Servitude et grandeur militaires

By Alfred de Vigny

Project Gutenberg's Servitude et grandeur militaires, by Alfred de Vigny

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org


Title: Servitude et grandeur militaires

Author: Alfred de Vigny

Release Date: April 19, 2006 [EBook #18211]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES ***




Produced by Mireille Harmelin, Laurent Vogel and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)









                           OEUVRES COMPLÈTES

                                   DE

                            Alfred de Vigny




                               SERVITUDE

                         ET GRANDEUR MILITAIRES



                                 PARIS
                       ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
                     27-31, PASSAGE CHOISEUL, 27-31

                             M D CCC LXXXIV




                            _LIVRE PREMIER_


                               SOUVENIRS
                                   DE
                          SERVITUDE MILITAIRE


                                       Ave, Cæsar, morituri te salutant.




                             Livre Premier




CHAPITRE PREMIER

_POURQUOI J'AI RASSEMBLÉ CES SOUVENIRS_


S'il est vrai, selon le poète catholique, qu'il n'y ait pas de plus
grande peine que de se rappeler un temps heureux, dans la misère, il est
aussi vrai que l'âme trouve quelque bonheur à se rappeler, dans un
moment de calme et de liberté, les temps de peine ou d'esclavage. Cette
mélancolique émotion me fait jeter en arrière un triste regard sur
quelques années de ma vie, quoique ces années soient bien proches de
celle-ci, et que cette vie ne soit pas bien longue encore.

Je ne puis m'empêcher de dire combien j'ai vu de souffrances peu connues
et courageusement portées par une race d'hommes toujours dédaignée ou
honorée outre mesure, selon que les nations la trouvent utile ou
nécessaire.

Cependant ce sentiment ne me porte pas seul à cet écrit, et j'espère
qu'il pourra servir à montrer quelquefois, par des détails de moeurs
observés de mes yeux, ce qu'il nous reste encore d'arriéré et de barbare
dans l'organisation toute moderne de nos Armées permanentes, où l'homme
de guerre est isolé du citoyen, où il est malheureux et féroce, parce
qu'il sent sa condition mauvaise et absurde. Il est triste que tout se
modifie au milieu de nous, et que la destinée des Armées soit la seule
immobile. La loi chrétienne a changé une fois les usages farouches de la
guerre; mais les conséquences des nouvelles moeurs qu'elle introduisit
n'ont pas été poussées assez loin sur ce point. Avant elle, le vaincu
était massacré ou esclave pour la vie, les villes prises, saccagées, les
habitants chassés et dispersés; aussi chaque État épouvanté se tenait-il
constamment prêt à des mesures désespérées, et la défense était aussi
atroce que l'attaque. À présent, les villes conquises n'ont rien à
craindre que de payer des contributions. Ainsi la guerre s'est
civilisée, mais non les Armées; car non seulement la routine de nos
coutumes leur a conservé tout ce qu'il y avait de mauvais en elles; mais
l'ambition ou les terreurs des gouvernements ont accru le mal, en les
séparant chaque jour du pays et en leur faisant une Servitude plus
oisive et plus grossière que jamais. Je crois peu aux bienfaits des
subites organisations; mais je conçois ceux des améliorations
successives. Quand l'attention générale est attirée sur une blessure, la
guérison tarde peu. Cette guérison, sans doute, est un problème
difficile à résoudre pour le législateur, mais il n'en était que plus
nécessaire de le poser. Je le fais ici, et si notre époque n'est pas
destinée à en avoir la solution, du moins ce voeu aura reçu de moi sa
forme et les difficultés en seront peut-être diminuées. On ne peut trop
hâter l'époque où les Armées seront identifiées à la Nation, si elle
doit acheminer au temps où les Armées et la guerre ne seront plus, et où
le globe ne portera plus qu'une nation unanime enfin sur ses formes
sociales; événement qui, depuis longtemps, devrait être accompli.

Je n'ai nul dessein d'intéresser à moi-même, et ces souvenirs seront
plutôt les Mémoires des autres que les miens; mais j'ai été assez
vivement et assez longtemps blessé des étrangetés de la vie des Armées
pour en pouvoir parler. Ce n'est que pour constater ce triste droit que
je dis quelques mots sur moi.

J'appartiens à cette génération née avec le siècle, qui, nourrie de
bulletins par l'Empereur, avait toujours devant les yeux une épée nue,
et vint la prendre au moment même où la France la remettait dans le
fourreau des Bourbons. Aussi, dans ce modeste tableau d'une partie
obscure de ma vie, je ne veux paraître que ce que je fus, spectateur
plus qu'acteur, à mon grand regret. Les événements que je cherchais ne
vinrent pas aussi grands qu'il me les eût fallu. Qu'y faire?--on n'est
pas toujours maître de jouer le rôle qu'on eût aimé, et l'habit ne nous
vient pas toujours au temps où nous le porterions le mieux. Au moment où
j'écris[1], un homme de vingt ans de service n'a pas vu une bataille
rangée. J'ai peu d'aventures à vous raconter, mais j'en ai entendu
beaucoup. Je ferai donc parler les autres plus que moi-même, hors quand
je serai forcé de m'appeler comme témoin. Je m'y suis toujours senti
quelque répugnance, en étant empêché par une certaine pudeur au moment
de me mettre en scène. Quand cela m'arrivera, du moins puis-je attester
qu'en ces endroits je serai vrai. Quand on parle de soi, la meilleure
muse est la Franchise. Je ne saurais me parer de bonne grâce de la plume
des paons; toute belle qu'elle est, je crois que chacun doit lui
préférer la sienne. Je ne me sens pas assez de modestie, je l'avoue,
pour croire gagner beaucoup en prenant quelque chose de l'allure d'un
autre, et en posant dans une attitude grandiose, artistement choisie, et
péniblement conservée aux dépens des bonnes inclinations naturelles et
d'un penchant inné que nous avons tous vers la vérité. Je ne sais si de
nos jours il ne s'est pas fait quelque abus de cette littéraire
singerie; et il me semble que la moue de Bonaparte et celle de Byron ont
fait grimacer bien des figures innocentes.

    [Note 1: En 1835.]

La vie est trop courte pour que nous en perdions une part précieuse à
nous contrefaire. Encore si l'on avait affaire à un peuple grossier et
facile à duper! mais le nôtre a l'oeil si prompt et si fin, qu'il
reconnaît sur-le-champ à quel modèle vous empruntez ce mot ou ce geste,
cette parole ou cette démarche favorite, ou seulement telle coiffure ou
tel habit. Il souffle tout d'abord sur la barbe de votre masque et prend
en mépris votre vrai visage, dont, sans cela, il eût peut-être pris en
amitié les traits naturels.

Je ferai donc peu le guerrier, ayant peu vu la guerre; mais j'ai droit
de parler des mâles coutumes de l'Armée, où les fatigues et les ennuis
ne me furent point épargnés, et qui trempèrent mon âme dans une patience
à toute épreuve, en lui faisant rejeter ses forces dans le recueillement
solitaire et l'étude. Je pourrai faire voir aussi ce qu'il y a
d'attachant dans la vie sauvage des armes, toute pénible qu'elle est, y
étant demeuré si longtemps entre l'écho et le rêve des batailles. C'eût
été là assurément quatorze ans de perdus, si je n'y eusse exercé une
observation attentive et persévérante, qui faisait son profit de tout
pour l'avenir. Je dois même à la vie de l'armée des vues de la nature
humaine que jamais je n'eusse pu rechercher autrement que sous l'habit
militaire. Il y a des scènes que l'on ne trouve qu'au milieu de dégoûts
qui seraient vraiment intolérables, si l'on n'était pas forcé par
l'honneur de les tolérer.

J'aimai toujours à écouter, et quand j'étais tout enfant, je pris de
bonne heure ce goût sur les genoux blessés de mon vieux père. Il me
nourrit d'abord de l'histoire de ses campagnes, et, sur ses genoux, je
trouvai la guerre assise à côté de moi; il me montra la guerre dans ses
blessures, la guerre dans les parchemins et le blason de ses pères, la
guerre dans leurs grands portraits cuirassés, suspendus, en Beauce, dans
un vieux château. Je vis dans la Noblesse une grande famille de soldats
héréditaires, et je ne pensai plus qu'à m'élever à la taille d'un
soldat.

Mon père racontait ses longues guerres avec l'observation profonde d'un
philosophe et la grâce d'un homme de cour. Par lui, je connais
intimement Louis XV et le grand Frédéric; je n'affirmerais pas que je
n'aie pas vécu de leur temps, familier comme je le fus avec eux par tant
de récits de la guerre de Sept ans.

Mon père avait pour Frédéric II cette admiration éclairée qui voit les
hautes facultés sans s'en étonner outre mesure. Il me frappa tout
d'abord l'esprit de cette vue, me disant aussi comment trop
d'enthousiasme pour cet illustre ennemi avait été un tort des officiers
de son temps; qu'ils étaient à demi vaincus par là, quand Frédéric
s'avançait grandi par l'exaltation française; que les divisions
successives des trois puissances entre elles et des généraux français
entre eux l'avaient servi dans la fortune éclatante de ses armes; mais
que sa grandeur avait été surtout de se connaître parfaitement,
d'apprécier à leur juste valeur les éléments de son élévation, et de
faire, avec la modestie d'un sage, les honneurs de sa victoire. Il
paraissait quelquefois penser que l'Europe l'avait ménagé. Mon père
avait vu de près ce roi philosophe, sur le champ de bataille, où son
frère, l'aîné de mes sept oncles, avait été emporté d'un boulet de
canon; il avait été reçu souvent par le Roi sous la tente prussienne,
avec une grâce et une politesse toutes françaises, et l'avait entendu
parler de Voltaire et jouer de la flûte après une bataille gagnée. Je
m'étends ici presque malgré moi, parce que ce fut le premier grand homme
dont me fut tracé ainsi, en famille, le portrait d'après nature, et
parce que mon admiration pour lui fut le premier symptôme de mon inutile
amour des armes, la cause première d'une des plus complètes déceptions
de ma vie. Ce portrait est brillant encore, dans ma mémoire, des plus
vives couleurs, et le portrait physique autant que l'autre. Son chapeau
avancé sur un front poudré, son dos voûté à cheval, ses grands yeux, sa
bouche moqueuse et sévère, sa canne d'invalide faite en béquille, rien
ne m'était étranger; et, au sortir de ces récits, je ne vis qu'avec
humeur Bonaparte prendre chapeau, tabatière et gestes pareils; il me
parut d'abord plagiaire: et qui sait si, en ce point, ce grand homme ne
le fut pas quelque peu? qui saura peser ce qu'il entre du comédien dans
tout homme public toujours en vue? Frédéric II n'était-il pas le premier
type du grand capitaine tacticien moderne, du roi philosophe et
organisateur? C'étaient là les premières idées qui s'agitaient dans mon
esprit, et j'assistais à d'autres temps racontés avec une vérité toute
remplie de saines leçons. J'entends encore mon père tout irrité des
divisions du prince de Soubise et de M. de Clermont; j'entends encore
ses grandes indignations contre les intrigues de l'OEil-de-Boeuf, qui
faisaient que les généraux français s'abandonnaient tour à tour sur le
champ de bataille, préférant la défaite de l'armée au triomphe d'un
rival; je l'entends tout ému de ses antiques amitiés pour M. de Chevert
et pour M. d'Assas, avec qui il était au camp la nuit de sa mort. Les
yeux qui les avaient vus mirent leur image dans les miens, et aussi
celle de bien des personnages célèbres morts longtemps avant ma
naissance. Les récits de famille ont cela de bon, qu'ils se gravent plus
fortement dans la mémoire que les narrations écrites; ils sont vivants
comme le conteur vénéré, et ils allongent notre vie en arrière, comme
l'imagination qui devine peut l'allonger en avant dans l'avenir.

Je ne sais si un jour j'écrirai pour moi-même tous les détails intimes
de ma vie; mais je ne veux parler ici que d'une des préoccupations de
mon âme. Quelquefois, l'esprit tourmenté du passé et attendant peu de
chose de l'avenir, on cède trop aisément à la tentation d'amuser
quelques désoeuvrés des secrets de sa famille et des mystères de son
coeur. Je conçois que quelques écrivains se soient plu à faire pénétrer
tous les regards dans l'intérieur de leur vie et même de leur
conscience, l'ouvrant et le laissant surprendre par la lumière, tout en
désordre et comme encombré de familiers souvenirs et des fautes les plus
chéries. Il y a des oeuvres telles parmi les plus beaux livres de notre
langue, et qui nous resteront comme ces beaux portraits de lui-même que
Raphaël ne cessait de faire. Mais ceux qui se sont représentés ainsi,
soit avec un voile, soit à visage découvert, en ont eu le droit, et je
ne pense pas que l'on puisse faire ses confessions à voix haute, avant
d'être assez vieux, assez illustre ou assez repentant pour intéresser
toute une nation à ses péchés. Jusque-là on ne peut guère prétendre qu'à
lui être utile par ses idées ou par ses actions.

Vers la fin de l'Empire, je fus un lycéen distrait. La guerre était
debout dans le lycée, le tambour étouffait à mes oreilles la voix des
maîtres, et la voix mystérieuse des livres ne nous parlait qu'un langage
froid et pédantesque. Les logarithmes et les tropes n'étaient à nos yeux
que des degrés pour monter à l'étoile de la Légion d'honneur, la plus
belle étoile des cieux pour des enfants.

Nulle méditation ne pouvait enchaîner longtemps des têtes étourdies sans
cesse par les canons et les cloches des _Te Deum_! Lorsqu'un de nos
frères, sorti depuis quelques mois du collège, reparaissait en uniforme
de housard et le bras en écharpe, nous rougissions de nos livres et nous
les jetions à la tête des maîtres. Les maîtres mêmes ne cessaient de
nous lire les bulletins de la Grande Armée, et nos cris de _Vive
l'Empereur!_ interrompaient Tacite et Platon. Nos précepteurs
ressemblaient à des hérauts d'armes, nos salles d'études à des casernes,
nos récréations à des manoeuvres, et nos examens à des revues.

Il me prit alors plus que jamais un amour vraiment désordonné de la
gloire des armes; passion d'autant plus malheureuse que c'était le temps
précisément où, comme je l'ai dit, la France commençait à s'en guérir.
Mais l'orage grondait encore, et ni mes études sévères, rudes, forcées
et trop précoces, ni le bruit du grand monde, où, pour me distraire de
ce penchant, on m'avait jeté tout adolescent, ne me purent ôter cette
idée fixe.

Bien souvent j'ai souri de pitié sur moi-même en voyant avec quelle
force une idée s'empare de nous, comme elle nous fait sa dupe, et
combien il faut de temps pour l'user. La satiété même ne parvint qu'à me
faire désobéir à celle-ci, non à la détruire en moi, et ce livre aussi
me prouve que je prends plaisir encore à la caresser et que je ne serais
pas éloigné d'une rechute. Tant les impressions d'enfance sont
profondes, et tant s'était bien gravée sur nos coeurs la marque brûlante
de l'Aigle Romaine!

Ce ne fut que très tard que je m'aperçus que mes services n'étaient
qu'une longue méprise, et que j'avais porté dans une vie tout active une
nature toute contemplative. Mais j'avais suivi la pente de cette
génération de l'Empire, née avec le siècle et de laquelle je suis.

La guerre nous semblait si bien l'état naturel de notre pays, que
lorsque, échappés des classes, nous nous jetâmes dans l'Armée, selon le
cours accoutumé de notre torrent, nous ne pûmes croire au calme durable
de la paix. Il nous parut que nous ne risquions rien en faisant semblant
de nous reposer, et que l'immobilité n'était pas un mal sérieux en
France. Cette impression nous dura autant qu'a duré la Restauration.
Chaque année apportait l'espoir d'une guerre; et nous n'osions quitter
l'épée, dans la crainte que le jour de la démission ne devînt la veille
d'une campagne. Nous traînâmes et perdîmes ainsi des années précieuses,
rêvant le champ de bataille dans le Champ-de-Mars, et épuisant dans des
exercices de parade et dans des querelles particulières une puissante et
inutile énergie.

Accablé d'un ennui que je n'attendais pas dans cette vie si vivement
désirée, ce fut alors pour moi une nécessité que de me dérober, dans les
nuits, au tumulte fatigant et vain des journées militaires: de ces
nuits, où j'agrandis en silence ce que j'avais reçu de savoir de nos
études tumultueuses et publiques, sortirent mes poèmes et mes livres; de
ces journées il me reste ces souvenirs dont je rassemble ici, autour
d'une idée, les traits principaux. Car, ne comptant pour la gloire des
armes ni sur le présent ni sur l'avenir, je la cherchais dans les
souvenirs de mes compagnons. Le peu qui m'est advenu ne servira que de
cadre à ces tableaux de la vie militaire et des moeurs de nos armées,
dont tous les traits ne sont pas connus.




CHAPITRE II

_SUR LE CARACTÈRE GÉNÉRAL DES ARMÉES_


L'armée est une nation dans la Nation; c'est un vice de nos temps. Dans
l'antiquité il en était autrement: tout citoyen était guerrier, et tout
guerrier était citoyen; les hommes de l'Armée ne se faisaient point un
autre visage que les hommes de la cité. La crainte des dieux et des
lois, la fidélité à la patrie, l'austérité des moeurs, et, chose
étrange! l'amour de la paix et de l'ordre, se trouvaient dans les camps
plus que dans les villes, parce que c'était l'élite de la Nation qui les
habitait. La paix avait des travaux plus rudes que la guerre pour ces
armées intelligentes. Par elles la terre de la patrie était couverte de
monuments ou sillonnée de larges routes, et le ciment romain des
aqueducs était pétri, ainsi que Rome elle-même, des mains qui la
défendaient. Le repos des soldats était fécond autant que celui des
nôtres est stérile et nuisible. Les citoyens n'avaient ni admiration
pour leur valeur, ni mépris pour leur oisiveté, parce que le même sang
circulait sans cesse des veines de la Nation dans les veines de l'Armée.

Dans le moyen âge et au delà, jusqu'à la fin du règne de Louis XIV,
l'Armée tenait à la Nation, sinon par tous ses soldats, du moins par
tous leurs chefs, parce que le soldat était l'homme du Noble, levé par
lui sur sa terre, amené à sa suite à l'armée, et ne relevant que de lui:
or, son seigneur était propriétaire et vivait dans les entrailles mêmes
de la mère-patrie. Soumis à l'influence toute populaire du prêtre, il ne
fit autre chose, durant le moyen âge, que de se dévouer corps et bien au
pays, souvent en lutte contre la couronne, et sans cesse révolté contre
une hiérarchie de pouvoirs qui eût amené trop d'abaissement dans
l'obéissance, et, par conséquent, d'humiliation dans la profession des
armes. Le régiment appartenait au colonel, la compagnie au capitaine, et
l'un et l'autre savaient fort bien emmener leurs hommes quand leur
conscience comme citoyens n'était pas d'accord avec les ordres qu'ils
recevaient comme hommes de guerre. Cette indépendance de l'Armée dura en
France jusqu'à M. de Louvois, qui, le premier, la soumit aux bureaux et
la remit, pieds et poings liés, dans la main du Pouvoir souverain. Il
n'y éprouva pas peu de résistance, et les derniers défenseurs de la
Liberté généreuse des hommes de guerre furent ces rudes et francs
gentilshommes, qui ne voulaient amener leur famille de soldats à l'Armée
que pour aller en guerre. Quoiqu'ils n'eussent pas passé l'année à
enseigner l'éternel maniement d'armes à des automates, je vois qu'eux et
les leurs se tiraient assez bien d'affaire sur les champs de bataille de
Turenne. Ils haïssaient particulièrement l'uniforme, qui donne à tous le
même aspect, et soumet les esprits à l'habit et non à l'homme. Ils se
plaisaient à se vêtir de rouge les jours de combat, pour être mieux vus
des leurs et mieux visés de l'ennemi; et j'aime à rappeler, sur la foi
de Mirabeau, ce vieux marquis de Coëtquen, qui, plutôt que de paraître
en uniforme à la revue du Roi, se fit casser par lui à la tête de son
régiment: «Heureusement, sire, que les morceaux me restent,» dit-il
après. C'était quelque chose que de répondre ainsi à Louis XIV. Je
n'ignore pas les mille défauts de l'organisation qui expirait alors;
mais je dis qu'elle avait cela de meilleur que la nôtre, de laisser plus
librement luire et flamber le feu national et guerrier de la France.
Cette sorte d'Armée était une armure très forte et très complète dont la
Patrie couvrait le Pouvoir souverain, mais dont toutes les pièces
pouvaient se détacher d'elles-mêmes, l'une après l'autre, si le Pouvoir
s'en servait contre elle.

La destinée d'une Armée moderne est tout autre que celle-là, et la
centralisation des Pouvoirs l'a faite ce qu'elle est. C'est un corps
séparé du grand corps de la Nation, et qui semble le corps d'un enfant,
tant il marche en arrière pour l'intelligence et tant il lui est défendu
de grandir. L'Armée moderne, sitôt qu'elle cesse d'être en guerre,
devient une sorte de gendarmerie. Elle se sent honteuse d'elle-même, et
ne sait ni ce qu'elle fait ni ce qu'elle est; elle se demande sans cesse
si elle est esclave ou reine de l'État: ce corps cherche partout son âme
et ne la trouve pas.

L'homme soldé, le Soldat, est un pauvre glorieux, victime et bourreau,
bouc émissaire journellement sacrifié à son peuple et pour son peuple
qui se joue de lui; c'est un martyr féroce et humble tout ensemble, que
se rejettent le Pouvoir et la Nation toujours en désaccord.

Que de fois, lorsqu'il m'a fallu prendre une part obscure mais active
dans nos troubles civils, j'ai senti ma conscience s'indigner de cette
condition inférieure et cruelle! Que de fois j'ai comparé cette
existence à celle du Gladiateur! Le peuple est le César indifférent, le
Claude ricaneur auquel les soldats disent sans cesse en défilant: _Ceux
qui vont mourir te saluent_.

Que quelques ouvriers, devenus plus misérables à mesure que
s'accroissent leur travail et leur industrie, viennent à s'ameuter
contre leur chef d'atelier; ou qu'un fabricant ait la fantaisie
d'ajouter, cette année, quelques cent mille francs à son revenu; ou
seulement qu'une _bonne ville_, jalouse de Paris, veuille avoir aussi
ses trois journées de fusillade, on crie au secours de part et d'autre.
Le gouvernement, quel qu'il soit, répond avec assez de sens: _La loi ne
me permet pas de juger entre vous; tout le monde a raison; moi, je n'ai
à vous envoyer que mes gladiateurs, qui vous tueront et que vous
tuerez_. En effet, ils vont, ils tuent, et sont tués. La paix revient;
on s'embrasse, on se complimente, et les chasseurs de lièvres se
félicitent de leur adresse dans le tir à l'officier et aux soldats. Tout
calcul fait, reste une simple soustraction de quelques morts; mais les
soldats n'y sont pas portés en nombre, ils ne comptent pas. On s'en
inquiète peu. Il est convenu que ceux qui meurent sous l'uniforme n'ont
ni père, ni mère, ni femme, ni amie à faire mourir dans les larmes.
C'est un sang anonyme.

Quelquefois (chose fréquente aujourd'hui) les deux partis séparés
s'unissent pour accabler de haine et de malédiction les malheureux
condamnés à les vaincre.

Aussi le sentiment qui dominera ce livre sera-t-il celui qui me l'a fait
commencer, le désir de détourner de la tête du Soldat cette malédiction
que le citoyen est souvent prêt à lui donner, et d'appeler sur l'Armée
le pardon de la Nation. Ce qu'il y a de plus beau après l'inspiration,
c'est le dévouement; après le Poète, c'est le Soldat; ce n'est pas sa
faute s'il est condamné à un état d'ilote.

L'Armée est aveugle et muette. Elle frappe devant elle du lieu où on la
met. Elle ne veut rien et agit par ressort. C'est une grande chose que
l'on meut et qui tue; mais aussi c'est une chose qui souffre.

C'est pour cela que j'ai toujours parlé d'elle avec un attendrissement
involontaire. Nous voici jetés dans ces temps sévères où les villes de
France deviennent tour à tour des champs de bataille, et, depuis peu,
nous avons beaucoup à pardonner aux hommes qui tuent.

En regardant de près la vie de ces troupes armées que, chaque jour,
pousseront sur nous tous les Pouvoirs qui se succéderont, nous
trouverons bien, il est vrai, que, comme je l'ai dit, l'existence du
Soldat est (après la peine de mort) la trace la plus douloureuse de
barbarie qui subsiste parmi les hommes, mais aussi que rien n'est plus
digne de l'intérêt et de l'amour de la Nation que cette famille
sacrifiée qui lui donne quelquefois tant de gloire.




CHAPITRE III

_DE LA SERVITUDE DU SOLDAT ET DE SON CARACTÈRE INDIVIDUEL_


Les mots de notre langage familier ont quelquefois une parfaite justesse
de sens. C'est bien _servir_, en effet, qu'obéir et commander dans une
Armée. Il faut gémir de cette Servitude, mais il est juste d'admirer ces
esclaves. Tous acceptent leur destinée avec toutes ses conséquences, et,
en France surtout, on prend avec une extrême promptitude les qualités
exigées par l'état militaire. Toute cette activité que nous avons se
fond tout à coup pour faire place à je ne sais quoi de morne et de
consterné.

La vie est triste, monotone, régulière. Les heures sonnées par le
tambour sont aussi sourdes et aussi sombres que lui. La démarche et
l'aspect sont uniformes comme l'habit. La vivacité de la jeunesse et la
lenteur de l'âge mûr finissent par prendre la même allure, et c'est
celle de l'_arme_. L'_arme_ où l'on _sert_ est le moule où l'on jette
son caractère, où il se change et se refond pour prendre une forme
générale imprimée pour toujours. L'Homme s'efface sous le Soldat.

La servitude militaire est lourde et inflexible comme le masque de fer
du prisonnier sans nom, et donne à tout homme de guerre une figure
uniforme et froide.

Aussi, au seul aspect d'un corps d'armée, on s'aperçoit que l'ennui et
le mécontentement sont les traits généraux du visage militaire. La
fatigue y ajoute ses rides, le soleil ses teintes jaunes, et une
vieillesse anticipée sillonne des figures de trente ans. Cependant une
idée commune à tous a souvent donné à cette réunion d'hommes sérieux un
grand caractère de majesté, et cette idée est l'_Abnégation_.

L'Abnégation du Guerrier est une croix plus lourde que celle du Martyr.
Il faut l'avoir portée longtemps pour en savoir la grandeur et le poids.

Il faut bien que le Sacrifice soit la plus belle chose de la terre,
puisqu'il a tant de beauté dans des hommes simples qui, souvent, n'ont
pas la pensée de leur mérite et le secret de leur vie. C'est lui qui
fait que de cette vie de gêne et d'ennuis il sort, comme par miracle, un
caractère factice mais généreux, dont les traits sont grands et bons
comme ceux des médailles antiques.

L'Abnégation complète de soi-même, dont je viens de parler, l'attente
continuelle et indifférente de la mort, la renonciation entière à la
liberté de penser et d'agir, les lenteurs imposées à une ambition
bornée, et l'impossibilité d'accumuler des richesses, produisent des
vertus qui sont plus rares dans les classes libres et actives.

En général, le caractère militaire est simple, bon, patient; et l'on y
trouve quelque chose d'enfantin, parce que la vie des régiments tient un
peu de la vie des collèges. Les traits de rudesse et de tristesse qui
l'obscurcissent lui sont imprimés par l'ennui, mais surtout par une
position toujours fausse vis-à-vis de la Nation, et par la comédie
nécessaire de l'autorité.

L'autorité absolue qu'exerce un homme le contraint à une perpétuelle
réserve. Il ne peut dérider son front devant ses inférieurs, sans leur
laisser prendre une familiarité qui porte atteinte à son pouvoir. Il se
retranche l'abandon et la causerie amicale, de peur qu'on ne prenne acte
contre lui de quelque aveu de la vie ou de quelque faiblesse qui serait
de mauvais exemple. J'ai connu des officiers qui s'enfermaient dans un
silence de trappiste, et dont la bouche sérieuse ne soulevait la
moustache que pour laisser passage à un commandement. Sous l'Empire,
cette contenance était presque toujours celle des officiers supérieurs
et des généraux. L'exemple en avait été donné par le maître, la coutume
sévèrement conservée, et à propos; car à la considération nécessaire
d'éloigner la familiarité, se joignait encore le besoin qu'avait leur
vieille expérience de conserver sa dignité aux yeux d'une jeunesse plus
instruite qu'elle, envoyée sans cesse par les écoles militaires, et
arrivant toute bardée de chiffres, avec une assurance de lauréat que le
silence seul pouvait tenir en bride.

Je n'ai jamais aimé l'espèce des jeunes officiers, même lorsque j'en
faisais partie. Un secret instinct de la vérité m'avertissait qu'en
toute chose la théorie n'est rien auprès de la pratique, et le grave et
silencieux sourire des vieux capitaines me tenait en garde contre cette
pauvre science qui s'apprend en quelques jours de lecture. Dans les
régiments où j'ai servi, j'aimais à écouter ces vieux officiers dont le
dos voûté avait encore l'attitude d'un dos de soldat, chargé d'un sac
plein d'habits et d'une giberne pleine de cartouches. Ils me faisaient
de vieilles histoires d'Égypte, d'Italie et de Russie, qui m'en
apprenaient plus sur la guerre que l'ordonnance de 1789, les règlements
de service et les interminables instructions, à commencer par celle du
grand Frédéric à ses généraux. Je trouvais, au contraire, quelque chose
de fastidieux dans la fatuité confiante, désoeuvrée et ignorante des
jeunes officiers de cette époque, fumeurs et joueurs éternels, attentifs
seulement à la rigueur de leur tenue, savants sur la coupe de leur
habit, orateurs de café et de billard. Leur conversation n'avait rien de
plus caractérisé que celle de tous les jeunes gens ordinaires du grand
monde; seulement les banalités y étaient un peu plus grossières. Pour
tirer quelque parti de ce qui m'entourait, je ne perdais nulle occasion
d'écouter; et le plus habituellement j'attendais les heures de
promenades régulières, où les anciens officiers aiment à se communiquer
leurs souvenirs. Ils n'étaient pas fâchés, de leur côté, d'écrire dans
ma mémoire les histoires particulières de leur vie, et, trouvant en moi
une patience égale à la leur et un silence aussi sérieux, ils se
montrèrent toujours prêts à s'ouvrir à moi. Nous marchions souvent le
soir dans les champs, ou dans les bois qui environnaient les garnisons,
ou sur le bord de la mer, et la vue générale de la nature ou le moindre
accident de terrain leur donnait des souvenirs inépuisables: c'était une
bataille navale, une retraite célèbre, une embuscade fatale, un combat
d'infanterie, un siège, et partout des regrets d'un temps de dangers, du
respect pour la mémoire de tel grand général, une reconnaissance naïve
pour tel nom obscur qu'ils croyaient illustre; et, au milieu de tout
cela, une touchante simplicité de coeur qui remplissait le mien d'une
sorte de vénération pour ce mâle caractère, forgé dans de continuelles
adversités et dans les doutes d'une position fausse et mauvaise.

J'ai le don, souvent douloureux, d'une mémoire que le temps n'altère
jamais; ma vie entière, avec toutes ses journées, m'est présente comme
un tableau ineffaçable. Les traits ne se confondent jamais; les couleurs
ne pâlissent point. Quelques-unes sont noires et ne perdent rien de leur
énergie qui m'afflige. Quelques fleurs s'y trouvent aussi, dont les
corolles sont aussi fraîches qu'au jour qui les fit épanouir, surtout
lorsqu'une larme involontaire tombe sur elles de mes yeux et leur donne
un plus vif éclat.

La conversation la plus inutile de ma vie m'est toujours présente à
l'instant où je l'évoque, et j'aurais trop à dire, si je voulais faire
des récits qui n'ont pour eux que le mérite d'une vérité naïve; mais,
rempli d'une amicale pitié pour la misère des Armées, je choisirai dans
mes souvenirs ceux qui se présentent à moi comme un vêtement assez
décent et d'une forme digne d'envelopper une pensée choisie, et de
montrer combien de situations contraires aux développements du caractère
et de l'intelligence dérivent de la Servitude grossière et des moeurs
arriérées des Armées permanentes.

Leur couronne est une couronne d'épines, et parmi ses pointes je ne
pense pas qu'il en soit de plus douloureuse que celle de l'obéissance
passive. Ce sera la première aussi dont je ferai sentir l'aiguillon.
J'en parlerai d'abord, parce qu'elle me fournit le premier exemple des
nécessités cruelles de l'Armée, en suivant l'ordre de mes années. Quand
je remonte à mes plus lointains souvenirs, je trouve dans mon enfance
militaire une anecdote qui m'est présente à la mémoire, et, telle
qu'elle me fut racontée, je la redirai, sans chercher, mais sans éviter,
dans aucun de mes récits, les traits minutieux de la vie ou du caractère
militaire, qui, l'un et l'autre, je ne saurais trop le redire, sont en
retard sur l'esprit général et la marche de la Nation, et sont, par
conséquent, toujours empreints d'une certaine puérilité.




                                LAURETTE
                                   OU
                            LE CACHET ROUGE




CHAPITRE IV

_DE LA RENCONTRE QUE JE FIS UN JOUR SUR LA GRANDE ROUTE_


La grande route d'Artois et de Flandre est longue et triste. Elle
s'étend en ligne droite, sans arbres, sans fossés, dans des campagnes
unies et pleines d'une boue jaune en tout temps. Au mois de mars 1815,
je passai sur cette route, et je fis une rencontre que je n'ai point
oubliée depuis.

J'étais seul, j'étais à cheval, j'avais un bon manteau blanc, un habit
rouge, un casque noir, des pistolets et un grand sabre; il pleuvait à
verse depuis quatre jours et quatre nuits de marche, et je me souviens
que je chantais _Joconde_ à pleine voix. J'étais si jeune!--La maison du
Roi, en 1814, avait été remplie d'enfants et de vieillards; l'Empereur
semblait avoir pris et tué les hommes.

Mes camarades étaient en avant, sur la route, à la suite du roi Louis
XVIII; je voyais leurs manteaux blancs et leurs habits rouges, tout à
l'horizon au nord; les lanciers de Bonaparte, qui surveillaient et
suivaient notre retraite pas à pas, montraient de temps en temps la
flamme tricolore de leur lances à l'autre horizon. Un fer perdu avait
retardé mon cheval: il était jeune et fort, je le pressai pour rejoindre
mon escadron; il partit au grand trot. Je mis la main à ma ceinture,
elle était assez garnie d'or; j'entendis résonner le fourreau de fer de
mon sabre sur l'étrier, et je me sentis très fier et parfaitement
heureux.

Il pleuvait toujours, et je chantais toujours. Cependant je me tus
bientôt, ennuyé de n'entendre que moi, et je n'entendis plus que la
pluie et les pieds de mon cheval, qui pataugeaient dans les ornières. Le
pavé de la route manqua; j'enfonçais, il fallut prendre le pas.

Mes grandes bottes étaient enduites, en dehors, d'une croûte épaisse
jaune comme de l'ocre; en dedans elles s'emplissaient de pluie. Je
regardai mes épaulettes d'or toutes neuves, ma félicité et ma
consolation; elles étaient hérissées par l'eau, cela m'affligea.

Mon cheval baissait la tête; je fis comme lui: je me mis à penser, et je
me demandai, pour la première fois, où j'allais. Je n'en savais
absolument rien; mais cela ne m'occupa pas longtemps: j'étais certain
que, mon escadron étant là, là aussi était mon devoir. Comme je sentais
en mon coeur un calme profond et inaltérable, j'en rendis grâce à ce
sentiment ineffable du Devoir, et je cherchai à me l'expliquer. Voyant
de près comment des fatigues inaccoutumées étaient gaîment portées par
des têtes si blondes ou si blanches, comment un avenir assuré était si
cavalièrement risqué par tant d'hommes de vie heureuse et mondaine, et
prenant ma part de cette satisfaction miraculeuse que donne à tout homme
la conviction qu'il ne se peut soustraire à nulle des dettes de
l'Honneur, je compris que c'était une chose plus facile et plus commune
qu'on ne pense, que l'_Abnégation_.

Je me demandais si l'Abnégation de soi-même n'était pas un sentiment né
avec nous; ce que c'était que ce besoin d'obéir et de remettre sa
volonté en d'autres mains, comme une chose lourde et importune; d'où
venait le bonheur secret d'être débarrassé de ce fardeau, et comment
l'orgueil humain n'en était jamais révolté. Je voyais bien ce mystérieux
instinct lier, de toutes parts, les peuples en de puissants faisceaux,
mais je ne voyais nulle part aussi complète et aussi redoutable que dans
les Armées la renonciation à ses actions, à ses paroles, à ses désirs et
presque à ses pensées. Je voyais partout la résistance possible et
usitée, le citoyen ayant, en tous lieux, une obéissance clairvoyante et
intelligente qui examine et peut s'arrêter. Je voyais même la tendre
soumission de la femme finir où le mal commence à lui être ordonné, et
la loi prendre sa défense; mais l'obéissance militaire, passive et
active en même temps, recevant l'ordre et l'exécutant, frappant, les
yeux fermés, comme le Destin antique! Je suivais dans ses conséquences
possibles cette Abnégation du soldat, sans retour, sans conditions, et
conduisant quelquefois à des fonctions sinistres.

Je pensais ainsi en marchant au gré de mon cheval, regardant l'heure à
ma montre, et voyant le chemin s'allonger toujours en ligne droite, sans
un arbre et sans une maison, et couper la plaine jusqu'à l'horizon,
comme une grande raie jaune sur une toile grise. Quelquefois la raie
liquide se délayait dans la terre liquide qui l'entourait, et quand un
jour un peu moins pâle faisait briller cette triste étendue de pays, je
me voyais au milieu d'une mer bourbeuse, suivant un courant de vase et
de plâtre.

En examinant avec attention cette raie jaune de la route, j'y remarquai,
à un quart de lieue environ, un petit point noir qui marchait. Cela me
fit plaisir, c'était quelqu'un. Je n'en détournai plus les yeux. Je vis
que ce point noir allait comme moi dans la direction de Lille, et qu'il
allait en zigzag, ce qui annonçait une marche pénible. Je hâtai le pas
et je gagnai du terrain sur cet objet, qui s'allongea un peu et grossit
à ma vue. Je repris le trot sur un sol plus ferme et je crus reconnaître
une sorte de petite voiture noire. J'avais faim, j'espérai que c'était
la voiture d'une cantinière, et considérant mon pauvre cheval comme une
chaloupe, je lui fis faire force de rames pour arriver à cette île
fortunée, dans cette mer où il enfonçait jusqu'au ventre quelquefois.

À une centaine de pas, je vins à distinguer clairement une petite
charrette de bois blanc, couverte de trois cercles et d'une toile cirée
noire. Cela ressemblait à un petit berceau posé sur deux roues. Les
roues s'embourbaient jusqu'à l'essieu; un petit mulet qui les tirait
était péniblement conduit par un homme à pied qui tenait la bride. Je
m'approchai de lui et le considérai attentivement.

C'était un homme d'environ cinquante ans, à moustaches blanches, fort et
grand, le dos voûté à la manière des vieux officiers d'infanterie qui
ont porté le sac. Il en avait l'uniforme, et l'on entrevoyait une
épaulette de chef de bataillon sous un petit manteau bleu court et usé.
Il avait un visage endurci mais bon, comme à l'armée il y en a tant. Il
me regarda de côté sous ses gros sourcils noirs, et tira lestement de sa
charrette un fusil qu'il arma, en passant de l'autre côté de son mulet,
dont il se faisait un rempart. Ayant vu sa cocarde blanche, je me
contentai de montrer la manche de mon habit rouge, et il remit son fusil
dans la charrette, en disant:

«Ah! c'est différent, je vous prenais pour un de ces lapins qui courent
après nous. Voulez-vous boire la goutte?

--Volontiers, dis-je en m'approchant, il y a vingt-quatre heures que je
n'ai bu.»

Il avait à son cou une noix de coco, très bien sculptée, arrangée en
flacon, avec un goulot d'argent, et dont il semblait tirer assez de
vanité. Il me la passa, et j'y bus un peu de mauvais vin blanc avec
beaucoup de plaisir; je lui rendis le coco.

--«À la santé du roi! dit-il en buvant; il m'a fait officier de la
Légion d'honneur, il est juste que je le suive jusqu'à la frontière. Par
exemple, comme je n'ai que mon épaulette pour vivre, je reprendrai mon
bataillon après, c'est mon devoir.»

                   *       *       *       *       *

En parlant ainsi comme à lui-même, il remit en marche son petit mulet,
en disant que nous n'avions pas de temps à perdre; et comme j'étais de
son avis, je me remis en chemin à deux pas de lui. Je le regardais
toujours sans questionner, n'ayant jamais aimé la bavarde indiscrétion
assez fréquente parmi nous.

Nous allâmes sans rien dire durant un quart de lieue environ. Comme il
s'arrêtait alors pour faire reposer son pauvre petit mulet, qui me
faisait peine à voir, je m'arrêtai aussi et je tâchai d'exprimer l'eau
qui remplissait mes bottes à l'écuyère, comme deux réservoirs où
j'aurais eu les jambes trempées.

--«Vos bottes commencent à vous tenir aux pieds, dit-il.

--Il y a quatre nuits que je ne les ai quittées, lui dis-je.

--Bah! dans huit jours vous n'y penserez plus, reprit-il avec sa voix
enrouée; c'est quelque chose que d'être seul, allez, dans des temps
comme ceux où nous vivons. Savez-vous ce que j'ai là-dedans?

--Non, lui dis-je.

--C'est une femme.»

Je dis: «Ah!» sans trop d'étonnement, et je me remis en marche
tranquillement, au pas. Il me suivit.

--«Cette mauvaise brouette-là ne m'a pas coûté bien cher, reprit-il, ni
le mulet non plus; mais c'est tout ce qu'il me faut, quoique ce
chemin-là soit un _ruban de queue_ un peu long.»

Je lui offris de monter mon cheval quand il serait fatigué; et comme je
ne lui parlais que gravement et avec simplicité de son équipage, dont il
craignait le ridicule, il se mit à son aise tout à coup, et,
s'approchant de mon étrier, me frappa sur le genou en me disant: «Eh
bien, vous êtes un bon enfant, quoique dans les Rouges.»

Je sentis dans son accent amer, en désignant ainsi les quatre
Compagnies-Rouges, combien de préventions haineuses avaient données à
l'armée le luxe et les grades de ces corps d'officiers.

--«Cependant, ajouta-t-il, je n'accepterai pas votre offre, vu que je ne
sais pas monter à cheval et que ce n'est pas mon affaire, à moi.

--Mais, commandant, les officiers supérieurs comme vous y sont obligés.

--Bah! une fois par an, à l'inspection, et encore sur un cheval de
louage. Moi j'ai toujours été marin, et depuis fantassin; je ne connais
pas l'équitation.»

Il fit vingt pas en me regardant de côté de temps à autre, comme
s'attendant à une question: et comme il ne venait pas un mot, il
poursuivit:

«Vous n'êtes pas curieux, par exemple! cela devrait vous étonner, ce que
je dis là.

--Je m'étonne bien peu, dis-je.

--Oh! cependant si je vous contais comment j'ai quitté la mer, nous
verrions.

--Eh bien, repris-je, pourquoi n'essayez-vous pas? cela vous
réchauffera, et cela me fera oublier que la pluie m'entre dans le dos et
ne s'arrête qu'à mes talons.»

Le bon chef de bataillon s'apprêta solennellement à parler, avec un
plaisir d'enfant. Il rajusta sur sa tête le shako couvert de toile
cirée, et il donna ce coup d'épaule que personne ne peut se représenter
s'il n'a servi dans l'infanterie, ce coup d'épaule que donne le
fantassin à son sac pour le hausser et alléger un moment de son poids;
c'est une habitude du soldat qui, lorsqu'il devient officier, devient un
tic. Après ce geste convulsif, il but encore un peu de vin dans son
coco, donna un coup de pied d'encouragement dans le ventre du petit
mulet, et commença.




