Cinq-Mars; ou, Une conjuration sous Louis XIII (Tome 2 of 2)

By Alfred de Vigny

The Project Gutenberg EBook of Cinq-Mars, (Tome II of 2), by Alfred de Vigny

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Title: Cinq-Mars, (Tome II of 2)
       ou, Une conjuration sous Louis XIII

Author: Alfred de Vigny

Illustrator: Pierre Georges Jeanniot

Release Date: November 16, 2013 [EBook #44199]

Language: French


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Note de transcription:

Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
corrigées. L'orthographe n'a pas été harmonisée.

Il y a une note plus détaillée à la fin de ce livre.




    PETITE BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER

    CINQ-MARS
    OU
    UNE CONJURATION SOUS LOUIS XIII


[Illustration: Jeanniot del.      Héliogr. Dujardin.]


    PETITE BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER

    CINQ-MARS
    OU
    UNE CONJURATION SOUS LOUIS XIII

    PAR LE COMTE
    ALFRED DE VIGNY

    AVEC DEUX DESSINS DE JEANNIOT
    _Reproduits en fac simile._

    TOME SECOND

    PARIS
    G. CHARPENTIER | CALMANN LÉVY
    ÉDITEURS

    1882




CINQ-MARS




CHAPITRE XIV

L'ÉMEUTE

    Le danger, Sire, est pressant et universel, et au delà de tous
    les calculs de la prudence humaine.

    MIRABEAU, _Adresse au Roi_.


«_Que d'une vitesse égale à celle de la pensée, la scène vole sur une
aile imaginaire_», s'écrie l'immortel Shakspeare avec le choeur de
l'une de ses tragédies, «_figurez-vous le roi sur l'Océan, suivi de
sa belle flotte; voyez-le, suivez-le_». Avec ce poétique mouvement
il traverse le temps et l'espace, et transporte à son gré l'assemblée
attentive dans les lieux de ses sublimes scènes.

Nous allons user des mêmes droits sans avoir le même génie, nous ne
voulons pas nous asseoir plus que lui sur le trépied des unités, et,
jetant les yeux sur Paris et sur le vieux et noir palais du Louvre,
nous passerons tout à coup l'espace de deux cents lieues et le temps de
deux années.

Deux années! que de changements elles peuvent apporter sur le front
des hommes, dans leurs familles, et surtout dans cette grande famille
si troublée des nations, dont un jour brise les alliances, dont une
naissance apaise les guerres, dont une mort détruit la paix! Nos yeux
ont vu des rois rentrer dans leur demeure un jour de printemps; ce
jour-là même un vaisseau partit pour une traversée de deux ans; le
navigateur revint; ils étaient sur leur trône: rien ne semblait s'être
passé dans son absence; et pourtant Dieu leur avait ôté cent jours de
règne.

Mais rien n'était changé pour la France en 1642, époque à laquelle nous
passons, si ce n'était ses craintes et ses espérances. L'avenir seul
avait changé d'aspect. Avant de revoir nos personnages, il importe de
contempler en grand l'état du royaume.

La puissante unité de la monarchie était plus imposante encore par le
malheur des États voisins; les révoltes de l'Angleterre et celles de
l'Espagne et du Portugal faisaient admirer d'autant plus le calme dont
jouissait la France; Strafford et Olivarès, renversés ou ébranlés,
grandissaient l'immuable Richelieu.

Six armées formidables, reposées sur leurs armes triomphantes,
servaient de rempart au royaume; celles du Nord, liguées avec la
Suède, avaient fait fuir les Impériaux, poursuivis encore par l'ombre
de Gustave-Adolphe; celles qui regardaient l'Italie recevaient dans
le Piémont les clefs des villes qu'avait défendues le prince Thomas:
et celles qui redoublaient la chaîne des Pyrénées soutenaient la
Catalogne révoltée, et frémissaient encore devant Perpignan, qu'il ne
leur était pas permis de prendre. L'intérieur n'était pas heureux, mais
tranquille. Un invisible génie semblait avoir maintenu ce calme; car le
Roi, mortellement malade, languissait à Saint-Germain près d'un jeune
favori; et le Cardinal, disait-on, se mourait à Narbonne. Quelques
morts pourtant trahissaient sa vie, et de loin en loin des hommes
tombaient comme frappés par un souffle empoisonné, et rappelaient la
puissance invisible.

Saint-Preuil, l'un des ennemis de Richelieu, venait de porter _sa tête
de fer_[1] sur l'échafaud, _sans honte ni peur_, comme il le dit en y
montant.

  [1] Ce nom lui fut donné pour sa valeur et un caractère trop ferme,
  qui fut son seul crime.

Cependant la France semblait gouvernée par elle-même; car le prince et
le ministre étaient séparés depuis longtemps: et, de ces deux malades,
qui se haïssaient mutuellement, l'un n'avait jamais tenu les rênes de
son Etat, l'autre n'y faisait plus sentir sa main; on ne l'entendait
plus nommer dans les actes publics, il ne paraissait plus dans le
gouvernement, s'effaçait partout; il dormait comme l'araignée au centre
de ses filets.

S'il s'était passé quelques événements et quelques révolutions durant
ces deux années, ce devait donc être dans les coeurs; ce devait être
quelques-uns de ces changements occultes, d'où naissent, dans les
monarchies sans base, des bouleversements effroyables et de longues et
sanglantes dissensions.

Pour en être éclaircis, portons nos yeux sur le vieux et noir bâtiment
du Louvre inachevé, et prêtons l'oreille aux propos de ceux qui
l'habitent et qui l'environnent.

On était au mois de décembre; un hiver rigoureux avait attristé Paris,
où la misère et l'inquiétude du peuple étaient extrêmes; cependant sa
curiosité l'aiguillonnait encore, et il était avide des spectacles que
lui donnait la cour. Sa pauvreté lui était moins pesante lorsqu'il
contemplait les agitations de la richesse; ses larmes moins amères
à la vue des combats de la puissance; et le sang des grands, qui
arrosait ses rues et semblait alors le seul digne d'être répandu,
lui faisait bénir son obscurité. Déjà quelques scènes tumultueuses,
quelques assassinats éclatants, avaient fait sentir l'affaiblissement
du monarque, l'absence et la fin prochaine du ministre, et, comme
une sorte de prologue à la sanglante comédie de la Fronde, venaient
aiguiser la malice et même allumer les passions des Parisiens. Ce
désordre ne leur déplaisait pas; indifférents aux causes des querelles,
fort abstraites pour eux, ils ne l'étaient point aux individus,
et commençaient déjà à prendre les chefs de parti en affection ou
en haine, non à cause de l'intérêt qu'ils leur supposaient pour le
bien-être de leur classe, mais tout simplement parce qu'ils plaisaient
ou déplaisaient comme des acteurs.

Une nuit surtout, des coups de pistolet et de fusil avaient été
entendus fréquemment dans la Cité: les patrouilles nombreuses des
Suisses et des gardes du corps venaient même d'être attaquées et de
rencontrer quelques barricades dans les rues tortueuses de l'île
Notre-Dame; des charrettes enchaînées aux bornes et couvertes de
tonneaux, avaient empêché les cavaliers d'y pénétrer, et quelques coups
de mousquet avaient blessé des chevaux et des hommes. Cependant la
ville dormait encore, excepté le quartier qui environnait le Louvre,
habité dans ce moment par la Reine et MONSIEUR, duc d'Orléans. Là, tout
annonçait une expédition nocturne d'une nature très grave.

Il était deux heures du matin; il gelait, et l'ombre était épaisse,
lorsqu'un nombreux rassemblement s'arrêta sur le quai, à peine
pavé alors, et occupa lentement et par degrés, le terrain sablé qui
descendait en pente jusqu'à la Seine. Deux cents hommes, à peu près,
semblaient composer cet attroupement; ils étaient enveloppés de grands
manteaux, relevés par le fourreau des longues épées à l'espagnole
qu'ils portaient. Se promenant sans ordre, en long et en large, ils
semblaient attendre les événements plutôt que les chercher. Beaucoup
d'entre eux s'assirent, les bras croisés, sur les pierres éparses du
parapet commencé; ils observaient le plus grand silence. Après quelques
minutes cependant, un homme, qui paraissait sortir d'une porte voûtée
du Louvre, s'approcha lentement avec une lanterne sourde, dont il
portait les rayons au visage de chaque individu, et qu'il souffla,
ayant démêlé celui qu'il cherchait entre tous: il lui parla de cette
façon, à demi-voix, en lui serrant la main:

--Eh bien, Olivier, que vous a dit M. le Grand[2]? Cela va-t-il bien?

  [2] On nommait ainsi par abréviation le grand écuyer Cinq-Mars. Ce
  nom reviendra souvent dans le cours du récit.

--Oui, oui, je l'ai vu hier à Saint-Germain; le vieux chat est bien
malade à Narbonne, il va s'en aller _ad patres_; mais il faut mener
nos affaires rondement, car ce n'est pas la première fois qu'il fait
l'engourdi. Avez-vous vu du monde pour ce soir, mon cher Fontrailles?

--Soyez tranquille, Montrésor va venir avec une centaine de
gentilshommes de MONSIEUR; vous le reconnaîtrez; il sera déguisé en
maître maçon, une règle à la main. Mais n'oubliez pas surtout les mots
d'ordre: les savez-vous bien tous, vous et vos amis?

--Oui, tous, excepté l'abbé de Gondi, qui n'est pas arrivé encore;
mais, Dieu me pardonne, je crois que le voilà lui-même. Qui diable
l'aurait reconnu?

En effet, un petit homme sans soutane, habillé en soldat des gardes
françaises, et portant de très noires et fausses moustaches, se glissa
entre eux. Il sautait d'un pied sur l'autre avec un air de joie, et se
frottait les mains.

--Vive Dieu! tout va bien; mon ami Fiesque ne faisait pas mieux.
Et se levant sur la pointe des pieds pour frapper sur l'épaule
d'Olivier:--Savez-vous que, pour un homme qui sort presque des pages,
vous ne vous conduisez pas mal, sire Olivier d'Entraigues? vous serez
dans nos hommes illustres, si nous trouvons un Plutarque. Tout est
bien organisé, vous arrivez à point; ni plus tôt, ni plus tard, comme
un vrai chef de parti. Fontrailles, ce jeune homme ira loin, je vous
le prédis. Mais dépêchons-nous; il nous viendra dans deux heures
des paroissiens de mon oncle l'archevêque de Paris; je les ai bien
échauffés, et ils crieront: _Vive Monsieur! vive la Régence! et plus
de Cardinal!_ comme des enragés. Ce sont de bonnes dévotes, tout à moi,
qui leur ont monté la tête. Le roi est fort mal. Oh! tout va bien, très
bien. Je viens de Saint-Germain; j'ai vu l'ami Cinq-Mars; il est bon,
très bon, toujours ferme comme un roc. Ah! voilà ce que j'appelle un
homme! Comme il les a joués avec son air mélancolique et insouciant!
Il est le maître de la cour à présent. C'est fini, le roi va, dit-on,
le faire duc et pair, il en est fortement question; mais il hésite
encore: il faut décider cela par notre mouvement de ce soir: _le voeu
du peuple!_ il faut faire _le voeu du peuple_ absolument; nous allons
le faire entendre. Ce sera la mort de Richelieu, savez-vous? Surtout,
c'est la haine pour lui qui doit dominer dans les cris, car c'est là
l'essentiel. Cela décidera enfin notre Gaston, qui flotte toujours,
n'est-ce pas?

--Eh! que peut-il faire autre chose? dit Fontrailles; s'il prenait une
résolution aujourd'hui en notre faveur, ce serait bien fâcheux.

--Et pourquoi?

--Parce que nous serions bien sûrs que demain, au jour, il serait
contre.

--N'importe, reprit l'abbé, la reine a de la tête.

--Et du coeur aussi, dit Olivier; cela me donne de l'espoir pour
Cinq-Mars, qui me semble avoir osé faire le boudeur quelquefois en la
regardant.

--Enfant que vous êtes! que vous connaissez encore mal la cour!
Rien ne peut le soutenir que la main du roi, qui l'aime comme son
fils; et, pour la reine, si son coeur bat, c'est de souvenir et non
d'avenir. Mais il ne s'agit pas de ces fadaises-là; dites-moi, mon
cher, êtes-vous bien sûr de votre jeune avocat que je vois rôder là?
pense-t-il bien?

--Parfaitement; c'est un excellent Royaliste; il jetterait le Cardinal
à la rivière tout à l'heure: d'ailleurs c'est Fournier, de Loudun,
c'est tout dire.

--Bien, bien; voilà comme nous les aimons. Mais garde à vous,
messieurs: on vient de la rue Saint-Honoré.

--Qui va là? crièrent les premiers de la troupe à des hommes qui
venaient. Royalistes ou Cardinalistes?

--_Gaston_ et _le Grand_, répondirent tout bas les nouveaux venus.

--C'est Montrésor avec les gens de MONSIEUR, dit Fontrailles; nous
pourrons bientôt commencer.

--Oui, par la corbleu! dit l'arrivant; car les Cardinalistes vont
passer à trois heures; on nous en a instruits tout à l'heure.

--Où vont-ils? dit Fontrailles.

--Ils sont plus de deux cents pour conduire M. de Chavigny, qui va voir
le vieux chat à Narbonne, dit-on; ils ont cru plus sûr de longer le
Louvre.

--Eh bien, nous allons leur faire patte de velours, dit l'abbé.

Comme il achevait, un bruit de carrosses et de chevaux se fit entendre.
Plusieurs hommes à manteaux roulèrent une énorme pierre au milieu du
pavé. Les premiers cavaliers passèrent rapidement à travers la foule
et le pistolet à la main, se doutant bien de quelque chose; mais le
postillon qui guidait les chevaux de la première voiture s'embarrassa
dans la pierre et s'abattit.

--Quel est donc ce carrosse qui écrase les piétons? crièrent à la fois
tous les hommes en manteau. C'est bien tyrannique! Ce ne peut être
qu'un ami du Cardinal de _La Rochelle_[3].

  [3] Dans le long siège de cette ville, on donna ce nom à M. de
  Richelieu pour tourner en ridicule son obstination à commander
  comme général en chef et s'attribuer le mérite de la prise de la
  Rochelle.

--C'est quelqu'un qui ne craint pas les amis du petit _le Grand_,
s'écria une voix à la portière ouverte, d'où un homme s'élança sur un
cheval.

--Rangez ces Cardinalistes jusque dans la rivière! dit une voix aigre
et perçante.

Ce fut le signal des coups de pistolet qui s'échangèrent avec
fureur de chaque côté, et qui prêtèrent une lumière à cette scène
tumultueuse et sombre; le cliquetis des épées et le piétinement des
chevaux n'empêchaient pas de distinguer les cris, d'un côté: «A bas le
ministre! vive le Roi! vive MONSIEUR et monsieur le Grand! à bas les
_bas rouges_!» de l'autre: «Vive Son Éminence! vive le grand Cardinal!
mort aux factieux! vive le Roi!» car le nom du Roi présidait à toutes
les haines comme à toutes les affections, à cette étrange époque.

Cependant les hommes à pied avaient réussi à placer les deux carrosses
à travers du quai, de manière à s'en faire un rempart contre les
chevaux de Chavigny, et de là, entre les roues, par les portières et
sous les ressorts, les accablaient de coups de pistolet et en avaient
démonté plusieurs. Le tumulte était affreux, lorsque les portes du
Louvre s'ouvrirent tout à coup, et deux escadrons des gardes du corps
sortirent au trot; la plupart avaient des torches à la main pour
éclairer ceux qu'ils allaient attaquer et eux-mêmes. La scène changea.
A mesure que les gardes arrivaient à l'un des hommes à pied, on voyait
cet homme s'arrêter, ôter son chapeau, se faire reconnaître et se
nommer, et le garde se retirait, quelquefois en saluant, d'autres
fois en lui serrant la main. Ce secours aux carrosses de Chavigny fut
donc à peu près inutile et ne servit qu'à augmenter la confusion. Les
gardes du corps, comme pour l'acquit de leur conscience, parcouraient
la foule des duellistes en disant mollement: «Allons, messieurs, de la
modération.»

Mais, lorsque les deux gentilshommes avaient bien _engagé le fer_ et se
trouvaient bien acharnés, le garde qui les voyait s'arrêtait pour juger
des coups, et quelquefois même favorisait celui qu'il pensait être de
son opinion; car ce corps, comme toute la France, avait ses Royalistes
et ses Cardinalistes.

Les fenêtres du Louvre s'éclairaient peu à peu, et l'on y voyait
beaucoup de têtes de femmes derrière les petits carreaux en losanges,
attentives à contempler le combat.

De nombreuses patrouilles de Suisses sortirent avec des flambeaux; on
distinguait ces soldats à leur étrange uniforme. Ils portaient le bras
droit rayé de bleu et de rouge, et le bas de soie de leur jambe droite
était rouge; le côté gauche rayé de bleu, rouge et blanc, et le bas
blanc et rouge. On avait espéré sans doute, au château royal, que cette
troupe étrangère pourrait dissiper l'attroupement; mais on se trompa.
Ces impassibles soldats, suivant froidement, exactement et sans les
dépasser, les ordres qu'on leur avait donnés, circulèrent avec symétrie
entre les groupes armés qu'ils divisaient un moment, vinrent se réunir
devant la grille avec une précision parfaite, et rentrèrent en ordre
comme à la manoeuvre, sans s'informer si les ennemis à travers lesquels
ils étaient passés s'étaient rejoints ou non.

Mais le bruit, un instant apaisé, redevint général à force
d'explications particulières. On entendait partout des appels, des
injures et des imprécations; il ne semblait pas que rien pût faire
cesser ce combat que la destruction de l'un des deux partis, lorsque
des cris, ou plutôt des hurlements affreux, vinrent mettre le comble
au tumulte. L'abbé de Gondi, alors occupé à tirer un cavalier par son
manteau pour le faire tomber, s'écria:--Voilà mes gens! Fontrailles,
vous allez en voir de belles; voyez, voyez déjà comme cela court! c'est
charmant, vraiment!

Et il lâcha prise et monta sur une pierre pour considérer la manoeuvre
de ses troupes, croisant ses bras avec l'importance d'un général
d'armée. Le jour commençait à poindre, et l'on vit que du bout de
l'île Saint-Louis accourait, en effet, une foule d'hommes, de femmes
et d'enfants de la lie du peuple, poussant au ciel et vers le Louvre
d'étranges vociférations. Des filles portaient de longues épées, des
enfants traînaient d'immenses hallebardes et des piques damasquinées
du temps de la Ligue; des vieilles en haillons tiraient après elles,
avec des cordes, des charrettes pleines d'anciennes armes rouillées
et rompues; des ouvriers de tous les métiers, ivres pour la plupart,
les suivaient avec des bâtons, des fourches, des lances, des pelles,
des torches, des pieux, des crocs, des leviers, des sabres et des
broches aiguës; ils chantaient et hurlaient tour à tour, contrefaisant
avec des rires atroces les miaulements du chat, et portant, comme un
drapeau, un de ces animaux pendu au bout d'une perche et enveloppé dans
un lambeau rouge, figurant ainsi le Cardinal, dont le goût pour les
chats était connu généralement. Des crieurs publics couraient, tout
rouges et haletants, semer sur les ruisseaux et les pavés, coller sur
les parapets, les bornes, les murs des maisons et du palais même, de
longues histoires satiriques en petits vers, faites sur les personnages
du temps; des garçons bouchers et mariniers portant de larges coutelas,
battaient la charge sur des chaudrons, et traînaient dans la boue un
porc nouvellement égorgé, coiffé de la calotte rouge d'un enfant de
choeur. De jeunes et vigoureux drôles, vêtus en femmes et enluminés
d'un grossier vermillon, criaient d'une voix forcenée: «_Nous sommes
des mères de famille ruinées par Richelieu: mort au Cardinal!_» Ils
portaient dans leurs bras des nourrissons de paille qu'ils faisaient le
geste de jeter à la rivière, et les y jetaient en effet.

Lorsque cette dégoûtante cohue eut inondé les quais de ses milliers
d'individus infernaux, elle produisit un effet étrange sur les
combattants, et tout à fait contraire à ce qu'en attendait leur patron.
Les ennemis de chaque faction abaissèrent leurs armes et se séparèrent.
Ceux de MONSIEUR et de Cinq-Mars furent révoltés de se voir secourus
par de tels auxiliaires, et, aidant eux-mêmes les gentilshommes du
Cardinal à remonter à cheval et en voiture, leurs valets à y porter les
blessés, donnèrent des rendez-vous particuliers à leurs adversaires
pour vider leur querelle sur un terrain plus secret et plus digne
d'eux. Rougissant de la supériorité du nombre et des ignobles troupes
qu'ils semblaient commander, entrevoyant, peut-être pour la première
fois, les funestes conséquences de leurs jeux politiques, et voyant
quel était le limon qu'ils venaient de remuer, ils se divisèrent pour
se retirer, enfonçant leurs chapeaux larges sur leurs yeux, jetant
leurs manteaux sur leurs épaules, et redoutant le jour.

--Vous avez tout dérangé, mon cher abbé, avec cette canaille, dit
Fontrailles, en frappant du pied, à Gondi, qui se trouvait assez
interdit; votre bonhomme d'oncle a là de jolis paroissiens!

--Ce n'est pas ma faute, reprit cependant Gondi, d'un ton mutin; c'est
que ces idiots sont arrivés une heure trop tard; s'ils fussent venus à
la nuit, on ne les aurait pas vus, ce qui les gâte un peu, à dire le
vrai (car j'avoue que le grand jour leur fait tort), et on n'aurait
entendu que la voix du peuple: _Vox populi, vox Dei_. D'ailleurs, il
n'y a pas tant de mal; ils vont nous donner, par leur foule, les moyens
de nous évader sans être reconnus, et, au bout du compte, notre tâche
est finie; nous ne voulions pas la mort du pécheur: Chavigny et les
siens sont de braves gens que j'aime beaucoup; s'il n'est qu'un peu
blessé, tant mieux. Adieu, je vais voir M. de Bouillon, qui arrive
d'Italie.

--Olivier, dit Fontrailles, partez donc pour Saint-Germain avec
Fournier et Ambrosio; je vais rendre compte à MONSIEUR, avec Montrésor.

Tout se sépara, et le dégoût fit sur ces gens bien élevés ce que la
force n'avait pu faire.

Ainsi se termina cette échauffourée, qui semblait pouvoir enfanter de
grands malheurs; personne n'y fut tué; les cavaliers, avec quelques
égratignures de plus, et quelques-uns avec leur bourse de moins, à
leur grande surprise, reprirent leur route près des carrosses par
des rues détournées; les autres s'évadèrent, un à un, à travers la
populace qu'ils avaient soulevée. Les misérables qui la composaient,
dénués de chefs de troupes, restèrent encore deux heures à pousser les
mêmes cris, jusqu'à ce que leur vin fût cuvé et que le froid éteignît
ensemble le feu de leur sang et de leur enthousiasme. On voyait aux
fenêtres des maisons du quai de la Cité et le long des murs le sage et
véritable peuple de Paris, regardant d'un air triste et dans un morne
silence ces préludes de désordre; tandis que le corps des marchands,
vêtu de noir, précédé de ses échevins et de ses prévôts, s'acheminait
lentement et courageusement, à travers la populace, vers le _Palais
de Justice_ où devait s'assembler le parlement, et allait lui porter
plainte de ces effrayantes scènes nocturnes.

Cependant les appartements de Gaston d'Orléans étaient dans une
grande rumeur. Ce prince occupait alors l'aile du Louvre parallèle
aux Tuileries, et ses fenêtres donnaient d'un côté sur la cour, et
de l'autre sur un amas de petites maisons et de rues étroites qui
couvraient la place presque en entier. Il s'était levé précipitamment,
réveillé en sursaut par le bruit des armes à feu, avait jeté ses pieds
dans de larges _mules_ carrées, à hauts talons, et, enveloppé dans
une vaste robe de chambre de soie couverte de dessins d'or brodés en
relief, se promenait en long et en large dans sa chambre à coucher,
envoyant, de minute en minute, un laquais nouveau pour demander ce qui
se passait, et s'écriant qu'on courût chercher l'abbé de La Rivière,
son conseil accoutumé; mais, par malheur, il était sorti de Paris.
A chaque coup de pistolet, ce prince timide courait aux fenêtres,
sans rien voir autre chose que quelques flambeaux que l'on portait en
courant; on avait beau lui dire que les cris qu'il entendait étaient en
sa faveur, il ne cessait de se promener par les appartements, dans le
plus grand désordre, ses longs cheveux noirs et ses yeux bleus ouverts
et agrandis par l'inquiétude et l'effroi; il était moitié nu lorsque
Montrésor et Fontrailles arrivèrent enfin, et le trouvèrent se frappant
la poitrine et répétant mille fois: «_Mea culpa, mea culpa._»

--Eh bien, arrivez donc! leur cria-t-il de loin, courant au-devant
d'eux; arrivez donc enfin! que se passe-t-il? que fait-on là? quels
sont ces assassins? quels sont ces cris?

--On crie: «Vive MONSIEUR.»

Gaston, sans faire semblant d'entendre, et tenant un instant la porte
de sa chambre ouverte, pour que sa voix pénétrât jusque dans les
galeries où étaient les gens de sa maison, continua en criant de toute
sa force et en gesticulant:

--Je ne sais rien de tout ceci et n'ai rien autorisé; je ne veux rien
entendre, je ne veux rien savoir; je n'entrerai jamais dans aucun
projet; ce sont des factieux qui font tout ce bruit: ne m'en parlez pas
si vous voulez être bien vus ici; je ne suis l'ennemi de personne, je
déteste de telles scènes...

Fontrailles, qui savait à quel homme il avait affaire, ne répondit
rien, et entra avec son ami, mais sans se presser, afin que MONSIEUR
eût le temps de jeter son premier feu; et, quand tout fut dit et la
porte fermée avec soin, il prit la parole:

--Monseigneur, dit-il, nous venons vous demander mille pardons de
l'impertinence de ce peuple, qui ne cesse de crier qu'il veut la mort
de votre ennemi, et qu'il voudrait même vous voir Régent si nous avions
le malheur de perdre Sa Majesté; oui, le peuple est toujours libre dans
ses propos; mais il était si nombreux, que tous nos efforts n'ont pu
le contenir: c'était le cri du coeur dans toute sa vérité; c'était une
explosion d'amour que la froide raison n'a pu réprimer, et qui sortait
de toutes les règles.

--Mais enfin, que s'est-il passé? reprit Gaston un peu calmé:
qu'ont-ils fait depuis quatre heures que je les entends?

--Cet amour, continua froidement Montrésor, comme M. de Fontrailles a
l'honneur de vous le dire, sortait tellement des règles et des bornes,
qu'il nous a entraînés nous-mêmes, et nous nous sommes sentis saisis de
cet enthousiasme qui nous transporte toujours au nom seul de MONSIEUR,
et qui nous a portés à des choses que nous n'avions pas préméditées.

--Mais enfin, qu'avez-vous fait? reprit le prince...

--Ces choses, reprit Fontrailles, dont M. de Montrésor a l'honneur de
parler à MONSIEUR, sont précisément de celles que je prévoyais ici même
hier au soir, quand j'eus l'honneur de l'entretenir.

--Il ne s'agit pas de cela, interrompit Gaston; vous ne pourrez pas
dire que j'aie rien ordonné ni autorisé; je ne me mêle de rien, je
n'entends rien au gouvernement...

--Je conviens, poursuivit Fontrailles, que Votre Altesse n'a rien
ordonné; mais elle m'a permis de lui dire que je prévoyais que cette
nuit serait troublée vers les deux heures, et j'espérais que son
étonnement serait moins grand.

Le prince, se remettant peu à peu, et voyant qu'il n'effrayait pas
les deux champions; ayant d'ailleurs dans sa conscience et lisant
dans leurs yeux le souvenir du consentement qu'il leur avait donné
la veille, s'assit sur le bord de son lit, croisa les bras, et, les
regardant d'un air de juge, leur dit encore avec une voix imposante:

--Mais enfin, qu'avez-vous donc fait?

--Eh! presque rien, monseigneur, dit Fontrailles; le hasard nous a
fait rencontrer dans la foule quelques-uns de nos amis qui avaient
eu une querelle avec le cocher de M. de Chavigny qui les écrasait; il
s'en est suivi quelques propos un peu vifs, quelques petits gestes un
peu brusques, quelques égratignures qui ont fait rebrousser chemin au
carrosse, et voilà tout.

--Absolument tout, répéta Montrésor.

--Comment, tout! s'écria Gaston très ému et sautant dans la chambre; et
n'est-ce donc rien que d'arrêter la voiture d'un ami du Cardinal-Duc?
Je n'aime point les scènes, je vous l'ai déjà dit; je ne hais point
le Cardinal; c'est un grand politique, certainement, un très grand
politique; vous me compromettez horriblement; on sait que Montrésor est
à moi; si on l'a reconnu, on dira que je l'ai envoyé...

--Le hasard, répondit Montrésor, m'a fait trouver cet habit du peuple
que MONSIEUR peut voir sous mon manteau, et que j'ai préféré à tout
autre par ce motif.

Gaston respira.

--Vous êtes bien sûr qu'on ne vous a pas reconnu? dit-il; c'est que
vous sentez, mon cher ami, combien ce serait pénible... convenez-en
vous-même...

--Si j'en suis sûr, ô ciel! s'écria le gentilhomme du prince: je
gagerais ma tête et ma part du Paradis que personne n'a vu mes traits
et ne m'a appelé par mon nom.

--Eh bien, continua Gaston, se rasseyant sur son lit et prenant un air
plus calme, et même où brillait une légère satisfaction, contez-moi
donc un peu ce qui s'est passé.

Fontrailles se chargea du récit, où, comme l'on pense, le peuple jouait
un grand rôle et les gens de MONSIEUR aucun; et, dans sa péroraison,
il ajouta, entrant dans les détails:--On a pu voir, de vos fenêtres
mêmes, monseigneur, de respectables mères de famille, poussées par le
désespoir, jeter leurs enfants dans la Seine en maudissant Richelieu.

--Ah! c'est épouvantable! s'écria le prince indigné ou feignant de
l'être et de croire à ces excès. Il est donc bien vrai qu'il est
détesté si généralement? mais il faut convenir qu'il le mérite! Quoi!
son ambition et son avarice ont réduit là ces bons habitants de Paris
que j'aime tant!

--Oui, monseigneur, reprit l'orateur; et ici ce n'est pas Paris
seulement, c'est la France entière qui vous supplie avec nous de vous
décider à la délivrer de ce tyran; tout est prêt; il ne faut qu'un
signe de votre tête auguste pour anéantir ce pygmée, qui a tenté
l'abaissement de la maison royale elle-même.

--Hélas! Dieu m'est témoin que je lui pardonne cette injure, reprit
Gaston en levant les yeux; mais je ne puis entendre plus longtemps les
cris du peuple; oui, j'irai à son secours!...

--Ah! nous tombons à vos genoux! s'écria Montrésor s'inclinant...

--C'est-à-dire, reprit le prince en reculant, autant que ma dignité ne
sera pas compromise et que l'on ne verra nulle part mon nom.

--Et c'est justement lui que nous voudrions! s'écria Fontrailles, un
peu plus à son aise... Tenez, monseigneur, il y a déjà quelques noms à
mettre à la suite du vôtre, et qui ne craignent pas de s'inscrire, je
vous les dirai sur-le-champ si vous voulez...

--Mais, mais, mais... dit le duc d'Orléans avec un peu d'effroi,
savez-vous que c'est une conjuration que vous me proposez là tout
simplement?...

--Fi donc! fi donc! monseigneur, des gens d'honneur comme nous! une
conjuration! ah! du tout! une ligue, tout au plus; un petit accord pour
donner la direction au voeu unanime de la nation et de la cour: voilà
tout!

--Mais... mais cela n'est pas clair, car enfin cette affaire ne
serait ni générale ni publique: donc ce serait une conjuration; vous
n'avoueriez pas que vous en êtes?

--Moi, monseigneur? pardonnez-moi, à toute la terre, puisque tout le
royaume en est déjà, et je suis du royaume. Eh! qui ne mettrait son nom
après celui de MM. de Bouillon et de Cinq-Mars?...

--Après, peut-être, mais avant? dit Gaston en fixant ses regards sur
Fontrailles, et plus finement qu'il ne s'y attendait.

Celui-ci sembla hésiter un moment...

--Eh bien, que ferait MONSIEUR, si je lui disais des noms après
lesquels il pût mettre le sien?

--Ah! ah! voilà qui est plaisant, reprit le prince en riant; savez-vous
qu'au-dessus du mien il n'y en a pas beaucoup? Je n'en vois qu'un.

--Enfin, s'il y en a un, monseigneur nous promet-il de signer celui de
Gaston au-dessous?

--Ah! parbleu, de tout mon coeur, je ne risque rien, car je ne vois que
le Roi, qui n'est sûrement pas de la partie.

--Eh bien, à dater de ce moment, permettez, dit Montrésor, que nous
vous prenions au mot, et veuillez bien consentir à présent à deux
choses seulement: voir M. de Bouillon chez la Reine, et M. le grand
écuyer chez le Roi.

--Tope! dit MONSIEUR gaiement et frappant l'épaule de Montrésor, j'irai
dès aujourd'hui à la toilette de ma belle-soeur, et je prierai mon
frère de venir courre un cerf à Chambord avec moi.

Les deux amis n'en demandaient pas plus, et furent surpris eux-mêmes
de leur ouvrage; jamais ils n'avaient vu tant de résolution à leur
chef. Aussi, de peur de le mettre sur une voie qui pût le détourner
de la route qu'il venait de prendre, ils se hâtèrent de jeter la
conversation sur d'autres sujets, et se retirèrent charmés, en laissant
pour derniers mots dans son oreille qu'ils comptaient sur ses dernières
promesses.




CHAPITRE XV

L'ALCOVE

    Les reines ont été vues pleurant comme de simples femmes.

    CHATEAUBRIAND.

    Qu'il est doux d'être belle alors qu'on est aimée.

    DELPHINE GAY.


Tandis qu'un prince était ainsi rassuré avec peine par ceux qui
l'entouraient, et leur laissait voir un effroi qui pouvait être
contagieux pour eux, une princesse, plus exposée aux accidents, plus
isolée par l'indifférence de son mari, plus faible par sa nature et
par la timidité qui vient de l'absence du bonheur, donnait de son côté
l'exemple du courage le plus calme et de la plus pieuse résignation,
et raffermissait sa suite effrayée: c'était la Reine. A peine endormie
depuis une heure, elle avait entendu des cris aigus derrière les portes
et les épaisses tapisseries de sa chambre. Elle ordonna à ses femmes
de faire entrer, et la duchesse de Chevreuse, en chemise et enveloppée
dans un grand manteau, vint tomber presque évanouie au pied de son lit,
suivie de quatre dames d'atours et de trois femmes de chambre. Ses
pieds délicats étaient nus, et ils saignaient, parce qu'elle s'était
blessée en courant; elle criait, en pleurant comme un enfant, qu'un
coup de pistolet avait brisé ses volets et ses carreaux, et l'avait
blessée; qu'elle suppliait la Reine de la renvoyer en exil, où elle se
trouvait plus tranquille que dans un pays où l'on voulait l'assassiner
parce qu'elle était l'amie de Sa Majesté. Elle avait ses cheveux dans
un grand désordre et tombant jusqu'à ses pieds: c'était sa principale
beauté, et la jeune Reine pensa qu'il y avait dans cette toilette moins
de hasard que l'on ne l'eût pu croire.

--Eh! ma chère, qu'arrive-t-il donc? lui dit-elle avec assez de
sang-froid; vous avez l'air de Madeleine, mais dans sa jeunesse, avant
le repentir. Il est probable que si l'on en veut à quelqu'un ici, c'est
à moi; tranquillisez-vous.

--Non, madame, sauvez-moi; protégez-moi! c'est ce Richelieu qui me
poursuit! j'en suis certaine.

Le bruit des pistolets qui s'entendit alors plus distinctement,
convainquit la Reine que les terreurs de Mme de Chevreuse n'étaient pas
vaines.

--Venez m'habiller, madame de Motteville, cria-t-elle.

Mais celle-ci avait perdu la tête entièrement, et, ouvrant un de ces
immenses coffres d'ébène qui servaient d'armoire alors, en tirait une
cassette de diamants de la princesse pour la sauver, et ne l'écoutait
pas. Les autres femmes avaient vu sur une fenêtre la lueur des torches,
et, s'imaginant que le feu était au palais, précipitaient les bijoux,
les dentelles, les vases d'or, jusqu'aux porcelaines, dans des draps
qu'elles voulaient jeter ensuite par la fenêtre. En même temps survint
Mme de Guémenée, un peu plus habillée que la duchesse de Chevreuse,
mais ayant pris la chose plus au tragique encore; l'effroi qu'elle
avait en donna un peu à la Reine, à cause du caractère cérémonieux et
paisible qu'on lui connaissait. Elle entra sans saluer, pâle comme un
spectre, et dit avec volubilité:

--Madame, il est temps de nous confesser; on attaque le Louvre, et tout
le peuple arrive de la Cité, m'a-t-on dit.

La stupeur fit taire et rendit immobile toute la chambre.

--Nous allons mourir! cria la duchesse de Chevreuse, toujours à
genoux. Ah! mon Dieu! que ne suis-je restée en Angleterre! Oui,
confessons-nous; je me confesse hautement: j'ai aimé... j'ai été aimée
de...

--C'est bon, c'est bon, dit la Reine, je ne me charge pas d'entendre
jusqu'à la fin; ce ne serait peut-être pas le moindre de mes dangers,
dont vous ne vous occupez guère.

Le sang-froid d'Anne d'Autriche et cette seconde réponse sévère
rendirent pourtant un peu de calme à cette belle personne, qui se
releva confuse, et s'aperçut du désordre de sa toilette, qu'elle alla
réparer le mieux qu'elle put dans un cabinet voisin.

--Dona Stephania, dit la Reine à une de ses femmes, la seule Espagnole
qu'elle eût conservée auprès d'elle, allez chercher le capitaine des
gardes: il est temps que je voie des hommes, enfin, et que j'entende
quelque chose de raisonnable.

Elle dit ceci en espagnol, et le mystère de cet ordre, dans une langue
qu'elles ne comprenaient pas, fit rentrer le bon sens dans la chambre.

La camériste disait son chapelet; mais elle se leva du coin de
l'alcôve où elle s'était réfugiée, et sortit en courant pour obéir à sa
maîtresse.

Cependant les signes de la révolte et les symptômes de la terreur
devenaient plus distincts au-dessous et dans l'intérieur. On entendait
dans la grande cour du Louvre le piétinement des chevaux de la garde,
les commandements des chefs, le roulement des carrosses de la Reine,
qu'on attelait pour fuir s'il le fallait, le bruit des chaînes de
fer que l'on traînait sur le pavé pour former les barricades en cas
d'attaque, les pas précipités, le choc des armes, des troupes d'hommes
qui couraient dans les corridors, les cris sourds et confus du peuple
qui s'élevaient et s'éteignaient, s'éloignaient et se rapprochaient
comme le bruit des vagues et des vents.

La porte s'ouvrit encore, et cette fois c'était pour introduire un
charmant personnage.

--Je vous attendais, chère Marie, dit la Reine, tendant les bras à la
duchesse de Mantoue: vous avez eu plus de bravoure que nous toutes,
vous venez parée pour être vue de toute la cour.

--Je n'étais pas couchée, heureusement, répondit la princesse de
Gonzague en baissant les yeux, j'ai vu tout ce peuple par mes fenêtres.
Oh! madame, fuyez! je vous supplie de vous sauver par les escaliers
secrets, et de nous permettre de rester à votre place; on pourra
prendre l'une de nous pour la Reine, et, ajouta-t-elle en versant une
larme, je viens d'entendre des cris de mort. Sauvez-vous, madame! je
n'ai pas de trône à perdre! vous êtes fille, femme et mère de rois,
sauvez-vous et laissez-nous ici.

--Vous avez à perdre plus que moi, mon amie, en beauté, en jeunesse,
et, j'espère, en bonheur, dit la Reine avec un sourire gracieux et
lui donnant sa belle main à baiser. Restez dans mon alcôve, je le
veux bien, mais nous y serons deux. Le seul service que j'accepte de
vous, belle enfant, c'est de m'apporter ici dans mon lit cette petite
cassette d'or que ma pauvre Motteville a laissée par terre, et qui
contient ce que j'ai de plus précieux.

Puis, en la recevant, elle ajouta à l'oreille de Marie:

--S'il m'arrivait quelque malheur, jure-moi que tu la prendras pour la
jeter dans la Seine.

--Je vous obéirai, madame, comme à ma bienfaitrice et à ma seconde
mère, dit-elle en pleurant.

Cependant le bruit du combat redoublait sur les quais, et les vitraux
de la chambre réfléchissaient souvent la lueur des coups de feu dont
on entendait l'explosion. Le capitaine des gardes et celui des Suisses
firent demander des ordres par dona Stephania.

--Je leur permets d'entrer, dit la princesse. Rangez-vous de ce côté,
mesdames; je suis homme dans ce moment, et je dois l'être.

Puis, soulevant les rideaux de son lit, elle continua en s'adressant
aux deux officiers:--Messieurs, souvenez-vous d'abord que vous répondez
sur votre tête de la vie des princes mes enfants, vous le savez,
monsieur de Guitaut?

--Je couche en travers de leur porte, madame; mais ce mouvement ne
menace ni eux ni Votre Majesté.

--C'est bien, ne pensez à moi qu'après eux, interrompit la Reine, et
protégez indistinctement tous ceux que l'on menace. Vous m'entendez
aussi, vous monsieur de Bassompierre; vous êtes gentilhomme; oubliez
que votre oncle est encore à la Bastille, et faites votre devoir près
des petits-fils du feu Roi son ami.

C'était un jeune homme d'un visage franc et ouvert.

--Votre Majesté, dit-il avec un léger accent allemand, peut voir que je
n'oublie que ma famille, et non la sienne.

Et il montra sa main gauche, où il manquait deux doigts qui venaient
d'être coupés.

--J'ai encore une autre main, dit-il en saluant et se retirant avec
Guitaut.

La Reine émue se leva aussitôt, et, malgré les prières de la princesse
de Guéménée, les pleurs de Marie de Gonzague et les cris de Mme de
Chevreuse, voulut se mettre à la fenêtre et l'entrouvrit, appuyée sur
l'épaule de la duchesse de Mantoue.

--Qu'entends-je? dit-elle; en effet, on crie: «Vive le Roi!... Vive la
Reine!»

Le peuple, croyant la reconnaître, redoubla de cris en ce moment, et
l'on entendit: «A bas le Cardinal! Vive M. le Grand!»

Marie tressaillit.

--Qu'avez-vous! lui dit la Reine en l'observant.

Mais, comme elle ne répondait pas et tremblait de tout son corps, cette
bonne et douce princesse ne parut pas s'en apercevoir, et prêtant la
plus grande attention aux cris du peuple et à ses mouvements, elle
exagéra même une inquiétude qu'elle n'avait plus depuis le premier nom
arrivé à son oreille. Une heure après, lorsqu'on vint lui dire que la
foule n'attendait qu'un geste de sa main pour se retirer, elle le donna
gracieusement et avec un air de satisfaction; mais cette joie était
loin d'être complète, car le fond de son coeur était troublé par bien
des choses et surtout par le pressentiment de la régence. Plus elle
se penchait hors de la fenêtre pour se montrer, plus elle voyait les
scènes révoltantes que le jour naissant n'éclairait que trop: l'effroi
rentrait dans son coeur à mesure qu'il lui devenait plus nécessaire de
paraître calme et confiante, et son âme s'attristait de l'enjouement
de ses paroles et de son visage. Exposée à tous ces regards, elle
se sentait femme, et frémissait en voyant ce peuple qu'elle aurait
peut-être bientôt à gouverner, et qui savait déjà demander la mort de
quelqu'un et appeler ses Reines.

Elle salua donc.

Cent cinquante ans après, ce salut a été répété par une autre
princesse, comme elle née du sang d'Autriche, et Reine de France. La
monarchie, sans base, telle que Richelieu l'avait faite, naquit et
mourut entre ces deux comparutions.

Enfin, la princesse fit refermer ses fenêtres et se hâta de congédier
sa suite timide. Les épais rideaux retombèrent sur les vitres
bariolées, et la chambre ne fut plus éclairée par un jour qui lui
était odieux; de gros flambeaux de cire blanche brûlaient dans les
candélabres en forme de bras d'or qui sortaient des tapisseries
encadrées et fleurdelisées dont le mur était garni. Elle voulut rester
seule avec Marie de Mantoue, et, rentrée avec elle dans l'enceinte que
formait la balustrade royale, elle tomba assise sur son lit, fatiguée
de son courage et de ses sourires, et se mit à fondre en larmes, le
front appuyé contre son oreiller. Marie, à genoux sur le marchepied
de velours, tenait l'une de ses mains dans les siennes, et sans oser
parler la première, y appuyait sa tête en tremblant; car, jusque-là
jamais on n'avait vu une larme dans les yeux de la Reine.

Elles restèrent ainsi pendant quelques minutes. Après quoi la
princesse, se soulevant péniblement, lui parla ainsi:

--Ne t'afflige pas, mon enfant, laisse-moi pleurer; cela fait tant de
bien quand on règne! Si tu pries Dieu pour moi, demande-lui qu'il me
donne la force de ne pas haïr l'ennemi qui me poursuit partout, et qui
perdra la famille royale de France et la monarchie par son ambition
démesurée; je le reconnais encore dans ce qui vient de se passer, je le
vois dans ces tumultueuses révoltes.

--Eh quoi! madame, n'est-il pas à Narbonne? car c'est le Cardinal
dont vous parlez, sans doute? et n'avez-vous pas entendu que ces cris
étaient pour vous et contre lui?

--Oui, mon amie, il est à trois cents lieues de nous, mais son génie
fatal veille à cette porte. Si ces cris ont été jetés, c'est qu'il
les a permis; si ces hommes se sont assemblés, c'est qu'ils n'ont
pas atteint l'heure qu'il a marquée pour les perdre. Crois-moi, je le
connais, et j'ai payé cher la science de cette âme perverse; il m'en
a coûté toute la puissance de mon rang, les plaisirs de mon âge, les
affections de ma famille, et jusqu'au coeur de mon mari; il m'a isolée
du monde entier; il m'enferme à présent dans une barrière d'honneurs
et de respects; et naguère il a osé, au scandale de la France entière,
me mettre en accusation moi-même; on a visité mes papiers, on m'a
interrogée; on m'a fait signer que j'étais coupable et demander pardon
au Roi d'une faute que j'ignorais; enfin, j'ai dû au dévouement et à la
prison, peut-être éternelle, d'un fidèle domestique[4], la conservation
de cette cassette que tu m'as sauvée. Je vois dans tes regards que tu
me crois trop effrayée; mais ne t'y trompe pas, comme toute la cour le
fait à présent, ma chère fille; sois sûre que cet homme est partout, et
qu'il sait jusqu'à nos pensées.

  [4] Il se nommait Laporte. Ni la crainte des supplices, ni l'espoir
  de l'or du Cardinal ne lui arrachèrent un mot des secrets de la
  Reine.

--Quoi! madame, saurait-il tout ce qu'ont crié ces gens sous vos
fenêtres et le nom de ceux qui les envoient!

--Oui, sans doute, il le sait d'avance ou le prévoit; il le permet, il
l'autorise, pour me compromettre aux yeux du Roi et le tenir séparé de
moi; il veut achever de m'humilier.

--Mais cependant le Roi ne l'aime plus depuis deux ans; c'est un autre
qu'il aime.

La Reine sourit; elle contempla quelques instants en silence les traits
naïfs et purs de la belle Marie, et son regard plein de candeur qui
se levait sur elle languissamment; elle écarta les boucles noires qui
voilaient ce beau front, et parut reposer ses yeux et son âme en voyant
cette innocence ravissante exprimée sur un visage si beau; elle baisa
sa joue et reprit:

--Tu ne soupçonnes pas, pauvre ange, une triste vérité: c'est que le
Roi n'aime personne, et que ceux qui paraissent le plus en faveur sont
les plus près d'être abandonnés par lui et jetés à celui qui engloutit
et dévore tout.

--Ah! mon Dieu! que me dites-vous?

--Sais-tu combien il en a perdu? poursuivit la Reine d'une voix plus
basse et regardant ses yeux comme pour y lire toute sa pensée et y
faire entrer la sienne; sais-tu la fin de ses favoris? T'a-t-on conté
l'exil de Baradas, celui de Saint-Simon, le couvent de Mlle de La
Fayette, la honte de Mme de Hautefort, la mort de M. de Chalais, un
enfant, le plus jeune et le premier de tous ceux qui furent suppliciés,
proscrits ou empoisonnés, tous ont disparu sous un souffle, par un seul
ordre de Richelieu à son maître, et, sans cette faveur que tu prends
pour de l'amitié, leur vie eût été paisible; mais cette faveur est
mortelle, c'est un poison. Tiens, vois cette tapisserie qui représente
Sémêlé; les favoris de Louis XIII ressemblent à cette femme; son
attachement dévore comme ce feu qui l'éblouit et la brûle.

Mais la jeune duchesse n'était plus en état d'entendre la Reine; elle
continuait à fixer sur elle de grands yeux noirs, qu'un voile de larmes
obscurcissaient; ses mains tremblaient dans celles d'Anne d'Autriche,
et une agitation convulsive faisait frémir ses lèvres.

--Je suis bien cruelle, n'est-ce pas, Marie? poursuivit la Reine avec
une voix d'une douceur extrême et en la caressant comme un enfant dont
on veut tirer un aveu; oh! oui, sans doute, je suis bien méchante,
notre coeur est bien gros; vous n'en pouvez plus, mon enfant. Allons,
parlez-moi; où en êtes-vous avec M. de Cinq-Mars?

A ce mot, la douleur se fit un passage, et, toujours à genoux aux
pieds de la Reine, Marie versa à son tour sur le sein de cette bonne
princesse un déluge de pleurs avec des sanglots enfantins et des
mouvements si violents dans sa tête et ses belles épaules, qu'il
semblait que son coeur dût se briser. La Reine attendit longtemps la
fin de ce premier mouvement en la berçant dans ses bras comme pour
apaiser sa douleur, et répétant souvent:--Ma fille, allons, ma fille,
ne t'afflige pas ainsi!

--Ah! madame, s'écria-t-elle, je suis bien coupable envers vous; mais
je n'ai pas compté sur ce coeur-là! J'ai eu bien tort, j'en serai
peut-être bien punie! Mais, hélas! comment aurais-je osé vous parler,
madame? Ce n'était pas d'ouvrir mon âme qui m'était difficile; c'était
de vous avouer que j'avais besoin d'y faire lire.

La Reine réfléchit un moment, comme pour rentrer en elle-même, en
mettant son doigt sur ses lèvres.

--Vous avez raison, reprit-elle ensuite, vous avez bien raison, Marie,
c'est toujours le premier mot qu'il est difficile de nous dire, et cela
nous perd souvent: mais il le faut, et, sans cette étiquette, on serait
bien près de manquer de dignité. Ah! qu'il est difficile de régner!
Aujourd'hui, voilà que je veux descendre dans votre coeur, et j'arrive
trop tard pour vous faire du bien.

Marie de Mantoue baissa la tête sans répondre.

--Faut-il vous encourager à parler? reprit la Reine; faut-il vous
rappeler que je vous ai presque adoptée comme ma fille aînée; qu'après
avoir cherché à vous faire épouser le frère du Roi je vous préparais le
trône de Pologne? faut-il plus, Marie? Oui, il faut plus; je le ferai
pour toi: si ensuite tu ne me fais pas connaître tout ton coeur, je
t'ai mal jugée. Ouvre de ta main cette cassette d'or: voici la clef;
ouvre-la hardiment, ne tremble pas comme moi.

La duchesse de Mantoue obéit en hésitant, et vit dans ce petit coffre
ciselé un couteau d'une forme grossière dont la poignée était de fer
et la lame très rouillée; il était posé sur quelques lettres ployées
avec soin sur lesquelles était le nom de Buckingham. Elle voulut les
soulever, Anne d'Autriche l'arrêta.

--Ne cherche pas autre chose, lui dit-elle; c'est là tout le trésor
de la Reine... C'en est un, car c'est le sang d'un homme qui ne vit
plus, mais qui a vécu pour moi: il était le plus beau, le plus brave,
le plus illustre des grands de l'Europe; il se couvrit des diamants
de la couronne d'Angleterre pour me plaire; il fit naître une guerre
sanglante et arma des flottes, qu'il commanda lui-même, pour le bonheur
de combattre une fois celui qui était mon mari; il traversa les mers
pour cueillir une fleur sur laquelle j'avais marché, et courut le
risque de la mort pour baiser et tremper de larmes les pieds de ce lit,
en présence de deux femmes de ma cour. Dirai-je plus? oui, je te le dis
à toi, je l'ai aimé, je l'aime encore dans le passé plus qu'on ne peut
aimer d'amour. Eh bien! il ne l'a jamais su, jamais deviné: ce visage,
ces yeux, ont été de marbre pour lui, tandis que mon coeur brûlait et
se brisait de douleur; mais j'étais Reine de France...

Ici Anne d'Autriche serra fortement le bras de Marie.

--Ose te plaindre à présent, continua-t-elle, si tu n'as pas pu me
parler d'amour; et ose te taire quand je viens de te dire de telles
choses!

--Ah! oui, madame, j'oserai vous confier ma douleur, puisque vous êtes
pour moi...

--Une amie, une femme, interrompit la Reine; j'ai été femme par mon
effroi, qui t'a fait savoir un secret inconnu au monde entier; j'ai été
femme, tu le vois, par un amour qui survit à l'homme que j'aimais...
Parle, parle-moi, il est temps...

--Il n'est plus temps, au contraire, reprit Marie avec un sourire
forcé; M. de Cinq-Mars et moi nous sommes unis pour toujours.

--Pour toujours! s'écria la Reine; y pensez-vous? et votre rang, votre
nom, votre avenir, tout est-il perdu? Réserveriez-vous ce désespoir à
votre frère le duc de Rethel et à tous les Gonzague?

--Depuis plus de quatre ans j'y pense et j'y suis résolue; et depuis
dix jours nous sommes fiancés...

--Fiancés! s'écria la Reine en frappant ses mains; on vous a trompée,
Marie. Qui l'eût osé sans l'ordre du Roi? C'est une intrigue que je
veux savoir; je suis sûre qu'on vous a entraînée et trompée.

Marie se recueillit un moment et dit:

--Rien ne fut plus simple, madame, que notre attachement. J'habitais,
vous le savez, le vieux château de Chaumont, chez la maréchale
d'Effiat, mère de M. de Cinq-Mars. Je m'y étais retirée pour pleurer
mon père, et bientôt il arriva qu'il eut lui-même à regretter le sien.
Dans cette nombreuse famille affligée, je ne vis que sa douleur qui
fut aussi profonde que la mienne: tout ce qu'il disait je l'avais déjà
pensé, et lorsque nous vînmes à nous parler de nos peines, nous les
trouvâmes toutes semblables. Comme j'avais été la première malheureuse,
je me connaissais mieux en tristesse, et j'essayais de le consoler
en lui disant ce que j'avais souffert, de sorte qu'en me plaignant il
s'oubliait. Ce fut le commencement de notre amour, qui, vous le voyez,
naquit presque entre deux tombeaux.

--Dieu veuille, ma chère, qu'il ait une fin heureuse! dit la Reine.

--Je l'espère, madame, puisque vous priez pour moi, poursuivit
Marie; d'ailleurs, tout me sourit à présent; mais alors j'étais bien
malheureuse! La nouvelle arriva un jour au château que le Cardinal
appelait M. de Cinq-Mars à l'armée; il me sembla que l'on m'enlevait
encore une fois l'un des miens, et pourtant nous étions étrangers. Mais
M. de Bassompierre ne cessait de parler de batailles et de mort; je
me retirais chaque soir toute troublée, et je pleurais dans la nuit.
Je crus d'abord que mes larmes coulaient encore pour le passé; mais
je m'aperçus que c'était pour l'avenir, et je sentis bien que ce ne
pouvait plus être les mêmes pleurs, puisque je désirais les cacher.

Quelque temps se passa dans l'attente de ce départ; je le voyais tous
les jours, et je le plaignais de partir, parce qu'il me disait à chaque
instant qu'il aurait voulu vivre éternellement, comme dans ce temps-là,
dans son pays et avec nous. Il fut ainsi sans ambition jusqu'au jour
de son départ, parce qu'il ne savait pas s'il était... je n'ose dire à
Votre Majesté...

Marie, rougissant, baissait des yeux humides en souriant...

--Allons, dit la Reine, s'il était aimé, n'est-ce pas?

--Et le soir, madame, il partit ambitieux.

--On s'en est aperçu, en effet. Mais enfin il partit, dit Anne
d'Autriche soulagée d'un peu d'inquiétude; mais il est revenu depuis
deux ans et vous l'avez vu?

--Rarement, madame, dit la jeune duchesse avec un peu de fierté, et
toujours dans une église et en présence d'un prêtre, devant qui j'ai
promis de n'être qu'à M. de Cinq-Mars.

--Est-ce bien là un mariage? a-t-on bien osé le faire? je m'en
informerai. Mais, bon Dieu! que de fautes, que de fautes, mon enfant,
dans le peu de mots que j'entends! Laissez-moi y rêver.

Et, se parlant tout haut à elle-même, la Reine poursuivit, les yeux et
la tête baissés, dans l'attitude de la réflexion:

--Les reproches sont inutiles et cruels si le mal est fait: le passé
n'est plus à nous, pensons au reste du temps. Cinq-Mars est bien
par lui-même, brave, spirituel, profond même dans ses idées; je l'ai
observé, il a fait en deux ans bien du chemin, et je vois que c'était
pour Marie... Il se conduit bien; il est digne, oui, il est digne
d'elle à mes yeux; mais, à ceux de l'Europe, non. Il faut qu'il s'élève
davantage encore: la princesse de Mantoue ne peut pas avoir épousé
moins qu'un prince. Il faudrait qu'il le fût. Pour moi, je n'y peux
rien; je ne suis point la Reine, je suis la femme négligée du Roi. Il
n'y a que le Cardinal, l'éternel Cardinal... et il est son ennemi, et
peut-être cette émeute...

--Hélas! c'est le commencement de la guerre entre eux, je l'ai trop vu
tout à l'heure.

--Il est donc perdu! s'écria la Reine en embrassant Marie. Pardon, mon
enfant, je te déchire le coeur; mais nous devons tout voir et tout dire
aujourd'hui; oui, il est perdu s'il ne renverse lui-même ce méchant
homme, car le Roi n'y renoncera pas; la force seule...

--Il le renversera, madame; il le fera si vous l'aidez. Vous êtes comme
la divinité de la France; oh! je vous en conjure! protégez l'ange
contre le démon; c'est votre cause, celle de votre royale famille,
celle de toute votre nation...

La Reine sourit.

--C'est ta cause surtout, ma fille, n'est-il pas vrai? et c'est comme
telle que je l'embrasserai de tout mon pouvoir; il n'est pas grand, je
te l'ai dit; mais, tel qu'il est, je te le prête tout entier: pourvu
cependant que cet _ange_ ne descende pas jusqu'à des péchés mortels,
ajouta-t-elle avec un regard plein de finesse; j'ai entendu prononcer
son nom cette nuit par des voix bien indignes de lui.

--Oh! madame, je jurerais qu'il n'en savait rien!

--Ah! mon enfant, ne parlons pas d'affaires d'Etat, tu n'es pas bien
savante encore; laisse-moi dormir un peu, si je le puis, avant l'heure
de ma toilette; j'ai les yeux bien brûlants, et toi aussi peut-être.

En disant ces mots, l'aimable Reine pencha sa tête sur son oreiller
qui couvrait la cassette, et bientôt Marie la vit s'endormir à force
de fatigue. Elle se leva alors, et, s'asseyant sur un grand fauteuil
de tapisserie à bras et de forme carrée, joignit les mains sur ses
genoux et se mit à rêver à sa situation douloureuse: consolée par
l'aspect de sa douce protectrice, elle reportait souvent ses yeux sur
elle pour surveiller son sommeil, et lui envoyait, en secret, toutes
les bénédictions que l'amour prodigue toujours à ceux qui le protègent;
baisant quelquefois les boucles de ses cheveux blonds, comme si,
par ce baiser, elle eût dû lui glisser dans l'âme toutes les pensées
favorables à sa pensée continuelle.

Le sommeil de la Reine se prolongeait, et Marie pensait et pleurait.
Cependant elle se souvint qu'à dix heures elle devait paraître à la
toilette royale devant toute la cour; elle voulut cesser de réfléchir
pour arrêter ses larmes, et prit un gros volume in-folio placé sur une
table marquetée d'émail et de médaillons: c'était l'_Astrée_, de M.
_d'Urfé_, ouvrage _de belle galanterie_, adoré des belles prudes de
la cour. L'esprit naïf, mais juste, de Marie ne put entrer dans ces
amours pastorales; elle était trop simple pour comprendre les bergers
du Lignon, trop spirituelle pour se plaire à leurs discours, et trop
passionnée pour sentir leur tendresse. Cependant la grande vogue de ce
roman lui en imposait tellement qu'elle voulut se forcer à y prendre
intérêt, et, s'accusant intérieurement chaque fois qu'elle éprouvait
l'ennui qu'exhalaient les pages de son livre, elle le parcourut avec
impatience pour trouver ce qui devait lui plaire et la transporter:
une gravure l'arrêta; elle représentait la bergère Astrée avec des
talons hauts, un corset et un immense vertugadin, s'élevant sur la
pointe du pied pour regarder passer dans le fleuve le tendre Céladon,
qui se noyait du désespoir d'avoir été reçu un peu froidement dans
la matinée. Sans se rendre compte des motifs de son dégoût et des
faussetés accumulées de ce tableau, elle chercha, en faisant rouler
les pages sous son pouce, un mot qui fixât son attention; elle vit
celui de _druide_. --Ah! voilà un grand caractère, se dit-elle; je vais
voir sans doute un de ces mystérieux sacrificateurs dont la Bretagne,
m'a-t-on dit, conserve encore les pierres levées; mais je le verrai
sacrifiant des hommes: ce sera un spectacle d'horreur; cependant
lisons.

En se disant cela, Marie lut avec répugnance, en fronçant le sourcil et
presque en tremblant ce qui suit:

«[5]Le druide Adamas appela délicatement les bergers Pimandre, Ligdamon
et Clidamant, arrivés tout nouvellement de Calais: Cette aventure
ne peut finir, leur dit-il, que par extrémité d'amour. L'esprit,
lorsqu'il aime, se transforme en l'objet aimé; c'est pour figurer ceci
que mes enchantements agréables vous font voir, dans cette fontaine,
la nymphe Sylvie, que vous aimez tous trois. Le grand prêtre Amazis
va venir de Montbrison, et vous expliquera la délicatesse de cette
idée. Allez donc, gentils bergers; si vos désirs sont bien réglés, ils
ne vous causeront point de tourments; et, s'ils ne le sont pas, vous
en serez punis par des évanouissements semblables à ceux de Céladon
et de la bergère Galatée, que le volage Hercule abandonna dans les
montagnes d'Auvergne et qui donna son nom au tendre pays des Gaules;
ou bien encore vous serez lapidés par les bergères du Lignon, comme
le fut le farouche Amidor. La grande nymphe de cet antre a fait un
enchantement...»

