloire?"

Un léger sourire rida la longue figure jaune de mon canonnier, et il
me dit paisiblement:

"Oui, oui, c'est moi. Les crânes sont les six maîtres d'armes à qui
j'ai fait passer l'arme à gauche.

--Cela veut dire tuer, n'est-ce pas?

--Nous disons ça comme ça", reprit-il avec la même innocence.

En effet, cet homme primitif, habile sans le savoir, à la manière
des héros d'Otaïti, avait gravé sur son bras jaune, au bout du sabre
du blaireau, six fleurets renversés, qui semblaient l'adorer.

Je voulais passer outre et remonter au-dessus du coude; mais je vis
qu'il faisait quelque difficulté de relever sa manche.

"Oh! ça, me dit-il, c'est quand j'étais recrue ça ne compte plus à
présent."

Je compris sa pudeur en apercevant une fleur de lis colossale, et
au-dessus: Vivent les Bourbons et sainte Barbe! et amour éternel
à Madeleine!

"Porte toujours des manches longues, mon enfant, lui dis-je, pour
garder ta tête. Je te conseille aussi de n'ouvrir que des bras bien
couverts à la citoyenne Rose.

--Bah! bah! reprit-il d'un air de niaiserie affectée, pourvu que son
père m'ouvre les verrous, quelquefois, entre les heures du guichet,
c'est tout ce qu'il faut pour..."

Je l'interrompis, afin de n'être pas forcé de le questionner.

"Allons, lui dis-je en le frappant sur le bras, tu es un prudent
garçon, tu n'as rien fait de mal depuis que je t'ai mis ici; tu ne
commenceras pas à présent. Accompagne-moi ce matin où je vais:
j'aurai peut-être besoin de toi. Tu me suivras de loin dans le
chemin, et tu n'entreras dans les maisons que si cela te plaît. Que
je te retrouve du moins dans la rue!"

Il s'habilla en bâillant encore deux ou trois fois, se frotta les
yeux et me laissa sortir avant lui, tout disposé à me suivre, son
chapeau à trois cornes sur l'oreille et tenant en main une baguette
blanche aussi longue que lui.




CHAPITRE XXIV

LA MAISON LAZARE


Saint-Lazare est une vieille maison couleur de boue. Ce fut jadis un
Prieuré. Je crois ne me tromper guère en disant qu'on n'acheva de la
bâtir qu'en 1465, à la place de l'ancien monastère de Saint-Laurent,
dont parle Grégoire de Tours, comme vous le savez parfaitement, au
sixième livre de son Histoire, chapitre neuvième. Les rois de France
y faisaient halte deux fois à leur entrée à Paris, ils s'y reposaient
à leur sortie, on les y déposait en les portant à Saint-Denis. En
face le Prieuré était, à cet effet, un petit hôtel dont il ne reste
pas pierre sur pierre, et qui se nommait le Logis du Roi. Le Prieuré
devint caserne, prison d'État et maison de correction pour les
moines, les soldats, les conspirateurs et les filles; on a tour à
tour agrandi, élargi, barricadé et verrouillé ce bâtiment sale, où
tout était alors d'un aspect gris, maussade et maladif. Il me fallut
quelque temps pour me rendre de la place de la Révolution à la rue du
Faubourg-Saint-Denis, où est située cette prison. Je la reconnus de
loin à une sorte de guenille bleue et rouge, toute mouillée de pluie,
attachée à un grand bâton noir planté au-dessus de la porte. Sur un
marbre noir, en grosses lettres blanches, était gravée l'inscription
générale de tous les monuments, l'inscription qui me semblait
l'épitaphe de toute la nation:

Unité, Indivisibilité de la République.
Égalité, Fraternité ou la Mort.

Devant la porte du corps de garde infect, des Sans-Culottes, assis
sur des bancs de chêne, aiguisaient leurs piques dans le ruisseau,
jouaient à la drogue, chantaient la Carmagnole, et ôtaient la
lanterne d'un réverbère pour la remplacer par un homme qu'on voyait
amené du haut du faubourg par des poissardes qui hurlaient le Ça ira!

On me connaissait, on avait besoin de moi, j'entrai. Je frappai à
une porte épaisse, placée à droite sous la voûte. La porte s'ouvrit
à moitié, comme d'elle-même, et comme j'hésitais, attendant qu'elle
s'ouvrît tout à fait, la voix du geôlier me cria: "Allons donc!
entrez donc!"

Et, dès que j'eus mis le pied dans l'intérieur, je sentis le
froissement de la porte sur mes talons, et je l'entendis se refermer
violemment, comme pour toujours, de tout le poids de ses ais massifs,
de ses clous épais, de ses garnitures de fer et de ses verrous.

Le geôlier riait dans les trois dents qui lui restaient.

Ce vieux coquin était accroupi dans un grand fauteuil noir, de ceux
qu'on nomme à crémaillère, parce qu'ils ont de chaque côté des crans
de fer qui soutiennent le dossier et mesurent sa courbe lorsqu'il se
renverse pour servir de lit. Là, dormait et veillait, sans se déranger
jamais, l'immobile portier. Sa figure ridée, jaune, ironique, s'avan-
çait au-dessus de ses genoux, et s'y appuyait par le menton. Ses deux
jambes passaient à droite et à gauche par-dessus les deux bras du
fauteuil, pour se délasser d'être assis à la manière accoutumée, et
il tenait de la main droite ses clefs, de la gauche la serrure de la
porte massive. Il l'ouvrait et la fermait comme par ressort et sans
fatigue.--Je vis derrière son fauteuil une jeune fille debout, les
mains dans les poches de son petit tablier. Elle était toute ronde,
grasse et fraîche, un petit nez retroussé, des lèvres d'enfant, de
grosses hanches, des bras blancs, et une propreté rare en cette
maison. Robe d'étoffe rouge relevée dans les poches, et bonnet blanc
orné d'une grande cocarde tricolore.

Je l'avais déjà remarquée en passant, mais jamais avec attention.
Cette fois, tout rempli des demi-confidences de mon canonnier
Blaireau, je reconnus sa bonne amie Rose, avec ce sentiment inné qui
fait qu'on se dit, sans se tromper, d'un inconnu que l'on désirait
voir: C'est lui.

Cette belle fille avait un air de bonté et de prestance tout à la
fois, qui faisait, à la voir là, l'effet de redoubler la tristesse du
lieu, pour lequel elle ne semblait pas faite. Toute cette fraîche
personne sentait si bien le grand air de la campagne, le village, le
thym et le serpolet, que je mets en fait qu'elle devait arracher un
soupir à chaque prisonnier par sa présence, en leur rappelant les
plaines et les blés.

"C'est une cruauté, dis-je en m'arrêtant, une cruauté véritable que
de montrer cette enfant-là aux détenus."

Elle ne comprit pas plus que si j'eusse parlé grec, et je ne
prétendais pas être compris. Elle fit de grands yeux, montra les plus
belles dents du monde, et cela sans sourire, en ouvrant ses lèvres,
qui s'épanouirent comme un oeillet que l'on presse du doigt.

Le père grogna. Mais il avait la goutte et il ne me dit rien.
J'entrai dans les corridors en tâtant la pierre avec ma canne devant
mes pieds, parce qu'alors les larges et longues avenues humides
étaient sombres et mal éclairées en plein jour, par des réverbères
rouges et infects.

Aujourd'hui que tout devient propre et poli, si vous alliez visiter
Saint-Lazare, vous verriez une belle infirmerie, des cellules neuves
et bien rangées, des murs blanchis, des carreaux lavés, de la lumière,
de l'air, de l'ordre partout. Les geôliers, les guichetiers, les
porte-clefs d'aujourd'hui se nomment directeurs, conducteurs, correc-
teurs, surveillants, portent uniforme bleu à boutons d'argent, parlent
d'une voix douce, et ne connaissent que par ouï-dire leurs anciens
noms, qu'ils trouvent ridicules.

Mais, en 1794, cette noire Maison Lazare ressemblait à une grande
cage d'animaux féroces. Il n'existait là que le vieux bâtiment gris
qu'on y voit encore, bloc énorme et carré. Quatre étages de
prisonniers gémissaient et hurlaient l'un sur l'autre. Au dehors, on
voyait aux fenêtres des grilles, des barreaux énormes, formant en
largeur des anneaux, en hauteur des piques de fer, et entrelaçant de
si près la lance et la chaîne, que l'air y pouvait à peine pénétrer.
Au dedans, trois larges corridors mal éclairés divisaient chaque
étage, coupés eux-mêmes par quarante portes de loges dignes d'enfermer
des loups, et souvent pénétrées d'une odeur de tanière; de lourdes
grilles de fer massives et noires au bout de chaque corridor et, à
toutes les portes des loges, de petites ouvertures carrées et grillées,
que l'on nomme guichets, et que les geôliers ouvrent en dehors pour
surprendre et surveiller le prisonnier à toute heure.

Je traversai, en entrant, la grande cour vide où l'on rangeait
d'ordinaire les terribles chariots destinés à emporter des charges de
victimes. Je grimpai sur le perron à demi détruit par lequel elles
descendaient pour monter dans leur dernière voiture.

Je passai un lieu abominable, humide et sinistre, usé par le
frottement des pieds, brisé et marqué sur les murs, comme s'il s'y
passait chaque jour quelque combat. Une sorte d'auge pleine d'eau,
d'une mauvaise odeur, en était le seul meuble. Je ne sais ce qu'on
y faisait, mais ce lieu se nommait et se nomme encore Casse-Gueule.

J'arrivai au préau, large et laide cour enchâssée dans de hautes
murailles; le soleil y jette quelquefois un rayon triste, du haut
d'un toit. Une énorme fontaine de pierre est au milieu, quatre
rangées d'arbres autour. Au fond, tout au fond, un Christ blanc sur
une croix rouge, rouge d'un rouge de sang.

Deux femmes étaient au pied de ce grand Christ, l'une très jeune, et
l'autre très âgée. La plus jeune priait à deux genoux, à deux mains,
la tête baissée, et fondant en larmes; elle ressemblait tant à la
belle princesse de Lamballe, que je détournai la tête. Ce souvenir
m'était odieux.

La plus âgée arrosait deux vignes qui poussaient lentement au pied
de la croix. Les vignes y sont encore. Que de gouttes et de larmes
ont arrosé leurs grappes, rouges et blanches comme le sang et les
pleurs!

Un guichetier lavait son linge, en chantant, dans la fontaine du
milieu. J'entrai dans les corridors et, à la douzième loge du rez-de
-chaussée, je m'arrêtai. Un porte-clefs vint, me toisa, me reconnut,
mit sa patte grossière sur la main plus élégante du verrou, et
l'ouvrit.--J'étais chez madame la duchesse de Saint-Aignan.




CHAPITRE XXV

UNE JEUNE MÈRE


Comme le porte-clefs avait ouvert brusquement la porte, j'entendis
un petit cri de femme, et je vis que madame de Saint-Aignan était
surprise, et honteuse de l'être. Pour moi, je ne fus, étonné que
d'une chose à laquelle je ne pouvais m'accoutumer: c'était la grâce
parfaite et la noblesse de son maintien, son calme, sa résignation
douce, sa patience d'ange et sa timidité imposante. Elle se faisait
obéir, les yeux baissés, par un ascendant que je n'ai vu qu'à elle.
Cette fois, elle était déconcertée de notre entrée; mais elle s'en
tira à merveille, et voici comment.

Sa cellule était petite et brûlante, exposée au midi, et thermidor
était, je vous assure, tout aussi chaud que l'eût été juillet à sa
place... Madame de Saint-Aignan n'avait d'autre moyen de se garantir
du soleil, qui tombait d'aplomb dans sa pauvre petite chambre, que de
suspendre à la fenêtre un grand châle, le seul, je pense, qu'on lui
eût laissé. Sa robe très simple était fort décolletée, ses bras
étaient nus, ainsi que tout ce que laisserait voir une robe de bal,
mais rien de plus que cela. C'était peu pour moi, mais beaucoup trop
pour elle. Elle se leva en disant: "Eh! mon Dieu!" et croisa ses
deux bras sur sa poitrine, comme une baigneuse surprise l'aurait pu
faire. Tout rougit en elle, depuis le front jusqu'au bout des doigts,
et ses yeux se mouillèrent un instant.

Ce fut une impression très passagère. Elle se remit bientôt en
voyant que j'étais seul et, jetant sur ses épaules une sorte de
peignoir blanc, elle s'assit sur le bord de son lit pour m'offrir une
chaise de paille, le seul meuble de sa prison.--Je m'aperçus alors
qu'un de ses pieds était nu, et qu'elle tenait à la main un petit bas
de soie noir et brodé à jour.

"Bon Dieu! dis-je; si vous m'aviez fait dire un mot de plus...

--La pauvre reine en a fait autant!" dit-elle vivement, et elle
sourit avec une assurance et une dignité charmantes, en levant ses
grands yeux sur moi; mais bientôt sa bouche reprit une expression
grave, et je remarquai sur son noble visage une altération profonde
et nouvelle, ajoutée à sa mélancolie accoutumée.

"Asseyez-vous! asseyez-vous! me dit-elle en parlant vite, d'une voix
altérée et avec une prononciation saccadée. Depuis que ma grossesse
a été déclarée, grâce à vous, et je vous en dois...

--C'est bon, c'est bon, dis-je en l'interrompant à mon tour, par
aversion pour les phrases.

--J'ai un sursis, continua-t-elle; mais il va, dit-on, arriver des
chariots aujourd'hui, et ils ne partiront pas vides pour le tribunal
révolutionnaire."

Ici ses yeux s'attachèrent à la fenêtre et me parurent un peu égarés.

"Les chariots, les terribles chariots! dit-elle. Leurs roues
ébranlent tous les murs de Saint-Lazare! Le bruit de leurs roues
m'ébranle tous les nerfs. Comme ils sont légers et bruyants quand ils
roulent sous la voûte en entrant, et comme ils sont lents et lourds
en sortant avec leur charge!--Hélas! ils vont venir se remplir
d'hommes, de femmes et d'enfants aujourd'hui, à ce que j'ai entendu
dire. C'est Rose qui l'a dit dans la cour, sous ma fenêtre, en
chantant. La bonne Rose a une voix qui fait du bien à tous les
prisonniers. Cette pauvre petite!"

Elle se remit un peu, se tut un moment, passa sa main sur ses yeux
qui s'attendrissaient, et reprenant son air noble et confiant:

"Ce que je voulais vous demander, me dit-elle en appuyant légèrement
le bout de ses doigts sur la manche de mon habit noir, c'est un moyen
de préserver de l'influence de mes peines et de mes souffrances
l'enfant que je porte dans mon sein. J'ai peur pour lui..."

Elle rougit; mais elle continua malgré la pudeur, et la soumit à
entendre ce qu'elle voulait me dire...

Elle s'animait en parlant.

"Vous autres hommes, et vous, tout docteur que vous êtes, vous ne
savez pas ce que c'est que cette fierté et cette crainte que ressent
une femme dans cet état. Il est vrai que je n'ai vu aucune femme
pousser aussi loin que moi ces terreurs."

Elle leva les yeux au ciel.

"Mon Dieu! quel effroi divin! quel étonnement toujours nouveau!
Sentir un autre coeur battre dans mon coeur, une âme angélique se
mouvoir dans mon âme troublée, et y vivre d'une vie mystérieuse qui
ne lui sera jamais comptée, excepté par moi qui la partage! Penser
que tout ce qui est agitation pour moi est peut-être souffrance pour
cette créature vivante et invisible, que mes craintes peuvent lui
être des douleurs, mes douleurs des angoisses, mes angoisses la mort!
--Quand j'y pense, je n'ose plus remuer ni respirer. J'ai peur de
mes idées, je me reproche d'aimer comme de haïr, de crainte d'être
émue.--Je me vénère, je me redoute comme si j'étais une sainte.
--Voilà mon état."

Elle avait l'air d'un ange en parlant ainsi, et elle pressait ses
deux bras croisés sur sa ceinture, qui commençait à peine à s'élargir
depuis deux mois.

"Donnez-moi une idée qui me reste toujours présente là, dans l'esprit,
poursuivit-elle en me regardant fixement, et qui m'empêche de faire
mal à mon fils."

Ainsi, comme toutes les jeunes mères que j'ai connues, elle disait
d'avance mon fils, par un désir inexplicable et une préférence
instinctive. Cela me fit sourire malgré moi.

"Vous avez pitié de moi, dit-elle; je le vois bien, allez!--Vous
savez que rien ne peut cuirasser notre pauvre coeur au point de
l'empêcher de bondir, de faire tressaillir tout notre être, de
marquer au front nos enfants pour le moindre de nos désirs.

"Cependant, poursuivit-elle en laissant tomber sa belle tête, avec
abandon, sur sa poitrine, il est de mon devoir d'amener mon enfant
jusqu'au jour de sa naissance, qui sera la veille de ma mort. On ne
me laisse sur la terre que pour cela, je ne suis bonne qu'à cela, je
ne suis rien que la frêle coquille qui le conserve, et qui sera
brisée après qu'il aura vu le jour. Je ne suis pas autre chose! pas
autre chose, monsieur! Croyez-vous... (et elle me prit la main),
croyez-vous qu'on me laisse au moins quelques bonnes heures pour le
regarder quand il sera né?--S'ils vont me tuer tout de suite, ce
sera bien cruel, n'est-ce pas? Eh bien, si j'ai seulement le temps
de l'entendre crier et de l'embrasser tout un jour, je leur
pardonnerai, je crois, tant je désire ce moment-là!"

Je ne pouvais que lui serrer les mains; je les baisai avec un
respect religieux et sans rien dire, crainte de l'interrompre.

Elle se mit à sourire avec toute la grâce d'une jolie femme de
vingt-quatre ans, et ses larmes parurent joyeuses un moment.

"Il me semble toujours que vous savez tout, vous. Il me semble qu'il
n'y a qu'à dire: Pourquoi? et que vous allez répondre, vous.
--Pourquoi, dites-moi, une femme est-elle tellement mère qu'elle est
moins toute autre chose? moins amie, moins fille, moins épouse même,
et moins vaine, moins délicate, et peut-être moins pensante?--Qu'un
enfant qui n'est rien soit tout!--Que ceux qui vivent soient moins
que lui! c'est injuste, et cela est. Pourquoi cela est-il?--Je me
le reproche.

--Calmez-vous! calmez-vous! lui dis-je; vous avez un peu de fièvre,
vous parlez vite et haut. Calmez-vous.

--Eh! mon Dieu! cria-t-elle, celui-là, je ne le nourrirai pas!"

En disant cela, elle me tourna le dos tout d'un coup, et se jeta la
figure sur son petit lit, pour y pleurer quelque temps sans se
contraindre devant moi: son coeur débordait.

Je regardais avec attention cette douleur si franche qui ne
cherchait point à se cacher, et j'admirais l'oubli total où elle
était de la perte de ses biens, de son rang, des recherches délicates
de la vie. Je retrouvais en elle ce qu'à cette époque j'eus souvent
occasion d'observer; c'est que ceux qui perdent le plus sont toujours
aussi ceux qui se plaignent le moins.

L'habitude du grand monde et d'une continuelle aisance élève l'esprit
au-dessus du luxe que l'on voit tous les jours, et ne plus le voir est
à peine une privation. Une éducation élégante donne le dédain des
souffrances physiques, et ennoblit, par un doux sourire de pitié, les
soins minutieux et misérables de la vie, apprend à ne compter pour
quelque chose que les peines de l'âme, à voir sans surprise une chute
mesurée d'avance par l'instruction, les méditations religieuses, et
même toutes les conversations des familles et des salons, et surtout
à se mettre au-dessus de la puissance des événements par le sentiment
de ce qu'on vaut.

Madame de Saint-Aignan avait, je vous assure, autant de dignité en
cachant sa tête sur la couverture de laine de son lit de sangle, que
je lui en avais vu lorsqu'elle appuyait son front sur ses meubles de
soie. La dignité devient à la longue une qualité qui passe dans le
sang, et de là dans tous les gestes, qu'elle ennoblit. Il ne serait
venu à la pensée de personne de trouver ridicule ce que je vis mieux
que jamais en ce moment, c'est-à-dire le joli petit pied nu que j'ai
dit, croisé sur l'autre que chaussait un bas de soie noir. Je n'y
pense même à présent que parce qu'il y a des traits caractéristiques
dans tous les tableaux de ma vie, qui ne s'effacent jamais de ma
mémoire. Malgré moi, je la revois ainsi. Je la peindrais dans cette
attitude.

Comme on ne pleure guère une journée de suite, je regardai mes deux
montres: je vis à l'une dix heures et demie, à l'autre onze heures
précises; je pris le terme moyen, et jugeai qu'il devait être dix
heures trois quarts. J'avais du temps, et je me mis à considérer la
chambre, et particulièrement ma chaise de paille.




CHAPITRE XXVI

UNE CHAISE DE PAILLE


Comme j'étais placé de côté sur cette chaise, ayant le dossier sous
mon bras gauche, je ne pus m'empêcher de le considérer. Ce dossier
fort large était devenu noir et luisant, non à force d'être bruni et
ciré, mais par la quantité de mains qui s'y étaient posées, qui
l'avaient frotté dans les crispations de leur désespoir; par la
quantité de pleurs qui avaient humecté le bois, et par les morsures
de la dent même des prisonniers. Des entailles profondes, de petites
coches, des marques d'ongles, sillonnaient ce dos de chaise. Des
noms, des croix, des lignes, des signes, des chiffres, y étaient
gravés au couteau, au canif, au clou, au verre, au ressort de montre,
à l'aiguille, à l'épingle.

Ma foi! je devins si attentif à les examiner, que j'en oubliai presque
ma pauvre petite prisonnière. Elle pleurait toujours; moi, je n'avais
rien à lui dire, si ce n'est: Vous avez raison de pleurer; car lui
prouver qu'elle avait tort m'eût été impossible, et, pour m'attendrir
avec elle, il aurait fallu pleurer encore plus fort. Non, ma foi!

Je la laissai donc continuer, et je continuai, moi, la lecture de ma
chaise.

C'étaient des noms, charmants quelquefois, quelquefois bizarres,
rarement communs, toujours accompagnés d'un sentiment ou d'une idée.
De tous ceux qui avaient écrit là, pas un n'avait en ce moment sa
tête sur ses épaules. C'était un album que cette planche! Les
voyageurs qui s'y étaient inscrits étaient tous au seul port où nous
soyons sûrs d'arriver, et tous parlaient de leur traversée avec
mépris et sans beaucoup de regrets, sans espoir non plus d'une vie
meilleure, ou seulement d'une vie nouvelle, ou d'une autre vie où
l'on se sente vivre. Ils paraissaient s'en peu soucier. Aucune foi
dans leurs inscriptions, aucun athéisme non plus; mais quelques élans
de passions cachées, secrètes, profondes, indiquées vaguement par le
prisonnier présent au prisonnier à venir, dernier legs du mort au
mourant.

Quand la foi est morte au coeur d'une nation vieillie, ses cimetières
(et ceci en était un) ont l'aspect d'une décoration païenne. Tel est
votre Père-Lachaise. Amenez-y un Indou de Calcutta, et demandez-lui:
"Quel est ce peuple dont les morts ont sur leur poussière des jardins
tout petits remplis de petites urnes, de colonnes d'ordre dorique ou
corinthien, de petites arcades de fantaisie à mettre sur sa cheminée
comme pendules curieuses; le tout bien badigeonné, marbré, doré,
enjolivé, vernissé; avec des grillages tout autour, pareils aux cages
des serins et des perroquets; et, sur la pierre, des phrases semi-
françaises de sensiblerie Riccobonienne, tirées des romans qui font
sangloter les portières et dépérir toutes les brodeuses?"

L'Indou sera embarrassé; il ne verra ni pagodes, ni Brahma, ni
statues de Wichnou aux trois têtes, aux jambes croisées et aux sept
bras; il cherchera le Lingam, et ne le trouvera pas; il cherchera le
turban de Mahomet, et ne le trouvera pas; il cherchera la Junon des
morts, et ne la trouvera pas; il cherchera la Croix, et ne la
trouvera pas, ou, la démêlant avec peine à quelques détours d'allées,
enfouie dans des bosquets et honteuse comme une violette, il
comprendra bien que les Chrétiens font exception dans ce grand
peuple; il se grattera la tête en la balançant et jouant avec ses
boucles d'oreilles en les faisant tourner rapidement comme un jongleur.
Et, voyant des noces bourgeoises courir, en riant, dans les chemins
sablés, et danser sous les fleurs et sur les fleurs des morts, remar-
quant l'urne qui domine le tombeau; n'ayant vu que rarement: Priez
pour lui, pour son âme, il vous répondra: "Très certainement ce peuple
brûle ses morts et enferme leurs cendres dans ces urnes. Ce peuple
croit qu'après la mort du corps tout est dit pour l'homme. Ce peuple
a coutume de se réjouir de la mort de ses pères, et de rire sur leurs
cadavres, parce qu'il hérite enfin de leurs biens, ou parce qu'il les
félicite d'être délivrés du travail et de la souffrance. Puisse Siwa,
aux boucles dorées et au col d'azur, adoré de tous les lecteurs du
Véda, me préserver de vivre parmi ce peuple qui, pareil à la fleur
dou-rouy, a comme elle deux faces trompeuses !"

Oui, le dossier de la chaise qui m'occupait et qui m'occupe encore
était tout pareil à nos cimetières. Une idée religieuse pour mille
indifférentes, une croix sur mille urnes.

J'y lus:

Mourir?--Dormir.
ROUGEOT DE MONTCRIF,
Garde du corps.

Il avait apporté, me dis-je, la moitié d'une idée d'Hamlet. C'est
toujours penser.

Frailty, thy name is woman!
J.F. Gauthier.

A quelle femme pensait celui-là? me demandai-je. C'est bien le moment
de se plaindre de leur fragilité!--Eh! Pourquoi pas? me dis-je ensuite
en lisant sur la liste des prisonniers sur le mur: âgé de vingt-six
ans, ex-page du tyran.--Pauvre page! une jalousie d'amour le suivait
à Saint-Lazare! Ce fut peut-être le plus heureux des prisonniers. Il
ne pensait pas à lui-même. Oh! le bel âge où l'on rêve d'amour sous le
couteau!

Plus bas, entouré de festons et de lacs d'amour, un nom d'imbécile:

Ici a gémi dans les fers Agricola-Adorable Franconville, de la
section Brutus, bon patriote, ennemi du Négocantisme, ex-huissier,
ami du Sans-Culottisme. Il ira au néant avec un Républicanisme sans
tache.

Je détournai un moment la tête à demi pour voir si ma douce
prisonnière était un peu remise de son trouble; mais, comme
j'entendais toujours ses pleurs, je ne voulus pas les voir, décidé à
ne pas l'interroger, de peur de redoublement; il me parut d'ailleurs
qu'elle m'avait oublié et je continuai.