CHAPITRE V

_HISTOIRE DU CACHET ROUGE_


Vous saurez d'abord, mon enfant, que je suis né à Brest; j'ai commencé
par être enfant de troupe, gagnant ma demi-ration et mon demi-prêt dès
l'âge de neuf ans, mon père étant soldat aux gardes. Mais comme j'aimais
la mer, une belle nuit, pendant que j'étais en congé à Brest, je me
cachai à fond de cale d'un bâtiment marchand qui partait pour les Indes;
on ne m'aperçut qu'en pleine mer, et le capitaine aima mieux me faire
mousse que de me jeter à l'eau. Quand vint la Révolution, j'avais fait
du chemin, et j'étais à mon tour devenu capitaine d'un petit bâtiment
marchand assez propre, ayant écumé la mer quinze ans. Comme l'ex-marine
royale, vieille bonne marine, ma foi! se trouva tout à coup dépeuplée
d'officiers, on prit des capitaines dans la marine marchande. J'avais eu
quelques affaires de flibustiers que je pourrai vous dire plus tard: on
me donna le commandement d'un brick de guerre nommé _le Marat_.

Le 28 fructidor 1797, je reçus l'ordre d'appareiller pour Cayenne. Je
devais y conduire soixante soldats et un _déporté_ qui restait des cent
quatre-vingt-treize que la frégate _la Décade_ avait pris à bord
quelques jours auparavant. J'avais ordre de traiter cet individu avec
ménagement, et la première lettre du Directoire en renfermait une
seconde, scellée de trois cachets rouges, au milieu desquels il y en
avait un démesuré. J'avais défense d'ouvrir cette lettre avant le
premier degré de latitude nord, du vingt-sept au vingt-huitième de
longitude, c'est-à-dire près de passer la ligne.

Cette grande lettre avait une figure toute particulière. Elle était
longue, et fermée de si près que je ne pus rien lire entre les angles ni
à travers l'enveloppe. Je ne suis pas superstitieux, mais elle me fit
peur, cette lettre. Je la mis dans ma chambre sous le verre d'une
mauvaise petite pendule anglaise clouée au-dessus de mon lit. Ce lit-là
était un vrai lit de marin, comme vous savez qu'ils sont. Mais je ne
sais, moi, ce que je dis: vous avez tout au plus seize ans, vous ne
pouvez pas avoir vu ça.

La chambre d'une reine ne peut pas être aussi proprement rangée que
celle d'un marin, soit dit sans vouloir nous vanter. Chaque chose a sa
petite place et son petit clou. Rien ne remue. Le bâtiment peut rouler
tant qu'il veut sans rien déranger. Les meubles sont faits selon la
forme du vaisseau et de la petite chambre qu'on a. Mon lit était un
coffre. Quand on l'ouvrait, j'y couchais; quand on le fermait, c'était
mon sofa, et j'y fumais ma pipe. Quelquefois c'était ma table; alors on
s'asseyait sur deux petits tonneaux qui étaient dans la chambre. Mon
parquet était ciré et frotté comme de l'acajou, et brillant comme un
bijou: un vrai miroir! Oh! c'était une jolie petite chambre! Et mon
brick avait bien son prix aussi. On s'y amusait souvent d'une fière
façon, et le voyage commença cette fois assez agréablement, si ce
n'était... Mais n'anticipons pas.

Nous avions un joli vent nord-nord-ouest, et j'étais occupé à mettre
cette lettre sous le verre de ma pendule, quand mon _déporté_ entra dans
ma chambre; il tenait par la main une belle petite de dix-sept ans
environ. Lui me dit qu'il en avait dix-neuf; beau garçon, quoiqu'un peu
pâle et trop blanc pour un homme. C'était un homme cependant, et un
homme qui se comporta dans l'occasion mieux que bien des anciens
n'auraient fait: vous allez le voir. Il tenait sa petite femme sous le
bras; elle était fraîche et gaie comme une enfant. Ils avaient l'air de
deux tourtereaux. Ça me faisait plaisir à voir, moi. Je leur dis:

«Eh bien, mes enfants! vous venez faire visite au vieux capitaine; c'est
gentil à vous. Je vous emmène un peu loin; mais tant mieux, nous aurons
le temps de nous connaître. Je suis fâché de recevoir madame sans mon
habit; mais c'est que je cloue là-haut cette grande coquine de lettre.
Si vous vouliez m'aider un peu?»

Ça faisait vraiment de bons petits enfants. Le petit mari prit le
marteau, et la petite femme les clous, et ils me les passaient à mesure
que je les demandais; et elle me disait: «_À droite! à gauche!
capitaine!_» tout en riant, parce que le tangage faisait ballotter ma
pendule. Je l'entends encore d'ici avec sa petite voix: «_À gauche! à
droite! capitaine!_» Elle se moquait de moi.--«Ah! je dis, petite
méchante! je vous ferai gronder par votre mari, allez.» Alors elle lui
sauta au cou et l'embrassa. Ils étaient vraiment gentils, et la
connaissance se fit comme ça. Nous fûmes tout de suite bons amis.

Ce fut aussi une jolie traversée. J'eus toujours un temps fait exprès.
Comme je n'avais jamais eu que des visages noirs à mon bord, je faisais
venir à ma table, tous les jours, mes deux petits amoureux. Cela
m'égayait. Quand nous avions mangé le biscuit et le poisson, la petite
femme et son mari restaient à se regarder comme s'ils ne s'étaient
jamais vus. Alors je me mettais à rire de tout mon coeur et me moquais
d'eux. Ils riaient aussi avec moi. Vous auriez ri de nous voir comme
trois imbéciles, ne sachant pas ce que nous avions. C'est que c'était
vraiment plaisant de les voir s'aimer comme ça! Ils se trouvaient bien
partout; ils trouvaient bon tout ce qu'on leur donnait. Cependant ils
étaient à la ration comme nous tous; j'y ajoutais seulement un peu
d'eau-de-vie suédoise quand ils dînaient avec moi, mais un petit verre,
pour tenir mon rang. Ils couchaient dans un hamac, où le vaisseau les
roulait comme ces deux poires que j'ai là dans mon mouchoir mouillé. Ils
étaient alertes et contents. Je faisais comme vous, je ne questionnais
pas. Qu'avais-je besoin de savoir leur nom et leurs affaires, moi,
passeur d'eau! Je les portais de l'autre côté de la mer, comme j'aurais
porté deux oiseaux de paradis.

J'avais fini, après un mois, par les regarder comme mes enfants. Tout le
jour, quand je les appelais, ils venaient s'asseoir auprès de moi. Le
jeune homme écrivait sur ma table, c'est-à-dire sur mon lit; et, quand
je voulais, il m'aidait à faire mon _point_: il le sut bientôt faire
aussi bien que moi; j'en étais quelquefois tout interdit. La jeune femme
s'asseyait sur un petit baril et se mettait à coudre.

Un jour qu'ils étaient posés comme cela, je leur dis:

«Savez-vous, mes petits amis, que nous faisons un tableau de famille,
comme nous voilà? Je ne veux pas vous interroger, mais probablement vous
n'avez pas plus d'argent qu'il ne vous en faut, et vous êtes joliment
délicats tous deux pour bêcher et piocher comme font les déportés à
Cayenne. C'est un vilain pays, de tout mon coeur, je vous le dis; mais
moi, qui suis une vieille peau de loup desséchée au soleil, j'y vivrais
comme un seigneur. Si vous aviez, comme il me semble (sans vouloir vous
interroger), tant soit peu d'amitié pour moi, je quitterais assez
volontiers mon vieux brick, qui n'est qu'un sabot à présent, et je
m'établirais là avec vous, si cela vous convient. Moi, je n'ai pas plus
de famille qu'un chien, cela m'ennuie; vous me feriez une petite
société. Je vous aiderais à bien des choses; et j'ai amassé une bonne
pacotille de contrebande assez honnête, dont nous vivrions, et que je
vous laisserais lorsque je viendrais à tourner de l'oeil, comme on dit
poliment.»

Ils restèrent tout ébahis à se regarder, ayant l'air de croire que je ne
disais pas vrai; et la petite courut, comme elle faisait toujours, se
jeter au cou de l'autre, et s'asseoir sur ses genoux, toute rouge et en
pleurant. Il la serra bien fort dans ses bras, et je vis aussi des
larmes dans ses yeux; il me tendit la main et devint plus pâle qu'à
l'ordinaire. Elle lui parlait bas, et ses grands cheveux blonds s'en
allèrent sur son épaule; son chignon s'était défait comme un câble qui
se déroule tout à coup, parce qu'elle était vive comme un poisson: ces
cheveux-là, si vous les aviez vus! c'était comme de l'or. Comme ils
continuaient à se parler bas, le jeune homme lui baisant le front de
temps en temps et elle pleurant, cela m'impatienta:

«Eh bien, ça vous va-t-il?» leur dis-je à la fin.

--Mais... mais, capitaine, vous êtes bien bon, dit le mari; mais c'est
que... vous ne pouvez pas vivre avec des _déportés_, et... il baissa les
yeux.

--Moi, dis-je, je ne sais ce que vous avez fait pour être déporté, mais
vous me direz ça un jour, ou pas du tout, si vous voulez. Vous ne m'avez
pas l'air d'avoir la conscience bien lourde, et je suis bien sûr que
j'en ai fait bien d'autres que vous dans ma vie, allez, pauvres
innocents. Par exemple, tant que vous serez sous ma garde, je ne vous
lâcherai pas, il ne faut pas vous y attendre; je vous couperais plutôt
le cou comme à deux pigeons. Mais une fois l'épaulette de côté, je ne
connais plus ni amiral ni rien du tout.

--C'est que, reprit-il en secouant tristement sa tête brune, quoique un
peu poudrée, comme cela se faisait encore à l'époque, c'est que je crois
qu'il serait dangereux pour vous, capitaine, d'avoir l'air de nous
connaître. Nous rions parce que nous sommes jeunes; nous avons l'air
heureux parce que nous nous aimons; mais j'ai de vilains moments quand
je pense à l'avenir, et je ne sais pas ce que deviendra ma pauvre
Laure.»

Il serra de nouveau la tête de la jeune femme sur sa poitrine:

«C'était bien là ce que je devais dire au capitaine; n'est-ce pas, mon
enfant, que vous auriez dit la même chose?»

Je pris ma pipe et je me levai, parce que je commençais à me sentir les
yeux un peu mouillés, et que ça ne me va pas, à moi.

--«Allons! allons! dis-je, ça s'éclaircira par la suite. Si le tabac
incommode madame, son absence est nécessaire.»

Elle se leva, le visage tout en feu et tout humide de larmes, comme un
enfant qu'on a grondé.

--«D'ailleurs, me dit-elle en regardant ma pendule, vous n'y pensez pas,
vous autres; et la lettre!»

Je sentis quelque chose qui me fit de l'effet. J'eus comme une douleur
aux cheveux quand elle me dit cela.

--«Pardieu! je n'y pensais plus, moi, dis-je. Ah! par exemple, voilà une
belle affaire! Si nous avions passé le premier degré de latitude nord,
il ne me resterait plus qu'à me jeter à l'eau.» Faut-il que j'aie du
bonheur, pour que cette enfant-là m'ait rappelé cette grande coquine de
lettre!

Je regardai vite ma carte de marine, et quand je vis que nous en avions
encore pour une semaine au moins, j'eus la tête soulagée, mais pas le
coeur, sans savoir pourquoi.

--«C'est que le Directoire ne badine pas pour l'article obéissance!
dis-je. Allons, je suis au courant cette fois-ci encore. Le temps a filé
si vite que j'avais tout à fait oublié cela.»

Eh bien, monsieur, nous restâmes tous trois le nez en l'air à regarder
cette lettre, comme si elle allait nous parler. Ce qui me frappa
beaucoup, c'est que le soleil, qui glissait par la claire-voie,
éclairait le verre de la pendule et faisait paraître le grand cachet
rouge et les autres petits, comme les traits d'un visage au milieu du
feu.

--«Ne dirait-on pas que les yeux lui sortent de la tête? leur dis-je
pour les amuser.

--Oh! mon ami, dit la jeune femme, cela ressemble à des taches de sang.

--Bah! bah! dit son mari en la prenant sous le bras, vous vous trompez,
Laure; cela ressemble au billet de _faire part_ d'un mariage. Venez vous
reposer, venez; pourquoi cette lettre vous occupe-t-elle?»

Ils se sauvèrent comme si un revenant les avait suivis, et montèrent sur
le pont. Je restai seul avec cette grande lettre, et je me souviens
qu'en fumant ma pipe je la regardais toujours, comme si ses yeux rouges
avaient attaché les miens, en les humant comme font des yeux de serpent.
Sa grande figure pâle, son troisième cachet, plus grand que les yeux,
tout ouvert, tout béant comme une gueule de loup... cela me mit de
mauvaise humeur; je pris mon habit et je l'accrochai à la pendule, pour
ne plus voir ni l'heure ni la chienne de lettre.

J'allai achever ma pipe sur le pont. J'y restai jusqu'à la nuit.

Nous étions alors à la hauteur des îles du cap Vert. Le _Marat_ filait,
vent en poupe, ses dix noeuds sans se gêner. La nuit était la plus belle
que j'aie vue de ma vie près du tropique. La lune se levait à l'horizon,
large comme un soleil; la mer la coupait en deux et devenait toute
blanche comme une nappe de neige couverte de petits diamants. Je
regardais cela en fumant, assis sur mon banc. L'officier de quart et les
matelots ne disaient rien et regardaient comme moi l'ombre du brick sur
l'eau. J'étais content de ne rien entendre. J'aime le silence et
l'ordre, moi. J'avais défendu tous les bruits et tous les feux.
J'entrevis cependant une petite ligne rouge presque sous mes pieds. Je
me serais bien mis en colère tout de suite; mais comme c'était chez mes
petits _déportés_, je voulus m'assurer de ce qu'on faisait avant de me
fâcher. Je n'eus que la peine de me baisser, je pus voir par le grand
panneau dans la petite chambre, et je regardai.

La jeune femme était à genoux et faisait ses prières. Il y avait une
petite lampe qui l'éclairait. Elle était en chemise; je voyais d'en haut
ses épaules nues, ses petits pieds nus et ses grands cheveux blonds tout
épars. Je pensai à me retirer, mais je me dis: «Bah! un vieux soldat,
qu'est-ce que ça fait?» Et je restai à voir.

Son mari était assis sur une petite malle, la tête sur ses mains, et la
regardait prier. Elle leva la tête en haut comme au ciel, et je vis ses
grands yeux bleus mouillés comme ceux d'une Madeleine. Pendant qu'elle
priait, il prenait le bout de ses longs cheveux et les baisait sans
faire de bruit. Quand elle eut fini, elle fit un signe de croix en
souriant avec l'air d'aller en paradis. Je vis qu'il faisait comme elle
un signe de croix, mais comme s'il en avait honte. Au fait, pour un
homme c'est singulier.

Elle se leva debout, l'embrassa, et s'étendit la première dans son
hamac, où il la jeta sans rien dire, comme on couche un enfant dans une
balançoire. Il faisait une chaleur étouffante: elle se sentait bercée
avec plaisir par le mouvement du navire et paraissait déjà commencer à
s'endormir. Ses petits pieds blancs étaient croisés et élevés au niveau
de sa tête, et tout son corps enveloppé de sa longue chemise blanche.
C'était un amour, quoi!

--«Mon ami, dit-elle en dormant à moitié, n'avez-vous pas sommeil? Il
est bien tard, sais-tu?»

Il restait toujours le front sur ses mains sans répondre. Cela
l'inquiéta un peu, la bonne petite, et elle passa sa jolie tête hors du
hamac, comme un oiseau hors de son nid, et le regarda la bouche
entr'ouverte, n'osant plus parler.

Enfin il lui dit:

«Eh! ma chère Laure, à mesure que nous avançons vers l'Amérique, je ne
puis m'empêcher de devenir plus triste. Je ne sais pourquoi, il me
paraît que le temps le plus heureux de notre vie aura été celui de la
traversée.

--Cela me semble aussi, dit-elle; je voudrais n'arriver jamais.»

Il la regarda en joignant les mains avec un transport que vous ne pouvez
pas vous figurer.

--«Et cependant, mon ange, vous pleurez toujours en priant Dieu, dit-il;
cela m'afflige beaucoup, parce que je sais bien ceux à qui vous pensez,
et je crois que vous avez regret de ce que vous avez fait.

--Moi, du regret! dit-elle avec un air bien peiné; moi, du regret de
t'avoir suivi, mon ami! Crois-tu que, pour t'avoir appartenu si peu, je
t'aie moins aimé? N'est-on pas une femme, ne sait-on pas ses devoirs à
dix-sept ans? Ma mère et mes soeurs n'ont-elles pas dit que c'était mon
devoir de vous suivre à la Guyane? N'ont-elles pas dit que je ne faisais
là rien de surprenant? Je m'étonne seulement que vous en ayez été
touché, mon ami; tout cela est naturel. Et à présent je ne sais comment
vous pouvez croire que je regrette rien, quand je suis avec vous pour
vous aider à vivre, ou pour mourir avec vous si vous mourez.»

Elle disait tout cela d'une voix si douce qu'on aurait cru que c'était
une musique. J'en étais tout ému et je dis:

«Bonne petite femme, va!»

Le jeune homme se mit à soupirer en frappant du pied et en baisant une
jolie main et un bras nu qu'elle lui tendait.

--«Laurette, ma Laurette! disait-il, quand je pense que si nous avions
retardé de quatre jours notre mariage, on m'arrêtait seul et je partais
tout seul, je ne puis me pardonner.»

Alors la belle petite pencha hors du hamac ses deux beaux bras blancs,
nus jusqu'aux épaules, et lui caressa le front, les cheveux et les yeux,
en lui prenant la tête comme pour l'emporter et le cacher dans sa
poitrine. Elle sourit comme un enfant, et lui dit une quantité de
petites choses de femme, comme moi je n'avais jamais rien entendu de
pareil. Elle lui fermait la bouche avec ses doigts pour parler toute
seule. Elle disait, en jouant et en prenant ses longs cheveux comme un
mouchoir pour lui essuyer les yeux:

«Est-ce que ce n'est pas bien mieux d'avoir avec toi une femme qui
t'aime, dis, mon ami? Je suis bien contente, moi, d'aller à Cayenne; je
verrai des sauvages, des cocotiers comme ceux de Paul et Virginie,
n'est-ce pas? Nous planterons chacun le nôtre. Nous verrons qui sera le
meilleur jardinier. Nous nous ferons une petite case pour nous deux. Je
travaillerai toute la journée et toute la nuit, si tu veux. Je suis
forte; tiens, regarde mes bras;--tiens, je pourrais presque te soulever.
Ne te moque pas de moi; je sais très bien broder, d'ailleurs; et n'y
a-t-il pas une ville quelque part par là où il faille des brodeuses? Je
donnerai des leçons de dessin et de musique si l'on veut aussi; et si
l'on y sait lire, tu écriras, toi.»

Je me souviens que le pauvre garçon fut si désespéré qu'il jeta un grand
cri lorsqu'elle dit cela.

--«Écrire!--criait-il,--écrire!»

Et il se prit la main droite avec la gauche en la serrant au poignet.

--«Ah! écrire! pourquoi ai-je jamais su écrire? Écrire! mais c'est le
métier d'un fou!...--J'ai cru à leur liberté de la presse!--Où avais-je
l'esprit? Eh! pourquoi faire? pour imprimer cinq ou six pauvres idées
assez médiocres, lues seulement par ceux qui les aiment, jetées au feu
par ceux qui les haïssent, ne servant à rien qu'à nous faire persécuter!
Moi, encore passe; mais toi, bel ange, devenue femme depuis quatre jours
à peine! qu'avais-tu fait? Explique-moi, je te prie, comment je t'ai
permis d'être bonne à ce point de me suivre ici? Sais-tu seulement où tu
es, pauvre petite? Et où tu vas, le sais-tu? Bientôt, mon enfant, vous
serez à seize cents lieues de votre mère et de vos soeurs... et pour
moi! tout cela pour moi!»

Elle cacha sa tête un moment dans le hamac; et moi d'en haut je vis
qu'elle pleurait; mais lui d'en bas ne voyait pas son visage; et quand
elle le sortit de la toile, c'était en souriant pour lui donner de la
gaîté.

--«Au fait, nous ne sommes pas riches à présent, dit-elle en riant aux
éclats; tiens, regarde ma bourse, je n'ai plus qu'un louis tout seul. Et
toi?»

Il se mit à rire aussi comme un enfant:

«Ma foi, moi, j'avais encore un écu, mais je l'ai donné au petit garçon
qui a porté ta malle.

--Ah bah! qu'est-ce que ça fait? dit-elle en faisant claquer ses petits
doigts blancs comme des castagnettes; on n'est jamais plus gai que
lorsqu'on n'a rien; et n'ai-je pas en réserve les deux bagues de
diamants que ma mère m'a données? cela est bon partout et pour tout,
n'est-ce pas? Quand tu voudras, nous les vendrons. D'ailleurs, je crois
que le bonhomme de capitaine ne dit pas toutes ses bonnes intentions
pour nous, et qu'il sait bien ce qu'il y a dans la lettre. C'est
sûrement une recommandation pour nous au gouverneur de Cayenne.

--Peut-être, dit-il; qui sait?

--N'est-ce pas? reprit sa petite femme; tu es si bon que je suis sûre
que le gouvernement t'a exilé pour un peu de temps, mais ne t'en veut
pas.»

Elle avait dit ça si bien! m'appelant le bonhomme de capitaine, que j'en
fus tout remué et tout attendri; et je me réjouis même, dans le coeur,
de ce qu'elle avait peut-être deviné juste sur la lettre cachetée. Ils
commençaient encore à s'embrasser; je frappai du pied vivement sur le
pont pour les faire finir.

Je leur criai:

«Eh! dites donc, mes petits amis! on a l'ordre d'éteindre tous les feux
du bâtiment. Soufflez-moi votre lampe, s'il vous plaît.»

Ils soufflèrent la lampe, et je les entendis rire en jasant tout bas
dans l'ombre comme des écoliers. Je me remis à me promener seul sur mon
tillac en fumant ma pipe. Toutes les étoiles du tropique étaient à leur
poste, larges comme de petites lunes. Je les regardais en respirant un
air qui sentait frais et bon.

Je me disais que certainement ces bons petits avaient deviné la vérité,
et j'en étais tout ragaillardi. Il y avait bien à parier qu'un des cinq
Directeurs s'était ravisé et me les recommandait; je ne m'expliquais pas
bien pourquoi, parce qu'il y a des affaires d'État que je n'ai jamais
comprises, moi; mais enfin je croyais cela, et, sans savoir pourquoi,
j'étais content.

Je descendis dans ma chambre, et j'allai regarder la lettre sous mon
vieil uniforme. Elle avait une autre figure; il me sembla qu'elle riait,
et ses cachets paraissaient couleur de rose. Je ne doutai plus de sa
bonté, et je lui fis un petit signe d'amitié.

Malgré cela, je remis mon habit dessus; elle m'ennuyait.

Nous ne pensâmes plus du tout à la regarder pendant quelques jours, et
nous étions gais; mais quand nous approchâmes du premier degré de
latitude, nous commençâmes à ne plus parler.

Un beau matin je m'éveillai assez étonné de ne sentir aucun mouvement
dans le bâtiment. À vrai dire, je ne dors jamais que d'un oeil, comme on
dit, et le roulis me manquant, j'ouvris les deux yeux. Mous étions
tombés dans un calme plat, et c'était sous le 1° de latitude nord, au
27° de longitude. Je mis le nez sur le pont: la mer était lisse comme
une jatte d'huile; toutes les voiles ouvertes tombaient collées aux mâts
comme des ballons vides. Je dis tout de suite: «J'aurai le temps de te
lire, va! en regardant de travers du côté de la lettre.» J'attendis
jusqu'au soir, au coucher du soleil. Cependant il fallait bien en venir
là: j'ouvris la pendule, et j'en tirai vivement l'ordre cacheté.--Eh
bien, mon cher, je le tenais à la main depuis un quart d'heure, que je
ne pouvais pas encore le lire. Enfin je me dis: «C'est par trop fort!»
et je brisai les trois cachets d'un coup de pouce; et le grand cachet
rouge, je le broyai en poussière.

Après avoir lu, je me frottai les yeux, croyant m'être trompé.

Je relus la lettre tout entière; je la relus encore; je recommençai en
la prenant par la dernière ligne et remontant à la première. Je n'y
croyais pas. Mes jambes flageolaient un peu sous moi, je m'assis;
j'avais un certain tremblement sur la peau du visage; je me frottai un
peu les joues avec du rhum, je m'en mis dans le creux des mains, je me
faisais pitié à moi-même d'être si bête que cela; mais ce fut l'affaire
d'un moment; je montai prendre l'air.

Laurette était ce jour-là si jolie, que je ne voulus pas m'approcher
d'elle: elle avait une petite robe blanche toute simple, les bras nus
jusqu'au col, et ses grands cheveux tombants comme elle les portait
toujours. Elle s'amusait à tremper dans la mer son autre robe au bout
d'une corde, et riait en cherchant à arrêter les goëmons, plantes
marines semblables à des grappes de raisin, et qui flottent sur les eaux
des Tropiques.

--«Viens donc voir les raisins! viens donc vite!» criait-elle; et son
ami s'appuyait sur elle, et se penchait, et ne regardait pas l'eau,
parce qu'il la regardait d'un air tout attendri.

Je fis signe à ce jeune homme de venir me parler sur le gaillard
d'arrière. Elle se retourna... Je ne sais quelle figure j'avais, mais
elle laissa tomber sa corde; elle le prit violemment par le bras, et lui
dit:

«Oh! n'y va pas, il est tout pâle.»

Cela se pouvait bien; il y avait de quoi pâlir. Il vint cependant près
de moi sur le gaillard; elle nous regardait, appuyée contre le grand
mât. Nous nous promenâmes longtemps de long en large sans rien dire. Je
fumais un cigare que je trouvais amer, et je le crachai dans l'eau. Il
me suivait de l'oeil; je lui pris le bras: j'étouffais, ma foi, ma
parole d'honneur! j'étouffais.

--«Ah çà! lui dis-je enfin, contez-moi donc, mon petit ami, contez-moi
un peu votre histoire. Que diable avez-vous donc fait à ces chiens
d'avocats qui sont là comme cinq morceaux de roi? Il paraît qu'ils vous
en veulent fièrement! C'est drôle!»

Il haussa les épaules en penchant la tête (avec un air si doux, le
pauvre garçon!), et me dit:

«Ô mon Dieu! capitaine, pas grand'chose, allez: trois couplets de
vaudeville sur le Directoire, voilà tout.

--Pas possible! dis-je.

--Ô mon Dieu, si! Les couplets n'étaient même pas trop bons. J'ai été
arrêté le 15 fructidor et conduit à la Force, jugé le 16, et condamné à
mort d'abord, et puis à la déportation par bienveillance.

--C'est drôle! dis-je. Les Directeurs sont des camarades bien
susceptibles; car cette lettre que vous savez me donne ordre de vous
fusiller.»

Il ne répondit pas, et sourit en faisant une assez bonne contenance pour
un jeune homme de dix-neuf ans. Il regarda seulement sa femme, et
s'essuya le front, d'où tombaient des gouttes de sueur. J'en avais
autant au moins sur la figure, moi, et d'autres gouttes aux yeux.

Je repris:

«Il paraît que ces citoyens-là n'ont pas voulu faire votre affaire sur
terre, ils ont pensé qu'ici ça ne paraîtrait pas tant. Mais pour moi
c'est fort triste; car vous avez beau être un bon enfant, je ne peux pas
m'en dispenser; l'arrêt de mort est là en règle, et l'ordre d'exécution
signé, paraphé, scellé; il n'y manque rien.»

Il me salua très poliment en rougissant.

--«Je ne demande rien, capitaine, dit-il avec une voix aussi douce que
de coutume; je serais désolé de vous faire manquer à vos devoirs. Je
voudrais seulement parler un peu à Laure, et vous prier de la protéger
dans le cas où elle me survivrait, ce que je ne crois pas.

--Oh! pour cela, c'est juste, lui dis-je, mon garçon; si cela ne vous
déplaît pas, je la conduirai à sa famille à mon retour en France, et je
ne la quitterai que quand elle ne voudra plus me voir. Mais, à mon sens,
vous pouvez vous flatter qu'elle ne reviendra pas de ce coup-là; pauvre
petite femme!»

Il me prit les deux mains, les serra et me dit:

«Mon brave capitaine, vous souffrez plus que moi de ce qui vous reste à
faire, je le sens bien; mais qu'y pouvez-vous? Je compte sur vous pour
lui conserver le peu qui m'appartient, pour la protéger, pour veiller à
ce qu'elle reçoive ce que sa vieille mère pourrait lui laisser, n'est-ce
pas? pour garantir sa vie, son honneur, n'est-ce pas? et aussi pour
qu'on ménage toujours sa santé.--Tenez, ajouta-t-il plus bas, j'ai à
vous dire qu'elle est très délicate; elle a souvent la poitrine affectée
jusqu'à s'évanouir plusieurs fois par jour; il faut qu'elle se couvre
bien toujours. Enfin vous remplacerez son père, sa mère et moi autant
que possible, n'est-il pas vrai? Si elle pouvait conserver les bagues
que sa mère lui a données, cela me ferait bien plaisir. Mais si on a
besoin de les vendre pour elle, il le faudra bien. Ma pauvre Laurette!
voyez comme elle est belle!»

Comme ça commençait à devenir par trop tendre, cela m'ennuya, et je me
mis à froncer le sourcil; je lui avais parlé d'un air gai pour ne pas
m'affaiblir; mais je n'y tenais plus: «Enfin, suffit! lui dis-je, entre
braves gens on s'entend de reste. Allez lui parler, et dépêchons-nous.»

Je lui serrai la main en ami, et comme il ne quittait pas la mienne et
me regardait avec un air singulier: «Ah çà! si j'ai un conseil à vous
donner, ajoutai-je, c'est de ne pas lui parler de ça. Nous arrangerons
la chose sans qu'elle s'y attende, ni vous non plus, soyez tranquille;
ça me regarde.

--Ah! c'est différent, dit-il, je ne savais pas... cela vaut mieux, en
effet. D'ailleurs, les adieux! les adieux! cela affaiblit.

--Oui, oui, lui dis-je, ne soyez pas enfant, ça vaut mieux. Ne
l'embrassez pas, mon ami, ne l'embrassez pas, si vous pouvez, ou vous
êtes perdu.»

Je lui donnai encore une bonne poignée de main, et je le laissai aller.
Oh! c'était dur pour moi, tout cela.

Il me parut qu'il gardait, ma foi, bien le secret: car ils se
promenèrent, bras dessus, bras dessous, pendant un quart d'heure, et ils
revinrent au bord de l'eau, reprendre la corde et la robe qu'un de mes
mousses avait repêchées. La nuit vint tout à coup. C'était le moment que
j'avais résolu de prendre. Mais ce moment a duré pour moi jusqu'au jour
où nous sommes, et je le traînerai toute ma vie comme un boulet.

                   *       *       *       *       *

Ici le vieux Commandant fut forcé de s'arrêter. Je me gardai de parler,
de peur de détourner ses idées; il reprit en se frappant la poitrine:

                   *       *       *       *       *

Ce moment-là, je vous le dis, je ne peux pas encore le comprendre. Je
sentis la colère me prendre aux cheveux, et en même temps je ne sais
quoi me faisait obéir et me poussait en avant. J'appelai les officiers
et je dis à l'un d'eux:

«Allons, un canot à la mer... puisque à présent nous sommes des
bourreaux! Vous y mettrez cette femme, et vous l'emmènerez au large
jusqu'à ce que vous entendiez des coups de fusil; alors vous
reviendrez.» Obéir à un morceau de papier! car ce n'était que cela
enfin! Il fallait qu'il y eût quelque chose dans l'air qui me poussât.
J'entrevis de loin ce jeune homme... oh! c'était affreux à voir!...
s'agenouiller devant sa Laurette, et lui baiser les genoux et les pieds.
N'est-ce pas que vous trouvez que j'étais bien malheureux?

Je criai comme un fou: «Séparez-les! nous sommes tous des
scélérats!--Séparez-les... La pauvre République est un corps mort!
Directeurs, Directoire, c'en est la vermine! Je quitte la mer! Je ne
crains pas tous vos avocats; qu'on leur dise ce que je dis, qu'est-ce
que ça me fait?» Ah! je me souciais bien d'eux, en effet! J'aurais voulu
les tenir, je les aurais fait fusiller tous les cinq, les coquins! Oh!
je l'aurais fait; je me souciais de la vie comme de l'eau qui tombe là,
tenez... Je m'en souciais bien!... une vie comme la mienne... Ah bien,
oui! pauvre vie... va!...

                   *       *       *       *       *

Et la voix du Commandant s'éteignit peu à peu et devint aussi incertaine
que ses paroles; et il marcha en se mordant les lèvres et en fronçant le
sourcil dans une distraction terrible et farouche. Il avait de petits
mouvements convulsifs et donnait à son mulet des coups du fourreau de
son épée, comme s'il eût voulu le tuer. Ce qui m'étonna, ce fut de voir
la peau jaune de sa figure devenir d'un rouge foncé. Il défit et
entr'ouvrit violemment son habit sur la poitrine, la découvrant au vent
et à la pluie. Nous continuâmes ainsi à marcher dans un grand silence.
Je vis bien qu'il ne parlerait plus de lui-même, et qu'il fallait me
résoudre à questionner.

--«Je comprends bien, lui dis-je, comme s'il eût fini son histoire,
qu'après une aventure aussi cruelle on prenne son métier en horreur.

--Oh! le métier; êtes-vous fou? me dit-il brusquement, ce n'est pas le
métier! Jamais le capitaine d'un bâtiment ne sera obligé d'être un
bourreau, sinon quand viendront des gouvernements d'assassins et de
voleurs, qui profiteront de l'habitude qu'a un pauvre homme d'obéir
aveuglément, d'obéir toujours, d'obéir comme une malheureuse mécanique,
malgré son coeur.»

En même temps il tira de sa poche un mouchoir rouge dans lequel il se
mit à pleurer comme un enfant. Je m'arrêtai un moment comme pour
arranger mon étrier, et, restant derrière la charrette, je marchai
quelque temps à la suite, sentant qu'il serait humilié si je voyais trop
clairement ses larmes abondantes.

J'avais deviné juste, car au bout d'un quart d'heure environ, il vint
aussi derrière son pauvre équipage, et me demanda si je n'avais pas de
rasoirs dans mon porte-manteau; à quoi je lui répondis simplement que,
n'ayant pas encore de barbe, cela m'était fort inutile. Mais il n'y
tenait pas, c'était pour parler d'autre chose. Je m'aperçus cependant
avec plaisir qu'il revenait à son histoire, car il me dit tout à coup:

«Vous n'avez jamais vu de vaisseau de votre vie, n'est-ce pas?

--Je n'en ai vu, dis-je, qu'au Panorama de Paris, et je ne me fie pas
beaucoup à la science maritime que j'en ai tirée.

--Vous ne savez pas, par conséquent, ce que c'est que le bossoir?

--Je ne m'en doute pas, dis-je.

--C'est une espèce de terrasse de poutres qui sort de l'avant du navire,
et d'où l'on jette l'ancre en mer. Quand on fusille un homme, on le fait
placer là ordinairement, ajouta-t-il plus bas.

--Ah! je comprends, parce qu'il tombe de là dans la mer.»

Il ne répondit pas, et se mit à décrire toutes les sortes de canots que
peut porter un brick, et leur position dans le bâtiment; et puis, sans
ordre dans ses idées, il continua son récit avec cet air affecté
d'insouciance que de longs services donnent infailliblement, parce qu'il
faut montrer à ses inférieurs le mépris du danger, le mépris des hommes,
le mépris de la vie, le mépris de la mort et le mépris de soi-même; et
tout cela cache, sous une dure enveloppe, presque toujours une
sensibilité profonde.--La dureté de l'homme de guerre est comme un
masque de fer sur un noble visage, comme un cachot de pierre qui
renferme un prisonnier royal.

                   *       *       *       *       *

--Ces embarcations tiennent six hommes, reprit-il. Ils s'y jetèrent et
emportèrent Laure avec eux, sans qu'elle eût le temps de crier et de
parler. Oh! voici une chose dont aucun honnête homme ne peut se consoler
quand il en est cause. On a beau dire, on n'oublie pas une chose
pareille!... Ah! quel temps il fait!--Quel diable m'a poussé à raconter
ça! Quand je raconte cela, je ne peux plus m'arrêter, c'est fini. C'est
une histoire qui me grise comme le vin de Jurançon.--Ah! quel temps il
fait!--Mon manteau est traversé.

Je vous parlais, je crois, encore de cette petite Laurette!--La pauvre
femme!--Qu'il y a des gens maladroits dans le monde! l'officier fut
assez sot pour conduire le canot en avant du brick. Après cela, il est
vrai de dire qu'on ne peut pas tout prévoir. Moi je comptais sur la nuit
pour cacher l'affaire, et je ne pensais pas à la lumière des douze
fusils faisant feu à la fois. Et, ma foi! du canot elle vit son mari
tomber à la mer, fusillé.

S'il y a un Dieu là-haut, il sait comment arriva ce que je vais vous
dire; moi je ne le sais pas, mais on l'a vu et entendu comme je vous
vois et vous entends. Au moment du feu, elle porta la main à sa tête
comme si une balle l'avait frappée au front, et s'assit dans le canot
sans s'évanouir, sans crier, sans parler, et revint au brick quand on
voulut et comme on voulut. J'allai à elle, je lui parlai longtemps et le
mieux que je pus. Elle avait l'air de m'écouter et me regardait en face
en se frottant le front. Elle ne comprenait pas, et elle avait le front
rouge et le visage tout pâle. Elle tremblait de tous ses membres comme
ayant peur de tout le monde. Ça lui est resté. Elle est encore de même,
la pauvre petite! idiote, ou comme imbécile, ou folle, comme vous
voudrez. Jamais on n'en a tiré une parole, si ce n'est quand elle dit
qu'on lui ôte ce qu'elle a dans la tête.

De ce moment-là je devins aussi triste qu'elle, et je sentis quelque
chose en moi qui me disait: _Reste avec elle jusqu'à la fin de tes
jours, et garde-la_; je l'ai fait. Quand je revins en France, je
demandai à passer avec mon grade dans les troupes de terre, ayant pris
la mer en haine parce que j'y avais jeté du sang innocent. Je cherchai
la famille de Laure. Sa mère était morte. Ses soeurs, à qui je la
conduisais folle, n'en voulurent pas, et m'offrirent de la mettre à
Charenton. Je leur tournai le dos, et je la garde avec moi.

--Ah! mon Dieu! si vous voulez la voir, mon camarade, il ne tient qu'à
vous.--Serait-elle là-dedans? lui dis-je.--Certainement! tenez!
attendez. Hô! hô! la mule...»




CHAPITRE VI

_COMMENT JE CONTINUAI MA ROUTE_


Et il arrêta son pauvre mulet, qui me parut charmé que j'eusse fait
cette question. En même temps il souleva la toile cirée de sa petite
charrette, comme pour arranger la paille qui la remplissait presque, et
je vis quelque chose de bien douloureux. Je vis deux yeux bleus,
démesurés de grandeur, admirables de forme, sortant d'une tête pâle,
amaigrie et longue, inondée de cheveux blonds tout plats. Je ne vis, en
vérité, que ces deux yeux, qui étaient tout dans cette pauvre femme, car
le reste était mort. Son front était rouge; ses joues creuses et
blanches avaient des pommettes bleuâtres; elle était accroupie au milieu
de la paille, si bien qu'on en voyait à peine sortir ses deux genoux,
sur lesquels elle jouait aux dominos toute seule. Elle nous regarda un
moment, trembla longtemps, me sourit un peu, et se remit à jouer. Il me
parut qu'elle s'appliquait à comprendre comment sa main droite battrait
sa main gauche.

--«Voyez-vous, il y a un mois qu'elle joue cette partie-là, me dit le
Chef de bataillon; demain, ce sera peut-être un autre jeu qui durera
longtemps. C'est drôle, hein?»

En même temps il se mit à replacer la toile cirée de son shako, que la
pluie avait un peu dérangée.

--«Pauvre Laurette! dis-je, tu es perdue pour toujours, va!»

J'approchai mon cheval de la charrette, et je lui tendis la main; elle
me donna la sienne machinalement et en souriant avec beaucoup de
douceur. Je remarquai avec étonnement qu'elle avait à ses longs doigts
deux bagues de diamants; je pensai que c'étaient encore les bagues de sa
mère, et je me demandai comment la misère les avait laissées là. Pour un
monde entier je n'en aurais pas fait l'observation au vieux Commandant;
mais comme il me suivait des yeux et voyait les miens arrêtés sur les
doigts de Laure, il me dit avec un certain air d'orgueil:

Ce sont d'assez gros diamants, n'est-ce pas? Ils pourraient avoir leur
prix dans l'occasion, mais je n'ai pas voulu qu'elle s'en séparât, la
pauvre enfant. Quand on y touche, elle pleure, elle ne les quitte pas.
Du reste, elle ne se plaint jamais, et elle peut coudre de temps en
temps. J'ai tenu parole à son pauvre petit mari, et, en vérité, je ne
m'en repens pas. Je ne l'ai jamais quittée, et j'ai dit partout que
c'était ma fille qui était folle. On a respecté ça. À l'armée tout
s'arrange mieux qu'on ne le croit à Paris, allez!--Elle a fait toutes
les guerres de l'Empereur avec moi, et je l'ai toujours tirée d'affaire.
Je la tenais toujours chaudement. Avec de la paille et une petite
voiture, ce n'est jamais impossible. Elle avait une tenue assez soignée,
et moi, étant chef de bataillon, avec une bonne paye, ma pension de la
Légion d'honneur et le mois Napoléon, dont la somme était double, dans
le temps, j'étais tout à fait au courant de mon affaire, et elle ne me
gênait pas. Au contraire, ses enfantillages faisaient rire quelquefois
les officiers du 7e léger.

Alors il s'approcha d'elle et lui frappa sur l'épaule, comme il eût fait
à son petit mulet.

--«Eh bien, ma fille! dis donc, parle donc un peu au lieutenant qui est
là: voyons, un petit signe de tête.»

Elle se remit à ses dominos.

--Oh! dit-il, c'est qu'elle est un peu farouche aujourd'hui, parce qu'il
pleut. Cependant elle ne s'enrhume jamais. Les fous, ça n'est jamais
malade, c'est commode de ce côté-là. À la Bérésina et dans toute la
retraite de Moscou, elle allait nu-tête.--«Allons, ma fille, joue
toujours, va, ne t'inquiète pas de nous; fais ta volonté, va, Laurette.»

Elle lui prit la main qu'il appuyait sur son épaule, une grosse main
noire et ridée; elle la porta timidement à ses lèvres et la baisa comme
une pauvre esclave. Je me sentis le coeur serré par ce baiser, et je
tournai bride violemment.

--«Voulons-nous continuer notre marche, Commandant? lui dis-je; la nuit
viendra avant que nous soyons à Béthune.»

Le Commandant racla soigneusement avec le bout de son sabre la boue
jaune qui chargeait ses bottes; ensuite il monta sur le marchepied de la
charrette, ramena sur la tête de Laure le capuchon de drap d'un petit
manteau qu'elle avait. Il ôta sa cravate de soie noire et la mit autour
du cou de sa fille adoptive; après quoi il donna le coup de pied au
mulet, fit son mouvement d'épaule et dit: «En route, mauvaise troupe!»
Et nous repartîmes.

La pluie tombait toujours tristement; le ciel gris et la terre grise
s'étendaient sans fin; une sorte de lumière terne, un pâle soleil, tout
mouillé, s'abaissait derrière de grands moulins qui ne tournaient pas.
Nous retombâmes dans un grand silence.

Je regardais mon vieux Commandant; il marchait à grands pas, avec une
vigueur toujours soutenue, tandis que son mulet n'en pouvait plus et que
mon cheval même commençait à baisser la tête. Ce brave homme ôtait de
temps à autre son shako pour essuyer son front chauve et quelques
cheveux gris de sa tête, ou ses gros sourcils, ou ses moustaches
blanches, d'où tombait la pluie. Il ne s'inquiétait pas de l'effet
qu'avait pu faire sur moi son récit. Il ne s'était fait ni meilleur ni
plus mauvais qu'il n'était. Il n'avait pas daigné se dessiner. Il ne
pensait pas à lui-même, et au bout d'un quart d'heure il entama, sur le
même ton, une histoire bien plus longue sur une campagne du maréchal
Masséna, où il avait formé son bataillon en carré contre je ne sais
quelle cavalerie. Je ne l'écoutai pas, quoiqu'il s'échauffât pour me
démontrer la supériorité du fantassin sur le cavalier.