  [5] Lisez l'_Astrée_ (s'il est possible).

L'enchantement de la _grande nymphe_ fut complet sur la princesse,
qui eut à peine assez de force pour chercher d'une main défaillante,
vers la fin du livre, que le druide Adamas était une _ingénieuse
allégorie_, figurant le lieutenant général de _Montbrison, de la
famille des Papon_; ses yeux fatigués se fermèrent, et le gros livre
glissa sur sa robe jusqu'au coussin de velours où s'appuyaient ses
pieds, et où reposèrent mollement la belle Astrée et le galant Céladon,
moins immobiles que Marie de Mantoue, vaincue par eux et profondément
endormie.




CHAPITRE XVI

LA CONFUSION

    Il faut, en France, beaucoup de fermeté et une grande étendue
    d'esprit pour se passer des charges et des emplois, et consentir
    ainsi à demeurer chez soi à ne rien faire. Personne, presque,
    n'a assez de mérite pour jouer ce rôle avec dignité, ni assez
    de fonds pour remplir le rôle du temps, sans ce que le vulgaire
    appelle les _affaires_.

    Il ne manque cependant à l'oisiveté du sage qu'un meilleur
    nom, et que méditer, parler, lire et être tranquille, s'appelât
    travailler.

    LA BRUYÈRE.


Pendant cette même matinée dont nous avons vu les effets divers chez
Gaston d'Orléans et chez la Reine, le calme et le silence de l'étude
régnaient dans un cabinet modeste d'une grande maison voisine du Palais
de Justice. Une lampe de cuivre d'une forme gothique y luttait avec le
jour naissant, et jetait sa lumière rougeâtre sur un amas de papiers
et de livres qui couvraient une grande table; elle éclairait le buste
de L'Hospital, celui de Montaigne, du président de Thou l'historien,
et du roi Louis XIII; une cheminée assez haute pour qu'un homme pût
y entrer et même s'y asseoir, était remplie par un grand feu brûlant
sur d'énormes chenets de fer. Sur l'un de ces chenets était appuyé le
pied du studieux de Thou, qui, déjà levé, examinait avec attention
les oeuvres nouvelles de Descartes et de Grotius; il écrivait, sur
son genou, ses notes sur ces livres de philosophie et de politique
qui faisaient alors le sujet de toutes les conversations; mais en ce
moment les _Méditations métaphysiques_ absorbaient toute son attention;
le philosophe de la Touraine enchantait le jeune conseiller. Souvent,
dans son enthousiasme, il frappait sur le livre en jetant des cris
d'admiration; quelquefois il prenait une sphère placée près de lui,
et, la tournant longtemps sous ses doigts, s'enfonçait dans les plus
profondes rêveries de la science; puis, conduit par leur profondeur
à une élévation plus grande, se jetait à genoux tout à coup devant le
crucifix placé sur la cheminée, parce qu'aux bornes de l'esprit humain
il avait rencontré Dieu. En d'autres instants, il s'enfonçait dans les
bras de son grand fauteuil de manière à être presque assis sur le dos,
et, mettant ses deux mains sur ses yeux, suivait dans sa tête la trace
des raisonnements de René Descartes, depuis cette idée de la première
méditation:

«Supposons que nous sommes endormis, et que toutes ces particularités,
savoir: que nous ouvrons les yeux, remuons la tête, étendons les bras,
ne sont que de fausses illusions...»

Jusqu'à cette sublime conclusion de la troisième:

«Il ne reste à dire qu'une chose: c'est que, semblable à l'idée de
moi-même, celle de Dieu est née et produite avec moi dès lors que
j'ai été créé. Et, certes, on ne doit pas trouver étrange que Dieu,
en me créant, ait mis en moi cette idée pour être comme la marque de
l'ouvrier empreinte sur son ouvrage.»

Ces pensées occupaient entièrement l'âme du jeune conseiller, lorsqu'un
grand bruit se fit entendre sous ses fenêtres; il crut que le feu d'une
maison excitait ces cris prolongés, et se hâta de regarder vers l'aile
du bâtiment occupée par sa mère et ses soeurs; mais tout y paraissait
dormir, et les cheminées ne laissaient même échapper aucune fumée qui
attestât le réveil des habitants: il en bénit le ciel; et, courant à
une autre fenêtre, il vit le peuple dont nous connaissons les exploits
se presser vers les rues étroites qui mènent au quai. Après avoir
examiné cette cohue de femmes et d'enfants, l'enseigne ridicule qui les
guidait, et les grossiers travestissements des hommes: «C'est quelque
fête populaire ou quelque comédie de carnaval», se dit-il; et s'étant
placé de nouveau au coin de son feu, il prit un grand almanach sur la
table et se mit à chercher avec beaucoup de soin quel saint on fêtait
ce jour-là. Il regarda la colonne du mois de décembre, et, trouvant au
quatrième jour de ce mois le nom de _sainte Barbe_, il se rappela qu'il
venait de voir passer des espèces de petits canons et caissons, et
parfaitement satisfait de l'explication qu'il se donnait à lui-même, se
hâta de chasser l'idée qui venait de le distraire, et se renfonça dans
sa douce étude, se levant seulement quelquefois pour aller prendre un
livre aux rayons de sa bibliothèque, et, après y avoir lu une phrase,
une ligne ou seulement un mot, le jetait près de lui sur sa table ou
sur le parquet, encombré ainsi de papiers qu'il se gardait bien de
mettre à leur place, de crainte de rompre le fil de ses rêveries.

Tout à coup on annonça, en ouvrant brusquement la porte, un nom
qu'il avait distingué parmi tous ceux du barreau, et un homme
que ses relations dans la magistrature lui avaient fait connaître
particulièrement.

--Eh! par quel hasard, à cinq heures du matin, vois-je entrer M.
Fournier? s'écria-t-il; y a-t-il quelques malheureux à défendre,
quelques familles à nourrir des fruits de son talent? a-t-il quelque
erreur à détruire parmi nous, quelques vertus à réveiller dans nos
coeurs? car ce sont là de ses oeuvres accoutumées. Vous venez peut-être
m'apprendre quelque nouvelle humiliation de notre parlement; hélas!
les chambres secrètes de l'Arsenal sont plus puissantes que l'antique
magistrature contemporaine de Clovis; le parlement s'est mis à genoux,
tout est perdu, à moins qu'il ne se remplisse tout à coup d'hommes
semblables à vous.

--Monsieur, je ne mérite pas vos éloges, dit l'avocat en entrant
accompagné d'un homme âgé, enveloppé comme lui d'un grand manteau: je
mérite au contraire tout votre blâme, et j'en suis presque au repentir,
ainsi que M. le comte du Lude, que voici. Nous venons vous demander
asile pour la journée.

--Asile! et contre qui? dit de Thou en les faisant asseoir.

--Contre le plus bas peuple de Paris qui nous veut pour chefs, et
que nous fuyons; il est odieux: la vue, l'odeur, l'ouïe et le contact
surtout sont par trop blessés, dit M. du Lude avec une gravité comique:
c'est trop fort.

--Ah! ah! vous dites donc que c'est trop fort? dit de Thou très étonné,
mais ne voulant pas en faire semblant.

--Oui, reprit l'avocat; vraiment, entre nous, M. le Grand va trop loin.

--Oui, il pousse trop vite les choses; il fera avorter nos projets,
ajouta son compagnon.

--Ah! ah! vous dites donc qu'il va trop loin? répondit, en se frottant
le menton, de Thou toujours plus surpris.

Il y avait trois mois que son ami Cinq-Mars ne l'était venu voir,
et lui, sans s'inquiéter beaucoup, le sachant à Saint-Germain, fort
en faveur et ne quittant pas le Roi, était très reculé pour les
nouvelles de la cour. Livré à ses graves études, il ne savait jamais
les événements publics que lorsqu'on l'y obligeait à force de bruit;
il n'était au courant de la vie qu'à la dernière extrémité, et donnait
souvent un spectacle assez divertissant à ses amis intimes par ses
étonnements naïfs, d'autant plus que, par un petit amour-propre
mondain, il voulait avoir l'air de s'entendre aux choses publiques, et
tentait de cacher la surprise qu'il éprouvait à chaque nouvelle. Cette
fois il était encore dans ce cas, et à cet amour-propre se joignait
celui de l'amitié; il ne voulait pas laisser croire que Cinq-Mars y
eût manqué à son égard, et, pour l'honneur même de son ami, voulait
paraître instruit de ses projets.

--Vous savez bien où nous en sommes? continua l'avocat.

--Oui, sans doute; poursuivez.

--Lié comme vous l'êtes avec lui, vous n'ignorez pas que tout
s'organise depuis un an...

--Certainement... tout s'organise... mais allez toujours...

--Vous conviendrez avec nous, monsieur, que M. le Grand est dans son
tort...

--Ah! ah! c'est selon; mais expliquez-vous, je verrai...

--Eh bien, vous savez de quoi on était convenu à la dernière conférence
dont il vous a rendu compte?

--Ah! c'est-à-dire... pardonnez-moi, je vois bien à peu près; mais
remettez-moi sur la voie...

--C'est inutile; vous n'avez pas oublié sans doute ce que lui-même nous
recommanda chez Marion de Lorme?

--De n'ajouter personne à notre liste, dit M. du Lude.

--Ah! oui, oui, j'entends, dit de Thou, cela me semble raisonnable,
fort raisonnable, en vérité.

--Eh bien, poursuivit Fournier, c'est lui-même qui a enfreint cette
convention; car, ce matin, outre les drôles que ce furet de Gondi nous
a amenés, on a vu je ne sais quel vagabond _capitan_ qui, pendant la
nuit, frappait à coups d'épée et de poignard des gentilshommes des deux
partis en criant à tue-tête. «A moi, d'Aubijoux! tu m'as gagné trois
mille ducats, voilà trois coups d'épée. A moi, La Chapelle! j'aurai
dix gouttes de ton sang en échange de mes dix pistoles»; et je l'ai
vu de mes yeux attaquer ces messieurs et plusieurs autres encore des
deux partis, assez loyalement, il est vrai, car il ne les frappait
qu'en face et bien en garde, mais avec beaucoup de bonheur et une
impartialité révoltante.

--Oui, monsieur, et j'allais lui en dire mon avis, reprit du Lude,
quand je l'ai vu s'évader dans la foule comme un écureuil; et riant
beaucoup avec quelques inconnus à figures basanées. Je ne doute
pas cependant que M. de Cinq-Mars ne l'ait envoyé, car il donnait
des ordres à cet Ambrosio, que vous devez connaître, ce prisonnier
espagnol, ce vaurien qu'il a pris pour domestique. Ma foi, je suis
dégoûté de cela, et je ne suis point fait pour être confondu avec cette
canaille.

--Ceci, monsieur, reprit Fournier, est fort différent de l'affaire de
Loudun. Le peuple ne fit que se soulever, sans se révolter réellement:
dans ce pays, c'était la partie saine et estimable de la population,
indignée d'un assassinat, et non animée par le vin et l'argent. C'était
un cri jeté contre un bourreau, cri dont on pouvait être l'organe
honorablement, et non pas ces hurlements de l'hypocrisie factieuse et
d'un amas de gens sans aveu, sortis de la boue de Paris et vomis par
ses égouts. J'avoue que je suis très las de ce que je vois, et je suis
venu aussi pour vous prier d'en parler à M. le Grand.

De Thou était fort embarrassé pendant ces deux discours, et cherchait
en vain à comprendre ce que Cinq-Mars pouvait avoir à démêler avec le
peuple, qui lui avait semblé se réjouir: d'un autre côté, il persistait
à ne pas vouloir faire l'aveu de son ignorance; elle était totale
cependant, car, la dernière fois qu'il avait vu son ami, il ne parlait
que des chevaux et des écuries du Roi, de la chasse au faucon et de
l'importance du grand veneur dans les affaires de l'État, ce qui ne
semblait pas annoncer de vastes projets où le peuple pût entrer. Enfin
il se hasarda timidement à leur dire:

--Messieurs, je vous promets de faire votre commission; en attendant,
je vous offre ma table et des lits pour le temps que vous voudrez. Mais
pour vous dire mon avis dans cette occasion, cela m'est difficile. Ah
çà, dites-moi un peu, on n'a donc pas fêté la Sainte-Barbe?

--La Sainte-Barbe! dit Fournier.

--La Sainte-Barbe! dit du Lude.

--Oui, oui, on a brûlé de la poudre; c'est ce que veut dire M. de Thou,
reprit le premier en riant. Ah! c'est fort drôle! fort drôle! Oui,
effectivement, je crois que c'est aujourd'hui la Sainte-Barbe.

Cette fois de Thou fut confondu de leur étonnement et réduit au
silence; pour eux, voyant qu'ils ne s'entendaient pas avec lui, ils
prirent le parti de se taire de même.

Ils se taisaient encore, lorsque la porte s'ouvrit à l'ancien
gouverneur de Cinq-Mars, l'abbé Quillet, qui entra en boitant un peu.
Il avait l'air soucieux, et n'avait rien conservé de son ancienne
gaieté dans son air et ses propos; seulement son regard était vif et sa
parole très brusque.

--Pardon, pardon, mon cher de Thou, si je vous trouble si tôt dans vos
occupations; c'est étonnant, n'est-ce pas, de la part d'un goutteux?
Ah! c'est que le temps s'avance; il y a deux ans je ne boitais pas;
j'étais, au contraire, fort ingambe lors de mon voyage en Italie; il
est vrai que la peur donne des jambes.

En disant cela, il se jeta au fond d'une croisée, et, faisant signe à
de Thou d'y venir lui parler, il continua tout bas:

--Que je vous dise, mon ami, à vous qui êtes dans leurs secrets; je les
ai fiancés il y a quinze jours, comme ils vous l'ont raconté.

--Oui, vraiment! dit le pauvre de Thou, tombant de Charybde en Scylla
dans un autre étonnement.

--Allons, faites donc le surpris! vous savez bien qui, continua l'abbé.
Mais, ma foi, je crains d'avoir eu trop de complaisance pour eux,
quoique ces deux enfants soient vraiment intéressants par leur amour.
J'ai peur de lui plus que d'elle; je crois qu'il fait des sottises,
d'après l'émeute de ce matin. Nous devrions nous consulter là-dessus.

--Mais, dit de Thou très gravement, je ne sais pas, d'honneur, ce que
vous voulez dire. Qui donc fait des sottises?

--Allons donc, mon cher! voulez-vous faire encore le mystérieux avec
moi? C'est injurieux, dit le bonhomme, commençant à se fâcher.

--Non, vraiment! Mais qui avez-vous fiancé?

--Encore! fi donc, monsieur!

--Mais quelle est donc cette émeute de ce matin?

--Vous vous jouez de moi. Je sors, dit l'abbé en se levant.

--Je vous jure que je ne comprends rien à tout ce qu'on me dit
aujourd'hui. Est-ce M. de Cinq-Mars?

--A la bonne heure, monsieur, vous me traitez en Cardinaliste; eh bien,
quittons-nous, dit l'abbé Quillet furieux.

Et il reprit sa canne à béquille et sortit très vite, sans écouter de
Thou, qui le poursuivit jusqu'à sa voiture en cherchant à l'apaiser,
mais sans y réussir, parce qu'il n'osait nommer son ami sur l'escalier
devant ses gens et ne pouvait s'expliquer. Il eut le déplaisir de
voir s'en aller son vieux abbé encore tout en colère, et lui cria:--A
demain! pendant que le cocher partait, et sans qu'il y répondît.

Il lui fut utile, cependant, d'être descendu jusqu'au bas des degrés
de sa maison, car il vit des groupes hideux de gens du peuple qui
revenaient du Louvre, et fut à même alors de juger de l'importance de
leur mouvement dans la matinée; il entendit des voix grossières crier
comme en triomphe:

--Elle a paru tout de même, la petite Reine!--Vive le bon duc de
Bouillon, qui nous arrive! Il a cent mille hommes avec lui, qui
viennent en radeau sur la Seine. Le vieux Cardinal de La Rochelle est
mort.--Vive le Roi! vive M. le Grand!

Les cris redoublèrent à l'arrivée d'une voiture à quatre chevaux dont
les gens portaient la livrée du Roi, et qui s'arrêta devant la porte
du conseiller. Il reconnut l'équipage de Cinq-Mars, à qui Ambrosio
descendit ouvrir les grands rideaux, comme les avaient les carrosses
de cette époque. Le peuple s'était jeté entre le marchepied et les
premiers degrés de la porte, de sorte qu'il lui fallut de véritables
efforts pour descendre et se débarrasser des femmes de la Halle, qui
voulaient l'embrasser en criant:

--Te voilà donc, mon coeur, mon petit ami! Tu arrives donc, mon mignon!
Voyez comme il est joli, c't amour avec sa grande collerette! Ça ne
vaut-il pas mieux que c't autre avec sa moustache blanche? Viens, mon
fils, apporte-nous du bon vin comme ce matin.

Henri d'Effiat serra en rougissant la main de son ami, qui se hâta de
faire fermer ses portes.

--Cette faveur populaire est un calice qu'il faut boire, dit-il en
entrant...

--Il me semble, répondit gravement de Thou, que vous le buvez jusqu'à
la lie.

--Je vous expliquerai ce bruit, répondit Cinq-Mars un peu embarrassé.
A présent, si vous m'aimez, habillez-vous pour m'accompagner à la
toilette de la Reine.

--Je vous ai promis bien de l'aveuglement, dit le conseiller; cependant
il ne peut se prolonger plus longtemps, en bonne foi...

--Encore une fois, je vous parlerai longuement en revenant de chez la
Reine. Mais dépêchez-vous, il est dix heures bientôt.

--J'y vais avec vous, dit de Thou en le faisant entrer dans son
cabinet, où se trouvaient le comte du Lude et Fournier.

Et il passa lui-même dans un autre appartement.




CHAPITRE XVII

LA TOILETTE

    Nous allons chercher, comme dans les abîmes, les anciennes
    prérogatives de cette Noblesse qui, depuis onze siècles, est
    couverte de poussière, de sang et de sueur.

    MONTESQUIEU.


La voiture du Grand-Écuyer roulait rapidement vers le Louvre, lorsque,
fermant les rideaux dont elle était garnie, il prit la main de son ami,
et lui dit avec émotion:

--Cher de Thou, j'ai gardé de grands secrets sur mon coeur, et croyez
qu'ils y ont été bien pesants; mais deux craintes m'ont forcé au
silence: celle de vos dangers, et, le dirai-je, celle de vos conseils.

--Vous savez cependant bien, dit de Thou, que je méprise les premiers,
et je pensais que vous ne méprisiez pas les autres.

--Non; mais je les redoutais, je les crains encore; je ne veux point
être arrêté. Ne parlez pas, mon ami, pas un mot, je vous en conjure,
avant d'avoir entendu et vu ce qui va se passer. Je vous ramène
chez vous en sortant du Louvre; là, je vous écoute, et je pars pour
continuer mon ouvrage, car rien ne m'ébranlera, je vous en avertis; je
l'ai dit à ces messieurs chez vous tout à l'heure.

Cinq-Mars n'avait rien dans son accent de la rudesse que supposeraient
ces paroles: sa voix était caressante, son regard doux, amical et
affectueux, son air tranquille et déterminé dès longtemps; rien
n'annonçait le moindre effort sur soi-même. De Thou le remarqua et en
gémit.

--Hélas! dit-il en descendant de sa voiture avec lui.

Et il le suivit, en soupirant, dans le grand escalier du Louvre.

Lorsqu'ils entrèrent chez la Reine, annoncés par des huissiers vêtus
de noir et portant une verge d'ébène, elle était assise à sa toilette.
C'était une sorte de table d'un bois noir, plaquée d'écaille, de
nacre et de cuivre incrustés, et formant une infinité de dessins
d'assez mauvais goût, mais qui donnaient à tous les meubles un air
de grandeur qu'on y admire encore; un miroir arrondi par le haut, et
que les femmes du monde trouveraient aujourd'hui petit et mesquin,
était seulement posé au milieu de la table; des bijoux et des colliers
épars la couvraient. Anne d'Autriche, assise devant et placée sur un
grand fauteuil de velours cramoisi à longues franges d'or, restait
immobile et grave comme sur un trône, tandis que dona Stephania et
Mme de Motteville donnaient de chaque côté quelques coups de peigne
fort légers, comme pour achever la coiffure de la Reine, qui était
cependant en fort bon état, et déjà entremêlée de perles tressées
avec ses cheveux blonds. Sa longue chevelure avait des reflets d'une
beauté singulière, qui annonçaient qu'elle devait avoir au toucher la
finesse et la douceur de la soie. Le jour tombait sans voile sur son
front; il ne devait point redouter cet éclat, et en jetait un presque
égal par sa surprenante blancheur, qu'elle se plaisait à faire briller
ainsi; ses yeux bleus mêlés de vert étaient grands et réguliers, et
sa bouche, très fraîche, avait cette lèvre inférieure des princesses
d'Autriche, un peu avancée et fendue légèrement en forme de cerise, que
l'on peut remarquer encore dans tous les portraits de cette époque. Il
semble que leurs peintres aient pris à tâche d'imiter la bouche de la
Reine, pour plaire peut-être aux femmes de sa suite, dont la prétention
devait être de lui ressembler. Les vêtements noirs, adoptés alors
par la cour et dont la forme fut même fixée par un édit, relevaient
encore l'ivoire de ses bras, découverts jusqu'au coude et ornés d'une
profusion de dentelles qui sortaient de ses larges manches. De grosses
perles pendaient à ses oreilles et un bouquet d'autres perles plus
grandes se balançait sur sa poitrine et se rattachait à sa ceinture.
Tel était l'aspect de la Reine en ce moment. A ses pieds, sur deux
coussins de velours, un enfant de quatre ans jouait avec un petit
canon qu'il brisait: c'était le Dauphin, depuis Louis XIV. La duchesse
Marie de Mantoue était assise à sa droite sur un tabouret, la princesse
de Guéménée, la duchesse de Chevreuse et Mlle de Montbazon, Mlles de
Guise, de Rohan et de Vendôme, toutes belles ou brillantes de jeunesse,
étaient placées derrière la Reine, et debout. Dans l'embrasure d'une
croisée, MONSIEUR, le chapeau sous le bras, causait à voix basse avec
un homme d'une taille élevée, assez gros, rouge de visage et l'oeil
fixe et hardi: c'était le duc de Bouillon. Un officier, d'environ
vingt-cinq ans, d'une tournure svelte et d'une figure agréable, venait
de remettre plusieurs papiers au prince; le duc de Bouillon paraissait
les lui expliquer.

M. de Thou, après avoir salué la Reine, qui lui dit quelques mots,
aborda la princesse de Guéménée et lui parla à demi-voix avec une
intimité affectueuse; mais, pendant cet aparté, attentif à surveiller
tout ce qui touchait son ami, et tremblant en secret que sa destinée ne
fût confiée à un être moins digne qu'il ne l'eût désiré, il examina la
princesse Marie avec cette attention scrupuleuse, cet oeil scrutateur
d'une mère sur la jeune personne qu'elle choisirait pour compagne de
son fils; car il pensait qu'elle n'était pas étrangère aux entreprises
de Cinq-Mars. Il vit avec mécontentement que sa parure, extrêmement
brillante, semblait lui donner plus de vanité que cela n'eût dû être
pour elle et dans un tel moment. Elle ne cessait de replacer sur
son front et d'entre-mêler avec ses boucles de cheveux les rubis qui
paraient sa tête, et n'égalaient pas l'éclat et les couleurs animées
de son teint: elle regardait souvent Cinq-Mars, mais c'était plutôt
le regard de la coquetterie que celui de l'amour, et souvent ses yeux
étaient attirés vers les glaces de la toilette, où elle veillait à la
symétrie de sa beauté. Ces observations du conseiller commencèrent à
lui persuader qu'il s'était trompé en faisant tomber ses soupçons sur
elle, et surtout quand il vit qu'elle semblait éprouver quelque plaisir
à s'asseoir près de la Reine, tandis que les duchesses étaient debout
derrière elle, et qu'elle les regardait souvent avec hauteur.--Dans ce
coeur de dix-neuf ans, se dit-il, l'amour serait seul, et aujourd'hui
surtout: donc... ce n'est pas elle.

La Reine fit un signe de tête presque imperceptible à Mme de Guéménée
après que les deux amis eurent parlé à voix basse un moment avec
chacun; et, à ce signe, toutes les femmes, excepté Marie de Gonzague,
sortirent de l'appartement sans parler, avec de profondes révérences,
comme si c'eût été convenu d'avance. Alors la Reine, retournant son
fauteuil elle-même, dit à MONSIEUR:

--Mon frère, je vous prie de vouloir bien venir vous asseoir près de
moi. Nous allons nous consulter sur ce que je vous ai dit. La princesse
Marie ne sera point de trop, je l'ai priée de rester. Nous n'aurons
aucune interruption à redouter d'ailleurs.

La Reine semblait plus libre dans ses manières et dans son langage;
et, ne gardant plus sa sévère et cérémonieuse immobilité, elle fit aux
autres assistants un geste qui les invitait à s'approcher d'elle.

Gaston d'Orléans, un peu inquiet de ce début solennel, vint
nonchalamment s'asseoir à sa droite, et dit avec un demi-sourire et
un air négligent, jouant avec sa fraise et la chaîne du Saint-Esprit
pendante à son cou:

--Je pense bien, madame, que nous ne fatiguerons pas les oreilles
d'une si jeune personne par une longue conférence; elle aimerait mieux
entendre parler de danse et de mariage, d'un électeur ou du roi de
Pologne, par exemple.

Marie prit un air dédaigneux; Cinq-Mars fronça le sourcil.

--Pardonnez-moi, répondit la Reine en la regardant, je vous assure
que la politique du moment l'intéresse beaucoup. Ne cherchez pas à
nous échapper, mon frère, ajouta-t-elle en souriant, je vous tiens
aujourd'hui! C'est bien la moindre chose que nous écoutions M. de
Bouillon.

Celui-ci s'approcha, tenant par la main le jeune officier dont nous
avons parlé.

--Je dois d'abord, dit-il, présenter à Votre Majesté le baron de
Beauvau, qui arrive d'Espagne.

--D'Espagne? dit la Reine avec émotion; il y a du courage à cela. Vous
avez vu ma famille?

--Il vous en parlera, ainsi que du comte-duc d'Olivarès. Quant au
courage, ce n'est pas la première fois qu'il en montre; vous savez
qu'il commandait les cuirassiers du comte de Soissons.

--Comment! si jeune, monsieur! vous aimez bien les guerres politiques!

--Au contraire, j'en demande pardon à Votre Majesté, répondit-il, car
je servais avec les _princes de la Paix_.

Anne d'Autriche se rappela le nom qu'avaient pris les vainqueurs de la
Marfée, et sourit. Le duc de Bouillon, saisissant le moment d'entamer
la grande question qu'il avait en vue, quitta Cinq-Mars, auquel il
venait de donner la main avec une effusion d'amitié, et, s'approchant
avec lui de la Reine:--Il est miraculeux, madame, lui dit-il, que cette
époque fasse encore jaillir de son sein quelques grands caractères
comme ceux-ci (et il montra le Grand-Écuyer, le jeune Beauvau et M. de
Thou): ce n'est qu'en eux que nous pouvons espérer désormais, ils sont
à présent bien rares, car le grand niveleur a passé sur la France une
longue faux.

--Est-ce du Temps que vous voulez parler, dit la Reine, ou d'un
personnage réel?

--Trop réel, trop vivant, trop longtemps vivant, madame, répondit le
duc plus animé; cette ambition démesurée, cet égoïsme colossal, ne
peuvent plus se supporter. Tout ce qui porte un grand coeur s'indigne
de ce joug, et dans ce moment, plus que jamais, on entrevoit toutes les
infortunes de l'avenir. Il faut le dire, madame; oui, ce n'est plus le
temps des ménagements: la maladie du Roi est très grave; le moment de
penser et de résoudre est arrivé, car le temps d'agir n'est pas loin.

Le ton sévère et brusque de M. de Bouillon ne surprit pas Anne
d'Autriche; mais elle l'avait toujours trouvé plus calme, et fut un
peu émue de l'inquiétude qu'il témoignait: aussi, quittant le ton de la
plaisanterie qu'elle avait d'abord voulu prendre:

--Eh bien, quoi? que craignez-vous, et que voulez-vous faire?

--Je ne crains rien pour moi, madame, car l'armée d'Italie ou Sedan me
mettront toujours à l'abri; mais je crains pour vous-même, et peut-être
pour les princes vos fils.

--Pour mes enfants, monsieur le duc, pour les fils de France?
L'entendez-vous, mon frère, l'entendez-vous? et vous ne paraissez pas
étonné?

La Reine était fort agitée en parlant.

--Non, madame, dit Gaston d'Orléans fort paisiblement; vous savez que
je suis accoutumé à toutes les persécutions; je m'attends à tout de la
part de cet homme; il est le maître, il faut se résigner.

--Il est le maître! reprit la Reine; et de qui tient-il son pouvoir, si
ce n'est du Roi! et, après le Roi, quelle main le soutiendra, s'il vous
plaît! qui l'empêchera de retomber dans le néant? sera-ce vous ou moi?

--Ce sera lui-même, interrompit M. de Bouillon, car il veut se faire
nommer régent, et je sais qu'à l'heure qu'il est il médite de vous
enlever vos enfants, et demande au Roi que leur garde lui soit confiée.

--Me les enlever! s'écria la mère, saisissant involontairement le
Dauphin et le prenant dans ses bras.

L'enfant, debout entre les genoux de la Reine, regarda les hommes qui
l'entouraient avec une gravité singulière à cet âge, et, voyant sa mère
tout en larmes, mit la main sur la petite épée qu'il portait.

--Ah! monseigneur, dit le duc de Bouillon en se baissant à demi pour
lui adresser ce qu'il voulait faire entendre à la princesse, ce n'est
pas contre nous qu'il faut tirer votre épée, mais contre celui qui
déracine votre trône; il vous prépare une grande puissance, sans doute;
vous aurez un sceptre absolu; mais il a rompu le faisceau d'armes qui
le soutenait. Ce faisceau-là, c'était votre vieille Noblesse, qu'il
a décimée. Quand vous serez roi, vous serez un grand roi, j'en ai le
pressentiment; mais vous n'aurez que des sujets et point d'amis, car
l'amitié n'est que dans l'indépendance et une sorte d'égalité qui
naît de la force. Vos ancêtres avaient leurs _pairs_, et vous n'aurez
pas les vôtres. Que Dieu vous soutienne alors, monseigneur, car les
hommes ne le pourront pas ainsi sans les institutions. Soyez grand;
mais surtout qu'après vous, grand homme, il en vienne toujours d'aussi
forts; car, en cet état de choses, si l'un d'eux trébuche, toute la
monarchie s'écroulera.

Le duc de Bouillon avait une chaleur d'expression et une assurance qui
captivaient toujours ceux qui l'entendaient; sa valeur, son coup d'oeil
dans les combats, la profondeur de ses vues politiques, sa connaissance
des affaires d'Europe, son caractère réfléchi et décidé tout à la fois
le rendaient l'un des hommes les plus capables et les plus imposants
de son temps, le seul même que redoutât réellement le Cardinal-Duc. La
Reine l'écoutait toujours avec confiance, et lui laissait prendre une
sorte d'empire sur elle. Cette fois elle fut plus fortement émue que
jamais.

--Ah! plût à Dieu, s'écria-t-elle, que mon fils eût l'âme ouverte à vos
discours et le bras assez fort pour en profiter! Jusque-là pourtant
j'entendrai, j'agirai pour lui; c'est moi qui dois être et c'est moi
qui serai régente, je n'abandonnerai ce droit qu'avec la vie: s'il
faut faire une guerre, nous la ferons, car je veux tout, excepté la
honte et l'effroi de livrer le futur Louis XIV à ce sujet couronné!
Oui, dit-elle en rougissant et serrant fortement le bras du jeune
Dauphin; oui, mon frère, et vous, messieurs, conseillez-moi: parlez,
où en sommes-nous? Faut-il que je parte? dites-le ouvertement. Comme
femme, comme épouse, j'étais prête à pleurer, tant ma situation était
douloureuse; mais à présent, voyez, comme mère je ne pleure pas; je
suis prête à vous donner des ordres s'il le faut!

Jamais Anne d'Autriche n'avait semblé si belle qu'en ce moment, et cet
enthousiasme qui paraissait en elle électrisa tous les assistants, qui
ne demandaient qu'un mot de sa bouche pour parler. Le duc de Bouillon
jeta un regard rapide sur MONSIEUR, qui se décida à prendre la parole.

--Ma foi, dit-il d'un air assez délibéré, si vous donnez des ordres,
ma soeur, je veux être votre capitaine des gardes, sur mon honneur;
car je suis las aussi des tourments que m'a causés ce misérable, qui
ose encore me poursuivre pour rompre mon mariage, et tient toujours
mes amis à la Bastille ou les fait assassiner de temps en temps; et
d'ailleurs je suis indigné, dit-il en se reprenant et baissant les yeux
d'un air solennel, je suis indigné de la misère du peuple.

--Mon frère, reprit vivement la princesse, je vous prends au mot, car
il faut faire ainsi avec vous, et j'espère qu'à nous deux nous serons
assez forts; faites seulement comme M. le comte de Soissons, et ensuite
survivez à votre victoire; rangez-vous avec moi comme vous fîtes avec
M. de Montmorency, mais sautez le fossé.

Gaston sentit l'épigramme; il se rappela son trait trop connu, lorsque
l'infortuné révolté de Castelnaudary franchit presque seul un large
fossé et trouva de l'autre côté dix-sept blessures, la prison et la
mort, à la vue de MONSIEUR, immobile comme son armée. Dans la rapidité
de la prononciation de la Reine, il n'eut pas le temps d'examiner si
elle avait employé cette expression proverbialement ou avec intention;
mais dans tous les cas, il prit le parti de ne pas le relever, et en
fut empêché par elle-même, qui reprit en regardant Cinq-Mars:

--Mais, avant tout, pas de terreur panique: sachons bien où nous en
sommes. Monsieur le Grand, vous quittez le Roi; avons-nous de telles
craintes?

D'Effiat n'avait pas cessé d'observer Marie de Mantoue, dont la
physionomie expressive peignait pour lui toutes ses idées plus
rapidement et aussi sûrement que la parole; il y lut le désir de
l'entendre parler, l'intention de faire décider MONSIEUR et la Reine;
un mouvement d'impatience de son pied lui donna l'ordre d'en finir et
de régler enfin toute la conjuration. Son front devint pâle et plus
pensif; il se recueillit un moment, car il sentait que là étaient
toutes ses destinées. De Thou le regarda et frémit, parce qu'il le
connaissait; il eût voulu lui dire un mot, un seul mot; mais Cinq-Mars
avait déjà relevé la tête et parla ainsi:

--Je ne crois point, madame, que le Roi soit aussi malade qu'on vous
l'a pu dire; Dieu nous conservera longtemps encore ce prince, je
l'espère, j'en suis certain même. Il souffre, il est vrai, il souffre
beaucoup; mais son âme surtout est malade, et d'un mal que rien ne peut
guérir, d'un mal que l'on ne souhaiterait pas à son plus grand ennemi
et qui le ferait plaindre de tout l'univers si on le connaissait.
Cependant la fin de ses malheurs, je veux dire de sa vie, ne lui sera
pas donnée encore de longtemps. Sa langueur est toute morale; il se
fait dans son coeur une grande révolution; il voudrait l'accomplir et
ne le peut pas: il a senti depuis longues années s'amasser en lui les
germes d'une juste haine contre un homme auquel il croit devoir de
la reconnaissance, et c'est ce combat intérieur entre sa bonté et sa
colère qui le dévore. Chaque année qui s'est écoulée a déposé à ses
pieds, d'un côté les travaux de cet homme, et de l'autre ses crimes.
Voici qu'aujourd'hui ceux-ci l'emportent dans la balance; le Roi voit
et s'indigne: il veut punir; mais tout à coup il s'arrête et le pleure
d'avance. Si vous pouviez le contempler ainsi, madame, il vous ferait
pitié. Je l'ai vu saisir la plume qui devait tracer son exil, la
noircir d'une main hardie, et s'en servir pour quoi? Pour le féliciter
par une lettre. Alors il s'applaudit de sa bonté comme chrétien; il se
maudit comme juge souverain; il se méprise comme Roi; il cherche un
refuge dans la prière et se plonge dans les méditations de l'avenir;
mais il se lève épouvanté, parce qu'il a entrevu les flammes que mérite
cet homme, et que personne ne sait aussi bien que lui les secrets de sa
damnation. Il faut l'entendre en cet instant s'accuser d'une coupable
faiblesse et s'écrier qu'il sera puni lui-même de n'avoir pas su le
punir! On dirait quelquefois qu'il y a des ombres qui lui ordonnent de
frapper, car son bras se lève en dormant. Enfin, madame, l'orage gronde
dans son coeur, mais ne brûle que lui; la foudre n'en peut pas sortir.

--Eh bien, qu'on la fasse donc éclater! s'écria le duc de Bouillon.

--Celui qui la touchera peut en mourir, dit MONSIEUR.

--Mais quel beau dévoûment! dit la Reine.

--Que je l'admirerais! dit Marie à demi-voix.

--Ce sera moi, dit Cinq-Mars.

--Ce sera nous, dit M. de Thou à son oreille.

Le jeune Beauvau s'était rapproché du duc de Bouillon.

--Monsieur, lui dit-il, oubliez-vous la suite?

--Non, pardieu, je ne l'oublie pas! répondit tout bas celui-ci. Et
s'adressant à la Reine:--Acceptez, madame, l'offre de M. le Grand, il
est à portée de décider le Roi plus que vous et nous; mais tenez-vous
prête à tout, car le Cardinal est trop habile pour s'endormir. Je
ne crois pas à sa maladie, je ne crois point à son silence et à son
immobilité, qu'il veut nous persuader depuis deux ans; je ne croirais
point à sa mort même, que je n'eusse porté sa tête dans la mer, comme
celle du géant de l'Arioste. Attendez-vous à tout, hâtons-nous sur
toutes choses. J'ai fait montrer mes plans à MONSIEUR tout à l'heure;
je vais vous en faire l'abrégé: je vous offre Sedan, madame, pour
vous et messeigneurs vos fils. L'armée d'Italie est à moi; je la fais
rentrer s'il le faut. M. le Grand-Écuyer est maître de la moitié du
camp de Perpignan; tous les vieux huguenots de La Rochelle et du Midi
sont prêts au premier signe à le venir trouver: tout est organisé
depuis un an par mes soins en cas d'événements.

--Je n'hésite point, dit la Reine, à me mettre dans vos mains pour
sauver mes enfants s'il arrivait quelque malheur au Roi. Mais dans ce
plan général vous oubliez Paris.

--Il est à nous par tous les points: le peuple par l'archevêque, sans
qu'il s'en doute, et par M. de Beaufort, qui est son roi; les troupes
par vos gardes et ceux de MONSIEUR, qui commandera tout, s'il le veut
bien.

--Moi! moi! oh! cela ne se peut pas absolument! je n'ai pas assez de
monde et il me faut une retraite plus forte que Sedan, dit Gaston.

--Mais elle suffit à la Reine, reprit M. de Bouillon.

--Ah! cela peut bien être, mais ma soeur ne risque pas autant qu'un
homme qui tire l'épée. Savez-vous que c'est très hardi ce que nous
faisons là?

--Quoi! même ayant le Roi pour nous? dit Anne d'Autriche.

--Oui, madame, oui, on ne sait pas combien cela peut durer: il faut
prendre ses sûretés, et je ne fais rien sans le traité avec l'Espagne.

--Ne faites donc rien, dit la Reine en rougissant; car certes je n'en
entendrai jamais parler.

--Ah! madame, ce serait pourtant plus sage, et MONSIEUR a raison, dit
le duc de Bouillon; car le comte-duc de San-Lucar nous offre dix-sept
mille hommes de vieilles troupes et cinq cent mille écus comptant.

--Quoi! dit la Reine étonnée, on a osé aller jusque-là sans mon
consentement! déjà des accords avec l'étranger!

--L'étranger, ma soeur! devions-nous supposer qu'une princesse
d'Espagne se servirait de ce mot? répondit Gaston.

Anne d'Autriche se leva en prenant le Dauphin par la main, et,
s'appuyant sur Marie:

--Oui, MONSIEUR, dit-elle, je suis Espagnole; mais je suis petite-fille
de Charles-Quint, et je sais que la patrie d'une reine est autour de
son trône. Je vous quitte, messieurs; poursuivez sans moi; je ne sais
plus rien désormais.

Elle fit quelques pas pour sortir, et, voyant Marie tremblante et
inondée de larmes, elle revint.

--Je vous promets cependant solennellement un inviolable secret, mais
rien de plus.

Tous furent un peu déconcertés, hormis le duc de Bouillon, qui, ne
voulant rien perdre de ses avantages, lui dit en s'inclinant avec
respect:

--Nous sommes reconnaissants de cette promesse, madame, et nous n'en
voulons pas plus, persuadés qu'après le succès vous serez tout à fait
des nôtres.

Ne voulant plus s'engager dans une guerre de mots, la Reine salua un
peu sèchement, et sortit avec Marie, qui laissa tomber sur Cinq-Mars un
de ces regards qui renferment à la fois toutes les émotions de l'âme.
Il crut lire dans ses beaux yeux le dévouement éternel et malheureux
d'une femme donnée pour toujours, et il sentit que, s'il avait jamais
eu la pensée de reculer dans son entreprise, il se serait regardé comme
le dernier des hommes. Sitôt qu'on quitta les deux princesses:

--Là, là, là, je vous l'avais bien dit, Bouillon, vous fâchez la Reine,
dit MONSIEUR; vous avez été trop loin aussi. On ne m'accusera pas
certainement d'avoir faibli ce matin; j'ai montré, au contraire, plus
de résolution que je n'aurais dû.

--Je suis plein de joie et de reconnaissance pour Sa Majesté, répondit
M. de Bouillon d'un air triomphant; nous voilà sûrs de l'avenir.
Qu'allez vous faire à présent, monsieur de Cinq-Mars?

--Je vous l'ai dit, monsieur, je ne recule jamais; quelles qu'en
puissent être les suites pour moi, je verrai le Roi; je m'exposerai à
tout pour arracher ses ordres.

--Et le traité d'Espagne!

--Oui, je le...

De Thou saisit le bras de Cinq-Mars, et, s'avançant tout à coup, dit
d'un air solennel:

--Nous avons décidé que ce serait après l'entrevue avec le Roi qu'on le
signerait; car, si la juste sévérité de Sa Majesté envers le Cardinal
vous en dispense, il vaut mieux, avons-nous pensé, ne pas s'exposer à
la découverte d'un si dangereux traité.

M. de Bouillon fronça le sourcil.

--Si je ne connaissais M. de Thou, dit-il, je prendrais ceci pour une
défaite; mais de sa part...

--Monsieur, reprit le conseiller, je crois pouvoir m'engager sur
l'honneur à faire ce que fera M. le Grand; nous sommes inséparables.

Cinq-Mars regarda son ami, et s'étonna de voir sur sa figure douce
l'expression d'un sombre désespoir; il en fut si frappé qu'il n'eut pas
la force de le contredire.

--Il a raison, messieurs, dit-il seulement avec un sourire froid,
mais gracieux, le Roi nous épargnera peut-être bien des choses; on est
très fort avec lui. Du reste, monseigneur, et vous, monsieur le duc,
ajouta-t-il avec une inébranlable fermeté, ne craignez pas que jamais
je recule; j'ai brûlé tous les ponts derrière moi: il faut que je
marche en avant; la puissance du Cardinal tombera ou ce sera ma tête.

--C'est singulier! fort singulier! dit MONSIEUR; je remarque que tout
le monde ici est plus avancé que je ne le croyais dans la conjuration.

--Point du tout, MONSIEUR, dit le duc de Bouillon; on n'a préparé que
ce que vous voudrez accepter. Remarquez qu'il n'y a rien d'écrit, et
que vous n'avez qu'à parler pour que rien n'existe et n'ait existé;
selon votre ordre, tout ceci sera un rêve ou un volcan.

--Allons, allons, je suis content, puisqu'il en est ainsi, dit Gaston;
occupons-nous de choses plus agréables. Grâce à Dieu, nous avons un
peu de temps devant nous: moi j'avoue que je voudrais que tout fût déjà
fini; je ne suis point né pour les émotions violentes, cela prend sur
ma santé, ajouta-t-il, s'emparant du bras de M. de Beauvau: dites-nous
plutôt si les Espagnoles sont toujours jolies, jeune homme. On vous dit
fort galant. Tudieu! je suis sûr qu'on a parlé de vous là-bas. On dit
que les femmes portent des vertugadins énormes! Eh bien, je n'en suis
pas ennemi du tout. En vérité cela fait paraître le pied plus petit et
plus joli; je suis sûr que la femme de don Louis de Haro n'est pas plus
belle que Mme de Guéménée, n'est-il pas vrai? Allons, soyez franc, on
m'a dit qu'elle avait l'air d'une religieuse. Ah!... vous ne répondez
pas, vous êtes embarrassé... elle vous a donné dans l'oeil... ou bien
vous craignez d'offenser notre ami M. de Thou en la comparant à la
belle Guéménée. Eh bien, parlons des usages: le roi a un nain charmant,
n'est-ce pas? on le met dans un pâté. Qu'il est heureux, le roi
d'Espagne! je n'en ai jamais pu trouver un comme cela. Et la Reine, on
la sert à genoux toujours, n'est-il pas vrai? oh! c'est un bon usage;
nous l'avons perdu; c'est malheureux, plus malheureux qu'on ne croit.

Gaston d'Orléans eut le courage de parler sur ce ton près d'une
demi-heure de suite à ce jeune homme, dont le caractère sérieux ne
s'accommodait point de cette conversation, et qui, tout rempli encore
de l'importance de la scène dont il venait d'être témoin et des grands
intérêts qu'on avait traités, ne répondit rien à ce flux de paroles
oiseuses: il regardait le duc de Bouillon d'un air étonné, comme pour
lui demander si c'était bien là cet homme que l'on allait mettre à
la tête de la plus audacieuse entreprise conçue depuis longtemps,
tandis que le prince, sans vouloir s'apercevoir qu'il restait sans
réponses, les faisait lui-même souvent, et parlait avec volubilité en
se promenant et l'entraînant avec lui dans la chambre. Il craignait
que l'un des assistants ne s'avisât de renouer la conversation terrible
du traité; mais aucun n'en était tenté, sinon le duc de Bouillon qui,
cependant, garda le silence de la mauvaise humeur. Pour Cinq-Mars il
fut entraîné par de Thou, qui lui fit faire sa retraite à l'abri de ce
bavardage, sans que MONSIEUR eût l'air de l'avoir vu sortir.




CHAPITRE XVIII

LE SECRET

    Et prononcés ensemble, à l'amitié fidèle
    Nos deux noms fraternels serviront de modèle.

    A. SOUMET, _Clytemnestre_.


De Thou était chez lui avec son ami, les portes de sa chambre refermées
avec soin, et l'ordre donné de ne recevoir personne et de l'excuser
auprès des deux réfugiés s'il les laissait partir sans les revoir; et
les deux amis ne s'étaient encore adressé aucune parole.

Le conseiller était tombé dans son fauteuil et méditait profondément.
Cinq-Mars, assis dans la cheminée haute, attendait d'un air sérieux et
triste la fin de ce silence, lorsque de Thou, le regardant fixement et
croisant les bras, lui dit d'une voix sombre:

--Voilà donc où vous en êtes venu! voilà donc les conséquences de
votre ambition! Vous allez faire exiler, peut-être tuer un homme,
et introduire en France une armée étrangère; je vais donc vous voir
assassin et traître à votre patrie! Par quel chemin êtes-vous arrivé
jusque-là? par quels degrés êtes-vous descendu si bas?

--Un autre que vous ne me parlerait pas ainsi deux fois, dit froidement
Cinq-Mars; mais je vous connais, et j'aime cette explication; je
la voulais et je l'ai provoquée. Vous verrez aujourd'hui mon âme
tout entière, je le veux. J'avais eu d'abord une autre pensée, une
pensée meilleure peut-être, plus digne de notre amitié, plus digne de
l'amitié, l'amitié, qui est la seconde chose de la terre.

Il élevait les yeux au ciel en parlant, comme s'il y eût cherché cette
divinité.

--Oui, cela eût mieux valu. Je ne voulais rien dire; c'était une tâche
pénible, mais jusqu'ici j'y avais réussi. Je voulais tout conduire sans
vous, et ne vous montrer cette oeuvre qu'achevée; je voulais toujours
vous tenir hors du cercle de mes dangers; mais, vous avouerai-je ma
faiblesse? J'ai craint de mourir mal jugé par vous, si j'ai à mourir:
à présent je supporte bien l'idée de la malédiction du monde, mais non
celle de la vôtre: c'est ce qui m'a décidé à vous avouer tout.

--Quoi! et sans cette pensée vous auriez eu le courage de vous cacher
toujours de moi! Ah! cher Henri, que vous ai-je fait pour prendre ce
soin de mes jours? Par quelle faute avais-je mérité de vous survivre,
si vous mouriez? Vous avez eu la force de me tromper durant deux années
entières; vous ne m'avez présenté de votre vie que ses fleurs; vous
n'êtes entré dans ma solitude qu'avec un visage riant, et chaque fois
paré d'une faveur nouvelle? ah! il fallait que ce fût bien coupable ou
bien vertueux!

--Ne voyez dans mon âme que ce qu'elle renferme. Oui, je vous ai
trompé; mais c'était la seule joie paisible que j'eusse au monde.
Pardonnez-moi d'avoir dérobé ces moments à ma destinée, hélas! si
brillante. J'étais heureux du bonheur que vous me supposiez; je faisais
le vôtre avec ce songe; et je ne suis coupable qu'aujourd'hui en venant
le détruire et me montrer tel que j'étais. Écoutez-moi, je ne serai
pas long: c'est toujours une histoire bien simple que celle d'un coeur
passionné. Autrefois, je m'en souviens, c'était sous la tente, lorsque
je fus blessé: mon secret fut près de m'échapper; c'eût été un bonheur
peut-être. Cependant que m'auraient servi des conseils? je ne les
aurais pas suivis; enfin, c'est Marie de Gonzague que j'aime.

--Quoi! celle qui va être reine de Pologne?

--Si elle est reine, ce ne peut être qu'après ma mort. Mais écoutez:
pour elle je fus courtisan; pour elle j'ai presque régné en France, et
c'est pour elle que je vais succomber et peut-être mourir.

--Mourir! succomber! quand je vous reprochais votre triomphe! quand je
pleurais sur la tristesse de votre victoire!

--Ah! que vous me connaissez mal si vous croyez que je sois dupe
de la Fortune quand elle me sourit; si vous croyez que je n'aie pas
vu jusqu'au fond de mon destin! Je lutte contre lui, mais il est le
plus fort, je le sens; j'ai entrepris une tâche au-dessus des forces
humaines, je succomberai.

--Eh! ne pouvez-vous vous arrêter? A quoi sert l'esprit dans les
affaires du monde?

--A rien, si ce n'est pourtant à se perdre avec connaissance de cause,
à tomber au jour qu'on avait prévu. Je ne puis reculer enfin. Lorsqu'on
a en face un ennemi tel que ce Richelieu, il faut le renverser ou en
être écrasé. Je vais frapper demain le dernier coup; ne m'y suis-je pas
engagé devant vous tout à l'heure?

--Et c'est cet engagement même que je voulais combattre. Quelle
confiance avez-vous dans ceux à qui vous livrez ainsi votre vie?
N'avez-vous pas lu leurs pensées secrètes?

--Je les connais toutes; j'ai lu leur espérance à travers leur feinte
colère; je sais qu'ils tremblent en menaçant: je sais qu'ils sont déjà
prêts à faire leur paix en me livrant comme gage; mais c'est à moi
de les soutenir et de décider le Roi: il le faut, car Marie est ma
fiancée, et ma mort est écrite à Narbonne.

C'est volontairement, c'est avec connaissance de tout mon sort que
je me suis placé ainsi entre l'échafaud et le bonheur suprême. Il me
faut l'arracher des mains de la Fortune, ou mourir. Je goûte en ce
moment le plaisir d'avoir rompu toute incertitude. Eh quoi! vous ne
rougissez pas de m'avoir cru ambitieux par un vil égoïsme comme ce
Cardinal? ambitieux par le puéril désir d'un pouvoir qui n'est jamais
satisfait? Je le suis, ambitieux, mais parce que j'aime. Oui, j'aime,
et tout est dans ce mot. Mais je vous accuse à tort; vous avez embelli
mes intentions secrètes, vous m'avez prêté de nobles desseins (je m'en
souviens), de hautes conceptions politiques; elles sont belles, elles
sont vastes, peut-être; mais, vous le dirai-je? ces vagues projets
du perfectionnement des sociétés corrompues me semblent ramper encore
bien loin au-dessous du dévouement de l'amour. Quand l'âme vibre tout
entière, pleine de cette unique pensée, elle n'a plus de place à donner
aux plus beaux calculs des intérêts généraux; car les hauteurs mêmes de
la terre sont au-dessous du ciel.

De Thou baissa la tête.

--Que vous répondre? dit-il. Je ne vous comprends pas; vous raisonnez
le désordre, vous pesez la flamme, vous calculez l'erreur.

--Oui, reprit Cinq-Mars, loin de détruire mes forces, ce feu intérieur
les a développées; vous l'avez dit, j'ai tout calculé; une marche lente
m'a conduit au but que je suis prêt d'atteindre. Marie me tenait par la
main, aurais-je reculé? Devant un monde je ne l'aurais pas fait. Tout
était bien jusqu'ici: mais une barrière invisible m'arrête: il faut
la rompre, cette barrière; c'est Richelieu. Je l'ai entrepris tout à
l'heure devant vous, mais peut-être me suis-je trop hâté: je le crois à
présent. Qu'il se réjouisse; il m'attendait. Sans doute il a prévu que
ce serait le plus jeune qui manquerait de patience; s'il en est ainsi,
il a bien joué. Cependant, sans l'amour qui m'a précipité, j'aurais été
plus fort que lui, quoique vertueux.

Ici, un changement presque subit se fît sur les traits de Cinq-Mars; il
rougit et pâlit deux fois, et les veines de son front s'élevaient comme
des lignes bleues tracées par une main invisible.

--Oui, ajouta-t-il en se levant et tordant ses mains avec une force
qui annonçait un violent désespoir concentré dans son coeur, tous
les supplices dont l'amour peut torturer ses victimes, je les porte
dans mon sein. Cette jeune enfant timide, pour qui je remuerais des
empires, pour qui j'ai tout subi, jusqu'à la faveur d'un prince (et
qui peut-être n'a pas senti tout ce que j'ai fait pour elle), ne peut
encore être à moi. Elle m'appartient devant Dieu, et je lui parais
étranger; que dis-je? il faut que j'entende discuter chaque jour,
devant moi, lequel des trônes de l'Europe lui conviendra le mieux,
dans des conversations où je ne peux même élever la voix pour avoir une
opinion, tant on est loin de me mettre sur les rangs, et dans lesquels
on dédaigne pour elle les princes de sang royal qui marchent encore
devant moi. Il faut que je me cache comme un coupable pour entendre à
travers les grilles la voix de celle qui est ma femme; il faut qu'en
public je m'incline devant elle! son amant et son mari dans l'ombre,
son serviteur au grand jour! C'en est trop; je ne puis vivre ainsi; il
faut faire le dernier pas, qu'il m'élève ou me précipite.

--Et, pour votre bonheur personnel, vous voulez renverser un État!

--Le bonheur de l'État s'accorde avec le mien. Je le fais en passant,
si je détruis le tyran du Roi. L'horreur que m'inspire cet homme est
passée dans mon sang. Autrefois, en venant le trouver, je rencontrai
sur mes pas son plus grand crime, l'assassinat et la torture d'Urbain
Grandier; il est le génie du mal pour le malheureux Roi, je le
conjurerai: j'aurais pu devenir celui du bien pour Louis XIII; c'était
une des pensées de Marie, sa pensée la plus chère. Mais je crois que je
ne triompherai pas dans l'âme tourmentée du Roi.

--Sur quoi comptez-vous donc? dit de Thou.

--Sur un coup de dés. Si sa volonté peut cette fois durer quelques
heures, j'ai gagné; c'est un dernier calcul auquel est suspendue ma
destinée.

--Et celle de votre Marie!

--L'avez-vous cru! dit impétueusement Cinq-Mars. Non, non! s'il
m'abandonne, je signe le traité d'Espagne et la guerre.

--Ah! quelle horreur! dit le conseiller; quelle guerre! une guerre
civile! et l'alliance avec l'étranger!

--Oui, un crime, reprit froidement Cinq-Mars; eh! vous ai-je prié d'y
prendre part?

--Cruel! ingrat! reprit son ami, pouvez-vous me parler ainsi? ne
savez-vous pas, ne vous ai-je pas prouvé que l'amitié tenait dans mon
coeur la place de toutes les passions? Puis-je survivre non seulement à
votre mort? mais même au moindre de vos malheurs! Cependant laissez-moi
vous fléchir et vous empêcher de frapper la France. O mon ami! mon
seul ami! je vous en conjure à genoux, ne soyons pas ainsi parricides,
n'assassinons pas notre patrie! Je dis nous, car jamais je ne me
séparerai de vos actions; conservez-moi l'estime de moi-même, pour
laquelle j'ai tant travaillé; ne souillez pas ma vie et ma mort que je
vous ai vouées.

De Thou était tombé aux genoux de son ami, et celui-ci, n'ayant plus
la force de conserver sa froideur affectée, se jeta dans ses bras en
le relevant, et, le serrant contre sa poitrine, lui dit d'une voix
étouffée:

--Eh! pourquoi m'aimer autant, aussi? Qu'avez-vous fait, ami? Pourquoi
m'aimer? vous qui êtes sage, pur et vertueux; vous que n'égarent pas
une passion insensée et le désir de la vengeance; vous dont l'âme est
nourrie seulement de religion et de science, pourquoi m'aimer? Que
vous a donné mon amitié? que des inquiétudes et des peines. Faut-il à
présent qu'elle fasse peser des dangers sur vous? Séparez-vous de moi,
nous ne sommes plus de la même nature; vous le voyez, les cours m'ont
corrompu: je n'ai plus de candeur, je n'ai plus de bonté: je médite le
malheur d'un homme, je sais tromper un ami. Oubliez-moi, dédaignez-moi;
je ne vaux plus une de vos pensées, comment serai-je digne de vos
périls?

--En me jurant de ne pas trahir le Roi et la France, reprit de Thou.
Savez-vous qu'il y va de partager votre patrie? savez-vous que si vous
livrez nos places fortes, on ne vous les rendra jamais? savez-vous
que votre nom sera l'horreur de la postérité? savez-vous que les mères
françaises le maudiront, quand elles seront forcées d'enseigner à leurs
enfants une langue étrangère? le savez-vous? Venez.

Et il l'entraîna devant le buste de Louis XIII.

--Jurez devant lui (et il est votre ami aussi!), jurez de ne jamais
signer cet infâme traité.

Cinq-Mars ferma les yeux, et, avec une inébranlable ténacité, répondit,
quoique en rougissant:

--Je vous l'ai dit: si l'on m'y force, je signerai.

De Thou pâlit et quitta sa main; il fit deux tours dans sa chambre,
les bras croisés, dans une inexprimable angoisse. Enfin il s'avança
solennellement vers le buste de son père, et ouvrit un grand livre
placé au pied; il chercha une page déjà marquée, et lut tout haut:

_Je pense donc que M. de Ligneboeuf fut justement condamné à mort
par le parlement de Rouen pour n'avoir pas révélé la conjuration de
Catteville contre l'Etat._

Puis, gardant le livre avec respect ouvert dans sa main et contemplant
l'image du président de Thou, dont il tenait les Mémoires:

--Oui, mon père, continua-t-il, vous aviez bien pensé, je vais être
criminel, je vais mériter la mort; mais puis-je faire autrement? Je ne
dénoncerai pas le traître, parce que ce serait aussi trahir, et qu'il
est mon ami, et qu'il est malheureux.

Puis, s'avançant vers Cinq-Mars en lui prenant de nouveau la main:

--Je fais beaucoup pour vous en cela, lui dit-il; mais n'attendez rien
de plus de ma part, monsieur, si vous signez ce traité.

Cinq-Mars était ému jusqu'au fond du coeur de cette scène, parce qu'il
sentait tout ce que devait souffrir son ami en le repoussant. Il prit
cependant encore sur lui d'arrêter une larme qui s'échappait de ses
yeux, et répondit en l'embrassant:

--Ah! de Thou, je vous trouve toujours aussi parfait; oui, vous me
rendez service en vous éloignant de moi, car si votre sort eût été lié
au mien, je n'aurais pas osé disposer de ma vie, et j'aurais hésité
à la sacrifier s'il le faut; mais je le ferai assurément à présent;
et, je vous le répète, si l'on m'y force, je signerai le traité avec
l'Espagne.




CHAPITRE XIX

LA PARTIE DE CHASSE

    On a bien des grâces à rendre à son étoile quand on peut quitter
    les hommes sans être obligé de leur faire du mal et de se
    déclarer leur ennemi.

    CH. NODIER, _Jean Sbogar_.


Cependant la maladie du Roi jetait la France dans un trouble que
ressentent toujours les Etats mal affermis aux approches de la mort des
princes. Quoique Richelieu fût le centre de la monarchie, il ne régnait
pourtant qu'au nom de Louis XIII, et comme enveloppé de l'éclat de ce
nom qu'il avait agrandi. Tout absolu qu'il était sur son maître, il le
craignait néanmoins; et cette crainte rassurait la nation contre ses
désirs ambitieux, dont le Roi même était l'immuable barrière. Mais, ce
prince mort, que ferait l'impérieux ministre? où s'arrêterait cet homme
qui avait tant osé? Accoutumé à manier le sceptre, qui l'empêcherait de
le porter toujours, et d'inscrire son nom seul au bas des lois que seul
il avait dictées? Ces terreurs agitaient tous les esprits. Le peuple
cherchait en vain sur toute la surface du royaume ces colosses de la
Noblesse aux pieds desquels il avait coutume de se mettre à l'abri dans
les orages politiques, il ne voyait plus que leurs tombeaux récents;
les Parlements étaient muets, et l'on sentait que rien ne s'opposerait
au monstrueux accroissement de ce pouvoir usurpateur. Personne n'était
déçu complétement par les souffrances affectées du ministre: nul
n'était touché de cette hypocrite agonie, qui avait trop souvent trompé
l'espoir public, et l'éloignement n'empêchait pas de sentir partout le
doigt de l'effrayant parvenu.

L'amour du peuple se réveillait aussi pour le fils d'Henri IV; on
courait dans les églises, on priait, et même on pleurait beaucoup.
Les princes malheureux sont toujours aimés. La mélancolie de Louis
et sa douleur mystérieuse intéressaient toute la France, et, vivant
encore, on le regrettait déjà, comme si chacun eût désiré de recevoir
la confidence de ses peines avant qu'il n'emportât avec lui le grand
secret de ce que souffrent ces hommes placés si haut, qu'ils ne voient
dans leur avenir que leur tombe.

Le Roi, voulant rassurer la nation entière, fit annoncer le
rétablissement momentané de sa santé, et voulut que la cour se préparât
à une grande partie de chasse donnée à Chambord, domaine royal où son
frère, le duc d'Orléans, le priait de revenir.