Une petite écriture de femme, bien fine et déliée:

Dieu protège le roi Louis XVII et mes pauvres parents.
MARIE DE SAINT-CHAMANS,
Agée de quinze ans.

Pauvre enfant, j'ai retrouvé hier son nom, et vous le montrerai sur
une liste annotée de la main de Robespierre. Il y a en marge:

"Beaucoup prononcée en fanatisme et contre la liberté, quoique très
jeune."

Quoique très jeune! Il avait eu un moment de pudeur, le galant homme!

En réfléchissant, je me retournai. Madame de Saint-Aignan, entièrement
et toujours abandonnée à son chagrin, pleurait encore. Il est vrai que
trois minutes m'avaient suffi, comme vous pensez bien, pour lire, et
lire lentement, ce qu'il me faut bien plus de temps pour me rappeler
et vous raconter.

Je trouvai pourtant qu'il y avait une sorte d'obstination ou de
timidité à conserver cette attitude aussi longtemps. Quelquefois on
ne sait par quel chemin revenir d'un éclat de douleur, surtout en
présence des caractères puissants et contenus, qu'on appelle froids
parce qu'ils renferment des pensées et des sensations hors de la
mesure commune, et qui ne tiendraient pas dans des dialogues
ordinaires. Quelquefois aussi on ne peut pas en revenir, à moins que
l'interlocuteur ne fasse quelque question sentimentale. Moi, cela
m'embarrasse. Je me retournai encore, comme pour suivre l'histoire de
ma chaise et de ceux qui y avaient veillé, pleuré, blasphémé, prié ou
dormi.




CHAPITRE XXVII

UNE FEMME EST TOUJOURS UN ENFANT


J'eus le temps de lire encore ceci, qui vous fera battre le coeur:

Souffre, ô Coeur gros de haine, affamé de justice;
Toi, Vertu, pleure si je meurs.

Point de signature, et plus bas:

J'ai vu sur d'autres yeux qu'Amour faisait sourire,
Ses doux regards s'attendrir et pleurer;
Et du miel le plus doux que sa bouche respire
Un autre s'enivrer.

Comme j 'approchais minutieusement les yeux de l'écriture, y portant
aussi la main, je sentis sur mon épaule une main qui n'était point
pesante. Je me retournai: c'était la gracieuse prisonnière, le visage
encore humide, les joues moites, les lèvres humectées, mais ne
pleurant plus. Elle venait à moi, et je sentis, à je ne sais quoi,
que c'était pour s'arracher du coeur quelque chose de difficile à
dire et que je n'y avais pas voulu prendre.

Il y avait dans ses regards et sa tête penchée quelque chose de
suppliant qui disait tout bas:

"Mais interrogez-moi donc!

--Eh bien, quoi? lui dis-je tout haut en détournant la tête seulement.

--N'effacez pas cette écriture-là, dit-elle d'une voix douce et
presque musicale, en se penchant tout à fait sur mon épaule. Il était
dans cette cellule; on l'a transféré dans une autre chambre, dans
l'autre cour. M. de Chénier est tout à fait de nos amis, et je suis
bien aise de conserver ce souvenir de lui pendant le temps qui me
reste."

Je me retournai, et je vis une sorte de sourire effleurer sa bouche
sérieuse.

"Que pourraient vouloir dire ces derniers vers? continua-t-elle. On
ne sait vraiment pas quelle jalousie ils expriment.

--Ne furent-ils pas écrits avant qu'on vous eût séparée de M. le duc
de Saint-Aignan?" lui dis-je avec indifférence.

Depuis un mois, en effet, son mari avait été transféré dans le corps
de logis le plus éloigné d'elle.

Elle sourit sans rougir.

"Ou bien, poursuivis-je sans remarquer, seraient-ils faits pour
mademoiselle de Coigny?"

Elle rougit sans sourire cette fois, et retira ses bras de mon épaule
avec un peu de dépit. Elle fit un tour dans la chambre.

"Qui peut, dit-elle, vous faire soupçonner cela? Il est vrai que cette
petite est bien coquette; mais c'est une enfant. Et, poursuivit-elle
avec un air de fierté, je ne sais pas comment on peut penser qu'un
homme d'esprit comme M. de Chénier soit occupé d'elle à ce point-là.

--Ah! jeune femme, pensai-je en l'écoutant, je sais bien ce que tu
veux que l'on te dise; mais j'attendrai. Fais encore un pas vers moi."

Voyant ma froideur, elle prit un grand air et vint à moi comme une
reine.

"J'ai une très haute idée de vous, monsieur, me dit-elle, et je veux
vous le prouver en vous confiant cette boîte qui renferme un
médaillon précieux. Il est question, dit-on, de fouiller une seconde
fois les prisons. Nous fouiller, c'est nous dépouiller. Jusqu'à ce
que cette inquiétude soit passée, soyez assez bon pour garder ceci.
Je vous le redemanderai quand je me croirai en sûreté pour tout;
hormis pour la vie, dont je ne parle pas.

--Bien entendu, dis-je.

--Vous êtes franc au moins, dit-elle en riant malgré le peu d'envie
qu'elle en eût, mais vous vous adressez bien, et je vous remercie de
me connaître assez de courage pour qu'on puisse me parler gaiement de
ma mort."

Elle prit sous son chevet une petite boîte de maroquin violet, dans
laquelle un ressort ouvert me fit entrevoir une peinture. Je pris la
boîte, et, la serrant avec le pouce, je la refermai à dessein. Je
baissais les yeux, je faisais la moue, je balançais la tête d'un air
de président; enfin j'avais l'air doctoral et distrait d'un homme
qui, par délicatesse, ne veut même pas savoir ce qu'il se charge de
conserver en dépôt.--Je l'attendais là.

"Mon Dieu, dît-elle, que n'ouvrez-vous cette boîte? je vous le
permets.

--Eh! madame la duchesse, lui dis-je, croyez bien que la nature du
dépôt ne peut influer sur ma discrétion et ma fidélité. Je ne veux
pas savoir ce que renferme la boite."

Elle prit un autre ton un peu bref, absolu et vif.

"Ah çà! je ne veux point que vous pensiez que ce soit un mystère:
c'est la chose la plus simple du monde. Vous savez que M. de Saint-
Aignan, à vingt-sept ans, est à peu près du même âge que M. de
Chénier. Vous avez pu remarquer qu'ils ont beaucoup d'attachement
l'un pour l'autre. M. de Chénier s'est fait peindre ici: il nous a
fait promettre de conserver ce souvenir si nous lui survivions. C'est
un quine à la loterie, mais enfin nous avons promis; et j'ai voulu
garder moi-même ce portrait, qui certainement serait celui d'un grand
homme si on connaissait les choses qu'il m'a lues.

--Quoi donc?" dis-je d'un air surpris.

Elle fut bien aise de mon étonnement, et prit à son tour un air de
discrétion en se reculant un peu.

"Il n'y a que moi, absolument que moi, qui aie la confidence de ses
idées, dit-elle, et j'ai donné ma parole de n'en rien révéler à qui
que ce soit, même à vous. Ce sont des choses d'un ordre très élevé.
Il se plaît à en causer avec moi.

--Et quelle autre femme pourrait l'entendre?" dis-je en courtisan
véritable; car depuis longtemps une autre femme et M. de Pange m'en
avaient donné des fragments.

Elle me tendit la main: c'était tout ce qu'elle voulait. Je baisai
le bout effilé de ses doigts blancs, et je ne pus empêcher mes lèvres
de dire sur sa main en l'effleurant: "Hélas! madame, ne dédaignez
pas mademoiselle de Coigny, car une femme est toujours un enfant."




CHAPITRE XXVIII

LE RÉFECTOIRE


On m'avait enfermé, selon l'usage, avec la gracieuse prisonnière;
comme je tenais encore sa main, les verrous s'ouvrirent, un
guichetier cria:

"Bérenger, femme Aignan!--Allons! hé! au réfectoire! Ho hé!

--Voilà, me dit-elle avec une voix bien douce et un sourire très
fin, voilà mes gens qui m'annoncent que je suis servie."

Je lui donnai le bras, et nous entrâmes dans une grande salle au rez-
de-chaussée, en baissant la tête pour passer les portes basses et les
guichets.

Une table large et longue, sans linge, chargée de couverts de plomb,
de verres d'étain, de cruches de grès, d'assiettes de faïence bleue;
des bancs de bois de chêne noir, luisant, usé, rocailleux et sentant
le goudron; des pains ronds entassés dans des paniers; des piliers
grossièrement taillés posant leurs pieds lourds sur des dalles
fendues, et supportant de leur tête informe un plancher enfumé;
autour de la salle, des murs couleur de suie, hérissés de piques mal
montées et de fusils rouillés, tout cela éclairé par quatre gros
réverbères à fumée noire, et rempli d'un air de cave humide qui
faisait tousser en entrant voilà ce que je trouvai.

Je fermai les yeux un instant pour mieux voir ensuite. Ma résignée
prisonnière en fit autant. Nous vîmes, en les ouvrant, un cercle de
quelques personnes qui s'entretenaient à l'écart. Leur voix douce et
leur ton poli et réservé me firent deviner des gens bien élevés. Ils
me saluèrent de leur place et se levèrent quand ils aperçurent la
duchesse de Saint-Aignan. Nous passâmes plus loin.

A l'autre bout de la table était un autre groupe plus nombreux, plus
jeune, plus vif, tout remuant, bruyant et riant; un groupe pareil à
un grand quadrille de la Cour en négligé, le lendemain du bal.
C'étaient des jeunes personnes assises à droite et à gauche de leur
grand'-tante; c'étaient des jeunes gens chuchotant, se parlant à
l'oreille, se montrant du doigt avec ironie ou jalousie; on entendait
des demi-rires, des chansonnettes, des airs de danse, des glissades,
des pas, des claquements de doigts remplaçant castagnettes et
triangles; on s'était formé en cercle, on regardait quelque chose qui
se passait au milieu d'un groupe nombreux. Ce quelque chose causait
d'abord un moment d'attente et de silence, puis un éclat bruyant de
blâme ou d'enthousiasme, des applaudissements ou des murmures de
mécontentement, comme après une scène bonne ou mauvaise. Une tête
s'élevait tout à coup, et tout à coup on ne la voyait plus.

"C'est quelque jeu innocent", dis-je en faisant lentement le tour de
la grande table longue et carrée.

Madame de Saint-Aignan s'arrêta, s'appuya sur la table et quitta mon
bras pour presser sa ceinture de l'autre main, son geste accoutumé.

"Eh! mon Dieu, n'approchons pas! c'est encore leur horrible jeu, me
dit-elle; je les avais tant priés de ne plus recommencer! mais les
conçoit-on! C'est d'une dureté inouïe!--Allez voir cela, je reste
ici."

Je la laissai s'asseoir sur le banc, et j'allai voir.

Cela ne me déplut pas tant qu'à elle, moi. J'admirai, au contraire,
ce jeu de prison, comparable aux exercices des gladiateurs. Oui,
monsieur, sans prendre les choses aussi pesamment et gravement que
l'antiquité, la France a autant de philosophie quelquefois. Nous
sommes latinistes de père en fils pendant notre première jeunesse, et
nous ne cessons de faire des stations et d'adorer devant les mêmes
images où ont prié nos pères. Nous avons tous, à l'école, crié
miracle sur cette étude de mourir avec grâce que faisaient les
esclaves du peuple romain. Eh bien, monsieur, j'en vis faire là tout
autant, sans prétention, sans apparat, en riant, en plaisantant, en
disant mille mots moqueurs aux esclaves du peuple souverain.

"A vous, madame de Périgord, dit un jeune homme en habit de soie
bleue rayée de blanc, voyons comment vous monterez.

--Et ce que vous montrerez, dit un autre.

--A l'amende, cria-t-on, voilà qui est trop libre et de mauvais ton.

--Mauvais ton tant qu'il vous plaira, dit l'accusé; mais le jeu n'est
pas fait pour autre chose que pour voir laquelle de ces dames montera
le plus décemment.

--Quel enfantillage! dit une femme fort agréable, d'environ trente
ans; moi, je ne monterai pas si la chaise n'est pas mieux placée.

--Oh! oh! c'est une honte, madame de Périgord, dit une femme; la
liste de nos noms porte Sabine Vériville devant le vôtre: montez en
Sabine, voyons!

--Je n'en ai pas le costume, fort heureusement. Mais où mettre le
pied?" dit la jeune femme embarrassée.

On rit. Chacun s'avança, chacun se baissa, chacun gesticula, montra,
décrivit:

"Il y a une planche ici.--Non, là.--Haute de trois pieds.--De deux
seulement.--Pas plus haute que la chaise.--Moins haute.--Vous vous
trompez.--Qui vivra verra.--Au contraire, qui mourra verra."

Nouveau rire.

"Vous gâtez le jeu, dit un homme grave, sérieusement dérangé, et
lorgnant les pieds de la jeune femme.

--Voyons. Faisons bien les conditions, reprit madame de Périgord au
milieu du cercle. Il s'agit de monter sur la machine.

--Sur le théâtre, interrompit une femme.

--Enfin sur ce que vous voudrez, continua-t-elle, sans laisser sa
robe s'élever à plus de deux pouces au-dessus de la cheville du pied.
M'y voilà."

En effet, elle avait volé sur la chaise, où elle resta debout.

On applaudit.

"Et puis après? dit-elle gaiement.

--Après? Cela ne vous regarde plus, dit l'un.

--Après? La bascule, dit un gros guichetier en riant.

--Après? N'allez pas haranguer le peuple, dit une chanoinesse de
quatre-vingts ans; il n'y a rien qui soit de plus mauvais goût.

--Et plus inutile ", dis-je.

M. de Loiserolles lui offrit la main pour descendre de la chaise; le
marquis d'Usson, M. de Micault, conseiller au parlement de Dijon, les
deux jeunes Trudaine, le bon M. de Vergennes, qui avait soixante-
seize ans, s'avancèrent aussi pour l'aider. Elle ne donna la main à
personne et sauta comme pour descendre de voiture, aussi décemment,
aussi gracieusement, aussi simplement.

"Ah! ah! nous allons voir à présen!" s'écria-t-on de tous côtés.

Une jeune, très jeune personne, s'avançait avec l'élégance d'une
fille d'Athènes, pour aller au milieu du cercle; elle dansa en
marchant, à la manière des enfants, puis s'en aperçut, s'efforça
d'aller tranquillement et marcha en dansant, en se soulevant sur les
pieds, comme un oiseau qui sent ses ailes. Ses cheveux noirs en
bandeaux, rejetés en arrière en couronne, tressés avec une chaîne
d'or, lui donnaient l'air de la plus jeune des muses: c'était une
mode grecque, qui commençait à remplacer la poudre. Sa taille aurait
pu, je crois, avoir pour ceinture le bracelet de bien des femmes. Sa
tête, petite, penchée en avant avec grâce, comme celle des gazelles
et des cygnes; sa poitrine faible et ses épaules un peu courbées, à
la manière des jeunes personnes qui grandissent, ses bras minces et
longs, tout lui donnait un aspect élégant et intéressant à la fois.
Son profil régulier, sa bouche sérieuse, ses yeux tout noirs, ses
sourcils sévères et arqués, comme ceux des Circassiennes, avaient
quelque chose de déterminé et d'original qui étonnait et charmait la
vue. C'était mademoiselle de Coigny; c'était elle que j'avais vue
priant Dieu dans le préau.

Elle avait l'air de penser avec plaisir à tout ce qu'elle faisait,
et non à ceux qui la regardaient faire. Elle s'avança avec les
étincelles de la joie dans les yeux. J'aime cela à l'âge de seize ou
dix-sept ans; c'est la meilleure innocence possible. Cette joie, pour
ainsi dire innée, électrisait les visages fatigués des prisonniers.
C'était bien la jeune captive qui ne veut pas mourir encore.

Son air disait:

Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux,

et:

L'illusion féconde habite dans mon sein.

Elle allait monter.

"Oh! pas vous! pas vous! dit un jeune homme en habit gris, que je
n'avais pas remarqué et qui sortit de la foule. Ne montez pas, vous!
je vous en supplie."

Elle s' arrêta, fit un petit mouvement des épaules comme un enfant
qui boude, et mit ses doigts sur sa bouche avec embarras. Elle
regrettait sa chaise et la regardait de côté.

En ce moment-là quelqu'un dit: "Mais madame de Saint-Aignan est là."
Aussitôt, avec une vive présence d'esprit et une délicatesse de très
bonne grâce, on enleva la chaise, on rompit le cercle, et l'on forma
une petite contredanse pour lui cacher cette singulière répétition du
drame de la place de la Révolution.

Les femmes allèrent la saluer et l'entourèrent de manière à lui
cacher ce jeu, qu'elle haïssait et qui pouvait la frapper
dangereusement. C'étaient les égards, les attentions que la jeune
duchesse eût reçus à Versailles. Le bon langage ne s'oublie pas. En
fermant les yeux, rien n'était changé c'était un salon.

Je remarquai, à travers ces groupes, la figure pâle, un peu usée,
triste et passionnée de ce jeune homme qui errait silencieusement à
travers tout le monde, la tête basse et les bras croisés. Il avait
quitté sur-le-champ mademoiselle de Coigny, et marchait à grands pas,
rôdant autour des piliers et lançant sur les murailles et les
barreaux de fer les regards d'un lion enfermé. Il y avait dans son
costume, dans cet habit gris taillé en uniforme, dans ce col noir et
ce gilet croisé, un air d'officier. Costume et visage, cheveux noirs
et plats, yeux noirs, tout était très ressemblant. C'était le
portrait que j'avais sur moi, c'était André Chénier. Je ne l'avais
pas encore vu.

Madame de Saint-Aignan nous rapprocha l'un de l'autre. Elle l'appela,
il vint s'asseoir près d'elle; il lui prit la main avec vitesse, la
baisa sans rien dire, et se mit à regarder partout avec agitation. De
ce moment aussi, elle ne nous répondit plus, et suivit ses yeux avec
inquiétude.

Nous formions un petit groupe dans l'ombre, au milieu de la foule
qui parlait, marchait et bruissait doucement. On s'éloigna de nous
peu à peu, et je remarquai que mademoiselle de Coigny nous évitait.
Nous étions assis tous trois sur le banc de bois de chêne, tournant
le dos à la table et nous y appuyant. Madame de Saint-Aignan, entre
nous deux, se reculait comme pour nous laisser causer, parce qu'elle
ne voulait pas parler la première. André de Chénier, qui ne voulait
pas non plus lui parler de choses indifférentes, s'avança vers moi,
par-devant elle. Je vis que je lui rendrais service en prenant la
parole.

"N'est-ce pas un adoucissement à la prison que cette réunion au
réfectoire?

--Cela réjouit, comme vous voyez, tous les prisonniers, excepté moi,
dit-il avec tristesse; je m'en défie, j'y sens quelque chose de
funeste, cela ressemble au repas libre des martyrs."

Je baissai la tête. J'étais de son avis et ne voulais pas le dire.

"Allons, ne m'effrayez pas, lui dit madame de Saint-Aignan, j'ai
assez de raisons de chagrins et de craintes: que je ne vous entende
pas dire d'imprudences."

Et, se penchant à mon oreille, elle ajouta à demi-voix:

"Il y a ici des espions partout, empêchez-le de se compromettre; je
ne puis en venir à bout, il me fait trembler pour lui, tous les
jours, par ses accès de mauvaise humeur."

Je levai les yeux au ciel involontairement et sans répondre. Il y
eut un moment de silence entre nous trois. Pauvre jeune femme!
pensais-je; qu'elles sont donc belles et riantes ces illusions dorées
dont nous escorte la jeunesse, puisque tu les vois à tes côtés, dans
cette triste maison d'où l'on enlève chaque jour une fournée de
malheureux.

André Chénier (puisque son nom est demeuré ainsi façonné par la voix
publique, et ce qu'elle fait est immuable) me regarda et pencha la
tête de côté avec pitié et attendrissement. Je compris ce geste, et
il vit que je le comprenais. Entre gens qui sentent, rien de superflu
comme les paroles.--Je suis certain qu'il eût signé la traduction
que je fis intérieurement de ce signe:

"Pauvre petite! voulait-il dire, qui croit que je peux encore me
compromettre!"

Pour ne pas sortir brusquement de la conversation, maladresse grande
devant une personne d'esprit comme madame de Saint-Aignan, je pris le
parti de rester dans les idées tracées, mais de les rendre générales.

"J'ai toujours pensé, dis-je à André Chénier que les Poètes avaient
des révélations de l'avenir."

D'abord son oeil brilla et sympathisa avec le mien, mais ce ne fut
qu'un éclair; il me regarda ensuite avec défiance.

"Pensez-vous ce que vous dites là? me dit-il; moi, je ne sais jamais
si les gens du monde parlent sérieusement ou non car le mal français,
c'est le persiflage.

--Je ne suis point seulement un homme du monde, lui dis-je, et je
parle toujours sérieusement.

--Eh bien, reprit-il, je vous avoue naïvement que j'y crois. Il est
rare que ma première impression, mon premier coup d'oeil, mon premier
pressentiment, m'aient trompé.

--Ainsi, interrompit madame de Saint-Aignan en s'efforçant de
sourire et pour tourner court sur-le-champ, ainsi vous avez deviné
que mademoiselle de Coigny se ferait mal au pied en montant sur la
chaise?"

Je fus surpris moi-même de cette promptitude d'un coup d'oeil
féminin, qui percerait les murailles quand un peu de jalousie l'anime.

Un salon, avec ses rivalités, ses coteries, ses lectures, ses
futilités, ses prétentions, ses grâces et ses défauts, son élévation
et ses petitesses, ses aversions et ses inclinations, s'était formé
dans cette prison, comme, sur un marais dont l'eau est verdâtre et
croupie, se forme lentement une petite île de fleurs que le moindre
vent submergera.

André Chénier me sembla seul sentir cette situation qui ne frappait
pas les autres détenus. La plus grande partie des hommes s'accoutume
à l'oubli du péril, et y prend position comme les habitants du Vésuve
dans des cabanes de lave. Ces prisonniers s'étourdissaient sur le
sort de leurs compagnons enlevés successivement; peut-être étaient-
ils relâchés, peut-être étaient-ils mieux à la Conciergerie; puis ils
avaient pris la mort en plaisanterie par bravade d'abord, ensuite par
habitude; puis, n'y pensant plus, ils s'étaient mis à songer à autre
chose et à recommencer la vie, et leur vie élégante, avec son
langage, ses qualités et ses défauts.

"Ah, j'espérais bien, dit André Chénier avec un ton grave et prenant
dans ses deux mains l'une des mains de madame de Saint-Aignan,
j'espérais bien que nous vous avions caché ce cruel jeu. Je craignais
qu'il ne se prolongeât, c'était la mon inquiétude. Et cette belle
enfant...

--Enfant, si vous voulez, dit la duchesse en retirant sa main
vivement; elle a sur votre esprit plus d'influence que vous ne le
croyez vous-même, elle vous fait dire mille imprudences avec son
étourderie, et elle est d'une coquetterie qui serait bien effrayante
pour sa mère, si elle la voyait. Tenez, regardez-la seulement avec
tous ces hommes."

En effet, mademoiselle de Coigny passait devant nous étourdiment,
entre deux hommes à qui elle donnait le bras, et qui riaient de ses
propos; d'autres la suivaient, ou la précédaient en marchant à
reculons. Elle allait en glissant et en regardant ses pieds,
s'avançait en cadence et comme pour se préparer à danser, et dit en
passant à M. de Trudaine, comme une suite de conversation.

"... Puisqu'il n'y a plus que les femmes qui sachent tuer avant de
mourir, je trouve très naturel que les hommes meurent très
humblement, comme vous allez tous faire un de ces jours..."


André de Chénier continuait de parler; mais, comme il rougit et se
mordit les lèvres, je vis qu'il avait entendu, et que la jeune
captive savait se venger sûrement d'une conversation qu'elle trouvait
trop intime.

Et pourtant, avec une délicatesse de femme, madame de Saint-Aignan
lui parlait haut, de peur qu'il n'entendît, de peur qu'il ne prît le
reproche pour lui, de peur qu'il ne fût piqué d'honneur et ne se
laissât emporter à d'imprudents propos.

Je voyais s'approcher de nous de mauvaises figures qui rôdaient
derrière les piliers; je voulus couper court à tout ce petit manège
qui me donnait de l'humeur, à moi qui venais du dehors et voyais
mieux qu'eux tous l'ensemble de leur situation.

"J'ai vu monsieur votre père ce matin", dis-je brusquement à Chénier.

Il recula d'étonnement.

"Monsieur, me dit-il, je l'ai vu aussi à dix heures.

--Il sortait de chez moi, m'écriai-je; que vous a-t-il dit?

--Quoi! dit André Chénier en se levant, c'est Monsieur qui..."

Le reste fut dit à l'oreille de sa belle voisine.

Je devinai quelles préventions ce pauvre homme avait données à son
fils contre moi.

Tout à coup André se leva, marcha vivement, revint, et, se plaçant
debout devant madame de Saint-Aignan et moi, croisa les bras, et dit
d'une voix haute et violente:

"Puisque vous connaissez ces misérables qui nous déciment, citoyen,
vous pouvez leur répéter de ma part tout ce qui m'a fait arrêter et
conduire ici, tout ce que j'ai dit dans le Journal de Paris, et ce
que j'ai crié aux oreilles de ces sbires déguenillés qui venaient
arrêter mon ami chez lui. Vous pouvez leur dire ce que j'ai écrit là,
là...

--Au nom du ciel! ne continuez pas", dit la jeune femme arrêtant
son bras. Il tira, malgré elle, un papier de sa poche, et le montra
en frappant dessus.

"Qu'ils sont des bourreaux barbouilleurs de lois; que, puisqu'il est
écrit que jamais une épée n'étincellera dans mes mains, il me reste
ma plume, mon cher trésor; que, si je vis un jour encore, ce sera
pour cracher sur leurs noms, pour chanter leur supplice qui viendra
bientôt, pour hâter le triple fouet déjà levé sur ces triumvirs, et
que je vous ai dit cela au milieu de mille autres moutons comme moi,
qui, pendus aux crocs sanglants du charnier populaire, seront servis
au peuple-roi."

Aux éclats de sa voix, les prisonniers s'étaient assemblés autour de
lui, comme autour du bélier les moutons du troupeau malheureux auquel
il les comparait. Un incroyable changement s'était fait en lui. Il me
parut avoir grandi tout à coup; l'indignation avait doublé ses yeux
et ses regards: il était beau.

Je me tournai du côté de M. de Lagarde, officier aux gardes-
françaises. "Le sang est trop ardent aux veines de cette famille,
dis-je; je ne puis réussir à l'empêcher de couler."

En même temps je me levai en haussant les épaules et me retirai à
quelques pas.