La nuit vint, nous n'allions pas vite. La boue devenait plus épaisse et
plus profonde. Rien sur la route et rien au bout. Nous nous arrêtâmes au
pied d'un arbre mort, le seul arbre du chemin. Il donna d'abord ses
soins à son mulet, comme moi à mon cheval. Ensuite il regarda dans la
charrette, comme une mère dans le berceau de son enfant. Je l'entendais
qui disait: «Allons, ma fille, mets cette redingote sur tes pieds, et
tâche de dormir.--Allons, c'est bien! elle n'a pas une goutte de
pluie.--Ah! diable! elle a cassé ma montre que je lui avais laissée au
cou!--Oh! ma pauvre montre d'argent!--Allons, c'est égal: mon enfant,
tâche de dormir. Voilà le beau temps qui va venir bientôt.--C'est drôle!
elle a toujours la fièvre; les folles sont comme ça. Tiens, voilà du
chocolat pour toi, mon enfant.»

Il appuya la charrette à l'arbre, et nous nous assîmes sous les roues, à
l'abri de l'éternelle ondée, partageant un petit pain à lui et un à moi:
mauvais souper.

--Je suis fâché que nous n'ayons que ça, dit-il; mais ça vaut mieux que
du cheval cuit sous la cendre avec de la poudre dessus, en manière de
sel, comme on en mangeait en Russie. La pauvre petite femme, il faut
bien que je lui donne ce que j'ai de mieux. Vous voyez que je la mets
toujours à part; elle ne peut pas souffrir le voisinage d'un homme
depuis l'affaire de la lettre. Je suis vieux, et elle a l'air de croire
que je suis son père; malgré cela, elle m'étranglerait si je voulais
l'embrasser seulement sur le front. L'éducation leur laisse toujours
quelque chose, à ce qu'il paraît, car je ne l'ai jamais vue oublier de
se cacher comme une religieuse.--C'est drôle, hein?»

Comme il parlait d'elle de cette manière, nous l'entendîmes soupirer et
dire: «_Ôtez ce plomb! ôtez-moi ce plomb!_» Je me levai, il me fit
rasseoir.

--«Restez, restez, me dit-il, ce n'est rien; elle dit ça toute sa vie,
parce qu'elle croit toujours sentir une balle dans sa tête. Ça ne
l'empêche pas de faire tout ce qu'on lui dit, et cela avec beaucoup de
douceur.»

Je me tus en l'écoutant avec tristesse. Je me mis à calculer que, de
1797 à 1815, où nous étions, dix-huit années s'étaient ainsi passées
pour cet homme.--Je demeurai longtemps en silence à côté de lui,
cherchant à me rendre compte de ce caractère et de cette destinée.
Ensuite, à propos de rien, je lui donnai une poignée de main pleine
d'enthousiasme. Il en fut étonné.

--«Vous êtes un digne homme!» lui dis-je. Il me répondit:

«Eh! pourquoi donc? Est-ce à cause de cette pauvre femme?... Vous sentez
bien, mon enfant, que c'était un devoir. Il y a longtemps que j'ai fait
abnégation.»

Et il me parla encore de Masséna.

Le lendemain, au jour, nous arrivâmes à Béthune, petite ville laide et
fortifiée, où l'on dirait que les remparts, en resserrant leur cercle,
ont pressé les maisons l'une sur l'autre. Tout y était en confusion,
c'était le moment d'une alerte. Les habitants commençaient à retirer les
drapeaux blancs des fenêtres et à coudre les trois couleurs dans leurs
maisons. Les tambours battaient la générale; les trompettes sonnaient _à
cheval_, par ordre de M. le duc de Berry. Les longues charrettes
picardes portaient les Cent-Suisses et leurs bagages; les canons des
Gardes-du-Corps courant aux remparts, les voitures des princes, les
escadrons des Compagnies-Rouges se formant, encombraient la ville. La
vue des Gendarmes du roi et des Mousquetaires me fit oublier mon vieux
compagnon de route. Je joignis ma compagnie, et je perdis dans la foule
la petite charrette et ses pauvres habitants. À mon grand regret,
c'était pour toujours que je les perdais.

Ce fut la première fois de ma vie que je lus au fond d'un vrai coeur de
soldat. Cette rencontre me révéla une nature d'homme qui m'était
inconnue, et que le pays connaît mal et ne traite pas bien; je la plaçai
dès lors très haut dans mon estime. J'ai souvent cherché depuis autour
de moi quelque homme semblable à celui-là et capable de cette abnégation
de soi-même entière et insouciante. Or, durant quatorze années que j'ai
vécu dans l'armée, ce n'est qu'en elle, et surtout dans les rangs
dédaignés et pauvres de l'infanterie, que j'ai retrouvé ces hommes de
caractère antique, poussant le sentiment du devoir jusqu'à ses dernières
conséquences, n'ayant ni remords de l'obéissance ni honte de la
pauvreté, simples de moeurs et de langage, fiers de la gloire du pays,
et insouciants de la leur propre, s'enfermant avec plaisir dans leur
obscurité, et partageant avec les malheureux le pain noir qu'ils payent
de leur sang.

J'ignorai longtemps ce qu'était devenu ce pauvre chef de bataillon,
d'autant plus qu'il ne m'avait pas dit son nom et que je ne le lui avais
pas demandé. Un jour, cependant, au café, en 1825, je crois, un vieux
capitaine d'infanterie de ligne à qui je le décrivis, en attendant la
parade, me dit:

«Eh! pardieu, mon cher, je l'ai connu, le pauvre diable! C'était un
brave homme; il a été _descendu_ par un boulet à Waterloo. Il avait, en
effet, laissé aux bagages une espèce de fille folle que nous menâmes à
l'hôpital d'Amiens, en allant à l'armée de la Loire, et qui y mourut,
furieuse, au bout de trois jours.

--Je le crois bien, lui dis-je; elle n'avait plus son père nourricier!

--Ah bah! _père_! qu'est-ce que vous dites donc? ajouta-t-il d'un air
qu'il voulait rendre fin et licencieux.

--Je dis qu'on bat le rappel,» repris-je en sortant. Et moi aussi, j'ai
fait abnégation.




                            _LIVRE DEUXIÈME_


                               SOUVENIRS
                                   DE
                          SERVITUDE MILITAIRE




                             Livre Deuxième




CHAPITRE PREMIER

_SUR LA RESPONSABILITÉ_


Je me souviens encore de la consternation que cette histoire jeta dans
mon âme; ce fut peut-être là le principe de ma lente guérison pour cette
maladie de l'enthousiasme militaire. Je me sentis tout à coup humilié de
courir des chances de crime, et de me trouver à la main un sabre
d'Esclave au lieu d'une épée de Chevalier. Bien d'autres faits pareils
vinrent à ma connaissance, qui flétrissaient à mes yeux cette noble
espèce d'hommes que je n'aurais voulu voir consacrée qu'à la défense de
la patrie. Ainsi, à l'époque de la Terreur, il arriva qu'un autre
capitaine de vaisseau reçut, comme toute la marine, l'ordre monstrueux
du Comité de salut public de fusiller les prisonniers de guerre; il eut
le malheur de prendre un bâtiment anglais, et le malheur plus grand
d'obéir à l'ordre du gouvernement. Revenu à terre, il rendit compte de
sa honteuse exécution, se retira du service, et mourut de chagrin en peu
de temps. Ce capitaine commandait _la Boudeuse_, frégate qui, la
première, fit le tour du monde sous les ordres de M. de Bougainville,
mon parent. Ce grand navigateur en pleura, pour l'honneur de son vieux
vaisseau.

Ne viendra-t-elle jamais, la loi qui, dans de telles circonstances,
mettra d'accord le Devoir et la Conscience? La voix publique a-t-elle
tort quand elle s'élève d'âge en âge pour absoudre et pour honorer la
désobéissance du vicomte d'Orte, qui répondit à Charles IX lui ordonnant
d'étendre à Dax la Saint-Barthélémy parisienne:

«Sire, j'ai communiqué le commandement de Votre Majesté à ses fidèles
habitants et gens de guerre; je n'ai trouvé que bons citoyens et braves
soldats, et pas un bourreau.»

Et s'il eut raison de refuser l'obéissance, comment vivons-nous sous des
lois que nous trouvons raisonnables de donner la mort à qui refuserait
cette même obéissance aveugle? Nous admirons le libre arbitre et nous le
tuons; l'absurde ne peut régner ainsi longtemps. Il faudra bien que l'on
en vienne à régler les circonstances où la délibération sera permise à
l'homme armé, et jusqu'à quel rang sera laissée libre l'intelligence, et
avec elle l'exercice de la Conscience et de la Justice... Il faudra bien
un jour sortir de là.

Je ne me dissimule point que c'est là une question d'une extrême
difficulté, et qui touche à la base même de toute discipline. Loin de
vouloir affaiblir cette discipline, je pense qu'elle a besoin d'être
corroborée sur beaucoup de points parmi nous, et que, devant l'ennemi,
les lois ne peuvent être trop draconiennes. Quand l'armée tourne sa
poitrine de fer contre l'étranger, qu'elle marche et agisse comme un
seul homme, cela doit être; mais lorsqu'elle s'est retournée et qu'elle
n'a plus devant elle que la mère-patrie, il est bon qu'alors, du moins,
elle trouve des lois prévoyantes qui lui permettent d'avoir des
entrailles filiales. Il est à souhaiter aussi que des limites immuables
soient posées une fois pour toujours à ces ordres absolus données aux
Armées par le souverain Pouvoir, si souvent tombé en indignes mains,
dans notre histoire. Qu'il ne soit jamais possible à quelques
aventuriers parvenus à la Dictature, de transformer en assassins quatre
cent mille hommes d'honneur, par une loi d'un jour comme leur règne!

Souvent, il est vrai, je vis, dans les coutumes du service, que, grâce
peut-être à l'incurie française et à la facile bonhomie de notre
caractère, comme compensation, et tout à côté de cette misère de la
Servitude militaire, il régnait dans les Armées une sorte de liberté
d'esprit qui adoucissait l'humiliation de l'obéissance passive; et,
remarquant dans tout homme de guerre quelque chose d'ouvert et de
noblement dégagé, je pensai que cela venait d'une âme reposée et
soulagée du poids énorme de la responsabilité. J'étais fort enfant
alors, et j'éprouvai peu à peu que ce sentiment allégeait ma conscience;
il me sembla voir dans chaque général en chef une sorte de Moïse, qui
devait seul rendre ses terribles comptes à Dieu, après avoir dit aux
fils de Lévi: «Passez et repassez au travers du camp; que chacun tue son
frère, son fils, son ami et celui qui lui est le plus proche.» Et il y
eut vingt-trois mille hommes de tués, dit l'Exode, ch. XXXII, v. 27; car
je savais la Bible par coeur, et ce livre et moi étions tellement
inséparables que dans les plus longues marches il me suivait toujours.
On voit quelle fut la première consolation qu'il me donna. Je pensai
qu'il faudrait que j'eusse bien du malheur pour qu'un de mes Moïses
galonnés d'or m'ordonnât de tuer toute ma famille; et, en effet, cela ne
m'arriva pas, comme je l'avais fort sagement conjecturé. Je pensais
aussi que, quand même régnerait sur la terre l'impraticable paix de
l'abbé de Saint-Pierre, et quand lui-même serait chargé de régulariser
cette liberté et cette égalité universelles, il lui faudrait pour cette
oeuvre quelques régiments de Lévites à qui il pût dire de ceindre
l'épée, et à qui leur soumission attirerait la bénédiction du Seigneur.
Je cherchais ainsi à capituler avec les monstrueuses résignations de
l'_obéissance passive_, en considérant à quelle source elle remontait et
comme tout ordre social semblait appuyé sur l'obéissance; mais il me
fallut bien des raisonnements et des paradoxes pour parvenir à lui faire
prendre quelque place dans mon âme. J'aimais fort à l'infliger et peu à
la subir; je la trouvais admirablement sage sous mes pieds, mais absurde
sur ma tête. J'ai vu, depuis, bien des hommes raisonner ainsi, qui
n'avaient pas l'excuse que j'avais alors: j'étais un Lévite de seize
ans.

Je n'avais pas alors étendu mes regards sur la patrie entière de notre
France, et sur cette autre patrie qui l'entoure, l'Europe; et de là sur
la patrie de l'humanité, le globe, qui devient heureusement plus petit
chaque jour, resserré dans la main de la civilisation. Je ne pensai pas
combien le coeur de l'homme de guerre serait plus léger encore dans sa
poitrine, s'il sentait en lui deux hommes, dont l'un obéirait à l'autre;
s'il savait qu'après son rôle tout rigoureux dans la guerre, il aurait
droit à un rôle tout bienfaisant et non moins glorieux dans la paix, si,
à un grade déterminé, il avait des droits d'élection; si, après avoir
été longtemps muet dans les camps, il avait sa voix dans la Cité; s'il
était exécuteur, dans l'une, des lois qu'il aurait faites dans l'autre,
et si, pour voiler le sang de l'épée, il avait la toge. Or, il n'est pas
impossible que tout cela n'advienne un jour.

Nous sommes vraiment sans pitié de vouloir qu'un homme soit assez fort
pour répondre lui seul de cette nation armée qu'on lui met dans la main.
C'est une chose nuisible aux gouvernements mêmes; car l'organisation
actuelle, qui suspend ainsi à un seul doigt toute cette chaîne
électrique de l'obéissance passive, peut, dans tel cas donné, rendre par
trop simple le renversement total d'un État. Telle révolution, à demi
formée et recrutée, n'aurait qu'à gagner un ministre de la guerre pour
se compléter entièrement. Tout le reste suivrait nécessairement, d'après
nos lois, sans que nul anneau se pût soustraire à la commotion donnée
d'en haut.

Non, j'en atteste les soulèvements de conscience de tout homme qui a vu
couler ou fait couler le sang de ses concitoyens, ce n'est pas assez
d'une seule tête pour porter un poids aussi lourd que celui de tant de
meurtres; ce ne serait pas trop d'autant de têtes qu'il y a de
combattants. Pour être responsables de la loi de sang qu'elles
exécutent, il serait juste qu'elles l'eussent au moins bien comprise.
Mais les institutions meilleures, réclamées ici, ne seront elles-mêmes
que très passagères; car, encore une fois, les armées et la guerre
n'auront qu'un temps; car, malgré les paroles d'un sophiste que j'ai
combattu ailleurs, il n'est point vrai que, même contre l'étranger, la
guerre soit _divine_; il n'est point vrai que _la terre soit avide de
sang_. La guerre est maudite de Dieu et des hommes mêmes qui la font et
qui ont d'elle une secrète horreur, et la terre ne crie au ciel que pour
lui demander l'eau fraîche de ses fleuves et la rosée pure de ses nuées.

Ce n'est pas, du reste, dans la première jeunesse, toute donnée à
l'action, que j'aurais pu me demander s'il n'y avait pas de pays
modernes où l'homme de la guerre fût le même que l'homme de la paix, et
non un homme séparé de la famille et placé comme son ennemi. Je
n'examinais pas ce qu'il nous serait bon de prendre aux anciens sur ce
point; beaucoup de projets d'une organisation plus sensée des armées ont
été enfantés inutilement. Bien loin d'en mettre aucune à exécution, ou
seulement en lumière, il est probable que le Pouvoir, quel qu'il soit,
s'en éloignera toujours de plus en plus, ayant intérêt à s'entourer de
gladiateurs dans la lutte sans cesse menaçante; cependant l'idée se fera
jour et prendra sa forme, comme fait tôt ou tard toute idée nécessaire.

Dans l'état actuel, que de bons sentiments à conserver qui pourraient
s'élever encore par le sentiment d'une haute dignité personnelle! J'en
ai recueilli bien des exemples dans ma mémoire; j'avais autour de moi,
prêts à me les fournir, d'innombrables amis intimes, si gaîment résignés
à leur insouciante soumission, si libres d'esprit dans l'esclavage de
leur corps, que cette insouciance me gagna un moment comme eux, et, avec
elle, ce calme parfait du soldat et de l'officier, calme qui est
précisément celui du cheval mesurant noblement son allure entre la bride
et l'éperon, et fier de n'être nullement responsable. Qu'il me soit
permis de donner, dans la simple histoire d'un brave homme et d'une
famille de soldat que je ne fis qu'entrevoir, un exemple, plus doux que
le premier, de ces longues résignations de toute la vie, pleines
d'honnêteté, de pudeur et de bonhomie, très communes dans notre armée,
et dont la vue repose l'âme quand on vit en même temps, comme je le
faisais, dans un monde élégant, d'où l'on descend avec plaisir pour
étudier des moeurs plus naïves, tout arriérées qu'elles sont.

Telle qu'elle est, l'Armée est un bon livre à ouvrir pour connaître
l'humanité; on y apprend à mettre la main à tout, aux choses les plus
basses comme aux plus élevées; les plus délicats et les plus riches sont
forcés de voir vivre de près la pauvreté et de vivre avec elle, de lui
mesurer son gros pain et de lui peser sa viande. Sans l'armée, tel fils
de grand seigneur ne soupçonnerait pas comment un soldat vit, grandit,
engraisse toute l'année avec neuf sous par jour et une cruche d'eau
fraîche, portant sur le dos un sac dont le contenant et le contenu
coûtent quarante francs à sa patrie.

Cette simplicité de moeurs, cette pauvreté insouciante et joyeuse de
tant de jeunes gens, cette vigoureuse et saine existence, sans fausse
politesse ni fausse sensibilité, cette allure mâle donnée à tout, cette
uniformité de sentiments imprimés par la discipline, sont des liens
d'habitude grossiers, mais difficiles à rompre, et qui ne manquent pas
d'un certain charme inconnu aux autres professions. J'ai vu des
officiers prendre cette existence en passion au point de ne pouvoir la
quitter quelque temps sans ennui, même pour retrouver les plus élégantes
et les plus chères coutumes de leur vie.--Les régiments sont des
couvents d'hommes, mais des couvents nomades; partout ils portent leurs
usages empreints de gravité, de silence, de retenue. On y remplit bien
les voeux de Pauvreté et d'Obéissance.

Le caractère de ces reclus est indélébile comme celui des moines, et
jamais je n'ai revu l'uniforme d'un de mes régiments sans un battement
de coeur.




                               LA VEILLÉE
                              DE VINCENNES



CHAPITRE II

_LES SCRUPULES D'HONNEUR D'UN SOLDAT_


Un soir de l'été de 1819, je me promenais à Vincennes dans l'intérieur
de la forteresse, où j'étais en garnison avec Timoléon d'Arc***,
lieutenant de la Garde comme moi; nous avions fait, selon l'habitude, la
promenade au polygone, assisté à l'étude du tir à ricochet, écouté et
raconté paisiblement les histoires de guerre, discuté sur l'école
Polytechnique, sur sa formation, son utilité, ses défauts, et sur les
hommes au teint jaune qu'avait fait pousser ce terroir géométrique. La
couleur pâle de l'école, Timoléon l'avait aussi sur le front. Ceux qui
l'ont connu se rappelleront comme moi sa figure régulière et un peu
amaigrie, ses grands yeux noirs et les sourcils arqués qui les
couvraient, et le sérieux si doux et rarement troublé de son visage
Spartiate; il était fort préoccupé, ce soir-là, de notre conversation
très longue sur le système des probabilités de Laplace. Je me souviens
qu'il tenait sous le bras ce livre, que nous avions en grande estime, et
dont il était souvent tourmenté.

La nuit tombait, ou plutôt s'épanouissait: une belle nuit d'août. Je
regardais avec plaisir la chapelle construite par saint Louis, et cette
couronne de tours moussues et à demi ruinées qui servait alors de parure
à Vincennes; le donjon s'élevait au-dessus d'elles comme un roi au
milieu de ses gardes. Les petits croissants de la chapelle brillaient
parmi les premières étoiles, au bout de leurs longues flèches. L'odeur
fraîche et suave du bois nous parvenait par-dessus les remparts, et il
n'y avait pas jusqu'au gazon des batteries qui n'exhalât une haleine de
soir d'été. Nous nous assîmes sur un grand canon de Louis XIV, et nous
regardâmes en silence quelques jeunes soldats qui essayaient leur force
en soulevant tour à tour une bombe au bout du bras, tandis que les
autres rentraient lentement et passaient le pont-levis deux par deux ou
quatre par quatre, avec toute la paresse du désoeuvrement militaire. Les
cours étaient remplies de caissons de l'artillerie, ouverts et chargés
de poudre, préparés pour la revue du lendemain. À notre côté, près de la
porte du bois, un vieil Adjudant d'artillerie ouvrait et refermait,
souvent avec inquiétude, la porte très légère d'une petite tour,
poudrière et arsenal, appartenant à l'artillerie à pied, et remplie de
barils de poudre, d'armes et de munitions de guerre. Il nous salua en
passant. C'était un homme d'une taille élevée, mais un peu voûtée. Ses
cheveux étaient rares et blancs, sa moustache blanche et épaisse, son
air ouvert, robuste et frais encore, heureux, doux et sage. Il tenait
trois grands registres à la main, et y vérifiait de longues colonnes de
chiffres. Nous lui demandâmes pourquoi il travaillait si tard, contre sa
coutume. Il nous répondit, avec le ton de respect et de calme des vieux
soldats, que c'était le lendemain un jour d'inspection générale à cinq
heures du matin; qu'il était responsable des poudres, et qu'il ne
cessait de les examiner et de recommencer vingt fois ses comptes, pour
être à l'abri du plus léger reproche de négligence; qu'il avait voulu
aussi profiter des dernières lueurs du jour, parce que la consigne était
sévère et défendait d'entrer la nuit dans la poudrière avec un flambeau
ou même une lanterne sourde; qu'il était désolé de n'avoir pas eu le
temps de tout voir, et qu'il lui restait encore quelques obus à
examiner; qu'il voudrait bien pouvoir revenir dans la nuit; et il
regardait avec un peu d'impatience le grenadier que l'on posait en
faction à la porte, et qui devait l'empêcher d'y rentrer.

Après nous avoir donné ces détails, il se mit à genoux et regarda sous
la porte s'il n'y restait pas une traînée de poudre. Il craignait que
les éperons ou les fers des bottes des officiers ne vinssent à y mettre
feu le lendemain.

--«Ce n'est pas cela qui m'occupe le plus, dit-il en se relevant, mais
ce sont mes registres; et il les regardait avec regret.

--Vous êtes trop scrupuleux, dit Timoléon.

--Ah! mon lieutenant, quand on est dans la Garde on ne peut pas trop
l'être sur son honneur. Un de nos maréchaux-des-logis s'est brûlé la
cervelle lundi dernier, pour avoir été mis à la salle de police. Moi, je
dois donner l'exemple aux sous-officiers. Depuis que je sers dans la
Garde, je n'ai pas eu un reproche de mes chefs, et une punition me
rendrait bien malheureux.»

Il est vrai que ces braves soldats, pris dans l'armée parmi l'élite de
l'élite, se croyaient déshonorés pour la plus légère faute.

--«Allez, vous êtes tous les puritains de l'honneur,» lui dis-je en lui
frappant sur l'épaule.

Il salua et se retira vers la caserne où était son logement; puis, avec
une innocence de moeurs particulière à l'honnête race des soldats, il
revint apportant du chènevis dans le creux de ses mains à une poule qui
élevait ses douze poussins sous le vieux canon de bronze où nous étions
assis.

C'était bien la plus charmante poule que j'aie connue de ma vie; elle
était toute blanche, sans une seule tache; et ce brave homme, avec ses
gros doigts mutilés à Marengo et à Austerlitz, lui avait collé sur la
tête une petite aigrette rouge, et sur la poitrine un petit collier
d'argent avec une plaque à son chiffre. La bonne poule en était fière et
reconnaissante à la fois. Elle savait que les sentinelles la faisaient
toujours respecter, et elle n'avait peur de personne, pas même d'un
petit cochon de lait et d'une chouette qu'on avait logés auprès d'elle
sous le canon voisin. La belle poule faisait le bonheur des canonniers;
elle recevait de nous tous des miettes de pain et de sucre tant que nous
étions en uniforme; mais elle avait horreur de l'habit bourgeois, et, ne
nous reconnaissant plus sous ce déguisement, elle s'enfuyait avec sa
famille sous le canon de Louis XIV. Magnifique canon sur lequel était
gravé l'éternel soleil avec son _Nec pluribus impar_, et l'_Ultima ratio
Regum_. Et il logeait une poule là-dessous!

Le bon Adjudant nous parla d'elle en fort bons termes. Elle fournissait
des oeufs à lui et à sa fille avec une générosité sans pareille; et il
l'aimait tant, qu'il n'avait pas eu le courage de tuer un seul de ses
poulets, de peur de l'affliger. Comme il racontait ses bonnes moeurs,
les tambours et les trompettes battirent et sonnèrent à la fois l'appel
du soir. On allait lever les ponts, et les concierges en faisaient
résonner les chaînes. Nous n'étions pas de service, et nous sortîmes par
la porte du bois. Timoléon, qui n'avait cessé de faire des angles sur le
sable avec le bout de son épée, s'était levé du canon en regrettant ses
triangles, comme moi je regrettais ma poule blanche et mon Adjudant.

Nous tournâmes à gauche, en suivant les remparts; et, passant ainsi
devant le tertre de gazon élevé au duc d'Enghien sur son corps fusillé
et sa tête écrasée par un pavé, nous côtoyâmes les fossés en y regardant
le petit chemin blanc qu'il avait pris pour arriver à cette fosse.

Il y a deux sortes d'hommes qui peuvent très bien se promener ensemble
cinq heures de suite sans se parler: ce sont les prisonniers et les
officiers. Condamnés à se voir toujours, quand ils sont tous réunis,
chacun est seul. Nous allions en silence, les bras derrière le dos. Je
remarquai que Timoléon tournait et retournait sans cesse une lettre au
clair de la lune; c'était une petite lettre de forme longue; j'en
connaissais la figure et l'auteur féminin, et j'étais accoutumé à le
voir rêver tout un jour sur cette petite écriture fine et élégante.
Aussi nous étions arrivés au village en face du château, nous avions
monté l'escalier de notre petite maison blanche, nous allions nous
séparer sur le carré de nos appartements voisins, que je n'avais pas dit
une parole. Là seulement, il me dit tout à coup:

«Elle veut absolument que je donne ma démission; qu'en pensez-vous?

--Je pense, dis-je, qu'elle est belle comme un ange, parce que je l'ai
vue; je pense que vous l'aimez comme un fou, parce que je vous vois
depuis deux ans tel que ce soir; je pense que vous avez une assez belle
fortune, à en juger par vos chevaux et votre train; je pense que vous
avez fait assez vos preuves pour vous retirer, et qu'en temps de paix ce
n'est pas un grand sacrifice; mais je pense aussi à une seule chose...

--Laquelle? dit-il en souriant assez amèrement, parce qu'il devinait.

--C'est qu'elle est mariée, dis-je plus gravement; vous le savez mieux
que moi, mon pauvre ami.

--C'est vrai, dit-il, pas d'avenir.

--Et le service sert à vous faire oublier cela quelquefois, ajoutai-je.

--Peut-être, dit-il; mais il n'est pas probable que mon étoile change à
l'armée. Remarquez dans ma vie que jamais je n'ai rien fait de bien qui
ne restât inconnu ou mal interprété.

--Vous liriez Laplace toutes les nuits, dis-je, que vous ne trouveriez
pas de remède à cela.»

Et je m'enfermai chez moi pour écrire un poème sur le Masque de fer,
poème que j'appelai: LA PRISON.




CHAPITRE III

_SUR L'AMOUR DU DANGER_


L'isolement ne saurait être trop complet pour les hommes que je ne sais
quel démon poursuit par les illusions de poésie. Le silence était
profond, et l'ombre épaisse sur les tours du vieux Vincennes. La
garnison dormait depuis neuf heures du soir. Tous les feux s'étaient
éteints à six heures par ordre des tambours. On n'entendait que la voix
des sentinelles placées sur le rempart et s'envoyant et répétant, l'une
après l'autre, leur cri long et mélancolique: _Sentinelle, prenez garde
à vous!_ Les corbeaux des tours répondaient plus tristement encore, et,
ne s'y croyant plus en sûreté, s'envolaient plus haut jusqu'au donjon.
Rien ne pouvait plus me troubler, et pourtant quelque chose me
troublait, qui n'était ni bruit, ni lumière. Je voulais et ne pouvais
pas écrire. Je sentais quelque chose dans ma pensée, comme une tache
dans une émeraude; c'était l'idée que quelqu'un auprès de moi veillait
aussi, et veillait sans consolation, profondément tourmenté. Cela me
gênait. J'étais sûr qu'il avait besoin de se confier, et j'avais fui
brusquement sa confidence par désir de me livrer à mes idées favorites.
J'en étais puni maintenant par le trouble de ces idées mêmes. Elles ne
volaient pas librement et largement, et il me semblait que leurs ailes
étaient appesanties, mouillées peut-être par une larme secrète d'un ami
délaissé.

Je me levai de mon fauteuil. J'ouvris la fenêtre, et je me mis à
respirer l'air embaumé de la nuit. Une odeur de forêt venait à moi, par
dessus les murs, un peu mélangée d'une faible odeur de poudre; cela me
rappela ce volcan sur lequel vivaient et dormaient trois mille hommes
dans une sécurité parfaite. J'aperçus sur la grande baraque du fort,
séparé du village par un chemin de quarante pas tout au plus, une lueur
projetée par la lampe de mon jeune voisin; son ombre passait et
repassait sur la muraille, et je vis à ses épaulettes qu'il n'avait pas
même songé à se coucher. Il était minuit. Je sortis brusquement de ma
chambre et j'entrai chez lui. Il ne fut nullement étonné de me voir, et
dit tout de suite que s'il était encore debout, c'était pour finir une
lecture de Xénophon qui l'intéressait fort. Mais comme il n'y avait pas
un seul livre ouvert dans sa chambre, et qu'il tenait encore à la main
son petit billet de femme, je ne fus pas sa dupe; mais j'en eus l'air.
Nous nous mîmes à la fenêtre, et je lui dis, essayant d'approcher mes
idées des siennes:

«Je travaillais aussi de mon côté, et je cherchais à me rendre compte de
cette sorte d'aimant qu'il y a pour nous dans l'acier d'une épée. C'est
une attraction irrésistible qui nous retient au service malgré nous, et
fait que nous attendons toujours un événement ou une guerre. Je ne sais
pas (et je venais vous en parler) s'il ne serait pas vrai de dire et
d'écrire qu'il y a dans les armées une passion qui leur est particulière
et qui leur donne la vie; une passion qui ne tient ni de l'amour de la
gloire, ni de l'ambition; c'est une sorte de combat corps à corps contre
la destinée, une lutte qui est la source de mille voluptés inconnues au
reste des hommes, et dont les triomphes intérieurs sont remplis de
magnificence; enfin c'est l'AMOUR DU DANGER!

--C'est vrai,» me dit Timoléon.

Je poursuivis:

«Que serait-ce donc qui soutiendrait le marin sur la mer? qui le
consolerait dans cet ennui d'un homme qui ne voit que des hommes? Il
part, et dit adieu à la terre; adieu au sourire des femmes, adieu à leur
amour; adieu aux amitiés choisies et aux tendres habitudes de la vie;
adieu aux bons vieux parents; adieu à la belle nature des campagnes, aux
arbres, aux gazons, aux fleurs qui sentent bon, aux rochers sombres, aux
bois mélancoliques pleins d'animaux silencieux et sauvages; adieu aux
grandes villes, au travail perpétuel des arts, à l'agitation sublime de
toutes les pensées dans l'oisiveté de la vie, aux relations élégantes,
mystérieuses et passionnées du monde; il dit adieu à tout, et part. Il
va trouver trois ennemis: l'eau, l'air et l'homme; et toutes les minutes
de sa vie vont en avoir un à combattre. Cette magnifique inquiétude le
délivre de l'ennui. Il vit dans une perpétuelle victoire; c'en est une
que de passer seulement sur l'Océan et de ne pas s'engloutir en
sombrant; c'en est une que d'aller où il veut et de s'enfoncer dans les
bras du vent contraire; c'en est une que de courir devant l'orage et de
s'en faire suivre comme d'un valet; c'en est une que d'y dormir et d'y
établir son cabinet d'étude. Il se couche avec le sentiment de sa
royauté, sur le dos de l'Océan, comme saint Jérôme sur son lion, et
jouit de la solitude qui est aussi son épouse.

--C'est grand, dit Timoléon; et je remarquai qu'il posait la lettre sur
la table.

--Et c'est l'AMOUR DU DANGER qui le nourrit, qui fait que jamais il
n'est un moment désoeuvré, qu'il se sent en lutte, et qu'il a un but.
C'est la lutte qu'il nous faut toujours; si nous étions en campagne,
vous ne souffririez pas tant.

--Qui sait? dit-il.

--Vous êtes aussi heureux que vous pouvez l'être; vous ne pouvez pas
avancer dans votre bonheur. Ce bonheur-là est une impasse véritable.

--Trop vrai! trop vrai! l'entendis-je murmurer.

--Vous ne pouvez pas empêcher qu'elle n'ait un jeune mari et un enfant,
et vous ne pouvez pas conquérir plus de liberté que vous n'en avez;
voilà votre supplice, à vous!»

Il me serra la main: «Et toujours mentir! dit-il. Croyez-vous que nous
ayons la guerre?

--Je n'en crois pas un mot, répondis-je.

--Si je pouvais seulement savoir si elle est au bal ce soir! Je lui
avais bien défendu d'y aller.

--Je me serais bien aperçu, sans ce que vous me dites-là, qu'il est
minuit, lui dis-je; vous n'avez pas besoin d'Austerlitz, mon ami, vous
êtes assez occupé; vous pouvez dissimuler et mentir encore pendant
plusieurs années. Bonsoir.»




CHAPITRE IV

_LE CONCERT DE FAMILLE_


Comme j'allais me retirer, je m'arrêtai, la main sur la clef de sa
porte, écoutant avec étonnement une musique assez rapprochée et venue du
château même. Entendue de la fenêtre, elle nous sembla formée de deux
voix d'hommes, d'une voix de femme et d'un piano. C'était pour moi une
douce surprise, à cette heure de la nuit. Je proposai à mon camarade de
l'aller écouter de plus près. Le petit pont-levis, parallèle au grand,
et destiné à laisser passer le gouverneur et les officiers pendant une
partie de la nuit, était ouvert encore. Nous rentrâmes dans le fort, et,
en rôdant par les cours, nous fûmes guidés par le son jusque sous les
fenêtres ouvertes que je reconnus pour celles du bon vieux Adjudant
d'artillerie.

Ces grandes fenêtres étaient au rez-de-chaussée, et, nous arrêtant en
face, nous découvrîmes jusqu'au fond de l'appartement, la simple famille
de cet honnête soldat.

Il y avait, au fond de la chambre, un petit piano de bois d'acajou,
garni de vieux ornements de cuivre. L'Adjudant (tout âgé et tout modeste
qu'il nous avait paru d'abord) était assis devant le clavier, et jouait
une suite d'accords, d'accompagnements et de modulations simples, mais
harmonieusement unies entre elles. Il tenait les yeux élevés au ciel, et
n'avait point de musique devant lui; sa bouche était entr'ouverte avec
délices sous l'épaisseur de ses longues moustaches blanches. Sa fille,
debout à sa droite, allait chanter ou venait de s'interrompre; car elle
regardait avec inquiétude, la bouche entr'ouverte encore, comme lui. À
sa gauche, un jeune sous-officier d'artillerie légère de la Garde, vêtu
de l'uniforme sévère de ce beau corps, regardait cette jeune personne
comme s'il n'eût pas cessé de l'écouter.

Rien de si calme que leurs poses, rien de si décent que leur maintien,
rien de si heureux que leurs visages. Le rayon qui tombait d'en haut sur
ces trois fronts n'y éclairait pas une expression soucieuse; et le doigt
de Dieu n'y avait écrit que bonté, amour et pudeur.

Le froissement de nos épées sur le mur les avertit que nous étions là.
Le brave homme nous vit, et son front chauve en rougit de surprise et,
je pense aussi, de satisfaction. Il se leva avec empressement, et,
prenant un des trois chandeliers qui l'éclairaient, vint nous ouvrir et
nous fit asseoir. Nous le priâmes de continuer son concert de famille;
et, avec une simplicité noble, sans s'excuser et sans demander
indulgence, il dit à ses enfants:

«Où en étions-nous?»

Et les trois voix s'élevèrent en choeur avec une indicible harmonie.

Timoléon écoutait et restait sans mouvement; pour moi, cachant ma tête
et mes yeux, je me mis à rêver avec un attendrissement qui, je ne sais
pourquoi, était douloureux. Ce qu'ils chantaient emportait mon âme dans
des régions de larmes et de mélancoliques félicités, et poursuivi
peut-être par l'importune idée de mes travaux du soir, je changeais en
mobiles images les mobiles modulations des voix. Ce qu'ils chantaient
était un de ces choeurs écossais, une des anciennes mélodies des Bardes
que chante encore l'écho sonore des Orcades. Pour moi, ce choeur
mélancolique s'élevait lentement et s'évaporait tout à coup comme les
brouillards des montagnes d'Ossian; ces brouillards qui se forment sur
l'écume mousseuse des torrents de l'Arven, s'épaississent lentement et
semblent se gonfler et se grossir, en montant, d'une foule innombrable
de fantômes tourmentés et tordus par les vents. Ce sont des guerriers
qui rêvent toujours, le casque appuyé sur la main, et dont les larmes et
le sang tombent goutte à goutte dans les eaux noires des rochers; ce
sont des beautés pâles dont les cheveux s'allongent en arrière, comme
les rayons d'une lointaine comète, et se fondent dans le sein humide de
la lune: elles passent vite, et leurs pieds s'évanouissent enveloppés
dans les plis vaporeux de leurs robes blanches; elles n'ont pas d'ailes,
et volent. Elles volent en tenant des harpes, elles volent les yeux
baissés et la bouche entr'ouverte avec innocence; elles jettent un cri
en passant et se perdent, en montant, dans la douce lumière qui les
appelle. Ce sont des navires aériens qui semblent se heurter contre des
rives sombres, et se plonger dans des flots épais; les montagnes se
penchent pour les pleurer, et les dogues noirs élèvent leurs têtes
difformes et hurlent longuement, en regardant le disque qui tremble au
ciel, tandis que la mer secoue les colonnes blanches des Orcades qui
sont rangées comme les tuyaux d'un orgue immense, et répandent, sur
l'Océan, une harmonie déchirante et mille fois prolongée dans la caverne
où les vagues sont enfermées.

La musique se traduisait ainsi en sombres images dans mon âme, bien
jeune encore, ouverte à toutes les sympathies et comme amoureuse de ses
douleurs fictives.

C'était, d'ailleurs, revenir à la pensée de celui qui avait inventé ces
chants tristes et puissants, que de les sentir de la sorte. La famille
heureuse éprouvait elle-même la forte émotion qu'elle donnait, et une
vibration profonde faisait quelquefois trembler les trois voix.

Le chant cessa, et un long silence lui succéda. La jeune personne, comme
fatiguée, s'était appuyée sur l'épaule de son père; sa taille était
élevée et un peu ployée, comme par faiblesse; elle était mince, et
paraissait avoir grandi trop vite, et sa poitrine, un peu amaigrie, en
paraissait affectée. Elle baisait le front chauve, large et ridé de son
père, et abandonnait sa main au jeune sous-officier qui la pressait sur
ses lèvres.

Comme je me serais bien gardé, par amour-propre, d'avouer tout haut mes
rêveries intérieures, je me contentai de dire froidement:

«Que le ciel accorde de longs jours et toutes sortes de bénédictions à
ceux qui ont le don de traduire la musique littéralement! Je ne puis
trop admirer un homme qui trouve à une symphonie le défaut d'être trop
Cartésienne, et à une autre de pencher vers le système de Spinosa; qui
se récrie sur le panthéisme d'un trio et l'utilité d'une ouverture à
l'amélioration de la classe la plus nombreuse. Si j'avais le bonheur de
savoir comme quoi un bémol de plus à la clef peut rendre un quatuor de
flûtes et de bassons plus partisan du Directoire que du Consulat et de
l'Empire, je ne parlerais plus, je chanterais éternellement; je
foulerais aux pieds des mots et des phrases, qui ne sont bons tout au
plus que pour une centaine de départements, tandis que j'aurais le
bonheur de dire mes idées fort clairement à tout l'univers avec mes sept
notes. Mais, dépourvu de cette science comme je suis, ma conversation
musicale serait si bornée que mon seul parti à prendre est de vous dire,
en langue vulgaire, la satisfaction que me cause surtout votre vue et le
spectacle de l'accord plein de simplicité et de bonhomie qui règne dans
votre famille. C'est au point que ce qui me plaît le plus dans votre
petit concert, c'est le plaisir que vous y prenez; vos âmes me semblent
plus belles encore que la plus belle musique que le Ciel ait jamais
entendue monter à lui, de notre misérable terre, toujours gémissante.»

Je tendis la main avec effusion à ce bon père, et il la serra avec
l'expression d'une reconnaissance grave. Ce n'était qu'un vieux soldat;
mais il y avait dans son langage et ses manières je ne sais quoi de
l'ancien bon ton du monde. La suite me l'expliqua.

--«Voici, mon lieutenant, me dit-il, la vie que nous menons ici. Nous
nous reposons en chantant, ma fille, moi et mon gendre futur.»

Il regardait en même temps ces beaux jeunes gens avec une tendresse
toute rayonnante de bonheur.

--«Voici, ajouta-t-il d'un air plus grave, en nous montrant un petit
portrait, la mère de ma fille.»

Nous regardâmes la muraille blanchie de plâtre de la modeste chambre, et
nous y vîmes, en effet, une miniature qui représentait la plus
gracieuse, la plus fraîche petite paysanne que jamais Greuze ait douée
de grands yeux bleus et de bouche en forme de cerise.

--«Ce fut une bien grande dame qui eut autrefois la bonté de faire ce
portrait-là, me dit l'Adjudant, et c'est une histoire curieuse que celle
de la dot de ma pauvre petite femme.»

Et à nos premières prières de raconter son mariage, il nous parla ainsi,
autour de trois verres d'absinthe verte qu'il eut soin de nous offrir
préalablement et cérémonieusement.




CHAPITRE V

_HISTOIRE DE L'ADJUDANT_

_Les Enfants de Montreuil et le Tailleur de pierres._


Vous saurez, mon lieutenant, que j'ai été élevé au village de Montreuil
par monsieur le curé de Montreuil lui-même. Il m'avait fait apprendre
quelques notes du plain-chant dans le plus heureux temps de ma vie: le
temps où j'étais enfant de choeur, où j'avais de grosses joues fraîches
et rebondies, que tout le monde tapait en passant; une voix claire, des
cheveux blonds poudrés, une blouse et des sabots. Je ne me regarde pas
souvent, mais je m'imagine que je ne ressemble plus guère à cela.
J'étais fait ainsi pourtant, et je ne pouvais me résoudre à quitter une
sorte de clavecin aigre et discord que le vieux curé avait chez lui. Je
l'accordais avec assez de justesse d'oreille, et le bon père qui,
autrefois, avait été renommé à Notre-Dame pour chanter et enseigner le
faux-bourdon, me faisait apprendre un vieux solfège. Quand il était
content, il me pinçait les joues à me les rendre bleues, et me disait:
«Tiens, Mathurin, tu n'es que le fils d'un paysan et d'une paysanne;
mais si tu sais bien ton catéchisme et ton solfège, et que tu renonces à
jouer avec le fusil rouillé de la maison, on pourra faire de toi un
maître de musique. Va toujours.» Cela me donnait bon courage, et je
frappais de tous mes poings sur les deux pauvres claviers, dont les
dièses étaient presque tous muets.

Il y avait des heures où j'avais la permission de me promener et de
courir; mais la récréation la plus douce était d'aller m'asseoir au bout
du parc de Montreuil, et de manger mon pain avec les maçons et les
ouvriers qui construisaient sur l'avenue de Versailles, à cent pas de la
barrière, un petit pavillon de musique, par ordre de la Reine.

C'était un lieu charmant, que vous pourrez voir à droite de la route de
Versailles, en arrivant. Tout à l'extrémité du parc de Montreuil au
milieu d'une pelouse de gazon, entourée de grands arbres, si vous
distinguez un pavillon qui ressemble à une mosquée et à une bonbonnière,
c'est cela que j'allais regarder bâtir.