Ce beau séjour était la retraite favorite du Roi, sans doute parce que,
en harmonie avec sa personne, il unissait comme elle la grandeur à la
tristesse. Souvent il y passait des mois entiers sans voir qui que ce
fût, lisant et relisant sans cesse des papiers mystérieux, écrivant des
choses inconnues, qu'il enfermait dans un coffre de fer dont lui seul
avait le secret. Il se plaisait quelquefois à n'être servi que par un
seul domestique, à s'oublier ainsi lui-même par l'absence de sa suite,
et à vivre pendant plusieurs jours comme un homme pauvre ou comme un
citoyen exilé, aimant à se figurer la misère ou la persécution pour
respirer de la royauté. Un autre jour, changeant tout à coup de pensée,
il voulait vivre dans une solitude plus absolue; et, lorsqu'il avait
interdit son approche à tout être humain, revêtu de l'habit d'un moine,
il courait s'enfermer dans la chapelle voûtée; là, relisant la vie de
Charles-Quint, il se croyait à Saint-Just, et chantait sur lui-même
cette messe de la mort qui, dit-on, la fit descendre autrefois sur
la tête de l'empereur espagnol. Mais, au milieu de ces chants et de
ces méditations mêmes, son faible esprit était poursuivi et distrait
par des images contraires. Jamais le monde et la vie ne lui avaient
paru plus beaux que dans la solitude et près de la tombe. Entre ses
yeux et les pages qu'il s'efforçait de lire, passaient de brillants
cortèges, des armées victorieuses, des peuples transportés d'amour; il
se voyait puissant, combattant, triomphateur, adoré; et, si un rayon
du soleil, échappé des vitraux, venait à tomber sur lui, se levant
tout à coup du pied de l'autel, il se sentait emporté par une soif du
jour ou du grand air qui l'arrachait de ces lieux sombres et étouffés;
mais, revenu à la vie, il y retrouvait le dégoût et l'ennui, car les
premiers hommes qu'il rencontrait lui rappelaient sa puissance par
leurs respects. C'était alors qu'il croyait à l'amitié et l'appelait à
ses côtés; mais à peine était-il sûr de sa possession véritable, qu'un
grand scrupule s'emparait tout à coup de son âme: c'était celui d'un
attachement trop fort pour la créature qui le détournait de l'adoration
divine, ou, plus souvent encore, le reproche secret de s'éloigner trop
des affaires d'Etat; l'objet de son affection momentanée lui semblait
alors un être despotique, dont la puissance l'arrachait à ses devoirs;
il se créait une chaîne imaginaire et se plaignait intérieurement
d'être opprimé; mais, pour le malheur de ses favoris, il n'avait pas
la force de manifester contre eux ses ressentiments par une colère
qui les eût avertis; et, continuant à les caresser, il attisait, par
cette contrainte, le feu secret de son coeur, et le poussait jusqu'à la
haine; il y avait des moments où il était capable de tout contre eux.

Cinq-Mars connaissait parfaitement la faiblesse de cet esprit, qui ne
pouvait se tenir ferme dans aucune ligne, et la faiblesse de ce coeur,
qui ne pouvait ni aimer ni haïr complètement; aussi la position du
favori, enviée de la France entière, et l'objet de la jalousie même
du grand ministre, était-elle si chancelante et si douloureuse, que,
sans son amour pour Marie, il eût brisé sa chaîne d'or avec plus de
joie qu'un forçat n'en ressent dans son coeur lorsqu'il voit tomber le
dernier anneau qu'il a limé pendant deux années avec un ressort d'acier
caché dans sa bouche. Cette impatience d'en finir avec le sort qu'il
voyait de si près hâta l'explosion de cette mine patiemment creusée,
comme il l'avait avoué à son ami; mais sa situation était alors celle
d'un homme qui, placé à côté du livre de vie, verrait tout le jour y
passer la main qui doit tracer sa damnation ou son salut. Il partit
avec Louis XIII pour Chambord, décidé à choisir la première occasion
favorable à son dessein. Elle se présenta.

Le matin même du jour fixé pour la chasse, le Roi lui fit dire qu'il
l'attendait à l'escalier du Lis; il ne sera peut-être pas inutile de
parler de cette étonnante construction.

A quatre lieues de Blois, à une heure de la Loire, dans une petite
vallée fort basse, entre des marais fangeux et un bois de grands
chênes, loin de toutes les routes, on rencontre tout à coup un château
royal, ou plutôt magique. On dirait que, contraint par quelque lampe
merveilleuse, un génie de l'Orient l'a enlevé pendant une des mille
nuits, et l'a dérobé aux pays du soleil pour le cacher dans ceux du
brouillard avec les amours d'un beau prince. Ce palais est enfoui comme
un trésor; mais à ses dômes bleus, à ses élégants minarets, arrondis
sur de larges murs ou élancés dans l'air, à ses longues terrasses qui
dominent les bois, à ses flèches légères que le vent balance, à ses
croissants entrelacés partout sur les colonnades, on se croirait dans
les royaumes de Bagdad ou de Cachemire, si les murs noircis, leur
tapis de mousse et de lierre, et la couleur pâle et mélancolique du
ciel, n'attestaient un pays pluvieux. Ce fut bien un génie qui éleva
ces bâtiments; mais il vint d'Italie et se nomma le Primatice; ce fut
bien un beau prince dont les amours s'y cachèrent; mais il était Roi,
et se nommait François Ier. Sa salamandre y jette ses flammes partout;
elle étincelle mille fois sur les voûtes, et y multiplie ses flammes
comme les étoiles d'un ciel; elle soutient les chapiteaux avec sa
couronne ardente; elle colore les vitraux de ses feux; elle serpente
avec les escaliers secrets, et partout semble dévorer de ses regards
flamboyants les triples croissants d'une Diane mystérieuse, cette
Diane de Poitiers, deux fois déesse et deux fois adorée dans ces bois
voluptueux.

Mais la base de cet étrange monument est comme lui pleine d'élégance
et de mystère: c'est un double escalier qui s'élève en deux spirales
entrelacées depuis les fondements les plus lointains de l'édifice
jusqu'au-dessus des plus hauts clochers et se termine par une lanterne
ou cabinet à jour, couronnée d'une fleur de lis colossale, aperçue de
bien loin; deux hommes peuvent y monter en même temps sans se voir.

Cet escalier seul lui semble un petit temple isolé; comme nos églises,
il est soutenu et protégé par les arcades de ses ailes minces,
transparentes, et, pour ainsi dire, brodées à jour. On croirait que la
pierre docile s'est ployée sous le doigt de l'architecte; elle paraît,
si l'on peut le dire, pétrie selon les caprices de son imagination.
On conçoit à peine comment les plans en furent tracés, et dans quels
termes les ordres furent expliqués aux ouvriers; cela semble une pensée
fugitive, une rêverie brillante qui aurait pris tout à coup un corps
durable; c'est un songe réalisé.

Cinq-Mars montait lentement les larges degrés qui devaient le conduire
auprès du Roi, et s'arrêtait plus lentement sur chaque marche à mesure
qu'il approchait, soit dégoût d'aborder ce prince, dont il avait à
écouter les plaintes nouvelles tous les jours, soit pour rêver à
ce qu'il allait faire, lorsque le son d'une guitare vint frapper
son oreille. Il reconnut l'instrument chéri de Louis et sa voix
triste, faible et tremblante, qui se prolongeait sous les voûtes; il
semblait essayer l'une de ses romances qu'il composait lui-même, et
répétait plusieurs fois d'une main hésitante un refrain imparfait. On
distinguait mal les paroles, et il n'arrivait à l'oreille que quelques
mots d'_abandon_, d'_ennui du monde_ et de _belle flamme_.

Le jeune favori haussa les épaules en écoutant:

--Quel nouveau chagrin te domine? dit-il; voyons, lisons encore une
fois dans ce coeur glacé qui croit désirer quelque chose.

Il entra dans l'étroit cabinet.

Vêtu de noir, à demi couché sur une chaise longue, et les coudes
appuyés sur des oreillers, le prince touchait languissamment les cordes
de sa guitare; il cessa de fredonner en apercevant le Grand-Écuyer, et,
levant ses grands yeux sur lui d'un air de reproche, balança longtemps
sa tête avant de parler; puis, d'un ton larmoyant et un peu emphatique:

--Qu'ai-je appris, Cinq-Mars? lui dit-il; qu'ai-je appris de votre
conduite? Que vous me faites de peine en oubliant tous mes conseils!!
vous avez noué une coupable intrigue; était-ce de vous que je devais
attendre de pareilles choses, vous dont la piété, la vertu, m'avaient
tant attaché!

Plein de la pensée de ses projets politiques, Cinq-Mars se vit
découvert et ne put se défendre d'un moment de trouble; mais,
parfaitement maître de lui-même, il répondit sans hésiter:

--Oui, Sire, et j'allais vous le déclarer; je suis accoutumé à vous
ouvrir mon âme.

--Me le déclarer! s'écria Louis XIII en rougissant et pâlissant comme
sous les frissons de la fièvre, vous auriez osé souiller mes oreilles
de ces affreuses confidences, monsieur! et vous êtes si calme en
parlant de vos désordres! Allez, vous mériteriez d'être condamné aux
galères comme un Rondin; c'est un crime de lèse-majesté que vous avez
commis par votre manque de foi vis-à-vis de moi. J'aimerais mieux que
vous fussiez faux-monnayeur comme le marquis de Coucy, ou à la tête des
croquants, que de faire ce que vous avez fait; vous déshonorez votre
famille et la mémoire du maréchal, votre père.

Cinq-Mars, se voyant perdu, fit la meilleure contenance qu'il put, et
dit avec un air résigné:

--Eh bien, Sire, envoyez-moi donc juger et mettre à mort; mais
épargnez-moi vos reproches.

--Vous moquez-vous de moi, petit hobereau de province? reprit Louis; je
sais très bien que vous n'avez pas encouru la peine de mort devant les
hommes, mais c'est au tribunal de Dieu, monsieur, que vous serez jugé.

--Ma foi, Sire, reprit l'impétueux jeune homme, que l'injure avait
choqué, que ne me laissiez-vous retourner dans ma province que vous
méprisez tant, comme j'en ai été tenté cent fois? je vais y aller,
je ne puis supporter la vie que je mène près de vous; un ange n'y
tiendrait pas. Encore une fois, faites-moi juger si je suis coupable,
ou laissez-moi me cacher en Touraine. C'est vous qui m'avez perdu
en m'attachant à votre personne; si vous m'avez fait concevoir des
espérances trop grandes, que vous renversiez ensuite, est-ce ma faute
à moi? Et pourquoi m'avez-vous fait Grand-Écuyer, si je ne devais pas
aller plus loin? Enfin, suis-je votre ami ou non? et si je le suis,
ne puis-je pas être duc, pair et même connétable, aussi bien que M. de
Luynes, que vous avez tant aimé parce qu'il vous a dressé des faucons?
Pourquoi ne suis-je pas admis au conseil? j'y parlerais aussi bien que
toutes vos vieilles têtes à collerettes; j'ai des idées neuves et un
meilleur bras pour vous servir. C'est votre Cardinal qui vous a empêché
de m'y appeler, et c'est parce qu'il vous éloigne de moi que je le
déteste, continua Cinq-Mars en montrant le poing comme si Richelieu eût
été devant lui; oui, je le tuerais de ma main s'il le fallait!

D'Effiat avait les yeux enflammés de colère, frappait du pied en
parlant, et tourna le dos au Roi comme un enfant qui boude, s'appuyant
contre l'une des petites colonnes de la lanterne.

Louis, qui reculait devant toute résolution, et que l'irréparable
épouvantait toujours, lui prit la main.

O faiblesse du pouvoir! caprice du coeur humain! c'était par ces
emportements enfantins, par ces défauts de l'âge, que ce jeune homme
gouvernait un roi de France à l'égal du premier politique du temps. Ce
prince croyait, et avec quelque apparence de raison, qu'un caractère si
emporté devait être sincère, et ses colères même ne le fâchaient pas.
Celle-ci, d'ailleurs, ne portait pas sur ces reproches véritables, et
il lui pardonnait de haïr le Cardinal. L'idée même de la jalousie de
son favori contre le ministre lui plaisait, parce qu'elle supposait de
l'attachement, et qu'il ne craignait que son indifférence. Cinq-Mars
le savait et avait voulu s'échapper par là, préparant ainsi le Roi
à considérer tout ce qu'il avait fait comme un jeu d'enfant, comme
la conséquence de son amitié pour lui; mais le danger n'était pas si
grand; il respira quand le prince lui dit:

--Il ne s'agit point du Cardinal, et je ne l'aime pas plus que vous;
mais c'est votre conduite scandaleuse que je vous reproche et que
j'aurai bien de la peine à vous pardonner. Quoi! monsieur, j'apprends
qu'au lieu de vous livrer aux exercices de piété auxquels je vous ai
habitué, quand je vous crois au _Salut_ ou à l'_Angelus_, vous partez
de Saint-Germain et vous allez passer une partie de la nuit... chez
qui? oserai-je le dire sans péché? chez une femme perdue de réputation,
qui ne peut avoir avec vous que des relations pernicieuses au salut de
votre âme, et qui reçoit chez elle des esprits forts; Marion de Lorme,
enfin! Qu'avez-vous à répondre? Parlez!

Laissant sa main dans celle du Roi, mais toujours appuyé contre la
colonne, Cinq-Mars répondit:

--Est-on donc si coupable de quitter des occupations graves pour
d'autres plus graves encore? Si je vais chez Marion de Lorme, c'est
pour entendre la conversation des savants qui s'y rassemblent. Rien
n'est plus innocent que cette assemblée; on y fait des lectures qui se
prolongent quelquefois dans la nuit, il est vrai, mais qui ne peuvent
qu'élever l'âme, bien loin de la corrompre. D'ailleurs vous ne m'avez
jamais ordonné de vous rendre compte de tout; il y a longtemps que je
vous l'aurais dit si vous l'aviez voulu.

--Ah! Cinq-Mars, Cinq-Mars! où est la confiance? N'en sentez-vous pas
le besoin? C'est la première condition d'une amitié parfaite, comme
doit être la nôtre, comme celle qu'il faut à mon coeur.

La voix de Louis était plus affectueuse, et le favori, le regardant
par-dessus l'épaule, prit un air moins irrité, mais seulement ennuyé et
résigné à l'écouter.

--Que de fois vous m'avez trompé! poursuivit le Roi; puis-je me fier
à vous? ne sont-ce pas des galants et des damerets que vous voyez chez
cette femme? N'y a-t-il pas d'autres courtisanes?

--Eh! mon Dieu, non, Sire; j'y vais souvent avec un de mes amis, un
gentilhomme de Touraine, nommé René Descartes.

--Descartes! je connais ce nom-là; oui, c'est un officier qui se
distingua au siège de la Rochelle, et qui se mêle d'écrire; il a une
bonne réputation de piété, mais il est lié avec des Barreaux, qui est
un esprit fort. Je suis sûr que vous trouvez là beaucoup de gens qui
ne sont point de bonne compagnie pour vous; beaucoup de jeunes gens
sans famille, sans naissance. Voyons, dites-moi, qu'y avez-vous vu la
dernière fois?

--Mon Dieu! je me rappelle à peine leurs noms, dit Cinq-Mars en
cherchant les yeux en l'air; quelquefois, je ne les demande pas...
C'était d'abord un certain monsieur, monsieur Groot, ou Grotius, un
Hollandais.

--Je sais cela, un ami de Barneveldt; je lui fais une pension.
Je l'aimais assez, mais le Card... mais on m'a dit qu'il était
religionnaire exalté...

--Je vis aussi un Anglais, nommé John Milton: c'est un jeune homme qui
vient d'Italie et retourne à Londres; il ne parle presque pas.

--Inconnu, parfaitement inconnu; mais je suis sûr que c'est encore
quelque religionnaire. Et les Français, qui étaient-ils?

--Ce jeune homme qui a fait le _Cinna_, et qu'on a refusé trois fois à
l'_Académie éminente_; il était fâché que du Ryer y fût à sa place. Il
s'appelle Corneille...

--Eh bien, dit le Roi en croisant les bras et en le regardant d'un air
de triomphe et de reproche, je vous le demande, quels sont ces gens-là?
Est-ce dans un pareil cercle que l'on devrait vous voir?

Cinq-Mars fut interdit à cette observation dont souffrait son
amour-propre, et dit en s'approchant du Roi:

--Vous avez bien raison, Sire; mais, pour passer une heure ou deux
à entendre d'assez bonnes choses, cela ne peut pas faire de tort;
d'ailleurs, il y va des hommes de la cour, tels que le duc de Bouillon,
M. d'Aubijoux, le comte de Brion, le cardinal de La Valette, MM. de
Montrésor, Fontrailles; et des hommes illustres dans les sciences,
comme Mairet, Colletet, Desmarets, auteur de l'_Ariane_; Faret, Doujat,
Charpentier, qui a écrit la belle _Cyropédie_; Giry, Bessons et Baro,
continuateur de l'_Astrée_, tous académiciens.

--Ah! à la bonne heure, voilà des hommes d'un vrai mérite, reprit
Louis; à cela il n'y a rien à dire; on ne peut que gagner. Ce sont des
réputations faites, des hommes de poids. Çà! raccommodons-nous, touchez
là, enfant. Je vous permettrai d'y aller quelquefois, mais ne me
trompez plus; vous voyez que je sais tout. Regardez ceci.

En disant ces mots, le Roi tira d'un coffre de fer, placé contre le
mur, d'énormes cahiers de papier barbouillé d'une écriture très fine.
Sur l'un était écrit _Baradas_, sur l'autre, _d'Hautefort_, sur un
troisième, _La Fayette_, et enfin _Cinq-Mars_. Il s'arrêta à celui-là,
et poursuivit:

--Voyez combien de fois vous m'avez trompé! Ce sont des fautes
continuelles dont j'ai tenu registre moi-même depuis deux ans que
je vous connais; j'ai écrit jour par jour toutes nos conversations.
Asseyez-vous.

Cinq-Mars s'assit en soupirant, et eut la patience d'écouter pendant
deux longues heures un abrégé de ce que son maître avait eu la patience
d'écrire pendant deux années. Il mit plusieurs fois sa main devant sa
bouche durant la lecture; ce que nous ferions tous certainement s'il
fallait rapporter ces dialogues, que l'on trouva parfaitement en ordre
à la mort du Roi, à côté de son testament. Nous dirons seulement qu'il
finit ainsi:

--Enfin, voici ce que vous avez fait le 7 décembre, il y a trois jours:
je vous parlais du vol de l'émerillon et des connaissances de vénerie
qui vous manquent; je vous disais, d'après la _Chasse royale_, ouvrage
du roi Charles IX, qu'après que le veneur a accoutumé son chien à
suivre une bête, il doit penser qu'il a envie de retourner au bois,
et qu'il ne faut ni le lancer ni le frapper pour qu'il donne bien dans
le trait; et que, pour apprendre à un chien à bien se rabattre, il ne
faut laisser passer ni couler de faux-fuyants, ni nulles sentes, sans y
mettre le nez.

Voilà ce que vous m'avez répondu (et d'un ton d'humeur, remarquez bien
cela): «Ma foi, Sire, donnez-moi plutôt des régiments à conduire que
des oiseaux et des chiens. Je suis sûr qu'on se moquerait de vous et
de moi si on savait de quoi nous nous occupons.» Et le 8... attendez,
oui, le 8, tandis que nous chantions vêpres ensemble dans ma chambre,
vous avez jeté votre livre dans le feu avec colère, ce qui était une
impiété; et ensuite vous m'avez dit que vous l'aviez laissé tomber:
péché, péché mortel; voyez, j'ai écrit dessous: _Mensonge_, souligné.
On ne me trompe jamais, je vous le disais bien.

--Mais, Sire...

--Un moment, un moment. Le soir, vous avez dit du Cardinal qu'il avait
fait brûler un homme injustement et par haine personnelle.

--Et je le répète, et je le soutiens, et je le prouverai, Sire; c'est
le plus grand crime de cet homme que vous hésitez à disgracier et qui
vous rend malheureux. J'ai tout vu, tout entendu moi-même à Loudun:
Urbain Grandier fut assassiné plutôt que jugé. Tenez, Sire, puisque
vous avez là ces Mémoires de votre main, relisez toutes les preuves que
je vous en donnai alors.

Louis, cherchant la page indiquée et remontant au voyage de Perpignan à
Paris, lut tout ce récit avec attention en s'écriant:

--Quelles horreurs! comment avais-je oublié tout cela? Cet homme me
fascine, c'est certain. Tu es mon véritable ami, Cinq-Mars. Quelles
horreurs! mon règne en sera taché. Il a empêché toutes les lettres de
la Noblesse et de tous les notables du pays d'arriver à moi. Brûler,
brûler vivant! sans preuves! par vengeance! Un homme, un peuple ont
invoqué mon nom inutilement, une famille me maudit à présent! Ah! que
les rois sont malheureux!

Le prince en finissant jeta ses papiers et pleura.

--Ah! Sire, elles sont bien belles les larmes que vous versez, s'écria
Cinq-Mars avec une sincère admiration: que toute la France n'est-elle
ici avec moi! elle s'étonnerait à ce spectacle, qu'elle aurait peine à
croire.

--S'étonnerait! la France ne me connaît donc pas?

--Non, Sire, dit d'Effiat avec franchise, personne ne vous connaît;
et moi-même je vous accuse souvent de froideur et d'une indifférence
générale contre tout le monde.

--De froideur! quand je meurs de chagrin; de froideur! quand je me
suis immolé à leurs intérêts? Ingrate nation! je lui ai tout sacrifié,
jusqu'à l'orgueil, jusqu'au bonheur de la guider moi-même, parce que
j'ai craint pour elle ma vie chancelante; j'ai donné mon sceptre à
porter à un homme que je hais, parce que j'ai cru sa main plus forte
que la mienne; j'ai supporté le mal qu'il me faisait à moi-même, en
songeant qu'il faisait du bien à mes peuples: j'ai dévoré mes larmes
pour tarir les leurs; et je vois que mon sacrifice a été plus grand
même que je ne le croyais, car ils ne l'ont pas aperçu; ils m'ont
cru incapable parce que j'étais timide, et sans force parce que je me
défiais des miennes; mais n'importe, Dieu me voit et me connaît.

--Ah! Sire, montrez-vous à la France tel que vous êtes: reprenez
votre pouvoir usurpé; elle fera par amour pour vous ce que la crainte
n'arrachait pas d'elle; revenez à la vie et remontez sur le trône.

--Non, non, ma vie s'achève, cher ami; je ne suis plus capable des
travaux du pouvoir suprême.

--Ah! Sire, cette persuasion seule vous ôte vos forces. Il est temps
enfin que l'on cesse de confondre le pouvoir avec le crime et d'appeler
leur union génie. Que votre voix s'élève pour annoncer à la terre
que le règne de la vertu va commencer avec votre règne; et dès lors
ces ennemis que le vice a tant de peine à réduire tomberont devant
un mot sorti de votre coeur. On n'a pas encore calculé tout ce que la
bonne foi d'un roi de France peut faire de son peuple, ce peuple que
l'imagination et la chaleur de l'âme entraînent si vite vers tout ce
qui est beau, et que tous les genres de dévouement trouvent prêt. Le
Roi votre père nous conduisait par un sourire; que ne ferait pas une de
vos larmes! Il ne s'agit que de nous parler.

Pendant ce discours, le Roi, surpris, rougit souvent, toussa et donna
des signes d'un grand embarras, comme toutes les fois qu'on voulait lui
arracher une décision; il sentait aussi l'approche d'une conversation
d'un ordre trop élevé, dans laquelle la timidité de son esprit
l'empêchait de se hasarder; et, mettant souvent la main sur sa poitrine
en fronçant le sourcil, comme ressentant une vive douleur, il essaya de
se tirer par la maladie de la gêne de répondre; mais, soit emportement,
soit résolution de jouer le dernier coup, Cinq-Mars poursuivit sans se
troubler, avec une solennité qui en imposait à Louis. Celui-ci, forcé
dans ses derniers retranchements, lui dit:

--Mais, Cinq-Mars, comment se défaire d'un ministre qui depuis dix-huit
ans m'a entouré de ses créatures?

--Il n'est pas si puissant, reprit le Grand-Écuyer; et ses amis seront
ses plus cruels adversaires si vous faites un signe de tête. Toute
l'ancienne ligue des _princes de la Paix_ existe encore, Sire, et
ce n'est que le respect dû au choix de Votre Majesté qui l'empêche
d'éclater.

--Ah! bon Dieu! tu peux leur dire qu'ils ne s'arrêtent pas pour moi; je
ne les gêne point, ce n'est pas moi qu'on accusera d'être Cardinaliste.
Si mon frère veut me donner le moyen de remplacer Richelieu, ce sera de
tout mon coeur.

--Je crois, Sire, qu'il vous parlera aujourd'hui de M. le duc de
Bouillon; tous les Royalistes le demandent.

--Je ne le hais point, dit le Roi en arrangeant l'oreiller de son
fauteuil, je ne le hais point du tout, quoique un peu factieux.
Nous sommes parents, sais-tu, cher ami (et il mit à cette expression
favorite plus d'abandon qu'à l'ordinaire)? sais-tu qu'il descend de
saint Louis de père en fils, par Charlotte de Bourbon, fille du duc
de Montpensier? sais-tu que sept princesses du sang sont entrées dans
sa maison, et que huit de la sienne, dont l'une a été reine, ont été
mariées à des princes du sang? Oh! je ne le hais point du tout; je n'ai
jamais dit cela, jamais.

--Eh bien, Sire, dit Cinq-Mars avec confiance, MONSIEUR et lui vous
expliqueront, pendant la chasse, comment tout est préparé, quels sont
les hommes que l'on pourra mettre à la place de ses créatures, quels
sont les mestres-de-camp et les colonels sur lesquels on peut compter
contre Fabert et tous les Cardinalistes de Perpignan. Vous verrez que
le ministre a bien peu de monde à lui. La Reine, MONSIEUR, la Noblesse
et les Parlements sont de notre parti, et c'est une affaire faite dès
que Votre Majesté ne s'oppose plus. On a proposé de faire disparaître
Richelieu comme le maréchal d'Ancre, qui le méritait moins que lui.

--Comme Concini! dit le Roi. Oh! non, il ne le faut pas.. je ne le veux
vraiment pas... Il est prêtre et cardinal, nous serions excommuniés.
Mais, s'il y a une autre manière, je le veux bien: tu peux en parler à
tes amis, j'y songerai de mon côté.

Une fois ce mot jeté, Louis s'abandonna à son ressentiment, comme
s'il venait de le satisfaire et comme si le coup eût déjà été porté.
Cinq-Mars en fut fâché, parce qu'il craignait que sa colère, se
répandant ainsi, ne fût pas de longue durée. Cependant il crut à ses
dernières paroles, surtout lorsque après des plaintes interminables
Louis ajouta:

--Enfin, croirais-tu que depuis deux ans que je pleure ma mère,
depuis ce jour où il me joua si cruellement devant toute ma cour en
me demandant son rappel quand il savait sa mort, depuis ce jour, je
ne puis obtenir qu'on la fasse inhumer en France avec mes pères? Il a
exilé jusqu'à sa cendre.

En ce moment Cinq-Mars crut entendre du bruit sur l'escalier: le Roi
rougit un peu.

--Va-t-en, dit-il, va vite te préparer pour la chasse; tu seras à
cheval près de mon carrosse; va vite, je le veux, va.

Et il poussa lui-même Cinq-Mars vers l'escalier et vers l'entrée qui
l'avait introduit.

Le favori sortit; mais le trouble de son maître ne lui était point
échappé.

Il descendait lentement et en cherchait la cause en lui-même, lorsqu'il
crut entendre le bruit de deux pieds qui montaient la double partie
de l'escalier à vis, tandis qu'il descendait l'autre; il s'arrêta,
on s'arrêta; il remonta, il lui semblait qu'on descendait; il savait
qu'on ne pouvait rien voir entre les jours de l'architecture, et se
décida à sortir, impatienté de ce jeu, mais très inquiet. Il eût voulu
pouvoir se tenir à la porte d'entrée pour voir qui paraîtrait. Mais à
peine eut-il soulevé la tapisserie qui donnait sur la salle des gardes,
qu'une foule de courtisans qui l'attendait l'entoura, et l'obligea
de s'éloigner pour donner les ordres de sa charge, ou de recevoir des
respects, des confidences, des sollicitations, des présentations, des
recommandations, des embrassades, et ce torrent de relations graduelles
qui entourent un favori, et pour lesquelles il faut une attention
présente et toujours soutenue, car une distraction peut causer de
grands malheurs. Il oublia ainsi à peu près cette petite circonstance
qui pouvait n'être qu'imaginaire, et, se livrant aux douceurs d'une
sorte d'apothéose continuelle, monta à cheval dans la grande cour,
servi par de nobles pages, et entouré des plus brillants gentilshommes.

Bientôt MONSIEUR arriva suivi des siens, et une heure ne s'était pas
écoulée, que le Roi parut, pâle, languissant et appuyé sur quatre
hommes. Cinq-Mars, mettant pied à terre, l'aida à monter dans une
sorte de petite voiture fort basse, que l'on appelait _brouette_, et
dont Louis XIII conduisait lui-même les chevaux très dociles et très
paisibles. Les piqueurs à pied, aux portières, tenaient les chiens
en laisse; au bruit du cor, des centaines de jeunes gens montèrent à
cheval, et tout partit pour le rendez-vous de la chasse.

C'était à une ferme nommée l'Ormage que le Roi l'avait fixé, et toute
la cour, accoutumée à ses usages, se répandit dans les allées du
parc, tandis que le Roi suivait lentement un sentier isolé ayant à sa
portière le Grand-Écuyer et quatre personnages auxquels il avait fait
signe de s'approcher.

L'aspect de cette partie de plaisir était sinistre: l'approche de
l'hiver avait fait tomber presque toutes les feuilles des grands chênes
du parc, et les branches noires se détachaient sur un ciel gris comme
les branches de candélabres funèbres; un léger brouillard semblait
annoncer une pluie prochaine; à travers le bois éclairci et les tristes
rameaux, on voyait passer lentement les pesants carrosses de la cour,
remplis de femmes vêtues de noir uniformément[6], et condamnées
à attendre le résultat d'une chasse qu'elles ne voyaient pas; les
meutes donnaient des _voix_ éloignées, et le cor se faisait entendre
quelquefois comme un soupir; un vent froid et piquant obligeait chacun
à se couvrir; et quelques femmes, mettant sur leur visage un voile ou
un masque de velours noir pour se préserver de l'air que n'arrêtaient
pas les rideaux de leurs carrosses (car ils n'avaient point de glaces
encore), semblaient porter le costume que nous appelons _domino_.

  [6] Un édit de 1639 avait déterminé le costume de la cour. Il était
  simple et noir.

Tout était languissant et triste. Seulement quelques groupes de jeunes
gens, emportés par la chasse, traversaient comme le vent l'extrémité
d'une allée en jetant des cris ou donnant du cor; puis tout retombait
dans le silence, comme, après la fusée du feu d'artifice, le ciel
paraît plus sombre.

Dans un sentier parallèle à celui que suivait lentement le Roi,
s'étaient réunis quelques courtisans enveloppés dans leur manteau.
Paraissant s'occuper fort peu du chevreuil, ils marchaient à cheval à
la hauteur de la brouette du Roi, et ne la perdaient pas de vue. Ils
parlaient à demi-voix.

--C'est bien, Fontrailles, c'est bien; victoire! Le Roi lui prend le
bras à tout moment. Voyez-vous comme il lui sourit? Voilà M. le Grand
qui descend de cheval et monte sur le siége à côté de lui. Allons,
allons, le vieux matois est perdu cette fois!

--Ah! ce n'est rien encore que cela! n'avez-vous pas vu comme le Roi
a touché la main à MONSIEUR? Il vous a fait signe, Montrésor; Gondi,
regardez donc.

--Eh! regardez! c'est bien aisé à dire; mais je n'y vois pas avec
mes yeux, moi; je n'ai que ceux de la foi et les vôtres. Eh bien,
qu'est-ce qu'ils font? Je voudrais bien ne pas avoir la vue si basse.
Racontez-moi cela, qu'est-ce qu'ils font?

Montrésor reprit:

--Voici le Roi qui se penche à l'oreille du duc de Bouillon et qui lui
parle... Il parle encore; il gesticule, il ne cesse pas. Oh! il va être
ministre.

--Il sera ministre, dit Fontrailles.

--Il sera ministre, dit le comte du Lude.

--Ah! ce n'est pas douteux, reprit Montrésor.

--J'espère que celui-là me donnera un régiment, et j'épouserai ma
cousine! s'écria Olivier d'Entraigues d'un ton de page.

L'abbé de Gondi, en ricanant et regardant au ciel, se mit à chanter un
air de chasse:

    Les étourneaux ont le vent bon,
    Ton ton, ton ton, ton taine, ton ton.

... Je crois, messieurs, que vous y voyez plus trouble que moi, ou
qu'il se fait des miracles dans l'an de grâce 1642; car M. de Bouillon
n'est pas plus près d'être premier ministre que moi, quand le Roi
l'embrasserait. Il a de grandes qualités, mais il ne parviendra pas,
parce qu'il est tout d'une pièce; cependant j'en fais grand cas pour sa
vaste et sotte ville de Sedan; c'est un foyer, c'est un bon foyer pour
nous.

Montrésor et les autres étaient trop attentifs à tous les gestes du
prince pour répondre, et ils continuèrent:

--Voilà M. le Grand qui prend les rênes des chevaux et qui conduit.

L'abbé reprit sur le même air:

    Si vous conduisez ma brouette,
    Ne versez pas, beau postillon,
    Ton ton, ton ton, ton taine, ton ton.

--Ah! l'abbé, vos chansons me rendront fou! dit Fontrailles; vous avez
donc des airs pour tous les événements de la vie?

--Je vous fournirai aussi des événements qui iront sur tous les airs,
reprit Gondi.

--Ma foi, l'air de ceux-ci me plaît, répondit Fontrailles plus bas;
je ne serai pas obligé par MONSIEUR de porter à Madrid son diable
de traité, et je n'en suis point fâché; c'est une commission assez
scabreuse: les Pyrénées ne se passent point si facilement qu'il le
croit, et le Cardinal est sur la route.

--Ah! ah! ah! s'écria Montrésor.

--Ah! ah! dit Olivier.

--Eh bien, quoi? ah! ah! dit Gondi; qu'avez-vous donc découvert de si
beau?

--Ma foi, pour le coup, le Roi a touché la main de MONSIEUR; Dieu soit
loué, messieurs! Nous voilà défaits du Cardinal: le vieux sanglier est
forcé. Qui se chargera de l'expédier? Il faut le jeter dans la mer.

--C'est trop beau pour lui, dit Olivier; il faut le juger.

--Certainement, dit l'abbé; comment donc! nous ne manquerons pas de
chefs d'accusation contre un insolent qui a osé congédier un page;
n'est-il pas vrai?

Puis, arrêtant son cheval et laissant marcher Olivier et Montrésor, il
se pencha du côté de M. du Lude, qui parlait à deux personnages plus
sérieux, et dit:

--En vérité, je suis tenté de mettre mon valet de chambre aussi dans
le secret; on n'a jamais vu traiter une conjuration aussi légèrement.
Les grandes entreprises veulent du mystère; celle-ci serait admirable
si l'on s'en donnait la peine. Notre partie est plus belle qu'aucune
que j'aie lue dans l'histoire; il y aurait là de quoi renverser trois
royaumes si l'on voulait, et les étourderies gâteront tout. C'est
vraiment dommage; j'en aurais un regret mortel. Par goût, je suis
porté à ces sortes d'affaires, et je suis attaché de coeur à celle-ci,
qui a de la grandeur; vraiment, on ne peut pas le nier. N'est-ce pas,
d'Aubijoux? n'est-il pas vrai, Montmort?

Pendant ces discours, plusieurs grands et pesants carrosses, à six
et quatre chevaux, suivaient la même allée à deux cents pas de ces
messieurs; les rideaux étaient ouverts du côté gauche pour voir le Roi.
Dans le premier était la Reine: elle était seule dans le fond, vêtue
de noir et voilée. Sur le devant était la maréchale d'Effiat, et aux
pieds de la Reine était placée la princesse Marie. Assise de côté, sur
un tabouret, sa robe et ses pieds sortaient de la voiture et étaient
appuyés sur un marchepied doré, car il n'y avait point de portières,
comme nous l'avons déjà dit; elle cherchait à voir aussi, à travers
les arbres, les gestes du Roi, et se penchait souvent, importunée du
passage continuel des chevaux du prince Palatin et de sa suite.

Ce prince du Nord était envoyé par le roi de Pologne pour négocier de
grandes affaires en apparence, mais, au fond, pour préparer la duchesse
de Mantoue à épouser le vieux roi Uladislas VI, et il déployait à la
cour de France tout le luxe de la sienne, appelée alors _barbare_ et
_scythe_ à Paris, et justifiait ces noms par des costumes étranges
et orientaux. Le Palatin de Posnanie était fort beau, et portait,
ainsi que les gens de sa suite, une barbe longue, épaisse, la tête
rasée à la turque, et couverte d'un bonnet fourré, une veste courte
et enrichie de diamants et de rubis; son cheval était peint en rouge
et chargé de plumes. Il avait à sa suite une compagnie de gardes
polonais habillés de rouge et de jaune, portant de grands manteaux à
manches longues qu'ils laissaient pendre négligemment sur l'épaule.
Les seigneurs polonais qui l'escortaient étaient vêtus de brocart d'or
et d'argent, et l'on voyait flotter derrière leur tête rasée une seule
mèche de cheveux qui leur donnait un aspect asiatique et tartare aussi
inconnu de la cour de Louis XIII que celui des Moscovites. Les femmes
trouvaient tout cela un peu sauvage et assez effrayant.

Marie de Gonzague était importunée des saluts profonds et des grâces
orientales de cet étranger et de sa suite. Toutes les fois qu'il
passait devant elle, il se croyait obligé de lui adresser un compliment
à moitié français, où il mêlait gauchement quelques mots d'espérance et
de royauté. Elle ne trouva d'autre moyen de s'en défaire que de porter
plusieurs fois son mouchoir à son nez en disant assez haut à la Reine:

--En vérité, madame, ces messieurs ont une odeur sur eux qui fait mal
au coeur.

--Il faudra bien raffermir votre coeur, cependant, et vous accoutumer à
eux, répondit Anne d'Autriche, un peu sèchement.

Puis tout à coup, craignant de l'avoir affligée:

--Vous vous y accoutumerez comme nous, continua-t-elle avec gaieté; et
vous savez qu'en fait d'odeurs je suis fort difficile. M. Mazarin m'a
dit l'autre jour que ma punition en purgatoire serait d'en respirer de
mauvaises et de coucher dans des draps de toile de Hollande.

Malgré quelques mots enjoués, la Reine fut cependant fort grave, et
retomba dans le silence. S'enfonçant dans son carrosse, enveloppée
de sa mante, et ne prenant en apparence aucun intérêt à tout ce qui
se passait autour d'elle, elle se laissait aller au balancement de
la voiture. Marie, toujours occupée du Roi, parlait à demi-voix à la
maréchale d'Effiat; toutes deux cherchaient à se donner des espérances
qu'elles n'avaient pas, et se trompaient par amitié.

--Madame, je vous félicite; M. le Grand est assis près du Roi; jamais
on n'a été si loin, disait Marie.

Puis elle se taisait longtemps, et la voiture roulait tristement sur
des feuilles mortes et desséchées.

--Oui, je le vois avec une grande joie; Le Roi est si bon! répondait la
maréchale.

Et elle soupirait profondément.

Un long et morne silence succéda encore; toutes deux se regardèrent et
se trouvèrent mutuellement les yeux en larmes. Elles n'osèrent plus se
parler, et Marie, baissant la tête, ne vit plus que la terre brune et
humide qui fuyait sous les roues. Une triste rêverie occupait son âme;
et, quoiqu'elle eût sous les yeux le spectacle de la première cour de
l'Europe aux pieds de celui qu'elle aimait, tout lui faisait peur, et
de noirs pressentiments la troublaient involontairement.

Tout à coup un cheval passa devant elle comme le vent; elle leva
les yeux, et eut le temps de voir le visage de Cinq-Mars. Il ne la
regardait pas; il était pâle comme un cadavre, et ses yeux se cachaient
sous ses sourcils froncés et l'ombre de son chapeau abaissé. Elle
le suivit du regard en tremblant; elle le vit s'arrêter au milieu du
groupe des cavaliers qui précédaient les voitures, et qui le reçurent
le chapeau bas. Un moment après, il s'enfonça dans un taillis avec l'un
d'entre eux, la regarda de loin, et la suivit des yeux jusqu'à ce que
la voiture fût passée; puis il lui sembla qu'il donnait à cet homme
un rouleau de papiers en disparaissant dans le bois. Le brouillard
qui tombait l'empêcha de le voir plus loin. C'était une de ces brumes
si fréquentes aux bords de la Loire. Le soleil parut d'abord comme
une petite lune sanglante, enveloppée dans un linceul déchiré, et se
cacha en une demi-heure sous un voile si épais, que Marie distinguait à
peine les premiers chevaux du carrosse, et que les hommes qui passaient
à quelques pas de lui semblaient des ombres grisâtres. Cette vapeur
glacée devint une pluie pénétrante et en même temps un nuage d'une
odeur fétide. La Reine fit asseoir la belle princesse près d'elle
et voulut rentrer; on retourna vers Chambord en silence et au pas.
Bientôt on entendit les cors qui sonnaient le retour et rappelaient
les meutes égarées; des chasseurs passèrent rapidement près de la
voiture, cherchant leur chemin dans le brouillard et s'appelant à haute
voix. Marie ne voyait souvent que la tête d'un cheval ou un corps
sombre sortant de la triste vapeur des bois, et cherchait en vain à
distinguer quelques paroles. Cependant son coeur battit; on appelait
M. de Cinq-Mars. _Le Roi demande M. le Grand_, répétait-on; _où peut
être allé M. le Grand-Écuyer?_ Une voix dit en passant près d'elle:
_Il s'est perdu tout à l'heure_. Et ces paroles bien simples la firent
frissonner, car son esprit affligé leur donnait un sens terrible. Cette
pensée la suivit jusqu'au château et dans ses appartements, où elle
courut s'enfermer. Bientôt elle entendit le bruit de la rentrée du Roi
et de MONSIEUR, puis, dans la forêt, quelques coups de fusil dont on ne
voyait pas la lumière. Elle regardait en vain aux étroits vitraux; ils
semblaient tendus au dehors d'un drap blanc qui ôtait le jour.

Cependant à l'extrémité de la forêt, vers Montfrault, s'étaient égarés
deux cavaliers; fatigués de chercher la route du château dans la
monotone similitude des arbres et des sentiers, ils allaient s'arrêter
près d'un étang, lorsque huit ou dix hommes environ, sortant des
taillis, se jetèrent sur eux, et, avant qu'ils eussent le temps de
s'armer, se pendirent à leurs jambes, à leurs bras et à la bride de
leurs chevaux, de manière à les tenir immobiles. En même temps une voix
rauque, partant du brouillard, s'écria:

--Etes-vous Royalistes ou Cardinalistes? Criez: Vive le Grand! ou vous
êtes morts.

--Vils coquins! répondit le premier cavalier en cherchant à ouvrir les
fontes de ses pistolets, je vous ferai pendre pour abuser de mon nom!

--_Dios el Senor!_ cria la même voix.

Aussitôt tous ces hommes lâchèrent leur proie et s'enfuirent dans les
bois; un éclat de rire sauvage retentit, et un homme seul s'approcha de
Cinq-Mars.

--_Amigo_, ne me reconnaissez-vous pas? C'est une plaisanterie de
Jacques, le capitaine espagnol.

Fontrailles se rapprocha et dit tout bas au Grand-Écuyer:

--Monsieur, voilà un gaillard entreprenant; je vous conseille de
l'employer; il ne faut rien négliger.

--Ecoutez-moi, reprit Jacques de Laubardemont, et parlons vite. Je ne
suis pas un faiseur de phrases comme mon père, moi. Je me souviens que
vous m'avez rendu quelques bons offices, et dernièrement encore vous
m'avez été utile, comme vous l'êtes toujours, sans le savoir; car j'ai
un peu réparé ma fortune dans vos petites émeutes. Si vous voulez, je
puis vous rendre un important service: je commande quelques braves.

--Quel service? dit Cinq-Mars; nous verrons.

--Je commence par un avis. Ce matin, pendant que vous descendiez de
chez le Roi par un côté de l'escalier, le père Joseph y montait par
l'autre.

--O ciel! voilà donc le secret de son changement subit et inexplicable!
Se peut-il? un Roi de France! et il nous a laissés lui confier tous nos
projets!

--Eh bien! voilà tout! vous ne me dites rien? Vous savez que j'ai une
vieille affaire à démêler avec le capucin.

--Que m'importe?

Et il baissa la tête, absorbé dans une rêverie profonde.

--Cela vous importe beaucoup, puisque, si vous dites un mot, je vous
déferai de lui avant trente-six heures d'ici, quoiqu'il soit à présent
bien près de Paris. Nous pourrions y ajouter le Cardinal, si l'on
voulait.

--Laissez-moi: je ne veux point de poignards, dit Cinq-Mars.

--Ah! oui, je vous comprends, reprit Jacques, vous avez raison: vous
aimez mieux qu'on le dépêche à coups d'épée. C'est juste, il en vaut la
peine, on doit cela au rang. Il convient mieux que ce soient des grands
seigneurs qui s'en chargent, et que celui qui l'expédiera soit en passe
d'être maréchal. Moi je suis sans prétention; il ne faut pas avoir trop
d'orgueil, quelque mérite qu'on puisse avoir dans sa profession: je ne
dois pas toucher au Cardinal, c'est un morceau de Roi.

--Ni à d'autres, dit le Grand-Écuyer.

--Ah! laissez-nous le capucin, reprit en insistant le capitaine Jacques.

--Si vous refusez cette offre, vous avez tort, dit Fontrailles; on n'en
fait pas d'autres tous les jours. Vitry a commencé sur Concini, et
on l'a fait maréchal. Nous voyons des gens fort bien en cour qui ont
tué leurs ennemis de leur propre main dans les rues de Paris, et vous
hésitez à vous défaire d'un misérable? Richelieu a bien ses coquins, il
faut que vous ayez les vôtres; je ne conçois pas vos scrupules.

--Ne le tourmentez pas, lui dit Jacques brusquement; je connais cela,
j'ai pensé comme lui étant enfant, avant de raisonner. Je n'aurais pas
tué seulement un moine; mais je vais lui parler, moi.

Puis, se tournant du côté de Cinq-Mars:

--Écoutez: quand on conspire, c'est qu'on veut la mort ou tout au moins
la perte de quelqu'un... Hein?

Et il fit une pause.

--Or, dans ce cas-là, on est brouillé avec le bon Dieu et d'accord avec
le diable... Hein?

«_Secundo_, comme on dit à la Sorbonne, il n'en coûte pas plus, quand
on est damné, de l'être pour beaucoup que pour peu... Hein?

«_Ergo_, il est indifférent d'en tuer mille ou d'en tuer un. Je vous
défie de répondre à cela.

--On ne peut pas mieux dire, docteur en estoc, répondit Fontrailles en
riant à demi, et je vois que vous serez un bon compagnon de voyage. Je
vous mène avec moi en Espagne, si vous voulez.

--Je sais bien que vous y allez porter le traité, reprit Jacques,
et je vous conduirai dans les Pyrénées par des chemins inconnus aux
hommes; mais je n'en aurai pas moins un chagrin mortel de n'avoir pas
tordu le cou, avant de partir, à ce vieux bouc que nous laissons en
arrière, comme un cavalier au milieu d'un jeu d'échecs. Encore une
fois, monseigneur, continua t-il d'un air de componction en s'adressant
de nouveau à Cinq-Mars, si vous avez de la religion, ne vous y refusez
plus; et souvenez-vous des paroles de nos pères théologiens, Hurtado
de Mendoza et Sanchez, qui ont prouvé qu'on peut tuer en cachette son
ennemi, puisque l'on évite par ce moyen deux péchés: celui d'exposer
sa vie, et celui de se battre en duel. C'est d'après ce grand principe
consolateur que j'ai toujours agi.

--Laissez-moi, laissez-moi, dit encore Cinq-Mars d'une voix étouffée
par la fureur; je pense à d'autres choses.

--A quoi de plus important? dit Fontrailles; cela peut être d'un grand
poids dans la balance de nos destins.

--Je cherche combien y pèse le coeur d'un Roi, reprit Cinq-Mars.

--Vous m'épouvantez moi-même, répondit le gentilhomme; nous n'en
demandons pas tant.

--Je n'en dis pas tant non plus que vous croyez, monsieur, continua
d'Effiat d'une voix sévère; ils se plaignent quand un sujet les trahit:
c'est à quoi je songe. Eh bien, la guerre! la guerre! Guerres civiles,
guerres étrangères, que vos fureurs s'allument! puisque je tiens la
flamme, je vais l'attacher aux mines. Périsse l'État, périssent vingt
royaumes s'il le faut! il ne doit pas arriver des malheurs ordinaires
lorsque le Roi trahit le sujet. Écoutez-moi.

Et il emmena Fontrailles à quelques pas.

--Je ne vous avais chargé que de préparer notre retraite et nos secours
en cas d'abandon de la part du Roi. Tout à l'heure je l'avais pressenti
à cause de ses amitiés forcées, et je m'étais décidé à vous faire
partir, parce qu'il a fini sa conversation par nous annoncer son départ
pour Perpignan. Je craignais Narbonne; je vois à présent qu'il y va se
rendre comme prisonnier au Cardinal. Partez, et partez sur-le-champ.
J'ajoute aux lettres que je vous ai données le traité que voici; il est
sous des noms supposés, mais voici la contre-lettre; elle est signée
de MONSIEUR, du duc de Bouillon et de moi. Le comte-duc d'Olivarès ne
désire que cela. Voici encore des _blancs_ du duc d'Orléans que vous
remplirez comme vous le voudrez. Partez, dans un mois je vous attends à
Perpignan, et je ferai ouvrir Sedan aux dix-sept mille Espagnols sortis
de Flandre.

Puis marchant vers l'aventurier qui l'attendait:

--Pour vous, mon brave, puisque vous voulez faire le _capitan_, je
vous charge d'escorter ce gentilhomme jusqu'à Madrid; vous en serez
récompensé largement.

Jacques, frisant sa moustache, lui répondit:

--Vous n'êtes pas dégoûté en m'employant! vous faites preuve de tact
et de bon goût. Savez-vous que la grande reine Christine de Suède m'a
fait demander, et voulait m'avoir près d'elle en qualité d'homme de
confiance! Elle a été élevée au son du canon par le _Lion du Nord_,
Gustave Adolphe, son père. Elle aime l'odeur de la poudre et les
hommes courageux: mais je n'ai pas voulu la servir parce qu'elle est
huguenote et que j'ai de certains principes, moi, dont je ne m'écarte
pas. Ainsi, par exemple, je vous jure ici, par saint Jacques, de faire
passer monsieur par les ports des Pyrénées à Oloron aussi sûrement
que dans ces bois, et de le défendre contre le diable s'il le faut,
ainsi que vos papiers, que nous vous rapporterons sans une tache ni
une déchirure. Pour les récompenses, je n'en veux point; je les trouve
toujours dans l'action même. D'ailleurs, je ne reçois jamais d'argent,
car je suis gentilhomme. Les Laubardemont sont très anciens et très
bons.

--Adieu donc, noble homme, dit Cinq-Mars, partez.

Après avoir serré la main à Fontrailles, il s'enfonça en gémissant dans
les bois pour retourner au château de Chambord.




CHAPITRE XX

LA LECTURE

    Les circonstances dévoilent pour ainsi dire la royauté du génie,
    dernière ressource des peuples éteints. Les grands écrivains...
    ces rois qui n'en ont pas le nom, mais qui règnent véritablement
    par la force du caractère et la grandeur des pensées, sont élus
    par les événements auxquels ils doivent commander. Sans ancêtres
    et sans postérité, seuls de leur race, leur mission remplie, ils
    disparaissent en laissant à l'avenir des ordres qu'il exécutera
    fidèlement.

    F. DE LAMENNAIS.


A peu de temps de là, un soir, au coin de la place Royale, près d'une
petite maison assez jolie, on vit s'arrêter beaucoup de carrosses et
s'ouvrir souvent une petite porte où l'on montait par trois degrés
de pierre. Les voisins se mirent plusieurs fois à leurs fenêtres pour
se plaindre du bruit qui se faisait encore à cette heure de la nuit,
malgré la crainte des voleurs, et les gens du guet s'étonnèrent et
s'arrêtèrent souvent, ne se retirant que lorsqu'ils voyaient auprès de
chaque voiture dix ou douze valets de pied, armés de bâtons et portant
des torches. Un jeune gentilhomme, suivi de trois laquais, entra en
demandant mademoiselle de Lorme; il portait une longue rapière ornée
de rubans roses; d'énormes noeuds de la même couleur, placés sur ses
souliers à talons hauts, cachaient presque entièrement ses pieds, qu'il
tournait fort en dehors, selon la mode. Il retroussait souvent une
petite moustache frisée, et peignait avant d'entrer, sa barbe légère et
pointue. Ce ne fut qu'un cri lorsqu'on l'annonça.

--Enfin le voilà donc! s'écria une voix jeune et éclatante; il s'est
bien fait attendre, cet aimable des Barreaux. Allons, vite un siège;
placez-vous près de cette table, et lisez.

Celle qui parlait était une femme de vingt-quatre ans environ, grande,
belle, malgré des cheveux noirs très crépus et un teint olivâtre.
Elle avait dans les manières quelque chose de mâle qu'elle semblait
tenir de son cercle, composé d'hommes uniquement; elle leur prenait
le bras assez brusquement en parlant avec une liberté qu'elle leur
communiquait. Ses propos étaient animés plutôt qu'enjoués; souvent
ils excitaient le rire autour d'elle, mais c'était à force d'esprit
qu'elle faisait de la gaieté (si l'on peut s'exprimer ainsi); car sa
figure, toute passionnée qu'elle était, semblait incapable de se ployer
au sourire; et ses yeux grands et bleus, sous des cheveux de jais, lui
donnaient d'abord un aspect étrange.

Des Barreaux lui baisa la main d'un air galant et cavalier; puis il
fit avec elle, en lui parlant toujours, le tour d'un salon assez
grand où étaient assemblés trente personnages à peu près; les uns
assis sur de grands fauteuils, les autres debout sous la voûte de
l'immense cheminée, d'autres causant dans l'embrasure des croisées,
sous de larges tapisseries. Les uns étaient des hommes obscurs, fort
illustres à présent; les autres, des hommes illustres, fort obscurs
pour nous, postérité. Ainsi, parmi ces derniers, il salua profondément
MM. d'Aubijoux, de Brion, de Montmort, et d'autres gentilshommes très
brillants, qui se trouvaient là pour juger; serra la main tendrement
et avec estime à MM. de Monteruel, de Sirmond, de Malleville, Baro,
Gombauld, et d'autres savants, presque tous appelés grands hommes
dans les annales de l'Académie, dont ils étaient fondateurs, et
nommée elle-même alors tantôt l'_Académie des beaux esprits_, tantôt
l'_Académie éminente_. Mais M. des Barreaux fit à peine un signe de
tête protecteur au jeune Corneille, qui parlait dans un coin avec un
étranger et un adolescent qu'il présentait à la maîtresse de la maison
sous le nom de M. Poquelin, fils du valet de chambre tapissier du Roi.
L'un était Molière, et l'autre Milton[7].

  [7] Milton passa en cette année même à Paris, en retournant
  d'Italie en Angleterre. (Voyez _Teland's Life of Milton_.)

Avant la lecture que l'on attendait du jeune sybarite, une grande
contestation s'éleva entre lui et d'autres poètes ou prosateurs du
temps; ils parlaient entre eux avec beaucoup de facilité, échangeant de
vives répliques, un langage inconcevable pour un honnête homme qui fût
tombé tout à coup parmi eux sans être initié, se serrant vivement la
main avec d'affectueux compliments et des allusions sans nombre à leurs
ouvrages.

--Ah! vous voilà donc, illustre Baro! s'écria le nouveau venu; j'ai
lu votre dernier sixain. Ah! quel sixain! comme il est poussé dans le
galant et le tendre!

--Que dites-vous du Tendre? interrompit Marion de Lorme. Avez-vous
jamais connu ce pays? Vous vous êtes arrêté au village de Grand-Esprit
et à celui de Jolis-Vers, mais vous n'avez pas été plus loin. Si
monsieur le gouverneur de Notre-Dame de la Garde veut nous montrer sa
nouvelle carte, je vous dirai où vous en êtes.

Scudéry se leva d'un air fanfaron et pédantesque, et, déroulant sur
la table une sorte de carte géographique ornée de rubans bleus, il
démontra lui-même les lignes d'encre rose qu'il y avait tracées.

--Voici le plus beau morceau de la _Clélie_, dit-il; on trouve
généralement cette carte fort galante, mais ce n'est qu'un simple
enjouement de l'esprit, pour plaire à notre petite _cabale_
littéraire. Cependant, comme il y a d'étranges personnes par le
monde, j'appréhende que tous ceux qui la verront n'aient pas l'esprit
assez bien tourné pour l'entendre. Ceci est le chemin que l'on doit
suivre pour aller de _Nouvelle Amitié_ à _Tendre_; et remarquez,
messieurs, que comme on dit Cumes sur la mer d'Ionie, Cumes sur la
mer Tyrrhène, on dira _Tendre-sur-Inclination_, _Tendre-sur-Estime_
et _Tendre-sur-Reconnaissance_. Il faudra commencer par habiter les
villages de _Grand-Coeur_, _Générosité_, _Exactitude_, _Petits-Soins_,
_Billet-Galant_, puis _Billet-Doux_!...

--Oh! c'est du dernier ingénieux! criaient Vaugelas, Colletet et tous
les autres.

--Et remarquez, poursuivait l'auteur, enflé de ce succès, qu'il faut
passer par _Complaisance_ et _Sensibilité_, et que, si l'on ne prend
cette route, on court le risque de s'égarer jusqu'à _Tiédeur_, _Oubli_,
et l'on tombe dans le lac d'_Indifférence_.

--Délicieux! délicieux! galant _au suprême_! s'écriaient tous les
auditeurs. On n'a pas plus de génie!

--Eh bien, madame, reprenait Scudéry, je le déclare chez vous: cet
ouvrage, imprimé sous mon nom, est de ma soeur; c'est elle qui a
traduit _Sapho_ d'une manière si agréable. Et, sans en être prié, il
déclama d'un ton emphatique des vers qui finissaient par ceux-ci:

    L'amour est un mal agréable[8]
    Dont mon coeur ne saurait guérir;
    Mais quand il serait guérissable,
    Il est bien plus doux d'en mourir.

  [8] Lisez la _Clélie_, t. I.

--Comment! cette Grecque avait tant d'esprit que cela? Je ne puis le
croire! s'écria Marion de Lorme; combien Mlle de Scudéry lui était
supérieure! Cette idée lui appartient; qu'elle les mette dans _Clélie_,
je vous en prie, ces vers charmants; que cela figurera bien dans cette
histoire romaine!

--A merveille! c'est parfait, dirent tous les savants: Horace, Arunce
et l'aimable Porsenna sont des amants si galants!

Ils étaient tous penchés sur la carte de Tendre, et leurs doigts se
croisaient et se heurtaient en suivant tous les détours des fleuves
amoureux. Le jeune Poquelin osa élever une voix timide et son regard
mélancolique et fin, et leur dit:

--A quoi cela sert-il? est-ce à donner du bonheur ou du plaisir?
Monsieur ne me semble pas bien heureux, et je ne me sens pas bien gai.

Il n'obtint pour réponse que des regards de dédain, et se consola en
méditant _les Précieuses ridicules_.

Des Barreaux se préparait à lire un sonnet pieux qu'il s'accusait
d'avoir fait dans sa maladie; il paraissait honteux d'avoir songé un
moment à Dieu en voyant le tonnerre, et rougissait de cette faiblesse;
la maîtresse de la maison l'arrêta:

--Il n'est pas temps encore de dire vos beaux vers; vous seriez
interrompu; nous attendons M. le Grand-Écuyer et d'autres
gentilshommes; ce serait un meurtre que de laisser parler un grand
esprit pendant ce bruit et ces dérangements. Mais voici un jeune
Anglais qui vient de voyager en Italie et retourne à Londres. On m'a
dit qu'il composait un poëme, je ne sais lequel; il va nous en dire
quelques vers. Beaucoup de ces messieurs de la Compagnie Eminente
savent l'anglais; et, pour les autres, il a fait traduire, par un
ancien secrétaire du duc de Buckingham, les passages qu'il nous lira,
et en voici des copies en français sur cette table.

En parlant ainsi, elle les prit et les distribua à tous ses érudits.
On s'assit, et l'on fit silence. Il fallut quelque temps pour décider
le jeune étranger à parler et à quitter l'embrasure de la croisée, où
il semblait s'entendre fort bien avec Corneille. Il s'avança enfin
jusqu'au fauteuil placé près de la table; il semblait d'une santé
faible, et tomba sur ce siège plutôt qu'il ne s'y assit. Il appuya son
coude sur la table, et de sa main couvrit ses yeux grands et beaux,
mais à demi fermés et rougis par des veilles ou des larmes. Il dit ses
fragments de mémoire; ses auditeurs défiants le regardaient d'un air de
hauteur ou du moins de protection; d'autres parcouraient nonchalamment
la traduction de ses vers.

Sa voix, d'abord étouffée, s'épura par le cours même de son harmonieux
récit; le souffle de l'inspiration poétique l'enleva bientôt à
lui-même, et son regard, élevé au ciel, devint sublime comme celui du
jeune évangéliste qu'inventa Raphaël, car la lumière s'y réfléchissait
encore. Il annonça dans ses vers la première désobéissance de l'homme,
et invoqua le Saint-Esprit, qui préfère à tous les temples un coeur
simple et pur, qui sait tout, et qui assistait à la naissance du Temps.

Un profond silence accueillit ce début, et un léger murmure s'éleva
après la dernière pensée. Il n'entendait pas, il ne voyait qu'à travers
un nuage, il était dans le monde de sa création; il poursuivit.

Il dit l'esprit infernal attaché dans un feu vengeur par des chaînes
de diamants; le Temps partageant neuf fois le jour et la nuit aux
mortels pendant sa chute; l'obscurité visible des prisons éternelles
et l'océan flamboyant où flottaient les anges déchus; sa voix tonnante
commença le discours du prince des démons: «Es-tu, disait-il, es-tu
celui qu'entourait une lumière éblouissante dans les royaumes fortunés
du jour? Oh! combien tu es déchu!... Viens avec moi... Et qu'importe
ce champ de nos célestes batailles? tout est-il perdu? Une indomptable
volonté, l'esprit immuable de la vengeance, une haine mortelle, un
courage qui ne sera jamais ployé, conserver cela, n'est-ce pas une
victoire?»

Ici un laquais annonça d'une voix éclatante MM. de Montrésor et
d'Entraigues. Ils saluèrent, parlèrent, dérangèrent les fauteuils,
et s'établirent enfin. Les auditeurs en profitèrent pour entamer dix
conversations particulières; on n'y entendait guère que des paroles
de blâme et des reproches de mauvais goût; quelques hommes d'esprit,
engourdis par la routine, s'écriaient qu'ils ne comprenaient pas, que
c'était au-dessus de leur intelligence (ne croyant pas dire si vrai),
et par cette fausse humilité s'attiraient un compliment, et au poëte
une injure: double avantage. Quelques voix prononcèrent même le mot de
_profanation_.