Le mot de réussir l'avait sans doute frappé, car il se tut sur-le-
champ et s'appuya contre un pilier en se mordant les lèvres. Madame
de Saint-Aignan n'avait cessé de le regarder comme on regarderait une
éruption de l'Etna, sans rien dire et sans tenter de s'y opposer.

Un de ses amis, M. de Roquelaure, qui avait été colonel du régiment
de Beauce, vint lui taper sur l'épaule.

"Eh bien, lui dit-il, tu te fâches encore contre cette canaille
régnante. Il vaut mieux siffler ces mauvais acteurs, jusqu'à ce que
le rideau tombe sur nous d'abord et sur eux ensuite."

Là-dessus il fit une pirouette, et se mit à table en fredonnant: La
vie est un voyage.

Une crécelle bruyante annonça le moment du déjeuner. Une sorte de
poissarde, qu'on nommait, je crois, la femme Semé, vint s'établir au
milieu de la table pour en faire les honneurs: c'était la femelle de
l'animal appelé geôlier, accroupi à la porte d'entrée.

Les prisonniers de cette partie du bâtiment se mirent à table: ils
étaient cinquante environ. Saint-Lazare en contenait sept cents. Dès
qu'ils furent assis, leur ton changea. Ils s'entre-regardèrent et
devinrent tristes. Leurs figures, éclairées par les quatre gros
réverbères rouges et enfumés, avaient des reflets lugubres comme ceux
des mineurs dans leurs souterrains ou des damnés dans leurs cavernes.
La rougeur était noire, la pâleur était enflammée, la fraîcheur était
bleuâtre, les yeux flamboyaient. Les conversations devinrent
particulières et à demi-voix.

Debout derrière ces convives s'étaient rangés des guichetiers, des
porte-clefs, des agents de police et des sans-culottes amateurs, qui
venaient jouir du spectacle. Quelques dames de la Halle, portant et
traînant leurs enfants, avaient eu le privilège d'assister à cette
fête d'un goût tout démocratique. J'eus la révélation de leur entrée
par une odeur de poisson qui se répandit et empêcha quelques femmes
de manger devant ces princesses du ruisseau et de l'égout.

Ces gracieux spectateurs avaient à la fois l'air farouche et hébété:
ils semblaient s'être attendus à autre chose qu'à ces conversations
paisibles, à ces apartés décents, que les gens bien élevés ont à
table, partout et en tout temps. Comme on ne leur montrait pas le
poing, ils ne savaient que dire. Ils gardèrent un silence idiot, et
quelques-uns se cachèrent en reconnaissant à cette table ceux dont
ils avaient servi et volé les cuisiniers.

Mademoiselle de Coigny s'était fait un rempart de cinq ou six jeunes
gens qui s'étaient placés en cercle autour d'elle pour la garantir du
souffle de ces harengères, et, prenant un bouillon debout, comme elle
aurait pu faire au bal, elle se moquait de la galerie avec son air
accoutumé d'insouciance et de hauteur.

Madame de Saint-Aignan ne déjeunait pas, elle grondait André
Chénier, et je vis qu'elle me montrait à plusieurs reprises, comme
pour lui dire qu'il avait fait une sortie fort déplacée avec un de
ses amis. Il fronçait le sourcil et baissait la tête avec un air de
douceur et de condescendance. Elle me fit signe d'approcher; je
revins.

"Voici M. de Chénier, me dit-elle, qui prétend que la douceur et le
silence de tous ces jacobins sont de mauvais symptômes. Empêchez-le
donc de tomber dans ses accès de colère."

Ses yeux étaient suppliants; je voyais qu'elle voulait nous
rapprocher. André Chénier l'y aida avec grâce et me dit le premier,
avec assez d'enjouement:

"Vous avez vu l'Angleterre, monsieur; si vous y retournez jamais et
que vous rencontriez Edmund Burke, vous pouvez bien l'assurer que je
me repens de l'avoir critiqué car il avait bien raison de nous
prédire le règne des portefaix. Cette commission vous est, j'espère,
moins désagréable que l'autre.--Que voulez-vous! la prison n'adoucit
pas le caractère."

Il me tendit la main et, à la manière dont je la serrai, il me
sentit son ami.

En ce moment même, un bruit pesant, rauque et sourd, fit trembler
les plats et les verres, trembler les vitres et trembler les femmes.
Tout se tut. C'était le roulement des chariots. Leur son était connu,
comme celui du tonnerre l'est de toute oreille qui l'a une fois
entendu; leur son n'était pas celui des roues ordinaires, il avait
quelque chose du grincement des chaînes rouillées et du bruit de la
dernière pelletée de terre sur nos bières. Leur son me fit mal à la
plante des pieds.

"Hé! mangez donc, les citoyennes!" dit la grossière voix de la femme
Semé.

Ni mouvement ni réponse.--Nos bras étaient restés dans la position
où les avait saisis ce roulement fatal. Nous ressemblions à ces
familles étouffées de Pompéi et d'Herculanum que l'on trouva dans
l'attitude où la mort les avait surprises.

La Semé avait beau redoubler d'assiettes, de fourchettes et de
couteaux, rien ne remuait, tant était grand l'étonnement de cette
cruauté. Leur avoir donné un jour de réunion à table, leur avoir
permis des embrassements et des épanchements de quelques heures, leur
avoir laissé oublier la tristesse, les misères d'une prison solitaire,
leur avoir laissé goûter la confidence, savourer l'amitié, l'esprit et
même un peu d'amour, et tout cela pour faire voir et entendre à tous
la mort de chacun!--Oh! c'était trop! c'était vraiment là un jeu
d'hyènes affamées ou de jacobins hydrophobes.

Les grandes portes du réfectoire s'ouvrirent avec bruit, et vomirent
trois commissaires en habits sales et longs, en bottes à revers, en
écharpes rouges, suivis d'une nouvelle troupe de bandits à bonnets
rouges, armés de longues piques. Ils se ruèrent en avant avec des
cris de joie, en battant des mains, comme pour l'ouverture d'un grand
spectacle. Ce qu'ils virent les arrêta tout court, et les égorgés
déconcertèrent encore les égorgeurs par leur contenance; car leur
surprise ne dura qu'un instant, l'excès du mépris leur vint donner à
tous une force nouvelle. Ils se sentirent tellement au-dessus de
leurs ennemis, qu'ils en eurent presque de la joie, et tous leurs
regards se portaient avec fermeté et curiosité même sur celui des
commissaires qui s'approcha, un papier à la main, pour faire une
lecture. C'était un appel nominal. Dès qu'un nom était prononcé, deux
hommes s'avançaient et enlevaient de sa place le prisonnier désigné.
Il était remis aux gendarmes à cheval au dehors, et on le chargeait
sur un des chariots. L'accusation était d'avoir conspiré dans la
prison contre le peuple et d'avoir projeté l'assassinat des
représentants et du comité de salut public. La première personne
accusée fut une femme de quatre-vingts ans, l'abbesse de Montmartre,
madame de Montmorency; elle se leva avec peine, et, quand elle fut
debout, salua avec un sourire paisible tous les convives. Les plus
proches lui baisèrent la main. Personne ne pleura, car, à cette
époque, la vue du sang rendait les yeux secs.--Elle sortit en
disant "Mon Dieu, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font".
Un morne silence régnait dans la salle.

On entendit au dehors des huées féroces qui annoncèrent qu'elle
paraissait devant la foule, et des pierres vinrent frapper les
fenêtres et les murs, lancées sans doute contre la première
prisonnière. Au milieu de ce bruit, je distinguai même l'explosion
d'une arme à feu. Quelquefois la gendarmerie était obligée de
résister pour conserver aux prisonniers vingt-quatre heures de vie.

L'appel continua. Le deuxième nom fut celui d'un jeune homme de
vingt-trois ans, M. de Coatarel, autant que je puis me souvenir de
son nom, lequel était accusé d'avoir un fils émigré qui portait les
armes contre la patrie. L'accusé n'était même pas marié. Il éclata de
rire à cette lecture, serra la main à ses amis et partit.--Mêmes cris
au dehors.

Même silence à la table sinistre d'où l'on arrachait les assistants
un à un; ils attendaient à leur poste comme des soldats attendent le
boulet. Chaque fois qu'un prisonnier partait, on enlevait son
couvert, et ceux qui restaient s'approchaient de leurs nouveaux
voisins en souriant amèrement.

André Chénier était resté debout près de madame de Saint-Aignan, et
j'étais près d'eux. Comme il arrive que, sur un navire menacé de
naufrage, l'équipage se presse spontanément autour de l'homme qu'on
sait le plus puissant en génie et en fermeté, les prisonniers
s'étaient d'eux-mêmes groupés autour de ce jeune homme. Il restait
les bras croisés et les yeux élevés au ciel, comme pour se demander
s'il était possible que le ciel souffrît de telles choses, à moins
que le ciel ne fût vide.

Mademoiselle de Coigny voyait, à chaque appel, se retirer un de ses
gardiens, et peu à peu elle se trouva presque seule à l'autre bout de
la salle. Alors elle vint en suivant le bord de la table, qui
devenait déserte; et, s'appuyant sur ce bord, elle arriva jusqu'où
nous étions et s'assit à notre ombre, comme une pauvre enfant
délaissée qu'elle était. Son noble visage avait conservé sa fierté;
mais la nature succombait en elle, et ses faibles bras tremblaient
comme ses jambes sous elle. La bonne madame de Saint-Aignan lui
tendit la main. Elle vint se jeter dans ses bras et fondit en larmes
malgré elle.

La voix rude et impitoyable du commissaire continuait son appel. Cet
homme prolongeait le supplice par son affectation à prononcer
lentement et à suspendre longtemps les noms de baptême, syllabe par
syllabe puis il laissait tout à coup tomber le nom de famille comme
une hache sur le cou.

Il accompagnait le passage du prisonnier d'un jurement qui était le
signal des huées prolongées.--Il était rouge de vin et ne me parut pas
solide sur ses jambes.

Pendant que cet homme lisait, je remarquai une tête de femme qui
s'avançait à sa droite dans la foule et presque sous son bras, et,
fort au-dessus de cette tête, une longue figure d'homme qui lisait
facilement d'en haut. C'était Rose d'un côté, et de l'autre mon
canonnier Blaireau. Rose me paraissait curieuse et joyeuse comme les
commères de la Halle qui lui donnaient le bras. Je la détestai
profondément. Pour Blaireau, il avait son air de somnolence
ordinaire, et son habit de canonnier me parut lui valoir une grande
considération parmi les gens à pique et à bonnet qui l'environnaient.
La liste que tenait le commissaire était composée de plusieurs
papiers mal griffonnés, et que ce digne agent ne savait pas mieux
lire qu'on n'avait su les écrire. Blaireau s'avança avec zèle, comme
pour l'aider, et lui prit par égard son chapeau, qui le gênait. Je
crus m'apercevoir qu'en même temps Rose ramassait quelque papier par
terre; mais le mouvement fut si prompt et l'ombre était si noire dans
cette partie du réfectoire, que je ne fus pas sûr de ce que j'avais
vu.

La lecture continuait. Les hommes, les femmes, les enfants mêmes, se
levaient et passaient comme des ombres. La table était presque vide,
et devenait énorme et sinistre par tous les convives absents. Trente-
cinq venaient de passer les quinze qui restaient, disséminés un à un,
deux à deux, avec huit ou dix places entre eux, ressemblaient à des
arbres oubliés dans l'abattis d'une forêt. Tout à coup le commissaire
se tut. Il était au bout de sa liste, on respirait. Je poussai, pour
ma part, un soupir de soulagement.

André Chénier dit: "Continuez donc, je suis là."

Le commissaire le regarda d'un oeil hébété. Il chercha dans son
chapeau, dans ses poches, à sa ceinture, et, ne trouvant rien, dit
qu'on appelât l'huissier du tribunal révolutionnaire. Cet huissier
vint. Nous étions en suspens. L'huissier était un homme pâle et
triste comme les cochers du corbillard.

"Je vais compter le troupeau, dit-il au commissaire; si tu n'as pas
toute la fournée, tant pis pour toi.

--Ah! dit le commissaire troublé, il y a encore Beauvilliers Saint-
Aignan, ex-duc, âgé de vingt-sept ans..."

Il allait répéter tout le signalement, lorsque l'autre l'interrompit
en lui disant qu'il se trompait de logement et qu'il avait trop bu.
En effet, il avait confondu, dans son recrutement des ombres, le
second bâtiment avec le premier, où la jeune femme avait été laissée
seule depuis un mois. Là-dessus ils sortirent, l'un en menaçant,
l'autre en chancelant. La cohue poissarde les suivit. La joie
retentit au dehors et éclata par des coups de pierres et de bâton.

Les portes refermées, je regardai la salle déserte, et je vis que
madame de Saint-Aignan ne quittait pas l'attitude qu'elle avait prise
pendant la dernière lecture: ses bras appuyés sur la table, sa tête
sur ses bras.--Mademoiselle de Coigny releva et ouvrit ses yeux
humides comme une belle nymphe qui sort des eaux. André Chénier me
dit tout bas en désignant la jeune duchesse

"J'espère qu'elle n'a pas entendu le nom de son mari; ne lui parlons
pas, laissons-la pleurer.

--Vous voyez, lui dis-je, que monsieur votre frère, qu'on accuse
d'indifférence, se conduit bien en ne remuant pas. Vous avez été
arrêté sans mandat, il le sait, il se tait; il fait bien: votre nom
n'est sur aucune liste. Si on le prononçait, ce serait l'y faire
inscrire. C'est un temps à passer, votre frère le sait.

--Oh! mon frère!" dit-il. Et il secoua longtemps la tête en la
baissant avec un air de doute et de tristesse. Je vis pour la seule
fois une larme rouler entre les cils de ses yeux et y mourir.

Il sortit de là brusquement.

"Mon père n'est pas si prudent, dit-il avec ironie. Il s'expose, lui.
Il est allé ce matin lui-même chez Robespierre demander ma liberté.

--Ah! grand Dieu! m'écriai-je en frappant des mains, je m'en doutais."

Je pris vivement mon chapeau. Il me saisit le bras.

"Restez donc, cria-t-il; elle est sans connaissance."

En effet, madame de Saînt-Aignan était évanouie.

Mademoiselle de Coigny s'empressa. Deux femmes qui restaient encore
vinrent les aider. La geôlière même s'en mêla, pour un louis que je
lui glissai. Elle commençait à revenir. Le temps pressait. Je partis
sans dire adieu à personne et laissant tout le monde mécontent de
moi, comme cela m'arrive partout et toujours. Le dernier mot que
j'entendis fut celui de mademoiselle de Coigny, qui dit d'un air de
pitié forcée et un peu maligne à la petite baronne de Soyecourt:

"Ce pauvre monsieur Chénier! que je le plains d'être si dévoué à une
femme mariée et si profondément attachée à son mari et à ses devoirs!"




CHAPITRE XXIX

LE CAISSON


Je marchais, je courais dans la rue du Faubourg-Saint-Denis, emporté
par la crainte d'arriver trop tard et un peu par la pente de la rue.
Je faisais passer et repasser devant mes yeux les tableaux qu'ils
venaient de voir. Je les resserrais en mon âme, je les résumais, je
les plaçais entre le point de vue et le point de distance. Je
commençai sur eux ce travail d'optique philosophique auquel je
soumets toute la vie. J'allais vite, ma tête et ma canne en avant.
Les verres de mon optique étaient arrangés. Mon idée générale
enveloppait de toutes parts les objets que je venais de voir et que
j'y rangeais avec un ordre sévère. Je construisais intérieurement un
admirable système sur les voies de la Providence qui avait réservé un
poète pour un temps meilleur et avait voulu que sa mission sur la
terre fût entièrement accomplie; que son coeur ne fût pas déchiré par
la mort de l'une de ces faibles femmes, toutes deux enivrées de sa
poésie, éclairées de sa lumière, animées par son souffle, émues par
sa voix, dominées par son regard, et dont l'une était aimée, dont
l'autre le serait peut-être un jour. Je sentais que c'était beaucoup
d'avoir gagné une journée dans ces temps de meurtre, et je calculais
les chances du renversement du triumvirat et du comité de salut
public. Je lui comptais peu de jours de vie; et je pensais bien
pouvoir faire durer mes trois chers prisonniers plus que cette bande
gouvernante. De quoi s'agissait-il? De les faire oublier. Nous
étions au 5 thermidor. Je réussirais bien à occuper d'autre chose que
d'eux mon second malade, Robespierre, quand je devrais lui faire
croire qu'il était plus mal encore, pour le ramener à lui-même. Il
s'agissait, pour tout cela, d'arriver à temps.

Je cherchais inutilement une voiture des yeux.

Il y en avait peu dans les rues, cette année-là. Malheur à qui eût
osé s'y faire rouler sur le pavé brûlant de l'an II de la république!
Cependant j'entendis derrière moi le bruit de deux chevaux et de
quatre roues qui me suivaient et s'arrêtèrent. Je me retournai, et je
vis planer au-dessus de ma tête la bénigne figure de Blaireau.

"O figure endormie, figure longue, figure simple, figure dandinante,
figure désoeuvrée, figure jaune! que me veux-tu? m'écriai-je.

--Pardon si je vous dérange, me dit-il en ricanant, mais j'ai là un
petit papier pour vous. C'est la citoyenne Rose qui l'a trouvé, comme
ça, sous son pied."

Et il s'amusait, en parlant, à frotter son grand soulier dans le
ruisseau.

Je pris le papier avec humeur, et je lus avec joie et avec
l'épouvante si grande du danger passé:

"Suite:

"C.-L.-S. Soyecourt, âgée de trente ans, née à Paris, ex-baronne,
veuve d'Inisdal, rue du Petit-Vaugirard.

"F.-C.-L. Maillé, âgé de dix-sept ans, fils de l'ex-vicomte.

"André Chénier, âgé de trente et un ans, né à Constantinople, homme
de lettres, rue de Cléry.

"Créquy de Montmorency, âgé de soixante ans, né à Chitzlembert, en
Allemagne, ex-noble.

"M. Bérenger, âgée de vingt-quatre ans, femme Beauvilliers-Saint-
Aignan, rue de Grenelle-Saint-Germain.

"L.-J. Dervilly, quarante-trois ans, épicier, rue Mouffetard.

"F. Coigny, seize ans et huit mois, fille de l'ex-noble du nom, rue
de l'Université.

"C-J. Dorival, ex-ermite."

Et vingt autres noms encore. Je ne continuai pas: c'était le reste
de la liste, c'était la liste perdue, la liste que l'imbécile
commissaire avait cherchée dans son chapeau d'ivrogne.

Je la déchirai, je la broyai, je la mis en mille pièces entre mes
doigts, et je mangeai les pièces entre mes dents. Ensuite, regardant
mon grand canonnier, je lui serrai la main avec... oui, ma foi, je
puis le dire, oui, vraiment, avec... attendrissement.

--Bah! dit Stello en se frottant les yeux.

--Oui, avec attendrissement. Et lui, il se grattait la tête comme
un grand niais désoeuvré, et me dit en ayant l'air de s'éveiller:

"C'est drôle! il paraît que l'huissier, le grand pâle, s'est fâché
contre le commissaire, le gros rouge, et l'a mis dans sa charrette à
la place des autres détenus. C'est drôle!

--Un mort supplémentaire! c'est juste, dis-je. Où vas-tu?

--Ah! je conduis ce caisson-là au Champ de Mars.

--Tu me mèneras bien, dis-je, rue Saint-Honoré?

--Ah! mon Dieu! montez! Qu'est-ce que ça me fait? Aujourd'hui
le roi n'est pas...

C'était son mot; mais il ne l'acheva pas et se mordit la bouche.

Le soldat du train attendait son camarade. Le camarade Blaireau
retourna, en boitant, au caisson, en ôta la poussière avec la manche
de son habit, commença par monter et se placer dessus à cheval, me
tendit la main, me mit derrière lui en croupe sur le caisson, et nous
partîmes au galop.

J'arrivai en dix minutes rue Saint-Honoré, chez Robespierre, et je
ne comprends pas encore comment il s'est fait que je n'y sois pas
arrivé écartelé.




CHAPITRE XXX

LA MAISON DE M. DE ROBESPIERRE, AVOCAT AU PARLEMENT


Dans cette maison grise où j'allais entrer, maison d'un menuisier
nommé Duplay, autant qu'il m'en souvient, maison très simple
d'apparence, que l'ex-avocat au Parlement occupait depuis longtemps,
et qu'on peut voir encore, je crois, rien ne faisait deviner la
demeure du maître passager de la France, si ce n'était l'abandon même
dans lequel elle semblait être. Tous les volets en étaient fermés du
haut en bas. La porte cochère fermée, les persiennes de tous les
étages fermées. On n'entendait sortir aucune voix de cette maison.
Elle semblait aveugle et muette.

Des groupes de femmes, causant devant les portes, comme toujours à
Paris durant les troubles, se montraient de loin cette maison et se
parlaient à l'oreille. De temps à autre, la porte s'ouvrait pour
laisser sortir un gendarme, un sans-culotte ou un espion (souvent
femelle). Alors les groupes se séparaient et les parleurs rentraient
vite chez eux. Les voitures faisaient un demi-cercle et passaient au
pas devant la porte. On avait jeté de la paille sur le pavé. On eût
dit que la peste y était.

Aussitôt que j'eus posé la main sur le marteau, la porte fut ouverte
et le portier accourut avec frayeur, craignant que son marteau ne fût
retombé trop lourdement. Je lui demandai sur-le-champ s'il n'était
pas venu un vieillard de telle et telle façon, décrivant M. de
Chénier de mon mieux. Le portier prit une figure de marbre avec une
promptitude de comédien. Il secoua la tête négativement.

"Je n'ai pas vu ça", me dit-il.

J'insistai; je lui dis: "Souvenez-vous bien de tous ceux qui sont
venus ce matin."--Je le pressai, je l'interrogeai, je le retournai
en tous sens.

"Je n'ai pas vu ça.

Voilà tout ce que j'en pus tirer. Un petit garçon déguenillé se
cachait derrière lui, et s'amusait à jeter des cailloux sur mes bas
de soie. Je reconnus celui qu'on m'avait envoyé à son air méchant. Je
montai chez l'incorruptible par un escalier assez obscur. Les clefs
étaient sur toutes les portes on allait de chambre en chambre sans
trouver personne. Dans la quatrième seulement, deux nègres assis et
deux secrétaires écrivant éternellement sans lever la tête. Je jetai
un coup d'oeil, en passant, sur leurs tables. Il y avait là
terriblement de listes nominales. Cela me fit mal à la plante des
pieds, comme la vue du sang et le bruit des chariots.

Je fus introduit en silence, après avoir marché silencieusement sur
un tapis silencieux aussi, quoique fort usé.

La chambre était éclairée par un jour blafard et triste. Elle
donnait sur la cour, et de grands rideaux d'un vert sombre en
atténuaient encore la lumière, en assourdissaient l'air, en
épaississaient les murailles. Le reflet du mur de la cour, frappé de
soleil, éclairait seul cette grande chambre. Sur un fauteuil de cuir
vert, devant un grand bureau d'acajou, mon second malade de la
journée était assis, tenant un journal anglais d'une main, de l'autre
faisant fondre le sucre dans une tasse de camomille avec une petite
cuiller d'argent.

Vous pouvez très bien vous représenter Robespierre. On voit beaucoup
d'hommes de bureau qui lui ressemblent, et aucun grand caractère de
visage n'apportait l'émotion avec sa présence. Il avait trente-cinq
ans, la figure écrasée entre le front et le menton, comme si deux
mains eussent voulu les rapprocher de force au-dessus du nez. Ce
visage était d'une pâleur de papier, mate et comme plâtrée. La grêle
de la petite vérole y était profondément empreinte. Le sang ni la
bile n'y circulaient. Ses yeux petits, mornes, éteints, ne
regardaient jamais en face, et un clignotement perpétuel et
déplaisant les rapetissait encore, quand, par hasard, ses lunettes
vertes ne les cachaient pas entièrement. Sa bouche était contractée
convulsivement par une sorte de grimace souriante, pincée et ridée,
qui le fit comparer par Mirabeau à un chat qui a bu du vinaigre. Sa
chevelure était pimpante, pompeuse et prétentieuse. Ses doigts, ses
épaules, son cou, étaient continuellement et involontairement
crispés, secoués et tordus lorsque de petites convulsions nerveuses
et irritées venaient le saisir. Il était habillé dès le matin, et je
ne le surpris jamais en négligé. Ce jour-là, un habit de soie jaune
rayée de blanc, une veste à fleurs, un jabot, des bas de soie blancs,
des souliers à boucles, lui donnaient un air fort galant.

Il se leva avec sa politesse accoutumée, et fit deux pas vers moi,
en ôtant ses lunettes vertes, qu'il posa gravement sur sa table. Il
me salua en homme comme il faut, s'assit encore et me tendit la main.

Moi, je ne la pris pas comme d'un ami, mais comme d'un malade, et,
relevant ses manchettes, je lui tâtai le pouls.

"De la fièvre, dis-je.

--Cela n'est pas impossible" dit-il en pinçant les lèvres. Et il se
leva brusquement il fit deux tours dans la chambre avec un pas ferme
et vif, en se frottant les mains; puis il dit: "Bah!" et il s'assit.

"Mettez-vous là, dit-il, citoyen, et écoutez cela. N'est-ce pas
étrange?"

A chaque mot, il me regardait par-dessus ses lunettes vertes.

"N'est-ce pas singulier? qu'en pensez-vous? Ce petit duc d'York qui
me fait insulter dans ses papiers!"

Il frappait de la main sur la gazette anglaise et ses longues
colonnes.

"Voilà une fausse colère, me dis-je; mettons-nous en garde."

Les tyrans, poursuivit-il d'une voix aigre et criarde, les tyrans ne
peuvent supposer la liberté nulle part. C'est une chose humiliante
pour l'humanité. Voyez cette expression répétée à chaque page. Quelle
affectation!"

Et il jeta devant moi la gazette.

"Voyez, continua-t-il en me montrant du doigt le mot indiqué, voyez:
Robespierre's army. Robespierre's troops! Comme si j'avais des armées!
comme si j'étais roi, moi! comme si la France était Robespierre! comme
si tout venait de moi et retournait à moi! Les troupes de Robespierre!
Quelle injustice! Quelle calomnie! Hein?"