Je prenais par la main une petite fille de mon âge, qui s'appelait
Pierrette, que monsieur le curé faisait chanter aussi parce qu'elle
avait une jolie voix. Elle emportait une grande tartine que lui donnait
la bonne du curé, qui était sa mère, et nous allions regarder bâtir la
petite maison que faisait faire la Reine pour la donner à Madame.

Pierrette et moi, nous avions environ treize ans. Elle était déjà si
belle, qu'on l'arrêtait sur son chemin pour lui faire compliment, et que
j'ai vu de belles dames descendre de carrosse pour lui parler et
l'embrasser! Quand elle avait un fourreau rouge relevé dans ses poches
et bien serré de la ceinture, on voyait bien ce que sa beauté serait un
jour. Elle n'y pensait pas, et elle m'aimait comme son frère.

Nous sortions toujours en nous tenant par la main depuis notre petite
enfance, et cette habitude était si bien prise, que de ma vie je ne lui
donnai le bras. Notre coutume d'aller visiter les ouvriers nous fit
faire la connaissance d'un jeune tailleur de pierres, plus âgé que nous
de huit ou dix ans. Il nous faisait asseoir sur un moellon ou par terre
à côté de lui, et quand il avait une grande pierre à scier, Pierrette
jetait de l'eau sur la scie, et j'en prenais l'extrémité pour l'aider;
aussi ce fut mon meilleur ami dans ce monde. Il était d'un caractère
très paisible, très doux, et quelquefois un peu gai, mais pas souvent.
Il avait fait une petite chanson sur les pierres qu'il taillait, et sur
ce qu'elles étaient plus dures que le coeur de Pierrette, et il jouait
en cent façons sur ces mots de Pierre, de Pierrette, de Pierrerie, de
Pierrier, de Pierrot, et cela nous faisait rire tous trois. C'était un
grand garçon grandissant encore, tout pâle et dégingandé, avec de longs
bras et de grandes jambes, et qui quelquefois avait l'air de ne pas
penser à ce qu'il faisait. Il aimait son métier, disait-il, parce qu'il
pouvait gagner sa journée en conscience, ayant songé à autre chose
jusqu'au coucher du soleil. Son père, architecte, s'était si bien ruiné,
je ne sais comment, qu'il fallait que le fils reprît son état par le
commencement, et il s'y était fort paisiblement résigné. Lorsqu'il
taillait un gros bloc, ou le sciait en long, il commençait toujours une
petite chanson dans laquelle il y avait toute une historiette qu'il
bâtissait à mesure qu'il allait, en vingt ou trente couplets, plus ou
moins.

Quelquefois il me disait de me promener devant lui avec Pierrette, et il
nous faisait chanter ensemble, nous apprenant à chanter en partie;
ensuite il s'amusait à me faire mettre à genoux devant Pierrette, la
main sur son coeur, et il faisait les paroles d'une petite scène qu'il
nous fallait redire après lui. Cela ne l'empêchait pas de bien connaître
son état, car il ne fut pas un an sans devenir maître maçon. Il avait à
nourrir, avec son équerre et son marteau, sa pauvre mère et deux petits
frères qui venaient le regarder travailler avec nous. Quand il voyait
autour de lui tout son petit monde, cela lui donnait du courage et de la
gaîté. Nous l'appelions Michel; mais pour vous dire tout de suite la
vérité, il s'appelait Michel-Jean Sedaine.




CHAPITRE VI

_UN SOUPIR_


«Hélas! dis-je, voilà un poète bien à sa place.»

La jeune personne et le sous-officier se regardèrent, comme affligés de
voir interrompre leur bon père; mais le digne Adjudant reprit la suite
de son histoire, après avoir relevé de chaque côté la cravate noire
qu'il portait, doublée d'une cravate blanche, attachée militairement.




CHAPITRE VII

_LA DAME ROSE_


C'est une chose qui me paraît bien certaine, mes chers enfants, dit-il
en se tournant du côté de sa fille, que le soin que la Providence a
daigné prendre de composer ma vie comme elle l'a été. Dans les orages
sans nombre qui l'ont agitée, je puis dire, en face de toute la terre,
que je n'ai jamais manqué de me fier à Dieu et d'en attendre du secours,
après m'être aidé de toutes mes forces. Aussi, vous dis-je, en marchant
sur les flots agités, je n'ai pas mérité d'être appelé _homme de peu de
foi_, comme le fut l'apôtre; et quand mon pied s'enfonçait, je levais
les yeux, et j'étais relevé.

(Ici je regardai Timoléon.--«Il vaut mieux que nous,» dis-je tout
bas.)--Il poursuivit:

Monsieur le curé de Montreuil m'aimait beaucoup, j'étais traité par lui
avec une amitié si paternelle, que j'avais oublié entièrement que
j'étais né, comme il ne cessait de me le rappeler, d'un pauvre paysan et
d'une pauvre paysanne, enlevés presque en même temps de la petite
vérole, que je n'avais même pas vus. À seize ans, j'étais sauvage et
sot; mais je savais un peu de latin, beaucoup de musique, et, dans toute
sorte de travaux de jardinage, on me trouvait assez adroit. Ma vie était
fort douce et fort heureuse, parce que Pierrette était toujours là, et
que je la regardais toujours en travaillant, sans lui parler beaucoup
cependant.

Un jour que je taillais les branches d'un des hêtres du parc et que je
liais un petit fagot Pierrette me dit:

«Oh! Mathurin, j'ai peur. Voilà deux jolies dames qui viennent devers
nous par le bout de l'allée. Comment allons-nous faire?»

Je regardai, et, en effet, je vis deux jeunes femmes qui marchaient vite
sur les feuilles sèches, et ne se donnaient pas le bras. Il y en avait
une un peu plus grande que l'autre, vêtue d'une petite robe de soie
rose. Elle courait presque en marchant, et l'autre, tout en
l'accompagnant, marchait presque en arrière. Par instinct, je fus saisi
d'effroi comme un pauvre paysan que j'étais, et je dis à Pierrette:

«Sauvons-nous!»

Mais bah! nous n'eûmes pas le temps, et ce qui redoubla ma peur, ce fut
de voir la dame rose faire signe à Pierrette, qui devint toute rouge et
n'osa pas bouger, et me prit bien vite par la main pour se raffermir.
Moi, j'ôtai mon bonnet et je m'adossai contre l'arbre, tout saisi.

Quand la dame rose fut tout à fait arrivée sur nous, elle alla tout
droit à Pierrette, et, sans façon, elle lui prit le menton pour la
montrer à l'autre dame, en disant:

«Eh! je vous le disais bien: c'est tout mon costume de laitière pour
jeudi.--La jolie petite fille que voilà! Mon enfant, tu donneras tous
tes habits, comme les voici, aux gens qui viendront te les demander de
ma part, n'est-ce pas? je t'enverrai les miens en échange.

--Oh! madame!» dit Pierrette en reculant.

L'autre jeune dame se mit à sourire d'un air fin, tendre et
mélancolique, dont l'expression touchante est ineffaçable pour moi. Elle
s'avança, la tête penchée, et, prenant doucement le bras nu de
Pierrette, elle lui dit de s'approcher, et qu'il fallait que tout le
monde fît la volonté de cette dame-là.

--«Ne va pas t'aviser de rien changer à ton costume, ma belle petite,
reprit la dame rose, en la menaçant d'une petite canne de jonc à pomme
d'or qu'elle tenait à la main. Voilà un grand garçon qui sera soldat, et
je vous marierai.»

Elle était si belle, que je me souviens de la tentation incroyable que
j'eus de me mettre à genoux; vous en rirez et j'en ai ri souvent depuis
en moi-même; mais, si vous l'aviez vue, vous auriez compris ce que je
dis. Elle avait l'air d'une petite fée bien bonne.

Elle parlait vite et gaiement, et, en donnant une petite tape sur la
joue de Pierrette, elle nous laissa là tous les deux interdits et tout
imbéciles, ne sachant que faire; et nous vîmes les deux dames suivre
l'allée du côté de Montreuil et s'enfoncer dans le parc derrière le
petit bois.

Alors nous nous regardâmes, et, en nous tenant toujours par la main,
nous rentrâmes chez monsieur le curé; nous ne disions rien, mais nous
étions bien contents.

Pierrette était toute rouge, et moi je baissais la tête. Il nous demanda
ce que nous avions; je lui dis d'un grand sérieux:

«Monsieur le curé, je veux être soldat.»

Il pensa en tomber à la renverse, lui qui m'avait appris le solfège!

--«Comment, mon cher enfant, me dit-il, tu veux me quitter! Ah! mon
Dieu! Pierrette, qu'est-ce qu'on lui a donc fait, qu'il veut être
soldat? Est-ce que tu ne m'aimes plus, Mathurin? Est-ce que tu n'aimes
plus Pierrette, non plus? Qu'est-ce que nous t'avons donc fait, dis? et
que vas-tu faire de la belle éducation que je t'ai donnée? C'était bien
du temps perdu assurément. Mais réponds donc, méchant sujet!»
ajoutait-il en me secouant le bras.

Je me grattais la tête, et je disais toujours en regardant mes sabots:

«Je veux être soldat.»

La mère de Pierrette apporta un grand verre d'eau froide à monsieur le
curé, parce qu'il était devenu tout rouge, et elle se mit à pleurer.

Pierrette pleurait aussi et n'osait rien dire; mais elle n'était pas
fâchée contre moi, parce qu'elle savait bien que c'était pour l'épouser
que je voulais partir.

Dans ce moment-là, deux grands laquais poudrés entrèrent avec une femme
de chambre qui avait l'air d'une dame, et ils demandèrent si la petite
avait préparé les hardes que la reine et madame la princesse de Lamballe
lui avaient demandées.

Le pauvre curé se leva si troublé qu'il ne put se tenir une minute
debout, et Pierrette et sa mère tremblèrent si fort qu'elles n'osèrent
pas ouvrir une cassette qu'on leur envoyait en échange du fourreau et du
bavolet, et elles allèrent à la toilette à peu près comme on va se faire
fusiller.

Seul avec moi, le curé me demanda ce qui s'était passé, et je le lui dis
comme je vous l'ai conté, mais un peu plus brièvement.

--«Et c'est pour cela que tu veux partir, mon fils? me dit-il en me
prenant les deux mains; mais songe donc que la plus grande dame de
l'Europe n'a parlé ainsi à un petit paysan comme toi que par
distraction, et ne sait seulement pas ce qu'elle t'a dit. Si on lui
racontait que tu as pris cela pour un ordre ou pour un horoscope, elle
dirait que tu es un grand benêt, et que tu peux être jardinier toute la
vie, que cela lui est égal. Ce que tu gagnes en jardinant, et ce que tu
gagnerais en enseignant la musique vocale, t'appartiendrait, mon ami; au
lieu que ce que tu gagneras dans un régiment ne t'appartiendra pas, et
tu auras mille occasions de le dépenser en plaisirs défendus par la
religion et la morale; tu perdras tous les bons principes que je t'ai
donnés, et tu me forceras à rougir de toi. Tu reviendras (si tu reviens)
avec un autre caractère que celui que tu as reçu en naissant. Tu étais
doux, modeste, docile; tu seras rude, impudent et tapageur. La petite
Pierrette ne se soumettra certainement pas à être la femme d'un mauvais
garnement, et sa mère l'en empêcherait quand elle le voudrait; et moi,
que pourrai-je faire pour toi, si tu oublies tout à fait la Providence?
Tu l'oublieras, vois-tu, la Providence, je t'assure que tu finiras par
là.»

Je demeurai les yeux fixés sur mes sabots et les sourcils froncés en
faisant la moue, et je dis, en me grattant la tête:

«C'est égal, je veux être soldat.»

Le bon curé n'y tint pas, et ouvrant la porte toute grande, il me montra
le grand chemin avec tristesse.

Je compris sa pantomime, et je sortis. J'en aurais fait autant à sa
place, assurément. Mais je le pense à présent, et ce jour-là je ne le
pensais pas. Je mis mon bonnet de coton sur l'oreille droite, je relevai
le collet de ma blouse, pris mon bâton et je m'en allai tout droit à un
petit cabaret, sur l'avenue de Versailles, sans dire adieu à personne.




CHAPITRE VIII

_LA POSITION DU PREMIER RANG_


Dans ce petit cabaret, je trouvai trois braves dont les chapeaux étaient
galonnés d'or, l'uniforme blanc, les revers roses, les moustaches cirées
de noir, les cheveux tout poudrés à frimas, et qui parlaient aussi vite
que des vendeurs d'orviétan. Ces trois braves étaient d'honnêtes
racoleurs. Ils me dirent que je n'avais qu'à m'asseoir à table avec eux
pour avoir une idée juste du bonheur parfait que l'on goûtait
éternellement dans le Royal-Auvergne. Ils me firent manger du poulet, du
chevreuil et des perdreaux, boire du vin de Bordeaux et de Champagne, et
du café excellent; ils me jurèrent sur leur honneur que, dans le
Royal-Auvergne, je n'en aurais jamais d'autres.

Je vis bien depuis qu'ils avaient dit vrai.

Ils me jurèrent aussi, car ils juraient infiniment, que l'on jouissait
de la plus douce liberté dans le Royal-Auvergne; que les soldats y
étaient incomparablement plus heureux que les capitaines des autres
corps; qu'on y jouissait d'une société fort agréable en hommes et en
belles dames, et qu'on y faisait beaucoup de musique, et surtout qu'on y
appréciait fort ceux qui jouaient du _piano_. Cette dernière
circonstance me décida.

Le lendemain j'avais donc l'honneur d'être soldat au Royal-Auvergne.
C'était un assez beau corps, il est vrai; mais je ne voyais plus ni
Pierrette, ni monsieur le curé. Je demandai du poulet à dîner, et l'on
me donna à manger cet agréable mélange de pommes de terre, de mouton et
de pain qui se nommait, se nomme et sans doute se nommera toujours _la
Ratatouille_. On me fit apprendre la position du soldat sans armes avec
une perfection si grande, que je servis de modèle, depuis, au
dessinateur qui fit les planches de l'ordonnance de 1791, ordonnance
qui, vous le savez, mon lieutenant, est un chef-d'oeuvre de précision.
On m'apprit l'école de soldat et l'école de peloton de manière à
exécuter la charge en douze temps, les charges précipitées et les
charges à volonté, en comptant ou sans compter les mouvements, aussi
parfaitement que le plus roide des caporaux du roi de Prusse, Frédéric
le Grand, dont les vieux se souvenaient encore avec l'attendrissement de
gens qui aiment ceux qui les battent. On me fit l'honneur de me
promettre que, si je me comportais bien, je finirais par être admis dans
la première compagnie de grenadiers.--J'eus bientôt une queue poudrée
qui tombait sur ma veste blanche assez noblement; mais je ne voyais plus
jamais ni Pierrette, ni sa mère, ni monsieur le curé de Montreuil, et je
ne faisais point de musique.

Un beau jour, comme j'étais consigné à la caserne même où nous voici,
pour avoir fait trois fautes dans le maniement d'armes, on me plaça dans
la position des feux du premier rang, un genou sur le pavé, ayant en
face de moi un soleil éblouissant et superbe que j'étais forcé de
coucher en joue, dans une immobilité parfaite, jusqu'à ce que la fatigue
me fît ployer les bras à la saignée; et j'étais encouragé à soutenir mon
arme par la présence d'un honnête caporal, qui de temps en temps
soulevait ma baïonnette avec sa crosse quand elle s'abaissait; c'était
une petite punition de l'invention de M. de Saint-Germain.

Il y avait vingt minutes que je m'appliquais à atteindre le plus haut
degré de pétrification possible dans cette attitude, lorsque je vis au
bout de mon fusil la figure douce et paisible de mon bon ami Michel, le
tailleur de pierres.

--«Tu viens bien à propos, mon ami, lui dis-je, et tu me rendrais un
grand service si tu voulais bien, sans qu'on s'en aperçût, mettre un
moment ta canne sous ma baïonnette. Mes bras s'en trouveraient mieux, et
ta canne ne s'en trouverait pas plus mal.

--Ah! Mathurin, mon ami, me dit-il, te voilà bien puni d'avoir quitté
Montreuil; tu n'as plus les conseils et les lectures du bon curé, et tu
vas oublier tout à fait cette musique que tu aimais tant, et celle de la
parade ne la vaudra certainement pas.

--C'est égal, dis-je, en élevant le bout du canon de mon fusil, et le
dégageant de sa canne, par orgueil, c'est égal, on a son idée.

--Tu ne cultiveras plus les espaliers et les belles pêches de Montreuil
avec ta Pierrette, qui est bien aussi fraîche qu'elles, et dont la lèvre
porte aussi comme elles un petit duvet.

--C'est égal, dis-je encore, j'ai mon idée.

--Tu passeras bien longtemps à genoux, à tirer sur rien, avec une pierre
de bois, avant d'être seulement caporal.

--C'est égal, dis-je encore, si j'avance lentement, toujours est-il vrai
que j'avancerai; tout vient à point à qui sait attendre, comme on dit,
et quand je serai sergent je serai quelque chose, et j'épouserai
Pierrette. Un sergent c'est un seigneur, et à tout seigneur tout
honneur.»

Michel soupira.

--«Ah! Mathurin! Mathurin! me dit-il, tu n'es pas sage, et tu as trop
d'orgueil et d'ambition, mon ami; n'aimerais-tu pas mieux être remplacé,
si quelqu'un payait pour toi, et venir épouser ta petite Pierrette?

--Michel! Michel! lui dis-je, tu t'es beaucoup gâté dans le monde; je ne
sais pas ce que tu y fais, et tu ne m'as plus l'air d'y être maçon,
puisque au lieu d'une veste tu as un habit noir de taffetas; mais tu ne
m'aurais pas dit ça dans le temps où tu répétais toujours: Il faut faire
son sort soi-même.--Moi, je ne veux pas l'épouser avec l'argent des
autres, et je fais moi-même mon sort, comme tu vois.--D'ailleurs, c'est
la Reine qui m'a mis ça dans la tête, et la Reine ne peut pas se tromper
en jugeant ce qui est bien à faire. Elle a dit elle-même: Il sera
soldat, et je les marierai; elle n'a pas dit: Il reviendra après avoir
été soldat.

--Mais, me dit Michel, si par hasard la Reine te voulait donner de quoi
l'épouser, le prendrais-tu?

--Non, Michel, je ne prendrais pas son argent, si par impossible elle le
voulait.

--Et si Pierrette gagnait elle-même sa dot? reprit-il.

--Oui, Michel, je l'épouserais tout de suite,» dis-je.

Ce bon garçon avait l'air tout attendri.

--«Eh bien! reprit-il, je dirai cela à la Reine.

--Est-ce que tu es fou, lui dis-je, ou domestique dans sa maison?

--Ni l'un ni l'autre, Mathurin, quoique je ne taille plus la pierre.

--Que tailles-tu donc? disais-je.

--Hé! je taille des pièces, du papier et des plumes.

--Bah! dis-je, est-il possible?

--Oui, mon enfant, je fais de petites pièces toutes simples, et bien
aisées à comprendre. Je te ferai voir tout ça.»

                   *       *       *       *       *

--«En effet, dit Timoléon en interrompant l'Adjudant, les ouvrages de ce
bon Sedaine ne sont pas construits sur des questions bien difficiles; on
n'y trouve aucune synthèse sur le fini et l'infini, sur les causes
finales, l'association des idées et l'identité personnelle; on n'y tue
pas des rois et des reines par le poison ou l'échafaud; ça ne s'appelle
pas de noms sonores environnés de leur traduction philosophique; mais ça
se nomme _Blaise_, _l'Agneau perdu_, _le Déserteur_; ou bien _le
Jardinier et son Seigneur_, _la Gageure imprévue_; ce sont des gens tout
simples, qui parlent vrai, qui sont _philosophes sans le savoir_, comme
Sedaine lui-même, que je trouve plus grand qu'on ne l'a fait.»

Je ne répondis pas.

                   *       *       *       *       *

L'Adjudant reprit:

«Eh bien, tant mieux! dis-je, j'aime autant te voir travailler ça que
tes pierres de taille.

--Ah! ce que je bâtissais valait mieux que ce que je construis à
présent. Ça ne passait pas de mode et ça restait plus longtemps debout.
Mais en tombant, ça pouvait écraser quelqu'un; au lieu qu'à présent,
quand ça tombe, ça n'écrase personne.

--C'est égal, je suis toujours bien aise,» dis-je...

C'est-à-dire, aurais-je dit; car le caporal vint donner un si terrible
coup de crosse dans la canne de mon vieil ami Michel, qu'il l'envoya
là-bas, tenez là-bas, près de la poudrière.

En même temps il ordonna six jours de salle de police pour le
factionnaire qui avait laissé entrer un bourgeois.

Sedaine comprit bien qu'il fallait s'en aller; il ramassa paisiblement
sa canne, et, en sortant du côté du bois, il me dit:

«Je t'assure, Mathurin, que je conterai tout ceci à la Reine.»




CHAPITRE IX

_UNE SÉANCE_


Ma petite Pierrette était une belle petite fille, d'un caractère décidé,
calme et honnête. Elle ne se déconcertait pas trop facilement, et depuis
qu'elle avait parlé à la Reine, elle ne se laissait plus aisément faire
la leçon; elle savait bien dire à monsieur le curé et à sa bonne qu'elle
voulait épouser Mathurin, et elle se levait la nuit pour travailler à
son trousseau, tout comme si je n'avais pas été mis à la porte pour
longtemps, sinon pour toute ma vie.

Un jour (c'était le lundi de Pâques, elle s'en était toujours souvenue,
la pauvre Pierrette, et me l'a raconté souvent), un jour donc qu'elle
était assise devant la porte de monsieur le curé travaillant et chantant
comme si de rien n'était, elle vit arriver vite, vite, un beau carrosse
dont les six chevaux trottaient dans l'avenue, d'un train merveilleux,
montés par deux petits postillons poudrés et roses, très jolis et si
petits qu'on ne voyait de loin que leurs grosses bottes à l'écuyère. Ils
portaient de gros bouquets à leur jabot, et les chevaux portaient aussi
de gros bouquets sur l'oreille.

Ne voilà-t-il pas que l'écuyer qui courait en avant des chevaux s'arrêta
précisément devant la porte de monsieur le curé, où la voiture eut la
bonté de s'arrêter aussi et daigna s'ouvrir toute grande. Il n'y avait
personne dedans. Comme Pierrette regardait avec de grands yeux, l'écuyer
ôta son chapeau très poliment et la pria de vouloir bien monter en
carrosse.

Vous croyez peut-être que Pierrette fit des façons? Point du tout; elle
avait trop de bon sens pour cela. Elle ôta simplement ses deux sabots,
qu'elle laissa sur le pas de la porte, mit ses souliers à boucles
d'argent, ploya proprement son ouvrage, et monta dans le carrosse en
s'appuyant sur le bras du valet de pied, comme si elle n'eût fait autre
chose de sa vie, parce que, depuis qu'elle avait changé de robe avec la
Reine, elle ne doutait plus de rien.

Elle m'a dit souvent qu'elle avait eu deux grandes frayeurs dans la
voiture: la première, parce qu'on allait si vite que les arbres de
l'avenue de Montreuil lui paraissaient courir comme des fous l'un après
l'autre; la seconde, parce qu'il lui semblait qu'en s'asseyant sur les
coussins blancs du carrosse, elle y laisserait une tache bleue et jaune
de la couleur de son jupon. Elle le releva dans ses poches, et se tint
toute droite au bord du coussin, nullement tourmentée de son aventure et
devinant bien qu'en pareille circonstance, il est bon de faire ce que
tout le monde veut, franchement et sans hésiter.

D'après ce sentiment juste de sa position que lui donnait une nature
heureuse, douce et disposée au bien et au vrai en toute chose, elle se
laissa parfaitement donner le bras par l'écuyer et conduire à Trianon,
dans les appartements dorés, où seulement elle eut soin de marcher sur
la pointe du pied, par égard pour les parquets de bois de citron et de
bois des Indes qu'elle craignait de rayer avec ses clous.

Quand elle entra dans la dernière chambre, elle entendit un petit rire
joyeux de deux voix très douces, et qui l'intimida bien un peu et lui
fit battre le coeur assez vivement; mais, en entrant, elle se trouva
rassurée tout de suite: ce n'était que son amie la Reine.

Madame de Lamballe était avec elle, mais assise dans une embrasure de
fenêtre et établie devant un pupitre de peintre en miniature. Sur le
tapis vert du pupitre, un ivoire tout préparé; près de l'ivoire des
pinceaux; près des pinceaux, un verre d'eau.

--«Ah! la voilà,» dit la Reine d'un air de fête, et elle courut lui
prendre les deux mains.

«Comme elle est fraîche, comme elle est jolie! Le joli petit modèle que
cela fait pour vous! Allons, ne la manquez pas, madame de Lamballe!
Mets-toi là, mon enfant.»

Et la belle Marie-Antoinette la fit asseoir de force sur une chaise.
Pierrette était tout à fait interdite, et sa chaise si haute que ses
petits pieds pendaient et se balançaient.

                   *       *       *       *       *

--«Mais voyez donc comme elle se tient bien, continuait la Reine, elle
ne se fait pas dire deux fois ce que l'on veut; je gage qu'elle a de
l'esprit. Tiens-toi droite, mon enfant, et écoute-moi. Il va venir deux
messieurs ici. Que tu les connaisses ou non, cela ne fait rien, et cela
ne te regarde pas. Tu feras tout ce qu'ils te diront de faire. Je sais
que tu chantes, tu chanteras. Quand ils te diront d'entrer et de sortir,
d'aller et de venir, tu entreras, tu sortiras, tu iras, tu viendras,
bien exactement, entends-tu? Tout cela c'est pour ton bien. Madame et
moi nous les aiderons à t'enseigner quelque chose que je sais bien, et
nous ne te demandons pour nos peines que de poser tous les jours une
heure devant madame; cela ne t'afflige pas trop fort, n'est-ce pas?»

Pierrette ne répondait qu'en rougissant et en pâlissant à chaque parole;
mais elle était si contente qu'elle aurait voulu embrasser la petite
Reine comme sa camarade.

Comme elle posait, les yeux tournés vers la porte, elle vit entrer deux
hommes, l'un gros et l'autre grand. Comme elle vit le grand, elle ne put
s'empêcher de crier:

--«Tiens! c'est...»

Mais elle se mordit le doigt pour se faire taire.

--«Eh bien, comment la trouvez-vous, messieurs? dit la Reine; me suis-je
trompée?

--N'est-ce pas que c'est _Rose_ même? dit Sedaine.

--Une seule note, madame, dit le plus gros des deux, et je saurai si
c'est la Rose de Monsigny, comme elle est celle de Sedaine.

--Voyons, ma petite, répétez cette gamme, dit Grétry en chantant _ut,
ré, mi, fa, sol._»

Pierrette la répéta.

--«Elle a une voix divine, madame,» dit-il.

La Reine frappa des mains et sauta.

--«Elle gagnera sa dot,» dit-elle.




CHAPITRE X

_UNE BELLE SOIRÉE_


Ici l'honnête Adjudant goûta un peu de son petit verre d'absinthe, en
nous engageant à l'imiter, et, après avoir essuyé sa moustache blanche
avec un mouchoir rouge et l'avoir tournée un instant dans ses gros
doigts, il poursuivit ainsi:

Si je savais faire des surprises, mon lieutenant, comme on en fait dans
les livres, et faire attendre la fin d'une histoire en tenant la dragée
haute aux auditeurs, et puis la faire goûter du bout des lèvres, et puis
la relever, et puis la donner tout entière à manger, je trouverais une
manière nouvelle de vous dire la suite de ceci; mais je vais de fil en
aiguille, tout simplement comme a été ma vie de jour en jour, et je vous
dirai que depuis le jour où mon pauvre Michel était venu me voir ici à
Vincennes, et m'avait trouvé dans la position du premier rang, je
maigris d'une manière ridicule, parce que je n'entendis plus parler de
notre petite famille de Montreuil, et que je vins à penser que Pierrette
m'avait oublié tout à fait. Le régiment d'Auvergne était à Orléans
depuis trois mois, et le mal du pays commençait à m'y prendre. Je
jaunissais à vue d'oeil et je ne pouvais plus soutenir mon fusil. Mes
camarades commençaient à me prendre en grand mépris, comme on prend ici
toute maladie, vous le savez.

Il y en avait qui me dédaignaient parce qu'ils me croyaient très malade,
d'autres parce qu'ils soutenaient que je faisais semblant de l'être, et,
dans ce dernier cas, il ne me restait d'autre parti que de mourir pour
prouver que je disais vrai, ne pouvant pas me rétablir tout à coup ni
être assez mal pour me coucher; fâcheuse position.

Un jour un officier de ma compagnie vint me trouver, et me dit:

«Mathurin, toi qui sais lire, lis un peu cela.»

Et il me conduisit sur la place de Jeanne d'Arc, place qui m'est chère,
où je lus une grande affiche de spectacle sur laquelle on avait imprimé
ceci:

                               PAR ORDRE:

  «Lundi prochain, représentation extraordinaire d'IRÈNE, pièce
  nouvelle de M. DE VOLTAIRE, et de ROSE ET COLAS, par M. SEDAINE,
  musique de M. DE MONSIGNY, au bénéfice de mademoiselle Colombe,
  célèbre cantatrice de la Comédie-Italienne, laquelle paraîtra dans
  la seconde pièce. SA MAJESTÉ LA REINE a daigné promettre qu'elle
  honorerait le spectacle de sa présence.»

--«Eh bien, dis-je, mon capitaine, qu'est-ce que cela peut me faire, ça?

--Tu es un bon sujet, me dit-il, tu es beau garçon; je te ferai poudrer
et friser pour te donner un peu meilleur air, et tu seras placé en
faction à la porte de la loge de la Reine.»

Ce qui fut dit fut fait. L'heure du spectacle venue, me voilà dans le
corridor, en grande tenue du régiment d'Auvergne, sur un tapis bleu, au
milieu des guirlandes de fleurs en festons qu'on avait disposées
partout, et des lis épanouis, sur chaque marche des escaliers du
théâtre. Le directeur courait de tous côtés avec un air tout joyeux et
agité. C'était un petit homme gros et rouge, vêtu d'un habit de soie
bleu de ciel, avec un jabot florissant et faisant la roue. Il s'agitait
en tous sens, et ne cessait de se mettre à la fenêtre en disant:

«Ceci est de la livrée de madame la duchesse de Montmorency; ceci, le
coureur de M. le duc de Lauzun; M. le prince de Guéménée vient
d'arriver; M. de Lambesc vient après. Vous avez vu? vous savez? Qu'elle
est bonne, la Reine! Que la Reine est bonne!»

Il passait et repassait effaré, cherchant Grétry, et le rencontra nez à
nez dans le corridor précisément en face de moi.

--«Dites-moi, monsieur Grétry, mon cher monsieur Grétry, dites-moi, je
vous en supplie, s'il ne m'est pas possible de parler à cette célèbre
cantatrice que vous m'amenez. Certainement il n'est pas permis à un
ignare et non lettré comme moi d'élever le plus léger doute sur son
talent, mais encore voudrais-je bien apprendre de vous qu'il n'y a pas à
craindre que la Reine ne soit mécontente. On n'a pas répété.

--Hé! hé! répondit Grétry d'un air de persiflage, il m'est impossible de
vous répondre là-dessus, mon cher monsieur; ce que je puis vous assurer,
c'est que vous ne la verrez pas. Une actrice comme celle-là, monsieur,
c'est une enfant gâtée. Mais vous la verrez quand elle entrera en scène.
D'ailleurs, quand ce serait une autre que mademoiselle Colombe,
qu'est-ce que cela vous fait?

--Comment, monsieur, moi, directeur du théâtre d'Orléans, je n'aurais
pas le droit?... reprit-il en se gonflant les joues.

--Aucun droit, mon brave directeur, dit Grétry. Eh! comment se fait-il
que vous doutiez un moment d'un talent dont Sedaine et moi avons
répondu,» poursuivit-il avec plus de sérieux.

Je fus bien aise d'entendre ce nom cité avec autorité, et je prêtai plus
d'attention.

Le directeur, en homme qui savait son métier, voulut profiter de la
circonstance.

--«Mais on me compte donc pour rien? disait-il; mais de quoi ai-je
l'air? J'ai prêté mon théâtre avec un plaisir infini, trop heureux de
voir l'auguste princesse qui...

--À propos, dit Grétry, vous savez que je suis chargé de vous annoncer
que ce soir la Reine vous fera remettre une somme égale à la moitié de
la recette générale.»

Le directeur saluait avec une inclination profonde en reculant toujours,
ce qui prouvait le plaisir que lui causait cette nouvelle.

--«Fi donc! monsieur, fi donc! je ne parle pas de cela, malgré le
respect avec lequel je recevrai cette faveur; mais vous ne m'avez rien
fait espérer qui vînt de votre génie, et...

--Vous savez aussi qu'il est question de vous pour diriger la
Comédie-Italienne à Paris?

--Ah! monsieur Grétry...

--On ne parle que de votre mérite à la cour; tout le monde vous y aime
beaucoup, et c'est pour cela que la Reine a voulu voir votre théâtre. Un
directeur est l'âme de tout; de lui vient le génie des auteurs, celui
des compositeurs, des acteurs, des décorateurs, des dessinateurs, des
allumeurs et des balayeurs; c'est le principe et la fin de tout; la
Reine le sait bien. Vous avez triplé vos places, j'espère?

--Mieux que cela, monsieur Grétry, elles sont à un louis; je ne pouvais
pas manquer de respect à la cour au point de les mettre à moins.»

En ce moment même tout retentit d'un grand bruit de chevaux et de grands
cris de joie, et la Reine entra si vite, que j'eus à peine le temps de
présenter les armes, ainsi que la sentinelle placée devant moi. De beaux
seigneurs parfumés la suivaient, et une jeune femme, que je reconnus
pour celle qui l'accompagnait à Montreuil.

Le spectacle commença tout de suite. Le Kain et cinq autres acteurs de
la Comédie-Française étaient venus jouer la tragédie d'_Irène_, et je
m'aperçus que cette tragédie allait toujours son train, parce que la
Reine parlait et riait tout le temps qu'elle dura. On n'applaudissait
pas, par respect pour elle, comme c'est l'usage encore, je crois, à la
cour. Mais quand vint l'opéra-comique, elle ne dit plus rien, et
personne ne souffla dans sa loge.

Tout d'un coup j'entendis une grande voix de femme qui s'élevait de la
scène, et qui me remua les entrailles; je tremblai, et je fus forcé de
m'appuyer sur mon fusil. Il n'y avait qu'une voix comme celle-là dans le
monde, une voix venant du coeur, et résonnant dans la poitrine comme une
harpe, une voix de passion.

J'écoutai, en appliquant mon oreille contre la porte, et à travers le
rideau de gaze de la petite lucarne de la loge, j'entrevis les comédiens
et la pièce qu'ils jouaient; il y avait une petite personne qui
chantait:

  Il était un oiseau gris
      Comme un' souris,
  Qui, pour loger ses petits,
        Fit un p'tit
            Nid.

Et disait à son amant:

  Aimez-moi, aimez-moi, mon p'tit roi.

Et, comme il était assis sur la fenêtre, elle avait peur que son père
endormi ne se réveillât et ne vît Colas; et elle changeait le refrain de
sa chanson, et elle disait:

  Ah! r'montez vos jambes, car on les voit.

J'eus un frisson extraordinaire par tout le corps quand je vis à quel
point cette Rose ressemblait à Pierrette; c'était sa taille, c'était son
même habit, son fourreau rouge et bleu, son jupon blanc, son petit air
délibéré et naïf, sa jambe si bien faite, et ses petits souliers à
boucles d'argent avec ses bas rouge et bleu.

--«Mon Dieu, me disais-je, comme il faut que ces actrices soient habiles
pour prendre ainsi tout de suite l'air des autres! Voilà cette fameuse
mademoiselle Colombe, qui loge dans un bel hôtel, qui est venue ici en
poste, qui a plusieurs laquais, et qui va dans Paris vêtue comme une
duchesse, et elle ressemble autant que cela à Pierrette! mais on voit
bien tout de même que ce n'est pas elle. Ma pauvre Pierrette ne chantait
pas si bien, quoique sa voix soit au moins aussi jolie.»

Je ne pouvais pas cependant cesser de regarder à travers la glace, et
j'y restai jusqu'au moment où l'on me poussa brusquement la porte sur le
visage. La Reine avait trop chaud, et voulait que sa loge fût ouverte.
J'entendis sa voix; elle parlait vite et haut:

«Je suis bien contente, le Roi s'amusera bien de notre aventure.
Monsieur le premier gentilhomme de la chambre peut dire à mademoiselle
Colombe qu'elle ne se repentira pas de m'avoir laissé faire les honneurs
de son nom. Oh! que cela m'amuse!

--Ma chère princesse, disait-elle à madame de Lamballe, nous avons
attrapé tout le monde ici... Tout ce qui est là fait une bonne action
sans s'en douter. Voilà ceux de la bonne ville d'Orléans enchantés de la
grande cantatrice, et toute la cour qui voudrait l'applaudir. Oui, oui,
applaudissons.»

En même temps elle donna le signal des applaudissements, et toute la
salle, ayant les mains déchaînées, ne laissa plus passer un mot de
_Rose_ sans l'applaudir à tout rompre. La charmante Reine était ravie.

--«C'est ici, dit-elle à M. de Biron, qu'il y a trois mille amoureux;
mais ils le sont de Rose et non de moi, cette fois.»

La pièce finissait et les femmes en étaient à jeter leurs bouquets sur
Rose.

--«Et le véritable amoureux, où est-il donc?» dit la Reine à M. le duc
de Lauzun. Il sortit de la loge et fit signe à mon capitaine, qui rôdait
dans le corridor.

Le tremblement me reprit; je sentais qu'il allait m'arriver quelque
chose, sans oser le prévoir ou le comprendre, ou seulement y penser.

Mon capitaine salua profondément et parla bas à M. de Lauzun. La Reine
me regarda; je m'appuyai sur le mur pour ne pas tomber. On montait
l'escalier, et je vis Michel Sedaine suivi de Grétry et du directeur
important et sot; ils conduisaient Pierrette, la vraie Pierrette, ma
Pierrette à moi, ma soeur, ma femme, ma Pierrette de Montreuil.

Le directeur cria de loin: «Voici une belle soirée de dix-huit mille
francs!»

La Reine se retourna, et, parlant hors de sa loge d'un air tout à la
fois plein de franche gaîté et d'une bienfaisante finesse, elle prit la
main de Pierrette:

«Viens, mon enfant, dit-elle, il n'y a pas d'autre état qui fasse gagner
sa dot en une heure de temps sans péché. Je reconduirai demain mon élève
à M. le curé de Montreuil, qui nous absoudra toutes les deux, j'espère.
Il te pardonnera bien d'avoir joué la comédie une fois dans ta vie,
c'est le moins que puisse faire une femme honnête.»

Ensuite elle me salua.

Me saluer! moi, qui étais plus d'à moitié mort, quelle cruauté!

--«J'espère, dit-elle, que M. Mathurin voudra bien accepter à présent la
fortune de Pierrette; je n'y ajoute rien, elle l'a gagnée elle-même.»




CHAPITRE XI

_FIN DE L'HISTOIRE DE L'ADJUDANT_


Ici le bon Adjudant se leva pour prendre le portrait, qu'il nous fit
passer encore une fois de main en main.

--La voilà, disait-il, dans le même costume, ce bavolet et ce mouchoir
au cou; la voilà telle que voulut bien la peindre madame la princesse de
Lamballe. C'est ta mère, mon enfant, disait-il à la belle personne qu'il
avait près de lui sur son genou; elle ne joua plus la comédie, car elle
ne put jamais savoir que ce rôle de _Rose et Colas_, enseigné par la
Reine.

Il était ému. Sa vieille moustache blanche tremblait un peu, et il y
avait une larme dessus.

--Voilà une enfant qui a tué sa pauvre mère en naissant, ajouta-t-il; il
faut bien l'aimer pour lui pardonner cela; mais enfin tout ne nous est
pas donné à la fois. Ç'aurait été trop, apparemment, pour moi, puisque
la Providence ne l'a pas voulu. J'ai roulé depuis avec les canons de la
République et de l'Empire, et je peux dire que, de Marengo à la Moscowa,
j'ai vu de bien belles affaires; mais je n'ai pas eu de plus beau jour
dans ma vie que celui que je vous ai raconté là. Celui où je suis entré
dans la Garde Royale a été aussi un des meilleurs. J'ai repris avec tant
de joie la cocarde blanche que j'avais dans le Royal-Auvergne! Et aussi,
mon lieutenant, je tiens à faire mon devoir, comme vous l'avez vu. Je
crois que je mourrais de honte, si, demain à l'inspection, il me
manquait une gargousse seulement; et je crois qu'on a pris un baril au
dernier exercice à feu, pour les cartouches de l'infanterie. J'aurais
presque envie d'y aller voir, si ce n'était la défense d'y entrer avec
des lumières.

Nous le priâmes de se reposer et de rester avec ses enfants, qui le
détournèrent de son projet; et, en achevant son petit verre, il nous dit
encore quelques traits indifférents de sa vie: il n'avait pas eu
d'avancement parce qu'il avait toujours trop aimé les corps d'élite et
s'était trop attaché à son régiment. Canonnier dans la Garde des
consuls, sergent dans la Garde Impériale, lui avaient toujours paru de
plus hauts grades qu'officier de la ligne. J'ai vu beaucoup de
_grognards_ pareils. Au reste, tout ce qu'un soldat peut avoir de
dignités, il l'avait: fusil _d'honneur_ à capucines d'argent, croix
d'honneur pensionnée, et surtout beaux et nobles états de service, où la
colonne des actions d'éclat était pleine. C'était ce qu'il ne racontait
pas.

Il était deux heures du matin. Nous fîmes cesser la veillée en nous
levant et en serrant cordialement la main de ce brave homme, et nous le
laissâmes heureux des émotions de sa vie, qu'il avait renouvelées dans
son âme honnête et bonne.

--«Combien de fois, dis-je, ce vieux soldat vaut-il mieux avec sa
résignation, que nous autres, jeunes officiers, avec nos ambitions
folles!» Cela nous donna à penser.

--«Oui, je crois bien, continuai-je, en passant le petit pont qui fut
levé après nous; je crois que ce qu'il y a de plus pur dans nos temps,
c'est l'âme d'un soldat pareil, scrupuleux sur son honneur et le croyant
souillé par la moindre tache d'indiscipline ou de négligence; sans
ambition, sans vanité, sans luxe, toujours esclave et toujours fier et
content de sa Servitude, n'ayant de cher dans sa vie qu'un souvenir de
reconnaissance.

--Et croyant que la Providence a les yeux sur lui!» me dit Timoléon,
d'un air profondément frappé et me quittant pour se retirer chez lui.




CHAPITRE XII

_LE RÉVEIL_


Il y avait une heure que je dormais; il était quatre heures du matin;
c'était le 17 août, je ne l'ai pas oublié. Tout à coup mes deux fenêtres
s'ouvrirent à la fois, et toutes leurs vitres cassées tombèrent dans ma
chambre avec un petit bruit argentin fort joli à entendre. J'ouvris les
yeux, et je vis une fumée blanche qui entrait doucement chez moi et
venait jusqu'à mon lit en formant mille couronnes. Je me mis à la
considérer avec des regards un peu surpris, et je la reconnus aussi vite
à sa couleur qu'à son odeur. Je courus à la fenêtre. Le jour commençait
à poindre et éclairait de lueurs tendres tout ce vieux château immobile
et silencieux encore, et qui semblait dans la stupeur du premier coup
qu'il venait de recevoir. Je n'y vis rien remuer. Seulement le vieux
grenadier placé sur le rempart, et enfermé là au verrou, selon l'usage,
se promenait très vite, l'arme au bras, en regardant du côté des cours.
Il allait comme un lion dans sa cage.