Le poëte, interrompu, mit sa tête dans ses deux mains et ses coudes
sur la table pour ne pas entendre tout ce bruit de politesses et de
critiques. Trois hommes seuls se rapprochèrent de lui: c'étaient un
officier, Poquelin et Corneille; celui-ci dit à l'oreille de Milton:

--Changez de tableau, je vous le conseille; vos auditeurs ne sont pas à
la hauteur de celui-ci.

L'officier serra la main du poëte anglais, et lui dit:

--Je vous admire de toute la puissance de mon âme.

L'Anglais, étonné, le regarda et vit un visage spirituel, passionné et
malade.

Il lui fit un signe de tête, et chercha à se recueillir pour continuer.
Sa voix reprit une expression très douce à l'oreille et un accent
paisible; il parlait du bonheur chaste des deux plus belles créatures;
il peignit leur majestueuse nudité, la candeur et l'autorité de leur
regard, puis leur marche au milieu des tigres et des lions qui se
jouaient encore à leurs pieds; il dit aussi la pureté de leur prière
matinale, leurs sourires enchanteurs, les folâtres abandons de leur
jeunesse et l'amour de leurs propos si douloureux au prince des démons.

De douces larmes bien involontaires coulaient des yeux de la belle
Marion de Lorme: la nature avait saisi son coeur malgré son esprit; la
poésie la remplit de pensées graves et religieuses dont l'enivrement
des plaisirs l'avait toujours détournée, l'idée de l'amour dans la
vertu lui apparut pour la première fois avec toute sa beauté, et elle
demeura comme frappée d'une baguette magique et changée en une pâle et
belle statue.

Corneille, son jeune ami et l'officier étaient pleins d'une silencieuse
admiration qu'ils n'osaient exprimer, car des voix assez élevées
couvrirent celle du poëte surpris.

--On n'y tient pas! s'écriait des Barreaux: c'est d'un fade à faire mal
au coeur!

--Et quelle absence de gracieux, de galant et de belle flamme! disait
froidement Scudéry.

--Ce n'est pas là notre immortel d'Urfé! disait Baro le continuateur.

--Où est l'_Ariane_? où est l'_Astrée_? s'écriait en gémissant Godeau
l'annotateur.

Toute l'assemblée se soulevait ainsi avec d'obligeantes remarques, mais
faites de manière à n'être entendues du poëte que comme un murmure
dont le sens était incertain pour lui; il comprit pourtant qu'il ne
produisait pas d'enthousiasme, et se recueillit avant de toucher une
autre corde de sa lyre.

En ce moment on annonça le conseiller de Thou, qui, saluant
modestement, se glissa en silence derrière l'auteur, près de Corneille,
de Poquelin et du jeune officier. Milton reprit ses chants.

Il raconta l'arrivée d'un hôte céleste dans les jardins d'Éden, comme
une seconde aurore au milieu du jour; secouant les plumes de ses ailes
divines, il remplissait les airs d'une odeur ineffable, et venait
révéler à l'homme l'histoire des cieux; la révolte de Lucifer revêtu
d'une armure de diamant, élevé sur un char brillant comme le soleil,
gardé par d'étincelants chérubins, et marchant contre l'Éternel. Mais
Emmanuel paraît sur le char vivant du Seigneur, et les deux mille
tonnerres de sa main droite roulent jusqu'à l'enfer, avec un bruit
épouvantable, l'armée maudite confondue sous les immenses décombres du
ciel démantelé.

Cette fois on se leva, et tout fut interrompu, car les scrupules
religieux étaient venus se liguer avec le faux goût; on n'entendait
que des exclamations qui obligèrent la maîtresse de la maison à se
lever aussi pour s'efforcer de les cacher à l'auteur. Ce ne fut pas
difficile, car il était tout entier absorbé par la hauteur de ses
pensées; son génie n'avait plus rien de commun avec la terre dans ce
moment; et, quand il rouvrit ses yeux sur ceux qui l'entouraient,
il trouva près de lui quatre admirateurs dont la voix se fit mieux
entendre que celle de l'assemblée.

Corneille lui dit cependant:

--Écoutez-moi. Si vous voulez la gloire présente, ne l'espérez pas d'un
aussi bel ouvrage. La poésie pure est sentie par bien peu d'âmes; il
faut, pour le vulgaire des hommes, qu'elle s'allie à l'intérêt presque
physique du drame. J'avais été tenté de faire un poëme de _Polyeucte_;
mais je couperai ce sujet: j'en retrancherai les cieux, et ce ne sera
qu'une tragédie.

--Que m'importe la gloire du moment! répondit Milton; je ne songe
point au succès: je chante parce que je me sens poëte; je vais où
l'inspiration m'entraîne; ce qu'elle produit est toujours bien. Quand
on ne devrait lire ces vers que cent ans après ma mort, je les ferais
toujours.

--Ah! moi, je les admire avant qu'ils ne soient écrits, dit le jeune
officier; j'y vois le Dieu dont j'ai trouvé l'image innée dans mon
coeur.

--Qui me parle donc d'une manière si affable? dit le poëte.

--Je suis René Descartes, reprit doucement le militaire.

--Quoi! monsieur! s'écria de Thou, seriez-vous assez heureux pour
appartenir à l'auteur des _Principes_?

--J'en suis l'auteur, dit-il.

--Vous, monsieur! mais... cependant... pardonnez-moi... mais...
n'êtes-vous pas homme d'épée? dit le conseiller rempli d'étonnement.

--Eh! monsieur, qu'a de commun la pensée avec l'habit du corps? Oui, je
porte l'épée, et j'étais au siège de La Rochelle; j'aime la profession
des armes, parce qu'elle soutient l'âme dans une région d'idées nobles
par le sentiment continuel du sacrifice de la vie; cependant elle
n'occupe pas tout un homme; on ne peut pas y appliquer ses pensées
continuellement: la paix les assoupit. D'ailleurs on a aussi à craindre
de les voir interrompues par un coup obscur ou un accident ridicule
et intempestif; et si l'homme est tué au milieu de l'exécution de son
plan, la postérité conserve de lui l'idée qu'il n'en avait pas, ou en
avait conçu un mauvais; et c'est désespérant.

De Thou sourit de plaisir en entendant ce langage simple de l'homme
supérieur, celui qu'il aimait le mieux après le langage du coeur; il
serra la main du jeune sage de la Touraine, et l'entraîna dans un
cabinet voisin avec Corneille, Milton et Molière, et là ils eurent
de ces conversations qui font regarder comme perdu le temps qui les
précéda et le temps qui doit les suivre.

Il y avait deux heures qu'ils s'enchantaient de leurs discours, lorsque
le bruit de la musique, des guitares et des flûtes, qui jouaient des
menuets, des sarabandes, des allemandes et des danses espagnoles que
la jeune Reine avait mises à la mode, le passage continuel des groupes
de jeunes femmes et leurs éclats de rire, tout annonça qu'un bal
commençait. Une très jeune et belle personne, tenant un grand éventail
comme un sceptre, et entourée de dix jeunes gens, entra dans leur
petit salon retiré, avec sa cour brillante, qu'elle dirigeait comme une
reine, et acheva de mettre en déroute les studieux causeurs.

--Adieu, messieurs, dit de Thou: je cède la place à mademoiselle de
Lenclos et à ses mousquetaires.

--Vraiment, messieurs, dit la jeune Ninon, vous faisons-nous peur? vous
ai-je troublés? vous avez l'air de conspirateurs!

--Nous le sommes peut-être plus que ces messieurs tout en dansant! dit
Olivier d'Entraigues qui lui donnait la main.

--Oh! votre conjuration est contre moi, monsieur le page, répondit
Ninon, tout en regardant un autre chevau-léger et abandonnant à un
troisième le bras qui lui restait, tandis que les autres cherchaient à
se placer sur le chemin des oeillades errantes; car elle promenait sur
eux ses regards brillants comme la flamme légère que l'on voit courir
sur l'extrémité des flambeaux qu'elle allume tour à tour.

De Thou s'esquiva sans que personne songeât à l'arrêter, et descendait
le grand escalier, lorsqu'il y vit monter le petit abbé de Gondi, tout
rouge, en sueur et essoufflé, qui l'arrêta brusquement avec un air
animé et joyeux.

--Eh bien! Eh bien! où allez-vous donc? laissez aller les étrangers
et les savants, vous êtes des nôtres. J'arrive un peu tard, mais notre
belle Aspasie me pardonnera. Pourquoi donc vous en allez-vous? est-ce
que tout est fini?

--Mais il paraît que oui; puisque l'on danse, la lecture est faite.

--La lecture, oui; mais les serments? dit tout bas l'abbé.

--Quels serments? dit de Thou.

--M. le Grand n'est-il pas venu?

--Je croyais le voir; mais je pense qu'il n'est pas venu ou qu'il est
parti.

--Non, non, venez avec moi, dit l'étourdi, vous êtes des nôtres,
parbleu! il est impossible que vous n'en soyez pas, venez.

De Thou, n'osant refuser et avoir l'air de renier ses amis, même pour
des parties de plaisirs qui lui déplaisaient, le suivit, ouvrit deux
cabinets et descendit un petit escalier dérobé. A chaque pas qu'il
faisait, il entendait plus distinctement des voix d'hommes assemblés.
Gondi ouvrit la porte. Un spectacle inattendu s'offrit à ses yeux.

La chambre où il entrait, éclairée par un demi-jour mystérieux,
semblait l'asile des plus voluptueux rendez-vous; on voyait d'un côté
un lit doré, chargé d'un dais de tapisseries, empanaché de plumes,
couvert de dentelles et d'ornements; tous les meubles, ciselés et
dorés, étaient d'une soie grisâtre richement brodée, des carreaux
de velours s'étendaient aux pieds de chaque fauteuil sur d'épais
tapis. De petits miroirs, unis l'un à l'autre par des ornements
d'argent, simulaient une glace entière, perfection alors inconnue,
et multipliaient partout leurs facettes étincelantes. Nul bruit
extérieur ne pouvait parvenir dans ce lieu de délices; mais les gens
qu'il rassemblait paraissaient bien éloignés des pensées qu'il pouvait
donner. Une foule d'hommes, qu'il reconnut pour des personnages de
la cour ou des armées, se pressaient à l'entrée de cette chambre et
se répandaient dans un appartement voisin qui paraissait plus vaste;
attentifs, ils dévoraient des yeux le spectacle qu'offrait le premier
salon. Là dix jeunes gens debout et tenant à la main leurs épées nues,
dont la pointe était baissée vers la terre, étaient rangés autour d'une
table: leurs visages tournés du côté de Cinq-Mars annonçaient qu'ils
venaient de lui adresser leur serment; le Grand-Écuyer était seul,
devant la cheminée, les bras croisés et l'air profondément absorbé dans
ses réflexions. Debout près de lui, Marion de Lorme, grave, recueillie,
semblait lui avoir présenté ces gentilshommes.

Dès que Cinq-Mars aperçut son ami, il se précipita vers la porte qu'il
ouvrait, en jetant un regard irrité à Gondi, et saisit de Thou par les
deux bras en l'arrêtant sur le dernier degré:

--Que faites-vous ici? lui dit-il d'une voix étouffée, qui vous amène?
que me voulez-vous? vous êtes perdu si vous entrez.

--Que faites-vous vous-même? que vois-je dans cette maison?

--Les conséquences de ce que vous savez; retirez-vous, vous dis-je; cet
air est empoisonné pour tous ceux qui sont ici.

--Il n'est plus temps, on m'a déjà vu; que dirait-on si je me retirais?
je les découragerais, vous seriez perdu.

Tout ce dialogue s'était dit à demi-voix et précipitamment; au dernier
mot, de Thou, poussant son ami, entra, et d'un pas ferme traversa
l'appartement pour aller vers la cheminée.

Cinq-Mars, profondément blessé, vint reprendre sa place, baissa
la tête, se recueillit, et, relevant bientôt un visage plus calme,
continua un discours que l'entrée de son ami avait interrompu:

--Soyez donc des nôtres, messieurs; mais il n'est plus besoin de tant
de mystères; souvenez-vous que lorsqu'un esprit ferme embrasse une
idée, il doit la suivre dans toutes ses conséquences. Vos courages
vont avoir un plus vaste champ que celui d'une intrigue de cour.
Remerciez-moi: en échange d'une conjuration, je vous donne une
guerre. M. de Bouillon est parti pour se mettre à la tête de son
armée d'Italie; dans deux jours, et avant le Roi, je quitte Paris pour
Perpignan; venez-y tous, les Royalistes de l'armée nous y attendent.

Ici, il jeta autour de lui des regards confiants et calmes; il vit
des éclairs de joie et d'enthousiasme dans tous les yeux de ceux
qui l'entouraient. Avant de laisser gagner son propre coeur par la
contagieuse émotion qui précède les grandes entreprises, il voulut
s'assurer d'eux encore, et répéta d'un air grave:

--Oui, la guerre, messieurs, songez-y, une guerre ouverte. La Rochelle
et la Navarre se préparent au grand réveil de leurs religionnaires,
l'armée d'Italie entrera d'un côté, le frère du Roi viendra nous
joindre de l'autre: l'homme sera entouré, vaincu, écrasé. Les
Parlements marcheront à notre arrière-garde, apportant leur supplique
au Roi, arme aussi forte que nos épées; et, après la victoire, nous
nous jetterons aux pieds de Louis XIII, notre maître, pour qu'il
nous fasse grâce et nous pardonne de l'avoir délivré d'un ambitieux
sanguinaire et de hâter sa résolution.

Ici, regardant autour de lui, il vit encore une assurance croissante
dans les regards et l'attitude de ses complices.

--Quoi! reprit-il, croisant ses bras et contenant encore avec effort
sa propre émotion, vous ne reculez pas devant cette résolution qui
paraîtrait une révolte à d'autres hommes qu'à vous? Ne pensez-vous
pas que j'aie abusé des pouvoirs que vous m'aviez remis? J'ai porté
loin les choses; mais il est des temps où les rois veulent être servis
comme malgré eux. Tout est prévu, vous le savez. Sedan nous ouvrira ses
portes, et nous sommes assurés de l'Espagne.

Douze mille hommes de vieilles troupes entreront avec nous jusqu'à
Paris. Aucune place pourtant ne sera livrée à l'étranger; elles auront
toutes garnison française, et seront prises au nom du Roi.

--Vive le Roi! vive l'Union! la nouvelle Union, la sainte Ligue!
s'écrièrent tous les jeunes gens de l'assemblée.

--Le voici venu, s'écria Cinq-Mars avec enthousiasme, le voici, le plus
beau jour de ma vie! O jeunesse, jeunesse, toujours nommée imprévoyante
et légère de siècle en siècle! de quoi t'accuse-t-on aujourd'hui? Avec
un chef de vingt-deux ans s'est conçue, mûrie, et va s'exécuter la
plus vaste, la plus juste, la plus salutaire des entreprises. Amis,
qu'est-ce qu'une grande vie, sinon une pensée de la jeunesse exécutée
par l'âge mûr? La jeunesse regarde fixement l'avenir de son oeil
d'aigle, y trace un large plan, y jette une pierre fondamentale; et
tout ce que peut faire notre existence entière, c'est d'approcher de ce
premier dessein. Ah! quand pourraient naître les grands projets, sinon
lorsque le coeur bat fortement dans la poitrine? L'esprit n'y suffirait
pas, il n'est rien qu'un instrument.

Une nouvelle explosion de joie suivait ces paroles, lorsqu'un vieillard
à barbe blanche sortit de la foule.

--Allons, dit Gondi à demi-voix, voilà le vieux chevalier de Guise qui
va radoter et nous refroidir.

En effet, le vieillard, serrant la main de Cinq-Mars, dit lentement et
péniblement, après s'être placé près de lui:

--Oui, mon enfant, et vous, mes enfants, je vois avec joie que mon
vieil ami Bassompierre sera délivré par vous, et que vous allez venger
le comte de Soissons et le jeune Montmorency... Mais il convient à la
jeunesse, tout ardente qu'elle est, d'écouter ceux qui ont beaucoup
vu. J'ai vu la Ligue, mes enfants, et je vous dis que vous ne pourrez
pas prendre cette fois, comme on fit alors, le titre de _sainte
Ligue_, _sainte Union_, de _Protecteurs de saint Pierre_ et _Piliers
de l'Église_, parce que je vois que vous comptez sur l'appui des
_huguenots_; vous ne pourrez pas non plus mettre sur votre grand sceau
de cire verte un trône vide, puisqu'il est occupé par un roi.

--Vous pouvez dire par deux, interrompit Gondi en riant.

--Il est pourtant d'une grande importance, poursuivit le vieux Guise
au milieu de ces jeunes gens en tumulte, il est pourtant d'une grande
importance de prendre un nom auquel s'attache le peuple; celui de
_Guerre du bien public_ a été pris autrefois, _Princes de la paix_
dernièrement; il faudrait en trouver un...

--Eh bien, la _Guerre du Roi_, dit Cinq-Mars...

--Oui, c'est cela! _Guerre du Roi_, dirent Gondi et tous les jeunes
gens.

--Mais, reprit encore le vieux ligueur, il serait essentiel aussi de se
faire approuver par la Faculté théologique de Sorbonne, qui sanctionna
autrefois même les _haut-gourdiers_ et les _sorgueurs_[9], et remettre
en vigueur sa deuxième proposition: qu'il est permis au peuple de
désobéir aux magistrats et de les pendre.

  [9] Termes des ligueurs.

--Hé! chevalier, s'écria Gondi, il ne s'agit plus de cela; laissez
parler M. le Grand; nous ne pensons pas plus à la Sorbonne à présent
qu'à votre saint Jacques Clément.

On rit, et Cinq-Mars reprit:

--J'ai voulu, messieurs, ne vous rien cacher des projets de MONSIEUR,
de ceux du duc de Bouillon et des miens, parce qu'il est juste qu'un
homme qui joue sa vie sache à quel jeu; mais je vous ai mis sous
les yeux les chances les plus malheureuses, et je ne vous ai pas
détaillé nos forces, parce qu'il n'est pas un de vous qui n'en sache
le secret. Est-ce à vous, messieurs de Montrésor et de Saint-Thibal,
que j'apprendrai les richesses que MONSIEUR met à notre disposition?
Est-ce à vous, monsieur d'Aignan, monsieur de Mouy, que je dirai
combien de jeunes gentilshommes ont voulu s'adjoindre à vos compagnies
de gens d'armes et de chevau-légers, pour combattre les Cardinalistes?
combien en Touraine et dans l'Auvergne, où sont les terres de la
maison d'Effiat, et d'où vont sortir deux mille seigneurs avec leurs
vassaux? Baron de Beauvau, vous ferai-je redire le zèle et la valeur
des cuirassiers que vous donnâtes au malheureux comte de Soissons,
dont la cause était la nôtre, et que vous vîtes assassiner au milieu
de son triomphe par celui qu'il avait vaincu avec vous? Dirai-je à ces
messieurs la joie du Comte-Duc[10] à la nouvelle de nos dispositions,
et les lettres du Cardinal-Infant au duc de Bouillon? Parlerai-je
de Paris à l'abbé de Gondi, à d'Entraigues, et à vous, messieurs,
qui voyez tous les jours son malheur, son indignation et son besoin
d'éclater? Tandis que tous les royaumes étrangers demandent la paix,
que le cardinal de Richelieu détruit toujours par sa mauvaise foi
(comme il l'a fait en rompant le traité de Ratisbonne), tous les ordres
de l'État gémissent de ses violences et redoutent cette colossale
ambition, qui ne tend pas moins qu'au trône temporel et même spirituel
de la France.

  [10] D'Olivarès, comte-duc de San-Lucar.

Un murmure approbateur interrompit Cinq-Mars. On se tut un moment, et
l'on entendit le son des instruments à vent et le trépignement mesuré
du pied des danseurs.

Ce bruit causa un instant de distraction et quelques rires dans les
plus jeunes gens de l'assemblée.

Cinq-Mars en profita, et levant les yeux:

--Plaisirs de la jeunesse, s'écria-t-il, amours, musique, danses
joyeuses, que ne remplissez-vous seuls nos loisirs! que n'êtes-vous
nos seules ambitions! Qu'il nous faut de ressentiments pour que nous
venions faire entendre nos cris d'indignation à travers les éclats de
joie, nos redoutables confidences dans l'asile des entretiens du coeur,
et nos serments de guerre et de mort au milieu de l'enivrement des
fêtes de la vie!

Malheur à celui qui attriste la jeunesse d'un peuple! Quand les rides
sillonnent le front de l'adolescent, on peut dire hardiment que le
doigt d'un tyran les a creusées. Les autres peines du jeune âge lui
donnent le désespoir, et non la consternation. Voyez passer en silence,
chaque matin, ces étudiants tristes et mornes, dont le front est
jauni, dont la démarche est lente et la voix basse; on croirait qu'ils
craignent de vivre et de faire un pas vers l'avenir. Qu'y a-t-il donc
en France? Un homme de trop.

Oui, continua-t-il, j'ai suivi pendant deux années la marche insidieuse
et profonde de son ambition. Ses étranges procédures, ses commissions
secrètes, ses assassinats juridiques, vous sont connus: princes, pairs,
maréchaux, tout a été écrasé par lui; il n'y a pas une famille de
France qui ne puisse montrer quelque trace douloureuse de son passage.
S'il nous regarde tous comme ennemis de son autorité, c'est qu'il ne
veut laisser en France que sa maison, qui ne tenait, il y a vingt ans,
qu'un des plus petits fiefs du Poitou.

Les Parlements humiliés n'ont plus de voix; les présidents de Mesmes,
de Novion, de Bellièvre, vous ont-ils révélé leur courageuse mais
inutile résistance pour condamner à mort le duc de La Valette?

Les présidents et conseils des cours souveraines ont été emprisonnés,
chassés, interdits, chose inouïe! lorsqu'ils ont parlé pour le Roi ou
pour le public.

Les premières charges de justice, qui les remplit? des hommes infâmes
et corrompus qui sucent le sang et l'or du pays. Paris et les villes
maritimes taxées; les campagnes ruinées et désolées par les soldats,
sergents et gardes du scel; les paysans réduits à la nourriture et à
la litière des animaux tués par la peste ou la faim, se sauvant en pays
étranger: tel est l'ouvrage de cette nouvelle justice. Il est vrai que
ces dignes agents ont fait battre monnaie à l'effigie du Cardinal-Duc.
Voici de ses pièces royales.

Ici le grand écuyer jeta sur le tapis une vingtaine de doublons en
or où Richelieu était représenté. Un nouveau murmure de haine pour le
Cardinal s'éleva dans la salle.

--Et croyez-vous le clergé moins avili et moins mécontent? Non. Les
évêques ont été jugés contre les lois de l'État et le respect dû à
leurs personnes sacrées. On a vu des corsaires d'Alger commandés par un
archevêque. Des gens de néant ont été élevés au cardinalat. Le ministre
même, dévorant les choses les plus saintes, s'est fait élire général
des ordres de Cîteaux, Cluny, Prémontré, jetant dans les prisons les
religieux qui lui refusaient leurs voix. Jésuites, Carmes, Cordeliers,
Augustins, Jacobins ont été forcés d'élire en France des vicaires
généraux pour ne plus communiquer à Rome avec leurs propres supérieurs,
parce qu'il veut être patriarche en France et chef de l'Église
gallicane.

--C'est un schismatique, un monstre! s'écrièrent plusieurs voix.

--Sa marche est donc visible, messieurs; il est prêt à saisir le
pouvoir temporel et spirituel; il s'est cantonné, peu à peu, contre
le Roi même, dans les plus fortes places de la France; saisi des
embouchures des principales rivières, des meilleurs ports de l'Océan,
des salines et de toutes les sûretés du royaume; c'est donc le Roi
qu'il faut délivrer de cette oppression. _Le Roi et la Paix_ sera notre
cri. Le reste à la Providence.

Cinq-Mars étonna beaucoup toute l'assemblée et de Thou lui-même par ce
discours. Personne ne l'avait entendu jusque-là parler longtemps de
suite, même dans les conversations familières; et jamais il n'avait
laissé entrevoir par un seul mot la moindre aptitude à connaître les
affaires publiques; il avait, au contraire, affecté une insouciance
très grande aux yeux même de ceux qu'il disposait à servir ses projets,
ne leur montrant qu'une indignation vertueuse contre les violences du
ministre, mais affectant de ne mettre en avant aucune de ses propres
idées, pour ne pas faire voir son ambition personnelle comme but de
ses travaux. La confiance qu'on lui témoignait reposait sur sa faveur
et sur sa bravoure. La surprise fut donc assez grande pour causer un
moment de silence; ce silence fut bientôt rompu par tous ces transports
communs aux Français, jeunes ou vieux, lorsqu'on leur présente un
avenir de combats, quel qu'il soit.

Parmi tous ceux qui vinrent serrer la main du jeune chef de parti,
l'abbé de Gondi bondissait comme un chevreau.

--J'ai déjà enrôlé mon régiment! cria-t-il, j'ai des hommes superbes!

Puis, s'adressant à Marion de Lorme:

--Parbleu, mademoiselle, je veux porter vos couleurs: votre ruban gris
de lin et votre ordre de l'_Allumette_. La devise en est charmante:

    Nous ne brûlons que pour brûler les autres,

et je voudrais que vous pussiez voir tout ce que nous ferons de beau,
si par bonheur on en vient aux mains.

La belle Marion, qui l'aimait peu, se mit à parler par dessus sa tête à
M. de Thou, mortification qui exaspérait toujours le petit abbé; aussi
la quitta-t-il brusquement en se redressant et relevant dédaigneusement
sa moustache.

Tout à coup un mouvement de silence subit se fit dans l'assemblée: un
papier roulé avait frappé le plafond et était venu tomber aux pieds de
Cinq-Mars. Il le ramassa et le déplia, après avoir regardé vivement
autour de lui; on chercha en vain d'où il pouvait être venu; tous
ceux qui s'avancèrent n'avaient sur le visage que l'expression de
l'étonnement et d'une grande curiosité.

--Voici mon nom mal écrit, dit-il froidement.

  A CINQ-MARCS.

  CENTURIE DE NOSTRADAMUS.

   Quand _bonnet rouge_ passera par la fenêtre
   A _quarante onces_ on coupera la tête,
     Et _tout_ finira[11].

  [11] Cette sorte de prédiction en calembours fut publique trois
  mois avant la conjuration.

Il y a un traître parmi nous, messieurs, ajouta-t-il en jetant ce
papier. Mais que nous importe? Nous ne sommes pas gens à nous effrayer
de ces sanglants jeux de mots.

--Il faut le chercher et le jeter par la fenêtre! dirent les jeunes
gens.

Cependant l'assemblée avait éprouvé une sensation fâcheuse, on ne
se parlait plus qu'à l'oreille, et chacun regardait son voisin avec
méfiance. Quelques personnes se retirèrent: la réunion s'éclaircit.
Marion de Lorme ne cessait de dire à chacun qu'elle chasserait ses
gens, qui seuls devaient être soupçonnés. Malgré ses efforts, il régna
dans cet instant quelque froideur dans la salle. Les premières phrases
du discours de Cinq-Mars laissaient aussi de l'incertitude sur les
intentions du Roi, et cette franchise intempestive avait un peu ébranlé
les caractères les moins fermes.

Gondi le fit remarquer à Cinq-Mars.

--Ecoutez, lui dit-il tout bas: croyez-moi, j'ai étudié avec soin les
conspirations et les assemblées; il y a des choses purement mécaniques
qu'il faut savoir; suivez mon avis ici. Je suis vraiment devenu assez
fort dans cette partie. Il leur faut encore un petit mot, et employez
l'esprit de contradiction; cela réussit toujours en France; vous les
réchaufferez ainsi. Ayez l'air de ne pas vouloir les retenir malgré
eux, ils resteront.

Le Grand-Ecuyer trouva la recette bonne, et s'avançant vers ceux qu'il
savait les plus engagés, leur dit:

--Du reste, messieurs, je ne veux forcer personne à me suivre; assez de
braves nous attendent à Perpignan, et la France entière est de notre
opinion. Si quelqu'un veut s'assurer une retraite, qu'il parle; nous
lui donnerons les moyens de se mettre dès à présent en sûreté.

Nul ne voulut entendre parler de cette proposition, et le mouvement
qu'elle occasionna fit renouveler les serments de haine contre le
Cardinal-Duc.

Cinq-Mars continua pourtant à interroger quelques personnes qu'il
choisissait bien, car il finit par Montrésor qui cria qu'il se
passerait son épée à travers le corps s'il en avait eu la seule pensée,
et par Gondi, qui, se dressant fièrement sur les talons, dit:

--Monsieur le Grand-Ecuyer, ma retraite à moi, c'est l'archevêché de
Paris et l'île Notre-Dame; j'en ferai une place assez forte pour qu'on
ne m'enlève pas.

--La vôtre? dit-il à de Thou.

--A vos côtés, répondit celui-ci doucement en baissant les yeux, ne
voulant pas même donner de l'importance à sa résolution par la fermeté
du regard.

--Vous le voulez? eh bien, j'accepte, dit Cinq-Mars; mon sacrifice est
plus grand que le vôtre en cela.

Puis, se retournant vers l'assemblée:

--Messieurs, dit-il, je vois en vous les derniers hommes de la France;
car, après les Montmorency et les Soissons, vous seuls osez encore
lever une tête libre et digne de notre vieille franchise. Si Richelieu
triomphe, les antiques monuments de la monarchie crouleront avec nous;
la cour régnera seule à la place des Parlements, antiques barrières
et en même temps puissants appuis de l'autorité royale; mais soyons
vainqueurs, et la France nous devra la conservation de ses anciennes
moeurs et de ses sûretés. Du reste, messieurs, il serait fâcheux
de gâter un bal pour cela; vous entendez la musique; ces dames vous
attendent; allons danser.

--Le Cardinal payera les violons, ajouta Gondi.

Les jeunes gens applaudirent en riant, et tous remontèrent vers la
salle de danse comme ils auraient été se battre.




CHAPITRE XXI

LE CONFESSIONNAL

    C'est pour vous, beauté fatale, que je viens dans ce lieu
    terrible!

    LEWIS, _le Moine_.


C'était le lendemain de l'assemblée qui avait eu lieu chez Marion de
Lorme. Une neige épaisse couvrait les toits de Paris, et fondait dans
ses rues et dans ses larges ruisseaux, où elle s'élevait en monceaux
grisâtres, sillonnés par les roues de quelques chariots.

Il était huit heures du soir et la nuit était sombre; la ville du
tumulte était silencieuse à cause de l'épais tapis que l'hiver y
avait jeté. Il empêchait d'entendre le bruit des roues sur la pierre,
et celui des pas du cheval ou de l'homme. Dans une rue étroite qui
serpente autour de la vieille église de Saint-Eustache, un homme,
enveloppé dans son manteau, se promenait lentement, et cherchait à
distinguer si rien ne paraissait au détour de la place; souvent il
s'asseyait sur l'une des bornes de l'église, se mettant à l'abri de la
fonte des neiges sous ces statues horizontales de saints qui sortent
du toit de ce temple, et s'allongent presque de toute la largeur de la
ruelle, comme des oiseaux de proie qui, prêts à s'abattre, ont reployé
leurs ailes. Souvent ce vieillard, ouvrant son manteau, frappait ses
bras contre sa poitrine en les croisant et les étendant rapidement pour
se réchauffer, ou bien soufflait dans ses doigts, que garantissait mal
du froid une paire de gants de buffle montant jusqu'au coude. Enfin,
il aperçut une petite ombre qui se détachait sur la neige et glissait
contre la muraille.

--Ah! santa Maria! quels vilains pays que ceux du Nord! dit une petite
voix en tremblant. Ah! le _duzé di_ Mantoue, que ze voudrais y être
encore, mon vieux Grandchamp.

--Allons! Allons! ne parlez pas si haut, répondit brusquement le vieux
domestique; les murs de Paris ont des oreilles de cardinal, et surtout
les églises. Votre maîtresse est-elle entrée? mon maître l'attendait à
la porte.

--Oui, oui, elle est entrée dans l'église.

--Taisez-vous, dit Grandchamp, le son de l'horloge est fêlé, c'est
mauvais signe.

--Cette horloge a sonné l'heure d'un rendez-vous.

--Pour moi elle sonne une agonie. Mais, taisez-vous, Laura, voici trois
manteaux qui passent.

Ils laissèrent passer trois hommes. Grandchamp les suivit, s'assura du
chemin qu'ils prenaient, et revint s'asseoir; il soupira profondément.

--La neige est froide, Laura, et je suis vieux. M. le Grand aurait bien
pu choisir un autre de ses gens pour rester en sentinelle comme je fais
pendant qu'il fait l'amour. C'est bon pour vous de porter des poulets
et des petits rubans, et des portraits et autres fariboles pareilles;
pour moi, on devrait me traiter avec plus de considération, et M. le
maréchal n'aurait pas fait cela. Les vieux domestiques font respecter
une maison.

--Votre maître est-il arrivé depuis longtemps, _caro amico_?

--Et _cara! caro!_ laissez-moi tranquille. Il y avait une heure que
nous gelions quand vous êtes arrivées toutes les deux; j'aurais eu le
temps de fumer trois pipes turques. Faites votre affaire, et allez
voir aux autres entrées de l'église s'il rôde quelqu'un de suspect;
puisqu'il n'y a que deux vedettes, il faut qu'elles battent le champ.

--Ah? _Signor Jesu!_ n'avoir personne à qui dire une parole amicale
quand il fait si froid? Et ma pauvre maîtresse? venir à pied depuis
l'hôtel de Nevers. Ah? _Amore qui regna, amore!_

--Allons? Italienne, fais volte-face, te dis-je; que je ne t'entende
plus avec ta langue de musique.

--Ah! Jésus! la grosse voix, cher Grandchamp? vous étiez bien plus
aimable à Chaumont, dans la _Turena_, quand vous me parliez de _miei
occhi_ noirs.

--Tais-toi, bavarde! encore une fois, ton italien n'est bon qu'aux
baladins et aux danseurs de corde, pour amuser les chiens savants.

--Ah? _Italia mia!_ Grandchamp, écoutez-moi, et vous entendrez le
langage de la Divinité. Si vous étiez un galant _uomo_, comme celui qui
a fait ceci pour une Laura comme moi...

Et elle se mit à chanter à demi-voix:

    Lieti fiori e felici, e ben nate erbe
    Che Madona pensanda premer sole;
    Piagga ch'ascolti su dolci parole
    E del bel piede alcun vestigio serbe[12].

  [12]
    Rive où Laure égarait ses pas et ses pensées,
    Qui de sa voix touchante écoutais les accents:
    Fleurs qui de vos parfums lui présentiez l'encens,
    Que ses pieds délicats ont doucement pressées.

    PÉTRARQUE, trad. de Saint-Geniez.

Le vieux soldat était peu accoutumé à la voix d'une jeune fille; et,
en général, lorsqu'une femme lui parlait, le ton qu'il prenait en
lui répondant était toujours flottant entre une politesse gauche et
la mauvaise humeur. Cependant cette fois, en faveur de la chanson
italienne, il sembla s'attendrir, et retroussa sa moustache, ce qui
était chez lui un signe d'embarras et de détresse; il fit entendre même
un bruit rauque assez semblable au rire, et dit:

--C'est assez gentil, mordieu! cela me rappelle le siège de Casal; mais
tais-toi, petite; je n'ai pas encore entendu venir l'abbé Quillet, cela
m'inquiète; il faut qu'il soit arrivé avant nos deux jeunes gens, et
depuis longtemps...

Laura, qui avait peur d'être envoyée seule sur la place Saint-Eustache,
lui dit qu'elle était bien sûre que l'abbé était entré tout à l'heure
et continua:

    Ombrose selve, ove percote il sole
    Che vi fa co' suoi reggi alte e superbe.

--Hon! dit en grommelant le bonhomme, j'ai les pieds dans la neige et
une gouttière dans l'oreille; j'ai le froid sur la tête et la mort dans
le coeur, et tu ne me chantes que des violettes, du soleil, des herbes
et de l'amour: tais-toi!

Et, s'enfonçant davantage sous l'ogive du temple, il laissa tomber
sa vieille tête et ses cheveux blanchis sur ses deux mains, pensif et
immobile. Laura n'osa plus lui parler.

Mais, pendant que sa femme de chambre était allée trouver Grandchamp,
la jeune et tremblante Marie avait poussé, d'une main timide, la porte
battante de l'église; elle avait rencontré là Cinq-Mars, debout,
déguisé, et attendant avec inquiétude. A peine l'eut-elle reconnu
qu'elle marcha d'un pas précipité dans le temple, tenant son masque de
velours sur son visage, et courut se réfugier dans un confessionnal,
tandis qu'Henri refermait avec soin la porte de l'église qu'elle avait
franchie. Il s'assura qu'on ne pouvait l'ouvrir du dehors et vint après
elle s'agenouiller, comme d'habitude, dans le lieu de la pénitence.
Arrivé une heure avant elle, avec son vieux valet, il avait trouvé
cette porte ouverte, signe certain et convenu que l'abbé Quillet, son
gouverneur, l'attendait à sa place accoutumée. Le soin qu'il avait
d'empêcher toute surprise le fit rester lui-même à garder cette entrée
jusqu'à l'arrivée de Marie: heureux de voir l'exactitude du bon abbé,
il ne voulut pourtant pas quitter son poste pour l'en aller remercier.
C'était un second père pour lui, à cela près de l'autorité, et il
agissait avec ce bon prêtre sans beaucoup de cérémonie.

La vieille paroisse de Saint-Eustache était obscure; seulement, avec
la lampe perpétuelle, brûlaient quatre flambeaux de cire jaune, qui,
attachés au-dessus des bénitiers, contre les principaux piliers,
jetaient une lueur rouge sur les marbres bleus et noirs de la basilique
déserte. La lumière pénétrait à peine dans les niches enfoncées des
ailes du pieux bâtiment. Dans une de ces chapelles, et la plus sombre,
était ce confessionnal, dont une grille de fer assez élevée, et doublée
de planches épaisses, ne laissait apercevoir que le petit dôme et la
croix de bois. Là, s'agenouillèrent, de chaque côté, Cinq-Mars et Marie
de Mantoue; ils ne se voyaient qu'à peine, et trouvèrent que, selon
son usage, l'abbé Quillet, assis entre eux, les avait entendus depuis
longtemps. Ils pouvaient entrevoir, à travers les petits grillages,
l'ombre de son camail. Henri d'Effiat s'était approché lentement; il
venait arrêter et régler, pour ainsi dire, le reste de sa destinée.
Ce n'était plus devant son Roi qu'il allait paraître, mais devant
une souveraine plus puissante, devant celle pour laquelle il avait
entrepris son immense ouvrage. Il allait éprouver sa foi et tremblait.

Il frémit surtout lorsque sa jeune fiancée fut agenouillée en face
de lui; il frémit parce qu'il ne put s'empêcher, à l'aspect de cet
ange, de sentir tout le bonheur qu'il pourrait perdre; il n'osa
parler le premier, et demeura encore un instant à contempler sa tête
dans l'ombre, cette jeune tête sur laquelle reposaient toutes ses
espérances. Malgré son amour, toutes les fois qu'il la voyait, il ne
pouvait se garantir de quelque effroi d'avoir tant entrepris pour une
enfant dont la passion n'était qu'un faible reflet de la sienne, et
qui n'avait peut-être pas apprécié tous les sacrifices qu'il avait
faits, son caractère ployé pour elle aux complaisances d'un courtisan
condamné aux intrigues et aux souffrances de l'ambition, livré aux
combinaisons profondes, aux criminelles méditations, aux sombres et
violents travaux d'un conspirateur. Jusque-là, dans leurs secrètes
et chastes entrevues, elle avait toujours reçu chaque nouvelle de ses
progrès dans sa carrière avec les transports de plaisir d'un enfant,
mais sans apprécier la fatigue de chacun de ces pas si pesants que l'on
fait vers les honneurs, et lui demandant toujours avec naïveté quand il
serait Connétable enfin, et quand ils se marieraient, comme si elle eût
demandé quand il viendrait au carrousel, et si le temps était serein.
Jusque-là, il avait souri de ces questions et de cette ignorance,
pardonnable à dix-huit ans dans une jeune fille née sur un trône et
accoutumée à des grandeurs pour ainsi dire naturelles et trouvées
autour d'elle en venant à la vie; mais à cette heure, il fit de plus
sérieuses réflexions sur ce caractère, et lorsque, sortant presque
de l'assemblée imposante des conspirateurs, représentants de tous les
ordres du royaume, son oreille où résonnaient encore les voix mâles qui
avaient juré d'entreprendre une vaste guerre, fut frappée des premières
paroles de celle pour qui elle était commencée, il craignit, pour la
première fois, que cette sorte d'innocence ne fût de la légèreté et ne
s'étendît jusqu'au coeur: il résolut de l'approfondir.

--Dieu! que j'ai peur, Henri! dit-elle en entrant dans le
confessionnal; vous me faites venir sans gardes, sans carrosses;
je tremble toujours d'être vue de mes gens en sortant de l'hôtel de
Nevers. Faudra-t-il donc me cacher encore longtemps comme une coupable?
La Reine n'a pas été contente lorsque je le lui ai avoué; si elle m'en
parle encore, ce sera avec son air sévère que vous connaissez, et qui
me fait toujours pleurer; j'ai bien peur.

Elle se tut, et Cinq-Mars ne répondit que par un profond soupir.

--Quoi! vous ne me parlez pas! dit-elle.

--Sont-ce bien là toutes vos terreurs! dit Cinq-Mars avec amertume.

--Dois-je en avoir de plus grandes? O mon ami! de quel ton, avec quelle
voix me parlez-vous! êtes-vous fâché par ce que je suis venue trop
tard?

--Trop tôt, madame, beaucoup trop tôt, pour les choses que vous devez
entendre, car je vous en vois bien éloignée.

Marie, affligée de l'accent sombre et amer de sa voix, se prit à
pleurer.

--Hélas! mon Dieu! qu'ai-je donc fait, dit-elle, pour que vous
m'appeliez madame et me traitiez si durement?

--Ah! rassurez-vous, reprit Cinq-Mars, mais toujours avec ironie.
En effet, vous n'êtes pas coupable; mais je le suis, je suis seul à
l'être; ce n'est pas envers vous, mais pour vous.

--Avez-vous donc fait du mal? Avez-vous ordonné la mort de quelqu'un?
Oh! non, j'en suis bien sûre, vous êtes si bon!

--Eh quoi! dit Cinq-Mars, n'êtes-vous pour rien dans mes projets? ai-je
mal compris votre pensée lorsque vous me regardiez chez la Reine? ne
sais-je plus lire dans vos yeux? le feu qui les animait était-ce un
grand amour pour Richelieu? cette admiration que vous promettiez à
celui qui oserait tout dire au Roi, qu'est-elle devenue? Est-ce un
mensonge que tout cela?

Marie fondait en larmes.

--Vous me parlez toujours d'un air contraint, dit-elle: je ne l'ai
point mérité. Si je ne vous dis rien de cette conjuration effrayante,
croyez-vous que je l'oublie? ne me trouvez-vous pas assez malheureuse?
avez-vous besoin de voir mes pleurs? les voilà. J'en verse assez en
secret, Henri; croyez que si j'ai évité, dans nos dernières entrevues,
ce terrible sujet, c'était de crainte d'en trop apprendre: ai-je
une autre pensée que celle de vos dangers? ne sais-je pas bien que
c'est pour moi que vous les courez? Hélas! si vous combattez pour
moi, n'ai-je pas aussi à soutenir des attaques non moins cruelles?
Plus heureux que moi, vous n'avez à combattre que la haine, tandis
que je lutte contre l'amitié: le Cardinal vous opposera des hommes et
des armes; mais la Reine, la douce Anne d'Autriche, n'emploie que de
tendres conseils, des caresses, et quelquefois des larmes.

--Touchante et invincible contrainte, dit Cinq-Mars avec amertume,
pour vous faire accepter un trône. Je conçois que vous ayez besoin de
quelques efforts contre de telles séductions; mais avant, madame, il
importe de vous délier de vos serments.

--Hélas! grand Dieu? qu'y a-t-il contre nous?

--Il y a Dieu sur nous, et contre nous, reprit Henri d'une voix sévère;
le Roi m'a trompé.

L'abbé s'agita dans le confessionnal. Marie s'écria:

--Voilà ce que je pressentais; voilà le malheur que j'entrevoyais.
Est-ce moi qui l'ai causé?

--Il m'a trompé en me serrant la main, poursuivit Cinq-Mars; il m'a
trahi par le vil Joseph qu'on m'offre de poignarder.

L'abbé fit un mouvement d'horreur qui ouvrit à demi la porte du
confessionnal.

--Ah! mon père, ne craignez rien, continua Henri d'Effiat; votre élève
ne frappera jamais de tels coups. Ils s'entendront de loin, ceux que
je prépare, et le grand jour les éclairera; mais il me reste un devoir
à remplir, un devoir sacré: voyez votre enfant s'immoler devant vous.
Hélas! je n'ai pas vécu longtemps pour le bonheur: je viens le détruire
peut-être, par votre main, la même qui l'avait consacré.

Il ouvrit, en parlant ainsi, le léger grillage qui le séparait de son
vieux gouverneur; celui-ci, gardant toujours un silence surprenant,
avança le camail sur son front.

--Rendez, dit Cinq-Mars d'une voix moins ferme, rendez cet anneau
nuptial à la duchesse de Mantoue; je ne puis le garder qu'elle ne me
le donne une seconde fois, car je ne suis plus le même qu'elle promit
d'épouser.

Le prêtre saisit brusquement la bague et la passa au travers des
losanges du grillage opposé; cette marque d'indifférence étonna
Cinq-Mars.

--Eh quoi! mon père, dit-il, êtes-vous aussi changé?

Cependant Marie ne pleurait plus; mais élevant sa voix angélique qui
éveilla un faible écho le long des ogives du temple, comme le plus doux
soupir de l'orgue, elle dit:

--O mon ami! ne soyez plus en colère, je ne vous comprends pas;
pouvons-nous rompre ce que Dieu vient d'unir, et pourrais-je vous
quitter quand je vous sais malheureux! Si le Roi ne vous aime plus,
du moins vous êtes assuré qu'il ne viendra pas vous faire du mal,
puisqu'il n'en a pas fait au Cardinal, qu'il n'a jamais aimé. Vous
croyez-vous perdu parce qu'il n'aura pas voulu peut-être se séparer
de son vieux serviteur? Eh bien, attendons le retour de son amitié;
oubliez ces conspirateurs qui m'effrayent. S'ils n'ont plus d'espoir,
j'en remercie Dieu, je ne tremblerai plus pour vous. Qu'avez-vous donc,
mon ami, et pourquoi nous affliger inutilement? La Reine nous aime,
et nous sommes tous deux bien jeunes, attendons. L'avenir est beau,
puisque nous sommes unis et sûrs de nous-mêmes. Racontez-moi ce que le
Roi vous disait à Chambord. Je vous ai suivi longtemps des yeux. Dieu!
que cette partie de chasse fut triste pour moi!

--Il m'a trahi! vous dis-je, répondit Cinq-Mars; et qui l'aurait pu
croire lorsque vous l'avez vu nous serrant la main, passant de son
frère à moi et au duc de Bouillon, qu'il se faisait instruire des
moindres détails de la conjuration, du jour même où l'on arrêterait
Richelieu à Lyon, fixait le lieu de son exil (car ils voulaient
sa mort; mais le souvenir de mon père me fit demander sa vie). Le
Roi disait que lui-même dirigerait tout à Perpignan; et cependant
Joseph, cet impur espion, sortait du cabinet des Lys! O Marie! vous
l'avouerai-je? au moment où je l'ai appris, mon âme a été bouleversée;
j'ai douté de tout, et il m'a semblé que le centre du monde chancelait
en voyant la vérité quitter le coeur d'un roi. Je voyais s'écrouler
tout notre édifice: une heure encore, et la conjuration s'évanouissait;
je vous perdais pour toujours; un moyen me restait, je l'ai employé.

--Lequel? dit Marie.

--Le traité d'Espagne était dans ma main, je l'ai signé.

--O ciel! déchirez-le.

--Il est parti.

--Qui le porte?

--Fontrailles.

--Rappelez-le.

--Il doit avoir déjà dépassé les défilés d'Oloron, dit Cinq-Mars,
se levant debout. Tout est prêt à Madrid; tout à Sedan; des armées
m'attendent, Marie; des armées! et Richelieu est au milieu d'elles! Il
chancelle, il ne faut plus qu'un seul coup pour le renverser, et vous
êtes à moi pour toujours, à Cinq-Mars triomphant!

--A Cinq-Mars rebelle, dit-elle en gémissant.

--Eh bien, oui, rebelle, mais non plus favori! Rebelle, criminel,
digne de l'échafaud, je le sais! s'écria ce jeune homme passionné en
retombant à genoux; mais rebelle par amour, rebelle pour vous, que mon
épée va conquérir enfin tout entière.

--Hélas! l'épée que l'on trempe dans le sang des siens n'est-elle pas
un poignard?

--Arrêtez, par pitié, Marie! Que des rois m'abandonnent, que des
guerriers me délaissent, j'en serai plus ferme encore: mais je serai
vaincu par un mot de vous, et encore une fois le temps de réfléchir
est passé pour moi; oui, je suis criminel, c'est pourquoi j'hésite à
me croire encore digne de vous. Abandonnez-moi, Marie, reprenez cet
anneau.

--Je ne le puis, dit-elle, car je suis votre femme, quel que vous soyez.

--Vous l'entendez, mon père, dit Cinq-Mars, transporté de bonheur;
bénissez cette seconde union, c'est celle du dévouement, plus belle
encore que celle de l'amour. Qu'elle soit à moi tant que je vivrai!

Sans répondre, l'abbé ouvrit la porte du confessionnal, sortit
brusquement, et fut hors de l'église avant que Cinq-Mars eût le temps
de se lever pour le suivre.

--Où allez-vous? qu'avez-vous? s'écria-t-il.

Mais personne ne paraissait et ne se faisait entendre.

--Ne criez pas, au nom du ciel! dit Marie, ou je suis perdue! il a sans
doute entendu quelqu'un dans l'église.

Mais troublé et sans lui répondre, d'Effiat, s'élançant sous les
arcades et cherchant en vain son gouverneur, courut à une porte qu'il
trouva fermée; tirant son épée, il fit le tour de l'église et, arrivant
à l'entrée que devait garder Grandchamp, il l'appela et écouta.

--Lâchez-le à présent, dit une voix au coin de la rue.

Et des chevaux partirent au galop.

--Grandchamp, répondras-tu? cria Cinq-Mars.

--A mon secours, Henri, mon cher enfant! répondit la voix de l'abbé
Quillet.

--Eh! d'où venez-vous donc? Vous m'exposez! dit le Grand-Écuyer
s'approchant de lui.

Mais il s'aperçut que son pauvre gouverneur, sans chapeau, sous la
neige qui tombait, n'était pas en état de lui répondre.

--Ils m'ont arrêté, dépouillé, criait-il, les scélérats! les assassins!
ils m'ont empêché d'appeler, ils m'ont serré les lèvres avec un
mouchoir!

A ce bruit Grandchamp survint enfin, se frottant les yeux comme un
homme qui se réveille. Laura, épouvantée, courut dans l'église près de
sa maîtresse; tous rentrèrent précipitamment pour rassurer Marie, et
entourèrent le vieil abbé.

--Les scélérats! ils m'ont attaché les mains comme vous voyez, ils
étaient plus de vingt; ils m'ont pris la clef de cette porte de
l'église.

--Quoi! tout à l'heure? dit Cinq-Mars; et pourquoi nous quittiez-vous?

--Vous quitter! Il y a plus de deux heures qu'ils me tiennent.

--Deux heures! s'écria Henri effrayé.

--Ah! malheureux vieillard que je suis! cria Grandchamp, j'ai dormi
pendant le danger de mon maître! c'est la première fois!

--Vous n'étiez donc pas avec nous dans le confessionnal? poursuivit
Cinq-Mars avec anxiété, tandis que Marie tremblante se pressait contre
son bras.

--Eh quoi! dit l'abbé, n'avez-vous pas vu le scélérat à qui ils ont
donné ma clef?

--Non! qui? dirent-ils tous à la fois.

--Le père Joseph! répondit le bon prêtre.

--Fuyez! vous êtes perdu! s'écria Marie.




CHAPITRE XXII

L'ORAGE

                Blow, blow, thou winter wind
                Thou art not so unkind
                As man's ingratitude:
                Thy touth is not so keen,
              Because thou art not seen
              Altho thy breath be rude.
    Heig-ho! sing, heig-ho! unto the green holly,
    Most friendship is feigning; most loving mere folly.

    SHAKSPEARE.

                Souffle, souffle, vent d'hiver:
                  Tu n'es pas si cruel
                Que l'ingratitude de l'homme;
                Ta dent n'est pas si pénétrante,
                  Car tu es invisible,
                Quoique ton souffle soit rude.
    Hé, ho, hé! chante; hé, ho, hé! dans le houx vert.
    La plupart des amis sont faux, les amants fous.


Au milieu de cette longue et superbe chaîne des Pyrénées qui forme
l'isthme crénelé de la Péninsule au centre de ces pyramides bleues
chargées de neige, de forêts et de gazons, s'ouvre un étroit défilé,
un sentier taillé dans le lit desséché d'un torrent perpendiculaire;
il circule parmi les rocs, se glisse sous les ponts de neige épaissie,
serpente au bord des précipices inondés, pour escalader les montagnes
voisines d'Urdoz et d'Oloron, et, s'élevant enfin sur leur dos inégal,
laboure leur cime nébuleuse; pays nouveau qui a encore ses monts et ses
profondeurs, tourne à droite, quitte la France et descend en Espagne.
Jamais le fer relevé de la mule n'a laissé sa trace dans ses détours;
l'homme peut à peine s'y tenir debout; il lui faut la chaussure
de corde qui ne peut pas glisser, et le trèfle du bâton ferré qui
s'enfonce dans les fentes des rochers.

Dans les beaux mois de l'été, le _pastour_, vêtu de sa cape brune,
et le bélier noir à la longue barbe, y conduisent des troupeaux dont
la laine tombante balaye le gazon. On n'entend plus dans ces lieux
escarpés que le bruit des grosses clochettes que portent les moutons,
et dont les tintements inégaux produisent des accords imprévus, des
gammes fortuites, qui étonnent le voyageur et réjouissent leur berger
sauvage et silencieux. Mais, lorsque vient le long mois de septembre,
un linceul de neige se déroule de la cime des monts jusqu'à leur base,
et ne respecte que ce sentier profondément creusé, quelques gorges
ouvertes par les torrents, et quelques rocs de granit qui allongent
leur forme bizarre comme les ossements d'un monde enseveli.

C'est alors qu'on voit accourir de légers troupeaux d'isards qui,
renversant sur leur dos leurs cornes recourbées, s'élancent de rocher
en rocher, comme si le vent les faisait bondir devant lui, et prennent
possession de leur désert aérien; des volées de corbeaux et de
corneilles tournent sans cesse dans les gouffres et les puits naturels,
qu'elles transforment en ténébreux colombiers, tandis que l'ours brun,
suivi de sa famille velue qui se joue et se roule autour de lui sur
la neige, descend avec lenteur de sa retraite envahie par les frimas.
Mais ce ne sont là ni les plus sauvages ni les plus cruels habitants
que ramène l'hiver dans ces montagnes; le contrebandier rassuré se
hasarde jusqu'à se construire une demeure de bois sur la barrière même
de la nature et de la politique; là des traités inconnus, des échanges
occultes, se font entre les deux Navarres, au milieu des brouillards et
des vents.

Ce fut dans cet étroit sentier, sur le _versant_ de la France,
qu'environ deux mois après les scènes que nous avons vues se passer
à Paris, deux voyageurs venant d'Espagne s'arrêtèrent à minuit,
fatigués et pleins d'épouvante. On entendait des coups de fusil dans la
montagne.

--Les coquins! comme ils nous ont poursuivis! dit l'un d'eux; je n'en
puis plus! sans vous j'étais pris.

--Et vous le serez encore, ainsi que ce damné papier, si vous perdez
votre temps en paroles; voilà un second coup de feu sur le roc de
Saint-Pierre-de-l'Aigle; ils nous croient partis par la côte du
Limaçon; mais, en bas, ils s'apercevront du contraire. Descendez. C'est
une ronde, sans doute, qui chasse les contrebandiers. Descendez!

--Eh! comment? je n'y vois pas.

--Descendez toujours, et prenez-moi le bras.

--Soutenez-moi; je glisse avec mes bottes, dit le premier voyageur,
s'accrochant aux pointes du roc pour s'assurer de la solidité du
terrain avant d'y poser le pied.

--Allez donc, allez donc! lui dit l'autre en le poussant; voilà un de
ces drôles qui passe sur notre tête.

En effet, l'ombre d'un homme armé d'un long fusil se dessina sur
la neige. Les deux aventuriers se tinrent immobiles. Il passa; ils
continuèrent à descendre.

--Ils nous prendront! dit celui qui soutenait l'autre, nous sommes
tournés. Donnez-moi votre diable de parchemin; je porte l'habit des
contrebandiers, et je me ferai passer pour tel en cherchant asile chez
eux; mais vous n'auriez pas de ressource avec votre habit galonné.

--Vous avez raison, dit son compagnon en s'arrêtant sur une pointe de
roc.

Et, restant suspendu au milieu de la pente, il lui donna un rouleau de
bois creux.

Un coup de fusil partit, et une balle vint s'enterrer en sifflant et en
frissonnant dans la neige à leurs pieds.

--Averti! dit le premier. Roulez en bas; si vous n'êtes pas mort, vous
suivrez la route. A gauche du Gave est Sainte-Marie; mais tournez à
droite, traversez Oloron, et vous êtes sur le chemin de Pau et sauvé.
Allons, roulez.

En parlant, il poussa son camarade, et, sans daigner le regarder, ne
voulant ni monter ni descendre, se mit à suivre horizontalement le
front du mont, en s'accrochant aux pierres, aux branches, aux plantes
même, avec une adresse de chat sauvage, et bientôt se trouva sur un
tertre solide, devant une petite case de planches à jour, à travers
lesquelles on voyait une lumière. L'aventurier tourna tout autour comme
un loup affamé autour d'un parc, et, appliquant son oeil à l'une des
ouvertures, vit des choses qui le décidèrent apparemment, car, sans
hésiter, il poussa la porte chancelante que ne fermait pas même un
faible loquet. La case entière s'ébranla au coup de poing qu'il avait
donné; il vit alors qu'elle était divisée en deux cellules par une
cloison. Un grand flambeau de cire jaune éclairait la première; là, une
jeune fille, pâle et d'une effroyable maigreur, était accroupie dans un
coin sur la terre humide où coulait la neige fondue sous les planches
de la chaumière. Des cheveux noirs, mêlés et couverts de poussière,
mais très longs, tombaient en désordre sur son vêtement de bure
brune; le capuchon rouge des Pyrénées couvrait sa tête et ses épaules;
elle baissait les yeux et filait une petite quenouille attachée à sa
ceinture. L'entrée d'un homme ne la troubla pas.

--Eh! eh! la _moza_[13], lève-toi et donne-moi à boire; je suis las et
j'ai soif.

  [13] La fille.

La jeune fille ne répondit pas, et, sans lever les yeux, continua de
filer avec application.

--Entends-tu? dit l'étranger la poussant avec le pied; va dire au
patron, que j'ai vu là, qu'un ami vient le voir, et donne-moi à boire
avant. Je coucherai ici.

Elle répondit d'une voix enrouée en filant toujours:

--Je bois la neige qui fond sur le rocher, ou l'écume verte qui nage
sur l'eau des marais; mais, quand j'ai bien filé, on me donne l'eau de
la source de fer.

Quand je dors, le lézard froid passe sur mon visage; mais lorsque j'ai
bien lavé une mule, on jette le foin; le foin est chaud; le foin est
bon et chaud; je le mets sur mes pieds de marbre.

--Quelle histoire me fais-tu là? dit Jacques; je ne parle pas de toi.

Elle poursuivit:

--On me fait tenir un homme pendant qu'on le tue. Oh! que j'ai eu du
sang sur les mains! Que Dieu leur pardonne si cela se peut. Ils m'ont
fait tenir sa tête et le baquet rempli d'une eau rouge. O ciel! moi
qui étais l'épouse de Dieu! on jette leurs corps dans l'abîme de neige;
mais le vautour les trouve; il tapisse son nid avec leurs cheveux. Je
te vois à présent plein de vie, je te verrai sanglant, pâle et mort.

L'aventurier, haussant les épaules, se mit à siffler en entrant, et
poussa la seconde porte; il trouva l'homme qu'il avait vu par les
fentes de la cabane: il portait le _berret_[14] bleu des Basques sur
l'oreille, et, couvert d'un ample manteau, assis sur un bât de mulet,
courbé sur un large brasier de fonte, fumait un cigare et vidait une
outre placée à son côté. La lueur de la braise éclairait son visage
gras et jaune, ainsi que la chambre où étaient rangées des selles de
mulet autour du _brasero_ comme des sièges. Il souleva la tête sans se
déranger.

  [14] Petit bonnet de laine.

--Ah! ah! c'est toi, Jacques? dit-il, c'est bien toi? Quoiqu'il y ait
quatre ans que je ne t'ai vu, je te reconnais, tu n'es pas changé,
brigand; c'est toujours ta grande face de vaurien. Mets-toi là et
buvons un coup.

--Oui, me voilà encore ici; mais comment diable y es-tu, toi? Je te
croyais juge, Houmain!

--Et moi, donc, je te croyais bien capitaine espagnol, Jacques!

--Ah! je l'ai été quelque temps, c'est vrai, et puis prisonnier; mais
je m'en suis tiré assez joliment, et j'ai repris l'ancien état, l'état
libre, la bonne vieille contrebande.

--Viva! viva! _jaleo!_ s'écria Houmain; nous autres braves, nous sommes
bons à tout. Ah ça! mais... tu as donc toujours passé par les autres
_ports_[15]? car je ne t'ai pas revu depuis que j'ai repris le métier.

  [15] Noms des chemins qui mènent d'Espagne en France par les
  Pyrénées.

--Oui, oui, j'ai passé par où tu ne passeras pas, va! dit Jacques.

--Et qu'apportes-tu?

--Une marchandise inconnue; mes mules viendront demain.

--Sont-ce les ceintures de soie, les cigares ou la laine?

--Tu le sauras plus tard, amigo, dit le spadassin; donne-moi l'outre,
j'ai soif.

--Tiens, bois, c'est du vrai valdepenas!... Nous sommes si heureux ici,
nous autres bandoleros! Ai! _jaleo! jaleo[16]!_ bois donc, les amis
vont venir.

  [16] Exclamation et jurement habituel et intraduisible.

--Quels amis? dit Jacques laissant retomber l'outre.

--Ne t'inquiète pas, bois toujours; je vais te conter ça, et puis nous
chanterons la Tirana[17] andalouse!

  [17] Sorte de ballade.

L'aventurier prit l'outre et fit semblant de boire tranquillement.

--Quelle est donc cette grande diablesse que j'ai vue à ta porte?
reprit-il; elle a l'air à moitié morte.

--Non, non; elle n'est que folle; bois toujours, je te conterai ça.