Puis, reprenant sa tasse de camomille et relevant ses lunettes
vertes pour m'observer en dessous:

"J'espère qu'ici on ne se sert jamais de ces incroyables expressions?
Vous ne les avez jamais entendues, n'est-ce pas?--Cela se dit-il dans
la rue?--Non! c'est Pitt lui-même qui dicte cette opinion injurieuse
pour moi!--Qui me fait donner le nom de dictateur en France? les
contre-révolutionnaires, les anciens Dantonistes et les Hébertistes
qui restent encore à la Convention; les fripons comme l'Hermina, que
je dénoncerai à la tribune; des valets de Georges d'Angleterre, des
conspirateurs qui veulent me faire haïr par le peuple, parce qu'ils
savent la pureté de mon civisme et que je dénonce leurs vices tous les
jours; des Verrès, des Catilina, qui n'ont cessé d'attaquer le gouver-
nement républicain, comme Desmoulins, Ronsin et Chaumette.--Ces animaux
immondes qu'on nomme des rois sont bien insolents de vouloir me mettre
une couronne sur la tête! Est-ce pour qu'elle tombe comme la leur un
jour? Il est dur qu'ils soient obéis ici par de faux républicains, par
des voleurs qui me font des crimes de mes vertus.--Il y a six semaines
que je suis malade, vous le savez bien, et que je ne parais plus au
Comité de salut public. Où donc est ma dictature? N'importe! La
coalition qui me poursuit la voit partout; je suis un surveillant trop
incommode et trop intègre. Cette coalition a commencé dès le moment de
la naissance du gouvernement. Elle réunit tous les fripons et les
scélérats. Elle a osé faire publier dans les rues que j'étais arrêté.
Tué! oui; mais arrêté? je ne le serai pas.--Cette coalition a dit
toutes les absurdités; que Saint-Just voulait sauver l'aristocratie,
parce qu'il est né noble.--Eh! qu'importe comment il est né, s'il vit
et meurt avec les bons principes? N'est-ce pas lui qui a proposé et
fait passer à la Convention le décret du bannissement des ex-nobles,
en les déclarant ennemis irréconciliables de la Révolution? Cette
coalition a voulu ridiculiser la fête de l'être suprême et l'histoire
de Catherine Théos; cette coalition contre moi seul m'accuse de toutes
les morts, ressuscite tous les stratagèmes des Brissotins: ce que j'ai
dit le jour de la fête valait cependant mieux que les doctrines de
Chaumette et de Fouché, n'est-ce pas?

Je fis un signe de tête; il continua.

"Je veux, moi, qu'on ôte des tombeaux leur maxime impie que la mort
est un sommeil, pour y graver: La mort est le commencement de
l'immortalité."

Je vis dans ces phrases le prélude d'un discours prochain. Il en
essayait les accords sur moi dans la conversation, à la façon de bien
des discoureurs de ma connaissance.

Il sourit avec satisfaction, et but sa tasse. Il la replaça sur son
bureau avec un air d'orateur à la tribune; et, comme je n'avais pas
répondu à son idée, il y revint par un autre chemin, parce qu'il lui
fallait absolument réponse et flatterie.

"Je sais que vous êtes de mon avis, citoyen, quoique vous ayez bien
des choses des hommes d'autrefois. Mais vous êtes pur, c'est beaucoup.
Je suis bien sûr au moins que vous n'aimeriez pas plus que moi le
Despotisme militaire; et, si l'on ne m'écoute pas, vous le verrez
arriver: il prendra les rênes de la Révolution si je les laisse
flotter, et renversera la représentation avilie.

--Ceci me paraît très juste, citoyen", répondis-je. En effet, ce
n'était pas si mal, et c'était prophétique.

Il fit encore son sourire de chat.

"Vous aimeriez encore mieux mon Despotisme, à moi, j'en suis sûr,
hein?"

Je dis en grimaçant aussi: "Eh!... mais!..." avec tout le vague qu'on
peut mettre dans ces mots flottants.

"Ce serait, continua-t-il, celui d'un citoyen, d'un homme votre égal,
qui y serait arrivé par la route de la vertu, et n'a jamais eu qu'une
crainte, celle d'être souillé par le voisinage impur des hommes pervers
qui s'introduisent parmi les sincères amis de l'humanité."

Il caressait de la langue et des lèvres cette jolie petite longue
phrase comme un miel délicieux.

"Vous avez, dis-je, beaucoup moins de voisins à présent, n'est-ce
pas? On ne vous coudoie guère."

Il se pinça les lèvres, et plaça ses lunettes vertes droit sur les
yeux pour cacher le regard.

"Parce que je vis dans la retraite, dit-il, depuis quelque temps.
Mais je n'en suis pas moins calomnié."

Tout en parlant, il prit un crayon et griffonna quelque chose sur un
papier. J'ai appris cinq jours après que ce papier était une liste de
guillotine, et ce quelque chose... mon nom.

Il sourit, et se pencha en arrière.

"Hélas! oui, calomnié, poursuivit-il car, à parler sans plaisanterie,
je n'aime que l'égalité, comme vous le savez, et vous devez le voir
plus que jamais à l'indignation que m'inspirent ces papiers émanés
des arsenaux de la tyrannie."

Il froissa et foula avec un air tragique ces grands journaux anglais;
mais je remarquai bien qu'il se gardait de les déchirer.

"Ah! Maximilien, me dis-je, tu les reliras seul plus d'une fois, et
tu baiseras ardemment ces mots superbes et magiques pour toi: les
troupes de Robespierre!"

Après sa petite comédie et la mienne, il se leva et marcha dans sa
chambre en agitant convulsivement ses doigts, ses épaules et son cou.

Je me levai et marchai à côté de lui.

"Je voudrais vous donner ceci à lire avant de vous parler de ma
santé, dit-il, et en causer avec vous. Vous connaissez mon amitié
pour l'auteur. C'est un projet de Saint-Just. Vous verrez. Je
l'attends ce matin; nous en causerons. Il doit être arrivé à Paris à
présent, ajouta-t-il en tirant sa montre; je vais le savoir. Asseyez-
vous, et lisez ceci. Je reviendrai."

Il me donna un gros cahier chargé d'une écriture hardie et hâtée, et
sortit brusquement, comme s'il se fût enfui. Je tenais le cahier,
mais je regardais la porte par laquelle il était sorti, et je
réfléchissais à lui. Je le connaissais de longue date. Aujourd'hui je
le voyais étrangement inquiet. Il allait entreprendre quelque chose
ou craignait quelque entreprise. J'entrevis, dans la chambre où il
passait, des figures d'agents secrets que j 'avais vues plusieurs
fois à ma suite, et je remarquai un bruit de pas comme de gens qui
montaient et descendaient sans cesse depuis mon arrivée. Les voix
étaient très basses. J'essayai d'entendre, mais vainement, et je
renonçai à écouter. J'avoue que j'étais plus près de la crainte que
de la confiance. Je voulus sortir de la chambre par où j'étais entré;
mais, soit méprise, soit précaution, on avait fermé la porte sur moi:
j'étais enfermé.

Quand une chose est décidée, je n'y pense plus. Je m'assis, et je
parcourus ce brouillon avec lequel Robespierre m'avait laissé en tête
à tête.




CHAPITRE XXXI

UN LÉGISLATEUR


Ce n'était rien moins, monsieur, que des institutions immuables,
éternelles, qu'il s'agissait de donner à la France, et lestement
préparées pour elle par le citoyen Saint-Just, âgé de vingt-six ans.

Je lus d'abord avec distraction; puis les idées me montèrent aux
yeux, et je fus stupéfait de ce que je voyais.

"O naïf massacreur! ô candide bourreau! m'écriai-je involontairement,
que tu es un charmant enfant! Eh! d'où viens-tu, beau berger? serait-ce
pas de l'Arcadie? de quels rochers descendent tes chèvres, ô Alexis?"

Et en parlant ainsi je lisais:

"On laisse les enfants à la nature.

"Les enfants sont vêtus de toile en toutes les saisons.

"Ils sont nourris en commun et ne vivent que de racines, de fruits,
de légumes et de laitage.

"Les hommes qui auront vécu sans reproche porteront une écharpe
blanche à soixante ans.

"L'homme et la femme qui s'aiment sont époux.

"S'ils n'ont point d'enfants, ils peuvent tenir leur engagement
secret.

"Tout homme âgé de vingt et un ans est tenu de déclarer dans le
temple quels sont ses amis.

"Les amis porteront le deuil l'un de l'autre.

"Les amis creusent la tombe l'un de l'autre.

"Les amis sont placés les uns près des autres dans les combats.

"Celui qui dit qu'il ne croit pas à l'amitié, ou qui n'a pas d'ami,
est banni.

"Un homme convaincu d'ingratitude est banni."

"Quelles émigrations!" dis-je.

"Si un homme commet un crime, ses amis sont bannis.

"Les meurtriers sont vêtus de noir toute leur vie, et seront mis à
mort s'ils quittent cet habit."

"Âme innocente et douce, m'écriai-je, que nous sommes ingrats de
t'accuser! Tes pensées sont pures comme une goutte de rosée sur une
feuille de rose, et nous nous plaignons pour quelques charretées
d'hommes que tu envoies au couteau chaque jour à la même heure! Et
tu ne les vois seulement pas, ni ne les touches, bon jeune homme! Tu
écris seulement leurs noms sur du papier!--moins que cela tu vois
une liste, et tu signes!--moins que cela encore tu ne la lis pas,
et tu signes!"

Ensuite je ris longtemps et beaucoup, du rire joyeux que vous savez,
en parcourant ces institutions dites républicaines, et que vous
pourrez lire quand vous voudrez; ces lois de l'âge d'or, auxquelles
ce béat cruel voulait ployer de force notre âge d'airain. Robe
d'enfant dans laquelle il voulait faire tenir cette nation grande et
vieillie. Pour l'y fourrer, il coupait la tête et les bras.

Lisez cela, vous le pourrez plus à votre aise que je ne le pouvais
dans la chambre de Robespierre; et si vous pensez, avec votre
habituelle pitié, que ce jeune homme était à plaindre, en vérité vous
me trouverez de votre avis cette fois, car la folie est la plus
grande des infortunes.

Hélas il y a des folies sombres et sérieuses, qui ne jettent les
hommes dans aucun discours insensé, qui ne les sortent guère du ton
accoutumé du langage des autres, qui laissent la vue claire, libre et
précise de tout, hors celle d'un point sombre et fatal. Ces folies
sont froides, ces folies sont posées et réfléchies. Elles singent le
sens commun à s'y méprendre, elles effrayent et imposent, elles ne
sont pas facilement découvertes, leur masque est épais, mais elles
sont.

Et que faut-il pour les donner? Un rien, un petit déplacement
imprévu dans la position d'un rêveur trop précoce.

Prenez au hasard, au fond d'un collège, quelque grand jeune homme de
dix-huit à dix-neuf ans, tout plein de ses Spartiates et de ses
Romains délayés dans de vieilles phrases, tout roide de son droit
ancien et de son droit moderne, ne connaissant du monde actuel et de
ses moeurs que ses camarades et leurs moeurs, bien irrité de voir
passer des voitures où il ne monte pas, méprisant les femmes parce
qu'il ne connaît que les plus viles, et confondant les faiblesses de
l'amour tendre et élégant avec les dévergondages crapuleux de la rue;
jugeant tout un corps d'après un membre, tout un sexe d'après un
être, et s'étudiant à former dans sa tête quelque synthèse
universelle bonne à faire de lui un sage profond pour toute sa vie;
prenez-le dans ce moment, et faites-lui cadeau d'une petite
guillotine en lui disant:

"Mon petit ami, voici un instrument au moyen duquel vous vous ferez
obéir de toute la nation; il ne s'agit que de tirer cela et de
pousser ceci. C'est bien simple."

Après avoir un peu réfléchi, il prendra d'une main son papier
d'écolier et de l'autre le joujou; et voyant qu'en effet on a peur,
il tirera et poussera jusqu'à ce qu'on l'écrase lui et sa mécanique.

Et à peine s'il sera un méchant homme.--Non; il sera même, à la
rigueur, un homme vertueux. Mais c'est qu'il aura tant lu dans de
beaux livres: juste sévérité; salutaire massacre; et de vos plus
chers parents saintement homicides, et périsse l'univers plutôt qu'un
principe! et surtout: la vertu expiatrice de l'effusion du sang;
idée monstrueuse, fille de la crainte, que, ma foi! il croit en lui
et, tout en répétant à lui-même: Justum et tenacem propositi virum,
il arrive à l'impassibilité des douleurs d'autrui, il prend cette
impassibilité pour grandeur et courage, et... il exécute.

Tout le malheur sera dans le tour de roue de la Fortune qui l'aura
mis en haut et lui aura trop tôt donné cette chose fatale entre
toutes: LE POUVOIR.




CHAPITRE XXXII

SUR LA SUBSTITUTION DES SOUFFRANCES EXPIATOIRES


Ici le Docteur-Noir s'interrompit, et reprit après un moment de
stupeur et de réflexion:

--Un des mots que ma bouche vient de prononcer m'a tout à coup arrêté,
monsieur, et me force de contempler avec effroi deux pensées extrêmes
qui viennent de se toucher et de s'unir devant moi, sur mes pas.

En ce temps-là même dont je parle, au temps du vertueux Saint-Just
(car il était, dit-on, sans vices, sinon sans crimes), vivait et
écrivait un autre homme vertueux, implacable adversaire de la
Révolution. Cet autre Esprit sombre, Esprit falsificateur, je ne dis
pas faux, car il avait conscience du vrai; cet Esprit obstiné,
impitoyable, audacieux et subtil, armé comme le sphinx, jusqu'aux
ongles et jusqu'aux dents, de sophismes métaphysiques et énigmatiques,
cuirassé de dogmes de fer, empanaché d'oracles nébuleux et foudroyants;
cet autre Esprit grondait comme un orage prophétique et menaçant, et
tournait autour de la France. Il avait nom: Joseph de Maistre.

Or, parmi beaucoup de livres sur l'avenir de la France, deviné phase
par phase; sur le gouvernement temporel de la Providence, sur le
principe générateur des constitutions, sur le Pape, sur les décrets
de l'injustice divine et sur l'inquisition; voulant démontrer,
sonder, dévoiler aux yeux des hommes les sinistres fondations qu'il
donnait (problème éternel!) à l'Autorité de l'homme sur l'homme,
voici en substance ce qu'il écrivait:

La chair est coupable, maudite, et ennemie de Dieu.--Le sang est un
fluide vivant. Le ciel ne peut être apaisé que par le sang.
--L'innocent peut payer pour le coupable. Les anciens croyaient que
les dieux accouraient partout où le sang coulait sur les autels; les
premiers docteurs chrétiens crurent que les anges accouraient partout
où coulait le sang de la véritable victime.--L'effusion du sang est
expiatrice. Ces vérités sont innées.--La Croix atteste le SALUT PAR
LE SANG.

Et, depuis, Origène a dit justement qu'il y avait deux Rédemptions:
celle du Christ qui racheta l'univers, et les Rédemptions diminuées,
qui rachètent par le sang celui des nations. Ce sacrifice sanglant de
quelques hommes pour tous se perpétuera jusqu'à la fin du monde. Et
les nations pourront se racheter éternellement par la substitution
des souffrances expiatoires.

C'était ainsi qu'un homme doué des plus hardies et des plus
trompeuses imaginations philosophiques qui jamais aient fasciné
l'Europe, était arrivé à rattacher au pied même de la Croix le
premier anneau d'une chaîne effrayante et interminable de sophismes
ambitieux et impies, qu'il semblait adorer consciencieusement, et
qu'il avait fini peut-être par regarder du fond du coeur comme les
rayons d'une sainte vérité. C'était à genoux sans doute et en se
frappant la poitrine qu'il s'écriait:

"La terre, continuellement imbibée de sang, n'est qu'un autel
immense où tout ce qui vit doit être immolé sans fin jusqu'à
l'extinction du mal!--Le bourreau est la pierre angulaire de la
société: sa mission est sacrée.--L'inquisition est bonne, douce et
conservatrice.

"La bulle In coena Domini est de source divine; c'est elle qui
excommunie les hérétiques et les appelants aux futurs conciles. Eh!
pourquoi un concile, grand Dieu! quand le pilori suffit!

"Le sentiment de la terreur d'une puissance irritée a toujours
subsisté.

"La guerre est divine: elle doit régner éternellement pour purger le
monde.--Les races sauvages sont dévouées et frappées d'anathème.
J'ignore leur crime, ô Seigneur! mais, puisqu'elles sont malheureuses
et insensées, elles sont criminelles et justement punies de quelque
faute d'un ancien chef. Les Européens, au siècle de Colomb, eurent
raison de ne pas les compter dans l'espèce humaine comme leurs
semblables.

"La Terre est un autel qui doit être éternellement imbibé de sang."

O Pieux Impie! qu'avez-vous fait?

Jusqu'à cet Esprit falsificateur, l'idée de la Rédemption de la race
coupable s'était arrêtée au Calvaire. Là, Dieu immolé par Dieu avait
lui-même crié: Tout est consommé.

N'était-ce pas assez du sang divin pour le salut de la chair humaine?

Non.--L'orgueil humain sera éternellement tourmenté du désir de
trouver au Pouvoir temporel absolu une base incontestable, et il est
dit que toujours les sophistes tourbillonneront autour de ce
problème, et s'y viendront brûler les ailes. Qu'ils soient tous
absous, excepté ceux qui osent toucher à la vie! la vie, le feu
sacré, le feu trois fois saint, que le Créateur lui seul a le droit
de reprendre! droit terrible de la peine sinistre, que je conteste
même à la justice!

Non.--Il a fallu à l'impitoyable sophistiqueur souffler, comme un
alchimiste patient, sur la poussière des premiers livres, sur les
cendres des premiers docteurs, sur la poudre des bûchers indiens et
des repas anthropophages, pour en faire sortir l'étincelle incendiaire
de la fatale idée.--Il lui a fallu trouver et écrire en relief les
paroles de cet Origène, qui fut un Abeilard volontaire: première
immolation et premier sophisme, dont il crut découvrir aussi le
principe dans l'Évangile; cet obscur et paradoxal Origène, docteur en
l'an 190 de J.-C., dont les principes à demi platoniciens furent loués
depuis sa mort par six saints (parmi eux saint Athanase et saint
Chrysostome), et condamnés par trois saints, un empereur et un pape
(parmi eux saint Jérôme et Justinien).--Il a fallu que le cerveau de
l'un des derniers catholiques fouillât bien avant dans le crâne de
l'un des premiers chrétiens pour en tirer cette fatale théorie de la
réversibilité et du salut par le sang. Et cela pour replâtrer l'édifice
démantelé de l'Église romaine et l'organisation démembrée du moyen âge!
Et cela tandis que l'inutilité du sang pour la fondation des systèmes
et des pouvoirs se démontrait tous les jours en place publique de Paris!
Et cela tandis qu'avec les mêmes axiomes quelques scélérats, lui-même
l'écrivait, renversaient quelques scélérats en disant aussi: l'Éternel,
la Vertu, la Terreur!

Armez de couteaux aussi tranchants ces deux Autorités, et dites-moi
laquelle imbibera l'autel avec le plus large arrosoir de sang!

Et prévoyait-il, le prophète orthodoxe, que de son temps même
croîtrait et se multiplierait à l'infini la monstrueuse famille de
ses Sophismes, et que, parmi les petits de cette tigresse race, il
s'en trouverait dont le cri serait celui-ci:

"Si la substitution des souffrances expiatoires est juste, ce n'est
pas assez, pour le salut des peuples, des substitutions et des
dévouements volontaires et très rares. L'innocent immolé pour le
coupable sauve sa nation; donc il est juste et bon qu'il soit immolé
par elle et pour elle; et lorsque cela fut, cela fut bien."

Entendez-vous le cri de la bête carnassière, sous la voix de l'homme?
--Voyez-vous par quelles courbes, partis de deux points opposés,
ces purs idéologues sont arrivés d'en bas et d'en haut à un même
point où ils se touchent: à l'échafaud? Voyez-vous comme ils
honorent et caressent le Meurtre?--Que le Meurtre est beau, que le
Meurtre est bon, qu'il est facile et commode, pourvu qu'il soit bien
interprété! Comme le Meurtre peut devenir joli en des bouches bien
faites et quelque peu meublées de paroles impudentes et d'arguties
philosophiques! Savez-vous s'il se naturalise moins sur ces langues
parleuses que sur celles qui lèchent le sang? Pour moi je ne le sais
pas.

Demandez-le (si cela s'évoque) aux massacreurs de tous les temps.
Qu'ils viennent de l'Orient et de l'Occident! Venez en haillons,
venez en soutane, venez en cuirasse, venez, tueurs d'un homme et
tueurs de cent mille; depuis la Saint-Barthélemy jusqu'aux
septembrisades, de Jacques Clément et de Ravaillac à Louvel, de des
Adrets et Montluc à Marat et Schneider; venez, vous trouverez ici des
amis, mais je n'en serai pas.

Ici le Docteur-Noir rit longtemps; puis il soupira en se recueillant
et reprit...

--Ah! monsieur, c'est ici surtout qu'il faut, comme vous, prendre
en pitié.

Dans cette violente passion de tout rattacher, à tout prix, à une
cause, à une synthèse, de laquelle on descend à tout, et par laquelle
tout s'explique, je vois encore l'extrême faiblesse des hommes qui,
pareils à des enfants qui vont dans l'ombre, se sentent tous saisis
de frayeur, parce qu'ils ne voient pas le fond de l'abîme que ni Dieu
créateur ni Dieu sauveur n'ont voulu nous faire connaître. Ainsi je
trouve que ceux-là mêmes qui se croient les plus forts, en
construisant le plus de systèmes, sont les plus faibles et les plus
effrayés de l'analyse, dont ils ne peuvent supporter la vue, parce
qu'elle s'arrête à des effets certains, et ne contemple qu'à travers
l'ombre, dont le ciel a voulu l'envelopper, la Cause... la Cause pour
toujours incertaine.

Or, je vous le dis, ce n'est pas dans l'Analyse que les esprits
justes, les seuls dignes d'estime, ont puisé et puiseront jamais les
idées durables, les idées qui frappent par le sentiment de bien-être
que donne la rare et pure présence du vrai.

L'Analyse est la destinée de l'éternelle ignorante, l'Âme humaine.

L'Analyse est une sonde. Jetée profondément dans l'Océan, elle
épouvante et désespère le Faible; mais elle rassure et conduit le
Fort, qui la tient fermement en main.

Ici le Docteur-Noir, passant les doigts sur son front et ses yeux,
comme pour oublier, effacer, ou suspendre ses méditations
intérieures, reprit ainsi le fil de son récit:




CHAPITRE XXXIII

LA PROMENADE CROISÉE


J'avais fini par m'amuser des Institutions de Saint-Just, au point
d'oublier totalement le lieu où j'étais. Je me plongeai avec délices
dans une distraction complète, ayant dès longtemps fait l'abnégation
totale d'une vie qui fut toujours triste. Tout à coup la porte par
laquelle j'étais entré s'ouvrit encore. Un homme de trente ans
environ, d'une belle figure, d'une taille haute, l'air militaire et
orgueilleux, entra sans beaucoup de cérémonie. Ses bottes à
l'écuyère, ses éperons, sa cravache, son large gilet blanc ouvert, sa
cravate noire dénouée, l'auraient fait prendre pour un jeune général.

"Ah! tu ne sais donc pas si on peut lui parler? dit-il en continuant
de s'adresser au nègre qui lui avait ouvert la porte. Dis-lui que
c'est l'auteur de Caïus Gracchus et de Timoléon."

Le nègre sortit, ne répondit rien et l'enferma avec moi. L'ancien
officier de dragons en fut quitte pour sa fanfaronnade, et entra
jusqu'à la cheminée en frappant du talon.

"Y a-t-il longtemps que tu attends, citoyen? me dit-il. J'espère
que, comme représentant, le citoyen Robespierre me recevra bientôt et
m'expédiera avant les autres. Je n'ai qu'un mot à lui dire, moi."

Il se retourna et arrangea ses cheveux devant la glace. "Je ne suis
pas un solliciteur, moi.--Moi, je dis tout haut ce que je pense, et,
sous le régime des tyrans Bourbons comme sous celui-ci, je n'ai pas
fait mystère de mes opinions, moi."

Je posai mes papiers sur la table, et je le regardai avec un air de
surprise qui lui en donna un peu à lui-même.

"Je n'aurais pas cru, lui dis-je sans me déranger, que vous vinssiez
ainsi pour votre plaisir."

Il quitta tout d'un coup son air de matador, et se mit dans un
fauteuil près de moi:

"Ah çà! franchement, me dit-il à voix basse, êtes-vous appelé comme
je le suis, je ne sais pourquoi?"

Je remarquai en cette occasion ce qui arrivait souvent alors, c'est
que le tutoiement était une sorte de langage de comédie qu'on
récitait comme un rôle, et que l'on quittait pour parler sérieusement.

"Oui, lui dis-je, je suis appelé, mais comme les médecins le sont
souvent cela m'inquiète peu, pour moi, du moins, ajoutai-je en
appuyant sur ces derniers mots.

--Ah! pour vous!" me dit-il en époussetant ses bottes avec sa
cravache.

Puis il se leva et marcha dans la chambre en toussant avec un peu de
mauvaise humeur.

Il revînt.

"Savez-vous s'il est en affaire? me dit-il.

--Je le suppose, répondis-je, citoyen Chénier."

Il me prit la main impétueusement.

"Çà, me dit-il, vous ne m'avez pas l'air d'un espion. Qu'est-ce que
l'on me veut ici? Si vous savez quelque chose, dites-le-moi."

J'étais sur les épines; je sentais qu'on allait entrer, que peut-
être on voyait, que certainement on écoutait. La Terreur était dans
l'air, partout, et surtout dans cette chambre. Je me levai et
marchai, pour qu'au moins on entendît de longs silences, et que la
conversation ne parût pas suivie. Il me comprit et marcha dans la
chambre dans le sens opposé. Nous allions d'un pas mesuré, comme deux
soldats en faction qui se croisent; chacun de nous prit, aux yeux
l'un de l'autre, l'air de réfléchir en lui-même, et disait un mot en
passant; l'autre répondait en passant.

Je me frottai les mains.

"Il se pourrait, dis-je assez bas, en ne faisant semblant de rien et
allant de la porte à la cheminée, qu'on nous eût réunis à dessein."
Et très haut:

"Joli appartement!"

Il revint de la cheminée à la porte, et, en me rencontrant au
milieu, dit:

"Je le crois." Puis en levant la tête: "Cela donne sur la cour."

Je passai.

"J'ai vu votre père et votre frère, ce matin" dis-je. Et en criant:
"Quel beau temps il fait!"

Il repassa.

"Je le savais; mon père et moi nous ne nous voyons plus, et j'espère
qu'André ne sera pas longtemps là.--Un ciel magnifique."

Je le croisai encore.

"Tallien, dis-je, Courtois, Barras, Clauzel, sont de bons citoyens."
Et avec enthousiasme: "C'est un beau sujet que Timoléon!"

Il me croisa en revenant.

"Et Barras, Collot-d'Herbois, Loiseau, Bourdon, Barrère, Boissy-
d'Anglas...--J'aimais encore mieux mon Fénelon."

Je hâtai la marche.

"Ceci peut durer encore quelques jours.--On dit les vers bien
beaux." Il vint à grands pas et me coudoya.

"Les triumvirs ne passeront pas quatre jours.--Je l'ai lu chez la
citoyenne Vestris."