Tout se taisant encore, je commençais à croire qu'un essai d'armes fait
dans les fossés avait été cause de cette commotion, lorsqu'une explosion
plus violente se fit entendre. Je vis naître en même temps un soleil qui
n'était pas celui du ciel, et qui se levait sur la dernière tour du côté
du bois. Ses rayons étaient rouges, et, à l'extrémité de chacun d'eux,
il y avait un obus qui éclatait; devant eux un brouillard de poudre.
Cette fois le donjon, les casernes, les tours, les remparts, les
villages et les bois tremblèrent et parurent glisser de gauche à droite,
et revenir comme un tiroir ouvert et refermé sur-le-champ. Je compris en
ce moment les tremblements de terre. Un cliquetis pareil à celui que
feraient toutes les porcelaines de Sèvres jetées par la fenêtre, me fit
parfaitement comprendre que de tous les vitraux de la chapelle, de
toutes les glaces du château, de toutes les vitres des casernes et du
bourg, il ne restait pas un morceau de verre attaché au mastic. La fumée
blanche se dissipa en petites couronnes.

--«La poudre est très bonne quand elle fait des couronnes comme
celles-là, me dit Timoléon, en entrant tout habillé et armé dans ma
chambre.

--Il me semble, dis-je, que nous sautons.

--Je ne dis pas le contraire, me répondit-il froidement. Il n'y a rien à
faire jusqu'à présent.»

En trois minutes je fus comme lui habillé et armé, et nous regardâmes en
silence le silencieux château.

Tout d'un coup vingt tambours battirent la générale; les murailles
sortaient de leur stupeur et de leur impassibilité et appelaient à leur
secours. Les bras du pont-levis commencèrent à s'abaisser lentement et
descendirent leurs pesantes chaînes sur l'autre bord du fossé; c'était
pour faire entrer les officiers et sortir les habitants. Nous courûmes à
la herse: elle s'ouvrait pour recevoir les forts et rejeter les faibles.

Un singulier spectacle nous frappa: toutes les femmes se pressaient à la
porte, et en même temps tous les chevaux de la garnison. Par un juste
instinct du danger, ils avaient rompu leurs licols à l'écurie ou
renversé leurs cavaliers, et attendaient en piaffant que la campagne
leur fût ouverte. Ils couraient par les cours, à travers les troupeaux
de femmes, hennissant avec épouvante, la crinière hérissée, les narines
ouvertes, les yeux rouges, se dressant debout contre les murs, respirant
la poudre, et cachant dans le sable leurs naseaux brûlés.

Une jeune et belle personne, roulée dans les draps de son lit, suivie de
sa mère à demi vêtue et portée par un soldat, sortit la première, et
toute la foule suivit. Dans ce moment cela me parut une précaution bien
inutile, la terre n'était sûre qu'à six lieues de là.

Nous entrâmes en courant, ainsi que tous les officiers logés dans le
bourg. La première chose qui me frappa fut la contenance calme de nos
vieux grenadiers de la garde, placés au poste d'entrée. L'arme au pied,
appuyés sur cette arme, ils regardaient du côté de la poudrière en
connaisseurs, mais sans dire un mot ni quitter l'attitude prescrite, la
main sur la bretelle du fusil. Mon ami Ernest d'Hanache les commandait;
il nous salua avec le sourire à la Henri IV qui lui était naturel; je
lui donnai la main. Il ne devait perdre la vie que dans la dernière
Vendée, où il vient de mourir noblement. Tous ceux que je nomme dans ces
souvenirs encore récents sont déjà morts.

En courant, je heurtai quelque chose qui faillit me faire tomber:
c'était un pied humain. Je ne pus m'empêcher de m'arrêter à le regarder.

--«Voilà comme votre pied sera tout à l'heure,» me dit un officier en
passant et en riant de tout son coeur.

Rien n'indiquait que ce pied eût jamais été chaussé. Il était comme
embaumé et conservé à la manière des momies; brisé à deux pouces
au-dessus de la cheville, comme les pieds de statues en étude dans les
ateliers; poli, veiné comme du marbre noir, et n'ayant de rose que les
ongles. Je n'avais pas le temps de le dessiner: je continuai ma course
jusqu'à la dernière cour, devant les casernes.

Là nous attendaient nos soldats. Dans leur première surprise, ils
avaient cru le château attaqué, ils s'étaient jetés du lit au râtelier
d'armes et s'étaient réunis dans la cour, la plupart en chemise avec
leur fusil au bras. Presque tous avaient les pieds ensanglantés et
coupés par le verre brisé. Ils restaient muets et sans action devant un
ennemi qui n'était pas un homme, et virent avec joie arriver leurs
officiers.

Pour nous, ce fut au cratère même du volcan que nous courûmes. Il fumait
encore, et une troisième éruption était imminente.

La petite tour de la poudrière était éventrée, et, par ses flancs
ouverts, on voyait une lente fumée s'élever en tournant.

Toute la poudre de la tourelle était-elle brûlée? en restait-il assez
pour nous enlever tous? C'était la question. Mais il y en avait une
autre qui n'était pas incertaine, c'est que tous les caissons de
l'artillerie, chargés et entr'ouverts dans la cour voisine, sauteraient
si une étincelle y arrivait, et que le donjon renfermant quatre cents
milliers de poudre à canon, Vincennes, son bois, sa ville, sa campagne,
et une partie du faubourg Saint-Antoine, devaient faire jaillir ensemble
les pierres, les branches, la terre, les toits et les têtes humaines les
mieux attachées.

Le meilleur auxiliaire que puisse trouver la discipline, c'est le
danger. Quand tous sont exposés, chacun se tait et se cramponne au
premier homme qui donne un ordre ou un exemple salutaire.

Le premier qui se jeta sur les caissons fut Timoléon. Son air sérieux et
contenu n'abandonnait pas son visage; mais avec une agilité qui me
surprit, il se précipita sur une roue près de s'enflammer. À défaut
d'eau, il l'éteignit en l'étouffant avec son habit, ses mains, sa
poitrine qu'il y appuyait. On le crut d'abord perdu; mais, en l'aidant,
nous trouvâmes la roue noircie et éteinte, son habit brûlé, sa main
gauche un peu poudrée de noir; du reste, toute sa personne intacte et
tranquille. En un moment tous les caissons furent arrachés de la cour
dangereuse et conduits hors du fort, dans la plaine du polygone. Chaque
canonnier, chaque soldat, chaque officier s'attelait, tirait, roulait,
poussait les redoutables chariots, des mains, des pieds, des épaules et
du front.

Les pompes inondèrent la petite poudrière par la noire ouverture de sa
poitrine; elle était fendue de tous les côtés, elle se balança deux fois
en avant et en arrière, puis ouvrit ses flancs comme l'écorce d'un grand
arbre, et, tombant à la renverse, découvrit une sorte de four noir et
fumant où rien n'avait forme reconnaissable, où toute arme, tout
projectile était réduit en poussière rougeâtre et grise, délayée dans
une eau bouillante; sorte de lave où le sang, le fer et le feu s'étaient
confondus en mortier vivant, et qui s'écoula dans les cours en brûlant
l'herbe sur son passage. C'était la fin du danger; restait à se
reconnaître et à se compter.

--«On a dû entendre cela de Paris, me dit Timoléon en me serrant la
main; je vais lui écrire pour la rassurer. Il n'y a plus rien à faire
ici.»

Il ne parla plus à personne et retourna dans notre petite maison
blanche, aux volets verts comme s'il fût revenu de la chasse.




CHAPITRE XIII

_UN DESSIN AU CRAYON_


Quand les périls sont passés, on les mesure et on les trouve grands. On
s'étonne de sa fortune; on pâlit de la peur qu'on aurait pu avoir; on
s'applaudit de ne s'être laissé surprendre à aucune faiblesse, et l'on
sent une sorte d'effroi réfléchi et calculé auquel on n'avait pas songé
dans l'action.

La poudre fait des prodiges incalculables, comme ceux de la foudre.

L'explosion avait fait des miracles, non pas de force, mais d'adresse.
Elle paraissait avoir mesuré ses coups et choisi son but. Elle avait
joué avec nous; elle nous avait dit: «J'enlèverai celui-ci, mais non
ceux-là qui sont auprès.» Elle avait arraché de terre une arcade de
pierres de taille, et l'avait envoyée tout entière avec sa forme sur le
gazon, dans les champs, se coucher comme une ruine noircie par le temps.
Elle avait enfoncé trois bombes à six pieds sous terre, broyé des pavés
sous des boulets, brisé un canon de bronze par le milieu, jeté dans
toutes les chambres toutes les fenêtres et toutes les portes, enlevé sur
les toits les volets de la grande poudrière, sans un grain de sa poudre;
elle avait roulé dix grosses bornes de pierre comme les pions d'un
échiquier renversé; elle avait cassé les chaînes de fer qui les liaient,
comme on casse des fils de soie, et en avait tordu les anneaux comme on
tord le chanvre; elle avait labouré sa cour avec les affûts brisés, et
incrusté dans les pierres les pyramides de boulets, et, sous le canon le
plus prochain de la poudrière détruite, elle avait laissé vivre la poule
blanche que nous avions remarquée la veille. Quand cette poule sortit
paisiblement avec ses petits, les cris de joie de nos bons soldats
l'accueillirent comme une ancienne amie, et ils se mirent à la caresser
avec l'insouciance des enfants.

Elle tournait en coquetant, rassemblant ses petits et portant toujours
son aigrette rouge et son collier d'argent. Elle avait l'air d'attendre
le maître qui lui donnait à manger, et courait tout effarée entre nos
jambes, entourée de ses poussins. En la suivant, nous arrivâmes à
quelque chose d'horrible.

Au pied de la chapelle étaient couchées la tête et la poitrine du pauvre
Adjudant, sans corps et sans bras. Le pied que j'avais heurté avec mon
pied en arrivant, c'était le sien. Ce malheureux, sans doute, n'avait
pas résisté au désir de visiter encore ses barils de poudre et de
compter ses obus, et, soit le fer de ses bottes, soit un caillou roulé,
quelque chose, quelque mouvement avait tout enflammé.

Comme la pierre d'une fronde, sa tête avait été lancée avec sa poitrine
sur le mur de l'église, à soixante pieds d'élévation, et la poudre dont
ce buste effroyable était imprégné avait gravé sa forme en traits
durables sur la muraille au pied de laquelle il retomba. Nous le
contemplâmes longtemps, et personne ne dit un mot de commisération.
Peut-être parce que le plaindre eût été se prendre soi-même en pitié
pour avoir couru le même danger. Le chirurgien-major, seulement, dit:
«Il n'a pas souffert.»

Pour moi, il me semble qu'il souffrait encore; mais, malgré cela, moitié
par une curiosité invincible, moitié par bravade d'officier, je le
dessinai.

Les choses se passent ainsi dans une société d'où la sensibilité est
retranchée. C'est un des côtés mauvais du métier des armes que cet excès
de force où l'on prétend toujours guinder son caractère. On s'exerce à
durcir son coeur, on se cache de la pitié, de peur qu'elle ne ressemble
à la faiblesse; on se fait effort pour dissimuler le sentiment divin de
la compassion, sans songer qu'à force d'enfermer un bon sentiment on
étouffe le prisonnier.

Je me sentis en ce moment très haïssable. Mon jeune coeur était gonflé
du chagrin de cette mort, et je continuai pourtant avec une tranquillité
obstinée le dessin que j'ai conservé, et qui tantôt m'a donné des
remords de l'avoir fait, tantôt m'a rappelé le récit que je viens
d'écrire et la vie modeste de ce brave soldat.

Cette noble tête n'était plus qu'un objet d'horreur, une sorte de tête
de Méduse; sa couleur était celle du marbre noir; les cheveux hérissés,
les sourcils relevés vers le haut du front, les yeux fermés, la bouche
béante comme jetant un cri. On voyait, sculptée sur ce buste noir,
l'épouvante des flammes subitement sorties de terre. On sentait qu'il
avait eu le temps de cet effroi aussi rapide que la poudre, et peut-être
le temps d'une incalculable souffrance.

--«A-t-il eu le temps de penser à la Providence?» me dit la voix
paisible de Timoléon d'Arc... qui, par dessus mon épaule, me regardait
dessiner avec un lorgnon.

En même temps un joyeux soldat, frais, rose et blond, se baissa pour
prendre à ce tronc enfumé sa cravate de soie noire.

«Elle est encore bien bonne,» dit-il.

C'était un honnête garçon de ma compagnie, nommé Muguet, qui avait deux
chevrons sur le bras, point de scrupule ni de mélancolie, et _au
demeurant le meilleur fils du monde_. Cela rompit nos idées.

Un grand fracas de chevaux nous vint enfin distraire. C'était le Roi.
Louis XVIII venait en calèche remercier sa garde de lui avoir conservé
ses vieux soldats et son vieux château. Il considéra longtemps l'étrange
lithographie de la muraille. Toutes les troupes étaient en bataille. Il
éleva sa voix forte et claire pour demander au chef de bataillon quels
officiers ou quels soldats s'étaient distingués.

--«Tout le monde a fait son devoir, sire!» répondit simplement M. de
Fontanges, le plus chevaleresque et le plus aimable officier que j'aie
connu, l'homme du monde qui m'a le mieux donné l'idée de ce que
pouvaient être dans leurs manières le duc de Lauzun et le chevalier de
Grammont.

Là-dessus, au lieu d'une croix d'honneur, le Roi ne tira de sa calèche
que des rouleaux d'or qu'il donna à distribuer pour les soldats, et,
traversant Vincennes, sortit par la porte du bois.

Les rangs étaient rompus, l'explosion oubliée; personne ne songea à être
mécontent et ne crut avoir mieux mérité qu'un autre. Au fait, c'était un
équipage sauvant son navire pour se sauver lui-même, voilà tout.
Cependant j'ai vu depuis de moindres bravoures se faire mieux valoir.

Je pensai à la famille du pauvre Adjudant. Mais j'y pensai seul. En
général, quand les princes passent quelque part, ils passent trop vite.




                           _LIVRE TROISIÈME_


                               SOUVENIRS
                                   DE
                           GRANDEUR MILITAIRE




                            Livre Troisième




CHAPITRE PREMIER


Que de fois nous vîmes ainsi finir par des accidents obscurs de modestes
existences qui auraient été soutenues et nourries par la gloire
collective de l'Empire! Notre armée avait recueilli les invalides de la
Grande Armée, et ils mouraient dans nos bras en nous laissant le
souvenir de leurs caractères primitifs et singuliers. Ces hommes nous
paraissaient les restes d'une race gigantesque qui s'éteignait homme par
homme et pour toujours. Nous aimions ce qu'il y avait de bon et
d'honnête dans leurs moeurs; mais notre génération plus studieuse ne
pouvait s'empêcher de surprendre parfois en eux quelque chose de puéril
et d'un peu arriéré que l'oisiveté de la paix faisait ressortir à nos
yeux. L'Armée nous semblait un corps sans mouvement. Nous étouffions
enfermés dans le ventre de ce cheval de bois qui ne s'ouvrait jamais
dans aucune Troie. Vous vous en souvenez, vous, mes Compagnons, nous ne
cessions d'étudier les Commentaires de César, Turenne et Frédéric II, et
nous lisions sans cesse la vie de ces généraux de la République si
purement épris de la gloire; ces héros candides et pauvres comme
Marceau, Desaix et Kléber, jeunes gens de vertu antique; et après avoir
examiné leurs manoeuvres de guerre et leurs campagnes, nous tombions
dans une amère tristesse en mesurant notre destinée à la leur, et en
calculant que leur élévation était devenue telle parce qu'ils avaient
mis le pied tout d'abord, et à vingt ans, sur le haut de cette échelle
de grades dont chaque degré nous coûtait huit ans à gravir. Vous que
j'ai tant vus souffrir des langueurs et des dégoûts de la Servitude
militaire, c'est pour vous surtout que j'écris ce livre. Aussi, à côté
de ces souvenirs où j'ai montré quelques traits de ce qu'il y a de bon
et d'honnête dans les armées, mais où j'ai détaillé quelques-unes des
petitesses pénibles de cette vie, je veux placer les souvenirs qui
peuvent relever nos fronts par la recherche et la considération de ses
grandeurs.

La Grandeur guerrière, ou la beauté de la vie des armes, me semble être
de deux sortes: il y a celle du commandement et celle de l'obéissance.
L'une, tout extérieure, active, brillante, fière, égoïste, capricieuse,
sera de jour en jour plus rare et moins désirée, à mesure que la
civilisation deviendra plus pacifique; l'autre, tout intérieure,
passive, obscure, modeste, dévouée, persévérante, sera chaque jour plus
honorée; car, aujourd'hui que dépérit l'esprit des conquêtes, tout ce
qu'un caractère élevé peut apporter de grand dans le métier des armes me
paraît être moins encore dans la gloire de combattre que dans l'honneur
de souffrir en silence et d'accomplir avec constance des devoirs souvent
odieux.

Si le mois de juillet 1830 eut ses héros, il eut en vous ses martyrs, ô
mes braves Compagnons!--Vous voilà tous à présent séparés et dispersés.
Beaucoup parmi vous se sont retirés en silence, après l'orage, sous le
toit de leur famille; quelque pauvre qu'il fût, beaucoup l'ont préféré à
l'ombre d'un autre drapeau que le leur. D'autres ont voulu chercher
leurs fleurs de lis dans les bruyères de la Vendée, et les ont encore
une fois arrosées de leur sang; d'autres sont allés mourir pour des rois
étrangers; d'autres, encore saignants des blessures des trois jours,
n'ont point résisté aux tentations de l'épée: ils l'ont reprise pour la
France, et lui ont encore conquis des citadelles. Partout même habitude
de se donner corps et âme, même besoin de se dévouer, même désir de
porter et d'exercer quelque part l'art de bien souffrir et de bien
mourir.

Mais partout se sont trouvés à plaindre ceux qui n'ont pas eu à
combattre là où ils se trouvaient jetés. Le combat est la vie de
l'armée. Où il commence, le rêve devient réalité, la science devient
gloire, et la Servitude service. La guerre console par son éclat des
peines inouïes que la léthargie de la paix cause aux esclaves de
l'Armée; mais, je le répète, ce n'est pas dans les combats que sont ses
plus pures grandeurs. Je parlerai de vous souvent aux autres; mais je
veux une fois, avant de fermer ce livre, vous parler de vous-mêmes, et
d'une vie et d'une mort qui eurent à mes yeux un grand caractère de
force et de candeur.




                            LA VIE ET LA MORT
                                   DU
                            CAPITAINE RENAUD
                                   OU
                            LA CANNE DE JONC




CHAPITRE II

_UNE NUIT MÉMORABLE_


La nuit du 27 juillet 1830 fut silencieuse et solennelle. Son souvenir
est, pour moi, plus présent que celui de quelques tableaux plus
terribles que la destinée m'a jetés sous les yeux.--Le calme de la terre
et de la mer devant l'ouragan n'a pas plus de majesté que n'en avait
celui de Paris devant la révolution. Les boulevards étaient déserts. Je
marchais seul, après minuit, dans toute leur longueur, regardant et
écoutant avidement. Le ciel pur étendait sur le sol la blanche lueur de
ses étoiles; mais les maisons étaient éteintes, closes et comme mortes.
Tous les réverbères des rues étaient brisés. Quelques groupes d'ouvriers
s'assemblaient encore près des arbres, écoutant un orateur mystérieux
qui leur glissait des paroles secrètes à voix basse. Puis ils se
séparaient en courant, et se jetaient dans des rues étroites et noires.
Ils se collaient contre des petites portes d'allées qui s'ouvraient
comme des trappes et se refermaient sur eux. Alors rien ne remuait plus,
et la ville semblait n'avoir que des habitants morts et des maisons
pestiférées.

On rencontrait, de distance en distance, une masse sombre, inerte, que
l'on ne reconnaissait qu'en la touchant: c'était un bataillon de la
Garde, debout, sans mouvement, sans voix. Plus loin, une batterie
d'artillerie surmontée de ses mèches allumées, comme de deux étoiles.

On passait impunément devant ces corps imposants et sombres, on tournait
autour d'eux, on s'en allait, on revenait sans en recevoir une question,
une injure, un mot. Ils étaient inoffensifs, sans colère, sans haine;
ils étaient résignés et ils attendaient.

Comme j'approchais de l'un des bataillons les plus nombreux, un officier
s'avança vers moi, avec une extrême politesse, et me demanda si les
flammes que l'on voyait au loin éclairer la porte Saint-Denis ne
venaient point d'un incendie; il allait se porter en avant avec sa
compagnie pour s'en assurer. Je lui dis qu'elles sortaient de quelques
grands arbres que faisaient abattre et brûler des marchands, profitant
du trouble pour détruire ces vieux ormes qui cachaient leurs boutiques.
Alors, s'asseyant sur l'un des bancs de pierre du boulevard, il se mit à
faire des lignes et des ronds sur le sable avec une canne de jonc. Ce
fut à quoi je le reconnus, tandis qu'il me reconnaissait à mon visage.
Comme je restais debout devant lui, il me serra la main et me pria de
m'asseoir à son côté.

Le capitaine Renaud était un homme d'un sens droit et sévère et d'un
esprit très cultivé, comme la Garde en renfermait beaucoup à cette
époque. Son caractère et ses habitudes nous étaient fort connus, et ceux
qui liront ces souvenirs sauront bien sur quel visage sérieux ils
doivent placer son nom de guerre donné par les soldats, adopté par les
officiers et reçu indifféremment par l'homme. Comme les vieilles
familles, les vieux régiments, conservés intacts par la paix, prennent
des coutumes familières et inventent des noms caractéristiques pour
leurs enfants. Une ancienne blessure à la jambe droite motivait cette
habitude du capitaine de s'appuyer toujours sur cette _canne de jonc_,
dont la pomme était assez singulière et attirait l'attention de tous
ceux qui la voyaient pour la première fois. Il la gardait partout et
presque toujours à la main. Il n'y avait, du reste, nulle affectation
dans cette habitude: ses manières étaient trop simples et sérieuses.
Cependant on sentait que cela lui tenait au coeur. Il était fort honoré
dans la Garde. Sans ambition et ne voulant être que ce qu'il était,
capitaine de grenadiers, il lisait toujours, ne parlait que le moins
possible et par monosyllabes.--Très grand, très pâle et de visage
mélancolique, il avait sur le front, entre les sourcils, une petite
cicatrice assez profonde, qui souvent, de bleuâtre qu'elle était,
devenait noire, et quelquefois donnait un air farouche à son visage
habituellement froid et paisible.

Les soldats l'avaient en grande amitié; et surtout dans la campagne
d'Espagne on avait remarqué la joie avec laquelle ils partaient quand
les détachements étaient commandés par la _Canne-de-Jonc_. C'était bien
véritablement la _Canne-de-Jonc_ qui les commandait; car le capitaine
Renaud ne mettait jamais l'épée à la main, même lorsque, à la tête des
tirailleurs, il approchait assez l'ennemi pour courir le hasard de se
prendre corps à corps avec lui.

Ce n'était pas seulement un homme expérimenté dans la guerre; il avait
encore une connaissance si vraie des plus grandes affaires politiques de
l'Europe sous l'Empire, que l'on ne savait comment se l'expliquer, et
tantôt on l'attribuait à de profondes études, tantôt à de hautes
relations fort anciennes, et que sa réserve perpétuelle empêchait de
connaître.

Du reste, le caractère dominant des hommes d'aujourd'hui, c'est cette
réserve même, et celui-ci ne faisait que porter à l'extrême ce trait
général. À présent, une apparence de froide politesse couvre à la fois
caractère et actions. Aussi je n'estime pas que beaucoup puissent se
reconnaître aux portraits effarés que l'on fait de nous. L'affectation
est ridicule en France plus que partout ailleurs, et c'est pour cela,
sans doute, que, loin d'étaler sur ses traits et dans son langage
l'excès de force que donnent les passions, chacun s'étudie à renfermer
en soi les émotions violentes, les chagrins profonds ou les élans
involontaires. Je ne pense point que la civilisation ait tout énervé, je
vois qu'elle a tout masqué. J'avoue que c'est un bien, et j'aime le
caractère contenu de notre époque. Dans cette froideur apparente il y a
de la pudeur, et les sentiments vrais en ont besoin. Il y entre aussi du
dédain, bonne monnaie pour payer les choses humaines.--Nous avons déjà
perdu beaucoup d'amis dont la mémoire vit entre nous; vous vous les
rappelez, ô mes chers Compagnons d'armes! Les uns sont morts par la
guerre, les autres par le duel, d'autres par le suicide; tous hommes
d'honneur et de ferme caractère, de passions fortes, et cependant
d'apparence simple, froide et réservée. L'ambition, l'amour, le jeu, la
haine, la jalousie, les travaillaient sourdement; mais ils ne parlaient
qu'à peine, et détournaient tout propos trop direct et prêt à toucher le
point saignant de leur coeur. On ne les voyait jamais cherchant à se
faire remarquer dans les salons par une tragique attitude; et si quelque
jeune femme, au sortir d'une lecture de roman, les eût vus tout soumis
et comme disciplinés aux saluts en usage et aux simples causeries à voix
basse, elle les eût pris en mépris; et pourtant ils ont vécu et sont
morts, vous le savez, en hommes aussi forts que la nature en produisit
jamais. Les Caton et les Brutus ne s'en tirèrent pas mieux, tout
porteurs de toges qu'ils étaient. Nos passions ont autant d'énergie
qu'en aucun temps; mais ce n'est qu'à la trace de leurs fatigues que le
regard d'un ami peut les reconnaître. Les dehors, les propos, les
manières ont une certaine mesure de dignité froide qui est commune à
tous, et dont ne s'affranchissent que quelques enfants qui se veulent
grandir et faire valoir à toute force. À présent, la loi suprême des
moeurs c'est la Convenance.

Il n'y a pas de profession où la froideur des formes du langage et des
habitudes contraste plus vivement avec l'activité de la vie que la
profession des armes. On y pousse loin la haine de l'exagération, et
l'on dédaigne le langage d'un homme qui cherche à outrer ce qu'il sent
ou à attendrir sur ce qu'il souffre. Je le savais, et je me préparais à
quitter brusquement le capitaine Renaud, lorsqu'il me prit le bras et me
retint.

--«Avez-vous vu ce matin la manoeuvre des Suisses? me dit-il; c'était
assez curieux. Ils ont fait le _feu de chaussée en avançant_ avec une
précision parfaite. Depuis que je sers, je n'en avais pas vu faire
l'application: c'est une manoeuvre de parade et d'Opéra; mais, dans les
rues d'une grande ville, elle peut avoir son prix, pourvu que les
sections de droite et de gauche se forment vite en avant du peloton qui
vient de faire feu.»

En même temps il continuait à tracer des lignes sur la terre avec le
bout de sa canne; ensuite il se leva lentement; et comme il marchait le
long du boulevard, avec l'intention de s'éloigner du groupe des
officiers et des soldats, je le suivis, et il continua de me parler avec
une sorte d'exaltation nerveuse et comme involontaire qui me captiva, et
que je n'aurais jamais attendue de lui, qui était ce qu'on est convenu
d'appeler un homme froid.

Il commença par une très simple demande en prenant un bouton de mon
habit:

«Me pardonnerez-vous, me dit-il, de vous prier de m'envoyer votre
hausse-col de la Garde royale, si vous l'avez conservé? J'ai laissé le
mien chez moi, et je ne puis l'envoyer chercher ni y aller moi-même,
parce qu'on nous tue dans les rues comme des chiens enragés; mais depuis
trois ou quatre ans que vous avez quitté l'armée, peut-être ne
l'avez-vous plus. J'avais aussi donné ma démission il y a quinze jours,
car j'ai une grande lassitude de l'Armée; mais avant-hier, quand j'ai vu
les ordonnances, j'ai dit: On va prendre les armes. J'ai fait un paquet
de mon uniforme, de mes épaulettes et de mon bonnet à poil, et j'ai été
à la caserne retrouver ces braves gens-là qu'on va faire tuer dans tous
les coins, et qui certainement auraient pensé, au fond du coeur, que je
les quittais mal et dans un moment de crise; c'eût été contre l'Honneur,
n'est-il pas vrai, entièrement contre l'Honneur?

--Aviez-vous prévu les ordonnances, dis-je, lors de votre démission?

--Ma foi, non! je ne les ai pas même lues encore.

--Eh bien! que vous reprochiez-vous?

--Rien que l'apparence, et je n'ai pas voulu que l'apparence même fût
contre moi.

--Voilà, dis-je, qui est admirable.

--Admirable! admirable! dit le capitaine Renaud en marchant plus vite,
c'est le mot actuel; quel mot puéril! Je déteste l'admiration; c'est le
principe de trop de mauvaises actions. On la donne à trop bon marché à
présent, et à tout le monde; nous devons bien nous garder d'admirer
légèrement.

L'admiration est corrompue et corruptrice. On doit bien faire pour
soi-même, et non pour le bruit. D'ailleurs, j'ai là-dessus mes idées,
finit-il brusquement; et il allait me quitter.

--Il y a quelque chose d'aussi beau qu'un grand homme, c'est un homme
d'Honneur,» lui dis-je.

Il me prit la main avec affection.--«C'est une opinion qui nous est
commune, me dit-il vivement; je l'ai mise en action toute ma vie, mais
il m'en a coûté cher. Cela n'est pas si facile que l'on croit.»

Ici le sous-lieutenant de sa compagnie vint lui demander un cigare. Il
en tira plusieurs de sa poche, et les lui donna sans parler: les
officiers se mirent à fumer en marchant de long en large, dans un
silence et un calme que le souvenir des circonstances présentes
n'interrompait pas; aucun ne daignant parler des dangers du jour, ni de
son devoir, et connaissant à fond l'un et l'autre.

Le capitaine Renaud revint à moi.--«Il fait beau, me dit-il en me
montrant le ciel avec sa canne de jonc: je ne sais quand je cesserai de
voir tous les soirs les mêmes étoiles; il m'est arrivé une fois de
m'imaginer que je verrais celles de la mer du Sud, mais j'étais destiné
à ne pas changer d'hémisphère.--N'importe! le temps est superbe: les
Parisiens dorment ou font semblant. Aucun de nous n'a mangé ni bu depuis
vingt-quatre heures; cela rend les idées très nettes. Je me souviens
qu'un jour, en allant en Espagne, vous m'avez demandé la cause de mon
peu d'avancement; je n'eus pas le temps de vous la conter; mais ce soir
je me sens la tentation de revenir sur ma vie que je repassais dans ma
mémoire. Vous aimez les récits, je me le rappelle, et, dans votre vie
retirée, vous aimerez à vous souvenir de nous.--Si vous voulez vous
asseoir sur ce parapet du boulevard avec moi, nous y causerons fort
tranquillement, car on me paraît avoir cessé pour cette fois de nous
ajuster par les fenêtres et les soupiraux de cave.--Je ne vous dirai que
quelques époques de mon histoire, et je ne ferai que suivre mon caprice.
J'ai beaucoup vu et beaucoup lu, mais je crois bien que je ne saurais
pas écrire. Ce n'est pas mon état, Dieu merci! et je n'ai jamais
essayé.--Mais, par exemple, je sais vivre, et j'ai vécu comme j'en avais
pris la résolution (dès que j'ai eu le courage de la prendre), et, en
vérité, c'est quelque chose.--Asseyons-nous.»

Je le suivis lentement, et nous traversâmes le bataillon pour passer à
gauche de ses beaux grenadiers. Ils étaient debout, gravement, le menton
appuyé sur le canon de leurs fusils. Quelques jeunes gens s'étaient
assis sur leurs sacs, plus fatigués de la journée que les autres. Tous
se taisaient et s'occupaient froidement de réparer leur tenue et de la
rendre plus correcte. Rien n'annonçait l'inquiétude ou le
mécontentement. Ils étaient à leurs rangs, comme après un jour de revue,
attendant les ordres.

Quand nous fûmes assis, notre vieux camarade prit la parole, et à sa
manière me raconta trois grandes époques qui me donnèrent le sens de sa
vie et m'expliquèrent la bizarrerie de ses habitudes et ce qu'il y avait
de sombre dans son caractère. Rien de ce qu'il m'a dit ne s'est effacé
de ma mémoire, et je le répéterai presque mot pour mot.




CHAPITRE III

_MALTE_


Je ne suis rien, dit-il d'abord, et c'est à présent un bonheur pour moi
que de penser cela; mais si j'étais quelque chose, je pourrais dire
comme Louis XIV: _J'ai trop aimé la guerre_.--Que voulez-vous? Bonaparte
m'avait grisé dès l'enfance comme les autres, et sa gloire me montait à
la tête si violemment, que je n'avais plus de place dans le cerveau pour
une autre idée. Mon père, vieil officier supérieur, toujours dans les
camps, m'était tout à fait inconnu, quand un jour il lui prit fantaisie
de me conduire en Égypte avec lui. J'avais douze ans, et je me souviens
encore de ce temps comme si j'y étais, des sentiments de toute l'armée
et de ceux qui prenaient déjà possession de mon âme. Deux esprits
enflaient les voiles de nos vaisseaux, l'esprit de gloire et l'esprit de
piraterie. Mon père n'écoutait pas plus le second que le vent de
nord-ouest qui nous emportait; mais le premier bourdonnait si fort à mes
oreilles, qu'il me rendit sourd pendant longtemps à tous les bruits du
monde, hors à la musique de Charles XII, le canon. Le canon me semblait
la voix de Bonaparte, et, tout enfant que j'étais, quand il grondait, je
devenais rouge de plaisir, je sautais de joie, je lui battais des mains,
je lui répondais par de grands cris. Ces premières émotions préparèrent
l'enthousiasme exagéré qui fut le but et la folie de ma vie. Une
rencontre, mémorable pour moi, décida cette sorte d'admiration fatale,
cette adoration insensée à laquelle je voulus trop sacrifier.

La flotte venait d'appareiller depuis le 30 floréal an VI. Je passai le
jour et la nuit sur le pont à me pénétrer du bonheur de voir la grande
mer bleue et nos vaisseaux. Je comptai cent bâtiments et je ne pus tout
compter. Notre ligne militaire avait une lieue d'étendue, et le
demi-cercle que formait le convoi en avait au moins six. Je ne disais
rien. Je regardai passer _la Corse_ tout près de nous, traînant _la
Sardaigne_ à sa suite, et bientôt arriva _la Sicile_ à notre gauche. Car
_la Junon_, qui portait mon père et moi, était destinée à éclairer la
route et à former l'avant-garde avec trois autres frégates. Mon père me
tenait la main, et me montra l'Etna tout fumant et des rochers que je
n'oubliai point: c'était la Favaniane et le mont Éryx. Marsala, l'ancien
Lilybée, passait à travers ses vapeurs; je pris ses maisons blanches
pour des colombes perçant un nuage; et un matin, c'était..., oui,
c'était le 24 prairial, je vis, au lever du jour, arriver devant moi un
tableau qui m'éblouit pour vingt ans.

Malte était debout avec ses forts, ses canons à fleur d'eau, ses longues
murailles luisantes au soleil comme des marbres nouvellement polis, et
sa fourmilière de galères toutes minces courant sur de longues rames
rouges. Cent quatre-vingt-quatorze bâtiments français l'enveloppaient de
leurs grandes voiles et de leurs pavillons bleus, rouges et blancs que
l'on hissait, en ce moment, à tous les mâts, tandis que l'étendard de la
religion s'abaissait lentement sur le _Gozo_ et le fort Saint-Elme:
c'était la dernière croix militante qui tombait. Alors la flotte tira
cinq cents coups de canon.

Le vaisseau _l'Orient_ était en face, seul à l'écart, grand et immobile.
Devant lui vinrent passer lentement, et l'un après l'autre, tous les
bâtiments de guerre, et je vis de loin Desaix saluer Bonaparte. Nous
montâmes près de lui à bord de _l'Orient_. Enfin pour la première fois
je le vis.

Il était debout près du bord, causant avec Casa-Bianca, capitaine du
vaisseau (pauvre _Orient!_), et il jouait avec les cheveux d'un enfant
de dix ans, le fils du capitaine. Je fus jaloux de cet enfant
sur-le-champ, et le coeur me bondit en voyant qu'il touchait le sabre du
général. Mon père s'avança vers Bonaparte et lui parla longtemps. Je ne
voyais pas encore son visage. Tout d'un coup il se retourna et me
regarda; je frémis de tout mon corps à la vue de ce front jaune entouré
de longs cheveux pendants et comme sortant de la mer, tout mouillés; de
ces grands yeux gris, de ces joues maigres et de cette lèvre rentrée sur
un menton aigu. Il venait de parler de moi, car il disait: «Écoute, mon
brave, puisque tu le veux, tu viendras en Égypte et le général Vaubois
restera bien ici sans toi et avec ses quatre mille hommes; mais je
n'aime pas qu'on emmène ses enfants; je ne l'ai permis qu'à Casa-Bianca,
et j'ai eu tort. Tu vas renvoyer celui-ci en France; je veux qu'il soit
fort en mathématiques, et s'il t'arrive quelque chose là-bas, je te
réponds de lui, moi; je m'en charge, et j'en ferai un bon soldat.» En
même temps il se baissa, et me prenant sous les bras, m'éleva jusqu'à sa
bouche et me baisa le front. La tête me tourna, je sentis qu'il était
mon maître et qu'il enlevait mon âme à mon père, que du reste je
connaissais à peine parce qu'il vivait à l'armée éternellement. Je crus
éprouver l'effroi de Moïse, berger, voyant Dieu dans le buisson.
Bonaparte m'avait soulevé libre, et quand ses bras me redescendirent
doucement sur le pont, ils y laissèrent un esclave de plus.

La veille, je me serais jeté dans la mer si l'on m'eût enlevé à l'armée;
mais je me laissai emmener quand on voulut. Je quittai mon père avec
indifférence, et c'était pour toujours! Mais nous sommes si mauvais dès
l'enfance, et, hommes ou enfants, si peu de chose nous prend et nous
enlève aux bons sentiments naturels! Mon père n'était plus mon maître
parce que j'avais vu le sien, et que de celui-là seul me semblait émaner
toute autorité de la terre.--Ô rêves d'autorité et d'esclavage! Ô
pensées corruptrices du pouvoir, bonnes à séduire les enfants! Faux
enthousiasmes! poisons subtils, quel antidote pourra-t-on jamais trouver
contre vous?--J'étais étourdi, enivré; je voulais travailler, et je
travaillai, à en devenir fou! Je calculai nuit et jour, et je pris
l'habit, le savoir et, sur mon visage, la couleur jaune de l'école. De
temps en temps le canon m'interrompait, et cette voix du demi-Dieu
m'apprenait la conquête de l'Égypte, Marengo, le 18 brumaire,
l'Empire... et l'Empereur me tint parole.--Quant à mon père, je ne
savais plus ce qu'il était devenu, lorsqu'un jour m'arriva cette lettre
que voici.

Je la porte toujours dans ce vieux portefeuille, autrefois rouge, et je
la relis souvent pour bien me convaincre de l'inutilité des avis que
donne une génération à celle qui la suit, et réfléchir sur l'absurde
entêtement de mes illusions.

Ici le Capitaine, ouvrant son uniforme, tira de sa poitrine: son
mouchoir premièrement, puis un petit portefeuille qu'il ouvrit avec
soin, et nous entrâmes dans un café encore éclairé, où il me lut ces
fragments de lettres, qui me sont restés entre les mains, on saura
bientôt comment.




CHAPITRE IV

_SIMPLE LETTRE_


                              «À bord du vaisseau anglais _Le Culloden_,
                              devant Rochefort, 1804.

  _Sent to France, with admiral Collingwood's permission._


Il est inutile, mon enfant, que tu saches comment t'arrivera cette
lettre, et par quels moyens j'ai pu connaître ta conduite et ta position
actuelle. Qu'il te suffise d'apprendre que je suis content de toi, mais
que je ne te reverrai sans doute jamais. Il est probable que cela
t'inquiète peu. Tu n'as connu ton père que dans l'âge où la mémoire
n'est pas née encore et où le coeur n'est pas encore éclos. Il s'ouvre
plus tard en nous qu'on ne le pense généralement, et c'est de quoi je me
suis souvent étonné; mais qu'y faire?--Tu n'es pas plus mauvais qu'un
autre, ce me semble. Il faut bien que je m'en contente. Tout ce que j'ai
à te dire, c'est que je suis prisonnier des Anglais depuis le 14
thermidor an VI (ou le 2 août 1798, vieux style, qui, dit-on, redevient
à la mode aujourd'hui). J'étais allé à bord de _l'Orient_ pour tâcher de
persuader à ce brave Brueys d'appareiller pour Corfou. Bonaparte m'avait
déjà envoyé son pauvre aide de camp Julien, qui eut la sottise de se
laisser enlever par les Arabes. Moi, j'arrivai, mais inutilement. Brueys
était entêté comme une mule. Il disait qu'on allait trouver la passe
d'Alexandrie pour faire entrer ses vaisseaux; mais il ajouta quelques
mots assez fiers qui me firent bien voir qu'au fond il était un peu
jaloux de l'armée de terre.--«Nous prend-on pour des _passeurs d'eau_?
me dit-il, et croit-on que nous ayons peur des Anglais?»--Il aurait
mieux valu pour la France qu'il en eût peur. Mais s'il a fait des
fautes, il les a glorieusement expiées; et je puis dire que j'expie
ennuyeusement celle que je fis de rester à son bord quand on l'attaqua.
Brueys fut d'abord blessé à la tête et à la main. Il continua le combat
jusqu'au moment où un boulet lui arracha les entrailles. Il se fit
mettre dans un sac de son et mourut sur son banc de quart. Nous vîmes
clairement que nous allions sauter vers les dix heures du soir. Ce qui
restait de l'équipage descendit dans les chaloupes et se sauva, excepté
Casa-Bianca. Il demeura le dernier, bien entendu, mais son fils, un beau
garçon, que tu as entrevu, je crois, vint me trouver et me dit:
«Citoyen, qu'est-ce que l'honneur veut que je fasse?»--Pauvre petit! Il
avait dix ans, je crois, et cela parlait d'honneur dans un tel moment!
Je le pris sur mes genoux dans le canot et je l'empêchai de voir sauter
son père avec le pauvre _Orient_, qui s'éparpilla en l'air comme une
gerbe de feu. Nous ne sautâmes pas, nous, mais nous fûmes pris, ce qui
est bien plus douloureux, et je vins à Douvres, sous la garde d'un brave
capitaine anglais nommé Collingwood, qui commande à présent le
_Culloden_. C'est un galant homme s'il en fut, qui, depuis 1761 qu'il
sert dans la marine, n'a quitté la mer que pendant deux années, pour se
marier et mettre au monde ses deux filles. Ces enfants, dont il parle
sans cesse, ne le connaissent pas, et sa femme ne connaît guère que par
ses lettres son beau caractère. Mais je sens bien que la douleur de
cette défaite d'Aboukir a abrégé mes jours, qui n'ont été que trop
longs, puisque j'ai vu un tel désastre et la mort de mes glorieux amis.
Mon grand âge a touché tout le monde ici; et, comme le climat de
l'Angleterre m'a fait tousser beaucoup et a renouvelé toutes mes
blessures au point de me priver entièrement de l'usage d'un bras, le bon
capitaine Collingwood a demandé et obtenu pour moi (ce qu'il n'aurait pu
obtenir pour lui-même à qui la terre était défendue) la grâce d'être
transféré en Sicile, sous un soleil plus chaud et un ciel plus pur. Je
crois bien que j'y vais finir; car soixante-dix-huit ans, sept
blessures, des chagrins profonds et la captivité sont des maladies
incurables. Je n'avais à te laisser que mon épée, pauvre enfant! à
présent je n'ai même plus cela, car un prisonnier n'a pas d'épée. Mais
j'ai au moins un conseil à te donner, c'est de te défier de ton
enthousiasme pour les hommes qui parviennent vite, et surtout pour
Bonaparte. Tel que je te connais, tu serais un Séide, et il faut se
garantir du _Séidisme_ quand on est Français, c'est-à-dire très
susceptible d'être atteint de ce mal contagieux. C'est une chose
merveilleuse que la quantité de petits et de grands tyrans qu'il a
produits. Nous aimons les fanfarons à un point extrême et nous nous
donnons à eux de si bon coeur que nous ne tardons pas à nous en mordre
les doigts ensuite. La source de ce défaut est un grand besoin d'action
et une grande paresse de réflexion. Il s'ensuit que nous aimons
infiniment mieux nous donner corps et âme à celui qui se charge de
penser pour nous et d'être responsable, quitte à rire après de nous et
de lui.

Bonaparte est un bon enfant, mais il est vraiment par trop charlatan. Je
crains qu'il ne devienne fondateur parmi nous d'un nouveau genre de
jonglerie; nous en avons bien assez en France.--Le charlatanisme est
insolent et corrupteur, et il a donné de tels exemples dans notre siècle
et a mené si grand bruit du tambour et de la baguette sur la place
publique, qu'il s'est glissé dans toute profession, et qu'il n'y a si
petit homme qu'il n'ait gonflé.--Le nombre est incalculable des
grenouilles qui crèvent. Je désire bien vivement que mon fils n'en soit
pas.