Et, prenant à sa ceinture rouge le long poignard dentelé de chaque côté
en manière de scie, Houmain s'en servit pour retourner et enflammer la
braise, et dit d'un air grave:

--Tu sauras d'abord, si tu ne le sais pas, que là-bas (il montrait le
côté de la France) ce vieux loup de Richelieu les mène tambour battant.

--Ah! ah! dit Jacques.

--Oui; on l'appelle le _roi du Roi_. Tu sais? Cependant il y a un petit
jeune homme qui est à peu près aussi fort que lui, et qu'on appelle M.
le Grand. Ce petit bonhomme commande presque toute l'armée de Perpignan
dans ce moment-ci, et il est arrivé il y a un mois; mais le vieux est
toujours à Narbonne, et il est bien fin. Pour le Roi, il est tantôt
comme ci, tantôt comme çà (en parlant, Houmain retournait sa main sur
le dos et du côté de la paume); oui, entre le zist et le zest. Mais
en attendant qu'il se décide, moi je suis pour le zist, c'est à dire
Cardinaliste, et j'ai toujours fait les affaires de monseigneur, depuis
la première qu'il me donna il y a bientôt trois ans. Je vais te la
conter.

Il avait besoin de gens de caractère et d'esprit pour une petite
expédition, et me fit chercher pour être lieutenant criminel.

--Ah! ah! c'est un joli poste, on me l'a dit.

--Oui, c'est un trafic comme le nôtre, où l'on vend la corde au lieu
du fil; c'est moins honnête, car on tue plus souvent, mais aussi c'est
plus solide: chaque chose a son prix.

--C'est juste, dit Jacques.

--Me voilà donc en robe rouge; je servis à en donner une jaune en
soufre à un grand beau garçon qui était curé à Loudun, et qui était
dans un couvent de nonnes comme un loup dans la bergerie: aussi il lui
en cuisit.

--Ah! ah! ah! c'est fort drôle! s'écria Jacques en riant.

--Bois toujours, continua Houmain. Oui, je t'assure, Jago, que je
l'ai vu, après l'affaire, réduit en petits tas noirs comme ce charbon,
tiens, ce charbon-là au bout de mon poignard. Ce que c'est que de nous!
voilà comme nous serons chez le diable.

--Oh! pas de ces plaisanteries-là! dit l'autre très gravement; vous
savez bien que moi j'ai de la religion.

--Ah! je ne dis pas non: cela peut être, reprit Houmain du même ton.
Richelieu est bien cardinal! mais, enfin, n'importe. Tu sauras que,
comme j'étais rapporteur, cela me rapporta...

--Ah! de l'esprit, coquin!

--Oui, toujours un peu! Je dis donc que cela me rapporta cinq cents
piastres; car Armand Duplessis paye bien son monde; il n'y a rien à
dire, si ce n'est que l'argent n'est pas à lui; mais nous faisons tous
comme cela. Alors, ma foi, j'ai voulu placer cet argent dans notre
ancien négoce; je suis revenu ici. Le métier va bien, heureusement: il
y a peine de mort contre nous, et la marchandise renchérit.

--Qu'est-ce que je vois là? s'écria Jacques; un éclair dans ce mois-ci!

--Oui, les orages vont commencer: il y en a déjà eu deux. Nous sommes
dans le nuage; entends-tu les roulements? Mais ce n'est rien; va, bois
toujours. Il est une heure du matin à peu près, nous achèverons l'outre
et la nuit ensemble. Je te disais donc que je fis connaissance avec
notre président, un grand drôle nommé Laubardemont. Je ne sais pas si
tu le connais.

--Oui, oui, un peu, dit Jacques; c'est un fier avare; mais c'est égal,
parle.

--Eh bien, comme nous n'avions rien de caché l'un pour l'autre, je
lui dis mes petits projets de commerce, et lui recommandai, quand
l'occasion des bonnes affaires se présenterait, de penser à son
camarade du tribunal. Il n'y a pas manqué, je n'ai pas à me plaindre.

--Ah! ah! dit Jacques. Et qu'a-t-il fait?

--D'abord il y a deux ans qu'il m'a amené lui-même, en croupe, sa
nièce, que tu as vue à la porte.

--Sa nièce! dit Jacques en se levant, et tu la traites comme une
esclave! _Demonio!_

--Bois toujours, continua Houmain en attisant doucement la braise avec
son poignard; c'est lui-même qui l'a désiré. Rassieds-toi.

Jacques se rassit.

--Je crois, poursuivit le contrebandier, qu'il n'aurait pas même été
fâché de la savoir... tu m'entends. Il aurait mieux aimé la savoir sous
la neige que dessus, mais il ne voulait pas l'y mettre lui-même, parce
qu'il est bon parent, comme il le dit.

--Et comme je le sais, dit le nouveau venu, mais va...

--On conçoit qu'un homme comme lui, qui vit à la cour, n'aime pas
avoir une nièce folle chez lui. C'est tout simple. Si j'avais continué
aussi mon rôle d'homme de robe, j'en aurais fait autant en pareil cas.
Mais ici nous ne représentons pas, comme tu vois, et je l'ai prise
pour _criada_[18]: elle a montré plus de bon sens que je n'aurais cru,
quoiqu'elle n'ait presque jamais dit qu'un seul mot, et qu'elle ait
fait la délicate d'abord. A présent, elle brosse un mulet comme un
garçon. Elle a un peu de fièvre depuis quelques jours cependant; mais
ça finira de manière ou d'autre. Ah ça! ne va pas dire à Laubardemont
qu'elle vit encore: il croirait que c'est par économie que je l'ai
gardée pour servante.

  [18] Servante.

--Comment! est-ce qu'il est ici? s'écria Jacques.

--Bois toujours, reprit le flegmatique Houmain, qui donnait lui-même
un grand exemple de cette leçon, sa phrase favorite, et commençait
à fermer à demi les yeux d'un air tendre. C'est, vois-tu, la seconde
affaire que j'ai avec ce petit bon Lombard dimon, démon, des monts,
comme tu voudras. Je l'aime comme mes yeux, et je veux que nous buvions
à sa santé ce petit vin de Jurançon que voici; c'est le vin d'un luron,
du feu roi Henri. Que nous sommes heureux ici! L'Espagne dans la main
droite, la France dans la gauche, entre l'outre et la bouteille! La
bouteille! j'ai quitté tout pour elle!

Et il fit sauter le goulot d'une bouteille de vin blanc. Après en
avoir pris des longues gorgées, il continua, tandis que l'étranger le
dévorait des yeux:

--Oui, il est ici, et il doit avoir froid aux pieds, car il court la
montagne depuis la fin du jour avec des gardes à lui et nos camarades,
tu sais, nos _bandoleros_, les vrais _contrabandistas_.

--Et pourquoi courent-ils? dit Jacques.

--Ah! voilà le plaisant de l'affaire! dit l'ivrogne. C'est pour arrêter
deux coquins qui veulent apporter ici soixante mille soldats espagnols
en papier dans leur poche. Tu ne comprends pas peut-être à demi-mot,
croquant! hein! eh bien, c'est pourtant comme je te dis, dans leur
propre poche!

--Si, si, je comprends! dit Jacques en tâtant son poignard dans sa
ceinture et regardant la porte.

--Eh bien, enfant du diable, chantons la Tirana; prends ta bouteille,
jette ton cigare, et chante.

A ces mots l'hôte, chancelant, se mit à chanter en espagnol,
entrecoupant ses chants de rasades qu'il jetait dans son gosier en se
renversant, tandis que Jacques, toujours assis, le regardait d'un oeil
sombre à la lueur du brasier, et méditait ce qu'il allait faire.

  Moi qui suis contrebandier et qui n'ai peur de rien, me voilà. Je
  les défie tous, je veille sur moi-même, et on me respecte[19].

  _Ai, ai, ai, jaleo!_ Jeunes filles, jeunes filles, qui veut
  m'acheter du fil noir?

  [19] Aucune expression française ne peut représenter la précision
  énergique de cette romance espagnole. Il faut l'entendre chanter
  par la voix nasillarde et éclatante, dure et molle, vive et
  nonchalante tour à tour de quelque Andalous qui caresse de
  l'extrémité des doigts les cordes d'une petite guitare. Le
  mouvement est celui d'une danse, et les pensées celles d'un chant
  de guerre.

    Yo que soy contrabandista
    Y campo por mi respecto,
    A todos los désafio
    Pues a nadie tengo miedo.

    Ay, jaleo! Muchachas.
    Quien me marca un hilo negro?
    Mi caballo esta cansado,
    Y yo me marcho corriendo.

La lueur d'un éclair entra par une petite lucarne, et remplit la
chambre d'une odeur de soufre; une effroyable détonation le suivit de
près: la cabane trembla, et une poutre tomba en dehors.

--Oh! eh! la maison! s'écria le buveur; le diable est chez nous! les
amis ne viennent donc pas?

--Chantons, dit Jacques en rapprochant le bât sur lequel il était assis
de celui de Houmain.

Celui-ci but pour se raffermir, et reprit:

  _Jaleo! jaleo!_ mon cheval est fatigué! et moi je
           marche en courant près de lui.
    Aï! aï! aï! la ronde vient et la fusillade s'élève
           dans la montagne.
    Aï! aï! aï! mon petit cheval, tire-moi de ce
           danger.
    Vive! vive mon cheval! mon cheval qui a le
           chanfrein blanc!
    Jeunes filles, _jaleo!_ jeunes filles, achetez-moi
           du fil noir[20]!

  [20]
    Ay! ay! que viene la ronda,
    Y se mueve el tiroteo;
    Ay! ay! cavallito mio, Ay!
    saca me deste aprieto.

    Viva, viva mi cavallo,
    Cavallo mio carreto:
    Ay! jaleo! Muchachas, ay! jaleo...

En achevant, il sentit son siège vaciller, et tomba à la renverse;
Jacques, après s'en être débarrassé ainsi, s'élançait vers la porte,
lorsqu'elle s'ouvrit, et son visage se heurta contre la figure pâle et
glacée de la folle. Il recula.

--Le juge! dit-elle en entrant.

Et elle tomba étendue sur la terre froide.

Jacques avait déjà passé un pied par-dessus elle; mais une autre figure
apparut, livide et surprise, celle d'un homme de grande taille, couvert
d'un manteau ruisselant de neige. Il recula encore, et rit d'horreur et
de rage. C'était Laubardemont suivi d'hommes armés; ils se regardèrent.

--Eh! eh! ca...a...ma...ra...de coquin! dit Houmain, se relevant avec
peine, serais-tu royaliste, par hasard?

Mais lorsqu'il vit ces deux hommes qui semblaient pétrifiés l'un par
l'autre, il se tut comme eux, ayant la conscience de son ivresse, et
s'approcha en trébuchant pour relever la folle, toujours étendue entre
le juge et le capitaine. Le premier prit la parole.

--N'êtes-vous pas celui que nous poursuivions tout à l'heure?

--C'est lui, dirent les gens de sa suite tout d'une voix, l'autre est
échappé.

Jacques recula jusqu'aux planches fendues qui formaient le mur
chancelant de la case: s'enveloppant dans son manteau comme un ours
acculé contre un arbre par une meute nombreuse, et voulant faire
diversion et s'assurer un moment de réflexion, il répondit avec une
voix forte et sombre:

--Le premier qui passera ce brasier et le corps de cette fille est un
homme mort!

Et il tira un long poignard de son manteau. En ce moment, Houmain,
agenouillé, retourna la tête de la jeune femme; les yeux en étaient
fermés; il l'approcha du brasier, dont la lueur l'éclaira.

--Ah! grand Dieu! s'écria Laubardemont s'oubliant par effroi, Jeanne
encore!

--Soyez tranquille, mon... on... seigneur, dit Houmain en essayant
de soulever les longues paupières noires qui retombaient, et la
tête qui se renversait comme un lin mouillé; soi...yez tranquille;
ne...e...vou...ous fâchez pas, elle est bien morte, très morte.

Jacques posa le pied sur ce corps comme sur une barrière, et, se
courbant avec un rire féroce sous le visage de Laubardemont, lui dit à
demi-voix:

--Laisse-moi passer, et je ne te compromettrai pas, courtisan; je ne te
dirai pas qu'elle fut ta nièce et que je suis ton fils.

Laubardemont se recueillit, regarda ses gens qui se pressaient autour
de lui avec des carabines avancées, et leur faisant signe de se retirer
à quelques pas, il répondit d'une voix très basse:

--Livre-moi le traité, et tu passeras.

--Le voilà dans ma ceinture; mais si l'on y touche, je t'appellerai mon
père tout haut. Que dira ton maître?

--Donne-le-moi, et je te pardonnerai ta vie.

--Laisse-moi passer, et je te pardonnerai de me l'avoir donnée.

--Toujours le même, brigand?

--Oui, assassin!

--Que t'importe un enfant qui conspire? dit le juge.

--Que t'importe un vieillard qui règne? répondit l'autre.

--Donne-moi ce papier; j'ai fait serment de l'avoir.

--Laisse-le-moi, j'ai juré de le reporter.

--Quel peut être ton serment et ton Dieu? dit Laubardemont.

--Et le tien, reprit Jacques, est-ce le crucifix de fer rouge?

Mais, se levant entre eux, Houmain, riant et chancelant, dit au juge en
lui frappant sur l'épaule:

--Vous êtes bien longtemps à vous expliquer, l'...ami; est-ce que vous
le connaîtriez d'ancienne date? C'est... est un bon garçon.

--Moi! non! s'écria Laubardemont à haute voix, je ne l'ai jamais vu.

Pendant cet instant, Jacques, que protégeaient l'ivrogne et la
petitesse de la chambre embarrassée, s'élança avec violence contre les
faibles planches qui formaient le mur, d'un coup de talon en jeta deux
dehors et passa par l'espace qu'elles avaient laissé. Tout ce côté de
la cabane fut brisé, elle chancela tout entière: le vent y entra avec
violence.

--Eh! eh! Demonio! santo Demonio! où vas-tu? s'écria le contrebandier;
tu casses ma maison! et c'est le côté du Gave.

Tous s'approchèrent avec précaution, arrachèrent les planches qui
restaient, et se penchèrent sur l'abîme. Ils contemplèrent un spectacle
étrange: l'orage était dans toute sa force, et c'était un orage des
Pyrénées; d'immenses éclairs partaient ensemble des quatre points de
l'horizon, et leurs feux se succédaient si vite qu'on n'en voyait pas
l'intervalle, et qu'ils paraissaient immobiles et durables: seulement
la voûte flamboyante s'éteignait quelquefois tout à coup, puis
reprenait ses lueurs constantes. Ce n'était plus la flamme qui semblait
étrangère à cette nuit, c'était l'obscurité. L'on eût dit que, dans ce
ciel naturellement lumineux, il se faisait des éclipses d'un moment:
tant les éclairs étaient longs et tant leur absence était rapide! Les
pics allongés et les rochers blanchis se détachaient sur ce fond rouge
comme des blocs de marbre sur une coupole d'airain brûlant et simulant
au milieu des frimas les prodiges du volcan; les eaux jaillissaient
comme des flammes, les neiges s'écoulaient comme une lave éblouissante.

Dans leur amas mouvant se débattait un homme, et ses efforts le
faisaient entrer plus en avant dans le gouffre tournoyant et liquide;
ses genoux ne se voyaient déjà plus; en vain il tenait embrassé un
énorme glaçon pyramidal et transparent, que les éclairs faisaient
briller comme un rocher de cristal; ce glaçon même fondait par sa base
et glissait lentement sur la pente du rocher. On entendait sous la
nappe de neige le bruit des quartiers de granit qui se heurtaient, en
tombant, à des profondeurs immenses. Cependant on aurait pu le sauver
encore; l'espace de quatre pieds à peine le séparait de Laubardemont.

--J'enfonce! s'écria-t-il; tends-moi quelque chose et tu auras le
traité.

--Donne-le-moi, et je te tendrai ce mousquet, dit le juge.

--Le voilà, dit le spadassin, puisque le diable est pour Richelieu.

Et, lâchant d'une main son glissant appui, il jeta un rouleau de bois
dans la cabane. Laubardemont y rentra, se précipitant sur le traité
comme un loup sur sa proie. Jacques avait en vain étendu son bras; on
le vit glisser lentement avec le bloc énorme et dégelé qui croulait sur
lui, et s'enfoncer sans bruit dans les neiges.

--Ah! misérable! tu m'as trompé! s'écria-t-il; mais on ne m'a pas pris
le traité... je te l'ai donné... entends-tu... mon père!

Il disparut sous la couche épaisse et blanche de la neige; on ne vit
plus à sa place que cette nappe éblouissante que sillonnait la foudre
en s'y éteignant; on n'entendit plus que les roulements du tonnerre et
le sifflement des eaux qui tourbillonnaient contre les rochers, car les
hommes groupés autour d'un cadavre et d'un scélérat, dans la chambre à
demi-brisée, se taisaient glacés par l'horreur, et craignaient que Dieu
ne vînt à diriger la foudre[21].

  [21] «Il vécut et mourut avec des brigands. Ne voilà-t-il pas une
  punition divine dans la famille de ce juge, pour expier en quelque
  façon la mort cruelle et impitoyable de ce pauvre _Grandier_, dont
  le sang crie vengeance?» (PATIN, lettre LXV, du 22 décembre 1631.)




CHAPITRE XXIII

L'ABSENCE

    L'absence est le plus grand des maux,
      Non pas pour vous, cruelle!

    LA FONTAINE.


Qui de nous n'a trouvé du charme à suivre des yeux les nuages du ciel?
Qui ne leur a envié la liberté de leurs voyages au milieu des airs,
soit lorsque, roulés en masse par les vents et colorés par le soleil,
ils s'avancent paisiblement comme une flotte de sombres navires dont
la proue serait dorée; soit lorsque, parsemés en légers groupes,
ils glissent avec vitesse, sveltes et allongés comme des oiseaux de
passage, transparents comme de vastes opales détachées du trésor des
cieux, ou bien éblouissants de blancheur comme les neiges des monts que
les vents emportent sur leurs ailes? L'homme est un lent voyageur qui
envie ces passagers rapides, rapides moins encore que son imagination;
ils ont vu pourtant, en un seul jour, tous les lieux qu'il aime par le
souvenir ou l'espérance, ceux qui furent témoins de son bonheur ou de
ses peines, et ces pays si beaux que l'on ne connaît pas, et où l'on
croit tout rencontrer à la fois. Il n'est pas un endroit de la terre,
sans doute, un rocher sauvage, une plaine aride où nous passons avec
indifférence, qui n'ait été consacré dans la vie d'un homme et ne
se peigne dans ses souvenirs; car, pareils à des vaisseaux délabrés,
avant de trouver l'infaillible naufrage, nous laissons un débris de
nous-mêmes sur tous les écueils.

Où vont-ils les nuages bleus et sombres de cet orage des Pyrénées?
C'est le vent d'Afrique qui les pousse devant lui avec une haleine
enflammée; ils volent, ils roulent sur eux-mêmes en grondant, jettent
des éclairs devant eux, comme leurs flambeaux, et laissent pendre
à leur suite une longue traînée de pluie comme une robe vaporeuse.
Dégagés avec efforts des défilés de rochers qui avaient un moment
arrêté leur course, ils arrosent, dans le Béarn, le pittoresque
patrimoine de Henri IV; en Guienne, les conquêtes de Charles VII;
dans la Saintonge, le Poitou, la Touraine, celles de Charles V et
de Philippe-Auguste, et, se ralentissant enfin au-dessus du vieux
domaine de Hugues Capet, s'arrêtèrent en murmurant sur les tours de
Saint-Germain.

--Oh! madame, disait Marie de Mantoue à la Reine, voyez-vous quel orage
vient du Midi?

--Vous regardez souvent de ce côté, ma chère, répondit Anne d'Autriche,
appuyée sur le balcon.

--C'est le côté du soleil, madame.

--Et des tempêtes, dit la Reine, vous le voyez; croyez en mon amitié,
mon enfant, ces nuages ne peuvent avoir rien vu d'heureux pour vous.
J'aimerais mieux vous voir tourner les yeux vers le côté de la Pologne.
Regardez à quel beau peuple vous pourriez commander.

En ce moment, pour éviter la pluie qui commençait, le prince Palatin
passait rapidement sous les fenêtres de la Reine avec une suite
nombreuse de jeunes Polonais à cheval; leurs vestes turques, couvertes
de boutons de diamants, d'émeraudes et de rubis, leurs manteaux
verts et gris de lin, les hautes plumes de leurs chevaux et leur air
d'aventure les faisaient briller d'un singulier éclat auquel la cour
s'était habituée sans peine. Ils s'arrêtèrent un moment, et le prince
salua deux fois, pendant que le léger animal qu'il montait marchait
de côté, tournant toujours le front vers les princesses; se cabrant
et hennissant, il agitait les crins de son cou et semblait saluer en
mettant sa tête entre ses jambes; toute sa suite répéta cette même
évolution en passant. La princesse Marie s'était d'abord jetée en
arrière, de peur que l'on ne distinguât les larmes de ses yeux; mais ce
spectacle brillant et flatteur la fit revenir sur le balcon, et elle ne
put s'empêcher de s'écrier:

--Que le Palatin monte avec grâce ce joli cheval! Il semble n'y pas
songer.

La Reine sourit:

--Il songe à celle qui serait sa reine demain si elle voulait faire
un signe de tête et laisser tomber sur ce trône un regard de ses
grands yeux noirs en amande, au lieu d'accueillir toujours ces pauvres
étrangers avec ce petit air boudeur, et en faisant la moue comme à
présent.

Anne d'Autriche donnait en parlant un petit coup d'éventail sur
les lèvres de Marie, qui ne put s'empêcher de sourire aussi; mais à
l'instant elle baissa la tête en se le reprochant, et se recueillit
pour reprendre sa tristesse qui commençait à lui échapper. Elle eut
même besoin de contempler encore les gros nuages qui planaient sur le
château.

--Pauvre enfant, continua la Reine, tu fais tout ce que tu peux pour
être bien fidèle et te bien maintenir dans la mélancolie de ton roman;
tu te fais mal en ne dormant plus pour pleurer et en cessant de manger
à table; tu passes la nuit à rêver ou à écrire; mais, je t'en avertis,
tu ne réussiras à rien, si ce n'est à maigrir, à être moins belle et à
n'être pas reine. Ton Cinq-Mars est un petit ambitieux qui s'est perdu.

Voyant Marie cacher sa tête dans son mouchoir pour pleurer encore, Anne
d'Autriche rentra un moment dans sa chambre en la laissant au balcon,
et feignit de s'occuper à chercher des bijoux dans sa toilette; elle
revint bientôt lentement et gravement se remettre à la fenêtre; Marie
était plus calme, et regardait tristement la campagne, les collines de
l'horizon, et l'orage qui s'étendait peu à peu.

La Reine reprit avec un ton plus grave:

--Dieu a eu plus de bonté pour vous que vos imprudences ne le
méritaient peut-être, Marie; il vous a sauvée d'un grand péril; vous
aviez voulu faire de grands sacrifices, mais heureusement ils ne se
sont pas accomplis comme vous l'aviez cru. L'innocence vous a sauvée de
l'amour; vous êtes comme une personne qui, croyant se donner un poison
mortel, n'aurait pris qu'une eau pure et sans danger.

--Hélas! madame, que voulez-vous me dire? Ne suis-je pas assez
malheureuse?

--Ne m'interrompez pas, dit la Reine; vous allez voir avec d'autres
yeux votre position présente. Je ne veux point vous accuser
d'ingratitude envers le Cardinal; j'ai trop de raisons de ne pas
l'aimer! j'ai moi-même vu naître la conjuration. Cependant vous
pourriez, ma chère, vous rappeler qu'il fut le seul en France à
vouloir, contre l'avis de la Reine-mère et de la cour, la guerre du
duché de Mantoue, qu'il arracha à l'Empire et à l'Espagne et rendit au
duc de Nevers votre père; ici, dans ce château même de Saint-Germain,
fut signé le traité qui renversait le duc de Guastalla[22]. Vous étiez
bien jeune alors... On a dû vous l'apprendre pourtant. Voici toutefois
que, par amour uniquement (je veux le croire comme vous), un jeune
homme de vingt-deux ans est prêt à le faire assassiner...

  [22] Le 19 mai 1632.

--Oh! madame, il en est incapable. Je vous jure qu'il l'a refusé...

--Je vous ai priée, Marie, de me laisser parler. Je sais qu'il est
généreux et loyal; je veux croire que, contre l'usage de notre temps,
il ait assez de modération pour ne pas aller jusque-là, et le tuer
froidement, comme le chevalier de Guise a tué le vieux baron de Luz,
dans la rue. Mais sera-t-il le maître de l'empêcher s'il le fait
prendre à force ouverte? c'est ce que nous ne pouvons savoir plus que
lui! Dieu seul sait l'avenir. Du moins est-il sûr que pour vous il
l'attaque, et, pour le renverser, prépare la guerre civile, qui éclate
peut-être à l'heure même où nous parlons, une guerre sans succès! De
quelque manière qu'elle tourne, il ne peut réussir qu'à faire du mal,
car MONSIEUR va abandonner la conjuration.

--Quoi! madame...

--Ecoutez-moi, vous dis-je, j'en suis certaine, je n'ai pas besoin de
m'expliquer davantage. Que fera le Grand-Ecuyer? Le Roi, il l'a bien
jugé, est allé consulter le Cardinal. Le consulter, c'est lui céder;
mais le traité d'Espagne a été signé: s'il est découvert, que fera
seul M. de Cinq-Mars? Ne tremblez pas ainsi, nous le sauverons, nous
sauverons ses jours, je vous le promets; il en est temps... j'espère...

--Ah! madame, vous espérez! je suis perdue! s'écria Marie affaiblie et
s'évanouissant à moitié.

--Asseyons-nous, dit la Reine.

Et, se plaçant près de Marie, à l'entrée de la chambre, elle poursuivit:

--Sans doute MONSIEUR traitera pour tous les conjurés en traitant pour
lui, mais l'exil sera leur moindre peine, l'exil perpétuel. Voilà donc
la duchesse de Nevers et de Mantoue, la princesse Marie de Gonzague,
femme de M. Henri d'Effiat, marquis de Cinq-Mars, exilé!

--Eh bien, madame! je le suivrai dans l'exil: c'est mon devoir, je suis
sa femme!... s'écria Marie en sanglotant; je voudrais déjà l'y savoir
en sûreté.

--Rêves de dix-huit ans! dit la Reine en soutenant Marie.
Réveillez-vous, enfant, réveillez-vous, il le faut; je ne veux nier
aucune des qualités de M. de Cinq-Mars. Il a un grand caractère, un
esprit vaste, un grand courage; mais il ne peut plus être rien pour
vous, et heureusement vous n'êtes ni sa femme ni même sa fiancée.

--Je suis à lui, madame, à lui seul...

--Mais sans bénédiction, reprit Anne d'Autriche, sans mariage enfin:
aucun prêtre ne l'eût osé; le vôtre même ne l'a pas fait, et me l'a
dit. Taisez-vous, ajouta-t-elle en posant ses deux belles mains sur la
bouche de Marie, taisez-vous! Vous allez me dire que Dieu a entendu
vos serments, que vous ne pouvez vivre sans lui, que vos destinées
sont inséparables, que la mort seule peut briser votre union: propos
de votre âge, délicieuses chimères d'un moment dont vous sourirez un
jour, heureuse de ne pas avoir à les pleurer toute votre vie. De toutes
ces jeunes femmes si brillantes que vous voyez autour de moi, à la
cour, il n'en est pas une qui n'ait eu, à votre âge, quelque beau songe
d'amour comme le vôtre, qui n'ait formé de ces liens que l'on croit
indissolubles, et n'ait fait en secret d'éternels serments. Eh bien,
ces songes sont évanouis, ces noeuds rompus, ces serments oubliés;
et pourtant vous les voyez femmes et mères heureuses, entourées des
honneurs de leur rang; elles viennent rire et danser tous les soirs...
Je devine encore ce que vous voulez me dire... Elles n'aimaient pas
autant que vous, n'est-ce pas? Eh bien, vous vous trompez, ma chère
enfant; elles aimaient autant et ne pleuraient pas moins. Mais c'est
ici que je dois vous apprendre à connaître ce grand mystère qui fait
votre désespoir, parce que vous ignorez le mal qui vous dévore. Notre
existence est double, mon amie: notre vie intérieure, celle de nos
sentiments, nous travaille avec violence, tandis que la vie extérieure
nous domine malgré nous. On n'est jamais indépendante des hommes, et
surtout dans une condition élevée. Seule, on se croit maîtresse de
sa destinée; mais la vue de trois personnes qui surviennent nous rend
toutes nos chaînes en nous rappelant notre rang et notre entourage. Que
dis-je? soyez enfermée et livrée à tout ce que les passions vous feront
naître de résolutions courageuses et extraordinaires, vous suggèreront
de sacrifices merveilleux, il suffira d'un laquais qui viendra vous
demander vos ordres pour rompre le charme et vous rappeler votre
existence réelle. C'est ce combat entre vos projets et votre position
qui vous tue; vous vous en voulez intérieurement, vous vous faites
d'amers reproches.

Marie détourna la tête.

--Oui, vous vous croyez bien criminelle. Pardonnez-vous, Marie: tous
les hommes sont des êtres tellement relatifs et dépendants les uns
des autres, que je ne sais si les grandes retraites du monde, que
nous voyons quelquefois, ne sont pas faites pour le monde même: le
désespoir a sa recherche et la solitude sa coquetterie. On prétend
que les plus sombres ermites n'ont pu se retenir de s'informer de ce
qu'on disait d'eux. Ce besoin de l'opinion générale est un bien, en ce
qu'il combat presque toujours victorieusement ce qu'il y a de déréglé
dans notre imagination, et vient à l'aide des devoirs que l'on oublie
trop aisément. On éprouve, vous le sentirez, j'espère, en reprenant
son sort tel qu'il doit être, après le sacrifice de ce qui détournait
de la raison, la satisfaction d'un exilé qui rentre dans sa famille,
d'un malade qui revoit le jour et le soleil après une nuit troublée
par le cauchemar. C'est ce sentiment d'un être revenu, pour ainsi
dire, à son état naturel, qui donne le calme que vous voyez dans bien
des yeux qui ont eu leurs larmes aussi; car il est peu de femmes qui
n'aient connu les vôtres. Vous vous trouveriez parjure en renonçant
à Cinq-Mars? Mais rien ne vous lie; vous vous êtes plus qu'acquittée
envers lui en refusant, durant plus de deux années, les mains royales
qui vous étaient présentées. Eh! qu'a-t-il fait, après tout, cet amant
si passionné? Il s'est élevé pour vous atteindre; mais l'ambition, qui
vous semble ici avoir aidé l'amour, ne pourrait-elle pas s'être aidée
de lui? Ce jeune homme me semble être bien profond, bien calme dans ses
ruses politiques, bien indépendant dans ses vastes résolutions, dans
ses monstrueuses entreprises, pour que je le croie uniquement occupé
de sa tendresse. Si vous n'aviez été qu'un moyen au lieu d'un but, que
diriez-vous?

--Je l'aimerais encore, répondit Marie. Tant qu'il vivra, je lui
appartiendrai, madame.

--Mais tant que je vivrai, moi, dit la Reine avec fermeté, je m'y
opposerai.

A ces derniers mots, la pluie et la grêle tombèrent sur le balcon avec
violence; la Reine en profita pour quitter brusquement la porte et
rentrer dans les appartements, où la duchesse de Chevreuse, Mazarin,
Mme de Guémenée et le prince Palatin attendaient depuis un moment. La
Reine marcha au-devant d'eux. Marie se plaça dans l'ombre près d'un
rideau, afin qu'on ne vît pas la rougeur de ses yeux. Elle ne voulut
point d'abord se mêler à la conversation trop enjouée; cependant
quelques mots attirèrent son attention. La Reine montrait à la
princesse de Guémenée des diamants qu'elle venait de recevoir de Paris.

--Quant à cette couronne, elle ne m'appartient pas, le Roi a voulu la
faire préparer pour la future Reine de Pologne; on ne sait qui ce sera.

Puis, se tournant vers le prince Palatin:

--Nous vous avons vu passer, prince; chez qui donc alliez-vous?

--Chez Mlle la duchesse de Rohan, répondit le Polonais.

L'insinuant Mazarin, qui profitait de tout pour chercher à deviner les
secrets et à se rendre nécessaire par des confidences arrachées, dit en
s'approchant de la Reine:

--Cela vient à propos quand nous parlions de la couronne de Pologne.

Marie, qui écoutait, ne put soutenir ce mot devant elle, et dit à Mme
de Guémenée, qui était à ses côtés:

--Est-ce que M. de Chabot est roi de Pologne!

La Reine entendit ce mot, et se réjouit de ce léger mouvement
d'orgueil. Pour en développer le germe, elle affecta une attention
approbative pour la conversation qui suivit et qu'elle encourageait.

La princesse de Guémenée se récriait:

--Conçoit-on un semblable mariage? on ne peut le lui ôter de la tête.
Enfin, cette même Mlle de Rohan, que nous vîmes toutes si fière,
après avoir refusé le comte de Soissons, le duc de Weymar et le duc de
Nemours, n'épouser qu'un gentilhomme! cela fait pitié, en vérité! Où
allons-nous? on ne sait ce que cela deviendra.

Mazarin ajoutait d'un ton équivoque:

--Eh quoi! est-ce bien vrai? aimer! à la cour! un amour véritable,
profond! cela peut-il se croire?

Pendant ceci, la Reine continuait à fermer et rouvrir, en jouant, la
nouvelle couronne.

--Les diamants ne vont bien qu'aux cheveux noirs, dit-elle; voyons,
donnez votre front, Marie...

Mais elle va à ravir, continua-t-elle.

--On la croirait faite pour madame la princesse, dit le Cardinal.

--Je donnerais tout mon sang pour qu'elle demeurât sur ce front, dit le
prince Palatin.

Marie laissa voir, à travers les larmes qu'elle avait encore sur les
joues, un sourire enfantin et involontaire, comme un rayon de soleil à
travers la pluie; puis, tout à coup, devenant d'une excessive rougeur,
elle se sauva en courant dans les appartements.

On riait. La Reine la suivit des yeux, sourit, donna sa main à baiser à
l'ambassadeur polonais, et se retira pour écrire une lettre.




CHAPITRE XXIV

LE TRAVAIL

    Peu d'espérance doiuent auoir les pauures et menues gens au
    fait de ce monde, puisque si grand Roy a tant souffert et tant
    trauaillé.

    PHILIPPE DE COMINES.


Un soir, devant Perpignan, il se passa une chose inaccoutumée. Il était
dix heures et tout dormait. Les opérations lentes et presque suspendues
du siège avaient engourdi le camp et la ville. Chez les Espagnols on
s'occupait peu des Français, toutes les communications étant libres
vers la Catalogne, comme en temps de paix; et dans l'armée française
tous les esprits étaient travaillés par cette secrète inquiétude qui
annonce les grands événements. Cependant tout était calme en apparence;
on n'entendait que le bruit des pas mesurés des sentinelles. On ne
voyait, dans la nuit sombre, que la petite lumière rouge de la mèche
toujours fumante de leurs fusils, lorsque tout à coup les trompettes
des Mousquetaires, des Chevau-légers et des Gens d'armes sonnèrent
presque en même temps le _boute selle_ et _à cheval_. Tous les
factionnaires crièrent aux armes, et on vit les sergents de bataille,
portant des flambeaux, aller de tente en tente, une longue pique à la
main, pour réveiller les soldats, les ranger en ligne et les compter.
De longs pelotons marchaient dans un sombre silence, circulaient
dans les rues du camp et venaient prendre leur place de bataille;
on entendait le choc des bottes pesantes et le bruit du trot des
escadrons, annonçant que la cavalerie faisait les mêmes dispositions.
Après une demi-heure de mouvements, les bruits cessèrent, les flambeaux
s'éteignirent et tout rentra dans le calme; seulement l'armée était
debout.

Des flambeaux intérieurs faisaient briller comme une étoile l'une des
dernières tentes du camp; on distinguait, en approchant, cette petite
pyramide blanche et transparente; sur sa toile se dessinaient deux
ombres qui allaient et venaient. Dehors plusieurs hommes à cheval
attendaient; dedans étaient de Thou et Cinq-Mars.

A voir ainsi levé et armé à cette heure le pieux et sage de Thou, on
l'aurait pris pour un des chefs de la révolte. Mais en examinant de
plus près sa contenance sévère et ses regards mornes, on aurait compris
bientôt qu'il la blâmait et s'y laissait conduire et compromettre par
une résolution extraordinaire qui l'aidait à surmonter l'horreur qu'il
avait de l'entreprise en elle-même. Depuis le jour où Henri d'Effiat
lui avait ouvert son coeur et confié tout son secret, il avait vu
clairement que toute remontrance était inutile auprès d'un jeune homme
aussi fortement résolu. Il avait même compris plus que M. de Cinq-Mars
ne lui avait dit, il avait vu dans l'union secrète de son ami avec la
princesse Marie un de ces liens d'amour dont les fautes mystérieuses et
fréquentes, les abandons voluptueux et involontaires, ne peuvent être
trop tôt épurés par les publiques bénédictions. Il avait compris ce
supplice impossible à supporter plus longtemps d'un amant, maître adoré
de cette jeune personne, et qui chaque jour était condamné à paraître
devant elle en étranger et à recevoir les confidences politiques des
mariages que l'on préparait pour elle. Le jour où il avait reçu son
entière confession, il avait tout tenté pour empêcher Cinq-Mars d'aller
dans ses projets jusqu'à l'alliance étrangère. Il avait évoqué les plus
graves souvenirs et les meilleurs sentiments, sans autre résultat que
de rendre plus rude vis-à-vis de lui la résolution invincible de son
ami. Cinq-Mars, on s'en souvient, lui avait dit durement: «_Eh! vous
ai-je prié de prendre part à la conjuration?_» et lui, il n'avait voulu
promettre que de ne pas le dénoncer, et il avait rassemblé toutes ses
forces contre l'amitié pour dire: «_N'attendez rien de plus de ma part
si vous signez ce traité._» Cependant Cinq-Mars avait signé le traité,
et de Thou était encore là, près de lui.

L'habitude de discuter familièrement les projets de son ami les lui
avait peut-être rendus moins odieux; son mépris pour les vices du
Cardinal-Duc, son indignation de l'asservissement des Parlements,
auxquels tenait sa famille, et de la corruption de la justice; les
noms puissants et surtout les nobles caractères des personnages qui
dirigeaient l'entreprise, tout avait contribué à adoucir sa première
et douloureuse impression. Ayant une fois promis le secret à M.
de Cinq-Mars, il se considérait comme pouvant accepter en détail
toutes les confidences secondaires; et, depuis l'événement fortuit
qui l'avait compromis chez Marion de Lorme parmi les conjurés, il se
regardait comme lié par l'honneur avec eux, et engagé à un silence
inviolable. Depuis ce temps il avait vu Monsieur, le duc de Bouillon
et Fontrailles; ils s'étaient accoutumés à parler devant lui sans
crainte, et lui à les entendre sans colère. A présent les dangers de
son ami l'entraînaient dans leur tourbillon comme un aimant invincible.
Il souffrait dans sa conscience; mais il suivait Cinq-Mars partout où
il allait, sans vouloir, par délicatesse excessive, hasarder désormais
une seule réflexion qui eût pu ressembler à une crainte personnelle.
Il avait donné sa vie tacitement, et eût jugé indigne de tous deux de
faire signe de la vouloir reprendre.

Le Grand-Écuyer était couvert de sa cuirasse, armé, et chaussé de
larges bottes. Un énorme pistolet était posé sur sa table, entre deux
flambeaux, avec sa mèche allumée; une montre pesante dans sa boîte
de cuivre devant le pistolet. De Thou, couvert d'un manteau noir, se
tenait immobile, les bras croisés; Cinq-Mars se promenait, les bras
derrière le dos, regardant de temps à autre l'aiguille trop lente à son
gré; il entr'ouvrit sa tente et regarda le ciel, puis revint:

--Je ne vois pas mon étoile en haut, dit-il, mais n'importe! elle est
là, dans mon coeur.

--Le temps est sombre, dit de Thou.

--Dites que le temps s'avance. Il marche, mon ami, il marche; encore
vingt minutes, et tout sera fait. L'armée attend le coup de pistolet
pour commencer.

De Thou tenait à la main un crucifix d'ivoire, et portait ses regards
tantôt sur la croix, tantôt au ciel.

--Voici l'heure, disait-il, d'accomplir le sacrifice; je ne me repens
pas, mais que la coupe du péché a d'amertume pour mes lèvres! J'avais
voué mes jours à l'innocence et aux travaux de l'esprit, et me voici
prêt à commettre le crime et à saisir l'épée.

Mais, prenant avec force la main de Cinq-Mars:

--C'est pour vous, c'est pour vous, ajouta-t-il avec l'élan d'un coeur
aveuglément dévoué; je m'applaudis de mes erreurs si elles tournent à
votre gloire, je ne vois que votre bonheur dans ma faute. Pardonnez-moi
un moment de retour vers les idées habituelles de toute ma vie.

Cinq-Mars le regardait fixement, et une larme coulait lentement sur sa
joue.

--Vertueux ami, dit-il, puisse votre faute ne retomber que sur ma tête!
Mais espérons que Dieu, qui pardonne à ceux qui aiment, sera pour nous;
car nous sommes criminels: moi par amour, et vous par amitié.

Mais tout à coup, regardant la montre, il prit le long pistolet dans
ses mains, et considéra la mèche fumante d'un air farouche. Ses longs
cheveux tombaient sur son visage comme la crinière d'un jeune lion.

--Ne te consume pas, s'écria-t-il, brûle lentement! Tu vas allumer un
incendie que toutes les vagues de l'Océan ne sauraient éteindre; la
flamme va bientôt éclairer la moitié d'un monde, et il se peut qu'on
aille jusqu'au bois des trônes. Brûle lentement, flamme précieuse,
les vents qui t'agiteront sont violents et redoutables: l'amour et la
haine. Conserve-toi, ton explosion va retentir au loin, et trouvera
des échos dans la chaumière du pauvre et dans le palais du Roi. Brûle,
brûle, flamme chétive, tu es pour moi le sceptre et la foudre.

De Thou, tenant toujours la petite croix d'ivoire, disait à voix basse:

--Seigneur, pardonnez-nous le sang qui sera versé; nous combattrons le
méchant et l'impie!

Puis, élevant la voix:

--Mon ami, la cause de la vertu triomphera, dit-il, elle triomphera
seule. C'est Dieu qui a permis que le traité coupable ne nous parvînt
pas: ce qui faisait le crime est anéanti, sans doute; nous combattrons
sans l'étranger, et peut-être même ne combattrons-nous pas; Dieu
changera le coeur du roi.

--Voici l'heure, voici l'heure! dit Cinq-Mars les yeux attachés sur la
montre avec une sorte de rage joyeuse: encore quelques minutes, et les
Cardinalistes du camp seront écrasés; nous marcherons sur Narbonne, il
est là... Donnez ce pistolet.

A ces mots, il ouvrit brusquement sa tente et prit la mèche du
pistolet.

--Courrier de Paris! courrier de la cour! cria une voix au dehors.

Et un homme couvert de sueur, haletant de fatigue, se jeta en bas de
son cheval, entra, et remit une petite lettre à Cinq-Mars.

--De la Reine, monseigneur, dit-il.

Cinq-Mars pâlit, et lut:


  «MONSIEUR LE MARQUIS DE CINQ-MARS,

  «Je vous fais cette lettre pour vous conjurer et prier de rendre à
  ses devoirs notre bien-aimée fille adoptive et amie, la princesse
  Marie de Gonzague, que votre affection détourne seule du royaume
  de Pologne à elle offert. J'ai sondé son âme; elle est bien
  jeune encore, et _j'ai lieu de croire_ qu'elle accepterait la
  couronne avec _moins d'efforts et de douleur que vous ne le pensez
  peut-être_.

  «C'est pour elle que vous avez entrepris une guerre qui va mettre à
  feu et à sang mon beau et cher pays de France; je vous conjure et
  supplie d'agir en gentilhomme, et de délier noblement la duchesse
  de Mantoue des promesses qu'elle aura pu vous faire. Rendez ainsi
  le repos à son âme et la paix à notre cher pays.

  «La Reine, qui se jette à vos pieds, s'il le faut.

  «ANNE.»


Cinq-Mars remit avec calme le pistolet sur la table; son premier
mouvement avait fait tourner le canon contre lui-même; cependant il le
remit, et, saisissant vite un crayon, il écrivit sur le revers de la
même lettre:


  «MADAME,

  «Marie de Gonzague étant ma femme, ne peut être reine de Pologne
  qu'après ma mort; je meurs.

  «CINQ-MARS.»


Et comme s'il n'eût pas voulu se donner un instant de réflexion, la
mettant de force dans la main du courrier:

--A cheval! à cheval! lui dit-il d'un ton furieux: si tu demeures un
instant de plus, tu es mort.

Il le vit partir et rentra.

Seul avec son ami, il resta un instant debout mais pâle, mais l'oeil
fixe et regardant la terre comme un insensé. Il se sentit chanceler.

--De Thou! s'écria-t-il.

--Que voulez-vous, ami, cher ami? je suis près de vous. Vous venez
d'être grand, bien grand! sublime!

--De Thou! cria-t-il encore d'une voix étouffée.

Et il tomba la face contre terre, comme tombe un arbre déraciné.

Les vastes tempêtes prennent différents aspects, selon les climats
où elles passent; celles qui avaient une étendue terrible dans les
pays du nord se rassemblent, dit-on, en un seul nuage sous la zone
torride, d'autant plus redoutables qu'elles laissent à l'horizon toute
sa pureté, et que les vagues en fureur réfléchissent encore l'azur du
ciel en se teignant du sang de l'homme. Il en est de même des grandes
passions: elles prennent d'étranges aspects, selon nos caractères;
mais qu'elles sont terribles dans les coeurs vigoureux qui ont conservé
leur force sous le voile des formes sociales! Quand la jeunesse et le
désespoir viennent à se réunir, on ne peut dire à quelles fureurs ils
se porteront, ou quelle sera leur résignation subite; on ne sait si
le volcan va faire éclater la montagne, ou s'il s'éteindra tout à coup
dans ses entrailles.

De Thou épouvanté releva son ami, le sang ruisselait par ses narines et
ses oreilles; il l'aurait cru mort si des torrents de larmes n'eussent
coulé de ses yeux; c'était le seul signe de sa vie: mais tout à coup
il rouvrit ses paupières, regarda autour de lui, et, avec une force de
tête extraordinaire, reprit toutes ses pensées et la puissance de sa
volonté.

--Je suis en présence des hommes, dit-il, il faut en finir avec eux.
Mon ami, il est onze heures et demie; l'heure du signal est passée;
donnez pour moi l'ordre de rentrer dans les quartiers; c'était une
fausse alerte que j'expliquerai ce soir même.

De Thou avait déjà senti l'importance de cet ordre: il sortit et revint
sur-le-champ; il retrouva Cinq-Mars assis, calme, et cherchant à faire
disparaître le sang de son visage.

--De Thou, dit-il en le regardant fixement, retirez-vous, vous me gênez.

--Je ne vous quitte pas, répondit celui-ci.

--Fuyez, vous dis-je, les Pyrénées ne sont pas loin. Je ne sais plus
parler longtemps, même pour vous; mais si vous restez avec moi vous
mourrez, je vous en avertis.

--Je reste, dit encore de Thou.

--Que Dieu vous préserve donc! reprit Cinq-Mars, car je n'y pourrai
rien, ce moment passé. Je vous laisse ici. Appelez Fontrailles et
tous les conjurés, distribuez-leur ces passeports, qu'ils s'enfuient
sur-le-champ; dites-leur que tout est manqué et que je les remercie.
Pour vous, encore une fois, partez avec eux, je vous le demande; mais,
quoi que vous fassiez, sur votre vie, ne me suivez pas. Je vous jure de
ne point me frapper moi-même.

A ces mots, serrant la main de son ami sans le regarder, il s'élança
brusquement hors de sa tente.

Cependant à quelques lieues de là se tenaient d'autres discours. A
Narbonne, dans le même cabinet où nous vîmes autrefois Richelieu régler
avec Joseph les intérêts de l'État, étaient encore assis ces deux
hommes, à peu près les mêmes; le ministre, cependant fort vieilli par
trois ans de souffrances, et le capucin aussi effrayé du résultat de
ses voyages que son maître était tranquille.

Le Cardinal, assis dans sa chaise longue et les jambes liées et
entourées d'étoffes chaudes et fourrées, tenait sur ses genoux trois
jeunes chats qui se roulaient et se culbutaient sur sa robe rouge;
de temps en temps il en prenait un, et le plaçait sur les autres pour
perpétuer leurs jeux; il riait en les regardant; sur ses pieds était
couchée leur mère, comme un énorme manchon et une fourrure vivante.

Joseph, assis près de lui, renouvelait le récit de tout ce qu'il avait
entendu dans le confessionnal; pâlissant encore du danger qu'il avait
couru d'être découvert ou tué par Jacques, il finit par ces paroles:

--Enfin, monseigneur, je ne puis m'empêcher d'être troublé jusqu'au
fond du coeur lorsque je me rappelle les périls qui menaçaient et
menacent encore Votre Eminence. Des spadassins s'offraient pour vous
poignarder; je vois en France toute la cour soulevée contre vous,
la moitié de l'armée et deux provinces; à l'étranger, l'Espagne et
l'Autriche prêtes à fournir des troupes; partout des pièges ou des
combats, des poignards ou des canons!...

Le Cardinal bâilla trois fois sans cesser son jeu, et dit:

--C'est un bien joli animal qu'un chat! c'est un tigre de salon: quelle
souplesse! quelle finesse extraordinaire! Voyez ce petit jaune qui fait
semblant de dormir pour que l'autre rayé ne prenne pas garde à lui,
et tombe sur son frère; et celui-là, comme il le déchire! voyez comme
il lui enfonce ses griffes dans le côté! Il le tuerait, je crois, il
le mangerait, s'il était plus fort! C'est très plaisant! quels jolis
animaux!

Il toussa, éternua assez longtemps, puis reprit:

--Messire Joseph, je vous ai fait dire de ne me parler d'affaires
qu'après mon souper; j'ai faim maintenant et ce n'est pas mon heure;
mon médecin Chicot m'a recommandé la régularité, et j'ai ma douleur au
côté. Voici quelle sera ma soirée, ajouta-t-il en regardant l'horloge:
à neuf heures, nous règlerons les affaires de M. le Grand; à dix, je me
ferai porter autour du jardin pour prendre l'air au clair de la lune;
ensuite je dormirai une heure ou deux; à minuit, le Roi viendra, et
à quatre heures vous pourrez repasser pour prendre les divers ordres
d'arrestations, condamnations ou autres que j'aurai à vous donner pour
les provinces, Paris ou les armées de Sa Majesté.

Richelieu dit tout ceci avec le même son de voix et une prononciation
uniforme, altérée seulement par l'affaiblissement de sa poitrine et la
perte de plusieurs dents.

Il était sept heures du soir; le capucin se retira. Le Cardinal soupa
avec la plus grande tranquillité, et quand l'horloge frappa huit heures
et demie, il fit appeler Joseph, et lui dit lorsqu'il fut assis près de
la table:

--Voilà donc tout ce qu'ils ont pu faire contre moi pendant plus de
deux années! Ce sont de pauvres gens, en vérité! Le duc de Bouillon
même, que je croyais assez capable, se perd tout à fait dans mon esprit
par ce trait; je l'ai suivi des yeux, et, je te le demande, a-t-il fait
un pas digne d'un véritable homme d'Etat? Le Roi, MONSIEUR, et tous
les autres, n'ont fait que se monter la tête ensemble contre moi, et
ne m'ont seulement pas enlevé un homme. Il n'y a que ce petit Cinq-Mars
qui ait de la suite dans les idées; tout ce qu'il a fait était conduit
d'une manière surprenante: il faut lui rendre justice, il avait
des dispositions; j'en aurais fait mon élève sans la roideur de son
caractère; mais il m'a rompu en visière, j'en suis bien fâché pour lui.
Je les ai tous laissés nager plus de deux ans en pleine eau; à présent
tirons le filet.

--Il en est temps, monseigneur, dit Joseph, qui souvent frémissait
involontairement en parlant: savez-vous que de Perpignan à Narbonne le
trajet est court? savez-vous que, si vous avez ici une forte armée, vos
troupes du camp sont faibles et incertaines? que cette jeune noblesse
est furieuse, et que le Roi n'est pas sûr?

Le Cardinal regarda l'horloge.

--Il n'est encore que huit heures et demie, mons Joseph; je vous ai
déjà dit que je ne m'occuperais de cette affaire qu'à neuf heures.
En attendant, comme il faut que justice se fasse, vous allez écrire
ce que j'ai à vous dicter, car j'ai la mémoire fort bonne. Il reste
encore au monde, je le vois sur mes notes, quatre des juges d'Urbain
Grandier; c'était un homme d'un vrai génie que cet Urbain Grandier,
ajouta-t-il avec méchanceté (Joseph mordit ses lèvres); tous ses autres
juges sont morts misérablement; il reste Houmain, qui sera pendu comme
contrebandier; nous pouvons le laisser tranquille: mais voici cet
horrible Lactance, qui vit en paix avec Barré et Mignon. Prenez une
plume et écrivez à M. l'évêque de Poitiers:


  «MONSEIGNEUR,

  «Le bon plaisir de Sa Majesté est que les pères Barré et Mignon
  soient remplacés dans leurs cures, et envoyés dans le plus court
  délai dans la ville de Lyon, ainsi que le père Lactance, capucin,
  pour y être traduits devant un tribunal spécial, comme prévenus de
  quelques criminelles intentions envers l'Etat.»


Joseph écrivait aussi froidement qu'un Turc fait tomber une tête au
geste de son maître.

Le Cardinal lui dit en signant la lettre:

--Je vous ferai savoir comment je veux qu'ils disparaissent; car il
est important d'effacer toutes les traces de cet ancien procès. La
Providence m'a bien servi en enlevant tous ces hommes; j'achève son
ouvrage. Voici tout ce qu'en saura la postérité.

Et il lut au capucin cette page de ses Mémoires où il raconte la
possession et les sortilèges du magicien[23].

  [23] Voyez les Mémoires de Richelieu, _Collection des Mémoires_, t.
  XXVIII. p. 139.

Pendant sa lente lecture, Joseph ne pouvait s'empêcher de regarder
l'horloge.

--Il te tarde d'en venir à M. le Grand, dit enfin le Cardinal; eh
bien, pour te faire plaisir, passons-y. Tu crois donc que je n'ai pas
mes raisons pour être tranquille? Tu crois que j'ai laissé aller ces
pauvres conspirateurs trop loin? Non. Voici de petits papiers qui te
rassureraient si tu les connaissais. D'abord, dans ce rouleau de bois
creux, est le traité avec l'Espagne, saisi à Oloron. Je suis très
satisfait de Laubardemont: c'est un habile homme!

Le feu d'une féroce jalousie brilla sous les épais sourcils de Joseph.

--Ah! monseigneur, dit-il, ignore à quel homme il l'a arraché; il
est vrai qu'il l'a laissé mourir, et sous ce rapport on n'a pas à se
plaindre; mais enfin il était l'agent de la conjuration: c'était son
fils.

--Dites-vous la vérité? dit le Cardinal d'un air sévère; oui, car vous
n'oseriez pas mentir avec moi. Comment l'avez-vous su?

--Par les gens de sa suite, monseigneur: voici leurs rapports; ils
comparaîtront.

Le Cardinal examina ces papiers nouveaux et ajouta:

--Donc nous allons l'employer encore à juger nos conjurés, et ensuite
vous en ferez ce que vous voudrez; je vous le donne.

Joseph, joyeux, reprit ses précieuses dénonciations et continua:

--Son Éminence parle de juger des hommes encore armés et à cheval?

--Ils n'y sont pas tous. Lis cette lettre de MONSIEUR à Chavigny; il
demande grâce, il en a assez. Il n'osait même pas s'adresser à moi le
premier jour, et n'élevait pas sa prière plus haut que les genoux d'un
de mes serviteurs[24].

  [24] COPIE TEXTUELLE DE LA CORRESPONDANCE DE MONSIEUR ET DU
  CARDINAL DE RICHELIEU.

    _A Monsieur de Chavigny._

    «Monsieur de Chavigny,

    «Encore que je croie que vous n'êtes pas satisfait de moy, et
    que véritablement vous en ayez sujet, je ne laisse pas de vous
    prier de travailler à mon accommodement avec Son Eminence, et
    d'attendre cet effet de la véritable affection que vous avez
    pour moy, qui, je crois, sera encore plus grande que votre
    colère. Vous sçavez le besoin que j'ai que vous me tiriez de la
    peine où je suis. Vous l'avez déjà fait deux fois auprès de Son
    Eminence. Je vous jure que ce sera la dernière fois que je vous
    donnerai de pareils employs.

    «GASTON D'ORLÉANS.»

Mais le lendemain il a repris courage et m'a envoyé celle-ci à
moi-même[25], et une troisième pour le Roi.

  [25] _A Son Excellence le Cardinal-Duc._

    «Mon Cousin,

    «Ce mesconnoissant M. le Grand est homme du monde le plus
    coupable de vous avoir dépleu; les grâces qu'il recevoit de
    Sa Majesté m'ont toujours fait garder de lui et de tous ses
    artifices; mais c'est pour vous, mon Cousin, que je conserve
    mon estime et mon amitié tout entière... Je suis touché d'un
    véritable repentir d'avoir encore manqué à la fidélité que je
    dois au Roy, mon seigneur, et je prends Dieu à témoin de la
    sincérité avec laquelle je serai toute ma vie le plus fidèle de
    vos amis, et avec la mesme passion que je suis,

    «Mon Cousin,

    «Votre affectionné Cousin,

    «GASTON.»

Son projet l'étouffait, il n'a pas pu le garder. Mais on ne m'apaise
pas à si peu de frais, il me faut une confession détaillée, ou bien je
le chasserai du royaume. Je lui ai fait écrire ce matin[26].

  [26] _Réponse du Cardinal._

    «Monsieur,

    «Puisque Dieu veut que les hommes aient recours à une ingénue
    et entière confession pour être absous de leurs fautes en ce
    monde, je vous enseigne le chemin que vous devez tenir pour
    vous tirer de peine. Votre Altesse a bien commencé, c'est à
    elle d'achever. C'est tout ce que je puis vous dire.

Quant au magnifique et puissant duc de Bouillon, seigneur souverain de
Sedan et général en chef des armées d'Italie, il vient d'être saisi par
ses officiers au milieu de ses soldats, et s'était caché dans une botte
de paille. Il reste donc encore seulement mes deux jeunes voisins.
Ils s'imaginèrent avoir le camp tout entier à leurs ordres, et il ne
leur demeure attaché que les Compagnies rouges; tout le reste, étant
à MONSIEUR, n'agira pas, et mes régiments les arrêteront. Cependant
j'ai permis qu'on eût l'air de leur obéir. S'ils donnent le signal à
onze heures et demie, ils seront arrêtés aux premiers pas, sinon le Roi
me les livrera ce soir... N'ouvre pas tes yeux étonnés; il va me les
livrer, te dis-je, entre minuit et une heure. Vous voyez que tout s'est
fait sans vous, Joseph; nous nous en passons fort bien, et, pendant
ce temps-là, je ne vois pas que nous ayons reçu de grands services de
vous; vous vous négligez.

--Ah! monseigneur, si vous saviez ce qu'il m'a fallu de peines pour
découvrir le chemin des messagers du traité! Je ne l'ai su qu'en
risquant ma vie entre ces deux jeunes gens...

Ici le Cardinal se mit à rire d'un air moqueur du fond de son fauteuil.

--Tu devais être bien ridicule et avoir bien peur dans cette boîte,
Joseph, et je pense que c'est la première fois de ta vie que tu aies
entendu parler d'amour. Aimes-tu ce langage-là, père Joseph? et,
dis-moi, le comprends-tu bien clairement? Je ne crois pas que tu t'en
fasses une idée très belle.

Richelieu, les bras croisés, regardait avec plaisir son capucin
interdit, et poursuivit du ton persifleur d'un grand seigneur qu'il
prenait quelquefois, se plaisant à faire passer les plus nobles
expressions par les lèvres les plus impures:

--Voyons, Joseph, fais-moi une définition de l'amour selon tes idées.
Qu'est-ce que cela peut être? car enfin, tu vois que cela existe
ailleurs que dans les romans. Ce bon jeune homme n'a fait toutes ces
petites conjurations que par amour. Tu l'as entendu toi-même de tes
oreilles indignes. Voyons, qu'est-ce que l'amour? Moi, d'abord, je n'en
sais rien.

Cet homme fut anéanti et regarda le parquet avec l'oeil stupide de
quelque animal ignoble. Après avoir cherché longtemps, il répondit
enfin d'une voix traînante et nasillarde:

--Ce doit être quelque fièvre maligne qui égare le cerveau; mais, en
vérité, monseigneur, je vous avoue que je n'y avais jamais réfléchi
jusqu'ici, et j'ai toujours été embarrassé pour parler à une femme;
je voudrais qu'on pût les retrancher de la société, car je ne vois
pas à quoi elles servent, si ce n'est à faire découvrir des secrets,
comme la petite duchesse ou comme Marion de Lorme, que je ne puis
trop recommander à Votre Éminence. Elle a pensé à tout, et a jeté
avec beaucoup d'adresse notre petite prophétie au milieu de ces
conspirateurs. Nous n'avons pas manqué le _merveilleux_[27], cette
fois, comme pour le siège d'Hesdin; il ne s'agira plus que de trouver
une fenêtre par laquelle vous passerez le jour de l'exécution.

  [27] En 1638, le prince Thomas ayant fait lever le siége d'Hesdin,
  le Cardinal en fut très peiné. Une religieuse du couvent du
  Mont-Calvaire avait dit que la victoire seroit au Roy, et le
  père Joseph vouloit ainsi que l'on crût que le Ciel protégeoit le
  ministre.

  (_Mémoires pour l'histoire du Cardinal de Richelieu._)

--Voilà encore de vos sottises, monsieur! dit le Cardinal; vous me
rendrez aussi ridicule que vous, si vous continuez. Je suis trop
fort pour me servir du ciel, que cela ne vous arrive plus. Ne vous
occupez que des gens que je vous donne: je vous ai fait votre part
tout à l'heure. Quand le Grand-Écuyer sera pris, vous le ferez juger
et exécuter à Lyon. Je ne veux plus m'en mêler, cette affaire est trop
petite pour moi: c'est un caillou sous mes pieds, auquel je n'aurais
pas dû penser si longtemps.

Joseph se tut. Il ne pouvait comprendre cet homme qui, entouré
d'ennemis armés, parlait de l'avenir comme d'un présent à sa
disposition, et du présent comme d'un passé qu'il ne craignait plus. Il
ne savait s'il devait le croire fou ou prophète, inférieur ou supérieur
à l'humanité.

Sa surprise redoubla lorsque Chavigny entra précipitamment, et,
heurtant ses bottes fortes contre le tabouret du Cardinal, de manière à
courir les risques de tomber, s'écria d'un air fort troublé:

--Monseigneur, un de vos domestiques arrive de Perpignan, et il a vu le
camp en rumeur et vos ennemis à cheval...

--Ils mettront pied à terre, monsieur, répondit Richelieu en replaçant
son tabouret; vous me paraissez manquer de calme.

--Mais... mais... monseigneur, ne faut-il pas avertir M. de Fabert?

--Laissez-le dormir, et allez vous coucher vous-même, ainsi que Joseph.

--Monseigneur, une autre chose extraordinaire: le Roi vient.