Cette fois, je lui serrai la main en traversant.

"Gardez-vous de nommer votre frère, on n'y pense pas.--On dit le
dénouement bien beau."

A la dernière passe, il me reprit chaudement la main.

"Il n'est sur aucune liste; je ne le nommerai pas.--Il faut faire
le mort. Le 9, je l'irai délivrer de ma main.--Je crains qu'il ne
soit trop prévu."

Ce fut la dernière traversée. On ouvrit; nous étions aux deux bouts
de la chambre.




CHAPITRE XXXIV

UN PETIT DIVERTISSEMENT


Robespierre entra, il tenait Saint-Just par la main; celui-ci, vêtu
d'une redingote poudreuse, pâle et défait, arrivait à Paris.
Robespierre jeta sur nous deux un coup d'oeil rapide sous ses
lunettes, et la distance où il nous vit l'un de l'autre me parut lui
plaire; il sourit en pinçant les lèvres.

"Citoyens, voici un voyageur de votre connaissance" dit-il.

Nous nous saluâmes tous trois, Joseph Chénier fronçant le sourcil,
Saint-Just avec un signe de tête brusque et hautain, moi gravement
comme un moine.

Saint-Just s'assit à côté de Robespierre, celui-ci sur son fauteuil
de cuir, devant son bureau, nous en face. Il y eut un long silence.
Je regardai les trois personnages tour à tour. Chénier se renversait
et se balançait avec un air de fierté, mais un peu d'embarras, sur sa
chaise, comme rêvant à mille choses étrangères. Saint-Just, l'air
parfaitement calme, penchait sur l'épaule sa belle tête mélancolique,
régulière et douce, chargée de cheveux châtains flottants et bouclés;
ses grands yeux s'élevaient au ciel, et il soupirait. Il avait l'air
d'un jeune saint.--Les persécuteurs prennent souvent des manières
de victimes. Robespierre nous regardait comme un chat ferait de trois
souris qu'il aurait prises.

"Voilà, dit Robespierre d'un air de fête, notre ami Saint-Just qui
revient de l'armée. Il y a écrasé la trahison, il en fera autant ici.
C'est une surprise, on ne l'attendait pas, n'est-ce pas, Chénier?"

Et il le regarda de côté, comme pour jouir de sa contrainte.

"Tu m'as fait demander, citoyen? dit Marie-Joseph Chénier avec
humeur; si c'est pour affaire, dépêchons-nous, on m'attend à la
Convention.

--Je voulais, dit Robespierre d'un air empesé en me désignant, te
faire rencontrer avec cet excellent homme qui porte tant d'intérêt à
ta famille."

J'étais pris. Marie-Joseph et moi nous nous regardâmes, et nous nous
révélâmes toutes nos craintes par ce coup d'oeil. Je voulus rompre
les chiens.

"Ma foi, dis-je, j'aime les lettres, moi, et Fénelon...

--Ah! à propos, interrompit Robespierre, je te fais compliment, Chénier,
du succès de ton Timoléon dans les ci-devant salons où tu en fais la
lecture.--Tu ne connais pas cela, toi?" dit-il à Saint-Just avec ironie.

Celui-ci sourit d'un air de mépris, et se mit à secouer la poussière de
ses bottes avec le pan de sa longue redingote, sans daigner répondre.

"Bah! bah! dit Joseph Chénier en me regardant, c'est trop peu de chose
pour lui."

Il voulait dire cela avec indifférence, mais le sang d'auteur lui
monta aux joues.


Saint-Just, aussi parfaitement calme qu'à l'ordinaire, leva les yeux
sur Chénier, et le contempla comme avec admiration.

"Un membre de la Convention qui s'amuse à cela en l'an II de la
République me paraît un prodige, dit-il.

--Ma foi, quand on n'a pas la haute main dans les affaires, dit
Joseph Chénier, c'est encore ce qu'on peut faire de mieux pour la
nation.

Saint-Just haussa les épaules.

Robespierre tira sa montre, comme attendant quelque chose, et dit
d'un air pédant:

"Tu sais, citoyen Chénier, mon opinion sur les écrivains. Je
t'excepte, parce que je connais tes vertus républicaines; mais, en
général, je les regarde comme les plus dangereux ennemis de la
patrie. Il faut une volonté une. Nous en sommes là. Il la faut
républicaine, et pour cela il ne faut que des écrivains républicains;
le reste corrompt le peuple. Il faut le rallier, ce peuple, et
vaincre les bourgeois, de qui viennent nos dangers intérieurs. Il
faut que le peuple s'allie à la Convention et elle à lui; que les
sans-culottes soient payés et tolérés, et restent dans les villes.
Qui s'oppose à mes vues? Les écrivains, les faiseurs de vers qui
font du dédain rimé, qui crient: O mon âme! fuyons dans les déserts;
ces gens-là découragent. La Convention doit traiter tous ceux qui ne
sont pas utiles à la République comme des contre-révolutionnaires.

--C'est bien sévère, dit Marie-Joseph assez effrayé, mais plus
piqué encore.

--Oh! je ne parle pas pour toi, poursuivit Robespierre d'un ton
mielleux et radouci; toi, tu as été un guerrier, tu es législateur,
et, quand tu ne sais que faire, Poète.

--Pas du tout! pas du tout! dit Joseph, singulièrement vexé; je suis
au contraire né Poète, et j'ai perdu mon temps à l'armée et à la
Convention." J'avoue que, malgré la gravité de la situation, je ne
pus m'empêcher de sourire de son embarras.

Son frère aurait pu parler ainsi; mais Joseph, selon moi, se
trompait un peu sur lui-même; aussi l'Incorruptible, qui était au
fond de mon avis, poursuivit pour le tourmenter: "Allons! allons!
dit-il avec une galanterie fausse et fade, allons, tu es trop
modeste, tu refuses deux couronnes de Laurier pour une couronne de
Roses pompon.

--Mais il me semblait que tu aimais ces fleurs-là toi-même autrefois,
citoyen! dit Chénier; j 'ai lu de toi des couplets fort agréables sur
une coupe et un festin. Il y avait

O Dieux! que vois-je, mes amis?
Un crime trop notoire.
O malheur affreux!
O scandale honteux!
J'ose le dire à peine;
Pour vous j'en rougis,
Pour moi j'en gémis,
Ma coupe n'est pas pleine.

"Et puis un certain madrigal où il y avait:

Garde toujours ta modestie;
Sur le pouvoir de tes appas
Demeure toujours alarmée:
Tu n'en seras que mieux aimée
Si tu crains de ne l'être pas.

"C'était joli! et nous avons aussi deux discours sur la peine de
mort, l'un contre, l'autre pour; et puis un éloge de Gresset, où il y
avait cette belle phrase, que je me rappelle encore tout entière:

"Oh! lisez le Vert-Vert, vous qui aspirez au mérite de badiner et
d'écrire avec grâce; lisez-le, vous qui ne cherchez que l'amusement,
et vous connaîtrez de nouvelles sources de plaisirs. Oui, tant que la
langue française subsistera, le Vert-Vert trouvera des admirateurs.
Grâce au pouvoir du génie, les aventures d'un perroquet occuperont
encore nos derniers neveux. Une foule de héros est restée plongée
dans un éternel oubli, parce qu'elle n'a point trouvé une plume digne
de célébrer ses exploits; mais toi, heureux Vert-Vert, ta gloire
passera à la postérité la plus reculée! O Gresset! tu fus le plus
grand des poètes!--répandons des fleurs, etc., etc., etc."

"C'était fort agréable.

"J'ai encore cela chez moi, imprimé sous le nom de M. de
Robespierre, avocat en parlement."

L'homme n'était pas commode à persifler. Il fit de sa face de chat
une face de tigre, et crispa les ongles.

Saint-Just, ennuyé, et voulant l'interrompre, lui prit le bras.

"A quelle heure t'attend-on aux Jacobins?

--Plus tard, dit Robespierre avec humeur; laisse-moi, je m'amuse."


Le rire dont il accompagna ce mot fit claquer ses dents.

"J'attends quelqu'un, ajouta-t-il.--Mais toi, Saint-Just, que fais-tu
des Poètes?

--Je te l'ai lu, dit Saint-Just, ils ont un dixième chapitre de mes
institutions.

--Eh bien! qu'y font-ils?"

Saint-Just fit une moue de mépris, et regarda autour de lui à ses
pieds, comme s'il eût cherché une épingle perdue sur le tapis.

"Mais... dit-il, des hymnes qu'on leur commandera le premier jour de
chaque mois, en l'honneur de l'Éternel et des bons citoyens, comme le
voulait Platon. Le 1er de Germinal, ils célébreront la nature et le
peuple; en Floréal, l'amour et les époux; en Prairial, la victoire;
en Messidor, l'adoption; en Thermidor, la jeunesse; en Fructidor, le
bonheur; en Vendémiaire, la vieillesse; en Brumaire, l'âme
immortelle; en Primaire, la sagesse; en Nivôse, la patrie; en
Pluviôse, le travail, et en Ventôse, les amis."

Robespierre applaudit.

"C'est parfaitement réglé, dit-il.

--Et: l'inspiration ou la mort", dit Joseph Chénier en riant.

Saint-Just se leva gravement.

"Eh! pourquoi pas, dit-il, si leurs vertus patriotiques ne les
enflamment pas! Il n'y a que deux principes: la Vertu ou la Terreur."

Ensuite il baissa la tête, et demeura tranquillement le dos à la
cheminée, comme ayant tout dit, et convaincu dans sa conscience qu'il
savait toutes choses. Son calme était parfait, sa voix inaltérable et
sa physionomie candide, extatique et régulière.

"Voilà l'homme que j'appellerais un Poète, dit Robespierre en le
montrant, il voit en grand, lui; il ne s'amuse pas à des formes de
style plus ou moins habiles; il jette des mots comme des éclairs dans
les ténèbres de l'avenir, et il sent que la destinée des hommes
secondaires qui s'occupent du détail des idées est de mettre en
oeuvre les nôtres; que nulle race n'est plus dangereuse pour la
liberté, plus ennemie de l'égalité, que celle des aristocrates de
l'intelligence, dont les réputations isolées exercent une influence
partielle, dangereuse, et contraire à l'unité qui doit tout régir."

Après sa phrase, il nous regarda.--Nous nous regardions.--Nous
étions stupéfaits. Saint-Just approuvait du geste, et caressait ces
opinions jalouses et dominatrices, opinions que se feront toujours
les pouvoirs qui s'acquièrent par l'action et le mouvement, pour
tacher de dompter ces puissances mystérieuses et indépendantes qui ne
se forment que par la méditation qui produit leurs oeuvres, et
l'admiration qu'elles excitent.

Les parvenus, favoris de la fortune, seront éternellement irrités,
comme Aman, contre ces sévères Mardochées qui viennent s'asseoir,
couverts de cendre, sur les degrés de leurs palais, refusant seuls de
les adorer, et les forçant parfois de descendre de leur cheval et de
tenir en main la bride du leur.

Joseph Chénier ne savait comment revenir de l'étonnement où il était
d'entendre de pareilles choses. Enfin le caractère emporté de sa
famille prit le dessus.

"Au fait, me dit-il, j'ai connu dans ma vie des poètes à qui il ne
manquait pour l'être qu'une chose, c'était la poésie."

Robespierre cassa une plume dans ses doigts et prit un journal,
comme n'ayant pas entendu.

Saint-Just, qui était au fond assez naïf et tout d'une pièce comme
un écolier non dégrossi, prit la chose au sérieux, et il se mit à
parler de lui même avec une satisfaction sans bornes et une innocence
qui m'affligeait pour lui:

"Le citoyen Chénier a raison, dit-il en regardant fixement le mur
devant lui, sans voir autre chose que son idée: je sens bien que
j'étais poète, moi, quand j'ai dit:

"Les grands hommes ne meurent pas dans leur lit.--Et--Les
circonstances ne sont difficiles que pour ceux qui reculent devant le
tombeau.--Et--Je méprise la poussière qui me compose, et qui vous
parle.--Et--La société n'est pas l'ouvrage de l'homme.--Et--Le bien
même est souvent un moyen d'intrigue; soyons ingrats si nous voulons
sauver la patrie.

--Ce sont, dis-je, belles maximes et paradoxes plus ou moins
spartiates et non plus ou moins connus, mais non de la poésie."

Saînt-Just me tourna le dos brusquement et avec humeur.

Nous nous tûmes tous quatre.

La conversation en était arrivée à ce point où l'on ne pouvait plus
ajouter un mot qui ne fût un coup, et Marie-Joseph et moi n'étions
pas les plus accoutumés à frapper.

Nous sortîmes d'embarras d'une manière imprévue, car tout à coup
Robespierre prit une petite clochette sur son bureau et sonna
vivement. Un nègre entra et introduisit un homme âgé, qui, à peine
laissé dans la chambre, resta saisi d'étonnement et d'effroi.

"Voici encore quelqu'un de votre connaissance, dit Robespierre; je
vous ai préparé à tous une petite entrevue."

C'était M. de Chénier en présence de son fils. Je frémis de tout mon
corps. Le père recula. Le fils baissa les yeux, puis me regarda.
Robespierre riait. Saint-Just le regardait pour deviner.

Ce fut le vieillard qui rompit le silence le premier. Tout dépendait
de lui, et personne ne pouvait plus le faire taire ou le faire
parler. Nous attendîmes, comme on attend un coup de hache.

Il s'avança avec dignité vers son fils.

"Il y a longtemps que je ne vous ai vu, Monsieur, dit-il; je vous
fais l'honneur de croire que vous venez pour le même motif que moi."

Ce Marie-Joseph Chénier, si hautain, si grand, si fort, si farouche,
était ployé en deux par la contrainte et la douleur.

"Mon père, dit-il lentement, en pesant sur chaque syllabe, mon Dieu!
mon père, avez-vous bien réfléchi à ce que vous allez dire?"

Le père ouvrit la bouche, le fils se hâta de parler haut pour
étouffer sa voix.

"Je sais... je devine... à peu près... à peu de chose près
l'affaire..."

Et se tournant vers Robespierre en souriant:

"Affaire bien légère, futile, en vérité..."

Et à son père:

"Dont vous voulez parler. Mais je crois que vous auriez pu me la
remettre entre les mains. Je suis député... moi... Je sais...

--Monsieur, je sais ce que vous êtes, dit M. de Chénier...

--Non, en vérité, dit Joseph en s'approchant, vous n'en savez rien,
absolument rien. Il y a si longtemps, citoyens, qu'il n'a voulu me
voir, mon pauvre père! Il ne sait pas seulement ce qui se passe dans
la République. Je suis sûr que ce qu'il vient de vous dire, il n'en
est pas même bien certain."

Et il lui marcha sur le pied. Mais le vieillard se recula de lui.

"C'est votre devoir, Monsieur, que je veux remplir moi-même, puisque
vous ne le faites pas.

--Oh ! Dieu du ciel et de la terre! s'écria Marie-Joseph au supplice.

--Ne sont-ils pas curieux tous les deux? dit Robespierre à Saint-
Just d'une voix aigre et en jouissant horriblement. Qu'ont-ils donc
à crier tant?

--J'ai, dit le vieux père en s'avançant vers Robespierre, j'ai le
désespoir dans le coeur en voyant..."

Je me levai pour l'arrêter par le bras.

"Citoyen, dit Joseph Chénier à Robespierre, permets-moi de te parler
en particulier, ou d'emmener mon père d'ici un moment. Je le crois
malade et un peu troublé.

--Impie, dit le vieillard, veux-tu être aussi mauvais fils que
mauvais...?

--Monsieur, dis-je en lui coupant la parole, il était inutile de me
consulter ce matin.

--Non, non! dit Robespierre avec sa voix aiguë et son incroyable
sang-froid; non, ma foi, je ne veux pas que ton père me quitte,
Chénier! Je lui ai donné audience; il faut bien que j'écoute.

--Et pourquoi donc veux-tu qu'il s'en aille?--Que crains-tu donc
qu'il m'apprenne?--Ne sais-je pas à peu près tout ce qui se passe,
et même tes ordonnances du matin, docteur?

--C'est fini!" dis-je en retombant accablé sur ma chaise.

Marie-Joseph, par un dernier effort, s'avança hardiment et se plaça
de force entre son père et Robespierre.

"Après tout, dit-il à celui-ci, nous sommes égaux, nous sommes
frères, n'est-ce pas? Eh bien, moi, je puis te dire, citoyen, des
choses que tout autre qu'un représentant à la Convention nationale
n'aurait pas le droit de te dire, n'est-ce pas?--Eh bien, je te dis
que mon bon père que voici, mon bon vieux père, qui me déteste à
présent, parce que je suis député, va te conter quelque affaire de

famille bien au-dessous de tes graves occupations, vois-tu, citoyen
Robespierre! Tu as de grandes affaires, toi, tu es seul, tu marches
seul; toutes ces choses d'intérieur, ces petites brouilleries, tu les
ignores, heureusement pour toi. Tu ne dois pas t'en occuper."

Et il le pressait par les deux mains.

"Non, je ne veux pas absolument que tu l'écoutes, vois-tu; je ne
veux pas." Et, faisant le rieur: "Mais c'est que ce sont de vraies
niaiseries qu'il va te dire."

Et en bavardant plus bas:

"Quelque plainte de ma conduite passée, de vieilles, vieilles idées
monarchiques qu'il a. Je ne sais quoi, moi. Écoute, mon ami, toi,
notre grand citoyen, notre maître!--oui, je le pense franchement,
notre maître!--va, va à tes affaires, à l'Assemblée où l'on t'écoute;
--ou plutôt, tiens, renvoie-nous.--Oui, tiens, franchement, mets-nous
à la porte nous sommes de trop.--Messieurs, nous sommes indiscrets,
partons."

Il prenait son chapeau, pâle et haletant, couvert de sueur, tremblant.

"Allons, docteur; allons, mon père, j'ai à vous parler. Nous sommes
indiscrets.--Et Saint-Just, donc, qui arrive de si loin pour le voir!
de l'armée du Nord! N'est-il pas vrai, Saint-Just?"

Il allait, il venait, il avait les larmes aux yeux; il prenait
Robespierre par le bras, son père par les épaules il était fou.

Robespierre se leva, et, avec un air de bonté perfide, tendit la
main au vieillard par-devant son fils.--Le père crut tout sauvé;
nous sentîmes tout perdu. M. de Chénier s'attendrit de ce seul geste,
comme font les vieillards faibles.

"Oh! vous êtes bon! s'écria-t-il. C'est un système que vous avez,
n'est-ce pas? c'est un système qui fait qu'on vous croit mauvais.
Rendez-moi mon fils aîné, Monsieur de Robespierre! Rendez-le-moi, je
vous en conjure; il est à Saint-Lazare. C'est bien le meilleur des
deux, allez; vous ne le connaissez pas! il vous admire beaucoup, et
il admire tous ces messieurs aussi; il m'en parle souvent. Il n'est
point exagéré du tout, quoi qu'on ait pu vous dire. Celui-ci a peur
de se compromettre, et ne vous a pas parlé; mais moi, qui suis père,
Monsieur, et qui suis bien vieux, je n'ai pas peur. D'ailleurs, vous
êtes un homme comme il faut, il ne s'agit que de voir votre air et
vos manières; et avec un homme comme vous on s'entend toujours, n'est-
ce pas?"

Puis à son fils:

"Ne me faites point de signes! ne m'interrompez pas! vous m'importunez!
laissez Monsieur agir selon son coeur il s'entend un peu mieux que vous
en gouvernement, peut-être! Vous avez toujours été jaloux d'André, dès
votre enfance. Laissez-moi, ne me parlez pas."

Le malheureux frère! il n'aurait pas parlé, il était muet de douleur,
et moi aussi.

"Ah! dit Robespierre en s'asseyant et ôtant ses lunettes paisiblement
et avec soulagement; voilà donc leur grande affaire! Dis donc, Saint-
Just! ne s'imaginaient-ils pas que j'ignorais l'emprisonnement du petit
frère? Ces gens-là me croient fou, en vérité. Seulement il est bien
vrai que je ne me serais pas occupé de lui d'ici a quelques jours. Eh
bien, ajouta- t-il en prenant sa plume et griffonnant, on va faire
passer l'affaire de ton fils.

--Voilà! dis-je en étouffant.

--Comment! passer? dit le père interdit.

--Oui, citoyen, dit Saint-Just en lui expliquant froidement la chose,
passer au tribunal révolutionnaire, où il pourra se défendre.

--Et André? dit M. de Chénier.

--Lui, répondit Saint-Just, à la Conciergerie.

--Mais il n'y avait pas de mandat d'arrêt contre André! dit son père.

--Eh bien, il dira cela au tribunal, répondit Robespierre; tant mieux
pour lui."

Et en parlant il écrivait toujours.

"Mais à quoi bon l'y envoyer? disait le pauvre vieillard.

--Pour qu'il se justifie, répondait aussi froidement Robespierre,
écrivant toujours.

--Mais l'écoutera-t-on?" dit Marie-Joseph.

Robespierre mit ses lunettes et le regarda fixement: ses yeux
luisaient sous leurs yeux verts comme ceux des hiboux.

"Soupçonnes-tu l'intégrité du tribunal révolutionnaire?" dit-il.

Marie-Joseph baissa la tête, et dit: "Non!" en soupirant
profondément.

Saint-Just dit gravement:

"Le tribunal absout quelquefois.

--Quelquefois! dit le père tremblant et debout.

--Dis donc, Saint-Just, reprit Robespierre en recommençant à écrire,
sais-tu que c'est aussi un Poète, celui-là? Justement nous parlions
d'eux, et ils parlent de nous tiens, voilà une gentillesse de sa façon.
C'est tout nouveau, n'est-il pas vrai, Docteur? dis donc, Saint-Just,
il nous appelle bourreaux, barbouilleurs de lois.

--Rien que cela!" dit Saint-Just en prenant le papier, que je ne
reconnus que trop, et qu'il avait fait dérober par ses merveilleux
espions.

Tout à coup Robespierre tira sa montre, se leva brusquement et dit:
"Deux heures!"

Il nous salua, et courut à la porte de sa chambre par laquelle il
était entré avec Saint-Just. Il l'ouvrit, entra le premier et à demi
dans l'autre appartement, où j'aperçus des hommes, et laissant sa
main sur la clef comme avec une sorte de crainte et prêt à nous
fermer la porte au nez, dit d'une voix aigre, fausse et ferme:

"Ceci est seulement pour vous faire voir que je sais tout ce qui se
passe assez promptement."

Puis, se tournant vers Saint-Just, qui le suivait paisiblement avec
un sourire ineffable de douceur:

"dis donc, Saint-Just, je crois que je m'entends aussi bien que les
Poètes à composer des scènes de famille.

--Attends, Maximilien! cria Marie-Joseph en lui montrant le poing
et en s'en allant par la porte opposée, qui, cette fois, s'ouvrit
d'elle-même, je vais à la Convention avec Tallien!

--Et moi aux Jacobins, dit Robespierre avec sécheresse et orgueil.

--Avec Saint-Just", ajouta Saint-Just d'une voix terrible.

En suivant Marie-Joseph pour sortir de la tanière:

"Reprenez votre second fils, dis-je au père; car vous venez de tuer
l'aîné."

Et nous sortîmes sans oser nous retourner pour le voir.




CHAPITRE XXXV

UN SOIR D'ÉTÉ


Ma première action fut de cacher Joseph Chénier. Personne alors,
malgré la Terreur, ne refusait son toit à une tête menacée. Je
trouvai vingt maisons. J'en choisis une pour Marie-Joseph. Il s'y
laissa conduire en pleurant comme un enfant. Caché le jour, il
courait la nuit chez tous les représentants, ses amis, pour leur
donner du courage. Il était navré de douleur, il ne parlait plus que
pour hâter le renversement de Robespierre, de Saint-Just et de
Couthon. Il ne vivait plus que de cette idée. Je m'y livrai comme
lui, comme lui je me cachai. J'étais partout, excepté chez moi. Quand
Joseph Chénier se rendait à la Convention, il entrait et sortait
entouré d'amis et de représentants auxquels on n'osait toucher. Une
fois dehors, on le faisait disparaître, et la troupe même des espions
de Robespierre, la plus subtile volée de sauterelles qui jamais se
soit abattue sur Paris comme une plaie, ne put trouver sa trace. La
tête d'André Chénier dépendait d'une question de temps.

Il s'agissait de savoir ce qui mûrirait le plus vite, ou la colère
de Robespierre, ou la colère des conjurés. Dès la première nuit qui
suivit cette triste scène, du 5 au 6 Thermidor, nous visitâmes tous
ceux qu'on nomma depuis thermidoriens, tous, depuis Tallien jusqu'à
Barras, depuis Lecointre jusqu'à Vadier. Nous les unissions
d'intention sans les rassembler.--Chacun était décidé, mais tous ne
l'étaient pas.

Je revins triste. Voici le résultat de ce que j'ai vu:

La République était minée et contre-minée. La mine de Robespierre
partait de l'Hôtel de Ville: la contre-mine de Tallien, des
Tuileries. Le jour où les mineurs se rencontreraient serait le jour
de l'explosion. Mais il y avait unité du côté de Robespierre,
désunion dans les conventionnels qui attendaient son attaque. Nos
efforts pour les presser de commencer n'aboutirent cette nuit et la
nuit suivante, du 6 au 7, qu'à des conférences timides et partielles.
Les Jacobins étaient prêts dès longtemps. La Convention voulait
attendre les premiers coups. Le 7, quand le jour vint, on en était là.

Paris sentait la terre remuer sous lui. L'événement futur se
respirait dans les carrefours, comme il arrive toujours ici. Les
places étaient encombrées de parleurs. Les portes étaient béantes.
Les fenêtres questionnaient les rues.

Nous n'avions rien pu savoir de Saint-Lazare. Je m'y étais montré.
On m'avait fermé la porte avec fureur, et presque arrêté. J'avais
perdu la journée en recherches vaines. Vers six heures du soir, des
groupes couraient les places publiques. Des hommes agités jetaient
une nouvelle dans les rassemblements et s'enfuyaient. On disait: "Les
Sections vont prendre les armes. On conspire à la Convention.--Les
Jacobins conspirent.--

La Commune suspend les décrets de la Convention.

--Les canonniers viennent de passer."

On criait:

"Grande pétition des Jacobins à la Convention en faveur du peuple."

Quelquefois toute une rue courait et s'enfuyait sans savoir pourquoi,
comme balayée par le vent. Alors les enfants tombaient, les femmes
criaient, les volets des boutiques se fermaient, et puis le silence
régnait pour un peu de temps, jusqu'à ce qu'un nouveau trouble vînt
tout remuer.