Je suis bien aise qu'il m'ait tenu parole en se _chargeant de toi_,
comme il dit; mais ne t'y fie pas trop. Peu de temps après la triste
manière dont je quittai l'Égypte, voici la scène que l'on m'a contée et
qui se passa à un certain dîner; je veux te la dire afin que tu y penses
souvent:

Le 1er vendémiaire an VII, étant au Caire, Bonaparte, membre de
l'Institut, ordonna une fête civique pour l'anniversaire de
l'établissement de la République. La garnison d'Alexandrie célébra la
fête autour de la colonne de Pompée, sur laquelle on planta le drapeau
tricolore; l'aiguille de Cléopâtre fut illuminée assez mal; et les
troupes de la Haute-Égypte célébrèrent la fête, le mieux qu'elles
purent, entre les pylônes, les colonnes, les cariatides de Thèbes, sur
les genoux du colosse de Memnon, aux pieds des figures de Tâma et de
Châma. Le premier corps d'armée fit au Caire ses manoeuvres, ses courses
et ses feux d'artifices. Le général en chef avait invité à dîner tout
l'état-major, les ordonnateurs, les savants, les kiaya du pacha, l'émir,
les membres du divan et les agas, autour d'une table de cinq cents
couverts dressée dans la salle basse de la maison qu'il occupait sur la
place d'El-Béquier; le bonnet de la Liberté et le croissant
s'entrelaçaient amoureusement; les couleurs turques et françaises
formaient un berceau et un tapis fort agréables sur lesquels se
mariaient le Koran et la Table des Droits de l'Homme. Après que les
convives eurent bien mangé avec leurs doigts des poulets et du riz
assaisonnés de safran, des pastèques et des fruits, Bonaparte, qui ne
disait rien, jeta un coup d'oeil très prompt sur eux tous. Le bon
Kléber, qui était couché à côté de lui, parce qu'il ne pouvait pas
ployer à la turque ses longues jambes, donna un grand coup de coude à
Abdallah-Menou, son voisin, et lui dit avec un accent demi-allemand:

«Tiens! voilà Ali-Bonaparte qui va nous faire une des siennes.»

Il l'appelait comme cela, parce que, à la fête de Mahomet, le général
s'était amusé à prendre le costume oriental, et qu'au moment où il
s'était déclaré protecteur de toutes les religions, on lui avait
pompeusement décerné le nom de gendre du prophète, et on l'avait nommé
Ali-Bonaparte.

Kléber n'avait pas fini de parler, et passait encore sa main dans ses
grands cheveux blonds, que le petit Bonaparte était déjà debout, et,
approchant son verre de son menton maigre et de sa grosse cravate, il
dit d'une voix brève, claire et saccadée:

«Buvons à l'an trois cent de la République française.»

Kléber se mit à rire dans l'épaule de Menou, au point de lui faire
verser son verre sur un vieil Aga, et Bonaparte les regarda tous deux de
travers, en fronçant le sourcil.

Certainement, mon enfant, il avait raison; parce que, en présence d'un
général en chef, un général de division ne doit pas se tenir
indécemment, fût-ce un gaillard comme Kléber; mais eux, ils n'avaient
pas tout à fait tort non plus, puisque Bonaparte, à l'heure qu'il est,
s'appelle l'Empereur et que tu es son page.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

--En effet, dit le capitaine Renaud en reprenant la lettre de mes mains,
je venais d'être nommé page de l'Empereur en 1804.--Ah! la terrible
année que celle-là! de quels événements elle était chargée quand elle
nous arriva, et comme je l'aurais considérée avec attention, si j'avais
su alors considérer quelque chose! Mais je n'avais pas d'yeux pour voir,
pas d'oreilles pour entendre autre chose que les actions de l'Empereur,
la voix de l'Empereur, les gestes de l'Empereur, les pas de l'Empereur.
Son approche m'enivrait, sa présence me magnétisait. La gloire d'être
attaché à cet homme me semblait la plus grande chose qui fût au monde,
et jamais un amant n'a senti l'ascendant de sa maîtresse avec des
émotions plus vives et plus écrasantes que celles que sa vue me donnait
chaque jour.--L'admiration d'un chef militaire devient une passion, un
fanatisme, une frénésie, qui font de nous des esclaves, des furieux, des
aveugles.--Cette pauvre lettre que je viens de vous donner à lire ne
tint dans mon esprit que la place de ce que les écoliers nomment un
sermon, et je ne sentis que le soulagement impie des enfants qui se
trouvent délivrés de l'autorité naturelle et se croient libres parce
qu'ils ont choisi la chaîne que l'entraînement général leur a fait river
à leur cou. Mais un reste de bons sentiments natifs me fit conserver
cette écriture sacrée, et son autorité sur moi a grandi à mesure que
diminuaient mes rêves d'héroïque sujétion. Elle est restée toujours sur
mon coeur, et elle a fini par y jeter des racines invisibles, aussitôt
que le bon sens a dégagé ma vue des nuages qui la couvraient alors. Je
n'ai pu m'empêcher, cette nuit, de la relire avec vous, et je me prends
en pitié en considérant combien a été lente la courbe que mes idées ont
suivie pour revenir à la base la plus solide et la plus simple de la
conduite d'un homme. Vous verrez à combien peu elle se réduit; mais, en
vérité, monsieur, je pense que cela suffit à la vie d'un honnête homme,
et il m'a fallu bien du temps pour arriver à trouver la source de la
véritable grandeur qu'il peut y avoir dans la profession presque barbare
des armes.

                   *       *       *       *       *

Ici le capitaine Renaud fut interrompu par un vieux sergent de
grenadiers qui vint se placer à la porte du café, portant son arme en
sous-officier et tirant une lettre écrite sur papier gris placée dans la
bretelle de son fusil. Le capitaine se leva paisiblement et ouvrit
l'ordre qu'il recevait.

--«Dites à Béjaud de copier cela sur le livre d'ordres, dit-il au
sergent.

--Le sergent-major n'est pas revenu de l'arsenal,» dit le sous-officier,
d'une voix douce comme celle d'une fille, et baissant les yeux sans même
daigner dire comment son camarade avait été tué.

--«Le fourrier le remplacera,» dit le capitaine sans rien demander; et
il signa son ordre sur le livre du sergent qui lui servit de pupitre.

Il toussa un peu et reprit avec tranquillité:




CHAPITRE V

_LE DIALOGUE INCONNU_


La lettre de mon pauvre père, et sa mort, que j'appris peu de temps
après, produisirent en moi, tout enivré que j'étais et tout étourdi du
bruit de mes éperons, une impression assez forte pour donner un grand
ébranlement à mon ardeur aveugle, et je commençai à examiner de plus
près et avec plus de calme ce qu'il y avait de surnaturel dans l'éclat
qui m'enivrait. Je me demandai, pour la première fois, en quoi
consistait l'ascendant que nous laissions prendre sur nous aux hommes
d'action revêtus d'un pouvoir absolu, et j'osai tenter quelques efforts
intérieurs pour tracer des bornes, dans ma pensée, à cette donation
volontaire de tant d'hommes à un homme. Cette première secousse me fit
entr'ouvrir la paupière, et j'eus l'audace de regarder en face l'aigle
éblouissant qui m'avait enlevé tout enfant, et dont les ongles me
pressaient les reins.

Je ne tardai pas à trouver des occasions de l'examiner de plus près, et
d'épier l'esprit du grand homme dans les actes obscurs de sa vie privée.

On avait osé créer des pages, comme je vous l'ai dit; mais nous portions
l'uniforme d'officiers en attendant la livrée verte à culottes rouges
que nous devions prendre au sacre. Nous servions d'écuyers, de
secrétaires et d'aides de camp jusque-là, selon la volonté du maître,
qui prenait ce qu'il trouvait sous sa main. Déjà il se plaisait à
peupler ses antichambres; et comme le besoin de dominer le suivait
partout, il ne pouvait s'empêcher de l'exercer dans les plus petites
choses et tourmentait autour de lui ceux qui l'entouraient, par
l'infatigable maniement d'une volonté toujours présente. Il s'amusait de
ma timidité; il jouait avec mes terreurs et mon respect.--Quelquefois il
m'appelait brusquement; et, me voyant entrer pâle et balbutiant, il
s'amusait à me faire parler longtemps pour voir mes étonnements et
troubler mes idées. Quelquefois, tandis que j'écrivais sous sa dictée,
il me tirait l'oreille tout d'un coup, à sa manière, et me faisait une
question imprévue sur quelque vulgaire connaissance comme la géographie
ou l'algèbre, me posant le plus facile problème d'enfant; il me semblait
alors que la foudre tombait sur ma tête. Je savais mille fois ce qu'il
me demandait; j'en savais plus qu'il ne le croyait, j'en savais même
souvent plus que lui; mais son oeil me paralysait. Lorsqu'il était hors
de la chambre, je pouvais respirer, le sang commençait à circuler dans
mes veines, la mémoire me revenait et avec elle une honte inexprimable;
la rage me prenait, j'écrivais ce que j'aurais dû lui répondre; puis je
me roulais sur le tapis, je pleurais, j'avais envie de me tuer.

--Quoi! me disais-je, il y a donc des têtes assez fortes pour être sûres
de tout et n'hésiter devant personne? Des hommes qui s'étourdissent par
l'action sur toute chose, et dont l'assurance écrase les autres en leur
faisant penser que la clef de tout savoir et de tout pouvoir, clef qu'on
ne cesse de chercher, est dans leur poche, et qu'ils n'ont qu'à l'ouvrir
pour en tirer lumière et autorité infaillibles!--Je sentais pourtant que
c'était là une force fausse et usurpée. Je me révoltais, je criais: «Il
ment! Son attitude, sa voix, son geste, ne sont qu'une pantomime
d'acteur, une misérable parade de souveraineté, dont il doit savoir la
vanité. Il n'est pas possible qu'il croie en lui-même aussi sincèrement!
Il nous défend à tous de lever le voile, mais il se voit nu par dessous.
Et que voit-il? un pauvre ignorant comme nous tous, et sous tout cela la
créature faible!»--Cependant je ne savais comment voir le fond de cette
âme déguisée. Le pouvoir et la gloire le défendaient sur tous les
points; je tournais autour sans réussir à y rien surprendre, et ce
porc-épic, toujours armé, se roulait devant moi, n'offrant de tous côtés
que des pointes acérées.--Un jour pourtant, le hasard, notre maître à
tous, les entr'ouvrit, et à travers ces piques et ces dards fit pénétrer
une lumière d'un moment.--Un jour, ce fut peut-être le seul de sa vie,
il rencontra plus fort que lui et recula un instant devant un ascendant
plus grand que le sien.--J'en fus témoin, et me sentis vengé.--Voici
comment cela m'arriva:

Nous étions à Fontainebleau. Le Pape venait d'arriver. L'Empereur
l'avait attendu impatiemment pour le sacre, et l'avait reçu en voiture,
montant de chaque côté, au même instant, avec une étiquette en apparence
négligée, mais profondément calculée de manière à ne céder ni prendre le
pas, ruse italienne. Il revenait au château: tout y était en rumeur;
j'avais laissé plusieurs officiers dans la chambre qui précédait celle
de l'Empereur, et j'étais resté seul dans la sienne.--Je considérais une
longue table qui portait, au lieu de marbre, des mosaïques romaines, et
que surchargeait un amas énorme de placets. J'avais vu souvent Bonaparte
rentrer et leur faire subir une étrange épreuve. Il ne les prenait ni
par ordre, ni au hasard; mais quand leur nombre l'irritait, il passait
sa main sur la table de gauche à droite et de droite à gauche, comme un
faucheur, et les dispersait jusqu'à ce qu'il en eût réduit le nombre à
cinq ou six qu'il ouvrait. Cette sorte de jeu dédaigneux m'avait ému
singulièrement. Tous ces papiers de deuil et de détresse repoussés et
jetés sur le parquet, enlevés comme par un vent colère; ces implorations
inutiles des veuves et des orphelins n'ayant pour chance de secours que
la manière dont les feuilles volantes étaient balayées par le chapeau
consulaire; toutes ces feuilles gémissantes, mouillées par des larmes de
famille, traînant au hasard sous ses bottes et sur lesquelles il
marchait comme sur ses morts du champ de bataille, me représentaient la
destinée présente de la France comme une loterie sinistre, et, toute
grande qu'était la main indifférente et rude qui tirait les lots, je
pensais qu'il n'était pas juste de livrer ainsi au caprice de ses coups
de poing tant de fortunes obscures qui eussent été peut-être un jour
aussi grandes que la sienne, si un point d'appui leur eût été donné. Je
sentis mon coeur battre contre Bonaparte et se révolter, mais
honteusement, mais en coeur d'esclave qu'il était. Je considérais ces
lettres abandonnées: des cris de douleur inentendus s'élevaient de leurs
plis profanés; et, les prenant pour les lire, les rejetant ensuite,
moi-même je me faisais juge entre ces malheureux et le maître qu'ils
s'étaient donné, et qui allait aujourd'hui s'asseoir plus solidement que
jamais sur leurs têtes. Je tenais dans ma main l'une de ces pétitions
méprisées, lorsque le bruit des tambours qui battaient _aux champs_
m'apprit l'arrivée subite de l'Empereur. Or, vous savez que de même que
l'on voit la lumière du canon avant d'entendre sa détonation, on le
voyait toujours en même temps qu'on était frappé du bruit de son
approche: tant ses allures étaient promptes et tant il semblait pressé
de vivre et de jeter ses actions les unes sur les autres! Quand il
entrait à cheval dans la cour d'un palais, ses guides avaient peine à le
suivre, et le poste n'avait pas le temps de prendre les armes, qu'il
était déjà descendu de cheval et montait l'escalier. Cette fois il avait
quitté la voiture du Pape pour revenir seul, en avant et au galop.
J'entendis ses talons résonner en même temps que le tambour. J'eus le
temps à peine de me jeter dans l'alcôve d'un grand lit de parade qui ne
servait à personne, fortifié d'une balustrade de prince et fermé
heureusement, plus qu'à demi, par des rideaux semés d'abeilles.

L'Empereur était fort agité; il marcha seul dans la chambre comme
quelqu'un qui attend avec impatience, et fit en un instant trois fois sa
longueur, puis s'avança vers la fenêtre et se mit à y tambouriner une
marche avec les ongles. Une voiture roula dans la cour, il cessa de
battre, frappa des pieds deux ou trois fois comme impatienté de la vue
de quelque chose qui se faisait avec lenteur, puis il alla brusquement à
la porte et l'ouvrit au Pape.

Pie VII entra seul. Bonaparte se hâta de refermer la porte derrière lui,
avec une promptitude de geôlier. Je sentis une grande terreur, je
l'avoue, en me voyant en tiers avec de telles gens. Cependant je restai
sans voix et sans mouvement, regardant et écoutant de toute la puissance
de mon esprit.

Le Pape était d'une taille élevée; il avait un visage allongé, jaune,
souffrant, mais plein d'une noblesse sainte et d'une bonté sans bornes.
Ses yeux noirs étaient grands et beaux, sa bouche était entr'ouverte par
un sourire bienveillant auquel son menton avancé donnait une expression
de finesse très spirituelle et très vive, sourire qui n'avait rien de la
sécheresse politique, mais tout de la bonté chrétienne. Une calotte
blanche couvrait ses cheveux longs, noirs, mais sillonnés de larges
mèches argentées. Il portait négligemment sur ses épaules courbées un
long camail de velours rouge, et sa robe traînait sur ses pieds. Il
entra lentement, avec la démarche calme et prudente d'une femme âgée. Il
vint s'asseoir, les yeux baissés, sur un des grands fauteuils romains
dorés et chargés d'aigles, et attendit ce que lui allait dire l'autre
Italien.

Ah! monsieur, quelle scène! quelle scène! je la vois encore.--Ce ne fut
pas le génie de l'homme qu'elle me montra, mais ce fut son caractère; et
si son vaste esprit ne s'y déroula pas, du moins son coeur y
éclata.--Bonaparte n'était pas alors ce que vous l'avez vu depuis; il
n'avait point ce ventre de financier, ce visage joufflu et malade, ces
jambes de goutteux, tout cet infirme embonpoint que l'art a
malheureusement saisi pour en faire un _type_, selon le langage actuel,
et qui a laissé de lui, à la foule, je ne sais quelle forme populaire et
grotesque qui le livre aux jouets d'enfants et le laissera peut-être un
jour fabuleux et impossible comme l'informe Polichinelle.--Il n'était
point ainsi alors, monsieur, mais nerveux et souple, mais leste, vif et
élancé, convulsif dans ses gestes, gracieux dans quelques moments,
recherché dans ses manières; la poitrine plate et rentrée entre les
épaules, et tel encore que je l'avais vu à Malte, le visage mélancolique
et effilé.

Il ne cessa point de marcher dans la chambre quand le Pape fut entré; il
se mit à rôder autour du fauteuil comme un chasseur prudent, et
s'arrêtant tout à coup en face de lui dans l'attitude roide et immobile
d'un caporal, il reprit une suite de la conversation commencée dans leur
voiture, interrompue par l'arrivée, et qu'il lui tardait de poursuivre.

--«Je vous le répète, Saint-Père, je ne suis point un esprit fort, moi,
et je n'aime pas les raisonneurs et les idéologues. Je vous assure que,
malgré mes vieux républicains, j'irai à la messe.»

Il jeta ces derniers mots brusquement au Pape comme un coup d'encensoir
lancé au visage, et s'arrêta pour en attendre l'effet, pensant que les
circonstances tant soit peu impies qui avaient précédé l'entrevue
devaient donner à cet aveu subit et net une valeur extraordinaire.--Le
Pape baissa les yeux et posa ses deux mains sur les têtes d'aigle qui
formaient les bras de son fauteuil. Il parut, par cette attitude de
statue romaine, qu'il disait clairement: Je me résigne d'avance à
écouter toutes les choses profanes qu'il lui plaira de me faire
entendre.

Bonaparte fit le tour de la chambre et du fauteuil qui se trouvait au
milieu, et je vis, au regard qu'il jetait de côté sur le vieux pontife,
qu'il n'était content ni de lui-même ni de son adversaire, et qu'il se
reprochait d'avoir trop lestement débuté dans cette reprise de
conversation. Il se mit donc à parler avec plus de suite, en marchant
circulairement et jetant à la dérobée des regards perçants dans les
glaces de l'appartement où se réfléchissait la figure grave du
Saint-Père, et le regardant en profil quand il passait près de lui, mais
jamais en face, de peur de sembler trop inquiet de l'impression de ses
paroles.

--«Il y a quelque chose, dit-il, qui me reste sur le coeur, Saint-Père,
c'est que vous consentez au sacre de la même manière que l'autre fois au
concordat, comme si vous y étiez forcé. Vous avez un air de martyr
devant moi, vous êtes là comme résigné, comme offrant au Ciel vos
douleurs. Mais, en vérité, ce n'est pas là votre situation, vous n'êtes
pas prisonnier, par Dieu! vous êtes libre comme l'air.»

Pie VII sourit avec tristesse et le regarda en face. Il sentait ce qu'il
y avait de prodigieux dans les exigences de ce caractère despotique, à
qui, comme à tous les esprits de même nature, il ne suffisait pas de se
faire obéir si, en obéissant, on ne semblait encore avoir désiré
ardemment ce qu'il ordonnait.

--«Oui, reprit Bonaparte avec plus de force, vous êtes parfaitement
libre; vous pouvez vous en retourner à Rome, la route vous est ouverte,
personne ne vous retient.»

Le Pape soupira et leva sa main droite et ses yeux au ciel sans
répondre; ensuite il laissa retomber très lentement son front ridé et se
mit à considérer la croix d'or suspendue à son cou.

Bonaparte continua à parler en tournoyant plus lentement. Sa voix devint
douce et son sourire plein de grâce.

--«Saint-Père, si la gravité de votre caractère ne m'en empêchait, je
dirais, en vérité, que vous êtes un peu ingrat. Vous ne paraissez pas
vous souvenir assez des bons services que la France vous a rendus. Le
conclave de Venise, qui vous a élu Pape, m'a un peu l'air d'avoir été
inspiré par ma campagne d'Italie et par un mot que j'ai dit sur vous.
L'Autriche ne vous traita pas bien alors, et j'en fus très affligé.
Votre Sainteté fut, je crois, obligée de revenir par mer à Rome, faute
de pouvoir passer par les terres autrichiennes.»

Il s'interrompit pour attendre la réponse du silencieux hôte qu'il
s'était donné; mais Pie VII ne fit qu'une inclination de tête presque
imperceptible, et demeura comme plongé dans un abattement qui
l'empêchait d'écouter.

Bonaparte alors poussa du pied une chaise près du grand fauteuil du
Pape.--Je tressaillis, parce qu'en venant chercher ce siège, il avait
effleuré de son épaulette le rideau de l'alcôve où j'étais caché.

--«Ce fut, en vérité, continua-t-il, comme catholique que cela
m'affligea. Je n'ai jamais eu le temps d'étudier beaucoup la théologie,
moi; mais j'ajoute encore une grande foi à la puissance de l'Église;
elle a une vitalité prodigieuse, Saint-Père. Voltaire vous a bien un peu
entamés; mais je ne l'aime pas, et je vais lâcher sur lui un vieil
oratorien défroqué. Vous serez content, allez. Tenez, nous pourrions, si
vous vouliez, faire bien des choses à l'avenir.»

Il prit un air d'innocence et de jeunesse très caressant.

--«Moi, je ne sais pas, j'ai beau chercher, je ne vois pas bien, en
vérité, pourquoi vous auriez de la répugnance à siéger à Paris pour
toujours. Je vous laisserais, ma foi, les Tuileries, si vous vouliez.
Vous y trouveriez déjà votre chambre de Monte-Cavallo qui vous attend.
Moi, je n'y séjourne guère. Ne voyez-vous pas bien, _Padre_, que c'est
là la vraie capitale du monde? Moi, je ferais tout ce que vous voudriez;
d'abord, je suis meilleur enfant qu'on ne croit.--Pourvu que la guerre
et la politique fatigante me fussent laissées, vous arrangeriez l'Église
comme il vous plairait. Je serais votre soldat tout à fait. Voyez, ce
serait vraiment beau; nous aurions nos conciles comme Constantin et
Charlemagne, je les ouvrirais et les fermerais; je vous mettrais ensuite
dans la main les vraies clefs du monde, et comme Notre-Seigneur a dit:
Je suis venu avec l'épée, je garderais l'épée, moi; je vous la
rapporterais seulement à bénir après chaque succès de nos armes.»

Il s'inclina légèrement en disant ces derniers mots.

Le Pape, qui jusque-là n'avait cessé de demeurer sans mouvement, comme
une statue égyptienne, releva lentement sa tête à demi baissée, sourit
avec mélancolie, leva ses yeux en haut et dit, après un soupir paisible,
comme s'il eût confié sa pensée à son ange gardien invisible:

«_Commediante!_»

Bonaparte sauta de sa chaise et bondit comme un léopard blessé. Une
vraie colère le prit; une de ses colères jaunes. Il marcha d'abord sans
parler, se mordant les lèvres jusqu'au sang. Il ne tournait plus en
cercle autour de sa proie avec des regards fins et une marche
cauteleuse; mais il allait droit et ferme, en long et en large,
brusquement, frappant du pied et faisant sonner ses talons éperonnés. La
chambre tressaillit; les rideaux frémirent comme les arbres à l'approche
du tonnerre; il me semblait qu'il allait arriver quelque terrible et
grande chose; mes cheveux me firent mal et j'y portai la main malgré
moi. Je regardai le Pape, il ne remua pas; seulement il serra de ses
deux mains les têtes d'aigle des bras du fauteuil.

La bombe éclata tout à coup.

--«Comédien! Moi! Ah! je vous donnerai des comédies à vous faire tous
pleurer comme des femmes et des enfants.--Comédien!--Ah! vous n'y êtes
pas, si vous croyez qu'on puisse avec moi faire du sang-froid insolent!
Mon théâtre, c'est le monde; le rôle que j'y joue, c'est celui de maître
et d'auteur; pour comédiens j'ai vous tous, Pape, Rois, Peuples! et le
fil par lequel je vous remue, c'est la peur!--Comédien! Ah! il faudrait
être d'une autre taille que la vôtre pour m'oser applaudir ou siffler,
_signor Chiaramonti!_--Savez-vous bien que vous ne seriez qu'un pauvre
curé, si je le voulais? Vous et votre tiare, la France vous rirait au
nez, si je ne gardais mon air sérieux en vous saluant.

«Il y a quatre ans seulement, personne n'eût osé parlé tout haut du
Christ. Qui donc eût parlé du Pape, s'il vous plaît?--Comédien! Ah!
messieurs, vous prenez vite pied chez nous! Vous êtes de mauvaise humeur
parce que je n'ai pas été assez sot pour signer, comme Louis XIV, la
désapprobation des libertés gallicanes!--Mais on ne me pipe pas
ainsi.--C'est moi qui vous tiens dans mes doigts; c'est moi qui vous
porte du Midi au Nord comme des marionnettes; c'est moi qui fais
semblant de vous compter pour quelque chose parce que vous représentez
une vieille idée que je veux ressusciter; et vous n'avez pas l'esprit de
voir cela et de faire comme si vous ne vous en aperceviez pas.--Mais
non! il faut tout vous dire! il faut vous mettre le nez sur les choses
pour que vous les compreniez. Et vous croyez bonnement que l'on a besoin
de vous, et vous relevez la tête, et vous vous drapez dans vos robes de
femme!--Mais sachez bien qu'elles ne m'en imposent nullement, et que, si
vous continuez, vous! je traiterai la vôtre comme Charles XII celle du
grand vizir: je la déchirerai d'un coup d'éperon.»

Il se tut. Je n'osais pas respirer. J'avançai la tête, n'entendant plus
sa voix tonnante, pour voir si le pauvre vieillard était mort d'effroi.
Le même calme dans l'attitude, le même calme sur le visage. Il leva une
seconde fois les yeux au ciel, et après avoir jeté un profond soupir, il
sourit avec amertume et dit:

«_Tragediante!_»

Bonaparte, en ce moment, était au bout de la chambre, appuyé sur la
cheminée de marbre aussi haute que lui. Il partit comme un trait,
courant sur le vieillard; je crus qu'il l'allait tuer. Mais il s'arrêta
court, prit, sur la table, un vase de porcelaine de Sèvres, où le
château de Saint-Ange et le Capitole étaient peints, et, le jetant sur
les chenets et le marbre, le broya sous ses pieds. Puis tout d'un coup
s'assit et demeura dans un silence profond et une immobilité formidable.

Je fus soulagé, je sentis que la pensée réfléchie lui était revenue et
que le cerveau avait repris l'empire sur les bouillonnements du sang. Il
devint triste, sa voix fut sourde et mélancolique, et dès sa première
parole je compris qu'il était dans le vrai, et que ce Protée, dompté par
deux mots, se montrait lui-même.

--«Malheureuse vie!» dit-il d'abord.--Puis il rêva, déchira le bord de
son chapeau sans parler pendant une minute encore, et reprit, se parlant
à lui seul, au réveil.

--«C'est vrai! Tragédien ou Comédien.--Tout est rôle, tout est costume
pour moi depuis longtemps et pour toujours. Quelle fatigue! quelle
petitesse! Poser! toujours poser! de face pour ce parti, de profil pour
celui-là, selon leur idée. Leur paraître ce qu'ils aiment que l'on soit,
et deviner juste leurs rêves d'imbéciles. Les placer tous entre
l'espérance et la crainte. Les éblouir par des dates et des bulletins,
par des prestiges de distance et des prestiges de nom. Être leur maître
à tous et ne savoir qu'en faire. Voilà tout, ma foi!--Et après ce tout,
s'ennuyer autant que je fais, c'est trop fort.--Car, en vérité,
poursuivit-il en se croisant les jambes et en se couchant dans un
fauteuil, je m'ennuie énormément.--Sitôt que je m'assieds, je crève
d'ennui.--Je ne chasserais pas trois jours à Fontainebleau sans périr de
langueur.--Moi, il faut que j'aille et que je fasse aller. Si je sais
où, je veux être pendu, par exemple. Je vous parle à coeur ouvert. J'ai
des plans pour la vie de quarante empereurs, j'en fais un tous les
matins et un tous les soirs; j'ai une imagination infatigable; mais je
n'aurais pas le temps d'en remplir deux, que je serais usé de corps et
d'âme; car notre pauvre lampe ne brûle pas longtemps. Et franchement,
quand tous mes plans seraient exécutés, je ne jurerais pas que le monde
s'en trouvât beaucoup plus heureux; mais il serait plus beau, et une
unité majestueuse régnerait sur lui.--Je ne suis pas un philosophe, moi,
et je ne sais que notre secrétaire de Florence qui ait eu le sens
commun. Je n'entends rien à certaines théories. La vie est trop courte
pour s'arrêter. Sitôt que j'ai pensé, j'exécute. On trouvera assez
d'explications de mes actions après moi pour m'agrandir si je réussis et
me rapetisser si je tombe. Les paradoxes sont là tout prêts, ils
abondent en France; je les fais taire de mon vivant, mais après il
faudra voir.--N'importe, mon affaire est de réussir, et je m'entends à
cela. Je fais mon Iliade en action, moi, et tous les jours.»

Ici il se leva avec une promptitude gaie et quelque chose d'alerte et de
vivant; il était naturel et vrai dans ce moment-là, il ne songeait point
à se dessiner comme il fit depuis dans ses dialogues de Sainte-Hélène;
il ne songeait point à s'idéaliser, et ne composait point son personnage
de manière à réaliser les plus belles conceptions philosophiques; il
était lui, lui-même mis au dehors.--Il revint près du Saint-Père, qui
n'avait pas fait un mouvement, et marcha devant lui. Là, s'enflammant,
riant à moitié avec ironie, il débita ceci, à peu près, tout mêlé de
trivial et de grandiose, selon son usage, en parlant avec une volubilité
inconcevable, expression rapide de ce génie facile et prompt qui
devinait tout, à la fois, sans étude.

--«La naissance est tout, dit-il; ceux qui viennent au monde pauvres et
nus sont toujours des désespérés. Cela tourne en action ou en suicide,
selon le caractère des gens. Quand ils ont le courage, comme moi, de
mettre la main à tout, ma foi! ils font le diable. Que voulez-vous? Il
faut vivre. Il faut trouver sa place et faire son trou. Moi, j'ai fait
le mien comme un boulet de canon. Tant pis pour ceux qui étaient devant
moi.--Qu'y faire? Chacun mange selon son appétit; moi, j'avais
grand'faim!--Tenez, Saint-Père, à Toulon, je n'avais pas de quoi acheter
une paire d'épaulettes, et au lieu d'elles j'avais une mère et je ne
sais combien de frères sur les épaules. Tout cela est placé à présent,
assez convenablement, j'espère. Joséphine m'avait épousé, comme par
pitié, et nous allons la couronner à la barbe de Raguideau, son notaire,
qui disait que je n'avais que la cape et l'épée. Il n'avait, ma foi! pas
tort.--Manteau impérial, couronne, qu'est-ce que tout cela? Est-ce à
moi?--Costume! costume d'acteur! Je vais l'endosser pour une heure, et
j'en aurai assez. Ensuite je reprendrai mon petit habit d'officier, et
je monterai à cheval; toute la vie à cheval!--Je ne serai pas assis un
jour sans courir le risque d'être jeté à bas du fauteuil. Est-ce donc
bien à envier? Hein?

«Je vous le dis, Saint-Père; il n'y a au monde que deux classes
d'hommes: ceux qui ont et ceux qui gagnent.

«Les premiers se couchent, les autres se remuent. Comme j'ai compris
cela de bonne heure et à propos, j'irai loin, voilà tout. Il n'y en a
que deux qui soient arrivés en commençant à quarante ans: Cromwell et
Jean-Jacques; si vous aviez donné à l'un une ferme, et à l'autre douze
cents francs et sa servante, ils n'auraient ni prêché, ni commandé, ni
écrit. Il y a des ouvriers en bâtiments, en couleurs, en formes et en
phrases; moi, je suis ouvrier en batailles. C'est mon état.--À
trente-cinq ans, j'en ai déjà fabriqué dix-huit qui s'appellent:
Victoires.--Il faut bien qu'on me paye mon ouvrage. Et le payer d'un
trône, ce n'est pas trop cher.--D'ailleurs je travaillerai toujours.
Vous en verrez bien d'autres. Vous verrez toutes les dynasties dater de
la mienne, tout parvenu que je suis, et élu. Élu, comme vous,
Saint-Père, et tiré de la foule. Sur ce point nous pouvons nous donner
la main.»

Et, s'approchant, il tendit sa main blanche et brusque vers la main
décharnée et timide du bon Pape, qui, peut-être attendri par le ton de
bonhomie de ce dernier mouvement de l'Empereur, peut-être par un retour
secret sur sa propre destinée et une triste pensée sur l'avenir des
sociétés chrétiennes, lui donna doucement le bout de ses doigts,
tremblants encore, de l'air d'une grand'mère qui se raccommode avec un
enfant qu'elle avait eu le chagrin de gronder trop fort. Cependant il
secoua la tête avec tristesse, et je vis rouler de ses beaux yeux une
larme qui glissa rapidement sur sa joue livide et desséchée. Elle me
parut le dernier adieu du Christianisme mourant qui abandonnait la terre
à l'égoïsme et au hasard.

Bonaparte jeta un regard furtif sur cette larme arrachée à ce pauvre
coeur, et je surpris même, d'un côté de sa bouche, un mouvement rapide
qui ressemblait à un sourire de triomphe.--En ce moment, cette nature
toute-puissante me parut moins élevée et moins exquise que celle de son
saint adversaire; cela me fit rougir, sous mes rideaux, de tous mes
enthousiasmes passés; je sentis une tristesse toute nouvelle en
découvrant combien la plus haute grandeur politique pouvait devenir
petite dans ses froides ruses de vanité, ses pièges misérables et ses
noirceurs de roué. Je vis qu'il n'avait rien voulu de son prisonnier, et
que c'était une joie tacite qu'il s'était donnée de n'avoir pas faibli
dans ce tête-à-tête, et s'étant laissé surprendre à l'émotion de la
colère, de faire fléchir le captif sous l'émotion de la fatigue, de la
crainte et de toutes les faiblesses qui amènent un attendrissement
inexplicable sur la paupière d'un vieillard.--Il avait voulu avoir le
dernier et sortit, sans ajouter un mot, aussi brusquement qu'il était
entré. Je ne vis pas s'il avait salué le Pape. Je ne le crois pas.




CHAPITRE VI

_UN HOMME DE MER_


Sitôt que l'Empereur fut sorti de l'appartement, deux ecclésiastiques
vinrent auprès du Saint-Père, et l'emmenèrent en le soutenant sous
chaque bras, atterré, ému et tremblant.

Je demeurai jusqu'à la nuit dans l'alcôve d'où j'avais écouté cet
entretien. Mes idées étaient confondues, et la terreur de cette scène
n'était pas ce qui me dominait. J'étais accablé de ce que j'avais vu; et
sachant à présent à quels calculs mauvais l'ambition toute personnelle
pouvait faire descendre le génie, je haïssais cette passion qui venait
de flétrir, sous mes yeux, le plus brillant des Dominateurs, celui qui
donnera peut-être son nom au siècle pour l'avoir arrêté dix ans dans sa
marche.--Je sentis que c'était folie de se dévouer à un homme, puisque
l'autorité despotique ne peut manquer de rendre mauvais nos faibles
coeurs; mais je ne savais à quelle idée me donner désormais. Je vous
l'ai dit, j'avais dix-huit ans alors, et je n'avais encore en moi qu'un
instinct vague du Vrai, du Bon et du Beau, mais assez obstiné pour
m'attacher sans cesse à cette recherche. C'est la seule chose que
j'estime en moi.

Je jugeai qu'il était de mon devoir de me taire sur ce que j'avais vu;
mais j'eus lieu de croire que l'on s'était aperçu de ma disparition
momentanée de la suite de l'Empereur, car voici ce qui m'arriva. Je ne
remarquai dans les manières du maître aucun changement à mon égard.
Seulement, je passai peu de jours près de lui, et l'étude attentive que
j'avais voulu faire de son caractère, fut brusquement arrêtée. Je reçus
un matin l'ordre de partir sur-le-champ pour le camp de Boulogne, et à
mon arrivée, l'ordre de m'embarquer sur un des bateaux plats que l'on
essayait en mer.

Je partis avec moins de peine que si l'on m'eût annoncé ce voyage avant
la scène de Fontainebleau. Je respirai en m'éloignant de ce vieux
château et de sa forêt, et à ce soulagement involontaire je sentis que
mon _Séidisme_ était mordu au coeur. Je fus attristé d'abord de cette
première découverte, et je tremblai pour l'éblouissante illusion qui
faisait pour moi un devoir de mon dévouement aveugle. Le grand égoïste
s'était montré à nu devant moi; mais à mesure que je m'éloignai de lui
je commençai à le contempler dans ses oeuvres, et il reprit encore sur
moi, par cette vue, une partie du magique ascendant par lequel il avait
fasciné le monde.--Cependant ce fut plutôt l'idée gigantesque de la
guerre qui désormais m'apparut, que celle de l'homme qui la représentait
d'une si redoutable façon, et je sentis à cette grande vue un enivrement
insensé redoubler en moi pour la gloire des combats, m'étourdissant sur
le maître qui les ordonnait, et regardant avec orgueil le travail
perpétuel des hommes qui ne me parurent tous que ses humbles ouvriers.

Le tableau était homérique, en effet, et bon à prendre des écoliers par
l'étourdissement des actions multipliées. Quelque chose de faux s'y
démêlait pourtant et se montrait vaguement à moi, mais sans netteté
encore, et je sentais le besoin d'une vue meilleure que la mienne qui me
fît découvrir le fond de tout cela. Je venais d'apprendre à mesurer le
Capitaine, il me fallait sonder la guerre.--Voici quel nouvel événement
me donna cette seconde leçon; car j'ai reçu trois rudes enseignements
dans ma vie, et je vous les raconte après les avoir médités tous les
jours. Leurs secousses me furent violentes, et la dernière acheva de
renverser l'idole de mon âme.

L'apparente démonstration de conquête et de débarquement en Angleterre,
l'évocation des souvenirs de Guillaume le Conquérant, la découverte du
camp de César, à Boulogne, le rassemblement subit de neuf cents
bâtiments dans ce port, sous la protection d'une flotte de cinq cents
voiles, toujours annoncée; l'établissement des camps de Dunkerque et
d'Ostende, de Calais, de Montreuil et de Saint-Omer, sous les ordres de
quatre maréchaux; le trône militaire d'où tombèrent les premières
étoiles de la Légion d'honneur, les revues, les fêtes, les attaques
partielles, tout cet éclat réduit, selon le langage géométrique, à sa
plus simple expression, eut trois buts: inquiéter l'Angleterre, assoupir
l'Europe, concentrer et enthousiasmer l'armée.

Ces trois points dépassés, Bonaparte laissa tomber pièce à pièce la
machine artificielle qu'il avait fait jouer à Boulogne. Quand j'y
arrivai, elle jouait à vide comme celle de Marly. Les généraux y
faisaient encore les faux mouvements d'une ardeur simulée dont ils
n'avaient pas la conscience. On continuait à jeter encore à la mer
quelques malheureux bateaux dédaignés par les Anglais et coulés par eux
de temps à autre. Je reçus un commandement sur l'une de ces
embarcations, dès le lendemain de mon arrivée.

Ce jour-là, il y avait en mer une seule frégate anglaise. Elle courait
des bordées avec une majestueuse lenteur; elle allait, elle venait, elle
virait, elle se penchait, elle se relevait, elle se mirait, elle
glissait, elle s'arrêtait, elle jouait au soleil comme un cygne qui se
baigne. Le misérable bateau plat de nouvelle et mauvaise invention
s'était risqué fort avant avec quatre autres bâtiments pareils; et nous
étions tout fiers de notre audace, lancés ainsi depuis le matin, lorsque
nous découvrîmes tout à coup les paisibles jeux de la frégate. Ils nous
eussent sans doute paru fort gracieux et poétiques vus de la terre
ferme, ou seulement si elle se fût amusée à prendre ses ébats entre
l'Angleterre et nous; mais c'était, au contraire, entre nous et la
France. La côte de Boulogne était à plus d'une lieue. Cela nous rendit
pensifs. Nous fîmes force de nos mauvaises voiles et de nos plus
mauvaises rames, et pendant que nous nous démenions, la paisible frégate
continuait à prendre son bain de mer et à décrire mille contours
agréables autour de nous, faisant le manège, changeant de main comme un
cheval bien dressé, et dessinant des S et des Z sur l'eau de la façon la
plus aimable. Nous remarquâmes qu'elle eut la bonté de nous laisser
passer plusieurs fois devant elle sans tirer un coup de canon, et même
tout d'un coup, elle les retira tous dans l'intérieur et ferma tous ses
sabords. Je crus d'abord que c'était une manoeuvre toute pacifique et je
ne comprenais rien à cette politesse.--Mais un gros vieux marin me donna
un coup de coude et me dit: Voici qui va mal. En effet, après nous avoir
bien laissés courir devant elle comme des souris devant un chat,
l'aimable et belle frégate arriva sur nous à toutes voiles sans daigner
faire feu, nous heurta de sa proue comme un cheval du poitrail, nous
brisa, nous écrasa, nous coula, et passa joyeusement par dessus nous,
laissant quelques canots pêcher les prisonniers, desquels je fus, moi
dixième, sur deux cents hommes que nous étions au départ. La belle
frégate se nommait _la Naïade_, et pour ne pas perdre l'habitude
française des jeux de mots, vous pensez bien que nous ne manquâmes
jamais de l'appeler depuis _la Noyade_.

J'avais pris un bain si violent que l'on était sur le point de me
rejeter comme mort dans la mer, quand un officier qui visitait mon
portefeuille y trouva la lettre de mon père que vous venez de lire et la
signature de lord Collingwood. Il me fit donner des soins plus
attentifs; on me trouva quelques signes de vie, et quand je repris
connaissance, ce fut, non à bord de la gracieuse _Naïade_, mais sur _la
Victoire_ (_the Victory_). Je demandai qui commandait ce navire. On me
répondit laconiquement: «Lord Collingwood.» Je crus qu'il était fils de
celui qui avait connu mon père; mais quand on me conduisit à lui, je fus
détrompé. C'était le même homme.

Je ne pus contenir ma surprise quand il me dit, avec une bonté toute
paternelle, qu'il ne s'attendait pas à être le gardien du fils après
l'avoir été du père, mais qu'il espérait qu'il ne s'en trouverait pas
plus mal; qu'il avait assisté aux derniers moments de ce vieillard, et
qu'en apprenant mon nom il avait voulu m'avoir à son bord; il me parlait
le meilleur français avec une douceur mélancolique dont l'expression ne
m'est jamais sortie de la mémoire. Il m'offrit de rester à son bord, sur
parole de ne faire aucune tentative d'évasion. J'en donnai ma parole
d'honneur, sans hésiter, à la manière des jeunes gens de dix-huit ans,
et me trouvant beaucoup mieux à bord de _la Victoire_ que sur quelque
ponton; étonné de ne rien voir qui justifiât les préventions qu'on nous
donnait contre les Anglais, je fis connaissance assez facilement avec
les officiers du bâtiment, que mon ignorance de la mer et de leur langue
amusait beaucoup, et qui se divertirent à me faire connaître l'une et
l'autre, avec une politesse d'autant plus grande que leur amiral me
traitait comme son fils. Cependant une grande tristesse me prenait quand
je voyais de loin les côtes blanches de la Normandie, et je me retirais
pour ne pas pleurer. Je résistais à l'envie que j'en avais, parce que
j'étais jeune et courageux; mais ensuite, dès que ma volonté ne
surveillait plus mon coeur, dès que j'étais couché et endormi, les
larmes sortaient de mes yeux malgré moi et trempaient mes joues et la
toile de mon lit au point de me réveiller.