--En effet, c'est extraordinaire, dit le ministre en regardant
l'horloge; je ne l'attendais que dans deux heures. Sortez tous deux.

Bientôt on entendit un bruit de bottes et d'armes qui annonçait
l'arrivée du prince. On ouvrit les deux battants; les gardes du
Cardinal frappèrent trois fois leurs piques sur le parquet, et le Roi
parut.

Il marchait en s'appuyant sur une canne de jonc d'un côté, et de
l'autre sur l'épaule de son confesseur, le père Sirmond, qui se retira
et le laissa avec le Cardinal. Celui-ci s'était levé avec la plus
grande peine et ne put faire un pas au devant du Roi, parce que ses
jambes malades étaient enveloppées. Il fit le geste d'aider le prince à
s'asseoir près du feu, en face de lui. Louis XIII tomba dans un grand
fauteuil garni d'oreillers, demanda et but un verre d'élixir préparé
pour le fortifier contre les évanouissements fréquents que lui causait
sa maladie de langueur, fit un geste pour éloigner tout le monde, et
seul avec Richelieu, lui parla d'une voix languissante:

--Je m'en vais, mon cher Cardinal; je sens que je m'en vais à Dieu: je
m'affaiblis de jour en jour; ni l'été ni l'air du Midi ne m'ont rendu
mes forces.

--Je précèderai Votre Majesté, répondit le ministre; la mort a déjà
conquis mes jambes, vous le voyez; mais tant qu'il me restera la tête
pour penser et la main pour écrire, je serai bon pour votre service.

--Et je suis sûr que votre intention était d'ajouter: le coeur pour
m'aimer, dit le Roi.

--Votre Majesté en peut-elle douter? répondit le Cardinal en fronçant
le sourcil et se mordant les lèvres par l'impatience que lui donnait ce
début.

--Quelquefois j'en doute, répondit le prince; tenez, j'ai besoin de
vous parler à coeur ouvert, et de me plaindre de vous à vous-même. Il
y a deux choses que j'ai sur la conscience depuis trois ans: jamais
je ne vous en ai parlé, mais je vous en voulais en secret, et même, si
quelque chose eût été capable de me faire consentir à des propositions
contraires à vos intérêts, c'eût été ce souvenir.

C'était là de cette sorte de franchise propre aux caractères faibles,
qui se dédommagent ainsi, en inquiétant leur dominateur, du mal qu'ils
n'osent pas lui faire complètement, et se vengent de la sujétion
par une controverse puérile. Richelieu reconnut à ces paroles qu'il
avait couru un grand danger; mais il vit en même temps le besoin
de confesser, pour ainsi dire, toute sa rancune; et, pour faciliter
l'explosion de ces importants aveux, il accumula les protestations
qu'il croyait les plus propres à impatienter le Roi.

--Non, non, s'écria enfin celui-ci, je ne croirai rien tant que vous
ne m'aurez pas expliqué ces deux choses qui me reviennent toujours
à l'esprit, et dont on me parlait dernièrement encore, et que je ne
puis justifier par aucun raisonnement: je veux dire le procès d'Urbain
Grandier, dont je ne fus jamais bien instruit, et les motifs de votre
haine pour ma malheureuse mère et même contre sa cendre.

--N'est-ce que cela, Sire? dit Richelieu. Sont-ce là mes seules
fautes? Elles sont faciles à expliquer. La première affaire devait
être soustraite aux regards de Votre Majesté par ses détails horribles
et dégoûtants de scandale. Il y eut, certes, un art, qui ne peut
être regardé comme coupable, à nommer _magie_ des crimes dont le nom
révolte la pudeur, dont le récit eût révélé à l'innocence de dangereux
mystères; ce fut une sainte ruse, pour dérober aux yeux des peuples ces
impuretés...

--Assez, c'en est assez, Cardinal, dit Louis XIII, détournant la tête
et baissant les yeux en rougissant; je ne puis en entendre davantage;
je vous conçois, ces tableaux m'offenseraient; j'approuve vos motifs,
c'est bon. On ne m'avait pas dit cela; on m'avait caché ces vices
affreux. Vous êtes-vous assuré des preuves de ces crimes?

--Je les eus toutes entre les mains, Sire; et quant à la glorieuse
Reine Marie de Médicis, je suis étonné que Votre Majesté oublie combien
je lui fus attaché. Oui, je ne crains pas de l'avouer, c'est à elle
que je dus toute mon élévation; elle daigna la première jeter les
yeux sur l'évêque de Luçon, qui n'avait alors que vingt-deux ans, pour
l'approcher d'elle. Combien j'ai souffert lorsqu'elle me força de la
combattre dans l'intérêt de Votre Majesté! Mais, comme ce sacrifice fut
fait pour vous, je n'en eus et n'en aurai jamais aucun scrupule.

--Vous, à la bonne heure; mais moi! dit le prince avec amertume.

--Eh! Sire, s'écria le Cardinal, le Fils de Dieu[28] lui-même vous en
donna l'exemple; c'est sur le modèle de toutes les perfections que nous
réglâmes nos avis; et si les monuments dus aux précieux restes de votre
mère ne sont pas encore élevés, Dieu m'est témoin que ce fut dans la
crainte d'affliger votre coeur et de vous rappeler sa mort, que nous
en retardâmes les travaux. Mais béni soit ce jour où il m'est permis
de vous en parler! je dirai moi-même la première messe à Saint-Denis,
quand nous l'y verrons déposée, si la Providence m'en laisse la force.

  [28] En 1639, le Roi consulta son conseil sur la supplique de sa
  mère exilée pour rentrer en France; Richelieu répondit:

  «Qui peut douter qu'il ne soit permis à un prince de se séparer
  d'une mère pour des considérations importantes?... Le Fils de Dieu
  n'a point fait difficulté de se séparer un temps de sa mère et de
  la laisser en peine quelques jours. La réponse qu'il fit à sa mère,
  lorsqu'elle s'en plaignoit, apprend aux Roys que ceux à qui Dieu
  a commis le soin du bien général d'un royaume doivent toujours le
  préférer à toutes les obligations particulières.»

  (_Relation de M. de Fontrailles._)

Ici le Roi prit un visage un peu plus affable, mais toujours froid,
et le Cardinal, jugeant qu'il n'irait pas plus loin pour ce soir dans
la persuasion, se résolut tout à coup à faire la plus puissante des
diversions et à attaquer l'ennemi en face. Continuant donc à regarder
fixement le Roi, il dit froidement:

--Est-ce donc pour cela que vous avez permis ma mort?

--Moi? dit le Roi: on vous a trompé; j'ai bien entendu parler de
conjuration, et je voulais vous en dire quelque chose; mais je n'ai
rien ordonné contre vous.

--Ce n'est pas ce que disent les conjurés, Sire; cependant j'en dois
croire Votre Majesté, et je suis bien aise pour elle que l'on se soit
trompé. Mais quel avis daignez-vous me donner?

--Je... voulais vous dire franchement entre nous que vous feriez bien
de prendre garde à MONSIEUR...

--Ah! Sire, je ne puis le croire à présent, car voici une lettre qu'il
vient de m'envoyer pour vous, et il semblerait avoir été coupable
envers Votre Majesté même.

Le Roi, étonné, lut:

  «MONSEIGNEUR,

  «Je suis au désespoir d'avoir encore manqué à la fidélité que je
  dois à Votre Majesté; je la supplie très humblement d'agréer que
  je lui en demande un million de pardons, avec un compliment de
  soumission et de repentance.

  «Votre très humble sujet,

  «GASTON.»

--Qu'est-ce que cela veut dire? s'écria Louis; osaient-ils s'armer
contre moi-même aussi?

--_Aussi!_ dit tout bas le Cardinal, se mordant les lèvres; puis il
reprit:--Oui, Sire, aussi; c'est ce que me ferait croire jusqu'à un
certain point ce petit rouleau de papiers.

Et il tirait, en parlant, un parchemin roulé d'un morceau de bois de
sureau creux, et le déployait sous les yeux du Roi.

--C'est tout simplement un traité avec l'Espagne, auquel, par exemple,
je ne crois pas que Votre Majesté ait souscrit. Vous pouvez en voir les
vingt articles bien en règle[29]. Tout est prévu, la place de sûreté,
le nombre des troupes, les secours d'hommes et d'argent.

  [29] Les articles de ce traité sont rapportés en détail dans la
  _Relation de Fontrailles_. V. les notes.

--Les traîtres! s'écria Louis agité. Il faut les faire saisir: mon
frère renonce et se repent; mais faites arrêter le duc de Bouillon...

--Oui, Sire.

--Ce sera difficile au milieu de son armée d'Italie.

--Je réponds de son arrestation sur ma tête, Sire: mais ne reste-t-il
pas un autre nom?

--Lequel?... quoi?... Cinq-Mars! dit le Roi en balbutiant.

--Précisément, Sire, dit le Cardinal.

--Je le vois bien... Mais je crois que l'on pourrait...

--Écoutez-moi, dit tout à coup Richelieu d'une voix tonnante, il faut
que tout finisse aujourd'hui. Votre favori est à cheval à la tête de
son parti; choisissez entre lui et moi. Livrez l'enfant à l'homme ou
l'homme à l'enfant, il n'y a pas de milieu.

--Eh! que voulez-vous donc si je vous favorise? dit le Roi.

--Sa tête et celle de son confident.

--Jamais... c'est impossible! reprit le Roi avec horreur et tombant
dans la même irrésolution où il était avec Cinq-Mars contre Richelieu.
Il est mon ami aussi bien que vous; mon coeur souffre de l'idée de sa
mort. Pourquoi aussi n'étiez-vous pas d'accord tous les deux? pourquoi
cette division? C'est ce qui l'a amené jusque-là. Vous avez fait mon
désespoir: vous et lui, vous me rendez le plus malheureux des hommes!

Louis cachait sa tête dans ses deux mains en parlant et peut-être
versait-il des larmes; mais l'inflexible ministre le suivait des yeux
comme on regarde sa proie, et sans pitié, sans lui accorder un moment
pour respirer, profita au contraire de ce trouble pour parler plus
longtemps.

--Est-ce ainsi, disait-il, avec une parole dure et froide, que vous
vous rappelez les commandements que Dieu même vous a faits par la
bouche de votre confesseur? Vous me dites un jour que l'Église vous
ordonnait expressément de révéler à votre premier ministre tout ce
que vous entendriez contre lui, et je n'ai jamais rien su par vous
de ma mort prochaine. Il a fallu que des amis plus fidèles vinssent
m'apprendre la conjuration, que les coupables eux-mêmes, par un coup
de la Providence, se livrassent à moi pour me faire l'aveu de leurs
fautes. Un seul, le plus endurci, le moindre de tous, résiste encore;
et c'est lui qui a tout conduit, c'est lui qui livre la France à
l'étranger, qui renverse en un jour l'ouvrage de mes vingt années,
soulève les Huguenots du Midi, appelle aux armes tous les ordres de
l'État, ressuscite des prétentions écrasées, et rallume enfin la Ligue
éteinte par votre père; car c'est elle, ne vous y trompez pas, c'est
elle qui relève toutes ses têtes contre vous. Êtes-vous prêt au combat?
où donc est votre massue?

Le Roi, anéanti, ne répondait pas et cachait toujours sa tête dans ses
mains. Le Cardinal, inexorable, croisa les bras et poursuivit:

--Je crains qu'il ne vous vienne à l'esprit que c'est pour moi que
je parle. Croyez-vous vraiment que je ne me juge pas, et qu'un tel
adversaire m'importe beaucoup? En vérité, je ne sais à quoi il tient
que je vous laisse faire, et mettre cet immense fardeau de l'État
dans la main de ce jouvenceau. Vous pensez bien que depuis vingt ans
que je connais votre cour je ne suis pas sans m'être assuré quelque
retraite où, malgré vous-même, je pourrais aller, de ce pas, achever
les six mois peut-être qu'il me reste de vie. Ce serait un curieux
spectacle pour moi que celui d'un tel règne! Que répondrez-vous, par
exemple, lorsque tous ces petits potentats, se relevant dès que je ne
pèserai plus sur eux, viendront à la suite de votre frère vous dire,
comme ils l'osèrent à Henri IV sur son trône: «Partagez-nous tous
les grands gouvernements à titres héréditaires et de souveraineté,
nous serons contents[30]!» Vous le ferez, je n'en doute pas, et c'est
la moindre chose que vous puissiez accorder à ceux qui vous auront
délivré de Richelieu; et ce sera plus heureux peut-être, car pour
gouverner l'Ile-de-France, qu'ils vous laisseront sans doute comme
domaine originaire, votre nouveau ministre n'aura pas besoin de tant de
papiers.

  [30] _Mémoires de Sully_, 1595.

En parlant, il poussa avec colère la vaste table qui remplissait
presque la chambre, et que surchargeaient des papiers et des
portefeuilles sans nombre.

Louis fut tiré de son apathique méditation par l'excès d'audace de
ce discours; il leva la tête et sembla un instant avoir pris une
résolution par crainte d'en prendre une autre.

--Eh bien, monsieur, dit-il, je répondrai que je veux régner par moi
seul.

--A la bonne heure, dit Richelieu, mais je dois vous prévenir que les
affaires du moment sont difficiles. Voici l'heure où l'on m'apporte mon
travail ordinaire.

--Je m'en charge, reprit Louis, j'ouvrirai les portefeuilles, je
donnerai mes ordres.

--Essayez donc, dit Richelieu, je me retire, et, si quelque chose vous
arrête, vous m'appellerez.

Il sonna: à l'instant même et comme s'ils eussent attendu le signal,
quatre vigoureux valets de pied entrèrent et emportèrent son fauteuil
et sa personne dans un autre appartement; car, nous l'avons dit, il ne
pouvait plus marcher. En passant dans la chambre où travaillaient les
secrétaires, il dit à haute voix:

--Qu'on prenne les ordres de Sa Majesté.

Le Roi resta seul. Fort de sa nouvelle résolution et fier d'avoir une
fois résisté, il voulut sur-le-champ se mettre à l'ouvrage politique.
Il fit le tour de l'immense table, et vit autant de portefeuilles que
l'on comptait alors d'Empires, de Royaumes et de Cercles dans l'Europe;
il en ouvrit un et le trouva divisé en cases dont le nombre égalait
celui des subdivisions de tout le pays auquel il était destiné. Tout
était en ordre, mais dans un ordre effrayant pour lui, parce que chaque
note ne renfermait que la quintessence de chaque affaire, si l'on peut
parler ainsi, et ne touchait que le point juste des relations du moment
avec la France. Ce laconisme était à peu près aussi énigmatique pour
Louis que les lettres en chiffres qui couvraient la table. Là, tout
était confusion: sur des édits de bannissements et d'expropriation
des Huguenots de la Rochelle se trouvaient jetés les traités avec
Gustave-Adolphe et les Huguenots du Nord contre l'Empire; des notes
sur le général Bannier, sur Walstein, le duc de Weimar et Jean de Wert,
étaient roulées pêle-mêle avec le détail des lettres trouvées dans la
cassette de la Reine, la liste de ses colliers et des bijoux qu'ils
renfermaient et la double interprétation qu'on eût pu donner à chaque
phrase de ses billets. Sur la marge de l'un d'eux étaient ces mots:
«_Sur quatre lignes de l'écriture d'un homme, on peut lui faire un
procès criminel_». Plus loin étaient entassés les dénonciations contre
les Huguenots, les plans de république qu'ils avaient arrêtés; la
division de la France en Cercles, sous la dictature annuelle d'un chef;
le sceau de cet Etat projeté y était joint représentant un ange appuyé
sur une croix, et tenant à la main la Bible, qu'il élevait sur son
front. A côté était une liste des cardinaux que le Pape avait nommés
autrefois le même jour que l'évêque de Luçon (Richelieu). Parmi eux se
trouvait le marquis de Bédémar, ambassadeur et conspirateur à Venise.

Louis XIII épuisait en vain ses forces sur des détails d'une autre
époque, cherchant inutilement les papiers relatifs à la conjuration, et
propres à lui montrer son véritable noeud et ce que l'on avait tenté
contre lui-même, lorsqu'un petit homme d'une figure olivâtre, d'une
taille courbée, d'une démarche contrainte et dévote, entra dans le
cabinet: c'était un secrétaire d'Etat, nommé Desnoyers; il s'avança en
saluant:

--Puis-je parler à Sa Majesté des affaires du Portugal? dit-il.

--D'Espagne, par conséquent, dit Louis; le Portugal est une province
d'Espagne.

--De Portugal, insista Desnoyers. Voici le manifeste que nous recevons
à l'instant. Et il lut:

«Don Juan, par la grâce de Dieu, roi de Portugal, des Algarves,
royaumes deçà d'Afrique, seigneur de la Guinée, conqueste, navigation
et commerce de l'Esthiopie, Arabie, Perse et des Indes...»

--Qu'est-ce que tout cela? dit le Roi; qui parle donc ainsi?

--Le duc de Bragance, roi de Portugal, couronné il y a déjà une... il
y a quelque temps, Sire, par un homme appelé Pinto. A peine remonté sur
le trône, il tend la main à la Catalogne révoltée.

--La Catalogne se révolte aussi? Le roi Philippe IV n'a donc plus pour
premier ministre le Comte-Duc?

--Au contraire, Sire, c'est parce qu'il l'a encore. Voici la
déclaration des Etats-généraux catalans à Sa Majesté Catholique,
contenant que tout le pays prend les armes contre ses troupes
_sacrilèges_ et _excommuniées_. Le roi de Portugal...

--Dites le duc de Bragance, reprit Louis; je ne reconnais pas un
révolté.

--Le duc de Bragance donc, Sire, dit froidement le conseiller
d'Etat, envoie à la PRINCIPAUTÉ de Catalogne son neveu, D. Ignace
de Mascarenas, pour s'emparer de la protection de ce pays (et de sa
souveraineté peut-être, qu'il voudrait ajouter à celle qu'il vient de
reconquérir). Or, les troupes de Votre Majesté sont devant Perpignan.

--Eh bien, qu'importe? dit Louis.

--Les Catalans ont le coeur plus français que portugais, Sire, et
il est encore temps d'enlever cette tutelle au roi de... au duc de
Portugal.

--Moi, soutenir des rebelles! vous osez!

--C'était le projet de Son Eminence, poursuivit le secrétaire d'Etat;
l'Espagne et la France sont en pleine guerre d'ailleurs, et M.
d'Olivarès n'a pas hésité à tendre la main de Sa Majesté Catholique à
nos Huguenots.

--C'est bon; j'y penserai, dit le Roi; laissez-moi.

--Sire, les Etats-généraux de Catalogne sont pressés, les troupes
d'Aragon marchent contre eux...

--Nous verrons... Je me déciderai dans un quart d'heure, répondit Louis
XIII.

Le petit secrétaire d'Etat sortit avec un air mécontent et découragé.
A sa place, Chavigny se présenta, tenant un portefeuille aux armes
britanniques.

--Sire, dit-il, je demande à Votre Majesté des ordres pour les affaires
d'Angleterre. Les parlementaires, sous le commandement du comte
d'Essex, viennent de faire lever le siège de Glocester; le prince
Rupert a livré à Newbury une bataille désastreuse et peu profitable
à Sa Majesté Britannique. Le Parlement se prolonge, et il a pour lui
les grandes villes, les ports et toute la population presbytérienne.
Le roi Charles Ier demande des secours que la Reine ne trouve plus en
Hollande.

--Il faut envoyer des troupes à mon frère d'Angleterre, dit Louis. Mais
il voulut voir les papiers précédents, et, en parcourant les notes du
Cardinal, il trouva que, sur une première demande du Roi d'Angleterre,
il avait écrit de sa main:

«Faut réfléchir longtemps et attendre:--les Communes sont fortes;--le
Roi Charles compte sur les Ecossais; ils le vendront.

«Faut prendre garde. Il y a là un homme de guerre qui est venu voir
Vincennes, et a dit qu'on «_ne devrait jamais frapper les princes qu'à
la tête_. REMARQUABLE», ajoutait le Cardinal. Puis il avait rayé ce
mot, y substituant: «REDOUTABLE».

Et plus bas:

«Cet homme domine Fairfax;--il fait l'inspiré; ce sera un grand
homme.--Secours refusé;--argent perdu.»

Le Roi dit alors:--Non, non, ne précipitez rien, j'attendrai.

--Mais, Sire, dit Chavigny, les événements sont rapides; si le courrier
retarde d'une heure, la perte du roi d'Angleterre peut s'avancer d'un
an.

--En sont-ils là? demanda Louis.

--Dans le camp des Indépendants, on prêche la République la Bible à la
main; dans celui des Royalistes, on se dispute le pas, et l'on rit.

--Mais un moment de bonheur peut tout sauver!

--Les Stuarts ne sont pas heureux, Sire, reprit Chavigny
respectueusement, mais sur un ton qui laissait beaucoup à penser.

--Laissez-moi, dit le Roi d'un ton d'humeur.

Le secrétaire d'Etat sortit lentement.

Ce fut alors que Louis XIII se vit tout entier, et s'effraya du néant
qu'il trouvait en lui-même. Il promena d'abord sa vue sur l'amas de
papiers qui l'entourait, passant de l'un à l'autre, trouvant partout
des dangers et ne les trouvant jamais plus grands que dans les
ressources mêmes qu'il inventait. Il se leva et, changeant de place, se
courba ou plutôt se jeta sur une carte géographique de l'Europe; il y
trouva toutes ses terreurs ensemble, au nord, au midi, au centre de son
royaume; les révolutions lui apparaissaient comme des Euménides; sous
chaque contrée, il crut voir fumer un volcan; il lui semblait entendre
les cris de détresse des rois qui l'appelaient, et les cris de fureur
des peuples; il crut sentir la terre de France craquer et se fendre
sous ses pieds; sa vue faible et fatiguée se troubla, sa tête malade
fut saisie d'un vertige qui refoula le sang vers son coeur.

--Richelieu! cria-t-il d'une voix étouffée en agitant une sonnette;
qu'on appelle le Cardinal!

Et il tomba évanoui dans un fauteuil.

Lorsque le Roi rouvrit les yeux, ranimé par les odeurs fortes et
les sels qu'on lui avait mis sur les lèvres et les tempes, il vit un
instant des pages, qui se retirèrent sitôt qu'il eut entr'ouvert ses
paupières, et se retrouva seul avec le Cardinal. L'impassible ministre
avait fait poser sa chaise longue contre le fauteuil du Roi, comme
le siège d'un médecin près du lit de son malade, et fixait ses yeux
étincelants et scrutateurs sur le visage pâle de Louis. Sitôt qu'il put
l'entendre, il reprit d'une voix sombre son terrible dialogue:

--Vous m'avez rappelé, dit-il, que me voulez-vous?

Louis, renversé sur l'oreiller, entr'ouvrit les yeux et le regarda,
puis se hâta de les refermer. Cette tête décharnée, armée de deux
yeux flamboyants et terminée par une barbe aiguë et blanchâtre; cette
calotte et ces vêtements de la couleur du sang et des flammes, tout lui
représentait un esprit infernal.

--Régnez, dit-il d'une voix faible.

--Mais me livrez-vous Cinq-Mars et de Thou? poursuivit l'implacable
ministre en s'approchant pour lire dans les yeux éteints du prince,
comme un avide héritier poursuit jusque dans la tombe les dernières
lueurs de la volonté d'un mourant.

--Régnez, répéta le Roi en détournant la tête.

--Signez donc, reprit Richelieu, ce papier porte: «Ceci est ma volonté,
de les prendre morts ou vifs».

Louis, toujours la tête renversée sur le dossier du fauteuil, laissa
tomber sa main sur le papier fatal, et signa.

--Laissez-moi, par pitié! je meurs! dit-il.

--Ce n'est pas tout encore, continua celui qu'on appelle le grand
politique; je ne suis pas sûr de vous; il me faut dorénavant des
garanties et des gages. Signez encore ceci, et je vous quitte.

«Quand le Roi ira voir le Cardinal, les gardes de celui-ci ne
quitteront pas les armes; et quand le Cardinal ira chez le Roi, ses
gardes partageront le poste avec ceux de Sa Majesté[31].»

  [31] _Manuscrit de Pointis_, 1642, no 183.

De plus:

«Sa Majesté s'engage à remettre les deux Princes ses fils en otage
entre les mains du Cardinal, comme garantie de la bonne foi de son
attachement[32].»

  [32] _Mémoires d'Anne d'Autriche_, 1642.

--Mes enfants! s'écria Louis relevant sa tête, vous osez...

--Aimez-vous mieux que je me retire? dit Richelieu.

Le roi signa.

--Est-ce donc fini? dit-il avec un profond gémissement.

Ce n'était pas fini: une autre douleur lui était réservée.

La porte s'ouvrit brusquement et l'on vit entrer Cinq-Mars. Ce fut,
cette fois, le Cardinal qui trembla.

--Que voulez-vous, monsieur? dit-il en saisissant la sonnette pour
appeler.

Le Grand-Écuyer était d'une pâleur égale à celle du Roi; et, sans
daigner répondre à Richelieu, il s'avança d'un air calme vers Louis
XIII. Celui-ci le regarda comme regarde un homme qui vient de recevoir
sa sentence de mort.

[Illustration: Jeanniot del.      Héliogr. Dujardin.]

--Vous devez trouver, Sire, quelque difficulté à me faire arrêter, car
j'ai vingt mille hommes à moi, dit Henri d'Effiat avec la voix la plus
douce.

--Hélas! Cinq-Mars, dit Louis douloureusement, est-ce toi qui as fait
de telles choses?

--Oui, Sire, et c'est moi aussi qui vous apporte mon épée, car vous
venez sans doute de me livrer, dit-il en la détachant et la posant aux
pieds du Roi, qui baissa les yeux sans répondre.

Cinq-Mars sourit avec tristesse et sans amertume, parce qu'il
n'appartenait déjà plus à la terre. Ensuite, regardant Richelieu avec
mépris:

--Je me rends parce que je veux mourir, dit-il; mais je ne suis pas
vaincu.

Le Cardinal serra les poings par fureur; mais il se contraignit.

--Et quels sont vos complices? dit-il.

Cinq-Mars regarda Louis XIII fixement et entr'ouvrit les lèvres pour
parler... Le Roi baissa la tête et souffrit en cet instant un supplice
inconnu à tous les hommes.

--Je n'en ai point, dit enfin Cinq-Mars, ayant pitié du prince.

Et il sortit de l'appartement.

Il s'arrêta dès la première galerie, où tous les gentilshommes et
Fabert se levèrent en le voyant. Il marcha à celui-ci et lui dit:

--Monsieur, donnez ordre à ces gentilshommes de m'arrêter.

Tous se regardèrent sans oser l'approcher.

--Oui, monsieur, je suis votre prisonnier... oui, messieurs, je suis
sans épée, et, je vous le répète, prisonnier du Roi.

--Je ne sais ce que je vois, dit le général; vous êtes deux qui venez
vous rendre, et je n'ai l'ordre d'arrêter personne.

--Deux? dit Cinq-Mars, ce ne peut être que M. de Thou; hélas! à ce
dévouement je le devine.

--Eh! ne t'avais-je pas aussi deviné? s'écria celui-ci en se montrant
et se jetant dans ses bras.




CHAPITRE XXV

LES PRISONNIERS

    J'ai trouvé dans mon coeur le dessein de mon frère.

    PICHALD, _Léonidas_.

            Mourir sans vider mon carquois!
    Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange
            Ces bourreaux barbouilleurs de lois!

    ANDRÉ CHÉNIER.


Parmi ces vieux châteaux dont la France se dépouille à regret chaque
année, comme des fleurons de sa couronne, il y en avait un d'un aspect
sombre et sauvage sur la rive gauche de la Saône. Il semblait une
sentinelle formidable placée à l'une des portes de Lyon, et tenait
son nom de l'énorme rocher de Pierre-Encise, qui s'élève à pic comme
une sorte de pyramide naturelle, et dont la cime, recourbée sur la
route et penchée jusque sur le fleuve, se réunissait jadis, dit-on,
à d'autres roches que l'on voit sur la rive opposée, formant comme
l'arche naturelle d'un pont; mais le temps, les eaux et la main des
hommes n'ont laissé debout que le vieux amas de granit qui servait de
piédestal à la forteresse, détruite aujourd'hui. Les archevêques de
Lyon l'avaient élevée autrefois, comme seigneurs temporels de la ville,
et y faisaient leur résidence; depuis, elle devint place de guerre, et,
sous Louis XIII, une prison d'État. Une seule tour colossale, où le
jour ne pouvait pénétrer que par trois longues meurtrières, dominait
l'édifice; et quelques bâtiments irréguliers l'entouraient de leurs
épaisses murailles, dont les lignes et les angles suivaient les formes
de la roche immense et perpendiculaire.

Ce fut là que le Cardinal de Richelieu, avare de sa proie, voulut
bientôt incarcérer et conduire lui-même ses jeunes ennemis. Laissant
Louis le précéder à Paris, il les enleva de Narbonne, les traînant à
sa suite pour orner son dernier triomphe, et venant prendre le Rhône
à Tarascon, presque à son embouchure, comme pour prolonger ce plaisir
de la vengeance que les hommes ont osé nommer celui des dieux; étalant
aux yeux des deux rives le luxe de sa haine, il remonta le fleuve avec
lenteur sur des barques à rames dorées et pavoisées de ses armoiries
et de ses couleurs, couché dans la première et remorquant ses deux
victimes dans la seconde, au bout d'une longue chaîne.

Souvent le soir, lorsque la chaleur était passée, les deux nacelles
étaient dépouillées de leur tente, et l'on voyait dans l'une Richelieu,
pâle et décharné, assis sur la poupe; dans celle qui suivait, les
deux jeunes prisonniers, debout, le front calme, appuyés l'un sur
l'autre, et regardant s'écouler les flots rapides du fleuve. Jadis les
soldats de César, qui campèrent sur ces mêmes bords, eussent cru voir
l'inflexible batelier des enfers conduisant les ombres amies de Castor
et Pollux: des chrétiens n'eurent pas même l'audace de réfléchir et d'y
voir un prêtre menant ses deux ennemis au bourreau: c'était le premier
ministre qui passait.

En effet, il passa, les laissant en garde à cette ville même où les
conjurés avaient proposé de le faire périr. Il aimait à se jouer ainsi,
en face, de la destinée, et à planter un trophée où elle avait voulu
mettre sa tombe.

«Il se faisait tirer, dit un journal manuscrit de cette année,
contre-mont la rivière du Rhône, dans un bateau où l'on avait bâti une
chambre de bois, tapissée de velours rouge cramoisi à feuillages, le
fond étant d'or. Dans le bateau, il y avait une antichambre de même
façon; à la proue et à l'arrière du bateau, il y avait quantité de
soldats de ses gardes portant la casaque écarlate, en broderie d'or,
d'argent et de soie, ainsi que beaucoup de seigneurs de marque. Son
Éminence était dans un lit garni de taffetas de pourpre. Monseigneur le
cardinal Bigny et messeigneurs les évêques de Nantes et de Chartres y
étaient avec quantité d'abbés et de gentilshommes en d'autres bateaux.
Au-devant du sien, une frégate faisait la découverte des passagers,
et après montait un autre bateau chargé d'arquebusiers et d'officiers
pour les commander. Lorsqu'on abordait en quelque île, on mettait des
soldats en icelle, pour voir s'il y avait des gens suspects; et n'y en
rencontrant point, ils en gardaient les bords, jusques à ce que deux
bateaux qui suivaient eussent passé; ils étaient remplis de noblesse et
de soldats bien armés.

«Et après venait le bateau de Son Eminence, à la queue duquel était
attaché un petit bateau dans lequel étaient MM. de Thou et Cinq-Mars,
gardés par un exempt des gardes du Roi et douze gardes de Son Eminence.
Après les bateaux venaient trois barques où étaient les hardes et la
vaisselle d'argent de Son Eminence, avec plusieurs gentilshommes et
soldats.

«Sur le bord du Rhône, en Dauphiné, marchaient deux compagnies de
chevau-légers, et autant sur le bord du côté du Languedoc et Vivarais;
il y avait un très beau régiment de gens de pied qui entrait dans les
villes où Son Eminence devait entrer ou coucher. Il y avait plaisir
d'ouïr les trompettes qui jouaient en Dauphiné avec les réponses de
celles du Vivarais, et les redits des échos de nos rochers; on eût dit
que tout jouait à mieux faire.»

       *       *       *       *       *

Au milieu d'une nuit du mois de septembre 1642, tandis que tout
semblait sommeiller dans l'inexpugnable tour des prisonniers, la porte
de leur première chambre tourna sans bruit sur ses gonds, et sur le
seuil parut un homme vêtu d'une robe brune ceinte d'une corde, ses
pieds chaussés de sandales, et un paquet de grosses clefs à la main:
c'était Joseph. Il regarda avec précaution sans avancer, et contempla
en silence l'appartement du Grand-Ecuyer. D'épais tapis, de larges et
splendides tentures voilaient les murs de la prison; un lit de damas
rouge était préparé, mais le captif n'y était pas; assis près d'une
haute cheminée, dans un grand fauteuil, vêtu d'une longue robe grise
de la forme de celle des prêtres, la tête baissée, les yeux fixés
sur une petite croix d'or, à la lueur tremblante d'une lampe, il
était absorbé par une méditation si profonde, que le capucin eut le
loisir d'approcher jusqu'à lui et de se placer debout face à face du
prisonnier avant qu'il s'en aperçût. Enfin il leva la tête et s'écria:

--Que viens-tu faire ici, misérable?

--Jeune homme, vous êtes emporté, répondit d'une voix très basse le
mystérieux visiteur; deux mois de prison auraient pu vous calmer. Je
viens pour vous dire d'importantes choses: écoutez-moi; j'ai beaucoup
pensé à vous, et je ne vous hais pas tant que vous croyez. Les moments
sont précieux: je vous dirai tout en peu de mots. Dans deux heures on
va venir vous interroger, vous juger et vous mettre à mort avec votre
ami: cela ne peut manquer parce qu'il faut que tout se termine le même
jour.

--Je le sais, dit Cinq-Mars, et j'y compte.

--Eh bien! je puis encore vous tirer d'affaire, car j'ai beaucoup
réfléchi, comme je vous l'ai dit, et je viens vous proposer des choses
qui vous seront agréables. Le Cardinal n'a pas six mois à vivre; ne
faisons pas les mystérieux, entre nous il faut être francs: vous voyez
où je vous ai amené pour lui, et vous pouvez juger par là du point où
je le conduirai pour vous si vous voulez; nous pouvons lui retrancher
ces six mois qui lui restent. Le Roi vous aime et vous rappellera près
de lui avec transport quand il vous saura vivant; vous êtes jeune, vous
serez longtemps heureux et puissant; vous me protégerez, vous me ferez
cardinal.

L'étonnement rendit muet le jeune prisonnier, qui ne pouvait comprendre
un tel langage et semblait avoir de la peine à y descendre de la
hauteur de ses méditations. Tout ce qu'il put dire fut:

--Votre bienfaiteur! Richelieu!

Le capucin sourit et poursuivit tout bas en se rapprochant de lui:

--Il n'y a point de bienfaits en politique, il y a des intérêts,
voilà tout. Un homme employé par un ministre ne doit pas être plus
reconnaissant qu'un cheval monté par un écuyer ne l'est d'être préféré
aux autres. Mon allure lui a convenu, j'en suis bien aise. A présent il
me convient de le jeter à terre.

«Oui, cet homme n'aime que lui-même; il m'a trompé, je le vois bien,
en reculant toujours mon élévation; mais encore une fois, j'ai des
moyens sûrs de vous faire évader sans bruit; je peux tout ici. Je
ferai mettre à la place des hommes sur lesquels il compte, d'autres
hommes qu'il destinait à la mort, et qui sont ici près, dans la tour du
Nord, la tour des oubliettes, qui s'avance là-bas au-dessus de l'eau.
Ses créatures iront remplacer ces gens-là. J'envoie un médecin, un
empirique qui m'appartient, au glorieux Cardinal, que les plus savants
de Paris ont abandonné; si vous vous entendez avec moi, il lui portera
un remède universel et éternel.

--Retire-toi, dit Cinq-Mars, retire-toi, religieux infernal! aucun
homme n'est semblable à toi; tu n'es pas un homme! tu marches d'un
pas furtif et silencieux dans les ténèbres, tu traverses les murailles
pour présider à des crimes secrets; tu te places entre les coeurs des
amants pour les séparer éternellement. Qui es-tu? tu ressembles à l'âme
tourmentée d'un damné.

--Romanesque enfant! dit Joseph; vous auriez eu de grandes qualités
sans vos idées fausses. Il n'y a peut-être ni damnation ni âme. Si
celles des morts revenaient se plaindre, j'en aurais mille autour de
moi, et je n'en ai jamais vu, même en songe.

--Monstre! dit Cinq-Mars à demi-voix.

--Voilà encore des mots, reprit Joseph; il n'y a point de monstre ni
d'homme vertueux. Vous et M. de Thou, qui vous piquez de ce que vous
nommez vertu, vous avez manqué de causer la mort de cent mille hommes
peut-être, en masse et au grand jour, pour rien, tandis que Richelieu
et moi nous en avons fait périr beaucoup moins, en détail, et la nuit,
pour fonder un grand pouvoir. Quand on veut rester pur, il ne faut
point se mêler d'agir sur les hommes, ou plutôt ce qu'il y a de plus
raisonnable est de voir ce qui est, et de se dire comme moi: Il est
possible que l'âme n'existe pas: nous sommes les fils du hasard; mais,
relativement aux autres hommes, nous avons des passions qu'il faut
satisfaire.

--Je respire! s'écria Cinq-Mars, il ne croit pas en Dieu!

Joseph poursuivit:

--Or, Richelieu, vous et moi, sommes nés ambitieux; il fallait donc
tout sacrifier à cette idée!

--Malheureux! ne me confondez pas avec vous!

--C'est la vérité pure cependant, reprit le capucin; et seulement vous
voyez à présent que notre système valait mieux que le vôtre.

--Misérable! c'était par amour...

--Non! non! non! non!... Ce n'est point cela. Voici encore des mots;
vous l'avez cru peut-être vous-même, mais c'était pour vous; je vous
ai entendu parler à cette jeune fille, vous ne pensiez qu'à vous-mêmes
tous les deux; vous ne vous aimiez ni l'un ni l'autre: elle ne songeait
qu'à son rang, et vous à votre ambition. C'est pour s'entendre dire
qu'on est parfait et se voir adorer qu'on veut être aimé, c'est encore
et toujours là le saint égoïsme qui est mon Dieu.

--Cruel serpent! dit Cinq-Mars, n'était-ce pas assez de nous faire
mourir? pourquoi viens-tu jeter tes venins sur la vie que tu nous ôtes;
quel démon t'a enseigné ton horrible analyse des coeurs?

--La haine de tout ce qui m'est supérieur, dit Joseph avec un rire bas
et faux, et le désir de fouler aux pieds tous ceux que je hais, m'ont
rendu ambitieux et ingénieux à trouver le côté faible de vos rêves. Il
y a un ver qui rampe au coeur de tous ces beaux fruits.

--Grand Dieu! l'entends-tu? s'écria Cinq-Mars, se levant et étendant
ses bras vers le ciel.

La solitude de sa prison, les pieuses conversations de son ami, et
surtout la présence de la mort, qui vient comme la lumière d'un astre
inconnu donner d'autres couleurs à tous les objets accoutumés de nos
regards; les méditations de l'éternité, et (le dirons-nous?) de grands
efforts pour changer ses regrets déchirants en espérances immortelles
et pour diriger vers Dieu toute cette force d'aimer qui l'avait égaré
sur la terre; tout avait fait en lui-même une étrange révolution; et,
semblable à ces épis que mûrit subitement un seul coup de soleil, son
âme acquit de plus vives lumières, exaltée par l'influence mystérieuse
de la mort.

--Grand Dieu! répéta-t-il, si celui-ci et son maître sont des hommes,
suis-je un homme aussi? Contemple, contemple deux ambitions réunies,
l'une égoïste et sanglante, l'autre dévouée et sans tache; la leur
soufflée par la haine, la nôtre inspirée par l'amour. Regarde,
Seigneur, regarde, juge et pardonne. Pardonne, car nous fûmes bien
criminels de marcher un seul jour dans la même voie à laquelle on ne
donne qu'un nom sur la terre, quel que soit le but où elle conduise.

Joseph l'interrompit durement en frappant du pied.

--Quand vous aurez fini votre prière, dit-il, vous m'apprendrez si vous
voulez m'aider, et je vous sauverai à l'instant.

--Jamais, scélérat impur, jamais, dit Henri d'Effiat, je ne
m'associerai à toi et à un assassinat! Je l'ai refusé quand j'étais
puissant, et sur toi-même.

--Vous avez eu tort: vous seriez maître à présent.

--Eh! quel bonheur aurais-je de mon pouvoir, partagé qu'il serait avec
une femme qui ne me comprit pas, m'aima faiblement et me préféra une
couronne? Après son abandon je n'ai pas voulu devoir ce qu'on nomme
l'Autorité à la victoire; juge si je la recevrai du crime!

--Inconcevable folie! dit le capucin en riant.

--Tout avec elle, rien sans elle: c'était là toute mon âme.

--C'est par entêtement et par vanité que vous persistez; c'est
impossible! reprit Joseph: ce n'est pas dans la nature.

--Toi qui veux nier le dévouement, reprit Cinq-Mars, comprends-tu du
moins celui de mon ami?

--Il n'existe pas davantage; il a voulu vous suivre parce que...

Ici le capucin, un peu embarrassé, chercha un instant.

--Parce que... parce que... il vous a formé, vous êtes son oeuvre...
il tient à vous par amour-propre d'auteur... Il était habitué à vous
sermonner, et il sent qu'il ne trouverait plus d'élève si docile à
l'écouter et à l'applaudir... La coutume constante lui a persuadé
que sa vie tenait à la vôtre... c'est quelque chose comme cela... il
vous accompagne par routine... D'ailleurs ce n'est pas fini... nous
verrons la suite et l'interrogatoire; il niera sûrement qu'il ait su la
conjuration.

--Il ne le niera pas! s'écria impétueusement Cinq-Mars.

--Il la savait donc? vous l'avouez, dit Joseph triomphant; vous n'en
aviez pas encore dit si long.

--O ciel! qu'ai-je fait? soupira Cinq-Mars en se cachant la tête.

--Calmez-vous: il est sauvé malgré cet aveu, si vous acceptez mon offre.

D'Effiat fut quelque temps sans répondre... le capucin poursuivit:

--Sauvez votre ami... la faveur du Roi vous attend, et peut-être
l'amour égaré un moment...

--Homme, ou qui que tu sois, si tu as quelque chose en toi de semblable
à un coeur, répondit le prisonnier, sauve-le; c'est le plus pur des
êtres créés. Mais fais le emporter loin d'ici pendant son sommeil, car,
s'il s'éveille, tu ne le pourras pas.

--A quoi cela me serait-il bon? dit en riant le capucin; c'est vous et
votre faveur qu'il me faut.

L'impétueux Cinq-Mars se leva, et, saisissant le bras de Joseph, qu'il
regardait d'un air terrible:

--Je l'abaissais en te priant pour lui: viens, scélérat! dit-il en
soulevant une tapisserie qui séparait l'appartement de son ami du sien;
viens et doute du dévouement et de l'immortalité des âmes... Compare
l'inquiétude de ton triomphe au calme de notre défaite, la bassesse de
ton règne à la grandeur de notre captivité, et ta veille sanglante au
sommeil du juste.

Une lampe solitaire éclairait de Thou. Ce jeune homme était à genoux
encore devant un prie-Dieu surmonté d'un vaste crucifix d'ébène; il
semblait s'être endormi en priant; sa tête, penchée en arrière, était
élevée encore vers la croix; ses lèvres souriaient d'un sourire calme
et divin, et son corps affaissé reposait sur les tapis et le coussin du
siège.

--Jésus! comme il dort! dit le capucin stupéfait, mêlant par oubli
à ses affreux propos le nom céleste qu'il prononçait habituellement
chaque jour.

Puis tout à coup il se retira brusquement, en portant la main à ses
yeux, comme ébloui par une vision du ciel...

--Brou... brr... brr... dit-il en secouant la tête et se passant la
main sur le visage... Tout cela est un enfantillage: cela me gagnerait
si j'y pensais... Ces idées-là peuvent être bonnes, comme l'opium pour
calmer...

Mais il ne s'agit pas de cela: dites oui ou non.

--Non, dit Cinq-Mars, le jetant à la porte par l'épaule; je ne veux
point de la vie et ne me repens pas d'avoir perdu une seconde fois de
Thou, car il n'en aurait pas voulu au prix d'un assassinat: et quand il
s'est livré à Narbonne, ce n'était pas pour reculer à Lyon.

--Réveillez-le donc car voici les juges, dit d'une voix aigre et riante
le capucin furieux.

En ce moment entrèrent, à la lueur des flambeaux et précédés par
un détachement de Gardes écossaises, quatorze juges vêtus de leurs
longues robes, et dont on distinguait mal les traits. Ils se rangèrent
et s'assirent en silence à droite et à gauche de la vaste chambre;
c'étaient les commissaires délégués par le Cardinal-Duc pour cette
sombre et solennelle affaire.--Tous hommes sûrs et de _confiance_
pour le Cardinal de Richelieu, qui, de Tarascon, les avait choisis
et inscrits. Il avait voulu que le chancelier Séguier vînt à Lyon
lui-même, _pour éviter_, dit-il dans les instructions ou ordres
qu'il envoie au Roi Louis XIII par Chavigny, «_pour éviter toutes les
accroches qui arriveront s'il n'y est point. M. Marillac_, ajoutait-il,
_fut à Nantes au procès de Chalais_. M. de Château-Neuf, à Toulouse,
à la mort de M. de Montmorency; et M. de Bellièvre, à Paris, au procès
de M. de Biron. L'autorité et l'intelligence qu'ont ces messieurs des
formes de justice est tout à fait nécessaire.»

Le chancelier Séguier vint donc à la hâte; mais en ce moment on annonça
qu'il avait ordre de ne point paraître, de peur d'être influencé par le
souvenir de son ancienne amitié pour le prisonnier, qu'il ne vit que
seul à seul. Les commissaires et lui avaient d'abord, et rapidement,
reçu les lâches dépositions du duc d'Orléans, à Villefranche, en
Beaujolais, puis à _Vivey_[33], à deux lieues de Lyon, où ce triste
prince avait eu ordre de se rendre, tout suppliant et tremblant au
milieu de ses gens, qu'on lui laissait par pitié, bien surveillé par
les Gardes françaises et suisses. Le Cardinal avait fait dicter à
Gaston son rôle et ses réponses mot pour mot; et, moyennant cette
docilité, on l'avait exempté en forme des confrontations trop
pénibles avec MM. de Cinq-Mars et de Thou. Ensuite le chancelier et
les commissaires avaient préparé M. de Bouillon, et, forts de leur
travail préliminaire, venaient tomber de tout leur poids sur les
jeunes coupables que l'on ne voulait pas sauver.--L'histoire ne nous a
conservé que les noms des conseillers d'État qui accompagnèrent Pierre
Séguier, mais non ceux des autres commissaires, dont il est seulement
dit qu'ils étaient six du Parlement de Grenoble et deux présidents.
Le rapporteur conseiller d'État Laubardemont, qui les avait dirigés en
tout, était à leur tête. Joseph leur parla souvent à l'oreille avec une
politesse révérencieuse, tout en regardant en dessous Laubardemont avec
une ironie féroce.

  [33] Maison qui appartenait à un abbé d'Esnay, frère de M. de
  Villeroy, dit Montrésor.

Il fut convenu que le fauteuil servirait de sellette, et l'on se tut
pour écouter la réponse du prisonnier.

Il parla d'une voix douce et calme.

--Dites à M. le chancelier que j'aurais le droit d'en appeler au
Parlement de Paris et de récuser mes juges, parce qu'il y a parmi
eux deux de mes ennemis, et à leur tête un de mes amis, M. Séguier
lui-même, que j'ai conservé dans sa charge; mais je vous épargnerai
bien des peines, Messieurs, en me reconnaissant coupable de toute la
conjuration, par moi seul conçue et ordonnée. Ma volonté est de mourir.
Je n'ai donc rien à ajouter pour moi; mais, si vous voulez être justes,
vous laisserez la vie à celui que le Roi même a nommé le plus honnête
homme de France, et qui ne meurt que pour moi.

--Qu'on l'introduise, dit Laubardemont.

Deux gardes entrèrent chez M. de Thou, et l'amenèrent.

Il entra et salua gravement avec un sourire angélique sur les lèvres,
et embrassant Cinq-Mars:

--Voici donc enfin le jour de notre gloire! dit-il; nous allons gagner
le ciel et le bonheur éternel.

--Nous apprenons, monsieur, dit Laubardemont, nous apprenons par la
bouche même de M. de Cinq-Mars, que vous avez su la conjuration.

De Thou répondit à l'instant et sans aucun trouble, toujours avec un
demi-sourire et les yeux baissés:

--Messieurs, j'ai passé ma vie à étudier les lois humaines, et je sais
que le témoignage d'un accusé ne peut condamner l'autre. Je pourrais
répéter aussi ce que j'ai déjà dit, que l'on ne m'aurait pas cru si
j'avais dénoncé sans preuve le frère du Roi. Vous voyez donc que ma vie
et ma mort sont entre vos mains. Pourtant, lorsque j'ai bien envisagé
l'une et l'autre, j'ai connu clairement que, de quelque vie que je
puisse jamais jouir, elle ne pourrait être que malheureuse après la
perte de M. de Cinq-Mars; j'avoue donc et confesse que j'ai su sa
conspiration; j'ai fait mon possible pour l'en détourner.--Il m'a
cru son ami unique et fidèle, et je ne l'ai pas voulu trahir; c'est
pourquoi je me condamne par les lois qu'a rapportées mon père lui-même,
qui me pardonne, j'espère.

A ces mots, les deux amis se jetèrent dans les bras l'un de l'autre.

Cinq-Mars s'écriait:

--Ami! ami! que je regrette ta mort que j'ai causée! Je t'ai trahi deux
fois, mais tu sauras comment.

Mais de Thou l'embrassant et le consolant, répondait en levant les yeux
en haut:

--Ah! que nous sommes heureux de finir de la sorte! Humainement parlant
je pourrais me plaindre de vous, monsieur, mais Dieu sait combien je
vous aime! Qu'avons-nous fait qui nous mérite la grâce du martyre et le
bonheur de mourir ensemble?

Les juges n'étaient pas préparés à cette douceur, et se regardaient
avec surprise.

--Ah! si l'on me donnait seulement une pertuisane, dit une voix enrouée
(c'était le vieux Grandchamp, qui s'était glissé dans la chambre, et
dont les yeux étaient rouges de fureur), je déferais bien monseigneur
de tous ces hommes noirs! disait-il.

Deux hallebardiers vinrent se mettre auprès de lui en silence; il se
tut, et, pour se consoler, se mit à une fenêtre du côté de la rivière
où le soleil ne se montrait pas encore, et il sembla ne plus faire
attention à ce qui se passait dans la chambre.

Cependant Laubardemont, craignant que les juges ne vinssent à
s'attendrir, dit à haute voix:

--Actuellement, d'après l'ordre de monseigneur le Cardinal, on va
mettre ces deux messieurs à la gêne, c'est-à-dire la question ordinaire
et extraordinaire.

Cinq-Mars rentra dans son caractère par indignation, et, croisant les
bras, fit, vers Laubardemont et Joseph, deux pas qui les épouvantèrent.
Le premier porta involontairement la main à son front.

--Sommes-nous ici à Loudun? s'écria le prisonnier.

Mais de Thou, s'approchant, lui prit la main et la serra; il se tut, et
reprit d'un ton calme en regardant les juges:

--Messieurs, cela me semble bien rude; un homme de mon âge et de ma
condition ne devrait pas être sujet à toutes ces formalités. J'ai
tout dit et je dirai tout encore. Je prends la mort à gré et de grand
coeur: la question n'est donc point nécessaire. Ce n'est point à
des âmes comme les nôtres que l'on peut arracher des secrets par les
souffrances du corps. Nous sommes devenus prisonniers par notre volonté
et à l'heure marquée par nous-mêmes; nous avons dit seulement ce qu'il
fallait pour nous faire mourir, vous ne sauriez rien de plus; nous
avons ce que nous voulons.

--Que faites-vous, ami? interrompit de Thou?... Il se trompe,
messieurs; nous ne refusons pas le martyre que Dieu nous offre, nous le
demandons.

--Mais, disait Cinq-Mars, qu'avez-vous besoin de ces tortures infâmes
pour conquérir le ciel? vous, martyr déjà, martyr volontaire de
l'amitié! Messieurs moi seul je puis avoir d'importants secrets:
mettez-moi seul à la question, si nous devons être traités comme les
plus vils malfaiteurs.

--Par charité, messieurs, reprenait de Thou, ne me privez pas des
mêmes douleurs que lui; je ne l'ai pas suivi si loin pour l'abandonner
à cette heure précieuse, et ne pas faire tous mes efforts pour
l'accompagner jusque dans le ciel.

Pendant ce débat, il s'en était engagé un autre entre Laubardemont
et Joseph; celui-ci, craignant que la douleur n'arrachât le récit
de son entretien, n'était pas d'avis de donner la question; l'autre
ne trouvant pas son triomphe complété par la mort, l'exigeait
impérieusement. Les juges entouraient et écoutaient ces deux ministres
secrets du grand ministre; cependant, plusieurs choses leur ayant fait
soupçonner que le crédit du capucin était plus puissant que celui du
juge, ils penchaient pour lui, et se décidèrent à l'humanité quand il
finit par ces paroles prononcées à voix basse:

--Je connais leurs secrets; nous n'avons pas besoin de les savoir,
parce qu'ils sont inutiles et qu'ils visent trop haut. M. le Grand
n'a à dénoncer que le Roi, et l'autre la Reine; c'est ce qu'il vaut
mieux ignorer. D'ailleurs, ils ne parleraient pas; je les connais, ils
se tairaient, l'un par orgueil, l'autre par piété. Laissons-les: la
torture les blessera; ils seront défigurés et ne pourront plus marcher;
cela gâtera toute la cérémonie; il faut les conserver pour paraître.

Cette dernière considération prévalut; les juges se séparèrent
pour aller délibérer avec le chancelier. En sortant, Joseph dit à
Laubardemont:

--Je vous ai laissé assez de plaisir ici: maintenant vous allez encore
avoir celui de délibérer, et vous irez interroger trois prévenus dans
la tour du Nord.

C'étaient les trois juges d'Urbain Grandier.

Il dit, rit aux éclats, et sortit le dernier, poussant devant lui le
maître des requêtes ébahi.

A peine le sombre tribunal eut-il défilé, que Grandchamp, délivré de
ses deux estafiers, se précipita vers son maître, et, lui saisissant la
main, lui dit:

--Au nom du ciel, venez sur la terrasse, monseigneur, je vous montrerai
quelque chose; au nom de votre mère, venez...

Mais la porte s'ouvrit au vieil abbé Quillet presque dans le même
instant.

--Mes enfants! mes pauvres enfants! criait le vieillard en pleurant;
hélas! pourquoi ne m'a-t-on permis d'entrer qu'aujourd'hui? Cher Henri,
votre mère, votre frère, votre soeur, sont ici cachés...

--Taisez-vous, monsieur l'abbé, disait Grandchamp; venez sur la
terrasse, monseigneur.

Mais le vieux prêtre retenait son élève en l'embrassant.

--Nous espérons, nous espérons beaucoup la grâce.

--Je la refuserais, dit Cinq-Mars.

--Nous n'espérons que les grâces de Dieu, reprit de Thou.

--Taisez-vous, interrompit encore Grandchamp, les juges viennent.

En effet, la porte s'ouvrit encore à la sinistre procession, où Joseph
et Laubardemont manquaient.

--Messieurs, s'écria le bon abbé s'adressant aux commissaires, je suis
heureux de vous dire que je viens de Paris, que personne ne doute de la
grâce de tous les conjurés. J'ai vu chez Sa Majesté, MONSIEUR lui-même.
Et quant au duc de Bouillon, son interrogatoire n'est pas défav...

--Silence! dit M. de Ceton, lieutenant des Gardes écossaises.

Et les quatorze commissaires rentrèrent et se rangèrent de nouveau dans
la chambre.

M. de Thou, entendant que l'on appelait le greffier criminel
du présidial de Lyon pour prononcer l'arrêt, laissa éclater
involontairement un de ces transports de joie religieuse qui ne se
virent jamais que dans les martyrs et les saints aux approches de la
mort; et s'avançant au devant de cet homme, il s'écria:

--_Quam speciosi pedes evangelizantium pacem, evangelizantium bona!_

Puis, prenant la main de Cinq-Mars il se mit à genoux et tête nue pour
entendre l'arrêt, ainsi qu'il était ordonné. D'Effiat demeura debout,
mais on n'osa le contraindre.

L'arrêt leur fut prononcé en ces mots:

«Entre le procureur général du Roi demandeur en cas de crime de
lèse-majesté, d'une part;

«Et messire Henri d'Effiat de Cinq-Mars, Grand-Écuyer de France, âgé
de vingt-deux ans; et François-Auguste de Thou, âgé de trente-cinq
ans, conseiller du Roi en ses conseils; prisonniers au château de
Pierre-Encise de Lyon, défendeurs et accusés, d'autre part;

«Vu le procès extraordinairement fait à la requête dudit procureur
général du Roi, à l'encontre desdits d'Effiat et de Thou, informations,
interrogation, confessions, dénégations et confrontations, et copies
reconnues du traité fait avec l'Espagne; considérant, la chambre
déléguée:

«1º Que celui qui attente à la personne des ministres, des princes,
est regardé par les lois anciennes et constitutions des Empereurs comme
criminel de lèse-majesté;

«2º Que la troisième ordonnance du roi Louis XI porte peine de mort
contre quiconque ne révèle pas une conjuration contre l'État;

«Les commissaires députés par Sa Majesté ont déclaré lesdits d'Effiat
et de Thou atteints et convaincus de crime de lèse-majesté, savoir:

«Ledit d'Effiat de Cinq-Mars pour les conspirations et entreprises,
ligues et traités faits par lui avec les étrangers contre l'Etat;

«Et ledit de Thou, pour avoir eu connaissance desdites entreprises;

«Pour réparation desquels crimes, les ont privés de tous honneurs et
dignités, et les ont condamnés et condamnent à avoir la tête tranchée
sur un échafaud, qui, pour cet effet, sera dressé en la place des
Terreaux de cette ville;

«Ont déclaré et déclarent tous et un chacun de leur biens, meubles
et immeubles, acquis et confisqués au Roi; et iceux par eux tenus
immédiatement de la couronne, réunis au domaine d'icelle; sur iceux
préalablement prise la somme de 60,000 livres applicables à oeuvres
pies.»

Après la prononciation de l'arrêt, M. de Thou dit à haute voix:

--Dieu soit béni! Dieu soit loué!

--La mort ne m'a jamais fait peur, dit froidement Cinq-Mars.

Ce fut alors que, suivant les formes, M. de Ceton, le lieutenant des
Gardes écossaises, vieillard de soixante-six ans, déclara avec émotion
qu'il remettait les prisonniers entre les mains du sieur Thomé, prévôt
des marchands du Lyonnais, prit congé d'eux, et ensuite tous les gardes
du corps, silencieux et les larmes aux yeux.

--Ne pleurez point, leur disait Cinq-Mars, les larmes sont inutiles;
mais plutôt priez Dieu pour nous, et assurez-vous que je ne crains pas
la mort.

Il leur serrait la main, et de Thou les embrassait. Après quoi ces
gentilshommes sortirent les yeux humides de larmes et se couvrant le
visage de leurs manteaux.

--Les cruels! dit l'abbé Quillet, pour trouver des armes contre eux,
il leur a fallu fouiller dans l'arsenal des tyrans. Pourquoi me laisser
entrer en ce moment?...

--Comme confesseur, monsieur, dit à voix basse un commissaire; car,
depuis deux mois, aucun étranger n'a eu permission d'entrer ici...

       *       *       *       *       *

Dès que les grandes portes furent refermées et les portières abaissées:

--Sur la terrasse, au nom du ciel! s'écria encore Grandchamp. Et il
y entraîna son maître et de Thou. Le vieux gouverneur les suivit en
boitant.

--Que nous veux-tu dans un moment semblable? dit Cinq-Mars avec une
gravité pleine d'indulgence.

--Regardez les chaînes de la ville, dit le fidèle domestique.

Le soleil naissant colorait le ciel depuis un instant à peine. Il
paraissait à l'horizon une ligne éclatante et jaune, sur laquelle les
montagnes découpaient durement leurs formes d'un bleu foncé; les vagues
de la Saône et les chaînes de la ville, tendues d'un bord à l'autre,
étaient encore voilées par une légère vapeur qui s'élevait aussi de
Lyon et dérobait à l'oeil le toit des maisons. Les premiers jets de la
lumière matinale ne coloraient encore que les points les plus élevés
du magnifique paysage. Dans la cité, les clochers de l'hôtel de ville
et de Saint-Nizier, sur les collines environnantes, les monastères des
Carmes et de Sainte-Marie, et la forteresse entière de Pierre-Encise,
étaient dorés de tous les feux de l'aurore. On entendait le bruit des
carillons joyeux des villages. Les murs seuls de la prison étaient
silencieux.

--Eh bien, dit Cinq-Mars, que nous faut-il voir? est-ce la beauté des
plaines ou la richesse des villes? est-ce la paix de ces villages? Ah!
mes amis, il y a partout là des passions et des douleurs comme celles
qui nous ont amenés ici!

Le vieil abbé et Grandchamp se penchèrent sur le parapet de la terrasse
pour regarder du côté de la rivière.

--Le brouillard est trop épais: on ne voit rien encore, dit l'abbé.

--Que notre dernier soleil est lent à paraître! disait de Thou.

--N'apercevez-vous pas en bas, au pied des rochers, sur l'autre rive,
une petite maison blanche entre la porte d'Halincourt et le boulevard
Saint-Jean? dit l'abbé.

--Je ne vois rien, répondit Cinq-Mars, qu'un amas de murailles
grisâtres.

--Ce maudit brouillard est épais! reprenait Grandchamp toujours penché
en avant, comme un marin qui s'appuie sur la dernière planche d'une
jetée pour apercevoir une voile à l'horizon.

--Chut! dit l'abbé, on parle près de nous.

En effet, un murmure confus, sourd et inexplicable, se faisait entendre
dans une petite tourelle adossée à la plate-forme de la terrasse.
Comme elle n'était guère plus grande qu'un colombier, les prisonniers
l'avaient à peine remarquée jusque-là.

--Vient-on déjà nous chercher? dit Cinq-Mars.

--Bah! bah! répondit Grandchamp, ne vous occupez pas de cela; c'est
la tour des oubliettes. Il y a deux mois que je rôde autour du fort,
et j'ai vu tomber du monde de là dans l'eau, au moins une fois par
semaine. Pensons à notre affaire: je vois une lumière à la fenêtre
là-bas.

Une invincible curiosité entraîna cependant les deux prisonniers à
jeter un regard sur la tourelle, malgré l'horreur de leur situation.
Elle s'avançait, en effet, en dehors du rocher à pic et au-dessus
d'un gouffre rempli d'une eau verte bouillonnante, sorte de source
inutile, qu'un bras égaré de la Saône formait entre les rocs à une
profondeur effrayante. On y voyait tourner rapidement la roue d'un
moulin abandonné depuis longtemps. On entendit trois fois un craquement
semblable à celui d'un pont-levis qui s'abaisserait et se relèverait
tout à coup comme par ressort en frappant contre la pierre des murs: et
trois fois on vit quelque chose de noir tomber dans l'eau et la faire
rejaillir en écume à une grande hauteur.