Le soleil était voilé comme par un commencement d'orage. La chaleur
était étouffante. Je rôdai autour de ma maison de la place de la
Révolution, et, pensant tout d'un coup qu'après deux nuits ce serait
là qu'on me chercherait le moins, je passai l'arcade, et j'entrai.
Toutes les portes étaient ouvertes; les portiers dans les rues. Je
montai, j'entrai seul; je trouvai tout comme je l'avais laissé: mes
livres épars et un peu poudreux, mes fenêtres ouvertes. Je me reposai
un moment près de la fenêtre qui donnait sur la place.

Tout en réfléchissant, je regardais d'en haut ces Tuileries
éternellement régnantes et tristes, avec leurs marronniers verts, et
la longue maison sur la longue terrasse des Feuillants; les arbres
des Champs-Élysées, tout blancs de poussière; la place toute noire de
têtes d'hommes, et, au milieu, l'une devant l'autre, deux choses de
bois peint: la statue de la Liberté et la Guillotine.

Cette soirée était pesante. Plus le soleil se cachait derrière les
arbres et sous le nuage lourd et bleu en se couchant, plus il lançait
des rayons obliques et coupés sur les bonnets rouges et les chapeaux
noirs, lueurs tristes qui donnaient à cette foule agitée l'aspect
d'une mer sombre tachetée par des flaques de sang. Les voix confuses
n'arrivaient plus à la hauteur de mes fenêtres les plus voisines du
toit que comme la voix des vagues de l'Océan, et le roulement
lointain du tonnerre ajoutait à cette sombre illusion. Les murmures
prirent tout à coup un accroissement prodigieux; et je vis toutes les
têtes et les bras se tourner vers les boulevards, que je ne pouvais
apercevoir. Quelque chose qui venait de là excitait les cris et les
huées, le mouvement et la lutte. Je me penchai inutilement, rien ne
paraissait, et les cris ne cessaient pas. Un désir invincible de voir
me fit oublier ma situation je voulus sortir, mais j'entendis sur
l'escalier une querelle qui me fit bientôt fermer la porte. Des
hommes voulaient monter, et le portier, convaincu de mon absence,
leur montrait, par ses clefs doubles, que je n'habitais plus la
maison. Deux voix nouvelles survinrent et dirent que c'était vrai,
qu'on avait tout retourné il y avait une heure. J'étais arrivé à
temps. On descendait avec grand regret. A leurs imprécations je
reconnus de quelle part étaient venus ces hommes. Force me fut de
retourner tristement à ma fenêtre, prisonnier chez moi.

Le grand bruit croissait de minute en minute, et un bruit supérieur
s'approchait de la place, comme le bruit des canons au milieu de la
fusillade. Un flot immense de peuple armé de piques enfonça la vaste
mer du peuple désarmé de la place, et je vis enfin la cause de ce
tumulte sinistre.

C'était une charrette, mais une charrette peinte de rouge et chargée
de quatre-vingts corps vivants.

Ils étaient tous debout, pressés l'un contre l'autre. Toutes les
tailles, tous les âges étaient liés en faisceau. Tous avaient la tête
découverte, et l'on voyait des cheveux blancs, des têtes sans
cheveux, de petites têtes blondes à hauteur de ceinture, des robes
blanches, des habits de paysans, d'officiers, de prêtres, de
bourgeois; j'aperçus même deux femmes qui portaient leur enfant à la
mamelle et nourrissaient jusqu'à la fin, comme pour léguer à leurs
fils tout leur lait, tout leur sang et toute leur vie, qu'on allait
prendre. Je vous l'ai dit, cela s'appelait une fournée.

La charge était si pesante, que trois chevaux ne pouvaient la
traîner. D'ailleurs, et c'était la cause du bruit, à chaque pas on
arrêtait la voiture, et le peuple jetait de grands cris. Les chevaux
reculaient l'un sur l'autre, et la charrette était comme assiégée.
Alors, par-dessus leurs gardes, les condamnés tendaient les bras à
leurs amis.

On eût dit une nacelle surchargée qui va faire naufrage et que du
bord on veut sauver. A chaque essai des gendarmes et des Sans-
Culottes pour marcher en avant, le peuple jetait un cri immense et
refoulait le cortège avec toutes ses poitrines et toutes ses épaules;
et, interposant devant l'arrêt son tardif et terrible veto, il criait
d'une voix longue, confuse, croissante, qui venait à la fois de la
Seine, des ponts, des quais, des avenues, des arbres, des bornes et
des pavés:

"NON! NON! NON!"

A chacune de ces grandes marées d'hommes, la charrette se balançait
sur ses roues comme un vaisseau sur ses ancres, et elle était presque
soulevée avec toute sa charge. J'espérais toujours la voir verser. Le
coeur me battait violemment. J'étais tout entier hors de ma fenêtre,
enivré, étourdi par la grandeur du spectacle. Je ne respirais pas.
J'avais toute l'âme et toute la vie dans les yeux.

Dans l'exaltation où m'élevait cette grande vue, il me semblait que
le ciel et la terre y étaient acteurs. De temps à autre venait du
nuage un petit éclair, comme un signal. La face noire des Tuileries
devenait rouge et sanglante, les deux grands carrés d'arbres se
renversaient en arrière comme ayant horreur. Alors le peuple
gémissait; et, après sa grande voix, celle du nuage reprenait et
roulait tristement.

L'ombre commençait à s'étendre, celle de l'orage avant celle de la
nuit. Une poussière sèche volait au-dessus des têtes et cachait
souvent à mes yeux tout le tableau. Cependant je ne pouvais arracher
ma vue de cette charrette ballottée. Je lui tendais les bras d'en
haut, je jetais des cris inentendus; j'invoquais le peuple! Je lui
disais "Courage!" et ensuite je regardais si le ciel ne ferait pas
quelque chose.

Je m'écriai:

"Encore trois jours! encore trois jours! ô Providence! ô Destin!
ô Puissances à jamais inconnues! ô vous le Dieu! vous les Esprits!
vous les Maîtres! les Éternels! si vous entendez, arrêtez-les pour
trois jours encore!"

La charrette allait toujours pas à pas, lentement, heurtée, arrêtée,
mais, hélas! en avant. Les troupes s'accroissaient autour d'elle.
Entre la Guillotine et la Liberté, des baïonnettes luisaient en
masse. Là semblait être le port où la chaloupe était attendue. Le
peuple, las du sang, le peuple irrité, murmurait davantage, mais il
agissait moins qu'en commençant. Je tremblai, mes dents se choquèrent.

Avec mes yeux, j'avais vu l'ensemble du tableau; pour voir le
détail, je pris une longue-vue. La charrette était déjà éloignée de
moi, en avant. J'y reconnus pourtant un homme en habit gris, les
mains derrière le dos. Je ne sais si elles étaient attachées. Je ne
doutai pas que ce ne fût André Chénier. La voiture s'arrêta encore.
On se battait. Je vis un homme en bonnet rouge monter sur les
planches de la Guillotine et arranger un panier.

Ma vue se troublait je quittai ma lunette pour essuyer le verre et
mes yeux.

L'aspect général de la place changeait à mesure que la lutte
changeait de terrain. Chaque pas que les chevaux gagnaient semblait
au peuple une défaite qu'il éprouvait. Les cris étaient moins furieux
et plus douloureux. La foule s'accroissait pourtant et empêchait la
marche plus que jamais par le nombre plus que par la résistance.

Je repris la longue-vue, et je revis les malheureux embarqués qui
dominaient de tout le corps les têtes de la multitude. J'aurais pu
les compter en ce moment. Les femmes m'étaient inconnues. J'y
distinguai de pauvres paysannes, mais non les femmes que je craignais
d'y voir. Les hommes, je les ai vus à Saint-Lazare. André causait en
regardant le soleil couchant. Mon âme s'unit à la sienne; et tandis
que mon oeil suivait de loin le mouvement de ses lèvres, ma bouche
disait tout haut ses derniers vers:

Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphire
Anime la fin d'un beau jour,
Au pied de l'échafaud, j'essaie encore ma lyre.
Peut-être est-ce bientôt mon tour.

Tout à coup un mouvement violent qu'il fit me força de quitter ma
lunette et de regarder toute la place, où je n'entendais plus de cris.

Le mouvement de la multitude était devenu rétrograde tout à coup.

Les quais, si remplis, si encombrés, se vidaient. Les masses se
coupaient en groupes, les groupes en familles, les familles en
individus. Aux extrémités de la place, on courait pour s'enfuir dans
une grande poussière. Les femmes couvraient leurs têtes et leurs
enfants de leurs robes. La colère était éteinte... Il pleuvait.

Qui connaît Paris comprendra ceci. Moi, je l'ai vu. Depuis encore je
l'ai revu dans des circonstances graves et grandes.

Aux cris tumultueux, aux jurements, aux longues vociférations,
succédèrent des murmures plaintifs qui semblaient un sinistre adieu,
de lentes et rares exclamations, dont les notes prolongées, basses et
descendantes, exprimaient l'abandon de la résistance et gémissaient
sur leur faiblesse. La Nation, humiliée, ployait le dos et roulait
par troupeaux entre une fausse statue, une Liberté qui n'était que
l'image d'une image, et un réel Échafaud teint de son meilleur sang.

Ceux qui se pressaient voulaient voir ou voulaient s'enfuir. Nul ne
voulait rien empêcher. Les bourreaux saisirent le moment. La mer
était calme, et leur hideuse barque arriva à bon port. La Guillotine
leva son bras.

En ce moment plus aucune voix, plus aucun mouvement sur l'étendue de
la place. Le bruit clair et monotone d'une large pluie était le seul
qui se fît entendre, comme celui d'un immense arrosoir. Les larges
rayons d'eau s'étendaient devant mes yeux et sillonnaient l'espace.
Mes jambes tremblaient il me fut nécessaire d'être à genoux.

Là je regardais et j'écoutais sans respirer. La pluie était encore
assez transparente pour que ma lunette me fît apercevoir la couleur
du vêtement qui s'élevait entre les poteaux. Je voyais aussi un jour
blanc entre le bras et le billot et, quand une ombre comblait cet
intervalle, je fermais les yeux. Un grand cri des spectateurs
m'avertissait de les rouvrir.

Trente-deux fois je baissai la tête ainsi, disant une prière
désespérée, que nulle oreille humaine n'entendra jamais, et que moi
seul j'ai pu concevoir.

Après le trente-troisième cri, je vis l'habit gris tout debout.
Cette fois je résolus d'honorer le courage de son génie en ayant le
courage de voir toute sa mort je me levai.

La tête roula, et ce qu'il avait là s'enfuit avec le sang.




CHAPITRE XXXVI

UN TOUR DE ROUE


Ici le Docteur-Noir fut quelque temps sans pouvoir continuer. Tout
à coup il se leva et dit ce qui suit en marchant vivement dans la
chambre de Stello:

--Une rage incroyable me saisit alors! Je sortis violemment de ma
chambre en criant sur l'escalier "Les bourreaux! les scélérats!
livrez-moi si vous voulez! venez me chercher! me voilà!"--Et
j'allongeais ma tête, comme la présentant au couteau. J'étais dans
le délire.

Eh! que faisais-je?--Je ne trouvai sur les marches de l'escalier
que deux petits enfants, ceux du portier. Leur innocente présence
m'arrêta. Ils se tenaient par la main, et, tout effrayés de me voir,
se serraient contre la muraille pour me laisser passer comme un fou
que j'étais. Je m'arrêtai et je me demandai où j'allais, et comment
cette mort transportait ainsi celui qui avait tant vu mourir.--Je
redevins à l'instant maître de moi; et, me repentant profondément
d'avoir été assez insensé pour espérer pendant un quart d'heure de ma
vie, je redevins l'impassible spectateur de choses que je fus
toujours.--J'interrogeai ces enfants sur mon canonnier; il était
venu depuis le 5 thermidor tous les matins, à huit heures; il avait
brossé mes habits et dormi près du poêle. Ensuite, ne me voyant pas
venir, il était parti sans questionner personne.--Je demandai aux
enfants où était leur père. Il était allé sur la place voir la
cérémonie. Moi, je l'avais trop bien vue.

Je descendis plus lentement, et, pour satisfaire le désir violent
qui me restait, celui de voir comment se conduirait la Destinée, et
si elle aurait l'audace d'ajouter le triomphe général de Robespierre
à ce triomphe partiel. Je n'en aurais pas été surpris.

La foule était si grande encore et si attentive sur la place, que je
sortis, sans être vu, par ma grande porte, ouverte et vide. Là je me
mis à marcher, les yeux baissés, sans sentir la pluie. La nuit ne
tarda pas à venir. Je marchais toujours en pensant. Partout
j'entendais à mes oreilles les cris populaires, le roulement lointain
de l'orage, le bruissement régulier de la pluie. Partout je croyais
voir la Statue et l'Échafaud se regardant tristement par-dessus les
têtes vivantes et les têtes coupées. J'avais la fièvre.
Continuellement j'étais arrêté dans les rues par des troupes qui
passaient, par des hommes qui couraient en foule. Je m'arrêtais, je
laissais passer, et mes yeux baissés ne pouvaient regarder que le
pavé luisant, glissant et lavé par la pluie. Je voyais mes pieds
marcher, et je ne savais pas où ils allaient. Je réfléchissais
sagement, je raisonnais logiquement, je voyais nettement et
j'agissais en insensé. L'air avait été rafraîchi, la pluie avait
séché dans les rues et sur moi sans que je m'en fusse aperçu. Je
suivais les quais, je passais les ponts, je les repassais, cherchant
à marcher seul sans être coudoyé, et je ne pouvais y réussir. J'avais
du peuple à côté de moi, du peuple devant, du peuple derrière; du
peuple dans la tête, du peuple partout: c'était insupportable. On me
croisait, on me poussait, on me serrait. Je m'arrêtais alors, et je
m'asseyais sur une borne ou une barrière: je continuais à réfléchir.
Tous les traits du tableau me revenaient plus colorés devant les
yeux; je revoyais les Tuileries rouges, la place houleuse et noire,
le gros nuage et la grande Statue et la grande Guillotine se
regardant. Alors je partais de nouveau; le peuple me reprenait, me
heurtait et me roulait encore. Je le fuyais machinalement, mais sans
être importuné; au contraire, la foule berce et endort. J'aurais
voulu qu'elle s'occupât de moi pour être délivré par l'extérieur de
l'intérieur de moi-même. La moitié de la nuit se passa ainsi dans un
vagabondage de fou. Enfin, comme je m'étais assis sur le parapet d'un
quai, et que l'on m'y pressait encore, je levai les yeux et regardai
autour de moi et devant moi. J'étais devant l'Hôtel de Ville; je le
reconnus à ce cadran lumineux, éteint depuis, rallumé nouvellement
tel qu'on le voit, et qui, tout rouge alors, ressemblait de loin à
une large lune de sang sur laquelle des heures magiques étaient
marquées. Le cadran disait minuit et vingt minutes; je crus rêver.
Ce qui m'étonna surtout fut de voir réellement autour de moi une
quantité d'hommes assemblés. Sur la Grève, sur les quais, partout on
allait sans savoir où. Devant l'Hôtel de Ville surtout on regardait
une grande fenêtre éclairée. C'était celle du Conseil de la Commune.
Sur les marches du vieux palais était rangé un bataillon épais
d'hommes en bonnets rouges, armés de piques et chantant la
Marseillaise; le reste du peuple était dans la stupeur et parlait
à voix basse.

Je pris la sinistre résolution d'aller chez Joseph Chénier. J'arrivai
bientôt à une étroite rue de l'île Saint-Louis, où il s'était réfugié.
Une vieille femme, notre confidente, qui m'ouvrit en tremblant après
m'avoir fait longtemps attendre, me dit "qu'il dormait; qu'il était
bien content de sa journée; qu'il avait reçu dix Représentants sans
oser sortir que demain on allait attaquer Robespierre, et que, le 9,
il irait avec moi délivrer M. André; qu'il prenait des forces".

L'éveiller pour lui dire: "Ton frère est mort; tu arriveras trop
tard. Tu crieras: Mon frère! et l'on ne te répondra pas; tu diras:
Je voulais le sauver,--et l'on ne te croira jamais, ni pendant ta
vie ni après ta mort! et tous les jours on t'écrira: Caïn, qu'as-tu
fait de ton frère?"

L'éveiller pour lui dire cela!--Oh! non!

"Qu'il prenne des forces, dis-je, il en aura besoin demain."

Et je recommençai dans la rue ma nocturne marche, résolu de ne pas
entrer chez moi que l'événement ne fût accompli. Je passai la nuit à
rôder de l'Hôtel de Ville au Palais-National, des Tuileries à l'Hôtel
de Ville. Tout Paris semblait aussi bivouaquer.

Le jour, 8 thermidor, se leva bientôt, très brillant. Ce fut un bien
long jour que celui-là. Je vis du dehors le combat intérieur du grand
corps de la République. Au Palais-National, contre l'ordinaire, le
silence était sur la place et le bruit dans le château. Le peuple
attendit encore son arrêt tout le jour, mais vainement. Les partis se
formaient. La Commune enrôlait des Sections entières de la garde
nationale. Les Jacobins étaient ardents à pérorer dans les groupes.

On portait des armes; on les entendait essayer par des explosions
inquiétantes. La nuit revint, et l'on apprit seulement que
Robespierre était plus fort que jamais, et qu'il avait frappé d'un
discours puissant ses ennemis de la Convention. Quoi! il ne
tomberait pas! quoi! il vivrait, il tuerait, il régnerait!--Qui
aurait eu, cette autre nuit, un toit, un lit, un sommeil?--Personne
autour de moi ne s'en souvint, et moi je ne quittai pas la place.
J'y vécus, j'y pris racine.

Il arriva enfin le second jour, le jour de crise, et mes yeux
fatigués le saluèrent de loin. La Dispute foudroyante hurla tout le
jour encore dans le palais qu'elle faisait trembler. Quand un cri,
quand un mot s'envolait au dehors, il bouleversait Paris, et tout
changeait de face. Les dés étaient jetés sur le tapis, et les têtes
aussi.--Quelquefois un des pâles joueurs venait respirer et s'essuyer
le front à une fenêtre; alors le peuple lui demandait avec anxiété
qui avait gagné la partie où il était joué lui-même.

Tout à coup on apprend, avec la fin du jour et de la séance, on
apprend qu'un cri étrange, inattendu, imprévu, inouï, a été jeté: A
bas le tyran! et que Robespierre est en prison. La guerre commence
aussitôt. Chacun court à son poste. Les tambours roulent, les armes
brillent, les cris s'élèvent.--L'Hôtel de Ville gémit avec son
tocsin, et semble appeler son maître.--Les Tuileries se hérissent de
fer, Robespierre reconquis règne en son palais, l'Assemblée dans le
sien. Toute la nuit, la Commune et la Convention appellent à leur
secours, et mutuellement s'excommunient.

Le peuple était flottant entre ces deux puissances. Les citoyens
erraient par les rues, s'appelant, s'interrogeant, se trompant et
craignant de se perdre eux-mêmes et la nation; beaucoup demeuraient
en place et, frappant le pavé de la crosse de leurs fusils, s'y
appuyaient le menton en attendant le jour et la vérité.

Il était minuit. J'étais sur la place du Carrousel, lorsque dix
pièces de canon y arrivèrent. A la lueur des mèches allumées et de
quelques torches, je vis que les officiers plaçaient leurs pièces
avec indifférence sur la place, comme en un parc d'artillerie, les
unes braquées contre le Louvre, les autres vers la rivière. Ils
n'avaient, dans les ordres qu'ils donnaient, aucune intention
décidée. Ils s'arrêtèrent et descendirent de cheval, ne sachant guère
à la disposition de qui ils venaient se mettre. Les canonniers se
couchèrent à terre. Comme je m'approchais d'eux, j'en remarquai un,
le plus fatigué peut-être, mais à coup sûr le plus grand de tous, qui
s'était établi commodément sur l'affût de sa pièce et commençait à
ronfler déjà. Je le secouai par le bras: c'était mon paisible
canonnier, c'était Blaireau.

Il se gratta la tête un moment avec un peu d'embarras, me regarda
sous le nez, puis, me reconnaissant, se releva de toute son étendue
assez languissamment. Ses camarades, habitués à le vénérer comme chef
de pièce, vinrent pour l'aider à quelque manoeuvre. Il allongea un
peu ses bras et ses jambes pour se dégourdir, et leur dit:

"Oh! restez, restez; allez, ce n'est rien: c'est le citoyen que
voilà qui vient boire un peu la goutte avec moi. Hein!"

Les camarades recouchés ou éloignés:

"Eh bien, dis-je, mon grand Blaireau, qu'est-ce donc qui arrive
aujourd'hui?"

Il prit la mèche de son canon et s'amusa a y allumer sa pipe.

"Oh! c'est pas grand'chose, me dit-il.

--Diable!" dis-je.

Il huma sa pipe avec bruit et la mit en train.

"Oh! mon Dieu! mon Dieu, mon Dieu, non! pas la peine de faire
attention à ça!"

Il tourna la tête par-dessus ses hautes épaules pour regarder d'un
air de mépris le palais national des Tuileries, avec toutes ses
fenêtres éclairées.

"C'est, me dit-il, un tas d'avocats qui se chamaillent là-bas! Et
c'est tout.

--Ah! ça ne te fait pas d'autre effet, à toi? lui dis-je, en prenant
un ton cavalier et voulant lui frapper sur l'épaule, mais n'y arrivant
pas.

--Pas davantage", me dit Blaireau avec un air de supériorité
incontestable.

Je m'assis sur son affût, et je rentrai en moi-même. J'avais honte
de mon peu de philosophie à côté de lui.

Cependant j'avais peine à ne pas faire attention à ce que je voyais.
Le Carrousel se chargeait de bataillons qui venaient se serrer en
masse devant les Tuileries, et se reconnaissaient avec précaution.
C'étaient la section de la Montagne, celle de Guillaume-Tell, celles
des Gardes-françaises et de la Fontaine-Grenelle qui se rangeaient
autour de la Convention. Était-ce pour la cerner ou la défendre?

Comme je me faisais cette question, des chevaux accoururent. Ils
enflammaient le pavé de leurs pieds. Ils vinrent droit aux canonniers.

Un gros homme, qu'on distinguait mal à la lueur des torches, et qui
beuglait d'une étrange façon, devançait tous les autres. Il
brandissait un grand sabre courbe, et criait de loin:

"Citoyens canonniers, à vos pièces!--Je suis le général Henriot.
Criez: Vive Robespierre! mes enfants. Les traîtres sont là! enfants.
Brûlez-leur un peu la moustache! Hein! faudra voir s'ils feront aller
les bons enfants comme ils voudront. Hein! c'est que je suis là, moi.
--Hein! vous me connaissez bien, mes fils, pas vrai?"

Pas un mot de réponse. Il chancelait sur son cheval, et, se
renversant en arrière, soutenait son gros corps sur les rênes et
faisait cabrer le pauvre animal, qui n'en pouvait plus.

"Eh bien, où sont donc les officiers ici? mille dieux! continuait-il.
Vive la nation! Dieu de Dieu! et Robespierre! les amis!--Allons! nous
sommes des Sans-Culottes et des bons garçons, qui ne nous mouchons pas
du pied, n'est-ce pas?--Vous me connaissez bien?--Hein! vous savez,
canonniers, que je n'ai pas froid aux yeux, moi! Tournez-moi vos pièces
sur cette baraque, où sont tous les filous et les gredins de la
Convention."

Un officier s'approcha et lui dit: "Salut!--Va te coucher. Je n'en
suis pas.--Ni vu ni connu,--tu m'ennuies."

Un second dit au premier:

"Mais dis donc, toi, on ne sait pas au fait s'il n'est pas général,
ce vieil ivrogne?

--Ah bah! qu'est-ce que ça me fait?" dit le premier. Et il s'assit.

Henriot écumait. "Je te fendrai le crâne comme un melon, si tu
n'obéis pas, mille tonnerres!

--Oh! pas de ça, Lisette! reprit l'officier en lui montrant le bout
d'un écouvillon. Tiens-toi tranquille, s'il vous plaît, citoyen."

Les espèces d'aides de camp qui suivaient Henriot s'efforçaient
inutilement d'enlever les officiers et de les décider: ils les
écoutaient beaucoup moins encore que leur gros buveur de général.

Le vin, le sang, la colère, étranglaient l'ignoble Henriot. Il
criait, il jurait Dieu, il maugréait, il hurlait; il se frappait la
poitrine; il descendait de cheval et se jetait par terre; il
remontait et perdait son chapeau à grandes plumes. Il courait de la
droite à la gauche et embarrassait les pieds du cheval dans les
affûts. Les canonniers le regardaient sans se déranger, et riaient.
Les citoyens armés venaient le regarder avec des chandelles et des
torches, et riaient.

Henriot recevait de grossières injures et rendait des imprécations
de cabaretier saoul.

"Oh! le gros sanglier,--sanglier sans défense.--Oh! oh! qu'est-ce
qu'il nous veut, le porc empanaché?"

Il criait: "A moi les bons Sans-Culottes! à moi les solides à trois
poils! que j'extermine toute cette enragée canaille de Tallien!
Fendons la gorge à Boissy-d'Anglas; éventrons Collot-d'Herbois;
coupons le sifflet à Merlin-Thionville; faisons un hachis de
conventionnels sur le Billaud-Varennes, mes enfants!

--Allons! dit l'adjudant-major des canonniers, commence par faire
demi-tour, vieux fou. En v'là assez. C'est assez d'parade comm'ça.
Tu ne passeras pas."

En même temps il donna un coup de pommeau de sabre dans le nez du
cheval d'Henriot. Le pauvre animal se mit à courir dans la place du
Carrousel, emportant son gros maître, dont le sabre et le chapeau
traînaient à terre, renversant sur son chemin des soldats pris par le
dos, des femmes qui étaient venues accompagner les Sections, et de
pauvres petits garçons accourus pour regarder, comme tout le monde.

L'ivrogne revint encore à la charge, et, avec un peu plus de bon sens
(le froid sur la tête et le galop l'avaient un peu dégrisé), dit à un
autre officier:

"Songe bien, citoyen, que l'ordre de faire feu sur la Convention,
c'est de la Commune que je te l'apporte, et de la part de Robespierre,
Saint-Just et Couthon. J'ai le commandement de toute la garnison. Tu
entends, citoyen?"

L'officier ôta son chapeau. Mais il répondit avec un sang-froid
parfait:

"Donne-moi un ordre par écrit, citoyen. Crois-tu que je serai assez
bête pour faire feu sans preuve d'ordre?--Oui! pas mal!--Je ne suis
pas au service d'hier, va! pour me faire guillotiner demain.
Donne-moi un ordre signé, et je brûle le Palais-National et la
Convention comme un paquet d'allumettes."

Là-dessus, il retroussa sa moustache et tourna le dos.

"Autrement, ajouta-t-il, ordonne le feu toi-même aux artilleurs, et
je ne soufflerai pas."

Henriot le prit au mot. Il vint droit à Blaireau.

"Canonnier, je te connais."

Blaireau ouvrit de grands yeux hébétés et dit:

"Tiens! il me connaît!