Un soir surtout, il y avait eu une prise nouvelle d'un brick français;
je l'avais vu périr de loin, sans que l'on pût sauver un seul homme de
l'équipage, et, malgré la gravité et la retenue des officiers, il
m'avait fallu entendre les cris et les hourras des matelots qui voyaient
avec joie l'expédition s'évanouir et la mer engloutir goutte à goutte
cette avalanche qui menaçait d'écraser leur patrie. Je m'étais retiré et
caché tout le jour dans le réduit que lord Collingwood m'avait fait
donner près de son appartement, comme pour mieux déclarer sa protection,
et, quand la nuit fut venue, je montai seul sur le pont. J'avais senti
l'ennemi autour de moi plus que jamais, et je me mis à réfléchir sur ma
destinée sitôt arrêtée, avec une amertume plus grande. Il y avait un
mois déjà que j'étais prisonnier de guerre, et l'amiral Collingwood,
qui, en public, me traitait avec tant de bienveillance, ne m'avait parlé
qu'un instant en particulier, le premier jour de mon arrivée à son bord;
il était bon, mais froid, et, dans ses manières, ainsi que dans celles
des officiers anglais, il y avait un point où tous les épanchements
s'arrêtaient et où la politique compassée se présentait comme une
barrière sur tous les chemins. C'est à cela que se fait sentir la vie en
pays étranger. J'y pensais avec une sorte de terreur en considérant
l'abjection de ma position qui pouvait durer jusqu'à la fin de la
guerre, et je voyais comme inévitable le sacrifice de ma jeunesse,
anéantie dans la honteuse inutilité du prisonnier. La frégate marchait
rapidement, toutes voiles dehors, et je ne la sentais pas aller. J'avais
appuyé mes deux mains à un câble et mon front sur mes deux mains, et,
ainsi penché, je regardais dans l'eau de la mer. Ses profondeurs vertes
et sombres me donnaient une sorte de vertige, et le silence de la nuit
n'était interrompu que par des cris anglais. J'espérais un moment que le
navire m'emportait bien loin de France et que je ne verrais plus le
lendemain ces côtes droites et blanches, coupées dans la bonne terre
chérie de mon pauvre pays.--Je pensais que je serais ainsi délivré du
désir perpétuel que me donnait cette vue et que je n'aurais pas, du
moins, ce supplice de ne pouvoir même songer à m'échapper sans
déshonneur, supplice de Tantale, où une soif avide de la patrie devait
me dévorer pour longtemps. J'étais accablé de ma solitude et je
souhaitais une prochaine occasion de me faire tuer. Je rêvais à composer
ma mort habilement et à la manière grande et grave des anciens.
J'imaginais une fin héroïque et digne de celles qui avaient été le sujet
de tant de conversations de pages et d'enfants guerriers, l'objet de
tant d'envie parmi mes compagnons. J'étais dans ces rêves qui, à
dix-huit ans, ressemblent plutôt à une continuation d'action et de
combat qu'à une sérieuse méditation, lorsque je me sentis doucement
tirer par le bras, et, en me retournant, je vis, debout derrière moi, le
bon amiral Collingwood.

Il avait à la main sa lunette de nuit et il était vêtu de son grand
uniforme avec la rigide tenue anglaise. Il me mit une main sur l'épaule
d'une façon paternelle, et je remarquai un air de mélancolie profonde
dans ses grands yeux noirs et sur son front. Ses cheveux blancs, à demi
poudrés, tombaient assez négligemment sur ses oreilles, et il y avait, à
travers le calme inaltérable de sa voix et de ses manières, un fond de
tristesse qui me frappa ce soir-là surtout, et me donna pour lui, tout
d'abord, plus de respect et d'attention.

--«Vous êtes déjà triste, mon enfant, me dit-il. J'ai quelques petites
choses à vous dire; voulez-vous causer un peu avec moi?»

Je balbutiai quelques paroles vagues de reconnaissance et de politesse
qui n'avaient pas le sens commun probablement, car il ne les écouta pas,
et s'assit sur un banc, me tenant une main. J'étais debout devant lui.

--«Vous n'êtes prisonnier que depuis un mois, reprit-il, et je le suis
depuis trente-trois ans. Oui, mon ami, je suis prisonnier de la mer;
elle me garde de tous côtés: toujours des flots et des flots; je ne vois
qu'eux, je n'entends qu'eux. Mes cheveux ont blanchi sous leur écume, et
mon dos s'est un peu voûté sous leur humidité. J'ai passé si peu de
temps en Angleterre, que je ne la connais que par la carte. La patrie
est un être idéal que je n'ai fait qu'entrevoir, mais que je sers en
esclave et qui augmente pour moi de rigueur à mesure que je deviens plus
nécessaire. C'est le sort commun et c'est même ce que nous devons le
plus souhaiter que d'avoir de telles chaînes; mais elles sont
quelquefois bien lourdes.»

Il s'interrompit un instant et nous nous tûmes tous deux, car je
n'aurais pas osé dire un mot, voyant qu'il allait poursuivre.

--«J'ai bien réfléchi, me dit-il, et je me suis interrogé sur mon devoir
quand je vous ai eu à mon bord. J'aurais pu vous laisser conduire en
Angleterre, mais vous auriez pu y tomber dans une misère dont je vous
garantirai toujours et dans un désespoir dont j'espère aussi vous
sauver; j'avais pour votre père une amitié bien vraie, et je lui en
donnerai ici une preuve; s'il me voit, il sera content de moi, n'est-ce
pas?»

L'Amiral se tut encore et me serra la main. Il s'avança même dans la
nuit et me regarda attentivement, pour voir ce que j'éprouvais à mesure
qu'il me parlait. Mais j'étais trop interdit pour lui répondre. Il
poursuivit plus rapidement:

«J'ai déjà écrit à l'Amirauté pour qu'au premier échange vous fussiez
renvoyé en France. Mais cela pourra être long, ajouta-t-il, je ne vous
le cache pas; car, outre que Bonaparte s'y prête mal, on nous fait peu
de prisonniers.--En attendant, je veux vous dire que je vous verrais
avec plaisir étudier la langue de vos ennemis, vous voyez que nous
savons la vôtre. Si vous voulez, nous travaillerons ensemble et je vous
prêterai Shakspeare et le capitaine Cook.--Ne vous affligez pas, vous
serez libre avant moi, car, si l'Empereur ne fait la paix, j'en ai pour
toute ma vie.»

Ce ton de bonté, par lequel il s'associait à moi et nous faisait
camarades, dans sa prison flottante, me fit de la peine pour lui; je
sentis que, dans cette vie sacrifiée et isolée, il avait besoin de faire
du bien pour se consoler secrètement de la rudesse de sa mission
toujours guerroyante.

--«Milord, lui dis-je, avant de m'enseigner les mots d'une langue
nouvelle, apprenez-moi les pensées par lesquelles vous êtes parvenu à ce
calme parfait, à cette égalité d'âme qui ressemble à du bonheur, et qui
cache un éternel ennui... Pardonnez-moi ce que je vais vous dire, mais
je crains que cette vertu ne soit qu'une dissimulation perpétuelle.

--Vous vous trompez grandement, dit-il, le sentiment du Devoir finit par
dominer tellement l'esprit, qu'il entre dans le caractère et devient un
de ses traits principaux, justement comme une saine nourriture,
perpétuellement reçue, peut changer la masse du sang et devenir un des
principes de notre constitution. J'ai éprouvé, plus que tout homme
peut-être, à quel point il est facile d'arriver à s'oublier
complètement. Mais on ne peut dépouiller l'homme tout entier, et il y a
des choses qui tiennent plus au coeur que l'on ne voudrait.»

Là, il s'interrompit et prit sa longue lunette. Il la plaça sur mon
épaule pour observer une lumière lointaine qui glissait à l'horizon, et,
sachant à l'instant au mouvement ce que c'était: «Bateaux pêcheurs,»
dit-il, et il se plaça près de moi, assis sur le bord du navire. Je
voyais qu'il avait depuis longtemps quelque chose à me dire qu'il
n'abordait pas.

--«Vous ne me parlez jamais de votre père, me dit-il tout à coup; je
suis étonné que vous ne m'interrogiez pas sur lui, sur ce qu'il a
souffert, sur ce qu'il a dit, sur ses volontés.»

Et comme la nuit était très claire, je vis encore que j'étais
attentivement observé par ses grands yeux noirs.

--«Je craignais d'être indiscret...» lui dis-je avec embarras.

Il me serra le bras, comme pour m'empêcher de parler davantage.

--«Ce n'est pas cela, dit-il, _my child_, ce n'est pas cela.»

Et il secouait la tête avec doute et bonté.

--«J'ai trouvé peu d'occasions de vous parler, milord.

--Encore moins, interrompit-il; vous m'auriez parlé de cela tous les
jours, si vous l'aviez voulu.»

Je remarquai de l'agitation et un peu de reproche dans son accent.
C'était là ce qui lui tenait au coeur. Je m'avisai encore d'une autre
sorte de réponse pour me justifier; car rien ne rend aussi niais que les
mauvaises excuses.

--«Milord, lui dis-je, le sentiment humiliant de la captivité absorbe
plus que vous ne pouvez croire.» Et je me souviens que je crus prendre,
en disant cela, un air de dignité et une contenance de Régulus, propres
à lui donner un grand respect pour moi.

--«Ah! pauvre garçon! pauvre enfant!--_poor boy!_ me dit-il, vous n'êtes
pas dans le vrai. Vous ne descendez pas en vous-même. Cherchez bien, et
vous trouverez une indifférence dont vous n'êtes pas comptable, mais
bien la destinée militaire de votre pauvre père.»

Il avait ouvert le chemin à la vérité, je la laissai partir.

--«Il est certain, dis-je, que je ne connaissais pas mon père: je l'ai à
peine vu à Malte, une fois.

--Voilà le vrai! cria-t-il. Voilà le cruel, mon ami! Mes deux filles
diront un jour comme cela. Elles diront: _Nous ne connaissons pas notre
père!_ Sarah et Mary diront cela! et cependant je les aime avec un coeur
ardent et tendre, je les élève de loin, je les surveille de mon
vaisseau, je leur écris tous les jours, je dirige leurs lectures, leurs
travaux, je leur envoie des idées et des sentiments, je reçois en
échange leurs confidences d'enfants; je les gronde, je m'apaise, je me
réconcilie avec elles; je sais tout ce qu'elles font! je sais quel jour
elles ont été au temple avec de trop belles robes. Je donne à leur mère
de continuelles instructions pour elles, je prévois d'avance qui les
aimera, qui les demandera, qui les épousera; leurs maris seront mes
fils; j'en fais des femmes pieuses et simples: on ne peut pas être plus
père que je ne le suis... Eh bien! tout cela n'est rien, parce qu'elles
ne me voient pas.»

Il dit ces derniers mots d'une voix émue, au fond de laquelle on sentait
des larmes... Après un moment de silence, il continua:

«Oui, Sarah ne s'est jamais assise sur mes genoux que lorsqu'elle avait
deux ans, et je n'ai tenu Mary dans mes bras que lorsque ses yeux
n'étaient pas ouverts encore. Oui, il est juste que vous ayez été
indifférent pour votre père et qu'elles le deviennent un jour pour moi.
On n'aime pas un invisible.--Qu'est-ce pour elles que leur père? une
lettre de chaque jour. Un conseil plus ou moins froid.--On n'aime pas un
conseil, on aime un être,--et un être qu'on ne voit pas n'est pas, on ne
l'aime pas,--et quand il est mort, il n'est pas plus absent qu'il
n'était déjà,--et on ne le pleure pas.»

Il étouffait et il s'arrêta.--Ne voulant pas aller plus loin dans ce
sentiment de douleur devant un étranger, il s'éloigna, il se promena
quelque temps et marcha sur le pont de long en large. Je fus d'abord
très touché de cette vue, et ce fut un remords qu'il me donna de n'avoir
pas assez senti ce que vaut un père, et je dus à cette soirée la
première émotion bonne, naturelle, sainte, que mon coeur ait éprouvée. À
ces regrets profonds, à cette tristesse insurmontable au milieu du plus
brillant éclat militaire, je compris tout ce que j'avais perdu en ne
connaissant pas l'amour du foyer qui pouvait laisser dans un grand coeur
de si cuisants regrets; je compris tout ce qu'il y avait de factice dans
notre éducation barbare et brutale, dans notre besoin insatiable
d'action étourdissante; je vis, comme par une révélation soudaine du
coeur, qu'il y avait une vie adorable et regrettable dont j'avais été
arraché violemment, une vie véritable d'amour paternel, en échange de
laquelle on nous faisait une vie fausse, toute composée de haines et de
toutes sortes de vanités puériles; je compris qu'il n'y avait qu'une
chose plus belle que la famille et à laquelle on pût saintement
l'immoler: c'était l'autre famille, la Patrie. Et tandis que le vieux
brave, s'éloignant de moi, pleurait parce qu'il était bon, je mis ma
tête dans mes deux mains, et je pleurai de ce que j'avais été jusque-là
si mauvais.

Après quelques minutes, l'Amiral revint à moi.

--«J'ai à vous dire, reprit-il d'un ton plus ferme, que nous ne
tarderons pas à nous rapprocher de la France. Je suis une éternelle
sentinelle placée devant vos ports. Je n'ai qu'un mot à ajouter, et j'ai
voulu que ce fût seul à seul: souvenez-vous que vous êtes ici sur votre
parole, et que je ne vous surveillerai point; mais, mon enfant, plus le
temps passera, plus l'épreuve sera forte. Vous êtes bien jeune encore;
si la tentation devient trop grande pour que votre courage y résiste,
venez me trouver quand vous craindrez de succomber, et ne vous cachez
pas de moi, je vous sauverai d'une action déshonorante que, par malheur
pour leurs noms, quelques officiers ont commise. Souvenez-vous qu'il est
permis de rompre une chaîne de galérien, si l'on peut, mais non une
parole d'honneur.» Et il me quitta sur ces derniers mots en me serrant
la main.

Je ne sais si vous avez remarqué, en vivant, monsieur, que les
révolutions qui s'accomplissent dans notre âme dépendent souvent d'une
journée, d'une heure, d'une conversation mémorable et imprévue qui nous
ébranle et jette en nous comme des germes tout nouveaux qui croissent
lentement, dont le reste de nos actions est seulement la conséquence et
le naturel développement. Telles furent pour moi la matinée de
Fontainebleau et la nuit du vaisseau anglais. L'amiral Collingwood me
laissa en proie à un combat nouveau. Ce qui n'était en moi qu'un ennui
profond de la captivité et une immense et juvénile impatience d'agir,
devint un besoin effréné de la Patrie; à voir quelle douleur minait à la
longue un homme toujours séparé de la terre maternelle, je me sentis une
grande hâte de connaître et d'adorer la mienne; je m'inventai des biens
passionnés qui ne m'attendaient pas en effet; je m'imaginai une famille
et me mis à rêver à des parents que j'avais à peine connus et que je me
reprochais de n'avoir pas assez chéris, tandis qu'habitués à me compter
pour rien ils vivaient dans leur froideur et leur égoïsme, parfaitement
indifférents à mon existence abandonnée et manquée. Ainsi le bien même
tourna au mal en moi; ainsi le sage conseil que le brave Amiral avait
cru devoir me donner, il me l'avait apporté tout entouré d'une émotion
qui lui était propre et qui parlait plus haut que lui; sa voix troublée
m'avait plus touché que la sagesse de ses paroles; et tandis qu'il
croyait resserrer ma chaîne, il avait excité plus vivement en moi le
désir effréné de la rompre.--Il en est ainsi presque toujours de tous
les conseils écrits ou parlés. L'expérience seule et le raisonnement qui
sort de nos propres réflexions peuvent nous instruire. Voyez, vous qui
vous en mêlez, l'inutilité des belles-lettres. À quoi servez-vous? qui
convertissez-vous? et de qui êtes-vous jamais compris, s'il vous plaît?
Vous faites presque toujours réussir la cause contraire à celle que vous
plaidez. Regardez, il y en a un qui fait de Clarisse le plus beau poème
épique possible sur la vertu de la femme;--qu'arrive-t-il? On prend le
contre-pied et l'on se passionne pour Lovelace, qu'elle écrase pourtant
de sa splendeur virginale, que le viol même n'a pas ternie; pour
Lovelace, qui se traîne en vain à genoux pour implorer la grâce de sa
victime sainte, et ne peut fléchir cette âme que la chute de son corps
n'a pu souiller. Tout tourne mal dans les enseignements. Vous ne servez
à rien qu'à remuer des vices, qui, fiers de ce que vous les peignez,
viennent se mirer dans votre tableau et se trouver beaux.--Il est vrai
que cela vous est égal; mais mon simple et bon Collingwood m'avait pris
vraiment en amitié, et ma conduite ne lui était pas indifférente. Aussi
trouva-t-il d'abord beaucoup de plaisir à me voir livré à des études
sérieuses et constantes. Dans ma retenue habituelle et mon silence il
trouvait aussi quelque chose qui sympathisait avec la gravité anglaise,
et il prit l'habitude de s'ouvrir à moi dans mainte occasion et de me
confier des affaires qui n'étaient pas sans importance. Au bout de
quelque temps on me considéra comme son secrétaire et son parent, et je
parlais assez bien l'anglais pour ne plus paraître trop étranger.

Cependant c'était une vie cruelle que je menais, et je trouvais bien
longues les journées mélancoliques de la mer. Nous ne cessâmes, durant
des années entières, de rôder autour de la France, et sans cesse je
voyais se dessiner à l'horizon les côtes de cette terre que Grotius a
nommée--le plus beau royaume après celui du ciel;--puis nous retournions
à la mer, et il n'y avait plus autour de moi, pendant des mois entiers,
que des brouillards et des montagnes d'eau. Quand un navire passait près
de nous ou loin de nous, c'est qu'il était anglais; aucun autre n'avait
permission de se livrer au vent, et l'Océan n'entendait plus une parole
qui ne fût anglaise. Les Anglais même en étaient attristés et se
plaignaient qu'à présent l'Océan fût devenu un désert où ils se
rencontraient éternellement, et l'Europe une forteresse qui leur était
fermée.--Quelquefois ma prison de bois s'avançait si près de la terre,
que je pouvais distinguer des hommes et des enfants qui marchaient sur
le rivage. Alors le coeur me battait violemment, et une rage intérieure
me dévorait avec tant de violence, que j'allais me cacher à fond de cale
pour ne pas succomber au désir de me jeter à la nage; mais quand je
revenais auprès de l'infatigable Collingwood, j'avais honte de mes
faiblesses d'enfant, je ne pouvais me lasser d'admirer comment à une
tristesse si profonde il unissait un courage si agissant. Cet homme qui,
depuis quarante ans, ne connaissait que la guerre et la mer, ne cessait
jamais de s'appliquer à leur étude comme à une science inépuisable.
Quand un navire était las, il en montait un autre comme un cavalier
impitoyable; il les usait et les tuait sous lui. Il en fatigua sept avec
moi. Il passait les nuits tout habillé, assis sur ses canons, ne cessant
de calculer l'art de tenir son navire immobile, en sentinelle, au même
point de la mer, sans être à l'ancre, à travers les vents et les orages;
exerçait sans cesse ses équipages et veillait sur eux et pour eux; cet
homme n'avait joui d'aucune richesse; et tandis qu'on le nommait pair
d'Angleterre, il aimait sa soupière d'étain comme un matelot; puis,
redescendu chez lui, il redevenait père de famille et écrivait à ses
filles de ne pas être de belles dames, de lire, non des romans, mais
l'histoire des voyages, des essais et Shakspeare tant qu'il leur
plairait (_as often as they please_); il écrivait: «Nous avons combattu
le jour de la naissance de ma petite Sarah,» après la bataille de
Trafalgar, que j'eus la douleur de lui voir gagner, et dont il avait
tracé le plan avec son ami Nelson à qui il succéda.--Quelquefois il
sentait sa santé s'affaiblir, il demandait grâce à l'Angleterre; mais
l'inexorable lui répondait: _Restez en mer_, et lui envoyait une dignité
ou une médaille d'or par chaque belle action; sa poitrine en était
surchargée. Il écrivait encore: «Depuis que j'ai quitté mon pays, je
n'ai pas passé _dix jours_ dans un port, mes yeux s'affaiblissent; quand
je pourrai voir mes enfants, la mer m'aura rendu aveugle. Je gémis de ce
que sur tant d'officiers il est si difficile de me trouver un remplaçant
supérieur en habileté.» L'Angleterre répondait: _Vous resterez en mer,
toujours en mer_. Et il y resta jusqu'à sa mort.

Cette vie romaine et imposante m'écrasait par son élévation et me
touchait par sa simplicité, lorsque je l'avais contemplée un jour
seulement, dans sa résignation grave et réfléchie. Je me prenais en
grand mépris, moi qui n'étais rien comme citoyen, rien comme père, ni
comme fils, ni comme frère, ni homme de famille, ni homme public, de me
plaindre quand il ne se plaignait pas. Il ne s'était laissé deviner
qu'une fois malgré lui, et moi, fourmi d'entre les fourmis que foulait
aux pieds le sultan de la France, je me reprochais mon désir secret de
retourner me livrer au hasard de ses caprices et de redevenir un des
grains de cette poussière qu'il pétrissait dans le sang.--La vue de ce
vrai citoyen dévoué, non comme je l'avais été, à un homme, mais à la
Patrie et au Devoir, me fut une heureuse rencontre, car j'appris, à
cette école sévère, quelle est la véritable Grandeur que nous devons
désormais chercher dans les armes, et combien, lorsqu'elle est ainsi
comprise, elle élève notre profession au-dessus de toutes les autres, et
peut laisser digne d'admiration la mémoire de quelques-uns de nous, quel
que soit l'avenir de la guerre et des armées. Jamais aucun homme ne
posséda à un plus haut degré cette paix intérieure qui naît du sentiment
du Devoir sacré, et la modeste insouciance d'un soldat à qui il importe
peu que son nom soit célèbre, pourvu que la chose publique prospère. Je
lui vis écrire un jour: «Maintenir l'indépendance de mon pays est la
première volonté de ma vie, et j'aime mieux que mon corps soit ajouté au
rempart de la Patrie que traîné dans une pompe inutile, à travers une
foule oisive.--Ma vie et mes forces sont dues à l'Angleterre.--Ne parlez
pas de ma blessure dernière, on croirait que je me glorifie de mes
dangers.» Sa tristesse était profonde, mais pleine de Grandeur; elle
n'empêchait pas son activité perpétuelle, et il me donna la mesure de ce
que doit être l'homme de guerre intelligent, exerçant, non en ambitieux,
mais en artiste, _l'art de la guerre_, tout en le jugeant de haut et en
le méprisant maintes fois, comme ce Montecuculli, qui, Turenne étant
tué, se retira, ne daignant plus engager la partie contre un joueur
ordinaire. Mais j'étais trop jeune encore pour comprendre tous les
mérites de ce caractère, et ce qui me saisit le plus fut l'ambition de
tenir, dans mon pays, un rang pareil au sien. Lorsque je voyais les Rois
du Midi lui demander sa protection, et Napoléon même s'émouvoir de
l'espoir que Collingwood était dans les mers de l'Inde, j'en venais
jusqu'à appeler de tous mes voeux l'occasion de m'échapper, et je
poussai la hâte de l'ambition que je nourrissais toujours jusqu'à être
près de manquer à ma parole. Oui, j'en vins jusque-là.

Un jour, le vaisseau _l'Océan_, qui nous portait, vint relâcher à
Gibraltar. Je descendis à terre avec l'Amiral, et en me promenant seul
par la ville je rencontrai un officier du 7e hussards qui avait été fait
prisonnier dans la campagne d'Espagne, et conduit à Gibraltar avec
quatre de ses camarades. Ils avaient la ville pour prison, mais ils y
étaient surveillés de près. J'avais connu cet officier en France. Nous
nous retrouvâmes avec plaisir, dans une situation à peu près semblable.
Il y avait si longtemps qu'un Français ne m'avait parlé français, que je
le trouvai éloquent, quoiqu'il fût parfaitement sot, et, au bout d'un
quart d'heure, nous nous ouvrîmes l'un à l'autre sur notre position. Il
me dit tout de suite franchement qu'il allait se sauver avec ses
camarades; qu'ils avaient trouvé une occasion excellente, et qu'il ne se
le ferait pas dire deux fois pour les suivre. Il m'engagea fort à en
faire autant. Je lui répondis qu'il était bien heureux d'être gardé;
mais que moi, qui ne l'étais pas, je ne pouvais pas me sauver sans
déshonneur, et que lui, ses compagnons et moi n'étions point dans le
même cas. Cela lui parut trop subtil.

--«Ma foi, je ne suis pas casuiste, me dit-il, et si tu veux je
t'enverrai à un évêque qui t'en dira son opinion. Mais à ta place je
partirais. Je ne vois que deux choses, être libre ou ne pas l'être.
Sais-tu bien que ton avancement est perdu, depuis plus de cinq ans que
tu traînes dans ce sabot anglais? Les lieutenants du même temps que toi
sont déjà colonels.»

Là-dessus ses compagnons survinrent, et m'entraînèrent dans une maison
d'assez mauvaise mine, où ils buvaient du vin de Xérès, et là ils me
citèrent tant de capitaines devenus généraux, et de sous-lieutenants
vice-rois, que la tête m'en tourna, et je leur promis de me trouver, le
surlendemain à minuit, dans le même lieu. Un petit canot devait nous y
prendre, loué à d'honnêtes contrebandiers qui nous conduiraient à bord
d'un vaisseau français chargé de mener des blessés de notre armée à
Toulon. L'invention me parut admirable, et mes bons compagnons m'ayant
fait boire force rasades pour calmer les murmures de ma conscience,
terminèrent leurs discours par un argument victorieux, jurant sur leur
tête qu'on pourrait avoir, à la rigueur, quelques égards pour un honnête
homme qui vous avait bien traité, mais que tout les confirmait dans la
certitude qu'un Anglais n'était pas un homme.

Je revins assez pensif à bord de _l'Océan_, et lorsque j'eus dormi, et
que je vis clair dans ma position en m'éveillant, je me demandai si mes
compatriotes ne s'étaient point moqués de moi. Cependant le désir de la
liberté et une ambition toujours poignante et excitée depuis mon
enfance, me poussaient à l'évasion, malgré la honte que j'éprouvais de
fausser mon serment. Je passai un jour entier près de l'Amiral sans oser
le regarder en face, et je m'étudiai à le trouver inférieur et
d'intelligence étroite.--Je parlai tout haut à table, avec arrogance, de
la grandeur de Napoléon; je m'exaltai, je vantai son génie universel,
qui devinait les lois en faisant les codes, et l'avenir en faisant des
événements. J'appuyai avec insolence sur la supériorité de ce génie,
comparée au médiocre talent des hommes de tactique et de manoeuvre.
J'espérais être contredit; mais, contre mon attente, je trouvai dans les
officiers anglais plus d'admiration encore pour l'Empereur que je ne
pouvais en montrer pour leur implacable ennemi. Lord Collingwood
surtout, sortant de son silence triste et de ses méditations
continuelles, le loua dans des termes si justes, si énergiques, si
précis, faisant considérer à la fois, à ses officiers, la grandeur des
prévisions de l'Empereur, la promptitude magique de son exécution, la
fermeté de ses ordres, la certitude de son jugement, sa pénétration dans
les négociations, sa justesse d'idées dans les conseils, sa grandeur
dans les batailles, son calme dans les dangers, sa constance dans la
préparation des entreprises, sa fierté dans l'attitude donnée à la
France, et enfin toutes les qualités qui composent le grand homme, que
je me demandai ce que l'histoire pourrait jamais ajouter à cet éloge, et
je fus atterré, parce que j'avais cherché à m'irriter contre l'Amiral,
espérant lui entendre proférer des accusations injustes.

J'aurais voulu, méchamment, le mettre dans son tort, et qu'un mot
inconsidéré ou insultant de sa part servît de justification à la
déloyauté que je méditais. Mais il semblait qu'il prît à tâche, au
contraire, de redoubler de bontés, et son empressement faisant supposer
aux autres que j'avais quelque nouveau chagrin dont il était juste de me
consoler, ils furent tous pour moi plus attentifs et plus indulgents que
jamais. J'en pris de l'humeur et je quittai la table.

L'Amiral me conduisit encore à Gibraltar le lendemain, pour mon malheur.
Nous y devions passer huit jours.--Le soir de l'évasion arriva.--Ma tête
bouillonnait et je délibérais toujours. Je me donnais de spécieux motifs
et je m'étourdissais sur leur fausseté; il se livrait en moi un combat
violent; mais, tandis que mon âme se tordait et se roulait sur
elle-même, mon corps, comme s'il eût été arbitre entre l'ambition et
l'honneur, suivait, à lui tout seul, le chemin de la fuite. J'avais
fait, sans m'en apercevoir moi-même, un paquet de mes hardes, et
j'allais me rendre, de la maison de Gibraltar où nous étions, à celle du
rendez-vous, lorsque tout à coup je m'arrêtai, et je sentis que cela
était impossible.--Il y a dans les actions honteuses quelque chose
d'empoisonné qui se fait sentir aux lèvres d'un homme de coeur sitôt
qu'il touche les bords du vase de perdition. Il ne peut même pas y
goûter sans être prêt à en mourir.--Quand je vis ce que j'allais faire
et que j'allais manquer à ma parole, il me prit une telle épouvante que
je crus que j'étais devenu fou. Je courus sur le rivage et m'enfuis de
la maison fatale comme d'un hôpital de pestiférés, sans oser me
retourner pour la regarder.--Je me jetai à la nage et j'abordai, dans la
nuit, _l'Océan_, notre vaisseau, ma flottante prison. J'y montai avec
emportement, me cramponnant à ses câbles; et quand je fus sur le pont,
je saisis le grand mât, je m'y attachai avec passion, comme à un asile
qui me garantissait du déshonneur, et, au même instant, le sentiment de
la Grandeur de mon sacrifice me déchirant le coeur, je tombai à genoux,
et, appuyant mon front sur les cercles de fer du grand mât, je me mis à
fondre en larmes comme un enfant.--Le capitaine de _l'Océan_, me voyant
dans cet état, me crut ou fit semblant de me croire malade, et me fit
porter dans ma chambre. Je le suppliai à grands cris de mettre une
sentinelle à ma porte pour m'empêcher de sortir. On m'enferma et je
respirai, délivré enfin du supplice d'être mon propre geôlier. Le
lendemain, au jour, je me vis en pleine mer, et je jouis d'un peu plus
de calme en perdant de vue la terre, objet de toute tentation
malheureuse dans ma situation. J'y pensais avec plus de résignation,
lorsque ma petite porte s'ouvrit, et le bon Amiral entra seul.

--«Je viens vous dire adieu, commença-t-il d'un air moins grave que de
coutume; vous partez pour la France demain matin.

--Oh! mon Dieu! Est-ce pour m'éprouver que vous m'annoncez cela, milord?

--Ce serait un jeu bien cruel, mon enfant, reprit-il; j'ai déjà eu
envers vous un assez grand tort. J'aurais dû vous laisser en prison dans
_le Northumberland_ en pleine terre et vous rendre votre parole. Vous
auriez pu conspirer sans remords contre vos gardiens et user d'adresse,
sans scrupule, pour vous échapper. Vous avez souffert davantage, ayant
plus de liberté; mais, grâce à Dieu! vous avez résisté hier à une
occasion qui vous déshonorait.--C'eût été échouer au port, car depuis
quinze jours je négociais votre échange, que l'amiral Rosily vient de
conclure.--J'ai tremblé pour vous hier, car je savais le projet de vos
camarades. Je les ai laissés s'échapper à cause de vous, dans la crainte
qu'en les arrêtant on ne vous arrêtât. Et comment aurions-nous fait pour
cacher cela? Vous étiez perdu, mon enfant, et, croyez-moi, mal reçu des
vieux braves de Napoléon. Ils ont le droit d'être difficiles en
Honneur.»

J'étais si troublé que je ne savais comment le remercier; il vit mon
embarras, et, se hâtant de couper les mauvaises phrases par lesquelles
j'essayais de balbutier que je le regrettais:

«Allons, allons, me dit-il, pas de ce que nous appelons _French
compliments_; nous sommes contents l'un de l'autre, voilà tout; et vous
avez, je crois, un proverbe qui dit: _Il n'y a pas de belle
prison_.--Laissez-moi mourir dans la mienne, mon ami; je m'y suis
accoutumé, moi, il l'a bien fallu. Mais cela ne durera plus bien
longtemps; je sens mes jambes trembler sous moi et s'amaigrir. Pour la
quatrième fois, j'ai demandé le repos à lord Mulgrave, et il m'a encore
refusé; il m'a écrit qu'il ne sait comment me remplacer. Quand je serai
mort, il faudra bien qu'il trouve quelqu'un cependant, et il ne ferait
pas mal de prendre ses précautions.--Je vais rester en sentinelle dans
la Méditerranée; mais vous, _my child_, ne perdez pas de temps. Il y a
là un _sloop_ qui doit vous conduire. Je n'ai qu'une chose à vous
recommander, c'est de vous dévouer à un Principe plutôt qu'à un Homme.
L'amour de votre Patrie en est un assez grand pour remplir tout un coeur
et occuper toute une intelligence.

--Hélas! dis-je, milord, il y a des temps où l'on ne peut pas aisément
savoir ce que veut la Patrie. Je vais le demander à la mienne.»

Nous nous dîmes encore une fois adieu, et, le coeur serré, je quittai ce
digne homme, dont j'appris la mort peu de temps après.--Il mourut en
pleine mer, comme il avait vécu durant quarante-neuf ans, sans se
plaindre, ni se glorifier, et sans avoir revu ses deux filles. Seul et
sombre comme un de ces vieux dogues d'Ossian qui gardent éternellement
les côtes d'Angleterre dans les flots et les brouillards.

J'avais appris, à son école, tout ce que les exils de la guerre peuvent
faire souffrir et tout ce que le sentiment du Devoir peut dompter dans
une grande âme; bien pénétré de cet exemple et devenu plus grave par mes
souffrances et le spectacle des siennes, je vins à Paris me présenter,
avec l'expérience de ma prison, au maître tout-puissant que j'avais
quitté.




CHAPITRE VII

_RÉCEPTION_


Ici le capitaine Renaud s'étant interrompu, je regardai l'heure à ma
montre. Il était deux heures après minuit. Il se leva, et nous marchâmes
au milieu des grenadiers. Un silence profond régnait partout. Beaucoup
s'étaient assis sur leurs sacs, et s'y étaient endormis. Nous nous
plaçâmes à quelques pas de là, sur le parapet, et il continua son récit
après avoir rallumé son cigare à la pipe d'un soldat. Il n'y avait pas
une maison qui donnât signe de vie.

                   *       *       *       *       *

--Dès que je fus arrivé à Paris, je voulus voir l'Empereur. J'en eus
occasion au spectacle de la cour, où me conduisit un de mes anciens
camarades, devenu colonel. C'était là-bas, aux Tuileries. Nous nous
plaçâmes dans une petite loge, en face de la loge impériale, et nous
attendîmes. Il n'y avait encore dans la salle que les Rois. Chacun
d'eux, assis dans une loge, aux premières, avait autour de lui sa cour,
et devant lui, aux galeries, ses aides de camp et ses généraux
familiers. Les Rois de Westphalie, de Saxe et de Wurtemberg, tous les
princes de la confédération du Rhin, étaient placés au même rang. Près
d'eux, debout, parlant haut et vite, Murat, Roi de Naples, secouant ses
cheveux noirs, bouclés comme une crinière, et jetant des regards de
lion. Plus haut, le Roi d'Espagne, et seul, à l'écart, l'ambassadeur de
Russie, le prince Kourakim, chargé d'épaulettes de diamants. Au
parterre, la foule des généraux, des ducs, des princes, des colonels et
des sénateurs. Partout en haut, les bras nus et les épaules découvertes
des femmes de la cour.

La loge que surmontait l'aigle était vide encore; nous la regardions
sans cesse. Après peu de temps, les Rois se levèrent et se tinrent
debout. L'Empereur entra seul dans sa loge, marchant vite; se jeta vite
sur son fauteuil et lorgna en face de lui, puis se souvint que la salle
entière était debout et attendait un regard, secoua la tête deux fois,
brusquement et de mauvaise grâce, se retourna vite, et laissa les Reines
et les Rois s'asseoir. Ses Chambellans, habillés de rouge, étaient
debout, derrière lui. Il leur parlait sans les regarder, et, de temps à
autre, étendant la main pour recevoir une boîte d'or que l'un d'eux lui
donnait et reprenait. Crescentini chantait _les Horaces_, avec une voix
de séraphin qui sortait d'un visage étique et ridé. L'orchestre était
doux et faible, par ordre de l'Empereur; voulant peut-être, comme les
Lacédémoniens, être apaisé plutôt qu'excité par la musique. Il lorgna
devant lui, et très souvent de mon côté. Je reconnus ses grands yeux
d'un gris vert, mais je n'aimai pas la graisse jaune qui avait englouti
ses traits sévères. Il posa sa main gauche sur son oeil gauche, pour
mieux voir, selon sa coutume; je sentis qu'il m'avait reconnu. Il se
retourna brusquement, ne regarda que la scène, et sortit bientôt.
J'étais déjà sur son passage. Il marchait vite dans le corridor, et ses
jambes grasses, serrées dans des bas de soie blancs, sa taille gonflée
sous son habit vert, me le rendaient presque méconnaissable. Il s'arrêta
court devant moi, et, parlant au colonel qui me présentait, au lieu de
m'adresser directement la parole:

«Pourquoi ne l'ai-je vu nulle part?--encore lieutenant?

--Il était prisonnier depuis 1804.

--Pourquoi ne s'est-il pas échappé?

--J'étais sur parole, dis-je à demi-voix.

--Je n'aime pas les prisonniers, dit-il; on se fait tuer.» Il me tourna
le dos. Nous restâmes immobiles en haie; et, quand toute sa suite eut
défilé:

«Mon cher, me dit le colonel, tu vois bien que tu es un imbécile, tu as
perdu ton avancement, et on ne t'en sait pas plus de gré.»




CHAPITRE VIII

_LE CORPS DE GARDE RUSSE_


«Est-il possible? dis-je en frappant du pied. Quand j'entends de pareils
récits, je m'applaudis de ce que l'officier est mort en moi depuis
plusieurs années. Il n'y reste plus que l'écrivain solitaire et
indépendant qui regarde ce que va devenir sa liberté et ne veut pas la
défendre contre ses anciens amis.»

Et je crus trouver dans le capitaine Renaud des traces d'indignation, au
souvenir de ce qu'il me racontait; mais il souriait avec douceur et d'un
air content.

--C'était tout simple, reprit-il. Ce colonel était le plus brave homme
du monde; mais il y a des gens qui sont, comme dit le mot célèbre, des
_fanfarons de crimes_ et de dureté. Il voulait me maltraiter parce que
l'Empereur en avait donné l'exemple. Grosse flatterie de corps de garde.

Mais quel bonheur ce fut pour moi!--Dès ce jour, je commençai à
m'estimer intérieurement, à avoir confiance en moi, à sentir mon
caractère s'épurer, se former, se compléter, s'affermir. Dès ce jour, je
vis clairement que les événements ne sont rien, que l'homme intérieur
est tout, je me plaçai bien au-dessus de mes juges. Enfin je sentis ma
conscience, je résolus de m'appuyer uniquement sur elle, de considérer
les jugements publics, les récompenses éclatantes, les fortunes rapides,
les réputations de bulletin, comme de ridicules forfanteries et un jeu
de hasard qui ne valait pas la peine qu'on s'en occupât.

J'allai vite à la guerre me plonger dans les rangs inconnus,
l'infanterie de ligne, l'infanterie de bataille, où les paysans de
l'armée se faisaient faucher par mille à la fois, aussi pareils, aussi
égaux que les blés d'une grasse prairie de la Beauce.--Je me cachai là
comme un chartreux dans son cloître; et du fond de cette foule armée,
marchant à pied comme les soldats, portant un sac et mangeant leur pain,
je fis les grandes guerres de l'Empire tant que l'Empire fut
debout.--Ah! si vous saviez comme je me sentis à l'aise dans ces
fatigues inouïes! Comme j'aimais cette obscurité et quelles joies
sauvages me donnèrent les grandes batailles! La beauté de la guerre est
au milieu des soldats, dans la vie du camp, dans la boue des marches et
du bivouac. Je me vengeais de Bonaparte en servant la Patrie, sans rien
tenir de Napoléon; et quand il passait devant mon régiment, je me
cachais, de crainte d'une faveur. L'expérience m'avait fait mesurer les
dignités et le Pouvoir à leur juste valeur; je n'aspirais plus à rien
qu'à prendre de chaque conquête de nos armes la part d'orgueil qui
devait me revenir selon mon propre sentiment; je voulais être citoyen,
où il était encore permis de l'être, et à ma manière. Tantôt mes
services étaient inaperçus, tantôt élevés au-dessus de leur mérite, et
moi je ne cessais de les tenir dans l'ombre, de tout mon pouvoir,
redoutant surtout que mon nom fût trop prononcé. La foule était si
grande de ceux qui suivaient une marche contraire, que l'obscurité me
fut aisée, et je n'étais encore que lieutenant de la Garde Impériale en
1814, quand je reçus au front cette blessure que vous voyez, et qui, ce
soir, me fait souffrir plus qu'à l'ordinaire.

Ici le capitaine Renaud passa plusieurs fois la main sur son front, et,
comme il semblait vouloir se taire, je le pressai de poursuivre, avec
assez d'instance pour qu'il cédât.

Il appuya sa tête sur la pomme de sa canne de jonc.

--Voilà qui est singulier, dit-il, je n'ai jamais raconté tout cela, et
ce soir j'en ai envie.

--Bah! n'importe! j'aime à m'y laisser aller avec un ancien camarade. Ce
sera pour vous un objet de réflexions sérieuses quand vous n'aurez rien
de mieux à faire. Il me semble que cela n'en est pas indigne. Vous me
croirez bien faible ou bien fou; mais c'est égal. Jusqu'à l'événement,
assez ordinaire pour d'autres, que je vais vous dire et dont je recule
le récit malgré moi, mon amour de la gloire des armes était devenu sage,
grave, dévoué et parfaitement pur, comme est le sentiment simple et
unique du devoir; mais, à dater de ce jour-là, d'autres idées vinrent
assombrir encore ma vie.

C'était en 1814; c'était le commencement de l'année et la fin de cette
sombre guerre où notre pauvre armée défendait l'Empire et l'Empereur, et
où la France regardait le combat avec découragement. Soissons venait de
se rendre au Prussien Bulow. Les armées de Silésie et du Nord y avaient
fait leur jonction. Macdonald avait quitté Troyes et abandonné le bassin
de l'Yonne pour établir sa ligne de défense de Nogent à Montereau, avec
trente mille hommes.

Nous devions attaquer Reims, que l'Empereur voulait reprendre. Le temps
était sombre et la pluie continuelle. Nous avions perdu la veille un
officier supérieur qui conduisait des prisonniers. Les Russes l'avaient
surpris et tué dans la nuit précédente, et ils avaient délivré leurs
camarades. Notre colonel, qui était ce qu'on nomme un _dur à cuire_,
voulut prendre sa revanche. Nous étions près d'Épernay et nous tournions
les hauteurs qui l'environnent. Le soir venait, et, après avoir occupé
le jour entier à nous refaire, nous passions près d'un joli château
blanc à tourelles, nommé Boursault, lorsque le colonel m'appela. Il
m'emmena à part, pendant qu'on formait les faisceaux, et me dit de sa
vieille voix enrouée:

«Vous voyez bien là-haut une grange, sur cette colline coupée à pic; là
où se promène ce grand nigaud de factionnaire russe avec son bonnet
d'évêque?

--Oui, oui, dis-je, je vois parfaitement le grenadier et la grange.

--Eh bien, vous qui êtes un ancien, il faut que vous sachiez que c'est
là le point que les Russes ont pris avant-hier et qui occupe le plus
l'Empereur, pour le quart d'heure. Il me dit que c'est la clef de Reims,
et ça pourrait bien être. En tout cas, nous allons jouer un tour à
Woronzoff. À onze heures du soir, vous prendrez deux cents de vos
lapins, vous surprendrez le corps de garde qu'ils ont établi dans cette
grange. Mais, de peur de donner l'alarme, vous enlèverez ça à la
baïonnette.»

Il prit et m'offrit une prise de tabac, et, jetant le reste peu à peu,
comme je fais là, il me dit, en prononçant un mot à chaque grain semé au
vent:

«Vous sentez bien que je serai par là, derrière vous, avec ma
colonne.--Vous n'aurez guère perdu que soixante hommes, vous aurez les
six pièces qu'ils ont placées là... Vous les tournerez du côté de
Reims... À onze heures... onze heures et demie, la position sera à nous.
Et nous dormirons jusqu'à trois heures pour nous reposer un peu... de la
petite affaire de Craonne, qui n'était pas, comme on dit, piquée des
vers.