--Miséricorde! seraient-ce des hommes? s'écria l'abbé en se signant.

--J'ai cru voir des robes brunes qui tourbillonnaient en l'air, dit
Grandchamp; ce sont des amis du Cardinal.

Un cri terrible partit de la tour avec un jurement impie.

La lourde trappe gémit une quatrième fois. L'eau verte reçut avec bruit
un fardeau qui fit crier l'énorme roue du moulin, un de ses larges
rayons fut brisé et un homme embarrassé dans les poutres vermoulues
parut hors de l'écume, qu'il colorait d'un sang noir, tourna deux fois
en criant, et s'engloutit. C'était Laubardemont.

Pénétré d'une profonde horreur, Cinq-Mars recula.

--Il y a une Providence, dit Grandchamp: Urbain Grandier l'avait
ajourné à trois ans. Allons, allons, le temps est précieux; messieurs,
ne restez pas là immobiles. Que ce soit lui ou non, je n'en serais pas
étonné, car ces coquins-là se mangent eux-mêmes comme les rats. Mais
tâchons de leur enlever leur meilleur morceau. Vive Dieu! je vois le
signal! nous sommes sauvés; tout est prêt; accourez de ce côté-ci,
monsieur l'abbé. Voilà le mouchoir blanc à la fenêtre; nos amis sont
préparés.

L'abbé saisit aussitôt la main de chacun des deux amis, et les entraîna
du côté de la terrasse où ils avaient d'abord attaché leurs regards.

--Ecoutez-moi tous deux, leur dit-il: apprenez qu'aucun des conjurés
n'a voulu de la retraite que vous leur assuriez; ils sont tous accourus
à Lyon, travestis en grand nombre; ils ont versé dans la ville assez
d'or pour n'être pas trahis; ils veulent tenter un coup de main pour
vous délivrer. Le moment choisi est celui où l'on vous conduira au
supplice; le signal sera votre chapeau que vous mettrez sur votre tête
quand il faudra commencer.

Le bon abbé, moitié pleurant, moitié souriant par espoir, raconta que,
lors de l'arrestation de son élève, il était accouru à Paris; qu'un tel
secret enveloppait toutes les actions du Cardinal, que personne n'y
savait le lieu de la détention du Grand-Ecuyer; beaucoup le disaient
exilé; et, lorsque l'on avait su l'accommodement de MONSIEUR et du duc
de Bouillon avec le Roi, on n'avait plus douté que la vie des autres
ne fût assurée, et l'on avait cessé de parler de cette affaire, qui
compromettait peu de personnes, n'ayant pas eu d'exécution. On s'était
même en quelque sorte réjoui dans Paris de voir la ville de Sedan et
son territoire ajoutés au royaume, en échange des lettres d'_abolition_
accordées à M. de Bouillon reconnu innocent, comme MONSIEUR; que le
résultat de tous les arrangements avait fait admirer l'habileté du
Cardinal et sa clémence envers les conspirateurs, qui, disait-on,
avaient voulu sa mort. On faisait même courir le bruit qu'il avait fait
évader Cinq-Mars et de Thou, s'occupant généreusement de leur retraite
en pays étranger, après les avoir fait arrêter courageusement au milieu
du camp de Perpignan.

A cet endroit du récit, Cinq-Mars ne put s'empêcher d'oublier sa
résignation; et, serrant la main de son ami:

--_Arrêter!_ s'écria-t-il; faut-il renoncer même à l'honneur de nous
être livrés volontairement? Faut-il tout sacrifier, jusqu'à l'opinion
de la postérité?

--C'était encore là une vanité, reprit de Thou en mettant le doigt sur
sa bouche; mais chut! écoutons l'abbé jusqu'au bout.

Le gouverneur, ne doutant pas que le calme des deux jeunes gens ne vînt
de la joie qu'ils ressentaient de leur fuite assurée, et voyant que le
soleil avait à peine encore dissipé les vapeurs du matin, se livra sans
contrainte à ce plaisir involontaire qu'éprouvent les vieillards en
racontant des événements nouveaux, ceux mêmes qui doivent affliger. Il
leur dit toutes ses peines infructueuses pour découvrir la retraite de
son élève, ignorée de la cour et de la ville, où l'on n'osait pas même
prononcer son nom dans les asiles les plus secrets. Il n'avait appris
l'emprisonnement à Pierre-Encise que par la Reine elle-même, qui avait
daigné le faire venir et le charger d'en avertir la maréchale d'Effiat
et tous les conjurés, afin qu'ils tentassent un effort désespéré pour
délivrer leur jeune chef. Anne d'Autriche avait même osé envoyer
beaucoup de gentilshommes d'Auvergne et de la Touraine à Lyon pour
aider à ce dernier coup.

--La bonne Reine! dit-il, elle pleurait beaucoup lorsque je la vis,
et disait qu'elle donnerait tout ce qu'elle possède pour vous sauver;
elle se faisait beaucoup de reproches d'une lettre, je ne sais quelle
lettre. Elle parlait du salut de la France, mais ne s'expliquait pas.
Elle me dit qu'elle vous admirait et vous conjurait de vous sauver,
ne fût-ce que par pitié pour elle, à qui vous laisseriez des remords
éternels.

--N'a-t-elle rien dit de plus? interrompit de Thou, qui soutenait
Cinq-Mars pâlissant.

--Rien de plus, dit le vieillard.

--Et personne ne vous a parlé de moi? répondit le Grand-Écuyer.

--Personne, dit l'abbé.

--Encore, si elle m'eût écrit! dit Henri à demi-voix.

--Souvenez-vous donc, mon père, que vous êtes envoyé ici comme
confesseur, reprit de Thou.

Cependant le vieux Grandchamp, aux genoux de Cinq-Mars et le tirant
par ses habits de l'autre côté de la terrasse, lui criait d'une voix
entrecoupée:

--Monseigneur... mon maître... mon bon maître... les voyez-vous? les
voilà... ce sont eux, ce sont elles... elles toutes...

--Eh! qui donc, mon vieil ami? disait son maître.

--Qui? grand Dieu! Regardez cette fenêtre, ne les reconnaissez-vous
pas? Votre mère, vos soeurs, votre frère.

En effet, le jour entièrement venu lui fit voir dans l'éloignement
des femmes qui agitaient des mouchoirs blancs: l'une d'elles, vêtue de
noir, étendait ses bras vers la prison, se retirait de la fenêtre comme
pour reprendre des forces, puis, soutenue par les autres, reparaissait
et ouvrait les bras, ou posait sa main sur son coeur.

Cinq-Mars reconnut sa mère et sa famille, et ses forces le quittèrent
un moment. Il pencha la tête sur le sein de son ami, et pleura.

--Combien de fois me faudra-t-il donc mourir? dit-il.

Puis, répondant du haut de la tour par un geste de sa main à ceux de sa
famille:

--Descendons vite, mon père, répondit-il au vieil abbé; vous allez me
dire au tribunal de la pénitence, et devant Dieu, si le reste de ma vie
vaut encore que je fasse verser du sang pour la conquérir.

Ce fut alors que Cinq-Mars dit à Dieu ce que lui seul et Marie de
Mantoue ont connu de leurs secrètes et malheureuses amours. «Il remit
à son confesseur, dit le P. Daniel, un portrait d'une grande dame tout
entouré de diamants, lesquels durent être vendus, pour l'argent être
employé en oeuvres pieuses.»

Pour M. de Thou, après s'être aussi confessé, il écrivit une
lettre[34]. «Après quoi (selon le récit de son confesseur) il me dit:
«_Voilà la dernière pensée que je veux avoir pour ce monde: partons en
paradis._» Et, se promenant dans la chambre à grands pas, il récitoit
à haute voix le psaume _Miserere mei, Deus_, etc., avec une ardeur
d'esprit incroyable, et des tressaillements de tout son corps si
violents qu'on eust dit qu'il ne touchoit pas la terre et qu'il alloit
sortir de luy-mesme. Les gardes étoient muets à ce spectacle, qui les
faisoit tous frémir de respect et d'horreur.»

  [34] Voir la copie de cette lettre à Mme la princesse de Guéménée,
  dans les notes à la fin du volume.

       *       *       *       *       *

Cependant tout était calme le 12 du même mois de septembre 1642 dans
la ville de Lyon, lorsque, au grand étonnement de ses habitants, on
vit arriver dès le point du jour, par toutes ses portes, des troupes
d'infanterie et de cavalerie que l'on savait campées et cantonnées
fort loin de là. Les Gardes françaises et suisses, les régiments de
Pompadour, les Gens d'armes de Maurevert et les Carabins de La Roque,
tous défilèrent en silence; la cavalerie, portant le mousquet appuyé
sur le pommeau de la selle, vint se ranger autour du château de
Pierre-Encise; l'infanterie forma la haie sur les bords de la Saône,
depuis la porte du fort jusqu'à la place des Terreaux. C'était le lieu
ordinaire des exécutions.

Quatre compagnies des bourgeois de Lyon, que l'on appelle _Pennonnage_,
faisant environ onze ou douze cents hommes, «furent rangées, dit le
journal de Montrésor, au milieu de la place des Terreaux, en sorte
qu'elles enfermoient un espace d'environ quatre-vingts pas de chaque
côté, dans lequel on ne laissoit entrer personne, sinon ceux qui
étoient nécessaires.

«Au milieu de cet espace fut dressé un échafaud de sept pieds de haut
et environ neuf pieds en quarré, au milieu duquel, un peu plus sur le
devant, s'élevoit un poteau de la hauteur de trois pieds ou environ,
devant lequel on coucha un bloc de la hauteur d'un demi-pied, si que
la principale façade ou le devant de l'échafaud regardoit vers la
boucherie des Terreaux, du côté de la Saône; contre lequel échafaud
on dressa une petite échelle de huit échelons du côté des Dames de
Saint-Pierre.»

Rien n'avait transpiré dans la ville sur le nom des prisonniers, les
murs inaccessibles de la forteresse ne laissaient rien sortir ni rien
pénétrer que dans la nuit, et les cachots profonds avaient quelquefois
renfermé le père et le fils durant des années entières, à quatre pieds
l'un de l'autre, sans qu'ils s'en doutassent. La surprise fut extrême à
cet appareil éclatant, et la foule accourut, ne sachant s'il s'agissait
d'une fête ou d'un supplice.

Ce même secret qu'avaient gardé les agents du ministre avait été aussi
soigneusement caché par les conjurés, car leur tête en répondait.

Montrésor, Fontrailles, le baron de Beauvau, Olivier d'Entraigues,
Gondi, le comte du Lude et l'avocat Fournier, déguisés en soldats,
en ouvriers et en baladins, armés de poignards sous leurs habits,
avaient jeté et partagé dans la foule plus de cinq cents gentilshommes
et domestiques déguisés comme eux; des chevaux étaient préparés sur
la route d'Italie, et des barques sur le Rhône avaient été payées
d'avance. Le jeune marquis d'Effiat, frère aîné de Cinq-Mars, habillé
en chartreux, parcourait la foule, allait et venait sans cesse de la
place des Terreaux à la petite maison où sa mère et sa soeur étaient
enfermées avec la présidente de Pontac, soeur du malheureux de Thou. Il
les rassurait, leur donnait un peu d'espérance, et revenait trouver les
conjurés et s'assurer que chacun d'eux était disposé à l'action.

Chaque soldat formant la haie avait à ses côtés un homme prêt à le
poignarder.

La foule innombrable entassée derrière la ligne des gardes les poussait
en avant, débordait leur alignement, et leur faisait perdre du terrain.
Ambrosio, domestique espagnol, qu'avait conservé Cinq-Mars, s'était
chargé du capitaine des piquiers, et déguisé en musicien catalan, avait
entamé une dispute avec lui, feignant de ne pas vouloir cesser de jouer
de la vielle. Chacun était à son poste.

L'abbé de Gondi, Olivier d'Entraigues et le marquis d'Effiat étaient au
milieu d'un groupe de poissardes et d'écaillères qui se disputaient et
jetaient de grands cris. Elles disaient des injures à l'une d'elles,
plus jeune et plus timide que ses mâles compagnes. Le frère de
Cinq-Mars approcha pour écouter leur querelle.

--Eh! pourquoi, disait-elle aux autres, voulez-vous que Jean Le Roux,
qui est un honnête homme, aille couper la tête à deux chrétiens, parce
qu'il est boucher de son état? Tant que je serai sa femme, je ne le
souffrirai pas, j'aimerais mieux...

--Eh bien! tu as tort, répondaient ses compagnes; qu'est-ce que cela te
fait que la viande qu'il coupe se mange ou ne se mange pas? Il n'en est
pas moins vrai que tu aurais cent écus pour faire habiller tes trois
enfants à neuf. T'es trop heureuse d'être _l'épouse_ d'un boucher.
Profite donc, ma mignonne, de ce que Dieu t'envoie par la grâce de Son
Éminence.

--Laissez-moi tranquille, reprenait la première, je ne veux pas
accepter. J'ai vu ces beaux jeunes gens à la fenêtre, ils ont l'air
doux comme des agneaux.

--Eh bien, est-ce qu'on ne tue pas tes agneaux et tes veaux? reprenait
la femme Le Bon. Qu'il arrive donc du bonheur à une petite femme comme
ça! Quelle pitié! quand c'est de la part du révérend capucin, encore!

--Que la gaieté du peuple est horrible! s'écria Olivier d'Entraigues
étourdiment.

Toutes ces femmes l'entendirent et commencèrent à murmurer contre lui.

--_Du peuple!_ disaient-elles; et d'où est donc ce petit maçon avec ce
plâtre sur ses habits?

--Ah! interrompit une autre, tu ne vois pas que c'est quelque
gentilhomme déguisé? Regarde ses mains blanches: ça n'a jamais
travaillé.

--Oui, oui, c'est quelque petit conspirateur dameret; j'ai bien envie
d'aller chercher M. le Chevalier du Guet pour le faire arrêter.

L'abbé Gondi sentit tout le danger de cette situation, et, se
jetant d'un air de colère sur Olivier, avec toutes les manières d'un
menuisier dont il avait pris le costume et le tablier, il s'écria en le
saisissant au collet:

--Vous avez raison: c'est un petit drôle qui ne travaille jamais.
Depuis deux ans que mon père l'a mis en apprentissage, il n'a fait
que peigner ses cheveux blonds pour plaire aux petites filles. Allons,
rentre à la maison!

Et, lui donnant des coups de latte, il lui fit percer la foule et
revint se placer sur un autre point de la haie. Après avoir tancé le
page étourdi il lui demanda la lettre qu'il disait avoir à remettre à
M. de Cinq-Mars quand il serait évadé. Olivier l'avait depuis deux mois
dans sa poche, et la lui donna.

--C'est d'un prisonnier à un autre, dit-il; car le chevalier de Jars,
en sortant de la Bastille, me l'a envoyée de la part d'un de ses
compagnons de captivité.

--Ma foi, dit Gondi, il peut y avoir quelque secret important pour
notre ami; je la décachette, vous auriez dû y penser plus tôt.

--Ah! bah! c'est du vieux Bassompierre. Lisons.

«MON CHER ENFANT,

«J'apprends du fond de la Bastille, où je suis encore, que vous
voulez conspirer contre ce tyran de Richelieu, qui ne cesse d'humilier
notre bonne vieille Noblesse et les Parlements, et de saper dans ses
fondements l'édifice sur lequel reposait l'Etat. J'apprends que les
Nobles sont mis à la taille, et condamnés par de petits juges contre
les privilèges de leur condition, forcés à l'arrière-ban contre les
pratiques anciennes...»

--Ah! le vieux radoteur! interrompit le page en riant aux éclats.

--Pas si sot que vous croyez; seulement il est un peu reculé pour notre
affaire.

«Je ne puis qu'approuver ce généreux projet, et je vous prie de me
bailler advis de tout...»

--Ah! le vieux langage du dernier règne! dit Olivier; il ne savait pas
écrire: _me faire expert de toutes choses_, comme on dit à présent.

--Laissez-moi lire, pour Dieu, dit l'abbé; dans cent ans on se moquera
ainsi de nos phrases.

Il poursuivit:

«Je puis bien vous conseiller nonobstant mon grand âge, en vous
racontant ce qui m'advint en 1560.»

--Ah! ma foi, je n'ai pas le temps de m'ennuyer à lire tout. Voyons la
fin.

«Quand je me rappelle mon dîner chez madame la maréchale d'Effiat,
votre mère, et que je me demande ce que sont devenus tous les
convives, je m'afflige véritablement. Mon pauvre Puy-Laurens est mort
à Vincennes, de chagrin d'être oublié par MONSIEUR dans cette prison;
de Launay tué en duel, et j'en suis marri; car, malgré que je fusse
mal satisfait de mon arrestation, il y mit de la courtoisie, et je
l'ai toujours tenu pour un galant homme. Pour moi, me voilà sous clef
jusqu'à la fin de la vie de M. le Cardinal; aussi, mon enfant nous
étions treize à table: il ne faut pas se moquer des vieilles croyances.
Remerciez Dieu de ce que vous êtes le seul auquel il ne soit pas arrivé
malencontre...»

--Encore un à-propos! dit Olivier en riant de tout son coeur; et, cette
fois, l'abbé de Gondi ne put tenir son sérieux malgré ses efforts.

Ils déchirèrent la lettre inutile, pour ne pas prolonger encore la
détention du pauvre maréchal si elle était trouvée, et se rapprochèrent
de la place des Terreaux et de la haie des gardes qu'ils devaient
attaquer lorsque le signal du chapeau serait donné par le jeune
prisonnier.

Ils virent avec satisfaction tous leurs amis à leur poste, et prêts
à jouer des couteaux, selon leur propre expression. Le peuple, en se
pressant autour d'eux, les favorisait sans le vouloir. Il survint près
de l'abbé une troupe de jeunes demoiselles vêtues de blanc et voilées;
elles allaient à l'église pour communier, et les religieuses qui les
conduisaient, croyant comme tout le peuple que ce cortège était destiné
à rendre les honneurs à quelque grand personnage, leur permirent de
monter sur de larges pierres de taille accumulées derrière les soldats.
Là elles se groupèrent avec la grâce de cet âge, comme vingt belles
statues sur un seul piédestal. On eût dit ces vestales que l'antiquité
conviait aux sanglants spectacles des gladiateurs. Elles se parlaient
à l'oreille en regardant autour d'elles, riaient et rougissaient
ensemble, comme font les enfants.

L'abbé de Gondi vit avec humeur qu'Olivier allait encore oublier
son rôle de conspirateur et son costume de maçon pour leur lancer
des oeillades et prendre un maintien trop élégant et des gestes trop
civilisés pour l'état qu'on devait lui supposer: il commençait déjà à
s'approcher d'elles en bouclant ses cheveux avec ses doigts, lorsque
Fontrailles et Montrésor survinrent par bonheur sous un habit de
soldats suisses; un groupe de gentilshommes, déguisés en mariniers, les
suivait avec des bâtons ferrés à la main; ils avaient sur le visage une
pâleur qui n'annonçait rien de bon. On entendit une marche sonnée par
des trompettes.

--Restons ici, dit l'un d'eux à sa suite; c'est ici.

L'air sombre et le silence de ces spectateurs contrastaient
singulièrement avec les regards enjoués et curieux des jeunes filles et
leurs propos enfantins.

--Ah! le beau cortège! criaient-elles: voilà au moins cinq cents hommes
avec des cuirasses et des habits rouges, sur de beaux chevaux; ils ont
des plumes jaunes sur leurs grands chapeaux.--Ce sont des étrangers,
des Catalans, dit un garde-française.--Qui conduisent-ils donc?--Ah!
voici un beau carrosse doré! mais il n'y a personne dedans.

--Ah! je vois trois hommes à pied: où vont-ils?

--A la mort! dit Fontrailles d'une voix sinistre qui fit taire
toutes les voix. On n'entendit plus que les pas lents des chevaux
qui s'arrêtèrent tout à coup par un de ces retards qui arrivent dans
la marche de tout cortège. On vit alors un douloureux et singulier
spectacle. Un vieillard à la tête tonsurée marchait avec peine en
sanglotant, soutenu par deux jeunes gens d'une figure intéressante
et charmante, qui se donnaient une main derrière ses épaules voûtées,
tandis que de l'autre chacun d'eux tenait l'un de ses bras. Celui qui
marchait à sa gauche était vêtu de noir; il était grave et baissait
les yeux. L'autre beaucoup plus jeune, était revêtu d'une parure
éclatante[35]: un pourpoint de drap de Hollande, couvert de larges
dentelles d'or et portant des manches bouffantes et brodées, le
couvrait du cou à la ceinture, habillement assez semblable au corset
des femmes; le reste de ses vêtements en velours noir brodé de palmes
d'argent, des bottines grisâtres à talons rouges, où s'attachaient
des éperons d'or; un manteau d'écarlate chargé de boutons d'or, tout
rehaussait la grâce de sa taille élégante et souple. Il saluait à
droite et à gauche de la haie avec un sourire mélancolique.

  [35] Le portrait en pied de M. de Cinq-Mars est conservé dans le
  musée de Versailles.

Un vieux domestique, avec des moustaches et une barbe blanches,
suivait, le front baissé, tenant en main deux chevaux de bataille
caparaçonnés.

Les jeunes demoiselles se taisaient; mais elles ne purent retenir leurs
sanglots en les voyant.

--C'est donc ce pauvre vieillard qu'on mène à la mort?
s'écrièrent-elles; ses enfants le soutiennent.

--A genoux! mesdames, dit une religieuse, et priez pour lui.

--A genoux! cria Gondi, et prions que Dieu les sauve.

Tous les conjurés répétèrent:--A genoux! à genoux! et donnèrent
l'exemple au peuple qui les imita en silence.

--Nous pouvons mieux voir ses mouvements à présent, dit tout bas Gondi
à Montrésor: levez-vous; que fait-il?

--Il est arrêté et parle de notre côté en nous saluant; je crois qu'il
nous reconnaît.

Toutes les maisons, les fenêtres, les murailles, les toits, les
échafauds dressés, tout ce qui avait vue sur la place était chargé de
personnes de toute condition et de tout âge.

Le silence le plus profond régnait sur la foule immense; on eût entendu
les ailes du moucheron des fleuves, le souffle du moindre vent, le
passage des grains de poussière qu'il soulève; mais l'air était calme,
le soleil brillant, le ciel bleu. Tout le peuple écoutait. On était
proche de la place des Terreaux; on entendit des coups de marteau sur
les planches, puis la voix de Cinq-Mars.

Un jeune chartreux avança sa tête pâle entre deux gardes; tous les
conjurés se levèrent au-dessus du peuple à genoux, chacun d'eux portant
la main à sa ceinture ou dans son sein et serrant de près le soldat
qu'il devait poignarder.

--Que fait-il? dit le chartreux; a-t-il son chapeau sur la tête?

--Il jette son chapeau à terre loin de lui, dit paisiblement
l'arquebusier qu'il interrogeait.




CHAPITRE XXVI

LA FÊTE

    Mon Dieu! qu'est-ce que ce monde?

    (_Dernières paroles de M. de Cinq-Mars._)


Le jour même du cortège sinistre de Lyon, et durant les scènes que
nous venons de voir, une fête magnifique se donnait à Paris, avec tout
le luxe et le mauvais goût du temps. Le puissant Cardinal avait voulu
remplir à la fois de ses pompes les deux premières villes de France.

Sous le nom d'ouverture du Palais-Cardinal, on annonça cette fête
donnée au Roi et à toute la cour. Maître de l'empire par la force, il
voulut encore l'être des esprits par la séduction, et, las de dominer,
il espéra plaire. La tragédie de _Mirame_ allait être représentée dans
une salle construite exprès pour ce grand jour: ce qui éleva les frais
de cette soirée, dit Pélisson, à trois cent mille écus.

La garde entière du premier ministre[36] était sous les armes; ses
quatre compagnies de Mousquetaires et de Gens d'armes étaient rangées
en haie sur les vastes escaliers et à l'entrée des longues galeries du
Palais-Cardinal[37]. Ce brillant _Pandemonium_, où les péchés mortels
ont un temple à chaque étage, n'appartint ce jour-là qu'à l'orgueil,
qui l'occupait de haut en bas. Sur chaque marche était posté l'un des
arquebusiers de la garde du Cardinal, tenant une torche à la main
et une longue carabine dans l'autre; la foule de ses gentilshommes
circulait entre ces candélabres vivants, tandis que dans le grand
jardin, entouré d'épais marronniers, remplacés aujourd'hui par les
arcades, deux compagnies de Chevau-légers à cheval, le mousquet au
poing, se tenaient prêtes au premier ordre et à la première crainte de
leur maître.

  [36] Le Roi donna au Cardinal, en 1626, une garde de deux cents
  Arquebusiers; en 1632, quatre cents Mousquetaires à pied; en 1638,
  deux compagnies de Gens d'armes et de Chevau-légers furent formées
  par lui.

  [37] Il avait donné au Roi, sous réserve d'usufruit durant sa vie,
  ce palais avec ses dépendances, comme aussi sa magnifique chapelle
  de diamants, avec son grand buffet d'argent ciselé, pesant trois
  mille marcs, et son grand diamant en forme de coeur, pesant plus de
  vingt carats; M. de Chavigny accepta cette donation pour le Roi.

  (_Histoire du père Joseph._)

Le Cardinal, porté et suivi par ses trente-huit pages, vint se placer
dans sa loge tendue de pourpre, en face de celle où le Roi était couché
à demi derrière des rideaux verts qui le préservaient de l'éclat des
flambeaux. Toute la cour était entassée dans les loges, et se leva
lorsqu'il parut; la musique commença une ouverture brillante, et l'on
ouvrit le parterre à tous les hommes de la ville et de l'armée qui se
présentèrent. Trois flots impétueux de spectateurs s'y précipitèrent et
le remplirent en un instant; ils étaient debout et tellement pressés,
que le mouvement d'un bras suffisait pour causer sur toute la foule le
balancement d'un champ de blé. On vit tel homme dont la tête décrivait
ainsi un cercle assez étendu, comme celle d'un compas, sans que ses
pieds eussent quitté le point où ils étaient fixés, et on emporta
quelques jeunes gens évanouis. Le ministre, contre sa coutume, avança
sa tête décharnée hors de sa tribune, et salua l'assemblée d'un air
qui voulait être gracieux. Cette grimace n'obtint de réponse qu'aux
loges, le parterre fut silencieux. Richelieu avait voulu montrer qu'il
ne craignait pas le jugement public pour son ouvrage et avait permis
que l'on introduisît sans choix tous ceux qui se présenteraient.
Il commençait à s'en repentir, mais trop tard. En effet, cette
impartiale assemblée fut aussi froide que la _tragédie-pastorale_
l'était elle-même; en vain les _bergères_ du théâtre, couvertes de
pierreries, exhaussées sur des talons rouges, portant du bout des
doigts des houlettes ornées de rubans et suspendant des guirlandes de
fleurs sur leurs robes que soulevaient les _vertugadins_, se mouraient
d'amour en longues tirades de deux cents vers langoureux; en vain des
_amants parfaits_ (car c'était le beau idéal de l'époque) se laissaient
dépérir de faim dans un antre solitaire, et déploraient leur mort avec
emphase, en attachant à leurs cheveux des rubans de la couleur favorite
de leur belle; en vain les femmes de la cour donnaient des signes
de ravissement, penchées au bord de leurs loges, et tentaient même
l'évanouissement le plus flatteur: le morne parterre ne donnait d'autre
signe de vie que le balancement perpétuel des têtes noires à longs
cheveux. Le Cardinal mordait ses lèvres et faisait le distrait pendant
le premier acte et le second; le silence avec lequel s'écoulèrent le
troisième et le quatrième fit une telle blessure à son coeur paternel,
qu'il se fit soulever à demi hors de son balcon, et, dans cette immonde
et ridicule attitude, faisait signe à ses amis de la cour de remarquer
les plus beaux endroits, et donnait le signal des applaudissements; on
y répondait de quelques loges, mais l'impassible parterre était plus
silencieux que jamais; laissant la scène se passer entre le théâtre et
les régions supérieures, il s'obstinait à demeurer neutre. Le maître de
l'Europe et de la France, jetant alors un regard de feu sur ce petit
amas d'hommes qui osaient ne pas admirer son oeuvre, sentit dans son
coeur le voeu de Néron, et pensa un moment combien il serait heureux
qu'il n'y eût là qu'une tête.

Tout à coup cette masse noire et immobile s'anima, et des salves
interminables d'applaudissements éclatèrent, au grand étonnement
des loges, et surtout du ministre. Il se pencha, saluant avec
reconnaissance; mais il s'arrêta en remarquant que les battements de
mains interrompaient les acteurs toutes les fois qu'ils voulaient
recommencer. Le Roi fit ouvrir les rideaux de sa loge fermés,
jusque-là, pour voir ce qui excitait tant d'enthousiasme; toute la
cour se pencha hors des colonnes: on aperçut alors dans la foule des
spectateurs assis sur le théâtre, un jeune homme humblement vêtu, qui
venait de se placer avec peine; tous les regards se portaient sur lui.
Il en paraissait fort embarrassé, et cherchait à se couvrir de son
petit manteau noir trop court. _Le Cid! Le Cid!_ cria le parterre, ne
cessant d'applaudir. Corneille, effrayé, se sauva dans les coulisses,
et tout retomba dans le silence.

Le Cardinal, hors de lui, fit fermer les rideaux de sa loge et se fit
emporter dans ses galeries.

Ce fut là que s'exécuta une autre scène préparée dès longtemps par les
soins de Joseph, qui avait sur ce point endoctriné les gens de sa suite
avant de quitter Paris. Le cardinal Mazarin, s'écriant qu'il était
plus prompt de faire passer Son Éminence par une longue fenêtre vitrée
qui ne s'élevait qu'à deux pieds de terre et conduisait de sa loge aux
appartements, la fit ouvrir, et les pages y firent passer le fauteuil.
Aussitôt cent voix s'élevèrent pour dire et proclamer l'accomplissement
de la grande prophétie de Nostradamus. On se disait à demi-voix: «Le
_bonnet rouge_, c'est Monseigneur; _quarante onces_, c'est Cinq-Mars;
_tout_ finira, c'était de Thou: quel heureux coup du ciel! Son Éminence
règne sur l'avenir comme sur le présent».

Il s'avançait ainsi sur son trône ambulant dans de longues et
resplendissantes galeries, écoutant ce doux murmure d'une flatterie
nouvelle; mais, insensible à ce bruit des voix qui divinisaient son
génie, il eût donné tous leurs propos pour un seul mot, un seul geste
de ce public immobile et inflexible, quand même ce mot eût été un
cri de haine; car on étouffe les clameurs, mais comment se venger
du silence? On empêche un peuple de frapper, mais qui l'empêchera
d'attendre? Poursuivi par le fantôme importun de l'opinion publique,
le sombre ministre ne se crut en sûreté qu'arrivé au fond de son
palais, au milieu de sa cour tremblante et flatteuse, dont les
adorations lui firent bientôt oublier que quelques hommes avaient
osé ne pas l'admirer. Il se fit placer comme un roi au milieu de ses
vastes appartements, et, regardant autour de lui, se mit à compter
attentivement les hommes puissants et soumis qui l'entouraient: il
les compta et s'admira. Les chefs de toutes les grandes familles,
les princes de l'Église, les présidents de tous les parlements, les
gouverneurs des provinces, les maréchaux et les généraux en chef des
armées, le nonce, les ambassadeurs de tous les royaumes, les députés
et les sénateurs des républiques, étaient immobiles, soumis et rangés
autour de lui, comme attendant ses ordres. Plus un regard qui osât
soutenir son regard, plus une parole qui osât s'élever sans sa volonté,
plus un projet qu'on osât former dans le repli le plus secret du
coeur, plus une pensée qui ne procédât de la sienne. L'Europe muette
l'écoutait par représentants. De loin en loin il élevait une voix
impérieuse, et jetait une parole satisfaite au milieu de ce cercle
pompeux, comme un denier dans la foule des pauvres. On pouvait alors
reconnaître, à l'orgueil qui s'allumait dans ses regards et à la joie
de sa contenance, celui des princes sur qui venait de tomber une telle
faveur; celui-là se trouvait même transformé tout à coup en un autre
homme, et semblait avoir fait un pas dans la hiérarchie des pouvoirs,
tant on entourait d'adorations inespérées et de soudaines caresses ce
fortuné courtisan, dont le Cardinal n'apercevait pas même le bonheur
obscur. Le frère du Roi et le duc de Bouillon étaient debout dans la
foule, d'où le ministre ne daigna pas les tirer; seulement il affecta
de dire qu'il serait bon de démanteler quelques places fortes, parla
longuement de la nécessité des pavés et des quais dans les rues de
Paris, et dit en deux mots à Turenne qu'on pourrait l'envoyer à l'armée
d'Italie, près du prince Thomas, pour chercher son bâton de maréchal.

Tandis que Richelieu ballottait ainsi dans ses mains puissantes les
plus grandes et les moindres choses de l'Europe, au milieu d'une fête
bruyante dans son magnifique palais, on avertissait la Reine au Louvre
que l'heure était venue de se rendre chez le Cardinal, où le Roi
l'attendait après la tragédie. La sérieuse Anne d'Autriche n'assistait
à aucun spectacle; mais elle n'avait pu refuser la fête du premier
ministre. Elle était dans son oratoire, prête à partir et couverte
de perles, sa parure favorite; debout près d'une grande glace avec
Marie de Mantoue, elle se plaisait à terminer la toilette de la jeune
princesse, qui, vêtue d'une longue robe rose, contemplait elle-même
avec attention, mais un peu d'ennui et d'un air boudeur, l'ensemble de
sa toilette.

La Reine considérait son propre ouvrage dans Marie, et, plus troublée
qu'elle, songeait avec crainte au moment où cesserait cette éphémère
tranquillité, malgré la profonde connaissance qu'elle avait du
caractère sensible mais léger de Marie. Depuis la conversation de
Saint-Germain, depuis la lettre fatale, elle n'avait pas quitté un seul
instant la jeune princesse, et avait donné tous ses soins à conduire
son esprit dans la voie qu'elle avait tracée d'avance; car le trait
le plus prononcé du caractère d'Anne d'Autriche était une invincible
obstination dans ses calculs, auxquels elle eût voulu soumettre tous
les événements et toutes les passions avec une exactitude géométrique,
et c'est sans doute à cet esprit positif et sans mobilité que l'on
doit attribuer tous les malheurs de sa régence. La sinistre réponse
de Cinq-Mars, son arrestation, son jugement, tout avait été caché à
la princesse Marie, dont la faute première, il est vrai, avait été un
mouvement d'amour-propre et un instant d'oubli. Cependant la Reine
était bonne, et s'était amèrement repentie de sa précipitation à
écrire de si décisives paroles, dont les conséquences avaient été si
graves, et tous ses efforts avaient tendu à en atténuer les suites. En
envisageant son action dans ses rapports avec le bonheur de la France,
elle s'applaudissait d'avoir étouffé ainsi tout à coup le germe d'une
guerre civile qui eût ébranlé l'État jusque dans ses fondements; mais
lorsqu'elle s'approchait de sa jeune amie et considérait cet être
charmant qu'elle brisait dans sa fleur, et qu'un vieillard sur un trône
ne dédommagerait pas de la perte qu'elle avait faite pour toujours;
quand elle songeait à l'entier dévouement, à cette totale abnégation de
soi-même qu'elle venait de voir dans un jeune homme de vingt-deux ans,
d'un si grand caractère et presque maître du royaume, elle plaignait
Marie, et admirait du fond de l'âme l'homme qu'elle avait si mal jugé.

Elle aurait voulu du moins faire connaître tout ce qu'il valait à
celle qu'il avait tant aimée, et qui ne le savait pas; mais elle
espérait encore en ce moment que tous les conjurés, réunis à Lyon,
parviendraient à le sauver, et, une fois le sachant en pays étranger,
elle pourrait alors tout dire à sa chère Marie.

Quant à celle-ci, elle avait d'abord redouté la guerre; mais, entourée
de gens de la Reine, qui n'avaient laissé parvenir jusqu'à elle que des
nouvelles dictées par cette princesse, elle avait su ou cru savoir que
la conjuration n'avait pas eu d'exécution; que le Roi et le Cardinal
étaient d'abord revenus à Paris presque ensemble: que MONSIEUR,
éloigné quelque temps, avait reparu à la cour; que le duc de Bouillon,
moyennant la cession de Sedan, était aussi rentré en grâce; et que, si
le Grand-Écuyer ne paraissait pas encore, le motif en était la haine
plus prononcée du Cardinal contre lui et la grande part qu'il avait
dans la conjuration. Mais le simple bon sens et le sentiment naturel
de la justice disaient assez que, n'ayant agi que sous les ordres du
frère du Roi, son pardon devait suivre celui du prince. Tout avait
donc calmé l'inquiétude première de son coeur, tandis que rien n'avait
adouci une sorte de ressentiment orgueilleux qu'elle avait contre
Cinq-Mars, assez indifférent pour ne pas lui faire savoir le lieu de sa
retraite, ignoré de la Reine même et de toute la cour, tandis qu'elle
n'avait songé qu'à lui, disait-elle. Depuis deux mois, d'ailleurs, les
bals et les carrousels s'étaient si rapidement succédé, et tant de
_devoirs_ impérieux l'avaient entraînée, qu'il lui restait à peine,
pour s'attrister et se plaindre, le temps de sa toilette, où elle
était presque seule. Elle commençait bien chaque soir cette réflexion
générale sur l'ingratitude et l'inconstance des hommes, pensée profonde
et nouvelle, qui ne manque jamais d'occuper la tête d'une jeune
personne à l'âge du premier amour; mais le sommeil ne lui permettait
jamais de l'achever; et la fatigue de la danse fermait ses grands yeux
noirs avant que ses idées eussent trouvé le temps de se classer dans
sa mémoire et de lui présenter des images bien nettes du passé. Dès son
réveil, elle se voyait entourée des jeunes princesses de la cour, et à
peine en état de paraître, elle était forcée de passer chez la Reine,
où l'attendaient les éternels, mais moins désagréables hommages du
prince Palatin; les Polonais avaient eu le temps d'apprendre à la cour
de France cette réserve mystérieuse et ce silence éloquent qui plaisent
tant aux femmes, parce qu'ils accroissent l'importance des secrets
toujours cachés, et rehaussent les êtres que l'on respecte assez pour
ne pas oser même souffrir en leur présence. On regardait Marie comme
accordée au roi Uladislas; et elle-même, il faut le confesser, s'était
si bien faite à cette idée, que le trône de Pologne occupé par une
autre reine lui eût paru une chose monstrueuse: elle ne voyait pas avec
bonheur le moment d'y monter, mais avait cependant pris possession
des hommages qu'on lui rendait d'avance. Aussi, sans se l'avouer à
elle-même, exagérait-elle beaucoup les prétendus torts de Cinq-Mars que
la Reine lui avait dévoilés à Saint-Germain.

--Vous êtes fraîche comme les roses de ce bouquet, dit la Reine;
allons, ma chère enfant, êtes-vous prête? Quel est ce petit air
boudeur? Venez, que je referme cette boucle d'oreilles... N'aimez-vous
pas ces topazes? Voulez-vous une autre parure?

--Oh! non, madame, je pense que je ne devrais pas me parer, car
personne ne sait mieux que vous combien je suis malheureuse. Les hommes
sont bien cruels envers nous! Je réfléchis encore à tout ce que vous
m'avez dit, et tout m'est bien prouvé actuellement. Oui, il est bien
vrai qu'il ne m'aimait pas; car enfin, s'il m'avait aimée, d'abord
il eût renoncé à une entreprise qui me faisait tant de peine, comme
je le lui avais dit; je me rappelle même, ce qui est bien plus fort,
ajouta-t-elle d'un air important et même solennel, que je lui dis qu'il
serait rebelle; oui, madame, _rebelle_, je le lui dis à Saint-Eustache.
Mais je vois que Votre Majesté avait bien raison: je suis bien
malheureuse! il avait plus d'ambition que d'amour.

Ici une larme de dépit s'échappa de ses yeux et roula vite et seule sur
sa joue, comme une perle sur une rose.

--Oui, c'est bien certain... continua-t-elle en attachant ses
bracelets; et la plus grande preuve, c'est que depuis deux mois qu'il
a renoncé à son entreprise (comme vous m'avez dit que vous l'aviez fait
sauver), il aurait bien pu me faire savoir où il s'est retiré. Et moi,
pendant ce temps-là, je pleurais, j'implorais toute votre puissance
en sa faveur; je mendiais un mot qui m'apprît une de ses actions; je
ne pensais qu'à lui; et encore à présent je refuse tous les jours le
trône de Pologne, parce que je veux prouver jusqu'à la fin que je suis
constante, que vous-même ne pouvez me faire manquer à mon attachement,
bien plus sérieux que le sien, et que nous valons mieux que les hommes;
mais du moins, je crois que je puis bien aller ce soir à cette fête,
puisque ce n'est pas un bal.

--Oui, oui, ma chère enfant, venez vite, dit la Reine, voulant faire
cesser ce langage enfantin qui l'affligeait, et dont elle avait causé
les erreurs ingénues; venez, vous verrez l'union qui règne entre les
princes et le Cardinal, et nous apprendrons peut-être quelques bonnes
nouvelles.

Elles partirent.

Lorsque les deux princesses entrèrent dans les longues galeries du
Palais-Cardinal, elles furent reçues et saluées froidement par le Roi
et le ministre, qui, entourés et pressés par une foule de courtisans
silencieux, jouaient aux échecs sur une table étroite et basse. Toutes
les femmes qui entrèrent avec la Reine, ou après elle, se répandirent
dans les appartements, et bientôt une musique fort douce s'éleva
dans l'une des salles, comme un accompagnement à mille conversations
particulières qui s'engagèrent autour des tables de jeu.

Auprès de la Reine passèrent, en saluant, deux jeunes et nouveaux
mariés, l'heureux Chabot et la belle duchesse de Rohan; ils semblaient
éviter la foule et chercher à l'écart le moment de se parler
d'eux-mêmes. Tout le monde les accueillait en souriant et les voyait
avec envie: leur félicité se lisait sur le visage des autres autant que
sur le leur.

Marie les suivit des yeux:--Ils sont heureux pourtant, dit-elle à la
Reine, se rappelant le blâme que l'on avait voulu jeter sur eux.

Mais, sans lui répondre, Anne d'Autriche craignant que, dans la foule,
un mot inconsidéré ne vînt apprendre quelque funeste événement à sa
jeune amie, se plaça derrière le Roi avec elle. Bientôt MONSIEUR, le
prince Palatin et le duc de Bouillon vinrent lui parler d'un air libre
et enjoué. Cependant le second, jetant sur Marie un regard sévère et
scrutateur, lui dit: «Madame la princesse, vous êtes ce soir d'une
beauté et d'une gaieté _surprenantes_.»

Elle fut interdite de ces paroles, et de le voir s'éloigner d'un air
sombre; elle parla au duc d'Orléans, qui ne répondit pas et sembla ne
pas entendre. Marie regarda la Reine, et crut remarquer de la pâleur et
de l'inquiétude sur ses traits. Cependant personne n'osait approcher
le Cardinal-Duc, qui méditait lentement ses coups d'échecs; Mazarin
seul, appuyé sur le bras de son fauteuil et suivant les coups avec une
attention servile, faisait des gestes d'admiration toutes les fois
que le Cardinal avait joué. L'application sembla dissiper un moment
le nuage qui couvrait le front du ministre: il venait d'avancer une
_tour_ qui mettait le _roi_ de Louis XIII dans cette fausse position
qu'on nomme _Pat_, situation où ce roi d'ébène, sans être attaqué
personnellement, ne peut cependant ni reculer ni avancer dans aucun
sens. Le Cardinal, levant les yeux, regarda son adversaire, et se
mit à sourire d'un côté des lèvres seulement, ne pouvant peut-être
s'interdire un secret rapprochement. Puis, en voyant les yeux éteints
et la figure mourante du prince, il se pencha à l'oreille de Mazarin,
et lui dit:

--Je crois, ma foi, qu'il partira avant moi; il est bien changé.

En même temps, il lui prit une longue et violente toux; souvent il
sentait en lui cette douleur aiguë et persévérante; à cet avertissement
sinistre il porta à sa bouche un mouchoir qu'il en retira sanglant;
mais, pour le cacher, il le jeta sous la table, et sourit en regardant
sévèrement autour de lui, comme pour défendre l'inquiétude.

Louis XIII, parfaitement insensible, ne fit pas le plus léger mouvement
et rangea ses pièces pour une autre partie avec une main décharnée et
tremblante. Ces deux mourants semblaient tirer au sort leur dernière
heure.

En cet instant une horloge sonna minuit. Le roi leva la tête:

--Ah! ah! dit-il froidement, ce matin, à la même heure, M. le Grand,
notre cher ami, a passé un mauvais moment.

Un cri perçant partit auprès de lui; il frémit et se jeta de l'autre
côté, renversant le jeu. Marie de Mantoue, sans connaissance, était
dans les bras de la Reine; celle-ci, pleurant amèrement, dit à
l'oreille du Roi:

--Ah! Sire, vous avez une hache à deux tranchants!

Elle donnait ensuite des soins et des baisers maternels à la jeune
princesse, qui, entourée de toutes les femmes de la cour, ne revint
de son évanouissement que pour verser des torrents de larmes. Sitôt
qu'elle rouvrit les yeux:

--Hélas! oui, mon enfant, lui dit Anne d'Autriche, ma pauvre enfant,
vous êtes reine de Pologne.

       *       *       *       *       *

Il est arrivé souvent que le même événement qui faisait couler des
larmes dans le palais des rois a répandu l'allégresse au dehors; car
le peuple croit toujours que la joie habite avec les fêtes. Il y eut
cinq jours de réjouissances pour le retour du ministre, et chaque
soir, sous les fenêtres du Palais-Cardinal et sous celles du Louvre, se
pressaient les habitants de Paris; les dernières émeutes les avaient,
pour ainsi dire, mis en goût pour les mouvements publics; ils couraient
d'une rue à l'autre avec une curiosité quelquefois insultante et
hostile, tantôt marchant en processions silencieuses, tantôt poussant
de longs éclats de rire ou des huées prolongées dont on ignorait le
sens. Des bandes de jeunes hommes se battaient dans les carrefours
et dansaient en rond sur les places publiques, comme pour manifester
quelque espérance inconnue de plaisir et quelque joie insensée qui
serrait le coeur. Il était remarquable que le silence le plus triste
régnait justement dans les lieux que les ordres du ministre avaient
préparés pour les réjouissances, et que l'on passait avec dédain devant
les façades illuminées de son palais. Si quelques voix s'élevaient,
c'était pour lire et relire sans cesse avec ironie les légendes et
les inscriptions dont l'idiote flatterie de quelques écrivains obscurs
avait entouré le portrait du Cardinal-Duc. L'une de ces images était
gardée par des arquebusiers qui ne la garantissaient pas des pierres
que lui lançaient de loin des mains inconnues. Elle représentait le
Cardinal généralissime portant un casque entouré de lauriers. On lisait
au-dessus:

    Grand Duc! c'est justement que la France t'honore;
    Ainsi que le dieu Mars dans Paris on t'adore[38].

  [38] Cette gravure existe encore.

Ces belles choses ne persuadaient pas au peuple qu'il fût heureux; et
en effet il n'adorait pas plus le Cardinal que le dieu Mars, mais il
acceptait ses fêtes à titre de désordre. Tout Paris était en rumeur, et
des hommes à longue barbe, portant des torches, des pots remplis de vin
et des verres d'étain qu'ils choquaient à grand bruit, se tenaient sous
le bras et chantaient à l'unisson, avec des voix rudes et grossières,
une ancienne ronde de la Ligue:

    Reprenons la danse,
    Allons, c'est assez:
    Le printemps commence,
    Les Rois sont passés.

    Prenons quelque trève,
    Nous sommes lassés;
    Les Rois de la fève
    Nous ont harassés.

    Allons, Jean du Mayne,
    Les Rois sont passés[39].

  [39] Chant des guerres civiles. (Voy. _Mém. de la Ligue_.)

Les bandes effrayantes qui hurlaient ces paroles traversèrent les
quais et le Pont-Neuf, froissant, contre les hautes maisons qui
les couvraient alors, quelques bourgeois paisibles, attirés par la
curiosité. Deux jeunes gens enveloppés dans des manteaux furent jetés
l'un contre l'autre et se reconnurent à la lueur d'une torche placée au
pied de la statue de Henri IV, nouvellement élevée, sous laquelle ils
se trouvaient.

--Quoi! encore à Paris, monsieur? dit Corneille à Milton; je vous
croyais à Londres.

--Entendez-vous ce peuple, monsieur? l'entendez-vous? quel est ce
refrain terrible:

    Les Rois sont passés?

--Ce n'est rien encore, monsieur; faites attention à leurs propos.

--Le Parlement est mort, disait l'un des hommes, les seigneurs sont
morts: dansons, nous sommes les maîtres; le vieux Cardinal s'en va, il
n'y a plus que le Roi et nous.

--Entendez-vous ce misérable, monsieur? reprit Corneille; tout est là,
toute notre époque est dans ce mot.

--Eh quoi! est-ce là l'oeuvre de ce ministre que l'on appelle _grand_
parmi vous, et même chez les autres peuples? Je ne comprends pas cet
homme.

--Je vous l'expliquerai tout à l'heure, lui répondit Corneille; mais,
avant cela, écoutez la fin de cette lettre que j'ai reçue aujourd'hui.
Approchons-nous de cette lanterne, sous la statue du feu roi... Nous
sommes seuls, la foule est passée, écoutez:

«...... C'est par une de ces imprévoyances qui empêchent
l'accomplissement des plus généreuses entreprises que nous n'avons
pu sauver MM. de Cinq-Mars et de Thou. Nous eussions dû penser que,
préparés à la mort par de longues méditations, ils refuseraient nos
secours; mais cette idée ne vint à aucun de nous; dans la précipitation
de nos mesures, nous fîmes encore la faute de nous trop disséminer
dans la foule, ce qui nous ôta le moyen de prendre une résolution
subite. J'étais placé, pour mon malheur, près de l'échafaud, et je vis
s'avancer jusqu'au pied nos malheureux amis, qui soutenaient le pauvre
abbé Quillet, destiné à voir mourir son élève, qu'il avait vu naître.
Il sanglotait et n'avait que la force de baiser les mains des deux
amis. Nous nous avançâmes tous, prêts à nous élancer sur les gardes
au signal convenu; mais je vis avec douleur M. de Cinq-Mars jeter
son chapeau loin de lui d'un air de dédain. On avait remarqué notre
mouvement, et la garde catalane fut doublée autour de l'échafaud. Je
ne pouvais plus voir; mais j'entendais pleurer. Après les trois coups
de trompette ordinaires, le greffier criminel de Lyon, étant à cheval
assez près de l'échafaud, lut l'arrêt de mort que ni l'un ni l'autre
n'écoutèrent. M. de Thou dit à M. de Cinq-Mars:

--«Eh bien! cher ami, qui mourra le premier? Vous souvient-il de saint
Gervais et de saint Protais?

--«Ce sera celui que vous jugerez à propos, répondit Cinq-Mars.»

«Le second confesseur, prenant la parole, dit à M. de Thou:

--«Vous êtes le plus âgé.

--«Il est vrai, dit M. de Thou, qui, s'adressant à M. le Grand, lui
dit:--Vous êtes le plus généreux, vous voulez bien me montrer le chemin
de la gloire du ciel?

--«Hélas! dit Cinq-Mars, je vous ai ouvert celui du précipice; mais
précipitons-nous dans la mort généreusement, et nous surgirons dans la
gloire et le bonheur du ciel.»

«Après quoi il l'embrassa et monta l'échafaud avec une adresse et une
légèreté merveilleuses. Il fit un tour sur l'échafaud, et considéra
haut et bas toute cette grande assemblée, d'un visage assuré et qui
ne témoignait aucune peur, et d'un maintien grave et gracieux; puis
il fit un autre tour, saluant le peuple de tous côtés, sans paraître
reconnaître aucun de nous, mais avec une face majestueuse et charmante;
puis il se mit à genoux, levant les yeux au ciel, adorant Dieu et
lui recommandant sa fin: comme il baisait le crucifix, le père cria
au peuple de prier Dieu pour lui, et M. le Grand, ouvrant les bras,
joignant les mains, tenant toujours son crucifix, fit la même demande
au peuple. Puis il s'alla jeter de bonne grâce à genoux devant le
bloc, embrassa le poteau, mit le cou dessus, leva les yeux au ciel, et
demanda au confesseur: «Mon père, serai-je bien ainsi?» Puis, tandis
que l'on coupait ses cheveux, il éleva les yeux au ciel et dit en
soupirant: «Mon Dieu, qu'est-ce que ce monde? mon Dieu, je vous offre
mon supplice en satisfaction de mes péchés.»

--«Qu'attends-tu? que fais-tu là? dit-il ensuite à l'exécuteur qui
était là et n'avait pas encore tiré son couperet d'un méchant sac
qu'il avait apporté. Son confesseur, s'étant approché, lui donna
une médaille; et lui, d'une tranquillité d'esprit incroyable, pria
le père de tenir le crucifix devant ses yeux, qu'il ne voulut point
avoir bandés. J'aperçus les deux mains tremblantes du vieil abbé
Quillet, qui élevait le crucifix. En ce moment, une voix claire et
pure comme celle d'un ange entonna l'_Ave, maris stella_. Dans le
silence universel, je reconnus la voix de M. de Thou, qui attendait au
pied de l'échafaud; le peuple répéta le chant sacré, M. de Cinq-Mars
embrassa plus étroitement le poteau, et je vis s'élever une hache
faite à la façon des haches d'Angleterre. Un cri effroyable du peuple,
jeté de la place, des fenêtres et des tours, m'avertit qu'elle était
retombée et que la tête avait roulé jusqu'à terre; j'eus encore la
force, heureusement, de penser à son âme et de commencer une prière
pour lui: je la mêlai avec celle que j'entendais prononcer à haute
voix par notre malheureux et pieux ami de Thou. Je me relevai, et le
vis s'élancer sur l'échafaud avec tant de promptitude, qu'on eût dit
qu'il volait. Le père et lui récitèrent les psaumes; il les disait avec
une ardeur de séraphin, comme si son âme eût emporté son corps vers
le ciel; puis, s'agenouillant, il baisa le sang de Cinq-Mars, comme
celui d'un martyr, et devint plus martyr lui-même. Je ne sais si Dieu
voulut lui accorder cette grâce; mais je vis avec horreur le bourreau,
effrayé sans doute du premier coup qu'il avait porté, le frapper sur
le haut de la tête, où le malheureux jeune homme porta la main; le
peuple poussa un long gémissement, et s'avança contre le bourreau: ce
misérable, tout troublé, lui porta un second coup, qui ne fit encore
que l'écorcher et l'abattre sur le théâtre, où l'exécuteur se roula sur
lui pour l'achever. Un événement étrange effrayait le peuple autant
que l'horrible spectacle. Le vieux domestique de M. de Cinq-Mars,
tenant son cheval comme à un convoi funèbre, s'était arrêté au pied
de l'échafaud, et, semblable à un homme paralysé, regarda son maître
jusqu'à la fin, puis tout à coup, comme frappé de la même hache, tomba
mort sous le coup qui avait fait tomber la tête.

«Je vous écris à la hâte ces tristes détails à bord d'une galère de
Gênes, où Fontrailles, Gondi, d'Entraigues, Beauvau, du Lude, moi et
tous les conjurés, sommes retirés. Nous allons en Angleterre attendre
que le temps ait délivré la France du tyran que nous n'avons pu
détruire. J'abandonne pour toujours le service du lâche prince qui nous
a trahis.

«MONTRÉSOR.»

Telle vient d'être, poursuivit Corneille, la fin de ces deux jeunes
gens que vous vîtes naguère si puissants. Leur dernier soupir a été
celui de l'ancienne monarchie; il ne peut plus régner ici qu'une cour
dorénavant; les Grands et les Sénats sont anéantis[40].

  [40] On appelait le Parlement _Sénat_. Il existe des lettres
  adressées à _Monseigneur de Harlay_, prince du Sénat de Paris et
  premier juge du royaume.

--Et voilà donc ce prétendu grand homme! reprit Milton. Qu'a-t-il voulu
faire? Il veut donc créer des républiques dans l'avenir, puisqu'il
détruit les bases de votre monarchie?

--Ne le cherchez pas si loin, dit Corneille; il n'a voulu que régner
jusqu'à la fin de sa vie. Il a travaillé pour le moment, et non pour
l'avenir; il a continué l'oeuvre de Louis XI, et ni l'un ni l'autre
n'ont su ce qu'ils faisaient.

L'Anglais se prit à rire.

--Je croyais, dit-il, je croyais que le vrai génie avait une autre
marche. Cet homme a ébranlé ce qu'il devait soutenir, et on l'admire!
Je plains votre nation.

--Ne la plaignez pas! s'écria vivement Corneille; un homme passe, mais
un peuple se renouvelle. Celui-ci, monsieur, est doué d'une immortelle
énergie que rien ne peut éteindre: souvent son imagination l'égarera,
mais une raison supérieure finira toujours par dominer ses désordres.

Les deux jeunes et déjà grands hommes se promenaient en parlant ainsi
sur cet emplacement qui sépare la statue de Henri IV de la place
Dauphine, au milieu de laquelle ils s'arrêtèrent un moment.

--Oui, monsieur, poursuivit Corneille, je vois tous les soirs avec
quelle vitesse une pensée généreuse retentit dans les coeurs français,
et tous les soirs je me retire heureux de l'avoir vu. La reconnaissance
prosterne les pauvres devant cette statue d'un bon roi; qui sait quel
autre monument élèverait une autre passion auprès de celui-ci? qui sait
jusqu'où l'amour de la gloire conduirait notre peuple? qui sait si,
au lieu même où nous sommes, ne s'élèvera pas une pyramide arrachée à
l'Orient?

--Ce sont les secrets de l'avenir, dit Milton; j'admire, comme
vous, votre peuple passionné; mais je le crains pour lui-même; je le
comprends mal aussi, et je ne reconnais pas son esprit, quand je le
vois prodiguer son admiration à des hommes tels que celui qui vous
gouverne. L'amour du pouvoir est bien puéril, et cet homme en est
dévoré sans avoir la force de le saisir tout entier. Chose risible! il
est tyran sous un maître. Ce colosse, toujours sans équilibre, vient
d'être presque renversé sous le doigt d'un enfant. Est-ce là le génie?
non, non! Lorsqu'il daigne quitter ses hautes régions pour une passion
humaine du moins doit-il l'envahir. Puisque ce Richelieu ne voulait
que le pouvoir, que ne l'a-t-il donc pris par le sommet au lieu de
l'emprunter à une faible tête de Roi qui tourne et qui fléchit? Je
vais trouver un homme qui n'a pas encore paru, et que je vois dominé
par cette misérable ambition; mais je crois qu'il ira plus loin. Il se
nomme Cromwell.


Écrit en 1826.


FIN DE CINQ-MARS




NOTES

ET

DOCUMENTS HISTORIQUES


PAGE 342.

Il se faisait tirer, dit un journal manuscrit, etc., etc.

  Son bateau prit terre contre la balme de Bonneri. En cette ville,
  où quantité de noblesse l'attendoit, entre autres M. le comte de
  Suze, Monseigneur de Viviers le salua à la sortie de son bateau;
  mais il fallut attendre de lui parler jusques à ce qu'il fust
  au logis qu'on lui avoit préparé dans la ville. Quand son bateau
  abordoit la terre, il y avoit un pont de bois qui du bateau alloit
  au bord de la rivière; après qu'on avoit vu s'il s'estoit bien
  assuré, on sortoit le lit dans lequel ledit seigneur estoit couché,
  car il estoit malade d'une douleur ou ulcère au bras. Il y avoit
  six puissants hommes qui portoient le lit avec deux barres; et
  les liens où les hommes mettoient les mains estoient rembourrés et
  garnis de buffleteries. Ils portoient sur les épaules et autour du
  cou certaines trapointes garnies en dedans de coton, et la main
  couverte de buffle; si bien que les sangles ou surfaix qu'ils
  mettoient au cou estoient comme une étole qui descendoit jusques
  aux barres dans lesquelles elles estoient passées. Ainsi ces hommes
  portoient le lit et ledit seigneur dans les villes ou aux maisons
  auxquelles il devoit loger. Mais ce dont tout le monde estoit
  étonné, c'est qu'il entroit dans les maisons par les fenêtres; car
  auparavant qu'il arrivât, les maçons qu'il menoit abattoient les
  croisées des maisons, ou faisoient des ouvertures aux murailles
  des chambres où il devoit loger, et en après on faisait un pont
  de bois qui venoit de la rue jusqu'aux fenêtres ou ouvertures de
  son logis: ainsi estant dans son lit portatif, il passoit par les
  rues, et on le passoit sur le pont jusque dans un autre lit qui lui
  estoit préparé dans sa chambre, que ses officiers avoient tapissée
  de damas incarnat et violet, avec des ameublements très-riches. Il
  logea à Viviers dans la maison de Montarguy, qui est à présent à
  l'université de notre église. On abattit la croisée de la chambre,
  qui a sa vue sur la place, et le pont de bois pour y monter venoit
  depuis la boutique de Noël de Viel, sous la maison d'Ales, du côté
  nord, jusques à l'ouverture des fenêtres, où le seigneur Cardinal
  fut porté de la manière expliquée. Sa chambre estoit gardée de
  tous côtés, tant sous les voûtes qu'ès côtés et sur le dessus des
  logements où il couchoit.

  Sa cour ou suite était composée de gens d'importance; la civilité,
  affabilité et courtoisie estoient avec eux. La dévotion y estoit
  très-grande; car les soldats, qui sont ordinairement indévôts et
  impies, firent de grandes dévotions. Le lendemain de son arrivée,
  qui estoit un dimanche, plusieurs d'iceux se confessèrent et
  communièrent avec démonstration de grande piété; ils ne firent
  aucune insolence dans la ville, vivant quasi comme des pucelles.
  La noblesse aussi fit de grandes dévotions. Quand on estoit
  sur le Rhône, quoiqu'il y eust quantité de bateliers, tant dans
  les barques qu'après les chevaux, on n'osait jamais blasphémer,
  qu'est quasi un miracle que de telles gens demeurassent dans une
  telle rétention; on ne leur voyait proférer que les mots qui leur
  estoient nécessaires pour la conduite de leurs barques, mais si
  modestement, que tout le monde en estoit ravi.

  Monseigneur le cardinal Bigni logea à l'archidiaconé. On avoit
  préparé la maison de M. Panisse pour monseigneur le cardinal
  Mazarin; mais au partir du bourg Saint-Andéol, il prit la poste
  pour aller trouver le Roy. Le dimanche 25, ledit seigneur fut
  reporté dans son bateau avec le même ordre. (_Extrait du journal
  manuscrit de J. de Banne._)


_Sur les derniers moments de MM. de Cinq-Mars et de Thou, et leurs
actes de dévotion._

La bravoure de M. de Cinq-Mars était froide, noble et élégante.
Il n'y en a pas de mieux attestée. Si, après tant de détails
historiques résumés dans le livre, il en fallait de nouvelles preuves,
j'ajouterais, pour les confirmer, cette lettre de M. de Marca, et des
fragments du rapport qui les suit, où l'on pourra remarquer ce passage:

«C'est une merveille incroyable qu'il ne témoigna jamais aucune peur,
ni trouble, ni aucune émotion, etc.»