--Je t'ordonne de tourner la pièce sur le mur là-bas, et de faire
feu."

Blaireau bâilla. Puis il se mit à l'ouvrage, et d'un tour de bras la
pièce fut braquée. Il ploya ses grands genoux, et en pointeur
expérimenté ajusta le canon, mettant en ligne les deux points de mire
vis-à-vis la plus grande fenêtre allumée du château.

Henriot triomphait.

Blaireau se redressa de toute sa hauteur, et dit à ses quatre
camarades, qui se tenaient à leur poste pour servir la pièce, deux à
droite, deux à gauche:

"Ce n'est pas tout à fait ça, mes petits amis.--Un petit tour de
roue encore!"

Moi, je regardai cette roue du canon qui tournait en avant, puis
retournait en arrière, et je crus voir la roue mythologique de la
Fortune. Oui, c'était elle... C'était elle-même, réalisée, en vérité.

A cette roue était suspendu le destin du monde. Si elle allait en
avant et pointait la pièce, Robespierre était vainqueur. En ce moment
même les Conventionnels avaient appris l'arrivée d'Henriot; en ce
moment même, ils s'asseyaient pour mourir sur leurs chaises curules.
Le peuple des tribunes s'était enfui et le racontait autour de nous.
Si le canon faisait feu, l'Assemblée se séparait, et les Sections
réunies passaient au joug de la Commune. La Terreur s'affermissait,
puis s'adoucissait, puis restait..., restait un Richard III, ou un
Cromwell, ou après un Octave... Qui sait?

Je ne respirais pas, je regardais, je ne voulais rien dire.

Si j'avais dit un mot à Blaireau, si j'avais mis un grain de sable,
le souffle d'un geste sous la roue, je l'aurais fait reculer. Mais
non, je n'osai le faire, je voulus voir ce que le destin seul
enfanterait.

Il y avait un petit trottoir usé devant la pièce; les quatre
servants ne pouvaient y poser également les roues, qui glissaient
toujours en arrière.

Blaireau recula et se croisa les bras en artiste découragé et
mécontent. Il fit la moue.

Il se tourna vers un officier d'artillerie:

"Lieutenant! c'est trop jeune tout ça!--C'est trop jeune, ces
servants-là, ça ne sait pas manier sa pièce. Tant que vous me
donnerez ça, il n'y a pas moyen d'aller!--N'y a pas de plaisir!"

Le lieutenant répondit avec humeur:

"Je ne te dis pas de faire feu, moi, je ne dis rien.

--Ah bien! c'est différent, dit Blaireau en bâillant. Ah! bien,
moi non plus, je ne suis plus du jeu. Bonsoir."

En même temps il donna un coup de pied à sa pièce, la fit rouler en
travers et se coucha dessus.

Henriot tira son sabre, qu'on lui avait ramassé.

"Feras-tu feu?" dit-il.

Blaireau fumait, et, tenant à la main sa mèche éteinte, répondit:

"Ma chandelle est morte! va te coucher!

Henriot, suffoqué de rage, lui donna un coup de sabre à fendre un
mur; mais c'était un revers d'ivrogne, si mal appliqué, qu'il ne fit
qu'effleurer la manche de l'habit et à peine la peau, à ce que je
jugeai.

C'en fut assez pour décider l'affaire contre Henriot. Les canonniers
furieux firent pleuvoir sur son cheval une grêle de coups de poing,
de pied, d'écouvillon; et le malencontreux général, couvert de boue,
ballotté par son coursier comme un sac de blé sur un âne, fut emporté
vers le Louvre, pour arriver, comme vous savez, à l'Hôtel de Ville,
où Coffinhal le Jacobin le jeta par la fenêtre sur un tas de fumier,
son lit naturel.

En ce moment même arrivent les commissaires de la Convention; ils
crient de loin que Robespierre, Saint-Just, Couthon, Henriot, sont
mis hors la loi. Les Sections répondent à ce mot magique par des cris
de joie. Le Carrousel s'illumine subitement. Chaque fusil porte un
flambeau. Vive la liberté! Vive la Convention! A bas les tyrans!
sont les cris de la foule armée. Tout marche à l'Hôtel de Ville, et
tout le peuple se soumet et se disperse au cri magique qui fut
l'interdit républicain: Hors la loi!

La Convention, assiégée, fit une sortie et vint des Tuileries
assiéger la Commune à l'Hôtel de Ville. Je ne la suivis pas; je ne
doutais pas de sa victoire. Je ne vis pas Robespierre se casser le
menton au lieu de la cervelle, et recevoir l'injure, comme il eût
reçu l'hommage, avec orgueil et en silence. Il avait attendu la
soumission de Paris, au lieu d'envoyer et d'aller la conquérir comme
la Convention. Il avait été lâche. Tout était dit pour lui. Je ne vis
pas son frère se jeter sur les baïonnettes par le balcon de l'Hôtel
de Ville, Lebas se casser la tête, et Saint-Just aller à la
guillotine aussi calme qu'en y faisant conduire les autres, les bras
croisés, les yeux et les pensées au ciel comme le grand inquisiteur
de la Liberté.

Ils étaient vaincus, peu m'importait le reste.

Je restai sur la même place et, prenant les mains longues et
ignorantes de mon canonnier naïf, je lui fis cette petite allocution

"O Blaireau! ton nom ne tiendra pas la moindre place dans l'histoire,
et tu t'en soucies peu, pourvu que tu dormes le jour et la nuit, et
que ce ne soit pas loin de Rose. Tu es trop simple et trop modeste,
Blaireau, car je te jure que, de tous les hommes appelés grands par
les conteurs d'histoire, il y en a peu qui aient fait des choses aussi
grandes que celles que tu viens de faire. Tu as retranché du monde un
règne et une Ère démocratique; tu as fait reculer la Révolution d'un
pas, tu as blessé à mort la République. Voilà ce que tu as fait, ô
grand Blaireau!--D'autres hommes vont gouverner, qui seront félicités
de ton oeuvre, et qu'un souffle de toi aurait pu disperser comme la
fumée de ta pipe solennelle. On écrira beaucoup et longtemps, et
peut-être toujours, sur le 9 thermidor; et jamais on ne pensera à te
rapporter l'hommage d'adoration qui t'est dû tout aussi justement
qu'à tous les hommes d'action qui pensent si peu et qui savent si peu
comment ce qu'ils ont fait s'est fait, et qui sont bien loin de ta
modestie et de ta candeur philosophique. Qu'il ne soit pas dit qu'on
ne t'ait pas rendu hommage; c'est toi, ô Blaireau! qui es véritablement
l'homme de la Destinée."

Cela dit, je m'inclinai avec un respect réel et plein d'humiliation,
après avoir vu ainsi tout au fond de la source d'un des plus grands
événements politiques du monde.

Blaireau pensa, je ne sais pourquoi, que je me moquais de lui. Il
retira sa main des miennes très doucement, par respect, et se gratta
la tête:

"Si c'était, dit ce grand homme, un effet de votre bonté de regarder
un peu mon bras gauche, seulement pour voir.

--C'est juste" dis-je.

Il ôta sa manche, et je pris une torche.

"Remercie Henriot, mon fils, lui dis-je, il t'a défait des plus
dangereux de tes hiéroglyphes. Les fleurs de lis, les Bourbons et
Madeleine sont enlevés avec l'épiderme, et après-demain tu seras
guéri et marié si tu veux."

Je lui serrai le bras avec mon mouchoir, je l'emmenai chez moi, et
ce qui fut dit fut fait.

De longtemps encore je ne pus dormir, car le serpent était écrasé,
mais il avait dévoré le cygne de la France.

Vous connaissez trop votre monde pour que je cherche à vous
persuader que mademoiselle de Coigny s'empoisonna et que madame de
Saint-Aignan se poignarda. Si la douleur fut un poison pour elles, ce
fut un poison lent. Le 9 thermidor les fit sortir de prison.
Mademoiselle de Coigny se réfugia dans le mariage, mais bien des
choses m'ont porté à croire qu'elle ne se trouva pas très bien de ce
lieu d'asile.--Pour madame de Saint-Aignan, une mélancolie douce et
affectueuse, mais un peu sauvage, et l'éducation de trois beaux
enfants, remplirent toute sa vie et son veuvage dans la solitude du
château de Saint-Aignan. Un an environ après sa prison, une femme
vint me demander de sa part un portrait. Elle avait attendu la fin du
deuil de son mari pour me faire reprendre ce trésor.

--Elle désirait ne pas me voir.--Je donnai la précieuse boîte de
maroquin violet, et je ne la revis pas.--Tout cela était très bien,
très pur, très délicat.--J'ai respecté ses volontés, et je
respecterai toujours son souvenir charmant, car elle n'est plus.

Jamais aucun voyage ne lui fit quitter ce portrait, m'a-t-on dit;
jamais elle ne consentit à le laisser copier: peut-être l'a-t-elle
brisé en mourant; peut-être est-il resté dans un tiroir de secrétaire
du vieux château, où les petits-enfants de la belle duchesse l'auront
toujours pris pour un grand-oncle; c'est la destinée des portraits.
Ils ne font battre qu'un seul coeur, et, quand ce coeur ne bat plus,
il faut les effacer.




CHAPITRE XXXVII

DE L'OSTRACISME PERPÉTUEL


Les dernières paroles du Docteur-Noir résonnaient encore dans la
grande chambre de Stello, lorsque celui-ci s'écria, en levant les
deux bras au-dessus de sa tête:

--Oui, cela dut se passer ainsi!

--Mes histoires, dit rudement le conteur satirique, sont, comme
toutes les paroles des hommes, à moitié vraies.

--Oui, cela dut se passer ainsi, poursuivit Stello; oui, je l'atteste
par tout ce que j'ai souffert en écoutant. Comme l'on sent la ressem-
blance du portrait d'un inconnu ou d'un mort, je sens la ressemblance
des vôtres. Oui, leurs passions et leurs intérêts les firent parler de
la sorte. Donc, des trois formes du Pouvoir possibles, la première nous
craint, la seconde nous dédaigne comme inutiles, la troisième nous hait
et nous nivelle comme supériorités aristocratiques. Sommes-nous donc
les ilotes éternels des sociétés?

--Ilotes ou Dieux, dit le Docteur, la Multitude, tout en vous portant
dans ses bras, vous regarde de travers comme tous ses enfants, et de
temps en temps vous jette à terre et vous foule aux pieds. C'est une
mauvaise mère.

Gloire éternelle à l'homme d'Athènes...--Oh! pourquoi ne sait-on
pas son nom? Pourquoi le sublime anonyme qui créa la Vénus de Milo
ne lui a-t-il pas réservé la moitié de son bloc de marbre? Pourquoi
ne l'a-t-on pas écrit en lettres d'or, ce nom grossier sans doute, en
tête des Hommes illustres de Plutarque?--Gloire à l'homme d'Athènes...
--Je ne cesserai de le vénérer et de le considérer comme le type
éternel, le magnifique représentant du Peuple de toutes les nations
et de tous les siècles. Je ne cesserai de penser à lui toutes les fois
que je verrai des hommes assemblés pour juger quelque chose ou quelqu'
un, ou seulement des hommes réunis qui se parleront d'une oeuvre ou
d'une action illustre, ou seulement des hommes qui prononceront un nom
célèbre, comme la Multitude les prononce d'ordinaire, avec un accent
indéfinissable; c'est un accent pincé, roide, jaloux et hostile. On
dirait que le nom sort de la bouche avec explosions, malgré celui qui
le prononce, contraint par un charme magique, une puissance secrète
qui en arrache les syllabes importunes. Lorsqu'il passe, la bouche
grimace, les lèvres flottent vaguement entre le sourire du mépris et
la contraction d'un examen profond et sérieux. Il y a du bonheur si,
dans ce combat, le nom en passant n'est pas estropié, ou suivi d'une
rude et flétrissante épithète. Ainsi, lorsqu'on a goûté par complai-
sance une liqueur amère, si les lèvres la jettent loin d'elles, il
est rare que ce mouvement ne soit pas suivi d'un souffle et d'une
expression de dégoût.

O Multitude! Multitude sans nom! vous êtes née ennemie des noms!
--Considérez ce que vous faites lorsque vous vous assemblez au
théâtre. Le fond de vos sentiments est le désir secret de la chute et
la crainte du succès. Vous venez comme malgré vous, vous voudriez ne
pas être charmée. Il faut que le Poète vous dompte par son interprète,
l'acteur. Alors vous vous soumettez, non sans murmure et sans une
longue suite de reproches sourds et obstinés. Car proclamerun succès,
un nom, c'est pour chacun mettre ce nom au-dessus du sien, lui recon-
naître une supériorité qui offense celui qui s'y soumet. Et jamais,
je l'affirme, vous ne vous y soumettriez, ô fière Multitude! si vous
ne sentiez en même temps (heureuse consolation!) que vous faites acte
de protection. Votre position de juge, qui verse l'or à pleines mains,
vous soutient un peu dans le cruel effort que vous faites en signant
par des applaudissements l'aveu d'une supériorité. Mais partout où ce
dédommagement secret ne vous est pas donné, à peine avez-vous fait une
gloire, vous la trouvez trop haute et vous la minez sourdement, vous
la rongez par le pied et la tête jusqu'à ce qu'elle retombe à votre
niveau.

Votre unique passion est l'égalité, ô Multitude! et tant que vous
serez, vous vous sentirez poussée par le besoin simultané d'un
ostracisme perpétuel.

Gloire à l'homme d'Athènes... Eh! mon Dieu, me faut-il donc ne pas
savoir comment il fut appelé!--Lui qui exprima, avec une immortelle
naïveté, vos sentiments innés:

"Pourquoi le bannis-tu?

--Je suis fatigué, dit-il, d'entendre louer son nom."




CHAPITRE XXXVIII

LE CIEL D'HOMÈRE


Ilotes ou Dieux, répéta le Docteur-Noir, vous souvient-il en outre
d'un certain Platon qui nommait les poètes Imitateurs de fantômes, et
les chassait de sa République? Mais aussi il les nommait Divins.
Platon aurait eu raison de les adorer, en les éloignant des affaires;
mais l'embarras où il est pour conclure (ce qu'il ne fait pas) et
pour unir son adoration à son bannissement, montre à quelles
pauvretés et à quelles injustices est conduit un esprit rigoureux et
logicien sévère lorsqu'il veut tout soumettre à une règle
universelle. Platon veut l'utilité de tous dans chacun; mais voilà
que tout à coup il trouve en son chemin des inutiles sublimes comme
Homère, et il n'en sait que faire. Tous les hommes de l'art le
gênent: il leur applique son équerre, et il ne peut les mesurer: cela
le désole. Il les range tous, Poètes, Peintres, Sculpteurs,
Musiciens, dans la catégorie des imitateurs; déclare que tout art
n'est qu'un badinage d'enfants, que les arts s'adressent à la plus
faible partie de l'âme, celle qui est susceptible d'illusions, la
partie peureuse, qui s'attendrit sur les misères humaines; que les
arts sont déraisonnables, lâches, timides, contraires à la raison;
que, pour plaire à la Multitude confuse, les Poètes s'attachent à
peindre les caractères passionnés, plus aisés à saisir par leur
variété; qu'ils corrompraient l'esprit des plus sages, si on ne les
condamnait; qu'ils feraient régner le plaisir et la douleur dans
l'État, à la place des lois et de la raison. Il dit encore qu'Homère,
s'il eût été en état d'instruire et de perfectionner les hommes, et
non un inutile chanteur, comme il était, incapable même, ajoute-t-il,
d'empêcher Créophile, son ami, d'être gourmand (ô niaiserie antique!),
on ne l'eût pas laissé mendier pieds nus, mais on l'eût estimé,
honoré et servi autant que Protagoras d'Abdère et Prodicus de Céos,
sages philosophes, portés en triomphe partout.

--Dieu tout-puissant! s'écria Stello, qu'est-ce, je vous prie, à
présent, pour nous autres, que les honorables Protagoras et Prodicus,
tandis que tout vieillard, tout homme et tout enfant adorent, en
pleurant, le divin Homère?

--Ah! ah! reprit le Docteur, les yeux animés par un triomphe
désespérant, vous voyez donc qu'il n'y a pas plus de pitié pour les
Poètes parmi les philosophes que parmi les hommes du Pouvoir. Ils se
tiennent tous la main, en foulant les arts sous les pieds.

--Oui, je le sens, dit Stello, pâle et agité; mais quelle en est
donc la cause impérissable?

--Leur sentiment est l'envie, dit l'inflexible Docteur, leur idée
(prétexte indestructible!) est l'INUTILITÉ DES ARTS A L'ÉTAT SOCIAL.

La pantomime de tous en face du Poète est un sourire protecteur et
dédaigneux; mais tous sentent au fond du coeur quelque chose, comme
la présence d'un Dieu supérieur.

Et en cela ils sont encore bien au-dessus des hommes vulgaires, qui,
ne sentant qu'à demi cette supériorité, éprouvent seulement près des
Poètes cette gêne que leur causerait aussi le voisinage d'une grande
passion qu'ils ne comprendraient pas. Ils ont la gêne que sentirait
un fat ou un froid pédant, transporté subitement à côté de Paul au
moment du départ de Virginie; de Werther, au moment où il va saisir
ses pistolets; à côté de Roméo, quand il vient de boire le poison; de
Desgrieux, quand il suit pieds nus la charrette des filles perdues.
Cet indifférent les croira fous indubitablement; mais, il sentira
pourtant quelque chose de grand et de respectable dans ces hommes
voués à une émotion profonde, et il se taira en s'éloignant, se
croyant supérieur à eux, parce qu'il n'est pas ému.

--Juste! ô juste! dit Stello dans sa poitrine et s'enfonçant de plus
en plus dans son fauteuil, comme pour se dérober au son de voix dur et
puissant qui le poursuivait.

--Pour en revenir à Platon, il y avait aussi rivalité de divinité
entre Homère et lui. Une jalouse humeur animait cet esprit vaste et
justement immortel, mais positif comme tous ceux qui n'appuient leur
domination intellectuelle que sur le développement infini du Jugement
et repoussent l'Imagination.

Sa conviction était profonde, parce qu'il la puisait dans le
sentiment des facultés de son être, auxquelles chacun veut toujours
mesurer les autres. Platon avait un esprit exact, géométrique et
raisonneur, tel que depuis l'eut Pascal, et tous deux repoussèrent
durement la Poésie, qu'ils ne sentaient pas. Mais je ne poursuis que
Platon, par ce qu'il ne sort pas de notre sujet de conversation,
ayant en de gigantesques prétentions de législateur et d'homme d'État.

Je crois me souvenir, monsieur, qu'il dit à peu près ceci:

"La faculté qui juge tout selon la mesure et le calcul est ce qu'il
y a de plus excellent dans l'âme; donc, l'autre faculté qui lui est
opposée est une des choses les plus frivoles qui soient en nous."

Et cet honnête homme part de là pour traiter Homère du haut en bas;
il le met sur la sellette, et lui dit d'un air de rhéteur, vers le
livre sixième de sa République:

"Mon cher Homère, s'il n'est pas vrai que vous soyez un ouvrier
éloigné de trois degrés de la vérité, incapable de faire autre chose
que des fantômes de vertu (car il tient à ses fantômes); si vous êtes
un ouvrier du second ordre, capable de connaître ce qui peut rendre
meilleurs ou pires les États et les particuliers, dites-nous quelle
ville vous doit la réforme de son gouvernement, comme Lacédémone en
est redevable à Lycurgue, l'Italie et la Sicile à Charondas, Athènes
à Solon. Quelle guerre avez-vous conduite ou conseillée? Quelle
utile découverte, quelle invention bonne à la perfection des arts ou
aux besoins de la vie ont signalé votre nom?"

Et, continuant ainsi avec son complaisant Glaucon, qui répond sans
cesse: Fort bien,--voici qui est vrai,--vous avez raison, à peu
près sur le ton que prend un petit séminariste répondant à son abbé
dans une conférence, voilà mon philosophe qui chasse par les épaules
le mendiant divin hors de sa République (fantastique, heureusement
pour l'humanité).

A ce familier discours le bon Homère ne répondit rien, par la raison
qu'il dormait, non de ce petit sommeil (dormitat) qu'un autre osa lui
reprocher pour s'amuser à poser des règles aussi, mais du sommeil qui
pèse cette nuit sur les yeux de Gilbert, de Chatterton et d'André
Chénier.

Ici Stello poussa un profond soupir et cacha sa tête dans ses mains.

--Cependant, poursuivit le Docteur-Noir, supposons que nous tenions
ici entre nous deux le divin Platon, ne pourrions-nous, s'il vous
plaît, le conduire au musée Charles X (pardon de la liberté grande,
je ne lui sais pas d'autre nom), sous le plafond sublime qui
représente le règne, que dis-je? le ciel d'Homère? Nous lui
montrerions ce vieux pauvre, assis sur un trône d'or avec son bâton
de mendiant et d'aveugle comme un sceptre entre les jambes, ses pieds
fatigués, poudreux et meurtris, mais à ses pieds ses deux filles
(deux déesses), l'Iliade et l'Odyssée. Une foule d'hommes couronnés
le contemple et l'adore, mais debout, selon qu'il sied aux génies.
Ces hommes sont les plus grands dont les noms aient été conservés,
les Poètes, et, si j'avais dit les plus malheureux, ce seraient eux
aussi. Ils forment, de son temps au nôtre, une chaîne presque sans
interruption de glorieux exilés, de courageux persécutés, de penseurs
affolés par la misère, de guerriers inspirés au camp, de marins
sauvant leur lyre de l'Océan et non des cachots; hommes remplis
d'amour et rangés autour du premier et du plus misérable, comme pour
lui demander compte de tant de haine qui les rend immobiles
d'étonnement.

Agrandissons ce plafond sublime dans notre pensée, haussons et
élargissons cette coupole, jusqu'à ce qu'elle contienne tous les
infortunés que la Poésie ou l'imagination frappa d'une réprobation
universelle! Ah! le firmament, en un beau jour d'août, n'y suffirait
pas; non, le firmament d'azur et d'or, tel qu'on le voit au Caire,
pur de toute légère et imperceptible vapeur, ne serait pas une toile
assez large pour servir de fond à leurs portraits.

Levez les yeux à ce plafond et figurez-vous y voir monter ces
fantômes mélancoliques: Torquato Tasso, les yeux brûlés de pleurs,
couvert de haillons, dédaigné même de Montaigne (ah! philosophe,
qu'as-tu fait là!), et réduit à n'y plus voir, non par cécité,
mais... Ah! je ne le dirai pas en français; que la langue des
Italiens soit tachée de ce cri de misère qu'il a jeté:

Non avendo candella per escrivere i suoi versi;

Milton aveugle, jetant à un libraire son Paradis perdu pour dix
livres sterling;--Camoëns recevant l'aumône à l'hôpital des mains
de ce sublime esclave qui mendiait pour lui sans le quitter;
--Cervantès tendant la main de son lit de misère et de mort;--Le
Sage, en cheveux blancs, suivi de sa femme et de ses filles, allant
demander un asile pour mourir, à un pauvre chanoine, son fils;
--Corneille manquant de tout, même de bouillon, dit Racine au roi,
au grand roi!--Dryden à soixante-dix ans mourant de misère et
cherchant dans l'astrologie une vaine consolation aux injustices
humaines;--Spenser errant à pied à travers l'Irlande, moins pauvre
et moins désolée que lui, et mourant avec la Reine des fées dans sa
tête, Rosalinda dans son coeur, et pas un morceau de pain sur les
lèvres.--Que je voudrais pouvoir m'arrêter là ...!

Vondel, ce vieux Shakspeare de la Hollande, mort de faim à quatre-
vingt-dix ans, et dont le corps fut porté par quatorze Poètes
misérables et pieds nus;--Samuel Royer, qui fut trouvé mort de
froid dans un grenier;--Butler, qui fit Hudibras et mourut de
misère;--Floyer, Sydenham et Rushworth chargés de chaînes comme des
forçats;--J.-J. Rousseau, qui se tua pour ne pas vivre d'aumônes;
--Malfilâtre, que la faim mit au tombeau, dit Gilbert à l'hôpital...

Et tous ceux encore dont les noms sont écrits dans le ciel de chaque
nation et sur les registres de ses hôpitaux.

Supposez que Platon s'avance seul au milieu de tous, et lise à la
céleste famille cette feuille de la République que je vous ai citée.
Pensez-vous qu'Homère ne puisse pas lui dire du haut de son trône:

"Mon cher Platon, il est vrai que le pauvre Homère et, comme lui,
tous les infortunés immortels qui l'entourent, ne sont rien que des
imitateurs de la nature; il est vrai qu'ils ne sont pas tourneurs
parce qu'ils font la description d'un lit, ni médecins parce qu'ils
racontent une guérison; il est vrai que, par une couche de mots et
d'expressions figurées, soutenues de mesure, de nombre et d'harmonie,
ils simulent la science qu'ils décrivent; il est bien vrai qu'ils ne
font ainsi que présenter aux yeux des mortels un miroir de la vie, et
que, trompant leurs regards, ils s'adressent à la partie de l'âme qui
est susceptible d'illusion; mais, ô divin Platon! votre faiblesse
est grande lorsque vous croyez la plus faible cette partie de notre
âme qui s'émeut et qui s'élève, pour lui préférer celle qui pèse et
qui mesure. L'Imagination, avec ses élus, est aussi supérieure au
Jugement seul avec ses orateurs, que les dieux de l'Olympe aux demi-
dieux. Le don du Ciel le plus précieux, c'est le plus rare.--Or, ne
voyez-vous pas qu'un siècle fait naître trois Poètes pour une foule
de logiciens et de sophistes très sensés et très habiles?
L'Imagination contient en elle-même le Jugement et la Mémoire sans
lesquels elle ne serait pas. Qui entraîne les hommes, si ce n'est
l'émotion? qui enfante l'émotion, si ce n'est l'art? et qui
enseigne l'art, si ce n'est Dieu lui-même? Car le Poète n'a pas de
maître, et toutes les sciences sont apprises, hors la sienne.--Vous
me demandez quelles institutions, quelles lois, quelles doctrines
j'ai données aux villes? Aucune aux nations, mais une éternelle au
monde.--Je ne suis d'aucune ville, mais de l'univers.--Vos
doctrines, vos lois, vos institutions, ont été bonnes pour un âge et
un peuple, et sont mortes avec eux; tandis que les oeuvres de l'Art
céleste restent debout pour toujours à mesure qu'elles s'élèvent, et
toutes portent les malheureux mortels à la loi impérissable de
l'AMOUR et de la PITIÉ".