--Ça suffit,» lui dis-je; et je m'en allai, avec mon lieutenant en
second, préparer un peu notre soirée. L'essentiel, comme vous voyez,
était de ne pas faire de bruit. Je passai l'inspection des armes et je
fis enlever, avec le tire-bourre, les cartouches de toutes celles qui
étaient chargées. Ensuite, je me promenai quelque temps avec mes
sergents, en attendant l'heure. À dix heures et demie, je leur fis
mettre leur capote sur l'habit et le fusil caché sous la capote; car,
quelque chose qu'on fasse, comme vous voyez ce soir, la baïonnette se
voit toujours, et quoiqu'il fît autrement sombre qu'à présent, je ne m'y
fiais pas. J'avais observé les petits sentiers bordés de haies qui
conduisaient au corps de garde russe, et j'y fis monter les plus
déterminés gaillards que j'aie jamais commandés.--Il y en a encore là,
dans les rangs, deux qui y étaient et s'en souviennent bien.--Ils
avaient l'habitude des Russes, et savaient comment les prendre. Les
factionnaires que nous rencontrâmes en montant disparurent sans bruit,
comme des roseaux que l'on couche par terre avec la main. Celui qui
était devant les armes demandait plus de soin. Il était immobile, l'arme
au pied et le menton sur son fusil; le pauvre diable se balançait comme
un homme qui s'endort de fatigue et va tomber. Un de mes grenadiers le
prit dans ses bras en le serrant à l'étouffer, et deux autres, l'ayant
bâillonné, le jetèrent dans les broussailles. J'arrivai lentement et je
ne pus me défendre, je l'avoue, d'une certaine émotion que je n'avais
jamais éprouvée au moment des autres combats. C'était la honte
d'attaquer des gens couchés. Je les voyais, roulés dans leurs manteaux,
éclairés par une lanterne sourde, et le coeur me battit violemment. Mais
tout à coup, au moment d'agir, je craignis que ce ne fût une faiblesse
qui ressemblât à celle des lâches, j'eus peur d'avoir senti la peur une
fois, et, prenant mon sabre caché sous mon bras, j'entrai le premier,
brusquement, donnant l'exemple à mes grenadiers. Je leur fis un geste
qu'ils comprirent; ils se jetèrent d'abord sur les armes, puis sur les
hommes, comme des loups sur un troupeau. Oh! ce fut une boucherie sourde
et horrible! la baïonnette perçait, la crosse assommait, le genou
étouffait, la main étranglait. Tous les cris à peine poussés étaient
éteints sous les pieds de nos soldats, et nulle tête ne se soulevait
sans recevoir le coup mortel. En entrant, j'avais frappé au hasard un
coup terrible, devant moi, sur quelque chose de noir que j'avais
traversé d'outre en outre: un vieil officier, homme grand et fort, la
tête chargée de cheveux blancs, se leva comme un fantôme, jeta un cri
affreux en voyant ce que j'avais fait, me frappa à la figure d'un coup
d'épée violent, et tomba mort à l'instant sous les baïonnettes. Moi, je
tombai assis à côté de lui, étourdi du coup porté entre les yeux, et
j'entendis sous moi la voix mourante et tendre d'un enfant qui disait:
Papa...

Je compris alors mon oeuvre, et j'y regardai avec un empressement
frénétique. Je vis un de ces officiers de quatorze ans, si nombreux dans
les armées russes qui nous envahirent à cette époque, et que l'on
traînait à cette terrible école. Ses longs cheveux bouclés tombaient sur
sa poitrine, aussi blonds, aussi soyeux que ceux d'une femme, et sa tête
s'était penchée comme s'il n'eût fait que s'endormir une seconde fois.
Ses lèvres roses, épanouies comme celles d'un nouveau-né, semblaient
encore engraissées par le lait de la nourrice, et ses grands yeux bleus
entr'ouverts avaient une beauté de forme candide, féminine et
caressante. Je le soulevai sur un bras, et sa joue tomba sur ma joue
ensanglantée, comme s'il allait cacher sa tête entre le menton et
l'épaule de sa mère pour se réchauffer. Il semblait se blottir sous ma
poitrine pour fuir ses meurtriers. La tendresse filiale, la confiance et
le repos d'un sommeil délicieux reposaient sur sa figure morte, et il
paraissait me dire: Dormons en paix.

--Était-ce là un ennemi? m'écriai-je.--Et ce que Dieu a mis de paternel
dans les entrailles de tout homme s'émut et tressaillit en moi; je le
serrais contre ma poitrine, lorsque je sentis que j'appuyais sur moi la
garde de mon sabre qui traversait son coeur et qui avait tué cet ange
endormi. Je voulus pencher ma tête sur sa tête, mais mon sang le couvrit
de larges taches; je sentis la blessure de mon front, et je me souvins
qu'elle m'avait été faite par son père. Je regardai honteusement de
côté, et je ne vis qu'un amas de corps que mes grenadiers tiraient par
les pieds et jetaient dehors, ne leur prenant que des cartouches. En ce
moment, le Colonel entra suivi de la colonne, dont j'entendis le pas et
les armes.

--«Bravo! mon cher, me dit-il, vous avez enlevé ça lestement. Mais vous
êtes blessé?

--Regardez cela, dis-je; quelle différence y a-t-il entre moi et un
assassin?

--Eh! sacredié, mon cher, que voulez-vous? c'est le métier.

--C'est juste,» répondis-je, et je me levai pour aller reprendre mon
commandement. L'enfant retomba dans les plis de son manteau dont je
l'enveloppai, et sa petite main ornée de grosses bagues laissa échapper
une canne de jonc, qui tomba sur ma main comme s'il me l'eût donnée. Je
la pris; je résolus, quels que fussent mes périls à venir, de n'avoir
plus d'autre arme, et je n'eus pas l'audace de retirer de sa poitrine
mon sabre d'égorgeur.

Je sortis à la hâte de cet antre qui puait le sang, et quand je me
trouvai au grand air, j'eus la force d'essuyer mon front rouge et
mouillé. Mes grenadiers étaient à leurs rangs; chacun essuyait
froidement sa baïonnette dans le gazon et raffermissait sa pierre à feu
dans la batterie. Mon sergent-major, suivi du fourrier, marchait devant
les rangs, tenant sa liste à la main, et, lisant à la lueur d'un bout de
chandelle planté dans le canon de son fusil comme dans un flambeau, il
faisait paisiblement l'appel. Je m'appuyai contre un arbre, et le
chirurgien-major vint me bander le front. Une large pluie de mars
tombait sur ma tête et me faisait quelque bien. Je ne pus m'empêcher de
pousser un profond soupir:

«Je suis las de la guerre, dis-je au chirurgien.

--Et moi aussi,» dit une voix grave que je connaissais.

Je soulevai le bandage de mes sourcils, et je vis, non pas Napoléon
empereur, mais Bonaparte soldat. Il était seul, triste, à pied, debout
devant moi, ses bottes enfoncées dans la boue, son habit déchiré, son
chapeau ruisselant la pluie par les bords; il sentait ses derniers jours
venus, et regardait autour de lui ses derniers soldats.

Il me considérait attentivement.

--«Je t'ai vu quelque part, dit-il, grognard?»

À ce dernier mot, je sentis qu'il ne me disait là qu'une phrase banale,
je savais que j'avais vieilli de visage plus que d'années, et que
fatigues, moustaches et blessures me déguisaient assez.

--«Je vous ai vu partout, sans être vu, répondis-je.

--Veux-tu de l'avancement?»

Je dis: «Il est bien tard.»

Il croisa les bras un moment sans répondre, puis:

«Tu as raison, va, dans trois jours, toi et moi nous quitterons le
service.»

Il me tourna le dos et remonta sur son cheval, tenu à quelques pas. En
ce moment, notre tête de colonne avait attaqué et l'on nous lançait des
obus. Il en tomba un devant le front de ma compagnie, et quelques hommes
se jetèrent en arrière, par un premier mouvement dont ils eurent honte.
Bonaparte s'avança seul sur l'obus qui brûlait et fumait devant son
cheval, et lui fit flairer cette fumée. Tout se tut et resta sans
mouvement; l'obus éclata et n'atteignit personne. Les grenadiers
sentirent la leçon terrible qu'il leur donnait; moi j'y sentis de plus
quelque chose qui tenait du désespoir. La France lui manquait, et il
avait douté un instant de ses vieux braves. Je me trouvai trop vengé et
lui trop puni de ses fautes par un si grand abandon. Je me levai avec
effort, et, m'approchant de lui, je pris et serrai la main qu'il tendait
à plusieurs d'entre nous. Il ne me reconnut point, mais ce fut pour moi
une réconciliation tacite entre le plus obscur et le plus illustre des
hommes de notre siècle.--On battit la charge, et, le lendemain au jour,
Reims fut repris par nous. Mais, quelques jours après, Paris l'était par
d'autres.

                   *       *       *       *       *

Le capitaine Renaud se tut longtemps après ce récit, et demeura la tête
baissée sans que je voulusse interrompre sa rêverie. Je considérais ce
brave homme avec vénération, et j'avais suivi attentivement, tandis
qu'il avait parlé, les transformations lentes de cette âme bonne et
simple, toujours repoussée dans ses donations expansives d'elle-même,
toujours écrasée par un ascendant invincible, mais parvenue à trouver le
repos dans le plus humble et le plus austère Devoir.--Sa vie inconnue me
paraissait un spectacle intérieur aussi beau que la vie éclatante de
quelque homme d'action que ce fût.--Chaque vague de la mer ajoute un
voile blanchâtre aux beautés d'une perle, chaque flot travaille
lentement à la rendre plus parfaite, chaque flocon d'écume qui se
balance sur elle lui laisse une teinte mystérieuse à demi dorée, à demi
transparente, où l'on peut seulement deviner un rayon intérieur qui part
de son coeur; c'était tout à fait ainsi que s'était formé ce caractère
dans de vastes bouleversements et au fond des plus sombres et
perpétuelles épreuves. Je savais que jusqu'à la mort de l'Empereur il
avait regardé comme un devoir de ne point servir, respectant, malgré
toutes les instances de ses amis, ce qu'il nommait les convenances; et,
depuis, affranchi du lien de son ancienne promesse à un maître qui ne le
connaissait plus, il était revenu commander, dans la Garde Royale, les
restes de sa vieille Garde; et comme il ne parlait jamais de lui-même,
on n'avait point pensé à lui et il n'avait point eu d'avancement.--Il
s'en souciait peu, et il avait coutume de dire qu'à moins d'être général
à vingt-cinq ans, âge où l'on peut mettre en oeuvre son imagination, il
valait mieux demeurer simple capitaine, pour vivre avec les soldats en
père de famille, en prieur du couvent.

--«Tenez, me dit-il après ce moment de repos, regardez notre vieux
grenadier Poirier, avec ses yeux sombres et louches, sa tête chauve et
ses coups de sabre sur la joue, lui que les maréchaux de France
s'arrêtent à admirer quand il leur présente les armes à la porte du roi;
voyez Beccaria avec son profil de vétéran romain, Fréchou, avec sa
moustache blanche; voyez tout ce premier rang décoré, dont les bras
portent trois chevrons! qu'auraient-ils dit, ces vieux moines de la
vieille armée qui ne voulurent jamais être autre chose que grenadiers,
si je leur avais manqué ce matin, moi qui les commandais encore il y a
quinze jours?--Si j'avais pris depuis plusieurs années des habitudes de
foyer et de repos, ou un autre état, c'eût été différent; mais ici, je
n'ai en vérité que le mérite qu'ils ont. D'ailleurs, voyez comme tout
est calme ce soir à Paris, calme comme l'air, ajouta-t-il en se levant
ainsi que moi. Voici le jour qui va venir; on ne recommencera pas, sans
doute, à casser les lanternes, et demain nous rentrerons au quartier.
Moi, dans quelques jours, je serai probablement retiré dans un petit
coin de terre que j'ai quelque part en France, où il y a une petite
tourelle, dans laquelle j'achèverai d'étudier Polybe, Turenne, Folard et
Vauban, pour m'amuser. Presque tous mes camarades ont été tués à la
Grande-Armée, ou sont morts depuis; il y a longtemps que je ne cause
plus avec personne, et vous savez par quel chemin je suis arrivé à haïr
la guerre, tout en la faisant avec énergie.»

Là-dessus il me secoua vivement la main et me quitta en me demandant
encore le hausse-col qui lui manquait, si le mien n'était pas rouillé et
si je le trouvais chez moi. Puis il me rappela et me dit:

«Tenez, comme il n'est pas entièrement impossible que l'on fasse encore
feu sur nous de quelque fenêtre, gardez-moi, je vous prie, ce
portefeuille plein de vieilles lettres, qui m'intéressent, moi seul, et
que vous brûleriez si nous ne nous retrouvions plus.

«Il nous est venu plusieurs de nos anciens camarades, et nous les avons
priés de se retirer chez eux.--Nous ne faisons point la guerre civile,
nous. Nous sommes calmes comme des pompiers dont le devoir est
d'éteindre l'incendie. On s'expliquera ensuite, cela ne nous regarde
pas.»

Et il me quitta en souriant.




CHAPITRE IX

_UNE BILLE_


Quinze jours après cette conversation que la révolution même ne m'avait
point fait oublier, je réfléchissais seul à l'héroïsme modeste et au
désintéressement, si rares tous les deux! Je tâchais d'oublier le sang
pur qui venait de couler, et je relisais dans l'histoire d'Amérique
comment, en 1783, l'Armée anglo-américaine toute victorieuse, ayant posé
les armes et délivré la Patrie, fut prête à se révolter contre le
congrès qui, trop pauvre pour lui payer sa solde, s'apprêtait à la
licencier. Washington, généralissime et vainqueur, n'avait qu'un mot à
dire ou un signe de tête à faire pour être Dictateur; il fit ce que lui
seul avait le pouvoir d'accomplir: il licencia l'armée et donna sa
démission.--J'avais posé le livre et je comparais cette grandeur sereine
à nos ambitions inquiètes. J'étais triste et me rappelais toutes les
âmes guerrières et pures, sans faux éclat, sans charlatanisme, qui n'ont
aimé le pouvoir et le commandement que pour le bien public, l'ont gardé
sans orgueil, et n'ont su ni le tourner contre la Patrie, ni le
convertir en or; je songeais à tous les hommes qui ont fait la guerre
avec l'intelligence de ce qu'elle vaut, je pensais au bon Collingwood,
si résigné, et enfin à l'obscur capitaine Renaud, lorsque je vis entrer
un homme de haute taille, vêtu d'une longue capote bleue en assez
mauvais état. À ses moustaches blanches, aux cicatrices de son visage
cuivré, je reconnus un des grenadiers de sa compagnie; je lui demandai
s'il était vivant encore, et l'émotion de ce brave homme me fit voir
qu'il était arrivé malheur. Il s'assit, s'essuya le front, et quand il
se fut remis, après quelques soins et un peu de temps, il me dit ce qui
lui était arrivé.

Pendant les deux jours du 28 et du 29 juillet, le capitaine Renaud
n'avait fait autre chose que marcher en colonne, le long des rues, à la
tête de ses grenadiers; il se plaçait devant la première section de sa
colonne, et allait paisiblement au milieu d'une grêle de pierres et de
coups de fusil qui partaient des cafés, des balcons et des fenêtres.
Quand il s'arrêtait, c'était pour faire serrer les rangs ouverts par
ceux qui tombaient, et pour regarder si ses guides de gauche se tenaient
à leurs distances et à leurs chefs de file. Il n'avait pas tiré son épée
et marchait la canne à la main. Les ordres lui étaient d'abord parvenus
exactement; mais, soit que les aides de camp fussent tués en route, soit
que l'état-major ne les eût pas envoyés, il fut laissé, dans la nuit du
28 au 29, sur la place de la Bastille, sans autre instruction que de se
retirer sur Saint-Cloud en détruisant les barricades sur son chemin. Ce
qu'il fit sans tirer un coup de fusil. Arrivé au pont d'Iéna, il
s'arrêta pour faire l'appel de sa compagnie. Il lui manquait moins de
monde qu'à toutes celles de la Garde qui avaient été détachées, et ses
hommes étaient aussi moins fatigués. Il avait eu l'art de les faire
reposer à propos et à l'ombre, dans ces brûlantes journées, et de leur
trouver, dans les casernes abandonnées, la nourriture que refusaient les
maisons ennemies; la contenance de sa colonne était telle, qu'il avait
trouvé déserte chaque barricade et n'avait eu que la peine de la faire
démolir.

Il était donc debout, à la tête du pont d'Iéna, couvert de poussière, et
secouant ses pieds; il regardait, vers la barrière, si rien ne gênait la
sortie de son détachement, et désignait les éclaireurs pour envoyer en
avant. Il n'y avait personne dans le Champ-de-Mars, que deux maçons qui
paraissaient dormir, couchés sur le ventre, et un petit garçon d'environ
quatorze ans, qui marchait pieds nus et jouait des castagnettes avec
deux morceaux de faïence cassée. Il les raclait de temps en temps sur le
parapet du pont, et vint ainsi, en jouant, jusqu'à la borne où se tenait
Renaud. Le capitaine montrait en ce moment les hauteurs de Passy avec sa
canne. L'enfant s'approcha de lui, le regardant avec de grands yeux
étonnés, et tirant de sa veste un pistolet d'arçon, il le prit des deux
mains et le dirigea vers la poitrine du capitaine. Celui-ci détourna le
coup avec sa canne, et l'enfant ayant fait feu, la balle porta dans le
haut de la cuisse. Le capitaine tomba assis, sans dire mot, et regarda
avec pitié ce singulier ennemi. Il vit ce jeune garçon qui tenait
toujours son arme des deux mains, et demeurait tout effrayé de ce qu'il
avait fait. Les grenadiers étaient en ce moment appuyés tristement sur
leurs fusils; ils ne daignèrent pas faire un geste contre ce petit
drôle. Les uns soulevèrent leur capitaine, les autres se contentèrent de
tenir cet enfant par le bras et de l'amener à celui qu'il avait blessé.
Il se mit à fondre en larmes; et quand il vit le sang couler à flots de
la blessure de l'officier sur son pantalon blanc, effrayé de cette
boucherie, il s'évanouit. On emporta en même temps l'homme et l'enfant
dans une petite maison proche de Passy, où tous deux étaient encore. La
colonne, conduite par le lieutenant, avait poursuivi sa route pour
Saint-Cloud, et quatre grenadiers, après avoir quitté leurs uniformes,
étaient restés dans cette maison hospitalière à soigner leur vieux
commandant. L'un (celui qui me parlait) avait pris de l'ouvrage comme
ouvrier armurier à Paris, d'autres comme maîtres d'armes, et, apportant
leur journée au capitaine, ils l'avaient empêché de manquer de soins
jusqu'à ce jour. On l'avait amputé; mais la fièvre était ardente et
mauvaise; et comme il craignait un redoublement dangereux, il m'envoyait
chercher. Il n'y avait pas de temps à perdre. Je partis sur-le-champ
avec le digne soldat qui m'avait raconté ces détails les yeux humides et
la voix tremblante, mais sans murmure, sans injure, sans accusation,
répétant seulement: C'est un grand malheur pour nous.

Le blessé avait été porté chez une petite marchande qui était veuve et
qui vivait seule dans une petite boutique et dans une rue écartée du
village, avec des enfants en bas âge. Elle n'avait pas eu la crainte, un
seul moment, de se compromettre, et personne n'avait eu l'idée de
l'inquiéter à ce sujet. Les voisins, au contraire, s'étaient empressés
de l'aider dans les soins qu'elle prenait du malade. Les officiers de
santé qu'on avait appelés ne l'ayant pas jugé transportable, après
l'opération, elle l'avait gardé, et souvent elle avait passé la nuit
près de son lit. Lorsque j'entrai, elle vint au-devant de moi avec un
air de reconnaissance et de timidité qui me firent peine. Je sentis
combien d'embarras à la fois elle avait cachés par bonté naturelle et
par bienfaisance. Elle était fort pâle, et ses yeux étaient rougis et
fatigués. Elle allait et venait vers une arrière-boutique très étroite
que j'apercevais de la porte, et je vis, à sa précipitation, qu'elle
arrangeait la petite chambre du blessé et mettait une sorte de
coquetterie à ce qu'un étranger la trouvât convenable.--Aussi j'eus soin
de ne pas marcher vite, et je lui donnai tout le temps dont elle eut
besoin.

--«Voyez, monsieur, il a bien souffert, allez!» me dit-elle en ouvrant
la porte.

Le capitaine Renaud était assis sur un petit lit à rideaux de serge,
placé dans un coin de la chambre, et plusieurs traversins soutenaient
son corps. Il était d'une maigreur de squelette, et les pommettes des
joues d'un rouge ardent; la blessure de son front était noire. Je vis
qu'il n'irait pas loin, et son sourire me le dit aussi. Il me tendit la
main et me fit signe de m'asseoir. Il y avait à sa droite un jeune
garçon qui tenait un verre d'eau gommée et le remuait avec la cuillère.
Il se leva et m'apporta sa chaise. Renaud le prit, de son lit, par le
bout de l'oreille, et me dit doucement, d'une voix affaiblie:

«Tenez, mon cher, je vous présente mon vainqueur.»

Je haussai les épaules, et le pauvre enfant baissa les yeux en
rougissant.--Je vis une grosse larme rouler sur sa joue.

--«Allons! allons! dit le capitaine en passant la main dans ses cheveux.
Ce n'est pas sa faute. Pauvre garçon! il avait rencontré deux hommes qui
lui avaient fait boire de l'eau-de-vie, l'avaient payé, et l'avaient
envoyé me tirer son coup de pistolet. Il a fait cela comme il aurait
jeté une bille au coin de la borne.--N'est-ce pas, Jean?»

Et Jean se mit à trembler et prit une expression de douleur si poignante
qu'elle me toucha. Je le regardai de plus près: c'était un fort bel
enfant.

--«C'était bien une bille aussi, me dit la jeune marchande. Voyez,
monsieur.» Et elle me montrait une petite bille d'agate, grosse comme
les plus fortes balles de plomb, et avec laquelle on avait chargé le
pistolet de calibre qui était là.

--«Il n'en faut pas plus que ça pour retrancher une jambe d'un
capitaine, me dit Renaud.

--Vous ne devez pas le faire parler beaucoup,» me dit timidement la
marchande.

Renaud ne l'écoutait pas:

«Oui, mon cher, il ne me reste pas assez de jambe pour y faire tenir une
jambe de bois.»

Je lui serrais la main sans répondre; humilié de voir que, pour tuer un
homme qui avait tant vu et tant souffert, dont la poitrine était bronzée
par vingt campagnes et dix blessures, éprouvée à la glace et au feu,
passée à la baïonnette et à la lance, il n'avait fallu que le soubresaut
d'une de ces grenouilles des ruisseaux de Paris qu'on nomme: _Gamins_.

Renaud répondit à ma pensée. Il pencha sa joue sur le traversin, et, me
serrant la main:

«Nous étions en guerre, me dit-il; il n'est pas plus assassin que je ne
le fus à Reims, moi. Quand j'ai tué l'enfant russe, j'étais peut-être
aussi un assassin?--Dans la grande guerre d'Espagne, les hommes qui
poignardaient nos sentinelles ne se croyaient pas des assassins, et,
étant en guerre, ils ne l'étaient peut-être pas. Les catholiques et les
huguenots s'assassinaient-ils ou non?--De combien d'assassinats se
compose une grande bataille?--Voilà un des points où notre raison se
perd et ne sait que dire. C'est la guerre qui a tort et non pas nous. Je
vous assure que ce petit bonhomme est fort doux et fort gentil; il lit
et écrit déjà très bien. C'est un enfant trouvé.--Il était apprenti
menuisier.--Il n'a pas quitté ma chambre depuis quinze jours, et il
m'aime beaucoup, ce pauvre garçon. Il annonce des dispositions pour le
calcul; on peut en faire quelque chose.»

Comme il parlait plus péniblement et s'approchait de mon oreille, je me
penchai, et il me donna un petit papier plié qu'il me pria de parcourir.
J'entrevis un court testament par lequel il laissait une sorte de
métairie misérable qu'il possédait, à la pauvre marchande qui l'avait
recueilli, et, après elle, à Jean, qu'elle devait faire élever, sous
condition qu'il ne serait jamais militaire; il stipulait la somme de son
remplacement, et donnait ce petit bout de terre pour asile à ses quatre
vieux grenadiers. Il chargeait de tout cela un notaire de sa province.
Quand j'eus le papier dans les mains, il parut plus tranquille et prêt à
s'assoupir. Puis il tressaillit, et, rouvrant les yeux, il me pria de
prendre et de garder sa canne de jonc.--Ensuite il s'assoupit encore.
Son vieux soldat secoua la tête et lui prit une main. Je pris l'autre,
que je sentis glacée. Il dit qu'il avait froid aux pieds, et Jean coucha
et appuya sa petite poitrine d'enfant sur le lit pour le réchauffer.
Alors le capitaine Renaud commença à tâter ses draps avec les mains,
disant qu'il ne les sentait plus, ce qui est un signe fatal. Sa voix
était caverneuse. Il porta péniblement une main à son front, regarda
Jean attentivement, et dit encore:

«C'est singulier!--Cet enfant-là ressemble à l'enfant russe!» Ensuite il
ferma les yeux, et, me serrant la main avec une présence d'esprit
renaissante:

«Voyez-vous! me dit-il, voilà le cerveau qui se prend, c'est la fin.»

Son regard était différent et plus calme. Nous comprîmes cette lutte
d'un esprit ferme qui se jugeait contre la douleur qui l'égarait, et ce
spectacle, sur un grabat misérable, était pour moi plein d'une majesté
solennelle. Il rougit de nouveau et dit très haut:

«Ils avaient quatorze ans...--tous deux...--Qui sait si ce n'est pas
cette jeune âme revenue dans cet autre corps pour se venger?...»

Ensuite il tressaillit, il pâlit, et me regarda tranquillement et avec
attendrissement:

«Dites-moi!... ne pourriez-vous me fermer la bouche? Je crains de
parler... on s'affaiblit... Je ne voudrais plus parler... J'ai soif.»

On lui donna quelques cuillerées, et il dit:

«J'ai fait mon devoir. Cette idée-là fait du bien.»

Et il ajouta:

«Si le pays se trouve mieux de tout ce qui s'est fait, nous n'avons rien
à dire; mais vous verrez...»

Ensuite il s'assoupit et dormit une demi-heure environ. Après ce temps,
une femme vint à la porte timidement, et fit signe que le chirurgien
était là; je sortis sur la pointe du pied pour lui parler, et, comme
j'entrais avec lui dans le petit jardin, m'étant arrêté auprès d'un
puits pour l'interroger, nous entendîmes un grand cri. Nous courûmes et
nous vîmes un drap sur la tête de cet honnête homme, qui n'était plus...




CHAPITRE X

_CONCLUSION_


L'époque qui m'a laissé ces souvenirs épars est close aujourd'hui. Son
cercle s'ouvrit en 1814 par la bataille de Paris, et se ferma par les
trois jours de Paris, en 1830. C'était le temps où, comme je l'ai dit,
l'armée de l'Empire venait expirer dans le sein de l'armée naissante
alors, et mûrie aujourd'hui. Après avoir, sous plusieurs formes,
expliqué la nature et plaint la condition du Poète dans notre société,
j'ai voulu montrer ici celle du Soldat, autre Paria moderne.

Je voudrais que ce livre fût pour lui ce qu'était pour un soldat romain
un autel à la Petite Fortune.

Je me suis plu à ces récits, parce que je mets au-dessus de tous les
dévouements celui qui ne cherche pas à être regardé. Les plus illustres
sacrifices ont quelque chose en eux qui prétend à l'illustration et que
l'on ne peut s'empêcher d'y voir malgré soi-même. On voudrait en vain
les dépouiller de ce caractère qui vit en eux et fait comme leur force
et leur soutien: c'est l'os de leurs chairs et la moelle de leurs os. Il
y avait peut-être quelque chose du combat et du spectacle qui fortifiait
les Martyrs; le rôle était si grand dans cette scène, qu'il pouvait
doubler l'énergie de la sainte victime. Deux idées soutenaient ses bras
de chaque côté, la canonisation de la terre et la béatification du ciel.
Que ces immolations antiques à une conviction sainte soient adorées pour
toujours; mais ne méritent-ils pas d'être aimés, quand nous les
devinons, ces dévouements ignorés qui ne cherchent même pas à se faire
voir de ceux qui en sont l'objet; ces sacrifices modestes, silencieux,
sombres, abandonnés, sans espoir de nulle couronne humaine ou
divine;--ces muettes résignations dont les exemples, plus multipliés
qu'on ne le croit, ont en eux un mérite si puissant, que je ne sais
nulle vertu qui leur soit comparable?

Ce n'est pas sans dessein que j'ai essayé de tourner les regards de
l'Armée vers cette GRANDEUR PASSIVE, qui repose toute dans
l'_abnégation_ et la _résignation_. Jamais elle ne peut être comparable
en éclat à la Grandeur de l'action où se développent largement
d'énergiques facultés; mais elle sera longtemps la seule à laquelle
puisse prétendre l'homme armé, car il est armé presque inutilement
aujourd'hui. Les Grandeurs éblouissantes des conquérants sont peut-être
éteintes pour toujours. Leur éclat passé s'affaiblit, je le répète, à
mesure que s'accroît, dans les esprits, le dédain de la guerre, et, dans
les coeurs, le dégoût de ses cruautés froides. Les Armées permanentes
embarrassent leurs maîtres. Chaque souverain regarde son Armée
tristement; ce colosse assis à ses pieds, immobile et muet, le gêne et
l'épouvante; il n'en sait que faire, et craint qu'il ne se tourne contre
lui. Il le voit dévoré d'ardeur et ne pouvant se mouvoir. Le besoin
d'une circulation impossible ne cesse de tourmenter le sang de ce grand
corps, ce sang qui ne se répand pas et bouillonne sans cesse. De temps à
autre, des bruits de grandes guerres s'élèvent et grondent comme un
tonnerre éloigné; mais ces nuages impuissants s'évanouissent, ces
trombes se perdent en grains de sable, en traités, en protocoles, que
sais-je!--La philosophie a heureusement rapetissé la guerre; les
négociations la remplacent; la mécanique achèvera de l'annuler par ses
inventions.

Mais en attendant que le monde, encore enfant, se délivre de ce jouet
féroce, en attendant cet accomplissement bien lent, qui me semble
infaillible, le Soldat, l'homme des Armées, a besoin d'être consolé de
la rigueur de sa condition. Il sent que la Patrie, qui l'aimait à cause
des gloires dont il la couronnait, commence à le dédaigner pour son
oisiveté, ou le haïr à cause des guerres civiles dans lesquelles on
l'emploie à frapper sa mère.--Ce Gladiateur, qui n'a plus même les
applaudissements du cirque, a besoin de prendre confiance en lui-même,
et nous avons besoin de le plaindre pour lui rendre justice, parce que,
je l'ai dit, il est aveugle et muet; jeté où l'on veut qu'il aille, en
combattant aujourd'hui telle cocarde, il se demande s'il ne la mettra
pas demain à son chapeau.

Quelle idée le soutiendra, si ce n'est celle du Devoir et de la parole
jurée? Et dans les incertitudes de sa route, dans ses scrupules et ses
repentirs pesants, quel sentiment doit l'enflammer et peut l'exalter
dans nos jours de froideur et de découragement?

Que nous reste-t-il de sacré?

Dans le naufrage universel des croyances, quels débris où se puissent
rattacher encore les mains généreuses? Hors l'amour du _bien-être_ et du
luxe d'un jour, rien ne se voit à la surface de l'abîme. On croirait que
l'égoïsme a tout submergé; ceux même qui cherchent à sauver les âmes et
qui plongent avec courage se sentent prêts à être engloutis. Les chefs
des partis politiques prennent aujourd'hui le Catholicisme comme un mot
d'ordre et un drapeau; mais quelle foi ont-ils dans ses merveilles, et
comment suivent-ils sa loi dans leur vie?--Les artistes le mettent en
lumière comme une précieuse médaille, et se plongent dans ses dogmes
comme dans une source épique de poésie; mais combien y en a-t-il qui se
mettent à genoux dans l'église qu'ils décorent?--Beaucoup de philosophes
embrassent sa cause et la plaident, comme des avocats généreux celle
d'un client pauvre et délaissé; leurs écrits et leurs paroles aiment à
s'empreindre de ses couleurs et de ses formes, leurs livres aiment à
s'orner de dorures gothiques, leur travail entier se plaît à faire
serpenter, autour de la croix, le labyrinthe habile de leurs arguments;
mais il est rare que cette croix soit à leur côté dans la solitude.--Les
hommes de guerre combattent et meurent sans presque se souvenir de Dieu.
Notre Siècle sait qu'il est ainsi, voudrait être autrement et ne le peut
pas. Il se considère d'un oeil morne, et aucun autre n'a mieux senti
combien est malheureux un siècle qui se voit.

À ces signes funestes, quelques étrangers nous ont crus tombés dans un
état semblable à celui du Bas-Empire, et des hommes graves se sont
demandé si le caractère national n'allait pas se perdre pour toujours.
Mais ceux qui ont su nous voir de plus près ont remarqué ce caractère de
mâle détermination qui survit en nous à tout ce que le frottement des
sophismes a usé déplorablement. Les actions viriles n'ont rien perdu, en
France, de leur vigueur antique. Une prompte résolution gouverne des
sacrifices aussi grands, aussi entiers que jamais. Plus froidement
calculés, les combats s'exécutent avec une violence savante.--La moindre
pensée produit des actes aussi grands que jadis la foi la plus fervente.
Parmi nous, les croyances sont faibles, mais l'homme est fort. Chaque
fléau trouve cent Belzunces. La jeunesse actuelle ne cesse de défier la
mort par devoir ou par caprice, avec un sourire de Spartiate, sourire
d'autant plus grave que tous ne croient pas au festin des dieux.

Oui, j'ai cru apercevoir sur cette sombre mer un point qui m'a paru
solide. Je l'ai vu d'abord avec incertitude, et, dans le premier moment,
je n'y ai pas cru. J'ai craint de l'examiner, et j'ai longtemps détourné
de lui mes yeux. Ensuite, parce que j'étais tourmenté du souvenir de
cette première vue, je suis revenu malgré moi à ce point visible, mais
incertain. Je l'ai approché, j'en ai fait le tour, j'ai vu sous lui et
au-dessus de lui, j'y ai posé la main, je l'ai trouvé assez fort pour
servir d'appui dans la tourmente, et j'ai été rassuré.

Ce n'est pas une foi neuve, un culte de nouvelle invention, une pensée
confuse; c'est un sentiment né avec nous, indépendant des temps, des
lieux, et même des religions; un sentiment fier, inflexible, un instinct
d'une incomparable beauté, qui n'a trouvé que dans les temps modernes un
nom digne de lui, mais qui déjà produisait de sublimes grandeurs dans
l'antiquité, et la fécondait comme ces beaux fleuves qui, dans leur
source et leurs premiers détours, n'ont pas encore d'appellation. Cette
foi, qui me semble rester à tous encore et régner en souveraine dans les
armées, est celle de l'HONNEUR.

Je ne vois point qu'elle se soit affaiblie et que rien l'ait usée. Ce
n'est point une idole, c'est, pour la plupart des hommes, un dieu et un
dieu autour duquel bien des dieux supérieurs sont tombés. La chute de
tous leurs temples n'a pas ébranlé sa statue.

Une vitalité indéfinissable anime cette vertu bizarre, orgueilleuse, qui
se tient debout au milieu de tous nos vices, s'accordant même avec eux
au point de s'accroître de leur énergie.--Tandis que toutes les vertus
semblent descendre du ciel pour nous donner la main et nous élever,
celle-ci paraît venir de nous-mêmes et tendre à monter jusqu'au
ciel.--C'est une vertu tout humaine que l'on peut croire née de la
terre, sans palme céleste après la mort; c'est la vertu de la vie.

Telle qu'elle est, son culte, interprété de manières diverses, est
toujours incontesté. C'est une Religion mâle, sans symbole et sans
images, sans dogme et sans cérémonies, dont les lois ne sont écrites
nulle part;--et comment se fait-il que tous les hommes aient le
sentiment de sa sérieuse puissance? Les hommes actuels, les hommes de
l'heure où j'écris sont sceptiques et ironiques pour toute chose, hors
pour elle. Chacun devient grave lorsque son nom est prononcé.--Ceci
n'est point théorie, mais observation.--L'homme, au nom d'Honneur, sent
remuer quelque chose en lui qui est comme une part de lui-même, et cette
secousse réveille toutes les forces de son orgueil et de son énergie
primitive. Une fermeté invincible le soutient contre tous et contre
lui-même à cette pensée de veiller sur ce tabernacle pur, qui est dans
sa poitrine comme un second coeur où siégerait un dieu. De là lui
viennent des consolations intérieures d'autant plus belles qu'il en
ignore la source et la raison véritables; de là aussi des révélations
soudaines du Vrai, du Beau, du Juste: de là une lumière qui va devant
lui.

L'Honneur, c'est la conscience, mais la conscience exaltée.--C'est le
respect de soi-même et de la beauté de sa vie portée jusqu'à la plus
pure élévation et jusqu'à la passion la plus ardente. Je ne vois, il est
vrai, nulle unité dans son principe; et toutes les fois que l'on a
entrepris de le définir, on s'est perdu dans les termes; mais je ne vois
pas qu'on ait été plus précis dans la définition de Dieu. Cela
prouverait-il contre une existence que l'on sent universellement?

C'est peut-être là le plus grand mérite de l'Honneur d'être si puissant
et toujours beau, quelle que soit sa source!... Tantôt il porte l'homme
à ne pas survivre à un affront, tantôt à le soutenir avec un éclat et
une grandeur qui le réparent et en effacent la souillure. D'autres fois
il sait cacher ensemble l'injure et l'expiation. En d'autres temps il
invente de grandes entreprises, des luttes magnifiques et persévérantes,
des sacrifices inouïs, lentement accomplis, et plus beaux par leur
patience et leur obscurité que les élans d'un enthousiasme subit ou
d'une violente indignation; il produit des actes de bienfaisance que
l'évangélique charité ne surpassa jamais; il a des tolérances
merveilleuses, de délicates bontés, des indulgences divines et de
sublimes pardons. Toujours et partout il maintient dans toute sa beauté
la dignité personnelle de l'homme.

L'Honneur, c'est la pudeur virile.

La honte de manquer de cela est tout pour nous. C'est donc la chose
sacrée que cette chose inexprimable?

Pesez ce que vaut, parmi nous, cette expression populaire, universelle,
décisive et simple cependant: _Donner sa parole d'honneur_.

Voilà que la parole humaine cesse d'être l'expression des idées
seulement, elle devient la parole par expérience, la parole sacrée entre
toutes les paroles, comme si elle était née avec le premier mot qu'ait
dit la langue de l'homme; et comme si, après elle, il n'y avait plus un
mot digne d'être prononcé, elle devient la promesse de l'homme à
l'homme, bénie par tous les peuples; elle devient le serment même, parce
que vous y ajoutez le mot: _Honneur_.

Dès lors chacun a sa parole et s'y attache comme à sa vie. Le joueur a
la sienne, l'estime sacrée, et la garde; dans le désordre des passions,
elle est donnée, reçue, et, toute profane qu'elle est, on la tient
saintement. Cette parole est belle partout, et partout consacrée. Ce
principe, que l'on peut croire inné, auquel rien n'oblige que
l'assentiment intérieur de tous, n'est-il pas surtout d'une souveraine
beauté lorsqu'il est exercé par l'homme de guerre?

La parole, qui trop souvent n'est qu'un mot pour l'homme de haute
politique, devient un fait terrible pour l'homme d'armes; ce que l'un
dit légèrement ou avec perfidie, l'autre l'écrit sur la poussière avec
son sang, et c'est pour cela qu'il est honoré de tous, par dessus tous,
et beaucoup doivent baisser les yeux devant lui.

Puisse, dans ces nouvelles phases, la plus pure des Religions ne pas
tenter de nier ou d'étouffer ce sentiment de l'Honneur qui veille en
nous comme une dernière lampe dans un temple dévasté! Qu'elle se
l'approprie plutôt, et qu'elle l'unisse à ses splendeurs en la posant,
comme une lueur de plus, sur son autel, qu'elle veut rajeunir! C'est là
une oeuvre divine à faire.--Pour moi, frappé de ce signe heureux, je
n'ai voulu et ne pouvais faire qu'une oeuvre bien humble et tout
humaine, et constater simplement ce que j'ai cru voir de vivant encore
en nous.--Gardons-nous de dire de ce dieu antique de l'Honneur que c'est
un faux dieu, car la pierre de son autel est peut-être celle du Dieu
inconnu. L'aimant magique de cette pierre attire et attache les coeurs
d'acier, les coeurs des forts.--Dites si cela n'est pas, vous, mes
braves compagnons, vous à qui j'ai fait ces récits, ô nouvelle Légion
thébaine, vous dont la tête se fit écraser sur cette pierre du Serment,
dites-le, vous tous, Saints et Martyrs de la religion de l'HONNEUR!


  _Écrit à Paris, 20 août 1835._




                                 TABLE


                   _SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE_

                             LIVRE PREMIER

                                                                 Pages.
CHAPITRE I.  --Pourquoi j'ai rassemblé ces souvenirs               3

  --    II.  --Sur le caractère général des Armées                16

  --   III.  --De la Servitude du Soldat et de son caractère
                    individuel                                    23

                      LAURETTE OU LE CACHET ROUGE

  --    IV.  --De la rencontre que je fis un jour sur la
                    grande route                                  31

  --     V.  --Histoire du Cachet rouge                           40

  --    VI.  --Comment je continuai ma route                      70


                             LIVRE DEUXIÈME

CHAPITRE I.  --Sur la Responsabilité                              83

                        LA VEILLÉE DE VINCENNES

  --    II.  --Les Scrupules d'honneur d'un Soldat                93

  --   III.  --Sur l'Amour du danger                             101

  --    IV.  --Le Concert de famille                             107

                         HISTOIRE DE L'ADJUDANT

  --     V.  --Les Enfants de Montreuil et le Tailleur de
                    pierres                                      114

  --    VI.  --Un Soupir                                         119

  --   VII.  --La Dame rose                                      120

  --  VIII.  --La position du premier rang                       127

  --    IX.  --Une Séance                                        135

  --     X.  --Une belle Soirée                                  140

  --    XI.  --Fin de l'Histoire de l'Adjudant                   151

  --   XII.  --Le Réveil                                         155

  --  XIII.  --Un Dessin au crayon                               162


                   _SOUVENIRS DE GRANDEUR MILITAIRE._

                            LIVRE TROISIÈME

CHAPITRE I.                                                      171

       LA VIE ET LA MORT DU CAPITAINE RENAUD OU LA CANNE DE JONC

  --    II.   --Une Nuit mémorable                               175

  --   III.   --Malte                                            186

  --    IV.   --Simple lettre                                    192

  --     V.   --Le Dialogue inconnu                              202

  --    VI.   --Un Homme de mer                                  223

  --   VII.   --Réception                                        256

  --  VIII.   --Le corps-de-garde russe                          260

  --    IX.   --Une Bille                                        276

  --     X.   --Conclusion                                       287






End of the Project Gutenberg EBook of Servitude et grandeur militaires, by 
Alfred de Vigny

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES ***

***** This file should be named 18211-8.txt or 18211-8.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
        http://www.gutenberg.org/1/8/2/1/18211/

Produced by Mireille Harmelin, Laurent Vogel and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)


Updated editions will replace the previous one--the old editions
will be renamed.

Creating the works from public domain print editions means that no
one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
(and you!) can copy and distribute it in the United States without
permission and without paying copyright royalties.  Special rules,
set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark.  Project
Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
charge for the eBooks, unless you receive specific permission.  If you
do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
rules is very easy.  You may use this eBook for nearly any purpose
such as creation of derivative works, reports, performances and
research.  They may be modified and printed and given away--you may do
practically ANYTHING with public domain eBooks.  Redistribution is
subject to the trademark license, especially commercial
redistribution.



*** START: FULL LICENSE ***

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
Gutenberg-tm License (available with this file or online at
http://gutenberg.org/license).


Section 1.  General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
electronic works

1.A.  By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement.  If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.

*** END: FULL LICENSE ***