Le recueil intitulé: _Journal de M. le Cardinal-Duc de Richelieu, qu'il
a faict durant le grand orage de la court, en l'an 1642, tirés de ses
Mémoires qu'il a écrits de sa main_, porte ces paroles à la relation de
l'instruction du procès:

  M. de Cinq-Mars ne changea jamais de visage, ny de parole; toujours
  les mêmes douceur, modération et assurance.

Tallemant des Réaux dit dans ses _Mémoires_, tome I, page 418, etc.,
etc.:

  M. le Grand fut ferme, et le combat qu'il souffroit en luy-même
  ne parut point au dehors.--Il mourut avec une grandeur de courage
  étonnante, et ne s'amusa point à haranguer. Il ne voulut point de
  bandeau. Il avoit les yeux ouverts quand on le frappa, et tenoit
  le billot si ferme, qu'on eut de la peine à en retirer ses bras.
  Il estoit plein de coeur et mourut en galant homme. Quoiqu'on
  eût résolu de ne point lui donner la question, comme portoit la
  sentence, on ne laissa pas de la lui présenter; cela le toucha,
  mais ne lui fit rien faire qui le démentît, et il défaisoit déjà
  son pourpoint quand on lui fit lever la main seul.

Plusieurs rapports ajoutent que, conduit à la chambre de la torture, il
s'écria:--_Où me menez-vous?_--_Qu'il sent mauvais ici!_ en portant son
mouchoir à son nez. Ce dédain me semble un de ces traits de _bravoure
moqueuse_ dont notre histoire fourmille.

Il rappelle le mot d'un gentilhomme qui, conduit à l'échafaud de 1793,
dit au charretier du tombereau: «Postillon, mène-nous bien, tu auras
_pour boire_.» Les Français se vengent de la mort en se moquant d'elle.


_Fragment d'une lettre de Monsieur de Marca, conseiller d'Estat, à
Monsieur de Brienne, secrétaire d'Estat, laquelle fait mention de tout
ce qui s'est passé à l'instruction du procez de Messieurs de Cinq-Mars
et de Thou._

  MONSIEUR,

  J'ay creu que vous auriez pour agréable d'estre informé des choses
  principales qui se sont passées au jugement qui a esté rendu contre
  Messieurs le Grand et de Thou; c'est pourquoi j'ay pris la liberté
  de vous en donner connoissance par celle-cy. Monsieur le Chancelier
  commença par la déposition de Monsieur le duc d'Orléans, laquelle
  il receut en forme judiciaire à Ville-Franche en Beau-Jolois, ou
  estoit lors Monsieur, dont lecture luy fut faite en présence de
  sept commissaires qui assistoient Monsieur le Chancelier. En cette
  action il déclara que Monsieur le Grand l'avoit sollicité de faire
  une liaison avec luy et avec Monsieur de Bouillon, et de traiter
  avec l'Espagne; ce qu'ils auroient résolu eux trois dans l'hostel
  de Venise, au faubourg Saint-Germain, environ la feste des Rois
  dernière.

  Fontrailles fut choisi pour aller à Madrid, où il arresta le
  traité avec le Comte-Duc, par lequel le Roy d'Espagne promettoit
  de fournir douze mille hommes de pied et cinq mille chevaux de
  vieilles troupes, quarante mille escus à Monsieur pour faire
  nouvelles levées, etc., etc. . . . . .

  La confession du traité, sans l'avoir révélé, jointe aux preuves
  qui sont au procez, des entremises pour la liaison des complices,
  et le temps de six semaines ou plus que M. de Thou avoit demeuré
  près de M. le Grand, logeant dans sa maison près de Perpignan,
  le conseillant en ses affaires, après avoir eu connoissance que
  ledit sieur le Grand avoit traité avec l'Espagne, et partant qu'il
  estoit criminel de lèze-majesté; tout cela joint ensemble porta
  les juges à le condamner, suivant les lois et l'ordonnance qui
  sont expressément contre ceux qui ont sceu une conspiration contre
  l'Estat et ne l'ont pas révélée, encore que leur silence ne soit
  point accompagné de tant d'autres circonstances qu'estoient en
  l'affaire dudit sieur de Thou. _Il est mort en vray chrestien,
  en homme de courage_, cela mérite un grand discours particulier.
  Monsieur le Grand a aussi témoigné _une fermeté toujours égale, et
  fort résolue à la mort, avec une froideur admirable, une constance
  et une dévotion chrestienne_. Je vous supplie que je quitte ce
  discours funeste, pour vous asseurer que je continue dans les
  respects que je dois, et le désir de paroistre par les effets que
  je suis,

      MONSIEUR,

      Votre-très humble et obéissant serviteur,

      MARCA.

      De Lyon, ce 16 septembre 1642.


A la suite de cette lettre de M. de Marca fut imprimé, en M. DC. LXV,
un journal qui, depuis peu, a été attribué légèrement à un greffier
de la ville de Lyon. Ce rapport fut très répandu et publié, comme on
voit, _il y a cent soixante-douze ans_. Une partie des détails a été
reproduite, en 1826, par moi, en le citant, et ses traits principaux
sont épars, et, pour ainsi dire, semés dans le cours de la composition.
Cependant quelques-uns de ces traits, qui ne pouvaient y trouver
place, furent à dessein laissés de côté, et ont été omis dans les
réimpressions qui ont été faites de ce rapport. Il ne sera pas inutile
de les reproduire ici. Ils complètent la peinture des caractères de ce
livre, et montrent que j'ai été religieusement fidèle à l'histoire, et
n'ai pas permis à l'imagination de se jouer hors du cercle tracé par la
vérité:

  «Nous avons vu le favori du plus grand et du plus juste des
  rois laisser sa tête sur l'échafaud, à l'âge de vingt-deux ans,
  mais avec une constance qui trouvera à peine sa pareille dans
  nos histoires. Nous avons vu un conseiller d'Estat mourir comme
  un saint, après un crime que les hommes ne peuvent pardonner
  avec justice.--Il n'y a personne au monde qui, sçachant leur
  conspiration contre l'Estat, ne les juge dignes de mort, et il y
  aura peu de gens qui, ayant connoissance de leur condition et de
  leurs belles qualités naturelles, ne plaignent leur malheur.

  «Monsieur de Cinq-Mars arriva à Lyon le quatriesme septembre
  de la présente année 1642, sur les deux heures après midy, dans
  un carrosse traisné par quatre chevaux, dans lequel il y avoit
  quatre Gardes du corps, ayant le mousquet sur le bras, et entouré
  de gardes à pied au nombre de cent qui estoient à Monsieur le
  Cardinal-Duc. Devant marchoient deux cents cavaliers, la pluspart
  Catalans, et estoient suivis de trois cents autres bien montez.

  «M. le Grand estoit vêtu de drap de Hollande, couleur de musc, tout
  couvert de dentelle d'or, avec un manteau d'écarlate à gros boutons
  d'argent à queue, lequel estant sur le pont du Rosne, avant que
  d'entrer dans la ville, demanda à Monsieur de Ceton, lieutenant
  des gardes écossoises, s'il agréoit qu'on fermast le carrosse; ce
  qui luy fut refusé, et fut conduit par le pont Saint-Jean; de là
  au Change; et puis par la rue de Flandre jusqu'au pied du chasteau
  de Pierre-Encise, se montrant par les rues incessamment par l'une
  et l'autre portière, saluant tout le monde avec une face riante,
  sortant demi corps du carrosse, et mesme recogneut beaucoup de
  personnes qu'il salua, les appelant par leurs noms.

  «Estant arrivé à Pierre-Encise, il fut assez surpris quand on luy
  dit qu'il falloit descendre, et monter à cheval par le dehors de
  la ville, pour atteindre le chasteau: Voicy donc la dernière que
  je feray, dit-il, s'estant imaginé qu'on avoit donné l'ordre de le
  conduire au bois de Vincennes. Il avoit souvent demandé aux gardes
  si on ne luy permettroit pas d'aller à la chasse quand il y seroit.

  «Sa prison estoit au pied de la grande tour du chasteau, qui
  n'avoit pas d'autre vue que deux petites fenestres qui tomboient
  dans un petit jardin, au bas desquelles il y avoit corps de garde,
  dans la chambre aussi, où Monsieur de Ceton couchoit avec quatre
  gardes dans l'arrière-chambre, et à toutes les portes il en estoit
  de mesme.

  «Monsieur le cardinal Bichy le fut visiter le lendemain cinquiesme,
  et lui demanda s'il luy agréoit qu'on luy envoyast quelqu'un avec
  qui il se pust divertir dans sa prison. Il respondit qu'il en
  seroit très aise, mais qu'il ne méritoit pas que personne prist
  cette peine.

  «En suite de quoi Monsieur le Cardinal de Lyon fit appeler le Père
  Malavalete, jésuite, auquel il donna commission de l'aller voir
  puisqu'il le désiroit; lequel y fut le 6 dès les cinq heures du
  matin, où il demeura jusques à huit heures. Il le trouva dans un
  lit de damas incarnat, incommodé, ce qui le rendoit fort pasle et
  débile. Le bon Père sceut si bien entrer dans son esprit, qu'il le
  demanda encore sur le soir, puis continua à le voir soir et matin
  pendant tous les jours de sa prison: lequel rendit compte puis
  après à Messieurs les Cardinaux-Ducs et de Lyon, et à Monsieur le
  Chancelier, de tout ce qu'il avait dit, et demeura ce mesme père
  longtemps en conférence avec Son Eminence Ducale, encore qu'elle ne
  se laissoit voir pour lors à personne.

  «Le septiesme, Monsieur le Chancelier fut visiter Monsieur de
  Cinq-Mars, et le traita fort civilement, lui disant qu'il n'avoit
  point sujet d'appréhender, mais bien d'espérer toute chose à son
  advantage, qu'il sçavoit bien qu'il avoit affaire à un bon juge,
  qui n'avoit garde d'estre mesconnoissant des faveurs qu'il avoit
  receues _de son bienfaiteur_; qu'il sçavoit très-bien que c'estoit
  par bontez et son pouvoir que le Roy ne l'avoit pas dépossédé de sa
  charge; que cette faveur estoit si grande qu'elle ne méritoit pas
  seulement un souvenir immortel, mais des reconnoissances infinies:
  et que c'estoit dans les occasions qu'il les y feroit paroistre.
  Le sujet de ce compliment estoit pris sur ce que Monsieur le Grand
  avoit adoucy une fois le Roy, qui estoit en grande colère contre
  Monsieur le Chancelier; mais la véritable raison de ces civilitez
  estoit la crainte qu'il avoit qu'il ne le refusast pour juge, et
  qu'il n'appelast au Parlement de Paris pour _estre délivré par le
  peuple qui l'aymoit passionnément_.

  «Monsieur le Grand luy respondit que cette civilité le remplissoit
  de honte et de confusion; mais pourtant, dit-il, je voy bien
  que de la façon que l'on procède à mon affaire l'on en veut à ma
  vie; _c'est fait de moy, monsieur, le Roy m'a abandonné. Je ne me
  considère que comme une victime qu'on va immoler à la passion de
  mes ennemis et à la facilité du Roy._ A quoy Monsieur le Chancelier
  repartit que ses sentiments n'estoient pas justes, et qu'il en
  avoit des expériences toutes contraires.--Dieu le veuille, dit
  Monsieur le Grand, mais je ne le puis croire.

  «Le 8, Monsieur le Chancelier l'alla voyr, accompagné de six
  maistres des requestes, de deux Présidents et de six Conseillers de
  Grenoble, duquel après l'avoir interrogé depuis les sept heures du
  matin jusques à deux heures de l'après midy, ils ne purent jamais
  rien tirer des cas à lui imposez.»

Ce rapport qui, ainsi que je l'ai dit, fut imprimé à la suite de la
lettre de M. de Marca, donne encore ce trait curieux, qui atteste la
présence d'esprit incroyable de M. de Thou:

  «Après sa confession, il fut visité par le père Jean Terrasse,
  gardien du couvent de l'Observatoire de Saint-François de Tarascon,
  qui l'avoit visité et consolé durant sa prison de Tarascon. Il fut
  bien aise de le voir, il se promena avec lui quelque temps dans un
  entretien spirituel. Ce père estoit venu à l'occasion d'un voeu que
  M. de Thou avoit fait à Tarascon pour sa délivrance, qui estoit
  de fonder une chapelle de trois cents livres de rente annuelle
  dans l'église des pères Cordeliers de cette ville de Tarascon; il
  donna ordre pour cette fondation, voulant s'acquitter de son voeu,
  puisque Dieu, disoit-il, le délivroit non-seulement d'une prison de
  pierre, mais encore de la prison de son corps; demanda de l'encre
  et du papier, et écrivit judicieusement cette belle inscription
  qu'il voulut estre mise en cette chapelle:

      _Christo liberatori,
      votum in carcere pro libertate
      conceptum_

      _Fran. August. Thuanus
      e carcere vitæ jam jam
      liberandus merito solvit._

      _XII Septembr. M. D. C. XLII
      Confitebor tibi, Domine, quoniam
      exaudisti me, et factus es mihi
      in salutem._

  «Cette inscription fera admirer la présence et la netteté de
  son esprit, et fera avouer à ceux qui la considéreront que
  l'appréhension de la mort n'avoit pas eu le pouvoir de lui causer
  aucun trouble. Il pria M. Thomé de faire compliment de sa part à M.
  le Cardinal de Lyon, et lui témoigna que s'il eust plu à Dieu de le
  sortir de ce péril, il avoit dessein de quitter le monde et de se
  donner entièrement au service de Dieu.

  «Il écrivit deux lettres qui furent portées ouvertes à M. le
  Chancelier, et puis remises entre les mains de son confesseur
  pour les faire tenir; ces lettres étant fermées, il dit: _Voilà
  la dernière pensée que je veux avoir pour le monde, partons au
  paradis_. Et dès lors il reprit sans interruption ses discours
  spirituels et se confessa une seconde fois. Il demandoit parfois
  si l'heure de partir pour aller au supplice approchoit, quand on
  le devoit lier, et prioit qu'on l'avertist quand l'exécuteur de la
  justice seroit là, afin de l'embrasser, mais il ne le vit que sur
  l'échafaud.»


_Sur la paraphrase que fit M. de Thou._

Le père Montbrun, confesseur de M. de Thou, est cité dans ce rapport,
et donne ces détails:

  M. de Thou, étant sur l'échafaud, à genoux, récita aussi le
  _Psaume 115_, et le paraphrasa en français presque tout du long,
  d'une voix assez haute et d'une action assez vigoureuse, avec une
  ferveur indicible, mêlée d'une sainte joie, incroyable à ceux qui
  ne l'auroient point vue. Voici la paraphrase qu'il en fit, et que
  je voudrais pouvoir accompagner de l'action avec laquelle il la
  disoit; j'ai tâché de retenir ses propres paroles.

  «_Credidi, propter quod locutus sum._ Mon Dieu, _credidi_; je l'ai
  cru et je crois fermement, que vous êtes mon créateur et mon bon
  père, que vous avez souffert pour moi, que vous m'avez racheté
  au prix de votre sang, vous m'avez ouvert le paradis: _Credidi_.
  Je vous demande, mon Dieu, un grain, un petit grain de cette foi
  vive, qui enflammoit les coeurs des premiers chrétiens: _Credidi,
  propter quod locutus sum_. Faites, mon Dieu, que je ne vous parle
  pas seulement des lèvres, mais que mon coeur s'accorde à toutes mes
  paroles, et que ma volonté ne démente point ma bouche: _Credidi_.
  Je ne vous adore pas, mon Dieu, de la langue: je ne suis pas assez
  éloquent; mais je vous adore d'esprit, oui, d'esprit, mon Dieu, je
  vous adore en esprit et en vérité! Ah! ah! _credidi_. Je me suis
  fié en vous, mon Dieu, je me suis abandonné à votre miséricorde
  après tant de grâces que vous m'avez faites, _propter quod locutus
  sum_; et, dans cette confiance, j'ai parlé, j'ai tout dit, je me
  suis accusé.

  «_Ego autem humiliatus sum nimis._ Il est vrai, Seigneur, me voilà
  extrêmement humilié, mais non pas encore comme je le mérite. _Ego
  dixi in excessu meo: Omnis homo mendax._ Ah! qu'il n'est que trop
  vrai que tout ce monde n'est que mensonge, que folie, que vanité,
  Ah! qu'il est vrai: _Omnis homo mendax! Quid retribuam Domino
  pro omnibus quæ retribuit mihi?_ Il répétoit ceci d'une grande
  véhémence: _Calicem salutis accipiam_. Mon père, il faut boire
  courageusement ce calice de la mort; oui, et je le reçois d'un
  grand coeur, et je suis prêt à le boire tout entier.

  «_Et nomen Domini invocabo._ Vous m'aiderez, mon père, à implorer
  l'assistance divine, afin qu'il plaise à Dieu de fortifier ma
  foiblesse, et me donner du courage autant qu'il en faut pour avaler
  ce calice que le bon Dieu m'a préparé pour mon salut.»

  Il passa les deux versets qui suivent dans ce _Psalme_, et s'écria
  d'une voix forte et animée: «_Dirupisti, Domine, vincula mea!_
  Ah! mon Dieu, que vous avez fait un grand coup! vous avez brisé
  ces liens qui me tenoient si fort attaché au monde! Il falloit
  une puissance divine pour m'en dégager. _Dirupisti, Domine,
  vincula mea!_» Voici les propres mots qu'il dit ici: «Que ceux
  qui m'ont amené ici m'ont fait un grand plaisir! que je leur ai
  d'obligations! Ah! qu'ils m'ont fait un grand bien, puisqu'ils
  m'ont tiré de ce monde pour me loger dans le ciel.»

  Ici son confesseur lui dit qu'il falloit tout oublier, qu'il ne
  falloit pas avoir de ressentiment contre eux. A cette parole il se
  tourna vers le père tout à genoux, comme il estoit, et d'une belle
  action: «Quoi! mon père, dit-il, des ressentiments? Ah! Dieu le
  sait, Dieu m'est témoin que je les aime de tout mon coeur, et qu'il
  n'y a dans mon âme aucune aversion pour qui que ce soit au monde.
  _Dirupisti, Domine, vincula mea: tibi sacrificabo hostiam laudis._
  La voilà l'hostie, Seigneur (se montrant soi-même), la voilà cette
  hostie qui vous doit être maintenant immolée: _Tibi sacrificabo
  hostiam laudis, et nomen Domini invocabo. Vota mea Domino reddam_
  (étendant les deux bras et la vue de tous côtés, d'un agréable
  mouvement, le visage enflammé) _in conspectu omnis populi ejus_.
  Oui, Seigneur, je veux vous rendre mes voeux, mon esprit, mon
  coeur, mon âme, ma vie, _in conspectu omnis populi ejus_, devant
  tout ce peuple, devant toute cette assemblée! _In atriis domus
  Domini, in medio tui Jerusalem. In atriis domus Domini._ Nous y
  voici à l'entrée de la maison du Seigneur. Oui, c'est d'ici, c'est
  de Lyon, de Lyon qu'il faut monter là-haut (élevant les bras vers
  le ciel). Lyon, que je t'ai bien plus d'obligation qu'au lieu de
  ma naissance, qui m'a seulement donné une vie misérable, et tu me
  donnes aujourd'hui une vie éternelle! _in medio tui Jerusalem_. Il
  est vrai que j'ai trop de passion pour cette mort. N'y a-t-il point
  de mal, mon père? dit-il plus bas en souriant, se tournant à côté
  vers le père. J'ai trop d'aise. N'y a-t-il point de vanité? Pour
  moi je n'en veux point.


_Détails du supplice de M. de Cinq-Mars._

  (Fragment du même rapport.)

  C'est une merveille incroyable qu'il ne témoigna jamais aucune
  peur, ni trouble, ni aucune émotion, ains parut toujours gai,
  assuré, inébranlable, et témoigna une si grande fermeté d'esprit,
  que tous ceux qui le virent en sont encore dans l'étonnement.

  M. de Cinq-Mars, sans avoir les yeux bandés, posa _fort proprement_
  son col, dit le narrateur, sur le poteau, tenant le visage droit,
  tourné vers le devant de l'échafaud, et embrassant fortement de ses
  deux bras le poteau; il ferma les yeux et la bouche, et attendit le
  coup que l'exécuteur lui vint donner assez pesamment et lentement,
  et s'étant mis à gauche et tenant son couperet des deux mains.
  En recevant le coup, il poussa une voix forte, comme: Ah! qui fut
  étouffée dans son sang; il leva les genoux de dessus le bloc, comme
  pour se lever, et retomba en la même assiette qu'il estoit. La tête
  n'estant pas entièrement séparée du corps par ce coup, l'exécuteur
  passa à sa droite par derrière, et, prenant la tête par les cheveux
  de la main droite, de la gauche il scia avec son couperet une
  partie de la trachée-artère et de la peau du cou, qui n'estoit pas
  coupée; après quoi il jeta la tête sur l'échafaud, qui de là bondit
  à terre, où l'on _remarqua soigneusement qu'elle fit encore un
  demi-tour et palpita assez-longtemps_. Elle avoit le visage tourné
  vers les religieuses de Saint-Pierre, et le dessus de la tête vers
  l'échafaud, les yeux ouverts. Son corps demeura droit contre le
  poteau, qu'il tenoit toujours embrassé, tant que l'exécuteur le
  tira pour le dépouiller, ce qu'il fit, et puis le couvrit d'un
  drap et mit son manteau par-dessus; la tête ayant été rendue sur
  l'échafaud, elle fut mise auprès du corps, sous le même drap.

L'exécution de M. de Thou ressemble comme celle de M. de Cinq-Mars,
à un assassinat; la voici telle que la donne ce même journal, et plus
horriblement minutieux que la lettre de Montrésor.

  L'exécuteur vint pour lui bander les yeux avec le mouchoir; mais
  comme il lui faisoit fort mal, mettant les coins du mouchoir en
  bas, qui couvroient sa bouche, il le retroussa et s'accommoda
  mieux. Il adora le crucifix avant que de mettre la tête sur le
  poteau. Il baisa le sang de M. de Cinq-Mars qui y estoit resté.
  Après, il mit son col sur le poteau, qu'un frère jésuite avait
  torché de son mouchoir, parce qu'il estoit tout mouillé de sang,
  et demanda à ce frère s'il estoit bien, qui lui dit qu'il falloit
  qu'il avançast mieux sa tête sur le devant, ce qu'il fit. En même
  temps, l'exécuteur, s'apercevant que les cordons de sa chemise
  n'estoient point déliés et qu'ils lui tenoient le cou serré,
  lui porta la main au col pour les dénouer: ce qu'ayant senti,
  il demanda: «Qu'y a-t-il? faut-il encore oster la chemise?» et
  se disposoit déjà à l'oster. On lui dit que non, qu'il falloit
  seulement dénouer les cordons; ce qu'ayant fait il tira sa chemise
  pour découvrir son col et ses épaules, et, ayant mis sa tête sur
  le poteau, il prononça ses dernières paroles, qui furent: _Maria,
  mater gratiæ, mater misericordiæ_...; puis _In manus tuas_... et
  lors ses bras commencèrent à trembloter en attendant le coup, qui
  lui fut donné tout en haut du col, trop près de la tête, duquel
  coup son col n'étant coupé qu'à demi, le corps tomba du costé
  gauche du poteau, à la renverse, le visage contre le ciel, remuant
  les jambes et haussant foiblement les mains. Le bourreau le voulut
  renverser pour achever par où il avoit commencé; mais effrayé des
  cris que l'on faisoit contre lui, il lui donna trois ou quatre
  coups sur la gorge, et ainsi lui coupa la tête, qui demeura sur
  l'échafaud.

  L'exécuteur, l'ayant dépouillé, porta son corps, couvert d'un drap,
  dans le carrosse qui les avoit amenés; puis il y mit aussi celui de
  M. de Cinq-Mars et leurs têtes, qui avoient encore toutes deux les
  yeux ouverts, particulièrement celle de M. de Thou, qui sembloit
  être vivante. De là, ils furent portés aux Feuillans, où M. de
  Cinq-Mars fut enterré devant le maître-autel, sous le balustre de
  ladite église, par la bonté et autorité de M. du Gay, trésorier de
  France en la généralité de Lyon. M. de Thou a été embaumé par le
  soin de madame sa soeur et mis dans un cercueil de plomb, pour être
  transporté en sa sépulture.

  Telle fut la fin de ces deux personnes, qui certes, doivent laisser
  à la postérité une autre mémoire que celle de leur mort. Je laisse
  à chacun d'en faire tel jugement qu'il lui plaira, et me contente
  de dire que ce nous est une grande leçon de l'inconstance des
  choses de ce monde et de la fragilité de notre nature.


Les dernières volontés de ces deux nobles jeunes gens nous sont
demeurées par des lettres qu'ils écrivirent après la prononciation
de leur arrêt. Celle de M. de Cinq-Mars à la maréchale d'Effiat, sa
mère, peut paraître froide à quelques personnes, par la difficulté de
se reporter à cette époque où, dans les plus graves circonstances, on
s'attachait à contenir plus qu'à exprimer chaleureusement ses émotions,
et où le grand monde, dans les écrits et les discours, fuyait le
_pathétique_ autant que nous le cherchons.


_Lettre de M. le Grand à madame sa mère, la marquise d'Effiat._

  Madame ma très-chère et très-honorée mère, je vous escris,
  puisqu'il ne m'est plus permis de vous voir, pour vous conjurer,
  madame, de me rendre deux marques de votre dernière bonté:
  l'une, madame, en donnant à mon âme le plus de prières qu'il
  vous sera possible, ce qui sera pour mon salut: l'autre, soit que
  vous obteniez du Roy le bien que j'ai employé dans ma charge de
  grand-escuyer, et ce que j'en pouvois avoir d'autre part auparavant
  qu'il fust confisqué, ou soit que cette grâce ne vous soit pas
  accordée, que vous ayez assez de générosité pour satisfaire à mes
  créanciers. Tout ce qui dépend de la fortune est si peu de chose,
  que vous ne devez pas me refuser cette dernière supplication, que
  je vous fais pour le repos de mon âme. Croyez-moi, madame, en cela
  plutôt que vos sentiments s'ils répugnent en mon souhait, puisque,
  ne faisant plus un pas qui ne me conduise à la mort, je suis plus
  capable que qui que ce soit de juger de la valeur des choses du
  monde. Adieu, madame, et me pardonnez si je ne vous ay pas assez
  respectée au temps que j'ai vescu, et vous assurez que je meurs,

      Ma très-chère et très-honorée mère,
      Votre très-humble et très-obéissant
      et très-obligé fils et serviteur,

      Henri D'EFFIAT DE CINQ-MARS.


Le manuscrit original est à la Bibliothèque royale de Paris, manusc. no
9327, écrit d'une main ferme et calme.


_Sur la dernière lettre de M. François-Auguste de Thou._

On a vu que, laissé seul un moment dans sa prison, M. de Thou écrivit
une lettre qui fut remise à son confesseur. _Voilà_, disait-il, _la
dernière pensée que je veux avoir pour ce monde_. On a vu ses efforts
pour se détacher de cette dernière pensée, et ce redoublement de
prières ferventes qu'il prononce en se frappant la poitrine. Il prie
Dieu d'avoir pitié de lui; il repousse tout le monde; il s'enveloppe
déjà dans son linceul. Cette dernière pensée était déjà la plus cruelle
qui puisse faire saigner le coeur d'un homme; c'était un dernier regard
jeté sur une femme aimée; c'était un adieu à sa maîtresse, la princesse
de Guéménée. Le ton est grave, et le respect du rang ne s'y perd pas,
non plus que celui de sa dignité personnelle et du moment solennel
qui s'approche. J'ai retrouvé dernièrement cette lettre précieuse.
(Bibliothèque royale de Paris, manuscrit no 9276, page 223.) La voici:


_Copie de la lettre de M. de Thou, escrite à madame la princesse de
Guémenée après la prononciation de l'arrest._

  Madame,

  Je ne vous ay jamais eu de l'obligation en toute ma vie
  qu'aujourd'huy qu'estant près de la quitter, je la pers avec moins
  de peyne parce que vous _me l'avez rendue assés malheureuse_;
  j'espère que celle de l'autre monde sera bien différente pour
  moy de celle-cy, et que j'y trouveray des félicités autant
  pardessus l'imagination des hommes qu'elles doivent estre dans
  leur espérance: la mienne, madame, n'est fondée que sur la bonté
  de Dieu et le mérite de la passion de son Filz, seule capable
  d'effacer mes péchez dont j'estois redevable à sa justice, et qui
  sont à un tel excez qu'il n'y a rien qui les surpasse que celuy de
  sa miséricorde. Je vous demande pardon de tout mon coeur, madame,
  de toutes les choses que j'ay faictes qui vous ont pu desplaire
  et fais la mesme prière _à toutes les personnes que j'ay haïes
  à vostre occasion_, vous protestant, madame, qu'autant que la
  fidélité que je doibs à mon Dieu me le doit permettre, je meurs
  _trop asseurément_, madame, votre très-humble et très-obéissant
  serviteur,

      DE THOU.

      De Lion ce 12e septembre 1642.


Quel reproche amer et quel mélancolique retour sur sa vie! Si cette
femme était digne de lui, comment reçut-elle une telle lettre sans en
mourir? Fut-elle jamais consolée de mériter un tel adieu?

La vie de madame la princesse de Guéménée ne permet guère de penser que
ses rigueurs aient causé tant de tristesse et une douleur si profonde.
Tallemant des Réaux dit, en plusieurs endroits, que M. de Thou était
son amant. _On dit_, ajoute-t-il (t. I, p. 418), _qu'il lui écrivit
après avoir été condamné_. C'est cette lettre qu'on vient de lire.
Elle me semble écrite par un homme tel que le misanthrope de Molière,
avec plus de pitié, et ces mots: _toutes les personnes que j'ai haïes à
votre occasion_, ressemblent douloureusement à:

  C'est que tout l'univers est bien reçu de vous.

Mais ne cherchons pas à devancer des peines que rien ne trahit, si
ce n'est ce dernier soupir au pied de l'échafaud. Le souvenir de M.
de Thou nous doit représenter une autre pensée et conduit à d'autres
réflexions. Elles suivront la copie de ce traité avec l'Espagne qui
fait la base du procès criminel.


_Articles du traité fait entre le Comte-Duc pour le Roy d'Espagne et
monsieur de Fontrailles pour et au nom de Monsieur, à Madrid, le 13
mars 1642, dont Monsieur fait mention dans sa déclaration du 7 juillet
dudit an. Au tome 1er des Mémoires de Fontrailles._

  Le sieur de Fontrailles aiant esté envoié par monseigneur le duc
  d'Orléans vers le Roy d'Espagne avec lettres de Son Altesse pour
  Sa Majesté Catholique et monseigneur le Comte-Duc de San-Lucar,
  datées de Paris, du 20 janvier, a proposé, en vertu du pouvoir à
  luy donné, que Son Altesse, désirant le bien général et particulier
  de la France, de voir la noblesse et le peuple de ce royaume
  délivré des oppressions qu'ils souffrent depuis longtemps par une
  si sanglante guerre, pour faire cesser la cause d'icelle, et pour
  establir une paix générale et raisonnable entre l'Empereur et les
  deux couronnes, au bénéfice de la chrestienté, prendroit volontiers
  les armes à cette fin si Sa Majesté Catholique y vouloit concourir
  de son costé avec les moyens possibles pour avancer leurs affaires.
  Et après avoir déclaré le particulier de sa commission en ce qui
  est des offres et demandes que font les seigneurs d'Orléans et ceux
  de son party, a esté accordé et conclu par ledit seigneur Comte-Duc
  pour Leurs Majestez Impériale et Catholique, et au nom de Son
  Altesse par ledit sieur de Fontrailles, les articles suivants:

  1. Comme le principal but de ce traité est de faire une juste paix
  entre les deux couronnes d'Espagne et de France, pour leur bien
  commun et de toute la chrestienté, ont déclaré unanimement qu'on
  ne prétend en cecy aucune chose contre le Roy très-chrestien et au
  préjudice de ses Estats, ny contre les droits et authoritez de la
  Reine très-chrestienne et régnante; ainsi au contraire on aura soin
  de la maintenir en tout ce qui lui appartient.

  2. Sa Majesté Catholique donnera 12,000 hommes de pied et 5,000
  chevaux effectifs de vieilles troupes, le tout venant d'Allemagne,
  ou de l'empire, ou de Sa Majesté Catholique. Que si par accident
  il manquoit de ce nombre 2,000 ou 3,000 hommes, on n'entend point
  pour cela qu'on ayt manqué à ce qui est accordé, attendu qu'on les
  fournira le plus tost qu'il sera possible.

  3. Il est accordé que, dès le jour que monsieur le duc d'Orléans
  se trouvera dans la place de seureté où il dit estre en état de
  pouvoir lever des troupes, Sa Majesté Catholique luy baillera
  quatre cens mil escus comptant, payables au consentement de Son
  Altesse, pour estre emploiez en levées et autres frais utiles pour
  le bien commun.

  4. Sa Majesté Catholique donnera le train d'artillerie avec les
  munitions de guerre propres à un corps d'armée, avec les vivres
  pour toutes les troupes, jusques à ce qu'elles soient entrées en
  France, là où Son Altesse entretiendra les siens, et Sa Majesté
  Catholique les autres, comme il sera spécifié plus bas.

  5. Les places qui seront prises en France, soit par l'armée de Sa
  Majesté Catholique, ou celles de Son Altesse, seront mises ès mains
  de Son Altesse et de ceux, de son party.

  6. Il sera donné audit seigneur d'Orléans, douze mil escus par mois
  de pension, outre ce que Sa Majesté Catholique donne en Flandres à
  la duchesse d'Orléans, sa femme.

  7. Est arresté que cette armée et les troupes d'icelle obéiront
  absolument audit seigneur duc d'Orléans; et néanmoins, attendu
  que ladite armée est levée des deniers de Sa Majesté Catholique,
  les officiers d'icelle presteront le serment de fidélité à Son
  Altesse de servir aux fins du présent traité, et arrivant faute
  de Son Altesse, s'il y a quelque prince du sang de France dans le
  traité, il commandera en la manière qu'il avoit esté arresté dans
  le traité fait avec monseigneur le comte de Soissons. Et en cas
  que l'archiduc Léopold ou autre personne, fils ou frère ou parent
  de Sa Majesté Catholique, vienne à estre gouverneur pour Sadite
  Majesté Catholique en Flandres, comme il sera là, par mesme moyen,
  général de ses armées, et que Sa Majesté Catholique a tant de part
  en ce lieu: est accordé que le seigneur duc d'Orléans et ceux de
  son party de quelque qualité et condition qu'ils soient, aiant
  esgard à ces considérations, tiendront bonne correspondance avec
  ledit seigneur archiduc ou autre que dit est, et luy communiqueront
  tout ce qui se présentera, en recevant tous ensemble _les ordres de
  l'Empereur, de Sa Majesté Catholique_, tant pour ce qui concerne la
  guerre que pour les plaiges de cette armée, et tous les progrez.

  8. Et d'autant que Son Altesse a deux personnes propres à estre
  mareschaux de camp en cette armée, que ledit sieur de Fontrailles
  déclarera après la conclusion du présent traité. Sa Majesté
  Catholique se charge d'obtenir de l'Empereur deux lettres-patentes
  de mareschaux de camp pour eux.

  9. Il est accordé que Sa Majesté Catholique donnera quatre-vingt
  mille ducas de pension à répartir par mois aux seigneurs susdits.

  10. Comme aussi on donnera dans trois mois cent mil livres pour
  pourvoir et munir la place que Son Altesse a pour sa seureté en
  France. Et si celuy qui baille la place n'est pas satisfait de
  cela, on baillera ladite somme contant, et de plus cinq cents
  quintaux de poudre et vingt-cinq mil livres par mois, pour
  l'entretien de la garnison.

  11. Il est accordé de part et d'autre qu'il ne se fera point
  d'accommodement en général ny en particulier avec la couronne de
  France, si ce n'est d'un commun consentement, et qu'on rendra
  toutes les places et pays qu'on aura pris en France, sans se
  servir contre cela d'aucuns prétextes, toutesfois et quantes que
  la _France rendra les places qu'elle a gagnées_, en quelque pays
  que ce soit, mesme qu'elle a _achetées et qui sont occupées par
  les armées qui ont serment à la France_. Et ledit seigneur duc
  d'Orléans et ceux de son party se déclarent dès maintenant pour
  _ennemis des Suédois et de tous autres ennemis de Leurs Majestez
  Impériales et Catholique_, et de tous ceux qui leur donnent et
  donneront faveur, ayde et protection. Et pour les détruire, Son
  Altesse et ceux de son party donneront toutes les assistances
  possibles.

  12. Il est convenu que les armées de Flandres, et celle que doit
  commander Son Altesse, ainsi que dit est, agiront de commune main à
  mesme fin, avec bonne correspondance.

  13. On taschera de faire que les troupes soient prestes au plutost,
  et que ce soit à la fin de may; sur quoy Sa Majesté Catholique
  fera escrire au gouverneur de Luxembourg afin qu'il die à celuy qui
  luy portera un blanc signé de Son Altesse ou de quelqu'un des deux
  seigneurs, le temps auquel tout pourra estre en estat. Lequel blanc
  signé, Son Altesse envoyera au plustot, afin de gagner temps si les
  choses sont pressées; ou si elles ne le sont point encore lorsque
  la personne arrivera, elle s'en retournera à la place de seureté.

  14. Sa Majesté Catholique donnera aux troupes de Son Altesse, un
  mois après qu'elles seront dans le service et ensuite, _cent mil
  livres par mois_, pour leur entretien et pour les autres affaires
  de la guerre. Et Son Altesse aura agréable de déclarer après le
  nombre des hommes qu'il aura dans la place de seureté, et celuy de
  ses troupes s'il trouve bon: demeurant dès maintenant accordé que
  les logements et les contributions se distribueront également entre
  les deux armées.

  15. L'argent qui se tirera du royaume de France sera à la
  disposition de Son Altesse, et sera départy également entre les
  deux armées, comme il est dit en l'article précédent, et est
  déclaré qu'on ne pourra imposer aucuns tributs que par l'ordre de
  Son Altesse.

  16. Au cas que ledit seigneur duc d'Orléans soit obligé de sortir
  de France et qu'il entre dans la Franche-Comté ou autre part, Sa
  Majesté Catholique donnera ordre à ce que Son Altesse et les deux
  autres grands du party soient receus dans tous ses Estats, et pour
  les faire conduire de là dans la place de seureté.

  17. D'autant que ledit seigneur duc d'Orléans désire un pouvoir de
  Sa Majesté Catholique pour donner la paix ou neutralité aux villes
  et provinces de France qui la demanderont, il y aura auprès de Son
  Altesse un ambassadeur de Sa Majesté avec plein pouvoir: Sa Majesté
  accorde à cela.

  18. S'il arrive faute, ce que Dieu ne veuille, dudit seigneur
  duc d'Orléans, Sa Majesté Catholique promet de conserver _les
  mêmes pensions auxdits seigneurs, et à un seul d'eux si le parti
  subsiste_, ou qu'ils demeurent au service de Sa Majesté Catholique.

  19. Ledit seigneur duc d'Orléans asseure, et en son nom ledit sieur
  de Fontrailles, qu'à mesme temps que Son Altesse se découvrira, il
  lui fera livrer une place des meilleures de France pour sa seureté,
  laquelle sera déclarée à la conclusion du présent traité: et au
  cas qu'elle ne soit trouvée suffisante, ledit traité demeurera
  nul, comme aussi ledit sieur de Fontrailles déclarera lesdits
  deux seigneurs pour lesquels on demande pensions susdites dont Sa
  Majesté demeure d'accord.

  20. Finalement est accordé que tout le contenu de ces articles sera
  approuvé et ratifié par Sa Majesté Catholique et ledit seigneur duc
  d'Orléans, en la manière ordinaire et accoustumée en semblables
  traitez. Le Comte-Duc le promet ainsi au nom de Sa Majesté, et
  ledit sieur de Fontrailles au nom de Son Altesse, s'obligeant
  respectivement à cela, comme de leur chef ils l'approuvent dès à
  présent, le ratifient et le signent.--A Madrid, le 13 mars 1642.
  Signé: Dom GASPAR DE GUSMAN, et, par supposition de nom: CLERMONT,
  pour FONTRAILLES.

  Nous GASTON, fils de France, frère unique du Roy, duc d'Orléans,
  certifions que le contenu cy-dessus est la vraie copie de
  l'original du traité que Fontrailles a passé en nostre nom avec
  monsieur le Comte-Duc de San-Lucar. En tesmoin de quoy nous avons
  signé la présente de nostre main, et icelle fait signer par nostre
  secrétaire, le 26 aoust 1642, à Villefranche. Signé GASTON, et plus
  bas: GOULAS.


_Contre-lettre._

  D'autant que par le traité que j'ay signé aujourd'hui, pour et au
  nom de Sa Majesté Catholique, je suis obligé de déclarer le nom
  des deux personnes qui sont comprises par Son Altesse dans ledit
  traité, et la place qu'elle a prise pour sa seureté, je déclare
  et asseure au nom de Son Altesse à monsieur le Comte-Duc, afin
  qu'il die à Sa Majesté Catholique _que les deux personnes sont
  le seigneur duc de Bouillon_, et le _seigneur de Cinq-Mars, grand
  Escuyer_ de France: et la place de seureté qui est asseurée à Son
  Altesse _est Sedan, que ledit seigneur de Bouillon luy met entre
  les mains_. En foy de quoy j'ai signé cet escrit à Madrid, le 13
  mars 1642. Signé, par supposition de nom: CLERMONT.

  Nous Gaston, fils de France, frère unique du Roy, duc d'Orléans,
  reconnoissons, que le contenu cy-dessus est la vraie copie de la
  déclaration que monsieur de Bouillon, monsieur le Grand et nous
  soubsignez avons donné pouvoir au sieur de Fontrailles de faire
  des noms de _ces sieurs de Bouillon et le Grand_, à monsieur le
  _duc de San Lucar_ après qu'il auroit passé le traitté avec lui,
  auquel traitté ils ne sont compris que sous le titre de _deux
  grands seigneurs de France_. En témoin de quoy nous avons signé la
  présente certification de nostre main, et icelle fait contre-signer
  par nostre secrétaire.

      _Signé_: GASTON.

      A Villefranche, le 29 aoust 1642.

      _Et plus bas_: GOULAS.


_Sur la non-révélation_

La vie de tout homme célèbre a un sens unique et précis, visible
surtout, et dès le premier regard, pour ceux qui savent juger
les grandes choses du passé, et qui, j'espère, est demeuré dans
l'esprit des lecteurs attentifs du livre de _Cinq-Mars_, le sang de
François-Auguste de Thou a coulé au nom d'une idée sacrée, et qui
demeurera telle tant que la _religion de l'honneur vivra parmi nous;
c'est l'impossibilité de la dénonciation sur les lèvres de l'homme de
bien_.

Les hommes d'État de tous les temps qui ont voulu acclimater la
dénonciation en France y ont échoué jusqu'ici, à l'honneur de notre
pays. C'est déjà une assez grande tache sur cette entreprise que le
premier qui l'ait formée soit Louis XI, dont la bassesse était le
caractère et la trahison le génie; mais cet arbre du mal qu'il planta
au Plessis-lès-Tours ne porta point ses fruits empoisonnés; et l'on ne
vit personne dénoncer un citoyen.

  Et, sa tête à la main, demander son salaire.

Le salaire était cependant stipulé dans l'édit de Louis XI; et, pour
que nulle autorité ne manque à l'examen d'une question aussi grave,
j'en vais citer le point important.


_Edit contre la non-révélation des crimes de lèse-majesté_

  Loys, par la grâce de Dieu, Roy de France à sçavoir faisons à tous
  présens et advenir que, comme par cy-devant maintes conjurations,
  conspirations damnables et pernicieuses entreprises ayant été
  faictes, conspirées et machinées, tant par grands personnages que
  par moyens et petits, à l'encontre d'aucuns nos progéniteurs Roys
  de France, et mesmement depuis notre advenement à la couronne:

  Disons, déclarons, constituons et ordonnons par lettres, édict,
  ordonnance et constitution perpétuelle, irrévocable et durable
  à toujours, que toutes personnes quelconques qui dores en avant
  sçauront ou auront connaissance de quelques traités, machinations,
  conspirations et entreprises qui se fairont à l'encontre de notre
  personne, de notre très chère et amée compagne la Royne, de notre
  très-cher et amé fils le Dauphin de Viennois, et de nos successeurs
  Roys et Roynes de France, et de leurs enfants, aussi à l'encontre
  de l'Estat et seureté de nous ou d'eux et de la chose publique de
  notre royaume, soient tenus et réputés crimineux de lèze-majesté,
  et punis de semblable peine et de pareille punition que doivent
  estre les principaux aucteurs, conspirateurs et fauteurs et
  conducteurs desdits crimes, sans exception ni réservation de
  personnes quelconques, de quelque estat, condition, qualité,
  dignité, noblesse, seigneurie, prééminence ou prérogative que
  ce soit ou puisse estre, à cause de notre sang ou autrement en
  quelque manière que ce soit, s'ils ne le revellent ou envoyent
  reveller à nous ou à nos principaux juges et officiers des pays
  où ils seront, le plustot que possible leur sera appris, qu'ils en
  auront eu connoissance; auquel cas et quant ainsy le revelleront ou
  enverront reveller, _ils ne seront en aucuns dangers des punitions
  desdits crimes; mais seront dignes de rémunération entre nous et
  la chose publique_. Toutefois, en autre chose, nous voulons et
  entendons les anciennes lois, constitutions et ordonnances qui par
  nos prédécesseurs ou de droict sont introduites, et les usages qui
  d'ancienneté ont esté gardés et observés en notre royaume, demeurer
  à leur force et vertu sans aucunement y déroger par ces présentes.
  Si nous donnons et mandons à nos amés et féaux gens de notre
  grand conseil, gens de nos parlemens, et à nos autres justiciers,
  officiers et subjects qui à présent sont et qui seront pour le
  temps advenir et à chacun d'eux, sy comme à luy appartiendra,
  que cette présente notre loy, constitution et ordonnance ils
  facent publier par tous les lieux de leur pouvoir et jurisdiction
  accoutumés, de faire cris et proclamations publiques, les lire
  publiquement et enregistrer en leurs cours et auditoires, et, selon
  icelle loy et constitution, jugent, sententient et déterminent
  dores en avant, perpétuellement, sans quelconque difficulté, toutes
  les fois que les cas adviendront. Et afin que soit chose ferme et
  stable à toujours, nous avons fait mettre notre scel à cesdites
  présentes. Et pour ce que ces présentes l'on pourra avoir à
  besogner à plusieurs et divers lieux, nous voulons que au _vidimus_
  d'icelles fait soubs scel royal, foy soit adjoustée comme à ce
  présent original.

  _Donné au Plessis du Parc-lès-Tours, le vingt-deuxième jour de
  décembre mil quatre cent soixante-dix-sept, et de notre règne
  le dix-septième._

      _Sic signatum supra plicam._

      _Par le Roy en son conseil_,

      L. TEXIER.

  _Et est scriptum: Lecto, publicato, et registrato, Parisiis,
  in parlemento, decima quintà die novembris, anno millesimo
  quadragintesimo septuagesimo nono._


Certes il est facile de comprendre que cet édit ait été rendu par
Louis XI en 1477, c'est-à-dire lorsque le comte de La Marche, Jacques
d'Armagnac, venait d'avoir la tête tranchée pour crime de lèse-majesté,
et quand ses terres et ses biens immenses avaient été impudemment
distribués à ses juges[41], héritage monstrueux et inouï depuis les
Tibère et les Néron, et qui s'accomplissait pendant que l'on forçait
les enfants du condamné à recevoir goutte à goutte le sang de leur père
qui tombait de son échafaud sur leur front. Après ce coup fameux, il
pouvait poursuivre et se croire en droit de mépriser assez la France
pour lui jeter un tel édit et lui proposer de nouvelles infamies.
Accoutumé qu'il était à faire un perpétuel marché des consciences,
à beaux deniers comptants, n'allant jamais en avant qu'une bourse
dans une main et une hache dans l'autre, il suivait le vieil axiome,
qui n'est pas un grand effort de génie et que Machiavel a trop fait
valoir, de placer les hommes entre l'espérance et la crainte. Louis
XI jouait finement son jeu, mais enfin la France se releva et joua
noblement le sien en lui montrant qu'elle avait d'autres hommes que son
barbier. Malgré le mot de son invention, car il faut le lui restituer
en toute loyauté, malgré la traduction adoucie de _dénonciation_ par
_révélation_, personne de propos délibéré ne sortit de chez soi pour
aller répéter une confidence surprise dans l'abandon de l'amitié,
échappée à la table ou au foyer. La vile ordonnance tomba en oubli
jusqu'au jour où le cardinal de Richelieu donna le signal de sa
résurrection. M. de Thou n'avait point d'échange de place forte à faire
contre sa grâce, ainsi que M. de Bouillon, et sa mort devait ajouter
à la terreur qu'inspirait celle de M. de Cinq-Mars; s'il était absous,
ce serait au moins un censeur jeune et vertueux que conserverait M. de
Richelieu; destiné à survivre au vieux ministre, il écrirait peut-être
comme son père une histoire du cardinal, et serait un juge à son tour,
juge inflexible et irrité par la mort de M. le Grand, son ami. M.
de Richelieu pensait à tout, et ces motifs qui ne m'échappent pas ne
sauraient lui avoir échappé. Oublions, pour plus d'impartialité, son
mot sur le président de Thou: _Il a mis mon nom dans son histoire,
je mettrai le sien dans la mienne_. Faisons-lui la grâce de l'esprit
de vengeance, il reste une dureté inflexible[42], une mauvaise foi
profonde et le plus immoral égoïsme. La vie sévère de M. de Thou, qui
pouvait devenir utile à un Etat où tout se corrompait, était importune
et dangereuse au ministre; il n'hésita pas: n'hésitons pas non plus
à juger cette justice. Il faut à tout prix connaître le fond de ces
_raisons d'Etat_ si célébrées et dont on a fait une sorte d'arche
sainte impossible à toucher. Les mauvaises actions nous laissent le
germe des mauvaises lois, et il n'est pas un passager ministre qui ne
cherche à les faire poindre pour conserver la source de son pouvoir
d'emprunt par amour de ce douteux éclat. Une chose peut, il est vrai,
rassurer: c'est que toutes les fois qu'une pareille idée se porte au
cerveau d'un homme politique la gestation en est pesante et pénible,
l'enfantement en serait probablement mortel, et l'avortement est un
bonheur public.

  [41] Le seigneur de Beaujeu eut le comté de La Marche (l'arrêt
  avait été prononcé en son nom); le chevalier de Bonsile, le comté
  de Castrée; Blosset, la vicomté Carlat; Louis de Graville, les
  villes de Nemours et de Pont-sur-Yonne; le seigneur de l'Isle
  eut la vicomté de Murat, etc.; et l'on regrette de voir, parmi
  les autres noms de ceux qui eurent part à la proie, Philippe de
  Comines partageant avec Jean de Daillon les biens de Tournai et
  du Tournaisis, qui avaient appartenu à ce duc de Nemours qu'ils
  venaient de condamner à mort.

  [42] Dupuy rapporte dans ses Mémoires que lorsque l'exempt lui
  apporta la lettre du Chancelier qui lui apprenait l'arrêt:

  «Et M. de Thou aussi! dit le Cardinal avec un air de satisfaction.
  M. le Chancelier m'a délivré d'un grand fardeau. Mais, Picaut, ils
  n'ont point de bourreau!»--On voit s'il pensait à tout.


Je ne pense pas qu'il se rencontre dans l'histoire un fait qui soit
plus propre que le jugement d'Auguste de Thou à déposer contre cette
fatale idée, en cas que le mauvais génie de la France voulût jamais que
la proposition fût renouvelée d'une loi de non-révélation.


Comme rien n'inspire mieux les réponses les plus sûres et ne les
présente avec de plus nettes expressions qu'un danger extrême chez un
homme supérieur, je vois que dès l'abord M. de Thou alla au fond de la
question de droit et de possibilité avec sa raison, et au fond de la
question de sentiment et d'honneur, avec son noble coeur; écoutons-le:

  Le jour de sa confrontation avec M. de Cinq-Mars[43], il dit:
  «Qu'après avoir beaucoup considéré dans son esprit, sçavoir,
  s'il devoit déclarer au Roy (le voyant tous les jours au camp de
  Perpignan) la cognoissance qu'il avoit eue de ce traité, il résolut
  en luy-même pour plusieurs raisons de n'en point parler: 1º Il eut
  fallu se rendre délateur d'un crime d'Estat de Monsieur, frère
  unique du Roy, de Monsieur de Bouillon et de Monsieur le Grand,
  _qui estoient tous beaucoup plus puissants_ et plus accrédités que
  luy, et qu'il y avoit certitude qu'il succomberoit en cette action,
  dont il _n'avoit aucune preuve_ pour le vérifier.--Je n'aurois pu
  citer, dit-il, le tesmoignage de Fontrailles, qui estoit absent,
  et Monsieur le Grand auroit peut-être nié alors qu'il m'en eust
  parlé. J'aurois donc passé pour un calomniateur, et mon honneur,
  qui me sera toujours plus cher que ma propre vie, estoit perdu sans
  ressource.»

  2º Pour ce qui regarde M. le Grand, il ajoute ces paroles déjà
  fidèlement rapportées (p. 361) et d'une beauté incomparable par
  leur simplicité antique, j'oserai presque dire évangélique:

  --«Il m'a cru son amy unique et fidèle, et je ne l'ai pas voulu
  trahir.»

  [43] Voir interrogatoire et confrontation (12 septembre 1612),
  Journal de M. le Cardinal-Duc, écrit de sa main (p. 190).

Quelle que puisse être l'entreprise secrète que l'on suppose, ou contre
une tête couronnée, ou contre la constitution d'un Etat démocratique,
ou contre les corps qui représentent une nation; quelle que soit la
nature de l'exécution du complot, ou assassinat, ou expulsion à main
armée, ou émeute du peuple, ou corruption ou soulèvement de troupes
soldées, la situation sera la même entre le conjuré et celui qui aura
reçu sa confidence. Sa première pensée sera la perte irréparable,
éternelle de son honneur et de son nom, soit comme calomniateur s'il
ne donne pas de preuves, soit comme lâche délateur s'il les donne: puni
dans le premier cas par des peines infamantes, puni dans le second par
la vindicte publique, qui le montre du doigt tout souillé du sang de
ses amis.

Ce premier motif de silence, lorsque M. de Thou daigna l'exprimer,
je crois que ce fut pour se mettre à la portée des esprits qui le
jugeaient, et pour entrer dans le ton général du procès et dans les
termes précis des lois, qui ne se supposent jamais faites que pour
les âmes les plus basses, qu'elles circonscrivent et pressent par
des barrières grossières et une nécessité inexorable et uniforme.
Il démontre qu'il n'eût pas pu être délateur quand même il l'eût
voulu. Il sous-entend: Si j'eusse été un infâme, je n'aurais pu même
accomplir mon infamie, on ne m'eût pas cru.--Mais après ce peu de mots
sur l'impossibilité matérielle, il ajoute le motif de l'impossibilité
morale, motif vrai et d'une vérité éternelle, immuable, que tous les
cultes ont reconnue et sanctionnée, que tous les peuples ont mise en
honneur:

_Il m'a cru son amy._

Non seulement il ne l'a pas trahi, mais on remarquera que dans tous ses
interrogatoires[44], ses confrontations avec M. de Bouillon et M. de
Cinq-Mars, il ne nomme et ne compromet personne.

  «Soudain que je fus seul avec M. de Thou, dit Fontrailles dans ses
  Mémoires, il me dit le voyage que je venois de faire en Espagne,
  et qui me surprit fort, car je croyois qu'il luy eust été célé,
  conformément à la délibération qui en avoit esté prise.--Quand
  je luy demanday comme quoy il l'avoit appris, il me déclara en
  confiance fort franchement qu'il le _sçavoit de la Royne_ et
  qu'elle le tenoit de Monsieur.

  «Je n'ignorois pas que Sa Majesté eust fort souhaité une cabale et
  y avoit contribué de tout son pouvoir[45].»

  [44] Voir l'interrogatoire et procès-verbaux instruits par M. le
  Chancelier, etc., 1612.

  [45] Relation de M. de Fontrailles.

M. de Thou pouvait donc s'appuyer sur cette autorité; mais il sait
qu'il fera persécuter la reine Anne d'Autriche, et il se tait. Il se
tait aussi sur le Roi lui-même et ne daigne pas répéter ce qu'il a dit
au Cardinal dans son entretien particulier. Il ne veut pas de la vie à
ce prix.

Quant à M. de Cinq-Mars, il n'a qu'une raison à donner:

_Il m'a cru son amy._

Quand même, au lieu d'être un ami éprouvé, il n'eût été qu'un homme uni
à M. de Cinq-Mars par des relations passagères, _il l'a cru son amy_,
il a eu foi en lui, _il ne l'a pas voulu trahir_. Tout est là.

Lorsque la religion chrétienne a institué la confession, elle a, je
l'ai dit ailleurs, divinisé la confidence; comme on aurait pu se défier
du confident, elle s'est hâtée de déclarer criminel et digne de la mort
éternelle le prêtre qui révèlerait l'aveu fait à son oreille. Il ne
fallait pas moins que cela pour transformer tout à coup un étranger en
ami, en frère, pour faire qu'un chrétien pût aller ouvrir son âme au
premier venu, à l'inconnu qu'il ne reverra jamais, et dormir le soir en
paix dans son lit, sûr de son secret comme s'il l'eût dit à Dieu.

Donc, tout ce qu'a pu faire le confesseur à l'aide de sa foi et
de l'autorité de l'Eglise, a été d'arriver à être considéré par le
pénitent comme un ami, de parvenir à faire naître ces épanchements
salutaires, ces larmes sacrées, ces récits complets, ces abandons sans
réserve que l'amitié grave et bonne avait seule le droit de recevoir
avant la confession, l'amitié, la sainte amitié, qui rend en vertueux
conseils ce qu'elle reçoit en coupables aveux.

Si donc le confesseur prétend à la tendresse de coeur, à la bonté
suprême de l'ami, quel ami ne doit regarder comme le premier devoir
l'infaillible sûreté du secret déposé en lui comme dans le tabernacle
du confesseur?

Mais ce n'est pas seulement de l'ami ancien et éprouvé qu'il s'agit,
c'est encore de tout homme traité en ami, de tout _premier venu_ qui,
la main dans la main, a reçu une confidence sérieuse. Le droit de
l'hospitalité est aussi ancien que la famille et la race humaine: nulle
tribu, nulle horde, si sauvage qu'elle soit, ne conçoit qu'il soit
possible de livrer son hôte. Un secret est un hôte qui vient se cacher
dans le coeur de l'honnête homme comme dans son inviolable asile.
Quiconque le livre et le vend est hors la loi des nations.

Ce serait une bien grande honte pour les pauvres règnes qui ne
pourraient avoir un peu de durée qu'au prix de ces lois barbares, et
se tenir debout qu'avec de si noirs appuis. Mais voulût-on en faire
usage, on ne le pourrait pas. Il faudrait, pour que ce fût praticable,
que la civilisation eût marché d'un pied et non de l'autre. Or on est
venu partout à une sorte de délicatesse générale de sentiment qui fait
que telles actions publiques ne sont pas même proposables. On ne sait
comment, il se fait que telles choses, utiles il y a des siècles,
ne se peuvent faire, ne se peuvent dire, ne se peuvent même nommer
sérieusement par aucun homme vivant, et cela, sans que jamais on les
ait abolies. Ce sont les véritables changements de moeurs qui forcent
à naître les véritables et durables lois. Qui nous dira où est le pays
si reculé qui oserait aujourd'hui donner à l'homme juge la dépouille
de l'homme jugé! Toutes les lois ne sont pas de main humaine... La loi
qui défend cet héritage sanglant n'a pas été écrite, elle est venue
s'asseoir parmi nous. A ses côtés s'est posée celle qui dit: _Tu ne
dénonceras pas!_ et le plus humble journalier n'oserait, de nos jours,
se placer à la table de son voisin s'il y avait manqué.

Pour moi, s'il fallait absolument aux hommes politiques quelques vieux
ustensiles des temps barbares, j'aimerais mieux leur voir dérouiller,
restaurer, et mettre en scène et en usage les chevalets et les outils
de la torture; car ils ne souilleraient du moins que le corps et non
l'âme de la créature de Dieu. Ils feraient parler peut-être la chair
souffrante; mais le cri des nerfs et des os sous la tenaille est moins
vil que la froide vente d'une tête sur un comptoir, et il n'y a pas
encore eu de nom qui ait été inscrit plus bas que le nom de JUDAS.

Oui, mieux vaut le danger d'un prince que la démoralisation de l'espèce
entière. Mieux vaudrait la fin d'une dynastie et d'une forme de
gouvernement, mieux vaudrait même celle d'une nation, car tout cela se
remplace et peut renaître, que la mort de toute vertu parmi les hommes.




TABLE


  Chapitre XIV.   -- L'émeute                           1
  Chapitre XV.    -- L'alcôve                          33
  Chapitre XVI.   -- La confusion                      63
  Chapitre XVII.  -- La toilette                       80
  Chapitre XVIII. -- Le secret                        108
  Chapitre XIX.   -- La partie de chasse              122
  Chapitre XX.    -- La lecture                       175
  Chapitre XXI.   -- Le confessionnal                 216
  Chapitre XXII.  -- L'orage                          238
  Chapitre XXIII. -- L'absence                        266
  Chapitre XXIV.  -- Le travail                       283
  Chapitre XXV.   -- Les prisonniers                  339
  Chapitre XXVI.  -- La fête                          398
  Notes et documents historiques                      435


       *       *       *       *       *

  Évreux, imprimerie de CH. HÉRISSEY




Note de transcription détaillée:

Cette version électronique comporte les corrections suivantes:

  p. 64, «Louis XII» corrigé en «Louis XIII»
          («le buste [...] du roi Louis XIII», qui est aussi
          mentionné en page 120);
  p. 70, «tenait» corrigé en «tentait»
          («et tentait de cacher la surprise»);
  p. 159, «Ambijoux» corrigé en «Aubijoux»
          («N'est-ce pas, d'Aubijoux?»);
  p. 272, second «de» manquant ajouté dans
          «l'avis de la Reine-mère et de la cour»;
  p. 281/282, «chevaux» corrigé en «cheveux»
          («Les diamants ne vont bien qu'aux cheveux noirs»);
  p. 329, «dont» corrigé en «donc» («Le duc de Bragance donc»);
  p. 332, «même» corrigé en «mêmes»
          («dans les ressources mêmes qu'il inventait.»);
  p. 379, «même» corrigé en «mêmes»
          («ceux mêmes qui doivent affliger»);
  p. 450, «aimée» corrigé en «animée»
          («une voix forte et animée»).

Les variations dans l'orthographe et l'accentuation des mots n'ont
pas été corrigées.

Dans la note en bas de la page 178 (ici note 7), «Teland's Life
of Milton» est vraisemblablement une erreur pour «Toland's Life of
Milton».





End of Project Gutenberg's Cinq-Mars, (Tome II of 2), by Alfred de Vigny

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CINQ-MARS, (TOME II OF 2) ***

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