Stello joignit les mains malgré lui, comme pour prier. Le Docteur se
tut un moment, et bientôt continua ainsi:




CHAPITRE XXXIX

UN MENSONGE SOCIAL


Et cette dignité calme de l'antique Homère, de cet homme symbole de
la destinée des Poètes, cette dignité n'est autre chose que le
sentiment continuel de sa mission que doit avoir toujours en lui
l'homme qui se sent une Muse au fond du coeur.--Ce n'est pas pour
rien que cette Muse y est venue: elle sait ce qu'elle doit faire, et
le Poète ne le sait pas d'avance. Ce n'est qu'au moment de
l'inspiration qu'il l'apprend.--Sa mission est de produire des
oeuvres, et seulement lorsqu'il entend la voix secrète. Il doit
l'attendre. Que nulle influence étrangère ne lui dicte ses paroles
elles seraient périssables.--Qu'il ne craigne pas l'inutilité de
son oeuvre; si elle est belle, elle sera utile par cela seul,
puisqu'elle aura uni les hommes dans un sentiment commun d'adoration
et de contemplation pour elle et la pensée qu'elle représente.

Le sentiment d'indignation que j'ai excité en vous a été trop vif,
monsieur, pour me permettre de douter que vous n'ayez bien senti
qu'il y a et qu'il y aura toujours antipathie entre l'homme du
Pouvoir et l'homme de l'Art; mais, outre la raison d'envie et le
prétexte d'utilité, ne reste-t-il pas encore une autre cause plus
secrète à dévoiler? Ne l'apercevez-vous pas dans les craintes
continuelles, où vit tout homme qui a une autorité, de perdre cette
autorité chérie et précieuse qui est devenue son âme?

--Hélas! j'entrevois à peu près ce que vous m'allez dire encore,
dit Stello; n'est-ce pas la crainte de la vérité?

--Nous y voilà, dit le Docteur avec joie.

Comme le Pouvoir est une science de convention, selon les temps, et
que tout ordre social est basé sur un mensonge plus ou moins
ridicule, tandis qu'au contraire les beautés de tout Art ne sont
possibles que dérivant de la vérité la plus intime, vous comprenez
que le Pouvoir, quel qu'il soit, trouve une continuelle opposition
dans toute oeuvre ainsi créée. De là ses efforts éternels pour
comprimer ou séduire.

--Hélas! dit Stello, à quelle odieuse et continuelle résistance le
Pouvoir condamne le Poète! Ce Pouvoir ne peut-il se ranger lui-même
à la vérité?

--Il ne le peut, vous dis-je! s'écria violemment le Docteur en
frappant sa canne à terre. Et mes trois exemples politiques ne
prouvent point que le Pouvoir ait tort d'agir ainsi, mais seulement
que son essence est contraire à la vôtre et qu'il ne peut faire
autrement que de chercher à détruire ce qui le gêne.

--Mais, dit Stello avec un air de pénétration (essayant de se
retrancher quelque part, comme un tirailleur chargé en plaine par un
gros escadron), mais si nous arrivions à créer un Pouvoir qui ne fût
pas une fiction, ne serions-nous pas d'accord?

--Oui, certes; mais est-il jamais sorti et sortira-t-il jamais des
deux points uniques sur lesquels il puisse s'appuyer, hérédité et
capacité, qui vous déplaisent si fort, et auxquels il faut revenir?
Et si votre Pouvoir favori règne par l'Hérédité et la Propriété, vous
commencerez, monsieur, par me trouver une réponse à ce petit
raisonnement connu sur la Propriété:

C'est là ma place au soleil; voilà le commencement et l'image de
l'usurpation de toute la terre.

Et sur l'Hérédité, à ceci:

On ne choisit pas, pour gouverner un vaisseau dans la tempête, celui
des voyageurs qui est de meilleure maison.

Et, en cas que ce soit la Capacité qui vous séduise, vous me
trouverez, s'il vous plait, une forte réponse à ce petit mot:

Qui cédera la place à l'autre?--Je suis aussi habile que lui.
--QUI DÉCIDERA ENTRE NOUS?

Vous me trouverez facilement ces réponses, je vous donne du temps,
--un siècle, par exemple.

--Ah! dit Stello consterné, deux siècles n'y suffiraient pas.

--Ah! j'oubliais, poursuivit le Docteur-Noir; ensuite il ne vous
restera plus qu'une bagatelle, ce sera d'anéantir au coeur de tout
homme né de la femme cet instinct effrayant:

Notre ennemi, c'est notre maître.

Pour moi, je ne puis souffrir naturellement aucune autorité.

--Ma foi, ni moi, dit Stello emporté par la vérité, fût-ce
l'innocent pouvoir d'un garde champêtre...

--Et de quoi s'affligerait-on si tout ordre social est mauvais et
s'il doit l'être toujours? Il est évident que Dieu n'a pas voulu que
cela fût autrement. Il ne tenait qu'à lui de nous indiquer, en
quelques mots, une forme de gouvernement parfaite, dans le temps où
il a daigné habiter parmi nous. Avouez que le genre humain a manqué
là une bien bonne occasion!

--Quel rire désespéré! dit Stello.

--Et il ne la retrouvera plus, continua l'autre: il faut en prendre
son parti, en dépit de ce beau cri que répètent en choeur tous les
législateurs. A mesure qu'ils ont fait une Constitution écrite avec
de l'encre, ils s'écrient:

"En voilà pour toujours!"

Allons, comme vous n'êtes pas de ces gens innombrables pour qui la
politique n'est autre chose qu'un chiffre, on peut vous parler;
allons, dites-le hautement, ajouta le Docteur en se couchant dans son
fauteuil à sa façon, de quel paradoxe êtes-vous amoureux maintenant,
s'il vous plaît?

Stello se tut.

--A votre place, j'aimerais une créature du Seigneur plutôt qu'un
argument, quelque beau qu'il fût.

Stello baissa les yeux.

--A quel Mensonge social nécessaire voulez-vous vous dévouer? Car
nous avouons qu'il en faut un pour qu'il y ait une société.--Auquel?
Voyons! Sera-ce au moins absurde! Lequel est-ce?

--Je ne sais, en vérité, dit la victime du raisonneur.

--Quand pourrai-je vous dire, continua l'imperturbable, ce que je
sens venir sur mes lèvres toutes les fois que je rencontre un homme
caparaçonné d'un Pouvoir? Comment va votre mensonge social ce matin?
Se soutient-il?

--Mais ne peut-on soutenir un Pouvoir sans y participer, et, au
milieu d'une guerre civile, ne pourrai-je pas choisir?

--Eh! qui vous dit le contraire? interrompit le Docteur avec
humeur; il s'agit bien de cela!

--Je parle de vos pensées et de vos travaux, par lesquels seulement
vous existez à mes yeux. Que me font vos actions?

Qu'importe, dans les moments de crise, que vous soyez brûlé avec
votre maison ou tué dans un carrefour, trois fois tué, trois fois
enterré et trois fois ressuscité, comme signait le capitaine normand
François Séville, au temps de Charles IX?

Faites le jeu qui vous plaira. Mettez, si vous voulez, l'Hérédité
dans le carrosse et la Capacité sur le siège, pour voir à les
accorder.

--Peut-être, dit Stello.

--Jusqu'à ce que le cocher essaye de verser le maître ou d'entrer
dans la voiture, ce qui ne serait pas mal, continua le Docteur.

Oh! nul doute, monsieur, qu'il ne vaille autant choisir en temps de
luttes, que se laisser ballotter comme un numéro dans le sac d'un
grand loto. Mais l'intelligence n'y est presque pour rien, car vous
voyez que, par le raisonnement appliqué au choix du Pouvoir qu'on
veut s'imposer, on n'arrive qu'à des négations, quand on est de bonne
foi. Mais, dans les circonstances dont nous parlons, suivez votre
coeur ou votre instinct. Soyez (passez-moi l'expression) bête comme
un drapeau.

--O profanateur! s'écria Stello.

--Plaisantez-vous? dit le Docteur; le plus grand des profanateurs,
c'est le temps: il a usé vos drapeaux jusqu'au bois.

Lorsque le drapeau blanc de la Vendée marchait au vent contre le
drapeau tricolore de la Convention, tous deux étaient loyalement
l'expression d'une idée; l'un voulait bien dire nettement MONARCHIE,
HÉRÉDITÉ, CATHOLICISME; l'autre, RÉPUBLIQUE, EGALITÉ, RAISON HUMAINE:
leurs plis de soie claquaient dans l'air au-dessus des épées, comme
au-dessus des canons se faisaient entendre les chants enthousiastes
des voix mâles, sortis de coeurs bien convaincus. HENRI IV, LA
MARSEILLAISE, se heurtaient dans l'air comme les faux et les
baïonnettes sur la terre. C'étaient là des drapeaux!

O temps de dégoût et de pâleur, tu n'en as plus! Naguère le blanc
signifiait charte, aujourd'hui le tricolore veut dire charte. Le
blanc était devenu un peu rouge et bleu, le tricolore est devenu un
peu blanc. Leur nuance est insaisissable. Trois petits articles
d'écriture en font, je crois, la différence. Otez donc la flamme, et
portez ces articles au bout du bâton.

Dans notre siècle, je vous le dis, l'uniforme sera un jour ridicule
comme la guerre est passée. Le soldat sera déshabillé comme le
médecin l'a été par Molière, et ce sera peut-être un bien. Tout sera
rangé sous un habit noir comme le mien. Les révoltes mêmes n'auront
pas d'étendard. Demandez à Lyon, en cette dix-huit cent trente-
deuxième année de Notre-Seigneur.

En attendant, allez comme vous voudrez dans les actions, elles
m'occupent peu.

Obéissez à vos affections, vos habitudes, vos relations sociales,
votre naissance... que sais-je, moi?--Soyez décidé par le ruban
qu'une femme vous donnera, et soutenez le petit Mensonge social qui
lui plaira. Puis récitez-lui les vers d'un grand poète:

Lorsque deux factions divisent un empire,
Chacun suit, au hasard, la meilleure ou la pire;
Mais quand ce choix est fait, ou ne s'en dédit pas.

Au hasard! Il fut de mon avis et ne dit pas: la plus sensée. Qui
eut raison des Guelfes ou des Gibelins, à votre sens? Ne serait-ce
pas la Divina Commedia?

Amusez donc votre coeur, votre bras, tout votre corps avec ce jeu
d'accidents. Ni moi, ni la philosophie, ni le bon sens, n'avons rien
à faire là.

C'est pure affaire de sentiment et puissance de fait, d'intérêts et
de relations.

Je désire ardemment, pour le bien que je vous souhaite, que vous ne
soyez pas né dans cette caste de parias, jadis Brahmes, que l'on
nommait Noblesse, et que l'on a flétrie d'autres noms; classe
toujours dévouée à la France et lui donnant ses plus belles gloires,
achetant de son sang le plus pur le droit de la défendre en se
dépouillant de ses biens pièce à pièce et de père en fils; grande
famille pipée, trompée, sapée par ses plus grands Rois, sortis
d'elle; hachée par quelques-uns, les servant sans cesse, et leur
parlant haut et franc; traquée, exilée, plus que décimée, et toujours
dévouée tantôt au Prince qui la ruine, ou la renie, ou l'abandonne,
tantôt au Peuple qui la méconnaît et la massacre; entre ce marteau
et cette enclume, toujours pure et toujours frappée, comme un fer
rougi au feu; entre cette hache et ce billot, toujours saignante et
souriante comme les martyrs; race aujourd'hui rayée du livre de vie
et regardée de côté, comme la race juive. Je désire que vous n'en
soyez pas.

Mais que dis-je? Qui que vous soyez d'ailleurs, vous n'avez nul
besoin de vous mêler de votre parti. Les partis ont soin
d'enrégimenter un homme malgré lui, selon sa naissance, sa position,
ses antécédents, de si bonne sorte qu'il n'y peut rien, quand il
crierait du haut des toits et signerait de son sang qu'il ne pense
pas tout ce que pensent les compagnons qu'on lui suppose et qu'on lui
assigne.--Ainsi, en cas de bouleversement, j'excepte absolument les
partis de notre consultation, et là-dessus je vous abandonne au vent
qui soufflera.

Stello se leva, comme on fait quand on veut se montrer tout entier,
avec une secrète satisfaction de soi-même, et il jeta même un regard
sur une glace où son ombre se réfléchissait.

--Me connaissez-vous bien vous-même? dit-il avec assurance. Savez-
vous (et qui le sait excepté moi?), savez-vous quelles sont les
études de mes nuits?

Pourquoi, si elle est ainsi traitée, ne pas dépouiller la Poésie et
la jeter à terre comme un manteau usé?

Qui vous dit que je n'ai pas étudié, analysé, suivi, pulsation par
pulsation, veine par veine, nerf par nerf, toutes les parties de
l'organisation morale de l'homme, comme vous de son être matériel?
que je n'ai pas pesé dans une balance de fer machiavélique les
passions de l'homme naturel et les intérêts de l'homme civilisé,
leurs orgueils insensés, leurs joies égoïstes, leurs espérances
vaines, leurs faussetés étudiées, leurs malveillances déguisées,
leurs jalousies honteuses, leurs avarices fastueuses, leurs amours
singés, leurs haines amicales?

O désirs humains! craintes humaines! vagues éternelles, vagues
agitées d'un Océan qui ne change pas, vous êtes seulement comprimées
quelquefois par des courants hardis qui vous emportent, des vents
violents qui vous soulèvent, ou des rochers immuables qui vous
brisent!

--Et, dit le Docteur en souriant, vous aimeriez à vous croire
courant, vent ou rocher!

--Et pensez-vous que...

--Que vous ne devez jeter que des oeuvres dans cet Océan.

Il faut bien plus de génie pour résumer tout ce qu'on sait de la vie
dans une oeuvre d'art, que pour jeter cette semence sur la terre,
toujours remuée, des événements politiques. Il est plus difficile
d'organiser tel petit livre que tel gros gouvernement.--Le Pouvoir
n'a plus depuis longtemps ni la force ni la grâce.--Ses jours de
grandeur et de fêtes ne sont plus. On cherche mieux que lui. Le tenir
en main, cela s'est toujours pu réduire à l'action de manier des
idiots et des circonstances, et ces circonstances et ces idiots,
ballottés ensemble, amènent des chances imprévues et nécessaires,
auxquelles les plus grands ont confessé qu'ils devaient la plus belle
partie de leur renommée. Mais à qui la doit le Poète, si ce n'est à
lui-même? La hauteur, la profondeur et l'étendue de son oeuvre et de
sa renommée futures sont égales aux trois dimensions de son cerveau.
--Il est par lui-même, il est lui-même, et son oeuvre est lui.

Les premiers des hommes seront toujours ceux qui feront d'une
feuille de papier, d'une toile, d'un marbre, d'un son, des choses
impérissables.

Ah! s'il arrive qu'un jour vous ne sentiez plus se mouvoir en vous
la première et la plus rare des facultés, l'IMAGINATION; si le
chagrin ou l'âge la dessèchent dans votre tête comme l'amande au fond
du noyau; s'il ne vous reste plus que Jugement et Mémoire; lorsque
vous vous sentirez le courage de démentir cent fois par an vos
actions publiques par vos paroles publiques, vos paroles par vos
actions, vos actions l'une par l'autre, et l'une par l'autre vos
paroles, comme tous les hommes politiques; alors faites comme tant
d'autres bien à plaindre, désertez le ciel d'Homère, il vous restera
encore plus qu'il ne faudra pour la politique et l'action, à vous qui
descendrez d'en haut. Mais, jusque-là, laissez aller d'un vol libre
et solitaire l'Imagination qui peut être en vous.--Les oeuvres
immortelles sont faites pour duper la Mort en faisant survivre nos
idées à notre corps.--Écrivez-en de telles si vous pouvez, et soyez
sûr que s'il s'y rencontre une idée ou seulement une parole utile au
progrès civilisateur, que vous ayez laissée tomber comme une plume de
votre aile, il se trouvera assez d'hommes pour la ramasser,
l'exploiter, la mettre en oeuvre jusqu'à satiété. Laissez-les faire.
L'application des idées aux choses n'est qu'une perte de temps pour
les créatures de pensées.

Stello, debout encore, regarda le Docteur-Noir avec recueillement,
sourit enfin, et tendit la main à son sévère ami.

--Je me rends, dit-il, écrivez votre ordonnance.

Le Docteur prit du papier.

--Il est bien rare, dit-il tout en griffonnant, que le sens commun
donne une ordonnance qui soit suivie.

--Je suivrai la vôtre comme une loi immuable et éternelle, dit
Stello, non sans étouffer un soupir; et il s'assit, laissant tomber
sa tête sur sa poitrine, avec un sentiment de profond désespoir et la
conviction d'un vide nouveau rencontré sous ses pas; mais, en
écoutant l'ordonnance, il lui sembla qu'un brouillard épais s'était
dissipé devant ses yeux et que l'étoile infaillible lui montrait le
seul chemin qu'il eût à suivre.

Voici ce que le Docteur-Noir écrivait, motivant chaque point de son
ordonnance, usage fort louable et assez rare.




CHAPITRE XL

ORDONNANCE DU DOCTEUR-NOIR


SÉPARER LA VIE POÉTIQUE DE LA VIE POLITIQUE.

Et, pour y parvenir:

I.--Laisser à César ce qui appartient à César, c'est-à-dire le
droit d'être, à chaque heure de chaque jour, honni dans la rue,
trompé dans le palais; combattu sourdement, miné longuement, battu
promptement et chassé violemment.

Parce que, l'attaquer ou le flatter avec la triple puissance des
arts, ce serait avilir son oeuvre et l'empreindre de ce qu'il y a de
fragile et de passager dans les événements du jour. Il convient de
laisser cette tâche à la critique du matin, qui est morte le soir, ou
à celle du soir, qui est morte le matin.--Laisser à tous les Césars
la place publique, et les laisser jouer leur rôle, et passer, tant
qu'ils ne troubleront ni les travaux de vos nuits ni le repos de vos
jours.--Plaignez-les de toute votre pitié s'ils ont été forcés de
se mettre au front cette couronne Césarienne, qui n'a plus de
feuilles et déchire la tête. Plaignez-les encore s'ils l'ont désirée;
leur réveil en est plus cruel après un long et beau rêve. Plaignez-
les s'ils sont pervertis par le Pouvoir; car il n'est rien qui ne
puisse fausser cette antique et peut-être nécessaire Fausseté, d'où
viennent tant de maux.--Regardez cette lumière s'éteindre, et
veillez; heureux si vos veilles peuvent aider l'humanité à se grouper
et s'unir autour d'une clarté plus pure!

II.--SEUL ET LIBRE, ACCOMPLIR SA MISSION. Suivre les conditions de
son être, dégagé de l'influence des Associations, même les plus
belles.

Parce que la Solitude est la source des inspirations.

LA SOLITUDE EST SAINTE. Toutes les Associations ont tous les défauts
des couvents.

Elles tendent à classer et diriger les intelligences, et fondent peu
à peu une autorité tyrannique qui, ôtant aux intelligences la liberté
et l'individualité, sans lesquelles elles ne sont rien, étoufferait
le génie même sous l'empire d'une communauté jalouse.

Dans les Assemblées, les Corps, les Compagnies, les Écoles, les
Académies et tout ce qui leur ressemble, les médiocrités intrigantes
arrivent par degrés à la domination par leur activité grossière et
matérielle, et cette sorte d'adresse à laquelle ne peuvent descendre
les esprits vastes et généreux.

L'Imagination ne vit que d'émotions spontanées et particulières à
l'organisation et aux penchants de chacun.

La République des lettres est la seule qui puisse jamais être
composée de citoyens vraiment libres, car elle est formée de penseurs
isolés, séparés et souvent inconnus les uns aux autres.

Les Poètes et les Artistes ont seuls, parmi tous les hommes, le
bonheur de pouvoir accomplir leur mission dans la solitude. Qu'ils
jouissent de ce bonheur de ne pas être confondus dans une société qui
se presse autour de la moindre célébrité se l'approprie, l'enserre,
l'englobe, l'étreint, et lui dit: NOUS.

Oui, l'Imagination du Poète est inconstante autant que celle d'une
créature de quinze ans recevant les premières impressions de l'amour.
L'Imagination du Poète ne peut être conduite, puisqu'elle n'est pas
enseignée. Otez-lui ses ailes, et vous la ferez mourir.

La mission du Poète ou de l'Artiste est de produire, et tout ce
qu'il produit est utile, si cela est admiré.

Un Poète donne sa mesure par son oeuvre; un homme attaché au Pouvoir
ne la peut donner que par les fonctions qu'il remplit. Bonheur pour
le premier, malheur pour l'autre; car, s'il se fait un progrès dans
les deux têtes, l'un s'élance tout à coup en avant par une oeuvre,
l'autre est forcé de suivre la lente progression des occasions de la
vie et les pas graduels de sa carrière.

SEUL ET LIBRE, ACCOMPLIR SA MISSION.

III.--Éviter le rêve maladif et inconstant qui égare l'esprit, et
employer toutes les forces de la volonté à détourner sa vue des
entreprises trop faciles de la vie active.

Parce que l'homme découragé tombe souvent, par paresse de penser,
dans le désir d'agir et de se mêler aux intérêts communs, voyant
comme ils lui sont inférieurs et combien il semble facile d'y prendre
son ascendant. C'est ainsi qu'il sort de sa route, et, s'il en sort
souvent, il la perd pour toujours.

La Neutralité du penseur solitaire est une NEUTRALITÉ ARMÉE qui
s'éveille au besoin.

Il met un doigt sur la balance et l'emporte.

Tantôt il presse, tantôt il arrête l'esprit des nations; il inspire
les actions publiques ou proteste contre elles, selon qu'il lui est
révélé de le faire par la conscience qu'il a de l'avenir. Que lui
importe si sa tête est exposée en se jetant en avant ou en arrière?

Il dit le mot qu'il faut dire, et la lumière se fait.

Il dit ce mot de loin en loin et, tandis que le mot fait son bruit,
il rentre dans son silencieux travail et ne pense plus à ce qu'il a
fait.

IV.--Avoir toujours présentes à la pensée les images, choisies
entre mille, de Gilbert, de Chatterton et d'André Chénier.

Parce que, ces trois jeunes ombres étant sans cesse devant vous,
chacune d'elles gardera l'une des routes politiques où vous pourriez
égarer vos pieds. L'un des trois fantômes adorables vous montrera sa
clef, l'autre sa fiole de poison, et l'autre sa guillotine. Ils vous
crieront ceci:

Le Poète a une malédiction sur sa vie et une bénédiction sur son
nom. Le Poète, apôtre de la vérité toujours jeune, cause un éternel
ombrage à l'homme du Pouvoir, apôtre d'une vieille fiction, parce que
l'un a l'inspiration, l'autre seulement l'attention ou l'aptitude
d'esprit; parce que le Poète laissera une oeuvre où sera écrit le
jugement des actions publiques et de leurs acteurs; parce qu'au
moment même où ces acteurs disparaissent pour toujours à la mort,
l'auteur commence une longue vie. Suivez votre vocation. Votre
royaume n'est pas de ce monde, sur lequel vos yeux sont ouverts, mais
de celui qui sera quand vos yeux seront fermés.

L'ESPÉRANCE EST LA PLUS GRANDE DE NOS FOLIES.

Eh! qu'attendre d'un monde où l'on vient avec l'assurance de voir
mourir son père et sa mère?

D'un monde où de deux êtres qui s'aiment et se donnent leur vie, il
est certain que l'un perdra l'autre et le verra mourir?

Puis ces fantômes douloureux cesseront de parler et uniront leurs
voix en choeur comme en un hymne sacré; car la Raison parle, mais
l'Amour chante.

Et vous entendrez encore ceci:



SUR LES HIRONDELLES

Voyez ce que font les hirondelles, oiseaux de passage aussi bien que
nous. Elles disent aux hommes: Protégez-nous, mais ne nous louchez
pas.

Et les hommes ont pour elles, comme pour nous, un respect
superstitieux.

Les hirondelles choisissent leur asile dans le marbre d'un palais ou
dans le chaume d'une cabane; mais ni l'homme du palais ni l'homme de
la cabane n'oseraient toucher à leur nid, parce qu'ils perdraient
pour toujours l'oiseau qui porte bonheur à leur habitation, comme
nous aux terres des peuples qui nous vénèrent.

Les hirondelles ne posent qu'un moment leurs pieds sur la terre, et
nagent dans le ciel toute leur vie, aussi aisément que les dauphins
dans la mer.

Et si elles voient la terre, c'est du haut du firmament qu'elles la
voient, et les arbres et les montagnes, et les villes et les
monuments, ne sont pas plus élevés à leurs yeux que les plaines et
les ruisseaux, comme aux regards célestes du Poète tout ce qui est de
la terre se confond en un seul globe éclairé par un rayon d'en haut.

--Les écouter, et, si vous êtes inspiré, faire un livre.

Ne pas espérer qu'un grand oeuvre soit contemplé, qu'un livre soit
lu, comme ils ont été faits.

Si votre livre est écrit dans la solitude, l'étude et le
recueillement, je souhaite qu'il soit lu dans le recueillement,
l'étude et la solitude; mais soyez à peu près certain qu'il sera lu
à la promenade, au café, en calèche, entre les causeries, les
disputes, les verres, les jeux et les éclats de rire, ou pas du tout.

Et, s'il est original, Dieu vous puisse garder des pâles imitateurs,
troupe nuisible et innombrable de singes salissants et maladroits!

Et, après tout cela, vous aurez mis au jour quelque volume qui,
pareil à toutes les oeuvres des hommes, lesquelles n'ont jamais
exprimé qu'une question et un soupir, pourra se résumer infail-
liblement par les deux mots qui ne cesseront jamais d'exprimer
notre destinée de doute et de douleur:

POURQUOI? et HÉLAS!




CHAPITRE XLI

EFFETS DE LA CONSULTATION


Stello crut un moment avoir entendu la sagesse même.--Quelle folie!
--Il lui semblait que le cauchemar s'était enfui; il courut
involontairement à la fenêtre pour voir briller son étoile, à
laquelle il croyait. Il jeta un grand cri.

Le jour était venu. L'aube pâle et humide avait chassé du ciel
toutes les étoiles; il n'y en avait plus qu'une qui s'évanouissait
à l'horizon. Avec ses lueurs sacrées, Stello sentit s'enfuir ses
pensées. Les bruits odieux du jour commençaient à se faire entendre.

Il suivit des yeux le dernier des beaux yeux de la nuit, et,
lorsqu'il se fut entièrement fermé, Stello pâlit, tomba, et le
Docteur-Noir le laissa plongé dans un sommeil pesant et douloureux.




CHAPITRE XLII

FIN


Telle fut la première consultation du Docteur-Noir.

Stello suivra-t-il l'ordonnance? Je ne le sais pas.

Quel est ce Stello? quel est ce Docteur-Noir?

Je ne le sais guère.

Stello ne ressemble-t-il pas à quelque chose comme le sentiment? Le
Docteur-Noir à quelque chose comme le raisonnement?

Ce que je crois, c'est que si mon coeur et ma tête avaient, entre
eux, agité la même question, ils ne se seraient pas autrement parlé.



Écrit à Paris, janvier 1832.









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Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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